Raymond Guérin

PARMI TANT D’AUTRES FEUX…

(1949)

 

à HENRI CALET

 

Toujours, toujours, toujours, cette mainmise des autres sur soi !

D.-H. LAWRENCE.

 

Les personnages et les situations de cette fiction sont purement imaginaires. Toute ressemblance avec des faits ou des personnes privées que l’on pourrait y apercevoir serait entièrement fortuite et indépendante de la volonté de l’auteur.

PREMIÈRE PARTIE

I

Apparition de Delphine

Parmi tant d’autres feux, les feux du Désirade se détachèrent bientôt dans l’ombre de la nuit. Tiré par deux remorqueurs, glissant sur l’eau fangeuse du fleuve, le gros cargo se rapprochait lentement du quai. Sur le pavé, dans les cercles blafards des réverbères, quelques silhouettes apparaissaient. Le regard tendu, le cœur figé par l’attente, l’esprit machinalement bercé par le clapotis de la houle, ceux qui étaient venus pour accueillir un parent ou un ami se morfondaient.

Delphine Rollin sentit à travers ses vêtements et sa chair un froid humide la pénétrer jusqu’aux os. Malgré elle, elle trembla. Elle prit le bras des deux garçons qu’elle accompagnait, se serra contre eux, frileusement. Les garçons la raillèrent. Pourquoi était-elle si impressionnable ? Une heure plus tôt, à la Taverne Anglaise, ils avaient dû insister. Non, tu ne vas pas nous laisser tomber. Si on y va, on y va tous en chÅ“ur. Ça lui fera plaisir. Par mollesse, elle avait cédé. C’était toujours par mollesse qu’elle cédait. C’était bon, de céder. Bon aussi, d’ailleurs, de se rebiffer. Et sans raisons. Mais, cette fois, elle avait cédé. Pourtant, elle savait que ça la chavirait de voir un navire. Fût-ce à l’ancre. Aussi bien, n’allait-elle jamais sur le port. La nuit, couchée dans son lit, elle sursautait quand elle entendait le meuglement d’une sirène. Alors, elle essayait de se raisonner. C’est idiot ! Je n’ai ni fiancé, ni mari en mer. Y aurait-il en moi un complexe de la catastrophe ?

Et maintenant, elle était là, frissonnante et un peu crispée, cherchant à distinguer, là-bas, contre le bastingage, le corps et le visage de Monsieur Hermès, pendant que Léo et Jojo Légende, comme pour mieux vaincre l’insolite solennité du moment, émettaient de sentencieux commentaires. Ne se tairaient-ils pas ? Delphine tapa du pied. Oh ! qu’ils étaient énervants ! Il fait frisquet. Tu parles ! Vise un peu le mec qui s’agite à l’avant. Je me demande si notre petit pote s’attend à nous trouver là ? Dis donc, Delphine, t’as oublié les fleurs. Elle lui donnera une bise. Penses-tu, elle va lui faire une danse du ventre. Une danse du ventre ? Permets, ça m’étonnerait qu’après deux ans de Casa…

Peu à peu, le Désirade grossissait, bouchant à lui seul les sombres perspectives du fleuve. Ses machines avaient ralenti. On entendait seulement le timbre grelottant de la timonerie et les ordres brefs du commandant. Puis les remorqueurs stoppèrent. Les filins se détendirent. Alors, les hélices du cargo se mirent à battre l’eau fougueusement pour résister au courant et il monta une odeur de vase. Des manœuvres fixèrent aux bittes la boucle d’un premier câble, puis d’un second. Les cabestans firent un brusque bruit de concasseur. Un léger nuage de fumée s’en échappait. D’un mouvement presque insensible, le Désirade vint se coller contre le débarcadère. Des fonctionnaires à casquette s’affairaient. On roula la passerelle. Une grue du cargo se saisit de l’une de ses extrémités.

Ces préparatifs semblaient interminables à Delphine. Elle n’en admettait pas, au fond d’elle-même, la nécessité. Mon dieu, que d’histoires pour si peu de chose ! Vraiment, elle avait eu tort. Et même il était à croire que Monsieur Hermès pourrait s’étonner de sa présence. Tout cela était disproportionné, ridicule. Oui, pourquoi était-elle là, elle, spécialement, fébrile et gênée à l’idée d’être la première à qui il adresserait la parole ?

Elle l’apercevait très bien, à présent. Il était tout près, la dominant du haut du pont et lui faisant un charmant sourire. Elle sourit aussi et agita sa main. Elle fut contente d’avoir eu d’instinct ce réflexe. Mais il était au-dessus de ses forces de répéter son geste. Elle détourna la tête et feignit de s’intéresser à l’agitation des mariniers, laissant les Légende hurler des paroles de bienvenue qui se perdaient dans le fracas de l’accostage.

Que Monsieur Hermès en pensât ce qu’il voudrait, mais elle n’était pas décidée à rester ainsi plantée devant lui jusqu’à ce qu’il pût débarquer, soumise à l’intense et grave acuité de son regard. Tout à l’heure, comme elle lui souriait, elle avait été frappée par les changements qui s’étaient opérés en lui. Ses traits s’étaient affermis. Quelque chose de douloureux et de hautain, mais de tendre aussi, dans l’arc pulpeux de sa bouche. Non, ce n’était pas de cette figure qu’elle avait conservé le souvenir. Monsieur Hermès lui faisait, cette nuit, un peu l’effet d’un revenant. Et elle en était troublée comme si elle avait eu vaguement mauvaise conscience.

Magie de l’absence ! Magie et confusion de l’absence… Deux ans sans se voir, deux ans passés dans une mutuelle ignorance. Lorsqu’elle demandait (disons, par politesse) de ses nouvelles à Buddy Gard, celui-ci demeurait le plus souvent évasif. Il va bien. Il vous envoie ses amitiés. C’était à peu près tout. Elle savait cependant qu’il en avait plein le dos du service militaire et que Portville lui manquait, bien qu’il pût jouir là-bas du soleil et de la mer. Et où que j’aille, dans l’univers entier, je rencontre toujours, hors de moi comme en moi, l’irremplaçable Vide, l’inconquérable Rien… Deux ans ! Il serait si bon de se dire : tant d’événements, depuis ! Mais non, rien, quasiment rien. Du moins pour elle. Que la vie avait été terne durant tout ce temps ! Elle avait un peu plus de quinze ans quand il était parti. L’âge de Juliette, comme il disait. Lui, le pauvre, il n’avait déjà plus, alors, l’âge de Roméo. Bien qu’il fût de beaucoup son aîné, comme elle s’était jouée de sa gaucherie ! Peut-être avait-il été un peu amoureux d’elle ? Tous les autres, ces benêts, ne l’étaient-ils pas ? Âme romanesque ! À dix-sept ans, elle se sentait un cÅ“ur de vieille amoureuse. Elle s’entêtait à placer trop haut son idéal d’homme. Si haut qu’aucun des garçons qu’elle connaissait n’y pouvait atteindre. Ils avaient pu avoir des maîtresses, des aventures, mais elle, qui n’avait pas encore vécu, pour ainsi dire, les écrasait naturellement de son expérience infuse et toute féminine. Par crânerie, ils la traitaient de petite fille. Mais il suffisait qu’elle parût devant eux et leur parlât pour qu’ils rentrassent sous terre. Jeunes chiots insolents et mal embouchés qui crânaient par principe mais qui, tout en la courtisant (ce qui la flattait, au fond) ne parvenaient pas à émouvoir en elle la fibre secrète et capricieuse de l’amour.

Il était le seul, Monsieur Hermès, de toute la petite bande, à être parti au loin. Était-ce donc maintenant la curiosité qui la poussait vers lui ? Quel besoin maladif, en elle, de renouveau, d’inattendu ? Elle avait, disait-on, un caractère si changeant, si fantasque… Peut-être. Et qu’elle cultivait ? Voire ! Encore un reste de romantisme. Chez elle, comme chez ceux qui se permettaient de l’interpréter. Ah ! échapper à sa perpétuelle déraison, à sa mouvante mélancolie. Se dissoudre dans les possibilités inconnues d’un être surgi du néant. Mais elle connaissait à l’avance la rançon de ce délire. D’autant plus elle s’illusionnerait, d’autant plus brutale serait sa chute. Quand elle avait tiré des autres ce qui l’aidait à se tirer d’elle-même, elle les abandonnait et les reléguait dans ce recoin imaginaire où elle exilait tous ceux qui n’étaient plus pour elle que des ombres muettes. Et elle se remettait en quête, inlassablement obsédée, irrémédiablement vouée à subir l’amère dérobade de ses chimères. Jeune fille, jeune fille, que vas-tu imaginer ?

Trouver sur son chemin un homme véritable, c’est-à-dire pas comme n’importe qui, voilà à quoi Delphine rêvait. Qui donc avait placé en elle une telle exigence ? Elle avait cherché passionnément. Elle ne cherchait déjà plus guère. Aurait-elle dû accuser ses lectures ? Ce contraste choquant, entre son idéal masculin et les gamineries ou les affectations de la petite bande ? Sa propre faiblesse enfin ? En fait, elle aurait voulu être fascinée. Et c’était elle qui les fascinait sans le vouloir. Buddy Gard le premier, ils étaient tous là à la bader en silence (cela se lisait si comiquement dans leurs yeux !), à la couver, à prévenir ses lubies, à se monter tout de suite la tête si, parfois, pour mieux fuir sa solitude intérieure, elle consentait à sortir seule avec l’un d’eux. Qu’il était choquant et fâcheux d’être toujours si bien écoutée ! Quel agrément pouvait-elle prendre à une conversation qui n’était jamais que ce qu’elle la faisait ? De gentilles girouettes, voilà ce qu’ils étaient ! Il suffisait de souffler un peu et elles tournaient à son gré sans grincer. Trop à son gré, du reste ! Quel ennui ! Oui, et il n’y avait pas d’espoir. Ils seraient toujours aussi fades et aussi inconsistants. Comment n’aurait-elle pas été tentée ? Se moquer d’eux était un jeu si facile ! On aurait dit qu’ils n’attendaient que ça. Petits pantins incorrigibles et fanfarons, ils prêtaient le flanc avec une complaisance inquiète.

Était-elle donc si méchante ? Non, en vérité, elle ne se croyait pas méchante. Si elle était si froide (et, selon eux, si cruelle), n’était-ce pas pour les inciter, peut-être, à plus de rigueur ? Elle se désirait, elle se devinait si différente de ce que ses proches se persuadaient qu’elle était. Il n’aurait peut-être fallu qu’un simple hasard pour qu’elle se métamorphosât. Qui donc ferait ployer ses reins ? Qui donc la terrasserait ? Même Buddy, le plus averti et le plus séduisant de la petite bande, elle le détestait, souvent, parce qu’il n’osait pas lui faire front. Quel piètre adversaire il était ; et toujours si bien battu d’avance ! Qu’il était grotesque avec son sourire bonasse quand elle l’avait humilié à plaisir ! Pourquoi ne se cabrait-il jamais ? Pourquoi ne la giflait-il pas, ne la rudoyait-il pas ? Oh ! que n’eût-elle pas donné pour qu’il sortît enfin de ses gonds ! S’il avait su mieux s’y prendre, pourtant… Il n’aurait eu qu’un geste à faire. Bizarre complexion des êtres… Buddy semblait si sûr de soi avec tous les autres ! Et, en tête-à-tête avec elle, il perdait tous ses moyens.

Hier encore… au cinéma, dans l’obscurité, il avait avancé sa main vers la sienne. L’imbécile ! ce ne sont pas des façons. Elle l’avait repoussé avec une certaine brusquerie. Elle avait horreur de ces simagrées sentimentales. Comme s’il n’y avait pas d’autres endroits que le cinéma… Buddy s’était rencogné, tout nigaud, tout penaud et paralysé. Bien sûr, cette paralysie, ça devait être de l’amour. Bah ! elle, du moins, ne l’aimait pas et ce n’était pas ainsi qu’il se ferait aimer. C’était d’ailleurs peut-être pour ça qu’on ne l’avait pas vu, ce soir, à la Taverne. Il devait bouder. Il mâchait sa déception. Pour ça aussi qu’il n’était pas venu accueillir Monsieur Hermès. Delphine secoua sa chevelure d’un mouvement altier, comme si elle avait eu besoin de s’ébrouer. Au diable toutes ces légendes ! Ce qu’elle voulait, c’était se consacrer toujours de tout son être, à l’instant présent. Et, l’instant présent, c’était Monsieur Hermès qui franchissait la passerelle et s’élançait vers eux.

Sans s’en douter, Delphine imposa immédiatement un nouveau masque à son visage. C’était un masque plein de défi et où s’inscrivait un parti pris d’indifférence qui n’était que le reflet de la bouffée de haine qu’elle avait soudain senti monter en elle alors qu’elle songeait à Buddy. Si Buddy l’aimait réellement, alors il était plus méprisable encore. Elle aurait voulu lui faire du mal, le mystifier, l’accabler. Elle renifla l’air nocturne chargé d’odeurs salines et esquissa une moue en tendant sa main nue à l’arrivant.

Delphine Rollin avait un visage de déesse adolescente, lourd mais beau. Elle cachait à demi sous une flamboyante couronne de cheveux roux un front orgueilleux et sans rides et de grands yeux gris qui tournaient au noir dans la colère ou le plaisir. Sa peau était d’une carnation pâle, égale, si bien que sur sa face éclataient seuls comme des œillets sombres, ses prunelles et sa bouche. On ne pouvait se distraire de cette bouche. Si elle restait fermée, on était frappé par ce qu’elle avait de hautain et de noble. Mais venait-elle à s’entr’ouvrir, qu’on était gêné par la sensualité de ses lèvres ourlées.

Toutefois, le feu de ce regard et la sourde ardeur de cette bouche étaient tempérés par une langueur qui, du visage, s’étendait à tout le corps. Delphine était une fille au corps charnu. Son cou, ses épaules, ses bras et sa gorge étaient déjà ceux d’une belle femme de trente ans. Son buste, à la fois puissant et délié, était porté par des jambes assez longues et bien dessinées, mais fortes. Ses chevilles étaient peut-être un peu trop épaisses, ses pieds peut-être un peu trop larges. Aussi, debout, évoquait-elle une de ces solides et harmonieuses cariatides qui semblent supporter sans effort le toit des temples grecs.

Mais quand on la contemplait avec attention, on avait l’impression que la jeune fille était accablée par un autre poids, une sorte de poids mental qui pesait sur son cœur et qui la rendait souvent sauvage ou lointaine. C’était comme si son apparence charnelle avait trahi à son insu les incertitudes et les angoisses de son caractère. On ne pouvait pas manquer d’être frappé par cette propension qu’elle avait à se laisser aller, à s’affaisser sur elle-même, à s’effondrer au fond des sièges, à se rouler en boule sur les divans, à s’accoter à une porte, à se pendre à un bras ou à poser sa tête dans ses mains comme si elle était accablée par une lassitude sans remède. On comprenait alors qu’elle devait être sujette à des fatalités, exposée peut-être à d’absurdes abdications et à on ne sait quels renoncements. Mais se levait-elle, se mettait-elle à marcher, cette première impression aussitôt s’effaçait. On était séduit alors par les prestiges de sa tournure. C’était Minerve en personne, triomphante et souveraine.

Pendant tout le temps qu’avait duré l’accostage, Monsieur Hermès n’avait pas quitté des yeux la jeune fille. Remontant à plus de deux années en arrière, il avait revécu son retour à Portville après ces mois de turpitudes dans l’enfer de Paris. Malade, affaibli, incertain, ballotté, il s’était lâchement laissé circonvenir par les facilités et les trompeuses douceurs du havre familial de même que par la chaude cordialité de ses amis. L’été s’était gaspillé en projets. Cette revue qu’il voulait fonder… Mais Delphine Rollin était apparue un beau jour au milieu de la petite bande. Amenée par qui ? Peut-être bien par Paolo. Elle était alors une gamine, d’ailleurs fort en avance pour son âge puisqu’elle allait passer son premier bachot. Mais elle faisait déjà très femme. Et il lui semblait bien qu’il en était tombé vaguement amoureux. Amourette chez lui sans véritables motifs et sans espoirs. Il n’avait jamais risqué la moindre allusion devant elle aux sentiments qu’il croyait ressentir. Et puis, du haut de ses vingt ans, il se prenait un peu trop au sérieux pour s’intéresser à une fille encore aussi novice. Enfin, d’autres événements avaient achevé de le détourner d’elle : il était parti pour le Maroc afin d’y accomplir son service militaire.

Parbleu, ce soir, il avait beau jeu de se gausser de soi. L’éloignement, la plongée subite dans une existence toute différente avaient rapidement estompé la fragile image qui s’était inscrite en lui. Pourtant, n’avait-il pas été plus réellement épris qu’il ne le pensait ? Et qui sait si, alors, Delphine ne s’était pas déjà aperçue de quelque chose ? Dans ce cas, elle avait peut-être cru lire de l’amour, tout à l’heure, dans l’intensité de son regard. Mais non, c’était seulement l’étonnement de la découverte. Après deux ans, il revoyait une Delphine nouvelle, vraiment femme cette fois, mais qui ne le troublait plus. Il en aurait presque été déçu. En même temps, il jouissait au dedans de lui d’une sorte de satisfaction. Avec quelle délectation, à présent, il pourrait sourire de ceux qui tourneraient autour d’elle ! Mais, conjointement, il subsistait en lui, sans qu’il sût bien pourquoi, une âcre fierté à l’idée qu’elle avait su se garder, ainsi que Buddy le lui avait rapporté dans une de ses lettres. Oui, il lui savait gré d’avoir résisté à toutes les sollicitations, bien qu’elle fût devenue si belle. Qu’il allait être bon, maintenant, de lui parler et de sortir avec elle et de respirer son parfum et de la sentir à ses côtés si fruitée et si paisible, sans aucune arrière-pensée, sans plus rien d’équivoque entre eux ! Ils seraient seulement amis. Elle lui raconterait ses flirts. Elle serait aussi sa confidente. Un instant, Monsieur Hermès s’attarda avec complaisance sur l’incohérence de la situation. Delphine était mille fois plus adorable, mille fois plus ensorcelante qu’autrefois et c’était en vain qu’il se serait battu les flancs pour ranimer ses anciens émois : il ne voyait plus en elle qu’une bonne et franche camarade !

Monsieur Hermès serra dans la sienne la main de Delphine et s’abandonna aux piaffantes congratulations des deux frères Légende. Cette vieille branche ! Alors tu as fait bon voyage ? Quat’ kilomètres sans boire ! Fini, tout ça ! Eh bien oui, Buddy et Paolo n’avaient pu venir ni Roudoudou, mais ils l’attendaient tous à la Taverne. On allait arroser ça. Une ombre passa, fugitive, sur le visage de Monsieur Hermès. Quand même, ils auraient pu s’arranger… ! Devait-il se dépiter de cette indifférence à son égard ? Il voulut demander à Jojo Légende la raison de cette abstention collective. Mais, par pudeur, il se tut. Il ne voulait pas avoir l’air de tenir à ses amis plus qu’ils n’acceptaient de tenir à lui. Peut-être, en réalité, avaient-ils eu un empêchement valable. Par amour-propre envers ses sentiments les plus intimes, il trouvait toujours de bonnes excuses aux défaillances d’autrui. Ça lui évitait de réformer ses jugements sur l’amitié. Politique de l’autruche. Instinct habile pour se raccrocher à quelque chose et pour n’être pas déçu. Mais il était malgré tout chiffonné. Au loin, on croit aisément aux protestations chaleureuses des lettres, on s’imagine que les autres n’auront pas su vivre sans vous, on se fait une fête d’être à nouveau parmi eux et on découvre qu’ils se sont parfaitement organisés, qu’ils ont eu leurs occupations et leurs plaisirs, voire qu’ils ont contracté des liens, des habitudes, bref qu’on va tomber sur eux à l’improviste et déranger peut-être de petites combinaisons où l’on n’est plus rien. Il lui semblait cependant qu’à son retour de Paris, après sa première équipée, les retrouvailles avaient été plus chaudes. À quoi cela tenait-il ? Peut-être qu’en prenant de l’âge les emballements s’émoussaient. Et puis, à l’époque, il ne les avait pas prévenus de son arrivée. Après une nuit de repos chez ses parents, il avait surgi, le lendemain, à l’heure du café. Son entrée à la Taverne avait fait l’effet d’une bombe. Aujourd’hui, cela avait sans doute été un peu trop concerté. Loin des yeux… Et quel hasard fâcheux dans la composition de l’ambassade ! Léo et Jojo, les deux auxquels il tenait le moins. De bons zigues, assurément, mais qui ne lui apportaient pas grand’chose. Et il n’y avait pas aussi jusqu’à la présence de Delphine qui ne lui parût un peu incongrue, quasiment de mauvais goût. Tes bagages ? Oui, il fallait maintenant s’occuper des bagages. Deux valises, en tout et pour tout. Te bile pas, dit Jojo, je vais les faire prendre par un porteur.

Quand ils furent tous les quatre enfermés dans l’étroit et puant taxi qui les emportait vers le centre de la ville, Monsieur Hermès ne résista pas à la démangeaison de jaboter. C’était encore là le meilleur moyen pour canaliser son émotion et vaincre l’absurde timidité qui l’avait saisi. Léo et Jojo s’étant installés sur les strapontins, Monsieur Hermès, sur la banquette inconfortable, frôlait le corps indolent et tiède de la jeune fille. Il en éprouvait une sorte de jouissance tranquille qu’il n’essayait pas d’analyser. Delphine, en revanche, était nerveuse. Chaque fois que les cahots la jetaient vers lui, elle s’écartait ostensiblement comme si tout contact trop précis lui avait ôté intolérable. Et, au moindre propos, elle éclatait d’un rire de gorge, presque forcé et qui sonnait mal. Elle évitait aussi de poser des questions, laissant ce soin aux deux autres et se contentant d’enregistrer en silence les réponses du voyageur. Celui-ci s’aventurait-il à la questionner à son tour, elle ne savait que balbutier évasivement, furieuse au fond d’être si désarmée devant lui.

À la dérobée, elle le regardait et très naturellement, elle lui trouvait du charme. Du plus obscur tréfonds de son cÅ“ur, elle sentait monter des clémences qui la confondaient. Quoi ? Était-elle devenue à ce point inconséquente ? Par quel sortilège aurait-elle dû être disposée à subir maintenant sa domination ? Son indifférence l’ulcérait. Pleine d’amertume et de soumission, elle désira, en cet instant, être aimée de lui. Mais n’était-ce pas surtout la surexcitation passagère de ses nerfs qui la poussait à envisager cette folie ?

C’était pourtant vrai que lorsqu’il s’animait, Monsieur Hermès devenait presque beau. Mais bientôt il se calma. La fatigue, peut-être ? Ou l’impression que tout ce qu’il débitait là n’avait été destiné en réalité, dans son esprit, qu’au seul Buddy, qu’à Buddy qui n’était pas venu ? Cette pensée, comme un nuage, vint refréner son entrain. Monsieur Hermès réalisait enfin que la carence de son ami avait gâché la plus grande partie du plaisir qu’il s’était promis de ce retour. Et ces trois-là, dans le taxi, pendus à ses lèvres, ces trois-là dont il n’avait que faire ! Incontinent, il désira se débarrasser d’eux. Il prétexta que ses parents l’attendaient. Il ne viendrait pas ce soir à la Taverne. Il verrait les autres demain.

Le taxi passait justement à ce moment-là sur la Convention. De part et d’autre, s’ouvraient de petites rues mortes où se cachaient les cabarets de nuit que fréquentaient assidûment ses amis. La veille, sur le bateau, il s’était imaginé que c’était dans l’un d’eux qu’il aurait pu les retrouver tous. Il s’était vu pénétrant au Colibri ou au Corsaire, au beau milieu d’une danse, avec la foule des habitués, au bar, perdus dans la fumée des cigarettes. Il avait prévu l’exclamation goguenarde de Paolo, le léger cri d’étonnement de Delphine, le discret sourire amical de Buddy. On lui avait fait place autour d’une table, près de l’orchestre. Qu’est-ce que tu bois ? Accueilli comme un explorateur lointain dont on attend merveille. Entouré de jolies filles curieuses, de copains turbulents. Devenu soudain un centre d’intérêt… Mais non, la réalité n’avait pas été aussi séduisante. D’ailleurs, il n’était pas en forme. Dans ces cas-là, sa lucidité prenait facilement le dessus et lui faisait mépriser les fantasmagories qui l’avaient, l’instant d’avant, entretenu dans son rêve. Comme il n’était pas très loin de chez lui, il fit arrêter le taxi avec une autorité qui le surprit et qui décontenança les autres. Allez ! Bonsoir ! Merci d’être venus ! À demain. Je suis fatigué, je rentre me pieuter.

Delphine Rollin aurait voulu insister. Elle n’osa pas. Si seulement Léo et Jojo avaient su le retenir. Mais ils paraissaient vexés. Deux heures à faire le pied de grue sur un quai plein de courants d’air dans la brume de novembre, deux heures à se geler pour que Monsieur les lâche au premier tournant ! Ils trouvaient qu’il n’avait pas été chic. Aussi n’avaient-ils eu cure de se pendre à ses basques. Tu viens, Delphine, dit Léo, on va s’enfiler un pot et puis on ira danser. Léo n’était pas aussi bon danseur que Paolo, mais, quand même, elle aimait bien danser avec lui. Ç’allait encore être un coup de trois ou quatre heures du matin. Et demain, vaseuse, séchant ses cours, elle dormirait jusqu’à midi. À ce train, elle serait recalée en juillet. Mais, bah ! elle avait envie de s’étourdir, de fumer, de boire, et de se savoir dans les bras d’un homme. Elle n’avait vraiment pas le courage de s’enfermer dans sa chambre d’étudiante, de se retrouver face à face avec ses pensées. Elles n’étaient pas très reluisantes, ce soir, ses pensées…

Léo et Jojo Légende sautèrent sur le trottoir. Delphine avança la jambe pour descendre. La lumière de la terrasse de la Taverne joua sur la soie tendue, accusa la rondeur de son genou. Elle était lasse soudain et désenchantée. Elle songea aux gentils remerciements que Monsieur Hermès lui avait adressés. Mais n’était-ce pas pure politesse de sa part ?

Monsieur Hermès ne s’occupait déjà plus d’eux. Il se laissait emporter par ses réflexions, tout en s’avançant lentement vers la maison de ses parents, les bras étirés par le poids de ses valises. Il était content d’être seul, mais, en même temps, il était mal à l’aise. Si seulement ses parents pouvaient s’être couchés. Il laisserait ses bagages dans le vestibule, se glisserait dans sa chambre en tapinois. Il serait bien assez tôt de les affronter le lendemain matin. Mais il n’y fallait pas compter. Ils l’auraient sûrement attendu. Surtout Madame Mère. Alors, il s’aperçut qu’il était devant la vieille maison grise et démodée qu’il n’avait pas revue depuis deux ans. Au fond du jardin, à travers les persiennes de la salle à manger, des points de clarté filtraient. Ils étaient là qui devaient regarder la pendule. Et son cœur se mit à battre. Non pas, d’émotion. Non pas, d’attendrissement. Mais, d’appréhension. Comme si un danger mystérieux l’avait menacé. Comme si de désagréables et imprévisibles difficultés se trouvaient embusquées derrière ces murs.

*

Madame Mère avait l’oreille fine. Depuis une heure déjà elle guettait. Aucun bruit extérieur ne lui échappait. Elle était tendue vers la rue de tout son être. Elle savait qu’elle reconnaîtrait son pas. Avant même qu’il n’eût poussé la grille, elle était là, dans l’encadrement de la porte, s’inquiétant de son retard et, avant même toute parole de bienvenue, lui recommandant de bien fermer le vantail derrière lui. Elle n’avait pas changé. Pourquoi était-elle si tracassière ? Pourquoi le traitait-elle toujours comme un enfant ? Pourquoi s’obstinait-elle à contrôler le moindre de ses actes ? Monsieur Hermès ne parvenait pas à la comprendre, à établir de façon tangible si c’était par amour ou par suspicion qu’elle agissait ainsi. Monsieur Papa, au moins, était plus réservé, plus libéral. Ne serait-ce que dans les détails. Mais lui aussi, c’était fatal, il ne l’aurait pas plus tôt embrassé qu’il se mettrait à l’assommer de remarques d’ordre matériel sous l’œil inquisiteur et prévenu de Madame Mère. Comme ils manquaient d’humour l’un et l’autre ! On ne les referait pas, certes. Aussi redoutait-il ces oiseuses et inutiles confrontations. Il n’avait pas leur sens des responsabilités. Il n’arrivait pas à croire à l’importance sacrée de tous ces impératifs dont ils empoisonnaient sa vie et la leur à plaisir.

Et pourtant, cette fois, à l’avance, en prévision de ce qui l’attendait, il avait amassé une ample réserve de patience. Il était résolu à tout supporter, à ne pas faire d’éclat, à ne rien brusquer, à glisser en douceur sur les sujets scabreux, à arrondir les angles au maximum. Non qu’il se piquât de jouer au type indulgent, mais tout simplement pour tâcher d’avoir la paix. Pendant les deux années qu’il venait de vivre au loin, Monsieur Hermès avait un peu oublié leurs travers. Là-bas, à Casa, ses parents lui avaient paru moins odieux, moins bornés. Les lettres, avec leurs banales formules d’affection, avaient endormi sa défiance et ses préventions. Il s’était dit que leurs manières s’adouciraient à mesure que lui-même prendrait de l’âge. Cette sévérité soupçonneuse, ces observations lancinantes qui avaient pu être de mise, à la rigueur, avec le gamin ou le lycéen qu’il avait été, disparaîtraient sans nul doute devant l’homme qu’il était devenu. À vingt-trois ans, il était en droit d’exiger qu’on le traitât d’égal à égal et qu’on acceptât de discuter posément avec lui sans l’humilier par des contraintes arbitraires. À l’avenir, il n’aurait plus à vivre comme quelqu’un qui se sent pris en faute ni à s’empêtrer dans des échappatoires plus ou moins valables. À l’avenir, il pourrait vivre à visage découvert devant eux, s’affirmer librement, aller et venir à sa guise sans être terrifié comme il l’avait été si souvent par ces regards inexplicablement hostiles de Monsieur Papa et de Madame Mère, par les douches froides de leurs décourageantes admonestations et par leurs disputes acrimonieuses.

Sur le bateau, tout à l’allégresse du retour, il avait voulu se persuader que c’en était enfin fini pour lui de vivre en tutelle. Il avait toujours envié ceux de ses camarades qui se vantaient de leur enfance heureuse. Lui n’avait jamais connu cela. À l’inverse des autres, il pouvait dire qu’il ne conservait pas un seul bon souvenir de ses dix ans comme de ses quinze et même de ses vingt ans. C’est que les rares bons souvenirs qui auraient pu s’inscrire dans sa mémoire avaient toujours été gâchés et abîmés par des incidents et des conséquences qui étaient comme une rançon que lui faisaient méchamment payer ses parents. À en croire les livres qu’il lisait, l’enfance n’était qu’un long enchantement. Mais, pour lui, elle n’avait été que cauchemars et supplices. La vie féerique, la vie vraiment exaltante à laquelle il aspirait, il était sûr que c’était seulement maintenant qu’elle allait commencer. Oh ! comme il avait hâte d’être à pied d’œuvre.

Mais il avait suffi de ce regard, sur lui, de Madame Mère, de la sécheresse de sa première apostrophe au moment même où il pénétrait dans le jardin, pour comprendre que rien n’avait changé, que rien ne changerait jamais entre eux et lui.

En réalité, Monsieur Papa et Madame Mère admiraient leur fils, mais ils n’auraient jamais consenti à le lui laisser voir. Comme Monsieur Hermès manquait de confiance en lui, il restait dupe de cet artifice. Il pensait sincèrement que ses parents le méprisaient et le jugeaient comme un garçon sans valeur. Cette timidité n’excluant pas chez lui un noir orgueil, il se repaissait de l’amer délice d’être incompris et se montait d’autant plus contre une autorité à ses yeux si injuste. Par pique, devant eux, il se faisait souvent plus mauvais qu’il n’était. Ce qu’il y avait de plus navrant dans l’histoire (et qui était une preuve de l’aveuglement lamentable de ce père et de cette mère), c’est qu’ils le prenaient lâchement au mot et n’étaient que trop disposés à grossir la portée de ses feintes.

Même ce soir-là, après deux années d’absence, Monsieur Papa et Madame Mère ne se crurent pas en droit de laisser parler leur cÅ“ur. Sans doute auraient-ils voulu traiter leur fils avec la tendre familiarité qui s’imposait, mais, par peur sans doute d’y perdre un peu de leur prestige, ils se guindèrent une fois de plus. Voulaient-ils prévenir, dès son retour, en marquant mieux les distances d’eux à lui par une rigoureuse reprise en mains, tels possibles sursauts à venir ? Étaient-ils seulement retenus par la routine du passé, désappointés de revoir leur fils avec cette figure fermée, ces gestes sur la défensive, cet aspect constamment rétif qui les avaient si souvent irrités ? Ils n’imaginaient pas un instant que leur accueil compassé avait pu d’abord le figer, qu’il était peu enclin à la spontanéité, sachant trop bien ce qu’il lui en avait coûté chaque fois qu’oublieux des embuscades passées il s’était laissé aller naïvement à son naturel expansif et confiant.

Cette double et constante méprise avait eu de graves conséquences pour les rapports mutuels de ces trois êtres. Ils étaient désormais imperméables les uns aux autres. Un haut mur s’était petit à petit dressé entre eux. Les pensées les plus normales, les hypothèses les plus innocentes, une fois lâchées, donnaient lieu aux interprétations les plus fausses ou les plus blessantes. Ils étaient entre eux comme des étrangers rivés aux mêmes chaînes, tributaires des mêmes intérêts. À chaque instant l’occasion s’offrait à eux de se heurter, d’entrer en conflit. Et comme ils s’interdisaient farouchement tous les attendrissements qui seuls leur eussent permis de minimiser leurs malentendus, ils se butaient et se retranchaient hargneusement sur leurs positions.

Monsieur Hermès se figurait peut-être qu’il était le seul à redouter ces entrevues ou ces discussions. Mais ses parents n’en étaient pas moins affectés. Ils regardaient ce grand fils de vingt-trois ans comme une énigme chaque jour un peu plus indéchiffrable. Comment l’aborder, comment le réduire, comment lui faire entendre raison ? Car, bien entendu, ils voulaient qu’il entendît raison, leur raison ! Parfois, comme à regret, et à trop peu forte dose pour vaincre ses réticences, ils avaient essayé de la douceur. Rebutés, ils n’avaient pas insisté. Eux aussi, dans leurs bons jours, s’efforçaient de respecter son libre-arbitre, d’éviter toute réflexion maladroite qui aurait pu risquer de le blesser. Mais ils étaient la maladresse même. Et ils le blessaient alors d’autant plus cruellement qu’il sentait qu’ils n’avaient mis les formes. Du coup, il se cabrait davantage, devenait même insolent ou allait jusqu’à persifler. Monsieur Papa, à son tour, s’empourprait, se débondait de toutes les fureurs que sa colère lui inspirait, se faisait enfin l’interprète tonitruant et presque sublime (à force de bouffonnerie et de grandiloquence) du drame auquel il se forçait. Scènes atroces d’où Monsieur Hermès sortait désemparé, atrocement délabré, vidé de toute sa substance vitale comme de tout espoir dans l’avenir, pendant que Madame Mère se réfugiait dans l’hypocrite palliatif des pleurs et des lamentations et que Monsieur Papa, un peu honteux de s’être une fois de plus donné en spectacle, tentait de sauver la face en restant muet comme une carpe pendant trois jours, sans dire bonjour ni bonsoir à personne et boudant au point d’aller prendre ses repas au dehors ou de se coucher dans son lit, le nez au mur.

Toutefois, ce soir-là, à les voir tous les trois réunis dans la salle à manger, autour de la salamandre, de tels paroxysmes ne semblaient pas à craindre. Chacun s’était sans doute promis de garder son sang-froid. D’ailleurs, ils étaient d’autant mieux disposés à biaiser pour le quart d’heure, qu’ils savaient bien que de nouveaux prétextes à disputes ne tarderaient pas à naître dans les semaines à venir. Déjà, ce soir, retenus par une sorte de recueillement rétrospectif, ils n’étaient pas sans s’offrir curieusement aux piqûres de l’inquiétude. Ils étaient comme de vieux ennemis qui ne comprennent plus très bien, pour s’être trop longtemps perdus de vue, ni où en est leur haine ni où en sont leurs chances. À son retour de Paris, deux ans auparavant, leur fils leur avait paru si incompréhensible et si ramingue ! Ses lettres, durant tout son séjour marocain, n’avaient guère été révélatrices. Savoir s’il avait enfin pris goût à quelque chose ? Oui, c’était là la question : qu’allait-on pouvoir faire de lui ? Quelle situation lui donner ? Des études, il n’y fallait plus songer. Il avait dû se rouiller, depuis le temps. Sur ce point-là, Madame Mère triomphait, elle qui s’était toujours opposée de toutes ses forces à ce que son fils entrât dans le commerce et qui aurait voulu, grâce aux diplômes qu’il aurait pu acquérir, qu’il devînt fonctionnaire. Certes, si on l’avait écoutée, on n’en serait pas là aujourd’hui. Car, au fond, tout ce qu’on pouvait espérer maintenant pour lui, c’était une vague place de scribe chez un notaire ou dans une banque. Cela ne ferait pas l’affaire de Monsieur Papa mais, à la rigueur, Madame Mère s’en contenterait. Ce qu’elle souhaitait surtout c’était que son fils se fixât auprès d’elle et qu’il eût une destinée quiète et sans risques, fût-elle médiocre, sous le contrôle de sa vigilante domination.

En revanche, Monsieur Papa avait toujours nourri de folles ambitions pour son fils. Parce qu’il avait eu la grandeur d’âme de le laisser au lycée jusqu’à ce qu’il pût passer ses bachots, il était persuadé qu’il était très savant. Parce qu’il était bien découplé, qu’il avait un visage avenant et qu’il présentait bien, il le croyait promis à une belle situation et envisageait pour lui un riche mariage. Il ne lui aurait pas déplu (ni paru inconcevable) que son fils épousât une héritière et succédât ainsi par la suite à son beau-père. Toutes ses intrigues, toute sa politique étaient tendues vers ce but. Cependant, il n’en disait presque jamais rien. Ni à Madame Mère que cette prétention effarouchait. Ni à son fils qui, selon lui, n’avait que trop tendance à se montrer dépensier et à prendre goût aux agréments d’une vie luxueuse et désœuvrée. Il ourdissait donc dans l’ombre ses machinations et s’employait couramment à exagérer, devant Monsieur Hermès, la modicité de ses propres revenus, à vanter les mérites de l’économie appliquée et à dénoncer les dangers qu’il y a, quand on est jeune, à opter pour une vie de bohème et de dissipation. Si Monsieur Hermès acquérait des habitudes de travail, de ponctualité, d’ordre et de discipline, il ne se laisserait pas griser et réussirait.

Mais la plus grande frayeur de Monsieur Papa était que son fils finît par s’amouracher de quelque fille pauvre qui lui mettrait le grappin dessus et s’arrangerait pour qu’on l’épousât. Il était si naïf, avec ses grands airs ! Et il y en avait tant, de ces filles avides, qui faisaient la chasse aux jeunes bourgeois pour se caser ! C’était Madame Mère qui était pour une part responsable, à ses yeux, des illusions sentimentales dans lesquelles il déplorait que son fils se complût. Quand donc ce dadais prendrait-il conscience des réalités féroces de la vie ? Bien qu’ils n’en eussent pas parlé souvent (ce genre de conversation étant franchement intolérable à Monsieur Papa), il s’était aperçu que son fils ne pouvait se défendre d’admirer et d’estimer les gens désintéressés dont on savait qu’ils s’étaient mariés par amour et qui meublaient leur existence de préoccupations d’ordre spirituel, manifestant du goût pour les arts, recherchant un idéal élevé, cultivant les raffinements de politesse, entretenant en eux la passion des voyages et de l’amitié, de la lecture et des bibelots… Pourvu que son fils n’aille pas un jour les imiter ! On connaissait assez la contre-partie de ces extravagances. Ces gens-là finissaient souvent par s’endetter. Monsieur Papa les méprisait souverainement.

Tout en avalant la tarte aux pommes que Madame Mère avait confectionnée à son intention (et, bien qu’il n’eût pas faim, il s’y forçait pour ne point froisser sa susceptibilité toujours mal placée), Monsieur Hermès s’efforçait de répondre sans trop se trahir aux questions qu’on lui posait. Il avait découvert que, pour couper court plus facilement aux remarques désobligeantes comme aux commentaires insidieux et aux blâmes de ses parents, le mieux était encore de taire obstinément tout ce qui lui tenait le plus au cÅ“ur. D’où cette réputation de cachotterie que ses parents lui imputaient et contre laquelle ils rageaient. Mais l’expérience ne lui prouvait-elle pas qu’il avait toujours eu raison de procéder ainsi ? Il savait trop ce qu’il lui en coûtait quand il avait la maladresse de ne point dissimuler un chagrin qu’il avait éprouvé ou un agrément qu’il avait ressenti. Sur le plan sentimental, par exemple, il avait toujours fait l’impossible pour qu’ils ignorassent ses modestes incartades.

Du reste, ces précautions n’avaient-elles pas été dérisoires ? Toutes ces jeunes femmes qui avaient figuré dans sa vie à l’insu de ses parents en étaient maintenant sorties sans rémission et leur souvenir allait chaque jour s’estompant comme celui de choses irrévocablement révolues, mais c’était en vain que ces jeunes femmes avaient tour à tour paru indispensables à son bonheur, à la satisfaction de sa vanité et à son plaisir, car, aujourd’hui, elles avaient disparu tandis que ses parents, dont il attendait si peu et dont il ne se souciait guère, étaient toujours présents, solidement réels au même titre que la vieille maison grise vers laquelle il revenait aujourd’hui. Et il sentait confusément qu’il en serait ainsi aussi longtemps qu’ils existeraient, quoi qu’il fît ou tentât.

Monsieur Hermès s’étonnait en même temps de son indifférence à l’égard des siens. Ils voulaient tout savoir de lui. Mais lui n’était nullement désireux de les approfondir. À croire qu’il était persuadé de l’insignifiance des événements dont ils avaient pu meubler ces deux années. Ce qu’ils avaient entrepris, les gens qu’ils avaient pu connaître, quels tracas peut-être les avaient accablés, peuh ! cela ne lui faisait ni chaud ni froid. Qu’ils voulussent bien l’ignorer comme lui les ignorait, c’était tout ce qu’il souhaitait.

Son regard allait de Madame Mère à Monsieur Papa avec la curiosité d’un zoologiste devant des espèces encore jamais vues. Pourtant ils étaient sa mère et son père. Père, mère, autant de mots pour lui presque vides de sens. À qui la faute si sa fibre ne s’était pas développée, cette fameuse fibre dont les préceptes éducatifs des livres de morale faisaient si grand cas… ? À eux ? À lui ? Du moins, les signes de quelque filiation secrète auraient-ils dû subsister sur leur visage. Mais non ! Madame Mère semblait toujours descendre d’un tableau d’ancêtre, avec cet air de dignité offensée et de haute conscience de soi, comme ce regard d’oiseau fouineur qui ne la quittait jamais. Quant à Monsieur Papa, avec sa forte corpulence, ses joues mal rasées, ses petits yeux toujours un peu injectés de sang et de bile, il était le type de l’homme qui s’était fait soi-même et qui se croyait le droit d’en remontrer à tout le monde.

En fait, c’est lui qu’on aurait dû morigéner. N’aurait-ce été que dans son propre intérêt. Monsieur Papa mangeait trop, c’était évident, et surmenait sa machine. Ça lui jouerait plus tard un mauvais tour. L’homme creuse sa tombe avec sa fourchette. Mais baste ! Et son médecin s’escrimait inutilement contre cette voracité de grand viveur. Un régime ? Une relative abstinence ? Pas question !

Par ailleurs, Monsieur Papa avait la réputation d’un homme aimable et disert. Les étrangers vantaient à l’envi sa faconde et son entrain. Toutefois, Monsieur Hermès aurait bien été en peine d’imaginer que la personnalité de Monsieur Papa pût revêtir de tels aspects, car il ne connaissait de ce dernier que ses éclats de colère ou que ses réflexions grincheuses. Quel dommage qu’il n’eût pas su montrer, de préférence, à son fils, les côtés les plus amènes de son caractère ! Peut-être celui-ci aurait-il pu l’aimer. Mais il en va toujours ainsi dans les familles… Monsieur Hermès prenait Monsieur Papa pour un père la vertu, pour une sorte de patriarche puritain qui ne savait que l’agacer par ses apologues allusifs. Et, inversement, ce père qui était si habile à diversifier ses visages était incapable de se douter que son fils pouvait être si différent lorsqu’il était avec d’autres gens.

Par bonheur, tout de même, ce soir-là, l’un et l’autre s’appliquèrent à mettre du liant dans leurs rapports. Du reste, il était tard. Madame Mère voulait monter se coucher. La pièce se refroidissait. Le lendemain on aurait tout le temps de ranimer le débat.

Sur le palier du premier étage, Monsieur Hermès embrassa rapidement ses parents et s’enferma dans sa chambre où il constata avec satisfaction qu’aucun de ses petits objets personnels n’avait été dérangé pendant sa longue absence. Pourtant, il les sentait encore un peu hostiles. Il contempla quelques photographies épinglées aux murs. Il feuilleta même deux ou trois livres. Puis il commença à se déshabiller. Tout en défaisant son nœud de cravate, il revit le visage de Delphine Rollin tel qu’il lui était apparu du haut du pont du Désirade et il essaya de se demander par quel hasard ou quel caprice elle était venue à sa rencontre avec les Légende. Mais il ne trouva pas de réponse. Il réfléchit alors que, dès le lendemain, il verrait Buddy et lui reparlerait du vieux projet de revue qu’il avait en tête depuis si longtemps. Et il se coucha tranquillement.

II

Le Mas des Poujastruc

À un peu plus de cent kilomètres de Portville, sur les premiers contreforts de la haute montagne, s’étendait la propriété des Poujastruc. Elle était principalement composée de belles terres fertiles et de bois. Au milieu, une spacieuse maison à un étage avec un toit plat à la toscane, avait été construite vers 1850. De ce Mas, on pouvait s’avancer par des allées sablées à travers des pelouses où s’élevaient des bosquets de troènes et de magnolias jusqu’à un belvédère qui, terminant le plateau en éperon, dominait la vallée.

Mme Poujastruc, la maîtresse de ces lieux, était une veuve d’une cinquantaine d’années, petite et grasse, avec un visage d’héroïne romantique mais cependant sans beauté et qui affectait de cacher un cÅ“ur toujours jeune et un corps resté ferme sous un rituel de dévotions et une apparence vestimentaire de vieille dame qui ne laissaient jamais deviner ni l’inassouvissement de ses sens ni la finesse de ses dessous. Depuis une dizaine d’années déjà, elle avait perdu son mari, préfet d’un département voisin. Il était mort de la poitrine, presque tout d’un coup, et ainsi, Marie-Thérèse Poujastruc s’était trouvée subitement en face de difficultés de toutes sortes, n’ayant plus d’autres revenus qu’une pension servie par l’État et que les fermages de son domaine. Après avoir vendu l’hôtel particulier du chef-lieu où elle avait vécu depuis son mariage, elle s’était retirée très dignement au Mas de Poujastruc avec ses enfants.

Depuis lors, elle n’en avait plus bougé. Ni le frère ni la sÅ“ur de son mari n’avaient été en mesure de la seconder à ce moment-là et elle avait dû se débattre seule contre les exigences et les malhonnêtetés des fermiers. Le frère, Antoine Poujastruc, du même âge à peu près que Marie-Thérèse, habitait ordinairement Paris où il poursuivait une double carrière d’avocat et de poète académique. L’avocat végétait, mais le poète (sous le pseudonyme de Juan Triste) était en train de parvenir, petit à petit, et grâce à l’appui des duchesses, à une sorte de célébrité de bon ton. Quant à la sÅ“ur, de beaucoup plus jeune, elle avait suivi son mari à Portville. Cependant, Marie-Amélie et Jo Gibert venaient avec leur jeune fils passer chaque année leurs vacances au Mas. Ils y retrouvaient Antoine, le célibataire, qui fuyait, durant les mêmes mois, les dures chaleurs de Paris et qui goûtait auprès de sa belle-sÅ“ur Marie-Thérèse, toujours si maternellement coquette, et de sa cadette Marie-Amélie, dont il appréciait l’intelligence et la gaîté, le plaisir d’échapper pour un temps aux avances mal déguisées de ses clientes (il était un spécialiste du divorce) et à la tyrannique tutelle de ses duchesses. Mais, en définitive, les grands et beaux-parents de Mme Poujastruc étant morts récemment, c’était elle qui régnait sur le domaine et se voyait traitée en douairière.

Ses enfants étaient trois. L’aîné, un garçon de petite taille, rachitique et malingre, avec une tête d’oiseau sur un cou ingrat et des gestes efféminés, vivait lui aussi le plus souvent à Paris où il fréquentait de mauvais peintres. Il s’appelait Maurille, avait trente ans et se croyait du génie. La cadette, Clarisse, d’un an plus jeune, était mariée et avait deux petites filles qui, croyait-on, la distrayaient de son mari, un gros garçon apathique, tourmenté et à ses heures astucieux, François Deloulet, qui partageait son temps entre ses pantoufles, son journal et de longues promenades solitaires dans la campagne et qui, faute d’avoir voulu entreprendre quoi que ce fût d’autre, servait vaguement de régisseur à sa belle-mère. La benjamine enfin, Caroline, âgée de vingt-quatre ans, le fruit le plus remarquable de cette famille, après les résultats les plus brillants à l’université de Portville, avait été terrassée à la fin de la précédente année d’études, et comme elle allait passer son agrégation de philo, par une crise d’anémie cérébrale à la suite de laquelle elle avait dû renoncer au rêve, longtemps caressé, d’une vie indépendante à l’écart des siens. Amèrement résignée à vivre désormais au Mas, auprès de sa mère, elle s’était mise à fréquenter assidûment l’église, à s’occuper de bonnes œuvres et à faire le catéchisme aux enfants, ayant pour seul confident l’abbé Roquecorbe, grand ami de la famille et professeur de lettres au collège du chef-lieu qui, parce qu’il venait passer tous ses dimanches et tous ses congés au Mas, entretenait Caroline de ses recherches littéraires, lui parlait de poésie et l’écoutait lui commenter les lectures qu’elle faisait.

Pour servir tout ce monde, Mme Poujastruc, en dehors des laveuses ou hommes et femmes de journée, n’avait qu’une servante, Ursule, vieille fille de soixante ans, au Mas depuis le début du siècle, c’est-à-dire depuis le mariage de sa maîtresse. Ursule, donc, avait vu naître Maurille, Clarisse et Caroline, puis le fils de Marie-Amélie et enfin les deux fillettes de Clarisse. C’était une créature revêche et autoritaire, bâtie en dragon, avec un visage de mulâtresse bouilli par la bile et un sang trop chargé, sous une masse de cheveux blancs qui faisait d’autant plus ressortir son teint cuit.

*

Depuis qu’elle avait été si malade, Caroline Poujastruc se levait tard. Le médecin du bourg, le vieux père Ampuis qui soignait la famille depuis toujours le lui avait bien recommandé et veillait à ce que toute fatigue lui fût épargnée. D’ailleurs, pendant les premiers temps de sa convalescence, Caroline avait été incapable d’aucun effort physique ou intellectuel. Il y avait à peine un mois qu’elle recommençait à circuler et qu’elle avait repris goût à la lecture. Encore devait-elle se cacher pour lire, ce qui lui rappelait l’époque où, petite fille indisciplinée, on la découvrait, après l’avoir vainement appelée à l’heure des repas, allongée sous le canapé du salon et dévorant en cachette tous les romans défendus et toutes les tragédies classiques de la bibliothèque. Dès que le vieux père Ampuis et Ursule apercevaient Caroline un livre à la main ou en discussion philosophique avec l’abbé Roquecorbe, on les entendait grogner. Et Caroline, bien que son enjouement d’autrefois n’eût pas réapparu, ne pouvait dissimuler un sourire.

Profitant de l’exceptionnelle beauté de la matinée, Caroline, tout en rêvassant, s’était avancée à pas lents jusqu’au belvédère, en attendant la cloche du déjeuner. C’était là son refuge préféré contre les intrus. Elle s’y isolait de sa famille et y contemplait le vaste paysage au delà duquel s’ouvrait la plaine de la province. Assise sur l’un des bancs de pierre qui s’ordonnaient en rotonde en face de la balustrade, elle ne pouvait être vue du jardin même ou de la maison à plus forte raison à cause des taillis et des arbres, mais elle pouvait voir venir ceux qui auraient pu se diriger de ce côté et les fuir, le cas échéant, par une allée transversale.

La température était douce, le ciel serein et le soleil encore vivace malgré l’approche de l’hiver. En ces premiers jours de novembre, la campagne mordorée jetait tous ses feux. Quelques heures plus tôt les brouillards de l’aube avaient répandu leurs nappes dans la vallée. Mais maintenant, ils se dissipaient et l’on devinait qu’une intense clarté ne cesserait d’illuminer le paysage jusqu’au soir de cette trop courte journée.

Il faisait si doux et si beau que Caroline avait quitté le léger manteau qu’Ursule, d’emblée, avait jeté sur ses épaules. Où elle était, elle se trouvait abritée. Ce belvédère avait la vertu de capter la fraîcheur pendant l’été et les rayons du soleil par temps froid. La brise, même, en s’y heurtant aux frondaisons, y devenait plus tiède.

Caroline renifla d’aise. Elle était bien. Elle ne cherchait pas à solliciter son esprit. Mais elle éprouvait un certain contentement à sentir que ses pensées restaient agiles dans son cerveau. Elle se souvenait du temps (pas si lointain) où la moindre préoccupation mentale lui était non seulement interdite mais intolérable. Pendant des semaines, elle avait cru que l’intérieur de son crâne n’était plus qu’un trou vide. L’activité de ses méninges avait alors été réduite à l’observation quasiment infantile des gestes les plus élémentaires. Ils n’étaient pas plus tôt accomplis qu’il lui semblait qu’ils s’effaçaient, qu’ils s’enfonçaient dans le néant et se confondaient avec le passé, un passé qui était mort lui-même et dont (fût-ce au prix de tentatives douloureuses) elle ne pouvait plus rien tirer. Mais elle avait été pareillement impuissante à tenter la plus fragile anticipation. Ainsi, par la force des choses, avait-elle vécu machinalement, hors du temps et de l’espace, détachée de tout ce qui avait animé sa vie auparavant et indifférente à tout ce qui aurait pu ressembler à un projet ou à une décision à prendre, absolument comme si elle avait été plongée dans des limbes. Oui, elle avait été semblable à une loque, comme un corps sans volonté et sans souvenirs. Et il avait fallu tout lui dire. De manger. Et de s’arrêter de manger. De se lever et de se coucher. De s’habiller et de commencer sa toilette. De souhaiter la bienvenue aux visiteurs et de répondre à leurs questions. Cessait-on un instant de la surveiller, on était sûr de la retrouver dans l’état où on l’avait laissée, les mains tenant en suspens le bas qu’elle allait enfiler ou les cheveux qu’elle allait brosser, regardant droit devant elle comme une idiote, prostrée et absente. Son entourage avait beaucoup craint pour sa raison. On avait été obligé de l’alimenter, de s’occuper d’elle comme d’une infirme, de la faire marcher, de l’accompagner partout de peur qu’elle ne se perdît ou ne se fît écraser tant elle était devenue distraite. Rien ne réussissait à l’intéresser. Et le moindre choc émotif, Ursule qui s’était coupé le doigt avec un couteau de cuisine, la naissance de nouveaux petits chats, Marie-Amélie et Clarisse qui s’étaient mises au piano pour jouer à quatre mains, provoquait chez elle d’interminables pleurs. Néanmoins, elle n’avait pas conscience d’avoir souffert tellement durant tous ces mois d’obtuse innocence.

Mais, par la suite, la mémoire lui était revenue. Par lambeaux d’abord puis, très vite, en bloc. Et c’était alors qu’elle avait connu un véritable tourment. Elle aurait voulu pouvoir dormir sans arrêt, enfoncer toujours plus profondément, toujours plus désespérément sa pauvre tête délirante dans le creux de son oreiller et chasser au loin les obsessions qui l’assaillaient. Sa famille, autour d’elle, faisait-elle, par mégarde, allusion à quelque événement écoulé ou à quelque prochaine perspective, c’était comme si soudain on lui avait dit quelque chose d’impossible à entendre et cela lui donnait comme des vertiges. Songer à ses études lui procurait une répulsion. La seule vue de ses cahiers de cours et de ses bouquins l’horripilait. À l’avance, toute tâche l’accablait. Toute occupation lui paraissait dérisoire. Et toute traite sur l’avenir, une imposture. Elle aurait voulu revenir en arrière, retrouver cet état d’hébétude dans lequel elle avait vécu d’abord et où plus rien n’avait de réalité.

Elle eut des idées de suicide. Oui, mieux valait en finir tout de suite. Mais ce minimum de gestes et de préparatifs à faire pour organiser un suicide l’avait découragée. Son besoin d’absolu avait été choqué à la pensée des simulacres qu’il lui faudrait accomplir pour arriver à ses fins. Son frère, sa sÅ“ur, son beau-frère, ses petites nièces, sa mère même ou, à plus forte raison Ursule et tous les amis de la famille lui devinrent odieux et d’autant plus quand elle devinait chez eux une plus forte propension à trouver encore des séductions à la vie. L’abbé Roquecorbe lui-même avait renoncé à vaincre cette étrange aberration qui la possédait et avait été impuissant à lui rendre le respect de la religion. Elle ne voulait plus entendre parler de Dieu, elle, si pieuse autrefois, ni se laisser traîner à l’église. Au docteur Ampuis, enfin, elle réservait ses sarcasmes les plus acides, le traitant de vieux fou et tournant en caricature ses conseils et sa vaine thérapeutique. Le cher homme aurait été sans doute complètement affolé s’il avait su qu’un soir Caroline, qui se promenait au bras de Mme Poujastruc à proximité de la ligne de chemin de fer, s’était échappée et avait couru pour se jeter sur la voie au passage du rapide. Sa faiblesse l’avait trahie et sa mère l’avait rejointe et empoignée à temps. C’était, à tout jamais, un secret entre elles deux, un souvenir dont elles avaient honte l’une et l’autre.

À la fin de l’été, cependant, un mieux s’était manifesté. Le repos, le sommeil, les fortifiants avaient rendu des forces à Caroline. Elle s’était remise à vivre. En quelques semaines, comme par enchantement, son spleen avait disparu. De bonnes couleurs étaient revenues sur ses joues. Elle avait recommencé à jouer avec ses petites nièces dont jusque-là elle ne faisait plus cas. Elle avait repris goût à la conversation. Ses sentiments affectueux s’étaient réveillés. Elle était retournée à l’église. Enfin, elle avait d’elle-même rouvert ses livres.

Aujourd’hui, malgré la saison déclinante, elle se sentait renaître délicieusement. Elle ne considérait plus sa maladie que comme un cauchemar maintenant consommé. Le passé pouvait de nouveau s’offrir à elle sans qu’elle en eût la phobie. Et elle ne se refusait plus à voir devant elle les jours à venir. Sans doute, elle renoncerait à l’agrégation, mais rien ne s’opposerait peut-être à ce qu’elle pût, dans quelque temps, préparer certains concours plus faciles qui lui ouvriraient alors l’accès à des postes aussi agréables. Elle pourrait par exemple être chargée de mission à l’étranger. L’une de ses amies n’était-elle pas à Genève, à la S.D.N. ? Après tout, elle n’avait pas besoin d’une agrégation. Sans être riche, elle savait qu’elle n’aurait pas à gagner sa vie. Et, à la réflexion, elle ne se voyait plus tellement enseignant la grammaire ou la géographie dans un lycée de jeunes filles à Draguignan ou à Beauvais. Ce qu’elle voulait, surtout, c’était fuir Poujastruc, s’arracher à ce destin casanier, à cette routine provinciale où sa sÅ“ur Clarisse s’enlisait. Elle vivrait à Paris ou à Londres, à Florence ou au Caire. Elle fréquenterait des gens cultivés qui auraient beaucoup voyagé et avec lesquels elle aurait des contacts passionnants. Son oncle Antoine, son frère Maurille, l’abbé lui-même ne la poussaient-ils pas dans cette voie, ne lui avaient-ils pas souvent dit qu’elle devait donner libre cours à ses dons et à ses aspirations ?

Restait le mariage. Mais Caroline ne pensait pas au mariage. Les jeunes gens du voisinage, elle les ignorait ou affectait du moins de les ignorer. Elle prétendait qu’elle n’avait rien de commun avec eux. Sauf, peut-être, avec les deux fils du docteur Ampuis. Mais eux, c’étaient des amis d’enfance, des sortes de frères et elle n’aurait jamais songé à eux comme maris. Les autres garçons ne savaient parler que de sport ou de chasse, que de leurs conquêtes ou de leurs ambitions. Elle les méprisait d’être si vulgaires et si grossiers. Quant aux étudiants qu’elle avait pu fréquenter à Portville, elle les jugeait de même insupportables et prétentieux et elle n’avait jamais éprouvé auprès d’aucun ce sentiment merveilleux du grand amour auquel elle se croyait promise. Le jour où elle aimerait, elle n’en doutait pas, ce ne pourrait être qu’un homme exceptionnel et que dans des conditions exceptionnelles. Malgré Cicéron et Thucydide, elle était restée obstinément romanesque. Et, bien qu’à vingt-quatre ans aucun céladon ne l’eût encore vraiment prise dans ses bras, elle était sûre qu’elle était marquée par le destin et elle se gardait orgueilleusement pour celui qu’elle attendait.

Là-bas, en plein soleil, le long du torrent, sur la route, à ses pieds, l’aîné des Ampuis passait, dans son tonneau verni, fouettant son poney d’une main négligente. Elle se leva, se pencha, le salua. Ohé ! Jacques ! Ohé ! Il se retourna et fit un signe joyeux, mais elle ne put entendre ce qu’il lui criait. Jacques Ampuis était son aîné de trois ans. Médecin, comme son vieux père, il avait momentanément abandonné la médecine pour la politique et ses aléas. Depuis le printemps dernier il était député du chef-lieu et l’un des plus jeunes de tout le pays, ce dont on était assez flatté dans la famille, les Ampuis et les Poujastruc étant vaguement cousins.

Caroline regarda Jacques Ampuis s’éloigner. Le poney trottait allègrement. Pauvre Jacques ! Voilà qu’il se donnait des airs de campagnard à présent qu’il était quelqu’un ! Lui qui avait toujours eu une peur panique des travaux des champs et des bêtes ! Lui qui était si fier de ses mains (des mains d’évêque, en disait-on, et Caroline elle-même songeait toujours, en les voyant, à celles qu’elle imaginait qu’avait dû avoir Marcel Proust) ! Des mains de fille, peuh ! ricanait Jo Gibert. Tous ces hommes n’en sont pas. Ils ont tous des mains de fille. Et c’était vrai que Maurille, Antoine le poète et même ce gros bouffi de François Deloulet avaient de petites mains grasses et soignées. Caroline se sourit à elle-même. Autrefois, quand Jacques Ampuis était enfant, elle se souvenait qu’il musait toujours avec Maurille dans les jupes des fillettes et des mères. Maurille et lui passaient leur temps à fabriquer les poupées de Clarisse et de Marie-Amélie qui étaient sensiblement de leur âge. Caroline avait longtemps détesté Jacques à cause de cela, de même qu’elle avait détesté et qu’elle détestait encore Maurille chez lequel elle devinait toute une vie secrète dont elle était instinctivement choquée. En effet, chez Jacques Ampuis, ce côté fille s’était quelque peu estompé. Il avait la vie de tout le monde et sa petite moustache noire lui donnait au moins un caractère masculin. Tandis que Maurille, à trente ans, avait pris un genre impossible. Il se fardait, se pomponnait, se dandinait sans arrêt et ne consentait à abandonner ses pinceaux que pour parler chiffons. Comment Jo pouvait-il sympathiser ainsi avec lui ? On aurait cependant dit parfois deux compères. Que pouvaient-ils bien avoir de commun ? Ils paraissaient si différents l’un de l’autre…

Et maintenant, Jacques Ampuis promenait sa moustache décadente à la Proust dans les couloirs du Palais-Bourbon en discourant gravement avec des barbus sonores et importants. C’était pouffant !

Jouer à la poupée ! Le jeu dont elle avait eu le plus horreur ! Pourquoi donc avait-elle été une petite fille si sérieuse, tellement occupée à résoudre des énigmes qui sont, en général, l’apanage des grandes personnes ? On n’aurait pas voulu la croire, aujourd’hui, si elle avait raconté son enfance. Alors, il n’y avait que Félix Ampuis, le cadet de Jacques, qui lui plaisait. Lui, au moins, il avait été un garçon pour de bon, un vrai, batailleur en diable, brutal comme pas un, hargneux, les genoux toujours en sang, le front superbe, l’œil ombrageux, vivant, enfin, et si magnifiquement implacable avec les autres qui n’étaient que des fantoches. Oh ! comme elle avait été fière de lui, de ses révoltes, de ses écarts, voire même de ses dédains ! Quand il disait « les filles ! Â» et qu’il l’englobait, elle, Caroline, dans ce qualificatif péjoratif, elle se sentait humiliée, mais elle frémissait tout de même d’un sourd enivrement.

Avec quelle ironie le destin s’était joué de ce jeune mâle turbulent ! Aujourd’hui, Jacques, la fille, pontifiait dans les conseils, les pouces dans les entournures du gilet, donnant péremptoirement son avis sur le désarmement ou le retour à la terre, présentant en se rengorgeant sa femme, une grosse dondon, qu’il avait épousée pour sa fortune et pour mieux asseoir sa situation vis-à-vis de ses électeurs, tandis que Félix traînait déjà depuis deux ans, à la suite d’une mauvaise pleurésie attrapée en jouant au rugby dans l’équipe du chef-lieu, condamné à la chaise longue, réduit à l’inaction comme l’avait été Caroline et rongé par le désespoir d’être privé des ardents exploits dont sa jeunesse avait été si friande. Moi qui aurais voulu entreprendre de grandes choses ! Vois-tu, Caroline, tout est bien fini, désormais. Un malade, voilà ce que je suis. Mon père et mon frère me mentent. Je ne me remettrai jamais. Je le sens ! Ma vitalité est restée intacte. Mais c’est ma carcasse qui flanche. Je suis tout de suite fatigué, tout de suite en sueur.

Caroline se perdit dans sa songerie. La vie était vraiment incompréhensible. Elle réalisait confusément que, maintenant, un garçon comme Félix Ampuis lui aurait sans doute fait un peu peur s’il avait conservé sa santé. Cette admiration qu’elle avait eue pour lui quand ils étaient enfants, ne se serait-elle pas transformée en répulsion si Félix était devenu pareil à ces mâles agressifs et bruyants dont elle redoutait les éclats ? Elle ne comprenait pas le plaisir que certaines de ses amies de faculté pouvaient prendre dans la compagnie de ces étudiants qui fumaient et buvaient sans arrêt, qui étaient si orduriers dans leurs propos et qui passaient leur temps à leur lancer des allusions d’un genre graveleux. Dans un sens, elle prenait plus d’agrément dans la société de Félix ou de Maurille, de son oncle Antoine ou même de Jacques parce qu’eux, au moins, ils avaient des manières policées. Malheureusement elle ne parvenait pas à les considérer réellement comme des hommes. Il y avait bien aussi l’abbé. Lui était à la fois viril et sensible. Mais il était prêtre…

Caroline s’appuya à la balustrade. Devant elle, le vaste paysage poudroyait. À droite, après un détour de la route qui enjambait le torrent, les premières maisons du bourg apparaissaient. C’était au delà de ces maisons que se trouvait celle, cossue, massive et sévère avec sa cour intérieure et ses communs en forme de fer à cheval, des Ampuis. Cet après-midi, si le temps restait au beau, elle irait voir Félix et lui porterait des muscats dans un panier. Elle en profiterait pour déposer des chrysanthèmes rouges, tout à l’heure coupés par Clarisse, sur la tombe de son père. Au retour, elle s’arrêterait au presbytère et entretiendrait Monsieur le Doyen de son projet de tombola au profit des orphelines de l’Hospice. Ne pourrait-on en même temps réserver la quête de dimanche prochain à ces malheureuses ? Pourquoi le bon dieu ne permettait-il pas que toutes ses créatures fussent comblées ? Sa gorge se gonfla. Elle rêva à cette présence auguste du bonheur dont parle Samain. Elle aurait voulu que chacun et chacune, autour d’elle, pussent participer à sa présente euphorie. La détresse d’un seul être dans le monde suffisait à empoisonner et à ternir sa joie. Je voudrais que mon amour pour autrui fût assez fort pour chasser toutes les ombres de la terre…

Caroline soupira. Puis, à pas lents, ayant remis son manteau sur ses épaules, elle revint vers le Mas. Près d’elle, sous les feuilles tombées et pourrissantes, une couleuvre glissa. Caroline n’avait jamais eu peur des serpents, ni eux d’elle. Chaque fois qu’elle en apercevait un, ils se fixaient longuement dans un silence curieux, puis ils continuaient leur route, chacun de leur côté. Caroline s’étonna de la présence de cette grosse couleuvre si près de la façade, en cette saison. Sans doute la chaleur l’avait chassée de son trou et poussée à s’aventurer à l’intérieur des murs de la clôture. Il faudrait qu’elle prévînt Clarisse et qu’on empêchât les petites de jouer dans cette partie du jardin. Demain, elle demanderait à l’abbé de l’effrayer pour la faire disparaître. Si elle en parlait à Ursule ou à François et à plus forte raison à Maurille, ils étaient si malfaisants qu’ils la tueraient tout de suite. Elle entendit les cris stridents et enjoués de ses nièces derrière le cuvier. Elles étaient des petites filles si spontanées et si vivaces ! Deux autres petites Carolines qui ne ressemblaient ni à leur père ni à leur mère, mais à elle, Caroline, qui en était sincèrement fière.

À mesure qu’elle se rapprochait de la maison, Caroline se demandait si elle aurait dans la journée une lettre de son amie Olga Molinier. Maintenant que les études avaient repris à l’université, elle était curieuse de savoir s’il y avait de nouvelles figures, de nouveaux maîtres. Malgré le choc affreux qu’elle avait subi six mois plus tôt, elle conservait, au fond d’elle-même, une certaine nostalgie de sa vie d’étudiante. Elle envisageait même la possibilité de suivre quelques cours à Portville. Mais n’était-ce pas encore un peu prématuré ? Il faudrait qu’elle en touchât deux mots à l’abbé. Était-elle ou non en état de fournir un effort suivi ? La semaine avait passé si vite ! Hier jeudi, aujourd’hui vendredi, puis samedi, dimanche… Depuis qu’elle se sentait revenir à la vie, le temps lui paraissait s’écouler avec une précipitation accrue. Dans un mois elle aurait ses vingt-quatre ans ! Chaque fois qu’elle réfléchissait à sa naissance, Caroline devenait chagrine. Elle ne savait pourquoi ni comment, mais le fait d’être née en décembre lui semblait de mauvais présage.

Caroline pénétra dans la vaste salle à manger qui ouvrait sur le jardin. Il y faisait presque chaud car on avait déjà allumé les feux. Au fond du couloir, dans la cuisine, elle entendit sa mère qui tarabustait Ursule. Elle hocha la tête. Sa chère mère ne changerait pas. Quelle fâcheuse habitude elle avait de tourner dans les jupes de sa servante ! Une vraie mouche du coche ! Oui, pourquoi ne pouvait-elle se retenir de lui arracher ses casseroles des mains ? Que de fois Ursule s’était mise en colère, menaçant de s’en aller de cette maudite place où on ne cessait de critiquer son travail ! Elle finissait par s’asseoir sur une chaise, les bras croisés sur sa grosse poitrine. Ça voulait dire dans son esprit qu’elle faisait grève. Puisque Madame trouve à redire, elle n’a qu’à faire l’ouvrage elle-même. Moi, je regarde ! Si Mme Poujastruc avait le malheur de la prendre au mot, alors, suffoquée d’indignation, elle se retirait dans sa chambre en prétextant une subite et diplomatique crise de foie et s’y enfermait pendant deux ou trois jours sans boire ni manger, boudant, grognant derrière sa porte verrouillée et refusant de répondre à sa maîtresse qui venait humblement se perdre en supplications. Après quoi elle reprenait sa faction devant ses fourneaux comme si de rien n’était.

Ô, mère inconséquente et pusillanime ! Était-ce son veuvage qui la rendait si nerveuse ? On aurait dit qu’elle avait une énergie mystérieuse à dépenser. Levée avant tout le monde, se couchant la dernière, ne trouvant le sommeil que grâce à des somnifères qui détraquaient son organisme, s’occupant de ses petites filles en grand’mère jalouse et imbue de son expérience, passant des heures au jardin un sécateur ou un vaporisateur à liquide insecticide à la main, présidente de plusieurs Å“uvres, moralisant les paysans qui venaient la consulter ou lui demander aide, elle semblait, en dépit de toutes ces activités, faire l’impossible pour échapper à une hantise. Depuis un an ou deux surtout, Marie-Thérèse Poujastruc devenait plus inégale de caractère, plus versatile, plus irritable même, et sa douceur et sa bonté qui restaient proverbiales avaient maintenant quelque chose de forcé.

Poussant de la main la porte de sa chambre, Caroline jeta son manteau sur une chaise et vint se mirer dans la vieille glace ovale et un peu ternie qui dominait son petit secrétaire ancien.

Caroline avait un visage tendre et mélancolique. Son front était haut, un peu bombé comme celui des modèles de Filippo Lippi ou de Domenico Veneziano et d’une telle luminosité qu’il accrochait tout de suite les regards. Ses cheveux, châtain clair, étaient partagés également par une raie et, dégageant les oreilles, venaient se rouler sur la nuque en un lourd chignon lisse. Les oreilles étaient petites et roses. Petit aussi le nez et légèrement retroussé, ce qui aurait dû donner à son visage un air d’espièglerie et qui ne lui prêtait, en fait, qu’un air de sensualité. N’eût été la coupe moderne de sa robe qui découvrait des jambes sans doute un peu trop grêles, on aurait pu croire que Caroline était une femme d’un autre temps, tant il y avait de morbidesse dans l’expression de sa bouche et d’indolence dans sa démarche. Elle avait les épaules rondes et tombantes, les hanches et la poitrine accusées, la taille fine et merveilleusement souple. Et ses mains, d’une pâleur d’ivoire, d’une noble maigreur, frappaient par l’excessive convexité des doigts qu’elle avait longs et fuselés comme ceux des danseuses cambodgiennes.

On ne pouvait pas dire du premier coup qu’elle était belle. Elle n’était même pas jolie, car son teint était parfois gâté par une précoce couperose, mais il se dégageait de sa personne tant de grâce et de subtilité qu’on ne pouvait pas l’approcher sans subir son ascendant. Il était bien évident aussi qu’elle n’était pas faite pour vivre dans le siècle qui l’avait vue naître. On l’imaginait toujours vêtue de longues et amples robes de style, les épaules nues, la poitrine en émoi sous la guipure de Venise et sortant tout alanguie d’un conte de Perrault ou d’une tragédie de Racine. On l’appelait d’ailleurs souvent la petite princesse. Et comme elle avait des attaches très frêles, une ossature et une musculature très peu développées, on s’était habitué, dans la famille, à lui voir faire très peu d’exercices physiques et à ce qu’elle fût toujours nonchalamment blottie dans une bergère ou allongée sur un divan, un livre ouvert sur ses genoux et le regard perdu dans une molle rêverie.

Cette apparence désuète et élégiaque cachait une âme exigeante, prime-sautière, parfois exaltée et terriblement éprise de beauté et d’absolu. Si Caroline planait ainsi au-dessus des préoccupations terrestres des siens, elle ne les en aimait pas moins, mais elle avait une répulsion maladive pour tout ce qui pouvait la replonger dans les réalités quotidiennes. Elle détestait toute trivialité, aussi bien celle ostensiblement familière de son oncle Jo ou de son beau-frère François, que celle, cynique et amorale, de son frère Maurille. Si elle l’avait pu, elle aurait voulu ne vivre que dans un univers à elle où les événements et les sentiments n’auraient jamais eu à se soumettre aux contingences. Elle avait hérité de sa mère une générosité sans frein qui faisait qu’elle n’attachait aucun prix à l’argent et qui lui rendait douloureuse toute allusion à des questions s’y rapportant. Elle ne prisait la conversation de Maurille que lorsque celui-ci consentait à renoncer à ses persiflages et à ses commérages et lui parlait de peinture ou d’antiquités.

Mais ses préférés étaient encore son oncle Antoine et l’abbé. Avec eux, elle se livrait sans réticences. Et quand elle entreprenait une discussion avec l’un ou l’autre, tout le monde était frappé par l’autorité et l’acuité de sa pensée, par la richesse et la sûreté de son savoir, mais plus encore peut-être par la rigueur et la puissance équilibrée de son argumentation qui contrastaient avec sa féminine fragilité. Le plus souvent, elle avait raison à la fois de l’abbé et de l’oncle. Et tandis que l’abbé reconnaissait cordialement la supériorité intellectuelle de sa jeune élève et amie, l’oncle Antoine, moins beau joueur, et au grand scandale du doyen de la paroisse, traitait sa nièce de damnée logicienne ou de sorcière méphistophélique, sortie qui mettait celle-ci en joie.

Caroline jeta un regard d’inspection autour d’elle. Ursule avait encore mis du désordre dans ses papiers en époussetant et avait précautionneusement refermé les fenêtres. Caroline tourna l’espagnolette. Une bonne bouffée froide et salubre envahit la chambre. Il fallait s’y résigner, Ursule n’aimerait jamais l’air. Son hérédité paysanne se manifestait à ces riens. Si on l’avait écoutée, on aurait vécu en toutes saisons derrière des volets clos, toutes tentures tirées, dans une pénombre de remugle. Si on passait outre, elle s’irritait. Vous allez faire entrer toute la chaleur, Mademoiselle ! Et les mouches, sans compter ! L’hiver, c’était du vent et du froid dont elle avait la phobie. À la pensée de ces indignations rituelles, Caroline sourit. Adossée à la croisée, elle contempla sa chambre : sa chambre de jeune fille ! Elle ne se souvenait plus depuis combien d’années elle y couchait. Mais, aussi loin que son souvenir remontât, elle se voyait s’y retirant chaque soir avec la satisfaction et l’émotion d’une enfant qui dispose d’un paradis merveilleux où personne n’a accès. De son lit, encastré dans une niche, invisible de la porte, elle se sentait plus que partout ailleurs à l’abri de la curiosité ou de la moquerie d’autrui. C’est dans ce petit lit bas, entouré de rayonnages garnis de livres, qu’elle lisait tard, le soir, et parfois une partie de la nuit, éclairée seulement par une lampe de chevet et tournant les pages sans les faire craquer.

En effet, sa mère, qui couchait dans la chambre contiguë, avait (malgré les comprimés quotidiens) le sommeil très difficile et très léger. Le moindre frottement, le moindre bruit l’éveillaient. Si elle croyait entendre quelque chose du côté de sa fille, elle s’inquiétait aussitôt, éprouvait le besoin de venir lui témoigner sa sollicitude et, toquant contre la cloison, elle gémissait : Allons, Caroline, éteins ! Il est tard ; il faut dormir ! Elle tendait l’oreille. Le silence la rassurait. Le froid de la nuit la saisissait et elle se recouchait en se demandant si elle n’avait pas été victime d’une illusion, anxieuse cette fois à la pensée que sa réflexion avait pu troubler le sommeil de sa benjamine.

Caroline s’assit un instant à son secrétaire. Cela n’était pas niable, Ursule était curieuse. Elle avait encore dû fouiller dans ses notes, dans ses tiroirs. Elle croyait toujours que la jeune fille avait un amoureux et entretenait avec lui une correspondance clandestine. Pour mettre fin à cet espionnage, Caroline décida qu’elle recommencerait, dès le lendemain, à faire sa chambre elle-même. D’ailleurs, Ursule avait bien assez de travail comme ça dans cette grande maison. Ainsi elle pourrait ranger elle-même ses bibelots et ses papiers. Sa chambre, c’était son endroit à elle et, seule, sa mère y pénétrait. Il est vrai que Mme Poujastruc, comme pour mieux se prouver à elle-même son amoureuse passion maternelle, se permettait d’y pénétrer sans frapper. Voyons, sa fille était pour elle comme une jeune sÅ“ur et n’avait rien à lui cacher. Caroline chérissait trop sa mère pour prendre ombrage de ces intrusions. Elle savait bien que Mme Poujastruc n’avait plus qu’elle pour confidente. Mme Poujastruc, en effet, n’avait jamais vécu dans une grande intimité avec sa belle-sÅ“ur Marie-Amélie et, d’autre part, elle affectait de se tenir à l’écart, par bienséance, de la chambre conjugale de sa fille Clarisse. Si elle s’y risquait parfois, c’est quand elle était bien sûre que son gendre était absent. Il était arrivé que celui-ci revînt à l’improviste et l’y surprît. Cela avait provoqué tout un drame dont Clarisse avait supporté les conséquences.

Clarisse habitait une grande chambre sur le derrière de la bâtisse, avec vue sur la montagne. Caroline évitait également de pénétrer dans cette chambre. Non seulement parce qu’elle n’aimait guère se rencontrer avec François, mais parce qu’elle avait toujours l’impression d’y respirer une étrange odeur, un peu écÅ“urante, une odeur d’homme mal lavé. Enfin, tout ce qui pouvait aussi, dans cette chambre, lui rappeler la vie secrète du couple, la gênait. Clarisse avait tellement changé depuis son mariage ! Pourquoi se plaisait-elle à rester enfermée si tard dans la matinée ? Quand Caroline voulait lui parler, elle trouvait sa sÅ“ur encore au lit ou tourniquant dans sa chambre, à demi nue sous un peignoir douteux, négligée, la chevelure défaite, les yeux battus. Le lit était tout ouvert et elle jugeait indécente la vue de ces draps froissés, de ces oreillers pilonnés, de ces linges traînant par terre. Pouah ! jusqu’où sa petite sÅ“ur chérie n’était-elle pas tombée ?

La métamorphose dont Clarisse avait été victime ne cessait d’obséder Caroline. Caroline n’était pas complètement ignorante des choses de la chair, du moins pas ignorante au point d’avoir encore à son âge des réactions d’oie blanche, mais elle se disait qu’il fallait bien que le mariage fût un grave et bouleversant mystère pour que Clarisse, autrefois d’une gaucherie et d’une pruderie si maladives, fût devenue, depuis qu’elle avait épousé François Deloulet, une sorte de bacchante lascive, de prêtresse servile de l’amour. Que se passait-il donc de si extraordinaire, la nuit, dans cette alcôve, pour que Clarisse, le matin, montrât ce visage énigmatique et marbré, cet air supérieur et absent, ce front buté qui exaspéraient Mme Poujastruc et emplissaient Caroline de confusion ? Que de fois, déjà, Caroline n’avait-elle pas rougi quand, sans le vouloir, elle avait surpris sa sÅ“ur et son beau-frère en train de se tutoyer d’une manière équivoque et de s’embrasser sur la bouche avec une impudeur qui la révoltait ! Elle fuyait, alors, cherchant la paix et le silence du parc pour y cacher la brûlure de ses joues et le bouleversement de ses sens. Sa petite sÅ“ur Clarisse ! Sa petite sÅ“ur Clarisse qu’elle avait connue si gentiment dissipée, si farouche, et pour tout dire, si naïve ! Elle n’était plus, sous le regard mou et impérieux de son maître, qu’une esclave béate et idiote. Elle n’existait plus en tant qu’être humain. Elle n’existait plus qu’en fonction de lui. Et elle semblait trouver son bonheur dans cet état de complet effacement, réduite qu’elle était en somme aux gestes que François attendait d’elle.

Au début, Caroline avait voulu s’insurger contre cette emprise scandaleuse et qui, non seulement, lui volait sa sœur, mais l’avilissait. Mais elle s’était heurtée à un mur. François Deloulet ne s’était même pas donné la peine de refermer plus solidement sa patte sur sa proie. C’était sa proie elle-même qui, de jour en jour, s’était plus voluptueusement offerte à sa domination. Tout ce qu’on avait pu dire à Clarisse à ce sujet avait glissé sur sa conscience sans la toucher. On la sentait dévorée par un feu inextinguible dont il était patent qu’elle savourait toujours plus les effets.

Quelle humiliation ! Mme Poujastruc en haussait les épaules. Et, rageuse : Ce qu’il y a d’inconcevable, c’est que cette espèce de baudruche a tout de même des reins de bouc ! Je ne sais pas ce qu’il lui fait, mais elle sort de ses bras comme des flammes de l’enfer ! Il y avait peut-être malgré tout chez Mme Poujastruc du dépit amoureux, tant elle mettait de hargne dans ses apostrophes. De jalousie inconsciente, aussi ? Car, comment expliquer autrement l’acrimonie avec laquelle elle s’approchait parfois de Clarisse en catimini pour lui siffler dans les oreilles : Une chienne, voilà ce que tu es, une vraie chienne ! Mais rien n’y faisait. Et c’était avec un regard de défi à l’adresse de sa mère que Clarisse se précipitait aux pieds de son mari, quand il rentrait des champs, pour délacer ses brodequins et l’aider amoureusement à enfiler ses pantoufles.

Clarisse, à l’inverse de sa sœur, était franchement jolie, mais d’une joliesse sans doute un peu banale. Physiquement, Clarisse tenait de son père. C’était une brune piquante, aux yeux vivants et moqueurs. Ses cheveux, noirs et bouclés, recouvraient un front bas et droit de petite personne têtue et pas très intelligente. Elle avait un buste un peu court mais harmonieux, avec des jambes bien dessinées mais sans galbe. Et ce qu’elle avait d’agréments physiques était en partie gâché par l’habitude fâcheuse qu’elle avait de plier les genoux en marchant. Cette démarche paraissait d’autant plus disgracieuse quand on voyait Clarisse aux côtés de Marie-Amélie, par exemple, qui était une femme bien cambrée et fringante.

Au fond, si Clarisse avait séduit François Deloulet, fils de modestes fonctionnaires, c’était surtout par la vertu de sa dot et aussi, sans doute, parce qu’il avait tout de suite deviné qu’il pourrait la subjuguer. D’emblée, il avait su inspirer confiance à cette jeune oiselle non prévenue. Avant même d’être officiellement fiancé, il avait su obtenir de Clarisse des avantages qui l’avaient attachée à lui. Clarisse, initiée sans avertissement préalable aux bagatelles de la porte, avait cru ainsi pénétrer dans le domaine (à ses yeux prestigieux) de l’amour et en avait conçu, aussi bien vis-à-vis de sa sÅ“ur que de toutes ses amies, une amusante forfanterie. Mme Poujastruc s’était élevée en vain contre ce mariage qu’elle considérait comme une mésalliance. Si elle n’avait finalement consenti, Clarisse aurait fini par se faire enlever ou par se faire faire un enfant. Elle avait envie d’être possédée par ce barbe-bleue de sous-préfecture. Elle le fut.

Et elle le fut au grand contentement de Maurille. Maurille, qui redoutait l’ironie impitoyable, mais aussi la valeureuse pureté de Caroline, avait toujours cherché à exercer, par compensation, une influence pernicieuse sur Clarisse qu’il sentait si facile à circonvenir. C’est lui qui, malignement, alors qu’elle n’avait même pas encore quinze ans, lui avait procuré des livres licencieux où l’imagination débridée de la jeune fille avait trouvé des révélations et des excitants. Ensuite c’est encore lui qui lui avait servi d’alibi et de chaperon complaisant au cours des nombreux rendez-vous champêtres qu’elle avait accordés, avant de connaître son mari, à la plupart des jeunes gars du bourg. C’est enfin lui qui l’avait poussée à vaincre ses derniers scrupules et à accorder à François Deloulet des faveurs illicites. Mais, redoutant tout de même le manque de caractère de Clarisse et supposant qu’elle pourrait peut-être, à l’occasion, le dénoncer par bêtise, il l’avait liée par un secret. C’est ainsi que tout en ayant l’air de fermer les yeux sur ce que trafiquaient Clarisse et son fiancé dès que Mme Poujastruc avait tourné les talons et les laissait seuls, il s’était arrangé pour les prendre en flagrant délit, un après-midi que François serrait de trop près Clarisse sur un canapé. Jouissant de la honte de sa sÅ“ur qui, d’une main, rabattait vivement sa jupe et, de l’autre, remettait un peu d’ordre dans sa coiffure, il avait joué la comédie du grand frère vertueux, avait pompeusement traité François de suborneur, Clarisse de débauchée et avait menacé les deux tourtereaux de tout raconter. François l’avait rattrapé au moment où il prenait la porte et l’avait supplié de se taire. Après s’être fait longuement prier, Maurille y avait consenti sous réserve que François lui offrirait un étui à cigarettes en argent dont il avait envie. Mais sa promesse n’était pas éternelle. Il l’avait insidieusement rappelé aux deux coupables, laissant toujours en suspens la menace d’une possible dénonciation. Et, pratiquant le chantage avec une inconscience désarmante, il avait continué à les servir et à les menacer jusqu’au mariage, éprouvant un plaisir malsain à voir petit à petit se pervertir sa sÅ“ur et profitant cyniquement de l’avantage qu’il s’était ainsi octroyé.

Depuis qu’ils étaient mariés, Maurille n’avait plus de prise sur le couple. François, quoique haï ouvertement par sa belle-mère, avait pu prendre sur elle un ascendant que ne justifiait pas seulement sa prestance de bellâtre. Quant à Clarisse, précisément, la vie conjugale et les satisfactions physiques qu’elle en retirait lui avaient permis de s’affranchir de la tutelle de Maurille. En effet, il pouvait bien dire désormais tout ce qu’il voulait : elle était mariée et elle agissait à sa guise.

Mais qu’importait à Maurille ? Il avait tout de même obtenu ce qu’il désirait. Le mal était fait. Il était content. D’ailleurs, si forte que se crût Clarisse, ne se sentait-elle pas encore un peu sous sa dépendance ? Maurille aurait pu le croire à voir le soin avec lequel elle fuyait tout tête-à-tête avec lui. Craignait-elle donc, malgré ses grands airs, qu’il se risquât à la questionner sur l’origine de certaines scènes qu’il avait surprises, de certains mots ou de certains râles qu’il avait entendus ? Mais non, cela ne l’amusait plus du tout de la tourmenter. Il se rendait compte que, dans toute cette histoire, il n’avait pas eu un rôle bien reluisant et que, malgré ses petits airs sataniques, il avait mal visé. En vérité, de François et de lui, c’était François qui avait tout de même été le plus madré. Maurille n’était pas sans envier secrètement la façon dont il avait su s’imposer à toute la famille. Avec quelle promptitude il avait dupé Mme Poujastruc et l’abbé ! Avec quelle facilité il avait fait perdre la tête à Clarisse ! Avec quelle perfidie il avait réussi à la soustraire aux influences de son milieu, à l’autorité maternelle comme aux défenses de la religion ! Une sale petite catin, voilà ce qu’elle était devenue, la candide Clarisse, une petite catin dissimulée et veule, perdue d’orgueil et assouvie, sous ses mines d’épouse docile, de bonne mère et de zélée pratiquante !

Parfois, quand les enfants avaient déjà quitté la table pour aller jouer et qu’il savait Ursule dans sa cuisine, broyant son café, Maurille, à la fin du repas, s’ingéniait à orienter la conversation vers des sujets scabreux. Malgré l’expérience qu’elle avait acquise, Clarisse avait conservé le don de rougir dès qu’on prononçait devant elle certains mots. Elle pouvait tout oser dans l’obscurité de sa couche et se prêter à toutes les fantaisies maritales. Mais la moindre allusion verbale l’empourprait. Oh ! cocasse accommodement d’une conscience dont le plaisir était doublé par le sentiment de sa propre et hypocrite perversion ! Mais quoi ! désarçonner Clarisse, le beau résultat ! Il ne réussissait qu’à attirer sur lui les reproches de sa mère, les regards hautains et méprisants de Caroline. Bah ! il valait mieux abandonner Clarisse à elle-même, laisser faire le temps qui pourrait amener des surprises. Elle ne serait peut-être pas toujours amoureuse de son mari. Qui sait si, un jour, elle ne se mettrait pas à regarder un autre homme ? Il aimerait être là pour assister à ça et pour favoriser l’aventure. Clarisse prenant un amant, Clarisse épouse adultère ! Ah ! qu’il serait réjouissant de la voir mentir, à l’heure du dîner, au retour d’un après-midi à Portville, soi-disant passé en essayages ! Elle mentait si bien déjà, avec un sens inné de l’invention spontanée ! Et puis, quelle revanche sur le gros François ! Quel sain retour des choses ! Lui qui avait voulu faire son pacha ! Il imaginait d’ici sa suffisance aveugle, sa béatitude abusée, pendant que Clarisse volubile, animée, avec ses yeux de fausse biche, mentirait, mentirait…

C’est alors qu’il pourrait s’offrir vraiment le luxe de désillusionner Caroline. Il lui ouvrirait lentement des perspectives inattendues. Il sèmerait le doute dans son esprit. Il la forcerait à s’inquiéter au sujet de sa sÅ“ur. Comme elle tomberait de haut, comme elle serait humiliée en dépit de ses façons de grande demoiselle ! Mais oserait-il forcer l’âme secrète de Caroline ? Il n’avait, en fait, jamais eu le courage de l’affronter. Elle lui en imposait. Malgré lui, il se tenait toujours à peu près convenablement devant elle. Et, à cause de cela, il la détestait davantage.

*

Midi rassemblait toute la famille Poujastruc autour de la table ronde de la salle à manger. Pendant l’été, la tribu se grossissait. Antoine profitait de la fermeture des tribunaux pour délaisser la ruelle de ses duchesses et pour venir se mettre au vert. Marie-Amélie et Jo Gibert, avec leur fils, rappliquaient. L’abbé lui-même passait toutes ses vacances au Mas. Caroline invitait pour un mois son ami, Olga Molinier. Enfin, Jacques, toujours suivi de sa femme, la grosse Félicienne, montait presque chaque jour du bourg avec son père.

Mais, en cette arrière-saison, le Mas, si bruyant l’été de rires et de conversations était beaucoup plus calme et ne reprenait un peu de vie que le dimanche, car Mme Poujastruc profitait alors de la présence de l’abbé pour inviter le doyen et ses deux vicaires à déjeuner ainsi que le prédicateur qu’on requérait quelquefois spécialement pour le sermon de la grand’messe. Et on alertait aussi, en même temps, les Ampuis.

Marie-Thérèse Poujastruc songeait justement ce matin-là aux invités qu’elle aurait le surlendemain et au repas qu’elle leur servirait. Elle aurait pu faire un gigot. Mais l’abbé n’aimait pas le mouton. Quoi donc, à la place ? Et puis, il n’y avait pas si longtemps qu’elle en avait fait un. C’était le jour où Jacques Ampuis avait regagné Paris pour l’ouverture de la session parlementaire. On ne reverrait pas le jeune député, maintenant, avant la Noël. Et, à ce propos, est-ce que Maurille n’allait pas encore vouloir s’en aller comme d’habitude dès l’entrée de l’hiver ? À l’entendre, l’atmosphère de Paris lui était indispensable. Bien sûr, c’était au Mas qu’il peignait. Mais c’était à Paris qu’il pouvait montrer sa peinture, voir des gens, intriguer. Il était bien évident que depuis quelques jours Maurille n’était plus le même. Mme Poujastruc connaissait bien ce visage fermé qu’avait son fils quand la vie au Mas commençait à lui peser. D’ici peu, elle s’y attendait, il annoncerait son départ. Il s’en irait donc, une fois de plus, irrésistiblement attiré par cette vie à la fois sordide et brillante qu’il s’était organisée dans la capitale. Il vivrait dans une chambre misérable de la rue du Dragon ou de la rue Bonaparte, mangerait dans des bouis-bouis les jours où il n’aurait pas réussi à être invité, crèverait de faim malgré tout, mènerait on ne sait quelle existence dont la double face, sorties dans le monde et bohème crapuleuse, entretenait en lui la certitude du génie de son destin.

Mme Poujastruc, comme la plupart des êtres sensibles, avait une personnalité mouvante. Cette personnalité pouvait être falote, elle n’en était pas moins mouvante dans ses limites. Il y avait donc des heures où elle méprisait Maurille et où elle se désolait. Mais il y en avait aussi où elle s’apitoyait maternellement sur son sort, sur sa laideur, sur la médiocrité de son talent. En dehors de Maurille, il y avait des heures où elle était tyrannique et tourmentée par de vilaines curiosités. Et il y avait des heures où elle se savait bonne. C’étaient ces heures-là qui avaient surtout impressionné son entourage et les étrangers. Oui, Marie-Thérèse Poujastruc était la bonté même. Tout le monde était d’accord là-dessus. C’était devenu une évidence. Elle en profitait machinalement. Et même, elle finissait par se persuader qu’elle n’était que cela.

Si Maurille partait bientôt, il lui reviendrait encore, à la fin du printemps prochain, maigre et épuisé, plus aigri et plus sarcastique que jamais. Elle essayerait donc de le retenir, cette fois encore. Pour son bien. Parce qu’elle était bonne ! Des larmes lui vinrent aux yeux. Ça l’attendrissait de se sentir si bonne. Et, comme Clarisse, tenant ses fillettes par la main, s’effaçait pour la laisser entrer la première dans la salle à manger où fumait le thourin à la tomate dans sa soupière, elle eut hâte de se prouver à soi-même sa bonté par un acte altruiste et au lieu de gronder sa fille qui s’était encore attardée plus que de raison à paresser dans son lit, elle lui dit qu’elle l’aiderait à faire sa chambre après le déjeuner. Elle aimait assez respirer l’odeur musquée des draps où son gendre avait dormi.

III

La Taverne Anglaise

Dès qu’il avait avalé sa dernière bouchée, Monsieur Hermès, pour mieux se dérober aux chicanes dans lesquelles ses parents auraient pu l’entraîner selon la manie qu’ils avaient de le sermonner ou de l’édifier, mettait son pardessus et sortait.

Chaque jour, en effet, à l’heure du café, il rejoignait la petite bande de ses amis à la Taverne Anglaise. Il pleuvait. C’était un de ces éternels crachins venus de la mer dont, au gré de Monsieur Hermès qui n’aimait pas la pluie, Portville était trop souvent accablé. Il releva son col et se faufila vivement le long des sombres façades. Bientôt, cependant, il sentit son front tout perlé et, relevant la tête, il vit le rideau de la pluie, ballotté par le vent, miroiter dans la clarté pâle des lampadaires. La nuit, les rues de Portville étaient plus moroses encore que le jour. Les habitants rentraient tôt chez eux et se barricadaient. Petites existences rampantes et suries ! Des cloportes ! Pourquoi s’entêtaient-ils à vivre ? Et comment trouvaient-ils encore du goût à leurs activités ? Du moins, là-bas, à la Taverne, il y aurait tout ce factice rassurant des gens entassés, du bruit, de la lumière et de la chaleur.

Il fit tourner la porte du tambour, resta une seconde ébloui, puis ses yeux s’accoutumèrent et, à travers la fumée et les groupes, il aperçut ceux qu’il cherchait, dans leur coin habituel, au fond de la salle. Les deux inévitables Légende étaient déjà là, Paolo, Roudoudou, Delphine Rollin, Olga Molinier, Louis Louis et son amie Simone, enfin une petite grue, Lulu, qui dansait depuis quinze jours au Corsaire et que Paolo avait embarquée en lui faisant ça à l’estomac.

Lulu, en fait, avait pour tous l’attrait de la nouveauté. Entre eux, ils n’avaient plus grand’chose à se dire. Lulu, au contraire, était une assurance contre l’ennui. Ils n’étaient pas routinés, encore, aux grâces de son jeune corps, à son visage un peu canaille, à son accent traînant du XIe, à ses façons délurées. Il fallait ainsi de temps en temps, une attraction supplémentaire à leurs divertissements quotidiens. Delphine, Olga et Simone la cuisinaient, s’amusaient de ses reparties et des avatars de son turbin. Elle est drôle ! Les garçons la lutinaient et s’évertuaient, avec une gouaille un peu laborieuse, à se mettre à l’unisson pour bien lui montrer qu’ils n’étaient pas des enfants de chÅ“ur, ravis qu’ils étaient de l’entendre s’esclaffer de leurs grimaces ou de leurs obscénités, renchérissant d’autant plus qu’ils découvraient en elle un public qui les appréciait à leur mesure.

Lulu était une gosse affriolante. Elle se donnait un peu plus de dix-huit ans, par peur d’être ramassée par le service des mœurs. Mais elle en avait à peine seize. Elle était blonde, naturellement blonde et, si peu qu’on aimât les lieux communs, on ne pouvait pas ne pas dire d’elle qu’elle était blonde comme les blés. Son visage était rond, presque poupin, ronds aussi ses yeux bleus, rondes ses joues au teint délicieusement rosé, ronde sa bouche et charnue, rond son cou, ronds ses bras, ronde sa poitrine. Elle était ronde de partout, des hanches comme des mollets. Et telle, à seize ans, c’était un agréable petit bout de femme à regarder et à tripoter. Mais ces rondeurs précoces laissaient prévoir combien elle deviendrait repoussante et vulgaire dès que l’envahissement de la graisse aurait raison de sa jeunesse et que sa fraîcheur se fanerait.

Si Lulu, présentement, était juteuse comme la chair d’une pêche fondante et tout à fait désirable, la cervelle qui était logée dans cette appétissante enveloppe n’était pas très consistante. Paolo disait toujours d’elle : C’est vraiment une bath petite môme, mais elle est un peu basse de plafond ! Néanmoins, Lulu, grâce au piquant de sa frimousse et à la perfection déjà accomplie de ses formes, avait vu si tôt accourir les hommes vers elle, qu’elle avait instinctivement compris le parti qu’elle pourrait tirer de ces avantages. À défaut de réflexion et de sensibilité, elle avait acquis une certaine rouerie qui l’aurait rendue dangereuse si, par bonheur, le développement de son ardente sensualité n’était venu apporter à son comportement dans la vie une part de sincérité qui, si elle l’exposait à certains séducteurs sans scrupules, l’empêchait, et l’empêcherait sans doute toujours de finir dans la peau d’une garce.

Moitié par attirance féminine, moitié par dépit de la constante froideur de Monsieur Hermès à son égard, Delphine Rollin s’était tout de suite montrée fort empressée auprès de l’accorte enfant. Tous les jours, elles sortaient mystérieusement faire leurs courses bras dessus bras dessous, se communiquaient des secrets de beauté, se rendaient visite de chambre à chambre et avaient, à l’insu des autres, des apartés passionnés.

C’est ainsi que Monsieur Hermès surprit Delphine et Lulu quand il s’approcha de la table autour de laquelle tous étaient assis. Il serra des mains, fit semblant de ne pas remarquer l’étrange regard que Delphine posait sur lui et de se laisser accaparer aussitôt par une controverse entre Jojo Légende et Paolo, lequel prétendait (malgré l’opinion contraire de l’autre) que Buddy était mieux à sa place dans l’équipe comme demi de mêlée que comme trois-quart centre. Il n’est pas assez vite. Il est vite sur dix mètres, ça suffit. Oui, mais il n’a pas de coup de pied. N’empêche qu’en défense, avec lui, tu peux toujours y aller. Un mur, un vrai mur ! Paolo haussa les épaules. Et Monsieur Hermès, tout en jetant un Å“il sur la belote à quatre que se disputaient Olga, Simone, Louis Louis et Léo Légende, prit parti pour lui. À son avis, ce n’était pas discutable. Buddy était plus précieux pour le Rugby Club comme demi. D’ailleurs, qui voulez-vous mettre à sa place ? Il n’y a personne ! Ce n’est tout de même pas Paolo, avec ses quatre-vingt-dix kilos ou toi, Roudoudou, qui te tords la cheville presque à chaque rencontre, qui allez le remplacer ! Paolo opina, puis, sans transition : Et toi, quand la fais-tu ta rentrée ? Monsieur Hermès fit la moue. Jojo, et Léo qui venait de prendre à cÅ“ur, mais qui suivait le débat d’une oreille, se récrièrent. La ligne d’avants manquait de dynamisme et de leader. Il fallait absolument que Monsieur Hermès rechaussât les souliers à crampons. Celui-ci se défendait mollement. Sans bien savoir pourquoi, il aurait souhaité que Delphine donnât son avis et insistât dans le même sens avec les autres. Mais elle continuait à papoter avec Lulu, en apparence à mille lieues. Mais non, il y a deux ans que je n’ai pas joué. C’est fini, pour moi. Et d’abord, je n’y vois plus assez. Le toubib, à Casa, m’a affirmé que je serais bientôt obligé de porter des lunettes. Bah ! comme avant, tu n’as pas besoin de tellement y voir. Mais je suis hors de forme, bon dieu ! Entraîne-toi, alors ! Ça ne me dit plus rien, vrai ! On dit ça… On dit ça… Je vous garantis que je n’ai plus ma place dans l’équipe.

Ce fut un beau vacarme. Tous parlaient à la fois. On avait interrompu la belote. Et Robert, le garçon, battant son tablier avec son plateau vide, essayait en pure perte de demander à Monsieur Hermès si c’était toujours un crème-tasse qu’il désirait. Oui, Robert, un crème bien chaud. Monsieur Hermès, animé, lancé, était flatté au fond de l’insistance marquée de ses copains. Dès qu’on le mettait sur le sujet sportif ou tauromachique, il devenait verveux. Lui qui, généralement, se piquait de juger sur l’instant même ce qu’il disait, prenait feu. Bien qu’il eût renoncé à être un joueur exceptionnel, le rugby restait un de ses dadas favoris. Et, pour lui comme pour ses camarades, les destinées du Rugby Club avaient souvent plus d’importance que la recherche d’une situation, que des succès d’examens et même que la conquête des femmes. Encore cette fièvre s’était-elle finalement un peu tassée. Les mauvais coups qu’ils avaient tous plus ou moins reçus et le sentiment qu’ils commençaient à avoir de la relativité de leurs aptitudes, les avaient refroidis. S’ils tenaient encore leur place dans l’équipe, c’était non seulement parce que celle-ci n’était pas parmi les plus fortes, mais parce que la camaraderie qui les unissait les incitait mutuellement à l’indulgence. Ils connaissaient fort bien leurs qualités et leurs défauts, de même que leurs possibilités. Allons, Monsieur Hermès ne finirait-il pas par se laisser fléchir ?

Mais, à son tour, voilà que Buddy Gard survenait, salué par de joyeux et fraternels quolibets auxquels il opposa un sourire cordial et bon, mais non sans finesse, qui tendait à refréner ces enthousiasmes un peu voyants. Buddy ne redoutait rien tant que d’être mis en vedette. Alors, ça va comme vous voulez, la coterie ? Et il s’assit en face de Delphine Rollin avec un air de tranquille contentement intérieur.

On ne pouvait pas dire que Buddy fût nabot, et cependant, au milieu de tous ces gaillards qui le dominaient de la tête, il paraissait un peu court. Delphine elle-même était d’une taille supérieure à la sienne. Olga, à qui Buddy ne déplaisait pas, et qui était boulotte, savait quels sentiments Buddy nourrissait pour Delphine et à quel point il était humilié de n’avoir pas dix centimètres de plus. Alors, bas du cul, tu t’annonces ? disait souvent Paolo pour le taquiner. Car ce qui accentuait encore sa petitesse, c’était la puissance extraordinairement développée de son torse. Il était de plus très poilu, si poilu que sa toison lui descendait le long des bras jusque sur les poignets et que, même frais rasé, ses joues restaient rugueuses et ombrées. Mais il y avait tant d’intelligence sur son visage, son regard était si franc, son sourire si attirant, qu’on oubliait tout de suite sa conformation et qu’on se laissait séduire par la chaleur de sa cordialité.

Dès que Buddy faisait son apparition au sein de la petite bande, Monsieur Hermès n’avait d’yeux que pour lui. Les autres n’existaient plus. Il était vraiment son ami. Il se suspendait à ses lèvres et écoutait tout ce qu’il disait avec le plus grand respect. Buddy ne lui rendait pas cette admiration. Ou, du moins, il s’arrangeait pour ne jamais satisfaire ce maladif besoin d’approbation qui dévorait Monsieur Hermès. Mais sans doute avait-il quand même beaucoup d’estime pour lui. Ils étaient liés depuis leur entrée au lycée. Cela remontait à dix ans. Ils avaient gravi tous les échelons ensemble. Ils avaient joué dans les mêmes équipes. Et si Monsieur Papa n’avait pas mis dans sa tête d’interrompre brutalement les études de son fils pour le précipiter dans les affaires, Monsieur Hermès aurait pu, aujourd’hui, être à l’école Aéronautique avec Buddy et Paolo ou faire son droit comme Roudoudou, Léo Légende ou Delphine, sa médecine comme Louis Louis ou Jojo, préparer une agrég de philo comme Olga ou une licence de math comme Cro-Magnon.

Au fait, savait-on quelque chose de nouveau sur cet animal de Cro-Magnon ? Oui, Roudoudou avait reçu une lettre dernièrement. Toujours en sana, à Cambo. Et, d’après ce qu’il écrivait, cela n’avait pas l’air brillant. Pauvre vieux ! S’il ne prenait pas sur lui de se soigner plus sérieusement, il finirait par y rester. Bah ! qu’est-ce que tu veux, c’est une perdition, pour lui, le sana. Tu le connais. Avec toutes les filles qui sont là-bas… les promiscuités de la vie en commun, l’absence de surveillance… Oui, je le vois d’ici, il doit s’en payer ! Après moi la fin du monde ! Ça sera toujours ça de pris ! Je les sais par cÅ“ur ses slogans ! Hein, toi, Louis Louis, le médicastre vertueux, tu crois qu’il peut encore s’en tirer ?

Maintenant la belote était terminée. Ce grand dadais de Léo flanquait de puissantes claques dans le dos du doux et paisible Loulou, le médicastre qui, n’en pouvant mais, ployait en silence sous l’avalanche. Qu’est-ce qu’on t’a mis, poussière ! On est imbattable avec Olga. Simone bougonnait. Avec la chance, c’est pas malin ! Et la science, alors, qu’est-ce que t’en fais, mignonnette ? Jojo s’ébroua. Si qu’on allait au cinéma ? Qui qu’en est ? Qu’est-ce qu’il y a à voir ? Loulou renseigna son monde avec une consciencieuse précision : au Métropole, tu as Éducation de Prince avec Pierre Batcheff et au Select Mon CÅ“ur au ralenti avec Philippe Hériat. Ah, Batcheff ! Oui, on a compris, beauté. Allez, magnons-nous, c’est déjà commencé. Simone se leva, tira des deux mains sur sa gaine. Décidément, elle ne la mettrait plus. Elle l’engonçait trop. Et puis Loulou préférait le porte-jarretelles. Loulou l’aida à enfiler son manteau. Robert, eh vieux, ça fait combien les quatre, là ? On se voit tout à l’heure, au Corsaire ? Sais pas, dit Buddy. Mais si, mais si, rétorqua Paolo. On va pas se pajoter comme ça un samedi soir ! Vous êtes pas dingues ?

Buddy et Monsieur Hermès profitèrent de leur départ pour s’installer l’un à côté de l’autre sur la banquette et pour parler sérieusement. Delphine, tout en papotant avec Olga et Lulu, les observait. Elle se sentait vaguement en colère contre elle-même. Pourquoi n’avait-elle pas accompagné les autres au Métropole ? Bien souvent, trop souvent, elle était ainsi indécise, partagée entre plusieurs invites. Le film la tentait, elle aussi. Elle avait espéré jusqu’au dernier moment, que Monsieur Hermès suivrait le mouvement déclenché par Jojo Légende. Alors, elle aurait suivi, elle aussi. Mais il n’avait pas bougé et avait même semblé impatient de s’isoler avec Buddy. Qu’avaient-ils donc tant à se dire ? Sans doute avaient-ils remis une fois de plus sur le tapis leurs histoires de revue. Depuis que Monsieur Hermès était revenu à Portville, ils n’avaient plus que cela en tête. Buddy écoutait attentivement son ami tout en se rongeant les ongles. Mais, en même temps, il songeait qu’il aurait dû proposer le ciné à Delphine, qu’il avait manqué le coche. Monsieur Hermès, pour rester avec lui, se serait sûrement joint à eux. Et ainsi, peut-être que Delphine… Bien sûr, cela aurait été mieux s’il avait pu être seul avec elle. Mais du moins même en sachant Monsieur Hermès assis de l’autre côté de Delphine, il aurait pu la sentir contre lui dans l’ombre et respirer le parfum de ses cheveux. Il ne réalisait pas que Delphine ne voulait plus se trouver avec lui dans l’obscurité d’une salle de cinéma ni qu’elle était excédée de ses avances, tantôt si gauchement déférentes et tantôt si bêtement hardies. Non, elle renoncerait plutôt à ce film que de ne pas le voir seule avec Monsieur Hermès. Encore une soirée perdue ! Elle se retourna vers Lulu qui se plaignait de la pingrerie du gérant du Corsaire. Cinq francs par bouchon, je ne sais pas si tu te rends compte ! Il ne s’ennuie pas, le tordu, m’est avis ! Eh, mais vise donc, ma poulette, il va être dix heures ! Faut que je me trotte. Tu radines, mon petit Paolo ? Ben, pourquoi pas ? Hi ! tout du chevalier servant, moi. Mais je te préviens, je reste pas. J’ai un poker. Je te rejoindrai vers minuit avec les autres. Olga Molinier allait rentrer se coucher. Elle était fatiguée. Elle, au moins, en voilà une bûcheuse ! Il est vrai qu’elle ne pouvait pas compter sur les hommes pour se tirer d’affaire. L’amour et moi, tu sais… disait-elle. Pourtant, elle faisait les yeux doux à Loulou. Était-ce sa belle petite gueule de blondinet qui lui plaisait ou sa façon d’être toujours tiré à quatre épingles ou la sécurité de son concubinage bourgeois ? Elle ne semblait pas jalouse de Simone, en vérité. Au fond, c’était de Buddy qu’Olga était amoureuse. Et cet amour, qu’elle savait sans espoir, l’aigrissait. C’était pour ça qu’elle jouait la comédie en marivaudant quelquefois avec Loulou. Quant à Roudoudou, il s’était enfoncé dans la lecture de L’Écho des Sports. Quel piqué ! Tout en lisant, il tirait des dents sur le coin de son mouchoir, comme un bébé. Delphine se sentit presque incommodée. Était-ce la chaleur ? Elle se voyait une fois de plus délaissée. Personne ne se souciait d’elle sinon ceux qui l’agaçaient, Buddy en tête. Il est vrai qu’elle avait toujours été si désagréable avec Léo, Jojo et Loulou, qu’ils se tenaient désormais sur leurs gardes. Paolo et Roudoudou avaient leurs dadas. Monsieur Hermès, lui… Je vais me trotter avec toi au Corsaire, ma petite Lulu. Buddy entendit et lui lança un regard de réprobation. Vous feriez mieux de faire comme Olga et d’aller vous coucher. Oh ! vous, fichez-moi la paix ! On ne vous a pas chargé de veiller sur ma vertu. Et comme elle secouait sa crinière rousse d’un air insolent, elle aperçut Lulu en conversation avec un vieux à lorgnons, tout rasé et tout ridé, grand mais voûté, laidement osseux avec ça et dont les pommettes étaient striées de canaux sanguins. C’était un habitué du Corsaire. Un cochon, affirmait Lulu. On le savait plus ou moins avocat, plus ou moins marié, plus ou moins père de famille, mais surtout coureur de filles faciles. Fumant trop, il toussait sans arrêt avec des quintes épouvantables, aussi l’appelait-on La Coqueluche. La Coqueluche, il finira en correctionnelle, tu verras, gloussa Paolo. Il les prend au berceau. Lulu s’était levée et, presque collée à lui, en pleine salle, l’écoutait d’une façon gaminement provocante. Elle affectait de rire bruyamment à tout ce qu’il lui disait. Et, tout en riant, elle se renversait en arrière, offrant au barbon le spectacle de sa bouche ouverte, de ses dents blanches et humides, de sa gorge gonflée. Buddy regarda le vieux. Tout en courtisant Lulu il fixait sur elle des mirettes injectées de bile et son sourire libidineux et crispé avait quelque chose de hagard. Buddy toqua du coude le coude de Monsieur Hermès. Beau spécimen d’obsédé sexuel, pas vrai ? Est-ce que tu crois qu’il a déjà couché avec la môme ? Sans répondre Buddy chercha des yeux Paolo. Paolo était affalé sur la banquette, une cigarette entre les doigts, l’air à la fois absent et goguenard. Que dissimulait donc son inquiétant faciès négroïde ? On ne savait jamais avec Paolo. Était-il complice ? Ou seulement amusé ?

Curieux garçon que Paolo ! Et pourtant Buddy (ni Monsieur Hermès) ne pouvait se défendre d’une sympathie profonde à son égard. Paolo était si folâtre et si gentil quand il voulait ! Il était le fils d’un fonctionnaire colonial et d’une noire de l’Oubangui. Le père avait ramené l’enfant à Portville et lui avait imposé une éducation bourgeoise. Mais son hérédité l’avait marqué. Il était taillé en hercule et possédait une force de gorille. Son visage aussi gardait des traces de la race de sa mère. Il avait des cheveux crépus qu’il essayait en vain de discipliner sous l’empois d’un cosmétique. Sa peau était olivâtre et il la poudrait pour en atténuer le luisant. Il portait toujours un poudrier sur lui et, à chaque instant, il allait se cacher dans les lavabos pour se faire un raccord. Ça lui donnait un genre tel qu’on le prenait pour ce qu’il n’était pas. Il s’en moquait d’ailleurs. Le tout, pour lui, était de n’être pas pris pour le fils d’une négresse. Hélas ! ses yeux globuleux, leur cornée trop blanche, ses lèvres violettes et lippues, son nez épaté, les méplats prononcés de son visage et jusqu’à une odeur ténue que dégageait son corps malgré un abondant emploi de parfums variés, trahissaient ses origines. Il ne le croyait pas, cependant. Il se figurait naïvement qu’il faisait illusion. Et ce, d’autant plus qu’il ne manquait pas de succès auprès des femmes. Celles-ci étaient attirées par ce qu’il y avait d’un peu bestial dans son apparence, par les prestiges de sa musculature, par sa virtuosité de danseur, par tout ce qu’il y avait aussi de souple, de félin et de cruel à la fois dans ses mouvements et dans sa voix. Mais peut-être étaient-elles encore plus troublées par son rire, un rire énorme qui lui venait des profondeurs de l’Afrique, un rire mystérieux, hystérique, inquiétant, au timbre tantôt doucement cuivré, tantôt intolérablement aigu.

Monsieur Hermès aimait Paolo pour son rire, pour la cocasserie de ses mimiques, pour la façon avec laquelle il savait rouler des prunelles, pour la moue parfois amère de ses lèvres, pour ses entrechats et déhanchements burlesques. Il ne se lassait pas d’admirer la vivacité de ses gestes tandis qu’il agitait ses mains, paumes roses en dehors, éructant avec sa langue épaisse et agile des bruits divers, hoquetant d’un air cynique et bon enfant. Mon ’ieux, tu t’rends compte, vise un peu ma galtouze ! L’existence semblait, pour lui, limitée aux possibilités qu’elle pouvait offrir de nocer. L’alcool et l’amour n’étaient pas pour lui des poncifs, mais des besoins impérieux. Il y subordonnait tout le reste et, certes, pour s’y consacrer tout entier, il ne lui fallait pas moins de la totalité de ses jours et de ses nuits. Que lui importait que Lulu couchât ou ne couchât pas avec La Coqueluche ? Elle avait besoin d’argent la luronne. Ce n’était certainement pas ce qu’elle gagnait au Corsaire qui lui permettait de payer sa chambre, son restaurant, ses fringues, ni moins encore de refiler du fric à Paolo, toujours à court. Ça ne gênait pas Paolo de se laisser entretenir. Ce n’était pas la première fois. Lulu et lui étaient bien faits pour s’entendre. Comme lui, elle aimait boire. Comme lui, elle aimait le jeu et les plaisirs du lit. Une seule chose la chagrinait, c’est que lorsque Paolo était ivre, il devenait sentimental et un peu bébête. Au fond d’elle-même, elle en était humiliée. Elle aurait préféré sincèrement qu’il fût brutal, qu’il la battît, qu’il lui fît mal. Par ce côté-là aussi, elle était bien femelle…

Sans en avoir l’air, Delphine Rollin avait suivi le regard que Monsieur Hermès avait lancé à Lulu, puis à Paolo. Qu’en pensait-il ? Elle fut crispée par la dure perspicacité de ce regard. Il était bien exact, en effet, que Monsieur Hermès semblait toujours fouiller la conscience des autres. Et ce qu’il y avait de plus étonnant dans l’acuité de son coup d’œil, c’est qu’elle contrastait avec tout ce qu’il y avait par ailleurs d’enfantin et de peu averti en lui. Delphine se sentait toujours vaguement en faute devant Monsieur Hermès. Oui, elle se sentait jugée. Un instant, une lueur mauvaise filtra sous ses longs cils. Elle songea qu’elle aurait voulu le voir engagé dans une aventure douteuse où il n’aurait pas été à son avantage. Ainsi aurait-elle pu jouir de son désarroi.

À dix heures, Delphine s’en alla avec Lulu et Paolo. Buddy Gard n’osa rien dire. Il aurait pu, lui aussi, finir sa soirée au Corsaire. Mais il ragerait d’y voir Delphine danser avec d’autres hommes. Il lui faudrait rester au bar, supporter le caquetage de tous les perroquets dont Paolo, sans vergogne, se gaussait. Delphine passerait de l’un à l’autre et, entre deux danses, assise sur un des hauts tabourets, elle exhiberait ses jambes avec cette inconscience feinte d’une jeune fille qui sait profiter de sa beauté. Il en voulait à Delphine d’être si évaporée. Du moins, imaginait-il qu’elle l’était. Après tout, Delphine était apparemment sage. Elle n’était officiellement la maîtresse de qui que ce soit. Personne ne pouvait se vanter d’avoir couché avec elle. Mais c’était vrai qu’elle laissait tous ces types être effrontément familiers avec elle. On la tutoyait. On pouvait la prendre comme on voulait par la taille. On lui tripotait les genoux sans qu’elle protestât. Et on ne se gênait pas pour la régaler d’histoires salées.

Delphine qui se voulait affranchie et moderne, laissait faire, refusant d’attacher la moindre importance à des gestes et à des paroles qui, selon elle, ne tiraient pas à conséquence. Elle ne se rendait pas compte que ces goujats de bonne famille la méprisaient tout en la flattant et, au fond, se conduisaient avec elle comme avec une vulgaire entraîneuse. Elle était sûre que sa beauté lui permettait tout. Elle savait, par exemple, qu’elle pouvait boire et chahuter des nuits entières sans que la sérénité de son visage en fût altérée. Elle trouvait tout naturel que les hommes payassent pour elle et gaspillassent même beaucoup d’argent en son honneur ou la trimballassent dans leurs voitures. Ça faisait partie, en somme, du jeu, du contrat.

Mais Buddy était malheureux, car, de son côté, il savait aussi à quel point les contacts sont commodes au hasard de ces sorties, de ces danses, de ces entassements nocturnes. Après le Corsaire, c’était classique, on finissait la nuit chez le Colonel où l’on soupait. Buddy pouvait se permettre ce genre de virée une fois de temps en temps et encore à condition de se serrer la ceinture pendant toute la semaine. Mais pas tous les soirs. Tandis que les fils à papa, eux, ne regardaient pas à la dépense. Pour Paolo c’était différent. Même s’il n’y avait pas de femmes, et à plus forte raison s’il y en avait, il se trouvait toujours quelqu’un pour l’inviter et qui réglait pour lui. En vrai gigolo, il se prêtait innocemment.

Au moment où Delphine avait suivi Lulu et Paolo, elle avait fait exprès de ne pas se retourner. Elle n’avait pas envie de supporter encore le regard trop insistant de Buddy, ni de laisser croire à Monsieur Hermès qu’elle regrettait de le quitter. Décidément il devenait par trop irrévérent. Non seulement il la négligeait, mais ne manquait pas une occasion de lui être désagréable. Il la rabrouait, se moquait de ce qu’elle disait, la tournait en ridicule. Si encore cette hargne avait pu ressembler à du dépit. Mais non, c’était, chez lui, comme une suprême marque de dédain. Et quand elle essayait de lui opposer un visage hostile et sévère, il éclatait d’un grand rire joyeux pour la fustiger davantage. Elle aurait voulu lui flanquer des coups de poing, le mordre, le gifler, lui dire aussi des paroles méchantes. Elle ne le pouvait pas. C’était plus fort qu’elle. Et tout ce qu’elle savait inventer contre lui, c’était de s’étourdir un peu plus avec les uns et les autres, de traîner toutes les nuits dans les boîtes, de flirter avec le premier venu, de boire et de fumer à outrance afin qu’il finît par comprendre qu’il devait porter la responsabilité de ses écarts. Mais, en définitive, si son manège semblait désespérer quelqu’un, c’était surtout Buddy.

Buddy souffrait. Et de cette souffrance même, Monsieur Hermès ne voulait pas s’apercevoir. Il jouissait simplement de l’atmosphère, calme à cette heure, du café que seule la sortie des spectacles remplirait à nouveau vers minuit. Il faisait tiède et bon sur la banquette. L’éclairage était gai. On avait une impression d’euphorie. Dehors, bien sûr, la nuit devait être froide, le crachin rébarbatif, les idées saumâtres. Les gens qui arrivaient de l’extérieur avaient le bout du nez humide et rouge et l’on voyait une buée légère sortir de leur bouche. Les hommes enlevaient leur pardessus en tapant du pied. Les femmes jaillissaient de leurs fourrures, la joue animée, soudain l’œil rieur. Il n’y avait plus de consommateurs aux tables voisines. Monsieur Hermès était isolé, dans ce coin, avec Buddy. De sa poche, il extirpa un calepin, ouvrit son stylo. Bon. Résumons-nous. J’ai d’abord deux articles de Carvalho sur les primitifs portugais. Oui, je sais, tu ne les trouves pas fameux. Le second, pourtant, a de la tenue, il me semble. Tu reconnais comme moi que le sujet a de l’intérêt. Ton machin sur le cinéma suédois est prêt ? Il me le faudrait lundi au plus tard, tu sais.

Buddy sourit. Ça lui paraissait toujours aussi stupéfiant que Monsieur Hermès se fût attaché si opiniâtrement à élaborer sa revue. Il avait d’abord cru à une lubie. Il ne l’avait d’ailleurs jamais encouragé ni découragé. Il s’était persuadé que ça lui passerait. Mais pas du tout ! Le projet n’avait fait que mûrir durant ces deux ans. Et maintenant la chose était sur pied, le titre arrêté, les collaborateurs choisis, l’imprimeur alerté. Pourtant, au fond de lui, Buddy ne conservait guère d’espoirs sur le succès de l’entreprise. Il doutait des capacités de son ami. Comment allait-il s’en tirer ? Sur quelle expérience allait-il s’appuyer ? Parbleu, quant à lui, l’aventure ne lui déplaisait pas. Il était sensible à la façon dont Monsieur Hermès se référait à son jugement. À dire vrai, cette revue serait un peu la sienne. Petit à petit, en toutes choses, format, fréquence, rubriques, il avait réussi à faire prévaloir son point de vue. Il était également assez satisfait de trouver là une occasion d’exprimer librement ses idées. Bref, subissant la contagion, il allait parfois jusqu’à partager l’enthousiasme et l’optimisme de son ami. Avec un nombre d’abonnés suffisant on couvrirait. La parution mensuelle laisserait le temps de souffler. Pas de frais de collaboration non plus à prévoir. Chacun apporterait bénévolement sa copie. Et puis, pour être juste, il fallait bien avouer que l’idée de Monsieur Hermès avait le mérite d’une certaine originalité. Tant de jeunes qui fondaient des revues littéraires pour la seule vanité de se voir imprimés noir sur blanc ! Tant de petites feuilles de chou qui n’avaient d’autre raison d’être ! Monsieur Hermès, au contraire, n’avait pas cédé à ce facile entraînement et ne s’était pas figuré non plus qu’il allait tout révolutionner. Il avait simplement voulu faire Å“uvre d’artisan et s’attacher d’une façon toute particulière aux questions de technique. Les procédés de création l’avaient toujours beaucoup plus attiré que la création elle-même. Sans doute devait-il pour une grande part cette propension à Buddy. C’est ainsi qu’il s’était dit que puisqu’il existait des bulletins corporatifs des médecins et des céramistes, des financiers et des horticulteurs, il serait bon qu’il en existât un aussi à l’usage des écrivains où l’on traiterait principalement des secrets du métier. On ne publierait point d’œuvres proprement dites dans Échafaudages, mais les divers états d’un poème, des commentaires confessionnels, des ébauches, des inédits, des repentirs, des laissés pour compte, des textes traitant du style, de la ponctuation, de la typographie, des genèses, des gloses critiques, des plaidoyers, des préfaces, des professions de foi ou des controverses. La revue serait en somme un lieu de recherches et d’analyses où chacun pourrait puiser pour son profit.

Restaient encore à débattre certains problèmes secondaires : couleur de la couverture, cadrage du titre, opportunité ou inopportunité des illustrations, choix des caractères ou ordonnance de la mise en pages. Mettrait-on le sommaire au début ou à la fin ? Demanderait-on à un plumitif célèbre de patronner la revue ? Si oui, on pourrait peut-être en glisser un mot à Olga Molinier. Une de ses amies de faculté était la propre nièce de Juan Triste. Buddy promit de s’entremettre.

Sans y prendre garde, Buddy Gard savourait avec délice le plaisir d’être si bien épaulé. Ce n’était certes pas Roudoudou ou Paolo ou aucun des autres qui auraient pu l’estimer à sa juste valeur. En Monsieur Hermès, en revanche, il avait finalement reconnu un disciple à la fois fidèle et docile qui suivait ses conseils, se nourrissait de ses connaissances et s’inclinait avec bonne grâce devant sa suzeraineté intellectuelle. Si Buddy bavardait parfois avec des universitaires, il lui arrivait d’être dominé au cours des échanges. Après tout, il n’était pas un spécialiste et on pouvait le coller sur Plotin ou sur Hegel. Avec Monsieur Hermès, il ne risquait rien de tel. Il était à peu près sûr de s’imposer à lui. Il s’était donc habitué à régner en maître sur l’esprit de son ami, à guider ses goûts et ses lectures ou même à régenter ses principes comme aurait pu faire un directeur de conscience. Tel était d’ailleurs son ascendant sur Monsieur Hermès qu’il pouvait se permettre (lui qui n’avait pour ainsi dire pas vécu) d’énoncer de belles sentences désabusées et péremptoires sur la famille, l’amour, le destin ou la mort sans s’étonner d’être écouté comme un oracle par un garçon qui avait pourtant déjà pas mal roulé sa bosse. Ce soir-là, d’Échafaudages à Juan Triste, de Juan Triste à la poésie surréaliste et du surréalisme à Monsieur Teste, la conversation avait insensiblement glissé. L’heure avait tourné.

Les deux amis décidèrent de faire un tour avant de se séparer. Mieux valait s’éclipser avant que les autres, en sortant du cinéma, ne vinssent les chercher pour les entraîner ailleurs. Ils réglèrent leurs consommations, endossèrent leurs pardessus et se retrouvèrent sur le trottoir. Il ne pleuvait plus, si la chaussée était grasse et luisante. Un épais brouillard, montant du fleuve en contre-bas au bout de la Convention, dessinait comme autant de nimbes autour des lampadaires. Ça pinçait davantage, maintenant. Les piétons aussi étaient si rares qu’on avait peine à croire que les tristes putains qui faisaient le guet en grelottant dans les rues adjacentes, pussent encore trouver preneur. Monsieur Hermès remarqua, en passant près de l’une d’elles, la couleur livide, un peu verdâtre, de ses joues, ses yeux trop grands où son imagination se plut à découvrir une expression à la fois canaille et implorante. Se sentant dévisagée, la fille pinça ses lèvres entre ses dents comme si elles avaient été gercées ou comme si elle avait jugé vain de lâcher une parole désobligeante. Ils franchirent la rue du Corsaire. L’enseigne lumineuse montrait, sur un fond noir, une tête de mort et deux fémurs entrecroisés éclairés en rose, au néon.

Buddy Gard et son compagnon descendirent vers le port. Buddy ne put s’empêcher de repenser à Delphine qui, en ce moment même, devait danser (aux bras de qui ?) ou rire stupidement en écoutant les propositions que son danseur lui glissait à l’oreille. Il imaginait qu’un soir (et pourquoi pas ce soir, justement ?) plus désarmée, plus vacante, elle écouterait ces fadaises d’une oreille moins distraite et s’abandonnerait. À l’idée qu’un crétin pouvait, à cette seconde même, l’enlacer, poser sa joue contre sa joue, lui murmurer des mots de désir et respirer l’odeur de ses cheveux pendant que lui, il était là, sur ce macadam gluant, à discourir des intermittences du cÅ“ur ou de l’esprit de méthode dans les recherches psychologiques, vrai, il se disait qu’il était à battre. Mais n’allait-il pas réagir ? Ne pouvait-il se secouer ? Delphine valait-elle qu’il se fît tant de mauvais sang à son sujet ? Paolo, avec toute sa rudesse, avait peut-être raison qui prétendait qu’elle n’était qu’une frotteuse, qu’une allumeuse de puceaux. Non, sincèrement, il ne le pensait pas. Et de s’être laissé ainsi aller à la juger si mal, il avait le cÅ“ur serré et aussi, cependant, le sentiment d’une délectation. C’était un peu comme si sa rancÅ“ur, à son encontre, l’avait vengé d’elle.

Où allaient-ils ? Qu’importait ! Ils allaient à l’aventure. Mais leurs pas les guidaient malgré eux selon un itinéraire familier. Ils suivraient immanquablement les quais jusqu’au long pont de pierre, puis, de là, remonteraient vers l’intérieur de la ville jusqu’à cette petite rue commerçante, et si bruyante durant le jour, près de l’université, où était située cette pension de famille si peu familiale qui comptait parmi ses pensionnaires non seulement Buddy mais Delphine elle-même, les deux Légende, Loulou et Simone ainsi que Paolo qui y hébergeait Lulu par commodité.

À mesure qu’ils se rapprochaient du fleuve, les pénétrait l’humidité qui s’élevait des eaux venues de la mer. Un taxi dérapa en virant vers les docks, mais le chauffeur accéléra et reprit le contrôle de sa machine. Dangereux, ce coin-là ! Monsieur Hermès eut le temps d’apercevoir à l’intérieur, sur la banquette, dans un éclair, le corps d’une femme blotti d’effroi contre celui plus sombre d’un homme.

Peut-être le coup de volant avait-il interrompu l’étreinte. Étrange métier que celui de véhiculer ces couples seulement préoccupés de leur extase et qui, dans son dos, se prenaient longuement la bouche. Ainsi, une fois, par maladresse et par la faute d’un cahot, il avait mordu la lèvre d’Alice Elvas. Elle avait un peu saigné et elle avait voulu qu’il suçât ce sang qu’elle perdait. Comme c’était loin, tout ça !

Le long du quai qui s’étendait en arc de cercle les deux amis cheminèrent. Tout en progressant, ils entraient puis sortaient des zones d’ombre et des zones de clarté suivant qu’ils étaient plus ou moins éloignés des cônes lumineux des lampadaires dont les feux ouatés soulignaient la molle courbe du fleuve. Là-bas, le pont, lui-même invisible dans la nuit, était joliment balisé par la double rangée de ses lampes à arc. De l’autre côté, dans leur dos, s’étendait la darse où s’ancraient les steamers. Des tramways surgissaient de temps en temps du brouillard avec leur œil de cyclope dans un grincement pénible qui, allant bientôt se perdant, se muait en note nostalgique. Au pied des maisons aux architectures sournoises, des bars et des bars. Derrière leurs devantures aux verres dépolis, on devinait une lumière crue, des ombres, une atmosphère enfumée. Parfois, quand la porte s’entre-bâillait, c’était pour vomir un couple tout de suite saisi par la nuit et comme indécis d’abord ou un groupe de marins au verbe guttural, comme obsédés par une possible idée de rixe et l’on entendait alors, emportés par le vent, des airs de bastringue qui détonaient. Ensuite c’était une nouvelle plongée dans l’obscurité, un silence fragile et cotonneux auquel instinctivement la pensée s’accrochait et que troublait soudain le mugissement lancinant d’une sirène.

Buddy, qui n’avait jamais pris la mer, était particulièrement perméable à ces impressions nocturnes. Elles lui procuraient une sorte d’exaltation romantique qui déliait sa langue et le lançait dans de loquaces exposés où il défaisait et refaisait le monde. Ces promenades avaient un effet inverse sur Monsieur Hermès. Elles le pétrifiaient plutôt, lui donnaient l’envie de se replier sur soi-même. Et, crispant ses mains dans ses poches, serrant contre lui les pans de son vêtement pour mieux se protéger des contacts extérieurs, il préférait écouter son ami, laissant les mots pénétrer à leur guise dans son cerveau. C’était comme si tous ces mots s’étaient transformés en autant de bulles et avaient fait pétiller ses propres pensées. Ce qui le frappait surtout au cours de ces déambulations, c’était l’aspect clandestin de toutes choses, de la pulsation des êtres et de celle, plus confuse, des objets. Il lui semblait qu’il n’y avait autour de lui qu’une immense attente. Il imaginait ces familles ou ces solitaires qui dormaient à cette heure tardive dans les étages de ces hautes bâtisses usées. Il songeait aux gens qui remplissaient ces bars, fuyant le néant du sommeil et qui, pourtant, lui paraissaient aussi anéantis que ceux qui gisaient dans leur lit au dessus de leurs têtes. On n’avait que ce mot à la bouche : la vie ! Mais tout n’était que stagnation. Oui, il y avait quelque chose de stagnant, de péniblement diminué dans ce décor comme dans ces personnages. Refaire ou défaire le monde, certes, ce pouvait être le signe, en soi, d’une franche vitalité. Transformer la condition humaine, s’en remettre à tels ou tels axiomes philosophiques du soin de diriger son existence, chercher une solution honorable aux conflits sociaux, à l’inégalité, à l’ennui, à la misère, à la vulgarité, à la méchanceté, mais surtout à ce tourment qui faisait de chacun un étranger pour ses semblables, sans doute ! Mais n’était-il pas plus urgent d’ordonner en soi une précise et rigoureuse conception de la vie sur quoi bâtir ensuite tout le reste ? Or, c’était là que les pistes se brouillaient. Trop de possibilités, trop de portes ouvertes. On s’y perdait. On n’arrivait pas à rassembler les mille suggestions simultanées de l’esprit. Les lectures ou même des confessions comme celle-ci ne faisaient que démontrer davantage la vanité d’un quelconque système cohérent. Peut-être étaient-ils heureux, apaisés, ceux qui, une fois pour toutes, reposaient leur tête sur le mol oreiller d’une certitude. Bien sûr, avoir une idée déterminée de la vie, de la raison de vivre et des fins à poursuivre, cela devait être bougrement rassurant. Il n’y avait plus alors qu’à aller de l’avant en toute tranquillité. Subordonner ses actes à une foi religieuse ou laïque, ne plus jamais mettre en question les conséquences issues de l’instinct vital : la procréation, le mariage, la famille, la nécessité du travail, le respect des lois… Pour sa part, Monsieur Hermès n’y parvenait pas. Ce qui était institué ne lui semblait pas forcément valable. Il sentait en lui d’autres poussées. Il savait que les gens lui tiendraient rigueur de les avoir et le bafoueraient ou même le châtieraient s’il s’aventurait un jour à les satisfaire. Possédaient-ils donc la vérité, tous ceux-là ? Dans ce cas, pourquoi n’aurait-il pas aussi possédé la sienne ? Cette hostilité quasiment universelle lui était pénible. N’était-il donc pas licite qu’il se raccrochât à ceux qui lui montraient qu’ils n’avaient, pas plus que lui, une vision conformiste du comportement ? C’était ce genre d’affinités qui créait l’amitié et qui la rendait plus rare peut-être, mais aussi plus exclusive et plus exigeante. Buddy n’avait-il pas maintes fois confessé une inquiétude identique ? Comme il était doux de ne plus se sentir muré dans sa solitude ! Comme cela était grisant aussi de savoir qu’on était peut-être un cas, mais pas un cas unique, et que d’autres pouvaient vous comprendre !

Buddy Gard et Monsieur Hermès s’accoudèrent au parapet du pont et respirèrent l’odeur vaseuse du fleuve. À leurs pieds, l’eau roulait. Personne à cette heure sur les berges du quai. Les morutiers, embossés en plein courant, semblaient dormir eux aussi, abandonnés. Les deux amis se turent, emportés par leur songerie. Qui leur eût révélé que celle-ci avait pour unique objet Delphine Rollin les eût bien surpris. Mais ni l’un ni l’autre ne prononça le nom de la jeune fille. Et quand ils repartirent, ils parlèrent d’autre chose.

IV

Présentation de Marie-Amélie

Les Gibert habitaient, rue Fénelon à Portville, un appartement spacieux mais sombre. Du long balcon de leur premier étage, ils pouvaient apercevoir le fleuve et cette partie du port où s’ancraient de préférence les voiliers. Jo Gibert et sa femme s’y étaient installés aussitôt après leur mariage. Il y avait déjà longtemps de cela ! Si pétulante que fût encore Marie-Amélie qui venait d’avoir vingt-cinq ans, il lui semblait parfois qu’elle était vieille et qu’elle n’avait plus rien à attendre du destin sinon une suite monotone de jours besogneux et de soucis. Un mari, un fils, un foyer… Elle était casée. Le sort en était jeté. Et il n’y avait plus qu’à se laisser porter par le courant. Il était bien rare, en effet, qu’elle imaginât qu’il pourrait encore survenir quelque chose qui troublerait et rénoverait son existence. Quelle folie elle avait faite de s’amouracher de Jo ! Alors, elle n’était qu’une gamine. Elle ne connaissait rien de ses sentiments véritables et ses aspirations étaient vagues. À seize ans, quelle expérience peut-on posséder quand on n’est jamais sortie de sa province, de sa famille et de son milieu, quand on a été seulement requise par de pieuses obligations, quand on n’a eu que des distractions innocentes ?

Marie-Amélie songeait à ce passé, ce matin-là, dans sa chambre qu’elle rangeait, pendant que sa petite bonne landaise, Antoinette, après avoir conduit son fils Jean-Claude au lycée, avait été faire le marché. Jo aussi était parti pour sa banque où il était sous-chef de service. Elle était seule. C’était le meilleur moment de la journée. Personne pour déranger le cours de ses rêveries. Elle s’approcha de sa coiffeuse, redressa une mèche de ses cheveux blonds (la fille aux cheveux de lin, comme l’appelait son frère Juan) et sourit à son image. Oh ! bienheureuse sensation de la solitude ! Quelle quiétude en elle, durant ces instants toujours trop courts ! Oui, elle était jolie et jolie non sans coquetterie. Elle était de ces êtres qui ont besoin d’une constante approbation et ne peuvent être heureux s’ils n’ont l’assurance de plaire.

Mais à qui, plaire ? Et pour qui, être jolie ? La vie conjugale était sans surprises et sans reliefs. S’occuper de son intérieur, recevoir des visites, veiller à l’ordonnance des menus, diriger les études de Jean-Claude, ce garçon de huit ans, si distrait, si secret, si ombrageux, lire un nouveau roman, tricoter un chandail, recopier une recette de cuisine sur le gros cahier que lui avait légué sa grand’mère, passer chez sa couturière, entendre Jo lui en raconter de bien bonnes au déjeuner et au dîner, se risquer de temps en temps au concert ou au théâtre, chaque samedi acheter des fleurs, chaque dimanche assister à la messe, chaque lundi compter le linge pour la blanchisseuse, chaque mardi… Ainsi, toujours, mois après mois, année après année. Et Jean-Claude aurait neuf ans, dix ans, quinze ans… D’autres problèmes se poseraient. Comme il était grand, déjà ! Comme il faisait son petit homme ! Et quelle cruauté inconsciente dans sa vitalité ! Parlait-il de Caroline ou de Félix Ampuis, c’était pour les traiter d’ancêtres. Il était si étroit, il se comblait si vite le fossé qui séparait, pour elle, la femme de la maman ! Aurait-elle le courage de renoncer si tôt à la femme qui était en elle et de n’être qu’une mère ? Saurait-elle vieillir ? Accepterait-elle d’être rejetée dans le clan des personnes respectables par l’intrusion chaque jour plus envahissante de Jean-Claude dans ses pensées ? Les mères sont faites pour être dévorées par leurs enfants. L’enfant, en poussant, vous pousse aussi vers la tombe. À mesure qu’il prend de l’âge, c’est comme s’il vous reprochait la jeunesse qui vous reste. En viendrait-elle à lui donner moins qu’il n’avait devant les gens, à falsifier sa date de naissance ? Non, elle se refuserait à l’humilier. Ou bien, au contraire, s’habillerait-elle en noir, cesserait-elle de se farder pour mieux signer son abdication ? Quoi, si tôt ? Ces neuf années lui avaient si peu apporté. N’y avait-il donc plus rien d’autre à espérer ? Et toute lutte était-elle vaine, désormais ? Pourtant, elle chérissait son fils. Faute d’autres dérivatifs sans doute, il était devenu sa raison d’être. Elle était fière de Jean-Claude. Elle s’acharnait à nourrir cette fierté. Jean-Claude et Juan, voilà les deux êtres auxquels elle se vouait corps et âme. Il lui semblait qu’ils la prolongeaient à eux deux. Jean-Claude, parce qu’il était sa chair et qu’elle voulait voir en lui les signes de ce qu’il y avait de meilleur en elle. Juan, parce qu’il symbolisait à ses yeux tout ce qu’elle ne serait jamais, parce qu’il avait une vie brillante et adulée, parce qu’elle enviait son indépendance, ses aventures mondaines et ses relations, parce que rejaillissait aussi un peu sur elle l’éclat de sa célébrité. Elle conservait avec une ferveur touchante ses photos et ses lettres, collectionnait les coupures de presse où l’on parlait de lui, savait par cÅ“ur la plupart de ses vers et se réjouissait à l’idée qu’il serait un jour de l’Académie.

Sa maison était maintenant en ordre. Elle allait pouvoir s’attarder à sa toilette et choisir une robe. Comme tous les jours… Elle soupira. Une jolie robe… Pourquoi, une jolie robe ? Et pour qui ? Jo faisait-il attention à elle ? Oh ! sans doute, durant les premiers mois, cela avait été le fol amour. Ou, du moins, dans son idée à elle, cela avait pu y ressembler. Elle avait été émerveillée et un peu étourdie par le monde charnel qu’elle croyait découvrir. Puis, dès qu’elle avait été enceinte, cela avait été fini. Jo semblait n’avoir attendu que cette occasion pour s’écarter d’elle et se livrer à d’autres tentations, d’ailleurs mystérieuses. Après la naissance de Jean-Claude, en toute bonne foi, plus sexy qu’elle n’avait jamais été, la maternité ayant ajouté à sa grâce un peu sauvage une meurtrissure délicate, elle avait tenté de reprendre son mari, de le séduire avec des armes nouvelles. Mais on aurait dit qu’il n’avait d’autre dessein que de la fuir en la dédaignant plus cyniquement ou que de l’humilier par la soudaineté fugace de ses désirs. Ainsi, il l’avait tour à tour négligée ou violentée. Mais, autant elle souffrait de le voir souvent si détaché d’elle et si froid, autant elle s’en voulait de céder certains soirs à cette frénésie sans tendresse qui la laissait ensuite pantelante et déçue. Quel regard de fou avait Jo à ces moments-là ! Quelles idées lui passaient donc par la tête ? Elle n’avait jamais osé parler de ces choses à son confesseur, de ces paroles crapuleuses que Jo lui soufflait au visage, de ces caresses, de ces postures qu’il réclamait d’elle. Peut-être qu’avec un autre homme tout cela lui aurait paru exaltant. Peut-être qu’elle aurait pu aller alors au-devant de ses exigences. Mais c’était avec dégoût qu’elle sortait des sabbats que Jo lui imposait. Avec dégoût, oui et sans être le moins du monde rassasiée. Quand elle se retrouvait devant son fils, elle avait l’impression que celui-ci lisait à nu dans ses yeux ce qu’elle venait de faire. Et elle dévorait Jean-Claude de baisers, comme si elle avait voulu mieux effacer ainsi le souvenir de son récent abandon. C’était donc cela le mariage ? C’était donc seulement cela ? Sa nièce, Clarisse (avec ce mélange de pudeur et d’impudeur qui était chez elle l’effet d’une maladroite défense) lui avait chuchoté des confidences dont l’incongruité même aurait dû lui prouver que son cas n’était pas isolé et qu’elle se bornait à subir au fond ce que tant de femmes subissaient ou recherchaient. Mais Marie-Amélie n’en était que plus rebutée. Non, elle ne désirait pas, pour elle, cet état de veule complaisance dans lequel Clarisse se précipitait toujours plus. Elle n’en voulait à aucun prix. Et pourtant, seule sa volonté était ainsi en alerte contre le désir. Sa chair était plus faible. Lui faudrait-il finalement en venir à s’avouer que ses sens ne renâclaient pas, bien au contraire, devant les jeux de l’alcôve, comme si l’horreur même de ces dépravations forcées avait exercé sur elle une perfide fascination ? L’idée d’appartenir à un autre homme ou d’accorder à un étranger ce qu’elle accordait tacitement à son mari, l’idée même d’être régénérée par le souffle brûlant de quelque nouvel amour ne l’effleurait pas. Mais, si bizarre que cela pût paraître, elle n’imaginait pas non plus de se refuser à Jo. Elle se sentait à la fois misérable et confuse, heureuse et coupable. Et toujours cette lancinante obsession contre laquelle elle butait : n’y aurait-il plus rien d’autre ? Le futur ne lui apporterait-il pas le réconfort d’une révélation ? Mais quoi ? Le monde est un étroit enclos… L’horizon était gris et voilé comme ce pâle matin de janvier brouillé par la pluie. Elle entendait les gouttières sur la pierre verdâtre du balcon. Par quel miracle, du fond de sa torpeur, avait-elle encore assez de ressort pour donner libre cours aux amusants simulacres d’une coquetterie accomplie ?

Marie-Amélie entra dans le cabinet de toilette, fit couler l’eau tiède de son bain. Antoinette avait la clé. Elle n’aurait pas à se déranger. Elle se mit nue, se lava minutieusement, par routine, avec un soin quasiment professionnel. Quand elle fut sèche, elle s’approcha de sa psyché, se contempla un moment avec fierté. Elle avait de tout petits seins d’adolescente. Quand Jo la surprenait en tenue légère, il y portait tout de suite les mains et les soupesait en ricanant. Vrai, on ne dirait jamais que tu as eu un gosse ! Tu as encore une gorge d’écolière. Marie-Amélie était à la fois flattée et agacée par le compliment et elle refermait brusquement sa chemisette. L’hommage aurait pu être plaisant en soi, mais pourquoi Jo ne pouvait-il lui parler avec un peu plus de délicatesse, la toucher d’une façon un peu moins bestiale ? Et, pourtant, de telles privautés ne lui avaient pas toujours déplu. Était-elle devenue si prude ? Ou l’amour, en cessant de l’aveugler, l’avait-il en même temps désenchantée ? Elle prit sa ceinture, la fixa autour de ses flancs qui étaient minces et musclés. Elle enfila sa culotte, ajusta son soutien-gorge. Je me demande pourquoi je m’entête à en mettre un. Ils tiennent tout seuls. En le conservant, songeait-elle donc que Jo tempêtait chaque fois qu’il cherchait à le défaire, énervant ses doigts sur l’élastique de la boutonnière ? Puis elle s’assit. Il lui fallait maintenant enfiler ses bas. Son front se plissa. Elle devint plus attentive, plus précautionneuse, sa main se fit plus flexible, plus enveloppante. Une maille était si vite partie ! C’était un luxe auquel elle tenait. Avoir toujours des bas très fins et très bien tirés. On n’avait pas tort de dire qu’elle avait des jambes parfaites. Elle banda son mollet, le fit valoir dans sa cambrure la plus favorable. Oui, sans conteste, c’était ce qu’elle avait de mieux. Non pas des jambes honteuses d’elles-mêmes, non pas les jambes un peu cagneuses de Caroline, ni fléchissantes de Clarisse, mais des jambes superbes, piaffantes et spirituelles, longues et déliées, douces au toucher comme à la vue et dont elle jouait comme d’un instrument de séduction. Elle tendit sur sa cuisse bombée la soie fragile. D’un habile mouvement du poignet elle fit tourner la tige pour la replacer dans sa forme et pour que la couture montât bien droit dans l’axe du jarret. Puis, sur sa cuisse, elle attacha le bas à la jarretelle et répéta quatre fois cette opération. Alors, elle se remit debout, fit jouer son ventre et ses hanches pour mieux sentir contre sa chair le souple contact de sa gaine et se dandina quelques instants sur ses hautes mules. Là ! elle était soutenue, ses organes étaient bien en place. Elle se savait aussi à son avantage en parure galante. Quand elle ne prévoyait aucune sortie, aucune visite, elle restait ainsi toute la journée sous un kimono bien serré à la taille. Presque à regret elle passa une combinaison assortie à sa culotte, puis une petite robe ouverte qu’elle agrafa en chantonnant. Voilà, elle était prête.

Si elle brossait un peu ses ongles, cependant ? Une pensée lui vint comme elle saisissait le polissoir. Elle retourna dans sa chambre. Sur la table traînait encore la lettre de Caroline. Caroline se déclarait complètement remise. Et, l’inaction à Poujastruc lui paraissant pesante, elle disait qu’elle avait décidé sa mère à lui laisser reprendre ses études. Caroline, de son côté, avait promis de travailler piane-piane, sans se fatiguer, et, peut-être même ne se présenterait-elle à aucun concours. Elle demandait donc à sa tante Marie-Amélie si elle pourrait réoccuper, comme les années précédentes, sa petite turne de la rue Fénelon. Elle viendrait d’abord quelques jours à Portville pour ses inscriptions. Elle renouerait avec ses compagnes de faculté et demanderait conseil à ses anciens professeurs. Ainsi serait-elle à pied d’œuvre dès le début du deuxième trimestre. Elle arriverait le lendemain matin. Surtout, qu’on ne vienne pas la chercher à la gare. Elle ne voulait déranger personne et, d’ailleurs, elle connaissait le chemin. Vers le 20 décembre, elle repartirait pour Poujastruc avec les Gibert. Ainsi toute la famille serait réunie au Mas au moment des fêtes de Noël. Enfin, Caroline priait Marie-Amélie de prévenir son amie Olga Molinier de sa venue et de lui préciser qu’elle l’attendrait chez sa tante dans l’après-midi. Marie-Amélie avait reçu cette lettre la veille et avait déjà remis en ordre la chambre qu’elle réservait à sa nièce. Tout à l’heure, avant le déjeuner, elle irait, comme convenu, prévenir Mlle Molinier. Toutefois, ces soins étaient trompeurs. Marie-Amélie ne sympathisait pas outre mesure avec Caroline. Comme la plupart des membres de la tribu, elle souffrait, devant sa nièce, d’un certain complexe d’infériorité. Oh ! elle ne lui en montrait jamais rien. Comme elles étaient presque du même âge, elle l’appelait toujours sa petite sÅ“ur chérie et lui témoignait beaucoup d’affection, mais le cÅ“ur n’y était pas. Marie-Amélie livrait d’autant moins son jeu qu’elle savait Caroline incapable d’un vilain sentiment. Caroline était tout amour et dotait les êtres qui l’entouraient de toutes les vertus possibles, les jugeant tous bons et bien intentionnés par principe. Pourquoi donc, chez Marie-Amélie, ce sentiment obscur et tenace de gêne vis-à-vis de la jeune fille ? Peut-être justement parce que cette pureté l’irritait. Marie-Amélie avait notamment une façon de lui dire : Oh ! toi, bien sûr, tu es une petite sainte ! qui, sous le couvert du compliment, dissimulait une sorte de dépit jaloux. Au fond d’elle-même, elle s’insurgeait contre ces définitions toutes faites. De même qu’il y avait la faible et inconséquente Marie-Thérèse, la molle et sournoise Clarisse, la jolie et tendre Marie-Amélie, il y avait, il y aurait toujours, quoi qu’on fît ou quoi qu’il advînt, la parfaite et mystérieuse Caroline. Ce n’était pas que Marie-Amélie lui contestât le moins du monde sa perfection. D’ailleurs, celle-ci n’était que trop évidente. Mais c’était cette évidence même qui avait quelque chose de choquant. Caroline semblait avoir jusqu’ici traversé la vie comme revêtue d’une cuirasse. Elle donnait l’impression d’être tout à fait inaltérable. L’ambiance souvent grossière et un peu trop cascadeuse de l’université n’avait pas paru la marquer. Marie-Amélie, pour son compte, se souvenait qu’elle avait été elle aussi une oie blanche, une jeune vierge farouchement réservée. Mais les avatars du mariage et de la maternité avaient tempéré son idéalisme et développé son sens des réalités. Comment, par exemple, oserait-elle jamais avouer à Caroline la moitié des pensées qui l’assaillaient parfois ? Elle aurait eu le sentiment d’être sacrilège et de profaner une âme virginale. Mais comment Caroline pourrait-elle un jour choisir un mari ? Il y avait dans l’intimité d’un couple des contingences auxquelles elle ne se plierait jamais. C’était vexant, à la fin, d’avoir l’air d’être constamment soumis à l’examen de cette délicate créature apparemment sans défauts qui vivait à bon compte dans l’absolu et qui jugeait avec commisération les convoitises et les passions des autres. Quand elles assistaient ensemble à un office, Marie-Amélie observait d’un Å“il froid la ferveur avec laquelle Caroline se plongeait dans ses prières. Dieu était vraiment tout près d’elle, vraiment présent en elle. Tandis qu’elle, Marie-Amélie, se laissait si souvent troubler par des images frivoles, si souvent distraire par le grincement d’un prie-Dieu, par l’arrivée d’une retardataire, par le bruit des pièces dans l’aumônière, par la liturgie même, le chant des organistes ou le passage important du bedeau ! Elle s’approcha de la fenêtre. En bas, sur les trottoirs, les passants affairés pataugeaient dans la boue. On n’apercevait d’eux que les cloches noires de leurs parapluies. Il pleuvait. Il pleuvait si souvent à Portville ! Marie-Amélie réfléchit qu’elle allait encore crotter ses bas. Enfin, elle essaierait de faire attention en sautant d’un pied agile de pavé en pavé. Probable que sa démarche devait être prometteuse, car c’était fou ce qu’elle pouvait être suivie ! Et mon dieu, même quand un inconnu allait jusqu’à l’accoster et qu’il lui fallait l’éconduire d’un mot sec, elle n’était pas sans éprouver un certain contentement. Curieux qu’il y eût des hommes qui pensassent à cela au point d’y consacrer tout leur temps ! N’avaient-ils donc pas d’occupations ? Il fallait croire que leur méthode était bénéfique puisqu’ils n’y renonçaient pas et n’en cherchaient jamais d’autre, qu’ils fussent jeunes ou âgés. Il y avait donc des femmes qui se laissaient tenter. Après tout, on ne savait pas au juste ce qui pouvait vous retenir parfois. Et pas malaisé d’imaginer non plus que d’autres femmes, à votre place, répondissent à de telles avances. La fidélité était une affaire de tentation si elle était aussi une affaire de résistance à la tentation. Quel était le meilleur ? Vaincre cette tentation ou y céder ? Elle n’avait jamais cédé encore. Cela devait pourtant être tout simple de céder. Il n’y aurait qu’à laisser pérorer l’inconnu, l’écouter d’un air distant, un peu moqueur, un peu sceptique. Un sourire, un regard servirait de réponse. Pas d’initiatives à prendre. Se laisser flatter, embarquer… Ensuite, bien sûr, il devait y avoir ces terribles réalités que Caroline appréhendait si violemment… Eh bien, mais étaient-elles si terribles en somme ? Ça devait surtout dépendre de l’homme. Ce qu’il pleuvait ! En soi, elle ne trouvait rien à redire à la pluie si ce n’est qu’elle tachait ses bas. Quand elle était fillette et qu’elle voyait descendre les lourds nuages de la montagne sur le Mas, elle sortait tête nue dans les chemins des champs et offrait son visage de chatte blonde aux grosses gouttes d’eau de l’orage ou aux petites gouttelettes piquantes de l’averse. Maintenant elle prenait trop soin des ondulations de sa coiffure et de son maquillage pour s’exposer ainsi. Mais la pluie, même à Portville, avait ses sortilèges. En effet, le moindre gel confinait les gens chez eux mais, dès qu’il pleuvait, ils grouillaient dans les rues comme s’ils avaient eu plaisir à s’éclabousser mutuellement et à se faire tremper.

Mais voyons un peu. Où s’attardait donc Antoinette ? Elle griffonna un mot au crayon à son intention. Ne poivrez pas trop votre court-bouillon. Si elle n’y veillait, Jo grognerait une fois encore. Tout à l’heure, au retour, elle ramènerait Jean-Claude du lycée. Chaque jour, elle craignait qu’il ne se fît écraser, tellement il était dans la lune. Elle n’avait encore jamais rendu visite à Olga Molinier. Elle aurait pu lui téléphoner à sa pension de famille ou lui envoyer un pneu. Mais elle était un peu poussée par la curiosité. Ce n’était pas tant Olga qui l’intriguait que tous ces garçons et filles qui logeaient avec elle et qui devaient mener une vie si… enfin une vie dont elle n’avait pas idée… Que penserait Jo s’il savait qu’elle était attirée parfois par tout ce qui peut ressembler à la débauche, lui qui semblait si bien enfoncé dans ses petites routines quotidiennes ?

*

Selon les indications qu’on lui avait données en bas, Marie-Amélie monta seule au deuxième et, sur le palier, repéra aisément la chambre qu’occupait la jeune étudiante. Comme elle allait y toquer, la porte s’ouvrit et un escogriffe sortit en coup de vent. Alors, entendu, ma petite Olga, nous vous attendrons chez moi. À tout à l’heure. Marie-Amélie Gibert s’effaça et rougit légèrement parce qu’on la dévisageait. Bien sûr, on n’est pas habitué à voir ma figure ici. Elle fut frappée par l’intensité de ce regard qui s’était un instant attaché à elle. Il y avait, en ce regard, quelque chose de fascinant et de fiévreux à la fois. Elle réalisa qu’elle n’était pas prête de sitôt à l’oublier. Dans sa confusion, elle fut sur le point de demander si Olga était bien chez elle. Mais cela aurait été une question stupide. Pourquoi avait-elle eu ce réflexe ? Besoin irréfléchi de retenir une seconde de plus ce garçon, d’entendre le son de sa voix, de le détailler mieux ? Et pourquoi, d’autre part, y avait-elle résisté ? Déjà il avait disparu dans l’escalier ayant esquissé un vague salut. Mais l’avait-il vraiment saluée ?

Devant la porte close, Marie-Amélie toussa. Oui ! lui répondit-on de l’intérieur. Elle tourna franchement la poignée et entra. Olga Molinier avait encore son manteau. Bonjour Madame. Comment allez-vous ? C’était une chance ! Il y avait à peine dix minutes qu’elle était rentrée. C’est vrai, Marie-Amélie n’avait pas réfléchi qu’Olga allait chaque matin à la faculté. Oui, les cours ont fini plus tôt. C’est ce qui vous explique. Mais asseyez-vous donc. La chambre était dans un grand désordre. Sa locataire cependant ne semblait pas s’en émouvoir. Marie-Amélie exposa l’objet de sa visite. Non, pas possible, Caroline allait revenir ? La rosse, elle ne lui avait pas écrit depuis au moins un mois ! Demain, chez vous ? Bien sûr ! Ah, mais, elle y pensait soudain, elle était prise le lendemain après-midi avec une amie. Rien d’important, heureusement. Ça pourra s’arranger. Je vais demander à Delphine de remettre notre rendez-vous. Elle loge ici, elle aussi. À l’étage au-dessous. Voulez-vous venir avec moi ? Comme ça vous serez tout de suite fixée.

Elles descendirent. Delphine Rollin était encore au lit. Il était cependant près de midi. Mais elle s’était couchée à l’aube la nuit dernière. Elle eut un oh ! de surprise en apercevant une silhouette inconnue derrière Olga. Elle voulut s’excuser. Elle avait d’abord cru que c’était la femme de chambre qui frappait. Marie-Amélie elle-même ne savait pas si elle devait avancer ou se retirer. Peut-être cette belle personne était-elle malade ? Mais Delphine s’était ressaisie. Sa nature passive et indolente avait vite pris le dessus de sa susceptibilité. Que lui importait, après tout, qu’on la trouvât au lit si tard ? Elle était libre. Elle se fichait pas mal de l’opinion des gens. Et qui était-elle celle-là qu’Olga introduisait ? Une bourgeoise, à en juger par son maintien. Encore une de ces pimbêches qui, parce qu’elles avaient un mari, des enfants et un salon de réception, se permettaient de regarder de haut des filles comme elle. Tout de même, après les présentations, elle invita Mme Gibert à s’asseoir et, tout en écoutant Olga, pour bien signifier à la visiteuse qu’elle se souciait peu de ce qu’elle pouvait penser, d’un revers de main elle ouvrit son lit et, pivotant sur elle-même, posa ses pieds nus sur la carpette. Dans ce mouvement, sa chemise de nuit était restée prise sous ses cuisses. Elle ne chercha pas à voiler sa nudité. Elle se leva, se chaussa, se couvrit d’une vieille robe de chambre en laine dont elle se servait depuis des années, puis elle commença à démêler ses beaux cheveux roux. Eh bien, puisque Olga n’était pas libre, cela ne faisait rien. Votre nièce Caroline ? Mais oui, Madame, je la connais un peu. Nous ne suivons pas les mêmes cours, alors, n’est-ce pas… Oui, c’était évident. Et d’ailleurs, il suffisait de la voir pour se rendre compte qu’il ne pouvait guère y avoir d’affinités possibles entre elle et Caroline. Tout en parlant, Marie-Amélie examinait Delphine. Elle était attirée par ce qu’il y avait d’un peu sauvage et de fier dans la jeune fille. Ce qui l’agaçait, quand Caroline et Olga étaient ensemble, c’est qu’elles avaient toujours l’air de comploter et d’avoir de ces conversations dont on l’excluait comme si les deux jeunes filles l’avaient jugée indigne d’entrer dans leurs secrets. Delphine Rollin, au contraire, ne semblait guère préoccupée par les abstractions pédantesques. Il y avait en elle un influx charnel qui transparaissait dans tous ses gestes comme sur son visage démaquillé et qui contrastait avec l’aspect un peu glacé et souvent autoritaire de la grosse Olga. Comme dans celle d’Olga, il régnait dans cette chambre un désordre fou. Toutes sortes d’objets traînaient partout, jetés pêle-mêle sur les sièges, sur le sol, sur la cheminée. Mais il y avait, entre ces quatre murs, une atmosphère étonnamment vivante qui n’existait pas chez Olga. Tout cela n’était pas sans exciter quelque peu Marie-Amélie. Elle songeait qu’elle aurait aimé se lier davantage avec Mademoiselle Rollin si les circonstances s’y étaient prêtées. Voilà qui l’aurait changée des mornes babillages qu’elle ressassait avec les jeunes femmes mariées de Portville ! Bien-pensantes et acidulées… Elle ne devinait qu’en partie le genre d’existence que pouvait mener Delphine, mais, le reste, elle l’inventait. Toute cette jeunesse avait l’air de vivre d’une façon si peu convenue, se soucier si peu de l’opinion publique ! Pas de parents sur le dos, pas de familles pour les surveiller. Ils vivaient entre eux dans cette pension en pleine indépendance. Ils se rendaient visite librement, de chambre à chambre. Peut-être que cette demoiselle Rollin ne se gênait pas pour recevoir des garçons alors qu’elle était au lit, comme aujourd’hui ? Il était facile de supposer la familiarité et l’intimité des rapports que tous ces étudiants devaient entretenir. Cela la troublait et la laissait rêveuse. Elle, elle était évidemment protégée par le mariage, par les mille obligations de son foyer. Mais le mariage et le foyer la privaient également et l’écartaient d’un genre de vie qui lui aurait peut-être plu. Étrange ironie du destin ! Elle aurait eu, croyait-elle, des dispositions pour la bohème. Cela ne devait pas être pour rien qu’elle était la sÅ“ur de Juan et que le même sang que le sien coulait dans les veines pâles et maladives de Maurille. Pourquoi avait-elle fini dans la peau d’une femme mariée ? Quelles évasions lui seraient possibles désormais ? Ces jeunes filles devaient la considérer comme appartenant à un autre monde. Elles étaient gentilles, cependant. Elles bavardaient maintenant avec elle en toute simplicité. D’abord un peu sur ses gardes, Delphine s’était apprivoisée. Au fond, bien qu’elle prétendît ne les pouvoir supporter, Delphine ne savait pas être longtemps désagréable avec les femmes. Bien sûr, elle était d’abord attirée par ce qu’il y avait de plus viril et de plus direct chez les hommes. Mais il y avait en même temps, en elle, de la défiance et de la timidité à leur égard. Tandis que les femmes la mettaient tout de suite en confiance. Avec elles, elle était de plain-pied, elle pouvait lutter à armes égales. Elle pouvait voir en elles des rivales, soit qu’elle prît ombrage de leur charme ou de leur beauté, soit qu’elle fût jalouse de leur intelligence ou de leur savoir (avant même qu’un garçon quelconque eût paru y être sensible). Mais, du moins, elle savait d’instinct comment les blesser et comment réduire à néant, le cas échéant, les avantages qu’elle s’imaginait qu’elles avaient conquis à ses dépens.

Comme Marie-Amélie allait prendre congé, ses petits yeux bleus et rieurs plongèrent avec un reflet interrogatif dans les grands yeux gris de Delphine. Et les deux femmes, devant Olga, restèrent un très court instant silencieuses, se fixant et ruminant des pensées confuses. Alors, comme d’un commun accord, elles se détournèrent soudain l’une de l’autre et se mirent à parler en même temps à Olga. Mais elles se rendaient compte que ce regard qu’elles avaient échangé les avait liées secrètement beaucoup mieux que n’aurait pu faire un long entretien et qu’il était peut-être le signe d’une future connivence.

*

Quand Marie-Amélie se retrouva dans la rue, elle éprouva une sensation bizarre. Il lui semblait qu’elle venait d’accomplir une action inconvenante, mais elle s’en serait presque réjouie. Il ne pleuvait plus. Le ciel allait-il se dégager sur le coup de midi ? Jean-Claude l’attendait devant la porte du lycée. Elle consulta sa montre à son poignet. Eh oui, elle était légèrement en retard. Le pauvre chou, pourvu qu’il n’ait pas pris froid sur ce trottoir plein de courants d’air. Mais non, il lui souriait, confiant et tendre, et quand elle se pencha vers lui, il lui sauta au cou et l’embrassa fougueusement, là, derrière l’oreille, entre la nuque et les frisons, ainsi qu’il en avait pris l’habitude quand il était tout petit et qu’elle le portait dans ses bras. Tais-toi, voyons, Jean-Claude. Tu me décoiffes et tu me mouilles toute. Tu es comme un petit chien qui sort de l’eau. Mais, en fait, il se passait en elle quelque chose de délicieux et de grisant chaque fois que Jean-Claude posait ses lèvres si douces d’enfant à cet endroit de sa chair. Jean-Claude était ravi. Ça te chatouille, maman ? Il rit avec bonheur. Marie-Amélie rougit en lui souriant et elle l’entraîna par la main. Oh ! mon fils, se dit-elle, mon petit, mon tout petit. Pourquoi aussi fallait-il que les enfants grandissent si vite ? Après, ils se détachaient de leur mère, allaient donner leurs caresses ailleurs. Elle aurait voulu le conserver indéfiniment tel qu’il était. À elle. Tout à elle. Rien qu’à elle.

Dans la rue Basse, mêlée à la cohue des employés des magasins qui se ruaient vers leurs trams, elle crut apercevoir son mari qui marchait devant elle. Elle regarda mieux. Mais oui, c’était bien Jo. Elle voulut se rapprocher de lui, le rattraper. C’est alors qu’elle constata qu’il n’était pas seul. Il tenait un jeune homme par le bras et elle le vit, peu après, pénétrer dans un débit et s’enfoncer vers l’arrière-salle. Quelle idée aussi d’avoir loué un appartement dans ce quartier grouillant ? Elle avait horreur de défiler devant ces bars où paressaient, à toute heure du jour, des types trop bien habillés, aux bijoux voyants et au regard endormi ainsi que des filles agressives et des chauffeurs de taxi. Pourquoi Jo était-il entré là avec ce garçon ? Quel était-il celui-là ? Elle ne le connaissait pas. Elle ne se souvenait pas l’avoir jamais vu. Peut-être que Jo s’était mis à jouer aux courses ? Ça serait terrible. Surtout en raison de sa situation à la banque. Mais alors, si c’était pour jouer, pourquoi Jo avait-il semblé si absorbé par la présence de son compagnon et avait-il jeté des regards furtifs à droite et à gauche, comme s’il craignait d’être suivi ? Marie-Amélie devint soucieuse. Elle n’écoutait pas Jean-Claude qui lui posait et reposait la même question depuis deux minutes. Dieu merci, il n’avait pas remarqué son père. Dans l’escalier, pendant que l’enfant qui s’était échappé en avant grimpait les marches en tapant des pieds et en poussant des rugissements, elle fut prise d’une sorte d’angoisse. Mais quand Jo parut dans la salle à manger où Marie-Amélie et Jean-Claude étaient déjà assis, il avait son visage glabre et sarcastique de tous les jours. Et elle baissa la tête dans son assiette sans savoir pourquoi.

Dehors, la pluie avait repris. La journée resterait grise. Marie-Amélie se sentit subitement triste et lasse. Elle aurait voulu pouvoir se lever de table sans plus attendre, se réfugier dans sa chambre, s’étendre sur son lit et pleurer, pleurer jusqu’à ce que se dissipât son cafard. Elle voyait la vie s’écouler d’elle comme d’une blessure, cette vie stupide et incolore qu’elle ne pouvait retenir et que, cependant, elle aurait parfois voulu précipiter comme si elle devait y trouver au bout de l’imprévu. C’était à peine si elle écoutait parler Jo. Il était bien loquace, aujourd’hui. Avait-il bu plus qu’il ne fallait ? Ou cherchait-il à dissimuler mieux ainsi sa mauvaise conscience ? Mais alors c’est qu’il avait réellement mauvaise conscience ? Elle sursauta quand il en vint à prononcer le nom de son frère Antoine. Le poète avait téléphoné à Jo, de Paris, dans la matinée. Il passerait dans quelques jours prendre les Gibert et s’en irait avec eux à Poujastruc, profitant ainsi de la voiture de Jo. Eh bien, avec Caroline en plus qui sera là aussi, nous serons au complet. Mais elle était heureuse, soudain, à l’idée de revoir son frère. Elle ne lui avait jamais fait de confidences précises depuis qu’elle était mariée. Mais n’avait-il pas deviné en partie sa déception et son désarroi ? Il avait un flair féminin. C’était bien connu. Et autrefois, au Mas, quand elle était jeune fille, n’était-ce pas à lui qu’elle racontait ses rêves les plus fous ? Ce serait bon de lui ouvrir enfin son cÅ“ur. Ça la rajeunirait. Il la comprendrait. Mais que pourrait-il pour elle, au fond ? C’était un frère délicieux, adorable… toutefois… il était si égoïste, si nonchalant, si oublieux… Marie-Amélie soupira et eut conscience de sa solitude. Si elle était toute seule à se débattre dans la glu de ses propres tourments, Antoine n’avait-il pas aussi sa vie dont personne ne savait rien au juste ? Bien sûr, il vivait au loin, dans un tout autre milieu. Et il n’était que son frère. Mais de Jo, son mari, en savait-elle davantage ? Il était si renfermé, sous sa faconde ; si cachottier malgré son apparence de solide gaillardise ! En réalité, elle avait beau manger à sa table depuis neuf années et ranger sa brosse à dents tous les matins, et trier son linge sale, et aider Antoinette à retaper son lit, il y avait comme un mur entre elle et lui. La vie intérieure de Jo, s’il en avait une, lui était complètement fermée. Et il ne faisait jamais rien pour qu’elle y pénétrât. Jean-Claude enfin, la chair de sa chair, elle le devinait bien, avait aussi sa vie à lui, une vie où elle n’était rien. À la maison, il mangeait et dormait et apprenait ses leçons et rédigeait ses devoirs, il pouvait couvrir les joues de sa mère de baisers et se laisser cajoler par elle et lui poser mille et mille questions curieuses, mais il n’était pas malaisé de comprendre que la partie intense de sa vie se déroulait au dehors, entre lui et les camarades de son âge. Encore, jusqu’ici, avait-elle réussi à le retenir tant soit peu. Mais s’il entrait chez les scouts, l’an prochain, comme il ne cessait d’en manifester le désir à toute occasion, ne devrait-elle pas renoncer aussi à ces trop rares instants de tendresse qu’il lui accordait ? Chaque jeudi et chaque dimanche il disparaîtrait, tout à la pensée de ses jeux, déjà possédé par cet univers merveilleux où elle n’aurait aucune part. Et le pire, c’est qu’il finirait même peut-être par avoir honte devant les autres des élans qui le poussaient encore aujourd’hui vers sa mère. Elle était déjà résignée à ce qu’il en vînt à la rabrouer et elle se préparait à refréner en elle ses désirs affectueux. Quel étrange besoin, chez ces tout petits, de singer la brutalité et la froideur des grands ! Il aurait un uniforme, des rubans, des insignes, des semblants d’armes… déjà ! Ainsi, il lui échapperait encore plus. Mais comment ne lui aurait-il pas échappé ? Au fait, n’était-il pas préférable qu’il s’émancipât ? Marie-Thérèse aussi avait voulu garder Maurille dans ses jupes, longtemps, trop longtemps… et voilà ce qu’elle en avait fait ! N’y avait-il donc pas de moyen terme ? L’amour filial ne pouvait-il aller de pair avec une sage virilité ? Perdue dans cette amère et vaine songerie, Marie-Amélie se mit à repenser à Mademoiselle Rollin. En voilà une qui donnait l’impression de profiter de l’existence sans se soucier du qu’en-dira-t-on ! Elle aurait voulu posséder ce courage, ce beau dédain, être pareillement libre d’entraves. Mais, à y bien réfléchir, la jeune fille était-elle pour cela mieux armée qu’elle contre l’indifférence d’autrui ? Ce qu’il y avait d’altier et de superbe, chez elle, n’était-il pas une façade pour cacher quelque vide lancinant ? Qui sait si Mademoiselle Rollin ne l’enviait pas, justement, elle, Marie-Amélie, qui avait une vie assise, un foyer, un mari et un fils ? Oui, la jeune et belle étudiante rirait peut-être d’elle si elle lui ouvrait son cÅ“ur brûlant, son âme inquiète. Chacun avait son fardeau. Et nul n’était assez fort pour se charger par surcroît de celui du voisin.

*

Après le départ de Mme Gibert, Delphine Rollin, tout en bâillant, avait commencé sa toilette. Elle sentait monter une forte migraine dont seule une bonne nuit de sommeil la délivrerait. Ce soir, il n’y aurait rien à faire pour qu’on la décidât à sortir. Elle était vannée et elle se demandait comment des petites comme Lulu pouvaient tenir à ce régime. Il faut qu’elles aient une santé de fer, ces gosses ! Pourtant, elle ne regrettait pas sa nuit. Elle la raconta par le menu à Olga qui s’était assise sur le lit et qui grignotait le croissant que Delphine avait laissé sur son plateau. Ce que j’ai faim ! Si tu continues à manger comme ça, ma vieille, tu vas devenir bouffie ! Oui, cette nuit, elle était tombée sur une bande de gens ébouriffants. Sa bouche était encore pâteuse. Elle ne se souvenait d’ailleurs plus très bien comment cela avait fini. Elle savait seulement qu’elle avait ri presque sans discontinuer et qu’elle s’était amusée comme jamais encore. Il lui semblait bien aussi que, cette fois, on l’avait vraiment saoulée. Sa première vraie cuite ! En tout cas, elle avait dû être bien noire pour ne pouvoir plus, ce matin, préciser par qui elle avait été raccompagnée. Olga Molinier l’écoutait. Tout ça, c’était fruit défendu pour elle. Quand on était agrégative, n’est-ce pas ! Mais, au fond, n’était-ce pas Delphine qui avait raison ! Elle profitait de sa jeunesse, au moins. Perdre des nuits à danser, à chahuter ou à boire ou les perdre à potasser d’ennuyeux manuels, quel était le plus nocif ? On voyait comment cela avait réussi à Caroline ! Et elle, Olga, elle était peut-être bien sotte d’avoir travaillé comme une brute pendant des années. Des places d’agrégée, à condition qu’elle soit reçue au concours, il n’y en avait pas tellement de libres. Il fallait toujours passer après les garçons. Ou aller s’enterrer dans quelque collège perdu. Tandis que, cette nuit, il y avait eu tous ces hommes riches et entreprenants qui avaient tourné autour de Delphine. Avec un peu d’habileté, elle pourrait se faire épouser par qui elle voudrait. Sa beauté lui donnait tous les droits. Aussi pourquoi aurait-elle perdu son temps à songer aux études ? Cette chance qu’avait Delphine, Olga ne la connaîtrait jamais. Elle savait bien qu’elle n’avait pas assez de séduction, ce quelque chose qui attire et retient les désirs. Dénicherait-elle seulement un jour un mari convenable ? Pourquoi es-tu toujours si mal ficelée ? lui reprochait Delphine. Sans doute, si elle avait eu plus de goût pour la toilette, avec ses rondeurs, sa fraîcheur, son clair regard, aurait-elle été acceptable. Mais elle se sentait battue d’avance et, par un maladroit orgueil, elle jugeait plus simple de renoncer à la lutte. C’est ainsi qu’elle traitait l’amour par le mépris comme d’ailleurs les coquetteries qu’il implique. Si elle devait plaire un jour à un garçon (quelque jeune professeur pauvre et timide, comme elle, imaginait-elle), eh bien, elle lui plairait telle qu’elle était. Elle n’allait pas se refaire. Et c’était si agréable de prendre ses aises, de pouvoir s’étendre par exemple sur ce lit, béatement, et sans se préoccuper de savoir si elle froissait ou non les plis de sa jupe, si bon aussi de manger autant de gâteaux qu’elle voulait sans songer à sa ligne !

On frappa. Qui était-ce encore ? C’était Simone qui, d’ailleurs, n’avait pas attendu pour tourner le loquet. Elle tenait son pantalon à la main. C’était un petit pantalon bleu ciel dont la dentelle écrue était légèrement arrachée. Vous n’auriez pas un peu de mercerisé ? Je ne sais pas où j’ai fourré mon écheveau. Delphine, qui se savonnait les épaules, montra du doigt une corbeille sur sa commode. Fouillez là-dedans, vous y pêcherez peut-être ce qu’il vous faut. Pendant que Simone et Olga papotaient, Delphine s’absorba dans une molle méditation. Cette Simone, en voilà une qui avait su y faire avec son Loulou ! Pourtant, tous deux, ils étaient bien comme le jour et la nuit ! Lui, fortuné, pantouflard et qui s’offrait une liaison agréable en attendant la fin de ses études de médecine au terme desquelles il retournerait dans son patelin pour y prendre la suite de son père et y épouser une héritière campagnarde. Elle, une brunette du type piquant, au corps parfait quoique un peu court et aux yeux de braise, manucurait en chambre pour vivre, son ex-mari ne lui servant que très accidentellement la pension alimentaire qu’il avait été condamné à lui verser après leur divorce. Plus sensuelle que vénale, Simone mettait son point d’honneur à passer pour une femme qui ne se laissait pas entretenir et se contraignait, pour cette raison, à faire bourse commune avec son amant. Elle n’avait d’ailleurs pas l’air malheureux avec celui-ci. Loulou avait en effet pris pour elle le meilleur appartement de la pension : deux pièces avec salle de bain. Il lui était fidèle et il la gâtait avec beaucoup de gentillesse. Pourtant, il y avait parfois dans le regard de la jeune femme quelque chose de douloureux et de traqué même qui laissait supposer qu’elle avait dû être meurtrie par la vie et subir quelque choc dont elle appréhendait on ne sait quelles futures conséquences.

Mais l’on frappait encore. Tu es prête, minouchette ? Ça devait être Loulou qui s’impatientait. Entre ! Il entra, précédant les deux Légende. Eh bien, ne vous gênez pas, mes cocottes, faites comme chez vous ! Oh ! tu ne vas pas nous les casser ! Léo se plaisait à tutoyer Delphine quand elle montait sur ses grands chevaux (comme il disait) pour mieux la mettre en boule. Delphine haussa les épaules et se glissa derrière son paravent pour enfiler sa robe. Allez, grouillez-vous les filles, Paolo et Roudoudou sont en bas. Ils nous attendent. On la saute. Il est près d’une heure ! Et Lulu ? demanda Delphine. Elle se fait régaler par un miché à la Rôtisserie. Elle est pas folle, la guêpe ; le menu de la crèche, elle le connaît par cÅ“ur ! Et Buddy ? risqua Olga. Mais elle n’entendit pas la réponse de Loulou couverte par le brouhaha général. Delphine sortit de son réduit, serra des mains à la ronde. Toujours autant de tact, mon petit Léo. Si Paolo était là, tu crois que ça lui bicherait de t’entendre parler comme ça ? Oh, Paolo, tu sais, ce qu’il peut s’en foutre que la Lulu couche ou ne couche pas ! Et, là-dessus, désinvolte et ravi, il esquissa un entrechat. Mon dieu que ce grand idiot la crispait ! Et sa migraine qui ne la lâchait pas. Elle allait risquer deux aspirines. Mais ça n’y changerait rien.

Devant eux tous, Simone, qui avait terminé son point, retroussa sa robe et remit son pantalon. Mais, sachant Loulou d’esprit chatouilleux, les deux Légende s’abstinrent de toute réflexion. Pourquoi Simone avait-elle toujours des allures si provocantes ? Delphine avait bien remarqué que, depuis quelque temps, elle assotait Jojo. Pauvre Loulou si jaloux et si confiant ! Il serait bien le dernier à s’apercevoir des légèretés de Simone et qu’elle flirtait par-ci par-là avec ses copains. Mais peut-être aussi… Avec Loulou on ne savait jamais. Qui devinerait jamais si son apparente suspicion ne cachait pas une relative complaisance ? Il était tellement amoureux de son petit bien-être… Et c’était sans doute tellement plus facile de fermer les yeux… Mais non, qu’allait-elle chercher là ? Il ne fallait pas voir le mal partout. Ni compliquer les choses à volonté. Simone était bien libre, après tout. Elle se sourit avec dérision. Petites amours misérables : Lulu et Paolo, Simone et Loulou… deux liaisons presque identiques avec seulement plus de cynisme et de franchise peut-être chez les premiers. Était-ce donc cela l’amour ? N’avait-on pas un autre programme à lui proposer en exemple ? Et serait-elle vouée, elle aussi, un jour ou l’autre, à ce genre de couchages médiocres ? La grande passion, la passion totale, dévorante, le bel amour partagé, la noble et folle appartenance, ce serait donc pour quand ? Jamais ?

*

Dans la salle à manger régnait un tapage assourdissant. Et dire qu’on appelait ça une pension de famille ! Certes, la familiarité la plus biscornue y était de règle. Mais pour ce qui était de l’atmosphère familiale, il faudrait repasser ! Amusante, d’ailleurs (en même temps qu’écÅ“urante) cette façon qu’avaient le patron et la patronne de se faire croire à eux-mêmes qu’ils tenaient un établissement respectable alors qu’étaient évidentes leurs quotidiennes complicités ! Eux aussi ils s’y entendaient à fermer les yeux ! Mais pourvu que la face fût sauve !… Du moins la clientèle, étudiantes libres, étudiants, petites amies d’une année ou d’un soir, ne s’y trompait pas. On ne se souvenait plus qui avait baptisé ainsi la pension. Mais, entre eux, ils la désignaient toujours sous le nom de Maison du Crime. La Maison du Crime jouissait d’une certaine réputation à Portville. Repaire de noceurs, d’originaux ou de ratés, de filles faciles et de vieux garçons excentriques, elle avait son climat et ses rites. La porte était ouverte toute la nuit à tout venant. On y entrait ou en sortait sans avoir jamais à demander quoi que ce fût à personne. Il y vivait des gens qui y avaient fait leur trou depuis des années et dont la chambre s’était lentement transformée en un invraisemblable capharnaüm. Dans telle de ces chambres, occupée par un carabin de quarante ans qui n’avait jamais pu aller au delà de sa première année de médecine et qui continuait à recevoir des subsides de sa famille qu’il engloutissait au jeu et qui vivait, le restant du mois, d’expédients et d’emprunts jamais remboursés, on aurait pu recenser un squelette, pipe en bouche, un tas de charbon à même le parquet abîmé, des boîtes de conserves pleines de mégots, des casseroles enfumées et graillonneuses oubliées sur des bouquins d’anatomie ou des romans policiers, des photos de Paris-Magazine aux murs, curieusement adornées de graffiti à la plume, un fauteuil éventré bourré de linge sale, un vase de nuit recouvert d’un carton, un lit aux draps douteux, des flaques d’eau savonneuse autour du lavabo au revêtement jauni et pollué de petites taches roses de dentifrice. Dans telle autre, en revanche, tout était presque trop joliment arrangé : des perruches dans une cage, des vitrages de linon, des estampes japonaises, des coussins brodés, un lit bas, prometteur et ombreux, des fers à friser sur un guéridon, un parfum entêtant, des mules à touffe de cygne sur le tapis, un phono avec des disques, un service à liqueur en cristal taillé, bref, toute une atmosphère rococo de cocodette…

Delphine Rollin elle-même avait subi la contagion du lieu et c’est le plus naturellement du monde qu’elle laissait traîner ses affaires partout. Quant à Buddy Gard, si sa chambre différait de celles des autres locataires, c’est parce qu’il avait pris la décision (un peu affectée, sans doute) d’en éliminer tout ce qui pouvait contribuer au confort : tentures, rideaux, tapis, dessus et garnitures de cheminée ou chromos divers et de la transformer en une sorte de cellule de moine : le lit, la table, la chaise, l’armoire. Ce qui faisait que Paolo, tout en ricanant sinistrement, le traitait d’ascète à la manque. Alors, à quand les macérations et le cilice, vieux ?

L’annonce de la parution de la revue Échafaudages avait fatalement eu des répercussions à la Maison du Crime. On avait interrogé Buddy. Et celui-ci s’était même vu assailli par des pensionnaires qui, jusqu’alors, ne l’avaient jamais salué, mais qui, soudain, découvraient son existence pour lui révéler qu’ils écrivaient en cachette et que, ma foi, ils seraient désireux de lui communiquer leurs manuscrits. Une pécore d’un certain âge, ancienne lauréate du conservatoire de musique de Portville et qui vivait maintenant en donnant des leçons de chant à domicile et en jouant du violoncelle dans un cinéma de quartier, tout en jouissant d’un reste de popularité locale (d’assez mauvais aloi d’ailleurs) que lui avait valu, autrefois, un rôle de femme nue qu’elle avait tenu, par bravade, dans la revue annuelle des étudiants où elle avait été « le marbre qui s’anima Â», lui avait déjà remis des élégies dionysiaques (ainsi les titrait-elle). Elle avait, paraît-il, été initiée au commerce des muses par un vieux journaliste, plus connu sous le sobriquet de « Le Matamore Â» qui logeait comme elle à la Maison du Crime. Le Matamore était un géant à chapeau plat (fonction oblige !), à figure parcheminée, à cheveux aile-de-corbeau, à moustache cirée qui, après avoir reçu une quatrième mention, en son jeune âge, aux Jeux Floraux de Castelnaudary, s’était cru appelé aux plus hautes destinées et depuis, la tête tournée, se prenait pour un impérissable félibre, attribuant les innombrables échecs dus à ses exécrables poèmes à l’incompréhension et à la haine de ses contemporains. Oui, s’il végétait à la rédaction du Progrès de Portville (le pépé, comme on disait), c’était seulement parce que les gens étaient maudits, que la méchanceté et le vice les rongeaient et parce qu’ils cherchaient par tous les moyens à réduire sa grande voix au silence. Mais tout cela aurait une fin, tudieu ! Le grand soir viendrait. On balaierait tous ces miasmes. Un monde neuf et turgescent naîtrait… Il n’était d’ailleurs pas le seul génie méconnu. Bien d’autres avant lui… Rembrandt et Villiers de l’Isle-Adam avaient eu aussi à lutter contre les Pharisiens. Ces propos marmoréens et apocalyptiques ne l’empêchaient pas de poursuivre de sa flamme platonique et vagissante la violoncelliste dont la laideur des traits était célèbre, mais dont les formes, si généreusement exposées jadis aux regards des familles bourgeoises de Portville, éveillaient encore en lui d’infuses poussées sanguines.

Quand Delphine Rollin et les autres pénétrèrent dans la salle, Roudoudou, Paolo et Buddy étaient déjà attablés. Il y avait une chaise vide à côté de Buddy. À croire qu’il l’avait réservée pour Delphine. Bien souvent il se livrait à des enfantillages de ce genre. Il se figurait sans doute qu’ils passaient inaperçus, car il prit une fois de plus, pour la circonstance, un petit air indifférent et distrait pour donner le change. Mais rien n’exaspérait plus Delphine. Qu’elle était lasse de toute cette avidité autour d’elle, de tous ces garçons qui étaient là, les yeux fixés sur elle ! Même Paolo, parfois, avait de ces lueurs troubles qui la faisaient se rétracter et il n’y avait pas jusqu’à Roudoudou, le malgracieux et emprunté Roudoudou, qui ne la déshabillât en pensée (elle le sentait) derrière ses lunettes, quand il ne se croyait pas observé. Mais sa migraine fut la plus forte. D’abord s’asseoir, absorber ses cachets. Et puis, dans un sens, mieux valait encore feindre d’ignorer le subterfuge de Buddy. Ce serait la meilleure façon de réduire la chose à ses plus justes proportions.

Dès qu’elle fut assise Buddy lui sourit et lui tendit la main. C’est alors seulement qu’elle s’aperçut qu’Olga était restée debout, guignant la place maintenant occupée par elle. Pauvre Olga ! Elle la lui aurait cédée bien volontiers si elle avait su. Mais déjà Buddy enchaînait. Vous viendrez à la Revue, cet après-midi ? On se réunit tous. On a pensé à Juan Triste pour nous patronner et nous comptons bien qu’Olga, qui le connaît, je crois, pourra nous faciliter les choses si elle veut. Vous l’accompagnerez, n’est-ce pas ? Vous nous aiderez ainsi à la convaincre. Buddy se lança alors dans une brillante improvisation sur les destinées possibles d’Échafaudages. Quand il consentait à ne pas faire étalage de ses sentiments amoureux, elle aimait bien l’écouter. Était-ce le résultat des cachets, déjà, ou le charme de sa conversation, mais il lui sembla qu’elle souffrait moins. Buddy avait une voix mâle, précise, mesurée, caressante. Elle se laissa bercer. Comme il était intelligent ! Si seulement il était toujours ainsi avec elle, placide et raisonneur, comme il était avec les autres ! Peut-être aurait-elle pu s’intéresser à lui. Oui, c’était paradoxal, mais c’était vrai, s’il n’avait jamais fait attention à elle, peut-être aurait-elle cherché à lui plaire.

Toutefois, au bout d’un moment, elle enragea de s’être laissé séduire par ses belles paroles. Elle lui en voulut et elle éprouva le besoin de réagir. Après tout, cette idée de revue était idiote et ce titre d’Échafaudages ridicule. Elle le lui dit. Mais c’est Monsieur Hermès qui l’a choisi ! Buddy attaqué, ne voulait pas endosser, devant Delphine, cette initiative. Delphine s’en rendit compte et lui lança un regard incendiaire. Ah, c’était comme ça ? Eh bien, il allait voir. Elle ne s’embarrassait guère de logique quand elle voulait avoir le dessus. À la réflexion, ce titre n’était pas si mal. Il avait même un côté primitif qui pourrait accrocher l’attention. Du moins ce ne serait pas le titre de tout le monde. Buddy se plia docilement à ce nouveau point de vue. Sa passion pour Delphine annihilait en lui toute lucidité. Delphine, de son côté, se prenait à penser qu’en favorisant, plus qu’elle n’avait fait jusqu’ici, l’entreprise d’Échafaudages, elle pourrait se faire mieux valoir aux yeux de Monsieur Hermès, le rencontrer peut-être plus souvent, lui parler d’une façon plus intime… Elle se promit d’obtenir d’Olga ce que ses amis souhaitaient d’elle. Buddy crut, là-dessus, que c’était son argumentation qui l’avait décidée. Il s’anima davantage, un peu excité. Elle s’en amusa intérieurement. Et comme elle réfléchissait à ce petit jeu qui venait de se jouer entre eux, elle aperçut à une table d’angle Le Matamore qui se battait avec une énorme assiettée de nouilles gluantes qu’il aspirait une à une à la manière d’un poisson moustachu. Elle réprima un rire. « Le Marbre s’anima Â» déjeunait solitairement à un guéridon contre la fenêtre. Elle avait cet air obtus et lymphatique des vieilles Anglaises qu’on voit dessinées sur les almanachs de 1830. Voilà donc le genre de piqués qu’elle allait rencontrer à la Revue ! Quel saut, après la nuit passée ! Mais les uns ne valaient pas mieux que les autres. Dans cette bande de fêtards qui l’avait conviée, elle se souvint qu’elle avait retrouvé Mme de Chaumet (des sucres Chaumet), cette divorcée du grand monde portvillais qui prenait son plaisir à traîner dans son sillage des gigolos gominés attirés par sa grosse fortune et qu’elle régalait, mais auxquels elle n’accordait jamais que sa main gauche. La garce, malgré son nez bourbonien et ses fanons, avait encore un petit corps ferme, des sens exigeants et de l’abattage. Elle avait été charmante avec Delphine, lui avait même fait des avances. Elles devaient se revoir. Après tout, voilà peut-être une femme pour Paolo. Il faudrait qu’elle lui en parlât…

V

Dans le bureau d’« Ã‰chafaudages Â»

Janvier était venu. Mais un janvier sans grands froids. Seules les pluies avaient été fréquentes. Et cet après-midi-là, une fois de plus, il pleuvait. Toutefois, Monsieur Hermès, qui redoutait la pluie et que la vue d’un ciel gris suffisait à démoraliser, était content de n’avoir pas à sortir. Dans sa chambre de garçon qui lui servait en même temps de bureau pour la Revue, il resterait bien au chaud à recevoir ses amis, ses collaborateurs et les solliciteurs des deux sexes.

Chaque samedi il en était ainsi depuis que le premier numéro d’Échafaudages avait paru. Maintenant, on préparait le second. Non sans mal.

Il était trois heures. Les premiers arrivants n’allaient pas tarder à se montrer. Enveloppé dans sa robe de chambre, installé dans son fauteuil près du pétillant feu de bois que Madame Mère avait allumé tout exprès dans la cheminée, Monsieur Hermès entendrait en bas, dans le couloir, ses visiteurs s’ébrouer et taper des pieds. Égoïstement, il jouissait de son confort et de sa quiétude à l’idée que les autres se tremperaient et garderaient jusqu’au soir des semelles humides, tandis que lui laisserait ses orteils frétiller d’aise dans ses pantoufles tièdes. À cet instant, une rafale d’eau, poussée par le vent, s’écrasa contre les vitres. Les persiennes sans doute mal accrochées d’une maison voisine battirent avec violence. Quel sale temps ! Quelle sale ville ! À côté de Casa, quelle différence ! Non, il n’était pas fait pour vivre dans une grisaille pluvieuse et froide. Ce qui lui convenait, c’était la chaleur, un ciel toujours bleu, le soleil le plus ardent. Partir à nouveau ? Ça n’en prenait pas le chemin. Il avait bien fallu songer à une situation. Monsieur Papa, qui ne se résignait pas aux mornes distractions d’une vie de rentier, avait sauté sur l’occasion. Il venait d’acheter pour son fils (mais avec l’intention évidente d’y consacrer lui-même désormais toutes ses activités) un cabinet d’affaires (vente, achat, location, immeubles, propriétés, fonds de commerce…) situé dans le centre de Portville et dans le bureau duquel (à l’exception du samedi après-midi et du dimanche) Monsieur Hermès burinait. Il ne lui restait que ses soirées et que ses fins de semaine pour s’occuper de la Revue. Encore heureux que Monsieur Papa n’y eût pas vu d’inconvénient ! La chose s’était faite tacitement. Donnant, donnant, en quelque sorte. Monsieur Papa était tranquillisé de savoir que son fils aurait enfin un métier. Il était casé, dieu merci ! Alors, en compensation, il pouvait bien lui laisser satisfaire son caprice. À tout prendre (et si baroque que lui parût cette fureur à fonder une revue) il y avait des vices de jeunesse plus dangereux et plus coûteux. Le jeu, les femmes, l’alcool, voilà qui était pire sans doute. Entre deux maux… Et puis, la sagesse conseillait de ne point trop contrarier une fantaisie dont le désir s’émousserait d’autant mieux qu’il serait plus vite assouvi. Cette folie ne durerait pas éternellement. Après, on passerait plus facilement aux choses sérieuses.

Mais voilà qu’on sonnait. Monsieur Hermès colla son nez à la fenêtre. Il vit Olga et Delphine, escortées par deux garçons qu’il ne connaissait pas. Sans doute s’agissait-il de ces deux étudiants dont Olga avait parlé la dernière fois et qu’elle avait promis d’amener. Préparant l’un une licence de lettres, l’autre une licence de droit, ils se disaient poètes et, après la parution du premier numéro d’Échafaudages, avaient manifesté à Olga le désir d’être présentés à Monsieur Hermès, de lui soumettre leurs vers et, si possible, de collaborer à la Revue. Monsieur Hermès les regarda s’avancer tous les quatre dans l’allée centrale du petit jardin sous l’averse. Une seconde, il s’étonna de l’assiduité de Delphine à leurs réunions du samedi. Ces parlotes n’étaient pourtant pas son genre… Puis il alla dignement s’asseoir à son bureau, éparpilla des papiers autour de lui, prit son stylo en main, assujettit mieux les lunettes qu’il venait de se faire faire sur les conseils de son oculiste et, figé dans une pose savante et un peu solennelle, se disposa à recevoir.

Bien que les deux étudiants fussent ses cadets, à en croire les déclarations préalables d’Olga, Monsieur Hermès n’était pas sans être légèrement troublé. Sans doute, il ne lui en fallait pas beaucoup pour être démonté. Mais depuis qu’il avait dû écrire des lettres, rédiger des annonces pour les hebdomadaires ou quémander des concours, il s’était peu à peu aguerri. Néanmoins, il restait ombrageux et redoutait les visages nouveaux, car il s’imaginait qu’ils allaient lui en imposer. Si bien que, maintenant, même devant de jeunes inconnus comme ceux-ci qui au fond n’étaient rien et venaient vers lui avec appréhension, il avait le sentiment de perdre la moitié de ses moyens.

Il fut cependant tout à fait dans la peau de son rôle quand il accueillit Delphine et Olga et quand celle-ci lui présenta Aliocha Marineff et Albert-Jean Le Guével. Ils s’assirent en rond autour de son bureau et la conversation s’engagea, Monsieur Hermès, pour mieux se dominer, s’étant aussitôt lancé dans un exposé détaillé avant même que ses deux visiteurs lui eussent demandé quoi que ce fût. Mais, petit à petit, il réalisa que sa factice assurance s’effritait sous le regard glacial de ceux pour lesquels il se mettait en frais. Malgré lui, il était sur ses gardes parce qu’il savait que les deux garçons étaient déjà à demi licenciés. Il avait peur de s’embarquer dans des phrases dont la syntaxe ne serait peut-être pas rigoureuse, de lâcher une niaiserie qui les ferait sourire ou même de commettre une faute de liaison qui achèverait de le déconsidérer à leurs yeux. Aussi pataugeait-il tant qu’il pouvait, d’autant plus mal à l’aise qu’il avait conscience de ne se montrer pas à son avantage. En vain les beaux yeux gris de Delphine Rollin tentaient-ils, par leur éclat flamboyant, de lui inspirer confiance. Il avait la désagréable sensation de se débattre comme un noyé dans un flot indistinct de paroles banales. Finalement, de crainte d’avoir à supporter des sentences contre lesquelles, il en était sûr, il aurait été sans défense, il prit le parti de diminuer d’emblée tout ce qu’il avait tenté jusqu’ici, allant au-devant des obstructions possibles pour mieux démontrer son objective lucidité, s’excusant presque de n’avoir pu sortir un numéro meilleur et grossissant, pour se justifier, les difficultés inattendues auxquelles il avait dû se heurter.

Les deux nouveaux venus l’écoutaient un peu narquois, un peu décontenancés. Très favorablement prévenus par Olga Molinier qui leur avait dit le plus grand bien de Monsieur Hermès, ils avaient cru que le directeur d’Échafaudages était parfaitement au courant de son sujet et ambitieux de leur imposer ses vues. Mais à mesure que celui-ci parlait et découvrait (comme à plaisir) ses faiblesses, ils devenaient plus arrogants et, après s’être deux ou trois fois consultés du regard pour se prendre à témoin du phénomène imprévu qui se produisait, ils se calèrent plus confortablement sur leur siège et (ma foi, puisque leur interlocuteur n’hésitait pas à se dénigrer lui-même) abondèrent mesquinement dans son sens. Après quoi, histoire de dominer d’un peu plus haut le débat et de faire les intéressants, ils allèrent même jusqu’à soulever des objections, jusqu’à formuler des critiques dont la dureté (en même temps qu’elle le confondait) semblait, par cela même, d’autant plus judicieuse à Monsieur Hermès.

En vérité, ce premier numéro d’Échafaudages n’était pas des mieux réussis. Monsieur Hermès s’était trouvé aux prises avec des problèmes de toutes sortes que son incompétence professionnelle avait fort mal résolus. Prenant le départ avec des idées préconçues et pas mal d’illusions, il lui avait bientôt fallu tâtonner, jeter du lest, faire des concessions, batailler avec les uns et les autres et entrer en conflit avec l’imprimeur qui s’était entêté à opposer aux vues de Monsieur Hermès les contraintes prétendues et les routines de sa technique. Par ailleurs la lettre de présentation que Juan Triste avait consenti à écrire avait été fort mal reproduite. L’écriture du poète étant très malaisément déchiffrable, le texte avait paru farci de fautes. Enfin, des autres articles figurant au sommaire, la médiocrité sautait aux yeux. Ce n’était pas, cependant, qu’on eût manqué de manuscrits. Monsieur Hermès reconnaissait qu’il en avait été submergé. C’était comme si, des quatre coins du territoire (et il en était même venu des colonies et de l’étranger), tous les débutants imaginables s’étaient donné le mot pour soumettre leurs petites déjections à Échafaudages. Mais, en récompense, les écrivains cotés s’étaient fait tirer l’oreille. Seuls, deux ou trois d’entre eux (et parmi les moins valables) s’étaient risqués. Les autres, prudemment, désireux de ne point se fourvoyer dans une entreprise qui n’avait pas encore de garanties, attentifs à ne point y compromettre leur nom et leur crédit ou encore mal disposés envers une publication qui n’envisageait pas de les rétribuer, s’étaient abstenus. En somme, de ce côté-là, c’était presque un échec. Si l’on voulait continuer, il était urgent de sélectionner des textes capables de ranimer l’intérêt. Sinon, la Revue serait très vite rangée dans la catégorie de ces feuilles éphémères où les poétaillons de province se donnent rendez-vous. Toutefois, dans une ville aussi importante que Portville, il devait bien exister une jeunesse intellectuelle de qualité. Le contraire eût été surprenant. C’était donc cette jeunesse qu’il fallait toucher et séduire. Ne serait-il pas possible d’y dénicher des talents ? Monsieur Hermès posait franchement la question.

À demi étendue sur le divan, Delphine Rollin qui faisait semblant de feuilleter un numéro de Vogue, mais qui suivait la conversation d’une oreille, releva la tête. Pourquoi Monsieur Hermès était-il si naïvement malavisé ? Pourquoi prêtait-il ainsi le flanc ? Qu’il connaissait mal les êtres ! Il ne faut jamais s’humilier devant des inconnus. Ils n’ont que trop tendance à prendre pour argent comptant les aveux les plus simples. Les imbéciles, les insolents ! Que se croyaient-ils donc pour affecter ces airs supérieurs ? Ma parole, pour un peu, ils se seraient permis de le juger ! Et tout ça, parce qu’il était de bonne foi ? Ah, comme elle le sentait incertain et vulnérable ! Sûrement, il souffrait. Car il était bien trop perspicace pour ne pas être conscient de sa bévue. Ce qu’il lui aurait fallu, c’est quelqu’un qui lui remontât le moral. Si ces deux morveux, au lieu de tordre le nez, avaient su trouver dans leur cÅ“ur des paroles de soutien et d’encouragement, Monsieur Hermès se serait ressaisi.

Delphine fut tentée de participer au débat. Mais elle ne pensait pas avoir l’autorité nécessaire pour défendre favorablement son point de vue. Navrée, elle écouta donc Le Guével et Marineff saper davantage la confiance déjà ébranlée de son ami. À présent, ils ne se gênaient plus. Ils critiquaient tout. Les caractères employés, le choix des textes comme la présentation. Avec un tel sentiment de supériorité (comme s’ils avaient fait comparaître un accusé devant leur tribunal) qu’ils en étaient odieux. Ils ne se cachaient même plus pour laisser entendre que l’affaire avait été fort mal menée depuis son début, qu’ils s’y seraient pris autrement s’ils en avaient eu la direction et qu’il était évident que leurs conseils ne seraient pas superflus.

Devinant bien qu’on l’outrageait sous ces dehors rigoristes, Monsieur Hermès s’indigna. Voyons, que pouvait-il faire d’autre ? Voulaient-ils se donner la peine de lire le tas énorme d’insanités qu’il avait reçues ? Bien sûr, tout cela était affreusement mauvais. Eh bien, pourquoi alors s’était-il obstiné ? Il n’y avait qu’à retarder la parution du premier numéro. Attendre des manuscrits meilleurs. Monsieur Hermès, tout contrit, opposait à cela les engagements qu’il avait pris, le désir de satisfaire les abonnés. Marineff l’interrompit d’un geste dédaigneux. Et l’Art, qu’en faisait-il ? Les préoccupations matérielles ne devaient pas entrer en ligne de compte. Au diable l’imprimeur et les abonnés ! La qualité de la Revue avant tout ! Sans doute, mais la Revue n’avait-elle pas besoin aussi des abonnés pour vivre ? Le Guével sourit avec commisération. Que ce Monsieur Hermès était terre à terre ? Un vrai marchand de soupe ! Allons, cela ne tenait pas debout. Monsieur Hermès aurait dû, avant de rien entreprendre, s’entourer d’un comité de gens avisés (eux, pour ne pas se nommer). On aurait préparé, avec toute la lenteur et le soin nécessaires, au moins trois numéros complets à l’avance. Alors, seulement, on aurait alerté l’imprimeur.

Tout cela était dit avec une telle suffisance qu’Olga Molinier elle-même en était ahurie. Quant à Delphine, elle bouillait. Vraiment, c’en devenait bouffon. Elle savait, elle, les efforts inouïs que Monsieur Hermès avait fournis, les embûches qui s’étaient présentées sous ses pas, l’argent qu’il avait déjà englouti. Et pourquoi ? Pour que des prétentieux comme ces deux-là pussent se voir pour la première fois imprimés noir sur blanc ! Quelle ingratitude de leur part ! C’était trop injuste à la fin. Peut-être Marineff et Le Guével avaient-ils raison dans une certaine mesure. Mais c’était leur ton qui était insupportable et inadmissible.

Olga, de son côté, regrettait maintenant de les avoir amenés. Elle avait pensé que leur collaboration serait d’un bon apport. De tous ses camarades de faculté n’étaient-ils pas les plus en vue ? Mais elle n’avait pas imaginé qu’ils mettraient tant de raillerie et de méchanceté à détruire pierre par pierre l’édifice si péniblement élevé par Monsieur Hermès. Comme ils manquaient de sympathie humaine, de fraternité ! Ils n’étaient donc que des cerveaux ? Ils n’avaient donc en tête que le triomphe de leurs sophismes et que la satisfaction de leur égoïsme ? Habiles, sans doute, dans la discussion, des amateurs de paradoxes, de beaux parleurs aptes à défendre ou à attaquer n’importe quelle position. Mais des pantins, aussi, sans âme et sans indulgence, sans compréhension et sans modestie ! Des négateurs acerbes qui ne savaient que médire !

Aliocha Marineff, de famille bulgare, installée depuis la guerre 14-18 en France, était un garçon difforme, au torse disproportionné et velu et à la tête énorme. Mais ce qu’il y avait encore de plus extraordinaire en lui, c’était son faciès. Ce faciès était, malgré son jeune âge, déjà sculpté par une ossature violente. Il s’en dégageait quelque chose de méphistophélique et de sensuel à la fois. Et cette chevelure brune et broussailleuse, ce front bas, puissant et bombé, ces rides en forme d’accolades, ces sourcils trop fournis se rejoignant en touffe au sommet du nez, ces yeux inquisiteurs et globuleux, ces narines épatées, cette bouche aux lèvres retroussées évoquaient irrésistiblement le masque d’un Mirabeau ou d’un Danton.

Albert-Jean Le Guével était d’un aspect peut-être plus déplaisant encore. C’était un petit bonhomme d’une vingtaine d’années qui en marquait quarante, tant il était brun de poil, jaune de peau, avec des yeux injectés de bile, des lèvres minces et coupantes surmontées d’une moustache drue, raide et tronçonnée en forme de brosse à dents. Par la brusquerie de ses gestes, cette façon qu’il avait de se dresser toujours sur ses ergots malgré une légère claudication, son rictus perpétuel, il avait l’air d’un traître de film mexicain. Moins disert que Marineff, il ne se départait jamais d’une sorte de ton aigri et sarcastique. Il ne jurait que par Mallarmé et Valéry et se prenait lui-même pour un de ces poètes hermétiques épris d’absolu dont les recherches savantes (pour tomber souvent dans la préciosité) sont (à les croire) fort au-dessus de l’entendement du commun. Il n’avait pas été long à signifier ses préventions à Monsieur Hermès. La candeur avec laquelle celui-ci s’était livré, la crédulité de son plaidoyer et son évidente ignorance de certains tests intellectuels qui semblaient justement primordiaux à Le Guével, avaient d’autant plus indisposé ce dernier. Secrètement de connivence avec son ami Marineff, le dit poète avait déjà envisagé la possibilité de s’implanter dans la place, d’y régner bientôt en maître et d’évincer insensiblement celui qui les y accueillait aujourd’hui.

En face d’eux, Monsieur Hermès faisait piètre figure. Impressionnable comme il était, il avait subi tout de suite leur ascendant, à la fois ébloui par l’apparence de prestiges étalés sans retenue et disposé à solliciter leurs avis comme à écouter leurs suggestions. Il était dans sa nature d’être toujours prêt à s’enthousiasmer, à mettre les autres en vedette. Sans afficher la moindre acrimonie, il fit grand cas de cette consultation et promit d’en tenir compte pour la suite.

À tout prendre, Delphine n’était pas loin de penser qu’il y avait quelque chose de sympathique dans cette humilité avec laquelle Monsieur Hermès acceptait de renier tout ce qu’il avait entrepris jusqu’ici. Sans doute trahissait-il par cela même son manque de sûreté. Mais il témoignait aussi de sa bonne volonté et de sa faculté d’adaptation. Au moins, se dit-elle, il ne dramatise pas. Il sait encaisser le bien-fondé de certaines remarques. Marineff et Le Guével n’auraient pas eu cette loyauté, cet humour.

Aussi fut-elle heureuse quand elle entendit Olga élever la voix à son tour pour résumer les nouvelles directives qui venaient d’être prises et pour rendre justice à ce qu’il y avait malgré tout eu de méritoire et de productif dans ce qui avait déjà été accompli par Monsieur Hermès. Il était évident qu’elle cherchait ainsi à obtenir de Marineff et de Le Guével la reconnaissance d’un état de fait mon dieu plutôt louable. Ils avaient exposé et imposé leurs vues personnelles, mais elle voulait qu’ils admissent aussi qu’on ne faisait pas toujours ce qu’on voulait. Mais les deux garçons gardèrent un silence hostile. Ils se sentaient couverts par les propres aveux de Monsieur Hermès. Inutile de revenir là-dessus. Il en va toujours ainsi dans la vie. Les uns ne gardent à leur compte que le pire ; les autres, que le meilleur. Il faudrait beaucoup de discernement pour n’être pas dupe des impostures de ceux-ci, ni tenté d’écouter ceux-là. Et Delphine comprit bien qu’on aurait du mal à rétablir, entre ces garçons si différents, l’équilibre si fâcheusement compromis. Mais on sonnait de nouveau. C’était Buddy Gard qui arrivait.

Buddy n’était pas seul. Il amenait avec lui deux de ses camarades de l’École d’Aéronautique qu’il présenta comme des collaborateurs éventuels. Ce qui souleva chez eux de fort gentilles protestations. Ils n’osaient encore prétendre à une telle ambition. En fait, ils étaient un peu intimidés. Delphine fut sensible à leur volontaire effacement. Quelle différence avec les autres ! Sous leur gaucherie il y avait certainement plus de caractère que sous l’affectation pédante de Le Guével et que sous les ricanements de Marineff. Oui, ils étaient courtois, attentifs et pas sots. Vous étiez au concert hier soir ? Trop rapide, n’est-ce pas, le Boléro de Chopin ? À vouloir précipiter le mouvement, Braïlovski lui ôte de sa vivacité. Amusant, ne pensez-vous pas, qu’il y ait tant de parentés entre la musique slave et la musique espagnole ? Certes, mais ce qu’il y a de curieux, c’est que les exécutants slaves sachent si mal s’adapter aux rythmes du folklore ibérique. Delphine songea que Monsieur Hermès pourrait peut-être trouver un appui utile auprès des nouveaux venus. Et puis, maintenant que Buddy était là, les choses allaient changer. Buddy qui avait partagé dès le début tous les soucis de Monsieur Hermès remettrait à leur place les deux cuistres. Mais, à la stupéfaction de Delphine, Buddy sembla tout de suite prendre en grande considération l’exposé des critiques qui avaient été formulées tout à l’heure. Oubliant de rendre hommage à son ami, il se rallia sans réserve aux propos démolisseurs de Marineff qui repartait de plus belle en roulant les r. Buddy avait été frappé par la partialité de l’arbitrage bien qu’il n’en montrât rien. Au contraire, toute son attitude impliquait qu’il avait été conscient des défauts de la Revue et qu’il lui avait été impossible d’y parer. Renchérissant même, il formula des griefs inédits, affichant ainsi des conceptions qui lui valurent l’estime de Marineff et de son complice. Ceux-ci s’abstinrent alors d’adresser la parole à Monsieur Hermès et continuèrent l’entretien avec Buddy. C’était traiter Monsieur Hermès en quantité négligeable. Et pourquoi Buddy entrait-il dans ce complot ? Pourquoi ne prenait-il pas aussi sa part de responsabilités ? Ce revirement inattendu indigna Delphine. À cet instant, elle conçut une véritable haine pour Buddy. Quelle mouche l’avait donc piqué ? Était-il possible qu’il fût si perfide ? De quel droit rejetait-il comme les autres tous les torts sur celui-là seul qui avait fondé Échafaudages ?

Oh ! elle se doutait bien de ce que répondrait Buddy si elle l’entreprenait un jour sur ce sujet. Il dirait que le favoritisme en amitié était un danger, qu’il devait se montrer d’autant plus sévère avec Monsieur Hermès qu’il était son ami, que la discussion intellectuelle n’avait que faire des sentiments personnels et que, d’ailleurs, Monsieur Hermès avait été le premier à donner corps aux attaques dont la Revue était l’objet. Défendre Monsieur Hermès contre l’évidence, c’est en cela, justement, qu’il aurait été partial et qu’il aurait manqué de sincérité. Eh bien, peut-être, mais elle, elle se sentait terriblement partiale, aujourd’hui. Par instinct elle se rangeait aux côtés du plus faible. Et, sans plus attendre, sans se raisonner davantage, comme pour donner plus de poids à sa décision, elle se leva du divan et vint s’asseoir près de Monsieur Hermès.

Un peu plus tard, d’autres gens firent leur apparition. Alors la pièce fut pleine et enfumée. Le nombre des sièges étant insuffisant, plusieurs restèrent debout. La conversation devint générale, de groupes à groupes. Il se créa ainsi une animation chaude et parfois véhémente. On s’apostrophait. On plaisantait. On riait. L’atmosphère compassée et glaciale du début avait disparu. Chacun se livrait, mettait du liant, s’extériorisait. Sur ce plan, Monsieur Hermès était fort habile. Et, de fait, il avait peu à peu réussi, malgré son désarroi intérieur, à ce que chacun se sentît là comme chez soi. On ne remarquait plus la laideur de la pièce. On était tout au plaisir de cette réunion intime et cordiale. On se laissait agréablement bercer par la familiarité avec laquelle Monsieur Hermès honorait ses invités. Delphine Rollin elle-même, mue par une excitation joyeuse, s’était, de son plein chef, attribué le rôle de la jeune fille de la maison.

Quand Madame Mère apporta le chocolat et les crêpes qu’elle avait préparés, Delphine lui prit le plateau des mains pour l’aider et lui proposa de faire elle-même le service. Madame Mère, dès qu’elle avait connu la jeune fille, l’avait eue en aversion. Elle la jugeait trop hardie. Elle a des airs pas comme il faut, disait-elle. Elle fume, elle croise les jambes, elle vous regarde dans les yeux, non, ce n’est pas une personne bien élevée. Pourtant, elle lui laissa les honneurs de la réception et, après avoir pincé la joue de son fils, avec un sourire mielleux (mon grand !) et l’avoir embrassé devant tous (ce qui le fit rougir de confusion), elle s’éclipsa vivement, désireuse qu’elle était qu’on crût qu’elle était une mère discrète et compréhensive.

Cette diversion avait créé une détente favorable. Le chocolat fumait dans les tasses et son parfum était appétissant. Delphine proposait des crêpes à chacun. Elles étaient d’ailleurs exquises. Le Guével et Marineff s’en gavaient entre deux pétitions de principe, entre deux jugements définitifs. Car la poésie ne leur fermait pas l’estomac, au contraire. Très bien compartimenté, chez eux, tout ça ! Quand Delphine réfléchissait au mal que se donnait Monsieur Hermès pour le contentement de ses hôtes ! Faites donc des amabilités : on vous les rend en scélératesses !

Profitant de cet entr’acte, Monsieur Hermès s’était rapproché des rayons de sa petite bibliothèque. Il aimait bien, parfois, se retirer des conciliabules, prendre un peu de recul pour écouter les autres et observer à la dérobée. Une dame d’une quarantaine d’années, minaudante et qui écrivait des contes, suivie d’une jeune personne aux cheveux presque ras (dont on pourrait peut-être utiliser les caricatures qu’elle avait apportées dans un carton pour qu’on les examinât) risqua un pas vers lui. Elles voulaient visiblement faire causette. Que pensait-il des romantiques anglais ? Les voilà parties sur Keats, Shelley, Byron… Pour ces dames, il était vraiment le directeur d’Échafaudages. On mendiait ses avis. On se pendait du regard à ses lèvres. On sentait bon, d’ailleurs. On étalait un joli décolleté. On avait même l’air d’avoir une peau laiteuse. Ceci le consolait de cela. Il était prêt, pour le coup, à leur attribuer du talent, à se persuader de leur qualité. Évidemment, s’il se laissait ainsi circonvenir, il ne ferait pas un bon directeur de revue. Un bon directeur devrait savoir rester insensible au charme féminin et ne pas encombrer son jugement de données romanesques.

Il en venait à se demander si, tout compte fait, ces réunions répondaient bien à son attente première. Il devait se l’avouer, le travail de préparation y était à peu près nul. On papotait. On émettait des suggestions. Puis on sortait bien vite du sujet. On s’égarait. On défendait ses dadas. On faisait son petit numéro. Au fond, il eût bien mieux valu qu’il s’entourât seulement de deux ou trois amis sûrs, formant équipe, avec lesquels il aurait pu décider de tout. Renonçait-il déjà à porter seul la totalité du fardeau ? Pourquoi n’envisagerait-il pas la formation d’un comité de rédaction qui procéderait avec lui au choix des manuscrits ?

Monsieur Hermès était impulsif et prime-sautier. Dès qu’une idée germait dans sa tête, il fallait qu’il la mît à exécution. Il s’excusa auprès du bas-bleu et de la caricaturiste et se réinstalla à son bureau en réclamant l’attention générale. Tous firent cercle à nouveau. Et, de but en blanc, avec la spontanéité qui le caractérisait, il s’expliqua.

Delphine Rollin vit tout de suite dans cette proposition le signe d’une défaite qui ne savait comment s’exprimer. Mais, mon dieu, qu’il était donc maladroit ! N’aurait-il pas pu d’abord demander conseil à Buddy ? Ce n’était pas que l’idée fût mauvaise. Toutefois, maintenant qu’elle savait ce qu’on pouvait attendre de Marineff et de Le Guével, elle aurait préféré que Monsieur Hermès eût eu la présence d’esprit d’écarter au moins ces deux-là. Après tout, on s’était bien passé d’eux jusque-là. Tandis qu’en prenant la parole devant eux, il les invitait implicitement à entrer dans ce comité. Ne le regretterait-il pas un jour ? Ne comprenait-il pas qu’il allait ainsi donner un droit de regard sur la Revue à des garçons qui étaient plutôt mal intentionnés à son égard ? Comment lui ouvrir les yeux, l’obliger à réagir autrement ? Elle n’avait aucun titre à jouer un tel rôle.

D’ailleurs, les choses prenaient déjà une tournure inattendue. Delphine avait imaginé que Marineff et Le Guével allaient sauter sur l’occasion qui s’offrait à eux. Mais pas du tout ! C’est à peine s’ils marquèrent le coup. Ils attendaient que Monsieur Hermès les désignât nommément. Satisfaits d’avoir su l’amener à composition, ils jugeaient plus astucieux de rester dans l’expectative. En un mot, ils désiraient qu’on leur forçât la main. Plus la sollicitation serait pressante, plus leur position serait prépondérante au sein du comité.

Monsieur Hermès fut douché. Il était surpris que sa généreuse proposition recueillît si peu de suffrages. Quoi, alors qu’il assumait toutes les charges, les soucis comme les dépenses, et qu’il renonçait à la seule chose qui lui procurât quelque amusement, voilà donc le cas que l’on faisait de sa libéralité ! Il se cabra. Telle était sa nature. Quand on l’avait poussé à bout, quand il avait épuisé ses réserves de patience et de bienveillance, ses réveils étaient terribles. Un prodigieux changement se dessina sur son visage. Sa bouche se crispa, ses narines se pincèrent, ses yeux étincelèrent. Delphine en frémit d’aise. Allons, tout n’était peut-être pas encore perdu. En effet, Monsieur Hermès, la voix mordante et impérative, s’étonna d’avoir éveillé de si faibles échos. Et, souriant tout à coup, écartant ses grands bras, il ajouta ironiquement qu’il avait sans doute fait fausse route. Oui, en vérité, il ne savait pas pourquoi il leur avait dévoilé ses plans. Il s’excusa avec ostentation d’avoir importuné son auditoire.

Marineff et Le Guével, si coquins qu’ils fussent, débrouillaient encore très mal le caractère de Monsieur Hermès. Ils crurent qu’ils avaient été joués. Il n’en fallut pas plus pour qu’il remontât dans leur estime. Ils étaient de ces sots qui flagornent aussitôt qui les cingle. Ils avaient fauté en ne saisissant pas la balle au vol. Ils protestèrent donc de leur dévouement. Ils étaient prêts à apporter tout leur concours à Monsieur Hermès. Celui-ci pouvait compter sur eux. Ils l’aideraient à sortir le char de l’ornière où ses roues s’étaient embourbées. Hum ! cette image, pour le moins risquée, dans la bouche de Marineff, fit tiquer Monsieur Hermès. Mais l’autre enchaînait. Il voulait absolument donner le change. Le brusque revirement de son hôte l’avait littéralement affolé. Ce n’était pas le moment de laisser échapper un gâteau qui, d’abord, avait paru tellement à portée. Du reste, l’honneur était sauf. Étant donné la manière dont tout ça s’était déroulé, ils n’avaient pas eu à remercier Monsieur Hermès de son offre. Au contraire, maintenant, il appartenait logiquement à Monsieur Hermès de marquer sa gratitude à ceux qui se précipitaient si bénévolement à son secours. C’en était comique ! Et pourquoi ne pas exploiter tout de suite l’avantage ? Marineff et Le Guével avaient un très bon ami : Michel Gorrigen. Ils l’amèneraient le samedi suivant. Selon eux, lui aussi, pourrait s’intégrer au comité. Son appoint serait précieux. Il travaillait justement, en ce moment, à une étude sur Schopenhauer. Et il avait beaucoup de relations à Portville. Pour les abonnements, n’est-ce pas, ça pouvait être utile… Delphine, à cet instant, regarda Monsieur Hermès.

Elle eut alors la certitude qu’il était indécis et qu’il eût été bon que Buddy lui vînt en aide. Mais celui-ci ne disait mot et s’était plongé, comme à dessein, dans la lecture d’un tas de poèmes manuscrits qui traînaient sur le bureau. Pourquoi laissait-il son ami se dépêtrer seul ? Elle remarqua aussi que Le Guével, en s’adressant à Monsieur Hermès au sujet d’Échafaudages, ne disait déjà plus « vous Â» mais « nous Â». Monsieur Hermès était trop heureux de s’être tiré de ce mauvais pas pour s’en formaliser. Peut-être même n’y fit-il pas attention. Ainsi, il était complètement annihilé. Les autres étaient dans la place et parlaient de la Revue comme d’une chose à eux. Nous ferons ceci… nous déciderons cela…

Delphine rejeta furieusement en arrière sa belle chevelure rousse, se mit à chantonner et, tirant une cigarette de son étui, elle chercha des yeux quelqu’un qui pourrait lui donner du feu. Le Guével se précipita en même temps qu’un tout jeune homme blond qui n’avait rien dit jusque-là. Elle fit comme si elle n’avait pas vu le geste de Le Guével, sourit au blondinet et pencha la tête vers son allumette.

C’était fou ce que cet après-midi l’avait éreintée ! Olga avait été faiblarde. Buddy s’était montré absurde. Monsieur Hermès enfin l’avait déçue. Parfois, elle doutait de lui. Pourquoi n’était-il pas plus maître de ses nerfs ? Pourquoi aussi ce manque de combativité chez lui, et ce penchant désastreux à toujours s’exagérer les mérites d’autrui ? Ce qu’il était difficile à saisir ! Par un côté ou par un autre, sans qu’il le voulût sans doute, il réussissait toujours à lui échapper. Elle n’arriverait jamais à s’imposer à lui tout à fait. Il était par trop déroutant. Il était aussi passionné par trop de choses à la fois. Curieux, même, et curieux parce que rare, qu’il fût si divers ! Les autres, c’étaient seulement leurs études qui les intéressaient. Ou bien c’était le sport. Ou bien les femmes. Ou bien la littérature. Mais lui, rien ne le laissait indifférent. Dans un sens, c’était attrayant ; dans un autre… Cette façon, par exemple, qu’il avait de se jeter à la tête du premier venu comme si le fait, pour celui-ci, de lui être inconnu, avait porté en soi la promesse d’une découverte ou d’un possible renouvellement de sa vision des choses.

Comment ne s’était-il pas insurgé contre l’intention de Marineff d’introduire Michel Gorrigen dans leur groupe ? La réputation de ce dernier était pourtant bien établie à Portville. Et de la façon la plus désastreuse. Que Marineff et Le Guével le lui eussent recommandé, montrait bien à quel point ceux-ci étaient sans scrupules. Qui se ressemble s’assemble… Oui, cela ferait un beau trio ! Qu’en penses-tu, Olga ? Oh ! évidemment, si Gorrigen mettait son nez dans la Revue, on pouvait s’attendre au pire. Je t’avoue que j’en suis sidérée. Et je me demande même si Marineff et Le Guével n’auront pas été poussés par l’autre. Tu comprends, ils étaient peut-être d’accord à l’avance. Ces deux-là sont venus en éclaireurs pour préparer le terrain. Dès qu’ils ont vu qu’il y avait une bonne place chaude à prendre, ils ont mis en avant le nom de Gorrigen. Gorrigen, tu te rends compte ! Ce visqueux personnage qui était la frayeur de toutes les étudiantes, et même d’elle, Olga, qui avait pourtant de la défense. Ah, certes ! si Gorrigen devait devenir quelque chose dans la Revue, elle savait comment ça finirait. Partout où il passait, il semait la zizanie. À la faculté, les professeurs ne le toléraient que pour rester fidèles à la mémoire de son père qui avait été un médecin célèbre et dont le nom avait été donné à une des rues et à une des cliniques de la ville. Plus âgé que Buddy et Paolo, il traînait encore en quatrième année, incapable qu’il était de préparer sa thèse. On disait qu’il avait déjà à moitié ruiné sa mère, une pauvre femme qui, en dépit des évidences, avait le tort de l’admirer. Il menait une vie louche et dispendieuse, découchant presque toutes les nuits. Et, par quel besoin malsain de gloriole poussé, il avait réussi, on ne sait comment, à se faire mandater par la rédaction du Progrès de Portville où on lui confiait parfois des reportages. Bref, on parlait de lui plus qu’il n’eût été décent, sans doute, et il courait sur son compte les bruits les plus défavorables.

La petite bande, bien que la plupart de ses membres comme Buddy et Monsieur Hermès ne l’eussent jamais fréquenté, le rencontrait fréquemment à la Taverne Anglaise ou chez le Colonel, au Corsaire ou au Colibri en compagnie de poules criardes ou de vieilles maquerelles endiamantées. Mais qu’il se fût fourré jusqu’ici dans des affaires de publicité mal définies, de journalisme véreux ou de chantages politiques, rien de tout cela n’avait encore semblé mordre sur lui. Il portait beau et offrait à la vue, avec autorité, un jeune ventre aux tripes molles et déjà tout bardé de graisse. Il se pavanait dans des costumes variés de dandy sans s’inquiéter le moins du monde du paiement des factures de ses tailleurs, des guêtres blanches aux chevilles, la canne de bambou à l’avant-bras, le feutre vissé de biais sur le crâne.

Comment était-il entré au pépé ? Mystère ! Le fait est, cependant, qu’il y était très vite devenu le chouchou du rédacteur en chef, le père Carmoulin, qu’on appelait aussi : « Lyautey-mes-fesses Â» à cause d’une ressemblance physique certaine avec le dit. Le tout n’était-il pas d’avoir du toupet dans la vie ? Si Michel Gorrigen jetait son dévolu sur Échafaudages, il ne tarderait pas à y faire la loi. Son bagout, son entregent, sa morgue, sa connaissance du pouvoir (sur les foules) des belles paroles et de la chose imprimée, lui donneraient une telle supériorité sur Monsieur Hermès que celui-ci pâlirait tout de suite devant lui. À quoi bon se désoler ? Il fallait laisser aller les choses. Peut-être Monsieur Hermès avait-il son idée ?

L’heure du dîner approchait. Plusieurs visiteurs s’étaient déjà retirés. Monsieur Hermès se débarrassait poliment des autres. Mais oui, envoyez-moi votre manuscrit. Nous le lirons. Et si, comme je l’espère, il répond à notre attente, nous serons heureux de le publier. À bientôt donc ! À la fin, il ne resta que les intimes, plus Marineff et Le Guével, qui s’incrustaient. Ils se sentaient maintenant de la maison. Olga Molinier était suffoquée par leur sans-gêne. Marineff, sans en demander la permission, s’était mis à lire le texte que Monsieur Hermès préparait pour le prochain numéro. Le Guével, lui, tripotait d’un doigt dédaigneux les livres de sa bibliothèque, ponctuant parfois son inventaire d’un reniflement péjoratif.

Contrairement à l’habitude qu’elle avait de lâcher la dernière pour décider avec Monsieur Hermès de certaines réponses à faire par lettre dont elle se chargeait, pour l’aider, sur sa petite machine à écrire portative, prix d’un concours de magazine américain qu’elle avait gagné l’an dernier, Olga Molinier décida de s’en aller sans plus attendre en forçant ainsi les deux intrus à la suivre. Elle en avait assez. D’ailleurs, elle dînait ce soir-là chez les Gibert où Caroline Poujastruc l’avait invitée.

Delphine se leva à son tour et remit son manteau. Ce que voyant, Buddy se prépara aussi à partir. Olga fut heureuse à l’idée qu’elle allait ainsi faire route avec lui. Elle lui proposerait de l’abriter sous son parapluie, bien qu’elle sût qu’il n’aimait pas ça. Mais, en même temps, elle avait le cœur serré parce qu’elle devinait que ce n’était pas son départ à elle, mais celui de Delphine qui provoquait le sien.

En réalité, c’était surtout l’heure qui avait décidé Buddy. Il jouait le lendemain à Paris avec le Rugby Club. Le temps de dîner, de préparer sa valise à La Maison du Crime, de filer à la gare avec Paolo et les deux Légende… Leur train partait à dix heures. Pleuvait-il encore ? Il souleva le rideau, plongea son regard dans la rue glauque. Olga s’approcha de lui. Demain soir je serai à la Taverne. J’y attendrai le résultat du match. Pensez-vous gagner ? De toute façon, j’espère que cela aura bien marché pour vous.

Elle craignait toujours qu’il ne finît un beau jour par se faire estropier. C’était un jeu si brutal ! Comment pouvaient-ils aimer ça, lui et les autres ? Mais cette brutalité même, et les dangers qu’elle impliquait, n’étaient tout de même pas sans attraits pour Olga. Au moins, il y avait de la virilité chez Buddy. Il n’était pas une poule mouillée comme Marineff et Le Guével… Jamais touché un ballon de leur vie, eux, ça se voyait ! Dauber, ratiociner à perte de vue sur le dos des gens, c’était à peu près le seul courage dont ils fussent capables.

Buddy apprécia la sollicitude d’Olga. Ah ! si Delphine avait eu les mêmes attentions à son égard ! Allez, Olga, vous venez ? Et il se retourna, invitant les autres à le suivre. Il fut frappé, à cet instant, par l’aspect de Delphine placée sous le lustre qui éclairait magiquement son visage. Elle était radieusement belle. Ses yeux brillaient d’un sombre feu. Il vit Monsieur Hermès poser sa main sur son épaule et lui sourire. Merci d’être venue, ma chère. Sous cette pression et ce mot gentil, Delphine défaillit et se détourna, mordant ses lèvres pour contenir ses larmes. Elle était ridicule, aussi ! Oui, ridicule de penser à quel point elle se savait à sa merci. Il n’en fallait pas beaucoup pour qu’elle fût bouleversée. Mais qu’allait-elle encore s’imaginer ? Elle croisa alors le regard de Buddy, fut confuse de son trouble et se reprit. Rien de plus agaçant que la façon dont Buddy ne cessait de l’épier. Quel droit avait-il être jaloux ? Avec une ardeur farouche elle ouvrit la porte et s’engagea dans l’escalier. Les autres suivirent. Tous, sur le trottoir, hésitèrent une seconde. Une pluie fine tombait, n’en finissait pas de se déverser sur la ville. Vous nous accompagnez ? Marineff et Le Guével acquiescèrent. Buddy se glissa rapidement sous le parapluie de Delphine et prit son bras. Allons ! Olga obliqua de son côté sans leur serrer à nouveau les mains. Elle marcha vite, comme si elle avait été réellement pressée, d’un pas rageur qui résonnait sur le macadam.

Quand elle parvint chez les Gibert, rue Fénelon, Jo n’était pas encore rentré et l’heure du dîner s’en trouvait retardée d’autant. Marie-Amélie, après l’avoir accueillie et l’avoir aidée à se débarrasser, s’éclipsa pour s’occuper de son fils. Caroline est dans sa chambre. Caroline, en effet, attendait Olga. Elles s’embrassèrent, s’assirent l’une contre l’autre sur le divan et se perdirent dans un bavardage d’exclamations joyeuses. Tu dois avoir les pieds gelés, ma pauvre ! Oui, elle avait les bas trempés. La pluie, sur la place de la Cathédrale, l’avait cinglée. J’ai manqué y laisser mon parapluie. Elle ôta ses chaussures, s’étendit à demi, les jambes repliées sous elle pour les réchauffer. Raconte ! Olga fut heureuse de sentir près d’elle le buste doucement infléchi de son amie et de lire dans ses beaux yeux naïfs et graves les signes de la plus vive affection. Comme on était bien dans cette petite pièce ! On y était préservé, aurait-on dit, de toutes les vicissitudes et de toutes les froidures qui régnaient au dehors. Quelle grâce aussi avait Caroline ! Quelle jeune fille délicieuse ! Quel homme la vaudrait jamais ? Sa récente maladie avait encore affiné ses traits. Il y avait maintenant, dans toute sa personne, comme la promesse d’un grand bonheur à venir, comme un épanouissement. Elle se faisait plus femme. Elle avait l’air moins tendu qu’autrefois. Mais non, c’est plutôt à toi de raconter. Tu es magnifique, tu sais !

C’était sûr, Caroline n’avait jamais été aussi ravissante. Dans sa robe de laine pain brûlé qui accentuait la teinte mauve de ses paupières, elle écoutait attentivement Olga qui lui relatait son après-midi. Elle se scandalisa quand elle sut la conduite de Marineff et Le Guével. Mais quelle idée aussi as-tu eue, ma pauvre Olga ! Caroline ne connaissait encore Monsieur Hermès qu’à travers son amie. Et le peu de temps durant lequel elle l’avait aperçu et entendu le jour où il était venu rendre visite à son oncle Juan Triste ne lui avait pas permis d’établir un jugement précis. Pourtant, l’oncle avait paru faire assez de cas de lui. Du reste, qu’Antoine eût consenti à patronner Échafaudages plaidait en sa faveur. Mais elle s’était malgré tout tenue, depuis, à l’écart de la Revue dont les destinées lui semblaient bien fragiles. Au fond, ton jeune homme a-t-il bien l’envergure nécessaire ? La désinvolture avec laquelle Marineff et Le Guével l’ont traité devant toi semblerait démontrer l’inverse. Oh ! je te l’accorde, ces deux-là sont moins que recommandables… Olga approuva et prit la défense de Monsieur Hermès. Je t’assure, Caroline, ce n’est pas un garçon ordinaire. Il commet des gaffes et son esprit est encore plein de lacunes, mais il est intéressant. Caroline sourit, sceptique. Elle se promit tout de même de noter cette conversation dans son journal avant de se coucher. À cet instant, Marie-Amélie reparut. Mes petites filles, nous allons nous mettre à table. Jean-Claude a terminé ses devoirs. Ça fera peut-être venir Jo. Mais je me demande ce qu’il peut bien fabriquer dehors avec ce temps de chien ! Et une ombre plana sur son visage de poupée de porcelaine, ombre qu’elle chassa d’un hochement de tête à l’instar d’une mèche folle.

*

À la même heure on achevait de dîner chez Monsieur Hermès. Monsieur Papa et Madame Mère n’étaient pas fâchés que sa mauvaise vue eût contraint leur fils à renoncer définitivement au sport actif. En revanche, Monsieur Hermès ne s’était pas facilement résigné. Il enviait Buddy et les autres de pratiquer encore un jeu qu’il avait tant aimé. Et, tout en pelant son orange, pendant que ses dignes parents parlaient entre eux, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer ses camarades qui, en ce moment même, se disposaient à partir pour la gare. Il se remémorait ainsi les nombreux déplacements qu’il avait faits autrefois en leur compagnie. Quand il était plus jeune, il s’était persuadé qu’il fournirait une longue carrière et jouerait, comme certains, jusqu’à la quarantaine. Mais, à vingt-trois ans, il se voyait déjà relégué dans le clan des vieilles barbes. Comme la vie se hâtait, la cruelle, de l’accabler ! Oui, que de mécomptes déjà ! Que d’espoirs envolés ! Il avait cru pouvoir devenir une vedette et il avait seulement été un équipier acceptable. Moyen, moyen en tout, voilà ce qu’il était. Comme au lycée, comme partout ! Second, toujours second ; jamais premier ! Est-ce que son existence allait s’écouler ainsi, de proche en proche, en expériences décevantes ? Rien de ce qu’il attendait, de ce qu’il souhaitait ne se réalisait jamais. En était-il ainsi pour les autres ? Il y en avait, cependant, qui connaissaient, il en était sûr, de francs succès. La seule fois de sa vie où il avait été premier, ç’avait été au catéchisme. Amère et dérisoire compensation ! Était-ce une chose dont on pouvait décemment se vanter ? Il était si loin le temps où il avait été un pieux et fervent communiant ! Le petit personnage d’alors lui paraissait maintenant d’autant plus absurde avec le recul. Pourquoi ses parents, si mal pensants, lui avaient-ils fait donner une instruction religieuse ? Et pourquoi s’y était-il distingué ? Il est vrai que tout cela avait eu lieu pendant la guerre, à la campagne, chez sa grand’mère où ils s’étaient réfugiés, fuyant les difficultés alimentaires de Portville. Ensuite, une fois revenu en ville, accaparé par ses études, il n’avait jamais remis les pieds à l’église. Une grande indifférence en lui pour toutes ces choses-là. Il se demandait même, aujourd’hui, s’il avait jamais eu la foi. Même au temps où il apprenait si bien ses leçons de catéchisme, il n’avait jamais senti au fond de lui aucun frémissement, aucune inquiétude et surtout aucune crainte. Il ne pensait pas à la mort et l’au-delà n’avait pour lui aucune espèce de réalité. Dire qu’il y avait des gens qui puisaient des consolations dans les pratiques de la liturgie, qui assistaient aux offices, qui se confessaient, qui récitaient matin et soir leur prière ! Étrange propension… Le bonheur, pour eux, consistait-il à satisfaire de telles simagrées ? Le bonheur… l’avait-il connu, jusqu’ici, pour son propre compte ? Oui, sans doute, des plaisirs, de bons moments, mais toujours si chèrement payés… À croire qu’il existait pour chaque individu un registre du Doit et de l’Avoir où s’établissait une balance fatale. Lui, il était sûrement placé dans la catégorie du juste milieu, des demi-doses, moyennement heureux comme moyennement malheureux en toutes circonstances, étant toujours passé à côté des grosses catastrophes et des grosses réussites. Peut-être aurait-il dû s’en réjouir ? Mais non ! Et certes, s’il avait pu choisir, il aurait subi avec délices les pires représailles du destin pour être de ceux qui reçoivent aussi ses faveurs suprêmes. Ce qui fait qu’il considérait les événements qui lui étaient survenus jusque-là comme autant d’échecs. Il en venait à croire qu’il était marqué à tout jamais et qu’il ne sortirait pas d’une honnête médiocrité. Il avait conscience d’avoir été un assez bon élève, un assez bon sportif, un assez bon camarade et peut-être un assez bon amant. Eh bien, il aurait une existence étale, une situation convenable, une personnalité entre les deux et, s’il se mariait, une assez jolie femme… Mais il lui serait sûrement interdit d’être riche, génial, ou adulé…

Il ignorerait maintenant cette fébrilité avec laquelle, autrefois, il préparait la valise de son équipement les veilles de matches. Il y plaçait d’abord ses souliers à longs lacets blancs, ces souliers que, chaque lundi, il décrottait puis graissait avec amour. Il vérifiait la solidité des crampons, passait son doigt sur leur tête et sentait l’aspérité des ferrures qui les fixaient à la semelle. Un jour, il avait eu la main droite affreusement balafrée par les crampons d’un adversaire. Il regarda sa main. La cicatrice n’était pour ainsi dire plus visible. Encore un an ou deux et elle disparaîtrait complètement. Ainsi, tout s’effaçait avec le temps. Cependant il avait abondamment saigné et avait gardé ensuite longtemps de longues traînées croûteuses dont il était presque fier. Plus tard, il ne pourrait même plus, en montrant cette trace, faire état de son passé sportif. Après les souliers, il rangeait le maillot, la culotte et les bas. Il les trouvait sur l’étagère la plus basse de son armoire où la femme de ménage les avait empilés après les avoir lavés et repassés. C’était une culotte blanche, à poches, bien coupée, assez longue, dans le style anglais. Les bas de pure laine, très souples, étaient blancs aussi, avec deux minces bandes noires sur le revers. Le maillot en tricot, de couleur assortie, avec une large collerette noire rembourrée aux épaules, se laçait sur le devant et portait sur le dos un grand chiffre en satinette (le chiffre 8, indication de sa place dans l’équipe). Il n’y avait plus qu’à ajouter le slip caoutchouté, une paire de chevillières, deux protège-tibias, deux bandes velpeau et un serre-tête en cuir qu’il emportait toujours, mais qu’il ne mettait jamais, car ça l’assourdissait. Sur le dessus de la valise il étendait des serviettes et sa chaude veste de laine aux couleurs du club avec le bel écusson de soie brodé d’or sur le cÅ“ur. Mais tout cela dormirait désormais au fond de son armoire. Et, plus tard, quand la curiosité le pousserait à inventorier ces vieilleries, il s’apercevrait qu’elles étaient mangées par les mites… Quand les équipiers étaient en tenue et qu’ils essayaient quelques passes sur place, avec le ballon, dans l’enclos réservé, avant le commencement du match, nombreux étaient les spectateurs des tribunes qui venaient les identifier. On se sentait quelqu’un. On se savait admiré, envié. C’était un peu la même sorte de griserie anxieuse que devaient ressentir les toreros enveloppés dans leur cape de gala et pâles, avant le paseo, quand lui-même venait les reluquer. À l’heure dite, les équipiers pénétraient sur le terrain, en file indienne, précédés par leur capitaine qui portait un ballon neuf au beau cuir jaune dans les mains. La musique jouait. On les applaudissait. Ils s’égaillaient alors en face de l’autre équipe. L’arbitre sifflait le coup d’envoi après avoir consulté sa montre. Les avants s’élançaient.

Que fais-tu, demain ? Es-tu libre ? Monsieur Hermès revint sur la terre. Monsieur Papa l’interrogeait. Pourquoi donc ? Il voyait à ses parents une physionomie embarrassée. Est-ce qu’ils n’allaient pas, encore une fois, lui imposer une de ces corvées dominicales auxquelles il n’osait se soustraire, mais durant lesquelles, comme pour se venger, il restait obstinément maussade ? Il les connaissait ces réjouissances ! Un déjeuner de barbus ennuyeux et de matrones couperosées qui durerait des heures et des heures et où se débiteraient des tas d’insanités qui le hérissaient ! Mais il ne s’agissait pas de ça pour cette fois. C’est Madame Mère, finalement, qui l’éclaira. Voilà, ils avaient reçu une invitation des Olivin. M. Olivin devait venir les chercher le lendemain matin dans sa voiture. On passerait la journée dans leur propriété, aux environs de Portville. Julie Olivin était une amie d’enfance de Madame Mère. Elles avaient joué ensemble au tennis autrefois. Julie, mariée richement, invitait de temps en temps son amie, ce dont celle-ci et son mari n’étaient pas peu flattés, tant ils attachaient d’importance à la qualité de leurs relations. Et puis, tu sais, il y aura Paulette. Paulette était l’unique héritière des Olivin. Un parti de choix. Elle était jolie, d’ailleurs, Paulette. Jolie et bien élevée. Rieuse et simple. Avec ça, une dot confortable, ce qui ne gâtait rien. Quelle charmante petite bru elle ferait, susurra Madame Mère, l’air patelin ! Moi, je l’adore. Je vois ce que c’est, se dit Monsieur Hermès. Auraient-ils mis une fois encore dans leurs projets de le marier ? Ne leur avait-il pas suffisamment répété qu’il refusait d’envisager la question avant plusieurs années ? Bien sûr, elle était charmante, Paulette, appétissante même et désirable. Avec un visage virginal et une grâce secrète, parfois moqueuse. Mais ce n’était pas le genre d’épouse auquel il rêvait. Paulette avait vécu jusqu’ici dans un milieu de commerçants cossus et en avait subi l’empreinte. Elle ferait le bonheur d’un boutiquier, saurait tenir son ménage et sa caisse, lui donnerait des enfants bien constitués et réchaufferait sa couche tous les soirs. Était-ce là ce que cherchait Monsieur Hermès ? Saurait-elle satisfaire ses aspirations romanesques ? Saurait-elle le comprendre ? Non, il ne se voyait pas enlisé dans les commodités bourgeoises qu’elle pouvait lui garantir. Une femme, des enfants, un foyer, des responsabilités sociales, voilà ce qu’un garçon comme lui devait fuir. Il voulait écrire des livres, devenir un écrivain coté et acquérir dans la littérature cette situation en vue que le sport lui avait refusée. Tout devait être subordonné à cette grande ambition. Les artistes ne se mariaient pas. Est-ce que Liszt, est-ce que Nietzsche, est-ce que Van Gogh s’étaient mariés ? Seule, la solitude était créatrice. Il devait sauvegarder son indépendance et sa liberté. Oui, rester disponible. Il avait renoncé à sa pièce La Joie du CÅ“ur. Mais il envisageait de rédiger des souvenirs sur sa jeunesse et sur les influences qui l’avaient marqué. Cela s’appellerait Adolescence. Peut-être en donnerait-il un fragment dans Échafaudages.

La pendule sonna neuf heures. Un projet germa dans la tête de Monsieur Hermès. S’il allait serrer la main de ses anciens équipiers à la gare ? En prenant un tram, il avait encore le temps. Pour couper court à toute palabre au sujet des Olivin, il promit sa présence pour le lendemain. Il la verrait, Paulette. Autant en avoir tout de suite le cÅ“ur net. Bon, c’était entendu. Oui, il n’oubliait pas qu’il faudrait être prêt assez tôt dans la matinée. Il ne rentrerait pas tard. Mais qu’avait donc encore Madame Mère ? On aurait dit qu’elle s’ingéniait à le retarder chaque fois qu’il voulait sortir. Elle avait le don de l’exaspérer par ses questions insidieuses et à double entente. Il éluda sa réponse et se leva de table. Allez, je mets les bouts ! Un bécot et une poignée de main à Monsieur Papa, deux bécots à Madame Mère. La ration habituelle. Bonsoir ! À demain… Et, pour les rassurer : Je ne serai pas long. Il passa dans le couloir, entoura son cou d’un gros cache-nez, enfila son pardessus et ses gants, tira sur lui la porte, traversa à grands pas le petit jardin, entr’ouvrit la grille, fut dans la rue.

Ouf ! Il respira profondément et sentit une chaude allégresse dans ses jambes. Qu’il faisait bon marcher vite dans ce froid, les mains bien enfoncées dans les poches ! Et, surtout, qu’il était agréable d’être seul dans la nuit, et de penser à sa guise. Il n’était lui-même, il n’était pleinement heureux que seul. Il aimait bien ses amis. Mais il fallait qu’il fût seul pour connaître ces moments d’exaltation et d’enivrement où il s’inventait un monde à sa mesure.

Pourtant, toujours dévoré de scrupules comme il était, sa pensée ne fut pas tout de suite aussi véloce qu’il l’aurait souhaité. Il était obsédé par la brusquerie avec laquelle il venait de quitter ses parents. Il les imaginait, les coudes posés sur la table, poussant les miettes d’une main distraite et préoccupée, les yeux vaguement fixés sur les reliefs du dessert pour mieux se renfermer en eux-mêmes. Quelle opinion avaient-ils de leur fils ? Souffraient-ils de se sentir incompris ? S’apitoyaient-ils sur l’amour, si peu payé de retour à leur sens, qu’ils croyaient lui porter ? Ou bien finissaient-ils par admettre qu’ils ne savaient pas se faire aimer de lui ? S’ils se figurent que je les mécanise de gaieté de cÅ“ur ! Pourquoi ne sont-ils pas plus coulants ? Il serait si agréable d’avoir des vieux à la page ! Bien sûr, il avait dû les heurter. Mais comment l’éviter ? Il se formalisait (eût-il eu mille fois raison) quand il se persuadait qu’il n’avait pas été à son avantage dans une circonstance donnée. Peut-être le jugeaient-ils cruel et ingrat, lui qui les jugeait égoïstes et tyranniques. Comment arriverait-il de sang-froid à leur expliquer sincèrement son point de vue ? Aussi souvent qu’il s’y était essayé, cela avait fini par des fâcheries. Chacun s’était enraciné sur ses positions. De part et d’autre il manquait l’amour qui aurait pu renverser les barrières de la susceptibilité et de la rancÅ“ur lentement amassée. Mieux valait donc se taire. Les rares fois où il avait voulu ouvrir son cÅ“ur, il lui en avait cuit. Ces disputes familiales étaient sans fin et il en restait meurtri pour plusieurs jours, avec la conscience mortifiée à cause des paroles blessantes qui avaient été dites. Mais enfin est-ce que cela ne tenait pas aussi à eux qu’il eût ou non du plaisir en leur société ? Or, il devait bien se l’avouer, leur présence lui pesait. Ils faisaient tout ce qu’il fallait pour l’écÅ“urer. Dans leur bouche, jamais de tendresses, jamais de propos sans conséquence. Ce n’était que reproches et gronderies. Et même quand la conversation était impersonnelle et roulait sur des sujets extérieurs, il sentait toujours, embusquée derrière les mots, l’allusion désagréable ou la menace d’une intrusion dans son comportement.

Dans le tram qui l’emportait vers la gare, Monsieur Hermès ne savait comment chasser de son esprit la pensée de cet éternel conflit. Ah ! qu’elle lui était pénible, cette ambiance hostile et toujours agressive des repas ! Peut-être y avait-il des familles où chacun pouvait dire ce qui lui passait par la tête sans se soucier de la façon dont cela serait interprété. Chez lui, au contraire, il devait toujours tourner sa langue plusieurs fois dans sa bouche avant de parler, de crainte d’exprimer une opinion dont on pourrait lui tenir rigueur. Il en était ulcéré. Quelle différence avec les autres ! Buddy, Paolo, Roudoudou, les deux Légende, tous, autant qu’ils étaient, étaient libres et disposaient d’eux-mêmes. Et si, comme ce soir, ils s’en allaient en déplacement, ils n’avaient de comptes à rendre à personne. Demain, ils joueraient contre le Racing Club, l’équipe au maillot cerclé bleu-ciel et blanc à laquelle il avait appartenu durant son séjour à Paris. Ça lui aurait plu de revoir ses anciens camarades. Enfin, il n’en était plus question. Il était devenu un bigleux. À la retraite ! Les vitres du tram étaient givrées. Ça devait pincer aussi, à Paris. Peut-être que le terrain serait gelé. Alors, la partie n’aurait pas lieu. Peut-être aussi que les Parisiens auraient recouvert la pelouse de paille pour la protéger. N’empêche que le sol serait dur ! Attention aux accidents, aux chocs sournois, aux mauvaises chutes ! Et frisquet ! Il les voyait d’ici, les copains, frissonnants et glacés dans leurs petits flottants, s’en allant à la queue leu leu déposer une gerbe, sous la conduite de Maisonvieille, sur le monument aux morts du Racing Club. Avec la comédie rituelle de la minute de silence. Et tous les pékins qui se figeraient dans un morne ou pompeux garde-à-vous, le galure à la main, en songeant au rhume qu’ils allaient choper en voulant faire comme tout le monde. Oui, il les voyait d’ici, Buddy et les autres, se frottant les mains, les fesses serrées, esquissant de courts galops piétinés. Mais après, dans le feu de la partie, ils s’échaufferaient vite. Et une fois le match terminé, une fois la douche prise, une fois rhabillés, quel bon moment ils passeraient tous ensemble à bavarder et à chanter ! Le soir venu, ils dîneraient dans un restaurant et iraient sans doute au music-hall. Comme il aurait voulu pouvoir être des leurs comme autrefois !

À la gare, Monsieur Hermès eut une déception. Il s’était trop pressé. Personne n’était encore là. Il entra au buffet, fuyant le courant d’air perfide des quais. Il s’installa à une table, solitaire, demanda à boire un lait chaud bien sucré. Il y avait toujours quelque chose de sordide dans l’atmosphère d’un buffet de gare. Ce mélange indéfinissable d’odeurs de bière éventée et de tabac et tous ces gens agglutinés, défaits, fébriles, un peu sales, un peu fripés, encombrés de bagages hétéroclites que servaient de vieux garçons chauves et bouffis. Ce spectacle lui causa du malaise. Pourquoi était-il si triste, ce soir ? Était-ce le lieu qui accentuait son spleen ? Machinalement, il pensa à Échafaudages. Il était bien décidé, dès le samedi suivant, à casser le morceau et à mettre ses collaborateurs au pied du mur. Plus de tergiversations. Puisque la plupart d’entre eux faisaient la sourde oreille et ne voyaient dans la Revue que les avantages qu’ils pouvaient en retirer sans songer au reste, il ne mâcherait pas ses mots. Donnant, donnant ! Il faudrait que chacun apportât désormais sa contribution et assumât sans récriminer telle tâche précise qui lui serait confiée. Exiger un travail d’équipe. Ainsi, seulement, les résultats seraient tangibles. Il ne pouvait continuer à porter à lui seul tout le poids de l’affaire et à encaisser les trop faciles critiques de ceux qui ne songeaient qu’à profiter de lui sans comprendre les allusions qu’il avait lancées, notamment au sujet des abonnements. En effet, si chacun avait voulu y mettre du sien, le nombre des abonnements aurait pu être très rapidement augmenté. Félix Sanlesou le lui avait toujours dit : c’était avec les abonnés qu’on pouvait s’en tirer et pas autrement ! À propos, qu’était-il donc devenu ce piètre Sanlesou ? Depuis qu’il avait quitté Paris, Monsieur Hermès était sans nouvelles de lui. C’était pourtant avec lui qu’il avait élaboré le premier projet de la Revue. Mais, après ça, il y avait eu ses deux années de service militaire à Casa et maintenant la Revue avait pris corps et il n’était plus du tout question de lui. Au début, ils s’étaient écrit, mais leurs lettres n’avaient pas tardé à s’espacer. Bientôt, ils avaient même cessé de correspondre. Voilà ce qu’il advenait d’une amitié qu’on avait cru solide et indispensable. On se perdait de vue, on s’oubliait et c’était fini… Retrouverait-il plus tard Félix Sanlesou sur son chemin ? Tiens, d’où sors-tu ? Alors ça va ? Qu’est-ce que tu deviens ? Qu’as-tu fait pendant toutes ces années ? Peut-être était-il parti pour l’Indochine, comme il l’envisageait ? Ou bien essayait-il toujours de placer des contes dans l’Écho de Paris ? C’était un journal que Monsieur Hermès ne lisait jamais. Tout de même, si Sanlesou avait acquis la moindre notoriété, ça se serait su. Plus de nouvelles non plus, d’ailleurs, de Constant Fragonard. C’était bien simple, de tous ceux de son âge, aucun ne semblait encore avoir réussi à se faire une place au soleil. Lequel d’entre eux serait le premier à se distinguer ? Lequel sortirait de l’anonymat ? Mais il s’égarait. Pour en revenir à la Revue, il se félicitait d’avoir eu l’idée d’en assurer le service gratuit à tous les écrivains connus. Plusieurs avaient déjà répondu. Des lettres de félicitations banales et d’encouragements formels. C’était flatteur pour l’amour-propre, à condition de ne point trop lire entre les lignes, bien que cela ne fît pas entrer d’argent dans la caisse. Peut-être devrait-il alerter des gens riches qui fonceraient par snobisme et dont il flatterait la vanité en les bombardant membres fondateurs ? Mais où les dénicher ? Ou bien, encore, plutôt que de demander stupidement des conseils à un Marineff ou à un Le Guével, peut-être serait-il mieux avisé en retournant voir Juan Triste afin de solliciter de lui quelque suggestion astucieuse. Il aurait dû en parler tout à l’heure à Olga. Elle aurait pu lui ménager une nouvelle entrevue. Ça l’intimidait trop d’aller le relancer, comme ça, dans sa famille. Du reste, il aurait fallu être sûr qu’il fût en ce moment de passage à Portville. Ce qui était peu probable. Enfin, c’était raté pour cette fois.

