Père Huc
L’EMPIRE CHINOIS
SUITE AUX SOUVENIRS D’UN VOYAGE DANS LA TARTARIE ET LE THIBET
1854
Nul lieu n’est impénétrable pour
quiconque est animé d’une foi sincère.
(Voyages de Fas-hien
dans les royaumes bouddhiques.)
Lorsque nous retracions les souvenirs de nos pérégrinations dans la Tartarie et le Thibet, nous fûmes contraint d’interrompre notre récit aux frontières de l’empire chinois. Cependant nous manifestions, dans un post-scriptum, la volonté de compléter un jour le travail que les circonstances nous forçaient de laisser inachevé. Nous disions, en effet, « qu’il nous resterait encore à parler de nos relations avec les tribunaux et les mandarins chinois, à jeter un coup d’œil sur les provinces que nous avions parcourues, et à les comparer avec celles que nous avions eu occasion de visiter durant nos voyages antérieurs dans le Céleste Empire. Cette lacune, ajoutions-nous, nous essaierons de la remplir durant les heures de délassement que nous pourrons trouver au milieu des travaux du saint ministère… »
L’occasion nous a semblé des plus favorables pour accomplir ce dessein, et, à défaut d’autre mérite, nos observations sur les Chinois auront, au moins, un caractère d’actualité, puisque nous les livrons au public au moment où la situation politique de ce grand peuple excite l’attention et l’intérêt de tous les esprits.
Voilà, en effet, que cet empire immense, qui, depuis tant d’années, semblait se complaire dans une profonde indifférence politique, et que les manifestations belliqueuses de l’Angleterre avaient à peine ému, voilà que ce colosse a été brusquement ébranlé sur ses vieilles bases par une de ces commotions terribles qui passent rarement sans altérer les formes anciennes, et qui laissent après elles quelquefois des institutions meilleures, toujours des cadavres et des ruines.
Si les causes premières de l’insurrection chinoise sont à peu près complètement ignorées en Europe, on connaît, du moins généralement, ses causes occasionnelles. C’est d’abord un trait isolé de brigandage ; puis la réunion de quelques scélérats cherchant à résister à la répression des mandarins. On voit bientôt surgir une petite armée, recrutée dans la lie des populations, et qui peut donner de sérieuses inquiétudes au vice-roi de la province de Kouang-si… Enfin le vulgaire capitaine de voleurs, devenu hier chef de bande, se proclame généralissime, fait intervenir la politique et la religion dans sa révolte, appelle à lui les sociétés secrètes qui pullulent dans l’empire, se déclare le restaurateur de la nationalité chinoise contre l’usurpation de la race tartare-mandchoue, prend le titre d’empereur, sous le nom fastueux de Tien-te, « Vertu céleste », se dit frère cadet de Jésus-Christ…, et c’est ainsi qu’un empire de trois cents millions d’hommes est mis à deux doigts de sa perte, et menacé d’une dissolution prochaine.
On s’étonnera peut-être qu’une petite rébellion de bandits ait pu grandir ainsi peu à peu au point de devenir formidable, et de revêtir un caractère en quelque sorte national ; mais, pour qui connaît la Chine et son histoire, il n’y a là rien de bien surprenant. Ce pays a toujours été la terre classique des révolutions, et ses annales ne sont que le récit d’une longue suite de commotions populaires et de bouleversements politiques. Dans une période de temps donnée, depuis l’an 420, date de l’entrée des Francs dans les Gaules, jusqu’en 1644, où Louis XIV monta sur le trône de France, et où les Tartares s’établissaient à Pékin, dans cette période de douze cent vingt-quatre ans, la Chine a eu quinze changements de dynastie, et tous accompagnés d’effroyables guerres civiles.
Depuis l’envahissement de la Chine, en 1644, par la race tartare-mandchoue, la nation paraissait, il est vrai, tout à fait indifférente à la situation politique du pays. L’amour du lucre et des jouissances matérielles semblait l’absorber exclusivement. Il y avait cependant, au milieu de ce peuple sceptique et cupide, un germe puissant et vivace, que le gouvernement tartare ne put jamais extirper. L’empire était couvert de sociétés secrètes dont les affiliés voyaient avec impatience la domination mandchoue et nourrissaient l’idée d’un renversement de dynastie pour arriver à un gouvernement national. Ces innombrables conspirateurs étaient tous des hommes prêts pour la lutte, déterminés à appuyer toute révolte, de quelque part qu’en vînt le signal, qu’elle fût l’œuvre d’un vice-roi mécontent ou d’un voleur de grand chemin. D’un autre côté, les agents du gouvernement ne contribuaient pas peu, par leur conduite envers le peuple, à provoquer le déchaînement de la tempête. Leurs exactions inouïes avaient comblé la mesure, et un grand nombre de Chinois, poussés les uns par l’indignation, les autres par la misère et le désespoir, sont allés grossir les bataillons insurgés, croyant trouver là une chance d’amélioration, certains qu’ils étaient de ne pouvoir être pressurés davantage sous un nouveau gouvernement, quelque mauvais qu’il fût d’ailleurs.
Il ne serait pas impossible qu’une autre cause, peu apparente il est vrai, mais pleine d’énergie, eût eu aussi quelque influence sur l’explosion de l’insurrection chinoise : nous voulons parler de l’infiltration latente des idées européennes, vulgarisées dans les ports libres et sur la côte par le commerce des nations occidentales, et apportées au cœur même de l’empire et dans les provinces les plus reculées par les missionnaires. La foule, sans doute, se soucie fort peu de ce que peuvent faire ou penser les Européens, dont elle soupçonne à peine l’existence ; cependant les gens instruits, les lettrés se préoccupent beaucoup depuis quelque temps des peuples étrangers et cultivent avec succès la géographie. Souvent, dans nos voyages, nous avons eu occasion de rencontrer des mandarins qui avaient sur les choses de l’Europe des notions assez exactes. Ce sont ces savants qui donnent le ton à l’opinion et fixent le cours des idées, de sorte que le vulgaire peut parfaitement suivre l’impulsion d’une idée européenne sans savoir même ce que c’est que l’Europe.
Un des aspects les plus remarquables de l’insurrection, c’est le caractère religieux que ses chefs ont voulu lui imprimer presque dès l’origine. Il n’est personne qui n’ait été frappé des doctrines nouvelles dont sont remplis les proclamations et les manifestes du prétendant et de ses généraux. L’unité de Dieu a été formulée nettement ; et puis, autour de ce dogme fondamental, sont venues se grouper une foule de notions empruntées de l’Ancien et du Nouveau Testament. On a déclaré la guerre presque en même temps et à l’idolâtrie et à la dynastie tartare ; car, après avoir battu les troupes impériales et renversé l’autorité des mandarins, les insurgés ne manquaient jamais de détruire les pagodes et de massacrer les bonzes.
Dès que ces faits sont parvenus à la connaissance de l’Europe, on s’est hâté d’annoncer de toutes parts que la nation chinoise allait enfin se décider à embrasser le christianisme, et la Société biblique a cru devoir revendiquer aussitôt le mérite et la gloire de cette merveilleuse conversion. D’abord nous ne croyons nullement au prétendu christianisme des insurgés ; les sentiments religieux et mystiques qu’on trouve dans leurs manifestes ne nous ont jamais inspiré une grande confiance. En second lieu, il n’est nullement nécessaire d’avoir recours à la propagande protestante pour se rendre compte des idées plus ou moins chrétiennes qu’on a remarquées dans les proclamations des révolutionnaires chinois. Il existe dans toutes les provinces un nombre très considérable de musulmans avec leur Koran et leurs mosquées. Il est présumable que ces musulmans, qui déjà plusieurs fois ont tenté de renverser la dynastie tartare, et se sont toujours distingués par une violente opposition au gouvernement, se seront jetés avec ardeur dans les rangs de l’insurrection. Plusieurs d’entre eux ont dû devenir généraux et s’immiscer dans les conseils de Tien-te ; dès lors il n’est pas surprenant de trouver dans les proclamations des insurgés le dogme de l’unité de Dieu, avec des idées bibliques bizarrement formulées. Depuis bien longtemps, d’ailleurs, les Chinois ont à leur portée une collection précieuse de livres de doctrine chrétienne, composés par les anciens missionnaires et qui, même au point de vue purement littéraire, sont très estimés dans l’empire. Ces livres sont répandus en grand nombre dans toutes les provinces, et il est naturel de penser que les novateurs chinois auront pu puiser à ces sources plus facilement que dans les bibles prudemment déposées par les méthodistes sur les rivages de la mer.