Il revécut, en pensée, sa seule visite au poète. Buddy n’avait pas cru devoir l’accompagner. Mais, du moins, Olga avait été tout ce qu’il y a de chic. Monsieur Hermès était sorti de chez les Gibert tout ragaillardi. La conversation avait eu lieu en présence d’Olga qui avait su vaincre tout de suite son embarras, de Madame Gibert elle-même et de sa nièce, l’amie d’Olga. Il avait remarqué que pendant que Juan Triste le questionnait, celles-ci le regardaient avec intérêt. Jolie femme, ma foi, Madame Gibert ! La nièce aussi était exquise. Moins pimpante que sa tante, sans doute, mais avec quelque chose de pathétique dans le sourire. Elle avait eu l’air de le détailler et de méditer longuement chacune de ses paroles. Était-ce là ce qu’on appelait avoir une touche ? Mais certainement qu’il se leurrait. À la réflexion, il lui semblait qu’elle avait un peu le visage de Nita Brett, le grand amour de ses vingt ans. Mais elle était plus irréelle encore, plus désincarnée, apparemment plus inaccessible et plus… comment dire ? Tout à fait le genre dame-de-mes-pensées, odalisque princesse lointaine… Oui, comme si elle avait été transplantée d’un autre âge, comme si elle était descendue d’un cadre ancien dans des atours désuets. Il n’y avait pas jusqu’à l’architecture de sa coiffure qui ne lui eût paru légèrement anachronique…

Comment ne l’avait-il encore jamais rencontrée puisqu’elle était étudiante ? Bien sûr, elle n’était pas de celles qui fréquentent des endroits comme la Taverne !

En revanche, il avait fort bien reconnu en Mme Gibert la jeune femme dans laquelle il s’était presque jeté, un matin, en sortant en coup de vent de la chambre d’Olga. Marie-Amélie aussi l’avait reconnu et elle ne s’expliquait pas pourquoi elle avait ressenti un petit choc quand il lui avait serré la main en pénétrant dans son salon. Ce qui lui plaisait en lui c’était son enthousiasme et cet entrain avec lesquels il s’était lancé dans ses explications devant son frère. Quelle jeunesse et quelle flamme ! Elle aimait cela. Tous les gens qu’elle fréquentait étaient tellement engourdis dans leur train-train journalier ! Voilà au moins un garçon vivant ! Et comme il avait l’air gentil ! Ça la changeait de l’assurance grossière, étalée et goguenarde de Jo !

Pour sa part, Monsieur Hermès était bien loin de se douter de tout ce qu’il avait remué dans les sentiments de la jeune femme. Parfois, depuis quelque temps, il avait conscience qu’il pouvait plaire. Non point qu’on pût, à proprement parler, tomber amoureux de lui à sa seule vue. Il n’était pas assez beau. Mais il devait bien y avoir dans son regard, dans sa bouche, dans sa voix, quelque chose de séduisant puisqu’il voyait souvent les femmes faire du charme en sa présence. Pourtant, il restait assez emprunté devant elles et doutait de son pouvoir. Un jour qu’il bavardait avec Paolo, celui-ci lui avait dit : Tu comprends, vieux, si tu demandes la permission à une femme de l’embrasser, tu effarouches sa pudeur, tu la gênes. Elle en a bien envie, dans le fond. Mais si tu la forces à te l’avouer, tu la choques. Ce qu’elle souhaite, donc, c’est que tu te passes de sa permission. Je t’assure, à ce moment-là, elle t’est reconnaissante de ta discrétion et il est bien rare qu’elle te repousse. De la discrétion ? Monsieur Hermès n’en était pas revenu. La discrétion, en la matière, ce n’était pas ainsi qu’il la concevait. Il aurait cru au contraire qu’une telle attitude était un peu mufle et qu’une femme aurait dû être sensible, tout d’abord, à une certaine déférence… En vérité, il manquait d’expérience. Son genre à lui, il devait bien s’y résigner, c’était le genre emprunté. Emprunté, il était persuadé qu’il l’avait été dans le salon de Mme Gibert. C’était d’ailleurs pour donner le change qu’il avait été si bavard.

Heureusement, l’accueil de Juan Triste avait été cordial. Jusque-là, Monsieur Hermès ne l’avait vu qu’en photo, mais il retrouva aussitôt en lui cet air lunaire, ce visage rond et pâle, ce nez retroussé que la célébrité avait popularisés. Il avait remarqué aussi sa main leste et féminine et un petit chapeau de feutre noir, très souple, avec un bord relevé et un fond assez haut qui devait lui donner un air clownesque lorsqu’il le posait sur son crâne. Juan Triste avait un crâne tout rose et luisant comme une glace. Monsieur Hermès ne l’avait pas imaginé si chauve. Mais, à tout prendre, cette calvitie était presque seyante. Tout de suite, Juan Triste avait laissé flotter sur son visiteur un regard ironique et circonspect, mais qui devint rapidement bienveillant. En d’autres circonstances, un tel examen aurait désarçonné Monsieur Hermès. Mais, à son propre étonnement, il lui rendit un peu de son aplomb.

Il avait lu tant de choses exagérées sur les écrivains, tant de méchancetés sur leur compte ! Il s’était tellement persuadé qu’ils étaient d’affreux cabots, vaniteux, susceptibles, mesquins, égoïstes ! Peut-être en existait-il de cette sorte ? Oui, des ratés, des médiocres… Mais quand on avait la situation d’un Juan Triste, qu’aucune satisfaction d’amour-propre ne vous avait manqué, comment n’aurait-on pas été le plus attentif et le plus courtois des hommes ? Certes, en voilà un qui ne cherchait pas à se mettre en avant, qui ne mendiait pas les flatteries ! Il était bien au-dessus de ces petitesses. Quel contraste avec des crapauds comme Marineff et Le Guével, qui se vexaient pour un rien ! Monsieur Hermès aurait voulu l’interroger sur son dernier livre, obtenir des détails sur sa façon de travailler, sur ses opinions littéraires, sur ses voyages ou ses amitiés. Tout cela était bien plus passionnant que la Revue. Mais c’était uniquement de la Revue que le poète paraissait avide de parler. Il s’était emballé pour l’idée de Monsieur Hermès et s’était enquis, point par point, de l’esprit dans lequel il l’avait conçue. Avez-vous envisagé tel aspect ? Avez-vous pensé à un tel ? Quelle sollicitude ! Ni Marineff ni Le Guével n’auraient su ainsi lui redonner confiance. Vrai, on aurait pu croire que Juan Triste était directement intéressé au succès de la Revue. Lui qui avait tant d’autres préoccupations en tête, son Å“uvre, son crédit à maintenir, sa vie intime ! Eh bien, il avait relégué tout cela à l’arrière-plan et s’inquiétait avec le plus grand sérieux de dicter les meilleures solutions aux ennuis que lui confessait Monsieur Hermès. Celui-ci réussit toutefois à provoquer, chez son hôte, un début de confidence. Cette juvénile entreprise d’Échafaudages rappelait à Juan Triste des souvenirs de jeunesse, ses propres débuts. Lui aussi avait fondé une revue autrefois. Oh, éphémère ! Trois numéros ! Je suis sûr que vous durerez davantage. Il est beau et louable que des adolescents repartent du même pied que leurs aînés et s’engagent aussi lyriquement, aussi impétueusement sur la même route. Il ferait donc tout ce qui serait en son pouvoir pour les aider. Sans doute, parmi cette vaillante cohorte, beaucoup renonceraient avant d’avoir percé, mais il fallait qu’ils fussent très nombreux à s’élancer dans la course afin que quelques-uns, au moins, y parvinssent.

Dans un certain sens, tout cela était peut-être un peu trop grandiloquent, un peu académique et spectaculaire. À bien y regarder, on aurait sans doute pu dire la même chose d’un ton moins papal. Mais enfin, il était assez réconfortant d’être épaulé par un homme comme Juan Triste. Et alors que le souvenir du camouflet que Marineff et Le Guével lui avaient infligé dans le courant de l’après-midi était encore tout chaud dans sa mémoire, il lui était doux de pouvoir faire cas de cette intronisation officielle qui lui avait été donnée par Juan Triste. Voilà qui devrait lui permettre de surmonter les vexations quotidiennes ! Déjà, trois ans auparavant, quand il avait porté sa pièce La Joie du CÅ“ur à Jean-Jacques Delorme, l’auteur dramatique, il avait été tout ému par l’affectueuse attention qui lui avait été témoignée. Ainsi, il en était toujours de même. C’étaient les petits poux qui affectaient de le mépriser. Et c’étaient les gens de qualité qui lui rendaient hommage et lui offraient leur amitié… Ça devrait l’inciter à écarter impitoyablement les médiocres qui ne pouvaient rien lui apporter de valable et à rechercher en revanche la société de ceux qui sauraient contribuer à son perfectionnement. C’est au contact de ces derniers qu’il s’amenderait. Par eux, il serait compris. Grâce à eux, il formerait son esprit. Et leur exemple enfin l’exalterait…

À cet instant, les équipiers, et parmi eux Buddy, firent irruption dans le buffet par petits groupes, escortés de leurs dirigeants et de quelques supporters. Brrr ! quel froid de loup ! Qu’est-ce qu’on boit de chaud ? Paolo était encore une fois en retard, évidemment. À chaque déplacement, c’était la même chanson. Viardot, leur aîné à tous de dix ans, prétendit qu’il devait être encore dans les bras d’une de ses putes, le brigand ! Maisonvieille, l’étoile de la ligne de trois-quarts, opina. Ou en train de perdre ses derniers fafiots au poker ! Un garçon apporta un plateau garni de verres de punch, les posa sur les deux tables occupées. Dans un coin s’entassaient les valises des joueurs tapissées d’étiquettes multicolores. À côté, la grande panière pleine d’équipements et la boîte à pharmacie décorée de petits drapeaux aux couleurs du club. Monsieur Hermès serra des mains. Et ton genou, Léo, tu crois qu’il tiendra ? I’ me faut un essai, tu sais, dit Jojo. J’ai parié un déjeuner avec Buddy. Méfie-toi, alors. Il oubliera de te passer le ballon s’il te voit bien placé pour marquer. Eh là, eh là ! protesta Viardot, vous n’allez pas nous faire perdre le match, vous deux, avec vos histoires ! Tout le monde s’amusa de la boutade. Et Monsieur Hermès ne fut pas le dernier à en rire. Il était vraiment à son aise au milieu de ses camarades. Ils n’étaient ni très raffinés ni très subtils dans leur genre. Mais ils étaient simples, cordiaux et sains. Tout était facile à leur contact. Pas besoin de faire des phrases avec eux ni de surveiller son langage. On était entre copains. On partageait les mêmes joies et les mêmes déceptions. Et, par esprit d’équipe, sur le terrain comme dans la vie, on savait taire ses dissensions individuelles. Curieux, pensa Monsieur Hermès, que moi qui suis tellement frondeur, tellement ombrageux et qui n’ai aucune espèce d’instinct grégaire, j’aie pu me plaire dans des groupes comme le leur. Je m’y plairais encore, du reste, si je pouvais jouer. Jamais les Marineff ou les Le Guével ne me donneront à la Revue des satisfactions semblables. Ils sont bien trop guindés, bien trop imbus de leurs prérogatives et de leur fausse supériorité. Dans le fond, c’est auprès de ces joueurs de rugby que je suis dans mon élément. Buddy lui-même, ici, était plus vrai et plus direct. Renonçant à crâner et à snober son monde, il devenait charmant.

Enfin, ce fut la montée dans les compartiments retenus à l’avance, la prise des places, le calage des valises dans les filets. Que de souvenirs tout cela rappelait à Monsieur Hermès ! Il se força néanmoins à rester jusqu’au départ du train. Il agita sa main comme celui-ci s’ébranlait. Et, juste à ce moment-là, il vit surgir Paolo qui lui tapa sur l’épaule en passant et qui monta en voltige sur un marchepied. Eh bien, un peu plus…

Bientôt, Monsieur Hermès se retrouva seul sur le quai. Demain, à l’aube, les autres seraient en gare d’Orsay. Il les imagina dans le wagon, organisant un bridge ou cherchant déjà le sommeil. Une fois de plus il les envia. Il aurait réellement voulu être parmi eux. Il longea le quai la tête vide, sortit de la gare et reprit son tram. Le froid nocturne le fit un instant claquer des dents. Et il éprouva une amère jouissance à se repaître de sa solitude.

VI

Petits apartés

Ça vous fait mal ? Je vais essayer, aujourd’hui, un massage un peu plus profond. Buddy Gard réprima une grimace. Elle avait des doigts de fer, cette diablesse de Simone. Elle lui malaxait l’épaule avec une énergie étonnante. C’est haut comme trois pommes, ça n’a pas l’air d’avoir d’os, ces petits bouts de femmes et ça a cependant une de ces forces ! Simone et Monsieur Hermès éclatèrent de rire. La jeune femme tendit son avant-bras nu sous les yeux de Buddy. Et ces muscles, alors, ça ne compte pas ? Il ne faut pas vous fier aux apparences, mon vieux ! Mais oui, mais oui, concéda Buddy. Il savait bien qu’elle était une excellente masseuse, mais il lui tardait tout de même d’en avoir fini avec cette luxation stupide. Il ressentait encore une certaine ankylose.

Plus d’un mois et demi s’était écoulé depuis le soir où Monsieur Hermès avait accompagné ses amis à la gare. Le lendemain, à Colombes, contre l’équipe du Racing Club, Buddy, après avoir été très brillant jusque-là (n’avait-il pas marqué deux essais ?) avait été écroulé sous un paquet de joueurs et on l’avait relevé avec l’épaule en marmelade. Maintenant, il était presque guéri et pensait pouvoir reprendre sa place pour les derniers matches du championnat. Tous les après-midi, à la Maison du Crime, Simone le massait et, déjà, il enfilait seul sa chemise et son veston. Sale histoire malgré tout. Il s’en souviendrait ! La partie s’était déroulée sous des bourrasques de neige. Le terrain était dur comme du ciment. Et pour finir…

Ayant pu s’échapper de son bureau ce jour-là, Monsieur Hermès était venu lui soumettre les épreuves de la glose que Buddy avait écrite sur la genèse de l’Armance de Stendhal. Est-ce qu’il ne pourrait pas raccourcir de deux ou trois lignes le dernier paragraphe ? Il irait ensuite les porter à l’imprimeur. Le quatrième numéro d’Échafaudages devait en effet sortir au début de la semaine suivante. Excellente, d’ailleurs, sa glose. Les renseignements que lui avait fournis Henri Martineau lui avaient été précieux. Que prépares-tu pour le prochain ? Une étude sur la folie circulaire de Gérard de Nerval. Ah ! si tous les collaborateurs de la Revue avaient été de la qualité de Buddy, certes… Heureusement que c’était l’épaule gauche qui avait écopé. Ainsi, il avait pu continuer à écrire.

Lui, Monsieur Hermès, quand il avait été blessé au coude, autrefois, il n’avait pas eu la même chance. Il repensa avec attendrissement à ses séances de massage chez la bonne Marthe. Tu te souviens de Marthe, Buddy ? Marthe aux seins noirs, bien sûr ! Qu’est-elle devenue ? Mariée à un colonial ; partie pour Madagascar. Encore une dont on n’entendrait sans doute jamais plus parler. Encore un souvenir de jeunesse disparu… Encore une femme qu’il avait manquée. Par sottise, par timidité… Et qui n’aurait pourtant pas demandé mieux, c’est certain… Il régnait un silence tiède, propice à la rêverie, dans la chambre de Simone. On entendait dans la rue des bruits de voitures et des cris d’enfants, mais tout cela était à moitié étouffé par les murs. Un pâle soleil d’avril luisait sur les vitres. Simone n’était pas bavarde. Elle faisait son travail avec application. Ses mains potelées se déplaçaient avec science sur l’épaule de Buddy près de qui elle avait allumé un petit radiateur électrique. On devinait que son pétrissage devait être efficace et cependant ses doigts semblaient plutôt faits pour des attouchements intimes. Quelle différence avec Marthe ! Marthe si marrante avec sa grosse voix de garçon ! Dans le fond, Monsieur Hermès se demandait s’il n’aurait pas voulu être à la place de Buddy. Il avait toujours aimé se laisser tripoter. Sa joie béate de gosse, quand on le savonnait. Son empressement à tendre sa tête aux manipulations du coiffeur, à s’engourdir sous des gestes répétés. Le souvenir le meilleur qu’il conservât d’Alice Elvas ne lui venait-il pas de la façon, trompeusement maternelle, qu’elle avait de le caresser après l’amour ? Il jouissait de sentir fondre sa chair sous les soins patients et indiscrets de sa maîtresse. Chère Alice Elvas ! Plus le temps l’éloignait d’elle, plus il se persuadait qu’il aurait dû être plus habile à lui plaire. Comment cette femme, avertie et mûrie par tant d’aventures, avait-elle pu se toquer d’un gamin comme lui ? Était-ce justement sa gaucherie, sa passivité, son inexpérience qui l’avaient attirée ? Allons, Buddy, tenez-vous tranquille ! Que vous êtes douillets, les hommes ! Pour mieux maintenir le jeune homme, elle lui coinça les genoux entre les siens. Dans ce mouvement, qui lui écartait les jambes, sa robe qui était étroite et courte se releva davantage. La naissance des cuisses apparut sous la soie des bas. Buddy se dit que Simone était fort désirable et, sans plus de façon, posa ses mains sur les jolis genoux offerts. D’abord, Simone n’y prêta ou ne voulut pas y prêter attention. Mais comme il se hasardait plus haut : Bas les pattes ! Et elle le punit d’une chiquenaude. Tout cela sans la moindre gêne de part et d’autre ni non plus le moindre ressentiment. Malgré tout, Monsieur Hermès en conclut qu’il fallait forcément être un peu catin pour faire un tel métier. Tant d’occasions licites, tant de prétextes… Lui aussi, jadis, avec Marthe, il avait été à même de profiter de la situation. En somme, des conquêtes, il n’était peut-être pas si difficile d’en accumuler. Il suffisait d’être placé dans des circonstances favorables. Simone tromperait-elle un jour Loulou avec Buddy ? Pas le genre de Buddy, tout de même. Trop loyal, trop scrupuleux. Pourtant, cette privauté qu’il s’était permise à l’instant ? Lutinerie sans conséquence ? Simone fixa Monsieur Hermès. Avait-elle deviné à quoi il songeait ? Un peu lasse, elle s’étira, bâilla d’énervement, fit la pause. Si aguichée qu’elle fût, en général, par tous les hommes, et si provocante, elle était vexée dans son amour-propre qu’on ne la respectât pas davantage. Ah, ce n’était pas à Delphine Rollin que Buddy eût osé toucher les cuisses ! Mais elle, Simone, bien sûr, ce n’était pas la même chose. Elle était classée dans leur esprit. Comment aurait-elle donc dû se tenir pour qu’il en fût autrement ? Toutes ces étudiantes, quelles hypocrites ! Elles verraient, plus tard. Oh, et puis, après tout, elle s’en fichait. Pas tant de manières ! Le plaisir et la considération d’autrui, ça faisait deux. Si elle plaisait à Buddy, elle n’était pas moins curieuse de ses capacités. Et comme Monsieur Hermès se levait pour partir, elle réfléchit que son Loulou chéri avait travaux pratiques et qu’il ne rentrerait pas avant l’heure du dîner. Buddy et elle auraient un grand moment devant eux. Elle regarda coquettement Buddy et crut voir dans ses yeux une lueur de concupiscence. Bien sûr, il était fatal qu’ils finissent par en arriver là. Néanmoins, elle n’aurait pas voulu être obligée de faire les premiers pas. Mais Buddy était-il homme à prendre les devants ?

*

Quand Monsieur Hermès se retrouva dans la rue, le jour déclinait. Déjà plus de quatre heures ! Il n’avait que le temps de filer chez l’imprimeur. À des riens, dans la mélancolie de ce pâle après-midi, à des signes secrets dans les arbres, au vol des oiseaux, à la tiédeur des trottoirs, au pas traînant des hommes, à la démarche des femmes, à son propre émoi, il sentait l’approche du printemps. Il déboutonna son pardessus. Il faisait presque doux à marcher. Toutefois, une grande désolation était en lui. Pourquoi était-il ainsi ? Ça l’avait pris tout à l’heure dans la chambre de Simone et cela allait en s’accentuant à mesure. Tous ces gens qui déambulaient sans se soucier de lui ne lui étaient-ils pas hostiles ? Il avait le sentiment d’être dépossédé, comme exclu. Personne pour partager ses rêves et ses soifs. Qui donc s’intéresserait jamais à lui ? La vie s’écoulait et ne lui apportait rien. Il abordait parfois des matins emplis d’espoirs, mais la journée les fanait. Et le soir… Suis-je né trop tôt ou trop tard ? Qu’est-ce que je fais en ce monde ? Ô vous tous, ma peine est profonde…

Comme il arrivait à un carrefour, il leva la tête. Il aperçut Mme Gibert qui débouchait d’une rue transversale. Il la salua. Et elle lui répondit. Maintenant, elle longeait le même trottoir que lui. Monsieur Hermès ralentit légèrement le pas et lui laissa prendre un peu d’avance. Perdue dans la foule, elle allait, vive, légère, bien cambrée, le jarret tendu. Qu’elle était pimpante et jaspée ! Il ne la quittait pas des yeux. Elle portait une robe collante, vieux rose, qui dessinait ses formes. Il la détaillait de la nuque aux chevilles. Elle se retourna à demi comme si elle avait voulu traverser la chaussée, puis elle se ravisa. Sans doute l’avait-elle aperçu. Était-ce, de sa part, un manège pour voir si elle était suivie ? Il sourit de cette rouerie bien féminine. Et en même temps il eut un peu honte. Qu’allait-elle penser de lui ?

Marie-Amélie avança plus vite. Elle avait l’impression confuse qu’on la déshabillait, qu’une main invisible la palpait. Elle frissonna et rougit. Le frisson coula entre ses deux épaules, descendit le long de son épine dorsale et de sa croupe et vint s’irradier dans ses cuisses. Elle en était comme engourdie. Sûrement, elle devait mal marcher à cause de ça. Ses enjambées étaient saccadées. Par un réflexe de pudeur, elle serra davantage les genoux. Elle était furieuse contre elle-même. Ne pouvait-elle mieux se maîtriser ? C’était absurde, voyons ! C’étaient des idées qu’elle se faisait. Mais, en même temps, elle éprouvait au fond d’elle-même quelque chose d’assez délicieux. Devait-elle s’y soustraire à toute force ou s’y prêter encore ? Elle envisagea de s’arrêter pile devant une devanture et de se laisser dépasser. Mais on l’aborderait peut-être. Et ce qui, dans ce silencieux anonymat, ne lui déplaisait pas tellement, deviendrait aussitôt une réalité désagréable. Il faudrait être accostée devant tout le monde, se donner peut-être en spectacle, parler enfin pour éconduire l’insolent. Elle était grotesque, aussi. N’était-elle plus libre de ses allées et venues ? Allait-elle plus longtemps supporter cette présence inconnue sur ses talons ? Était-ce Monsieur Hermès, oui ou non ? Si c’était lui, pourquoi ne l’avait-il pas abordée tout à l’heure ? Elle s’étonnait de donner tant d’importance à un incident si menu. Que se passe-t-il donc pour que je me mette dans un tel état ? Suis-je flattée finalement ? Elle n’osa pas s’avouer qu’elle l’était. Sans plus réfléchir, elle entra dans le premier magasin venu. Une fois la porte refermée sur elle, elle reprit ses esprits. Et c’est avec le plus grand sang-froid qu’elle demanda à la vendeuse un article qu’elle savait qu’on ne pourrait pas lui fournir, partagée entre le désir de voir à travers la glace qui donc la suivait et celui de feindre l’indifférence.

Pendant ce temps, Monsieur Hermès avait continué sa route. Il n’avait pas été dupe de la manÅ“uvre. En passant à son tour devant le magasin, il aperçut la jeune femme de dos, qui parlait. Allons, c’était mieux ainsi. Peut-être ne l’avait-elle pas identifié. Tout de même, il n’était pas très fier de lui. Il n’oserait plus jamais reparaître devant elle s’il acquérait la certitude qu’elle avait été prévenue de son manège. Enclin à dramatiser ses actes, il se voyait déjà éconduit à sa prochaine visite chez les Gibert. Ou bien, même, la jeune femme le recevrait en pouffant et en l’observant du coin de l’œil d’une façon significative. Ce qui serait encore plus humiliant. Ça prouverait en effet qu’on ne l’avait pas du tout pris au sérieux. Il n’y avait rien que Monsieur Hermès redoutât plus que d’être exposé à la risée. Ce travers le poussait toujours à imaginer qu’il était sur la sellette. Mme Gibert était-elle femme à se vanter de ses petites coquetteries ? Était-elle assez futile, assez tête folle, pour aller tout raconter à Olga Molinier par exemple ou même à Mlle Poujastruc ? Figurez-vous, votre ami… mais oui, mes chéries, comme je vous le dis ! Qui l’aurait cru, n’est-ce pas ? J’ai ri toute seule pendant cinq minutes. Il avait l’air si penaud, ensuite…

Mais enfin peut-être qu’elle ne dirait rien. Alors, ce serait seulement un banal secret entre elle et lui dont elle affecterait ensuite de ne plus se souvenir. Simple affaire de tact de sa part. Elle ne voudrait pas qu’il fût dit qu’elle avait pu être moindrement troublée. Mais qu’allait-il chercher là ? Pourquoi aurait-elle été troublée ? Il était un bêta. Et un prétentieux. Il ne fallait pas être grand clerc pour se rendre compte que Mme Gibert se fichait pas mal de lui. S’il se risquait jamais à lui faire la cour, il verrait quel camouflet il recevrait ! Quelle jolie blonde, pourtant ! Elle avait quelque chose de Mme Elvas. En plus mince et plus élancé. Et, de fil en aiguille, Monsieur Hermès se mit à songer aux genoux ravissants d’Alice, à ses petits yeux plissés et toujours rieurs, à sa carnation de nymphe de Rubens. Bien enterrée, maintenant, leur vieille passion ! Un trait par là-dessus, un grand trait. Et toujours tout à recommencer à zéro. Celles qu’il avait eues et celles qu’il n’avait pas eues, Nita Brett, Marthe aux seins noirs, Alice Elvas, Angélique, la Comtesse, Totoche, d’autres encore… Avec cet atroce sentiment qui lui griffait le cÅ“ur de n’avoir jamais été à son avantage avec aucune, de n’avoir jamais su dominer la situation. Ou bien elles s’étaient refusées, ou bien elles l’avaient pris. Il enviait le rire narquois de Paolo. Ce rire avec lequel il balançait par-dessus bord toutes les déconvenues. Et le sourire lointain de Loulou qui l’aidait à surmonter les tracasseries de sa maîtresse comme l’ennui des études, les pertes au jeu comme la maussaderie appliquée de son existence.

D’ailleurs, aucune de ces créatures n’avait su le voir tel qu’il croyait être. Toutes, autant qu’elles étaient, elles l’avaient inventé en conformité avec les normes de leurs petites personnes. Mais il ne s’était jamais reconnu dans ces portraits successifs. Amitiés amoureuses, liaisons d’un jour ou d’un an, aussi peu ou aussi longtemps que cela eût pu durer avec chacune, il s’était évertué en vain à communiquer avec elles. Elles, de leur côté, lui du sien, ils avaient poussé leur monologue sans pouvoir s’entendre. Communion d’esprit : néant ! Compréhension mutuelle : néant ! Accord intime : néant ! Messages à sens unique. Murs de prison sans résonance ou à fausses résonances. Oh, ces fausses résonances, elles étaient peut-être pires que le mutisme ! Ils s’étaient étreints sans se voir ni se pénétrer. Il avait cru parfois cerner leur petit univers intérieur, mais il finissait par admettre qu’il avait pu aussi se tromper sur leur compte, les faisant meilleures ou plus médiocres qu’elles n’étaient en réalité. Mais, niaiserie aussi, que de parler de réalité ! Bien malin celui qui aurait pu capter cette réalité ! Elle n’était faite que d’ombres fugaces, de symboles fumeux, de chimères. Voilà, on créait une fantasmagorie des choses et des êtres, on leur prêtait des sens, des figures, on suscitait une liturgie, une iconographie de déités masquées. Mais la réalité, la vraie, elle était ailleurs, échappant même sans doute à ses propres auteurs…

Tout en ruminant, Monsieur Hermès parvint au centre de Portville. Devant une agence de location il remarqua qu’on avait sorti le grand panneau réclame de la Plaza. Est-ce que la temporada allait déjà recommencer ? Il s’approcha en curieux. Mais oui, l’empresa annonçait une course formelle pour le premier dimanche de mai. Le cartel n’était pas encore formé, mais on promettait des taureaux de Dona Carmen de Federico. Des murubes ! La location ouvrirait dans une quinzaine. La promesse de la course laissa Monsieur Hermès rêveur. Où était-il le temps où il rejoignait Alice Elvas à Madrid pour les corridas de la Pentecôte ?

En passant devant la vitrine de son libraire, il envisagea d’entrer un moment dans la boutique pour feuilleter les nouveautés. Mais il aperçut à l’intérieur le visage chafouin de Marineff et il s’éclipsa. Il ne tenait pas à entamer une conversation avec lui. L’autre se proposerait peut-être de l’accompagner chez l’imprimeur. Là-bas, il faudrait qu’il mît son grain de sel. Or, sur ce point, Monsieur Hermès restait intransigeant. La mise en pages d’Échafaudages le regardait seul. Il se félicitait de n’avoir fait, à ce sujet, aucune concession. Le courage moral et l’autorité intellectuelle qui lui manquaient pour décider du choix des manuscrits qui lui étaient quasiment imposés par son comité de rédaction, étaient compensés par cette sorte d’entêtement avec lequel il s’était arrogé le privilège de veiller seul à la fabrication de la Revue. Chez l’imprimeur il se sentait plus sûr de soi. C’est là qu’il osait rejeter tel texte que, d’abord, il n’avait dû accepter devant les autres qu’à contre-cÅ“ur, pour lui substituer au contraire tel autre texte qui n’avait pas eu l’heur de plaire au clan Gorrigen. Il arrivait ainsi lâchement à ses fins. Et quand Gorrigen et ses complices, une fois le numéro prêt, lui demandaient des explications (les salauds, ils ne s’en gênaient pas !) il répondait qu’il y avait été contraint par des obligations de mise en pages. Elle avait bon dos, la mise en pages ! Du reste, toutes les récriminations étaient inutiles. Il était trop tard, désormais, pour changer quoi que ce fût. Il se vengeait ainsi, sournoisement, des humiliations passées ou à venir.

C’était en effet un véritable clan qui s’était formé contre lui, autour de Michel Gorrigen. Sur qui pouvait-il miser pour sa défense ? Buddy, par souci d’impartialité, se ralliait trop souvent aux ukases du clan. Olga était favorable, mais trop passive. Son amie, Mlle Poujastruc, n’assistait jamais aux réunions du samedi. Toutefois, elle avait amené à la Revue une agrégative de grammaire qui lui donnait des études fort spirituelles sur la syntaxe et la ponctuation des principaux écrivains contemporains. On l’appelait Calypso, du nom dont elle signait. Eh bien, Calypso ne manquait pas de contrer énergiquement les avis du clan. Calcul ou sincérité chez elle, on ne sait, mais elle prenait chaque fois parti pour Monsieur Hermès que flattait la fidélité de ce soutien. Enfin, il avait un autre appui appréciable : celui de l’abbé Marcet-Chibrot.

La parution d’Échafaudages avait, trois mois plus tôt, provoqué une certaine curiosité dans les milieux littéraires de Portville. Ainsi, elle avait attiré l’abbé. C’était, à l’époque, un quadragénaire boutonneux, fils aîné d’une riche famille bourgeoise de médecins. Il vivait un peu en marge. On disait même qu’il avait été mis à l’index parce qu’il avait des idées subversives et qu’il serrait de près les petits garçons. Mais que ne raconte-t-on pas en province ? Les âmes étroites y ont tôt fait de répandre la calomnie. Elles croyaient bien connaître leur abbé. Elles étaient loin du compte, cependant ! Celui-ci se partageait entre sa passion pour la musique et son salon philosophique où il recevait chaque semaine tout ce que cette malheureuse ville si bien enfoncée dans la matière possédait de bas bleus et d’esthètes, d’idéologues libertines, férues d’Ibsen ou de Bergson et de collégiens catholiques qui se croyaient les Alcibiades de ce Socrate ecclésiastique.

L’abbé Marcet-Chibrot avait invité Monsieur Hermès et Buddy Gard à ses soirées du mercredi, par l’intermédiaire d’Aliocha Marineff, qui y était déjà assidu. Il s’était intéressé à Échafaudages. Il y avait bientôt donné des notes à la fois circonstanciées et caustiques sur la métaphysique poétique (il exécrait le père Bremond) et sur le quiétisme déguisé de Malebranche (ce qui était son grand dada). Devant lui, Gorrigen fermait son caquet et filait doux. Mais l’abbé n’assistait pas régulièrement aux samedis de Monsieur Hermès et Gorrigen profitait alors de ses absences pour reprendre l’avantage.

Monsieur Hermès avait de plus en plus l’impression que le clan fomentait un complot pour l’évincer. Par toutes sortes de moyens (mais où les propos insidieux et les allusions voilées dominaient) le clan s’ingéniait à démontrer à Monsieur Hermès (dont il reconnaissait d’autant mieux, par système, la gentillesse accueillante et les vertus administratives) qu’il n’était nullement qualifié, sur le plan intellectuel, pour diriger Échafaudages. Sans se démasquer ouvertement, Gorrigen et ses amis laissaient entendre à chaque instant qu’il devrait se cantonner dans la partie commerciale et technique de l’affaire et leur abandonner la direction artistique. Autrement dit : À vous les responsabilités financières et les ennuis matériels. À nous le plaisir de publier, à vos frais, une revue selon nos goûts. Une telle situation devenait intenable. Mais quoi dire ? S’il les renvoyait, par qui les remplacerait-il ? Pourtant, en trois mois, il avait englouti toutes ses économies. Si les abonnements ne se multipliaient pas, il ne pourrait subsister encore longtemps. Demander une avance à Monsieur Papa ? Ça, jamais ! Monsieur Papa serait trop content de lui prouver ainsi que son entreprise n’était pas viable. L’aveu d’un échec ne ferait qu’accentuer dans l’esprit de Monsieur Papa la certitude que son fils n’avait aucune disposition pour les affaires. Mieux valait le laisser à l’écart dans la mesure du possible. Évidemment, Monsieur Papa devait avoir raison. Mais si un tel échec pouvait signifier quelque chose, n’était-ce pas surtout que les gens, trop de gens, à l’imitation de Monsieur Papa, préféraient lire des histoires de crimes crapuleux ou des colonnes de cours de bourse ? La catharsis chère au père Bremond ou les querelles de Bossuet et de Fénelon, la folie circulaire de Gérard de Nerval ou les gloses sur Stendhal, l’esprit de mimétisme chez André Breton ou le messianisme de Whitmann, voilà qui leur était totalement indifférent. Son échec serait donc à mettre au débit de tous ces pharisiens. Mais, des pharisiens, n’y en avait-il pas partout ? Et au sein même d’Échafaudages ? L’égoïsme et la mesquine muflerie du clan Gorrigen lui étaient de plus en plus odieux. Les uns et les autres avaient beaucoup plus d’argent que lui et ne cachaient pas qu’ils tenaient à l’existence de la Revue. Pourquoi ne prendraient-ils pas leur part des frais ? Qui sait, le succès finirait peut-être par leur sourire. De partout de jeunes poètes leur écrivaient, leur proposaient des textes. À Paris même, on commençait à parler favorablement d’Échafaudages. L’important était donc de franchir ce cap difficile. Ne pourraient-ils donner chacun cent francs par mois ? Avec cette rentrée supplémentaire il couvrirait facilement. Ils parlaient toujours d’équipe, du sens de l’équipe, de la nécessité de se sacrifier à l’intérêt général. Des types qui, d’ailleurs, n’avaient jamais su ce que c’était qu’une équipe ! Eh bien, puisqu’ils n’étaient pas chiches de grands mots, ils n’avaient qu’à mettre leurs principes en pratique. C’était bien commode ! Il saurait les convaincre, trouver le ton persuasif. Il réchaufferait leur enthousiasme, réduirait à néant leurs partis pris. À l’avenir on travaillerait en plein accord et sans arrière-pensée. Se laissant aller ainsi à l’optimisme, il oubliait ses griefs. Il ne voulait plus voir que les bons côtés de ses collaborateurs. Ils n’étaient pas aussi mauvais qu’il l’avait prétendu. Ce serait si bon d’être unis et de s’estimer… Après tout, s’ils avaient formulé des critiques, ça partait d’un bon sentiment. Il avait donc tort de le prendre en mal. Ils étaient exigeants, difficiles et rigoureux. Et lui, n’avait-il pas aussi ses torts ? Peut-être aurait-il dû mieux encourager les initiatives de Michel Gorrigen ? Il avait le défaut de croire qu’on cherchait à le viser. Un peu moins de susceptibilité, s.v.p. ! Le succès de la Revue avant tout. Gorrigen, grâce au Progrès de Portville, avait de sérieux débouchés. Cela n’était pas à négliger. Pourquoi ne le nommerait-il pas rédacteur en chef ? Gorrigen rédacteur en chef, les autres faisant bourse commune avec lui : la solution était là… Du reste, ce numéro d’avril s’annonçait nettement mieux que les précédents. Juan Triste y donnait une analyse savante, avec variantes, du drame lyrique sur Ophélie qu’on allait représenter à Paris à l’automne prochain. Giono, Éluard, Valery-Larbaud figureraient au sommaire.

Monsieur Hermès songea à revenir sur ses pas. À cette heure-ci Gorrigen serait sûrement au Progrès. Il pourrait lui offrir sans plus attendre le poste que celui-ci désirait sourdement. Peut-être aujourd’hui serait-il mieux reçu que la fois d’avant. Il faut avouer qu’alors Gorrigen n’avait pas été bien chaud. Marineff et Le Guével avaient annoncé sa visite. Gorrigen est votre aîné, c’est à vous de vous déranger. Bon. C’est ainsi qu’il avait fait les premiers pas. Il en avait été bien mal payé ! Gorrigen l’avait traité de haut, s’était vautré dans sa suffisance. À tout ce que Monsieur Hermès disait il avait opposé des objections rancies. On aurait cru qu’il cherchait surtout à le décourager. Il avait joué au type blasé, s’était montré sceptique. Pensez donc ! Tant d’autres, avant vous, ont échoué, qui étaient mieux épaulés que vous ne l’êtes. Vous ne connaissez pour ainsi dire rien à la question. Vous semblez plein d’enthousiasme et d’illusions, mais vous déchanterez. Je sais ce que je dis. On ne s’improvise pas directeur de revue. C’est ingrat et compliqué. Je vous admire, d’avoir de si naïves ambitions ! Ceci ponctué d’un glacial sourire ironique. Mais pourquoi n’avez-vous pas confié les destinées d’Échafaudages à un professionnel ? Bref, la douche froide ! Le tout agrémenté d’un couplet emphatique sur les servitudes de la chose littéraire et d’une petite leçon de modestie. Monsieur Hermès était sorti de là complètement à zéro. Et quand Gorrigen avait consenti à entrer au comité et à assister aux réunions du samedi, Monsieur Hermès s’était efforcé de rester à l’écart des discussions, tant il redoutait d’être contré publiquement par le chef du clan. Le rappel de ce passé, si proche encore, le fit changer d’avis. Non, il ne verrait pas Gorrigen. Pas tout de suite. En finir d’abord avec sa mise en pages. Chez l’imprimeur, il téléphonerait à Madame Mère. Il ne rentrerait pas. Il dînerait à la Maison du Crime. Il voulait bavarder avec Buddy, lui demander conseil. Quand il était hésitant, c’était toujours vers Buddy qu’il se tournait. Son sang-froid, ses raisonnements posés le calmaient, le remontaient. Il y avait une telle sécurité dans son ami, une telle solidité…

*

Un peu plus tard, d’une des fenêtres de son appartement, sur la Grande Place, où il méditait, l’abbé Marcet-Chibrot vit passer le jeune Monsieur Hermès. L’abbé pouvait bien se permettre de traiter Monsieur Hermès de jeune homme. Il était lui-même un homme fait qui s’efforçait de ne point trop penser à son âge. Sa figure rougeaude, l’insignifiance de ses traits, sa calvitie disgracieuse, son hydropisie, sa laideur en un mot, l’avaient à ce point dégoûté de lui-même qu’il avait pris le parti d’ignorer son enveloppe et de ne vivre que par l’esprit. Cependant, il n’était pas de ces prêtres qui, sous prétexte d’un spiritualisme méprisant à l’égard des contingences terrestres, renoncent à toute hygiène et à toute décence vestimentaire. Si peu de complaisance que l’abbé eût pour sa carcasse, il ne la négligeait pas. On le voyait toujours extrêmement soigné dans sa personne comme dans sa mise. Et son élégance d’abbé de cour ne manquait pas de contraster à la fois avec les imperfections dont la nature l’avait affligé et avec l’amusante distraction de son comportement. Car si quelqu’un eût dû paraître détaché du souci de son apparence matérielle, c’était bien cet homme qu’on voyait toujours perdu dans quelque rêverie philosophique ou possédé par les génies de la musique. Mais la finesse de ses chaussures, les boucles d’argent qui les ornaient, ses chaussettes de soie noire, la coupe de sa soutane qu’il portait sans rabat, son chapeau à bords plats, sa cape de très beau drap, à la romaine, autant de marques extérieures de coquetterie qui n’étaient peut-être qu’une gageure, qu’un dérisoire défi à sa disgrâce.

L’abbé, encore qu’il se sentît souvent intrigué par la personnalité, démoniaque sans doute mais assez subtile, d’Aliocha Marineff, avait malgré tout éprouvé aussitôt une vive sympathie pour Monsieur Hermès. La timidité maladive de l’abbé, si savamment dissimulée sous de doctes allures ou de licencieuses saillies, avait trouvé un écho dans celle de Monsieur Hermès. L’abbé avait détecté en ce dernier la trace de certains des refoulements et des aspirations de sa jeunesse. Il avait deviné en lui l’effroi d’une épaisse solitude, une âme généreuse et prime-sautière mais gauchement sentimentale, un esprit curieux et ardent mais trop malléable, un caractère fortement trempé et original mais excessivement scrupuleux. Toutefois, cette sympathie instinctive, au lieu de se manifester chez l’abbé par cette tendresse protectrice dont les collégiens catholiques auxquels il faisait l’honneur de s’intéresser se montraient si fiers, se manifestait en faveur de Monsieur Hermès sous une forme beaucoup plus cordiale. D’homme à homme. Chaque fois que l’abbé l’apercevait ou le recevait chez lui, il l’abordait avec une confusion rougissante et des effusions qu’essayaient d’atténuer bien vite de brillantes improvisations. Il le prenait sous le bras et l’entraînait à sa suite comme pour lui livrer quelque splendide secret, fruit de ses récentes recherches ou de ses dernières lectures. Monsieur Hermès était très sensible à ces façons. Il avait, avant tout, besoin d’approbation. C’était un être qui ne pouvait supporter l’hostilité. Trouvant chez l’abbé ce qu’il cherchait, il n’en fallait pas davantage pour qu’il l’estimât au plus haut point. Il le déclarait à tout venant. Et d’ailleurs, c’était avec un plaisir sans calcul qu’il l’écoutait. Rien ne lui donnait plus haute opinion de lui-même que de se dire qu’il valait assez pour que l’abbé se lançât à son intention dans une de ces péroraisons bredouillées, en même temps précipitées et acrobatiques, souvent obscures et sans liaisons mais foisonnantes, dont il régalait ses fidèles. Bien que Monsieur Hermès eût parfois peine à suivre l’argumentation, l’hommage l’enorgueillissait. Il prenait ainsi une assurance inattendue. Grâce à ce phénomène, l’abbé lui attribuait une autorité qu’il était loin d’avoir en réalité. Il s’employait donc davantage à le mettre dans son jeu et à mieux mériter son accord. Cette affinité réciproque, fondée sur un double malentendu, excitait profitablement leurs échanges.

Un instant détourné de sa méditation, l’abbé Marcet-Chibrot laissa derechef errer sans objet son regard devant lui. Le jour finissait. Mais l’éclat si vif dont il avait brillé depuis le matin s’accrochait encore, comme autant de vieilles dorures, sur les façades dix-huitième de la place. C’est que l’hiver était fréquemment très court à Portville. Le plus souvent il ne se signalait que par d’interminables journées de pluie. La neige y était quasiment inconnue. Mais, dès mars, le printemps risquait parfois d’étincelantes apparitions. Il s’installait alors avec une vigueur qui pouvait impliquer qu’il allait durer. Si bien que si, par la suite, en avril ou en mai, il fallait subir une nouvelle saison d’ondées, la température restait tiède et ne cessait même de s’élever régulièrement à mesure qu’on se rapprochait de l’été. Les femmes avaient une telle habitude du climat et une telle confiance dans la permanence des beaux jours qu’elles n’hésitaient jamais, aux premiers signes avant-coureurs, à ranger, au fond de leurs armoires, manteaux et fourrures et à sortir ces toilettes printanières qui les rendaient plus jeunes et plus alertes.

Le regard de l’abbé ne s’attachait particulièrement à aucune des silhouettes gracieuses et vives qui, en bas, sur le pourtour de la place ou dans les allées du jardin qui en occupait le centre, se hâtaient. Elles se hâtaient, maintenant, parce qu’il était l’heure de rentrer dans des maisons où bientôt les lumières seraient douces. Non, l’abbé ne faisait pas de préférence parmi ces silhouettes. Mais, sans qu’il s’en rendît bien compte, elles s’accordaient intimement à sa vision intérieure et l’aidaient à penser. Malgré sa laideur (et sa réputation), l’abbé avait toujours eu un réel penchant pour les femmes. Il s’était résigné à n’avoir aucune place dans leur cœur mais avait pris sa revanche sur quelques-unes d’entre elles en régnant en maître sur leurs sens ou sur leur esprit. Sa culture, ses boutades, ses paradoxes, son libertinage savant exerçaient une telle fascination que beaucoup de jeunes élégantes se plaisaient à l’entourer de leurs soins et à le suivre partout comme un cortège parfumé de donatrices. Il est curieux de constater à quel point les femmes les plus jolies (surtout si elles se croient intelligentes) recherchent la société des hommes les moins bien servis par la nature, pourvu qu’elles reconnaissent en eux une supériorité intellectuelle. Cela se passe un peu comme si, au fond d’elles-mêmes, elles considéraient que la seule union à laquelle leur beauté pût consentir fût une union où l’homme apporterait en échange sa maîtrise. D’ailleurs, quand l’une de ces femmes pactise avec un tel homme, elle semble si pénétrée du rôle prédestiné qui lui échoit, qu’elle n’a de cesse qu’elle n’ait prêté à leur couple des prestiges allégoriques. De même qu’elles étaient nombreuses à s’envier le privilège de tourner les pages de la partition que jouait l’abbé ou de lire à haute voix tel passage de Leibniz ou de Condillac qu’il venait de commenter, de même, elles se disputaient le monopole de l’accompagner au concert ou aux conférences et d’être vues près de lui, à la sortie, au moment où chacun s’empressait pour lui demander ce qu’il pensait de l’interprétation de La Demoiselle élue de Debussy ou du jeu du virtuose polonais dans le Concerto pour piano et orchestre en ut mineur de Beethoven, de la diction de ce conférencier d’académie ou de ces souvenirs d’un familier de Mallarmé.

Souriant à sa rêverie, comme il souriait peut-être aux images que les silhouettes imprécises et fugaces de la place assombrie laissaient flotter en lui, l’abbé éleva légèrement son regard. Au-dessus de la tête des passants, au niveau des premiers étages, les marronniers dressaient leurs bourgeons et, dans le vent du soir tombant, les pousses semblaient si fragiles et si tendres que l’abbé fut saisi par ce qu’il y avait de cruel et de poignant à guetter, comme il faisait, leur timide et volontaire essor. Mais le Temps, inexorable, inscrivait sa marche sur le miroir des bassins rocailleux du jardin en atténuant, d’instant en instant, l’éclat des rayons solaires de plus en plus bas sur l’horizon. Les nappes d’eau scintillaient faiblement, couleur d’argent terni, parfois cuivré. Des oiseaux se poursuivant y piquaient puis, rasant ce faux ciel, remontaient à tire d’aile vers le vrai. Le gardien du square agitait une cloche aigrelette et triste, chassant vers les grilles les flâneurs et les rendez-vous.

L’abbé songeait avec délices à la lecture qu’il venait d’achever d’un livre d’un des plus étranges penseurs de l’Inde moderne. Il était frappé de la similitude du bouddhisme et du christianisme. Il avait toujours été tourmenté par le problème du péché. C’est ainsi qu’il avait été longtemps tenté par le jansénisme. Il croyait à la prédestination. Il avait trop lucidement observé ses semblables pour ne pas se rendre compte que la plupart ne sont pas maîtres d’assurer leur salut. Il fallait être aveugle ou asservi aux dogmes pour ignorer, comme certains, l’influence de l’hérédité et du conditionnement sur le caractère et sur les actions. Comment, après cela, croire encore à la responsabilité individuelle ? Non, si l’on tuait, si l’on volait, si l’on était envieux ou méchant, cupide ou lâche, on n’était pas fatalement responsable. Il n’y avait sans doute pas d’êtres répréhensibles dont on ne pût déceler l’origine des travers dans des maladies ou des habitudes fâcheuses de tel ou tel de leurs ascendants au sang déjà vicié ou affaibli, de même que dans des exemples et des préceptes dont leur première enfance était restée imprégnée.

Cependant, le jansénisme n’avait jamais complètement satisfait l’abbé. Impitoyable analyste des idées, il s’étonnait, non sans ironie, que les jansénistes (si fermement attachés à la prédestination, si âprement convaincus de l’inutilité d’un effort quelconque pour assurer leur salut puisque, en définitive, pas de salut possible sans grâce déterminante) s’obstinassent malgré tout à suivre l’enseignement moral du Christ et à mener une vie austère et vertueuse. Si c’était par idéal laïc, c’est-à-dire si cette conduite leur avait été dictée par leur conscience, si elle avait été parfaitement gratuite, si aucun espoir de récompense et de rédemption ne les avait animés, alors elle aurait été à la fois louable et logique. Mais que faire de Dieu, dès cet instant ? Si l’on croyait à la prédestination et si, par surcroît, l’on était persuadé que l’hérédité et le conditionnement étaient si puissants, comment pouvait-on supposer que les êtres pussent, durant leur vie d’adultes, échapper à leurs fatalités ?

Insensiblement, l’abbé avait donc glissé du jansénisme au quiétisme. Ou plutôt d’une sorte de jansénisme à une sorte de quiétisme adapté à ses concepts par son esprit raisonneur. L’enseignement du fameux Molinos avait de quoi séduire l’âme candide et douce de l’abbé. Si l’on pouvait parvenir à un tel état de béatitude que l’on n’eût plus à craindre la damnation ni à trembler pour son salut, l’on devait pouvoir s’avancer dans l’existence avec une innocence totale et agir sans s’imposer jamais d’impératifs. À partir de là, il n’y avait plus vraiment de notion de péché, plus de culpabilité possible. Du moment qu’on avait la certitude de la pureté de ses intentions, tous les actes, en apparence les plus condamnables, pouvaient être accomplis sans dommage et sans honte. C’était l’illustration du principe du bien faire et laisser dire. En quelque sorte. Le tout était d’avoir l’âme assez limpide pour ignorer le mal et pour ne voir dans les pensées, dans les paroles et dans les gestes les plus osés que le libre jeu d’une nature saine.

Cette position si originale et si scabreuse vis-à-vis de l’orthodoxie romaine expliquait pourquoi l’abbé se sentait maintenant si proche de la philosophie hindoue. La béatitude moliniste ne pouvait-elle pas s’identifier jusqu’à un certain point au nirvâna ? Si le chrétien pouvait, grâce à l’honnêteté de son cÅ“ur, atteindre à la pureté, le bouddhiste ne prétendait-il pas que la perfection était un état non pas seulement divin mais accessible à l’homme ? Bouddha et Jésus étaient de simples créatures. Ils avaient atteint cette perfection. Et c’était sur cette réussite que des religions avaient pu s’édifier.

Ce qui gênait l’abbé, dans le christianisme, c’était cette place disproportionnée, quasiment indécente, faite au péché. À l’exemple des molinistes, il refusait de se laisser obséder par cet épouvantail monstrueux. Une phrase l’avait frappé au cours de sa lecture : Seuls les pécheurs voient le péché. Oui, c’était bien cela ! Et si les catholiques faisaient fausse route, c’était uniquement parce qu’ils avaient de bilieuses consciences de pécheurs. À force de vouloir extirper le péché de leurs âmes avilies, à force de le traquer partout, fût-ce là où il n’était pas, ils ne faisaient que lui donner plus d’importance et de crédit. Tandis que pour le yogi, le péché n’existait pas. Ou, du moins, il n’était pas considéré comme une atteinte à Dieu. En accomplissant des actions sacrilèges, la créature ne causait pas de tort à l’essence divine, ni au principe même de sa foi, mais uniquement à elle-même en retardant ainsi la marche de son propre perfectionnement spirituel.

Les macérations, les flagellations, la pénitence, tout cela était condamnable et pernicieux. C’était autant de pièges tendus à l’homme pour le troubler dans sa sérénité. Vraiment les Hindous avaient raison contre les catholiques rigoristes qui, dans l’enseignement du Christ, n’avaient voulu voir et retenir que les paraboles du porteur de glaive. Ce n’était pourtant pas le Dieu fait homme brandissant l’épée de vengeance et proférant des paroles menaçantes qui devait être glorifié et servi, mais le Jésus compatissant et ineffable. C’était en emplissant son cÅ“ur de compassion et son âme d’indulgence qu’on pouvait le mieux se rapprocher du Christ. Laissez venir à moi les petits enfants… Il fallait chercher Dieu dans la joie et non en revêtant l’armure des justiciers ou en ceignant le cilice. Il fallait se faire semblable à un enfant, exalter en soi tous les sentiments de confiance envers autrui… Tel était le prince Muichkine, dont l’esprit n’avait jamais été gangrené. Mais comment adopter une attitude identique sans ridicule ? On l’avait pris pour un idiot et il avait fini par sombrer dans la folie…

Et pourtant ! Comme l’abbé se sentait près, parfois, du touchant héros dostoïevskien ! Quel bonheur immense en lui quand il réussissait à chasser de son cÅ“ur la rancune ou la haine, quand il pouvait imposer à ses traits un masque de bonté souriante ! Si la connaissance devait être constamment recherchée, si elle était le but suprême, il pouvait bien apparaître en effet que l’ignorance et l’inégalité fussent les causes de tant de souffrances supportées ou enfantées par l’humanité. Mais la connaissance entraînait automatiquement la lutte contre l’instinct et l’erreur. La raison devenait dominante, car c’était elle qui, en triomphant des forces obscures, permettait à l’homme de s’affranchir de ses servitudes. En somme, le péché, si tout de même on l’acceptait malgré hérédité et conditionnement, était provoqué par ces forces obscures de l’instinct et de l’erreur. On péchait non pas en offensant Dieu qui ne pouvait être offensé, mais en se rendant coupable à l’égard de la connaissance. C’était tout à fait différent. Et l’abbé, tout en se promenant de long en large dans son spacieux cabinet de travail que n’éclairait plus qu’une lueur rosée qui prêtait aux teintes chaudes des meubles, aux sombres toiles accrochées, aux reliefs des livres sur leurs rayons, et à mesure que la pénombre s’épaississait, une apparence vieillotte et surannée, s’émerveillait de l’âpreté rationaliste du connaisseur hindou. Au fond, tout était nié dans ce libre examen : les croyances, les paroles sacrées, le ciel, l’enfer, les credo, les églises. Rien n’était accepté les yeux fermés. Chaque signe, chaque sursaut de l’esprit humain restaient soumis à l’analyse. Et seule une analyse sans défaillance pouvait permettre d’atteindre ce nirvâna qui était comme l’épanouissement d’un absolu.

Ah, certes, on pouvait aussi chercher dans le catholicisme la trace, hélas ! à demi effacée, d’une telle démarche. Le royaume des cieux est au dedans de vous, avait dit Jésus. Le nirvâna du yogi et la béatitude du chrétien n’étaient donc qu’une vue de l’esprit, qu’un état auquel le sage parvenait par l’exercice de sa volonté. Chacun devait se créer son royaume, chacun trouver sa voie selon ses propres exigences. Mais tous les sages, depuis la plus haute antiquité, n’avaient pas fait autre chose que de professer un semblable idéalisme. Point n’était besoin de dogme ou de révélation pour savoir que le sage devait tuer en lui tous les désirs s’il voulait cesser de s’inventer et s’atteindre. C’était là que la doctrine hindoue était particulièrement attachante. N’allait-elle pas jusqu’à affirmer que le sage devait renoncer à toute vie, fût-ce à ce genre de vie supérieure qui lui était promise dans un autre monde. Oui, le grand pas en avant était là : dans l’abandon de tout mirage paradisiaque… Ce double refus de l’irrationnel et du surnaturel, voilà qui excitait formidablement l’abbé. Il aimait trop le jeu des idées pour n’être pas surtout sensible à celles qui semblaient plus particulièrement heurter les croyances les plus conformistes et les mieux établies. Sautant d’un point de vue à l’autre, il s’amusait à concevoir comment, par une agile dialectique, il avait déjà pu passer du christianisme au bouddhisme, puis du bouddhisme au socratisme et au matérialisme. Tuer le désir, est-ce que ce n’était pas là une formule que Socrate aurait pu reprendre sous une autre apparence ? Que de choses dont je n’ai pas besoin ! Et enfin, la volonté d’échapper à l’ignorance et à l’inégalité en lesquelles le connaisseur voyait les obstacles les plus sérieux à la connaissance, n’était-elle pas celle même des peuples aspirant à la liberté ?

Sans doute la liberté souhaitée par les peuples asservis n’était-elle pas celle qui aurait pu faire du sage hindou un homme libre ? La liberté du sage hindou est la récompense de la plus haute spiritualité possible, tandis que la liberté des peuples n’est tout de même qu’un pouvoir de choix dans l’ordre des possessions économiques et sociales. Mais au sein même de la dialectique révolutionnaire, on découvrirait sans peine d’étranges résonances avec la volonté du non-moi hindou. Si le yogi et le connaisseur admettent qu’il n’y a dans l’univers qu’un seul moi, dont tous les moi inférieurs ne sont que des manifestations, que font-ils d’autre que nier l’individualisme et qu’affirmer la puissance des fatalités collectives ? L’abbé, se souriant à lui-même, ravi des innocentes astuces auxquelles il se livrait, s’approcha de son bureau, reprit son livre, le feuilleta, rechercha la page où était déjà cochée cette phrase : Tout est le Moi : le saint, le pécheur, l’agneau, le tigre et même le meurtrier dans toute la mesure où ils ont quelque réalité… et cette autre, plus frappante encore : Ils ne disent jamais ni moi, ni le mien ; ils ont seulement le bienheureux privilège d’être les instruments avec lesquels leur prochain est secouru… leur personnalité a été balayée, ils n’ont aucune ambition.

C’étaient autant de paraphrases des textes inspirés par l’orthodoxie matérialiste. Et quelle autre magnifique disqualification du péché que cette identification devant le moi universel (c’est-à-dire devant la connaissance, donc devant la liberté) du pécheur et du saint, du meurtrier et du sage ! Mais surtout quelle apologie nuancée du renoncement et de l’effacement de la créature devant la cruelle société triomphante ! C’était là le sens même des revendications gidiennes ou encore des professions de foi de certains théoriciens de la révolution. Les unes et les autres avaient été énoncées à des fins différentes sans doute, et dans un esprit tout particulier. Mais le mécanisme mental qui les avait déclenchées n’était-il pas le même, au fond ?

L’abbé Marcet-Chibrot revint vers la fenêtre à pas lents. Le soleil avait maintenant disparu complètement derrière les maisons. Et la place était plongée dans une opacité grise que les réverbères, d’un instant à l’autre, allaient illuminer. Mais, là-haut, les toits d’ardoise étaient encore caressés par les derniers rayons. En se pressant un peu l’abbé aurait le temps de voir le coucher du soleil sur le port et de jouir des irisations, toujours étonnantes à cette heure, de la lumière sur les eaux du fleuve. Il jeta sa cape sur ses épaules, coiffa son chapeau, ferma son appartement à clé et descendit dans la rue au milieu de la foule. Il imagina l’émotion que ressentait Descartes lorsqu’il déambulait et cogitait, solitaire et cadenassé en lui-même, dans l’agitation populaire des petites rues hollandaises. Que de fois il avait connu cette même ivresse pour son compte !

Toutefois, ce soir-là, il avait le cerveau détendu et léger. Il se laissait aller mollement au gré du courant humain qui l’entraînait vers le fleuve. Et il se moquait un peu de lui-même. Au retour, tout de même, il faudrait qu’il essayât de mettre par écrit tout ce qui lui était passé par la tête depuis une heure. La griserie que lui communiquaient ces exercices d’agilité intellectuelle ne le dupait pas. Il se doutait bien que lorsqu’il aurait la plume à la main et qu’il se heurterait cette fois vraiment aux idées, mais à des idées défendues par des mots, il aurait les plus grandes difficultés non seulement à les mettre en ordre mais encore à assurer leur cohérence. Mais il ne s’en effrayait pas. Cela n’était, à tout peser, qu’un jeu. À l’inverse de Juan Triste, son vieil ami de collège, il n’avait jamais songé à faire une carrière littéraire. C’était tout juste s’il laissait parfois entendre qu’il accumulait des notes pour un gros ouvrage qui ne serait sans doute jamais achevé et qui ne paraîtrait au plus tôt qu’après sa mort. Pour l’instant, l’abbé laissait flotter dans sa mémoire des lambeaux de thèmes musicaux qui le berçaient dans sa marche. Il jouissait suavement de son euphorie intérieure, décuplée de ce qu’elle était ignorée des passants. Il était comme privé de sens, dépouillé de toutes attaches charnelles, à ce point distrait qu’il aurait pu croiser des amis sans les voir, n’ayant plus de regards que pour les métamorphoses successives du ciel et des eaux à l’approche du crépuscule.

Maintenant, sur les quais, l’atmosphère était vaporeuse. Le soleil, déjà couché sur l’horizon, flamboyait. Ses derniers rayons dardaient, dans leur scintillement doré, vers un ciel immatériel ou s’alanguissaient indéfiniment sur la surface boueuse du fleuve, prenant soudain dans leurs faisceaux les embarcations qui cabotaient d’une rive à l’autre et qui, lorsqu’elles étaient ainsi prises, semblaient soulevées et balancées davantage. Mais, parfois, aussi, ces rayons venant à heurter la coque épaisse et noire d’un gros cargo, l’éclaboussaient de millions d’étincelles éblouissantes qui s’envolaient en gerbes jusqu’aux blanches superstructures des ponts, mettaient le feu aux glaces des dunettes et s’épanouissaient en constellations autour des fines et hautes mâtures. Alors, s’élevait lourdement en tournoyant un vol de mouettes que la violence aveuglante de la lumière n’avait pas permis de distinguer jusqu’ici au ras des eaux, mais dont les ailes bruissantes et majestueuses apparaissaient à présent en plein azur et luisaient elles aussi, fugaces et capricieuses, dans le frissonnant lacis des haubans, avant de disparaître à nouveau sous les volutes de fumée d’un steamer en partance.

L’esprit de l’abbé se sentait merveilleusement apaisé par ce spectacle. Après l’excitation intellectuelle, la marche et la fraîcheur laiteuse du soir le pénétraient d’un secret bonheur. Au fond, sa vie était telle qu’il l’avait toujours souhaitée. Il avait renoncé aux joies du mariage et du foyer comme à l’amour. Mais la solitude ne lui pesait pas. Elle était une compagne fidèle et silencieuse qui n’attendait qu’un signe pour lui ouvrir ses chemins et qui s’effaçait pareillement. Pas de charges, pas de famille. Sa vie pouvait librement se partager entre des entretiens où sa sociabilité s’assouvissait et des moments comme celui-là où, à sa guise, il s’offrait aux vertiges et aux voluptés de la réflexion ou de la perception. S’il lui arrivait encore de soupirer en songeant aux douceurs d’une existence plus choyée, en s’apitoyant avec mélancolie sur les renoncements de son célibat, il se disait aussi que ce vide était compensé par les âcres joies de l’indépendance. Personne ne l’attendait chez lui, aucune lumière ne brillerait à ses fenêtres quand il rentrerait. Mais personne non plus ne le forcerait à rentrer. Il était disponible. Il disposait de lui-même. Il pouvait s’évader chaque fois aussi longtemps qu’il voulait dans les méandres de sa pensée et dans les délices de la musique ou de la contemplation.

Il s’avança près de l’eau au bord des quais déserts, fuyant l’animation ordurière des bars. Le soleil, comme une fleur épuisée exhale ses derniers parfums, rougeoyait encore faiblement. Mais déjà un vent très doux s’en venait annoncer la chute prochaine de l’astre dans la mer. Vulgaire, se dit l’abbé ? Où ai-je pris que cette foule était vulgaire ? Il eut honte de sa quiétude égoïste, de la fortune qui lui permettrait de vivre à l’aise en poursuivant ses chimères. Son cÅ“ur fut plein de mansuétude. C’était ce moi présomptueux qu’il fallait réduire. Il n’avait pas le droit d’ignorer aussi complètement la condition déshéritée de ses semblables. En dépit de son dilettantisme, il aurait voulu s’identifier à un monde moins injuste et moins dur. Du fond de sa vie luxueuse, au milieu des jeunes femmes parfumées et des snobs de son entourage, il ne cessait d’être intimement déchiré par l’absurde folie de l’univers. Il avait plus que jamais la conviction qu’un jour viendrait peut-être où il lui faudrait prendre parti et que ce parti serait celui des opprimés. Ce soir, particulièrement, alors que la beauté du couchant s’était montrée à lui avec tant de magnificence, alors que son esprit avait été ébranlé par les exaltations les plus capiteuses, alors que son âme, frappée par le vol sublime des mouettes, s’était laissé engourdir par le souvenir de l’adorable langueur d’un largo de Hændel, l’abbé se sentait en faute. Et comme il avait un cÅ“ur tendre et idéaliste (si parfois ironique et cynique), comme il était encore ému par les méditations qui l’avaient possédé, il aurait voulu être capable de se rapprocher de tous ces êtres inconnus qui peinaient et souffraient. Mais comment changer d’existence ? Il était gêné par sa soutane. S’il restait là plus longtemps, on allait remarquer sa présence. On le dévisagerait. Et que ne penserait-on pas ? Déjà, deux soutiers indochinois qui rentraient à leur bord, s’étaient retournés sur lui et avaient ri salement. Il souhaita un anonymat qui lui permettrait de passer partout inaperçu. En voyage, il se mettait souvent en civil. Mais ici, à Portville ? Il était déjà assez mal vu à l’archevêché. Inutile d’aggraver encore sa défaveur. Il se laissa, avec quelque stupeur, reprendre par le tableau changeant qu’il avait sous les yeux et suivit machinalement l’allumage progressif des lampes dans la brume bleuâtre de l’autre rive. La température s’aigrissait. Il s’enveloppa mieux dans sa cape et remonta vers le centre de Portville, le nez en avant, comme un chien de chasse, brassant déjà dans sa cervelle les éléments de l’étude qu’il donnerait bientôt à Échafaudages sur l’onomastique chez Rémy de Gourmont.

VII

Fin d’« Ã‰chafaudages Â»

Monsieur Hermès devait bien se rendre à l’évidence : il lui était impossible de continuer à faire paraître la Revue. Monsieur Papa avait fini par mettre le nez dans ses comptes. Rien ne laissait espérer que le déficit pourrait un jour être comblé. S’obstiner, c’était s’enliser davantage. C’était en vain que Monsieur Hermès avait donné les pleins pouvoirs à Michel Gorrigen. Celui-ci en avait seulement profité pour aggraver l’influence de son clan. Il n’avait vu dans le choix dont il était l’objet que l’occasion de satisfaire mieux sa vanité. Sa face bouffie s’illuminait quand il voyait, sur la couverture, son nom imprimé en gros caractères. Aux réunions du samedi, loin de marquer la moindre courtoisie ou la moindre gratitude à celui qui l’avait investi, il tranchait et pérorait en maître absolu, posant son derrière sur le bureau de Monsieur Hermès, recevant les nouveaux auxquels il s’imposait, négligeant même de les présenter à son directeur. Tout son comportement impliquait qu’il était profondément convaincu de l’importance du rôle qu’il avait à jouer. Si on avait fait appel à lui, c’est parce qu’on avait été incapable, jusque-là, d’obtenir des résultats honorables. On était venu le chercher pour redresser la situation. Rien de plus naturel donc qu’il agît selon son bon plaisir. Habilement, d’ailleurs, dès qu’il avait pu jouer des coudes, il s’était employé à grossir les fautes commises pour donner plus de prix à ses réformes. Il avait poussé la fourberie jusqu’à feindre une certaine humeur. À qui voulait l’entendre, il confiait sa répugnance à prendre en mains les destinées d’une affaire qui avait été si mal lancée. Tâche ingrate que la sienne ! Il n’aurait jamais dû l’accepter. Du reste, il ne l’avait acceptée qu’à contre-cÅ“ur, que parce qu’il avait compris qu’il était le seul qui pût tenter quelque chose. Mais, par cela même, il exigeait qu’on le suivît sans rechigner et que tout le monde s’inclinât devant ses décisions. Tout le monde, c’était en somme Monsieur Hermès. Celui-ci, mortifié au plus haut point, avait cédé comme si Gorrigen allait enfin se montrer à la hauteur de ses hâbleries. Mais, en définitive, Gorrigen n’avait accompli aucun miracle. Il s’était contenté de bouleverser de fond en comble la composition des numéros déjà préparés. Il s’était attribué d’autorité l’article de tête, long texte ennuyeux et amphigourique, galimatias de lieux communs et de formules pédantesques dont la lecture indigeste avait certainement découragé les derniers lecteurs.

Par surcroît, dans ses articles, Gorrigen s’était évertué à désavouer les intentions primitives de Monsieur Hermès. Échafaudages ne serait plus un banc d’essai pour les écrivains, mais une revue ordinaire. C’était lui enlever la seule originalité valable qu’elle eût sans doute jamais eue. Ce changement d’orientation affecta beaucoup Monsieur Hermès. C’était comme un entérinement de son échec. Toutefois, depuis cinq mois, il avait essuyé de tels mécomptes, avait fait tant de concessions, qu’il avait fini par renoncer aussi à sa première ambition. S’il se raccrochait encore à Gorrigen, s’il évitait de le contrarier, c’était dans le seul espoir que ce dernier réussirait à maintenir la Revue et lui épargnerait ainsi la honte d’être ridiculisé par Monsieur Papa. Oui, il était prêt à toutes les abdications d’ordre sentimental pourvu que Monsieur Papa ne pût lui reprocher une faillite matérielle. Il en était donc résulté chez lui un fatalisme désabusé. Cette aventure sur laquelle il avait tant misé ne l’amusait plus du tout. Elle lui était même devenue à charge. Et, à présent, c’est sans le moindre ennui qu’il aurait vu la Revue disparaître si Monsieur Papa n’en avait pas été témoin. Il avait épuisé toutes les satisfactions qu’il avait d’abord cru pouvoir en retirer. Ce détachement, cette indifférence, ce dégoût même, le rendaient bien plus fort. Il découvrait aujourd’hui que le clan Gorrigen tenait beaucoup plus que lui à l’existence d’Échafaudages. Du même coup, Gorrigen cessait de lui faire illusion. Il n’avait plus rien à attendre de tous ces gens-là. C’était le clan, au contraire, qui allait avoir besoin de lui. Ah, c’est que ça les posait de publier leurs petites chiures ! Ils se croyaient célèbres parce que leur signature voisinait avec celle d’écrivains réputés. Le tout était que ce béjaune de Monsieur Hermès continuât à engloutir son argent. Aussi allait-on parfois jusqu’à le flatter. Quel changement depuis le début ! C’était à lui, désormais, que le clan faisait des avances. On sollicitait ses avis. On le poussait à donner de la copie. On aurait même voulu le voir, comme autrefois, imposer telle ou telle mise en pages. Mais il n’avait plus envie d’écrire et abandonnait à l’imprimeur les travaux qui l’avaient autrefois passionné.

C’est dans ces conditions qu’il décida de frapper un grand coup. Il en avait assez d’être la risée de chacun et de casquer comme un branque. Le clan l’avait pris pour la poule aux Å“ufs d’or. Eh bien, fini ! Il ne ferait pas l’imbécile plus longtemps. Ah, les gaillards, ils voulaient se voir imprimés noir sur blanc, parfait ! Mais, dans ce cas, il faudrait qu’ils y missent le prix. Il avait donc profité d’une des dernières réunions du samedi pour justifier sa gestion, chiffres à l’appui. Et, avec un petit sourire perfide qu’il ne se donnait même pas la peine de dissimuler, il déclara qu’il avait l’intention d’arrêter là les frais, à moins, bien entendu, que tous ceux qui l’écoutaient consentissent à prendre leur part des charges à venir. Sincèrement, Monsieur Hermès était persuadé du succès de sa proposition. Il pensait que leur amour-propre l’emporterait sur leur pingrerie. Ils feraient un sacrifice. Si chacun y contribuait, il serait facile de constituer la somme exigée. Ainsi Échafaudages vivrait par lui-même. Après tout, le clan n’avait pas à se plaindre. Qui, depuis cinq mois, avait fait tous les débours ? Monsieur Hermès et Monsieur Hermès seul ! On devait lui en savoir gré.

En fin de compte, cela s’était passé tout autrement. Une fois de plus, Monsieur Hermès avait trop tablé sur son entourage. On avait fait semblant de ne pas entendre son appel. On s’était dérobé. Tout en essayant de sauver la face et d’y mettre les formes. En cause de quoi l’exposé de Monsieur Hermès avait sombré dans la confusion d’un brouhaha. C’était comme si chacun, redoutant que son voisin finît par abonder dans le sens de Monsieur Hermès, s’était empressé de dire n’importe quoi pour couvrir sa voix. Mais Monsieur Hermès n’en était nullement chagriné. La tournure que prenaient les choses ratifiait son jugement. Il les avait eus, les mâtins, finalement. Il s’était donc diverti à les regarder l’un après l’autre, à les écouter se mentir mutuellement en même temps qu’ils se mentaient à eux-mêmes. Quels pantins ! Sa satisfaction avait tout de même été mêlée d’écÅ“urement. Comment n’aurait-il pas été écÅ“uré ? Il était dans sa nature de faire confiance aux êtres envers et contre tout. Si méchants et si dédaigneux qu’eussent été jusqu’ici les compagnons de Gorrigen, il s’était bêtement figuré qu’il y avait au moins pour eux une chose qui comptait : la littérature. Eh bien, même pas ça ! Leur affectation d’esthètes, leur prétendu idéalisme, leurs aspirations au sublime, des mots, rien que des mots ! Ainsi, c’étaient là ces poètes ombrageux, ces phraseurs qui ne parlaient jamais de l’Art qu’avec un grand A ! Quelle comédie ! Était-ce la peine d’avoir fait tant de manières, d’avoir voulu lui donner des leçons pour se dégonfler aussi lamentablement ? Il n’en revenait pas. Mais ils étaient jugés et définitivement jugés dans son esprit. Quoi qu’ils pussent dire, désormais, pour se rattraper, quoi qu’ils pussent devenir par la suite, les uns et les autres, il n’oublierait pas ces instants où il les avait vus si lâches. Et, au fond de lui, il éprouva du contentement à penser que Delphine Rollin ne s’était pas trouvée là. Le hasard avait bien fait les choses. Ainsi, plus tard, quand il se rappellerait ce moment, il saurait que Delphine n’avait pas à être associée à ceux qui l’avaient trahi.

Bref, passé ce premier mouvement, d’ailleurs parfaitement compréhensible, Monsieur Hermès n’avait songé qu’à savourer sa joie de voir le clan patauger. Dès cette minute, sa décision fut prise irrévocablement. C’est en vain que l’abbé Marcet-Chibrot, que Buddy Gard et qu’Olga Molinier, dont il connaissait à l’avance les bonnes intentions, lui proposèrent de renflouer la Revue avec lui, à eux quatre. Il savait qu’ils étaient prêts à l’aider. Mais c’était le clan Gorrigen qu’il avait voulu éprouver. Son expérience avait été concluante. Il avait forcé le clan dans ses retranchements et l’avait mis au pied du mur. Il était largement payé de toutes les avanies qu’il avait subies. Échafaudages disparaîtrait donc mais, du moins, entraînerait dans son naufrage les petits cuistres du clan.

Bien sûr, s’il avait connu plus tôt l’abbé, s’il avait su s’entourer de gens plus valables qu’un Gorrigen, il aurait peut-être pu s’en tirer. Mais ce qui était fait était fait. Inutile d’y revenir. Il en avait plein le dos de la Revue. Il n’y avait plus place en son cÅ“ur que pour du dégoût. Ce dégoût lui faisait mal et le rendait amer et sarcastique, mais en même temps lui faisait du bien. S’il s’était mieux dominé il aurait imposé silence à son ressentiment. La rancune était le travers des faibles. En se repaissant ainsi, il prouvait qu’il n’était qu’un faible. Mais c’est en vain qu’il essayait de se raisonner. Il avait à la fois perdu et gagné la partie. Enfin, il parlait en maître et était écouté. Mais, dérision, c’était au moment même où son rêve s’effondrait. Avec une ironie trompeuse, il élimina donc tous les palliatifs. Il se paya le luxe de faire honte à Gorrigen qui proposait en dernière minute de mystérieux abouchements publicitaires, foudroya Marineff qui ne parlait rien moins que d’instituer un concours poétique payant et accabla de sarcasmes Le Guével qui suggérait que la Revue ne parût plus que tous les trois mois pour restreindre les frais. Eux qui s’étaient montrés si intransigeants au début ! Maintenant qu’ils sentaient le sol manquer sous leurs pas, ils n’étaient plus si difficiles, ils ne faisaient plus la petite bouche. Ils en étaient venus à envisager des concessions que Monsieur Hermès lui-même n’aurait pas imaginées. À bas le masque ! Ces esprits délicats, ces petits messieurs si à cheval sur les rigueurs sacrées de l’art, ces puristes, ces dilettantes exigeants montraient enfin leurs vrais visages de combinards et de margoulins. Comme c’était réjouissant, en un sens ! Ah, ils avaient voulu le rabaisser, mais eux, qu’étaient-ils donc ?

Par conséquent, plus d’hésitation. Le soir même, il téléphonerait à l’imprimeur de tout arrêter. Il paierait de sa poche la composition des textes déjà prêts pour le prochain numéro. Et c’en serait fini. C’est alors que Gorrigen se récria. Le drôle ne voulait pas lâcher le morceau. Il tenta veulement d’amadouer Monsieur Hermès. Voyons, ne pouvait-on tout de même laisser sortir le numéro de mai ? Puisqu’il était déjà presque entièrement composé ! Un numéro qui serait remarquable et qui marquerait un très net progrès sur les précédents. Il était dommage de renoncer au moment même où on allait sortir de l’ornière. Le Guével renchérit. Monsieur Hermès esquissa une moue. Quel malheur, en effet ! N’y avait-il pas dans ce numéro de mai trois sonnets du dit sur lesquels le clan s’extasiait ? Vraiment, ce pauvre Le Guével n’avait pas de chance ! Il s’était donné tant de mal, pourtant, pour en assurer la présentation ! Il avait exigé et obtenu une typographie à son goût, une disposition en échelle dont il attendait merveilles. Non, ce n’était pas possible ! Lui qui comptait envoyer la Revue à Valéry et à Maurras ! On ne pouvait décemment lui refuser ce satisfecit. N’y avait-il pas moyen de s’arranger autrement ? Cette mise de fonds, dont, tout à l’heure, Monsieur Hermès avait parlé, ne pourrait-on examiner à nouveau si… Monsieur Hermès le laissa patauger. Ces jérémiades lui étaient indifférentes. Son siège était fait. Il n’entrerait pas, une deuxième fois, dans leur jeu. Il avait eu ses torts, certes. Il s’était lancé un peu à la légère. On le lui avait assez seriné. Soit, il acceptait la leçon et encaissait allègrement le camouflet. Mais il savait ce qui lui restait à faire. Il rentrerait dans l’ombre. Il se ferait oublier. On n’entendrait plus parler de lui. Et peut-être, un jour, plus tard, beaucoup plus tard, il aurait sa revanche. Lui-même ne se serait pas cru une telle fermeté autrefois. Mais l’offense l’avait réellement cinglé. Le Guével et Gorrigen perdaient leur temps. Et c’est en vain aussi que le diabolique Marineff se faisait soudain tout miel. Fort de son bon droit, Monsieur Hermès brisa là par une belle insolence. Il se leva, annonça la clôture de la réunion et tendit la main pour congédier le clan tout en priant Olga, Buddy et l’abbé de rester un moment de plus pour une communication personnelle. C’était marquer ainsi la différence entre ceux qu’il traitait en amis et ceux qu’il rejetait. On s’était salué froidement. Le clan s’était retiré avec la dignité d’une secte outragée. Bien sûr, on devait se revoir, à l’occasion. On se ferait signe. Chacun savait bien ce que cela signifiait. Tout en les reconduisant à la porte, Monsieur Hermès lisait avec un amusement un peu amer dans leurs yeux à quel point ils lui en voulaient. N’ai-je donc pas assez fait pour eux, se disait-il ? Ne les ai-je pas supportés pendant cinq mois ? N’ai-je pas dû souffrir qu’ils daubent sur mon dos sans indulgence ? Pourquoi n’étaient-ils pas plus logiques avec eux-mêmes ? Il en était encore à cet âge où l’on s’exagère la bonne foi d’autrui.

*

Durant plusieurs jours, Monsieur Hermès ne put distraire sa pensée de la scène qui avait eu lieu le samedi précédent. Il se demandait quels pourraient être, par la suite, ses rapports avec le clan. Il n’était point désireux de le rencontrer. Et ce serait néanmoins à peu près inévitable. À Paris, on était perdu dans la masse. Tandis qu’à Portville, tous les gens se connaissaient et fréquentaient les mêmes endroits. Car, de même qu’il n’existait que deux librairies possibles pour les amateurs, il n’existait qu’une salle de concerts et de conférences. Se risquait-on dans un café, dans un cinéma, allait-on au théâtre ou au stade, on identifiait toujours les mêmes têtes. Bien plus, alors qu’autrefois Monsieur Hermès n’était connu que de ses seuls amis, il était devenu une personnalité locale. Les milieux intellectuels lui ouvraient leurs portes. On l’invitait. On lui proposait de faire des causeries, de collaborer à des périodiques. On souhaitait sa présence dans certaines réunions mondaines et son admission dans des cercles pourtant fermés. Il n’y avait pas jusqu’aux partis politiques qui ne s’intéressassent à lui. Enfin, de tout jeunes gens, qui venaient de fonder un petit bulletin poétique, lui avaient demandé des conseils et l’avaient supplié d’obtenir pour eux une entrevue avec Juan Triste. Qu’on pût soudain le prendre au sérieux, le sidérait. Qu’était-il donc de plus qu’avant ? Le monde avait donc besoin qu’on se manifestât publiquement à lui pour qu’il songeât à vous honorer de son attention ? Que tout cela était bête ! Bête, et vain. Dire qu’il n’en était pas flatté eût été excessif. Il faisait trop de cas de l’opinion d’autrui à son égard pour n’être pas sensible à de tels signes. Mais quand il songeait qu’il s’était promis de rentrer dans l’ombre et qu’il constatait que c’était tout le contraire qui s’était produit, il ne pouvait s’empêcher d’admettre que la fortune était capricieuse. Correct jusqu’au bout (et d’ailleurs poussé par ce besoin, en lui, d’une perpétuelle justification), il s’était décidé à rédiger un texte pour informer ses abonnés de l’impossibilité dans laquelle il était de continuer à faire paraître Échafaudages et du regret qu’il en avait. Buddy lui suggéra que cela allait peut-être émoustiller quelque mécène. À défaut de mécènes, Monsieur Hermès avait reçu de nombreuses lettres d’inconnus déplorant la disparition prématurée de la Revue. Mais d’argent, point ! Monsieur Hermès n’en éprouva aucune déconvenue. Il en profita seulement pour taquiner son ami. Comment Buddy avait-il pu se leurrer ? Lui, il était édifié depuis longtemps. Qu’on ne lui parlât plus jamais d’Échafaudages ! C’était tout ce qu’il demandait. Malgré tout, il eut encore à s’occuper de pas mal de choses. Il dut répondre à quelques grincheux qui réclamaient le remboursement de leur abonnement, discuter devis avec l’imprimeur et le clicheur, faire face à de nouvelles dépenses imprévues, liquider les invendus, renvoyer des manuscrits que leurs auteurs, voulaient récupérer.

Dans tout cela, Monsieur Papa eut le bon goût de ne pas intervenir. Il avait vu juste depuis le début. Il avait mis son fils en garde au départ. Il n’allait pas maintenant l’accabler. Il avait le triomphe modeste. En définitive, l’expérience ne se soldait pas sans dommages. Mais elle apportait aussi à Monsieur Papa des compensations. Son fils avait renoncé au sport actif en raison de sa mauvaise vue et semblait désireux de se consacrer plus activement aux affaires. Enfin, il avait fini par admettre l’éventualité d’un mariage à condition qu’on ne le bousculât pas trop. Mais qu’importait ? Monsieur Papa non plus, n’était pas tellement pressé. Souvent jeunesse varie. Enfin, tous ces projets littéraires semblaient bien compromis. Monsieur Hermès n’en parlait plus du tout. Il s’enfermait encore dans sa chambre pour lire ou pour écrire mystérieusement on ne savait quoi sur de gros cahiers qu’il tenait sous clé mais, du moins, il n’en faisait pas état et il y avait gros à parier que ça ne pourrait plus tirer à conséquence. S’était-il à la fin rendu compte que toutes ces écrivasseries ne paient pas ? Le pauvre enfant ! Ah, il n’était pas trop tôt qu’il se mît un peu de plomb dans la tête. Et ça devait lui prouver qu’il fallait toujours écouter ses parents.

En dépit de cela, Monsieur Papa avait au fond été très fier des hommages dont son fils avait été l’objet. Devant lui il tordait le nez. Mais, devant les étrangers, il plastronnait comme si la Revue avait été réellement son Å“uvre. Il ne comprenait strictement rien aux choses de la littérature. Mais il n’était pas homme à s’embarrasser pour si peu. Il en parlait à tort et à travers, confondant les auteurs et les Å“uvres et accumulant des impairs qui emplissaient Monsieur Hermès de confusion. Ce sans-gêne, cette faconde de mauvais goût le désolaient. Et d’autant plus qu’il était dans l’impossibilité de les dénoncer, de les désavouer. Il ne pouvait tout de même pas dire aux gens : ne l’écoutez pas ; il ment, quand il vous raconte qu’il a fait plus, à lui seul, pour la vente de la Revue, que dix agents de publicité réunis, quand il veut se faire passer pour un père libéral qui a su épauler de son expérience les aspirations de son fils. Non, il n’y avait pas moyen de dévoiler l’imposture. Il avait bien fallu le laisser pérorer et souffrir qu’il s’arrogeât ainsi des avantages illicites. Quel histrion, par certains côtés, quel bonimenteur que Monsieur Papa !

C’est que Monsieur Papa, malgré ses dédains, était fortement suggestionné par la considération dont son fils était maintenant entouré. Des gens en vue qu’il n’aurait jamais osé approcher et qu’il montrait de la tête avec respect dans la rue, à Madame Mère, comme s’il s’agissait de sommités inaccessibles. Eh bien, ces gens écrivaient à son fils, l’honoraient, lui serraient la main en ami. Il fallait donc qu’il y eût tout de même quelque prestige caché dans cette foutue littérature, il fallait donc aussi que son fils eût des talents insoupçonnés pour réussir, en quelques mois, à forcer des portes qui ne s’ouvriraient jamais pour lui, hélas ! C’était cela qui n’était pas ordinaire. D’où une certaine repentance. Mais, par un mécanisme naturel à son caractère, il finissait par s’attribuer les mérites du phénomène. C’était grâce à lui que son fils avait percé. N’était-il pas son père ? Ne l’avait-il pas conçu ? Bien entendu, il l’avait fait à son image et l’avait doté de toutes ses vertus. Il était donc juste qu’il recueillît le fruit de ses efforts. Voilà pourquoi Monsieur Papa bombait le torse et flambait. À n’en pas douter, toutes ces gentillesses, tous ces honneurs pour son fils, c’était à lui qu’ils étaient indirectement dévolus. Une ombre au tableau, toutefois ! Il était fâcheux que cela rapportât si peu d’argent. Contre ça, vraiment, il était indisposé. Car enfin, c’était très joli les relations, les coups de chapeau, les congratulations, mais ce n’était pas ça qui emplirait jamais le porte-monnaie !

Quand il y réfléchissait, le scrupuleux Monsieur Hermès admettait fort bien que Monsieur Papa n’avait pas tout à fait tort. Ce n’étaient pas ces gens de la haute qui lui donneraient à manger. Les belles paroles ne nourrissaient pas. Le clan, pour son compte, lui en avait administré la preuve. Et puis, à côté de ces démonstrations mondaines, que de misères aussi ! Il revoyait tous les ratés, tous les lamentables maniaques, les excentriques médiocres que la parution d’Échafaudages avait soudainement fait surgir du néant. Que de fois, lors des réunions du samedi, n’avait-il pas diverti son auditoire en lisant les lettres grotesques ou époustouflantes qu’il avait reçues ? À cette correspondance se trouvaient toujours joints des poèmes non moins impossibles, que leurs auteurs souhaitaient voir paraître. Il y avait de tout dans ce courrier, et pour tous les goûts. Ahurissant même de penser au nombre de ces inconnus que démangeait la passion d’écrire et qui n’avaient pas le sens du ridicule de leurs élucubrations. Par quel miracle le renom d’Échafaudages avait-il pu aller si loin ? De Suisse, de Belgique, de Roumanie, de Turquie, des fins fonds du Lauraguais ou de l’Artois, lui étaient ainsi parvenus des appels passionnés. Les autres en riaient, certes, mais n’était-ce pas à la fois pitoyable et bouleversant ? Les malheureux, ils avaient sans doute déjà dû soumettre en vain leurs vers à toutes les revues possibles. Quelle faune étrange que la leur ! À croire qu’ils venaient des quatre coins de l’Europe pour s’assembler en une grimaçante et solennelle cour des miracles de mauvais poètes et d’écrivassières détraquées qui, malgré d’innombrables rebuffades, se croyaient du génie et s’obstinaient à vaincre l’adversité. Les enragés ! Ils lui avaient soumis les textes les plus délirants, les confessions les plus saugrenues. La fatuité s’y mêlait au néant, l’outrecuidance à la niaiserie. Il y en avait qui déclaraient ingénument : J’excelle dans tous les genres. Je peux vous fournir à volonté ballades ou églogues, poèmes cosmiques ou sonnets. Un autre débutait ainsi : Ma spécialité à moi, Monsieur, est la pièce gastronomique. Ci-joint donc un court poulet de ma confection sur le confit d’oie, intitulé pour plus de simplicité : Extraits de l’Oie. Mais je tiens en réserve, selon votre goût, un morceau en trois chants sur le cassoulet et une série de quatrains sur l’andouillette. Un autre : Ci-joint un Essai d’orientation rationnelle vers le succès. Élève du Professeur P. J., par correspondance, mon étude dérive de son enseignement de psychologie expérimentale. J’ai déjà obtenu différents diplômes à quelques concours. Ma thèse a pour but de faire de nous des êtres forts, audacieux, bien armés pour descendre dans l’Arène de la lutte pour la vie et possédant la personnalité d’un Maître dans toute la force du terme. J’ai également pratiqué, avec un succès variable, dans les diverses branches de la littérature : poèmes, contes ou critique. Ma collaboration serait évidemment toute bénévole. Signé : Nestor Nermoz, lieutenant de cuirassiers à Provins. Cet autre : Je me permets de vous soumettre un échantillon de mon savoir-faire. La poésie que je vous adresse a déjà été primée au concours des Jeux Floraux du Blayais. Oh ! une simple mention honorable, mais c’est un encouragement. Inutile de vous dire que j’écris en amateur, sans souci de lucre, avec la seule joie de me satisfaire moi-même et de faire Å“uvre d’art. Celui-ci, commentant des proses rythmées sur la Révolution : C’est un genre que je cultive. J’ai soumis dernièrement au Jasmin d’Argent d’Agen un poème de quatre-vingt-dix vers, émaillés de ces images fracassantes. Celui-là, encore : Je vous propose une rubrique humoristique. Je me cantonne dans l’humour local et d’actualité. J’ai déjà été engagé pendant un mois comme humoriste à la radio. Et celui-là : Sans autre préambule que celui ci-contre désigné, je vous présente ma candidature au titre de collaborateur idoine à votre organe et non point à celui de rimailleur plus ou moins patenté. Ex-rédacteur musical du Petit Bourdon et de Copurchic, membre de la Société Française de Musicologie, je peux dire que je réussis particulièrement dans l’analyse symphonique du verbe. Ou bien même : Je viens vous préciser que le pseudonyme sous lequel je désire être publié est : Le Chat-Huant (nom commun masculin singulier) ; signé : Docteur Dugravat, à Salins. P.-S. À la fin de mon élégie, vous changerez l’expression faux-frère par celle de : vieux zèbre.

Chaque semaine, il y en avait des douzaines et des douzaines du même acabit. Ce n’étaient que désenchantées languides, que félibres échevelés, que pécheurs convertis, que vierges immarcessibles, qu’âmes décloses, que blasphémateurs podagres ou que faiseurs d’eurythmies capricantes.

Et ces entretiens qu’il avait dû accorder à des demi-fous ? Épique ! En général, ces obsédés refusaient de parler devant un tiers. Il devait donc les recevoir en particulier, sur rendez-vous. Il se souvenait d’un, surtout. En entrant, l’homme avait pris un air traqué et gauche, roulant des yeux furibonds, malaxant le bord de son chapeau et lui glissant à voix basse que ce qu’il avait à révéler était de la plus haute importance. Chut ! Les murs mêmes ont des oreilles, mon cher ! C’était un grand gaillard d’une cinquantaine d’années, corpulent et négligé. Il portait un pardessus ample à larges carreaux marrons et jaunes qui lui tombait jusqu’aux pieds. Le col du pardessus était garni d’une fourrure râpée qui faisait d’autant plus ressortir la crasse et l’usure de son linge. Il était chaussé de bottines à tiges enfoncées dans des caoutchoucs boueux qui contribuaient, en alourdissant sa démarche, à accentuer son aspect tristement clownesque. Sa tête, aux joues couperosées et flasques, aux yeux soulignés de poches rosâtres, au front blême, aux cheveux filasse, trop rares sur un énorme crâne dont ils dévoilaient, au moindre hochement, des parties, était celle même de ces fils de la bourgeoisie campagnarde, d’un de ces vieux garçons maniaques et dégénérés que les familles condamnent au célibat et qui, à force d’avoir été tyrannisés par l’autorité maternelle, sombrent bientôt dans un gâtisme précoce.

Tout de suite, l’olibrius avait intrigué Monsieur Hermès, tant son agitation semblait insolite. Tout en parlant il prenait des mines effarées ou fixait sur lui des regards hallucinés. À chaque instant, l’olibrius, sans cesser de torturer son feutre, lui saisissait les mains, les étreignait mollement pour donner plus d’action et de poids à sa confession. Ou bien il se retournait brusquement comme s’il avait redouté l’intrusion d’un gêneur. Tout en parlant, il soufflait péniblement et s’interrompait, par moments, secoué par une quinte. Il se frappait alors le sternum avec violence et, entre deux hoquets, balbutiait une plaintive excuse relative aux misères de l’asthme. Voilà enfin quelle était son affaire :

Il existait aux environs de Portville un certain nombre de domaines, plantés de vigne dont on tirait un vin de qualité. Selon une réglementation nouvelle, quelques-uns de ces domaines avaient reçu une appellation de choix et étaient considérés comme des crus classés, tandis que les autres, soi-disant aussi bien exposés au soleil et possédant, paraît-il, un sol non moins propice à ce genre de culture, étaient considérés comme ne produisant que des vins médiocres et mal cotés. Il en résultait une véritable injustice. Pendant que les uns faisaient fortune, les autres se ruinaient. L’olibrius était justement un de ces propriétaires déshérités par les caprices du gouvernement. Son indignation, longtemps contenue, l’avait finalement poussé à la révolte. Mon cher, je me suis dit un beau matin : Ã  l’action ! à l’action ! Et brandissant son feutre plié dans son poing comme un chiffon, il joignit le geste à la parole. Puisque personne ne voulait se décider à entrer en lutte contre les pouvoirs, puisque ceux-ci faisaient la sourde oreille, il avait décidé d’alerter l’opinion publique et de se mettre à la tête des opprimés en organisant une sorte de croisade. Il lèverait haut l’étendard blanc de la vérité et, telle une nouvelle Jeanne d’Arc, il partirait en guerre contre les usurpateurs ! À cet effet, il avait composé un vaste pamphlet en vers de quatre-vingt-seize chants inspirés de l’Iliade et de la Henriade. Il prévoyait même que son épopée pourrait être mise en musique et c’est pourquoi il avait résolu de l’appeler : La Marseillaise des Croisés du Vin. Et il avait enfin écrit un refrain, dans le style hugolien, qui pourrait être repris en chÅ“ur par les adeptes du mouvement. Ce refrain était particulièrement soigné. N’était-il pas destiné à connaître une énorme popularité ? Mais il lui fallait maintenant trouver un éditeur afin de diffuser son ouvrage dans toute la région. D’ailleurs, si Monsieur Hermès le voulait bien, il allait se permettre de lui en lire quelques passages et même de lui fredonner le fameux refrain sur l’air célèbre de Rouget de l’Isle.

Avant que Monsieur Hermès eût pu esquisser un geste, l’olibrius avait brandi une main éponge de toilette, d’un blanc sale et pleine à craquer de petits feuillets couverts d’une écriture minuscule, fébrile et torturée. C’était là son manuscrit. Il avait imaginé cette cachette pour dépister ceux qui étaient acharnés à sa perte. On avait déjà essayé, à plusieurs reprises, de le lui voler. Chez lui, même, sa mère, ses sÅ“urs, ses beaux-frères, tout le monde conspirait contre lui et pactisait avec ses ennemis. Il n’était entouré que de traîtres et devait prendre les plus grandes précautions. S’il s’était risqué aujourd’hui à rendre visite au directeur d’Échafaudages, c’est parce qu’il avait pensé qu’il trouverait en lui la compréhension et l’aide dont il avait besoin. Monsieur Hermès n’avait pas voulu le décourager. Il s’était seulement efforcé de lui expliquer que la Revue n’éditait aucun ouvrage. Toutefois, si son épopée était telle que son auteur le disait, il pourrait peut-être la soumettre à un grand poète de ses amis (il songeait à Juan Triste) lequel se ferait un plaisir, le cas échéant, de la recommander à un éditeur parisien. Il n’avait donc qu’à lui laisser sa liasse de feuillets. Monsieur Hermès ne se faisait aucune illusion sur la qualité du manuscrit. Mais le personnage était si cocasse qu’il devenait curieux de lire ce qu’il avait bien pu écrire. Il se promettait même, avec malice, de s’amuser comme jamais encore. Oui, l’ours du bonhomme ne devait pas être piqué des vers. Quel bon moment il allait passer à ses dépens ! Il se voyait déjà en lisant des passages à haute voix, devant les habitués du samedi et déchaînant leur hilarité. Son sourire se fit engageant et il tendit la main. Mais l’olibrius sauta brusquement en arrière en serrant son trésor sur sa poitrine. Holà ! Bas les pattes ! Il ne l’entendait pas de cette oreille. Pour rien au monde il ne consentirait à dessaisir de son bien. Il y tenait comme à ses yeux. Pensez donc, mon cher, c’est mon unique version ! Si celle-ci se perdait, mon Å“uvre serait anéantie. Si vous voulez, je reviendrai la semaine prochaine et j’en ferai moi-même une lecture devant vos amis. D’accord. Eh bien, ce serait sans doute encore plus drôle. Mais le samedi d’après et les suivants, c’est en vain qu’on attendit l’olibrius. Il ne remit plus jamais les pieds à la Revue. Qu’était-il devenu ? Avait-il changé d’avis ? Avait-il été dépouillé par les siens ?

Mais il n’avait pas été le seul dans son genre. Que dire, en effet, de ce quidam qui s’était présenté un soir en faisant passer sa carte ? Directeur des Douanes, y était-il mentionné. Bigre ! C’était un petit homme chauve, portant lorgnon et barbiche grise, la rosette de légion d’honneur à la boutonnière. De but en blanc, il avait débité son boniment. Monsieur, sachez-le, je me pique de belles-lettres. Je fais ma société des beaux esprits. Vous devez voir en moi, d’abord, un érudit. Je me passionne pour la petite histoire. Je travaille depuis plus de vingt-cinq ans déjà à deux ouvrages, d’un millier de pages chacun, qui feront sensation lorsque je les livrerai au public. Personne, avant moi, n’a jamais pensé aux sujets que j’ai choisis. Le premier de mes traités a pour titre : Histoire de la Hallebarde au XVe siècle. Et l’autre : De l’utilisation du Tuyau de poêle à travers les âges. Un instant, Monsieur Hermès avait cru qu’il était en présence d’un mauvais plaisant qui voulait le mystifier. Mais le vieux dingo était parfaitement sérieux. Il avait bien fallu se rendre à l’évidence. Monsieur Hermès tenta de s’en débarrasser en lui répondant comme il avait fait à l’olibrius, à savoir qu’Échafaudages était une revue et non pas une maison d’édition. Le macaque ne se démonta pas pour si peu. C’est que j’ai aussi des poèmes. Oui, j’ai eu l’idée de mettre la Phénoménologie de Hegel en vers. Imaginez que le philosophe allemand ait lui aussi enfanté son Zarathoustra. Je vous les enverrai. Et j’y joindrai une pièce que j’ai publiée il y a deux ans et qu’on doit jouer à l’automne prochain aux Tréteaux des Muses. J’ai appelé ça La Girandole des Sentiments. C’est une mise en dialogue socratique de l’Éthique de Spinoza. En vérité, voyez-vous, je suis une sorte de métaphysicien de la dramaturgie. Comment Monsieur Hermès avait-il pu garder son sérieux ? Par la suite, il avait appris que le petit vioque était effectivement un haut fonctionnaire, marié honorablement, père de deux jeunes filles jolies et bien constituées.

Mais « Le Marbre S’anima Â», la violoncelliste de La Maison du Crime n’avait-elle pas été aussi comique ? Sa marotte à elle, était la métempsycose. Elle avait écrit des poèmes en prose à la gloire de la transmigration des âmes. Le héros de ces poèmes auquel elle avait donné (pourquoi donc, mon dieu !) le nom du philosophe grec du probabilisme, Carnéade, n’était autre que Le Matamore dont elle était secrètement amoureuse. Sa passion refoulée l’avait conduite à se persuader que le destin ne permettrait sans doute pas à leurs deux âmes de s’accorder durant cette brève existence terrestre. Mais elle était sûre qu’un temps viendrait où une réincarnation les réunirait et leur apporterait le bonheur. L’aimé y était invoqué comme un mage et ce culte tout platonique prenait la forme d’une adoration mystique où les expressions les plus suaves alternaient avec les allusions les plus brûlantes. L’ennui est que la donzelle ne s’était pas contentée de promesses. Elle avait eu des exigences. Elle voulait qu’on publiât ses vers. Elle ne démordait pas de là. Monsieur Hermès avait eu toutes les peines du monde à l’éliminer. De numéro en numéro, il l’avait fait patienter. Elle chevrait. Et elle se fâchait, la garce, montait sur ses grands chevaux. Une vraie sangsue ! La fin d’Échafaudages avait heureusement coupé court à ses tracasseries. Mais elle était désormais fâchée à mort. Elle traitait Monsieur Hermès de sauteur et maintenant, quand il venait à La Maison du Crime et qu’il la rencontrait, elle tournait la tête en prenant des airs de duègne offensée.

Avec Le Matamore, Monsieur Hermès avait tout de même eu moins de difficultés. S’il assistait parfois aux réunions du samedi, c’était en silence. Il restait assis, drapé dans la dignité de son macfarlane noir, avec un calme jupitérien et un visage sombre au milieu duquel sa moustache cirée accentuait l’aspect sépulcral de sa personne. Du fond de son sévère mutisme, il avait vraiment l’air de les juger. On aurait dit quelque allégorie de leur future faillite. Le personnage amusait beaucoup Monsieur Hermès. À croire que sa présence, en face du clan Gorrigen, agissait à la manière d’un repoussoir et entretenait un contraste bienfaisant. Par ailleurs, comme il était sans exigences… Néanmoins, Monsieur Hermès ne s’en était pas tiré à si bon compte. Un jour qu’il déjeunait à La Maison du Crime, Le Matamore était venu s’asseoir sans façons à sa table, à l’heure du dessert et, tout en grignotant des noisettes dont il avait toujours les poches pleines, l’avait entrepris. Le Matamore tombait bien. Monsieur Hermès était justement dans cette heureuse disposition qui fait qu’on peut écouter sans fatigue et sans impatience des confidences saugrenues. De fil en aiguille, l’autre en était venu à lui raconter toute sa vie, puis il avait réussi à l’entraîner dans sa chambre pour lui faire boire un petit verre de prunelle. J’en ai toujours deux ou trois bouteilles en réserve. Je les cache dans mon armoire derrière mon linge. C’est ma sÅ“ur Alphonsine qui me les envoie. Nous sommes de Castillonnès, elle et moi. C’est vous dire ! À mon âge, on ne sait jamais ce qui peut arriver. La vie n’est pas si réjouissante, n’est-ce pas ? Ça me soutient. Monsieur Hermès était très accessible à la pitié. Et il n’y avait pas de doute que cette confession d’illusions grandioses, d’espoirs fous mais toujours avortés, de déceptions poétiques et de rancÅ“urs suries était lamentable. La vieille ganache avait été un ardent militant syndicaliste et ses diatribes contre l’ignominie sociale et la pourriture des mÅ“urs, faute de pouvoir s’imposer ailleurs, avaient trouvé un inoffensif exutoire dans ses poèmes. Vous me comprenez, vous. Vous êtes un pur. Monsieur Hermès n’en demandait pas tant. Il était un peu gêné. Mais la prunelle d’Alphonsine était exquise. Il s’en laissa verser un second verre. L’autre en était à son troisième. Il buvait d’une main, en tenant le flacon de l’autre contre son gilet et ne cessait de vitupérer entre deux gorgées. Monsieur Hermès remarqua que ses sourcils et sa moustache devenaient plus noirs encore et que son teint bilieux se violaçait sous la double action de l’alcool et de la colère. Ses regards étaient maintenant si furieux et si terribles qu’ils en devenaient risibles. Bah, il valait mieux le laisser aller. Ça devait lui faire du bien de s’extérioriser ainsi. Il n’en avait sans doute pas souvent l’occasion.

À la fin, Le Matamore avait approché une chaise de son armoire, avait grimpé dessus et avait descendu sur le plancher une valise poussiéreuse, lourde à ce qu’il semblait et gonflée. Qu’allait-il lui sortir ? Le vieux s’accroupit et commença à défaire les cordes qui la ficelaient. Il haletait. Voulez-vous que je vous aide ? Monsieur Hermès se dit que la valise devait dormir depuis des années à la même place. Mazette, quelle preuve de confiance ! Ce n’était certainement pas à tout le monde qu’il montrait ses trésors. Le couvercle craqua. Il se donnait de l’aise. Comme Le Matamore le rejetait en arrière, des choses glissèrent sur le parquet. C’étaient des plaquettes affligées d’une horrible couverture gris verdâtre où le titre et le nom de l’auteur se détachaient à peine. Monsieur Hermès comprit qu’il s’agissait là des Å“uvres de son hôte. Des vers que celui-ci avait dû faire imprimer à ses frais, au temps de sa jeunesse. Il lut les titres : La Cantilène des Miséreux, La Complainte du Cheminot, La Rhapsodie des Gueux, Le Florilège de la Mer. Il feuilleta les ouvrages jaunis aux pages non coupées. Le vieux ne disait mot. Mais quand Monsieur Hermès le regarda, il pointa son index vers les plaquettes défraîchies de l’air de lui signifier : Hein, vous voyez, voilà l’homme que je suis !

Personne ne se doute que mes Å“uvres ont survécu au temps. Vous savez, je n’ai jamais eu de succès. On n’aime plus les poètes aujourd’hui. Qui sait où s’en iront ces malheureux recueils quand je mourrai ! Au Progrès, il n’y a plus que les anciens pour se souvenir que j’ai écrit des vers autrefois. Les gens de Portville, quand ils me voient passer, se doutent-ils des rêves dont mon adolescence a vécu ? Le monde est bête, envieux et méchant. Maintenant, je n’écris plus. Si ce n’est ma chronique des vieux monuments dans le pépé. Mais à vous qui êtes jeune et qui servez l’art, je veux faire un cadeau. Emportez ces reliques. Vous me direz ce que vous en pensez. J’ai composé ça avec toute la foi de mes vingt ans. Mais je n’étais pas fait pour cette époque de gredins. J’ai été brisé !

Après un long soupir, il se saisit d’un exemplaire de chacun de ses ouvrages et les porta sur son bureau devant lequel il s’assit accablé et peut-être secrètement heureux. Vous voulez bien que je vous les dédicace ? Monsieur Hermès aurait voulu pouvoir trouver en lui quelques paroles apaisantes. Que dire à ce médiocre vieillard qui plastronnait d’ordinaire et qui tout d’un coup s’effondrait sans pudeur devant lui ? Que lui dire qui ne le choquât pas dans sa honteuse fierté ? Ah, certes, quelle différence avec les arrogances du clan Gorrigen ! Mais peut-être que ceux-ci aussi, plus tard… peut-être que lui-même… Il les imaginait, il s’imaginait dans trente ans, ayant parcouru le même chemin que Le Matamore, et réduits, comme lui, à mendier la distraite attention d’un cadet. Quelle misère ! Le vieux poète manqué n’attendait-il pas encore de lui quelque prodige impossible ? Quelqu’un ne découvrirait-il pas un jour du génie à l’auteur méconnu de la Cantilène et de la Rhapsodie ? Il y avait un tel parti pris d’humilité dans son attitude, un si fol espoir aussi et un tel élan pour se raccrocher encore à quelque chose, que Monsieur Hermès en eut les larmes aux yeux. Comme la vie était féroce ! Pourquoi avait-elle mis de si folles aspirations dans ce faible cerveau et pourquoi s’était-elle ingéniée ensuite à les décevoir ? Ce n’était pas juste. Il ne devrait pas être permis de se jouer ainsi d’une créature. Cet homme était devenu un déchet et on ne pouvait rien faire pour lui que le plaindre. Ô démence ! Car il croyait encore qu’il avait été victime d’une conspiration universelle, qu’on avait volontairement fait le silence autour de lui pour mieux étouffer sa voix vengeresse. Vous lirez ma complainte. Vous verrez quels accents j’ai su tirer de ma révolte. Si mes poèmes avaient été répandus, ils auraient mis le feu à la planète. C’est bien pour ça qu’on s’est ligué contre moi. On avait peur. On me redoutait. On pensait que mes vérités n’étaient pas bonnes à dire. Pas un article, rien ! Et les libraires n’en ont pas vendu un seul exemplaire. Ça été l’oubli total !

Chez lui, Monsieur Hermès avait consciencieusement coupé les pages des plaquettes et avait lu. C’était encore plus mauvais, plus grandiloquent et plus insignifiant qu’il ne l’avait imaginé. En d’autres circonstances, il se serait moqué. Mais non, il n’en n’avait pas envie. C’était trop navrant cette disproportion entre l’ambition et la réalité. Il souligna cependant quelques mots abracadabrants : canicule, évanescent, purpurin, sublunaire, céruléen, tutélaire, vespéral… Quelle manie avaient donc les gens de cette époque ! Pourquoi n’étaient-ils pas un peu plus simples ?

Le Matamore ! Monsieur Hermès l’apercevait encore de temps en temps, à La Maison du Crime. Mais il semblait que le vieux s’était vidé d’un seul coup et s’en voulait de s’être livré. Il saluait Monsieur Hermès d’un air glacial avec une sèche et distante inclinaison de tête. Il était sûrement vexé. Il est vrai que Monsieur Hermès n’avait pas eu le courage de lui reparler de ses plaquettes. Il avait le sentiment qu’il ne s’était pas bien conduit et qu’il avait commis une sorte d’abus de confiance. Mais comment l’éviter ? À présent, Le Matamore affectait de l’ignorer. C’était comme s’il l’avait rangé définitivement dans la catégorie de ces jeunes mufles contre lesquels il pestait sans arrêt. Sans doute avait-il cru d’abord que Monsieur Hermès n’était pas un garçon comme les autres. La gentillesse avec laquelle il l’avait écouté et avait fait mine de le comprendre l’avait abusé. Le Matamore en était non seulement resté aux admirations poétiques de son siècle, à Francis Jammes comme à Paul Fort, ses grands hommes (choix d’autant plus inattendu quand on connaissait ses idées), mais s’était aussi pris de dégoût pour les mÅ“urs de l’après-guerre. Il jugeait la jeunesse d’aujourd’hui mal élevée, insolente, insupportable et vaine. Plus d’une fois, sortant de ses gonds, il s’était disputé dans la rue avec un de ces petits voyous (comme il disait) qui gardaient le haut du trottoir quand ils croisaient une femme, qui ne s’effaçaient pas dans les portes ou qui restaient assis dans le tram. Il n’y avait plus de politesse, plus de galanterie, plus d’égards et, à plus forte raison, plus d’amour sincère de l’art, plus de désintéressement et plus de respect pour les aînés. Ses emportements étaient si vifs qu’il allait jusqu’à injurier et menacer de sa lourde canne-épée à pommeau d’ivoire, tous les galopins qui lui semblaient mériter une leçon. L’algarade n’allait pas toujours sans dommages. Il y en avait qui se rebiffaient. On lui tirait la moustache, on défaisait sa lavallière, on jetait son chapeau plat (de félibre) dans la boue et on le conspuait. Il s’en allait alors en grommelant, l’œil injecté de bile, appelant au fond de lui le feu céleste sur ces malotrus. Mais il n’en prenait pas moins la fuite piteusement. C’était aussi pour ça qu’on lui gardait son sobriquet.

Au fond, Monsieur Hermès se demandait si Le Matamore n’était pas en partie responsable des malheurs qui s’abattaient sur lui. N’y avait-il pas quelque ostentation dans la façon dont il s’habillait et dans l’habitude qu’il avait prise de se teindre les cheveux et les sourcils comme la moustache ? Dans les milieux journalistiques de Portville, on prétendait qu’il avait été un bourreau des cÅ“urs autrefois, qu’il avait été, entre autres, l’amant de la femme d’un général et que c’était pour ça qu’il ne s’était pas marié. La liaison avait duré jusqu’à la mort de la dame qui pleurait toutes les larmes de son corps chaque fois qu’il la trompait, mais lui pardonnait. Elle était morte vers la cinquantaine d’un fibrome. Mais peut-être aussi parce qu’elle ne s’était jamais consolée d’aimer ce don juan de province qui tombait les jeunes épouses des officiers de son mari. Depuis, le don juan avait eu des prétentions plus modestes. Il se contentait de courtiser les bonniches ou les nourrices. Ce poète des gueux avait une préférence marquée pour les poitrines pneumatiques et les fesses dodues. Dès que son travail à la rédaction du pépé lui laissait un moment de loisir, il déambulait dans les rues, l’œil flamboyant, la moustache gaillarde, le torse sanglé, la canne brandie, tel une sorte de coq noir et rouge, superbe et grotesque et il suivait longuement les grosses filles du quartier avant de les accoster pour le bon motif. Étrange destin que le sien ! Étranges contradictions de son comportement !…

Autant d’individus, autant de cas. C’était bien probable. Monsieur Hermès lui-même s’était toujours considéré comme un cas. Mais s’il lui était donné de pénétrer un jour dans les dessous de chacun, il découvrirait que tout le monde avait la même prétention. Il se souvenait de cette humide soirée de novembre où, sur le bateau qui le ramenait de Casa, il avait d’abord aperçu le premier feu d’un phare ; puis, petit à petit, d’autres feux étaient apparus et bientôt toute la côte avait surgi de l’obscurité, signalée par le pointillement de mille et mille feux anonymes, inconnus, tous semblables de loin, mais qui, à mesure qu’on se rapprochait du port, se diversifiaient et se précisaient, tantôt mobiles, tantôt immobiles, tantôt très brillants, tantôt si pâles… Ainsi, lui-même, perdu dans la foule innombrable des vivants, il n’était qu’un feu, parmi tant d’autres feux, un feu dont rien d’abord ne trahissait la nature et les particularités, mais qui brûlait cependant avec une flamme à nulle autre pareille. Oui, parmi tant et tant d’autres feux ignorés, eux-mêmes dotés d’une existence personnelle et d’un éclat spécifique, le sien luisait doucement dans la nuit du monde. Et son destin ne consisterait qu’à l’entretenir et à en rendre la flamme plus vivace et plus sûre. Y réussirait-il ?

Il avait déjà mordu plusieurs fois la poussière. Sa flamme avait déjà vacillé. Mais il ne s’était pas découragé. Dans ses rares moments de griserie intérieure, quelque chose lui disait qu’un jour viendrait peut-être où elle dépasserait en splendeur toutes les autres et brillerait dans le ciel comme un astre éblouissant. Mais quand cela serait-il ? Parfois, il se persuadait aussi que son ambition était dérisoire, qu’il ne luttait pas à armes égales, qu’il partait avec trop de handicap et qu’il serait toujours frustré des avantages d’instruction et d’éducation dont la plupart avaient bénéficié au départ. Que d’embûches, donc, en perspective ! Toutefois, le sentiment qu’il avait de son anomalie, la prescience aussi de sa finale ascension, l’emplissaient souvent d’un bonheur si oppressant (et d’autant plus délicieux qu’il le savait incommunicable) qu’il en était tout chaviré et qu’il en venait à penser que, quoi qu’il arrivât, les événements les plus catastrophiques ne pourraient avoir de prise sur lui.

VIII

Un dimanche de printemps

Ce matin-là, Buddy se leva tard. D’abord, parce que c’était dimanche et puis, parce qu’il jouait l’après-midi. C’était la première partie qu’il allait disputer depuis qu’il avait été blessé à Paris. Il se demandait si son épaule tiendrait. À l’entraînement, tout avait bien marché. Les massages de Simone avaient été efficaces. Mais l’entraînement n’était pas le match. Il n’y avait pas les chocs, les placages à retardement, les coups perfides dans les cafouillages. Cette blessure l’avait refroidi. Ne ferait-il pas mieux de se retirer de l’équipe, comme Monsieur Hermès ? Oui, et cependant c’était idiot, dans un sens. Il y en avait qui jouaient jusqu’à trente, jusqu’à trente-cinq ans et qui étaient encore, à cet âge, parmi les meilleurs, comme Viardot et Maisonvieille. Viardot avait justement insisté pour qu’il fît sa rentrée. Il fallait à tout prix battre l’équipe des dockers. Une fois cette finale du championnat régional gagnée, la route de la compétition nationale serait ouverte. En somme, plus que cinq ou six parties importantes avant la fin de la saison. Autant terminer si possible en beauté. Après, sa carrière sportive serait finie. Assis dans les tribunes, aux côtés de Monsieur Hermès, il se bornerait à applaudir les autres. Toutefois, ce match contre les dockers ne l’emballait guère. Depuis deux jours et deux nuits il ne cessait de pleuvoir. On aurait dit que l’hiver était revenu. Bien sûr, le temps restait doux comme toujours en cette région. Mais ce crachin avait quelque chose de déprimant. De son lit, Buddy apercevait les gouttes glisser lentement sur ses vitres et entendait l’eau ruisseler dans les gouttières. Le ciel était d’un gris uniforme. Allons, peut-être la pluie s’arrêterait-elle vers midi. Sinon, il faudrait jouer sous l’averse, dans un bourbier. Il se souvint qu’il pleuvait aussi le jour où il avait été blessé. Devait-il croire aux signes ? Il s’en défendait. Mais il avait tout de même un peu d’appréhension.

À dix heures, Léo Légende fit irruption. Es-tu prêt ? Tu sais qu’on clape à onze heures. Les jours de match, on déjeunait tôt. Rapport à la digestion. Je t’emmène dans mon bolide. Léo avait acheté dernièrement une petite bagnole d’occasion, genre torpédo, dont il ne descendait plus et où il trimbalait les copains. Il força Buddy à activer, lui boucla sa valise pendant qu’il finissait de se chausser.

Au Club, où l’équipe allait prendre un repas léger, Buddy et Léo retrouvèrent Paolo, Jojo et Roudoudou. Loulou accompagnerait Simone, Delphine, Olga et Lulu au stade. Tout un harem. Quant à Monsieur Hermès, on le verrait après la rencontre, à la Taverne Anglaise. Ses vieux l’avaient encore une fois cramponné.

Le terrain des dockers était situé loin du centre de Portville, au fond d’une banlieue construite sur des palus en bordure du fleuve. Pour y parvenir, il fallait longer un chemin marécageux que l’affluence, chaque dimanche, transformait en cloaque. Les équipiers du Club n’aimaient pas jouer dans cet enclos perdu, toujours balayé par de détestables vents qui secouaient sinistrement des tribunes à moitié pourries. Les dockers étaient pauvres. Ils ne faisaient pas d’assez belles recettes pour s’offrir un stade moderne. Mais ils étaient habitués à leur vieille patinoire aux dimensions réduites et au sol spongieux où leurs adversaires étaient mal à l’aise. On disait même qu’ils en profitaient pour vaincre ainsi des équipes qui, sur une pelouse normale, les auraient écrasés. Le public aussi y était redoutable. C’étaient des gens du quartier, terriblement chauvins et qui ne venaient pas là pour voir du beau rugby, mais seulement pour assister au triomphe des leurs. Les incidents, pour cela même, étaient fréquents. On y emboîtait les arbitres. Parfois, on les insultait et on allait même jusqu’à les lyncher dans les grandes circonstances. Aujourd’hui, ça menaçait d’être particulièrement houleux.

À l’entrée, Buddy fit remarquer à Paolo qui gloussa, un important peloton d’agents enveloppés dans leur pèlerine. Et l’on entendait déjà, dans les tribunes, un grondement significatif. Eh bien, ça va être gai ! Une bise aigre s’infiltrait sous son manteau. Il ne ferait pas chaud, sur le terrain, tout à l’heure. En longeant la barrière blanche du pesage pour gagner les vestiaires qui leur étaient réservés, une bande d’énergumènes les interpella en ricanant. On va vous voir à l’œuvre, tas de mauviettes ! Vendus ! Bébés Cadum ! Vraiment, ça promettait ! Rien ne le dégoûtait davantage que cette extériorisation mesquine des passions. Comme ces gens attachaient de l’importance au résultat ! Des malheureux qui, sans doute, n’avaient de leur vie touché un ballon. Ils ne se souciaient guère de la qualité des moyens employés pour impressionner et diminuer l’adversaire. Quelle frénésie malsaine ! Ah, ils s’y entendaient, les imbéciles, pour énerver les équipes. On aurait dit qu’ils assouvissaient ainsi quelque désir sadique, qu’ils se réjouissaient à l’avance de la férocité des échanges. Dans ces conditions, comment la partie n’aurait-elle pas dégénéré en pugilat ? Paolo et Léo eux-mêmes étaient ravis. C’était pour eux une vraie partie de plaisir. Tout en s’équipant, ils blaguaient bruyamment. Tu as entendu ces morveux ? Laisse faire qu’on se frictionne pendant cinq minutes. Pour ma part, j’ai un petit solde à régler ; ça va drôlement maillocher ! T’en fais pas, pour la savate, Paolo, j’en connais un bout ! Vise ces crampons maison. Et autres gentillesses du même tabac que Viardot ne songeait pas à réprimer. Viardot était blindé depuis longtemps. Le rugby n’était pas un jeu de petite fille. Pour son compte, il n’était pas de ceux qui reçoivent des coups sans les rendre. Il ne détestait pas la bagarre. Quand on le cherchait, on le trouvait. Et, comme capitaine, son rôle n’était pas d’amoindrir l’ardeur belliqueuse de ses équipiers. Il renchérit, même. Alors, les gars, j’espère que vous allez serrer les dents, aujourd’hui. Il faut leur montrer, à ces messieurs, ce que nous avons dans le ventre. Buddy, tout en écoutant, se disait qu’il n’aurait pas voulu paraître moins courageux que les autres. Mais il n’appréciait guère ces fanfaronnades liminaires et cet étalage de mauvaises intentions. Ne pouvait-on jouer sans haine ? Monsieur Hermès avait bien raison de dire que le jeu devenait de plus en plus brutal et qu’on ne respectait plus les règles. Si ça continuait ainsi, c’était un sport qui deviendrait bientôt impossible. Ou alors il n’y aurait plus que les voyous pour le pratiquer. Mais cette modération n’était-elle pas aussi un signe de vieillissement ? Avec l’âge, on devenait plus timoré, si plus lucide. Le rugby avait ses beautés, certes ! Et séduisantes. Mais il ne fallait pas y regarder de trop près. Ce terrain hostile, cette méchante hargne des spectateurs, l’enjeu du match, cette volonté de faire mal tapie au cÅ“ur de la plupart des joueurs et surtout ce sentiment de fragilité qui résultait naturellement de la blessure qu’il avait reçue, tout cela angoissait Buddy. Ah, vivement qu’on en finisse !

Enfin, le sifflet de l’arbitre retentit. Les joueurs sortirent de leurs vestiaires. Pour la première fois, Buddy aperçut ceux de l’équipe des dockers avec leur affreux maillot noir à pois rouges. C’étaient des hommes rudes, râblés, au visage renfrogné et bestial. Rien qu’à les voir, avec leur protège-oreilles de cuir et leurs genouillères, ils donnaient une impression de force aveugle. Ils en étaient presque inhumains. Il y avait dans leur masque une implacabilité de gladiateurs. Oh, ils étaient bien connus. Il n’y avait pas de brillantes individualités parmi eux. Mais ils s’accrochaient vaillamment, menaient un train d’enfer, possédaient un souffle inépuisable et, à défaut de technique, pratiquaient tous les coups défendus. Ils ne cherchaient point à ouvrir le jeu pour marquer et, de fait, marquaient peu. Mais ils mettaient tout en Å“uvre pour qu’on ne marquât rien contre eux. Étrange fierté ! Et qui se décuplait dès qu’ils jouaient dans leur fief. Violer leur ligne de but c’était leur faire injure. Buddy jeta un regard sur ses camarades. Dans leur maillot blanc à collerette noire, ils semblaient plus fins, plus élancés, plus racés, plus fragiles aussi. Pourtant la présence de Viardot, de Paolo et de quelques autres le rassura. En voilà qui ne se laisseraient pas malmener. Des tribunes, ce devait être un assez excitant spectacle que celui qui était offert par ces garçons aux musculatures puissantes. Les culottes noires des dockers contrastaient avec celles, si blanches, du Rugby-Club, les bas rouges des uns avec les bas blancs à revers noirs des autres. La pluie avait cessé. Un pâle soleil, à travers la grisaille nu ciel, vint donner quelque éclat au ballon neuf bien gonflé et fit paraître plus verte la pelouse. Tout à l’heure, ils seraient couverts de boue. Et leurs visages, maintenant frais rasés et nets, apparaîtraient hagards et hâves, maculés ou égratignés. Buddy éprouva à cet instant le sentiment que toute cette mise en scène était profondément dérisoire. On disait qu’on jouait. On prétendait que le sport était un délassement du dimanche, une façon comme une autre, mais plus saine, de s’amuser. Mais, en réalité, personne ici n’avait l’air de s’amuser. On se disposait à combattre. On allait distribuer des coups et en recevoir, souffrir, peiner et s’épuiser. Où était donc le plaisir ? Et pourtant, ce plaisir existait puisque tant et tant de jeunes gens le recherchaient. Mais était-ce vraiment le plaisir de jouer au ballon ? N’était-ce pas plutôt une satisfaction plus obscure, celle, pour certains, d’étaler leur force ou leur adresse devant les foules et, pour d’autres, de contenter une vaine gloriole ?

Triste partie, en vérité ! Et qui n’avait pas manqué de péripéties. Toutefois, le résultat avait été nul. Zéro à zéro ! Un jeu négatif, entre tous, s’il en fut. Tout s’était limité à une âpre bataille d'avants. Une mêlée interminable et confuse. Les empoignades avaient succédé aux empoignades, les cafouillages aux cafouillages. C’était à peine, dans tout ce gâchis, si on s’était encore occupé du ballon. Le public, surchauffé, s’était vite énervé. Cet énervement morbide s’était communiqué aux joueurs. Le jeu n’avait plus été qu’une suite d’irrégularités. L’arbitre avait sévi en vain. Coups de poing, coups de pied, fourchettes dans les yeux, manchettes, écrasements volontaires, chocs sournois… Bref, deux joueurs de chaque camp avaient été expulsés ; un autre, blessé aux reins, avait été emporté et presque tous clopinaient et saignaient. Comme à la fin du temps réglementaire le score était toujours vierge, il fallut jouer les prolongations. Mais cela n’avait rien donné de plus. Les joueurs étaient maintenant épuisés et multipliaient les maladresses. Quand l’arbitre renvoya les deux équipes dos à dos après cette exhibition lamentable, il ne restait plus que onze dockers et douze clubistes sur le terrain. Un massacre ! Mais le public était malgré tout mécontent, hors de lui. N’en avait-il pas eu pour son argent ? Des fous se précipitèrent sur les joueurs du Rugby-Club pour les invectiver de plus près. Certains leur crachèrent au visage et leur lancèrent des pierres. Buddy et ses camarades réussirent à se frayer un chemin jusqu’à leur vestiaire, sous la protection de la police. Au dehors, les vociférations continuaient. Quel crime avaient-ils donc commis ? Auraient-ils dû se laisser battre ?

En fait, ils auraient dû gagner largement. Ils avaient réellement dominé et avaient manqué deux ou trois belles occasions. Notamment cet essai imparable qu’un docker avait sauvé en faisant un croche-pied à Maisonvieille, faute que l’arbitre n’avait pas vue ou pas voulu voir. La plupart geignaient et réclamaient le masseur. Paolo, au contraire, exultait. Qu’est-ce qu’on s’est mis, les frères ! Il se vantait des horions qu’il avait donnés. Le pilier qui jouait contre lui avait voulu faire le malin. Mais c’était Paolo qui l’avait écÅ“uré. Ces coups de boule que je lui mettais, vieux, à chaque entrée en mêlée ! Il a fini par comprendre. En deuxième mi-temps, il était devenu doux comme un mouton. Paolo était incontestablement fier de son exploit. Il était tellement dur, lui, et presque insensible à la douleur. On ne l’avait jamais vu sur le carreau. Un vrai roc !

Pour sa part, Buddy avait été assez sérieusement sonné. Son épaule avait résisté. Mais il avait une cheville en marmelade, un Å“il poché et une oreille décollée. Il était resté deux fois dans les pommes pendant la partie. Jouer demi de mêlée n’était pas une sinécure avec ces dockers qui lui tombaient dessus à bras raccourcis et lui massaient gentiment les côtes. Tu as été héroïque, petit, lui dit Viardot. Héroïque, peut-être, mais dans quel état aussi il était. Nu, Paolo vint esquisser un pas de gigue devant lui avant de passer sous la douche. Tu la fous plutôt mal, vieux, avec ton Å“il ! Aide-moi à délacer ma godasse, ballot ! J’ai la cheville déjà enflée. S’il avait la cheville foulée, il en aurait au moins pour un mois à se remettre. Ainsi, pour lui, la saison serait encore plus vite finie qu’il ne l’avait pensé ce matin. C’était peut-être la dernière fois qu’il jouait. Il fut triste à cette pensée. Allons, te fais pas de bile ! Il sourit à Paolo qui voulait le consoler. C’était à cause de ses blessures que Paolo jouait à la mère poule. Paolo ne savait pas encore que Buddy songeait à tout plaquer. Ils n’étaient pas sur la même longueur d’onde. Buddy renifla. Le local puait la sueur et l’embrocation. Une épaisse vapeur se dégageait des corps nus et velus des hommes autour desquels, s’affairant, les dirigeants et le menu fretin des soigneurs, en costume du dimanche, paraissaient insolites. C’était un va-et-vient continuel entre les douches et le vestiaire. On entendait des cris, de véritables hurlements nerveux sous les jets d’eau froide, et des rires. Buddy se sentait sale. La boue commençait à se coaguler dans ses poils. Nu à son tour, il s’appuya sur l’épaule de Paolo et, tout en boitant, se dirigea vers la bienfaisante douche. Il irait mieux après cela, il en était sûr.

*

À la Taverne, ils retrouvèrent Loulou et ses femmes. Elles étaient gelées. Pardi, il n’avait pas dû faire chaud dans les tribunes. On s’est serré tant qu’on a pu les uns contre les autres. Mais tu sais, dans l’immobilité… C’est surtout les pieds. On avait beau battre de la semelle… Et puis, tu parles, ajouta Lulu (qui frissonnait encore dans le manteau de petit-gris que lui avait offert La Coqueluche et dont elle était si fière qu’on en était à se demander si elle ne continuerait pas à le porter au mois d’août) oui, tu parles, pour voir une partie aussi mocharde ! On aurait mieux fait d’aller au cinéma ! Buddy sourit. Il n’avait pas froid, lui. Il avait les oreilles rouges et son sang bouillait à l’intérieur de son corps.

Comme après chaque partie, il avait un appétit féroce. Ils commandèrent tous des chocolats et des croissants, des montagnes de croissants. C’était une des spécialités de la Taverne. Les croissants y étaient merveilleux. Meilleurs même qu’à Paname, assurait Paolo. Quant au chocolat, il était largement servi dans de grandes tasses de faïence et il était si crémeux et si parfumé qu’on en doublait ou triplait la dose. L’excitation provoquée par le match, l’ambiance lumineuse et bruyante de la Taverne archicomble déliaient les langues. Tous parlaient à la fois. Paolo s’était laissé tenter par un bridge. Il jouait avec Roudoudou et les deux Légende. Lulu et Olga papotaient. Tout en bavardant, Lulu buvait le chocolat de Léo que celui-ci laissait refroidir. Ou bien elle se penchait, lui caressait les cheveux, lui mordillait l’oreille. Dis-moi que tu m’aimes, mon Léo ! Ça ne la gênait pas du tout de s’afficher devant Paolo. Son impudeur était inconsciente. Puisque c’était fini avec Paolo, puisqu’elle couchait avec Léo depuis huit jours, pourquoi aurait-elle fait des manières ? Léo secouait ses larges et stupides épaules comme un chien qui s’ébroue pour se débarrasser d’elle. Allez, fous-moi la paix, cocotte, tu m’emmerdes ! Lulu ne se formalisait pas et remettait ça. Elle souriait aux anges. Elle était heureuse. Elle ne l’en aimait que davantage. C’était ça qu’elle avait toujours souhaité : que son chéri la rudoyât. Delphine, qui fumait en silence, fronça les sourcils. Ce n’était certainement pas elle qui aurait permis qu’on la traitât de la sorte. À côté d’elle, Simone et Loulou disputaient un jacquet. Toujours sur la banquette, un peu au delà de la table, à la droite de Simone, Buddy, la jambe étendue, se restaurait paisiblement. Il était mort de fatigue et avait du mal à récupérer. C’était comme si on l’avait roué de coups. Il était tout endolori. Décidément, il n’avait plus sa belle résistance d’autrefois.

Il se contempla dans une glace. Il se trouva congestionné. Près de lui, Simone souleva ses bras pour faire bouffer ses cheveux et il sentit son parfum. Elle avait un air pudique et sérieux, de bourgeoise. Et, en effet, elle ne se différenciait guère des petites boutiquières qui, le dimanche soir, prenaient leur apéritif à d’autres tables, avec leurs époux. Pourquoi le destin n’avait-il pas voulu qu’elle restât, elle aussi, sage et comme il faut ? Pourquoi avait-elle tenu à vivre sa vie ? Bien sûr, elle avait agi crânement en quittant le type infect qu’elle avait eu pour mari. Mais, en fin de compte, elle avait tout perdu. Maintenant, elle était obligée de mener une existence en marge et de se faire entretenir. Pourtant, ce n’était pas dans sa nature. Et, avec Loulou, elle rassasiait comme elle pouvait, sous la forme d’un placide concubinage, ses instincts pot-au-feu. Elle passa familièrement son bras sous celui de Buddy, l’attira vers elle. Oh, Buddy, venez à mon secours. Il m’a encore bouchée. Il ne pense qu’à ça ! Buddy leva les yeux et sourit, bon enfant. Loulou mâchonnait sa pipe, très anglais d’allure, avec sa raie impeccable sur le milieu du crâne, son teint rose et son regard inexpressif. Il semblait prendre un très vif agrément à boucher les cases de sa partenaire et à demeurer d’autant plus calme qu’elle s’énervait davantage. Tout en laissant Buddy s’employer à trouver un six pour Simone, il observa un instant Delphine. Où en étaient-ils ces deux-là ? Buddy ne lui faisant jamais de confidences, c’était par Simone qu’il était tenu au courant des crises sentimentales de Delphine. Pour mieux suivre la partie, Delphine avait gardé sa cigarette dans le coin de ses lèvres et comme la fumée lui piquait les yeux, elle inclinait la tête et cela lui donnait un gentil air gavroche qui contrastait curieusement avec son habituelle majesté, mais lui seyait d’autant plus. Loulou se dit qu’elle avait vraiment un charme fou. Au fond, d’elles toutes, elle seule était belle. Elle seule avait ce je ne sais quoi de mystérieux et d’ensorcelant qui plaisait aux hommes. Elle portait, sous son tailleur, une blouse de mousseline noire, décolletée en pointe. Et sa peau était si blanche et si laiteuse, sa gorge si voluptueusement renflée, que les regards ne pouvaient s’en détacher. Que deviendrait-elle plus tard ? Parviendrait-elle à achever ses études ? S’inscrirait-elle au barreau de Portville ? Suivrait-elle les traces de la consciencieuse Olga ? Sa passive indolence avait parfois quelque chose d’inquiétant. Elle paraissait à la merci des caprices du destin. Les plus belles aventures, et les pires, pouvaient lui être promises. Elle faisait irrésistiblement songer à ces héroïnes des romans populaires qui, de déchéance en déchéance, finissent dans la courtisanerie, mais qui, tout aussi bien, épousent finalement des diplomates fortunés et mènent, dès lors, des existences de grandes dames. Dans dix ans, comment la retrouverait-il ? Qui saurait jamais ? Elle ne paraissait pas être consciente de ses pouvoirs. À la fois simple et secrète, innocente et altière, quels obscurs desseins nourrissait-elle en son cÅ“ur ? Elle n’était pas fille à se contenter d’un lot médiocre et était fort capable de provoquer les plus folles surenchères. C’était sans doute tout cela qui la rendait si fascinante.

Robert, le garçon, entre deux voyages à son office, venait de s’approcher de Paolo et de lui parler à l’oreille. On le demandait au téléphone. C’était sa vieille, comme il disait, Mme de Chaumet, dont il était maintenant l’amant. Delphine fit claquer ses doigts pour rappeler Paolo. Mais il n’entendit pas. Et elle eut un geste des épaules comme si elle se ravisait. Buddy se demanda ce qu’il pouvait bien y avoir, aussi, entre elle et Mme de Chaumet. Celle-ci voyait beaucoup Delphine, la recevait souvent chez elle. Delphine ne jurait plus que par elle. Marceline par-ci, Marceline par-là… Depuis quelque temps, d’ailleurs, on ne voyait presque plus Mme de Chaumet. Avant, on la rencontrait au Corsaire ou au Colibri, voire chez le Colonel. Mais, maintenant, elle devenait plus rare. Tout cela intriguait Buddy. Pourquoi Paolo et Delphine étaient-ils toujours fourrés chez la mûrissante Marceline ? Il redoutait surtout cette fréquentation pour la jeune fille. Il aurait voulu savoir ce qui se passait dans la villa des Glaïeuls. Ni Paolo ni Delphine n’en disaient jamais rien. On affirmait seulement que l’héritière des sucres de Chaumet avait une installation somptueuse et une nombreuse domesticité. Et l’on racontait sur la vieille toutes sortes de choses ; et qu’elle aimait les femmes autant que les hommes ; et qu’elle présidait chez elle à des orgies ; et qu’elle se droguait… Peut-être n’y avait-il dans tout cela, en réalité, que des ragots de province. Les gens de Portville n’avaient pas tant de distractions. Il fallait bien qu’ils inventassent de quoi alimenter leur curiosité.

Un fait était sûr, c’est que Mme de Chaumet n’avait pas une bonne influence sur Paolo. Paolo devenait bizarre. Il prenait de plus en plus des airs vagues et lointains. Il était tantôt fébrile et excité, tantôt sans ressort. À quels excès se laissait-il entraîner ? Pour un être aussi jeune et aussi athlétique que Paolo, l’insomnie, les excès de la volupté et de l’alcool n’expliquaient pas tout. Depuis deux ou trois ans, un nouveau snobisme s’était manifesté à l’École d’Aéronautique. Qui donc l’avait lancé ? Peut-être certains officiers qui avaient séjourné aux colonies. Bref, il était devenu très à la mode de se droguer. On buvait de l’éther, on fumait l’opium, mais surtout on prisait de la coco. On était très bien placé à Portville pour satisfaire ces besoins. Les navigateurs de tous pays, le personnel annamite des steamers étaient d’excellents clients pour les fumeries clandestines et ils n’hésitaient pas aussi, à l’occasion, à se transformer en pourvoyeurs. Les élèves de l’École avaient donc été exposés particulièrement aux tentations de la drogue et avaient trouvé des initiatrices bénévoles dans la personne des entraîneuses des boîtes de nuit. Ces jeunes gens estimaient que ce genre de pratique leur donnerait un air intéressant. Cela les posait auprès des midinettes dont ils faisaient leurs amies et des jeunes filles de la bonne société dont ils feraient leurs épouses. Que diable, ils n’étaient plus des petits garçons ! Quand on embrassait comme eux la carrière aventureuse d’officier-pilote, n’était-il pas naturel de se singulariser aussi dans sa vie privée ? Il ne leur suffisait plus de faire battre le cÅ“ur des agréables beautés de Portville, de plastronner le dimanche dans leur bel uniforme à galons d’or, avec leurs gants blancs et leur jolie épée. Une destinée dangereuse et pleine de risques comme la leur devait être vécue sur tous les plans. Les conséquences ? Tout ce qu’on prétendait à ce sujet, l’hébétude, la paralysie ou la folie, bah ! des histoires ! Ils sauraient s’arrêter à temps. Il suffisait de ne pas abuser. Mais une fois qu’ils avaient commencé…

Buddy, qui était un garçon posé, avait toujours été agacé par ces histoires de drogue. Les drogués qu’il connaissait évoluaient dans un monde à part, à la fois secret et merveilleux. Il dévisagea Lulu. Est-ce que ce ne serait pas elle qui aurait tenté Paolo ? Chacun sait qu’un drogué est un prosélyte né. Mais, dans ce cas, Lulu circonviendrait également Léo. Et n’irait-elle pas jusqu’à endoctriner Delphine ? Comment empêcher cela ? Delphine semblait parfois si perméable… De proche en proche, Buddy en venait à soupçonner chacun de ses amis présents. Il scruta leur visage à la dérobée. Ces yeux mâchés, ces narines pincées qu’avait Simone, n’étaient-ils pas aussi un signe ? Voyons, il était cinglé. Cela tournait à l’obsession. En réalité, si la drogue faisait énormément parler d’elle, le nombre de ses adeptes devait être beaucoup plus réduit qu’on ne le pensait. Ce qui le gênait, c’est qu’il avait une sérieuse inaptitude à se méfier des apparences. Le matérialisme affiché de Léo et de Paolo l’écÅ“urait parfois. Mais n’y avait-il pas quelque désarroi intime derrière cette façade ? Et les airs supérieurs d’un Gorrigen ou d’un Marineff ne cachaient-ils pas aussi d’obscures turpitudes ? Qui savait jamais ce qui croupissait au fond des êtres ? Plus ils s’affirmaient dans un sens, peut-être, et plus ils étaient partagés. Pourquoi tant de jeunes gens de son âge (à commencer par Monsieur Hermès) se plaignaient-ils d’avoir eu une adolescence désolée ? À croire qu’entre les désirs les plus troubles ou les plus grossiers et les plus idéalistes, ils n’avaient jamais su garder l’équilibre. Par quel hasard avait-il échappé à ces tourments ? Son adolescence à lui avait été fort tranquille. Des curiosités intellectuelles, certes, des filles à droite et à gauche, mais de la façon la plus normale, passablement de sport enfin et, comme fond à tout cela, des études et encore des études. Mais, de romantisme, point. Et de crises, pas davantage. Pourtant, depuis que Delphine Rollin était entrée dans l’orbite de ses préoccupations, il se sentait moins stable. Lui, le cartésien, l’amateur de froide logique, il se découvrait un esprit angoissé et un cÅ“ur plein de sursauts. À quoi attribuer cette métamorphose ? Se portait-il mal ? Devrait-il se soigner ? Mais de quoi ? Non, ce qu’il fallait, avant tout, c’était bander son énergie pour chasser ces défaillances morbides. Il s’en voulait très sincèrement de n’être plus tout à fait à l’image du personnage qu’il s’était inventé.

Décidément, la journée ne lui était pas favorable. Il n’arriverait pas à être content de lui-même. Il y avait des jours, comme ça. Ce manque d’enthousiasme avec lequel il avait attendu le match, ce dégoût soudain du sport qu’il aimait tant et maintenant cette espèce de désaffection, ce besoin de fuir, d’être ailleurs, de se désolidariser une fois pour toutes des agitations de la petite bande, tout cela n’était-il pas caractéristique ?

Mais Paolo revenait, la lèvre goguenarde, un peu canaille et, sous l’éclairage, presque mauve. Oui, c’était bien la vieille. Marceline de Chaumet l’invitait à dîner. Elle avait retenu en même temps des amis de Paris de passage à Portville. Elle recevait beaucoup. Et, sans doute, tenait-elle à montrer Paolo. Cynique, Paolo gloussa. Où dînez-vous, vous autres ? À la Maison du Crime, bien entendu. Le temps de finir ce tour (combien avaient-ils à la marque ?) et il se trisserait. Probable que la vieille voudra conduire ses amis au train de dix heures. Après, je l’emmènerai au Corsaire. J’espère qu’on s’y retrouvera. D’ac ? Buddy avait mis dans ses intentions de se coucher. Mais il pressentit que Delphine suivrait les autres et il décida de l’imiter, incapable qu’il était de se priver de sa présence. Quelle vie idiote ! Cela allait-il durer encore longtemps ainsi ? Il savait bien pourtant qu’il n’avait rien à attendre de Delphine. Elle ne lui avait pas caché ses sentiments. Et il n’y avait pas de raisons pour qu’elle en changeât. Alors ? Continuer à sortir ensemble, en camarades, dans la crainte perpétuelle de lui déplaire davantage et de voir surgir un soir le bel inconnu dont elle s’éprendrait ? Tout cela n’avait pas de sens. Mais quoi ? Il en avait encore pour plus d’un an avant d’avoir son diplôme. Pendant tout ce temps, il lui faudrait donc rester à Portville. Et, tant qu’il resterait à Portville, il était bien évident qu’il ne pourrait pas rompre les ponts. On ne change pas de décor et d’amis à sa guise. Le destin vous associe capricieusement à des lieux et à des êtres dont on est ensuite tributaire. Rien à faire !

En se levant de table, ils étaient tous ankylosés. Buddy se vit dans la glace. Il n’était pas beau avec ce pansement sur l’oreille et son Å“il au beurre noir. Quant à sa cheville, elle lui faisait bougrement mal. D’autant qu’elle était boudinée par sa chaussure. Il aurait dû rentrer chez lui pour se déchausser et prendre un bain de pied. Allez, tu t’aboules ? En sortant de la Taverne, ils dirent bonsoir à Viardot et à Maisonvieille qui descendaient de la salle du premier avec leurs femmes et d’autres joueurs de l’équipe. Ils blaguèrent quelques instants sur le trottoir avant de se séparer. Le vent de la mer avait séché l’humidité. La nuit, dehors, était sombre et pleine. Mais le ciel était étoilé de mille constellations lointaines qui, comme un frai intersidéral, annonçaient une journée ensoleillée pour le lendemain.

*

Un peu avant minuit, la petite bande, grossie de Monsieur Hermès, se regroupa au Corsaire. Certains avaient passablement bu et cependant, bon sang ! ça manquait d’ambiance ! Buddy était affalé sur la banquette, cherchant une meilleure position pour sa jambe. Paolo était morose. Et Mme de Chaumet elle-même semblait songeuse, fixant d’un Å“il morne et futile Delphine Rollin qui tangotait avec Léo Légende. Lulu, elle, se tenait au bar. De la place où ils étaient installés, près de l’orchestre, ils l’apercevaient entre les couples. Elle chahutait et buvait avec deux imbéciles. Et l’on entendait parfois ses éclats de rire. À la fin de la danse, la piste se vida. Delphine et Léo, Olga et Roudoudou, Simone et Loulou revinrent s’asseoir. Lulu s’approcha à son tour. Elle fit des agaceries à Léo et posa sur leur table un long rouleau de serpentins. L’amusement des enfants, la tranquillité des… Oh ! ça va !

Contrairement à son habitude, Buddy, lui si sobre, ne cessait de remplir et de vider son verre. La vieille avait choisi un excellent champagne qu’elle avait déjà fait plusieurs fois renouveler. Pour sa part, elle lampait de grandes rasades de whisky. Le champagne ne l’intéressait pas. Elle en versait seulement un peu dans son alcool en guise d’eau de seltz. En tout cas, elle tenait rudement bien le coup. Buddy s’amusa à la détailler. Si ce n’est que sa main tremblait quand elle élevait son verre et que ses narines étaient agitées d’un imperceptible frémissement nerveux, la vieille ne donnait aucun signe de défaillance. D’ailleurs, Paolo avait du toupet de la traiter de vieille. Après tout, elle n’était pas une grand’mère. Et même, sous l’éclat des rampes lumineuses, bien fardée comme elle était toujours, elle ne paraissait pas plus de trente, trente-cinq ans. Maintenant, on attaquait un blues. S’il n’avait pas eu si mal à la cheville, il l’aurait invitée. Elle avait un petit corps souple, très jeune encore et des jambes agréables et légères. Mais c’est en compagnie de Paolo qu’elle s’avança sur la piste. Le blues était la grande spécialité de Paolo. Et l’orchestre était bon. Buddy vit Marceline de Chaumet coller étroitement son corps à celui de son amant et fermer les yeux. Il y avait une expression si goulûment salace sur son visage, un tel abandon dans tout son être que c’en était presque répugnant. Buddy ne put s’empêcher de prendre Monsieur Hermès à témoin, d’un clin d’œil. Monsieur Hermès sourit et acquiesça. Lui, il ne savait pas danser. Il préférait regarder les autres évoluer et se laisser engourdir par la musique et par l’atmosphère jusqu’à ce qu’il sombrât dans une interminable rêverie qui l’emportait très loin. Ces moments d’euphorie particulière étaient peut-être les meilleurs de sa vie. Il s’y inventait des situations si délicieusement romanesques qu’il redoutait qu’on vînt l’en distraire. Pourtant, entre les danses, il bavardait avec Buddy ou échangeait quelques paroles avec Brousson, le premier saxo, et avec Lerond qui tenait la batterie. Ce que Monsieur Hermès appréciait en Brousson, c’était cette ferveur et cette flamme avec lesquelles il lui parlait des précurseurs noirs de New-York et de La Nouvelle-Orléans. Mais ce qui l’attachait secrètement à Lerond, c’était la façon qu’avait ce dernier de se moquer de soi-même et des gens tout en exerçant son métier d’amuseur appointé. Dans ses pitreries de batteur, dans ses grimaces, dans ses réflexions entre haut et bas, dans sa cocasse et acide interprétation vocale des refrains en vogue il y avait un tel humour, un sentiment tellement conscient de la stupidité de tout cela et de la bêtise de ceux qui se trémoussaient en cadence sur la piste, que Monsieur Hermès lui savait gré d’être si peu dupe de la gaieté illusoire que chacun semblait s’imposer. Quand il entonnait de sa voix de fausset dont il forçait à dessein les modulations burlesques, Dites-moi, ma mère, ou Est-ce que les artichauts… Monsieur Hermès voyait en lui un complice bien fait pour le consoler de l’imbécillité d’autrui. Il ne quittait pas Lerond des yeux et se sentait pris d’un fou rire quand l’autre se déchaînait avec sa grosse tête ronde et rose fendue d’une longue bouche aux coins cyniques et niais à la fois, avec ses petits yeux pétillants d’amère et impassible malice derrière des lunettes à mince monture d’or et, sur son crâne nu, sa mèche de cheveux blondasses qui flottait comme une feuille morte. Par quelle bizarrerie du sort un être doué comme Lerond avait-il fini par échouer au Corsaire ? Mystère !

Après minuit, la sortie des spectacles déversa une foule de fêtards dans la salle. Le maître d’hôtel tassa les gens les uns sur les autres. On apporta des sièges et des guéridons supplémentaires sur la piste. Au bar, on s’écrasait. C’était la cohue. La musique avait peine à dominer le brouhaha des parlotes. La fumée, de plus en plus dense, noyait les visages dans son brouillard et ternissait l’éclairage. Sous cet afflux, l’orchestre se ranima et marqua plus d’entrain. Les couples envahirent la piste, piétinant et progressant en se bousculant sans pouvoir vraiment évoluer. Un peu plus tard, un roulement de grosse caisse et un bruit de cymbales annoncèrent l’attraction : Vanina, danseuse nue. Elle dansa une danse de Salomé. Son corps gracile et pâle, complètement épilé, avec des seins à peine renflés, évoluait dans la lumière rose et crue du projecteur. De lourds anneaux de métal ornaient ses chevilles et ses poignets. Ses pieds aussi étaient nus et fardés. Et sa tête, à l’expression maladive, secouait une brune crinière frisée. Mais il y avait une telle convention dans ses gestes, un comportement si désabusé qu’on sentait bien que la danse n’était pour elle que prétexte à montrer sa nudité. Monsieur Hermès n’assistait jamais à des exhibitions de ce genre sans faire travailler son imagination. La prostitution sous ses formes les plus élémentaires éveillait toujours sa sentimentalité. Il fut plein de pitié pour cette fille. Sa danse était si minable, si peu convaincante ! Elle n’avait sûrement aucun talent. Il se persuada qu’elle ne devait pas gagner de quoi vivre. Et qu’elle s’offrait ainsi à ceux qui pourraient lui demander une heure de plaisir. En robe, comment était-elle ? Elle viendrait sans doute au bar, tout à l’heure, une fois rhabillée et elle dégoterait quelqu’un pour lui payer à boire et retenir sa nuit. Il en était de même pour toutes, chanteuses ou danseuses. Elles restaient huit jours, parfois quinze, puis disparaissaient, appelées dans d’autres villes par des engagements. Dernièrement, il y avait eu deux sÅ“urs qui faisaient des claquettes acrobatiques et que Mme de Chaumet avait invitées chez elle. Il y en avait qui se prenaient pour des vedettes. Certaines affectaient des airs affranchis ou jouaient à la vamp. Elles avaient des façons de boire, de fumer, de parler qui donnaient à penser des choses extravagantes. Mais, en réalité, elles étaient le plus souvent des filles très simples et très braves. Pour rien au monde Monsieur Hermès n’aurait consenti à leur faire du plat. Il aurait eu l’impression de les humilier. Quand il les voyait ainsi, livrées au premier venu et cherchant malgré tout à sauver la face, il lui arrivait de détester les cochons qui abusaient de leur condition. Il savait que ces hommes les méprisaient d’être ce qu’elles étaient, qu’ils se targuaient de coucher avec sans les aimer. Et pourtant, c’était à se demander si les portvillaises dotées qu’ils épousaient valaient la moindre de ces filles. Celles-ci étaient misérables et faciles, sans doute. Mais n’étaient-elles pas capables aussi d’affection et de fidélité ? Et ces coqs de province seraient-ils plus heureux en ménage avec une pisseuse acariâtre ou menteuse, minaudière ou collet-monté ? Comme disait amèrement Delphine, dans la vie, il y avait celles qu’on épouse et celles qu’on n’épouse pas. Les gens subordonnaient tout à la réputation. Mais il y avait tant de réputations surfaites !

Après deux heures du matin, le Corsaire se vida. Il ne resta plus que les habitués, que ceux qui ne savent pas aller se coucher avant l’aube. On était enfin entre soi. L’orchestre se détendait, jouait des airs moins convenus, s’abandonnait plus librement aux fantaisies. Les maîtres d’hôtel perdaient cette façade pleine de morgue qu’ils croyaient de mise devant les clients inconnus. On pouvait danser sans se faire marcher sur les pieds. Lerond, ce soir, paraissait particulièrement en verve. Il n’aimait pas faire étalage de sa virtuosité et de ses farces devant le gros public. Il se réservait pour les intimes. Enfin, par une sorte d’entente tacite, finissait par se créer une conspiration fraternelle entre le personnel et les buveurs. On ne sentait plus les différences sociales. Demain, bien sûr, au grand jour, si on se rencontrait dans les rues de Portville, on se garderait bien de se saluer et on s’ignorerait. Mais, maintenant, tout était permis, tout était licite. Henri, mon gros, apporte-nous encore une bouteille. Dans sa liesse, Mme de Chaumet tutoyait le gérant comme un vieil ami. Paolo invita Vanina à danser. Loulou tira Olga par la main et l’entraîna sur la piste. Les autres les imitèrent et même Buddy qui avait enlacé Delphine. Monsieur Hermès les vit et se rendit compte une fois de plus qu’ils ne formaient pas un couple harmonieux. Buddy était bien trop petit pour elle. C’était Paolo qui lui allait le mieux comme partenaire. Mais justement tout le monde faisait cercle autour de lui et de sa danseuse auxquels l’orchestre servait un charleston endiablé. Paolo était à son affaire. Il poussait des cris hystériques et trépignait sur place, pris de contorsions frénétiques. Malgré la poudre dont il fardait sa peau pour en atténuer la coloration, celle-ci prenait une teinte vineuse, un peu effrayante. Vanina participait au jeu avec entrain. Elle riait à gorge déployée des mines de Paolo. Ils dansaient à présent l’un devant l’autre sans se toucher. Paolo roulait des yeux blancs et ses mains dessinaient dans l’air des arabesques obscènes. Marceline de Chaumet l’excitait de la voix et tapait en cadence dans ses mains. À poil ! hurla Jojo. De fait, Paolo transpirait à grosses gouttes et, sans s’arrêter, ôta son veston que Simone rattrapa au vol. À poil ! répéta un vieux monsieur qui ne tenait plus en place sur sa banquette. À poil ! Vivement, Paolo défit sa cravate et arracha sa chemise. Son torse sombre apparut, magnifique et luisant. Les femmes firent un ah ! de plaisir. Vanina aussi s’empêtrait dans sa robe du soir pailletée. Elle la retroussa. À son exemple, Marceline grimpa sur une table, saisit sa petite jupe de tailleur des deux mains et agita ses cuisses. Par précaution, le maître d’hôtel écarta les verres vides. À poil tout le monde ! glapit le vieux babouin que deux entraîneuses lutinaient. Chiche ! dit Marceline, et elle fit prestement sauter son pantalon. Elle le lança à Paolo qui le fourra dans sa poche. Elle gigota alors tant et plus mais enfin, essoufflée, elle se calma comme par enchantement, se rassit sur sa banquette, passa ses doigts sur son front moite et se mit à rire en hoquetant. Elle avait son compte. Allez ! venez tous boire autour de moi. Je n’en peux plus. Le gérant fit un signe à l’orchestre. Il y eut une pause. Paolo s’était éclipsé en compagnie de Vanina. Pendant qu’elle se refaisait une beauté devant la glace du lavabo et se recoiffait, Paolo remit ses vêtements et se repoudra soigneusement. Puis, sans préambule, il donna rendez-vous à la jeune femme. Demain matin à midi, ici, à l’apéritif, ça te va ? Passive et souriante, elle inclina la tête. Il l’enlaça et échangea avec elle un long baiser. Mais quand ils revinrent auprès des autres, au bout d’un moment, Mme de Chaumet lui fit la gueule. Elle était ivre, mais pas assez pour n’avoir pas remarqué le manège. Si on allait chez le Colonel ? Elle savait bien qu’elle se débarrasserait ainsi de la danseuse que son contrat retenait au Corsaire jusqu’à la fermeture, comme Lulu. Pourquoi pas ? Tout le monde en était. On avait faim. Mme de Chaumet ouvrit son sac, extirpa un chiffon de billets et régla. Le maître d’hôtel s’inclina, obséquieusement. On apporta le vestiaire. Le gérant vint jusqu’à la porte conduire la bande et serra la main que lui tendait Marceline. Dans sa petite torpédo, Léo emmena Olga, son frère Jojo et Monsieur Hermès. Dans la grosse limousine de Mme de Chaumet, s’entassèrent avec celle-ci, Delphine, Simone, Loulou, Buddy, Paolo et Roudoudou.

Dans la torpédo qui fonçait le long des quais déserts, Monsieur Hermès, réveillé par l’air frais de la nuit, savourait l’instant. Il était ravi de n’être pas monté dans la Cadillac qui les avait semés dès le départ. Léo ne disait rien. Olga et Jojo parlaient et riaient. Lui était en paix, tout à ses pensées. L’air lui rendait sa lucidité. Il ouvrait grandes ses narines et sentait le vent claquer dans ses cheveux. Rien de tel pour me dégriser. J’en avais besoin. Il faisait si chaud, au Corsaire ! J’ai cru un moment que j’allais me trouver mal. Il n’avait jamais eu le cÅ“ur très solide. Il revit les musiciens et le maître d’hôtel recueillant les pourboires que leur avait distribués Marceline. Que pouvaient-ils penser d’eux ? Ils avaient cru se rendre intéressants, mais est-ce que toutes leurs cabrioles de fêtards n’avaient pas été surtout vulgaires et insolentes ? Au fond, ces nuits étaient toujours pareilles ! Et jusqu’à Buddy qui, à la fin, avait fait aussi l’idiot ! Il est vrai qu’il avait tellement bu ! Au début de la soirée, ils avaient tous les deux déploré la stérilité de l’existence qu’ils menaient. Était-ce cela vivre ? Il entendait Jojo qui disait à Olga : Hein, on a vachement rigolé ! Monsieur Hermès s’était déjà dit mille fois qu’il devrait rompre avec ce genre d’habitudes. Il devait bien reconnaître qu’il n’en était pas encore détaché. Ce n’était pas qu’il s’amusât vraiment. Ce qui lui semblait indispensable, c’était de garder le contact avec la petite bande. À quoi bon se chercher des raisons plus ou moins valables ? Pourquoi être conséquent avec soi-même ? Du reste, la vie auprès de Monsieur Papa et de Madame Mère n’était pas si folichonne. Quelle journée abrutissante il avait passée avec eux chez les Olivin ! La petite Olivin l’avait forcé à jouer au tennis avec elle et comme c’était un sport pour lequel il n’avait aucune aptitude à cause de sa mauvaise vue, elle n’avait pas eu de mal à le battre et elle s’était moquée (avec la suffisance bébête des très jeunes filles) de sa maladresse. Mais on arrivait chez le Colonel. La Cadillac était déjà là, tous feux éteints. Probable que le chauffeur devait la bénir, sa patronne ! Traîner comme ça toute la nuit alors qu’il ferait si bon dormir dans un lit ! En sautant du spider, Monsieur Hermès l’aperçut qui somnolait à son volant et il eut honte. Mais Olga avait déjà glissé son bras sous le sien et poussé la porte du petit bistrot.

*

À cette heure de la nuit, le Colonel éteignait sa salle du devant, mettait les volets et recevait les soupeurs dans une arrière-pièce. Because la police, prétendait-il. C’était un affreux réduit, aux murs jaunis par la fumée. Sur trois des côtés, courait une banquette de moleskine noire, surmontée d’une longue glace au tain lépreux. Des tables au marbre froid et des chaises complétaient l’ameublement. La lumière tombait d’un lustre pollué de chiures de mouches, à volutes prétentieuses et à tulipes. Dans un coin, trois personnages étranges, déguisés d’une tunique rouge de moujik, grattaient de la balalaïka. Une seule table était occupée. Deux jeunes hommes y mangeaient une choucroute en bavardant.

Un bonhomme pas ordinaire que le Colonel ! C’était un gros sexagénaire chauve, avec une moustache en crocs qui avait dû être blonde, mais qui tournait au gris avec l’âge. On disait qu’il était réellement colonel. Une fois mis à la retraite, veuf, sans enfants, désÅ“uvré et un tantinet original, il s’était fait gargotier. On rencontrait dans son caboulot toute une faune cosmopolite de navigateurs. Norvégiens, Amerloques, Portugais, Chintocks, Sidis, Russkofs, Polacks et Négros y mélangeaient en effet le pittoresque à bon marché de leurs costards et de leurs baragouins. Comme disait Buddy, c’était très Maya. Les femmes surtout frétillaient quand on parlait d’aller chez le Colonel. Il y avait un petit côté canaille à s’y risquer et même quelque bravade. Le quartier du port, la nuit, n’était pas sûr. Ces rôdeurs faméliques qui poursuivaient parfois d’étonnants conciliabules dans des argots inconnus, ces poivrots titubants, ces amateurs de rixe, ces filles agressives qui surgissaient de l’ombre le bras nu au cou d’un mataf, ces lumières blafardes du quai, tous ces rafiots à l’ancre avec leurs noms suggestifs : le Kemphaan d’Amsterdam, l’Abbekerk de Karachi, le Busiris de Bristol, le Colytto de Saïgon, le Mindara de New-York, le Gausdal de Port-Saïd, l’Aragon de Buenos Ayres, le Ville d’Avranches du Havre… Ces feux clignotants sur le fleuve, ces appels de sirènes, cette brume humide, tout cela faisait songer à des amours violentes et passagères, à des beuveries, à des trafics louches, à des crimes crapuleux… En fait, tout se passait fort calmement. Mais, chaque fois, on pouvait se demander si on n’allait pas être mêlé fortuitement à quelque événement à la fois excitant et dangereux. Et, chez le Colonel, en particulier, l’atmosphère, bien qu’un peu truquée, était pimentée à souhait.

Monsieur Hermès et ses camarades y avaient d’ailleurs fait quelquefois des rencontres savoureuses. On se liait si facilement d’une table à l’autre dans ces sortes d’endroits ! Le vin et l’alcool aidant, les confidences allaient de soi. Dans leur mémoire demeurait gravé le souvenir de ce vieux maître coq anglais obsédé par le désir de fonder un phalanstère en Océanie et qui, voulant les emmener là-bas avec lui, avait consacré sa nuit à leur décrire son paradis ; de ce petit Japonais sentimental, grimaçant et montreur de tours ; de ce gabier espagnol, excentrique et sombre, qui lâchait des aphorismes de philosophie anarchiste entre deux crachats ; de ces légionnaires qui n’avaient de cesse qu’ils se fussent dépoitraillés pour exhiber leurs tatouages ; de ces coloniaux nostalgiques en mal de Camerouns ou de Nigers, de Hauts-Laos ou de Guadeloupes, bref, un ramassis de pauvres diables un peu veules qui demandaient à la boisson le secours d’une illusion passagère et qui passaient leur nuit à rêver tout haut sur leur destin manqué ou à revivre pour des inconnus les bonheurs qu’ils avaient frôlés, les mirages auxquels ils s’étaient pris et les ailleurs dont ils s’étaient grisés. Mais, ce soir, la petite bande en était pour ses frais. Personne, à part les deux atones mangeurs de choucroute.

Ils s’installèrent tous autour de Mme de Chaumet et attaquèrent une soupe au fromage. Près d’eux, une servante joufflue ouvrait leurs huîtres. Le Colonel, de son côté, préparait une sauce à l’échalotte. Les faux moujiks jouaient des airs traînants. Était-ce ça qui emplissait Marceline de torpeur ? Était-elle lasse, dégrisée ? Elle s’alanguissait sur l’épaule de Paolo. Au contraire, Delphine était en forme. Les yeux brillants, les lèvres sanguines, les cheveux d’un roux ardent, la peau laiteuse, tout cela qui faisait sa beauté éclatait cette nuit-là avec encore plus d’impétuosité. Elle était la reine du souper. Peu à peu, elle réussit à communiquer sa flamme à tous les autres et, bientôt, les exclamations et les apostrophes retentirent à la joyeuse tablée. Ils chantèrent leurs chansons habituelles, chansons de carabins ou de matelots, chansons cordialement érotiques qui provoquaient les petits hoquets chatouillés de Simone. On finit, c’était inévitable, par réclamer son grand succès à Monsieur Hermès. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas chanté Au Bar de l’Hôtel-Dieu, Nom de Dieu ! Il se promettait toujours de ne plus céder à la tentation. Deux ou trois mois passaient ainsi. Et puis, un beau soir, sur les instances de ses amis, il se laissait faire à nouveau. Les autres, déjà, étaient tordus par un rire inextinguible. Monsieur Hermès était si rigolo quand il entonnait son air préféré, il prenait des mines si furibardes, il savait si bien doser son débit, si bien susciter l’enthousiasme et l’indignation feinte, qu’il composait à lui seul un spectacle. Ce spectacle, pour ne varier guère, ne perdait rien de sa saveur à être répété. Il terminait généralement son numéro tout à fait aphone. Mais, du moins, chez le Colonel, il savait qu’il pouvait s’en donner à cÅ“ur joie. Il ne risquait pas de causer ce genre d’esclandre qui lui avait déjà valu d’être expulsé de plusieurs établissements publics. Chez le Colonel on était chez soi, en famille et l’on pouvait faire les fous à sa guise. Ils tapaient tous sur la table comme des sourds et rugissaient le refrain avec des voix sauvages. Une transe frénétique les possédait. Très vite, ils furent au paroxysme du chahut. Allons, on y était en plein. C’était magnifique ! Tout le monde exultait. Le Colonel en avait même l’œil attendri. Quant aux mangeurs de choucroute, ils ne perdaient rien de la scène. Ils applaudirent chaleureusement Monsieur Hermès quand il s’effondra sur sa chaise en s’essuyant le front. Voilà qui sortait un peu de l’ordinaire ! Ils étaient enchantés.

Dans sa tête, Monsieur Hermès ressassait maintenant les paroles les plus ordurières de sa chanson, tout en songeant que Delphine et Olga les avaient chantées avec lui. Bien sûr, cela ne portait pas à conséquence. Il en était tout de même un peu confus vis-à-vis d’elles. Oh, sans doute, ce n’était pas la première fois qu’elles l’entendaient. Les moujiks enchaînèrent en attaquant une valse. Mme de Chaumet, ravigotée par la chanson, enlaça Delphine. Paolo, pour se moquer d’elles, saisit Monsieur Hermès par les épaules et le fit valser malgré lui. Mais non, protestait-il, je ne sais pas ! Tu vas me tourner la tête. Il échappa tout de même à l’étreinte de Paolo et pendant que ce dernier invitait à son tour Olga, il brandit un verre plein et se mit à déclamer. Caporal Carco, vous n’étiez pas un gradé sévère. Quand on vous cherchait au quartier pour vous offrir un verre… Mais il resta soudain en panne. Quelle mémoire capricieuse il avait ! Voyons : offrir un verre… offrir un verre, non, ça ne venait pas. Alors, une voix cuivrée, un peu nasale, mais très belle tout de même et doucement ironique, reprit le petit poème à l’endroit précis où Monsieur Hermès l’avait abandonné : On s’arrêtait soudain, charmé. Vous lisiez du Tailhade et du Stéphane Mallarmé aux gars de votre escouade. On acclama le souffleur. Monsieur Hermès se précipita vers lui, le verre à la main, pour le congratuler. Trinquons, voulez-vous ? À la mémoire de Jean Pellerin, alors, ajouta l’autre.

C’était l’un des deux mangeurs de choucroute qui, depuis l’intrusion de la petite bande, s’étaient fait si peu remarquer. Il se leva et l’on vit qu’il était immense et maigre, avec des épaules très hautes, un Å“il et un nez d’aigle, mais une bouche torturée aux plis tantôt sévères, tantôt férocement moqueurs. Vraiment, un type fantastique. Lui et son compagnon furent invités à la table de Mme de Chaumet. On fit connaissance. On se découvrit des affinités communes. On sympathisa. Delphine demanda au jeune homme d’autres poèmes. Il récita de petites choses de Toulet et de Corbière d’un ton sarcastique et mélancolique à la fois. Il avait un réel talent de diseur. Mais, bientôt, par le seul fait de sa présence, la soirée changea de climat. Buddy, Monsieur Hermès, Roudoudou, Delphine et Olga avaient fait cercle autour de lui. Les autres étaient moins séduits, moins sensibles à cette gentille improvisation poétique. Le deuxième mangeur de choucroute s’excusa, disparut. Il prenait son service à quatre heures dans une usine du quartier. Léo Légende déclara qu’il était vaseux et qu’il mettait les bouts. D’autant que Lulu l’attendait. Il entraîna avec lui Jojo, Loulou et Simone. Mme de Chaumet avait soudain envie de faire l’amour. Paolo irait coucher chez elle. Ils partirent. Bon, mais du coup, plus d’autos. Bah ! ils rentreraient à pied. Et d’ailleurs, le jour n’allait pas tarder à poindre. Ils auraient le premier tram des docks. C’était une nuit trop bien réussie. On ne pouvait se quitter ainsi. Le jeune homme, lui, n’était pas pressé non plus. Il expliqua pourquoi. Je passe presque toutes mes nuits ici. Je loge au-dessus. Oui, le Colonel a bien voulu me louer une chambre. Bien sûr, c’est loin du centre. Mais je n’aime pas me sentir en ville. Je préfère être sur le port.

Il s’appelait Patrick Beaurepaire. Il était professeur de géographie et d’histoire au Lycée, depuis six mois. Il avait fait toutes ses études à Paris et ne connaissait encore personne à Portville, sauf cet ingénieur qui logeait comme lui chez le Colonel. Il avait vingt-huit ans et les marquait bien. Mais ça ne l’empêchait pas d’être resté très jeune de caractère.

Si Monsieur Hermès était emballé, Buddy affectait une certaine réticence. Mais Delphine Rollin ne le quittait pas des yeux. C’était comme si une communication magique s’était établie entre elle et lui. On sentait que tout ce qu’il disait lui était secrètement dédié. Quand Delphine était entrée dans ce réduit fumeux, elle avait été pour lui comme une apparition enchantée. Il avait feint de bavarder avec son compagnon et d’être absorbé par son souper, mais il n’avait cessé de la contempler et il avait saisi l’occasion que lui offrait, sans le vouloir, Monsieur Hermès. Maintenant, il était assis en face d’elle et ne pouvait détacher son regard de son visage marmoréen. Était-il possible d’imaginer plus merveilleuse créature ? Il se mit en frais pour elle, parla avec brio et accapara tout de suite l’attention générale. Delphine était agitée intérieurement par un tumulte délicieux. Tout en l’écoutant, elle le détaillait. Quel air dominateur il avait ! Quelle maîtrise de soi ! Et comme il s’habillait bien ! Rien de plus chic que ces longs vestons de sport, comme en portent les étudiants anglais. D’ailleurs, il ne faisait pas du tout Français. Irlandais ou Américain, plutôt. Delphine souriait. Il y avait longtemps qu’elle n’avait été aussi heureuse. Elle se savait en beauté. Sa robe de faille noire la moulait harmonieusement et l’affinait. Elle avait épinglé une grosse rose rouge à sa ceinture et le lourd parfum de la fleur, déjà un peu fanée, montait vers la profonde échancrure de son décolleté. Elle aurait dû être gênée par l’insistance avec laquelle leur invité fixait la blancheur nacrée de sa gorge. Mais non, elle était fière au contraire de s’offrir à ces regards avec une simple impudeur. C’était si grisant de se savoir la plus désirable. Les autres, autour d’elle et de Patrick, ne semblaient plus avoir de réalité. Elle en était troublée comme si elle avait été seule avec lui. Oh ! que cette nuit indicible ne finisse jamais… Elle posa sur la table ses longues mains pâles. L’attention de Patrick s’attacha à ces mains et ne les quitta plus. Il aurait aimé les respirer, y poser ses lèvres, y enfouir son visage. Mais ce qui le bouleversait le plus, c’était cet air énigmatique, un peu lointain, presque hautain et parfois railleur qui passait comme une onde fugace sur les traits de la jeune fille. Il avait déjà touché aux femmes. Ses aventures avaient même été nombreuses et souvent flatteuses. Mais il n’avait rencontré jusqu’ici que des petites filles insignifiantes ou que des étudiantes sophistiquées. Il en était fatigué. Tandis que cette jeune faunesse avait un rien de languide et d’abandonné, mais aussi une fougue étonnante. Elle paraissait presque une enfant encore et il y avait en elle, cependant, tout le mystère de la femme accomplie. Quel miracle ! Qui était-elle donc ? Delphine ? D’où tenait-elle ce prénom romantique ? Il se le répétait tout bas, déjà conquis. Mais il ne parvenait pas à l’identifier tout à fait. Elle avait par instants des moues puériles, des gestes mal avertis, innocents. Puis, soudain, parfois, aussi, on aurait dit… Avait-elle vécu ? Cette innocence n’était-elle qu’une apparence fallacieuse ? Aimait-elle ? Était-elle liée à l’un de ces jeunes gens ? Qu’était-elle pour eux ? Qu’étaient-ils pour elle ? Elle s’adressait à eux familièrement. Mais sans plus. Il aurait voulu la questionner. Que faisait-elle à Portville ? Il ne savait rien d’elle. Où reverrait-il ces plaisants inconnus d’une nuit ? Il ne les quitta qu’à cinq heures du matin, plein d’exaltation et de fièvre. Ils s’en allèrent par le premier tram des docks, comme Olga avait dit. Le jour commençait à poindre. Une clarté blême montait du fleuve et noyait dans sa ouate les réverbères falots. Patrick Beaurepaire se figea un moment sur le trottoir, pendant que rapetissait la silhouette clopinante et ferraillante du tram. Il eut froid et rentra. Non, il ne se coucherait pas. Il n’avait pas sommeil. Il allait prendre un bon bain et se raser. Puis il se ferait servir son petit déjeuner et irait à son cours. Comme il montait dans sa chambre, c’est alors seulement qu’il s’aperçut qu’il n’avait pas pris rendez-vous. Où les rencontrer désormais ? Il lui semblait maintenant qu’il avait rêvé. Et il se sentit tout pantois…

IX

De Patrick à Paolo

À vingt-quatre ans, Monsieur Hermès n’avait guère eu, encore, l’occasion de se pencher sur ses souvenirs. Rien de ce qui lui était survenu jusque-là ne lui avait paru mémorable. Il avait déjà un passé, comme tout le monde, mais s’il s’y aventurait parfois, c’était pour en constater l’indigence. Sa première enfance avait peut-être été choyée. À quoi bon ? Il n’en avait pas eu conscience. Ensuite, ses petites joies de garçonnet et d’adolescent avaient toujours été gâchées par mille contraintes. Ah, Monsieur Papa et Madame Mère, certes, avaient su, comme personne, lui inculquer le sens des responsabilités ! Ses scrupules s’étaient très vite éveillés et étaient même devenus si aigus qu’il s’était inventé alors une foule d’impératifs, gênants sans doute, mais dont il n’avait jamais osé s’affranchir. Dès l’école communale, la crainte d’être en faute à propos de n’importe quoi avait paralysé ses élans et empesté ses jeux. Il n’avait pas vécu insouciant et libre, comme il imaginait que ceux de son âge avaient vécu, mais à peu près constamment torturé. Saurait-il sa leçon ? Serait-il interrogé ? Quelle place aurait-il en composition ? Serait-il premier au catéchisme ? Madame Mère ne lui reprocherait-elle pas d’avoir acheté un pain trop cuit ? Réussirait-il à être reçu en bon rang à son certificat d’études ? Monsieur Papa n’allait-il pas le rosser parce que le porte-bagages de son vélo avait été déglingué par les copains qui s’entêtaient à monter dessus pour se faire trimbaler ? Ne se tromperait-il pas en récitant son discours d’usage au curé, dans l’église, le jour de sa première communion ? Madame Mère s’apercevrait-elle qu’il avait déchiré sa veste en jouant à la balle et qu’il rentrait en nage ? L’instituteur ne lui infligerait-il pas une punition s’il voyait son cahier taché ? Toujours mentir, toujours dissimuler, toujours chercher des stratagèmes pour éviter le pire. Il n’avait jamais connu une heure de tranquillité. Un perpétuel qui-vive. Une existence d’angoisses, de remords, d’appréhensions. Un esprit dans les transes, un cÅ“ur rongé. Et, à propos de tout, cette boule dans la gorge, cette mauvaise salivation, ce creux dans l’estomac, cette faiblesse dans les jambes, ces palpitations, ce regard traqué, ces lèvres balbutiantes, ces mains moites, ce tourment… Mais plus tard, au lycée, cela avait continué. Quelles nuits suppliciées que les siennes pendant toutes ces années ! Quels matins sordides, la bouche pâteuse, avec des impressions de nausée, des paniques, des envies folles de se dérober aux ennuis de toutes sortes qui l’attendaient ! À vingt ans, il n’en était pas encore guéri. Et si la vie qu’il avait menée à Paris, au fond des sentines d’un palace, ou à Casa, durant son service militaire, l’avait, à sa manière, éprouvé, du moins était-ce à partir de là qu’il avait enfin trouvé certains recours dans le déni. Et on lui faisait grief d’être cynique ? Mais n’était-ce pas grâce à ce cynisme qu’il pouvait désormais se procurer des échappatoires ? Il avait failli succomber sous le poids de tant de frayeurs. Mais la métamorphose avait été radicale. Comme on avait trop forcé la dose, il s’était cabré et il se sentait à jamais immunisé. Il avait décidé d’agir à sa guise, en toutes circonstances. Si sa raison tentait encore parfois de le retenir en lui dépeignant le tort ou la peine qu’il allait causer à autrui, il lui intimait silence. En vain, les admonestations, les conseils, les mises en garde ou les menaces. Il allait de l’avant. Sa vie ne faisait que commencer. Elle n’était pas derrière lui, mais tout entière devant lui. Coupé de son passé, il attendait tout de son futur. Avec hargne, avec dépit, il reniait ce passé, l’effaçait. Pourtant, les événements à venir qui transformeraient et magnifieraient son existence ne se montraient pas encore. Il menait pour l’instant une petite vie au jour le jour, à l’abri des secousses. Ses amis, son bureau, ses gribouillages secrets dans sa chambre… Ce calme était-il trompeur ? Aurait-il dû s’ingénier à le combattre ? Forcer le destin ? Provoquer l’incident qui l’aiderait à sortir de ces limbes ? Il faisait son possible, semblait-il, pour être celui qu’il était. Mais dominait-il assez ses impulsions ? Ne se subissait-il pas, inconsciemment ?

L’intrusion inattendue de Patrick Beaurepaire dans son univers rétréci lui parut donc providentielle. Il en éprouva de l’allégresse. Il se rendit compte qu’il pouvait exister des êtres capables d’entrer en étroite communion avec lui. Peut-être ne reverrait-il jamais Patrick ? Mais, à défaut de Patrick, peut-être le destin placerait-il sur son chemin ceux qui lui permettraient de connaître enfin l’exaltant bonheur de la parfaite amitié. Et si, parmi ces inconnus, il rencontrait une femme, n’était-il pas naturel d’imaginer qu’elle pourrait lui apporter aussi l’ivresse d’un grand amour ? Il avait cru aimer déjà. Avec Nita Brett, en fait, il n’avait poursuivi qu’une chimère. Et, avec Alice Elvas, il n’avait fait que s’offrir les illusions d’une aimable liaison. Entre ce faux amour de tête et ce médiocre amour charnel, qu’y avait-il eu ? Tout cela était mort à jamais. Sans rémission aucune. Il était neuf, neuf et intact, malgré les souillures d’un récent passé.

L’aventure d’Échafaudages avait été la dernière en date de ses faillites. Le hasard qui l’avait conduit, hier soir, chez le Colonel, puis lui avait donné l’occasion de sympathiser avec Patrick Beaurepaire, ne lui promettait-il pas des chances du même ordre ? Toutefois, ce matin-là, Monsieur Hermès ne se doutait pas que l’occasion était si proche. Il passa une journée à aligner des chiffres dans le bureau paternel. S’il songeait à Patrick Beaurepaire tout en vérifiant ses additions, il était loin d’imaginer qu’il allait le revoir si vite. Bien sûr, chez le Colonel, on s’était promis de n’en pas rester là. Mais ce n’étaient que des mots dans l’euphorie du moment. Il n’en était pas dupe.

Quand, un peu avant six heures, Buddy lui téléphona pour lui dire qu’on l’attendait à la Taverne Anglaise, parce que tous allaient aux Charmilles, sur les bords du fleuve, pour profiter de la douceur de l’heure, il fut inexplicablement joyeux et se hâta d’expédier son courrier. À la Taverne, Buddy, Paolo, Olga et Delphine étaient là. Ils sautèrent dans le tram de Carouffe, sur la Grande Place, badins et dispos comme des collégiens en goguette. La journée avait été étouffante. La chaleur avait éclaté tout d’un coup. Quel contraste avec la froidure pluvieuse de la veille ! Portville était coutumier de ces contrastes. Le ciel était d’un bleu insolent. Le beau temps s’était-il enfin installé ? Aux Charmilles, ils boiraient de la bière bien glacée et se feraient préparer une friture. Par une fin d’après-midi comme celle-ci, la situation des Charmilles était remarquable pour jouir du coucher du soleil sur le port, avec la ville et les navires en contre-jour.

Mais quoi ? Eh oui, c’était Paolo qui l’avait aperçu le premier. Patrick était dans leur tram ! Que faites-vous là, vieux ? Ça, pour une chance, c’est une chance ! Vous venez avec nous ? S’il venait ? Parbleu ! Delphine fut chavirée quand Patrick serra sa main. Il avait une poigne sèche aux os durs dont elle aima tout de suite l’étreinte. Elle le regarda. Et il la regarda longuement tout en l’attirant dans le coin de la plate-forme où il se tenait. Quelle bonne idée avait eue Buddy ! Elle était heureuse. Son caractère fantasque avait besoin de nouveauté. Certainement, cette rencontre était un signe. C’était en vain que les êtres se cherchaient. Ils se trouvaient ou ne se trouvaient pas. Et s’ils se trouvaient, ils devaient savoir se choisir et s’élire. Par deux fois Patrick Beaurepaire avait été placé sur son chemin. Cela voulait sûrement dire quelque chose. Pourquoi donc ne pas s’abandonner à ce courant ? Et qu’importait que Patrick ne lui adressât pas spécialement la parole ? Ce qu’ils avaient à se dire, ils le diraient plus tard. Le regard qu’il avait posé sur elle, la poignée de main qu’il lui avait donnée, tout cela n’était-il pas significatif ? Et, du reste, à travers même les paroles qu’il échangeait avec Buddy et Monsieur Hermès, elle devinait bien que c’était à elle qu’il se livrait. Elle les entendait parler d’Échafaudages et de littérature. Mais Buddy et Monsieur Hermès se doutaient-ils, à cet instant, du délicieux émoi de son cÅ“ur ?

Dès qu’ils furent aux Charmilles et servis, la conversation reprit de plus belle entre les garçons. C’était de préférence à Monsieur Hermès que Patrick posait maintenant ses questions. Ils faisaient déjà bande à part. Se serait-elle trompée ? Elles, les femmes, n’étaient jamais tout pour un homme. Au plus fort de la passion amoureuse, l’homme gardait toujours en lui un coin disponible pour ses dadas et ses camaraderies. Fallait-il en conclure qu’il savait garder la tête froide ou qu’il était un égoïste ? Les affaires, la politique, les chiffres ou la poésie, autant de prétextes pour les hommes à se distraire des femmes ! Delphine en fut légèrement dépitée. Le soir tombait. Une grande douceur était dans l’air. Le parfum des chèvrefeuilles se mêlait à l’odeur du fleuve. Elle se tourna vers Buddy et lui demanda de la promener en barque. Elle était sûre qu’il sauterait sur l’occasion de lui plaire et d’être seul avec elle. La faveur qu’elle lui accordait était trop rare pour qu’il ne renonçât pas aussitôt au plaisir d’échanger des idées. Elle avait compris en outre que Buddy ne trouvait pas auprès de Patrick le même genre de satisfaction que Monsieur Hermès. Toutefois, quand elle se leva, elle surprit une nuance d’étonnement dans l’expression de Patrick. Un peu comme s’il regrettait de n’avoir pas songé à lui proposer d’abord cette promenade. Mais, trop tard ! Delphine partit au bras de Buddy, sans se retourner, et en faisant voler ses jupes autour d’elle. De nouveau elle était heureuse.

Après leur départ en barque et pendant que Paolo et Olga dansaient, les deux garçons se lancèrent dans les confidences. Monsieur Hermès raconta son séjour à Paris, sa vie de garçon d’étage, ses projets de pièce. Il reprit point par point toute l’histoire d’Échafaudages. Il osa dire enfin quelques mots du bouquin qu’il préparait actuellement et pourquoi il l’avait appelé Adolescence. Patrick Beaurepaire aussi, écrivait. N’aurait-il pas dû s’en douter ? Oui, un court récit, d’un ton à la fois burlesque et âpre et dont le personnage principal était un certain Monsieur Filtre. Il aimait Tchékov et Laforgue. Il s’intéressait surtout, dans la vie, aux personnages farfelus et toujours pleins de velléités. Il cita le nom de Salavin. Avez-vous lu La Confession de Minuit ? Bien entendu ! Leur admiration commune pour le livre les rapprocha davantage. Monsieur Hermès était débordant de gratitude. Enfin un ami ! Enfin quelqu’un qui faisait cas de lui, qui avait ses goûts et qui partageait ses ferveurs ! Quelle différence avec l’intelligence un peu glacée de Buddy ! Buddy évoluait toujours dans les idées abstraites et les concepts. Patrick, au contraire, était avant tout un sensible. Et La Possession du Monde, qu’en dites-vous ? De Duhamel, ils vinrent à Romains. Patrick parla d’une voix émue du Vin Blanc de la Villette et des Copains. C’était ça qu’il fallait écrire. Des livres à la fois ironiques et tendres, lucides et pitoyables. Ils se récitèrent des vers de Vildrac avec amour. Si l’on gardait, depuis des temps, des temps, si l’on gardait, souples et odorants, Tous les cheveux des femmes qui sont mortes… Les liens de cheveux seraient longs, si longs, Qu’en les déroulant au seuil des prisons, Tous les prisonniers, tous les prisonniers Pourraient s’en aller Jusqu’à leur maison… ou bien encore : Mais le désir lui vint de regarder sa bouche Et ce fut le départ de tout. Mais le besoin vint de rencontrer ses yeux. Et ce fut la cause de tout… et ceci aussi : Il vit une ville Choyée de soleil. De beaux souliers neufs Grinçaient à pas vifs Sur les trottoirs propres. Et l’on entendait Le long des boutiques, Derrière les stores, Toutes les pendules, Qui sonnaient midi… Envolées toutes les vieilles turpitudes ! Tout ce que Monsieur Hermès avait vu de laid dans la vie, tout ce qu’il avait fait de mal, toutes les petites saletés dont il avait été éclaboussé, rien de tout cela n’aurait plus de sens. Il avait un ami. Il pouvait lui ouvrir son cÅ“ur et communier avec lui dans l’amour des mêmes choses. Ô bonheur ! Le soir lui-même était complice. Tout était beau et calme autour d’eux. Même cette musique grinçante du phono, même ces couples qui dansaient, cette odeur de vase à leurs pieds qui montait des roseaux, ces vieilles barques dépeintes qui clapotaient, cette mousse séchée de la bière sur la table de bois rustique. Il régnait en ces lieux, ce soir-là, une atmosphère d’idylle champêtre, Connaîtrait-il encore demain un semblable état de paix, d’exaltation et de contentement de soi ? Parviendrait-il jamais à exiger que sa vie ne fût qu’un tissu d’instants sublimes ? Mon dieu, la vie semblait si belle dès qu’on ne la souillait plus de pensées larvaires. Il fallait se faire tout amour, laisser parler son cÅ“ur, puiser dans les épanchements de la pure amitié une sérénité sans fiel et une confiance sans amertume. Patrick et lui s’ignoraient encore hier, et c’était comme s’ils avaient déjà longuement vécu ensemble. Monsieur Hermès écoutait attentivement son ami et profitait de tout ce qu’il disait. Pour Patrick, en effet, il n’y avait pas d’existence complètement déshéritée. Chaque homme, même le plus pauvre, même le plus simple, le plus limité ou le plus vulgaire, brillait comme un petit soleil individuel et possédait sans qu’on s’en doutât un univers bien à lui de sensations et de souffrances, de délicatesses et de silences qui le lui faisait chérir et respecter. Si l’on y réfléchissait, il n’y avait pas d’être, aussi insignifiant fût-il, qui ne méritât, par quelque côté, d’être écouté. Chacun avait son éclat à lui, sa chaleur et sa résonance, même si son apparence était effacée ou animale. Ainsi son Monsieur Filtre. Patrick ne lui dévoilerait-il pas son sujet ? Qu’était Monsieur Filtre ? Patrick sourit et tira de la poche intérieure de son veston un manuscrit plié en deux dans le sens de la longueur. Je le porte toujours sur moi. Quand je me promène dans la banlieue, solitaire, j’y pense et j’y ajoute quelques lignes. Patrick en lut le début, de sa belle voix métallique et mordante, ponctuée de ricanements crissants. En fait, Monsieur Hermès suivait mal cette lecture. Il se promit d’emprunter le manuscrit afin de le lire plus tranquillement chez lui. Il se laissait seulement bercer par cette voix et par le silence du soir. Il pensait au miracle de cette amitié naissante. Jusqu’ici, il n’avait jamais pu accorder ses amitiés à ses sentiments les plus profonds. Ou bien c’étaient des garçons inconsistants et sans intérêt qui tournaient autour de lui. Ou bien c’était lui qui aurait voulu se lier avec des garçons qu’il jugeait remarquables, mais ces derniers le dédaignaient. Au contraire, voilà que la chaude cordialité de Patrick répondait à son attente. N’était-ce pas merveilleux ? Comme la vie, aussi, était capricieuse ! À dire vrai, il n’était pas certain que Patrick fût uniquement sensible à l’admiration affectueuse que lui témoignait Monsieur Hermès. Monsieur Hermès avait bien vu quelle impression il avait faite sur Delphine, quel trouble enfin avait saisi Delphine aujourd’hui, à sa vue. Allait-elle tomber amoureuse de lui ? Et lui qui prétendait que rien n’arrivait jamais ! En l’espace de vingt-quatre heures, Patrick Beaurepaire, depuis six mois replié sur lui-même, avait peut-être découvert d’un seul coup l’amitié et l’amour. Comme ce serait magnifique si Patrick et Delphine se plaisaient ! Quels amis il aurait là ! Il pourrait désormais fréquenter Delphine sans arrière-pensée. Et comme il serait fier d’être un peu la cause de cette union et de savoir que, grâce à lui, Delphine était aimée. Il en était sûr, Patrick réussirait à l’arracher à la vie stupide et dangereuse qu’elle menait.

*

Le dimanche suivant, vers onze heures du matin, Paolo s’éveilla dans le lit de Mme de Chaumet. Sa maîtresse n’était pas dans la chambre. Il s’étira paresseusement. Il avait du vague à l’âme. Tout ça, au fond, n’était pas marrant ! Il se sentait mou comme une chiffe. Mou et désenchanté. Dès qu’il n’était plus sous l’influence de la drogue, c’était comme si un poids l’avait oppressé. Il tournait des idées morbides dans son esprit affaibli. À quoi bon se lever ? Seule une prise lui rendrait un peu de nerf. Où Marceline avait-elle donc mis les sachets ? Il l’entendit qui marchait dans le couloir. Elle introduisit une clé dans la serrure et entra, portant elle-même le plateau de leur petit déjeuner. Quelle comédie ! Toujours la même chose ! Parce qu’elle se cachait de ses domestiques et de sa fille Edmonde. Comme si les domestiques n’étaient pas depuis longtemps au courant de ses frasques ! Quant à la petite, bien sûr, à trois ans, elle ne songeait pas encore à surveiller ou à soupçonner sa mère. Elle devait jouer en ce moment, au second, dans sa nursery. Et tout à l’heure, au moment du déjeuner, quand la gouvernante la conduirait dans le petit salon pour embrasser sa mère et saluer le visiteur, elle ne ferait pas de différence entre celui-ci et les nombreux messieurs qui fréquentaient, de jour et de nuit, la villa des Glaïeuls. Mais plus tard ? Quand elle serait grande, et qu’elle pourrait comprendre ? Ne découvrirait-elle pas la vérité ? Qui surveillerait son éducation ? Quel exemple recevrait-elle ? Marceline la laisserait-elle, comme maintenant, à l’abandon ? À la merci des fréquentations les plus douteuses ? Il imagina Edmonde à quinze ans, trop jolie et trop gâtée, courtisée de près par les amants de sa mère et devenant vite une petite catin. Dire qu’il la faisait parfois gentiment sauter sur ses genoux ! Et elle riait aux éclats, avec un visage plein de fossettes et de grands yeux noirs déjà beaux. Trois ans ! Et dans quelques années, si elle venait ainsi sur ses genoux, ce désir qui s’emparerait de lui… Allons, il n’allait pas s’attendrir. Il bâilla grossièrement. Chut ! Tais-toi ! Tout le monde va t’entendre dans la maison. Il ricana avec méchanceté. Et après ? Tu crois que ça changerait quelque chose ? Elle haussa les épaules. Tu ferais mieux de boire ton chocolat pendant qu’il est chaud. Il n’avait pas faim. Il n’avait plus jamais faim. L’estomac bloqué. Il contempla sa maîtresse. La garce ! Quelle vitalité elle avait ! La drogue ne semblait nullement la ronger. Elle avait dû se lever tôt. Sa toilette était faite. Elle était coiffée et fardée. Et sous son déshabillé de soie entr’ouvert, il vit qu’elle avait passé tous ses dessous. Plus qu’à enfiler sa robe et elle serait prête. Cette prédilection étrange, un peu désuète, qu’elle avait pour les dessous vaporeux, pour les dentelles, les rubans ! Comme elle savait bien mettre sa chair de blonde en valeur ! Dès qu’elle bougeait, on pouvait entendre un froufroutement intime et soyeux qui vous donnait envie d’elle. En la voyant ainsi, on pensait irrésistiblement à ces femmes en petite tenue des magazines libertins de 1900. Non, il n’avait pas faim. Tu sais ce qui me manque. Un éclair cruel brilla dans les yeux de Marceline. Comme elle l’avait vite rendu esclave de son vice ! Sans perdre un instant, elle accéda à son désir. Elle s’approcha de sa coiffeuse, fit fonctionner un déclic, démasqua un tiroir secret, prit un sachet, l’ouvrit et, avec l’ongle démesurément long de son auriculaire, préleva une parcelle de poudre blanche. Tiens ! Et toi ? Moi, ça va pour l’instant. Elle savait qu’elle le tuait, qu’elle aurait dû plutôt insister pour qu’il mangeât. Mais elle savait aussi que tout à l’heure il la saisirait et la prendrait, tout embarrassé dans son linge parfumé. Et son plaisir était plus fort que sa pitié. Pour la forme : Si tu ne veux pas les tartines, avale au moins le chocolat, ça te soutiendra. Bon, il allait boire. Elle ajouta : Il serait temps de te lever si tu veux que nous allions à la Course. Bah, on a tout le temps. Ça ne commencera pas avant quatre heures. Il songea à ses copains du Rugby-Club. Aujourd’hui, ils jouaient le quart de finale à Toulouse. Lui, on l’avait mis au repos jusqu’à nouvel ordre. Viardot le jugeait fatigué, hors de forme. Il n’en éprouvait aucun dépit. Tout lui était égal, désormais. Tout, sauf cette saoulerie artificielle que lui procurait Marceline. C’était par là qu’elle le tenait. Et elle le tenait bien. Ayant vidé sa tasse, il se renversa sur l’oreiller où son visage paraissait plus sombre et il la regarda. Il claqua ses doigts pour l’appeler. Elle s’approcha du lit, vicieuse. Il prit sa main et l’attira. Toi ! dit-elle, la voix rauque. Elle frémit de perversité de se savoir désirée. Elle était désirable, en effet. À défaut de posséder une véritable beauté, tout en elle appelait le désir. Mais qu’en resterait-il dans dix ans, quand elle serait tout à fait fanée, qu’elle ne pourrait même plus sauver les apparences ? Mais où serait Paolo dans dix ans ? Alors, à quoi bon se poser des questions ? Seul, l’instant présent était bon à prendre. Il huma sa chair soignée, enfouit sa tête au creux de ses seins. Viens ! Elle fit bouffer ses cheveux blonds, lança ses mules, rejeta les draps, s’allongea contre lui qui était chaud et nu. Un nègre ! Presque un nègre, enfin ! Voilà l’instant qu’elle attendait. Et c’était si follement grisant d’imaginer à l’avance tout ce qui suivrait. Cette quasi sensation de viol. Son ardente brutalité d’abord. Cette rudesse bestiale avec laquelle il l’écraserait sous son poids. La dureté de ses muscles dans une étreinte où elle se sentirait fondre, pleine de mollesse et d’abandon. Et puis, ensuite, ces longues caresses lascives, ce doux enveloppement des membres dans la tiédeur des corps enlacés, cette tendresse animale, avec un nouveau désir tapi, moins violent et moins précipité que le premier, certes, mais qui déclencherait cette interminable, presque insoutenable et croissante pâmoison au terme de laquelle elle jouirait exquisement. Les yeux fermés, les narines pincées, la bouche entr’ouverte et tendue, elle s’offrit. Deux fois, trois fois, elle gémit de bonheur. Mais il se retenait. Il aurait voulu la vider complètement de son sang, la réduire. Ce faisant, il lui semblait qu’il avait à se venger de quelque dommage. Ce serait tout de même une revanche qu’il aurait prise sur elle si, tout à l’heure, il parvenait à provoquer un délire douloureux dans cette chair qui lui était soumise. Et, tout en soufflant, il se plut à lui rappeler qu’elle paraîtrait à table devant le maître d’hôtel et devant sa fille, avec un visage défait, avec cette expression indécente de femme repue dans ses yeux trop mâchés. Ce rappel exacerba sa virilité. Il glissa son bras sous les reins de Marceline pour mieux la serrer contre lui et accentuer sa panique. Maintenant, il était son maître. Et elle son esclave. Il la sentait prête à se soumettre à son caprice. Oh, fais-le-moi ! fais-le-moi encore ! Elle rugit soudain et retomba, inerte, comme morte. Mais elle n’était pas encore à bout. Il colla sa bouche derrière son oreille et lui murmura des mots. Comme elle se laissait humilier ! Il lui posait des questions, d’une petite voix câline, et elle y répondait par des gémissements consentants. Elle s’encanaillait avec délices. Toucherait-il le fond de sa canaillerie ? C’était, chez elle, comme une obsession, comme si sa volupté, trop fréquemment alertée, n’avait pu se raviver que sous le coup de fouet cinglant de propositions obscènes. C’est ainsi qu’il obtint qu’elle descendrait nue sous sa robe à la salle à manger et même qu’elle irait avec lui dans cette tenue à la Course. À la pensée qu’elle serait assise à côté de lui, sur les gradins d’ombre, seulement recouverte de sa robe, telle une bohémienne, et à l’insu des gens qui les entoureraient, il perdit le souffle et se laissa aller. Mais quand elle voulut se dégager, il eut en lui assez de force pour la maintenir en place. Qu’elle ait donc un lardon, ce serait complet ! Un petit bâtard, un sang-mêlé, un joli petit frère, couleur café au lait, pour Edmonde ! Marceline tenta encore une fois de lui échapper, y renonça vaincue et sombra dans l’inconscience. Elle entendait vaguement des bruits de voix dans la villa, des autos au moteur vrombissant sur l’avenue et les douze coups de la pendule ancienne du grand salon. Comme le silence de la chambre était réconfortant, par contraste. Un silence ouatiné où il faisait bon s’oublier, où les corps étendus se prostraient. À travers les rideaux, le soleil venait jouer sur le tapis. On devait cuire, dehors. Avec un très léger vent dans les jeunes feuilles vertes des acacias. Elle s’endormit doucement.

*

Un peu plus tard, on frappa à la porte. Les amants se réveillèrent en sursaut. Quoi ? Ah oui ! C’était la femme de chambre. Madame était servie. Marceline ronchonna. Paolo et elle s’étaient complètement assoupis. Allons, nous devons nous lever, maintenant. Et vite ! Il est près d’une heure. Le vent s’était accru. Le soleil était caché derrière les nuages. Il faisait gris et lourd. Paolo grogna et sortit un pied nu du lit, cherchant sa pantoufle. Une fois debout, il s’avança vers l’une des fenêtres, souleva le rideau. Mais dis donc Mama, il pleut ! Elle vint près de lui. C’était vrai. De grosses gouttes s’écrasaient déjà contre les vitres. Une pluie d’orage. Tu crois que la Course pourra avoir lieu ? Hum ! c’est peu probable. À moins que ça se lève. Bouah, boua, boua ! Il n’avait pas chaud, tout nu. Il passa dans la salle de bains, je vais prendre une douche tiède en vitesse, ça me retapera, je me rase et je suis prêt, Marceline s’assit devant son miroir pour se recoiffer. Elle avait un visage décomposé. Quelle tête j’ai ! Fardée derechef, pomponnée, elle se leva et s’aperçut que son linge était souillé. Elle chercha son pantalon dans le fouillis des draps. La boutonnière avait été arrachée. La brute ! Il fallait qu’elle se lavât et se changeât. Elle pénétra à son tour dans la salle de bain. Paolo lui tournait le dos et, la figure blanche de mousse, repassait son rasoir. Elle s’accroupit sur le bidet et fit son pipi. Trop tard, maintenant, pour l’injection. Au petit bonheur la chance ! Elle se savonna, se poudra, se parfuma. D’un coin de l’œil, dans la glace, tout en se raclant la peau, Paolo la voyait faire. Il n’aimait pas surprendre les femmes à leur toilette. En général, ça le dégoûtait. C’était ce manque de pudeur chez Lulu qui l’avait refroidi. Par quel phénomène n’éprouvait-il pas le même dégoût à l’égard de Marceline ? On prétend que l’amour idéalise toutes choses. Pourtant, ce n’était pas de l’amour qu’il ressentait. Mais il ne pouvait se distraire de l’attrait diabolique que le corps pervers de Marceline exerçait sur lui. Quoi qu’elle fît, sa chair restait troublante. Ses gestes les plus réalistes, ses postures les moins gracieuses semblaient encore une provocation. Deviendrait-il jaloux ? Il se souvenait d’une fin d’après-midi où Mama était venue dans sa chambre à la Maison du Crime. Après l’amour, ils s’étaient pareillement endormis, engourdis par la pénombre grandissante. À leur réveil, Marceline avait allumé l’électricité et avait vaqué nue, un grand moment, dans la pièce, avant de se rhabiller. C’est alors que, s’étant levé à son tour, Paolo s’était aperçu qu’on pouvait la voir de la rue, à travers les trop minces rideaux. Elle s’était approchée de lui, cependant, lui avait passé les bras autour du cou et s’était collée à lui, tendant sa bouche. Il l’avait brusquement repoussée et était allé éteindre. Puis il avait fermé les persiennes. Marceline l’avait regardé faire sans rien dire, puis elle s’était appuyée à sa table de travail, les bras tendus en arrière pour se soutenir et, les jambes écartées, avait éclaté d’un rire bruyant. Je ne t’aurais pas cru si pudibond ! Tu ne me trouves pas assez belle pour être reluquée ? Alors il l’avait giflée par deux fois et avait eu la tentation de la chasser de sa chambre, de la pousser dans le couloir, toute nue, pour que les locataires la surprissent dans cette tenue. Mais elle s’était mise à pleurer. Il l’avait reprise dans ses bras et ça s’était terminé, comme toujours, sur le lit ouvert. Oui, elle avait le don de réveiller ses ardeurs et d’allumer un feu toujours nouveau dans sa chair d’homme. Ce soir-là, comme il la prenait encore une fois, il avait remarqué, à l’expression durcie de ses traits, à la lueur un peu ivre de son regard, à quel point elle avait des sens exigeants. Tout lui était bon pour réussir à apprivoiser le plaisir. Et, après tout, elle était bien la femme qu’il lui fallait. Ils étaient rigolos les autres, avec leurs amours sentimentales, toutes ces complications cérébrales dont ils s’embarrassaient. De l’orgueil, voilà ! Ce n’était pas autre chose que de l’orgueil chez eux. Ils devaient le mépriser parce qu’il se suffisait d’une Lulu ou d’une Mama. Mais quelle autre femme mieux que Marceline aurait su provoquer en lui un tel soulèvement de ses sens ? Il était un mâle. Et elle, une vraie femelle, habile et avertie, qui ne faisait pas de manières au lit et qui savait lui faire oublier l’âge qu’elle avait en réalité. Bien sûr, ce matin, elle semblait vannée et les fards n’avaient pas réussi à effacer les traces d’usure de son visage. Mais ce soir, aux lumières, elle serait encore pimpante. À trente-deux ans une femme n’était pas finie. Il l’appelait la vieille par dérision et comme pour s’excuser ainsi de se laisser entretenir par elle. Mais si elle ne faisait pas tellement la noce, elle pourrait encore rivaliser avec de toutes jeunettes. Dame, ce qui était à prévoir, c’est que dès qu’elle commencerait à prendre un coup de vieux, elle deviendrait horrible. Car il la connaissait. Elle lutterait contre la décrépitude avec la dernière énergie. Elle se farderait davantage et s’habillerait de couleurs claires. Comme son goût était déjà loin d’être parfait, c’est alors qu’elle aurait l’air d’une rombière ! Oui, la riche rombière de Chaumet, couverte de bijoux, habillée chez Schiaparelli, les joues trop poudrées, les fanons dissimulés sous un triple collier de perles, la poitrine comprimée par un rigoureux soutien-gorge, continuant comme une ogresse lubrique à dévorer vivants les jeunes et fringants élèves de l’École d’Aéronautique de Portville, auxquels ses provocations, ses largesses et ses jambes inaltérables feraient encore illusion. Enfin, on avait le temps d’y songer…

Mais si la Course n’avait pas lieu, où iraient-ils ? Comment occuper leur après-midi ? Edmonde avait pris finalement son repas dans sa chambre. La gouvernante l’avait emmenée à une sauterie. Sa mère ne s’occupait pas beaucoup d’elle, la voyait peu. Ils étaient seuls dans le petit salon où le maître d’hôtel leur servait maintenant le café et les liqueurs. On pourrait aller danser ? Oh, j’en ai assez du Corsaire et du Colibri ! Toujours le même cadre, les mêmes têtes ? Je vais tout de même téléphoner à Monsieur Hermès, si tu permets. Il saura, lui, pour la Course. Eh bien, n’avait-il pas eu une bonne idée ? Oui, elle avait entendu la conversation au récepteur. C’était sûr, la Course n’aurait pas lieu. D’ailleurs, la pluie avait redoublé. Monsieur Hermès avait rencontré Emilio Mendez, l’un des trois matadors. Il l’avait connu autrefois à Madrid. Il avait rendez-vous tout à l’heure avec lui à son hôtel. Voulaient-ils se joindre à lui ? Il le leur présenterait. On passerait un moment ensemble. C’était, paraît-il, un garçon pittoresque. Marceline se laissa tenter. Elle ne prisait guère ce genre d’hommes. Les Espagnols lui étaient antipathiques. Elle n’aimait pas non plus les courses de toros et n’y assistait que pour plaire à Paolo qui s’était mis à en raffoler, lui, à force d’en entendre parler par Monsieur Hermès. Mais enfin, ça la changerait un peu du Corsaire, de voir un torero dans l’intimité.

À l’hôtel de la Convention, Marceline et Paolo trouvèrent Monsieur Hermès qui les attendait en compagnie d’un grand type osseux, au nez un peu tordu, aux gestes gauches et hardis à la fois, avec un mélange en lui de paysannerie et de coquinerie. Quel mauvais goût dans sa mise ! Des bagues aux doigts, des chaussures voyantes, une cravate, un gilet… Mais il y avait quelque chose de tragique et de niais dans sa figure au teint de raisin cuit. Il parlait un peu français, difficilement, mais quand il était gêné par une tournure, il revenait d’instinct à sa langue maternelle. Tout de suite, il courtisa Mme de Chaumet. Une cour simpliste à base de compliments à bout portant et d’allusions complaisamment graveleuses. C’était donc ça, Emilio Mendez ! Elle n’était pas déçue. C’était bien ainsi qu’elle les imaginait, ces voyous, ces belluaires. Des êtres frustes, sans conversation, aux manières impossibles.

Tout en interrogeant le torero sur ses dernières courses en Espagne, Monsieur Hermès s’amusait des mines dégoûtées de l’amie de Paolo. Quelle différence avec Alice Elvas ! Ah, si celle-ci avait été là, à sa place ! Elle aurait sûrement fait sa folle. Pourtant, par politesse, Mme de Chaumet lança un compliment aimable. Mendez sourit de toutes ses dents, avec un clignement vulgaire et vaniteux. Parbleu, l’ancien petit miséreux, il les acceptait les hommages de la belle dame ! Il y était habitué. Elle n’était pas la première. C’était le bon côté du métier. Des risques, oui. Mais aussi toutes ces femmes qui s’offraient. Des jeunes, des mûres, des riches et des pauvres. Il prenait. Et son regard, tranquillement, avec une sereine insolence, déshabilla Marceline. Elle était une occasion à ne pas manquer. Marceline chancela sous cette insistance, un peu surprise de son propre trouble, mais flattée. Par humeur, elle prit un air sévère et décroisa ses jambes. Monsieur Hermès enchaîna. Je suis sûr que Mendez acceptera de vous dédicacer une de ses photos. Le torero ne se fit pas prier. Il extirpa un gros portefeuille, en tira une photo de lui, format carte postale. Il s’arma d’un stylo tout en or et il y écrivit d’une main malhabile, mais sans hésiter : À mon admiratrice passionnée, Mme de Chaumet. Et il signa. Allons, il ne manquait pas de toupet, le gars ! Monsieur Hermès esquissa une moue railleuse à son adresse. Mais le torero ne parut pas en saisir le sens. Entre haut et bas, Marceline arrêta Monsieur Hermès. Ne dites rien. Ça frise l’inconscience, bien sûr. Mais c’est cela qui est charmant. N’est-ce pas Paolo ? Paolo s’en foutait, lui. Il était une fois de plus dans la lune. Mme de Chaumet tendit sa main au torero pour le remercier. Elle avait fait en sorte qu’il n’entendît pas la première partie de sa phrase. Mais elle répéta par deux fois la seconde d’une voix très distincte. C’est charmant, oui, c’est charmant. Emilio baisa avec fatuité cette main sans se lever de son fauteuil puis, la tenant ferme dans la sienne, baisa aussi son poignet tout en disant que ce n’était rien, vraiment, que ce n’était rien…

On parla de la pluie et du beau temps, de la course manquée qu’on avait dû remettre au lendemain. Pour sa part, Emilio Mendez n’en était pas fâché. À l’ordinaire, ses dimanches étaient autant de cauchemars, avec cette peur atroce au creux de l’estomac, et ces préparatifs, et ce cérémonial, et cette angoisse qui lui venait de la crainte que ses jambes blessées ne pussent tenir. Et pour comble de malchance, peut-être tomberait-il aussi sur les plus mauvais toros. Il avait déjà été si durement châtié ! Il n’avait plus la belle insouciance de ses débuts. Lui qui était si sûr encore de son prestige auprès des femmes, il doutait de plus en plus de ses facultés dans l’arène. Et il n’y avait pas aussi jusqu’à cette réputation qu’on lui avait faite d’avoir des cuisses d’acier, qui ne l’horripilât. Des cuisses d’acier ? Les imbéciles ! Avec les coups de corne qui les avaient balafrées, transpercées, déchiquetées, avec tout ce sang qu’il avait perdu, ces mille meurtrissures de ses muscles et cette insidieuse douleur à l’aine qui se réveillait chaque fois qu’il tentait un cite en tapant du pied et cette ankylose de la main droite que le sabot d’un toro avait écrasée et qui le gênait, maintenant, pour tuer. Il n’avait jamais été un fin torero. On avait toujours surtout applaudi sa vaillance. C’était sur sa vaillance qu’il vivait. Il était un matador prestigieux. On vantait son honnêteté dans la suerte finale, cette façon d’entrer à matar, bien en ligne, sans tricher, ces estocades profondes, rapides comme l’éclair, concluantes. C’était pour ça qu’on venait encore le voir. C’était cette légende qui le poursuivait. Mais, à présent, il sentait bien que sa main tremblait et se crispait sur le pommeau de l’épée. Il n’osait plus se jeter sur le frontal du bicho, se lancer dans le berceau des cornes, comme autrefois. Il tournait la tête. Il n’avait plus confiance. Mais comment s’arrêter ? Il avait pris goût à la vie luxueuse. Il avait gagné énormément d’argent. Mais il l’avait dépensé à mesure. Et s’il ne voulait pas renoncer à ce luxe, il fallait qu’il continuât à tuer des toros jusqu’à… jusqu’à ce qu’il se fît tuer lui-même (et, à cette idée, il ne put réprimer une grimace) ou que les foules se détournassent de lui. Cela ne tarderait pas s’il ne réussissait pas mieux à dominer son appréhension. Alors le nombre des contrats baisserait rapidement. On l’oublierait. On le sifflerait. Les journalistes le tourneraient en ridicule. Il en serait réduit à hanter les cafés madrilènes à la recherche d’un engagement hypothétique. Il retomberait dans la misère. Il se secoua. Brrr, quelles sombres pensées ! Il ne voulait pas s’y attarder. Pour l’instant, une musique douce de tango chevrotait dans le hall. Pourquoi se désespérer ? Il avait mieux à faire. Les plaisirs avaient ça de bon : ils lui permettaient de s’étourdir. Surtout, de ne pas rester seul. Bien dîner, danser, tenir une femme dans ses bras, jouir de sa célébrité, se montrer. Il les invita tous les trois à passer la soirée avec lui. Ils dîneraient ensemble. Mais ne voulaient-ils pas au préalable qu’il leur fît connaître son ami, le matador Juan Saiz Saleri II ? Le troisième torero, Sanchez Mejias, avait été invité par des aficionados à la campagne. Mais Saleri serait ravi de sortir avec eux. Il fallait seulement l’avertir, car il avait dû paresser au lit tout l’après-midi.

Ils trouvèrent en effet Juan Saiz dans son lit, vêtu d’une veste de pyjama de soie blanche, le dos appuyé à deux gros oreillers et fumant. On fit les présentations. Et il les invita à s’asseoir. D’autres personnes emplissaient la pièce enfumée. Une jeune femme brune. Un gros homme qui ressemblait à Sancho Pança. Sans doute son fondé de pouvoirs. Un maigrichon effacé, pauvrement vêtu, qui préparait des cocktails. Sans doute son valet d’épées. Et deux types quelconques, avec des têtes de journalistes. Tout le monde parlait à la fois. La chambre était dans l’ombre. Les volets étaient fermés. Les rideaux tirés. Seule, dans un angle, près de la tête du lit, une veilleuse. Il y avait quelque chose de macabre et de morbide dans l’atmosphère, malgré la volubilité des propos.

Juan Saiz Saleri II contrastait avec Emilio Mendez. Rien de paysan en lui. Rien non plus de faubourien. Son visage basané avait des proportions aristocratiques. De petite taille, les membres fins, les mains félines, il accueillait ses visiteurs avec une nonchalance hautaine et racée. Il y avait du sang maure dans ses veines. Une lourde gourmette d’or ornait son poignet gauche. Juan Saiz avait joui, au début de sa carrière, d’une réputation extraordinaire. Très artiste, son travail de cape avait longtemps été considéré comme le plus pur qu’on eût jamais vu en Espagne. Et il était également un banderillero fameux. Mais des succès trop rapides l’avaient gâté. L’argent facile, les femmes difficiles, il avait eu tout cela. Son apathie naturelle d’Andalou avait fini par prendre le dessus. Il n’avait plus beaucoup d’aficion. Toréer était pour lui une corvée. Il était riche. Il détestait ces toros qui pouvaient l’abîmer, lui faire mal, le tuer peut-être. À quoi bon se dépenser outre mesure ? Il n’avait pas la conscience de Mendez. Le public était méprisable et lâche. On pouvait le siffler. Il n’avait pas d’amour-propre. Il suffisait qu’il ouvrît sa cape enchantée pour que la foule cessât de respirer, dans l’attente du miracle. Les salauds ! Il savait comment les satisfaire. Il était sûr de son pouvoir. De temps en temps, pour conserver son cartel, il consentait à leur jeter quelques miettes de son art magique. Mais cette heureuse disposition devenait de plus en plus rare. Il passait des courses entières accoudé à la talanquère ou dans le retrait d’un burladero, le regard perdu, endormi, indifférent à ce qui se déroulait dans l’arène. Que de fois, déjà, il avait été hué, que de broncas il avait essuyées parce qu’il ne se donnait pas la peine de cacher au moins son dédain ! On lui reprochait de voler son cachet. On lui en voulait de répondre si mal à l’attente du public. On l’appelait le soporifique. On lui lançait des coussins. On l’interpellait. Alors, Saleri ? Laissez-la, voyons, Madame a ses vapeurs ! Ou bien, s’il essayait de s’approcher d’un picador désarçonné, pour le quite : Méfie-toi, tu vas te fatiguer ! Mais rien n’y faisait. Il ne voulait plus les voir, les toros. Il avait l’air de penser : Vous pouvez toujours y aller, moi je ne risquerai pas un poil. Pas si bête ! Je ne veux pas me faire encorner. Vous seriez trop contents. C’est cela que vous voulez, n’est-ce pas ? C’est cela que vous attendez ? Vous vous figurez que vous réussirez une fois ou l’autre à me mettre en colère et que j’aurai finalement la faiblesse de vous montrer ce dont je suis capable encore, je ne me laisserai pas prendre au jeu. Et, en effet, à ses deux toros, il servait la ration minimum. Deux ou trois lancers de cape, de loin, avec un chic ennuyé qui, tout de même, en disait long sur ses possibilités. Bien que très fin banderillero, il laissait désormais à ses péones le soin du deuxième tercio. Il se souciait si peu de plaire qu’il ne brindait jamais son toro. Pas plus à la foule qu’au président. Il n’était pas comme Sanchez Mejias, qui savait si bien s’attirer les faveurs populaires en brindant du centre du redondel en décrivant un cercle complet sur lui-même, la montera au bout de son bras tendu, désignant ainsi toute l’assistance. Pas comme Mendez qui effectuait sa faena devant les gradins de soleil. Il en avait assez de ces cabotinages. Lui, il tendait sa montera à son valet d’un air excédé. Et il attendait que ses péones lui amenassent le toro à l’ombre, près de lui. Quelques passes habiles et mobiles pour fixer le bicho ou lui corriger un défaut et vite, une estocade traîtresse, un véritable escamotage. Il n’avait jamais su bien tuer. Il se ménageait une sortie trop large, par prudence, et ne logeait jamais qu’une demi-estocade dans le morillo. Mais, le plus souvent, elle était concluante. Et, au descabello, il ratait rarement son coup. Ainsi, il évitait le pire, les débâcles. Il revenait vers le callejon, une moue dégoûtée aux lèvres, résolu à attendre le suivant pour l’expédier sans plus de façons. Pourtant, parfois, il tombait sur un toro qui lui plaisait. Ce qui dormait en lui d’amour pour la toreria se réveillait. Sa taille se redressait, son regard redevenait vivant, impérieux et ce qu’il faisait alors était si beau et si inattendu, que la foule oubliait instantanément ses griefs et clamait follement son enthousiasme. Le cirque croulait sous les vivats et les applaudissements. Mais une fois ce toro mort, la fièvre qui l’avait un moment soutenu, retombait. D’autres, à sa place, auraient profité de ce triomphal délire, auraient fait le tour des tendidos pour y recueillir la juste récompense de leurs mérites, auraient montré ostensiblement les oreilles et la queue que la Présidence leur avait accordées. Mais lui, il venait rendre son épée et sa muleta à son valet, comme s’il ne s’était passé rien que de très ordinaire. Il se recoiffait soigneusement de sa montera, prenait sa cape sous son bras et reprenait son air figé et lointain. Parfois aussi, si la foule ne répondait pas à ses efforts avec assez d’ardeur (mais n’avait-elle pas été trop souvent déçue pour ne pas douter de sa résurrection ?) il haussait les épaules, froissé qu’on n’appréciât pas son art incomparable et il interrompait son travail, abandonnant soudain le toro au milieu de l’arène, sous les regards médusés. Il se fichait de tout. Il était revenu de tout. La vie même ne lui semblait-elle pas désormais sans agréments et sans surprises ?

Tout en regardant d’un Å“il curieux ce grand seigneur blasé, Monsieur Hermès s’amusait du hasard qui avait réuni dans cette pièce des gens si différents. Ils bavardaient cordialement entre eux comme s’ils se connaissaient depuis longtemps. Mais quelles étaient les préoccupations de chacun ? Sous le couvert des paroles, à quoi pensaient-ils ? Demain, après-demain, la vie les disperserait et ils ne se reverraient sans doute jamais plus. Ils seraient passés les uns près des autres sans se pénétrer, sans rien laisser deviner de leurs petits secrets intimes, poursuivant leurs chimères personnelles… Monsieur Hermès savait qu’il aurait pu éprouver de la sympathie pour la plupart d’entre eux. Bien que de complexion ombrageuse, il avait un caractère ouvert et très liant. Il était curieux des êtres. Ce qui le passionnait ce n’était pas tellement de leur parler, de les questionner ou de les entendre, mais de deviner, en les observant, ce qu’ils cachaient sous les apparences. Ce qui lui paraissait étrange et déconcertant, c’est que les autres, en revanche, avaient l’air de s’affronter et de se quitter toujours sans se préoccuper le moins du monde de l’univers intérieur de leurs interlocuteurs. Ils ne semblaient s’intéresser qu’à eux-mêmes. Ils acceptaient les hasards qui pouvaient les réunir accidentellement et ils se montraient alors aimables et diserts. Mais cela ne les engageait pas. Ils restaient enfermés dans leur carapace, en tête-à-tête avec des visions et des problèmes incommunicables. La partie essentielle de leur être n’était visiblement pas engagée dans ces échanges. Ils se rassemblaient pour quoi ? Pour s’étourdir, pour tuer le temps ? Il leur arrivait de prendre parti avec véhémence dans une discussion, de manifester leurs sentiments avec chaleur et même de rire avec entrain. Mais c’était comme si tout cela avait caché une grande lassitude. Et pourtant, non moins visiblement, tous ces êtres se sentaient, pour le moment, nécessaires les uns aux autres. Les Portvillais, parce que la fréquentation de ces Espagnols, auréolés par les prestiges de la tauromachie, les distrayait de leur avachissement quotidien. Les Espagnols, parce qu’ils étaient contents de trouver dans cette ville étrangère des sympathies pour meubler leur solitude.

Vers huit heures, Saleri s’extirpa péniblement de son lit. Il passa dans la salle de bains pour se pomponner et revêtir un élégant complet sombre, aidé par son valet. Quand il réapparut, il était rasé de frais et avait le cheveu luisant. Son linge était éblouissant. Et avec ses yeux lourds, sa lippe dédaigneuse, il avait vraiment belle allure. Ils dînèrent tous au restaurant de l’hôtel. Il n’était pas loin de minuit quand ils sortirent de table. Les Espagnols avaient cavalièrement imposé leur régime horaire. Cela rappelait à Monsieur Hermès ses séjours madrilènes. Il conservait un souvenir attendri de l’existence qu’il avait menée dans ce Madrid où les cafés de l’Alcala n’ouvraient qu’à midi, où l’on déjeunait à trois heures et dînait à neuf, où les spectacles commençaient à onze et où, après l’inévitable souper, on ne savait guère se coucher avant l’aube. Aujourd’hui, où continueraient-ils la soirée ? Quelqu’un proposa le Colibri qui était à deux pas. Ils s’y rendirent. Si, au Corsaire, la décoration murale représentait des scènes d’abordage et de combats navals ou des évolutions de frégates en haute mer exécutées par un peintre local, le Colibri se distinguait par des volières encastrées dans les murs dont l’éclairage suffisait à celui de la salle. Mais l’orchestre du Colibri ne valait pas celui du Corsaire. C’est pourquoi la petite bande y venait peu.

Dès qu’il entra, Monsieur Hermès aperçut Delphine et Patrick qui dansaient. Il éprouva une légère contrariété de constater qu’ils avaient si bien su se passer de lui. Il en voulait même un peu à Delphine d’accaparer ainsi son nouvel ami. Mais Patrick n’avait pas l’air de quelqu’un qu’on oblige. Il serrait de près sa danseuse et lui parlait tendrement. Delphine aussi paraissait radieuse. Quand ils virent Monsieur Hermès, Paolo, Mme de Chaumet et les autres, ils ne cachèrent pas leur désappointement. Nous les dérangeons, se dit Monsieur Hermès. Malgré tout, Delphine et Patrick les invitèrent à leur table. La beauté opulente et lumineuse de Delphine fit une forte impression aux matadors. Mendez invita aussitôt la jeune fille à danser. Paolo était de plus en plus morose. Il buvait en silence, l’œil mort, et ne sortait de sa prostration que pour glousser. Mme de Chaumet l’accusa d’être ivre comme il refusait de la faire danser et elle se laissa enlacer par Saleri. Patrick, d’abord d’assez mauvaise humeur, se dérida et s’isola avec Monsieur Hermès pour bavarder. Il y avait une flamme si vivace dans ses yeux, une persuasion si amicale dans sa voix, que les scrupules de Monsieur Hermès s’évanouirent. Ils s’émerveillaient l’un et l’autre de la réussite constante de leurs apartés. Dès qu’ils étaient ensemble, ils oubliaient tout ce qui les entourait, se laissaient gagner par une délicieuse effervescence verbale et finissaient par se griser de projets, de jugements, de citations et de souvenirs, baissant la voix à mesure que leur émotion croissait, exactement comme s’ils avaient participé à quelque étrange liturgie intellectuelle. Ce fut pour Monsieur Hermès une de ces nuits qu’on n’oublie pas facilement. En rentrant chez lui, il fut étreint par une sensation très douce qui lui venait de ce bonheur qu’il avait connu sur cette banquette du Colibri, avec Delphine assise entre Patrick et lui, et qui les écoutait, comme transfigurée.

Marchant d’un pas mou et tranquille dans la rue nocturne et déserte, Monsieur Hermès leva les yeux vers le ciel noir. Il ne pleuvait plus. Peu probable, toutefois, que la corrida eût lieu le lendemain. Ça valait mieux parce que Saleri et Mendez seraient peu en forme après cette nuit blanche. On attendrait donc au mardi. Mais, dans quelques heures, il lui faudrait se lever pour aller à son bureau. Cette perspective gâcha l’euphorie de son retour solitaire. Ces lundis étaient nauséeux. Une soirée comme celle-ci lui permettait d’oublier momentanément la médiocrité de son existence. Mais dès qu’il se retrempait dans sa grisaille, il perdait tout son allant. Il tombait de trop haut. Il envia le destin mouvementé des toreros. Mais n’avaient-ils pas, eux aussi, leurs mauvais moments à passer ? Allons, il fallait être juste. Pour les autres non plus, la vie n’était pas toujours rose. Patrick se plaignait souvent de l’incompréhension et de la turbulence de ses élèves, de la stupidité confite de ses collègues, du conformisme pédagogique de ses supérieurs. Mme de Chaumet avait, sans doute, aussi, ses soucis. Elle était trop intelligente pour n’avoir pas conscience parfois des artifices dans lesquels elle vivait. Au fond, elle était seule, dans la vie. Il n’y avait pas de lien solide entre elle et sa fille. Elle n’était même pas sûre de la sincérité de Paolo à son égard. Mais le cas le plus bêtement tragique était peut-être encore justement celui de Paolo. À un moment donné, ce soir, Monsieur Hermès avait eu l’occasion d’être assis auprès de l’amant de Mme de Chaumet. Celui-ci n’était vraiment pas dans son assiette. Il avait l’air complètement désaxé. De but en blanc, il lui avait avoué confidentiellement qu’il était jaloux. Oui, lui, Paolo, jaloux, n’était-ce pas ahurissant ? Il soupçonnait Marceline de coucher. Et de coucher avec qui ? Il le lui donnait en mille ! Avec une gousse. Il avait trouvé des lettres, des photos. La chose ne faisait aucun doute. Rien qu’à cause de ça, il était bien évident qu’il aurait dû rompre. Et il ne disait pas tout. Mais il n’en avait plus le courage. Il m’arrive de la haïr. J’ai parfois des envies féroces de l’étrangler. Je ne sais ce que j’ai sur moi depuis quelque temps. Comme un chancre. Non seulement elle m’abrutit, mais elle me bafoue. Bien sûr, je devrais m’en foutre de cette salope avec qui elle couche. Mais le seul fait de ne pas pouvoir savoir qui elle est me met en boule. Certainement pas une femme de Portville, en tout cas. Je l’aurais reconnue sur les photos. Les lettres sont signées Anne. C’est tout ce que j’ai pu en tirer. Sans doute la voit-elle quand elle va à Paris. Tu n’as pas remarqué qu’elle allait plus souvent à Paris, ces temps-ci ? Pauvre Paolo !… Seule, Delphine semblait vraiment heureuse. Mais était-elle, elle aussi, réellement, complètement heureuse ?

X

Cristallisations sentimentales

Il était dix heures du matin. Ce dimanche de mai s’annonçait radieux. Par la fenêtre ouverte de la chambre, le soleil entrait à flots et son spectre de lumière rayonnante venait baigner d’or pâle le lit où Delphine Rollin était couchée. La jeune fille n’avait pas perdu l’habitude de recevoir ses visites au lit. Ce matin-là, elle s’entretenait donc avec Patrick Beaurepaire, tandis que celui-ci, debout dans l’éblouissement de la clarté printanière, disposait dans un vase trapu le très beau bouquet de roses rouges, ses préférées, qu’il lui avait apportées. Delphine sentait sur ses bras nus, sur sa gorge, dans ses cheveux défaits, une brise légère venue de la mer lointaine. Elle se mirait dans la glace de son armoire et se trouvait belle. Tout en chantonnant, elle reporta son regard sur Patrick. Il leva la tête et lui fit un clin d’œil d’amicale connivence. Hein, je crois que ça va, ainsi ?

Quels changements, en lui, depuis la fameuse nuit chez le Colonel ! Lui qu’elle avait d’abord vu si maître de soi et qui maintenant encore, continuait à dominer si aisément tous les autres, il n’était plus reconnaissable dès qu’il était en tête-à-tête avec elle. Oh ! ce n’était pas, à proprement parler, de la timidité. On n’aurait pas pu dire que Patrick fût timide. Il était seulement troublé par les indicibles frissons de la passion amoureuse. C’est qu’aussi un chemin considérable avait été accompli. Tout de suite, Patrick avait fait une cour appuyée et directe à Delphine. Mais ne l’avait-elle pas encouragé ? Oui, cette fois, elle avait ses torts. Elle n’avait en rien dissimulé le plaisir qu’elle avait à être seule avec lui, à sortir en sa compagnie, à écouter ses compliments, à jouir de ses attentions. Pendant quelques jours, elle avait même cru qu’elle était enfin accessible à l’amour, qu’elle avait trouvé ce qu’elle cherchait et son cÅ“ur s’était laissé emporter par cette ardente sensation de renouveau. Tout ce qu’elle refoulait en elle de tendresse, depuis si longtemps, elle le reporta sur Patrick. Incapable de bien s’analyser, sur ce point, elle s’en tint au hasard qui l’avait surprise dans cet état de réceptivité et s’efforça de vivre dessus. Sa sentimentalité naturelle lui faisait accorder beaucoup d’importance à l’étrangeté de leur première rencontre, à l’enivrement qu’elle avait ressenti quand Monsieur Hermès lui avait présenté Patrick et surtout à la façon dont elle et lui s’étaient regardés. Non, elle n’oublierait jamais ce regard fatal qui s’était accroché au sien, qui l’avait fixée, puis fouillée jusqu’au fond. Et elle n’oublierait pas non plus l’irrésistible besoin qu’elle avait eu d’offrir, comme un défi, son propre regard à cette violation. Ainsi que l’ardent tumulte intérieur qui l’avait embrasée quand elle avait compris qu’elle le fascinait. Depuis, en cachette de la petite bande, elle s’était réservée pour Patrick et s’était abandonnée au feu qui la brûlait. Peut-être même aurait-elle fini par devenir sa maîtresse et par consentir à l’épouser comme il l’en suppliait. Mais quelque chose s’était subitement déclenché en elle qui avait tout enrayé, quelque chose dont elle n’osait lui parler et qu’elle aurait d’ailleurs eu du mal à définir, mais qui la glaçait.

Patrick vint s’asseoir près de son lit. Il ne savait démêler les pensées secrètes qui torturaient Delphine. Il l’interrogeait. Mais en vain. C’était comme si une corde sensible s’était brisée en elle. Elle avait perdu cette gravité, à la fois émouvante et hautaine, qui l’avait ensorcelé au début. Elle chantait, elle riait, elle était volubile. Mais tout cela semblait forcé. On aurait dit qu’elle était à la fois délivrée d’un poids trop lourd et dévorée d’anxiété par la délivrance même de ce poids. Par quelle malignité de son caractère se sentait-elle si allègre ? Elle avait l’impression qu’elle avait échappé à un grand danger. Mais pourquoi donc Patrick était-il incapable de deviner la métamorphose qui s’était produite en elle ? Cela aurait été tellement plus simple, pourtant ! Car elle n’avait pas la force de le lui avouer. Elle aurait voulu qu’il sût l’interpréter jusque dans son silence et qu’il disparût, qu’il cessât de l’obséder. Mais, toujours, cette adoration passionnée, ces fleurs dont il emplissait sa chambre et ce regard acéré, presque obscène à force d’insistance ! Pourquoi était-il si tendu, pourquoi restait-il si sauvagement crispé ? Elle avait d’abord espéré pouvoir le ramener à la raison et obtenir de lui qu’il s’assouplît et se modérât. Mais sa fièvre ne faisait que croître. Jusqu’à quand se contiendrait-il ? Elle ne se sentait plus en sûreté. Elle avait peur de faiblir. Il avait une manière si dévorante de l’envelopper dans le feu de ses prunelles ! Elle se demandait toujours si elle n’allait pas revoir dans ses yeux cette lueur atroce et désespérée qu’elle y avait lue le soir où il avait tenté de la saisir brusquement dans ses bras. Elle aurait même dû lui refuser, depuis, l’accès de sa chambre et, à plus forte raison, quand elle était couchée ou à demi dévêtue. Mais il aurait fallu, alors, lui expliquer. Et c’était ça qui n’était pas possible, qui n’était même pas concevable. Car elle avait honte, elle-même, d’entretenir, à son corps défendant, des sentiments si rétractiles. Qu’elle ne l’aimât pas, de ça au moins elle était consciente aujourd’hui. Il était certain qu’elle avait été déçue, une fois de plus. Mais par quel phénomène ce naissant bourgeon d’amour qu’elle avait d’abord réchauffé dans son cÅ“ur, s’était-il flétri si vite ? Toutefois, cela n’expliquait pas tout. Il y avait autre chose qu’elle répugnait à s’avouer. Comme un lien invisible qui la retenait, comme une attente inexpiable qui l’empêchait d’aller au bout d’elle-même.

Alors, elle songeait à Monsieur Hermès. Elle aurait voulu pouvoir lui raconter tout ce qui se passait d’incongru en elle. Pourquoi était-elle si impulsive et si fantasque ? Quel démon la poussait à garder Patrick près d’elle, alors qu’elle était résolue à ne rien lui accorder ? Quel plaisir malsain prenait-elle à voir ce garçon se consumer ? Était-elle possédée par la lubie de quelque obscure revanche ? Ne s’offrait-elle pas l’illusion qu’elle pouvait faire fi à son gré des hommages les plus sincères ? Mais ne finirait-elle pas aussi par exaspérer Patrick ? N’était-ce pas un jeu dangereux qu’elle jouait ? Sa perversion était-elle pétrie de dépit ou d’orgueil ? Tenait-elle enfin une gageure ? Qui donc lirait en elle ce qu’elle n’osait y lire ?

Elle en venait à mépriser Patrick autant que Buddy. Et, cependant, elle avait pour Patrick une tendresse qu’elle n’avait jamais eue pour Buddy. Elle se rendait compte qu’elle agissait mal avec lui et que ce n’était pas, malgré tout, chez elle, uniquement par cruauté. Sans doute restait-elle douloureusement révulsée par le souvenir de l’horreur qu’un soir, Patrick lui avait inspirée. Quelle mystérieuse prémonition avait-elle eue alors ? Comment son instinct s’était-il révolté ? Patrick n’était-il pas séduisant, sympathique, loyal, respectueux ? Et pourtant, à la seule idée qu’il pourrait la toucher désormais, elle se rétractait. Elle aurait voulu être en mesure d’oublier tout cela. Elle était tourmentée par ce secret qu’elle portait en elle, par l’obligation à laquelle elle se forçait de continuer à fréquenter Patrick tout en lui laissant ignorer les raisons pour lesquelles elle avait changé à son égard. Mon dieu, elle n’aurait pas dû être si compliquée. Personne ne se douterait jamais de ses efforts méritoires, parfois désespérés, pour échapper aux hantises qui la dominaient et pour tenter de concilier en elle tant de contraires. Elle était trop vétilleuse.

Décidément, cette année aurait été néfaste ! Il y avait d’abord eu ce retour de Monsieur Hermès. Impulsivement, elle avait imaginé qu’il lui suffirait de paraître devant lui pour que, après une année d’absence, tout, entre eux, fût de nouveau possible. Et puis, elle avait eu la certitude qu’il s’était détaché d’elle. Sa gentillesse, ses égards, sa courtoisie lui avaient fait plus de mal que des coups. Elle réalisait qu’elle l’avait perdu. Et, dès lors, elle s’était bien gardée de l’importuner. Il y avait eu ensuite cette vilaine joute avec Buddy. Il y avait eu Lulu, la fréquentation de la vieille de Chaumet, ce noctambulisme idiot, ces tentations, ces nuits inutiles où ni l’alcool ni la danse ne l’avaient distraite d’elle-même, ces hommes et ces femmes qui l’avaient désirée, poursuivie… Comment s’était-elle gardée ? Quelle volonté, en elle, s’était bandée, quel fol espoir l’avait préservée ? Par surcroît, ne serait-elle pas recalée à son examen en juillet ? Elle avait si peu travaillé et avec si peu d’assiduité ! Ce n’était sans doute même pas la peine qu’elle se présentât. Comment son père accueillerait-il cet échec ? Elle savait bien cependant qu’elle aurait besoin de gagner sa vie. Son père était ruiné. C’était déjà bien joli qu’il pût, en se privant, lui payer ses études. Encore fallait-il qu’elle s’arrangeât pour les terminer rapidement. Et, pour finir, Patrick Beaurepaire, la sorte d’enthousiasme que l’apparition du jeune homme avait suscitée dans son esprit. Mais, de cette nouvelle expérience aussi, elle n’avait retiré qu’effroi et lassitude.

Patrick lui demanda si elle voulait sortir avec lui dans l’après-midi. C’est vrai. On était dimanche. Il était libre. Eh bien, pourquoi, malgré tout, ne sortirait-elle pas avec lui ? Elle redoutait par-dessus tout l’esseulement. Elle était trop désemparée. Et puis, il était si divertissant parfois, si cocasse… Elle contempla les belles roses rouges dans leur vase. Elle sourit. Il s’était si bien souvenu de cette rose rouge qu’elle portait à son corsage le premier soir. Aucun autre garçon ne lui avait jamais témoigné tant d’intérêt. Dans le fond, elle et lui avaient beaucoup de traits communs. Patrick n’était pas comme Buddy et Monsieur Hermès, toujours si raisonnables et qui lui faisaient à chaque instant grief de son désordre ou de sa tenue négligée. Patrick, lui, ne lui reprochait rien. Il était aussi bohème qu’elle, aussi je m’en-foutiste. Dommage qu’il y eût en lui, à certains moments, ce quelque chose qui la terrifiait !

Subitement, Delphine se souvint qu’elle avait promis son dimanche à Buddy. Qu’elle avait été sotte ! On ne devrait jamais s’engager à l’avance. Il avait convenu de l’emmener à la campagne après le déjeuner. Mme de Chaumet et Paolo étaient à Paris ; Lulu de plus en plus insignifiante ; les deux Légende tout à fait impossibles ; quant à Olga, on ne la voyait presque plus : elle bûchait nuit et jour avec son amie Calypso. Elle avait donc sauté sur la proposition de Buddy. Ces dimanches de Portville étaient si mortels ! Ces rues surchauffées de soleil, avec ces gens tirés à quatre épingles qui promenaient et exhibaient leur ennui ! Elle avait pensé fuir tout cela avec Buddy. Et maintenant c’était avec Patrick qu’elle avait envie de sortir. Cette vaine incohérence de ses désirs n’était-elle pas typique ? Elle ne saurait donc jamais s’accorder avec elle-même ? Elle devinait bien qu’elle ne pourrait pas s’empêcher de faire payer à Buddy sa contrariété. Elle serait désagréable, empoisonnerait sa journée par ses sautes d’humeur et sa nervosité, lui chercherait querelle à propos de tout et de rien. Si au moins elle réussissait à le détacher d’elle à jamais ! C’était peu probable. Quant à Patrick, il serait en droit de la juger perfide et coquette. À juste titre, il pourrait s’étonner d’être reçu dans sa chambre et de voir qu’elle acceptait ses fleurs quotidiennes, alors qu’elle donnait, en même temps, rendez-vous à un autre. Que décider ? Non, Patrick, je ne suis pas libre aujourd’hui. Ce soir, si vous voulez. À présent, vous allez vous en aller bien gentiment. Il faut que je fasse ma toilette. Dîner avec vous ? Oui, je veux bien. Venez me prendre ici, alors. À sept heures. Entendu.

Quand il fut parti, elle soupira. La vie était vraiment par trop idiote. Ainsi, c’était au moment même où elle avait été le plus désireuse de la compagnie de Patrick, qu’elle avait le plus lanterné. Elle aurait voulu pouvoir se justifier. Mais justifier quoi ? On ne justifiait jamais rien. On ne faisait qu’aller de malentendus en malentendus. Les êtres passaient les uns près des autres, se frôlaient, mais n’arrivaient jamais à se rencontrer, à coïncider. Ils couraient tous les uns après les autres, mais de telle sorte que les uns fuyaient toujours ceux qui les poursuivaient. Les sentiments se manifestaient à contretemps, les désirs jouaient à cache-cache. Et même quand le destin vous offrait la rare chance d’une harmonie, il se présentait toujours des circonstances imprévues, des engagements antérieurs, des pudeurs ou des silences qui flanquaient tout par terre.

Delphine se laissa mollement glisser du lit et s’avança vers la fenêtre ouverte. Qu’il faisait doux et beau dehors ! Pourquoi son âme léthargique n’était-elle pas pareillement en fête ? Elle prit son peigne et, debout devant sa glace, commença à démêler ses cheveux. Elle, généralement si calme et si tranquille, avait maintenant des sommeils si agités qu’elle avait chaque matin les cheveux broussailleux. Rageuse, elle tira brusquement sur un nÅ“ud. Oh ! elle s’était fait mal. Une bouffette de cheveux roux était restée dans son peigne. Elle la recueillit, en fit une boule et la jeta dans la corbeille. Enfin, ses cheveux redevinrent lisses et souples et elle secoua plusieurs fois la tête pour les aérer. Elle sentait sur son crâne les dents aiguës du démêloir et ça lui procurait un frisson agréable. Enfin, elle trempa sa brosse dans la brillantine et lustra ses mèches avec soin. Elles étaient admirablement longues et soyeuses, tièdes et odorantes. Mais pour quel homme ? Le regard inquisiteur, il lui sembla qu’elle avait vieilli depuis quelque temps. Elle passa la main sur ses joues, sous ses yeux. Dans deux semaines, elle aurait dix-huit ans. Sa peau n’était-elle pas moins transparente ? Elle envia la sagesse d’Olga. Mais elle n’était pas faite pour une existence si unie. Combien d’années encore devrait-elle croupir dans ces chambres meublées, n’avoir d’autre refuge que celui de cette Maison du Crime ? D’un gracieux et opulent mouvement de bras, elle dégagea ses épaules de sa chemise de nuit qu’elle retint sur ses seins. Une robe du soir ! Elle rêva à la magnifique robe qu’elle aurait voulu s’offrir et à l’existence magique et vertigineuse à laquelle sa beauté lui donnait droit. Des bijoux, des fourrures… Comme elle saurait bien les mettre en valeur ! Elle sourit à l’image de cette Delphine en grand décolleté que lui renvoyait la glace. Quelle sottise ! Mais bien sûr qu’elle était une enfant faible et tendre ! Et comme elle en avait assez qu’on ne vît en elle que la fille altière, implacable ! Une souveraine ? Allons donc ! C’étaient les autres qui l’imaginaient, qui la faisaient telle. Mais, sapristi, elle n’était rien de plus qu’une toute petite fille dans l’attente exaltée et instable qu’un homme voulût bien la prendre dans ses bras pour la protéger et écarter d’elle les responsabilités et les embûches. Pourquoi était-il si malaisé d’obtenir ce qu’on voulait ? N’y aurait-il jamais d’issue ? Vivre ! Oui, sans doute, vivre ! Mais comment vivre dans l’affront et la cendre, comment vivre sans objectif et sans espoir ? Pas de futur dans son univers, ou un futur si anémique et si ardu… Qu’en pouvait-elle attendre ? Serait-elle éternellement vacante ?

*

Le même dimanche, vers deux heures de l’après-midi, Caroline Poujastruc sonna chez Monsieur Hermès. Elle avait quitté le Mas le matin même, de bonne heure, après avoir entendu une messe basse au bourg. Elle avait pris le train et était arrivée à Portville au moment du déjeuner. Selon sa coutume, elle s’était fait conduire chez sa tante, Marie-Amélie, à qui elle expliqua sa mission. Sa mère et l’archiprêtre l’avaient chargée de solliciter l’abbé Marcet-Chibrot qui avait une excellente réputation de prédicateur. À Poujastruc les milieux catholiques se piquaient d’éclectisme et d’émulation. Chaque dimanche, pour le prêche de la grand’messe, on invitait un prédicateur de la région. Cela rehaussait l’éclat de la cérémonie et réveillait la curiosité des fidèles, un peu comme, dans un spectacle, on annonce la présence d’une étoile qui ne fait pas partie de la troupe ordinaire. Caroline ne connaissait pas l’abbé personnellement. Mais elle savait que Monsieur Hermès s’était lié avec lui au moment d’Échafaudages et elle avait pensé qu’il pourrait non seulement lui donner son adresse mais la recommander.

Peut-être existe-t-il chez les jeunes filles les plus candides une certaine rouerie inconsciente qu’elles doivent à leur sexe et qui leur tient lieu d’expérience. Pourquoi Caroline ne s’était-elle pas adressée plutôt à Olga ? Ou au prêtre, directement, puisque ce dernier avait été le condisciple de son oncle ? Sans doute aurait-elle été embarrassée de le dire. Faisait-elle plus qu’obéir à un instinct mystérieux en alertant de préférence le jeune homme ? Qui saura jamais quelles supercheries couvent au fond d’un cÅ“ur ? Et ne serait-il pas prématuré d’avancer que Caroline profitait de la circonstance pour revoir un garçon que les règles de la bienséance ne lui permettaient pas de rechercher ouvertement ? Caroline aurait protesté avec indignation si on avait insinué, devant elle, pareille chose. De sa vie, elle n’aurait consenti à se trouver en présence de Monsieur Hermès. Et qu’on pût jamais la soupçonner un seul instant de s’être prêtée à un tel calcul, l’aurait à la fois révoltée et consternée. Pourtant, son cÅ“ur sautait dans sa poitrine comme elle tirait la sonnette de la petite grille de la vieille maison grise.

Monsieur Hermès était loin de s’attendre à cette visite. Depuis la fin lamentable de la Revue, moitié par dépit, moitié par dégoût, il avait affecté de ne plus reparler de l’aventure et de n’y plus penser. Juan Triste lui avait écrit pour s’étonner de la disparition soudaine d’Échafaudages. Il ne lui avait même pas répondu. En outre, il avait fui obstinément le clan Gorrigen. À Buddy ou à Olga, il avait tu la rancÅ“ur de l’affront subi. Et si, devant Patrick, il avait été plus loquace, ç’avait été uniquement dans le but de se justifier devant quelqu’un qui n’était pas au courant de ce qui s’était passé. Le temps, sans doute, cicatriserait cette blessure. Les gens oublieraient. Mais ce qu’il n’effacerait pas aisément de lui, c’était cette conviction qu’il avait, si déprimante en vérité, d’avoir failli à la tâche qu’il s’était fixée. La venue inopinée de Mlle Poujastruc lui remettait douloureusement en tête des épisodes dont il n’était pas très fier. Mais, en même temps, il ressentit une émotion très douce. Plus qu’à tout, il était sensible à la moindre attention d’autrui. Il y était d’autant plus sensible, cela se conçoit, qu’il manquait totalement de confiance en lui. Ceux qui, volontairement ou non, l’aidaient par leur attitude à reprendre pied, lui devenaient aussitôt plus chers. Que Mlle Poujastruc se fût souvenue de lui, qu’elle fît assez de cas de lui pour lui demander un service, voilà qui pouvait le persuader qu’il n’était pas aussi minable qu’il le supposait. C’est donc avec gratitude qu’il la reçut. Depuis longtemps il n’avait été aussi guilleret. Plein de bonne humeur, il songeait que la vie, tout de même, avait ses heures fortunées. Dire qu’il avait médit des dimanches ! Ah, en cet instant, la jeune fille aurait pu sans doute lui demander n’importe quoi ! Il s’empressait auprès d’elle, faisait l’aimable, parlait à tort et à travers et se mettait naïvement en frais. Certes, son exubérance était quelque peu déplacée et la jeune fille pourrait la juger ridicule. Mais il ne savait comment se maîtriser.

Le long séjour de Caroline Poujastruc à la campagne lui avait redonné des couleurs. En fait, elle n’avait pas repris ses cours comme elle en avait d’abord formé le projet. Sa pénible maladie avait décidément tué en elle toute ardeur studieuse et toute ambition. Elle n’avait plus cette foi qui, jadis, lui avait permis un travail soutenu. Elle en était venue à mépriser ses professeurs, les jeunes gens et jeunes filles qui, comme Olga ou Calypso, passaient leurs nuits à user leurs yeux sur des textes. Tout cela était desséché, mort, artificiel. Le savoir livresque n’avait pas de réalité vivante. Par certains côtés même, il était monstrueux. Seule, la vie comptait et les êtres. À quoi bon ces examens, ces concours, ces diplômes ? Ce qu’elle voulait, désormais, c’était vivre. Elle désirait fréquenter des êtres vivants, des êtres qui communieraient avec elle dans l’exaltation de la beauté, qui sentiraient comme elle, qui réagiraient comme elle. Elle avait horreur de ce rat de bibliothèque, de cette pédante qu’elle avait été. Aussi s’était-elle finalement abstenue. Elle s’était fixée au Mas, se contentant d’écrire de temps en temps à Olga, lisant beaucoup, composant de petits poèmes ou des contes pour enfants et menant une existence tranquille et lumineuse.

Aujourd’hui, vêtue légèrement à cause de la chaleur, Caroline paraissait dans toute sa grâce devant Monsieur Hermès. Celui-ci fut charmé. Oh, ce n’était pas cet éblouissement qui l’avait frappé la première fois que Delphine Rollin lui était apparue ! Non, on ne pouvait pas prétendre que Caroline fût fascinante. Mais il émanait d’elle quelque chose de si tempéré et de si clair, qu’on aurait eu envie de rester longtemps près d’elle sans parler et sans la quitter des yeux. Sa beauté était rafraîchissante comme une source un peu secrète. Et dès qu’elle soulevait ses paupières et vous laissait lire dans l’eau pâle de ses prunelles, elle avait une façon si simple, si franche et si confiante de vous ouvrir son âme, qu’on ne pouvait s’empêcher d’amortir ses gestes, d’atténuer la portée de sa voix, de mesurer ses paroles et ses intentions dans la crainte de choquer sa délicatesse.

De fait, Caroline Poujastruc ne pouvait supporter la moindre vulgarité. Elle n’était pas sans discerner l’ascendant qu’elle prenait sans le vouloir sur Monsieur Hermès. Loin d’en concevoir du dédain, elle était touchée. Elle était précisément attirée par sa timidité, par sa gaucherie. Elle redoutait par nature (et peut-être aussi un peu par système) les jeunes gens avertis et brillants, moqueurs ou trop sûrs d’eux. Celui-ci, au contraire, était émouvant à force de se replier sur soi comme une sensitive. Elle devinait en lui une âme blessée. Elle s’attendrissait sur sa ductilité, sur ses candeurs, sur ses dédits intimes. Il avait l’air si embrouillé dans ses connexions, si insatisfait, si tendu et en même temps si difficile à circonscrire ! On aurait dit qu’il y avait en lui tout un monde en fusion. Mon dieu, qu’elle était stupide d’avoir tellement appréhendé cette visite ! Aucune gêne entre eux, aucune ambiguïté. Il lui parlait avec tant d’abandon et d’urbanité, avec si peu d’apprêt, qu’elle était conquise. Il se mettait à sa disposition avec tant de spontanéité ! Elle s’excusait d’avoir surgi à l’improviste, sans le prévenir. N’allait-il pas sortir ? N’avait-il pas rendez-vous avec ses amis ? Non, il était disponible. Son dimanche était vide. À croire qu’il l’avait attendue, qu’il avait eu la prescience qu’elle viendrait, qu’il s’était tout entier réservé pour elle. Voulait-elle lui permettre de l’accompagner chez l’abbé Marcet-Chibrot ? À cette heure, ils avaient des chances de le rencontrer chez lui.

Dans la rue, ils marchèrent côte à côte, dans une sorte de rêve, et sans s’apercevoir qu’ils restaient au soleil. L’ombre pourtant devait être ventilée et reposante. Mais n’avaient-ils pas besoin de cette brûlure en eux pour donner un sens différent à la rougeur émotive de leurs visages ? Ils étaient partis sans voir Madame Mère ni Monsieur Papa. Sans bien motiver son réflexe, Monsieur Hermès avait préféré ne pas leur présenter la jeune fille. Il avait hâte aussi d’échapper à l’atmosphère oppressante de sa chambre. À l’air, il lui semblait qu’il était plus à l’aise, moins guindé, moins inconsistant. Et Mlle Poujastruc dégageait à ses yeux une telle pureté qu’il n’aurait voulu, pour rien au monde, lui laisser voir l’agitation immodérée qu’avait provoquée en lui leur tête-à-tête.

Les deux jeunes gens reparlèrent d’Échafaudages. Visiblement, Monsieur Hermès tenait trop à gagner l’estime de Mlle Poujastruc, pour laisser subsister un doute dans son esprit sur la nature des événements qui avaient amené la disparition de la Revue. Il tenait à se disculper devant elle et, du même coup, à se disculper aussi à l’égard de son oncle Juan Triste, auquel elle ne manquerait pas, sans doute, de rapporter leur conversation. La jeune fille ne savait pas grand’chose de ces événements et que par oui-dire. Il avait donc beau jeu. Il en profita et tricha légèrement en s’attribuant, tout au long de l’affaire, un rôle un peu plus avantageux et un peu plus héroïque qu’il n’avait eu en réalité. Tout en se dépeignant ainsi sous des couleurs si favorables, il se produisit une transformation en lui. Il se persuadait, petit à petit, qu’il avait bien été tel qu’il le prétendait maintenant. Et, sans chercher à approfondir cette étrange substitution, il jouissait du réconfort de se savoir plus valeureux qu’il ne l’avait admis. Déjà, avec Patrick, il s’était en partie engagé dans cette voie. Il était évident que, le temps aidant, et au fur et à mesure que les occasions lui seraient offertes de se raconter à nouveau à d’autres gens, il en viendrait à accréditer dans son esprit une version toute différente de l’aventure d’Échafaudages qui se substituerait à la vraie au point que si, plus tard, on énonçait devant lui des faits, réels certes mais non confirmés par cette nouvelle version, il n’hésiterait pas à en récuser l’exactitude, ayant alors complètement oublié ce qui se serait déroulé pour ne se souvenir plus que de l’arrangement des épisodes qu’il aurait machinalement falsifiés à l’intention d’autrui. Un instant, il se cabra contre cette malhonnêteté intellectuelle dont il était parfois coutumier. Mais le pli était pris. Déjà, sa pensée avait cheminé. Déjà, de bonne foi, il n’était plus tellement sûr de la véracité des faits primitifs. Déjà, il perdait de vue le passé pourtant récent et ne se raccrochait plus qu’à l’image déformée qu’il en avait fixée en lui.

Dans cet exposé qui le montrait sous un aspect si diligent, il mettait toutefois tant de pathétique et de pusillanimité que Caroline en fut émue. Comme il était vulnérable, au fond, sous ses grands airs ! Elle eut un regard vers lui de profonde compassion. Comme il devait souffrir d’être ainsi ! Monsieur Hermès saisit la signification de ce regard et sourit tristement, le cÅ“ur fier. Oui, il attachait toujours trop d’importance à l’opinion des autres. Quel tort cela lui avait déjà fait, quel tort cela lui ferait encore ! Toute sa vie en serait gangrenée. Mais comment s’amender ? Et qui sait s’il aurait tellement désiré s’amender ? Ce n’était pas à nier : quand il était seul, il avait tendance à inventer ses semblables, en bien ou en mal, mais en bien, de préférence, sauf si sa hargne l’emportait. Au contraire, en société, il oubliait ce qu’ils étaient ou ce qu’il se figurait qu’ils étaient. Il abordait donc en leur présence les sujets qui lui tenaient à cÅ“ur sans se méfier assez de leurs réactions possibles. Ils n’étaient plus pour lui que des entités vagues contre lesquelles il croyait pouvoir pousser sa pointe sans dommage. Inévitablement, il se faisait moucher. Oubliant naïvement que ces êtres avaient un tempérament, des passions ou des prétentions solides, il pouvait les blesser et il les blessait en fait, sans s’en apercevoir. Et ce n’était qu’après coup qu’il découvrait qu’il avait pu heurter, par sa franchise ou son irritation, des mesquineries ou des susceptibilités, des machinations ou des vanités soupçonneuses. Mais c’était trop tard. Ceux qui avaient été ainsi atteints le lui faisaient généralement payer cher. Sa maladresse acérée avait déclenché le mécanisme blêmissant de leur méchanceté.

Une telle attitude, d’ailleurs commune à beaucoup de raisonneurs, aurait sans doute été de peu de conséquence pour Monsieur Hermès si celui-ci, par malheur, n’avait été doté d’une nature si biscornue qu’il se croyait toujours visé, mal traité ou persécuté. Ah, bien sûr, il n’était pas, non plus, une vague entité en face de ses interlocuteurs ! S’il entrait dans une discussion, c’était sans la moindre cuirasse. Il ne songeait pas à se protéger. Il n’imaginait pas qu’il aurait à se défendre. À l’avance, il prêtait le flanc. Il prenait pour lui les propos les plus impersonnels. En toute opinion objective, il voulait voir une allusion spécialement dirigée contre lui. À force de ramener ainsi tout à soi, on aurait pu présumer qu’il était affreusement égocentriste alors que c’était seulement chez lui un douloureux manque de maîtrise. Caroline Poujastruc ne s’y trompa point. Elle fraternisa spontanément avec cet esprit tourmenté. Elle brûla d’apporter un peu de paix à cette inquiétude maladive. Elle fut heureuse de se dire qu’elle avait là un rôle à jouer. Elle se devrait de provoquer de nouvelles confidences. Elle lui démontrerait ensuite qu’il se battait contre des nuées, que ses appréhensions n’avaient pas de motif. Elle ne doutait pas du résultat. Grâce à elle, il parviendrait à mieux s’affirmer. Et parce qu’elle savait qu’elle avait désormais la possibilité de lui être utile, elle se persuada qu’elle avait enfin trouvé un ami. Il en résulta entre eux une entente qui leur parut douce et exaltante à la fois. Ils se refusèrent l’un et l’autre à analyser davantage les sentiments qui les agitaient. Une sorte de pudeur les retenait au bord des mots. Mais à travers leur conversation, à travers leurs regards, ces sentiments concordaient mystérieusement. C’était comme si, par des entremises indirectes, ils avaient réussi à se joindre au delà du monde qui les épiait. Et quand ils se quittèrent et qu’ils se serrèrent la main, ils rougirent en même temps, conscients qu’ils étaient d’avoir été beaucoup plus loin que les apparences ne le laissaient croire.

*

Le dimanche suivant, Monsieur Hermès prit le train à la gare de Portville. Il s’avisa qu’il avait manqué de dix minutes un rapide qui aurait pu l’amener bien plus tôt à Poujastruc. Sur le quai, il chercha en vain la cape romaine de l’abbé Marcet-Chibrot. Sans doute le prêtre était-il parti par le rapide. Mais Monsieur Hermès ne regrettait rien. Au moins, ainsi, il arriverait après la messe et le sermon. Cela le dispenserait d’aller jusqu’à l’église. Il se rendrait directement au Mas, selon les indications fournies par Caroline. Il en était un peu confus. N’interpréterait-on pas mal sa dérobade ? Il est vrai qu’il pourrait toujours feindre. Oh, Madame, je suis navré, croyez-le, d’avoir raté si bêtement le premier train. On n’y verrait que du feu. Et cela lui aurait permis de couper à la corvée. Ce n’était pas pour des bondieuseries qu’il entreprenait le déplacement.

Installé dans un compartiment presque vide, Monsieur Hermès se laissa emporter à travers la campagne poudroyante et encore toute plongée dans la fraîcheur de ce beau matin de printemps qui, déjà, était une préfiguration du proche été. Monsieur Hermès avait le cÅ“ur en fête à l’idée de cette nouveauté dans laquelle il se lançait. Voilà enfin qui allait changer un peu. Mais que s’était-il donc passé en lui ? Il ne se reconnaissait plus bien. Comme la voix des garçons mue à l’âge de la puberté, comme les couleuvres font peau neuve à la saison, il était le siège d’une étonnante métamorphose. La fréquentation de Patrick, leurs longs entretiens puis, brusquement, le dimanche précédent, la visite de Mlle Poujastruc avaient suffi à révolutionner son optique des choses. Quel abîme entre celui qu’il se flattait d’être aujourd’hui et celui qu’il avait été au temps où il était garçon d’étage ! Il se remémora les tristes nuits de la Maison Meublée, dans le quartier des Batignolles, Angélique, Totoche, sa honteuse maladie, mais surtout ses pratiques solitaires. Déjà, durant les dix-huit mois de son service militaire à Casa, le goût, chez lui, de ces pratiques avait à peu près disparu. Il avait énormément vécu au soleil. Il avait fait de la natation. Il avait eu de bons camarades de chambrée (depuis dispersés et dont il n’avait d’ailleurs plus de nouvelles). Enfin, là-bas, il s’était prêté sans passion à deux ou trois amourettes faciles dont la saine ardeur charnelle avait apaisé son sang et libéré son esprit. Depuis six mois qu’il était de retour, sa chasteté avait été totale. Il s’était consacré corps et âme à Échafaudages. Ses désirs s’étaient miraculeusement assoupis. Il avait peine à imaginer l’époque où il succombait si lâchement à leurs tentations. De Mme Elvas, il ne conservait plus qu’un souvenir amusé, mélangé de dégoût. Et s’il pensait encore au passé, c’était pour faire revivre l’image liliale de Nita Brett dont il se plaisait toujours à idéaliser les traits. Si quelque chose était encore inassouvi en lui, c’était le cÅ“ur. Il était assoiffé d’amour. Il voulait aimer. Mais il était devenu si rigoriste, il s’était si bien laissé griser par ses élans sentimentaux qu’il bannissait délibérément de ses réflexions toute allusion érotique. Le soir, en s’endormant, ce n’était plus d’étreintes dont il rêvait, mais de ferveur amoureuse et de dévouement tutélaire. Il enfantait une créature de beauté immatérielle et s’inventait des bonheurs seulement faits de tendre présence, de regards embués et de dialogues passionnés. La jeune fille avait tout d’un coup cristallisé en lui des aspirations inespérées. Prompt à suivre les mirages de son imagination, il s’était persuadé qu’elle était celle qu’il attendait de toute éternité. Déçu par les crudités de la vie, il voyait en elle un être désireux (tout autant que lui) d’échapper à ces contingences et de s’offrir à des hasards et à des réussites qui leur permettraient de transposer leurs songes les plus exquis dans l’existence quotidienne même.

Bien des fois, il avait cru à sa malchance et avait gémi sur sa médiocrité. Mais les quelques heures qu’il avait vécues en compagnie de la jeune fille l’avaient fécondé. Ô instants suaves et fugitifs ! La journée même avait été complice de son ravissement. Et quand, au moment de le quitter, Caroline, si simplement, lui avait demandé de venir passer ce dimanche d’aujourd’hui au Mas, il avait éprouvé une telle griserie dans tout son être qu’il s’était presque enfui pour mieux en jouir, trouvant à peine en lui assez de présence d’esprit pour donner son accord et témoigner sa gratitude. Durant ces huit jours, il n’avait cessé de réfléchir à tout cela. Il réalisait que Caroline n’avait nullement profité de son court passage à Portville pour voir son amie Olga et qu’elle avait même omis de faire ses adieux à sa tante. C’était à lui qu’elle avait consacré tout son temps. C’était avec lui qu’elle avait voulu rester. Et il n’y avait pas jusqu’à cette invitation… Ils se connaissaient si peu encore ! Elle l’avait formulée, c’était évident, comme poussée par une force irrésistible. Oui, elle avait dit cela comme si elle était sûre qu’il accepterait, comme si tout ce qui allait suivre était écrit à l’avance et quasiment inéluctable.

Ensuite, néanmoins, Caroline craignit d’avoir été incorrecte. Monsieur Hermès ne l’avait-il pas jugée trop hardie ? Comment avait-elle pu ? Elle, si réservée et si distante d’habitude ! Enfin, sa mère n’y trouverait-elle pas à redire ? Caroline avait déjà invité des jeunes filles au Mas, mais c’était la première fois qu’elle y introduirait un garçon. Quels prétextes inventer ? Elle n’en chercha aucun. Elle avait une telle aversion pour le mensonge… Elle annonça donc la nouvelle le soir même, au dîner, de l’air le plus naturel. Et elle ne fut pas surprise outre mesure quand Mme Poujastruc lui assura qu’elle avait fort bien fait et qu’elle était curieuse de connaître ce jeune homme dont elle avait déjà entendu parler.

Si bien que, dès le mercredi, Monsieur Hermès reçut une assez longue lettre, une lettre qui était la première de Caroline et qui, sans qu’il s’en doutât encore, devait être suivie de tant d’autres. Caroline lui confirmait l’invitation et lui demandait de lui faire savoir si, comme elle l’espérait, elle pouvait compter sur lui. C’était là, marquer une intention bien visible. C’était là, impliquer qu’elle était toute disposée à voir se nouer entre eux les liens d’une correspondance régulière. Monsieur Hermès n’en fut pas dupe. Mais comme une sourde attirance l’incitait à profiter d’une occasion aussi propice, il répondit aussitôt d’une façon qui, sans engager l’avenir, laissait sous-entendre que cet échange épistolaire pourrait bien ne pas être sans lendemain.

La perspective de ce voyage dominical à Poujastruc suffit à embellir la semaine de Monsieur Hermès. Il découvrait de nouveaux angles à sa vie. Il était à la fois tenté de fuir ses amis pour mieux jouir dans la solitude, du frémissement dont son être était saisi et désireux de les rejoindre pour profiter, en leur présence, du plaisir de leur laisser ignorer son secret. Dans un sens, ils lui manquaient. Ce qui lui arrivait était tellement fabuleux, pensait-il, qu’il n’était pas loin de concevoir une pitié péjorative à l’égard des petites amours dans lesquelles ils se complaisaient tous. Car, bien sûr, lui seul était capable d’éprouver des sentiments sublimes.

Pourtant, une étrange intrigue se nouait à son insu, intrigue dont les trois protagonistes, Delphine, Buddy et Patrick, n’étaient plus maîtres. Buddy avait fini par prendre en grippe les assiduités de Patrick. La légèreté avec laquelle Delphine semblait répondre aux galanteries de Patrick avait réveillé les prétentions de Buddy. Pourquoi pas moi ? Monsieur Hermès, cette semaine-là, s’aperçut tout de suite que Buddy et Patrick se traitaient désormais en rivaux. Ils s’adressaient rarement la parole et seulement pour se contredire, comme s’ils avaient désiré à toute force s’opposer sur tous les terrains possibles. Monsieur Hermès s’amusa de voir quel cas ils faisaient l’un de l’autre et d’autant plus qu’il devinait bien que Delphine n’était nullement décidée à exprimer une préférence. Mais, en même temps, cet antagonisme le chagrinait. Il les aimait bien, tous les deux, pour leurs qualités respectives. Il aurait été heureux qu’ils pussent fraterniser. Et comme il avait tout de même l’impression (si fausse, d’ailleurs !) que Delphine finirait peut-être par opter pour Patrick, il cherchait les moyens de faire comprendre à Buddy qu’il serait plus sage pour lui de renoncer. Comment se faisait-il que Buddy tînt à ce point à la jeune fille ? Un tel attachement n’était-il pas en opposition avec ses principes ? Buddy n’avait-il pas affecté de se placer toujours au-dessus des conflits ? Ne raillait-il pas couramment les abêtissements de l’amour et les enlisements du mariage ? N’était-il pas désireux de s’émanciper de toutes les tutelles ? N’affirmait-il pas qu’il fallait rester disponible ? Ne cultivait-il pas une sorte d’égotisme gidien à base de cynisme et d’indifférence ? Et maintenant, cela était sûr, Buddy aurait épousé Delphine sur l’heure pour peu que celle-ci eût été consentante. Sa passion pour elle était si exclusive, si jalouse et si violente qu’il n’était plus reconnaissable. Comment l’apaiser ? Lui dire la vérité ? Mais il ne l’aurait pas crue. S’arranger pour que Delphine le décourageât à jamais ? Mais elle avait eu le tort d’être coquette et inconséquente avec lui. Elle l’avait ensorcelé sans le vouloir. Il n’était plus en son pouvoir d’élargir les mailles du filet où elle l’avait pris. Toutefois, depuis qu’il était lui-même tout entier possédé par la pensée de Mlle Poujastruc, Monsieur Hermès croyait voir plus clair en lui. Après tout, de quel droit se préoccupait-il tant des inconstances amoureuses de Delphine ? N’était-ce pas ridicule ? N’était-elle pas libre de son choix ? Que lui importait qu’elle se décidât pour Buddy, pour Patrick ou pour tel ou tel autre ? Il n’était pas chargé de la conseiller. Encore moins de veiller à son bonheur. Tout de même, ce qui le chiffonnait et le mettait mal à l’aise, c’était cette insistance avec laquelle il s’entêtait à juger toujours indignes d’elle ses divers prétendants. Pourquoi découvrait-il à chacun quelque défaut ? Pourquoi était-il si difficile ? N’agissait-il pas un peu à la manière de ces pères dont la louche sollicitude prend ombrage de tous les godelureaux qui pourraient leur arracher leur fille ? Il devrait se surveiller à l’avenir, montrer plus d’impartialité et de détachement. En fin de compte, de Buddy et de Patrick, c’était ce dernier qui était son favori. Il était grand, séduisant. Physiquement du moins, il ferait avec Delphine un très beau couple. En dépit de ses préventions intimes, il avait donc toujours favorisé plus ou moins les entreprises de Patrick contre celles de Buddy. Sans discerner pourquoi, il était moins jaloux de Patrick. Peut-être parce qu’inconsciemment, il considérait Patrick comme son double. Patrick avec Delphine, c’était un peu comme si Monsieur Hermès lui-même avait été avec la jeune fille. Delphine s’étonnait et s’offusquait parfois de cet empressement de Monsieur Hermès à lui jeter Patrick dans les bras. Cela ne faisait que la cabrer davantage contre ce dernier. Mais, qui sait ? peut-être Monsieur Hermès n’avait-il été si ouvertement partisan de Patrick que parce qu’il s’était rendu compte que celui-ci n’avait au fond aucune chance et que Delphine ne voudrait jamais de lui ?

Quoi qu’il en soit, Monsieur Hermès questionna franchement Delphine. Delphine fut surprise. Il y avait si longtemps qu’il ne s’intéressait plus à elle de cette façon-là ! Comprendrait-elle jamais rien à ses étranges initiatives ? Il la négligeait pendant des semaines, la traitait presque comme une étrangère ou bien il s’acharnait sur elle, lui infligeait des leçons, lui reprochait ses sorties ou se moquait cruellement des airs qu’elle se donnait et puis, tout d’un coup, revirement complet, il la défendait devant les autres, il s’inquiétait d’elle, la contemplait en silence comme s’il l’admirait à la fois et la plaignait, saisissait son bras affectueusement, lui prêtait des livres ou lui demandait avis. Aurait-il jamais fini de la tracasser ? Ces sautes d’humeur devenaient exaspérantes. Que voulait-il d’elle, au juste ? Pourquoi ne la laissait-il pas en paix ? Et pourtant, chaque fois qu’il était gentil, elle se laissait enjôler, elle se reprenait à espérer elle ne savait quoi.

Monsieur Hermès lui-même n’avait sans doute pas conscience de ses toquades. En gros, il croyait bien être resté fidèle à la ligne de conduite qu’il s’était fixée dès son retour à Portville. Il s’était persuadé que Delphine ne lui était plus rien. Peut-être même ne l’avait-il jamais aimée, en réalité. Comment expliquer donc en lui ce mélange d’agaceries gratuites et d’élans inopinés ? Comment interpréter ces subits retours d’affection, puis ces rebuffades ? À son insu, également, ce jeu machinal avait exacerbé Delphine. Elle l’aimait désormais d’un amour brûlant et sombre, qu’elle refusait d’ailleurs de s’avouer et qui la torturait d’autant plus qu’elle le sentait dérisoire.

Au fond, on pouvait se demander si cette toute nouvelle préoccupation de l’avenir de Delphine n’était pas, chez Monsieur Hermès, la conséquence de l’excitation qu’avait provoquée en lui l’attitude de Mlle Poujastruc. Il était si fier d’avoir mérité l’amitié de la jeune fille que ses sentiments d’altruisme se réveillaient. Son bonheur ne serait complet que si tout le monde aussi, autour de lui, était comblé. Peut-être enfin désirait-il confusément imposer silence à son tourment intérieur en contribuant, à sa manière, au propre bonheur de Delphine. Se jugeait-il donc si coupable ? Estimait-il qu’elle avait droit à une réparation ? Il souhaita brusquement que Patrick pût être aimé d’elle. Ainsi, il pourrait s’en aller de son côté d’un cÅ“ur léger et sans avoir l’impression de laisser derrière lui une brisure. D’ici peu, Delphine apprendrait à quel point il s’était désormais attaché à Mlle Poujastruc. Il n’aurait pas voulu qu’elle en souffrit. Et le meilleur moyen d’éviter cette souffrance, c’était encore de faire en sorte qu’elle devînt, de son plein gré, amoureuse d’un autre.

Donc, il la sonda. Il voulut savoir où elle en était. Il lui fit raconter en détail ses relations avec Patrick. Et quand elle émit certaines critiques sur le compte de ce dernier, il prit ardemment sa défense en brossant de lui le portrait le plus flatteur. Voyons, il n’y avait aucun doute à ce sujet, Patrick était un garçon remarquable, le plus séduisant qu’il eût peut-être jamais rencontré. S’il était une femme, Patrick aurait été exactement le genre d’homme qui lui aurait plu. Delphine sourit amèrement. Comme il se donnait du mal pour la convaincre ! Tout cela n’était-il pas stupide et navrant ? Bien sûr que Patrick aussi lui avait plu. Tout de suite elle avait été attirée par lui. Et elle ne l’avait pas caché. Mais, depuis… Monsieur Hermès fut intrigué par ces réticences. Que s’était-il donc passé ? Pourquoi Delphine prétendait-elle tenir Patrick à distance ? Il se souvenait pourtant de la façon dont elle s’était jetée à sa tête, au début. Avec elle, évidemment, on pouvait s’attendre à tout. Elle était si versatile, si irrésolue. Comment ne l’aurait-il pas absoute ? N’était-il pas lui-même terriblement versatile et irrésolu ? Mais il devait y avoir autre chose. Autre chose qu’elle gardait au fond d’elle-même comme un secret terni. Saurait-il lui en arracher l’aveu ? Il avait pris assez d’ascendant sur elle pour oser parfois lui lancer des paroles cinglantes. Elle se rebiffait, chaque fois qu’il la châtiait, mais elle finissait par capituler quand il la poussait dans ses retranchements. Alors, furieuse d’être en son pouvoir, il lui arrivait, avant de céder tout à fait, de lui crier qu’elle le détestait, qu’il était odieux de la traquer ainsi. Mais il se contentait de ricaner, de la narguer et d’attendre qu’elle demandât grâce. Un autre, à sa place, eût été confus de ce pouvoir. Mais il était trop jeune et trop inexpérimenté pour en apprécier le prix. Il ne réalisait pas, tout affligé de sa hargne qu’il était et tout acharné qu’il était à la vaincre, que Delphine subissait avec délices une emprise et une fermeté dont elle avait vainement attendu l’équivalent chez Buddy comme chez Patrick. Oui, il était mauvais et bourru, mais cette agressivité lui était encore plus douce que l’adoration inquiète ou figée des deux autres. Voici pourquoi elle l’écoutait lui faire la morale. Ma chère, vous êtes sur le point de commettre une bêtise grosse comme vous. Je peux vous assurer que Patrick vous aime sincèrement et que c’est l’homme qu’il vous faut. Vous ne retrouverez jamais le pareil. Et, plus tard, si vous le laissez aller, vous regretterez de l’avoir découragé et vous gémirez sur votre vie manquée. Ne faites pas la sotte. Muselez vos préventions. Ne soyez plus si enfant ni si inconséquente. Sachez vouloir ce que vous désirez. Et ne jouez plus ainsi avec les cÅ“urs.

L’imbécile ! Oh, l’imbécile, elle l’aurait giflé ! Mordillant son fin mouchoir, les larmes au bord des cils, elle le supplia finalement de se taire. Elle était à bout. Ne voyait-il pas qu’il la torturait, qu’il était, lui, le seul homme qu’elle aimerait jamais ? Que lui avait-elle donc fait pour qu’il s’obstinât à ne pas comprendre ? Laissez-moi, voyons, laissez-moi ! Que vous importent mes petites histoires personnelles ? Cessez de me traiter ainsi. J’ai dix-huit ans. Et je suis libre. Votre interrogatoire et vos remontrances sont intolérables. Vous n’êtes pas mon père ! Je vous exècre, tenez ! Si je n’aime pas Patrick, tout de même ? Si j’en aime un autre, irez-vous contre ? Le cri lui avait échappé et son visage s’empourprait. À cet instant, elle eut une lueur sauvage dans les yeux et elle devint divinement belle. Pour cacher son désarroi, elle laissa couler ses larmes. Ça la détendit. Elle pleurait maintenant en silence, tout à fait brisée, dolente et molle. Monsieur Hermès s’était tu. Il fut attristé par la tournure qu’avait prise l’entretien. Mais que pouvait-il de plus ? Toute parole consolante ne ferait qu’importuner davantage la jeune fille. Il se sentait impuissant devant cette débâcle dont il se refusait veulement à saisir le sens. Et, comme elle le laissait à ses pensées, il se mit insensiblement à songer à Caroline.

*

Quand Monsieur Hermès descendit du train à Poujastruc, la grand’messe s’achevait. En se hâtant, il aurait encore pu arriver à temps pour assister à la sortie des fidèles endimanchés. Mais il redoutait d’être un point de mire pour les familles indigènes. Ne regarderait-on pas avec la curiosité spécifique des petites villes de province ce jeune homme inconnu que Caroline présenterait alors aux siens ? Que n’irait-on pas imaginer ? Il avait horreur de ces exhibitions et comme c’était la première fois qu’il venait dans le pays, il préférait rester un moment de plus seul avec sa vacance. Il faisait beau. Le ciel était clair et joyeux. Les arbres de l’esplanade, les boutiques, les terrasses des cafés, les éventaires des forains, tout était pimpant. Une grande banderole blanche traversant la rue principale à hauteur d’un premier étage annonçait une course cycliste pour l’après-midi. Il lut : Vélo-Club Poujastrucais. Arrivée. Des affiches criardes, aux murs, vantaient les spectacles du cinéma de la bourgade et d’un cirque de passage. Tout en flânant, il jeta un regard sur le monument aux morts au centre d’un petit square aux arbustes déjà décharnés par la sécheresse. De la vasque sale qu’il dominait se dégageait une désagréable odeur d’urine croupie. Les hauts platanes frissonnaient dans l’air léger. Monsieur Hermès demanda son chemin à trois jeunes gens qui discutaient ferme autour d’une moto nickelée. Des autos filaient, soulevant des nuages de poussière. Des femmes et des jeunes filles le croisaient, portant des gâteaux dans des cartons rectangulaires. Bientôt, les maisons s’espacèrent. Il franchit un pont sur une riante rivière tranquille. Il s’amusa à voir des enfants jouer dans une sablière abandonnée. Plus loin, une drague dormait au milieu du courant. La route maintenant était bordée de villas fleuries, de jardins. Il fut dans la campagne, respira l’odeur des champs, des foins coupés. Au loin, se profilait la chaîne des montagnes dans un horizon limpide. La route montait. À un tournant, il aperçut un enclos caché dans la verdure. Aux indications de Caroline, il devina que c’était là le Mas et, sans savoir pourquoi, pressa le pas.

Il fut reçu par Ursule qui ne s’étonna plus de son arrivée solitaire quand il lui eut raconté sa mésaventure du train manqué. Madame et Mademoiselle ne vont pas tarder. Si vous voulez entrer au salon, en attendant ? Avec une niaiserie bravache, elle se mit à rire. Il suffisait de peu de chose pour la divertir. Eh bien, c’est Mademoiselle qui va être surprise ! Pour sûr, à l’heure qu’il est, elle doit se figurer que Monsieur lui a fait faux bond. D’abord, Monsieur Hermès s’imagina que la réflexion de la vieille bonne contenait une allusion furtive, mais, tout de suite, il comprit qu’elle avait dit ça sans malice, pour le seul plaisir de parler. Elle était, certes, un peu innocente et prompte à faire un monde de rien. Et aussi elle était toute frétillante à l’idée d’être la première à l’accueillir au Mas en l’absence de ses maîtres. Ce n’était pas tous les jours qu’on recevait un jeune homme. Elle se mettait en frais tout en gloussant et en tripotant avec gaucherie le pan de son tablier de cuisine qu’elle avait rabattu sur son ventre comme pour en dissimuler les taches et lui montrer mieux sa belle robe de moire noire qu’elle ne mettait que dans les circonstances exceptionnelles. Il était évident qu’elle était intriguée. Qui était-il ? Pourquoi l’avait-on invité ? Tout visage nouveau excitait sa curiosité. Pour cette paysanne défiante qui n’était jamais sortie de chez elle, la venue au Mas de Monsieur Hermès prenait les proportions d’un événement. Elle ne cessait de le dévisager et ne savait quoi dire, quoi inventer pour rester un peu plus avec lui, sans oser néanmoins le questionner ouvertement. Enfin, elle le laissa et retourna à ses casseroles, brassant des hypothèses dans sa caboche. Ce serait-y un futur ? Diable, pas le moment de rater son alose aux poireaux. Sa réputation était en jeu.

Le salon où Ursule avait introduit Monsieur Hermès était une pièce au plafond assez bas, mais de belles proportions, meublée à l’ancienne, avec un mélange de tradition bourgeoise et de bon goût où tout de suite, il discerna les influences contradictoires de la mère et de la fille. Dans un angle trônait un piano droit en bois noir, tout orné de peluche vieux rouge dont de faux nœuds retenaient les retombées. Mais, sur la cheminée, un grand tableau attira son attention. C’était une composition harmonieuse, un peu assombrie par la patine du temps et qu’il ne put identifier, bien que le sujet eût trait vraisemblablement à quelque épisode religieux, mais dont l’extrême beauté n’était pas douteuse.

Il était toujours en contemplation au milieu de la pièce, retenu par l’étrange séduction qui émanait des couleurs de ce tableau et de l’expression suave de ses personnages quand il s’entendit appeler par derrière. Il se retourna, saisi, avec cette gêne qu’on ressent toujours dès qu’on a le sentiment d’avoir été pris en flagrant délit même si, au fond, on n’a rien commis de délictueux. Caroline Poujastruc était devant lui, rayonnante, dans une robe claire de voile à fleurs, la tête encore coiffée d’une gracieuse capeline de paille. Il pensa qu’elle faisait peut-être un peu fiancée de village, avec quelque chose d’emprunté et de désuet dans son maintien, mais elle était tout de même charmante de grâce juvénile. Elle avait eu un peu chaud sur la route et transpirait légèrement. Confuse de n’avoir pas eu la présence d’esprit de se repoudrer d’abord, elle jeta sa capeline sur un fauteuil, porta ses doigts à ses pommettes comme pour en atténuer la brûlure, sourit et vint vers lui, la main tendue, les yeux illuminés de plaisir. Dans la pièce aux contrevents à demi fermés et où régnait une fraîcheur un peu humide, il sembla à Monsieur Hermès que c’était toute la splendeur dorée et chaude de ce beau dimanche d’été qui entrait avec Caroline. Son cœur bondit d’allégresse. Puisqu’elle était là, tout allait être simple. Il s’était fait à l’avance d’inutiles appréhensions.

Caroline s’était élancée vers lui d’un mouvement si vif qu’elle l’avait presque touché. Elle recula d’un pas et rougit davantage. Son trouble envahit Monsieur Hermès d’une langueur exquise. Il retint dans la sienne cette main qui avait voulu se reprendre et qui maintenant s’abandonnait. Il aurait souhaité que ces instants n’eussent pas de fin. Mais comme une certaine gêne finissait par s’emparer d’eux, ils se réfugièrent dans un échange de questions. Celles de Caroline fusèrent avec volubilité. Elle voulait savoir ce qui lui était arrivé, pourquoi il n’était pas venu, tout de même, jusqu’à l’église, comment il avait trouvé son chemin. Elle eut alors recours aux ressources d’une naïve coquetterie. J’ai cru que vous aviez changé d’avis ou que vous n’étiez pas fidèle à votre promesse. Je me suis dit que vous aviez peut-être peur de vous ennuyer parmi nous. Bien sûr, nous ne sommes pas des gens drôles et Poujastruc a moins d’attraits que Portville. D’abord, Monsieur Hermès la laissa dire. Puis il protesta véhémentement. Il avait eu un voyage sans histoire et était très heureux d’être enfin chez elle, auprès d’elle. Vous ne m’en voulez pas, j’espère, d’avoir manqué la messe ? Je vous assure que je ne l’ai pas fait exprès. Elle sourit sans le quitter des yeux. Non, je n’ai rien supposé de tel. Je suis d’un naturel très tolérant, vous savez. J’ai seulement craint que vous ne veuillez plus venir. Je vous ai peinée ? Oui. Et elle se tut. Mais maintenant c’est fini. Tout est bien. La journée est merveilleuse. Notre invité a prononcé un prône qui a été, je crois, fort apprécié. Et le déjeuner sera, j’en suis sûre, excellent. Venez, je vais vous présenter à toute la tribu, et à ma mère, pour commencer, car j’ai des usages, sans en avoir l’air. Elle reprit sa main et l’entraîna à travers le long couloir jusqu’au jardin d’où, à mesure qu’ils avançaient, leur parvenaient des bruits de voix plus distincts.

Sous les hauts tilleuls figés dans la torpeur de midi, tout le monde était assis autour de boissons glacées en attendant qu’Ursule vînt annoncer qu’on était servi. Monsieur Hermès fit le tour du cercle, précédé de Caroline et serra successivement la main de Mme Poujastruc, de l’archiprêtre, d’un gros vicaire poilu, blafard, crasseux et hydropique mais cordial, de l’abbé Marcet-Chibrot qui faisait déjà les frais de la conversation, de Maurille Poujastruc, puis de Clarisse. Un peu à l’écart, François Deloulet, le vieux docteur Ampuis et l’abbé Roquecorbe fumaient tout en discutant. Caroline le leur présenta et, tout de suite, le superbe accent sonore de l’abbé lui fut sympathique. Caroline appela : Ohé ! Maud, Marie-Amélie, venez, mes chéries ! Du fond du jardin, deux petites filles accoururent dans de courtes robes blanches. Voici les filles de ma sÅ“ur Clarisse. Sont-elles assez mignonnes ? Monsieur Hermès s’accroupit pour les embrasser. Mais déjà elles s’échappaient pour lui montrer la grosse chatte noire qui se roulait dans l’herbe en jouant avec ses deux chatons aux cabrioles burlesques. Mon dieu, quelle quiétude on respirait ici ! Monsieur Hermès eut un regard de gratitude à l’intention de Caroline. Qu’il était heureux d’être là ! Il lui semblait déjà qu’il connaissait tous ces êtres depuis des années, qu’il les avait longuement fréquentés en rêve, qu’il appartenait à leur clan de toute éternité, que sa place était parmi eux, qu’on la lui avait toujours réservée comme si on l’y espérait…

Une fois ces civilités achevées, Monsieur Hermès se sentit plus hardi. Il avait craint de ne savoir évoluer au milieu de cette famille bien-pensante et de ces soutanes. C’était un monde si neuf pour lui ! Ne devrait-il pas surveiller ses manières, ses paroles ? Mais non ! Tous, ils étaient cordiaux et affables et parlaient avec une liberté d’expression qui lui convint. Peu après, tenant dans sa main le verre d’anis allongé d’eau que Caroline lui avait préparé, il se trouva dans un groupe composé, outre Caroline, de Maurille et des deux abbés. Il entendit l’archiprêtre remarquer à mi-voix, d’un air badin qui lui allait mal, que les intellectuels faisaient déjà bande à part. Mme Poujastruc et Clarisse s’entretenaient avec le gros vicaire. Le docteur Ampuis se leva péniblement de son siège de rotin et alla se couper une rose à un massif voisin. Il la mit à sa boutonnière et fut rejoint à cet instant par le vieil archiprêtre qui le prit par l’épaule et l’entraîna confidentiellement dans une allée. François Deloulet, pendant ce temps, avait emmené ses deux fillettes qu’exceptionnellement on devait servir à part dans la véranda. On leur épargnerait ainsi la contrainte d’un long repas. Maud et Marie-Amélie poussaient des cris stridents à l’idée de cette dînette. Cette faveur les pénétrait de leur petite importance. Elles avaient, paraît-il, mis elles-mêmes leur couvert à une table basse et étaient fières d’être abandonnées à elles-mêmes comme de grandes personnes. Mais comme Monsieur Hermès, par courtoisie, félicitait Mme Poujastruc de laisser une telle autonomie à ses petites-filles, elle l’approuva avec bonhomie, flattée dans son for intérieur que l’invité de Caroline eût su si vite apprécier sa libéralité. Monsieur Hermès comprit que son banal compliment l’avait déjà fait pas mal avancer dans son estime. Il en acquit un surcroît d’assurance. Mais, tout aussitôt, et sans se soucier de la présence des quatre prêtres, Mme Poujastruc éprouva le besoin d’ajouter que, si elle avait agi ainsi, c’était surtout pour qu’on ne fût pas treize à table.

Monsieur Hermès sursauta. Il ne se serait pas attendu à une telle soumission superstitieuse chez une dame si dévote. Il regarda tour à tour chacun des prêtres, sûr qu’il était que l’un d’entre eux au moins allait protester. Mais tout le monde parut trouver ça très naturel. Caroline elle-même affichait un air séraphique, nullement choquée. Sans doute, même, n’avait-elle pas prêté attention. Maurille seul ricana méchamment et fixa Monsieur Hermès avec une insolence à double entente comme s’il avait voulu à la fois le pousser à dire ce qu’il savait qu’il pensait et le prendre à témoin des inconséquences du milieu dans lequel il pénétrait aujourd’hui. Monsieur Hermès fut mis dans l’embarras par cette complicité muette dans laquelle Maurille tentait de l’impliquer et il s’efforça de chasser de son esprit la déception que lui avait causée la survivance, chez ces gens, de principes qui lui semblaient si peu en harmonie avec leur religion.

Malgré ses efforts, une fois à table, Monsieur Hermès ne put, pendant un assez long temps, en distraire sa pensée. Mais petit à petit, il oublia. Il était, ce jour-là, dans de si bonnes dispositions que rien n’aurait pu les ternir. La première impression faite sur lui par les Poujastruc avait été si favorable qu’il cherchait à s’y raccrocher par tous les moyens. Au fond, Mme Poujastruc n’avait peut-être même pas réfléchi en émettant son propos. Oui, elle avait dû dire ça comme elle aurait dit n’importe quoi. C’était ainsi que les autres l’avaient compris, sûrement. Et il était un sot de l’avoir interprété différemment. La journée était belle, le déjeuner réussi. Il n’avait pas le droit de gâter son plaisir par des supputations oiseuses. La famille Poujastruc lui donnait l’exemple. Il se devait de l’imiter et de refréner ses habituelles suspicions. Bientôt, il y parvint et se laissa gagner, sans arrière-pensée, par la gaieté et l’animation qui régnaient. Ursule s’était véritablement surpassée. Une ardente discussion s’était engagée sur les outrances de l’art sacré. L’archiprêtre lui-même, dont l’étroit visage ascétique révélait assez les macérations qu’il s’imposait, avait les joues marbrées de rouge. Le vicaire, sa serviette nouée autour du cou, faisait aux plats l’honneur d’y revenir. De temps en temps éclatait le rire viril du méridional abbé Roquecorbe. Et l’abbé Marcet-Chibrot, la mine réjouie, glissait doucement au libertinage. Quant aux autres convives, à l’exception de Caroline qui restait gracieuse et réservée et qui, dans le roucoulement même de son rire, semblait contenir tout ce qu’il y avait de velouté en elle, ils joignaient leur chaleur à celle des curés. À plusieurs reprises, Monsieur Hermès fut même frappé par la verdeur du langage. On ne mâchait pas ses mots. Et si Mme Poujastruc tentait de s’en offusquer, on passait outre. Allons, les choses devaient être dites avec accent, si on voulait les exprimer avec toute l’acuité désirable. Monsieur Hermès était ravi de rencontrer des gens si émancipés. Passe pour les civils ! Mais de la part des curés, n’était-ce pas inattendu ? Il n’était pas loin, à cet instant, de penser qu’il avait eu tort, bien souvent, de se faire des idées préconçues. Les prêtres pouvaient être des individus comme lui et aborder sans hypocrisie n’importe quels sujets. Il se félicitait d’avoir eu la sagesse de manger et de boire modérément. Ainsi, il avait gardé la tête froide. Décidé, en pénétrant dans un milieu qui n’était pas le sien, à ne se livrer qu’avec prudence, il avait tout de suite constaté que les Poujastruc respectaient un protocole de table auquel il n’était pas accoutumé. Il s’efforçait donc d’observer les moindres gestes de la maîtresse de maison afin de l’imiter discrètement. Tout en participant de loin à la conversation générale, il s’amusait de son comportement et du hasard qui l’avait conduit là. Il réfléchissait que si Buddy, Delphine et Patrick l’avaient vu, ils n’auraient pas manqué de le taquiner. Lui, si souvent exaspéré par ses parents, qui ne se gênait pas pour dire ce qu’il pensait de ces familles au sein desquelles la vie est si étiolée et si confite, comment acceptait-il aujourd’hui, avec le sourire, ce qu’il avait toujours âprement critiqué ? Certes, ses amis ne l’auraient pas reconnu. Et lui-même ne se reconnaissait plus. Caroline Poujastruc était-elle donc capable d’opérer de tels miracles ?

En fait, c’est d’elle seule qu’il était préoccupé. On l’avait justement placé à côté d’elle et cela lui permettait de l’entretenir en aparté. Laissant les convives sauter d’un sujet à un autre, avec le même feu, il écoutait d’une oreille attentive ce concert de colloques qui se voulaient tantôt édifiants, tantôt grivois, tantôt érudits ou gastronomiques et se penchait vers Caroline pour la questionner sur chacun. De là, il en vint à railler le sérieux avec lequel ils défendaient tous leur point de vue. Caroline l’approuva. Elle non plus n’aimait guère ces réunions dominicales que sa mère prisait tant. Elle aurait préféré qu’il pût venir sur semaine. Mais elle avait profité de l’occasion. Il s’excusa de se montrer si franc dans ses jugements. N’allait-elle pas le trouver désobligeant ? Mais non, il avait parfaitement raison. Et dans sa voix mesurée, un peu tremblante, Caroline laissa percer quelque ironie à l’encontre de sa mère, du vieux docteur Ampuis et de l’archiprêtre qui s’époumonaient à suivre le train que les boutades parfois subversives de Maurille ou de François, que les allusions savantes des deux abbés imposaient. Ce sentiment d’intimité qu’il était ému de partager seulement avec la jeune fille accrut son ambition de lui plaire et l’agrément d’être à ses côtés.

Quand ils passèrent au salon pour le café, il était tout à fait d’aplomb et ne résista pas à l’innocente vanité de briller en défendant la prose de Valéry devant Maurille et l’abbé Roquecorbe qui l’attaquaient. Mais bientôt l’abbé Marcet-Chibrot accapara l’attention générale en se mettant au piano sans que personne l’en eût prié. Là, tantôt jouant distraitement, tantôt discourant, il tint, selon son habitude, son auditoire sous le charme de ses talents d’improvisateur. C’était un rare pianiste. Il avait à la fois une très vaste culture musicale, une grande facilité d’exécution et le don du pastiche. Sans partitions, uniquement servi par sa mémoire et son imagination, il sautait curieusement d’une suite de Chopin à une sarabande de Hændel, enchaînait une succession de phrases mélodiques nées à l’instant sous ses doigts, rattrapait au vol tel motif d’un concerto de Haydn et se mettait à broder sur ce thème de subtiles variations. Monsieur Hermès regretta que l’abbé ne pût noter sa musique. L’abbé n’avait-il jamais rien composé ? Il faudrait qu’il pensât à le lui demander. Dehors, le jour resplendissait. À l’intensité de la lumière sur le jardin, on pouvait deviner l’omniprésence d’une chaleur accablante. Mais ici, dans cette atmosphère, il faisait presque frais. La digestion aidant, l’assistance restait silencieuse ou parlait à voix basse et cela créait une atmosphère de mollesse et de paresse dans laquelle chacun se laissait engourdir. Monsieur Hermès lui-même sombrait dans une voluptueuse torpeur. Il n’apercevait plus les autres qu’à travers un léger brouillard que l’alcool, la fumée des pipes et des cigarettes, la musique et les voix contenues entretenaient. Comme tout le monde, il faisait semblant d’écouter l’abbé, mais en réalité il ne cessait de contempler Caroline à qui la musique avait donné un visage extasié, quasiment mystique et, perdu dans cette vague contemplation, il était gagné par une sorte de somnolence. Il s’aperçut que Caroline le fixait et il entendit qu’elle lui parlait. Il se secoua. Allons, il fallait réagir. Heureusement, l’abbé s’interrompit. Clarisse s’approcha de lui. Fine ou Armagnac ? Armagnac ! décida-t-il avec une moue de satisfaction. Elle remplit son verre et il but.

Monsieur Hermès regarda l’heure à la pendule. Trois heures. Il vit que l’archiprêtre se levait, imité par son vicaire. Ils profitaient de cette pause pour prendre congé. Les vêpres et la procession les réclamaient. Je suppose, chère Madame, que nous n’aurons pas le réconfort de vous y voir aujourd’hui. Nous vous laissons à vos invités. Il avait recouvré sa morgue et sa froideur. Son vicaire, au contraire, parut s’arracher à regret du fauteuil où, les mains croisées sur le ventre, il avait si béatement entamé sa digestion. Il eut un épais soupir. Mais l’archiprêtre le foudroya du regard et il rentra la tête dans les épaules avec un rictus déconfit. Enfin, ils disparurent, Caroline ayant été les reconduire. Quand elle revint, l’atmosphère s’était ranimée. Le départ de l’archiprêtre avait provoqué une détente. Chacun s’ébrouait. L’abbé Marcet-Chibrot qui s’était tout de même un peu contenu jusque-là, donna dès lors libre accès à sa verve. On parla bien entendu de l’archiprêtre, de son insupportable rigueur. On s’étonna même qu’il eût, durant le repas, si cavalièrement fait abstraction de ses principes. Lui, à l’accoutumée si sévère et si revêche, il s’était presque humanisé. On n’en revenait pas qu’il eût laissé l’entretien prendre ce tour léger. Généralement il ne se gênait pas pour dire leur fait à ceux de ses paroissiens qui sacrifiaient aux joies païennes de la mondanité. Le caquetage, les jaseries, les futilités, voilà ce qu’il bannissait. Selon lui, toute conversation devait être sanctifiante. Mais la chère capiteuse, les vins nombreux, l’alacrité de l’ambiance l’avaient lui-même un peu échauffé. Peut-être aussi n’avait-il pas osé rappeler à l’abbé Marcet-Chibrot les devoirs de la décence. Toutefois, il s’était finalement repris et sans doute ne manquerait-il pas, dès qu’il rencontrerait Mme Poujastruc, de lui adresser quelque remontrance à ce sujet. Une bonne chrétienne ne devait pas tolérer qu’on parlât à sa table comme chez les mécréants. C’était faire injure au Seigneur. Surtout en un jour comme celui-ci qui aurait dû lui être entièrement consacré. Mme Poujastruc se rendait bien compte qu’elle aurait pu user de son autorité de maîtresse de maison pour imposer silence à l’abbé ou, tout au moins, pour l’orienter vers des sujets moins scabreux. Mais elle l’avait trouvé si divertissant qu’elle n’y avait pas songé. Fort prude dans ses mÅ“urs, elle ne détestait pas, à l’occasion, laisser aux paroles cette liberté qu’elle refusait à ses actes, pourvu que d’autres prissent les devants. Et c’est sans déplaisir que ses oreilles pouvaient entendre un marivaudage de galants coq-à-l’âne dont elle affectait de s’effaroucher, mais qu’elle savait fort habilement provoquer. En temps ordinaire, c’était le vieux docteur Ampuis qu’elle mettait ainsi sur la sellette. Comme beaucoup d’hommes de son âge, il affectionnait particulièrement les babillages dont les sous-entendus lui permettaient de suppléer à ses impossibilités fonctionnelles. Aujourd’hui, il avait découvert en l’abbé Marcet-Chibrot un brillant partenaire. À eux deux, malicieusement éperonnés par Maurille et François Deloulet, ils avaient poussé aussi loin qu’il était séant les limites de ce qui doit ou ne doit pas se dire en société.

Maintenant, Ursule apportait la collation. Clarisse et Caroline s’empressèrent autour des plateaux. L’abbé s’était éloigné du piano et, nonchalamment étalé au milieu du sofa, il débitait une série d’anecdotes osées, qu’il ponctuait de beaux gestes ecclésiastiques et désinvoltes, sans jamais risquer un mot trivial et en donnant toujours à ses phrases un tour un peu précieux et raffiné qui en atténuait la gaillardise. Monsieur Hermès réalisa que l’abbé Roquecorbe, apparemment peu bégueule pourtant, n’appréciait guère ces licences et que Mlle Poujastruc, tout en gardant bonne contenance, ne les écoutait qu’à contre-cÅ“ur.

Décidément, c’était une journée pleine d’enseignements pour Monsieur Hermès. La fréquentation assidue de sa petite bande d’amis lui avait fait perdre de vue qu’il existait autour de lui d’autres univers. Il avait encore beaucoup à apprendre. Question langage, il avait son franc-parler et ce n’était certes pas les mignardises de l’abbé Marcet-Chibrot qui l’intimidaient. Mais il était sidéré qu’il se déboutonnât dans un tel milieu. Et les bras lui en tombaient de voir Mme Poujastruc et sa fille aînée, la brune Clarisse, prêter tant d’attention à ces folâtreries. Sur son invite, elles s’étaient assises près de lui sur le sofa et buvaient ses paroles. Monsieur Hermès remarqua même que l’abbé, tout en discourant, posait fréquemment sa main fine sur le bras nu de Clarisse et que celle-ci le laissait faire avec complaisance. En réalité, l’abbé n’était pas un vulgaire chercheur d’aventures. Ses allures affranchies ou libertines étaient plutôt machinales. Du reste, il savait imposer avec grâce les attitudes ou les reparties les plus risquées et, malgré sa laideur, savait conserver, en toutes circonstances, une dignité pleine d’onction. Aussi, n’eût été l’attitude hostile de Caroline, sans doute Monsieur Hermès se serait-il laissé séduire comme les autres et aurait-il même poussé à la roue comme Maurille. Mais quand il vit que l’abbé Roquecorbe s’éclipsait discrètement, il en profita pour se rapprocher de Caroline qui, depuis un moment, se tenait ostensiblement à l’écart, tout en écoutant poliment l’invité. Où allait donc l’abbé ? Eh bien, elle pensait qu’il se retirait dans sa chambre pour lire son bréviaire. Mais au clignement qu’elle lui fit, il comprit que ce n’était là qu’un prétexte de l’abbé pour fuir le salon. Caroline s’adossa à l’embrasure d’une fenêtre, Monsieur Hermès s’appuya d’une main à l’espagnolette et ils se mirent à parler à mi-voix, heureux de s’isoler et de se sentir secrètement de connivence. Notre prédicateur est tout à fait lancé. Oui, je ne l’ai jamais vu ainsi. Regardez comme ils sont tous pendus à ses lèvres. C’est un vrai séducteur, je l’avoue. Caroline hocha la tête. Il ne me plaît pas. Je n’aime pas ce genre d’homme. Il paraît trop sûr de lui. Et puis, n’a-t-il pas autre chose à raconter ? Monsieur Hermès opina. Au moins n’êtes-vous pas trop mécontent de votre journée ? En doutez-vous ? Caroline baissa les yeux et rougit. Non. Je suis moi-même si heureuse. Elle dit cela si bas qu’il dut se pencher un peu pour l’entendre et qu’il effleura ainsi ses cheveux avec sa joue. Sa confusion fut extrême. Il était incapable de prononcer une parole. Les sons s’étranglaient dans sa gorge. Mais ce fut pour lui comme si la plus exquise des mélodies s’était répandue dans ses veines quand il entendit Caroline lui demander s’il lui écrirait pour lui narrer ses impressions. Ô sublimes instants, instants si longtemps attendus ! C’était donc là cette extase qu’il avait si ardemment désiré connaître. Comme les autres semblaient loin ! Leurs voix lui parvenaient dans un brouhaha, mais si faible qu’il n’avait pas conscience de leur réalité. Le monde avec ses calculs et ses laideurs n’existait plus. Il n’y avait plus que Caroline et lui fondus en un seul être, en une seule pensée, âmes sÅ“urs que leur entente irradiait.

À présent, Caroline lui parlait de Félix Ampuis. Il est, je vous l’ai dit, le fils de notre vieux docteur et le frère cadet de Jacques, le député, dont vous avez sûrement vu le nom ou la photo dans les journaux. Félix était malade depuis des années. On l’avait même cru longtemps perdu, mais depuis deux mois il allait un peu mieux. Quand vous reviendrez au Mas, je m’arrangerai pour que nous allions le voir, j’aimerais que vous sympathisiez. Vous verrez, c’est un être adorable. Monsieur Hermès aurait pu redouter cette amitié qu’il devinait si fidèle mais il était trop ému par la façon si affectueuse dont la famille Poujastruc l’avait accueilli. Tout le monde a été si gentil et si bon avec moi ! Votre mère, surtout, m’a conquis. Vous savez, je ne suis pas très à l’aise ni très heureux chez mes parents. Ici, au milieu de vous tous, j’ai éprouvé une véritable détente durant ces quelques heures. Vous avez de la chance d’avoir une famille si unie et si compréhensive. On respire, chez vous. On ose être soi-même. Chez moi, la mésentente est continuelle. Nous ne nous comprenons pas. Nous nous heurtons, nous nous querellons à propos de tout et de rien. C’est parfois infernal. C’est pourquoi je vis tellement au dehors, auprès de mes camarades. Je fuis un père et une mère qui n’ont rien de commun avec mes goûts et mes aspirations profondes. Je me fais l’effet d’un étranger à la table familiale. Tandis qu’ici, et vous y êtes sûrement pour quelque chose, je me sens déjà chez moi, en confiance. Elle prit sa main, la serra et lui dit qu’il pourrait venir aussi souvent qu’il voudrait, qu’il serait toujours le bienvenu. Vous ne devez pas vous laisser aller. Chassez de votre pensée ces idées moroses. Réagissez. Vous me peinez quand je vous vois prêter à la vie des couleurs si noires. Je crois, moi, que la vie est merveilleuse. Il esquissa une moue amère. Je ne demande qu’à vous suivre. Mais, je dois vous l’avouer, auprès de mes amis même, je ne trouve pas souvent ce que je cherche. Irrésistiblement, lâchement, il était pris du besoin de les renier devant la jeune fille. Il oubliait du coup qu’il avait toujours partagé leur existence et qu’il ne valait pas mieux qu’eux. Pour se faire valoir aux yeux de Caroline, il n’hésitait pas à les lui peindre plus matérialistes et plus vains qu’ils n’étaient sans doute. Il se désolidarisait d’eux. Il s’accusait de faiblesse. Si j’avais plus de caractère, je cesserais de les voir. Je suis un inquiet, au fond, un instable. Il faudrait que quelqu’un pût me fixer. La vie ne m’a pas apporté encore ce que j’attends d’elle. Je me juge souvent fort malheureux. Sans doute ai-je tort ?

Caroline l’écoutait avec une compassion infinie. Exaltée par ses aveux, elle brûlait de lui porter secours. Oui, elle le comprenait. Elle partageait ses sentiments. En elle aussi il y avait d’indicibles élans, elle le sentait. Elle ne cessait d’aspirer à l’absolu. Elle aurait voulu vivre une existence idéale. Hélas, on ne rencontrait autour de soi que des êtres hostiles ou qui se fermaient à votre approche. Les plaintes du jeune homme auraient dû indisposer ce qu’il y avait d’altier en elle, mais elles ne faisaient que fortifier l’intérêt qu’elle lui portait. Elle devinait qu’elle pourrait lui être utile et cette certitude l’emplissait de gratitude et de foi. Voilà qu’elle sortait enfin de l’enlisement où ses études puis sa maladie l’avaient trop longtemps maintenue. Sa vie prenait désormais un sens. Les bonnes Å“uvres, le catéchisme n’avaient été que des palliatifs trompeurs. Sa voie véritable était tracée. Ce qu’elle devait réveiller dans l’âme de Monsieur Hermès, c’était un certain appétit spirituel. Elle le ramènerait à Dieu, au Dieu vivant qui lui rendrait force et courage. Pour mener cette tâche à bien, elle se découvrait à la minute des trésors de patience et de tendresse. Elle saurait lui dire les mots qui pourraient l’apaiser. Elle mettrait un baume sur ses plaies. Pour commencer, elle lui écrirait. Tous les jours, s’il le fallait. Elle irait le voir à Portville. Elle l’attirerait à Poujastruc. Et pourquoi, dès maintenant, ne pas exercer une influence sur ses lectures ? Elle s’excusa, disparut, monta en courant dans sa chambre, y prit un livre posé sur sa table de chevet, en arracha le signet et redescendit au salon. Tenez, je vous le prête. J’aimerais savoir ce que vous en pensez. Moi, je trouve ça très beau. Monsieur Hermès saisit le livre dans ses mains et lut le titre. C’était Partage de Midi. Vous connaissez ? Nullement. Il avait seulement vu jouer l’Annonce à Paris. Oui, c’est un des drames de Claudel que je préfère, moi aussi. Mais puisque vous admirez l’Annonce, je crois que vous ne serez pas déçu. Il y a dans le Partage, tout le drame de la créature qui est écartelée entre la passion charnelle et Dieu. À la fin, c’est Dieu qui l’emporte…

L’heure du train approchait. Il fallait songer au retour. Le docteur Ampuis proposa aux deux voyageurs de les ramener dans sa voiture à la gare. Il commençait à se faire tard quand ils montèrent dans leur compartiment. Assis en face de l’abbé, Monsieur Hermès contempla la campagne avoisinante qui se fondait, à la limite des premières collines, dans un scintillement doré. Mais, au delà des ombres naissantes, il lui semblait qu’il voyait encore les pâles yeux verts de Mlle Poujastruc le fixer et il se perdit longtemps dans une rêverie paisible où repassaient les divers événements de cette journée.

XI

Nouveaux soubresauts

Au bout d’un moment, l’abbé et Monsieur Hermès qui étaient d’abord restés silencieux, réengagèrent la conversation. Aux pointes ironiques que lui lança l’abbé, Monsieur Hermès se rendit compte que ce dernier avait fort bien deviné l’attrait qu’exerçait sur lui Mlle Poujastruc. Comme sa physionomie se rétractait pudiquement, le prêtre posa sa main sur le genou du jeune homme et le rassura. Inutile de vous en défendre, mon cher. Je la trouve moi-même charmante. Certes, je lui ai peu parlé. Oh, je ne vous en veux pas de l’avoir accaparée. C’était tout naturel. Mais ce peu m’a suffi pour la juger. C’est une personne tout à fait remarquable. Monsieur Hermès fut transporté de bonheur. Son amour-propre était trop agréablement chatouillé pour qu’il se hasardât à changer de sujet. Il laissa dire l’abbé. Celui-ci vantait la beauté discrète de Caroline, son intelligence posée et sensible ainsi que sa distinction. Monsieur Hermès admira qu’il eût pu, en ne cessant d’exhiber son esprit salonnier, se montrer un observateur aussi sagace. Tout en l’écoutant religieusement, il tentait d’analyser les impressions que la tribu des Poujastruc avait faites sur lui. Il ne revenait pas sur celle, excellente, que lui avait laissée la mère de Caroline. La sÅ“ur de celle-ci, Clarisse, s’était peu mise en vedette. Cependant il avait été frappé par la sensualité presque provocante qui se dégageait de ses yeux vifs et de son opulente chevelure brune. Avec son mari, le gros François, comme l’appelait Maurille, il n’avait pas échangé quatre paroles. Maurille, en revanche, lui avait paru très attirant. S’il revenait un jour au Mas, il aurait plaisir à se lier avec lui. Le vicaire et le docteur l’avaient amusé, si l’archiprêtre lui avait déplu. Mais le plus sympathique était certainement l’abbé Roquecorbe, encore qu’il y eût chez ce dernier un côté intimidant. En voilà un, se dit-il, devant lequel il ne me sera pas facile de dissimuler mes sentiments. Une boutade de son compagnon de voyage le fit remonter à la surface. Il parlait du frère de Mme Poujastruc, le poète, qu’il n’appelait qu’Antoine. Antoine et lui avaient été condisciples au collège Saint-Benoît de Portville mais, depuis, ils s’étaient perdus de vue. Lui, n’est-ce pas, a poursuivi une brillante carrière à Paris ; moi, je me suis enterré en province. Savoir comment l’abbé jugeait Juan Triste ? Nous nous aimions beaucoup, vous savez. Mais nous avons suivi des voies toutes différentes. Vous appréciez ses poèmes ? Je les goûte assez peu, en vérité. Et puis surtout, ce pseudonyme est idiot. Pourquoi n’a-t-il pas gardé son nom ? Antoine Poujastruc ! Cela aurait bien sonné, cependant. Monsieur Hermès avoua qu’il tenait de Caroline que la vieille Mme Poujastruc, la mère d’Antoine, n’aurait pas vu d’un bon Å“il son fils s’adonner à la poésie. Oui, j’ai su cela, dit l’abbé. Mais quand même : Juan Triste ! Vous vous rendez compte !

À l’ouest, du côté de la mer, le soleil sombrait. Un vent doux, presque nocturne, pénétrait par la vitre ouverte. Ils étaient seuls sur leurs banquettes. L’ombre s’épaississait autour d’eux en ne laissant plus transparaître que leurs visages. L’abbé, si frivole et si artificiel tout à l’heure, était au bord des confidences. Monsieur Hermès se tut, troublé qu’il était par le tour inattendu que prenait soudain leur entretien. Je vous ai peut-être agacé cet après-midi avec mes bavardages. Mais ne m’en veuillez pas. Ce n’était qu’une façade. Je fais parfois cela pour m’étourdir. Ma soutane devrait m’interdire ce que je vais vous confier. Mais je ne suis pas un homme complètement heureux. Au collège, moi aussi, comme Antoine, j’ai écrit des poèmes. Mais ils n’étaient pas fameux. Et j’ai eu la malchance de m’en apercevoir. Cela a été une grande déception pour moi. Et puis, Antoine et moi nous avons aimé la même jeune fille. Je suis laid. Je l’étais plus encore à l’époque. Ce fut Antoine qu’elle préféra. Deuxième déception. Et plus cruelle encore ! J’entrai au séminaire sans avoir vraiment la vocation. En fait, la prêtrise n’a pas cicatrisé ma blessure. Je sais que je suis un mauvais prêtre. Je suis très mal vu à l’archevêché. On me tient en disgrâce. On me reproche mes propos, mes attitudes un peu trop libres. On me refuse tout avancement. On hésite à me confier la moindre fonction. On craint l’influence que je peux exercer sur la jeunesse. Et il n’y a pas jusqu’à ma réputation de mélomane et de philosophe qui ne me vaille à chaque instant quelque rappel à l’ordre. Je suis obligé de me cacher. Des jeunes gens même que j’attire chez moi je dois me défier. Ne glisse-t-on pas parfois quelque espion parmi eux ?

Je me console comme je peux en consacrant le meilleur de mon temps à un important ouvrage de métaphysique pour lequel j’amasse des notes depuis des années. Mais sur ce terrain-là aussi je me sens bridé. Je n’obtiendrai jamais l’imprimatur. Si j’essaye de passer outre en publiant sous un faux nom, l’Église me fera interdire. J’ai déjà reçu des menaces. Si j’avais plus de courage, je tenterais quand même l’aventure, mais quel scandale en perspective ! C’est le respect que je dois aux miens qui m’arrête. Je tuerais mon vieux père. Mais cela me ronge de renoncer à la chose qui est devenue ma raison d’être. Cette impossibilité d’atteindre jamais le moindre public empoisonne mes jours. Je me borne à en lire des fragments à mes fidèles du mercredi, mais comme, devant eux, je suis également contraint de feindre, je prétends que ce sont des textes que j’ai dénichés dans des auteurs anonymes ou dans des revues étrangères. Vous imaginez cette misère ! J’aurais dû vous dire cela beaucoup plus tôt. Mais depuis que nous nous connaissons, je n’en avais pas eu l’occasion. Je sais que je peux compter sur votre discrétion. Vous êtes de ceux qui pouvez me comprendre et m’absoudre. M’approuver, même ! Du reste, vos idées sont pour moi une garantie. Cela me réconforte de me confier à vous. En fait, je n’en parle jamais. Et ça finit par m’étouffer. Je peux vous paraître amer, mais cette amertume est tempérée par la joie que j’éprouve à me dire que vous savez maintenant ce qu’il y a au fond de mon cÅ“ur. Il est probable que nous ne reparlerons sans doute jamais plus de tout cela. Il saisit à nouveau les mains de Monsieur Hermès dans les siennes et les pressa convulsivement. De grâce, n’en soufflez mot à qui que ce soit.

Monsieur Hermès était à la fois médusé et un peu gêné. Qu’avait-il donc en lui pour que les gens fussent si facilement amenés à lui ouvrir leur cÅ“ur ? Il ne faisait pourtant rien pour provoquer ces aveux et, au fond, il n’aimait guère ce genre d’effusions lyriques. Mais l’abbé lui paraissait tout à coup plus proche. Un instinct fraternel le poussa à le questionner davantage. Ne lui dirait-il pas en quoi consistait son Å“uvre en chantier ? Il jouit du plaisir que sa demande suscitait. L’abbé se lança aussitôt dans un minutieux et savant exposé. À l’arrivée à Portville, il parlait encore. Monsieur Hermès buvait ses paroles. Il avait une telle admiration pour toute création artistique qu’il n’était pas loin de se persuader, sur les dires de l’abbé, qu’il avait devant lui une sorte de génie méconnu. Il se plut à imaginer qu’on publierait le manuscrit après la mort du prêtre et que le nom de ce dernier deviendrait immédiatement célèbre. Quelle aubaine pour moi d’avoir su recueillir ce soir la confession de ce futur grand homme ! Il en était tout fier. Son exaltation était telle qu’il quitta brusquement l’abbé à la gare et qu’il sauta dans un taxi pour retrouver plus vite ses amis. Après une telle journée, il ne pouvait se coucher comme ça. Il avait hâte de faire sentir à la petite bande qu’il ne dépendait pas entièrement d’elle, qu’il était capable de mériter d’autres sympathies. Il brûlait aussi de voir Buddy et les autres intrigués par l’air un peu absent et un peu grisé qu’il prendrait, presque malgré lui, au souvenir des heures passionnantes qu’il venait de vivre comme si déjà le ravissement dans lequel l’avait plongé l’exquise sollicitude de Caroline avait pu se lire à nu sur son visage.

*

À la Taverne Anglaise, il vit seulement Delphine. Où étaient donc les autres ? Et qu’attendait-elle, en ce lieu, avec cette expression morne et ces lèvres butées qui dénotaient chez elle un accès de mauvaise humeur ? Un dimanche soir, ce n’était pas croyable. Le garçon s’approcha. Vous prendrez un whisky avec moi ? Elle acquiesça, à la fois par lassitude et indifférence. Alors, ce sera deux ! Avec de la glace ! Eh bien, ma petite Delphine, que se passe-t-il ? Vous me paraissez dans un triste état. Elle le regarda et haussa les épaules. Je suis énervée, ne faites pas attention. Mais si, justement, il voulait savoir. Il devinait qu’elle était désireuse de se raconter. Ça la calmerait. En somme, il tombait à pic. En effet, elle ne se fit pas prier. D’abord, la veille au soir, oui, samedi, elle s’était stupidement querellée avec Patrick. Vous savez que le dimanche d’avant, je m’étais promise à Buddy. Je voulais donc le dédommager aujourd’hui. Mais Patrick, elle ignorait pourquoi, avait éprouvé le besoin de monter sur ses grands chevaux. Il n’avait rien trouvé de mieux que de lui reprocher de fréquenter des filles comme Lulu et Simone et de supporter le crétinisme des Légende. Enfin, vous voyez ça d’ici ! C’était nouveau ! J’étais exaspérée. Ne pouvait-il la laisser voir qui elle voulait ? Tous les hommes qui s’intéressaient à elle se mêlaient toujours de sa vie privée. Qu’est-ce que cela peut leur faire ? Ils n’ont qu’à me prendre comme je suis. Je ne le lui ai pas caché. Finalement, je suis partie me coucher sans lui serrer la main et, ce matin, j’ai été frapper à la porte de Buddy et je lui ai demandé de m’emmener à la Charmille. Malheureusement, j’avais mal calculé. Vous connaissez Buddy. Ça faisait deux dimanches de suite que je lui consacrais. Il a cru sans doute que c’était arrivé. Ça lui a tourné la tête. En dansant, à deux ou trois reprises, il a glissé sa cuisse entre les miennes, d’une façon fort significative. Il collait son visage contre le mien et cherchait mes lèvres. C’était plein de soldats et de bonniches. Ça puait la sueur et la bière éventée. J’ai eu soudain horreur d’être là avec lui et de me laisser peloter. Tout le reste de l’après-midi j’ai réfléchi au mauvais tour que je pourrais lui jouer. À l’heure du dernier tram, je me suis éclipsée comme si j’allais aux lavabos, j’ai couru jusqu’au terminus, je suis revenue en ville et j’ai fini par échouer à la Taverne. Je venais d’arriver quand vous êtes entré. En ce moment, Buddy doit être seul sur la route. À pied, il y a bien deux bonnes heures de marche. À moins qu’il ait la chance d’être pris à bord d’une auto. Vous imaginez d’ici sa tête quand il a compris que je l’avais plaqué ! Ça lui apprendra ! J’en ai assez, assez de lui, vous m’entendez ; assez de ses assiduités et de ses regards transis. Je ne m’y habituerai jamais.

Monsieur Hermès la dévisagea sévèrement. Elle crânait. Mais en réalité, elle n’avait pas la conscience tranquille. Ce n’est pas très chic ce que vous avez fait là, Delphine. Pourquoi êtes-vous ainsi ? Buddy et Patrick sont tous les deux des garçons épatants et comme on n’en rencontre pas tous les jours. Néanmoins vous ne cessez de les indisposer. Je suis sûr que Buddy est très malheureux. Vous le voyez, sur la route, en pleine nuit, ruminant son humiliation ? Je ne vous croyais pas si inconséquente. Parce que, c’est fatal, ça se saura. Vous voudrez vous justifier aux yeux de Patrick que vous avez laissé tomber. Et Patrick ne résistera pas, par dépit, au plaisir d’ironiser sur le tour que vous avez joué à Buddy. J’entends Paolo s’esclaffer. Alors, Buddy, pas trop fatigué aujourd’hui ? Paraît que tu t’entraînes pour le marathon ? Et d’asséner une grande claque d’amitié dans le dos de ce pauvre Buddy qui aura son pâle sourire navré des mauvais jours. Écoutez, Delphine, il me semble que vous devriez tenter quelque chose. Mais elle se contenta de rire avec sarcasme. Ne vous préoccupez pas d’eux, je vous en supplie. Ils sont bien assez malins pour se défendre. Quant à moi, je sais ce que j’ai à faire. Pourquoi me poursuivent-ils l’un et l’autre ? Ne peuvent-ils me laisser en paix ?

Peu convaincu, Monsieur Hermès hocha la tête. Il se félicitait d’être en dehors du débat. Après tout, ils n’avaient qu’à se débrouiller entre eux, tous les trois. Il éprouvait même une naïve délectation à écouter toutes ces histoires et à taire la sienne. Le charmant visage de Caroline Poujastruc flotta un instant devant lui. C’était bon de penser à elle, d’avoir l’esprit uniquement occupé d’elle. Il en avait fini de vivre au jour le jour comme les autres, de se raccrocher à des aventures sans lendemain. Certes, il ne romprait pas brutalement les ponts avec la petite bande. Mais il espacerait. D’abord, le soir, il aurait à écrire à Caroline. Ce serait la meilleure façon de rester auprès d’elle et de lui marquer sa préférence. Il regarda encore Delphine. Elle avait cessé de rire. Et il vit qu’elle souffrait. Pourquoi donc ne pouvait-elle être heureuse comme lui l’était ce soir ? Il s’imagina que son bonheur devait éclater sur ses traits et il en eut honte. Mais comment venir au secours de Delphine ? Il se sentait impuissant. Pourquoi ses trois amis se déchiraient-ils ainsi ?

Delphine surprit son regard et le fixa à son tour en silence pendant quelques secondes qui lui parurent interminables. Il fut saisi d’une sorte de vertige. Puis elle sourit mélancoliquement, avec dérision, et rejeta la tête en arrière en secouant son éclatante crinière fauve, comme si elle cherchait à échapper à une obsession douloureuse. Tout cela est sans issue, voyez-vous. Nous tournons tous en rond sans réussir à nous joindre. Monsieur Hermès baissa les yeux. Il devinait bien à quoi elle faisait allusion. Mon dieu, qu’elle est belle, se dit-il ! Plus belle qu’aucune femme au monde. Mais ce qu’il y avait à la fois de tendre et de farouche en elle le déconcertait toujours autant. Non, il ne voulait pas à nouveau engager le combat avec elle. Si faible qu’elle fût, il se sentait plus faible encore. S’il acceptait le jeu, elle finirait par le briser. Seul celui qui saurait la dompter pourrait faire sans dommage sa vie avec elle. Tous les autres seraient des pantins entre ses mains et elle les mépriserait. Mais comment la dompter ? Peut-être la vie s’en chargerait-elle… Pour l’instant, elle était trop orgueilleuse encore. Sa jeunesse triomphante, son ascendant dominateur la rendaient inaccessible. Il y avait en elle une âcre tension nerveuse. Il fallait d’abord que des circonstances lui permissent de se dominer. Alors, seulement, elle redeviendrait simple et naturelle. Mais il fut ému à la pensée de tout ce qu’elle devrait endurer pour en arriver là. Quelle différence entre elle et Caroline ! Tout semblait justement si limpide chez Caroline ! Une luminosité si rassurante émanait d’elle ! Un seul regard de Caroline et l’on était pacifié. Il rêva de ses yeux verts, si différents des merveilleux yeux gris de Delphine. Il écouta en lui la ténuité un peu voilée de sa voix qui contrastait tellement avec la voix grave et ardente de Delphine. Il revit la sérénité de ses gestes qu’il opposa à la langueur trompeuse de Delphine. Il songea à l’allure mesurée de ses propos et à l’incohérence pathétique des réactions de Delphine. Caroline était l’équilibre, la douceur, la finesse. Elle était la promesse d’une vie étale, harmonieuse, ordonnée. Elle était comparable à un jardin à la française, à un de ces tranquilles et souriants jardins français où les méandres des allées même, semblent obéir à des règles précises et immuables. Delphine, au contraire, était l’inquiétude, la violence, la passion. Delphine était le flottement, le mépris du lendemain, l’ivresse. Delphine était la redoutable et capiteuse instabilité, l’indomptable amoureuse, la femme enfin avec tous ses philtres. Mais Monsieur Hermès, depuis des mois, était si peu d’aplomb que ce à quoi il aspirait plus qu’à tout, c’était à un havre de quiétude et de confiance et c’est pourquoi, ce soir-là, particulièrement, il fut sourd à Delphine et se réfugia dans l’apaisante évocation de Caroline.

*

Le lendemain soir, en sortant du bureau de Monsieur Papa, Monsieur Hermès se rendit à la Taverne Anglaise. Il lui tardait de voir Buddy et Patrick, mais ni l’un ni l’autre ne se montrèrent. En revanche, Delphine, Lulu, Simone, Loulou, Paolo, Léo et Jojo et même la grosse et bonne Olga, si rare ces derniers temps, étaient là. En voilà une qui serait étonnée quand elle saurait qu’il s’était lié avec Mlle Poujastruc et qu’il avait passé son dimanche au Mas ! Sur la banquette, les filles s’agitaient et riaient comme des folles. Il faisait chaud. Une chaleur lourde. Avec de l’orage dans le ciel. Les garçons, en bras de chemise, suçaient de la glace. Les filles étaient sans doute à peu près nues sous de petites robes imprimées que la sueur, à l’endroit des aisselles, collait à leur peau.

Delphine Rollin semblait particulièrement excitée. Elle avait peine à enregistrer les bêtises que débitait Paolo et elle avait les yeux brillants comme si elle avait bu. Les gens se retournaient aux autres tables pour voir qui causait tout ce bruit. Une dame à double menton et à la prunelle flamboyante qui circulait devant leur coin, dit tout haut au type qui l’accompagnait : Allons-nous-en ! Il n’y a plus moyen de s’entendre ici avec ces petites grues en chaleur. Paolo rigola avec fracas. Et, sans savoir pourquoi, Monsieur Hermès qui survenait, rougit.

Mais, dès qu’elle l’aperçut, Delphine lui fit place près d’elle et abandonna Paolo. Elle glissa gentiment son bras sous le sien, l’attira contre elle, inclina la tête pour lui parler à l’oreille. Alors ? Les avez-vous vus ? Je commence à être inquiète pour de bon. Elle avait su par la bonne de la Maison du Crime que Buddy n’était pas rentré de la nuit. Il n’avait pas paru non plus à l’heure du repas. Et elle n’avait pas osé frapper à la porte de sa chambre. Quant à Patrick, elle l’avait attendu en vain chez elle toute la journée. Elle avait visiblement des remords de ce qu’elle avait fait et c’était sans doute pour s’étourdir qu’elle avait encouragé les pitreries de Paolo. Monsieur Hermès fut partagé entre la tentation de la plaindre et de s’indigner. Quelle étrange fille ! Elle le déconcertait toujours. Elle pouvait révolter en lui maints sentiments intimes mais, en même temps, il y avait dans ses pires écarts quelque chose d’attendrissant. Pourtant, il la brusqua. Pourquoi avait-elle des scrupules aujourd’hui ? Il était un peu tard. Elle pâlit. Elle comprit qu’il désavouait sa conduite, qu’il la jugeait et la condamnait. Elle eut une moue de dédain et, une fois de plus, il fut frappé par le feu sombre de ses opulents cheveux cuivrés, par le cerne inquiétant de ses grands yeux gris et par le mauve sanglant de ses lèvres qui ressortaient, dans son visage trop pâle, comme des Å“illets mâchés. Elle n’avait pas dû dormir de la nuit. Mais pleurer, peut-être. Il regretta d’avoir été dur. Il caressa son poignet. Vous êtes malheureuse. Elle eut un cruel rire de gorge qui le cingla, mais elle ne retira pas son bras. Caressez-moi encore. Cela me fait du bien. Je suis si lasse, si découragée ! Et si seule, au fond ! Monsieur Hermès avait une question sur les lèvres. Mais Lulu se pencha vers eux et l’interrompit. Léo proposait une baignade aux docks pour se rafraîchir. Est-ce qu’elle en était ? Delphine se retourna vers Monsieur Hermès et l’interrogea du regard. Foutre oui, c’était une excellente idée. Léo avait son berlingot. Il pourrait emmener les filles. Olga se récusa. Elle avait à potasser. Les garçons iraient par le tram. Monsieur Hermès se dit qu’il aurait peut-être mieux fait de rentrer chez lui. Mais Delphine paraissait si mal en point qu’il décida de l’accompagner. Malgré lui, il se sentait des responsabilités vis-à-vis d’elle. Bon sang, se dit-il, j’aurais une sÅ“ur, je ne serais pas plus vigilant !

Les garçons partirent devant. Une fois sur les quais, comme ils blaguaient sur la plate-forme arrière de la remorque, ils virent venir à eux à toute vitesse le petit engin rageur de Léo. La torpédo les dépassa bientôt en faisant tressauter sur les pavés sa cargaison de filles, robes au vent. Au passage, elles poussèrent des cris stridents et lancèrent des signes. Lulu s’était juchée sur la capote et montrait ses cuisses blanches à tout venant. Lulu avait des cuisses irréprochables, c’était un fait. Cependant, elle avait un peu trop tendance à les exhiber. Un ouvrier, près d’eux, murmura pour lui, en désignant Léo : Eh, il ne s’embête pas, le frère ! Trois poules pour un seul, y a pas de justice ! Il avait raison, le prolo. Elle avait beau arborer ses grands airs, Delphine, ce n’était pas volé pour elle si on la prenait parfois pour une poule.

Aux docks, Léo et les filles les attendaient. Mais ils s’aperçurent que, dans leur précipitation, ils avaient oublié leurs maillots. Léo se souvint qu’il possédait deux vieux caleçons mités dans le coffre de son tacot. Y avait-il des amateurs ? Des souffles chauds avaient lavé le ciel et, tout en écartant la menace d’orage, avaient raffermi la température. Le jour faiblissait. Toutefois, l’eau croupissante des bassins, huileuse et maculée de détritus, n’était guère engageante. Le mieux était de revenir en ville. On irait prendre un pot au Corsaire. Mais Lulu ne voulut rien entendre. Elle était venue pour se baigner, elle se baignerait. Allez, qui vient avec moi ? Ça va être marrant, quoi ! Ils regardèrent l’eau. Il n’y avait pas un chat dans cette partie des docks. De vieux cargos démantelés et bosselés, rongés par la rouille, laidement bariolés au minium, dormaient mélancoliquement. Sur les berges des quais, on n’apercevait même plus ces vieux pêcheurs qui avaient dû distiller, durant l’après-midi, la canne à pêche à la main, l’ennui poussiéreux de leur croupissement médiocrement renté. Lulu avisa une cabane. Sans doute la cabane d’un garde-port. Elle y entraîna Delphine et Simone et s’y déshabilla. Nue en un clin d’œil, elle montra son minois par la porte entrebâillée et demanda à Léo de lui porter un de ses deux caleçons pour l’essayer. Léo éclata de rire. Allez, dit-il aux autres, on y va tous. Vous allez l’entendre ! Loulou et Monsieur Hermès suivirent le mouvement, mais restèrent un peu en retrait. Léo y va un peu fort, tu ne crois pas ? Oh, moi je m’en balance. Il y a bel âge que Lulu est habituée à montrer son cul à tout le monde. Je trouve même ça drôle, dans un sens. Ça m’instruit. Et il ricana. Mais Jojo, de la cabane, les interpellait. Alors, les puceaux, vous vous radinez ? Ça ne vous dit rien de vous rincer l’œil ? Sans se départir de son flegme, Loulou consentit à sourire et, bourrant une pipe : Ça va, on n’a pas comme vous des curiosités de collégiens. À l’intérieur de la cabane, les rires à nouveau fusèrent. Enfin Lulu parut, les seins ballants, des seins déjà un peu lourds, les cheveux sur les yeux et prise d’une folle hilarité, essayant en vain d’enfiler le caleçon trop étroit pour ses hanches. Elle se contorsionnait tant qu’elle pouvait, mais ses rires lui enlevaient toute force et, finalement impuissante, elle baissa les bras et s’adossa à la cabane pour céder mieux à sa joie. Delphine vint à elle et tira des deux mains sur le caleçon pour essayer de le remonter. Tous, autour d’elle, se gondolaient. Loulou et Monsieur Hermès participaient maintenant à l’enthousiasme général. Cette sacrée Lulu était vraiment impayable ! Paolo trépignait en poussant ses petits gloussements habituels et dans sa frénésie, il claquait de grandes tapes affectueuses sur les fesses de Lulu. C’est alors que Monsieur Hermès s’étant avancé jeta un regard curieux à l’intérieur de la cabane. Et que vit-il ? Delphine, imitant Lulu, à son tour, se déshabillait. Elle était déjà en combinaison et achevait d’enlever ses bas devant Jojo qui lui tendait le deuxième caleçon. Pieds nus, elle réussit d’emblée à l’enfiler. Puis elle fit passer sa combinaison par-dessus sa tête. C’était la première fois que Monsieur Hermès découvrait la nudité parfaite du buste de Delphine. Elle avait une poitrine splendide. Mazette ! s’exclama Jojo. Tous les autres accoururent. Monsieur Hermès fut bousculé. Maintenant il ne voyait même plus Delphine. Léo et Paolo la lui cachaient. Mais il n’avait plus envie de la voir. Il était là, à deux pas, un peu songeur et comme humilié. Que lui arrivait-il ? Voyons, c’était idiot. Delphine n’était-elle pas libre et n’avait-elle pas le droit de disposer d’elle-même à son gré ? Tout de suite il avait été tenté de s’opposer à cette mascarade inconvenante. Il était choqué par la facilité avec laquelle Delphine s’était donnée en spectacle. Pourquoi avait-elle fait ça ? Avait-elle cherché à le bafouer ? Ou avait-elle plutôt cherché à se diminuer à ses yeux ? Oui, il avait été sur le point d’intervenir et de la forcer à se couvrir. Mais une sorte de pudeur l’avait retenu. Il n’y avait pas si longtemps encore, il aurait jugé ça plutôt cocasse et aurait fait chorus avec les autres. Maintenant… Était-il devenu si bégueule ? Ou lui était-il insupportable de voir la somptueuse beauté charnelle de Delphine reluquée par n’importe qui ? Par ses sorties, par ses chansons obscènes, il avait souvent prêché d’exemple. On aimait sa hardiesse et son franc-parler. Une intervention de sa part aurait donc paru incongrue. D’autant que Delphine, peut-être blessée dans sa fierté, n’aurait pas hésité à se moquer de lui. Il la connaissait. Elle allait toujours jusqu’au bout de ses extravagances. Et, en fin de compte, tout ça n’était pas tellement répréhensible.

Lulu et Delphine passèrent devant lui en courant vers le bassin. Elles tenaient leurs seins dans leurs mains et poussaient de petites exclamations parce que les graviers blessaient leurs pieds nus. Les autres suivaient en pouffant. Monsieur Hermès n’était pas disposé à en voir davantage. Il décida de prendre la fuite en profitant de ce qu’on ne s’occupait pas de lui. Il se glissa derrière un entassement de gros fûts et, dès qu’il fut à quelque distance, se mit à marcher très vite vers le tram sans regarder derrière lui. Alors, il essaya de se raisonner. Il avait eu tort. Cette baignade ne tirait pas à conséquence. Quand Delphine était dans les bras d’un danseur qui la collait étroitement contre lui, ne se livrait-elle pas davantage ? Et pourtant, quoi de plus licite que la danse ? En vain, ces excuses qu’il lui prêtait ! Il était plein de ressentiment. Elle avait inutilement persécuté Buddy et Patrick et voilà qu’elle faisait exprès de s’avilir devant lui qui aurait tant voulu pouvoir la respecter. Bien sûr, elle était une enfant encore. À dix-huit ans on n’était pas maître de ses impulsions. À cet âge, ne s’était-il pas conduit lui-même comme un jocrisse ? Il est vrai que personne ne l’avait jamais conseillé. Pourquoi ne l’écoutait-elle pas mieux ? Pourquoi s’ingéniait-elle à le décourager ? Un moment, il imagina qu’elle agissait comme ça uniquement pour qu’il la méprisât mais, qu’au fond, elle était déchirée de le décevoir. Après réflexion, cette supposition romanesque lui parut grotesque. Non, elle n’était qu’une petite sotte. Et qui saurait où ce jeu allait la mener ? À fréquenter Lulu et Simone, c’était bien le diable si elle ne finissait pas par coucher avec tout le monde. On pouvait supposer qu’elle était encore vierge, mais pour combien de temps ? Il sentait rôder autour d’elle les désirs. Et il redoutait la facilité avec laquelle elle semblait rechercher les plaisirs. Mais, immédiatement, la pensée qu’elle pourrait succomber un jour à ces tentations le crispa. Allons, il perdait la tête. Tout cela était de la folie. Quel contraste après la délicieuse journée vécue auprès de Caroline ! Intérieurement, il implora la jeune fille de le préserver. Ô Caroline ! Montrez-moi que la vraie vie est ailleurs ! Aidez-moi ! Rassurez-moi ! Il en avait assez. Il voulait vivre pur. Il avait soif d’idéal et de beauté. Il voulait se raccrocher au souvenir qu’avaient laissé en lui la douceur angélique de Caroline et la limpidité de son regard. Il prit le ferme propos de ne plus fréquenter la petite bande. Il se garderait tout entier pour Caroline. Il se terrerait chez lui. Il n’avait plus besoin d’amis désormais. Sa seule amie serait celle qu’il avait découverte à Poujastruc. Il suivrait ses conseils. La lecture serait sa consolation et sa récompense. Il vivrait dans l’attente de leurs futures rencontres. Et surtout, ah oui ! surtout ! il lui écrirait, il lui écrirait de longues lettres dans lesquelles il lui confierait tout ce qui le tourmentait. Il était tellement transporté par la décision qu’il venait de prendre qu’il n’avait plus qu’une hâte, celle de s’enfermer chez lui. Plus vite, toujours plus vite, le tram ! Qu’il soit enfin seul en face de lui-même, à l’abri des regards indiscrets et des distractions vulgaires.

*

Pendant huit jours, Monsieur Hermès tint parole et ne parut plus à la Taverne. Le mardi, il avait reçu une lettre de Mlle Poujastruc qu’il lut avec une inquiétude mélangée de tendresse et où il s’attacha à déceler, sous les phrases les plus impersonnelles, les signes d’un intérêt particulier. Il y répondit aussitôt et eut le bonheur de recevoir le samedi suivant une deuxième lettre. Toutefois, il éprouva une légère déception. Caroline n’y parlait pas de venir bientôt à Portville et ne l’invitait pas davantage au Mas. Candidement, il avait vécu toute la semaine avec la certitude qu’il passerait son dimanche avec elle. Et voilà qu’aujourd’hui, ce dimanche s’étendait devant lui comme un désert ! Qu’allait-il faire ? Le nigaud, qui s’était follement monté la tête ! Parce qu’elle avait été gentille avec lui, parce qu’elle avait paru s’intéresser à sa vie, il s’était figuré qu’elle était éprise. Mais non, elle était seulement une jeune fille bien élevée qui avait tenu à être aimable avec son invité. Mais de là à l’aimer… D’ailleurs, il n’avait qu’à se regarder dans une glace. Il n’avait pas une tête à être aimé. Personne ne l’avait jamais aimé. Il avait eu des femmes mais, à aucune, il n’avait su inspirer un amour profond. C’était lui qui avait aimé ou cru aimer, à plusieurs reprises, mais sans être payé de retour. La seule peut-être qui lui eût témoigné de l’affection, c’était Angélique, mais Angélique était laide et il n’avait jamais eu pour elle qu’un pâle désir mélangé de pitié. Où aller ? C’était un de ces dimanches implacables, plus chauds que les pires jours d’été comme il y en avait toujours à Portville à la fin du printemps. Il aurait fait bon à la campagne, au bord d’une rivière pimpante et ombragée. Mais seul, ce n’était pas réalisable.

Après le déjeuner, il flâna dans sa chambre, derrière ses persiennes tirées, pendant que Madame Mère et Monsieur Papa faisaient leur sieste, incapable de fixer son esprit. Il s’étendit un moment sur son divan et fut pris du désir de se caresser. Mais il n’eut pas plus tôt commencé qu’il y renonça, dégoûté. Non, il ne devait pas. Quelque chose l’arrêtait. Vers trois heures, cependant, il se décida à sortir sans but précis. Une chaleur blanche, aveuglante, le força à raser les murs. Machinalement, ses pas le portèrent vers le centre. La ville s’assoupissait, aux trois-quarts désertée. Monsieur Hermès réfléchit qu’il pourrait tout de même essayer de pousser jusqu’à la Taverne. À cette heure, il n’y aurait sûrement personne de la petite bande. Devaient tous être partis en balade à droite ou à gauche. Il ferait frais dans la salle grâce aux ventilateurs. Il boirait un demi bien glacé. Et là, tranquillement, il écrirait à Caroline. Mais les premiers visages qu’il aperçut furent ceux de Loulou et de Paolo qui jouaient à l’écarté dans la torpeur des tables vides, avec des gestes machinaux. Il fut d’abord un peu embarrassé et esquissa un mouvement de retraite. Mais ils l’avaient vu et le hélèrent. C’était comme s’il les avait rendus à la vie. Il devinait sur leurs lèvres des questions toutes prêtes. Il s’assit à côté de Paolo sur la banquette. Alors vieux, gloussa Paolo, on te croyait mort. Monsieur Hermès prétexta un surcroît de travail. C’était encore la solution la plus commode. Tout flanquer sur le dos de Monsieur Papa. Raconter que celui-ci avait eu besoin de lui. Ça marche donc tant que ça, la vente d’immeubles ? Faut croire, Loulou, tu vois, puisque je n’ai pas pu m’échapper une minute. Avec ça, j’avais mal à la gorge. Je me couchais tôt. Quand même, insista Paolo, tu as de ces façons de nous plaquer ! On s’est d’abord figuré que tu étais tombé dans un bassin et que tu t’étais noyé. On t’a cherché partout. Ils rirent, et il n’en fut plus question. Peu après, Loulou se leva. Il avait rendez-vous à quatre heures avec Simone pour aller danser. Après, on rentrera chez nous. Simone a préparé la dînette. Tourtereaux, va ! Le feutre sur la nuque, la cigarette au bec, Loulou s’en fut de son pas traînant, toujours aussi placide, aussi secret.

Monsieur Hermès resta donc seul avec Paolo. Il y avait longtemps qu’ils n’avaient pu causer librement, en tête-à-tête. Ta vieille t’a laissé tomber ? Elle est en voyage. Et les autres ? Léo et Jojo sont aux courses avec Lulu. Ils voulaient m’emmener mais, tu sais, moi, les chevaux… Monsieur Hermès l’observa. Il semblait endormi et lointain. Était-ce vrai, oui ou non, ce qu’on racontait ? Il ne lui trouvait pas bonne mine. On aurait dit que sa puissante charpente s’était légèrement affaissée. Sa poitrine semblait moins bombée. Il flottait un peu dans ses vêtements. Et il ne cessait de boire et de transpirer. Sous la poudre, ses narines étaient pincées. Et ses yeux étaient morts. Monsieur Hermès aurait voulu pouvoir l’interroger plus avant. Peut-être y avait-il encore un moyen de le tirer de là. Mais il n’osa rien dire. C’était trop délicat. Il faudrait d’abord qu’il s’en expliquât avec Buddy. Et Delphine ? dit-il pour enchaîner. Elle est à la Charmille, je crois, avec Buddy et Patrick. Ils ne se quittent plus. Où qu’elle aille, ils la suivent. On dirait qu’elle redoute de se compromettre avec l’un des deux. Tu y entraves quelque chose, toi ? Monsieur Hermès se tut, dubitatif et fit un geste d’indifférence. Tu veux que je te dise ? reprit Paolo. Ils sont cinglés ! Monsieur Hermès laissa filtrer un sourire. D’étranges pensées l’agitaient, mais il préférait les garder pour lui. Ainsi, Delphine n’avait inventé rien de mieux que de les traîner ensemble à sa suite, soit pour mieux les neutraliser, soit pour mieux les exaspérer ! Et ils acceptent ça ! Sans doute parce qu’ils se disent que s’ils se refusaient au jeu, elle sortirait seule avec l’autre. Et ni Patrick, ni Buddy ne veulent s’avouer battus. Ça doit être drôle, ces sorties ! Il la voyait d’ici, Delphine, dans son rôle de chatte, avec les deux garçons à ses trousses, se tenant mutuellement en respect ! Il dit : L’amour… Paolo le regarda et ricana. Tu crois qu’on devrait les envier ? Monsieur Hermès n’y avait pas songé, mais il se demandait maintenant si, dans un sens, en effet, ils n’étaient pas enviables. Ils vivent, au moins, tu comprends. Ils sont vivants. Qu’est-ce que ça peut faire si, par ricochet, ils sont parfois malheureux ? Ils sont persuadés qu’elle est la femme de leur vie et cette angoisse dans laquelle les plonge l’incertitude où ils sont d’être aimés, c’est encore du bonheur, si on veut bien aller au fond des choses. Très peu pour moi, de ce bonheur-là, trancha Paolo ! Je les trouve cons ! Delphine les fait marcher. Ce n’est pas douteux. Qui sait ? dit Monsieur Hermès. Elle est peut-être seulement indécise, irrésolue… Non, crois-moi, ce n’est pas normal. Il y a déjà un bon bout de temps que je me suis rendu compte qu’elle n’était pas dans son assiette. Moi aussi, j’ai essayé de lui faire du plat. Sans résultat, d’ailleurs ! Si tu veux mon avis, c’est son pucelage qui la travaille. Je me demande ce qu’elle attend pour franchir le Rubicon. C’est une fille qui a du ressort, mais elle se dessèche. Elle s’énerve en pure perte avec tous ces types qui se frottent à elle en dansant, à cause de toutes ces convoitises qu’elle suscite, mais qu’elle ne sait ou ne veut pas satisfaire. L’autre jour, aux docks, après ton départ, j’ai cru qu’elle allait piquer une crise de nerfs. Elle prend des allures de plus en plus bravaches. Je ne suis pas le seul à la juger fantasque. Mais moi, je sens bien ce qui couve en elle. C’est une fille qui n’est pas heureuse, qui n’a pas ce qu’elle désire. Elle finira par se donner au premier venu, comme ça, par dépit, par défi et ça fera du gâchis… Que Lulu se soit foutue à poil, personne ne s’en est étonné. On la connaît. C’est une rigolote. Mais il n’était pas malaisé de voir que Delphine ne l’imitait que pour crâner. Du reste, finalement, ni l’une ni l’autre n’a voulu aller à l’eau. Delphine a sangloté et je t’assure qu’on a eu un retour qui manquait de gaieté. Après, on a été au Corsaire, comme de juste. On n’avait pas très faim. On s’est contenté de sandouiches. Ça nous a évité de remonter à la Maison du Crime. Mais Delphine n’a rien voulu avaler. Elle ne cessait de boire. Elle riait sans rime ni raison. Elle racontait à tout le monde que tu n’étais qu’un puceau, un pisse-froid, un fifils à sa mémère, et même que tu avais pris la fuite pour ne pas lui voir le nombril. Ça lui aurait fait mal aux yeux à ce mignon, braillait-elle ! Et autres gentillesses. On ne savait comment la calmer. C’était lamentable. On a été finir la soirée chez le Colonel. Tu t’en doutes, les filles étaient complètement rétamées et nous, on ne valait guère mieux. Léo a proposé une virée en campagne. Il a dit que l’air de la nuit nous retaperait. Loulou et Simone ont pris place dans la torpédo. Nous autres, on a frété un taxi. Jojo ne se gênait pas pour peloter Delphine, je l’ai vu. Elle se laissait faire sans y prêter attention. À un moment, on s’est arrêté, tous phares éteints. On a demandé au chauffeur de garder les deux bagnoles et on est allé s’étendre dans l’herbe, près d’un ruisseau. Loulou et Simone devaient être vachement excités, car ils se sont tout de suite écartés dans l’ombre d’une haie et on les a entendus tirer un coup. Tu sais que Simone n’a pas la réputation de se gêner et qu’elle est plutôt démonstrative dans ses ébats. Delphine, en l’entendant bramer, est devenue comme enragée. Elle devait avoir les nerfs à fleur de peau. Alors, devant nous tous, elle a enlacé Lulu et elles se sont mignotées. J’avais bien l’impression que ce n’était pas la première fois. Elles en profitaient pour se moquer de notre abrutissement. Il est vrai que nous étions minables et même un peu vexés de voir qu’elles se passaient si facilement de nous. Alors Lulu déclara que nous ferions mieux de nous en aller au lieu de faire les voyeurs. Pour sûr, on aurait voulu voir jusqu’où elles iraient mais, en fait, on n’y voyait à peu près rien. On est resté là comme des souches, dans le noir. On s’est mis à fumer. Et quand Jojo a fait craquer une allumette, on a vu tout de même, dans un éclair, que Delphine et Lulu… Oui, mon vieux, comme je te le dis ! Tu parles d’une partouze, a susurré Léo ! Moi, je t’assure, j’étais mal à l’aise. En plus, j’avais envie de dégueuler à cause de tout le kummel que j’avais bu. Et puis Lulu a dit : Ma chérie, ah, ma chérie, viens me donner ta petite bouche, viens me caresser, mon amour. Bientôt, elle râlait de plaisir. Alors, on a deviné, au froissement de leurs corps, qu’elle rendait à Delphine ce que Delphine lui avait fait. Loulou et Simone sont revenus. On est remonté dans les bagnoles sans dire un mot. Léo, je ne sais pourquoi, s’est mis en rogne. Il a flanqué une paire de baffes à Lulu et l’a embarquée dans sa torpédo pendant qu’elle chialait. Nous autres, on s’est tous entassé dans le taxi. Delphine semblait dégrisée. Elle était maussade. À la Maison du Crime, elle nous a quittés et s’est enfermée dans sa chambre comme si nous n’existions pas. Tu me diras que tout ça n’a rien de drôle. Des virées de ce genre, on en a organisé souvent. Comme dit Simone, faut bien que jeunesse se passe. On n’est pas étudiant toute sa vie. Nos vieux ont tous fait ça dans leur temps. Et ceux qui viendront après nous en feront tout autant. Mais j’étais quand même tout chose à cause de Delphine. J’avais de la peine pour elle. Moi aussi, j’étais dessaoulé. Et je me rendais compte. Je n’avais jamais vu Delphine dans un tel état. Mais je me suis bien gardé de lui dire quoi que ce soit. Elle m’aurait ri au nez. J’ai pensé que le lendemain, ce serait peut-être plus facile. Le lendemain, on s’est tous retrouvé au restaurant. Delphine avait repris sa superbe. Plus majestueuse que jamais, tu sais, impénétrable. J’étais tout intimidé devant elle. Je comprenais à quel point elle souffrait. Les autres aussi, d’ailleurs. Aussi, nous avons tous fermé nos becs comme un seul homme sur ce qui s’était déroulé la nuit précédente. Néanmoins, tu avoueras qu’il y a sûrement quelque chose en elle qui ne va pas.

Monsieur Hermès demeura un moment silencieux. Il était atterré. Comment avait-elle pu ? En d’autres circonstances, le récit de Paolo ne lui aurait pas déplu. Mais il l’avait seulement rendu malheureux. Il n’arrivait pas à comprendre non plus par quel miracle Paolo l’avait pris sur ce ton. Paolo, habituellement si crapuleux, si amoral… Il découvrait avec attendrissement que Paolo respectait Delphine. Mais, loin de mettre ça au crédit de la jeune fille, il en profitait pour juger plus désolante encore et plus incongrue sa défaillance. N’as-tu pas l’impression qu’elle a surtout voulu nous narguer et se tourner en dérision ? Paolo estima qu’en effet c’était bien possible. Du reste, ajouta-t-il, c’est ce qu’a tout de suite prétendu Patrick à qui Lulu, tu penses, n’a rien eu de plus pressé que de tout rapporter. Et Buddy ? Eh bien, il n’y a que Buddy qui ne sache rien encore. Je crois que ça vaut mieux. Mais Patrick, comment a-t-il réagi devant Delphine ? Oh ! il était trop abattu. Alors il a bluffé. À elle, il n’a pas dit un mot de la chose. À nous, cyniquement, il a déclaré que nous étions des toquards et que nous aurions dû profiter mieux de l’occasion. Il a dit ça ? Oui, mais il n’en pensait pas un mot, ça se voyait. Aussi, on n’a pas répondu. Ses yeux lançaient des éclairs et sa bouche était tordue de rage. Le drame, c’est qu’on a cru que Delphine, elle, allait s’amuser à lui décrire la scène pour le pousser à bout. J’ai l’impression qu’il ne l’aurait pas supporté et qu’il l’aurait peut-être mouchée. Finalement, elle n’a pas osé. Depuis, on s’est vu tous les jours, mais il n’en a plus été question. Dans le fond, y a pas plus pur que Delphine, pas plus fier ; seulement, je te le répète, c’est une gosse qui est détraquée par la vie qu’elle mène. Aussi, faut pas la condamner. C’est pas parce qu’elle chahute comme ça, qu’elle se biture à l’occasion ou qu’elle a un petit béguin pour Lulu qu’il faut se formaliser. L’important est qu’elle trouve l’homme qu’elle cherche. M’est avis d’ailleurs qu’elle l’a déjà trouvé, seulement ça ne s’arrange pas comme elle voudrait.

Monsieur Hermès n’écoutait plus Paolo. Il songeait à Buddy et surtout à Patrick. Quelle morsure celui-ci avait dû sentir au cÅ“ur ! Est-ce que ce n’était pas Paolo qui avait raison ? Il prenait les femmes sans s’encombrer de beaux sentiments et sans les idéaliser. Elles n’étaient pour lui que des compagnes de plaisir. Du moins, c’est ce qu’il affirmait. Toutefois, Monsieur Hermès savait que Paolo s’était réellement épris de Marceline de Chaumet, qu’il en était férocement jaloux et qu’elle le rendait malheureux comme les pierres. À preuve qu’on ne devrait pas se monter la tête à propos des femmes, mais avoir le courage de les voir telles qu’elles sont. Est-ce donc impossible ? Et n’y a-t-il pas aussi des exceptions parmi elles ? N’y a-t-il pas des créatures sublimes ? L’image de Caroline Poujastruc s’imposa aussitôt à lui. Il y rêva avec complaisance. Il aurait bien parlé d’elle à Paolo. Mais il se retint. Pour son goût, il aurait voulu croire en un monde harmonieux où tout aurait toujours pu se passer à découvert. Caroline lui donnait l’espoir de pénétrer un jour dans un tel monde. Mais s’il se regardait lui-même, s’il songeait à Buddy, à Patrick, à Paolo, à Delphine, il devait bien se rendre à l’évidence. La plupart des êtres étaient comme ces étangs dont la surface est attirante, mais dont les fonds vaseux sont infestés de vilaines bêtes. Était-ce à dire que les êtres, dont l’apparence donnait une telle impression de limpidité, cachaient aussi d’affreux penchants dans leurs replis ? Non, il ne voulait pas se résigner à cela. Il avait besoin d’être soutenu dans sa foi, de pouvoir faire confiance à ses semblables. Si certains trébuchaient parfois, n’avaient-ils pas des excuses ? Lui-même était descendu bien souvent aussi bas qu’il était possible et, pourtant, il se sentait désormais aspiré par en haut, enlevé dans les airs, porté aux nues par une force éclatante. Il voulait être noble et généreux. Il voulait boire à la coupe de la vertu, pour s’en griser et devenir digne de Caroline. Buddy avait raison aussi quand il l’incitait à l’indulgence. Être plus tolérant pour autrui, au lieu de voir le mal partout. Ne devait-il pas y avoir des jouissances infinies dans l’exercice du bien, dans le pardon aux injures, dans la rémission des fautes ? Delphine n’avait-elle pas droit aux circonstances atténuantes ? N’était-elle pas seule, livrée à elle-même, abandonnée par les siens ? Il avait parfois été sévère à son endroit. Mais n’avait-il pas été injuste ? Ah, comme il aurait voulu la savoir heureuse ! Comment apaiser en elle cette mauvaise fièvre de l’adolescence ?

Il reluqua Paolo qui s’était lancé dans une réussite. Ce vieux Paolo ! Sa présence le réconfortait. Ils parlèrent encore. Et, jusqu’au soir, se tenant compagnie, un peu désaffectés et lentement dévorés par l’ennui dominical, ils gardèrent le derrière posé sur leur banquette. Les autres n’allaient-ils pas bientôt revenir ? Ils apparurent enfin à l’apéritif. D’abord Lulu et les deux Légende, assoiffés et bruyants. Puis, également harassés par la chaleur et la poussière, Buddy et Patrick, flanquant Delphine. Monsieur Hermès les observa. Delphine souriait et affichait un masque ironique. Buddy était à ses petits soins. C’était lui qui lui avait ouvert la porte de la Taverne à leur entrée. C’était lui, à présent, qui lui avançait la chaise où elle allait s’asseoir après avoir refusé la banquette, trop chaude à son goût, que lui offrait Monsieur Hermès. Patrick, en revanche, paraissait sombre et hostile. Il interpella les autres d’un ton goguenard et sarcastique. Il les mettait en boîte sans aménité. Hum, il n’a pas l’air commode, ce soir, se dit Monsieur Hermès. Que s’est-il passé ? Mais, tous les trois, c’était à lui qu’ils en avaient, à présent. Il dut répondre. Où avait-il disparu depuis huit jours ? S’était-il donc fait enlever par une belle ? Delphine ricana. À l’en croire, il n’y avait pas de danger qu’une aubaine pareille arrivât à Monsieur Hermès. On savait bien qu’il n’avait que mépris pour les femmes. Il sourit. Il était à la bonne, ce soir, et ne releva pas l’insulte. Apparemment, Buddy ne savait toujours rien de la fameuse histoire. Quel dimanche avaient-ils eu tous les trois ? Il questionnerait Delphine quand il serait seul avec elle. Elle le fixa d’un drôle d’air. Qu’avait-il fait de son après-midi ? Il dit qu’il était resté là, avec Paolo. Ah ? Et il surprit aussitôt une lueur inquiète dans ses yeux. Elle devait se douter de quelque chose. Il comprit qu’elle soupçonnait Paolo d’avoir manqué de discrétion. Par jeu, elle changea de place, vint s’asseoir contre Lulu, l’embrassa et lui parla à l’oreille, laissant ostensiblement les garçons entre eux. Monsieur Hermès pensa que tout cela était terriblement compliqué. Qu’ils aillent au diable, tous ! Il en avait assez de ce perpétuel jeu de cache-cache.

Un peu après sept heures, ils sortirent tous de la Taverne et descendirent lentement la Convention pleine de monde vers le fleuve d’où soufflait un petit vent sec. La chaleur n’en finissait pas de tomber. Elle ne cuisait plus la peau, mais la sournoise torpeur de l’atmosphère s’éternisait. Monsieur Hermès décida de ne pas rentrer chez lui. Il dînerait avec la bande, comme il l’avait déjà fait si souvent. Soudain Paolo gloussa. Écoutez les potes ! Qu’y avait-il encore ? Simone et Loulou font la dînette dans leur chambre. Si on allait les surprendre ? Ce serait plus drôle que la gargote. Y a qu’à acheter de quoi croûter et de quoi boire et on s’annonce chez eux comme un seul homme. Tout le monde fut vite d’accord. Après cette journée pesante, un besoin d’originalité à tout prix se faisait sentir. Seul, Buddy tergiversa. Est-ce qu’on n’allait pas les déranger ? Ce n’était pas chic de troubler leur tête-à-tête. Vous êtes salingues, quand même ! On passa outre.

Et quand, les bras chargés de victuailles et de bouteilles, ils envahirent à grands cris la chambre de Loulou qui était déjà attablé avec Simone, Buddy put constater qu’en effet la bande n’était pas mal accueillie. Les amants voulaient-ils dissimuler leur mécontentement sous une amabilité feinte ? Ou bien, sachant qu’ils ne réussiraient pas à chasser les envahisseurs par la force et qu’il était plus sage d’en prendre leur parti, voulaient-ils se montrer beaux joueurs ? Mais peut-être voyaient-ils aussi dans cette incursion inopinée l’amorce d’une soirée divertissante ? Quoi qu’il en fût, Simone se mit aussitôt à assembler les tables et à disposer les couverts. Delphine et Lulu l’aidèrent. Des huîtres, du pâté, de la galantine de volaille, de la crème d’anchois, du rosbif froid, du fromage et une tarte composaient le menu. Léo servit l’apéritif. On mit le phono en marche.

Assis sur le canapé, un peu en dehors de l’animation générale, Monsieur Hermès cogitait vaguement. Dans ces sortes de parties, il se sentait toujours un peu en marge et avait peine à se dérider. Ou bien, il fallait qu’il eût bu et, alors, on ne le tenait plus. Ce soir, il n’était guère en verve. Il songeait que la vie qu’il menait à Portville n’avait pas de sens. Des occupations monocordes, des distractions pas très variées, de la médiocrité à ras bord, voilà quel était son lot. À quoi cela pourrait-il finalement aboutir ? Comment les autres n’en n’étaient-ils pas depuis longtemps déjà excédés ? Lui, vraiment, en subissait chaque jour davantage l’accablement. S’il se laissait encore parfois tenter par le désir de s’amuser en leur compagnie, c’était plutôt pour s’étourdir, pour fuir son ennui latent et sa solitude. Mais son avidité même avait quelque chose d’artificiel. Il n’était pas gai de lui-même. Il lui fallait des excitants. Et, au sein même de la fête, il avait hâte que ce fût fini pour retrouver son calme et sa paix. Il se mit donc à boire et à gesticuler plus que n’importe qui pour échapper à l’apathie qui le gagnait. À table, il fut le boute-en-train. Il fut drôle. Patrick, à son exemple, s’anima. Il ne cessait de remplir le verre de Delphine qui, bientôt grise, l’écoutait raconter des histoires graveleuses avec de petits rires grinçants qui détonaient. Bref, en peu de temps, ils furent tous à l’unisson et portèrent un toast en souvenir de la nuit mémorable au cours de laquelle ils avaient pactisé chez le Colonel.

Vers dix heures, Léo disparut un moment pour conduire Lulu au Corsaire. Quand il revint, il les trouva tous installés dans la chambre de Simone qui communiquait avec celle de Loulou par un étroit cabinet de toilette. En fait, comme elle vivait et couchait dans celle de Loulou, elle en avait profité pour arranger la sienne en pièce de réception. Le petit lit bas faisait divan. Delphine et Simone s’y étaient allongées. Monsieur Hermès et Buddy s’étaient emparés des deux fauteuils. Loulou avait apporté le phono et, avec Jojo, passait les derniers blues reçus. On fumait beaucoup. On sirotait des liqueurs. Mais personne ne dansait. Il régnait dans cette chambre mal éclairée une atmosphère un peu lourde et presque bizarre.

C’était la première fois que Patrick pénétrait chez Simone. Il remarqua que les murs étaient garnis de ses photos et, sur la cheminée, il admira un agrandissement où on la voyait nue, accroupie sur un tapis. Elle avait réellement un corps agréable. Il l’en complimenta et poussa l’impertinence jusqu’à risquer des allusions grivoises à son sujet. Loulou, imperturbable, la pipe vissée aux dents, se contenta de sourire. Il n’était pas homme à s’effaroucher pour si peu. Mais les autres s’esclaffèrent. Paolo demanda à Simone si elle n’avait pas d’autres clichés du même tonneau à leur montrer. Elle rit, l’air un peu canaille. Celle-ci ne vous suffit donc pas ? Vous êtes difficiles ! Mais elle se leva et sortit de son armoire un album qu’elle ouvrit sur le divan, en s’allongeant derechef près de Delphine. Mais Delphine voulait voir. Tous firent cercle. Monsieur Hermès aussi s’approcha. Il feignait l’indifférence, mais il n’était pas le moins alléché. Il s’aperçut alors que Loulou, en revanche, avait récupéré son fauteuil. Il était là, les jambes croisées, le pli du pantalon impeccable, la cravate bien bouffante, le col net, les joues rasées de près, les cheveux soigneusement brillantinés, et, de temps en temps, buvant une gorgée de fine qu’il dégustait en connaisseur, tenant son verre dans sa main gauche pour réchauffer mieux l’alcool. Évidemment, tout cela le laissait serein. Pas la moindre trace de contrariété sur son visage. Une incuriosité polie, parfois amusée. Le type même de l’égoïste insensible. Quel garçon insignifiant et facile il faisait ! À vingt-cinq ans, il avait déjà les habitudes et le comportement du bon petit bourgeois de province, hypocrite et papelard, qu’il deviendrait quand il serait marié. Il aimait ses aises. Il commençait à prendre du ventre et à perdre ses cheveux. Comme Simone était niaise de s’attacher à lui ! Il ne l’épouserait jamais, ça sautait aux yeux. Dès qu’il aurait terminé ses études, il la laisserait tomber gentiment. Sans doute le savait-elle. Mais elle le couvait comme si leur liaison avait dû durer éternellement, comme si elle était sûre de conserver, malgré tout, ses pouvoirs.

Pour le moment, du moins, Simone était loin d’être oubliée. Elle était même sur la sellette. On s’extasiait sur ses photos. Il y avait là toute une série de poses galantes qui ne manquaient pas d’agrément. Quand tu seras décatie, ma vieille, ça te fera toujours une jolie collection de souvenirs, opina Paolo. Elle éclata bêtement de rire. Elle avait passablement bu, elle aussi. Elle n’était nullement gênée de montrer ça aux garçons devant son Loulou. Allons, conclut Monsieur Hermès, les femmes sont toujours un peu putains ! Tout de même, devait-il généraliser ainsi ? Mais Delphine, malgré ses bravades ? Mais Caroline ?…

Maintenant, Simone racontait son mariage. C’était venu comme ça. De fil en aiguille. Sans qu’on sût tout à fait comment. Tu charries, Paolo, mais moi aussi j’ai été une petite jeune fille comme il faut. Une vraie oie blanche même, tu sais. Quand je me suis mariée, j’étais complètement innocente. Avoue que tu as changé, ma belle ! Elle l’avouait. Mais, que veux-tu, je ne me doutais pas que c’était ça, que ça pouvait être ça, le mariage. Mes parents avaient un commerce de pêche à Berihéa. J’allais à la messe tous les dimanches. Ma mère me tenait serré. J’ai rencontré mon mari dans un bal. J’avais dix-sept ans. Lui, trente. Il a tout de suite empaumé mes vieux. Il a demandé ma main. On s’est fiancé. Il était publiciste de son état, à ce moment-là. Trois mois après on se mariait. Je ne connaissais rien à la vie ni aux hommes. J’étais vierge. Ma mère m’avait toujours dit : Ma fille, quand tu seras mariée, ton mari te demandera certaines choses qui te paraîtront assommantes. Mais ce sera ton devoir de femme de t’y plier. En réalité, durant les fiançailles, il n’avait pas eu un geste osé. Il savait y faire ! Des pressions de main, des baisers dans les coins, c’était tout. J’ai été rassurée. Je trouvais à la fois que ces choses-là n’étaient pas du tout aussi assommantes que ma mère l’avait prétendu et que, dans le fond, celle-ci avait eu bien raison de me recommander d’obéir à mon mari. Si c’était ça l’amour, cet amour dont je n’avais entendu parler que par les cartes postales, je pouvais bien dire que j’y étais en plein. Je vivais dans du bleu.

C’est le soir de nos noces qu’il s’est démasqué, mais hélas, j’ai mis du temps à comprendre. Nous sommes arrivés à Portville dans la soirée. Nous devions y coucher. J’étais terriblement émue. Pensez, ma première nuit ! Ce que j’y avais rêvé ! Lui, au repas, il avait trop bu. Quelle fantaisie lui a passé par la tête ? Bref, en fait d’hôtel, c’est dans un bordel qu’il m’a conduite. Pour une nuit de noces, c’était réussi ! Je ne m’attendais guère à ce genre d’initiation. Mais enfin, d’après ce que m’avait dit ma mère, les décisions de mon mari étaient sacrées et je n’avais qu’à m’y conformer. Les filles et lui m’ont fait boire et vous pouvez facilement imaginer comment tout cela a fini. Nous avons vécu là-dedans quinze jours. Ensuite, notre appartement a été prêt et nous y avons emménagé. Mais nous avons continué à mener le même genre de vie. Très vite j’ai été entraînée. C’était moi, maintenant, qui en redemandais. Je buvais. Je me prêtais à toutes les fantaisies. Ma sensualité avait pris le dessus. Mon mari s’est exhibé devant moi avec d’autres. J’ai fait l’amour avec des filles. Je continuais à trouver ça tout naturel. Enfin, un soir, je me suis trouvée dans les bras d’un client de la maison. Et ce n’est que lorsque j’ai appris que mon salaud de mari m’avait placée là pour le rapport et avait maqué sa propre femme, que je me suis révoltée. Mais le pli était pris. Je me dégoûtais et cependant je ne pouvais plus me passer du truc. Un beau jour, au cours d’une passe, j’ai rencontré un type gentil. Je me suis attachée à lui. Et c’est alors que j’ai pris mon mari en haine et que je me suis débrouillée pour sortir de là et pour divorcer. Trois mois seulement après mon mariage ! Mes parents n’ont jamais connu la raison véritable. Après, j’ai vécu ma vie, en femme libre. J’ai eu des tas d’amants, c’était fatal. Le pli était pris. Et puis j’ai connu Loulou. Au Colibri, justement. Et voilà ! Elle ricana d’un rire rauque avec une expression pleine d’amertume et de rancÅ“ur. Vous êtes tous des salopards, vous autres, les hommes !

Monsieur Hermès était plus catastrophé qu’il ne voulait le montrer. Si Caroline tombait un jour sur un type pareil ? Quelle responsabilité, pour un mari, l’initiation amoureuse d’une jeune fille ! Saurait-il lui-même se conduire avec tact s’il se mariait ? Il sentit se réveiller en lui de vieux scrupules. Tout cela était bougrement important ! On racontait qu’il y avait tant de ménages malheureux, tant de jeunes femmes déçues, à jamais révulsées. Devant Caroline il éprouvait des sentiments d’une adoration si respectueuse qu’il lui semblait à l’avance que le moindre geste un peu osé équivaudrait à une profanation.

En revanche, Patrick était très excité par le récit de Simone. En somme, d’après ce qu’elle avait avoué, elle était un peu gouine, elle aussi. Elle aussi, tout comme Delphine. Eh bien, pourquoi ne leur montreraient-elles pas tout de suite leur savoir-faire ? L’occasion était magnifique ! Buddy sursauta et Delphine blêmit. Que lui prenait-il ? Patrick était ivre, ce n’était pas possible autrement. Elle lança un regard de détresse vers Monsieur Hermès. Mais Paolo, Léo et Jojo poussaient des hurlements d’enthousiasme. C’est ça ! Bravo ! À poil, les deux filles ! Simone haussa les épaules et alla ranger son album. Delphine gifla Jojo. Celui-ci attrapa sa main au vol, lui tordit le poignet et l’étendit de force sur le divan. Dans cette lutte, sa robe se releva et dévoila ses genoux. Patrick, le visage tordu de tics, vint à la rescousse. Jojo se cramponnait aux épaules de Delphine qui se débattait furieusement. D’un tour de reins, elle parvint à demi à se dégager. Alors, Léo et Paolo, tout en riant à gorge déployée, accoururent et la renversèrent à nouveau. À eux trois, ils la maintenaient solidement. Elle essaya de les griffer et de les mordre. Cela ne fit que les exaspérer davantage. Elle était forte, la mâtine. Elle leur tenait tête. Comme elle gigotait, ils lui saisirent les jambes. Ainsi, elle dut rester là, écartelée et gémissante. Soudain, Patrick entra en transes. Tenez-la, bon dieu, tenez-la bien ! Il se pencha sur elle et lui passa les doigts entre les cuisses. Ma petite, prépare-toi. Tu vas voir si nous allons te faire jouir. Je t’assure que tu ne regretteras pas Lulu. Ceux qui l’aidaient rirent bestialement avec lui. File-lui d’abord un coup de rhum, lança Jojo, ça la mettra en train. Elle n’en a pas besoin, rétorqua Léo, va, c’est d’autre chose qu’elle a envie. Dépêchons ! Laissez-moi, laissez-moi, espèces de brutes, de sales brutes ! Vous me dégoûtez. Et comme elle ne réussissait pas à leur faire lâcher prise et qu’elle sentait la main de Patrick qui la fouillait, elle se mit à crier. Jojo, sans ménagement, pressa sa paume sur sa bouche. Se tairait-elle ? À demi étouffée, elle se tordit dans tous les sens pour reprendre son souffle. Vous me faites mal. C’est stupide. Lâchez-moi, bande d’idiots. Je ne veux pas, je ne veux pas ! Enfin, elle fut à bout de forces, se fit molle et commença à pleurer. À la vue de ses larmes, ils demeurèrent tout penauds et ils la lâchèrent. Elle se retourna de tout son long sur le ventre, la tête dans les bras, les cheveux défaits, sa robe toute froissée et ils l’entendirent qui hoquetait de honte et de colère.

Pendant tout ce temps, Monsieur Hermès n’avait pas bronché. Il aurait d’ailleurs été bien incapable d’analyser les impressions qui l’agitaient. Un instant, il avait été tenté de s’interposer. Mais il avait eu peur du ridicule et avait laissé courir. Maintenant il se jugeait aussi fautif et aussi moche que les autres. Il jeta un regard derrière lui. Buddy, Loulou et Simone avaient disparu. Paolo se leva et, sans dire un mot, alla remettre le phono en marche. Les autres n’avaient pas réagi. Sur le divan, prostrée, Delphine continuait à sangloter. Monsieur Hermès remplit un verre d’alcool et le lui tendit. Mais elle le repoussa sans répondre, faisant rouler sa tête sur le coussin. Il n’en put supporter davantage. Tout cela était calamiteux. Il avait besoin de prendre l’air, il ne savait quoi, de se rafraîchir le visage. Il passa dans le cabinet de toilette pour y tremper son mouchoir. Une fois là, il eut une défaillance et s’effondra sur une chaise dans l’obscurité. Il avait mal au cÅ“ur. Il n’avait pas la force de tendre la main pour allumer. Sa tête était à la fois vide et lourde. Alors il entendit un gémissement sourd, régulier, qui venait de la chambre voisine. Il tendit l’oreille. La plainte croissait. Il réalisa que c’était Simone qui faisait l’amour avec Loulou. Et il resta là, abruti, jusqu’à ce que ce fût fini, comme absent. Quelques minutes après, il fut tiré de son engourdissement par un bruit de porte, un rayon de lumière filtra et la voix de Loulou lui parvint, irréelle. Tiens, tu étais là ? Il leva les yeux et le vit, mais c’est en vain qu’il tenta de lui expliquer sa présence. Il bredouillait en racontant qu’il ne s’était pas senti bien et qu’il était venu dans le cabinet de toilette pour s’isoler des autres. Loulou ne répondit pas et commença à se laver avec minutie. Même après l’orgasme, il était rituel et ordonné. Sur le canapé de la chambre, dans une douce pénombre, Monsieur Hermès aperçut Simone étendue, comme endormie, presque nue. Machinalement, il s’avança. Il voulait s’excuser. Simone eut conscience de son approche et se souleva sur un coude. Son visage s’assombrit. Alors, ça ne vous suffit pas ! Vous écoutez aussi aux portes ? On ne peut même plus faire ça chez soi tranquillement !

Mon dieu, pourquoi tout cela était-il arrivé ? Sur le dossier du canapé, le pantalon de Simone avait été jeté. Sans savoir pourquoi, il le prit et le tripota tout en questionnant Simone comme dans un rêve : Et Buddy, où est-il ? Il y avait longtemps qu’il était parti ! Monsieur Hermès soupira. Ça l’aurait soulagé de pleurer. Mais les larmes ne voulaient pas venir. À son tour, Paolo pénétra dans la chambre. On s’en va ? Certes, il valait mieux s’en aller. Monsieur Hermès aurait voulu être seul mais, dans un sens, la présence de Paolo le réconfortait. Il se laissa doucement pousser par lui vers la porte. Sur le palier, Paolo le quitta pour remonter chez lui. Monsieur Hermès ne lui serra même pas la main. Il était dans un état d’hébétude extrême. En descendant l’escalier, le bruit de ses pas résonnait douloureusement dans son crâne. Une fois dans la rue, l’air frais de la nuit dissipa quelque peu son malaise. Il s’adossa au mur. Personne. Déserte, la rue. Un silence complet. Ses tempes bourdonnaient encore, mais sa respiration se faisait plus égale. Il n’arrivait pas à reprendre le fil de ses pensées. Il se dit qu’il aurait eu du plaisir à recevoir un bon seau d’eau glacée à travers la figure. Il lui semblait que tout cela n’avait pas eu lieu réellement. C’était seulement un cauchemar dans lequel il avait été plongé et dont il allait se réveiller.

Il se mit en marche à pas lents le long du trottoir. Il était trop ébranlé encore pour avoir des pensées bien nettes. Celles-ci se chevauchaient en désordre dans sa cervelle. S’il essayait d’en saisir une, de la maintenir et de la suivre, elle lui échappait. D’autres, capricieusement, s’offraient à la place, tout aussi fugaces. Sa déambulation vagabonde le porta vers les quais. Tout en contemplant les hauts mâts blancs des navires qui se détachaient dans la nuit, il songeait aux entretiens qu’il avait eus bien souvent autrefois aux abords de ces mêmes quais avec Buddy. La façon dont Buddy avait disparu tout à l’heure le tracassait. Où était-il allé ? Avait-il, tout simplement, été se coucher ? Malgré l’obscurité, la transparence de l’atmosphère était douce à Monsieur Hermès. Elle l’entourait d’une caresse si melliflue qu’il en était pacifié. Ô délicieuse solitude nocturne ! Il aurait pu se croire à des milliers de lieues de la Maison du Crime. Avec satisfaction il constata que, à mesure que sa lucidité lui revenait, sa méditation devenait plus posée. En définitive, n’avait-il pas exagérément grossi l’événement ? Il y avait bien eu l’énervement pathétique de Delphine. Elle avait crié et elle avait pleuré. Mais les autres n’avaient certainement pas eu l’intention sérieuse d’abuser d’elle. Tout ce qu’on pouvait dire à leur sujet, c’est qu’ils étaient saouls et qu’ils s’étaient livrés là à une bien mauvaise plaisanterie. Mais ils n’étaient pas méchants. Lui-même, au début, n’avait-il pas cru sincèrement que Delphine s’amusait et se prêtait au simulacre ? C’est seulement quand il y avait eu cette brisure désespérée dans sa voix qu’il avait compris qu’elle ne jouait nullement et qu’elle était à bout. Pourtant, une chose s’avérait inexplicable : l’acharnement incongru de Patrick.

Sa pensée le transporta alors dans la chambre de Simone. Où en étaient-ils, maintenant, les autres ? Comment l’affaire s’était-elle terminée ? Simone avait-elle réussi à calmer Delphine ? Les fautifs s’étaient-ils excusés ? S’étaient-ils quand même quittés bons amis ? Et de lui, qui n’avait pas su la défendre, qu’irait-elle penser ? Quel visage lui ferait-elle quand il la reverrait ? Allons, une fois de plus, il importait de garder son sang-froid. Ils n’avaient rien commis d’irréparable. Ils avaient fait les fous. Mais, dans tout ça, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. Le mieux serait donc de passer l’éponge.

Néanmoins, il n’était pas converti. Il ricana mélancoliquement. Ah, qu’il était donc malaisé d’être à la hauteur de ses rêves ! Oserait-il, par exemple, raconter en détail cette nuit à Caroline ? Pourquoi s’était-il laissé entraîner ? Il avait beau prendre les résolutions les plus fermes, il était à la merci des moindres tentations. L’autre jour encore, dans le train qui le ramenait de Poujastruc, l’abbé Marcet-Chibrot, tout en lui pétrissant les mains, l’avait grandement complimenté sur sa finesse d’esprit et sur sa sensibilité. Quelle duperie ! Ainsi, à lui aussi il avait pu faire illusion. Mais qu’était-il en réalité ? Et n’y avait-il pas quelque chose d’inquiétant dans cette facilité avec laquelle il pouvait abuser des gens ? Pourtant, quand il se laissait aller ainsi à ses effusions, n’était-il pas parfaitement sincère avec lui-même ? Alors ? Il se perdait dans tous ces détours. Ils étaient trop contradictoires. Ça l’effrayait de tromper chacun sur son compte. À qui montrait-il donc son vrai visage ? Mais quel était son vrai visage ? Quand il était en présence de Caroline, le personnage qu’il incarnait alors lui paraissait vraiment avoir une réelle authenticité. Mais ne lui mentait-il pas à elle aussi ? Cette pensée lui fut intolérable et il se sentit atrocement malheureux. Tout à l’heure, par quelle malfaisance obscure était-il resté passif ? Pourquoi avait-il si mal jugé Delphine ? Il ne se le pardonnerait jamais. Oui, comment avait-il pu tolérer qu’on l’humiliât sous ses yeux ? Au lendemain de cette équipée, n’irait-elle pas se précipiter, par orgueil, dans de nouveaux excès ? Ah, dormir, vite, dormir ! Demain, oui, demain, peut-être tout cela lui paraîtrait-il un peu plus plausible. Seul, le sommeil lui permettrait d’échapper à cette hantise. Il était tard. Monsieur Papa et Madame Mère devaient dormir pesamment. Comme ils l’épaulaient mal ! Comme ils étaient égoïstes ! Personne, pour l’aider ! Il était seul ! seul, pour se défendre ! Seul en toutes circonstances ! Il devait s’y résigner. Il se coucha dans le noir. Malgré, la touffeur de la nuit, il tremblait. Et nu, sur son lit, se tournant et se retournant, cherchant en vain l’oubli, il ne cessait de revoir le divan couvert d’andrinople sur lequel, meurtrie, écartelée, troussée, furieuse et confuse, Delphine s’était farouchement débattue comme si ç’avait été, en fait, pour lui qu’elle luttait.

XII

Fiançailles

Ce matin-là, au sortir du doux repos de sa nuit, Caroline Poujastruc s’abandonnait au plaisir d’une molle rêverie. Par quoi avait-elle été tirée du sommeil ? Par quels bruits ? Ce que faisaient Ursule dans sa cuisine, Mme Poujastruc dans la salle à manger, Clarisse et son mari dans leur chambre ou Maurille dans son grenier ne parvenait que parcimonieusement à Caroline. Sortes d’échos étouffés qui semblaient venir de très loin et qui, ayant perdu toute netteté sensible, se situaient hors d’une réalité immédiate. Tels, cependant, ils permettaient à Caroline d’imaginer les gestes qui symbolisaient chacune des activités essentielles et personnelles de ce début de journée.

Elle rejeta le drap qui couvrait sa gorge, s’étira et, mettant ses bras nus en berceau autour de sa tête, les cheveux étalés sur l’oreiller, les yeux à demi clos, jouissant ainsi à la fois d’un reste d’ombre répudié par la nuit derrière les persiennes entr’ouvertes et du faisceau irisé que le soleil matinal de juin faisait faiblement trembler à travers les rideaux, elle sentait sur sa peau la caresse de la brise légère et gardait une oreille attentive aux percussions de la vie extérieure tout en poursuivant au dedans d’elle-même, impalpables et capricieux, des flocons de pensées.

Depuis qu’elle était guérie, ses nuits n’étaient plus jamais troublées. Ni cauchemars, ni insomnies. Un néant parfait dont elle émergeait au matin avec un grand sentiment d’allégresse et de paix. Même quand le ciel était gris ou qu’il pleuvait, elle avait le corps et le cerveau si dispos qu’elle conservait une humeur sereine et favorable. Mais, à plus forte raison, si le temps était clair, plein des promesses d’une journée radieuse, elle éprouvait une telle joie de vivre que, malgré l’envie qu’elle avait de bondir jusqu’à la fenêtre pour rassasier ses yeux du spectacle des montagnes auréolées et de la lointaine plaine encore toute perdue dans la brume, elle se contraignait à rester étendue dans son lit pour mieux savourer les heureuses éventualités qui allaient, inévitablement, s’offrir, pensait-elle, à sa fantaisie et à son désœuvrement.

Pourquoi était-elle si enjouée depuis quelque temps ? Pourquoi supportait-elle sans fatigue la tracassante sollicitude de sa mère et les confidences conjugales de sa sÅ“ur qui, naguère encore, la crispaient ? Pourquoi même les agaceries odieuses de Maurille ou de son beau-frère glissaient-elles si facilement sur elle, à présent ? Fallait-il seulement attribuer au printemps la persistance de cette euphorie ? Bientôt, elle entendrait Maurille, on ne savait pourquoi toujours à l’affût du facteur, crier dans l’escalier : Ca-ro-li-ne ! Ohé ! Caroline ! Tu as une lettre ! C’était l’attente de cette lettre qui la faisait si délicieusement s’engourdir. Ce serait la lecture de cette lettre qui embellirait jusqu’au soir sa journée. Maurille pouvait bien prendre son air sournois en la lui portant et sous-entendre des choses. Elle s’en moquait. Elle se savait hors d’atteinte dans le monde merveilleux où cette lettre la transportait. Le petit imbécile ! Mais il n’y avait rien, dans la lettre qu’elle recevait, qu’elle n’eût pu montrer. Elle en lisait d’ailleurs souvent des passages à sa mère. Et comme il était bon d’y découvrir les motifs dont elle se servirait pour y répondre cet après-midi, seule, dans sa chambre, à l’abri des regards indiscrets et des présences distrayantes, pendant que tout le monde dormirait au Mas et que la chaleur, au dehors, pétrifierait le jardin dans un silence brûlant que seul aviverait parfois le chant des cigales !

Autrefois, elle avait aussi entretenu une volumineuse et quotidienne correspondance avec Olga Molinier. Mais ce n’était pas pareil. C’était à un autre qu’elle, désormais, qu’elle aimait raconter non seulement ce qu’elle faisait, mais surtout ce qu’elle pensait. Oui, c’était une passionnante entreprise que ces lettres. Elles étaient très rapidement devenues sa raison même de vivre. C’était en fonction d’elles qu’elle ordonnait ses journées. Elle y consacrait tout son temps. À les lire et relire ; ou à y répondre. Quelle affreuse déception si la lettre, un seul matin, avait manqué ! Elle reconnaissait tout de suite, sur l’enveloppe, avec un exquis tremblement de l’âme, l’écriture qui lui était chère et le timbre de Portville. Elle ne s’intéressait plus à ce qui se passait au Mas. Grâce à ces lettres, elle vivait dans un état second perpétuel. Elle planait. Le soir, en attendant l’heure du dîner, elle allait se réfugier dans le coin le plus caché du belvédère et elle se répétait tout bas des passages de celle qu’elle avait reçue le matin même. La nuit descendait. La lumière se faisait plus dorée à mesure que la chaleur s’atténuait. Elle méditait sur les phrases qu’elle venait d’écrire et, déjà, elle était impatiente d’être dans son lit et de poursuivre, en s’endormant, l’aventure qui la possédait. Mais déjà, aussi, elle se reportait au lendemain, à la lettre nouvelle qui lui parviendrait, aux mots qui la rempliraient et aux pensées contenues derrière ces mots. Elle n’aurait confié à personne ses propres lettres. Elle allait chaque jour au bourg les poster elle-même. C’était, pour elle, comme un rendez-vous. Et quand la lettre avait disparu dans la fente de la boîte, elle ressentait un sentiment de plénitude infinie, comme une sorte d’orgueil incommunicable qui la transfigurait. Alors, il lui arrivait de pénétrer dans l’église, de s’agenouiller près d’un pilier, sans voir personne, perdue en elle-même, et de prier pour remercier Dieu. Oh, en ces instants, quelle divine et enchanteresse vision elle avait ! Son âme fondait de félicité. L’amour l’inondait. Non pas cet amour tourmenté et ignoble dont les autres lui avaient toujours donné la nausée, mais un amour idéal, absolu, dont aucune contingence ne viendrait jamais ternir la pureté, un amour auquel Jésus accordait sa bénédiction, un amour qui était un acte d’adoration et de grâce et par lequel elle rejoignait son Dieu à travers l’être de chair qui suscitait son cantique. Sa béatitude était telle, au cours de cette prostration bienheureuse, qu’elle sortait parfois de l’église en flageolant, éperdue. Jadis elle aurait pu être effrayée de l’ardeur étrange qui la poussait à mêler ainsi le profane et le sacré. Mais, maintenant, elle savait que Dieu l’approuvait et la conduirait en lieu sûr. Il était consentant. Il la voyait de là-haut. Un grand secret entre Lui et elle. Un secret que les autres humains ne pourraient jamais pénétrer. C’était une telle certitude chez elle qu’elle n’avait même pas jugé bon d’en faire état quand elle se confessait à l’abbé Roquecorbe. Le cÅ“ur du Christ était dans son cÅ“ur. Unissez-vous ! avait-il dit. Et des larmes de bonheur glissaient sur ses joues…

Caroline s’étira d’aise à nouveau dans son petit lit de jeune fille. Neuf heures ! Sa mère n’allait pas tarder à lui rendre sa visite matinale. Elle arriverait drapée dans son kimono de soie violette dans lequel elle paraissait plus ronde encore qu’en robe et qui avait toujours l’air de vouloir s’ouvrir sur ses dessous de veuve soignée, bien qu’elle le retînt constamment des deux mains, contenant ainsi cette poitrine opulente mais restée jeune et qu’elle avait haute et ferme. Caroline sourit en songeant à ce dernier aspect de la coquetterie chez sa mère. Plus celle-ci allait, plus ses décolletés devenaient agressifs. Pauvre maman ! L’abbé parfois le lui reprochait. Il l’accusait d’avoir une tenue immodeste, de porter des robes trop courtes sur des jambes qui, sans valoir celles de Marie-Amélie, n’étaient pas sans agrément, et de laisser par trop saillir la chair laiteuse de sa gorge. Amusant, aussi, que sa mère n’eût jamais pris ombrage de cette correspondance. Elle semblait même tacitement l’approuver. Elle ne questionnait jamais Caroline à ce sujet. Mais il n’était pas malaisé de deviner qu’elle prenait part au ravissement de sa fille. Sa propre existence de veuve était tellement vide d’événements romanesques qu’elle était à la fête quand Caroline consentait à lui parler du jeune homme et que ses yeux brillaient quand celui-ci avait ajouté à sa lettre quelque formule affectueusement respectueuse à son adresse.

Oui, sa mère allait venir. Caroline l’avait déjà entendue deux ou trois fois dans le jardin, appelant la persane et ses chatons pour lesquels elle préparait elle-même une soupe étrange composée de lait tiède, de vieux biscuits et de sardines hachées. Elle entrerait sans frapper, selon son habitude, chargée du plateau du petit déjeuner qu’elle partageait avec sa fille. Ursule était trop occupée ce matin. Je l’ai monté moi-même pour épargner ses vieilles jambes. C’était l’excuse classique. Caroline, par pitié, feignait de la croire. Depuis longtemps, elle ne s’étonnait plus, chez sa mère, de ce mélange de naïveté et de malice qui lui faisait dans le même temps, trouver un si pauvre prétexte pour pénétrer chaque matin chez sa fille et s’offrir un satisfecit de bonté. Je ne te dérange pas ? L’air gentiment humble de sa mère attendrissait Caroline. Pourquoi lui refuser cette récréation ? Elle comprenait bien que sa mère souffrirait toujours de son veuvage, qu’elle ne se consolerait pas d’être privée d’une vie d’intimité, qu’elle enviait Clarisse et Marie-Amélie. Leurs ménages pouvaient marcher mal. Elles-mêmes pouvaient s’en plaindre à elle. Mais, du moins, elles avaient un mari, un homme la nuit, dans leur lit, tandis qu’elle n’avait plus rien et devait rester à l’écart. Elle se raccrochait donc comme elle pouvait à sa benjamine. Mais pour combien de temps encore ?

Mme Poujastruc aiderait Caroline à caler des oreillers dans son dos et à enfiler sa liseuse d’angora. Et même elle la coifferait et lui tamponnerait les tempes et les paumes d’eau de Cologne. Puis elle s’assiérait sur une fesse à l’extrême bord du lit et de la façon la plus incommode, pour mieux accentuer cette impression d’humilité et de parente pauvre qu’elle aimait donner (sans aucune raison valable, pourtant) et elle beurrerait les tartines en entamant le concert de ses litanies quotidiennes. D’un ton doucereux, elle s’en prendrait à Ursule qui baissait et aux défaillances de laquelle elle devait suppléer sans qu’elle s’en aperçût (disait-elle) pour ménager sa susceptibilité. Ce matin, elle lui avait encore nettoyé ceci et cela. En passant, avec une astuce masquée d’innocence, elle s’arrangerait pour révéler l’heure à laquelle elle s’était levée. À six heures elle était debout. Elle avait fait sa toilette. S’était rendue au bourg pour écouter la messe basse de sept heures et, après s’être entretenue un moment de l’orphelinat, avec le vicaire, était remontée au Mas et avait brossé le salon à fond. Si, par une poussée d’inquiétude, Caroline lui reprochait de se surmener, c’est alors que son visage de sainte s’irradiait pour affirmer que cela ne lui coûtait pas du tout, qu’elle ne dormait plus le matin et qu’avec ce temps magnifique, rien n’était meilleur pour sa santé que de se lever à l’aube. Caroline opinait. À quoi bon blesser sa mère en lui démontrant (ce qui était la vérité) qu’elle avait un maladif besoin d’agitation, comme un trop-plein de forces à dépenser ? Elle était si contente de donner à penser (sans l’avouer) que, seule, la mansuétude inspirait sa conduite.

Tu sais, le jour approche où nous devrons nous séparer d’elle. Mais, maman, voyons, il y a dix ans que tu dis cela et tu sais bien, au fond, que tu ne t’y résoudras jamais. Mme Poujastruc frémissait d’aise à l’idée que Caroline la jugeait trop charitable et trop bonne chrétienne pour renvoyer ainsi une domestique qui était à son service depuis toujours. Et puis, ajoutait Caroline, avoue qu’elle t’est indispensable ! Vous vous chamaillez continuellement, mais vous ne pouvez pas vous passer l’une de l’autre. Mme Poujastruc hochait la tête, ébranlée, mais non battue. Tu ne devineras jamais ce qu’elle a eu l’audace de me répondre tout à l’heure. Et d’un ton !… Si ton cher père avait été là pour l’entendre, il n’aurait pas toléré une minute de plus que je fusse traitée de la sorte par cette fille. Mais il n’est plus là pour me défendre. Je suis seule. Tout m’incombe. J’ai un gendre qui prend plaisir à me voir maltraitée dans ma propre maison. Et qui mettre à sa place, veux-tu me dire ? Non, je n’ai pas le droit de la renvoyer. D’abord, ce serait injuste. Et, par ailleurs, vous êtes tous habitués à elle. Je dois me sacrifier. Je prie donc chaque jour pour que Dieu me donne la patience de la supporter.

D’Ursule, il n’était pas rare que Mme Poujastruc passât à Clarisse (quand ce n’était pas à Maurille). Quand je pense qu’hier encore ta sÅ“ur m’a juré que cette fois c’était bien fini et qu’elle ne voulait plus qu’il la touchât ! Elle a même été jusqu’à me dire que s’il insistait, elle viendrait dormir la nuit avec moi pour lui échapper. Et hier au soir, tu as été témoin comme moi du scandale, tu as vu ! Devant Ursule, oui ; ils n’ont même pas attendu qu’elle ait quitté la pièce ! Ils se sont levés de table avant même que le dessert soit servi et se sont enfermés dans leur chambre. C’est révoltant ! On n’a pas idée d’une telle bestialité ! Quant à moi, j’ai dû coucher les deux pauvres petites chéries qui réclamaient leur mère pour l’embrasser. Leur mère ! Une mère dénaturée, tiens ! Depuis on ne les a plus revus. Qu’ont-ils bien pu trafiquer ? Ce matin, je suis allée plusieurs fois devant leur porte. Je n’ai rien entendu. Ils doivent dormir. Du jardin, j’ai vu leurs contrevents fermés. C’est lui qui lui a donné cette habitude de dormir tout fermé. Il n’a jamais eu la moindre hygiène. Ça doit sentir bon ! Mais, maman, voyons, ça les regarde. Ils sont mari et femme. Ils vivent comme ils l’entendent. Toi qui es si indulgente… Mme Poujastruc se rendit compte qu’elle venait d’être quelque peu infidèle à son personnage. Elle se reprit. Bien sûr ! Mais, que veux-tu, cela me révolte ! Il ne s’était jamais passé de telles choses sous ce toit. Ah, si ton pauvre père voyait cela ! Ce n’est pas Dieu possible, le diable en personne doit présider à leur sabbat. Et cet air suffisant qu’il va avoir à midi, cette mine épanouie, cet appétit indécent ! Je l’exècre. On dirait qu’il est ravi de me narguer, de faire en sorte que tout le monde devine la nature de ses exploits. Il pose son derrière sur sa chaise comme un gros chat repu qui se pourlèche, avec son impudique femelle à ses côtés qui s’arrange pour fuir mes regards et qui prend des airs lointains. Allons, protestait Caroline, tu ne devrais pas parler ainsi de Clarisse. C’est tout de même ta fille. Elle aurait de la peine si elle t’entendait. Caroline était offusquée par les paroles trop crues de sa mère. Quand celle-ci partait en guerre contre le ménage, il n’y avait plus moyen de l’arrêter. Elle, si guindée, si bien élevée, si précautionneuse d’ordinaire, ne savait plus se dominer. C’était à se demander si elle n’était pas jalouse de sa fille. Oh, ce n’était pas que François Deloulet fût défendable. Mais saurait-elle être plus amène si un jour elle avait un deuxième gendre ?

Cette question ramena Caroline à Portville. Elle revit une certaine maison où elle avait été reçue récemment. Y avait-il du soleil comme, ici, ce matin, à Portville ? Cet après-midi, dans sa lettre, elle décrirait la splendeur naissante de cette matinée. Cela aurait été incomparable s’il avait pu être là, aujourd’hui, auprès d’elle ! Elle s’aperçut qu’il lui manquait. Après tout, pourquoi ne s’arrangerait-elle pas pour qu’on l’invitât au Mas pendant les grandes vacances ? Mais comment s’y prendre ? Sa mère ne jugerait-elle pas cela inconvenant ? Et lui, qu’en dirait-il ? Peut-être avait-il d’autres projets ? Oh, elle n’oserait plus jamais maintenant le lui proposer. Elle aurait trop de dépit si elle essuyait un refus. Ses parents, enfin, n’iraient-ils pas croire qu’elle voulait accaparer leur fils ? Comme tout était ardu ! Les gens vous prêtaient toujours des mobiles mesquins ou intéressés. Elle rougit de confusion. Sa fierté se cabra. Non, il y avait des choses qu’on ne pouvait pas faire.

Mme Poujastruc entra chez Caroline, petit sac alerte dans son kimono violet, ses cheveux d’une ingrate raideur tressés en une sorte de double fourragère poivre et sel que des épingles retenaient en couronne autour de son crâne. Elle posa le plateau garni sur une table basse, dans l’alcôve, s’assit à sa place coutumière sur le lit, se pencha et étreignit sa fille. Elle lui avait donné un baiser de chèvre, brusque, imprécis et humide, qui toucha Caroline à la pommette. Mon dieu, comme elle avait l’haleine aigre depuis quelque temps ! Était-ce l’estomac, le retour d’âge ? N’aurait-elle pas dû se soigner ? Cependant, de la gorge amplement dénudée de sa mère montait une forte odeur de lavande. Mme Poujastruc, sans conteste, avait de l’hygiène si son gendre n’en avait pas et sa peau, blanche et grasse, était celle d’une femme qui se surveille. Qu’y avait-il donc en elle d’attirant et de repoussant à la fois, qui faisait tout de suite imaginer qu’elle devait souffrir d’une anormale chasteté ou d’un vieillissement insidieux, mais mal consenti ? Caroline s’était quelquefois demandé quel choc elle ressentirait si, un jour, sa mère se remariait. La chose semblait bien improbable. Néanmoins, était-il imaginable de supposer qu’un homme pourrait s’installer au Mas et qui serait, pour elle, un second père ? Comment l’appellerait-elle ? Mon oncle ? Beau-papa ? Pouvait-on concevoir que cet inconnu se retirerait le soir dans la chambre de sa mère et s’étendrait à ses côtés dans le grand lit de milieu, où le fixerait gravement l’œil sévère du portrait en pied de son propre père (ce pauvre défunt M. Poujastruc, ainsi que s’entêtait à le désigner Ursule) en uniforme de préfet ? Il aurait fallu qu’elle s’accoutumât à la voix de cet étranger, qu’elle l’embrassât et se laissât embrasser par lui matin et soir. Aurait-il une bonne grosse moustache comme son père, une barbiche faunesque comme le vieux docteur Ampuis, une face glabre, bouffie et huileuse comme François, ou un gentil crâne chauve comme Antoine ? Peut-être aurait-il les joues piquantes et râpeuses de l’archiprêtre qui ne se rasait que tous les huit jours par une affectation d’humilité et un prétendu dédain de sa carcasse qui n’étaient au fond que souci parcimonieux et parti pris d’inélégance ? Des hommes, au Mas, il n’en manquait pas, à vrai dire ! Depuis Maurille, qui avait pour sa mère de brusques et troubles élans de tendresse et que celle-ci fuyait comme si son fils avait remué en elle, par ses embrassements féminins, quelque fibre endormie ; jusqu’à François Deloulet, qui régnait sur la maisonnée comme un pacha exigeant et satisfait et qui, par sa façon égoïste et pateline de se laisser dorloter, par le ton dominateur qu’il avait pris et par ses caprices tyranniques, semblait vouloir étendre à toutes les femmes de la tribu (hormis la farouche Caroline) les pouvoirs qu’il faisait subir à Clarisse. Celui-là, vraiment, c’était tout un harem qu’il lui aurait fallu pour le contenter. Sans doute Mme Poujastruc était-elle en partie responsable de ces façons. Bien qu’elle affectât maintenant de le détester, on se souvenait tout de même du temps où, dans le dos même de Clarisse, elle avait entamé avec son gendre tout un jeu, mi-maternel, mi-amical, d’échanges et de sous-entendus, de petites familiarités et de gronderies affectueuses (jusqu’où poussées, jusqu’où acceptées ?) à quoi François se prêtait avec une passivité complice. Seule, Caroline était restée sur ses gardes. C’est en vain que son beau-frère l’avait deux ou trois fois serrée de près, sournoisement, dans la partie sombre de l’escalier, en s’autorisant de leur parenté pour donner à ses enlacements subits ou à ses baisers un côté fraternel dont elle n’était pas dupe. Rabroué, il ne s’y était plus frotté mais, par la suite, elle s’était bien rendu compte qu’un hasard étrange le dirigeait toujours vers la salle de bains quand elle s’y baignait ou vers le petit salon quand la couturière du bourg lui préparait un essayage. Oh, pardon, je ne savais pas que vous étiez là ! Par un regard glacial, elle lui avait signifié que ça ne prenait pas et, depuis, elle se barricadait pour éviter le retour de ces irruptions inopportunes.

Deux autres hommes aussi séjournaient assez fréquemment au Mas. L’abbé Roquecorbe et son oncle Antoine. Mais ces deux-ci étaient les préférés de Caroline. Elle aurait voulu les avoir toute l’année auprès d’elle. Ils avaient ceci d’unique, c’est qu’ils savaient lui faire oublier qu’ils étaient des hommes. Elle n’était jamais gênée en leur présence. Tous trois, quand ils bavardaient ensemble, ils étaient comme des êtres asexués. Et même, elle osait davantage se livrer à eux qu’à n’importe quelle femme. Que de confidences qu’elle n’avait jamais proposées à sa mère et à sa sœur et qu’elle proposait tout naturellement à son oncle et à l’abbé. Elle venait néanmoins de commettre une infraction à cette règle en cachant à l’abbé des sentiments à l’égard de Monsieur Hermès dont sa mère avait eu la primeur.

Vis-à-vis de l’abbé, particulièrement, ce qui la choquait, c’était que sa mère menât avec lui ce jeu de coquetterie auquel elle s’était complu autrefois avec le mari de Clarisse. Il va de soi qu’elle traitait l’abbé comme son fils, bien qu’ils fussent sensiblement du même âge. Mais elle mettait tant d’affectation dans l’exercice de sa protection, elle poussait si loin les privilèges de cette position (comptant son linge, repassant ses chemises de nuit, tricotant et reprisant ses chaussettes, achetant son tabac et ses pipes, fournissant son argent de poche, réglementant ses loisirs, surveillant de près ses dépenses, veillant à son alimentation, à son sommeil, exigeant qu’il portât bien, durant l’hiver, les chauds dessous de laine dont elle l’avait doté, pénétrant dans sa chambre comme elle pénétrait chez sa fille) que cela avait quelque chose de suspect et de ridicule à la fois. Sans doute, une mère n’aurait pas agi autrement avec son fils ; mais, de même, une femme avec son amant. Et cela était d’autant plus inadmissible, qu’elle laissait fort bien son propre fils Maurille se débrouiller seul de ses petites affaires avec Ursule. Mais Mme Poujastruc semblait poussée vers l’abbé par une sorte d’inconscience. Elle prétendait (sans qu’on se mêlât jamais de lui demander de se justifier) que l’abbé était investi de hautes préoccupations spirituelles et qu’il n’avait, par conséquent, aucun sens pratique. Il lui fallait veiller sur lui comme sur un enfant et c’était son devoir de chrétienne de décharger du poids de ces menus soucis ménagers cet exceptionnel serviteur de Dieu.

En fait, l’abbé était très beau. Grand, bien découplé, le masque énergique et noble, la voix mâle et prenante, les mains soignées, élégant de sa personne bien que viril, il était tout naturel qu’il plût aux femmes. Et comme sa soutane interdisait à Mme Poujastruc des manifestations plus directes de sa tendresse, elle avait machinalement tourné la difficulté et, pour mieux assouvir la passion qui l’agitait, elle affectait avec lui les manières d’une gouvernante qui sait comment prendre les manies d’un vieux garçon incorrigible. Sans moi, disait-elle, vous iriez en loques et vous attraperiez du mal. Ah ! tenez, mon pauvre abbé, je ne sais ce que vous deviendriez si je n’étais pas toujours derrière vous. Ce soir, vous me donnerez votre rabat. L’ourlet est décousu. Il faut que j’y fasse un point. J’irai vous le porter demain matin pour que vous l’ayez pour dire votre messe. Et certes, à ces instants, elle se serait cru damnée si elle avait pu supposer qu’il y avait quoi que ce fût de répréhensible dans la ferveur de ses petits soins. Au contraire, elle se grisait de son dévouement. Dieu, dans l’autre monde, lui rendrait grâce d’avoir si humblement manifesté sa foi.

Quand l’abbé arrivait au Mas, impeccable, avec son beau chapeau neuf, le ruban de la légion d’honneur sur sa poitrine, ses gants de chevreau noir aux mains et sa petite valise de cuir, Mme Poujastruc ne laissait à personne, pas même à Ursule, le privilège de préparer sa chambre, de mettre des draps propres à son lit, de changer l’eau de la carafe sur sa table de nuit, de remplir le flacon de cognac et le sucrier et de garnir les vases de fleurs du jardin. Puis, avec l’amour d’une épouse éprise, elle disposait sur son bureau une provision de cigarettes et quelques livres dont elle l’avait entendu faire l’éloge et qu’elle avait pu se procurer sans rien en dire, chez le libraire du bourg. Une fois au Mas, l’abbé était toujours traité en mari. À table, il était assis en face de la maîtresse de maison et se trouvait le premier servi. L’abbé, votre assiette ! d’un petit ton sec et désinvolte qui voulait donner le change. Et d’ailleurs, dans un sens, elle agissait avec lui avec tant d’autorité qu’un étranger eût pu croire que l’abbé était brimé dans cette maison. Brimé, il ne l’était pas. Mais n’était-il pas un peu, tout de même, en tutelle ? Ne devait-il pas se soumettre aux inquisitions passionnées de son hôtesse ? Ne lui fallait-il pas lui rendre compte du moindre de ses actes ? Quoi qu’il en fût, il ne paraissait pas en souffrir et se laissait tour à tour choyer et morigéner avec le sourire. L’abbé, vous fumez trop ! L’abbé, vous savez bien que vous ne digérez pas le foie gras ; n’en prenez donc pas un si gros morceau ! L’abbé, ne croisez pas si haut les jambes ; ce n’est pas convenable ! Oh, l’abbé, mais vous parlez comme un hussard !

Caroline regarda sa mère. Elle s’aperçut qu’elle avait écouté d’une oreille distraite, depuis un moment, ses jérémiades. Elle devait bien reconnaître qu’elle n’était pas une confidente rêvée. Elle n’était pas curieuse, ne posait pas de questions, se contentait de ponctuer de oui interrogatifs et de non étonnés le récit des petites médisances matinales. Ursule, sans nul doute, aurait constitué une partenaire autrement excitante pour Mme Poujastruc. L’ennui est qu’on ne pouvait tout dire à Ursule, de crainte qu’elle n’allât le répéter à son tour, au dehors. Sans compter qu’Ursule elle-même n’était pas chiche de ragots et que Mme Poujastruc était impatiente de faire profiter quelqu’un plus (comme elle disait) de ce que sa bonne lui rapportait. Oh, Madame, il faut que je vous dise : Marie, vous savez, la bonne des Millon, eh bien ce matin, chez le droguiste, elle m’a dit comme ça… Vrai, je ne voulais pas le croire, vous pensez ! Mais dame ! ça, Marie, Madame, elle l’a vu, vu de ses yeux vu ! Quelle horreur ! Mme Poujastruc en frissonnait de plaisir. Elle était bien un peu offusquée de sentir qu’une complicité s’installait ainsi entre elle et Ursule, mais elle ne résistait pas à la tentation. Elle ne croyait d’ailleurs pas mal faire. Après tout, il ne s’agissait pas de menteries. Et, de toute façon, ça restait entre elles. Tout de même, si un jour Ursule quittait son service, elle pourrait aller raconter à la ronde que sa patronne cancanait. Et c’était là qu’était le danger. D’un seul coup sa réputation de sainte femme serait perdue. Avec Caroline, pas de risques de ce genre à courir. Entre mère et fille on savait ce qu’on se devait. Dommage, toutefois, que Caroline fût parfois si réfrigérante et affectât une indifférence qui semblait vouloir lui donner la leçon ! En fait, Caroline ne lui reprochait jamais d’avoir la langue trop bien pendue, mais elle devinait bien qu’elle la désapprouvait. Cependant, c’était plus fort qu’elle, elle ne savait pas garder un secret. Et c’était justement quand elle l’avait dévoilé à Caroline qu’il lui paraissait s’en être déchargée. Alors, seulement, elle avait la conscience tranquille. Le sentiment de culpabilité qu’elle éprouvait tout le temps qu’elle était unique détentrice du secret s’évanouissait dès qu’elle avait pu, en refilant ce secret à autrui, lui en faire supporter le poids du même coup. Restaient, il est vrai, Clarisse et Maurille dont l’attention aurait certainement été plus complaisante, mais Clarisse, ayant ses fillettes et son mari, on ne la voyait pas souvent seule et, quant à Maurille, il était absent la moitié du temps.

Le petit déjeuner absorbé, Mme Poujastruc se retira, emportant le plateau qu’elle redescendit à la cuisine. Elle aperçut Ursule, dans le potager, cassée en deux, qui coupait de la ciboule. Les cris des fillettes retentissaient dans les bosquets. Elle remonta. En passant devant la chambre du jeune ménage, elle tendit l’oreille. Elle crut entendre du bruit. Dix heures et pas encore levés ! Timidement, elle frappa à cette porte pour elle condamnée et qu’elle ne s’aventurait plus à franchir qu’en cachette. Clarisse, écoute, ma chérie, si tu peux venir tout à l’heure dans ma chambre, je voudrais te montrer… Mais c’était la voix grasseyante de François qui lui répondait. Allons, Maman, il n’est pas si tard ! Et, prenant soudain un ton volontairement et ironiquement pompeux, il ajouta : Laissez-nous savourer en paix nos amours ! Elle rougit de colère. Sa fille n’avait même pas répondu à sa question. Et comme elle demeurait sur place, figée, le nez sur la porte, celle-ci s’ouvrit brusquement et elle se trouva face à face avec son gendre qui s’était levé en tapinois et s’était avancé pieds nus pour la surprendre. Il rit bruyamment, la voyant là interdite, jouissant de sa confusion et, sans plus de façons, lui tournant le dos, il se baissa, retroussa le pan de sa chemise de nuit bleu pâle et lui montra son derrière. Oh ! fit-elle, indignée et elle s’enfuit dans le couloir, les joues empourprées, serrant sur sa gorge haletante les revers de son kimono, non sans entendre encore, pour comble d’infamie, un gros bruit de pet que le cher François avait sournoisement imité avec sa bouche.

Une fois enfermée dans sa chambre, elle retrouva un peu de calme et se mit à pleurer. Ainsi, c’était le cas qu’on faisait d’elle dans sa propre maison ! Au-dessus de sa tête, dans la partie du grenier qu’il avait installée en atelier-capharnaüm, elle reconnut le pas de Maurille. Lui aussi, de plus en plus, la traitait avec désinvolture. Elle songea qu’elle aurait pu lui rendre une petite visite là-haut. Mais il refusait d’être dérangé. Personne, pas même sa mère, n’avait accès dans son antre. Il bâclait lui-même son ménage et vivait là dans un état de saleté indescriptible. Quand il était au Mas, il n’en sortait que pour aller peindre dans la campagne ou que pour venir prendre ses repas. De tous ses enfants, il était encore celui qu’elle comprenait le moins. Si éloignée que fût d’elle Caroline par ses préoccupations, cette dernière était tout de même liée à elle par une très solide et très sincère affection. Mme Poujastruc avait légué à la cadette de ses filles un certain nombre de ses traits de caractère en laquelle elle se plaisait à les identifier. En outre, les deux femmes étaient souvent réunies par les communes obligations de leur sexe. Les mêmes douleurs, les mêmes réserves, les mêmes pudeurs créaient entre elles une intimité naturelle. Tandis que devant Maurille, Mme Poujastruc s’avouait désarmée. Comment avait-elle pu enfanter un être tel que lui ? Elle avait longuement mais vainement cherché ce qui, chez elle ou chez son mari, avait pu se perpétuer en Maurille. Elle avait fini par admettre que ce fils lui avait été imposé par la Providence comme une sorte d’épreuve propitiatoire et qu’elle devait l’accepter avec abnégation. Mais s’il s’agissait d’une expiation dans l’esprit de Dieu tout-puissant, de quels péchés était-elle donc coupable ? Elle était prête, en ces instants, fouillant impitoyablement dans sa vie passée, à découvrir quelque cruelle faute commise, mais jusqu’alors oubliée. Ou bien devait-elle croire que le mauvais génie d’un ancêtre se réincarnait aujourd’hui malignement dans la personne de son fils aîné ? Maurille avait parfois une telle façon de la regarder, de lui prendre la taille, d’arranger coquettement un détail de sa toilette, de jouer avec ses bagues en lui caressant les mains, de faire la fille enfin, que Mme Poujastruc en était oppressée. Tout petit, Maurille avait seulement été un enfant malingre et difficile, souvent malade ou se pelotonnant, pendant des heures (absorbé par des jeux solitaires et silencieux qui tenaient du rêve et de la délectation) dans les jupes des femmes. C’était quand il avait commencé à être un jeune homme que son comportement était devenu plus ambigu. Elle n’avait cependant jamais osé s’élever contre. Au contraire, elle avait même puisé du réconfort (dans son veuvage prématuré) à se laisser envelopper par cette tendresse indéfinissable. Mais que cachait exactement cette tendresse ? Elle avait peur aussi d’être victime de son imagination. Qu’eût-on pensé d’elle si elle l’avait accusé à tort ? C’est pourquoi elle s’était toujours tue. Elle le savait assez pervers pour jouer tout d’un coup l’indignation, même se sachant impur. Elle était donc partagée entre le consentement aveugle de se laisser cajoler et flatter et la responsabilité qu’elle encourait en favorisant, par son silence, ces épanchements inconsidérés. Quand Maurille faisait ses grâces au salon ou au jardin, devant la famille ou les invités, cela ne tirait pas trop à conséquence et endormait à demi ses préventions. Mais si, par exemple, elle s’aventurait dans sa chambre, elle y éprouvait une sensation de bizarrerie si intolérable qu’elle se sentait prise de panique et n’osait plus toucher à rien de peur de découvrir des indices qui l’auraient édifiée.

Mme Poujastruc soupira et désira se changer les idées. Elle avait un petit creux à l’estomac. Elle descendit et pénétra sur la pointe des pieds dans la salle à manger. Ursule remuait des casseroles dans sa cuisine. Elle ne la dérangerait pas. En retenant son souffle, elle s’approcha du buffet et entr’ouvrit la porte avec précaution. Elle savait qu’elle grinçait toujours un peu. Elle tira une assiette chargée d’un fromage de chèvre à peine entamé. Elle le huma avec gourmandise. Puis, d’un geste vif, un peu saccadé, elle s’en coupa un bon morceau et se mit aussitôt à le croquer sans pain avec un air de souris, l’œil aux aguets. De l’autre main, elle remettait tout en place. Mais elle crut entendre marcher. Si Ursule survenait ? Vite elle dissimula le reste de son butin dans sa large manche de kimono et se faufila dans le couloir. Elle le finirait dans sa chambre. Là, pas de danger. Mais elle était mécontente d’avoir dû se hâter. Elle ne pouvait jamais chaparder en paix. Un si bon fromage ! À table, il semblait moins bon. Enfantinement, c’est en le mangeant en cachette qu’elle l’appréciait. Elle se livra à un rapide examen de conscience. Devrait-elle se confesser de ce larcin ? Mais était-ce un larcin ? Ce fromage ne lui appartenait-il pas ? N’était-elle pas chez elle ? Tout au plus aurait-elle pu s’accuser d’intempérance ? Mais non, même pas ! C’était uniquement un peu de boulimie. Était-ce de sa faute si elle se sentait des faiblesses dans le milieu de la matinée ? Son café au lait était loin. Et il était trop long d’attendre le déjeuner sans rien prendre.

Pendant ce temps, Caroline, restée seule, avait continué à jouir rêveusement de la beauté du jour. Par les fenêtres ouvertes, les odeurs de la campagne et du jardin pénétraient, foin et jacinthe. Elle associait ces odeurs à des souvenirs d’enfance très précis. Et lorsque ces souvenirs, soudain, se matérialisaient, il lui arrivait de revivre dans toute son intensité tel moment d’une journée d’autrefois, comme si les impressions reçues à cette époque-là avaient simplement dormi jusqu’à aujourd’hui sans rien perdre, pendant tout le temps écoulé, de leur fraîcheur, de leur couleur et de leur rythme. Elle était heureuse de se fondre, ainsi, dans la nature à qui elle était reconnaissante d’être si délicieusement suggestive.

Elle s’étira encore une fois, creusant ses reins et faisant saillir sa poitrine. Elle se remémorait sa honte lorsque ses seins avaient commencé à pousser. Il lui avait semblé alors qu’elle était atteinte d’une affreuse infirmité, que ces rondeurs étaient aussi humiliantes que des goitres. Elle avait connu de tels sentiments d’indignité et d’impureté qu’elle s’était efforcée, pendant des années, de comprimer ces appas par tous les moyens, de les dissimuler à la vue d’autrui sous des blouses flottantes ou des pèlerines. Elle rougissait de confusion quand un homme posait un regard sur sa gorge ou la touchait à cet endroit par inadvertance. Pour un peu, elle aurait détesté tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, lui rappelaient cette présence de sa féminité. Depuis deux ou trois mois, en revanche, elle découvrait qu’elle était fière de son corsage bien rempli. Elle avait la poitrine saillante, un peu forte peut-être mais bien ronde et, instinctivement, elle en accusait maintenant les contours par des tricots collants ou des robes mieux ajustées. Était-il vrai que la maternité abîmât les seins ? Dieu merci, elle avait le temps d’y penser. Elle n’avait pas la poitrine large et déjà un peu affaissée de Clarisse, ni les énormes et dures mamelles de sa mère. Deviendrait-elle semblable avec l’âge ? Lui faudrait-il se soumettre aux règles de l’hérédité ? Bah, ça ne signifiait rien ! Marie-Amélie, par exemple, avait les tétons jeunes et légers. On les voyait danser quand elle marchait comme deux petites oranges bien fermes. Dommage que Marie-Amélie eût le décolleté un peu maigre ! Elle aurait été parfaite sans cela.

Pour la taille, du moins, Caroline n’avait rien à envier à sa tante. On lui avait souvent dit qu’elle avait une taille d’infante, qu’elle était faite comme une amphore et qu’elle avait des épaules royales, un peu tombantes mais pleines et galbées. Le grand décolleté romantique lui allait à ravir. Elle songea qu’elle aimerait se montrer dans une longue robe du soir qui la mettrait en valeur. Elle soupira, mi-rêveuse, mi-ironique. Qu’allait-elle chercher là ? Elle avait des pensées bien frivoles… Elle se leva en rejetant son drap et en pivotant sur elle-même d’un pudique mouvement des jambes qui maintint, jusqu’à ses pieds nus, sa fine chemise de nuit. Ainsi, sans se couvrir du vieux peignoir de flanelle écrue qu’elle avait abandonné, la veille au soir, sur sa chaise basse, elle s’avança vers l’une des fenêtres et, tout en se coiffant, contempla le paysage familier qu’elle avait sous les yeux. Il avait ce quelque chose de vaporeux et d’anonyme des fonds de tableaux du temps où les peintres, comme Poussin et tant d’autres, ne songeaient pas encore à peindre un paysage pour lui-même, mais seulement pour qu’il servît de cadre à quelque scène biblique ou mythologique.

La vitre de la fenêtre, rabattue contre le mur, faisait miroir. Caroline s’y mira. Son visage s’y fondait aux frondaisons verdoyantes du jardin, tilleuls cossus ou troènes vénérables. Suis-je Ophélie égarée au bord des eaux brumeuses d’une rive semée de jonquilles ? Elle se trouva jolie, dans sa chemise de linon blanc, avec ses cheveux défaits dans le dos. Ce qu’il y avait de flou et d’un peu irréel dans ses traits effacés d’héroïne des romans victoriens était mieux mis en valeur par ce faux miroir que par une vraie glace. D’un geste coutumier, Caroline rassembla sommairement ses cheveux et les enroula en torsade autour de sa tête. Tout à l’heure, quand elle aurait achevé sa toilette, elle se bâtirait un chignon bien dur, tout armé d’épingles. Mais, déjà, ce simple arrangement provisoire dégageait la blancheur laiteuse de sa nuque. Elle n’avait jamais été si jeune. Pimpante, elle se dressa sur la pointe des pieds. Sous le linon, sa poitrine se gonfla. Elle tira sur l’échancrure de sa chemise jusqu’à ce que l’entre-seins apparût, ombré et mystérieux. Plus tard, se dit-elle, quand je serai mariée, je pourrai montrer jusque-là. Curieux qu’elle n’eût pas de tétins ! Peut-être lui en pousserait-il si elle avait des enfants et si elle les allaitait ?

Cette perspective d’enfants était un sujet que Caroline n’aimait guère aborder dans la conversation. Et quand elle était seule et qu’elle venait à y réfléchir, elle se cherchait de bonnes raisons pour se persuader qu’elle n’en aurait pas. Elle chérissait Jean-Claude, le petit des Gibert et plus encore Maud et Marie-Amélie, les deux filles de Clarisse. Elle était également adorée par les fillettes du catéchisme. Et cependant, à la seule pensée qu’un de ces enfants aurait pu naître de sa chair, qu’elle pourrait avoir un jour un gros ventre comparable à celui que, par deux fois, Clarisse avait si orgueilleusement exhibé, qu’elle pourrait sentir bouger dans ses entrailles cette chose vivante qui deviendrait un bébé vagissant, elle frémissait d’angoisse et d’horreur. Non, cela, elle ne le pourrait pas, elle ne le pourrait jamais, jamais ! Et pourtant, si elle se mariait ? Si son mari exigeait d’elle ce sacrifice ? Comment ferait-elle ?

Voluptueusement, craintivement, Caroline passa ses mains à plat sur ce ventre qui n’avait jamais encore supporté le poids de l’homme. Quelle mortification d’être ainsi déformée ! Elle se souvenait des nausées de sa sÅ“ur, de ses malaises, de son visage bouffi et mâché, de ses accouchements, le premier surtout, si pénible et si ignoble. Pourquoi Dieu avait-il permis que la vie ne pût se transmettre autrement ? Lui faudrait-il donc rester vierge, renoncer au mariage, ignorer les douceurs conjugales ? Pour chasser ces pensées moroses, elle se pencha au dehors et parut vouloir s’emplir les poumons d’air pur. Qu’il faisait bon vivre ! Allons, elle devait se préparer. Le facteur n’allait pas tarder. Elle fut effleurée par une idée bizarre. Oui, même s’il y avait une lettre, ce matin, son attente ne serait pas entièrement satisfaite. Est-ce que déjà ces lettres ne lui suffisaient plus ? Lui fallait-il autre chose ? Lui fallait-il davantage ?

Plus de trois semaines, maintenant, qu’ils ne s’étaient revus ! Elle n’avait pas osé lui redemander de venir à nouveau au Mas. Mais pourquoi n’irait-elle pas elle-même à Portville ? Le prétexte serait facile à inventer. On a toujours des achats à faire. Elle se réjouit d’échapper, en songeant à ce projet, à la languissante torpeur de la matinée. Elle revint d’un pas décidé vers l’alcôve, enfila son peignoir, sortit de sa chambre, s’enferma dans la salle de bains. Elle allait se laver à l’eau froide pour se secouer. Ça provoquerait une bonne réaction. Tout en se savonnant dans la baignoire, elle organisait mentalement son escapade. Ne la jugerait-il pas trop hardie ? N’aurait-elle pas dû attendre un signe de lui ? Ah, que c’était agaçant !… Ce sale savon vous glissait à chaque instant des doigts… C’est alors qu’elle entendit Maud qui l’appelait, d’en bas. Tanti, tanti, tu as deux lettres ce matin ! Son cÅ“ur sauta d’émotion au point que c’en fut presque douloureux. Elle ne savait plus du tout ce qu’elle faisait. Elle bondit de la baignoire, cacha son buste humide sous une serviette et ouvrit la fenêtre : Monte-les, veux-tu, ma chérie. Tu les glisseras sous la porte.

Quand elle les saisit, elle se rendit compte que ses mains tremblaient. Elle reconnut l’écriture. Elle fut à la fois inquiète et troublée. Pourquoi deux d’un coup ? Peut-être avait-il eu autre chose à lui dire après avoir posté la première ? Elle eut un frisson d’amoureuse. D’un doigt dur, elle rompit les enveloppes et se mit à lire la plus longue des deux lettres. Alors, lentement, son visage se détendit dans un sourire ému.

*

Caroline et Monsieur Hermès échouèrent dans une allée écartée du jardin public, contre la pelouse en pente qui bordait le petit lac où glissaient les cygnes. Ils avaient chaud. Ils étaient un peu las. Ils avaient déjà fait une assez longue marche à travers les rues. Leurs souliers étaient poussiéreux. Leurs pieds brûlaient. L’usure du jour surchauffé s’était abattue sur eux. Ils n’étaient plus tout à fait nets. La vue de cette herbe grasse, de cette eau courante leur procura du bien-être. Comme chaque fois qu’elle venait à Portville, Caroline Poujastruc était arrivée vers midi. Mais aujourd’hui, au lieu de déjeuner chez les Gibert, elle avait décidé de prendre son repas au restaurant du Canard, en face de la gare, et elle y avait donné rendez-vous à Monsieur Hermès.

Monsieur Hermès avait eu la précaution de demander son après-midi à Monsieur Papa. Il s’esquiva, la dernière bouchée avalée. D’ailleurs, il n’avait presque rien pu manger. Ça ne voulait pas descendre. Son estomac était fermé. Exactement comme avant un match. Du moins, Madame Mère et Monsieur Papa ne lui avaient posé aucune question. Depuis quelque temps ils avaient l’air de le laisser tranquille. Sans doute, son repliement sur lui-même, sa recherche de la solitude, sa sauvagerie, toutes ces dernières semaines, avaient dû mieux les disposer. Le croyaient-ils assagi ? Ils le voyaient se lever plus tôt chaque matin, se rendre ponctuellement au bureau puis, le soir venu, au lieu de vadrouiller comme avant, s’enfermer dans sa chambre. Tu comprends, il fait si chaud, on va aller à la piscine avec Buddy. Ça nous ravigotera. On restera en caleçon à l’ombre. Rentreras-tu dîner ? Madame Mère demanda cela comme si elle sous-entendait : Sois prudent, fais attention à ne pas te noyer ! Peut-être pas. En tout cas, ne m’attendez pas. Je reviendrai assez tard. C’est le soir surtout qu’il fait bon. Ainsi dit, il disposerait de plus de temps pour Caroline. Dans sa lettre de ce matin, elle ne précisait pas si elle rentrerait le jour même à Poujastruc. À supposer qu’elle décidât de coucher chez les Gibert, il pourrait peut-être passer toute la soirée avec elle, l’emmener dîner quelque part…

Quand Monsieur Hermès pénétra dans la salle du Canard et que Caroline le vit s’approcher d’elle, elle pâlit. Ce qui lui avait paru si simple et si naturel depuis qu’elle avait décidé ce voyage et, ce matin encore, dans le train qui l’amenait à Portville, lui paraissait maintenant hérissé de difficultés. Il lui semblait qu’elle avait agi d’une façon ridicule et inconséquente. Qu’allait-elle lui dire ? Ses jambes se dérobaient sous elle. Elle n’avait plus aucun courage. Elle qui se croyait si sûre d’elle, si confiante en l’issue heureuse de cette rencontre ! Si elle avait pu fuir, elle l’aurait fait. Mais il était trop tard. Il fallait faire front. Et elle s’entendit répondre au jeune homme, de sa voix voilée, pendant qu’il s’asseyait gentiment à côté d’elle.

En se forçant, elle acheva de croquer les cerises de son dessert. Elle lui en offrit. Elles ne valent pas celles de Poujastruc, je vous préviens. Il sourit gauchement. Voulez-vous que nous commandions du café ? Caroline fut réconfortée d’entendre que la voix de Monsieur Hermès tremblait aussi. De ce fait, elle eut la force de prendre sur elle pour affermir la sienne. Et comme elle y réussit, elle éprouva un certain orgueil à se dire qu’elle savait mieux se dominer que lui et mieux dissimuler son émoi. Le café bu, l’addition réglée, il y eut, entre eux, un moment de flottement. L’après midi s’étendait devant eux, vide et immense, comme une longue route aveuglante de soleil. Ils firent quelques pas sur le boulevard, indécis. Une lâche angoisse les paralysait. Pourtant, machinalement, ils avançaient. Ils longèrent ainsi des rues larges, aux maisons basses, aux perspectives désertes, insensibles à l’accablement de la canicule. Ils transpiraient. Ils allaient d’un pas lent, comme des somnambules, et pour mieux vaincre leur gêne, appréhendant entre eux un silence qui n’aurait pu que précipiter l’aveu qu’ils avaient sur les lèvres, ils se mirent à parler avec volubilité, s’étourdissant mutuellement de confidences, de souvenirs, de projets, sans se rendre compte de l’écoulement des heures ni du traînant et capricieux trajet accompli.

Finalement, ce fut vraiment la lassitude qui les fit s’affaler sur les chaises de fer du jardin. Et là, tout d’un coup, comme s’ils n’avaient plus l’énergie de parler ou de résister plus longtemps à l’oppression qui les gagnait, ils s’abandonnèrent à la rêverie, remâchant chacun au dedans de soi-même les pensées qui les obsédaient. Les ébats des cygnes et des paons, sous leurs yeux, pouvaient, en un sens, justifier cette molle méditation. Ainsi, elle et lui, feignaient-ils de respecter la contemplation de l’autre. L’ombre était douce, ventilée. Ils sentaient la moiteur de leur corps s’attiédir, leurs joues empourprées devenir plus fraîches, leurs membres se détendre. L’endroit était paisible. Personne auprès d’eux. Pas un passant. Là-bas, seulement, dans l’allée aux chèvres, l’essaim bavard des mères et des bonnes d’enfants avec, tout autour, la farandole des jeux et des courses des fillettes et des garçonnets dont les vifs piaillements semblaient, à cette distance, ceux d’oiseaux innombrables.

Caroline et son compagnon avaient bien conscience que cette solitude et ce silence intérieur, que berçaient l’agitation lointaine et les cris confus de cette marmaille, étaient propices à ces confidences qu’ils avaient instinctivement contenues jusqu’ici. Mais l’excès même de cette conscience les figeait. Ils réalisaient que s’ils se décidaient maintenant, ce ne serait plus uniquement pour se raconter l’un à l’autre, pour se dire leurs goûts et leurs rêves. Ils étaient fixés là-dessus. Ils n’avaient plus rien à s’apprendre. Ils savaient qu’ils pensaient pareillement sur une foule de questions, qu’ils étaient d’accord sur les points essentiels, qu’ils étaient des êtres de la même essence. Ils s’étaient trouvés, ils se l’étaient dit, ils avaient plaisir à être ensemble, à réagir d’une façon identique devant la vie et les gens. N’était-ce pas là l’important ? Ils étaient amis, enfin. Et ils étaient fiers de pouvoir se dire tout bas qu’ils avaient l’un et l’autre obtenu ce qu’ils souhaitaient. Aller plus loin les intimidait et ils se laissaient engourdir par ce torride après-midi en poursuivant, chacun de leur côté, des chimères qui les rendaient absents.

Au bout d’un moment, cependant, Monsieur Hermès osa regarder Caroline. Elle supporta l’intensité de ce regard et leva les yeux vers lui. Une minute peut-être ils se contemplèrent ainsi sans rien dire. Puis il voulut parler, mais il ne fit, crut-il, que bredouiller des paroles inintelligibles. Une bouffée brûlante monta à ses tempes. Cette affreuse chaleur ne s’apaiserait donc pas ? Il ne savait que faire de ses mains qui étaient moites. Il essayait de les laisser pendre au bout de ses bras pour les aérer, mais bientôt, dans une crispation machinale, il se les pétrissait. L’humidité tiède dont elles étaient poissées le dégoûtait. Il saisissait son mouchoir et les y essuyait. Mais toujours la sueur suintait aux paumes. S’il avait dû étreindre le bras nu de Caroline ou sa main, elle aurait senti, au lieu de leur bonne sécheresse habituelle, la viscosité de ses doigts. Ses pieds aussi lui faisaient mal. Ses chaussures le blessaient. Cette longue marche au soleil avait enflammé ses orteils. Il lui semblait que s’il lui fallait se lever maintenant et marcher derechef, il s’en irait en clopinant. Enfin son crâne était martelé par les élancements d’une mauvaise migraine. Les coups étaient parfois si violents, cela cognait si dur contre ses tempes qu’il avait l’impression de perdre toute lucidité et tout contrôle. Il en avait des nausées. Si Caroline se mettait à le questionner d’une façon un peu trop subtile, il était sûr qu’il ne saurait lui répondre convenablement. Il ne lui venait pas à l’esprit que la jeune fille pouvait être exactement dans le même état que lui. Une idée soudain l’effleura. Si Paolo, Simone ou quelque autre de la petite bande venait par hasard à passer par cette allée du jardin et le voyait assis auprès de Caroline, dans cette attitude de collégien amoureux, on ne manquerait pas, ensuite, à la Taverne, d’en faire des gorges chaudes. C’était vrai, aussi, qu’ils étaient un peu ridicules, tous les deux ! En définitive, que voulait-il obtenir exactement de Caroline ? Elle-même, pourquoi était-elle venue aujourd’hui à Portville ? Elle n’avait fait aucune course. Était-ce donc seulement pour le rencontrer ? Quels étaient ses sentiments à son égard ? Et lui, jusqu’où comptait-il s’engager vis-à-vis d’elle si les choses prenaient une autre tournure ? Le savait-il lui-même ? Ne s’était-il pas embarqué un peu à la légère ? Cette pensée le tortura. Jusqu’ici il n’avait pas envisagé d’une façon très précise ses relations avec Caroline. Il avait grandement apprécié l’amitié qu’elle lui témoignait. Mais il n’allait pas plus loin. À elle seule, il avait confié des secrets qu’il n’avait jamais osé même dévoiler à Buddy ou à Patrick. Et c’était merveilleux ainsi. Mais cette demi-journée vécue en commun changeait tout. Depuis des années, son existence n’avait-elle pas toujours été incohérente ? Aucun lien, jamais, entre les différentes activités qu’il avait exercées ! Aucun but précis dans tout cela. Rien qui l’eût jamais engagé à suivre telle direction plutôt que telle autre. Il n’avait pas dirigé sa vie. Il s’était laissé conduire et ballotter. Loin de tenter ce qu’il souhaitait, il s’était vu imposer successivement un certain nombre de contraintes ou de principes, de présences ou d’absences. Et, aujourd’hui encore, alors qu’il avait toujours farouchement repoussé toute perspective de mariage, voilà qu’il était là, auprès de Caroline, sans savoir à quoi se décider et n’ignorant pas, toutefois, que la jeune fille, si elle consentait à transférer leurs relations sur un autre plan que celui de l’amitié, n’imaginerait pas d’autre fin possible que le mariage. Devait-il donc prononcer les mots irréparables ? Il fallait tout de même avoir le cran de regarder les choses en face. Il était sur l’extrême bord. Un pas de plus encore et il faudrait se résoudre à plonger. Pour l’instant, rien n’était accompli. Il était libre de son destin. Il pouvait revenir en arrière s’il le voulait ou, du moins, ne plus avancer. Après, il serait trop tard. Il serait pris dans l’engrenage des mots et des gestes. Et les choses iraient jusqu’à leur achèvement normal. Mais était-il encore réellement maître de sa barque et disponible ? Depuis le jour où il s’était vu jeune homme, il avait été terriblement attiré par les aspects les plus mobiles des entreprises humaines. Apprendre, voyager, jouir, aimer, affronter les êtres les plus divers, prendre ses risques, multiplier les expériences et en tirer profit, désirer l’impossible et attendre le miracle. Mais où cela l’avait-il mené ? Il ne conservait maintenant pour cette époque que du mépris. Il avait été chaque fois durement échaudé. Déceptions romanesques, turpitudes, humiliations, promiscuités avilissantes, temps perdu, tout cela il l’avait connu. La réalité n’était pas belle. Et la seule façon, peut-être, de lui échapper était de faire en sorte qu’on pût s’isoler de ses contacts. Ce qu’il fallait donc s’efforcer de réaliser, c’était une existence de rêve, inaccessible aux blessures du réel. Vivre dans un état second, sans lien avec les contingences. Se donner tout entier à un idéal, à un absolu dont on refuserait désormais de sortir, oublier que les choses ne sont pas telles qu’on les invente. N’était-ce pas ainsi que vivait Caroline ? Ne pourrait-elle l’aider à pénétrer dans ce cercle enchanté ? À eux deux, ils laisseraient les autres s’agiter dans les transes du quotidien. Ils deviendraient invulnérables. Ils planeraient. C’en serait fini de patauger dans une médiocrité et une vulgarité pour lesquelles il n’était pas doué. Jusqu’ici, il avait accordé une part trop grande à l’instinct et aux passions de la chair. À l’exemple de Caroline, il s’efforcerait de devenir un pur esprit. Il se griserait avec elle de beauté. Il se lancerait dans le sublime. Ainsi, Caroline lui apparaissait-elle de plus en plus comme celle qui avait été placée à dessein pour le sauver et l’amener en lien sûr. C’était pour cela, sans doute, qu’elle n’éveillait en lui aucun sentiment charnel, mais un respect profond. Il brûlait de l’adorer comme une fée, comme une créature d’élection sur laquelle ne pèserait jamais la moindre misère humaine. Il ne rêvait pas de la tenir dans ses bras, comme il avait tenu d’autres femmes, mais de la chérir avec une dévotion patiente et précautionneuse. Grâce à elle, il découvrirait cette innocence tant vantée de l’enfance qu’il n’avait jamais connue. Il se laisserait mener par la main partout où elle voudrait le conduire. Elle serait sa grande sÅ“ur, son élue. Les grossièretés de la chair ne devraient jamais les égarer ni leur faire perdre de vue la douce félicité de leurs âmes accordées. Si malappris qu’il fût, il s’efforcerait, par son attachement déférent, de la mériter mieux pour qu’elle s’attachât à lui. De même que Caroline l’aiderait à s’élever jusqu’à elle, il l’aiderait, par sa protection, à vivre dans une atmosphère de sérénité, il la préserverait des contacts, des meurtrissures et des souillures…

Or, ces folies qui tourbillonnaient dans sa tête, Monsieur Hermès s’aperçut tout d’un coup qu’il était réellement en train de les débiter à Caroline et que celle-ci, les pommettes rouges, le souffle court, l’écoutait sans rien dire, mais sans cesser de projeter sur lui un regard extasié et reconnaissant qui l’émut au point que les larmes lui vinrent aux yeux. La gorge contractée par le bonheur, il dut s’arrêter. Ses lèvres étaient sèches, sa langue embarrassée. Il était mal à l’aise, physiquement. Et pourtant, son âme était irradiée. Il vivait, il s’en rendait compte, des minutes uniques dont il se souviendrait toute sa vie. Il osa prendre la main de Caroline et cette fille charmante la lui laissa. Mon dieu, que cette main était menue, que ce poignet était frêle ! Il tressaillit quand il sentit que Caroline répondait à son étreinte et que ses doigts s’enlaçaient aux siens. Il aurait voulu pouvoir s’agenouiller devant elle, enfouir sa pauvre tête folle dans sa jupe. Il éleva jusqu’à sa bouche cette main qui tremblait et la baisa. Son cÅ“ur bondissait d’allégresse et d’orgueil, d’attendrissement et d’humilité. Il vit deux larmes hésiter au bord des cils de Caroline. Mais elle les écrasa sous le fin mouchoir qu’elle avait saisi et elle lui sourit d’une façon si touchante qu’il fut ébloui par la beauté qui émanait d’elle à cet instant. Il défaillit à demi, submergé qu’il était par sa propre émotion. Et, cependant il réalisait qu’il y avait toute une partie de lui-même qui assistait, indifférente, à cette scène où l’amant, en lui, mettait toute sa sincérité et toute sa foi. Ce mélange d’étourdissement et de cynisme le révolta et il essaya de reprendre pied.

Cette fois, ça y était ! Il s’était engagé. N’avait-il pas commis une bévue ? Cela n’avait pas duré dix minutes. Quelques instants auparavant, rien n’avait pris forme encore et, maintenant, c’était toute sa vie qu’il venait de jouer d’un coup. Tout à l’heure, mille hasards auraient encore été possibles. Mais il avait choisi. C’était Caroline Poujastruc qu’il épouserait, qui serait sa femme, avec qui il ferait sa vie. Le sort en était jeté. Et il était si heureux qu’il ne voulait plus penser à quoi que ce fût d’autre. Caroline elle-même lui offrait un visage transfiguré. Ainsi donc, elle ne l’avait pas repoussé ! Il n’avait pas songé, jusqu’ici, qu’il pouvait aller au-devant d’un échec. Subitement, il s’étonnait de son audace. Comment avait-il pu ? Ah, malheureux Monsieur Hermès, quelle n’eût pas été son ivresse s’il avait pu lire, à cette seconde, dans le cÅ“ur débordant de Caroline ! Il aurait été comblé au delà de toutes ses espérances. Il était aimé !

C’était en vain que Caroline, depuis dix ans, avait mené de front une sévère existence d’intellectuelle et de sage paroissienne. Elle n’avait rien oublié des innombrables lectures dont elle avait nourri son enfance. En dépit du sérieux de ses études, elle avait gardé un fort penchant pour les mythes romanesques. Elle s’était toujours dit qu’un jour viendrait où elle connaîtrait l’amour, où elle rencontrerait l’élu. Quand Monsieur Hermès avait commencé à parler, elle avait compris que ce jour était venu et elle avait été embrasée tout entière comme par un feu intérieur. Il était bien le genre d’homme qu’elle s’était toujours imaginée qu’elle aimerait. Pendant longtemps elle avait cru que ce genre d’homme n’existait que dans les romans. Mais la première fois qu’elle avait vu Monsieur Hermès, sans savoir au juste qui il était et ce qu’il pourrait représenter pour elle, elle avait eu la certitude qu’il possédait les qualités qu’elle cherchait. Ensuite, à mesure qu’elle l’avait mieux connu, elle avait appris à l’apprécier et elle en était venue à croire sincèrement qu’il était bien celui à qui elle avait toujours rêvé. Après cela, tout ce qui s’était passé entre eux n’avait fait que confirmer son impression première. Il avait beau être très différent d’elle à beaucoup d’égards, appartenir à un autre milieu, avoir eu une éducation relative (et peut-être à cause de tout cela, justement), elle avait voulu voir en lui celui que lui promettait le destin. Si bien que sur les chaises de ce jardin, exposés comme ils étaient un peu risiblement et tandis que le jeune homme souffrait de n’avoir pu situer cet épisode mémorable de leur amour dans un cadre plus digne des sentiments qui les animaient, elle s’abandonnait sans arrière-pensée à l’exquise volupté de leur entente. Elle ne voyait plus le gazon discipliné, les cygnes municipaux, les courses poussiéreuses des enfants, elle se sentait devenir l’héroïne des romans qu’elle avait aimés et, tout en écoutant et en contemplant Monsieur Hermès, elle se laissait emporter loin, très loin de Portville, en des lieux irréels que ses songeries passées lui rendaient familiers.

Vers cinq heures, brisés et à demi égarés, ils se levèrent. Un orage, venant de la lande, avait déjà coagulé dans le ciel de gros boursouflements plombés qui planaient, immobiles et menaçants. Au sol, le vent s’était levé, faisant voler le sable fin des allées et frissonner le plumage des cygnes comme l’herbe des pelouses. Le soleil lui-même avait disparu. Le temps était sombre. Allait-il pleuvoir ? Caroline avait promis à sa mère de rentrer au Mas le soir même. L’heure de son train approchait. Monsieur Hermès irait l’accompagner jusqu’à la gare. Ils sortirent du jardin sur l’avenue et il lui proposa de prendre un taxi. Mais elle refusa. Elle avait peur de rompre le charme, de se trouver seule avec lui, enfermée dans la voiture. S’il n’était pas trop las, elle préférait marcher. Au cas où ils seraient surpris par un abat d’eau, ils auraient toujours la ressource de sauter dans un tram.

Ainsi fut fait. Ils s’en allèrent donc côte à côte, sans se presser et sans parler, graves et recueillis comme s’ils avaient été au sein d’une campagne dégagée et assoupie et sans être dérangés le moins du monde par la marée des bruits et des mouvements de la chaussée ni par la présence agitée des passants. De temps en temps, ils se tournaient l’un vers l’autre et se regardaient longuement. Ils savaient que les mots seraient désormais impuissants à traduire l’indicible excitation qui les possédait. Les mots auraient été trop crus, trop précis ou trop faibles. Les regards seuls pouvaient exprimer cet échange de questions et de promesses dont leur pureté se grisait et où leurs âmes se confondaient. Plusieurs fois, la main de Caroline vint furtivement presser celle de Monsieur Hermès. Et ils se souriaient béatement, fiers de cette connivence qui leur permettait de jouir de leur accord à l’insu de l’univers trivial qui les entourait.

Une fois devant la gare, ils s’aperçurent qu’ils étaient encore très en avance. Ils avaient soif. Que faire, en attendant l’heure du train ? Monsieur Hermès proposa à Caroline d’entrer dans un café. Ils s’y reposeraient et s’y désaltéreraient. Même à l’époque où elle était étudiante, Caroline n’avait jamais fréquenté les cafés avec les garçons. Mais tout ce qui lui arrivait aujourd’hui était tellement extraordinaire ! Elle ne se rendait plus très bien compte de ce qui était convenable. Elle était prête à toutes les surprises. Pourtant elle fut reconnaissante à Monsieur Hermès de la faire entrer non pas dans un de ces grands établissements à terrasses tapageuses où les voyageurs s’écrasaient, mais dans un petit bar discret et tranquille dont la pénombre la rassura.

Seul, un autre couple occupait la salle. La femme et l’homme tournèrent la tête vers eux à leur entrée et leur adressèrent un coup d’œil approbateur qui semblait vouloir dire : vous êtes des nôtres, installez-vous à votre aise, ne vous gênez pas pour nous. Puis ils reprirent leurs chuchotements comme si rien n’avait existé autour d’eux. Leur comportement était si ostensible que Caroline et Monsieur Hermès rougirent de concert. Était-ce donc si visible, est-ce que cela se lisait si bien sur leurs visages qu’ils étaient eux-mêmes des amoureux ? Qu’y avait-il donc de particulier dans leur maintien ? Mais pourquoi en auraient-ils eu honte ? Ils se sentaient de taille, au contraire, à affronter le monde entier, à afficher orgueilleusement leurs sentiments. Ce qui les rendit tristes tout à coup, ce fut la pensée qu’ils allaient se quitter. Si vite, déjà ! Et comment prolonger ces instants ? Mais pourquoi Monsieur Hermès ne prendrait-il pas le train avec elle ? Il descendrait en cours de route et rentrerait à Portville par l’express du soir. Monsieur Hermès fut ravi de cette suggestion. C’était là une petite escapade qui s’harmonisait bien avec la journée exceptionnelle qu’il venait de vivre. Il réclama un indicateur au garçon. Ils compulsèrent des horaires. Oui, c’était possible. Tête contre tête, penchés sur les pages, suivant du doigt les colonnes et les chiffres, ils eurent un moment d’oubli délicieux. Eux non plus ne se préoccupaient plus maintenant de ce qui les entourait. Complices, ils jouissaient sans se l’avouer de leur proximité. Monsieur Hermès sentait contre sa joue le frôlement des cheveux de Caroline. Il l’entendait respirer. Son haleine avait une odeur de lait. Il en fut bouleversé et, dès cet instant, il désira pouvoir prendre ses lèvres. Mais comme il avait peur de l’effaroucher par un enlacement prématuré il se contenta d’avancer sa main sous la table pour s’emparer de la sienne. Elle répondit à son étreinte, frémit dans tout son corps et, sans le regarder, les yeux fixés sur l’indicateur, elle murmura : chéri ! Elle avait compris qu’il voulait l’embrasser et elle était contente, pour lui, qu’il y eût renoncé de son propre chef. Non, leur premier baiser n’aurait pas pour cadre un café. Rien ne devait être gâché de leur amour. Il fallait attendre d’autres circonstances, ne rien forcer et, surtout, la laisser s’habituer à cette grande nouveauté que seraient, pour elle, leurs étreintes.

Quand il fut l’heure, il régla et ils sortirent. Sans timidité mais non plus sans audace, Monsieur Hermès prit le bras de Caroline pour l’aider à traverser la large chaussée sillonnée de voitures. Il la serra tendrement contre lui et elle se pressa instantanément à son flanc. Malgré l’extase de leurs âmes perdues dans les délices d’un amour désincarné, la passion s’incarnait dans leurs corps. Un sang plus tumultueux battait dans leurs veines. Et leur chair sentait l’appel de la chair. Pour sa part, Monsieur Hermès se demanda s’il devait s’indigner ou se réjouir de cette persistance en lui de sa vieille sensualité. Il s’étonnait un peu de voir Caroline si consentante. Mais, vraiment, elle semblait avoir perdu toute notion de temps et de lieu. Après tout, elle aurait pu rencontrer des gens de Poujastruc. Elle, qui était toujours si soucieuse de sa tenue et si bien appliquée à ne pas se donner en spectacle, voilà qu’elle marchait, lourde et molle, à son bras. Il était même obligé de la guider, car elle ne regardait plus devant elle. Elle fixait les yeux sur lui comme si elle avait été fascinée. Bien plus petite que lui, sa fragilité la lui rendait plus chère. Il y avait même quelque chose de craintif et d’enfantin en elle qui appelait la protection. Monsieur Hermès en éprouvait de la fierté. Il se disait que ce culte qu’elle semblait désormais avoir pour lui comblerait le fossé qui les séparait. Il lui trouvait tant de prestige, il se jugeait tellement au-dessous d’elle à tous les points de vue, que cet amour, en permettant à la jeune fille de ne plus le voir tel qu’il était, mais bien tel qu’elle voulait le voir, rétablirait l’équilibre entre eux. Il rêva d’être sublime à ses yeux pour lui imposer une vision dont elle ne pourrait plus se détacher à l’avenir. Lui non plus ne se souciait guère que les gens le remarquassent ou non. Il y avait belle lurette qu’il affirmait vouloir s’affranchir des conventions. Ce n’était pas le moment de soumettre ses actes à l’opinion qu’autrui pourrait en avoir. Il devait, au contraire, se prouver à lui-même qu’il était capable d’agir librement.

Dans le train, tout de même, il s’avoua un peu dépassé par les événements. Ses nerfs avaient été mis à rude épreuve. Mais Caroline ne semblait guère plus expansive. Elle s’était affalée comme une loque dans le coin du compartiment. Monsieur Hermès était à côté d’elle et lui parlait à voix basse pour que les voyageurs, entassés, n’entendissent pas ce qu’il disait. Cependant, les regards curieux de ces imbéciles l’agaçaient et il n’osait plus prendre sa main dans les siennes. Il en fut mortifié. Quelque chose manquait à son triomphe. Sa vanité de mâle n’était pas entièrement satisfaite. Je ne vais tout de même pas la laisser aller sans avoir obtenu, au moins, un baiser ! Voilà cinq heures qu’il racontait, qu’il magnifiait son amour, eh bien, cela ne devait pas avoir été en vain. Il s’en faisait un point d’honneur. Sinon, il lui semblerait qu’il avait été frustré. Oh, ces pensées n’étaient nullement insolentes dans son esprit. Il croyait trop respecter Caroline. Mais il avait si peur de ne pas mériter la chance qui lui était promise qu’il se persuadait pouvoir l’accrocher mieux à lui s’il parvenait à arracher à Caroline une preuve plus tangible de son attachement. Et ce, d’autant plus qu’il savait combien il en coûterait à la jeune fille de lui céder sur ce point dès ce soir. Paolo et les autres lui avaient assez souvent répété que la pruderie des jeunes filles n’était qu’une feinte. Qu’il fallait avoir l’audace de passer outre. Et que c’était cela, précisément, qu’elles attendaient. La pudeur leur défendait de se prêter au jeu, mais elles ne s’offusquaient plus quand elles étaient placées en face du fait accompli. Il fallait donc toujours leur forcer un peu la main.

Sans s’interroger davantage, Monsieur Hermès profita du premier tunnel pour enlacer Caroline. Il prendrait ce baiser sans permission. Mais il ne put qu’effleurer sa joue. Elle l’avait tout de suite fermement repoussé avec un oh ! de reproche qui lui fit mal. Il la crut fâchée et appréhenda le moment où la clarté reviendrait. Mais elle dut comprendre ce qui se passait en lui, car elle serra sa main avec force dans l’obscurité pour se faire pardonner son recul et lui faire sentir qu’il était lui-même pardonné. Cette attention lui fut si douce qu’il fut sur le point d’éclater en sanglots et il remercia le hasard qui lui permettait de dissimuler son trouble et de se reprendre. Quand le convoi sortit du tunnel, il avait retrouvé son calme et il put lire dans le regard de Caroline que rien n’était changé entre eux et qu’elle lui savait gré de son repentir. Dès lors, avec un peu d’affectation même, il se tint parfaitement sage. En fait, il avait déjà eu une journée assez exténuante comme cela ! Pourquoi y ajouter encore ? Il ne pouvait détacher son regard de Caroline. Il se grisait de la contempler. Elle-même était ivre de joie, tremblante d’éblouissement. Il lui tardait maintenant d’être au Mas. Elle ne dînerait pas. Elle s’enfermerait dans sa chambre et là, couchée sur son lit, comme il serait bon de pleurer, de pleurer sans fin, de se vider de toutes les larmes de son corps afin de se libérer de cette folle sensation de bonheur contenu qui l’étouffait. L’émotion avait été trop forte. Pleurer l’apaiserait. Et même, peut-être appellerait-elle sa mère à son chevet pour lui faire, sans plus attendre, le récit de sa journée et de ce qui lui était arrivé.

Elle n’était nullement effrayée par la perspective de cet aveu. Au contraire, elle en éprouvait une sorte d’orgueil, à l’avance. C’était tellement merveilleux, tellement inattendu… Le souvenir de cette journée ne devait être terni par aucune cachotterie. Que tout fût net et lumineux désormais, que tout se passât au grand jour ! Monsieur Hermès comptait-il lui-même avertir ses parents ? Elle le lui conseilla et lui demanda de lui écrire aussitôt quelle aurait été leur réaction. De son côté, elle ne voyait pas encore très bien comment réagirait Mme Poujastruc. Mais l’abbé l’aiderait. L’abbé n’avait rencontré Monsieur Hermès qu’une seule fois, mais il en avait gardé un souvenir très favorable. Ce qui inquiétait Caroline, c’était qu’on pût lui reprocher de vouloir épouser un garçon qui n’avait pas l’air de nourrir des sentiments religieux bien vivaces. Mme Poujastruc y verrait peut-être ombrage. Mais l’abbé était plus libéral. Il saurait la fléchir. Par ailleurs, avec le temps, Caroline se disait qu’il n’était peut-être pas impossible non plus qu’elle réussît à réveiller chez Monsieur Hermès une foi endormie. Elle savait qu’il avait fait sa première communion et qu’il avait été un enfant pieux, craignant Dieu. Comme elle se réjouirait si, en remerciement de la grâce qui lui était octroyée aujourd’hui, elle pouvait ramener au Sauveur cette brebis égarée ! Elle s’y emploierait avec zèle. Elle était habile quand elle voulait. Au nom de l’amour qu’il avait pour elle, elle s’arrangerait pour obtenir de lui des concessions suffisantes. Elle se souvint du précepte de Pascal. L’habituer à assister aux offices, ce serait déjà un grand pas d’accompli. Il importait donc qu’il pût avoir une conversation sérieuse avec l’abbé le plus tôt possible.

Toutes ces perspectives n’enchantaient guère Monsieur Hermès. Il faisait bon visage pour ne pas contrarier Caroline, mais il était intérieurement refroidi. Affronter ses parents, affronter ce prêtre quasiment inconnu, affronter ensuite Mme Poujastruc elle-même, s’exposer à ses sermons et à ses interrogatoires, sentir peut-être qu’elle hésitait à lui donner sa fille, vaincre ses préventions, se justifier à tout bout de champ, offrir des garanties… il en était épouvanté. Pourquoi la vie n’était-elle pas plus simple ? Il était repris par d’anciennes angoisses, par la frayeur d’avoir à tenir tête aux autres. L’authenticité de mes sentiments ne devrait-elle pas se lire à nu sur mon visage ? Pourquoi me mettre en quatre ? Ne peut-on me croire sur parole ? Ah, certes, il n’était pas combatif ! Il aurait voulu pouvoir vivre sans jamais lutter. Toute suspicion lui était odieuse. Et comme il se savait de bonne foi, il ne comprenait pas qu’on ne lui fît pas confiance. Il lui arrivait souvent de songer à une existence sans heurts, enfermée dans une coquille protectrice dont il n’aurait jamais à sortir. Il n’était pas fait pour les tourments et les imbroglios passionnels. Sa stupéfaction, en apprenant qu’il était aimé de Caroline, avait surtout chatouillé sa vanité, mais elle était amoindrie par tous les soucis que cette situation nouvelle allait susciter. Ah, s’il n’y avait pas eu les autres, comme tout aurait été facile ! Mais cette dépendance était ignoble. Deux êtres ne pouvaient pas s’aimer à leur guise. Il y avait la société, les familles les convenances, les traditions et des impératifs de toutes sortes. La joie la plus pure était empoisonnée par des forces obscures, par des mobiles et par de bonnes intentions qu’il réprouvait.

À mi-chemin entre Portville et Poujastruc, l’express qui devait ramener Monsieur Hermès était en gare. Il dut brusquer ses adieux. Il s’arrangea pour quitter Caroline avec toute la ferveur qu’elle lui inspirait, par un minimum de gestes et de paroles dont la rapide et parfaite inspiration l’étonna agréablement. Puis il sauta du wagon et courut à travers les rails. Il monta à contre-voie avec une certaine précipitation qui lui donna à penser que si Caroline l’avait vu, à cet instant, elle n’eût peut-être pas trouvé qu’il faisait preuve d’assez de sang-froid. Il fut vexé de s’être ainsi affolé. Heureusement, aussitôt, la locomotive siffla et démarra, justifiant, par là même, sa hâte. Il en fut rasséréné. Dans moins d’une heure il serait à Portville. Le déroulement de tous ces événements avait occasionné un tel choc en lui qu’il ne désirait plus qu’être seul. D’ailleurs, il serait trop tard pour rentrer dîner. De ce fait, il éviterait de voir Monsieur Papa et Madame Mère. Il n’avait pas faim. Tout cela l’avait trop remué. Il errerait dans la ville et attendrait que ses parents fussent endormis pour se glisser dans sa chambre. Demain, il aviserait.

La lumière avait été allumée dans le compartiment. Le train allait vite. Comme Monsieur Hermès avait chaud, il s’était assis dans le sens de la marche et il tendait son visage au vent qui le fouettait. Au loin, la lande se développait, noire et bleue. Au dessus de cette ligne épaisse et ténébreuse un ciel livide achevait de se décomposer sous l’acide d’une nuit de nouvelle lune. En ces régions, juin offrait parfois des ciels pustuleux et d’un étrange romantisme qui contrastaient fortement avec la limpidité des jours. Mais ce ciel tavelé était bien celui qui convenait à sa rêverie.

Durant tout l’après-midi, son âme avait joui d’un perpétuel exhaussement, mais son corps avait été mal à l’aise. En récompense, à présent, son corps se pacifiait et se détendait dans la solitude retrouvée et la ventilation nocturne, mais c’était son âme qui se consumait douloureusement. N’y avait-il pas une loi secrète qui réglait en lui ces alternances et qui établissait malignement une sorte de compensation dégradante ? Pourquoi l’âme et le corps ne pouvaient-ils être simultanément satisfaits ? On parlait de bonheur. Mais le vrai bonheur aurait été un bonheur où la fusion aurait pu se produire. L’euphorie de l’un provoquerait-elle inévitablement les humeurs de l’autre ? Ah, il aurait voulu pouvoir ouvrir sa chemise, sentir l’air frais de la nuit sur sa peau. Son sang circulait plus allègrement en lui, mais son cerveau restait agité. Pourquoi, au moment où sa chair était si exquisement caressée, son esprit était-il empoisonné de pénibles phantasmes ? L’état d’hypnose dans lequel il avait été plongé durant tout l’après-midi avait fait place à un état de cruelle lucidité. Il revivait ces heures et les soumettait à un examen rigoureux. C’était comme s’il était sorti d’un long évanouissement ou comme s’il s’était réveillé dans un lit de clinique après une opération. Chaque détail se mettait à défiler devant lui avec un réalisme qui l’exaspérait. Il avait fait ceci. Il avait dit cela. Et ceci et cela qui lui avait paru acceptable ou même remarquable sur le moment, ne lui apparaissait plus, avec ce léger recul, que comme autant de fausses notes. Il ragea à l’idée qu’il retombait de si haut et qu’il avait pu être grotesque. On ne pouvait donc jamais être au diapason des sentiments qu’on portait au fond de soi ? Les motifs d’angoisse se succédaient et se chevauchaient lugubrement en lui. Sur le moment, Caroline n’avait peut-être pas remarqué comment il s’était comporté mais, déjà, demain sans doute, elle allait se souvenir. Alors, ne le jugerait-elle pas ? Ne serait-elle pas dégrisée ?

Lui-même ne s’était-il pas engagé un peu à la légère ? Avait-il assez profondément mûri sa décision ? Ne s’était-il pas laissé envoûter ? Était-il vraiment en mesure de faire face à ce nouveau futur qui s’ouvrait soudain devant lui ? N’allait-il pas regretter bientôt cette existence au jour le jour qui lui avait jusqu’ici semblé si pesante ? Cette existence avait été pauvre en grandes exaltations, certes, mais du moins sans pénibles contraintes. À bien réfléchir, il s’était plutôt laissé vivre. Monsieur Papa lui donnait un peu d’argent. Madame Mère s’occupait de son linge et de son vestiaire. Quand il rentrait dans sa chambre, il trouvait le ménage, le lit faits. Quand il se mettait à table, le déjeuner était prêt. Il n’avait aucune charge, aucune obligation. Il n’avait encore jamais mis les pieds chez un notaire, chez un avoué, dans une banque, dans une perception, dans un tribunal. C’était Monsieur Papa qui se chargeait de toutes ces corvées. S’il se mariait, il devrait s’initier. C’est à lui que tout ça incomberait. Il se faisait déjà un monde d’aborder avec Mme Poujastruc le problème de son union avec Caroline. Mais ne serait-ce pas plus terrible encore le jour où il lui faudrait annoncer ses intentions à ses parents ? Saurait-il défendre sa cause, argumenter, répliquer aux inévitables réflexions désobligeantes ? Les sentiments qu’il nourrissait pour Caroline étaient si purs qu’il aurait voulu pouvoir les préserver de toute idée de calcul. Enfin, c’est le rythme même de sa vie qui allait être révolutionné. Par la force des choses il romprait, sans doute, avec la petite bande (qui lui paraissait, du reste, moins méprisable depuis qu’il envisageait d’y renoncer totalement). Seuls, peut-être, Buddy et Patrick seraient à conserver. Il faudrait aussi qu’il s’habituât aux façons d’être d’un milieu étranger. La vie conjugale était un grand mystère quand on y entrait avec un bagage de préventions. Saurait-il être un mari possible ? Ne souffrirait-il pas de sentir que son destin était désormais fixé ? N’éprouverait-il pas, dans les douces chaînes du mariage, les révoltes du prisonnier dans sa geôle ? N’aspirerait-il pas plus tard à d’autres envols ? En ce fatal et merveilleux après-midi, n’avait-il pas, d’un seul coup, fait l’abandon de tous les hasards à venir ?

Cela lui fit du bien d’attribuer un sens à tant d’objections. Leur énumération le délivrait et lui permettait, par contraste, de voir les choses moins en noir. En regard de ces ennuis, il y aurait de très douces compensations. Il puiserait certainement d’admirables recours dans la présence affectueuse et dans l’amour de Caroline. Elle lui ouvrirait des horizons inconnus. Si elle était telle qu’il se l’inventait, elle s’arrangerait pour que son intégrité ne fût pas entamée. Elle lui laisserait son libre arbitre et l’aiderait à réaliser l’existence à laquelle il aspirait. Il n’avait pas le droit de douter de son bon vouloir, de sa tolérance. Elle n’était pas de ces femmes qui aliènent la personnalité de leur mari. Au contraire, elle était assez proche de lui pour qu’il fût persuadé qu’elle aurait à cœur de défendre le même idéal.

Si peu qu’il eût vécu encore, ce qui l’avait le plus frappé, dans ses relations avec les êtres, c’était justement son incapacité à coïncider avec eux. Il était toujours un peu au-dessus ou (d’ailleurs) un peu au-dessous de leurs desseins et de leurs préoccupations. Ainsi, aujourd’hui, il se jugeait nettement au-dessus de Buddy et de Patrick (et à plus forte raison des autres) et cela le rendait bêtement présomptueux. Mais, en revanche, il lui semblait bien qu’il avait su tout de suite coïncider avec l’âme de Caroline. N’était-ce pas particulièrement exaltant ? Pour la première fois de sa vie il était de plain-pied avec une autre créature. Caroline était de sa race. Elle était sienne. Oh ! comme ce serait formidable d’entamer un avenir neuf avec elle ! Il ne savait pas encore où cet avenir le mènerait ni dans quelle mesure il pourrait s’en montrer digne. Mais il lui suffisait de penser qu’il ne s’y engageait pas seul et qu’elle serait près de lui pour en partager les réussites et les échecs, les splendeurs et les dangers. Il fut au comble du bonheur en ces instants. Son esprit se laissait emporter au rythme du train. Il oubliait ses heures les plus chétives, ses révoltes larmoyantes, ses déchéances stériles. Il se sentait au plus haut de son élan. Et, si perdu qu’il fût toutefois dans la société, au milieu de tous ces humains qui l’ignoraient, il jouissait de son indifférence présente à tout ce qui n’était pas lui et s’aventurait à croire qu’il lui serait bientôt possible d’accepter ce monde extérieur et de le pénétrer comme si l’étreinte qui allait le lier à ce monde, et qu’il souhaitait si fort, n’avait pas dû être de celles qui brisent et désespèrent, mais de celles qui fécondent.

DEUXIÈME PARTIE

I

Correspondance de Caroline et de Monsieur Hermès

1
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Aussitôt.

Ma bien-aimée, vite, vite, à peine en bas du train je vous écris. Je suis fou, je suis fou ! Votre parfum est encore sur moi, vous êtes là, ma fiancée, et je vous aime !

Oh, comme je me sens plus à l’aise devant cette lettre ! Comme j’ai été gauche cet après-midi ! Mais il y avait une telle tempête en moi que je ne savais m’exprimer. Et puis, aussi, une sorte de stupeur, une extase inexprimable. Jamais, Caroline, jamais une femme n’avait levé ainsi vers moi un front aussi clair et des yeux aussi confiants. Jamais personne ne me fit pareil cadeau. C’était trop beau. J’étais à la fois transporté et paralysé. Je n’osais espérer ce bonheur. Et ce bonheur est venu, cependant. Vous, Caroline, vous m’avez donné votre foi et votre amour. Soyez bénie entre toutes les femmes !

Pardonnez ce mot hâtif, griffonné sur un coin de table, dans un café triste, avec une mauvaise plume. Mais je veux absolument qu’il vous parvienne et qu’il soit là, demain matin, à votre réveil. Qu’aura été pour vous la soirée ? Et, pendant que je vous écris, que se sera-t-il passé ? Mais rien, j’imagine. Tout a été si simple et si droit entre nous ! Votre chère maman vous a bercée doucement et vous vous êtes endormie, rompue, brisée, avec un sourire charmant sur les lèvres, des larmes de joie dans les yeux et un battement un peu fébrile dans la poitrine. Ou bien, peut-être, n’avez-vous encore rien dit ? J’aurais voulu vous tenir contre moi et vous savoir sûre de ma force. Je suis encore sous l’effet du miracle qui a changé nos destinées. Je ne peux vous dire tout ce que je ressens. Il faut me laisser le temps de calmer en moi ce cÅ“ur qui a tant vibré.

Je pense à vous, mon amour, dans ce Portville pluvieux et lourd où l’orage a fini par éclater. Il fait nuit. Je n’ai pas mangé. Je suis ivre.

Croyez en moi comme je crois en vous.

Le 5 juin 1928.

2
Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Si vous saviez comme je vous rapporte de jolies choses, si pleines, si belles, si parfumées ! Je viens des processions de la Fête-Dieu et j’ai encore sur moi un peu des lys, de l’encens et de cette odeur sucrée de l’herbe qu’on froisse en marchant le soir. Au fond, vous n’avez peut-être jamais vu de procession de la Fête-Dieu, vous ne savez pas la douceur qui se répand sur la nature quand le Bon Dieu sort de sa maison trop solennelle pour s’en aller bonnement se promener à cette heure indécise où le ciel semble se confondre à la vie apaisée. Le dais de soie et d’or éteint s’en va, parmi les enfants, les jeunes filles, les pétales de roses, la poussière nacrée des grands arbres, les voix hautes et fraîches qui chantent en latin des mots déformés qu’on ne comprend guère mais qui parlent au cÅ“ur. J’étais là, confondue, paisible, portée à la prière. Et vous étiez là, aussi ; non pas vous, votre pensée, votre âme, votre lettre brève mais si intensément imprégnée de ce qui est désormais vous tout entier.

Et vous avez été inquiet, peut-être, mon chéri, de n’avoir pas eu de lettre aujourd’hui. J’aurais tant voulu pouvoir vous écrire, hier soir ! Je n’ai pas pu. J’étais encore trop secouée par tout ce que vous m’aviez dit, par tout ce que j’ai compris, par cette flamme qui nous a dévorés. J’étais heureuse mais lasse aussi comme si pendant des heures, des heures, j’avais ramassé des fleurs à brassées dans un jardin immense. Vous alliez vite, vite, vous m’entraîniez dans une course fleurie et quand je me suis retrouvée seule au bout de l’allée, il a fallu que je m’arrête un moment, que je laisse mes pensées se dissoudre et que j’appuie un peu mon front au mur. J’étais lasse, lasse…

Ami aimé, quand je suis arrivée à Poujastruc, la tête bourdonnante, le cÅ“ur battant, j’ai vu Maman qui m’attendait avec son visage et ses propos de tous les jours. Je l’ai embrassée comme tous les jours, mieux peut-être et je n’ai pas menti, oh ! non, parce que mon silence aurait été un mensonge… Il me tardait d’être à la maison, de laisser ce dîner préparé à mon intention, de prendre Maman près de moi et de lui parler tout doucement. Je tremblais, aussi. J’aurais voulu vous avoir là pour que vous parliez, vous, ou seulement pour avoir le soutien de votre présence. Je n’aurais pas voulu faire de la peine ou du mal… Il était bien tard lorsque j’ai eu fini. Maman, d’abord surprise, m’a écoutée. Il y avait de tout dans sa réponse, des sentiments si nombreux, si différents du convenu glacé que les mères et les filles ont accoutumé d’adopter entre elles. Je vais essayer de vous traduire tout cela bien simplement.

Maman vous a assez peu vu l’autre jour mais vous a trouvé sympathique. Seulement, elle ne pensait pas que vous alliez tout de suite lui arracher le cœur de sa petite fille. Elle a été suffoquée, non pas choquée au sens bourgeois du mot, parce qu’elle me sait toute droite et allant par instinct vers le bien. Elle m’a demandé de la laisser réfléchir. Elle désire en savoir plus sur vous. Il ne faut pas lui en vouloir ni considérer cela comme de la défiance. Elle m’aime tant, elle me place si haut qu’il lui semble que personne ne sera assez grand pour faire mon bonheur et puis, je vous l’ai dit, il y a eu cette profonde cassure causée par le mariage de ma sœur aînée. Elle a peur de tomber sur un deuxième gendre qui ne vaille pas mieux que le premier. Quand elle s’est retirée, elle a cru que je dormais. Mais je ne dormais pas. J’ai entendu sonner les heures à la chapelle toute proche de l’Hospice. Vous ne dormiez pas non plus, mon chéri.

Je voulais vous écrire une longue, longue lettre. Je ne le puis. Les Poujastrucais ne me laissent pas en paix et me harcèlent au sujet de leurs petits intérêts mesquins que mon concert de charité soulève. Comme s’ils ne devaient pas comprendre, à la clarté qui est en moi, la vanité de tout ce qui n’est pas vous.

Je suis affectueusement près de vous. Caroline.

P.-S. – J’ai écrit un mot à l’abbé. Prévenez-le aussi de votre venue. Je suis sûre que nous aurons là un appui.

3
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma chère Caroline, avec quelle hâte, ce matin, j’attendais le courrier. Ce ne fut pas en vain. Dans la boîte, une enveloppe blanche, une écriture violette, droite et franche comme la main qui la trace : c’était la lettre attendue, la première depuis que Dieu nous a unis. Ce qu’il me faut aujourd’hui remercier c’est votre chère Maman. Ainsi, j’avais bien vu tout de suite en elle un être d’exception. Elle a su trouver dans son cÅ“ur assez d’amour pour vous comprendre et vous apaiser. Si vous saviez, si vous saviez toutes deux, comme je suis fier de ces scrupules. Mais bien sûr qu’elle a raison ! Jamais il n’y aura d’homme au monde assez délicat, assez noble pour vous mériter. Souvenez-vous des paroles que je vous disais samedi. Je vous conseillais de ne pas vous exalter. Vous étiez fiévreuse. Je voulais que vous réfléchissiez encore, et qu’une fois rentrée chez vous, vous vous demandiez si votre élan vers moi n’avait pas été inspiré par quelque besoin obscur d’assouvissement de tendresse et de pitié. Je ne suis pas certain de vous valoir. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il y a en moi assez d’amour pour ne pas vous préférer à votre bonheur.

Je serai heureux que votre chère Maman lise mes lettres. Il n’y aura jamais rien en elles qui ne soit spontané et qui n’exprime mon pauvre cœur anxieux. Qu’elle essaye de me connaître au travers de mes pensées qui, même mauvaises, n’ont pas peur de se faire jour, car c’est ainsi que je peux le mieux les dominer. Vous savez comme je réprouve tout ce qui est fausseté et flatterie. Si je vois d’abord tout ce qu’il y a de vilain en ce monde, c’est pour atteindre plus vite ce qu’il y a aussi de beau en lui. Je ne suis pas, en cela, comme en beaucoup de choses, la route ordinaire. Mais c’est que j’ai toujours eu l’ambition de me faire une opinion par moi-même sans me laisser influencer. C’est pourquoi deux êtres qui s’aiment se doivent de vivre dans une intimité qui leur permette de se pardonner leurs faiblesses mutuelles. À ce moment-là, il n’y a plus de déceptions à craindre.

Comme convenu, j’irai samedi voir l’abbé. Je suis sûr de moi. En fait, je n’ai rien à lui demander mais je serai content de bavarder avec lui et j’espère qu’il saura comprendre à quel point je suis sincère.

J’ai commencé à lire le livre de Frantz Toussaint ; il est très beau. Il s’en dégage un parfum qui me rappelle celui de vos cheveux et de vos mains.

Je vous aime, mon cher amour, et baise vos paumes frémissantes.

4
Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Je vous assure, chéri, que vous n’allez pas être content : je n’ai pas le temps de vous écrire. C’eût été bon, pourtant, d’être là, tout tranquillement avec vous ; de vous raconter tout ce qui se mijote dans ma tête, de vous donner la douceur et la tendresse des mots. Mais, bien vrai, ces minutes, il me faut les voler à tous ces gens qui s’agitent autour de moi. Mon concert au profit de l’orphelinat est demain soir. Il y a de quoi se casser la tête contre les murs. Le programme est fin prêt. J’ai un jazz qui m’est tombé du ciel. À mon retour de Portville, il est venu m’offrir son concours gracieux… Mais, à côté de cela, quel tourment ! Mes artistes se plaignent du directeur du théâtre qui, vraiment… Le directeur, lui, menace d’envoyer promener tout le monde. Et les amis veulent les meilleures places, naturellement. Pour éviter du coulage, je fais la location moi-même. C’est mathématique, c’est sérieux. Oh, combien ! Le moyen, avec cela, d’avoir un cÅ“ur en clair de lune…

Mais, pour que vous ne soyez pas trop malheureux, je vous envoie, pour vous tenir compagnie, une toute petite petite Caroline. Gardez-la bien, aimez-la bien. C’est une petite chose fragile, vite effarouchée. Embrassez-la avec précaution pour ne pas la faire pleurer.

P.-S. – Maman ne m’a reparlé de rien depuis l’autre jour. Je lui ai confié vos lettres, comme convenu. J’ai été si heureuse de cette idée – venue de vous ! Elle a un air grave et soucieux, tellement soucieux que je suis inquiète. Après la triste expérience de Clarisse, si vous saviez ce qu’est, pour elle, mon avenir… Je ne sais rien mais j’ai confiance en vous. Trouvez le moyen de lui donner confiance aussi. Je sens que c’est nécessaire.

5
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma fiancée, je suis allé ce matin à mes occupations avec un cÅ“ur nouveau. En ce jour de la Saint-Barnabé, il y avait du bleu dans mon âme. Je me sentais lavé de toutes les souillures passées. J’étais enfin régénéré. Car je ne suis plus seul, je ne pense plus seul, à présent. La Providence vous a unie à moi. Ce qui nous arrive n’est-il pas miraculeux, en effet ? Sans son précieux secours ce qui a été aurait-il été possible ? C’est pourquoi, sans doute, il ne faut jamais se rebeller contre les épreuves que Dieu nous impose. Il veut ainsi nous élever davantage et nous donner une vision plus exacte des réalités. Un esprit frivole et que Dieu n’a jamais tenté, ne peut connaître la vérité. Il faut avoir eu honte de ses déchéances, il faut avoir failli et souffert. Alors seulement on peut remettre sa vie entre les mains des anges dont vous êtes. Je ne saurai assez vous répéter que vous êtes meilleure que moi. Mais Dieu ne veut pas notre malheur. Ce qu’il fait est toujours bien fait. Le monde est méchant mais il faut savoir l’oublier. Cependant, il convient de ne jamais céder aux faciles sollicitations d’autrui. Ne rien abdiquer de son idéal. Croire en la beauté immanente. N’écouter que la voix de sa conscience.

Je ne suis déjà plus ce que j’étais, grâce à vous. Ma vie a désormais un sens. Il y a là un petit oiseau tout blanc, tout blanc, contre ma poitrine, que je dois réchauffer et qu’il m’est doux de chérir. Nous devons beaucoup prier pour que Dieu nous aide. Je suis près de vous par la pensée et je prie comme vous m’avez réappris à le faire. Que cette lettre vous console de votre sollicitude. J’ai peur que toutes les occupations qui vous accaparent ne vous fatiguent. Et si vous alliez tomber malade ? Vous devez vous ménager. Donnez un peu moins de vous aux autres. Soyez plus égoïste.

Je travaille d’arrache-pied à mon étude sur Vildrac. C’est long. J’accumule des notes mais je n’ose pas rédiger. Je voudrais réussir quelque chose qui soit à la hauteur de mon sujet et l’envoyer ensuite à une revue de Paris. Pour la pièce dont je vous ai parlé, j’attendrai les vacances. Il y a des fois où je doute et où je me demande si j’arriverai jamais à sortir de moi ce que j’y sens bouillonner.

Mais je suis impardonnable de ne parler que de moi alors que mon espérance est en vous. C’est vous, surtout, qui devez écrire, car vous avez un talent et une sensibilité très rares.

Je vous aime.

6
Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon chéri, je me suis couchée à trois heures du matin et me suis aussitôt endormie. J’avais demandé à Ursule qu’elle frappe à ma porte dès huit heures mais je ne l’ai pas entendue et ne me suis réveillée qu’à midi. Le concert a été très réussi et j’ai eu votre lettre. Je suis heureuse. Heureuse et lasse mais ravie de pouvoir enfin bavarder avec vous en toute quiétude.

Je pense à vous très fort qui m’avez écrit hier de si jolies choses. Mieux que jolies : vraies ! La vérité n’est-elle pas la beauté première ? Il y a en vous une délicatesse très grande qui me touche et qui m’a révélé une chose primordiale qui ne m’était pas apparue aussi clairement au premier abord : savez-vous pourquoi, peu à peu, j’ai été portée, même avant qu’aucun sentiment à proprement parler n’intervienne, à bien vous écouter, à dépouiller devant vous tout ce qu’il pouvait y avoir de convenu ou d’artificiel, à vous admettre dans le jardin secret et clos de mon cÅ“ur ? Non ? Mais c’est simplement parce que vous n’avez pas eu de hardiesse, comme je n’ai pas eu de coquetterie, et parce que vous avez mis notre amour devant moi avec la piété tendre et un peu tremblante d’un homme qui confie tout son trésor dans un seul élan et qui ne peut s’empêcher d’avoir peur à l’idée qu’on pourrait l’abîmer. Et quand vous avez vu, au contraire, que je le prenais avec précaution dans mes deux mains pour mieux l’élever, vous avez atteint d’un seul coup cette frontière rayonnante de la confiance que si peu savent trouver.

Je suis sûre que vous partagez ma pensée, n’est-ce pas, mon chéri. Pour avoir deviné la petite fille mystique, pour en avoir fait l’élue, il faut qu’il y ait aussi, en vous, de la lumière. J’aime les reflets de la vie intérieure. Je souffre au contact de ceux qui en sont privés. Il est si triste de regarder des yeux vides : c’est comme lorsque l’on se penche sur un pont pour se mirer dans la rivière et qu’on ne voit rien que de la terre sèche dans un lit aride. Lorsque cela m’arrive, j’éprouve toujours une manière de stupeur désolée. Vous l’avez compris avec une telle finesse ! C’est bon, vous savez, d’être entourée d’une espèce de barrière blanche pour que je n’aie pas mal. C’est réconfortant aussi de rester magnifiquement dans la vie totale en sachant en écarter les laideurs. Il me semble que l’être humain ne peut souhaiter idéal plus suave et, non sans orgueil, qu’il y a certains êtres qui peuvent l’atteindre parce qu’ils sont prédestinés.

Comme je vous dis des choses graves ! Vous savez comme je sais sourire, cependant et comme il y a en moi des recoins de puérilité. Ainsi, hier, j’ai été désolée parce qu’il a fallu que je prête, pour un des numéros du concert, Marie-Rose, ma belle poupée de divan, gracieuse et énigmatique, avec sa robe blanche à petites fleurs, ses grands yeux de porcelaine et sa bouche de pâle églantine.

D’ailleurs, j’ai constaté que la vie échevelée que j’ai menée ces derniers jours était tout à fait décevante. J’ai les nerfs surmenés. Je ne me reconnais plus. Toute cette bêtise humaine qui m’est soudain tombée dessus… L’horreur d’être réveillée à huit heures par la danseuse qui ne veut plus danser et qu’il faut remonter avec le sourire. Les compliments ridicules des gens qui pensent qu’on fait ça pour s’amuser et se mettre en vedette. Les critiques en pluie fade, les attaques sournoises et ce visage de politesse glacée qu’on leur oppose et qui masque un cÅ“ur qui s’effondre. Ouf ! tout cela est fini. Je sauterais de joie si je n’étais si fatiguée. Je veux redevenir quiète, reprendre mes livres et mes rêveries et surtout revenir à mes lettres.

Je m’en veux de vous avoir négligé. Vous voyez, je ne vous ai pas encore une seule fois appelé : mon fiancé et ce n’est pas faute de tendresse. Mais vous savez comme ma sensibilité est farouche. J’ai toujours un peu peur du réel. Et pourtant, je voudrais que nous puissions nous voir très bientôt. Vous me manquez.

C’est donc demain que vous allez rendre visite à l’abbé pour défendre notre cause. Vous devez être fier de toutes ces responsabilités que vous allez prendre. Parlez à l’abbé à cœur ouvert. Je vous suivrai par la pensée.

Je vous donne mes deux mains à baiser. Caroline.

P.-S. – Je ne voulais pas vous le dire. Je vous réservais la surprise… Tant pis, ce sera meilleur puisque vous le saurez à l’avance. Je serai sur le quai de la gare à votre passage à Poujastruc. Et je le dirai bravement à Maman, au retour. Vous êtes content ? À demain, ami chéri.

7
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Sans doute aurez-vous été peinée, ma tendresse, de ne pas me trouver hier dans le train. J’ai dû différer mon voyage n’ayant pas reçu de l’abbé la réponse que j’attendais. Un moment, j’avais pensé tout de même faire le voyage jusqu’à Poujastruc. J’aurais pu bavarder une grande heure avec vous et rentrer ensuite à Portville. Mais je déteste me cacher. Je veux que notre amour puisse se manifester au grand jour, que nul n’ignore notre bonheur. Vous aussi vous me manquez. J’ai besoin de vous. Il faut que vous veniez ou que je vienne. Voulez-vous y réfléchir ? Je suis libre le samedi après-midi et le dimanche. Avec quelle joie je vous consacrerai tout mon temps ! Faites-moi signe et j’accours.

Je vous presse passionnément dans mes bras, votre tête charmante est sur mon épaule et je couvre vos cheveux de baisers.

8
Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Vous faisiez bien, chéri, de me recommander le repos. Me voilà souffrante, souffrante. J’ai mal à la gorge, un peu de fièvre et les yeux battus. Je souffrais déjà, ce matin, mais voilà que je me suis inquiétée en ne vous apercevant pas au train. Qu’y a-t-il ? Je voudrais savoir.

Tout à l’heure, j’étais assise dans mon fauteuil. Malgré la chaleur, j’avais mis une veste de flanelle rouge qui me faisait paraître plus pâle. Maman est venue, elle a pris ma main. Elle se rendait compte combien j’avais présumé de mes forces. Je ne sais alors quel instinct m’a poussée. Je lui ai demandé si elle avait lu vos lettres. Elle les avait lues. De fil en aiguille, je lui ai suggéré que vous veniez au Mas pour lui parler, tout simplement. Elle a accepté. Donc, chéri, je vous attends demain dimanche avec une joie que vous ne pouvez concevoir. D’ici là, je vais tâcher d’aller mieux et tenez, avant de me coucher, je vous tends mon front pour que vous guérissiez, par un baiser, ma pauvre tête endolorie.

Caroline.

9
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma chérie, je suis terriblement fâché de ce contretemps. Je n’ai eu votre lettre qu’aujourd’hui et je n’ai donc pu me rendre à Poujastruc. J’enrage à la pensée de vous avoir fait attendre une deuxième fois en vain. Qu’a dû dire votre Maman ? Et quelle déception pour moi ! Cela aurait pu être si merveilleux…

Autre sujet d’inquiétude : votre santé. Moi qui voudrais tant pouvoir vous protéger, je me sens impuissant contre ces intrusions qui vous débilitent. Je ne veux plus que vous vous dépensiez ainsi pour les autres. Vous devez, désormais, penser à nous, à notre bonheur.

Mais tout de même une bonne nouvelle. J’ai enfin une réponse de l’abbé et j’y vais samedi prochain. Il m’attend. Et pour compenser ce dimanche manqué, ne pourrions-nous combiner quelque chose pour que je m’arrête à Poujastruc au retour de ma visite afin de passer auprès de vous quelques heures, ou tout le dimanche même ?

Je vous garde tendrement dans mes bras.

10
Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Oh ! comme vous devez avoir ce que la sagesse populaire appelle : la mort dans l’âme ! Nous vous attendions, hier, et vous n’êtes point venu… Bien sûr, ma lettre n’a pas dû vous arriver à temps. D’ailleurs, les vôtres me parviennent aussi très irrégulièrement. C’est navrant. Mais n’épiloguons pas. Je ne vais pas vous dire que j’ai été toute triste. Je n’ai pas envie d’augmenter votre regret puisque je suis sûre, tout à fait sûre, que vous n’êtes pas coupable et que vous avez eu un vrai chagrin.

C’est vrai, chéri, aussi forte que soit ma présence virtuelle, aussi doux que soit le souvenir de mon regard, de mon sourire, aussi vivante que je sois en réalité, je suis une petite fiancée si idéale, si idéale que j’en arriverais presque à être mythique si vous n’aviez pour vous raccrocher au vrai ma photo de moi à dix-huit mois… Je vous l’envoie donc. Ne pensez pas que ce soit pour me moquer. Non, je ne me moque jamais que des petits travers extérieurs des choses ou des gens. Mais ce qui est au dedans des barrières sacrées, il ne faut jamais en rire, jamais. C’est pour cela que malgré l’attrait de mon esprit pour tout ce qui est esprit, je n’aime pas Voltaire que j’admire.

Donc, que je vous ramène dans la vie en vous disant comme j’étais hier. D’abord, j’étais à peu près guérie de mon mal de gorge par un traitement énergique du vieux docteur Ampuis : fumigations au benjoin de quoi embaumer dix momies. J’étais contente de vous recevoir au Mas en toute intimité. J’avais mis une robe de mousseline, une petite robe de rien du tout mais qui me va tout à fait bien. Maurille s’enthousiasme dès qu’il me voit ainsi et me propose de faire mon portrait. Il prétend que j’ai l’air de Manon à son premier voyage. J’avais aussi des Å“illets rouges à mon corsage, vous savez de ces Å“illets simples et minuscules mais qui sont si parfumés. J’avais enfin mon sourire des jours heureux mais il s’en est allé, allé, allé, au fil des heures jusqu’au dîner où je n’attendais plus rien ni personne, où je regardais seulement Maman et Clarisse, son mari et Maurille me dire des choses que je trouvais indifférentes. Ma crainte était surtout que Maman ne fût fâchée. Mais non. Elle a très bien compris. Je ne lui ai pas vu son air très Dame-de-la-Foi qu’elle affecte quand on lui manque. Mais j’ai bien senti que votre absence ravivait en elle la plaie dont elle souffre. Elle voudrait tant ne pas retomber sur un gendre comme François.

Chéri, je vous ai demandé déjà si vous aviez parlé de nos projets à vos parents. Je le voudrais. Vous savez avec quelle droiture j’agis toujours. Il ne faut rien leur cacher. À samedi donc.

Je vous aime. Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Mais oui, bien sûr, mon cher amour, que j’ai parlé à mes parents ! Ils savent tout et malgré les partis avantageux qu’ils m’avaient déjà présentés, ils n’ont pas paru trop surpris. Ils veulent seulement asseoir d’abord ma situation. Ce qui est tout naturel. Mais je ne pense pas qu’il y ait la moindre inquiétude à avoir quant à leur opinion.

Moi aussi je ne songe qu’à samedi. J’aimerais que vous puissiez remettre votre jolie robe de mousseline. Pourrai-je m’arrêter à Poujastruc, comme je vous le suggérais ? Votre maman n’est-elle pas impatiente de connaître le résultat de mon entretien avec l’abbé ?

J’ai achevé la lecture de La Flûte de Jade que vous m’aviez prêté. Je vous le rapporterai en venant. J’y joindrai L’Escalier d’Or d’Edmond Jaloux qui m’a également beaucoup plu. Voilà des livres que je n’aurais sans doute guère appréciés autrefois et que vous m’avez révélés. Ah ! si je pouvais un jour faire jouer la pièce dont je vous ai parlé ! Si le succès couronnait mes efforts, quelle vie pleine et indépendante nous aurions ! Mais tout est si difficile, si ingrat !

Je vous envoie mes plus tendres baisers.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Et vous vous imaginez tout simplement, mon aimé, que je vais pouvoir passer une semaine benoîte et tranquille dans l’attente de notre grande joie de samedi ? Mais je ne peux pas me reposer encore. Le bien, voyez-vous, ou plutôt la bienfaisance est une chose douce et terrible qui, quand elle vous happe, ne vous lâche plus. On a tendu gentiment le bout du doigt et, tout d’un coup, on s’aperçoit que le corps entier est pris dans l’engrenage. La kermesse annuelle de charité est le 1er juillet et, comme tous les ans, j’ai un comptoir à organiser et à tenir. Ajoutez à cela une tombola pour les orphelines le 5. Vingt mille billets à placer et les lots à obtenir. C’est affolant pour moi qui, par-dessus tout, aime les heures un peu cloîtrées où on laisse son esprit et son cÅ“ur se dilater, créer des rapports et des harmonies.

Vous-même, chéri, je ne vous retrouve que dans la sérénité de ma chambre. Je n’ai jamais pu m’habituer à l’esprit des petites villes, à ces jalousies au millimètre, à ces façons d’épier la vie des autres parce qu’on ne sait pas vivre pour soi. Donc, mon fameux comptoir de kermesse soulève toujours une rumeur sournoise chez deux ou trois vieilles filles étriquées qui m’en veulent pour cent raisons informulées et qui ont peur, si peur, que je fasse plus d’argent qu’elles. Remarquez que c’est pour la même Å“uvre et que j’ai proposé de mettre toutes nos recettes en commun, mais… Campagne de petits coups d’épingles. Je ne bouge pas. Les coups d’épingles redoublent. Je prends donc un parti sage : donner ce que j’ai fait, donner l’argent, donner ce qu’on voudra et retrouver ma paix.

Il me fallait donc aller chez notre cher réfrigérant curé archiprêtre : Saint Vincent de Paul du Spitzberg. Irréprochable et terrible. Je ne vous le peins pas. Vous le connaissez. J’étais un peu intimidée : que penserait-il de moi ? Au fond, depuis deux ans qu’il me voit journellement essayer de faire du bien, pas un mot d’encouragement ou de compréhension. Malgré tout je lui fis part de cette machination ridicule que je ne pouvais supporter et de mon intention de lui rendre mon comptoir. Il réfléchit longuement puis me demanda de le garder. Mon enfant, faites-le pour votre curé qui a tant de sympathie pour vous. C’était imprévu et renversant. Un mot qui vienne du cÅ“ur chez un homme en qui je n’ai jamais vu le reflet d’un sentiment humain… Et comme j’allais partir, il m’a tendu la main. Il raclait sa gorge rude pour des mots qui ne voulaient pas sortir. Voilà longtemps que je vous observe. Je suis heureux de l’occasion qui me permet de vous rendre hommage. Vous avez conquis l’estime et l’affection de tout le monde par votre simplicité et votre bonté. Mais celles-ci vous font des envieux, c’est certain. Non, vous dire ma stupeur ! Le Christ du retable m’aurait tendu sa main de bois que je n’aurais pas été plus suffoquée…

Réservez-moi tout votre dimanche. Il y aura une belle surprise.

Je vous donne mes deux mains à baiser. Caroline.

13
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma chère âme, j’ai acheté aujourd’hui le La Fayette de Delteil mais n’ai pas encore eu le temps de le lire. Je voudrais lire, lire, lire encore, toujours lire. Et ce qui me désole c’est que chaque heure consacrée à la lecture est enlevée à mon travail littéraire. J’ai pu, cependant, rédiger quelques notes sur Vildrac. Mais cela n’avance guère. Je me découragerais sûrement si je ne vous savais pas si attentive à ce que je fais. Votre foi apaise mes doutes. Mais, plus je vais, plus je me persuade que je suis trop jeune encore pour faire quelque chose de bon. Je crois que je n’écrirai rien qui vaille avant une dizaine d’années. J’ai tant et tant à apprendre et à connaître ! Scrupule ridicule, peut-être. Mais pourquoi ajouter aux livres des autres, si c’est pour faire acte de médiocrité ? Après tout, il n’est pas nécessaire de tenir une plume pour acquérir une belle âme. Et qui vaut le mieux : l’homme ou l’écrivain ? Je dois donc commencer par me mériter. Et c’est vous qui m’y aiderez. Je souffre encore d’une instabilité humiliante qui me précipite parfois dans les plus sombres gouffres. Ce déséquilibre constant transforme certains instants de ma vie en cauchemars. La triste réalité l’emporte sur le rêve et détruit et corrompt en moi les plus nobles aspirations. C’est pourquoi j’ai tellement besoin de vous.

Je vous presse dans mes bras, ma douce petite chérie.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Comme il fait chaud, chéri ! On ne sait dire que cela ; on n’a plus, pour s’accrocher au réel, que ces mots stupides. Les pensées restent enfermées dans leur cage brûlante. Et pourtant j’aime cette espèce d’existence béate de l’été : les robes claires, les volets mi-clos, la grande maison profonde et fraîche, les fleurs qui étouffent et meurent de leur propre parfum dans les vases, les longs repos allongés où l’esprit dégagé de tout flotte au-dessus du corps comme un encens léger. Je crois tellement à l’influence-opium de la chaleur que je ne puis imaginer Schéérazade ailleurs que sur une de ces terrasses d’Asie, baignées de nuit mais chaudes encore de tout le soleil du jour. Sans cette chaleur adorable pesant de son invisible poids sur les nerfs de l’imagination, l’onduleuse sultane aurait sans doute été étranglée au matin par ordre de son époux terrible et barbu et jamais nous n’aurions connu la grâce des mille et une nuits.

Je vous écris au soir. Il fait si bon, maintenant. Les soirs ici sont inouïs. Hier, après dîner, laissant les autres, j’ai décidé Maman à sortir dans la campagne. C’était pour se délasser d’une après-midi représentative, d’un thé tout à fait pompeux et mondain où j’avais recueilli un tas de compliments comme un bouquet de fleurs artificielles dont il me tardait de débarrasser mes mains. N’en concluez pas que je déteste le monde, bien au contraire, mais je le considère comme un cadre dans lequel il faut se maintenir sans se laisser incorporer.

Donc, nous sommes sorties. Poujastruc avait perdu son air guindé de petite ville. Des gens sur les portes, des conversations mêlées aux cris des hirondelles… Puis, une fois dans les champs, un silence merveilleux. Nous avons traversé le pont suspendu, ce beau pont que vous ne connaissez pas encore. Il flottait un petit vent tiède sur la rivière. À peine un souffle. Je fermais les yeux sur la clarté lunaire et je naissais à l’illusion de l’évasion. Un soir d’été, vous viendrez avec moi sur ce pont, chéri, et vous comprendrez.

C’est demain que nous nous revoyons. Comme ces quinze jours ont passé vite, grâce à nos lettres ! Je crois que cela a été mieux ainsi. Nos cÅ“urs, après le bouleversement qu’ils ont subi, avaient besoin de faire retraite et maintenant je suis si joyeuse…

Dimanche, c’est justement la fête de mon pauvre Papa. Et Maman veut fuir Poujastruc. Nous irons donc faire le pèlerinage de Sainte-Angèle. C’est à deux kilomètres du Mas. Nous laisserons la famille et nous serons seuls, tous les trois. Vous êtes content ? C’était cela, ma surprise. Vous verrez, elle est très jolie la colline de Sainte-Angèle. Nous emporterons de quoi pique-niquer. Ce sera délicieux, délicieux… Vous pourrez aussi parler à Maman selon votre cÅ“ur. Je suis sûre qu’elle saura vous comprendre et faire taire ses préjugés de Dame-de-la-Foi. Il me semble, par une naïveté qui frise la superstition, que le fait d’être dans un endroit consacré, miraculeux, appellera en quelque sorte sur nous le signe de Dieu, le Seignadou.

Bonsoir, chéri. À demain, à tout à l’heure… Mon cœur tressaute d’allégresse.

15
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma chère Caroline, après cette brûlante journée passée sur des dossiers fastidieux, il m’est doux de relire vos lettres et de vous écrire. Tout d’abord que je vous dise que, selon ce que nous avons convenu l’autre jour à Sainte-Angèle avec votre maman, mes parents envisagent de venir prochainement à Poujastruc. Il me tarde que cette visite officielle soit faite. Ensuite, rien ne nous empêchera plus de nous voir à notre gré et je crois que ce sera très souvent. Vous me manquez tellement que, dès ce matin, j’aurais pris le train vers vous si je n’avais craint de mécontenter votre maman. Vous, je sais que vous ne m’auriez pas blâmé.

Je bénis l’influence que vous avez sur moi. Vous m’avez rendu meilleur. Vous avez métamorphosé celui que j’étais autrefois. Grâce à vous, j’aspire à une vie plus digne. Je recherche la solitude. Je me suis même remis à mon piano. Il y a en vous tant d’élévation que je n’ose plus, à vos côtés, laisser bouillonner cette haine qui, si longtemps, a noirci mon cÅ“ur. Je me sens pacifié par votre regard. Dès que je vous vois, la lumière se fait en moi et je me persuade que les êtres ne sont pas ce que je les imaginais jusqu’ici. Vous ne croyez pas que c’est stupéfiant ? Oh, je me promets de faire en sorte que rien ne vienne jamais ternir la vision du monde qui est en vous, que rien ne puisse rider votre âme ou assombrir votre visage.

Vite une bonne et longue lettre de vous. Je vous aime et vous embrasse.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Chéri, ma petite chambre est toute parfumée par un vieux chèvre-feuille qui, bien que fané, embaume encore. Et je repense sans cesse à notre beau dimanche. Je suis convaincue que vous en garderez aussi le souvenir. Cela a tellement été réussi… Et je vous sais gré d’avoir su dire les paroles qu’il fallait et que Maman attendait. Je me suis tue, pendant tout ce temps, mais j’étais étreinte par la plus douce des émotions. Les arbres, l’air, le ciel, tout était de connivence avec nous. Maman aussi vous a parlé et comme elle ne l’avait jamais fait devant un étranger. Je crois que vous l’avez conquise. Moi qui connaissais si bien sa blessure, j’ai souffert si souvent de l’entendre répondre, aux gens qui lui demandaient ce qu’elle pensait de son gendre, qu’il était charmant et que Clarisse était la plus heureuse des créatures, que j’ai mesuré à quel point, à vous, elle fait confiance.

Comme c’était bon, malgré l’heure qui passait et la séparation toute proche, cette longue descente vers Poujastruc, bravement, à pied, sous le grand soleil d’été ! Je n’étais pas fatiguée, non, vraiment. Je sentais en vous, en moi, une joie si claire, que j’avais plutôt envie de vous prendre par la main et de courir. Il y a des moments où je suis une enfant presque trop expansive, peut-être pour me dédommager d’avoir été autrefois une petite fille pleine de gravité qui pleurait sur la solitude de Ramuntcho et sur la mort de la chèvre de Monsieur Seguin.

Au fait, comment ne vous ai-je pas encore parlé de la chèvre de Monsieur Seguin ? J’imagine que c’est le premier chagrin sérieux de ma vie. Je pouvais avoir cinq ans. Je lisais déjà tout à fait couramment. J’aurais délaissé les jouets les plus fabuleux pour un petit livre rose de dix centimes. Donc, je lisais avec passion. Le soir on était nombreux au Mas. Ma grand’mère avait la faiblesse de se persuader qu’elle ne pouvait vivre sans une cour obligatoire et atone d’une douzaine d’indifférents. Le petit salon était bruyant et affairé. Une ruche sans miel. Ma sÅ“ur Clarisse jouait à je ne sais quoi avec Maurille, nos cousines et les fils Ampuis. Et moi, pour qu’on ne puisse pas me découvrir, je me couchais sous le canapé et je lisais à en perdre le souffle. Ah ! comme j’étais loin, mon aimé, de ce salon jacassant. J’étais dans l’enclos de Monsieur Seguin. J’étais peut-être même la petite chèvre, son âme légère qui planait au-dessus d’elle, qui la regardait vivre et qui, avec elle, s’enivrait de thym et d’air pur. Quel bondissement en moi quand la petite chèvre cassait son collier, quelle promenade indicible dans la montagne au milieu des sapins qui se penchaient vers nous pour nous caresser, quels regards de mépris pour la plaine lointaine et mesquine ! Cela durait, durait, durait, s’allumait de digitales, des baies rouges du houx, de fraises sauvages. C’était la griserie d’un paradis supra-terrestre. Et tout d’un coup (peu s’en faut que je n’en tremble encore) le fourré s’écarta et nous vîmes les yeux jaunes du loup. Quelle lutte formidable ! plus formidable que toutes les chevauchées clownesques de l’aigle du casque. Je voyais la petite chèvre blanche blessée, je ne pouvais pas la défendre, c’était affreux. Maman ! Maman ! Les gens bondissaient à mon cri angoissé. Je sanglotais tellement, tellement que Maman m’a couchée elle-même pendant que mon oncle Antoine restait au bas de l’escalier et me redisait : Caroline, Caroline, elle est morte la chèvre de Monsieur Seguin. Cramponnée au cou de ma mère, je cachais ma tête pour ne plus l’entendre et je balbutiais d’une pauvre voix suppliante : Non, tonton, non, je ne veux pas qu’elle soit morte… Voilà mon premier vrai chagrin. Je vous le donne, chéri.

J’ai eu à votre sujet une très bonne lettre de l’abbé qui semble avoir pour vous beaucoup d’estime et d’affection. Il m’a dit en parlant de vous avec cette rude franchise une phrase qui a fait monter les larmes à mes yeux : Moi, je l’aime déjà et je suis sûr que je l’appellerai bientôt mon frère comme je vous appelle ma petite sÅ“ur. Chéri, ne trouvez-vous pas qu’il y a quelque chose de plus fort que la vie dans toutes les belles et simples manifestations du cÅ“ur harmonisées autour de nous comme elles sont harmonisées en nous ? Écoutez-moi, tout près, tout près : Je suis heureuse ; je viendrai à Portville mercredi.

Toute tendre, dans vos bras. Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma chérie, moi aussi j’aime infiniment l’abbé. C’est sûrement un très chic type et j’ai confiance en lui. Mais quelle fête en moi à l’idée de votre venue mercredi ! Vous verrez donc mes parents. Madame Mère est déjà gagnée à notre cause. Quant à Monsieur Papa, il a des idées bien arrêtées mais il n’est pas malaisé de l’influencer. Il est bien évident qu’il avait rêvé pour moi d’une jeune fille non point selon mes goûts mais selon les siens. Bonne ménagère, docile à souhait et tout et tout et riche, par surcroît. Bref, un type parfait de bourgeoise. Mais je ne me suis jamais senti aucune affinité pour ce genre de perfection. Et vous savez combien je me moque de la richesse. J’ai donc fait la sourde oreille et les choses en sont restées là. Monsieur Papa en a été passablement dépité. Et d’autant que la donzelle en question se marie dans trois jours. Quand il sera calmé (et il se calmera) il sera le premier à souhaiter notre union. Il suffit donc seulement de patienter un peu…

À vous, très amoureusement.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

C’était hier, mon aimé, que j’étais avec vous. Si peu, si on compte le temps en regardant une pendule, tellement, si on mesure les instants selon leur intensité. Il y a les grandes minutes, les grandes heures, celles que la joie ou la douleur élargit. Le reste, c’est du remplissage, du temps petit, « petit comme ça Â», comme dit Maud, ma petite nièce, en laissant entre ses deux ongles du pouce et de l’index rapprochés un espace infime. Notre heure à nous deux, chéri, était infinie. Après cela pourra-t-il jamais y avoir la moindre tristesse en nous ? Je ne sais où ni quand j’ai lu ces beaux vers :

 

Ma bien-aimée, je t’ai cherchée depuis l’aurore,

Et je te trouve, et c’est le soir,

Mais quel bonheur, il ne fait pas tout à fait noir

Mes yeux encor pourront te voir.

 

Mais, malgré la douceur des mots, ils sont empreints d’une terrible mélancolie. Que sert de se trouver au soir de la vie ? Sinon à mettre en tas les regrets, les désirs morts, les pensées fanées, les rêves irréalisés. La belle part, c’est la nôtre, la part si rare qu’on la peut croire impossible : celle du départ à deux dans le matin, quand tout est encore neuf.

Hier, quand je vous ai dit au revoir, quand j’ai regagné mon train bourdonnant, j’ai été happée par une dame amie de ma mère. J’ai dû faire la route avec elle, bavarder inutilement, écouter ses conseils énergiques : Ma petite, tous les hommes sont les mêmes, égoïstes, désagréables, sales et méchants. Vous verrez, il n’y a qu’une méthode : les mettre au pli ! Comme c’est triste, ne trouvez-vous pas, d’en arriver là ? Si seulement tout le monde essayait d’être bon, rien qu’un peu, et d’aimer et d’offrir son cÅ“ur, comme la vie serait plus simple et plus belle ! Soyez bon, vous aussi, pour votre père. Il finira par comprendre la pureté et la grandeur de notre amour. Et dites à votre mère combien j’ai été contente de la connaître et de parler avec elle en toute liberté.

Je vous embrasse affectueusement. Caroline.

P.-S. – Et mon roman ? Je voulais tellement le brûler. Mais maintenant, je voudrais d’abord que vous le lisiez.

19
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma bien-aimée, j’ai lu, ce matin, soixante-cinq pages de votre roman. Pourquoi aviez-vous prétendu que ce début était mauvais ? En effet, je vais avoir l’air de vous flatter. Et pourtant, je ne peux pas vous en dire autre chose : je trouve ça très beau. C’est d’un art encore un peu balbutiant, peut-être, mais ce n’est que plus émouvant. L’avez-vous déjà fait lire à d’autres ? À votre oncle, à l’abbé ? J’avoue qu’il y a dans ces pages une sensibilité délicieuse et dont je me sens bien incapable. Votre style a une facilité, une chaleur et une variété qui m’en ont imposé. Et je doute qu’il existe beaucoup d’écrivains dont les débuts aient été si fermes. Oh ! Caroline, je vous admire du fond du cÅ“ur. Il me tarde de parvenir au bout de cette lecture. Votre héroïne est si exquisement romanesque !

D’ailleurs, gagné par l’ambiance, je voudrais chanter indéfiniment notre amour. J’ai souvent une sensation d’ivresse. Oh ! ma chérie, être près de vous à chaque instant du jour ! Si les gens de Poujastruc n’étaient pas aussi curieux et mal intentionnés que vous le dites, nous pourrions nous voir souvent, en cachette de tout le monde, dans une pâtisserie du bourg et deviser tendrement, les yeux dans les yeux. Mais sans doute est-ce une idée un peu folle ?

20
Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Vous pouvez vous vanter, chéri, d’avoir des idées fameuses. Celle de goûter mignonnement avec moi dans l’une des pâtisseries poujastrucaises est d’une candeur qui m’aurait fait bondir de joie si, en même temps, je n’avais frémi d’horreur en réfléchissant que l’un quelconque de ces braves pâtissiers qui m’étouffaient jadis de madeleines inoffensives, ne manquerait pas de se précipiter au Mas pour apprendre à Maman que sa fille Caroline fréquentait chez lui en la compagnie compromettante (oh ! combien) d’un jeune homme qui… un jeune homme que… Je renonce à la suite du discours, il me faudrait plagier Shakespeare, ô sacrilège !

C’est vrai qu’il vous plaît mon roman ? Peut-être contient-il, en effet, certaines bonnes choses mais je suis convaincue que tout le début est trop long, trop flou et qu’il me faudra le remanier. Au reste, ce n’est pas une Å“uvre achevée.

Je vous quitte, ami, fiancé de mon cœur. Je pense à vous. Je vous embrasse tendrement. Caroline.

21
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma fiancée chérie, la chaleur ici est atroce en ce moment. Ce bureau est étouffant. Un vrai four. Si nous étions mariés, vous pourriez y passer pour me voir et votre présence aurait la douceur d’un sorbet. Mais le plaisir de vous écrire est si vif qu’il réussit à me faire oublier la canicule. N’est-ce pas déjà un miracle de l’amour ?

Que je vous dise tout de suite que j’ai achevé votre roman et que je ne reviens pas sur mon premier jugement. Il faut absolument le montrer à votre oncle. Je suis sûr qu’il sera emballé et qu’il le présentera aussitôt à un éditeur. Je suis moi-même si émerveillé que je n’ose plus vous entretenir de mes obscurs travaux. Mais qu’importe ? Notre amour domine toutes mes pensées. Votre présence m’aidera plus tard à me réaliser.

J’ai honte de vous écrire des lettres si pauvres, si indignes des vôtres. Que ne puis-je disposer comme vous de toute ma journée pour les méditer à l’aise ! Je dois les griffonner à la va-vite, pendant mes heures de bureau, dérangé à chaque instant par des clients qui ne se soucient guère de ma chère petite Caroline. Mais je sais que vous ne m’en voudrez pas.

Vous avez toute ma tendresse.

22
Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Si vous saviez, chéri, comme, pour vous écrire, je quitte docte et noble compagnie : celle du duc François de La Rochefoucauld ou plutôt de son esprit renfermé dans ces maximes que Jean Giraudoux baptise de ce nom par trop médical : pilules de sagesse… Pilules ? peut-être parce qu’elles sont tellement amères, parfois… Figurez-vous que la visite était tout à fait imprévue. Ce matin, pour me faire plaisir, Maman m’a offert un tout petit livre qui m’a amusée parce qu’il avait été imprimé en 1827, rue des Francs-Bourgeois Saint Michel. Il avait ce format de poche que la génération de 1830 adorait et je l’imaginais sorti à peine de la redingote grise de quelque étudiant logé rue des Ternes, de ce Jean Pool dont le nom est gravé dans le vergé et qui devait être un fier désabusé si je me fie à la lecture des pages les plus mordantes cornées d’un coup de pouce rageur. Seulement, au cours de ma lecture à moi, les visages du contemporain de René et des grisettes du Bal Bullier qui lui donnaient une idée si aigre de la femme et de l’amour, se sont effacés devant la grande figure de La Rochefoucauld. Vous le connaissez ? Oui ? Autrement que par votre manuel de bachot ou que par un cours remâché de professeur ? C’était un homme si étonnant, si intelligent, si profond sous sa grâce d’allure, si méchant aussi pourrez-vous me dire… Mais, à la vérité, l’était-il ? Ou plutôt n’a-t-il pas pris ce masque railleur et orgueilleux parce qu’au fond, comme tant d’autres, il a raté sa vie en l’accrochant au char léger de l’adorable Longueville qui n’avait ni cÅ“ur ni âme mais un tel sourire, puis en mettant les débris aux pieds de Madame de La Fayette qui était intelligente et bonne mais d’un âge et d’un visage tels, qu’au fond de son cÅ“ur, elle ne put jamais lui pardonner d’avoir écrit : Il ne sert de rien d’être jeune sans être belle, ni d’être belle sans être jeune. Car elle n’était ni belle ni jeune.