Les croyances nouvelles proclamées par le gouvernement insurrectionnel, bien qu’elles soient encore vagues et mal définies, sont toutefois, il faut le reconnaître, un progrès réel, un pas immense fait dans la voie qui conduit à la vérité. Cette initiation de la Chine à des idées si opposées au scepticisme des masses et à leurs grossières tendances, est peut-être un symptôme de la marche mystérieuse des peuples vers cette grande unité dont parle le comte de Maistre, et que, suivant l’expression qu’il emprunte aux livres sacrés, nous devons « saluer de loin » ; mais, pour le moment, il nous paraît difficile de voir dans le chef de l’insurrection autre chose qu’une sorte de Mahomet chinois, cherchant à fonder sa puissance par le fer et par le feu, et criant à ses fanatiques partisans : Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, et Tien-te est le frère cadet de Jésus-Christ.
Maintenant, qu’adviendra-t-il de l’insurrection chinoise ? Les novateurs parviendront-ils à leurs fins, c’est-à-dire à constituer une nouvelle dynastie et un nouveau culte en harmonie avec leurs récentes croyances ; ou bien le Fils du Ciel aura-t-il assez de puissance pour raffermir son trône ébranlé ? Les derniers événements sont encore trop peu connus et ne nous paraissent pas, d’ailleurs, assez décisifs pour que nous puissions d’ores et déjà rechercher quelle sera l’issue probable de la lutte.
Malgré cette impossibilité d’anticiper sur l’avenir, des journalistes d’Europe ont émis l’opinion que, la dynastie tartare une fois renversée, le système chinois serait reconstitué, et que la nation rentrerait ainsi dans ses voies traditionnelles. Il nous semble que c’est là une erreur ; ce qu’on appelle système chinois n’existe pas, à proprement parler ; car cette expression, dans le sens où nous venons de l’employer, ne peut être comprise que comme étant en opposition avec celle de système tartare. Or, il n’y a pas, il n’y a jamais eu de système tartare. La race mandchoue a pu, il est vrai, imposer son joug à la Chine ; mais son influence a été nulle sur l’esprit chinois. C’est tout au plus s’il lui a été possible d’introduire quelques légères modifications dans le costume national et de forcer le peuple conquis à se raser la tête et à porter la queue ; voilà tout le système tartare. Après la conquête comme avant, la nation chinoise a toujours été régie par les mêmes institutions ; elle est toujours demeurée fidèle aux traditions de ses ancêtres ; bien mieux, elle a, en quelque sorte, absorbé en elle-même la race tartare, elle lui a imposé sa civilisation et ses mœurs ; elle a même réussi à éteindre presque la langue mandchoue et à la remplacer par la sienne. Enfin elle a su annuler son action dans l’empire en accaparant la plupart des fonctions qui servent plus particulièrement d’intermédiaires entre le gouvernant et les gouvernés. Presque tous les emplois, en effet, si nous en exceptons les charges militaires et les hautes dignités de l’État, sont devenus l’apanage à peu près exclusif des Chinois, qui possédaient plus généralement que les Tartares les connaissances spéciales nécessaires pour les remplir. Quant aux Tartares, isolés et perdus au milieu de l’immensité de l’empire, ils ont toujours conservé le privilège de veiller à la sûreté des frontières, d’occuper les places fortes et de monter la garde à la porte du palais impérial.
Il n’est pas du tout surprenant que le système chinois ait résisté à l’invasion mandchoue, et n’ait pas été le moins du monde altéré par l’avènement d’une dynastie étrangère. Il en est bien autrement en Chine qu’en Europe. Les bouleversements politiques et les révolutions sans nombre dont ce pays a été le théâtre n’ont rien détruit, et la raison en est simple. Un des traits distinctifs du caractère chinois, c’est une vénération profonde et un respect en quelque sorte religieux pour les choses anciennes et les vieilles institutions. Après chaque révolution, ce peuple extraordinaire s’est appliqué à refaire le passé et à recueillir les traditions antiques, afin de ne pas s’écarter des rites établis par les ancêtres. Voilà pourquoi le système chinois est toujours resté ce qu’il était ; voilà aussi un des motifs qui permettent d’expliquer comment ce peuple, arrivé si vite à un degré remarquable de civilisation, est demeuré stationnaire et n’a pas fait de progrès depuis des siècles.
Peut-on cependant espérer que la nouvelle insurrection apportera quelque modification au système chinois ? Il est tout au moins permis d’en douter. Il est même probable que les dispositions peu sympathiques de la Chine à l’égard des peuples de l’Occident resteront ce qu’elles ont toujours été. La Chine est loin d’être ouverte, et, quoi qu’on en ait dit, nous pensons que nos missions n’ont rien de bon à espérer. Il ne faut pas l’oublier, en effet, le christianisme n’est nullement engagé dans la crise qui travaille cet empire ; les chrétiens, trop prudents et trop sages pour arborer un drapeau politique, trop peu nombreux, d’ailleurs, pour exercer une influence sensible sur les affaires du pays, sont restés neutres. À ce titre, ils sont devenus également suspects aux deux partis, et nous craignons bien qu’un jour le vainqueur, quel qu’il soit, ne les punisse de la résistance du vaincu. Si le gouvernement tartare triomphe de l’insurrection qui, déjà plus d’une fois, a arboré la croix sur ses étendards, il sévira sans pitié contre les chrétiens, et cette longue lutte n’aura servi qu’à redoubler ses soupçons et sa colère ; si, au contraire, Tien-te l’emporte et parvient à chasser les anciens conquérants de la Chine, comme il a la prétention de fonder non seulement une dynastie, mais encore un nouveau culte, il brisera, dans l’enivrement de la victoire, tous les obstacles qui s’opposeront à ses projets. Ainsi, la fin de la guerre civile sera peut-être le signal d’une grande persécution. Ces terribles épreuves ne doivent pas, sans doute, nous faire désespérer de l’avenir du christianisme en Chine ; nous savons que Dieu mène les nations à son gré, qu’il sait, quand il lui plaît, tirer le bien du mal, et que souvent, lorsque les hommes pensent que tout est perdu, c’est alors que tout est sauvé.
En effet, malgré le culte voué par les Chinois à tout ce qui touche à leurs vieilles institutions, si les circonstances forçaient, plus tard, l’élément européen à sortir de sa neutralité et à s’immiscer un jour dans les affaires du Céleste Empire, cette intervention serait probablement la source de changements notables et conduirait peu à peu la Chine à une transformation complète. Peut-être même, et en écartant l’hypothèse d’une intervention, les idées nouvelles apportées par les révolutionnaires chinois deviendront-elles assez vivaces pour exercer sur les destinées de l’empire une influence considérable. Alors la Chine régénérée prendrait une physionomie nouvelle, et qui sait si elle ne finirait pas par se mettre au niveau des grandes nations de l’Occident ?
Ces prévisions, tout incertaines qu’elles sont, nous ont encouragé dans notre travail. Au moment, en effet, où la dynastie tartare-mandchoue menace de sombrer, alors que la Chine paraît être à la veille d’une transformation politique et sociale, nous avons pensé qu’il ne serait pas inutile de dire tout ce que nous savons sur ce grand empire. S’il doit complètement changer de face, au moins aurons-nous peut-être contribué à conserver une empreinte de son passé et à sauver de l’oubli ses vieux rites qui l’ont rendu, même de nos jours, incompréhensible à l’Europe. Pendant que l’insurrection travaillait à démolir, nous cherchions à construire ; et, si nous sommes parvenu à donner une idée exacte de la société chinoise, telle qu’elle s’est montrée à nous pendant nos longs voyages, notre but sera atteint et nous n’aurons plus qu’à dire comme les anciens auteurs : Soli Deo honos et gloria.