Ami chéri, il me semble que le soi-disant farouche égoïsme des hommes naît très souvent de la légèreté des femmes. D’ailleurs, La Rochefoucauld a fort bien compris qu’au delà de la femme qu’il raillait, femme d’intrigues, femme pour qui la vie n’est qu’une partie d’escarpolette avec la culbute au bout, il y en a une autre, la vraie qui sait comprendre et être toute tendresse. Il a dit, en effet : La véritable amitié détruit l’envie comme le véritable amour détruit la coquetterie.

Mon dimanche ? Un pauvre dimanche sans vous. Couchée tard, je me suis aussi levée très tard. À onze heures, j’ai entendu la messe dite par le vicaire. J’ai souhaité que vous fussiez là. Nous avons eu les Ampuis et l’abbé Roquecorbe à déjeuner. J’ai chanté deux ou trois chansons de la voix voilée que vous aimez. Mais j’étais un peu triste. Après dîner, j’ai fait un tour dans la campagne avec l’abbé et Maurille. Nous avons discuté sur la survivance de l’âme. Maurille a des raisonnements déprimants. Il a une manière d’épicurisme sans point d’appui. Une pauvre chose. En rentrant, nous sommes passés devant un bal en plein air de fête foraine. Des filles poudrées. Des garçons au regard vulgaire. De la poussière. J’aurais voulu m’enfoncer toute seule dans la nuit pour vous retrouver en pensée. Mais Maurille et l’abbé n’auraient pas compris…

Votre petite fiancée vous donne ses mains à baiser.

23
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma tendresse, j’ai eu des maux d’estomac tous ces jours-ci et ne pouvais manger. Je paye là, bien durement, le régime que j’ai subi à Paris pendant ce stupide stage hôtelier dont je vous ai déjà parlé. Mais cela va un peu mieux aujourd’hui. Je crois que votre charmante lettre y est pour quelque chose. En fait, vous savez, quand j’étais au lycée, je n’appréciais guère la littérature. Je n’ouvrais jamais mes classiques et n’écoutais point le prof. C’est depuis que je me suis mis à lire pour mon plaisir que je me suis découvert de l’admiration pour Montaigne et Vauvenargues, pour Saint-Evremond ou La Rochefoucauld. Voyez-vous, je ne crois pas que ce dernier ait été un homme méchant. Ce sont des envieux qui l’ont prétendu, des corrompus que gênaient ses dures maximes. On est toujours mal vu quand on veut dire leurs vérités aux autres. Mais à cela vous répondrez sans doute qu’il y a mieux à faire et que la hargne est stérile.

Maintenant, mon amour, retournez tous vos cadres de famille contre le mur de votre chambre, parce que je vous prends hardiment dans mes bras et couvre votre visage des baisers les plus fous. Ne m’en veuillez pas d’être soudain aussi entreprenant. Notre amour est plus fort que les convenances et nous ne devons pas rougir des élans qu’il nous communique. Il n’y a que dans les romans que les fiancés ne s’étreignent pas. Mais les caresses les plus passionnées peuvent être aussi une des formes spirituelles de l’amour. Je voudrais bien aller passer ce dimanche qui vient à Poujastruc. J’ai tant envie de vous voir, ma chérie. Je vous aime.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Oh, mon aimé, votre lettre m’a fait du bien. Non, je ne retournerai pas les cadres contre les murs et c’est de mon plein gré que je viens dans vos bras. Pour la plupart des gens je suis quelqu’un de fort, d’intangible, d’inattaquable, de définitivement paré pour les sûres envolées et pourtant il y a en moi, parfois, une sentimentalité si vibrante qu’un rien suffit à me bouleverser. Je ne suis pas une statue de pierre, vous savez, et il m’est doux de me blottir en pensée contre votre poitrine d’homme. Et, cependant, je n’ai encore jamais sérieusement songé au mariage. Quand on prononce ce mot devant moi, je ne parviens pas toujours à dominer un certain effroi. Vous allez me prendre pour un phénomène. Mais c’est la vérité. Clarisse, elle, je me souviens, à douze ans, pensait déjà au mari qu’elle aurait. Et jusqu’à son mariage, ensuite, elle n’a cessé de voir en ce mari que lui offrirait le destin, l’être qui lui permettrait de s’évader des contraintes familiales et de se faire appeler madame. Elle voyait dans le mariage à la fois comme un défi et une revanche…

Moi, c’est très curieux, je n’ai jamais pu être ainsi. On m’a demandé plusieurs fois en mariage mais je n’ai pu dire oui. Ces arrangements, ces convenances, ces à peu près, quelle misère… J’ai toujours su d’instinct qu’il devait y avoir autre chose, la vraie vie, celle qui vous emporte sans qu’on l’attende, sans qu’on la cherche. C’est pour cela, chéri, que je me suis gardée jusqu’ici, que je me suis tue pour écouter mieux en moi le chant d’une source dont personne ne m’avait jamais parlé.

Soyez content : nous allons nous voir dimanche. Je vous montrerai les bégonias blancs du jardin. Ils sont en fleurs. Nous boirons des citronnades glacées dans des grands verres couleur d’opale. Nous nous amuserons avec la chatte et ses petits. Et j’espère que le bonheur ne vous coupera pas l’appétit comme il l’a fait lors de notre pique-nique à Sainte-Angèle. Je vous embrasse tendrement.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Je suis encore plein du bonheur d’hier, ma Caroline, ébloui par cette journée si chaude et si réussie, ému par la bonté du geste de tendresse que votre Maman a eu à mon égard comme j’allais vous quitter. Au point que je n’ai pu dormir de la nuit. Mais le temps orageux, le ciel grondant et plein d’éclairs n’y étaient-ils pas aussi pour quelque chose ? J’en viens à ne plus pouvoir supporter votre absence. Je voudrais vous voir aujourd’hui même si cela était possible et sentir votre petite main presser la mienne. Comme nous nous aimons, chérie, comme notre amour est beau ! Je me souviens du moindre instant de cette journée où je vous ai sentie mienne pour toujours. Et je ne pense plus qu’à nos projets de vacances ensemble. Je baise vos paumes avec ivresse.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

N’est-ce pas, chéri, que nous avons eu hier délicieusement chaud ? Mais il y avait tant de joie en nous que la nature elle-même en était embellie. Tout était si lumineusement naturel et simple, si miraculeusement arrangé que tous, autour de nous, semblaient aussi plus heureux… Malgré la présence de Jacques Ampuis, notre député, d’Antoine, mon oncle, de l’abbé et de tous les autres, nous étions nous deux, rien que nous deux, donnant à tous le spectacle irrésistible de la parfaite harmonie.

Comme nous nous sommes couchés tard, après votre départ, je suis un peu lasse aujourd’hui encore et reste béatement allongée sur ma chaise longue à demi endormie à l’ombre des grands marronniers et il me semble que je suis ainsi une petite créole, nourrie de bananes et de violettes au sucre et perpétuellement éventée au rythme d’une rose trémière qui s’agitait près de moi comme s’il y avait eu le moindre souffle. Oh ! chéri, je suis heureuse. Nous avons la plus belle part. Le Christ l’a dit à Marthe, la ménagère, qui ne comprenait point l’envol de l’amour : À ceux-là qui ont choisi la plus belle part, elle ne sera point ôtée.

Dites, chéri, vous vous souvenez que Maman vous a avoué, dimanche (et c’était sûrement vrai) que sa mère, en six mois de fiançailles, lui avait permis un seul baiser. Mais puisque nous nous sommes choisis tout seuls et mis en état d’indépendance, je vous permets, moi, ce matin, d’embrasser ma joue. Votre Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma Caroline chérie, priez, priez Dieu pour que je ne fonde pas entièrement. Hier, Monsieur Papa et moi nous sommes restés au bureau inertes et anéantis. Nous n’avions plus la force de bouger et ne cessions de nous éponger. Effondrés chacun dans notre fauteuil, nous nous regardions comme deux pauvres bougres victimes d’un coup du sort. Cette canicule est vraiment cruelle ! Par chance, l’orage a fini par éclater dans la soirée et l’abat d’eau a légèrement adouci la température. Mais voilà que cela recommence à taper aujourd’hui. Vivement les vacances !… Je vous envie, Clarisse et vous, de pouvoir aller vous baigner à la rivière, de vous étendre au bord de l’eau sous les peupliers.

D’ailleurs, Portville se dépeuple de jour en jour. Les gens partent pour les plages. Mes amis ont passé leurs examens et rejoignent leurs familles. Tout le monde a été reçu sauf les deux Légende, Léo et Jojo. Il fallait s’y attendre. J’ai eu tout à l’heure à déjeuner Buddy et Roudoudou. Je ne les reverrai pas, maintenant, avant la rentrée. Il ne me restera guère que Patrick. Mais qu’ai-je besoin d’amis depuis que je vous ai ? Vous constituez mon seul univers et je ne vis strictement que pour vous, qu’en fonction de vous. C’est d’ailleurs cela qui est merveilleux.

J’ai réellement trouvé en vous, en votre Maman, en votre famille, en votre milieu, l’idéal que je poursuivais depuis si longtemps. Je ne suis heureux qu’au Mas, dans votre atmosphère de tendresse et de générosité. Auprès de vous je me sens purifié. Auprès de mes parents j’étouffe. Je ne peux me faire à leurs mesquineries, à leur exclusif amour de l’argent, à leurs préoccupations terre-à-terre. Leurs propos me plongent parfois dans un état de rage insurmontable. Je m’insurge à chaque instant contre cette vie bâtarde où ils se complaisent. Mais je ne veux plus vous parler de ces choses. Elles sont trop désolantes et elles ne valent pas que nous les laissions nous assombrir. Ah ! que ne puis-je, dès maintenant, vivre complètement auprès de vous ! Il me semble que je finirais par oublier ainsi toutes les turpitudes qui m’entourent ici.

Monsieur Papa, à lui seul, est une énigme. Vous faire une analyse de son caractère vous causerait trop de peine. Il continue à garder le silence sur notre union future. Oh ! il ne dit rien contre. Mais il n’est guère encourageant. Et s’il parle de vous, par hasard, c’est pour lancer quelque allusion blessante à votre santé. Il sait que vous avez été malade il y a deux ans. Il feint donc de s’inquiéter pour moi. Il se demande si je ne commets pas une erreur en liant mon destin à une jeune fille qui est peut-être encore fragile. Enfin, vous voyez cela d’ici... J’ai beau lui assurer que vous vous portez très bien à présent, il fait le sourd. Et si, par ailleurs, j’insinue qu’il devrait vous inviter à Portville avec votre Maman, il change de conversation. Dans le fond, il n’osera jamais s’opposer ouvertement à nos projets mais il marque sa réprobation par de la mauvaise humeur. Cela est ridicule et prouve à quel point il est faible. Vous voyez que le sujet est pénible et qu’il est préférable de ne pas l’aborder. Nous nous aimons : cela seul doit compter.

Et cependant, Monsieur Papa et Madame Mère ont bien dû reconnaître qu’ils avaient été très flattés d’avoir été invités au Mas. Ils ont vu, de leurs propres yeux, votre propriété et l’aisance dans laquelle vous viviez. Pour eux, c’est la preuve qu’il y a de l’argent derrière. L’argent est leur seul critère. Ils ont toujours peur de manquer. De mon bonheur, ils se moquent. Moi, je subis tout cela avec l’espoir qu’un jour viendra où j’aurai une situation indépendante. Si j’étais seul, je crois que j’aurais déjà à nouveau tout lâché. C’est pour vous que je reste et que je temporise. Eh oui, c’est lamentable, je le sais bien. La plupart des familles sont ainsi faites… Mais je suppose que tout cela vous aidera à comprendre mon désir d’évasion vers vous et Poujastruc.

Ce matin, mon chat s’est fait écraser par un camion. On nous l’a rapporté intact et net. Il avait seulement les yeux vitreux et un mince filet de sang aux commissures. Il est sans doute mort sur le coup. Pauvre petite forme, pauvre et cher lutin, ce matin encore gai et bondissant et maintenant… Nous l’avons enterré dans le jardin, à côté de sa mère qui, elle, était morte de vieillesse, l’année dernière. Mais lui, il s’éveillait à peine aux choses et ne pensait qu’à gambader et qu’à paresser au soleil. Non, je n’ai pas envie de vous faire ici une méditation sur la précarité de la vie. Je suis trop attristé.

Je pose tendrement mes lèvres sur le bas de ce feuillet. Les vôtres les y joindront.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Chéri, vous avez failli avoir une petite fiancée morte. Morte ? Eh oui, morte d’un coup de bambou, comme on dit dans ce Ceylan bienheureux que Myriam a nommé L’Île de Volupté. Rapport de cause à effet. Je pense au démon Barrés : Du Sang, de la Volupté et de la Mort. Encore faut-il supprimer le sang…

Mais que je vous conte : Hier, je suis retournée à la rivière avec Clarisse et les petites. Il faisait le soleil torride que vous savez. L’eau était délicieusement froide, et plongée jusqu’au cou, tête nue, je me suis laissé prendre, engourdir, bercer. Et tout d’un coup, j’ai senti une impression extraordinaire de légèreté et de sommeil. Les arbres partaient, tournaient, le paysage se voilait. Le temps d’appeler Clarisse et je suis revenue au bord, grâce à elle, pas très fière je vous assure. Bref, ce matin, Maman nous a trouvé petite figure et nous a gentiment interdit ce genre de sport. Pourquoi la plupart des choses qu’on aime sont-elles irréalisables ? C’est désolant, n’est-ce pas ? Il me semble qu’avec un bonnet de caoutchouc pour protéger le crâne… Mais Maman n’a rien voulu entendre.

Moi aussi, je voudrais être près de vous. Mais, tenez, je vais vous donner un rendez-vous clandestin, connu de nous seuls. Demain matin, à neuf heures, à l’instant précis où vous lirez ces lignes, vous saurez que j’entends la messe et que je communie pour vous, pour que Dieu nous soit propice. Votre pensée viendra vers la mienne et nous serons réunis au delà du monde.

Comme il fait, ce soir, une de ces nuits splendides du plein été, je vais vous dire comme j’étais autrefois, lorsque la petite Caroline avait cinq ou six ans. Les nuits d’été, on ne m’envoyait pas coucher aussi tôt que d’habitude. Nous étions tous dehors, assis dans le jardin, moi accroupie sur mes talons et silencieuse, la tête renversée en arrière sur les genoux de Maman. Je regardais les étoiles. Je les regardais tant et tant qu’au bout d’un moment je m’en allais vraiment jusqu’à elles, dans l’air impondérable, je me mêlais avec ravissement à leur vie de clarté, ma tête en chavirait… Si on m’avait parlé, je crois que j’aurais pleuré mais personne ne s’occupait de moi et je finissais par fermer les yeux, éblouie. Alors, quelqu’un disait : Tiens, la petite s’est endormie. Je ne dormais pas, réellement. J’entendais fort bien. Mais je n’aurais rien dit pour tout l’or du monde. Papa, qui me gâtait beaucoup, au lien d’appeler Ursule, se penchait pour me prendre dans ses bras et me garder contre son épaule. J’ai encore cette sensation délicieuse de la tendresse avec laquelle il m’emportait jusqu’à mon petit lit. Maman me déshabillait avec des précautions infinies. Elle disait : Tu crois, Pierre, qu’elle dort vraiment ? Et moi, je ne dormais pas. J’étais simplement engourdie de bonheur.

Mais depuis, j’ai grandi et j’ai le regret du temps où j’étais si bien câlinée. Vous souriez ? Oui, vous avez raison. C’est dans vos bras, désormais, que je reposerai. Et c’est encore mille fois plus beau quand j’y songe.

Mille baisers affectueux de votre petite fiancée.

29
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma tendresse, comme la pureté de notre amour est exaltante ! Vous qui avez connu ma misogynie, vous devez comprendre quelle métamorphose s’est faite en moi. J’aurais été tellement déçu si vous aviez été de ces créatures frivoles et vaines que j’ai toujours méprisées. Mais non, vous m’avez révélé la femme véritable, riche d’indulgence, d’amour et de bonté. Et c’est cela qui fait de moi un autre homme.

Monsieur Papa et Madame Mère partent jeudi en vacances. Je resterai donc seul à Portville, soutenu par l’espoir des semaines que nous devons passer ensemble en septembre. Mais que c’est long ! Malgré votre absence, votre parfum est là, mêlé au rêve où je vous évoque et je vous sens près de moi comme l’autre soir, dans le sentier. Lorsque vous vous êtes pressée silencieusement contre mon flanc pour me donner un baiser, je crois bien que j’ai été sur le point de défaillir et je vous ai serrée contre moi terriblement fort, fier que j’étais de vous avoir rendue si confiante et si heureuse.

J’espère que vous êtes maintenant tout à fait remise de votre insolation. Et que votre Maman vous a permis de retourner au bain. Je vois d’ici ma Caroline dans son maillot noir à liseré rouge risquer vers l’eau calme un pied timide. Autour d’elle, Maud et Marie-Amélie gazouillent et l’aspergent. Alors, elle fait mine de les gronder et de les mettre en fuite… Mais le soleil est chaud sur sa peau et elle rit de plaisir. Ah, que d’ici l’eau me paraît fraîche et tentante ! Mais je suis un peu jaloux à l’idée que des hommes pourraient vous voir en maillot, vous observant et vous détaillant. Ne m’en veuillez pas de mêler une émotion charnelle à notre amour. Vous êtes ma petite madone mais vous êtes aussi une réalité vivante dont je sens l’ardente féminité quand je vous tiens dans mes bras.

Je vous envoie tous mes baisers.

30
Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Comme vous êtes inquiet, mon aimé ! mon grand inquiet ! Mais c’est cette inquiétude, justement, que je veux m’employer à guérir. Je veux vous faire goûter la plénitude de l’amour et vous voir radieux. Vous savez bien que je ne suis pas une poupée, que je suis la même, toujours, à la manière de cette femme que le cÅ“ur de Verlaine appelait :

 

Une femme inconnue et que j’aime et qui m’aime

Et qui ne serait pas ni tout à fait la même

Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend…

 

Parfois je me sens terriblement étrangère à Clarisse. Ainsi, ces jours-ci, inexplicablement, la voilà toute reprise par son mari. Comment peut-elle à la fois le détester et le subir avec cette complaisance ? Hier encore, elle m’a prise à part pour le défendre. Après tout, me disait-elle, il n’est pas si mauvais. Il possède des qualités et j’exagère souvent mes griefs. Quelle étrange fille que ma sÅ“ur ! Je la comprends mal, je l’avoue. Bien sûr, j’ai vaguement opiné du bonnet, mais je n’arrive pas à réformer mon jugement sur François. Il m’est toujours aussi odieux. Sans doute suis-je en cela monstrueuse, mais il me semble que je n’aurais jamais pu, comme Clarisse, donner à un tel être, fût-il mon mari, ce qu’elle lui accorde avec tant d’inconscience. Oui, il me semble que je serais plutôt morte.

Heureusement que Clarisse a ses enfants. Elles sont sa consolation. Sans doute, ne sont-elles pas élevées comme il le faudrait pour faire d’elles des créatures averties, mais tant pis. Le réel trop réel est déprimant si on ne le peint pas en bleu parce que le bon sens (c’est une théorie personnelle à laquelle je tiens beaucoup) ne doit être qu’une manière de lest, quatre cailloux qu’on met dans sa poche, comme dit mon cher Francis Jammes, et qu’il suffit de jeter pour s’envoler dans les nuages du rêve et de la fantaisie. Je vous jure que Lindberg lui-même n’a jamais éprouvé de sensations plus folles… Ce qu’il y a de plus grisant au monde, c’est d’être devinée. Une chose obtenue par quête brûle comme argent d’aumône.

Amitiés de Maman, de Clarisse et des petites. Je vous aime, Caroline.

31
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Mon cher amour, les vacances approchent à grands pas. Monsieur Papa et Madame Mère sont donc à Barbazan pour leur cure. Ouf ! quel débarras ! Dès leur retour, je partirai à mon tour pour vous retrouver à Massat-sur-Ariège. Je me réjouis de découvrir ce beau pays de montagnes à vos côtés. Vous m’en avez si souvent et si bien parlé. Du reste, le seul fait d’y être avec vous m’enchante. Dussions-nous y coucher à la belle étoile, je sais que chaque journée sera pour nous merveilleuse.

Merci pour les deux pétales d’œillet contenus dans votre lettre. Je les ai joints à mes petites reliques, ces fleurs fanées, ces bouts d’étoffe, ce caillou blanc du Mas, cette rose qui, un soir, tomba de votre corsage et que je recueillis dans mes mains… toutes ces choses mortes qui recèlent une parcelle vivante de notre bonheur et qui palpitent encore de la passion dont elles furent témoin.

Demain, je serai près de vous pour le week-end. Tendresses.

32
Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon âme, je crois que devant Dieu et devant nous je suis maintenant non seulement votre petite fiancée mais votre femme promise, votre bonheur, votre vie tout entière. Nous deux, nous savons fermement que c’est indissoluble, définitif et que rien ne peut plus nous séparer. Vous serez tout l’amour pour moi comme je serai votre éternelle bien-aimée…

C’est pourquoi je veux que cette période des fiançailles soit la plus belle possible et que rien ne vienne jamais l’assombrir. Ne faisons pas comme ces jeunes gens et jeunes filles qui les gâchent par des compromis douteux. Nous deux, c’est rare. C’est élevé, c’est unique. C’est une Å“uvre qui n’est pas comme les autres et dont on pourra dire, plus tard, qu’elle s’élançait d’un seul jet vers le ciel. Je vous la confie, chéri aimé, avec une sécurité toute souriante et il me vient une idée, un souvenir de parabole évangélique. Vous vous rappelez que Christ a dit : Si vous ne devenez semblables à des petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. Ainsi, avant d’entrer dans notre royaume de l’absolu bonheur, nous devons, nous aussi, redevenir semblables à des petits enfants, de petits enfants qui s’en vont aller en vacances la main dans la main, avec des pensées claires et transparentes l’un pour l’autre, des sentiments tellement pareils qu’on ne saura point lequel des deux les aura ressentis le premier… Ces fiançailles, jour après jour, il nous faut en ramasser les fleurs une à une et ce sera un bouquet de roses blanches et parfumées.

Donc, mercredi, vous serez là et comme ce sera la fête de la Vierge, j’ai l’intention de communier. Voulez-vous venir avec moi ? Si oui, arrivez demain soir, mardi, à neuf heures, pour pouvoir aller à une première messe. Mais ne le faites que si cela vous est très bon d’être en Dieu avec moi. Ne croyez pas que je vous y pousse par une manière de prosélytisme. Je veux que ce soit entièrement naturel. Si l’heure n’est pas venue encore, nous attendrons… Je sais que depuis votre première communion, vous avez vécu en dehors de l’Église et qu’il y a des années et des années que vous ne vous êtes confessé. Mais ce que vous m’avez confié de vos sentiments religieux retrouvés grâce à moi (ce dont je ne suis pas peu fière) m’incite à croire que vous êtes maintenant sur la bonne voie et que je saurai vous conduire jusqu’au tabernacle.

Mais voici une nouvelle sensationnelle : Ursule est renvoyée et part sans délai dès demain. La situation était devenue intenable. Il fallait que cela cesse. Et vous avez vu par vous-même, dimanche dernier, toute la patience que Maman, Clarisse et moi avons dû déployer pour garder si longtemps cet intolérable gouvernement. Petite Maman, réduite en esclavage par le terrible dragon, a secoué la chaîne et Clarisse et moi l’avons aidée de tout notre pouvoir. C’est une histoire lamentable. Depuis hier l’orage montait. Crescendo avec superlatif impossible à déterminer. Ce matin, Maman recommande de me laisser dormir pour que je me repose. À grand fracas, mon déjeuner m’est servi à sept heures, soit donc bien plus tôt que d’habitude. Matinée étouffante, visage de bois, déjeuner de midi servi par la tête de méduse. Après le repas, le malheur veut qu’on porte à Maman certains casiers à bouteilles que le jardinier ne peut véhiculer seul. Ursule répond que son travail n’est pas là, qu’elle ne portera pas une planche. Elle refuse même d’aller chercher un homme de peine ou un commissionnaire au bourg et répond à Maman avec une insolence telle qu’elle a dû la renvoyer séance tenante. C’est vous dire la perturbation que cela va causer dans la maison si près de notre départ en vacances. Mais, surtout, ne vous préoccupez pas, chéri. Tout ira bien. Clarisse et moi allons aider Maman de notre mieux.

Je vous remercie de m’avoir envoyé cette belle édition des Petites Fleurs de Saint-François d’Assise. Quelle délicate attention ! J’en ai déjà lu plusieurs pages avec délices. Vous m’avez vraiment gâtée.

Je vous embrasse tendrement.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Petite Caroline chérie, que votre Maman a été gentille de me permettre, hier matin, en quittant le Mas à l’aube pour regagner Portville, de pénétrer à sa suite dans votre chambre et de vous voir dormir dans votre petit lit, avec vos cheveux soyeux défaits sur l’oreiller et votre jolie chemise de nuit qui laissait votre gorge et vos bras nus ! Votre poitrine se soulevait doucement. À quoi, à qui, rêviez-vous ? J’ai été bouleversé par cette vision. J’ai posé un baiser sur votre front. Vous avez paru sourire dans votre sommeil. Et je suis parti sur la pointe des pieds, ému plus que je ne saurais le dire.

J’ai fait un excellent voyage dans la voiture de Jacques Ampuis. Nous avons beaucoup bavardé. Ainsi donc, à cause de moi, ni votre oncle Antoine, ni les Gibert ne pourront venir tout de suite au Mas, comme les autres étés, puisque votre Maman tient à nous accompagner à Massat (ce qui est très légitime, bien sûr !). Enfin, j’espère que je pourrai les y voir tous en septembre. J’aime beaucoup votre oncle et sa sÅ“ur Marie-Amélie. Jo, le mari de celle-ci, m’amuse assez. Mais qu’il est commun, ne trouvez-vous pas ?

Donc, vous partez jeudi pour Massat. Le lendemain, je prendrai le train, à mon tour, pour vous rejoindre. Quinze jours entiers à nous ! Deux grandes semaines sans se quitter. J’en suis fou. En somme, cette lettre sera ma dernière. Et samedi matin, à la gare de Massat où vous m’attendrez, je pourrai vous presser follement dans mes bras.

Votre fiancé qui vous aime.

Le 17 août 1928.

34
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Caroline, Caroline, ma vie, que le destin est cruel ! Pourquoi mes parents m’ont-ils si brutalement rappelé à Portville, m’ont-ils privé de ces derniers jours de vacances que je comptais tant passer auprès de vous ? Je vous écris dans le train, encore sous le coup de cette séparation inattendue.

Vous l’avez vu, je suis resté longtemps, longtemps à la portière et c’est seulement quand votre silhouette chérie s’est confondue avec le paysage que je me suis effondré sur la banquette de mon compartiment vide. Alors, j’ai réalisé que je venais de vous quitter. J’étais là, prostré, les larmes aux yeux, le cÅ“ur gros, incapable de dominer mon chagrin. En pensée, j’essayais de vous revoir telle que vous étiez, sur le quai, dans votre petit tailleur gris, la main tendue vers moi en signe d’adieu… Finalement, je n’ai pu me retenir de pleurer. Cela me faisait du bien. Je n’avais pas honte de mes larmes. Mon chagrin me donnait encore une sorte de bonheur : celui de constater à quel point je vous chérissais. Maintenant, je me sens un peu plus quiet. J’essaye de me raisonner. Je me dis que notre amour est au-dessus de ces contrariétés et que rien ne pourra l’atteindre. Nous avons vécu des jours si fortunés à Massat, avec votre mère, Clarisse, les petites et l’abbé ! Vous avouerai-je que je sais gré à Maurille et à François d’être restés au Mas ? Leur présence m’aurait gêné. Ils n’auraient pas compris ce qu’il y a de sublime dans la passion qui nous unit. Votre mère, au contraire, Clarisse et l’abbé ont été très compréhensifs. Je leur en suis profondément reconnaissant.

Je songe à vous en ces instants, à vous qui êtes seule, aussi. Comment aurez-vous vécu les heures qui auront suivi notre séparation ? Ce soir, à la nuit, serez-vous retournée à la fontaine, vous serez-vous assise sur le banc moussu où nous nous enlacions ? C’était hier, encore ! L’obscurité était totale. Seul, le murmure de la fontaine. Le lourd feuillage autour de nous, et personne. Je sentais votre corps charmant. Je pressais vos lèvres sur les miennes. Nos caresses se faisaient plus passionnées. Ah, j’en suis encore tout étourdi !…

Enfin, dans quinze jours nous serons de nouveau réunis et fiancés officiellement. Je voudrais y être déjà.

Je baise vos mains, chérie.

P.-S. – Ce matin, je suis allé à la messe de onze heures trente à la cathédrale et j’ai prié pour notre bonheur, sachant qu’à la même heure, dans l’humble église de Massat, vous élanciez vers Dieu votre âme amoureuse.

Après déjeuner, j’ai rencontré mon ami Patrick, dont je vous ai souvent parlé. C’est lui, vous vous souvenez, qui s’intéresse à l’unanimisme. Il termine en ce moment des nouvelles. Celles que j’ai lues me paraissent étonnantes. Il est farci de talent, vous savez. Et j’admire infiniment et ce qu’il écrit et l’homme qu’il est. Il me tarde de vous le faire connaître. Nous avons reparlé d’Échafaudages, vous vous en doutez. Nous avons été une fois de plus d’accord pour déplorer que le premier numéro ait été aussi mauvais. C’est cela qui a tout fichu par terre. En ces sortes d’affaires, il ne faut pas rater son départ. Enfin, il est trop tard pour y revenir. Inutile de se lamenter.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon aimé, moi aussi j’ai été bien malheureuse. Ces derniers jours à Massat, qui auraient dû être splendides, sont maintenant, pour moi, désenchantés. Maman et Clarisse me laissent seule, selon mon désir. Je vais errer dans les lieux que notre amour a hantés. Je vous y évoque. Je vous y retrouve. J’imagine que je suis encore dans vos bras. Et quand je m’éveille de ce beau rêve, ma solitude me semble plus affreuse. Voyez-vous chéri, je ne tiens plus à rester ici. Massat sans vous n’est plus Massat. Je préfère rentrer le plus tôt possible au Mas où je vous attendrai.

Voulez-vous être assez gentil pour passer rue du Dragon, chez Bertrand, l’imprimeur, et pour lui demander si, sur le faire-part des fiançailles, on mentionne uniquement le nom de la famille de la fiancée ou le nom des deux familles. De cette façon, nous pourrons nous occuper de cette formalité dès notre retour. Et les Poujastrucais seront contents.

Si les photos sont prêtes, envoyez-les-moi tout de suite. Je suis si curieuse de nous voir l’un près de l’autre, tels que Clarisse nous a pris, sur le bord du torrent. Vous vous souvenez ? L’eau était atrocement glacée. Et Maman était affolée à la pensée que j’allais me déshabiller derrière ce buisson où vous auriez pu me voir. Elle trouvait que c’était très inconvenant. Et Clarisse et moi, nous nous tordions de rire. Pauvre Maman, elle est si vieux jeu ! Nous ne faisions pourtant aucun mal, n’est-ce pas, mon chéri, vous, derrière votre buisson et Clarisse et moi derrière le nôtre. Mais elle est déjà scandalisée de ce que je me sois montrée à vous en maillot avant d’être votre femme. De son temps, évidemment…

Je réagis tout à fait comme vous au sujet de nos fiançailles officielles. Pour nous, elles n’ajouteront rien mais elles nous permettront d’évoluer plus librement. Elles auront donc lieu le 30 septembre, puisque cette date convient à vos parents. Maman sera un peu bousculée. Mais tout sera prêt à temps, j’en suis sûre.

En attendant, à samedi. Je veux que, pour notre premier revoir, nous soyons nous deux, toi et moi, rien que nous. Et moi, chéri, mon fiancé, voulez-vous, en vous donnant mon baiser le plus brûlant, que je vous dise à l’oreille que je t’aime ?

Votre petite fiancée. Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Aujourd’hui, ma bien-aimée, Madame Mère et moi avons vu le joaillier au sujet de la bague. Il nous a montré comment elle serait, avec le gros brillant au milieu et le tour de petits brillants. Cela fera un peu important pour votre main qui est si fine mais je crois cependant que cela vous plaira.

Vous souvenez-vous, Caroline (et rien que d’écrire cette phrase me procure une sensation adorable d’intimité, car il y a déjà des souvenirs entre nous), oui, vous souvenez-vous de nos promenades nocturnes à Massat ? N’était-ce pas le meilleur moment de la journée ? Enfin, on nous laissait seuls. Nous partions par les petits chemins, le long du torrent, vers cette ferme isolée où nous allions boire, dans des bols grossiers, du lait frais tiré. Pas de lune. L’unique clarté venait des étoiles. Au retour, nous allions enlacés, nous arrêtant à chaque pas pour nous étreindre, le corps en fièvre, les sens éveillés. Enfin, nous faisions un court détour pour aller nous asseoir sur le banc de la fontaine d’amour où vous laissiez mes caresses bouleverser votre chair innocente. Quand nous regagnions l’hôtel, très tard, votre Maman et Clarisse nous regardaient d’un drôle d’air. Le bonheur et la volupté transfiguraient nos visages. Nous étions las, aussi. Et comme il nous semblait insupportable de revenir à la réalité, nous préférions nous coucher tout de suite pour n’avoir pas à parler aux autres, pour savourer mieux, dans le silence de nos chambres respectives, les instants d’extase que nous venions de connaître.

Le rappel de tels souvenirs a ceci, pour moi, de si étonnant, que j’en arrive à oublier complètement que j’ai vécu avant vous. Mon passé est aboli. Rien de ce que j’ai tenté, de ce que j’ai réalisé autrefois, n’a plus de consistance. Tout ce que j’aimais, jusqu’à mes amis les plus chers, s’enfonce dans une sorte de brouillard. Je me sens neuf. Je viens de naître. Vous m’avez régénéré.

La pluie tombe lentement. Ce sont les premières pluies de septembre sur Portville. J’entends le bruit des gouttes sur le pavé. Elles semblent dire tout bas : Je t’aime, je t’aime…

Caroline, nous sommes à la fontaine d’amour. Fermez vos beaux yeux. Et maintenant, donne-moi tes lèvres, veux-tu ?

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Nous sommes, mon chéri, en pleins préparatifs pour ce très prochain grand repas de fiançailles. Je suis persuadée que la bague sera très jolie et je suis toute à la joie de cette fête qui s’organise pour nous deux. Je sais avec quel soin vous vous attachez à me combler. Voulez-vous ajouter encore à mon bonheur en m’apportant samedi, en signe de royauté, mon cher seigneur, un bouquet de la fleur que j’aime le plus au monde : la tubéreuse. Tu veux bien ?

Enfin, il y a une autre chose dont je veux vous parler. Puisque dimanche nous fêtons nos fiançailles, je veux que Dieu les bénisse et j’ai l’intention d’aller à une première messe pour communier. Dans toute cette religion qui est mienne, qui est nôtre, mon bien-aimé, la croyance la plus consolante n’est-elle pas celle en la présence réelle de Dieu dans un morceau de pain ? Et cette merveille ne vient-elle pas effacer tous les raisonnements argotiques de notre cerveau ? La communion, non point habitude machinale mais don ineffable et librement reçu. C’est ce que je voudrais pour nous deux, dimanche. Je ne t’en reparlerai pas, mon cher amour. J’ai tenu à le faire parce que je t’aime de la manière la plus haute : celle qui met l’âme dans la lumière ; parce que je n’ai aucun trésor que je ne veuille partager avec toi. Il me semble, ainsi, que j’aurai la satisfaction de voir que tu l’as compris. Comme voilà des choses graves !

Mais voici une note plus amusante : Ursule est dans tous ses états. Quel zèle, quel entrain ! Nous ne reparlons jamais plus de l’algarade passée. Vous l’aviez dit tout de suite : nous ne pouvons pas plus nous passer d’elle qu’elle ne peut se passer de nous. Et il était fatal qu’elle finisse par demander pardon à Maman et que Maman, du même coup, la reprenne. Mais l’incident a eu du bon. Depuis lors, elle fait son possible pour nous donner satisfaction. Souhaitons que ça dure…

Je t’attends. Je t’aime. Ta petite fiancée.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma petite Caroline chérie, je suis heureux, heureux, heureux. Ainsi nous sommes fiancés, nous sommes l’un à l’autre, désormais. Hier matin, quand j’ai quitté le Mas à l’aube pour prendre mon train, avec quelle émotion je suis monté seul dans votre chambre pour vous donner un dernier baiser ! Vous étiez couchée, à demi endormie encore. J’ai remonté votre drap sur vos épaules à cause du froid de l’aube. Mes mains vous ont caressée avec ferveur, ma bouche a mis des frissons dans votre nuque. Vous étiez tout engourdie, chaude comme un oiseau au nid et j’ai senti vos douces lèvres presser les miennes. C’est à cet instant de griserie que je ne cesse de penser.

J’ai mis vos roses sur mon bureau. Elles embaument et m’apportent un peu de votre présence.

Je vous embrasse tendrement.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Je suis, ce soir, mon aimé, une petite fiancée toute fourbue et, si c’était réalisable, je voudrais, au lieu de vous écrire, vous avoir près de moi, être assise dans un grand fauteuil, un de ces fauteuils où l’on sombre comme dans la mer. Vous resteriez près de moi sans bouger, la tête sur mon épaule, et pendant des heures et des heures, nous prononcerions à voix basse les mots qui monteraient de nos cœurs.

Cet après-midi, je suis allée porter au cimetière, sur la tombe de mon pauvre papa, toutes les belles fleurs qui nous ont été offertes. C’était un transparent après-midi d’automne et j’ai marché sur la route dorée avec une étrange allégresse qui me venait de mon bonheur. Je ne cessais de songer aussi à votre lettre reçue ce matin et dont l’émotion m’a ravie. J’étais fière de cette plénitude que nous avons su atteindre. Ô l’horreur d’imaginer un amour dans lequel l’autre ne comprendrait pas tous ces impondérables qui sont la trame même de l’âme ! Je revois l’être que vous étiez avant que notre amour ne vous ait rendu à la vie. Vos sentiments étaient repliés, renfermés en eux-mêmes comme des fleurs dans un cercueil. Vous vous retranchiez du monde, et non sans orgueil, parce qu’avec raison vous trouviez que les trésors qui étaient en vous ne pouvaient pas être partagés avec n’importe qui. Vous souffriez de porter ce masque hautain qui vous protégeait des méchants. Et maintenant le malaise s’est dissipé. Vous aussi vous êtes heureux et sans ombre. Vous vous éveillez à la vie et c’est mon visage qui vous sourit pour votre félicité.

Tout à l’heure, au cours de ma promenade, je suis passée sous une allée de platanes et comme mon pied s’amusait à rouler une feuille morte, la première de l’année, je me suis émue à l’idée que la saison où les arbres reverdiront sera aussi celle de notre union définitive. Et, tout en méditant, je ne sais comment, il m’est venu le désir d’écrire un livre qui ne serait ni tout à fait un essai, ni tout à fait un roman, mais une recherche et une explication d’un principe du bien en toutes choses. Rien de semblable à La Possession du Monde. Non, l’esprit de Salavin me paraît parfois un peu fade. Mais une sorte de confession brûlante qui, pour communier avec ce qui nous entoure, ne négligerait pas de faire sa part aux épreuves et aux tourments qui trempent les âmes nobles. Une telle entreprise est-elle souhaitable ? C’est là où je commence à douter… Et la vue des indigènes poujastrucais me fait douter plus encore. Mais suis-je encore à Poujastruc ? Est-ce que je ne suis pas avec toi, à cette heure, mon amour ? Je t’aime et veux t’embrasser pour chacune des minutes qui me séparent de ta présence réelle. Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Caroline chérie, comme vous avez bien su trouver le chemin de mon cÅ“ur ! Chacune de vos lettres m’en persuade un peu plus. Vous avez le don de choisir les mots qu’il faut et de vous mettre à mon diapason. Rien ne peut me toucher et m’attacher davantage. Est-il possible d’être plus heureux ? Avec vous, mon attente n’est jamais déçue. Vous devancez mon désir. Vous devinez exactement mes impressions et vous vous y glissez si doucement que je ne sais plus discerner si c’est mon esprit qui m’inspire ou le vôtre.

Hier soir, j’étais avec Patrick. Et, pour la première fois, je n’ai pu me retenir de lui parler de vous, de nous, de notre inoubliable aventure. Il me semblait que c’était vous qui dictiez mes aveux et j’ai eu la satisfaction de me sentir parfaitement compris. Nous avons aussi parlé de nos projets littéraires. Lui et moi, sur ce terrain, pensons de la même manière. Nous sommes attirés par les écrivains dont les livres restent en contact avec la vie. Écrire avec son sang, sans doute est-ce là une formule un peu ridicule ou osée, mais elle dit bien ce qu’elle veut dire. À quoi peut servir, en effet, la plus belle érudition si l’âme est desséchée ?

Je suis plongé dans Rimbaud et, sur vos conseils, j’ai acheté le dernier numéro de la N.R.F. Oui, vous avez raison, Souffrances du Chrétien, de Mauriac, est assez bouleversant. Mais est-ce bien orthodoxe ?

Une douce paix emplit mon âme depuis nos fiançailles. C’est comme si je me trouvais au milieu d’un lac paisible après une grande tempête. Plus rien de trouble en moi ne subsiste. L’air même de la ville me semble moins hostile. Pourtant, c’est l’automne, les feuilles tombent. Et ce spectacle mélancolique ne parvient pas à m’assombrir. Je suis tout entier projeté vers notre futur.

Je te prends dans mes bras et sens ta gorge qui palpite sous ma main pendant que tes lèvres s’entr’ouvrent au contact des miennes et que tout ton être se bande sous mes caresses.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Je vous écris, petit chéri, sur un minuscule guéridon et à la faible clarté d’une veilleuse. La journée est finie. Il est huit heures. Maman s’est trouvée un peu souffrante et je l’ai fait se coucher tôt.

Cet après-midi, c’était, au Mas, le jour de réception de maman. Il y avait dans le grand salon la fournée banale et cérémonieuse des gens qui venaient m’apporter leurs compliments et leurs vÅ“ux… Curiosités menues-menues, mâchées du bout des dents comme par des souris, considérations faussement profondes, conseils inutiles ; des conseils, surtout, à pleines corbeilles, et non sans perfidie. Je scrutais tous ces visages. Je soupesais dans le creux de mes mains le trésor d’amour que ces femmes avaient su amasser ou donner et je m’étonnais de sentir presque toujours mes paumes ouvertes et vides. Alors, je me penchais sur moi, sur mon cÅ“ur tout brûlant, sur mon cÅ“ur qui est à vous et j’avais la sensation (pour la petite frileuse que je suis) de m’approcher d’un beau grand feu de sarments par un jour froid d’hiver, un de ces jours de pluie glaciale où tout se transforme en boue. Car, chéri, tu le sais maintenant d’une façon entière, je vis dans la magie lumineuse, la féerie perpétuelle de notre amour et je t’aime comme tu m’aimes. Oui, je t’aime et suis ainsi payée de toutes les heures atones et lentes que je dois vivre loin de toi et j’en suis heureuse à pleurer.

Maman dort. Sa figure est reposée, je voudrais la veiller longtemps. Mais je suis moi-même brisée. Dernièrement, Clarisse m’a traitée de petite égoïste parce que je ne pense qu’à notre amour. Égoïste ? Oh, non, non, pas ça ! Personnelle, oui, j’admets. Je ne permets pas, en effet, que n’importe qui, n’importe quand et n’importe comment, abîme ce qu’il y a de plus précieux dans mon âme. Mais je sais bien répondre aux élans de mon cÅ“ur. Je suis avide de faire du bien. Je voudrais que ma faible vie fût un tissu, de bonnes actions. J’ai peur, parfois, de l’oublier, d’être à ce point comblée qu’il m’arrive de rire et de rire sans me soucier des souffrances muettes qui m’entourent. Mais vous allez dire, chéri, que je divague, que je suis scrupuleuse à l’excès, que j’ai droit à mon bonheur. Et vous aurez raison.

Comme je relisais, hier soir, Thérèse Desqueyroux, j’ai levé les yeux et j’ai surpris Clarisse qui rêvait, l’air traqué. Qui rêvait à qui ? Elle aussi, quand elle a connu son mari, elle était, j’en sais sûre, dans l’attente du grand bonheur. Elle ne se doutait pas, alors, qu’elle allait lier sa vie à cet ours médiocre et sombre, à ce tyran sans génie qui, près d’elle, annotait maniaquement Le Chasseur Français. Le spectacle de notre entente commence à ouvrir les yeux de Clarisse. Elle doit être effrayée à l’idée de vivre jusqu’à la fin de ses jours aux côtés de ce décevant fantoche. Néanmoins, elle se raccroche encore aux moindres indices favorables. Dès qu’il se montre un peu gentil, elle se reprend à espérer, elle s’illusionne à plaisir. Dans un sens, je trouve cela touchant et je voudrais pouvoir faire quelque chose pour elle. Moi aussi j’en viens à me persuader que François n’est peut-être pas incurable… Mais je sais bien que je ne supporterais pas ce qu’elle supporte. Je suis une absolue. Et je crois que je ferais comme la petite épouse blessée de La Flûte de Jade qui renvoie ses présents à son mari et repart : Adieu, Seigneur de ma vie, la rose ne remonte pas au rosier qui l’a laissé tomber.

Mon rosier chéri, vous, vous garderez votre petite rose précieusement, n’est-ce pas ? Oui, gardez-la bien, comme elle se garde à vous. C’est si bon et si doux de n’être qu’une même vie !

Je t’aime. Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma Caroline aimée, vos lettres sont bien belles et bien émouvantes. Il est doux, pour moi, de sentir la passion la plus sincère conduire votre main et lui dicter toujours les mots qu’il faut, ces mots qui font battre mon cœur plus vite et qui me remplissent parfois de confusion. Il est si rare de voir une jeune fille comme vous s’éveiller sans heurt et comme d’elle-même, de son propre élan, à l’amour. Je devine, chérie, que tu m’appelles, la nuit, que tu voudrais être dans mes bras pour défaillir et que ton corps éperdu se consume dans l’attente de nos caresses. Sois-en fière, ma Caroline. N’en rougis pas, surtout. Ton émoi est le plus bel hommage que tu puisses me faire.

Je suis content que vous ayez aimé Thérèse Desqueyroux, cette triste héroïne, cette épave. Car il n’y a pas d’autre mot, n’est-ce pas ? Mauriac a un sens suraigu de l’affolement. Il excelle ainsi à jeter devant nous, toute palpitante, une âme défaite, cassée comme un pantin aux fils rompus et il nous laisse là, insatisfaits, pantelants, incapables, tant son art est subtil, de délimiter le mensonge et la vérité. Thérèse, pas foncièrement corrompue, d’accord ! Mais tout le mal, ce mal-cancer, vient-il seulement de ce Bernard, de ce mari mal équarri, réaliste, rustique sans ce qu’il y a parfois de poésie dans le mot ? Thérèse, totalement dépourvue de sensibilité et de sens (voyez son attitude en face de son amie Anne ; en face de Jean qui pourrait l’émouvoir, lui qui est un raffiné ; en face de son enfant enfin) est un être impatient de s’évader et qui, livré à lui-même, s’aperçoit soudain qu’il n’est rien. Je ne connais pas d’étude d’âme plus torturante. La peinture même de la Bovary est moins amère. Comment peut-on admettre Mauriac parmi les auteurs catholiques ? Je le trouve si éloigné de l’esprit chrétien ! Il accueille, il développe tous les germes morbides, il les présente de façon telle que peu s’en faut qu’il ne les déifie et le christianisme, au contraire, n’est que glorification de la vie. Il a fallu des siècles de contrainte pour qu’on en arrive à oublier que Dieu est d’abord l’esprit de vie. Il n’y a plus place que pour un puritanisme et un jansénisme rebouillis.

Dans tout le roman, l’épisode le plus cruel peut-être, est celui de cette petite Anne et de ce Jean (qui est aussi un dévoyé à la manière de Thérèse, mais sans famille-frein derrière lui). Quel écÅ“urement de lire à la suite ces lettres d’amour, chaudes et débridées de philosophe viveur ! Au lieu de caser Anne dans un mariage grotesque, Mauriac aurait pu en faire un être de lumière. Au lieu de l’asservir, de la confiner dans ce monde de marionnettes, lui donner l’essor. Je la vois très bien s’enfonçant dans la nuit grise de la forêt de pins et s’acheminant, après avoir rejeté cet amour trompeur, ce faux amour masqué, vers cette ligne froide et apaisante de la mer…

Mais laissons ces pauvres gens, ma chérie. C’est bêtise, de ma part, de vouloir reconstruire du Mauriac anti-Mauriac. Nous, nous l’avons trouvée tout de suite, la divine lumière du véritable amour.

Je t’aime, chérie, est-il besoin de te le redire ?

À demain.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon grand, ce matin, en m’éveillant, j’ai vu que le ciel était gris et qu’il pleuvait. J’en ai été presque contente. Nous avons eu si beau temps, dimanche dernier ! Que m’importe aujourd’hui qu’il fasse mauvais, puisque vous n’êtes pas là ? Au contraire, c’est mieux ainsi. Loin de vous, mon âme est triste et j’aime que la nature s’harmonise à mes sentiments. J’ai d’ailleurs repris le catéchisme de mes petites filles. Après l’accueil enthousiaste de tous ces enfants, lorsque j’ai lu la leçon du jour, j’ai compris que j’étais une autre, la vôtre, et tout ce que je disais se colorait de joie et de vie et j’aurais voulu irradier d’amour ces naïfs regards tendus vers moi.

Cet après-midi, je suis restée avec Maman et Clarisse dans le petit salon, auprès d’un beau feu de bois. Il faisait bon. La pluie crépitait sur le jardin endeuillé. Mais mon cÅ“ur était allègre. Et puis, le docteur Ampuis est venu. Nous avons vu son antique guimbarde surgir au tournant de l’allée. Quel dévouement pour ses malades, à son âge ! Malgré ce temps ! Il a de bonnes nouvelles de Jacques et de sa femme, qui sont en ce moment à Paris avec Maurille, comme vous savez. Félix, en revanche, ne va pas bien du tout. Il tousse de plus en plus. Il m’inquiète. J’ai été soudain toute sombre. J’ai eu honte de mon bonheur. J’ai un peu abandonné le pauvre garçon depuis quelque temps. Il faudra que nous allions le voir ensemble un de ces dimanches. Et moi, de mon côté, je me promets d’aller bavarder avec lui plus souvent, en semaine.

Devinez à qui me fait penser le vieux docteur, venant presque chaque après-midi au Mas, qu’il pleuve ou qu’il vente, pour réciter sa gazette à Maman ? À quelque Cyrano de province qui continuerait à nourrir pour elle un amour ancien et toujours tu…

J’attends votre lettre avec impatience et vous embrasse tendrement.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma bien-aimée, que j’aime nos dimanches, la quiétude de ces heures sans histoire que je passe près de vous ! Elles m’aident à supporter la médiocrité de mes journées à Portville. Je revis alors les moments où nous pouvons rester seuls sur le petit canapé, enlacés et nous caressant. Je revis aussi les douces soirées sous la lampe, nos conversations interminables, nos lectures exaltantes, la messe du dimanche, nos promenades dans la campagne où je me laisse guider par vous et je respire encore, il me semble, le parfum des roses que chaque samedi je vous porte pour embellir votre chambre de fiancée.

Il y a dans toute séparation un sentiment d’inachèvement et d’oubli. On dirait que les lèvres de l’autre ont gardé à la dernière seconde, prisonnière, une pensée suprême que l’on ne connaîtra jamais. On devine sur cette figure aimée les traces d’une agitation secrète qui vient du tourment de ne pouvoir exprimer ce qu’elle contient ainsi. Et cependant, le plus souvent, on se quitte sans avoir dit ces mots qu’on a dans la gorge et qu’on voudrait charger de tant de significations.

Hier soir, j’ai vu Patrick à la Taverne. Nous avons parlé assez tard. Il m’a prêté Bella de Giraudoux et les poèmes de Cendrars. En fait, Patrick était dans tous ses états. Vous savez pourquoi. C’est toujours la belle Delphine Rollin qui le préoccupe. Il est de plus en plus évident qu’elle ne l’aime pas, qu’elle ne l’a jamais aimé. Lui, en revanche, il l’aime d’autant plus farouchement qu’il commence à se douter qu’il ne sera jamais payé de retour. Il a déjà failli se tuer pour elle. Et par deux fois. Tout dernièrement. D’abord, en sautant d’un taxi en marche, une nuit, où il se trouvait, paraît-il, avec elle et Buddy Gard. Que s’était-il donc passé entre eux trois ? Je n’ai jamais pu savoir au juste. Peut-être Delphine a-t-elle été particulièrement coquette ? C’est une si chic fille, néanmoins. Mais je crois que la double adoration des deux garçons l’exaspère. C’est lamentable, au fond… Bref, Patrick, après avoir sauté du taxi et s’être amoché la jambe dans sa chute, a erré toute la nuit à ce qu’il raconte et a échoué sur les quais vers quatre heures du matin. Il serait alors descendu machinalement par un des escaliers dont les basses marches baignent dans l’eau et c’est là qu’un douanier l’a trouvé, assis, les pieds trempés par le clapotis, comme ivre, absolument hébété et ne sachant plus du tout comment il avait pu échouer en ce lieu. Depuis, Patrick semble un peu calmé et affecte de rester, avec Delphine, sur le plan de la franche camaraderie. Mais il ne va pas encore très fort.

Plus tard, Paolo est venu et avec lui et Patrick, nous avons beaucoup discuté du caractère de Buddy. Patrick ni Delphine ne sont bons juges à son endroit. Ils méconnaissent sa sensibilité et son intelligence. Delphine reviendra sûrement sur ce jugement, plus tard, quand elle aura acquis plus de maîtrise et suivra moins ses impulsions. Mais il est probable que Patrick sera toujours aussi injuste avec Buddy. Il ne peut pas le souffrir. Ce n’est que trop évident. Il ne veut voir en lui qu’un rival et un rival qu’il s’imagine n’avoir pas toujours été malheureux. Ce en quoi il est avéré qu’il se trompe. Mais il n’y a rien à faire pour le raisonner. Enfin, je sens bien que notre bonheur porte ombrage à Patrick. Ce que nous avons réussi, Caroline chérie, ce grand, ce bel amour, voilà ce qu’il rêvait justement de réaliser avec Delphine. Vous jugez de sa déception, de son amertume ! Il maudit son existence solitaire et abandonnée. Son chagrin lui a, du reste, inspiré des vers, ma foi assez émouvants malgré leur maladresse, et que je vous porterai samedi. Après minuit, Paolo et moi avons raccompagné Patrick chez lui. Le temps était extraordinairement doux. Je n’avais pas envie de me coucher. J’étais très lucide, j’avais l’esprit léger et c’était moi qui faisais tous les frais de la conversation. Je devais avoir un pressentiment.

Effectivement, ce matin, contre toute attente, et après des mois et des mois de silence, j’ai reçu une lettre de Félix Sanlesou qui m’annonce qu’il a réussi, après bien des démarches infructueuses, à faire mettre en lecture ma pièce La Joie du Cœur au Théâtre des Batignolles. Sincèrement, je n’y comptais plus. Je me refuse à prendre la chose au sérieux. Autant aller tout de suite au devant de la déception qu’entraînera un échec que j’entrevois inévitable et qui est, sans doute, souhaitable. Vous savez que je ne suis plus du tout satisfait de cette pièce. J’étais trop jeune, trop inexpérimenté quand je l’ai écrite. La jouer serait me rendre le plus mauvais des services. Tout de même, je suis reconnaissant au brave Sanlesou de son zèle bénévole.

Je vous embrasse mille fois tendrement.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Me voici dès ce soir, petit chéri, pour effacer la tristesse de l’au revoir à l’aube de ces affreux lundis matins où vous me quittez et au déchirement qui les suit. Ce n’est pas une lettre, une lettre que je t’écris, mon âme. Tu es là tout près de moi, dans cet accueillant canapé où nous nous réfugions avec tant de délices… N’est-ce pas que c’est grisant de se retrouver ainsi, par la pensée, malgré la vie compliquée, malgré le monde vain qui nous sépare encore comme si nous n’étions pas déjà l’un à l’autre ? D’ailleurs, tous ici finissent par subir la contagion de notre bonheur. Maman et Clarisse les premières. Rougissez d’orgueil, chéri ! nous avons constaté aujourd’hui que la maison sans vous ce n’est presque plus la maison. Vous voyez la place que vous occupez désormais au Mas ! Et pourtant, dans vos lettres, vous êtes parfois comme un tout petit enfant, prompt à l’enthousiasme comme au découragement. Comme c’est mal, mon grand, d’avoir une seule pensée grise ou sombre, à présent ! Vous n’en avez plus le droit. Depuis que je vous connais et surtout depuis que, vous aimant, j’ai cherché à pénétrer votre esprit comme votre cÅ“ur, j’ai trouvé en vous une force et une originalité peu communes. J’ai aussi reconnu en vous un goût des Lettres qui n’est pas celui du dilettante, de l’amateur amusé ou celui du gamin auquel ses premières lectures sont montées à la tête comme vin nouveau.

Dimanche dernier, vous vous souvenez comme nous lisions tête contre tête Les Fontaines du Désir de Montherlant ? Vous m’avez dit alors avec un soupir : Je ne serai jamais Montaigne ni Stendhal. Mais pourquoi, en effet, vouloir être une doublure des génies que vous admirez ? Soyez seulement vous-même, mon chéri. Si vous avez trouvé dans le sport un plaisir ingénu, soyez assez ferme pour concevoir que des joies plus durables vous attendent ailleurs. Ne croyez pas que tout soit dit et que vous veniez trop tard. Abstenez-vous de vouloir tout faire sauter car sinon vous sauterez avec et personne ne sera plus avancé. Il faut seulement travailler, travailler, travailler dans l’amour dont nous jouissons en partage et le reste viendra par surcroît, à son heure.

Maman et Clarisse sont couchées. La maison dort. Je suis seule dans le petit salon. La lampe fait un grand rond blanc sur ma page tandis que tout le reste de la pièce s’efface, recule, ne fait plus qu’un avec la seule chose vivante : cette pendule que vous connaissez, cette affreuse et familière pendule de cheminée qui bat comme un cÅ“ur tranquille. Je songe que le Bon Dieu nous a donnés pour toujours moi à toi, toi à moi et je sais qu’il n’y a pas de plus belle chose au monde, de meilleure ni de plus douce et je sais aussi que lorsque tu es loin de moi tu as, comme je l’ai moi-même ici en ce moment, l’impression de ne vivre qu’à demi.

Avant de clore cette lettre j’y dépose les baisers les plus aimants de votre petite Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Mon cÅ“ur, je ne peux plus me passer de vous, plus vivre un jour loin de vous. Chaque heure d’absence me devient un supplice. J’enrage de n’avoir pu aller auprès de vous ce jour de Toussaint. J’ai musardé toute la matinée dans ma chambre, sans voir Monsieur Papa ni Madame Mère. À onze heures, je suis sorti pour assister à la messe. Le temps était sec et déjà froid, un peu brumeux aussi mais sans le moindre vent. Quelle joie j’aurais eu à me promener avec vous à mon bras ! Mais, seul, je n’en avais aucune envie. Je suis rentré aussitôt et, après le déjeuner, je me suis à nouveau enfermé. Derrière mes vitres, les yeux perdus sur le va-et-vient des passants, j’ai songé à ce qu’aurait pu être cette journée si je vous avais eue. C’est dans de tels instants que je peux mesurer la place que vous tenez dans mon existence. Hors de votre présence, je n’ai plus de goût à rien et suis complètement désemparé.

Aussi, voyez-vous, chérie, je vais porter cette lettre à la poste pour qu’elle parte à coup sûr et j’irai ensuite m’abrutir dans un café perdu où je ne risquerai pas de rencontrer quelque ami. Dans l’état où je suis, je serais incapable de parler. Je préfère me réfugier en moi-même pour y retrouver celle que j’aime.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon doux, vous connaissez évidemment (et par lui-même et par la description toute psychologique que Diderot en a faite) ce ravissant tableau qu’est L’Accordée du Village. La figure centrale est formée, cela va de soi, par l’accordée et son fiancé. Toute la famille est autour. Et l’on sent bien que la petite jeune fille, à la fois souriante et recueillie, ne voudrait être qu’à celui qu’elle aime. Elle a même posé sur son bras le bout de ses doigts roses. Mais voilà, ces gens qui sont autour d’elle tiennent à lui montrer qu’elle est seulement la fiancée et ils lui parlent et ils l’accaparent et ils la forcent à tourner la tête vers eux pour les écouter. Du XVIIIe à nous il n’y a qu’un pas et à certaines minutes, malgré mes idées modernes et mes cheveux courts, je me sens un peu la sÅ“ur de la petite accordée du village en bonnet blanc, la sÅ“ur aussi, la sÅ“ur d’amour, de toutes les Salammbô aux chevilles entravées. J’ai écrit cela et je souris. Folie ! Sacrifice insignifiant aux apparences ! Je sais bien que je suis aussi libre qu’un cÅ“ur aimé puisse être.

Comme je voudrais que ce capricieux soleil d’automne paraisse encore demain, après-demain et tous les jours jusqu’à lundi ! Ainsi nous pourrions profiter de la beauté clémente des choses pour nous évader et respirer un peu au large de cette campagne qui est si pimpante quand la boue n’envahit pas ses chemins. Pour les jours ternes, dans le petit salon où j’ai voulu en quelques minutes mettre comme un décor invisible pour le profane la tendresse de mes baisers et la clarté de notre amour, nous recueillerons ensemble le bouquet jamais fané des souvenirs communs et ils seront éclairés, mon fiancé bien-aimé, par l’or mouvant des feuilles de peuplier sur le fond mat des prés qui s’éteignent, par la pourpre égyptienne des vignes, par le miroitant métal fondu de la rivière, coulée intarissable, par les lueurs tremblantes des fermes qui s’allument à l’heure du premier brouillard du soir : refuges de la vie, de l’amour et de la mort. Je ne peux les voir sans une espèce d’émotion sacrée, sans un vague désir de m’élancer vers ce petit cercle brillant qui lutte de toute sa flamme contre les ténèbres envahissantes. N’est-ce pas que vous la connaissez cette sensation à la fois angoissante et délicieuse d’être soudain, dans la nuit qui monte, un tout petit Petit Poucet impuissant qui va courir à toutes jambes vers la première lueur entrevue, même si ce doit être le feu de l’Ogre.

Ce matin, j’ai voulu prier à l’église et je me suis trouvée involontairement mêlée à la cérémonie d’un mariage, un pauvre mariage d’ouvriers : une table et une bougie, un vieux curé qui se dépêche, un cortège misérable de quelques femmes qui n’ont même pas mis de gants pour cacher leurs mains rouges et de quelques hommes hirsutes et empruntés dans leur veston du dimanche. N’importe ! La petite mariée prie bien, la tête un peu baissée et je prie aussi, je suis émue, chéri. Que sera-t-il de ces deux-là ? Cette humble minute n’est-elle pas pour eux la seule illumination ? Dieu sera-t-il avec eux ? Et je pense à notre propre mariage, je pense à nous…

Bien sûr, j’ai été peinée que vous ne puissiez venir comme je l’espérais. Ce jour de Toussaint en a encore été assombri. La veille, je m’étais confessée à l’abbé. En rentrant à la maison, je marchais vite, vite, à courir et j’avais déjà dans ma tête et dans mon cœur le carillon de joie avec lequel j’allais vous accueillir. J’ai entendu le train. J’ai continué à vous attendre. Hélas, vous n’étiez pas là.

Le lendemain, après les offices, la visite au cimetière sur les tombes de mon cher papa et de ma grand’mère, nous sommes revenues au Mas, maman, Clarisse, les petites et moi, bien seules et bien tristes. À déjeuner, nous avons retrouvé François et l’abbé. Mais c’était un vrai jour des Morts. Nous avons remué le passé durant tout l’après-midi. Comme vous m’avez manqué en ces instants ! J’avais le cÅ“ur glacé. Mais aujourd’hui, je suis confiante et heureuse de nouveau parce que je sais que vous allez venir.

Ta Caroline qui t’aime.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Mon trésor, à la pensée de ces journées que nous allons passer l’un près de l’autre, je me répétais ce matin ces simples vers de Chennevière :

 

Nous serons près l’un de l’autre

Tout près ; on chantera, on rira…

J’irai avec vous ; je ne suis pas un étranger.

Dites, je vous ressemble, et j’ai besoin de joie.

 

Et maintenant, je me souviens qu’un après-midi de l’été dernier, au cours d’une promenade que nous avions faite dans les pacages, vous vous êtes arrêtée près d’une vieille maison dans le calme bucolique, à l’ombre d’un platane feuillu et, après avoir déganté votre main, la droite, vous me l’avez longuement donnée à garder. Si l’on y réfléchit, n’est-ce pas un adorable symbole de notre entente ?

À demain, donc, ma chère tendresse.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon doux chéri, je vous ai encore une fois trouvé mauvaise mine pendant votre dernier séjour au Mas. Je suis persuadée que ce travail de bureau vous étiole et que cela vous ferait le plus grand bien de vous promener tous les jours au moins une heure après le déjeuner. Vous vous en iriez le nez au vent à travers les rues automnales de Portville. Moi, de mon côté, je vous promets d’aller faire une balade aux alentours du Mas à la même heure. Ce sera une préfiguration des escapades que nous ferons comme deux adorés quand je serai ta petite femme.

Je ne cesse de songer à ce futur. Pour l’instant, je me fais l’effet de vivre comme une nonne. Par le fait de nos longues fiançailles, j’ai presque involontairement projeté dans l’ombre tout ce qui ne nous touche pas directement. Pas de visites, pas de thés, pas de sorties, pas de spectacles… Une petite nonne, je vous dis, religieusement gardée par ses vœux d’amour. Et ce sera admirable, parce qu’après cette réclusion volontaire, je sortirai avec vous, chère âme, et toutes les distractions que je pourrai prendre me sembleront, alors, autant de fêtes.

J’ai plaisir à vous parler de Maya pour que vous n’interprétiez pas hors de son sens une tristesse que j’ai, malgré moi, laissé voir à la lecture. Vous comprenez certainement qu’avec ma sensibilité vibrante il m’a été impossible de n’être pas émue par cette pièce. Et pourtant, le sujet m’a fait souffrir. Pourquoi ? Pudeur de jeune fille, oui, sans doute, et je ne rougis pas de l’avouer parce que ce n’est pas l’ignorance bébête de l’oie blanche involontairement confinée dans une méconnaissance totale de la vie (que je trouve monstrueuse), mais le grand désir pur de se garder en beauté, de s’idéaliser, de s’affranchir aussi, car y a-t-il servage plus dur que celui de la femme qui croit faire son jouet de l’homme et qui (pour ce faire) étouffe en elle toutes les possibilités vraies de la vie et se prive de la seule élévation du don de soi à celui qu’on aime, celle du choix véritable enfin. Vous vous souvenez du cri d’amour du pauvre Lélian, plié sous le fardeau de ses faiblesses passées, soupirant vers la beauté infinie et pressentant qu’il ne pouvait plus l’atteindre parce que, l’élan vital étant mort, il ne restait plus place en lui que pour un regret stérile… Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là, simple et facile… C’est une chose qu’on devrait apprendre aux petits enfants en se mettant à genoux. Il ne faut pas abîmer la beauté mais la brandir comme une offrande dans ses deux mains.

Mon amour, menez-moi à l’Annonce et je recueillerai dans mon cÅ“ur les larmes de mes yeux. Menez-moi à Maya, j’admirerai la pièce mais je plaindrai ces femmes apocalyptiques redevenues semblables à des bêtes pour avoir profané ce que Dieu a fait de plus beau au monde : l’amour d’une femme ; et d’autant plus misérables qu’elles ne reconnaissent même pas leur misère. Oui, je les plaindrai parce que mon âme est charitable, grâce à Dieu : J’aime l’araignée et j’aime l’ortie parce qu’on les hait. Cependant, je vous le répète, je souffrirai de la profanation. Et je me répéterai tout bas cette parole magnifique que le Dante dit à Virgile, quand il remonte avec lui des profondeurs de l’enfer : Et, de là sortant, nous revîmes les étoiles.

Chéri, j’ai eu une autre petite peine, savez-vous. Une petite peine ? Oui. Lundi matin, en reprenant mon catéchisme, j’ai trouvé au milieu de mes petites filles une de mes amies, Lucie Labèque, qu’on exerce déjà à tenir ma place, comme s’il s’agissait réellement d’une place et non d’un élan du cÅ“ur vers ces âmes innocentes… Je n’ai rien dit. J’ai pris ma chaise habituelle. Les gamines ont tourné leur visage souriant vers moi, sans se douter que j’étais un peu blessée par le calcul mesquin de notre vieux curé. L’âme est chose légère qu’il ne faut que toucher du bout des doigts, mais tout le monde ne peut pas le comprendre.

Dites à votre Maman que je ferai son châle en noir et vert. J’ai replié soigneusement le mauve auquel j’avais travaillé sagement tout mon lundi sans savoir que c’était en vain. Il est dans un tiroir où je le reprendrai à l’occasion ; quant à la laine, je m’en occuperai dès demain. Si votre Maman le désire, je lui montrerai de la laine des tissages du Tarn, qui est excellente et de prix modique (22 francs la livre, alors que la mauve valait 20 francs) et qui, pour ce châle, serait plus souple et plus solide.

Et voilà, chère âme, que je vais vous quitter pour aller moi-même porter ma lettre (pendant qu’Ursule va mettre le couvert) et prendre un peu cet air et ce brouillard qui rendront mes joues fraîches et mes yeux brillants comme des fleurs sur lesquelles il a plu.

J’en veux à ces phrases qui m’ont pris ma fin de lettre et m’ont empêchée de te dire que je t’aime, mon cher amour, et que mes baisers et ma tendresse vont vers toi. Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

(Cette lettre s’est perdue.)

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon aimé, les Romains exprimaient par le seul et même mot : numerus, le nombre et l’harmonie. Ne pourrait-on en tirer un sens profond et caché ? Ne pourrions-nous dire, par exemple, que l’harmonie c’est le nombre deux : toi et moi ? N’exprimons-nous pas ainsi, en toute vérité, ce qui est la matière même de notre âme commune ? Peut-être Pascal trouverait-il qu’en l’occurrence cet esprit de géométrie qui a l’air de m’inspirer n’est qu’un esprit de finesse… peut-être aussi trouverait-il que c’est seulement l’esprit d’amour qui rapporte tout à lui-même et fait tout procéder de lui. M’en voudrait-il ? Au fond, tout mystique n’est qu’un amant qui n’a pas pu réaliser sur terre son amour. D’une sensibilité fine jusqu’à la souffrance, il a cherché en vain l’âme que son cÅ“ur aurait pu aimer. Sa destinée l’a fait vivre auprès de ceux qui ne comprendront jamais le vrai sens des choses et le cri intérieur. Ceux à qui il s’est confié n’étaient pas à sa mesure. Il est déçu, il ne croit plus. Il considère qu’il ne méritera jamais l’être d’élection. Comme il ne veut pas de demi-mesure, il se jette en Dieu comme un athée se jetterait dans la mort. Par là-dessus, il y a le mot terrible de Pascal : Ne t’appuie pas sur le roseau, car il penche, ne t’appuie pas sur l’homme, car il trompe… Quelle amertume et comme il faut avoir aimé en vain pour en arriver là, pour atteindre ainsi dans le désert la résurrection à la vie du Christ !

J’ai été, cet après-midi, à la retraite des mères chrétiennes. J’ai reçu le sermon comme une petite douche tiède et paisible. Le bon père possède peut-être certains dons du Saint-Esprit, mais ceux de science et d’éloquence lui font complètement défaut, je vous le jure. Je me suis pincée pour ne pas dormir et je répétais dans ma tête : Il veut parler pour faire du bien. Rien à faire… Les mots s’enfilaient, glissaient, disparaissaient, billes d’ivoire impossibles à retenir. Et, dans la grande nef, ces dames, benoîtement collées à leur chaise, ronronnaient sous la caresse.

Ensuite, avec Maman et Clarisse, comme la soirée était fraîche comme une rose de novembre, nous avons fait une promenade mélancolique qui nous a menées jusqu’au cimetière. Les feuilles mortes, sous nos pas, dans leur dorure crissante, semblaient autant de petits soleils inexplicablement refroidis. Oh ! je sais bien que mon amour de la nature est un peu trop sentimental, mais je ne m’en défends pas. Moi-même, j’ai pu parfois me moquer des pâmoisons de Chateaubriand devant une vigne pourprée ou un peuplier qui se dévêt en frissonnant. Il m’a semblé alors que le rythme de la vie moderne avait tué tous les autres rythmes et la cadence des saisons alternées. Mais quelle erreur ! Il suffit d’errer dans cette campagne au profil toscan pour reconnaître la vérité profonde des lois éternelles de l’alma mater. Et puisque vous ne pouvez goûter ce plaisir qu’une fois par semaine, quand vous êtes au Mas, laissez-moi, mon amour, vous dire un peu cet automne superbe qui défait du doigt les chrysanthèmes échevelés, qui éclabousse d’or toute la terre, qui lance comme une écharpe un soir hâtif fait à la fois de brume et de montantes ténèbres. Tenez, tout à l’heure, en rentrant, j’ai vu un ciel pâle avec une lueur d’un rouge cruel comme une gloire. J’aurais voulu que vous soyez près de moi, silencieux, pour l’admirer. J’aurais posé ma tête sur votre épaule. Nos pensées se seraient confondues dans un baiser…

J’ai reçu une longue lettre d’Olga Molinier. Elle se plaint de mon silence. La pauvre ! Je la comprends. Cela fait des mois que je la néglige, tant je m’enferme avec délices dans mon bonheur. Et j’ai un peu de remords, car j’ai senti de la tristesse à travers ses reproches. Elle semble désenchantée, laisse percer un regret de la vie gâchée, de la jeunesse sacrifiée, de l’avenir rigide et gris où elle s’enlise. Elle me demande de lui écrire, elle m’implore. C’est une bonne Å“uvre que tu feras, me dit-elle. Bien sûr, je vais le faire très vite, essayer ainsi de réchauffer son cÅ“ur froid dans ce Valenciennes où elle est maintenant nommée. Mais, chéri, en lisant cette lettre, j’ai eu une impression désastreuse. J’ai éprouvé jusqu’à l’angoisse le sentiment de ce que peut être une vie sans amour. C’était comme si je m’étais inclinée vers une eau glacée, impénétrable. J’ai eu mal et un besoin absolu de me réfugier en vous, en nous. J’ai compris, par contraste, que pas une des fibres de mon être physique et moral n’était faite d’autre chose que d’amour, amour que je t’ai donné avec ma vie.

Demain, nous aurons l’abbé à déjeuner.

Je t’aime, et je veux que tu sentes mes baisers qui vont vers toi. Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Vite, chérie, me voici dans ma chambre, à mon retour du bureau. Il fait chaud. Tout est calme, tout est clos. Je jette mes gants et je vous donne mes mains glacées par le gel pour que vous les réchauffiez entre les vôtres. À présent, je suis bien. Me voilà cosy comme disent les Anglais, qui ont souvent dans leur langue des mots expressifs et charmants. J’enlève, avec mon manteau dont le tissu retient des gouttes de pluie comme une rosée, l’hiver lamentable et pluvieux qui s’écrase depuis plusieurs jours sur la ville. Je m’installe en pensée auprès de vous et c’est une grande bouffée de bonheur qui monte des murs autour de moi. C’est si bon, je vous assure, après une journée aussi stupide qu’harassante.

Je me suis mis à relire les Poèmes en prose de Baudelaire qui sont un arc-en-ciel véritable. Lumières inégales et inégalement réparties. Vingt pages durant on languit et puis on tombe sur deux lignes qui sont un éblouissement. Inégalité, c’est tout Baudelaire n’est-ce pas ? Inégalité de pensée, inégalité de l’âme… J’ai été étonné (au sens fort du mot) en tombant sur un poème qui relate, trait pour trait, un fait que vous m’aviez raconté : l’achat d’un jouet dans la rue pour un enfant misérable. Coïncidence troublante puisque je sais qu’alors vous n’aviez pas lu ces poèmes. Mais, finalement, il m’a semblé que ce n’était pas Baudelaire mais vous-même qui aviez écrit cette page. Vous voyez à quel point toutes mes pensées s’identifient à votre image !

Je vous embrasse très tendrement.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Si vous m’embrassiez maintenant, mon grand, vous verriez que votre petite fiancée participe de la rose, du thé et de la sucrerie légère. Je sors en effet d’une réunion chez mon amie Lucie Labèque (belle-fille du maire, s’il vous plaît !) et j’en suis encore étourdie, comme Manon à son premier voyage. J’avais mis ma robe bleu pervenche. Les jeunes femmes qui étaient là se sont mises d’accord pour me trouver en beauté (y compris la nouvelle sous-préfète qui ne m’avait jamais vue !). Il a été déclaré que le bonheur me transfigurait. De là, on a glissé sur le sujet fiançailles et toutes, toutes sans exception, ont déclaré que c’était le meilleur temps de la vie, que le fiancé attentionné devenait inévitablement un mari monstre… Je vous passe les exemples, toutes les folies que ces messieurs ont faites pour leurs fiancées, toutes les avanies qu’ils ont réservées ensuite à leurs pauvres femmes. C’était à frémir ! mon cher amour. Ç’aurait été à frémir, justement, si vous n’étiez pas mon cher amour. Mais voilà, vous l’êtes, et personne ne peut rien contre ça. Ce réquisitoire a d’ailleurs fini par un badinage d’un goût douteux sur les amants supposés de ces jeunes femmes. C’était une belle émulation, je vous prie de le croire, et ces affreux maris de tout à l’heure devenaient ainsi, tout d’un coup, pour les femmes des autres, le don juan des don juans. Je n’ai pu m’empêcher de risquer mon point de vue sur le bonheur et sur l’amour. On a dû me juger tout à fait romance mais je me sentais plutôt fière de n’être pas dans le ton.

Hier, ne me grondez pas, chéri, je suis allée faire visite à Félix Ampuis. Le pauvre est de plus en plus malade. Il vient de garder le lit pendant quinze jours. Il tousse plus affreusement que jamais et il parle d’une voix de plus en plus enrouée. Quand je le regarde, il me fait penser à Chopin avec lequel sa pâle blondeur a quelque ressemblance. Je suis entrée dans sa petite chambre surchauffée. Je devinais que ma présence lui faisait du bien et qu’il avait honte, cependant, que je le voie dans cet état. Alors, par pudeur, par crânerie, pour me donner le change, il a parlé tant et plus, il a ri, mais moi, j’étais effrayée à l’idée de la dépression qui suivrait mon départ et je ne savais comment dissimuler sur mon visage ces traces éclatantes de santé que je dois au bonheur d’être aimée de vous. Voilà un pauvre petit qui est né comme moi, qui a fait ses études avec moi, avec qui, à quinze ans, nous bâtissions de splendides avenirs et le voilà maintenant tuberculeux et solitaire, sans une lueur d’espoir, sans rien que cette claustration dans cette maison sans femmes, en tête-à-tête avec son vieux père impuissant et avec la perspective d’une mort inexorable à brève échéance. Et moi, je suis une petite bienheureuse à qui tout sourit et qui n’a d’autre souci que de sentir son cÅ“ur s’épanouir… Ne devrais-je pas avoir des remords ? Et pourtant, ce bonheur, je ne le vole pas, je ne le gâche pas, je ne demande qu’à le rendre de plus en plus rayonnant pour qu’il fasse du bien à tous. Mais est-ce suffisant ? Parfois, la douleur d’autrui s’enfonce dans mon cÅ“ur comme une épine. Que faire ? Comment les sauver ? Je voudrais tant… et je me heurte à des forces contre lesquelles je ne peux rien.

Mais je t’aime et tu as tous mes baisers.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Cher ange, durant la tourmente d’hier je n’ai cessé de me représenter les épreuves de tous ces gens que l’inondation générale chasse de chez eux. Dans le journal de ce matin, on annonce de nouveaux débordements, toutes les rivières sont en crue. La situation devient angoissante pour les riverains qui risquent de voir d’un moment à l’autre leurs terres dévastées et leurs maisons emportées.

Aujourd’hui, néanmoins, le soleil est revenu et réchauffe un peu les cÅ“urs. J’en ai profité pour accompagner au stade où ils s’entraînaient mes amis Buddy et Paolo. J’ai moi-même touché au ballon (sans me mettre en tenue) mais j’étais un peu chose à la pensée que je ne rejouerais jamais plus. Hélas ! le rugby n’est pas un sport que l’on peut pratiquer avec des lunettes. Et pour me consoler, je me suis dit qu’ainsi, ayant pris ma retraite du sport actif, je ne risquais plus d’être accidenté et de vous causer du souci.

Mais, de votre côté, vous n’êtes pas raisonnable d’aller voir si souvent Félix Ampuis et de rester des heures entières enfermée dans sa chambre. C’est malsain, je vous assure. Moi aussi je veux avoir une Caroline bien portante. Que vous soyez affectueuse et dévouée, je le conçois. Et j’imagine aussi quelle peut être la détresse de ce malheureux garçon qui, paraît-il, aimait tant la vie physique. Mais il me semble que vous ne devez pas avoir mauvaise conscience de votre bonheur. Vous aussi, vous avez eu de durs moments à passer. Ne songez donc plus qu’à la joie présente.

Mille baisers passionnés.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Je vous écris sur le bout d’un guéridon tiré tout près de la cheminée et, moi aussi, je suis glacée. Ô Scandinavie où vous rêvez de m’emmener parfois, terre de froid, comment pourrai-je jamais te supporter ? C’est drôle : je déteste l’hiver et je l’aime. Je le déteste parce qu’il me fait du mal. Mais je l’aime parce qu’il me donne le désir de m’enfermer avec des rêves parfumés dans des tropiques où dorment les îles bercées par la mer. Je me vois déjà à la Martinique, aussi douce qu’une fleur de magnolia, bruissante d’oiseaux rares et tapageurs, ou à Singapour, dont les arbres aux lourdes branches sont embaumés d’aromates, ou au Yunan, où le soleil court le long des champs de lys rouges et bleus, ou encore dans cette Afrique, aride et brûlante, d’où jaillit la petite source d’une oasis perdue.

Et pourtant, malgré l’affreuse sensation de mes pieds s’enfonçant dans la boue des chemins, de la pluie si froide contre mes jambes mal défendues par les minces bas de soie, du vent râpeux sur mes joues, je ne déteste pas m’attarder, même en cette saison, sur le belvédère où j’ai si souvent pensé à vous et où, durant cet été, nous avons en tête-à-tête passé des heures si charmantes et si amoureuses. Ce matin encore, avant le déjeuner, chaudement enveloppée dans mes fourrures, je suis allée m’y asseoir. À mes pieds, la traîtresse inondation s’étalait. Au milieu de la nappe sournoise et paisible, les arbres, les toits des maisons semblaient autant de jouets pathétiques. Il y avait dans ce spectacle une majesté implacable, souveraine, inhumaine. C’est à croire que Dieu, pour mieux montrer sa puissance sans égale, n’a rien fait pour s’opposer à ce règne provisoire des eaux.

J’ai reçu une longue lettre de Maurille. Il n’écrit pas souvent, vous savez. Mais il avait une bonne nouvelle à m’annoncer. La galerie du Phaéton a accepté de faire une exposition de ses dernières toiles. C’est inespéré pour lui. Une lettre aussi de Félicienne Ampuis, la femme de Jacques, qui me fait part qu’elle attend un bébé. Elle et son mari me prient de vous transmettre leurs amitiés et s’associent à notre bonheur qui leur a paru évident quand ils vous ont vu au Mas cet été.

J’ai fini votre chandail. Il sera bien chaud et sera sur vous, maille à maille, comme un réseau de tendresse. Enfin, je me suis mise à une nouvelle à la fois naïve et fantasque, une espèce de fleur de rêve. Je l’écris en profondeur en la fouillant un peu, car je m’y suis attachée avec passion. Rendra-t-elle ce que j’attends ? Vous en jugerez samedi, mon chéri, car je ferai mon possible pour qu’elle soit terminée.

Je te donne mes lèvres à baiser. Ta Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Mon amour, j’ai dû courir ce matin, après vous avoir quittée, pour avoir mon train. J’ai laissé le Mas endormi, j’ai rejoint la grand’route, j’ai traversé Poujastruc entre des murs aux contrevents clos dans un jour blafard et j’ai sauté en marche dans le dernier wagon. Durant le trajet, j’ai dormi et maintenant je me sens à peu près d’aplomb. Mais vous, n’êtes-vous pas vannée après cette nuit blanche ?

Je mentirais toutefois, si je vous disais que je la regrette cette fameuse nuit ! Cela s’est fait d’une façon si inattendue, si soudaine… Vrai, quand nous avons proposé la chose à votre maman, j’étais persuadé qu’elle allait s’indigner et refuser. Eh bien non, elle n’a pas eu la réaction redoutée. Elle est entrée tout de suite dans le jeu. Et pour que nous puissions rester ensemble jusqu’au matin sans porter atteinte à la décence, elle a consenti, à mon propre étonnement, à s’installer avec vous dans ma chambre jusqu’à l’heure de mon départ.

Ainsi, tout au long de cette nuit merveilleuse, pendant que Maman reposait et somnolait dans son fauteuil, je vous ai tenue enlacée sur le lit. J’ai senti sous ma main ton sein se soulever. J’ai connu l’étreinte de tes doigts et leurs caresses dans l’ombre. J’ai goûté tes lèvres vivantes et chaudes et ton corps aimé tendu vers l’amour m’a grisé. Comment aurais-je pu m’abandonner un seul instant au sommeil ? Jamais, jusqu’ici, je n’avais été aussi étroitement lié à toi, ma bien-aimée, jamais je ne t’avais à ce point sentie mienne. Nous étions si bien, tous les deux, si seuls dans le grand silence nocturne, mi dans la réalité, mi dans le rêve… Vous, chérie, vous vous engourdissiez par moments puis, dans une sorte d’inconscience, tout votre être, du fond de sa prostration, s’offrait à moi pour de nouvelles caresses. Mais vous devez être épuisée, aujourd’hui, n’est-ce pas mon amante ?

J’ai montré le chandail à Madame Mère. Elle l’a trouvé magnifique. Et elle vous remercie très sincèrement de votre affectueuse attention à mon égard. Mais maintenant, elle attend son châle. Espérons qu’il lui plaira. Elle est si difficile, si lunatique, si contrariante…

Je vous adore.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Chéri, il est six heures, oui six heures sonnent partout, à la pendule Empire du petit salon ; à la cloche de l’Hospice, là-bas, qui va son chemin poussif sans s’inquiéter de la régularité des coups ; à la Miséricorde où l’on annonce toutes les heures sans se soucier du temps et encore et encore et encore jusqu’à ce que la nonnette, pendue au bout de la corde, s’arrête essoufflée, rajuste sa coiffe blanche, son voile noir et tous ces grands jupons de serge brune qui m’ont fait parfois mépriser mes bas de soie et souhaiter (non, plus maintenant, mon amour) d’être religieuse en hiver. Une petite nonne endormie et recluse entre novembre et mars et après, prendre le départ comme les hirondelles. Au fait, Monseigneur n’aurait sans doute pas accepté… Donc, il est six heures, chère âme et vous allez quitter votre sombre bureau et nous allons nous retrouver par la pensée. Et cependant tu es loin, si loin de moi.

Mais on a sonné. C’est le vieux docteur Ampuis (le Cyrano de Maman) qui vient faire sa visite quotidienne. Exact, fidèle, barbe blanche en pointe comme un Musset vieilli. Je vais donc me sauver dans ma chambre pour rester seule avec vous et continuer ma lettre.

Là, m’y voici. J’entends les autres, en bas, qui bavardent. Je suis quiète. Entre nous et le monde une barrière inviolée… Quiconque me verrait penchée, un peu grave, ne saurait pas la douceur, le bonheur et l’amour qui sont en moi.

Je vous envoie, comme promis, les premières pages de Grisélidis. J’ai quelque appréhension à me lancer dans un roman. Saurai-je en venir à bout ? J’aurai grand besoin de vos conseils. Il me tarde d’être à samedi pour en parler avec vous. En fait, il s’agira d’une Å“uvre simplement humaine, dans laquelle je ne dois pas me laisser guinder par la donnée historique. Je n’ai, hélas ! à ma disposition que mon Lanson et le Crouzet. C’est tout à fait insuffisant et je dois me procurer la traduction de Grisélidis (Restauration par Ch. Gailly de Taurines et Lionel de la Tourasse) et feuilleter le Petit de Julleville pour étudier la position de ce drame du XIVe, qui m’apparaît assez comme un sujet de fond tiré du populaire. Enfin, j’aurais trouvé peu banal et élégant d’adopter une forme tombée en désuétude, oubliée depuis des siècles ; le chantefable, alternance de récit et de monologues lyriques. Ainsi, la forme serait adaptée au sujet, mais l’audace n’est-elle pas un peu forte ? Réussirai-je ? Le genre romancé me semble nettement à écarter. Ne pourrait-on faire une sorte de drame à action restreinte, à mouvements intérieurs exprimés par les réactions ?

À demain, chéri. Mes plus doux baisers t’attendent.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Mon amour, vous le savez, je suis plongé dans Proust depuis plusieurs semaines déjà. Au début, ce n’est pas niable, j’ai éprouvé certaines difficultés. Mais, assez vite (et plus vite, en somme, que je ne le pensais) je me suis fait au style. Maintenant, j’en viens presque à croire qu’il n’aurait pas été possible à Proust d’écrire autrement pour donner vie au monde qui était en lui. Pour le lire, il y a une sorte de gymnastique à accomplir, mais dès qu’on la possède, on cesse d’être rebuté et c’est alors qu’on pénètre dans les profondeurs. Depuis la révélation de Gide (par Buddy), rien n’avait fait sur moi une telle impression. J’en viens à redouter l’influence que cette lecture va avoir sur mes écrits.

Mais je songe surtout à cette occasion que les fêtes de Noël et du jour de l’An vont nous donner de nous réunir. Buddy et Roudoudou m’avaient invité chez eux, mais j’ai refusé, inutile de vous le dire. Quelles splendides vacances de fiancés nous allons avoir au Mas ! Il pourra pleuvoir, neiger, venter, qu’importe ! Nous serons bien au chaud l’un près de l’autre et nous pourrons nous aimer sans penser à la séparation si cruelle du lendemain. Il est vrai que dans cinq mois nous serons à jamais réunis et que tu seras ma femme.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Oui, mon bien-aimé, ce soir tu seras là et je pourrai me précipiter dans tes bras et nous allons être heureux, heureux, heureux…

Il y a cependant eu une petite ombre sur ma joie. Hier, les enfants avaient un peu de fièvre et Clarisse a tenu à les faire examiner par le docteur Ampuis. Elles ont un rhume assez fort et on les a mises au lit. Mais cela ne sera sûrement rien. Quant à moi, rassurez-vous, je ne cours aucun risque. Quand je pénètre dans la chambre de nos chéries, je prends toutes les précautions antiseptiques, goménolées, alcoolisées qu’on puisse imaginer.

Je viens de laisser Jeannot-Lapin une oreille en l’air, Pierrot-Moineau sur un arbre perché et, les deux petites, bouche bée. J’arrête mon histoire longue comme complainte, je la suspends comme le fil ténu d’une intarissable quenouille et la chambre des enfants est encore invisiblement pleine de tous ces animaux familiers et de cette forêt, de ces clairières mystérieuses et de ces tremblements de lune dans les branches… Maman prétend que je prends un plaisir au moins égal à celui de mes jeunes auditrices. Je ne le nie pas. On trouve si peu d’êtres qui ont su conserver le sens et la compréhension du merveilleux. Seuls, les enfants ont en eux la grâce qui permet toutes les évasions. Les enfants… et ceux qui leur ressemblent.

À tout de suite, chéri. L’abbé aussi sera là pour nous faire communier.

Je te donne mille et mille baisers. Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma Caroline chérie, je revis aujourd’hui les journées bienheureuses que nous venons de passer. Je pense à chacune de ces heures avec une très douce émotion, j’évoque ces moments fougueux où nos lèvres se joignaient et ceux où nous restions sagement l’un près de l’autre à nous parler. Et ce matin, quand je suis parti, quand, sur la route noire et froide, et balayée par la bourrasque, je me suis retrouvé seul, j’ai tourné la tête vers la sombre masse du Mas qui s’estompait dans la nuit mourante et je me suis dit que vous étiez là, que ma vie était là. J’avais encore sur mes mains l’empreinte de votre corps tiède, la moiteur de votre chair. J’avais encore sur les lèvres le parfum secret de vos bras nus et de votre gorge, j’avais enfin vos lèvres à peines éveillées, telles que je les ai surprises quand, selon l’habitude, Maman m’a fait entrer dans votre chambre au moment de mon départ pour vous enlacer une dernière fois. Ô ma tendresse, que vous étiez belle ainsi, dans la pénombre de l’alcôve, seulement éclairée par votre lampe de chevet ! Je serais resté là des heures à vous contempler et je n’oublierai pas cet étonnant cadeau que vous m’avez fait, comme on nous laissait seuls, une minute. J’étais si loin de m’y attendre… Mais vous, très simplement, vous avez défait votre chemise et vous m’avez permis de déposer un baiser sur ces seins charmants qui palpitaient de confusion. Nous étions chavirés, pleins d’un trouble étrange, nos mains tremblaient… C’est alors que votre mère est revenue. Sans doute estimait-elle que je m’attardais un peu trop…

Encore tout bouleversé, j’ai marché si vite que j’étais très en avance à la gare et que, pour me calmer, j’ai fait les cent pas sur le quai sans me rendre compte que le vent glacé meurtrissait mon visage et raidissait mes doigts. Je ne songeais qu’à la vision que je venais d’avoir, qu’à ces nouvelles caresses que vous m’aviez permises et qui sont une adorable promesse pour plus tard.

Ce soir, avec Patrick et Buddy, nous irons voir La Profession de Madame Warren. C’est une jeune troupe d’avant-garde qui monte la pièce de Bernard Shaw et qui témoigne ainsi d’un beau courage si l’on songe à quel point les Portvillais sont gens enfoncés dans la matière. Cette troupe est dirigée par un garçon très séduisant : Claude Managau, un Basque, qui tient une petite librairie rue du Moine Boiteux, près de la Convention, et que j’ai vaguement connu, je ne sais plus comment, au moment d’Échafaudages. D’ailleurs, sa troupe porte un nom presque semblable. Elle s’appelle : Chantiers. S’est-il inspiré du titre de ma revue défunte ? Il faudra que je le lui demande.

La semaine sera particulièrement chargée car, dès mardi, commencent les spectacles des Ballets Russes. Je crois que ce sera très beau et d’autant plus si vous pouvez être là avec moi. Pourquoi, en effet, ne viendriez-vous pas à Portville, à cette occasion, pour deux ou trois jours ? Parlez-en à Maman et dites-moi tout de suite que c’est entendu. Je suppose que votre tante Marie-Amélie pourra vous héberger. J’aurais bien préféré que vous puissiez venir à la maison. Mais ce sera plus correct ainsi ! Les gens sont si bêtes !

Dès mon arrivée, j’ai montré à Madame Mère et à Monsieur Papa mes beaux cadeaux de Noël. Le sous-main en bois des îles, surtout, a fait sensation. Ils me prient de vous remercier et de vous embrasser. Oui, vous voyez, ils sont en veine d’effusion, aujourd’hui.

Ô ma Caroline, comme le bonheur que tu me donnes est enivrant ! Je te prends doucement dans mes bras et je laisse nos lèvres s’unir dans un baiser infini.

Le 3 janvier 1929.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon amour, comme il est grand, sans vous, le tout petit salon où nous venons de finir une année et de commencer l’autre avec une joie sans ombre et une confiance épanouie ! Tandis que je vous écris dans cette pièce, close sur le triste froid du jardin et de la campagne environnante, j’évoque, moi aussi, toutes les secondes durant lesquelles nous avons été si intimement réunis, et surtout peut-être ce gentil réveillon de fin d’année, cette nuit nouvelle où nous ne nous sommes pas quittés, ces cadeaux magnifiques que vous m’avez faits…

Ma journée d’aujourd’hui ? Une sage journée, fraîche comme un bouquet de violettes. L’abbé, qui ne part que ce soir, nous a raconté des histoires de sa première enfance. Durant le déjeuner, je passais mon temps à regarder votre place vide tant il m’est malaisé désormais d’être séparée de vous. Mais chassons ces pensées moroses et soyons tout entiers à notre bonheur. J’ai parlé de votre invitation à Maman et elle a accepté. Je suis folle de joie à l’idée de cette escapade. J’aime tant la danse ! Je me souviens même qu’autrefois je voulais être danseuse. Danseuse ou carmélite. Pas de milieu ! Donc, vous pouvez retenir des places. Je descendrai chez ma tante. J’arriverai à Portville vers six heures. Venez me rejoindre rue Fénelon. J’écris en même temps chez les Gibert pour qu’on vous invite à dîner. De là, nous irons au théâtre tous les deux.

J’ai reçu une mauvaise lettre de Maurille. Son exposition n’a pas marché du tout. Il a l’air complètement désespéré et envisage, une fois de plus, de faire une retraite définitive à Poujastruc. J’ai peur que tout cela ne finisse par une crise de neurasthénie. Mais je vous en reparlerai demain de vive voix.

Je me hâte pour que ce mot parte à temps et je te donne tous mes baisers. À demain, à tout de suite. Caro.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Quelle belle soirée nous avons eue, n’est-ce pas ? La magnificence du spectacle était encore accrue par la griserie de vous savoir à mes côtés et de me dire que, malgré votre vilain rhume, vous étiez la plus jolie de toute l’assistance. Nous devons certainement former un couple très harmonieux car après que nous vous ayons raccompagnée sagement chez votre tante, Patrick m’a déclaré que nous symbolisions pour lui l’image même de la félicité.

Mais ce matin, à mon réveil, en voyant cette blanche neige endormie et endormante qui recouvrait le sol et les toits, j’ai pensé à ma petite chérie, toute gelée, toute glacée, là-bas, dans ce Mas perdu au sein de la campagne immaculée et j’ai regretté de ne pouvoir être près d’elle pour la réchauffer comme on réchauffe au creux de sa main un oiseau engourdi. Je me suis levé, je me suis précipité à la fenêtre, apercevant déjà de mon lit cette clarté laiteuse, inaccoutumée, qui posait ses doigts pâles à travers les fentes des persiennes. La rue était ouatée, pareille à un paysage hollandais.

Mais samedi je bondirai vers vous d’un cÅ“ur léger. J’espère que d’ici là, votre rhume aura capitulé. Jamais encore je ne me suis senti aussi impatient. Vois-tu, mon ange, quand après t’avoir longuement contemplée, je devine ton émoi et guette, sur ton visage, les frissons annonciateurs du bonheur, quand je vois ton regard se tourner lentement vers le mien, comme fasciné, il me semble que le monde est soudain frappé par un enchanteur qui suscite à l’instant un royaume de clarté et de rêve. Tu es une petite chose si sainte, si pure, ma madone, que je me juge parfois indigne de t’aimer. Je te l’avoue avec gaucherie. Et puis, inversement, il me semble aussi, parfois, que personne ne saurait t’aimer comme je t’aime, te comprendre et te rendre heureuse comme je le fais. Mais n’est-ce pas trop d’orgueil ?

Ma colombe, je t’envoie mes baisers les plus passionnés.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon aimé, je suis assise près du feu. Mon rhume poursuit son cours. Il le poursuit même avec une ampleur qui ne manque pas de logique. Je tousse comme la Dame aux Camélias. J’ai une toute petite figure et ma voix s’en est allée. Je pourrais presque jouer pour de vrai la comédie de la femme muette. Quand je veux parler, j’émets un son cassé, fêlé, lointain et qui me déchire la gorge. Cependant, il ne m’a pas été possible d’esquiver le repas familial chez nos cousins Bédous. Ô toi, dîner, dont Boileau eût pu tirer son ode fameuse… Menu des grands jours avec entrées, cèpes à la bordelaise, superbe dinde, pâté de foie, Hospice de Beaune et Pontet-Canet. Le tout servi à la diable, d’une façon qui vous tue, l’affolement visible de la cousine Sophie, le couvert sans âme, la serveuse en extra qui ne sait pas si c’est à gauche et Maurille (par là-dessus) qui, revenu de la veille de Paris, n’a cessé de lancer des pointes perfides et, c’est le cas de le dire, de mettre les pieds dans les plats selon son insupportable habitude d’hypocondrie. Ajoutez à cela un chauffage central qu’on n’allume jamais et une température sibérienne. Le colonel Morlaas, mon voisin, m’a à peu près sauvé la vie en mettant sur mes épaules un énorme châle des Indes… Café, liqueurs, cigares… Maurille a joué à son banjo quelques airs nouveaux : On m’ suit. Je regardais la pendule. Comme je la regardais, chéri ! Il me tardait de rentrer au Mas un peu comme si j’allais vous y retrouver. Oh, si cela avait été possible, j’aurais pu me taire alors, seules mes mains dans les vôtres auraient parlé et j’aurais été guérie.

Hier soir, sous la lampe basse du petit salon, qui est blanche comme ces champignons laiteux qu’on trouve l’été dans les bois, Maman a commencé la lecture à haute voix de Sainte Lydwine, pendant que Clarisse et moi nous brodions. Maurille avait emmené François dans son atelier pour une partie d’échecs. Quelle fougue et quelle puissance il y a dans Huysmans ! Son tableau de l’Europe à la fin du XIVe est un chef-d’œuvre de l’érudition pensée et toute la documentation, d’une incontestable netteté, est éclairée par des conceptions et des jugements saisissants. Ni fantaisie, ni chiqué. Pas de douceâtrerie à la Renan. Une impression de vérité crue. Et pas de fausse clarté ni de feux sanglants sur ce tableau assez violent par lui-même. Quatre ou cinq lignes enfin, là où un contemporain de Thiers aurait mis quatre chapitres, mais les quatre lignes suffisent à créer un recul pathétique. Il faut croire que les nerfs modernes, quoiqu’on en dise, sont plus tendus puisqu’ils vibrent au seul frôlement, sans avoir besoin de l’anecdote appuyée. On s’attend, à chaque instant, à ce que, de ce sombre tableau, Lydwine jaillisse comme un lys de sang…

Ta femme chérie. Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Dans un cadre d’or orné, j’ai mis cette Caroline aux traits d’estampe. Ses deux bras nouent leurs mains avec une grâce printanière sur le genou rond et comme poli sous la soie qui le moule.

La bouche sourit à la vie. Le regard est tendre. Tout, en cette image, exprime le bonheur et l’amour. Telle, Caroline, tu es là, près de moi, sur mon bureau et il suffit que je te contemple pour revoir ton cher visage, ton visage si vivant.

Mais voici Monsieur Papa qui rentre et, comme à son habitude, il se soucie peu du besoin que j’ai de me recueillir pour vous écrire. Il me parle, me parle, me parle… Il n’y a vraiment que les affaires qui comptent pour lui. Il reste farouchement fermé aux sentiments. Aux siens comme à ceux des autres. Il devrait bien voir qu’il me dérange et me laisser tranquille. Mais ces délicatesses lui sont inconnues. Il poursuit son idée. Et moi, je ne l’écoute que d’une oreille mais, tout de même, il m’empêche de vous dire tous les mots de tendresse qui sont en moi. Je me console en me répétant que nous n’en avons plus pour longtemps à attendre. Février, mars, avril, mai et cette séparation sera finie. Je t’emporterai pour toujours.

Je suis content que vous ayez tout de suite sympathisé avec Patrick. N’est-ce pas qu’il est un ami unique ? N’est-ce pas que c’est bon d’associer ainsi l’amour à l’amitié ?

Je me suis occupé à nouveau de notre future maison. Je n’ai encore rien trouvé de convenable. Toujours trop grand ou trop petit, ou mal commode ou pas clair. J’espère malgré tout aboutir bientôt. Plus de temps à perdre si la date de notre mariage reste fixée au 5 juin !

Mais, déjà, je te donne mille et mille baisers impatients.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Chéri que j’aime, je vous jure que tous vos clients et leurs affaires ne sont pas plus fastidieux que mes douairières poujastrucaises, ces dames du mardi chez lesquelles il a fallu courir pour maintenir (oh, combien !) ces honorables traditions et ces relations artificielles. J’ai fait contre fortune bon cÅ“ur et je me suis amusée à la Franc-Nohain, amusée en dedans, en dessinant dans ma tête ces tableaux variés qui vont de Daumier au douanier Rousseau. Adorables petites villes qui conservent aussi bien les bizarreries et les monstruosités que les coutumes et les cérémonies les plus exquises, musées des extrêmes, le bien ou le mal, le plus souvent rien entre les deux. Salons rigides des visites annuelles de janvier où mon Å“il isole parfois une très vieille chose de famille, un objet précieux resté là, dans ce fatras, par un hasard inexplicable, ici une miniature d’Isabey où une jolie dame 1830, mince et gentiment attifée, a l’air de me regarder et de me tenir compagnie avec complicité ; ailleurs, une bergère Louis XIV, profonde et confortable (une bergère, cher amour, où nous tiendrions très bien tous les deux) ; ailleurs encore des ivoires chinois souples sous le regard, moelleux de ton. Je barre d’un grand trait les salons où il n’y avait vraiment rien, rien que la stupidité de meubles ignoblement copiés de l’ancien. En voyant la banale laideur de ces pièces parées pour une réception rituelle, je me demandais tout bas ce que pouvait être la chambre à coucher ou, mieux encore, le petit coin intime où l’on vit, je me demandais ce que la maîtresse de maison pouvait être pour les siens, la robe de velours ôtée, cette robe de parade qui n’a jamais l’air d’avoir été portée.

Je suis allée aussi dans une maison de l’aristocratie, chez les de Brancat où l’on a appelé la jeune fille pour me tenir compagnie, la jeune fille, ô chÅ“ur des poètes, cette fleur et cette promesse d’amour… Elle avait de raides cheveux coiffés en chignon, une robe de laine à ceinture d’or. J’ai essayé d’accrocher une conversation. C’était très difficile. À la fin, elle m’a demandé, avec un intérêt visible, si j’étais satisfaite d’être fiancée. Si j’étais satisfaite, mon cher amour ! Si j’avais cru être comprise, j’aurais trouvé des mots, des mots, des mots pour expliquer mon grand bonheur, cette sensation à la fois éblouissante et béatifiée, cette course à deux dans un rayon de soleil, ces minutes de joie où l’on a envie de pleurer, cette compréhension si parfaite qu’elle devient souvent une divination. Mais j’ai gardé les mots pour ne pas les crier dans un désert.

Si j’étais ce matin de bonne heure dans notre belle église paroissiale, c’était pour entendre la messe à votre intention. Venir rejoindre dans sa Maison ce Christ immolé, mettre dans sa main mon amour et le vôtre pour qu’il n’en fasse qu’un, rien qu’un ! Non seulement pour cette vie-ci, mais pour l’éternité puisque nous ne pouvons envisager l’éternité que comme un prolongement. Je comprends la phrase que certain personnage de l’Histoire Sainte prononça au jour de ses noces en mettant sa main dans la main de la bien-aimée : Votre Dieu sera mon Dieu. En entendant avec piété cette messe et en évoquant à l’avance la ferveur qui nous portera bientôt devant l’autel au matin de notre mariage, il me venait des pensées pressées et fortes d’amour et de tendresse et j’envisageais avec intensité cette idée splendide de la vie conjugale. Quand je pense qu’il y a des gens qui osent, sans trembler, dire devant Dieu : Ton argent sera le mien ou Mon caprice sera le tien ou Mon plaisir sera toi en attendant d’autres plaisirs, je tremble d’horreur, je sais tentée de maudire ces impies et de ramasser cette corde dont le Christ de miséricorde lui-même a fustigé les vendeurs du Temple. Vendeurs de quoi ? De leurs corps et de leurs âmes sur le parvis divin.

Nous qui nous aimons tant que nous pouvons répéter en toute vérité le mot d’Horace : Je ne peux vivre sans toi… il est bien naturel que nous souhaitions qu’arrive vite cette heure de la présence infinie, puisque nous avons la certitude de la fécondité de notre amour, non pas fleur éphémère de saison, poussée ouverte et puis fanée mais lys immatériel toujours droit sur sa tige et lumineux comme un soleil de neige. Jeanne d’Albret, sûre de sa passion amoureuse, a pu s’écrier : Hasta la muerte ! Jusqu’à la mort ! Mais nous qui n’avons qu’une seule croyance et qu’un seul Dieu, nous n’avons même pas à nous arrêter à cette barrière. Et, en nous promettant un amour que le temps ne fera que magnifier, nous pouvons affirmer dans le secret de notre cÅ“ur : Tras de la muerte ! Au delà de la mort ! Beauté souveraine de l’amour parfait que rien ne comble, bûcher jamais consumé.

Dans ma solitude, je t’appelle, je te désire, je voudrais pouvoir courir vers toi. Que ma lettre le fasse, elle, qu’elle te murmure l’amour de ta petite femme promise qui t’offre tous ses baisers. Oh, comme elle est lourde d’amour ! Volera-t-elle assez vite ? Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma chérie, je me suis occupé, dès aujourd’hui, de notre voyage de noces. La date approche, en effet. Je veux que ces premiers jours que nous passerons ensemble soient si réussis que nous puissions nous en souvenir toute notre vie ensuite avec ravissement. C’est chic à vous d’avoir accepté d’aller au bord de la mer. J’aime bien la montagne et nous y avons vécu de belles journées cet été. Mais je me fais une fête de revoir l’océan en votre compagnie. J’ai donc écrit à plusieurs endroits de la côte pour retenir. Nous déciderons ensemble. Cependant, j’aurais un faible pour Bérihéa. Qu’en pensez-vous ?

Il fait une de ces journées incolores qu’on ne pourrait décrire qu’en empruntant à Loti les qualificatifs nébuleux et grisâtres des Pêcheurs d’Islande. S’il a fait le même temps au Mas, je suppose que vous aurez passé tout le jour au logis sans sortir, puisque je sais qu’en ce jeudi, vos jeunes catéchumènes vous laissent repos. Vous aurez brodé, rangé vos livres, lu aussi et peut-être travaillé à votre roman tout en vous répétant, comme cette Christine de Pisan, qui fut sans doute la première tâcheronne des Lettres :

 

Seulette suis et seulette veux être

Seulette suis, seulette demeurée.

 

Au moins, seulette en apparence. Mais, en réalité, ne m’aviez-vous pas un peu auprès de vous ? N’est-ce pas moi qui vous ai tenu compagnie à toutes les heures, souriant à votre visage reflété dans le miroir de votre coiffeuse, assis près de vous à la table de la salle à manger ou lisant par-dessus votre épaule ?

Toutefois, il me vient que vous regrettez peut-être les années exaltantes de vos études. Est-ce que l’atmosphère de la Faculté ne vous manque pas ? Certes, vous en avez fait le complet abandon. Mais je n’ignore pas aussi quelle place tout cela a tenu dans votre vie. C’est pourquoi il me semble que vous trouverez un heureux dérivatif au traintrain de votre vie quotidienne en vous attelant avec plus d’ardeur que vous ne faites à vos travaux littéraires. Les bonnes Å“uvres, l’hospice, le catéchisme, Monsieur le Curé, tout cela c’est très bien mais est-ce suffisant pour meubler votre vie intérieure ? J’ai peur que ce renoncement n’étiole en vous cet appétit de connaissance que j’ai toujours profondément admiré.

Votre Maman doit se plaindre, la pauvre ! de la place restreinte que je lui réserve dans mes lettres. Ô égoïsme légendaire des amoureux ! Et c’est vrai que je ne vous entretiens jamais que de nous, ou à peu près. Partagez donc ce soir, avec elle, mes baisers. Mais gardez tout de même les plus passionnés.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Cher amour, ma journée aussi a été toute monotone, coupée seulement par une belle promenade au soleil avec Clarisse et Maurille et par la lecture du roman de Ramuz que vous m’avez apporté l’autre dimanche. Je compte le terminer ce soir et demain nous pourrons en discuter, comme aussi de Grisélidis, comme de mes années de Faculté (dont je vous assure que je n’ai plus la nostalgie depuis que je vous ai et que je me sais aimée), de notre voyage à Bérihéa enfin et de mille et mille autres choses, ne serait-ce que de ce Carnaval qui va nous permettre de passer plusieurs jours ensemble, tandis qu’il fera vibrer pour certains les nerfs aux grelots de la folie.

Moi, en vous attendant, c’est surtout au grand départ pour Bérihéa que j’ai pensé. Nous deux, mon chéri, comme nous serons différents de ces voyageurs que Laforgue compare justement à ces ballons rouges que les enfants laissent échapper et que le courant des airs pousse de ça de là jusqu’à ce qu’ils finissent par se perdre dans l’azur… Est-ce le voyage lui-même que nous attendons, nous ? N’est-ce pas plutôt nous-mêmes, le bonheur d’une présence continue, d’une délivrance ? Ce que nous chercherons, ce que nous désirerons, c’est seulement un cadre où vivre heureux. Rêve irréalisé au cours des âges par toutes les âmes sensibles. Par Rousseau, qui pensait toujours à sa maison blanche aux volets verts, par l’abbé Prévost, amoureux d’une chaumière au fond des bois, par Baudelaire, rêvant aux délices des amours enfantines. Mais, ce que j’éprouve à cette évocation bienheureuse, qui donc l’a dit mieux que Péguy :

 

Les bonheurs qui tombaient faisaient un déversoir

Le silence de l’âme était comme un étang

Le soleil qui montait faisait un ostensoir

Et se répercutait dans un ciel éclatant

. . . . . . . . . . .

Et les jours de bonheur étaient des colonnades

Et tout se reposait dans le calme du soir.

 

Maintenant, il se fait tard, et je vais clore ma lettre. Comme les grains du rosaire, une à une, lentement, prière fervente, comme les grains du rosaire (mystère joyeux de la pensée d’amour, mystère douloureux de l’absence, mystère glorieux du retour) comme les grains du rosaire, les heures de cette journée sont passées. Et demain est là, tout fringant, tout lumineux. Dieu merci, je ne suis plus séparée de toi que par le voile impondérable de la nuit qui nous rapproche dans son rêve étoilé…

Je tends les bras vers toi, mon aimé. Ta Caroline tienne.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma douce chérie, j’ai lu avec bonheur ce matin votre tendre lettre et, moi aussi, je prends souvent plaisir non seulement à imaginer notre futur mais à revivre les meilleurs moments que nous passons ensemble. Quand j’ai, contre mon épaule, la lourdeur confiante de ta tête ; quand ton petit visage extasié se renverse pour me donner tes yeux et le fruit charnu, frais et brûlant de tes lèvres ; quand, ayant pressé ces lèvres, je laisse pénétrer en moi le baiser ardent de mon amante ; quand, dans l’embrasement voluptueux de nos êtres, je sens tout ton corps vibrer comme la carcasse d’une frêle goélette et tes mains, crispées de désir, étreindre mon épaule et me serrer contre toi pour me communiquer mieux ton transport ; quand ma main, telle une fée immatérielle, enchante les parties secrètes de ta chair et se divinise au contact de ta peau au point que mon cÅ“ur semble parfois s’arrêter ; quand tu acceptes de venir sur mes genoux et de t’ouvrir à mes caresses, avec un abandon si total qu’il m’effraie ; quand tu me demandes de te porter dans mes bras comme si tu étais endormie et que j’ai toute ta chaleur contre ma poitrine ; quand, nous promenant dans la campagne, ton bras mignonnement passé sous le mien, collée à moi d’un tel élan que rien sans doute ne nous pourrait séparer, tu prends ma main pour la pétrir et pour me faire comprendre que tu veux que je m’arrête et que je t’étreigne ; quand, après nous être si tumultueusement embrassés, nous restons muets et étourdis, le cÅ“ur battant, la gorge sèche avec, au fond de nous, je ne sais quelle obscure et terrible tentation ; quand ta bouche couvre mes paumes de baisers ; quand le soir, au Mas, avant de nous séparer pour la nuit, je te déchausse et te mets tes pantoufles ; quand nous partageons bouche à bouche un même quartier d’orange ; quand j’allume ta cigarette ; quand, le lendemain matin, tu me dis adieu dans la tiédeur fascinante de ton alcôve, cependant que je pars affolé par la vision exquise de tes formes entrevues dans leur quasi nudité ; quand tu parles d’amour et quand tu te tais mais que tes yeux disent tout, oui, n’est-ce pas, ma Caroline, que ce sont là autant d’instants sans pareils ? Oh ! je me doute bien que ce bonheur ne serait rien sans la participation de Dieu et c’est pourquoi nous devons prier chaque jour pour que ce privilège nous soit laissé. Mais je crois aussi que nous sommes dignes du don qui nous est fait et que nous ne devons pas avoir honte des éblouissements qu’il nous communique.

J’ai longtemps eu un faible pour les déshérités, les types du genre Salavin, pour tous les héros manqués, pour tous ces malheureux dont les aspirations sont plus grandes et plus nobles que les possibilités. Mais aujourd’hui je vois mieux ce qui leur manque. Je découvre que le bonheur ne se laisse pas facilement apprivoiser, qu’il faut le conquérir. Toute complaisance envers la morbidesse de l’âme est stérile. Il n’y a que la ferveur et l’allégresse qui vaillent.

Je me suis préoccupé de notre mariage. Buddy, Patrick et Paolo ainsi que Roudoudou ont déjà accepté mon invitation. Je considère que la place de premier garçon d’honneur revient de droit à Buddy. Mais comme vous avez déjà une dizaine de jeunes filles, il me faudra trouver d’autres cavaliers. Cela m’embêterait d’être obligé de faire appel au clan Gorrigen. Enfin, s’il faut en passer par là…

Je t’aime follement.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Grand chéri, j’avais l’âme pleine de nostalgie tout à l’heure, sans savoir pourquoi. Mais Dieu, qui aime les amoureux, selon le dict du vieil auteur moyenâgeux, n’a pas voulu que je reste sur une dissolvante pensée. Prendre élan à partir de la souffrance, c’est s’arracher à elle. Se complaire en elle, c’est se lier au rocher de Prométhée avec la torture du vautour qui vous ronge, c’est se détruire dans tout ce qu’on a de beau et se réduire à l’état de larve. Ceci dit, non par mépris de la souffrance (vous savez que je suis pitoyable et sensible à tout mal et prête à le secourir) mais par mépris d’une inutile mutilation. Et tout cela, parce que vous m’avez quittée, ce matin…

J’ai reçu une lettre d’accord de Bérihéa. C’est donc entendu. L’hôtelier a joint à sa lettre des photos qui font rêver. Bérihéa a une sorte de résonnance italienne et évoque le parfum des îles Borromées. La plage de sable fin sera douce à nos pieds nus. Le port aux vieux bateaux qui se balancent à la houle a l’air charmant et nous pourrons aller prier Dieu dans la chapelle rustique du village. Mais je pense aussi à notre chambre, mon amour… à cette chambre dont vous serez le magicien…

Ta petite femme. Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Hier, mon cher amour, en ce lépreux jour des Cendres, je n’ai pour ainsi dire pas bougé de chez moi. Cependant, à la tombée de la nuit, je suis sorti et j’ai croisé la cohorte gelée, grelottante et fripée des masques. Que tout cela était laid ! La rue était jonchée de confetti boueux. Ces pauvres gens étaient affublés d’oripeaux sordides. La plupart des filles portaient des pyjamas bigarrés qui faisaient ressortir leur vulgarité et qui les boudinaient. Beaucoup de garçons se trémoussaient dans des cotillons douteux. Leurs masques étaient hideux. Je me suis écarté de ces grosses fesses, de ces mollets musclés, de ces cris, de ces titubements, de ces bousculades et de ces lamentables copies de la Mère Michel. Quelle complaisance dans la salacité ! Je me sens tellement loin de tout cela, désormais ! Vous m’avez révélé un univers tout différent… un univers contre lequel ni la pluie, ni la neige, ni la férocité ou les obscénités de la populace n’ont de prise.

Chérie, si tu es encore couchée quand on te portera ma lettre, je te demande de la poser sur ton sein fleuri, pour que celui-ci sente bien la caresse de mon baiser et se souvienne du jour où, pour la première fois, je lui ai révélé la volupté.

71
Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Ô vous que j’aime, mon amour, ma vie, je ne puis trouver de mots assez forts pour vous dire avec quel bonheur j’ai reçu votre lettre ce matin. Je suis toute confuse des sentiments si passionnés que je vous inspire et je vous avoue que je me sens rougir quand je lis certaines de vos phrases, quand vous évoquez certains souvenirs… Je suis troublée délicieusement et cependant je sais que mon amour est pur, que toi aussi tu es pur comme un ange. Car la volupté que tu me donnes comme le désir que je t’inspire nous viennent de Dieu. Nous ne sommes que des créatures dociles à sa volonté et qui s’aiment sous ses yeux. Et tels ces bienheureux dont parle Rilke, on peut dire de nous que nous nous sommes mis à deux pour partir à la recherche de notre âme. Mais nous l’avons déjà trouvée notre âme et c’est en Dieu même que nous tendons à nous fondre.

Je regarde le jardin bizarre avec sa glace et ses palmiers. On dirait qu’il gèle à Biskra et que le petit lac de l’oasis est transformé en patinoire pour gazelles. La terre a froid comme si elle allait mourir. Et je songe avec angoisse à ce temps affreux que vous subissez à Portville, sans rien pouvoir faire pour vous réchauffer. Si vous étiez près de moi, si j’étais près de vous, je vous entourerais de ma chaleur et vous cajolerais. Mais vous êtes au loin et je maudis ce train qui vous a emporté lundi dernier… Chaque lundi, ce train s’en va et on dirait que c’est ma vie qui s’en va avec lui…

Maman se repose auprès de moi en cousant un petit ouvrage de lingerie et la voilà rassérénée enfin à force de tendresse et de persuasion, guérie de cette nouvelle crise d’inquiétude qui la tourmentait depuis plusieurs jours. Vous la connaissez. Elle est obsédée par l’échec du mariage de Clarisse dont elle se veut responsable. À l’idée que je pourrais, moi aussi, lier mon existence à un mauvais mari, elle se « catastrophie Â». Cela devient maladif chez elle. Elle veut douter malgré les apparences les plus stimulantes. Elle réclame sans cesse de nouveaux gages. Je suis donc sortie de mon rôle de petite fille pour jouer à la maman à mon tour, la maman qui explique les choses, qui rassure, qui éclaire, qui protège. Je lui ai montré notre joie de l’avoir avec nous pour la faire profiter du reflet de notre bonheur et la sauver de l’isolement stérile à quoi la condamne son veuvage et pour lequel elle n’est pas faite. Je vous ai défendu. Je lui ai rappelé mille détails qui doivent la convaincre de la sincérité de votre attachement. Un être comme vous, chéri, qui a déjà donné tant de preuves de sa beauté morale et de sa noblesse, ne peut, ne pourra pas décevoir celles qui ont mis leur foi en lui.

Vous savez quel souci de vérité dominait l’esprit rigoureux de Léonard de Vinci. L’exécution de sa fameuse Cène le tortura pendant des années. Il désespérait de trouver une figure d’homme assez suave pour représenter le Christ. Après de longues et infructueuses recherches, il entra un jour dans la Chapelle Sixtine où un office se célébrait. Agenouillé sur les dalles, il se mit à prier la tête penchée. Et lorsqu’il releva la tête, il vit au-dessus de lui, dans la tribune des chanteurs, un éphèbe au visage de lumière et tel que la phrase d’Hérodote fleurit en lui. C’était bien le plus beau des enfants des hommes. Pour une lire, Léonard put, en quelques séances, peindre ce Jésus qui est resté vivant avec son regard un peu lointain, ses boucles partagées en masses égales et cette main pâle et bénissante que les travaux manuels n’ont pas déformée. Les comparses furent lentement tracés : Jean le bien-aimé qui se tient à gauche du maître, du côté où le cÅ“ur penche ; tous les autres, Pierre, rustre comme un montagnol, Jacques, tout illuminé d’honnêteté… Mais Rome, fouillée de Latran à Subure, ne lui fournit pas son Judas. Dix années s’écoulèrent encore. Léonard va-t-il renoncer ? Pourtant, son Å“uvre va recevoir sa dernière touche. Un soir, en passant dans un bas quartier, il heurte un mendiant ivrogne et ignoble. C’est la révélation. Voilà Judas, voilà la figure humaine remodelée, pétrie par tous les vices, déchue. Et pendant que l’artiste parle au misérable pour lui demander de venir poser dans son atelier, l’autre l’interrompt : Oui, je reviendrai, dit-il… Tu es donc venu déjà ? Parbleu, c’est moi qui ai posé, autrefois, pour votre Jésus.

Dix ans ! Ce n’est pas trop, n’est-ce pas, pour que la main du destin efface la trace de la main des anges ? Mais toi, mon âme, tu ne te laisseras jamais abîmer, je le sais, j’en suis sûre. C’est parce que cette certitude est en moi que je t’aime et que je trouve les mots capables d’apaiser ma chère petite Maman.

Je mets mes deux bras autour de ton cou, ma tête contre ton épaule et me laisse bercer indéfiniment… Mais avant, amour, donne-moi tes lèvres. Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Bon matin, mon amour. Aujourd’hui, le froid vif, le ciel ensoleillé et pimpant m’ont fait sortir de mon bureau un peu avant midi. Mes pas m’ont conduit à la Maison du Crime. J’ai revu Buddy et les autres, par moi tellement délaissés depuis des mois et nous avons surtout parlé d’avenir. C’est en effet cette année que la plupart terminent leurs études. En juillet, Buddy et Paolo seront officiers, les frères Légende seront, l’un avocat, l’autre médecin comme Loulou, et Roudoudou pourra prendre la suite de l’étude de notaire de son père. Du moins s’ils sont reçus… Moi aussi, en somme, à ma manière, je vais faire une fin puisque je me marie. Mais il se trouve que cette fin est en même temps un magnifique commencement car j’ai découvert la plus exquise des fiancées.

Hier soir, j’ai travaillé encore à mon manuscrit. Je pense que je l’aurai terminé pour notre mariage. Je l’emporterai à Bérihéa pour vous le lire. Patrick en connaît des fragments et en paraît satisfait. Mais c’est votre avis qui compte à mes yeux. C’est vous seule qui devez décider de ce que ça vaut. C’est pourquoi j’ai préféré attendre qu’il soit prêt pour vous le montrer.

À demain tendresse chérie. Ton aimé.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Vous voilà parti, mon bien-aimé, et dans mon cÅ“ur, comme une flamme brûlante, monte la grande peine de ne vous avoir plus près de moi et monte aussi la grande plainte de ces cinq jours perdus. Se peut-il vraiment que tu sois parti ? J’en suis triste à mourir. Quand on s’aime comme nous nous aimons, d’un amour plus fort que tout, meilleur que tout, ce n’est pas une heure ni un jour qui peuvent suffire à étancher votre soif. On pense à l’éternité parce que l’existence entière n’est rien en comparaison de ce qu’on voudrait avoir.

Et tout ce lundi est lourd, comme chaque semaine, lourd mais encore chargé du parfum exquis de nos présences. C’est ainsi que je me reporte à avant-hier. Tenez, c’est l’instant magique où le cÅ“ur bat, le samedi, parce que votre train entre en gare de Poujastruc, un train tout noir qui a l’air impersonnel d’un clergyman en redingote, mais que l’on sait bien être le vrai train, le seul, l’unique… Avant de vous voir jaillir de votre wagon, je sens parfaitement que vous êtes là, que vous arrivez. Et puis, c’est le Mas. On entre et, amoureusement, dans le cher petit salon clos et doux, nous nous retrouvons vraiment, mes lèvres sur tes lèvres, et le bonheur montant en nous, coulant, s’épanchant en mille sources claires, fraîches et chantantes. Encore un moment, le temps pour vous de saluer Maman, Clarisse, les petites, François et Maurille et nous sortons dans la campagne. Nous rendons visite à cette vieille femme pittoresque qui semble sortir d’une églogue de Virgile et qui, grâce à vous, remplit mes bras de ces Å“illets tourmentés, parfumés au poivre comme une caravelle en provenance de Ceylan. Nous rentrons. Nous nous embrassons dès qu’on nous laisse seuls et plus nous le faisons plus nous voudrions le faire. Comme nous sommes heureux alors, comme on est bien ! On dîne tout près l’un de l’autre pour pouvoir se prendre la main. On passe tout ce grand soir sur notre canapé, si proches, si proches qu’on sent presque le mouvement léger de la respiration aimée et ce sont les heures de lecture ou de causerie, l’esprit qui se prend comme le cÅ“ur. Vient le dimanche, le beau dimanche, avec la messe où l’on prie Dieu, Dieu si bon qu’on croit le voir se pencher avec des mains pleines de grâces sur ses deux petits bienheureux. C’est le cinéma aux belles images que nous regardons avec une curiosité au fond de laquelle il y a un peu de pitié pour tous ces gens qui croient connaître l’amour… comme s’il y avait au monde un seul amour qui ne soit pas nous. Et c’est encore une longue soirée en famille, sous la lampe… Mais voilà que c’est passé, passé. Il faut se dire bonsoir, perdre en sommeil des heures et des heures et attendre le matin où, dans la pénombre de ma chambre, je ne sais si je vais me laisser aller à la douceur d’être une toute petite chose dans vos bras ou pleurer de vous voir partir.

Je suis sortie, cependant, pour aller à cette réunion de jeunes filles. Il s’agissait de dénicher des figurantes pour une représentation d’amateurs de la Passion. Bien entendu, il ne pouvait être question pour moi de monter sur la scène pour me montrer au public, même revêtue de la chaste chlamyde des saintes femmes. Et puis… je considère, de toutes façons, qu’il est bien téméraire d’essayer de réincarner l’Homme-Dieu en une créature. Il est de ces pas sur lesquels on ne peut marcher ; et vouloir personnifier le Christ, c’est prétendre traverser la mer d’un pied assuré.

Mon chéri, c’est le soir. La nuit s’est refermée sur moi comme sur vous. Je pense à nous si fort que je sens votre ferveur s’élancer vers votre petite femme promise. Laissez-moi vous donner mes baisers, tous mes baisers, tous mes baisers.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma Caroline, que la vie est donc insipide et crispante sans vous ! Ces semaines sont autant de descentes d’Orphée aux Enfers. Et celle-ci est encore assombrie par une légère intoxication. J’ai dû rester couché deux jours. Le docteur est venu. Il a prescrit la diète et des drogues. Il voulait que je vienne samedi prochain à sa consultation. Mais il peut toujours courir ! S’il se figure que je n’ai rien de mieux à faire ce jour-là ! Vous verrez arriver, chérie, un novio amaigri et flageolant. Mais qui n’en sera pas moins aimant. Car rien ne pourrait m’empêcher de venir. Pas même Monsieur Papa et Madame Mère qui m’assurent déjà que ce ne sera pas raisonnable. Du reste, ce n’est pas une victoire que j’emporterai sur eux. Chez moi, je n’ai jamais eu de victoires. Ils ne capitulent jamais. Ça se passera comme d’habitude : je ferai acte d’indépendance. Laissons donc ce navrant sujet. Que je ne sois pas heureux dans ma famille, pas compris, c’est une vieille histoire. Je ne trouve ma paix et mon bonheur qu’auprès de vous. Je voudrais passer ma vie au Mas. Votre Maman est devenue la mienne, votre foyer le mien aussi. C’est là qu’est ma place. C’est uniquement là que je veux m’épanouir librement.

Heureusement que j’ai vos lettres ! Si vous saviez avec quelle fébrilité je les attends ! Je me répète tout bas : Que va-t-elle me dire ? Ne l’aurai-je point fâchée ? M’aime-t-elle toujours autant ? Qu’a-t-elle fait ces jours-ci ? Mille questions angoissées et absurdes que se pose votre amoureux. Mais dès que j’ai lu les premières lignes, je suis transfiguré car je vous retrouve enfin telle que je vous ai quittée.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Oh ! mon âme, je me tourmente à votre sujet. Comment allez-vous aujourd’hui ? Vous sentez-vous mieux ? Avez-vous pu vous lever ? Vous alimenter ? Je souffre du refoulement de mon amour qui m’empêche de te soigner comme je le voudrais. Je suis ta petite femme et pourtant, je ne peux rien pour toi. C’est affreux ! J’aurais tellement voulu être près de vous. Je me serais assise sur votre lit, ma main aurait apaisé la chaleur de votre front, mes paroles auraient distrait votre mal. Mais, hélas… Il y a des heures, tu sais, où celle qui est déjà ta femme en son cÅ“ur, étouffe dans le rôle léger de la jeune fille…

Madame Roland (cette jolie femme de tête et de cÅ“ur qui savait tenir sa maison avec une grâce élégante et charmante avant de porter si crânement son destin à la guillotine) disait, un jour qu’on lui reprochait presque son intelligence et sa beauté, vertu considérée comme secondaire pour une femme mariée : J’ai vu ce qu’on appelle de bonnes femmes de ménage insupportables au monde et à leur mari par une précaution fatigante de leurs petites affaires… Je veux qu’une femme tienne ou fasse tenir en ordre le linge et les hardes, ordonne ou fasse la cuisine sans en parler et avec une liberté d’esprit, une distribution de ses moments qui lui laissent la faculté de causer et de s’occuper de tout autre chose et de plaire enfin par son humeur comme par les agréments de son sexe. Comme c’est vrai, juste, net, touché d’un pinceau sûr. Madame Roland, lyrique et romantique avant l’heure, et belle et bonne, je baise en pensée le pan de votre voile à la Romaine et je mets dans mon livre d’heures votre idée qui est la mienne.

Chéri, mon petit qui a eu mal, qui a mal encore peut-être, dis-moi vite que tu es guéri. En attendant de te voir, je te donne tous mes baisers. Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma Caroline adorée, vous pouvez bien prétendre que Hugo est le dernier des pompiers, je ne vous contredirai pas ; vous écririez sur ses livres nombreux (oh ! combien…) l’offensante remarque : Tu n’es plus à la page, vieux mage ! je sourirais, complice de la raillerie. Mais vous me diriez, prise du zèle sacré de l’inquisiteur littéraire : Je vais faire un grand bûcher où brûler cette manière de Père Carnaval, j’entasserais les noirs bouquins condamnés mais je joindrais vers vous les mains en signe d’imploration et je murmurerais : Ma chérie, il y a un vers au moins qu’il faut sauver, un vers qui est vrai comme la vie et comme notre amour :

Un seul être vous manque et tout est dépeuplé.

Mais je vais mieux et je vais venir vite, vite. Le temps se met au beau. Le soleil resplendit. C’est le printemps enfin, après ce long et dur hiver, le dernier qui nous aura séparés. Splendeur de l’air libre à nous promis, des prés embaumés, des arbres en fleurs…

Je pose mes lèvres sur tes petites paupières et j’enfonce ma tête, encore un peu lourde, dans le creux tiède de ta robe.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Chéri, je vous écris maintenant à cette heure crépusculaire qui délivre de leurs pensées et de leurs songes les âmes les plus complexes. On dirait que cette lumière grise, partout répandue comme une cendre fine, est voulue par Dieu pour permettre mieux cette évasion. Je n’ai pas encore allumé parce que j’aime, jusqu’à l’angoisse, ces ténèbres commençantes, ce monde redevenu nébuleux, ce paysage où les angles trop nets finissent par s’estomper. La précision du jour est devenue un flou exquis et je suis tentée, avec Dostoïevski, d’envoyer un coup de pied impertinent dans le « deux et deux font quatre Â» pour créer autour de moi une harmonie moins mathématique et moins schématique, plus humaine et plus sensible. Car, n’est-ce pas, rien n’existerait plus si tout était réduit au nombre ?

Et dans ces pensées qui me viennent et que j’accueille toutes comme des visiteuses du soir, avant de leur assigner dans mon esprit la place qui convient, il en est une, aujourd’hui, qui s’incruste plus particulièrement. Et des philosophes lui octroieraient peut-être le beau titre de système…

Il n’y a pas une race humaine. Il y a deux races, deux castes. La première est celle des gens de la plaine. Il y en a de bons et de méchants, de séduisants et de laids, mais en les observant bien, on voit qu’ils sont tous pareils : ce sont des malheureux qui ne savent pas. C’est tout spécialement pour eux que le psalmiste a dit : Ils ont des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne pas entendre. Ils vivent sans donner un sens à leur vie. Ils croient que vivre, c’est manger, boire, dormir et se distraire sans plus. Et toutes leurs actions, toutes leurs pensées et toutes leurs affections tournent autour de ce cercle fermé qui ne part de rien et ne conduit à rien. En dehors d’eux sont ceux que j’appelle les gens de la montagne. Ceux-là aussi peuvent être bons ou méchants et s’ils sont mauvais, ils seront doublement punis parce qu’ils ont la connaissance des choses. Pour eux, boire, manger, dormir, se distraire sont des nécessités physiques au-dessus desquelles plane l’autre vie, la vraie, la grande et belle vie de l’esprit et du cÅ“ur, celle où les idées sont comme des sources vives et les sentiments comme des fleuves majestueux qui s’en vont vers l’appel de la mer. Quand on a le rare bonheur, comme nous, de savoir que c’est à cette deuxième caste que l’on appartient, comme tout apparaît soudainement simple et uni ! On ne s’acharne plus à chercher des raisons et des causes à ces bouillonnements qui font de la terre un triste champ de combat. Vois, chéri, où ma rêverie, ce soir, m’a conduite…

Bonsoir, mon doux aimé. Ma tendresse, entraînée vers le large horizon, revient vers toi pour que je te prenne sur mon cœur comme il me tarde tant de le faire en réalité.

Ta petite femme qui t’aime.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma douceur, que j’aime donc ce vaste jardin du Mas, avec ses arbres vénérables et feuillus et son belvédère secret où, grâce au printemps, nous pouvons désormais nous tenir vous et moi ! Hier, dimanche, la journée était si chaude, si dorée, qu’elle nous pénétrait comme une caresse à la fois vibrante et sereine. Le souvenir de ces instants est resté si vivace en moi que ce soir, dans ce jour finissant, il évoque à mon esprit, je ne sais pourquoi, un coin du parc de Versailles. Un moineau chante dans les branches serrées. Nous sommes tous les deux. Nous venons de marcher longtemps, longtemps, d’allée en allée, un peu perdus dans ce dédale de vie végétale comme dans un monde qui nous isole de l’autre. Le soleil est très loin, mais si bas que nous avons l’impression qu’en marchant suffisamment nous pourrions le prendre dans nos mains pour jouer avec. C’est un ballon rouge en caoutchouc anglais. Mais le soleil ne nous intéresse que parce qu’il nous permet de nous voir. Vous êtes un peu lasse. Vous appuyez très fort votre bras sur le mien qui est robuste et sur ce chemin, où tant de pas d’amants ont dû laisser leur trace, les nôtres s’en vont égaux et paisibles… Et notre rêverie marche au-devant de nous, mais ce n’est presque plus une rêverie tant elle tient à notre douce réalité.

Au lieu de faire revivre en une fantaisie à la Henri de Régnier le cortège des marquises à falbalas et de leurs amoureux transis qui vont les suivant en attendant de s’éclipser à l’heure de Don Juan, nous restons seuls pour ces instants où le ciel disperse autour de nous les rayons d’une Gloire. Rien, il n’y a rien que nous deux dont les pas effacent tous les pas de ces amoureux turbulents et fantomatiques, pour marcher sur ceux des amants immortels devant lesquels on s’incline.

Nous allons plus lentement. Au détour des massifs, nos visages se rapprochent pour un baiser que seuls contemplent les marbres insensibles que la mousse ramène à la nature dont ils viennent. Plus loin, à travers les futaies, monte sur sa colonnade légère, le dôme du Temple de l’Amour dont nous gravirons tout à l’heure les trois marches roses que Musset a chantées…

Mais il faut revenir sur terre. Je suis là, près de toi et je t’embrasse, ma Caroline, bien fort, bien fort.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Cher amour, cet après-midi, après une course rapide au Château de Longueville où nous nous sommes contentées de déposer notre carte pour éviter une nouvelle visite, j’ai consacré mon temps à Grisélidis. Je me suis installée dans le jardin où les petites cueillaient les premières violettes et j’ai respiré cet air parfumé qui court au long des prés ivres de soleil. Mais, tout en feuilletant mon manuscrit, je me suis aperçue que l’œuvre entreprise est tâche rude et dure et qui mettra une chape de plomb sur cette facilité qui permettait à ma plume d’écrire une nouvelle de quelques pages. Ici, rien de pareil. Il faut que mes idées s’enchaînent et s’ordonnent. Bref, je suis un peu dépassée. Samedi, je vous montrerai ce que j’ai fait. Mais je ne sais vraiment plus où je vais.

Aussi, je préfère prendre la plume pour vous écrire. Immédiatement, tout s’apaise en moi. Cette lettre est le plus doux des refuges. Voilà le vrai miracle de l’amour ! Je t’écris et il me semble que je sens tes doigts enlacés aux miens, tes lèvres sur mes lèvres, ton corps contre le mien, ton extase naître de mon extase. Et, telle une ombre invisible, je peux ainsi venir te faire visite dans ta chambre, m’allonger près de toi et me dissoudre dans ta présence.

Mais quand je me laisse aller, comme ce soir, à vous exprimer mon brûlant amour, je tremble toujours que ma lettre ne s’égare et ne finisse par être ouverte par les mains grossières d’un facteur. Petite sensitive trop prompte à souffrir des impondérables, ma pudeur se formalise à l’idée qu’une curiosité vulgaire aurait pu surprendre mes aveux. Je me dis parfois : C’est injuste ! Pourquoi n’avons-nous pas le droit de nous rejoindre dès aujourd’hui ? Pourquoi attendre encore ? J’en pleurerais !

À après-demain, à demain, vite, vite. Je ne peux plus rester ainsi. Ton amoureuse.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Dis-moi vite, chérie, comment tu as passé la nuit. Vas-tu mieux ce matin ? Ce malaise, cette fatigue, ce mal de gorge ont-ils disparu ? Quand tu es malade, si peu que ce soit, je suis dans les transes et n’ai de cesse d’être rassuré. Et pourtant, cette promenade, cette longue randonnée à bicyclette, dimanche dernier, avec le repas sur l’herbe et le frais retour à la nuit tombante, oui, est-ce que tout cela n’avait pas été absolument délicieux ?

Je reprends ma lettre (que j’aurais voulu très longue) interrompu que j’ai été par la visite inopinée de Buddy. J’avais grand plaisir à le voir, vous le concevez, mais je rageais de laisser s’envoler les instants que je vous destinais. À la fin, j’ai dû le mettre gentiment à la porte, mais il est malgré tout trop tard et comme je veux qu’elle parte ce soir, je vous quitte en hâte en vous adressant en gage mes plus tendres baisers.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon grand, soyez rassuré, je suis tout à fait guérie.

Tout à l’heure, je suis même descendue jusqu’au bourg pour acheter de la laine et en passant devant la devanture d’un marchand de meubles, je suis tombée en admiration. Il y avait là un mobilier de chambre à coucher qui m’a paru magnifique. Lit large et tout à fait bas, taillé en plein bois. Armoire très belle de proportions et de lignes. Et enfin une psyché adorable. Je suis entrée et j’ai demandé les prix. C’est alors que j’ai eu une désillusion. Cela est bien trop cher pour nos possibilités. C’est que je dois m’apprendre, maintenant, à faire des additions ! Bref, je me suis contentée de passer mon doigt sur le bois du lit, j’ai fait mine de réfléchir et je suis ressortie. Tu vois comme j’ai été raisonnable. Je n’en ai même pas parlé à Maman qui, pendant ce temps, nous achetait justement de belles serviettes de toilette en jacquard.

Malgré tout, cette descente en ville m’a un peu coupé les jambes et je commence à m’endormir. Ma tête se penche sur mon bureau mais c’est vers toi qu’elle se penche, tu le sais, dans mon sommeil naissant.

Je t’aime. Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Caroline chérie, j’ai mis avec un petit battement de cÅ“ur la lettre pour Bérihéa à la boîte, donnant ainsi notre accord et nos dates à l’hôtel. Voilà notre chambre retenue. Une grande chambre avec salle de bains et terrasse sur la mer. Ce sera merveilleux ! Mais encore deux grands mois à se morfondre !…

En attendant, j’ai vu Claude Managau dont nous avions déjà parlé pour le gala que vous organisez à Poujastruc. Il veut bien s’en charger. Il amènera ses décors, ses costumes et sa troupe et il a été ravi à l’idée de jouer Je suis trop grand pour moi qu’il n’avait jamais eu, jusqu’ici, l’occasion de monter et où il y a, paraît-il, un très beau rôle pour lui. C’est donc entendu pour le 18 avril. Pour le prix, nous nous sommes tout de suite arrangés. Managau est vraiment un garçon charmant dont j’aimerais que nous fassions un ami quand nous serons mariés.

Notre longue séparation me fait penser à Tristan et Iseult et plus particulièrement à cet épisode de leur histoire qui se situe à l’heure morose où, par la force des méchants, les amants vivaient l’un sans l’autre. Tristan, pour remuer sa douleur, la changer de place et non l’apaiser (ce qui ne pouvait se faire) parcourait à cheval la forêt du Loonois. Tout le jour, ivre d’air, il bondissait à travers les halliers, poursuivant son rêve pourchassé. Tant et tant qu’il dépérissait chaque jour de la privation de la présence bien-aimée. Mais Iseult la douce le sut consoler. Un jour qu’il cheminait seul, une branche de chèvrefeuille enroulée à un coudrier tomba à ses pieds recélant un billet sur lequel il put lire : Bel ami, ainsi va de nous : ni vous sans moy, ni moy sans vous. Ainsi, ma chérie, de nous deux. Où que nous soyons, quoi que nous fassions, nous sommes toujours intérieurement liés mieux et plus qu’avec mille et mille chaînes. Une chaîne ne lie pas. Elle entrave le corps tandis que l’âme s’évade ; au contraire de l’amour qui lie malgré les événements et l’existence qui se déroule.

À samedi. Ton fiancé qui t’aime follement.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon âme, quelle splendeur que ce soleil, tout ce soleil dans lequel on vit, on se meut, on respire !… Il n’y a rien, je pense, qui soit plus beau dans le monde entier. Après le déjeuner de midi, à l’heure la plus chaude et la plus claire, je m’installe sur la terrasse rutilante et je prends cette bonne chaleur par tous les pores. J’ouvre un livre, mais autour des pensées écrites mon âme bondit comme le chevreau lâché dans le pré vert où la primevère pointe un Å“il étonné. Je laisse courir mon esprit dans les sentiers vagabonds…

Je ne suis pas allée chez mon coiffeur pour cette fameuse indéfrisable. Il me prendra vendredi et ainsi je serai toute parée, samedi, pour vous accueillir. Ce n’est pas que je sois frivole, vous le savez, et j’ai souvent méprisé le soin que mettent tant de femmes à embellir coquettement un visage où elles ne savent pas faire jouer leur sensibilité. Mais il me semble que mes soins ont une raison d’être magnifique et je suis presque fière de m’y soumettre.

Pour contrebalancer ce qu’il y a de païen dans cette digression, je me suis plongée dans le fleuve sacré de la grâce qu’un brave prédicateur convaincu déversait. Mieux que lui, dans l’ombre calme de notre église, j’ai écouté la voix mystique de Dieu qui tombait silencieusement le long des piliers et qui résonnait dans mon cœur. Cantique de foi, d’amour, de merci, demandes pressées pour vous, pour moi, pour nous deux qui sommes si petits devant l’immensité et qui deviendront si grands à l’heure où nous nous prendrons par la main.

Cet après-midi, après le prêche, je suis allée voir mon ami Félix qui est toujours aussi malade. La tuberculose le mine petit à petit. Il n’y a vraiment plus rien à faire qu’à attendre sa fin. Combien de temps peut-il durer encore ? On a tout tenté. Et, à moins d’un miracle… Non, ne vous effrayez pas. Je vous répète qu’il n’y a aucun danger de contagion. Il ne tousse pas. Il est seulement de plus en plus décharné, de plus en plus réduit. Le visage reste gracieux, hautain et intelligent, mais il n’y a plus de chair sur ses pauvres os et ses vêtements flottent comme sur un fantôme. Ce qu’il y a de curieux (et qui m’inquiète, car c’est un signe de la gravité de son état) c’est qu’il se croit moins mal depuis quelque temps. Il lui arrive même de dire qu’avec un peu de repos maintenant il sera rapidement hors d’affaire. Se leurre-t-il à ce point ? Ou bien agit-il ainsi pour rassurer son entourage et surtout son vieux père qui se désespère ? Il m’a avoué que son regret est de n’avoir pu se marier et qu’il m’envie. Je n’ai su que répondre. J’avais les larmes aux yeux. Je suis revenue de là toute chavirée. La douleur et la diminution physique me causent une indicible horreur en plus de la pitié. C’est un sentiment que je ne peux vaincre. Je ne cesse de comparer mon bonheur à cette souffrance et je me dis que j’ai cette chance merveilleuse de vous avoir, vous, mon fiancé, pour me protéger. Je sais qu’il me suffit de mettre ma petite main dans la vôtre avec confiance et qu’il ne m’arrivera rien de semblable, rien, jamais rien, aussi longtemps que vous me garderez et que vous ne me laisserez point souffrir ni mourir.

Bonsoir, petit cœur. Je t’aime et je suis si heureuse…

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Douce femme aimée au parfum de verveine, depuis hier, j’ignore pourquoi, je suis obsédé par le souvenir de cette journée du dix mai de l’an dernier où, pour la première fois, je suis venu à Poujastruc. N’y avait-il pas quelque chose de prédestiné dans ce jour de printemps ensoleillé et dans la présence au Mas de ce jeune homme qu’on ne connaissait pour ainsi dire pas ?… Oui, dès ce jour-là, il fut bien certain que rien n’était pareil à ce qui est d’ordinaire. Venir ainsi, seul, de mon plein gré, dans une famille qui avait des habitudes de vie si différentes de celles de la mienne, faisant fi subitement des amis que je laissais à Portville, n’est-ce pas que c’était surprenant ? Il fallait bien que j’eusse pressenti tout de suite quelle place vous alliez bientôt tenir dans mon existence. Et le soir, à l’heure du retour, je savais déjà au fond de moi que j’avais noué un lien que rien ne pourrait plus défaire. Au point que durant les jours qui suivirent, je vécus comme dans un rêve, sans entendre ce qu’on disait autour de moi et heureux au delà de toute expression. Dès lors, aucune autre femme ne compta plus pour moi. Mes amis même me devinrent presque indifférents… Mais ce qu’il faut que tu saches, c’est qu’à présent, près d’un an après, les autres femmes comptent encore moins pour moi, j’oublie mes amis et je me sens encore dix fois plus heureux…

J’ai reçu la réponse de Malicorne, l’hôtelier de Bérihéa. C’est donc chose convenue. Qu’il me tarde de faire ce beau voyage !

Je t’embrasse avec passion.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon chéri, il me semble que nous venons ensemble de visiter un grand beau château enchanté. Nous nous tenions la main et, dans une lumière irréelle et tamisée, nous avancions doucement à travers des pièces qui ressemblaient à des souterrains qui se découvraient un à un aux yeux d’Aladin ébloui. Nos pieds s’enfonçaient dans des tapis profonds, nos yeux se reposaient sur des meubles imprécis et somptueux. Tantôt nous respirions des parfums plus éclatants que ceux des îles du Lac Majeur au printemps ou des routes qui longent la Corniche, lorsque les fleurs des mimosas tombent en neige d’or, tantôt arrêtés près de tables hautes et chargées, nous goûtions quelque fruit, délicieuse pêche de vigne encore chaude, raisin muscat, ananas qui évoque la halte dans l’oasis, tantôt, suspendant notre marche, nous nous étendions sur quelque divan et là, enlacés, nous nous répétions les mots qui viennent de l’âme et qui vont au cœur. Alors, on aurait dit qu’une musique grave et vibrante comme le chant d’un violoncelle descendait des voûtes et nous nous embrassions avec tant d’amour que le monde paraissait s’arrêter dans sa course pour nous bercer, barque d’argent nageant entre les rives du ciel…

Mon chéri, la promenade magique a duré trois jours, ces trois jours des fêtes de Pâques qui ont passé si vite. Maintenant, je voudrais pouvoir revenir en arrière, cogner du poing contre la lourde porte refermée du château enchanté. Mais je n’entends plus rien qu’un écho qui s’en va et qui meurt. Alors, je me suis assise sur la dernière marche du perron et je t’ai embrassé en pensée, embrassé, oh, comme je t’ai embrassé, mon amour, pour que ce baiser, malgré tout, reste en toi.

Un ennui, cependant : je viens d’apprendre que le mercredi 17, Delamare donne à Poujastruc une soirée extraordinaire de L’Arlésienne. Me voilà bloquée ! Poujastruc est trop petit pour qu’on puisse diviser le public. J’ai voulu changer mon jour. Mais, avant le 17, tout est pris. Vous seriez donc gentil de téléphoner à Managau pour voir s’il serait disponible (avec sa troupe) pour le 1er mai.

Petit chéri, je suis sûre que vous priez bien le Bon Dieu pour que je ne sois pas malade. Priez-le encore car je souffre de la gorge et je tousse, je tousse… Mais je me laisse docilement soigner en pensant à vous.

À deux mains je prends notre amour qui est un et je l’élève pieusement vers Dieu pour qu’il le mette dans son ciel comme l’étoile d’éternité. Ta petite femme pour toujours. Caroline.

P.-S. – Voulez-vous que je vous dise à quel point vous êtes mêlé à notre existence journalière ? Tout à l’heure, au dîner, après avoir rempli nos assiettes de garbure, Maman a servi machinalement un convive imaginaire et, à mon regard interrogatif, a répondu : C’est pour lui. Puis, aussitôt, nous avons tous souri. Mais moi, c’était d’amour. Encore un baiser pour toi. C.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma chère Caroline, il me tardait de savoir si tu avais gardé comme moi le souvenir de nos baisers durant ces trois jours. Eh bien, je n’ai pas été déçu.

J’aimerais être poète pour te dire tout ce que je ressens. Mais je n’ai jamais écrit un seul vers de ma vie et c’est généralement aux autres que je dois demander d’exprimer mes émois. L’un a su vanter ta voix, celui-ci ton regard ou la langueur voluptueuse de ta bouche. Mais ce soir c’est à Samain que je fais appel. Que dit-il le poète du Chariot d’Or ? Mon dieu, il dit des choses ravissantes. Il dit tout mon amour et le dit sans artifices.

 

Je t’aime. Mon sang crie après toi. J’ai la fièvre

De boire cette nuit idéale à ta lèvre,

D’étendre sous tes pieds, comme un manteau de roi,

Ma vie, et de te dire, oh ! de te dire : Toi !

Avec une langueur si tendre et si profonde

Qu’en la sentant sur toi, ta chair, toute, se fonde.

 

Qu’as-tu fait, aujourd’hui ? Quelles ont été tes joies ? N’as-tu pas senti le poids mortel des heures descendre en toi comme une eau trop lourde ? Que puis-je pour toi, de si loin ? Que puis-je pour que tu sois souriante et que ton être soit en fête ?

J’ai vu Patrick. Toujours aussi pétulant. Sa verve est intarissable et le voilà voguant vers de nouvelles aventures. Mais littéraires, cette fois. Il fait taper son récit, vous savez, celui dont je vous avais parlé : Le Périple Incertain de Johnny Texas. Et il songe à un nouveau roman qu’il veut intituler : Portville Five O’clock. Enfin, il travaille à sa lettre à André Breton sur Les Vases Communicants, j’admire sa fécondité, moi qui ne peux arriver à mettre au point mon étude sur Montherlant.

Je suis toujours à la recherche d’une maison mais n’ai encore rien trouvé de convenable. J’ai bon espoir, cependant.

Je t’aime et t’embrasse tendrement.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Chéri aimé, je vous écris par une fin d’après-midi un peu froide, comme si le printemps effrayé de s’être trop donné, se reprenait soudain inexplicablement. Aussi, je me suis enveloppée dans mon grand châle blanc dont la longue frange dorée, à chaque mouvement de mon bras, vient caresser lentement le papier et s’arrêter encore tremblante près de lui. À cette heure du soir où le ciel tamise une cendre infinie, je vous appelle, mon amour, et quoi que ma raison me dise, je me sens tout esseulée et étonnée de ne pas vous voir rentrer au chez nous comme si, déjà, nous étions définitivement unis. Je reviens alors à votre chère lettre. Je trouve en elle une présence, un désir ardent, un amour plus haut et plus fort et je m’efforce de faire taire en moi le regret de l’absence comme on fait taire les notes sourdes et pressées de l’accompagnement pour que seul monte mieux le chant. Alors, je répète le mot enivré de la Samaritaine : Mon cÅ“ur se fond comme un fruit mûr. Et je suis heureuse.

Je te donne mille et mille baisers forts et doux.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

T’en souviens-tu, mon cher amour, dans nos premières lettres, il y a un an, nous n’osions pas un seul mot au sujet de nos sentiments mais ceux-ci transparaissaient à chaque ligne malgré nous. Tu me parlais de ton enfance heureuse. Je te racontais mes angoisses d’adolescent difficile. Ainsi apprîmes-nous posément à nous connaître et à nous identifier l’un à l’autre. Ce fut là, je crois, une épreuve très importante et dont nous récoltons aujourd’hui les fruits.

Samedi prochain, c’est donc vous qui viendrez à Portville à votre tour avec votre mère, comme cela a été convenu. Je m’en fais une fête. J’irai vous chercher au train d’onze heures. Et j’espère que d’ici là ce mal de gorge intempestif aura disparu.

Je ne vous ai point parlé de votre toux, jusqu’ici, croyant la chose terminée depuis longtemps. Mais puisqu’elle persiste, je commence à m’inquiéter sérieusement. Je n’aime pas que vous toussiez. Il faut vous surveiller davantage. Quand nous serons mariés, je vous y contraindrai.

Chérie, je vous prends dans mes bras avec toute ma ferveur dans l’attente de l’heure bienheureuse où tu seras enfin mienne.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Ce matin, chéri, je voudrais te donner l’illusion de ma présence tant il est vrai que l’amour absolu exige le don et l’oubli de soi pour la plus parfaite félicité de l’autre. Et quelle pure merveille du Bon Dieu quand cet amour absolu est réciproque ! Ainsi, au lieu de se trouver dépouillé, on reçoit tout, donnant tout et, se penchant pour déposer l’offrande totale, on se relève les mains pleines des plus riches trésors. Pauvres gens qui ne vivent que pour eux-mêmes et ne sentent pas dans leur poitrine leur cÅ“ur alourdi se changer en pierre comme la statue du Commandeur ! Pauvres gens qui vivent pour d’autres, sans rien recevoir jamais en retour et dont la voix est semblable à celle qui crie dans le désert, portée par le vent, absorbée par le sable et par les roseaux à moitié séchés, par cette muette nature de mort qui ne répond jamais ! Mais heureux, mille et mille fois heureux, celui dont le baiser, la parole et la tendresse appellent un baiser, une parole et une tendresse semblables !

La voilà donc cette évasion que Mauriac cherche en se torturant et qu’il situe dans l’autre vie, faute de savoir l’y trouver ici-bas. Sortir de soi-même pour se réaliser pleinement en beauté et non pour s’éparpiller ou se détruire, c’est là ce que si peu ont la grandeur de concevoir, mais c’est là aussi l’endroit merveilleux que nous atteignons un peu plus souvent chaque jour.

Si vous saviez, mon petit mari, comme je vous mêle à ma propre vie quotidienne ! Tenez, cet après-midi, je suis restée au belvédère, à l’ombre des troènes, avec Maman, Clarisse et les enfants et je vous évoquais tout en brodant une longue chemise de nuit diaphane que je réserve pour nos noces. Ces travaux féminins occupent les doigts et laissent libres le cÅ“ur et l’esprit. Aussi, mon amour vous réclamait-il dans ce petit jardin de printemps tout doré de soleil, vibrant de cris d’oiseaux, parfumé de lilas qui se balancent comme des encensoirs et de cette odeur imprécise de sève et des feuilles sucrées de la glycine qui pendait au-dessus de ma tête. Hélas, le jardin n’était habité que par ton âme.

Je laisse mon cœur sur ces feuillets. Tu me le rendras samedi puisqu’aussi bien, en t’attendant, il bat si peu que rien. Je suis dans tes bras toute fervente, je t’embrasse et je t’aime comme tu m’aimes.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma tendresse, on parle d’amour dans les livres, on parle de bonheur, on parle aussi de l’extase que provoquent les grands sentiments, mais sait-on seulement ce qu’est la joie exquise et secrète de recevoir tes lettres ?

Devinez qui j’ai rencontré aujourd’hui ? Le Guevel et Marineff ! Ils m’ont félicité, ayant appris notre mariage. J’ai été surpris par leur soudaine gentillesse, mais me suis tenu prudemment sur mes gardes. Chat échaudé craint l’eau froide. Le Guevel m’a raconté qu’il était finalement entré au Progrès de Portville où il retrouvera Gorrigen. Triste et médiocre fin pour ce jeune condottiere ! N’en parlons plus…

J’ai retenu ces vers dans une symphonie récente de Francis Jammes :

 

Ce matin, quand le jour a frappé ta paupière

Quel séraphin pensif, courbé sur ton chevet,

Secouait des lilas dans sa robe légère

Et te contait tout bas les amours qu’il rêvait.

 

J’aurais voulu être ce séraphin et rester à tes pieds, étendu, pour t’adorer et pour te dire toute la passion que je contiens en moi.

Ô, toi, ma Caroline, reçois tous mes baisers d’amant.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon grand, vous avez raison, oui : ce soleil est pour nous, pour nous seuls qui nous aimons et c’est une perfidie du destin de nous séparer en des jours pareils qui sont faits pour l’enivrement et la pâmoison… À l’instant, ma pensée roulait sur ce thème : Le Printemps ! Avez-vous remarqué que tous les hommes de maintenant sont des vieillards à l’esprit usé, tarabiscoté, fini ? Leurs facultés d’enthousiasme se sont émoussées, ils ont oublié leur prime enfance et ils se croient obligés de rechercher le réel dans l’absurde. Pour créer du nouveau, ils se contentent d’envisager les choses sous l’angle le plus facile et donc le plus banal.

Printemps, renouveau de l’univers, oui, oui, on a dit ça mille fois. Le mendiant Homère le chantait sur les rochers de Délos, Virgile s’allongeait pour entendre bourdonner les abeilles ivres des premières fleurs, Ronsard choisissait le printemps pour immortaliser la belle Marie, fraîche comme Rose de France, La Fontaine rêvait sur les bourgeons et sur les nids, Rousseau pleurait en passant la nuit aux étoiles, Lamartine, au seuil de sa porte, regardait Milly tout entier fleurir comme une corbeille, Lecomte de Lisle songeait aux printemps monstrueux des Indes et Verlaine, levant la tête vers le puits de jour de sa prison, évoquait la Bien-Aimée introuvable et soupirait :

 

Le ciel est par-dessus le toit si bleu, si calme…

 

Printemps, amour, bonheur… Et nos dégénérés de dire en bâillant : Inventons quelque chose de nouveau ! Alors, ils ferment leurs fenêtres pour fuir la beauté du jour et ils jettent sur leurs têtes le voile de la dureté et du mépris.

C’est contre tout cela que se révolte le bon Francis Jammes que vous me citiez et c’est pourquoi je me sens si proche du vieux barde attendri, au cÅ“ur si humain et si sensible. Depuis un certain temps, à cause de vous qui l’attaquiez parfois avec taquinerie, j’avais presque envie de ne plus rien lire de lui et de mettre dans ma tête une couronne de pervenches des bois avec cette inscription : Pour Francis Jammes d’Hasparren, poète ! Mais votre citation m’a réconciliée avec sa poésie.

Viens, viens vite, viens vite, ma vie, je ne peux plus attendre.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma douce, vous savez que sa santé donnait à Madame Mère quelques inquiétudes. Elle s’est donc décidée à voir un médecin. Il va falloir envisager sérieusement une opération et cela, assez rapidement sans doute. Demain, en venant, je serai en mesure de vous dire ce qui en est au juste.

Vous allez mal me juger mais je dois vous avouer que je n’arrive pas à me faire du souci au sujet de Madame Mère. Je ne pense qu’à la joie de vous retrouver. Une nuit encore loin de vous ! Passerez-vous au moins sur le quai pour m’accueillir ?

Mille et mille baisers tendres de celui qui ne cesse de vous chérir davantage.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Chéri, savez-vous que j’ai eu une journée gris spleen, gris si spleen que j’avais envie de me coucher sur des coussins bien mous, au fond d’une pièce bien close, et de pleurer, pleurer, jusqu’à n’en plus pouvoir comme si, dans mon effondrement, l’air m’avait manqué ? Et tout cela parce que vous n’étiez plus là ! Mais, par fierté, et parce que je me fortifie de la constance de votre amour qui souffrirait trop de me savoir triste à mourir, je n’ai pleuré qu’en dedans, je me suis efforcée de me secouer et d’agir, j’ai ri pour les autres, j’ai même chanté, de mon petit filet de voix digne d’une Nipponne au nom de fleur, quelques airs rococos de La Veuve Joyeuse.

C’est qu’aussi, j’étais passablement lasse. Ce gala pour mes orphelines m’a donné beaucoup de tracas. Quand je pense à toutes les démarches que j’ai dû faire ! Et pour un si piètre résultat ! Maintenant, j’en ai pris le dessus mais j’avoue qu’avant-hier j’étais complètement découragée. Je n’aurais jamais cru que cette maudite Arlésienne drainerait la presque totalité des Poujastrucais et que si peu de monde viendrait entendre Je suis trop grand pour moi. Mais c’est là sans doute une pièce bien trop fine pour notre public. Il lui faut de grands machins et des flonflons. Bref, vous l’avez vu, ce fut un lâchage complet. Moi qui me faisais une fête de collecter beaucoup d’argent pour mon Å“uvre, vous pouvez juger de ma déception !

Après tout, grâce à cette représentation, nous avons eu à nous une journée supplémentaire. Samedi, dimanche, lundi, ce fut merveilleux ! J’en revis tous les instants. Tous, depuis celui où vous êtes arrivé avec Claude Managau et ses amis, portant dans vos bras ce somptueux bouquet de roses rouges. Les dernières courses, parce que vous étiez avec moi pour les faire, me parurent soudain légères et charmantes. J’allais, votre bras glissé sous le mien, nous parlions, nous nous regardions et cela suffisait pour tout simplifier et tout embellir.

Je revois cette soirée de lundi, le moment que j’ai passé dans ma chambre à me parer pour vous, à me faire belle pour vous plaire dans ma longue robe rose aux bras nus. Le spectacle enfin dans cette salle, hélas ! à demi vide. Le retour au Mas, dans la nuit, le souper que Maman avait improvisé où nous étions gais comme des enfants…

Ce soir, il est à peine neuf heures et je vais aller dormir pour reprendre des forces. N’êtes-vous pas trop fatigué vous-même, mon chéri ? Que ne suis-je déjà votre petite femme ! Nous aurions pu nous reposer ensemble et nos deux lassitudes n’en auraient plus fait qu’une.

Écoute, oh, écoute ! Je t’aime, je t’aime, je t’aime. Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Petite âme chérie, j’imagine, en effet, que vous avez dû être passablement déprimée. Pour ma part, je n’étais pas très brillant hier, après cette nuit presque blanche. Dans le train qui nous ramenait à Portville, la troupe de Chantiers avait comme moi des mines blafardes mais, dans le fond, Maganau a été très content. Peu de monde, sans doute, dans la salle. Mais le spectacle a fort bien marché. Et pour lui, c’était l’essentiel.

Mais comme le temps rampe, comme il rampe ! Encore cinq dimanches, cinq haltes avant notre union définitive. Cinq fois encore à te retrouver, certes, mais cinq fois aussi à te quitter, cinq fois à sentir posés sur moi tes grands yeux anxieux, si vite habitués au bonheur que je leur donne et qui se refusent toujours à comprendre l’implacable stupidité de cette séparation hebdomadaire !

Je vis avec le souvenir des images que tu m’as laissées, de tes gestes, tantôt si pudiques, tantôt si câlins, de ta main qui s’égarait dans son émoi, de ta chair, à demi dénudée, qui se tendait vers une caresse défendue…

À toi, ma petite Caroline, ma passion la plus tendre. Et dans le désir fébrile que j’ai de t’étreindre, je t’embrasse follement.

95
Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

(Cette lettre, ne présentant aucun intérêt, a été supprimée.)

96
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma toute chérie, c’est demain le premier mai, ce beau mois où tout resplendit pour le bonheur des sens. Plus qu’un mois et je t’emporte pour la grande aventure. Cette approche accentue ma fièvre. Sur mon bureau, les narcisses et les églantines que vous avez cueillis pour moi me sourient et exaltent mon souvenir amoureux.

Dimanche dernier, entre deux étreintes, tu me demandais si je t’aimais toujours autant. Et je savais bien que tu n’en doutais pas mais que tu avais besoin de réentendre à nouveau les mots qui troublent ton cÅ“ur avant de brûler ta chair. Il est certain que mon ardeur peut t’effrayer parfois. Et cependant, ne vas-tu pas constamment au-devant d’elle ? Mais, rassure-toi, mon âme a pour toi la même ferveur, la même adoration respectueuse. Mon amour a beau être de plus en plus charnel, il ne perd rien de sa spiritualité. Tu es mon amante, certes, mais tu es toujours mon ange. Vois-tu, depuis des mois, je t’ai fait aller de découvertes en découvertes. Néanmoins, tu as deviné que mes gestes les plus audacieux étaient encore une manifestation de ma tendresse. Et la preuve, c’est que tu as eu toi-même, de ton propre chef, des élans d’une puérile impudeur dont la signification ne m’a pas échappé.

Là-bas, à Bérihéa, je sens que ce sera une telle folie que nos êtres en resteront magnifiés pour la vie. Tu seras si jolie dans le soleil du plein été que je ne pourrai me lasser d’appeler à moi ta nudité nacrée et de te rendre heureuse jour et nuit…

P.-S. – Patrick, Buddy et Roudoudou sont sûrs. Mais ni Cro-Magnon ni Paolo ne pourront venir. Je ferai donc appel, en désespoir de cause, à Le Guevel et à Marineff. Maurille fera le sixième.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon aimé, voulez-vous connaître mon dimanche ? Ce dimanche solitaire durant lequel vous m’avez tant manqué ! Tant manqué que je dois prendre sur moi pour ne pas en vouloir terriblement à votre père. Le méchant égoïste qui vous a retenu près de lui, sans se soucier de mon déchirement !

J’ai assisté à la messe et agité des palmes au milieu de cette assemblée d’enfants qui pleurent ou qui croquent à petit bruit les Å“ufs de chocolat dont on leur fit cadeau. Un moment de flânerie dans les rues étonnées de voir du monde. Un important déjeuner familial, servi impeccablement par notre gouvernement (cinq pieds six pouces comme un horse-guard et vingt ans de service sans faiblesse, hum ? – dans la maison). Puis je suis allée voir Félix Ampuis et lui porter, non pas une galette et un pot de beurre, mais un gâteau à la crème Chantilly. Il va vraiment de plus en plus mal, le pauvre chéri, et ça me déchire ! Cependant, lui qui ne mange à peu près plus rien, il a tenu à goûter de ma pâtisserie. Car c’était moi qui avais fait ce gâteau pour perfectionner mes talents de ménagère à l’intention de mon futur petit mari.

Après le dîner, réfugiée dans mon alcôve, j’ai lu des vers de Maeterlinck. C’était simple et fort à la fois. Je vous les dirai peut-être quelque jour et vous les aimerez. Moi non plus, je n’apprécie guère l’art qui sent l’artifice. Il n’y a que le naturel et la vérité qui vaillent.

Il est onze heures et la maison est endormie. Bonsoir Monsieur mon mari que j’aime. Ta Caroline.

98
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Mon âme, oui quel fâcheux contretemps que celui qui m’a empêché de venir vers vous samedi dernier ! Mais Monsieur Papa a prétendu qu’il avait absolument besoin de moi. Pour lui, véritablement, les affaires sont les affaires ! Dans son esprit, les sentiments, même les plus sacrés, passent après. On dirait qu’il n’a jamais aimé ou qu’il ne s’en souvient plus. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas eu moyen de l’attendrir. Heureusement encore que vous avez reçu mon télégramme à temps. Mais j’ai été chaviré de vous sentir si triste et si désenchantée dans votre lettre. J’espère au moins que vous ne m’en voulez pas. Vous devez bien comprendre que si je ne suis pas venu, c’est que je ne pouvais faire autrement. Mais je suis sûr que nous saurons rattraper ça dimanche prochain.

Un an s’est écoulé depuis que nous nous sommes fait l’aveu de notre amour, une grande et merveilleuse année de fiançailles que nos noces vont dignement couronner.

Samedi (enfin !) je vous porterai votre couronne de mariée. Elle est prête.

Ce soir, je te donne rendez-vous par la pensée, de très bonne heure, dans la chambre de nos rêves et tu seras toute la nuit bercée par mes baisers.

99
Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon adoré, penchée sur une pièce de crêpe de chine aussi blanc que neige, j’ai tiré des fils tout l’après-midi pour ma belle combinaison de mariée. Mais vivement le cinq juin ! Je n’en peux plus d’attendre.

À propos de notre mariage, il faut que je vous dise que petite Maman, d’accord avec moi, a décidé d’inviter Mademoiselle Duchamp de la Longe, la jeune fille à la Citroën que vous avez vue à la maison dernièrement. Elle n’a toujours été pour moi que gentillesses et prévenances et elle est moralement si charmante que c’est un plaisir de lui faire une gracieuseté. Étant donné son âge un peu mûrissant, nous la placerons d’office avec Maurille qui est prêt à tous les sacrifices en tant que membre de la famille. Restent donc mes cinq jeunes filles réservées pour vos cinq mousquetaires.

Mais ne croyez pas que je ne pense qu’à l’organisation du cortège. Non, non, je ne vois qu’une chose : un autel du Bon Dieu et devant cet autel, deux formes agenouillées, mon chéri, Caroline toute blanche dans ce nuage qui a l’air de l’enlever de terre pour la mettre au ciel de joie, un anneau qui glisse à mon doigt, des mots prononcés et la certitude forte, aiguë, surnaturelle, qu’en se relevant on va avoir toute la vie devant soi, une vie d’amour à deux, le monde reflété dans les yeux bien-aimés et toute une immensité de bonheur épanouie autour de soi.

Priez vos parents, chéri, de hâter l’envoi des renseignements demandés par le notaire. Il faut que le contrat soit fait avant les publications et le temps passe.

Ta petite femme. Caro.

100
Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma Caroline, plus que vingt-trois jours pour que Dieu puisse sanctifier notre union !

J’ai déjà reçu mon extrait de baptême et mon extrait de naissance. Quant à mon extrait de confirmation, il me sera impossible de l’avoir, le curé de la paroisse ayant omis d’en faire mention à l’époque, sur ses registres. Mais il m’a dit que sa seule affirmation écrite suffisait. Ce qui simplifie tout.

Autre bonne nouvelle, magnifique, celle-là : je crois que nous tenons enfin notre nid. Rue Joséphine, il se loge, dans le quartier de Portville que vous préférez, celui des vieux couvents perdus au milieu de leurs vastes jardins secrets. J’ai visité la maison. Il semble qu’elle est tout à fait ce qu’il nous faut. Nous en reparlerons samedi.

Te souviens-tu qu’hier, dans l’après-midi, pendant que toute la maisonnée faisait sa sieste, tu m’as enivré comme jamais encore en me donnant le spectacle de ta volupté ? Ce n’était pas la première fois, sans doute, que nous étions seuls au petit salon, sur notre canapé habituel et que tu te pâmais sur mon épaule pendant que ta main retenait la mienne, comme si tu n’avais pas voulu que s’arrête en toi la montée du plaisir. Mais jamais, je crois, ton abandon n’avait été aussi total, ta plainte si éperdue. Et j’ai dû écraser mes lèvres sur les tiennes pour assourdir tes gémissements extasiés. Alors, finalement comblée, tu as fermé les yeux et je t’ai portée, tout alanguie dans ta chambre, sur ton lit où je t’ai doucement allongée. Tu t’endormais du sommeil de l’amour, et mon bras qui était sous ton cou sentait passer en lui toute ta chaleur. Longtemps, tu es restée dans cet état d’inconscience. Et quand tu es revenue à toi, il y avait tant de gratitude dans tes yeux que j’ai compris pourquoi tu m’attirais à nouveau à toi et pourquoi tu m’ouvrais ta bouche.

Que ce baiser brûlant dure donc jusqu’à samedi où je le reprendrai.

Ton mari qui t’aime.

101
Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Avant même d’écrire, chéri, ma plume s’arrête et je lève la tête pour recueillir en mes yeux les merveilles du soleil revenu qui caresse d’un doigt doré tout le jardin : les palmiers droits et secs, les Å“illets blancs qui se dépêchent de fleurir pour mieux embaumer, les acacias aux longues grappes de senteurs, les rosiers simples du Bengale, le rosier rouge qui donne chaque matin une nouvelle rose modelée pendant la nuit, les feuilles des tilleuls, le belvédère lointain avec sa charmille et ses vieilles pierres qui lui font un air d’un mystérieux XVIIIe.

Je crois bien que vous allez épouser la dernière des petites filles romanesques.

 

Dans mon cœur dort un clair de lune…

Un beau clair de lune d’été.

 

C’est toi qui l’as réveillé après les années un peu farouches pendant lesquelles il a dormi. Mais à présent je me sens ivre de toi. Et ta dernière lettre a achevé de mettre le comble à ma confusion amoureuse tant tes évocations étaient audacieuses.

Cependant, je ne rougis pas de mon bonheur, au contraire. Moi aussi je garde le souvenir de nos caresses avec cette ferveur un peu grave que les anciens mettaient sur leurs frises aux visages des amants pour leur jour d’hyménée. Car les anciens, eux, ne séparaient pas l’idée de mariage de l’idée d’amour comme le font aujourd’hui les civilisés sacrilèges.

 

Elle a vécu Myrto, la jeune Tarentine

Un vaisseau la portait aux bords de la marine

Là, les flûtes, l’Hymen, les chansons lentement

La devaient reconduire au seuil de son amant

Une main vigilante a, pour cette journée

Sous le cèdre enfermé la robe d’Hyménée

Et l’or dont du bouquet ses bras seront parés

Et pour ses blonds cheveux les parfums préparés…

 

Comme elle est jolie la petite Myrto, toute pudique, dans le frissonnement d’un bonheur qui la rend un peu tremblante ! Là-bas, dans la maison passée à la chaux, le bien-aimé l’attend. Oh ! comme il l’attend, les bras tendus pour la presser sur son cÅ“ur et lui faire franchir le seuil de la porte selon le rite antique.

Viens vite, mon aimé. Ta petite femme. Caroline.

P.-S. – Maman vous envoie de bons baisers. Elle a encore fait une folie pour moi ! Hier, pour aller avec mon déshabillé, elle m’a offert une ravissante ceinture en rubans roses pour éviter les jarretières que je déteste. C’est adorable, je te dis ça, tu sais… il me semble que tu es déjà mon mari.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Je songe, ma tendresse, en vous écrivant, à la relativité des distances. Quand Joachim du Bellay a fait son long voyage vers Rome, il me plaît de supposer qu’il n’avait laissé aucune fiancée à l’Abbaye de Saint-Maur, car elle et lui eussent certainement souffert atrocement d’une séparation que la longueur des communications devait rendre plus cruelle. Les lettres, alors, mettaient si longtemps avant de parvenir à destination, quand elles ne se perdaient pas ou que leur porteur s’attardait en quelque auberge bien pourvue en ribaudes et en bon vin grenat de Bourgogne, que ce devait être désespérant. Or donc, maigre consolation que la nôtre !…

Ce fastidieux préambule n’a d’autre but que de vous préparer à recevoir l’aveu que j’ai à vous faire. J’ai, en effet, été assez heurté, dimanche dernier, par une réflexion de votre chère Maman. Pourquoi a-t-elle défendu si agressivement l’hypothèse selon laquelle n’importe quel autre jeune homme aurait pu vous aimer comme je vous aime si le hasard l’avait placé sur votre route ? Je n’en reviens pas ! De sa part, c’est plus qu’une atteinte à mon amour-propre. Cette façon de m’abaisser à vos yeux est une blessure faite à notre amour. Si je ne savais la grandeur de ta foi en moi, je pourrais craindre que tu n’en viennes à me moins aimer.

Comment parviendrais-je à assurer la pérennité de notre bonheur s’il était dit qu’on puisse saper petit à petit notre mutuelle confiance ?

Je n’ai jamais dit du mal des personnes qui vous sont chères, il me semble. J’ai défendu votre Maman, Clarisse, son mari, Maurille et même l’abbé, chaque fois qu’on les attaquait devant moi. Je suis toujours venu au Mas, vous le savez, comme un enfant ébloui et désireux de vous aimer tous. En retour, je n’ai mendié qu’un peu d’amour au sein de ce cadre harmonieux où j’ai désormais rêvé de vivre. Alors ? Rassurez-moi bien vite. Et dites-moi qu’il n’y avait là qu’un affreux, qu’un sombre malentendu.

Ton fiancé qui te donne tout son amour.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Mon doux chéri, que c’est bon de se retrouver dans le calme après une journée de courses et d’écÅ“urements ! Je vois d’ici vos yeux étonnés et inquiets. D’écÅ“urements ? Oui, car j’ai souffert de voir l’amour blasphémé. Après nous avoir fait envoyer une coupe de Lalique comme cadeau, Minette Sauvaju est venue nous voir au Mas pour nous annoncer qu’elle ne pourrait venir à notre mariage. Son divorce prochain l’empêche de se mettre en vedette. Elle doit compter avec l’esprit petite-ville de Poujastruc. Elle divorce légèrement, jetant par-dessus bord son mari et je la regardais, vois-tu, cette femme qui ignore que lorsque l’on a fait le don merveilleux de soi-même, on ne se reprend pas. Je pensais au mot du Psaume sur les malheureux qui ont des yeux pour ne point voir… Déjà, elle affirmait que n’ayant aucun sentiment religieux, elle songerait peut-être à refaire sa vie. Refaire sa vie comme on remaille des bas ou comme on recoud une robe déchirée ? Mon Dieu, non. Ce tissu-là est trop délicat. Le fil blanc y paraît toujours… J’ai failli lui dire qu’elle avait raison de ne pas venir à notre mariage, qu’elle ne connaissait pas l’amour, le vrai ! Et j’ai aussi retenu au fond de moi les durs mots de Bloy qui compare la courtisane qui se vend et se reprend pour se revendre encore à l’usurier qui vit de sa vile monnaie… Mon amour, laissons ces laideurs et réjouissons-nous d’être si sûrs de nous, si pleins de notre bonheur. Lacordaire l’a écrit avant que nous puissions en éprouver la vérité : L’amour est dans l’âme et l’âme ne meurt pas.

Une bonne surprise : Malgré son grand deuil (perte de sa sÅ“ur et de sa belle-sÅ“ur), le général de Capdenac a écrit à Maman qu’il tenait à être présent à la cérémonie par amitié pour la famille et en souvenir de mon pauvre Papa. C’est pour cette marque de dignité dans les sentiments que je me réjouis et non par le fait d’une réminiscence de Franc-Nohain : Ah ! s’il pouvait seulement défiler à cheval !

Je ne sais encore où je me suis enrhumée et je tousse un peu. Mais, avec ce beau temps, ce ne sera rien, j’en suis sûre.

Je t’aime. Caroline.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Mon aimée, moi aussi, je termine mes préparatifs. Déjà, c’est la grande aventure qui commence. Je n’y songe pas sans émotion. Dès que je suis livré à moi-même, je refais le bilan de toutes mes années passées. Vous savez que je ne garde pas un souvenir très attendri de mon enfance et même de mon adolescence. Ni l’une ni l’autre n’ont vraiment compté pour moi. Elles ont été ingratement jalonnées de rancœurs et d’échecs et je n’ai eu un peu conscience de vivre qu’à partir du moment où je vous ai connue.

Mais le soleil brille et le ciel est une splendeur. Je ne veux plus penser qu’à notre départ.

Je me mets à tes genoux et je les couvre de mes baisers les plus tendres.

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Caroline Poujastruc à Monsieur Hermès

Vous ne pouvez imaginer, mon amour, ce mélange de bonheur surhumain et d’émotion poignante qui s’empare de moi, ce soir, tout particulièrement, à l’idée que nous sommes en train de vivre notre dernière semaine de fiançailles.

C’est d’un commun accord que nous avons décidé de vivre ainsi pendant toute une année. Nous avons voulu que notre amour s’éprouve comme un métal et puisse s’épanouir sans heurt et sans précipitation en tissant autour de nous des liens assez forts pour que rien ne puisse plus ensuite les défaire. Eh bien, je considère que nous avons eu mille fois raison d’agir ainsi. Maintenant, l’épreuve est à peu près achevée et nous laisse au cœur l’impression d’une merveilleuse réussite.

Une semaine de roses blanches à effeuiller pétale à pétale en respirant leur doux parfum, une semaine de prières à dédier à Dieu en grand merci car il nous a montré le chemin, une semaine de veillées d’amour comme la veillée d’armes du chevalier mystique. Nous sommes en effet de la race qui peut dire : Je t’ai donné mon cÅ“ur avec fidélité et ne pourrai changer.

Vous m’avez souvent parlé de vos parents et de la souffrance que vous enduriez à être soumis par eux à une vie qui n’était en rien conforme à notre commun idéal de beauté. Quand j’imagine, encore aujourd’hui, que vous pouvez être grondé, incompris, broyé dans un engrenage de ternes routines, dans une atmosphère de disputes (j’ai assisté à cela une seule fois et j’en ai été aussi médusée qu’horrifiée) alors que vous planez tellement au-dessus de tout cela, je ne peux me dispenser de tendre mes deux bras vers vous pour que vous preniez votre force sur ma faiblesse.

J’ai essayé de comprendre vos parents. Je n’y suis guère parvenue. Je crois qu’ils vous aiment bien (à leur façon !), aussi suis-je disposée à les aimer de tout mon cÅ“ur mais je ne sais pas, ce n’est pas ma faute, il me semble que nous ne nous épanouissons pas, eux et nous, pour les mêmes causes.

J’aurais voulu vous écrire plus longuement pour cette dernière fois mais je suis réellement lasse. En compensation, je vous téléphonerai demain matin. Vous aurez donc d’abord cette lettre puis, presque aussitôt après, le son de ma voix. C’est que, vois-tu, je n’en peux plus de te désirer, de t’attendre.

Je vais cette nuit, toute cette nuit, rêver de toi.

Je t’aime.

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Monsieur Hermès à Caroline Poujastruc

Ma beauté, c’est aussi ma dernière lettre de fiancé qui part ce soir vers toi. Et je veux te remercier encore de tous les dons que tu m’as faits depuis un an. Jamais tu ne m’as laissé vraiment à la porte de ton paradis intérieur. Toujours, tu as su m’y accueillir et tout ce que j’ai tenté, c’était de me rendre chaque jour un peu plus digne d’y pénétrer et d’y demeurer pour te vénérer et te chérir à mon tour.

Demain après-midi je serai à nouveau auprès de toi mais pour ne plus te quitter jamais. Dis-moi que tu es heureuse. Je le suis tant, si tu savais !

Oui, tout me paraît facile aujourd’hui. Je chante, je trépigne, je suis comme ivre et je voudrais que tout le monde, autour de moi, participe à mon allégresse car dans cinq jours, cinq jours tu entends ! je t’emporte pour la vie. Dans cinq jours tu dormiras toutes les nuits dans mes bras.

Je voudrais qu’il n’y eût déjà plus d’espace ni de temps. Je voudrais ne jamais revenir d’où nous allons aller. Je voudrais t’aimer sans cesse et que tout cela n’eût pas de fin. Mais cela finira-t-il ? Et comment cela pourrait-il jamais finir ? Toute ma vie n’a tendu qu’à ce bonheur qui nous échoit. Toute une année, nous avons ensemble résisté et vaincu pour que ce bonheur soit préservé. Nous pouvons aller en paix. Tout est bien, tout est limpide en nos cÅ“urs. Nous sommes prêts pour le grand voyage. Rien n’a été laissé au hasard. Nous sommes sûrs de nous. La mer est calme. Le soleil brille haut dans le ciel. C’est le moment. Nous n’avons plus qu’à lever l’ancre.

Adieu, vie passée ! Nos regards se confondent, nos mains se joignent. Nous n’avons rien à regretter de ce que nous laissons derrière nous. Rien n’existe plus hors notre amour. L’oubli tombe sur les gens et sur leurs insignifiantes méchancetés. Viens dans mes bras, ma Caroline bien-aimée. Serre-toi contre moi. Tu vois, l’étrave fend le flot impétueux et le vent sculpte nos corps. Ton petit visage extasié s’incline sur mon épaule cependant que mes mains sentent peser sur elles le poids léger de ta taille qui se renverse et se creuse pour mieux goûter l’ivresse de notre étreinte. Et, dans le silence profond de la mer et du ciel, nos lèvres se joignent pieusement… longuement… éternellement…

Ton mari qui t’aime pour la vie de toujours.

Le 1er juin 1929.

II

Avant de franchir le pas

Et moi qui pensais bien dormir ! Vers trois ou quatre heures du matin, je ne sais pas au juste, j’ai sombré dans un lourd sommeil entrecoupé de cauchemars absurdes mais cela a achevé de m’abrutir. Que dit ma montre ? Il fait déjà grand jour. Si je voulais essayer de repiquer un somme il faudrait que je me lève pour aller fermer les persiennes. Mais je ne m’en sens pas le courage. Il y en a qui peuvent passer la nuit dans une pièce close. Moi, pas ; j’ai besoin d’ouvrir tout. J’aime l’air. Et puis, je suis trop énervé. Si je réussissais (contre toute probabilité) à m’assoupir de nouveau je ferais encore de mauvais rêves et vaut mieux pas. Déjà joli que je n’aie pas la migraine ! Il est vrai que nous n’avons pas été sérieux, hier soir. Nous nous sommes couchés tard. Il était plus de minuit. La soirée était si douce… Tout de même, je n’aurais peut-être pas dû absorber tant de café glacé et tant d’alcool. Je ne sais pourquoi, j’étais tout excité. Ou plutôt, je m’en doute. Et ce diable de Maurille qui ne cessait de me resservir. Encore un de ses tours ! Il aurait voulu griser le fiancé, la veille de la noce, devant tous les invités réunis. Histoire de rire un peu. On dirait qu’il a toujours à se venger de quelqu’un ou de quelque chose. La malveillance l’habite. Enfant, il devait arracher les ailes aux mouches rien que pour les voir souffrir ou tirer la queue au chat ou marcher sur la patte du chien. Je m’étonne qu’il n’ait pas fait sa médecine. Il aurait pu se livrer aux délices de la vivisection. C’est un type à qui il faut tout le temps des cobayes. Je devais être dans un bon jour, tout particulièrement, pour avoir si bien tenu le coup. À la fin, j’étais passablement parti et je jactais tant et plus, mais je ne crois pas avoir dépassé la mesure. Sinon, Caroline m’aurait fait les gros yeux et se serait arrangée pour m’entraîner à l’écart dans une allée afin que je retrouve mon aplomb. Elle n’en a pas l’air, comme ça, mais elle a énormément de présence d’esprit. Au fond d’elle-même, elle aurait sûrement eu de la peine de me voir dans cet état. Elle en aurait même fait tout un drame. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi je me monte la tête puisqu’il n’y a rien eu. Le soleil est déjà haut, bon sang ! Il va faire une de ces calores, aujourd’hui ! Ici, à Poujastruc, ce sont les journées de juin qui sont les plus chaudes à ce que prétend François. Je veux bien l’admettre. Mais hier, du moins, nous étions à notre aise, en tenue légère. Tandis qu’aujourd’hui il va falloir endosser l’habit. Si seulement on pouvait porter la chemise molle ! Mais c’est ce plastron, ce col dur, ces manchettes empesées qui sont impossibles. Je transpire à l’avance d’appréhension. Enfin, je ne veux pas me presser. Pourvu que je sois prêt pour dix heures ce sera bien suffisant. Je m’habillerai à la dernière minute. Autant de gagné ! À la réflexion, tout de même, j’ai vaguement l’impression d’avoir commis une gaffe, hier soir. C’est au moment où Marineff en est venu à philosopher sur l’intelligence. Qu’est-ce qui m’a pris ? C’était bien de moi, ça ! Toujours cette manie des professions de foi, des classifications intempestives. Je m’entends encore déclarer : De tous mes amis, le plus intelligent est, sans conteste, Buddy Gard ! Comme ça, devant tout le monde, alors que Buddy lui-même était là ! Heureusement, il est parfait, Buddy. Il a fait comme s’il n’avait pas entendu et il a répliqué aussitôt à Marineff pour enchaîner. Mais un qui a dû l’avoir à la caille c’est Patrick. Il a dû se dire : Et moi, alors, je ne compte pas ? Cette préférence idiote que j’ai marquée a dû d’autant plus l’ulcérer qu’il ne peut pas sentir Buddy. Ils n’ont cessé de se jalouser depuis qu’ils se connaissent. J’aurais dû m’expliquer mieux, y mettre plus de nuances. Bien sûr que Patrick aussi est intelligent. Diablement intelligent, même. Une intelligence tout en facettes, toujours enlevée avec brio et aussi vive qu’ironique. Ce que je voulais dire c’est que si je donnais un petit avantage sur lui à Buddy c’était uniquement parce que Buddy a un comportement plus posé, plus solide peut-être. Buddy est cartésien jusqu’au bout des ongles (à cette différence près que le gars Descartes, on n’a jamais su s’il se rongeait le bout des ongles comme lui). Bref, j’ai beau passer en revue tous les gens que j’ai approchés, je n’ai jamais rencontré chez personne, développé à ce point, ce don qu’a Buddy de classer d’un mot les idées, de leur faire un sort ou de les fixer dans une formule lumineuse. C’est bien simple, plus je vais, plus je suis tenté de le comparer à Monsieur Teste. Il a, de Monsieur Teste, jusqu’à ce mépris de la création littéraire, jusqu’à cette impuissance réelle à créer qu’il dissimule si bien sous des dehors détachés et supérieurs. Buddy, c’est la raison même, c’est l’équilibre personnifié. Savoir, maintenant, si dans la hiérarchie des intelligences je dois donner la palme à Buddy, c’est une autre question. Après tout, l’intelligence toute cursive de Patrick a aussi son prix et sa séduction. Et la preuve que je l’apprécie c’est la puissance des atomes crochus qui existent entre nous. Un exemple seulement. Ce discours, que Patrick doit prononcer tout à l’heure, à l’issue du repas, et qu’il nous a lu hier soir, dans sa chambre, eh bien, je suis persuadé que Buddy aurait été incapable de l’écrire. Pas du tout dans ses cordes cette virtuosité et cet humour tendre dont Patrick a le secret ! Entre parenthèses, un moment exquis qu’on a passé ensemble, les garçons, cette nuit, à écouter ça. J’étais à mille lieues de m’y attendre. J’allais même me coucher. J’étais en robe de chambre quand Patrick a frappé à ma porte. Il faut dire qu’on a mis Buddy, Patrick et Roudoudou dans une vaste carrée à deux lits qui jouxte la mienne. Quand je suis entré chez eux, à la suite de Patrick, les deux autres étaient déjà en pyjama. Tout le reste de la maisonnée était au lit, c’est sûr. On a commencé à blaguer et c’est alors que Patrick m’a expliqué pourquoi il était venu me relancer. Je ne sais où il avait déniché une bouteille de champagne. Il avait décidé qu’il fallait arroser dignement ma dernière nuit de garçon. Demain, vous aurez franchi le Rubicon ; vous serez un homme marié ! Profitons de notre célibataire pendant qu’il en est temps encore ! Sans nous inquiéter du boucan que nous faisions, nous trinquâmes et je me laissai chahuter et taquiner de bonne grâce. Il y avait quelques mois à peine, j’avais juré sur mes grands dieux que je ne me laisserais pas de si tôt mettre la corde au cou, que je n’étais pas du tout mûr pour le conjungo et qu’il fallait être fou pour prendre femme avant d’avoir la trentaine. Et voilà que je convolais ! Et non seulement je convolais mais encore je convolais de mon plein gré, avec l’emballement d’un type complètement mordu. Je voyais bien que vis-à-vis de mes vieux potes j’étais une sorte de renégat. Ils ne se gênaient pas pour me faire sentir qu’ils me plaignaient. Quoi, si peu à la hauteur de ses principes ? En somme, j’avais fait le flambard ; je leur avais bourré le mou, je m’étais donné le beau rôle et, au premier virage, je canais. Toutefois, comme ils m’avaient à la bonne et qu’ils réalisaient bien qu’il était à la fois trop tard et peu décent de me rappeler mes récents serments ils se gardèrent de m’importuner outre mesure. Je crois aussi que Caroline a fort bien su faire leur conquête et même qu’elle leur en a mis plein la vue sans le vouloir. Ils se rendent compte qu’elle n’est pas n’importe qui et qu’elle est capable, tant elle a d’intuition et de flamme, de redonner du lustre à cette institution périmée et bébête qu’est le mariage. D’où des circonstances atténuantes à mon profit. Parbleu ! je le sais mieux qu’eux que le mariage (avec elle) n’aura rien de comparable au format courant. Peut-être même sont-ils au fond époustouflés et un peu jaloux de mon bonheur ; un bonheur si évident qu’il éclate dans tous mes gestes ? Et cherchent-ils à camoufler leur émotion sous une charmante gouaille ? Mais oui, Roudoudou soi-même était verveux. Je ne le reconnaissais pas. Et quand il a porté un toast en me faisant promettre je ne sais plus quoi et que Patrick a commencé à lire son discours il ne s’en est pas fallu de beaucoup que nous n’ayons la larme à l’œil. Des discours, ce n’est pas ce qui nous aura manqué à Caroline et à moi durant ces deux jours ! Déjà, hier soir, à la mairie de Poujastruc, le vieux docteur Ampuis, qui, en sa qualité de second adjoint, nous a mariés civilement, avec une rutilante écharpe tricolore sur le ventre, y est allé de son couplet. Pas mal tourné, d’ailleurs. Peut-être un peu littéraire… De la littérature qui retardait d’un demi-siècle ! On a des Lettres ou on n’en a pas. Tout à l’heure, à l’église, pendant que l’archiprêtre dira l’office, c’est l’abbé Roquecorbe qui fera vibrer les cÅ“urs et sangloter les belles-mères d’attendrissement sous les voûtes. Au repas de noces, enfin, après Patrick, Jacques Ampuis, not’ jeune député, et Antoine, la gloire de la famille, y iront de leur petit solo de circonstance. Comme dit Buddy, on a troqué les chansons contre des harangues. En fait de harangues, j’imagine que celle de not’ jeune député vaudra son pesant de macaroni. Parce que, pour bafouiller du râtelier, il se pose un peu là, le frère ! Sans oublier qu’il faudra avaler les inévitables appels du pied rapport à la situation actuelle avec tous les poncifs d’usage sur la famille, la patrie, la France Éternelle et tout le Saint-Frusquin. Je me demande toujours comment ce pauvre garçon fait pour garder son sérieux quand il débite de telles fadaises. Il est trop astucieux, tout de même, pour mordre à ses propres hameçons. Mais il a tellement pris l’habitude de déconner devant ses électeurs qu’il a dû finir par se figurer qu’il y croyait ou qu’il fallait y croire. Et l’on déblatère sur les cabots ! Mais lui, il est pire qu’un cabot. À ce petit jeu-là, dans quelques années, il n’y aura plus moyen de tirer de lui le moindre mot sincère. Déjà, quand nous sommes entre nous, au Mas, en petit comité, alors qu’il pourrait vraiment se détendre un peu puisqu’il sait bien qu’il n’a pas à se cravacher devant les intimes, eh bien, c’est plus fort que lui, il pérore. Il oublie même avec qui il est. On dirait qu’il ne nous voit pas. Il nous parle comme s’il était sur l’estrade ou comme s’il répondait à une bande de journalistes parlementaires au sortir d’une séance historique à la Chambre. Toujours en représentation et sans omettre de surveiller le roulement méridional des « r Â». On discutera par exemple de la pluie et du beau temps, du prix des fraises ou de la mode des pantalons à jambes d’éléphant, eh bien, qu’à cela ne tienne, en deux coups de cuillère à pot il aura transposé la question sur le plan démagogique et nous régalera d’un petit exposé maison sur la dévaluation ou sur la stratégie des partis, sur le réarmement de l’Allemagne ou sur le nouveau plan quinquennal pour nous assommer finalement sous les arguments d’un appel à l’union nationale et à la défense énergique de nos frontières menacées. J’ai tort de le blaguer. S’il n’était pas là, il nous manquerait. Et, pour reprendre une boutade de Caroline, avec l’archiprêtre et le général en retraite, ça fera tout de même trois jolis polichinelles à la cérémonie. C’est Monsieur Papa (ou même Madame Mère !) qui sera fier de se frotter à tout ce beau monde, dans sa jaquette bien remplie, avec son macaron d’officier du mérite agricole à la boutonnière ! L’archiprêtre, bien sûr, il se contentera de l’admirer de loin. Il n’aurait pas grand’chose à lui dégoiser. Si encore le dit archiprêtre était un bon vivant ! Mais avec sa bille de croque-mort… Le général, lui, il l’intimidera avec ses dorures et ses étoiles. Il n’osera pas lui taper sur le ventre. Il a la discipline dans le sang, Monsieur Papa. Si l’autre l’interpellait il se mettrait au garde-à-vous illico. Reste le députoche. Avec lui, je le gage, Monsieur Papa sera fort à son aise. Ni soutane ni chamarrures. Du complet veston. De citoyen à citoyen. Et de s’offrir gratis une consultation sur les destinées de notre cher grand pays auprès d’un de nos plus jeunes et plus brillants conscrits de la IIIe. Ça promet, cette journée ! Et c’est bien pour faire plaisir à Caroline que j’ai accepté de participer à la mascarade. Encore, hier, ça pouvait aller. On n’était pas trop nombreux. Il n’y avait que les intimes et personne n’était costumé. Dans un sens, ça a même été assez sympathique ce mariage à la mairie. Caroline elle-même était toute pimpante et se livrait à une foule d’espiègleries. On sentait bien que, pour elle, ce n’était pas cette cérémonie-là qui comptait. Et pourtant, si on y réfléchit, nous sommes tout ce qu’il y a de plus légalement mariés, depuis hier soir. J’ai mon livret de famille dans ma valtouse. Caroline est ma femme. À se demander ce que je fais là, moi, le mari, au lieu d’avoir passé la nuit dans son lit. Mais, cela va de soi, pour Caroline, je ne suis encore qu’un fiancé. C’est aujourd’hui seulement que tout va être consommé. Je n’ai pas voulu la contrarier et, à tout prendre, j’admets même son point de vue. Cette espèce de veillée liliale a quelque chose de désuet sans doute mais aussi d’assez romanesque. Un peu la veillée du jeune preux avant d’être sacré chevalier. N’empêche que Madame Poujastruc aurait fait une drôle de tête si j’avais voulu, dès hier soir, user de mes prérogatives maritales ! Dame, d’après la loi, j’avais le droit… La pauvre, elle est sur les dents. C’était la dernière nuit que sa fille passait sous son toit. Elle a beau m’aimer, Madame Poujastruc (et ça, je crois qu’elle m’aime de tout son cÅ“ur) je suis tout de même celui qui vient lui arracher sa Caroline et qui, dès ce soir, va l’emporter loin d’elle. Pas étonnant qu’elle use de ses derniers avantages, qu’elle fasse peser sur moi, jusqu’à l’extrême limite, ses pouvoirs maternels ! Les sentiments religieux de Caroline aidant, il n’était pas malaisé de prévoir qu’elle s’arrangerait pour retarder autant qu’elle pourrait l’instant fatidique. Déjà joli, même, qu’elle m’ait permis de coucher au Mas. Ça a fait toute une histoire pendant plusieurs jours. Elle avait retenu une chambre pour moi à l’Hôtel des Trois Écus d’Argent. À la fin, elle a cédé parce qu’elle voyait que j’allais réellement le prendre mal. Dame, on n’a pas idée de ça ! Roudoudou, Buddy et Patrick auraient eu le droit de loger ici et moi, le mari, on m’aurait expédié au bourg ! Non, mais chez qui ! Je sais bien que ce n’est peut-être pas très correct et que protocolairement le fiancé ne devrait pas passer la nuit qui précède la noce sous le même toit que sa fiancée. Mais je me moque de ce que peuvent penser les gens. Cette nuit, j’ai respecté Caroline et ça c’était uniquement une affaire entre elle et moi, entre ma conscience et moi. Quoi qu’il en soit, il est bien probable que Madame Poujastruc m’en veuille un peu de mon accès d’indépendance. Quant à Caroline, elle, elle était tellement ravie de me savoir près d’elle, elle comprenait si bien l’incongruité de cet exil (c’eût été la première fois depuis que je viens au Mas) qu’elle a abondé dans mon sens. J’en ris, à présent, parce que tout ça, en vérité, ça n’a pas beaucoup d’importance et que ça en aura encore moins dans quelques heures quand nous serons tous les deux dans le train, Caroline et moi, ou même cette nuit quand nous arriverons à Bérihéa. Mais, malgré tout, ce n’était pas ordinaire de voir Madame Poujastruc nous asticoter sur le palier parce que nous mettions trop de temps à son gré à nous dire bonsoir. Elle était devenue bien pudibonde, tout d’un coup ! Elle n’imaginait tout de même pas que nous allions faire des choses inconvenantes, comme ça, pour notre dernière nuit de fiancés ? On a bien attendu jusqu’ici, on peut bien attendre encore vingt-quatre heures ! D’habitude, moi qui entre comme je veux dans la chambre de Caroline, le soir, pour l’embrasser dans son petit lit ou le matin, à l’aube, quand je repars pour Portville, hier, elle était là, ne me quittant pas des yeux et tiquant visiblement. Jalouse, soudain ? Elle s’y prendrait un peu tard, la malheureuse, parce que je crois bien que Caroline ne songe plus maintenant qu’à une chose : à s’émanciper de sa tutelle. Mais aussi, c’est ridicule ! Elle la retrouvera, sa fille ! Je ne la lui mangerai pas. Dans un mois nous serons de retour. Et puisque nous devons vivre ensemble il n’y aura rien de changé. Ah, vraiment, je ne vois pas ce qu’il lui a pris hier soir. Je ne sais pas non plus si elle s’en est rendu compte mais moi cela avait fini par me mettre sérieusement en boule. Nous ne sommes plus des enfants. Voilà près d’un an que nous sommes fiancés, un an que nous avons, chaque semaine, passé parfois plusieurs heures seuls ensemble. Il aurait pu s’en passer des choses pendant tout ce temps-là ! Je ne dis pas qu’il ne s’en est pas passé mais enfin il ne s’en est pas passé autant qu’on aurait pu être en droit de le supposer. Aussi c’était bien inutile de nous chambrer de la sorte. Quand j’ai souhaité bonne nuit à Caroline et que je l’ai enlacée, j’ai observé Madame Poujastruc. Elle avait un air de froide réprobation et semblait en proie à une vive souffrance intérieure. Tout à fait comme si j’avais infligé je ne sais quel supplice chinois à sa fille. Mais Caroline n’avait pas du tout l’air de quelqu’un qui pâtit. Elle serait bien restée plus longtemps dans mes bras. Elle n’avait nullement envie de me fuir. Je me souviens même qu’elle se pressait contre moi de toutes ses forces et qu’elle collait ses lèvres aux miennes avec une passion qui ne pouvait pas prêter à confusion. Quand j’y pense, tout de même, quel chemin parcouru depuis un an ! Je ne peux pas dire qu’elle soit devenue vicieuse, Caroline. Non, ce n’est pas ça. Et la preuve qu’elle est restée pure, au fond, c’est qu’elle serait bourrelée de remords et ne voudrait plus que je la touche si on venait lui démontrer qu’elle fait le mal en se prêtant à mes caresses ou en me prodiguant les siennes. En somme, c’est en toute innocence qu’elle se livre. Du moins, je me contente de l’imaginer ainsi. Oui, tout se déroule, chez elle, comme si elle n’était pas consciente des gestes qui s’ébauchent. Par le seul fait qu’elle a confiance en moi, qu’elle a décidé une fois pour toutes, au-dedans d’elle-même, qu’elle se devait de me laisser carte blanche, elle s’abstient de se poser des questions. Elle s’en remet à moi, c’est évident, et se figure que les chemins par lesquels je la conduis sont exactement ceux qu’il est naturel qu’emprunte une fiancée aimante. D’ailleurs, elle s’arrange fort bien pour n’avoir jamais à prononcer des mots qui risqueraient de lui révéler à elle-même un peu trop clairement la licence de certains de nos tête-à-tête. Je ne crois pas que ce soit, chez elle, un signe d’hypocrisie. Elle a dû admettre qu’il y avait pas mal de problèmes qu’il était inutile et maladroit d’élucider et qu’elle avait intérêt à me laisser résoudre au mieux, à sa place. Et je ne conçois pas non plus que ce soit par peur des responsabilités qu’elle agit ainsi. Non, c’est sans joute plutôt, chez elle, une très délicate manifestation de pudeur. Glissons mortels… Dans ses lettres, si l’on va par là, c’était kif-kif. Elle évitait d’écrire certains mots, de décrire ou d’évoquer certaines scènes où elle n’était pas, pourtant, seulement une spectatrice passive. Je ne sais pourquoi, moi, irrésistiblement, parfois, je me suis laissé aller à développer ce genre de sujet quand je lui écrivais. Un peu comme si j’avais cherché à la tenter. Avec une noire complaisance je m’étalais et consignais tels moments particulièrement passionnés de nos rencontres où nous avions l’un et l’autre à peu près perdu tout sang-froid et nous abandonnions follement à nos désirs. Mais elle feignait de n’avoir pas pris garde à ces lignes enflammées. Elle ne m’en parlait jamais, ni quand elle me répondait, ni quand elle me revoyait. Ce qui fait que je n’ai jamais pu savoir l’effet que ça lui causait. En était-elle choquée ? En était-elle troublée, par réminiscence ? Peu probable car alors elle me l’aurait dit. Après une année d’intimité quasi totale avec elle, je ne suis pas beaucoup plus avancé qu’au premier jour. La plupart des femmes restent des énigmes sur ce point. On ne sait jamais au juste quand elles sont sincères ou quand elles simulent. Pour ma part, si je passe en revue toutes les femmes que j’ai eues (il est vrai que je n’en ai pas eu tellement jusqu’ici !) je suis bien obligé de reconnaître que je n’ai jamais pu leur arracher un aveu positif. Et, aujourd’hui encore, en dépit du recul, je ne mettrais pas ma main au feu pour décréter qu’elles étaient ceci ou cela. Souvent, il m’est arrivé de souhaiter une aventure avec une femme qui aurait eu un authentique tempérament de feu, une de ces créatures insatiables (comme il y en a, paraît-il) qui vous vident un homme en moins de deux, qui feraient ça toutes les nuits sans jamais crier grâce, qui savent mille secrets et mille subterfuges et qui se prêtent à toutes les audaces pour réveiller vos énergies défaillantes. Mais je me demande si j’en aurais été tellement satisfait. Pour tout dire, je dois bien avouer que lorsque j’ai été amené, par hasard, à le faire deux ou trois fois dans une même séance (et c’était un maximum !) j’en avais vraiment ma claque ensuite et tout ce que je désirais c’était de pouvoir me reposer en paix. J’aurais donc sans doute assez mal accueilli une de ces chiennes (même foutrement désirable !) qui, après ça, m’aurait encore relancé et en aurait redemandé jusqu’à plus soif. On se plaint qu’il y ait trop de femmes frigides mais si nous n’avions dans nos bras que des bacchantes, nous autres, les hommes, nous ne pourrions jamais nous en tirer à notre honneur parce que, malheureusement, nous ne sommes pas conformés de telle façon (sauf exception !) que nos ardeurs puissent se conserver longtemps intactes. On prétend bien qu’il y a des tas de lascars infatigables, et j’ai plus d’une fois entendu des copains comme Léo Légende ou Paolo se vanter d’exploits assez sensationnels ; mais resterait encore à déterminer quelle est la part du bluff dans ces confidences. Comme dirait Buddy : Ils se mordent le pipi ! Quoi qu’il en soit, il est évident que la sensualité de Caroline s’est passablement éveillée depuis quelques mois. Ces derniers temps, même, je ne pouvais plus la tenir et elle finissait par devenir si impatiente qu’elle en oubliait de songer que sa mère ou quelqu’un de la tribu aurait pu nous surprendre. Fréquemment, Madame Poujastruc avait à peine le dos tourné (et nous savions pourtant qu’elle n’allait pas tarder à rappliquer). Mais ça n’empêchait pas Caroline de s’offrir à moi pour mendier une caresse hâtive que, la plupart du temps, je n’avais même pas le loisir d’achever. C’était devenu chez elle, oui, comme une obsession. Du reste, j’ai vaguement l’impression que Madame Poujastruc a eu l’occasion de s’apercevoir de quelque chose bien qu’elle n’en ait jamais rien montré et que c’est un peu pour ça qu’elle a fait avancer la date du mariage. À plusieurs reprises, elle est entrée à l’improviste et elle nous a vus nous touchant et nous embrassant. Qu’on s’embrasse, c’était permis à des fiancés. Mais il arrivait que Caroline fût surprise alors que sa jupe était encore retroussée et que moi, de mon côté, je ne pusse assez vite retirer ma main. Dans ces cas-là, on se figure toujours qu’on réussit à donner le change. Mais comment Madame Poujastruc n’aurait-elle pas remarqué le visage bouleversé de sa fille qui s’efforçait de prendre un air innocent ? Et puis, elle voyait bien que je ne savais comment dissimuler le renflement caractéristique que faisait mon pantalon à un certain endroit. Tout se passait pourtant, entre elle et nous, exactement comme si nous avions été de pierre et comme si elle n’avait pas eu d’yeux pour voir. Nous enchaînions, parlant de n’importe quoi. Mais il n’était pas malaisé de deviner que la mère de Caroline était édifiée à tout jamais. Ce qu’il y a de bizarre (ce que je pourrais trouver bizarre, à la rigueur) c’est qu’elle ne m’en ait jamais fait la remarque. Tout au moins quand je me trouvais seul avec elle. Chaque fois qu’on avait été dérangé ainsi je m’attendais à ce qu’elle me rappelât à l’ordre, sévèrement. Mais non, jamais rien. Elle devait bien se douter néanmoins que moi aussi je savais qu’elle savait ; et, se doutant de cela, elle aurait bien dû se dire qu’elle se devait de tenir ce rôle de mère vigilante et de femme comme il faut qu’elle s’était habituée à jouer devant moi. Ne réfléchissait-elle pas que je finirais par juger étrange son silence et par croire à sa relative complaisance ? Peut-être que si. Mais son amour-propre était plus fort. Elle s’est tue jusqu’au bout. Quant à Caroline, je le répète, il ne lui est certainement jamais entré dans l’esprit qu’elle devrait s’en ouvrir à sa mère ou s’en confesser à l’abbé vu qu’elle tenait sans doute pour licites les pratiques et les distractions auxquelles je l’avais initiée. Si je cherche à remonter à l’époque où elle a commencé, je suis bien embarrassé aussi. À part ce fameux jour, à Portville, où nous nous sommes avoué notre amour et où elle se montra si farouchement décidée à repousser mes baisers, je n’ai plus guère rencontré ensuite de résistance. C’est d’elle-même qu’elle s’est accordée à mes désirs comme s’il allait de soi qu’elle fît ou se fît faire ces choses qui nous donnaient tant de plaisir. Mais il me semble bien que c’est surtout à partir du moment où nous avons été ensemble à Massat, dans la montagne, durant nos vacances de l’an dernier, que Caroline est devenue ce qu’elle est. Jusque-là, au cours des dimanches que je passais au Mas, j’avais pu l’embrasser à ma guise et même esquisser quelques attouchements furtifs mais je l’avais toujours laissée sur le bord de la volupté. Je l’excitais mais je ne la faisais pas jouir. D’où cette sorte d’énervement qui la prenait parfois, faute d’être assouvie. Tandis qu’à Massat nous avions la bride sur le cou. Nous disparaissions dans la campagne sans demander notre reste. En fait, promenades d’après-midi ou escapades nocturnes n’étaient qu’autant de prétextes pour nous étendre dans l’herbe d’un pré écarté, à l’ombre d’un rideau d’arbres, dans la torpeur du jour éclatant ou nous asseoir dans l’obscurité propice du banc de pierre de la fontaine par les belles nuits noires d’été. Là, j’avais Caroline toute à moi et je la sentais si consentante qu’il me fallut plus d’une fois en appeler à ma raison pour ne point outrepasser les limites que je m’étais fixées. Au point où nous en étions, c’était presque une gageure. Pourquoi tant de manières ? Toutefois, je ne regrette pas, aujourd’hui, de m’être contenu. Si loin que nous soyons allés, elle et moi, si loin que je l’aie entraînée, le domaine le plus merveilleux est encore à découvrir. Caroline est maintenant comme un fruit mûr que je n’aurai plus qu’à cueillir. D’autant qu’elle se serait peut-être offusquée si j’avais voulu obtenir d’elle un plus total abandon. Quand elle était pâmée d’amour et, comme il lui arrivait de le faire, qu’elle maintenait elle-même de sa main la main qui la comblait si peu qu’elle pressentît qu’elle allait se retirer, j’en étais souvent réduit à me demander si, dans l’état de transe où elle était, je ne me devais pas, justement, de couronner d’une manière plus virile le plaisir qui déjà la faisait chavirer. Outre que j’y étais tenté par ma propre excitation, il me paraissait alors que j’agissais avec cruauté en lui refusant ce que sa chair même semblait réclamer si fort. Si je n’ai pas profité de l’occasion, j’imagine que c’est parce qu’il subsistait en moi quelque chose des principes auxquels elle m’avait fait, tout d’abord, adhérer. Caroline avait si spontanément placé notre amour sur un piédestal, avait tout de suite si bien su stimuler mes restes de pureté, m’avait si pieusement mis en garde contre toute bassesse et toute vulgarité qui auraient pu entacher le souvenir que nous désirions garder de nos fiançailles (et pourtant, ce que nous faisions, déjà, n’était pas tellement noble) qu’il m’eût paru indécent de prendre l’initiative de gestes nouveaux dont sa pudeur aurait pu se choquer. Je me rends bien compte qu’il y avait dans nos étreintes (si osées et si perverses qu’elles fussent souvent) une griserie presque inconsciente qui pouvait à la fois nous plonger dans une rêverie adéquate aux sentiments élevés que nous cultivions en nous et nous laisser comme étrangers à nos audaces. Posséder Caroline, même dans l’ivresse de ces instants, m’aurait contraint à une relative violence et je redoutais plus que tout de la réveiller de l’engourdissement délicieux dans lequel elle se fondait. J’avais peur de lui faire mal. La vue de son propre sang ne l’effrayerait-elle pas et ne risquerait-elle pas de lui faire soudain prendre en horreur un acte dont je voulais, au contraire, qu’elle eût follement envie par la suite ? En dehors de ces contingences matérielles je redoutais aussi pour elle le choc moral de cette défloration anticipée. Sa foi religieuse en premier, la conception idéale qu’elle se faisait de notre couple, de nos fiançailles, de notre mariage, tout cela aurait été tout d’un coup sali, terni, déparé. Il lui aurait semblé, j’en suis sûr, qu’elle n’était plus digne du personnage qu’elle s’était promise d’être, qu’elle avait failli, failli à elle-même, à ses promesses, à ses rêves de jeune fille. Automatiquement, se serait écroulé tout le roman qu’elle s’était bâti et dont elle se voulait l’héroïne sublime et sans défaillance, une héroïne à qui nulle autre femme, jamais, n’aurait dû pouvoir être comparée. Tandis qu’en nous contentant de délices superficielles elle pouvait s’évader à sa guise des contingences et feindre d’ignorer, en même temps, les énervants caprices de ses sens. Je ne me souviens pas sans attendrissement du premier soir où je l’entendis gémir. Sa plainte était si suppliante et, dans sa gorge gonflée, exprimait si bien son émoi, que je sentis un trouble enivrant m’envahir tout entier. Cela était mon Å“uvre et la fierté que j’en retirais me communiquait une exaltation telle que j’étais soudain pris d’un zèle indomptable. Oui, ces gémissements qui étaient autant d’aveux arrachés à sa chair me donnaient l’allègre certitude d’une conquête valeureuse. Je voulais faire mieux encore et, par mes soins attentifs, amplifier si possible ce ravissement. Quand elle eut atteint la parfaite félicité et qu’après avoir convulsivement crispé ses cuisses elle s’abandonna, elle enfouit sa tête charmante sur mon épaule et resta là, longtemps, sa joue enflammée contre la mienne, comme si la profondeur de la nuit, autour de nous, n’avait pas suffi à cacher à mes yeux l’extrême confusion dans laquelle je l’avais mise. Mais c’était, je le devinais, une confusion pleine de gratitude qui la faisait m’étreindre davantage au lieu de me repousser. Oui, c’était comme si cette volupté, jusqu’alors inconnue, n’avait fait que réveiller en elle des perspectives nouvelles. Et cela est si vrai que, par la suite, il lui arriva souvent, après un court répit silencieux, de mendier par une sourde vibration de sa chair la plus intime, la répétition des gestes qui avaient permis son extase. Alors, pour assurer mieux mon pouvoir, je l’asseyais sur mes genoux, la renversais doucement en arrière de façon qu’elle s’ouvrît tout à fait et s’allongeât bien à son aise sur mon bras replié, jambes pendantes. Elle frémissait si fort que j’en tremblais et qu’il me fallait m’arrêter, par instants, tant j’étais éperdu, pour profiter mieux de ma propre démence. Après, quand nous rentrions à l’hôtel et que nous nous trouvions en pleine lumière, éblouis, devant Madame Poujastruc et l’abbé, Caroline avait des yeux si étranges et si fous, si meurtris et si battus que sa mère, inquiète, me soupçonnait et m’accusait de l’avoir peut-être disputée et fait pleurer. Nous rougissions malgré nous à l’idée de rester complices de ce leurre. Mais, comme rien ne nous eût été plus pénible que de laisser croire à quelque mésentente passagère entre nous, nous mettions le chavirement de nos traits sur le compte de la fraîcheur nocturne des chemins et de l’animation supposée d’une marche trop rapide. Nos vacances interrompues, et durant les mois qui suivirent, chaque fois que je venais au Mas, nous n’eûmes de cesse de retrouver des occasions favorables à l’exercice de nos plaisirs. Mais là, nous étions beaucoup plus surveillés et c’était tout à fait accidentel quand nous pouvions disposer d’assez de temps pour nous replonger dans l’insidieux et ensorcelant péché des nuits de Massat. La saison n’était plus belle. Nos sorties étaient rares et presque toujours Clarisse, Maurille, les petites, surtout, nous accompagnaient. Je conserve cependant le souvenir de cet après-midi du mois dernier où nous avions été cueillir des jonquilles près de la rivière, emmenant avec nous Maud et Marie-Amélie. L’herbe était déjà très haute dans les prés. Nous nous étendîmes. Près de nous, les enfants jouaient, innocentes. Je ne sais quel désir soudain nous consuma. Caroline portait, ce jour-là, une légère robe à fleurs qu’elle avait étalée autour d’elle en s’allongeant à mes côtés de peur de la verdir au contact des herbes. Ainsi posée à même le sol, seulement protégée par son pantalon, du picotement des pousses printanières, je pus passer ma main sous sa robe évasée, à l’insu des petites. Caroline était déjà, à cette époque-là, si esclave de ses sens qu’elle n’esquissa pas un geste de défense malgré la présence de ses nièces. Elle se prêta avec complaisance à ce que je lui faisais, allant même jusqu’à favoriser mes desseins par une posture plus propice. Pendant ce temps, j’étais penché sur elle et je lui parlais à voix basse. Mais elle, elle avait fermé les yeux et s’était aussitôt alanguie, n’ayant plus d’autre volonté en elle que celle d’atteindre encore une fois, grâce à moi, ce point de chute indicible où elle sombrait de tout son être. Au Mas, en revanche, si nous ne nous faisions pas faute d’échanger de longs baisers, nos caresses n’étaient souvent qu’à peine ébauchées et nous laissaient sur notre faim. J’en étais parfois si irrité que je ne pouvais m’empêcher, une fois enfermé seul dans ma chambre pour la nuit, d’achever sur moi-même ce que les circonstances avaient interrompu. Mais j’avais pris tant de goût à la main de Caroline que j’étais désormais chaque fois déçu par mon office. J’avais beau imaginer, dans l’obscurité, que c’était encore la main de Caroline qui me grisait, ce n’était pas pareil. Car je crois bien que ce qui déchaînait en moi de tels paroxysmes de jouissance, quand j’étais avec elle, c’était de savoir que ces gestes étaient accomplis par cette petite fiancée autrefois si chaste et si réservée qui, tout à l’heure encore, s’en irait faire ses dévotions à l’église et prier sagement pour le bonheur de notre future union. Oui, c’était cette pensée diabolique qui m’exaltait. J’étais ravi de constater que Caroline avait su d’instinct réinventer les artifices les plus osés des courtisanes. C’était, pour moi, comme une revanche prise sur cette bourgeoisie si à cheval sur les principes. Grâce à mes talents de séducteur j’avais réussi à faire oublier à Caroline les convenances de son état et les devoirs de sa religion. Pour le contentement de son plaisir, dont elle était désormais si terriblement tributaire, elle ne dépendait plus de sa mère ni des prêtres mais de moi, de moi seul ! Sans doute est-ce là une forme de la passion amoureuse plus répandue qu’il n’y paraît. Il se mêle toujours, j’imagine, dans l’esprit d’un homme épris, un brin de jalousie à l’égard de tout ce qui a pu régner, auparavant, sur la créature qu’il chérit de posséder tout entière. D’où cette attirance infernale qui le pousse à inspirer à cette créature des besoins dont elle avait jusqu’ici ignoré la fascination mais dont elle va tellement mesurer l’exigence qu’elle finira par bafouer les règles dont elle dépendait et par souhaiter, en son cÅ“ur, que celui qui lui a révélé ce miracle de sa chair devienne le seul être au monde dont elle accepte encore la loi. Enseigner la volupté à Caroline, la soumettre, comme j’y avais réussi, aux tentations du libertinage, c’était donc, en quelque sorte, la faire vraiment mienne. Désormais, il y avait toute une part de son existence, et qui lui paraissait absolument essentielle, pour laquelle j’étais son dieu. Quoi qu’on pût lui reprocher, quelque influence qu’on tentât d’exercer sur elle, on se heurterait toujours à ce mur. Elle était une femme qui était née à l’amour et il était évident qu’elle était prête à tout sacrifier à celui qui lui avait non seulement donné ce goût mais apporté les moyens de le rassasier. À la lumière de cette métamorphose je comprenais beaucoup mieux (et, du coup, j’excusais, cela va sans dire) l’emprise que subissait Clarisse depuis son mariage, cet entêtement avec lequel elle prenait toujours le parti de son mari envers et contre tout, faisant corps avec lui, refusant de l’accabler (comme le reste de la tribu) et de le voir enfin tel qu’il était, veule, paresseux, égoïste et cruel, uniquement parce qu’elle lui devait son plaisir et qu’elle était résolue à tout supporter de lui pourvu qu’elle ne fût point privée de cette chose que lui seul possédait et qui lui était à tout jamais indispensable. Resterait à savoir si Caroline a quelquefois envisagé de se satisfaire solitairement comme j’ai dû m’y résigner à plusieurs reprises quand je succombais à retardement aux excès que j’avais entretenus durant toute la journée. De cela, Caroline ne m’a jamais rien voulu dire. Il est vrai que, de mon côté, je n’ai point osé lui faire l’aveu de mes défaillances nocturnes, craignant qu’elle ne s’offusque. Je ne pouvais donc décemment la questionner et je conçois fort bien que sa pudeur l’ait pareillement préservée. Car ce qui, à moi, paraissait impossible, combien ne devait-il pas le paraître à elle-même ! J’en suis donc réduit aux hypothèses. Mais j’ai le sentiment que c’est là un stratagème qui eût répugné à son idéalisme. Les pelotages les plus effrontés, avec moi, c’était encore, c’était toujours de l’amour, à ses yeux, quelque chose de plus violent, certes, et de plus risqué que les baisers mais tout de même une manifestation licite entre un garçon et une fille qui s’adorent et que le mariage, de toute façon, va bientôt légitimer. Tandis qu’une compensation solitaire lui eût paru en dehors de la norme et donc contraire au comportement honorable d’une personne bien élevée. En refusant de prêter à Caroline ce que je m’accordais si librement, je pèche peut-être par excès de confiance et fais preuve d’une ridicule naïveté. Jusqu’à quel point Caroline était-elle ou n’était-elle pas prévenue des mystères de l’amour avant notre rencontre ? C’est encore un point qui ne sera pas élucidé. La vertu d’une femme tient à de si petits hasards, quand on y pense ! J’en veux seulement pour témoignage ce qui survint en janvier dernier. Exceptionnellement, j’avais pu quitter Portville le matin, très tôt et, au lieu d’arriver à Poujastruc dans l’après-midi du samedi, j’étais là dès neuf heures. Il faisait un froid sec. Je montai au Mas sans m’attarder. Je pénètre dans le jardin. Personne ! Seulement Maurille qui rafistolait de vieux cadres à lui dans la resserre. François était parti chasser. Les petites jouaient dans la véranda. Madame Poujastruc (qui ne m’attendait pas si tôt) et Ursule étaient descendues au bourg pour faire le marché en vue du déjeuner de curés qui devait avoir lieu le lendemain. Je connaissais les lieux et n’avais point besoin qu’on m’introduisît. Je grimpe donc directement à la chambre de Caroline. Je frappe. Elle demande qui est là et, entendant ma voix, bondit vers la porte, ouvre et tombe dans mes bras. Elle était si heureuse de me voir, si bouleversée par ma venue inopinée qu’elle n’avait même pas songé à se couvrir avant de répondre à mon appel. Une fois enfermés chez elle et nous tenant toujours enlacés, je pus savourer comme il convenait la chance qui s’offrait à moi et que, pourtant, je n’avais pas préméditée. Caroline était presque nue. J’avoue que le contact, sous mes mains, de son dos frissonnant, que la vue de ses bras, de ses épaules, de sa gorge m’embrasèrent. Elle ne songeait d’ailleurs pas à me dérober ses appas. Au contraire, elle me laissa tout de suite faire avec une satisfaction évidente et moi, tout en gardant ses lèvres prisonnières sous les miennes, je commençai à faire glisser les bretelles de sa combinaison, dénudant ainsi ses seins contre lesquels mes paumes se réchauffèrent avec délices, cependant que je sentais à travers ma peau leurs rondeurs s’affermir et leurs pointes se durcir. De proche en proche je descendis le long de ses flancs jusqu’à ses jambes. De la soie fine des bas je remontai, m’attardai quelques instants sur la chair laiteuse des cuisses, enfin m’aventurai plus haut. Par quel démon adorable étais-je poussé ? C’était là une audace que je n’avais encore jamais eue. Bref, je fis tomber son pantalon à ses pieds. Pouvoir parcourir ainsi, à mon gré, sa nudité désormais sans défense et réaliser en même temps que Caroline ne songeait nullement à me résister, voilà qui acheva de me rendre fou. Je la saisis toute pâmée et toute chaude et la portai sur son lit où je m’effondrai à mon tour. J’étais à la fois médusé par ma témérité et un peu effrayé par les suites qui allaient peut-être en résulter mais trop grisé cependant pour me retenir et suffoqué de désir à la vue d’une proie si séduisante et si désarmée. Ce matin-là, je crois que Caroline connut un plaisir qu’elle n’avait encore jamais atteint, mais elle était si bien soumise à lui qu’elle n’était plus en mesure de se contrôler et que moi j’avais complètement perdu la tête et que j’allais la posséder réellement (ce à quoi je suis sûr qu’elle ne se serait pas opposée malgré les promesses qu’elle s’était faites) quand nous entendîmes marcher dans le couloir. À peine eûmes-nous le temps de nous lever du lit et de nous rajuster tant bien que mal que Clarisse pénétrait dans la chambre. En m’apercevant, elle sursauta. Je dus lui expliquer la raison pour laquelle j’étais arrivé si tôt, comment ayant trouvé la maison à peu près déserte je m’étais permis de monter directement dans la chambre de Caroline. Nous nous congratulâmes mais j’avais l’appréhension qu’elle fît état de mon désarroi. Je pris donc le parti de m’asseoir avec la désinvolture dont j’étais capable et de lui parler de ses fillettes pour couper court à toute investigation. À la réflexion, il est inexplicable que Caroline, si l’on songe à l’état dans lequel elle était au moment où sa sÅ“ur avait fait irruption, n’ait pas moindrement perdu son sang-froid. Et je suis sidéré qu’elle, qui ne sait pas mentir, ait su si vite s’adapter et donner le change. Cela démontre que chez les femmes les moins averties et les moins rusées il y a toujours un solide fond de dissimulation qui leur permet, sans la plus petite expérience de ces sortes de situations, de poser un masque sur leur visage et de trouver instantanément les mots qu’il faut dire pour parer au pire. Oh ! ce n’est pas que je me figure que Clarisse ait pu être dupe une seconde. Elle-même avait trop souvent joué à ce petit jeu-là pour se faire des illusions. Mais, grâce à l’à-propos de Caroline, les apparences furent sauves. Et si Clarisse risqua une Å“illade et un sourire entendu à mon adresse elle s’abstint de tout commentaire et se borna à réclamer à Caroline sa brosse à habits dont elle avait soi-disant besoin. Je me tournai alors vers Caroline, épiant, dans la glace où elle se mirait, son visage. Ses traits étaient paisibles. Tranquillement, avec son peigne, elle démêlait ses beaux cheveux. Par terre, sur le coin du tapis, son pantalon même avait disparu. Je le cherchai des yeux autour de moi. D’une main preste elle avait dû réussir à le cacher. Seul, le lit, à la courte-pointe toute froissée, attestait le désordre dans lequel nous avions été surpris. Mais Caroline avait eu le temps d’y étaler son peignoir. Quand Clarisse se fut éclipsée, je m’approchai de Caroline et je me rendis compte qu’elle tremblait légèrement. Elle me contempla avec passion, me sourit, se blottit contre moi et me donna ses lèvres goulûment. Non, elle ne m’en voulait pas du tout du mauvais cas dans lequel je l’avais entraînée. Mais, tout de même, nous n’allâmes pas plus avant ce matin-là, comprenant un peu tard que nous devrions, dans l’avenir, nous surveiller un peu mieux si nous ne voulions pas nous exposer, un jour ou l’autre, à quelque accident dont j’aurais sûrement fait les frais dans l’esprit de la tribu mais dont la flétrissure aurait fatalement rejailli sur Caroline qui n’aurait pas, sans désespoir, dû se résoudre à faire son deuil de cette réputation d’intangibilité à laquelle elle tenait tant. À la vérité, cela aurait été une catastrophe. Car j’imagine, d’ici, quelle n’aurait pas été la délectation de Maurille et de François, que Caroline écrasait journellement du haut de son mépris, si le hasard avait permis qu’ils pussent être mis au courant de nos frasques. Quant à moi, j’y aurais perdu également mon crédit car Madame Poujastruc n’aurait pas manqué de m’accuser de vouloir suborner lâchement sa fille. Ce qu’il y a de sûr, toutefois, c’est que Caroline ne voulut jamais tenir compte de cet avertissement, qu’elle rechercha et provoqua plus que jamais nos apartés clandestins et que, de nous deux, c’est encore moi qui fus le plus prudent, n’hésitant pas à la rappeler à la raison quand je la sentais décidée à faire fi des circonstances défavorables pour mieux s’abandonner à moi. Ainsi, je vais, je vais, et le temps passe. Mais je commettrais une imposture envers nous-mêmes si, sous le couvert de cette cogitation, je laissais s’ancrer en moi le soupçon que Caroline n’était au fond qu’une jeune fille comme les autres, pas mieux préservée, malgré ses intransigeances et pas plus pure malgré ses airs. Il n’est pas niable, par exemple, qu’il y avait un étrange contraste entre la vie édifiante qu’elle menait au su et au vu de tous, entre ses propos toujours nuancés, entre ses lettres surtout, si sensibles et si poétiques, et l’attitude quasiment licencieuse qu’elle adoptait avec moi quand nous étions seuls. Si je suis frappé par cette contradiction c’est sans doute parce que, depuis que j’aimais Caroline, je constatais aussi une sorte de dédoublement en moi. Je n’abdiquais rien de mes turpitudes passées mais, conjointement, je m’accommodais très bien du genre de régime tout nouveau dont Caroline avait l’orgueil. À cette différence près, néanmoins, que je restais conscient de mes écarts au faîte même de ma folie et que je ne m’illusionnais jamais tout à fait sur les ferveurs dont j’étais devenu coutumier, sur les serments que je répétais, sur les scrupules qui m’assaillaient ou sur les efforts auxquels je me livrais pour ranimer, dans mon cÅ“ur, la flamme des bons sentiments. Tandis que, pour Caroline, le cas était tout différent. Mais dire qu’il différait n’est pas suffisant. Je voudrais être en mesure d’analyser les modalités de ces oppositions. C’est cela, et cela seulement, qui serait profitable. Par quels chemins en était-elle venue là ? Par une duplicité soudaine de sa conscience ? En toute sincérité, je ne le pense pas. Par cautèle, alors ? Pas davantage. Je crois fermement que Caroline est un petit être qui a profondément horreur de tout ce qui a un caractère trivial et bestial et qu’elle possède en même temps une foi religieuse authentique qui lui fait invinciblement redouter les embûches du péché. Si donc elle a montré, depuis quelques mois, tant de dispositions amoureuses c’est sûrement parce qu’elle ne se figure pas mal faire. Du moment que c’est moi qui l’ai initiée c’est, pour elle, un gage suffisant. N’est-ce pas naturel puisqu’elle m’aime ? Le propre de l’amour est de rendre sacrés les enseignements de l’aimé. Loin d’elle, par conséquent, l’idée qu’elle pourrait fauter. Mais, à ce compte, j’assume évidemment une lourde responsabilité. Quelle désillusion si elle découvrait un jour que je l’ai trompée ! Elle qui me place si haut et qui accepte comme parole d’évangile tout ce que je peux lui dire ! Parfois, à cause de ça, je me sens presque pernicieux. Ma scélératesse est de n’avoir pas su résister à la curiosité. J’ai voulu voir comment elle répondrait à mes avances. Je n’ai songé à rien. Je n’ai cherché que mon plaisir, qu’à imposer mieux ma monstrueuse domination. Mais, si poussée que soit aujourd’hui l’initiation de Caroline, je ne suis pas sans hésiter au moment de franchir le dernier mur. Ce qui va avoir lieu ce soir entre nous sera à la fois nouveau pour elle et capital pour nous deux. Je dois cependant en assurer seul le déroulement. Hélas, comment en garantir la réussite ? Vais-je savoir m’y prendre ? Et devrais-je rougir de ma poltronnerie ? Je dois bien admettre, après tout, que je me lance dans l’aventure avec un bagage assez mince. Si j’ai déjà couché, plus ou moins, avec quelques femmes, je n’ai encore jamais défloré une vierge. Il paraît que l’hymen de certaines est corné et résiste aux pires assauts. Il faut alors y aller hardiment pour provoquer une déchirure. Cela doit terriblement blesser la patiente. Que se passera-t-il si, soudain, j’entends Caroline crier de frayeur et la vois me repousser ? Il me semble que cela me coupera bras et jambes. Je ne pourrai pas supporter de faire figure de bourreau à ses yeux. Je tiens trop à son estime. Et je ne me consolerai pas de lui avoir offert une nuit de noces si lamentable, certes, et si cruelle. Peut-être que les autres hommes ne se posent pas ce genre de questions et qu’ils ont raison. Mais je suis comme je suis. Et moi, cela me tracasse bougrement. Je ne me sens pas sûr de moi. Je suis très accessible à la pitié. Le spectacle de toute souffrance physique me paralyse et me chavire. En supposant même que je renonce à insister si je me rends compte que j’y vais trop fort, je ne serai pas plus fier pour ça. Demain matin je n’oserai plus la regarder en face. Je saurai, alors, que j’ai grotesquement manqué à tous mes devoirs d’époux. Si ignorante que soit encore Caroline de la vie conjugale, elle doit bien se douter un peu de ce qu’elle doit subir et de ce qui va lui arriver. C’est cela, qu’elle attend de moi, confusément. Comment réagira-t-elle si elle voit que je n’ai pas su faire d’elle ma femme ? Ne me méprisera-t-elle pas ? Comme il y a belle lurette que j’y réfléchis, j’ai eu la précaution de lui en parler déjà à plusieurs reprises et je lui ai laissé entendre que je m’efforcerais de ne pas l’effaroucher, que je m’appliquerais à l’apprivoiser petit à petit. Du reste, il n’est point absolument indispensable que la défloration ait lieu dès la première nuit. Ce qui importe, c’est que le désir de se donner lui vienne de lui-même et qu’elle finisse par se laisser submerger totalement par la marée des sens. Au fond, puisqu’elle se prête sans hésiter et sans marchander à mes caresses, il n’y a pas de raison pour que j’aie à la violenter. Sa propre ardeur la poussera à précipiter les choses. Ne l’ai-je pas vue déjà, en maintes circonstances, toute proche de succomber ? Mais il y aura tout de même, ensuite, ce sang sur les draps. Pouah ! Et c’est de cela aussi dont je me fais tout un monde. Il y a des femmes, dit-on, qui saignent énormément. Une véritable hémorragie. S’attend-elle à cela ? Ne sera-t-elle pas à la fois humiliée et rebutée ? Horrifiée même ou à jamais révulsée ? Ah ! je voudrais être à demain matin. Comment ferons-nous disparaître ces traces de sang ? Dans un hôtel, c’est toujours gênant. Admettons que Caroline n’ose plus sortir de sa chambre, quel aria ! Il faudra aussi que je l’éclaire et l’affranchisse sur ce point, qu’elle sache bien que, quoi que nous fassions ou ne fassions pas, les domestiques auront vite vu à qui ils ont affaire. De jeunes mariés en voyage de noces, ça ne trompe pas le personnel. À Paris, quand je faisais mon stage à l’Hôtel, je les repérais tout de suite. N’empêche qu’il faudra se recoucher dans ce lit taché. Mettrons-nous une serviette pour nous isoler de ce contact ? Caroline préférera-t-elle laver le drap pour faire disparaître la trace ? Dans ce cas, il faudra dormir sur un drap mouillé. Bien sûr, voilà des détails dont je ne devrais pas me soucier. Et laisser courir. Je ne suis pas assez simple. Mais il y a encore une autre question qui m’inquiète. Caroline m’a souvent confessé son effroi d’avoir des enfants. Ce n’est pas qu’elle n’ait pas de sentiments maternels comme n’importe quelle femme. Elle témoigne toujours beaucoup de tendresse et de compréhension à ses petites nièces et elle était adorée par les fillettes auxquelles elle faisait le catéchisme il n’y a pas si longtemps encore. Je crois plutôt que c’est la grossesse elle-même et les atroces réalités de l’accouchement qui la chiffonnent. Tout ce qu’il y a de laid dans la vue d’une femme enceinte, de même que la sanie et les humiliations de la mise au monde, blessent profondément son sens esthétique et son parti pris idéaliste. D’un autre côté, elle est tourmentée par les conséquences d’une stérilité volontaire. Je suis sûr qu’elle se sentirait délivrée si elle avait la certitude qu’elle est naturellement stérile et qu’elle n’a rien à craindre en se donnant à moi. Mais il lui répugnerait de se dérober à son devoir. Elle a des sentiments religieux trop intenses pour faire fi des Commandements. Les prêtres battent assez le fer pour lutter contre la dénatalité (qu’ils disent !). En chaire, aussi bien que dans le Bulletin Paroissial, ils ne manquent pas de rappeler aux épouses qu’elles doivent respecter les lois de Dieu et ne rien entreprendre contre la conception. Une bonne épouse chrétienne ne devrait même jamais coïter qu’avec l’arrière-pensée que la volupté est chose profane et prohibée et que l’acte n’a pas d’autre but que de la rendre mère. Forte de ces principes, Caroline est donc partagée entre deux attitudes. Ou se soumettre aux obligations de sa foi (et s’exposer, par conséquent, aux avilissements qu’elle redoute). Ou prendre les précautions qu’il faut (et souffrir alors de se savoir en état d’indignité). Sous le couvert de toutes les habiletés allusives dont elle est capable elle m’a bien laissé entendre, chaque fois que nous en discutions, qu’elle souhaitait que j’acceptasse de me retirer au moment où je jouirai. Je souris à cette évocation parce que, si je comprends bien son état d’esprit, elle doit considérer que si elle se lavait et prenait une injection la faute serait commise par elle, tandis que si c’est moi qui me retire, c’est moi qui aurai péché. Mais une telle passivité, de sa part, ne me conviendrait nullement et je n’ai pas du tout l’intention de me retirer. Chaque fois que je l’ai fait avec d’autres femmes, ma satisfaction en a été amoindrie. Vraiment, ce n’était plus ça. Et puis, c’est sale ! Le mieux, en définitive, est que je parvienne à vaincre ses scrupules et que je la décide à imiter sa sÅ“ur. Que diable, elle n’en mourra pas ! Et quel mal y a-t-il à se plier à quelques soins d’hygiène supplémentaires ? Pour parvenir à mes fins je pourrais, par exemple, lui garantir que je pense comme elle, en théorie, et reconnaître que nous n’avons pas le droit de nous soustraire aux fatalités de la nature (manière d’abonder dans son sens pour la rassurer) mais que nous pouvons tout de même, comme nous sommes très jeunes encore, profiter de nos premiers mois librement et attendre un peu pour y penser. Oui, je crois que cette façon de voir les choses apaisera ses craintes. Ce sera en somme un simple sursis que nous nous offrirons, un sursis qui n’engagera pas l’avenir. Il sera entendu que nous reconsidérerons plus tard la question. Et nous nous persuaderons que Dieu ne saurait nous en vouloir de nous aimer, pendant quelque temps, dans l’euphorie d’une félicité sans ombre. À moi de profiter de ce répit pour lui inspirer assez le goût de la débauche pour qu’elle finisse par consentir à repousser indéfiniment l’échéance que nous nous serons fixée. Et si, dans l’intervalle, elle a pris l’habitude de certains petits rites usuels il n’y aura plus à y revenir. Mais est-elle aussi avertie qu’il le faudrait ? Sait-elle au juste ce qu’il faut faire après l’amour ? Ce n’est certainement pas Madame Poujastruc qui l’en aura instruite. Elle aurait pu demander conseil à sa sÅ“ur Clarisse, bien sûr. Mais j’ai l’impression qu’elle n’en a même pas eu l’idée. J’en serai donc réduit, à lui enseigner la manÅ“uvre (bien que, forcément, je n’en sache pas tellement long moi-même). Heureusement que j’ai retenu une chambre avec salle de bains, à Bérihéa ! La vie d’un couple pose des problèmes continuels et inattendus. Il y a une foule de gestes que Caroline n’a jamais accomplis devant personne, ni se mettre toute nue, ni s’asseoir sur un bidet. Elle a une pudeur, presque excessive et elle est restée jusqu’ici si farouche que j’ignore pour ainsi dire tout de son intimité. Elle rougit si on la voit entrer aux cabinets et elle s’enferme à double tour quand elle fait sa toilette. La moindre allusion à nos misères viscérales et à nos servitudes physiologiques lui est intolérable. Il faudra bien, pourtant, qu’elle redescende sur terre de temps en temps. Songe-t-elle, en cet instant même que, pas plus tard que cette nuit, elle va coucher avec moi ? Peut-être voudra-t-elle se déshabiller en grand mystère et ne se mettre au lit que lorsque j’aurai éteint la lumière ? Mais quelle réaction aura-t-elle quand elle me sentira nu contre elle ? Sûrement, elle ne voudra jamais retirer sa chemise. Ça, il est bien probable que sa mère a dû le lui défendre sur tous les tons. Ce ne serait pas convenable ! Encore un point sur lequel il faudra l’humaniser. Sensuelle comme je la sais déjà, j’imagine qu’elle ne tardera pas à l’enlever d’elle-même, la chaleur de l’été aidant. Elle verra comme c’est plus agréable d’être peau contre peau. Mais nous n’y sommes pas encore ! Il s’agit d’abord de franchir les obstacles de cette journée de cérémonies et de salamalecs. Mon dieu, quelle place ces noces auront occupée dans l’esprit des membres de la tribu, et même de Caroline ! Je suis stupéfait de voir toutes les complications que la mise au point du plus petit détail a pu entraîner. Il est vrai que j’y ai rarement mis du mien et que ma façon de me buter sur certaines dispositions a fait naître, deux ou trois fois, des drames entre Madame Poujastruc et moi, des drames d’autant plus inextricables que Caroline était écartelée entre sa mère et moi, sans savoir, suivant le cas, si elle devait soutenir sa mère au risque de me contrarier ou m’approuver en la heurtant du même coup. On peut dire que, depuis deux mois, nos samedis et nos dimanches au Mas ont été fréquemment perturbés par des palabres sans fin pour cette raison. Le miracle est que nous soyons finalement parvenus à tomber à peu près d’accord sur tout. Premier différend, je me souviens : celui de la robe de cortège de Caroline. J’avais remarqué un modèle qui me plaisait tout particulièrement. J’étais convaincu qu’il serait plus seyant et qu’il mettrait mieux en valeur sa beauté altière et romantique. Mais elle a été jugée trop décolletée, trop moulante dans son mouvement enveloppant et elle a été écartée au profit d’une autre qui, à mon avis, l’engonce et l’épaissit. Tout de même, l’archiprêtre n’en aurait pas perdu la vue si Caroline avait montré la naissance de sa gorge ! Mais on a reculé devant le scandale. Bien sûr, tout Poujastruc en aurait parlé pendant huit jours. La décence veut qu’une jeune fille se présente à l’autel dans une tenue qui ne puisse laisser aucun doute sur sa bonne conduite et sur la qualité de son éducation. Va donc pour la robe de nonne ! Ce ne sera qu’un mauvais moment à passer et j’espère bien pouvoir, par la suite, choisir les robes de ma femme sans avoir à soumettre mes goûts au veto familial. Pour mon habit, il n’y a pas eu d’incident. Tout le monde était unanime : la jaquette donne l’air calicot ! Mais où j’ai fait figure d’affreux révolutionnaire, c’est quand j’ai prétendu me balader nu-tête. Le huit-reflets ? Très peu pour moi ! Voilà dix ans qu’été comme hiver je ne porte plus de chapeau. D’abord parce que je trouve ça complètement inutile et puis parce que ça ne me va pas. J’en ai essayé, pour le principe, des hauts de forme. Mais j’avais une bille de clown, là-dessous, et je n’ai pas démordu. Hier soir encore, Madame Mère, liant partie avec Madame Poujastruc, a tenté une ultime offensive dans l’espoir de me fléchir. Mais je suis resté ferme sur mes positions. Des gants blancs, si l’on veut, à la rigueur ! Pour le gibus, rien à chiquer ! Tiens-le au moins à la main, insistait Madame Mère. Sans doute voulait-elle que l’assistance se rendît bien compte que nous avions assez de fafiots pour nous en payer un. Il a fallu que Caroline se plaçât dans mon camp pour qu’on me fichât la paix. Mais je devine d’ici les regards foudroyants que Madame Mère va me décocher, tout à l’heure, quand elle va me voir radiner sans l’accessoire d’usage ! Est-ce que je lui fais des scènes, moi, à propos des extravagances de sa toilette ? Elle peut se déguiser en tyrolienne ou en malgache, si ça lui chante ! Enfin, il faudra bien qu’on se résigne à me prendre comme je serai. Un autre débat où nous avons eu du mal, Caroline et moi, à imposer notre volonté, s’est élevé au sujet du repas. Depuis longtemps nous nous étions promis d’échapper à la routine stupide qui réunit tous les invités autour de longs tréteaux en forme de T. Nous, nous pensions qu’il serait plus amusant d’installer des petites tables en y groupant les gens par affinités et par générations. Tous les jeunes ensemble, les couples de leur côté et enfin les ancêtres. Il a d’abord fallu faire admettre notre projet au traiteur qui était affolé littéralement à l’idée de cette innovation contraire à toutes les traditions. Ensuite, nous avons dû nous livrer à toute une stratégie de subtils dosages pour la composition de chacune de ces fameuses petites tables. Le moyen de ne pas commettre d’impairs en pareil cas ? Somme toute, ça aussi, ça s’est réglé au mieux. À la nôtre, nous avons seulement gardé nos amis les plus proches, Buddy, Patrick, Roudoudou avec Olga, Calypso et Lucie Labèque, soit donc huit en tout. Comme ça, nous serons entre nous dans un petit coin et nous échapperons j’espère, dans une certaine mesure, à ce qu’il y a d’affecté et de bassement spectaculaire dans ce genre de banquet. Car, sur ce point, Caroline est tout à fait de mon avis. Elle redoute terriblement d’être exposée aux regards de tous ces voyeurs, surtout les vieux (et plus spécialement les vieilles) qui ne peuvent pas s’empêcher de lancer des ricanements lourds de sous-entendus ou des plaisanteries de mauvais goût tant à l’adresse du marié (l’heureux veinard !) qu’à celle de la mariée (qui fait figure d’esclave qu’on mène au supplice). Il est extraordinaire que la majorité des gens soient si vicieusement excités par les circonstances qui leur permettent de renifler d’un peu plus près des mariés. Je me suis trouvé dans peu de mariages (ayant toujours eu la répulsion la plus vive pour de telles mascarades) mais, chaque fois, j’ai été écÅ“uré par l’indécente insolence avec laquelle les invités débinaient les héros du jour. S’il doit en être ainsi, aujourd’hui, je ne résisterai pas au plaisir d’en remettre plus d’un ou plus d’une à sa place. Caroline, qui commence à me connaître et qui a toujours peur que je ne provoque quelque esclandre, m’a bien fait promettre de rester tranquille. Oh ! je le concède, elle a le chic pour m’endoctriner. Elle m’a présenté les choses à sa façon, comme toujours, en me faisant ressortir que cette fête est la nôtre et qu’une seule considération doit l’emporter sur toutes les autres : notre bonheur. Nous devons planer assez haut pour n’être pas importunés par les mesquineries d’autrui. Et ne songer qu’aux heures indicibles qui nous attendent en dédaignant, avec le sourire, les misérables allusions dont nous pourrions être l’objet. Je me suis rangé à ces raisons qui ne sont pas sans chatouiller mon amour-propre en ce sens qu’elles me laissent la latitude d’échapper aux contingences et de tenir pour méprisables les propos de ceux qui s’aventureraient à vouloir abîmer des instants que nous souhaitons parfaits. Ça ne fait rien, je ne me sens pas tellement maître de moi et il suffira certainement de bien peu pour que j’oublie toutes mes résolutions et que je m’abandonne à quelque mouvement de mauvaise humeur. Il va y avoir là une foule de gros pleins de soupe en smoquinge et de maritornes poussives, toutes en soie des pieds à la tête, que je n’ai pour ainsi dire jamais vus de ma vie et qui, c’est fatal, vont diablement me porter sur les nerfs. Pourquoi nous impose-t-on leur présence en un jour où nous aimerions nous recueillir pour mesurer mieux la gravité de l’engagement qui va nous lier pour la vie ? Nos amis personnels, soit ! Les parents proches, passe encore ! Mais les autres, mais tous les autres, ces étrangers, ces vagues relations mondaines qui ne viendront là que pour se pavaner, attirés par l’attrait d’un plantureux festin, d’une cascade d’amusements variés et qui, à l’heure qu’il est, ne sont préoccupés que du rang plus ou moins flatteur qu’ils vont occuper dans le cortège et se réjouissent à l’avance de la joie méchante qu’ils auront à se moquer de tous ceux qui ne seront pas aus

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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i richement parés qu’eux. Entre eux, à la messe, à la sacristie, pendant le défilé, pendant le repas, ils se répandront, j’en suis sûr, en sarcasmes et en badineries graveleuses sur notre dos. Peut-être iront-ils jusqu’à souiller, avec tous les détails croustillants à l’appui, les heures les plus secrètes de notre nuit de noces. On dirait qu’ils viennent là comme on assiste à l’hallali ou au défilé des purs sangs au paddock. Eh, eh, pas mal du tout l’étalon ! Elle ne va pas s’embêter la mignonne ! Ou au contraire : Regardez-moi ce grand dadais ! Si c’est pas malheureux de lui confier un joli petit tendron comme ça ! Ah, si j’étais à sa place !… De mon temps, nous étions d’autres gaillards ! Mais certains, avec la même salacité : La pauvre, il aura du mal à la déniaiser, c’est une vraie sainte nitouche, vous savez ! Ou encore : La chère enfant, la voilà qui entre dans l’inconnu ; tout nouveau tout beau, n’est-ce pas ? Nous sommes passées par là, nous aussi ! Mais on sait bien ce que c’est qu’un mari. On l’apprend à ses dépens, oui ma belle, et toujours quand il est trop tard ! Je me rends bien compte, malgré tout, que, si je n’étais pas en cause, je pourrais me régaler de certaines saynètes imprévues. Pas plus tard qu’hier soir, par exemple, Félicienne, la femme de Jacques Ampuis, not’ député, faisait sauter Maud sur ses genoux. À un moment, la gosse qui riait aux éclats a semblé fortement intriguée par la poitrine avantageuse de Félicienne qui, en dépit de sa jeunesse, a déjà l’aspect d’une matrone. Sans aucun respect, Maud a porté ses menottes sur les lourdes et imposantes rotondités que, précisément, un corsage rose moulait avec provocation et, avec cette innocence qui ressemble tellement à une précoce malice, elle lui a demandé : C’est à toi, tout ça ? Mais oui, a répondu Félicienne, c’est à moi. Et qui te l’a donné ? Mais… c’est le Bon Dieu, pardi ! Eh bien, tu sais, il ne s’est pas moqué de toi, le Bon Dieu ! Tout le monde a pris le parti de rire à la fois pour minimiser la portée de la réplique et parce que, sans aucun doute, c’était drôle. Comme Félicienne Ampuis est bonne fille elle a ri aussi, mais elle a tout de même été mi-figue mi-raisin pendant quelques instants. Car Maud aurait tout aussi bien pu sortir la même chose devant une autre invitée. C’est alors qu’on se serait marré ! Voir une grosse dondon s’étouffer d’indignation au point de ne plus pouvoir en avaler sa salive, oui, ça n’aurait pas manqué de sel. Huit heures ! Il va tout de même falloir que je me décide à me bichonner. D’autant que j’ai encore une sacrée corvée à remplir avant la formation du cortège. Quelle idée, aussi, a-t-elle eue, cette fleuriste, de laisser clamecer sa vieille mère la veille même de notre mariage ! On a appris la nouvelle au dernier moment et on a su que la malheureuse étant dans tous ses états avait oublié le bouquet que j’avais commandé pour Caroline. Je la comprends, la fille, dans un sens. C’est pas tous les jours qu’on perd sa mère ! Mais Caroline ne l’entend pas de cette oreille. Elle y tient, elle, à son bouquet de mariée ! Pour un peu, je crois bien qu’elle préférerait renoncer au mariage. Pensez donc, quelle infamie, si on la voyait entrer dans l’église sans bouquet ! Du moins, c’est ce qu’elle semblait impliquer hier soir dès que nous avons été mis au courant. Elle a aussitôt dépêché Maurille chez la dite fleuriste (ce qui ne m’a pas paru très sport) pour savoir si on pouvait ou non compter sur elle. Elle a bien promis, au milieu de ses larmes, mais qui sait ? Ce devait être un magnifique bouquet de lys blancs tout garni d’asparagus avec de jolis bouillonnés de tulle. Qu’allons-nous devenir si le porteur du bouquet fait faux-bond ? Caroline refusera-t-elle de se mettre en route ? Dame, il paraît qu’une mariée sans bouquet n’est pas une mariée. Alors ? C’est pourquoi j’ai l’intention de prendre les devants et d’aller cueillir moi-même une brassée de fleurs dans le jardin pour pallier à toute défaillance possible. Et, comme ça, Caroline sera consolée. Oh ! je sais bien qu’il ne s’agit pas là d’un caprice de sa part. Elle n’a pas l’esprit étroit. Son désir, sur ce point, répond uniquement à une croyance mystique. C’est de la superstition, mais je tiens à respecter ses sentiments. Oui, elle est persuadée que ces fleurs sont un gage pour l’avenir. Et plus rare, plus beau et plus fourni sera le bouquet offert, plus grandes, par conséquent, seront aussi ses chances de bonheur. À la fin de la messe on va, en tête du cortège (avant de passer à la sacristie pour recevoir les compliments inévitables), le déposer au pied de la Vierge en marmottant une courte prière d’actions de grâces et en se recueillant durant quelques instants. Se marier sans bouquet ou avec un médiocre bouquet est donc un mauvais présage et je pressens bien que toute la journée de Caroline sera assombrie si tout ne se déroule pas selon les plans prévus. Néanmoins, cette survivance, chez Caroline, par ailleurs si évoluée, d’enfantillages semblables me laisse perplexe. Au vingtième siècle ! Caroline serait de ces filles bornées, de ces campagnardes qui n’ont jamais entendu que le prône de leur curé ou les rabâchages de la veillée, je comprendrais. Mais Caroline, avec tout son bagage, ses connaissances, la hardiesse de ses opinions, la clairvoyance de sa pensée, non, je n’en reviens pas ! Comment peut-elle concilier, dans son esprit, des comportements aussi contradictoires ? Il faut se résoudre à convenir que les études les plus poussées, les fréquentations les plus originales, l’intelligence la plus déliée, la personnalité la plus rebelle ne peuvent pas grand’chose contre l’influence qu’exercent, sur un être, les premiers enseignements de l’enfance. La religion a déposé dans l’âme de Caroline, avant même qu’elle soit en âge de réfléchir, des sédiments qui l’ont marquée et des convictions que rien ne saurait désormais mettre en doute. Moi-même, en dépit de tout l’amour que je sais pertinemment qu’elle a pour moi, je suis à peu près persuadé que je me heurterais à une barrière infranchissable si je me mêlais de la faire renoncer à ces restes de crédulité ancestrale. Mieux, même, je me demande si elle n’accepterait pas plutôt de me perdre. Ou, du moins, j’imagine qu’elle serait ulcérée au plus profond d’elle-même si j’avais l’impertinence de la tourner en dérision et si je faisais litière de ces riens qui ont pour elle tant d’importance. Au début de nos fiançailles j’avais quelquefois tenté de réduire ces chimères à leur plus simple expression, mais, je ne sais par quel phénomène, il s’est trouvé que c’est au contraire moi qui, à son contact, ai subi une certaine contagion. Je ne peux pas dire que j’aie vraiment la foi et que je sois intimement persuadé de l’existence de Dieu. Non, ça, c’est un machin qui ne m’entre pas tout à fait dans la cervelle. Mais j’ai consenti à aller régulièrement à la messe avec Caroline, le dimanche, à réciter ma prière matin et soir, à me confesser et à communier de temps en temps. Ça, du reste, c’était le plus désagréable et je me suis toujours arrangé, à défaut d’y couper, pour retarder de semaine en semaine l’échéance. Mais, enfin, il a bien fallu que je fasse mes pâques. Ce qui me contrarie, ce n’est pas de déballer mes péchés. On prétend qu’il y a des prêtres qui vous cuisinent avec insistance, qui veulent toujours en savoir davantage et qui semblent prendre un malin plaisir à vous humilier et à pousser si loin la curiosité qu’ils en deviennent indiscrets. Je veux bien avaler tout ce qu’on raconte à ce sujet. Pour ma part, je n’ai jamais rien vu de tel. Probable que ma binette ne leur revenait pas, qu’ils me supposaient peu enclin à trousser des confidences ou qu’ils étaient eux-mêmes peu désireux d’en écouter. Bref, ce n’est donc pas d’avouer mes fautes qui m’embête. Je reste dans les généralités classiques : j’ai menti, j’ai été gourmand, je n’ai pas toujours respecté mes parents, j’ai blasphémé le nom de Dieu (souvent !), j’ai manqué la messe du dimanche (Combien de fois, mon fils ?), j’ai péché par orgueil, par luxure (Seul, mon enfant, ou avec une femme ?)… Le petit topo de tout le monde, quoi ! Et l’autre m’épie derrière son grillage, bredouille je ne sais quoi, me condamne à trois pater et trois ave, tire la bobinette et c’est cuit. Ce qui est grotesque c’est le protocole qui règle la pantomime. Le soi-disant examen de conscience, la queue à faire, dans l’ombre d’un pilier, près du confessionnal, en attendant son tour et surtout la tautologie des formules convenues, la moitié du Confiteor, d’abord et puis, quand on a terminé, la deuxième moitié et enfin, pendant l’absolution, l’acte de contrition. À l’époque de ma première communion je savais tout ça sur le bout des doigts mais ça m’est sorti de la tête. Depuis le temps que je n’allais plus à l’église… Maintenant, il a fallu que je m’y remette. Caroline m’a prêté un catéchisme et j’ai appris, derechef, les formules sacramentelles. Mais ça entre mal. Je crois les posséder et j’en oublie la moitié. Je manque visiblement d’entraînement. Caroline, elle, n’a jamais cessé de pratiquer et elle répète ça très fréquemment. Elle débite donc sa partie d’une façon presque machinale et comme sans y penser. Moi, je cherche mes mots, je mélange tout et même il m’arrive de rester en panne. Je me fais donc l’effet d’un pratiquant à la manque. J’aurais affaire à des prêtres anonymes, eh ben, ça pourrait quand même aller. Mais tout se passe à Poujastruc et ce sont inévitablement les curés de la paroisse (qui tous me connaissent) qui me soumettent à la question. Comme je sais qu’ils font grand cas des vertus chrétiennes de Caroline et de sa tribu et que je suppose qu’ils étaient persuadés que Caroline n’épouserait qu’un bon catholique, j’ai idée qu’après m’avoir entendu patauger tant et plus ils ont dû être pleinement édifiés sur la solidité de mes convictions. Je pourrais dire que je m’en moque. Et, dans un sens, il est bien exact que je m’en moque. Mais j’ai ce défaut de toujours vouloir faire bonne impression partout où je passe. En un mot, je suis trop consciencieux. J’espère bien qu’ils n’iront pas jusqu’à me desservir, à cause de ça, auprès de Madame Poujastruc, mais même s’ils gardent leur appréciation pour eux, ça me vexe de courir le risque d’être jugé. S’ils allaient se persuader, par exemple, que je fais tout ça uniquement par calcul et pour mieux abuser la famille ? S’ils me traitaient tout bas d’imposteur ? Qu’en est-il au juste ? Si je m’interroge froidement je suis bien obligé de reconnaître qu’il y a un peu de vrai dans l’hypothèse. Mais un peu, seulement. Et ce n’est pas parce que j’ai tourné en ridicule la mécanique des sacrements (dont, par surcroît, je n’admets pas sans scepticisme les symboles et la médication) pour qu’on en vienne à m’accuser de truquer mon jeu. La confession m’agace, la communion me paraît une niaiserie (je ne parviens pas à me persuader de la présence réelle de Dieu dans l’hostie, d’où la stupidité, selon moi, de cette ingestion solennelle) et je ne prie guère avec ferveur. Mais, en dehors de ça, il y a, notamment dans la messe, une atmosphère dans laquelle je me complais assez. Que ce soit une messe basse ou mieux encore une messe chantée avec un long prône, je me laisse béatement engourdir par le bourdonnement des répons, rêve immédiatement à une foule de choses agréables qui n’ont d’ailleurs rien à voir avec ce qui se passe autour de moi et médite mieux que je ne pourrais faire nulle part. Même quand il faut se lever, s’agenouiller, courber la tête ou se rasseoir, je ne suis pas distrait, pour autant, de ma réflexion. J’accomplis ces gestes dans une sorte d’état second, percevant comme à travers un brouillard les bruits que font les fidèles en s’agitant et les imitant d’instinct. Durant tout ce temps, ni Caroline, ni Madame Poujastruc qui m’encadrent habituellement ne m’adressent la parole (requises qu’elles sont par leurs oraisons) et, ainsi, rien ne vient jamais troubler les songes que j’enfante selon ma fantaisie, soit que je m’imagine l’objet de quelque amour princier, lancé dans un voyage féerique ou promis à de savoureuses aventures, soit que je me croie porté par les griseries d’une carrière glorieuse. En revanche, je n’apprécie que faiblement les cérémonies où il faut payer de sa personne. La messe des morts, notamment, durant laquelle on doit faire le tour du catafalque en l’aspergeant d’eau bénite, la messe des rameaux avec la bénédiction finale où l’on va soi-même défiler avec son brin de laurier ou de buis à la main, les chemins de croix et enfin les processions. Je ne suis pas un agité. Je suis volontiers passif. Je préfère rêver ma vie que la vivre et contempler l’univers que l’animer. C’est peut-être aussi parce que je suis trop difficile et que j’attends trop de l’extérieur. Comme la réalité me déçoit toujours, si peu que je me laisse aller à l’affronter, je suis amené à chercher dans l’irréalité les solutions idéales dont la vie de tous les jours est si avare. Et je peux me vanter de les dénicher souvent de cette manière. Pourquoi donc irais-je m’exposer aux blessures et aux déceptions du quotidien quand mes phantasmes sont si dociles ? Je crois du reste que si Caroline et moi nous sommes aimés tout de suite c’est parce que nous avons découvert que nous avions l’un et l’autre le même penchant à cristalliser les actes et les sentiments et à fuir toutes les contingences qui risqueraient de nous ramener trop brutalement sur la terre. Madame Poujastruc aussi est un peu comme ça. Elle vit dans les nuées. Tout au moins pour certaines choses. Voilà ce que Monsieur Papa est incapable de concevoir. Il m’a assez longtemps tracassé à cause de mon incapacité à faire argent de tout comme lui, à me servir âprement d’autrui, et assez longtemps accusé de me nourrir de chimères. Et comme, jusqu’alors, je n’avais rencontré personne sur mon chemin qui eût des aspirations semblables aux miennes, j’en étais venu à me figurer bêtement que j’étais seul de mon espèce. Et je me jugeais avec rigueur. Oui, je m’accablais. Je me reprochais d’être aussi piètrement armé, d’être si gauche enfin. Je me répétais à longueur de journée que je n’étais seulement pas digne du pain que je mangeais et que ma pusillanimité était criminelle. Tout ça, dans le but de m’amender, si possible, de me corriger et, en me cravachant, de me forcer à la lutte. Mais, quand j’ai connu Caroline et que j’ai été introduit dans sa tribu je me suis rendu compte qu’il existait des êtres taillés sur mon modèle et décidés comme moi à faire abstraction des questions d’intérêt en maintenant toujours au premier plan le jeu des sentiments les plus nobles. Alors, tout s’est métamorphosé. J’ai repris courage. J’ai vu que mes impulsions naturelles étaient les bonnes. Et je me suis promis de ne plus jamais me laisser circonvenir par les sombres machinations de Monsieur Papa et de Madame Mère. C’est pourquoi je peux bien dire que je dois une fière chandelle à Caroline. C’est grâce à elle si je ne suis pas devenu un de ces affreux cloportes dont j’ai horreur. Et c’est aussi la raison pour laquelle je suis fondé à affirmer que ma vraie et seule famille est celle des Poujastruc. Les Poujastruc peuvent avoir leurs défauts, sans doute, comme tout le monde, mais je sais désormais ce que j’ai de commun avec eux. Tandis que je n’ai rien de commun avec mes vieux. Même avec un Maurille, sans aller plus loin, je me sens moult affinités, encore qu’il y ait certains aspects de son caractère qui ne soient pas sans me déconcerter et me déplaire. Quoi qu’il fasse, nous sommes de la même race, lui et moi. Nous pourrons nous heurter, à l’occasion, mais nous possédons un terrain d’entente, ce merveilleux sens de la disponibilité et de la vacance, cette mystérieuse attirance pour un monde à part en dehors des réalités mesquines, qui est celui de la beauté dans les arts. Je l’envie, parfois, d’avoir su imposer autour de lui le genre d’existence qu’il désirait. Il se contente de peu, je l’accorde, matériellement, mais il est libre, libre de ses actes et de ses rêves, libre en ce sens qu’il n’est tenu à rien, qu’il ne subit aucune sujétion, qu’il s’est affranchi de la servitude de gagner sa vie. Dans ces conditions, qu’importe qu’il n’ait pas de situation, de position en vue dans le monde et que les esprits étroits voient en lui un parasite et un raté ? Ainsi, il peut consacrer tout son temps aux choses qui lui sont chères, à peindre quand il lui en prend la fantaisie ou à paresser quand son humeur l’y pousse. Lui aussi, malgré ses tortillements de vieille caquette, ses commérages et sa frivolité il est un velléitaire et un contemplatif. Il ne cherche pas à arriver, il vit au jour le jour, il musarde, il marivaude, il perd son temps savoureusement. Et s’il se passionne pour des chiffons, pour des rubans, pour des bibelots, s’il cancane, fait le bouffon et s’amuse de tout, je ne sais pas si ce n’est pas surtout comme un masque qu’il se pose sur le visage, une apparence qu’il se donne pour offrir moins de prise et échapper mieux aux contraintes de la vie en société. Quelle différence (à son avantage !) avec la vie de galérien que mène Jacques Ampuis ! Aux yeux de la foule et de mes vieux, en particulier, en voilà un qui est parvenu. Député à vingt-six ans, qui dit mieux ? Bientôt ministre, peut-être, commence-t-on à chuchoter, personnage officiel, important, et qui se prend suffisamment au sérieux pour s’imposer aux naïfs. Mais son sort est-il enviable ? Tandis que Maurille, lui, s’il ne jouit d’aucune des vanteries de la réussite, si son égoïsme l’oblige à rester en marge et confiné dans un célibat volontaire et stérile, s’il n’a rien et n’est rien, il a du moins en partage avec les êtres de sa sorte cette extraordinaire légèreté d’esprit qui lui permet, en toutes circonstances, de vivre son destin dans un perpétuel chatoiement de couleurs et de sensations. Ce matin, je suis sûr qu’il se prélasse doucement dans son pieu sans se préoccuper de quoi que ce soit. Il sait qu’il va se divertir aux dépens des ridicules des gens, qu’il va faire un bon repas, voleter de groupe en groupe et mettre en valeur ses dons d’amuseur public. Ce soir, la journée achevée, il se couchera la conscience tranquille et sans appréhender davantage le lendemain. Pour lui, rien n’aura changé. Tout continuera. Moi, au contraire, je ne peux le nier, je suis tourmenté par tout ce qui m’attend. Oh, ce n’est pas que j’envisage mon mariage avec Caroline comme une impasse ou comme une épreuve. On me blesserait au vif si on osait insinuer que je me suis tout bonnement laissé mettre le fil à la patte. J’aime Caroline. Elle aussi m’aime. Nous faisons un mariage d’amour et nous avons en nous tout ce qu’il faut pour former un couple exemplaire. Mais il n’en est pas moins vrai qu’en me mariant je fixe à jamais mon avenir et me crée des chaînes qui pèseront lourdement sur mes épaules. Je m’ouvre ainsi, sans conteste, des horizons, mais est-ce que je ne me ferme pas, du même coup, tous les autres ? Ah, certes, il m’arrive de me demander anxieusement si ce bonheur que je ressens auprès de Caroline, si cet autre bonheur que j’escompte de notre union ne sera pas trop chèrement payé par les obligations nouvelles que je vais fatalement subir. Ne suis-je pas trop jeune pour me marier ? Même pas vingt-quatre ans ! Que sais-je de la vie ? Ai-je vécu ? Ai-je la moindre expérience des passions, de la diplomatie conjugale et des caprices féminins ? Je me lance dans l’aventure les yeux fermés, sans précautions et sans recours. Que dis-je ? Sans avoir réfléchi à ma future ligne de conduite. Il y a seulement un an je me croyais irréductible. J’ai bien vite capitulé ! Bien sûr, on ne commande pas à l’événement. En pénétrant, comme par effraction, dans mon médiocre et somnolent univers, Caroline a bouleversé l’ordonnance et l’intensité des principes qui me tenaient tant à cÅ“ur. L’amour m’a montré les choses sous un autre angle. Et les promesses de félicité qui en sont nées ont été assez fortes et assez séduisantes pour me faire chavirer. C’est si vrai que je suis là à m’interroger lâchement et mollement mais qu’il ne me viendrait pas l’idée de remettre une seconde en question notre mariage. S’il y a jamais eu des maris qui ont hésité au moment de la cérémonie je ne suis certainement pas du nombre. Hier après-midi, c’est sans le moindre tremblement, sans la moindre réticence que j’ai répondu oui à la question rituelle. Et, ce matin, je sens qu’il n’y aura aucune ombre en moi quand je glisserai l’alliance d’or au doigt de Caroline. Mieux, même, je suis saisi d’une sorte d’orgueil et comme d’une folle allégresse à la pensée que, ce soir, je vais pouvoir emporter Caroline pour toujours, une Caroline qui sera mienne et dont la vie ne fera plus qu’un avec ma vie. Mais j’entends qu’on s’agite dans la maison. Allez, hop ! assez cogité ! Levons-nous ! J’aurais dû prendre un bain. Avec ces chaleurs estivales on transpire tant et plus sous les bras, entre les jambes. Enfin, en me savonnant bien… Là, faisons mousser. Bichonnons bien surtout nos gentils attributs sexuels afin de faire honneur à notre dame. Comment réagira-t-elle, la petite princesse de mes rêves, quand elle sentira, dans sa main encore mal assurée, la chaleur et l’ardente fermeté de ma virilité impatiente ? Ce sera l’instant fatidique ! L’heure tant attendue de la grande griserie nocturne ! Mais arrêtons là ces évocations. Sinon je vais avoir des désirs et, pour l’heure, j’ai autre chose à faire qu’à m’abandonner à des tentations mentales. Il convient de se garder en forme pour la nuit prochaine. Donc, je vais me raser. Soigneusement, si possible. J’ai remarqué que chaque fois que je voulais être bien rasé et montrer un visage plus avantageux, il se produisait toujours quelque anicroche. Un premier rendez-vous d’amour, un dîner officiel, une soirée de gala, n’importe quoi d’un peu exceptionnel et crac ! ça ne rate pas. Ou bien c’est le rasoir qui, ce jour-là, malignement, refuse de vous couper la moitié des poils, ou bien c’est un bouton qui a justement poussé durant la nuit et qui se met à bourgeonner et à fleurir au coin de votre lèvre ou à la pointe de votre menton pour mieux vous défigurer ou encore c’est une estafilade qui n’en finit pas de saigner et qui vous flanque en travers de la joue ou du cou une cicatrice d’autant plus voyante qu’on est obligé, alors, de laisser tous les poils qui l’entourent de peur d’aviver la plaie. Aïe ! c’est bien ma veine ! Je me suis coupé ! Eh bien, c’est réussi ! J’étais très calme, pourtant. Comment ai-je fait mon compte ? Quand on parle du loup… Bien sûr, je n’aurais pas dû être aussi distrait. Me voilà en rogne, tout d’un coup. Il ne manquait plus que ça ! C’est bien simple : je vais être hideux. Juste sur la glotte. Et je n’arrive pas à étancher le sang. J’aurais dû emporter ma pierre d’alun, en cas. Mais je l’ai oubliée sur mon lavabo à Portville. On ne saurait penser à tout. Si la croûte se forme mal et si ça continue à suinter je vais polluer mon col et ma cravate. Ça sera joli, cette traînée rougeâtre ! Enfin, il faut en prendre son parti. Dommage, quand même, j’avais presque fini. Mais voilà, j’ai voulu fignoler, me racler de trop près, mes doigts ont glissé, ma peau s’est détendue et le yatagan, lui, ne m’a pas épargné. Allons, dominons nos nerfs, essayons de conserver notre sourire. Facile à dire ! Mais, en réalité, j’enrage. Et ça, le jour même de mon mariage ! Je suis persuadé qu’il y avait plus de six mois que ça ne m’était pas arrivé. Et il faut qu’aujourd’hui, précisément, je me détériore le portrait ! Par malheur, impossible de revenir en arrière. Ce qui est fait est fait. Rien n’est plus crispant que ces diableries du hasard. Quoi qu’on fasse et quoi qu’il se produise on ne peut jamais gommer le destin, jamais rien retoucher. Un peu comme ces aquarelles que je peignais quand j’étais enfant et que je me figurais que j’étais peut-être doué pour la peinture. Je connaissais alors des désespoirs du même ordre. Cette impossibilité terrible à reprendre sa couleur. Il fallait réussir du premier coup, être sûr de son Å“il, de sa main et de son pinceau. Et si on passait à côté eh bien, on n’avait plus qu’à déchirer sa feuille et qu’à recommencer. Du moins, pouvais-je recommencer. Mais le destin est plus implacable encore que la peinture. Avec lui, il n’est même pas question de recommencer. Tout se passe comme si l’on disposait en naissant d’une seule et unique feuille sur laquelle, depuis le premier jour de notre vie jusqu’au dernier, nous devrons inscrire à la suite chacun des événements qui nous surviendront, des plus petits aux plus grands, sans qu’il nous soit jamais possible de reculer ou seulement de nous attarder en quelque endroit et en nous arrangeant pour compléter notre esquisse par un trait spontané, presque irréfléchi et définitif, vaille que vaille ! Rien d’étonnant donc à ce que personne n’ait encore pu réussir une parfaite esquisse de sa vie. Il y en a de plus ou moins médiocres mais la moins médiocre est encore lamentable. Car ce qu’il y a de tragique c’est que toute imperfection nouvelle du tracé est génératrice d’une foule d’erreurs complémentaires. Si vous hésitez toute l’architecture du dessin en sera marquée et faussée même si vous avez eu assez de talent, ensuite, et assez de virtuosité. D’où le danger des mauvais maîtres durant cette période des débuts où la main est peu sûre et où l’expérience fait défaut. Vous subirez fatalement un handicap insurmontable. Et c’est pourquoi il y en a tant qui finissent par renoncer à pousser plus loin l’affaire. Ils laissent tout en plan, découragés qu’ils sont par leur mésaventure, et cherchent dans le néant à la fois l’oubli de leur malchance et la consolation de leur échec. Est-ce que ça n’a pas été un peu mon lot jusqu’ici ? Après tout, je ne suis pas très fier de mes premiers balbutiements. J’ai subi des influences déplorables, c’est un fait. Et si, à présent encore, je jette un regard sur mon tracé initial, je suis honteux d’y découvrir tant de bavures et tant de gaucheries. Bien d’autres, à ma place, n’auraient pas pu en supporter la vue plus longtemps et l’auraient détruit en se détruisant. Ce qu’il y a d’étrange (et d’un peu inquiétant) c’est que je n’aie jamais été tenté d’en venir là. Mes scrupules n’étaient-ils pas assez mordants ? Ou bien avais-je un esprit si facile que j’aie été amené à une rapide résignation ? En toute franchise, je ne le pense pas. Il me semble plutôt que j’ai été préservé des solutions extrêmes par l’espoir de parvenir un jour à dominer assez mon sujet pour faire disparaître sous une péremptoire et brillante arabesque les informes ou ignobles tâtonnements de mon adolescence. Illusion stupide et prétentieuse, peut-être. C’est possible. Et rien ne dit, en effet, que je ne serai pas condamné au contraire à laisser transparaître sous les lignes les plus fermes la meurtrissure de mes barbouillages passés. Dans ce cas, j’aurai beau faire, mes entreprises les mieux venues seront toujours en partie gâchées par la persistance de mes anciennes faillites et, dans l’instant même où j’aurais cru être en droit de recueillir le fruit de mes efforts et de mes progrès, mes témoins ne manqueront pas de m’accabler en dénonçant les parties antérieures où ma main aura tremblé. Dois-je donc considérer qu’il n’y a pas d’issue favorable ? Ou me contenter d’admettre que j’ai tort de me montrer difficile et que je ferais mieux d’examiner le travail accompli par mes semblables avant de discréditer systématiquement le mien ? Il est évident que si je regarde autour de moi je n’ai pas lieu de me désespérer. Sans doute y en a-t-il beaucoup dont les démarrages sont assez prometteurs (à l’inverse des miens) mais, par la suite, il est rare que ces précoces apprentis aient notablement progressé. Si flatteuses qu’aient été leurs prémices ils ont, tout le reste de leur existence, si effrontément et si malencontreusement bâclé leur ouvrage qu’on ne peut plus le contempler sans frémir. À ce compte, évidemment, ma propre ébauche n’est pas si méprisable. Et il me semble que je serais en droit de narguer la critique. Ce qui fait ma force (à supposer qu’il faille être fort ; et qu’est-ce qui me le prouve ?) c’est que je sais ce que je vaux. Je n’ignore rien de mes tares. Je connais le poids des boulets qui ont été rivés à mes chevilles. La lucidité, voilà ce qui manque à la plupart. Ils se leurrent sur leurs mérites. Si grossières et si sales que soient les couleurs dont ils recouvrent aujourd’hui leur dessin primitif, ils ne veulent voir que les pures arabesques de leurs jeunes années. Pour eux, ce sont les seules qui comptent et tandis qu’elles ont depuis longtemps disparu sous un gribouillis indécent ils se figurent encore qu’on ne voit qu’elles. Enfin ça y est, ça ne saigne plus. Plus que les dents. Je dépose un peu de pâte rose sur la brosse et je frotte énergiquement de droite à gauche et de gauche à droite. Je crache. Je me rince la bouche. Là ! Tout va bien. Elles sont éclatantes de blancheur, mes dents. Un coup d’œil dans la glace pour juger de l’effet ? Eh, ma foi, je ne suis pas trop mécontent de moi. S’il n’y avait pas cette damnée estafilade je ferais assez joli garçon. Reste le coup de peigne. C’est là le point délicat. J’ai la disgrâce d’avoir le cheveu rebelle. Des épis plein la tête. Je suis obligé de les inonder d’eau pour les dompter et, dès qu’ils sont secs, ils reprennent leur raideur naturelle et se redressent bizarrement dans tous les sens. Avec ça, en plus, que je suis très journalier. Parfois, je parviens à me coiffer du premier coup et puis, d’autres fois, j’ai la main malheureuse et j’ai beau m’y escrimer à dix reprises, défaire et redéfaire ce que j’avais d’abord échafaudé, sans arriver jamais à un résultat satisfaisant. Et, bien entendu, ce matin, ça n’a pas l’air de vouloir aller tout seul. Il faut croire que l’état d’esprit dans lequel on est exerce une influence sur nos cheveux. Comme je suis énervé par les perspectives de la journée qui s’annonce, ma chevelure est particulièrement rétive. Vais-je y renoncer ou vais-je aboutir ? Non, rien à faire ! Voilà trois fois que je m’y applique et ma main finit par se crisper sur le peigne. Allez, tant pis ! laissons ça ! Si j’insiste davantage ça va être encore plus moche. Surtout qu’il est temps que je me fringue. La chemise, d’abord, avec son plastron empesé. Et puis, le caleçon. Ça, c’est facile, encore. Et le falzar. Bon, le falzar tombe bien. C’est parfait. Mais que ce drap noir est chaud ! Au tour des chaussettes de soie, à présent. Amusant ! La peau, là-dessous, évoque celle d’une femme parée d’un bas fin. Elles sont si transparentes que mes poils passent à travers. Les escarpins. Hop ! je les enfile d’un coup. C’est déjà un avantage. Mais ils sont un peu durs et auront tendance, je crois, à me meurtrir. Espérons que je n’aurai pas trop à marcher. Ah ! et voilà les difficultés qui commencent. Les fausses perles du plastron. Que c’est résistant ces boutonnières empesées ! L’amidon les a collées. Je n’y arriverai pas en poussant. Il faut que je les perfore avec quelque chose de pointu. Oui, avec ma lime à ongles, c’est une idée. Je l’enfonce, je tourne et tourne jusqu’à ce qu’il y ait un trou suffisant pour que je puisse y introduire la tête ronde du bouton. Pour l’encolure ce sera encore plus fortiche. Parce que là, j’y vois mal et je n’ai pas de place pour mes doigts entre le cou et la chemise. Molo, molo ! Si je m’énerve je vais tout froisser et j’aurai un devant de plastron gondolé. J’en transpire. Saloperie de tiby ! Bon dieu ! le voilà qui m’a échappé. Il a sauté sur le parquet. Il faut que je le cherche. Impossible de m’en passer. Où a-t-il bien pu se fourrer ? On dirait que les objets ont parfois des instincts maléfiques. Il a dû glisser sous l’armoire. À genoux, la tête au sol, je plonge le bras, je ratisse. Rien ! De ce côté ? Rien non plus ! Il a dû rouler jusqu’au mur. Il faut donc que je m’étende de tout mon long. Là, je touche la plinthe. C’est plein de saleté, là-dessous. Ursule n’a pas dû faire le ménage à fond depuis une éternité. Je crois que je le tiens, cependant. Oui ! Mais mon pantalon est cra-cra. Un sérieux coup de brosse s’impose. Et mes mains ? Toutes noires ! Je suis bon pour les relaver. Là, ça y est. Mais ce que j’étouffe. Je n’y parviendrai jamais comme ça. Il est préférable que j’enlève ma chemise et que j’y ajuste au préalable tous les boutons. Pas de doute, ça va beaucoup mieux ainsi. Je remets la liquette, je fixe les boutons. Ouf ! Ah, mais j’ai oublié les manchettes. J’aurais dû aussi les poser avant. Enfin, je ne vais pas me remettre à poil une deuxième fois. J’en prendrais une crise de nerfs. Et ce plastron qui se met à me gratter le jabot. J’ai pas fini de jouir ! Ma parole, les manchettes sont encore plus raides que le reste. Et la difficulté est accrue par la forme de ces stupides boutons à pivot. Dès qu’on appuie dessus, ils se ferment. Quelle invention machiavélique ! On ne pourrait donc pas s’habiller autrement ? Je ne sais pas quel est le crétin qui a lancé cette mode mais, vraiment, il avait dû se jurer de faire enrager tous ses pareils. Premier trou de la manchette d’abord, premier trou de la chemise, deuxième trou de la chemise et enfin deuxième trou de la manchette : c’est le dernier le plus coriace. Si seulement on pouvait se servir de ses deux mains ! Malgré tout, ça y est. Ça n’a pas été sans peine. J’en ai les doigts tout mâchés. Mince ! Voilà une goutte de sueur sur mon plastron. Je l’essuie soigneusement avec mon mouchoir. Heureusement, c’est assez bas. J’espère que le gilet fermera assez pour cacher la tache. Qu’est-ce que je prends comme suée ! Mes aïeux, on en reparlera de la partie de plaisir ! Vivement ce soir que je foute en l’air tout ce fourbi ! À l’autre poignet, maintenant. Suis-je au bout ? Non, il y a le plus gros morceau. Le col et la cravate. Les bras derrière la nuque je fixe le col cassé à la chemise. Je maintiens un des coins et le ramène par devant. C’est froid comme un serpent et ça colle à la peau. J’ai jamais pu me faire aux cols durs. Monsieur Papa ne porte que ça, cependant, et il n’a pas l’air d’en souffrir. L’habitude, je suppose. Mais le plus calé c’est de coincer l’autre extrémité. Ça force, ça m’étrangle, ça me pince. Fatalement, si j’avais acheté un col moins juste cela aurait été plus commode. Mais ce n’est pas joli joli un col qui baille. Surtout avec l’habit. Il faut un col qui adhère bien, qui vous sangle, en quelque sorte. C’est à peine si je peux respirer. Et si je continue à transpirer comme ça, mon col ne va pas tarder à ressembler à de la guimauve. Ça me rappelle les séances que je prenais à l’Hôtel à Paris. Un vrai supplice de porter de tels trucs ! Finissons-en ! Après, je resterai tranquille un moment. La cravate. Vais-je réussir le nÅ“ud ? Oui, ça a l’air de bien se présenter. C’est comme pour le coup de peigne : on sent tout de suite si ça y est ou si ça n’y est pas. Je crois que j’ai eu de la veine. Les coques sont d’égale longueur. Peut-être un peu de traviole, néanmoins. Comment ça se fait ? Une fois, deux fois, trois fois j’essaye de les redresser. En pure perte. Eh bien, je n’insiste pas. Sinon mes doigts vont y laisser des traces. Et un nÅ“ud, avant tout, ça doit être frais. Reste le gilet. Bon, le gilet est impeccable. Le frac, enfin. C’est certain, l’habit me va bien, grand et mince comme je suis. Pour que ce soit chic, il faut avoir la taille fine et, sur ce chapitre-là, je n’en crains guère. Ah ! mais il y a quelque chose qui cloche. Les manches de ma chemise sont un peu courtes et on ne voit pas les manchettes. Comment vais-je faire ? J’ai beau tirer dessus, dès que je laisse retomber les bras le long de mon corps elles disparaissent. Une seule solution : avancer les manchettes au dernier cran. Aurai-je le courage de tout recommencer ? J’ai bien l’impression que ce serait au-dessus de mes forces. Je me laisse tomber sur une chaise. Ce n’est pourtant pas la première fois que je me mets en habit mais, ce matin, ça a été bougrement laborieux. Et mon estafilade ? Oui, c’est guéri. J’espère que la croûte tiendra. Je vais m’efforcer tout de même de garder la tête haute pour que mon cou ne touche pas ma cravate. Hum ! les cheveux sont déjà presque secs et les épis se redressent. On frappe à la porte de communication. Je peux entrer ? dit Patrick. Roudoudou et lui font irruption chez moi en smoquinge. Ils me félicitent sur ma tenue. Moi, j’envie surtout leur chemise molle. Derrière eux, j’aperçois Buddy et Paolo. Qu’ils sont beaux et mimis dans leur redingote de gala ! Mais, ils n’y ont pas coupé non plus, les malheureux, au col cassé. Et le ceinturon, et l’épée, et les gants blancs, et tout et tout… Les badauds vont être ravis. C’est ça qui va faire chouette dans le cortège. Poujastruc n’en aura jamais vu autant ! C’est pas tout ça, mais je voudrais bien aller voir si la fleuriste a, oui ou non, livré le bouquet que j’avais commandé. Je lâche les copains et m’aventure dans le couloir. Ce qu’il y a de barbe c’est que tous ceux qui vont me rencontrer vont me faire du baratin. Tiens, voilà Marie-Amélie qui revient du jardin, tenant par la main Maud et sa sÅ“ur dont Clarisse, toujours aussi lambine, n’a évidemment pas eu le temps de s’occuper. Nous nous embrassons. Elle sent divinement bon Marie-Amélie, et elle est en beauté, ce matin. Je réalise que c’est elle la première femme que j’aperçois au jour de mon mariage, la première que je tiens et serre dans mes bras. Elle se penche vers Maud. J’entrevois la naissance de ses seins par l’échancrure de son corsage. Ça me fait tout drôle. Elle doit avoir une poitrine ravissante, je m’en convaincs une fois de plus. Maintenant, elle a pris la petite contre elle, la couvre de baisers puis me la tend pour que je l’embrasse à mon tour. La gosse se tortille avec coquetterie puis saute à terre. Son baiser m’a laissé sur la joue un goût de lait. La voilà qui s’échappe comme un cabri en entraînant sa sÅ“ur aînée vers la cuisine. Nous restons seuls, Marie-Amélie et moi dans le couloir. Elle me sourit. Content ? Je fais signe que oui. Déjà prête ? Presque. Encore un point à donner à ma capeline. Savez-vous si on a apporté le bouquet ? Ça m’étonnerait ! Je lui confie mon projet. Voulez-vous m’aider ? Volontiers ! Je la saisis par la taille, fraternellement, et me dirige avec elle à grands pas du côté du jardin. Je sens sa taille qui ondule doucement sous mon bras. Comme elle est souple et légère ! De quoi avez-vous idée ? Eh bien, je suis embarrassé. Je ne sais pas, au juste, ce qui reste comme fleurs. Il faut du blanc, et seulement du blanc, de toute façon. Ne faisons pas affront à Caroline. Vous croyez qu’elle le prendrait mal ? Elle est assez chatouilleuse sur ce point, vous savez. Et d’ailleurs, pourquoi la choquer inutilement ? Sans compter que la noce en serait malade d’indignation. Il y a bien les belles roses blanches contre le mur ? Oui, mais elles sont déjà un peu passées. J’ai peur, voyez-vous, qu’elles ne s’effeuillent quand Caroline les portera. Et puis, reconnaît Marie-Amélie, elles font peut-être trop capiteux pour une mariée. Je vous conseille plutôt les lys. Va pour les lys ! Nous nous avançons dans l’allée des troènes à l’ombre ventilée. Marie-Amélie marche à ma hauteur. De mon plein gré, j’ai lâché sa taille et ralenti. Je la vois mieux avec un peu de recul. Étonnante, sa gorge ! Quel joli grain de peau elle a ! Et là, toujours, cet indiscret sillon de l’entre-seins qui bat comme un cÅ“ur chaque fois qu’elle respire. Mais à quoi pensé-je ? Je n’ose me charger des lys dont le pollen pourrait jaunir mon habit. Au contraire, le lamé or de la robe de cortège de Marie-Amélie ne craint rien. C’est entendu, elle va se charger du bouquet, le mettra au frais dans sa chambre. Elle l’apportera si l’autre fait défaut. Je peux me fier à elle. Elle me contemple et me dévisage avec une tendresse un peu sauvage. Qu’en dois-je déduire ? Comment expliquer cela ? J’y renonce pour l’instant. Ce n’est pas le jour. Du moins, il me paraît sympathique d’être désormais le neveu par alliance d’une créature aussi séduisante. Je la quitte sur ce, ne sachant quoi ajouter de décent après ce langage muet des yeux et je reviens vers la maison. Je lève la tête vers les fenêtres de Caroline. Elles sont ouvertes mais je ne vois personne car les persiennes sont à demi tirées. Je décide de monter et d’aller frapper à sa porte. Comme j’arrive devant, je bute dans Maurille qui sort de chez elle et qui referme le loquet sur lui sans vergogne. C’est très très bien, mon cher ! Elle sera merveilleuse. Je viens de mettre la dernière main à son voile. Et vous ? J’esquisse une grimace agacée. Quel pitre ! Toujours le même. Incorrigible et tête à claques. Il a revêtu un antique smoquinge tout brûlé par la cendre de ses cigarettes, troué par les mites et qui pue la naphtaline. Il arbore, là-dessous, une chemise de cellular et un foulard de soie noire en guise de cravate qui achève de lui donner cet air romantique, très Delacroix, dont il se fait un snobisme. Pour éluder, je lui dis que je le verrai tout à l’heure et je frappe. Qui est là ? C’est la voix pointue et alarmée de Madame Poujastruc. Déjà je me doute de ce qui va se passer. Ça ne rate pas ! Dès que Madame Poujastruc m’identifie, c’est comme si elle avait entendu le diable en personne. Vous ne pouvez pas entrer. Caroline n’est pas encore prête. D’elle, ou de Maurille, qui donc me ment ? Ce que je redoutais va se réaliser. On va m’interdire de voir ma femme ! Je passe outre et, à travers la porte, conscient de ma situation ridicule, je crie : Vous êtes là, Caroline ? Oui, chéri, j’ajuste ma couronne. Avez-vous bien dormi ? Oui, et je suis heureuse, mais terriblement émue. Je voudrais vous voir. Vous devez être si jolie en mariée. Moi aussi, mon chéri, je voudrais bien pouvoir me montrer à vous mais il paraît que cela ne se fait pas. J’oppose à cette abdication filiale un silence rageur. Caroline doit le deviner car elle enchaîne : N’en soyez pas chagriné. Qu’importe cette petite contrariété ? Ne vous laissez pas entamer. Soyez, comme moi, tout entier au bonheur qui nous attend. Il faut être charitable, comprenez-vous. De cette immense joie qui va nous être donnée, nous pouvons bien distraire quelques miettes pour les autres. À partir de ce soir nous agirons à notre guise. Cette journée, c’est à nos parents, à nos amis que nous la devons. Que les choses soient donc telles qu’ils les souhaitent. Cela a si peu d’importance pour nous. Je me tais, résigné et confus. Caroline a l’art de tout arranger à sa façon. Elle trouve toujours des arguments qui m’en imposent. Vaincu, je pose tout de même une dernière question : Quand vous verrai-je, alors ? Mais dès que je vais descendre au salon pour les présentations et la formation du cortège ! Comment, devant tout le monde ? Eh oui, devant tout le monde. Ne vous en effrayez pas. Ce n’est pas bien drôle, je sais, mais vous n’aurez qu’à regarder mes yeux et vous verrez alors qu’il n’y a que vous et qu’il n’y a que moi. Avec mon sale caractère habituel je ne veux pas, bien que m’inclinant, battre en retraite sans avoir lancé un perfide et méchant coup de patte. En somme, lui dis-je, tout le monde vous aura admirée avant moi ou presque. Avouez que c’est assez paradoxal pour un mari. Enfin !… Je sais bien que je vais lui retourner le fer dans la plaie, gâcher son allégresse, ternir son sourire. Et d’autant que j’avais pris un ton acerbe. Mais je n’ai pu m’en empêcher et suis même assez satisfait de ma sortie. Je me fais mal en lui déchirant le cÅ“ur, m’en veux de ma mauvaise humeur et me sens cruellement humilié. Moi qui aurais justement voulu être parfait aujourd’hui ! Oui, c’était le jour ou jamais. Et cependant je n’ai pas su résister à la tentation. Tant pis si je déçois Caroline en des circonstances où elle-même aurait certainement tenu à ce que je parusse le plus à mon avantage, tant pis si je donne une piètre opinion de mon caractère. Tout ça avait si bien commencé… Quelle ineptie ! De jeunes époux qui se boudent le jour même de leur mariage, ce n’est pas bon signe. Mais pouvais-je décemment laisser passer l’incident sans réagir ? Il est inconcevable que Caroline n’ait pas pris mon parti. Elle est ma femme, tout de même, à présent ! Il ne lui aurait pas été malaisé d’ouvrir sa porte sans demander avis à personne et de se montrer à moi. Je n’en exigeais pas davantage. En toute sincérité, il me semble que c’est une liberté qu’elle pouvait prendre qu’en pense ou non sa mère. À quoi cela l’a-t-il avancée ? Pour éviter de contrarier Madame Poujastruc c’est moi qu’elle indispose. Le beau profit ! Il faudra, malgré tout, qu’elle se décide à comprendre que si nous nous aimons et nous épousons c’est pour vivre l’un pour l’autre uniquement. Si elle me met toujours en balance avec sa mère, sa sÅ“ur ou quelqu’un de la sainte tribu nous n’en sortirons jamais. Il faut choisir. Moi, sans aller plus loin, est-ce que j’ai jamais hésité à contrer les prétentions ou les égoïsmes de Madame Mère et de Monsieur Papa ? Il suffisait que Caroline manifestât quelque intention ou proposât quelque chose pour que je me rangeasse immédiatement dans son camp envers et contre tout. C’est cela, l’amour, à mon avis. Pourquoi n’en fait-elle pas autant, puisqu’elle dit m’aimer ? Il est trop simple de se payer de mots. Il faut prouver son amour par des actes. À cela, Caroline me répondra évidemment que moi je ne peux pas sentir mes vieux (ce qu’elle me reproche parfois, d’ailleurs, bien qu’elle reconnaisse aussi qu’il n’y a aucune affinité possible avec eux) et que, par conséquent, je ne risque pas d’être écartelé entre deux affections tandis qu’elle, eh bien, on ne peut pas lui en vouloir de chérir sa mère car c’est là, après tout, un sentiment naturel. Je me range à ces arguments, dans le fond, mais je me demande toutefois si ces partages continuels dont son cÅ“ur trop tendre est le siège ne seront pas, par la suite, la cause de heurts regrettables entre nous. Tel que je me connais, je prévois que je prendrai ombrage des préférences qu’elle sera amenée à donner à Madame Poujastruc. J’en concevrai de l’amertume. Je ne saurai pas le cacher et Caroline sera malheureuse. Mais comme sa mère est aussi susceptible que moi, sur ce chapitre, c’est elle qui boudera si Caroline opine dans mon sens. Je la vois d’ici, se réfugiant dans sa chambre pour étouffer ses sanglots, accusant le ciel de lui avoir enlevé l’affection de sa chère fille. Alors Caroline sera obligée de passer la nuit dans son lit pour la prendre dans ses bras, la bercer et la consoler. Pendant ce temps-là, moi, je me morfondrai seul dans notre lit conjugal et je lui ferai mon plus mauvais visage quand elle reviendra parce que je me sentirai frustré. À ce compte, c’est inévitable, Madame Poujastruc et moi, nous finirons par nous haïr. Et ça, malgré l’élan très sincère qui nous a, dès le début, poussés l’un vers l’autre. Pourtant, je ne crois pas que ce soit à moi de m’effacer. Du moment qu’elle a consenti au mariage de Caroline et qu’elle sait que nous nous aimons, elle devrait capituler loyalement, sans créer d’histoires et sans jouer la comédie de la persécution. Elle doit bien se rendre compte que Caroline ne peut que faire bon ménage avec moi. Dans ces conditions, elle ne devrait songer qu’à la tranquillité de sa fille et rentrer dans le rang. Si Caroline se marie c’est pour faire sa vie avec moi et non pour subir les quatre volontés maternelles. Ça coule de source. Si j’avais eu un peu plus de nerf, j’aurais eu une conversation définitive à ce sujet avec Madame Poujastruc. J’aurais mis les choses au point une fois pour toutes. Tandis que, maintenant, il me sera bien difficile de lui décocher tout ça crûment. Et si je procède par allusions déguisées elle se formalisera encore plus. Aucun doute là-dessus : elle m’accusera d’avoir caché mon jeu jusqu’au mariage et de ne démasquer mes batteries qu’après que Caroline sera à moi. Je me ferai l’effet d’un assez vilain monsieur aux arrières-pensées diaboliques. En serai-je donc réduit à entrer à tout coup en contestation avec elle ? Verrai-je le moindre de mes jugements ou de mes conseils insidieusement déformé par Madame Poujastruc ? À ce jeu, j’aurai perdu d’avance. J’aurai bien les nuits pour rétablir mon influence sur l’esprit si malléable de Caroline mais, dans la journée, elle m’échappera complètement. En effet, durant que je serai à mes affaires, Madame Poujastruc aura le champ libre pour saper tout ce que j’aurai pu échafauder et quand je rentrerai le soir je m’apercevrai que Caroline n’est plus dans les dispositions où elle était le matin à l’heure même où je l’ai quittée et qu’elle a été retournée pendant mon absence. Bien sûr, cela suppose que Caroline n’ait pas aussi sa volonté et sa façon de voir. Or, il n’est pas niable qu’elle a parfois des opinions très arrêtées et très tranchées. Mais comment resterait-elle insensible à des pleurnicheries ? Et comment ne se montrerait-elle pas faible devant une mère qui, pour mieux l’attendrir, n’hésitera pas à gémir et à lui casser la tête à rabâcher toujours les mêmes bêtises au nom des éternels principes qui la conditionnent ? C’est pourquoi il n’est pas mauvais que nous puissions avoir ce mois entier à nous seuls, tous les deux, rien que nous deux, Caroline et moi, loin des micmacs de Pierre ou de Paul. Je m’efforcerai, pendant ce mois, de faire comprendre à Caroline que le mariage lui impose des devoirs qu’elle se doit de respecter si elle veut que la bonne entente ne cesse de régner entre nous. Mais, je l’avoue, je m’effraie d’être tout spécialement aujourd’hui si ombrageux, si jaloux de mon pouvoir marital et si mesquin, pour tout dire. Je me considère habituellement comme un gars plutôt libéral et facilement poussé à l’indulgence. Quelle mouche soudain m’a piqué ? Pourquoi voir le futur si en noir ? Tout cela, sans doute, sera beaucoup plus estompé. C’est d’avoir trop bu, hier soir, j’imagine. Cela a dû me flanquer un petit accès au foie, me révolutionner la bile et me mettre les humeurs à l’envers. Enfin, la crise que j’ai prise en me rasant et en m’habillant, avec cette suée inopportune à cause de ces satanés boutons oui, tout ça n’était pas pour arranger le bonhomme. Je me demande néanmoins si ça ne m’a pas dégagé de me foutre en pétard. Il fallait que j’élimine ce prurit d’une manière ou d’une autre. Maintenant, c’est fait. Je suis déjà plus guilleret. Rien de tel qu’un bon coup de tabac. Après la pluie le beau temps. Je vais être tout sourires et tout ronds de jambe, je sens ça. Mais qu’entends-je ? Qui joue donc du piano ? Quelqu’un a-t-il mis dans ses intentions de régaler les mariés d’une aubade ? Je m’approche. J’avance la tête, sans être vu, par les portes entr’ouvertes du salon. C’est Olga Molinier. Elle me tourne le dos. J’entre et m’appuie au mur, à demi dissimulé derrière une tenture et j’écoute. Elle joue Rêves d’Amour de Franz Liszt. J’aperçois son visage en profil perdu. Elle me semble transfigurée par la partition qu’elle interprète. Son embonpoint, ses traits un peu poupins, son allure garçonnière, tout cela s’efface, s’est effacé. Et moi-même je suis tout de suite accroché. Ce n’est pas la première fois que me séduit le jeu d’Olga. Si elle avait voulu elle aurait pu devenir une grande artiste. Elle est réellement douée. Il y a quelque chose de pathétique et de fascinant dans la manière dont elle attaque la note. Pourquoi s’est-elle mise au piano justement ce matin ? Et pourquoi a-t-elle choisi Rêves d’Amour. Elle a bien l’air de rêver, en effet. À quoi rêve-t-elle ? Son regard est embué de larmes et sa lèvre tremble. Qui sait ce qui se passe dans son être ? Elle n’est pas jolie, elle a un corps lourd et presque disgracieux. Que peut-elle attendre de la vie sur le plan sentimental ? Quel homme voudra jamais d’elle ? Et pourtant, elle a sûrement des sens, ça se devine. Et une sensibilité très vive. Je ne crois pas qu’elle soit particulièrement attirée par mon genre de beauté. Mais il n’est pas exclu qu’elle soit préoccupée par l’exemple que lui donne Caroline en se mariant. Elle sait que Caroline fait un mariage d’amour, qu’elle est heureuse. Comment ne l’envierait-elle pas ? Comment, risquant un retour sur elle-même, ne se désolerait-elle pas de penser qu’elle ne connaîtra sans doute jamais une journée semblable à celle que Caroline et moi allons vivre ? Alors, pour elle-même, tandis que tout le monde se prépare pour la fête, elle vient en cachette dans ce salon désert, s’assied sur ce tabouret et laisse aller ses mains mélancoliquement sur le clavier. Et que joue-t-elle ? Rêves d’Amour !… La mélodie m’emporte à mon tour loin d’ici, hors des sordides réalités où je me complaisais lamentablement tout à l’heure. Quelle paix soudain, dans mon âme, par le miracle de cette musique sublime ! Une paix un peu triste, mais si délicieusement triste. Je m’en veux d’avoir blasphémé. Par quel démon poussé ai-je si vulgairement et si trivialement remué dans mon esprit des considérations aussi injurieuses pour celle que j’aime. Quelle femme vaudrait jamais Caroline ? Ne m’a-t-elle pas comblé ? Ne suis-je pas ivre de tendresse ? Car c’est avec moi, et avec moi seul, qu’elle va partir ce soir. Y a-t-il quelque chose d’autre qui doive compter ? Y eut-il jamais amour plus fort et plus désincarné que le nôtre. Caroline a raison. Notre royaume n’appartient à personne. Laissons aux gens les consolations qu’ils désirent. Ne songeons qu’à nous, qu’aux instants qui nous sont promis. Cette nuit, à Bérihéa, par les fenêtres ouvertes de notre chambre nuptiale, la lune et le grondement de la mer entreront librement pour bercer nos corps enlacés. Je sentirai contre ma main le bras nu de Caroline. Ses cheveux de bruyère embaumeront et ses lèvres humides s’appuieront doucement sur ma joue attentive…

TROISIÈME PARTIE

I

Le Temps qui passe

 

Sentir le monde, autour de soi, grouiller et vivre, ce monde dans lequel, jusque-là, on s’était plongé avec tant de délices, le sentir si proche encore et ne plus pouvoir s’y mêler, assister passivement à ses fêtes sans réussir à l’ignorer ou à le fuir tout à fait, tel était désormais, le sort de Patrick Beaurepaire réduit à l’immobilité pour des années dans un corset de plâtre.

Les villas et les hôtels de Bérihéa s’éveillaient au bord de la mer, ce matin-là, sans que Patrick en eût conscience. Étendu dans son lit, la nuque directement posée sur le drap, dans l’attente un peu énervante du moment où on viendrait lui passer le bassin, il écoutait la douce pluie de février grésiller sur les vitres et s’efforçait de maintenir aux frontières de son corps cet engourdissement du demi-sommeil si propice aux cogitations.

Ce que sa vie nouvelle, depuis quelques mois, avait de plus déconcertant, c’était cette torpeur, ce constant repliement sur soi à quoi le condamnait sa misère. Quel contraste avec la trépidante folie des années qu’il avait vécues à Portville ! L’hiver, à Bérihéa, n’était guère animé. Bien des villas fermées. Des hôtels presque vides. Peu de passants sur la route, des bruits rares. Encore Patrick était-il privé, même, des maigres distractions possibles. Son univers se limitait à la chambre où il était reclus, à ses murs, à son plafond, aux jeux de la lumière du jour dans cet espace clos et, quand on ouvrait les fenêtres, aux caresses de l’air. Vers midi on le levait et on le conduisait jusqu’à sa chaise longue. De là, il avait vue sur le jardin mouillé puis, à travers les fûts des arbres, sur un coin vaporeux du lac. Au loin, invisible, la mer faisait entendre son fracas. Au printemps prochain, cet été, on pourrait le descendre sur la pelouse. À l’ombre des pins, dissimulé derrière un épais rideau de vigne vierge, il participerait d’un peu plus près à l’animation balnéaire de l’avenue. Mais, en cette saison, il ne pouvait s’évader de ces quatre murs et fermait souvent les yeux pour échapper à la monotone amertume de leur décor de papier peint. Au début, comme malgré lui, il avait prêté une personnalité et une identité précises à chaque meuble et à chaque objet dans l’espoir qu’ils deviendraient ainsi quelque peu vivants et il avait parcouru mille et mille fois, de son regard traqué et las, les dessins exaspérants de la tapisserie ou les craquelures du plafond, fleurs devenant profils ou taches devenant nuages, qui l’aidaient à imaginer des aventures ou des navigations enfantines ou bien, encore, il s’était attaché à guetter d’une oreille perspicace, afin de participer dans une certaine mesure aux activités dont il était écarté, les rumeurs étouffées de la maison. Mais il y avait assez rapidement renoncé et préférait, quand il ne donnait ni ne lisait, laisser flotter sa pensée à la dérive.

La maison où on l’avait amené était d’allure campagnarde et son aspect rustique rendait plus agressif encore le luxe des villas avoisinantes. Elle appartenait à la mère de Viardot lequel s’y était retiré et qui, trop âgé maintenant pour pratiquer un sport aussi violent que le rugby, se contentait de donner, pendant la belle saison, des leçons de culture physique et de natation aux jolies baigneuses que sa splendide musculature attirait. Madame Viardot et son fils avaient pris Patrick en pension pour augmenter leurs revenus et le soignaient avec un dévouement et une patience exemplaires. Viardot lui avait confectionné tout un ensemble d’engins qui lui permettaient de lire, d’écrire et même de peindre sans fatigue. Madame Viardot, elle, se chargeait plus spécialement de ses soins d’hygiène et de son alimentation. Du reste, il n’avait pas de médication spéciale à suivre. C’était du temps, surtout, qu’il fallait. Beaucoup de temps. Des années, sans doute, des années d’immobilité totale. Tous les deux ou trois mois, seule diversion dans ce mortel croupissement, une ambulance le conduisait dans une clinique de Portville. On l’y déplâtrait. On l’y examinait. On l’y radiographiait. Et on le renvoyait à Bérihéa pour un nouvel exil.

Patrick s’abandonna un instant à l’ironie du destin qui, si soudainement, l’avait arraché à ses habitudes et l’avait terrassé. Oh ! bien sûr, maintenant qu’il était plâtré il ne souffrait plus. Mais n’était-il pas comme un infirme ? C’était cependant pour le sauver qu’on l’avait cloué là. Il se souvenait de ce jour où les médecins lui avaient révélé la gravité de son état. À partir de là, sa vie normale avait été interrompue. Il lui avait fallu rompre brutalement avec le présent. Mais était-elle déjà tellement normale, cette vie-là ? Et qu’est-ce que c’était, au juste, qu’une vie normale ? À présent, il en arrivait à croire que son existence actuelle était aussi valable qu’une autre, aussi probante et aussi logique. On lui avait prescrit de ne plus bouger et il ne bougeait plus. On lui avait retiré son traversin et il s’était accoutumé à dormir à plat. On l’avait condamné à une chasteté absolue et il s’y était fait. Il avait acquis une sorte de dextérité pour s’alimenter sans rien renverser. Il se laissait soigner comme un enfant. Et, grâce au pupitre de Viardot, il se sentait aussi à son aise que s’il avait été installé à un bureau. Ainsi, les journées s’écoulaient, l’une après l’autre, égales et calmes, sans la moindre incidence. Avait-il le droit de se dire malheureux ? N’y en avait-il pas beaucoup qui étaient plus à plaindre ?

Oh ! certes, depuis qu’il était ainsi, il avait eu tout le loisir de revivre chacun des épisodes de son passé et plus particulièrement ceux qui avaient directement précédé sa maladie. Une tuberculose osseuse ? Oui, c’était ce numéro-là qu’il avait tiré à la loterie de la vie. Pour d’autres, ça pouvait être un empoisonnement du sang, une typhoïde, un ulcère, une fracture du crâne, une neurasthénie… Pour lui, ç’avait été une tuberculose osseuse. Mais savait-il seulement pourquoi ? Savait-il seulement ce qui avait déclenché son mal ? Devait-il se résigner à admettre qu’il y avait toujours des événements déterminants dans la vie ? Il repensa à la nuit, chez le Colonel, où la petite bande de Monsieur Hermès avait fait irruption et à tout ce qui avait suivi. Il se reporta à cette autre nuit, plus proche (mais si lointaine aussi, déjà !) où il s’était jeté du taxi puis, où, après avoir erré si longtemps dans la ville, l’âme en détresse, il avait effectué ce plongeon dans les docks. Il n’avait pas cru, alors, s’être abîmé quelque chose. Les premières douleurs n’étaient apparues qu’après plusieurs mois, bien après le mariage de Caroline et de Monsieur Hermès en somme, bien après que Patrick fut devenu l’amant de Madame de Chaumet.

Madame de Chaumet ! C’était à peine s’il avait fait allusion à sa liaison avec Marceline devant Monsieur Hermès. Pourtant, cette liaison existait déjà du temps des fiançailles de son ami. Paolo ayant dû suivre une cure de désintoxication dans un hôpital militaire de Paris, Madame de Chaumet s’était trouvée seule et avait jeté son dévolu sur Patrick.

Ce n’était pas par sa beauté que Marceline l’avait séduit. Encore que l’argent qu’elle dépensait chez son couturier, chez sa lingère ou chez son masseur, de même que l’énergie qu’elle mettait à se défendre contre les outrages du temps l’aidassent à faire illusion. Sans oublier la supériorité que lui donnaient sa richesse et son expérience.

L’indépendance matérielle dont jouissait Madame de Chaumet, ce qu’on savait de ses largesses, de ses aventures, de ses voyages ou de ses relations, tout cela, qu’on le voulût ou non, exerçait une certaine fascination. Paolo, après tant d’autres, avait été entraîné dans ce sillage. Son apathie naturelle l’avait exposé plus particulièrement aux tentations que sa maîtresse avait disposées à sa portée. Bien qu’il eût toujours tenu très secrètes les habitudes qu’il avait contractées, on n’avait pas été sans en constater les effets sur sa personne. À la fin, rongé par la drogue, il avait cessé d’être cet amant vigoureux dont elle s’était d’abord repue. Que faire de cette loque désormais aussi encombrante qu’inutile ? C’était donc Marceline qui avait diaboliquement poussé Paolo à se soigner. Sans doute cherchait-elle ainsi à se défaire de lui. Après tout, la drogue n’était, pour elle, qu’une façon comme une autre de se rendre plus intéressante, qu’un piment de plus ajouté à son caractère dévorant, qu’un moyen facile et excitant d’asservir davantage ses amants. Néanmoins, la rapidité avec laquelle Paolo avait sombré, la tragique démence dont elle avait été l’instigatrice l’avaient refroidie et, si bizarre que cela parût, elle n’avait jamais essayé d’inoculer le goût de la drogue à Patrick. Imaginait-elle qu’il lui aurait résisté ? Préférait-elle le conserver intact pour ses plaisirs du lit où Paolo, si vite, s’était montré déficient ? Ou avait-elle eu honte d’avouer à Patrick un penchant dont celui-ci aurait pu prendre ombrage ? Quoi qu’il en fût, elle avait gardé le silence sur ce qui s’était passé avec Paolo. Et, soudain prise de zèle, elle avait renoncé elle-même à ses pratiques nocives. Mais privée qu’elle était des dérivatifs que les stupéfiants lui avaient apportés jusque-là, elle sentit se réveiller en elle des ardeurs nouvelles auxquelles Patrick avait répondu avec sa fougue juvénile. Si bien que ce que la drogue l’avait aidée à faire de Paolo, l’érotisme eut tôt fait de le faire de Patrick.

Y avait-il vraiment, chez Madame de Chaumet, un attrait malsain pour le fatalisme à tout prix dans les passions ? Était-elle habitée par cet instinct étrange qui pousse certains êtres à préparer le malheur de tous ceux qu’ils approchent ? À la voir, on aurait pu en douter. Rien, dans son physique ni dans son comportement, ne laissait supposer qu’elle fût une de ces créatures perverses, une de ces dangereuses tentatrices dont les hommes sont le jouet. Sa blondeur inoffensive, l’insignifiance satisfaite de son visage de poupée, la frivolité de son langage et de ses goûts, le sérieux avec lequel, par ailleurs, elle dirigeait ses affaires (les sucres) autant d’éléments plutôt rassurants.

Il y avait tout de même en elle une réelle malfaisance. Il était évident qu’elle avait fait de Lulu une putain. Et, de même qu’elle avait à jamais détruit le pauvre Paolo, elle avait méchamment exigé de Patrick plus qu’il ne pouvait lui donner. Oh ! ç’avait été, en apparence, la grande folie, le grand délire romanesque. Marceline fut, c’est certain, terriblement éprise de Patrick. Elle s’était bientôt persuadée qu’elle n’avait pas véritablement aimé Paolo et que Patrick était l’homme de sa vie. Ce qui était sûr, c’est qu’elle avait été farouchement fidèle à Patrick, n’avait plus vécu que pour lui. Mais, prise au jeu, c’est alors qu’elle ne lui avait plus laissé un instant de répit.

C’était en effet une existence assez épuisante que Patrick avait dû mener. Elles lui avaient paru belles et grisantes les premières nuits qu’il avait passées dans les bras encore frais de Madame de Chaumet. Il ressentait d’autant plus d’orgueil à combler ses désirs qu’il se vengeait ainsi de l’humiliation qu’il avait subie devant Delphine. Il lui semblait même qu’il assouvissait pleinement, sur le corps pâmé de Marceline, les irréalisables rêves de possession que la beauté de Delphine lui avait inspirés. Il se prouvait ainsi à lui-même qu’il était un homme comme les autres dans le lit bouleversé de sa maîtresse et, par conséquent, qu’il avait été injustement dédaigné.

Mais, bientôt, il avait décelé les effets de cette chevauchée extravagante. Au petit matin, quand il sortait des Glaïeuls et qu’il laissait Marceline endormie, il avait le corps délabré, les jambes faibles, la tête vide et, déjà, ces sourds élancements dans l’épine dorsale. Il sautait dans un taxi rôdeur des boulevards extérieurs et se faisait conduire au Lycée où ses élèves l’attendaient. Marceline, pendant ce temps, goûtait un sommeil réparateur. Elle se lèverait à midi, se ferait masser à domicile puis prendrait un bon bain. Avec quelle joie il serait lui-même allé dormir ! Il n’en était pas question, hélas ! Toute la journée, il lui faudrait supporter les contraintes de son métier…

Aussi en vint-il rapidement à faire ses cours par-dessous la jambe et à négliger ses élèves. C’était à peine s’il ne somnolait pas pendant les classes. Il corrigeait hâtivement ses copies, entre deux rendez-vous, l’esprit ailleurs. Il ne lisait plus et avait mis ses manuscrits au rancart. Il ne vivait que pour se ménager, à n’importe quelle heure du jour et n’importe où, un moment d’accalmie. Il était oppressé. Il n’avait plus guère d’appétit. Si seulement il avait disposé de deux ou trois nuits pour se retaper… Mais Madame de Chaumet le réclamait souvent auprès d’elle dans l’après-midi. Quand il rentrait du lycée, il trouvait presque toujours chez lui des billets passionnés par lesquels elle l’appelait. Ou bien, elle lui téléphonait. Ou bien, même, elle venait à l’improviste le relancer jusque dans sa chambre. Elle le voulait tout à elle. Chaque dimanche, sans se soucier de cette fatigue supplémentaire qu’elle lui imposait, elle filait avec lui par le train ou par la route à Paris ou à Cannes. On roulait la nuit et, là-bas, il fallait non seulement faire l’amour mais vadrouiller dans les bars, danser, boire et se montrer. Ah, ces lundis matins pâteux d’après-noce ! Ah, ces lugubres lendemains !

Une telle vie ne laissait évidemment plus guère de disponibilité à Patrick. Lui aussi avait à peu près cessé de fréquenter la petite bande, au reste assez dispersée. Malgré tant d’inconvénients et de contraintes, il était tout de même très fier de sa liaison. Il aimait être vu en compagnie de Marceline. Elle était toujours d’un tel chic… Et c’était bougrement plus reluisant de la sortir que de passer sa soirée au ciné avec une fille comme Lulu qui ne savait pas se tenir. Enfin, il n’avait pas la loi, avec elle. À chaque instant, son argent mettait entre elle et lui des distances. Il avait beau se croire au-dessus de tous les préjugés possibles, elle l’éblouissait par ses dépenses. En une nuit, pour un dîner, pour une virée dans une boîte, elle claquait plus de fric qu’il n’en gagnait dans tout un mois. Elle avait toujours sur elle des choses qui coûtaient les yeux de la tête, des modèles des grands couturiers, de la lingerie de luxe, des fourrures rares, des bijoux merveilleux et, par surcroît, quand elle parlait de toutes ces parures ruineuses, elle prenait un petit air dégoûté comme si tout cela n’avait vraiment rien eu que d’ordinaire. Dans ces conditions, le moyen de ne pas faire du complexe ? Elle avait aussi, ça se sentait, l’habitude et le besoin des endroits chers. Parbleu, elle y évoluait depuis son plus jeune âge et, à force, elle y avait acquis une aisance intimidante. Rien qu’à sa façon d’adresser la parole à un barman, de pénétrer dans un restaurant à la mode, de descendre de sa somptueuse voiture ou de répondre au téléphone, on devinait qu’elle était une femme qui estimait normal de voir tout le monde plier devant elle et satisfaire ses moindres désirs. On ne pouvait pas imaginer qu’elle ait pu être autrefois une jeune fille timide et empruntée quand on l’entendait parler couramment plusieurs langues ou quand on la voyait recevoir chez elle, comme de vieux amis de toujours, des généraux ou des ambassadeurs, des financiers ou des cantatrices adulées. Elle avait cet aplomb et cette autorité qui lui permettaient de régner en suzeraine et lui donnaient le sentiment d’être partout à sa place. Depuis qu’elle vivait séparée de son mari, elle avait pu disposer librement de ses capitaux et n’avait plus songé qu’à varier ses plaisirs et ses caprices. Passer d’un amant à l’autre, consacrer la majeure partie de ses journées aux soins de beauté et aux essayages, courir les lieux où l’on s’amuse, prendre l’avion, changer de voiture tous les six mois, s’offrir des villas de rêve dans des sites célèbres, être toujours là où une femme de son rang se devait d’être, à Paris durant la grande saison, à Saint-Moritz pour les championnats de patinage, à Monte-Carlo pour les galas d’hiver, à Hollywood pour une première de Chaplin, en Égypte ou au Maroc chaque printemps, telle était sa vie. Moins belle et moins jeune que bien des femmes, elle l’emportait sur elles, cependant, grâce aux artifices. Son opulence, ses largesses faisaient oublier ce visage un peu vulgaire, ce nez busqué, ces faux cheveux blonds (mais toujours si soignés et si souples au toucher). Et d’ailleurs, elle savait qu’elle pouvait encore payer comptant au lit. Elle était assez bien faite bien que déjà forte et restait par certains côtés désirable. Enfin, elle était aussi experte qu’ardente.

Quand Patrick arrivait avec elle quelque part, comment n’aurait-il pas été flatté ? Cette caresse de la vanité était toute nouvelle pour lui. Ces hommages, ces courbettes que l’on destinait à sa maîtresse étaient aussi un peu pour lui. Personne ne se serait du reste avisé de risquer une allusion péjorative à sa position. On parlait à Patrick avec déférence et les domestiques s’adressaient à lui comme s’il avait été Monsieur de Chaumet lui-même. Descendaient-ils dans un palace ? Le chef de réception n’aurait jamais osé leur faire remarquer qu’ils n’étaient pas mariés et qu’on ne pouvait les loger dans le même appartement. On était trop honoré, au contraire, de les avoir comme clients. Et Patrick se souvenait avec une légère amertume d’avanies qui lui avaient été infligées autrefois par des patrons de petits hôtels où il avait voulu abriter des amours sans gloire. Quelle différence ! La raison sociale des sucres de Chaumet aplanissait tout. Littéralement ébloui, Patrick n’avait donc plus vécu qu’en fonction de Marceline. Oui, elle lui avait tourné la tête. Il avait pris goût à une existence qui lui procurait l’occasion d’ignorer si facilement ses semblables et il n’avait plus qu’un restant de pitié pour sa médiocrité antérieure. La vraie vie, la seule, la plus magnifique des vies, c’était celle qui lui était dévolue aujourd’hui. Il ne voulait plus regarder en arrière et, fatalement, il se détournait de ses anciens amis en s’arrangeant pour que Marceline elle-même cessât de les fréquenter.

Dire que Monsieur Hermès s’était cru perdu dans l’estime de la petite bande quand il l’avait lâchée pour Caroline ! Patrick avait-il eu autant de scrupules ? Non point ! Pourtant, son lâchage à lui était arbitraire. Mais sans doute aussi évitait-il d’y trop réfléchir. Il s’était jeté éperdument, et avec toutes les impulsions de sa nature, dans le tourbillon doré où Madame de Chaumet l’entraînait. Il ne voyait pas plus loin. Il ne savait même pas combien de temps cela durerait. Pour Paolo, hormis l’envoûtement de la drogue, Marceline n’avait été qu’une agréable coucherie. Il avait dédaigné son luxe et elle, il ne l’avait jamais aimée. Tandis que Patrick, plus cela allait, plus il devenait amoureux d’elle et d’autant qu’elle-même paraissait plus follement éprise. Avec Paolo elle n’avait jamais pu disposer que de courts moments pour des étreintes furtives, Paolo n’étant pas souvent libre. Une nuit de temps en temps, mais c’était fort rare. Patrick, en revanche, jouissait d’une grande liberté. Si Marceline songeait encore à Paolo, c’était pour se souvenir du temps où ça l’avait excitée de se dire qu’elle couchait avec un nègre. Respirer son odeur particulière, s’offrir son sexe énorme, subir l’étreinte brutale de ses muscles puissants, voilà le genre d’attraits qui l’avaient séduite. Tandis qu’avec Patrick, c’était le grand amour. Elle se consumait dans ses bras. Et lui-même avait fini par se laisser dévorer par cet incendie en se piquant au jeu avec une invraisemblable naïveté.

La révélation de son mal avait été un rude coup. Un gouffre s’était subitement ouvert. Cette atteinte à son équilibre physique était la plus terrible des mortifications. Aussi avait-il résolu de couper tous les ponts. Avec l’orgueil d’un bel animal blessé, il s’était caché. Il avait disparu. Sans rien dire à personne, pas même à Madame de Chaumet, il avait quitté Portville du jour au lendemain. Jusqu’à la dernière heure il s’était ingénié à cacher son état à sa maîtresse malgré l’amoindrissement grandissant de ses facultés. Il avait obtenu un congé illimité. Il avait réglé sa chambre chez le Colonel. En deux heures, il avait déménagé. Une vraie fuite ! Il n’avait même pas laissé un mot d’explication. Rien. Parti sans laisser d’adresse. Le soir même il prenait le train pour Bérihéa. Viardot avait promis de garder le secret. Plusieurs lettres que lui écrivit Madame de Chaumet revinrent à l’expéditrice.

Depuis, il restait farouchement retranché dans sa solitude. Il ne savait plus rien de Marceline. Il ne tenait pas à lui indiquer le lieu de sa retraite. Pour rien au monde. Il considérait que tout était désormais fini entre eux. Et, très vite, la première défaillance passée, il s’était mis à la haïr. Il la rendait responsable. Il lui en voulait férocement de ce qu’elle avait fait de lui. Par ricochet, il détestait maintenant toutes les femmes. Sa misogynie s’était développée. Il prenait ombrage de toute intrusion féminine et s’il s’était caché aussi de Monsieur Hermès et de Caroline, c’était parce qu’il lui paraissait intolérable d’être témoin de leur bonheur. Il se sentait tellement déchu ! Il avait tellement honte !

Délibérément, il fit ranger dans son armoire ces beaux costumes de tissu anglais, ces pardessus cossus, ces chapeaux souples, ces cravates, ces chaussures de luxe, ce linge de gigolo que Madame de Chaumet se plaisait à lui offrir et choisissait pour lui dans les meilleures maisons de Londres ou de Paris au hasard de leurs voluptueuses escapades. Ce temps était révolu. Il avait été un beau Brummel, il s’était béatement laissé entretenir et voilà qu’il en était réduit à mesurer chichement ses dépenses et à porter des vieilleries.

Au tout début, Patrick avait vraiment cru qu’il ne pourrait jamais surmonter l’épreuve. S’il n’y avait eu que de l’humiliation en lui, il est probable qu’il se serait laissé couler à pic. Mais sa haine avait été pour lui un réactif salutaire. Sa volonté s’était bandée. Il avait voulu guérir. Il savait que ce serait long. Rien ne l’abattit néanmoins. Ni les opinions dubitatives des médecins, ni les rigueurs du traitement, ni les servitudes de la réclusion. Il avait découvert que le suicide n’était pas une solution, que ce serait au contraire accorder une part trop belle au destin qui l’avait accablé. S’il voulait se venger des femmes et de leur domination, il devait d’abord revenir à la vie. Plus tard, s’il triomphait de sa maladie, il leur ferait payer cher sa défaite. Quel sot il avait été de vouloir attenter à ses jours parce que Delphine le repoussait, oui, quel sot et quel enfant ! S’il redevenait un homme valide, un homme comme les autres, il saurait comment les traiter, les femmes ! Elles pourraient courir après lui. Il ne les laisserait plus empiéter. Il les materait, il les tiendrait à distance et celles qui tomberaient sous sa coupe, il les tourmenterait et les tracasserait avec délices.

Cet état d’esprit l’aida à lutter avec une énergie indomptable. Il accepterait sagement d’être plâtré le temps qu’il faudrait, mais il finirait par avoir le dessus. Il mit donc tous les atouts dans son jeu. Il se gava de fortifiants, observa une chasteté totale, respecta scrupuleusement les prescriptions médicales.

Le peu d’argent qui lui restait serait consacré à sa guérison. En fait, il ne lui en restait guère. Sa liaison avec Madame de Chaumet avait été coûteuse. Celle-ci avait beau l’entretenir ouvertement, il y avait tout de même, pour lui, de continuelles occasions de dépenses en raison du genre de vie qu’elle lui faisait mener. Bref, en quelques mois, il avait dilapidé ses économies et s’était même endetté. Que serait-il arrivé si l’aventure avait duré ? Bien sûr, toute fierté mise à part, il aurait pu abandonner l’enseignement et vivre entièrement à ses crochets ainsi qu’elle le lui avait souvent proposé. Dieu merci, il n’avait jamais cédé ! Même à cette époque-là, il s’était bien rendu compte qu’il ne pourrait plus durer longtemps comme amant et qu’elle le liquiderait froidement dès qu’il faillirait à sa tâche, car elle n’était qu’une femme sans cÅ“ur dont les sens étaient insatiables.

La manière dont il avait rompu n’avait pas été spécialement élégante, mais sa décision pathétique lui avait tout de même permis de sauver la face. En effet, les circonstances aidant, c’était lui qui avait pris les devants. Ainsi, il lui avait échappé. Elle avait dû être folle de rage…

Allons, tout n’était pas perdu. Le traitement qui continuait à lui être versé suffisait à ses dépenses. Madame Viardot ne percevait qu’une pension modique. Ses seules fantaisies consistaient à acheter quelques livres et du tabac. Côté vestiaire, il était paré pour dix ans. Pas de sorties, pas de déplacements, pas de plaisirs coûteux en perspective. Une existence tout unie. Sans à-coups. Au jour le jour. Le lit, la chaise longue. La chaise longue, le lit. Pas à sortir de là. Pour qui aurait-il fait des frais ? Il avait même renoncé à toute coquetterie lui, naguère encore tellement au courant des variations de la mode. La maladie l’autorisait enfin à réaliser un vieux rêve, celui de ne vivre qu’avec ses pensées, à l’écart du monde extérieur, sans tâche forcée à accomplir, sans responsabilités à assumer, dans un indicible repliement de tout son être, jouissant à son aise de sa vacance, tantôt voluptueusement enfermé dans sa chimère, tantôt exalté par une intense vie mentale.

Il lui arrivait encore d’évoquer des épisodes de sa vie récente. Devant ses yeux amers, les visages des gens, de ses amis, défilaient. Qu’ils aillent tous au diable ! Ils ne pouvaient plus rien pour lui. Eux, ils continuaient d’aller et venir librement tandis qu’il était cloué sur son grabat. Comme il était vain de tenir trop aux choses ! Il avait cru, jadis, qu’il ne pourrait se passer de déambuler chaque soir sur la Convention, à l’heure de la fermeture des magasins, quand Portville voyait se répandre sur les trottoirs de ses grandes artères tant et tant de jolies filles, pimpantes et fringantes, dans l’attente de l’amour. Eh bien, qu’elles séduisent les autres garçons, si elles voulaient, qu’elles les prennent dans la glu de leurs regards insignifiants ou de leurs sourires intéressés ! Lui, il était à jamais à l’abri et sourd à leurs appels. Après tout, rien qu’avec Marceline, sa part avait été assez belle ! Mais ce qui demeurait inexplicable et quasiment absurde, à son idée, c’était cet échec qu’il avait essuyé avec Delphine. Se le pardonnerait-il jamais ? La blessure qu’elle lui avait infligée était encore si cuisante que son amour s’était glacé. Durant des mois, il avait déployé vainement pour Delphine toutes ses grâces. Quoi qu’il arrivât, il savait qu’il ne pourrait plus éprouver pour aucune femme des sentiments comparables. Mais n’y avait-il pas aussi un mystère dans la vie passionnelle de Delphine ?

Le seul, peut-être, dont Patrick eût, à la rigueur, toléré la présence auprès de lui, était Monsieur Hermès. Mais le fait qu’il se fût marié le lui rendait indésirable. Se montrer à Caroline dans l’état où il était, non ! il n’y consentirait pas. Et pourtant, il était sûr qu’il aurait su apprécier comme il convenait l’agrément de les avoir tous les deux à ses côtés. Mais il était trop aigri pour s’offrir ce plaisir. Il préférait se morfondre et tenir à distance ce jeune couple qui avait réussi là où il avait échoué dans la grande chasse au bonheur. Voir autour de son lit de misère les visages attentifs, apitoyés et sensibles de Monsieur Hermès et de sa femme aurait été au-dessus de ses forces. Le spectacle de leur entente lui aurait été aussi odieux que l’aveu de son impotence. Qu’eux aussi aillent au diable ! Ils s’adoraient et nageaient dans la félicité ? Grand bien leur fasse ! Il ne voulait pas en entendre parler. Du reste, ils l’avaient sûrement oublié.

De la fenêtre de sa chambre, Patrick jeta mélancoliquement un regard sur le lac. En cette saison, le lac semblait pareillement oublié au sein de la nature environnante. Pas une âme sur ses eaux ni sur ses bords. Pas une fumée à l’horizon, pas un oiseau dans l’air cristallin. Pourtant, quelle poignante tranquillité ! C’était encore l’hiver, à peu près partout, mais à Bérihéa, le printemps commençait déjà à faire éclater de toutes parts l’engourdissement hivernal. Y avait-il aussi une promesse pour Patrick dans les prémices de ce renouveau ? Combien de temps encore, combien d’années, emprisonné dans sa cuirasse de plâtre, lui faudrait-il assister, impuissant, à ces émouvantes métamorphoses ?

*

C’était bien à tort que Patrick Beaurepaire se croyait oublié. En fait, Monsieur Hermès songeait souvent à lui. Il n’aurait pas permis qu’on mît en doute son amour pour Caroline, mais il conservait, malgré tout, une certaine nostalgie du temps où il déambulait avec Patrick dans les rues nocturnes de Portville et où ils refaisaient le monde. En tant qu’ami, Patrick lui manquait. Il n’y avait personne au Mas pour le remplacer.

Car s’il y avait déjà plus de six mois que Caroline et lui étaient mariés, divers éléments imprévus avaient notablement modifié leurs anciens projets. Tout d’abord, l’appartement sur lequel ils comptaient pour s’installer à Portville leur avait été soufflé à la dernière minute. En attendant de dégoter autre chose, il avait donc été décidé qu’ils vivraient au Mas et que Monsieur Hermès irait tous les jours à Portville pour ses affaires. Il partait par le train du matin et rentrait le soir. À midi, il déjeunait chez ses parents. Cette solution ne lui convenait guère. Il adorait le Mas et souffrait d’en être si souvent éloigné. Il avait horreur de se lever tôt et de perdre, dans des trains bondés, des heures que, normalement, il eût pu consacrer à sa femme. Enfin, il regrettait que le mariage ne l’eût pas délivré (ainsi qu’il l’avait espéré) de l’atmosphère si pénible qu’il respirait toujours dans la maison de Madame Mère. Aussi, quand Jacques Ampuis lui offrit de le prendre comme secrétaire, sauta-t-il sur l’occasion. Il n’était pas question de suivre le jeune député à Paris. Pour ça, on verrait plus tard. Car qui pouvait savoir ? Jacques serait peut-être un jour ministre et le mari de Caroline pourrait devenir son chef de cabinet si la carrière politique le tentait. Pour l’instant, il s’agissait essentiellement de rester dans la circonscription et de servir de liaison entre Jacques (presque tout le temps retenu à Paris par les séances du Parlement) et ses électeurs. Il faut bien le dire, c’était une sinécure qui assurait à Monsieur Hermès des émoluments coquets et une complète indépendance. Il avait ainsi trouvé, sans la chercher, la situation idéale.

Monsieur Papa avait évidemment été déçu de voir son fils renoncer au cabinet de Portville. Mais Monsieur Hermès avait maintenant vingt-cinq ans et il s’estimait en droit d’agir à sa guise. Il avait donc passé outre aux remarques désobligeantes et décourageantes de Monsieur Papa qui prétendait qu’il lâchait la proie pour l’ombre et le solide pour l’aléatoire. Il avait ce qu’il voulait. Il vivrait en paix au Mas et y savourerait béatement son bonheur conjugal.

Sinon dans d’infimes détails, il n’y avait rien à redire contre Caroline qui était une petite épouse parfaite et aimante et qui lui mitonnait une vie à la fois unie et facile. Sa chance était encore si neuve qu’il s’y abandonnait avec un émerveillement amusé et qu’il voyait dans l’annonce de chaque journée la promesse de satisfactions accrues. Toutefois, et justement parce qu’il était par trop disponible et qu’aucune ombre ne venait le préoccuper, il en arriva peu à peu à attacher beaucoup d’importance à ces infimes détails et à laisser son esprit, naturellement fureteur et inquiet, imaginer des choses qui n’avaient sans doute aucune réalité.

Si Monsieur Hermès avait été de ces fantoches pour lesquels la vie se résume aux actions qu’ils entreprennent et aux agitations qui les dévorent, il n’aurait pas été exposé à subir les fantaisies de son imagination. Il se serait lancé dans quelque tâche bien absorbante qui l’aurait dispensé de se pencher sur son destin et d’observer maladivement ses comportements comme ceux de ses proches. De tempérament plus chaud, il aurait pu courir les filles. De complexion plus fougueuse, chercher un dérivatif dans des travaux manuels. Ou encore, d’ambition plus soutenue, développer avec zèle les maigres charges de son emploi. Mais comme sa nature était assez passive et plus contemplative qu’agissante ; comme son intelligence était assez subjective, et plus intuitive que logique ; et comme tous les êtres qui vivaient avec lui au Mas, Caroline ou Madame Poujastruc, Clarisse ou son mari, Maurille enfin, étaient comme lui passablement désÅ“uvrés et pareillement aux aguets d’autrui, il en résulta, entre eux, un jeu serré où les paroles et les attitudes, les intentions mêmes de chacun étaient insidieusement contrôlées. Du contrôle insidieux on glisse vite au sous-entendu ; du sous-entendu à l’accusation voilée ; et de l’accusation voilée à la malveillance perfide. D’où une série d’idées toutes faites qui se cristallisaient lentement et qui alimentaient leurs griefs ou leurs prérogatives.

On a coutume de plonger brutalement dans l’eau froide le derrière des poules qui s’obstinent à vouloir couver ou à priver de dessert les enfants insupportables. De même, il aurait sans doute été excellent, pour le bon équilibre mental de ceux qui vivaient au Mas, que des soucis matériels ou même des épreuves vinssent les distraire parfois d’eux-mêmes et les délivrer des obsessions dont ils étaient inconsciemment devenus les esclaves.

Est-ce qu’on peut raconter la vie en commun d’une petite tribu entre les membres de laquelle il ne se passe rien de marquant, positivement, qu’aucune catastrophe ne menace ni n’atteint, et dont les liens de parenté ne sont soutenus que par des rites mécaniques, des conversations de politesse ou des futilités mais qui sont cependant tiraillés par une foule d’interprétations allusives ? Dans les périodes troublées de la société, les individus s’habituent vite au pire et, en même temps que leur sensibilité s’émousse, il leur faut de toujours plus violentes secousses pour leur arracher un sursaut d’effroi ou d’indignation. Ils sont un peu comme ces intoxiqués qui exigent des doses toujours plus fortes pour obtenir les mêmes effets. Dans les périodes quiètes, au contraire, le moindre mouvement d’opinion, le moindre incident, le scandale le plus menu suffisent à les passionner. Ils font vite un monde de rien. Et ils attendent avidement l’occasion d’échapper enfin à la torpeur où ils s’engourdissent.

Ainsi en était-il au Mas. On n’aurait réellement pas pu, sans se forcer, donner le nom de drame à ces discordes sans lendemains dans lesquelles Clarisse et son mari se complaisaient, à ces écarts dont Maurille était coutumier, aux susceptibilités puériles de Madame Poujastruc comme aux humeurs ombrageuses de Monsieur Hermès, pas plus qu’aux froissements d’amour-propre que Caroline devait à sa délicatesse excessive. Et pourtant, chacune de ces légères incidences exerçait ses répercussions dans le concert familial, aiguisait l’esprit revendicatif des uns et des autres, créait des clans, fomentait des inimitiés et multipliait du même coup des chocs intimes qui contribuaient à fixer les intéressés dans une position bien déterminée de confiance ou de défiance, d’harmonie ou d’hostilité, d’allégresse ou de bouderie et qui se manifestait alors par des attentions ou des brimades, des attendrissements ou des critiques, des réconciliations ou des agaceries qui forçaient les Poujastruc à vivre presque constamment sur leurs nerfs.

Mais on sentait bien que le feu couverait aussi longtemps que rien ne viendrait l’attiser. Tout le monde se faisait bon visage. Il n’y avait point de querelles ouvertes. Les jours s’ajoutaient aux jours, les dimanches aux dimanches, les saisons aux saisons, sans rien apporter d’autre aux habitants du Mas que ces changements de température, que cette répétition de fêtes ou d’anniversaires, que ces visites qui étaient, pour eux tous, à la fois l’occasion d’une détente et le prétexte d’une diversion. Mais, plus encore que le froid ou le chaud, les repas dominicaux ou les vacances, la venue au Mas des Gibert ou des Ampuis, d’Antoine ou de l’abbé les favorisait.

Ils amenaient avec eux un monde nouveau, un air d’ailleurs et leurs valises, comme celles des bateleurs, semblaient recéler des merveilles capables de métamorphoser et de distraire toute la maisonnée. On les accueillait comme s’il avait été admis que chacun fût porteur de messages particuliers sur la mode ou sur l’art, sur les affaires ou la politique, la religion ou l’actualité. Aussi pouvaient-ils à bon compte jouer au Mas les augures et accaparer l’attention.

Mais le troisième lundi du mois, jour de réception de Madame Poujastruc, les notables s’entassaient dans son grand salon comme au spectacle pour y entendre, de la bouche même de leur hôtesse, l’exposé de ce qui se disait ou se faisait à Portville comme à Paris et de ce qu’il fallait en penser. Monsieur Hermès qui, malgré son mariage et une rapide assimilation des mœurs de la tribu, avait gardé le genre esprit fort, se moquait ouvertement de ces complaisances et de ces servitudes. Toutefois, il n’était pas le moins curieux et se surprenait souvent à pousser les voyageurs lointains dans leurs retranchements. Alors, il prenait soudain conscience de ce que son existence avait de désuet et de confiné. Oui, vivre dans un tel repliement était aussi touchant et aussi ridicule que ces costumes 1900 que Caroline et lui allaient parfois exhumer de leur naphtaline et de leurs vieilles malles d’osier au grenier. Et il s’indignait qu’on en fût réduit, à Poujastruc, non seulement à attendre de ces visites la révélation d’événements importants mais encore à s’avouer à quel point on était médiocrement versé dans leur connaissance et leur appréciation. Il est vrai que Jacques et Antoine tenaient si bien leur rôle d’informateurs bénévoles qu’ils se laissaient aller au jeu avec autant d’entrain que s’ils avaient donné une représentation de L’Abbé Constantin ou du Monde où l’on s’ennuie sur la scène d’un patronage, pour une fête de bienfaisance. Il fallait donc que Monsieur Hermès prît un peu de recul pour se rendre compte que ces bavardages et ces confidences n’avaient pas plus de consistance que de vertu. Il souffrait d’être mêlé à des êtres qui vivaient tellement en marge de leur temps et qui se figeaient, avec suffisance semblait-il, dans une ignorance telle, que l’écoulement des années n’avait pas de prise sur ce qu’ils appelaient leur sagesse ancestrale. Mais si Monsieur Hermès estimait qu’ils n’étaient pas dans le mouvement, il n’en subissait pas moins les lois selon lesquelles ils le faisaient évoluer, lois qui ne contribuaient qu’à épaissir, autour de lui et en lui, cette atmosphère de rêve qui lui était devenue de plus en plus indispensable depuis qu’il aimait Caroline.

Car c’était vrai qu’au fond de cette province les institutions paraissaient immuables. Jusqu’à ce concurrent communiste (que Jacques Ampuis avait battu aux dernières élections grâce à une coalition centriste) qui n’était qu’un épouvantail, sorte de loup-garou mythique uniquement inventé, à l’usage des bonnes gens, pour les besoins de la cause. Certes, la société était bien assise. On se faisait peur pour mieux s’assurer dans ses convictions, mais on savait qu’on ne courait aucun risque. Il eût fallu un accident (et qu’on se refusait à prévoir) pour que les choses perdissent leur aspect coutumier. Finalement, l’alerte passée, les bons l’emporteraient toujours sur les méchants. On aurait seulement un peu tremblé.

La révolution ? Mais, vue de Poujastruc, elle était une dérision. Tous les rouages étaient tellement bien huilés ! Et, à Monsieur Hermès même, qui s’amusait parfois (car comment imaginer qu’un garçon si doué ne s’amusât pas ?) à faire planer ce spectre sur l’assistance au grand effroi des dames, on répliquait cavalièrement qu’il avait perdu tout son bon sens et que des lectures pernicieuses avaient dû lui tourner la tête. Ce n’était pas parce qu’il y avait dans les villes quelques énergumènes et quelques voyous qui brandissaient le drapeau rouge ou qui braillaient l’Internationale qu’il fallait se figurer que toute la nation était gangrenée. Dieu merci ! il n’y avait qu’à se promener dans la campagne, qu’à interroger un de ces braves paysans qui, pourtant, n’allaient sans doute pas à la messe tous les dimanches mais qui se décoiffaient poliment chaque fois qu’ils croisaient Monsieur le Curé, pour s’assurer que le peuple français, que le pays réel était fidèle à ses devoirs et à sa mission. On pourrait encore longtemps jouir tranquillement et justement de ses privilèges. Et puis, que valaient ces boniments démagogiques ? D’abord, les petites gens n’avaient pas tant de besoins. Ce qu’ils avaient leur suffisait. La preuve, c’est qu’elles étaient gênées, les petites gens, quand, par hasard, vous les attiriez à votre table. Elles ne savaient pas comment se tenir. Elles n’étaient pas à leur aise, ça se sentait, et elles préféraient de beaucoup la saine et fruste simplicité de leurs intérieurs. Ursule qui était une personne raisonnable et sensée était la première à le reconnaître. Il faudrait toujours des maîtres pour commander.

Ce n’était pas parce que des individus sans moralité et sans dieu parcouraient les campagnes pour débaucher et exciter les jeunes qu’il fallait s’effrayer. La vie continuerait comme par le passé. On la vivrait et on en jouirait doucement comme à l’intérieur d’un joli coffret ouatiné. N’était-ce pas assez des maladies et des deuils, des mésententes familiales ou des soucis d’argent ? Du moins, on ne sentirait pas les avilissantes meurtrissures d’une vie médiocre et l’on ne se heurterait pas à des angles trop durs. Sûrement, on était des favorisés du sort. Mais on ne l’avait pas voulu. C’était comme ça. Il n’y avait qu’à accepter humblement la place que la volonté divine vous avait réservée. Cela n’empêcherait pas de prôner le bien et d’être charitable, de porter aide et protection aux déshérités dans la mesure où ils faisaient preuve de bons et loyaux sentiments. Mais pourquoi se mettre martel en tête ? Changerait-on jamais ce qui avait été établi une fois pour toutes ? Et de quel droit ? D’autant que ce serait peut-être encore pire, après. On savait ce qu’on avait. On ne savait pas ce qui vous attendait si on laissait faire ces hommes sans religion et sans idéal. Avait-on quoi que ce fût de commun avec des brutes qui ne songeaient qu’à leurs salaires, qu’à boire et à manger, qui n’avaient aucune idée de ce qui était beau et qui ne connaissaient rien aux usages ? Il était plus décent de s’unir à ceux qui pensaient comme vous. La vie n’était déjà pas si rose ! S’il fallait s’inquiéter de tout le monde, on n’en finirait jamais. Des malheureux, il y en aurait fatalement. Il suffisait d’être travailleur, économe et honnête pour réussir. Il n’y avait que les paresseux, les ivrognes et les mécréants qui en voulussent aux riches.

Si les artifices de cette dialectique finissaient parfois par ébranler Monsieur Hermès, maintenant qu’il avait été absorbé par la tribu, ce n’était pas parce qu’il était devenu plus méprisable mais uniquement parce que ces artifices justifiaient son égoïsme et son euphorie du moment. Il évitait de s’interroger, autant que faire se pouvait. L’important était que tout ce qui l’entourait, êtres, choses et circonstances, fût toujours en harmonie avec le monde sublunaire dans lequel Caroline l’avait introduit. C’était plus qu’une jouissance à laquelle il s’abandonnait. C’était comme une sorte de devoir qu’il s’imposait. Caroline l’avait choisi entre tous pour qu’il fût son compagnon dans la réussite de ce couple exemplaire qu’elle avait voulu former. Il n’avait pas le droit de trahir ce choix, de se montrer indigne de l’ambition qu’elle avait nourrie.

Durant leurs longues fiançailles, le fait d’avoir été à peu près constamment séparés avait grandement favorisé l’exaltation de leurs sentiments. Ils s’étaient promis de ne se quitter plus jamais, de ne faire qu’un et de ne vivre que l’un pour l’autre. Mais peut-être n’avaient-ils pas prévu que le mariage exaucerait si vite leurs souhaits. Par un simple coup de baguette, par le stratagème d’une double signature sur un registre d’état-civil, cette fiancée rougissante et secrète, ce fiancé déférent et sentimental étaient devenus du jour au lendemain mari et femme comme tant d’autres et couple entre des millions d’autres couples. Ils avaient désormais leur chambre conjugale au Mas et leur lit commun aussi bien que les Deloulet ou les Gibert. Le soir, au moment de se coucher, c’était derrière la porte de cette chambre qu’ils se retiraient comme dans un nid mystérieux, comme dans un refuge inviolable pour y pratiquer l’intime liturgie nuptiale. Mais, était-ce ce grand lit où leurs corps se pressaient, ce cabinet de toilette où ils pouvaient évoluer comme des êtres qui n’ont plus rien à se cacher ? cette cohabitation de tous les instants, qui ne leur donnait plus l’occasion de se quitter, ne leur laissait plus, non plus, le même délicieux plaisir de se revoir. Malgré tout, par instinct de défense, ils s’étaient accoutumés à vivre de telle façon que l’un manquât inévitablement à l’autre si peu qu’il s’absentât. Quand ils s’éveillaient le matin, ils s’étreignaient comme après une longue séparation.

La plupart du temps, Monsieur Hermès s’éveillait le premier. Il se penchait sur Caroline endormie. Les cheveux épars, elle reposait, la tête dans le creux de son bras nu replié. Il la contemplait en silence. Il aimait la surprendre ainsi dans son sommeil pour se griser mieux de son image et comme s’il avait voulu déchiffrer, sur ses traits paisibles, l’énigme de l’amour qui les lui rendait chers. Ainsi, il la trouvait plus belle encore, la plus adorable de toutes les femmes. Jamais elle ne saurait à quel point il avait pu l’aimer au cours de ces muettes extases. Il évitait de bouger et de la toucher, voulant prolonger indéfiniment ces instants. La clarté naissante du jour finissait cependant par soulever ses paupières. Elle apercevait le visage de son mari tout près du sien. Elle n’était pas surprise. Elle recevait cet hommage comme s’il lui était dû. Elle souriait et, mettant ses bras autour de son cou, elle l’attirait vers elle. Elle se faisait aussitôt douce et moelleuse sous son poids. Elle offrait sa gorge et sa taille aux caresses et frémissait quand elle sentait sa grande main contre ses flancs. Le baiser que Monsieur Hermès buvait, aux lèvres de Caroline encore à demi engourdie, avait déjà toute la saveur d’une possession. Caroline s’y abandonnait avec langueur et ne tardait pas à resserrer sensuellement son étreinte pour marquer mieux son désir, bien qu’elle n’osât guère répéter à la lumière du matin les gestes de la nuit. Mais sa passion était la plus forte et quand montait en elle la promesse du plaisir, elle défaillait.

Si une telle scène s’était renouvelée chaque matin, sans doute aurait-elle fini, au bout d’un certain temps, par devenir mécanique. Monsieur Hermès se serait cru obligé de la provoquer et Caroline d’y répondre, de peur que l’un ou l’autre ne supposât, chez son partenaire, une coupable lassitude. Mais ils étaient souvent interrompus par Madame Poujastruc. Bien qu’elle n’eut pas manqué de s’apercevoir, à son entrée dans leur chambre, d’un furtif remue-ménage, elle n’aurait jamais osé la moindre remarque à ce sujet, car une remarque de ce genre lui aurait paru plus incongrue encore que la chose elle-même. Mais elle avait pris l’habitude (étant, comme on sait, toujours levée la première) de guetter le moment où elle entendrait bouger dans la chambre de Caroline, pour venir embrasser ses petits dans leur lit. C’était là une faveur que, dès le premier jour, elle avait supplié Monsieur Hermès de lui accorder et celui-ci, sans bien se rendre compte alors à quoi il s’engageait, lui avait cédé. Pour parvenir à ses fins, Madame Poujastruc s’était montrée si affectueuse et si câline qu’elle avait vaincu toutes ses préventions. Elle avait su aussi le prendre par la flatterie. Elle lui avait fait valoir que c’était par pure affection qu’elle souhaitait ces visites matinales. Est-ce qu’elle allait jamais dans la chambre des Deloulet ? Pourtant, il y avait des années qu’elle connaissait son autre gendre. Elle aurait donc dû normalement lui être attachée par des liens plus solides. Mais non, c’était Monsieur Hermès son préféré. François Deloulet était resté un gendre. Avec tout ce que le qualificatif avait de péjoratif. Un gendre qui lui avait pris sa Clarisse. Tandis qu’elle aimait le mari de Caroline comme s’il avait été son propre fils. Et sans doute, en vérité, l’aimait-elle même plus que Maurille. Enfin, elle arguait du fait qu’elle avait de tout temps pris la liberté de venir chaque matin dans la chambre de Caroline et que ce serait affreux pour elle d’y renoncer sous le prétexte que celle-ci était mariée. Ce qu’elle ne disait pas, c’est qu’elle aurait bien voulu rendre aussi visite à Clarisse mais qu’elle ne s’y risquait jamais, sachant bien que François l’aurait mise à la porte, alors qu’à l’inverse, Monsieur Hermès, elle l’avait vu tout de suite, était trop courtois pour la contrecarrer, même si ses procédés lui déplaisaient.

Monsieur Hermès avait tant d’amour-propre et attachait tant d’importance à la bonne opinion qu’on pouvait avoir de lui, qu’il était toujours prêt à laisser les autres lui imposer leurs exigences. Si inopportunes que lui parussent ces visites, il préférait les subir que d’être mal jugé. En cédant, il savait qu’il contentait non seulement sa belle-mère mais sa femme, à qui ces effusions matinales n’étaient pas tellement désagréables. Il lui en coûtait, mais il se consolait en se disant qu’il avait le beau rôle et qu’on pourrait vraiment affirmer partout qu’il était un bon gendre bien qu’il eût du mal, parfois, à vaincre sa mauvaise humeur. À cause de cette mauvaise humeur, d’ailleurs, il ruinait tout son crédit sans s’en douter car Madame Poujastruc, au lieu d’attribuer à l’amabilité de son gendre la faveur qu’elle avait obtenue, se persuadait (tant les gens répugnent à la gratitude) qu’elle ne faisait en somme que profiter de sa pusillanimité.

C’est donc sans aucun scrupule qu’elle continua à s’introduire chaque matin dans leur chambre. Et comme, après avoir frappé, elle entrait toujours sans attendre qu’on lui en eût donné l’autorisation, il en résulta que Caroline et son mari, quand ils étaient à leur réveil dans des dispositions particulièrement amoureuses, furent une ou deux fois pris sur le fait. La façon dont Madame Poujastruc s’était excusée de les déranger, en se retirant alors avec une confusion quelque peu affectée, tout en retenant contre sa poitrine laiteuse les pans de son peignoir mauve, avait courroucé Caroline. Rouge de honte à la pensée que sa mère avait violé le secret de leurs jeux charnels, elle n’avait plus voulu jamais s’exposer à ce risque. Monsieur Hermès avait en vain proposé la solution la plus simple : fermer leur porte à clef. Ainsi, quand Madame Poujastruc frapperait, auraient-ils le temps de reprendre des poses convenables. Mais Caroline avait prétendu que c’était tout à fait impossible, que cela trahirait plus crûment encore ce qu’ils voulaient cacher et que, par surcroît, sa mère s’en offenserait. Ils en furent donc réduits à profiter des jours où ils savaient que Madame Poujastruc était occupée par ailleurs, soit qu’elle allât ce matin-là à la messe au bourg, soit qu’elle voulût se rendre au marché de bonne heure, soit même qu’elle fût souffrante, pour s’aimer et se câliner avec cet agrément pimenté qui venait de ce qu’ils avaient le sentiment de prendre un plaisir clandestin et de goûter à un fruit défendu.

Ainsi donc, ce hasard malencontreux leur avait facilité la possibilité d’entretenir une réelle appétence. Ils n’étaient plus jamais séparés l’un de l’autre, certes, mais la vie commune au Mas, au milieu de la tribu, ne leur ménageait guère de tête-à-tête. À quelque heure que ce fût, dans quelque pièce qu’ils se tinssent, il était rare qu’ils fussent seuls. Ils s’ingéniaient donc, comme au temps de leurs fiançailles, à profiter des moindres occasions qui leur étaient laissées pour se donner de petits rendez-vous, pour s’embrasser dans les coins et même pour se retirer furtivement dans leur chambre sous divers prétextes.

C’était une véritable fête pour eux, par exemple, quand Madame Poujastruc était empêchée de partager leur petit déjeuner. En effet, après sa première visite, elle remontait habituellement au bout d’un quart d’heure en apportant le plateau qu’Ursule avait garni. Elle les servait et se servait elle-même et elle mangeait ses tartines et buvait son café au lait en bavardant avec eux pendant qu’eux-mêmes déjeunaient le dos calé par des oreillers. La joie qu’elle avait à être avec eux était si vive qu’elle se contraignait à attendre qu’ils fussent disposés à manger bien qu’elle se levât de bonne heure et qu’on sût qu’elle aimait prendre quelque chose de chaud dès son réveil. Pour esquiver cette séance à trois, Monsieur Hermès l’avait bien incitée à ne pas attendre si tard. Mais, en pure perte. Elle affirmait qu’elle ne pâtissait pas. En fait, elle pâtissait. Et, pour tromper sa faim, elle allait grignoter en cachette, à la cuisine, où elle s’offrait un grand bol de café noir bien sucré.

Cet irrésistible besoin de solitude que Caroline et son mari ressentaient de plus en plus et qui était d’autant plus irrésistible qu’il était rarement satisfait, était devenu le sujet des lazzis de toute la tribu. On n’avait trop rien dit durant les fiançailles, car on supposait que tout ça s’apaiserait vite une fois le mariage consommé. On n’avait non plus trop rien dit durant ce qu’il était convenu d’appeler la lune de miel, car c’était une période au cours de laquelle il était bien connu que les couples faisaient étalage d’une ardeur sans mesure. Tout le monde était passé par là et l’on savait bien ce que c’était que ces jeunes épousées qui se présentaient aux heures des repas avec des visages défaits, des yeux cernés et des lèvres tuméfiées par d’incessantes bisoucailleries. Mais on avait commencé à s’étonner et à s’offusquer quand on avait vu que la lune de miel menaçait de s’éterniser. Les deux tourtereaux paraissaient toujours plus épris l’un de l’autre. Ils ne se quittaient pas d’une semelle. La plupart du temps, ils n’écoutaient pas ce qu’on leur disait. Si on avait besoin d’eux, il fallait les appeler à tue-tête aux quatre coins de la maison car ils étaient toujours partis. Qu’avaient-ils donc tant à se dire ? C’en devenait crispant. Inutile d’essayer d’entraîner l’un d’eux quelque part. Il n’y consentait que si l’autre était disposé à l’accompagner. Même s’il y avait des invités au Mas, Caroline et son mari exigeaient d’être assis l’un à côté de l’autre à table, au mépris du protocole mondain. Allaient-ils à leur tour en visite, c’était à la condition qu’on respecterait leur volonté de n’être point séparés où que ce fût, au théâtre, en voiture, en promenade. Bien sûr, il était touchant de s’idolâtrer à ce point, mais un peu plus de tenue n’aurait pas été messéant. On n’avait tout de même pas besoin de se donner en spectacle. On pouvait fort bien avoir des sentiments très ardents sans en faire un tel étalage. Vraiment, ils bêtifiaient à force de roucouler. Et si l’on voulait voir les choses telles qu’elles étaient, eh bien, ça frisait l’indécence !

Caroline et Monsieur Hermès souffraient d’être en butte à cette hostilité. Au fond, si on les critiquait, c’était parce qu’on était incapable d’aimer avec une égale ferveur. Les gens, pour la plupart, n’étaient pas follement heureux et les couples, autour d’eux, laissaient voir trop souvent à quel point leur faillite était lamentable. En somme, les autres étaient jaloux de leur réussite. Aussi Caroline et son mari se réfugiaient-ils dans un silence à la fois hautain et dédaigneux. Ils étaient incompris ? Soit ! Eh bien, ils se chériraient davantage, se ligueraient contre ces médiocres. On ne voulait pas admettre la grandeur de leur amour, ni reconnaître la puissance de son rayonnement mais il faudrait bien que chacun s’inclinât devant l’évidence. Ce n’était pas parce que tant d’époux vivaient en mauvaise intelligence ou même s’enlisaient dans de molles habitudes conjugales, qu’on avait le droit de tourner en dérision les élans d’un couple qui se savait et se voulait prédestiné.

Étranges chemins de l’orgueil ! Caroline et Monsieur Hermès en venaient à faire parade de leurs sentiments par point d’honneur. Ils voulaient donner au monde le spectacle d’une harmonie parfaite. Ils n’avaient plus une vie intrinsèque, instinctive et embrasée. Un peu comme des comédiens en représentation, ils ne cherchaient qu’à imposer à autrui leur propre conception. Ils ne vivaient plus pour eux mais uniquement en vue de démontrer que leur couple ne perdrait rien de ses attributs et saurait durer dans le temps au delà de toutes les prévisions.

Inévitablement, ce soin qu’ils mirent, désormais, à dépister les mobiles du moindre de leurs actes, à analyser la plus insignifiante de leurs intentions, les laissa souvent démunis devant les impostures ou les hypocrisies de leurs proches. Déjà, à force de se vouloir lucide, il est fréquent que l’on tombe dans l’erreur. À plus forte raison, les excès d’auto-lucidité sont-ils générateurs d’illusions grossières. On ne voit plus que soi. On s’obnubile. Mais comme ce repliement empêche toute figuration objective et toute espèce de curiosité extérieure, on se voit mal et, finalement on se trompe à propos des autres.

Quand Caroline et Monsieur Hermès, à l’occasion, s’ingénièrent à deviner quels pouvaient être les mobiles secrets de Clarisse ou de son mari, de Maurille ou de sa mère, si des circonstances parfaitement déterminées les plaçaient jamais dans une alternative délicate, ils fondèrent leurs hypothèses en partant d’eux-mêmes et, à cause de cela, se dupèrent. Ils furent incapables de renoncer à leur propre moi et de se glisser dans la peau d’autrui. Ils ramenèrent toujours les réactions de tel ou tel à celles qu’ils auraient pu avoir eux-mêmes dans les mêmes circonstances. Et ainsi, selon leur nature formelle, selon aussi leur humeur du moment, leur prêtèrent-ils des mobiles parfois extravagants. Aveuglés par leur sympathie ou leur antipathie, ils distribuèrent par contre-coup et à faux, comme il arrive presque toujours, les gentillesses et les rigueurs, avec une naïveté qui n’avait rien de blessant mais qui pouvait passer pour du parti pris.

Sans doute étaient-ils l’un et l’autre d’intelligence trop déliée pour être tout à fait dupes des truquages et des subterfuges de ceux qu’ils prétendaient percer à jour. De plus en plus, la vie leur apparut donc comme une suite de tréteaux où se jouaient simultanément comédies ou tragédies, sans qu’on sût jamais à quel moment et dans quelle mesure le masque des uns ne dissimulait pas le visage des autres et inversement. Parfois, cruellement abusés par les apparences, n’en vinrent-ils pas à s’accuser et à se persuader que c’était à tort qu’ils avaient pu accabler leur entourage ou lui prêter des instigations inavouables ? De là à croire qu’ils n’étaient pas eux-mêmes si honnêtes et si vertueux, il n’y avait qu’un pas, vite franchi. Toutefois, ces scrupules étaient strictement personnels. Si sévèrement que se jugeât Monsieur Hermès en fonction d’autrui, jamais il ne consentit à suspecter Caroline. Et, de même, Caroline put s’accuser bravement, sans jamais faire descendre son mari du piédestal où son amour l’avait placé.

Cette adoration mutuelle, cette confiance délibérée et réciproque eut pour conséquence de raffermir encore, si c’était possible, les liens qui les unissaient et de développer, dans leur esprit, une humilité qui venait de ce que chacun se voyait quelque peu indigne de l’autre. Cette humilité était si efficace que ni Caroline ni Monsieur Hermès ne risquaient jamais de s’affronter dangereusement. Malgré cette licence qui leur était laissée par le destin de grossir les plus menus faits, ils n’admettaient point la possibilité de prononcer des jugements susceptibles d’atteindre l’intégrité de leur amour. Au contraire, un rapide réflexe les liguait contre quelque chose ou contre quelqu’un, comme s’ils avaient eu à cœur de se ranger dans le même camp dès qu’ils n’étaient plus seuls en cause.

S’il arrivait que, par un écart d’humeur (quand Caroline avait ses règles, par exemple ou quand Monsieur Hermès était affligé d’une de ces migraines causées par de mauvaises digestions, séquelles de son triste stage d’hôtelier), ils s’adressassent un reproche, il suffisait qu’un des membres de la tribu fût témoin de l’incident pour que les époux se reprissent et oubliassent instantanément ce qui avait pu, d’abord, les dresser l’un contre l’autre, tant il leur paraissait intolérable de penser que des tiers pussent douter de leur bonne entente.

*

Pourtant, la vie continuait d’aller son train. Chaque jour nouveau vécu marquait le progrès accompli dans la cristallisation ou la désagrégation de certaines fibres ou de certaines affinités. On ne voit point soi-même comment on vit. On n’est généralement pas conscient du lent travail qui s’effectue dans son organisme ou son cerveau. Ce n’est pas qu’il ne se passe rien (bien qu’au fond, en vérité, il ne se passe pas tellement de choses…) mais il faut souvent tant et tant de jours pour amener une situation à maturité qu’on ne la voit pas pousser (quand c’est sur un terrain à soi qu’elle a été placée). Mais on a quand même la sensation qu’elle pousse, ainsi que le pressentiment de ses conséquences. Il est très rare qu’on soit mis tout à coup en face d’un fait accompli. Cela peut néanmoins se présenter si on est victime d’une injustice flagrante ou si l’on est mis soudainement en contact avec des inconnus. À part ces cas, la vie accumule plutôt, jour après jour, les poids qui, à un moment donné, feront pencher la balance. Et pendant tout ce laps de temps, si on ne sait pas au juste ce qui se prépare et ce qui vous attend, on en est cependant secrètement et relativement averti. C’est ce qui se produit quand on couve une maladie ou bien encore quand des faits insignifiants, suppose-t-on, ou des paroles apparemment sans portée, vous disposent petit à petit à détester un parent, un ami, auxquels, jusqu’au craquement final qui vous séparera d’eux, vous continuerez à faire bon visage.

En revanche, nous sommes toujours surpris par tout ce qui survient aux autres d’heureux ou de malheureux. C’est que nous ne voyons jamais les cheminements mais seulement les aboutissants. Chaque fois, c’est comme une bombe qui explose, une bombe dont nous ignorions l’existence de même que nous aurons ignoré le moment où son mécanisme aura été déclenché et par qui. Le travail insidieux qui se fait en nous à propos de nos bouleversements personnels, s’il nous échappe tout d’abord, du moins en saisissons-nous (serait-ce à retardement) la démarche et les détails. Tandis que nous n’imaginons pas qu’un travail identique ait pu s’effectuer chez les autres. Aussi, quand nous apprenons ce qui leur est advenu, nous tombons des nues. Nous ne réalisons pas que de lentes métamorphoses ont pu bouleverser leur structure. Il nous semble que nous pourrons toujours les retrouver figés dans l’état précis où nous les avions connus. Incontinent, nous voici devant l’évidence. Et d’afficher sa surprise !…

Pour respecter la vérité psychologique, il faudrait donc pouvoir révolutionner la composition typographique des livres afin d’exposer au lecteur d’une manière simultanée les variations des différents personnages. Outre qu’une réalisation valable de ce genre d’entreprise soit pratiquement impossible, il semble bien qu’on aurait aussi quelque difficulté à obtenir de ce lecteur l’effort de dédoublement indispensable. On en est donc réduit à pratiquer avec partialité. On choisit de se placer du côté de tels de ses protagonistes. Ceux-ci deviennent des sortes de privilégiés qui vous habitent et auxquels on peut prêter une existence mentale capable de suivre dans tous ses méandres le cours des événements et de s’analyser de proche en proche, étape par étape, avec la minutie et les piétinements, le pathétique et le ridicule de la réalité. Hélas ! c’est à partir d’eux et en fonction d’eux qu’on se verra contraint de juger et de prendre contact avec les faits ou de réagir vis-à-vis de tous les autres comparses comme si, en vérité, on cessait d’être ce que l’on est pour devenir les individus mêmes auxquels on aura voulu donner une incarnation dans ses livres. C’est ce phénomène qui engendre les héros littéraires. D’où un accent de fausseté et comme une imposture à laquelle on ne pourrait d’ailleurs se dérober sans rompre immédiatement l’unité et l’équilibre de l’ouvrage que le lecteur attend de vous. C’est que le lecteur lui-même prétend bien pouvoir se mettre dans la peau de vos héros. Et s’il est heureux de participer à leurs émois, comme de connaître le jeu de leurs ressorts les plus intimes, il lui faut (pour qu’il croie à leur crédibilité) pouvoir aussi (sans être gêné par l’auteur sur ce point) s’en tenir à de simples hypothèses (celles mêmes des héros) sur le compte des autres personnages.

Ces évolutions, ces péripéties, en ce qu’elles touchaient des êtres apparentés à Monsieur Hermès et à sa jeune femme, avaient toutefois un aspect concret. Dans une certaine mesure, elles exerçaient même leurs répercussions sur la vie des deux époux. Elles pouvaient conditionner, modifier ou influencer leur comportement tant à l’égard d’autrui que d’eux-mêmes. Il n’était certes pas indifférent à Caroline ni à Monsieur Hermès de découvrir que Madame Poujastruc cherchait de plus en plus activement à faire divorcer sa fille Clarisse, de savoir qu’on parlait maintenant d’un mariage possible entre Félix Ampuis et Olga Molinier, ou d’imaginer quel devait être le désarroi de Patrick dont ils avaient appris incidemment l’état, de la bouche même de Mireille Callip, rencontrée un après-midi à Portville, sans compter un grand nombre d’incidences secondaires qui avaient contribué à filigraner leur vie privée.

En moins d’une année de mariage, Caroline et son mari avaient-ils donc vu les pièces se déplacer à ce point sur l’échiquier de la destinée ? Il n’était pas possible cependant de repousser de telles évidences. Patrick, auquel Monsieur Hermès avait écrit à plusieurs reprises après son mariage sans jamais recevoir de réponse, Patrick avait rompu avec Madame de Chaumet et avait disparu de la circulation. François Deloulet s’obstinait à rendre la vie impossible à Clarisse et devenait de plus en plus désagréable et fuyant. Enfin, autre évidence, la santé de Félix Ampuis, si longtemps chancelante, allait s’améliorant. On l’avait cru perdu et il était mieux qu’il n’avait jamais été depuis des années. Il fallait attribuer ce miracle à Olga. Au retour de son voyage de noces, Caroline avait invité la jeune fille au Mas. Olga avait donc revu Félix qu’elle connaissait déjà et le prodige s’était accompli. Félix avait repris goût à la vie. Un mieux s’était tout de suite fait sentir dans son état. On l’avait surpris à être gai, animé, soudain désireux de se soigner énergiquement alors qu’il se laissait dépérir auparavant. Quel étonnement pour le docteur Ampuis ! Le pauvre vieux n’y comprenait rien et attribuait cette flambée aux caprices classiques de la maladie. De son côté, Olga s’était métamorphosée en quelques jours. L’éclat nouveau de son regard, la fraîcheur de sa carnation, son sourire perpétuel, la coquetterie de sa mise devinrent si persuasifs qu’on en oublia ses rondeurs et qu’on se figura même qu’elle avait minci. Bref, on s’habitua à la voir avec d’autres yeux et on la trouva presque jolie. Après son départ, Félix ne cessa de demander de ses nouvelles et Olga, dans ses lettres à Caroline, ne manqua jamais de prier celle-ci de transmettre son meilleur souvenir au jeune homme. Enfin, au bout de quelque temps, on sut que Félix et Olga correspondaient régulièrement.

Au début, néanmoins, on n’y vit pas malice. N’était-il pas naturel que l’âme tendre d’Olga fût apitoyée par le triste sort de Félix et que Félix jugeât la jeune fille sympathique ? Mais, de mariage, comment aurait-il pu être question ? En l’état actuel des choses, Félix ne pouvait pas faire un mari. Quant à Olga, sa position était loin d’être établie encore. Il lui faudrait croupir des années dans ce poste de Valenciennes où l’administration l’avait nommée ou renoncer au professorat (pour venir vivre auprès de Félix), à ce professorat qui était jusqu’ici la chose à laquelle elle avait tenu le plus. Par ailleurs, Monsieur Hermès se souvenait fort bien qu’Olga avait eu autrefois un faible pour Buddy, bien que celui-ci eût toujours fait mine de ne pas s’en apercevoir. L’avait-elle si vite oublié ? Enfin, il semblait bien certain aussi, à en croire la chronique, que Félix avait de tout temps été amoureux de Caroline. Le mariage de cette dernière ne l’avait pourtant pas affecté. On avait attribué cette indifférence plus à l’affaiblissement de sa vitalité qu’à l’attiédissement de ses sentiments. Comment expliquer chez lui ce renouveau ? Profitait-il de l’attirance qu’il exerçait sur Olga pour se venger du peu de cas que Caroline avait fait de son amour (malgré les soins fraternels qu’elle lui avait prodigués) ? D’où, alors, cette énergie à guérir et ce désir de mariage, comme s’il avait voulu montrer et prouver à son entourage qu’il était un homme comme les autres ? Autant d’énigmes… Du moins, Caroline était-elle trop heureuse elle-même pour prendre ombrage de ce sursaut d’amour-propre. Aussi fit-elle tout ce qui était en son pouvoir pour faciliter un rapprochement entre les deux jeunes gens. Les femmes sont toujours un peu complices dès qu’il s’agit des affaires du cÅ“ur.

À peu près vers la même époque, Monsieur Hermès eut des nouvelles de Buddy. Il venait de trouver une situation en Amérique du Sud où il s’apprêtait à partir, impatient qu’il était de piloter pour de bon et de mener cette vie aventureuse qui correspondait à ses aspirations de toujours. Plus tard, peut-être, se résignerait-il à accepter un poste d’ingénieur dans la métropole mais, pour l’instant, il n’en était pas question. Pas plus qu’il n’était question pour lui de mariage d’ailleurs, encore que Monsieur Hermès se doutât qu’il avait une amie. Buddy étant libre, Monsieur Hermès l’invita au Mas. Il vint et resta une quinzaine. Ce furent, pour Caroline et son mari, des jours de pleine détente. Au début Caroline avait redouté la présence de Buddy. Olga, à nouveau invitée, n’allait-elle pas être ennuyée de se retrouver devant lui ? Eh bien, non. Le cÅ“ur d’Olga semblait tout à fait pacifié. Elle revit Buddy avec le plus grand calme et un plaisir qui ne cherchait pas à se forcer. En somme, elle était déjà tout entière à Félix Ampuis.

C’est ainsi que le Mas, cet été là, fut particulièrement animé. La tribu s’augmenta des Gibert, d’Antoine et de l’abbé, de Jacques Ampuis et de Félicienne, sans compter Olga et Buddy. On ne s’occupait guère d’Olga. Elle passait ses journées auprès de Félix dont le mieux s’accentuait. Il se levait maintenant régulièrement, mangeait de meilleur appétit et reprenait des forces. Et même il se sentait assez bien pour entreprendre de courtes promenades au bras d’Olga.

Buddy, autant que Caroline et Monsieur Hermès, était heureux qu’Olga eût enfin octroyé un aliment à sa tendresse. Oh ! si elle pouvait jamais épouser Félix, ce ne serait pas un mariage follement romanesque, mais il était probable qu’elle y puiserait des joies solides et qu’elle en ferait un bonheur à sa taille. Olga Molinier avait toujours été une petite personne sage, positive et même plutôt réaliste. Ses études, poussées jusqu’à l’agrégation, le courage qu’il lui avait fallu pour triompher des difficultés matérielles, tout cela l’avait affranchie de sa famille. Un peu comme Monsieur Hermès, si pour d’autres raisons, elle était en train de réaliser que le Mas deviendrait son foyer véritable. On aurait pu s’étonner sans doute que cette fille équilibrée, bien en chair, et visiblement faite pour mettre au monde des enfants sains s’attachât à un être aussi amoindri et aussi fragile que Félix. Mais c’était peut-être justement ce contraste entre leurs deux natures qui les avait rapprochés. Olga était foncièrement bonne. Elle se dévouerait à Félix comme une mère. Et comme, d’autre part, elle savait fort bien ce qu’elle voulait et ce qu’elle pouvait attendre de la vie, il était à présumer qu’elle avait compris qu’elle réussirait assez aisément à prendre le dessus sur son mari, si ce mari était Félix Ampuis.

Le mariage, soit ! Mais à condition qu’elle ne se laissât pas dominer. Sa rude vie d’étudiante l’avait mise en défiance. Elle était devenue féministe. Elle considérait que les femmes se devaient d’affirmer leurs droits. Elles étaient les égales des hommes dans la société et avaient le devoir de le prouver. La Nora de Maison de Poupée l’avait fortement influencée. Aussi Olga méprisait-elle ouvertement la veulerie avec laquelle Clarisse subissait les avanies que lui infligeait son mari et même, dans une certaine mesure quoique à un degré moindre, l’aveuglement avec lequel Caroline adorait le sien.

Il faut bien reconnaître, en effet, que Caroline et Monsieur Hermès avaient pris leur nouveau rôle terriblement au sérieux. Avant leur mariage, puis dans les premiers mois du mariage, c’était sur eux que s’était concentrée l’attention générale. Maintenant, ils étaient intégrés à la tribu. Si particulière (et si étrange) que fût encore leur façon d’être, les familiers du Mas avaient fini par s’y faire. Elle ne surprenait que les étrangers. Et puis, ils avaient leur chambre. À l’époque des fiançailles, ils avaient dû, pour se voir, se contenter du salon ou du jardin et encore ils n’étaient jamais sûrs que leurs tête-à-tête fussent respectés. Tandis que la chambre conjugale était en principe inviolable. Si, durant la journée, n’importe qui y pénétrait sans autre formalité (et l’on sait que Madame Poujastruc ne s’en privait pas), du moins, une fois la nuit venue, constituait-elle un refuge sacré. Et, au fond même de ce temple, un lieu plus secret encore leur était réservé : c’était le lit, siège des tendres échanges et des confidences.

On chercherait en vain à percer les mystères des cellules familiales si l’on ne tenait pas compte, avant tout, de la possibilité qu’ont les couples d’échapper chaque nuit aux promiscuités de la communauté. Si, par exemple, Clarisse ou François, Caroline ou son mari avaient dû faire chambre à part comme Maurille ou Madame Poujastruc, ils n’auraient pas pu réaliser et mettre au point aussi facilement ces alliances qui, le lendemain, leur permettaient de mieux tenir tête aux décisions de la tribu.

La vie quotidienne au Mas se déroulait donc comme une joute généralement courtoise, que la présence des hôtes occasionnels n’interrompait même pas. Le jeu se poursuivait à leur insu et parfois avec leur concours inconscient. Mais, enfin, on ne se gênait pas pour eux. Ou bien on les ignorait ou bien on tentait de s’en faire des alliés. Madame Poujastruc, notamment, prenait fortement appui sur eux. C’est que, en temps ordinaire, elle était presque toujours seule contre les deux couples et ne pouvait guère compter sur Maurille. Ainsi, même avec le bénéfice de l’âge et de l’expérience, elle était souvent battue d’avance. Madame Poujastruc n’avait donc qu’une tactique : séparer les forces en présence et les combattre isolément. Quand elle pouvait circonvenir Clarisse et Caroline, par exemple, elle se savait forte car les deux beaux-frères étaient du même coup exclus de la tribu. Mais ces réussites étaient rares. En d’autres circonstances, elle s’arrangeait pour mettre Caroline et son mari dans son jeu contre Maurille ou contre les Deloulet. Mais, il faut le dire, elle ne sollicita jamais une entente avec ses gendres contre ses filles. Il lui eût semblé sans doute, en le faisant, qu’elle trahissait l’esprit des Poujastruc. Malgré l’intérêt et le désir qu’elle aurait eus à faire triompher ses préférences ou ses points de vue, malgré l’amour-propre qui la poussait à avoir le dessus dans ces débats, elle était incapable de demander uniquement une aide à des êtres qui n’étaient pas de son sang. Au fond, pour elle, le mariage n’avait rien changé. François Deloulet et Monsieur Hermès restaient étrangers à la famille. Et comme elle avait un tempérament combatif, malgré sa nature craintive, elle meublait sa vie avec délices, comme tous les oisifs, d’intrigues insignifiantes et de complots enfantins qui prenaient chez elle l’importance d’incidents diplomatiques où elle mettait en question des préséances, des usages, des civilités qui eussent paru ridicules à des observateurs impartiaux. Mais cette aide qu’elle refusait farouchement de demander à Monsieur Hermès, et surtout au mari de Clarisse, elle la réclamait sans aucune gêne à l’abbé ou aux Ampuis et même il lui arriva de faire appel à Olga ou à Buddy pendant qu’ils furent chez elle et de les prendre à témoin de faits qu’elle voulait tourner à son avantage.

Monsieur Hermès était d’autant plus chagrin de voir parfois Buddy prendre parti pour Madame Poujastruc qu’il savait que son ami allait s’éloigner pour longtemps. Quand Buddy serait là-bas, au fond de l’Amérique du Sud, à quel ami Monsieur Hermès pourrait-il se confier ? Il aurait donc voulu monopoliser son amitié. Faute d’y parvenir, il voyait forcément d’un très bon Å“il un mariage possible entre Olga et Félix, surtout si la santé de Félix contraignait Olga à renoncer à l’enseignement et à se fixer à Poujastruc. Alors, les deux ménages pourraient se voir tous les jours. Et cette communion fraternelle qu’il n’avait jamais pu réaliser avec les Deloulet ou avec Maurille, sûrement Félix et Olga la lui faciliteraient. Enfin, ce mariage serait comme une justification du sien et lui donnerait raison contre les entêtements de Buddy et ses prétentions de célibataire endurci. Pourtant, il n’était pas avéré que Buddy fût irréductible et Monsieur Hermès ne désespérait pas de l’amener un jour à meilleure composition. D’ailleurs, durant ce séjour que Buddy fit au Mas, il parla longuement à Monsieur Hermès (et pour la première fois) d’une jeune femme, Jacky Thévenin, qu’il avait connue à la fin de sa dernière année d’école. Elle était devenue tout de suite sa maîtresse. Il semblait tenir énormément à elle et avouait qu’il regrettait qu’elle ne pût l’accompagner de l’autre côté de l’Atlantique. Licenciée ès sciences, elle vivait actuellement à Paris où il allait la rejoindre avant de prendre le bateau. Ce fut là tout ce que Monsieur Hermès put savoir d’elle, mais ce peu suffit à entretenir en lui l’espoir qu’un jour viendrait peut-être où Buddy l’imiterait sans histoire car cette jeune femme étant orpheline il ne s’était jamais interposé entre elle et Buddy de ces inquisitions familiales ou de ces surveillances mesquines qui avaient trop souvent troublé les fiançailles de Caroline et de Monsieur Hermès.

C’était un peu ce qui se passait pour Félix et Olga. Ce n’était évidemment pas le vieux docteur Ampuis qui allait leur servir de chaperon. Il était trop heureux de la métamorphose que la gentille Olga avait opérée. Elle était une providence pour son fils et il l’adorait déjà comme sa propre fille. Il avait toujours désiré une fille, disait-il. Il était donc aux anges. Il laissait les jeunes gens se voir à leur aise, sortir seuls et agir à leur guise. Ce laisser-aller était fort critiqué par Madame Poujastruc.

En vérité, celle-ci ne voyait pas leurs sorties d’un très bon œil. Elle rongeait son frein mais n’en pensait pas moins. Elle s’indignait à la pensée qu’elle avait fait en pure perte des représentations au vieux docteur Ampuis. Celui-ci redoutait bien d’entreprendre quoi que ce fût qui pût lui déplaire mais, d’autre part, pour Félix, il avait le courage de braver tous les courroux et accordait d’avance sa bénédiction aux jeunes gens.

Madame Poujastruc avait donc espéré que Jacques Ampuis montrerait peut-être plus d’autorité. Après tout, il était le frère aîné de Félix. Il était marié et sa situation en vue lui imposait des devoirs. Puisque son père ne voulait rien entendre, il était tout qualifié pour intervenir. Elle lui signifierait qu’il était fâcheux qu’on rencontrât partout Félix avec Olga et surtout qu’ils eussent, elle et lui, des attitudes en public que même des époux véritables auraient gardées pour l’alcôve. Pour mieux stimuler Jacques, elle avait même insinué que cela indisposerait les paysans qui les rencontraient au hasard des chemins creux, voire qu’on commençait à en jaser et que cela ferait du tort au jeune député. Comment pourra-t-on avoir confiance en vous si l’on sait que vous tolérez que votre frère se conduise mal ? Va te faire fiche ! Jacques Ampuis s’était contenté de hausser les épaules. Cette pauvre Madame Poujastruc avait parfois de ces lubies ! Quelle étroitesse d’esprit ! Et que faisaient donc de si terrible Olga et Félix quand ils se promenaient ensemble ? Elle aurait été bien en peine de le préciser. Ne fallait-il pas plutôt se réjouir du miracle qui ressuscitait Félix ?

Et comme les élections municipales approchaient et qu’il avait d’autres chats à fouetter, Jacques Ampuis laissa Madame Poujastruc à ses récriminations et se préoccupa surtout de sa campagne. Oh ! ce n’était rien en comparaison des tournées nécessitées par les législatives. Mais il lui fallait tout de même passer dans chacune des communes de sa circonscription et y battre le fer en faveur des gens de son bord. Au début, il partait seul avec Monsieur Hermès. Mais bientôt, celui-ci, tant il lui était intolérable d’être privé de sa femme, réussit à soudoyer Jacques. Ne serait-il pas plus astucieux d’emmener Félicienne et Caroline puisqu’il y avait de la place dans la voiture ?

Jacques Ampuis reconnut bien vite que la suggestion de Monsieur Hermès était excellente. Avec cet opportunisme qui lui avait déjà été si souvent profitable, il décida donc de continuer l’expérience. En effet, la présence des deux femmes contraignait, par la force des choses, les villageois à une certaine retenue dans leurs propos qui éliminait du même coup toute attaque par trop agressive. Les doléances, les revendications y perdaient de leur virulence. Ce qu’on eût sans doute dit sans ménagement, on se donnait tout de même au moins la peine de l’envelopper. Il est probable qu’on critiquait le député par en dessous mais, par devant, on était tout sourires. Ces électeurs influents se sentaient intimidés devant ces dames mais flattés. Ils voulaient faire les honneurs de leur maison. Ils présentaient leur bourgeoise. On débouchait une vieille bouteille. On rivalisait de courtoisie et de bonnes manières.

Comment Monsieur Hermès s’était-il laissé embringuer dans la politique ? Sincèrement, il n’en savait rien. Cette comédie incessante qu’il fallait jouer était au-dessus de ses forces. Que Jacques Ampuis la jouât si innocemment et avec un tel naturel, que les paysans prissent son bla-bla-bla tellement au mot, voilà qui le confondait. Tout compte fait, les paysans étaient ravis de bavarder à tu et à toi avec leur député. Ils se croyaient importants et affectaient des airs entendus qui les asseyaient dans leur personnage.

En revanche, ils détestaient le candidat communiste parce qu’il s’amenait sur sa moto, vêtu d’un paletot de cuir noir, pour faire sa propagande. Il leur parlait avec rudesse. Et, aussitôt, ils avaient peur pour leurs biens. Loin de les convaincre, ses arguments devenaient, dans sa bouche, autant d’épouvantails grossiers. Son programme avait quelque chose de menaçant. Tandis qu’ils savaient qu’ils n’avaient absolument rien à craindre de Jacques Ampuis. Tout, en lui, était rassurant, son radicalisme bon teint, sa fortune, sa façon de s’habiller, sa femme, dont l’embonpoint, loin de la vulgariser, ne faisait qu’accentuer le côté bourgeois et même sa voiture (non point ostensiblement luxueuse, mais confortable et cossue). Car que voulaient-ils au fond, tous ces paysans ? Améliorer le sort du peuple ? Donner plus de dignité à la condition sociale de la classe ouvrière ? Écarter tout danger de guerre ? Bah ! autant de problèmes qui ne les touchaient en rien. Mais le respect de la propriété, des lois permettant de plus larges bénéfices, une France forte et redoutée par ses ennemis, un régime prospère.

Tout cela écÅ“urait profondément Monsieur Hermès. Bien qu’il n’eût jamais adhéré à aucun parti ni jamais voté, il se plaçait toujours par instinct du côté des affligés et des opprimés. Non qu’il se sentît des affinités particulières avec l’humanité souffrante (il avait des goûts trop aristocratiques pour ça et redoutait vivement toutes les manifestations populaires). Mais par le fait même qu’il y avait dans le monde des gens qui pâtissaient, il était avec eux contre la force et l’injustice qui les écrasaient. Ses fonctions auprès de Jacques Ampuis réveillaient donc en lui de vieilles incompatibilités. Pour les atténuer, il s’employait à défendre et à soutenir la cause des faibles chaque fois qu’il en avait l’occasion et se félicitait parfois d’exercer sur son député une heureuse influence. Toutefois, il se rendait bien compte qu’il ne pourrait pas longtemps conserver son indépendance d’esprit s’il restait à son service et il envisageait déjà d’y échapper. Au fond, mieux valait encore l’activité strictement mercantile des affaires. Prendrait-il finalement la succession du cabinet paternel ? Dans un sens, le seul fait d’être entré dans la famille Poujastruc dont l’esprit conservateur était pourri de préjugés sociaux et religieux, n’était-il pas une trahison ? Deux ou trois fois, seul avec Buddy, il essaya de mettre la conversation sur ce terrain. Est-ce que Buddy ne le blâmait pas ? Mais Buddy semblait être devenu plus indifférent. Autrefois, il aurait sûrement donné tort à Monsieur Hermès. Maintenant il fuyait la discussion. Étrange ! Était-ce bien de l’indifférence en vérité ? N’était-ce pas plutôt du dédain ? L’abandonnait-il ? Le considérait-il comme trop enlisé déjà ? Quoi qu’il en fût, il gardait un silence obstiné ou biaisait. Monsieur Hermès en fut tout décontenancé. Il avait bien conscience de n’avoir pas toujours agi comme il fallait, mais Buddy ne pouvait-il tenir compte du rôle qu’avait joué, dans sa vie, l’amour qu’il portait à Caroline et prendre sur lui, pour mieux l’aider, de lui indiquer une attitude mieux accordée à son idéal ? Voyons, il devait bien y avoir un moyen de rester fidèle à ses principes sans renoncer pour autant à Caroline ?

Ah, certes, il aurait fallu à Monsieur Hermès les conseils de Patrick ! Comme il lui manquait, soudain ! Pendant plusieurs jours il ne songea qu’à lui. Comment le joindre ? Pourquoi avait-il si sauvagement coupé les ponts ? À la fin, n’y tenant plus, il décida d’écrire au proviseur du lycée de Portville. Lui, au moins, devait savoir le lieu de la retraite de Patrick. Cependant, il ne se leurrait pas trop sur le succès de sa tentative. Aussi eut-il une heureuse surprise quand il aperçut, un matin, dans son courrier, une enveloppe sur laquelle il reconnaissait l’écriture si personnelle de Patrick. Le proviseur avait directement transmis à Patrick la lettre de Monsieur Hermès et c’était Patrick qui répondait de son propre chef. Oh, cette première lettre était encore bien évasive. Patrick ne donnait guère de détails. Mais il précisait gentiment son adresse à Bérihéa, ce qui semblait une invite à une reprise de contact. Monsieur Hermès répondit avec enthousiasme. Enfin un signe de vie ! Il était comme un naufragé qui aurait aperçu un feu sur la mer déserte. L’ambiance du Mas l’avait-elle, à son insu, pris déjà dans les filets de sa monotonie ? Il lui parut du moins que la perspective de cette correspondance avec Patrick allait le sauver d’il ne savait quoi. À dater de ce jour, sa vie fut modifiée. Il se mit à vivre dans l’attente des lettres de son ami qui devenaient de plus en plus détendues et de plus en plus copieuses et il consacra son temps à les méditer et à préparer les réponses qu’il y ferait. En réalité, Patrick s’humanisa très vite. Il inonda bientôt le Mas de ses envois qui comprenaient parfois dix, douze, quinze, vingt et jusqu’à trente pages de confidences variées.

Sans doute Patrick avait-il fini par mesurer la vanité de son isolement. Son besoin de communiquer avec autrui fut plus fort que son amour-propre. Il n’aurait probablement jamais tenté le premier pas, mais puisque Monsieur Hermès l’avait fait, il sauta littéralement sur l’amorce. Désœuvré, immobilisé comme il était, ces lettres furent pour Patrick un merveilleux dérivatif. Il n’y parlait pas plus de sa maladie que si elle n’avait jamais existé mais il y faisait loger tout ce qui lui passait par la tête. Il y fut d’autant plus encouragé que Monsieur Hermès se révéla pour lui un amical et fidèle partenaire. Il savait lui poser les questions qu’il fallait et sollicitait habilement de nouveaux développements en faisant rebondir tel ou tel sujet sur une incidence imprévue.

Parfois, Patrick consentait aussi à parler de Bérihéa et ainsi, à travers ces descriptions, Caroline et Monsieur Hermès revécurent-ils les souvenirs de leur voyage de noces. Ils eurent l’envie d’y revenir. Ce fut Caroline la première qui, un jour, suggéra à son mari d’offrir à Patrick d’aller le voir. Puisqu’ils avaient maintenant une voiture (ils venaient d’acheter une Citroën d’occasion) rien ne serait plus commode. Monsieur Hermès fut d’abord sceptique. Il redoutait un refus. Il était peu probable, en effet, que Patrick consentît à montrer sa misère. Aussi Monsieur Hermès y mit-il toutes les formes. Mais Patrick, sans la moindre réticence, leur fit savoir qu’il les recevrait avec joie.

C’est dans ces conditions que Caroline et son mari allèrent, peu après, passer un dimanche auprès de Patrick. Et, par la suite, ils rééditèrent l’escapade. C’était bien une escapade en effet. Les Ampuis étaient rentrés à Paris, Buddy était reparti. Le voyage dominical à Bérihéa fut donc pour le jeune couple, une façon d’échapper pendant quelques heures à la tutelle familiale et à l’existence un peu trop égale du Mas. Bien entendu, ils se gardèrent d’emmener qui que ce fût avec eux (arguant que Patrick prendrait sûrement ombrage de visiteurs inattendus) et surtout pas Madame Poujastruc dont la sollicitude leur devenait de plus en plus pesante. Ils l’évincèrent donc fermement malgré les airs malheureux qu’elle affectait chaque fois qu’ils envisageaient cette sortie, tout excités qu’ils étaient à l’idée de savourer cette grande journée d’indépendance dont ils étaient finalement reconnaissants à Patrick de leur avoir fourni le prétexte.

*

Étendus sur la plage de Bérihéa, Caroline et son mari se remémoraient la première visite qu’ils avaient faite ainsi à Patrick deux mois auparavant. Alors, on était au tout début de l’été et, maintenant, la saison était finissante bien que ces journées de septembre fussent encore très chaudes.

Ils avaient trouvé Patrick sanglé sur sa chaise longue dans le jardin des Viardot. Il était vêtu de friperies et enroulé dans une couverture toute mitée dans les creux de laquelle glissaient les grains de blé qu’il y jetait pour que les poules vinssent sur lui les picorer en toute liberté. Au premier abord, ce tableau avait causé une impression plutôt pénible à Monsieur Hermès. Ces crottes un peu partout, ce débraillé campagnard dans lequel Patrick semblait se complaire… Comment reconnaître en lui le Patrick fringant de Portville, le dandy si soucieux de son élégance ? Mais Patrick avait si bonne mine et (bien qu’il fût mal rasé et toujours aussi maigre de visage) son Å“il était si vif, son sourire si mordant, que cette impression fâcheuse s’effaça vite. Du reste, il n’y avait qu’à l’entendre parler pour être rassuré. Patrick n’avait rien perdu de sa causticité et son intelligence brillante et passionnée était toujours aussi stimulante.

Comme chaque fois qu’il faisait beau, il s’était installé à l’ombre des pins, observant de sa couche les cocasses allées et venues des estivants sur la route. Il avait réellement paru heureux de les voir et n’avait manifesté aucune gêne. Cette désinvolture (peut-être apprêtée) avait rapidement mis les visiteurs à leur aise. Toutefois, il s’abstint de poser des questions sur le déroulement de leur existence durant tous ces derniers mois et sur leurs amis communs. Il s’était comporté exactement comme si tout ce qui avait compté pour lui autrefois avait cessé d’exister. Il était étrangement paisible et, très homme du monde, malgré la pauvreté de sa mise, s’inquiétait auprès de Madame Viardot pour qu’elle leur préparât une collation et leur servît des rafraîchissements. Les poules, un moment mises en fuite par ces présences insolites, mais bientôt avides, s’étaient familièrement rapprochées. Elles s’enhardirent de plus en plus et bientôt, une première puis plusieurs autres, d’un vol pesant, apparemment affolées, s’installèrent sur la couverture et continuèrent leur festin interrompu. Patrick les laissait picorer tout en bavardant. À portée de sa main, Madame Viardot avait disposé un meuble portatif sur lequel il empilait tout son bric-à-brac, bouquins débrochés à force d’avoir été relus, pot à tabac, pipes, boîtes d’allumettes, cendriers, coupe-papier et même une palette, des pinceaux, des godets et des cartons, bref, tout un attirail d’aquarelliste car Patrick avait pour ainsi dire renoncé à écrire et s’était mis à peindre. Tout en entretenant la conversation, Monsieur Hermès consultait d’une main amicale les titres des ouvrages dont Patrick faisait ses compagnons favoris et y reconnut plusieurs de ceux dont Patrick l’avait entretenu dans ses lettres. Le Journal d’un Écrivain, Calligrammes, L’Or, La Cavalière Elsa, Plain-Chant, Barnabooth, Une Tragédie Américaine, Banjo, La Lettre Écarlate, Typhon, Ma Vie et mes Amours, Mon Amie Nane, Aurelia… Mais il aperçut aussi une histoire de l’art et un album de reproductions de Courbet.

Monsieur Hermès, parmi ses cadeaux de noces, ayant reçu un phono, l’avait emporté pour la circonstance. Il savait que Patrick adorait la musique, qu’il en était forcément privé par sa réclusion et il avait pensé lui être agréable en lui permettant d’écouter quelques disques. Les Danses du Prince Igor, L’Après-midi d’un Faune, Pétrouchka, l’Apprenti Sorcier, Le Tricorne, souvenirs de leurs merveilleuses soirées aux Ballets Russes, n’allaient-ils pas réveiller en lui une époque qu’il s’efforçait d’oublier et l’assombrir d’une mauvaise mélancolie en rouvrant une plaie qu’il avait eu tant de mal, sans doute, à cicatriser ? Mais Patrick (malgré son tempérament parfois sourcilleux) n’était pas aussi compliqué que Monsieur Hermès. Fumant comme à l’accoutumée, une pipe à très long tuyau idoine à la position basse de sa tête, il écouta avec une douce attention. Dans le silence pur du jardin ensoleillé, la musique éclatait avec une intensité presque insolite. Le plein air la rendait à la fois plus réelle et plus irréelle, comme neuve en un mot. Elle ne ressemblait plus du tout à celle qu’ils avaient entendue au théâtre. Mentalement, ils pouvaient revoir passer devant leurs yeux les évolutions plastiques des danseurs mais, à présent, leur sensibilité était disponible pour un autre enchantement. Recueillis chacun en leur propre songe, ils s’évadaient des contingences et se laissaient emporter en dehors du temps. Pourquoi la musique (quand les circonstances vous permettaient de vous donner à elle totalement) réussissait-elle, mieux qu’aucun autre art, à abolir toute espèce de réaction viscérale ? On ne souffrait plus de rien, on ne pensait plus à être incommodé par quoi que ce fût. Il n’y avait plus place que pour les harmonies. On cessait d’avoir une enveloppe charnelle ou, plutôt, on avait la sensation qu’on avait été délivré de cette enveloppe et qu’on flottait librement. Entre deux disques, cependant, comme si une trop forte absorption musicale avait risqué de briser leurs nerfs, ils marquaient un temps d’arrêt et parlaient avec langueur comme pour mieux calmer leur effervescence. C’est ainsi que Patrick évoqua, devant Caroline, cette soirée où Monsieur Hermès avait emmené ses amis à une représentation de Maya donnée, on ne sait pourquoi, au Grand Théâtre de Portville. Soirée mémorable en vérité durant laquelle, au milieu des bourgeois portvillais qu’une malsaine curiosité avait attirés et qui gardèrent obstinément un silence glacial pour mieux signifier leur réprobation indignée, ils avaient été les seuls à applaudir. Dix personnes qui claquent des mains dans une salle comble et hostile, ça ne fait peut-être pas beaucoup de bruit, mais ça se remarque et la petite bande avait été vite un point de mire. Avec quel orgueil un peu enfantin sans doute, s’étaient-ils jetés dans le jeu ! Il leur avait semblé qu’ils donnaient une leçon à tous ces lourdauds ; qu’ils symbolisaient, à Portville, l’esprit de révolte d’une jeunesse éprise de vérité contre l’esprit rassis des marchands et que les acteurs les en remerciaient en ne jouant que pour eux. Leur exaltation était telle qu’ils ne se résignèrent pas à se séparer après le spectacle. Ils décidèrent donc d’aller manger une soupe à l’oignon chez le Colonel. Ils avaient à la fois besoin de se détendre et de discuter interminablement comme chaque fois qu’ils s’imaginaient qu’ils étaient les seuls, dans cette ville insipide, à combattre les préjugés et à fustiger les plus ineptes conventions.

Ce qui surprit Monsieur Hermès, en écoutant Patrick faire, pour Caroline, le récit de cette soirée (comme s’il avait voulu se prouver à lui-même à quel point cette époque de naïve turbulence était révolue) ce fut de voir le soin qu’il mettait à passer sous silence le nom de Delphine. Pourtant, jamais peut-être Delphine n’avait été aussi belle que cette nuit-là. Quant à lui, Monsieur Hermès se souvenait fort bien que la jeune fille avait arboré chez le Colonel un visage transfiguré par les émotions qu’elle avait ressenties. Elle avait eu des regards si extasiés, des sourires si pathétiques et avait paru si bien nager dans le sublime que tous, autour d’elle, en avaient reçu comme un choc dont le retentissement avait accru encore leur potentiel réceptif. Oui, pourquoi Patrick n’en disait-il mot ? Quelle étrange rigueur de sa part ! Au fond de son cÅ“ur, Monsieur Hermès sut quelle joie serait la sienne s’il lui était donné de revoir un jour Delphine. Mais qu’était-elle devenue ? On ne savait plus rien d’elle. Elle aussi avait disparu. Never more, never more… Il était tout assombri par cette pensée mais incapable de définir pourquoi. Jusqu’à leur départ, il resta ainsi perdu dans son rêve. Puis, comme le soir tombait, Caroline posa ses doigts pâles sur son bras. Alors, il leva la tête vers elle et il fut apaisé. Mais, sur la route du retour, les mains nonchalamment posées sur le volant, il ne put surmonter durant un grand moment encore la nostalgie qui l’amollissait.

Maintenant, Caroline et lui pouvaient voir Patrick tous les jours. Et Monsieur Hermès découvrait que c’était seulement depuis ces retrouvailles qu’il pouvait dire que son amitié pour Patrick était devenue efficiente. Autrefois, ils avaient cru certainement être amis. Mais peut-être avaient-ils été alors le jouet d’une illusion. Il avait fallu cette longue coupure dans leurs relations puis cette correspondance active et régulière pour que les deux garçons en vinssent à se livrer complètement l’un à l’autre. Pourquoi Monsieur Hermès était-il désormais tellement attiré par Patrick ? Avait-il l’obsession de ressusciter (avec son ami) un passé qui n’était point dénué de résonances ? Mais n’aurait-il pas pu, alors, le ressusciter pareillement avec Buddy ? Il est vrai que Buddy était au loin pour longtemps et qu’il n’aimait guère écrire. Monsieur Hermès n’essayait d’ailleurs pas d’analyser son état d’âme. C’était comme s’il s’était senti lié à Patrick par une sorte de secret, comme si quelque phénomène, éprouvé autrefois, les avait rapprochés. Cependant, ils n’en parlaient jamais. Patrick, par une sorte de refus farouche. Et Monsieur Hermès, parce qu’il n’osait sans doute pas prendre conscience de son insatisfaction rentrée. Mais cette chose-là ne cessait d’être entre eux et de planer sur eux avec ceci de particulier en définitive : c’est que si elle était véritablement morte pour Patrick (et bien morte !) elle était peut-être encore terriblement vivante dans le cÅ“ur de Monsieur Hermès.

Bien sûr, ce qui aurait pu l’inquiéter s’il avait été plus lucide, c’était ce malaise qui, chaque matin à son réveil, lui laissait un goût fade dans la bouche et un grand vide dans le cerveau. Il était heureux, certes. Il possédait toutes les armes du bonheur. Cela n’était pas contestable. Et cela n’empêchait pas qu’il éprouvât une légère difficulté à s’abandonner tout à fait (et en toute simplicité) aux joies qui lui étaient ménagées. Que lui manquait-il donc ? Qu’y avait-il en lui qui le paralysait ? N’avait-il pas épousé la femme de ses rêves ? N’avait-il pas eu des fiançailles merveilleuses ? N’était-il pas entré dans le mariage comme dans un royaume de félicité ? N’était-il pas adoré par Caroline ? N’avait-il pas eu la chance de trouver, grâce à Jacques Ampuis, une situation qui lui assurait à la fois l’aisance et une entière liberté ? N’avait-il pas réussi, enfin, à fuir l’emprise débilitante et toujours sordide des siens et à être accueilli comme un fils dans la tribu des Poujastruc ?

S’il y songeait, s’il voulait bien y songer, quel chemin inattendu sa destinée avait pris ! Il aurait souri si on lui avait dit, deux ans auparavant, au temps même d’Échafaudages, un peu avant de connaître Caroline, qu’il finirait par aimer, par se marier et par venir habiter toute l’année au fin fond d’une campagne montagneuse. Sa présence même, à Bérihéa, lui paraissait saugrenue.

Pourtant, il ne pouvait le nier, Bérihéa l’enchantait et plaisait aussi à Caroline qui, malgré sa personnalité si marquée, tenait trop à son mari pour échapper totalement à l’influence de ses préférences. Dans son demi-sommeil, Monsieur Hermès se sourit à lui-même. Il ouvrit les yeux et reconnut à ses côtés, sur le sable chaud, le corps de Caroline déjà rosi. Caroline n’était pas habituée à s’exposer longtemps à la morsure solaire. Elle restait blanche de peau toute l’année, ce qui avait son charme dans l’intimité du lit et n’était gênant qu’en plein air. À Poujastruc, on se croyait déjà une jeune fille très affranchie parce qu’on avait l’audace de se baigner dans la rivière. Mais quoi ? On prenait juste le temps de se déshabiller et de se rhabiller. Une fois sorti du bain, on s’étendait quelques minutes dans l’herbe pour se sécher, mais ce n’était pas suffisant pour brunir.

À Bérihéa, fatalement, Caroline parviendrait quand même à se dorer. Malheureusement, elle n’osait pas suivre son mari dans la mer. Elle savait très mal nager et les grosses vagues ourlées et fracassantes lui inspiraient une frayeur insurmontable. Monsieur Hermès aurait préféré s’en aller seul au large. Mais il ne voulait pas l’abandonner. Il barbotait donc sur le bord avec elle, la tenant par la main afin de l’aider à lutter contre ces hauts rouleaux d’eau verte qui s’écrasaient sur la plage avec un mouvement de succion perfide qui avalait le sable du rivage sous les pieds des baigneurs. Parfois, la succion était si violente qu’elle renversait ceux-ci, les immergeait et les rejetait bientôt pêle-mêle. Il était presque plus dangereux de s’exposer ainsi aux coups furieux de la marée, mais Caroline et son mari n’en participaient pas moins à l’excitation à la fois joyeuse et effrayée des autres baigneurs. Néanmoins, Monsieur Hermès était humilié de constater que seuls piétinaient ainsi près du bord les mères de famille, quelques messieurs ventrus et les enfants. Tandis que les beaux couples athlétiques qui fonçaient dans les vagues la tête la première et qui s’en allaient d’une nage rapide vers les eaux profondes et transparentes, là-bas, au large, où on les apercevait parfois dans des creux, éclaboussés d’écume, lui paraissaient dignes d’envie. Ah, que n’eût-il pas donné pour que Caroline se montrât un peu plus entreprenante !…

Plus il allait, plus Monsieur Hermès était frappé par la fragilité physique de Caroline. Bien qu’elle eût une poitrine un peu forte et des hanches larges qui faisaient déjà penser à celles de sa mère, tout le reste de sa personne était d’une finesse presque végétale. Caroline avait petit pied et petite main, des chevilles et des poignets frêles, le mollet peu formé, les bras graciles, les épaules tombantes. Il se disait souvent qu’elle était bâtie comme une femme de l’époque 1900. Et certes, en robe du soir, tant au Casino de Bérihéa qu’au cours des dîners de gala hebdomadaires à l’hôtel, Caroline, parée de bijoux anciens, la gorge nue, avec son chignon lourd, bas sur la nuque, et son air de princesse lointaine, avait un charme qui était d’autant plus apprécié qu’il contrastait davantage avec le type agressif des femmes à la mode. Du moins, Monsieur Hermès avait-il tendance à s’en persuader. Cela le vengeait des menues déceptions que son amour-propre éprouvait sur la plage quand Caroline devait s’y mesurer en maillot avec les ardentes sportives de l’endroit. Il avait parfois rêvé d’une Diane et ce n’était qu’une figurine de Tanagra qu’il avait épousée (racée, sans doute, et sûrement plus grande dame que toutes les filles hardies et musclées auxquelles il la comparait et dont les jeux étaient si peu faits pour elle…).

Ça n’atteignait d’ailleurs en rien son amour. Il n’aimait pas principalement Caroline pour son corps. Toutes ces belles aux cuisses insolentes, aux gestes précis d’insectes, avaient de pauvres cervelles, pouvait-on présumer. Elles étaient capables d’inspirer du désir ou de flatter la vanité masculine mais il savait qu’il n’aurait pas pu vivre huit jours de suite avec elles. Caroline, dieu merci, avait en revanche une âme exquise et de l’esprit. C’était ça qui comptait. Il s’efforçait, malgré tout, de développer chez elle le goût d’une vie physique plus soutenue. Il se rendait bien compte qu’elle ne ressemblerait jamais à ces cavales dont la chair fruitée était si tentante, mais il avait tout de même chargé Viardot de faire faire un peu de sport à Caroline. Ensemble, ils jouaient au ballon après le bain. En la compagnie des deux garçons, Caroline effectuait également des mouvements de culture physique et il lui savait gré de mettre tant d’application à s’initier. Mais, qu’elle était gauche ! Et comme elle était vite lasse !

Où Monsieur Hermès retrouvait Caroline, c’était aux heures de promenade et de conversation. Là, elle était vraiment sans égale tant sa sensibilité et son intelligence restaient en éveil. Sans qu’il l’eût concerté, presque machinalement, il profitait de ce qu’il était seul avec elle pour essayer de la gagner mieux à ses idées, Madame Poujastruc n’étant plus là pour contrebalancer ses dires. À mesure que les jours passaient loin de cette dernière, il sentait Caroline devenir plus souple et plus docile. Oh, comme elle s’accordait alors facilement avec ses pensées ! Cet accord lui rendait plus douloureux encore l’état d’humiliation presque constant dans lequel il vivait au Mas tout le restant de l’année du fait des manigances de Madame Poujastruc, celle-ci ne cessant d’exercer sa pression sur sa fille dans les plus petites choses. Il n’y avait pas à s’y tromper. Si, au Mas, Caroline se permettait souvent de contrecarrer ses décisions, c’était parce que Madame Poujastruc avait su la circonvenir au préalable. On ne pouvait pas dire que Caroline était versatile. Mais comme elle aimait également sa mère et son mari, elle était toujours partagée entre leurs tempéraments et ne savait jamais à qui donner tort ou raison. Pour ménager les susceptibilités de chacun, elle était donc souvent obligée de mentir en prenant à son compte le point de vue auquel elle s’était finalement rangée. Si, par exemple, Madame Poujastruc désirait assister à la grand’messe de dix heures (alors que Monsieur Hermès eût préféré celle de midi, plus tardive et plus courte), suivant que Caroline avait décidé d’opter dans un sens ou dans l’autre, elle s’organisait pour que la décision eût l’air de venir d’elle seule. Ainsi, de sa mère ou de son mari, celui qui se voyait en minorité n’avait-il pas à se formaliser de l’influence victorieuse de l’autre. Mais Monsieur Hermès n’était pas dupe de ces précautions. Il en souffrait. Il aurait voulu que Caroline ne le mît jamais en balance.

À Bérihéa, Caroline lui appartenait intégralement et c’était pour ça qu’il était tellement ravi de son séjour. Il pouvait la conseiller à sa guise, diriger son emploi du temps, la pousser à s’habiller selon son goût. Et même si, par hasard, elle manifestait une volonté opposée à la sienne, il n’y voyait aucun mal car il savait qu’il ne s’y dissimulait point de détermination extérieure, Madame Poujastruc n’étant pas là pour y faire entorse. Cette lutte sournoise qu’il livrait sans relâche au Mas depuis son mariage avait fini par l’indisposer contre sa belle-mère. Pourtant, il n’était indisposé que par crises. Ce n’était pas une antipathie foncière chez lui. Au contraire, les sentiments naturels qu’il nourrissait à son égard étaient plutôt affectueux. Il suffisait toutefois qu’elle le contredît ou qu’elle se livrât à une obstruction quelconque pour qu’il se cabrât. Il voyait son autorité maritale menacée. Et il lui en voulait aussitôt avec le caprice hargneux d’un enfant qui serait jaloux des faveurs qu’on lui dérobe.

À tout prendre, ce séjour du jeune couple à Bérihéa avait tout de même été favorable à Madame Poujastruc. C’est que, la perdant de vue et n’étant plus exposé, pendant tout ce temps, à supporter les conséquences du travail de sape qu’elle exerçait, selon lui, sur le caractère trop conciliant de Caroline, Monsieur Hermès en venait à oublier petit à petit ses griefs et retrouvait au fond de son cœur les tendres sentiments qui l’avaient, d’abord, poussé vers sa belle-mère. Alors, avec Caroline, ils parlaient d’elle gentiment, se surprenaient même à souhaiter parfois qu’elle pût être là, auprès d’eux, et s’avouaient le plaisir qu’ils auraient à rentrer bientôt au Mas pour se prêter à ses effusions et l’entendre leur dire à quel point ils avaient pu lui manquer.

En définitive, ces deux semaines de soleil et de bains filèrent très rapidement. Les journées, bien qu’elles comportassent les mêmes distractions, se succédèrent à un tel rythme que le jeune ménage arriva à la fin de ses vacances sans s’être aperçu de leur écoulement. Ils avaient projeté plusieurs excursions qu’ils ne purent accomplir. Ils se dispersaient le moins possible. Monsieur Hermès s’était souvent demandé comment font ces gens qui courent de thés en thés, de dîners en dîners, de parties en parties, qui chassent, qui pêchent, qui jouent, qui reçoivent, qui sont reçus et qui ne passent pas une heure sans être entourés, happés, sollicités. Peut-être avaient-ils l’illusion de vivre ainsi d’une manière plus intense que le commun des mortels. Mais était-ce si sûr ? Aux yeux de Monsieur Hermès, ce n’était que factice et fébrile agitation. Caroline et lui, du moins, avaient su préserver leur solitude. Chaque moment vécu leur avait apporté sa diversité et ses agréments. D’une part, le bain, la plage, la danse et enfin les visites quotidiennes à Patrick. De l’autre, les matins sur la terrasse de leur chambre, le petit déjeuner en tête-à-tête, le farniente voluptueux sur le lit au début de l’après-midi, leurs promenades bras dessus bras dessous au crépuscule, autour du lac, leurs nuits surtout, ces nuits durant lesquelles Monsieur Hermès s’étonnait chaque fois davantage de la passion grandissante dont sa femme était brûlée. Rien ne le bouleversait plus que les réactions de Caroline dans les jeux de l’amour. Il retardait son plaisir pour profiter mieux du délire dans lequel, à tout coup, elle sombrait. À ce jeu, ne finirait-elle pas par compromettre sa santé ? Elle restait sourde à ses conseils de modération et ne consentait à desserrer son étreinte que lorsqu’elle était tout à fait assouvie. Il était à la fois effrayé et émerveillé par son zèle. Qui aurait pu supposer cela d’elle, autrefois ?

Parfois, quand Caroline était endormie, Monsieur Hermès songeait à l’étrangeté d’un destin qui lui avait ménagé une existence apparemment si paisible et au fond si fruitée. Sans doute, Buddy avait bien raison de dire qu’il n’était qu’un jouisseur. On pouvait arranger les choses comme on voulait : on n’avait jamais que la vie pour laquelle on était fait. Regardant autour de lui, Monsieur Hermès ne voyait que tourments ou échecs. Paolo et Patrick, hier encore si allègres, avaient été durement contrés. Qu’était-il advenu de Delphine ? Aurait-il voulu vivre à la place de Maurille, toujours en quête de ragots, toujours caquetant, toujours voletant ? Pourquoi aurait-il envié Antoine qui jugeait si pesantes ses obligations mondaines qu’il n’avait qu’une hâte : pouvoir se réfugier au Mas afin d’y vivre pieds nus dans des sandales éculées, accoutré d’un vieux pantalon de coutil et d’y rêvasser mollement à l’ombre des troènes qu’il avait si souvent chantés dans ses vers, tout en mâchonnant son éternelle bouffarde et en regardant d’un Å“il morne les figues du jardin qui finissaient de mûrir ou les lézards qui se pétrifiaient au soleil, les flancs battants ? Et l’abbé, en quoi son sort était-il si réjouissant, lui qui, pour toutes perspectives, n’avait que celles d’accomplir une période militaire durant laquelle il troquerait sa soutane pour son bel uniforme de capitaine de réserve ou d’aller faire retraite chez les franciscains ? La vie de Jacques Ampuis n’était-elle pas une galère, partagé qu’il était entre les turpitudes démagogiques et les douloureuses tracasseries de son foie ? Que penser de l’atmosphère morbide dans laquelle se complaisaient Clarisse et son mari ? Quel avenir s’offrait à Madame Poujastruc, désaxée par son précoce veuvage ? Le sort enfin d’Olga était-il plus enviable et ne fallait-il pas redouter pour Félix une rechute qui, cette fois, serait fatale ? Oui, il avait beau faire le tour de ses proches, il n’en voyait pas dont la vie fût comblée. Caroline et lui étaient donc une exception. Mais pour combien de temps encore ?

Bien sûr, jusqu’ici, elle et lui avaient été miraculeusement préservés. Monsieur Hermès qui avait toujours été sensible aux bons et aux mauvais présages, en arrivait à croire qu’il avait définitivement conjuré la malchance en épousant Caroline. Oui, grâce à elle, il était sorti d’une époque mauvaise, celle où il avait été en perpétuel conflit avec ses parents, celle où il avait été l’esclave de ses plaisirs solitaires et le jouet de liaisons sordides, celle où il avait connu la dure loi de la misère, de la maladie et du travail, puis encore celle de son service militaire et même celle d’Échafaudages. Depuis Caroline, tout avait changé. Au milieu de cette foule d’êtres qui s’acharnaient vers leur fin, ahanant, intriguant, cherchant une femme, cherchant un homme, cherchant fortune ou santé, cherchant la paix, cherchant l’épreuve, prenant peine ou plaisir, faisant des heureux ou des malheureux autour d’eux, gaspillant leurs forces ou mendiant des honneurs, semant la rancune ou l’envie enfin, lui aussi, feu follet dérisoire, il poussait sa pointe, sa flamme, sa lumière. Il ne se croyait pas appelé à des lendemains extraordinaires. Il ne se demandait même pas pourquoi la vie coulait maintenant si douce sous ses pas. Il se laissait vivre au jour le jour, avec un vague fatalisme, seulement anxieux parfois à l’idée qu’un temps viendrait peut-être hélas ! où tout cela s’écroulerait d’un coup sans qu’il pût ou voulût rien tenter pour l’éviter.

II

Du destin de chacun

 

La deuxième année de leur mariage, Caroline et Monsieur Hermès profitèrent de leurs nombreux loisirs pour s’enhardir davantage. À Poujastruc, ils n’avaient plus guère que l’abbé à fréquenter. Félix et sa femme (ils s’étaient mariés l’année précédente) vivaient à Annecy où Olga avait été nommée. Félix allait bien. Olga attendait un bébé. Buddy était toujours au loin. De temps en temps il envoyait une carte de Santiago ou de La Plata. Quant à Patrick, il continuait à se soigner à Bérihéa.

La vie au Mas avait son charme à condition de la diversifier. C’est ce qu’avaient parfaitement compris Antoine et Maurille qui goûtaient d’autant mieux les mois qu’ils y passaient qu’ils vivaient le reste du temps dans l’atmosphère papillonnante de Paris. Suivant leur exemple, Monsieur Hermès et sa femme furent donc amenés petit à petit (à la fois pour échapper à la torpeur provinciale et pour savourer mieux ensuite leurs retours au bercail) à répondre aux invitations qui leur donnaient l’occasion de changer d’air et à combiner des voyages d’agrément proportionnés à l’état de leurs finances. À Portville, ils acceptèrent à plusieurs reprises l’hospitalité de Monsieur Papa et de Madame Mère qui ne paraissaient plus si redoutables à leur fils depuis qu’il ne vivait plus sous leur toit et ne dépendait plus d’eux, ou celle des Gibert en lesquels Monsieur Hermès trouvait des amis à sa mesure, séduit qu’il était par les grâces charnelles de Marie-Amélie et la joviale pétulance de Jo. À Paris, ils descendirent chez les Ampuis et tandis que Jacques était requis par ses obligations parlementaires, ils se laissaient emmener un peu partout avec Félicienne par Antoine à qui ses brillantes relations valaient d’innombrables entrées de faveur. En dehors de Portville et de Paris, le jeune ménage avait pris l’habitude d’aller très souvent à Bérihéa et plus particulièrement aux époques où la chaleur rendait Poujastruc intolérable.

Le reste de son temps, Monsieur Hermès l’organisait au mieux. Bien qu’il fût très disponible (sauf à de rares périodes de crise politique ou d’élections) il ne s’ennuyait jamais car il savait meubler son existence. Sa fonction se bornait à rendre visite aux maires des communes de la circonscription et à écouter leurs doléances, à représenter son député aux cérémonies locales, à recevoir les visites des solliciteurs, à prendre des renseignements sur les gens qui demandaient le mérite agricole ou un bureau de tabac et enfin à téléphoner chaque jour à Paris pour faire un petit rapport circonstancié de la température à Jacques Ampuis, pour l’éclairer sur la nature, la gravité ou l’opportunité de certaines intrigues, pour l’informer de ce qui se disait ou se mijotait dans le pays.

Monsieur Hermès ne niait pas que toute cette cuisine ne fût souvent fastidieuse. Mais, justement parce qu’elle était fastidieuse, il la mitonnait à la perfection. Il n’y mettait aucune passion et gardait un sang-froid amusé qui n’était, au fond, que de l’indifférence. Il était bien trop dégoûté pour se plonger dans les dessous. Mais à force de voir son député se plier à mille et mille exigences et répondre avec un zèle forcené à l’attente de ses administrés, il avait réussi à faire taire en lui les indignations de son idéalisme et à sourire des appétits ou des prétentions des uns et de la perfidie des autres. Non sans orgueil, il plaignait Jacques de n’être qu’un instrument vulgaire entre les mains des électeurs et se moquait de ceux qui n’étaient aussi qu’un instrument pour lui, chacun des deux camps croyant se servir de l’autre pour ses desseins et mesurant ses faveurs à celles qu’il obtenait en retour. Tout compte fait, ce n’était qu’une réciproque et ténébreuse escroquerie. Monsieur Hermès était d’autant moins prompt à s’y engager qu’il n’avait pas, pour le soutenir, cette foi dans les idées qu’il représentait qui lui aurait permis de se leurrer sur les mobiles en jeu. Du moins, ce scepticisme l’empêchait-il d’avoir trop mauvaise conscience.

Quant à Jacques Ampuis, il va de soi qu’il n’y avait pas la plus petite trace en lui de mauvaise conscience ! Monsieur Hermès admirait même la facilité et le manque de vergogne avec lesquels il évoluait au milieu de ce cabotinage mensonger. Comment pouvait-on être si persuasif ? N’était-ce pas justement parce qu’il n’était pas sincère ? D’abord, il avait cru que seule une grande loyauté aurait été capable d’inspirer à l’homme public des accents qui ne sonnassent pas creux. Mais non ! Il semblait que tous ces gogos étaient avides de paroles trompeuses pourvu qu’elles fussent ronflantes. Ils ne cherchaient pas plus loin. Et quand Monsieur Hermès se trouvait avec Jacques dans quelque hameau perdu et qu’il l’entendait déclarer sans se démonter au paysan qui l’écoutait : Vous me connaissez depuis toujours, mon vieux Bastien ! Moi, voyez-vous, je suis avant tout un rural ! il restait confondu. Non, Monsieur Hermès n’aurait jamais pu sortir froidement de telles stupidités. Avec quelle désinvolture, pourtant, le jeune député les débitait ! Les pouces dans les entournures de son gilet ou frappant d’un revers de main le ventre de son interlocuteur, à la fois simple, bon enfant, familier, paternel, sérieux comme un pape ou confidentiel, il fallait le voir mettre le gaillard dans sa poche. Car, le plus drôle, c’est que ça prenait ! Pourtant, voyons, il n’était pas possible que le paysan n’eût pas aperçu la ficelle. Elle était trop grosse ! Eh bien, non ! Tout se passait comme si ce Bastien avait précisément attendu les paroles mêmes de Jacques. Que fallait-il croire ? À la bêtise de l’un ? Ou à la rouerie de l’autre ? Jacques Ampuis devait sûrement très bien savoir comment parler à ses collègues, à la Chambre, puisqu’il s’était fait tout de suite, là-bas, une situation en vue et que, malgré son jeune âge, on citait de plus en plus son nom pour la prochaine combinaison ministérielle.

Ce fut d’ailleurs une stupéfaction générale quand, un soir, Félicienne téléphona de Paris pour annoncer que le ministère avait été renversé dans l’après-midi et que son mari, sollicité par Tardieu, avait accepté un portefeuille, sans qu’on sût encore lequel lui serait attribué. Étant donné qu’il était presque le benjamin au Parlement, il n’était évidemment pas question pour lui d’avoir des exigences. Il prendrait ce qu’on lui offrirait et ce ne serait sans doute pas un poste de premier plan. Malgré tout, il s’agissait là d’un très beau succès personnel. Bref, Jacques avait besoin de Monsieur Hermès et il fallait que lui et Caroline vinssent par le premier train à Paris.

À Paris, dès le lendemain matin, dans le taxi qui les conduisait rue Ingres, chez les Ampuis, Monsieur Hermès et Caroline se jetant sur le quotidien qu’ils venaient d’acheter en sortant de la gare, apprirent que Jacques faisait effectivement partie de la nouvelle combinaison comme sous-secrétaire d’État à l’Éducation physique. Son nom s’étalait en gras, au bas de la liste, précédé par ceux des principaux ministres. Caroline ne cherchait pas à dissimuler son contentement. Elle était fière pour Jacques et elle admirait qu’il fût devenu, en si peu de temps, un personnage important. Serai-je obligée de lui parler maintenant à la troisième personne ? Monsieur le Ministre par-ci, Monsieur le Ministre par-là ? Et de l’Excellence en veux-tu en voilà ? Quant à Monsieur Hermès, il souriait doucement. Oh ! il n’était pas jaloux. Il n’avait jamais brigué, pour son compte, des honneurs de cet ordre. Mais il savourait l’ironie qui portait d’un coup au pouvoir le garçon sans doute le moins fait pour donner aux autres des leçons de vigueur athlétique et de virilité sportive.

Il se souvenait des confidences de Caroline sur la chétivité de Jacques Ampuis dont l’enfance s’était complue dans les jeux de filles. Et il avait encore présents à l’esprit les commentaires peu charitables que François Deloulet avait risqués sur la curieuse expérience militaire du jeune député de Poujastruc. Jacques était arrivé dans la cour de la caserne avec un air si emprunté et s’était senti si dépaysé qu’il s’était assis sur sa valise au beau milieu du quartier. Comme personne ne s’occupait de lui, son désespoir avait éclaté et il s’était mis à pleurer. Au bout de quelques jours, les officiers, voyant qu’ils n’arriveraient à rien tirer de cette recrue qui ne cessait de gémir sur son sort et de réclamer sa mère comme un perdu, le jugèrent inassimilable, le firent réformer et le renvoyèrent dans ses foyers. Étrange référence ! Non ! quelle dérision c’était ! Monsieur Hermès imaginait déjà par quels quolibets les foules l’accueilleraient quand elles verraient ce malingre petit bonhomme au visage bouffi et blafard, aux moustaches tombantes, au dos voûté, au ventre en forme d’œuf, pénétrer sur la pelouse d’un stade pour donner le coup d’envoi d’une finale ou s’asseoir au premier rang des fauteuils de ring pour applaudir la victoire du champion du monde des poids lourds. Sûrement, il taperait à côté du ballon ou ferait la grimace, les phalanges écrasées par la poigne du pugiliste.

Pour son propre compte, Monsieur Hermès se revoyait, un matin, dans le train qui les conduisait de Poujastruc à Portville, Caroline, Jacques et lui. À Portville, Jacques devait prendre aussitôt le rapide pour Paris. Il avait d’ailleurs plus d’une demi-heure devant lui. Pas besoin de s’affoler ! Cependant, avec un manque de sang-froid significatif, Jacques, avant même l’arrêt complet du train le long du quai, s’était élancé vers l’une des fenêtres et, penché au dehors, s’était mis à crier d’une voix de fausset : porteur ! porteur ! comme si le diable était à ses trousses. Sa panique avait fait rire tout le compartiment. Avait-il donc tant de bagages ? Non, une simple petite mallette très maniable et de peu de poids. Mais vraiment, on le sentait perdu à l’idée qu’il lui faudrait peut-être s’en charger lui-même.

Par quel parti pris d’ironie, au nom de quelle gageure, avait-il été choisi, lui, précisément ? Il n’était pas possible que Jacques Ampuis n’eût pas prévu les brocards auxquels il allait s’exposer. Néanmoins, il avait accepté de jouer ce rôle, avide qu’il était d’arriver et sans se soucier de savoir s’il y était à sa place. Comment se sortirait-il d’affaire ?

Rue Ingres, la maison était déjà pleine d’allées et venues. Jacques, qui n’avait pas dormi de la nuit, ayant dû assister à une première conférence de Cabinet, se reposait encore. Autant de précautions qu’il prît à ne point veiller trop souvent, il était de complexion si fragile qu’une seule nuit blanche suffisait à l’abattre et à lui donner d’affreuses migraines. Ce fut donc Félicienne qui reçut les voyageurs et les mena à la chambre qu’ils occuperaient.

Restés seuls, Monsieur Hermès et sa femme furent d’accord pour s’apitoyer sur Félicienne. La pauvre, elle avait encore grossi. Elle devenait réellement énorme ! Et, par surcroît, elle était encore enceinte. Toutefois, elle s’était tout de suite mise à l’unisson de son mari. Elle était déjà très femme de ministre. En les quittant, elle s’était excusée : elle n’avait pas le temps, le téléphone ne cessait de sonner, les visiteurs d’affluer ; on bavarderait plus longuement à l’heure du déjeuner. D’ailleurs, ils n’avaient pas besoin d’elle pour l’instant, ils étaient probablement fatigués par le voyage. Elle allait leur faire monter le petit déjeuner et leur faire préparer un bain.

Ainsi donc les Ampuis allaient avoir un deuxième enfant dans quelques mois. Monsieur Hermès imaginait déjà la vanité avec laquelle Jacques saluerait la naissance de ce nouvel héritier. Il se rengorgerait et déclarerait (avec la même emphase que s’il était intervenu à la tribune de la Chambre) qu’il était plus fier d’être père que ministre. Il irait peut-être même jusqu’à affirmer que c’était sa façon à lui d’apporter sa pierre au Temple de la Race, selon une de ces images idiotes dont il avait le secret et qui plaisaient tant aux foules.

Monsieur Hermès ne parvenait que très difficilement à entrer dans le jeu de ceux qui, comme Jacques, semblaient attacher tant d’importance au rôle qu’ils croyaient devoir assumer dans la société. Tous, ils agissaient comme sous l’influence de mystérieuses vocations. Toutes ces femmes qui se croyaient faites pour être des épouses ou des mères, tous ces hommes qui nourrissaient des ambitions désordonnées et qui se lançaient dans des métiers pour lesquels ils se figuraient avoir des aptitudes spéciales. Être médecin de campagne comme le père Ampuis, professeur comme l’avait été Patrick, comme l’étaient encore l’abbé et Olga, ingénieur comme Buddy ou comme aurait pu l’être Paolo, avocat comme Aliocha Marineff ou Léo Légende, journaliste comme Le Guével, tripatouillant dans le cinéma comme Gorrigen, moniteur comme Viardot, gentleman-farmer comme François Deloulet, peintre raté comme Maurille, poète-lauréat comme Antoine, philosophe de salon comme l’abbé Marcet-Chibrot, député même et ministre comme Jacques Ampuis ? Non, au fond, Monsieur Hermès ne se sentait de dispositions pour aucune de ces activités humaines. Celui qu’il enviait, le seul qu’il aurait peut-être pu envier était Félix. Lui, au moins, avait été préservé par la maladie. En voilà un qui n’avait jamais été contraint de prendre des responsabilités, d’apprendre et d’entreprendre. Comme il aurait voulu être à sa place ! Tout effort lui pesait. Toute agitation l’horrifiait. Autrefois, vraiment, il avait pu s’illusionner sur les satisfactions que lui vaudraient les livres qu’il rêvait d’écrire et spéculer sur la gloire qui risquait de lui être promise. Et il se remémorait une conversation qu’il avait eue avec Antoine au temps où, timide débutant, il allait solliciter son appui. Antoine le voyant, tel qu’il était à l’époque, partagé entre les affaires paternelles et ses aspirations littéraires, lui avait dit : D’ici dix ans, ou bien vous aurez complètement abandonné les affaires ou bien vous aurez définitivement renoncé à écrire. Ce sont deux occupations qui se contrarient. Et l’une tuera sûrement l’autre. Ce qu’il m’est impossible de prévoir, pour l’instant, c’est laquelle tuera l’autre. Eh bien, les dix années n’étaient pas encore écoulées mais, où en était-elle, au juste, sa prédiction ? Il n’avait pas pris la suite du cabinet de son père mais il n’avait pas non plus donné forme à ses rêves d’écrivain. En fait, il écrivait. Il avait même déjà achevé plusieurs manuscrits, mais il avait si peu d’estime pour ses gribouillages, qu’il n’avait encore osé les soumettre à un éditeur. Il y avait bien cette série de portraits, vague pastiche des Caractères de La Bruyère qu’il avait montré à Antoine sur les conseils de Caroline, mais Antoine avait été passablement décourageant. Actuellement, il écrivait des lettres sur le bonheur. Il en attendait davantage. Il avait des choses à dire. Mais il ne savait pas comment les exprimer. Il était encore beaucoup trop sensible aux influences. Ses lectures le marquaient tour à tour à son insu. Il n’arrivait pas à trouver une forme idoine ni à choisir le genre le plus favorable à l’expression de ses idées. La liberté dont il jouissait était certainement une chance et l’aide de Caroline une réalité. Mais peut-être lui manquait-il d’être exposé à des heurts qui l’eussent délivré de ses obsessions et lui eussent permis d’extirper de son cerveau ce qu’il était sans doute voué à écrire. Le bonheur était une chose et la création une autre. Ne s’enlisait-il pas dans une fausse béatitude ? Ne devait-il pas souhaiter la venue d’une catastrophe, d’un drame quelconque, qui bouleverserait son traintrain et cristalliserait en même temps le besoin d’écrire qui le possédait ?

Au fond, tout ce qu’il avait tenté jusqu’ici n’était qu’amusettes et variations gratuites d’amateur du dimanche. Il n’arrivait pas à s’y mettre tout entier. Il restait figé devant la page blanche. Sa plume courait mais son cÅ“ur ne saignait pas. Il s’encombrait de scrupules esthétiques. Il se souciait de ce que publiaient les autres comme s’il eût manqué d’inspiration. Il n’était pas brûlé comme il imaginait bien qu’il aurait dû l’être. Jusqu’à cette aventure d’Échafaudages qui, avec le recul, ne lui paraissait plus digne d’intérêt. Comment avait-il jamais pu la prendre au sérieux ? Comment avait-il pu se figurer qu’elle aurait le moindre retentissement ?

Est-ce que les autres avaient des mues aussi capricieuses ? Avaient-ils des engouements aussi vifs (hélas, si vivement suivis de telles désaffections !) ? Tant de choses pour lesquelles il s’était déjà passionné et dont il avait fini par se désintéresser presque complètement ! Il n’y avait guère que son appétit de lecteur qui ne diminuât pas. Il lisait, lisait toujours plus. Il ne lisait pas par fringales passagères comme la plupart, mais avec une constante gloutonnerie. Un livre, un autre, un autre encore. Sa faim était telle qu’il en avait toujours plusieurs à la fois en chantier. Et il ne lui suffisait pas de lire. Il fallait encore qu’il pût en discuter. D’où ces longues conversations avec Caroline, ces grandes professions de foi à Patrick. Quel dommage qu’il eût dû s’abstenir de trouver un deuxième correspondant de choix en Buddy ! Celui-ci répugnait de plus en plus à prendre la plume. Il ne répondait pas aux lettres ou bien avec des mois et des mois de retard et dans un style désespérément lapidaire. C’était comme s’il s’était juré à lui-même de ne plus faire de phrases depuis qu’il avait renoncé définitivement à la littérature. Ce renoncement n’avait-il pas été un drame pour lui ? Il avait eu, c’était évident, de puissantes ambitions créatrices. Puis il avait découvert qu’il n’avait aucun don. Comme il avait dû souffrir dans son orgueil ! Mais il avait eu le courage de ne pas s’obstiner en vain. Au contraire, il avait tourné la page. On ne saurait jamais plus rien du fruit de ses méditations. On avait même l’impression qu’il avait fini par aimer plus que tout son métier d’ingénieur et qu’il s’y consacrait entièrement. Monsieur Hermès aurait-il dû envier ces êtres qui, comme lui, donnaient leur vie à une cause, à une mission, à un apostolat ? Peut-être parlerait-on plus tard de Buddy comme d’un pionnier de l’air ? Bien qu’il fût, pour sa part, incapable de partager les ferveurs de Buddy, il imaginait fort bien dans quelle exaltation fiévreuse Buddy avait dû travailler à la création et au développement de ces nouvelles lignes aériennes, avec tous les dangers, les échecs instructifs, les victoires sans suite que cette admirable aventure au-dessus des glaciers et des océans impliquait ! À côté de cette entreprise gigantesque, comme la vie de Monsieur Hermès semblait mesquine et plate ! Sans doute, il avait Caroline et cet amour qu’il avait voulu conduire jusqu’à la réussite absolue. Pour lui, aujourd’hui encore, l’amour demeurait la suprême entreprise. Mais l’amour méritait-il une telle considération ? Les gens devaient sûrement s’étonner de la nonchalance et de l’indifférence de Monsieur Hermès et le mépriser quelque peu de rester ainsi, en marge. Ce n’était pourtant pas ce genre de spleen préludant généralement à une maladie pernicieuse qui le retenait. Il n’avait non plus aucune tendance marquée à la neurasthénie. Mais il était évident qu’il avait une propension très nette à la vie contemplative et que le bonheur était justement fait pour lui de la libre disponibilité de toutes les heures.

N’avoir aucune obligation, ni matérielle ni morale, se lever à sa fantaisie, se coucher de même, ne suivre que son humeur, ne dépendre que de sa vacance, flâner d’une pièce à l’autre en tripotant des livres ou en laissant ses pensées vagabonder, se promener dans la campagne, s’allonger dans l’herbe, regarder le ciel, entendre couler l’eau de la rivière, respirer le parfum discret des fleurs des champs, observer une fourmi sur sa main, fermer les yeux et sentir sur ses paupières la douce caresse de l’air du soir, puis se laisser gagner par le sommeil, voilà comment Monsieur Hermès aimait vivre chacune de ses journées. Il ne concevait rien de plus délicieux mais, aussi, rien de plus sensé. C’était ainsi qu’il fallait savoir exprimer le suc de l’existence. C’était le seul moyen d’être conscient, d’être parfaitement conscient de sa propre réalité. Les autres ne vivaient pas. Ils s’en procuraient l’illusion à force de s’étourdir, mais ce n’était qu’un pis-aller. Et ils étaient si absurdement déformés qu’ils se seraient sans doute morfondus si on leur avait imposé une telle inaction.

Malgré tout, il s’était résigné à participer, si peu que ce fût, à la frénésie universelle. Lui aussi, il était parfois obligé de composer et de jouer la comédie. Il mettait sa fierté à n’être pas dupe, du moins, de ces manèges. Ce qui l’excusait à ses yeux. Au prix de quelques grimaces, il réussissait à peu près à sauver tout ce qui comptait pour lui. On haussait les épaules quand il s’aventurait à développer ses théories sur l’art de ne rien faire. Pourtant, c’était bien un art, en effet. Il n’avait d’ailleurs pas la prétention d’en posséder tous les secrets mais il savait que celui qui les posséderait tous, posséderait en même temps la sagesse. Donc, des concessions s’imposaient. Un semblant d’activité, de quoi ne pas être remarqué, et garder secrètement au fond de soi le trésor des heures qu’on ne doit à personne.

On aurait choqué Monsieur Hermès, avec tout ça, si on l’avait taxé d’égoïsme. Comme tous les privilégiés, il considérait sa situation comme justement acquise. Il trouvait tout naturel que ses parents lui eussent permis d’acquérir une instruction convenable et d’entrer dans la peau d’un homme à peu près bien élevé. Mais il ne leur pardonnait pas d’avoir exercé sur lui, aux alentours de ses vingt ans, des pressions avilissantes et de l’avoir plié aux exigences d’un métier. Tandis qu’au sein de la tribu des Poujastruc, pour une modeste contribution concrétisée par de gentilles déférences, des mots aimables, de menues corvées, il pouvait jouir de cette indépendance à laquelle il attachait tant de prix.

Comme il ne se prenait pas à toute heure du jour pour un saint, il lui arrivait également de considérer avec un honorable cynisme qu’il n’agissait pas si sottement en s’accommodant benoîtement de ce régime (gênes comprises). Ça le démangeait souvent de remettre Madame Poujastruc à sa place et de la prier de ne point vivre constamment dans leur orbite. Mais alors ? Quitter le Mas ? Se procurer une autre situation ? Payer chèrement ce coup d’éclat sous forme de servitudes différentes ? Mieux valait jouir en paix de son actuelle médiocrité. Pour ce prix, il pouvait bien supporter de menues vexations. De même, il était bien évident qu’il n’était pas fier de servir les friponneries de Jacques Ampuis, mais s’il tenait compte des privilèges qui en résultaient, il n’avait pas tort de faire quelques accrocs à sa conscience. D’un côté, Jacques le payait bien et réclamait fort peu en retour. De l’autre, Madame Poujastruc l’hébergeait au Mas avec Caroline moyennant une pension insignifiante et n’attendait de lui qu’un peu d’affection. Des deux côtés, l’arrangement était plus qu’avantageux. Et, dans ses bons jours, il admettait même que la mère de Caroline et que Jacques étaient pour lui comme des bienfaiteurs. Mais on ne lui en aurait pas arraché l’aveu car c’eût été pour le coup qu’on eût pu l’accuser de profiter par trop ouvertement des indulgences qu’on avait à son égard. Il aimait donc mieux agir comme si ces faveurs lui étaient dues, comme si l’affection qu’il dédiait à sa belle-mère, comme si les services qu’il rendait à Jacques méritaient bien qu’on les rétribuât avec largesse. De là qu’il se croyait autorisé à exiger toujours plus et à juger parfois sévèrement ceux dont sa quiétude dépendait sans s’apercevoir que l’acharnement avec lequel il pouvait les bêcher n’était pas autre chose que la rançon des obligations auxquelles ils se pliaient pour lui être agréables.

Si Madame Poujastruc n’avait pas été là pour prendre sur ses épaules la gestion financière de la tribu, si Jacques Ampuis ne s’était pas trouvé à point pour lui offrir les possibilités d’une existence sans soucis et sans responsabilités, s’il n’avait pas eu la chance qu’on fît en sorte, autour de lui, pour qu’il pût organiser à sa guise, avec Caroline, l’existence paresseuse et comblée qui leur convenait, que serait-il advenu ? Ni lui, ni d’ailleurs Caroline, ne semblaient jamais s’en préoccuper. Bien entendu, il ne fallait pas compter sur Caroline, surtout pas sur Caroline, pour lui ouvrir les yeux ! Elle avait toujours été habituée à se reposer sur les autres. Ces contingences ne l’intéressaient nullement. Elle n’acceptait pas aisément de descendre de son Olympe, de vivre hors des nuées de l’amour absolu. Son âme romanesque la maintenait dans des régions éthérées. Elle avait si bien manÅ“uvré qu’elle y avait entraîné aussi celle de son mari. Était-il question de servitudes, de situations, de profits enfin, dans les aventures des amants merveilleux des romans ? Non, n’est-ce pas ? Il fallait laisser ces préoccupations mesquines au vulgaire. L’important était de s’appartenir totalement et de s’évader du quotidien et de ses calculs pour mieux se réaliser. Dieu merci, son mari n’était pas tenaillé, comme tant d’autres hommes, par cette faim barbare qui les poussait à s’enrichir ou à exercer leur puissance. La fin de la vie n’était pas dans la poursuite des biens temporels. Il convenait avant tout de conserver au fond de son âme cette pureté d’intentions, ce sens de la perfection, cette aspiration à la beauté, cet idéalisme enfin et ce détachement supérieur qui seuls vous sublimaient. Loin de le lui reprocher, elle était fière que Monsieur Hermès n’eût aucun sens de l’argent, qu’il ne fût pas un habile homme d’affaires, mais qu’il fût distrait, bohème à sa manière, aristocrate dans ses goûts et même qu’il fût plutôt dépensier et laissât à d’autres le soin de défendre ses intérêts ou de les faire valoir. En se comportant de la sorte, c’était la plus rare des preuves d’amour qu’il lui donnait. Mon dieu, comme elle l’aimait d’être ainsi ! Comme elle l’en estimait davantage ! Allons, elle avait bien choisi. Il était bien de sa race. De concert, ils pourraient, jusqu’à leur mort, mener, à l’écart des vicissitudes et des laideurs du commun, l’existence particulière dont ils avaient, bien à l’avance, tracé les contours. Il leur suffirait de promener de décor en décor, au milieu des comparses qui les escortaient habituellement, leur couple souverain, comme si ce couple avait constitué une entité surréelle perdue dans un monde banal. Quant à l’argent qu’il fallait pour tenir cette gageure, ma foi, il leur plaisait assez d’imaginer qu’ils en auraient toujours autant qu’ils pourraient en désirer et qu’il y aurait toujours des gens pour leur en procurer sans qu’ils eussent seulement à lever le petit doigt.

*

Le déjeuner qui suivit leur arrivée rue Ingres avait réuni seulement quelques intimes dont Antoine et Maurille Poujastruc. Jacques Ampuis l’avait exigé. Nous serons entre nous, avait-il déclaré. Connaissant les petites manies conjugales de Caroline et de Monsieur Hermès, Félicienne les avait évidemment assis l’un à côté de l’autre. De sa place, Monsieur Hermès avait vue, par la baie, sur le salon. En face de lui, au-dessus de la cheminée, trônait un grand tableau dans un cadre trop riche. C’était le portrait en pied de Jacques Ampuis par Baschet. Tout en écoutant d’une oreille discrète la conversation (une sorte de monologue où, pontifiant avec des accès de fausse modestie, le nouveau ministre décrivait les péripéties de cette nuit historique), Monsieur Hermès regardait alternativement le portrait et le modèle. Il avait déjà entendu souvent Maurille médire avec mépris de cette croûte. Sans doute avait-il du dépit que Jacques ne lui eût pas donné la préférence. Quoi qu’il en fût, il était bien évident que ce portrait était fâcheusement académique. Mais, tel qu’il était, il était bien ce qu’il fallait qu’il fût.

Comme ce repas, comme cet intérieur bourgeois, aussi, étaient symboliques ! Tout trahissait ici une destinée presque trop bien assise, un confort cossu, une ornementation conformiste, un mobilier pompier… Dans le choix des tapis ou des couverts, dans la façon de passer les plats, dans la rigidité du protocole, dans le maintien même de la dame de céans, on lisait comme dans un livre ouvert.

Après le turbot poché, la sonnerie du téléphone retentit et la femme de chambre vint prévenir Jacques qu’on l’appelait de Poujastruc. Maintenant, Jacques parlait dans l’appareil, assis à son bureau. Les conversations s’assourdirent. Et l’on entendait, par la porte entr’ouverte, la voix du nouveau ministre. Ce devait être, on l’imaginait, un électeur zélé qui le félicitait. Avec quelle sérénité Jacques entrait dans la peau de son personnage ! Si gentillet à table, l’instant d’avant, il avait d’un seul coup repris ce ton sentencieux qui lui donnait l’illusion d’une autorité sans défaillance. Il y eut, soudain, ce bout de phrase qui détona dans le silence : … le Président du Conseil me disait justement ce matin que… Monsieur Hermès se sentit sourire, leva les yeux et fixa Félicienne. Elle était béate. Aucune trace de réprobation ou d’ironie sur ses traits. Elle ne jugeait pas son mari. Elle était sûrement consciente de l’imposture mais sans doute qu’elle l’estimait naturelle. Il était dans l’ordre que Jacques abusât son électeur et l’impressionnât. Et dans l’ordre aussi que Félicienne restât complice. Monsieur Hermès porta ses regards sur Antoine et Maurille. Eux non plus ne bronchaient pas. Ils étaient dans la farce, ils y participaient de tout leur être et leur visage concentré indiquait qu’ils prenaient cela très au sérieux. Tous autant qu’ils étaient autour de cette table, on devinait qu’ils appartenaient à la même tribu. On ne se condamnait pas entre soi. On se soutenait. Quant à Caroline, ses lèvres s’étaient légèrement plissées. Elle n’était pas dupe. Mais puisque Félicienne elle-même avait donné le signal de la feinte, il eût été mal élevé, étant reçu chez elle, d’avoir l’air d’émettre un doute.

Du reste, dès que Jacques se fût rassis à sa place et eût rajusté sa serviette, d’un commun accord, on parla d’autre chose. Il n’eût pas été de bon goût de s’appesantir. Entre soi, comme l’avait désiré Jacques, dieu merci ! on n’était pas obligé d’agir comme si on avait été en représentation. Par une entente tacite, on évita même de questionner le mari de Félicienne sur la façon dont il entendait exercer son pouvoir ministériel. À plus tard, les détails, à plus tard ! Ce pauvre ami avait eu une rude nuit et il avait encore la tête farcie par toutes ces parlotes. Ce soir, il y aurait un dîner officiel avec plusieurs chefs du parti et autres seigneurs d’importance, devant lesquels Jacques commenterait la récente crise et le rôle qu’il avait été appelé à y jouer. À présent, il était en famille et il avait plaisir à s’évader un peu de sa charge. C’était bien assez de ce quidam qui l’avait dérangé ! Pour lui transmettre les félicitations de son groupe. Et pour l’assurer, avait-il dit, de son indéfectible fidélité. L’imbécile ! Ou le malin ! Au choix. Car qui sait si le bougre ne cherchait pas déjà un appui pour les futures élections des Conseils Généraux ?

Néanmoins, Jacques profita de ce qu’on était en famille pour préciser tout de suite à Monsieur Hermès la raison de son appel. Il ne tenait pas à ce que son secrétaire se trouvât exposé, là-bas, aux questions que ne manqueraient pas de lui poser les Poujastrucais avides de nouvelles. Il l’avait donc fait venir à Paris pour le soustraire à ces curiosités. Il voulait d’abord prendre le vent, réfléchir sur la conduite à tenir. Le Cabinet aurait-il une forte majorité, une de ces solides majorités sans lesquelles une politique stable ne pouvait s’organiser ? Le prochain vote de confiance le renseignerait. D’après les bruits de couloir, l’avenir se présentait bien. Mais rien n’était jamais sûr. Quand la machine serait en route, et bien en route, il renverrait Monsieur Hermès à Poujastruc nanti de consignes précises. Ainsi, pas de faux pas, pas de manÅ“uvres ou d’attitudes prématurées. Naïvement, Monsieur Hermès admirait cette maîtrise tactique. À première vue, elle lui paraissait aussi séduisante qu’un beau tour de prestidigitation et ce n’était qu’après coup qu’il en dénombrait les ficelles. Alors, il s’indignait, tout aussi naïvement, de voir Jacques Ampuis uniquement désireux de spéculer sur sa réussite et se moquer pas mal de sa mission. La jeunesse ? Le sport ? Billevesées ! Ce qui comptait seulement, c’étaient les voix qui lui seraient acquises dans deux ans et qui assureraient sa réélection.

Tout en écoutant le patron, Monsieur Hermès repensait à l’effronterie avec laquelle, tout à l’heure, Jacques Ampuis, après avoir raccroché, avait parlé de celui qui avait osé l’importuner pendant son repas. L’imbécile ! s’était-il esclaffé. Et chacun de ricaner. Caroline elle-même avait ri, lâchement. Après ça, quelle valeur attribuer aux inflexibilités du caractère ? Avec du recul, Caroline aurait autrement réagi. Elle aurait jugé la boutade peu charitable et surtout mal venue. Mais, sur le moment, le côté comique l’avait emporté et l’hilarité de tous avait déclenché la sienne. Ainsi donc Caroline avait pu laisser croire qu’elle appréciait la drôlerie de l’injure, ce qui n’était pas. De même, Jacques pouvait imaginer qu’elle l’approuvait d’avoir traité son interlocuteur avec légèreté, ce qui n’était pas non plus.

La preuve était donc établie qu’on pouvait se tromper sur le sens des gestes ou des réactions des personnes qu’on croyait connaître le mieux. Pourquoi Caroline, habituellement si bien prévenue contre ce genre de tricherie et presque toujours sur ses gardes, avait-elle, pour une fois, fait chorus ? Bien entendu, il n’allait pas, sur un incident aussi minime, remettre en question la vénération qu’il avait pour elle. Mais il était évident que si le hasard avait voulu que cette même scène se fût produite le jour où il avait rencontré Caroline, son rire aurait pu l’indisposer. Ils s’étaient, tous les deux, accoutumés à répéter que la providence les avait poussés l’un vers l’autre et qu’ils étaient, de toute éternité, destinés l’un à l’autre, mais quel était le poids de ces affirmations ? Un simple concours de circonstances avait permis que Caroline et lui, dès le début de leurs relations, se comportassent de telle et telle façon qu’ils en vinssent à supposer qu’il y eût, entre eux, des correspondances troublantes. Mais si leur comportement avait été différent, auraient-ils pu concrétiser aussi harmonieusement leurs plus secrètes aspirations ?

Ou bien fallait-il en induire que l’amour préexistait aux étincelles qui pouvaient le susciter ? Dans ce cas, évidemment, Caroline comme Monsieur Hermès avaient pu être les jouets d’un phénomène de sublimation ingénue. Oui, il leur avait peut-être suffi d’être mis en présence l’un de l’autre pour qu’ils fixassent réciproquement telles illusions dont ils se nourrissaient par avance. Alors, peut-être, ce qui heurtait aujourd’hui dans l’attitude de Caroline (à propos de l’imbécile) serait-il passé inaperçu. Était-ce à dire qu’il aimait moins Caroline ou qu’il ne l’admirait plus au point d’être dupe de ses manquements ? Non, sans doute. Mais c’était le signe que Caroline n’était peut-être pas forcément la seule, l’unique, ainsi qu’il s’était longtemps acharné à le proclamer. En conséquence, son amour pour elle pouvait subsister mais devenir assez lucide pour admettre qu’il pût y avoir d’autres Carolines de par le monde, tout aussi adorables et avec lesquelles (la fatalité aidant) il aurait pu danser exactement le même ballet.

Monsieur Hermès n’osait pas pousser plus loin son analyse. Il se refusait à ordonner des réponses qui eussent risqué (en le plaçant devant des évidences navrantes) de lui compliquer l’existence. Ce terrain lui semblait dangereux et pouvait, s’il continuait ainsi, se dérober bientôt sous ses pas. Allait-il bêtement mettre en cause ce qui constituait en somme sa raison d’être ? On n’avait pas tant de raisons d’être dans la vie ni de s’identifier au personnage qu’on croyait s’être forgé. Il ne fallait pas trop s’interroger. Mieux valait encore avancer à l’aveuglette, si besoin était. Il y avait des accommodements avec la conscience. On devait admettre tels postulats convenus. On était ceci et non cela. Il n’était pas indispensable d’être toujours à la hauteur de soi-même. On savait d’ailleurs où menaient ces témérités. À la folie ou au suicide. Au contraire, comme tout devenait facile dès qu’on prenait son parti des apparences et qu’on se limitait à ce qui était ! Peu importait sans doute qu’il y eût, de par le monde, d’autres Carolines possibles. L’important n’était-il pas qu’il possédât l’amour de l’une de ces Carolines ?

Ce qui était vrai pour Caroline l’était aussi pour le reste de son entourage. Tout le secret de la vie en société consistait à savoir se payer de mots et de sourires. Pourquoi chercher à percer à jour les intentions cachées des êtres ? Il était plus expéditif de se contenter de ce qu’ils laissaient paraître. Sentiments, passions, affections, répulsions, désirs, humeurs, tout cela s’échangeait comme de la fausse monnaie. Il suffisait que l’imitation fût réussie. On se gardait d’être trop difficile sur la marchandise. On n’avait pas intérêt à l’être. Après tout, les autres, à leur tour, auraient pu avoir pour vous la même exigence.

Si Félicienne et Jacques invitaient Monsieur Hermès et sa femme à séjourner chez eux, il fallait considérer cela comme un témoignage d’affectueuse amitié et ne pas s’empoisonner de scrupules (sous prétexte que cette invitation les obligerait), ni se persuader que les Ampuis agissaient par calcul. De même, si Antoine emmenait le jeune ménage au théâtre ou au concert, il convenait sans doute de se laisser faire sans manières. On ne savait jamais dans quels coins obscurs allaient se nicher les petites vanités de chacun. Qui dirait si Antoine n’éprouvait pas une sensation d’agréable supériorité à sortir ses provinciaux, à les présenter à des gens du gratin, à leur ouvrir les portes les mieux verrouillées, à les introduire dans les milieux les plus bizarres, en leur montrant ainsi à quel point il était connu et recherché ?

Le plus souvent, Antoine leur donnait rendez-vous au Douro. C’était son restaurant préféré. Un endroit clair, aux murs blanc argent, aux sièges de cuir vert, aux tapis noirs, où les manipulations étaient silencieuses, où les dîneurs parlaient bas, où chaque détail avait son cachet, où le luxe même était raffiné. Monsieur Hermès s’amusait à comparer son sort actuel à sa misère d’autrefois. Jadis, il avait servi les autres. À présent, c’était à lui d’être servi. Jadis, il avait eu les mains brûlées par les plats et de la fatigue plein le corps. À présent, il se détendait délicieusement sur de moelleuses banquettes. Comme garçon de rang, cette heure des repas était un enfer d’esclavage et d’humiliation. Comme convive, elle était un enchantement. Il regardait autour de lui. Tous ces heureux de la terre entraient au Douro avec des visages affairés ou des airs blasés. Mais bientôt on les voyait ragaillardis par les mets fins et les vins. Ils s’animaient. Leurs prunelles devenaient plus brillantes… Quel contraste avec l’atmosphère endormie du Mas ! Comme, là-bas, les heures coulaient douces ! Quelle lenteur aussi… Tandis qu’ici chacun semblait vivre simultanément la valeur de plusieurs vies. Aurait-il voulu être plongé toute l’année dans cette trépidation ? Ma foi, il en doutait. Il n’appréciait plus Paris. Sauf pour y flâner quelques jours de temps en temps, comme ça, en touriste. Mais le calme du Mas lui aurait vite manqué. Et pourtant, il était parfois repris par la magique attirance de la capitale. Il lui arrivait alors d’envier cette alacrité qui dotait les Parisiens d’une séduction spéciale.

À cet égard, Antoine et Maurille avaient sur lui un avantage certain. Monsieur Hermès aurait voulu pénétrer plus avant dans leur vie privée. Il soupçonnait bien qu’elle était parfois gâchée par de fréquentes servilités. Elle n’avait probablement pas tous les jours cette apparence dorée. Que devenaient Antoine et Maurille en dehors des circonstances où ils paradaient ? Comment vivaient-ils ? Ces plaisirs truqués, ces excitants factices de la vie mondaine n’étaient pas tout. Et même ces réceptions, où un étrange besoin les traînait, étaient-elles toujours si enivrantes ? Tenir dans ce petit monde huppé et bavard, le rôle du poète chéri des duchesses ou du peintre parasite, n’était sans doute pas forcément un amusement pour un amour-propre quelque peu chatouilleux. Que d’avanies voilées sous les sourires condescendants des belles hôtesses, que de complaisances en retour de ces libéralités ! Tentante expérience, peut-être, dans un sens. Mais dure entreprise que celle de garder sous le charme de sa conversation un cercle de mondains arrogants et poseurs. Oh ! bien sûr, il y avait des compensations. Antoine Poujastruc, même dans les grands dîners du Faubourg Saint-Germain ou de Passy, jouissait d’amusants privilèges. C’est ainsi qu’il avait toujours réussi à imposer partout, parce qu’il était poète, et au milieu des habits et des robes du soir, son vieux costume de cheviotte bleu foncé, sa chemise molle, sa cravate en forme de ficelle et son feutre rond. Si on le voulait, il fallait l’accepter ainsi. Et on le voulait car il était à la fois un merveilleux causeur et une célébrité.

De son côté, Maurille faisait tolérer les traces douteuses de sa nuque et de ses poignets, son linge fripé et ses souliers éculés. Il était si drôle, n’est-ce pas ! Il savait si bien complimenter les femmes sur leur toilette ! Elles ne s’offusquaient pas de le sentir passer sa main aux ongles noirs sur leurs bras nus et parés pour y fixer un bracelet, ou sur leurs robes pour en animer plus joliment le drapé. Pensez donc, il était si artiste, il avait tant d’invention ! Tout, en lui, les divertissait. Depuis sa façon de peindre en à-plats rose fade ou pervenche et de cerner son dessin infantile avec une minutie et une maladresse voulues, jusqu’à sa façon d’écrire ses lettres sur des chiffons de papier de boucher en utilisant un bâton taillé qu’il trempait dans l’encre et avec lequel il traçait des caractères illisibles et grossiers d’une orthographe sommaire où les pâtés et les chiures de mouche s’étalaient.

Au delà de ces faciles originalités, Monsieur Hermès butait sur des énigmes. Pourquoi Antoine et Maurille ne sortaient-ils, pour ainsi dire, jamais ensemble ? Dans ce vaste Paris, ils vivaient à peu près comme deux étrangers, ayant leurs relations personnelles, appartenant à des clans différents qui ne communiquaient presque jamais entre eux.

Antoine habitait un appartement exigu, du côté de Villiers, où s’entassaient les livres et les bibelots. Dans chaque pièce, des serins en cage. Les fenêtres donnaient sur un jardin de rentières, froid, humide et solennel. Tout à fait un intérieur de vieux garçon et de collectionneur où l’on ne devait faire que très rarement le ménage. On y respirait une odeur de pipe froide, de pipi de chat et de tapis jamais battus. Mais il y régnait tout de même un relatif confort, créé par la volonté de l’occupant de ne toucher jamais à rien, fût-ce pour aérer une tenture ou déplacer un meuble.

Maurille, au contraire, nichait dans un sinistre hôtel meublé de la rue du Dragon. Sa chambre était sordide, mal orientée, sous les combles. Il ne s’y tenait que pour dormir, vivant ordinairement au dehors ou chez les autres. Il y entretenait néanmoins un désordre latent de nature morte crapuleuse, allant de la chaussette sale oubliée sur le parquet à la poêle où séchait le graillon d’une ancienne friture. Madame Poujastruc aurait été épouvantée si elle avait pu voir dans quelles conditions déplorables végétait son fils. Mais elle ne bougeait pas du Mas et Antoine était bien trop indifférent pour la mettre au courant.

Curieux par nature, Monsieur Hermès était également intrigué par tout ce que le comportement sentimental et affectif de Maurille et d’Antoine avait de ténébreux. L’un et l’autre, sur ce point, s’entouraient d’un halo impénétrable. Invertis, assurait-on. C’était vite dit. On ne les avait jamais pris sur le fait. On ne connaissait pas de mignon attitré à Antoine et Maurille (mignon lui-même) ne s’affichait jamais avec un barbon. Alors, qu’en était-il au juste ? Monsieur Hermès n’avait pas une grande expérience des mÅ“urs pédérastiques. Il était donc prêt à se laisser abuser. Et d’autant qu’on ne les voyait qu’avec des femmes. Cependant, les bruits qui couraient sur leur compte étaient confirmés par maints symptômes. Pourquoi Antoine ni Maurille ne s’étaient-ils jamais mariés ? Pourquoi étaient-ils si efféminés ? Pourquoi avaient-ils dans leurs gestes comme dans leur voix, dans leur caractère même, fait de délicatesses maladives pour l’un et de méchancetés perfides pour l’autre, quelque chose d’équivoque ? Il n’y avait pas jusqu’à leur style ou leur façon de peindre qui ne manquât de virilité. Oh ! Monsieur Hermès n’avait rien contre cette catégorie d’êtres et cela ne l’offusquait nullement d’imaginer que Maurille et Antoine recherchaient l’amour des hommes. Au contraire ! Mais il aurait voulu savoir quels chemins Antoine et Maurille avaient empruntés pour en arriver là. On disait que les individus de leur espèce ne pouvaient concevoir de désir pour une femme. Par quel phénomène était-il lui-même dans l’incapacité absolue d’expliquer pourquoi il lui eût été impossible d’aimer un garçon ? Quelle était la cause déterminante de ces répulsions et de ces préférences ? D’où venait qu’il restât froid devant le plus bel éphèbe et qu’il s’échauffât à la vue de n’importe quel jupon ? Il devait bien l’avouer, même devant Olga ou Félicienne dont les appas débordants auraient pu le rebuter, même devant les formes mûrissantes de Madame Poujastruc, il lui était fréquent de nourrir des pensées licencieuses. C’était bien pis quand il approchait la jolie Clarisse ou l’attirante Marie-Amélie.

Il s’en accusait. Il se sentait coupable vis-à-vis de Caroline. Si Caroline, petit être de pureté, avait pu lire en lui, n’aurait-elle pas été peinée et déçue ? Pourtant, il n’avait jamais essayé de se toquer d’une autre créature. Si Marie-Amélie était, de toutes, la plus désirable à ses yeux, il se gardait, bien qu’elle lui parlât toujours gentiment, de tourner autour d’elle ou de rester seul en sa compagnie. Tout cela se passait donc surtout dans sa tête. Il suffisait que Marie-Amélie lui laissât deviner (sans le vouloir, certainement), dans un faux mouvement, telle partie habituellement cachée de son corps, la rondeur de son genou sous la soie du bas, la saillie de sa cuisse sous la jupe ou de son sein sous une blouse, voire la naissance de sa gorge ou de ses aisselles, pour qu’il achevât de la dénuder mentalement et la possédât en pensée. Mais il se méprisait d’être aussi lâche. Il avait honte du trouble dans lequel il se voyait plongé et se persuadait qu’il était un mari indigne.

Si réservée, néanmoins, que fût Marie-Amélie, était-elle maîtresse des attraits de son corps charmant ? Chacun de ses gestes était chargé de sensualité. Si elle traversait une pièce, si elle montait les marches d’un escalier, si elle levait les bras pour se recoiffer, si elle se baissait pour ramasser son dé, si elle s’allongeait sur un divan, si elle croisait ou décroisait les jambes, et même dans le simple geste de tripoter machinalement ses boucles d’oreille ou son collier, il se dégageait d’elle un rayonnement voluptueux.

Cependant Monsieur Hermès n’avait pas besoin de ce stimulant. Comme amante, Caroline le comblait. Qui aurait pu reconnaître en cette partenaire audacieuse la fiancée rougissante d’autrefois ? Sa sexualité s’était presque exacerbée. En même temps ses ardeurs étaient devenues plus secrètes. Par un étrange réveil de sa pudeur, elle n’en laissait plus rien paraître devant les gens. C’était à peine si elle consentait à ce que son mari lui baisât les lèvres en public. Mais le lit était pour elle le siège de passionnées fêtes charnelles. Pour obtenir mieux ce qu’elle cherchait dans les bras de Monsieur Hermès, elle multipliait les coquetteries, s’ingéniait dans l’art de la pose ou du déshabillé suggestif et même n’hésitait pas à prendre des initiatives. Son exigence était telle qu’elle dépassait souvent les capacités de son partenaire. Aussi, quand celui-ci trahissait quelque lassitude, elle lui demandait de remédier manuellement aux défaillances de son sexe. Mais le matin, quand Monsieur Hermès voyait les yeux battus qu’elle avait, ces lèvres décolorées, ces joues pâles, il s’inquiétait pour sa santé.

Il se demandait s’il n’aurait pas dû faire preuve de plus d’autorité. Tout ça était de sa faute, aussi ! C’était lui qui l’avait éveillée à l’amour. Il se souvenait du temps où il était tellement fier de ses pâmoisons. Sans doute ne se doutait-il pas, quand ils étaient fiancés, et qu’elle s’offrait innocemment à ses caresses, qu’elle deviendrait cette femme qui brûlait comme une torche dans ses bras. Et pourtant, rien de tout cela ne transparaissait aux yeux de la tribu. Au grand jour, on ne voyait seulement que du bonheur sur le visage des deux époux. Monsieur Hermès gardait au fond de lui son inquiétude et Caroline cachait, sous des fards, sa fatigue nocturne. Pour la tribu, le couple restait un modèle de chaste félicité.

Seul, Maurille semblait avoir deviné leur secret. Il se plaisait toujours à verser du poison dans l’esprit de chacun. Dès qu’il était témoin d’une bonne entente autour de lui, il n’avait de cesse qu’il ne l’eût détruite. Il aimait persécuter et pervertir. Ses propos étaient volontairement cyniques et subversifs. Devant Caroline et Monsieur Hermès il n’osait pas tourner en dérision ce qu’il appelait leurs airs penchés. Mais il se moquait de Félix et d’Olga dès que ceux-ci roucoulaient dans un coin, se disant que les premiers en prendraient ce qu’ils voudraient. Caroline planait trop haut pour accepter d’être touchée par ces allusions grossières. Mais le tempérament cavalier de Monsieur Hermès ne réagissait pas de même. Sûr d’être visé, il dévisageait Maurille avec défi. Mais l’autre se contentait de sourire. Avec ce diable de Maurille, on ne savait jamais à quoi s’en tenir. Il posait les questions les plus insidieuses, osait les réflexions les plus risquées. Et puis, pirouette ! Bien sûr, c’était surtout sa sÅ“ur qu’il cherchait à atteindre et d’autant plus qu’il était exaspéré de voir qu’elle était toujours aussi invulnérable.

Diabolique, il lui tendait parfois l’hameçon d’un air innocent : Tu n’as, jamais eu le désir de tuer, toi, de tuer quelqu’un que tu haïrais ? Caroline perdait un instant contenance puis sa fierté l’emportait et elle se révoltait contre les mauvais instincts de son frère en invoquant tous les saints raisonnements dont les prêtres l’avaient gavée. Elle était d’ailleurs offusquée et plus désemparée encore quand son mari se délectait de ces interrogatoires. N’y avait-il pas aussi une pointe de perversité en lui ? Mais comme celle-ci se confinait dans les mots et ne filtrait jamais dans les actes (du moins à sa connaissance) elle pensait qu’il s’agissait là, seulement, chez lui, de divagations intellectuelles et de concepts gratuits. Tandis que la dépravation de Maurille lui paraissait plus nocive. Ce n’était pas de simples boutades chez lui. Il était comme l’incarnation du Mal. Qui pouvait dire si Maurille ne serait pas capable de tuer ? Il suffisait de le regarder et de se souvenir des petites saletés qu’il avait déjà commises. Sans doute n’aurait-il jamais le courage nécessaire pour accomplir un acte criminel. Mais on pouvait tuer aussi avec les mots. Et Maurille était étrangement doué pour ce genre de méfait.

C’est ainsi qu’il profitait de la présence de Monsieur Hermès pour souffler à Caroline des conseils d’inconduite. Il vantait devant elle la beauté et la carrure d’un garçon de leurs amis. Tu n’aimerais pas coucher avec lui ? Il a une bouche canaille, tu ne trouves pas ? Il te fait la cour, je l’ai bien remarqué. Caroline haussait les épaules et Monsieur Hermès, par décence, n’osait lui imposer silence. Il ne voulait pas tomber dans le travers des maris jaloux. Toutefois, s’il fronçait un peu les sourcils, Maurille qui n’était pas particulièrement intrépide, se dépêchait de filer doux. Non, il ne fallait pas le prendre au mot, il badinait. Mais, après cette fausse retraite, il repartait de plus belle et Monsieur Hermès finissait par se demander si ses propos perfides n’allaient pas exercer une influence pernicieuse sur Caroline. Alors, ravi d’avoir plongé son beau-frère dans le doute, Maurille lui tapait dans le dos et s’éclipsait en ricanant.

À d’autres moments, il reprochait au jeune couple de mener une existence trop quiète. Vous vous enlisez à Poujastruc. Il n’y a qu’une vie dangereuse qui vaille d’être vécue. Là, il savait qu’il piquait au vif Monsieur Hermès. Mais en quoi Maurille menait-il une vie plus dangereuse ? Ce n’était pas lui qu’il suivrait jamais. Monsieur Hermès aurait pu certainement concrétiser quelques-uns des rêves les plus extravagants de son adolescence au lieu de croupir au chaud dans le nid familial. Mais il y avait Caroline. Et il se figurait que sa destinée l’avait fixé une fois pour toutes auprès d’elle…

III

Un ménage désuni

 

À l’époque où il était jeune homme, Monsieur Hermès était souvent pris de panique à l’idée d’un trop rapide écoulement du temps. Il se sentait alors dans un état instable. Toute son attente était fixée sur les éventualités du futur. Il se consolait chichement de n’être rien en imaginant avec complaisance tout ce qu’il pourrait être un jour.

Ce n’est peut-être pas un si maladroit calcul que de repousser périodiquement les échéances de la réussite et que de se gorger uniquement d’espérances. Les chimères font vivre. Et il ne manque pas d’êtres qui excellent à proroger ainsi jusqu’à la dernière minute de leur existence les traites qu’ils ont tirées autrefois, comme s’ils étaient toujours persuadés, en dépit de tant de déceptions ou d’échecs, qu’un miracle demeure possible.

Mais depuis qu’il était marié et installé au Mas, Monsieur Hermès avait acquis la conviction que sa vie était à jamais stabilisée. Sa femme, en premier lieu, la tribu des Poujastruc, le Mas, sa situation au service de Jacques Ampuis, voilà quelles étaient les limites de son horizon. Il n’avait pas à voir au delà. Il s’était si bien fait à cette stagnation qu’il ne lui arrivait plus de se demander où il serait et quel homme il deviendrait dans dix, vingt ou trente ans.

À supposer que Caroline ne lui donnât pas d’enfants, ils n’en vieilliraient pourtant pas moins, elle et lui et, autour d’eux, insensiblement, il viendrait un moment où le petit Jean-Claude Gibert serait un homme, où Maud et Marie-Amélie seraient de grandes jeunes filles bonnes à marier. Mais non, Monsieur Hermès ne parvenait pas à imaginer Jean-Claude devenu avocat ou officier et fondant un foyer ou Maud donnant le sein à son bébé. Tout cela était d’un autre monde, d’un monde hypothétique où il n’entrerait jamais. Et il lui suffisait que chaque matin le jour se levât, préludant aux vacations et aux paresses de la journée. Le soir viendrait à son tour, apportant sa paix ; et la nuit, à pas feutrés, recouvrirait tout jusqu’au lendemain. Ainsi l’existence s’écoulait-elle pour lui dans une perpétuelle ataraxie. Il était de plus en plus végétatif et s’engourdissait délibérément dans une sorte de gestation intérieure, un peu à la manière de ces femmes enceintes que le fruit qu’elles portent semble plonger dans la béatitude. Le milieu dans lequel Monsieur Hermès vivait était du reste tout à fait favorable à l’accroissement de cette torpeur. Il n’était pas le seul à la subir. Au Mas, tous les hommes flottaient égoïstement dans les eaux de la passivité. L’abbé, Maurille, François, Antoine même lui donnaient l’exemple. Sans compter le vieux père Ampuis et Félix. Sur eux, les contingences n’avaient pas de prise. Tout se passait comme si les femmes de la tribu avaient eu, seules, des contacts avec la réalité, encore qu’elles se laissassent parfois, elles aussi, gagner par la somnolence des hommes.

Que le Mas fût, en fait, gouverné par les femmes, ce n’était que trop évident, l’élément mâle ayant l’extrême prudence de ne s’immiscer presque jamais dans les tracasseries ménagères. Madame Poujastruc, Clarisse et Caroline, Marie-Amélie quand elle était là, Ursule enfin, formaient un véritable gouvernement. Fourmis diligentes, elles tenaient la maison propre, reprisaient le linge, ordonnaient et préparaient les menus et veillaient à ce que personne ne manquât jamais de rien. Les hommes pouvaient vaquer à leur aise, palabrer interminablement ou fumer leur pipe. Ils trouvaient leurs pantoufles et leurs robes de chambre à leur place, n’avaient qu’à se mettre les pieds sous la table, qu’à entrer dans leur lit. Tout était paré, tout était en ordre. Ça valait bien une relative soumission : et de s’essuyer les semelles au tapis-brosse de l’entrée et de porter les chaussettes qu’on leur avait choisies. Pendant ce temps, le gouvernement de Madame Poujastruc prenait les grandes décisions : les comptes des fermiers à vérifier, les réparations aux toitures et aux murs du verger, les distractions, les invitations à organiser. Il s’ensuivait fatalement un rythme de tensions et de détentes. C’était un régime volontiers tyrannique où les questions de nettoyage, d’astiquage, de jardinage, de confitures ou de conserves, de fleurs dans les vases, de recettes de cuisine à exécuter, de messes à entendre, de bonnes Å“uvres à subventionner, de visites à rendre, de pieux principes à inculquer aux enfants ou d’indésirables à ne plus fréquenter, prenaient le pas sur toutes les autres.

Véritable coq en pâte, François Deloulet avait su, le premier, s’adapter parfaitement à ce régime. Et, sans qu’il eût rien fait pour qu’on l’imitât, il avait servi de modèle à Monsieur Hermès. Sur ce point, à tout le moins, les deux gendres de Madame Poujastruc s’entendaient comme larrons en foire. Si bien que lorsque celle-ci se plaignait devant Monsieur Hermès du parasitisme du mari de Clarisse, il feignait de partager son indignation mais il n’était pas si sûr que François n’eût pas raison, en fin de compte, d’agir ainsi.

Après tout, en quoi sa conduite était-elle répréhensible ? François ne fréquentait pas les cafés du bourg. On ne lui connaissait pas de maîtresse. Pouvait-on sérieusement lui imputer à crime ses randonnées dans la campagne ? Sans doute celles-ci étaient-elles parfois mystérieuses et mal motivées. Mais quoi, à son âge, avait-il à fournir des explications ? Au Mas, les divertissements n’étaient pas si variés. Après le déjeuner, François, toujours vêtu de velours côtelé, chaussé de bottes, s’en allait à travers les guérets et les chemins creux, la pipe au bec, un vieux chapeau de toile sur l’oreille, avec des airs de braconnier d’opérette. Madame Poujastruc, qui avait un malin plaisir à le vexer, lui reprochait ses façons de garde-chasse. Vous ferez tant, mon gendre, qu’on finira par vous prendre pour un de mes gens ! Quand je vous vois dans cet équipage, j’ai l’impression que j’ai donné ma fille en mariage à mon régisseur !

Bien qu’il ne partageât pas entièrement l’acrimonie de Madame Poujastruc à l’égard de François, Monsieur Hermès devait bien s’avouer qu’il n’avait pas, pour ce dernier, une débordante sympathie. À peu près rien, vraiment, ne rapprochait les deux hommes. Leurs caractères différaient du tout au tout, même dans leurs rares ressemblances. Chacun avait son mode de sauvagerie, chacun sa façon d’envisager la fidélité conjugale, chacun ses principes de résistance à l’envahissement matriarcal. Ils vivaient donc en étrangers et ne s’adressaient pour ainsi dire jamais la parole.

Livré à soi-même, n’ayant en somme d’autre partenaire pour lutter contre ses pensées que Caroline, Monsieur Hermès reportait autour de lui ses regards. Il avait vaguement cru, au début de son installation au Mas, que la vie des Poujastrucais devait être riche en intrigues. L’insignifiance des activités, la profusion des loisirs, l’apparente stabilité des destins, tout cela semblait impliquer par contraste d’intenses échanges passionnels. Mais il avait bien vite dû se rendre à l’évidence : seule son imagination avait travaillé. Peut-être se passait-il effectivement des choses mais, il n’en transpirait rien. Il ne faut pas se fier à l’eau qui dort ? Sans doute ! Toutefois, elle dormait si bien qu’il avait fini par se persuader qu’il perdait son temps à guetter les bouillonnements de ses profondeurs et qu’il avait tort de chercher des clefs aux pauvres petits indices qui lui étaient offerts. Ça n’empêchait pas que sa curiosité s’alertât chaque fois qu’un fait inattendu se présentait. Alors, dans sa candeur, il bâtissait tout un roman. À un geste, à un mot, à une moue, à un sourire, il avait l’illusion de découvrir d’un seul coup un monde encore jusque-là ignoré et qui, après tant de cheminements souterrains, allait éclater au grand jour en crises violentes qui scandaliseraient d’autant plus l’opinion qu’elles avaient été plus longtemps et plus farouchement contenues.

Rien qu’au Mas les sujets d’analyse abondaient. Madame Poujastruc, Maurille, l’abbé, Marie-Amélie et son mari, les Ampuis à l’occasion, autant de marionnettes à double face dont il eût sans doute été passionnant de percer à jour les mobiles. Mais c’était encore le couple formé par Clarisse et François qui ménageait le plus de surprises. En réalité, depuis que Monsieur Hermès avait épousé Caroline, on s’était abstenu, dans la tribu, de lui faire de nouvelles révélations sur le ménage. Il allait de soi qu’une certaine mésentente continuât à régner entre les deux époux. Mais quoi ? Cela ne se manifestait pas toujours par des éclats. Bien entendu, quand on vit à plusieurs sous le même toit, on finit par acquérir une sensibilité particulière qui permet de démasquer les humeurs les plus truquées et de lire, comme à livre ouvert, sur les visages. Mais Monsieur Hermès ne se serait tout de même jamais douté de la gravité du drame. Par un phénomène d’accoutumance, il en était même venu à croire qu’on avait sans doute exagéré ce qu’on avait dit et que ce n’était pas parce qu’il y avait parfois des disputes ou des bouderies entre François et Clarisse pour que la tension fût si aiguë. Après tout, il y avait des années que cela durait ainsi. Il n’y avait donc pas de raison pour que ça ne continuât pas encore longtemps sur le même rythme. On se faisait beaucoup de mauvais sang à leur sujet mais qui sait si ce climat orageux ne convenait pas spécialement aux deux époux ? Sans fâcheries, pas de réconciliations. Et leurs réconciliations étaient si ardentes et donnaient lieu à un tel gazouillis qu’il était à supposer qu’ils s’en délectaient.

C’est un soir, dans leur lit, sitôt qu’ils furent couchés et qu’ils eurent éteint la lumière que Caroline, à voix basse, découvrit à Monsieur Hermès l’étendue du dommage. François se conduisait, paraît-il, de plus en plus odieusement avec Clarisse. Mais ce qu’il y avait de nouveau surtout, c’est que Clarisse, depuis quelque temps, commençait à se rebiffer. Jusque-là, elle avait toujours finalement cédé à son seigneur et maître. Plus il la bafouait (et sa première révolte extériorisée) plus elle se prosternait devant lui, d’autant plus servile, d’autant plus soumise qu’elle avait été plus maltraitée. Mais il n’en était plus ainsi. Quelle en était la cause obscure ? Lasse enfin de ce jeu, excédée au point d’en être nerveusement détraquée, elle s’était âprement cabrée. À présent, Caroline était même sûre que sa sÅ“ur n’avait plus aucun amour pour son mari et que tout était fini entre eux. Elle avait reçu des confidences de Clarisse. Celle-ci semblait enfin prête à prendre de grandes déterminations. Il n’y avait plus dans son cÅ“ur, à l’égard de François, qu’un immense ressentiment. Elle était à la fois aigrie et haineuse. Elle ne voulait plus subir sa loi et elle se croyait assez forte pour résister désormais à ces entraînements charnels qui, après les pires querelles jusqu’ici, avaient inexorablement entériné ses défaites.

Sans que Monsieur Hermès en eût même rien su, il y avait eu la semaine précédente, des colloques secrets à ce sujet entre Clarisse et sa mère, Clarisse et l’abbé, Clarisse et le vieux père Ampuis. Et, malgré les appels de ce dernier à la clémence, la tendance générale était nette. Toute la tribu, y compris Clarisse, commençait à prononcer ouvertement le mot de divorce, si horrible qu’une telle éventualité parût aux sentiments profondément religieux de Madame Poujastruc, si criminelle qu’elle parût aussi (et si contraire aux Commandements) à l’abbé !

*

Toutefois, ces projets n’auraient peut-être pas eu de lendemain si un événement inattendu n’était bientôt survenu qui, par la force des choses, avait empêché François Deloulet de pratiquer un de ces renversements de pouvoir dans l’art desquels il était passé maître et qui avaient laissé si longtemps sceptique Madame Poujastruc (comme Caroline) sur les résolutions affichées la veille encore par Clarisse qui, dès le lendemain matin, au sortir des priapées nocturnes, une fois de plus ensorcelée, ne jurait plus que par son mari chéri, ne tolérait pas qu’on proférât un mot contre lui et avait très sincèrement oublié ses griefs.

Monsieur Hermès n’aimait pas assez les enfants pour s’intéresser beaucoup à eux. Les filles de Clarisse l’amusaient comme l’eussent amusé des chats. Mais il avait constaté, avec irritation, que chaque fois qu’il consentait à jouer avec des chats comme avec les fillettes, il lui en coûtait finalement. Les chats, à force de multiplier leurs cabrioles, s’énervaient et, c’était fatal, lui griffaient bientôt les mains. Les petites filles, de leur côté, savaient si peu modérer leur joyeux délire qu’elles perdaient tout contrôle. Avec elles, aussi, par conséquent, la récréation tournait mal. Aux rires succédaient les pleurs parce qu’elles étaient tombées ou que Monsieur Hermès, excédé, les avait subitement incitées au calme. Elles ne comprenaient pas qu’il en eût assez, au bout d’un moment, de faire le fou avec elles. Il n’y avait plus de fin. Elles n’admettaient pas qu’il demandât grâce. Elles étaient donc d’autant plus mortifiées quand il lui fallait les rabrouer et obtenir par la menace ce qu’il était impuissant à obtenir par les conseils. D’où les sanglots !

Dans ces conditions, il préférait conserver, avec elles comme avec les chats, une prudente réserve. Il en était venu à laisser toujours les chats tourbillonner à leur guise et se gardait bien de les approcher. Je les aime pour eux, disait-il, et non pour moi. Ce n’est pas mon plaisir que j’attends d’eux, c’est le leur qu’il me plaît de favoriser. Ils peuvent se frotter à moi, à l’occasion, si ça leur chante, mais je m’en voudrais de les importuner. Il se donnait ainsi le beau rôle à peu de frais.

Quant aux enfants en général et aux petites de Clarisse en particulier, il les fuyait sagement, évitait d’être mêlé à leurs incessantes sautes d’humeur et d’avoir à prendre parti dans leurs démonstratives chamailleries. Il en était résulté qu’il se tenait très peu au courant de leurs faits et gestes. C’est en vain qu’on lui eût demandé de dire la couleur de leur dernière robe ou de préciser dans quelle classe elles étaient l’une et l’autre à l’école libre des Sœurs de l’Hospice où mère et grand’mère, sans se soucier de l’avis du mari et gendre, les avaient collées.

Aussi ne s’était-il pas davantage aperçu de l’altération de leur état de santé. Clarisse et sa mère, en revanche, avaient été tellement alarmées par leur mauvais appétit, leurs yeux battus et leur manque d’entrain qu’elles s’étaient décidées à en parler au vieux docteur Ampuis. Il fallut cette consultation officielle pour que Monsieur Hermès eût vent de quelque chose. Cette consultation eut lieu aussitôt après le déjeuner, dans le petit salon, en présence de toute la tribu. Monsieur Hermès remarqua alors combien Maud et Marie-Amélie étaient saisies par la solennité de la séance. Mais leur abattement physique le frappa bien davantage. Elles avaient l’air d’avoir la maladie du sommeil tellement leur corps était engourdi, leur regard morne. De quoi donc étaient-elles atteintes ?

L’examen médical fut long, minutieux : auscultation, percussions, étude des réflexes. À mesure, le visage du docteur Ampuis s’assombrissait, son front se plissait, sa lippe se crispait. Pendant tout ce temps-là, néanmoins, il n’ouvrit pas la bouche et chacun respecta son silence comme si l’on redoutait déjà le diagnostic qu’il allait formuler. Tout de même, quand il eut terminé, il posa des questions aux petites et à leur mère. Était-ce donc si grave ? Monsieur Hermès, après tout, s’en moquait. Ça ne lui ferait ni froid ni chaud de l’apprendre. On finirait bien par savoir le fin mot de l’affaire quand les principaux intéressés auraient renoncé à en faire mystère comme pour se donner plus d’importance. Il suffisait d’ailleurs de regarder d’un peu plus près les enfants. C’était vrai qu’elles semblaient mal en point. Elles, d’ordinaire si spontanées et si piaillardes ! On aurait dit qu’un vent pestilentiel avait déferlé sur elles et les avait flétries. Que couvaient-elles ? La tribu, autour de lui, arborait des mines de circonstance. Caroline elle-même avait hissé le grand pavois. Oh, oh ! ce n’était pas le moment de plaisanter ! Pourtant, il en aurait eu presque envie. Oui, un large éclat de rire aurait lavé d’un seul coup la pièce de son atmosphère compassée. Comme les gens aimaient dramatiser ! À croire qu’ils avaient besoin d’événements qui sortissent de la norme pour trouver du sel à l’existence.

Malgré tout, Monsieur Hermès se contint et se composa une attitude idoine. Il ne lui avait jamais été malaisé de donner une apparence faussement angoissée à son visage. Il se contempla dans la glace pour juger de l’effet. C’était parfait. Les muscles étaient dociles ! On leur faisait exprimer ce qu’on voulait. Et pourquoi n’aurait-il pas tenu sa partie dans ce concert ? Les autres tenaient si bien la leur ! Ce vieux médicastre, perplexe et sombre, cette mère affolée, ce père circonspect et gauche, cette grand’mère autoritaire et très « seul-maître-à-bord-après-Dieu Â», cette brave Ursule, les mains sur le ventre, avec des lamentos de chÅ“ur antique, tous, ils étaient excellents dans leurs rôles. C’était de la fort bonne mise en scène. On n’eût pas rêvé mieux au théâtre. Et, toutefois, ça sonnait un peu faux. C’était exactement comme s’il y avait eu, dans le jeu de chacun, un rien, un tout petit rien de forcé, si peu sans doute qu’on ne s’en apercevait pas du premier coup mais qu’on en était tout de même légèrement offusqué quand on en découvrait la grimace.

Le père Ampuis se releva et chercha aussitôt Clarisse des yeux. Il fallait qu’elle mît les deux petites au lit sans tarder. Tout en parlant, il tapota affectueusement les joues pâles de Maud. Elles allaient se coucher bien sagement pour obéir à Maman. Ce ne serait pas grand’chose. Elles étaient maintenant assez raisonnables pour qu’on pût compter sur elles. Elles se laissèrent emporter sans réagir. À présent, on pouvait bien le dire. Les fillettes présentaient tous les symptômes d’un début de typhoïde. Le mot avait de quoi effrayer, certes, mais il convenait surtout de ne pas perdre la tête. Monsieur Hermès entendait la tribu s’agiter autour de lui dans un brouillard. Tout le monde jabotait à la fois. Prescriptions, mesures à prévoir, premier partage des soins… Le macabre cortège de la maladie faisait irruption et installait les tréteaux de son drame. Déjà, François s’était plongé dans la lecture du Larousse Médical pour se documenter. Non, François, ne lisez pas ça, plaidait Caroline, c’est un bouquin idiot. Il suffit d’en parcourir une page pour s’imaginer qu’on a attrapé toutes les maladies ! Mais François adorait son Larousse et alla s’enfermer dans la salle à manger pour le potasser à l’aise. Bientôt, Madame Poujastruc, Clarisse, Caroline, la vieille Ursule s’affairèrent. Le docteur Ampuis avait promis de revenir dans la soirée. On le ferait appeler d’urgence s’il y avait lieu. D’ailleurs, il n’y avait pas à s’inquiéter pour l’instant. Il fallait suivre patiemment l’évolution du mal. Se contenter de surveiller les écarts de température. Et commencer les bains froids. Pour ça, inutile de convoquer une infirmière. Les femmes de la tribu suffiraient amplement.

François, Maurille et Monsieur Hermès se virent donc, à la fois écartés et un peu négligés. Si leur concours était superflu, qu’ils sachent du moins comprendre qu’on n’avait plus le temps de s’occuper d’eux. Et, surtout, qu’ils ne soient pas encombrants ! Maurille retourna donc à ses croûtes. François prit ses quartiers auprès du feu, tétant sa pipe, ruminant, somnolant. Monsieur Hermès, de son côté, se réfugia dans ses paperasses. Tous trois se sentaient de trop. Ils étaient relégués au second plan. On ne semblait guère se souvenir d’eux qu’aux heures des repas qui avaient perdu leur ordonnance cérémonieuse et leur animation. Ils n’étaient plus qu’une formalité expéditive et morose où le seul sujet autorisé était celui de la maladie des fillettes.

Dès le premier soir, Clarisse prit la décision de passer ses nuits auprès de ses filles pour mieux les veiller. Ursule lui installa donc un lit pliant. Ainsi, Clarisse déserta-t-elle, pour la première fois depuis qu’elle était mariée, la couche conjugale. Ça tombait d’autant plus mal pour François que ce retrait coïncidait avec l’état d’hostilité que Clarisse venait de manifester à son égard. Privé des nuits au cours desquelles il exerçait si bien les influences de sa virilité, il était comme désarmé. Il n’osait exiger de Clarisse qu’elle abandonnât pour lui ses propres enfants. On l’eût traité de bourreau, de père dénaturé. Quoi, ne pouvait-il renoncer à ses prérogatives durant quelques jours ? Ne fallait-il pas, avant tout, sauver les petites ? Néanmoins, le sacrifice lui pesait. Dans la journée, même, il rageait de ne plus pouvoir être un instant seul avec Clarisse. Il y avait toujours quelqu’un qui survenait pour un oui ou pour un non. Avec effarement, il constatait que Clarisse ne lui appartenait plus exclusivement.

Au bout de quelques jours, la fièvre se mit à présenter des oscillations d’effervescence et de défervescence. En même temps, François commença à manifester une réelle impatience. On était alors, il est vrai, au début du printemps. Les pluies étaient fréquentes. On aurait dit que le temps avait été à jamais brouillé, cette année-là, et qu’on n’arriverait pas à sortir du crachin. Un matin que François, fuyant le Mas par lâcheté, avait été traîner dans les prés du ravin, il rentra les pieds trempés.

Habituellement, quand il en était ainsi, Clarisse s’empressait. Elle lui retirait ses bottes et ses chaussettes, lui préparait un bassin d’eau chaude et le frictionnait. Le tout, à l’indignation de Madame Poujastruc qui n’avait jamais pu admettre que ce gros sac, ce butor, ce sultan, ce malotru, ce bon à rien, tolérât que sa gentille petite femme se jetât à ses genoux comme une esclave pour prendre soin de lui. N’était-ce pas effarant ? François, du moins, n’estimait pas que ce fût effarant. Il aimait être servi et avoir ses aises. Quoi de plus naturel, puisqu’elle était sa chose, qu’elle se pliât à ses caprices ? Au contraire, elle aurait même dû être honorée de pouvoir le satisfaire. Dieu merci, elle avait renoncé, grâce à lui, à conserver une trop haute idée de sa féminité, à cet absurde apanage de principes qui lui avaient été inculqués, en même temps qu’à Caroline, et que Caroline, elle, observait si scrupuleusement, envers et contre tout, comme pour mieux démontrer à Clarisse à quel point elle la jugeait déchue.

Mais voilà que, tout d’un coup, Clarisse avait paru se réveiller d’un très long rêve et se souvenir qu’elle était aussi une femme, voire qu’elle méritait d’être choyée et entourée de prévenances et d’hommages. C’était le monde renversé ! Que se passait-il ? En vain, lui demanda-t-il de le déchausser comme à l’accoutumée. Tu m’agaces ! Je n’ai pas le temps. Et d’ailleurs, si tu as froid aux pieds, tu es assez grand pour te sécher tout seul. Il en fut abasourdi et ne sut quoi répondre. Mais, vexé de ne pouvoir sauver la face devant la tribu, il bouda.

On ne le vit plus. En dépit du mauvais temps il sortait matin et soir et ne rentrait, crotté, que pour les repas durant lesquels, farouchement taciturne, il se retranchait en lui-même. Puis il allait au lit. Peut-être envisageait-il de tomber malade à son tour afin de se rendre intéressant. S’il attrapait une bronchite ou une bonne fluxion de poitrine, alors Clarisse se déciderait à s’occuper de lui à nouveau. Du moins serait-elle moralement écartelée entre son amour maternel et ses devoirs d’épouse. Il était quasiment jaloux des petites. Il leur en voulait d’accaparer Clarisse. Pour le leur mieux marquer, il affectait de ne jamais demander de leurs nouvelles et de faire exactement comme si elles n’existaient pas. Qui sait même s’il n’éprouvait pas une volupté morbide, sachant bien que son égoïsme était laid, à s’avilir davantage, à laisser croire qu’il n’avait pas un cÅ“ur de père, qu’il était vraiment ce monstre que les regards de Madame Poujastruc, à eux seuls, l’accusaient d’être. Mais sa robuste santé résista à ces feintes. Il n’eut même pas un rhume. Au contraire, ces randonnées par tous les temps semblèrent l’avoir immunisé. Il ne s’était jamais si bien porté. Qu’eût-il dit, cependant, s’il avait su que sa belle-mère continuait son travail de sape dans le but d’acculer Clarisse au divorce ?

En fait, aucune action directe n’avait encore été ouvertement engagée. Madame Poujastruc elle même, Monsieur Hermès en était convaincu, n’avait certainement pas l’âme assez basse pour pousser sa fille à des extrémités qui seraient, de toute façon, catastrophiques. Mère généreuse, elle ne pourrait que l’inciter au calme, à l’indulgence, au pardon. Elle ne voudrait pas qu’on pût dire qu’elle avait été l’instigatrice d’une séparation définitive, qu’elle avait cherché à rompre ce que Dieu avait uni. Le divorce était une tache dans une famille ; bien-pensante ou pas. Et que deviendraient les deux petites ? Madame Poujastruc avait assez souffert de son veuvage prématuré et de l’obligation d’élever seule ses enfants. Ceux-ci n’avaient-ils pas été des enfants sans père ? Et n’en avaient-ils pas été affectés dans leurs sentiments comme dans leur éducation ?

Autant de bonnes raisons que Monsieur Hermès se donnait. Il ne voulait pas se rendre à l’évidence. Il ne pouvait se résigner à penser que sa belle-mère eût des intentions si sournoises. Et pourtant, c’était indéniable, il se tramait quelque chose contre François. Il ne savait quoi, au juste. Mais, quelque chose. Pour l’instant, il n’avait pas de preuves. À peine des indices. En attendant, il observait, il écoutait. Car enfin, que pourrait-on sérieusement reprocher à François ? Il n’avait pas l’air de tromper Clarisse. Il ne buvait pas. Il ne jouait pas. Restaient comme arguments possibles la dilapidation de la dot et les mauvais traitements ou, en dernier ressort, l’incompatibilité d’humeur. Non, ce n’était pas faisable. Une famille honorable comme celle des Poujastruc n’aurait jamais l’impudeur de révéler des secrets d’alcôve dans le prétoire d’un tribunal. Il y avait des étalages auxquels on ne pouvait consentir sans déchoir. Enfin, pour divorcer, il fallait être deux. Or, François ne paraissait nullement désireux d’en arriver là. Il opposerait donc toute sa force d’inertie. Et dieu sait s’il y était habile !…

Le cas de François Deloulet avait souvent intrigué Monsieur Hermès. Pourquoi était-il ainsi ? Quel agrément prenait-il à terroriser Clarisse, à la mystifier si durement ? Était-ce pure méchanceté, malfaisance congénitale ou assouvissement d’une rancÅ“ur ? Mais de quoi aurait-il eu à se venger ? Sinon justement de tous les bienfaits dont l’avait comblé la tribu ? En vérité, rien ne semblait tant soit peu justifiable dans son attitude. Madame Poujastruc, pour sa part, prétendait qu’il n’était au fond qu’un détraqué. Caroline, elle, était persuadée que François était une manière de refoulé qui s’ignorait. Quant à l’abbé, il déclarait qu’il était avant tout un enfant gâté dont les moindres caprices devaient être satisfaits si l’on ne voulait pas s’exposer à ses représailles.

Sans doute y avait-il du vrai dans tout ça. Il était même vraisemblable que François eût un tempérament de masochiste. S’il était cruel à l’égard d’autrui, il ne l’était pas moins vis-à-vis de lui-même. En persécutant les autres, c’est d’abord lui qu’il persécutait. Monsieur Hermès l’avait plus d’une fois pris sur le fait.

Un jour que François avait projeté une sortie en famille aux environs, avec pique-nique et tout le tralala et alors qu’il avait bien recommandé à chacun de se lever très tôt afin qu’on pût profiter de toute la journée, le hasard (ou quoi ?) avait voulu que lui-même s’attardât au lit plus que de raison. Contrarié d’avoir failli le premier à la résolution dont il avait eu l’initiative, il avait malignement entrepris de compromettre par tous les moyens ce qui avait été projeté. Le temps n’est pas sûr. Il va pleuvoir. On aura froid. Il vaudrait mieux remettre ça à un autre jour. Mais comme personne n’avait voulu entrer dans ses vues, il avait laissé partir toute la tribu et s’était recouché en prétextant qu’il était patraque ! Bien entendu, on s’était mis en route, malgré tout, puisque les paniers du pique-nique étaient prêts, puisque chacun s’était vêtu en conséquence. Mais l’abstention saugrenue de François avait jeté une ombre. Au lieu d’être tout entier à la griserie du plein air, on déplorait la malchance de Clarisse qui, par la faute du chantage de son mari, avait dû rester au Mas auprès de celui dont elle était ainsi la première victime. Quant aux petites qui n’y comprenaient rien, elles étaient fort chagrinées d’être privées de leur maman et de leur papa. Étrange caractère ! La veille encore, Monsieur Hermès s’en souvenait fort bien, François Deloulet avait été charmant et avait spontanément aidé Ursule dans ses préparatifs. Durant le dîner, il n’avait cessé de décrire à Maud et à Marie-Amélie les distractions prévues pour le lendemain. On fera ceci, on ira là… Et tout d’un coup, au moment même du départ, ce revirement !… Pauvre Clarisse, elle ne savait jamais sur quel pied danser avec lui. Il finirait par la rendre folle avec son caractère de teigne. Encore, si on avait pu le prendre par les bons sentiments ? Mais là, on était sûr de l’échec. François avait particulièrement horreur des bons sentiments. Surtout si on essayait d’exciter les siens pour l’amadouer.

Madame Poujastruc le savait bien, pourtant, et depuis longtemps ! Mais elle n’avait pas résisté au désir de le fléchir. À travers la porte de sa chambre où elle n’osait pénétrer car il était de taille à lui exhiber sa pileuse nudité pour la chasser, comme il en avait déjà eu l’audace, elle l’avait supplié. Allons, levez-vous vite, on vous attend mon petit François ! Soyez gentil ! Un peu de bonne volonté ! Vous n’allez pas gâcher la journée de ces enfants ? Les petites seront si déçues !… Ah ! quand on lui parlait ainsi, il voyait rouge. Avec quelle délectation il aurait fessé sa belle-mère ! Il la détestait de retourner ainsi le fer dans sa plaie. Ne comprenait-elle pas à quel point il s’en voulait à lui-même ? Il était humilié de se montrer une fois de plus sous un si mauvais jour. Mais justement parce qu’on se permettait de lui faire sentir l’incongruité de sa conduite eh bien, au lieu de s’amender, il préférait s’enferrer davantage. C’était assez qu’il s’accablât. Il n’entendait pas que les autres l’accablassent par surcroît. Et cette sotte de Clarisse qui croyait agir au mieux en renonçant au pique-nique pour lui tenir compagnie ! Pouvait-on imaginer créature plus stupide ? En se pliant si docilement à son caprice, ne dénonçait-elle pas d’autant plus sa méchanceté ? Elle ne pourrait donc jamais avoir un peu de caractère ? Il aurait préféré qu’elle l’injuriât, qu’elle se révoltât, qu’elle lui lançât quelque chose à la tête, n’importe quoi, une chaussure, un vase, et qu’elle le plantât là en claquant la porte. Mais non, toujours ces mines de chien battu, de victime propitiatoire ! Il lui semblait qu’il aurait pu l’estimer si elle avait eu du nerf. Mais comment aimer cette chiffe ? Il oubliait que Clarisse contentait surtout ainsi son propre égoïsme. Son bonheur était d’être auprès de son mari. Si elle avait obéi à François, elle se serait tourmentée toute la journée, loin de lui, à son sujet, non seulement en prévision de la façon dont il l’accueillerait à son retour, mais aussi en raison de la peine qu’elle aurait pu lui causer et enfin à l’idée de s’amuser sans lui, tellement sa vie était conçue alors en fonction de la sienne. Mais, pas de danger ! Tapi dans son lit tiède comme un ours, il l’avait observée d’un Å“il narquois, arpentant la chambre d’un pas agité et craintif en reniflant et en se tamponnant les paupières parce qu’elle avait pleuré. Avec quel délice il la pousserait, tout à l’heure, à entrer dans les détours d’une querelle où, pour parachever son Å“uvre, il s’offrirait le luxe de lui démontrer, avec toute la cautèle dont il était capable, qu’elle portait toute la responsabilité de l’incident. Il jouirait de démolir une à une ses excuses, de briser l’une après l’autre ses lignes de résistance et de la démanteler assez, par ses sophismes, pour qu’elle en vînt à lui avouer humblement des torts qu’elle savait pourtant bien qu’elle n’avait pas. Quand il jouait ainsi avec elle comme le chat avec la souris, il l’aurait fait passer par le trou d’une serrure. Elle prenait alors des airs de volatile affolé. De la logique, de la logique, comment veux-tu que je sois logique ? Tu me mets la cervelle à l’envers ! Je ne sais plus où j’en suis…

*

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas sans stupeur que Monsieur Hermès découvrit que Caroline faisait aussi partie du complot. Oui, elle était d’accord avec sa mère et avec l’abbé pour conseiller le divorce à Clarisse. Il n’avait jamais voulu la questionner mais il devinait bien, au ton qu’elle adoptait pour parler de la situation des femmes dans le mariage, en général, que son siège était fait.

Chéri, lui disait-elle, vous ne pouvez pas imaginer comme François était attentionné avec Clarisse quand elle était enceinte. Pendant tous ces mois-là, il fut parfait. On aurait dit que l’état de sa femme le rendait gaga. Il ne lui laissait la charge d’aucun paquet. Il la dorlotait. Il était à ses petits soins. Et même, dans les derniers jours de sa seconde grossesse qui l’avait plus particulièrement éprouvée, il la portait dans ses bras dans les escaliers.

Caroline s’autorisait donc de ces précédents pour se persuader qu’il y avait sans doute, malgré tout, un moyen d’amadouer François. Sous sa gélatine de veulerie, il y avait certainement une corde sensible qu’une épouse un peu habile eût pu faire vibrer. Non, il n’était pas question pour Clarisse d’être enceinte une troisième fois uniquement pour le mettre à l’épreuve. Mais on pouvait bien affirmer qu’elle aurait obtenu de meilleurs résultats si, dès le début de son mariage, elle avait procédé différemment.

Un mari est toujours très infatué de son autorité. Il est donc très maladroit de le contrecarrer à tout propos, surtout devant des tiers, ou de le subir trop passivement. Clarisse avait été tantôt trop dépendante, tantôt trop agressive. C’était d’autant plus curieux chez elle qu’elle était naturellement très chatte, qu’elle savait très bien mentir et qu’elle aurait donc dû être a priori de ces créatures dont on dit, rien qu’en les voyant, qu’elles mènent leur mari par le bout du nez.

Sans en rien avouer à Monsieur Hermès, qui aurait pu soupçonner que Caroline employait les mêmes procédés à son égard, celle-ci s’était persuadée que Clarisse aurait dû apprendre, comme elle, à jouer de sa fragilité féminine. Ne jamais refuser rien de rebutant. Montrer de la bonne volonté mais de telle sorte qu’on reconnût qu’on ne pouvait faire plus. Rien n’émeut plus un mari que cet aveu d’impuissance. Il se sent fort par contraste. Et, l’amour-propre aidant, il a tôt fait de prendre sur soi la totalité de la charge. Oui, il fallait simuler. Affecter d’être débile et dolente. Les maris adorent ça. Ça leur donne une meilleure opinion d’eux-mêmes, décuple le sentiment qu’ils ont de leur importance. Si Clarisse avait su mieux manœuvrer, elle n’aurait pas eu à déchausser son mari quand il rentrait des champs. C’est lui qui l’aurait mignotée quand elle était lasse, qui lui aurait servi son petit déjeuner au lit comme Monsieur Hermès.

Jacques Ampuis venait-il proposer quelque balade dans sa voiture, Clarisse, au lieu de battre des mains et d’accepter spontanément comme si elle était seule en cause, aurait dû dissimuler sa joie et subordonner son acceptation à celle de son mari que ce faux air de déférence conjugale eût flatté. Il se serait dit : Je suis craint. Je suis donc aimé. Mais, par un réflexe du même ordre, il se serait également dit qu’on pouvait le prendre pour un mari inflexible. Oui, que penserait-on de lui ? Qu’il privait sa femme de distractions, qu’il la claustrait ? Ce serait plus humiliant encore. Mieux valait passer pour débonnaire que pour acrimonieux. Aussi se serait-il empressé d’accorder à Clarisse ce qu’elle désirait. Cette balade ? Mais voyons, rien de plus naturel ! Tout ce qu’il voulait, on le savait bien, c’est que sa petite Clarisse fût heureuse. Elle n’avait pas tant d’occasions, la pauvre chérie !… Lui qui aurait tant voulu pouvoir la choyer…

Car les natures sont telles que la contradiction semble leur réaction la plus instinctive. Il faut qu’une femme soit assez perspicace, Caroline en était convaincue, pour forcer un mari à ne montrer jamais que ses meilleurs côtés. Tabler sur ses vertus, pour peu que le mari ait l’humeur versatile, c’est presque à coup sûr attirer le pire. En revanche, tabler sur le pire, c’est, dans n’importe quel cas, exciter ses vertus. Un tel renversement des valeurs a pour conséquence d’entretenir, en même temps, chez le mari, une émulation constante. Piqué au vif dans sa susceptibilité, il se veut toujours plus altruiste. Il est souvent étonné lui-même de ces élans qu’on lui arrache. Il pressent bien qu’on le blouse, mais comme il ne comprend pas par quels stratagèmes, il se soumet à l’artifice et ne cherche plus qu’à tirer un profit honorifique de la position avantageuse où les circonstances l’ont placé.

Bien sûr, une fois seul avec elle, le mari pourrait reprocher à sa femme de l’avoir mis dans l’obligation de simuler. Mais il n’y songera même pas. Le pouvoir qu’ont les mots c’est qu’il suffit de les prononcer, la plupart du temps, pour que s’accrédite, chez celui qui les auditionne comme chez celui qui les émet, l’idée dont ils sont la représentation. Le mari s’imaginait l’esprit prévenu et se disposait à la hargne. Il découvre (en fait) qu’il n’a que des dispositions favorables. Il est devenu bon par exercice. Et puis, quand le pli est pris, comment le modifier sans se dédire ? On l’accuserait de mauvaise foi. Il est lié à sa propre fatalité. Tout, plutôt que d’être confondu. Qui ne cherche à justifier d’abord le plus futile de ses actes ? Il n’y a rien dont les hommes ne soient plus esclaves que de cette déformation de leur moi.

François Deloulet avait en lui, sûrement, des qualités en réserve qui en eussent fait, à l’occasion, un tout autre mari qu’il n’était. Il aurait peut-être suffi (pour ça) qu’on se le représentât différemment ou que Clarisse fût en mesure d’afficher devant lui des exigences plus solides. Hélas ! il était vain d’y revenir. Clarisse était ce qu’elle était et ce n’était pas maintenant qu’elle changerait. Car on ne pouvait pas appeler changement son actuelle brusquerie. C’était plutôt comme si quelque ressort s’était brisé en elle qui la précipitait à l’opposé de son ancien comportement. Mais sa nature, elle, ne s’était ni métamorphosée, ni renouvelée.

Sans doute y avait-elle gagné une relative indépendance. Elle ne craignait plus son mari. Son aberrante affection s’était même refroidie. Bref, elle était prête à prendre en grippe celui qu’elle avait idolâtré. Mais il ne lui venait pas à l’esprit de profiter de ces conditions nouvelles pour l’asservir comme il l’avait lui-même asservie si longtemps. Bien sûr, elle aurait pu l’attirer dans ses filets, obtenir par le mépris et la rigueur une soumission que François aurait attribuée au pouvoir d’une séduisante perversité. Mais non, elle n’en avait cure. Peu lui importait de voir à son tour son mari à ses pieds. Ça ne l’intéressait plus. Son cœur était devenu si dur et si fermé qu’elle était même insensible au raffinement d’une domination inflexible. S’il y avait encore place en elle pour des sentiments à l’égard de son mari, c’était pour des sentiments hostiles. Elle ne pouvait plus souffrir son approche. Et, dans son cerveau, germaient parfois des idées de meurtre. Oui, le tuer pendant son lourd sommeil, l’écraser comme un cloporte, comme une monstrueuse araignée. Idées informes, certes, et qu’elle ne tentait pas d’incarner. Mais idées qui la travaillaient et contribuaient à lui donner ce regard fixe et cette bouche lasse d’une femme à bout de patience et sans amour.

Avec acharnement, Clarisse s’abrutissait de travail. Elle ne quittait plus les fillettes, ne dormait plus. Son attention était telle que sa sollicitude n’était jamais prise en défaut. Dans tout Poujastruc, ce n’était qu’un cri : Clarisse était une mère exemplaire. On ne savait ce qu’il fallait le plus vanter de son dévouement ou de son mépris de la contagion.

Si la vie n’était faite de si surprenantes toquades, elle serait imbuvable ou du moins sans saveur. Les êtres, si malhabiles qu’ils soient parfois (quand il leur faut s’exprimer ou donner un sens exact à leurs émotions) ont l’art de transfigurer les apparences chaque fois qu’ils sont placés dans des situations qui leur permettent de sortir un peu d’eux-mêmes. Clarisse était devenue un symbole de l’héroïsme maternel, une femme digne d’être vantée entre toutes dans le moment même où son cœur aigri était le plus cruellement rongé. Son drame était d’être tout fiel au dedans et tout miel au dehors. Ses pensées étaient affreuses. Ses actes magnanimes. Tout ce qu’il y avait en elle de tendresse bafouée s’était d’un seul coup reporté sur ses enfants. Il est vrai que la sujétion des soins continuels et compliqués était un puissant dérivatif à sa détresse. Ce qu’on prenait pour l’amour frénétique d’une mère voulant sauver ses petites n’était peut-être, au fond, pour une grande part, qu’un réflexe de défense. Elle s’étourdissait, se saoulait de fatigue pour esquiver tout retour sur elle-même et pour fuir des interrogations qui l’eussent inévitablement remise en face de la réalité et l’eussent ainsi obligée à prendre des décisions dont les conséquences l’effrayaient.