Dans nos Souvenirs d’un voyage, nous avons déjà raconté nos courses à travers les déserts de la Tartarie, les incidents de notre séjour au Thibet, séjour abrégé par le mauvais vouloir de la politique chinoise, et enfin notre retour en Chine, sous la conduite d’une escorte de mandarins. Nous allons maintenant reprendre notre récit où nous l’avons laissé, c’est-à-dire au moment où, venant de franchir les frontières de la Chine, nous étions dirigés par nos conducteurs vers la capitale du Sse-tchouen, pour y être mis en jugement.
Cette seconde partie de nos voyages roulera exclusivement sur la Chine, et nous essayerons de détruire, autant que possible, les idées erronées et absurdes qui ont couru de tout temps sur le peuple chinois. Les efforts que de savants orientalistes, et principalement M. Abel Rémusat, ont tentés pour rectifier l’opinion des Européens à l’égard des Chinois, ne paraissent pas avoir eu tout le succès qu’ils méritaient ; car, à chaque instant, on est exposé à entendre ou à lire les choses les plus contradictoires touchant ce peuple remarquable. La cause de ces erreurs n’est pas difficile à trouver, et on doit la chercher dans les relations publiées, à diverses époques, par ceux qui ont pénétré en Chine, et dans celles surtout écrites par des personnes qui n’y ont jamais mis le pied.
Lorsque, au seizième siècle, des missionnaires catholiques vinrent apporter l’Évangile à ces peuples innombrables dont la réunion forme l’empire chinois, le spectacle qui s’offrit à leurs yeux était bien fait pour les frapper d’étonnement, et même d’admiration. L’Europe, qu’ils venaient de quitter, était livrée à tous les tiraillements de l’anarchie politique et intellectuelle. Les arts, l’industrie, le commerce, l’aspect général des villes et de leurs populations, tout cela n’était pas alors ce que nous le voyons aujourd’hui. L’Occident n’était pas encore lancé dans les progrès de sa civilisation matérielle.
La Chine, au contraire, était, en quelque sorte, à l’apogée de sa prospérité. Les institutions politiques et civiles fonctionnaient avec une admirable régularité. L’empereur et ses mandarins étaient véritablement les père et mère[1] du peuple, et partout, chez les grands comme chez les petits, les lois étaient fidèlement observées. Cet immense empire avait de quoi frapper l’imagination, avec sa nombreuse population, si intelligente et si policée, avec ses campagnes habilement cultivées, ses grandes villes, ses fleuves magnifiques, son beau système de canalisation, tout cet ensemble enfin de civilisation et de prospérité. La comparaison n’était certes pas à l’avantage de l’Europe ; aussi les missionnaires furent-ils portés à tout admirer dans leur nouvelle patrie d’adoption. Ils ne virent pas toujours le mal, s’exagérèrent souvent le bien, et publièrent de bonne foi des relations qu’à leur insu, sans doute, ils embellissaient un peu trop.
Les missionnaires modernes sont peut-être tombés dans l’excès contraire ; l’Europe aujourd’hui ne cesse de marcher de progrès en progrès, et chaque jour une nouvelle découverte est signalée à l’attention des esprits. La Chine, au contraire, est en décadence, les vices qui déformaient ses antiques institutions ont grandi, et ce qu’il pouvait y avoir de bien a presque entièrement disparu. Aussi les missionnaires, partis pleins d’illusions et d’idées magnifiques sur la splendeur de la civilisation chinoise, ont-ils éprouvé, dans ces derniers temps, en trouvant ce pays livré au désordre et à la misère, des sentiments bien différents de ceux qui animèrent leurs prédécesseurs il y a trois siècles. Sous l’empire de ces sentiments, ils ont publié des relations où la Chine est représentée sous des couleurs peu riantes. Ils ont, sans le vouloir, exagéré le mal, comme leurs devanciers avaient exagéré le bien, et cette différence dans les appréciations a produit des récits contradictoires, qui n’étaient pas de nature à jeter un grand jour sur la société chinoise. Pour augmenter la confusion, il était juste que les touristes fournissent leur contingent, et certes, ils n’y ont pas manqué.
Il est peu de voyageurs, attirés par la curiosité ou l’intérêt, soit à Macao, soit sur quelque autre point du littoral chinois, qui n’aient éprouvé le besoin de faire savoir au monde, du moins par la voix des journaux, qu’ils avaient visité l’empire céleste. Quoiqu’ils n’aient presque rien vu, cela ne les a pas empêchés d’écrire beaucoup et de s’appliquer à dénigrer les Chinois, par la raison toute simple que les missionnaires en avaient autrefois fait l’éloge. Le plus souvent, ils se sont inspirés, dans leurs écrits, de quelques relations d’ambassades, qui, malheureusement, jouissent encore d’une certaine autorité, quoique M. Abel Rémusat ait essayé plus d’une fois de les réduire à leur juste valeur. « Les idées défavorables aux Chinois, dit cet impartial et habile critique, ne sont pas nouvelles, mais elles se sont répandues et accréditées assez nouvellement. Elles sont dues, en partie, aux auteurs qui ont écrit la relation de l’ambassade hollandaise, et des deux ambassades anglaises. Les missionnaires avaient tant vanté les mœurs et la police chinoises, que, pour dire du neuf en ce genre, il fallait nécessairement prendre le contre-pied. Il y avait, d’ailleurs, beaucoup de gens disposés à croire que les religieux avaient cédé, en écrivant, aux préjugés de leur état et aux intérêts de leur entreprise. Des observateurs laïques sont bien moins suspects aux yeux de ceux pour qui des missionnaires sont à peine des voyageurs. Comment, en effet, un homme qui n’est ni jésuite, ni dominicain, pourrait-il manquer d’être un modèle d’exactitude et d’impartialité ?
Cependant, si l’on veut y prendre garde, ces voyageurs, sur lesquels on fait tant de fond, n’ont pas à notre confiance autant de titres qu’on pourrait croire. Aucun d’eux n’a su la langue du pays, tandis que des jésuites ont écrit en chinois de manière à égaler les meilleurs lettrés ; aucun d’eux n’a vu les Chinois autrement qu’en cérémonie, dans des visites d’étiquette ou des festins réglés par les rites, tandis que les missionnaires pénétraient et étaient répandus partout, depuis la cour impériale jusqu’aux derniers villages des provinces les plus éloignées. Ces voyageurs n’ont pas laissé de parler tous fort bien des productions du pays, des mœurs des habitants, du génie du gouvernement ; c’est qu’ils avaient tous sous les yeux, en faisant la relation de leurs voyages, la collection des Lettres édifiantes, la compilation de Duhalde et les Mémoires des missionnaires. Aussi ne trouve-t-on pas, chez les uns, une notion de quelque importance qui ait échappé aux autres ; ils ont copié fidèlement, et c’est ce qu’ils pouvaient faire de mieux. Qu’auraient pu dire, à leur place, les hommes même les plus habiles ? La situation des voyageurs n’est pas brillante à la Chine ; on les emprisonne, à leur départ de Canton, dans des barques fermées ; on les garde à vue dans toute leur route sur le grand canal ; on les met aux arrêts forcés aussitôt après leur arrivée à Pékin ; on les renvoie en toute hâte après quatre ou cinq interrogatoires et deux ou trois réceptions officielles. Tenus, en quelque sorte, au secret pendant tout leur séjour, et sans communication avec l’extérieur, ils ne peuvent nous décrire, avec quelque connaissance de cause, que la haie de soldats qui les escorte, les chants des rameurs qui les accompagnent, les formalités employées par les inspecteurs qui les examinent, et les évolutions des grands qui se sont prosternés avec eux devant le Fils du Ciel. Un de ces voyageurs a tracé, avec autant de naïveté que de précision, l’histoire de tous en trois mots : Ils entrent à Pékin comme des mendiants, y séjournent comme des prisonniers, et en sont chassés comme des voleurs.