Elle était si abattue qu’elle ne ressentait même plus, dans sa chair, ces élancements de désir qui l’avaient, durant tant d’années, toujours ramenée, pantelante d’amour, vers la couche maritale. Pas une seule fois, pendant la maladie des petites, elle ne songea à ces plaisirs dont, naguère encore, elle n’imaginait pas pouvoir se passer. Quand, par hasard, elle disposait d’un moment, entre deux médications, c’était pour s’effondrer sur un fauteuil et là, laissant aller sa tête, elle sombrait dans une torpeur bestiale. Mais bientôt, sous l’effet d’un cauchemar, toujours le même, où elle avait vu ses petites mortes, elle se réveillait en sursaut.

Si François n’existait plus aux yeux de Clarisse, on peut affirmer qu’il n’avait plus lui-même conscience de sa réalité. Il errait tout le long du jour comme une âme en peine, ne cherchait même pas à se rendre utile, évitait de pénétrer dans la chambre de ses filles à cause de la répulsion que lui inspirait l’odeur qui y flottait et, dès la nuit tombée, s’enfermait dans sa chambre et se couchait sans lumière. Il comprenait qu’il était englobé dans un ostracisme contre lequel il ne savait quels recours inventer. On l’évinçait systématiquement. On l’accablait de regards réprobateurs et d’allusions péjoratives. C’est dire s’il tombait de haut lui qui avait toujours joui dans la tribu des privilèges d’un pacha ! Finies les bouderies d’enfant gâté ! On le laissait se morfondre dans son coin. Aurait-il été alors réellement en peine, on ne l’aurait plus pris au sérieux. C’est qu’on avait d’autres chats à fouetter, comme disait Ursule !

Mais ce qui avait surtout fini de le déconsidérer, c’était cette panique, inconcevable mais insurmontable, qui lui glaçait le sang. Il avait peur de la contagion. Il était lâche devant le risque. Sous ses dehors détachés et végétatifs, on découvrait qu’il tenait sordidement à la vie. Ses filles étaient en péril, certes, mais que pouvait-il de plus ? Elles étaient très bien soignées. Et mieux que par lui, sans nul doute ! Alors ? Était-ce de sa faute s’il défaillait devant le moindre bobo ? S’il était obligé de respirer un mouchoir imbibé d’eau de Cologne dès qu’il s’approchait d’un fiévreux ? Il était ainsi et ne pourrait se refaire. On devait l’accepter avec ses qualités et ses défauts. C’était justement parce qu’il avait une sensibilité plus développée qu’il était plus vulnérable. Toutefois, un fond de respect humain lui interdisait d’en tirer argument.

Mais, d’une manière générale, il gardait encore une fort bonne opinion de lui-même. Bien qu’il eût vécu, depuis son mariage, en parasite et qu’il n’eût réussi en rien, il n’avait aucun complexe d’infériorité devant Antoine Poujastruc ou Jacques Ampuis. Il se prenait pour un garçon intelligent, assez intelligent, justement, pour mépriser les ambitions d’autrui. Et, du reste, il était de taille, quand il le voulait, à soutenir les controverses les plus ardues ou les plus brillantes avec n’importe qui, faisant assaut des connaissances les plus variées, encore qu’il se délectât à peu près uniquement de la lecture du Chasseur Français ou des vieilles collections de La Science et la Vie, s’enfermant (à l’indignation d’Ursule) durant un temps interminable dans les cabinets, chaque matin, pour les lire. Tout bien pesé, il était jaloux de ceux de ses proches qui s’étaient réalisés sur le plan de l’amour (l’hamour ! soupirait-il avec commisération) comme Caroline et son mari ; sur le plan de l’art, comme Antoine ; ou sur le plan de la politique, comme Jacques. Mais lui seul possédait la vérité, lui seul était sage.

Le relent de sa pipe se mêlant à celui de son éternel costume de velours, il trouvait son content, à l’entendre, dans la contemplation de la nature, dans un contact intime avec la terre, les oiseaux et les bestioles des champs, dans de molles et vagues rêveries qui le consolaient de tout ce qu’il n’avait pas su être (lui, pensait : voulu être). Et s’il recherchait (rarement !) une présence, c’était celle de Maurille en qui il se flattait de retrouver la misanthropie d’une vocation ratée, comme si les échecs de son beau-frère l’eussent à la fois réjoui et justifié. Car sur Maurille aussi, en quelque sorte, il pouvait à peu de frais exercer sa supériorité. Lui, François, il avait renoncé à tout et avait su fonder son bonheur sur sa médiocrité même, tandis que le malheureux Maurille n’avait point admis sa faillite, ni pris son parti d’être à jamais un mauvais peintre. Comme c’était bon de l’asticoter, de le ravaler un peu plus, d’être le cynique témoin de ses débâcles et de ses colères ! Maurille, si acerbe avec tout le monde, si malfaisant et si bilieux, filait doux devant François qui excellait à provoquer son irascibilité et ses capitulations. Allons, Maurille n’était pas beau joueur ! Il n’acceptait pas d’avoir gaspillé ses chances ? Le sot ! Que ne prenait-il modèle sur François ? La vie, par elle-même, n’était-elle pas excitante ? Il n’y avait qu’à voir les autres englués dans leurs passions et s’amuser à leurs dépens. Semer le doute dans un esprit, en circonvenir un autre, abuser celui-ci, flatter celui-là, guetter les défaillances, attiser les disputes. Il n’en exigeait pas plus. Pour ce qui était de la carcasse, dormir tout son saoul, manger et boire à satiété, avoir la blague à tabac bien garnie, se chauffer les cuisses devant un bon feu, lire le journal, prendre ses aises, muser, paresser. Telle était sa philosophie.

Des ambitions, tout de même, François Deloulet en avait eues aussi, comme tout le monde, au début de son mariage. Légèrement grisé, croyant avoir mis la main sur le magot, il avait déployé tout son charme. Sûr de la soumission de Clarisse, négligeant Caroline et Maurille, il s’était dit que c’était une aubaine pour lui que sa belle-mère fût veuve. Il avait vite vu qu’elle était sans défense, qu’elle ne connaissait rien aux affaires et qu’on pourrait la gruger comme on voudrait. Évidemment, il faudrait se méfier des conseils d’Antoine ou de l’abbé. Mais ceux-ci n’étaient pas toujours là et, s’il savait s’y prendre, il réussirait à obtenir de Madame Poujastruc une procuration générale qui lui donnerait la mainmise sur tous les biens de la famille. Alors, il se serait permis de la museler, la vieille, et d’imposer sa loi à tous. Mais la vieille ne s’était pas laissé faire, toute confiante qu’elle fût. Depuis ce jour, François avait rentré ses griffes et renoncé à ses noirs desseins. Il s’était replié sur lui-même et s’était drapé dans une hautaine indifférence à l’abri de laquelle il avait dégusté sa petite existence personnelle. Mais il n’avait pas, pour autant, oublié sa déconvenue et il s’en était vengé journellement en vouant à sa belle-mère une sourde haine qui s’extériorisait sous forme d’hypocrites ou insolentes moqueries.

Celle-ci le lui rendait bien, convenons-en. Après avoir sincèrement donné son affection au jeune homme, heureuse à la pensée qu’il saurait faire le bonheur de Clarisse, prête à le traiter même comme un fils, elle n’avait pas tardé, comme tous les faibles, à s’offusquer de ses airs avantageux. Si pusillanime qu’elle fût, elle avait grandement conscience des pouvoirs qu’elle exerçait sur le Mas depuis son veuvage. Elle en avait retiré des joies et elle ne voulait pas perdre le goût de la domination domestique, aimant régner en maîtresse absolue sur chacun. Piquée au vif, elle se gendarma, prétexta ses devoirs de mère, l’obligation dans laquelle elle était de préserver les intérêts de ses deux autres enfants et mit le holà aux prétentions du gendre.

En fait, les raisons profondes de son revirement étaient encore plus obscures et certes, même si elle en avait admis l’efficacité, elle n’en aurait sûrement pas risqué l’aveu. Pour une mère comme elle, encore jeune et sans mari, l’entrée d’un gendre beau garçon dans le cercle familial n’est pas sans conséquences. Il devient, du jour au lendemain, l’homme dont on a été privé depuis des années. Même s’il n’y a rien de suspect dans cette réaction, une mère se sent redevenir femme. Enfin, elle va pouvoir rendre son rôle et abandonner à l’homme ses prérogatives. Il va de soi que Madame Poujastruc n’eût jamais songé à voler François à sa propre fille. Voilà, selon elle, qui eût été à la fois infâme et du goût le plus déplorable.

Mais enfin, une femme de quarante ans, et veuve, est encore femme. Et Madame Poujastruc ne s’interdit pas certaines coquetteries innocentes. De son côté, François, sans bien chercher à définir la nature de leurs relations, se prêta machinalement à ces avances. Il est probable que les appas de sa belle-mère n’étaient pas de ceux qui eussent pu l’enflammer le cas échéant. Mais, pour mieux parvenir à ses fins, il répondit à ces coquetteries. Il contracta l’habitude de l’embrasser soir et matin, en bon fils. Mais, ce faisant, il la pressait sur son cœur plus qu’il n’était nécessaire. Il la taquinait à tout propos sur sa chasteté volontaire, sur ses décolletés, sur ses jambes. Il feignait d’être aguiché quand il la voyait en peignoir ou décoiffée comme si ces marques d’intimité avaient été pour lui des tentations ou des promesses… Parfois, même, il lui enlaçait la taille, lui pinçait le gras du bras ou lui décochait des compliments grivois à double entente. Bref, il s’était créé entre eux, un marivaudage qui ne sortait jamais des limites licites, qui n’avait rien d’injurieux pour Clarisse, rien dont elle pût s’effaroucher et qui n’était rien de plus que ce qu’on pourrait attendre de la part d’une belle-mère et d’un gendre qui s’aiment bien, mais qui entretenait tout de même au fond du cœur de Madame Poujastruc un émoi auquel elle n’était pas indifférente et l’illusion agréable qu’elle n’était pas morte au monde, qu’elle pouvait plaire encore, tandis qu’il nourrissait dans l’esprit de François la vanité d’exercer impunément ses séductions sur une femme dont il se moquait.

La passion se pare souvent de formes insidieuses quand elle dévore un être. Qui saura jamais si Madame Poujastruc ne laissa pas ses élans de tendresse transparaître un peu trop ? Sans doute se serait-elle fait horreur s’il lui avait fallu avouer qu’elle avait un faible pour son gendre. Mais comme il ne poussa jamais plus loin qu’il ne convenait son badinage, elle en conçut finalement du dépit. Elle l’eût repoussé à grands cris s’il s’était déclaré ouvertement. Mais sa réserve même avait provoqué en elle comme un refoulement. Éperdue, ne sachant plus très bien où elle en était, partagée entre le réveil de ses désirs et sa respectabilité, entre la douceur d’aimer et la salissure du péché, elle prit, sans s’en rendre très bien compte, le parti de haïr cet homme qui lui était fatalement interdit.

De là, vraisemblablement, qu’elle ait vu d’un mauvais Å“il cette redoutable demande de procuration. D’où, par ricochet, l’humeur de François et, chez lui, la volonté bien ancrée de faire désormais payer cher à Clarisse la déception dont sa mère était la cause. Si, depuis le jour où il l’avait séduite, François avait accru son ascendant sur Clarisse, il n’en était résulté jusque-là, à travers le temps des fiançailles et des premiers mois du mariage, qu’une réciprocité amoureuse que Clarisse acceptait avec empressement. Que son mari la traitât comme un pacha sa houri, c’était tout de même en pacha caressant, en houri adulée. Elle était folle d’orgueil d’être corps et âme à celui qu’elle appelait son seigneur et maître. Si elle vivait dans l’extase et l’adoration, elle profitait en retour de ses ardeurs, de ses transports, de ses chatteries, de ses gâteries. Et ce n’est qu’après sa grande vexation qu’il se laissa aller insensiblement à étaler sa cruauté, aidé en cela, et presque provoqué au jeu, par l’état étonnant d’asservissement dans lequel était volontairement tombée Clarisse. C’est sur Clarisse qu’il assouvit donc sa déception. Ne lui appartenait-elle pas légalement ? À travers elle, il frapperait sa belle-mère.

À cela, que pouvait bien opposer Madame Poujastruc ? Sans doute réussit-elle par d’habiles manÅ“uvres et par d’adroits sarcasmes à discréditer son gendre. Mais elle comprenait bien qu’elle ne pourrait avoir tout à fait le dessus que le jour où elle lui arracherait sa proie pour de bon, cet otage de prix qu’était Clarisse. Or, rien à espérer en ce sens aussi longtemps que celle-ci resterait sa complice. Il avait donc fallu ces derniers événements, la maladie des fillettes, pour provoquer la cassure. Après des années d’attente, Madame Poujastruc touchait au but. Enfin, elle le savait, maintenant, elle allait pouvoir reprendre sa fille et priver François Deloulet de sa raison d’être, de la seule arme qu’il eût jamais eue contre elle. À force de mâchonner sa rancune, Madame Poujastruc en était arrivée à tout lui subordonner. Ni ses indulgences de grand’mère, ni ses convictions religieuses, ni ses préjugés bourgeois n’avaient pu l’arrêter sur la voie qu’elle s’était tracée. Incapable de se raisonner, faisant fi de ses devoirs vis-à-vis de Dieu, de la morale, de la destinée de sa fille et de l’avenir de ses petites filles, imposant silence à ses remords, elle se réjouissait de son prochain triomphe. Elle avait si bien manÅ“uvré qu’elle avait su mettre tout le monde dans son camp. L’abbé, l’archiprêtre, Jacques Ampuis et son père, Antoine même, tous, ils admettaient qu’il n’y avait plus d’autre issue possible que le divorce.

Malgré tout, la maladie des petites, en entrant dans sa phase aiguë, avait entraîné une espèce d’armistice. Le principe du divorce étant acquis il serait temps, ensuite, de passer aux actes. Pour l’instant, donc, la consigne était au statu quo. Diplomatiquement on continuait à montrer bon visage au gendre bien qu’on le sût condamné. Bien sûr, Jo Gibert et Maurille étaient favorables à François. Mais ils ne comptaient guère dans les décisions de la tribu. Marie-Amélie, elle, avait été rapidement gagnée à la cause commune. Ce divorce serait pour elle comme une revanche du sort. Comme l’illustration de ce qu’elle-même n’avait jamais osé avec Jo. Restait Monsieur Hermès. Mais Caroline aussi était pour le divorce et ça suffisait pour qu’on fût sûr que son mari partagerait finalement son point de vue. Il n’avait jamais sympathisé avec François. Par surcroît, il affectait de se tenir à l’écart de ce désordre familial. L’important était de maintenir Clarisse dans cet état d’hostilité ouverte où on l’avait surprise dernièrement. Si ce sacripant de François réussissait à la reconquérir comme déjà si souvent, c’en serait fait une fois de plus. Aujourd’hui, Clarisse était bien déterminée et avait donné des gages certains. Mais, avec elle, est-ce qu’on pouvait savoir ? Elle était si instable !

Aussi délégua-t-on l’abbé auprès d’elle. Qui, mieux que lui, saurait l’entretenir dans ses intentions ? Par respect pour ses enfants, elle ne devait supporter plus longtemps la vie commune avec un homme qui bafouait les Commandements de Dieu et de l’Église, qui l’avait attirée sadiquement hors du droit chemin, qui lui avait enseigné des plaisirs défendus par la bienséance et l’avait contrainte à vivre dans une honteuse corruption sexuelle. Elle y perdait non seulement son âme de femme mais son cÅ“ur de mère. Et que répondrait-elle plus tard à ses petites, si elle n’avait, dès maintenant, le courage de rompre ses liens avec ce scélérat ? N’encourait-elle pas la plus grave des responsabilités à l’égard de ces anges d’innocence ? Dieu ne lui réclamerait-il pas un jour des comptes ?

En d’autres circonstances, de tels discours auraient été sans effet sur Clarisse. L’abbé qui avait un instinct très sûr ne s’y serait même pas risqué. Mais les dispositions dans lesquelles était Clarisse de même que la peur qu’elle avait de voir mourir ses filles lui firent prêter une oreille plus attentive à ces admonestations. Elle éprouvait même un contentement présomptueux à découvrir qu’elle n’était plus envoûtée. Enfin, les sérieux à-coups de la maladie servirent les machinations de la tribu. À deux ou trois reprises, on crut que les petites allaient passer. En ces heures critiques, ni Madame Poujastruc ni l’abbé ne perdirent l’occasion de frapper plus encore l’imagination de la jeune mère. Sûrement, c’était une première punition de Dieu qui châtiait ainsi dans ses enfants chéries l’indigne Clarisse. Elle devait donc promettre à Dieu, pour les sauver, de mener à l’avenir une vie plus décente.

L’abbé n’avait jamais envisagé sans répulsion l’éventualité d’un divorce. Il laissait dire Madame Poujastruc, mais, quand il était seul avec Clarisse, il suggérait qu’une simple séparation de corps serait plus conforme aux prescriptions de l’Église. Sans compter qu’il redoutait des manigances de la part de François. Celui-ci n’était-il pas de taille à provoquer quelque méchant scandale dont la famille Poujastruc serait éclaboussée ? En cela, l’abbé manquait de perspicacité. S’il avait su mieux analyser les pensées qui couvaient dans la cervelle de François, il aurait été pleinement rassuré. François Deloulet s’était, depuis si longtemps, assoupi dans la quiétude de sa domination maritale que l’avertissement même qui lui avait été donné n’avait pas réussi à le sortir de sa torpeur habituelle. Perplexe, il était. Mais pas au point de s’émouvoir. Naturellement satisfait de lui-même et croupissant dans une fétidité intellectuelle dont il s’accommodait béatement, il misait sur ses capacités d’inertie. Il se disait qu’il fallait laisser faire le temps, que les choses se remettraient d’elles-mêmes en place, à la longue.

Un moment, il put supposer que c’était même un bien qu’il eût su ainsi temporiser. Mais, soudain, Maud et Marie-Amélie allèrent mieux. La fièvre décrut. Bientôt, tout danger fut écarté. L’optimisme reparut sur les visages. On fut tout à la joie de gâter celles qui avaient frôlé la mort de si près et dont l’amaigrissement et la faiblesse fendaient l’âme. On prévoyait pour elles une longue, une très longue convalescence. L’excitation due à ces nouvelles perspectives fit oublier pour un temps à la tribu ses projets. De la détente qui résultait de ce mieux résulta aussi un regain d’indulgence en faveur de François. Déjà, on était disposé à moins de sévérité. On oubliait les griefs accumulés.

Tout d’abord, on se persuada que Maud et sa sœur allaient guérir très vite. Très vite, en effet, elles purent se lever, rééduquer leurs membres, reprendre des forces, des couleurs. Mais, au bout d’un mois, une stagnation se produisit. Par crainte de complications imprévues, voulant éviter tout danger d’intoxication, le docteur Ampuis avait imposé de grandes précautions alimentaires. Les fillettes eurent donc de la difficulté à récupérer. Elles étaient loin encore de la santé florissante dont elles avaient joui avant leur typhoïde. Les couleurs du début, même, repâlirent. Leur maigreur devint impressionnante. Aussi fut-il convenu qu’elles devaient changer d’air. Il est à peu près certain que le docteur Ampuis n’avait été poussé à cette décision que par sa conscience professionnelle. L’urgence de ce changement d’air allait cependant aider à merveille Madame Poujastruc en élargissant davantage le fossé qui s’était creusé entre Clarisse et son mari, étant entendu que Clarisse serait contrainte d’accompagner ses filles là où elles iraient et donc de laisser François seul au Mas.

Mais où aller ? Monsieur Hermès proposa Bérihéa. L’endroit avait grandement réussi à Patrick. L’air y était sain, vivifiant. La forêt de pins, la proximité de la mer, tout cela faisait de Bérihéa l’endroit rêvé où les petites pourraient achever de se rétablir. La seule objection que François aurait pu formuler eût été relative à la dépense. Madame Poujastruc la prévint en déclarant qu’elle prendrait à sa charge tous les frais du séjour. Selon sa coutume, elle s’octroyait ainsi le beau rôle aux yeux du monde (quelle généreuse grand’mère !) sans renoncer pour autant à ses visées. Pour ceux qui savaient quel double jeu elle jouait, sa jubilation n’était que trop évidente. Elle cachait mal le contentement qu’elle ressentait à distiller son poison, à tisser cette toile où son gendre, naïvement, finirait par s’empêtrer.

Un obstacle, tout de même, aurait pu surgir, si François avait voulu suivre sa femme à Bérihéa. Mais Clarisse s’y opposa. Sans se soucier des intentions de son mari, elle prétendit qu’elle était épuisée par ces semaines d’insomnie et qu’elle avait besoin de repos, elle aussi. Elle voulait donc partir sans lui avec les fillettes. Voyant ses yeux mâchés, ses joues creuses, les salières de son décolleté, François s’inclina. Il devinait bien, aussi, qu’il avait toute la maisonnée contre lui. N’ayant pas acquis de situation indépendante, ayant toujours vécu aux crochets de sa belle-mère, il n’avait pas l’argent qui lui eût permis d’affirmer ses droits et d’emmener les siens où bon lui semblerait sans rien demander à personne. Il jugea donc qu’il était de meilleure politique de continuer à temporiser.

Mais le coup de grâce lui fut donné par Madame Poujastruc. Elle lui conseilla de profiter de l’absence de Clarisse pour aller passer quelque temps chez ses vieux parents à Saint-Brieuc où ceux-ci le réclamaient depuis des années pour régler en sa faveur une question de donation qui traînait. C’est à peine si ces vieilles gens connaissaient leur bru. Clarisse avait effectué chez eux un seul séjour, au début de son mariage, et, depuis, chaque été, François avait inventé un prétexte pour se dérober à leurs invitations. On se contentait de s’écrire de loin en loin. Justement Madame Deloulet mère était souffrante. Un bon fils se devait de témoigner un peu d’affection à ceux qui l’avaient élevé. Très experte en ces questions de préséances. Madame Poujastruc sut chatouiller l’amour-propre de François et lui mettre le marché en mains de façon qu’il n’osât pas se dérober.

Une fois François expédié à Saint-Brieuc, Clarisse et les petites installées à Bérihéa où Madame Poujastruc avait été les conduire, Caroline et son mari se retrouvèrent seuls au Mas avec Maurille. Pour la première fois, Caroline hérita donc la direction du ménage. Elle s’y employa avec zèle, comme si elle avait eu à cœur, les circonstances s’y prêtant, de montrer ses talents.

En l’absence de Madame Poujastruc, le père Ampuis et l’abbé se firent plus rares. Caroline espaça les repas dominicaux. On avait de bonnes nouvelles de Buddy qui prolongerait d’une année ou deux (écrivait-il) son séjour en Argentine. Félix était en bonne santé à Annecy. Olga avait eu une petite fille : Marie-Ange. On verrait peut-être le jeune ménage à Poujastruc et à Bérihéa pendant les vacances. Jacques Ampuis continuait sa carrière officielle. À l’étonnement général le ministère avait tenu et, ayant franchi les difficiles mois d’hiver, il était à présumer qu’il durerait maintenant jusqu’à la fin de la session. S’il devait être renversé ce ne serait qu’à la rentrée d’octobre. Jacques et Félicienne étaient donc entièrement requis par leurs obligations bien que Félicienne eût fait une fausse couche qui avait mis ses jours en danger. Elle avait encore engraissé, paraît-il, et était enceinte à nouveau. Elle ne venait pour ainsi dire plus à Poujastruc, laissant son mari faire seul le déplacement. Le poète Juan Triste avait reçu le grand prix de littérature de l’Académie Française. Du côté des Gibert, tout semblait également aller pour le mieux bien que Marie-Amélie restât avare de détails. Patrick, enfin, s’acheminait lentement vers la complète guérison.

La période de décalcification et de raréfaction osseuse était maintenant à peu près terminée. Il fallait surtout veiller en cette deuxième année, aux déformations possibles. Mais il n’apparaissait ni cyphose médiane pouvant former une gibbosité dorsale, ni scoliose, ni même la classique ensellure lombaire. Après tout, on était en droit d’avoir confiance. Il n’y avait aucun antécédent tuberculeux dans la famille de Patrick. Seuls son surmenage et ses abus sexuels avaient permis le développement de l’infection. Mais si tout cela avait si profondément ébranlé son organisme, si s’était ainsi créé un terrain favorable à l’évolution d’une manifestation bacillaire, les accidents dont il avait été victime avaient bien été au fond les facteurs déterminants. Ses contusions (en apparence bénignes) avaient été le point de départ de la localisation osseuse de la tuberculose. Il suffisait donc d’attendre le moment où la recalcification s’amorcerait.

À la tenue de ses lettres, on voyait bien que Patrick avait repris le dessus. Leur ton était d’une alacrité réjouissante et témoignait d’une étrange vitalité qui contrastait avec son impotence fonctionnelle. Quelle différence avec le Patrick amer et désenchanté qu’ils avaient fréquenté quand il était l’amant traqué de Madame de Chaumet ! Quelle différence même, déjà ! avec le Patrick que Caroline et son mari avaient vu la première fois à Bérihéa ! Il semblait bien toutefois avoir renoncé à la littérature. Il ne parlait plus que de peinture et leur envoyait souvent dans les marges de ses lettres des croquis à la plume dont l’humour, parfois féroce, enchantait Monsieur Hermès. Celui-ci se félicitait de l’avoir encouragé dans cette nouvelle voie. Il lui trouvait un réel talent, une force d’expression originale et subversive. Alors qu’il était toujours resté assez froid devant les préciosités dans lesquelles se complaisait Maurille, il était souvent bouleversé par la violence et la hardiesse qui se dégageaient des esquisses de Patrick. Patrick ne serait pas un faux esthète de salon comme Maurille mais un peintre virulent à la palette éclatante, au trait incisif. Il y avait en lui un véritable tempérament que son existence artificielle avec Madame de Chaumet n’avait nullement atrophié.

Au Mas, Caroline et Monsieur Hermès virent, par la force des choses, des contacts plus étroits s’établir entre eux et Maurille. Par quelle grâce d’état touché ou par quel intérêt poussé, Maurille fut charmant et amène durant tout ce printemps. Il avait momentanément décidé de ne plus peindre et profitait de l’absence de sa mère pour procéder à certains aménagements à l’intérieur du Mas. Il avait le sens de la décoration et savait rendre la vie à une pièce par la seule ordonnance d’une tenture. C’est avec des mains de magicien qu’il modifiait une atmosphère rien qu’en déplaçant un meuble ou en changeant un cadre d’orientation. Il dénichait des vieilleries méprisées, un bout d’étoffe, un vase ébréché, une statue vétuste et les remettait en valeur. Il égayait une fenêtre, faisait ressortir une commode, enfantait des disparités ingénieuses. Tout au plaisir de ces arrangements, il n’avait plus le temps d’être nuisible. Au cours de ces quelques semaines, il devint si clément qu’il laissa sa sœur et son beau-frère poursuivre en paix leur roucoulement amoureux.

Appréciant la tranquillité nouvelle du Mas où ils régnaient enfin sans contrôle, Monsieur Hermès et sa femme s’abandonnaient aux voluptés d’une deuxième lune de miel. Ils se couchaient tôt, se levaient tard et s’adonnaient à leur passion avec des ardeurs accrues. Joyeux comme de petits animaux en liberté, ils profitaient d’autant plus de leur vacance qu’ils la savaient temporaire.

L’ivresse qui les possédait inspirait parfois à Monsieur Hermès de légers remords. Il songeait à Clarisse et à son mari. De quel droit la tribu cherchait-elle à les séparer ? La tribu était odieuse, certes ! Elle agissait comme si elle avait été jalouse. Car enfin, de quoi se mêlait-elle ? Et que pouvait-on bien reprocher aux Deloulet qu’on n’eût pu aussi, reprocher à Caroline et à son mari ? En poussant la comparaison à l’extrême, est-ce qu’on n’eût pas eu de plus valables motifs d’indignation encore si on avait connu les secrets d’alcôve de leur propre couple ? Il était même providentiel que la tribu se fût uniquement préoccupée de l’intimité des Deloulet. Pendant ce temps, on n’avait pas pensé à fureter dans celle des Hermès. Si Caroline avait pris parti contre François, qui sait même s’il n’était pas entré là un peu de calcul ? N’avait-elle pas fait chorus avec ceux qui l’accablaient pour qu’on n’imaginât pas qu’elle avait elle-même des complaisances coupables ?

Caroline ne tenait sûrement pas à ce que quelqu’un s’immisçât dans sa vie privée. Elle avait fort raisonnablement et fort adroitement su scinder sa vie en deux parts distinctes. D’un côté, sa vie extérieure, identique à ce qu’elle avait toujours été, avec ses gentilles affectations de noblesse d’âme et de pureté. De l’autre, sa vie nocturne, avec son mari pour unique témoin, mari auquel, d’ailleurs, elle ne permettait jamais la moindre allusion, dans celle-là, aux licences qu’elle avait pu prendre en sa compagnie, dans celle-ci. Monsieur Hermès était même souvent stupéfait (et non sans admiration) par l’innocence (ou l’assurance) avec laquelle Caroline s’accommodait de ses tricheries. Il ne s’habituait pas aisément à la voir passer avec tant de désinvolture du jour à la nuit et de la nuit au jour comme si chacune de ces incarnations avait suscité une créature sans aucune relation avec le passé immédiat.

Pourtant, seule en face d’elle-même, Caroline devait bien s’avouer qu’elle ne se comportait pas toujours comme l’eût exigé la morale. Bonne épouse chrétienne ? C’était vite dit ! On reprochait à François d’avoir exercé une influence pernicieuse sur Clarisse et d’avoir avili ses sens. Mais Caroline n’avait pas eu besoin qu’on l’initiât. D’instinct, elle avait choisi les pratiques qui lui convenaient. Plus que jamais elle redoutait un accident. La crainte d’être enceinte avait pris chez elle une forme obsessionnelle. Elle aimait les enfants mais elle était horrifiée à l’avance par tout ce qu’il lui aurait fallu subir pour en avoir. Quand elle contemplait la sveltesse de sa taille dans la glace elle appréhendait d’être un jour alourdie par la maternité. Quel dégoût lui inspirait la vue de ces femelles avec leur ventre indécent et leur démarche pesante ! Parler devant elle de grossesse et d’accouchement lui donnait des nausées. Aussi était-elle fermement décidée à demeurer stérile. Elle prit donc toutes les précautions d’usage et contracta des habitudes anticonceptionnelles. Elle marqua sa prédilection pour les attouchements superficiels. De proche en proche elle finit par ne plus pouvoir s’en passer. Ses exigences charnelles se déréglèrent. Son plaisir devint si vif qu’elle renonça à le limiter et qu’elle se surprit à réclamer de toujours nouvelles extases. C’était comme si la volupté, au lieu d’apaiser sa chair, l’avait enflammée davantage.

Au début, Monsieur Hermès avait été flatté dans sa vanité masculine. Il s’émerveillait à bon droit. Comme il avait bien su éveiller son tempérament ! Lui qui avait toujours entendu dire que la plupart des femmes étaient frigides ! Eh bien, au moins, la sienne faisait exception ! Les spasmes de Caroline n’étaient pas simulés. Et quand il la tenait dans ses bras et qu’elle lui murmurait des mots d’amour, c’était une admirable amante qu’il étreignait. Ah, certes, avec quel orgueil il allait au devant de cette ardeur impérieuse dont il ne voulait pas voir les périls !…

Pourtant, Caroline ne payerait-elle pas un jour la rançon de ces excès ? Délicate de santé comme elle était, ne s’épuiserait-elle pas dans la répétition incessante de ces ébats folâtres ? N’aurait-il pas dû refréner ses désirs ? Prêcher la modération ? Si elle tombait malade ? Elle avait vraiment mauvaise mine depuis quelque temps. Elle avait maigri. Ses yeux paraissaient plus grands, plus hagards dans son beau visage angélique. Elle s’était surmenée, en outre, au chevet de ses nièces. Mais il n’osait intervenir. Il refoulait son anxiété. Bientôt ses soupçons s’évanouirent. Lâchement il se bernait pour mieux jouir de sa félicité présente et il laissait la vie continuer… continuer…

IV

Les premières atteintes du mal

 

Ce fut seulement au retour de leur voyage au Portugal que Caroline ressentit les premiers effets de son mal. Pourtant, elle n’avait jamais paru plus heureuse et plus séduisante à Monsieur Hermès que cet été-là. Elle avait des alanguissements d’Ophélie et sa voix même devenait plus suave et plus musicale, comme pour s’harmoniser mieux avec la gracilité de ses formes. Sur le bateau, pendant leur séjour à Estoril, Monsieur Hermès avait eu à plusieurs reprises l’occasion d’être fier de la beauté dont elle resplendissait et surtout quand, le soir venu, elle pouvait, dans des robes échancrées, livrer aux regards admiratifs, la grâce de ses douces épaules tombantes. Son charme romantique, son côté Elvire, Comtesse d’Agoult, Madame de Rénal faisait toujours sensation, par contraste, avec l’allure sportive et musclée des autres femmes. Elle semblait vraiment égarée dans le siècle. Un tanagra ravissant au milieu de dianes et de minerves. Sa peau, même cuivrée par le soleil, gardait des reflets nacrés qui la rendaient plus troublante. Si bien que les hommes étaient aussi gênés, lorsqu’ils posaient leurs regards sur la nudité de son décolleté que s’ils l’avaient surprise à sa toilette.

Alors, pourquoi Monsieur Hermès se serait-il tracassé ? Le voyage n’avait pas été pénible. L’air de l’océan était vif, sans doute, à Estoril, mais pas plus qu’à Bérihéa. Peut-être trop vif, cependant ? Allons donc ! Caroline ne s’était pas plainte une seule fois et il ne se souvenait pas qu’elle eût eu le moindre malaise. Bien sûr, elle avait pu avoir certains soirs, les joues enfiévrées, les lèvres un peu sèches, le regard exagérément brillant, les mains moites… La chaleur, sans doute ? Il n’y avait pas prêté plus d’attention. Malgré tout, il fallait bien supposer qu’elle avait dû prendre froid ici ou là, serait-ce même avant son départ ? Oui, c’était certain. Mais, à présent, il était vain d’épiloguer. Ce qui était fait était fait. Il n’était plus temps de revenir en arrière.

Aujourd’hui, Monsieur Hermès ahanait sous le coup qui l’avait frappé et précipité de si haut. Et puis, tout cela avait été si soudain, tellement déconcertant… À peine réinstallée au Mas, Caroline s’était mise à tousser. Mais sans vouloir y attacher d’importance. Elle disait que c’était une simple irritation de la gorge. Le père Ampuis, lui, au contraire, s’était tout de suite formalisé. Il trouvait qu’il y avait quelque chose de caverneux et de suspect dans cette toux.

Oh ! Monsieur Hermès se souviendrait toute sa vie de cet instant terrible où tout avait commencé, de ce début d’après-midi d’octobre où, fronçant le sourcil, cachant son émotion sous sa bonhomie paternelle, le docteur Ampuis avait dit de l’air le plus naturel qu’il pouvait : Ta toux m’agace, Caroline. Nous allons monter dans ta chambre et je vais t’ausculter. Mais non, voyons, parrain, c’est ridicule. Je n’ai rien. Ce sera passé demain. Le vieillard, malgré tout, n’avait pas cédé. Et, ainsi, elle l’avait suivi où il voulait. Mais quels visages que les leurs quand ils étaient redescendus ! Oui, c’était à dater de ce jour que la chance avait tourné…

Monsieur Hermès soupira. Il se souvenait aussi de tout ce qui avait suivi. Pris de court, il se vit sans défense. Il crut qu’une porte venait de se fermer brutalement devant lui et qu’il n’aurait plus jamais, en effet, que des souvenirs. Sa vie n’était plus projetée dans le futur ou délibérément engagée dans les délices du présent. Elle s’amassait désormais à l’arrière-plan. L’horizon était bouché. Il n’y avait plus de perspectives. Il fallait s’en tenir à remâcher ce bonheur de trois années qui avait constitué la seule partie valable de son existence. Tout était fini. Et il n’y avait rien d’autre à quoi se raccrocher que ce frêle espoir de guérison auquel, par une crainte superstitieuse, Monsieur Hermès n’osait pas faire allusion. Pourtant, un tel espoir n’avait rien de chimérique en soi. Pourquoi ne reverrait-on pas Caroline bien portante ? On avait pu considérer la guérison de Félix comme miraculeuse. Mais, c’était un fait, Félix s’était rétabli. Ses lésions s’étaient cicatrisées. Il avait pu fonder un foyer et faire un bel enfant à sa femme… Toutefois, sans savoir pourquoi, Monsieur Hermès n’avait pas confiance. Qui sait si un jour Félix ne rechuterait pas ? Et surtout Caroline n’avait pas la vitalité de Félix. Elle avait déjà été très ébranlée autrefois par son accès d’anémie cérébrale. Elle n’était pas de celles qui luttent. Sa fierté, son idéalisme la disposaient mal à souffrir les laides promiscuités de la maladie. Il redoutait pour elle le moment où elle se figurerait qu’il était vain de se cramponner plus longtemps et où, volontairement, elle se laisserait aller.

Il y avait si peu de semaines, elle allait encore à ses côtés, alerte et enjouée. Ils étaient, l’un et l’autre, si insouciants, si sûrs d’eux, si forts… Qui aurait pu prévoir ? Le bonheur ne leur était-il pas dû ? Leur amour était assez rare, assez grand pour les rendre invincibles. Leur jeunesse, leur confiance, leur entente n’étaient-elles pas autant de gages de durée ? Ah ! comment Monsieur Hermès ne se serait-il pas insurgé ? Mais non, voyons, il y a sûrement erreur. Ce coup affreux ne peut être pour nous. Nous ne sommes pas de ceux qu’une épreuve de ce genre peut atteindre. Nous planons trop au-dessus des contingences. On n’a pas le droit de nous toucher. Cependant le destin avait osé. Il pesait désormais de tout son poids sur la poitrine de Caroline et déchirait ses chairs.

Quelle déconvenue, quelle défaite pour Monsieur Hermès ! Lui qui avait cru qu’il était libre, qu’il était capable d’ordonner une vie à sa mesure et de la mener à sa guise ! Lui que l’amour de Caroline avait transfiguré ; lui qui avait oublié les pitoyables années de son adolescence, ce temps de ses vingt ans où il n’avait été qu’un jouet vaincu entre les mains de la société ! Lui qui s’était figuré qu’on peut toujours triompher de la fatalité et des hommes quand on est porté par l’amour ! Comme il s’était vite habitué à ce que tout lui sourît ! Il en était même venu, depuis son mariage, jusqu’à s’imaginer qu’il avait noirci exagérément les années passées et, ainsi, il avait peu à peu oublié les mauvais moments pour ne garder de ce passé que les reflets les moins ternes. Il s’était persuadé qu’il était de ceux que la chance appelle à elle, qu’il n’avait pas la vocation du malheur et que, par conséquent, il suffisait qu’il sût rester perméable. À cause de cela, il s’était développé en lui un optimisme de parti pris qui s’était substitué au pessimisme têtu et à la délectation morose de ses débuts dans la vie. Depuis, quatre années s’étaient écoulées. Il approchait de la trentaine. Et voilà qu’à cet âge où l’on s’affirme, subitement, tout risquait de lui manquer. Oh ! évidemment, durant ce laps de temps, il n’avait acquis ni la célébrité ni la fortune, mais il était assez content de lui à la pensée qu’il avait su, avec Caroline, élever le doux monument de leur félicité. Devrait-il, à présent, admettre que ce n’avait été qu’un éphémère château de sable ?

Caroline, en revanche, d’abord désorientée, semblait s’être résignée au pire. Où avait-elle puisé une si calme soumission ? C’était un mystère pour Monsieur Hermès. Dans la religion ? Dans une demi-inconscience de son état véritable ? Dans une confiance aveugle en la Providence ? Ou bien, comblée dans son amour au delà de toutes ses espérances, estimant peut-être ne plus pouvoir s’y dépasser, avait-elle décidé de s’abandonner aux caprices du sort à la manière de ces êtres incommensurables qui, après la réussite de ce qu’ils avaient entrepris, n’envisagent pas sans une complaisance un peu théâtrale, une fin tragique qui mettra comme un point d’orgue à leur tumultueuse chevauchée ? Après tout, Caroline était bien assez orgueilleuse pour nourrir un tel dessein. Elle n’avait jamais fait les choses comme tout le monde. Elle avait toujours voulu vivre en marge du commun. Elle avait toujours recherché les solutions les plus excentriques. Elle n’était certainement pas de ces femmes qui savent profiter de la vitesse acquise et jouir en paix de leur quiétude. Il lui fallait toujours plus. Son exigence était insatiable dans l’ordre des sentiments et à cause de l’idée qu’elle se faisait d’elle-même. Peut-être cette maladie venait-elle à point pour la sauver d’un enlisement, d’un bonheur rassis et lui permettre enfin un dépassement héroïque qui couronnerait sa destinée.

Elle avait toujours eu soif de sublime. À tout prix ! Elle avait pleinement conscience d’avoir su être une jeune fille d’une sublime intransigeance. Elle avait connu, avec Monsieur Hermès, une passion sublime qui s’était prolongée dans le mariage d’une façon non moins sublime. Son romantique avait été alors largement satisfait. Mais il faut croire qu’il n’avait pas été rassasié. Elle avait encore besoin de la folle gageure qui lui permettrait d’étonner une dernière fois ses proches. Tuberculeuse ! Quel merveilleux personnage n’allait-elle pas pouvoir incarner ! Elle mourrait dans les bras de son mari en prononçant des paroles d’une angélique distinction. Elle s’identifierait aux plus touchantes héroïnes de la littérature ; à Marguerite Gautier ; à Cathy, surtout ; peut-être à Marceline. Ah ! elle aussi, il faudrait qu’elle fût sublime pendant les mois qui lui restaient à vivre. Elle s’oublierait et elle oublierait en même temps ses souffrances dans cette sublimation finale. Toute son énergie serait mise au service de cette mission qu’elle désirait assumer. Comme on la pleurerait mieux, ensuite ! Comme ce serait grisant de sentir les siens désespérés autour de son lit de mort, extasiés par sa sainteté, par son courage, par son oubli de soi ! Alors, quelle récompense pour elle ! Quelle promesse de survie dans le cÅ“ur et dans la mémoire de tous ceux qui l’auraient approchée et aimée ! Aussi Caroline ne songea-t-elle guère à se soigner. Elle finit même par oublier qu’elle aurait pu guérir. Elle s’enferma dans le songe merveilleux de sa mythomanie. Elle n’avait pas peur de la mort. Elle se persuada, par surcroît, qu’elle ne tenait plus tellement à la vie, à cette vie qui lui avait dispensé toutes les joies. Elle fut sûre que ce à quoi elle devait s’accrocher, avant tout, c’était à magnifier l’opinion que les autres pourraient garder d’elle quand elle aurait disparu.

Certes, si Monsieur Hermès avait su à quel point elle s’inventait il aurait été confondu. Peut-être aurait-il été jusqu’à croire que Caroline était folle. Ou bien il n’aurait vu dans cette comédie que la preuve d’un désespoir trop longtemps contenu, l’assurance que Caroline ne l’avait pas réellement aimé, ne lui avait pas été sincèrement attachée, et ne cherchait dans cette fin tragique que la possibilité d’une suprême fuite. Il se serait accusé de n’avoir pas su faire son bonheur. Bref, il en serait résulté un malentendu d’autant plus absurde que ces deux êtres avaient mis à honneur de pousser la compréhension mutuelle jusqu’à ses extrêmes limites. À tout le moins, il valait donc sans doute mieux que Monsieur Hermès fût dupe de cet artifice. Il prit pour du stoïcisme ce qui n’était qu’une exacerbation de sa personnalité. Et, comme par sport, il s’acharna à combattre le mal. Il lutta pour contraindre Caroline à réagir. Il lutta contre son inertie, contre sa résignation. Rien ne devrait être épargné. Plus elle courberait la tête, plus il remonterait le courant. Elle semblait accepter le fait accompli ? Lui ne l’accepterait jamais ! Ainsi, il gagna du moins de s’aveugler toujours sur l’issue de la maladie et n’envisagea jamais un avenir où il lui faudrait vivre dans un univers que Caroline aurait déserté.

Ce qui l’aida, aussi, énormément, dans cette poursuite illusoire, ce fut son incapacité à réaliser ce qui leur arrivait. Non, il n’était pas possible que sa femme fût si injustement traitée ! Il y avait là un processus illogique. Arracher Caroline à ses paradis pour la plonger dans l’enfer d’une maladie mortelle frisait l’imposture. Pourquoi avait-elle été durant trois ans la favorite des dieux ? Ceux-ci allaient-ils d’un seul coup la mettre en disgrâce, la déshériter ? Pour d’autres, une pareille dégradation restait concevable mais elle était inacceptable quand elle visait une créature de cette qualité. Et pourtant les jours s’écoulaient, désormais moroses, sans apporter de démenti à ce qui était. C’était en pure perte que, chaque matin, Monsieur Hermès, au sortir du sommeil, se forçait à croire qu’il n’avait fait qu’un mauvais rêve. Car, de sa chambre de fiancé où il s’était exilé pour laisser à Caroline la libre disposition du lit conjugal, il l’entendait tousser. À quoi était-il utile au Mas ? Il se sentait aussi gauche qu’un enfant à qui on aurait confié le plus beau des jouets, qui l’aurait détraqué et à qui on l’aurait repris. Si seulement il avait pu bénéficier de quelque soutien ? Mais Buddy était au loin, Patrick toujours indisponible. Le Mas lui-même semblait désaffecté en cette saison humide qui précédait l’hiver. Maurille était une fois de plus reparti pour Paris, nanti d’une somme rondelette arrachée à la mansuétude maternelle. Antoine effectuait une tournée de conférences en Hollande et préparait une pièce pour ses débuts au théâtre. Jacques Ampuis écrivait des lettres agacées. La vie du ministère était précaire et ses jours comptés. Ferait-il partie de la nouvelle combinaison ? C’était la question ! François Deloulet s’éternisait chez ses parents. Clarisse était encore à Bérihéa où les petites achevaient de se remettre. On avait reçu des photos qui les représentaient, les pauvrettes, dans des robes que leur croissance subite rendait un peu ridicules. En quelques mois elles avaient poussé comme des asperges, surtout Maud, l’aînée. Mais, plus que jamais, Clarisse se murait dans son refus de reprendre la vie commune ! Elle était fermement décidée au divorce malgré les avances de son mari qui, de Saint-Brieuc, lui annonçait qu’il avait formulé une demande pour entrer dans une administration où sa licence en droit et sa connaissance des langues seraient appréciées, et lui donnait des gages d’une existence enfin normale si elle consentait à le laisser revenir.

Si Monsieur Hermès n’avait été aussi désemparé, il aurait sûrement suivi de très près l’évolution de son beau-frère et s’en serait ému. Mais la maladie de Caroline l’avait rendu imperméable aux épreuves d’autrui. François avait été jeté par-dessus bord par Clarisse ? Eh bien, ma foi, tant pis pour lui ! Qu’est-ce que ça pouvait lui faire ? Chacun pour soi ! Que François se débattît de son côté comme il pourrait. Ça ne le regardait pas. Et il n’avait certainement pas le temps de s’apitoyer sur son sort. Frappé dans sa quiétude, dans son amour-propre (au lieu de l’envier on allait donc commencer à le plaindre !), dans son affection même, il se retranchait dans de vieux égoïsmes. Mais justement parce que le Mas était déserté et qu’il y était seul en tête-à-tête avec sa femme et Madame Poujastruc (Ursule ne comptant pas et l’abbé ne pouvant venir que le dimanche) il se raccrocha davantage à sa belle-mère comme s’il avait eu l’intuition soudaine qu’elle tenait entre ses mains son avenir.

En réalité, il n’avait eu aucune difficulté jusqu’ici à rester le favori. François n’avait pas été pour lui un rival redoutable. Il avait toujours fait tout ce qu’il fallait pour que Madame Poujastruc le détestât. Et celle-ci avait préféré son deuxième gendre sans qu’il eût besoin d’étaler ses mérites. Cette préférence qui se manifestait par des baisers rituels, par des attentions laborieuses, par une sollicitude constante, avait même souvent réussi à l’agacer. Aussi avait-il été impatient d’entreprendre avec Caroline ce voyage au Portugal afin d’échapper momentanément à sa tutelle. La malchance voulait que Caroline fût justement tombée malade dès son retour. Quelle arme, cette coïncidence avait donnée à Madame Poujastruc ! On avait voulu l’évincer et les événements apportaient la preuve de sa nécessité. On ne pouvait se passer d’elle, c’était évident. Si elle était partie avec eux, elle aurait su veiller sur Caroline. Oh, cela va de soi, elle n’aurait jamais osé le dire ouvertement ! Mais elle s’arrangeait pour le faire sentir. Et, profitant de l’avantage, elle avait su se rendre indispensable à Caroline dont l’état impliquait des soins pour lesquels une mère était évidemment plus indiquée qu’un mari.

En même temps donc qu’il se raccrochait à elle par besoin (jouer au garde-malade n’étant pas son fort) il se surprenait à la détester. Il lui en voulait d’avoir repris si vite ses prérogatives. Par surcroît, il ne pouvait admettre la version selon laquelle Caroline aurait pris froid durant leur voyage. Lui, il était convaincu que tout le mal venait de Félix. Elle l’avait trop souvent approché quand il était contagieux. Le germe avait dû cheminer lentement en elle. Là-dessus, les longues nuits de veilles au chevet des nièces. Profitant de sa fatigue et de la réceptivité qui en résultait, l’infection s’était brusquement développée. Le mal avait poursuivi son investissement au cours du voyage pour éclater au retour. Telle était sa version. Mais Madame Poujastruc ne la partageait pas.

Pourtant, il n’était pas niable que Caroline ne fût d’une complexion chétive. Madame Poujastruc aurait dû se souvenir mieux que son mari était mort d’un emphysème pulmonaire (d’où peut-être une hérédité tuberculeuse chez Caroline) et que sa fille avait eu, tout au long de son enfance, une santé débile, de fréquentes laryngites et, plus tard, cette fameuse alerte à la suite de laquelle, épuisée, elle avait dû renoncer à ses études. Quant à Monsieur Hermès il savait, mieux que quiconque, que ce qui l’avait d’abord et surtout attiré vers Caroline, c’était sa frêle féminité. Peut-être parce qu’il était grand, sec, osseux, qu’il avait aussi pratiqué divers sports, il s’était toujours tenu à l’écart des femmes d’aspect chevalin. Ce qui lui avait plu, chez Caroline, c’était la finesse de ses attaches et de sa taille, la pâleur de ses mains, cette grâce enfantine qui appelait la protection. Bien souvent, il gardait entre ses doigts les poignets délicats de Caroline et aimait sentir, sous sa pression, qu’il aurait pu les broyer. Avec quelle tendresse il l’enlaçait, attirant vers lui ses minces épaules et son buste flexible. En cela, sans doute agissait-il d’instinct. Qui sait s’il n’appréciait pas cette fragilité dans la mesure même où elle contrastait avec sa large stature ? Faire choix d’une femme menue c’était un moyen de se prouver mieux à soi-même sa puissance physique. Plus l’être aimé serait faible, plus il lui serait facile de le dominer, de s’imposer à lui et de lui porter aide. Ah, qu’il avait bonne conscience de lui quand il pouvait exhiber sa force devant elle ! Sitôt qu’elle se disait un peu lasse ou faisait la paresseuse, il la prenait dans ses bras et la portait, ravi de la savoir si légère et si confiante. Chérie, vous ne pesez pas plus qu’une plume ! Et il riait avec fatuité parce qu’il la savait émerveillée de son aisance. Madame Poujastruc l’en avait assez raillé ! Elle prétendait qu’il donnait de déplorables habitudes à sa femme. Pour l’humilier, elle l’appelait l’Hercule aux pieds d’Omphale. Mais lui, il ne regretterait jamais de l’avoir tellement gâtée. Il y avait pris un tel plaisir ! Et jamais il n’oublierait ces instants. Mais alors, n’aurait-il pas dû, aussi, mieux veiller ?

Néanmoins, qui ne se serait endormi à sa place ? Caroline n’avait-elle pas paru nager, durant tout le voyage, dans une euphorie exceptionnelle ? Elle était enchantée de se soustraire aux méticuleux espionnages de sa mère. Monsieur Hermès s’était réjoui qu’elle n’eût plus à subordonner ses décisions à la volonté de Madame Poujastruc. Ah, comme il l’avait encouragée dans cette voie ! Comme il avait joui de cette revanche, comme il s’était félicité de la voir librement s’épanouir ! Le bonheur de ces quelques semaines devait-il donc être si chèrement payé ? Ne pouvait-il se faire qu’on profitât un peu voluptueusement de la vie sans qu’il fallût, aussitôt après, en subir les conséquences ?

Si réussi qu’eût été ce voyage (et il l’avait été) le souvenir qu’il en conservait avait été terni à jamais par l’effondrement qui avait suivi. Toujours, quand il y repenserait, les émotions les plus exquises, les instants les mieux choisis souffriraient du rapprochement qu’il ferait dans son esprit entre la Caroline qui les avait vécus et la Caroline d’aujourd’hui. À quoi bon avoir été si loin, avoir amassé tant d’images ! À quoi bon s’être exalté ! À présent, ce n’était plus rien ; rien de plus que le fantôme d’un mirage. Et ce qui était réel, hélas ! c’était le spectacle de Caroline cassée en deux par une quinte sur son lit blanc.

Comment Caroline n’avait-elle pas horreur, rétrospectivement, de ces paysages du Sud, de ce Portugal verdoyant, de cette Espagne aux couleurs si sensuelles ? Mais non, il n’y avait aucune rancÅ“ur dans l’esprit de Caroline. C’était elle, c’était toujours elle qui remettait la conversation sur ce sujet dont lui-même, farouchement, se défendait l’approche.

L’autre soir encore, comme elle était un peu plus fiévreuse, et qu’elle lui avait pris la main, elle lui avait redit à quel point elle avait été frappée par leur visite à la Chartreuse de Valdemosa. Vous souvenez-vous, chéri, du jardin touffu et, si sombre sous le poids de ses frondaisons, qu’on ne distinguait qu’à grand’peine ses allées ? Partout ailleurs régnait un éclatant soleil d’août. Mais là, sous ces arceaux, marchant à même la profusion végétale, respirant une odeur de mort parfumée, il tombait un froid de crypte. Et c’était sous ces mêmes voûtes obscures du feuillage que George Sand et Chopin s’étaient promenés chaque jour.

Pourquoi avait-elle rappelé ce souvenir ? Pourquoi spécialement celui-là ? Il n’avait su que répondre. Mais il avait remarqué, lui aussi, comme ce parc, au plein même de l’été et de la journée, demeurait plongé dans une fraîcheur presque glaciale, avec une végétation quasiment tropicale et des reflets sous-marins. Très vite, il avait cherché à entraîner Caroline. Il avait voulu fuir ces lieux malsains, échapper à l’angoisse qu’ils suscitaient. Comment Chopin avait-il pu consentir à vivre là ? Avait-ce été par complaisance morbide ? Au sortir de la mortelle humidité de ce sous-bois, Caroline et son mari avaient visité la cellule où le musicien et son amante avaient vécu et, chavirés, avaient vivement repris la voiture qui devait les ramener à Palma en décrivant un large crochet par Soller, pour échapper enfin à ce macabre décor que le grand amour tourmenté qui l’avait immortalisé n’avait pas rendu plus humain.

Et comme, maintenant, Monsieur Hermès regardait sa femme avec embarras, elle serra plus fort sa main et lui dit : Non, tranquillisez-vous, chéri, ce n’est pas à Valdemosa, j’en suis sûre, que j’ai pris mal. Si j’ai ressenti un frisson (et je me souviens fort bien l’avoir ressenti) c’était un frisson sacré devant la poignante désolation de ce parc abandonné. Mais des frissons de ce genre, partout, en Galice, en Estremadure, en Andalousie, ils en avaient pareillement éprouvés. Ils avaient vibré ensemble devant les salles dallées de l’Alhambra comme au milieu des jeux d’eau et des géraniums du Généraliffe, saisis par l’entêtant parfum des buis surchauffés et par la vue, au delà des toits plats et des tours carrées, des blanches cimes de la Sierra Nevada. Ils avaient délicieusement palpité à Malaga où la mer était si écumante, à Bragance parce qu’il leur semblait y vivre à une époque reculée, à Braga à cause de ses monumentaux calvaires à escaliers et à Porto en admirant les lourdes barques aux voiles gonflées qui descendaient le Douro, à Nazaré aussi dont le sable fin et la longue plage rappelaient Bérihéa, à Coïmbre, au bord du Mondego où ils s’étaient baignés (et l’eau y était tiède comme celle de ces étangs qui bordent la mer), à Batalha, à Mafra, à Cintra, à Setubal, à Motril, à Almunecar partout où ils s’étaient arrêtés et où la nature leur avait proposé ses enchantements.

Caroline n’avait peut-être pas tort de se reporter avec ferveur vers ce passé récent. Les sensations qu’ils avaient amassées alors, s’ils les évoquaient, ne les aideraient-elles pas à franchir ce mauvais pas ? Tout désappointé qu’il eût été en premier lieu, Monsieur Hermès ne devait-il pas s’avouer que le temps avait fait son Å“uvre depuis trois mois que Caroline était malade ? Il avait d’abord cru que sa vie n’avait plus d’horizons mais cette maladie, si l’on y réfléchissait mieux, ne venait-elle pas rompre à point l’uniformité d’une existence dont il commençait à se blaser ? Parfois, les épreuves avaient du bon. Elles vous forçaient à sortir de vous-même. Au lieu d’un présent assuré, mais, sans surprises, il lui était échu un futur plutôt sombre, sans doute, mais dont les accidents mêmes offraient des variétés presque séduisantes. Demain, Caroline pouvait mourir (car, si atroce que fût cette éventualité, il n’était pas facile de l’écarter) et le laisser libre.

Libre ! Depuis trois ans qu’il était lié par le mariage, pas une seule fois il n’avait réalisé qu’une solution de cette espèce pourrait se présenter à lui un jour. Et, se fût-elle présentée, qu’il l’aurait repoussée avec horreur. Mais il découvrait tout à trac qu’il ne s’indignait plus tellement devant cette possibilité. Il lui arriva même alors de la caresser avec un certain sadisme. Libre, libre ! Il pourrait redevenir libre ! Le seul fait de prononcer tout bas le mot l’agitait et l’obligeait à se demander s’il avait été aussi libre, depuis trois ans, qu’il l’avait toujours imaginé. N’avait-il pas vécu, plutôt, dans un état léthargique ? Soudain, il lui semblait respirer l’air du large, il piaffait, il était pris d’une furieuse envie de ruer dans les brancards. Il entrevoyait toute une suite d’activités encore mal définies, d’aventures corsées où il n’aurait pas d’autres mises à engager que les siennes.

Contraint par le vieux docteur Ampuis de laisser, chaque jour, Caroline effectuer très sérieusement sa cure d’air et sa séance de chaise longue comme sa sieste, il se voyait plus désœuvré, plus esseulé qu’il n’avait été jamais. S’il pleuvait ou si le ciel était gris, il s’enfermait dans sa chambre dont la situation écartée, tout au fond de la maison, lui agréait. Il était là comme dans un cocon, à l’abri des curiosités et du bruit. Il y avait entassé petit à petit tous ses livres dont le nombre croissant avait nécessité l’installation de nouvelles étagères. Cette tapisserie de bouquins qu’il aimait contempler, caresser ou feuilleter selon son caprice était intime et confortable. C’était comme un isolant, comme une carapace à l’intérieur de laquelle il échappait mieux à l’emprise du monde extérieur.

Le matin, cependant, de préférence, si le soleil se montrait, il enfilait son pardessus, entourait son cou d’une chaude écharpe et allait s’asseoir dans le coin le plus abrité du belvédère. Il emportait un livre mais, en fait, il lisait peu et se laissait surtout engourdir par la tiédeur du moment en rêvassant.

Libre ! Quelle serait donc sa vie s’il lui arrivait d’être veuf un jour ? N’était-il pas criminel, n’était-il pas abject d’oser seulement poser la question ? Il chassait vite cette ombre. N’avait-il pas d’éclatantes revanches à prendre ? Tant sur le destin que sur les êtres ? Tant d’occasions dont le mariage l’avait frustré ! Tant de femmes qu’il aurait pu avoir ! Pour l’amour d’une seule il s’était privé de toutes les autres. Sans compter mille et mille petites abdications de l’amour-propre, mille et mille cuisantes morsures demeurées jusqu’ici au plus profond de lui-même et qui n’avaient cessé, cependant, à l’insu de tous et même de Caroline, de l’affecter !

N’aimait-il donc plus Caroline ? Ne l’avait-il jamais aimée ? Allons donc ! Hérésies, hérésies ! Il n’était pas séant d’entretenir en soi de tels doutes. Il ne s’agissait pas de savoir s’il avait aimé ou non Caroline ni s’il l’aimait encore. Quelle passion avait été plus vive que la sienne ? Leur amour n’avait-il pas été conforme à leurs plus beaux rêves ? Mais pour autant qu’il eût pu croire que Caroline était la femme de sa vie en était-il réduit à admettre qu’il lui était désormais interdit d’en séduire d’autres ? Et, surtout, qui sait s’il n’avait pas prêté à Caroline, pour les besoins de la cause, des avantages qu’il aurait voulu trouver justement dans la créature idéale à laquelle son adolescence avait si longtemps pensé ? L’occasion, les circonstances, l’imagination aussi, tout cela avait permis à Caroline d’être élue entre toutes. Il eût été injurieux de prétendre qu’il s’était trompé. Mais très naturel d’envisager que d’autres femmes eussent pu, également, répondre à son attente ou même la mieux satisfaire. Ce qu’il y avait de singulier c’est qu’il resongeât encore aux années (pas tellement heureuses en soi mais riches en mirages) où il avait vécu au milieu de la petite bande. Sans doute, par contraste, avait-il été conquis ensuite par le genre d’existence qu’on lui avait ménagée au Mas. Mais qu’est-ce que ça prouvait ? On est d’autant plus fasciné par un régime qu’on n’y a pas été jusqu’ici habitué. À l’époque, Monsieur Hermès était en pleine mue. La vie difficile qui lui était imposée par Monsieur Papa et Madame Mère lui avait permis d’apprécier d’autant mieux l’atmosphère affectueuse et libérale de Poujastruc. Quoi d’étonnant qu’il se fût jeté à corps perdu dans ce monde tout neuf pour lui, à la fois plein de prestiges et de promesses ? Cela avait été pour lui l’occasion d’une permutation émouvante et bénéfique. Mais enfin l’émerveillement des débuts l’avait cédé peu à peu à l’accoutumance. Il s’était adapté à ce milieu et, à force d’y participer, il ne lui paraissait plus, maintenant, si extraordinaire et si rare. Après tout, il n’était qu’un côté de la vie. Et, de même qu’il se disait qu’il avait renoncé à toutes les autres femmes pour Caroline, il pouvait se dire aussi qu’il avait renoncé à toutes les vies possibles pour celle du Mas.

Restait à envisager la guérison de Caroline. Mais était-elle une certitude ? Faisait-on pour elle tout ce qu’il aurait fallu ? La temporaire guérison de Félix Ampuis avait quelque peu faussé l’esprit de son vieux père. Celui-ci avait pris confiance en ses méthodes. Il s’était ainsi persuadé que ce qui avait convenu à son fils conviendrait pareillement à Caroline. Quand Monsieur Hermès avait suggéré les grands moyens : envoyer tout de suite Caroline dans un sana, la tribu s’était récriée. Comme il y allait ! Voyons, le docteur Ampuis connaissait son affaire. Pourquoi s’imposer inutilement une longue séparation ? Caroline serait, au Mas, mieux que n’importe où. Elle aurait, pour la surveiller, la vigilance constante des siens. Elle profiterait du bon air de la région, d’une nourriture aussi riche qu’elle pourrait souhaiter. La présence de son mari ferait le reste. Devant ces arguments, Monsieur Hermès s’était incliné. Mais constatait-on un mieux ? Certainement pas ! Du repos, des précautions, une alimentation fortifiante, c’était parfait. Mais était-ce assez ?

C’était si peu, en un sens, que c’était à peine si on s’apercevait qu’il y eût une malade au Mas. N’était que Caroline avait dû renoncer à ses longues promenades à pied dans la campagne ou à faire du vélo, elle n’avait guère modifié sa façon de vivre. Elle avait toujours été de tempérament indolent. Elle avait donc seulement donné une place plus grande à ces fastidieuses siestes, à ces interminables séances de chaise longue. Les deux seuls traits tangibles de la maladie se manifestaient par un manque d’appétit et par une poussée de fièvre en fin de journée. Rien de plus désagréable, pour Caroline, rien qui l’irritât davantage que cette moiteur, coupée de frissons, que cette excitation qui empourprait ses joues. Sa tête devenait lourde et chaude, sa bouche amère, son haleine mauvaise. Elle était prise du besoin de se remuer, de bavarder sans arrêt. Ou bien, elle sombrait dans une morne torpeur. Mais, par ailleurs, elle ne toussait pour ainsi dire plus. Et pourtant les radios, loin d’être meilleures, trahissaient une évolution assez alarmante.

Pourquoi le docteur Ampuis ne s’en émut-il pas davantage ? Il est vrai que Caroline évitait de se plaindre. Par pudeur, elle minimisait autant qu’elle pouvait ses malaises. Elle se prêtait de mauvaise grâce aux examens, prétextait n’importe quoi pour les retarder. Elle s’opposait à ce qu’on en parlât devant elle. Bref, un peu à cause de tout cela et aussi parce que son état apparent rassurait la tribu, celle-ci se laissa-t-elle berner durant tout l’automne et tout l’hiver.

Madame Poujastruc avait le même optimisme que son vieil ami. Sous ses dehors délicats, Caroline était très solide et très résistante. Au printemps, avec le retour des beaux jours, son organisme reprendrait le dessus. Quant à Jacques Ampuis, pendant le court séjour qu’il fit à Poujastruc à la Noël, le ministère étant tombé et lui avec, il avait d’abord voulu taquiner Caroline : Qu’est-ce que papa me raconte avec ta laryngite tuberculeuse ? Mais j’ai la même, tu le sais et tu vois, je me porte comme un charme ! Ta mère et mon père sont là pour le dire : Voilà vingt ans qu’on nous connaît avec ce voile dans la gorge. M’en suis-je jamais mal trouvé ? Mais Caroline se contentait de sourire, choquée, au fond, que Jacques l’entretînt, avec autant d’insistance, d’une chose qu’elle cherchait à taire par tous les moyens. Et lui, il n’avait pas non plus l’intention de s’appesantir. Au diable les femmes ! Elles étaient toutes les mêmes. Elles ne perdaient pas une occasion de capter l’attention. Après tout, il avait d’autres soucis en tête. La chute du ministère avait porté un grave coup à son parti. Un revirement s’esquissait, depuis, dans l’opinion. Il fallait veiller au grain. Les prochaines élections s’annonçaient difficiles. Le concurrent socialiste aurait des armes contre lui. Que deviendrait-il s’il était battu ? Recommencer dans quatre ans ? Sombre perspective ! Il devait mettre tout en Å“uvre pour conserver ses voix. Sinon sa carrière serait brisée et il serait contraint de rouvrir son cabinet. Grandeur et déchéance !

Si Caroline faisait peu de cas de la carrière de Jacques, dont elle connaissait depuis longtemps les limites, elle se désolait à la pensée des répercussions que sa maladie causait à l’existence de son mari. Le pauvre chéri ! elle le voyait bien, il n’était plus du tout à son affaire. Il errait dans la maison comme une âme en peine. Il se rongeait. Dans la mesure où elle consentait à suivre de bonne grâce les prescriptions médicales c’était pour lui. Oui, c’était pour lui qu’elle aurait voulu guérir. Dans son état actuel elle se rendait compte de son incapacité. Elle ne pouvait plus rien pour lui. Ni l’accompagner au dehors, ni lui faire la lecture, ni même soutenir avec lui une conversation car elle était tout de suite épuisée. C’était de sa faute s’il menait maintenant au Mas une vie complètement négative. Il lui mentait quand il affectait d’être gai devant elle, quand il faisait semblant de croire qu’elle allait très rapidement se rétablir. Elle n’imaginait pas qu’il agissait ainsi par système, pour se rassurer lui-même, fût-ce au prix d’un leurre, pour que sa tranquillité ne fût pas perturbée.

Au plein de l’hiver qui fut, cette année-là, un rude hiver, la neige recouvrit la terre et, partout à la ronde, le paysage devint blanc. Au loin, les montagnes dormaient sous leur chape scintillante et, au Mas même, les toits, les tonnelles, les branches dénudées des chênes et des tilleuls, les lourds feuillages des sapins fléchissaient sous le poids de la neige amoncelée. Monsieur Hermès ne sortait plus et ce confinement avait coïncidé d’une manière curieuse avec une recrudescence amoureuse chez Caroline. On était en février. Sentait-elle déjà en elle les premiers réveils du printemps ? Ou bien la maladie exacerbait-elle soudain ses sens ? Quoi qu’il en fût, Monsieur Hermès ne résista pas à l’enivrement de caresser une chair qui s’offrait à lui et qui ne négligeait aucun des artifices de la coquetterie pour se faire mieux désirer. Caroline prit goût, subitement, malgré le froid qui sévissait au dehors (mais le chauffage de la maison allait bon train et permettait toutes les fantaisies vestimentaires) à flâner en déshabillé dans sa chambre. Elle montrait sa gorge et ses bras. Elle se fardait et se parfumait. On aurait dit qu’elle ne vivait plus que pour se parer et pour plaire. Enfin elle fit si bien que son mari se prit au jeu et ne la laissa plus en paix. Mais loin d’elle l’idée de l’en blâmer ! Au contraire, elle allait au devant de la moindre invite. Et c’est ainsi qu’ils furent bientôt de connivence pour accorder en cachette à la volupté, des instants que le docteur et que Madame Poujastruc pouvaient croire consacrés au repos. Caroline prétexta n’importe quoi pour rester seule avec son mari. Si bien que, dans la journée même, ils s’empressèrent de profiter des moments de solitude qu’on leur laissait. Ces caresses dérobées, ce plaisir parfois hâtivement préparé, hâtivement mené, hâtivement pris leur rappelaient leurs fiançailles. Mais comme ces libertés ne leur suffisaient pas, ils convinrent de se retrouver la nuit quand tout le monde était couché, comme s’il y avait eu pour eux un piment de plus dans la clandestinité de ces étreintes.

À son propre effarement, Monsieur Hermès qui, même dans les duos les plus poussés, avait toujours agi envers Caroline avec la plus grande délicatesse, se surprit à posséder celle qu’il aimait avec une frénésie dont il n’était plus tout à fait maître. Il découvrait à Caroline un charme nouveau de langueur et de morbidesse, un éclat fiévreux et jusqu’à ces mains brûlantes avec lesquelles elle l’attirait, qui rendaient plus fougueux et comme plus impérieux ses désirs. Sa passion s’affolait tandis qu’il tenait dans ses bras cette chair dont l’abandon laissait déjà deviner l’ampleur de sa prochaine déroute amoureuse. Aussi prenait-il ce jeune corps sans ménagement et sans aucune des préparations dont il avait su faire, pour elle, des délices. Mais Caroline ne renonçait pas, pour autant, aux caresses auxquelles elle avait pris goût autrefois. Quand elle croyait cette grande ardeur animale un peu retombée, elle se montrait plus chatte et savait fort bien obtenir les soins que ses sens exigeaient. Non point que Caroline n’eût un réel contentement à se donner ! Au contraire, elle aimait à présent sentir en elle la force de sa virilité. Monsieur Hermès était même parfois étonné de l’intensité de sa jouissance. Il suffisait de regarder son visage extasié au moment même où il la pénétrait. Tant la sensation était vive en elle, on aurait dit qu’elle allait rendre l’âme. Autrefois, Caroline avait pu observer une relative passivité. Maintenant, son impatience l’emportait. Mets-toi nu, chéri, et prends-moi nue ! Alors, quand elle le voyait gagné à son tour par un délire voisin du sien, que lui importait qu’il fît craquer les boutonnières de son pantalon ou les bretelles de sa chemise, qu’il l’écrasât sous son poids et qu’il l’étreignît sauvagement ? Fébrilement, elle arrachait de ses propres mains ses derniers voiles. Elle gémissait de bonheur, elle le remerciait, au fond de son cÅ“ur, d’agir enfin en mâle égoïste et de lui imposer sa loi. Elle n’était plus vraiment, écartelée sur le drap, pantelante ou démoniaque, qu’une femelle comme une autre, qu’une petite bête de plaisir, affamée et insatiable.

Si insatiable qu’elle exigeait encore de nouvelles caresses, finissant par ne plus avoir conscience de ses débordements, sourde à tous les conseils de modération, entêtée dans sa quête obscène, saisissant sa main et la guidant de force au siège même de sa volupté, fermant les yeux pour mieux se recueillir et indifférente à ce qu’il pouvait penser d’elle. En peu de temps, sa faim d’amour fut telle qu’elle ne songea plus qu’à la rassasier. Elle sut exciter les désirs de son mari au delà de ses possibilités normales. Lui-même ne se reconnaissait plus. C’était comme si ces pratiques intensives avaient fini par créer en lui un état quasiment constant d’érectilité. Cet état même agissait davantage sur l’imagination maintenant désordonnée de Caroline et la précipitait dans de nouvelles transes. Bientôt, ils n’existèrent plus qu’en fonction de leurs fureurs charnelles.

Peut-être étaient-ils mutuellement effrayés de la métamorphose qui s’était accomplie en eux mais ils n’osaient pas se l’avouer et ils continuaient à se livrer l’un à l’autre avec un tacite aveuglement. Leur égarement était tel qu’il étouffait tous leurs remords. Rien ne comptait plus. Caroline ne semblait nullement se soucier de contaminer ou non son mari. Celui-ci, de son côté, se refusait à imaginer qu’en cédant aux continuelles sollicitations de Caroline, il l’affaiblissait un peu plus. Leur plaisir était d’autant plus aigu qu’il était prohibé. N’y avait-il pas un horrible ravissement à provoquer le pire au sein du plus enivrant bonheur ?

Quelle évolution depuis cette époque des fiançailles où ils s’étaient évertués à vivre dans un embrasement éthéré ! Longtemps, dans un élan de chaste ascèse (parce qu’ils se croyaient d’une autre essence que le commun des mortels), ils avaient convenu de mépriser ces attouchements où les autres trouvaient tout leur content et s’étaient réservé, pour eux seuls, ce royaume de l’amour chevaleresque et platonique qui s’accordait si bien à leurs âmes exceptionnelles. Alors, ils avaient presque peur de tout contact. S’ils succombaient à l’appel de leurs sens, c’était avec un sentiment de culpabilité. Ils se reprochaient ensuite leur faiblesse. La morale, la religion leur opposaient leurs défenses et leurs menaces. Mais, maintenant, rien de tout ça n’existait plus. Les barrières avaient été arrachées. Ils étaient dévorés par un gigantesque incendie dont ils ne cessaient d’alimenter les flammes. C’était comme une fatalité maligne qui s’était abattue sur eux et dont ils se repaissaient goulûment.

Ah, avec quel exquis sentiment d’orgueil il la profanait ; avec quel désir pervers il se jetait sur cette bouche dont l’haleine, peut-être, était mortelle ; avec quel regard de convoitise il contemplait ce visage défait, ces pommettes trop rouges, ces yeux cernés, ces joues creuses ! Quand il prenait entre ses lèvres ces lèvres brûlantes, cette langue avide, il ne pouvait s’empêcher de songer à tout ce que ces lèvres et cette langue avaient osé. L’avait-il assez encanaillée ? Dieu ! était-il croyable que ce petit être si pur eût pu, si vite, accomplir, avec cette candeur, des actes devant lesquels, parfois, les plus hardies hésitaient ? Sa jouissance, en ces instants, était telle que si on lui eût dit : Arrête-toi, écarte-toi ou tu es un homme mort ! Repousse cette bouche empoisonnée ou tu tombes foudroyé ! il n’aurait pas su obéir. Comment avait-il ignoré si longtemps l’attrait sexuel de Caroline ? Il l’avait d’abord aimée pour son esprit lilial et pour son cÅ“ur généreux. Et il avait fallu qu’elle perdît sa santé pour qu’il découvrît dans sa naissante déchéance physique ce petit quelque chose, indéfinissable en vérité, qui le révolutionnait. Ah oui, il aurait voulu lui faire du mal, lui faire tout le mal possible, l’aimer assez fort pour aspirer ses poumons pourris dans un monstrueux et interminable baiser ! Mais qu’importait qu’après de telles tempêtes, alors qu’elle gisait, exsangue, à ses côtés ou secouée par une subite quinte de toux il s’écriât : Je te tue, mon adorée, je te tue et je suis ignoble ! Oui, qu’importait, puisqu’il l’oubliait l’instant d’après et la repossédait sitôt qu’elle était un peu remise.

Leur démence avait pris les formes les plus rogues. Caroline devenait méchante avec son entourage et particulièrement avec sa mère dont elle ne pouvait plus supporter la présence. Elle l’accusait de venir à chaque instant interrompre leurs tête-à-tête ou les espionner. Monsieur Hermès, lui, voyait dans les prescriptions ordonnées par le vieux père Ampuis ou dans les soins attentifs de Madame Poujastruc autant d’entraves déloyales et il les accusait l’un et l’autre, d’agir ainsi uniquement pour les persécuter.

À son tour, Monsieur Hermès se mit à maigrir. Mais il fronçait les sourcils comme s’il avait entendu une allusion blessante quand sa belle-mère le lui répétait et le pressait de se ménager. Il se persuadait qu’elle ne songeait nullement aux soucis que lui inspirait la santé de Caroline et aux insomnies qui en résultaient (prétendait-il) mais à exercer sa jalousie à l’encontre de leurs extases comme si en somme, elle avait été secrètement au courant de leurs rendez-vous nocturnes.

Oh, évidemment, il n’y avait pas moyen de les nier, ces extases ! Elles transpiraient à travers les murs de la maison et transparaissaient dans tous leurs gestes. Caroline, naguère encore si secrète, était devenue étrangement démonstrative. À y bien regarder, on pouvait dire qu’elle se conduisait avec plus de veulerie (dans l’exercice de sa sensualité), qu’elle s’affichait davantage que Clarisse ne l’avait jamais osé. Clarisse et Caroline ! Étranges filles portant en elles plusieurs complexes et que ni les principes religieux au fond ni l’éducation n’avaient jamais complètement muselées ! Tout au moins, avaient-elles suivi l’une et l’autre des chemins différents.

Clarisse, longtemps rebelle et butée dans son aberration, avait fini par se laisser quelque peu circonvenir. Mais si forte que fût, depuis quelques mois, l’influence de l’abbé et de sa mère, il était peu probable qu’elle consentît à extirper de ses entrailles les racines que François y avait plantées. Il y avait en elle un fond de sournoiserie et de duplicité qui l’empêcherait toujours de se plier aux disciplines et aux renoncements d’une foi profonde. S’ils croyaient l’avoir ramenée dans le sein de l’Église, ils se trompaient ! On ne ferait jamais d’elle une dévote. Elle pourrait, pour un temps, pratiquer les simagrées du culte mais elle n’y engagerait pas tout entier son esprit. Un jour ou l’autre elle s’affranchirait de cette tutelle, elle échapperait à l’emprise de l’abbé. Bien qu’elle assurât n’aimer plus son mari, il n’était pas tellement certain qu’elle ne lui reviendrait pas, malgré tout, par atavisme. Elle savait bien qu’elle était lâche devant lui et sans défense. Elle savait bien qu’il n’aurait qu’à lever le petit doigt pour que s’évanouissent tous ses griefs et ce, d’autant mieux que l’éloignement (de même que l’ignorance dans laquelle elle était de ce qu’il devenait) lui avait déjà permis d’oublier en partie ses anciens sévices et lui avait aussi donné comme la nostalgie des compensations dont il l’honorait autrefois. Si haineuse qu’elle eût pu être, à un moment, à cause de tout ce qu’il lui avait fait et en raison même de ce qu’il avait aussi voulu faire d’elle, elle sentait bien qu’il n’aurait qu’à paraître pour la reconquérir. Elle était vraiment sa chose. Elle ne pourrait jamais se dominer. C’était plus fort qu’elle.

Caroline avait suivi un tout autre chemin. Pieuse et vertueuse jusqu’au moment où elle avait connu son mari et persuadée qu’elle n’aurait aucun mal à convertir, à force d’amour, ce mécréant qu’il était, elle avait découvert, avec effroi, que c’était elle qui l’avait suivi dans la voie de la licence. D’abord à son corps défendant, puis très vite avec un consentement vertigineux, ç’avait été en elle comme une flambée qui ravageait tout et qui l’illuminait, et qui la réchauffait et qui la comblait. Que tenter contre ça ? Comment s’insurger ? Ses sens n’avaient-ils pas commandé ? L’un comme l’autre, ils s’étaient efforcé de sauver la face en dissimulant ce feu infernal sous de grands mots d’amour, mais ce n’était que des mots et ils ne pouvaient pas s’y tromper. En fait, Monsieur Hermès avait totalement dépossédé Caroline de son intégrité. Et, comme sa sÅ“ur Clarisse avec François, elle était devenue, sous des dehors très idéalistes, sa servante appliquée et zélée.

Monsieur Hermès réfléchissait à tout cela avec une certaine infatuation. Comme la vie était surprenante, comme elle était fascinante, aussi, quand on osait l’appréhender cyniquement ! Et pourtant, il n’avait pas toujours été insincère. Au début, surtout (mais même ensuite), il avait été entraîné par la ferveur religieuse de Caroline. Il avait évolué avec satisfaction dans ce milieu Poujastruc qui contrastait tellement avec celui où ses parents l’avaient maintenu. Tout un côté bourgeois, conformiste, douillet, de sa nature, s’était plu à ce rythme de repas familiaux et d’offices catholiques. Peut-être Caroline l’avait-elle cru définitivement gagné à sa cause quand elle l’avait vu entretenir des relations si cordiales avec les prêtres, quand elle avait obtenu de lui qu’il communiât non seulement à Pâques mais à l’occasion des grandes fêtes du calendrier, quand elle avait si bien manÅ“uvré qu’il s’était décidé de lui-même (répugnant à ânonner comme tout le monde dans un missel) à acheter une très belle édition cartonnée des Évangiles sur papier bible dont il lisait chaque dimanche un court passage pendant le Saint-Sacrifice. Mais tous ces signes étaient purement extérieurs. Monsieur Hermès n’avait pas été durablement marqué.

Au contraire, son action sur les sens de Caroline avait été bouleversante. Au point même que l’élève (en dépit des apparences et des afféteries propres à son sexe) avait souvent dépassé le maître. Avait-il, en cela, poursuivi des desseins vraiment machiavéliques ? Sans doute pas ! Mais les résultats étaient là.

Étrange propension du caractère de Monsieur Hermès à entretenir de l’innocence au milieu même de ses mensonges et de ses vices ! On eût été injuste avec lui en le traitant d’imposteur. S’il priait, s’il assistait à la messe, s’il se conformait à la stricte obligation pascale, ce n’était pas pour abuser ceux qui l’avaient accueilli mais par agrément. Pour ça, il avait le courage de ses opinions (c’était même peut-être là sa vertu maîtresse) et se serait sûrement abstenu (quoi qu’on pût en penser dans la tribu et quoi qu’eût pu en dire Caroline) si ces grimaces lui avaient paru fastidieuses. De même, s’il avait initié Caroline aux ivresses de l’amour, ce n’était pas pour la diminuer à ses yeux mais uniquement pour lui procurer des joies à nulle autre pareilles.

Pendant tous ces mois, Monsieur Hermès fut comme emporté dans un tourbillon. Il passait de l’extrême lucidité au plus complet marasme. Il ne parvenait pas à discerner au juste quel homme il était ni selon quelles règles il ordonnerait sa vie à venir. Dans un certain sens, il pouvait être satisfait s’il s’en tenait à l’opinion que les autres avaient de lui. Il leur avait assez bien joué la comédie, en somme ! À moins qu’ils ne lui jouassent, de leur côté, la comédie de l’estime ? Oui, au fait, peut-être n’étaient-ils pas du tout dupes de ses artifices ? Rien de plus grotesque que la position du trompeur trompé. Mais enfin, puisqu’ils consentaient à le prendre au mot, du moins en façade, il n’y avait que demi-mal. Le plus terrible était d’arracher ce masque qui lui permettait de plastronner. Quand il y réussissait, c’était pour sa confusion. Que de fois, au cours de cauchemars (dus seulement, sans doute, à une digestion un peu lourde mais auxquels il prêtait des significations maléfiques) n’avait-il pas cru être précipité ainsi, au fond de gouffres gluants où grouillaient des serpents ? Était-il donc si lamentable ? Ou bien était-il fou ? Dans ses périodes de haute clairvoyance, il oscillait entre ces deux extrêmes. Lamentable ou fou ?

Être fou, c’était du moins montrer qu’il était nanti d’une certaine originalité mentale. C’était se différencier d’autrui (fût-ce d’une manière peu glorieuse). Et, ma foi, les autres, autour de lui, ne donnaient pas une telle impression d’équilibre. N’étaient-ils pas fous, eux aussi ? D’eux ou de lui, qui possédait la vérité ? Ils le jugeaient au nom de la vérité qu’ils détenaient. Mais ne détenaient-ils pas seulement une des multiples faces de cette vérité ? Et n’était-il pas fondé à croire qu’il pourrait détenir, pour son propre compte, telle ou telle autre face ? Alors ? Mais non, hélas ! ils n’étaient pas fous puisqu’ils cherchaient toujours à le ramener à la raison ! Du reste, les fous n’étaient qu’une infime minorité dans ce monde rationnellement organisé et, comme tels, avaient toujours forcément tort aux yeux de l’omnipotente majorité. Mieux valait donc être dédaigné ou ligoté pour folie. L’orgueil aidant, on pouvait du moins, ainsi, se complaire dans son personnage et s’inventer des mérites selon sa fantaisie. Mais avait-il la vocation de cette suprême extravagance ?

Tandis que s’il se laissait gagner par le soupçon qu’il était lamentable, c’était pire ! D’un seul coup, il se voyait ravalé au niveau commun. Pourtant, qu’avait-il donc de plus que les autres, tout fanfaron qu’il fût ? Qu’avait-il accompli jusqu’ici ? Que pouvait-on inscrire à son actif ? Vingt-huit ans, déjà ! Et quoi derrière ? Quel bagage ? Les mêmes succès, les mêmes avantages qui, l’instant d’avant, eussent pu paraître flatteurs pour son amour-propre, lui semblaient tout d’un coup dérisoires. S’il voulait être impartial envers lui-même (et il croyait l’être simplement parce qu’il s’accablait) il devait bien s’avouer qu’il n’était jamais arrivé à rien. Tant d’aspirations en lui qui avaient avorté, tant de projets qu’il n’avait pas su mener à bien ! Des études ? Oui, sans doute, mais achevées sans brio, sans cette aisance qui désigne les grands sujets et qui lui aurait permis de les pousser très loin ou d’acquérir une situation de premier plan. Du sport ? Oui, également, mais sans se dégager jamais d’une honnête médiocrité. Des femmes ? Comme tout le monde, mais sans aucune liaison brillante, de petits succès sans lendemains et sans grandeurs, rien enfin dont il y eût de quoi se vanter. Et même, la seule créature un peu flatteuse dont il eût été l’amant (la capiteuse Alice Elvas) l’avait traité comme un collégien et avait disposé de lui à son gré. Un mariage ? Certes, et même un mariage inespéré mais qui n’était peut-être pas tout à fait conforme à ses ambitions romanesques. Des vices ? Bien sûr ! Mais même pas de ces vices éclatants qui par leur monstruosité même lui eussent valu quelque scandaleuse notoriété. Alors, en fin de compte ? Qu’avait-il à son actif ? Lamentable ! Voilà, il avait été lamentable en tout. Ah, que n’eût-il pas donné pour être en tout lamentable si, en revanche, il avait pu seulement être favorisé sur un point ! Par exemple, un cancre, bien laid et bien borné mais un champion. Ou bien un sot, un maladroit mais un adonis. Ou encore un peureux, un mal fichu mais un génie. Mais non, il avait été lamentable, ni plus ni moins !

Il n’y avait qu’une chose qu’il avait peut-être été à deux doigts de réussir : c’était son amour. Il avait même cru pendant des années au chef-d’œuvre. Mais il n’était pas seul à l’avoir conçu. La meilleure part en revenait à Caroline. D’ailleurs, il n’était pas du tout sûr qu’il eût réussi. Et pourtant, s’il ne voulait pas risquer de se retrouver un jour les mains vides, ne devait-il pas se cramponner à ce qui subsistait de ce beau rêve ? Ce n’était donc peut-être pas tant la vie de Caroline qu’il fallait défendre mais l’harmonie de leur couple. Ah, qu’il arrivât ce qu’il voudrait mais que rien ne vînt l’abîmer ! Puisque la vie était si décevante, qu’il lui fût donné d’assumer, en compensation de ses échecs, un rôle dont il n’eût pas à rougir ! Qu’il pût imposer ce beau rôle à ceux qui l’observaient et il était sûr alors qu’il pourrait conserver une bonne conscience et profiter de l’illusion acquise pour mériter une place honorable dans le concert universel. Mais l’imposerait-il jamais ? Et ne courait-il pas déjà au-devant de nouvelles catastrophes ?

V

Disparition de Caroline

 

L’hiver avait passé sur Caroline, malgré ses rigueurs, sans aggraver sensiblement son état. Pendant des semaines et des semaines, la neige avait feutré la campagne dans son grand silence. Poujastruc et ses environs, au fond de la vallée, se trouvaient à demi isolés du reste du pays. Les trains qui, chaque jour, stationnaient en gare, seuls, les reliaient au monde extérieur. On était perdu dans les sombres froidures de la montagne et quand on voyait disparaître, à un détour de la ligne, la fumée grise des locomotives, on ne pouvait s’empêcher de songer qu’il y avait ailleurs, très loin, des plaines où l’herbe des prés était encore verte, où la température était douce et, là-bas, tout au bout, les pluies tièdes de Portville et la mer.

Par la force des choses on vivait donc au Mas dans un complet repliement. Heureusement, la maison était très bien équipée contre les intempéries. Malgré le froid, le vent glacé soufflant des crêtes, le verglas des routes et la haute neige, on y jouissait d’un agréable confort : double-fenêtres, chauffage central intense, tapis épais, tentures, recoins intimes. Les autres années, par surcroît, la saison hivernale avait toujours été coupée par des séjours à Portville ou à Paris et par la venue au Mas, à l’occasion des fêtes, des membres de la tribu et de nombreux amis. Cette fois, au contraire, réduits à un petit nombre, confinés dans les mêmes pièces, les occupants sentaient plus durement leur isolement. La longueur des nuits et la monotonie des journées s’appesantirent sur eux d’une façon implacable et accentuèrent leur malaise. Ils n’étaient plus distraits par rien que par eux-mêmes. Leurs nerfs étaient exacerbés et leurs sentiments faussés.

C’est ainsi que Monsieur Hermès en était arrivé à se persuader que Caroline mourrait. En fonction de cette certitude irraisonnée, il se promettait de magnifier le temps qu’elle avait encore à vivre. Caroline, mue par un étrange mimétisme, s’était aussi persuadée qu’elle était perdue. Ce faisant, elle avait à cœur de donner le meilleur d’elle-même à son aimé. Si tu n’as plus que quelques mois devant toi, pensait l’un, qu’au moins ce laps de temps soit pour toi exempt de soucis et embelli par l’amour. Tu emporteras dans la tombe le souvenir d’un mari qui te vénérait et les regrets d’une vie qu’il aurait voulu te faire plus merveilleuse encore. Si je dois disparaître bientôt, se répétait l’autre, qu’il puisse garder au fond de son cœur, le pauvre chéri, l’assurance qu’il a été adoré à la folie par la femme la plus charmante qui fût. D’une exaltation à une autre, et sans se le dire jamais, Monsieur Hermès se fit à l’idée d’être un veuf inconsolable et qui ne vivrait plus que pour la glorification posthume de celle qui l’aurait quitté prématurément, et Caroline, brûlée par le même orgueil inconsidéré, désirait partir en beauté comme les héroïnes sublimes qu’elle avait admirées.

Mais ces deux êtres, qui avaient voulu être le symbole d’un amour idéal et éternel, étaient tellement absorbés par l’image qu’ils s’efforçaient d’immortaliser, qu’ils finissaient par s’entre-dévorer sans s’en douter. Déjà, Caroline s’était désincorporée de la vie à force de mépriser le mal qui la minait et cependant elle ne semblait pas être affectée par ce retrait volontaire. Son mari, en récompense, aurait pu échapper à l’envoûtement. Mais, loin de fuir ces dangers, il les recherchait exactement comme un alcoolique se serait jeté sur les breuvages les plus nocifs. Comme le corps de Caroline, son âme était gangrenée mais ils n’en avaient pas conscience. Ils ne voyaient pas qu’en voulant forcer leur nature, ils n’avaient abouti qu’à donner naissance à une de ces fleurs affreusement artificielles dont l’odeur même était malsaine, une de ces fleurs vénéneuses et torturées dont un maniaque s’ingéniant à cultiver la rareté finirait par détruire la beauté première.

Quel contact Monsieur Hermès avait-il conservé avec le réel ? Son manque d’intérêt pour tout ce qui était la raison d’être des autres hommes, pour tout ce qui n’était pas Caroline, l’avait peu à peu rendu inapte à toute activité. Il s’était successivement coupé de tout et avait été, à chacune de ses expériences, trop brutalement déçu pour affirmer son tempérament profond. À l’approche de la trentaine, révulsé par les contingences, humilié par la dureté de trop d’échanges, choqué par la laideur des préoccupations d’autrui, il avait encore des réactions et des faiblesses d’enfant. Abandonné à lui-même, privé du soutien matériel constitué par ses parents et Madame Poujastruc, que serait-il devenu ? Il n’avait pas acquis de diplômes suffisants. Il n’avait appris aucun métier. Il n’avait de goût pour rien sinon pour une vie luxueuse et raffinée, pour une existence désÅ“uvrée, disponible, pour la flânerie et la rêvasserie. Paresseux, il l’était comme il n’était pas possible de l’être et au point d’en tirer gloire. La forme suprême du bonheur lui semblait de plus en plus consister en une inaction délicieuse que ne viendraient jamais rompre que les rares gestes nécessaires à l’obtention des commodités les plus désirables. Cette paresse pouvait toutefois prendre, chez lui, les formes les plus inopinées. Tout ce qui contribuait, par exemple, à l’expression et à la satisfaction de son amour ne lui était pas à charge. C’est alors justement qu’il se dépensait en ferveurs et en dévouements. Et sans doute pour lui-même, ou pour ceux qui n’étaient pas contraints de vivre tous les jours avec lui, était-il plausible d’admettre que son comportement avait magnifiquement su déborder sur les contingences. Certes, rarement individu avait aussi subtilement réussi à se retrancher en soi-même. Encore fallait-il que Monsieur Hermès pût compter sur autrui pour assurer sa subsistance. Mais il y comptait effectivement. Et pourquoi n’y aurait-il pas compté ? Dans les pires moments, il avait toujours eu, au moins, la table et le gîte. Il estimait donc qu’il n’y avait aucune raison pour qu’il n’en fût pas ainsi indéfiniment. Dans ces conditions, n’était-il pas logique avec lui-même en se consacrant à ses problèmes personnels ? De nature plus sentimentale qu’intellectuelle et par ailleurs plus cérébrale que franchement sensuelle, rien d’étonnant à ce qu’il se fût jeté tout entier dans une passion sublimée où, par chance, il avait trouvé une partenaire inespérée.

Ceci étant, n’était-il pas surprenant qu’il fît si peu de cas de la maladie de sa femme ? Bien sûr, il l’entourait des plus affectueuses prévenances, lui tenait compagnie, veillait à ce qu’elle ne manquât de rien et s’efforçait de la distraire. Mais la soigner réellement, non, ça ne l’occupait guère. Il n’y songeait même plus. Ça ne lui paraissait pas entrer dans ses fonctions. Comment Caroline lui en aurait-elle voulu ? N’était-elle pas aussi désinvolte ? Si elle ne commettait pas d’imprudences, c’est parce qu’elle n’en avait plus la force. Mais elle feignait toujours d’ignorer son mal et le traitait plus que jamais par le dédain. Elle et lui ne vivaient que pour l’instant présent. De quoi demain serait-il fait ? Par quelle rançon leur faudrait-il payer ce défi continuel à la réalité ? Ils n’en avaient cure.

Aussi, de temps en temps, après le déjeuner, quand le soleil brillait, Caroline obtenait-elle sans peine de son mari que, transgressant toutes les consignes, il lui fît faire quelques pas à son bras dans le parc. Elle chaussait des bottes fourrées, se vêtait de chaudes fourrures, s’emmitouflait le visage et sortait avec lui pour un court moment. Elle était déjà si faible qu’elle s’appuyait sur lui de tout son poids. La neige crissait sous leurs semelles. L’eau gouttait des branches. Et, parfois, rompant le silence environnant, un corbeau fendait l’air de son cri, ou bien, avec un plaf assourdi, un gros pan de neige tombait d’un toit. Ainsi, ils s’avançaient jusqu’à la terrasse, jusqu’à leur cher belvédère tout poudré de blanc. En bas, en se penchant, ils apercevaient la petite rivière gelée et ridicule entre ses bordures de taillis décharnés. Au cours de ces lentes promenades, enlacés, mesurant leurs pas, ils se laissaient gagner par la gravité heureuse de leur amour. En ces instants, plus rien de charnel en eux mais une euphorie virginale qui les ramenait à l’époque de leurs fiançailles. On aurait dit que la présence de la neige, de même qu’elle ouatait leur marche et leur conversation, portait leur pensée à son faîte. Caroline se retrouvait là dans son rôle de prédilection. Elle tournait vers Monsieur Hermès un visage extasié, pressait sa main gantée sur la sienne et s’inquiétait (avec quelle merveilleuse, quelle délicieuse morsure dans le cÅ“ur !). Que deviendrait-il, le cher chéri, quand elle aurait disparu ? C’était pour se conserver à lui qu’elle aurait voulu vivre. Elle le lui répétait avec naïveté. Par magnanimité, il faisait semblant de ne pas comprendre le sens véritable de sa question et il protestait. Car il savait, lui aussi, s’élever au-dessus du débat pour mieux jouir de son émotion. Allons, elle était folle de nourrir des idées si moroses. Le docteur Ampuis affirmait qu’elle était moins touchée que Félix et Félix s’en était tiré. Alors ? Il s’y connaissait, tout de même, le vieux, bien qu’on se moquât souvent de lui. Mais Caroline contemplait son mari avec une commisération supérieure. Avec quel art elle savait jouer de ses regards et de ses sourires quand elle voulait extérioriser les nuances les plus suaves de sa belle âme ! À ces instants, elle était touchante et comme intérieurement, comme mystérieusement éclairée par une lumière céleste. Elle faisait venir des larmes aux yeux de son mari. Plein d’enivrement, il la prenait contre lui et caressait ses joues en balbutiant des mots sans suite où il lui exprimait le tourment de son cÅ“ur bouleversé.

Tout n’était-il pas parfaitement limpide et clair entre eux ? Ne pouvaient-ils pas lire jusqu’au fond de leurs âmes ? Il n’y avait pas de phrases à faire, rien de plus à dire. Les mots n’étaient plus rien dans cet accord. À quoi bon de nouveaux serments ? Aucun autre homme n’avait jamais existé et n’existerait jamais pour Caroline ; aucune autre femme pour lui. Quoi qu’il advînt, ils étaient indissolublement liés. Rien ne pourrait dissocier ce bloc dont ils avaient patiemment amalgamé chaque grain, grain à grain. Et pourtant…

Oui, pourtant, peut-être que tout n’était pas encore dit, peut-être manquait-il à cet accord un ultime aveu qui eût tout remis à sa juste place. N’avait-on pas l’impression, parfois, que l’un et l’autre étaient légèrement las de cet opéra qu’ils se jouaient depuis des années ? Monsieur Hermès n’aurait-il pas souhaité quelque violente métamorphose ? Et Caroline, de son côté, n’avait-elle pas le pressentiment qu’il lui était désormais impossible de parachever son personnage sans le précipiter dans une mort scénique ? Oui, peut-être était-elle assez insensée, assez brûlée par l’orgueil de son rêve pour négliger une vie qui ne lui permettrait plus d’échapper à la banalité ? Peut-être était-elle assez inhumaine enfin, pour destituer un destin qu’elle savait bien qu’elle avait poussé jusqu’au zénith et qui s’en irait déclinant ? Sans enfants, réduits l’un à l’autre, à demeurer face à face jusqu’au bout, peut-être ne leur aurait-il pas été loisible en effet de maintenir leur amour à cette haute température de haute solitude qu’ils lui avaient tout de suite imposé. Leur zèle ne commençait-il pas déjà à se ralentir et leur feu à baisser ? N’avait-il pas fallu cette maladie pour les ranimer ? N’étaient-ils pas (vis-à-vis de leur amour) comme ces gens qui se piquent les joues pour rester éveillés ?

Oh ! quelle déchéance ce serait, quelle humiliation, s’ils laissaient se refroidir leur zèle, s’ils n’étaient plus, bientôt, qu’un de ces couples, entre tant d’autres, qu’habitent la médiocrité et l’ennui ! Avoir tant risqué, s’être mis si farouchement en marge pour aboutir à cette faillite ! Non, Caroline n’y consentirait jamais. Tout était préférable à cet abandon. Que le sort décidât d’elle cruellement s’il voulait mais qu’il lui épargnât au moins l’horreur de la ravaler au rang des créatures ordinaires ! Car enfin, autour d’elle, toutes les femmes, autant qu’elles étaient, quel pénible, quel honteux marché elles avaient conclu avec la vie ! À commencer par sa mère qui dissimulait bien mal sous de risibles dérivatifs sa profonde misère morale. Marie-Amélie était-elle mieux lotie ? Et Clarisse, que dire de Clarisse qui n’accusât davantage son pitoyable enlisement ? Mais les autres avaient-elles mieux visé ? Non, aucune n’avait échappé. Ni Félicienne, si complètement neutralisée par Jacques, ni surtout Olga (autrefois si rétive et si exclusive) qui se prélassait aujourd’hui béatement dans les molles facilités de sa vie conjugale et de sa jeune maternité. Oui, chez Olga surtout, quelle abdication ! Avec quelle rapidité son absolutisme outrancier s’était transformé en conformisme matriarcal ! Quel bouleversement organique le mariage avait déclenché en elle ! On pouvait bien dire qu’elle avait perdu toute sa spiritualité. Elle était passée dans un autre monde. Elle n’avait plus rien de commun avec Caroline.

D’ailleurs, ce qui effarait le plus Caroline, c’était la complaisance avec laquelle Olga, aussi bien que Félicienne ou Clarisse, s’étaient laissé engrosser et avachir par leurs maris. Leur suffisance de matrones était insupportable à Caroline. La vue de ces jeunes mères dorlotant leur poupon ou lui donnant le sein la dégoûtait. Elle n’eût pas reculé devant les soins les plus ingrats s’il lui avait fallu s’occuper elle-même d’un bébé. Mais elle ne pouvait souffrir que Félicienne, par exemple, fût si bestialement dévorée par son instinct maternel, si goulûment avide de cette chair qu’elle avait nourrie, si impudiquement livrée aussi, riant avec ivresse quand l’enfant touchait de son petit doigt son téton ou que son lait, soudain jaillissant, inondait son corsage. Pouah ! pouvait-on tomber si bas, oublier toutes les délicatesses de son sexe, tous les raffinements de l’éducation et de la sensibilité pour n’être plus rien d’autre qu’une femelle pâmée devant sa portée ? Ah, certes, la maternité était odieuse quand elle était si crûment manifeste ! Dieu merci, elle avait échappé à cette servitude. Elle avait conscience d’avoir porté son amour à son plus haut point d’incandescence. Elle s’était enfermée dans sa quête. Elle n’avait plus le droit de revenir en arrière. Comme la mort serait douce au terme de cette ascension vertigineuse ! Elle fermait les yeux et se recueillait, possédée par un étrange bonheur tandis que, la main posée sur sa poitrine, elle touchait le mal qui la rongeait.

Mais peut-être y avait-il également, chez Caroline, un sentiment personnel d’insatisfaction. N’était-elle pas jalouse, au fond, de ces jeunes mères, n’enviait-elle pas leur fécondité, n’était-elle pas indirectement punie de sa volontaire stérilité ? Elle s’était cherchée elle-même en Monsieur Hermès. Elle avait voulu faire de son amour l’unique objet de sa vie. Avant cet amour, elle avait eu la passion des études. Mais elle en avait mesuré la vanité. Elle avait connu, conjointement, une certaine exaltation religieuse. Mais, cela aussi, elle l’avait transcendé. Et c’est finalement sur Monsieur Hermès que toutes ses aspirations s’étaient cristallisées. Aveuglée comme par une clarté éblouissante, elle s’était avancée sur le fil des années avec une confiance extravagante. Maintenant qu’elle apercevait la fin de la route, elle était en droit de douter de sa foi. N’avait-elle pas manqué le passage difficile par où atteindre sa propre vérité ?

Qu’était sa vérité ? Elle prenait sa force dans cette volonté, longtemps cultivée, de tendre toujours à l’absolu. Dans tous les domaines, elle avait inlassablement cherché la perfection. Elle ne s’était jamais acceptée, elle ne s’était jamais contentée de ce qu’elle pouvait être. Et ce qui l’avait soutenue, dans cette aventure, c’était l’oubli total (dans lequel elle avait vécu) de sa future mort. Dès l’instant que la vie continuait à s’étendre devant elle, elle considérait qu’elle pouvait prendre son temps et que ses déconvenues passagères ne tireraient pas à conséquence. Mais depuis que sa vie était limitée elle savait qu’elle n’avait plus le droit de reculer. Il fallait qu’elle se réalisât sans tarder, coûte que coûte.

Or, justement, sans doute avait-elle découvert, en même temps que s’écroulait sa santé, le naufrage de ses rêves. Jamais elle n’atteindrait les sommets qu’elle avait visés. L’univers était beaucoup plus complexe qu’elle ne l’avait cru. Avant d’avoir vécu elle s’était imaginé qu’elle pourrait dominer ses aspirations et pénétrer les mystères des êtres qui l’entouraient. Si peu que le mariage l’y eût entraînée, elle avait tout de même pris contact avec certaines réalités. Il en était résulté une suite de contre-coups. Sans l’avouer jamais, elle avait été légèrement désenchantée. Elle s’était résignée à rester à mi-pente, à ne contempler que d’assez loin les cimes inviolables de son impossible idéal. Car, au bout du compte, pendant ces trois années, elle avait pu donner l’illusion de posséder le plus rare des bonheurs mais elle avait partiellement trompé son entourage en se leurrant elle-même. De fait, Caroline se comportait à présent comme si elle avait été absolument désaffectée. Rien ne l’intéressait plus. Rien ne la rattachait plus au monde. On aurait dit que la création (ciel, terre, nature, êtres) allait disparaître en même temps qu’elle. Le futur était aboli pour elle aussi bien que pour tout ce qui avait une existence sensible autour d’elle.

Monsieur Hermès ne manquait pas d’être passablement démonté par l’affectation mal déguisée de ce détachement. Ne rêvait-il pas ? Mais non ! Il fallait, bon gré mal gré, qu’il se fît à ce nouvel état de choses. Pour y parvenir, il tentait quelquefois de provoquer une étincelle dans la mémoire stupéfiée de Caroline. Mais c’était sans résultat. Qu’importait à Caroline de se souvenir de ce qui avait constitué les apparences de leur félicité ? Les visions les plus belles, les plus douces réminiscences n’amenaient sur son visage absent qu’un sourire navré. Elle avait pourtant partagé sans artifices les exaltations dont lui-même se grisait encore ! Avec son mari pour partenaire, elle y avait pourtant tenu ses meilleurs rôles de femme et d’amoureuse ! Mais peut-être souffrait-elle de n’avoir pu graver ces instants dans une matière impérissable ? Peut-être, en effet, lui aurait-il fallu le truchement d’une Å“uvre d’art pour se réaliser totalement ? Or, elle devait bien le reconnaître, elle n’avait pas su extirper d’elle, par l’écriture, les trésors qu’elle avait amassés. Elle n’avait pas su mener à bien son roman. Il était resté à l’état d’ébauche au fond de son secrétaire. Longtemps, Monsieur Hermès l’avait poussée à s’y remettre. Chaque fois, elle avait promis. Chaque fois aussi, le courage lui avait manqué. À la fin, son mari s’était lassé et l’avait laissée en paix. Mais la blessure ne s’était pas refermée et, aujourd’hui, Caroline comprenait qu’elle avait aussi raté cette chance, la dernière et la plus valable sans doute, tandis que Monsieur Hermès, lui, du moins, avec une opiniâtreté étonnante, continuait, elle le savait, à écrire manuscrits sur manuscrits comme si au bout de cette étrange et patiente élaboration il avait été sûr de recueillir les fruits qu’il convoitait.

Parvenus à l’extrême avancée de la terrasse, Caroline et son mari s’immobilisèrent un moment. Le paysage leur parlait chaque fois du passé. Ce boqueteau, cette masure isolée, cette ligne de peupliers, le renflement de cette colline leur rappelaient telle ou telle de ces promenades d’autrefois où leurs cÅ“urs étaient légers, où la vie était riche de promesses heureuses. Ce jour-là, Caroline était-elle plus perméable encore que d’habitude à la paix et au silence de ces lieux, elle fut soudain secouée de sanglots. Monsieur Hermès fut désagréablement surpris par cette défaillance inaccoutumée qui lui parut excessive et maladive. Était-ce le signe que sa femme commençait à avoir aussi les nerfs détraqués ? Cette sensiblerie était du plus mauvais goût. Il essaya donc de la calmer. Mais Caroline, en le regardant avec amour, lui fit comprendre sa méprise. Non, ce n’était pas la nostalgie du passé qui l’avait empoignée. C’était simplement la force agissante de cette campagne hivernale. Ce monde qui les entourait de sa torpeur et de sa féerie était si terriblement beau et doux que son âme en avait été chavirée. À leurs pieds, au bord de l’allée finissante, des primevères et des crocus pointaient déjà. Au-dessus de leurs têtes, le soleil sur la neige donnait par réflexion tant de transparence au firmament que les crêtes scintillantes des montagnes surgissaient dans une découpure implacable.

Monsieur Hermès se sentit lui-même transpercé. Mais son émoi n’avait rien de douloureux, au contraire. Il se laissait douillettement pénétrer par le charme de l’instant. Après tout, il n’y avait strictement rien de tragique dans leur destin. L’idée de la mort possible de Caroline écartée, il ne leur restait plus que leur propre ensorcellement pour alimenter leur faim romanesque. Si un drame devait éclater entre eux, un jour, ce ne serait qu’un drame intérieur, qu’une affaire à régler d’âme à âme. De là, sans doute, songeait Monsieur Hermès, l’importance du moindre détail : d’un simple regard, d’une pression de mains, d’une caresse, d’un baiser, parfois même d’une intonation ou d’une infime altération de la voix. Tout se passait comme si, tacitement, sa femme et lui avaient convenu de charger ces moindres détails de la plus grande intensité aux fins de s’harmoniser mieux ainsi avec des heures d’autant plus précieuses qu’elles étaient plus mesurées.

Qui dirait jamais quelles forces, quelles capacités de tendresse Monsieur Hermès avait usées durant ces mois ? Du jour où il avait lié son sort à celui de Caroline, il n’avait cessé de vivre sous tension, s’oubliant totalement pour mieux mériter celle qu’il chérissait autant que pour mieux la combler. Mais la voyant diminuée par la maladie, peut-être condamnée, il avait irrésistiblement été poussé à tout engager d’un coup dans la partie suprême qui se jouait entre elle et lui. Il ne voulait plus compter. Il ne voulait plus songer à sa liberté, à ses aises, à son avenir, à son propre enrichissement humain. Que son repos même fût sacrifié ! La seule chose qui comptât était que Caroline fût exaucée. Il ne se demandait pas s’il pourrait tenir. Il ne s’inquiétait pas de savoir si sa ferveur n’allait pas s’user à la fin. Non, il tirait de toutes ses forces, il se cravachait l’esprit si peu qu’il le sentît fléchir. Si les jours de Caroline étaient comptés, il se devait de lui consacrer la totalité de ses instants et de se consumer lui-même pour satisfaire mieux la flamme charnelle qui la brûlait.

Il sortait de la chambre de Caroline la tête en feu, bourdonnante de vertiges, le cÅ“ur surmené, le cerveau vide. Il se réfugiait dans la sienne pour se reprendre, se demandant parfois s’il n’était pas en train de devenir fou, effrayé par les ravages que son zèle exerçait tant sur Caroline que sur lui. Ah ! elle avait souhaité ne vivre que dans le sublime, eh bien, ne l’y faisait-il pas vivre, maintenant, jour et nuit, mettant son imagination à la torture pour maintenir cet état de fusion intellectuelle et voluptueuse hors duquel ils ne voyaient plus de salut ? Ce qui leur arrivait dépassait tellement la norme, se situait tellement au delà de la décence que leur entourage en était scandalisé mais n’osait plus intervenir. On aurait dit que Caroline et Monsieur Hermès étaient envoûtés par une puissance maléfique et paradisiaque à la fois qui inspirait en même temps de la répulsion, du respect et de l’effroi.

Pourtant, à l’orée du printemps, ce feu changea d’orientation. Que se passa-t-il ? Les deux amants en eurent-ils seulement conscience ? Mais, insensiblement, la frénésie érotique de Caroline déclina. Son amour se sublima alors vraiment et, de priapique, se fit bientôt chaste sans que Monsieur Hermès eût rien tenté pour le retenir sur cette nouvelle pente. Lui-même récupéra instantanément ses pudeurs et ses tendresses de fiancé. D’un commun accord, ils ne tolérèrent plus entre eux que des échanges tout à fait platoniques. Ils oublièrent les plaisirs de la chair, ne furent plus que deux âmes pacifiées.

Ce qui est certain, c’est que Caroline s’était encore affaiblie. Le moindre mouvement la mettait en sueur. Elle ne se supportait plus qu’allongée. Elle avait peine à se lever. Mais surtout la venue du printemps semblait lui inspirer une violente répulsion. C’était comme si elle avait vu dans cette grande fête de la renaissance des plantes et des désirs humains une injure à son propre état et comme une prémonition. Il y avait de la détresse et presque de la haine dans ses regards quand, le front appuyé à la vitre, elle voyait la campagne reverdir timidement, les arbres se couvrir de bourgeons ; quand elle entendait l’eau de nouveau couler à pleins bords dans le lit de la rivière et les chants des oiseaux ressuscités ; quand elle respirait cette odeur forte et humide qui montait de la terre, celle, plus sucrée, que le soleil plus ardent arrachait aux pousses.

Monsieur Hermès aurait voulu pouvoir rassurer sa femme. Mais il comprenait son désarroi, sa panique. Il voyait aussi trop bien, hélas ! sa beauté se décomposer de jour en jour. La pauvrette ! Comment n’en aurait-elle pas été elle-même affectée quand elle se mirait dans une glace, quand elle mettait des robes où elle flottait ! Car, depuis un mois seulement, quel changement ! Ses mains, ses bras s’étaient décharnés. Sa poitrine s’était creusée. Et son visage était maladivement tiré comme si elle avait fait la fête. Devant ce corps détruit comment ses désirs ne seraient-ils pas tombés ? Il n’éprouvait plus pour Caroline qu’une sourde et immense pitié. Il aurait voulu accomplir un miracle pour la sauver. Mais il était sans recours.

Du moins était-il intérieurement fier d’avoir su atteindre enfin ce point de pureté intangible que Caroline, autrefois, lui avait assigné comme but. Au delà désormais des platitudes de la religion, au delà de la démence sensuelle, au delà des conventions de la tribu, il était enfin devenu celui que Caroline avait voulu qu’il fût. Malheureusement, Caroline ne semblait plus tellement sensible à cet épanouissement. Sa pensée s’était évadée de l’univers où elle avait si longtemps fleuri. Elle s’était même détachée en partie de Monsieur Hermès. Elle s’enfonçait de plus en plus au fond d’elle-même.

Caroline avait encore des accès de tendresse mais, alors même, elle paraissait absente et désaffectée. Dans son expression, il y avait maintenant comme un voile. On aurait dit qu’elle était aux prises avec un doute affreux ; qu’elle était dévorée par un mal sournois ; tenaillée par cette douleur du cÅ“ur que les grands malades n’avouent jamais et dont ils emportent avec eux le secret dans la tombe. On ne se rend compte que de leurs souffrances physiques. Mais ce qui les ronge davantage, peut-être, c’est cette prescience qu’ils ont que tout, pour eux, va finir.

Mon dieu ! comme son petit visage fripé par la maladie se durcissait et se crispait dès qu’on ouvrait les fenêtres, dès que l’air et la vie du dehors pénétraient ! Quelle rancune on devinait en elle ! Comme elle, la nature avait été malade durant tout l’hiver ; comme elle, la nature avait été glacée et pétrifiée. Mais, à présent, on ne pouvait plus s’y tromper, elle était sauvée, elle allait entrer en convalescence. De semaine en semaine on la verrait reprendre des couleurs puis, bientôt, montrer une santé insolente. Tout repoussait, tout reverdissait, tout fleurissait, tout éclatait de sève et de forces neuves. Exactement comme cela s’était passé avec Félix. Ah, comme il était vivant, lui !

Elle ne l’avait revu qu’une fois depuis son retour à Poujastruc. Olga avait obtenu un congé. La visite d’Olga et de Félix avait été atrocement pénible à Caroline. Olga, rayonnante, énorme, allaitant son bébé et dissimulant mal, devant Caroline, sa joie maternelle ; Félix, radieux, le regard clair, fier de sa femme et d’avoir pu lui faire un enfant. Tout cela avait été trop dur pour Caroline. Elle avait tenu bon tant qu’ils avaient été là mais, après leur départ, comme elle avait pleuré ! Aussi avait-elle dit qu’elle préférait ne plus les voir.

Son mal à elle ne l’avait pas lâchée. Il resserrait de plus en plus ses griffes autour de sa poitrine. En vain, ses maigres mains agrippaient-elles ses seins flasques pour l’en arracher. Le mal était le plus fort. Ô, pauvre âme inconsolable et superbe ! Ô, sublime Caroline qui n’était plus, devant sa misère, que cette chose pantelante et sans défense, que ce faible animal plein de révolte et d’impuissance ! Elle était tellement révulsée par la vitalité progressive de ce printemps qu’elle ne consentait plus à faire quelques pas au dehors que les jours de mauvais temps. Alors, malgré la défense formelle du docteur Ampuis, au bras de son mari, elle aimait patauger dans les flaques, recevoir la pluie sur son visage, contempler l’horizon bouché de vapeurs grises et de brumes sales, le ciel sombre, les terres boueuses et lourdes, les forêts trempées. C’était comme si elle avait assouvi ainsi une vengeance secrète, comme si elle avait été méchamment heureuse de l’enlaidissement momentané du paysage, du ternissement de la lumière et de la flétrissure des jeunes feuillages. En revanche, dès que le soleil se montrait, dès qu’il faisait franchement beau, cette splendeur étalée au dehors lui semblait une injure personnelle. Elle ordonnait qu’on fermât ses fenêtres, restait couchée et, par refus de regarder en face ce monde de vie qui la narguait, elle se réfugiait au fin fond de ses plus noires pensées et ruminait des heures durant, dans l’attente du crépuscule qui tirerait enfin le rideau de la nuit sur cet éclat qui lui était devenu intolérable.

Quand Monsieur Hermès la surprenait ainsi, farouchement retranchée en elle-même et submergée de détresse, il se désolait. Et pourtant, c’était seulement une illusion qu’elle donnait. En vérité, elle ne songeait à rien. Son regard était mort. Sa pensée tournait à vide. Oui, tout ce qu’elle ressentait, dans son abîme de prostration, c’était un vide désertique. Vide dans son corps, vide dans son cœur comme dans son esprit. Et vide aussi était son âme. Les mots qui, autrefois, lui avaient paru chargés de sens n’étaient plus pour elle que des signes absurdes. Elle ne savait plus ce que voulait dire le mot amour, ni non plus ce que voulait dire le mot dieu, ni enfin ce que voulait dire le mot vivre. Petit à petit, la maladie l’avait amputée de tout ce qui avait fait sa raison d’être.

Si elle s’interrogeait encore parfois, c’était pour laisser entrer en elle les doutes les plus hideux. Qui sait si l’amour même de son mari, cet amour en apparence si merveilleusement attentif et généreux, n’avait pas caché au fond un sourd égoïsme ? Qui sait si l’amour valait seulement d’être pris au sérieux ? Et Dieu, que lui avait-il apporté, que lui avait-il rendu ? Elle l’avait servi sans arrière-pensée durant toute sa vie et, aujourd’hui, pour toute récompense, voilà l’escamotage qu’il lui promettait ! Bien sûr, elle aurait pu écouter les consolations de l’abbé et s’exalter, comme avant, à l’idée que cette épreuve nouvelle qui lui était imposée n’était que la marque de son élection finale. C’était parce qu’elle avait été une bonne chrétienne que Dieu, avant de l’appeler à lui, avant de l’envelopper dans la lumière d’une gloire éternelle et d’un bonheur sans fin, exigeait d’elle ce dernier sacrifice de sa jeunesse et de sa beauté. Mensonges, mensonges, l’abbé ! Elle n’y croyait plus. Elle se sentait dupe, ridiculement dupe. Qu’avait-elle à faire de ces consolations ? Quand la vie vous était aussi odieusement, aussi injustement enlevée, il n’y avait pas de consolations possibles ! Mais la vie, elle-même, valait-elle qu’on se donnât tant de mal pour la préserver ? Elle haussait les épaules de dédain rien qu’à penser à son acharnement stupide. Lucide, certes, elle n’avait cessé de l’être. Mais à quoi ça lui servait sinon justement à souffrir un peu plus ? Alors, peut-être devait-elle envier, en fin de compte, celles qui se laissaient aveugler par la foi et ne songeaient qu’à leur salut. Oui, peut-être… Encore lui aurait-il fallu pouvoir se replacer dans ces sentiments de ferveur qui l’avaient désertée. Elle ne le pouvait plus. Si le mal était le plus fort dans sa poitrine, sa lucidité était pareillement maîtresse de son cerveau. Elle avait aimé la vie, elle avait aimé Dieu, elle avait aimé l’amour, mais puisque tout cela lui était retiré, elle n’abdiquerait pas. Son orgueil du moins lui servirait à tenir tête. Elle ne mendierait pas du secours. Elle ne réclamerait pas une autre vie en appel. Elle n’implorerait pas un Dieu qui l’avait méconnue et elle se passerait de l’amour.

Elle voyait autour d’elle Monsieur Hermès s’évertuer comme aux plus beaux jours. Et elle le regardait avec un peu de forfanterie. Pauvre nigaud ! Pauvre nigaud qui croyait encore à l’idéal amour qu’elle avait mis en lui ! Et pourtant, parfois, quelle était cette joie qui débordait de lui, qui échappait à son contrôle, qui le faisait se jeter avidement vers ce printemps dont les fanfares éclataient au dehors ? Ne jouait-il pas une comédie inverse de la sienne ? Ne l’entretenait-il pas aussi, par ménagement, dans les mirages d’autrefois ?

Quelle dérision ! Ainsi, l’un et l’autre, sans se consulter, sans se l’avouer jamais, peut-être avaient-ils fini par reconnaître qu’il avait manqué quelque chose à leur amour pour le rendre invulnérable ; quelque chose qui l’avait sapé et démantelé. Dans quelle mesure les autres étaient-ils encore abusés ? Leur bonheur n’était-il pas comparable à ces maisons qui ont été construites par des mains passionnées au fond d’un beau parc pour y servir de cadre à des amours éternelles et qui, un beau jour, abandonnées aux intempéries et aux envahissements de la végétation, ne conservent plus bientôt à l’abri de leurs murs, autrefois charmants, mais aujourd’hui délabrés, que la poussière, que les moisissures et que les stigmates de la mort ?

Échec, donc, échec partout, échec sur toute la ligne ! Ainsi, elle allait aborder le passage difficile les mains vides. Comme les autres, comme tant d’autres, elle aurait vécu en vain et, malgré tant de soins et tant d’orgueils, elle allait se présenter toute nue et grelottante sans rien au fond du cÅ“ur qui l’eût réchauffée. Et parce que ce n’était pas encore assez, sans doute, pour l’accabler, le destin, en la fustigeant, la privait de sa vie en laissant subsister sous ses yeux ces êtres qui avaient déjà derrière eux une longue suite d’années, cet archiprêtre, ce vieux docteur Ampuis, sa mère elle-même, pauvres débris d’humanité qui avaient depuis longtemps fait faillite, qui s’étaient médiocrement résignés et qui allaient continuer encore pendant des années et des années à vivre comme si le futur était susceptible de leur ménager une revanche !

Bien quelle fût revenue de tout (sans avoir connu grand’chose de la vie, au fond !), Caroline n’acceptait pas facilement sa défaite. Elle n’avait jamais été vaincue jusqu’ici. Elle avait toujours obtenu tout ce qu’elle avait voulu. Quelle dernière carte avait-elle donc à jouer qui lui permît de sauver la face ? Guérir ? Maintenant qu’elle en était parvenue à ce point ? Accepter de vivre en trompant son monde, en se trompant elle-même, en feignant de se prendre encore à la farce sinistre de son bonheur ? Non, elle n’y consentirait pas. Ce serait trop humiliant, trop mesquin. Plutôt disparaître ! Mais qu’elle sût, au moins, alors, tenir jusqu’au bout ce rôle impossible, cette gageure fantastique dont elle s’était si longtemps engouée afin que tous les autres et son mari lui-même en fussent à jamais mystifiés et gardassent ainsi au fond de leur mémoire l’image d’un être, de ce plus insurpassable des êtres qu’elle avait voulu incarner, aimante quand elle était déjà au delà de l’amour, pieuse quand elle maudissait Dieu et désespérée quand il n’y avait même plus de place, en elle, pour le désespoir.

*

À mesure que les semaines s’écoulaient, Monsieur Hermès finissait tout de même par perdre pied. S’il s’était souvent répété que Caroline pouvait être condamnée, il ne l’avait jamais cru réellement. En somme, il avait supputé le pire pour être plus facilement rassuré par les faits. Mais les faits eux-mêmes, désormais, n’avaient rien d’encourageant. À moins d’être aveugle, il n’était que trop évident que Caroline ne s’en tirerait pas et qu’il était déjà trop tard pour tenter l’impossible. Malgré la trompeuse continuité des jours, Monsieur Hermès avait donc vaguement conscience du risque d’une catastrophe imminente. Mais que tenter ? Il voyait bien, néanmoins, qu’elle dépérissait de jour en jour. Pourquoi cette inertie de tous, autour de lui ? Madame Poujastruc et l’abbé se réfugiaient derrière les avis du père Ampuis. Puisqu’il augurait bien de l’avenir, pourquoi se seraient-ils alarmés ? N’y tenant plus, Monsieur Hermès l’avait questionné à plusieurs reprises et l’avait même assez vivement tancé. En pure perte, du reste. L’autre recommandait la patience. Ces maladies-là étaient très longues. Une évolution heureuse pouvait toujours se produire au moment où on l’attendrait le moins. Le bon air et le repos avaient une influence primordiale. C’était encore ce qu’il connaissait de meilleur. Il n’allait pas au delà et ne paraissait pas voir que c’était surtout la résistance psychique de Caroline qui était minée. Une malade qui ne se défendait pas n’était-elle pas déjà à moitié battue ? Il aurait fallu pouvoir et savoir lui insuffler un moral tout neuf.

Et, pendant ce temps-là, toujours, cette petite fièvre quotidienne, cette fièvre qui se mettait soudain à monter, à monter… Ces moments d’abattement et d’épuisement qui devenaient de plus en plus fréquents et qui faisaient tant de peine à voir ! Ah, auprès de qui Monsieur Hermès aurait-il pu trouver appui ? Il ne pouvait compter sur Patrick qui s’acheminait égoïstement vers la guérison à Bérihéa. Là-bas, aussi, Clarisse prolongeait mystérieusement son séjour. Elle avait un prétexte : ne pas exposer, par un retour au Mas, les petites aux dangers de la contagion. Mais (sans bien deviner à quels signes au juste) Monsieur Hermès supposait que d’autres raisons, peut-être, la retenaient. Maurille ? Oh, Maurille, lui, il était tout simplement impossible. Quelle idée avait-il eu de revenir de Paris ? Son pessimisme latent était tellement déprimant ! Il ne se gênait pas pour chuchoter à qui voulait l’entendre que Caroline était perdue. Pensez ! Il en connaissait assez de ses camarades qui avaient cru guérir et qui y étaient restés finalement ! Lui-même n’était-il pas tuberculeux ? Il ne fallait pas prêter attention à la maladie. Au petit bonheur la chance… Se soigner ? Peuh ! quelle blague ! Il n’y avait qu’à vivre comme tout le monde, tirer le plus de bon temps possible et puis, si on devait sauter, eh bien, un peu plus tôt, un peu plus tard… Après tout, mieux valait cela que mourir de vieillesse. Les vieux étaient laids, sentaient mauvais, se faisaient dessus. Mourir en pleine jeunesse et d’une maladie si noblement poétique, est-ce que chacun n’aurait pas dû souhaiter un tel sort ? Oui, il n’y avait que deux solutions enviables en dehors de celle qu’avait choisie Caroline : la folie ou le suicide. Lui, il penchait pour le suicide. Comme Modigliani. Et Van Gogh, hein ? voilà une mort ! Quel petit toquard ce Maurille ! Quel chiqué dans ce déballage ! Monsieur Hermès l’aurait fessé. Fantoche, va ! Mais quel secours trouver davantage auprès de Félix et d’Olga désormais si farouchement préoccupés de leurs petits arrangements conjugaux et si vaniteusement engoncés dans leurs prérogatives maternelles et paternelles ? Leur enfant ? Eh bien, qu’ils aillent au diable avec lui ! Et qu’on soit dispensé de les entendre en parler à longueur de journée !

Restait Buddy. Ah oui, Monsieur Hermès avait formidablement confiance en lui. S’il avait été là, tout aurait été différent. Mais quand reviendrait-il ? D’après son dernier mot (si court !), pas avant l’été. En mettant les choses au mieux, Caroline pourrait-elle tenir jusque-là ? Ah ! si elle tenait, tout serait sauvé. Avec Buddy, il saurait prendre des décisions. Mais rien n’indiquait que Caroline verrait encore l’été. Son état empirait. Oh, cela ne se manifestait ni par des toux déchirantes, ni par des crachements de sang, mais toujours cette aigre sueur aux tempes qui collait ses frisons, cette respiration rauque, saccadée et, surtout, cet amaigrissement effroyable. On aurait dit que Caroline s’en allait d’une maladie de langueur comme ces héroïnes du Grand Siècle pour lesquelles elle avait toujours manifesté une telle prédilection. Il y avait en elle une déperdition totale de l’instinct vital, une atterrante démission de tout l’être. Par quelle magie la forcerait-on jamais à se raccrocher à une vie que rien en elle ne cherchait plus à retenir ?

En avril, quand Jacques Ampuis revint à Poujastruc avec Félicienne et leurs enfants, Monsieur Hermès s’imagina qu’il saurait, plus énergiquement que son père, imposer une thérapeutique efficace. Si la politique devait cesser de lui sourire, il serait peut-être bien content de reprendre la médecine. Sa réélection n’était nullement assurée. Les feuilles locales lui reprochaient d’avoir songé plus souvent jusqu’ici aux honneurs personnels qu’aux intérêts des électeurs. Certains le traitaient même d’arriviste. Loin de le respecter, on allait jusqu’à se moquer de ses piètres qualités d’orateur. Que résulterait-il de la lutte qu’il lui faudrait entamer sous peu contre Jean Bruno, le candidat d’extrême-gauche, qu’il avait réussi à battre quatre ans auparavant en rassemblant sur son nom tous les conservateurs ? En serait-il de même, cette fois ? Ce diable d’homme, ce Bruno, avait toutes les séductions. Et c’était l’âme ulcérée de dépit que Jacques avait lu cette lettre de son vieux père qui lui rapportait que Monsieur Hermès, ayant fait la connaissance du dit Bruno, s’était prétendu conquis par son intelligence et sa probité. Si Jacques ne pouvait même plus compter sur le mari de Caroline, alors, à qui se fier ? Il se souvenait en effet, maintenant, de certaines allusions socialisantes dans la bouche de Monsieur Hermès. Il n’y avait pas pris garde, sur le moment. Il avait cru qu’il maniait le paradoxe pour le simple plaisir de l’étonner. S’il avait été sincère, tout de même ? Oui, à qui se fier, en vérité ?

Néanmoins, quand il le revit au Mas, il ne lui en souffla mot. Il lui manifesta même un surcroît d’amitié, frappé qu’il fut tout de suite par l’état lamentable de Caroline. Il en fut si alarmé qu’il demanda à l’examiner. Caroline y consentit avec une indifférence narquoise. Après quoi il eut un entretien avec son père. Comment celui-ci s’était-il si lourdement leurré ? Comment ne l’avait-il pas vue dépérir ? Était-ce le fait de l’avoir eue sous les yeux tous les jours ? Lui qui n’avait pas vu la jeune femme depuis la Noël, il était effrayé par les progrès de la maladie. Si quelque chose pouvait encore être tenté, il n’y avait plus un jour à perdre.

Cette brutale révélation (à laquelle il aurait dû s’attendre cependant puisqu’elle confirmait ses appréhensions) écrasa Monsieur Hermès. Il pâlit et sut que tout était perdu, que Jacques parlait uniquement pour la forme. Oui, hélas, tout serait vain. Devant ce désarroi, Jacques Ampuis se rendit compte du coup qu’il venait de porter. Il essaya de se rattraper. Écoutez, mon vieux, il ne faut pas tout prendre à la lettre. Voilà quatre ans que j’ai à peu près abandonné la médecine. Je manque de pratique. Mon père a bien plus d’expérience. C’est lui, sûrement, qui voit juste. Fions-nous donc à son optimisme. Toutefois, à votre place, je verrais un spécialiste. Vous sauriez alors à quoi vous en tenir. Et vous cesseriez de vivre dans cette tragique incertitude. Oui, Jacques avait raison. Monsieur Hermès eut soudain l’impression d’être délivré d’un grand poids. Cette nouvelle perspective donnerait du répit à son angoisse. L’échéance qu’il redoutait en serait prorogée d’autant. Bien sûr, il y avait de la lâcheté dans ce calcul. N’était-ce pas reculer pour mieux sauter ? Car enfin, si le spécialiste confirmait le point de vue alarmant de Jacques ? Ah, tant pis ! Un sursis, avant tout, un sursis ! À demain, les affaires sérieuses, à demain ! Encore un petit instant de bonheur, monsieur le bourreau ! Mon dieu, serait-il toujours aussi pusillanime ?

Du reste, Caroline ne prendrait-elle pas ombrage de cette consultation ? Mais de même qu’elle avait laissé Jacques l’ausculter, elle ne broncha même pas en écoutant sa proposition. De plus en plus, elle se rétractait et s’isolait dans un monde à elle, dans un air raréfié où elle savait que personne ne pourrait la suivre. Elle abandonnait les humains à leurs agitations. Terrible orgueil de cette femme-enfant qui se bandait contre ses propres faiblesses et qui se refusait inhumainement les si faciles secours de la tendresse et de l’espérance. Elle ne voulait pas de ces apitoiements de bonne femme, de ce zèle avec lequel on s’appliquait à lui venir en aide. Monsieur Hermès était le témoin silencieux de ce retrait obstiné, de cette étrange folie qui la dominait. Dans le fond, il la comprenait et l’admirait. Mais il ne savait comment le lui dire. Il se croyait donc obligé de lui jouer la comédie de l’espoir (se doutant bien qu’elle n’en était pas dupe) pour respecter ainsi, en elle, cette volonté à l’abri de laquelle elle s’était tissé un asile inviolable.

Il était bien certain, cependant, qu’elle n’était plus la même. En même temps que son corps s’était abîmé et que la maladie en avait altéré la beauté, son âme aussi s’était effritée. Qu’était donc devenue la Caroline qu’il avait aimée ? Elle était dure et implacable pour elle comme pour les autres. Elle se refusait aux caresses, aux embrassades. Elle parlait sans douceur. Elle méprisait tous les artifices de la coquetterie. Elle qui avait toujours été si chatouilleuse sur les questions d’hygiène ! Elle négligeait de se poudrer, restait des jours sans démêler ses cheveux, se lavait le moins possible et portait du linge douteux. Était-ce là l’aboutissement d’une si haute aspiration à l’absolu ? Il était sans doute fort bon de vivre sur les sommets et dans l’éther, mais peut-être fallait-il aussi redescendre quelquefois sur la terre. Caroline voulait tout idéaliser mais comment, dans ces conditions, son mari aurait-il pu continuer à l’idéaliser ? La voyant si déprimée, il se défendait de lui faire la moindre observation. Mais pourquoi Madame Poujastruc n’y veillait-elle pas un peu mieux ?

Enfin, de même que son cœur s’était racorni, que son aspect extérieur s’était défraîchi, sa conversation s’était banalisée. Elle n’avait plus de curiosités intellectuelles, ne lisait plus jamais, ne s’intéressait à rien. Si elle parlait, c’était pour dire des choses insignifiantes ou terre à terre, comme si elle avait puisé dans cette humilité des ressources nouvelles pour fortifier davantage l’orgueil qui la fixait en marge des vivants.

Monsieur Hermès avait souvent entendu vanter par Madame Poujastruc le renoncement extraordinaire prôné par certains ordres religieux qui donnaient en exemple ces saintes femmes cloîtrées qui, laissant non seulement leur esprit en jachère pour se rapprocher mieux d’un parfait état d’innocence, poussaient le mépris de leur misérable enveloppe charnelle jusqu’à se contenter pour leurs ablutions, d’un unique petit bol d’eau par mois qui, d’ailleurs pouvait leur être supprimé, par sanction, pour un simple manquement à la règle. Madame Poujastruc racontait également que plusieurs de ses amies de pension étaient si dévotes qu’elles n’avaient jamais accompli l’œuvre de chair avec leur mari qu’une fois par an en ne livrant de leurs charmes que ce qui pouvait être circonscrit par une ouverture rectangulaire et ordinairement boutonnée, pratiquée au bon endroit dans leur chemise de nuit, et qu’elles considéraient comme des femmes de mauvaise vie toutes celles qui poussaient l’impudeur jusqu’à se laver autre chose que le visage et les mains. Était-ce donc pour cela qu’il y avait de tels remugles dans les églises et dans les intérieurs catholiques ? Était-ce donc pour cela qu’on répandait si fréquemment l’encens ? Certes, si Dieu avait de l’odorat, il devait être fâcheusement incommodé par la puanteur de ses ouailles. Et n’était-il pas en droit de présumer qu’elles avaient sans doute l’âme aussi sale que les génitoires ?

Caroline ne trahissait-elle pas leur amour en se laissant aller ainsi ? Monsieur Hermès n’était pas sans lui en vouloir. Il avait l’impression qu’elle cherchait à le détacher d’elle par tous les moyens. Lui aussi, il ne demandait pas mieux que de se perdre dans son rêve. Mais comment s’y perdre quand, s’approchant du lit de Caroline, il était assailli par un relent suspect, quand il s’apercevait qu’elle avait souillé sa couche et qu’elle avait dormi dans sa souillure sans paraître s’en soucier ? Il était très joli, sans doute, de vivre dans l’illusion de ces héroïnes de roman dont les charmes physiques étaient toujours ensorcelants. Encore fallait-il que la créature qu’on aimait mît un peu du sien pour s’identifier à elles. Au fond, ces héroïnes de roman n’étaient que des entités fallacieuses. Elles n’avaient pas leurs répliques dans la vie. Les auteurs avaient donc toujours menti à leurs lecteurs ? Dans quel but ? Pour leur donner une fausse idée de l’amour, de la beauté et du bonheur ? Quels imposteurs, alors ! Monsieur Hermès s’aperçut ainsi qu’il lui fallait se forcer passablement pour croire encore à la force agissante de sa passion. Il y avait un déclic, en lui, qui ne répondait plus comme avant. Les sentiments qui l’avaient porté jusqu’ici se flétrissaient un à un comme ces fleurs qui trempent dans l’eau trop longtemps croupie d’un vase. Qu’il était loin ce passé ensoleillé des fiançailles où Caroline lui était apparue dans tout l’éclat et toute la fraîcheur de sa jeunesse ! À présent, elle n’était plus qu’une chose qui avait servi, usagée qu’elle était et rongée par l’oxyde des jours. C’était comme si la pourriture qui se développait à l’intérieur de sa chair commençait déjà à suinter à la surface de son épiderme, gagnant le visage et le cerveau, désagrégeant ses nerfs et portant ses moisissures jusqu’à son cÅ“ur chéri.

Cherchant malgré tout à réagir, Monsieur Hermès s’efforça de ranimer en elle quelque lueur en lui offrant de très belles parures qu’il avait commandées dans un magasin de luxe à Portville. On s’extasia sur la splendeur des crêpes, sur la finesse des dentelles. On voulut les lui faire aussitôt revêtir. Mais elle, c’est à peine si, de sa main pâle, elle en palpa le grain. Elle consentit à les mettre quelquefois, mais sans goût. Et, très vite, elle parut avoir oublié jusqu’à leur existence. Si on les lui replaçait sous les yeux, elle les écartait, excédée, d’un geste las, la lèvre et le regard amers et elle retombait sur son oreiller, la tête un peu renversée, les yeux clos, laissant ses bras allongés le long de ses flancs et crispant ses doigts osseux et jaunis sur le drap.

Lui qui avait cru que le mariage allait lui permettre une sorte d’exhaussement ! Il tombait de haut, aujourd’hui ! Inévitablement, il commençait à se ressouvenir de ses préventions d’autrefois. Mais il leur prêtait, désormais, un sens nouveau. Il avait eu peur du mariage, avait redouté ses chaînes et ses routines. En fait, c’était peut-être lui qui n’avait pas su se montrer digne de la fonction. Pourtant, ces années de vie conjugale n’avaient pas pu être complètement stériles ? Sans doute ! Mais n’aboutissait-il pas tout de même à une impasse ? N’ayant plus, pour le soutenir, l’admirable appui de Caroline, Monsieur Hermès se laissait reprendre par les négations de son adolescence. Son scepticisme se réveillait. Allons, il ne s’était que trop longtemps assoupi ! Sans cette maladie, qui sait même s’il aurait jamais pu retrouver sa forme ? Il s’était engourdi dans l’illusion trompeuse d’un bonheur de carton. Mais, grâce à dieu ! l’épreuve allait lui permettre de douter des meilleurs moments. Mirages, les enivrements de l’amour ! Chimères, les tendres extases ! Piperies, les serments éternels ! Si Caroline mourait, il reviendrait par la force des choses à son point de départ, seulement un peu mieux averti, un peu plus circonspect et un peu plus cynique. Et comment emploierait-il sa liberté reconquise ? N’en gâcherait-il pas l’usage ? Mais si Caroline guérissait, ne serait-ce pas plus lugubre encore ? Il y aurait toujours entre eux, désormais, un tas de poussière morte, de feuilles fanées. Le charme serait rompu. Leurs corps ne seraient plus que des étrangers l’un pour l’autre. Et leurs âmes resteraient stériles et désenchantées. Ainsi donc, Caroline ne pouvait plus rien pour lui, quelque carte qu’elle jouât. Et lui, de son côté, ne pouvait plus rien non plus pour elle.

Monsieur Hermès, en ces jours, vécut véritablement dans l’hébétude. Rien de ce qui se déroulait autour de lui n’avait plus de cohérence. Depuis Caroline qui s’enfonçait toujours plus avant dans l’opacité de sa folie pour n’avoir pas su apprivoiser la vie, impossible ! qu’elle avait conçue, jusqu’aux membres de la tribu qui semblaient entreprendre une danse absurde autour de son lit de souffrance. Par quelle aberration avait-il pu, durant toutes ces années, les parer de tant de prestiges ? Quel niais il avait été ! Acagnardé dans sa quiétude, anesthésié par les ferveurs de Caroline, il avait oublié la rapacité d’autrui. Mais la meute, aujourd’hui, se rappelait à lui. Un voile se déchirait. Ses yeux s’ouvraient de nouveau. Et c’était sur une humanité dont le grouillement insipide et processionnaire le remplissait d’horreur et de compassion. Comment Caroline avait-elle pu lui cacher si longtemps la médiocrité des siens, la débilité de leurs tempéraments et l’inconsistance de leurs gestes ? Oui, à présent, tous ces Poujastruc, autant qu’ils étaient, en dépit de leurs rodomontades, de leurs prétentions, de leur esprit de caste, voire de leurs fausses vertus, ne lui apparaissaient plus que comme des chenilles misérables, manifestement engluées dans leur propre bave et uniquement préoccupées de leur conservation. Sans doute, chacun des Poujastruc avait-il son petit drame bien à lui et c’était cela, tout d’abord, qui les rendait apparemment intéressants. Mais le petit drame éventé ? Madame Poujastruc, Maurille, Clarisse, François, l’abbé, tous, à un moment ou à un autre, pour une raison ou pour une autre, ils avaient fait la culbute. Navrante imposture ! Car, depuis, ils s’acharnaient à montrer bon visage, à porter beau, à rugir sous le masque. Mais il s’était produit dans leur cerveau une fêlure. À jamais infirmes, à jamais truqués, ils auraient beau s’ingénier, lui, Monsieur Hermès, saurait bien définir ce qui les empêcherait toujours de redevenir vivants. Quelle banqueroute sous la visqueuse malfaisance de Maurille ? Quelle, aussi, sous la magnanime cordialité de l’abbé ? Quelle, encore, sous les cuistreries fleuries du vieux père Ampuis ou sous les afféteries mondaines d’Antoine ? Quelle, même, sous la rugueuse timidité d’Ursule ? Et quelle autre que la vie si tendue et si artificielle des Gibert ? La fourberie avec laquelle Clarisse et François avaient pu, durant un temps, donner le change, n’était-elle pas typique ? Mais lequel valait le mieux, au fond, de Madame Poujastruc qui ne pouvait plus s’accepter qu’en se payant de mots, ou de Jacques Ampuis qui, même s’il réussissait sa carrière, ne pourrait pas ne pas traîner derrière lui, tout le restant de son existence, le spectre d’une ambition qui l’avait nargué ? Quant à Olga, quant à Félix, autant valait n’en rien dire…

Mais, au terme de cette revue, Monsieur Hermès, s’il voulait être franc avec lui-même, ne devait-il pas s’avouer qu’il avait à prendre sa charge du paquet ? En quoi avait-il moins failli que tous ceux-là ? Il avait cru accomplir un prodige en rompant avec ses parents, en refusant de participer plus longtemps aux affaires douteuses de Monsieur Papa et en se solidarisant fièrement avec l’esprit Poujastruc, comme si cette décision avait suffi pour qu’il devînt réellement un vaillant preux de l’absolu, un chevalier-servant du plus bel idéalisme. Mais, à distance, Monsieur Papa et Madame Mère semblaient déjà venir lui seriner aux oreilles leurs mesquines récriminations et leurs odieux gémissements. N’allait-il pas, bientôt, les entendre jouer les oiseaux de mauvais augure ? Nous te l’avions assez dit que ta femme n’avait pas une bonne santé ? Ah ! si tu nous avais écoutés, tu n’en serais pas là ! Ces demoiselles-là, c’est toujours plus ou moins patraque ! Elle n’a même pas pu te donner un enfant ! Quelle différence, si tu avais épousé une de ces filles bien saines et bien constituées que nous te proposions ! Mais voilà, tu ne voulais faire qu’à ta tête ! Il te fallait du sentiment, de la fleur bleue, de la madone princière et du saint-sacrement ! Et que deviendras-tu, une fois veuf ? Y as-tu songé ?

Monsieur Papa et Madame Mère, en voilà deux, encore, qui n’y avaient pas cru à son bonheur ! Pendant que tout avait bien marché, ils avaient filé doux. Mais il n’était pas malaisé de voir qu’ils faisaient contre mauvaise fortune bon cÅ“ur et qu’ils se comportaient exactement comme si la suite des événements, fatalement, leur donnerait raison. Et elle leur avait donné raison, c’est certain, si injuste que ce fût ! Ah ! désormais, ils auraient beau jeu de l’accabler ! Mais lui-même, quatre ans auparavant, dans l’emballement des premiers aveux, aurait-il pu se douter qu’il en viendrait là, aujourd’hui ?

Avec quelle allégresse, avec quelle confiance, il s’était lancé dans la belle aventure ! Ah ! cet esprit de conquête qui l’animait, cet enthousiasme amoureux ! Il se sentait invincible. Il n’imaginait pas qu’il y aurait des obstacles assez forts pour lui résister. Avait-il été assez présomptueux ? L’univers lui appartenait. Sa superbe n’avait plus de bornes… Mais l’abîme, soudain, sous ses pas, s’était entr’ouvert !

Aussi, ne serait-ce que pour pouvoir mieux confondre ses détracteurs, Monsieur Hermès se forçait-il à donner le change jusqu’au bout. Non, il ne renierait rien des rêves qui l’avaient nourri ! Mieux vaudrait s’exposer à des doléances hypocrites que d’abdiquer. Jamais il ne consentirait à laisser paraître la honte qui le dévorait présentement. Si l’édifice qu’il avait voulu élever menaçait de s’écrouler, eh bien, du moins, n’en pourrait-on accuser que la fatalité. Ni Caroline ni lui n’en supporteraient la responsabilité. La maladie, et elle seule, la bâtarde, la gueuse, aurait été cause de tout !…

C’est ainsi que Monsieur Hermès, si mal en règle qu’il fût avec lui-même, s’obstina jusqu’au dernier jour à garder le visage et à prononcer des paroles qu’on était en droit d’attendre de la part d’un garçon qu’on savait avoir conçu un amour aussi extraordinaire. Dans sa fureur désespérée, fit-il au moins illusion à celle qui en avait le plus pressant besoin, c’est-à-dire à Caroline ? C’est probable ! La lucidité trop fortement sollicitée de la jeune femme avait fini par céder. Son affaiblissement était devenu tel qu’elle avait perdu petit à petit le courage de réagir. D’amoureuse éperdue, elle était tombée au rang le plus bas. Dolente et sans voix, elle n’était plus, depuis plusieurs semaines, entre les mains de ceux qui veillaient sur elle, qu’une pauvre petite fille rétive et renfermée dont seuls, parfois, les regards encore adorables et les rares gestes gracieux arrachaient des larmes à Monsieur Hermès.

Elle ne s’opposait même plus, maintenant, à ce qu’on la soignât. Elle semblait mendier silencieusement du secours. Mais peut-être pressentait-elle que personne n’était plus en mesure de lui en proposer. Le père Ampuis et son fils Jacques avaient contacté un de leurs amis qui dirigeait un sana réputé dans la haute montagne. D’ici quelques jours, c’était convenu, on y conduirait Caroline. Qui sait si, à l’issue d’une longue cure ?… D’autres, dans les mêmes conditions, n’avaient-ils pas guéri ? La séparation serait rude, sans doute. Et que deviendrait Caroline loin de son mari ? Soustraite à son influence, son caractère ne se transformerait-il pas ? L’étrange désaffection qu’il découvrait en elle n’achèverait-elle pas de se cristalliser loin des siens et dans une ambiance nouvelle, auprès de tous ces inconnus qu’une même maladie lui rendrait fraternels ? À son retour, que dirait-il si elle n’était plus la même ? Devait-il préférer la savoir morte (mais morte en l’aimant encore) que vivante et sauvée (mais ne l’aimant plus) ? Ah ! pouvait-il imaginer qu’elle réapparaîtrait un jour au Mas, svelte, alerte, les joues roses, plus jolie que jamais et lui avouant tout crûment qu’elle avait cessé de le chérir ? C’est alors qu’il lui faudrait boire jusqu’à la lie le poison de l’amertume.

Toutefois, dès que Caroline fut mise au courant du projet, ce fut comme si on lui avait porté un dernier coup. Loin d’être vivifiée par l’espoir, loin de réaliser les bienfaits d’un tel séjour, elle s’effondra. Elle ne voyait plus que des signes funestes autour d’elle. Clarisse, ayant confié ses fillettes à Madame Viardot, était revenue au Mas en toute hâte. Marie-Amélie Gibert, laissant également son mari et son fils à Portville, était apparue. Que signifiaient ces arrivées précipitées de sa sÅ“ur et de sa tante ? Que se passait-il ? Que lui cachait-on ? Elle s’épouvantait à l’idée de quitter le Mas et de s’en aller si loin. Elle ne s’était encore jamais séparée de son mari. Pour qu’on envisageât de les arracher l’un à l’autre, il fallait bien que ce fût grave. Si Jacques avait brusqué les événements, c’était bien parce qu’il était aux abois. Alors, pourquoi tant de mystères ? Elle savait bien qu’elle était fichue. Et puisque chacun, autour d’elle, l’admettait pareillement, à quoi bon la tourmenter davantage, à quoi bon l’envoyer là-bas ? Elle préférait mourir en paix au Mas. Oh, oui, en paix, car c’était surtout d’une grande paix qu’elle éprouvait le besoin.

Sa pauvre tête remua si fort ces pensées que, dès le lendemain, sa température monta. Elle eut le délire pendant toute une nuit. À son chevet, Monsieur Hermès se morfondait. Quand donc cesserait-on de la torturer ? Elle n’était plus rien qu’un petit oiseau las au plumage terni. Elle avait, sur son lit, les yeux enfoncés dans les orbites, le teint terreux, la tête rentrée dans les épaules. Ses épaules ! Il était médusé par la rapidité de sa déchéance. Quelles épaules ravissantes Caroline avait pourtant eues, autrefois ! C’était peut-être ce qu’elle avait eu de mieux. Et, à présent, elles étaient lamentablement resserrées. C’était comme si sa poitrine s’était effondrée, comme si son dos s’était cassé.

On dut surseoir au départ. Il n’était pas possible de la transporter dans cet état. Il fallait attendre que la fièvre tombât. Pourrait-elle aller bientôt un peu mieux ? Monsieur Hermès n’osait plus le demander, ne se risquait même plus à l’espérer. Il savait bien que le docteur Ampuis et que Jacques le paieraient de bonnes paroles pour le rassurer et qu’il ne serait pas plus avancé. Mais il avait surtout peur de lire dans leurs yeux la condamnation de Caroline. Il aurait plutôt cherché un refuge auprès de celle-ci. Il s’approchait du lit et la contemplait avec adoration. Mais elle était là, les yeux clos, les pommettes rouges, les lèvres fiévreuses, absolument inerte, tandis que Marie-Amélie lui passait de temps en temps un mouchoir fin sur le front pour essuyer la mauvaise sueur qui perlait. Parler à sa femme l’eût réconforté, lui semblait-il. Il était sûr qu’il avait encore mille et mille choses de son amour à lui dire.

Mais Marie-Amélie lui signifiait du regard qu’elle reposait et il s’écartait. Réfugié près de la fenêtre, il laissait vagabonder son esprit. Mai était pour le Mas le mois de sa plus belle parure. Tout était vert et les fleurs blanches ou roses des arbres rutilaient sous le soleil déjà ardent dans les taillis. En ce début d’après-midi, une chaleur agréable s’insinuait, avivant les parfums. De gros nuages laiteux paressaient dans le bleu du ciel. Ursule avait dit qu’il faisait trop beau pour que ça dure et qu’on aurait de la pluie. S’il se retournait vers le lit, il apercevait Marie-Amélie penchée sur sa femme, attentive et précise dans ses moindres gestes. Quelle créature gentille et avenante ! Comme la vie semblait facile auprès d’elle ! Néanmoins, elle l’intimidait un peu. Parce qu’elle avait un grand fils, il ne pouvait pas s’imaginer qu’elle n’eût que son âge. Et parce qu’elle était la tante de Caroline, il l’avait aussi toujours traitée en parente. Mais elle n’avait pas trente ans et elle était ravissante et fraîche. Quelle ombre pourtant sur sa vie ? Où avait-elle acquis cette maîtrise, cette autorité, cette aisance et aussi cet effacement singulier, cette humilité qui ne lui donnaient que plus de charme ? N’aurait-elle pas écouté avec un sourire d’ironique dédain les confidences qu’il aurait pu lui faire ? Pourtant, les mots se pressaient sur ses lèvres. Oui, pourquoi ne se serait-il pas accusé, devant elle, d’être l’auteur de tout le mal dont souffrait et mourait peut-être Caroline ?

Il aurait repris, à son intention, l’odyssée de son amour. Il aurait revécu pour elle les tout débuts de ses fiançailles, cette époque enchantée où la pudeur de Caroline, en le bouleversant, avait d’abord retenu la violence de ses instincts. Ensuite, ça n’avait plus jamais été pareil. Maintenant qu’il jouissait d’un certain recul, il pouvait juger et il se jugeait. Pourquoi s’était-il abandonné si vite à ses passions ? Il maudissait aujourd’hui les habitudes solitaires qu’il avait prises autrefois et dont il rendait responsable le puritanisme hypocrite de ses parents. Il maudissait également la laideur et l’insignifiance de ses anciennes liaisons. Il maudissait enfin l’ambiance frelatée dans laquelle il avait vécu à Paris de même que la trivialité, souvent crapuleuse, de ses compagnons de jeunesse. Il avait cru que Caroline serait assez avisée pour l’arracher à ses turpitudes. Mais c’était au contraire lui qui l’avait entraînée et qui l’avait roulée dans sa propre boue. Comment n’avait-il pas eu horreur de lui ? Comment n’avait-il pas su mieux respecter les ferveurs de sa fiancée ? N’avait-elle pas voulu le conduire par la main dans les sentiers qu’elle seule connaissait et l’amener sur ces sommets où il aurait pu vivre avec elle un amour idéal et sublime ? Quel gâchis ! Par ses caresses, par les mots qu’il lui murmurait, il avait éveillé ses démons. Et il avait cessé très vite de pouvoir lire, dans ses yeux si purs, l’exemple qu’elle lui proposait. Ne l’avait-il pas abâtardie ? N’avait-il pas transformé la vierge innocente qu’elle était en une amante presque forcenée ? C’était ça qui l’avait tuée. Il l’avait rendue esclave du vice. À quoi bon le nier ? Elle avait été une élève particulièrement douée et, au fond, il n’avait pas eu grand mal à l’instruire. Souvent, même, il avait été choqué par sa curiosité et par sa complaisance. Mais était-ce une excuse ?

Si Monsieur Hermès avait commis une faute, c’était, sans doute, d’avoir cru possible la mise en pratique d’un romanesque quasiment hors saison. Il était patent qu’on ne pouvait pas réellement vivre sur les cimes où Caroline avait voulu l’attirer. L’âme n’était point conformée pour de telles altitudes. S’il avait été plus prudent, il aurait dû se contenter de chérir Caroline platoniquement : la voir, l’entendre parler, guetter son sourire, respirer l’odeur d’herbe mouillée et de pain chaud de sa chevelure, l’écouter quand elle lisait ou presser sur son cÅ“ur son buste charmant. Mais ces pudiques joies ne lui avaient pas suffi. Il avait voulu aussi lui imposer son monde à lui. Et c’était à partir de ce moment-là que le mensonge s’était installé en eux. Caroline n’avait plus été uniquement une créature élégiaque. Elle avait été submergée par les vagues de son désir. Elle n’avait pas impunément joué avec ses sens. Et, de son côté, Monsieur Hermès n’avait pas su maintenir en lui la flamme exquise que Caroline avait allumée. Voilà quel avait été leur vrai drame.

Il fallait qu’ils eussent eu, tous les deux, la tête farcie de sentimentalité pour nier ainsi les droits de la nature. L’obstination avec laquelle ils avaient voulu refouler au fond d’eux-mêmes le grondement animal de leur chair s’était retournée contre eux. Ils avaient agi comme des enfants. Quelle fâcheuse déformation ! Comme si la vie dont ils avaient chimériquement rêvé était de ce monde ! Oui, du premier jusqu’au dernier jour, ce n’avait été que fantasmagories ! L’amour ? Ils avaient cru qu’il leur suffisait d’en avoir une conception très haute pour le sauver, pour le différencier. Mais l’amour ne se laissait pas si facilement apprivoiser. L’exigence même de ces amants présomptueux l’avait tué. S’extasier exagérément d’une présence, ne vouloir embrasser qu’une âme à travers une carcasse qui n’avait que trop de réalité, ne prêter d’existence à la créature aimée que dans la mesure où elle restait un miroir fidèle pour votre image et où elle devenait la réplique d’un univers féerique, c’était faire fi de tout ce qui bouillonne dans la partie la plus obscure de l’être. Ou bien, alors, c’était lui, Monsieur Hermès, et lui seulement, qui n’avait pas su se montrer digne d’une si grande foi. Ah ! pourquoi se plaisait-il à se diminuer, à se détruire ainsi ? Mais non, il n’avait pas été si médiocre, ni Caroline si divine. Il n’avait pas le droit de sacrifier une moitié de lui-même au profit de l’autre. Pourquoi donner toujours tant de prestige aux tenants de l’âme et diminuer toujours les privilèges des tenants du corps ?

Mais, tout aussitôt, il se reprochait son cynisme. Il blasphémait quand il remettait ainsi en question (au moment même où Caroline était si dangereusement exposée) ce qui, en somme, avait été leur raison d’être et leur bonheur depuis quatre ans. En ces heures cruelles où tout vacillait, son devoir n’était-il pas de communier dans la pensée de son aimée, de celle qui lui avait permis de vivre une vie si magnifique et si rare ? Il avait eu raison de ne rien confesser de son tourment à Marie-Amélie. C’eût été une trahison, une nouvelle trahison envers Caroline. Désormais, quoi qu’il advînt, il se devait de fixer au fond de son souvenir les plus belles images de leur amour. Qu’au moins, si Caroline et lui vivaient maintenant les dernières heures de leur grande aventure, tout fût agencé pour qu’elles restassent à jamais gravées en leur mémoire. Ainsi, il s’élèverait au-dessus même de la comédie qu’il avait jouée. Il deviendrait semblable à ces acteurs qui finissent par se laisser prendre à leur propre jeu. Il se désintéresserait totalement des agitations du Mas. Il dirait à Jacques Ampuis qu’il entendait résigner ses fonctions. Et, sans se préoccuper moindrement du lendemain, il se consacrerait à celle qui lui avait appris à lire dans le livre merveilleux de la destinée, dût-il, de cette suprême exhaustion de son amour, sortir à jamais désenchanté.

*

Une journée encore avait passé. Hier soir, la fièvre avait monté en pointe. Dans une effroyable poussée ! Aujourd’hui, bien que très déprimée, Caroline semblait plus calme. Monsieur Hermès ne l’avait pas quittée de la matinée. Ursule avait eu raison. Il pleuvait. Le jardin était trempé. D’un seul coup, le printemps s’était évanoui. Une humidité poisseuse s’infiltrait dans toute la maison. Après le déjeuner, Monsieur Hermès écrivit une lettre à Buddy. La dernière, en principe, avant le retour de celui-ci. Il lui parlait longuement de Caroline. Ah, combien il était impatient que Buddy fût près de lui en ces heures de détresse ! Mais, sans bien définir son acte, il se garda de montrer la lettre à sa femme et descendit en catimini au bourg pour la poster.

Quand il revint, il trouva Maurille seul avec sa sÅ“ur dans la chambre. Et il eut immédiatement l’impression qu’il arrivait trop tôt ou trop tard. Qu’avait donc bien pu raconter Maurille à Caroline ? Celle-ci s’était assise dans son lit, se soutenant d’un bras et tirant de l’autre main sur l’échancrure de sa chemise comme si elle avait manqué d’air. Pourquoi Madame Poujastruc, pourquoi Marie-Amélie et Clarisse l’avaient-elles laissée ? Monsieur Hermès se formalisa de leur absence. Il était incompréhensible que Maurille, voyant sa sÅ“ur en difficulté, n’eût pas appelé. Sous ce reproche, Maurille se troubla un instant puis, sans répliquer, gagna la porte en ricanant et disparut. Monsieur Hermès le regarda partir l’œil en colère, les traits convulsés. Quel discours malfaisant était-il encore venu verser dans l’oreille de Caroline ? Quel ignoble venin avait-il craché pour la bouleverser à ce point ? C’était la deuxième fois, en huit jours, que Caroline était prise d’une telle crise d’étouffement. Mais déjà celle-ci semblait beaucoup plus terrible que la précédente.

Caroline, mi par épuisement, mi par dégoût, s’était affaissée sur son oreiller où sa chevelure s’épandait. Très précautionneusement, Monsieur Hermès s’approcha. Il s’immobilisa près du lit et s’empara de sa main. Comme elle était brûlante ! Des larmes montèrent à ses yeux. Sa Caroline, avec quelle rigueur le destin la traitait ! Caroline chérie, comme il l’avait aimée ! Et elle était là, se débattant misérablement contre son mal.

Machinalement, il dirigea à nouveau ses regards vers la porte par laquelle s’était escamotée la silhouette souffreteuse de Maurille, de ce sombre oiseau de mauvais augure. Pourquoi avait-il toujours eu tant d’aversion à son encontre ? Pourquoi Maurille avait-il si piteusement battu en retraite ? On aurait dit qu’il n’avait pas la conscience tranquille, qu’il avait quelque forfait à se reprocher. Monsieur Hermès n’osait pas questionner Caroline. Elle n’était pas en état de lui répondre. Elle seule, cependant, aurait pu, dans la mesure où elle y aurait consenti, lui rapporter ce qui s’était déroulé. Une seconde, il fut tenté de courir après Maurille et de l’agripper dans un coin pour exiger de lui une explication. Mais à quoi bon ? C’eût été ridicule et vain. Il le connaissait. Il se déroberait. Il prendrait son air le plus cauteleux, feindrait l’innocence et, pour finir, profitant de l’avantage, se débarrasserait de lui par un sarcasme. D’ailleurs, même si Maurille avait parlé, il n’aurait pas été plus avancé car il aurait sûrement falsifié la vérité. Et puis, de toute façon, ce n’était pas ça qui rendrait la santé à Caroline. Pourtant, il souffrait d’être obligé de laisser planer une ombre douteuse sur cet incident. Il est vrai que Caroline elle-même paraissait peu soucieuse d’en faire cas. Elle ne le regardait même pas. Elle concentrait le restant de ses faibles forces pour lutter contre le feu qui ravageait sa poitrine. Ô ! Caroline, ô ! ma vie… Comment supporter une injustice pareille ? Tout ce qu’il aurait pu lui donner, c’était donc seulement ces trois courtes années ? Et quand il aurait voulu la retenir au bord du gouffre, c’était pour s’apercevoir qu’elle ne l’entendait plus, qu’elle ne lui appartenait plus, quelle était déjà passée de l’autre côté de sa vie à lui ?

L’entrée de Marie-Amélie et de Clarisse, sans doute alertées par Maurille, fut une délivrance pour Monsieur Hermès. Il s’enfuit, la gorge serrée par une émotion d’enfant. Il retenait ses sanglots dans une crispation nerveuse qui l’agitait de tremblements. Mais ce qui, physiquement, accentuait son malaise, c’était cette impossibilité où il était de pleurer. Ses yeux demeuraient secs tandis que son chagrin l’étranglait. Tout le temps qu’il avait été dans la chambre de Caroline, lui tenant la main, ils n’avaient ni l’un ni l’autre prononcé une parole. Caroline n’avait même pas tourné une seule fois son cher visage vers le sien. Comme ils étaient déjà loin l’un de l’autre ! Un corps, un être qu’il avait si étroitement tenu contre le sien, un corps qu’il avait possédé et qui s’était livré à lui avec une si candide foi ! Maintenant, Caroline et lui avaient franchi la croisée des chemins et les chemins qu’ils avaient pris désormais, elle comme lui, iraient s’écartant toujours plus…

Il effectua quelques pas dans le jardin, marchant comme un égaré. Il ne parut même pas remarquer Félicienne et Jacques qui venaient de descendre de leur voiture et qui le croisaient dans l’allée. Ils le laissèrent passer sans oser l’interpeller et se dirigèrent en hâte vers le Mas. Quant à lui, il continua de s’acheminer vers la terrasse. Là, il s’assit sur la pierre déjà tiède. Il laissa pendre ses jambes et ses bras et son regard se perdit dans les lointains. Combien de temps Monsieur Hermès resta-t-il ainsi ? Il fut soudain saisi par le froid. Il ne pleuvait plus mais il faisait maintenant presque sombre. Il posa sa main sur le vieux banc. C’était le banc demi-circulaire, le banc de leurs amours, ce banc qui était si bien abrité du reste du monde par l’épaisseur bruissante et parfumée des lauriers mais d’où on avait une vue si vaste sur cet autre monde inoffensif et impersonnel de la terre et du ciel. Le malheureux mari de Caroline agitait mille pensées désordonnées dans sa tête. Il n’y avait pas si longtemps encore, il avait pu s’emporter contre la négligence criminelle avec laquelle la tribu avait laissé l’état de Caroline s’aggraver mais, aujourd’hui, un pressentiment lui disait que tous les soins auraient été, de toute façon, inutiles. Il avait cessé d’en vouloir au vieux docteur de ses atermoiements, à Madame Poujastruc de sa passivité et à l’abbé de sa résignation devant le pire. On devait laisser faire le destin. Ce qu’ils avaient connu, ce bonheur dont ils avaient joui était si peu à la mesure du commun qu’il était presque normal qu’il eût pris cette pente et se terminât tragiquement. Un amer orgueil le pénétra alors. Il se glorifiait d’avoir été, aux côtés de Caroline, l’artisan de cette félicité qu’ils avaient, elle et lui, portée à ses limites extrêmes. Il n’était pas possible de monter plus haut. La mort venait à point pour dissoudre ce que le temps n’aurait pu que figer.

Ce sentiment d’une fatalité si parfaitement organisée ramena le calme dans l’âme éperdue de Monsieur Hermès. Il se figurait qu’il avait reçu une blessure par où tout son sang s’écoulait. Mais cet écoulement même n’était-il pas délicieux ? Il s’alanguissait dans la douceur de l’heure. Personne ne songeait à lui. Il consulta sa montre. Oui. Pourquoi Ursule n’agitait-elle pas la cloche ? Est-ce qu’on ne dînait pas ce soir ? Qu’importait, d’ailleurs ! Il n’avait pas faim. Il était seul. Il était bien. La nuit s’épaississait lentement. Les premières étoiles apparaissaient dans la pâleur mourante du ciel. Il entendait rouler les eaux printanières de la rivière. Le vent avait encore fraîchi. À l’ouest, de l’abîme par où le soleil avait plongé, de gros nuages de plomb bouillonnaient. Ce serait encore de la pluie. Un orage, peut-être ? Monsieur Hermès se demandait s’il avait jamais connu un bonheur identique. C’était enfin la quiétude, la nostalgique quiétude de l’amour surmonté, du plus indicible des chagrins. Il se mit à réaliser l’atrocité de ce qui allait lui arriver. Seul, oui, il serait seul, inexorablement seul, à présent. De sa Caroline, il ne conserverait plus que des phantasmes. Et lorsqu’elle serait morte, il lui suffirait de respirer l’odeur du jasmin au coin du belvédère ou d’écouter le bruissement des tilleuls près de sa chambre, pour que son apparence charnelle ressuscitât devant ses yeux. Mais jamais il n’aurait plus, comme ce soir, la sensation intolérable du vide dans lequel elle allait l’abandonner. Alors, seulement, il put pleurer sur leur bonheur perdu. La splendeur un peu glauque de ce crépuscule entretenait en son esprit une étrange divagation. Ce sang qui coulait d’une blessure imaginaire, n’était-ce pas la vie de Caroline qui s’en allait, qui s’échappait de ses mains impuissantes ? Trois années de sa vie chérie, c’était donc tout ce qu’il avait eu ? Trois années qui avaient été moins qu’une seconde ! Oh oui, tout cela avait été si court ! Était-ce concevable ? Caroline allait-elle disparaître si vite de sa propre existence ? Tout était pourtant tellement vivant autour de lui, au seuil de cette nuit ! Cette campagne mystérieusement silencieuse, ce grondement nocturne de la rivière, ce ciel si pathétiquement peuplé, cette odeur poivrée des lauriers près de son visage, oui, tout cela foisonnait de vie et contrastait avec la consternation qui était dans son cÅ“ur.

Mon dieu ! comme il l’avait aimée sa Caroline !

Monsieur Hermès soupira et se dirigea à pas lents vers la balustrade. Le vent s’était levé subitement. Les odeurs et les bruits s’en trouvèrent accrus. Voici donc la fin du rêve, se dit-il. Mais, pensant cela, il ne faisait pas seulement allusion au moment qu’il venait de vivre sur le banc solitaire mais à toute l’existence dont sa ferveur amoureuse avait tracé la trame… Il s’effraya alors d’être resté trop longtemps dehors. Si Caroline, durant son absence… ? Oh, ce serait si affreusement absurde ! Il revint vers le Mas, se mit soudain à courir comme un fou. Puis il se raisonna, ralentit et se força à marcher plus calmement. Tout semblait si paisible aux abords de la maison ! Il aperçut Ursule à la fenêtre du salon. Elle fermait les persiennes. Là-haut, dans la chambre, une lumière brillait. On a dîné sans vous, Monsieur. Mais j’ai laissé votre couvert. Non, décidément, il n’avait pas faim. Dans l’escalier, il rencontra Madame Poujastruc. Elle s’étonna. Où était-il donc passé ? Qu’était-il devenu pendant tout ce temps ? On s’était inquiété. Caroline ? Caroline reposait. Monsieur Hermès sut gré à sa belle-mère de son sang-froid. Il avait maintes fois constaté qu’elle savait se dominer dans les grandes circonstances. Cependant, il remarqua combien elle était pâle et soucieuse. Elle semblait profondément ébranlée. Et, en même temps, prête à toute éventualité.

Ce repos éphémère que goûtait Caroline était-il autre chose qu’une de ces haltes trompeuses que la mort se ménage entre deux assauts ? Dans la chambre, il rejoignit Marie-Amélie et Jacques. Le docteur Ampuis était parti avec Félicienne et Clarisse en auto pour chercher des ballons d’oxygène. Déjà l’oxygène, songea Monsieur Hermès avec un frisson ! Il se souvint que lorsque les petites avaient eu leur typhoïde on avait dû, aussi, une certaine nuit, faire respirer de l’oxygène à la plus jeune. Elle s’en était tirée aussi bien que sa sÅ“ur, cependant. Mais il repoussait ce leurre. Tout lui démontrait que Caroline était condamnée.

À l’instant, sur le palier du premier étage, dans un coin sombre, assis sur un coffre de bois, il avait aperçu l’abbé en prières. Tout est prêt pour le dernier acte, se dit-il. Le sorcier est là. Madame Poujastruc avait dû lui téléphoner et il était accouru. Monsieur Hermès ne put s’empêcher de hausser les épaules. Il était si nerveux qu’il suffirait de rien pour qu’il se laissât aller à commettre un esclandre. Il aurait voulu avoir le pouvoir de chasser tous ces intrus qui tournaient autour de Caroline et s’enfermer seul avec elle. Puisqu’ils ne pouvaient rien pour la sauver, pourquoi s’obstinaient-ils à l’étourdir de soins inutiles et de prières ? Ne disparaîtraient-ils pas ?

Jacques s’approcha de lui. J’ai demandé à Félicienne de ramener Olga et Félix. On a aussi télégraphié à Antoine. L’issue était donc si proche ? Quoi, cette nuit même, peut-être ? Jacques n’était-il pas trop pessimiste ? Jacques hocha la tête et fit retomber sa main dans un geste d’impuissance. Oui, il avait compris. Du fond de la pièce, la jolie voix cristalline de Marie-Amélie s’éleva : Jo aussi est prévenu. Il est en route. Est-ce que toute question n’était pas superflue après ça ? Cependant, Monsieur Hermès s’entendit dire, en progressant vers le lit comme un automate : Comment va-t-elle maintenant ? Ainsi, il tournait le dos à Jacques mais il surprit le regard que Marie-Amélie rivait sur lui. Alors, elle esquissa à son adresse un petit sourire timide qui réchauffa faiblement son cÅ“ur glacé. Certes, il n’y avait plus d’espoir. Sans ajouter un mot, il s’assit à la tête du lit et s’appuya tendrement contre l’oreiller comme s’il avait eu une confidence à faire à l’oreille de Caroline. D’un commun accord, Marie-Amélie et Jacques se retirèrent. Il comprit qu’il était sans doute seul, pour la dernière fois, avec celle qu’il avait tant aimée. Ils étaient seuls, en effet, à cette heure déjà tardive de la soirée, Caroline et lui, dans leur chambre nuptiale, dans cette chambre qu’il avait désertée depuis des mois.

Ô ma vie ! ô ma douce ! murmura-t-il dans un souffle en frôlant de ses doigts son front douloureux. Elle parut frémir sous cette caresse et elle tourna vers lui son visage épuisé. Elle le contempla gravement, un long moment, puis elle posa sa main sur la sienne pour la porter contre sa joue dans un geste familier qu’elle avait toujours eu. Je suis si lasse, chéri ! Je n’en puis plus ! Caroline semblait sortir d’une profonde léthargie et avoir attendu longtemps cet instant. D’une voix imperceptible et qu’elle ménageait comme si elle avait encore beaucoup à dire mais qui n’était que plus déchirante à entendre, elle dit : Vous avez été bien long à venir, mon aimé. Je me demandais si j’aurais assez de forces pour vous attendre. Vous voyez, ça va être fini. Nous ne nous verrons plus. Vous manquerai-je au moins un peu ? Viendrez-vous sur ma tombe ? Non, je ne veux pas que vous y veniez jamais. Mais promettez-moi que partout où vous serez, plus tard, la nuit comme le jour, vous m’appellerez. Je viendrai au rendez-vous. Promettez-moi que vous le ferez. Ne me laissez pas seule dans tout ce noir. Et comme il était sans voix, elle pressa sa main et répéta : Répondez, répondez-moi, mon âme, je vous en supplie ! J’ai tant besoin de savoir, avant de partir. Elle posa ses lèvres sur sa main transie. Il me semble qu’il ne me serait pas possible de mourir en paix si je croyais que vous ne serez pas à jamais désespéré. Mais non, je suis méchante. Oubliez ce que je viens de vous dire. Je ne vaux pas que vous vous tourmentiez à mon sujet. Ô, mon bien-aimé, si vous saviez comme ce serait bon pour moi si je pouvais m’endormir enfin et ne plus me réveiller jamais, jamais ! Voyez-vous, je n’étais pas faite pour ce monde si dur. Mon seul tort est d’avoir cru que je pourrais y vivre.

Elle dit tout cela d’un ton très serein, comme si elle parlait déjà de l’au-delà, avec une tristesse sans révolte et sans ressentiment qui conférait une grande noblesse à ses aveux. Pourquoi ce pathétique ? Avait-elle été affectée par quelque chose ? Péniblement, elle lui dédia un maigre sourire pour le rassurer. Non, il ne fallait pas qu’il s’inquiétât. Mais elle fut aussitôt saisie d’un abominable frisson. Monsieur Hermès se retourna machinalement vers les fenêtres comme si elles s’étaient ouvertes sous la poussée d’un ouragan tumultueux. En effet, le temps s’était gâté. De grosses gouttes s’écrasaient sur les vitres comme des insectes nocturnes et, en se penchant, on apercevait, dans la nuit du parc, les spectres des arbres agités par le vent. Caroline, étendue et prostrée, avait entendu, elle aussi. Combien de temps encore me sera-t-il donné d’être sensible au monde extérieur ? Je suis si lasse de tout. Je voudrais tellement dormir. Elle soupira faiblement. Puis, au bout de quelques minutes silencieuses au cours desquelles Monsieur Hermès épia anxieusement les moindres signes de vie sur ses traits, elle dit, sans transition : Pourquoi Maurille a-t-il voulu me faire tant de mal, cet après-midi ? Monsieur Hermès sursauta. Elle poursuivit comme si elle se parlait à elle-même : Bien sûr, c’est une étrange aventure que de mourir. On dirait qu’on devient translucide et que ce qu’il y a de plus secret au fond des êtres qui vous ont entouré durant votre vie affleure aussi à la surface. Oui, tout devient miraculeusement déchiffrable. Il y a déjà bien des semaines que j’ai lu ma condamnation dans les yeux de ceux qui se pressaient à mon chevet. Mais, c’est bizarre, ça ne me chagrine plus. Elle s’arrêta encore puis elle tenta d’émettre un rire qui se brisa dans sa gorge : Comme ils se sont tous déjà habitués à ma prochaine disparition ! Comme ils se sont vite faits à cette idée ! Mais vous, vous, chéri, se peut-il que vos yeux me mentent ? C’était de ça que Maurille vous accusait. Il m’a dit que vous m’abandonniez volontairement, que vous vous arrangiez pour me fuir, que ma maladie vous inspirait une répulsion irrésistible. Vraiment, il a prétendu que vous le lui aviez avoué. Oh, chéri, je n’ai pas voulu le croire. Je n’ai pas pu le croire. Mais, jusqu’à tout à l’heure, jusqu’à ce que j’eusse senti votre main sur mon front, il m’a semblé que c’était cette image de vous que j’allais emporter dans la tombe. Oui, exactement cela, le souvenir d’un mari auquel j’aurais fait horreur et que la maladie aurait détaché de moi !

Elle marqua un nouvel arrêt puis reprit : Une tombe ! C’est ce mot qui m’obsède, maintenant. Je suppose qu’on m’enterrera auprès de mon père. Le caveau, le beau caveau des Poujastruc ! Je ne l’ai jamais aimé. Comme il doit faire froid sous cette dalle, sous cette terre ! Avec cette pénible odeur des fleurs pourries… La sentirai-je, morte, autant que je la sentais, vivante ?

Monsieur Hermès, fasciné, restait muet, le cÅ“ur broyé. Une extraordinaire métamorphose s’était produite sur les traits de Caroline. Elle avait perdu, en lui parlant, toute apparence charnelle. À la contempler ainsi, il oubliait les formes délabrées que le drap recouvrait. Il ne voyait plus que son visage qui s’était irradié d’une immatérielle beauté, malgré son teint cireux et les cernes de ses yeux. Elle était, en ces instants, d’une si tendre humilité, d’une si adorable pureté qu’il fut consumé par la flamme qui vivait en lui et, s’inclinant davantage, il baisa très amoureusement ses lèvres. Ce simple et léger baiser parut la réveiller du songe qui la possédait. Elle examina son mari, comme pour graver en elle à jamais son image et, se cramponnant fébrilement à ses épaules, avec ce qui subsistait en elle d’énergie, elle se souleva en gémissant et effleura aussi de sa bouche celle de Monsieur Hermès. Il fut sur le point de croire que cet effort démesuré l’avait achevée. Elle était retombée sur son oreiller, les bras pendant dans le vide de chaque côté du lit, les yeux clos, la respiration sifflante. Mais, avec stupéfaction, il l’entendit, du fond de cette prostration, qui poursuivait : Vous souviendrez-vous de moi ? Saurez-vous jamais comme je vous ai aimé ? Oh ! mon amour, ce que j’endure est mille fois pire que ce que j’aurais jamais pu imaginer. L’enfer, j’en suis sûre, n’est pas plus effroyable. Notre baiser embrase ma gorge et fond dans ma poitrine comme un brûlot. Pourquoi vous ai-je si follement chéri ? Pourquoi me faut-il vous quitter ? Je ne peux pas m’en aller ainsi, dites, mon doux ami ? Ce n’est pas possible ! Dieu ne sera pas si cruel. Il me laissera bien encore un peu avec vous ? Et, les yeux toujours clos, le souffle haletant, elle tendait sa pauvre poitrine en offrande comme pour une suprême étreinte.

Alors, Monsieur Hermès n’y tint plus. Cette scène dépassait sa capacité de résistance. Il fut veule. Il se sauva.

Sur le palier, l’abbé qui s’entretenait avec Jacques Ampuis et Madame Poujastruc voulut l’interroger. Mais il était hors d’état de dire un mot et il le repoussa d’une bourrade. Il ne voulait plus rien savoir. Les autres pouvaient bien décider ce qu’ils voudraient. Désormais, les dés étaient jetés. La seule chose qu’il briguât, c’était un refuge. Ah oui, échapper aux regards, se cacher de tous ! Comme dans un rêve, il identifia sous sa main la poignée de la porte de sa chambre. Il entra sans allumer. Il lui semblait que cette opacité, ce silence, cette solitude allaient le protéger contre tous les maléfices.

Il s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit. La nuit de mai était ténébreuse et mouillée. La pluie avait presque cessé. Le vent chassait vers le nord de gros nuages charbonneux. Il s’appuya au chambranle. Il n’y avait pas de bruit dans la maison. Et il put discerner, sur la route, le ronronnement d’un moteur. C’était sans doute Félicienne qui revenait avec Clarisse et le père Ampuis en compagnie de Félix et d’Olga. Il pesta contre cet envahissement. Que venaient-ils faire, tous ? Qu’avait-il besoin d’eux ? Il lui serait intolérable de leur montrer sa douleur. Il leur en voulait de violer sa retraite. Bientôt, les rayons des phares balayèrent l’allée. Il vit la forme de la voiture glisser dans l’obscurité puis s’immobiliser. Les portières battirent. Des silhouettes s’engouffrèrent dans la maison. Et tout retomba dans la même torpeur. Le jardin trempé portait jusqu’à lui son odeur de terre et d’herbe. Au loin, le roulement monotone et rassurant de la rivière chargée était nettement perceptible. Il entendit aussi un train dans la plaine qui sifflait.

Monsieur Hermès se laissa engourdir par tous ces accords. Une grande paix s’installait en lui à mesure que tombait son exaltation de tout à l’heure. Il était brisé par les émotions mais jamais peut-être il n’avait été si lucide. Il récapitulait les jours qu’il avait vécus auprès de Caroline tous ces derniers temps et l’intensité de son évocation était telle en lui que lui revenaient mille petits faits et mille paroles charmantes. Mais, en même temps, il était extraordinairement vivant. La douleur morale était donc si fugace ? Il exposa son visage hors l’auvent pour l’offrir aux dernières gouttes. Il sourit à la nuit. Et, doucement, lentement, des larmes de détente perlèrent à ses cils, glissèrent le long de ses joues, se mêlèrent à celles de la pluie. Il pleurait ! Il pleurait enfin et ces pleurs emportaient avec eux tout son chagrin. Il n’y avait plus de place en lui pour la moindre pensée. Il avait trop torturé son esprit. Il n’était plus rien qu’un animal, qu’un pauvre animal sans cervelle. Tout était accompli ! Tout était révolu ! Caroline le lui avait signifié tout à l’heure : Dormir ! dormir ! Oui, c’était cela, il n’y avait plus rien d’autre à faire qu’à dormir. Pourquoi chercher plus loin ? Pourquoi désirer davantage ? Peut-être la vie continuerait-elle pour lui, au delà de Caroline ? Mais il ne souhaitait pas aller au delà d’elle. Tout son être se fondait dans une exquise communion d’amour qui échappait à l’espace et au temps.

Combien de temps Monsieur Hermès se laissa-t-il ainsi absorber ? Il sursauta quand une main frôla sa joue et quand il entendit Marie-Amélie qui lui chuchotait : il faut venir, à présent, mon ami ; ça va être fini. Sans rien objecter, il se retourna vers elle et la suivit. Mais, à l’entrée de la chambre, il s’arrêta pile et recula. Non, il n’irait pas plus loin. De là où il était, il ne pouvait même plus apercevoir sa femme. Toute la tribu, au grand complet, s’agglutinait autour de son lit, retenant son souffle. Seules, Madame Poujastruc et Clarisse allaient et venaient à pas feutrés. Le docteur Ampuis faisait respirer un ballon d’oxygène à Caroline. Monsieur Hermès découvrit aussi l’abbé dans un retrait. Avait-il déjà rempli son triste ministère ? Marie-Amélie glissa ses doigts sous son bras, voulut le pousser en avant. Il résista.

Non ! on n’allait pas le contraindre à cette dernière simagrée ! Il ne se soumettrait pas au rite. Quoi, recueillir ses ultimes paroles ? N’était-il pas son mari ? Mais devant tous ces gens ? Elle n’avait plus rien à lui dire. Et lui non plus n’avait plus rien à lui dire. Ce qu’ils avaient eu à se dire, ils se l’étaient dit. Il était inutile qu’il la revît. Il préférait garder d’elle l’image surnaturelle qui l’avait tellement frappé quand il avait pris ses lèvres. Elle était si belle, alors ! Il ne la verrait pas entourée de tous ces masques grimaçants, aux yeux bouffis de larmes. Surtout, il ne la verrait pas avec cette répugnante chose dans sa bouche qui tentait vainement de lui insuffler encore un peu de vie.

Il se renfonça davantage dans l’ombre du couloir. Il écouta le marmottement d’une prière qui montait de toutes les poitrines. Sur son bras, la main poignante de Marie-Amélie se crispa. Il flageolait. Il avait l’impression que tout son corps se vidait. Un malaise. Comme s’il allait avoir une nausée. Il avait fermé les yeux et il attendait. Enfin, au bout d’un moment qui lui parut n’avoir pas de durée, Marie-Amélie, il le devina, se souleva sur la pointe des pieds, marqua une pause et dit, le plus affectueusement qu’elle put : Elle n’a plus sa connaissance. Et puis, encore, après un autre moment interminable : Elle ne répond plus aux questions.

Alors, Monsieur Hermès laissa aller son front contre l’accueillante épaule de Marie-Amélie. Et comme elle lui caressait maternellement les cheveux, il huma la tiédeur de sa chair si proche, s’engourdit sous la tendresse muette de son geste et fut surpris de sentir qu’il ne se refusait nullement au délicieux bien-être que lui procurait cette caresse…

QUATRIÈME PARTIE

I

Détente à Bérihéa

Cet été 1933 s’annonçait sous les meilleurs auspices. Jamais, peut-être, saison n’avait été aussi radieuse et aussi engageante. Dès l’aube, chaque jour, les rayons du soleil surgissaient au-dessus des brumes de la nuit finissante et c’était une nouvelle promesse de débauche lumineuse et de chaleur. Dans le ciel, la couleur bleue semblait s’être définitivement installée. Une totale sécurité atmosphérique. On était sûr du lendemain. On pouvait sans crainte échafauder des projets. Demain serait digne d’aujourd’hui. C’est-à-dire : merveilleux ! Les nuages ? La pluie ? Le froid ? Non, on ne les reverrait plus, ceux-là ! Ils avaient disparu pour toujours…

Monsieur Hermès ne s’était pas dérobé un instant à l’appel dont retentissait la nature. Cette fête universelle incitait par trop à l’indolence voluptueuse. Il s’y précipita… Revenu à Portville, aussitôt après la mort de sa femme, afin d’y régler certaines affaires de succession, il n’avait pas moisi chez ses parents et était parti, sans demander son reste, retrouver Patrick Beaurepaire à Bérihéa.

Il y avait à présent trois mois que Caroline avait été enterrée. Trois mois, durant lesquels, il avait vécu dans une véritable hypnose. Le choc subi par lui avait été si brutal qu’il lui avait fallu pas mal de temps pour reprendre ses esprits. Était-ce de la souffrance, à vrai dire ? Non. Rien même qui ressemblât à une fêlure sentimentale. Mais plutôt comme une grande viduité dans tout l’être. Il était persuadé qu’il ne pourrait plus jamais éprouver de fortes émotions. Celles qui l’avaient récemment assailli avaient été trop violentes. Le ressort s’était cassé. Il s’était épuisé dans cette lutte inhumaine et dans cette course au sublime où, poussé par une folle émulation, il avait voulu suivre Caroline. Il était sorti de ces tête-à-tête le cÅ“ur dévasté. Et, maintenant qu’il renaissait insensiblement à la vie, il comprenait qu’il avait tout de même laissé, derrière lui, un morceau de son destin. Mais quand il se répétait qu’il n’en connaîtrait plus sans doute d’équivalents, il se serait quasiment réjoui. Ça n’éveillait plus en lui aucun orgueil de se dire qu’il s’était comporté, en quelque sorte, comme un héros, pendant ces trois dernières années. Au contraire, il en ressentait de la gêne. Ah, certes ! qu’on pût tirer, une fois pour toutes, le rideau de l’oubli sur ce passé. Il n’était pas si convaincu d’y avoir toujours été à la hauteur. Ni si sûr d’y avoir agi raisonnablement. Et, par surcroît, ne l’y avait-on pas quelque peu dupé ?…

Mon dieu qu’il était las ! Il s’était lancé dans une impossible gageure. Or, il avait perdu. Il était là, les mains vides, l’âme saccagée, dans l’attente encore problématique du courant qui viendrait l’arracher à cette berge mortelle où ses errements l’avaient ensablé. Toutefois, à mesure qu’il se ranimait, un étrange sentiment l’envahissait. Ça devenait de plus en plus tangible et se manifestait dans les plus petites incidences voire par les signes les plus ténus. Libre ! Il était libre ! libre désormais ! Tout s’avérait de nouveau possible.

Possible ? Hélas, s’il se tournait du côté de Poujastruc, son cÅ“ur se durcissait. À quelles embûches, là-bas, n’avait-il pas échappé ? Oh, l’insensé qui avait cru se fabriquer une destinée hors série et qui n’avait réussi qu’à se mettre en marge de la vie ! Avec quelle candeur il s’était laissé appâter par les faux-semblants ! Mais aussi, avec quelle hargne, aujourd’hui, il brûlait ce qu’il avait adoré ! Il méprisait les touchantes attentions amoureuses qu’il avait eues pour Caroline. Il reniait les emballements qu’elle lui avait inspirés. Il raillait ses plus belles ivresses. Il n’aspirait plus qu’à couler en paix des jours tranquilles. Il n’était plus que ferveur retombée. Ah, au diable toutes les chaînes, fussent-elles dorées ! Vivre, avant tout ! Comme ce stratagème auquel l’avait réduit Caroline avait été théâtral et vain ! Les autres, pourtant, avaient paru en être impressionnés. Il n’irait pas les détromper. Qu’ils gardassent leurs illusions ! Mais lui, il avait le droit de rire de sa méprise et de sa servilité. Il s’était repu, à son exemple, de mirages. Et elle en était morte !… Aussi, avec quelle fougue se préparait-il à virer de bord ! Quel temps il avait perdu à peser le pour et le contre ! À interroger ce Sphinx sans voix ! Vagabonderait-il plus avant dans la nuit de ce songe fallacieux ?

D’ailleurs, il n’avait plus rien à voir avec la tribu. Il s’était même désintéressé éperdument des drames qui l’avaient secouée. En effet, on aurait dit que la mort de Caroline n’avait été que le prélude à une suite de catastrophes.

À commencer par Félix qui, sans le moindre avertissement, inexplicablement, avait rechuté. Quoi, n’était-il donc pas guéri ? Ne le croyait-on pas hors de danger ? Il fallait admettre que le mal avait couvé. Sourdement. Bref, il eut une effroyable hémoptysie. Puis deux autres encore dans la nuit suivante. Dès le lendemain, il fut inéluctable qu’il était perdu. Il mourut le soir même, à la même heure que Caroline, exactement vingt jours après elle, sans avoir repris ses sens et sans avoir reconnu Olga ni Marie-Ange. Ce fut un rude coup pour la jeune femme. Son mari après sa meilleure amie ! Enlevés à elle en un temps si court ! Elle s’était tellement faite à l’idée de son bonheur ! Elle tombait de haut. Elle n’avait pas vu à quel point la fin de Caroline avait bouleversé Félix. Elle n’avait pas imaginé qu’il serait incapable de surmonter le désespoir que lui causait la disparition de celle qu’il avait peut-être toujours secrètement aimée. Ainsi Félix avait rejoint Caroline au royaume des ombres. Et avec quelle hâte !… Depuis, Olga avait été recueillie au Mas, avec son bébé, par Madame Poujastruc. Que deviendrait-elle ? Quel serait son sort ? Reprendrait-elle l’enseignement ? Pauvre Olga qui n’avait conquis la sécurité du foyer que pour en être dépossédée !…

La brusque mort de Félix affecta fâcheusement le vieux père Ampuis. Une attaque le terrassa un matin, peu après. Il s’en remit. Mais jamais complètement. Il n’était plus rien maintenant qu’un pitoyable bonhomme qui n’avait plus toutes ses idées et qui radotait. Il cessa alors d’exercer. Il ne bougeait plus de sa chambre. On avait engagé une infirmière pour veiller sur lui. Et comme il ne pouvait plus monter au Mas, comme autrefois, pour débiter sa chronique quotidienne à sa vieille amie, c’est elle qui venait de temps en temps lui tenir compagnie chez lui. Mais, de sa bouche à demi paralysée, il ne parvenait à extirper que des mots sans suite où revenaient toujours les noms de Félix et de Caroline comme si le vieillard avait été rongé par un remords lancinant à cause de tout ce qui était advenu par son impéritie.

Autre échec enfin : celui de Jacques qui s’était laissé battre, en juillet, par Jean Bruno. Finie, la carrière politique ! Plus pour lui, les séances au Palais-Bourbon ! les réunions de Cabinet ! Adieu la célébrité et les griseries du pouvoir ! Se résignerait-il à soigner la clientèle de son père ? Pour l’instant, il s’était installé à Poujastruc avec Félicienne et leurs enfants et se contentait de voir d’où venait le vent.

En revanche, un autre événement (que Monsieur Hermès avait d’ailleurs toujours prévu) s’était produit. François Deloulet avait fait sa réapparition. Dans l’agitation des obsèques on n’avait guère prêté attention à lui et c’est seulement deux ou trois jours plus tard qu’on se rendit compte qu’il s’était réinstallé en maître dans le cÅ“ur et dans la couche de Clarisse. Certes, elle n’avait pas été longue à succomber de nouveau. C’était fatal ! Ses vieilles préventions avaient encore une fois disparu. La mort de sa sÅ“ur l’avait-elle amenée aussi à considérer les choses différemment ? Quoi qu’il en fût, elle parut heureuse de la présence de son mari. Et c’est tout naturellement qu’elle reprit la vie commune avec lui. Ils évitaient tout au plus de parler du passé. Ce n’était pas difficile. Tant d’autres tristes circonstances, en ces jours, s’imposaient à eux ! Ces deux jeunes ménages brisés, celui d’Olga et celui de Monsieur Hermès, les rappelaient au sentiment de toute fragilité humaine. Ils découvraient qu’ils auraient pu, tout aussi sottement, briser leur union. Ils avaient manqué se perdre et il avait fallu cette double tragédie pour que se réveillât en eux un reste de vieille tendresse. Ils la jugèrent précieuse et s’y cramponnèrent d’instinct.

Oh ! sans doute, François ne s’amenderait pas. Et, après cette flambée, il y avait bien des chances pour qu’il retombât dans son ornière. Toutefois, cette réconciliation démontrait que rien, désormais, ne pourrait rompre leur couple. Clarisse souffrirait encore et se révolterait mais elle finirait toujours par l’absoudre. Ni les mises en garde de l’abbé, ni les pointes de Madame Poujastruc n’y feraient plus rien. Du reste, le vide laissé par Caroline puis par le brusque départ de Monsieur Hermès avait fatalement amené une sorte de revirement dans l’esprit de Madame Poujastruc. Caroline ne lui avait pas laissé d’enfant. Elle reporta donc toute son affection sur Maud et Marie-Amélie de même que sur Marie-Ange et, par ricochet, sur les deux jeunes mères. Du coup, son gendre aussi retrouva quelque faveur. Il ne fut plus question de divorce. La tribu décimée éprouvait le besoin de se regrouper, de resserrer ses liens. En somme (Antoine et Maurille étant la plupart du temps loin du Mas) François devenait le seul homme sur lequel on pût compter. Madame Poujastruc, comme jadis, s’en remit à lui du soin de gérer la propriété. Elle avait assez à faire, avec Ursule, dans la grande maison, à veiller à ce que rien ne manquât à la couvée, pendant qu’Olga allaitait son bébé et que Clarisse s’occupait de l’éducation de ses deux fillettes. Et comme si le destin avait voulu sournoisement apporter quelque consolation à ces êtres si cruellement atteints dans leurs affections, on sut bientôt que Clarisse était enceinte pour la troisième fois.

*

Une surprise attendait Monsieur Hermès à Bérihéa. Patrick avait pu venir au-devant de lui à la gare en s’aidant seulement d’une canne pour marcher. Le lendemain même du jour où il avait appris la mort de Caroline, Patrick avait écrit une fort belle lettre à son ami. Celui-ci en avait été ému aux larmes et c’était un peu pour remercier celui qui lui avait témoigné une si vive compréhension qu’il avait décidé de le rejoindre à Bérihéa. Patrick, si respectueux qu’il fût de sa douleur, si pudique qu’il fût aussi devant la mort, comprit fort bien que Monsieur Hermès ne voulait plus rien avoir de commun avec ce qui se passait du côté de Poujastruc. Qu’ils poursuivissent là-bas leurs petites vies ! Surtout, ne plus en rencontrer jamais aucun ! Une farouche détermination en lui de les extirper tous de sa mémoire ! Ils avaient cessé d’exister pour lui en même temps que Caroline.

Du reste, la convalescence rapide de Patrick, l’ardeur avec laquelle celui-ci se remettait à vivre lui redonnaient confiance en l’avenir. Au contact de Patrick, Monsieur Hermès réalisa vite qu’il avait mieux à faire qu’à remâcher indéfiniment sa peine. Son ami lui montrait le chemin. À lui de savoir s’y engager. Sans doute Patrick était-il encore soumis à certaines précautions et devrait-il porter pendant longtemps un épais corset de cuir. Mais son visage était magnifiquement bronzé et, dans son œil d’aigle, brillait une flamme qui ne trompait pas.

Comment Monsieur Hermès enfin aurait-il résisté aux sortilèges de l’endroit ? C’était un mois d’août éclatant et somptueux. Il était seul, disponible. Il ne dépendait plus de personne. En quelques jours son corps fut bruni. Il se regardait avec complaisance dans sa glace. Quelle allégresse dans sa poitrine ! Un sang plus léger cognait dans ses artères. Il s’estimait rajeuni. À vingt-huit ans, n’avait-il pas lieu d’être fier de sa sveltesse, de la fermeté de ses muscles ? Eh oui, au visage près, on aurait pu le prendre pour un adolescent. Et même, de visage, il ne marquait pas son âge. Il ne s’était jamais senti si en forme. Lui qui n’avait été, si souvent, que doutes ou scrupules, voilà qu’il acquérait de l’assurance. Il avait d’abord redouté que la vue de ce pays où il avait connu des périodes heureuses avec Caroline l’assombrît en lui rappelant le passé. Mais il ne pensait plus à Caroline. Il n’y voulait plus penser. Son affliction avait été trop aiguë. Elle avait durci, en lui, toute sensibilité affective. Il rayait d’un trait ce passé et se vouait tout entier aux années à venir. Il ne manquait pas de créatures désirables ici ou là. Quel sot il avait été de se vouloir fidèle à une seule ! Surtout si l’on songeait comment tout cela avait fini ! Désormais, il cuirasserait son cÅ“ur. Il n’accorderait plus aux femmes que l’hommage d’un désir égoïste. Qu’elles lui apportassent de l’agrément et du plaisir et qu’elles ne tentassent pas de s’agglutiner à lui ! Il n’était plus du tout décidé à s’attacher. Elles pourraient l’aimer, à l’occasion, et il se laisserait aimer volontiers. Mais il se promettait de ne point tomber dans leurs filets. Il n’aurait pour elles que de gentils sentiments de commande. Histoire de les amadouer. Ainsi, il se vengerait du tour que le destin lui avait joué en réduisant à néant cette grande entreprise amoureuse dont il avait conçu tant d’orgueil. Oui, il leur ferait payer cher, aux autres, le dépit qui lui avait été infligé. Ah, on avait voulu le frustrer de son bonheur ? Eh bien, il se jouerait des émois qu’il pourrait susciter.

Il y avait si longtemps que Patrick vivait à Bérihéa qu’il y était absolument comme chez lui et qu’il y était connu et estimé de toute la population. Depuis qu’il pouvait circuler librement, il était devenu une des silhouettes les plus familières de la petite plage. Chaque jour il accomplissait une assez longue promenade, bavardant avec l’un, avec l’autre, au hasard de ses pérégrinations. Mais son lieu de prédilection était le port et, sur le port, un caboulot où se donnait rendez-vous une colonie de peintres parisiens que l’inaltérable beauté du site avait attirée et fixée là à demeure.

Et qui était la tenancière de ce caboulot ? Simone, en personne, Simone, leur vieille copine de Portville, Simone la masseuse, l’ancienne amie de Loulou ! Sacrée Simone ! Qui se serait attendu à ça ? En voilà une, au moins, qui avait bien su nager ! Comme la vie était capricieuse et contrastée ! Il semblait qu’il y eût des êtres dont la fonction était de se trouver toujours sur votre chemin au moment où on s’y attendait le moins. Et d’autres, en revanche, avec lesquels on aurait pourtant aimé conserver des contacts et qu’on perdait de vue à jamais, sans savoir pourquoi.

Loulou, par exemple, qu’était-il devenu ? Marié sans doute à l’héritière de son village et installé à la place de son père ainsi que le projet en avait toujours été arrêté. Et Lulu, cette gosse dont ils s’étaient amusés sans vergogne ? Comment avait-elle fini ? Où avait-elle échoué ? Elle était si bonne fille ! La vie ne s’était-elle pas chargée de la mater ? Avait-elle su faire ses affaires dans la galanterie ? Ou était-elle tombée sur un sale petit mec qui l’avait embarquée ? Quant aux Légende, à tous les autres, où étaient-ils ? Et de Paolo non plus, le malheureux, personne n’avait plus de nouvelles. Perdu, lui aussi, disparu, voué au lent anéantissement de l’oubli…

Dès le lendemain de son arrivée à Bérihéa, Monsieur Hermès suivit donc Patrick chez Simone. Pendant la matinée et l’après-midi, un endroit comme le Roi de CÅ“ur était peu fréquenté. Ce n’était, au début, qu’un modeste bistrot du port comme les autres. Loulou l’ayant plaquée, comme de juste, ses vieux étant morts, Simone avait réalisé son héritage et avait acheté le fonds pour pas cher. Elle l’avait rudimentairement aménagé mais en avait aussitôt transformé le genre en profitant de l’expérience qu’elle avait acquise quand elle était entraîneuse au Corsaire. Maintenant, les pêcheurs du cru n’y mettaient plus les pieds. Trop chic, pour eux ! Et trop coûteux ! Endroit réservé ! Mais la clientèle snob s’y écrasait toutes les nuits pour boire et pour danser. Et, sur le quai, bien avant minuit, les longues automobiles s’alignaient, reflétant leurs carrosseries brillantes dans l’eau sombre et clapotante chargée de fortes senteurs marines.

Traversant la terrasse à peu près vide sous sa banne orange, soulevant le rideau de perles qui entretenait à l’intérieur une fraîche pénombre, les deux amis distinguèrent Simone, au fond de la salle, accoudée au bar, en conversation avec deux femmes voyantes et un vieux type d’un genre un peu spécial. Des cabots, souffla Patrick. Ils passent en attraction. Pas fameux. Mais les cons qui viennent là aiment ça.

Simone avait effroyablement engraissé. Comment avait-elle pu se laisser ainsi empâter ? Il calcula. Elle devait avoir seulement deux ans de plus que lui. Son visage était encore très beau, mais le corps n’avait plus de forme. Il revit le petit corps nu et ambré qu’elle exhibait sur les photos suggestives dont elle faisait collection autrefois. Cette déchéance physique lui fut pénible.

Dès qu’elle les aperçut, Simone leur adressa un signe amical de la main et s’avança vers eux, lourdement, roulant sur ses hanches énormes comme une barque renflée. Monsieur Hermès lui sut gré du tact avec lequel elle s’abstint de lui présenter des condoléances. Bien sûr, elle avait vaguement entrevu sa femme à Portville mais elle jugea toute comédie superflue. Si Monsieur Hermès n’avait pas changé, il n’était pas un type à tolérer qu’on le baratine. Ils se congratulèrent donc avec tout un déploiement d’exclamations joyeuses et comme si rien ne s’était passé depuis l’époque de la Maison du Crime.

Le soir, au Roi de CÅ“ur, Simone, qui était une fille douée et intelligente, récitait des poèmes vaches et racontait des histoires salées. Elle avait un réel talent de diseuse. Patrick affirmait même qu’il était surprenant qu’une femme comme elle, qui n’avait jamais eu que des préoccupations terre à terre, qui était vénale et gourmande, qui ne vivait que pour se gaver de sucreries et que pour satisfaire ses sens, réussît à interpréter si finement ce répertoire à l’emporte-pièce. Dommage, toutefois, qu’elle fût si pingre ! Car elle lui payait très chichement les affiches qu’il lui brossait chaque semaine. Mais, que voulez-vous, c’est mieux que rien. Ça me permet toujours d’avoir un peu d’argent de poche. Elle est tout de même chouette de m’avoir donné la préférence.

En fait, le soir, Patrick ne fréquentait pas la boîte. Il continuait à se coucher tôt. Il y avait chez lui une volonté farouche de guérir. Il s’interdisait tous les abus et se conformait strictement aux prescriptions de son médecin. D’ailleurs, il était devenu trop sauvage pour se plaire dans la société de ces fêtards. Il menait une vie complètement décantée du frivole, une vie saine et frugale, une vie toute simple et, très pleine malgré tout, qu’il partageait entre sa peinture et ce penchant qu’il avait pour la contemplation ironique des choses et des êtres.

Pour toutes ces raisons, Monsieur Hermès se rapprocha davantage encore de son ami. Il appréciait sa délicatesse, le sens exquis avec lequel il savait se taire ou obliger autrui. Il subissait, comme au premier jour, l’ascendant de cet aîné qui avait cependant à cœur de ne jamais tirer avantage de leur différence d’âge. De l’Hôtel de la Californie (chez Malicorne) où Monsieur Hermès était redescendu, il venait chaque matin chercher Patrick chez les Viardot. Ils s’enfonçaient dans la forêt et allaient s’asseoir sous les pins qui bordaient l’océan où, plus tard, Monsieur Hermès se baignait.

Patrick observait son ami. Son attitude l’intriguait. Quel pouvait bien être son état d’esprit depuis la mort de Caroline ? Monsieur Hermès affectait de n’en point parler. Mais c’était ça, précisément, qui était louche. Et puis, comme il était susceptible ! Plus que jamais, peut-être ! Patrick avait beau le manier avec les plus grandes précautions, crac, ça ne ratait pas ! Pour un oui, pour un non, Monsieur Hermès s’imaginait que Patrick avait voulu le mettre sur la sellette. Il n’arrivait pas à vaincre le complexe d’infériorité dont il souffrait vis-à-vis de Patrick. Si, à cause de ce manque absurde de confiance en soi, il parlait généralement à la première personne (Je, Moi…) ce n’était point par orgueil mais pour limiter modestement à lui-même ses opinions. En revanche, si Patrick disait : Je connais un gars… ou : Il y a des types qui… il avait tendance à prendre le tout pour lui : C’est pour moi que vous dites ça ? ou : C’est moi que vous visez ? Et ce n’était rien d’autre, au fond, qu’un excès de timidité, que peur panique de démériter ou d’être pris en défaut. Jadis, cette infirmité navrante avait souvent placé Monsieur Hermès dans de fausses situations. Il en voyait le ridicule mais ne savait comment s’en dépêtrer. Ce qui était ahurissant, c’est qu’il n’en était jamais humilié. Il redoutait la causticité de son ami mais il en acceptait d’avance le tourment. D’où venait donc que, depuis son arrivée à Bérihéa, Monsieur Hermès se fût montré si ombrageux ? Refusait-il désormais de jouer le jeu habituel ?

Pourtant, à force de circonvolutions oratoires, Patrick parvint petit à petit à l’apprivoiser. Ce n’était pas, chez Patrick, de la curiosité. C’était uniquement parce qu’il avait compris que Monsieur Hermès resterait contracté aussi longtemps qu’il n’extirperait pas de lui des idées, des soupçons et des raisonnements qui le rongeaient. Peu à peu Monsieur Hermès se détendit et se raconta. Et, au fur et à mesure qu’il se racontait, c’était comme s’il avait vu de plus en plus clair en lui-même. Oui, les événements se modifiaient en même temps qu’il les concrétisait au moyen des mots. Il réalisait qu’ils n’avaient sans doute pas eu lieu exactement comme il l’avait cru d’abord, sur le moment, quand il était lui-même un des acteurs de son drame.

À la lumière de sa confession, bien des bizarreries apparaissaient. Pourquoi, dès le début de la maladie, s’était-il si naïvement laissé expulser de la chambre conjugale ? Il aurait pu exiger qu’on lui installât un lit de camp. Il n’aurait pas gêné Caroline dans le sien mais aurait pu l’assister nuit et jour. Mais il devait bien admettre qu’il ne s’était guère fait prier pour réintégrer sa chambre de fiancé à l’autre bout de l’étage. Il pouvait reprocher à Madame Poujastruc d’avoir voulu l’évincer, certes ! Mais, au fond, son égoïsme seul l’avait guidé. Il avait été ravi de cette solitude, de cette chance qui lui était offerte d’échapper à une sujétion de tous les instants. Avait-il commis une faute ? Y avait-il eu réellement complot contre lui ? On pourrait en débattre encore longtemps…

Pourquoi, d’autre part, Caroline avait-elle si brusquement cessé toute démonstration amoureuse ? Pourquoi sa sensualité avait-elle viré, du jour au lendemain, à la chasteté ? Conséquence de sa faiblesse, de son épuisement physique ? Non, car l’évolution aurait été plus lente et plus nuancée. Alors quoi ? Influence religieuse de sa mère et de l’abbé ? Plutôt ! Mais comment n’en avait-elle rien trahi ?

Pourquoi ce dégoût de vivre ? Pourquoi ce manque de combativité ? Et si, vraiment, on avait réussi à la circonvenir, à réveiller ses sentiments mystiques d’autrefois, pourquoi avait-elle si souvent blasphémé devant lui ? Pourquoi avait-elle maudit la Providence ? Pourquoi, jusqu’au dernier jour (et au cours même de leur dernier entretien) avait-elle si délibérément banni de ses propos toute allusion à Dieu et à la religion ? Néanmoins, il y avait eu ce long moment qu’il avait passé sur la terrasse jusqu’au soir puis, ensuite, dans sa chambre. Qu’avaient-ils trafiqué, les autres, pendant ce temps-là ? Il n’avait jamais voulu s’en préoccuper mais n’était-il pas à présumer qu’on l’avait forcée à se confesser et à recevoir l’extrême-onction ? Ah, comme, finalement, malgré les apparences, elle lui avait échappé !

À présent, avec le recul, il en venait à douter de la sincérité de ses élans les plus spontanés. Jusqu’à quel point lui avait-elle dit la vérité ? L’incident créé par Maurille, si l’on y réfléchissait, n’était-il pas typique à cet égard ? Quels propos avaient-ils échangés, le frère et la sÅ“ur, durant leur tête-à-tête ? Ensuite, en dépit de ses touchantes protestations d’amour, Caroline ne lui avait-elle pas caché quelque secret, ne l’avait-elle pas tenu à l’écart comme un étranger ? Qui saurait jamais ?…

Oui, aujourd’hui, bien des détails lui revenaient, bien des choses qui lui avaient paru insignifiantes sur le coup mais qui, peut-être, avaient été lourdes de conséquences…

Deux attitudes surtout lui semblaient suspectes. Celle de Madame Poujastruc et celle de l’abbé.

Il n’avait jamais prêté grande attention aux accusations fielleuses de Maurille. Mais enfin, que pouvait-il y avoir au juste entre Madame Poujastruc et l’abbé ? Ni l’un ni l’autre ne s’étaient jamais compromis. Il y avait des indices, mais ils étaient contradictoires. Dans un sens, on pouvait s’étonner à bon droit que Madame Poujastruc ne se fût jamais remariée. Fringante comme elle était, un peu boulotte mais les chairs encore très fermes et la poitrine opulente, avait-elle donc si facilement trouvé l’apaisement dans le veuvage ? Et ne devait-on pas s’étonner aussi qu’elle eût attiré chez elle ce prêtre au beau masque, si séduisant de toute sa personne, ce grand gaillard basané, à l’œil de velours, à la voix de baryton, qui ne semblait porter la soutane que par accident et qu’on imaginait plutôt dans le brillant uniforme d’officier aviateur qu’on lui voyait sur ses photos de 14-18 ? Dans un autre sens, on pouvait dire aussi que Madame Poujastruc n’avait jamais prêté le flanc à la médisance ; qu’elle était bien trop pieuse pour détourner jamais ce saint homme de ses devoirs ; que, du reste, la présence de l’abbé au Mas n’avait rien qui pût faire jaser car il n’y était jamais seul avec son hôtesse ; que ce n’était pas une raison enfin, parce qu’elle le comblait de petits cadeaux, lui tricotait ses mitaines ou veillait sur son linge, parce qu’elle pénétrait librement dans sa chambre et le traitait avec familiarité, pour qu’on dût en déduire davantage. En tout état de cause, on ne savait rien de précis et les arguments pour ou contre s’équilibraient. Néanmoins, pour Monsieur Hermès qui avait vécu pendant des années dans leur intimité, certaines intuitions avaient plus de poids que les faits eux-mêmes.

Que ces intuitions ne leur fussent pas favorables, à la rigueur, ça le laissait indifférent. Il n’était pas chargé de veiller sur eux. Ils étaient assez grands pour savoir ce qu’ils avaient à faire. Ils étaient libres. Libre, Madame Poujastruc, de mener à sa guise sa vie privée et libre aussi, l’abbé, qui n’avait pas prononcé des vœux de chasteté mais seulement de célibat.

Non, ce qu’il y avait de plus horrible dans la complicité possible de ces deux êtres, c’était la façon concertée avec laquelle (il en avait de plus en plus la certitude) ils avaient entortillé Caroline. Il se remémorait le vilain rôle que l’abbé et Madame Poujastruc avaient joué, pendant un certain temps, quand ils avaient voulu pousser Clarisse au divorce. N’avaient-ils pas pareillement exercé leur pression perfide sur la volonté détendue de Caroline ? N’étaient-ils pas les instigateurs du revirement qui l’avait spiritualisée durant les dernières semaines ? N’était-ce pas eux qui l’avaient entraînée à une résignation morbide ?

Monsieur Hermès s’en souvenait fort bien. Presque chaque jour elle avait eu des conciliabules avec l’abbé. Il l’avait sûrement reprise dans ses rêts. Ah, il la voyait d’ici, l’ignoble comédie ! Il est temps, ma fille, de renoncer à ces plaisirs de la chair qui avilissent votre âme. Songez plutôt à purifier votre esprit des mauvaises pensées qui le hantent afin de vous présenter sans péché devant Notre Seigneur et d’être ainsi moins indigne de la grâce qu’Il vous fait en vous rappelant à Lui. Oubliez les fausses jouissances de votre pauvre vie terrestre. C’est la vie éternelle qui vous est promise. Ainsi, de proche en proche, il avait dû obtenir qu’elle renonçât à cet amour charnel qui l’avait brûlée. Mais, simultanément, il avait tué en elle tout esprit de lutte. C’était pour ça qu’elle était morte. Elle ne s’était plus défendue…

Ah, pourquoi donc ne lui avait-elle rien dit ? Mais, parbleu, c’était tout simple ! Il avait dû, le cureton, la mettre en garde contre l’influence pernicieuse du mari. Conservez votre foi intacte au fond de vous, ma chère enfant. Ne rapportez rien de mes exhortations à votre mari. Ce n’est pas un mauvais fils mais sa foi est sujette à caution. Vous le savez, l’enfer même est pavé de bonnes intentions. Sans vouloir vous causer du tort, il pourrait vous induire en erreur. Il est habile dans la discussion. Il ruinerait vite mon action sanctifiante. Il vous gagnerait à ses idées. C’est un révolté. Il ignore les douceurs ineffables d’une soumission totale. Enfin, le Malin est assez fort pour se jouer des êtres qui semblent le mieux faits pour nous garder et cela malgré votre incontestable vigilance. Vous, vous êtes une bonne chrétienne. N’allez pas vous jeter dans la gueule du loup. Vous vous devez de n’écouter que votre pasteur. Lui saura vous conduire au havre de paix.

Ah, comme il les détestait soudain ! Ils lui avaient non seulement volé l’amour de Caroline, ils l’avaient non seulement détournée de lui pour la précipiter dans les bras de leur dieu mais encore ils l’avaient tuée, il en était sûr, oui, ils l’avaient tuée ! Et dire qu’il avait cru, pendant des années, à la bonne foi de ces fantoches ! Dire qu’il avait apprécié leur société, qu’il les avait admirés, qu’il était allé, dans son zèle affectueux, jusqu’à pratiquer, assistant aux offices et communiant et priant ! Quel jobard il avait été ! Il se rendait bien compte, aujourd’hui, qu’il n’avait jamais eu la foi, qu’il avait accompli tous ces gestes sans croire, qu’il n’avait fait que copier Caroline par amour pour elle. Mais sa lucidité avait été la plus forte. Dès le lendemain du décès, sans que ses yeux se fussent ouverts encore, il avait d’instinct cessé de prier et d’aller à l’église et il avait extériorisé à nouveau sa vieille haine des prêtres, ce violent anticléricalisme qui l’animait avant son mariage. Comment avait-il pu, pendant quatre années, se laisser abuser ?

*

C’est sur ces entrefaites que Monsieur Hermès apprit que Buddy venait d’épouser son amie Jacky Thévenin. Comme prévu, Buddy était rentré en France fin juin. Il avait rejoint Jacky à Antibes où elle séjournait. De là ils étaient remontés à Paris où ils avaient expédié en un minimum de temps les formalités de leur mariage. Dans sa lettre, Buddy racontait que Jacky et lui avaient recruté deux témoins professionnels dans un bar, près de la mairie du 5e et que ça s’était passé comme ça, en toute simplicité, uniquement pour se mettre en règle avec l’état civil, sans famille et sans invités. Buddy annonçait en outre leur arrivée à Bérihéa.

Monsieur Hermès fut enchanté de cette nouvelle et de la diversion qu’elle lui apportait. Par une malice du sort, c’était Buddy qui prenait femme (Buddy, qui avait toujours joué au célibataire endurci et qui avait si souvent taquiné ceux de ses amis qui convolaient !) au moment même où Monsieur Hermès, lui, se retrouvait seul. Du moins avait-il l’impression que Buddy n’avait pas fait un mauvais choix. Il lui tardait de connaître Jacky qui, d’après ses photos, avait l’air si jolie et si vivante.

Buddy était revenu du Mexique non pas riche sans doute mais lesté de tout l’argent qu’il avait gagné là-bas. Il avait six mois de congé. Six mois durant lesquels il entendait bien s’offrir des fantaisies de millionnaire. Il avait tout de suite acheté une grosse voiture découverte pour rayonner plus librement, avait renouvelé son vestiaire et avait en même temps passablement gâté Jacky. C’était la première fois de sa vie qu’il pouvait enfin dépenser sans compter. C’était la revanche des années de pauvreté et de gêne qu’il avait vécues à Portville, de ces dures années où il avait tellement souffert de sa continuelle parcimonie. Il avait dû attendre la trentaine pour profiter de cette aisance dont tant d’autres avaient toujours joui. Mais il était bien décidé à rattraper le temps perdu.

Buddy et Jacky s’installèrent, comme Monsieur Hermès, à l’Hôtel de la Californie. Ils eurent même des chambres contiguës et le matin, ouvrant la porte de communication, ils prenaient leur petit déjeuner en commun devant la mer. Ce furent des instants exquis de bonheur et de plénitude tant la saison était complice. Jacky, d’ailleurs, avait tout de suite conquis Monsieur Hermès. Elle était enjouée et facile à vivre. Tout en s’adaptant fort bien au genre de vie que désirait mener Buddy, elle avait conservé des habitudes de coquetterie et de frivolité qui eussent pu être crispantes chez n’importe quelle autre mais qui, chez elle, étaient charmantes. Elle soignait ses mains, vernissait ses ongles, était toujours délicatement parfumée et étalait aux regards la splendeur odorante de sa chevelure. C’était une femme de la taille de Buddy, bien faite, avec une peau soyeuse et dorée. Son visage, avivé par le fard des yeux et des lèvres, avait quelque chose de mutin et de provocant à la fois, mais son rire était si franc et si direct qu’on ne songeait point à la courtiser. Du moins en était-il ainsi pour Monsieur Hermès. Mais c’était surtout son amitié pour Buddy qui l’empêchait de regarder Jacky avec des yeux concupiscents.

Nageuse hardie et résistante, on la voyait s’élancer vers midi dans les vagues. Buddy et Monsieur Hermès l’y poursuivaient. Ils distinguaient devant eux son bonnet blanc et ses épaules qui ruisselaient et brillaient dans le soleil. Quelle différence avec Caroline toujours si timorée et si peu sportive ! Ah, Buddy avait de la chance de posséder une femme si bien accordée à ses préférences ! De même, Jacky était athée comme Buddy. Elle n’était pas de ces femmes, à l’instar de Caroline, qui se rendent esclaves des bondieuseries. Comme il eût aimé que Caroline sût ainsi s’affranchir des croyances de son enfance ! Mais non, elle ne lui avait jamais cédé d’un pouce sur ce terrain. Et même, elle avait réussi à l’endoctriner, lui, le réfractaire, à lui faire transgresser tous ses principes en l’amenant à admettre le bien-fondé des sacrements ! Aussi le comportement de Jacky l’incitait-il à rejeter plus violemment encore le spectre de ses abdications passées.

Et puis, tout de même, quand il voyait Jacky minauder et se complaire dans des préoccupations de femme adulée, il se disait qu’il avait été exagérément sévère envers la mémoire de Caroline et il se rappelait qu’il avait eu des satisfactions d’ordre intellectuel, grâce à elle, que Jacky ne pourrait sans doute jamais donner à Buddy. Mais, là aussi, il se leurrait. Et le temps devait se charger de lui montrer que Jacky avait plus de fond qu’il n’aurait pu l’imaginer. Ce n’était pas parce qu’elle courait tout un après-midi les parfumeries de Bérihéa pour dénicher une crème de beauté américaine qui lui avait été recommandée, parce qu’elle aimait prendre des bains d’air chaud ou se faire faire un massage facial, parce qu’elle choisissait minutieusement ses shorts et ses bas, qu’elle n’était pas capable de penser et de sentir. Du reste, bien qu’il affectât de la railler quand il la voyait ainsi affairée, Buddy n’avait pas du tout l’air d’en souffrir. Au contraire, ce côté « oiseau des îles Â» de Jacky venait apaiser en lui ce désir de luxe et de vie raffinée qu’il avait longtemps contenu par force. Il la laissait donc papillonner et même, il lui était secrètement reconnaissant de l’aider ainsi à embellir sa propre existence. D’autant qu’il continuait à observer, pour son propre compte, les habitudes ascétiques qu’il avait contractées autrefois, faisant peu de frais de toilette, toujours vêtu du même chandail ou du même caleçon, ne fumant pas et gardant des goûts très sobres.

Cela amusait énormément Monsieur Hermès de voir, sur la plage, Buddy mal peigné et mal rasé, avec ses mains épaisses aux ongles éternellement rongés, préoccupé par ses progrès en crawl ou par la bonne marche de sa voiture, pendant que Jacky était installée à ses côtés comme une idole et babillant à tort et à travers avec son rire de tourterelle. Gentiment, il administrait parfois la preuve à Buddy qu’il n’était plus conséquent avec lui-même. Mais, loin de se fâcher ou de se justifier, Buddy répondait sagement par un clignement approbateur et narquois, témoignant par là qu’il n’était nullement dupe de ses petites faiblesses d’homme épris. En dépit de quoi Monsieur Hermès se targuait d’une certaine supériorité. Allons, Patrick et lui étaient passés par l’épreuve-clé, Patrick avec Madame de Chaumet, lui avec Caroline. Et maintenant c’était au tour de Buddy avec Jacky. Mais Patrick et lui s’étaient affranchis de toute tutelle féminine tandis que Buddy s’était quelque peu embourgeoisé. Aussi Monsieur Hermès s’empressait-il de répondre par un sourire de connivence aux hochements de tête ou aux sarcasmes de Patrick qui ne perdait jamais une occasion de prendre Jacky en défaut et de contrer Buddy.

À présent, si Monsieur Hermès désirait affirmer un point de vue, il savait qu’il ne serait pas contredit par Caroline, de même que Patrick n’aurait plus à ses côtés Madame de Chaumet pour lui donner tort. Tandis que si Buddy voulait se lancer, comme autrefois, dans une de ces professions de foi qui lui étaient chères, Jacky ne se gênait pas pour en dénoncer la gratuité ou en infirmer la validité. Le célibat retrouvé avait du bon en ce sens qu’il permettait à Monsieur Hermès d’ajuster exactement ses manières et ses propos à sa marionnette. Personne n’était plus dans son secret. Personne ne pourrait certifier qu’il n’était pas celui qu’il prétendait être.

Oui, c’était bien agréable ! Surtout, qu’à force de simuler, il finissait par se mentir à lui-même et par croire à l’authenticité de ses fabulations. Ce qu’il avait d’abord inventé, et qui n’était tout de même qu’un aspect hypothétique, s’incorporait petit à petit à ses souvenirs réels et c’était de la meilleure foi du monde qu’au bout de deux ou trois métamorphoses successives il se persuadait que ces possibles avaient effectivement pris leur place dans son destin. Cette forme de mythomanie inconsciente lui donnait l’occasion de s’abandonner fréquemment aux caprices de son imagination et de s’organiser tout un passé incontrôlable certes, mais flatteur.

Le seul qui aurait pu mettre sa parole en doute était Buddy, car Buddy avait toujours été mêlé d’assez près à sa vie. Aussi, quand il n’était pas absolument sûr de la crédibilité de ses dires, lançait-il un regard de suspicion dans la direction de son ami. Buddy allait-il le confondre ? S’était-il aperçu de l’imposture ? Mais Buddy était très difficile à percer. Il affectait de regarder ailleurs ou de jouer avec n’importe quoi sans jamais laisser deviner le fond de sa pensée. C’était là une attitude gênante sans doute mais Monsieur Hermès ne s’en formalisait pas outre mesure car il savait bien que Buddy avait maintes fois agi de même devant des tiers en falsifiant à son avantage des événements où il n’avait pas eu un assez beau rôle.

*

Au cours de cet été-là, Maurille Poujastruc séjourna aussi à Bérihéa. Il était las de peindre des paysages de chez lui et avait besoin de renouveler sa palette. Il s’était lié à Paris avec un peintre, déjà très coté, et de talent indéniable. Daniel Loume était un habitué de Bérihéa. Il y avait entraîné son jeune ami. Ainsi, pensait-il, il pourrait donner un sang neuf à son inspiration défaillante. Daniel Loume était-il sincère ou se plaisait-il à entretenir les illusions de Maurille ? Il aurait fallu, pour ça, connaître au juste la nature de leurs relations. Ce que Monsieur Hermès savait de Maurille, ce que Patrick savait de Daniel Loume (qu’il fréquentait régulièrement à Bérihéa depuis trois ans) laissait du moins libre jeu à toutes les suppositions.

Patrick se souvenait fort bien de Maurille pour l’avoir rencontré lors du mariage de Monsieur Hermès. Il le jugeait amusant d’un certain point de vue. À l’époque, ils avaient même sympathisé. Mais que Patrick se fût mis à peindre accrut cette sympathie. Monsieur Hermès se demandait ce que Patrick pouvait bien trouver de si extraordinaire à Maurille. Il en conçut quelque dépit. Maurille lui avait toujours inspiré une vive répulsion. Il le soupçonnait, par surcroît, d’avoir répandu son fiel dans l’âme de Caroline au moment de sa fin. Et surtout, il voyait maintenant en lui une émanation de ce milieu Poujastruc qu’il cherchait à fuir par tous les moyens. Cependant, petit à petit, ses préventions tombèrent. Loin du cadre de la tribu et dans une ambiance où il le voyait tellement plus à l’aise, tellement plus libre de manifester sa véritable personnalité, il lui découvrit des mérites et le fréquenta sans déplaisir. Bientôt, il oublia les sentiments hostiles qu’il avait nourris à son encontre et il lui sut gré de ne jamais rien dire qui lui rappelât le passé.

Jacky et Buddy Gard, Simone, Patrick, Maurille, Daniel Loume et Monsieur Hermès ainsi qu’une amie de Simone, la belle Cora Mano, qui remplissait, à ses heures, la fonction de barmaid au Roi de Cœur, formèrent donc, très vite, un petit groupe dont la disparité garantissait justement l’homogénéité. Par la force des choses, l’atmosphère de la Taverne Anglaise, du Corsaire, voire du Colonel, était ainsi recréée à des années de distance avec en plus les avantages de l’expérience, d’une liberté de gestes plus grande et aussi, pour la plupart (sauf pour Patrick et Maurille peut-être) d’une large aisance matérielle.

Monsieur Hermès se laissait emporter et étourdir. À quoi bon ruminer plus longtemps son chagrin ? Il était entouré de bons amis. Les distractions s’offraient à lui. De quel droit s’y serait-il refusé ? Et pourtant, il n’était pas toujours satisfait de lui-même. Il ne se jugeait pas assez valeureux. Caroline, elle, du moins, avait su mourir en beauté et rester fidèle à leur idéal. Ne lui avait-il pas promis de garder un souvenir vivace de leur enivrement ? Parfois, la nuit, il était pris du désir de contempler son visage. Il tirait de sa valise un portefeuille bourré de photos et de la revoir ainsi, dans tant d’endroits qui lui rappelaient le passé, il sentait monter en lui un regret nostalgique. Alors, une fois la lumière éteinte, tandis que l’air frais de la nuit d’été pénétrait jusqu’à lui, couché sur le dos dans son lit, les mains sous la nuque, il s’imaginait qu’il appelait Caroline à voix basse comme si, sortant de sa tombe, elle avait pu venir le rejoindre. Mais non ! Tout ça n’avait pas plus de réalité que de consistance. Il devait regarder les choses en face. S’il était logique avec lui-même, il reconnaîtrait que le sentiment qui l’habitait était un sentiment de délivrance. Oui, la mort de Caroline l’avait délivré d’un long envoûtement. Il n’éprouvait plus aucune admiration pour celle qui avait voulu faire fi, à ce point, des contingences et qui l’avait, par cela même, amené à vivre dans un air raréfié. Au fond, maintenant, il ressentait surtout de la pitié, une immense pitié à l’égard de Caroline. Il commençait à la juger. Il soupçonnait que ce qu’il avait pris pour un amour d’exception n’avait peut-être été qu’une contrefaçon. Sans doute Caroline avait-elle cru posséder le précieux fil d’Ariane et elle en avait persuadé son mari. Mais celui-ci n’était plus si sûr de la valeur de ce privilège. Loin de lui la pensée de bafouer la passion qu’il avait eue pour Caroline car il était bien trop romanesque pour détruire d’un coup tous les simulacres sur lesquels il s’était reposé. Mais il n’était pas impossible qu’il n’eût échafaudé qu’un amour fragile et périssable et d’autant plus fragile et périssable qu’il avait été fondé sur une intenable gageure. Dans ces conditions, qui sait s’il n’aimerait pas à nouveau un jour… qui sait, surtout, si ce ne serait pas à ce moment-là seulement qu’il apprivoiserait le véritable et durable amour ?

Oh, il n’y songeait pas encore ! Il affirmait au contraire avec vigueur sa détermination de ne se remarier jamais. Les femmes ? Oui, à l’occasion, il en caresserait quelques-unes. Mais aimer encore, souffrir à nouveau ? Non, c’était fini pour lui. Il ne se laisserait jamais plus aller à ce petit jeu-là. Il était payé pour savoir ce qu’il en coûtait !

Choqué, déçu, désenchanté d’avoir tellement misé sur son mariage et d’y avoir engagé si candidement la totalité de ses espoirs, alors qu’il n’avait abouti qu’à la plus absurde des faillites, il se voyait d’autant plus autorisé à affirmer quelque cynisme et à prendre le contre-pied de ses anciens principes. Plus il avait cru à leur merveilleuse entente, plus il se voulait sceptique aujourd’hui. Plus il s’était donné, plus il se promettait de garder un cÅ“ur sec. Plus il avait été confiant, plus il était prompt à la défiance. L’amour ? Quelle blague ! Ça n’existait pas ! Il n’y avait que des intérêts, que des désirs, que le plaisir. Sois belle et tais-toi ! Obtenir d’une femme ce qu’on voulait et puis : va te faire lanlaire ! Ne pas se livrer ! Ne pas s’emballer ! Ne pas être dupe de ses penchants ! Une de perdue, dix de retrouvées ! Les séducteurs et les libertins : voilà ceux qui étaient dans le vrai !

Et, ma foi, il avait été tellement ébranlé par son désastre que personne ne songeait à lui tenir rigueur de ces affectations. On comprenait que c’était une réaction à peu près inévitable. Il était tombé de trop haut pour n’avoir pas horreur de l’enchaînement des faits dont le destin s’était joué avec tant de désinvolture. Il devenait le type d’homme que les mâles admirent toujours plus ou moins, ce frère qui doit les venger de toutes leurs erreurs, de toutes leurs déceptions, de toutes leurs traverses et qui, par la force de son indifférence et de ses irrévérences, saura désormais punir les femmes de leurs dédains ou de leurs mainmises.

Quant aux femmes, eh bien, elles n’avaient jamais trouvé Monsieur Hermès aussi intéressant. Ce visage ravagé, ces yeux lointains, cette bouche amère, ces propos désabusés… Mon dieu, comme il avait dû souffrir ! Elles en étaient remuées au tréfonds d’elles-mêmes. Ça les troublait et les chatouillait au plus secret de leur chair. Voilà comme elles auraient voulu être aimées ! Elles le plaignaient d’avoir en vain dépensé tant de ferveur. Orgueilleusement, elles pensaient qu’il serait délicieux de le consoler, de bercer sa peine, de l’endormir dans le creux douillet de leurs bras frais. Quelle était celle qui, la première, saurait faire renaître ce phénix de ses cendres ? Les femmes sont toujours un peu folles des hommes qui ont affronté de grandes épreuves ou qui ont bourlingué sur les mers d’une passion tragique. Ils prennent à leurs yeux un rare prestige. Aussi, sans bien s’en rendre compte, sans qu’elles eussent cherché peut-être à s’approprier le cÅ“ur de Monsieur Hermès, elles ne pouvaient s’empêcher d’être vaguement jalouses de la petite morte de Poujastruc qui n’avait pas su, la sotte, mériter sa chance.

Partagé comme il était entre sa volonté d’oubli et le désir qu’il avait de cultiver pieusement le souvenir de Caroline, Monsieur Hermès l’était également entre l’espérance d’une vie quiète et les velléités d’une vie aventureuse. Saurait-il préserver sa sérénité retrouvée et se reconstruire une coquille à l’abri de laquelle poursuivre ses obscurs cheminements ? Toutefois, Caroline avait laissé en lui le goût des itinéraires difficiles. Il ne s’imaginait pas perdant de ses exigences. Les autres l’aidaient sans doute à valider sa vacance dans la mesure où ils l’entouraient. Mais la nuit, dans la solitude de sa chambre, il dressait à loisir l’inventaire de ses manques. Pourquoi était-il si sensible à cette impression de dénuement ? Était-il trop novice encore ? Mais, à ce compte, quand pourrait-il donc jouir des avantages d’une connaissance approfondie des choses ? Est-ce que la vie ne s’ingéniait pas à modifier malignement ses parcours et à faire en sorte qu’on n’avançât jamais qu’en terrain vierge et que les expériences passées ne pussent jamais vous prémunir contre les embûches à venir ? Il avait parfois la sensation que les autres réussissaient mieux que lui à franchir les obstacles et à garder leur équilibre. Mais, pour en juger ainsi, n’avait-il pas le tort de s’en tenir seulement aux apparences ? Qu’aurait-il découvert s’il avait pu aller au fond de leurs dilemmes, s’il avait pu percer leur cÅ“ur à nu ? Ces dehors favorables et souriants ne cachaient-ils pas une détresse à peu près semblable à la sienne ? Les autres n’avaient-ils pas été faussement éblouis par l’harmonie extérieure du couple qu’il avait formé avec Caroline ?

Il avait rêvé de conquêtes et, cependant, en dépit de ses prestiges, depuis trois mois, il n’avait couché avec aucune femme. Cora Mano, si belle ! s’était discrètement, gentiment offerte. Il avait feint l’indifférence. Une liaison avec Cora l’aurait terriblement gêné devant Maurille et Buddy, comme devant Patrick. Ce retrait n’avait fait que le désemparer un peu plus. Il s’était accusé de maladresse, de timidité, de sauvagerie. Il s’était dit que ce n’était que de la fierté mal placée.

Sous quels angles devait-il envisager son proche avenir ? Il avait bénéficié d’une grâce d’état en étant aimé à ce point de Caroline. Mais cette chance ne se reproduirait plus. Jusqu’où ne descendrait-il pas maintenant ? Dans quelle médiocrité, dans quels conformismes ne s’enfoncerait-il pas ? Au point où il en était… Dans l’isolement nocturne, il se sentait happé par ses vieilles habitudes. Toutes ces créatures adorables que l’été et que le bain dénudaient pour accroître ses convoitises, venaient hanter ses nuits. Il s’abandonnait lâchement aux délices imaginaires de leur odeur, de leurs formes, de leur chair et il les conviait à ses fêtes particulières. Pourquoi pas ? Oui, pourquoi ne pas prendre son plaisir là-même où il le trouvait ? Il était un niais d’attacher tant d’importance à ses propres modalités et d’écouter si attentivement la voix de sa conscience. Causait-il du tort à qui que ce fût ? Non, n’est-ce pas ? Alors, de quoi s’embarrassait-il ? Pourquoi n’admettait-il pas plus simplement la libre expansion des désirs qui étaient en lui ? Il finit par l’admettre, du reste. Et il y puisa une détente salutaire qui lui permit d’être plus calme, ensuite, quand il revoyait ses amis.

II

Une vie nouvelle

Monsieur Hermès avait constaté que les événements survenaient toujours par surprise dans sa vie et sans qu’il eût rien pu tenter pour les prévenir ou les orienter. Ainsi, par le fait même qu’il n’y était pas farouchement hostile, c’est tout naturellement qu’à son retour à Portville, en octobre, il se vit porté à la tête des affaires de son père (qui désirait se retirer) et associé à Jo Gibert qui, depuis quelque temps, avait signé une sorte de traité avec Monsieur Papa. Monsieur Hermès avait, certes, très longtemps redouté cette prise de pouvoir et les responsabilités qui en découleraient. On lui avait assez dit qu’il était maintenant en âge d’occuper une situation conforme à ses capacités ! Après la mort de Caroline il avait obtenu un répit. Mais il ne pouvait plus reculer. Et il était effrayé à l’idée de se laisser dévorer par des obligations sans fantaisie et de n’avoir plus de liberté. Cependant, il s’aperçut bien vite que tout allait être beaucoup plus simple et plus agréable qu’il ne l’avait supposé car Jo, de son propre chef, et parce qu’il avait besoin de s’agiter, assuma la plus grande partie du travail. Monsieur Hermès fut donc plus indépendant qu’il n’avait jamais été. À vingt-huit ans, il disposait désormais d’une trésorerie prospère. Son veuvage le laissait disponible de son temps et libre de dépenser à sa guise. Il s’était, une fois pour toutes, affranchi de la tutelle de Monsieur Papa et de Madame Mère. Enfin, pour mieux marquer le coup, il se garda bien de réintégrer la vieille maison grise et se dépêcha de louer un appartement et d’y emménager.

Cet appartement était composé de trois pièces au quatrième et dernier étage d’un immeuble des quais des fenêtres duquel il jouissait d’une vue splendide sur le port et les collines avoisinantes. Une nièce d’Ursule, qui voulait se placer, vint de Poujastruc lui tenir son ménage. Elle s’appelait Claire et avait vingt ans. Elle était mince, élancée, proprette, avenante de formes et de traits, active et honnête. Sans doute avait-elle aussi ses défauts. Mais Monsieur Hermès s’accommoda de ses entêtements, de sa sournoiserie et de sa bêtise. Pendant toutes les années qu’il la garda à son service, il entretint avec elle des relations cordiales et sut se contraindre, autant par fierté que pour imposer silence aux médisances des gens (qui critiquaient une fille aussi jeune d’avoir accepté de vivre chez un homme seul), à ne lui faire jamais la moindre avance encore qu’il n’eût pas manqué, bien souvent, d’être tenté par les occasions d’une constante cohabitation.

Cette existence en marge rejeta Monsieur Hermès vers ses fatalités. Il voyait très peu ses parents. Il n’avait avec Jo que des relations d’affaires. Simone et Patrick étaient toujours à Bérihéa. Jacky et Buddy Gard, Maurille et Daniel Lourme étaient repartis pour Paris. Et, à Portville même, c’était en vain qu’il poursuivait les ombres du passé. Les amis du temps de la Taverne s’étaient dispersés. Il ne connaissait plus personne. Les figures avaient changé. Il y avait d’autres jeunes gens, d’autres femmes, mais il se sentait vieux auprès d’eux. Il croyait n’avoir plus les mêmes préoccupations. Il était dépaysé. Dans ces conditions, il lui était bien malaisé de retrouver son aplomb. Presque tous les soirs il sortait, baguenaudait un moment puis, submergé par le spleen, finissait par s’enfermer dans un cinéma comme à la recherche d’une drogue.

Désintégré, vivant dans une sorte d’état second, il guettait dans le regard des inconnues d’impossibles connivences. Mais cette quête devenait de plus en plus maladive. Pendant le jour, il échappait à l’angoisse. Il dictait quelques lettres, téléphonait, discutait avec Jo. Mais dès que la nuit tombait et qu’il rentrait, les murs de son appartement semblaient l’étouffer et l’assaillir de mauvais présages. C’est pourquoi il se précipitait au dehors. Cependant, il y était plus exposé encore. Dans le crépuscule automnal où les mille feux de la ville commençaient à clignoter, les femmes devenaient plus désirables, plus mystérieuses. Leur visage s’ombrait voluptueusement et leur regard avait un éclat plus prometteur.

Un soir, comme il venait d’assister à la représentation d’une comédie légère où l’avait attiré la présence d’une comédienne particulièrement appétissante et que son rôle déshabillait d’une façon suggestive, il éprouva plus de hardiesse que de coutume. Dans son esprit repassaient des images grivoises. Il revoyait de jolies jambes offertes dans une mousse de dentelles et des chairs que les feux de la rampe irisaient. Il se doutait bien qu’aucune réalité ne serait jamais aussi aimable et qu’il aurait été déçu s’il avait pénétré dans la loge de la demoiselle et qu’il l’eût vue dans la misère de son anatomie suante et au milieu de ses oripeaux défraîchis. Sur le trottoir, dans la foule qui se déversait, il frôlait des femmes parfumées qui riaient en écoutant les propos avantageux de leurs compagnons. Et puis, cette nuit si douce, tiède encore, ce grand ciel étoilé, un peu rose, ces terrasses animées, ces éclairages criards, ces couples trop préoccupés d’eux-mêmes, tout incitait au plaisir. Mais lui, il était exclu.

C’est à cet instant qu’il avait deviné qu’une femme marchait derrière lui d’un pas léger, se rapprochait et arrivait à sa hauteur. Il n’y aurait pas prêté attention si, en même temps, il n’avait entendu murmurer à son oreille : Tout seul, ce soir, chéri ? Cela était si discrètement dit que personne autour de lui ne pouvait l’avoir entendu ni avoir remarqué le manège. Sans réfléchir davantage, sans bien regarder celle qui l’avait abordé, il lui prit le bras, se sourit à lui-même et l’entraîna doucement.

Ils déambulèrent donc du même pas, noyés dans la foule, semblables à tant d’autres couples. Tout ça s’était déroulé si vite, avec si peu de gestes et si peu de mots ! Monsieur Hermès dévisagea alors sa compagne. Non, elle n’était pas de celles qu’il connaissait de vue pour les avoir aperçues à la terrasse des cafés ou à l’angle des petites rues noires qui débouchaient sur la Convention. Une nouvelle, sans doute. C’était pour ça qu’elle lui avait parlé. Les autres ne s’y risquaient point. Elles avaient dû se persuader qu’il n’était pas de ceux qui recherchent ce genre d’aventure. C’était en effet la première fois que Monsieur Hermès répondait à de telles avances bien qu’il les eût fréquemment imaginées et souhaitées. Une seconde, il eut honte. Si quelqu’un le reconnaissait ? Mais le désir fut plus fort. Il avait du mal à avaler sa salive. Sa gorge était contractée. Comme autrefois quand il donnait rendez-vous à une petite. Il était toujours aussi gauche. C’était toujours la même impression de culpabilité à la fois délicieuse et insupportable. Mais ce soir-là, elle se doublait d’orgueil. Il s’admirait presque d’oser ce qu’il n’avait jamais osé. Tant d’hommes, sans doute, faisaient cela tous les jours et le plus simplement du monde. Ce n’était donc pas un exploit, non ! Mais, du moins, pouvait-il maintenant se dire qu’il n’était pas différent d’eux, qu’il était aussi effronté et désinvolte que n’importe qui. Dans quelques minutes, cette chose qui, jusqu’ici, lui avait toujours paru fabuleuse, s’accomplirait. Il pourrait jouir de ce corps que, tout à l’heure encore, il ignorait. Et il avait beau se répéter qu’elle n’était qu’une fille, il se félicitait d’avoir su, par son entremise, s’affranchir de ses servitudes.

Ils tournèrent dans une rue adjacente. Elle voulait l’entraîner dans un de ces petits hôtels du centre qui abritent les amours éphémères mais il s’y refusa. C’était chez lui, et pas ailleurs, qu’il désirait aller. Il paierait ce qu’il faudrait. C’est loin, chez toi ? Il comprit sa méfiance. Croyait-elle être tombée sur un maniaque dangereux ? Bien sûr, c’était un des risques du métier. Avec ça, elle n’avait pas l’intention de perdre toute sa nuit. Il la rassura. Elle n’aurait pas à se plaindre du dérangement. Et, sans plus attendre, il lui glissa de l’argent dans la main. Ses yeux brillèrent. Allons, il était généreux ! Il fut heureux d’avoir pu dissiper tout malentendu. Il aimait être ami avec les êtres. Il ne pouvait supporter qu’on le soupçonnât d’intentions malhonnêtes. Putain, peut-être ? Mais était-ce une raison pour la mépriser ? Il éprouvait au contraire un grand respect à l’idée qu’elle allait se donner à lui comme ça. Il trouvait ça émouvant. D’accord, elle en offrait autant à qui voulait. Mais ça ne faisait rien. Les autres, peut-être, estimaient ça tout naturel puisqu’ils payaient. Mais lui, il était touché qu’elle consentît à le suivre, même si c’était uniquement l’appât du gain qui la guidait. Toi, au moins, tu es un type pas ordinaire ! C’était vrai, il était un type pas ordinaire. Et il lui en voulut un peu de son obstination à rester sur son plan à elle, de son refus de s’évader de sa propre situation. Mais pourquoi, aussi, ne la prenait-il pas seulement pour ce qu’elle était ? Donneuse d’illusions ? Même pas ! Ou bien c’était lui qui serait obligé de tout inventer. Elle ne se prêtait en rien au jeu qu’il aurait désiré jouer avec elle. Enfin, peut-être manifesterait-elle au lit cette habileté dont on disait qu’elles étaient capables, ces femmes-là. Sinon, il aurait bien fait un marché de dupe.

Ressassant tout ça dans le taxi où il l’avait poussée, ils arrivèrent devant chez lui. Il régla l’homme, tira sa clé de sa poche et grimpa devant elle les quatre étages. Elle grognait. Ça l’essoufflait. Quand elle fut dans sa chambre, il la vit à la lumière crue du plafonnier. C’était une grande fillasse, assez jeune sans doute, bien qu’il eût été en peine de lui donner un âge. Elle était vêtue avec recherche d’un tailleur gris. Ses bas étaient fins, ses chaussures élégantes. Son visage était massif et poudré de blanc, encadré de beaux cheveux roux. Mais le fard violacé de ses lèvres, l’éclat glauque de ses yeux accusaient son air maladif et sa veulerie.

Il aurait aimé la déshabiller lui-même, à sa guise, en prenant son temps. Mais, sans l’attendre, elle s’approcha d’un fauteuil où poser ses vêtements et, en un clin d’œil, elle fut nue. Elle n’avait plus sur la peau qu’un voile transparent de teinte lie de vin qui devait lui tenir lieu de chemise. Étranges dessous ! Elle fit descendre l’unique épaulette et il vit ses seins et son ventre. Elle ne lui faisait guère envie. Sa poitrine s’étalait comme celle des hommes très gras. Non, pas du tout le genre de femme qui aurait pu l’inspirer. Elle s’étendit sur la courtepointe après avoir mis sous ses fesses une serviette qu’elle avait trouvée dans la salle de bains et elle invita Monsieur Hermès à la rejoindre. Elle était là, devant lui, comme à l’étal, avec ses bas roulés sur ses fortes chevilles, les mains sous la nuque, un sourire passif et bestial qui découvrait ses dents. Il ne pourrait jamais ! Il se dit qu’il devait surtout éteindre la lumière. Dans l’obscurité, peut-être gagnerait-elle au change. Et d’abord, en effet, son contact frais réveilla quelque peu ses ardeurs. Il l’étreignit. Mais elle était molle, sous lui. Il ne la sentait pas. Et comme elle se contentait de se prêter sans rien éprouver, il fut vite dégrisé. Il s’efforça cependant d’arracher une vibration quelconque à ce corps mort. Puis il chercha ses lèvres. Mais ses lèvres étaient sans vie et ne répondaient pas à son baiser. Bien sûr, elle ne consentait pas à s’animer pour n’importe qui. Des simulacres, passe encore ! Mais de la passion, de la tendresse, non, il ne s’était pas regardé, le frère ? Bientôt, il se rendit compte qu’il courait au-devant d’un fiasco. Il était moite. La femme aussi, avec sa peau trop grasse, était en sueur. Il était à la fois écÅ“uré et humilié. Qu’allait-elle penser de lui ? Ou bien, si elle se foutait de ce qui arrivait ? À la fin, elle dit qu’il l’écrasait et qu’elle avait trop chaud. Elle se dégagea. Monsieur Hermès s’étendit sur le dos, tout confus, les larmes au bord des cils. Mais elle ne pouvait les voir. Elle s’accroupit, se pencha et posa ses lèvres sur son ventre. Il caressa ses cheveux. Sa tête était toute petite dans sa paume. Cette petite tête s’éloigna. L’attouchement se fit plus précis, plus direct. Il se laissa faire. Tout à coup, un doute affreux : n’avait-il pas été imprudent tout à l’heure ? Était-elle saine ? Du moins, ainsi, y avait-il moins de danger. Il était mieux, depuis. La femme était experte, sans conteste. Mais son désir s’était vraiment émoussé. C’était lui, à présent, qui restait passif. Et même, il eut l’impression qu’il s’assoupissait. La fille aussi s’en aperçut. Elle lâcha prise, déconfite. Monsieur Hermès résolut d’en finir. Ça suffit, dit-il. Et il la pria de se rhabiller. Il entendait s’en débarrasser au plus vite. Il tira un billet de son portefeuille, le lui tendit. Elle le prit de mauvaise grâce. Le petit cadeau était somptueux mais il semblait que sa conscience n’était pas en repos. Pourtant, n’avait-elle pas fait tout ce qu’elle avait pu ? Comme elle rajustait son corsage, elle tomba en arrêt devant un pastel de Maurille qui représentait Caroline au moment de leurs fiançailles. Maurille avait-il été en état de grâce cette fois-là ? C’était certainement sa meilleure Å“uvre encore que s’y discernât un peu trop l’influence de Marie Laurencin. C’est ta femme ? Il frémit. Pourquoi le tutoyait-elle ? En quoi est-ce que ça pouvait l’intéresser de savoir si c’était ou non sa femme ? Il n’avait plus de femme. Peut-être qu’elle disait ça par gentillesse, parce qu’elle était sensible à sa générosité et qu’elle regrettait de n’avoir pas su lui plaire. Le visage fermé, le teint rouge, il la poussa silencieusement vers la porte alors qu’elle avait encore son chapeau à la main. Elle se retrouva sur le palier sans savoir comment. Elle tressaillit quand elle entendit qu’on avait brusquement refermé derrière elle.

Revenu dans la chambre, Monsieur Hermès respira l’odeur qui s’y était imprégnée. Une odeur de vanille. Son parfum. Il alla à la fenêtre, l’entr’ouvrit. En se penchant, il aperçut la fille qui s’éloignait le long du quai. Quand même, il n’aurait pas dû la congédier ainsi, dans ce quartier désert, si loin du centre ! Et si tard ! À cette heure-là, pas de taxis. Il lui faudrait rentrer à pied. Il revit ses chevilles déjà lourdes, ses chaussures fragiles aux talons trop hauts. Allons, elle pourrait du moins aller dormir, après ça. Elle avait bien employé sa nuit, avec lui, tout compte fait.

Il n’avait plus sommeil. Il se lava les dents et prit un bain. Et, dans son bain, ses désirs se reformèrent. Comment les autres hommes pouvaient-ils rechercher de telles aventures ? Il se souvenait qu’à un moment la fille, comme elle s’impatientait sans doute de sa froideur, lui avait joué la comédie du spasme en se trémoussant, en faisant chavirer sa tête sur le traversin et en poussant des râles. La pauvre ! Ses efforts avaient été méritoires. Mais est-ce que tout cela n’était pas un peu dérisoire et factice ?

Pourvu que Claire n’eût rien entendu ! Qu’irait-elle penser si elle découvrait qu’il amenait des femmes la nuit ? Quelle tête lui ferait-elle quand elle lui apporterait son petit déjeuner ? Il la vit déjà lui disant, de ce petit air sévère et buté qu’elle avait parfois, qu’elle ne pouvait rester plus longtemps dans une maison où il se passait de si drôles de choses. Que lui répondrait-il ?

Une fois couché, il s’endormit aussitôt et rêva qu’il montait dans la chambre de Claire. Elle s’était levée comme il pénétrait chez elle et il l’avait prise dans ses bras pour lui dérober un baiser. Elle ne paraissait pas effrayée mais elle n’avait pas l’air non plus d’apprécier cette galanterie. Comme il lui touchait les seins (elle avait des seins fermes et ronds comme des pommes), elle l’avait repoussé avec irritation. Alors il l’avait empoignée, l’avait renversée sur le lit et, à peine avait-il senti contre sa poitrine ces jeunes seins dodus qu’il avait été transpercé par la flèche du plaisir. Un peu après Monsieur Hermès s’éveilla et se rendit compte des résultats désastreux de son rêve. Ainsi, il en était donc là !

Et pourtant, durant les semaines qui suivirent, il récidiva. Pourquoi se serait-il soustrait aux exigences de sa nature ? Est-ce que les autres n’étaient pas comme lui ? Tous ces gens qui plastronnaient et qui mimaient la vertu, qui sait ce qu’on découvrirait au fond de leurs âmes racornies si on déballait leur vie intime ? Il était payé pour savoir ce que cachaient certaines hypocrisies conjugales…

*

Un autre soir, il se trouva, après dîner, dans une étroite rue bordée d’hôtels meublés dont la réputation était bien assise à Portville. C’était ce qu’on faisait de mieux dans le genre. Il fut repris par son obsession. Une grosse femme, moulée dans une robe de soie noire, tête nue mais bien coiffée, à peine fardée, prenait le frais, semblait-il, sur les marches d’une de ces maisons. Sans doute, était-ce encore trop tôt. Les pensionnaires devaient être à table. Monsieur Hermès se dit que si la femme n’avait pas été là, il serait peut-être entré tout de même. Mais sa vue l’effaroucha. Il passa son chemin. Toujours sa crainte d’être vu, d’être mal jugé. Ainsi, il alla jusqu’au bout de la rue. Puis, irrésistiblement, il revint sur ses pas. La délicieuse torpeur du désir s’irradiait en lui. La tenancière avait dû flairer son retour et avait disparu. Monsieur Hermès en profita pour se glisser dans le couloir. Non, personne n’avait pu le remarquer. La nuit était noire, la rue mal éclairée. Il était sauvé. Mais si une figure connue, à l’intérieur ? Par bonheur, le petit salon où la femme, tout de suite réapparue, le fit entrer, était vide. Et comme il subsistait sans doute encore un peu d’inquiétude sur son visage, la femme lui expliqua que toutes les précautions étaient prises pour respecter son anonymat. Avec courtoisie, elle le pria de s’asseoir. C’était une pièce grotesquement meublée de fauteuils et de canapés de velours à raies bleues et jaunes. Il lui notifia qu’il disposait de sa soirée. Voulait-il toute la nuit ? Non, la nuit c’était trop. Vis-à-vis de Claire, il lui était difficile de découcher. Mais jusqu’à minuit, par exemple, ça pourrait aller. C’était bien facile. Et le prix fut convenu avec une grande correction. Bon, voilà qui s’annonçait mieux. La dame demanda alors la permission de s’éclipser un instant. Elle revint bientôt avec une demi-douzaine de jeunes femmes en robes du soir et toutes, sauf une ou deux peut-être d’un genre un peu plus agressif, extrêmement réservées dans leur abord. Elles firent le cercle autour de lui, simples et souriantes, lui tendant la main en bonnes camarades, comme si on leur présentait un danseur dans une soirée du meilleur ton.

Monsieur Hermès avait redouté cette confrontation. N’allaient-elles pas lui lancer des réflexions désobligeantes ou se moquer de sa gaucherie ? Mais elles le mirent à son aise par leur décence. Et s’il fut embarrassé, ce fut seulement dans son choix. Nues, la diversité de leurs charmes aurait peut-être pu lui permettre de mieux les différencier. Mais, sous les longues robes, leurs silhouettes semblaient identiques. Enfin, il en distingua une brune et pâle qui lui parut particulièrement gracieuse. Il n’avait jamais eu de maîtresse de ce type. Il s’approcha d’elle sans dire un mot. Il était trop ému pour parler. Mais elle lui sourit avec aménité et toutes les autres se retirèrent. Quand ils furent seuls, elle lui demanda s’il ne préférait pas qu’ils montassent aussitôt dans leur chambre. Il acquiesça. Elle s’appelait Jacqueline et elle portait une robe de faille vert d’eau, d’un vert si tendre qu’il était comme blanc aux lumières. Elle était uniquement retenue aux épaules par deux fines bretelles de strass et fendue jusqu’au genou. Monsieur Hermès se laissa conduire. Elle le précéda dans l’escalier avec légèreté. Il admira sa jeunesse. Il jouissait de fouler sous ses semelles la molle épaisseur du tapis. Il était complètement apprivoisé.

Dans la grande chambre qu’on leur avait réservée, il réclama du champagne et on les laissa définitivement seuls. Croyant sans doute aller au-devant de ses désirs, Jacqueline défit l’une de ses bretelles. Il arrêta son geste. Ils avaient le temps. Il l’installa dans une bergère, sous un lampadaire d’angle qui répandait une clarté douillette et il s’assit près d’elle. Alors, ils se mirent à bavarder de choses et d’autres tout en buvant. Tout se passait entre eux comme s’ils étaient déjà de vieux amis. Elle le questionna et, petit à petit, il se laissa aller à lui raconter sa vie, son mariage, la mort de Caroline. Ça lui faisait du bien. Il était content de voir qu’elle prenait intérêt à son récit. Comme il avait dit : ils avaient le temps. Et peut-être même se déciderait-il, tout à l’heure, à rester toute la nuit. Elle le souhaitait. Elle était encore mieux là, avec lui, que s’il lui avait fallu jouer à l’imbécile et à la folle avec des types plus ou moins saouls qui la tripoteraient brutalement et qui chiffonneraient sa robe. Elle lui offrit une cigarette. Non, il ne fumait pas. Elle alluma la sienne et rejeta la fumée avec délices. Le champagne était bon, le garçon gentil, la chambre confortable. Enfin, une soirée paisible. Heureuse, elle s’étira béatement. Puis, le menton enfoncé dans sa paume, elle écouta plus attentivement Monsieur Hermès.

Car c’était bien ça, surtout, sans doute, qu’il était venu chercher là, la possibilité de fuir sa solitude, de se raconter et, aussi : un peu d’intimité féminine, de chaleur humaine. Elle était réellement charmante. N’en était-il pas déjà vaguement amoureux ? Familièrement, tout en parlant, il caressait son genou sous sa robe. C’était un joli genou, menu et bien modelé mais aussi bien vivant dans sa gaine de soie. Elle lui tendit son verre en souriant pour qu’il y bût et ensuite elle se pencha vers lui et lui donna un long baiser. Par quel concours de circonstances avait-elle échoué dans cette maison ? Il battit le rappel de toutes les femmes qu’il avait connues et parmi les plus guindées et les plus prétentieuses. Est-ce qu’elles auraient su aussi bien se tenir ? Elle était d’une distinction presque insolite. Elle ne disait ni bêtises ni grossièretés. Elle paraissait avoir une grande expérience de la vie. Elle avait de bonnes manières, savait se taire et tout comprendre à demi-mot. Enfin, elle avait des traits ravissants et un corps, il s’en rendait mieux compte à présent, fort désirable. Il ne regrettait pas son choix. Il n’éprouvait plus aucun complexe. Il se sentait devenir audacieux. Quel dadais il avait été de se figurer qu’il devrait observer une rigoureuse chasteté pour mieux rester fidèle à Caroline ! À son tour, il s’intéressa à sa compagne, la questionna. Elle lui avoua qu’elle avait eu un ami. Cela avait duré trois ans. Il l’avait abandonnée pour se marier. Pendant ces trois années, il l’avait entretenue richement et vivait avec elle à Paris. Quand elle avait été délaissée, elle n’avait pour toute fortune que son vestiaire et ses bijoux. C’était plus qu’il n’en fallait pour parader mais ce n’était pas d’un grand secours pour vivre. Elle avait donc dû se procurer de l’argent. C’était pour ça qu’elle était entrée ici sur les conseils d’une amie. Mais elle n’avait pas l’intention de s’y éterniser. Elle se savait assez séduisante pour ne pas douter de sa future réussite. Qu’y avait-il de vrai dans toute cette histoire ? Après tout, elle était assez plausible. Il fit donc semblant d’y croire. Ce petit grain de romanesque (si coco fût-il) n’était pas pour lui déplaire.

Il l’attira sur ses genoux. Elle y vint de bonne grâce et s’offrit à ses caresses sans marquer rien de machinal dans ses abandons ou ses avances. Prenait-elle vraiment du plaisir en sa compagnie ou était-elle stylée au point de si bien feindre ? Du moins, lui fit-elle pleinement illusion. Aussi quand, au bout d’un moment, elle se leva et lui dit à l’oreille avec un joli roucoulement de gorge : Déshabille-toi, maintenant, chéri, j’ai envie ! il fut flatté. Mais il préféra la déshabiller d’abord. Ce n’était pas difficile car elle était nue sous sa robe et il put promener ses mains sur sa peau qui frémissait dans le doux éclat de la lampe. Elle avait des seins espiègles, des bras légers mais fermes. Il palpa sa taille. Il écarta l’élastique de son pantalon qui glissa jusqu’à ses chevilles. Alors, elle lui échappa, s’assit sur le lit pour enlever son porte-jarretelles et ses bas. Il lui demanda de les garder. Il préférait. C’était Alice Elvas qui lui en avait donné le goût mais il n’avait jamais osé demander ça à Caroline. Tout de même, Jacqueline le regarda avec étonnement. Puis, en s’allongeant, elle esquissa une moue qui signifiait qu’elle accédait à son caprice. Il ne fut pas long à la rejoindre et, tant était grande son ardeur voluptueuse, il sut tout de suite qu’il ne la manquerait pas.

À peine l’eut-il enlacée qu’elle s’ouvrit à lui et qu’elle gémit sous son étreinte. Cavalièrement, il flattait ses seins qui durcissaient. Elle frissonnait de tout son être, lâchait des mots entrecoupés. Elle s’impatientait visiblement et souhaitait davantage. Non, certes, celle-là ne simulait pas. Mais il se réjouissait de la faire languir. Il voulait la forcer à prendre ce qu’il tardait à lui donner. Ce qu’elle fit d’ailleurs peu après. Il était fier de l’avoir amenée là et de l’entendre râler doucement en murmurant : Ah, fais-le moi, fais-le moi encore, mon chéri ! tout en maintenant en elle son désir de la main. Et puis, en même temps, de l’autre main, elle saisit la poire et éteignit. Que voulait-elle cacher ? Son désarroi, sa nudité pantelante ? Ou bien désirait-elle faciliter le jeu de son imagination ?

Monsieur Hermès était tellement dominé par son amour-propre, à cet instant, qu’il oublia son objectif et, en somme, la raison même qui l’avait conduit dans cette chambre. Il ne songea plus qu’à donner des motifs de satisfaction à sa partenaire. Ainsi, il parvint à se conserver intact et ne se laissa aller que lorsque la jeune femme eût joui à satiété. Qu’elle l’eût cherché ou non, elle avait fini par oublier complètement le côté professionnel de son rôle. Elle s’était prise au jeu. Elle se faisait câline et chatte. Puis, comme il soufflait un peu, elle le ranima avec art et lui dit : Oh, encore une fois, chéri, mais en même temps maintenant ! Ce qui, pour Monsieur Hermès, constitua le plus élogieux des aveux. Et, certes, à la façon dont elle se lança au-devant de cette dernière vague, il vit avec quelle sincérité elle s’était livrée.

Quand ils furent un peu remis, elle redonna la lumière. Elle sourit à son amant avec reconnaissance et pressa sa main dans la sienne. C’était mille fois mieux que si elle avait parlé. Il fut sensible à ce tact qu’elle avait. Leurs corps nus luisaient. Elle avait posé son épaule sur la poitrine de Monsieur Hermès. Il respirait, contre sa joue, sa chevelure défaite. Il goûta infiniment la quiétude de ces instants. De sa vie, il n’avait connu pareille entente charnelle. Ce fut un moment parfait.

Alors, il osa évoquer sa solitude. Il fit des allusions discrètes à son aisance matérielle et à son indépendance. Il en fit également aux voyages qu’il projetait. Mais quoi, partir seul, ce n’était pas drôle. Ce serait beaucoup plus attrayant si une jeune femme, jolie et gentille comme elle, consentait à l’accompagner. Est-ce que cela ne plairait pas à Jacqueline ? Pourquoi gaspillait-elle sa jeunesse dans cette maison ? Après tout, elle était libre. Elle le lui avait dit. Pas d’homme dans sa vie. Alors ? Elle concéda qu’en effet, moyennant un dédommagement à la patronne, elle pourrait disposer, pour commencer, d’une ou deux journées. Selon les vues de Monsieur Hermès, ce n’était pas suffisant. Il l’aurait voulue toute à lui. Et définitivement. Déjà, il en était un peu jaloux. Non, il ne la laisserait pas plus longtemps ici, exposée à n’importe qui. Il s’emballait vite…

Mais comme, un peu plus tard, elle lui faisait des agaceries, son désir se réveilla. Coquette, elle sourit. Elle était fière d’avoir suscité ce regain. Et peut-être parce qu’elle était également désireuse de lui donner une autre preuve de son savoir-faire, elle pivota vivement sur elle-même et, lui tournant le dos, se plaqua contre lui d’une façon qui ne laissait aucun doute sur la nature des soins qu’elle attendait de lui à présent. Elle avait soudain perdu toute pudeur. Elle ne songeait plus à éteindre. La lumière ne la gênait plus. Elle était toute pâmée. Et c’est d’une voix changée qu’elle l’invita à la prendre comme elle souhaitait. Jamais encore Monsieur Hermès n’avait fait cela à une femme. Il eut peur de paraître novice. Mais elle le guida avec obligeance et il l’étreignit étroitement. Il la baisa derrière l’oreille, dans la nuque, le visage enfoui dans ses frisons. Et comme il saisissait ses seins impétueusement, il la sentit vibrer de tout son être. Mais elle prit sa main dans la sienne et la fit glisser le long de ses flancs jusqu’au bas de son ventre où elle la maintint. Et parce qu’il était ému du don qu’elle lui faisait comme de la générosité de son entrain, il connut peu après une jouissance dont l’intensité et la facilité le surprirent. Aussi, ne put-il s’empêcher d’extérioriser sa tendresse en couvrant son cou et ses épaules de baisers. Était-ce de l’amour ? Était-ce de la gratitude ? Du moins lui fit-elle compliment de ses capacités et lui avoua-t-elle qu’il l’avait rompue.

Quand ils se séparèrent ils eurent des attendrissements d’amoureux. Comme les sentiments étaient fragiles ! Il n’avait pas pensé une seule fois à Caroline. Avant de quitter la chambre, il la pria d’accepter le petit cadeau d’usage. Avec discrétion, elle garda l’argent plié dans sa main sans y jeter un regard et sans s’arrêter de lui dire des mignardises et de le picorer de baisers comme un oiseau pendant qu’elle l’escortait à travers couloirs et escaliers jusqu’à la porte. La grosse femme qui l’avait accueilli reparut. J’espère que Monsieur aura été satisfait et que nous le reverrons bientôt. Jacqueline sourit, se colla contre lui et lui donna longuement ses lèvres. Puis elle serra encore sa main et s’esquiva en lui disant : Bonne nuit, chéri ! Il la regarda monter les premières marches de l’escalier en soulevant sa robe du bout des doigts pour dégager ses chevilles, s’émerveilla une fois encore de sa grâce et de sa joliesse et se retrouva dans la rue. Dans la rue, Monsieur Hermès marcha d’un pas allègre comme un homme qui vient de vivre des heures inoubliables auprès de la plus passionnée des maîtresses.

Mais, le lendemain matin, après un sommeil profond et réparateur, il n’y songeait presque plus. Il alla à son bureau, s’occupa activement de ses affaires et discuta longuement avec Jo. Vers midi, il éprouva le besoin de flâner un moment avant d’aller déjeuner. Il faisait un beau soleil de fin d’automne. Il entra chez son chemisier, y acheta une cravate, puis s’attarda chez son libraire. La Convention était animée par la sortie des magasins. Robes claires des midinettes, groupes bavards des étudiants. Les terrasses étaient pleines. Et la circulation automobile était si intense qu’on entendait à chaque instant les sifflets stridents des agents. L’œil de Monsieur Hermès était attiré en tous sens par la vue des jolies filles. Dire qu’il avait consacré sa jeunesse au sport et à la lecture, puis qu’il s’était encroûté dans le mariage, alors qu’il y avait tant de créatures désirables ! La possibilité d’une liaison se présenta agréablement à son esprit. Et il se complut, tout en marchant, à l’entretenir en lui.

C’est alors qu’il reconnut Jacqueline dans la foule. Elle était là, à quelques mètres de lui, contemplant une vitrine. Elle était d’une élégance rare. Un tailleur de gabardine bleu nuit d’une très bonne coupe qui moulait ses fines hanches et mettait sa ligne en valeur. Un chemisier d’organdi. Un canotier de paille blanche qui tranchait nettement sur l’ébène de son chignon. Des bas cendrés. Des escarpins clairs à talons mi-hauts. Exactement ce qu’il fallait porter, exactement ce qui convenait à l’heure, au jour, à la saison. S’il n’avait pas su où il l’avait rencontrée, il aurait vraiment pu la prendre pour une femme du monde. Il l’aborda et la salua avec quelque timidité, légèrement impressionné par sa race et son air comme il faut. Elle le reconnut aussi, lui sourit et lui tendit une main gantée. Mais une ombre passa dans son regard. Elle parut soudain inquiète et gênée. Ne restons pas ici. Ce n’est pas prudent. Marchons, si vous voulez. Monsieur Hermès se rangea à son côté et ils avancèrent. Il ne regardait plus les autres femmes. Il n’avait d’yeux que pour elle. Mais elle, parlait peu et semblait figée. Dès qu’ils eurent tourné dans l’avenue Pasteur qui était moins fréquentée, elle lui dit qu’il n’aurait pas dû l’aborder. On pourrait la rencontrer en sa compagnie et c’était une chose qui lui était défendue. Ils allaient donc devoir se séparer. Ces quelques pas n’étaient déjà que trop. Bien entendu, il pourrait continuer à venir où elle était aussi souvent qu’il voudrait. Il y serait toujours le bienvenu. Mais, pour qu’elle pût sortir avec lui, il fallait qu’il obtînt d’abord la permission.

Monsieur Hermès fut tellement suffoqué et tellement humilié qu’il en perdit tout sang-froid. Il s’arrêta pile et la quitta sans prendre seulement congé d’elle. Alors, marchant d’un pas vif, exaspéré par ce qui venait de lui arriver, son indignation déborda. Il en perdait son latin. Pourquoi l’avait-elle si durement traité après la soirée d’hier ? Que s’était-il passé depuis la veille ? Peut-être que s’il retournait ce soir, dans cette maison, il saurait ? Elle avait peut-être une excuse ? Peut-être était-il très mal tombé au moment où il l’avait accostée ? On prétendait que ces femmes-là étaient surveillées. Bah ! c’était fini ; il n’y voulait plus penser ! Néanmoins, il souffrait de s’être montré si peu à son avantage. Il aurait dû avoir de meilleurs réflexes, ne pas se laisser démonter ainsi, la faire entrer dans un bar, n’importe où. Là, il aurait pu exiger une explication. Mais il avait pris la fuite comme un miteux qu’on rabroue. À cause de cela, il fut de mauvaise humeur pendant toute la journée. Et il ne fut plus jamais question de Jacqueline.

*

À quelque temps de là, Jo Gibert l’emmena boire un pot. Assis à la terrasse de la Taverne, ils blaguèrent sans façons. En dehors des affaires, Jo était d’une drôlerie extraordinaire. Sa conversation était pleine de pittoresque. Monsieur Hermès fut heureux de se sentir si copain avec lui. Vous devez vous trouver bien seul, à présent ? s’inquiéta tout à coup Jo. Monsieur Hermès aimait assez geindre sur son sort. Il donna à son visage une expression pathétique et eut un pauvre rictus. Oui, il avait beaucoup souffert de la solitude. C’était tellement affreux ! Il n’arrivait pas à détacher sa pensée de Caroline. Et il n’avait pas de goût à se distraire. Jo lui tapota l’épaule. Mais oui, je me doute bien de ce que vous éprouvez. C’est pour ça, d’ailleurs, que je ne vous ai pas fait signe jusqu’ici. Je ne voulais pas vous importuner. Quand on a de la peine, on n’aime pas voir les gens. Il y a longtemps que Marie-Amélie me dit de vous inviter à la maison. Moi, j’attendais. Mais vous nous feriez plaisir en acceptant. Ça vous changerait les idées.

Monsieur Hermès ne dit pas non et promit même qu’il viendrait bientôt. Il se souvenait fort bien de l’appartement des Gibert. C’était là qu’il avait aperçu Caroline pour la première fois le jour où il avait été présenté à Antoine. Que c’était loin, tout ça ! Cinq années, cinq longues et trop courtes années s’étaient écoulées depuis cet instant qui avait décidé de tout ! Inconsciemment, il était maintenant curieux de revoir Marie-Amélie. D’après Jo, n’était-ce pas elle qui avait surtout insisté pour qu’il allât chez eux ? Il n’oubliait pas la manière affectueuse dont elle l’avait entouré à la mort de Caroline. Il était même impardonnable de l’avoir tellement négligée depuis trois mois. Il est vrai qu’il n’avait pas eu le courage non plus de retourner une seule fois au Mas. Que devait-on en penser, là-bas ? Ma foi, il devrait profiter de la Toussaint. Il irait ainsi fleurir la tombe de Caroline. Oh, ça ne l’amusait guère de se replonger dans ses souvenirs, de revoir Madame Poujastruc, l’abbé et tous les autres ! Et puis, il n’avait jamais eu le culte des morts. Il avait adoré Caroline de son vivant mais pourquoi aller pleurer et donner son désespoir en spectacle devant le caveau des Poujastruc ? C’était dans son cÅ“ur qu’il désirait uniquement conserver sa mémoire. Mais une lettre de Madame Poujastruc le décida. Il s’y rendit. Il y passa trois jours mortels, pleins de désenchantement et d’amertume. Sans Caroline, le Mas n’était plus le Mas. Il se jura de n’y plus jamais revenir et quand il reprit le train pour Portville, il était bien décidé à abandonner à tout jamais derrière lui la petite morte dans sa fosse encore toute fraîche.

Si précipité qu’eût été ce séjour, il permit du moins à Monsieur Hermès d’apprécier le chemin qu’il avait parcouru en si peu de temps et le changement qui s’était opéré en lui. Il lui semblait, de plus en plus, que ses années de mariage n’avaient été qu’un rêve. Et, même devant la tombe, même en lisant, sur le granit, les inscriptions gravées du nom de Caroline, de sa date de naissance et de son âge, il avait peine à croire à la réalité de tout cela, peine à croire que, sous cette dalle froide, reposait la dépouille d’un être qu’il avait chéri.

La Toussaint avait réuni au Mas la presque totalité de la tribu. Mais, en fait, il vit surtout Marie-Amélie. Il put bavarder avec elle à plusieurs reprises et elle fut si compatissante et si charmante qu’il rechercha de plus en plus sa société.

Un après-midi, ils s’isolèrent d’un accord tacite et prétextèrent une promenade dans la campagne. Le temps était froid et le vent aigre malgré un gai soleil dont la pâleur miroitait doucement dans les flaques à demi gelées. Marie-Amélie marchait d’un bon pas égal au sien et dont il admira, une fois de plus, l’élégance et l’allure. Il lui dit qu’il l’avait toujours comparée à une diane. Elle rit, un peu confuse, redoutant une moquerie. Mais il la rassura. Et il la sentit flattée. Plus il la connaissait, plus il voyait à quel point elle était sensible et intelligente. On aurait dit que la mort de Caroline avait renversé le mur que Marie-Amélie avait maintenu entre elle et lui de son vivant comme si elle avait eu peur. D’un sujet à un autre, elle en vint à lui faire certaines confidences sur sa vie conjugale. C’était venu tout naturellement. Elle comprenait si bien quelle avait pu être la détresse de Monsieur Hermès ! Elle avait bien deviné quel drame affreux la maladie et la mort de Caroline avaient été pour lui. Elle avait tant admiré leur couple, l’harmonie de leur entente ! Mais, désormais, tout était révolu. Il était jeune, il était vivant, il n’avait donc pas le droit de se refuser plus longtemps à la vie. Jo avait eu raison de l’attirer chez eux. Il avait besoin d’échapper à la hantise de ses souvenirs. Il aurait en elle une amie sûre et dévouée qui saurait l’aider à reprendre pied. Il pourrait venir chez elle aussi souvent qu’il voudrait. Ainsi éviterait-il de ressasser ses pensées dans son petit appartement des quais et vivrait-il dans une atmosphère de sympathie et de gaîté.

Marie-Amélie sut si bien le convaincre qu’il s’empressa, dès son retour à Portville, de passer toutes ses soirées chez les Gibert. Au lieu de s’abrutir chez lui ou d’errer dans les rues, il sut où aller et quoi faire : il eut un but ! Il arrivait, alors que les Gibert, bien souvent, n’étaient pas encore sortis de table. Il s’asseyait et partageait leur dessert. Antoinette servait le café. Jo, en robe de chambre, des chaussons aux pieds, réglait la radio et bourrait sa pipe. Marie-Amélie aussi fumait beaucoup. Une cigarette n’attendait pas l’autre. C’est ainsi que Monsieur Hermès prit goût au tabac. Jo lui avait demandé un jour s’il voulait essayer une pipe. Il lui en prépara une et Monsieur Hermès la fuma sans déplaisir. Jusqu’ici ça ne l’avait jamais tenté. Même pas étant gosse. Mais, très vite, il força la dose. C’était un tel recours contre l’ennui ! Et là, sirotant son café, bien calé dans un fauteuil, écoutant la musique, caressant d’une main distraite le gros matou gris qui ronronnait sur ses genoux, contemplant le clair visage de Marie-Amélie qui brodait sous la lampe, silencieux et détendu, il tirait une bouffée de temps en temps pendant que la bonne odeur du tabac brûlé montait à ses narines. Marie-Amélie tint à lui offrir une pipe. Ce fut son premier cadeau. Lui-même en acheta d’autres, par la suite. Mais il portait toujours celle de Marie-Amélie dans sa poche et c’était celle-là dont il se servait en sa présence.

Sans qu’il en eût absolument conscience, ces visites quotidiennes lui devinrent indispensables. À partir de l’instant où il s’éveillait, et toute la journée ensuite, il ne pensait qu’à l’heure où il sonnerait chez les Gibert et où il entendrait la voix de Marie-Amélie, à travers le mur, saluer joyeusement son arrivée. Le plus souvent, tellement elle était vive, c’était elle qui venait lui ouvrir, devançant la bonne. J’y vais ! l’entendait-il crier. Bonsoir, vous ! lui disait-elle, dès qu’elle avait entre-bâillé la porte. Elle lui tendait la main. Elle avait la tête gracieusement penchée, les yeux pétillants d’allégresse. Ils se souriaient. Et, pressant son poignet, il demandait chaque fois : Je ne suis pas trop en avance, au moins ? Elle riait de sa timidité, se dégageait et, le prenant par les épaules, le poussait gentiment vers la salle à manger sans lui laisser le temps de prolonger ce court tête-à-tête.

Parfois, dans le courant de la soirée, quand Antoinette avait enlevé le couvert, ils organisaient une partie de mah-jong. Monsieur Hermès aurait jugé ces plaisirs ridicules et désuets, autrefois. Mais, à présent, il y participait avec entrain. Comme cette pièce était accueillante et tiède ! La radio jouait en sourdine. Jo entretenait à merveille un beau feu de bûches dans la cheminée. Marie-Amélie avait toujours quelque vin cuit ou quelque vieille liqueur à offrir avec les succulentes pâtisseries qu’elle préparait à son intention. Onze heures, minuit, arrivaient toujours trop vite et sans qu’il se fût aperçu du temps passé. Quand il se retirait, il lui tardait déjà d’être au lendemain soir. Dans la ville nocturne plongée dans l’humidité glaciale de l’hiver, il rentrait lentement chez lui en suivant les quais. Les sirènes des navires (comme s’ils avaient été perdus en pleine mer, mais c’était seulement la brume du fleuve qui assourdissait si pathétiquement leur plainte) emplissaient son âme de sentiments romanesques. Il aurait voulu pouvoir extérioriser sa joie tant son cÅ“ur était léger. Jamais encore il n’avait vécu des heures aussi paisibles. Il n’imaginait pas quiétude plus exquise. Il se couchait et s’endormait comme un enfant en découvrant que la vie pouvait ménager bien d’autres perspectives que celles auxquelles il s’était jusqu’ici limité. Mais il n’était pas pressé. Il ne brusquerait rien. Il était surtout désireux de se laisser vivre.

Parfois, aussi, ils décidaient à l’avance de sortir. Alors, Monsieur Hermès arrivait un peu plus tôt. Marie-Amélie passait dans sa chambre. Elle revenait parfumée, chapeautée, enveloppée dans un chaud manteau de loutre. Ils partaient tous les trois (ou tous les quatre, quand Jean-Claude obtenait la permission de les accompagner) et ils allaient voir un film. Non, Monsieur Hermès n’était plus seul dans la vie ! Jo était un compagnon si divertissant, aux réparties si burlesques ! Et c’était si émouvant d’être assis dans l’obscurité, pendant des heures, à côté de Marie-Amélie, avec son coude contre le sien et son visage si proche ! Jamais elle n’était aussi désirable que dans cette pénombre. Son visage pâle et rose de blonde devenait alors d’une grande finesse. Il y avait quelque chose d’inaccompli, en elle, qui accentuait son charme de jeune fille éternelle. Et il ne pouvait pas s’empêcher de guetter, sur ses traits graciles, la naissance de cet étrange regard lourd qu’elle avait quand elle le questionnait et de ce sourire moqueur qui remontait la courbe un peu accusée de ses joues. Moins jolie que Caroline, n’ayant rien en elle de ce qui avait fait la sublime et touchante séduction de celle-ci, elle était en revanche plus spontanée et plus moderne. Et ce qu’elle aurait pu envier à Caroline en majesté, elle le compensait par une grâce et un enjouement qui le ravissaient.

Enfin, comme ces soirées ne suffisaient plus à Monsieur Hermès, il se laissa inviter à dîner. Souvent, Jo, à la sortie de leur bureau, l’entraînait. On téléphonait à Claire pour qu’elle ne l’attendît pas en vain. Et on mettait un couvert de plus chez les Gibert. Ou bien, c’était une invitation en règle pour le déjeuner du dimanche. Alors, Monsieur Hermès arrivait vers onze heures, les bras chargés de fleurs et de gâteaux (les gâteaux étant destinés à justifier les fleurs qui étaient un hommage personnel à Marie-Amélie). Marie-Amélie qui rentrait de la messe avec Jean-Claude le grondait amicalement pour la forme mais ne dissimulait nullement à quel point l’attention la touchait. Durant l’après-midi, ou bien ils allaient au stade ou bien ils restaient à la maison et, le soir venu, ils le retenaient à dîner. À minuit, quand il partait, il était un peu étourdi d’avoir vécu tant d’heures en leur compagnie mais il reconnaissait qu’il ne s’était pas ennuyé une seconde et qu’il avait même été heureux.

Ainsi, petit à petit, Monsieur Hermès finit-il par être comme chez lui chez les Gibert. Il savait où se rangeaient les brosses à souliers. Il pénétrait dans la cuisine pour dire bonjour à Antoinette, dans la salle de bains pour se laver les mains ou se donner un coup de peigne, dans la chambre même de Marie-Amélie qui l’appelait pour l’aider à attacher son collier de perles ou à boutonner sa robe, voire dans le bureau de Jo pour téléphoner. Inversement, les Gibert le traitaient plus librement, comme si vraiment avaient existé entre eux, en plus des liens familiaux, ceux d’une longue et féconde amitié.

C’est à dater de ce moment-là, aussi, que Jo commença à s’éclipser le soir, quand Monsieur Hermès arrivait. Il prétextait des réunions. Et Monsieur Hermès demandait d’autant moins d’explications (au sujet de ces sorties mystérieuses) que Marie-Amélie semblait les trouver naturelles et qu’il préférait, de son côté, demeurer en tête-à-tête avec elle.

Jo parti, la soirée s’écoulait tranquillement. On jouait, ou bien Monsieur Hermès faisait la lecture. Mais, vers dix heures, Marie-Amélie allait coucher Jean-Claude qui avait besoin de sommeil car il devait se lever tôt le lendemain pour aller au lycée. Le garçon ne quittait pas la salle à manger sans rechigner. Pour l’y décider, sa mère s’engageait à l’accompagner. Elle rangeait ses vêtements à mesure qu’il se déshabillait, le bordait, lui faisait faire sa prière et lui prodiguait longuement ses caresses avant d’éteindre comme si elle avait redouté de revenir auprès de Monsieur Hermès et de se trouver seule avec lui. En l’attendant, celui-ci bourrait une pipe, l’allumait. Il n’y avait plus de bruits dans l’immeuble. Antoinette était montée dans sa mansarde. Le gros chat angora dormait. Machinalement, il reportait sa pensée sur Marie-Amélie. Il avait remarqué depuis longtemps qu’elle faisait chambre à part avec son mari. Jo occupait un petit réduit contigu à son bureau, au fond de l’appartement. Marie-Amélie, elle, avait la plus belle pièce. Elle dormait seule dans un grand lit de milieu. Dans un angle, sur un divan, on avait installé Jean-Claude. Que signifiait cette séparation des époux ? Quel drame obscur tout cela cachait-il ? S’il voulait être sincère avec lui-même, eh bien, il n’en était pas fâché, au contraire. Il n’aurait pas su dire exactement pourquoi, peut-être. Mais, c’était un fait : il en était ravi !

Quand Marie-Amélie réapparaissait, il feignait de vouloir s’en aller. Je ne veux pas vous gêner. Vous devez avoir besoin de repos, vous aussi. Mais Marie-Amélie le retenait. Je n’ai pas sommeil, je vous assure. C’est pour moi le meilleur moment de la journée. Bien qu’elle fût de santé fragile depuis qu’elle avait été opérée, bien qu’elle mangeât comme un oiseau, bien que, très souvent, elle dût s’allonger tout l’après-midi, elle était douée d’une résistance peu commune et ressuscitait avec les lumières. Dès que le soir tombait, c’était une autre Marie-Amélie qui ne rêvait que de veilles et de sorties. Et il était surprenant de voir quelles forces insoupçonnées elle pouvait puiser dans une tasse de café noir ou de thé, drogues dont elle abusait pour se doper chaque fois qu’elle se sentait à plat.

Non, vous n’allez pas m’abandonner ! Attendez au moins le retour de Jo ! Ainsi faisait-il et c’est alors qu’ils vivaient de précieux instants. Ils recréaient d’emblée une intimité, un abandon, une complicité même dans leurs entretiens que la présence de Jo ou de Jean-Claude, en temps ordinaire, paralysait forcément. Si, au début, Marie-Amélie avait surtout été attentive à écouter le jeune homme, c’était elle désormais qui se risquait à soulever le voile de son passé.

Monsieur Hermès connaissait déjà les grandes lignes de son existence. Il savait qu’elle avait épousé Jo au moment de la mort de Monsieur Poujastruc. Bien que très inexpérimentée, elle avait cru faire un mariage d’amour et avait pris pour une réalité les sentiments imprécis qu’elle se figurait nourrir à l’égard de Jo. Comme la plupart des jeunes filles, elle s’était enflammée pour le premier garçon que le hasard plaçait sur sa route. Mais les mirages de ce genre ne duraient guère. Au bout d’un an, elle avait mis au monde Jean-Claude après un accouchement difficile dont elle ne s’était, en somme, jamais remise. Il avait fallu l’opérer à plusieurs reprises, lui enlever un ovaire puis l’autre et, à la suite de graves troubles organiques, lui faire l’ablation d’une partie de l’intestin grêle, de l’estomac et de la vésicule biliaire. Mais, avec un cran admirable doublé de beaucoup de coquetterie morale, elle affectait l’insouciance, ne se plaignait jamais et se contentait de grignoter pour vivre, ce à quoi elle parvenait du reste, à l’étonnement de tous. Mais tout cela n’était rien encore.

En réalité, elle était la plus malheureuse des femmes. D’autant plus malheureuse qu’il lui était interdit de trouver secours auprès de Marie-Thérèse Poujastruc ou d’Antoine auxquels elle n’osait pas avouer la vérité sur les motifs qui avaient tragiquement désuni son ménage. Ce qu’elle confiait à Monsieur Hermès, elle ne l’avait encore jamais dit à personne. Si elle s’y décidait, c’était parce qu’elle le jugeait apte à la comprendre mieux que quiconque.

Malgré la difficulté des aveux qu’elle avait à lui faire, elle sut garder la plus grande dignité. Elle décrivit tous ces événements avec une sérénité désabusée comme si, depuis longtemps, elle avait compris que le mal n’était pas réparable. Elle dressa le bilan de tout ce que le mariage lui avait appris peu à peu. Que son mari était un panier-percé et un paresseux ; qu’il aimait mener la vie à grandes guides et qu’il jouait ; que sa propre dot avait été engloutie dans ces remous. La situation qui venait de s’offrir à Jo aux côtés de Monsieur Hermès leur avait permis de se rétablir. Ils allaient pouvoir rembourser quelques dettes. Oui, c’était inespéré. Mais elle continuait à trembler. Pourvu que Jo (bien qu’elle le surveillât de près), grisé par l’argent facile et nullement assagi, ne se livrât pas à de nouveaux écarts ! Car elle n’avait pas tout dit encore. Elle n’avait pas dit l’inavouable, ce qui les avait définitivement dressés l’un contre l’autre.

Voyons, Monsieur Hermès n’estimait-il pas étrange qu’elle et son mari fissent chambre à part ? Que Jo sortît seul le soir ? Oui, sans doute, il avait raconté à Monsieur Hermès qu’il allait à des réunions, sans préciser lesquelles. Mais ce n’était qu’un alibi. Ses sorties avaient un autre but. Mon dieu ! Comment Marie-Amélie avait-elle pu être si longtemps dupe de ses mensonges ? Pendant des années elle ne s’était aperçu de rien. Elle avait vu l’argent filer sans savoir où il passait. Il avait fallu cette fameuse histoire de titres confiés par Madame Poujastruc à Jo, en caution, et qui avaient inexplicablement disparu. Jo avait éludé toutes les questions et, par la suite, n’en avait que plus cyniquement déserté son foyer. C’était une lettre anonyme qui avait donné l’éveil à Marie-Amélie. Au début, elle n’avait pas voulu y croire et avait été tentée de dédaigner l’avertissement. Mais elle avait bien dû finir par en tenir compte. Quel effondrement ! Les banquiers qui employaient Jo à l’époque avaient officiellement prévenu Marie-Amélie. Elle devait agir, coûte que coûte. Ne serait-ce que pour préserver son avenir et celui de son fils. Travaillée par les accusations de la lettre anonyme, mais refusant encore de souscrire à tout ce qu’on y rapportait, elle avait renoncé à affronter Jo. Elle aurait d’ailleurs sans doute temporisé encore si elle n’avait reçu un jour une convocation du commissaire de police de son quartier. Il désirait lui parler en particulier et la mettre au courant de certains faits, touchant son mari, qui lui avaient été communiqués par le service des mÅ“urs. Le cÅ“ur de Marie-Amélie battait. Qu’allait-elle apprendre encore ? Oh ! elle était loin de se douter que la vie pût ménager de telles surprises. L’auteur de la lettre anonyme n’avait pas menti. Le commissaire lui fournissait des détails qui ne laissaient plus subsister aucun doute. Jo avait eu des aventures d’un genre spécial et presque toujours fort coûteuses. Il s’était, cette fois, pris de passion pour un chauffeur de taxi qui le faisait chanter. Les deux hommes se rencontraient dans un bar de la banlieue. On citait le nom du bar. On indiquait l’heure et la fréquence des rendez-vous. On avait des preuves. C’était la femme du chauffeur, mère de trois enfants, qui avait déposé la plainte. Sans doute était-elle aussi l’auteur de la lettre anonyme. Marie-Amélie fut atterrée. Elle avait malgré tout fait preuve d’un grand sang-froid et d’un certain courage. Elle comprit qu’elle devait se sacrifier pour son fils. Si elle avait divorcé, Jo ne lui aurait jamais payé de pension alimentaire et elle n’aurait pas pu donner à Jean-Claude l’éducation dont elle rêvait pour lui. Elle décida donc de jouer la comédie aux yeux de la tribu et du monde en continuant à vivre avec Jo. Elle obtint d’abord qu’il rompît avec le chauffeur, ce qui permit de classer la plainte. Puis elle le chassa de sa chambre. Elle ne fut plus sa femme que de nom et n’eut plus avec lui que des rapports d’argent. Elle s’empara de la direction du ménage et contrôla ses gains. Désormais, elle avait une arme contre lui. S’il bronchait, s’il refusait de se soumettre à ses décisions, elle le livrerait sans pitié à la justice. Au fond, ce n’était qu’une menace qu’elle savait bien qu’elle n’aurait jamais intérêt à mettre à exécution. Néanmoins, il redouta le scandale d’une condamnation infamante et fila doux, bon gré mal gré. Mais elle l’avait vu si veule, si prompt à supporter les pires capitulations, qu’elle l’en avait méprisé un peu plus. Soit, le secret resterait à jamais entre eux. Ils agiraient chacun comme ils l’entendraient. Ils feignaient donc de vivre, depuis lors, en bonne intelligence mais ils n’avaient plus rien de commun.

Il y avait des années et des années qu’elle le tenait ainsi à sa merci. Tout cela avait eu lieu bien avant même que Monsieur Hermès ne connût Caroline. Mais, en écoutant cette confession, il se remémora certains soupçons. Il se souvint de l’amitié particulière qui liait Maurille et Jo et même Antoine. Quelles hypothèses devait-il en déduire ? Peut-être Marie-Amélie ignorait-elle ce qu’étaient son frère et son neveu ? Mais même si elle était au courant (ce qui était tout de même vraisemblable), mieux valait n’en pas parler encore aujourd’hui. Du reste, ce qui frappait le plus Monsieur Hermès, c’était le matérialisme avec lequel Marie-Amélie avait envisagé la situation. Avec quelle âpreté elle avait défendu son bien ! Si monstrueux qu’eût pu être Jo, d’un certain point de vue, il lui devenait presque sympathique par la complexité de son caractère et l’anticonformisme de ses principes de même que par ses prodigalités ou ses inconséquences. Comme Marie-Amélie, en revanche, menait sa barque d’une main sûre ! Sans avoir l’air d’y toucher, elle avait conquis des positions solides. En dépit de son apparente frivolité, elle savait ce qu’elle voulait et était fort bien armée pour la lutte.

Tout cela aurait dû le prévenir contre elle mais la lui rendit plus chère. Ils étaient deux malheureux envers lesquels la vie n’avait pas été tendre. Si sévère que se fût montrée Marie-Amélie dans ses déterminations conjugales, il n’était pas niable qu’elle n’eût eu à supporter une ingrate série d’épreuves. Il ne pouvait donc s’empêcher d’être compatissant à son égard. Certes, elle ne méritait pas le destin qui lui avait été infligé. Elle aussi avait droit au bonheur. Et qu’ils eussent été, elle et lui, durement secoués, ne devait-il pas les inciter à s’épauler ? Ils le comprirent si bien que, par la suite, d’un commun accord, ils surent qu’il y avait des sujets qu’ils pouvaient aborder devant Jo et d’autres dont ils ne s’entretenaient que lorsqu’ils étaient seuls. C’était là leur univers privé. Jo n’y avait aucune place. Survenait-il à l’improviste, ils se taisaient subitement comme ils eussent fait devant un étranger. Cette habitude qu’ils prirent implicitement de se cacher de lui accrut le sentiment qu’ils avaient de vivre de connivence et scella davantage leur intimité.

Monsieur Hermès fréquenta donc de plus en plus assidûment le ménage. Les semaines se succédèrent. L’hiver passa. Et bientôt, les premiers effets du printemps commencèrent à se manifester. À mesure que les arbres reverdissaient, les Gibert autant que Monsieur Hermès sentaient monter en eux une sève nouvelle faite d’ardeurs et de projets. Ah, qu’il serait agréable de partir en voyage ! Ils y songeaient et en parlaient presque tous les jours. Hélas, le vieux tacot de Jo n’en pouvait plus. De toute façon, il était trop petit pour qu’on pût y loger en plus Monsieur Hermès. Il est vrai qu’il y avait aussi la voiture de ce dernier. Pourquoi Marie-Amélie et Jo ne l’accompagneraient-ils pas ? Ceux-ci sautèrent sur la proposition sans se faire prier. On partagerait les dépenses. Quant à Jean-Claude, on l’enverrait au Mas pendant ce temps-là. Mais où aller pour commencer ?

Tout de suite, Jo se révéla un organisateur plein d’initiative et d’entrain. Maintenant, le soir, ils compulsaient des guides ou étalaient des cartes sur la table et combinaient des itinéraires. C’était bien plus amusant que le mah-jong ! Monsieur Hermès se passionnait comme un enfant mais les Gibert n’étaient pas moins enthousiastes. Les uns et les autres, ils en venaient même à se demander si ces préparatifs ne leur donnaient pas plus de plaisir que ne pourrait leur en donner le voyage lui-même. Ils eurent des discussions épiques pour concilier les curiosités artistiques de Marie-Amélie et de Monsieur Hermès et les espérances gastronomiques de Jo. Monsieur Hermès sautait souvent d’un camp dans l’autre. Il soutenait Marie-Amélie qui affirmait qu’on ne pouvait pas s’arrêter à Sarlat sans y visiter la maison de La Boétie. Mais il soutenait Jo l’instant d’après, qui précisait qu’on devrait profiter du passage à Montignac pour y déjeuner. Ah, qu’il était heureux ! Comme l’avenir semblait souriant, désormais ! Ses affaires marchaient comme sur des roulettes. Il avait les meilleurs amis du monde. Quelles magnifiques vacances de Pâques ils allaient se payer tous les trois ! Tout à l’heure, en rentrant, il se mettrait au lit et, avant de s’endormir, il continuerait la lecture des Écoles Italiennes de Peinture de son cher Stendhal. Demain soir, il reverrait Jo et Marie-Amélie. N’était-ce pas la vie rêvée ? Qu’aller chercher de plus ? Ah, les gens étaient bien sots de se compliquer l’existence !…

III

Présence de Marie-Amélie

Ce n’est que peu de jours avant leur départ que Monsieur Hermès commença à réaliser que Marie-Amélie avait peut-être un faible pour lui. Il avait toujours été sensible à sa grâce. Elle lui avait même parfois inspiré des pensées libertines. Mais, jusque-là, il n’avait pas imaginé qu’il pourrait exister pour elle. Aussi longtemps que Caroline avait vécu, la question ne s’était pas posée. D’abord, parce que son cœur ne battait que pour elle et que toute trahison lui eût paru méprisable. Mais, surtout, parce que Marie-Amélie avait su garder ses distances.

Après la mort de Caroline, c’était la pudeur qui l’avait retenu. Il avait bien trop étalé ses sentiments pour aller si vite courtiser une autre femme. Marie-Amélie ne l’aurait pas pris au sérieux. Ou bien, elle l’aurait traité d’imposteur. Quoi, avait-il donc menti quand il prétendait aimer Caroline d’un amour si fort ? Ce veuf inconsolable ne serait donc au fond qu’un mari volage ? Oh, l’infidèle, oh, l’inconstant époux ! Non, il ne tenait pas à ce qu’on mît jamais en doute son personnage.

Enfin, il ignorait encore trop de choses de la vie privée de Jo et de Marie-Amélie. Celle-ci pouvait lui être bien plus attachée qu’elle ne voulait le dire et même, tout compte fait, peut-être avait-elle tout simplement un amant. Mais, à supposer qu’elle n’en eût pas, n’était-il pas un peu gênant, par surcroît, de songer qu’elle était, en somme, sa tante par alliance, bien qu’ils eussent approximativement le même âge ? Il avait donc fallu les révélations de la jeune femme pour lui ouvrir les yeux.

Ce soir-là, Jo s’était de nouveau éclipsé. Jean-Claude était couché. Marie-Amélie et Monsieur Hermès restèrent seuls. Tout de suite, leur conversation prit, comme par enchantement, un tour plus romanesque. Ah, l’amour !… Bien sûr, Caroline avait dû être une amoureuse exceptionnelle. Mais lui-même n’avait-il pas un tempérament très sensuel ? À quoi l’avait-elle deviné ? Eh bien, elle s’en était aperçu. Et même elle le plaignait dans son for intérieur. Car enfin, son veuvage l’avait cruellement sevré de toute tendresse. Aussi avait-elle fort bien compris qu’il refusât de se morfondre davantage. Monsieur Hermès la regarda avec circonspection. N’était-ce pas déjà là une invite ? Fallait-il y voir un sous-entendu quelconque ? Ou admettait-elle, éventuellement, la possibilité d’être choisie pour objet de sa future curiosité sentimentale ?

Il se proposa de la sonder sans plus attendre. Ma foi, si elle se préoccupait de lui à ce point, n’était-ce pas qu’elle était elle-même en plein désarroi ? En temps ordinaire, elle évitait ce terrain dangereux. Mais, pour la première fois, elle s’y aventura et c’est ainsi qu’il reçut d’elle des confidences plus intimes. Auparavant, quand elle lui avait conté ses malheurs conjugaux, elle avait surtout laissé éclater son indignation. Elle avait été dure pour Jo. Elle avait délibérément passé sous silence ses propres réactions de femme. À l’entendre, on aurait pu croire que, dans toute cette affaire, elle ne se gendarmait que pour Jean-Claude. Mais, ce soir-là, elle consentit à entr’ouvrir son cÅ“ur. Et elle n’eut pas peur de lui avouer humblement dans quel dénuement affectif elle vivait par la faute des froideurs et des rudesses de Jo. Prise vierge à seize ans par un homme qui n’aimait pas les femmes, elle avait conçu sans véritable passion et, après la naissance de Jean-Claude, n’ayant plus avec Jo que des contacts espacés et monotones, elle avait reporté sur l’enfant ses élans inassouvis.

Monsieur Hermès l’écoutait médusé car il voyait ce qu’elle était, en fait, la tendre Marie-Amélie, ce qu’étaient tant et tant d’autres de ses compagnes, une femme qu’un butor avait raté et qui restait sur une faim mal définie qui l’empêchait de trouver son équilibre. Il lui prit les mains et les serra avec amitié dans les siennes pour lui montrer sa compréhension. Il se doutait bien qu’elle ne lui avait pas fait cette confidence par coquetterie mais simplement pour lui prouver qu’elle était capable de sympathiser avec lui dans son esseulement. Mais, en dehors de ça, il était bien évident qu’elle était terriblement insatisfaite dans son cÅ“ur et dans sa chair. Aussi, pourquoi n’en profiterait-il pas ? À cet instant, il se demanda même s’il n’était pas en train de tomber stupidement amoureux d’elle. Mais non ! De l’amour, il ne devait plus en être question pour lui. Caroline avait tout pris. Tout au plus, consentirait-il à faire place en lui à des désirs. Ma foi, si Marie-Amélie se prêtait au jeu, ça pourrait même donner lieu à des perspectives séduisantes. Elle était attirante à plus d’un titre. N’était-elle pas une proie à sa portée ? Et qui sait s’il n’avait pas découvert là le secret d’une existence idéale ? Si elle lui tombait dans les bras, eh bien, il saurait se conduire en galant homme. Il pourrait continuer à jouir de toute son indépendance et il profiterait en même temps de l’amitié bénévole du mari, de la chaleur d’un foyer et des charmes d’une maîtresse sans avoir à supporter la moindre contrainte en contre-partie. Ça valait la peine qu’il y réfléchît…

*

Dans la voiture qui les emporta dans le milieu de l’après-midi d’un samedi d’avril, Monsieur Hermès, les mains négligemment posées sur son volant, songeait, en regardant Marie-Amélie à la dérobée, qu’elle ferait effectivement une fort jolie maîtresse. Elle était là, à ses côtés, fine et pimpante, avec ses cheveux blonds retenus dans un foulard bariolé. Jo était à sa droite, compulsant les cartes et indiquant les points dangereux. Profitant du rétroviseur, Monsieur Hermès pouvait détailler la jeune femme à l’insu de Jo. C’est alors qu’il avait légèrement levé les yeux et qu’il avait rencontré dans la glace le regard de Marie-Amélie. Elle semblait avoir suivi sur son visage les pensées qui l’avaient agité. Et il eut l’impression qu’elle rougissait. Mais il lui sourit et elle répondit à son sourire. N’était-ce pas délicieux de poursuivre ce manège clandestin ? Il appuya sur l’accélérateur pour se détendre les nerfs. Tout en surveillant les accidents de la route, il se posait mille questions. Tiens, tiens, elle avait rougi ! Est-ce que, par hasard… ? Il n’osait pas aller plus loin pour l’instant, mais rien ne ferait désormais qu’elle n’eût pas été sa complice, là, tandis que son mari était tout près d’eux, sur la même banquette, sans se douter de rien. Il sentait le ferme renflement de la cuisse de la jeune femme contre la sienne à travers les étoffes. Pour manier ses vitesses, il effleurait parfois ses genoux qui saillaient en rondeur sous la soie de ses bas. Marie-Amélie ne retirait pas ses jambes. Elle bavardait, riait aux éclats des facéties de Jo, déjà lancé. Qui dirait si elle faisait ça pour donner le change ? Jusqu’où poussait-elle la complaisance ? Il aurait bien voulu en avoir le cÅ“ur net. Curieux comme les femmes les moins volages, en apparence, s’émancipaient facilement pour peu que les circonstances s’y prêtassent !

Ils dînèrent dans un village engourdi par le murmure monotone de la petite rivière qui baignait les hauts murs de ses jardins. L’hôtel où ils devaient passer la nuit était modeste mais il avait la réputation de servir de la très bonne cuisine. Jo l’avait choisi à bon escient. La soirée fut paisible. Après le dîner, les trois voyageurs se promenèrent un moment à la nuit tombée, dans les rues désertes. Mais comme le grand air les avait grisés, ils décidèrent de se coucher tôt.

La servante les guida vers leurs trois chambres disposées tout au long d’un couloir. Ils se souhaitèrent une bonne nuit et se séparèrent.

Poussant sa porte, Monsieur Hermès fut attiré par le clair de lune qui entrait à flots par la fenêtre ouverte. Il s’avança jusqu’au balcon. Les eaux de la rivière luisaient comme de l’argent. Le village lui-même et toute la campagne alentour étaient comme engourdis par ce reflet lunaire et il en résultait une impression accrue de silence et de torpeur. Marie-Amélie et Jo n’étaient sûrement pas encore au lit. Il ressortit donc dans le couloir pour les appeler afin de les faire participer à la joie qu’il ressentait devant la beauté incomparable de cette nuit de printemps. Justement, la porte de la chambre de Marie-Amélie était entre-bâillée. Il entra. La jeune femme était aussi à sa fenêtre et contemplait rêveusement la nuit. Mais, de chez elle, on ne voyait pas la rivière. Marie-Amélie, venez donc dans ma chambre ; c’est encore plus beau. Elle se retourna, lui sourit et le suivit avec empressement. Et Jo ? demanda-t-il. Oh lui, il dort déjà, ce n’est pas la peine de le déranger. Mais moi, je n’ai pas sommeil et la lune me rend folle.

Néanmoins, il laissa sa porte ouverte. Marie-Amélie avait beau dire, si Jo les avait entendus, il pourrait peut-être venir voir par curiosité. Il constaterait ainsi qu’ils se tenaient correctement. Autrement, il aurait pu s’étonner que Marie-Amélie s’enfermât avec lui dans l’obscurité. Ce qu’il y avait de sûr, c’est que Monsieur Hermès n’avait point d’intentions malhonnêtes en attirant la jeune femme chez lui. Il avait agi spontanément. D’ailleurs, en général, ses mobiles étaient toujours purs. Il n’aurait pas imaginé de profiter d’un clair de lune romantique.

Mais quand elle s’accota à l’embrasure et qu’il fut tout contre elle, quand il la vit, toute blanche dans sa robe légère et qu’il respira son parfum, il éprouva un vertige. Il resta ainsi, la touchant, un grand moment sans bouger et sans parler. Elle non plus ne remuait pas. Ils étaient comme pétrifiés encore qu’un faible tremblement les eût saisis. Monsieur Hermès devinait qu’il n’aurait eu qu’un geste à faire, un tout petit geste. Au lieu de garder ses mains le long de son corps, il aurait suffi qu’il les posât sur les épaules de Marie-Amélie et, il en était sûr, elle aurait fondu dans ses bras. Mais pourquoi ne le faisait-il pas ? Il ne voulait pas rompre l’enchantement. Il n’osait pas troubler sa contemplation. Ah, le piètre séducteur ! Il ne comprenait pas qu’elle s’était déjà tacitement offerte à lui en paroles et que, si elle avait consenti à le suivre dans sa chambre, c’était bien dans l’attente de quelque chose. Mais une intervention de ce genre lui paraissait impossible. Quelle n’aurait pas été sa confusion si, au lieu de la voir toute pâmée de tendresse et d’amour sous la morsure du baiser qu’il aurait pu si aisément lui dérober, elle l’avait repoussé avec colère ! Il se figurait toujours, au moment même où le hasard lui permettait de séduire une femme, qu’elle avait plus de vertu et moins de tempérament qu’il n’en avait lui-même. Si elle le giflait, si elle appelait Jo, si une rupture devait s’ensuivre entre lui et les Gibert ? Ce serait trop absurde. Et c’était en vain qu’une autre voix, en lui, murmurait : Vas-y, vas-y donc, elle n’attend que ça, c’est pour ça qu’elle t’a suivi. Vois comme sa nuque sent bon, comme elle a la peau laiteuse ! Elle te prendra pour un nigaud si tu la laisses partir comme elle est venue. Pourquoi hésites-tu ? Oui, c’était en vain. Car c’est lui, finalement, qui s’écarta d’elle le premier, leur silence et leur immobilité lui étant devenus intolérables. Elle recula alors comme à regret vers la porte et lui tendit la main pour lui dire bonsoir. Il essaya de lire quelque signe sur son visage qui aurait peut-être pu l’encourager davantage. Mais son visage était lisse et rose, son Å“il clair et son expression impénétrable. Alors, quand il fut seul, il se coucha rapidement et succomba une fois de plus aux désirs de ses vieilles habitudes solitaires. Et, enfin apaisé, il médita sur sa lâcheté avec amertume. Mais, justement parce qu’il avait succombé en pensant à elle, il eut la certitude infuse qu’un jour viendrait où elle serait sienne malgré tout.

Toutefois, le lendemain matin, Marie-Amélie et lui se joignirent à Jo comme s’il ne s’était rien passé. Ils poursuivirent leur voyage sans chercher à se rapprocher. Partout où ils couchèrent, ils reprirent leurs trois chambres et s’y enfermèrent sagement. Et Monsieur Hermès s’habitua très vite à ce que Jo, après le déjeuner, remontât faire sa sieste et laissât sa femme se promener avec lui pour visiter un musée ou rêver devant des ruines ou un panorama. Quand Jo était avec eux, c’étaient des moments d’hilarité car, pour un oui ou pour un non, Jo avait de ces trouvailles, de ces réparties oui déclenchaient le fou rire. Mon dieu, comme c’était bon de rire ! de rire à en pleurer ! Il y avait des années et des années que cela ne lui était arrivé. Oh, sans doute, la cocasserie et l’intarissable verve de Jo n’étaient pas toujours très raffinées. Mais comment résister à cette voix, à cette mimique ? Marie-Amélie elle-même n’y résistait pas. Certainement, Jo avait raté sa vocation. Il aurait pu devenir un acteur de talent. Il avait un étrange pouvoir sur tous ceux qui l’écoutaient. Il savait capter l’attention. Il pouvait imiter n’importe qui. Et il avait surtout le don de dire des riens d’une façon insolite qui était pouffante. Avec lui, on était constamment au spectacle.

En revanche, quand Monsieur Hermès pouvait rester en tête-à-tête avec Marie-Amélie, leurs entretiens se faisaient plus intimes et plus tendres. Marie-Amélie était si mutine et si enjouée qu’il avait l’illusion de flirter avec une jeune fille et non de tenir compagnie à la mère d’un grand garçon de treize ans. Elle était curieuse de tout, lui posait mille questions, s’extasiait. Et ça ? Et ça ? Mais vous savez tout ! Vous êtes formidable ! J’en apprends, des choses, grâce à vous ! Quel contraste avec Jo qui l’avait toujours traitée en quantité négligeable ! Oui, Jo n’avait jamais rien su lui montrer, jamais su l’intéresser à rien. Monsieur Hermès savait lui faire aimer tout ce qu’il aimait et susciter ses émotions. Ainsi, ils allaient. Souvent, il prenait son bras amicalement et l’entraînait à sa suite. Il la photographiait. Il lui tendait la main pour l’aider à descendre un éboulis ou à franchir un fossé. Il se penchait sur elle pour lire leur guide et leurs visages se frôlaient. Tout en parlant de ce qu’ils voyaient, ils se livraient toujours un peu plus l’un à l’autre. Ils avaient bien l’intuition, au fond, que ces heures étaient de celles dont ils se souviendraient avec attendrissement quoi qu’il arrivât par la suite. Et, par le seul fait qu’ils les dérobaient à Jo, elles leur devenaient plus précieuses. Elles étaient pour eux autant de rendez-vous à la fois innocents et pervers.

Et puis, quelle charmante créature que cette Marie-Amélie, toujours allègre et toujours bien disposée ! Quelle différence avec Caroline dont il n’avait jamais osé exiger le moindre effort physique ! Marie-Amélie, si frêle qu’elle fût, ne laissait jamais paraître sa lassitude. Elle était intrépide et entreprenante et même il y avait en elle quelque chose de tonique qui le stimulait. Aucune marche, aucune escalade ne l’effrayait. Elle ne tolérait pas qu’on lui portât son manteau ou son sac. Souvent, elle grimpait plus vite que lui et elle découvrait alors, dans l’envol de sa jupe, l’admirable galbe de ses jambes. Quand il la rejoignait et qu’elle se dressait pour contempler le paysage qui se déroulait à leurs pieds, il ne pouvait s’empêcher de regarder surtout la pointe de ses petits seins durcis sous son chandail collant. Comme elle semblait, elle aussi, revigorée par sa présence ! Depuis quelque temps, elle se métamorphosait. Elle devenait de plus en plus jolie. Et, à chaque instant, il était pris du désir de l’enlacer.

Mais ce qui l’amusait le plus, c’était l’habileté avec laquelle elle s’ingéniait à inventer et à provoquer des occasions pour éliminer Jo. C’était elle qui demandait à Monsieur Hermès de l’emmener ici ou là. Comme Jo était fort paresseux, il les laissait aller sans lui. Ainsi Monsieur Hermès n’avait pas l’air de lui enlever sa femme. Il est vrai que Jo ne prenait nullement ombrage de leurs escapades. On aurait même dit qu’il les favorisait, tellement il mettait peu d’entrain à les suivre. Pour sa part, il avait toujours considéré Marie-Amélie comme une originale. Quand il était avec Monsieur Hermès, il ne se gênait pas pour affirmer qu’elle était un peu toquée dans son genre, qu’elle avait des lubies, des idées bizarres, qu’elle ne pouvait pas rester en place, qu’elle avait des curiosités enfantines, bref, qu’il ne fallait pas toujours l’écouter. Et même devant Marie-Amélie, il se moquait parfois méchamment de ses enthousiasmes ou de ses admirations.

Lorsque Jo persiflait de la sorte, Monsieur Hermès était gêné. Jo employait des tournures si drôles qu’il était malaisé de ne pas rire. Cependant, il s’efforçait de garder son sérieux car il se voulait solidaire de Marie-Amélie. Il était comme elle prompt à la ferveur et il aimait qu’elle fût si perméable à la beauté des choses. Aussi, chaque fois qu’il pouvait, s’échappait-il en sa compagnie. Avec Caroline, autrefois, comme ils avaient eu tendance à s’exagérer la gravité de leurs échanges ! Tandis qu’avec Marie-Amélie tout était prétexte à divertissement. Ce marivaudage à peu près constant, ces frôlements, ces petits gestes tendres, ces sourires, ces Å“illades, ces pressions de main amicales dans le dos de Jo ne tiraient pas à conséquence. C’était d’autant plus délicieux qu’il n’y avait encore rien de précis entre eux. Il s’efforçait seulement de conserver à ces menues privautés un caractère fraternel afin qu’elle ne risquât pas de s’en offusquer. Mais, le bêta, se figurait-il donc qu’elle aurait pu s’en offusquer ? En réalité, elle se sentait la plus heureuse des femmes. Elle se disait tout le long du jour avec ivresse : J’en suis sûre. Il m’aime. Je suis aimée. Et, mon dieu, que c’est donc doux d’être aimée ! Oui, elle était chavirée jusqu’au fond de l’âme de voir qu’elle était l’objet assidu de ses discrètes, de ses si discrètes avances. Elle n’osait pas encore s’avouer qu’elle était désirée dans sa chair mais, à trente ans, après quatorze années d’un mariage malheureux, il était bien émouvant pour elle de se laisser enfin emporter pour la première fois de sa vie par les courants tumultueux et les brûlantes tentations de l’amour.

*

Dès que Monsieur Hermès fut de retour, la volonté de mener à bien la conquête de Marie-Amélie s’imposa de plus en plus à son esprit. N’avait-il pas une revanche à prendre sur la vie ? Il était temps qu’il s’affirmât. Il avait gâché des années et peut-être les meilleures. Puisque le destin l’avait bafoué en réduisant à néant ses plus beaux rêves, pourquoi s’obstiner à enfanter d’autres chimères ? À l’avenir, il imiterait ses semblables. Foin des scrupules ! Le malheur ne l’avait pas abattu, il le prouverait. Il ne l’avait pas non plus assagi. Il l’avait plus que jamais poussé à la révolte. Il se vengerait. Et, pour commencer, il s’attaquerait à Marie-Amélie. Elle serait sa première victime. Ça l’excitait de la sentir mûre, mûre comme un fruit sur le point de se détacher de l’arbre. Car, à n’en pas douter, elle était à cueillir. Il suffisait de vouloir. Mais oui, cette petite Marie-Amélie qui n’avait jamais trompé son mari et qui paraissait si pieuse, elle n’attendait dans le fond qu’un coup de baguette pour se transformer en une amoureuse. Ah, comme il serait captivant de l’ensorceler et de la réduire à merci ! Bien sûr, il faudrait y mettre les formes. Elle ne consentirait jamais à tomber dans ses bras si elle s’imaginait qu’il avait seulement envie de se l’envoyer. Il conviendrait de lui donner avant tout l’illusion de l’amour. Le même fossé qu’elle ne franchirait pas si on l’appelait coucherie, elle le franchirait sûrement sans hésitation si on le baptisait passion. De même donc qu’il avait joué la comédie de l’amour sublime avec Caroline, pourquoi ne jouerait-il pas, avec Marie-Amélie, la comédie du pauvre veuf qui se laisse consoler par la gentille épouse incomprise ?

Parfois, il se reprochait l’effronterie avec laquelle il jugeait ses actes et ceux d’autrui. Cependant, s’il y réfléchissait sainement, comment les juger autrement ? Si l’on n’enrobait pas les actes de littérature et de faux-semblants, ne se réduiraient-ils pas, la plupart du temps, à une stricte médiocrité ? Il fallait avoir le courage de ses propres manques et de ceux du monde. La lecture des romans d’amour et de toute poésie sentimentale lui était devenue intolérable depuis le jour où il avait compris ce que dissimulaient les artifices de langage qui avaient leurré tant et tant de gens.

Mais, si prévenu qu’on soit, on est toujours plus ou moins subjugué par l’événement. Quand Monsieur Hermès se retrouva en face de Marie-Amélie, il fut pris à son propre jeu. Il devinait que s’il était obligé d’agir à froid, il manquerait de persuasion. Il était nécessaire qu’il s’échauffât pour l’émouvoir. C’est alors qu’il fit appel à la force de son désir. Il savait bien que si une chose lui était particulièrement commode, c’était de désirer Marie-Amélie. Même devant l’imminence et les conséquences de la décision qui allait le lier à elle, il n’était plus capable de dominer l’envie profonde qu’il avait de la posséder. On peut mimer le désir. Mais on peut encore mieux mimer l’amour pour peu qu’on désire ardemment. Dans ces conditions, comment n’aurait-il pas été tenté d’abuser au plus tôt de la confiance de la jeune femme ?

Au cours de leurs conversations, plus fréquent devint le thème de leur identique solitude. Ils éveillaient ainsi, mutuellement leurs élans de compassion réciproque. Si Monsieur Hermès (après tout ce qu’elle lui avait avoué) estimait qu’elle n’avait pas le droit de renoncer à la vie et de se laisser vieillir sans affection et sans tendresse, Marie-Amélie, de son côté, se désolait de voir la vie de Monsieur Hermès brisée à trente ans et l’assurait qu’il aurait toujours en elle une amie attentive. Il n’en fallait pas plus pour que les premiers gestes s’ébauchassent. Monsieur Hermès ne pouvait pas prendre pour une provocation la façon dont Marie-Amélie lui caressait le front comme pour y effacer la trace de ses soucis. Et Marie-Amélie ne pouvait pas se formaliser quand il pressait son bras ou baisait son poignet pour lui prouver à quel point il la plaignait d’avoir dû supporter tant d’avanies.

Un soir qu’ils avaient longuement parlé, Marie-Amélie se montra plus mélancolique encore que de coutume, plus désenchantée, plus dégoûtée que jamais de cette existence sans but et sans horizon qu’elle menait. J’en ai assez ! J’en ai assez ! Je ne peux plus le voir ! Et je me sens si seule, si seule !… Certes, il aurait fallu que Monsieur Hermès fût aveugle pour ne pas saisir au vol la chance qui lui était offerte. Il était assis près de la table, légèrement de biais. Marie-Amélie se tenait debout, devant lui. Il l’attira entre ses jambes. Elle se laissa faire, l’air boudeur comme une enfant qui vient d’avoir un gros chagrin et qui n’a pas encore été suffisamment consolée. Allons, Marie-Amélie, vous n’avez pas le droit de vous désespérer. Je suis là. Je suis votre ami. Vous êtes l’unique personne à laquelle je tienne désormais. Tout en disant ces mots, il lui pétrissait les mains. Confuse d’entendre une déclaration aussi directe, elle esquissa un mouvement de recul. L’entraînant ainsi malgré elle, il se leva et l’enlaça.

Bientôt, elle laissa aller sa tête sur son épaule. Rien de très sensuel encore, entre eux. Elle goûtait surtout un grand repos. Comme c’était bon cette poitrine d’homme sur laquelle elle s’appuyait ! Oui, c’était un apaisement indicible. Elle fermait les yeux et s’engourdissait dans sa chaleur. Alors, il caressa ses cheveux. Lentement, lentement. Précautionneusement. Près du sien, son visage en profil perdu était adorable de douceur. Il redressa son menton. Elle le regarda intensément. Il fut ému de la sentir déjà tellement sienne. Il vit que c’était le moment de lui dire qu’il l’aimait, qu’il y avait longtemps qu’il la chérissait en silence, qu’il avait compris cela le jour même de la mort de Caroline, quand elle l’avait gardé contre elle, tout pantelant, et qu’elle avait bercé sa souffrance. Mais comment lui dire ces choses ? Ne serait-elle pas choquée s’il ressuscitait, dans un pareil instant, le fantôme de Caroline ? Il avait peur de brusquer sa pudeur et de lui donner l’impression qu’il blasphémait. Il n’y avait qu’un an, maintenant, que Caroline était morte. Se pouvait-il qu’il l’eût si rapidement oubliée ? Comment justifier, aujourd’hui, ses prétendus sentiments pour Marie-Amélie ?

Monsieur Hermès s’entendit pourtant prononcer les paroles fatidiques. Sa voix était rauque, étranglée par une émotion qui n’était pas exempte de sincérité. Comme s’il avait été incapable de débiter ces phrases d’un trait, il les entrecoupa de baisers (les premiers !), timidement posés d’abord sur les cheveux, sur les tempes, puis sur les yeux et enfin de baisers plus appuyés et plus longs qui glissèrent des ailes du nez à la tiède commissure des lèvres.

Mais quand la bouche de Marie-Amélie s’écrasa sous la sienne, il sut qu’elle était en son pouvoir. Délivré d’un seul coup de sa timidité, comme un acteur l’est de son trac par les répliques qu’il a pu lancer à son entrée en scène, Monsieur Hermès n’hésita pas un instant. Tout à l’heure, il aurait bien le temps d’apaiser les scrupules de Marie-Amélie. Il voulait avant tout la marquer et faire en sorte qu’elle ressentît de son étreinte un plaisir assez vif pour qu’elle n’eût point le courage de s’y dérober à l’avenir.

Quelle charmante maîtresse elle ferait ! Il était traversé par un fluide qui sensibilisait à l’excès toute sa chair. Fougueusement, il la serra plus fortement. Peut-être était-ce vrai, au fond, ce qu’elle lui avait dit : qu’elle n’avait jamais eu d’amant ? Ou bien, savait-elle si bien mentir ? Du moins, ce baiser l’avait incontestablement bouleversée. S’il avait été chez lui, il aurait pu, il en était sûr, la posséder sur le champ. Mais là, chez elle, était-ce possible ? Il était tard. Jo pouvait maintenant survenir d’une minute à l’autre. Il était préférable qu’il s’en allât avant son retour. Il ne saurait jamais lui cacher son trouble. Toutefois, il voulut s’assurer certains avantages qu’il devinait à sa portée. Il fallait oser un peu plus. Il sut oser et eut la confirmation, à cet instant, que les succès masculins sont uniquement faits d’audace, le plus souvent. Il força la bouche qui se prêtait. Et il rencontra une langue encore sans perversité, certes, mais déjà confiante et docile. Il força aussi son linge. Et il éprouva une petite fierté en constatant que les protestations de Marie-Amélie étaient de pure forme et qu’elle mollissait complaisamment. Elle ne s’était même pas fâchée de la vigueur pleine d’autorité avec laquelle il avait insinué sa main sous sa robe et l’avait fait remonter le long de ses cuisses nues qu’une instinctive pudeur avait resserrées. Allait-il la déshabiller sommairement et la prendre, là, contre la table ? Déjà, il lui ployait les reins, vainqueur ! Non, non, vous êtes fou, mon chéri, soupirait-elle. Mais elle n’en collait pas moins ses lèvres aux siennes. Son corps était consentant, éperdu, pâmé. Monsieur Hermès fut sur le point de perdre la tête. Rarement son désir avait été plus sauvage. Mais il réfléchit qu’il serait dommage de tout gâcher par un affolement de mauvais aloi. Il n’avait rien à craindre. La façon dont elle s’était abandonnée à lui était à elle seule une garantie. Elle était déjà à lui corps et âme. Mieux valait donc la laisser quelque peu insatisfaite. Elle ne serait que mieux disposée, ensuite, à franchir les derniers obstacles. Il s’arracha donc de ses bras avec brusquerie. Oh ! Marie-Amélie, mon amour, pardonnez moi ! Je ne sais plus ce que je fais. Vous avez raison, je suis fou. Permettez-moi de partir. Vite ! Vous m’avez ensorcelé. Si je reste ici une minute de plus, je ne réponds plus de moi. Marchant comme une somnambule, soumise, le tenant par la main, elle le conduisit jusqu’à l’entrée et, avant qu’il ne franchît la porte, elle l’étreignit d’elle-même avec ivresse. Il descendit l’escalier le cÅ“ur en fête. Il se voyait déjà son amant.

Aussi fut-il quelque peu dépité quand il se rendit compte, les jours suivants, que Marie-Amélie entendait, malgré tout, lui opposer une sérieuse résistance. Elle refusa en effet à plusieurs reprises de venir chez lui. Il comprenait bien qu’elle avait peur d’elle-même. N’allait-elle pas, pour se défendre, jusqu’à lui rappeler sournoisement le souvenir de Caroline ? Et comme si ça n’avait pas suffi, elle se retranchait comme elle pouvait derrière ses devoirs d’épouse et de mère.

Pourquoi jouait-elle avec le feu ? Serait-elle prude ? Ou bien voulait-elle se faire valoir ? Ou encore se moquer de lui ? Mais dans quel but ? Non, il ne devait pas se tenir pour battu. Du reste, Marie-Amélie ne faisait aucune difficulté pour lui donner ses lèvres et accepter ses caresses. Ils continuaient à sortir ensemble, avec cette notable différence que chaque fois qu’ils n’étaient plus avec Jo ils avaient réellement la sensation qu’ils le trompaient. Marie-Amélie et Monsieur Hermès s’arrangeaient toujours pour aller au cinéma sans lui. Ils attendaient l’obscurité avec impatience et là, alors, poursuivaient leur flirt : main dans la main, jambes enlacées, attouchements furtifs, parfois plus audacieux, baisers échangés à la faveur de l’ombre. À l’entracte, ils reprenaient une pose convenable et distante à cause des gens. À la sortie, il la raccompagnait. Devant sa porte, c’étaient de longs conciliabules coupés d’étreintes qui irritaient leur désir. Tout cela, sans doute, était assez dérisoire. Allaient-ils continuer longtemps à se conduire comme des collégiens ? D’autant qu’ils risquaient toujours d’être surpris par le retour de Jo. Qu’auraient-ils dit s’il les avait découverts, là, blottis l’un contre l’autre dans le renfoncement du couloir ? Il fallait en finir !

Heureusement, l’approche des fêtes de la Pentecôte procura à Monsieur Hermès la chance de parvenir à ses fins. Jo, Marie-Amélie et lui avaient décidé de passer ces fêtes à Bérihéa. Monsieur Hermès y reverrait Patrick (qui, d’après ses lettres, se portait maintenant comme un charme et ne prolongeait plus son séjour que par prudence) puis Jacky et Buddy Gard qui repartiraient bientôt pour Mexico, Monsieur Hermès n’était cependant plus du tout sûr des intentions de Marie-Amélie. Il voulait éviter de commettre un impair et ne pas se ridiculiser. Il était bien décidé à ne pas la forcer. Si elle était éprise de lui comme elle semblait le lui laisser croire, il désirait qu’elle devînt sa maîtresse librement.

Les trois chambres qu’on leur réserva à l’Hôtel de la Californie étaient ainsi disposées : une qui donnait sur le parc et, à l’autre extrémité du couloir, deux qui communiquaient et donnaient sur la mer. Par discrétion, Monsieur Hermès s’était résigné à prendre la première. Mais, à son étonnement, Jo insista pour l’avoir. Il prétendit que le fracas des vagues l’empêchait de dormir. Allons, se dit Monsieur Hermès, le destin m’est favorable ! Marie-Amélie sera à moi cette nuit. Cependant, quand, après le dîner, ils se retirèrent, il ne savait toujours pas quelle tactique adopter.

Il traîna longuement avant de se coucher. Il hésitait. Passerait-il par le couloir ? Non, le couloir était trop dangereux. N’importe qui pourrait l’y rencontrer et Jo le premier. S’il empruntait la porte de communication, il devait au moins patienter jusqu’à ce que tout le monde fût couché dans l’hôtel. Pour commencer, il retira la targette. Il vit qu’il n’y avait pas de serrure. Il suffirait donc de tourner la poignée… Il s’accouda au balcon et contempla la mer. De sa noire immensité qui se confondait avec celle du ciel, montait un grondement sourd. Derrière lui, il avait laissé sa chambre dans la pénombre. Seule, une veilleuse luisait discrètement à la tête de son lit. La chambre de Marie-Amélie, au contraire, était vivement éclairée. La clarté transparaissait à travers les rideaux de sa fenêtre entr’ouverte. Parfois, une bouffée de vent les agitait et il voyait l’ombre de Marie-Amélie se profiler par instants. Elle devait être de ces femmes qui se livrent à mille et mille longs et minutieux soins de beauté avant de se mettre au lit. Pourtant, pourquoi tardait-elle tant ? Fallait-il supposer qu’elle l’attendait ? Que faire ?

À la fin, il alla s’étendre. Il n’agirait que lorsqu’elle aurait éteint. Combien de temps laissa-t-il ainsi s’écouler ? Il avait dû s’assoupir. Il se réveilla brusquement. Il ouvrit les yeux et sursauta. Marie-Amélie était là, mince et diaphane dans une ravissante chemise de nuit bleue. Ses cheveux de lin étaient défaits et pendaient sur le côté droit de son cou nu. Ainsi, elle semblait descendre d’un tableau de Reynolds. Il se leva d’un bond et vint à elle. Voulez-vous de moi un petit moment ? murmura-t-elle avec langueur. Elle sourit avec un soupçon de malice dans les prunelles comme si elle avait deviné tous ses préparatifs et de quelle façon le grand air de la mer (invisible messager du sommeil) les lui avait fait oublier. Mais, maintenant, Monsieur Hermès s’était repris. L’instant était venu.

Il prit ses deux mains dans les siennes avec ferveur et les baisa. Puis, de proche en proche, il remonta le long du poignet jusqu’à la saignée du coude et y huma l’odeur fleurie de sa chair. Puis il remonta encore, découvrant son bras jusqu’à l’aisselle. Alors, il la saisit par la taille, dévora ses lèvres et l’enivra savamment de caresses jusqu’à ce qu’elle fût complètement nue. Elle tremblait de tous ses membres et n’osait faire un geste. Mais, les yeux fermés, la bouche déclose, on aurait dit qu’elle espérait un bonheur inconnu, quelque chose de fabuleux qui l’emporterait loin, bien loin, dans un pays de rêve. Il vit qu’elle était prête à s’ouvrir à son désir. Sans la lâcher, en lui mordillant la nuque, il l’aida à s’allonger sur le lit et, sans plus de manières, la chevaucha.

Pourquoi éprouvait-il maintenant une telle jouissance dans les bras d’une femme ? Ce fut la question qu’il se posa dans le milieu de la nuit. Où était-il ? Il n’avait pas pleinement conscience de ce qui s’était passé. Et puis, il se souvint. Cette tête blonde sur son épaule nue, c’était celle de Marie-Amélie qui dormait contre lui. Quelle heure pouvait-il être ? Devait-il la renvoyer ou la garder jusqu’au matin ? Il ricana avec fatuité. Ainsi, elle s’était enfin donnée à lui. Elle savait certainement à quoi elle s’exposait quand elle avait pénétré chez lui. Avait-elle été déçue qu’il ne lui eût pas rendu visite ? Non, sans doute, puisqu’elle avait quand même fait les premiers pas. N’était-ce pas touchant dans un sens ? Touchant, aussi, qu’elle se fût parée, pour ce sacrifice charnel, avec un si ardent désir de plaire ? Il avait pu croire, naguère, qu’elle était uniquement coquette et frivole. Mais elle était venue vers lui de son propre chef, très simplement et sans chercher à se justifier par quelque faux prétexte. Elle n’avait pas craint qu’il la jugeât trop hardie ou qu’il se choquât de son insistance. Elle avait joué franc jeu. Il fut plein de tendresse pour cette femme qui s’était confiée à lui si naïvement et qui avait accompli tous les gestes de l’amour avec une humilité et une application si charmantes. En resserrant affectueusement son étreinte autour de ses flancs, il la câlina un moment et se rendormit en songeant à sa bonne fortune, à cet eldorado prometteur qu’elle lui avait entr’ouvert.

De fait, après ce court voyage à Bérihéa, Monsieur Hermès s’installa sans la moindre gêne dans sa situation d’amant. À l’époque où il était le chéri de Madame Elvas, il était bien trop jeune pour apprécier tous les privilèges de sa liaison. La belle Alice l’avait constamment manÅ“uvré. C’était elle qui avait savouré tous les piments de l’adultère. Lui, il n’avait pas imaginé un instant d’en tirer profit. Pourtant, quelle existence délectable aurait pu être la sienne ! Alice était riche, libre, éprise. Un habile gigolo n’aurait pas laissé échapper l’occasion. Aujourd’hui, par dieu ! il en irait tout autrement. Il jubilait à l’idée des ruses qu’il allait inventer pour déjouer les soupçons de Jo. Comme il allait s’amuser et prendre du bon temps ! Et comme ce serait émoustillant de lutiner cette séduisante créature et de l’asservir dans sa chair sans que le mari s’en aperçût jamais !

Monsieur Hermès découvrait en effet qu’il n’avait aucun scrupule à causer du tort à Jo. Puisque Jo s’était si mal comporté à tous égards, pourquoi Monsieur Hermès n’aurait-il pas été en droit d’apporter à Marie-Amélie un peu du bonheur dont elle avait été frustrée ? Du reste, Marie-Amélie n’avait point davantage le sentiment de commettre une faute en trompant Jo. Enfin, elle pouvait se venger en partie de ce qu’elle avait subi ! Elle souhaitait même parfois que son mari osât lui faire un reproche ou trahît quelque méfiance. Comme elle s’empresserait alors de le narguer ! Si elle avait quelque remords de son inconduite, c’était plutôt vis-à-vis de son fils et aussi de la religion. Depuis qu’elle était la maîtresse de Monsieur Hermès, elle n’embrassait plus Jean-Claude sans évoquer les baisers brûlants qu’elle prodiguait à son amant. Elle se jugeait indigne. Je suis une femme perdue, se disait-elle ! D’autre part, elle se demandait si elle oserait encore s’approcher de la Sainte Table. Elle était révulsée à l’avance par les questions embarrassantes que lui poserait peut-être son confesseur.

Monsieur Hermès ayant été mis au courant de ces tourments par Marie-Amélie elle-même, vit son plaisir décuplé par l’étalage de ce double cas de conscience. Il était vicieux par plus d’un côté. Voluptueux, certes, mais d’autant plus quand les circonstances lui permettaient d’enfanter des hypothèses sacrilèges. Même avec Caroline, il n’avait pas toujours su se limiter. Il avait secrètement cultivé son vieil instinct de profanation. Retenu malgré tout par cette hauteur si fière que Caroline savait toujours si bien imposer à tous, dans ses actes, il ne lui avait jamais dit quelles pensées le hantaient pendant qu’il la possédait. Ces pensées n’en étaient pas moins abominables. C’étaient elles qui l’aiguillonnaient et qui facilitaient ses fornications. Quelle frénésie l’empoignait quand il arrivait à se persuader qu’il pervertissait ainsi celle qu’il se plaisait à appeler si bien, à d’autres moments, son ange de pureté !

Avec Marie-Amélie, il avait repris plus librement et plus cyniquement encore ce thème de la profanation. Si Marie-Amélie ne pouvait pas, aussi bien que Caroline, tenir le rôle d’ange de pureté, du moins était-elle à même d’exciter l’idée que se faisait d’elle son amant. Monsieur Hermès se promettait de la plonger petit à petit dans les enfers de l’inavouable. Il ferait d’elle une pécheresse torturée par son infamie mais, en même temps, si follement envoûtée et si follement soumise aux exigences nouvelles de sa chair, qu’aucune considération morale ou religieuse ne pourrait désormais la retenir sur la pente où elle s’était imprudemment engagée.

Chaque fois qu’il la possédait, il s’évertuait à la placer en face de ses responsabilités d’épouse, de mère et de chrétienne. Au lieu d’apaiser ses scrupules, il les attisait, sachant bien que l’émoi dans lequel il la mettait, loin de lui donner le courage de reprendre le chemin de la vertu, la précipiterait un peu plus dans les abîmes du plaisir défendu. Quand elle gisait, nue ou seulement parfois dégrafée, sur le divan de son cabinet de travail, il lui murmurait des mots graveleux pour mieux l’affoler. Oui, Marie chérie, tu es une fille de l’amour, une appétissante petite catin. Ton Jo, il ne se doutait pas de ça, hein ? Et toi, damnée, tu n’as pas honte ? Tu te laisses souiller, par le premier venu, là, entre cinq et sept, dans une garçonnière ! Mais peut-être préférerais-tu même une chambre d’hôtel ? Une chambre bien laide et bien banale dans un hôtel de passe, voilà qui ajouterait à ta démence ! Eh bien, nous irons la prochaine fois. Dis-moi que tu veux bien que nous y allions, la prochaine fois, dis-le moi, dis-le moi vite ! Et elle le lui disait. Et quand elle remontait de ces profondeurs, son doux visage tuméfié de baisers et mâché par la volupté, son linge bouleversé, sa chair encore toute vibrante, il lui disait encore d’autres mots. Il la pressait de partir. Maintenant, va-t’en, sauve-toi, tu vas être en retard. Non, inutile de te repoudrer, inutile de te recoiffer. Ainsi, dans la rue, tout le monde pourra voir d’où tu sors. Et tu pourras raconter à ton Jo sans rougir les choses que tu as faites avec moi ou offrir aux lèvres innocentes de ton fils l’ignoble brûlure de tes joues. Tout le temps qu’il parlait ainsi elle protestait et grelottait mais ces paroles achevaient d’allumer un nouveau feu dans ses entrailles et, souvent, c’était elle qui se faisait lascive et qui, éperdue, provoquait une fois encore la flamme qui l’enveloppait. Mais il ne la lâchait pas. Il voulait l’avilir toujours plus, la sentir de plus en plus esclave de son délire. Tu t’étends là, devant moi, ouverte avant même que je t’en ai prié. Et, demain, tu iras voir un prêtre. Et dans l’ombre du confessionnal, tu lui raconteras aussi tout ce que tu as fait aujourd’hui avec moi. Tu verras, tu verras, il te demandera des détails et tu les lui fourniras ! Voilà comme tu es, Marie-Amélie, que tu le veuilles ou non ! Ah, chérie, sais-tu que parfois tu m’effraies ?

Mais elle était trop ravagée pour se dérober à l’envoûtement. D’abord, elle essayait bien d’endiguer le flot. Tais-toi, tais-toi ! le suppliait-elle plaintivement. Mais, bientôt, elle défaillait. Et, malgré elle, elle se sentait devenir cette débauchée, cette salope qu’il lui disait qu’elle était. Alors, ayant perdu tout contrôle, peut-être pour hâter justement l’irruption exaspérante et merveilleuse de cette marée qui grondait en elle, elle cédait à la tentation et s’accusait nerveusement, entre deux râles, d’être cette créature qu’il voulait qu’elle fût. Oui, je suis à toi, mon chéri. Tiens, tiens, prends-moi, prends-moi encore, prends-moi bien, achève-moi, tue-moi ! Ah oui, comme ça, oui ! Continue ! Chéri, chéri, comme c’est bon l’amour, comme c’est bon d’être là, dans tes bras et de faire ce que tu veux ! Je voudrais que ces instants n’eussent point de fin. Plus rien n’existe quand je te sens en moi. Reste en moi ; toujours ! Et elle finissait par sombrer tout à fait, n’ayant même plus la force d’articuler et ne s’exprimant plus que par des soupirs qui gonflaient et gonflaient jusqu’à s’exhaler en cris inarticulés que Claire, fatalement, ne pouvait pas ne pas entendre.

Devant cette panique, Monsieur Hermès était parfois étourdi. Comment Marie-Amélie était-elle devenue si zélée en si peu de temps ? Il ne se souvenait pas qu’elle eût jamais marqué la moindre appréhension. Elle s’était mise tout de suite à son diapason. Et quand il la voyait dans cet état, il était enclin à croire qu’elle avait acquis cette expérience il ne savait où, avant de le connaître. Ainsi, c’était elle qui, sans qu’il la sollicitât le moins du monde, s’était livrée sur lui à des chatteries audacieuses dont elle paraissait fière. Par ailleurs, il avait constaté, non sans surprise, qu’elle s’employait par tous les moyens à accroître sa puissance de séduction en raffinant davantage sa mise et ses dessous.

Sincèrement, il n’aurait jamais cru ça d’elle. Il s’était persuadé qu’elle n’accepterait jamais de lui que des cadeaux anodins, un parfum, un colifichet ou des fleurs. Mais, c’est sans vergogne qu’elle se laissa entretenir. Il l’emmena chez les grandes couturières de Portville. Il l’habilla à son goût de jupes aussi courtes et aussi étroites que la mode le permettait d’où ses jambes gainées de soie jaillissaient au moindre mouvement et, pour mieux mouler ses seins de jeune fille, de minces chandails à travers les mailles desquels on devinait les doigts mutins qu’ils dardaient. Aussi docile qu’accommodante, elle fut toujours, grâce à lui, impeccablement chaussée et coiffée. Il la força à montrer des décolletés provocants et à se parfumer abondamment. Il voulait être fier d’elle quand il la sortirait.

Si confuse qu’elle fût, peut-être, au fond, de sa soumission, elle ne pouvait pas cacher l’enfantine joie qu’elle ressentait quand elle avait l’occasion de revêtir de nouveaux atours. Elle se disait bien qu’elle manquait de rigueur, d’un certain point de vue, que c’était bien assez déjà de tromper Jo sans le bafouer de cette façon, mais elle ne savait pas résister. Elle aimait trop le luxe et les belles choses. Aussi raffolait-elle de ces parures de dentelles et de voile fin dont il la comblait. Elle avait, pendant assez de temps, traîné de vieilles jupes élimées et porté du linge ou des bas reprisés en se répétant que ça n’avait pas d’importance puisqu’elle n’avait à se déshabiller devant personne. Maintenant, elle aimait et était aimée. Maintenant, elle voulait plaire. Maintenant, il y avait un homme dans sa vie devant lequel, chaque jour, elle pourrait coquettement se dénuder.

Avec quelle facilité les femmes réputées les plus sérieuses (même quand elles se croyaient protégées par leur éducation) succombaient ! N’avait-il pas corrompu tour à tour Marie-Amélie dans ses sens et dans ses mÅ“urs ? Comme elle savait bien mentir, déjà ! Comme elle avait plus de présence d’esprit que lui ! Lui, par distraction, il aurait pu se couper devant Jo ou se trahir par un geste inopportun. Mais elle rattrapait bien vite sa maladresse. Il s’inquiétait également de ce que Jo pourrait penser de l’élégance insolite de sa femme. Ne s’apercevait-il vraiment de rien ? Ou bien, quelles fables lui racontait-elle, quels stratagèmes allait-elle chercher ? Tout cela demeurait une énigme pour Monsieur Hermès. Car enfin, Jo n’aurait-il pas dû être mis au moins en éveil par la métamorphose psychique de Marie-Amélie ? Non seulement elle ne cessait plus de chanter et de rire, non seulement elle avait recouvré d’un coup l’entrain et l’enthousiasme de sa jeunesse, mais encore elle était devenue plus pimpante qu’elle n’avait jamais été. Certes, Jo adressait à l’occasion de bien curieux regards à Marie-Amélie. Que signifiaient ces regards ? Jusqu’à quel point Jo était-il dupe de leur manège ? Peut-être se taisait-il uniquement par calcul ? Après tout, il s’en moquait. Elle s’arrangeait comme elle voulait avec son mari. Tout de même, parfois, un soupçon (oh, fugace et vague) se formait dans son esprit. Et puis, butant sur de louches suppositions, il haussait les épaules et passait outre.

Du reste, comment se serait-il sérieusement inquiété ? Jo était un ami rêvé. Gai, serviable, au courant des mille choses de la vie pratique dont lui avait horreur, il le déchargeait de toutes les servitudes matérielles. Jo était toujours prêt à lui rendre service pour ceci ou pour cela et, avec ça, quel mari inconsciemment complaisant, qui s’esquivait toujours quand il fallait, qui savait se faire oublier ou, aussi bien, divertir l’assistance si on avait besoin d’un bouffon ! Le plus curieux est que Jo ne tombait jamais dans le ridicule. Si drôle qu’il fût, il y avait toujours en lui un arrière-plan équivoque et diabolique. Était-il à ce point comédien, à ce point malin, qu’il pût truquer si bien ses attitudes ? Qui sait si un beau soir il ne dévoilerait pas ses batteries ? N’avait-il pas déjà lancé incidemment quelques allusions ? Mais qu’allait-il inventer !

Du moins, ce jeu de cache-cache convint-il parfaitement à Monsieur Hermès. Il n’avait pas pour Marie-Amélie un amour-passion bien qu’il se forçât à le lui dire pour sauver les apparences et contenter le sentimentalisme de la jeune femme, mais jamais créature n’avait jusqu’ici si habilement appâté ses sens. Dès qu’il l’apercevait, dès qu’il l’approchait, il la convoitait. Il avait constamment envie de la toucher, de la caresser, de l’étreindre. Il avait comme une obsession de son odeur, du contact de sa peau, de la fermeté de sa chair, de l’avidité de ses lèvres et du mystère de son sexe.

Il avait donc pris l’habitude de régner en maître absolu sur ce corps charmant. Marie-Amélie semblait avoir, de tout temps, été faite pour ce rôle d’esclave charnelle. Quand Monsieur Hermès arrivait, il guettait l’instant où il pourrait être seul avec sa maîtresse. Disposait-il seulement d’une ou deux minutes, comme ça, entre deux portes, il n’en profitait pas moins aussitôt pour porter une main cavalière sur sa proie, flattant ses seins ou caressant doucement le duvet blond de ses cuisses.

Si Jo et Jean-Claude étaient là, il s’arrangeait quand même pour frôler le pied de Marie-Amélie sous la table, pour coller son genou au sien ou pour passer discrètement son bras autour de sa taille.

Quand il se promenait avec elle, comme il n’osait tout de même pas l’enlacer devant tout le monde, il se contentait de marquer sa possession en lui touchant l’aine du bout des doigts à chaque enjambée qu’elle faisait. Il aimait alors sentir à travers le tissu le renflement de ses muscles et même l’agrafe de sa jarretelle. Marie-Amélie le grondait et le suppliait d’enlever sa main mais, dans le fond, sa vanité d’amante était fort satisfaite de ces privautés et elle finissait par rire de son audace. Comment n’aurait-elle pas été flattée d’être à ce point désirée ? Il se déprendrait d’elle toujours trop tôt à son gré. Aussi longtemps qu’elle pourrait le conserver ainsi, elle le conserverait. Elle était prête à tout pour le retenir. Il était devenu son unique raison de vivre. C’était grâce à lui qu’elle avait enfin connu l’amour. Elle savait bien aussi que ses années de vraie jeunesse étaient comptées. Elle entendait donc vivre ces années-là avec un maximum d’intensité. Tant qu’elle l’aurait à elle, sa vie aurait un sens. Quand elle l’aurait perdu, le jour où Jean-Claude serait devenu un homme, il faudrait bien qu’elle abdiquât, qu’elle se résignât à vieillir et à laisser sa chair se flétrir dans la solitude et l’abandon.

La nuit même où Marie-Amélie s’était donnée à Monsieur Hermès, à Bérihéa, avant de quitter sa propre chambre et de se lancer dans l’inconnu, elle avait compris qu’elle allait tenter une expérience qu’elle n’avait pas le droit de rater. Au moment de franchir la porte qui la séparait encore de Monsieur Hermès, elle avait été étranglée par un doute affreux. Si elle s’était méprise ? Si elle avait mal interprété les allusions dont il emplissait sa conversation ? Il était parfois si déconcertant ! Elle l’avait vu tellement affecté par la mort de Caroline ! Bien sûr, il y avait les baisers et les serments qu’ils avaient échangés. Mais peut-être n’avait-il voulu voir en elle qu’une consolatrice platonique, qu’une complaisante confidente ? Pourtant, elle avait préféré courir le risque. C’était son unique chance. Elle le voulait, lui ! Il penserait d’elle ce qu’il voudrait. Elle verrait tout de suite à son air, si elle avait eu tort ou raison…

Depuis, Monsieur Hermès avait, lui aussi, fort souvent repensé à cette fameuse nuit. Il était bien question de Caroline ! Il n’évoquait jamais plus sa mémoire sans ressentir une pénible lassitude. Mieux valait vouer la petite morte à l’oubli. Il avait connu avec elle des années merveilleuses. Soit ! Mais sa mort l’avait trop cruellement accablé. Il n’en pouvait plus. Toutefois, n’y avait-il pas une part d’incohérence en lui, dans la vie même qu’il était en train de s’organiser avec Marie-Amélie ?

Où allait-il ? Lui était-il donc interdit de donner une forme harmonieuse à son destin ? Si loin qu’il remontât en arrière, il n’avait jamais réussi à dominer ses sens. Pourquoi en était-il si mesquinement tributaire ? Voyons, ce n’était pas normal ! Les autres, par exemple, s’en affranchissaient bien plus facilement. Ça ne prenait pas toute la place dans leur organisation mentale. Ils pouvaient songer à autre chose. Lui, pas ! N’était-il pas un malade ? Un névrosé ?

Et puis, quand bien même ? Il n’avait pas à en avoir honte. Il n’y était pour rien. Ce n’était pas lui qui s’était fait. Il devait s’accepter tel qu’il était. Les autres avaient aussi leurs fatalités. C’était l’argent ou l’ambition ou l’instinct de paternité ou la politique ou quoi encore ? Est-ce que ça valait mieux ?

Bah, il creusait dans le vide. Il était incapable de se cerner, de faire le tour complet de lui-même. Il se sentait tout petit dans l’univers, de plus en plus petit, infinitésimal. Par quoi marquerait-il donc son court passage sur la terre ? Tel qu’il était parti, il ne parviendrait sans doute jamais à sortir de son actuel anonymat, à se distinguer des autres. Il aurait voulu saisir la totalité des fruits de ce monde, capter les mille possibilités qui s’offraient ici ou là, à chaque instant. Et il n’était qu’un pâle velléitaire. Près de trente ans, déjà ! Et quoi ?

Sans aller plus loin, qu’allait-il résulter de sa liaison avec Marie-Amélie ? La jeune femme paraissait heureuse ainsi. Elle n’en demandait pas davantage. Elle n’était pas de ces femmes qui s’encombrent de tout un bagage de drames ténébreux et de complications sentimentales. Non, elle n’était pas bovary pour un sou ! Malgré ses relations tendues avec Jo, il était sûr qu’elle n’avait nullement prémédité de refaire sa vie avec lui. Sans doute était-elle ravie de lui appartenir, mais rien ne laissait supposer qu’elle souhaitait pouvoir divorcer pour l’épouser ensuite. Elle avait un caractère facile et uni. Elle était complètement désintéressée. C’était vraiment la plus chic, la plus sport des filles. Elle ne serait jamais une chaîne ni une entrave pour lui.

Cependant, la libéralité dont elle faisait preuve à son égard (et dont il aurait dû savoir jouir) accentuait le sentiment qu’il avait de son inutilité. Sans doute, les autres n’avaient pas non plus, en général, de quoi être si fiers de leurs petites entreprises. Mais cette médiocrité ambiante ne le consolait pas de la sienne. C’était là que le bât le blessait. Il souffrait justement d’être logé à la même enseigne que n’importe qui. Il aurait voulu se singulariser. Gagner le gros lot. Épouser Miss Univers. Être le père des quintuplées. Planter un drapeau au sommet de l’Himalaya. Gagner le 800 mètres aux Olympiades. S’appeler Charlot, Belmonte, Lénine ou Landru. Mais s’atteindre, enfin ! Ah, si seulement il avait pu se dire : J’efface tout et je recommence ! Mais comment effacer ces trente années qu’il avait saccagées bêtement et dont le fantôme ne cesserait de le hanter et de le paralyser, quoi qu’il pût tenter par la suite ? Ces vingt-huit années, elles étaient là, derrière lui, muettes, mais si ostensiblement voyantes, comme un perpétuel reproche, comme le remords de tout ce qu’il n’avait pas su être !

Ah, il n’y avait pas lieu d’être fanfaron ! Ainsi, il avait été celui-là, et puis celui-là, et puis encore celui-là ? Quand il dressait ce triste bilan, il s’épouvantait d’avoir si fréquemment pataugé. Sans doute les autres ne s’en étaient-ils pas toujours aperçu. Mais, aux yeux de sa conscience, il n’en était pas moins lamentable.

Peut-être y aurait-il eu tout de même un moyen d’échapper à cet enlisement. Il aurait fallu partir, présumait-il, couper tous les ponts. Mais il n’aurait jamais l’esprit de décision et l’énergie nécessaires. Il était rivé par trop d’habitudes. Qu’il l’admît ou non, il s’était à la fois embourgeoisé et acagnardé. Il avait acquis de petites aises et il s’y cramponnait ferme. La vie banale lui souriait, engageante. Il voyait bien que ce sourire était conventionnel. Mais, par lâcheté, il s’y laissait prendre. Il avait de l’argent, un appartement, une voiture, une maîtresse. Dans dix ans il atteindrait la quarantaine et ce serait, le ventre naissant, le teint coloré, le cigare aux lèvres, le regard neutre, qu’il s’offrirait la maigre compensation d’en imposer à ses cadets pour dissimuler mieux son propre néant.

Patrick ne s’y était pas trompé, lui ! Dernièrement, passant deux jours à Portville pour s’y soumettre à une dernière radio qui allait confirmer sa guérison, il était descendu chez Monsieur Hermès. Et, devant l’installation nouvelle de son ami, il s’était écrié avec un sifflement d’admiration méprisante : Bigre, ça pue vachement le décadent par ici ! Vous barbotez en plein byzantinisme, mon cher ! Oui, devant Patrick et devant Buddy, comment sauver la face ? Aux autres, il pouvait encore jouer la comédie. Devant eux, pas mèche ! Ils le connaissaient en long et en large. Ils savaient ce qu’il valait et celui qu’il était. D’où, chez lui, une mauvaise conscience (d’ailleurs excessive) qui leur donnait barre sur lui. Il avait eu beau leur écrire que la mort de Caroline avait fait de lui un autre homme, il était bien évident qu’il n’avait pas changé, qu’il était resté le même avec ses générosités et ses mesquineries, ses éclairs de lucidité et ses limites, ses colères et ses hâbleries, ses gentillesses et ses sensibleries.

Quant à un amendement progressif… Oui, il en était là ! C’était la solution commode. Commode, sans doute, mais incompatible avec les grands rêves qu’il avait nourris ! Ce n’était certainement pas en conservant égoïstement et béatement tous les avantages de sa présente situation sociale qu’il parviendrait à s’affranchir de sa routine. Il avait bonne mine, de dire non à la Société ! Après tout, la Société n’avait pas été tellement ingrate avec lui. Il n’avait pas à se plaindre. Il répétait à ses amis qu’il se sentait peuple, que tout, en lui, témoignait en faveur du peuple. Et, par ce fait même, il se persuadait qu’il était quitte. Mais, à cela, Patrick répliquait vertement qu’il était dans l’erreur la plus complète ; que chacun de ses actes était une offense (involontaire peut-être mais caractéristique) à l’humanité souffrante ; et que le pain même qu’il mangeait (si innocemment que ce fût !) avait été pétri et cuit par des hommes qui avaient dû peiner pour lui pendant qu’il dormait tranquillement. Qu’il le voulût ou non, qu’il le réalisât ou non, tous les travailleurs étaient indirectement ses esclaves et il ne pourrait, par conséquent, entrer en communion avec eux que le jour où il cesserait de s’en tenir à des mots et où il renoncerait à tous ses privilèges pour partager leur misère. Tout le reste n’était que larmoiement insipide et que singerie !

Pourtant, en raison de tout ce qu’il y avait en lui d’individualisme anarchique et de révolte latente, il était très authentiquement l’ennemi de la Société telle qu’elle était conçue. Alors, pourquoi lui était-il si pénible de passer de l’autre côté de la barricade ? C’était bien là que sa pensée s’achoppait. C’était à partir de là qu’il n’était plus en règle avec lui-même. Il cherchait hypocritement à gagner sur les deux tableaux. Mais en vain. D’où, sans doute, en fin de compte, la pâle incohérence de son comportement. Tel qu’il était aujourd’hui, à cause de sa liaison avec Marie-Amélie, à cause de la réussite de ses affaires, il avait perdu peu à peu le goût (autrefois si vif chez lui) de l’introspection serrée. Il aurait fallu qu’il pût vivre en contact suivi avec Patrick ou Buddy pour que ceux-ci l’empêchassent de s’encroûter. Loin d’eux, il se laissait soudoyer. Il subissait l’influence de Jo qui était un jouisseur et de Marie-Amélie qui le poussait à la facilité. Oui, plus de scrupules excessifs, plus de niaises mélancolies !

Mais quoi ? Il n’était tout de même pas un philistin ! Il travaillait en ce moment à un essai sur le bonheur dont il montrait parfois des fragments à sa maîtresse. Il lisait plus que jamais. Il se tenait au courant de tout ce qui se publiait et meublait un peu plus chaque semaine sa bibliothèque. Il fréquentait les expositions, allait régulièrement au concert et au théâtre, écoutait des conférences et voyait tous les films. Enfin, comme Marie-Amélie, Jo et lui envisageaient de passer leurs grandes vacances en Italie, il s’était plongé dans les livres du Président de Brosses et de Stendhal, de Valéry Larbaud et de Suarès, afin d’acquérir une documentation dont il pourrait ensuite faire profiter ses amis. À ce train-là, il était évident qu’il s’égarait. Une vie d’esthète et de dilettante peut-être, mais malgré tout une vie superficielle. Comment résister à ce sournois investissement ? Chaque jour il devait se résoudre à de nouvelles capitulations et découvrir que ses capacités réactives allaient s’amenuisant.

Ainsi, peu s’en était fallu qu’il ne se laissât circonvenir par Jo qui eût voulu le faire entrer au Cercle National où il lui assurait son parrainage. D’autres auraient été flattés. Pénétrer si jeune dans la société la plus fermée et la plus snobinarde de Portville ! Monsieur Papa, lui, n’aurait certainement pas manqué le coche ! Il avait été bougrement fier pour son rejeton. Mais il rogna quand il sut que celui-ci avait repoussé l’offre et avait déclaré qu’il n’avait pas l’intention de s’acoquiner avec de vieux raseurs et de solennels fossiles qui discutaient à longueur de journée des mérites de la danseuse étoile ou des impasses d’un quatre piques contré.

Il eut également à faire face à une offensive d’un autre genre. On se mêla de le remarier. On lui présenta des donzelles idoines. Mais il se déroba farouchement et avec une telle brusquerie qu’on ne s’y frotta plus.

Néanmoins, il était dit qu’il n’était pas au bout de ses surprises car, à quelque temps de là, c’est Madame Mère et Monsieur Papa eux-mêmes qui prononcèrent devant lui le nom de Madame de Chaumet, avec laquelle ils étaient entrés en relations dans des circonstances obscures. C’était le comble ! Sans doute ne se doutaient-ils pas qu’il l’avait connue bien avant eux et qu’il savait mieux qu’eux qui elle était. Comment osaient-ils envisager un mariage entre elle et lui ? Sans doute, elle était riche, immensément riche (et ça suffisait amplement à leurs yeux) mais se rendaient-ils compte qu’elle avait dix ans de plus que lui et qu’une telle union eût été ridicule ? Rien que d’y penser, il était empli de dégoût. Il revoyait Madame de Chaumet maîtresse de Paolo, puis de Patrick et de tant d’autres sûrement, depuis. Mais maintenant, c’était pire encore. Elle était vraiment décatie. La dernière fois qu’il l’avait rencontrée, il l’avait à peine reconnue. Ses vieux avaient-ils perdu le sens ? Quoi, jeter leur fils en pâture à cette vieille morue emperlouzée ? Abjecte séduction de l’argent ! Les malheureux, ne songeaient-ils donc pas aux suites, à ce qui résulterait fatalement d’un marché aussi stupidement disproportionné ? Non, il n’irait pas troquer sa belle indépendance actuelle et sa jeunesse contre une prison dorée où on lui ferait sentir à chaque instant qu’on l’avait acheté !

IV

Cas de conscience

En février, Jacky et Buddy Gard vinrent à Portville s’embarquer pour le Mexique où ils allaient séjourner deux ans. Ils logèrent chez Monsieur Hermès et consacrèrent leurs journées à leurs derniers achats. La veille du départ, tous trois décidèrent de faire bombance. Ils dînèrent au restaurant puis, en souvenir du passé, finirent par échouer au Corsaire.

Ils y tombèrent sur la grosse Simone qui était de passage à Portville avec son inséparable amie Cora Mano, sur le minable Le Guével, toujours rédacteur au pépé comme Gorrigen et enfin sur la vieille Marceline de Chaumet, flanquée d’un jeune boxeur oranais du nom d’Omar Tiffour dont (par quel nouveau caprice ?) elle patronnait la carrière.

Il y avait des années que Monsieur Hermès n’avait mis les pieds dans une boîte. Ça lui semblait si bizarre d’être là qu’il était sans entrain et qu’il se demandait si cette soirée n’allait pas être par trop sinistre. Dire qu’il avait aimé ce genre d’endroits ! Ça lui avait bien passé ! Quelle comédie ! Les autres, autour de lui, s’agitaient comme des fantoches. Il contemplait avec stupéfaction ces bourgeois apoplectiques ou cotonneux qui s’ennuyaient ferme derrière leur seau à champagne et leurs épouses que tourmentaient le désir de s’encanailler hebdomadairement et le souci de leur respectabilité urbaine, tandis qu’au bar, des fils de famille des environs exhibaient leurs maîtresses qu’ils traitaient avec la muflerie de ceux qui paient mais n’épousent pas.

L’avachissement du décor, la laideur repue des visages, la banalité vulgaire des gestes dénonçaient d’autant plus la navrante inconsistance de ces fêtards. Comme les autres évoluaient facilement dans des univers dérisoirement frelatés ! Il se jugeait souvent médiocre, certes ! mais les autres, les autres, comment pouvaient-ils parader de la sorte ? Passe pour Jacky et Buddy. Ce soir, ils disaient adieu à l’Europe. Et, s’ils dansaient, c’était un peu à la manière de gens qui accomplissent d’ultimes simulacres avant de s’expatrier aventureusement pour des terres lointaines. Mais Simone, mais Marceline, que venaient-elles donc chercher ici ? C’était donc ça, la vie, pour elles ?

Vers deux heures du matin, à force de rêvasser sur sa banquette, de boire et de voir les couples sur la piste comme à travers un miroir fantômal, Monsieur Hermès eut le cÅ“ur brouillé. On change d’atmosphère ? Il avait soudain envie de prendre l’air. Les autres furent d’accord et ils sortirent. Dans la rue, il respira mieux. Si on allait en virée chez Jenny, proposa Marceline. C’est tout près. Ainsi fut décidé. Monsieur Hermès leur emboîta le pas, mi-figue, mi-raisin. Quelle serait la réaction de Jacky qui n’avait sûrement jamais encore pénétré dans un endroit pareil ? Il interrogea Buddy du regard mais Buddy avait son petit air placide habituel. Bah, il était bien bête de se tracasser. À quoi bon insister ? Si Buddy n’y voyait pas d’inconvénient… Après tout, Jacky était majeure et mariée. Il n’y avait rien d’extraordinaire à ce qu’elle pût, au moins une fois dans sa vie, aller au bordel !

On les introduisit dans une pièce tranquille, attenante au grand tapageur. Plusieurs filles nues vinrent aussitôt leur tenir compagnie. Ils commandèrent du champagne et s’installèrent sur des canapés. La sous-maîtresse leur demanda s’ils désiraient que deux de ces dames se fassent une petite fantaisie devant eux. Mais Le Guével intervint : Y a beaucoup mieux que ça, les amis ! Il parlementa avec la femme. Celle-ci feignit d’abord l’ignorance. Elle se perdit en dénégations. Non, elle n’avait pas ça, elle ne savait pas ce qu’il voulait dire. À force d’insister, toutefois, elle céda. Elle donna des ordres. Et, tout de suite après, un vieux bonhomme apparut. Il se présenta fort poliment et, discrètement, silencieusement, se mit en mesure d’accrocher un écran au mur et de disposer un appareil de projection. Quand tout fut prêt, on éteignit.

Dans l’obscurité, Monsieur Hermès se demanda vraiment ce qu’il faisait là. Comment Caroline aurait-elle réagi s’il l’avait emmenée chez Jenny ? Il se moqua de sa nigauderie. Buddy, lui, voyait la vie bien plus sainement, bien plus simplement. Il n’était pas un petit bourgeois timoré. D’ailleurs, ces films n’avaient rien de spécialement affriolant. Non, ils étaient plutôt d’un comique absurde, affligeant. Et l’on pouvait en rire si l’on voulait, bien qu’ils fussent, aussi, tristes à pleurer. Cependant, ils firent sur lui l’effet attendu. La fille qui était vautrée à ses côtés dut s’en douter car elle approcha sa main. Mais il l’écarta sèchement.

La première bande montrait un champ de blé, au bord d’une rivière, entre deux arbres. Deux jeunes femmes survenaient, semblaient tentées par l’endroit, s’allongeaient bientôt sur la berge et commençaient à se faire des agaceries. Avec une lenteur calculée, elles se dévêtirent l’une l’autre. Quand elles furent nues, elles se caressèrent d’une façon plus précise et plus active et l’on assista à leurs ébats jusqu’à l’heureuse conclusion de leurs efforts. Alors, au-dessus des épis formant écran, deux canotiers surgirent puis, sous ces canotiers, deux têtes d’hommes. Les compères s’avancèrent et saluèrent les mousmées que leur intrusion ne semblait nullement effrayer. Ils arboraient de petites moustaches cirées, des vestons courts à la 1900, des gilets fermés et des pantalons étroits à carreaux. On devina, à leur mimique, qu’ils n’avaient rien perdu de ces ébats et qu’ils proposaient leur concours aux deux mijaurées, en vue de jouer avec elles des scènes plus sérieuses. Elles les invitèrent aussitôt à s’étendre auprès d’elles. Vite en position, ils s’employèrent avec une impétuosité ma foi fort louable et le tout s’acheva dans un fondu qui ne laissait aucun doute sur la qualité de leur intervention.

La deuxième bande faisait davantage appel à la fantaisie. Elle avait pour titre : Souris d’Hôtel. On vous précipitait tout de suite dans le vif du sujet. Une chambre, la nuit. Un grand lit. Dans le lit, un couple volumineux. L’homme et la femme ronflaient. On apercevait alors un faisceau lumineux. Une ombre se profilait. Elle inspecta les lieux, s’approcha du lit. Elle avait dû trouver ce qu’elle cherchait car elle éteignit sa lampe. On la distinguait très bien, à présent. C’était une accorte sirène, moulée dans un maillot collant noir, le haut du visage dissimulé sous un loup. Elle se pencha sur l’homme, admira un instant ses sourcils broussailleux et sa belle paire de bacchantes. Puis elle souleva le drap sans façon et le corps ventru apparut sous la longue chemise de nuit. Elle souleva aussi la chemise et, bientôt, sous ses doigts légers, se ranima le dormeur. Il s’éveilla, se dressa sur son séant et parut satisfait de l’aubaine. Mais il mit son doigt sur sa bouche comme pour inciter la visiteuse à prendre garde de ne pas attirer l’attention de sa compagne. On ne perdait rien, du reste, pendant ce temps, de l’activité pleine de brio de la jolie souris. Un gros plan permit même d’apprécier toute sa science. Mais l’homme semblait maintenant vouloir davantage. Il le lui fit comprendre par signes. Magie du cinéma muet ! La souris s’inclina un peu plus. Le moustachu était visiblement aux anges. Mais sans doute s’était-il un peu trop agité car sa compagne avait ouvert l’œil et contemplait leur groupe avec un mélange d’indignation et d’envie. Une conversation animée et silencieuse s’engagea sur l’écran entre les trois personnages. On voyait leurs bouches remuer sans bien saisir à quoi ils voulaient en venir. Alors la souris fit le tour du lit et vint apporter à la matrone les mêmes soins qu’elle avait déjà si largement dispensés à son mâle. Pendant que celle-ci se trémoussait comme une montagne en gésine, que devenait donc le moustachu ? Impatienté par cet insolent aparté, il s’était levé et, se postant derrière la souris, il fit glisser le maillot qui soulignait si bien sa croupe et se laissa tenter, sans plus attendre, par ces fermes rotondités auxquelles il présenta gaillardement un magnifique instrument. La bande s’achevait dans une apothéose frénétique.

On ralluma. Monsieur Hermès lança un regard à la ronde. Apparemment, tout le monde avait fort convenablement digéré la dragée. Le petit vieux rangea soigneusement son matériel, salua la compagnie et disparut. À cet instant, Jenny entra. Étaient-ils contents ? Jenny était une figure familière à ces anciens habitués du Corsaire. Il y avait belle lurette que sa réputation était établie. Elle s’était un peu tassée, depuis le temps, et son visage s’était bourrelé et tavelé, mais elle était bien toujours la même, aussi marrante qu’autrefois, aussi ordurière dans ses propos. C’était elle qui disait souvent : Va, mon bichon, baise partout, tu baisseras bien assez vite ! ou bien : Il faut traiter les putains comme des femmes du monde et les femmes du monde comme des putains ! ou encore : J’ai tiré dans mon existence plus de coups que le soleil n’a séché de merdes !

Elle leur confia qu’elle avait fait préparer une chambre pour eux et qu’ils pourraient y monter. Deux de ces dames les accompagneraient et se mettraient à leur disposition. Buddy aurait préféré aller se coucher. Mais Jacky était curieuse de voir ça. La petite bande monta donc au premier. On apporta des liqueurs. Et on zieuta les deux dames qui se gamahuchaient déjà sur le pucier.

Le Guével était ivre. Il ne cessait de débiter des obscénités et de pincer brutalement les fesses de l’une des deux dames qui lui plaisait visiblement. Finis, idiot ! lâchait-elle entre deux plongées. Il les excitait du geste et de la voix et les engueulait parce qu’elles ne mettaient pas assez d’empressement, à son gré, à se donner des sensations. Enfin, il n’y tint plus et, tombant la veste, les rejoignit afin qu’elles s’occupassent de lui avec conscience devant tous les autres. Il était si saoul qu’il injuria ses compagnons : Vous me trouvez répugnant, hein ? Mais moi, au moins, je fais une chose naturelle. Tandis que vous tous, tant que vous êtes, vous êtes des voyeurs. Bande de salauds ! Buddy se mit à rire gentiment et l’approuva. Mais il avait sa pudeur et il insista pour qu’on laissât Le Guével avec les deux dames et qu’on allât l’attendre dans le petit salon du rez-de-chaussée. Ce qui fut fait.

Mais, au bout d’un moment, Jenny revint. Elle demanda à Simone de la suivre. Le Guével était malade. Il avait vomi partout et les deux dames étaient furieuses. D’abord parce qu’il avait tout taché et puis parce qu’elles n’avaient pu arriver à aucun résultat avec lui. Il était mou comme une chique, disait l’une. Sûrement, il avait trop bu, disait l’autre. On n’a pas idée de se mettre dans des états pareils ! Pauvre Le Guével, habituellement si guindé ! Ils remontèrent tous pour le voir et ils le virent, à demi nu, sur le lit, effondré, verdâtre, lamentable et bavant. Je suis pas bien, je suis pas bien, bredouillait-il. Qu’est-ce que vous avez tous, comme ça, à me reluquer ? Et pourquoi remuez-vous tout le temps ? Je ne peux pas arriver à vous compter. On cuit, ici. On étouffe. Y me faudrait de l’air.

On essaya de l’emmener mais il n’avait même plus la force de se lever et Jenny consentit finalement à le garder pour la nuit. Maternellement, l’une des dames avait trempé le coin d’une serviette et lui lavait la figure en lui tenant la tête contre ses nichons. C’était touchant de la voir, toute nue, jouer ainsi à l’infirmière. Décidément, le comportement de ces créatures serait toujours une énigme pour Monsieur Hermès. Avec quelle sollicitude, tout à l’heure, elle s’était appliquée professionnellement à développer les ardeurs de Le Guével ! Et maintenant, c’était avec une sollicitude identique qu’elle le dorlotait. Pour elle, il était évident que ses bons offices étaient tout aussi naturels dans le premier cas que dans le second. Aussi, à quoi bon invoquer les associations pour la défense de la vertu ? Où nichait-elle la vertu ? Une putain, la fille ? C’était vite dit ! Pourquoi l’analyser plus qu’elle ne s’analysait sans doute elle-même ? Le plus toquard, dans tout ça, avait été Le Guevel. Ce qui, tout bien pesé, n’était pas pour déplaire à Monsieur Hermès. L’avoir vu en si mauvaise posture, voilà qui compensait un peu les avanies d’Échafaudages !

Dehors, l’aube pointait. Il faisait encore frais. Mais on sentait que la journée serait splendide. On se sépara sur le trottoir. Monsieur Hermès appela un taxi et s’y engouffra à la suite de Jacky et de Buddy. Le bateau ne levait l’ancre que dans le milieu de l’après-midi. Tous trois pourraient rester tard au lit et réparer ainsi les désordres de leur nuit. Monsieur Hermès avait pris rendez-vous avec Marie-Amélie pour escorter ses amis jusqu’au port. Tranquille de ce côté, il se coucha et s’endormit aussitôt d’un lourd sommeil.

Quand il s’éveilla, il faisait grand jour. Il sonna Claire. Elle vint et il lui donna des ordres pour le déjeuner. Est-ce que Madame et Monsieur Gard dormaient encore ? Ma foi, elle ne les avait pas entendus bouger. Quelle heure était-il ? Bon, eh bien, il avait encore un moment avant de se lever. Préparez-moi un bain. Pas trop chaud. Il était vaseux. Il voulut lire le journal mais ne parvint pas à fixer son attention. Il se renfonça sous ses draps, ferma les yeux et se mit à rêvasser.

Il n’était guère content de lui. Bien sûr, la soirée avait gentiment débuté mais c’était ensuite que ça s’était gâté. Voilà donc le souvenir que Jacky et Buddy emporteraient au Mexique ! Là-bas, quand ils songeraient à Portville, à Monsieur Hermès, revivraient fatalement devant leurs yeux les diverses phases de leur équipée nocturne. Peut-être même qu’ils finiraient par imaginer que leur ami menait cette vie-là continuellement. La biture des uns au Corsaire, le cinéma cochon chez Jenny et, comme bouquet, la dégoûtante exhibition de Le Guével ! C’était gratiné comme palmarès ! Et on se disait des civilisés, après ça !

Bon dieu, pourquoi s’était-il laissé soudoyer ? Quel ballot il était de ne pas sélectionner mieux ses fréquentations ! Ah, il était bien égal à lui-même ! Il passait son temps à se bâtir des châteaux en Espagne, à se monter la tête, à envier ceux qui avaient une vie exemplaire et puis, patatras ! à la première invite, il cédait ! Qu’il tournât le problème en long ou en large, c’était du pareil au même. Son existence n’avait aucun sens. Depuis dix ans, il s’évertuait en vain à acquérir un peu d’équilibre. Toujours, pour un oui, pour un non, il flanchait. Pas la moindre suite dans les idées. Pas d’idéal, pas de tenue, pas de rigueur. Rien ! Dans ses bons moments, il se vantait d’être lucide et cynique mais, en réalité, il était englué jusqu’au cou. Une seule fois, quand il était entré dans la tribu des Poujastruc, il avait cru trouver une assise. Mais cette assise aussi avait cédé sous lui et, aujourd’hui, s’il voulait être franc avec lui-même, il devait bien admettre qu’il avait gaspillé, l’un après l’autre, ses meilleurs atouts.

Quels piètres résultats que les siens en comparaison de tout ce que son imagination lui avait promis ! Les fantômes des si venaient le hanter. S’il n’avait pas aimé les courses de toros ? S’il n’avait pas connu Madame Elvas ? S’il n’avait pas été à Paris ? S’il n’avait pas couché avec Angélique, puis avec Totoche ? S’il n’avait pas écouté Félix Sanlesou ? S’il avait pu faire jouer sa pièce ? S’il n’avait pas rencontré Patrick ? Si Caroline n’était pas morte ? N’y avait-il pas de quoi vous flanquer le vertige ? Et tous ces gens qui étaient un moment entrés dans sa vie, auxquels il s’était lié et qui avaient disparu du jour au lendemain, qui s’étaient littéralement volatilisés ? En retrouverait-il certains, plus tard, sur sa route ? Et par quelles coïncidences ? Pour la plupart, c’était à peine s’il se souvenait encore de leur visage. N’était-ce pas risible ?

On prétendait que la ligne du destin était inflexible. Selon lui, elle était au contraire bien tremblotante. Les hasards heureux étaient rarissimes. Si peu qu’il survînt d’événements, ils ne rimaient à rien. Une simple série d’impondérables. L’altération d’un seul détail suffisait à bouleverser tout l’ensemble. Quelle sottise, après ça, de parler de chance, de malchance ! Peut-être bien qu’on n’avait jamais que le lot qu’on méritait. Mais qui disait donc qu’on était maître de mener sa barque à sa guise pourvu qu’on eût une volonté bien trempée ? Oui, qui disait donc ça, sinon d’augustes imbéciles ? Les gageures balzaciennes l’avaient toujours terriblement crispé. Il savait bien que tout ce qui lui était arrivé ou que tout ce à côté de quoi, aussi, il était passé, n’avait tenu qu’à des incidences fortuites. S’il était impossible de se corriger tant soit peu (et c’était une impossibilité de tous les instants puisque chacun de ces instants devenait tout aussitôt une parcelle du passé), à plus forte raison était-il interdit de prendre la moindre option sur l’avenir. Quant à régir le présent, c’était peut-être plus chimérique encore. Des sensations ? Soit ! Agréables ou désagréables. Mais une connaissance subtile et intime de l’instant vécu ? Non, pas mèche ! Tout ce qu’on pouvait se permettre, c’était de poser des questions, les éternelles questions sans réponse. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? Tout ça était d’une désarmante puérilité. Ah, questions, questions, questions jamais résolues mais que chacun, orgueilleusement, reformait à nouveau ! Aussi, quelle différence y avait-il entre l’individu le mieux prévenu et l’idiot du coin, entre l’intelligence la plus déliée et la bêtise ? Pour ainsi dire pas ! Ou si insensible, vraiment, qu’il ne valait pas de la formuler à son profit.

Dans ces conditions, n’avait-il pas joué, pour une fois, la bonne carte depuis son veuvage, en se gardant farouchement disponible ? Marie-Amélie tenait à lui, évidemment, mais elle n’était pas une attache. Tout au plus une complaisante partenaire. Il savait bien qu’il n’était pas indissolublement lié à elle. Vis-à-vis des Poujastruc, il avait repris toute sa liberté, et, enfin, l’âge l’avait affranchi de la tutelle de Monsieur Papa et de Madame Mère. À y songer, il était encore heureux que Caroline n’eût jamais voulu d’enfant et fût morte sans lui en laisser. Quel fil à la patte, autrement ! Que serait-il devenu ? Comment aurait-il fait ? De cela, il devait une fière reconnaissance à la chère défunte. Oui, dieu merci ! il était libre, désormais. Plus d’épouse, plus de famille et pas d’enfants, rien ! Il l’avait échappé belle !

Cependant, comment se faisait-il qu’il n’eût jamais ressenti ni respect ni affection pour ses père et mère, ni n’eût jamais eu le désir d’avoir d’enfants ? Il aurait bien eu du mal à le dire mais, enfin, c’était un fait et un fait contre lequel ni lui ni personne ne pouvaient rien. Sans doute son indifférence était-elle contre nature puisque les autres, autour de lui, étaient si engagés à cet égard. Mais qu’est-ce que ça prouvait ? Il était même inutile qu’il perdît son temps à se justifier. Sûr qu’il y aurait moins d’enfants si les autres réfléchissaient un peu plus ; sûr qu’il y avait déjà bien assez de malheureux sur la planète ; sûr qu’il était criminel et stupide de multiplier la vie humaine comme on ne cessait de faire depuis des siècles ; sûr que les autres étaient répugnants d’avoir des réactions raciales et sociologiques dignes des fourmis et des saumons !

Mais pourquoi s’en prendre aux autres ? Chacun était bien libre, après tout ! Croissez, croissez tant que vous voudrez ! Quant à lui, il n’entrerait pas dans la danse. Il ne souhaitait pas reproduire, à trente ans de distance, sa propre marionnette. Il n’avait nullement envie de voir sa progéniture recommencer pour son compte les erreurs, les faillites et les tristes expériences que lui-même avait connues. Parfois, il s’emballait outre mesure à propos de ce qu’il appelait pompeusement la cause de l’homme. Mais ce n’était qu’un accident. Et, quand il se donnait la peine de raisonner, c’était pour constater que chacun la trahissait constamment, cette belle cause. Alors ? Il fallait bien se résigner à convenir que les hommes naissaient dans les borborygmes, vivaient et mouraient dans les borborygmes. Les concepts qui mijotaient dans leurs cervelles, les actes qui les agitaient, les paroles qui semblaient les disculper n’étaient qu’autant de borborygmes, qu’autant de manifestations de leur néant. Il y aurait peut-être eu un moyen d’échapper. C’eût été en poussant toujours à son extrême chacune de ses velléités. Mais à combien était-elle donnée, cette énergie susceptible de transpercer la couche d’ouate dont le conditionnement les avait enveloppés ? On n’arrivait pour ainsi dire jamais à se dépêtrer du fouillis inextricable des engagements pris, des attitudes convenues, des scrupules et autres exacerbations mentales que les aînés avaient si bien fortifiés.

Monsieur Hermès ne pouvait donc s’empêcher de laisser cohabiter en lui la répulsion qu’il ressentait du fait de l’incohérence de son existence et l’attirance qu’il n’avait cessé d’éprouver pour une vie exhaustive. Entre cette répulsion et cette attirance, comment conserver son aplomb ? Pour se réaliser pleinement, il lui aurait fallu être maître de son esprit et de tous les phantasmes qu’il engendrait comme à plaisir. Mais il en était loin ! Tout ce qu’il avait jamais conçu de valable, il l’avait dû à Buddy, à Patrick, puis à Caroline. Mais, de lui-même, il n’avait pas engendré grand’chose. Tout ce par quoi il avait un semblant de qualité, c’était aux autres qu’il en était redevable. Il n’avait rien à lui. Il n’avait jamais fait que des emprunts. D’où sa pauvreté. Comment donc aurait-il pu avoir bonne opinion de lui-même ? Il voyait bien que ses directives étaient informes. Et plus il allait, plus il se désagrégeait. Il n’était même plus capable de discerner ce que recélait l’apparence des choses. À vingt-huit ans, s’il avait pu sortir à peu près indemne de diverses tribulations sans grandeur et souvent parodiques, il en était encore à se morfondre dans des situations sans queue ni tête et à se farcir l’imagination de chimères. Quand donc se guérirait-il de sa niaiserie ? Quand donc se comporterait-il en homme averti ? Non, ça ne pouvait plus durer ainsi ! Il s’était trop longtemps bandé les yeux !

Mais y avait-il un espoir ? Pouvait-il prévoir les signes d’une prochaine métamorphose ? Même pas ! Il était au plus profond, au plus étroit du tunnel. Il s’y était tellement enfoncé qu’il n’apercevait même plus les orifices. Partout, autour de lui, régnait l’obscurité la plus épaisse. Combien de temps encore, combien d’années et d’années lui faudrait-il avancer en tâtonnant et en trébuchant ? S’il criait, sous cette voûte écrasante, son cri se répercutait d’abord en un écho assourdissant et cacophonique mais, bientôt après, retombait plus implacable le silence de la nuit. En vain tendait-il l’oreille. En vain gonflait-il ses poumons pour recueillir un peu d’air frais. En vain écarquillait-il les yeux pour apercevoir un rai de lumière. Tout ce qu’il pouvait, c’était de continuer à faire un pas en avant, puis un autre et encore un autre en s’agrippant aux parois gluantes, en frôlant des bêtes visqueuses et glacées dont le contact soulevait son cÅ“ur d’horreur et de dégoût.

Les autres ? Bien sûr, les autres ne valaient pas beaucoup mieux. Mais ils avaient sur lui un avantage capital. Ils ne se croyaient pas incurables. L’ignominie qui les dévorait, c’était surtout chez les autres qu’ils la dépistaient. Eux, n’est-ce pas, ils étaient de petits saints, des consciences pures et des individus de bonne foi. Ils ne voyaient pas leurs propres ulcères. Ils ne voyaient que ceux des autres. Si leur vie n’était pas ce qu’elle aurait dû être, ils ne s’en accusaient pas, ils en accusaient plutôt les autres. Heureuse complexion de leur nature ! Voilà au moins qui devait être précieux ! Comme Monsieur Hermès les enviait de pouvoir si facilement, si paisiblement, rendre les autres responsables de leur ennui, de leur médiocrité ou de leur outrecuidance !

Sans doute, se diminuait-il à l’excès. Mais il aimait encore mieux ça, si douloureux que ce fût. Il n’entreprendrait jamais que son procès, humblement. Il ne mettrait pas la criante absurdité et la hideuse cruauté de l’univers sur le dos des autres. Les autres étaient ce qu’ils pouvaient. Pourquoi les accabler davantage ? Ah, certes, il aurait pu, lui aussi, dénoncer leurs travers et flétrir leurs scélératesses. Il y en avait tant qui se donnaient de grands airs et plastronnaient ! Tant, qu’il avait pourtant souvent vus forfaire à leurs engagements ou attenter à l’honneur ! Pourquoi étaient-ils donc si suffisants ? Pourquoi refusaient-ils si prétentieusement leur part du fardeau commun ? Pourquoi s’acharnaient-ils aussi à tromper leur monde ? Universelle escroquerie ! Hypocrite imposture ! Mais, sans doute aussi, utile sauvegarde ! Car ils arrivaient de cette façon à flatter leur personnage et y gagnaient d’être à la fois sévères avec les autres et en repos avec eux-mêmes.

Tout à l’heure, quand il irait chercher Marie-Amélie, Jo serait sûrement sorti, Jean-Claude au lycée, Antoinette dans sa souillarde. Il serait donc seul avec sa maîtresse et il pourrait l’enlacer, la dévorer de baisers et lui jurer qu’il l’aimait. Puis ils iraient accompagner Jacky et Buddy. Ils monteraient à bord avec eux. Ils visiteraient leur cabine. Ils parleraient de tout et de rien mais, bien sûr, pas de ce qui s’était passé chez Jenny, la veille au soir. Et quand le troisième coup de sirène retentirait et qu’il leur faudrait redescendre sur le quai, après une dernière accolade, ils agiteraient longuement leurs mouchoirs pendant que le navire, lentement, s’écarterait de la rive et se laisserait remorquer dans le courant. Ainsi, lui-même se laisserait emporter et reposséder par la routine des gestes quotidiens. Et tout recommencerait comme hier, comme avant-hier, sans surprises, avec le même automatisme des mots et les mêmes simulations de l’âme. Mais où était donc la vérité, où était-elle donc sa vérité, sa vérité à lui ?

*

Sourd, par pusillanimité, aux objurgations passagères de sa conscience, Monsieur Hermès se vautra donc, de plus en plus, désormais, dans ses plaisirs. Les prétextes étaient là, tentants ; et les occasions. Marie-Amélie était une maîtresse docile qu’il pouvait, sinon éblouir, dominer sans lassitude. Une seule fois, par quelle anormale coquetterie poussée ? elle avait feint de se refuser. Comme il se disposait à l’emmener chez lui, elle répliqua qu’elle préférait flâner. Simple caprice ? Voulait-elle, par exception, voir jusqu’où étendre son pouvoir ? Cherchait-elle à le mettre à l’épreuve afin d’attiser peut-être son désir ou d’en mesurer l’intensité ? Il en fut surpris ; elle l’avait accoutumé à lui céder toujours. Mais, au bout de quelques pas, il fut rassuré car elle éclata de rire et, lui étreignant le bras, lui fit rebrousser chemin et se laissa conduire où il voulait.

Maintenant, le pli était pris. Tous les soirs, Monsieur Hermès rappliquait chez les Gibert. Jo était presque toujours absent et les deux amants, qui n’osaient tout de même pas faire l’amour dans l’appartement, s’énervaient fatalement à force de folâtrer. Mais, deux ou trois fois par semaine, ils allaient (soi-disant !) au cinéma. C’est-à-dire que Marie-Amélie s’envoyait le film dans l’après-midi. Elle le racontait à Monsieur Hermès et ainsi, quand Jo les interrogeait par hasard, leurs réponses étaient toutes prêtes. Couverts de ce côté, ils couraient vite s’enfermer dans le petit appartement des quais. Claire était couchée. Dormait-elle ? Ma foi, ils faisaient comme si elle ne pouvait les entendre. Sans doute savait-elle à quoi s’en tenir. Il ne fallait pas être sorcier pour deviner que les fréquentes visites de Marie-Amélie n’étaient pas seulement de politesse. Claire avait bien dû surprendre des conversations, des pressions de main furtives, peut-être même des baisers lorsque Marie-Amélie venait voir son amant dans la journée. Quand Claire entrait dans le cabinet de travail de Monsieur Hermès pour demander un ordre ou servir le thé, elle n’avait pas dû manquer d’être frappée par la rapidité avec laquelle la visiteuse et son hôte se séparaient et affectaient soudain une froideur convenue. Il y avait aussi, pour achever de l’édifier si besoin était, le désordre du divan, des traces de chaussures sur le velours, un mouchoir fin oublié sous un coussin, le parfum qui restait imprégné dans le traversin, la poudre et le fond de teint qui laissaient des auréoles aux épaules et aux revers des vestons de son patron… Oui, la bécasse, probable qu’elle feignait l’ignorance. Mais Marie-Amélie ne s’y fiait pas trop et trahissait parfois une légère inquiétude. Quelle affaire, si Claire avait surgi à l’improviste pendant qu’ils s’ébattaient ! N’irait-elle pas tout raconter, là-bas, dans le pays, à Poujastruc et à Ursule pour commencer ? Claire quittant sa place avec éclat. Pensez donc, une jeune fille ! Impossible de demeurer un jour de plus chez un tel patron ! Sa vertu pas en sûreté. Et quel exemple ! Un homme qui ne respectait rien, qui menait une vie indigne, qui recevait des femmes chez lui, qui avait séduit sa propre tante, une dame qui avait un mari, un enfant ! Ô perdition ! Par surcroît, quel remue-ménage au sein de la tribu ! Conseil de famille. Étouffer le scandale ou jeter l’anathème à Marie-Amélie ? La forcer à rompre ou répudier Monsieur Hermès ?

Néanmoins, dès qu’il tenait la jeune femme dans ses bras, il avait tôt fait d’apaiser ses craintes. Il suffisait qu’il éveillât ses sens pour qu’elle oubliât les dangers qu’ils couraient. Il excellait à la déshabiller tout en la caressant et à l’énerver par d’habiles attouchements. Elle perdait vite la tête. Bientôt, elle se suspendait à son cou, pâmée. Il pouvait porter sa main partout où il voulait et elle était déjà si impatiente qu’elle poussait presque toujours l’audace jusqu’à s’offrir à lui sans plus attendre, dardant son ventre étroit et ses seins légers. Alors, il la saisissait par les cheveux, lui renversait la tête, forçait sa bouche en même temps que ses cuisses en la pliant sous lui, pendant qu’elle gémissait de bonheur et qu’elle laissait échapper des cris étouffés qui achevaient de le bouleverser.

Autrefois, il n’aurait jamais cru qu’elle pourrait prendre goût à ces douces violences. Bien sûr, il n’avait pour elle qu’une attirance charnelle mais il finissait par l’aimer presque en voyant qu’elle répondait si bien à ses appels et qu’elle était si facilement consentante. Ah, vraiment, il n’y avait plus moyen de reconnaître, en ces instants, en la pétulante créature qu’elle devenait sur son lit, en cette créature enamourée qui ne songeait qu’à son spasme, l’épouse et la mère respectable qu’elle était chez elle, en temps ordinaire. Elle se donnait à lui avec une telle frénésie qu’il lui arrivait d’être fier de son exploit, de rire cyniquement de la défaite de sa partenaire et d’exiger d’elle toujours plus sans se préoccuper des conséquences auxquelles ces excès allaient l’exposer.

Ils se rhabillaient dans la pénombre, à la lueur des globes du quai qui répandaient, à travers les rideaux de la chambre, une glauque clarté. Était-ce la fatigue, la dépense nerveuse, l’excitation du moment ? Marie-Amélie avait un visage chaviré, tout meurtri et si nettement significatif qu’il en était indécent. La vue de ce visage lui semblait si ensorcelante qu’il se mettait parfois à la convoiter à nouveau et que, faute du temps qu’il lui aurait fallu pour se satisfaire (elle devait être rentrée avant minuit), il lui faisait du moins toucher la puissance de son désir pour lui rendre hommage. Alors, elle s’agenouillait à ses pieds et portait à ses lèvres cette offrande musclée dont la liqueur tiède bientôt emplissait sa bouche et glissait finalement dans sa gorge comme une hostie sacrilège qu’elle recevait, en extase, les yeux clos.

Jusqu’où ne l’entraînerait-il pas ? Il pouvait lui dire les paroles les plus crues, oser les gestes les plus scabreux sans qu’elle se froissât. Elle était devenue vicieuse à son contact. Elle inventait constamment d’étranges artifices. C’est ainsi qu’elle avait plaisir à rester nue sous sa robe à l’issue de leurs rendez-vous, ne gardant sur sa peau que son porte-jarretelles et ses bas et fourrant dans son sac son pantalon et sa combinaison. À quel mobile correspondait cette fantaisie vestimentaire ? La première fois qu’il s’en était aperçu, ils étaient déjà dans la rue et il avait été si ahuri qu’elle lui avait ri au nez.

Il aimait l’entendre rire. Elle avait un rire adorable, haut placé, très communicatif et toujours allègre. Quand il la raccompagnait chez elle le long des rues, à cette heure désertes (était-ce par détente ou dans l’euphorie de leur bonheur voluptueux ?), ils ne cessaient de se divertir en marchant bras dessus bras dessous et en se racontant des petites histoires pleines de sous-entendus libertins. Bah ! qui aurait pu les rencontrer ? Les gens étaient au lit, pour la plupart. Ils étaient libres, enfin ! La ville était à eux. En arrivant rue Fénelon et avant qu’il ne la quittât, Marie-Amélie attirait son amant dans l’embrasure de la porte et là, dans l’ombre, l’étreignait longuement sans réfléchir que son mari aurait pu les surprendre. Quelle chaude putain elle était ! Et pourtant, en dehors de ces épanchements forcenés, elle savait être gentille et fine, délicate de manières et sensible dans ses intentions. Et qu’elle fût toujours aussi tendre et aussi prodigue d’élans enfantins et poétiques indiquait bien à quel point sa chair avait été asservie.

Une nuit, alors qu’ils étaient étendus sur le lit de Monsieur Hermès, celui-ci reparla à Marie-Amélie de ce soir de leur première journée d’escapade, quand elle était venue près de lui pour admirer le clair de lune sur la rivière et de la tentation qu’il avait eue de l’enlacer. Elle pressa langoureusement sa joue contre la sienne et lui donna un baiser. Elle était émue par cet aveu. Elle aussi se souvenait. Elle avait tellement souhaité qu’il se déclarât ce soir-là ! Elle le lui confessa. Il en fut heureux. Mais n’avait-elle pas cru à de la froideur de sa part ? Ne s’était-elle pas figuré qu’il la dédaignait ? Non, elle avait été sûre tout de suite qu’il la désirait. Ça se sent ces choses-là ! Elle avait seulement été un peu déçue par sa timidité. Alors, pourquoi avait-elle, elle-même, affecté une telle retenue ? Eh bien, c’était parce qu’elle n’avait pas voulu brusquer les événements mais parcourir dans le recueillement et à pas lents les différentes étapes de l’aventure qui lui était promise. Monsieur Hermès lui demanda si elle ne pensait pas qu’ils avaient ainsi perdu du temps. Non, tout était bien, ainsi. Chacun de ces instants avait eu son prix et cette chaste et pure soirée, particulièrement, s’inscrirait dans leur mémoire parmi leurs plus secrets souvenirs.

Malgré l’embrasement de leurs sens et la quiétude de leurs tête-à-tête, ils en seraient peut-être venus à prendre conscience de leurs torts tant vis-à-vis de Jo (ou de Jean-Claude) que vis-à-vis de la petite morte, s’ils n’avaient instinctivement inventé des justifications de pure forme qui n’étaient peut-être pas très convaincantes en soi mais qui leur permettaient d’être en paix avec eux-mêmes. Leur liaison n’était que la conséquence inéluctable d’une situation dont ils n’étaient plus en mesure de diriger à leur gré les mouvements et qui provenait du fait qu’ils étaient deux âmes sœurs égarées dans un monde grossier et intolérant dont les injustices les avaient meurtris. À ce titre, sans nul doute, ils avaient droit à une revanche. Si, dans l’esprit de Monsieur Hermès, Marie-Amélie était la plus délicieuse et la plus indulgente des amies, de son côté, Marie-Amélie se plaisait à voir en lui un compagnon séduisant et chevaleresque. Ils vivaient donc dans l’illusion d’une mutuelle admiration grâce à laquelle ils pouvaient se persuader qu’ils étaient destinés l’un à l’autre et autorisés à mépriser ceux qui auraient pu condamner leur conduite. À l’abri de ce paravent, ils s’aimaient sans se soucier des réactions extérieures. Au delà de ce cercle enchanté, Jo lui-même ou Jean-Claude, la tribu des Poujastruc tout entière ou les parents de Monsieur Hermès n’apparaissaient plus que comme des comparses insignifiants. Ils ne vivaient plus que l’un pour l’autre, non pas cependant de cette façon exclusive, absolue et orgueilleuse à l’excès que Caroline avait exigée mais avec la certitude qu’ils n’avaient de comptes à rendre à personne et qu’ils pouvaient, sans fausse honte, dérober autant d’heures que possible à la vie tatillonne de leur entourage.

Ils connurent ainsi des heures exquises les deux ou trois fois où ils purent passer seuls un dimanche. Ils profitèrent de ce que Jean-Claude était invité à la campagne par des camarades et de ce que Jo avait prétexté quelque obligation plus ou moins valable (au sujet de laquelle ils n’avaient eu garde de le questionner puisqu’ils étaient eux-mêmes intéressés à jouir égoïstement de leur journée). Ils partaient donc de bon matin dans la voiture de Monsieur Hermès, joyeux à la pensée d’échapper jusqu’au soir aux regards, parfois inquisiteurs, de Jo. Oh, ce n’était pas que celui-ci eût le toupet de se montrer jaloux ! De quel droit l’aurait-il été ? Quand Monsieur Hermès, d’un petit air innocent, sachant que Jo ni son fils ne seraient disponibles, annonçait son intention de pousser jusqu’à Bérihéa, il faisait remarquer en même temps que Marie-Amélie allait s’ennuyer entre ses quatre murs à Portville et il proposait de l’emmener avec lui si, du moins, Jo n’y voyait pas d’inconvénient. Bien sûr que Jo n’y voyait pas d’inconvénient ! Qu’aurait-il pu objecter ? Ne s’en allait-il pas de son côté sans demander avis à sa femme ? Et pourtant, le soir venu, il ne pouvait s’empêcher de leur faire la tête s’ils rentraient trop tard. Oh, Jo, ce n’est pas de notre faute, nous nous sommes laissé prendre au charme du crépuscule. La mer était si belle, si tu avais vu ! Jo grognait et boudait. J’ai eu peur que vous n’ayez eu un accident. C’était drôle, dans sa bouche, ce faux semblant d’inquiétude ! Ils en souriaient et s’arrangeaient pour dissiper sa mauvaise humeur qu’ils savaient bien factice. Comme ils s’entendaient pour lui mentir ! Certainement, Jo devait ricaner sous cape. Quels niais ils étaient ! Ils ne lui demandaient pas ce qu’il avait trafiqué, lui. Ils avaient été faire trempette et avaient contemplé le paysage comme deux bêtas, sans se douter que lui… Mais si, ils devinaient bien à quoi il avait consacré son dimanche et c’était lui qui se fichait le doigt dans l’œil en les imaginant blancs comme neige. L’éternelle comédie, quoi ! Était dupé celui qui croyait duper !

À Bérihéa, les deux amants auraient pu retrouver Patrick, Simone, Maurille et Daniel Loume, mais ils les évitaient. Seule Simone avait été mise, par la force des choses, dans la confidence. Oh, les autres devaient aussi savoir, forcément. Mais ils se montraient discrets. À l’exception de Maurille qui, perfidement, leur lançait des coups d’œil avertis et qui, parfois, risquait même des allusions transparentes. Quel aspic ! Ils auraient dû mieux se méfier de lui. Que mijotait-il ? Quel méchant coup préparait-il ? On pouvait s’attendre à tout avec lui.

Aussi, par prudence, préféraient-ils, dès leur arrivée, longer la plage loin, loin, très loin, jusqu’à ce que les maisons de Bérihéa eussent disparu et qu’il n’y eût plus aucun baigneur en vue. Alors, ils cherchaient un endroit bien abrité, dans un repli de la dune. Et là, étendus l’un près de l’autre, cachés par les herbes sauvages et les chardons, il aurait fallu être sur eux pour les découvrir. Ils ne bougeaient pas de toute la journée, s’exposaient pendant des heures au soleil et se baignaient au large. Après quoi, ils attaquaient le repas froid que Marie-Amélie avait emporté. Et, une fois absorbé le café contenu dans un thermos, ils se recouchaient pour entamer une bonne sieste. À leur réveil, de caresses en baisers, l’envie leur venait de faire l’amour et ils se dénudaient complètement. Inoubliables, ces étreintes, à même le sable, en plein soleil, avec la mer qui mugissait, tout près, la brise du large dans les chaumes et l’émotion un peu perverse d’être surpris par des promeneurs intempestifs !

Le mois précédent, pourtant, le hasard ayant voulu que Simone s’absentât, elle leur avait amicalement offert son appartement. Ils avaient déjeuné en maillot sur la terrasse ombragée. Simone avait gardé dans sa glacière, à leur intention, du porto et un melon magnifique. Le bain avait ouvert leur appétit et, l’ambiance aidant, ils avaient passablement bu. Les bras et les épaules de Marie-Amélie (qui était un peu grise) sentaient bon le sel et le soleil. Comme une odeur de pain brûlé. Ils étaient gais et ne cessaient de plaisanter et de se lutiner. Mais quand ils eurent fini, ils se laissèrent tenter par le grand divan qui semblait les inviter dans l’ombre de la chambre ouverte et ils allèrent s’y étendre après s’être mis à leur aise. La pièce était fraîche, accueillante et silencieuse. Ce silence même, cette fraîcheur les disposèrent à la volupté. Quelle folie fut la leur ! Jusqu’à l’heure du départ, ils restèrent là, faisant l’amour ou somnolant, finalement brisés par l’orage qui les avait saisis. C’était comme si l’imprévu et la chaleur estivale avaient exacerbé leurs sens. Et, dans l’auto qui les ramenait vers Portville, dans la touffeur nocturne de la forêt, Monsieur Hermès entendait encore Marie-Amélie lui murmurer certains mots que le plaisir lui avait arrachés. Il souriait dans l’ombre en songeant à la facilité avec laquelle elle avait retenu ces mots qu’il lui avait appris et à l’impudeur avec laquelle elle les répétait.

Certes, il ne parvenait pas à l’aimer d’amour. Si leur liaison avait des chances de durée, ce n’était pas en raison de l’affection qu’il lui portait mais des satisfactions qu’il tirait du mélange de pureté et d’impureté qu’il y avait en elle, désormais. En somme, toujours sa vieille manie de la profanation ! S’il avait pu disposer de Marie-Amélie toutes les nuits comme un mari, peut-être se serait-il assez rapidement lassé d’elle. La rareté et la brièveté de leurs rendez-vous empêchaient ses désirs de s’émousser. C’était tellement plus amusant, plus original, plus excitant aussi d’être l’amant d’une femme mariée, d’une femme qui avait ses obligations et ses charges, d’une femme, très femme du monde, qu’il voyait dans son salon, policée et conventionnelle, offrir des petits fours ou parler gravement de son confesseur ou de l’éducation de son fils alors qu’il savait que la veille au soir encore, il l’avait vue nue sur le drap où elle s’ouvrait à lui. Aussi, en présence même des dames qui papotaient autour d’elle, était-il fréquemment pris d’un impérieux besoin de l’étreindre et de la toucher. Par ailleurs, devant Jo, il ne se maîtrisait pas toujours autant qu’il eût fallu. Jusque-là, ils n’avaient jamais été pincés et Jo semblait toujours aussi atone.

Cependant, un soir, les deux amants se crurent perdus. Monsieur Hermès venait d’arriver. Jo en avait profité pour s’esquiver. Ils n’eurent pas plus tôt entendu la porte du palier se refermer qu’ils s’enlacèrent fougueusement. Soudain, Marie-Amélie s’arracha de ses bras et s’écarta vivement. Que se passait-il ? Il n’avait rien distingué de suspect. Elle devait avoir l’oreille plus fine que lui ou être plus méfiante. Elle se pencha prestement vers sa table à ouvrage et en extirpa un tricot pour donner le change. Monsieur Hermès n’avait pas bronché et c’est alors seulement qu’il réalisa qu’on marchait dans le salon attenant. Était-ce donc un retour inopiné de Jo ? Oui, en effet. Une seconde après il entrait. Il les fixa de son air habituel, fronça les sourcils, esquissa une moue et dit qu’il avait oublié ses clés. Mais comme Marie-Amélie, dans son impatience, se précipitait avec un peu trop de zèle pour les lui tendre, Jo s’étonna. Tu es bien rouge et bien ébouriffée, il me semble. Il fait donc si chaud ? Mais il n’insista pas et disparut comme il était venu avant que Monsieur Hermès eût pu ajouter une parole. Les deux amants s’interrogèrent. Les avait-il vus ? C’était peu probable, malgré tout. Il est vrai qu’il savait si bien dissimuler… Ils devraient donc se tenir sur leurs gardes à l’avenir. Marie-Amélie était un peu nerveuse et ses mains tremblaient. Monsieur Hermès s’en empara et s’efforça de la calmer. Allons, elle n’avait pas à avoir peur de Jo. C’eût été trop absurde. Jo avait trop de torts envers elle pour causer jamais un esclandre. De toute façon, il avait intérêt à fermer les yeux et c’est ce qu’il ferait sûrement.

S’il y avait une autre personne de qui il leur fallait se cacher, c’était de Madame Mère dont la curiosité maladive était toujours en éveil. Depuis quelque temps, Monsieur Hermès avait remarqué qu’elle profitait de ses absences pour venir fouiner chez lui. Bien évidemment, il lui était impossible de dire à Claire de lui fermer la porte au nez. Elle n’aurait pas compris. À une étrangère, passe encore ! Mais à la propre mère de Monsieur ! Monsieur est fou ! Madame Mère n’avait-elle pas découvert des lettres de Marie-Amélie ? Agaçante, chez elle, cette propension à plaider le faux pour savoir le vrai. Révoltantes, ces réflexions insidieuses à brûle-pourpoint. Qu’avait-elle deviné ? Qu’ignorait-elle encore ? Monsieur Hermès ne s’était pas démonté et avait nié. Mais il avait bien compris qu’il ne l’avait pas convaincue. À preuve que Madame Mère avait grimacé comme à l’habitude et avait remis ça. Bizarre qu’il se soit lié de cette façon avec les Gibert ! Du vivant de Caroline, c’était à peine s’il les fréquentait et, maintenant, il était chez eux tous les soirs. C’était bien simple : on les voyait toujours ensemble. Ils ne se quittaient plus. On peut être ami, certes, mais une telle intimité était suspecte. N’as-tu pas peur que les gens jasent ? S’il voulait s’amuser (elle admettait que c’était de son âge), il n’avait qu’à chercher ses distractions ailleurs. Il ne manquait pas d’autres femmes, sans aller justement prendre celle de son associé. Il devrait y réfléchir. Son père serait furieux s’il apprenait. Ah, elle était forte ! Elle en connaissait un bout pour vous empoisonner l’existence ! Pas sa pareille pour distiller une menace de chantage hypocrite ! La garce, elle était bien égale à elle-même ! Mais comment l’arrêter sur cette pente ? Elle parlait à tort et à travers dans sa rage froide, comme une imbécile, sans se préoccuper du mal qu’elle lui faisait. Elle s’ingéniait à salir Marie-Amélie. Cette péronnelle ne lui avait jamais été sympathique. Elle avait bien vu tout de suite à qui elle avait affaire. Une coureuse. Une mangeuse d’hommes ! Ce qu’elle en disait, c’était uniquement pour son bien. Son flair ne la trompait pas. Voyons, est-ce qu’elle n’aurait pas dû se ranger ? Quand on avait un mari aussi charmant que Jo et un grand garçon ! Enfin, si elle avait eu un peu de pudeur, n’aurait-elle pas dû se garder de séduire son propre neveu ? Ah, pour sûr, Madame Mère se rongeait les sangs à son sujet ! Si seulement il avait consenti à se remarier ! Elle aurait pu lui en citer des tas, de femmes riches, qui le voulaient. À commencer par Madame de Chaumet. Il n’aurait eu qu’à lever le petit doigt…

Excédé, Monsieur Hermès avait dû prendre la fuite. Pour un peu, il l’aurait giflée. Ça l’aurait soulagé. Vraiment, elle était odieuse ! Il la voyait donc le moins possible. À quoi bon, en effet, perdre sa salive à discuter avec elle ? Elle était d’une telle mauvaise foi ! Et, encore, il ne rapportait pas à Marie-Amélie le quart de ce qu’elle avait débité sur son compte. Il l’aurait chagrinée inutilement. Et elle ne le méritait pas. Elle était tellement au dessus de ces ignobles commérages. L’accuser, elle, de l’avoir séduit ! C’était le comble ! Il reconnaissait bien là cette partialité des mères qui s’obstinent à blanchir leur enfant et qui, en présence d’un fait donné, s’empressent d’accuser un tiers, de préférence. Madame Mère avait-elle jamais compris quoi que ce soit, au cours de sa pauvre existence de cloporte, à la force d’un sentiment spontané ou d’une sincère passion amoureuse ? Qu’elle imaginât donc ce qu’elle voudrait ! Loin d’en être impressionné, il ne l’en méprisait que davantage et ne se sentait que plus tendrement attaché à sa maîtresse.

Mais ce venin finissait tout de même par le travailler. Dès qu’il se retrouvait en face de ses problèmes, il les agitait en tous sens. Cas de conscience sur cas de conscience. Voies sans issue. Se marier ? Pas question ! Même si Marie-Amélie avait envisagé le divorce pour recommencer une vie nouvelle avec lui. Et encore moins avec Marceline de Chaumet ! Alors quoi ? Le bordel ? Non, de ce côté, il était vacciné ! Les plaisirs solitaires ? Non plus ! Marie-Amélie l’en avait complètement guéri. Continuer comme ça, en dépit des cancans de Madame Mère ? Bientôt, ils partiraient pour l’Italie, les Gibert et lui. Là-bas, peut-être découvrirait-il la clé qui lui faisait défaut. C’était au contact de Jo et de Marie-Amélie, un contact qui serait cette fois quotidien, qu’il verrait où était sa voie. La solitude, le célibat absolu avaient leurs attraits. Se garder pour son Å“uvre. Les grands hommes sur qui prendre exemple ne s’étaient pas mariés. Nietzsche, pas plus que Stendhal. S’il voulait devenir plus tard un écrivain célèbre, il devait rompre les attaches, sauver son indépendance, rester disponible. Mais n’était-ce pas une solution trop commode ? Un stratagème de poltron pour esquiver la difficulté ? À voir !

V

Premier voyage en Italie

Le jour tant attendu du départ pour l’Italie se leva enfin.

Ils s’en allèrent par un matin de juillet, dès l’aube. Le temps s’était mis de la partie. Tous trois étaient guillerets. C’était la première fois qu’ils entreprenaient un tel périple. Ils seraient absents plus de six semaines. Ils quittaient cependant Portville sans regret, Portville écrasé de chaleur moite durant tout l’été, avec l’odeur de choux pourris de ses fabriques de papier. Monsieur Hermès était dispos, heureux de tenir son volant, excité déjà à l’idée de pousser son moteur. Les bagages étaient bien en place dans le spider. Près de lui, Marie-Amélie, dans une légère robe blanche, Marie-Amélie qui ce soir, au terme de l’étape, viendrait le rejoindre dans sa chambre, Marie-Amélie qui, demain, après-demain, tout au long des semaines à venir, serait assise sur la banquette avec la tiédeur de ses flancs qui se confondrait à la sienne à travers leurs vêtements, Marie-Amélie qui serait sa confidente et sa compagne au cours de leurs promenades, qui rêverait avec lui devant de nobles ruines ou de lumineuses perspectives, Marie-Amélie que, la nuit, il tiendrait dans ses bras. À la droite de celle-ci, Jo arborait un sourire béat, compulsait déjà ses cartes (où déjeunera-t-on ?) et inaugurait ses séances facétieuses. Monsieur Hermès s’étonnait que la vie pût être si bonne à vivre. Qu’aurait-il pu désirer de plus ?

D’étapes en étapes, ils furent bientôt de l’autre côté de la frontière. Leur randonnée se poursuivait selon un rythme régulier. Ils prenaient la route chaque matin pour profiter de la fraîcheur et roulaient à vive allure. Dans le milieu de la matinée, ils s’arrêtaient dans un coin ombragé, se dégourdissaient les jambes, faisaient collation, fumaient une cigarette et repartaient. Vers midi, il fallait songer à la halte. Quelle délicieuse sensation était la leur quand ils pénétraient dans une salle de restaurant inconnue ! Ils se désaltéraient puis mangeaient avec un bel appétit, les yeux encore mal habitués à la pénombre et la peau du visage cuite par tout le soleil qu’ils avaient emmagasiné sur la route. Le soir, après un nouveau parcours, il leur tardait d’atteindre l’hôtel où ils avaient retenu des chambres à l’avance. Chacun chez soi, ils ouvraient leurs bagages, se lavaient et se changeaient pour le dîner. Après quoi, ils flânaient un moment dans les rues du patelin et rentraient se coucher, ivres de saine fatigue et de grand air. Mais partout où ils avaient des choses à voir ou simplement plaisir à se fixer, ils prolongeaient leur séjour. Alors, Marie-Amélie et Monsieur Hermès s’en allaient à la découverte des monuments et des musées pendant que Jo s’abandonnait aux mollesses de la sieste. C’était, pour les deux amants, un vrai bonheur d’enfants en vacances. Joie, depuis si longtemps oubliée pour Marie-Amélie ou même, jamais connue encore pour Monsieur Hermès, de l’école buissonnière ! Joie d’autant plus intense qu’ils la dérobaient à Jo. Joie si intense qu’ils en oubliaient les liens charnels qui les unissaient. C’était en toute innocence qu’ils vagabondaient. Parfois une caresse amicale, un baiser mutin, mais c’était à peu près tout. Ils étaient devenus des êtres sans poids et sans passé dans un monde d’architectures et de tableaux où ils évoluaient sans être jamais dérangés par rien, dans leurs colloques, et où les passants mêmes n’avaient plus, pour eux, la moindre consistance.

Et puis, ils filaient vers une autre ville. Monsieur Hermès jouissait de faire corps avec sa puissante voiture. Tout le long de la plaine lombarde, quand ils traversaient une bourgade aux rues étroites, le moteur vrombissait et son bruit, répercuté et amplifié par les murs des façades, attirait les indigènes sur le pas des portes. On aurait dit un cheval piaffant, à mille peines retenu. Et quand ils retrouvaient la large route d’asphalte et qu’il appuyait sur l’accélérateur, c’était comme s’il avait lâché les rênes à son coursier, comme si le bolide contrarié de rouler à régime réduit sur les vieilles dalles romaines de la petite localité noyée d’ombre et de chaleur, était impatient de bondir en liberté vers un plus vaste horizon, comme cette Vorace que Barnabooth avait immortalisée.

Ils arrivaient parfois dans une ville plus importante à l’heure du crépuscule, blancs de poussière, ou même tard, dans la nuit, s’ils avaient musé. Des rizières et des vignobles en espaliers de la vallée du Pô, après Turin, ils étaient passés à la région des Lacs. Ils s’étaient baignés un peu partout, à Gargagno et à Cadenabbia, ils avaient traversé le Majeur sur un bac qui portait la voiture, ils avaient emprunté des autostrades et des routes de montagne aux dangereux lacets et aux riches panoramas.

À Turin, ils s’attardèrent quatre jours. Ce fut leur premier contact réel avec la vie italienne. Ils avaient bu du vermouth et dégusté des glaces à la framboise sous les arcades de la Piazza San Carlo ou de la Via Roma. Ils logeaient Via Carlo Alberto, tout près du Palazzo Carignano. Ils s’étaient habitués à voir les jeunes hommes arborer des chaussettes de soie roulées sur les chevilles, de longs vestons de toile blanche qui leur descendaient jusqu’à mi-cuisse et des chemises vert ou bleu foncé laissant leur cou libre. Aux terrasses, ils admiraient les gros citadins qui suçaient régulièrement les blocs de glace qui flottaient dans leur apéritif pour se désaltérer. Comme ils étaient drôles et pittoresques ! Avec quelle dextérité leurs doigts boudinés extirpaient le bloc du verre, l’enfournaient dans leur bouche puis le replongeaient dans le liquide ! Un peu sale, sans doute ! Mais si pratique ! Jo et Monsieur Hermès les avaient immédiatement imités.

Au hasard de leurs déambulations, ils découvrirent la maison d’où Nietzsche avait surgi, un matin de décembre, déjà fou, pour sauter à la tête des chevaux emballés d’un brasseur. C’était si émouvant de lire le nom de cette rue où il avait vécu et où sa raison avait sombré. Monsieur Hermès racontait à son amie l’amour secret que Nietzsche avait nourri pour Cosima et qui s’était terminé, au seuil des ténèbres, par la fameuse apostrophe : Ariane, je t’aime. Dionysos ! De même que la façon dont il interpellait les gens et les accostait en leur criant : Soyez contents, je suis Dieu. J’ai pris ce déguisement ! À la Pinacothèque, Monsieur Hermès fut frappé par la ressemblance de la Vierge de la Mise au Tombeau de Francia avec Caroline et il en fut doucement attendri. Enfin, ils allèrent se promener au Parc du Valentino sur la rive gauche du Pô et poussèrent jusqu’à Superga où s’offrit à eux une vue magnifique sur la ville, la campagne et la ligne incurvée des Apennins.

La chaleur fut, par contre, si accablante à Milan qu’ils fréquentèrent surtout le Lido, immense parc à attractions avec sa plage de sable aux vagues artificielles. Marie-Amélie était fort jolie sous le soleil matinal, moulée dans un maillot qui accusait sa sveltesse. Ils retrouvaient Jo à l’heure du cinzano au Quadri ou au Biffi sous la Galerie. Après leur repas, ils sacrifiaient au rite de l’espresso que Jo agrémentait d’une grappa et d’un brasile. La Galerie, à cette heure-là, était particulièrement animée et bruyante. C’était un défilé ininterrompu devant leur guéridon. Ils s’engourdissaient dans l’indolente torpeur de la digestion pendant que leur pensée était bercée par le va-et-vient de la foule et par le cri monotone et guttural du marchand de cigares.

Bientôt, Jo s’excusait. C’était l’heure sacrée de sa sieste. Ils ne le reverraient qu’à la fin de l’après midi, à cette même terrasse. Jo parti, Monsieur Hermès entraînait sa maîtresse à travers la ville. Du Brera à la Scala, de l’Ambrosienne au Palais Sforza, de Sainte Marie des Grâces au Poldi-Pezzoli, marchant sur les traces du cher Stendhal, admirant de confiance les peintres qu’il avait aimés entre tous, Le Corrège, Luca Signorelli, Le Dominiquin, les Carraches et même les fresques du Bramante, ils finissaient par s’affaler, rompus, à l’ombre du jardin d’un petit café perdu dans un quartier excentrique de la Porta Ticinese ou du Cascina dei Pomi, pour souffler.

Après un divertissant dîner à l’hôtel, ils déambulaient tous les trois le long de la place du Dôme et de la Via Mercanti, assourdis par les cris des camelots qui vendaient La Stampa ou le Corriere della Sera. Mais Jo succombait déjà au sommeil et les deux amants avaient hâte d’être seuls. Sitôt que Monsieur Hermès était dans sa chambre, Marie-Amélie venait le rejoindre et ne le quittait qu’au milieu de la nuit, après qu’il se fût gentiment endormi sur son épaule. Mais, parfois, il simulait et dès qu’elle s’était retirée, il rallumait et potassait ses livres en prévision des excursions du lendemain, comparant les opinions contradictoires de De Brosses ou de Suarès, partageant le mépris de l’un pour les églises de Milan et les enthousiasmes de l’autre pour Pollajuolo.

De Milan comme point d’attache ils rayonnèrent, éblouis par la profuse beauté des paysages qui s’offraient à eux. À chaque instant ils étaient tentés de s’arrêter. Ah, comme Monsieur Hermès aimerait revenir s’installer plus tard dans l’un quelconque de ces petits villages lacustres enfouis dans les replis de la montagne ou étalés sur son versant à pic et disposant leurs maisons roses en gradins au milieu des touffes des hautes frondaisons ! Quelle paix, se disait-il, quel silence en ces lieux ! Qu’ils étaient loin, ici, de l’agitation milanaise ! Sur le lac, les bateaux à aubes, si blancs, glissaient d’une rive à l’autre, laissant, derrière leur poupe, traîner un long sillage d’écume irisée pendant qu’à leurs pieds, dans un renfoncement des eaux, des canards et des cygnes paressaient. Çà et là, de minuscules silhouettes évoluaient. Quels étaient-ils, ceux qui avaient le privilège de vivre dans ces lieux enchantés ? Était-il possible de se lasser jamais de ces reliefs grandioses et de ces couleurs si harmonieuses ? Pourtant, n’avait-il pas connu lui-même avec Caroline le bonheur le plus rare et n’en avait-il pas eu, finalement, la satiété ? Ah, peut-être que tout cela était trop fade et trop apprêté pour son âme tourmentée ! Peut-être lui fallait-il des sensations plus âpres et plus âcres pour triompher de lui-même ? Ne risquait-on pas de se dissoudre dans de telles délices ? Ces montagnes lointaines et imposantes, ces forêts profondes, ces villas secrètes, ce lac miroitant, ce ciel détendu ne lui apparaissaient-ils pas soudain, en un mirage, comme une sorte de toile de fond artificielle et immatérielle suscitée par son imagination, comme une apparence fallacieuse derrière laquelle se cachait quoi ? Est-ce que la vie n’était pas ailleurs ? Est-ce qu’il n’était pas malsain de se leurrer sur ces apparences ? Est-ce que ce n’était pas une duperie ridicule que d’en accepter si passivement les sortilèges ?

Décidément, Monsieur Hermès ne savait plus s’il ne préférait pas à cette dissolvante extase devant la nature, la rassurante et féconde contemplation des Å“uvres d’art. Les travaux accomplis par la main de l’homme avaient l’attrait d’une énigme et donnaient une calme leçon de maîtrise. Tandis que cette voluptueuse confrontation avec l’univers n’avait d’effets que sur les facultés les plus primitives de son instinct. Si policés, si tranquilles et si accueillants que fussent ces paysages sublimes, il redoutait leur réveil toujours possible dans un grondement barbare des éléments. C’était peut-être pour échapper à cette hantise et à cet envoûtement insidieux que l’homme s’était réfugié dans l’art. L’art avait vaincu et discipliné ces forces obscures si dangereusement proliférantes. Était-ce pour cela que Monsieur Hermès préférait encore, aux plus somptueuses fêtes de la nature, les simples et émouvants vestiges du génie humain ? Était-ce pour cela qu’il éprouva une telle ivresse à visiter, par réaction, des villes comme Bergame ou Vicence ?

Mais c’est peut-être encore à Vérone qu’il s’exalta le mieux. Là, partout, à chaque détour, l’Homme avait impérissablement laissé sa marque. À l’hôtel Colomba d’Oro, où ils étaient descendus, il était ému rien que par les odeurs si suggestives qui régnaient dans les chambres rigoureusement fermées à la chaleur extérieure. Derrière les fenêtres closes et les jalousies, l’air confiné sentait la cire, le ricin et le cadavre. Et, la nuit, alors qu’il n’y avait pas un souffle au dehors et que tout reposait, il recevait la visite de sa maîtresse, sous l’épaisse moustiquaire, en imaginant à plusieurs siècles de distance, par des étés semblables, au cours de nuits aussi oppressantes, ce qu’avaient pu être les étreintes coupables des patriciennes du temps d’Antoine, des concubines des Scaliger ou de Roméo et Juliette.

Déjà, dans d’autres villes, depuis leur départ de Portville, il lui était arrivé de renvoyer Marie-Amélie après une randonnée trop longue et trop pénible, pour couper court à ses épanchements et pour dormir. Avec une autre, peut-être se serait-il mis quand même en frais, par amour-propre. Mais, avec elle, il ne se gênait guère. Il s’était vite aperçu qu’elle tenait plus à lui qu’il ne tenait à elle. Aussi en prenait-il à son aise. Il avait même été plutôt brusque en ces circonstances et avait bien vu qu’elle était au bord des larmes. Mais elle ne lui en avait pas gardé rigueur. Le lendemain, devant Jo même, elle avait mendié des yeux une réconciliation que Monsieur Hermès, reposé par sa nuit, n’avait plus aucune raison de lui refuser. Et comme il savait être charmant quand il le voulait, il lui avait suffi d’un court tête-à-tête pour se faire pardonner sa froideur nocturne et pour obtenir de la jeune femme une adoration et une soumission accrues.

Mais, à Vérone, dans le lourd silence du Colomba d’Oro, ses désirs s’étaient ranimés. Il guettait la venue de Marie-Amélie. Il attendait avec une joie perverse le moment où, dans la pénombre, il verrait le loquet de sa porte tourner légèrement sur lui-même et la silhouette furtive de sa maîtresse se glisser dans la pièce sans faire grincer les mauvaises lames du parquet. Elle n’était jamais aussi séduisante que dans cette demi-obscurité qui nimbait sa fragile blondeur. Elle écartait les fentes de la moustiquaire et se collait contre le lit. Alors, il se soulevait et l’attirait à lui. Et comme elle posait son genou sur le drap, il avançait sa main vers ce genou et le caressait, sans dire un mot, en remontant lentement le long de la cuisse jusqu’à la hanche, achevant ainsi de la dénuder à mesure. Puis il couvrait cette chair de baisers et enfouissait son visage dans le creux de sa taille qu’il pressait entre ses doigts jusqu’à ce que Marie-Amélie, consentante, se laissât tomber contre son flanc.

Après des nuits aussi gorgées, il se sentait libéré et, par goût du contraste, ne songeait plus qu’au plaisir de vagabonder dans la ville. De San Zeno à la Place aux Herbes, du Ponte Merlato à l’Arena, de la Porta dei Leoni au Castelvecchio, des jardins Giusti aux bords de l’Adige (avec leurs baroques constructions sur pilotis à la chinoise), il y avait, à Vérone, pour l’âme imaginative et parfois sentimentale des deux amants, mille excitants délicats. Tout ce qui les entourait leur parlait un langage où se confondaient les images et les mythes de l’Amour chevaleresque et de l’Histoire. Ni l’un ni l’autre n’étaient capables, au fond, d’une captation très rigoureuse de ce passé étourdissant et coloré. Ils n’allaient pas très avant dans leur examen. Mais ce contact, si superficiel qu’il fût, n’en entretenait pas moins en eux des émotions raffinées.

Monsieur Hermès se souvenait. Quelle étrange soirée à Brescia, par exemple ! Selon son habitude, Jo s’était couché tôt, les abandonnant à eux-mêmes. Monsieur Hermès avait entraîné son amie à travers les rues mal éclairées. À plusieurs reprises, ils avaient cru s’égarer puis, soudain, une musique avait guidé leurs pas. C’était ainsi qu’ils étaient parvenus sur la Place de la Victoire entourée d’arcades de marbre sous lesquelles s’entassait une foule bruissante qui assistait à un concert wagnérien offert par un orchestre suisse de Davos. Mêlés à cette foule, remués par l’éclatant fracas des cuivres dont le son se répercutait sous les voûtes, ç’avait été, pour eux, un moment d’extase fantômale. Sur la place sans lune, dominant une vasque où l’on entendait parfois un murmure d’eau courante, se détachait la blancheur, insolite mais douce à l’œil dans la nuit bleutée, d’une gigantesque statue d’homme nu. Quel lien entre ce sévère et impassible licteur de pierre et ces accords apocalyptiques du Tannhaüser ! Longtemps, ils étaient restés l’un contre l’autre enlacés, sans parler, comprimés par les gens de toutes parts, engourdis par leur rêveuse disponibilité. Au retour, alors que tout le monde se dispersait et rentrait chez soi, ils avaient pénétré dans un petit café encore ouvert et plein d’hommes véhéments et sombres, que de violentes discussions locales semblaient empoigner. Ils s’assirent dans un coin et commandèrent du vin. L’animation des buveurs, un instant distraite, reprit vite son cours et ils goûtèrent en paix la triste et sauvage atmosphère du lieu. Tard dans la nuit, ils regagnèrent leur hôtel et, comme ils étaient un peu ivres, ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre, tout habillés, après avoir fait l’amour, sur le lit de Monsieur Hermès.

Après Vérone, après Vicence, ils virent Padoue, dont la vivacité intellectuelle les charma. Ils partagèrent leur temps entre le Caffe Pedrocchi, aux confortables sièges de velours rouge et les bas-reliefs du Donatello (les plus beaux du monde !), entre l’autel de la Basilique et les fresques de Giotto et s’amusèrent à fréquenter, chaque matin, le marché en plein air installé sur la grouillante Piazza dei Frutti. Enfin, par Stra, Dolo, Mira, Mestre, avec leurs aimables constructions palladiennes, couleur de santal ou de pistache, envahies par l’humidité et la végétation du canal de la Brenta et qui respirent la désolation et la nostalgie d’âges révolus où un Watteau aurait pu situer ses fêtes galantes et ses embarquements, ils atteignirent la lagune.

C’est à Venise que Monsieur Hermès reçut son second grand choc esthétique. Pourtant, par la suite, s’il avait voulu en parler, il aurait été à peu près incapable de dire ce qui l’avait tellement frappé. Après coup, il eut seulement conscience d’avoir éprouvé une sensation de délivrance en quittant la ville, sensation qui, bientôt d’ailleurs, se transforma en mélancolique regret. Il avait presque fui Venise, il avait cherché à échapper à sa visqueuse et mortelle séduction et il n’avait pas été plus tôt engagé sur la route de Ferrare qu’il avait été saisi par l’irréalisable désir de faire demi-tour.

Il ne savait au compte de quoi mettre, au juste, ce qui l’avait contrit à la minute même où il avait posé le pied sur une gondole. Les autres villes italiennes, il avait pu les aborder sans idée préconçue et il en avait joui en fonction de l’agrément plus ou moins vif, suivant l’heure, que lui procurait sa liaison. Au contraire, avant même d’être en vue de Venise, il savait à peu près ce qu’il allait voir. Depuis des années, par des cartes postales, par des livres d’art, par le cinéma, il s’était familiarisé avec sa mise en scène. Il avait pu se représenter à l’avance ces rues d’eau, ces barques effilées, ces passerelles dentelées, cette place Saint Marc, ces palais pourrissants. Aussi eut-il simplement l’impression de se réveiller d’un rêve déjà mille fois fait quand il déboucha sur le Grand Canal. Tout ce qu’il apercevait (et il l’apercevait réellement pour la première fois), il lui semblait qu’il l’avait déjà vu bien souvent, et de la même façon, dans une existence antérieure. C’était une découverte, dans un sens, et cependant, ce n’en était pas une. Il ne pouvait pas douter de la réalité qui l’entourait mais il n’en avait pas moins l’illusion de revivre un rêve. Il n’était pas possible qu’ils fussent tout à fait vrais ces gondoliers avec leurs longues rames, avec leurs cris aigus lancés à chaque carrefour, ni qu’existassent, en fait, ces édifices à colonnettes et à perrons gluants, battus par un flot saumâtre et fétide ! Mais étaient-ils plus vrais, n’étaient-ils pas aussi comme s’étant échappés d’un Carnaval vulgaire, ces gens qui fourmillaient à l’entrée de la Merceria ou, un peu plus tard, au bord même de la Piazzetta. Tout le temps que dura son séjour, Monsieur Hermès ne put se délivrer de ce malaise. C’était comme s’il s’était dédoublé. Il n’avait jamais eu, nulle part ailleurs, une telle impression de dépaysement.

L’hôtel même où il était descendu avec les Gibert, le long d’un rio solitaire et si mystérieusement silencieux, lui avait paru appartenir à un autre âge, à une autre planète. Rien n’y ressemblait aux hôtels ordinaires qu’il avait fréquentés. Ce double escalier de marbre trop blanc, ces couloirs trop spacieux, bizarrement meublés, aux murs recouverts de tapisseries multicolores, cette chambre enfin avec sa loggia, ce grand lit de bois verni noir, ces sièges au capitonnage lie de vin, ces lustres précieux, ces miroirs ajourés, ces parquets brillants, cette moustiquaire d’apparat, tout cela ne faisait qu’accentuer l’illusion qu’il ne s’appartenait plus, qu’il n’évoluait plus dans un monde vivant mais bien loin dans le temps et l’espace.

Au reste, à peu près tout ce que Monsieur Hermès eut l’occasion d’admirer à Venise provoqua chez lui une résistance. Lui qui s’était montré jusque-là si perméable, devenait rétif. Il se cabrait. Il n’était jamais touché profondément. Il était choqué par tout ce qu’il découvrait de morbide et de poussiéreux, d’oriental et de mauvais goût dans le fétichisme vénitien. Ni les mosaïques byzantines de Saint Marc, ni les grandes machines titanesques du Tintoret, ni les scènes chatoyantes et solennelles de Véronèse, ni les façades tarabiscotées des églises ne parlaient à son âme. Il était bien dans un décor de conte de fées. Il était amusé, curieux. Il redevenait enfant. Il se figurait qu’il se promenait dans une ville abstraite où l’eau des canaux aurait été du sirop de violettes, où les gondoles auraient été en chocolat et les balcons en nougat. Il n’y avait pas jusqu’aux plus exquises compositions du Titien et de Giorgone qui ne parussent soudain perdre de leur intensité. Enfin, l’existence des riches touristes, telle qu’il la voyait se manifester, si peu que ce fût, quand il déambulait devant le Danieli ou le Grand Hôtel ou qu’il apercevait quelque bande frivole et élégante embarquer sur un yacht ancré devant la Giudecca, lui inspirait la même impression vaniteuse et artificielle.

Il préférait entraîner Marie-Amélie à l’aventure dans des quartiers médiocres. Ils s’en allaient d’un bon pas à travers les ruelles tortueuses, tournant et retournant sur eux-mêmes, découvrant des échappées inattendues, bientôt perdus dans cet immense et capricieux dédale et soudain retrouvés. Ils contemplaient le dur labeur des mariniers chargeant ou déchargeant leurs gabarres ventrues devant le quai de la Pescheria, humant un air vicié par les fortes odeurs de vinasse ou par le parfum écœurant des pastèques. Ils s’enfonçaient dans le cœur de la ville, passant les ponts, cherchant un peu de fraîcheur sous les voûtes d’une chapelle désaffectée, allant toujours, poussant leur découverte jusqu’à l’extrême pointe de la fatigue. Alors, au soir tombant, n’en pouvant plus, ils appelaient un gondolier et se faisaient ramener lentement vers les Esclavons afin d’y rejoindre Jo. Douceur de ces retours crépusculaires dans la gondole qui glissait molle et sûre, d’un canal à l’autre, tandis qu’à demi-étendus sur les coussins, les amants goûtaient le plaisir voluptueux de se savoir seuls dans cette ville qui les ignorait et de se laisser bercer par le clapotement des eaux et l’assourdissant chant du soir des oiseaux qui passaient et repassaient dans le ciel en plongeant d’un toit à un débarcadère, frôlant de l’aile les marches déjà froides des rotondes. Enfin, ils débouchaient en face de la Salute. La lagune scintillait dans le brassement de mille et mille embarcations. Le Palais des Doges et la Riva degli Schiavoni se développaient à leur gauche et, à droite, à la pointe de la Giudecca, San Giorgio Maggiore et la Dogana ruisselaient d’or. Au large, restait visible la bande déjà brumeuse du Lido. Autour d’eux, c’était un jeu joyeux de vagues clapotantes, de claquements de voiles, de jurements de gondoliers s’abordant, de ronflements de moteurs, de meuglements de sirènes. Au sein même de cette agitation, le corps échauffé encore, s’offrant aux derniers rayons du soleil couchant et à la fraîche brise de l’Adriatique, ils se sentaient merveilleusement apaisés, insouciants et libres.

Tout à l’heure, il leur faudrait supporter le regard à double entente de Jo et ses questions ironiques. Mais ce sourire cauteleux et lâche du mari de Marie-Amélie ne les empêchait pas d’évoquer, auprès de lui, le souvenir des heures qu’ils lui avaient dérobées. Il pouvait se moquer de leurs courses vagabondes, s’apitoyer sur leur lassitude et se féliciter de la sagesse qui l’avait retenu sur son lit pendant la plus forte chaleur, ils ne regrettaient pas ce qu’ils avaient entrepris. Qui sait d’ailleurs s’il n’y avait pas un peu de dépit dans les sarcasmes de Jo ? Ne leur en voulait-il pas d’avoir savouré sans lui des plaisirs dont il devinait bien, rien qu’à les regarder, tout ce qu’ils avaient retiré ? Monsieur Hermès en était gêné et se taisait. Mais Marie-Amélie, plus habile, s’entêtait à raconter à Jo ce qu’ils avaient fait et vu jusqu’à ce que sa hargne tombât, l’alcool aidant. Alors, Jo redevenait loquace et drôle et les deux amants, délivrés, s’égayaient sans arrière-pensée de ses pitreries coutumières. Néanmoins, à froid, il leur arrivait de déplorer sa trivialité et de lui reprocher de se forcer. Aussi étaient-ils impatients d’avoir dîné, impatients d’être à l’heure où Jo manifesterait son intention d’aller dormir et les laisserait seuls à nouveau.

Souvent, la nuit, après que Marie-Amélie l’eût quitté, Monsieur Hermès mettait un certain temps à apprivoiser le sommeil. Il connaissait alors d’extraordinaires instants de lucidité. Il revivait sa journée par le menu. Il s’analysait. Il dressait l’inventaire de ses paroles comme de ses actes et il était rare qu’il eût matière à s’en réjouir. Il blâmait Jo d’être si prosaïque mais, lui-même, était-il exempt de reproches ? Chaque fois, il se promettait de s’amender et de mieux se surveiller à l’avenir. Mais, le lendemain venu, son naturel l’emportait et il lui fallait bien constater qu’il avait commis de nouveaux impairs. Non, on ne changeait pas de peau à volonté. En dépit de ses résolutions, il devait inscrire à son débit de lamentables défaillances. Ce qui rendait tout tellement plus difficile pour Monsieur Hermès, c’est qu’il était conscient du partage qui ne cessait de s’opérer en lui entre ses aspirations les plus opposées. Pour son goût, il aurait voulu ne suivre que les plus hautes mais il savait bien qu’il lui faudrait toujours plus ou moins suivre les plus basses. En ce sens, Caroline avait été pour lui une auxiliaire précieuse car elle avait constamment cultivé en lui un idéal de beauté. Y était-elle parvenue, cependant ? Certainement pas ! Et Marie-Amélie y parviendrait encore moins. Elle ne désirait pas qu’il fût ceci plutôt que cela. Elle le laissait être tel qu’il était. Loin d’exercer une influence sur sa personnalité, c’était elle qui se modelait à son image, épousant passivement ses goûts et vivant uniquement dans son ombre. Il avait exagérément subi la première, mais s’imposait trop péremptoirement à la seconde. L’équilibre se situait entre ces deux extrêmes. Le plus ardu serait de dénicher la partenaire qui lui permettrait de réaliser cet équilibre.

Tout compte fait, les prétentions de Caroline n’avaient-elles pas été néfastes ? On ne pouvait pas vivre normalement dans une constante exacerbation de son intellect. Elle-même s’y était desséchée. Et c’était une erreur, peut-être criminelle, que de vouloir vivre intrinsèquement par l’esprit. Or, à moins de faire taire sa conscience, de tuer en soi tout ce qui sublimait le caractère, on ne pouvait échapper au dilemme. Qui voulait imiter l’ange, singeait la bête. Et qui gavait la bête, tuait l’ange. Peut-être réussirait-il plus tard le tour de force qui consistait à laisser vivre en lui à la fois l’ange et la bête. Pour l’instant, il ne pouvait que se prêter, alternativement, à l’un puis à l’autre.

Après la déception vénitienne, qu’allait lui apporter Ferrare ? À Ferrare, en effet, tout ce qui subsistait du passé, le Château d’Este, la Maison de l’Arioste, le Dôme et enfin le Palazzo Schifanoia avec ses extravagantes fresques de Cossimo Tura et de Francesco Cossa, semblait détoner dans ces rues à angles droits, tantôt désertes, tantôt sillonnées par des nuées de cyclistes des deux sexes, jeunesse ouvrière et sportive qui ne s’était sûrement jamais souciée de Béatrice ou du Roland Furieux. Pourtant, Monsieur Hermès dut s’avouer qu’il lui était impossible de détester Ferrare. Ferrare avait à ses yeux un charme. C’est qu’elle ne montrait pas ostensiblement ses trésors au touriste. Non seulement elle les lui dérobait, mais elle affectait même de les mépriser. C’était une vraie petite ville de province, débonnaire et endormie, sans cachet spécial, sans rien qui pût retenir à première vue, à la fois austère et campagnarde, isolée dans l’immense plaine émilienne, oubliée du reste du monde et où, pourtant, il aurait aimé s’installer et vivre à l’insu de son entourage habituel.

C’est d’ailleurs une impression à peu près semblable qu’il eut quand il fut à Faenza puis à Forli, quelques jours plus tard. Comme il s’y sentait loin de Portville ! Quel délicieux dépaysement pour lui ! Comme il appréciait ces rues à arcades, ces maisons de briques rouges, ces places aux monuments orgueilleux où flambait la lumière de l’été, ces stores des boutiques, cette bavarde population d’artisans, ces cafés rustiques et frais, comme tout cela était tentant !

Mais son contentement fut plus grand encore quand il vit Ravenne, qui était quelque chose comme une Ferrare poussée à l’absurde avec des chaussées empanachées de poussière et de bétail bêlant, extravagant village de Far-West, où, au milieu de cette puanteur et de ce désordre, s’élevaient les vestiges ahurissants d’un passé qui ne savait presque plus dire son nom. Après ça, d’autres pouvaient toujours aller rêver devant le tombeau du Dante ! Rien n’excitait plus sa sensibilité que ces maladroites et niaises basiliques de San Apollinaire, que cet épais Mausolée de Galla Placida. Qui eût dit que le vert Adriatique fût si proche et, si proches aussi, les hautes forêts de pins maritimes au travers desquelles Byron avait chevauché pour fuir ou retrouver sa Thérèse ? Qui eût dit que le Rubicon fût là, ce ruisseau qu’on aurait pu sauter à pieds joints et qui n’était plus, malgré César et le sort qu’il lui avait jeté, qu’un affreux fossé à sec serpentant parmi de mauvaises herbes ?

Mais, à Rimini, ils ne songèrent qu’au bain. Il faisait, ce matin-là, un temps léger, avec un grand vent qui avait chassé les nuages et qui gonflait les innombrables voilures. La mer elle-même était d’un gris argenté et elle semblait plus belle à Monsieur Hermès d’avoir été, pendant plusieurs jours, écartée de son itinéraire. Des milliers et des milliers d’estivants paressaient sur le sable. Sur l’eau, encore un peu fangeuse, des nuées de pédalos montés par d’accortes baigneuses.

Après toutes ces journées de route, Monsieur Hermès avait une joie enfantine à se dévêtir, à s’exposer nu au soleil ou à nager. Pris d’un coup d’indépendance, il faussait compagnie à Marie-Amélie elle-même et allait faire la planche dans les eaux profondes. Là, seul et paisible, loin de tous, flottant au gré des courants, fermant les paupières sous l’éblouissante clarté solaire, il souriait aux récentes images de son voyage. Il se remémorait la hâte avec laquelle il s’était précipité au musée de Bologne pour contempler les Jules Romain et les Guerchin que Stendhal prisait tant. Comme il était tombé de haut ! Il avait été immédiatement rebuté par tout ce bitume, par ces formes académiques et grandiloquentes. Comme cette peinture était conventionnelle et faussement tragique ! Surtout, les chairs langoureuses du Guide l’avaient exaspéré. Quelle guimauve !

Un soir, la veille de leur arrivée à Florence, ils s’arrêtèrent à Predappio, dans la montagne, au sud de Forli, pour assister à une représentation que des saltimbanques donnaient en plein air aux villageois. Tout en observant d’un Å“il curieux et sympathique le travail des acrobates et des équilibristes sur fil dont les oripeaux délavés et les paillettes ternies, malgré leur aspect minable, à la lumière crue des lampes à acétylène, opposaient, tels des pastels, leur vieil argent à leur mauve, Monsieur Hermès admirait avec quel humour la vie s’ingéniait parfois à mystifier le destin. La présence de ces romanichels dans le village même où Mussolini était né, la touchante et artificielle cambrure de leurs poses, l’assurance théâtrale et inconsciemment burlesque de leurs annonces, l’expression farouche et matamoresque de leurs visages patibulaires, tout ce mélange de clinquant, d’application, de tape-à-l’œil, de mendicité, de truquage et de risques, où l’odeur aillée du carbure flottait comme l’encens spécifique de cette liturgie foraine, oui, tout cela paraissait particulièrement savoureux, suggestif et symbolique à Monsieur Hermès ! Sur cette placette exposée à tous les vents, la lune répandait sa pâleur nocturne. La foule, pétrifiée par le froid qui tombait des hauteurs, se resserrait autour du tapis et jetait de rares piécettes, sans se départir de son dédain avide, tandis que le bonimenteur promettait des tours nouveaux et que, contre la roulotte, frileux, un maigre orchestre de trompette et de tambour (un athlète frisé et moustachu à maillot rose et à poignets de force et une morne écuyère en tutu) ponctuait la harangue. Quel tableau, quelle musique, quel poème pourrait jamais recréer l’atroce et fantastique incongruité de ce spectacle ? Il donnait tous les Carraches et toutes les croûtes des bondieuseries bolognaises pour ce hasard qui lui avait permis de retenir dans la partie la plus sensible de sa mémoire des images si précieuses.

Il fut si marqué par cette soirée qu’il eut du mal, ensuite, et à Florence même, à s’intéresser autant qu’avant à tout ce que le Baedeker lui conseillait de voir. Il n’ouvrait presque plus les livres d’art qu’il avait emportés. Il avait l’impression d’être saturé de peinture, de statues et de monuments. Sans doute était-il étourdi par la multiplicité des sensations qu’il avait reçues depuis son départ. Il avait besoin de remettre un peu d’ordre dans ses idées. Il avait tout entassé, pêle-mêle, mais, plus tard, ces émotions se décanteraient. Plus tard, il songerait avec un certain attendrissement au jour où il était monté à San Marin, d’où il avait rapporté un fanion aux couleurs du pape ou de la vierge qu’il fixait au capot de sa voiture avec la fierté un peu désuète d’un personnage de Larbaud ; à cet autre jour où il s’était mélangé à la cohue assourdissante des baigneurs de Marina de Pise et où, après l’absorption d’un spaghetti trop copieux, il s’était assoupi en prenant le café à la porte d’un bistrot, face à la mer, pendant que Jo et Marie-Amélie bavardaient ; à ce jour, encore, où il avait emprunté l’autostrade de Viareggio, histoire de voir ce que sa bagnole avait dans le ventre : quatre-vingt-six kilomètres en quarante-trois minutes ! 120 de moyenne ! Une performance ! Et bien content de lui malgré les protestations de Marie-Amélie qui avait crié au suicide !

Mais c’était peut-être surtout de ce moment qu’il avait passé à Fiesole avec sa maîtresse dont il se souviendrait avec le plus de plaisir. Ô, délicieuse petite heure de Fiesole ! Pour cette petite heure-là, Monsieur Hermès se sentait pardonné de bien des faiblesses. Marie-Amélie et lui s’étaient installés à la terrasse en surplomb d’un discret salon de thé fréquenté par quelques-unes de ces Anglaises que Pourtalès a si bien dépeintes dans ses Florentines et ils avaient contemplé l’indicible panorama que la ville et les collines avoisinantes déroulaient sous leurs yeux dans l’antique dorure du couchant où l’Arno se mirait. Mon dieu, comme tout lui avait paru divinement léger durant ces instants ! C’était comme si son être s’était désincarné. Marie-Amélie elle-même s’était tout de suite accordée à son recueillement. Elle avait posé sa main sur la sienne et avait respecté son retrait silencieux, partageant avec lui l’émoi provoqué par la noble beauté de ce prodigieux scintillement crépusculaire. Alors, à mesure que l’éclat du jour déclinait sur la découpure des dômes et des tours, Monsieur Hermès avait évoqué pour son amie les sensuelles arabesques des Italiennes de Vaudoyer, les proses tumultueuses de la Fiorenza de Suarès et les ferventes exaltations des Feuilles de Route de Gide en ressuscitant au passage les ombres amicales de James ou de Lawrence, de Katherine Mansfield ou de Rosamond Lehmann.

Hélas, cet état de grâce s’était rapidement dissipé. En redescendant vers la ville, l’âme de Monsieur Hermès s’était derechef embrumée. Comme cette banlieue, qu’il leur avait fallu traverser, était laide et poussiéreuse dans le soir tombant, avec ses interminables murs d’usines, ses quartiers sordides et populeux, ses vieilles pataches électriques qui frelassaient sur les rails en secouant frénétiquement leurs cargaisons d’ouvrières, toute cette agitation ménagère d’avant-dîner qui contrastait tellement avec la paix rustique de Fiesole ! Oui, soudain, le charme s’était évanoui. Et en débouchant devant le Baptistère, loin d’être rasséréné, il était écrasé par toutes ces masses architecturales et comme abruti par la sarabande effrénée que menaient, autour de lui, les piétons et les voitures. Fébrilement, il rentra sa voiture au garage et se réfugia dans sa chambre dont la fenêtre donnait sur la Badia. Il se plongea la tête dans l’eau fraîche après s’être mis le torse nu, s’étendit sur son lit et alluma une cigarette.

C’était un fait, à force d’avoir été alerté, son esprit ne réagissait plus aussi bien, sa sensibilité s’émoussait. Il était désaimanté. Ainsi, pourquoi avait-il tant aimé les fresques du Pinturicchio à la Libreria de Sienne et était-il resté si froid devant celles du Ghirlandaïo à San Gimignano ? N’avait-il pas été injuste ? Pourquoi, oui, pourquoi, cette apathie soudaine, cette désaffection ? il finissait par confondre tout ce qu’il avait admiré. Était-ce bien au Carmine qu’il avait vu les Masaccio et à Santa Maria Novella les Orcagna ? Ne se trompait-il pas dans l’attribution de telle ou telle Å“uvre à della Quercia ou à della Robbia ? Tout cela était trop neuf, trop inattendu, trop précipité. Il emmagasinait trop d’un coup. Allons, de bonne foi, aurait-il été seulement capable de décrire à présent la façade des cathédrales de Prato ou de Pistoïe ? Qu’avait-il retenu de Lucques ? Pourquoi par exemple s’était-il trouvé dans de si mauvaises dispositions à Parme pour apprécier à leur valeur les Corrèges ? Il avait cru qu’il serait séduit par la suavité de leurs coloris et il s’était fait une fête de chérir cet homme que Stendhal avait dépeint vivant toujours à l’écart des modes et des intrigues, sublime à la fois par son art et par sa vie. Toutefois, ni devant le Mariage Mystique de Sainte Catherine, au Musée de la Pilotta, ni devant les fresques de la coupole du Dôme, Monsieur Hermès n’avait reçu le choc qu’il escomptait. Et même, il en voulut un peu à Marie-Amélie d’afficher, à sa place, un enthousiasme qu’il était incapable de partager.

Bien sûr, il reviendrait en Italie, il se le promettait, oui, il reviendrait partout où il savait qu’il avait à revoir ce qu’il n’avait pas su voir. Mais, maintenant, il avait hâte de rentrer et d’échapper à l’obsessionnelle fantasmagorie de toutes ces visions.

*

Quand il eut réintégré son petit appartement des quais à Portville, il respira. Il était parti, quarante jours plus tôt, plein d’entrain et d’appétits. Aujourd’hui, il découvrait à quel point il pouvait aussi aimer le calme et la solitude. Ah, rester chez soi, se calfeutrer, ne plus bouger, ne voir personne ! Septembre, bientôt octobre, l’automne… Il aurait tout le loisir de faire le point pendant les longues journées de pluie qui s’annonçaient.

Mais Marie-Amélie ? Lui était-elle au fond tellement nécessaire ? Il reconnaissait qu’il ne l’avait jamais aimée d’amour mais il s’était attaché, au début, à sa présence, jouissant de sa docilité et de son aimable séduction. Or, s’il voulait bien dresser un inventaire rigoureux des semaines qui venaient de s’écouler, il devait bien s’avouer que le voyage n’avait guère été favorable à leurs rapprochements amoureux. Était-ce dû à la fatigue des incessants déplacements, était-ce dû au sentiment bourgeois (et quasi conjugal) qu’il avait eu, sachant que le corps de sa maîtresse était chaque nuit à sa disposition, mais il était exact qu’il l’avait passablement négligée. Il n’y avait pas jusqu’au piment constitué par le danger que représentaient la présence de Jo et une prise en flagrant délit toujours possible qui n’eût beaucoup perdu de sa saveur.

De cette constatation, Monsieur Hermès retira le bénéfice d’une plus grande disponibilité. Devinait-il, instinctivement, qu’il ne retrouverait son ardeur passée qu’en espaçant à l’avenir les contacts ? Ou n’espaçait-il ceux-ci que parce que Marie-Amélie ne savait plus lui procurer à des intervalles trop rapprochés, le même émoi que naguère ? Ce sont là des questions qu’il évita autant qu’il put de se poser. Il ne voulait rien brusquer. La situation actuelle (l’un dans l’autre) avait ses avantages. Pourquoi n’aurait-il pas été fidèle à sa ligne de conduite en profitant de l’agréable société des Gibert et, en particulier, des faveurs de Marie-Amélie, sans jamais tomber lui-même dans les esclavages d’un collage ? Le mieux était donc de laisser mûrir les événements. Après tout, il y avait encore des heures où sa maîtresse lui paraissait très suffisamment désirable.

De fil en aiguille, il en arrivait à considérer qu’il pouvait être diablement délectable de vivre désormais dans une alternance subtilement dosée de frivolité et d’ascétisme. Ce devait même être fort excitant pour l’esprit que d’organiser son existence de façon à pouvoir s’abandonner par moments, sans mauvaise conscience, aux délices de la volupté et du dilettantisme puis de se réfugier ensuite dans les rigueurs monacales de la méditation et du travail intellectuel. Monsieur Hermès se voyait très bien passant à l’avenir une partie de son temps dans quelque hôtel édénique du lac de Côme ou de la Riviera Levante, à Bellagio ou à Portofino, en compagnie d’une jolie maîtresse, puis une autre partie de son temps dans une chambre nue, tapissée à la chaux, à la campagne ou au fond d’une petite ville quelconque, à Cesena ou à Salsomaggiore, où il serait lui-même complètement ignoré et où il n’aurait d’autres compagnons que ses livres et ses manuscrits.

À partir de ce jour, Monsieur Hermès commença à concevoir autrement ses années à venir. Dans son cerveau, lentement, minutieusement, s’ordonna une nouvelle conception de la vie qu’il n’envisageait pas encore pouvoir mettre en pratique mais à laquelle il pensait fréquemment. Et il était bien persuadé qu’il réussirait, un jour prochain, à provoquer les circonstances qui lui permettraient d’échapper aux dernières tutelles qui le retenaient encore à Portville.

VI

Feuilles d’Automne

Peu de temps après son retour d’Italie, Monsieur Hermès éprouva subitement des scrupules à l’égard des Poujastruc. Il y avait des mois qu’il n’avait été sur la tombe de Caroline et qu’on ne l’avait vu au pays. Marie-Amélie séjournait elle-même au Mas avec Jean-Claude jusqu’à la fin septembre. Et Monsieur Hermès, qui recevait tous les deux ou trois jours de ses nouvelles mais qui s’abstenait de lui répondre, de peur que Madame Poujastruc, Maurille ou quelque autre membre de la tribu ne lussent ses lettres ou ne finissent par apprendre qu’elle fréquentait la poste restante, songea à l’y rejoindre. Il décida donc Jo à l’accompagner d’un samedi à un lundi.

Il ne lui était encore jamais arrivé de séjourner au Mas en même temps que Marie-Amélie depuis qu’elle était sa maîtresse. Pendant le dîner, dès le premier soir, Monsieur Hermès, assis à côté d’elle, n’avait cessé de lui frôler les genoux sous la table et s’était intérieurement réjoui de la voir si bien disposée à son égard. Peut-être était-elle offusquée, au fond, des libertés qu’il osait prendre ici avec elle mais elle n’en bravait pas moins les suspicions familiales. Et même, avant le dîner, entre deux portes, vivement, il avait pu l’attirer à lui et lui dérober un baiser. Une seconde, elle avait feint de le repousser. Tu es fou, voyons, tu es fou, chéri ! Et certes, Jo, Madame Poujastruc, l’abbé, les enfants de Clarisse, Ursule, n’importe qui aurait pu les surprendre. Mais, tout de suite, elle avait fondu sous son étreinte et, en cela très chatte, s’était bientôt étroitement collée à lui.

Pourtant, à ce moment-là, par délectation, Monsieur Hermès ne lui avait rien dit du projet qu’il mijotait. Quand la maisonnée se sépara pour la nuit, il se retira bien sagement dans sa cellule habituelle. Il se déshabilla et enveloppa son torse nu dans une légère robe de chambre. Puis il se carra dans un fauteuil et se mit à lire. Ainsi, il attendit que tout le monde fût couché et endormi. Vers onze heures, il posa son livre, éteignit et resta dans le noir à rêvasser, seulement éclairé par le brasillement de sa pipe.

Longtemps, sous sa porte, un rai de lumière filtra. Ce devait être le lustre de l’étage. Rien n’avait changé depuis des années. Madame Poujastruc, de plus en plus tracassière, continuait toujours à fureter mystérieusement pendant que les autres reposaient, montant et descendant les escaliers, procédant à quels rangements, préoccupée par quelle fringale ? Que de fois, jadis, sortant de la chambre conjugale pour une raison fortuite, ne l’avait-il pas croisée, drapée dans un peignoir éternellement lâche, chaussée de pantoufles feutrées, qui se glissait, furtive, le long des murs. Il avait parfois cru à une curiosité malsaine de sa part. N’écoutait-elle pas aux portes ? Mais non, ce n’était pas ça. Alors quoi ? Allait-elle rejoindre quelque amant, l’abbé, par exemple ? Pas davantage, car il avait été témoin de son manège alors même que l’abbé était absent. Était-ce donc plutôt une manie ménagère, une façon comme une autre de se distraire de ses insomnies ?

Enfin, le rai disparut. Le Mas fut plongé dans l’obscurité. La voie était libre. Monsieur Hermès pouvait y aller. Il connaissait bien les lieux. Il se leva, se faufila dans le couloir et s’avança en tâtonnant. Sur le palier, les lames du parquet grincèrent. Là-bas, dans le fond, près de la chambre de Caroline où personne ne couchait plus depuis que celle-ci y était morte, la chambre de Madame Poujastruc n’était même plus éclairée. En face, celle de Jo. Et toutes les autres, à droite et à gauche. Il obliqua dans un renfoncement et vint se placer contre la cloison derrière laquelle Marie-Amélie continuait à dormir seule dans son lit de jeune fille. Il tendit l’oreille. Aucun bruit. Aucune clarté non plus. S’était-elle endormie ? Oui, sûrement, elle avait dû se persuader qu’il n’oserait tout de même pas lui rendre visite. D’abord, ce n’était pas dans ses habitudes. C’était elle, généralement, qui se dérangeait. Mais, cette fois, elle avait été retenue par une soudaine pudeur. Sous ce toit familial, avec l’abbé, si proche, les enfants, toute la tribu ! Malgré son désir ça lui avait paru impossible.

Monsieur Hermès souleva le pêne bien huilé et pénétra. La nuit de septembre, par la fenêtre entr’ouverte, à travers les rideaux fins, l’éclairait faiblement. Il vit la tache grisâtre du lit étroit. En deux enjambées, il fut aux genoux de sa maîtresse. Elle dormait, mais d’un sommeil toujours si précaire qu’elle l’entendit aussitôt. Elle réprima un cri de frayeur. Que se passait-il ? Qui était-ce ? Enfin, elle le reconnut et en fut chavirée. Il ne lui avait rien dit. Elle n’aurait jamais supposé… Mais elle était trop flattée pour songer à le repousser et répondit à ses baisers en chuchotant des mots d’amour. Comment aurait-elle résisté ? Pourtant, quand il ôta sa robe de chambre, ouvrit les draps et se coula près d’elle, elle frissonna. Non, il n’allait tout de même pas vouloir… ? Mais déjà les mains de Monsieur Hermès parcouraient sa peau, la dénudaient. Elle aurait voulu protester, mais elle n’en avait pas la force. Elle aurait voulu se défendre, mais elle se sentait molle, de plus en plus molle dans ses bras. Lui-même ne parlait pas. Il se contentait de peser sur elle de tout son poids et de l’étourdir petit à petit de baisers et de caresses. À la fin, elle fut plus que consentante et c’est elle-même qui se cambra vers lui pour mieux s’offrir. Alors Monsieur Hermès fut comblé.

Ah, avec quelle violence, jamais égalée encore, le plaisir monta en lui ! Non, rien ne pourrait jamais surpasser l’ivresse de cet accord ! Posséder Marie-Amélie dans son lit de jeune fille, dans ce petit lit où elle avait dormi vierge, où aucun homme ne l’avait jamais étreinte ! Il n’y avait pas jusqu’aux précautions qu’il devait prendre pour agir avec discrétion qui n’exacerbassent sa concupiscence. Si son mari l’avait vue, l’avait entendue, si son fils, si Madame Poujastruc, si l’abbé, si tous les autres ! Demain, rien ne transparaîtrait sur son joli visage et cependant, à présent, elle se livrait à lui en étouffant ses râles dans l’oreiller. Ô, exquise profanation, instants uniques ! Mais, joie suprême, après son propre plaisir, c’était celui de Marie-Amélie qui s’enflait sous lui comme une vague. Il empoigna sa chevelure, lui renversa la tête, enfouit son visage dans son cou et la mordit. Et il l’entendit qui gémissait sans se soucier du voisinage et qui lui disait : Tais-toi, chéri, tais-toi, tu me rends folle ! alors que le délire de sa chair démentait cette injonction ; et il fut heureux à nouveau au moment même où elle sombrait.

Ensuite, la tenant contre lui haletante et rompue et tout en l’apaisant à coups de petits baisers tendres, il s’effraya et s’émerveilla à la fois du chemin qu’il lui avait fait parcourir. Ne finirait-elle pas par se révolter un jour contre le pouvoir qu’il avait sur elle ? Mais non, elle semblait définitivement asservie à ses sens. Ainsi, il avait vu Clarisse. Autrefois, elle et François l’avaient souvent dégoûté. Mais agissait-il autrement avec Marie-Amélie ? N’était-ce pas toujours la même chiennerie ? Il était donc un salaud, lui aussi ? Un salaud qui avait perverti Marie-Amélie et l’avait transformée en une créature insatiable ? Tous ces grands rêves d’amour idéal, toutes ces exaltations intellectuelles qu’il avait pu nourrir et qui, dernièrement encore, avaient pu le hanter, ne comptaient-ils pour rien, n’étaient-ils rien que des illusions, que des vues de l’esprit ?

Quand Monsieur Hermès réintégra sa chambre, tard dans la nuit, très tard, il eut de l’agrément (par contraste avec la tiédeur parfumée de la couche qu’il venait de quitter) à s’allonger dans la fraîcheur solitaire de ses draps. C’était comme s’il s’était plongé dans une eau lustrale et il s’endormit béatement.

Le lendemain matin, il se leva plein d’entrain et il fut ravi de voir que Marie-Amélie était prête. Devant l’abbé, elle l’accueillit d’un sourire neutre mais il put lire au cerne de ses yeux à quel point elle lui appartenait. Un ardent soleil brillait. La campagne avait revêtu ses plus beaux atours. Sans s’embarrasser des autres, ils partirent. Ils avaient envie d’être seuls, de se toucher, de se communiquer leur amour. Quelle matinée splendide ! Qu’on était loin, ici de Portville ! Ils gagnèrent la route puis s’engagèrent dans des sentiers bordés de haies, à travers champs. Nous rentrerons pour déjeuner, avaient-ils dit à Ursule.

Ainsi, la main dans la main, isolés du reste du monde, sachant que personne ne pourrait les déranger, ils marchèrent un bon moment, devisant. Puis, comme ils étaient un peu las, ils s’étendirent dans un pré entouré de taillis. Alors, elle se blottit dans le creux de son épaule et lui donna ses lèvres. Lui-même répondit à son baiser et ils échangèrent de chastes caresses. Mais bien que leur badinage fût platonique, ils devinaient qu’il y subsistait quelque chose d’impur, comme un reliquat de leur nuit dont ils savaient qu’ils ne pourraient si vite se délivrer.

Jamais Monsieur Hermès n’avait éprouvé la moindre gêne auprès de Marie-Amélie. Et même, jusqu’ici, aucune femme ne l’avait aussi facilement mis en confiance. Mais, ce matin-là, tous deux étaient bizarres. Quel péché avaient-ils donc commis ? Il ne pouvait le nier, depuis la nuit écoulée, ils étaient moins à l’aise l’un devant l’autre. Il suffisait qu’il la regardât pour qu’elle rougît et, confuse, baissât la tête. Pourtant Monsieur Hermès savait, à cet instant même, qu’il n’aurait eu qu’un geste à faire pour qu’elle se pliât sans un murmure à tous ses caprices, pour qu’elle lui cédât, comme ça, dans l’herbe drue. Mais il n’y songeait pas. La suavité de l’heure l’alanguissait. La brise même était tiède. Le flamboiement des rayons solaires avivait le parfum des petites fleurs sauvages des graminées qui dressaient leurs tiges entre leurs doigts. Monsieur Hermès n’avait jamais vu Marie-Amélie aussi câline et aussi mélancolique. Parfois, sa main s’attardait sur son bras nu, mais ce contact n’avait rien d’équivoque. Il lui parlait comme à une innocente fiancée. Son âme débordait d’affection et d’amitié. Sa présence même le pacifiait. Et il était ému aux larmes par l’abandon de ses poses, par l’expression craintive et adorable de ses regards.

Toutefois, il sursauta de contentement quand il vit que Jean-Claude venait à leur rencontre. Le temps avait passé bien vite ! Comment, il était déjà presque midi ? Mais oui, et il fallait rentrer. Au moins, le petit ne s’était-il aperçu de rien ? Ils s’étaient tout de suite désenlacés à son approche. Mais l’avaient-ils fait avec assez de promptitude ? Monsieur Hermès interrogea son amie des yeux. L’enfant était tranquille et béat. Ils revinrent sur leurs pas par le chemin creux, en flânant, engourdis par la torpeur du vallon et foulant à leurs pieds les premières feuilles mortes de l’année. Comme s’ils avaient redouté que Jean-Claude ne se sentît de trop avec eux, ils affectèrent de ne s’occuper que de lui et lui racontèrent leur promenade. Jean-Claude, à son tour, leur avoua qu’il avait couru pour les atteindre. Soudain inquiète, Marie-Amélie insinua sa main entre le col de sa chemise et sa peau. N’était-il pas en nage ? Sans doute était-ce là simple sollicitude maternelle, mais la jeune femme, sans le vouloir, y mit tant de sensualité que Monsieur Hermès fut mordu de jalousie et de désir.

Mais l’animation du grand repas de famille détourna le cours de ses pensées. Ils ne sortirent de table que vers le milieu de l’après-midi. Ils burent le café sous les troènes jaunissants. Ils bavardèrent. Puis, vers cinq heures, ils s’acheminèrent tous vers le cimetière, chargés des fleurs que Clarisse et Marie-Amélie avaient coupées pour en garnir la sépulture de Monsieur Poujastruc et de Caroline. Bien que ce pèlerinage en groupe eût quelque chose de guindé, Monsieur Hermès fut remué quand il parvint devant la tombe. Pourquoi était-elle morte, la pauvre chère Caroline ? Si jeune ? Et, eux tous, par quel miracle étaient-ils encore en vie ? De quel droit ? Cette incohérence du destin le laissait insatisfait et répandit une ombre chagrine sur ses traits. Était-il donc impossible d’arranger ça d’une manière plus logique et plus humaine ? Une fois de plus s’affirmait son incrédulité devant les fatalités de la mort. Il n’arrivait pas à se persuader que tels êtres qu’il avait chéris et connus vivants, si vivants, fussent morts, complètement morts ! Caroline était partie sans doute pour un lointain voyage mais, quoi qu’il advînt, elle reviendrait, elle ne pourrait pas ne pas revenir. Car enfin, en quoi se différenciait-elle, elle qu’on disait morte, de ces êtres qui l’entouraient et qui, parce qu’ils parlaient et respiraient et s’agitaient, s’imaginaient qu’ils vivaient ? Dans un sens, Buddy et Jacky, là-bas, aux antipodes, n’étaient-ils pas également morts pour lui, n’étaient-ils pas aussi invisibles, aussi inaccessibles que Caroline ? Mais, comment nier pourtant l’évidence inéluctable de la mort ? Il avait beau dire, beau être dupe de l’escamotage, il ne reverrait jamais Caroline qu’en rêve, il ne la reverrait jamais vivante devant lui, vivante comme l’était, en cet instant, Marie-Amélie qui, penchée vers la tombe pour y disposer son bouquet, tendait un jarret dont le ferme renflement sous la fine soie du bas parlait si impérieusement à ses sens.

Ô fou qui se figurait que la vie était indéfiniment et éternellement palpable ! Mais Marie-Amélie elle-même ne se figerait-elle pas, un jour, dans une froide rigidité cadavérique ? Oui, cette palpitation vigilante du sang sous sa peau, ce sourire d’Artémis, ce feu de ses prunelles, cette pénétrante odeur de sa chevelure, cette subtile architecture de ses longs doigts, ce fragile poignet, si blanc, et jusqu’à cet émouvant ploiement du cou, jusqu’à ce galbe de ses cuisses secrètes, jusqu’à ce mol coussin de sa gorge nacrée, tout cela n’était-il pas voué, aussi, à une puante destruction ?

C’était donc en vain qu’il gardait l’illusion qu’il aurait pu recréer Caroline, puisqu’il n’était même pas sûr de l’intangibilité de Marie-Amélie. Tout se passait en somme comme si Caroline n’avait jamais existé concrètement. Tout se passait même comme si, du fond de cette non-existence, tous les souvenirs qu’il conservait d’elle n’étaient plus rien d’autre que des phantasmes, que les surgeons de son imagination délirante. Mais ce phénomène de dessiccation n’était-il pas déjà le signe péremptoire de l’oubli ? Autour de lui le champ des tombes s’étendait. Sous le pâle éclat du soleil déclinant, une humidité vaporeuse exsudait de la terre pourrissante. Les morts étaient là entre eux et sa présence ne pouvait même plus les ranimer au sein de ce morne silence. Qu’était-il donc venu chercher aujourd’hui, parmi eux ? Il ne pouvait plus rien pour Caroline. Pas plus qu’elle ne pouvait quoi que ce fût pour lui. À quoi bon, par conséquent, s’appesantir ?

Effectivement, la grille du cimetière franchie, Monsieur Hermès eut la perception très nette que, cette fois, l’ultime sacrifice était consommé. Inexorablement, Caroline se détachait de lui comme une barque de sa rive quand le courant l’emporte. Elle s’en irait à la dérive, s’éloignerait toujours plus. Encore un peu et elle disparaîtrait définitivement, échapperait à son regard, ne serait plus rien qu’un imperceptible miroitement aux confins de sa mémoire. Il finirait ainsi par ne plus être ému quand il penserait à elle puis même par ne plus du tout penser à elle. C’était de cette façon que les êtres les plus aimés s’effaçaient de la conscience des vivants et se détruisaient. C’était alors qu’ils cessaient vraiment de vivre, qu’ils s’anéantissaient jusqu’à faire douter de leur existence première.

Pourtant, si fort que fût le besoin qu’il avait de Marie-Amélie pour lutter mieux contre son désenchantement, il s’abstint, la nuit suivante, de franchir sa porte. Il ne savait pourquoi, mais, le moment venu, il ne put se décider. C’était comme s’il s’était désespérément accroché à la figure, déjà plus qu’à moitié dissoute, de Caroline. Il devinait bien que c’était en pure perte, mais il ne pouvait s’empêcher de battre le rappel du passé. Il se déroulait en lui une touchant rétrospective qui ne mettait à jour une bribe de son bonheur que pour mieux l’effriter à mesure, comme si cette exhumation l’avait aussitôt corrompue. Ainsi ces momies embaumées que la terre a conservées intactes pendant des siècles et qui tombent soudain en poussière dès qu’on les expose à l’air. Quoi qu’il fît, désormais, il achevait de se vider d’elle, de se débarrasser des marques qu’elle lui avait laissées, de tirer un trait définitif sur cette foisonnante mais parfois aussi incompréhensible et navrante étape de sa vie.

Il y avait maintenant six ans que tout cela avait commencé. Alors, il n’était qu’un tout jeune homme. Et, aujourd’hui, il avait presque atteint la trentaine. Il était veuf. Il avait une situation enviable. Il possédait une maîtresse éprise et appétissante. Toutefois, il avait peine à croire qu’il était entré dans son âge d’homme. Il se jugeait à peu près aussi enfant, aussi inexpérimenté qu’autrefois. Et aussi démuni. Les événements ne l’avaient pas tellement affranchi de ses doutes. S’il comparait sa vie à la vie des autres, il pouvait bien se dire qu’il n’avait point été secoué par de fortes tempêtes et que les rares bourrasques auxquelles il avait été exposé ne lui avaient rien appris car, chaque fois, c’était devant une difficulté nouvelle et inconnue qu’il avait été placé et, par ce fait même, il n’avait jamais eu, pour les surmonter, que des réactions maladroites. Quand donc serait-il le maître de sa vie ? Quand donc aurait-il fini de tressauter ? Quand donc saurait-il à l’avance quelle conduite adopter dans une circonstance donnée ? Était-il à jamais condamné aux improvisations du moment, aux sursauts toujours inattendus de ses humeurs ? Devait-il se résigner enfin à dépendre toujours des autres, de ces terribles autres ? Un apprenti ! Un éternel apprenti, voilà ce qu’il était, ce qu’il serait toujours !

*

Comment les sentiments se défont-ils ? Ils sont comme des lacets dont on s’est servi sans appréhension pendant des jours et des jours et sans s’apercevoir de leur usure mais qui, soudain, vous claquent irrémédiablement dans la main. Oui, c’est ainsi avec les sentiments comme avec les passions. Un temps vient où tout ce pour quoi on s’était jusqu’ici si follement dépensé ne représente plus rien. On serait incapable de dire comment la cassure s’est faite. On s’indigne d’être obligé de s’incliner devant ce qui s’est accompli. Mais que peut-on d’autre ?

Ce court séjour de Monsieur Hermès au Mas provoqua en lui bien des répercussions. Il n’acheva pas seulement de s’y détacher de Caroline. Il réalisa qu’il n’avait à peu près plus rien de commun avec les Poujastruc. En somme, il n’avait guère plus d’affinités avec eux qu’avec ses parents. Le sens mercantile de Monsieur Papa, les intrigues et les insinuations malveillantes de Madame Mère ne l’ulcéraient pas moins. Mais les hypocrisies bourgeoises des Poujastruc, leur bigoterie, toute cette curaille au milieu de laquelle ils se complaisaient lui étaient pareillement antipathiques. Pendant trop longtemps il s’était enlisé dans ce formalisme. Puisqu’il était veuf et libre, pourquoi ne pas renier délibérément le passé ? Buddy et Patrick, chacun à sa manière, lui avaient ouvert la voie. Mais s’il voulait quitter Portville, refaire ailleurs sa vie, changer du tout au tout, les principes qui l’avaient dirigé jusque-là (comme sa liaison avec Marie-Amélie) ne seraient-ils pas une entrave ?

Oh, il ne songeait pas encore à rompre avec la jeune femme ! Il lui était charnellement attaché. Mais, justement, ces sortes de liens ne s’accordaient en rien avec ses aspirations actuelles. Depuis quelques mois, sa correspondance avec Patrick avait pris un nouveau tour. Patrick était pour ainsi dire guéri. Les médecins l’avaient autorisé à retravailler. Il allait donc quitter Bérihéa et vivre à Paris où on lui offrait un poste. Monsieur Hermès l’invita à passer d’abord quelques jours chez lui, à Portville.

Sa joie, à revoir son ami, fut complète. À tel point qu’il voulut se consacrer entièrement à lui et qu’il négligea quelque peu les Gibert. La crise qu’il traversait occupait toutes ses pensées. Il avait mille questions à poser à Patrick. Le soir, ils poursuivaient leurs discussions jusqu’à une heure avancée de la nuit. Il admirait que Patrick eût su triompher de la cruelle épreuve qui lui avait été imposée. Peut-être était-ce une chance pour lui que sa maladie l’eût cloué pendant quatre années sur un lit de souffrance. Aujourd’hui qu’il avait surmonté son mal, il était un homme neuf. Que serait-il advenu de lui s’il était resté le gigolo de Madame Chaumet ? Sa longue réclusion l’avait arraché à une existence absurde et sans issue. Dans la solitude, sa véritable personnalité s’était affermie. Il avait acquis une étrange énergie en même temps que s’était développé son sens de l’humour. Patrick était un aîné duquel il pouvait plus que jamais attendre de précieux conseils. Comme il voyait les choses de haut, désormais ! Comme il était peu tributaire des apparences ! Non, ces années-là, pour lui, n’avaient pas été stériles. Son esprit avait mûri. Il avait eu la sagesse de renoncer à la littérature et à ses pompes et se bornait à peinturlurer, trouvant sûrement dans le maniement de ses pinceaux des compensations que l’acte d’écrire ne lui avait jamais données. Mais c’était surtout dans son être social que la révolution la plus importante s’était effectuée. Patrick était résolu au célibat. Au diable les femmes ! Il ne voulait plus s’en encombrer. Il entendait mener sa barque à sa guise, en égoïste, en vieux garçon.

Ces perspectives laissaient rêveur Monsieur Hermès. Que ne pouvait-il, dès à présent, suivre son ami ? Il aurait tout de suite abandonné ce qu’il possédait pour s’affranchir, comme lui, des conformismes qui le grignotaient. Malheureusement, il était encore loin d’être celui qu’il souhaitait devenir. Comment s’y prendrait-il pour scier les chaînes qui l’entravaient ? Ces chaînes, pourtant, ne les avait-il pas forgées, petit à petit, sans s’en douter peut-être, tout au long de son adolescence ? N’avait-il pas constamment choisi les solutions les plus lâches ? Il pouvait se vanter d’avoir été à peu près heureux. Mais ce n’avait été qu’un bonheur médiocre dont il s’était trop vite contenté. Ce bonheur lui était à charge, aujourd’hui. Il en avait positivement honte. Il pressentait (bien que d’une manière encore assez confuse) que l’existence pouvait être vécue sur des registres autrement plus vastes.

Durant son séjour chez Monsieur Hermès, Patrick Beaurepaire ne prononça pas une seule fois le nom de Marceline de Chaumet. Son ami, par discrétion, évita lui-même d’y faire allusion. Mais il eut, peu après, l’occasion de se divertir de la bizarrerie du destin car, sitôt que Patrick fût parti pour Paris, quelle ne fut pas la surprise de Monsieur Hermès de voir Monsieur Papa et Madame Mère remettre sur le tapis le projet d’une union possible entre lui et la vieille chèvre. Monsieur Hermès haussa les épaules et maintint sa décision de repousser toute tractation matrimoniale.

Mais Madame Mère ne se tenait pas pour battue. Un après-midi qu’il entrait par hasard dans son salon, qui vit-il ? Madame de Chaumet en personne qui prenait le thé. Il dut s’asseoir un moment et engager la conversation pendant que Madame Mère, ravie, lui servait une copieuse collation pour le retenir plus longtemps. Précisément, Madame de Chaumet projetait d’acheter un château aux environs et avait l’intention de confier ses intérêts au jeune homme. Elle déploya donc tous ses charmes. Toute décatie qu’elle fût, elle s’obstinait à s’habiller de manière provocante. Et, à force de soins de beauté et de massages, une fois sanglée et pomponnée, elle pouvait encore tromper son monde. Sans doute l’aurait-elle moins trompé si elle avait dû se montrer dans sa triste nudité et privée du secours des gaines, soutien-gorge, talons hauts, bas fins et autres artifices. Mais là, dans son élégant tailleur mauve, la poitrine remontée, le décolleté généreux, les jambes bien mises en valeur, avec ses bijoux et les parfums dont elle s’inondait, elle ne paraissait guère plus de quarante ans bien qu’elle frisât la cinquantaine.

Il n’y avait rien là qui pût décourager Madame Mère. Qu’était-ce donc qu’une vingtaine d’années de différence ? Est-ce que l’argent n’aplanissait pas tout ? Monsieur Hermès regardait tour à tour les deux femmes. Madame Mère ne semblait avoir aucune honte à jouer ce rôle d’entremetteuse au détriment de son propre fils. Elle était tout miel, tout sourires. Pour un peu, elle eût quitté la pièce pour les laisser seuls. Elle mettait tout en Å“uvre pour que son fils se montrât à son avantage. Quant à Madame de Chaumet, on aurait dit qu’elle était là chez une marchande à la toilette et qu’elle l’examinait comme un colifichet qu’elle aurait convoité et dont elle supputait le prix.

Quoi qu’il en fût, il se tint sur sa réserve et se contenta d’être aimable. Mais, après son départ, il se laissa aller à réfléchir à la situation. Certes oui, elle était impossible. Mais s’il voulait bien aborder le problème cyniquement, ne devait-il pas admettre qu’un tel mariage lui aurait permis d’acquérir une totale indépendance matérielle ? Après tout, il serait riche et profiterait de l’argent des sucres. En contre-partie il lui faudrait coucher. Mais, bah ! on ne restait pas couché toute la journée. Et il y aurait des compensations !… Il voyagerait enfin aussi souvent qu’il voudrait. Il vivrait où bon lui semblerait. Qui sait, peut-être même la déciderait-il à habiter Paris ?

Mais à savoir si elle était humainement vivable ? Serait-elle libérale, compréhensive, affectueuse ? Ne s’ingénierait-elle pas à le tyranniser ? Ne lui ferait-elle pas durement sentir que c’était elle qui possédait la fortune ? Et, finalement, ne découvrirait-il pas, un beau matin, qu’il s’était mis la corde au cou ? Oui, tout ça était assez excitant et inquiétant à la fois. Pourquoi n’en aurait-il pas le cÅ“ur net ?

Un soir, par désÅ“uvrement, par jeu, par dérision, sans rien dire à Marie-Amélie, il entra au Colibri. Il tomba sur Gorrigen qui faisait de plus en plus dans le cinéma et qui trônait à une table avec une donzelle de haut vol, perdue dans ses fourrures. Le Guevel, petit minable, accompagnait le couple. Gorrigen, visiblement, paradait. Maintenant, il portait monocle. Jamais il n’avait été si arrogant et si ridicule. Monsieur Hermès pouffa. Voilà donc quel genre d’hommes réussissait dans la vie ! Il les salua de loin mais s’installa prudemment au bar pour n’avoir pas à les supporter. Et, pour fuir toute conversation possible, proposa une partie de dés au barman.

C’est alors que Madame de Chaumet fit son apparition. Elle sortait d’un gala militaire où elle s’était rasée et avait entraîné une bande de gens au Colibri. Elle les abandonna dès qu’elle l’aperçut, vint à lui et se jucha à ses côtés sur un tabouret. Vous m’offrez un verre ? Pourquoi pas ? Il préférait la voir ainsi plutôt que dans le salon de Madame Mère. C’était plus franc. Il dansait ? Non, il ne dansait pas. Venez à notre table, alors ? Il se récusa également. Mais comme elle semblait refroidie par ses airs distants, machinalement, sans penser à quoi il s’engageait, il lui promit de lui rendre visite le lendemain, vers la fin de l’après-midi. Il avait du nouveau au sujet de son château. Oui, elle était d’accord. Cinq heures, ça vous va ? Elle lui sourit, engageante. Monsieur Hermès lui serra la main, régla les verres et s’en fut, l’esprit un peu vague. Qu’allait-il résulter de cette entrée en matière ?

Monsieur Hermès n’avait jamais fait que de rares descentes aux Glaïeuls. Il avait beau prendre la chose à la légère et vouloir se dominer, il était un peu agacé par le luxe vulgaire dans lequel elle vivait. Il n’avait jamais aimé le style tapageur de son ameublement. Ah, on n’avait rien regretté ! Ce n’était que dallages prétentieux, qu’épais tapis, que cristaux, que miroirs, que sièges extravagants, que soyeux capitonnages, que bibelots de prix, que bois rares. Il se souvenait notamment de ces appareils téléphoniques en galalithe rose, laids à hurler. Comme tout ça faisait grue, nouvelle riche ! Et, pour comble, tout semblait apprêté, pétrifié, inhumain dans cette maison. C’était une cage pour perruche millionnaire. Une cage parée de dorures et de fanfreluches, mais tout de même une cage.

Il sonna. Une soubrette brune (bas fins, robe noire plissée, collerette, poignets et petit tablier de batiste) vint lui ouvrir et l’introduisit dans l’immense salon dont de grandes glaces nues exagéraient encore les froides perspectives. Malgré cinq fenêtres sur le jardin, des rideaux de lin et de velours coupaient toute communication avec l’extérieur. Bien qu’il fît encore jour, plusieurs lampadaires répandaient une clarté laiteuse. Monsieur Hermès avait l’impression d’être dans une nécropole de la courtisanerie ou encore dans l’antre d’une Antinéa sur le retour. Mais n’était-ce pas un peu ça ? Il s’adossa au piano. Ce n’était pas un piano ordinaire. C’était une sorte de caisse plate recouverte de cuir blanc et baguettée d’or. À se demander quelle résonance il avait ! Le fauteuil où il se laissa choir l’absorba. Non, il n’aimait pas être vautré au fond d’un siège. Il se leva et posa seulement ses fesses sur l’épais accoudoir.

Marceline de Chaumet fut près de lui sans qu’il l’eût entendue approcher. Elle était vêtue d’une robe d’après-midi de marocain rehaussé de garnitures d’or. Monsieur Hermès remarqua surtout ses lourds bracelets et un énorme clips de brillants qui fermait son jabot. Il aurait pu vivre pendant des années comme un prince rien qu’avec le prix de ces bijoux. Elle le précéda dans un petit salon adjacent, à peine éclairé, dont il préféra l’intimité, et se pelotonna aussitôt sur un large divan de velours blanc gansé de vert. Monsieur Hermès prit place dans une causeuse de satin. Une deuxième soubrette (sosie de la première) servit des boissons variées et s’éclipsa.

Venez plus près, asseyez-vous près de moi, mettez-vous à votre aise. Nous avons beaucoup de choses à nous dire. Soyez tranquille, nous ne serons plus dérangés. Que devait-il entendre par là ? Il sourit, narquois. Voyons toujours ! De fil en aiguille, après quelques banalités d’usage, elle commença par l’entretenir de l’éducation de sa fille et de l’intention qu’elle avait de l’envoyer en Angleterre pour poursuivre ses études. Cette incidence lui permit d’évoquer ses voyages. Elle avait sillonné toute l’Europe. Elle avait vu l’Égypte, le Brésil, la Floride. Elle connaissait Charlie Chaplin. Elle avait dîné avec lui à New-York puis l’avait rencontré à nouveau sur le Mauritania. Elle lui désigna du doigt, sur une console, une photo, trop somptueusement encadrée, qu’il lui avait dédicacée.

Elle avait beau jongler avec ses souvenirs, de Khartoum ou de Sao Paulo, de Cordoue ou de Taormine, de La Havane ou de Miami, elle n’avait conservé que des impressions culinaires et que des références de bottin mondain. Monsieur Hermès s’amusa à sonder jusqu’au fond la nullité de son esprit. Sur une tablette, il remarqua deux livres, déchiffra le nom de leurs auteurs : Roland Dorgelès et Claude Farrère. Elle vit sa moue et s’y trompa. C’est étourdissant, n’est-ce pas ? Ah, j’adore les livres bien écrits ! Ces hommes-là sont des poètes ! Et quelle culture ! Je suis si terriblement sensible, si vous saviez ! Monsieur Hermès eut du mal à refréner son hilarité. Dieu, elle était par trop grotesque ! Il avait parfois déploré la frivolité de Marie-Amélie mais, à côté de Marceline de Chaumet, elle était un puits de science, un bas-bleu. Dire qu’il avait eu Caroline pour femme et qu’il perdait son temps aujourd’hui avec cette dinde ridée ! Justement, elle l’interrogeait à propos du malheur qui l’avait frappé. Ce deuil a dû être affreux, pour vous ! On lui avait assez répété qu’il avait aimé Caroline à la folie. Comme elle le plaignait ! Comme il devait se sentir seul ! Il la voyait venir. Elle tâtait une corde après une autre. Les voyages, la littérature et maintenant l’amour… Il en avait assez de l’entendre débiter des énormités. À tout prendre, il préférait se mettre en scène. Il relata donc la maladie et la mort de Caroline. Mais elle ne savait même pas écouter et l’interrompait à chaque instant sans rime ni raison. À tout ce qu’il avait vécu, elle opposait ses propres expériences sans marquer la moindre nuance.

Au bout d’un moment, Monsieur Hermès envisagea de s’en aller. Il s’était fourvoyé. Mais comment se dépêtrer ? D’autant qu’elle s’était lancée à son tour. Comme à sa meilleure amie, de but en blanc, elle entra dans les détails de sa vie conjugale. Il fut vite gêné par la crudité gratuite de ses aveux. C’est ainsi qu’il sut quel coup de folie l’avait précipitée dans les bras de l’homme qui avait été la cause de tous ses malheurs, le cynisme avec lequel Monsieur de Chaumet l’avait trompée. Il ne s’était pas contenté d’entretenir l’une après l’autre chacune de ses secrétaires et de leur faire des enfants, il avait aussi profité du moindre prétexte pour séduire toutes les femmes qui se présentaient. Il partait en chasse à toute heure. Tout lui était bon. Une réception sous son toit, un accostage dans la rue, une promiscuité de hasard au cinéma…

Un jour qu’ils allaient ensemble à Paris par le train, il avait trouvé le moyen de lever une inconnue sous les yeux même du mari. Comment s’y était-il pris ? Elle était sûre qu’il n’avait pas pu lui parler, car elle ne l’avait pas quitté d’une semelle. Avait-il donc suffi d’un regard ? Ou bien avait-il pu lui glisser un billet dans la main, dans la cohue, en arrivant à Orsay ? Quoi qu’il en fût, dès le lendemain, elle couchait avec lui. Madame de Chaumet en avait eu la preuve par une lettre qu’elle avait dérobée.

D’ailleurs, comment n’aurait-elle pas été au courant de toutes ses frasques ? Il poussait l’impudence jusqu’à offrir à ses maîtresses les mêmes fourrures et les mêmes bijoux qu’à elle. Si bien qu’elle revoyait chaque fois, sur la secrétaire en titre, les cadeaux mêmes qu’elle venait de recevoir. Pourquoi n’avait-elle pas rompu plus tôt ? Ah, c’était ça le plus tragique ! Elle avait été trop bêtement éprise. Il lui avait révélé la volupté après l’avoir eue vierge. Elle en avait été marquée. Dire qu’il y avait des femmes frigides ! Au moins, elles avaient la paix, n’est-ce pas ? Tandis qu’elle, elle avait été brûlée et elle n’avait jamais pu ensuite calmer cette brûlure qui la possédait.

Nous y voilà ! pensa Monsieur Hermès. Effectivement elle l’avait amené habilement sur le terrain qui lui était le plus propice. À présent, elle étalait devant lui les sordides histoires de son divorce. La mort dans l’âme, ulcérée par ce bellâtre qui la bafouait, elle avait fini, après avoir plus de cent fois pardonné, par céder aux objurgations de sa famille qui exigeait une séparation dans les formes. Depuis, ma foi ! puisqu’elle était riche, libre et avait des sens, elle s’était amusée. Qui donc, à sa place, n’aurait pas agi de même ? Qui dont l’aurait blâmée ? Elle avait eu de nombreux amants, c’était un fait. Elle ne s’en cachait pas.

L’amour ? Bah, l’amour n’existait que dans les livres ! Il n’y avait que le plaisir. Elle en était convaincue. Pourquoi n’aurait-elle pas profité de son argent pour attirer dans son lit les garçons qui lui plaisaient ? Ainsi, sans pudeur, elle multipliait les avances. Il ne devrait pas continuer à se morfondre dans son veuvage (n’était-elle donc pas au courant de sa liaison avec Marie-Amélie ?). Il devrait sortir de temps en temps avec elle. Elle était seule, comme lui. Elle s’ennuyait. Ils réuniraient ainsi leurs deux solitudes. Elle en avait assez des richards qu’elle fréquentait. Ils étaient idiots. Elle qui aimait tant la musique et le théâtre ! Il pourrait l’y accompagner. Il avait du goût, il lui donnerait des idées pour l’installation future de son château. Et, cet été, pourquoi ne partiraient-ils pas ensemble en vacances ? La Suisse ? Les Lacs Italiens ? La Côte d’Azur ?

Monsieur Hermès l’écoutait avec un sentiment de nausée. Elle le tentait, la garce ! Il se voyait déjà dans sa Rolls, donnant des ordres au chauffeur en livrée. Paolo et Patrick y avaient goûté avant lui. Et il savait ce qu’il leur en avait coûté. Mais il ne voulait pas s’arrêter à cette pensée. Il s’imaginait arrivant dans cet équipage au Négresco de Nice ou au Savoy de Florence, au Carlton de Saint-Moritz ou au Ritz de Madrid. Avec elle, il connaîtrait les distractions du grand monde, il assisterait aux bals masqués de Monte Carlo, aux fêtes du Mai florentin, au festival de Salzburg. Il pourrait même lui demander d’acheter une villa aux Bermudes…

Cependant, il ne put s’empêcher de penser qu’il lui faudrait aussi coucher avec elle et il la détailla mieux. Elle avait encore des jambes agréables, bien qu’un peu courtes. La ligne du corps était potable mais grâce à quels truquages, sans doute ! Les avant-bras, un peu duvetés, se laissaient regarder sans déplaisir. Et, dans la lumière tamisée, à part le cou bien défraîchi, le visage même ne paraissait pas trop abîmé. Mais, dieu ! dans quel état devaient être ses nichons ? Il songea par contraste aux petits seins adorables de Marie-Amélie. Ah ! il ne savait plus très bien où il en était. Qu’allait-il advenir de lui ? Pourrait-il être à la fois l’amant des deux ? Fréquenter l’une ouvertement et voir l’autre en cachette ? Profiter du fric de l’une pour gâter l’autre ? Mais Marie-Amélie, elle, consentirait-elle à cet étrange partage ? Penchée vers lui, Marceline de Chaumet lui souriait et haletait.

Par un reste de défense, il l’approuva. Sûr ; qu’elle avait raison de vouloir le distraire ! Il était le premier à admettre que sa douleur était stérile. Tout ce qu’il souhaitait, c’était l’oubli. Il suffirait qu’il connût une femme qui saurait le comprendre. Mais il entendait bien ne se remarier jamais. Madame de Chaumet éclata d’un rire méchant. Mon dieu qu’il était drôle et naïf ! Mais qui donc avait jamais parlé de mariage ? Elle non plus ne désirait pas se remarier. Elle tenait trop à son indépendance. La vie ne valait pas qu’on s’encombrât d’un mari. Et pourquoi être l’esclave d’un seul homme quand il était si facile de profiter de plusieurs ?

Monsieur Hermès n’était point choqué par cette profession de foi mais il en était tout de même un peu éberlué. Il écarquilla les yeux. Elle crut qu’il avait mal compris. Triste ? Monsieur Hermès se dégoûtait de jouer aussi effrontément la comédie, mais il n’avait pas une assez grande expérience des femmes pour se permettre d’être sincère devant elles. Il n’avait jamais pu les courtiser sans se cravacher quelque peu. Pour répondre à son interrogation, il lui baisa donc la main puis, comme elle ne protestait pas, le poignet en insistant davantage. Alors, il se leva et la força aussi à se relever. Maintenant, elle était debout, tout contre lui, et elle ne s’écartait pas. Elle était si courte qu’il la dominait de la tête. Elle fixa les yeux sur lui et il y lut son consentement. Il était évident que, depuis le début, elle n’avait vécu que pour cet instant. Elle pétrit fiévreusement ses phalanges et il fut, à son propre étonnement, émoustillé par cet attouchement. Bien sûr, elle n’était guère farouche et il aurait la partie facile. Il se pencha légèrement et il vit que les lèvres de Madame de Chaumet tremblaient. Il s’en empara sans avoir su seulement comment c’était arrivé. Déjà, elle ouvrait sa bouche. Elle ne pesait pas et sa fragilité même l’excitait. Il la coucha à demi sur le divan. Il retroussa sa robe, palpa la chair tiède de ses cuisses, voulut pousser plus loin. Ce n’est qu’alors qu’elle serra les jambes et se déprit. Non, non, pas maintenant, taisez-vous, soyez convenable, on pourrait venir…

Toute cette scène n’avait pas duré plus d’une minute. Marceline alla se rajuster devant une glace, fit bouffer ses cheveux. Monsieur Hermès était dégrisé. Allons, ça ne serait qu’une coucherie de plus, qu’une coucherie après tant d’autres ! Elle avait bien raison de prétendre qu’il n’y avait que le plaisir. Lui-même n’y avait-il pas succombé ? De quel droit l’aurait-il jugée ? Valait-il mieux qu’elle ? Mais, très calmement, elle pivota vers lui, posa ses mains sur ses épaules, lui donna un rapide baiser comme pour se faire pardonner son brusque retrait de tout à l’heure et lui demanda de revenir après le dîner. Alors, elle serait seule. Sa fille et les domestiques seraient couchés. Certes, elle n’avait pas besoin d’en dire plus. Cette invite était assez prometteuse.

Quand il se retrouva dans la rue, il faisait nuit noire. Le temps avait tourné. Peut-être allait-il pleuvoir ? L’avenue était jonchée de feuilles mortes qui crissaient sous ses pas. Il eut plaisir à marcher. Bientôt, il se rapprocha du centre. Les boutiques fermaient. Il était surpris par la façon banale dont les événements s’étaient déroulés. Ce n’était donc pas plus difficile que ça ? Que de femmes, sans doute, il aurait pu s’envoyer s’il avait voulu s’en donner la peine ! En somme, il suffisait d’oser. La plupart étaient d’avance prêtes à capituler. C’est alors qu’il se souvint qu’il avait promis sa soirée à Marie-Amélie.

Rentré chez lui, il lui téléphona pour se décommander. Il était légèrement nerveux. Il avait dîné trop tôt et trop vite. Il avait plus d’une heure à perdre avant son rendez-vous. Il s’enferma dans son cabinet de travail, bourra une pipe et écouta la radio. Alors, petit à petit, il se décontracta. Il réfléchissait que s’il couchait une seule fois avec Marceline, ça impliquerait inévitablement une orientation nouvelle dans son existence. Marie-Amélie ne se doutait encore de rien. Mais pour combien de temps ? Elle souffrirait. La quitter ? Non, il ne la quitterait pas pour Madame de Chaumet ! Donc, de toute façon, il allait se compliquer terriblement la vie. Lui qui était si tranquille depuis des mois ! Qu’avait-il été chercher là ? Mais lui était-il encore loisible de couper les ponts ? Il se creusa la tête. Comment se dérober ? Après avoir longtemps atermoyé, il décida d’envoyer Claire avec un mot chez la vieille, mot dans lequel il lui expliquerait qu’une aventure entre elle et lui était impossible puisqu’il avait déjà une amie et que, de ce fait, il lui demandait pardon de son inconséquence.

Le mot rédigé, ses ordres donnés à Claire, il fut plus calme. Il se jugea sans ménagement. Il n’avait pas été très correct. Madame de Chaumet allait peut-être réagir violemment et le prendre pour un mufle. Dans un sens, elle n’aurait pas tort. Pourquoi lui avait-il laissé un espoir ? Avec un peu plus de sang-froid il aurait certainement pu éviter cet impair. Indubitablement, il ne savait pas manier les femmes. Loin d’elles, il croyait savoir. Mais, en leur présence, il perdait tous ses moyens et elles pouvaient disposer de lui comme elles voulaient. Un faible, voilà ce qu’il était ! Un faible qui était éternellement, grotesquement en proie au désir. Car enfin, bon dieu ! Madame de Chaumet n’était pas si ensorcelante ! Pourquoi n’avait-il pas su mieux résister ?

Soudain, il entendit sonner. Claire avait-elle donc oublié sa clé ? Non, ce n’était pas dans ses habitudes. Et elle ne pouvait pas avoir été si vite. Il alla ouvrir. C’était Madame de Chaumet !

Elle était là, devant lui, pâle, défaite, courroucée. Puis-je entrer un moment ? Elle était accourue en taxi, devançant la bonne. Il s’effaça pour la laisser passer et balbutia. Il s’attendait si peu à sa venue… Mais elle ne l’écoutait pas. Ce qu’elle voulait, c’était une explication. Que signifiait ce revirement ? Elle n’y comprenait rien ! Tout à l’heure, vous paraissiez d’accord. Et, subitement, vous changez d’avis ? Quelle mouche vous a piqué ? Êtes-vous sujet à ces sautes d’humeur ? Enfin, n’avait-elle pas le droit d’être surprise ? Monsieur Hermès était désemparé. Il n’avait pas prévu qu’elle oserait le relancer. Il avait supposé que, la fierté aidant, elle l’oublierait sur le champ et qu’il n’en serait plus question. Ne m’en veuillez pas. C’est par scrupule que j’ai agi ainsi. Tout à l’heure, chez elle, il avait perdu la tête. Mais, une fois seul, il avait bien compris que tout ça était irréalisable. Il était pauvre. Elle était riche. Ombrageux comme il l’était, il lui serait vite intolérable de dépendre matériellement d’elle. Ça créerait des heurts entre eux. Ils se meurtriraient. La sagesse commandait de rompre avant qu’il ne fût trop tard. Il ne manquait pas d’autres hommes auxquels elle pourrait plaire et qui ne s’embarrasseraient pas, comme lui, de sots principes. Sans doute, il était un nigaud. Il ne méritait pas qu’on s’intéressât à lui !

Ils tendirent l’oreille : c’était maintenant Claire qui rentrait. Elle frappa et rendit compte de sa mission tout en s’étonnant de voir installée chez son maître la personne même à laquelle elle avait remis le mot. Monsieur Hermès, contrit, la remercia et la congédia.

Dès qu’elle eut disparu, Madame de Chaumet arbora un air de petite fille chagrinée et vint s’asseoir sur ses genoux. Son manteau de vison qui s’était ouvert était parfumé. Machinalement, il prit ses lèvres et son désir se raidit. Alors ce fut elle qui parla, la tête sur son épaule, frottant ses cheveux roses contre sa joue. Oui, il était un enfant. Tout ça, c’était des idées à dormir debout. Il n’avait pas à se préoccuper de leur différence de fortune. Elle tenait à lui. Le reste ne comptait pas. Elle était prête à lui pardonner. Elle était même touchée de sa délicatesse. Cela lui prouvait son désintéressement et ne l’attachait que davantage à lui. Et comme elle s’apercevait qu’il mollissait, elle se fit plus caressante et plus lascive. D’elle-même elle releva sa robe et s’agrippa à son cou. Monsieur Hermès ne songea pas un instant à la repousser. Il l’emporta dans ses bras, l’étendit sur le canapé et se jeta sur elle.

Il avait d’abord eu l’intention de la posséder rapidement mais il la vit tout de suite si acharnée à atteindre elle-même son plaisir qu’il résolut d’assister à ce spectacle. Elle était là, sous lui, absolument méconnaissable. Sa quête forcenée avait durci et enlaidi son visage. Elle geignait et soufflait sans se soucier de lui. Elle était sûrement chaude de tempérament mais elle n’était pas une partenaire attentionnée comme Marie-Amélie. Elle ne pensait qu’à elle. De plus, elle était bien longue à partir. À la fin, il se lassa et voulut jouir. Mais il n’était pas en état de grâce. Il essaya donc de la dévêtir davantage. Mais elle s’y opposa. Il toucha sa poitrine : elle était enfermée comme dans une cuirasse. La malheureuse devait avoir honte de se montrer nue. Il ne put même pas défaire son soutien-gorge car elle retint aussitôt sa main dans la sienne. Du coup, son désir décrût. Il sut qu’il allait la manquer. Il tenta d’évoquer les formes de Marie-Amélie pour ranimer sa virilité. Mais en vain. Bientôt, il renonça et se dégagea sans dire un mot. Il était quelque peu vexé. Elle allait avoir une piètre opinion de lui. Il ne pouvait pourtant pas lui crier qu’elle était vieille et moche ! Il lui déclara donc que la chaleur l’avait incommodé et la remercia de sa bonne volonté. Elle ne se formalisa pas de son échec. Pourtant, il l’avait carrément laissée en plan. J’allais être heureuse quand tu t’es retiré, lui dit-elle. C’était le bouquet !

Dans ces conditions, l’expérience était concluante. Autant en finir immédiatement. Il le lui expliqua avec précaution. Il redoutait une révolte. Mais elle n’afficha aucun dépit. Elle se contenta de le regarder avec une humilité qui lui parut pitoyable. Elle remit son manteau et se repoudra. Elle lui dit qu’elle comprenait fort bien son embarras. Elle ne voulait pas forcer son estime. Elle le laissait libre de décider pour eux deux. Il ne devait rien brusquer. Demain, elle resterait chez elle et elle serait heureuse s’il voulait venir bavarder. Sans promettre formellement, il n’osa pas dire non. Il lui était toujours très pénible d’humilier inutilement une femme. Le visage décomposé de Madame de Chaumet était lamentable à voir. Il n’aurait pas voulu qu’elle s’imaginât qu’il la traitait comme une fille. Il s’efforça donc d’être aimable et de racheter, par sa courtoisie, ce que ses paroles avaient eu de brutal. Comme ils atteignaient la porte de l’appartement et qu’elle lui tendait la main, il baisa encore une fois ses lèvres. Elle esquissa un pauvre sourire, se détourna et disparut dans l’escalier. Bah, songea-t-il en poussant le verrou, elle se consolera vite…

Il revint dans son cabinet. Le canapé conservait encore la trace de leur décevante étreinte. Il tapota les coussins, remit tout en ordre. Il était accablé par cette soirée. Quel méli-mélo ! Mais son parfum persistait dans la pièce. Il ouvrit la fenêtre pour le dissiper. Il s’accouda et se pencha sur la nuit. L’odeur fade du quai monta vers lui, puissamment. Il bourra une autre pipe et resta là, longtemps, les yeux perdus dans l’ombre double et glauque de l’eau et du ciel. Alors, des vers de Patrick dansèrent dans sa mémoire. Il eut une joie amère à les réciter à plusieurs reprises, pour lui-même, entre haut et bas :

 

Un ciel comme une eau de savon

Un ciel du soir comme un Camaïeu,

Et les rues sont noires de glu

Mais le fleuve est sale et roule.

 

Lui aussi, il était comme le fleuve, comme ces rues, comme le ciel. Il ne parvenait pas à se délivrer de ses impuretés. Toujours des erreurs, des gaffes, des méfaits, des malentendus ! Non seulement il ne réussissait pas à s’intégrer à une destinée valable, mais encore il lui fallait se convaincre chaque jour davantage de sa maladresse. À désespérer d’entreprendre quoi que ce fût ! Sitôt qu’il s’y risquait, c’était à son détriment et pour sa confusion.

Et pourtant, s’il y avait quelque chose qu’il ne pouvait pas nier, c’était la réalité intrinsèque de ces rues, de ce fleuve, de ce ciel et de tous ces êtres connus ou inconnus qui l’entouraient. Si chimérique que demeurât sa tentative d’échapper au commun, elle était peut-être ce qu’il y avait de plus honorable en lui. Les autres existaient, n’existaient que trop. Or, pour exister lui-même, il aurait fallu qu’il fût en mesure de pénétrer leurs secrets, leurs mille et mille secrets. Bien souvent, Monsieur Hermès s’était aperçu que les fausses notes de sa destinée résultaient de ce qu’il ne savait pas être lui-même. Il ambitionnait toujours d’être celui qu’il aurait voulu être. C’était là qu’était l’erreur capitale car on n’était jamais jugé que sur ses apparences. Les autres, aussi, jouaient la comédie. Mais mieux, sans doute. Alors, devait-il se résigner à n’abattre jamais que des cartes truquées ? Ou se retirer du jeu lâchement ? D’un côté comme de l’autre, c’était la faillite. Le vrai chemin, le chemin unique, était celui d’une implacable sincérité. Il fallait donc continuer à aller de l’avant. Seul, l’avenir était encore riche de promesses. Sans doute, Monsieur Hermès pouvait-il, dès maintenant, prendre de nouvelles résolutions. Mais il ne se leurrait pas outre mesure. Il savait bien que ses rigueurs passagères lui rendraient la vie intenable et qu’il devrait se borner à avancer cahin-caha (tantôt pas trop mécontent de lui-même et, le plus souvent, au contraire, foncièrement irrité par sa marionnette) sur le chemin raboteux qui lui avait été dévolu par les autres.

VII

Les douceurs de l’adultère

Tout l’hiver de cette année 1935 et tout le printemps qui suivit, Monsieur Hermès fréquenta assidûment les Gibert et mena auprès d’eux la même petite vie. Il y avait ainsi des temps morts, des temps de morte-saison durant lesquels il stagnait comme si les événements n’avaient plus eu de prise ou s’étaient endormis. Car il n’est pas donné à tous les êtres de pouvoir se cravacher continuellement. En dépit de ses rebellions, Monsieur Hermès n’avait pas une nature insatiable. De ses parents, il avait hérité une complexion qui réagissait d’une manière imprévue. Comme leur conformisme et leur parcimonie étaient devenus chez lui un simple penchant à la passivité, il s’était persuadé que sa liaison avec Marie-Amélie répondait exactement à son attente. Par conséquent, c’est sans la moindre difficulté qu’il demeura sourd aux appels intermittents de sa conscience. Maintenir le statu quo : il n’allait pas au delà.

Justement, ces mois furent propices à une existence confinée. Il y avait des années qu’on n’avait subi un hiver aussi rigoureux. On n’osait plus mettre le nez dehors. Les pieds glacés, les doigts gourds, on avait hâte de se calfeutrer dans des appartements clos. Par les vitres givrées on jetait avec un frisson un regard sur la rue où des passants frileux et ratatinés se pressaient sous la silencieuse et lente chute de la neige. Alors, comme il était bon d’être choyé par Marie-Amélie ! Pour un peu, il aurait eu droit, tout comme Jo, à la veste d’intérieur et aux pantoufles. Il était là comme chez lui. Il n’avait plus qu’à s’installer dans son fauteuil, près du feu et qu’à taper dans le pot à tabac de Jo. La radio jouait de la musique en sourdine. Le matou sautait sur ses genoux, s’y pelotonnait et lui communiquait sa chaleur. Bientôt il l’entendait ronronner, pilant patiemment son vêtement, toutes griffes rentrées, pour préparer mieux sa couche. Parfois, rompant un instant son sommeil, il étirait une patte, baillait, puis enfouissait à nouveau la tête dans le creux de son cou. Contre la table, Marie-Amélie brodait. Ses jambes, croisées haut, attiraient son regard. Sous la pression de ce regard insistant, elle tirait sa jupe en lui décochant un petit sourire convenu. Et si, par hasard, Jo avait besoin de s’absenter de la pièce, si peu que ce fût, elle se levait vite et venait lui donner un baiser ou lui faire une caresse, caresse d’autant plus appréciée qu’elle était furtive et volée.

Comment s’arracher à ces douceurs ? Comment renoncer à cette intimité clandestine ? Oh, bien sûr, Monsieur Hermès aimait aussi être chez lui, à l’occasion. Quand il avait passé tout un dimanche chez les Gibert, il jouissait, dans son cabinet de travail, d’un sentiment de quiétude et d’indépendance. Il n’avait plus à mentir ni à feindre. Surtout, il pouvait redevenir lui-même. Mais qu’eût-il dit s’il lui avait fallu, chaque jour, pendant des mois et des mois, vivre seul entre ses quatre murs ? S’il savourait cette solitude, c’était parce qu’il savait que, dès le lendemain, il serait à nouveau auprès de son amie. Les Gibert, il ne pouvait le nier, étaient nécessaires à son bon équilibre mental. Or, il n’y avait même pas à redouter que cela pût changer. Jusque-là, tout s’était fort bien arrangé. Marie-Amélie et lui avaient su endormir les soupçons de Jo. Après les quelques frayeurs des débuts, ils avaient pris de l’assurance et perfectionné leurs recours. Avant tout, beaucoup de prudence. C’est ainsi qu’ils évitaient de s’écrire car les lettres laissent des traces. Ils fixaient leurs rendez-vous par téléphone. Comment Jo aurait-il eu l’idée de venir surprendre sa femme chez Monsieur Hermès ? Du reste, quand elle était chez lui, Claire avait la consigne, si on sonnait, de ne pas aller ouvrir. De ce côté-là, ils étaient parés. Par ailleurs, s’ils se promenaient, s’ils entraient dans un cinéma ou un salon de thé, ça ne portait pas à conséquence.

Pourtant, à de multiples indices, Monsieur Hermès avait le pressentiment que Jo savait. Sinon, pourquoi avait-il, parfois, une si irritante façon de les dévisager ? Il lui arrivait même de lancer des réflexions à double sens qui les laissaient pantois. Où voulait-il en venir ? Toutefois, Monsieur Hermès se gardait de prêter le flanc et s’abstenait de répliquer. Il se contentait de soutenir le regard de Jo et de jouer à l’innocent. Jusqu’ici, Jo n’avait jamais poussé plus loin. Mais n’était-il pas plus au courant qu’on ne l’imaginait ? Il est vrai que chaque fois qu’il s’était risqué sur ce terrain, Marie-Amélie l’avait contré en glissant quelques allusions à ses frasques pour qu’il n’oubliât pas qu’elle le tenait.

Les relations conjugales de Jo et de sa femme constituaient toujours un mystère pour Monsieur Hermès. Comment se comportaient-ils entre eux, quand il n’était pas là ? Qu’ils fissent chambre à part depuis des années, c’était certain. Du moins, sur ce plan-là, il pouvait être tranquille. Il n’avait pas lieu d’être jaloux de Jo. Marie-Amélie ne partageait pas ses faveurs. Elle était toute à lui, rien qu’à lui. Il n’en manquait pas, pourtant, des femmes qui s’offraient des amants sans se refuser pour ça à leur mari, comme si ce partage les avait émoustillées ! Si peu qu’il prétendît aimer Marie-Amélie d’amour, il eût été quelque peu dépité s’il avait su que Jo couchait encore avec elle. Mais, rien à craindre !

Toutefois, question charnelle mise à part, pourquoi les deux époux se tutoyaient-ils amicalement devant lui et paraissaient-ils si bien s’entendre ? Voilà ce qui l’intriguait. Était-ce la résultante d’un pacte ? Quelque chose comme un : donnant, donnant ? Laisse-moi mener ma vie comme je l’entends et je fermerai les yeux sur tes écarts ? Oui, à les observer, il avait vraiment l’impression qu’ils n’étaient plus que des associés qui se rendaient service.

Avaient-ils encore des dettes ? Ils vivaient du moins assez petitement. Et Monsieur Hermès voyait bien qu’il leur était d’un grand secours matériel. Sans compter tout ce qu’il offrait à son amie, il plaçait souvent en cachette de l’argent dans son sac à main et, bien qu’elle l’en grondât, elle le gardait en lui expliquant gentiment et avec force détails, comme pour se justifier, l’usage qu’elle allait en faire.

S’il y avait calcul de leur part, à son encontre, en tous les cas, ce calcul était invisible. Jo affectait de ne jamais s’apercevoir des libéralités de Monsieur Hermès. En fait, n’aurait-il pas dû s’étonner de voir sa femme si élégante, habillée par les meilleures maisons et renouvelant à chaque saison sa garde-robe ? C’est ainsi que commença à se former dans l’esprit de Monsieur Hermès le soupçon qu’il était en partie berné par les Gibert et que Marie-Amélie ne s’était peut-être donnée à lui que pour mieux l’appâter. Mille petits faits insignifiants revinrent à sa mémoire. Ils corroboraient tous, avec évidence, ses préventions. Il en fut un peu écÅ“uré. Tout de même, il avait parfois peine à y croire et s’indignait alors d’avoir eu de telles pensées. Oui, il était infect. Il n’avait pas le droit de donner corps à d’aussi gratuites hypothèses, de salir ainsi Marie-Amélie qui avait toujours été si tendre et si affectueuse. D’ailleurs, il ne modifia en rien sa façon de faire. N’était-il pas naturel d’entretenir sa maîtresse ? N’était-ce pas aussi la loi du : donnant, donnant, entre elle et lui ? Il était juste qu’elle fût dédommagée de ses soins. De toute façon, la situation était plus nette ainsi. S’il désirait un jour reprendre sa liberté, il en aurait moins de scrupules…

En février, Portville fut, pendant trois jours, englouti dans un brouillard extraordinaire. Personne n’avait jamais rien vu de pareil. On n’y voyait plus à se conduire. Les tramways et les véhicules de toutes sortes avaient dû s’immobiliser. La nuit, on n’apercevait même plus les globes électriques des rues, si bien que la ville avait l’air d’être plongée dans l’obscurité. Les bruits étaient étouffés. Le fleuve et le port semblaient engourdis, pétrifiés, absorbés par une énorme buée. On savait qu’ils étaient là, on savait qu’il y avait des docks, des bateaux à quai, mais on ne discernait plus rien et c’était à croire que tout cela avait disparu à jamais. On n’osait plus sortir de chez soi de peur de se perdre ou de se buter dans un obstacle imprévisible. Pour avancer le long d’un trottoir, on suivait le mur de la main. On ne distinguait pas plus le bout de ses pieds que les angles des maisons. Quand on devinait l’approche d’une ombre, il était déjà trop tard, elle était sur vous. Pour franchir la chaussée, c’était toute une affaire. Pour traverser une place, il fallait en faire le tour. La vie était complètement suspendue. Au point que Monsieur Hermès dut renoncer à se rendre chez les Gibert. Il ne se mettait même plus à sa fenêtre. Qu’y aurait-il vu ? Et pourtant, s’il ouvrait, il recevait sur le visage une grande bouffée d’air glacé et humide qui pénétrait dans ses poumons.

En ces jours d’hivernage forcé, Monsieur Hermès apprécia le hasard qui le contraignait à rompre avec le monde extérieur. Il se savait isolé et à l’abri de toute intrusion. Il s’étendait sur son canapé, fumait pipes sur pipes et laissait son esprit aller à la dérive, repêchant au hasard dans sa mémoire des souvenirs qu’il y avait enfouis autrefois et qu’il avait cru morts. Ainsi donc, il avait accompli une foule de choses sans en avoir une nette perception sur le moment et cependant, elles avaient été, pour une part, génératrices des événements qui avaient suivi. Il en conclut que s’il lui était possible de noter par écrit toutes ces réminiscences, il aurait pu sans doute s’en servir pour analyser mieux son caractère. Ce projet lui procura une exaltation si vive qu’il en vint à souhaiter que le brouillard ne se dissipât jamais et lui permît ainsi de poursuivre plus avant ses investigations mentales…

Hélas, à partir du quatrième jour, la brume commença à s’effilocher. Des pans de bleu apparurent dans le ciel. Les maisons, les bateaux, le fleuve reprirent leurs dimensions et leurs contours. La vie recommença. Monsieur Hermès dut renouer avec l’extérieur. En effectuant ce passage, il sentit bien qu’il était vain de vouloir posséder le monde dans sa totalité aussi bien qu’il était vain de vouloir s’en abstraire. Quant à lui, c’était fatal, il oscillerait minablement entre ces extrêmes, ayant toujours, quoi qu’il fît, un pied dans la réalité et l’autre dans le rêve, une pensée esclave des contingences et une autre tributaire des phantasmes. Dans ces conditions, il valait mieux qu’il renonçât à se connaître comme à connaître à fond le monde ambiant. Il lui faudrait se contenter d’approximations. Encore une chance si le voisinage de tant d’abîmes ne lui donnait pas, à la fin, le vertige !

Jusqu’ici, sa vie avait été un mélange, assez dosé d’ailleurs, à son gré, de petits bonheurs sans lendemain et de longs mécomptes. Mais, du moins, d’une façon ou d’une autre, avait-il toujours réussi à échapper à l’ennui. S’il devait un jour connaître les effets du spleen, c’est alors qu’il saurait de quel secours lui serait sa raison. Car il ne prévoyait pas que ses forces vives pussent jamais s’user à ce point. Il conservait, dieu merci, un puissant instinct vital. Il était clairvoyant mais non désenchanté. Sa vie lui paraissait encore pleine d’attraits. Il misait donc sur l’avenir. Il s’octroyait de larges crédits et était persuadé que tout ce qu’il avait tenté, que tout ce qu’il avait été jusqu’à ce jour, ne pesait guère eu égard à ce qu’il escomptait. D’autres, à son âge, avaient déjà engrangé leur moisson. Lui n’avait pas encore fini ses semences. Il pouvait donc voir venir !

Cette façon d’envisager les choses l’aidait, certes, à supporter sa médiocrité. Parmi tous les espoirs qu’il nourrissait, il pouvait se dire que ce qui n’avait pas eu lieu le jour même restait en suspens pour le lendemain. C’était ça qui lui permettait de s’accorder du répit et, par conséquent, de prolonger sa jeunesse. Jeune ! ne lui avait-on pas mille fois reproché de l’être à l’excès ? Monsieur Papa et Madame Mère se croyaient malins quand ils l’accusaient d’agir comme un bébé. Mais quel plus beau compliment auraient-ils pu lui faire ?

En fait, Monsieur Hermès pouvait bien prendre du plaisir à fouailler ses semblables et à braver l’opinion, ça ne l’empêchait pas d’être le jouet de la société. Il comprenait bien qu’elle lui interdirait toujours de s’accomplir selon sa nature. Il répudiait pas mal des principes et des impératifs au nom desquels elle voulait le mater et n’était pas dupe des fausses vérités qu’elle avait enracinées en lui. Mais comme la vie ne lui avait pas encore jeté son déni à la face, il conservait un maigre espoir. Plus aigri, plus morbide, Monsieur Hermès aurait pu, comme tant d’autres, être ulcéré au point de se refuser à la condition qui lui était impartie. Partagé comme il était constamment entre le meilleur et le pire, il se contentait d’afficher son mépris pour la pusillanimité avec laquelle il acceptait sans beaucoup d’exigence les modalités présentes.

Ainsi laissa-t-il ces mois d’hiver s’écouler sans rien entreprendre pour orienter différemment l’existence sans grandeur et sans relief qu’il s’était fabriquée dans l’ombre des Gibert. Et quand le printemps, brusquement, reparut, promesse d’un nouvel été de chaleur et de lumière, il s’était déjà engagé à continuer et à intensifier le cycle de leurs voyages à l’étranger. Leurs longues soirées hivernales avaient été employées à mettre debout de nouveaux projets. Si rien ne venait contrecarrer ceux-ci, ils avaient l’intention de pousser, l’été prochain, jusqu’au sud de l’Italie et peut-être même jusqu’en Sicile. En outre, ils décidèrent de profiter des vacances de Pâques pour aller à Madrid. L’Espagne était proche. Le change y était avantageux. Avec la voiture ce serait une randonnée facile. Aussi, dans les semaines qui suivirent, recommencèrent-ils à consulter leurs cartes afin de combiner un itinéraire judicieux.

*

Bref, s’il s’en tenait à sa ligne de conduite, rien ne s’opposait à ce que sa liaison ne se prolongeât pas indéfiniment selon le même régime. Il continuerait à être le commensal de Jo et l’amant de sa femme. Il s’imaginait dans dix ans, dans vingt ans, dans ce même appartement des Gibert, entre sa maîtresse et ce mari trompé, répétant des gestes déjà mille et mille fois élimés, laissant se muer en vieux collage ce qui avait d’abord été un si vif entraînement des sens. Il pourrait vieillir, se rider, perdre ses cheveux et même ses ardeurs, il serait là, demain comme aujourd’hui, presque officiellement reconnu comme le chéri de madame, avec en plus pour les juger, elle et lui, Jean-Claude devenu homme, qui ne se gênerait sans doute pas, avec l’intransigeance bien connue de la jeunesse, pour condamner ce qu’il appellerait sévèrement : le dévergondage de sa mère ! Qui parlait donc des enlisements de la vie conjugale ? Une telle liaison valait-elle mieux ? Sa vie allait-elle se fixer à jamais sur ce ménage ? N’aurait-elle plus droit à aucun autre travestissement ? Mais, aussi, pourquoi anticiper ? Qui vivrait verrait ?

Monsieur Hermès n’était pas revenu à Madrid depuis le temps où il y accompagnait Madame Elvas. Madrid était-elle donc vouée à abriter ses fugues galantes ? Était-ce pour ça que cette ville lui était si chère ? C’était du moins celle où il avait le plus de plaisir à vivre. Aurait-il pu y vivre à demeure ? Son plaisir ne se serait-il pas un peu émoussé à la longue ? Peut-être ! Mais, cette fois encore, il fut repris par l’ambiance de jadis. Jamais, nulle part ailleurs, il n’avait été aussi sensible à la langueur des jours, aussi perméable à la disponibilité des nuits. Il aimait cette façon que les Espagnols avaient de décaler les heures des repas et de prolonger leurs soirées. Comment pouvait-on imaginer qu’on rentrât se coucher à Madrid ? C’était la nuit qu’on vivait ! Circonstance d’autant plus excitante pour les deux amants que, selon son habitude, Jo avait renoncé à les suivre, préférant son lit à leur compagnie.

Monsieur Hermès ne se priva donc pas d’emmener chaque soir Marie-Amélie au théâtre ou au music-hall. Quand ils en sortaient, la Grand Via et l’Alcala scintillaient de mille lumières et ils étaient emportés par la vie trépidante qui régnait autour d’eux. La foule des flâneurs grouillait. Les terrasses du Criterion et du Molinero regorgeaient. La circulation des voitures était intense, les bruits assourdissants. Comme en plein midi, tourbillonnait autour d’eux la nuée des camelots, cireurs et mendiants. Partout, assis, debout, arpentant le pavé, ce n’était que groupes de noctambules absorbés dans des conversations véhémentes. Allaient-ils en venir aux mains ? Mais non, ils étaient les meilleurs amis du monde. Il ne fallait pas s’émouvoir s’ils s’empoignaient par le revers du veston, s’ils se balançaient mutuellement la main sous le nez dans un geste de menace, s’ils levaient les bras au ciel, s’ils mimaient une action dramatique, s’ils juraient. Car ce n’était qu’un jeu, qu’une façon d’être.

La plupart du temps, Marie-Amélie et Monsieur Hermès soupaient dans une maison de danses. Bah, Jo dormirait à poings fermés à leur retour. Il se fichait pas mal d’eux ! Mais qui dirait s’il n’avait pas été courir de son côté ? Ils savaient bien ce que ça signifiait quand il prétendait qu’il avait sommeil sitôt la dernière bouchée du dîner avalée. Parfois, c’était exact, bien sûr. Mais parfois aussi, ce n’était que prétexte pour se rendre libre.

Monsieur Hermès se souvenait que quelque temps auparavant Jo l’avait pris à part pour lui confesser qu’il était gêné de penser qu’il pourrait mal interpréter ses absences. Vous savez, ce n’est pas par système que je vous laisse tous les soirs à la maison en tête-à-tête avec Marie-Amélie et que je m’en vais de mon côté. J’ai des obligations. Il y a longtemps que je voulais vous l’avouer. Oui, j’appartiens à une société secrète. Mais, pas de blagues, hein ! C’est sérieux ! Soyez discret ! Il faut garder ça pour vous et me promettre de n’en jamais parler à personne. C’est uniquement parce que j’ai confiance en vous que je vous en touche deux mots. Ainsi donc, quand ils étaient ensemble à l’étranger, c’était pour ça qu’il lui arrivait de faire bande à part. Il rendait visite à des Italiens ou à des Espagnols qui appartenaient à la même société. Il était chargé de les contacter et devait, à son retour, rédiger des rapports pour tenir sa cellule au courant des conversations qu’il avait eues. Monsieur Hermès l’avait écouté sans broncher. Il y avait belle lurette que Marie-Amélie l’avait affranchi. Car elle était réelle, cette histoire de société secrète. Seulement, elle servait à Jo de paravent et d’alibi pour ses bacchanales particulières. Au fond ça ne trompait personne. Il n’y avait sans doute que les affiliés qui étaient dupes. Marie-Amélie en riait souvent. Qu’auraient-ils dit s’ils avaient appris que Jo avait ces mÅ“urs-là ? Quelle comédie que la vie !

L’important, pour elle, était que Jo les laissât tranquilles. Le pli était maintenant si bien pris que Monsieur Hermès et Marie-Amélie ne se donnaient même plus la peine de lui dire où ils allaient. La nuit était à eux. Ils auraient bien le temps de dormir quand ils seraient de retour à Portville. Du reste, à Madrid, on n’avait pas besoin de sommeil tant, en cette saison, l’air y était léger et vivifiant. Bien que ne regagnant guère avant l’aube leur hôtel, calle de Tetuan, ils se levaient tôt et aussi dispos que s’ils avaient pu profiter d’un long repos.

Vers dix heures, quand ils longeaient les rues pleines d’ombre et de lumière et qu’ils arrivaient sur Sol, ils se mêlaient aux mêmes gens, auraient-ils pu croire, qu’ils avaient rencontrés en rentrant se coucher. Sans doute y en avait-il, parmi ces éternels flâneurs, qui ne dormaient jamais. C’était un fait : à quelque moment que ce fût, Sol ne désemplissait pas. Monsieur Hermès lançait sa voiture le long de l’Alcala, déjà grondante et fourmillante de monde. Il faisait frais. Les arroseuses inondaient le noir asphalte que le soleil, déjà, par places, surchauffait. Une allégresse délicieuse l’animait. À Cybeles, il tournait à droite, s’engageait sur le Paseo du Prado, stoppait devant le musée.

C’était devenu un rite : ils consacraient chacune de leurs matinées au Prado. Marie-Amélie, à son bras, écoutait ses commentaires. Les Rubens, notamment, l’irritaient. Était-ce parce qu’il jugeait la peinture un peu trop en intellectuel ? Ou bien parce qu’il exigeait d’un tableau non pas seulement un assemblage heureux de formes et de couleurs, mais cette exaltation spirituelle que lui communiquaient, par exemple, les compositions du Greco ? Il ne se lassait ni de Velasquez ni de Goya, malgré leurs intentions parfois anecdotiques mais il boudait aussi devant les allégories de Bosch ou de Van der Weyden. Patrick disait souvent qu’il y avait une peinture qui dominait toutes les autres et qui n’avait pas été égalée : celle des Flamands. Mais il ne marchait pas. Cette tendance au monstrueux, au macabre, à l’horrible, ces figures grimaçantes, ces accessoires de cauchemar, ces animaux à corps de marmite, à tête de dragon, ces chauves-souris, ces hiboux, ces arbres loqueteux, porteurs d’intestins ou d’estomacs crevés, ces diables à queues de serpent, ces instruments de torture, ces anatomies boursouflées ou squelettiques, ces ventres obscènes ou plissés, ces matrones vermillonnées, ces vieillards décharnés et lubriques, ces adolescentes hilares ou idiotes, le choquaient.

Il y avait peut-être aussi de l’excès dans l’étirement morbide des nudités saintes du Greco, voire dans les masques charbonneux et repoussants de certaines eaux-fortes de Goya, mais cet excès même était sublimé par une intensité pathétique et par une humanité terrible dont il ne savait pas discerner l’équivalent chez les Flamands.

Les jours mouraient trop vite. Voir les choses une fois n’était qu’un grossier procédé d’exploration. À peine permettait-il d’identifier les paysages, les itinéraires et les villes et d’y opérer un choix. Mais il aurait fallu pouvoir s’installer à loisir dans tels ou tels endroits de prédilection, Ségovie ou Sepulveda, afin d’en épuiser lentement le suc. À Aranjuez, par exemple, que savait-il de plus pour avoir rêvé toute une matinée dans les jardins du Parterre du Palais Royal et auprès de ses fontaines, sous les hautes frondaisons des platanes centenaires en se remémorant les lyriques aveux des Fontaines du Désir, alors qu’il n’avait rien su du secret obscur que gardaient dans leurs flancs ces étranges arènes, couleur de boue et de sang séché, retranchées à la sortie de la ville comme un fortin rébarbatif, et qu’on ne pouvait contempler sans imaginer on ne sait quelle atmosphère homicide ?

Que d’endroits qu’il n’aurait pu qu’effleurer ! Ah, remettre les pas dans ses propres traces ! Revenir ! Revenir ! Se dire : Là où tu n’as fait que passer, tu t’arrêteras, pèlerin, et tu comprendras ! Se dire que dans six mois, dans un an comme dans deux, on pourrait être là, de nouveau, avide de découvrir ce qui aurait changé et de retrouver ce qui était immuable !

À Tolède, bien sûr, Monsieur Hermès n’avait pu se débarrasser des souvenirs barrésiens qui encombraient sa cervelle. Sans aimer, sans goûter beaucoup Barrés, il voulut se promener comme lui, à l’aventure, la nuit, dans les ruelles rocailleuses, prises entre les hauts murs sans ouverture des maisons, pour en surprendre les silences ou les chansons. À sa suite, il pénétra dans Santo Tome, vit cet Enterrement du Comte d’Orgaz qu’un sacristain dissimule sous un épais rideau dans un recoin crasseux et ne consent à montrer que si on le régale de pourboires successifs, comme ces catins de beuglant qui ne se dévêtent qu’au fur et à mesure que montent les enchères. D’abord le rideau, puis la grille pour qu’on soit au moins de face, puis un maigre lumignon et enfin, si on a été suffisamment généreux, le projecteur qui met vraiment la toile en valeur. Il suivit aussi Barrés à la Cathédrale, qu’il jugea laide et prétentieuse, à l’Alcazar si surfait, et au Zocodover qui lui parut sans charme et sans intimité.

Mais il n’oublierait pas cette promenade qu’il entreprit à la tombée du jour avec Marie-Amélie, du côté des cigarrales, après avoir franchi le Tage par le pont Saint-Martin, pour admirer le coucher du soleil sur la ville. En face d’eux, les vieux murs patinés luisaient avec parcimonie dans un dernier éclat de splendeur. Là, sur la hauteur, on démasquait le pont d’Alcantara, puis, si on avançait un peu plus, c’était l’Alcazar dont les pointes jaillissaient soudain de la masse du décor et au loin, dormait la plaine, vers Madrid. À un tournant du sentier, un marchand de citronnade avait installé une baraque rudimentaire. Pour qui donc de la citronnade dans ce désert ? Pourtant, le vieux semblait là de toute éternité. Enfin, le soleil ayant disparu, la ville se couvrit d’ombres violettes et alluma petit à petit ses feux clignotants. Alors, dans la nuit grandissante, elle finissait par ressembler à quelque immense vaisseau de haut bord appareillant pour une navigation interstellaire.

Il était temps de rentrer. Ils s’engagèrent donc dans les sinueux rodaderos, à la recherche du passeur qu’on leur avait signalé et, tant la pente était abrupte, ils eurent l’impression de descendre vers des enfers. Des cailloux roulaient sous leurs pieds. Ils n’y voyaient presque plus. À mesure qu’ils s’enfonçaient, ils entendaient de mieux en mieux le grondement du fleuve répercuté par les hautes rives rocheuses entre lesquelles il roulait, encaissé. Les deux murailles se resserraient de plus en plus au-dessus de leurs têtes. Ils furent saisis par l’humidité de ce bas-fond. Marie-Amélie se serra davantage contre Monsieur Hermès. Elle avait un peu peur. L’endroit était sinistre. L’obscurité était si épaisse qu’à droite et à gauche on aurait dit que le fleuve surgissait d’un tunnel pour s’engouffrer sous un autre. Où était donc ce passeur ? N’avait-il pas interrompu son service ? Et ne leur faudrait-il pas, finalement, rebrousser chemin ? Si on tombait à l’eau dans cette solitude inhumaine, qui donc vous porterait secours ? Ils appelèrent. Alors, tout près d’eux, invisible encore, quelqu’un leur répondit. Ils avancèrent en tâtonnant et découvrirent la barque. Ils s’installèrent sur la banquette et l’esquif gagna le milieu du courant. On n’entendait plus que le bruit de l’eau brassée par les rames. Le passeur lui-même était muet. De temps en temps, pourtant, il ricanait dans sa barbe broussailleuse sans qu’on pût en deviner la raison. Une fois de l’autre côté, ils lui donnèrent son obole et grimpèrent la ruelle dallée qui s’ouvrait devant eux.

Peu à peu, comme ils se rapprochaient du centre, les quartiers qu’ils traversaient se peuplaient, s’animaient. Bientôt, ils furent croisés par une bande d’enfants dépenaillés courant pieds nus à la poursuite les uns des autres et poussant des cris stridents. Puis ils parvinrent sur une placette grouillante de moutons et d’ânes à la toison encore fumante, qui buvaient en se bousculant à un long abreuvoir. Des odeurs puissantes de friture à l’huile, de cuisine au safran les assaillaient. Des mères rassemblaient leur marmaille pour le dîner en glapissant sur le seuil de leur maison. Par les fenêtres ouvertes, ils apercevaient l’intérieur des logis tristement éclairés.

Tout en haut, enfin, brusquement, ils débouchèrent sur la calle del Comercio, une des rares où l’on pouvait circuler en auto, bien qu’en rasant les murs. Elle était violemment illuminée et noire de monde. C’était l’heure du paseo. Filles en corsage blanc, avec de courtes jupes de soie plissées et des cheveux fleuris, soldats de la garnison, garçons au visage fiévreux. Toute cette jeunesse caquetait, les garçons d’un côté, les filles de l’autre, se lançant des œillades au passage, sans jamais s’aborder ni se mélanger, les garçons en chemise ouverte et la veste jetée sur les épaules, les filles enlacées par trois ou quatre.

Cette foule était rassurante. Son contact, l’intensité des lumières dissipaient les maléfices. Maintenant, l’Hôtel del Lina où ils étaient descendus et où Jo, impatiemment, devait les attendre pour passer à table, était proche. Ils y furent en quelques pas. Ils avaient le sentiment qu’ils avaient échappé à quelque danger mal défini. Et, en repensant à leur galopade dans les rodaderos, à leur traversée nocturne du Tage profond, ils étaient saisis d’un frisson comme si, rétrospectivement, ils avaient eu encore à fuir les fantômes de la campagne hostile, de cette nature insolite et rugueuse dont les peintures du Greco avaient été marquées.

Il devait se l’avouer, l’Espagne lui procurait des émotions bien plus intenses que l’Italie. La nature ici avait une force envoûtante. Oui, plus que les musées et les monuments, c’était la terre espagnole, le paysage et le relief espagnols qui l’impressionnaient. Il revoyait par exemple, au sortir de la verdoyante oasis d’Aranjuez cette imitation de far-west qui, tout d’un coup, alors qu’ils roulaient vers Tolède, les avait absorbés. Pendant d’interminables kilomètres, plus un seul être humain en vue, plus une maison, plus un village, pas même un arbre. Non, rien que des rochers à l’horizon et, devant eux, une étendue monotone et cendreuse, couleur d’ocre, que traversait une piste à fondrières d’où l’auto soulevait d’âcres et torrentueux nuages de poussière. De loin en loin, absurde, une ferme aux allures mexicaines, avec ses murs hostiles, mi-rose mi-caca d’oie et sa cour fétide d’où débusquaient des chiens hurlants qui les poursuivaient jusqu’à épuisement. Puis, aussi, parfois, immobiles comme des pierres, inquiétants et noirs, broutant quoi ? les toros sauvages d’une ganaderia castillane. Il revoyait également cette région de plateaux lunaires, bosselés et lépreux, qui s’étend entre Saragosse et Calatayud. Il revoyait encore ces petites villes de l’Aragon, avec leurs quartiers d’habitations troglodytes où croupissaient des malheureux, drôlement accoutrés, qui semblaient surgir d’un autre âge… Ainsi donc, plus que par ses peintres ou ses bâtisseurs, plus que par son humanité même ou les vestiges de son histoire, plus que par ses mÅ“urs ou ses jeux, sa couleur ou son odeur, c’était par sa géographie que l’Espagne s’imposait à lui et le pénétrait d’un respect sacré qui réveillait en lui des sentiments panthéistes.

Pourtant, Monsieur Hermès ne voulait pas que Marie-Amélie quittât Madrid sans y assister au moins à une Course. À Portville, il l’avait quelquefois entraînée aux arènes et s’était réjoui du plaisir qu’elle prenait au spectacle. Mais il savait qu’à Madrid, son émotion serait décuplée par l’ambiance.

Monsieur Hermès avait pris à dessein des places au soleil afin d’être mêlé de plus près à la populace, foule colorée dans ses atours, partiale dans ses gestes et criarde dans ses propos. Ce jour-là, Marcial Lalanda alternait avec La Serna et Cagancho. Malgré tout, rien n’assurait qu’on verrait une belle course. Le meilleur cartel ne réussissait parfois qu’à endormir le public par son apathie ou qu’à l’indigner par son manque de vergogne. Quand on était aficionado, il fallait se résigner à subir dix courses insipides pour être là, au moins, la seule fois où il se passerait quelque chose d’extraordinaire. Les toros n’étaient pas toujours tels que les souhaitaient les toreros et les toreros pas forcément dans un bon jour. Qui dirait si Cagancho ne serait pas pris, justement aujourd’hui, d’une de ces répulsions inexplicables, d’une de ces frousses insurmontables qui le rendaient clownesque ? Qui dirait si La Serna ne compromettrait pas son merveilleux travail de cape et sa faena par de lamentables estocades ? Qui dirait enfin si Lalanda ne se cantonnerait pas dans une prudente passivité, dans cette grisaille où il se complaisait parfois et contre quoi ni les huées, ni les sifflets, ni les menaces ne pourraient rien ? L’un d’eux allait-il sortir le grand jeu pour écraser les deux autres ? Ou bien, face au difficile public madrilène, se piquant d’émulation, rivaliseraient-ils d’audace, de brio et de cachet ?

Pâle, les joues creuses, les paupières bistrées, avec sa tête de croque-mort, de tuberculeux ou de cardiaque, appuyé au burladero, la montera bien enfoncée sur le front, Marcial semblait sourire intérieurement comme s’il avait su déjà quels enthousiasmes ou quelles déconvenues il allait ménager à la foule. Le premier toro était pour lui. Il s’agissait d’un lot de Saltillos, pas très puissants mais résistants de pattes, mobiles, poussant sous le fer, souvent nobles jusqu’à la mort mais qui, mal lidiés, en feraient suer plus d’un.

Monsieur Hermès fixa le visage de Marcial avec sa lorgnette. Il aurait voulu pouvoir se glisser sous sa peau, savoir, à cet instant, ce que ruminait la pensée de ce torero encore jeune et déjà très riche et qui avait eu tous les succès possibles dans l’ancien comme dans le nouveau monde. Marcial songeait-il à l’argent qu’il allait gagner au moyen des quelques suertes auxquelles son art et son métier vaudraient d’être acclamées ? Était-il pleinement conscient de sa valeur ? Il avait eu de l’ambition. Il en avait encore, à l’occasion. Mais il ne se livrait plus comme autrefois. Il était devenu très économe de son talent. Il n’en servait que la ration juste suffisante pour garder la faveur du public. Il restait ainsi des semaines et des mois sans se risquer. Et puis, s’il sentait que son crédit baissait un peu, il débitait tout son répertoire au cours d’une tarde favorable et regagnait d’un coup le terrain perdu. Beaucoup le détestaient à cause de cette absence de panache, de ce soin avec lequel il dominait ses toros, sans accepter de forcer le succès et sans s’exposer à la corne. Ils ne voulaient pas admettre qu’il lui fallait une science consommée pour diriger les événements si aisément à sa guise. Ils oubliaient qu’il y avait déjà des années qu’il combattait. Il était venu très tôt à la lidia. Il avait connu les tâtonnements des débuts, les échecs inévitables. Il avait même été durement châtié à plusieurs reprises. Puis il avait triomphé. Et la foule ne s’était plus souciée que de ce triomphe. Alors, lui aussi, la richesse acquise aidant, il avait fini par oublier petit à petit l’incertitude de ses premiers pas. Mais, au fond, qui sait s’il ne s’étonnait pas, parfois, de sa vogue auprès du public ? Oui, bien sûr, la Mariposa ! Mais la Mariposa n’était qu’une fantaisie, qu’une fioriture qu’il accomplissait en s’amusant. Il ne se souvenait même plus dans quelles circonstances l’idée de cette passe lui était venue. C’étaient les journalistes qui l’avaient baptisée et en avaient dit merveilles ! Que les gens étaient superficiels ! Ils étaient ravis s’il dessinait sa Mariposa et ils l’acclamaient. Mais ils ne pigeaient rien à ce travail ingrat qu’il effectuait devant les blandos les plus difficiles. C’était là, cependant, qu’il montrait vraiment de quoi il était capable et quelle expérience il avait. N’auraient-ils pas dû admirer surtout la variété de ses recours, la rapidité avec laquelle il pouvait juger des qualités et des défauts d’un bicho dès son entrée dans l’arène et en déduire le traitement à lui imposer ? N’avait-il pas payé assez chèrement son initiation ? Chacun de ses gestes, désormais, était pesé. Il n’agissait jamais qu’à bon escient. Mais de cela, le gros public ne voyait rien. Ce qu’il lui fallait, c’était le clinquant, l’arrogance, les adornos. Eh bien non, il ne commettrait pas la faute de se laisser aller à cette criminelle exigence. Il n’avait pas envie d’être blessé, à nouveau. C’était bien assez quand, parfois, malgré lui, parce qu’il aimait ça, tout de même, au risque d’être encorné, il s’abandonnait à la griserie d’être téméraire. Il n’avait pas peur d’un manso borgne ou boiteux, fuyard ou vicieux car il restait alors sagement sur la défensive sans jamais perdre son sang-froid. Ce qu’il redoutait davantage, c’était l’enthousiasme contagieux de la foule. Ah, Marcial les connaissait ces après-midi homicides ! Jamais le métier n’a paru si facile. Le temps est radieux. Le sable de l’arène est ferme et le pied est sûr. Il n’y a pas de vent. La cape ne se collera pas dans vos jambes. Le public même est favorable, prêt à tout applaudir. Enfin, les bestioles sont sur mesure : de vrais mannequins à roulettes. Mais c’est justement dans ces cas-là qu’on doit se modérer. L’assistance est cruelle sans s’en douter. Par ses clameurs, elle met de l’alcool dans vos nerfs. Elle vous porte. Elle vous excite. Ole ! À chaque passe, son rugissement de plaisir s’enfle et vous pénètre. Une autre, encore une autre. De plus en plus serrée. Et ce frisson qui parcourt les gradins, qui est mélangé de frayeur et d’admiration, vous le sentez qui vous enveloppe. C’est à cette sollicitation dangereuse qu’il faut se garder de céder si on tient encore à la vie. C’est alors qu’il convient de conserver toute sa vista et repousser de toutes ses forces le philtre enchanté. Ole ! Ce cri énorme qui jaillit de milliers de poitrines et qui vous fait défaillir de bonheur, il faut de soi-même y mettre un terme. Mais ce ne sont là que des mots. En réalité, quand il est pris dans ce torrent voluptueux, dans ce rugissement qui exige de lui le suprême sacrifice, il sait bien qu’il ne peut plus reculer. Il ira jusqu’au bout, comme les autres, sans réfléchir aux suites. C’est dans ces conditions-là que son ami Granero a été tué, à côté de lui, dans cette même arène, il y a quinze ans, drame dont il est encore accablé aujourd’hui. Pendant des mois, par une odieuse campagne de presse, on a cherché à le rendre responsable de la cogida. Les imbéciles ! S’il avait cru pouvoir sauver Granero, n’aurait-il pas tenté l’impossible ? On lui avait reproché d’être mal placé, d’être arrivé trop tard au quite. Savait-on seulement comment ça s’était passé ? L’accident avait été si soudain, si imprévu ! Si bête, surtout ! Un torero si admirable ! Un de ces coups du sort, inévitable, hélas ! Une malchance !

Monsieur Hermès ne perd pas Marcial des yeux. Comme son regard est fiévreux ! Va-t-il se risquer tout à l’heure ? Il y a de ces fatalités auxquelles un homme de sa qualité ne peut pas se dérober. Ses détracteurs pourront bien l’accuser d’être devenu un torero sans flamme et sans aficion, s’ils veulent ! Qu’ils y viennent donc, eux-mêmes ! Qu’ils descendent dans le redondel ! Ils verront ce qu’il en est de se savoir là, tout seul, à hauteur des cornes, de ces cornes qui semblent soudain démesurées !

Quel effet un homme comme Marcial pouvait-il faire sur Marie-Amélie ? Les phases de la course, la foule, les couleurs, les cris, voilà surtout ce qui l’amusait. Le torero était trop loin d’elle, trop anonyme dans son travesti pailleté, au milieu des autres peones, pour quelle le remarquât. Il n’était à ses yeux qu’un des acteurs du spectacle. Elle n’était pas femme à s’amouracher d’un belluaire, à s’enflammer pour un être uniquement parce qu’il accomplissait des actes périlleux.

Longtemps, Monsieur Hermès s’était persuadé qu’il n’y avait qu’une façon d’être aimé : c’était de pouvoir jouer dans la vie un rôle exceptionnel, de n’être justement pas comme tout le monde. Pourtant, Monsieur Hermès avait conscience de n’être rien. Il n’avait jamais rien entrepris qui lui permît de mériter d’être placé au-dessus de ses semblables. Il n’était ni une gloire de la toreria, ni un acteur célèbre, ni un politicien universel. Enfin, il n’avait jamais eu non plus le charme acide de Patrick, ni la beauté exotique de Paolo.

Mais qu’importait ? Marie-Amélie l’aimait tel qu’il était. Il est vrai que si elle avait dû être sensible au prestige physique, ce n’est pas sur le malingre Marcial qu’elle aurait jeté son dévolu mais plutôt sur le fin La Serna ou sur l’inquiétant Cagancho dont le teint de gitan et les yeux verts étaient si bien mis en valeur par son costume noir et or. Il est vrai que ni en Italie, l’année précédente, ni présentement, en Espagne, Marie-Amélie n’avait paru prêter attention aux hommes qu’elle rencontrait. Les latins n’étaient pas son type. Blonde comme elle était, elle préférait en effet les blonds, à condition encore qu’ils fussent minces et de haute taille. En somme, se disait Monsieur Hermès, sans se croire beau pour ça, quelqu’un dans mon genre !

Un matin, à Saragosse, comme ils se promenaient sur la calle del Coso, de jeunes Aragonais venant à les croiser avaient vivement retiré leurs vestes et les avaient étalées galamment comme des capes, aux pieds de Marie-Amélie, pour qu’elle y marchât. Elle avait marqué un instant d’arrêt, s’apprêtant à contourner les vestes, mais Monsieur Hermès qui connaissait la coutume, lui avait pris le bras et l’avait obligée à les fouler en lui expliquant qu’il s’agissait là seulement d’un hommage qu’on lui rendait. Elle aurait contrarié ces garçons en se refusant au jeu. Alors, comme elle leur adressait un sourire pour les remercier, l’un d’eux, faisant claquer ses doigts, s’exclama : bella rubia !

Un autre aurait pu s’en formaliser. Mais Monsieur Hermès n’était pas jaloux. D’abord parce que Marie-Amélie ne lui en fournissait pas le prétexte. Mais surtout sans doute parce qu’il ne l’aimait pas en forcené. Fallait-il supposer enfin qu’il y avait dans le comportement de certains hommes quelque chose qui incitait les femmes à se jouer d’eux, à les torturer ? Dame, il était en droit de le penser. Car, pour sa part, hasard ou pas, il n’avait jamais connu que des femmes fidèles, aimantes et franches de collier. Les perverses, les truqueuses, les frotteuses, les allumeuses, les cérébrales, les minaudières, les emmerdeuses, les compliquées se méfiaient-elles de lui, pressentaient-elles tout de suite qu’elles n’auraient pas de prise sur lui ? Pourtant il n’avait rien de bien intimidant. S’il avait été préservé de ce genre de mésaventure jusqu’ici, n’était-ce pas dû surtout à sa nature défiante ? On ne pouvait pas l’abuser longtemps. Il était toujours en état d’alerte. Il n’y avait rien dont il eût plus horreur que de perdre la face, que de sombrer dans le ridicule. Pour le berner, il aurait fallu savoir lui donner le change. Et ce n’était pas à la portée de la première venue.

Mais, dans le fond, était-il moins dupe que d’autres ? Il lui arrivait souvent d’envier les gens qui étaient toujours de plain-pied non seulement avec leur propre vie, mais encore avec les événements qui pouvaient influer sur leur destin. En voilà, au moins, qui ne s’embarrassaient pas de concepts, de principes ! Ils étaient capables de réflexion, cela va sans dire. Mais ils ne se perdaient pas en analyses stériles. Ils allaient droit au but. Bien sûr, ils subissaient leur part de mécomptes, mais ils étaient vite remis d’aplomb et savaient se montrer disponibles si peu qu’une occasion nouvelle se présentât.

Monsieur Hermès était bien loin de réagir avec cette aisance. Que de temps n’avait-il pas perdu en palabres intérieures, en pesées psychologiques ! Il était constamment écartelé, constamment tiraillé en tous sens par les multiples ressorts de son caractère. Pour un mot à prononcer, pour un simple geste, il était paralysé, hésitant entre toutes les solutions possibles. Car sa lucidité exacerbée lui jouait ce très mauvais tour de lui exposer instantanément les deux faces de chacune d’elles. En chaque circonstance, il se sentait donc apte à entrer soit dans la peau du pur spectateur, soit dans celle de l’acteur-né.

Car il admettait fort bien que la position de l’acteur-né était souvent la plus sage, celle qui permettait de jouir le plus agréablement de la vie et des êtres. Mais il ne consentait pas fréquemment à l’adopter. Il lui eût été vraiment trop pénible, en dépit des agréments promis, de renoncer à sa chère lucidité. Peut-être aussi n’était-il pas dans sa nature d’être doué pour ce rôle d’acteur-né. Il savait bien que, dans la vie de tous les jours, l’acteur-né avait la meilleure part. Mais quelles satisfactions personnelles vaudraient jamais celles, si intenses, du pur spectateur !

Par exemple, est-ce qu’il s’était une seule fois engagé à fond dans une aventure quelconque, dans une carrière, dans une passion politique, au service d’une idée, d’une amitié, d’un amour ? Non, jamais il ne s’était donné tout entier à rien. Même pas à Caroline ! Il y avait toujours eu une moitié de lui-même qui renâclait et qui l’empêchait de pousser quelque expérience que ce fût jusqu’à ses ultimes conclusions.

De plus, il aurait sans doute fallu un bien violent coup de pouce du destin pour précipiter Monsieur Hermès dans un irrémédiable pessimisme. Si déséquilibré qu’il fût en certaines occasions (et à son propre étonnement !) il n’avait jamais été effleuré par la moindre idée de suicide. Ça, au moins, c’était un fait. De ce côté-là, donc, rien de morbide en lui. Son amour de la vie était si vivace qu’il se persuadait qu’il y aurait toujours en lui quelque sursaut qui lui permettrait de surmonter les pires vicissitudes. Et, par ailleurs, il ignorait totalement l’ennui. Il n’arrivait pas à partager l’aveuglement de ses semblables pour des dadas, des manies ou des passions puériles, mais il n’avait jamais non plus le désir de s’étourdir ni de tuer le temps.

C’était pour ça que les gens qui se croyaient carrément dans la norme, comme Monsieur Papa ou Madame Mère, le traitaient d’original et d’amateur de paradoxes. Il ne s’était jamais plié à aucun rite, autant de chagrin que son retrait pût causer à ceux qui se veulent esclaves des banquets, des enterrements, des inaugurations, des anniversaires, des protocoles, des marches au pas cadencé, des gestes automatiques, des plaisirs grégaires, des salamalecs. C’était ainsi qu’il rejetait loin de lui tant d’obligations morales et sociales, tant de simagrées et de paroles pour ne rien dire, tant de génuflexions et de préambules, tant de métaphores et de périphrases, tant de parades et de dérivatifs, car c’était autant de temps volé à la vie. Libre aux autres de le traiter d’égoïste. Il savait qu’il était égoïste. Il ne s’en cachait pas. Il l’était même avec une nuance de défi. Il aimait mieux être égoïste que fossilisé.

Voilà pourquoi il recherchait de préférence des émotions et des sensations de pur spectateur. La vie idéale eût été pour lui une vie de perpétuelle contemplation. La vue de la mer, la caresse du soleil, la voluptueuse diversité d’un paysage, l’harmonie d’un air, la représentation offerte par un tableau, par une scène de théâtre, par un livre, la conversation de certains êtres comme la profondeur de certains silences, voilà tout ce qui lui paraissait digne d’être goûté. La vie ne consistait pas pour lui à manger, à dormir, à travailler, à agir. Ce qu’il attendait d’elle, c’était qu’elle le plongeât le plus souvent et le plus longtemps possible dans un état d’euphorie. Ce n’était d’ailleurs pas, chez lui, une exaltation paresseuse ni une propension passive à l’oisiveté. C’était plutôt comme une volonté de solide attention. En toutes circonstances, il désirait conserver un regard éveillé sur le monde extérieur comme sur son monde intérieur. Il restait curieux de tout. Il fuyait l’agitation pour l’agitation. Et il se méprisait toutes les fois qu’il se laissait aller à supporter les malsaines servitudes de la vie en société.

C’était un peu pour ça aussi qu’il prenait tant de plaisir en voyage. Il y échappait tout à fait à ses obsessions habituelles. Il aimait passer ainsi, au gré de sa fantaisie, d’une ville inconnue à une autre ville inconnue, en jouissant malicieusement des affairements de ces êtres qu’il lui était donné de rencontrer soudain et qui, sous ses yeux, se livraient aux soubresauts de leur marionnette de même qu’aux dérisions de leur quant-à-soi. En parcourant de grandes distances, il avait l’impression de défiler devant un monde immobile. Et puis, au cours des haltes, c’était au contraire ce monde qui, devenant mobile à son tour, défilait devant lui. Par cela même, il pouvait voir les deux faces des mêmes choses. Et cela satisfaisait en lui ce sens de la dualité, du pour et du contre, du blanc et du noir, de l’envers et de l’endroit qui lui était cher.

Néanmoins, quand Monsieur Hermès voyageait, c’était surtout son nomadisme qui était comblé. Qu’était-il, en effet, sinon un nomade ? Il n’avait pas de racines. Il n’avait jamais su ce que c’était que posséder une terre natale. Il n’avait non plus jamais connu cet amour du clocher qui occupait tant de place dans le cÅ“ur des autres. Avant de s’installer à Portville, Monsieur Papa et Madame Mère avaient longtemps vécu à Paris et c’était là qu’il était né. Comment était-il possible de naître dans une ville comme Paris ? Il ne manque pas de gens qui y naissent, cependant ! Ils vous racontent ensuite qu’ils ont vu le jour à Neuilly ou à Vaugirard, à Monceau ou à la Nation, dans le Sentier ou aux Halles. Un peu comme si la grandeur de Paris les effrayait et leur paraissait inhumaine, un peu comme s’ils avaient besoin de se raccrocher aux proportions plus décentes d’un quartier. Mais lui, il n’avait même jamais songé à un tel stratagème. Il avait beau se répéter qu’il était de Paris, de Montparnasse, ça ne réveillait aucune fibre en lui. C’était sans doute pour ça que, partout où il avait vécu après, il s’était senti sans attaches profondes, comme déraciné. Au mieux, il n’aurait jamais que des patries d’élection, pays ou régions, capitales ou bourgades dont la beauté lui aurait été sensible et où il aurait été heureux.

Monsieur Hermès savait qu’il aurait pu ne jamais revoir Paris ou quitter Portville pour toujours et aller vivre n’importe où sans éprouver le moindre regret. Des émotions de ce genre lui étaient totalement interdites. Où qu’il allât, d’où qu’il vînt, il était un étranger, un apatride, un errant en puissance. Et c’était sans doute pour ça aussi qu’il n’avait pas tellement de points communs avec les autres. Était-il sûr, seulement, d’être le fils de ses parents ? Il se voyait si différent d’eux que le soupçon, depuis longtemps lui était venu qu’il ne connaissait pas, qu’il ne connaîtrait sans doute jamais son véritable père, sa vraie mère. Ceux que l’état civil lui avait donnés étaient faux. Des sortes de parents adoptifs, si l’on veut. Non, il n’était pas possible que ceux-ci eussent conçu un enfant qui leur ressemblât si peu. Peut-être un jour, par miracle, son exacte identité lui serait-elle révélée. Mais à cela non plus il ne tenait pas. Il préférait se contenter d’un vague anonymat. D’ailleurs, son orgueil y trouvait profit. Homme sans passé, sans famille, sans antécédents, il était seul de son espèce et libre, par conséquent, d’intimer à sa vie une orientation originale. À ce compte, il aurait voulu pouvoir pousser son rêve plus loin encore. Être quelque chose comme un enfant de l’Assistance Publique, né de père et de mère inconnus. Être un enfant dont on ignorerait jusqu’au lieu où il avait été mis au monde. Ainsi, ce qu’il aurait été ensuite, l’homme qu’il serait devenu, n’aurait rien dû à personne. Dépendre de quoi que ce fût ou de qui que ce fût lui était odieux. Il souhaitait d’être intangible !

Il est bien certain que l’existence qui lui avait été imposée par Monsieur Papa et Madame Mère depuis son enfance avait non seulement entretenu mais développé en lui cette rigueur farouche. Ne l’avaient-ils pas trimbalé un peu partout ? Monsieur Hermès aurait été en peine de dresser l’inventaire de tous les logements où il avait vécu, de tous les déménagements qu’il avait effectués, de tous les départs qui l’avaient meurtri. Il n’avait jamais eu de foyer stable. Il n’appartenait à aucune lignée. Il n’avait eu ni frère ni sÅ“ur. Enfant, il avait vécu silencieux, sauvage, avait joué en solitaire, était demeuré des jours et des jours sans parler, renfermant toutes ses pensées au fond de lui-même sans se confier à personne. Quand il avait connu Caroline, quand il s’était intégré au milieu Poujastruc, il avait cru, de bonne foi, qu’il allait enfin pouvoir se réclamer d’un groupe humain, devenir partie constituante d’une famille et c’est en toute humilité qu’il avait alors renoncé aux privilèges hautains qui l’avaient jusque là soutenu. Mais il lui avait suffi de trois ou quatre années pour comprendre qu’il n’était pas fait pour cette vie là, qu’il n’avait pas le sens de la nichée et, en un mot, que son destin était ailleurs. De même donc qu’il conservait un souvenir déplaisant de son enfance (à l’inverse des autres) il en était venu à considérer que n’avait aucune résonance dans son cÅ“ur ni dans son esprit ce qui semblait en avoir tant dans le cÅ“ur et l’esprit des autres. Qu’avait-il besoin d’une tribu, d’un havre, d’une tradition ancestrale, d’un patrimoine, d’un caveau de famille, d’une nombreuse parenté ou d’un arbre généalogique ? Le respect du nom, le culte des morts étaient pour lui des figurations incolores.

Dans ces conditions, comment s’étonner qu’il eût des dispositions pour le nomadisme ? Quand il était au loin, à l’étranger, comme en ce moment en Espagne, il ne dédiait jamais une pensée nostalgique à la ville où il vivait en temps ordinaire. S’il l’avait pu, il ne serait jamais revenu. Et c’est avec une véritable délectation qu’il contemplait, parfois, sur ses valises, les étiquettes qu’y avaient collées les bagagistes comme si cette part de sa vie qui comptait seule à ses yeux, avait été inscrite là, à dessein. Il n’y avait pas jusqu’à la vie d’hôtel qui ne lui semblât convenir parfaitement à son tempérament à cause de ce qu’elle avait justement de fortuit, de temporaire, d’occasionnel, d’anonyme et d’imprévu. Petites pensions de famille rococo, hôtels borgnes, auberges de campagne, grands palaces, partout il était là comme chez lui, mieux que chez lui. Bonheur de ces soirs où, arrivant dans une ville nouvelle, on le conduisait à la chambre où il allait dormir et où, des fenêtres de laquelle, le lendemain matin, il découvrirait un paysage de toits ou de mâtures, un panorama montagneux ou la courbe d’une baie luxuriante ! Qui donc avait jamais déploré que les chambres d’hôtel fussent laides, impersonnelles et vulgaires ? Mais c’était cela, précisément, qui l’attirait. Ainsi pouvait-il leur imposer plus facilement son empreinte. Son premier soin était de déballer ses bagages. Il avait vite fait de transformer la pièce. En un rien de temps son campement était organisé. Ses livres sur la table, entourant son manuscrit, son stylo, ses notes, sa pipe, son tabac… Là, il était chez lui ! Et quand il repartait, l’ayant pareillement vidée de la substance qu’il lui avait prêtée, il la laissait aussi impersonnelle et aussi vulgaire qu’il l’avait prise, tandis qu’achevait de se consumer dans le cendrier sa dernière cigarette comme si lui-même s’était évaporé dans cette fumée sans laisser plus de trace de son passage que n’en laissent des bohémiens qui ont bivouaqué dans une clairière…

Le soir de leur dernier jour à Madrid, Monsieur Hermès entraîna Marie-Amélie au Teatro Martin pour entendre des chants flamencos. Ils se trouvèrent assis sur de durs fauteuils de bois, au milieu d’une foule disparate d’ouvriers et de snobs qui, en pénétrant dans la salle, paraissaient avoir oublié du même coup leurs différences sociales. La cotte bleue côtoyait l’habit et la belle, emmitouflée dans ses hermines, la cigarière en sarrau. Il y avait quelque chose d’étrange dans l’assemblage de ces êtres qui participaient aux mêmes émois d’un même cÅ“ur. Quand le chanteur flamenco se lançait dans une improvisation, l’assistance restait suspendue à sa modulation avec extase et quand elle pressentait qu’il allait y mettre un point final, elle bruissait soudain et laissait éclater le râle voluptueux de son enthousiasme dans un Ole ! guttural qui secouait d’un frisson l’échine de Monsieur Hermès. Jamais il n’avait rien vu ni rien entendu d’aussi envoûtant. Bientôt, Marie-Amélie et lui s’associèrent à cette fascinante liturgie. Monsieur Hermès était content d’avoir amené son amie en ce lieu et de voir qu’elle s’évadait aussi légèrement que lui de son comportement habituel pour s’identifier à ces initiés dont la transe avait quelque chose de religieux et d’érotique à la fois.

Dommage qu’il reculât devant l’éventualité de refaire sa vie avec elle ! En vérité, il n’aurait pas fallu la pousser beaucoup aujourd’hui pour qu’elle consentît à divorcer et acceptât de vivre avec lui n’importe où. Ainsi, il aurait pu réaliser son rêve d’une existence vagabonde. Elle aurait été pour lui la partenaire idéale, tant elle était perméable et compréhensive, malléable et discrète. Il aurait pu la façonner à sa guise. Il était sûr qu’elle aurait toujours été au-devant de ses excentricités sans jamais le décevoir. Oui, mais l’aimait-il assez ?

VIII

Deuxième voyage en Italie

Ça n’allait plus très très fort, depuis quelque temps, entre les Gibert et Monsieur Hermès. On ne pouvait pas dire que les premiers fussent en délicatesse avec ce dernier. Il ne leur en avait d’ailleurs pas donné le prétexte. Mais peut-être leur curiosité s’était-elle partiellement éventée. Ses visites quotidiennes avaient fini par créer une accoutumance. On ne le traitait plus en invité mais comme partie intégrante du foyer et, par ce fait même, d’une façon un tantinet cavalière. On ne se gênait plus pour lui. On l’admonestait parfois. On le chargeait de diverses commissions. On le mettait à contribution. Il en résultait donc mille petits tiraillements.

Quant à Monsieur Hermès, il constatait que sa liaison ne lui procurait plus les mêmes profits. Ses désirs s’étaient fatalement émoussés et il avait manqué d’imagination (ou de cynisme) pour les renouveler. Il ne couchait plus avec Marie-Amélie que par routine et s’abandonnait souvent au plaisir de penser au corps d’autres femmes quand il était dans ses bras. Par surcroît, il commençait à se lasser de sa frivolité. Il ne pouvait avoir avec elle le genre de conversations qu’il avait eues autrefois avec Caroline. Elle ne savait pas lui renvoyer la balle. Certes, elle était docile et attentive. Mais ce sont là des qualités négatives. Il eût préféré des échanges plus fructueux. Mais elle n’était pas de taille à lui apporter une contradiction solide. D’autant qu’il devenait plus exigeant. Bien sûr, il était un jouisseur par plus d’un côté, mais il lui arrivait de plus en plus d’aspirer à une nouvelle métamorphose romanesque. Un rêve de grande passion le hantait. Il découvrait que l’érotisme n’était pas tout.

Avec Jo, c’était encore pire. Ce pauvre Jo n’était amusant (et donc acceptable !) que par accès. Hors de ces accès, il n’y avait rien à tirer du grime. Et même quand il était en état de crise, fallait-il éviter de le subir à trop forte dose, car il devenait fatigant à la longue. Sa faconde, ses grimaces, ses pitreries, ses calembours puaient toujours la vulgarité. La gaudriole avait du bon mais elle était déplacée en certains cas. Être le familier de Gaudissart n’était pas un idéal.

Aussi, pour pallier à son dénuement, aux roucoulements de sa maîtresse ainsi qu’aux pirouettes de Jo, Monsieur Hermès s’était-il réfugié dans l’étude. Mais non content de lire avec un appétit décuplé, il avait grandement avancé son manuscrit pendant toute cette année-là. L’ayant enfin achevé, il l’envoya à Patrick dont le verdict fut plus que favorable. Selon lui, Monsieur Hermès devrait, sans tarder, soumettre Adolescence à un éditeur. En attendant, il allait le donner à lire à Stéphane Courtois. Mais Patrick allait plus loin. Pourquoi Monsieur Hermès, plutôt que de s’enliser à Portville, ne se déciderait-il pas à laisser à Jo Gibert la gérance de leur cabinet et ne viendrait-il pas s’installer comme lui à Paris ?

Il va sans dire que la perspective était tentante. Oh, ce n’était pas que Paris l’attirât davantage. Mais enfin, là-bas, il bénéficierait de la présence de Patrick et vivrait dans une ambiance enrichissante. Il était exact qu’il perdait son temps à Portville. C’était une ville insipide où l’on ne pouvait que s’abrutir. Les voyages qu’il venait de faire à l’étranger, par contraste, lui en administraient la preuve. Bon dieu ! il y avait d’autres gens à fréquenter, de par le monde, que les Gibert ! Pourquoi ne s’affranchirait-il pas des tutelles de leur petit cercle ? Ce n’était pas une raison, parce qu’il avait déjà vécu à Paris des années malheureuses, pour qu’il n’y profitât pas, à présent, d’un climat plus favorable. Enfant, il n’avait pas été son maître et, surtout, il était alors trop jeune pour savoir jouir de la vie. Adolescent, les circonstances avaient été plus contraires encore puisqu’il avait dû, non seulement subir le fastidieux apprentissage auquel l’avait soumis Monsieur Papa mais subsister dans un état voisin de la misère. Tandis qu’aujourd’hui, il pourrait vivre à Paris dans une liberté complète et très largement. Il n’aurait plus à supporter la médiocrité ni les servitudes d’autrefois. Il aurait des amis, des loisirs et saurait tirer profit de l’expérience qu’il avait acquise. Oui, Patrick avait raison, son offre méritait qu’il y réfléchît sérieusement. Il ne voyait pas encore très bien comment il y donnerait suite sur le plan pratique mais, à chaque instant, maintenant, il y songeait avec complaisance. L’idée le travaillait et faisait petit à petit, en lui, son chemin.

Pourtant, ça ne l’empêcha pas de mener à bien l’organisation de leur deuxième voyage en Italie. L’année précédente, il s’était limité. Mais cette fois, il voulait davantage. Il désirait pénétrer au cÅ“ur du pays. Le nord de l’Italie était très beau avec ses montagnes, ses lacs et ses villes d’art. Mais c’était le sud qui l’attirait et même l’extrême sud, la Calabre, la Sicile. À son avis, ils devraient se rendre le plus rapidement possible à Palerme, en suivant la côte. Selon ses calculs, en moins d’une semaine, ils pouvaient être à pied d’œuvre. Alors, à partir de Palerme, tranquillement, ils poursuivraient leur périple par petites étapes. On pouvait se fier à la voiture : elle était solide et rapide. Enfin, la nécessité de tenir le volant sans relâche et de couvrir de longues distances ne l’effrayait pas.

Le premier jour, ils atteignirent Arles. Le lendemain, ils étaient à Gênes. Puis, par Livourne, Rome, Naples et Messine, ils parvinrent au but, le cinquième soir, ayant parcouru sans défaillance plus de trois mille kilomètres. La chaleur, à partir de Grossetto, avait été si féroce qu’ils étaient fourbus. Ils avaient marché à une véritable allure de record, à travers les cols, les lacets, les fondrières, les agglomérations populeuses, longeant la mer, bordant les corniches, transperçant les vallées. Ils partaient de grand matin, roulaient jusqu’à midi, déjeunaient, repartaient et arrivaient parfois très tard au terme de l’étape. Ils dînaient et allaient au lit pour recommencer dès l’aube.

Monsieur Hermès s’était pris d’amour pour sa machine. Ignorant tout de la mécanique, sans doute aurait-il pesté contre elle s’ils étaient tombés en panne. Mais il eut lieu d’être fier d’elle et il la flattait du regard et de la main, comme si elle avait été un animal vivant et sensible. En vérité, il fallait qu’elle fût de bonne composition ! Bien sûr, avant le départ, il l’avait fait réviser et l’avait munie de pneus neufs. Mais il n’eut jamais à soulever le capot que pour se préoccuper de l’huile, de l’eau ou de l’essence. La nuit, il la laissait en plein air, dans une cour d’hôtel, ou la remisait, sans plus de soins, dans un garage proche. Et quand il se réinstallait à son volant, il n’avait qu’à mettre le contact, tirer sur le démarreur, et il l’entendait vrombir et piaffer comme la veille. Du moins aurait-il pu crever sur les routes parfois impossibles de la Calabre. Mais non, pas une seule crevaison ! Ce qui était tout de même une veine !

Durant ce voyage, en quelque sorte, plus que la visite de villes jusqu’ici inconnues, plus que la contemplation des monuments ou des trésors des musées, ce fut encore la route et ses accidents et ses paysages toujours nouveaux et le sentiment qu’il avait de se livrer à un sport passionnant qui lui procurèrent les plus grandes joies. À tel point que sa fatigue même devenait un symbole de son plaisir en accroissant l’impression qu’il avait de réaliser une performance qui n’était pas à la portée de n’importe qui. Tout le temps qu’il conduisait, il jouait. Oui, il jouait comme il avait toujours joué enfant en manipulant ses soldats de plomb ou ses cubes, en ruminant solitairement et en s’inventant des histoires dont ses petites mains concrétisaient simultanément les épisodes. Aujourd’hui, le jouet et l’histoire étaient autres. Mais il se livrait, en somme, exactement au même processus mental. Il raisonnait ses horaires, s’imaginait qu’il participait à quelque course monstre dont il était le champion invincible, se suscitait des adversaires présumés dans la personne des automobilistes qu’il dépassait et jouissait de son triomphe quand il avait escaladé une montagne avec maestria grâce à d’habiles reprises ou gagné une seconde en se faufilant avec hardiesse dans un encombrement. Aux étapes, il compulsait soigneusement ses cartes, en étudiant le tracé, retenant dans sa mémoire les parcours rectilignes où il pourrait foncer et les difficultés qu’il aurait à surmonter. Sur la route même, Jo ayant la charge de le guider, il l’écoutait lui dire ce qu’annonçaient les plaques indicatrices des carrefours. Quand ils traversaient en trombe un gros village perdu, mettant en fuite les poules et les canards et soulevant derrière eux d’épais nuages de poussière, ils riaient comme s’ils avaient couru à la poursuite de quelque chose, excités qu’ils étaient par l’idée qu’ils venaient de si loin. Et il est vrai que certaines des régions abordées étaient d’aspect si étrange et si arriéré qu’elles leur communiquaient une âcre sensation de dépaysement et qu’ils auraient pu aussi bien se croire, avec un peu d’imagination, au cœur du Transvaal ou du Thibet.

Qui fut surtout éprouvé par cette randonnée ? Marie-Amélie. Elle se dopait au thé tant et plus. Mais elle avait renoncé à toute nourriture. Son estomac ne la supportait pas. Douze ou treize heures de route, chaque jour, étaient pour elle, si fragile, une épreuve pas ordinaire. Elle tint bon, cependant. Elle avait une petite nature indomptable et montrait un fier courage. Elle ne s’avouait jamais vaincue. Tout de même, le soir, elle s’enfermait immédiatement dans sa chambre et se couchait. Au bout d’un moment, comme elle récupérait très vite, elle se relevait, se préparait elle-même du thé sur son réchaud à alcool et, après en avoir absorbé coup sur coup plusieurs tasses, elle était ressuscitée et venait les rejoindre à table où ils dînaient, sans elle, de bon appétit.

Jo, lui, se rattrapait dans la journée. Après le déjeuner, dans la voiture, la chaleur accablante aidant, rien ne l’aurait fait renoncer à sa sieste. Ainsi, pendant qu’ils roulaient, Marie-Amélie et Monsieur Hermès profitaient-ils de ce tête-à-tête qui leur était ménagé. Ils pouvaient enfin échanger quelques caresses et jouir de l’illusion qu’ils étaient seuls pour se parler plus librement. À son réveil, Jo était toujours de très bonne humeur. C’était alors qu’il était le plus drôle et, par ses facéties, il diversifiait ces heures les plus mornes de la journée où, en dépit de la première fraîcheur crépusculaire, la lassitude accumulée depuis le matin était plus cruellement ressentie.

Monsieur Hermès, enfin, tenait merveilleusement le coup. Jamais il n’avait été si en forme. Était-ce la fatigue qui l’enivrait ? Ou bien les fiasques de Chianti que Jo et lui vidaient à chaque repas pour se mettre en train ? Ah, rien ne valait ce vin rouge bien glacé dont ils remplissaient leurs verres ! Souvent ils sortaient de table un peu étourdis, ayant bu plus que de raison. Mais, alors, comme ils voyaient la vie en rose ! Monsieur Hermès était dans un tel état d’euphorie que tout lui devenait facile et qu’il s’amusait comme un petit fou de toutes les bêtises que débitait Jo. La nuit venue, si peu d’heures qu’il lui restât pour dormir, il donnait à Marie-Amélie la permission de venir le retrouver et il la possédait, non sans avoir eu parfois scrupule d’abuser de ses forces. Mais c’était elle alors qui l’en priait, car elle n’avait jamais sommeil et était trop heureuse de constater qu’il était à nouveau amoureux d’elle.

Sans conteste, pour Monsieur Hermès, ce furent là des jours exceptionnels. En ces pays méditerranéens, chaque aurore n’était-elle pas, d’abord, une promesse solaire ? Au-dessus de leurs têtes, le ciel était toujours bleu et tranquille. Jamais un nuage. Mais la persistance même de cet azur, qui en aurait sans doute crispé d’autres, à la longue, était bénie par Monsieur Hermès. Il avait les nuages en horreur. Enfin, il vivait dans un climat accordé à son tempérament. Il avait un besoin physique de luminosité. Il fallait qu’il vît la terre éclairée par le soleil pour être en harmonie avec la nature et pour l’apprécier. Cette sécurité était indispensable à sa vie, à son bonheur. Si le temps était gris, son caractère aussitôt s’assombrissait. Comment Baudelaire avait-il pu parler avec tant d’amour de la pluie et de la brume ? Souvent, les gens accusaient le soleil de se cacher. Le soleil tombe en morceaux, disaient-ils. Le soleil nous fait faux bond. Mais c’était profondément injuste. Le soleil était toujours là, prêt à briller. C’étaient ces sales amas de vapeurs, suspendus dans l’atmosphère, qui étaient cause de tout.

*

Quand ils furent à Palerme, ils s’aperçurent qu’ils étaient bronzés comme des moricauds. Ils avaient maigri et leurs traits étaient tirés, mais, après une bonne nuit de sommeil et une grasse matinée bien gagnée, ils furent tout à fait d’aplomb. Dans son lit, Monsieur Hermès, détendu, se remémorait les péripéties du voyage. Il revoyait les chambres où il avait couché et où il avait aimé Marie-Amélie. Au Jules-César d’Arles, au Bavaria de Gênes, au Pace Elvezia à Rome, au Riviera à Naples, au Pagliari à Messine. De ces endroits où il n’avait pris qu’un repas : le Terminus Corallo à Livourne, le Grand Hôtel des Thermes à Civitavecchia, l’Excelsior de Cosenza, ailleurs encore. Quel abîme entre cette vie-là et sa petite existence bourgeoise de Portville ! Quel agrément de pouvoir ainsi changer de peau, d’oublier qui on était encore la veille pour se transformer en un voyageur cosmopolite par le seul fait du prince en marchant sur les traces de Barnabooth ou du Condottiere. Était-il donc répréhensible d’être à ce point mythomane ? Devait-il ce travers à sa nature, par certains côtés, féminine ? Au retour, bien sûr, il lui faudrait s’enfermer dans son affreux bureau d’affaires, sinistrement tapissé de gris, et s’y entretenir d’intérêts sordides. Mais, du moins, durant ces semaines de détente, il aurait pu s’identifier à un autre personnage et, au hasard de sa pérégrination, se persuader qu’il lui surviendrait peut-être des aventures imprévues.

Un site neuf ne garde pas longtemps, sans doute, le caractère insolite qu’il présente, les premiers jours, au voyageur. Mais tant qu’il le conserve, il recèle un charme à nul autre pareil. Monsieur Hermès avait donc savouré le plaisir de s’éveiller chaque matin dans un décor différent et dont son œil n’avait pas encore violé les contours. Pour beaucoup qui sont désemparés dès qu’ils n’ont plus sous leurs yeux et sous leurs pieds le sol familier de leur ville natale, des variations aussi continuelles auraient sûrement été fort pénibles. Mais, pour lui, elles étaient un stimulant. Toutefois, il ne fut pas mécontent de pouvoir séjourner en paix à Palerme.

Palerme se prêtait fort bien au délassement et à la mollesse. Les fenêtres de leurs chambres donnaient sur la baie. À l’arrière-plan, la ville, la Conca d’Oro, la montagne doucement voilée, dans un creux de laquelle dormait Monreale. À leurs pieds, les jardins tropicaux de la terrasse de la Villa Igiea, en surplomb au-dessus de la mer. Chaque matin, ils allaient se baigner à Mondello derrière le Monte Pellegrino. Le sable était si brûlant, la plage si peu inclinée, l’eau si chaude, qu’il fallait nager très au large pour profiter d’un semblant de fraîcheur. Quand ils revenaient vers le rivage, ils passaient entre des flottilles d’engins nautiques que les baigneurs affectionnaient pour prendre le soleil et contemplaient le déroulement de la côte.

Avec ses maisons basses, ses avenues aveuglantes de soleil (d’un soleil, toujours si haut, que l’ombre des eucalyptus, des palmiers et des lauriers était pour ainsi dire réduite à néant), avec ses torpédos, ses familias, ses bambinos, ses marchands de glaces, ses camelots, ses dancings en plein air, ses appareils à sous, ses odeurs de poisson frit, de jus de tomate ou de pastèque, de safran ou d’huile d’olive, avec ses cabines sous l’auvent desquelles les mamitas préparaient sur un feu de charbon de bois l’inévitable spaghetti, Mondello ressemblait à un quelconque Coney Island. Le spectacle qui y était donné par la foule des estivants était si varié, si coloré et si grouillant que Monsieur Hermès n’aurait jamais voulu revenir à Palerme. Il leur arrivait donc de déjeuner sur place dans l’un de ces établissements en planches, à même la plage, ombragés par de grandes bannes multicolores qui claquaient au vent pendant qu’autour d’eux une multitude caquetante et bruyante, en maillot de bain, se restaurait dans un frénétique brouhaha.

Ces tribus italiennes en vacances rappelaient à Monsieur Hermès les séjours qu’il avait faits autrefois à Royan (à Royan où il avait été l’amoureux transi de Nita Brett…) avec Buddy, Roudoudou et leurs parents, entre quinze et vingt ans. Que tout cela était loin, déjà ! Que de choses, que d’années s’étaient écoulées depuis ! Ce recul que ses souvenirs avaient pris lui donnait l’impression d’être très vieux, d’avoir amassé derrière lui un nombre incalculable d’événements au cours desquels il n’avait sûrement pas su profiter des chances qui s’étaient offertes à lui. À présent, il devinait qu’il aurait pu être heureux, alors ; qu’il y avait certainement eu pour lui des circonstances favorables. Pourquoi n’avait-il pas su les saisir ? Pourquoi avait-il été si long à s’émanciper ? D’abord, l’aventure manquée avec Nita Brett. Mais il n’y avait pas eu que Nita ! Toutes ces jeunes filles de son âge avec lesquelles, chaque été, il avait joué aux petits jeux, le soir, sur le sable, avec lesquelles il avait fait des balades en vélo, avec lesquelles il s’était baigné ! Si seulement il avait voulu danser, s’il s’était montré un peu plus entreprenant… Le sot ! Il comprenait aujourd’hui sa méprise… Comme il avait su mal lire dans leurs regards ! Comme il avait dû leur paraître emprunté ! Comme elles avaient dû se moquer de lui, entre elles ! Lui, qui, déjà, à cette époque-là, se flattait d’être si lucide, quel crédule il avait été, en réalité ! Il croyait tout ce qu’elles lui objectaient et, quand elles affectaient des airs convenables et réservés de vierge sage, ou quand elles retiraient leur main en feignant d’être offusquées, comment n’avait-il pas deviné la signification profonde de ce langage et de ces attitudes, comment n’avait-il pas vu qu’elles n’agissaient ainsi que pour le pousser à insister un peu plus afin de pouvoir lui céder finalement tout en sauvant les apparences ?

Mais à quoi bon revenir là-dessus ? Ce passé était mort et bien mort ! Il avait le tort de se juger toujours en fonction de l’homme qu’il était présentement. Ainsi se voyait-il toujours à son désavantage, rétrospectivement. Il était probable que si, dans dix ans, il analysait les réactions qu’il aurait eues durant sa liaison actuelle avec Marie-Amélie, il ne manquerait pas de commettre la même bourde car il formulerait alors, une fois de plus, son jugement selon l’homme qu’il serait devenu à ce moment-là. Impossible d’en sortir !

Que de fois Monsieur Hermès avait été requis par le désir insensé de revivre tel ou tel épisode de son propre passé ! Il savait tellement bien aujourd’hui la façon dont il aurait pu se comporter, autrefois ! Ah, si c’était à refaire ! comme on disait. Hélas, il n’y avait pas moyen d’effacer ! Toutes ces incidences qui s’étaient produites s’étaient inscrites dans une encre indélébile. Et maintenant même, alors qu’il aurait dû être théoriquement fort de tout ce qu’il avait acquis dans l’intervalle, il découvrait qu’il n’avait pas fait un pas de plus en avant et que les conceptions qu’il avait de la vie, à cet instant, ne l’exposaient pas moins que jadis aux impairs.

Souvent, le matin, il se levait avec la volonté bien ancrée de conserver la maîtrise de ses réactions et de se conduire de telle sorte qu’il n’eût pas à en rougir par la suite. Mais il n’y parvenait jamais. Il y avait toujours une parole en trop ou en moins, un geste de travers. Seul, il avait beau se répéter sa leçon, c’était en présence des autres qu’il flanchait et qu’il trébuchait car ils lui rétorquaient toujours des arguments qui le laissaient coi. Ah, combien n’enviait-il pas ces êtres privilégiés qui savaient si bien dominer leur médiocrité ou leur pessimisme et qui, mus par un mystérieux instinct, s’enveloppaient de cette grâce immunisante qui leur permettait de toujours dire et de toujours faire, dans les circonstances les plus délicates, ce qui leur assurerait le maximum d’efficacité !

L’après-midi, Palerme semblait pétrifiée par la chaleur. On n’apercevait plus personne dans les rues. C’était l’heure sacrée de la sieste. Les stores des devantures battaient sur des boutiques vides. De temps à autre, des arroseuses luisantes et caparaçonnées comme des tanks inondaient l’asphalte fumant. Aux carrefours, stoïques, les agents de ville, en kaki, avec leur casque colonial et leurs longs gants blancs, réglaient une circulation agonisante.

Jo dormait. Mais Marie-Amélie et son amant en profitaient pour vagabonder de leur côté. Ils disparaissaient en se laissant guider par leur fantaisie et leur curiosité. Le Musée, avec ses métopes de Selinonte et sa belle Annonciation d’Antonello de Messine, la Villa Giulia, la Chapelle Palatine, le cloître de San Giovanni degli Eremiti, le Parc de la Favorite, Monreale avec son dôme normand étincelant d’or et de mosaïques et son cloître plein de roses, Solunto, le temple et le théâtre antique de Segeste, le merveilleux golfe de Castellamare, le Monte San Giuliano, Trapani, autant d’endroits où on aurait pu les rencontrer.

Ils rentraient, le soir, à cette heure tardive où la chaleur intense du jour le cédait enfin à la brise venue du large. Ils doublaient les charrettes siciliennes chargées d’herbes et si curieusement peintes qu’on aurait dit des chars de mi-carême. Sur les pentes de la Conca d’Oro, la voiture glissait. Marie-Amélie ni Monsieur Hermès n’étaient pressés. Le parfum mêlé des citronniers, des orangers et des cédrats leur parvenait comme si ces arbres en avaient été encore au temps de la floraison. Dans Palerme déjà illuminée, une foule pullulante circulait avec nonchalance. C’était à croire qu’inhabitée quelques heures plus tôt, la ville s’était subitement surpeuplée sous le flux d’une invasion. Pourtant, tout était bien en place. Les commises des magasins à leur comptoir, les vendeurs de journaux à même le trottoir, les chasseurs des hôtels à l’affût des taxis, les fleuristes et les glaciers en position sur la Piazza Verdi et le long de la Via Maqueda, les terrasses des cafés, Via Cavour, avec leurs orchestres féminins importés de Naples ou de Barcelone, toujours aussi exécrables, toujours un peu obscènes à cause de l’allure exhibitionniste de leurs exécutantes sanglées dans des uniformes de dompteuses magyares et toujours promises aux assiduités gaillardes des dignitaires du fascio local.

Maintenant, Monsieur Hermès n’aurait jamais voulu quitter Palerme. Il comprenait que qui ne connaît pas la Sicile ne connaît pas vraiment l’Italie. Il jouissait à Palerme d’une sécurité plaisante. Il y était de plain-pied avec le décor et les êtres qui l’animaient. Ensuite, tout au long de leur circuit autour de l’île, la nostalgie qu’il en conserva ne fit que s’accentuer car partout où ils passèrent, il aurait voulu s’arrêter pareillement. Il ne savait comment retarder le moment où il lui faudrait s’embarquer sur le ferry-boat pour rejoindre le continent.

Gibellina, Santa Ninfa, villages perdus dans une poussière blanche d’un autre âge, Castelvetrano, Selinonte et ses champs de ruines envahis par des ronces sauvages et roussies où dorment des nœuds de vipères, avec la mer placide tout en bas, Sciacca, Cattolica, Agrigente, Nicata, Gela, Vittoria, Ragusa, Modica, Noto, Syracuse, Catane, Taormina, autant de jalons posés sur cette route fascinante où il savait qu’il ne reviendrait pas de si tôt, sans doute, et dont il ne pouvait se distraire.

À Agrigente, Monsieur Hermès aima l’animation matinale des rues étroites aux maisons peintes à l’ocre. Il s’en allait errer sur les pentes plantées d’oliveraies au milieu desquelles, majestueux et tranquilles, s’élevaient les grands temples. Il descendait ainsi jusqu’à Porto Empedocle comme s’il avait été attiré là par les odeurs pestilentielles du soufre que des manÅ“uvres chargeaient sur des cargos vétustes. Une fine poussière jaunâtre empuantissait l’atmosphère d’une odeur d’œufs pourris et décomposait la couleur de la mer et du ciel. Était-ce donc là la fin des terres connues, l’embarcadère maudit pour on ne sait quelle navigation infernale ? Était-il possible qu’un tel bled eût pu donner le jour à Pirandello ? Alors, pour échapper à l’envoûtement, il remontait les sentiers en lacets et finissait par s’asseoir à l’ombre des colonnes doriques des Dioscures, face à la ville haute qui cuisait lentement et s’engourdissait déjà dans le brûlant soleil de midi.

À Taormina, au contraire, il se vit tout d’un coup transporté dans un de ces lieux édéniques où la beauté s’offre de telles débauches qu’elle en paraît parfois indécente, où la nature allie sa somptuosité à l’habileté de la main de l’homme et où la végétation luxuriante épouse étroitement des résidences de contes de fées. Taormina c’était, soudain, au cœur de la Sicile, aux pieds de l’inquiétant Etna, le charme de Saint-Paul de Vence et la superbe de Monte-Carlo, les escarpements de Rapallo et les parterres fleuris de Menton, les allées ombreuses et secrètes de Portofino et les horizons marins d’Amalfi.

Au sortir de ces enchantements, Messine lui parut bien sordide. C’était donc là la dernière image qu’il allait emporter de l’île où il avait vécu des jours si rares ? Messine, hâtivement et pauvrement reconstruite comme si ses habitants avaient redouté un nouveau cataclysme identique à celui qui avait tout détruit vingt-cinq années auparavant ; Messine, encombrée par le tumultueux désordre des régiments qui y cantonnaient en instance de départ pour la guerre d’Éthiopie, oui, Messine était à fuir !

C’est donc avec un réel soulagement que Monsieur Hermès s’élança un beau matin à l’escalade des rampes qui dominent Villa San Giovanni et permettent de rejoindre la grande route de Naples qui transperce la Calabre comme une arête. C’était cette même route qu’il avait parcourue en sens inverse récemment. Et c’était passionnant pour lui d’affronter le paysage à l’envers, de le revoir comme s’il l’avait dépiauté. Les précipices, les torrents, les marécages, les villages inhumains, les plateaux désertiques qu’il avait admirés au soir tombant, il pouvait maintenant les admirer sous le soleil levant. Tous les aspects avaient changé. La lumière qui lui était venue de la gauche lui venait aujourd’hui de la droite et ça modifiait tous les angles de sa vision. C’était enfin comme un immense négatif où les couleurs elles-mêmes avaient gagné ou perdu en intensité et il n’y avait pas jusqu’aux volumes qui ne parussent à présent déformés comme sous l’action d’une lunette tantôt grossissante, tantôt rapetissante. Tant il était repris par la magie de ces incursions vertigineuses à travers des paysages inhabituels qui avaient pour lui plus d’attrait que la contemplation des plus belles œuvres d’art, il s’arrangea, tout au long de cette journée, pour se ménager certains moments de répit. Alors, il stoppait, descendait de voiture avec ses amis pour s’accouder à un parapet dominant le gouffre d’un torrent, pour s’étendre dans la fraîcheur d’une clairière ou pour s’attabler à la terrasse d’un petit café enfoui sous les pampres.

*

À Naples, ils arrivèrent un dimanche soir, très tard. Leur fatigue était telle qu’ils n’avaient pu la surmonter qu’en faisant appel à leurs nerfs. Aussi étaient-ils un peu surexcités. Ils avaient les yeux brûlés par la poussière, la peau des joues cuite par le soleil. Du haut du Monte Alburno, ils avaient découvert au loin la mer éblouissante de scintillement en cette fin de jour. De si loin, on aurait dit, non plus un élément liquide, mais comme une sorte de continuation désertique et métallique du continent. Roulant à contre-jour, les voyageurs étaient aveuglés par l’embrasement doré du ciel qui se projetait sur la route comme sur un miroir. À mesure qu’ils se rapprochaient de Naples, les agglomérations devenaient plus nombreuses. Il fallait les traverser lentement. À chaque instant ils étaient freinés par des encombrements. Des foules emplissaient les rues de leur vacarme et de leur désordre. Des trams surgissaient à des détours, les coinçant à droite ou à gauche selon l’insupportable fantaisie coutumière à ce genre d’engins dans tous les pays du monde. Parfois, la route était déviée pour des réparations et ils se voyaient embarqués dans un itinéraire imprévu de ruelles tortueuses où ils s’égaraient. Ou bien, franchissant un arc de triomphe insolite, ils pénétraient sans l’avoir voulu dans des sortes de cours des miracles d’où ils ne savaient comment sortir. Salerne, Nocera, Torre Annunziata, Torre del Greco, Ercolano, Resina, Granatello, Portici, San Giovanni, Pazzigno, il leur semblait que ce défilé de banlieues ne finirait pas. Depuis l’aube qu’ils roulaient, ils étaient impatients de toucher au but, de goûter un repos bien mérité. C’était comme si, soudain, ils étaient tombés dans un labyrinthe farci de traquenards et d’embûches où ils allaient errer interminablement. Pour Monsieur Hermès cette impression tendait à l’angoisse et il se souvenait qu’il avait souffert pareillement un soir où il avait pénétré à Madrid, malencontreusement mêlé à la cohue d’un public de corrida, ne sachant comment diriger sa voiture dans le déferlement des piétons énervés et le tintamarresque tourbillonnement des gros bus rouges à impériale, des taxis jaune citron et des limousines fringantes qui fonçaient sur l’Alcala à toute zibure, au mépris des agents et du code, mille fois effrayé par l’imminence d’un télescopage, risquant à chaque instant d’être écrabouillé entre deux bolides, houspillé par les uns et assourdi par les autres.

Enfin ils entrèrent dans Naples ! Et Monsieur Hermès poussait sa voiture le long des quais, bringuebalé par les soubresauts dus à un dallage défectueux. Via Partenope, ils commencèrent à respirer et furent frappés par le frais éventement de la mer. Puis ils s’engagèrent sur la Riviera di Chiaia et stoppèrent devant leur hôtel.

Dans sa chambre, Monsieur Hermès regarda son visage dans la glace du lavabo. Et il rit en enlevant ses lunettes fumées car il avait l’air d’avoir un masque de poussière jaune au milieu duquel l’emplacement des yeux formait deux cercles plus clairs. Ses cheveux drus, aussi, étaient poudrés. Il ressemblait ainsi à un coureur cycliste à l’arrivée. Il en avait les traits tirés, les paupières cernées et les rides. Il plongea la tête dans la cuvette, se débarbouilla énergiquement et se sentit bientôt ragaillardi par le contact de l’eau froide.

Peu après, Jo frappa à sa porte. Marie-Amélie et son mari avaient également fait un brin de toilette. Monsieur Hermès était-il prêt ? Il était tard. On les attendait, paraît-il, pour leur servir leur dîner. Ils descendirent dans le hall de l’hôtel et furent conduits dans un patio où, le soir, on rassemblait les convives pour qu’ils pussent mieux profiter, en plein air, des douceurs de la nuit. Les tables étaient dressées parmi les palmiers et les agaves. Il y avait là une nombreuse assistance. L’éclairage était brillant. Au fond, sur une petite estrade dominée par une pergola, une troupe de musiciens jouait des airs napolitains et des danseurs dansaient la tarentelle. C’était là une ambiance vraiment favorable à leur excitation. Ils ne pouvaient désirer mieux. Comme il devait faire noir, à présent, sur les âpres routes montagneuses de la Calabre !

Une très bonne nouvelle attendait Monsieur Hermès dans son courrier. Quand il décacheta l’enveloppe qui la lui apportait, il se demanda qui pouvait bien lui écrire cette lettre. Il n’en identifiait pas l’écriture. Mais il sauta tout de suite à la signature et lut le nom de Stéphane Courtois. Qu’est-ce que ça signifiait ? Mais oui, c’était bien une lettre de Stéphane Courtois, vieillard illustre et grand écrivain ! Et à lui adressée, encore ! Il la parcourut avidement mais s’immobilisa sur ce passage : Je n’ai pas encore tout à fait fini de lire votre livre parce que de nombreuses occupations m’en empêchent mais c’est assez pour que je vous assure, en toute franchise (je ne vous connais pas, je n’ai pas à vous ménager) qu’il est remarquable par la profondeur et la finesse de l’analyse. Il y avait très longtemps que je n’avais pu lire quelque chose d’aussi substantiellement humain. Votre livre est un concentré d’expérience et donne une certaine impression de vertige. Alliance imprévue et fascinante. J’ai beaucoup aimé l’atmosphère de mystère qui baigne vos analyses les plus exactes. C’est un ouvrage de qualité. C’est la première fois que je lis un manuscrit d’inconnu qui ait une si réelle valeur (et dieu sait si j’ai pu en lire tout au long de ma vie !). À vrai dire, ces trouvailles sont très rares. J’ai notamment été surpris de voir captés par vous tant de sentiments qu’il semblait qu’une femme seule pût analyser et qui n’ont pas encore été exprimés avec cette subtilité dans notre littérature. Je remercie votre ami Patrick Beaurepaire de m’avoir communiqué votre manuscrit que je me permets d’envoyer, dès aujourd’hui, à mon éditeur, avec un avis favorable.

N’était-ce pas trop beau ? N’était-ce pas miraculeux ? Monsieur Hermès se mit à trembler de joie et rougit de confusion. Ainsi donc, les choses prenaient enfin tournure. Mais il était encore trop ému pour réaliser pleinement la chance qui lui était accordée. Il fit part de la nouvelle aux Gibert qui le congratulèrent et il commanda du champagne pour commémorer l’événement.

Le lendemain matin, en se levant, après une nuit réparatrice où il avait rêvé de gloire littéraire, il fut surpris de voir le ciel tout boursouflé de vilaines taches couleur de safran et d’aubergine. Une brume malsaine flottait sur les lointains du port et du golfe. Il n’avait jamais vu ça. Quand la femme de chambre lui apporta son petit déjeuner, il la questionna. Il y avait eu un tremblement de terre dans la nuit. Oh, un petit, certes ! Mais qui avait été cependant nettement perceptible. N’avait-il donc rien entendu ? Non, il avait dormi trop profondément.

Même à cette heure matinale, la touffeur était extrême. Quelle journée accablante en perspective ! Il n’y avait pas un souffle d’air. Le soleil lui-même semblait décomposé derrière la brume et ses rayons s’effilochaient en sanguinolences. Plus tard, donc, le Musée, plus tard Paëstum, Pompéi ou Pouzzoles, plus tard surtout l’ascension du Vésuve. Pour tenter de fuir cette pestilentielle odeur qui régnait dans les rues et cette visqueuse canicule ils décidèrent de prendre le bateau et d’aller passer la journée à Capri.

Fut-ce sous le coup de la nouvelle qu’il avait reçue la veille au soir, de la fatigue accumulée ou de l’impression causée sur lui par les perturbations volcaniques, mais Monsieur Hermès aborda Capri dans un état second qui le prédisposa à l’enthousiasme. De fait, cette journée devait rester à jamais gravée en lui. L’émotion qu’il ressentit dès qu’il eut posé le pied sur l’île fut si forte que, pour la première fois depuis qu’il était l’amant de Marie-Amélie, il la laissa avec Jo et s’en alla de son côté à l’aventure, afin de se recueillir mieux devant les multiples aspects d’un décor qui s’imposait à lui dans sa grâce et sa grandiose beauté. Il comprit, dès cet instant, qu’il avait découvert là, enfin, le lieu rêvé qu’il avait si longtemps cherché. Il n’en dit rien à ses compagnons, par pudeur, mais se livra tout entier à l’agitation intérieure de son esprit. Oui, il était désormais amoureux de Capri. D’un seul coup, Capri lui était devenus plus chère que n’importe quelle autre contrée au monde. Quoi qu’il arrivât, il était sûr qu’il y reviendrait. Il sut que tous ses efforts, à l’avenir, tendraient à ce retour. Il s’était opéré, entre l’île et lui, un phénomène de transmutation sentimentale. Choc inoubliable dont sa vie entière serait ébranlée. Jamais la vie qui était devant lui ne pourrait plus être exactement ce qu’elle aurait dû être, à présent qu’il pouvait se dire qu’il avait fait choix de la retraite où, un jour ou l’autre, il viendrait chercher asile.

Les jours suivants, ils effectuèrent autour de Naples les excursions qu’ils s’étaient promises, poussant d’une part jusqu’au Cap Misène, jusqu’à Baïes et à Cumes et d’autre part jusqu’à Sorrente et Amalfi. Ils se promenèrent sur le Pausilippe, gravirent le mont où s’élève le couvent des Camaldules, sans s’éloigner jamais trop de la mer pour profiter de sa fraîcheur. Où qu’ils allassent, chaque matin, avant le déjeuner, ils se baignaient. Ils prenaient leurs repas dans des restaurants en terrasses au bord de l’eau. Et le soir, une fois de retour à Naples, ils longeaient lentement, en voiture, pare-brise baissé, la Riviera di Chiaia, de Santa Lucia à Piedigrotta, imitant en cela les Napolitains qui se laissent véhiculer au ralenti le long de cette admirable corniche, en caquetant et en se dévisageant au hasard des allées et venues ; paseo élégant où chacun peut étaler son luxe et son équipage. Qu’il était amusant de voir ainsi mélangées les calèches à deux chevaux des vieilles marquises et les torpédos américaines des jeunes dandies fleuries de jolies filles ! À quelques pas, de l’autre côté du large trottoir noir de flâneurs, le clapotement des vagues se faisait entendre contre les coques renflées des barques. Au large, des fanaux signalaient la présence de pêcheurs dont les ombres dansaient dans l’éclat argenté de la lune. Au loin, Capri et Ischia s’enfonçaient comme des masses pachydermiques dans le glauque horizon marin. À gauche le Vésuve laissait parfois échapper, au-dessus de la chenille illuminée de son funiculaire, un volute incandescent qui, l’espace d’un instant, rougissait le ciel obscur. Et, de Santa Lucia parvenaient des flonflons de musique doucereuse qui remuaient tout de même le cÅ“ur. Alors, Marie-Amélie, en veine de tendresse posait sa tête blonde sur l’épaule de Monsieur Hermès et jouissait de la délicieuse torpeur de la nuit.

La tenant ainsi contre lui, en l’absence de Jo, Monsieur Hermès s’interrogeait. La lettre de Stéphane Courtois avait modifié son optique. Un futur passionnant s’ouvrait pour lui. Qu’adviendrait-il de Marie-Amélie ? Quel rôle lui permettrait-il de jouer dans ce futur ? Il était d’une complexion trop riche, d’un tempérament trop divers pour pencher longtemps d’un même côté de sa nature. Les pentes multiples qui étaient en lui, il fallait qu’il s’y lançât tour à tour. Fort de l’avenir littéraire qui lui était soudain promis, il se mettait à imaginer l’ivresse qu’il aurait eue à aimer une femme qui aurait pu à la fois lui procurer les exaltations spirituelles de Caroline et les délicates voluptés de Marie-Amélie. La vie lui avait enseigné que ces exaltations seules et que ces voluptés seules ne lui apportaient pas la paix mais que leur union, par l’entremise d’un même être, enfin élu, lui permettrait de s’atteindre et de se posséder totalement. Il avait eu tort de s’endormir dans les chimères suscitées par Caroline et tort aussi de croire que le corps de Marie-Amélie pourrait le guérir de son inquiétude. La sagesse parfaite serait obtenue par l’interdépendance de ces deux satisfactions. Mais où était-elle donc, cette femme d’élection, dont il ne cessait de caresser l’image dans son esprit ?

Il se félicitait tout de même du hasard qui voulait que Marie-Amélie eût un mari. Si fortement qu’elle le méprisât, elle était liée à lui par le mariage. C’était avec lui qu’elle avait fait sa vie, de lui qu’elle avait eu son fils. Elle ne le quitterait donc jamais. En conséquence, Monsieur Hermès était libre de ce côté, il le savait. Il n’était pas, il n’avait jamais été, il ne serait jamais question de mariage entre eux. Cette éventualité étant exclue, rien ne l’empêchait de songer à cette autre femme inconnue qu’un jour, peut-être, le destin placerait sur sa route pour lui inspirer ce grandissime amour de ses trente ans qui donnerait enfin un sens à sa vie d’homme.

Tout en visitant ces affreuses églises napolitaines à l’intérieur desquelles la gentille curiosité de sa maîtresse l’entraînait, Monsieur Hermès se laissait d’autant plus distraire, par ses pensées, de ce qu’il avait sous les yeux que, depuis la Sicile, il était devenu rétif aux émotions de second ordre. Depuis Segeste, depuis Agrigente, rien ne comptait plus pour lui en fait d’art. Il bâillait devant ces nefs drapées, décorées, dorées, tarabiscotées, devant toutes ces bondieuseries rococo des autels, ces ornementations excessives, ces pendentifs, ces colimaçons, ces marqueteries, ces images d’Épinal qui rutilent au fond des tabernacles, éclairées en trompe-l’œil comme des scènes de guignol, ces surcharges continuelles, cette emphase jésuitique, ce fétichisme déplorable. Dans son souvenir, revivaient sous l’azur sicilien, les pures colonnes doriques dont la patine si moelleuse palpitait au soleil. Et il comprenait qu’il ne pourrait plus aimer que les figurations les plus dépouillées de l’Art.

Aussi ne prit-il vraiment du plaisir qu’au Musée. Bien sûr, les ruines de Pompéi l’amusèrent par leur côté anecdotique en l’amenant à constater que la vie antique n’avait souvent rien à envier à la vie moderne. Mais ce qui retint son attention, ce furent quelques pièces de la statuaire grecque, le bas-relief de Mercure, Orphée et Eurydice, l’Hermès au repos, la tête de Bérénice.

Ce qu’il dissimula d’instinct à Marie-Amélie, ce fut la surprise bouleversante, l’attendrissement confus qu’il ressentit devant cette Bérénice. Pourquoi lui rappelait-elle donc, avec une telle insistance, le visage, autrefois si fascinant et si trompeusement marmoréen, de Delphine Rollin ? En quoi cette pérégrination italienne aurait-elle été différente si, au lieu de la femme de Jo, c’eût été Delphine qui l’eût accompagné ? Delphine ! Qu’était-elle donc devenue ? Il s’était parfois posé la question. Il était donc possible qu’un être disparût si complètement de votre vie tout en continuant à exister de son côté et tout en conservant sa propre autonomie ? Une certitude était en lui, pourtant, qui l’assurait qu’elle était vivante. Mais où ? Mais comment ? Pendant qu’il était là, déambulant en compagnie de Marie-Amélie dans les salles surchauffées de la Pinacothèque du Musée de Naples, Delphine, en ces mêmes instants de cette matinée, était quelque part et accomplissait sûrement des choses. Mais, hélas, il n’en avait aucune idée. Dans quelle ville s’était-elle fixée ? Quelle sorte de gens fréquentait-elle ? S’était-elle mariée ? Avait-elle eu des enfants ? Sa beauté avait-elle survécu à son adolescence ? S’était-elle, au contraire, irradiée ? Quel destin lui avait-il été imparti au long de toutes ces années ? Déjà huit ans qu’il n’avait plus entendu parler d’elle ! Huit ans ! Elle devait donc avoir maintenant dans les vingt-cinq ans. Oui, elle avait sans doute dû se marier. Tout en jetant un regard distrait sur les Buveurs de Velasquez, Monsieur Hermès se sourit à lui-même. Pourquoi évoquait-il, spécialement aujourd’hui, le fantôme de Delphine ? Comme la vie était bizarre, invraisemblable, incohérente ! Elle était comme une machine grossière aux rouages compliqués dont on ne pouvait jamais régler la manÅ“uvre et dont les mouvements étaient toujours saugrenus. Ce visage de Bérénice ! Monsieur Hermès était stupéfait par l’intense bouillonnement que la seule vue de ce visage avait provoqué en lui. Eh quoi, était-il utile d’avoir un cerveau pour penser, alors qu’on était si cruellement privé de ce sixième sens qui aurait permis de voir à distance ? Oui, à quoi lui servait-il de méditer présentement sur le sort de Delphine alors qu’il lui était impossible, en tout état de cause, de se transporter mentalement auprès d’elle et de la voir, de l’entendre ou de la toucher ? Par quel mystère aussi s’était-il mis si promptement à repêcher dans les profondeurs de sa mémoire, les débris informes de son souvenir ? Delphine avait disparu, voilà huit ans, en emportant avec elle l’énigme affolante de son beau visage et, pendant tout ce temps, il lui avait semblé, très sincèrement, qu’elle avait cessé, par ce fait même, d’exister à ses yeux. Mais qui lui prouverait maintenant que, pendant tout ce temps où il s’était cru en proie à des passions violentes, attaché à d’autres êtres, orienté vers des horizons précis, il n’avait pas été constamment hanté par ce fantôme doré de son passé ? Qui dirait jamais si le visage de Delphine n’avait pas toujours plané en transparence, comme une sorte d’étoile tutélaire, au-dessus de sa route en lui inspirant à son insu la plupart des décisions qu’il avait pu prendre et en réglant invisiblement sa conduite ? Si une telle hypothèse était valable, quel prix devait-il donc accorder aux événements qui l’avaient façonné ? Lui faudrait-il, aujourd’hui, en venir à considérer que rien de ce qu’il avait cru accomplir depuis huit ans n’avait eu la moindre consistance ? N’avait-il pas obéi seulement à une volonté secrète, volonté qui l’avait maintenu dans un état voisin de la catalepsie, comme si toutes les incidences qui l’avaient alors assailli n’avaient été que des faux-semblants, que l’obligatoire rançon d’un enchantement pernicieux dont il venait d’être délivré par la révélation que lui avait imposée cette tête de Bérénice ?

En sortant du Musée, sans avoir l’air de rien devant Marie-Amélie, Monsieur Hermès choisit tranquillement quelques reproductions photographiques. Et, à l’Artémis archaïque du VIe à la Psyché de Capoue, au Satyre endormi, aux Aveugles de Breughel, à la Danaë du Titien, il joignit la Bérénice…

*

À partir de Naples, c’en fut fini des longues étapes.

Les trois voyageurs purent musarder de ville à ville. Après Naples, Gaete et Terracina, ils traversèrent les marais pontins. À Rome même, ils s’attardèrent plus d’une semaine. Mais qu’était une semaine là où il eût fallu des mois et des mois ! Encore, Monsieur Hermès avait-il réglé minutieusement le programme de chaque journée ! Ne fallait-il pas tenir compte du fait que le palais Farnèse n’était visible que le dimanche matin, que le Vatican fermait l’après-midi, que les églises n’ouvraient le plus souvent qu’au moment des offices, que certaines galeries ne se laissaient visiter qu’un jour sur deux et qu’on vous mettait dehors dans les musées à l’heure même où il aurait fait bon y errer ? Comment tout concilier ? C’était la nuit qu’il aurait fallu pouvoir admirer le Colisée mais on vous en expulsait dès la tombée du jour. Les forums étaient tuants à parcourir en plein soleil. Enfin, même avec la voiture, quel temps ne perdaient-ils pas à courir de la Villa Giulia aux Thermes de Caracalla, des hauteurs du Janicule au Barberini ou de la Piazza del Popolo à la pyramide de Caïus Sestius ! Par surcroît, tinrent-ils encore à rayonner du lac Némi à Frascati, de Subiaco à Tivoli, voire de Palestrina à Ostie.

Aussi Monsieur Hermès commençait-il à être sérieusement saturé. Il était découragé par la profusion des spectacles que Rome lui offrait et par la difficulté d’opérer un choix judicieux. Pourtant ce découragement prit tout de suite chez lui la forme paradoxale d’une frénésie. Il courut sans discontinuer d’un endroit à un autre, sauta d’une sensation à l’autre. Il entendit la messe dans l’affreuse et écÅ“urante atmosphère d’encens de Gesu ; il s’assit et consomma dans l’Antica Caffe Greco ; il rêva devant les fontaines du Bernin ; il goûta les spécialités de nouilles au beurre de l’Abruzzi, via Frattina ; il déchiffra les plaques tombales si romantiques de Saint Louis des Français et dégusta des sorbets, la nuit, au Casina delle Rose sur le Pincio ; s’intéressa aux sculptures érotiques rassemblées dans le Musée Mussolini sur le Capitole et aux ours blancs du jardin zoologique, vit l’Hermaphrodite au Borghèse et Le Repos dans la Fuite en Égypte du Caravage au Doria, l’Henri VIII d’Holbein au Corsini et l’exquis bas-relief de la femme à sa toilette au Vatican ; monta sur le Palatin, admira l’Érinnye endormie du Musée des Thermes et le Marsyas du Latran, l’escalier de la Place d’Espagne et les fresques de la Sixtine ; s’ennuya au Panthéon et sous les plafonds moulurés et dorés de Sainte Marie au Trastevere et de Saint Paul Hors les Murs ; mais aima bien la Colonne Trajan et les Colonnades de Saint Pierre.

Pourquoi le temps s’écoulait-il si vite ? Ah, il aurait fallu pouvoir le retenir ! Mais c’était justement quand la vie était plus intense qu’elle devenait plus fugace. Elle était par trop encombrée de moments morts. Et quand elle s’animait, par hasard, on n’avait jamais le loisir de l’étreindre comme on aurait souhaité. Qu’inférer donc de la valeur du temps ? Parbleu, elle n’avait rien d’absolu. Dès que le temps croissait en qualité, c’était alors qu’il se faisait insaisissable. Quel pouvoir n’aurait-il pas fallu pour l’éterniser ! Cette sensation de la durée, cet écoulement inexorable, voilà ce qui dramatisait l’existence ! Mais ce qu’il y avait de plus tragique, c’est que cet écoulement ne correspondait jamais au calcul mathématique du temps en heures et en secondes. Une minute n’était pas forcément une minute et une journée avait tantôt la rapidité d’un instant, tantôt le poids d’une destinée entière.

Que pouvait-on espérer ? Une vie où la durée des épisodes coïnciderait toujours avec celle que les pendules enregistraient ou une vie sans relation possible avec la marche des aiguilles ? Dans le premier cas, on s’exposerait aux torpeurs de l’asthénie, à un croupissement inconscient. Dans l’autre, en revanche, on jouirait de la palpitation même de l’univers, on vivrait, enfin ! Monsieur Hermès pouvait donc considérer qu’il gagnait la partie chaque fois qu’il transformait à son avantage cette durée. C’est ainsi que la nuit, accoudé au balcon de l’Hôtel Flora, à proximité de la Porte Pinciana, après une journée au cours de laquelle il avait pu contempler l’Apollon de Veies ou la Psyché de Raphaël, flâner le long de la Voie Appienne ou dans les allées des jardins du Mont Esquilin, fumant une pipe, enfin recueilli, il s’abandonnait au rêve d’une réminiscence lucide dont les thèmes s’entrecroisaient dans son esprit comme des arabesques musicales.

Il éteignait la lumière. Ainsi, Marie-Amélie le croirait couché, endormi. Et longtemps, dans la nuit étoilée, seul, perdu au-dessus de la ville encore illuminée mais dont le bruissement s’apaisait, il se plaisait à recréer, pour son propre plaisir égoïste, à demi engourdi déjà par le silence et l’immobilité, des images d’un futur qu’il pliait au gré de sa plus folle exigence.

Que Monsieur Hermès ne fît rien pour s’accepter tel qu’il était, c’était plus qu’une évidence. Disons : une vieille histoire ! Il avait toujours besoin d’embellir ses hypothèses personnelles. C’était, à ses yeux, une justification nécessaire. Il prenait appui sur ces traites pour s’autoriser mieux à convoiter l’impossible. Le voyage était l’un de ses éléments préférentiels car il lui permettait de donner libre cours aux licences de son imagination. Sans doute, quand il était mélangé aux foules dominicales et faubourières du Lido di Roma, ne pouvait-il aisément se payer de mots et ne songeait-il alors qu’à s’en écarter au plus vite pour profiter du soleil et du bain. Mais quand il se promenait, par exemple, dans les ruines de la Villa Adriana ou sous les ombrages gothiques de la Villa d’Este, il ne manquait pas de réaliser, dans son subconscient, ses aspirations les plus secrètes en s’identifiant à tels ou tels personnages de légende dont il ne désespérait pas de suivre un jour les traces.

De même, tout au long de la route du retour, s’ingénia-t-il à favoriser en lui des vibrations de cette espèce. C’est ainsi qu’il ne crut pas utile de faire halte à Terni ou à Foligno. Mais il tint à voir les fresques de Lippi à Spolete et celles de Piero della Francesca à Arrezzo. À Spolete, parce que la vie de Fra Filippo Lippi, telle qu’il l’avait lue dans Stendhal, avait éveillé des résonances sensibles dans son cœur. Et, à Arrezzo, parce que Piero jouissait du rare prestige d’être un génie en partie méconnu. Lippi, Piero, comme Le Caravage ou Benozzo Gozzolli, appartenaient, dans l’organisation mentale de Monsieur Hermès, à cette famille particulière des hommes dont la réputation avait souffert de l’injustice. Et, pour cette seule raison déjà, ils lui étaient plus chers que ceux qui, comme un Raphaël ou un Tintoret, avaient été magnifiés de leur vivant.

Combien de touristes, chaque année, s’aventuraient-ils jusqu’à Pérouse quand Assise était assiégée, combien jusqu’à Orvieto pour y admirer les fresques de Signorelli quand on s’écrasait devant le Jugement Dernier ou la Vénus d’Urbin, combien encore à San Gimignano quand n’importe qui s’était fait photographier devant la tour penchée de Pise ou sur le Palio de Sienne ?

Certes, Spolete, Pérouse, Arrezzo, Orvieto, San Gimignano le ravissaient parce que ces villes semblaient endormies sur leurs trésors. On ne l’y attendait pas, on ne lui présentait pas ces trésors avec ostentation. Il avait la satisfaction de les découvrir par lui-même, au fond d’une ruelle, dans le recoin d’un chœur et ainsi, de se placer de plain-pied et sans intermédiaire en face d’eux. Au contraire, dans les lieux trop courus, il était agacé d’être rangé dans le troupeau jacassant des touristes superficiels, d’être sollicité par l’insolente bêtise des custodes galonnés, d’être cerné par la rapace avidité des moines montreurs.

Bien qu’ils eussent à nouveau séjourné à Sienne, à Florence, à Bologne, Monsieur Hermès éprouvait de plus en plus de gêne à confondre ses ferveurs avec les ébahissements des foules qu’il y rencontrait et dont il lui fallait subir à tout coup les clichés. S’il se risquait à l’intérieur du Dôme, à Sienne, c’était pour se précipiter, en premier lieu, vers la Libreria, pour y revoir les fresques du Pinturicchio ou à San Agostino, pour y comparer l’Adoration des Mages du Sodome à l’ébauche du Vinci. S’il consentait à retourner aux Uffizi ou au Pitti, c’était pour traverser ostensiblement plusieurs salles à grands pas, sans rien regarder autour de lui et uniquement parce qu’il avait mis dans sa tête de se recueillir surtout devant l’autoritratto d’Andrea del Sarto ou devant la Nymphe poursuivie de Dosso Dossi. Mais il préférait encore à tout aller se perdre dans la contemplation jamais épuisée des fresques de Masaccio au Carmine ou de celles de Paolo Ucello dans le cloître vert de Santa Maria Novella.

Ah, tant et tant de choses encore que son regard avide eût voulu retenir ! Souvent, l’impossibilité matérielle dans laquelle il était de déguster à son aise les splendeurs qui lui étaient offertes et de poursuivre à loisir ses confrontations, le plongeait dans un désespoir enfantin. Non, sa vie ne serait jamais assez longue pour absorber tout ce dont il aurait voulu pouvoir l’enrichir. Bon sang, il ne risquait pas de rester un jour sans buts ! Tant et tant d’endroits, encore, à voir ! Il aurait voulu que son individu se dédoublât en plusieurs exemplaires afin de déléguer simultanément chacun d’eux vers des horizons différents. Et quand il déambulait dans les rues inondées de soleil de ces villes dont il n’avait pas encore pu épuiser la fantasmagorie, longeant Lung’Arno ou flânant sous les arcades roses de la via Zamboni, il songeait, avec la cruauté d’un entomologiste, aux destinées de ces florentins ou de ces bolognaises qu’il croisait et qui n’étaient peut-être jamais sortis de chez eux, qui n’avaient peut-être jamais eu la curiosité d’aller voir, alors qu’elles étaient à deux pas de leur porte, ces choses que lui, Monsieur Hermès, était venu, de si loin, admirer et essayer de comprendre…

Néanmoins, quand il se retrouva de l’autre côté de la frontière, après avoir franchi le col du Petit Saint-Bernard et que, le soir même, il coucha à Lyon, il fut soudain pris du désir de rentrer précipitamment à Portville, de s’enfermer chez lui afin de mettre un peu d’ordre dans l’accumulation de ses souvenirs et de laisser se décanter la masse confuse des multiples impressions qu’il avait reçues.

Sur la route, le lendemain, pour cette ultime étape, il revivait dans une molle rêverie, tout en tenant le volant quelques unes des images si colorées dont il s’était tout spécialement enchanté. Bientôt, il profiterait d’un samedi et d’un dimanche pour filer jusqu’à Bérihéa où Patrick, à la fois par atavisme et par prédilection, avait voulu passer ses vacances. Peut-être Patrick saurait-il déjà quel était le sort que l’éditeur de Stéphane Courtois avait fait à son manuscrit. Il pourrait le remercier de son intervention. Il lui raconterait tout ce qu’il avait entrepris et vu au cours de son long périple à travers la Sicile et l’Italie. Et aussi, sans doute, il tenterait d’ébaucher avec lui des projets valables pour le proche avenir. Qui sait ? Peut-être était-il maintenant parvenu à un tournant décisif de sa vie ? Le destin qui risquait de se proposer à lui ne méritait-il pas d’être un peu aidé ?

Gentiment, mi par faiblesse, mi par compassion, il accorda un sourire à Marie-Amélie qui, légèrement inquiète de le voir plongé dans une méditation si prenante, le regardait depuis un moment dans la glace du rétroviseur en se demandant à quoi il pouvait bien réfléchir. Et, soudain, empli d’une vive allégresse qu’il ne s’attardait pas à définir, crispant son visage, il fixa égoïstement son regard sur la route ensoleillée qui avait l’air de l’appeler vers un horizon, cette fois plein de promesses glorieuses, et appuya davantage sur l’accélérateur…

CINQUIÈME PARTIE

I

Delphine retrouvée

Delphine Rollin pressa le pas. Elle serait en retard une fois de plus. Mais aussi, par quelle déveine s’était-elle flanquée, justement, aujourd’hui, avenue de Tokio, dans Michel Gorrigen ? Dieu, il ne changerait jamais ! Toujours aussi beau parleur et aussi insupportablement prétentieux. C’était lui qui l’avait retenue avec ses histoires de cinéma. Et, pendant ce temps-là, Johnny l’attendait au Faune Rouge avec Greta et les autres. Sûrement, il allait la gronder et faire la tête. Quand aurait-elle donc le courage de s’affranchir de lui ? Pour ce qu’il y avait encore entre eux ! Mais elle se connaissait : dès qu’elle était en sa présence, ses jambes ne la portaient plus, elle perdait tous ses moyens. Il était si beau qu’elle fondait de tendresse rien qu’à le regarder et malgré tout ce qu’elle avait contre lui.

Pourtant, cette matinée de fin d’octobre était exquise. Ce petit et léger brouillard d’automne sur la Seine, ce temps gris-bleu, velouté comme une gorge de tourterelle, voilà bien quelle était la parure la plus seyante de Paris ! Comme il était bon d’être là, de se savoir protégé par ces bons vieux murs fuligineux, par ce décor étrangement familier ! En effet, à présent, la Côte n’avait plus d’attrait. S’il pleuvait, là-bas, la pointe du Cap devait être sinistre avec ses villas fermées et ses pins trempés et transis. Delphine frissonna délicieusement et serra sur ses hanches son manteau de drap. Elle envia un instant une femme qui venait de sauter, devant elle, d’une voiture de maître au coin de la rue Jean-Goujon, parce qu’elle était emmitouflée dans des fourrures. Quand aurait-elle, elle aussi, son vison ou, à défaut, son mouton doré ? Sa tante Mathias lui avait promis la vieille cape de loutre qu’elle ne mettait plus depuis que son mari lui avait offert une redingote d’astrakan. Elle pourrait la faire retailler à la mode. Elle la transformerait en un trois-quart assez ample. À condition, bien entendu, qu’elle eût assez d’économies. Voilà à quoi était subordonné son projet. Il va de soi que les fourreurs préféraient vous vendre du neuf. Qui sait, dans les chutes, peut-être y aurait-il aussi de quoi lui faire une toque ? Les toques de fourrure lui allaient à ravir. John prétendait que ça accentuait son côté princesse russe. À ce souvenir, flattée, elle sourit et secoua d’un joli mouvement de nuque la masse flamboyante de ses cheveux roux.

Delphine avait traversé le pont de l’Alma. Elle se hâtait, maintenant, le long du quai d’Orsay. Les arbres, non encore complètement dépouillés, laissaient tomber, de loin en loin, leurs dernières feuilles mortes sur son passage. Elles tombaient lentement, les feuilles gaufrées des platanes, si légères qu’il suffisait d’un simple coup d’air pour les maintenir en suspens ou même pour les entraîner vers l’eau. Quand elles se posaient, c’était avec un petit bruit sec, crissant, qui donnait à Delphine l’envie de les écraser sous sa semelle pour interrompre leur capricieux et vif glissement métallique sur l’asphalte.

Venant à sa rencontre, les rares passants dégageaient, en respirant, une buée qui s’effilochait à mesure dans le brouillard. L’atmosphère était chargée d’humidité. Allait-il pleuvoir ? Toutefois, dans le ciel, au delà du pont Neuf, on apercevait de longues taches roses. Elles rendaient plus émouvantes les sombres façades du Louvre. Delphine laissa ses narines se dilater et sa bouche ourlée s’entr’ouvrit de bonheur. Pourquoi éprouvait-elle soudain dans son corps, malgré la clarté chagrine du jour, une telle allégresse ?

Tout en marchant, comme elle était timide, au fond, en dépit de la somptuosité insolente de ses formes, et qu’elle n’aimait pas avoir à soutenir le regard quêteur des hommes, elle tournait la tête vers la Seine, par-dessus le parapet de pierre. La vue de l’eau verdâtre, sur laquelle descendait un train de péniches, la fit rêver aux vacances qu’elle venait de passer au Cap d’Antibes. Maintenant, c’était de nouveau Paris, l’université, les cours, les amis, les parlotes autour des tables des cafés enfumés, le noir appartement de la rue de Verneuil où elle vivait avec l’oncle et la tante Mathias qui l’hébergeaient depuis que son père était mort. Il était si triste, si sordide, si inconfortable cet appartement, et l’oncle et la tante étaient si tyranniques et si désagréables qu’il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle ne s’y plût pas. Aussi ne l’y voyait-on que pour prendre ses repas et dormir. Elle était accoutumée, depuis longtemps, à vivre dehors, à déambuler interminablement dans les rues avec les uns et les autres et à fréquenter les brasseries. Cette déformation datait de Portville. Elle s’en rendait bien compte, c’était une vie d’émigrante, de comédienne en tournée. Elle souffrait de n’avoir jamais eu encore un coin intime, bien à elle. Elle en avait tellement assez d’être toujours comme l’oiseau sur la branche et de dépendre des siens. Elle enviait donc celles de ses amies qui avaient au moins une chambre à elles, dans quelque petit hôtel décent et bon marché, une chambre qu’elles pouvaient arranger à leur guise et où elles recevaient qui elles voulaient.

Encore huit mois avant d’en avoir fini avec cette existence ! Trois années de droit. Puis, quand elle avait eu sa licence, subitement, elle avait renoncé à s’inscrire au barreau de Portville et avait commencé sa médecine. Elle passerait sa thèse l’été prochain. Alors, elle pourrait enfin songer à vivre. Elle gagnerait sa vie. Elle ne serait plus à la charge de sa famille. Elle quitterait l’appartement des Mathias et s’organiserait à sa guise, en toute indépendance. Il est vrai que, d’ici là, tant de choses imprévues pouvaient survenir… Et dire que les Mathias osaient lui reprocher d’aller de son côté ! N’avait-elle pas toujours été abandonnée à elle-même ? Dès qu’elle se sentait par trop seule, par trop perdue dans l’immensité égoïste de la ville, elle était prise de panique à cause de la détresse qui emplissait son cÅ“ur et il lui fallait voir des lumières, entendre parler des gens. Elle poussait la porte d’un café et, tout de suite, elle était revigorée par la présence de tous ces visages, par la chaleur de tous ces corps entassés, par le bruit des conversations à chaque table. Ce n’était même plus de l’étourdissement. C’était le plus conscient des choix. Elle avait besoin de ce nid clair et douillet, de ces banquettes moelleuses, de cet accueil que les autres lui faisaient, de ces alcools dont elle n’abusait pas mais qui, très vite, la rendaient volubile et ranimaient sa gaieté.

Ces huit années d’études, de cigarettes, de cafés-crème, de flirts et de copinages semblaient pourtant avoir glissé sur elle sans l’user, sans la marquer. Pas le moindre stigmate sur son visage. À vingt-cinq ans, elle était d’une beauté plus pure et plus sereine qu’autrefois. Le temps ni la vie qu’elle avait menée n’avaient mordu sur elle. Seul, son regard avait changé. Dans ses limpides yeux gris on aurait pu parfois surprendre une lueur étrange. Un peu comme si elle avait mendié un surcroît d’attention de la part d’autrui, comme si leur expression, à la fois plus rêveuse et plus grave, avait signifié : Ne voyez-vous donc pas, vous autres, les hommes, qui me recherchez, que je vaux mieux que mon apparence, que je suis presque à bout, que j’attends que l’un de vous me sauve de ce néant pendant qu’il en est temps encore ?

Ainsi donc, Delphine, sans rien perdre de sa fascination, était devenue émouvante. Son ascendance russe (par sa mère) s’était affirmée. Sa mère avait longtemps traîné une existence aussi irréelle que lamentable. Inadaptée, douce et noble de caractère, elle avait été désaxée par le destin et avait sombré petit à petit dans les langueurs morbides de son âme exténuée. Elle était morte, finalement, fauchée en pleine jeunesse, comme ces fleurs trop lourdes et au parfum trop délicat qui penchent la tête et flétrissent dès que la sécheresse les touche. Elle survivait désormais dans les yeux étonnants et dans la sensibilité de sa fille. Delphine savait d’ailleurs, d’instinct, qu’elle portait en elle, comme un héritage, les images nostalgiques de la plaine et de la forêt russes, de même que le fatalisme slave qui la faisaient tour à tour si frémissante et si résignée. Elle n’était point désireuse de connaître cet immense pays d’où sa mère était venue, un jour, au début du siècle, pour épouser son père. Ce pays, elle aimait mieux continuer à l’ignorer, se bornant à l’imaginer et à le parer au gré de sa fantaisie. Ainsi ne risquerait-elle pas d’être déçue. Et puis, aujourd’hui, ce passé était si flou, si lointain… Il ne ressusciterait pas. Il n’avait aucune chance de ressusciter jamais. Et, au fond, n’était-il pas préférable qu’elle le laissât dormir dans un coin de sa mémoire ? N’était-il pas plus sage, enfin, d’éviter même de l’évoquer ? Son enfance avait été si bousculée, si meurtrie, si humiliée, qu’à tous les souvenirs qu’elle avait gardés des descriptions que sa mère lui avait faites de sa terre natale et du milieu familial dans lequel elle avait vécu, venaient inévitablement se mêler ceux d’années durant lesquelles aussi, sa mère, justement, s’était, avant même de mourir, évadée de la vie des vivants sans jamais plus retrouver, au cours de sa longue et triste maladie, la plus petite parcelle de lucidité qui lui eût permis, par contraste, de prendre elle-même conscience de la magie d’autrefois.

Depuis huit ans, non seulement son esprit mais son physique, alors un peu épais, s’étaient affinés. Delphine était maintenant une jeune femme élancée et pleine de grâce. Elle avait gardé du temps de son adolescence son port altier et sa démarche souveraine. Mais elle avait perdu sa lourdeur et son apathie. La danse, la nage, de même qu’elles avaient formé et durci ses muscles, avaient développé en elle une charmante vivacité, une rare alacrité de mouvements.

À cet égard, Johnny Maselong, dès qu’elle l’avait connu, avait eu sur elle une très heureuse influence. Il lui avait appris à aimer son corps, à en servir mieux la beauté et l’harmonie. Il lui avait donné confiance en la vie. Et, parce qu’il était lui-même très beau, il avait, par son seul exemple, soulevé en elle tout un flux d’aspirations exaltées. Enfant solitaire à qui on cachait l’état de sa mère et qu’on privait de toute intimité affectueuse avec son père ; jeune fille soumise aux ingrates servitudes de l’orphelinat ; d’abord riche et gâtée, puis élevée de la façon la plus rigide par des gouvernantes conformistes et enfin pauvre au moment même où elle allait s’ouvrir à la vie des sens et du cÅ“ur ; sautant, sans transition, d’un milieu luxueux et conventionnel à un milieu médiocre et âpre où la gêne le disputait aux brimades, elle avait, en somme, constamment vécu dans l’attente d’une terre promise. En vain son berceau avait-il été entouré par les fées de l’opulence et de la joie ! Une fois sa mère morte, son père ruiné puis tué par les chagrins domestiques, elle avait connu l’amère sujétion des parentes pauvres à qui tout est pesé et à qui, aussi, on fait toujours sentir leur misère et leur état d’infériorité. Mais elle avait, malgré tout, conservé l’espoir d’atteindre un jour le bonheur. Par ce fait même, depuis, elle se persuadait que l’avenir lui réserverait des revanches éclatantes.

Jadis, elle n’était pas du tout consciente de cet état de choses. Peut-être, à cause de cela, était-elle déjà passée à côté de bien des chances sans les voir. À cette époque trouble de l’adolescence, elle n’avait eu personne dans son entourage pour la conseiller, pour lui montrer ses erreurs et pour l’aider à choisir. Aussi avait-elle souvent agi avec inconséquence. Et, à présent encore, amoindrie par l’abandon dans lequel elle était, il lui arrivait de commettre des faux-pas. Mais, du moins, était-elle devenue terriblement lucide. Elle pouvait s’abandonner à des coups de tête. Elle n’en était plus dupe. Elle savait se juger durement, à l’occasion. Ou plutôt, si elle s’illusionnait encore quelquefois, elle avait tôt fait de se déprendre.

C’était aussi à Johnny qu’elle était redevable, en partie, de ces sursauts, par les torts qu’il lui avait causés, à maintes reprises, sans le vouloir d’ailleurs et sans y mettre de véritable méchanceté. Si elle était rivée à lui, c’était sans doute par un reste de veulerie mais surtout parce qu’elle comprenait qu’il était tout de même un soutien moral pour elle, une présence, quelque chose de vivant à quoi se raccrocher les jours de désarroi et, pour tout dire, un ami, encore qu’il fût un ami égoïste et vétilleux. Oui, bien qu’il l’eût trahie tout de suite, bien que les révélations qu’il lui avait faites avec tant de brutalité eussent, de peu, manqué de plonger son cÅ“ur romanesque dans le dégoût de soi-même et dans le désespoir, bien qu’elle ne fût plus, enfin, sa maîtresse depuis deux ans, elle savait qu’il était là et qu’il la préserverait. Sans s’immiscer le moins du monde dans sa conduite, il lui suffisait qu’elle pût lui raconter ses petites aventures, les tentations qu’elle avait, pour qu’elle fût aussitôt pacifiée. Ainsi pouvait-elle s’abstenir souvent de donner corps aux sollicitations incessantes dont elle était l’objet. Si, de temps en temps, parmi tous les garçons qui la courtisaient, elle s’offrait un caprice, si, pendant huit ou quinze jours, elle s’imaginait connaître enfin le grand amour dans les bras d’un nouveau venu, elle puisait dans les railleries de Johnny le courage de voir les choses en face, de juger l’élu du moment à sa juste valeur et de renoncer aux errements d’une liaison boiteuse. En somme, ces passades étaient sans danger. Elle était la première, ensuite, à en rire avec Johnny. Elle lui disait par le menu comment ça avait commencé puis comment ça s’était rompu. Avec quelle cruauté, alors, déchirait-elle à belles griffes le malheureux amant qui avait cru faire sa conquête ! Si peu de temps que l’aventure eût duré, elle n’avait cessé de l’observer, de le juger, de le dominer. Et c’est sans pitié qu’elle s’en moquait devant Johnny dont elle avait fait son indispensable confident.

Le malheur était, dans un sens, que ces expériences fussent toutes des bévues. Et, plus ça allait, plus elles étaient des bévues. Bien vite, de plus en plus vite maintenant, le mirage s’évanouissait. Derrière l’homme qu’elle avait cru découvrir, ici ou là, il ne lui fallait pas plus de quelques heures pour démasquer le libertin, le fantoche, le lâche ou l’imbécile. Elle en arrivait à se tenir exagérément sur ses gardes. Ah, comme elle les méprisait, ces garçons, comme elle les jaugeait rapidement ! Quel regard, à la fois courroucé et dédaigneux, leur lançait-elle, quand elle avait achevé de décortiquer leur frêle marionnette et les avait percés à jour, fixée, désormais, sur leurs capacités, sachant ce qu’elle pouvait ou non attendre d’eux et les voyant venir de loin, dans leurs gros sabots (toujours les mêmes !), avec leurs mains, leurs sales mains avides, caressantes et trompeuses, leurs belles paroles creuses, leur petite fatuité de mâles trop sûrs de vaincre et leurs affreux regards concupiscents !

Tous ces types ! Elle les détestait en bloc d’être si vains et si encombrants ! Et, cependant, cela avait été le drame et la parodie de sa vie, jusqu’ici. Elle savait qu’elle était faite pour l’homme, que sa vie n’aurait de sens profond que le jour où elle parviendrait enfin à en rencontrer un qui ne décevrait pas son attente.

Quand elle regardait en arrière, elle était stupéfaite de la dispersion de ces huit années qu’elle venait de vivre. Sauf qu’elle était plus avertie et mieux armée, elle n’était guère différente de celle qu’elle avait été. Elle avait piétiné. Elle s’était figée dans ce hasard qui la liait à Johnny. Les amants qu’elle avait agréés n’avaient fait que défiler devant elle sans retenir beaucoup son attention. C’était toujours le même processus. Au gré de ses sorties, de ses voyages, d’une soirée de détente au café ou au spectacle, ils pénétraient inopinément dans son univers, présentés par l’un, par l’autre. Elle leur accordait un regard. Parfois, même, de bonne foi, elle pensait qu’ils allaient pouvoir l’intéresser. Elle les laissait donc préparer leurs tours. Mais aucun ne savait vraiment la convaincre. Et, l’usure du temps aidant, ils disparaissaient comme ils étaient venus. Ils achevaient leurs études… Ils allaient habiter ailleurs… Ils se mariaient… Il n’y avait que Johnny Maselong et Greta Polsen qui lui avaient tenu compagnie sans interruption depuis qu’elle s’était fixée à Paris recueillie par les Mathias. Tout de même, il viendrait bien un jour où ils disparaîtraient aussi. Dès qu’il aurait obtenu tous ses diplômes Johnny retournerait sûrement en Angleterre. Greta épouserait Max Courtejaire ou quelque jobard dans son genre.

Et elle, Delphine, se marierait-elle enfin ? Vingt-cinq ans ! Bientôt vieille fille ! Dans un peu plus d’un mois, maintenant, il lui faudrait coiffer Sainte Catherine. Mais elle ne voyait pas comment elle aurait pu se décider au mariage. Bien que sans fortune, sa beauté lui donnait la possibilité de décerner la palme à qui elle voudrait. Mais à qui ? Aucun prétendant n’avait encore été en mesure de fixer son goût. Au demeurant, elle avait reçu de si nombreuses propositions que ça l’avait un peu dégoûtée. Des hommes riches s’étaient mis sur les rangs. L’ennui est qu’ils ne lui plaisaient pas. Ou, du moins, pas assez. Jusqu’ici, les choses n’avaient donc pas pu s’arranger. Car si, éventuellement, quelqu’un l’attirait, elle se livrait à lui sans façons et sans jamais songer à exercer ce jeu de roueries dont toutes les filles qui veulent dénicher un mari ont le secret. Pourtant, ce n’était pas niable, Delphine admettait la nécessité du mariage. Elle avait envie d’être une femme mariée, d’avoir un foyer, des enfants. Bien qu’ayant toujours vécu librement et un peu en marge, ce à quoi elle aspirait le plus au monde, à quoi elle rêvait constamment, c’était au mariage, à la sécurité matérielle que seul, le mariage lui vaudrait. Lui faudrait-il donc se résoudre à accorder sa main à un de ces quadragénaires sérieux, bedonnants et nantis qui lui faisaient tant d’avances ?

Elle se méprisait d’en avoir seulement l’idée. Mais n’avait-elle pas tort, par ailleurs, de se cramponner si stupidement à Johnny ? Que pouvait-elle espérer de lui ? Il ne l’épouserait jamais. Sur ce point, la cause était entendue. D’autant plus qu’elle n’aurait plus voulu de lui maintenant qu’elle savait ce qu’elle savait.

Mais alors, pourquoi continuait-elle à le fréquenter, à tolérer qu’il lui présentât et qu’il la forçât à fréquenter les innombrables petites gouapes dont il était friand ? Que John changeât souvent d’amants, ça le regardait. Au moins, il aurait dû avoir la pudeur de ne pas les lui imposer. Cet affreux Pepito, surtout, la mettait hors d’elle. Il avait si bien su jeter le grappin sur Johnny ! Dire que Johnny, si beau et si séduisant, s’était entiché à ce point de ce ouistiti basané qui ne cessait de le bafouer, de le gruger et, au surplus, de lui rendre la vie impossible par ses scènes et ses mensonges !…

*

Delphine Rollin entra d’un pas délibéré au Faune Rouge. Tout de suite, elle repéra la table de ses amis. Dieu merci ! Pepito n’était pas là. Elle s’assit sur la banquette auprès de Greta Polsen après avoir serré la main des autres et avoir embrassé Johnny sur les deux joues comme chaque fois qu’elle le revoyait ou le quittait et comme si ce rite de la bise quotidienne, si fraternel qu’il fût devenu, eût contribué à authentifier et à sanctionner l’amour qu’elle avait eu pour lui dans le temps.

Le jour était si terne, d’une opacité si soyeuse, que l’on avait allumé quelques uns des lustres de l’établissement. Il régnait donc dans la salle une clarté un peu glauque et laiteuse à la fois qui s’harmonisait avec ce mélange de silences confortables et de bruits ouatés. Delphine aurait voulu pouvoir s’engourdir indéfiniment sur cette banquette. Il n’y avait rien de plus délectable que l’atmosphère confidentielle de ces cafés, le matin, quand les odeurs refroidies de la veille n’étaient pas encore dissipées et se mêlaient à celles de la sciure, du lait brûlé et de la bière, quand le calme de ces premières heures d’ouverture n’était pas encore brassé par la lourde animation de l’après-midi. Ce qu’il y avait de tellement exquis à rester là, assise, c’est qu’on pouvait à loisir cagnarder et même s’assoupir à demi tout en étant attentif aux conversations.

L’esprit instantanément alerté par la moindre résonance, Delphine accueillait en elle la vie qui se manifestait tout autour. Les garçons, au moment où ils disparaissaient dans l’office, clamaient leur commande à la cantonade. Sur le boulevard Saint-Germain, les autobus, les taxis, les passants composaient une cacophonie de sons qui paraissaient enfantés par une machinerie mystérieuse mais qui ne parvenaient aux oreilles de Delphine, à travers les glaces, que d’une manière indistincte. Parfois, quand des consommateurs sortaient, ces bruits, s’infiltrant dans le tourniquet du tambour, devenaient un instant plus intenses puis, de nouveau, s’amortissaient. Alors, ils ne servaient plus que de fond sur lequel les bruits plus proches de la salle se détachaient. Et ça divertissait Delphine de constater que les bruits, réellement énormes, du dehors avaient, pour ses oreilles, moins d’importance que les mille petits bruits faits autour d’elle et qui étaient comme autant de signes d’une vie quiète et familière. Il ne lui était pas nécessaire de fermer les yeux ni, non plus, de les porter sur les objets. Tout s’ordonnait de soi-même et, bien qu’ayant les regards dans le vague, son ouïe et son odorat lui permettaient d’en avoir une perception très nette. Les paroles de Johnny, de Greta, de Max et de Daniel Loume atteignaient si faiblement son tympan qu’elle aurait pu croire qu’ils les prononçaient en chuchotant, mais leur signification était assez précise pour cheminer profondément dans son cerveau. Une cuillère choquant une soucoupe, un plateau tintant sur le marbre d’une table, les robinets à bière qui crachotaient soudain, annonçant la fin d’un fût, les bouteilles et les verres qui cliquetaient, le percolateur qui sifflait et fumait, la lavette qui se plaquait sur une flaque comme une bouse qui tombe, le déclic de la boule nickelée où le garçon l’enfournait, les chaises qui raclaient le parquet sous la pression d’un gros derrière agité, les jetons qui sonnaient sur le velours rouge d’un épais tapis de cartes, les pipes qu’on cognait sur un rebord de cendrier pour les vider, une plume qui grattait sur du papier, un journal qu’on pliait ou dépliait, autant de percussions qui assuraient la continuité du temps et de l’existence. Et, grâce à ça, Delphine pouvait imaginer des préoccupations, des gourmandises, des énervements, des curiosités, des précipitations, des paresses, des relâchements, des nonchalances ou des fébrilités qui lui évitaient de penser trop à soi.

Oui, Delphine aurait voulu demeurer éternellement prostrée sur sa banquette et que les heures ne s’écoulassent pas. Mais il allait falloir rentrer rue de Verneuil où les Mathias l’attendaient pour déjeuner. Heureusement, cet après-midi, elle n’avait pas de cours. Elle pourrait revenir s’asseoir ici, non pas tant bavarde que désireuse d’entendre les autres bavarder autour d’elle. Justement, que disaient-ils donc ? C’était Daniel Loume qui menait le débat. Elle le connaissait depuis peu. C’était évidemment Greta qui l’avait introduit dans la bande. Un soir qu’elle dansait au Cuba avec Max, il lui avait été présenté. Il s’était assis à leur table. Il avait dit à Greta qu’elle avait un visage de Salomé. Ils avaient parlé peinture. Et, de but en blanc, il lui avait demandé de poser pour lui. Flattée, elle avait accepté. Max était jaloux, certes, mais la mâtine ne détestait pas exciter sa jalousie. En réalité, Daniel Loume ne lui disait rien, en tant qu’homme. Du moins, c’est ce qu’elle prétendait. Mais, avec elle, pouvait-on jamais savoir ? Elle mentait avec une telle effronterie et elle était de mÅ“urs si faciles… Pour sa part, Delphine estimait que le peintre ne lui aurait pas déplu. N’était-ce pas pour elle, surtout, qu’il était maintenant si assidu dans leur groupe ? Delphine avait bien cru s’apercevoir qu’il la serrait de près. C’était un beau garçon, brun, hardi, cynique. Oh ! il n’avait pas la beauté du diable de Johnny. Mais il n’était vraiment pas mal. Grand, bien découplé, faisant plus mâle, plus sportif que Johnny et des cheveux superbes. Quel genre d’homme pouvait-il être au lit ? Ce qu’il avait de plus séduisant, c’était encore sa taille. Très grande elle-même, Delphine n’aimait pas les petits hommes. Elle avait assez regretté que Johnny fût d’une taille si moyenne et qu’il parût bien plus petit qu’elle, à ses côtés ! Tout de même, ce n’était pas de sa faute si elle était une belle femme ! Johnny était horripilant quand il l’appelait affectueusement : ma grande bringue. D’abord, elle n’était pas une grande bringue. Elle était seulement bien proportionnée. Et elle préférait le jugement de Daniel Loume qui, lorsqu’il la sortait, lui disait toujours qu’elle ressemblait à une faunesse qui aurait eu des manières de duchesse. Sans conteste, elle se plaisait avec lui et elle le laissait lui donner le bras dans la rue sans ridicule, consciente qu’elle était de former ainsi, au moins, avec lui, un couple assorti.

Mais de qui parlait donc Daniel Loume, à l’instant ? Un garçon qu’il avait connu deux ans auparavant à Bérihéa, dans un milieu de peintres. Là-bas, le garçon se soignait, terrassé qu’il avait été par une terrible maladie de la moelle épinière. Enfin guéri, il vivait depuis quelques mois à Paris, où il avait repris des activités de professeur au Lycée Voltaire. S’ils voulaient, il le leur amènerait à la première occasion. Quand Daniel Loume prononça son nom, à nouveau, Delphine crut avoir mal entendu. Mais non, c’était bien ça. C’était de Patrick Beaurepaire qu’il avait parlé. Elle en fut toute remuée et s’arracha à sa rêverie pour écouter mieux.

Quel effet cela lui ferait-il de revoir Patrick ? À la vérité, depuis huit ans, c’est bien rarement qu’elle avait consenti à reporter son souvenir au temps où elle avait été lycéenne, puis jeune étudiante à Portville. C’était une époque pour elle, depuis longtemps révolue et dont elle n’affectionnait pas précisément le rappel. Pourtant, elle réalisa, à cette minute, qu’elle n’éprouvait plus du tout, à l’idée de rencontrer Patrick, cette répulsion qui, jadis, l’avait irrésistiblement écartée de lui. À quels phantasmes, alors, n’avait-elle pas obéi ? Il lui semblait même, aujourd’hui, qu’elle saurait sympathiser avec lui sans effort et sans arrière-pensée. Et elle espérait que, de son côté, il l’avait oubliée et qu’il ne subsistait plus rien en lui de sa sombre passion d’alors. Après tout, il était de dix années son aîné et, sans nul doute, il y avait belle lurette que cette histoire devait être enterrée dans son cÅ“ur.

Elle déclara donc spontanément qu’elle le connaissait fort bien. On la questionna. Elle raconta dans quelles circonstances elle avait noué avec lui des relations amicales et ne cacha rien du bien qu’elle pensait de lui. Elle vit Johnny sourire dédaigneusement. Il était tellement exclusif ! Il était toujours péjoratif à l’encontre des êtres avec lesquels elle avait été liée avant qu’il n’entrât lui-même dans sa vie. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire, cependant ? Surtout au point où ils en étaient ! Quels droits avait-il sur elle ? Il ferait beau voir qu’il se permît de sélectionner ses amis ! Si elle avait envie de revoir Patrick, elle ne lui demanderait ni son avis, ni sa permission.

Mais que disait donc Daniel Loume ? À son insu, Delphine avait pris cette expression mi-songeuse, mi-attentive qui lui allait si bien et qui l’embellissait encore. Elle était ainsi chaque fois qu’on réussissait à la captiver. On aurait dit, alors, que ses traits s’amenuisaient et devenaient comme angéliques. Branko Nicoulesco, un Roumain, et Baptiste Mège, qui venaient d’arriver sur ces entrefaites et avaient pris place, écoutaient. Oui, selon Daniel Loume, ce que Patrick Beaurepaire avait de sympathique, en outre, c’est qu’il était un gars d’extrême-gauche, à tendances communistes, bien que non inscrit au parti comme Daniel Loume lui-même.

Oh ! allaient-ils encore discuter politique ? Ils étaient à tuer quand ils se lançaient dans leurs arguties. Et pourtant, depuis un an, c’était fou ce que tous ces garçons se montaient la tête ! Autrefois, à Portville, et même dans les premiers temps de sa vie à Paris, la politique venait bien quelquefois sur le tapis mais, enfin, ce n’était que de façon accidentelle et l’on songeait surtout à ses études et à ses amusements. Mais, à présent, il n’y avait plus moyen de les tenir. C’est en 1933 que cela avait commencé à les travailler. En 1934, au moment du 6 février, leurs nerfs avaient été mis à vif. Et, depuis, tous, autant qu’ils étaient, ils réagissaient violemment et s’embrigadaient à droite ou à gauche. Max Courtejaire ne s’était-il pas inscrit au P.P.F., ce qui, entre parenthèses, n’avait pas eu l’heur de plaire à Greta qui affichait volontiers des théories révolutionnaires ? En revanche, les autres (même si, comme Baptiste Mège ou Johnny, ils ne s’engageaient pas à fond) se prétendaient plus ou moins marxistes.

Pour sa part, Delphine n’admettait pas l’urgence de ces engouements. Ils lui paraissaient à la fois inutiles et comiques. D’abord, elle n’avait aucune revendication sociale à formuler. Le monde, sans doute, était loin d’être tel qu’elle l’eût désiré et elle était même en droit d’estimer qu’elle n’avait pas joui, jusqu’ici, d’un destin tellement favorable. Mais il ne lui serait pas venu à l’idée (à l’instar des autres) de chercher une solution à ses échecs et à ses épreuves dans une mauvaise organisation du monde. Se rendre, par dépit, solidaire d’une faction ou d’une orthodoxie quelconque, lui aurait paru déloyal et… un peu trop facile. Pour lutter contre le sort, pour vaincre les embûches auxquelles elle se savait exposée, elle comptait sur elle seule. Elle avait appris à ne pas trop attendre d’autrui et à se sortir d’affaire sans aucune aide. Toutefois, il lui arrivait d’être attendrie par l’enthousiasme de ces garçons. Elle pouvait sourire de leurs emballements, de leurs illusions, des formules pompeuses dont ils se gargarisaient, voire de leurs slogans sur la condition humaine ou la solidarité sociale mais, ainsi, ils étaient tout au moins pittoresques. Leurs yeux brillaient davantage. Leurs visages s’animaient. La discussion les soulevait au-dessus d’eux-mêmes. Et, sans s’en rendre compte, peut-être, elle était elle-même impressionnée, par ricochet, par la foi qu’ils manifestaient et par la vitalité de leurs échanges. À l’issue de ces bagarres fiévreuses, bien qu’elle s’abstînt d’y participer directement, elle était envahie par un curieux sentiment de confiance en la vie à venir. Riche de tout ce qu’elle avait entendu et enregistré, elle possédait un courage accru pour affronter l’existence médiocre qui lui était dévolue.

Elle était, malgré tout, médusée quand elle voyait la place que la politique, en si peu d’années, avait prise dans l’univers mental de tous ces garçons. Elle les avait progressivement dévorés. Comment, par exemple, un peintre comme Daniel Loume qui avait tant de talent, acceptait-il de plus en plus de rejeter sa peinture à l’arrière-plan de ses préoccupations essentielles ? Et, pourtant, c’était un fait : son art, qui avait longtemps été sa raison de vivre, ne comptait plus. Son unique obsession était devenue la révolution et l’expression comme la défense de ses principes révolutionnaires. À cet égard, Baptiste Mège (qu’elle n’aimait pas, cependant, car elle le jugeait méchant, perfide et par trop efféminé) de même que Johnny avaient une vue bien plus pondérée des choses. Ils étaient d’esprit trop nuancé pour se lancer à corps perdu dans le jeu de la polémique et surtout dans l’action directe. Baptiste Mège était, avant tout, un heureux de la vie. Il vivait avec sa mère qu’il adorait. Pédéraste comme Johnny, il avait, du moins, des amours plus tièdes et prudemment bourgeoises. Architecte coté, à la tête d’une clientèle nombreuse, il pouvait se laisser vivre. Ses convictions étaient donc strictement idéales et gratuites et, par cela même, elles ne l’échauffaient pas au point de militer. Quant à Johnny, il était trop humain et trop versatile pour s’associer aux rigueurs brutales de Daniel Loume ou de Branko Nicoulesco. Socialement, c’était avant tout son cÅ“ur qui parlait. Il s’agissait surtout pour lui de venir en aide à des infortunes. Aucune haine de classe en lui, par conséquent, aucun tempérament mystique. Mais seulement un penchant sentimental à la charité et à la pitié. Toutes les misères, toutes les injustices l’indignaient. D’instinct, il était du côté du faible et de l’opprimé.

Lorsque Johnny recueillait chez lui quelque adolescent boutonneux et crasseux qu’il avait ramassé on ne savait où et qu’il essayait de s’en justifier devant Delphine en lui racontant que le malheureux éphèbe était chômeur, qu’il n’avait pas mangé depuis trois jours ou qu’il était sans famille, elle haussait les épaules de commisération tout en le laissant faire à sa guise. Mais, vraiment, elle le jugeait un peu puéril bien qu’il fût, lui aussi, son aîné. Pourquoi s’était-elle toujours sentie plus âgée que les autres ? Pourquoi aussi, les autres la traitaient-ils automatiquement en aînée, bien qu’elle fût, la plupart du temps leur cadette ? C’était peut-être à cause de cette déférence continuelle qu’ils lui témoignaient qu’elle n’avait jamais pu se choisir un mari parmi eux. À la rigueur, pouvaient-ils lui servir de compagnons de plaisir et d’amants. Mais lequel, sincèrement, eût pu, comme mari, lui donner une réplique honorable dans la longue et périlleuse partie qu’est tout mariage ?

*

Il y avait plus d’un mois, maintenant, que Patrick Beaurepaire avait renoué avec Delphine Rollin. D’abord réticent, il ne regrettait plus, aujourd’hui, de s’être laissé entraîner par Daniel Loume. Lui qui, depuis sa maladie, avait fui les relations nouvelles, avait cette fois, tout de suite sympathisé avec les amis de Delphine. Celle-ci avait raison, c’était un peu la petite bande de la Taverne Anglaise qui se reconstituait ainsi à huit années de distance. Certains des anciens éléments avaient disparu. D’autres les avaient remplacés. C’était la vie… Mais, dans le fond, tous, autant qu’ils étaient, chacun à leur manière, anciens et nouveaux, ils valaient qu’on s’attachât à eux. Il y avait même quelque chose de bougrement tonique dans leur parti pris de vivre à demi en marge de la société. Enfin, la santé aidant, Patrick avait de nouveau été séduit par le goût des parlotes, de ces débats où l’on sait que les autres ont l’esprit assez large pour qu’on n’ait pas à les ménager ni à se guinder. Si Patrick n’avait plus ce dynamisme de jadis, ce mordant et parfois cette férocité qui l’avaient rendu redoutable à ses propres amis, il avait du moins conservé tout son humour et ses railleries étaient encore savoureuses. De préférence, il laissait parler les autres ou les questionnait savamment en les forçant ainsi à démasquer leurs batteries. Puis, quand il estimait qu’il avait pris leur mesure et qu’ils avaient suffisamment pataugé dans leurs arguments, il ruinait d’une apostrophe persifleuse l’édifice de leurs thèses tout en pinçant son grand nez d’aigle entre ses doigts maigres et en lâchant un rire bref qui se chargeait de toute la moquerie mais en même temps de toute l’indulgence qu’il avait jusque-là contenues.

Dès le premier jour, Patrick, sans le vouloir, avait exercé sur tous un réel ascendant. Par la seule autorité de sa présence, de son bizarre aspect physique et de son regard acéré, il s’était imposé. D’ailleurs, ni Greta, ni Johnny pas plus que Daniel, Branko ou Max n’avaient songé à lui dénier cette suzeraineté. Patrick Beaurepaire avait en effet en lui un charme et une gouaille qui ne laissaient personne insensible. De gré ou de force, on subissait son emprise. On se mettait à copier ses gestes, ses réparties, ses fantaisies vestimentaires. On lui demandait avis. On l’écoutait. On marchait et on se groupait autour de lui.

Patrick était conscient de la curiosité et de l’intérêt dont il était l’objet mais il n’y prêtait pas attention. Il évitait même tout comportement qui aurait pu laisser croire qu’il forçait la note, qu’il en remettait pour qu’on l’admirât davantage. Il se contentait d’être lui-même en toutes circonstances et traitait chacun en égal. Bref, il était devenu si amical et si ouvert que Delphine fut tout de suite de plain-pied avec lui. Il ne subsistait plus rien, entre eux, des gênes d’autrefois. Patrick lui-même s’étonnait d’être si quiet devant elle. Quelle puissance n’avait pas le temps ! Le temps était comme la mer, il détruisait, minute après minute, comme la mer vague après vague, ce qui avait justement paru le plus indestructible. De quel tourment Patrick n’avait-il pas souffert par la faute de Delphine ? Et, désormais, il pouvait rester auprès d’elle et lui parler comme s’ils ne s’étaient jamais heurtés…

Le jour où ils s’étaient revus au Faune Rouge, grâce à l’entremise de Daniel Loume, le hasard avait voulu qu’il n’eût cours qu’à trois heures. Et comme Delphine était libre, ils en avaient profité pour quitter les autres au bout d’un moment et pour aller se promener. D’un commun accord, ils avaient choisi le Jardin des Plantes, moins apprêté et moins agité que le banal Luxembourg. Et, sans plus attendre, dans un désir de mutuelle loyauté, comme s’ils avaient deviné, dès cet instant-là, que le hasard qui les rapprochait allait sceller plus solidement que jamais leur ancienne amitié, ils décidèrent de procéder à une liquidation totale du passé. Ils relatèrent sans marchandage et sans artifice tout ce qui leur était advenu, chacun de leur côté, depuis huit ans. C’est ainsi que Delphine apprit, dans tous leurs détails, les accidents et la longue maladie de Patrick. Comment il avait eu assez d’énergie pour fuir Portville et pour guérir. La longue et désolante inaction de Bérihéa, le corset de plâtre, la chaise longue puis, année après année, les progrès vers le mieux et, enfin, le salut tant attendu.

Delphine lui avoua qu’à l’époque, elle avait été parfois tentée de lui écrire, ayant vaguement su, par Jojo Légende, qui le tenait lui-même de la grosse Simone, le coup dur qui l’avait abattu. Mais elle n’avait pas osé, finalement. Elle avait craint que cette lettre risquât de rouvrir en lui une vieille plaie. Elle se souvenait qu’elle avait été odieuse avec lui. Mais si, mais si ! Bah, il n’y avait plus à s’y appesantir ! Le passé était le passé. Que ne lui parlait-elle plutôt d’elle ?

Eh bien, pour elle, ça n’avait pas non plus été très drôle ! D’abord, la mort subite de son père, son départ précipité pour Paris, la poursuite de ses études, rien de très héroïque, dans un sens, rien de spécialement valable… Par pudeur, tout au long de son récit, elle évita la moindre allusion à sa vie sentimentale. Au contact de Patrick, elle découvrait que cette vie sentimentale, durant toutes ces années, ne méritait pas qu’on s’y attardât. À quoi bon lui en détailler les déceptions ? Patrick avait dit vrai : le passé était le passé. Dieu merci, Patrick entrait de nouveau dans sa sphère et, grâce à lui, il lui semblait qu’elle aurait, en sa personne, l’ami sûr qu’elle cherchait. C’était même plus qu’une impression. C’était une certitude ! Elle savait qu’il n’y aurait plus jamais d’amour entre elle et lui mais qu’il n’y aurait plus jamais, non plus, de malentendus et de disputes. Une chance leur était offerte. Celle d’une amitié sans arrière-pensée. Place nette était faite. Tout serait simple et franc d’elle à lui. Ils pourraient sortir ensemble sans se tenir sur leurs gardes, en frère et sÅ“ur. Avec quelle joie enfantine et pure elle marcherait à son pas et lui prendrait le bras ! Il l’aiderait à se vaincre. Il l’arracherait à l’enlisement de sa vie actuelle. Elle avait pu envisager une aventure possible avec Daniel Loume qui lui plaisait mais depuis que Patrick lui était réapparu elle comprenait qu’il n’y aurait jamais rien entre Daniel Loume et elle, qu’elle en avait enfin fini avec les coucheries passagères et les liaisons insipides.

Ce soir, seul, dans sa chambre du petit Hôtel de Singapour, rue Bonaparte, juste en face de l’entrée de l’École des Beaux-Arts, Patrick se remémorait cette première conversation avec Delphine. Grâce au chauffage central régnait, dans la pièce, une très bonne température. Patrick, pour travailler, avait besoin de chaleur. Il s’étonnait toujours que la plupart des peintres et des sculpteurs pussent vivre dans des ateliers glacés. Lui, il n’avait que faire d’un atelier. Ce qui lui était nécessaire, c’était un endroit bien clos et bien chaud. Il lui fallait pouvoir également évoluer dans un fécond désordre. Aussi entassait-il à plaisir autour de lui les bibelots les plus disparates, des piles de journaux et de livres, des toiles, des cartons à dessin. Ces amoncellements volontaires le rassuraient. Enfin, alors que d’autres, pour créer, avaient besoin de silence et de solitude, cherchaient un local au fond d’une cour tranquille ou louaient un pavillon dans une banlieue écartée, Patrick, lui, avait besoin de l’animation et des bruits de la rue. Il installait toujours son chevalet contre la fenêtre et, quand son œil s’écartait de sa toile, il aimait se laisser distraire par le spectacle que lui donnaient les passants. Si intensément qu’il s’enfonçât dans sa rêverie créatrice, il lui plaisait de pouvoir, à l’improviste, remonter de ses abîmes et capter, ne fût-ce que pendant un court moment, avant d’effectuer une nouvelle plongée, telles images fortuites, instantanées que la rue, soudain, lui proposait.

C’était un hiver doux qui se préparait. Toutes les nuits, depuis le début du mois de décembre, avaient été pluvieuses. Sous le reflet des lampes et des phares, la pluie revêtait les formes du décor d’une sorte de toile cirée transparente et l’on aurait dit que, en deçà des vitres, on était comme en présence d’un gigantesque aquarium où les êtres et les objets, surgissant et s’évanouissant selon les caprices des éclairages, n’évoluaient plus à l’air libre mais flottaient dans une imprécise épaisseur d’eau. Par contraste avec la tremblante et fugitive agitation des trottoirs, Patrick, à l’écart du monde, dans sa chambre, ressentait une fort agréable illusion de sécurité. Lui aussi, s’il avait dû vaquer à ses occupations, il aurait été comparable à ces ombres qui rasaient les murs, la tête dans les épaules, évitant les flaques, fuyant les gouttières, courbant l’échine sous des parapluies. Il se félicitait donc de pouvoir s’embusquer chez lui en pantoufles et en robe de chambre. D’autres, à sa place, auraient pu redouter la monotone malfaisance de cette solitude. Mais lui, pas ! Bérihéa l’avait délivré de cette panique qui pousse tant et tant d’êtres à se ruer vers les lieux éclairés et bruyants où ils pourront se frotter à leurs semblables, dans la peur où ils sont de vivre face à face avec eux-mêmes. Depuis Bérihéa, les autres ne lui étaient plus indispensables. Il s’en passait comme il voulait et aussi souvent et aussi longtemps qu’il voulait. Il se suffisait désormais à lui-même. S’il consentait encore parfois à converser, c’était uniquement dans la mesure où la conversation venait à point nommé le détendre d’une longue et féconde séance de travail.

S’il repensait actuellement à Delphine Rollin, c’était avec un agrément qu’il n’essayait pas de minimiser. Comme Delphine avait changé ! De coquette et de hautaine quelle avait été, elle était devenue charmante et sans apprêt. Et surtout, il y avait maintenant en elle un feu, une flamme pleine de vie sur laquelle il prenait appui. Rien qu’à la regarder, il se sentait plus affermi, plus dispos. Depuis qu’il avait été malade, le seul autre être dont la société lui aurait procuré les mêmes bienfaits était Monsieur Hermès. Quelle chance ce serait si Delphine et Patrick pouvaient aujourd’hui profiter de sa compagnie ! jusqu’ici, il n’avait pas trop osé en parler à la jeune fille. Non point qu’il fût, en quoi que ce soit, jaloux de son ami mais il avait cru discerner que Delphine ne conservait pas un souvenir tellement favorable des dernières années qu’elle avait vécues à Portville et il se demandait si cela ne la chagrinerait pas d’entendre prononcer un nom qui, inévitablement, lui rappellerait ce temps-là.

En effet, la seule fois où il avait fait allusion à son ami, à son mariage et, enfin, à son veuvage, il avait cru voir une ombre filtrer dans le regard de Delphine et sa mâchoire se contracter. Qu’en devait-il déduire, au juste ? Peut-être avait-il eu une fausse impression ? Peut-être avait-elle réagi machinalement ? Pourtant, ce qu’il y avait d’étrange, c’est qu’elle s’était aussitôt reprise, comme quelqu’un qui s’en veut d’avoir laissé lire dans son jeu et qui s’efforce de donner le change. Avait-elle donc été plus remuée qu’elle ne voulait bien l’avouer ? Mais pourquoi s’en cacher, alors ?

Pour lui accorder du répit, il avait sauté sur un autre sujet de conversation et elle lui avait souri pour lui montrer qu’elle était à la fois complice de son astuce et sensible à sa délicatesse. Mais, maintenant que ressurgissaient les détails de cet intermède, il revoyait mieux la figure si soudainement fermée de Delphine, la pâleur de son teint et l’éclat tout pailleté de jais de ses yeux gris.

Qu’y avait-il donc eu, autrefois, entre Delphine et Monsieur Hermès ? Si l’on se bornait aux apparences, rien d’autre, sans doute, qu’une ordinaire camaraderie. Il était de fait que jamais, devant lui, par exemple, Delphine n’avait traité Monsieur Hermès comme quelqu’un dont elle aurait pu être amoureuse. Et, pareillement, Monsieur Hermès n’avait jamais rien dit, devant lui, à la jeune fille, qui pût ressembler à l’expression, même voilée, d’un penchant amoureux. Alors ?

Et pourtant, n’y avait-il pas eu, dans leurs relations, des incidences anormales ? Sans chercher plus loin, pourquoi Monsieur Hermès n’avait-il pas invité Delphine Rollin à son mariage ? Logiquement, elle aurait dû être une des premières invitées. Premier mystère ! Par ailleurs, pourquoi, depuis qu’il la revoyait, Delphine, qui lui avait demandé des nouvelles de tous ceux de la petite bande de Portville, de Buddy comme de Paolo, de Loulou comme de Simone, avait-elle affecté de ne lui en demander jamais de Monsieur Hermès ? Oui, pourquoi avait-il fallu que ce fût lui, Patrick, qui prononçât d’abord son nom ?

À la réflexion, Patrick pâlit au rappel de cette atroce soirée au cours de laquelle il avait supplié Monsieur Hermès d’être l’arbitre du conflit qui l’opposait alors à Delphine. Cela se passait une ou deux semaines après le jour où Patrick, pris d’un désir incoercible, avait voulu enlacer Delphine alors qu’il était dans sa chambre et où Delphine, saisie d’une frayeur subite, l’avait violemment repoussé sans jamais lui expliquer la raison pour laquelle elle refusait d’être sa maîtresse. Patrick voulait donc profiter de ce qu’il était réuni, ce soir-là, à la Taverne Anglaise, avec Delphine et Monsieur Hermès pour que celui-ci obtînt de Delphine l’aveu du motif de son refus. Bien entendu, Monsieur Hermès s’était fort obligeamment prêté au jeu et avait joué son rôle avec une sincérité et une bonne foi si touchantes que Delphine, dans un accès d’énervement, avait, en refoulant ses larmes à grand’peine, fini par lâcher son secret. Et là, crûment, d’un seul coup, comme qui se délivre d’un poids qui l’étouffe, devant Patrick et Monsieur Hermès qui lui faisaient face, elle avait avoué : Non, Patrick, non, jamais je ne pourrai être votre maîtresse ! Le seul contact de vos mains sur moi me serait intolérable. Vous me faites horreur ! Je sais, vous devez me juger excessive et insupportable. Je ne vous avais jamais tenu pareil langage. Au contraire, j’avais toujours été très gentille avec vous, il me semble. Et ce que je vous dis là, croyez-le bien, n’aliène en rien l’amitié que j’ai pour vous. Mais il s’agit d’une répulsion physique que je ne peux plus dominer. Ça date du jour où vous avez voulu me prendre de force, chez moi et où, soudain, j’ai lu dans vos yeux, à travers le désir que je savais que je vous inspirais, quelque chose d’ignoble, comme une envie sadique et malsaine qui m’a révulsée à jamais. Perdez donc tout espoir à mon sujet et laissez-moi en paix. Ce que j’éprouve à votre égard est indépendant de ma volonté. Ne m’en veuillez surtout pas, je vous en prie !

Effectivement, Patrick se souvenait comme si c’était hier de toutes les paroles qu’elle avait dites. Il se souvenait aussi de l’adresse avec laquelle Monsieur Hermès avait tenté de les enrober de digressions psychologiques afin de les lui rendre moins amères. Étrange position, pour Monsieur Hermès, que celle d’avoir été le témoin d’une telle confession ! Comme il fallait qu’elle eût confiance en lui et qu’elle fît grand cas de lui pour avoir consenti, sur sa prière, à lui ouvrir son cÅ“ur ! Patrick, ridiculement, s’était cru le centre de ce drame, et il n’avait peut-être été, en réalité, qu’un comparse, qu’un prétexte, qu’un paravent derrière lequel le subconscient de Delphine comme celui de Monsieur Hermès s’étaient rejoints. Il s’était mis de lui-même sur la sellette mais, à son insu sans doute, c’étaient les sentiments des deux autres qui s’étaient vraisemblablement confrontés. Qui pourrait jamais dire ?

Tout en fixant son regard, à travers la vitre ruisselante, sur ce monde de la rue qui apparaissait comme dans un halo, il crut voir se former le visage de Delphine en surimpression. Grâce au hasard de ce mirage, ses traits habituels devinrent plus révélateurs que si la jeune fille avait été réellement devant lui. Jamais peut-être ce visage ne lui avait été plus familier dans son ensemble comme dans ses particularités. Et à force d’interroger ce masque transparent que son hallucination suscitait, il finit par se demander s’il avait compris quoi que ce fût aux relations de Delphine et de Monsieur Hermès. Dieu sait, pourtant, si, à Portville, il avait cru pouvoir percer à fond le caractère de la jeune fille ! Lui consacrant la majeure partie de son temps, ayant avec elle de continuels entretiens, oui, il s’était persuadé, alors, qu’il la connaissait bien. En ce qui concerne Monsieur Hermès leur intimité avait été plus étroite encore, si possible, et toutes les lettres qu’ils avaient échangées, des années durant, lui avaient apporté la preuve, imaginait-il, qu’il n’avait plus rien à apprendre de son ami. Néanmoins, Delphine et Monsieur Hermès, sans se concerter, lui avaient jalousement dérobé, il en était presque sûr aujourd’hui, un aspect d’eux-mêmes. En somme, Delphine ne lui avait jamais dit un mot de Monsieur Hermès et Monsieur Hermès jamais un mot de Delphine. N’était-ce pas à la fois extraordinaire et significatif ?

Il tardait donc à Patrick que Monsieur Hermès vînt s’installer à Paris, comme il le lui avait promis. Et d’autant plus maintenant que Delphine était là ! Quelle serait leur réaction réciproque quand ils se reverraient ? Mais, après tout, peut-être se montait-il sottement la tête. Puisque Delphine ne lui parlait jamais de Monsieur Hermès et que Monsieur Hermès ne lui avait jamais parlé de Delphine, on pouvait très bien en inférer que c’était parce qu’ils ne pensaient plus l’un à l’autre depuis qu’ils s’étaient perdus de vue. Si Monsieur Hermès avait été tant soit peu amoureux de Delphine, il en aurait sûrement laissé paraître quelque chose dans sa conversation ou dans ses lettres, tout au moins depuis qu’il était veuf.

De même, si Delphine avait conservé un tendre sentiment pour Monsieur Hermès, elle se serait déjà trahie. Or, il était évident qu’elle n’avait pas l’air tourmenté, présentement. Il avait appris, par Daniel Loume, l’ancienne liaison de Delphine avec Johnny Maselong. Mais il avait bien compris qu’il n’existait plus aucun lien charnel entre eux. Par ailleurs, on ne lui connaissait pas de nouvel amant. En définitive, on pouvait considérer que son cœur était libre.

Néanmoins, si Monsieur Hermès venait à Paris, s’il se décidait à quitter Portville, ça impliquerait à peu près sûrement qu’il avait résolu de se séparer de Madame Gibert. Sans doute lui était-elle devenue moins indispensable, sans doute envisageait-il de pouvoir se passer d’elle. Probable qu’il était moins épris et fort possible qu’il désirât couper les ponts et, qui sait ? rompre à tout jamais.

Ce revirement supposé dans l’attitude de Monsieur Hermès n’était pas sans intriguer Patrick. Patrick s’était longtemps fait à l’idée que son ami se complaisait avec un certain sybaritisme dans sa situation d’amant. Ne lui avait-il pas mille fois répété qu’il ne commettrait jamais la bêtise de se remarier, qu’il était très heureux ainsi, qu’il avait trouvé son équilibre en profitant cyniquement des Gibert ? Une femme mariée, pour un veuf comme lui, n’était-ce pas l’idéal ? Au mari, tous les tracas et tous les embêtements ménagers ! Lui, n’avait que les agréments. Il était l’ami du mari et il couchait avec la femme. Enfin, il était l’enfant chéri de la maison. Qui avait donc jamais médit des ménages à trois ? C’était pourtant ce qu’il y avait de mieux et tous les couples un peu à la page auraient dû en venir là pour leur propre tranquillité.

Certes, c’était bien ainsi que Monsieur Hermès avait d’abord raisonné. Mais, depuis septembre dernier, depuis son retour d’Italie, depuis que Patrick l’avait reçu à Bérihéa, à la fin des vacances, le son de cloche était tout autre. Monsieur Hermès avait reconnu qu’il se dégoûtait un peu d’avoir séduit la tante de Caroline, d’avoir détourné Marie-Amélie de ses devoirs et, enfin, d’avoir fait cocu ce brave Jo. En un mot comme en mille, ce n’était pas très élégant. Il avait toujours prôné l’idéalisme et, en fin de compte, il s’était conduit comme un dégoûtant. Aujourd’hui, il était donc bourrelé de scrupules. Il considérait qu’il ne devait pas s’éterniser plus longtemps dans un état de choses où il avait peut-être eu la bonne place, mais sûrement pas le beau rôle.

Qu’y avait-il de fondé dans cette avantageuse pétition de principe ? Patrick ne niait pas que Monsieur Hermès ne fût un inquiet. Il se pouvait donc que ses scrupules actuels fussent véridiques. Monsieur Hermès avait ses faiblesses et ses lâchetés, ses manques et ses égoïsmes mais il était également rare qu’il fût satisfait de soi. Bien souvent, Patrick avait constaté, chez son ami, des aspirations pleines de noblesse et de délicatesse. Pour l’heure, qu’en pouvait-on déduire ? Peut-être, tout simplement, qu’il n’avait pas encore réalisé qu’il en avait assez de sa jolie maîtresse et qu’il se retranchait par pudeur, en attendant, derrière des impératifs auxquels il prêtait, sans en être bien conscient, un caractère d’authenticité.

Toutefois, il y avait un fait nouveau dont ses lettres étaient prodigues et que la prochaine parution de son livre rendait plus tangible : c’était sa ferme intention d’arriver bientôt à Paris. La pâte était en train de lever. Ça n’était pas douteux ! Patrick s’en réjouissait. Évidemment, il urgeait que Monsieur Hermès s’arrachât à l’atmosphère débilitante et matérialiste de Portville de laquelle Patrick lui-même avait tellement pâti. Quand on était un garçon de la valeur de Monsieur Hermès, on perdait son temps à Portville. Tous ces provinciaux croupissaient dans des existences sans relief et sans couleur. Il n’y avait qu’à Paris qu’on pouvait vivre réellement, qu’on était compris, estimé selon ses mérites. Tandis que s’il s’obstinait à mariner dans un tel bled il n’aurait jamais de rapports qu’avec des marchands prétentieux et bêtes ou qu’avec des cuistres.

Enfin, Patrick ne perdait pas l’espoir, s’il pouvait l’avoir durablement auprès de lui, d’amener Monsieur Hermès à renoncer à cette sorte d’isolationnisme dans lequel il s’assoupissait. De même qu’il n’avait pas le droit de continuer à végéter en province, de même il devait cesser de se tenir à l’écart des grands mouvements politiques et sociaux. Il faudrait, tôt ou tard, qu’il prît parti et, par conséquent, mieux valait opter tout de suite. Puisqu’il le savait déjà de cœur avec lui, il ne serait peut-être pas impossible de transformer cette sympathie en participation directe. Les événements qui se déroulaient en Europe depuis deux ou trois ans, comme ceux qui allaient suivre, exigeaient que tous ceux qui pensaient de la même façon acceptassent d’agir de concert.

Patrick se sourit à lui-même et rejeta son pinceau sur la table. Sans conteste, Monsieur Hermès se moquerait s’il savait quelles ambitions venaient de lui trotter dans la tête. Il accuserait Patrick de dramatiser. Il le jugerait intolérant. Il s’indignerait, même. Et peut-être n’aurait-il pas tout à fait tort. Car si Patrick se promettait d’influencer son ami, il reconnaissait qu’il avait trop d’humour pour se décider jamais à mettre son projet à exécution.

Après tout, s’était-il lancé lui-même à fond dans l’action politique, comme Daniel Loume ou Max Courtejaire ? Non, n’est-ce pas. Alors, de quel droit aurait-il fait la leçon à Monsieur Hermès ? Vraiment, il y avait des cas où on n’était pas du tout en règle avec sa marionnette. Il s’en voulait de s’être pris à son propre jeu. Pourquoi ne pouvait-on pas mieux conserver son libre arbitre ? Car enfin, si on se laissait déjà aller ainsi quand on était seul, que serait-ce quand on serait en présence de gens qui s’ingénieraient, par tous les moyens, à vous circonvenir ? Fallait-il donc s’abandonner chaque fois à ses fatalités ?

Sur ce plan, Monsieur Hermès lui avait souvent montré le chemin. Cette tendance qu’il avait à se placer toujours volontairement devant des faits accomplis pour s’épargner la peine de lutter en vain contre le destin, était exemplaire. Par quel procédé offrait-on le plus de prise aux faits et, par ricochet, risquait-on d’être plus sûrement éprouvé ? En s’opposant brutalement à eux ? Ou en se modelant sur eux à la manière d’un tampon de caoutchouc qui se déforme légèrement sous la pression mais reprend aussitôt après sa forme première ?

Mais qui donc était en état de conduire sa vie d’une main infaillible ? Patrick ne se croyait pas prédestiné. Pourquoi la ligne de son destin aurait-elle été tracée d’avance ? Il devinait bien qu’il était à la merci d’obstacles fortuits et que mille petites secousses imprévues pouvaient d’un instant à l’autre modifier du tout au tout ses résolutions antérieures. Dans un sens, la volonté que Daniel Loume, par exemple, avait de commander à sa vie était admirable. Peut-être, en effet, ne devait-on, ne pouvait-on se considérer comme digne du nom d’homme que dans la proportion où l’on était capable d’amortir ces mille petites secousses imprévues qui venaient contrarier l’ordonnance de votre système. Mais le désir était une chose et une autre, la réalité.

S’ils avaient raison ceux qui, comme Daniel ou Max, prétendaient que l’humanité avait besoin d’apôtres et de martyrs, il fallait bien reconnaître que la société était principalement composée d’individus sans grandeur. Du reste, malgré leurs professions de foi, Daniel et Max avaient-ils réussi tant que cela à se transcender ? Leur énergie pouvait être bandée à l’extrême, ils n’en cédaient pas moins, journellement, à des forces qui venaient accuser davantage l’impuissance de leurs recours et la médiocrité foncière de leur nature. Tout compte fait, ils n’étaient pas moins que d’autres à l’abri des erreurs et des défaillances. Et, fréquemment, Patrick les avait surpris dans des postures où ils n’étaient guère à leur avantage. Alors ? N’y avait-il pas quelque duperie, dans leur cas, à forcer leur talent et à se prendre, pompeusement, pour ce qu’ils n’étaient pas ? En regard de ces rodomontades, le facile et frémissant scepticisme de Monsieur Hermès avait bien son prix. Sans doute, pouvait-on lui reprocher un certain dilettantisme. Mais au nom de quoi l’aurait-on fait sans s’exposer aussitôt aux âpres répliques de sa lucidité ?

Monsieur Hermès lui avait souvent déclaré que son bonheur n’était pas complet tant qu’il n’était pas sûr du bonheur d’autrui mais qu’il avait depuis longtemps compris qu’on ne faisait pas le bonheur des hommes malgré eux ; qu’il se forçait lui-même à l’optimisme avec un parti pris motivé par le désir d’inspirer plutôt l’envie que la pitié dans sa phobie des agenouillements de l’amour-propre mais que ce n’était qu’un optimisme de commande.

C’était sûrement à cause de la confusion de ces divers concepts qu’il n’avait jamais voulu participer à une action politique. Bien qu’il ne redoutât rien plus au monde que l’emprise de la société, il avait décidé une fois pour toutes, exactement comme Delphine qu’il rejoignait sur ce point, d’accepter comme un fait accompli la place qui lui était réservée et il se refusait farouchement à formuler, pour son profit, une revendication quelconque. Après tout, pourquoi aurait-il remué ciel et terre pour changer le monde ? Il se contentait très sagement de ce qu’il avait. Un bouleversement des valeurs en cours, à tout prendre, lui aurait d’ailleurs été plutôt préjudiciable. S’il cessait de penser à lui, s’il s’interrogeait sur les problèmes de la condition humaine, alors, faisant abstraction de son intérêt égoïste, il admettait que cette condition était imparfaite et, avec générosité, applaudissait ceux qui voulaient l’améliorer. Bien sûr, si, un jour, les déshérités parvenaient à leurs fins, ils ne manqueraient pas de l’éliminer, lui, en le traitant en ennemi social et en lui reprochant les privilèges que le hasard lui aurait concédés. Mais, tant pis ! Il se refusait stoïquement à entrer en ligne de compte. Il était résigné à l’avance à ce sacrifice tout en sachant fort bien qu’il serait ainsi victime de la plus ignoble des injustices.

Par cela même, Monsieur Hermès devinait bien que sa position était à la fois paradoxale et instable. Mais comment y remédier ? Il était ainsi ! Poussé par sa bonne foi et par la rigueur de son esprit, il serait le premier à encourager ceux qui s’acharneraient à le perdre. Le jeu était dangereux, sans doute. Eh bien, qu’importe ! Ce n’était, après tout, qu’une forme comme une autre de suicide. Et elle ne lui répugnait pas, bien qu’il n’eût pas, pourtant, le goût des obsessions morbides. Quoi qu’il advînt, au sein de cette société dont il ne pouvait pas, hélas ! se désolidariser ni matériellement, ni intellectuellement, il ne serait jamais du côté de ceux qui, par tempérament, s’employaient, du haut en bas de l’échelle, et de l’extrême droite à l’extrême gauche, à persécuter leurs semblables.

Aussi, comment aurait-il pu, logiquement, s’engager ? Des subordinations comme celles de Daniel Loume ou de Max Courtejaire lui paraissaient comme autant d’atteintes à la liberté du jugement. S’il tenait à son indépendance, c’était par respect pour son intégrité. Jusqu’ici, c’était en vain que les autres lui avaient fait grief de ce que, pour mieux l’accabler, ils s’évertuaient à appeler péjorativement son individualisme. Il avait tenu bon. Il était même fier d’être encore un individu quand la plupart reniaient leur propre intangibilité pour se perdre dans la pratique des mystiques de leur choix.

En se comportant ainsi, il reconnaissait bien qu’il favorisait les menées de ceux dont il condamnait les agissements coupables. Mais il ne se croyait pas autorisé à tuer en lui l’homme qu’il savait qu’il deviendrait. Serait-il toujours ainsi écartelé entre le besoin de s’affirmer et celui de se conformer à autrui ? Serait-il donc toujours en porte-à-faux, incapable de choisir une bonne fois entre ses aspirations personnelles et celles d’effusions communautaires ? Mais pourquoi s’en désoler ? C’était peut-être dans ce perpétuel balancement de sa volonté qu’il parviendrait le mieux à s’établir dans sa forme définitive ? Il fallait laisser faire le temps et les choses. Il n’avait plus honte de ses accès de mauvaise conscience…

*

L’agrément incontestable qu’avait longtemps eu Monsieur Hermès à être l’amant de Marie-Amélie Gibert avait bien décru. À part quelques rares et fugaces flambées de désir, ce n’était plus guère qu’une vieille rengaine. Si loin qu’on se croie capable d’avancer sur les chemins de l’érotisme, on est toujours surpris de découvrir si tôt leurs limites. Vient un moment où l’on ne peut plus forcer la note, où il faut bien se résigner à marquer le pas. Alors, on en est réduit à répéter ses effets et on ne tarde pas à connaître les dégoûts et les indifférences de la satiété.

Depuis que l’imagination de Monsieur Hermès était à court et, surtout, depuis qu’il s’était rendu compte que Marie-Amélie, pour mieux le garder à elle, sans doute, était toute disposée à pousser le dévergondage à l’extrême, il ne la possédait plus que pour la pervertir et l’humilier davantage. Au fond, ce qui avait entretenu son excitation jusqu’ici, ce n’était pas tellement la femme en elle-même qu’était Marie-Amélie, ses formes entrevues et lestement palpées ou l’art avec lequel elle avait appris à lui plaire, mais plutôt la possibilité qui lui avait été laissée d’asservir petit à petit les sens de cette femme autrefois honnête. Mais il voyait bien qu’il ne pourrait pas la faire tomber plus bas. Il avait déjà obtenu d’elle les plus abominables abandons.

Dans l’obscurité de sa chambre, quand Monsieur Hermès violentait sa maîtresse, sans se soucier du désordre ou des plaintes qu’il provoquait et qu’il murmurait à son oreille les invites les plus ignobles, il connaissait des extases sans égales mais quand son désir était tombé, il aurait été écœuré si Marie-Amélie, à son tour, l’avait relancé. Et même, à froid, il lui en voulait d’être devenue si perverse. Ça se traduisait chez lui par des crises de jalousie burlesque comme si, soudain, il l’avait soupçonnée de poursuivre avec d’autres amants, en des circonstances secrètes, les jeux auxquels il l’avait initiée.

Ainsi, un soir, sans savoir pourquoi au juste, il s’offusqua de ce que Marie-Amélie continuait à laisser son fils Jean-Claude, qui était déjà presque un jeune homme, coucher dans sa propre chambre, sur un petit lit de coin à proximité du sien. N’avait-elle pas remarqué les regards de son fils posés sur elle quand elle se déshabillait devant lui ? Quatorze ans ! Il était en âge de comprendre et de sentir beaucoup de choses. Car enfin, journellement, elle avait beau dire, il pouvait la voir presque nue. Marie-Amélie avait ri aux éclats. Mais non, c’était stupide ! Le pauvre enfant ne songeait pas à mal. Il adorait et respectait trop sa mère.

Pourtant Monsieur Hermès ne désarmait pas. Il savait bien que lorsque Jean-Claude avait eu de mauvaises notes au lycée ou avait commis quelque incartade, Jo le tançait vertement tandis que Marie-Amélie le prenait dans son lit pour le consoler et le bercer tendrement sur son épaule jusqu’à ce qu’il s’endormît. Eh bien, c’était inadmissible ! Il bisquait à la pensée que Jean-Claude avait pu profiter, sous les draps, de la chaleur intime de sa mère. Il imaginait le garçonnet allongé contre le corps de Marie-Amélie, de Marie-Amélie nue sous une légère chemise de nuit… Enfin, tout de même, elle n’avait pas le droit de provoquer ainsi cet enfant ! Elle avait sûrement dû lui procurer des sensations. Il voulait bien croire que les enlacements de la mère et du fils étaient chastes mais il fallait bien admettre que c’était équivoque. Sa jalousie était si aiguë et si outrancière qu’il allait jusqu’à accuser sa maîtresse de vouloir débaucher Jean-Claude. Après tout, s’il s’en référait à tout ce que Marie-Amélie osait avec son amant, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle fût, maintenant, capable du pire.

Marie-Amélie prit en très mauvaise part cette sortie intempestive et bouda pendant quinze jours, refusant de se donner et fuyant toutes les explications. Il lui arrivait de regretter le temps où Monsieur Hermès pensait moins à exiger d’elle son plaisir et la chérissait davantage. Elle aurait voulu revenir en arrière. Qui sait, en effet, si elle n’avait pas eu tort, en voulant trop bien le satisfaire, lorsqu’elle avait été au-devant de ses caprices ? Elle aurait dû afficher une plus grande pruderie. Il l’aurait davantage désirée et l’aurait, en même temps, honorée. Tandis qu’il la traitait en ville conquise. Mais de quel droit se serait-elle plainte ? Il lui était désormais à peu près impossible de renoncer d’elle-même à ces fornications. Quelle honte ! Comme il fallait qu’il l’aimât peu, comme il fallait qu’il la méprisât vraiment ! Mais son avidité était la plus forte. Elle cédait.

Depuis, quand elle avait passé un moment dans ses bras et qu’elle se retrouvait seule, chez elle, elle se jugeait indigne. Elle aurait voulu effacer la trace de ses baisers. Elle prenait un bain, changeait de linge. Mais, rien n’y faisait. Des images licencieuses revenaient bientôt la hanter. Et elle savait bien qu’elle lui céderait encore, qu’elle lui céderait comme elle lui avait déjà cédé aujourd’hui sans qu’il se doutât du combat intérieur qui s’était livré en elle car, dès qu’il l’approchait et imprimait ses lèvres sur sa chair, elle était en sa possession et incapable de le repousser.

D’ailleurs, elle avait bien trop peur de le perdre. La seule façon qu’elle eût de le conserver était de lui appartenir toujours plus complètement. Ne serait-elle pas la plus malheureuse des créatures si elle s’apercevait un jour qu’il se détachait d’elle, qu’il n’aimait plus faire l’amour avec elle ? Elle ne pourrait supporter l’idée qu’il la quittât. Elle tremblait constamment et vivait dans la crainte de surprendre dans son regard une condamnation quelconque. Si elle voulait le retenir, elle devait l’accepter tel qu’il était et se contenter du peu qu’il lui donnait de sa tendresse. Certes, ce n’était qu’un pis-aller. Mais tout, plutôt que de retomber dans le néant de sa vie d’autrefois ! Au moins, tant qu’il serait là, elle pourrait se croire aimée et aurait ainsi une raison d’être.

Hélas ! Comment aurait-elle pu deviner que Monsieur Hermès était justement si près de se déprendre ? Il avait beau titiller son imagination, celle-ci ne répondait plus. Il avait tiré tous les accords possibles du corps de Marie-Amélie. Il en avait parcouru tous les aspects. Maintenant, il allait jusqu’à reprocher à Marie-Amélie le sans-gêne avec lequel elle se dévêtait devant lui ou la passivité avec laquelle elle le laissait glisser sa main sous sa jupe ou dans son corsage, tellement elle se sentait sa chose. Comme il était versatile et inconséquent ! N’était-ce pas lui qui l’avait rendue ainsi ? Il était bien temps de souhaiter qu’elle eût un peu plus de pudeur !

Il avait beau faire, beau se cravacher, allons ! il fallait bien qu’il l’avouât : tout ce qui l’avait séduit dans la personne et dans la situation de la jeune femme se défrisait petit à petit. Au début, l’appartement des Gibert avait été un havre pour lui. Supportant mal la solitude consécutive à son veuvage, il avait éprouvé de douillettes joies dans la société de Jo et de Marie-Amélie. Il se réchauffait à leur chaleur, aimait les entendre parler, se laissait envelopper dans les gentilles vigilances de leur amitié. Maintenant, tout au contraire, il aurait voulu pouvoir être seul. Souvent, le soir, aller chez eux était devenu pour lui une corvée. Que n’eût-il pas donné pour être dispensé de ces rendez-vous ! Il souffrait d’être l’esclave de ce rite. Il s’en voulait de n’avoir pas su être plus ferme. Au fond, il s’encroûtait dans ce milieu. Ni Marie-Amélie ni Jo ne pouvaient plus rien lui apporter. Il était fort, à présent. Il n’avait plus besoin d’eux. Et il se surprenait à extérioriser des penchants à l’autonomie. Il était impatient de se fournir des preuves de sa disponibilité. Il rêvait d’aventures plus originales et plus valables.

Sans doute, il avait d’abord eu un réel orgueil à transformer Marie-Amélie. Jouir dans les bras de la femme adultère, suborner la chaste épouse, c’était connaître des satisfactions de héros, c’était revivre pour son compte les belles pages du donjuanisme romanesque, c’était se mettre dans la peau d’un Rodolphe, d’un Bel-Ami ou d’un Vronski. Mais, aujourd’hui, ça ne l’amusait plus guère. Jo devenait parfois menaçant dans ses allusions. Il le soupçonnait de plus en plus d’être de mèche avec Marie-Amélie. Enfin, il n’y avait pas jusqu’à Monsieur Papa et Madame Mère, voire jusqu’à la tribu des Poujastruc qui ne manifestassent qu’ils étaient au courant par une sourde, mais déplaisante réprobation. Jusqu’ici, on n’avait encore rien osé lui dire en face. Mais il savait notamment que Marie-Thérèse et Antoine Poujastruc avaient sévèrement admonesté Marie-Amélie et que celle-ci en avait été bouleversée.

Bien entendu, les deux familles prenaient mal la chose. N’allaient-elles pas bientôt faire pression en vue d’une rupture ? Ah, quand donc Monsieur Hermès pourrait-il enfin ne plus dépendre d’autrui, ne plus soumettre ses actes à l’approbation de X… ou de Y… ? Néanmoins, il n’avait jamais été si fringant. Il avait longtemps vécu dans une sorte de léthargie, mais voilà qu’il s’éveillait enfin. C’était comme si une lanière l’avait cinglé au visage. Par quel miracle subit ? Avait-il donc fallu qu’il sombrât au plus profond de l’abjection d’une existence redondante pour qu’il comprît enfin qu’il était en train de se perdre ?

Il avait toujours été animé d’une sombre haine pour ses parents. Mais, durant toutes ces années, il s’était surtout emporté contre leur incompréhensible hypocrisie à l’égard de ses rêves d’idéal et des chimères (sans doute naïves) que, dans leur bonheur abstrait, dans leur refus d’affronter les brutales réalités du quotidien, Caroline et lui avaient obstinément entretenus. Tandis qu’à présent, sa révolte et sa haine se cristallisaient. Il leur en voulait trop pour accepter de vivre auprès d’eux. Il voulait les bannir de sa vue et ne plus en entendre parler. Ils lui avaient déjà causé assez de tort comme ça !

Bien sûr, Monsieur Papa et Madame Mère ne lui avaient appris ni à voler ni à tuer. Étroitement limités à leur petit monde mercantile et solennel, à leurs idées toutes faites, à leur morale élastique, à leurs exclusives de confection, ils avaient uniquement cherché à réduire la personnalité de leur fils de telle façon qu’il ne fût pas autre chose que leur triste continuateur. En dépit de ses obstructions, il gardait dans sa chair ces stigmates infamants. Comment s’en débarrasserait-il jamais ? Quand il rencontrait des êtres devant lesquels il aurait voulu paraître à son avantage, il ne pouvait pourtant pas déballer chaque fois son passé et expliquer pourquoi il était ce qu’il était et non pas celui qu’il aurait voulu être ! Lui qui savait quel chemin il avait déjà parcouru, il aurait pu s’enorgueillir de l’application qui lui avait été nécessaire pour échapper à une négation totale de soi-même. Mais il ne cessait de se désoler, au contraire, d’être encore si médiocre. Ah, quel homme ne serait-il pas devenu (s’imaginait-il !) s’il avait eu la chance de posséder d’autres parents ? N’était-il pas atroce de n’être toujours jugé que sur les apparences ? Quel retard, quel handicap sur tous ceux qui avaient été plus favorisés ! Ils l’avaient irrésistiblement devancé. Il ne les rejoindrait jamais, quoi qu’il fît. Oui, quoi qu’il fît, il lui faudrait traîner derrière lui ce legs honteux de tares et de travers. Comment ne se serait-il pas désespéré ? Comment ne se serait-il pas insurgé contre la fatalité stupide qui lui dérobait la place qui lui aurait été due normalement ? Comment n’aurait-il pas répudié des parents qui avaient si lamentablement fait fi de tout ce qui couvait de noble en lui pour le maintenir mieux à leur niveau ?

Il ne pouvait pourtant pas les rayer d’un trait de plume ni faire qu’ils n’eussent jamais existé ! Certes, c’était évident, il n’aurait la paix complète qu’à leur mort. Et encore, continueraient-ils peut-être à le désavouer dans leur tombe. Jamais il ne parviendrait à triompher d’eux, à les obliger à avouer leur faillite. Jamais ils ne lui rendraient hommage ni ne s’inclineraient devant sa réussite personnelle. Il aurait beau monter très haut dans la hiérarchie des hommes, ils contesteraient toujours ses capacités. À leurs yeux, il resterait incompris et maudit. Cette obstination mesquine, il le savait, empoisonnerait éternellement ses jours, ternirait ses plus beaux succès comme si, au delà même de leur propre mort, il était voué à supporter les condamnations posthumes qu’ils pourraient encore porter contre lui.

Il n’y avait donc qu’une seule issue possible : la fuite !

Mais quelle fuite ?

Longtemps, la lecture avait été pour lui le plus efficace des recours. Il se moquait gentiment de lui-même quand il avait la faiblesse d’évoquer le témoignage célèbre de Montesquieu sur les consolations que la lecture apporte à ceux que la vie a meurtris, mais c’était un fait que les livres étaient pour lui des amis fidèles dont il appréciait la puissance de diversion. Après quoi, les voyages avaient été aussi un excellent remède. Sans oublier les heures de rêverie et les échanges épistolaires que Monsieur Hermès avait toujours prisés. Mais en dehors de ces fuites indirectes, la lecture, les voyages, la rêverie ou la correspondance, il y avait une fuite directe, une fuite concrète, une fuite qui consistait à tout plaquer là, à quitter définitivement Portville, la situation qu’il s’y était faite comme l’appartement qu’il y avait loué et à s’en aller n’importe où !

Depuis un bon bout de temps déjà, Monsieur Hermès, on le sait, caressait ce projet. Mais les lettres que lui adressait maintenant Patrick, de Paris, l’avaient plus vivement émoustillé encore. Patrick ne cessait de lui conseiller de venir le rejoindre. Patrick lui enjolivait l’avenir, lui dépeignait la vie qu’il pourrait mener à Paris sous les couleurs les plus souriantes et lui démontrait que, puisqu’il allait être édité, il était indispensable qu’il vécût dans la capitale des Lettres et des Arts. Or, si Monsieur Hermès était farouchement décidé à quitter Portville et s’il avait même envisagé de se fixer ailleurs, voire à Paris, Paris n’était pourtant pas, pour lui, l’endroit rêvé. Il ne détestait pas séjourner à Paris en tant que touriste, mais il appréhendait le rythme agité auquel il lui faudrait se soumettre s’il y vivait à demeure. En vérité, pour sa part, il eût préféré de loin la Côte Basque ou la Côte d’Azur.

Ces hésitations quant au choix d’une résidence eurent le don d’agacer Patrick. Patrick, de bonne foi, se figura que Monsieur Hermès n’était pas, au fond, tellement disposé à changer d’air et d’existence. Dans une lettre qu’il lui écrivit, il se montra particulièrement brutal. En somme, lui dit-il, vous n’êtes qu’un faible ! Vous prétendez que vous voulez partir, mais c’est uniquement pour vous donner du cÅ“ur au ventre, pour donner un aliment à votre hargne. Ça vous sert évidemment d’exutoire mais, en même temps, ça vous calme et il est bien probable que si je vous mettais au pied du mur, vous n’auriez pas le courage de sauter ! D’ailleurs, comment ai-je jamais pu m’y tromper ? N’avez-vous pas toujours agi comme un petit jeune homme qui cherche surtout à se ranger ? Votre mariage dans la tribu compassée et bien-pensante des Poujastruc et, après votre veuvage, votre association avec Jo Gibert et jusqu’à cette liaison si banale avec la femme de ce dernier ! Vraiment, vous semblez avoir voulu accumuler tous les poncifs. Du commencement à la fin, vous vous êtes comporté en égoïste conscient et organisé. Vous vous prenez pour un être en marge, pour un original, pour un sensible, pour un anticonformiste et un hors-la-loi mais vous n’êtes qu’un bourgeois ! Il n’y a pas d’autre mot !

Et pourtant ?

Et pourtant, Monsieur Hermès se demandait si ces reproches cinglants n’auraient pas pu, également, être adressés à Patrick ? Parce que Patrick était fils de paysans, parce que son père avait été forgeron, sa mère institutrice, il se considérait vraiment comme un enfant du peuple, comme un prolétaire, tandis que Monsieur Hermès avait grandi dans une famille vouée au négoce. À ce titre, Patrick ne s’était pas gêné pour traiter Monsieur Hermès de décadent, critiquant ses goûts aristocratiques, le raffinement de son intérieur, ses voyages, son auto et sa façon de dépenser son argent. Mais Patrick lui-même n’avait-il pas des snobismes vestimentaires, du mépris pour la plèbe et des airs de grand seigneur ?

Oui, Patrick était énervant, à la fin ! Pourquoi disait-il de lui qu’il était un décadent ? Pourquoi discutait-il toujours avec cette morgue ? C’était à croire que son amitié ne savait s’extérioriser que dans la domination. Quand Daniel Loume, à un de ses retours à Bérihéa, était passé à Portville et qu’il avait été reçu dans l’appartement de Monsieur Hermès, sa réaction, devant son installation, avait été toute différente. Il y a en vous, lui avait-il dit, à voir l’atmosphère dans laquelle vous vivez, un penchant très net à l’ascétisme. Oui, il y a quelque chose en vous des moines de Zurbaran, de ces moines que le peintre a représentés, sous la bure, avec des visages émaciés, sur un fond de murs nus !

Eh bien, qui donc avait raison des deux ? Était-il décadent ou monacal ? Il faudrait tout de même s’entendre ! Après tout, il n’y avait pas que l’opinion de Patrick Beaurepaire qui comptât ! En fait, il y avait bien des chances pour que les deux garçons eussent raison à la fois. Il y avait sans doute en lui un côté décadent mais il y avait aussi un côté monacal, de même qu’on aurait encore pu déceler bien d’autres modalités dans son caractère. C’était cette diversité qui le rendait si malaisément compréhensible aux autres comme si souvent incompréhensible à lui-même…

Mais la question n’était pas là.

Ce qui lui importait, c’était de fuir Portville au plus vite, ne serait-ce que pour prouver à Patrick qu’il l’avait accusé à la légère.

Un matin, en se levant, comme ça, tout d’un coup, il décida de brusquer les événements. Il se rendit à son bureau, s’y enferma avec Jo et le mit au courant de ses intentions. Voilà, il lui céderait sa part dans l’affaire contre le versement d’une rente. D’ailleurs, Monsieur Papa était toujours solide et pourrait l’aider à l’occasion. Jo, éberlué, n’opposa aucune résistance. Il savait que Monsieur Hermès mijotait ça depuis des mois. Alors, vous comptez vous installer à Paris ? Monsieur Hermès ne répondit même pas, lui serra la main et se dépêcha de filer chez ses parents pour leur annoncer aussi la nouvelle. Ceux-ci refusèrent d’abord de le prendre au sérieux. Il voulait rire, sans doute ? Eh quoi, allait-il perdre son temps à discuter ? Il y avait bel âge qu’il en avait sa claque de leurs façons ! Il les embrassa pour la forme et leur promit d’écrire. Oui, bientôt, il déménagerait. En attendant, il confierait son appartement des quais à la garde de Claire qui avait reçu ses consignes.

Après avoir déjeuné chez lui, il prépara ses bagages puis il téléphona à Marie-Amélie. Il lui fixa rendez-vous au bar du Colibri. Elle y fut la première. Quand il entra dans la petite salle, il l’aperçut, pâle et défaite. Jo l’avait déjà sûrement avertie. Ah, la chic fille ! Dès qu’il avait voulu parler, lui expliquer, elle l’avait arrêté. Non, chéri, j’ai tout compris, ce n’est pas la peine. Tout est bien ainsi. J’ai toujours prévu que, nous autres, ça finirait un jour. Je savais à l’avance ce que vous alliez me dire. Permettez-moi de vous épargner cette dernière corvée. Je devine ce qui se passe en vous. Je ne doute pas de votre sincérité. C’est pourquoi je pense qu’il est préférable que je m’en aille, à présent. Elle avait les yeux pleins de larmes. Elle se leva. Il en fit autant. Non, ne m’accompagnez pas. Je préfère partir seule. Souvenez-vous quelquefois des bons moments que nous avons eus. Pensez à moi comme je penserai à vous. Il voulut lui prendre la main, lui dire quelque chose de gentil. Il chercha. Il ne trouva rien. Il était trop ému. Elle était déjà sur la porte quand elle lui souhaita d’être heureux avec un pauvre sourire navré. Quand il songea à réagir, elle avait disparu.

Oui, c’était ainsi que ça s’était passé et il n’était pas fier de lui, une fois de plus. Mais quoi, c’était la vie, ça ! On ne pouvait pas s’émanciper sans tout déchirer autour de soi. Le soir même, dans le train qui l’emportait, il imagina Monsieur Papa et Madame Mère, dans la vieille maison grise, mornes et chagrins, remâchant leur rancÅ“ur et leurs anathèmes et il imagina aussi Marie-Amélie, couchée en boule dans son lit, ayant condamné l’entrée de sa chambre à Jo et, secouée de sanglots, mordillant un mouchoir trempé de larmes… Devant lui, la bravette, elle avait été très crâne et il lui en savait gré. Mais après, elle avait dû s’effondrer. Il était lui-même sidéré de la soudaineté de sa fuite. Comment avait-il eu le courage de faire le saut ?

*

À son arrivée à Paris, Monsieur Hermès héla un taxi et se fit aussitôt conduire à l’hôtel de Patrick. Paris, chaque fois qu’il y revenait, l’épouvantait toujours un peu durant les premiers jours. Ensuite, seulement, l’effroi cédait à l’émerveillement. Cette fois-là encore, il fut saisi par une fébrilité qui s’accentua à mesure qu’il se rapprochait du but. Il se répétait que cette fébrilité devait être due au froid de l’aube. Mais il n’ignorait pas qu’elle était provoquée, en réalité, par la difficulté qu’il avait à dominer ses nerfs. C’était exactement comme s’il avait eu le trac, comme s’il avait dû paraître sur une scène, devant un auditoire impressionnant ou déclarer son amour à une femme. Il n’arrivait pas à réprimer le tremblement de ses mains et le claquement de ses dents. En vain se répétait-il qu’il n’y avait rien d’extraordinaire en somme, pour un garçon comme lui, à débarquer dans la ville même où il était né et où il avait longtemps vécu. Mais Paris exerçait sur lui un tel ascendant et se parait à ses yeux de tant de prestiges que sa panique était totale. Il en perdait presque l’usage de la parole, ne comprenait qu’à moitié ce qu’on lui disait et n’agissait plus qu’à contretemps.

Heureusement, l’accueil de Patrick dissipa vite son malaise. Patrick avait commandé deux petits déjeuners devant lesquels ils s’attablèrent. Les croissants chauds, dorés et croustillants, le bon café fumant rendirent sa quiétude et sa bonne humeur à Monsieur Hermès. Ah, que la vie était belle ! Après s’être restaurés, les deux amis bourrèrent une pipe, bavardèrent un moment en toute cordialité et comme s’ils ne s’étaient jamais quittés, puis Patrick montra ses plus récentes toiles à Monsieur Hermès.

Les progrès de Patrick étaient nets, évidents, presque trop rapides, dans un sens. À se demander si Patrick ne se figurait pas avoir résolu déjà la totalité des problèmes que lui avait soumis son ambition. Là, pouvait être l’écueil. Cette constante recherche, échelonnée sur plusieurs années, lui avait certainement été profitable. Loin de piétiner comme Maurille et de se répéter dans une technique et une manière données, il n’avait cessé de détruire ses toiles à mesure qu’il les composait, inlassablement lancé à la poursuite d’autre chose, de cet inconnu pathétique qui lui permettrait, s’il l’atteignait jamais, de se réaliser. Il était donc souhaitable que cette échéance fût assez reculée.

Du reste, Patrick n’était-il pas, dès à présent, largement payé de ses peines ? Bien qu’il fût peu pressé d’exposer, mais surtout désireux de travailler en solitaire, il avait tout de même eu l’occasion d’être renseigné sur ses qualités comme sur ses dons. Quand on venait chez lui, on ne pouvait pas ne pas voir, et donc ne pas regarder, ses derniers essais et les comparer à d’autres, plus anciens.

À ce titre, il est certain que l’exercice de la peinture était autrement plus excitant que celui de la littérature. Quand Monsieur Hermès travaillait à un manuscrit, il le conservait généralement au fond d’un tiroir où personne n’aurait eu l’idée de l’aller chercher. Et même si, parfois, le manuscrit traînait sur son bureau, il s’empressait de le fermer quand il recevait une visite car il lui eût paru du plus mauvais goût d’avoir l’air de l’exposer aux regards des visiteurs, comme pour appâter leur problématique curiosité. Si on lui demandait : Que préparez-vous ? Qu’écrivez-vous ? il répondait aimablement qu’il était attelé à un récit ou à une étude et si on voulait absolument savoir quel était l’argument de l’un ou le sujet de l’autre, il le précisait en quelques mots mais cela n’allait jamais plus loin. Si quelqu’un jetait parfois un regard sur le tas des feuillets qu’il avait déjà noircis, il le soupesait, le parcourait en hochant la tête ou en disant par exemple : Ça fera un bouquin de combien de pages à peu près ? ou bien : Vous pensez l’avoir terminé pour l’hiver ? ou encore : Ce que votre écriture est régulière ! Vous ne raturez presque pas…

Mais, bien sûr, pas question que ce quelqu’un manifestât le désir de le lire ! Il était tellement plus simple d’attendre le jour où ça paraîtrait en librairie. Un livre, n’est-ce pas, c’était un livre. Mais un manuscrit… Et puis, c’est ingrat à déchiffrer. L’écriture n’est pas toujours très lisible. Il faut faire effort. Pour pallier à cette indifférence tellement répandue, il y avait bien le procédé cher aux poètes. Ah, ceux-là, ils avaient le chic pour régaler leurs amis d’auditions improvisées en leur débitant eux-mêmes leurs derniers machins ! Mais Monsieur Hermès se serait jugé indécent de lire une seule ligne de ses écrits à haute voix devant des tiers. L’en eût-on prié, même, il s’y serait farouchement refusé.

En revanche, il était tout naturel, semblait-il, qu’un peintre montrât complaisamment ce qu’il avait fait, qu’un musicien jouât une de ses compositions ou qu’un acteur interprétât quelque scène de son répertoire pour le double contentement de l’assistance et de sa vanité.

Néanmoins, Monsieur Hermès ne reniait en rien les joies, plus secrètes sans doute, mais magnifiquement fécondes, de l’écriture. Au surplus, la lettre qu’il avait reçue à Naples, l’été dernier, et par laquelle Stéphane Courtois lui avait apporté mieux qu’un encouragement, avait été suivie, en novembre, d’une nouvelle lettre du même l’informant que Millon, le grand éditeur, avait accepté Adolescence sur ses conseils et attendait sa venue à Paris pour lui faire signer son contrat. Après dix ans d’efforts, il touchait donc au but ! Quel chemin parcouru depuis le jour où il avait donné les trois actes de La Joie du CÅ“ur à lire à Jean-Jacques Delorme, depuis les mésaventures d’Échafaudages ! Bientôt, sans doute, dès que son livre serait paru, il recevrait d’autres témoignages de sympathie, des écrivains lui écriraient, des inconnus… Voilà qui était plus valable, à ses yeux, que toutes les exhibitions personnelles ! Voilà qui le paierait de ses efforts ! N’ayant point l’intention de se lancer dans une carrière officielle, bien décidé à rester, quoi qu’il arrivât, un amateur, une sorte d’écrivain du dimanche, il n’ambitionnait rien au delà de ces témoignages qui viendraient le confirmer dans la voie qu’il s’était tracée et le mettraient en communication intime avec des êtres qui le comprendraient et l’estimeraient pour lui-même. Il était donc tout exalté à l’idée du monde nouveau qui s’ouvrait aujourd’hui devant lui et vouait une gratitude infinie à Stéphane Courtois qui l’avait si généreusement épaulé.

*

Le lendemain, Monsieur Hermès se leva tard. Patrick étant occupé matin et soir par ses cours, il avait été convenu que Monsieur Hermès vagabonderait de son côté et rejoindrait son ami en fin de journée pour dîner.

Vers midi, bien reposé, il sortit donc de son hôtel. Malgré quelques nuages, le ciel était bleu, par endroits, et un fragile soleil brillait. Monsieur Hermès fut un instant paralysé par sa disponibilité. Déjeuner ? Non, il n’avait pas encore faim. Une petite marche lui ouvrirait l’appétit. Tout en déambulant, il repérerait bien, ici ou là, un restaurant à son goût. Il s’engagea dans la rue de Seine et la suivit jusqu’aux quais. À mesure qu’il avançait d’anciens souvenirs venaient affluer aux confins de sa mémoire. Il se revoyait, dix ans plus tôt, sur ces mêmes quais, errant au hasard de ses rares loisirs, l’âme tuméfiée par les quotidiennes humiliations de son dur métier. Garçon d’étage, commis de restaurant… Pouah, aujourd’hui encore, à tant de distance, il conservait de cette période de sa vie un souvenir d’autant plus nauséeux qu’elle avait été, par surcroît, engluée dans un sirop d’illusions absurdes.

En vérité, à trente ans comme à vingt, la destinée n’était pas moins difficile à appréhender. Il sourit en s’apitoyant sur lui-même. S’il avait accompli un certain progrès, c’était dans la mesure où il était parvenu à mieux dominer ses humeurs. Oui, incontestablement, ses impulsions étaient devenues moins irraisonnées. Mais il était loin encore de savoir disposer ses idées en systèmes. Dire qu’il y en avait tant, autour de lui, qui, sans avoir son âge, avaient déjà harmonisé tous leurs contraires et s’étaient confectionné une philosophie concertée des choses à l’abri de laquelle ils vivaient à peu près d’aplomb ! Devait-il les envier ? La routine valait-elle mieux que l’instabilité ? Lui, il se laissait guider par les choses. Il n’avait pas de règle de conduite préconçue. Il répugnait à obéir à des principes, à subordonner ses actes à des concepts déterminés. Il progressait cahin-caha, au jour le jour, conscient de la vanité des résolutions qu’il aurait pu prendre, agissant selon son instinct, selon son humeur du moment et, par conséquent, se soumettant passivement à ses caprices comme à ses sursauts sans pouvoir jamais se maîtriser. Sa personnalité multiforme lui interdirait, sans doute toujours, de pousser jusqu’à son extrême pointe l’une quelconque de ses tendances. Elle l’exposerait aux impairs. Elle lui dicterait des réactions contradictoires. Mais justement parce qu’il y avait mille et mille aspects possibles en lui, il n’arrivait pas à se bien comprendre et rageait de sentir que, quoi qu’il fît, il serait toujours compris à contretemps par les autres et méjugé.

Il s’était persuadé qu’un jour viendrait où il finirait, ayant pris de l’âge, par y voir malgré tout un peu plus clair. Mais son organisation mentale n’avait, hélas, rien perdu de sa complexité. Aucune amélioration sensible ne s’était manifestée. Lui qui était tellement épris de métamorphoses, lui qui aurait tellement voulu devenir autre qu’il n’était, il lui fallait, une fois de plus, admettre sa faillite, sur ce plan. Il était demeuré égal à lui-même. Avec des sautes imprévisibles et décevantes du meilleur au pire, avec une navrante absence de continuité. Un éternel apprenti. Un velléitaire incorrigible. Ce qu’il appelait, en somme, son mythe d’Icare.

Pourtant, autour de lui, les choses ne changeaient-elles pas constamment de visage ? Partout où il passait, son Å“il était frappé par des variations du décor ; variations, sans doute invisibles à ceux qui y évoluaient journellement, mais qui étaient d’autant plus saisissantes qu’il n’avait point assisté à leur lente évolution. Là, c’était une terrasse de café qui avait proliféré, là, un magasin qui avait cédé la place à un cinéma, là, un square qui avait disparu, une rue qui s’était élargie, un quartier qui s’était modernisé ou démocratisé, tel autre qui s’était assoupi. Mais fallait-il se laisser blouser par cette apparence de transferts ? Si les êtres qu’il croisait semblaient différents de ceux d’autrefois parce qu’ils ne se vêtaient plus tout à fait comme alors, leur comportement n’était-il pas immuable ?

Mais quand donc cesserait-il de croire aux signes ? Quand donc en aurait-il fini avec les autres ? Quand donc se déciderait-il à vivre pour son propre compte ? Le drame, son drame, c’est qu’il avait besoin de la confiance des autres pour s’épanouir. Si on lui manquait, si on le négligeait, il s’étiolait. Et les autres étaient bien trop imbus d’eux-mêmes pour veiller à ce que sa susceptibilité ne fût point offensée. Dans ces conditions, comment aurait-il pu s’installer durablement dans le bonheur ? Comment aurait-il pu acquérir les vertus qu’il enviait aux autres ?…

Patrick lui avait signalé une boutique, quai Conti, où se tenait en ce moment une exposition de toiles d’Othon Friesz dont son ami subissait l’influence. Il était trop tard pour qu’il y pénétrât mais il s’immobilisa quelques instants devant la devanture où deux compositions du peintre étaient en montre. Il connaissait mal l’œuvre d’Othon Friesz. Ce qu’il avait pu en voir, à Portville, ne l’avait guère convaincu. Il demeurait hostile à cette forme d’art. Il détestait tout ce qui lui donnait l’impression d’avoir été conçu dans un esprit barbare. Il avait une horreur physique du baroque et du gothique. Néanmoins, il s’efforça de communier avec l’inspiration qui avait dicté ces toiles et d’examiner par quels détours elle avait pu se communiquer aux propres conceptions de Patrick.

Mais quand il reprit sa route et qu’il leva la tête vers ce ciel d’hiver miroitant faiblement dans les gris et les roses de ses nuages indolents d’où tombait une clarté comme empoussiérée d’or, il sut pourquoi il aimait d’un amour si naïf le grain usé et déteint des vieux murs de ces maisons des quais de même que l’écorce noirâtre de ces arbres dépouillés dont les branches s’inscrivaient dans la lumière pâle de midi comme des nervures dans un beau marbre. Il admirait ces peintres qui avaient pu, avec tant d’art et de patience, capter la poétique atmosphère de Paris. Ce qui ne l’empêchait pas de se dire qu’il avait peut-être été un tantinet injuste à l’encontre d’Othon Friesz. Cet après-midi, si rien ne s’y opposait, il reviendrait quai Conti ; il entrerait dans cette boutique ; il la contemplerait en détail, cette exposition, et peut-être serait-il ainsi amené à réformer son jugement. À l’avance, il respira la bonne odeur qui l’assaillirait, cette odeur d’huile et de peinture sèche, de tapis et d’air confiné qui incitait au recueillement. Le silence feutré, presque opaque, de ces petites salles, ne se goûtait jamais tout à fait que si on était seul et par conséquent silencieux, car le moindre mot suffisait à rompre l’enchantement de ce lucide engourdissement.

Là-bas, de l’autre côté du quai, contre la Seine, les bouquinistes battaient la semelle devant leurs caisses béantes, serrant de vieux pardessus sur leurs flancs tandis que des feuilles mortes tourbillonnaient entre leurs jambes. Une longue jeune femme s’avança, s’arrêta devant l’un des éventaires, se pencha. Cherchait-elle une édition rare ? Non, elle semblait plutôt attirée par un lot d’estampes. Mais où donc Monsieur Hermès avait-il déjà vu cette silhouette ? Ne lui était-elle pas familière ? Pourquoi ne pouvait-il en détacher son regard ? Tout ça se déroula en lui dans le temps d’un éclair. Et déjà la réponse avait devancé les questions. Mais oui, bien sûr, il n’y avait pas moyen de s’y tromper. C’était Delphine Rollin ! Du reste, la jeune femme, comme elle se redressait et s’éloignait, mit ainsi son visage en pleine lumière. Parbleu, c’était bien elle ! Son cÅ“ur fut submergé de joie. Mû par un besoin irrésistible et enfantin, il se dépêcha de traverser la chaussée et se précipita à sa rencontre.

Elle aussi l’avait aperçu. Elle stoppa net. Dieu, était-ce possible ? Dès qu’il fut près d’elle, elle lui tendit la main et il la prit et la serra de toutes ses forces. Son sang battait à grands coups dans sa poitrine. Delphine ! Depuis tant d’années ! Mais Delphine, aussi, était tellement médusée qu’elle ne savait que lui dire. Ils se tinrent là, un moment, indécis et souriants, trop émus pour parler, les yeux dans les yeux, comme si tout ce qu’ils mettaient d’intensité dans leurs regards était assez fort pour exprimer ce qu’ils ressentaient. Et puis, tout de même, Monsieur Hermès desserra son étreinte. Voulez-vous que nous fassions quelques pas ensemble ?

Delphine acquiesça et il lui emboîta le pas. Je ne vous dérange pas, au moins ? Peut-être étiez-vous attendue ? (Toujours, chez lui, cette peur de s’imposer.) Non, justement, elle était libre. Elle ne déjeunait pas chez elle. Ils marchèrent encore et redevinrent silencieux. Le trouble qui les envahissait l’un et l’autre était si doux qu’ils ne se décidaient pas à le vaincre. Dans l’état délicieux où ils étaient, toute parole aurait été superflue. Parler eut été détruire ce lien invisible et fragile qui était en train de se tisser. Les mots sont si trompeurs et leur émoi était tel qu’ils se réfugiaient, d’instinct, dans le silence.

De temps en temps, Monsieur Hermès tournait la tête vers Delphine. Et il voyait qu’elle était consciente de la fixité avec laquelle il la dévisageait. Elle fut d’abord tentée de se dérober à la flamme de cette insistance passionnée. Une ou deux fois, elle fut même sur le point de défaillir. Elle avait tant souhaité et tant redouté cette minute ! Elle savait, par Patrick, que Monsieur Hermès allait bientôt arriver à Paris et elle s’était évertuée à apprivoiser en elle l’idée qu’elle serait fatalement appelée à le revoir. Mais elle n’avait pas imaginé que cela s’accomplirait si vite, qu’elle l’apercevrait comme ça, dans la rue, quelle serait tout de suite seule avec lui, sans un tiers pour l’aider à dominer sa confusion.

Maintenant, Monsieur Hermès s’était légèrement ressaisi. Delphine le fascinait autant qu’autrefois. Ô magie du souvenir ! Il y avait huit ans qu’il ne savait, pour ainsi dire, plus rien d’elle, huit ans pendant lesquels il avait pu croire que son image s’était finalement effacée en lui. Et voilà qu’il avait la révélation que ces huit années n’avaient pas compté, que ce passé si lointain datait d’hier ! Le temps n’avait donc pas eu une durée réelle sur le plan de leur amitié. À supposer que si Delphine avait été, depuis, soumise à divers événements, ceux-ci n’avaient pas eu plus de répercussions que n’en avaient eu, pour Monsieur Hermès, son mariage, son veuvage et sa liaison.

Il la contempla encore et, cette fois, bravant sa timidité, elle leva les yeux et lui sourit. Que lui arrivait-il ? Ne rêvait-elle pas ? Quoi, ils avaient déjà parcouru une si longue distance ? Mais oui, voilà qu’ils longeaient le mur du Jardin des Tuileries ! Perdus en eux-mêmes, ils avaient marché, marché… Ils n’avaient pas vu les rues, les ponts, les passants… Leurs jambes les avaient portés, comme sur un nuage, dans un décor transparent… Delphine, aussi, songeait à ces huit années. Portville, son père, la Taverne Anglaise, le Colonel, Buddy, Patrick, les autres, tout ça s’enfonçait dans un recul insondable… Tout ça qui avait existé, cependant ! Oui, et existé uniquement, aurait-elle pu imaginer, en fonction de cette providentielle promenade d’aujourd’hui. Ainsi donc, la fatalité l’avait voulu ! Si sottement qu’ils eussent été séparés l’un de l’autre et malgré cette profonde cassure en travers de leur jeunesse, voilà que leurs deux routes se rejoignaient ! Ah, qu’elle était heureuse ! Comment pouvait-elle atteindre un tel paroxysme sans que son cÅ“ur cédât ? Elle aurait eu besoin de pleurer. Ça l’aurait détendue. Mais cette tension même n’avait rien de désagréable. Au contraire, elle l’aidait à accueillir mieux en elle le charme apaisant de la présence de Monsieur Hermès. Par quel miracle ce dernier avait-il une action si pacifiante ? Elle réentendait les rares paroles qu’il avait prononcées jusque-là. Sa voix ! Comme elle lui faisait du bien ! Plus chaude encore que jadis, plus mélodieuse et plus mâle. À présent, elle désirait qu’il parlât. Oui, s’il parlait, s’il parlait beaucoup, ça lui coulerait dans la gorge comme du lait. Ah, qu’elle avait été obtuse en se figurant qu’il allait la taquiner ou l’accabler de sarcasmes comme autrefois ! Il y avait tant d’indulgence et d’affection dans sa façon d’être qu’elle fondait à son contact. Oserait-elle lui prendre le bras, comme elle s’y risquait à Portville ? Elle aurait aimé s’appuyer sur lui de tout son poids, s’en remettre à lui de tout et le laisser la conduire. Elle avait encore si peur de le décevoir ; si peur, aussi, de ne plus identifier en lui les prestiges qui l’avaient, d’abord, séduite ! Mais elle était folle d’accorder du crédit à ces craintes. Non, il ne la décevrait pas. Non, il n’était pas taillé dans la même étoffe que tous ces idiots qui tourniquaient autour d’elle. Elle avait immédiatement vu quel homme attachant il était devenu. La vie, au lieu de le tasser et de le retrancher dans ses limites, l’avait merveilleusement affranchi. Un homme, il était un homme, un vrai ! Et elle jouissait d’être faible et docile entre ses mains.

Ce qui ravissait Monsieur Hermès au plus haut point, c’était de découvrir comme une femme nouvelle en Delphine. À Portville, il s’était parfois inquiété de l’importance de sa stature. Ne s’alourdirait-elle pas en vieillissant ? Ne s’empâterait-elle pas ? Mais non, elle n’était pas devenue la Junon qu’il redoutait. C’était Bérénice elle-même, cette Bérénice que, par une étrange prémonition, il avait admirée et reconnue dans le buste en bronze du Musée de Naples, cet été, c’était Bérénice dans toute sa grâce, femme accomplie et adorable ! Elle s’était miraculeusement affinée, tout en gagnant encore en séduction et en féminité. De sa dix-septième à sa vingt-cinquième année sa beauté avait profité de toutes les mues. Son visage était toujours aussi plein d’éclat et de feu mais il y avait une accentuation plus tendre dans son expression. Et, bien qu’elle n’eût rien perdu de la noblesse de son port de tête et de la langueur exquise de sa démarche, elle avait acquis une vivacité de gestes et, en même temps, une réserve un peu songeuse qui la rendaient plus triomphale.

Allons, la vie valait encore la peine d’être vécue ! Rien que parce que Delphine était là, il aurait voulu pouvoir, en son honneur, se colleter avec le monde entier. Quand donc avait-il prétendu que les autres ne se dévoilaient à lui que pour le spolier ou l’offenser ? Les autres ? Bah, il se sentait de taille, désormais, à les affronter tous victorieusement. Quelle était la part exacte du psychologique dans la mécanique des sentiments ? Ceux-ci n’étaient-ils pas d’abord commandés, inspirés et suscités par des sensations ? Monsieur Hermès n’avait peut-être eu tant de plaisir à respirer à nouveau le parfum de Delphine et à la juger si belle que parce qu’il avait été mis dans une disposition euphorique par l’évocation mentale des odeurs suggestives qu’il avait prêtées, par avance, à la boutique des Othon Friesz. De même, son Å“il avait peut-être été favorablement impressionné par les tons de pastel des maisons des quais et de la Seine, avant de l’être par les cheveux cuivrés de Delphine et par son regard de ciel gris. De même, enfin, son ouïe avait-elle été d’autant mieux disposée à écouter la voix de gorge de Delphine qu’il avait été, l’instant d’avant, bercé par le chant aigu des moineaux qui rasaient les berges.

Dans un sens, c’était bien la même Delphine, la Delphine de jadis, et pourtant c’en était une autre, mille fois plus accessible et mille fois plus secrète. Oui, la même ; et cependant, une autre ! La même et une autre ! Était-ce croyable ? N’était-il pas le jouet d’un mirage ? Aussi, comme pour se prouver à lui-même qu’il vivait réellement ces rares minutes, il porta anxieusement son regard à droite et à gauche pour l’appuyer sur des figurations concrètes. Comme elles lui furent réconfortantes, alors, la simple vue de cette petite vieille qui rattachait péniblement la boucle de son soulier près d’un banc, la plainte de cette charrette à bras qui grinçait sur le pavé, sous la poussée rageuse d’un commis, la senteur du café grillé qui s’exhalait par l’auvent d’une péniche !

Sans réfléchir davantage, il glissa sa main contre le flanc de Delphine et prit son bras. Il étreignit lentement son poignet et il sut, dès lors, que tout était, entre eux, tel qu’il l’avait conjecturé depuis la première seconde, car il sentit qu’elle s’accordait, légère et souple, à son pas. Il fut au comble de l’ivresse. Oui, il était comblé au delà de ses espérances, plus heureux qu’il ne l’avait jamais été de sa vie. Mais il ne lui vint pas à l’esprit qu’il aurait pu, tout aussitôt, aller plus loin dans cette voie et en dire davantage que ce geste n’exprimait. Tout n’était-il pas parfait ainsi ?

Ce qu’il y avait, tout de même, d’un peu déconcertant, c’est que cette impression de félicité dont son âme était le siège ne fût pas assez forte pour se communiquer aussi à son organisme. Plus il prenait conscience de son bonheur, plus aussi son être se contractait. À la moiteur de ses paumes, au dessèchement de sa bouche, à la boule qui l’étranglait, au poids qui pesait sur son estomac, au tremblement qui l’agitait, au flageolement de ses jambes, il vérifiait soudain les signes de la transe amoureuse. Il n’était pourtant plus un collégien, que diable ! Comme il perdait vite ses moyens ! Certes, il n’aurait jamais un tempérament de séducteur ! Dire qu’il y en avait, des hommes, qui gardaient leur naturel et leur aplomb dans de telles circonstances ! Quelle supériorité ça leur donnait ! Peut-être n’étaient-ils ainsi que parce qu’ils ne s’engageaient jamais sincèrement. Les femmes n’étaient pour eux que des proies. Elles ne les intimidaient pas. Alors quoi ? Aurait-il préféré prendre la fuite ? Non, pour rien au monde ! Mais comment faire pour que Delphine comprît à la fois son désarroi et son enchantement ? Ah, pour elle, hâtivement, il aurait voulu pouvoir s’auréoler de mille gloires !

Delphine l’interrogea. Elle était curieuse d’apprendre de sa bouche ce qu’avaient été, pour lui, ces huit années. Aujourd’hui, tout était encore trop neuf entre eux pour qu’il leur fût possible d’analyser froidement et valablement le passé. Mais il était bien évident qu’ils avaient été arrachés l’un à l’autre par la plus inepte des divergences sentimentales. Comment avaient-ils pu s’enferrer et se buter si lourdement ? Monsieur Hermès, aussi bien que Delphine, avaient été emportés par leur nature. L’un avait aveuglément voulu nier la vie et s’élever jusqu’à l’absolu ; l’autre, en revanche, avait voulu vivre totalement sa vie en se cravachant. Double erreur, double gâchis qui les avaient durement marqués.

Pourquoi Monsieur Hermès, afin de se consacrer plus intensément à son amour pour Caroline, avait-il si cavalièrement rompu avec ses amitiés antérieures ? Intolérable orgueil ! Grossière duperie ! Car enfin, pour ce que ça avait donné !… Il suffisait qu’il relût certaines des lettres de Caroline pour voir à quel point elle et lui s’étaient leurrés en monopolisant le futur. Pauvre Caroline ! Comme elle avait cru à l’éternité de leur union ! L’amour est dans l’âme et l’âme ne meurt pas, avait-elle répété après Lacordaire. Mais son corps était mort, lui, son corps avait été détruit. Et pourtant, avec quelle insolence elle avait crié aussi sa foi en la vie ! Avec quel funeste excès elle s’était apitoyée sur la déchéance de Félix Ampuis ! Mais, finalement, elle était partie la première, elle avait lâché la corde au moment même où Félix se figurait peut-être qu’il était sauvé. Cruelle inconséquence du destin ! Ces liens que rien ne devait défaire, dans l’esprit de Caroline, comme la maladie et la mort les avaient vite défaits ! Oui, pauvre Caroline qu’habitait la certitude forte, aiguë, surnaturelle, qu’elle avait toute une vie devant elle, une vie d’amour à deux, immense et infinie… ! Aigre dérision de cet enthousiasme effréné ! Et elle qui s’indignait qu’on pût recommencer sa vie, qu’aurait-elle dit si elle l’avait vu, aujourd’hui, transporté d’allégresse parce qu’il allait au bras de Delphine ?

De son côté, Delphine avait fini par succomber aux tentations qui la cernaient déjà à Portville. Dès qu’elle avait été à Paris, elle s’était lancée sans discernement dans le courant des aventures élémentaires. Elle qui, malgré ses provocations et ses affectations, avait su se garder intacte à Portville, comme elle avait été vite roulée par le flot ! Expériences toujours décevantes parce que mal calculées, expériences incongrues qui, au lieu de lui apporter l’équilibre et l’amour, ne lui avaient laissé qu’une mauvaise amertume. De même que Monsieur Hermès avait cherché à sublimer d’une façon malsaine, parce qu’imparfaitement charnelle, son mariage avec Caroline, de même Delphine s’était obstinée à poursuivre, des bras d’un amant à ceux d’un autre amant, une tendresse et une compréhension qui n’avaient pas eu d’écho dans le cerveau étroit de ses partenaires.

Pourquoi Monsieur Hermès ni Delphine n’avaient-ils jamais, tout au long de ces huit années, tenté de conserver tant soit peu le contact ? Avaient-ils été à ce point hantés par leurs démarches personnelles ? Ils avaient agi, en tout cas, exactement comme s’ils désiraient se fuir et peut-être comme si, elle et lui, avaient redouté que l’autre n’apprît dans quelles directions opposées, presque simultanément, ils s’étaient engagés. À l’époque, pourtant, Monsieur Hermès et Delphine avaient affirmé une confiance totale dans l’issue de leur propre enjeu. S’étaient-ils donc menti à eux-mêmes ? Ou avaient-ils été abusés par des hallucinations ? Qui dirait jamais ce qui s’était passé en eux ? Qui établirait la part exacte du dépit rentré, voire de la passivité, de l’emballement obtus ou de la passion vraie dans tout cet imbroglio ?

Delphine avait-elle, à un moment donné, pris ombrage de Caroline ? Monsieur Hermès aurait-il été jaloux, s’il avait su la vérité, de cette Delphine qui, à d’autres, avait accordé si facilement ses faveurs ? Mais de telles réactions eussent impliqué qu’ils s’aimaient, et rien n’avait jamais permis de l’attester. Était-ce à dire qu’ils avaient craint, aussi, d’authentifier leurs sentiments tant qu’ils avaient vécu l’un près de l’autre à Portville encore que, à plusieurs reprises, il y eût eu, dans leurs relations, quelque chose d’à la fois équivoque et tendu ?

Ébloui par l’apparition nouvelle et inattendue de Delphine dans sa vie d’aujourd’hui, Monsieur Hermès n’osait pas encore envisager l’éventualité de solutions heureuses pour l’avenir car il était persuadé que la jeune fille ne l’avait pas attendu. Et même si elle l’avait attendu, n’y aurait-il pas eu de la présomption de sa part à se figurer qu’il l’avait si vite subjuguée ? Non, il ne pouvait être question de coup de foudre ! Ils se connaissaient depuis trop longtemps. Toutefois, il comprenait bien, à cet instant, que son prétendu amour pour Caroline avait été borné et superficiel, que sa liaison avec Marie-Amélie avait été incomplète et médiocre. Encore une chance qu’il eût effacé les meurtrissures douloureuses de son mariage et eût pris en horreur les routines quotidiennes de sa liaison ! Il était donc mûr pour de nouveaux engagements. Il avait cru qu’il avait usé, auprès de Caroline, toutes ses forces d’amour, qu’il ne serait plus jamais capable de ce brûlant don de soi, de ces grands élans de générosité et de tendresse que suscitent les passions sublimes mais il s’était trompé sans doute. Un vieux désir d’aimer se réveillait en lui. Un secret instinct lui garantissait même que ce n’était pas là simplement une flambée circonstancielle mais une révolution féconde.

Delphine était émue et ravie d’être l’instigatrice de cette conversion. Elle constatait qu’il ne subsistait plus rien enfin, entre elle et Monsieur Hermès, de cette fausse animosité qui, autrefois, avait toujours plus ou moins compromis leur entente. Il est vrai que, depuis qu’elle avait été la maîtresse de John Maselong, elle avait essuyé tant de déconvenues, subi tant de déboires, qu’elle était à l’abri des engouements inconsidérés. Les garçons avec lesquels il lui arrivait encore de coucher n’étaient plus, pour elle, que des figurants qu’elle utilisait selon son caprice, en s’amusant à l’avance des abdications auxquelles elle savait les contraindre si peu qu’elle se promît à eux. Avec le recul, elle voyait quel abîme séparait de tous ces fantoches la pureté lucide et la sensuelle inquiétude de Monsieur Hermès. C’était bête de se dire qu’il était différent des autres parce que c’était là ce que tout le monde disait en pareil cas mais c’était pourtant vrai qu’il y avait en lui un foisonnement et une résonance que n’avait jamais possédés aucun des garçons qu’elle avait approchés jusqu’ici.

John, aussi bien que Max ou que Branko, comme tous ceux qui la courtisaient à l’occasion, n’étaient au fond que des gamins. Tandis que Monsieur Hermès lui procurait un rassurant sentiment de sécurité. Elle n’éprouvait même pas ça auprès de Daniel Loume ou de Patrick, qui étaient, pourtant, les aînés de Monsieur Hermès. C’est que Patrick et Daniel étaient trop occupés d’eux-mêmes, trop vieux garçons enfin pour qu’une jeune femme aussi avertie que Delphine s’aventurât à leur confier sa vie. Son excès de lucidité portait tort à ses élans. Seul, Monsieur Hermès avait brillamment résisté à l’examen impitoyable de son esprit critique. Les autres, elle le savait, hélas ! pour les avoir mis à l’épreuve, elle ne pourrait jamais compter sur eux. Elle les avait en vain pesés et repesés. Ils n’étaient pas de poids ! Au contraire, l’intelligence et la force de Monsieur Hermès étaient sûres et toniques. Et, malgré ça, comme il paraissait jeune, comme il avait des regards et des sourires qui détonaient dans son visage halé ! Certes, il n’était pas ainsi, autrefois…

Aussi, quand Monsieur Hermès proposa à Delphine, avec une affectueuse autorité, de déjeuner avec lui, elle accepta sans se faire prier, comme si cette invitation avait été la conclusion logique de leur rencontre. Elle ne s’étonnait même pas de la facilité et de l’indifférence avec lesquelles, tout d’un coup, elle repoussait loin d’elle tout ce qui avait constitué la texture de sa récente existence et se désolidarisait des engagements qu’elle avait pu prendre. Il allait de soi que cette journée fût entièrement consacrée à Monsieur Hermès. Les autres pourraient attendre. Elle les éliminait sans le moindre remords. Johnny, par exemple, l’avait assez souvent abandonnée à elle-même ! Que de fois ne l’avait-il pas plaquée à l’improviste, avec la hargneuse muflerie dont il était coutumier, pour pister des garçons de hasard ! Elle avait alors souffert sans murmurer. Mais elle s’estimait d’autant plus libre, aujourd’hui, d’agir à sa guise. Dieu merci, elle avait gagné le droit de faire fi de ceux qui auraient pu vouloir s’immiscer dans sa vie privée, les vieux Mathias y compris. Elle avait eu si souvent le sentiment de gâcher sa vie avec les autres, de piétiner dans la vase et de vieillir sans profit ! Elle n’avait pas le temps de manquer la chance qui lui était offerte. Elle devinait fort bien qu’elle était aux portes d’un monde merveilleux. Si Monsieur Hermès lui tendait la main pour l’y introduire, elle ne lui refuserait pas la sienne !

À sa place, d’autres, comme Caroline, étaient parties dans la vie avec toutes les exigences et toutes les intolérances dont elles étaient riches, à la recherche d’un absolu qui avait pu être l’oubli de soi dans un dévouement surhumain ou l’affirmation de soi dans un amour sans bornes. Mais Delphine n’avait jamais été tourmentée par une inquiétude religieuse et n’avait, non plus, jamais été obsédée par l’orgueil d’un holocauste romantique. Delphine ne s’était point posé de problèmes métaphysiques. Elle était bien trop naturelle et bien trop rationnelle pour se questionner longuement sur les secrets de son existence et de son être, encore qu’elle s’amusât parfois à disséquer ses propres incartades avec une louable perspicacité. Elle avait d’abord supposé que Johnny pourrait et saurait la révéler à elle-même. Mais elle avait bien dû se résigner à admettre qu’il ne tenait pas assez à elle pour ça et qu’il ne comprendrait jamais et ne voudrait jamais comprendre qu’elle avait tout mis d’elle-même dans le don insensé et naïf qu’elle lui avait fait. Il n’était qu’un tout petit, lui aussi ! C’était cette déception qui l’avait rendue si dure. Oh ! elle avait bien cru qu’elle aurait le cÅ“ur brisé par la révélation de son erreur. Mais elle n’avait qu’à regarder Monsieur Hermès et qu’à entendre le son de sa voix pour se persuader qu’elle pouvait encore renaître à l’espoir d’une vie nouvelle. Elle ne voulait tout de même pas s’emballer trop vite. Ce serait plus qu’affreux, ce serait une déconfiture définitive, une chute dont elle ne se relèverait pas si elle devait jouer une deuxième fois une mauvaise carte. Elle se forçait donc à la prudence et à la circonspection, bien qu’au fond de son être bouillonnassent des ardeurs impatientes de s’employer.

Delphine Rollin savait admirablement écouter. À l’inverse de tant d’autres femmes (pourtant intelligentes) qui ne cessaient d’accaparer par leurs mignardises l’attention des hommes qu’elles fréquentaient, elle osait parler avec une certaine verdeur, employait un langage direct, affichait des manières franches et même parfois agressives, sans jamais rougir de son sexe. Mais elle savait aussi se taire quand ça en valait la peine. Très féminine par bien des côtés (et par les meilleurs !) elle avait ce don si rare de l’intérêt mesuré qui est, généralement, une vertu masculine. Son visage prenait alors une expression appliquée, recueillie, presque grave, qui appelait d’autant plus la confidence. On aurait dit une enfant studieuse, fière d’apprendre et désireuse d’alerter son esprit.

Pendant tout ce repas qu’on leur servit dans un caboulot de la place du Marché Saint-Honoré, où Delphine l’avait finalement conduit, elle se montra à la fois enjouée et mélancolique, déférente et volubile. Elle redoutait d’être ridicule. Elle se demandait comment elle réussirait jamais à intéresser à elle un homme tel que lui. Il lui paraissait tellement inaccessible, tellement au-dessus de ses préoccupations mesquines ! Elle aurait beaucoup à gagner à ses côtés. Quel plaisir elle aurait à profiter de tout ce qu’il avait acquis. Il était si fervent à l’égard des choses qu’il aimait et si précis dans ses justifications, qu’elle était sûre de pouvoir, très vite, lui fournir une réplique honorable. Elle avait honte d’avoir vécu dans une si totale indigence intellectuelle. Elle s’accusait d’avoir laissé son esprit en friche. Autrefois, dans l’exaltation de la première jeunesse, elle avait eu des velléités de se cultiver. Elle se souvenait du temps où elle lisait comme une affamée où, avec des camarades de son âge, elle se jetait dans des discussions à n’en plus finir sur les sujets les plus divers, où elle était toquée de théâtre et où elle rabâchait des vers pour le plaisir de se les réciter à elle-même. Mais depuis qu’elle était étudiante, à Portville comme à Paris, depuis surtout qu’elle connaissait John Maselong, tout ça était bien fini. C’était sous l’empire de Johnny que sa propension à la paresse, que sa carence spirituelle s’étaient accentuées. Elle avait oublié tout ce qu’elle savait et avait à peu près cessé de lire (car pouvait-on appeler lire la lecture des magazines et des gazettes qui lui tombaient sous la main ?). Aussi, aujourd’hui, se sentait-elle nulle et stupide devant Monsieur Hermès. Et elle maudissait la veulerie avec laquelle elle avait pu se complaire dans la vie journalière et frivole qui avait été la sienne.

Cependant, c’était bien à tort que Delphine se désolait. Si elle avait été moins tourmentée par ses humeurs, elle aurait vu à quel point Monsieur Hermès était désireux de mériter son approbation. C’était elle seule qu’il visait, en parlant. Il n’était pas assez fat pour chercher à l’éblouir, mais il s’efforçait du moins de lui donner la meilleure opinion de lui.

Au cours de leur conversation, ils eurent l’occasion d’évoquer le souvenir de Caroline. Delphine crut constater à quel point la pratique du mariage avait taraudé Monsieur Hermès. Comme il devenait farouche et quasiment sarcastique quand il se laissait aller à aborder ce passé ! Delphine n’aurait pas imaginé qu’après plus de deux années écoulées il témoignât encore d’un si fort ressentiment contre le destin injuste qui avait saccagé sa vie. Elle se persuada qu’il n’avait pas cessé de porter sa défunte femme dans son cÅ“ur, en dépit de toutes ses dénégations. Quelle place la morte tenait encore en lui ! Mon dieu, comme il devait l’avoir aimée ! Comme il lui était attaché ! Comment pourrait-elle lutter avec succès contre ce fantôme ? Il semblait que, par delà la tombe, la morte continuait à vivre puissamment en lui et à le harceler. Tout ce que racontait Monsieur Hermès de ce passé se parait de couleurs si chatoyantes que Delphine était incapable de réagir. Oh, n’était-ce pas atroce de l’entendre affirmer que sa vie était finie, qu’il avait reçu une trop forte secousse pour s’en relever jamais ? Pourquoi disait-il tout ça ? Pourquoi était-il aussi désespérant ? Qui voulait-il blesser ? Voulait-il seulement s’accabler, pour mieux savourer sa catastrophe ? N’était-ce pas intolérable ? Ne voyait-il pas qu’en se faisant du mal inutilement, c’était elle, surtout, qu’il atteignait ? Un homme de sa valeur ne devait pas s’abandonner à la délectation morose. Il aurait été si délicieux de pouvoir le consoler et d’agir avec assez de tact pour qu’il oubliât complètement cette épreuve et ne songeât plus qu’à la vie toute neuve qui était à nu devant lui ! Mais comment y parvenir ?

Delphine avait bien essayé de s’y risquer, mais Monsieur Hermès l’avait vite décontenancée par le cynisme de ses saillies. À l’entendre, le bonheur était un leurre. Il avait été un fou de se figurer qu’il était possible de construire une vie stable et harmonieuse et de se consacrer corps et âme à un être. Trop d’aléas avaient mis en déroute ce beau système. Il n’y avait qu’une réalité : la jouissance égoïste et sans scrupules, un plaisir charnel sans frein ! Les femmes ? Il fallait seulement les prendre ! Et cela, chaque fois que l’occasion se présentait. N’étaient-elles pas toutes à prendre, au demeurant ? Mais quant à les aimer d’amour… ah ! que dieu l’en préservât !

Plus il parlait, plus Monsieur Hermès se persuadait que ce qu’il disait sonnait faux. Bientôt, il se dégoûta. Pourquoi avait-il été aussi peu sincère ? Pourquoi avait-il joué cette comédie indigne ? N’était-ce pas puéril ? Comment Delphine pourrait-elle jamais estimer un garçon qui se truquait de la sorte ? Quel démon l’avait poussé, comme malgré lui, à intensifier tout ce déballage ? Quelle défaillance déplorable ! Sans doute était-ce chez lui un instinct de défense, comme s’il avait obscurément craint une intrusion amoureuse de Delphine dans son univers. Mais était-ce une raison pour étaler devant elle des résolutions si hostiles et si grotesques ?

Il regarda Delphine. Elle avait posé son menton entre ses paumes, dans une attitude familière qu’il lui connaissait bien, et elle le fixait ardemment. Qu’allait-elle penser de lui ? Elle lui sourit avec compassion et inclina ses paupières comme si elle voulait l’inciter à poursuivre son jeu et à le dépasser. Pourquoi se donnait-il tant de mal ? Elle savait bien ce qu’elle pouvait attendre et ne pas attendre de lui. Il était inutile qu’il s’évertuât à se faire plus terrible qu’il n’était, ou plus démuni. Ce n’était pas à elle qu’il pourrait jouer la comédie de l’homme délaissé. Tant d’autres s’y étaient employés pour mieux la séduire, tant d’autres dont elle avait cruellement démasqué les artifices ! Mais elle ne se sentait pas le courage d’agir ainsi avec Monsieur Hermès. Au contraire, il y avait en elle quelque chose qui la forçait à respecter ses aveux, si spécieux fussent-ils, dans un certain sens.

Monsieur Hermès eut le pressentiment qu’il était percé à jour. Et ce fut peut-être à cet instant que son amour prit corps. Il sut gré à Delphine de n’avoir pas été dupe de son manège. Il l’admira d’avoir eu assez de maîtrise de soi pour dédaigner une ficelle aussi grosse. Elle n’était pas de ces follettes qu’attire bêtement toute vie d’homme manquée. Elle devinait bien que Monsieur Hermès n’était pas un homme à la côte, qu’il débitait tout ça par humeur et que ça n’entrait pas en ligne de compte. Car ce désenchantement, ce désespoir, cette profession de foi effrontée étaient démentis par l’émotion de sa voix, par la flamme qui brillait dans ses yeux, par la mobilité de son visage. Il avait beau s’accabler, elle avait confiance en sa force et en ses ressources.

Loin donc de lui tenir rigueur, elle réfléchissait qu’elle pourrait lui être d’un grand secours dans sa vie à venir. Oui, elle lui serait nécessaire. Cette dureté, cette indifférence hautaine et narquoise dissimulaient une soif de tendresse et un désir de mol abandon. Sa réaction était celle d’un homme qui était privé d’affection et qui en souffrait. Elle se pencherait patiemment sur lui et panserait ses plaies. Après tout, n’était-il pas humain qu’il se fût gauchement plaint devant elle ? N’en avait-elle pas fait autant de son côté ? Quand deux êtres prédestinés l’un à l’autre se rencontrent, il est fatal qu’ils en viennent à s’insurger contre le sort qui les a jusqu’ici séparés, puisque c’est de cet aveu que naîtra l’ambition de parfaire ce que les autres, avant eux, n’ont pas su mener à bonne fin.

Toujours plus ou moins désarçonné par les événements qui s’imposaient à lui, Monsieur Hermès se perdait en vaines justifications. Il voulait constamment raturer le passé. C’est ainsi que, commentant ses années de mariage, il s’appliquait à en ternir les épisodes et à en minimiser les réussites. Bref, on aurait dit qu’il cherchait par tous les moyens à camoufler son insuccès final. Si son union avec Caroline avait été rompue, ce n’était pas tant la faute de la maladie que celle d’un défaut de rigueur. Il était convaincu que s’il avait su mieux régenter son ménage la catastrophe eût pu être évitée. Ce remords lucide impliquait qu’il était parvenu à s’amender. Désormais mieux armé contre les malfaisances de la vie, il serait capable de triompher des embûches et, par conséquent, de défendre son bonheur si la chance lui était donnée à nouveau d’aimer et d’être aimé.

N’était-ce pas, du même coup, inviter discrètement Delphine à tenter auprès de lui sa chance de femme ? Les premières passes de la stratégie amoureuse ne sont pas commandées par de plus subtils subterfuges. Chacun devine bien que sous les propos les plus indirects sont tapies des allusions significatives. Confesser innocemment à une brune qu’on n’aime pas les blondes ou à une intellectuelle qu’on a horreur des ignorantes, n’est-ce pas déjà les rendre complices de la préférence dont on veut les honorer ? Confesser à Delphine que son aventure avec Caroline avait été dominée par le combat disproportionné qu’il avait livré à la fatalité, n’était-ce pas une façon détournée de prouver à la jeune fille qu’il ne portait pas seul le poids de ce revers ? Caroline aussi avait eu ses torts. Une autre, à sa place, aurait peut-être su mieux manÅ“uvrer. Cette autre, pourquoi ne serait-elle pas Delphine ? De même, si Monsieur Hermès jouait au désabusé, n’était-ce pas le meilleur moyen pour forcer Delphine à s’affirmer et à se déclarer ? Ne pouvait-elle pas se dire, en effet, qu’elle était celle que le destin avait élue ?

À ce jeu où, d’ailleurs, Delphine, tout en se taisant le plus souvent, utilisait à peu de choses près la même tactique que Monsieur Hermès, ils voyaient bien que, de proche en proche, de confidence en confidence, insensiblement, ils allaient déjà beaucoup plus loin et beaucoup plus vite qu’ils ne l’avaient prévu. Mais ils ne songeaient plus à contrarier cette avance ni à résister à la griserie de ce mutuel ensorcellement. Monsieur Hermès avait toujours espéré qu’un jour viendrait où son existence serait transfigurée par un brusque et violent coup de théâtre. Jusqu’ici, il est bien évident que cette espérance avait été déçue. Chacune des évolutions dont il avait été le siège avait été languissante. Pas d’à-coups. Pas de soubresauts. Jamais le plus petit séisme. La vie avait coulé avec mollesse et monotonie. Et, aujourd’hui encore, elle semblait s’ingénier à glisser sur lui sans force comme si elle avait voulu seulement l’amener à composition par une succession de paliers. Quelle était donc la part de sa volonté ? À peu près inexistante ! Tout se faisait et se défaisait quasiment à son insu. Comment les autres osaient-ils prétendre orienter librement leur carrière ? Était-ce aveuglement ? Était-ce balourdise ? Était-ce orgueil ? Balourdise ou pas, un fait était certain : la vie les entraînait dans son courant. Et passez muscade ! Chaque journée nouvelle avait beau être grosse, au départ, d’incidences capitales, le destin n’en tissait pas moins une trame imprévisible. Et les créatures ou les marottes dont on dépendait, si hostiles qu’elles fussent souvent, n’avaient même pas l’air d’être en relation directe avec les décisions qu’on était amené à prendre. Pourtant, elles n’en étaient pas moins présentes, pas moins efficaces. Elles vous conditionnaient à fond et tout se résumait à une grotesque (ou parfois tragique !) partie de cache-cache avec la société et ses masques.

Leur repas s’achevait. Devant eux, les tasses d’un fort café fumaient et leur bonne odeur se mêlait à celle de leurs cigarettes. Delphine était envahie par un indicible bien-être. La chaleur des mets et des vins s’était infiltrée dans son organisme et avait dissipé son anxiété première. À présent, elle était, avec Monsieur Hermès, sur un plan d’intimité qu’elle n’avait jamais atteint, autrefois, à Portville. Était-il vrai, comme l’avait assuré Patrick, qu’il allait s’installer définitivement à Paris ? Qu’il avait l’intention de renoncer aux affaires et de se consacrer à la littérature ? Que son livre serait bientôt édité ? Il lui résuma les lettres de Stéphane Courtois. Elle en fut émerveillée. Quel chemin parcouru depuis Échafaudages ! Ensemble, ils se souvinrent de ces soirées, à la Taverne Anglaise ou chez le Colonel, au cours desquelles ils s’amusaient à construire de magnifiques châteaux en Espagne. À cette époque-là, ils croyaient tous faire tellement corps qu’ils n’imaginaient pas, qu’ils se refusaient à imaginer que la vie aurait l’outrecuidance de les disperser. N’avaient-ils pas envisagé, pour plus tard, une existence en commun, une manière de phalanstère où chacun aurait joui d’une absolue liberté ? Ah, cette fameuse île lointaine, cette retraite édénique où l’on aurait pu vivre nu toute l’année ! Ah, cette île fortunée où les fruits mûrissaient tout seuls, où le soleil n’était jamais obscurci par les nuages, où tout était facile et neuf, que de fois ne l’avaient-ils pas évoquée dans la demi-ivresse de leurs nuits blanches ! C’est ce que Monsieur Hermès appelait leur complexe des Galapagos. Pauvre complexe que les années avaient refoulé ! Jour après jour, des couches de plus en plus épaisses de servitudes l’avaient recouvert. Pour les uns comme pour les autres, que d’avatars survenus, qui avaient réduit à néant l’image même de cette folie ! Combien se souvenaient encore de ces heures frénétiques où leur imagination les entraînait si loin, où leur carcasse cessait même d’obéir à la pesanteur, où ils se figuraient (l’alcool aidant) qu’ils flottaient à dix centimètres du sol, où tout devenait possible, enfin ? Et pourtant, aujourd’hui, tous deux n’avaient-ils pas l’illusion, au fond même de ce tranquille caboulot, qu’ils étaient en train de la faire jaillir à nouveau des eaux, l’île fortunée, l’île enchantée de l’amour ?

Près du comptoir, la patronne mit un disque sous l’aiguille. Ils reconnurent ce slow qu’ils aimaient : Close your eyes. Delphine sourit à Monsieur Hermès et, de concert, ils fredonnèrent l’air. Oui, chérie, ferme tes yeux, ferme tes beaux yeux gris… Delphine renversa la tête en arrière, tira une longue bouffée de sa cigarette et seule, cette fois, chanta en sourdine, de sa voix de gorge si pathétique, tandis que tout son être tremblait de tendresse inassouvie. Monsieur Hermès entrelaça ses doigts aux siens et porta sa main à ses lèvres. Il avait toujours eu un culte pour ses longues mains, dont les ongles carminés, en forme d’amande, accentuaient la pâleur racée. Elle répondit à son baiser par une étreinte imperceptible et une larme perla à ses cils. Or enlacer ainsi nos mains était encore Le seul moyen de ne faire plus qu’un, Et les images dans nos yeux le seul moyen De faire route l’un vers l’autre. Tout ce qu’il y avait de sordide dans cette salle misérable et enfumée, avec ses murs d’un jaune pisseux, ses tables de marbre sale, ses relents d’office, ses mangeurs repus et jusqu’à cette pitoyable assistante à capote de l’Armée du Salut qui offrait son Trait d’Union en échange d’une obole dédaigneuse, jusqu’à la grosse et boutonneuse marchande de fleurs fanées qui débitait son infâme boniment : Étrennez-moi, Mademoiselle, ça vous portera bonheur ! oui, tout cela était effacé par les notes cristallines de Close your eyes comme si l’artiste qui l’avait enregistré au piano, sur cette cire, maintenant usée, avait su qu’il pourrait, à travers l’espace et le temps, atteindre les fibres les plus secrètes de leur cÅ“ur et les emporter dans sa mélodie à mille lieues de distance, au sein même des vastes océans, vers l’île où, déjà, ils savaient qu’il n’y aurait de place que pour eux…

Le bonheur ! Mon dieu, qui disait donc, qui avait donc dit que le bonheur était un état d’âme purement subjectif ? Est-ce que ces instants n’étaient pas une réalité ? N’étaient-ils pas ce que la réalité faisait de mieux dans le genre ? Monsieur Hermès passa son bras sous celui de Delphine. Affectueusement, elle se rapprocha de lui et pencha la tête sur son épaule. Il fut tenté de lui dire tout ce qui l’étouffait et qu’il avait contenu jusqu’ici, comme s’il avait compris l’inutilité des mots devant leur entente ou comme s’il avait craint de rompre ainsi l’enchantement de ces minutes. Mais il se tut. Jamais le langage ne lui avait paru aussi vain, aussi impuissant à traduire l’harmonie de l’amour partagé. Ô Delphine, adorable Delphine, vous, vous seule, avez jamais compté pour moi ! Il y a si longtemps que vous êtes dans mon cÅ“ur, mon aimée ! Comment ai-je pu m’y tromper ? Et accorder à d’autres ce qui n’était promis qu’à vous ? Ô Delphine, ma vie, pourquoi vous ai-je méconnue ? Lui aussi était au bord des larmes. Il se tourna vers elle et vit qu’elle le fixait, tandis qu’un sourire étrange ourlait ses lèvres et découvrait ses dents humides. Enfin, elle se savait aimée, enfin, elle avait vaincu le mauvais sort ! Elle se sentait soudain pleine d’humilité et de ferveur. C’était si beau ce qui lui arrivait ! Elle avait tellement attendu ! Son âme indomptée frémit jusqu’à son tréfonds. Mon dieu, elle n’avait jamais imaginé que ça pourrait être si bon d’être aimée de lui… Elle désira qu’il l’enlaçât et la serrât très fort dans ses bras. Ah, s’oublier en lui, s’anéantir dans son embrassement… Mais elle se contenta d’avancer sa main vers la sienne et l’y blottit comme si, par ce simple geste, elle lui signifiait à tout jamais son accord.

Monsieur Hermès poursuivit sa rêverie pendant qu’il caressait le poignet de Delphine. Il se félicitait d’avoir su, pour une fois, rester à la hauteur de soi-même. Bien sûr, il aurait voulu être toujours calme, froid, circonspect, dominateur. Mais le fait qu’il devenait fatalement, dans les grandes occasions, bredouillant, volubile et fébrile, ne lui était pas forcément préjudiciable. Il s’était même aperçu que c’était dans ces moments-là qu’il livrait le meilleur de lui-même. Il devait s’y résigner : il ne serait jamais à la mesure de son attente. Sa marionnette faisait toujours quelque écart. Mais les autres étaient-ils tellement mieux pourvus ? Peut-être que personne n’était jamais sûr de soi ? Ou bien peut-être que ne se dominaient tout à fait que ceux qui conservaient leur opacité en face des sensations ? Mais étaient-ils pour ça plus enviables ?

Si chacun était, le plus souvent, incapable de se communiquer à autrui sous son visage véritable, les êtres étaient-ils donc prédestinés à s’enclore en eux-mêmes, à vivre dans l’isolement de multiples Murailles de Chine ? Si loin qu’il fouillât dans son propre sillon, Monsieur Hermès ne distinguait plus qu’un magma d’ombres indécises, de créatures sans contours et sans facettes. Ah, calamiteuses et toujours vaines intrusions des autres ! Néanmoins, en maintes circonstances, il avait bien cru que les activités auxquelles il se consacrait, que les individus qui l’entouraient avaient leurs privilèges et leurs mérites et dépassaient même en crédit et en qualité la commune mesure. Au temps de son enfance, ses jouets, puis ses jeux, ses petits camarades ainsi que ses émerveillements ou ses découvertes ne lui avaient-ils pas paru d’une importance majeure (sinon toujours réjouissante) et résumer la totalité palpable de l’univers ? Était-ce à cause de ça qu’il conservait de cette époque un souvenir si sombre ? Mais plus tard, à mesure qu’il avait vieilli, n’avait-il pas été sujet aux mêmes errements ? À chaque période précise de sa vie, avaient, en effet, correspondu des séries de lieux, d’émotions, de paroles, de projets, de sentiments, qui lui avaient semblé éternelles. C’était vraisemblablement cette permanence supposée qui lui avait permis (comme elle le permettait aux autres) de vivre en paix avec soi-même et de croire à l’urgence, à la nécessité et même à l’utilité de tout ce qu’il avait pu entreprendre au fur et à mesure. Malgré tout, ces séries s’étaient épuisées plus ou moins rapidement les unes après les autres et avaient été remplacées par des séries nouvelles, pas plus durables que les précédentes bien que tout aussi séduisantes au premier abord mais bientôt, mais si vite pareillement décevantes. Ce qu’il y avait de déprimant dans cette succession stérile, c’est qu’on ne pouvait jamais, à un instant donné, appréhender que le monde immédiat, qu’on ne pouvait jamais qu’obérer l’avenir (à cause de l’entrée, toujours imprévue, de ces nouvelles séries dont on ne possédait pas encore la clé et, par conséquent, devant lesquelles on était momentanément sans recours). L’expérience des choses dont on faisait si grand cas n’était donc qu’un mot vide de sens. On perdait sans doute son temps à accumuler les expériences. On ne pouvait que balbutier sa vie. Quel profit Monsieur Hermès avait-il retiré de sa vie depuis dix ans ? Les moulins sur lesquels il avait tour à tour foncé, s’étaient succédé mais, à plus de trente ans, il était toujours aussi démuni devant les provocations des nouveaux moulins à combattre. On aurait dit que tout se passait comme si les déceptions, les rebuffades, les échecs ne lui avaient rien enseigné. Toutes les portes qu’il avait tenté d’ouvrir ou de forcer s’étaient dérobées. Il n’était pas vrai, au demeurant, que la route de son passé était vide. Elle était jalonnée par ses chutes et ses déboires. Une mésaventure ne l’avait point guéri d’une autre, ni un cauchemar d’un autre, ni un amour d’un nouvel amour, ni, enfin, une croyance d’une croyance différente. Aussi impétueux, aussi confiant, aussi désarmé, aussi jobard qu’au premier jour, il se remettait en selle et repartait de plus belle. Était-il donc persuadé que, cette fois, il pourrait vaincre ? Si son apprentissage de garçon d’étage avait si mal tourné, si son service militaire ne lui avait rien valu, si le rêve d’Échafaudages avait échoué, si ses petites amours avaient été sans lendemain, si ses amitiés n’avaient pas été probantes, si ses aptitudes matérielles avaient été chétives, si son grand amour même pour Caroline avait lamentablement sombré, si sa vie bourgeoise dans la tribu des Poujastruc n’avait été, au fond, qu’un long remâchement, si ses rapports avec Monsieur Papa et Madame Mère avaient toujours été si heurtés, si sa liaison avec Marie-Amélie ne lui avait pas apporté l’enrichissement qu’il escomptait, quel espoir avait-il que l’existence qu’il allait désormais mener à Paris et que sa naissante ambition littéraire pussent l’affranchir à jamais de ses tutelles ? Ah, pauvre Monsieur Hermès, pauvre apprenti toujours tourmenté et toujours insuffisant à lui-même ! Guérirait-il un jour de cette maladie qui le poussait sans cesse, l’épée dans les reins, sur la route incertaine de la vie ? Serait-il voué aux actes avortés, aux orgueils bafoués, aux passions rentrées, aux incommunicables sympathies ? Ou bien ne devait-il voir dans son cas que la réplique indéfiniment répétée par tous ceux qui avaient eu aussi une vie à vivre, avant lui ? Il pouvait s’attarder sur chaque cas, gratter la croûte de tous ces destins qu’il avait contactés jusqu’ici au hasard de sa déambulation terrestre, il était certain qu’il n’y trouverait pas la réponse qu’il cherchait. Car il n’y avait pas de réponse possible.

Dernièrement encore, il s’était insurgé contre l’injustice qui, par la faute de ses parents, avait fait de lui un être imparfait. Il enviait ceux qui avaient eu la chance d’être mieux épaulés que lui. Mais s’il voulait bien cesser de s’analyser et de se détruire en s’analysant, s’il consentait à se perdre de vue un moment et à jeter ses regards alentour, il verrait tout de suite qu’en dépit du handicap qu’il avait subi au départ, il avait pris pas mal d’avance sur les autres. La façon dont s’esquissait sa carrière littéraire laissait prévoir une brillante réussite. Déjà, on pouvait se porter garant qu’il deviendrait un écrivain apprécié, qu’on le citerait bientôt parmi les meilleurs de sa génération.

Tandis que les autres ? Oui, les autres, tous les autres qu’il avait rencontrés, croisés, escortés, épaulés, admirés ou respectés sur sa route, qu’étaient-ils devenus ? Le bilan était commode à établir. Rien à l’actif ! Tout au passif ! Pas un, pas un seul n’avait surnagé ! Ses amis de lycée : Roudoudou, Fragonard, Sanlesou, Cro-Magnon, Paolo ? Disparus, évanouis, plus question ! Buddy Gard, même ? Oui, un excellent technicien, un bon mari, un ami fidèle ; mais sans plus ! Les gars qu’il avait connus à l’Hôtel : Pactot, Greluche, Monsieur Dominique ? Plus de nouvelles ! Ceux de la petite bande de Portville : les Légende, Loulou ? Ceux du Rugby Club : Viardot, Maisonvieille ? Perdus de vue ! Ceux d’Échafaudages : Olga Molinier, Calypso, l’abbé Marcet-Chibrot ? Enfoncés dans leurs petites existences provinciales et ne faisant pas parler d’eux ! Gorrigen ? Trafiquant avec des méthodes assez louches dans le cinéma ! Le Guével ? Rédacteur au pépé, ayant remisé à tout jamais ses visées poétiques ! Marineff ? Avocat sans cause ! Patrick ? Peintre encore pour longtemps ignoré, sans doute ! Et du côté des Poujastruc ? Le palmarès n’était pas plus fameux ! Jacques Ampuis ? Politicien coulé, médecin de campagne, père de famille raplapla ! Maurille ? De plus en plus raté ! Juan Triste ? La pire des déchéances ! Il avait été élu à l’Académie et écrivait dans Le Figaro ! Tout à fait hors course ! François Deloulet, Jo Gibert, l’abbé Roquecorbe ? Avachis ! Nita Brett ? Entrée à l’Opéra-Comique puis (il avait su ça par les journaux) morte des suites d’une péritonite ! Alice Elvas ? Peut-être morte, elle aussi ! Marceline de Chaumet ? Plus décatie que jamais ! Bref, parmi toutes ces créatures qui avaient tour à tour scintillé dans son orbe, pas une n’avait su échapper à la chlorose ! Et, pourtant, autrefois, la plupart l’avaient traité de haut, lui avaient infligé des leçons, voire même l’avaient tenu pour quantité négligeable ! Ah, il n’oublierait pas comme l’avait souvent exaspéré le mépris qu’il lisait dans leurs yeux ! Avait-il été assez nargué ! L’avait-on assez mésestimé ! S’était-on assez rengorgé devant lui ! Mais le destin avait étiolé avec malice ces prétentions ! Aujourd’hui, tous ceux et toutes celles qui l’avaient ignoré, qui l’avaient blessé, qui l’avaient froidement jugé, avaient abdiqué tandis que lui, au contraire, si laborieuses qu’eussent été ses années d’apprentissage, avait fini par se vaincre et par s’affirmer.

En la quiétude bienheureuse de ces instants, quelle révélation, quelle métamorphose nouvelle lui était donc promise ? Que lui était-il loisible de lire dans les admirables yeux gris de Delphine, attentive à sa cogitation ? Pour Monsieur Hermès, depuis tout à l’heure, le passé était enfin révolu. Quelle importance que ce passé vétilleux n’eût pas jusqu’ici répondu à son attente ? L’avenir n’était-il pas tout clair et tout resplendissant devant lui ? Et comment n’aurait-il pas été tenté de s’y jeter tout entier ? Tous les espoirs ne lui étaient-ils pas permis, désormais ? Mais qu’allait-il advenir de lui et de Delphine, d’eux et de leur amour, s’ils s’abandonnaient à l’ivresse qui les possédait ? Ah ! tandis qu’il se laisse aller innocemment à la langueur de l’heure présente, Monsieur Hermès se doute-t-il que ce qui le porte avec cette légèreté à la rencontre des jours à venir, ce n’est pas autre chose qu’une supplémentaire illusion dont il lui faudra inévitablement subir plus tard les méfaits comme si, en dépit de l’allégresse qui l’anime et qui lui fait supposer qu’il n’a pas encore vraiment commencé à vivre, il demeurait sous la menace des épreuves qui ne manqueront pas de l’accabler encore le long de cette route où il chemine depuis de si nombreuses armées déjà, brandissant, perdue dans la foule qui l’assaille, la faible flamme de sa vie dérisoire parmi ce clignotement grimaçant des existences des autres où il ne sera jamais lui-même, quoi qu’il puisse risquer, il le sait, qu’un pâle feu parmi tant et tant d’autres feux ?…

En captivité (1940-1944).

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Mai 2015

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