Ce genre de réception, conforme aux lois de l’empire, explique assez bien les préventions que les faiseurs de relations ont laissées percer pour la plupart. Ils ont trouvé à la Chine peu d’agrément et de liberté, des usages gênants, des meubles peu commodes, des mets qui n’étaient point de leur goût. Une mauvaise cuisine et un mauvais gîte laissent des souvenirs dans l’esprit le plus impartial[2]. »
Ce n’est pas assurément en parcourant le pays de cette manière, ou en séjournant quelque temps dans un port à moitié européennisé, que l’on peut arriver à connaître la société chinoise. Pour cela, il faut s’être, en quelque sorte, identifié avec la vie des Chinois, s’être fait Chinois soi-même et l’être demeuré longtemps. C’est ce que nous avons fait pendant quatorze ans, et par là peut-être sommes-nous en mesure de parler avec exactitude d’un empire que nous avions adopté comme une seconde patrie, et sur le sol duquel nous étions entré sans esprit de retour. Les circonstances nous ont, en outre, beaucoup favorisé dans nos observations ; car il nous a été donné de parcourir plusieurs fois les diverses provinces de l’empire et de les comparer entre elles, et surtout d’être initié aux habitudes de la haute société chinoise, au milieu de laquelle nous avons constamment vécu depuis les frontières du Thibet jusqu’à Canton.
Ceux qui liront notre voyage en Chine ne doivent pas s’attendre à trouver dans notre narration un grand nombre de ces détails édifiants, si pleins de charmes pour les âmes croyantes et pieuses, et qu’on serait peut-être en droit de rechercher dans des pages écrites par un missionnaire. Nous avons eu l’intention de nous adresser à tous les lecteurs, de faire connaître la Chine et non pas de retracer exclusivement les faits qui concernent nos missions ; c’est dans les Annales de la Propagation de la foi qu’on doit lire ces relations intéressantes, véritables bulletins de l’Église militante, où sont consignés tour à tour les actes des apôtres, les vertus des néophytes et les combats des martyrs. Pour nous, notre but s’est borné à donner une esquisse du théâtre de cette guerre toute pacifique et à faire connaître les populations que l’Église de Dieu veut soumettre à son empire et faire entrer dans son obéissance. Par là il sera plus facile ensuite, nous l’espérons, de comprendre ces longues luttes du christianisme en Chine et d’apprécier ses victoires.
Encore un mot. On trouvera dans notre récit beaucoup de choses qui paraîtront peut-être invraisemblables, surtout si l’on veut s’en rendre compte à l’aide des idées européennes, et sans se placer, qu’on nous permette cette expression, au point de vue chinois. Cependant nous aimons à penser qu’on voudra bien avoir confiance en notre sincérité, et nous dispenser d’employer, en ce moment, le langage que le célèbre Marco Polo crut devoir adresser à ses lecteurs, en commençant son intéressante relation : « … et por ce metreron les chouses veue por veue, et l’entandue por entandue, porce que notre livre soit droit et vertables sanz nulle mensonge ; et chascun que cest livre liroie ou hoiront, le doient croire, por ce que toutes sunt chouses vertables[3]. »
Évariste HUC,
Paris, 24 mai 1854.
Deux ans s’étaient écoulés depuis que nous avions fait nos adieux aux chrétiens de la vallée des Eaux-Noires. À part quelques mois de séjour dans la lamaserie de Koumboum et au sein de la capitale du bouddhisme, nous avions été perpétuellement en course parmi les vastes déserts de la Tartarie et les hautes montagnes du Thibet. Deux années d’inexprimables fatigues n’étaient pas encore assez, et nous étions loin d’être au bout de nos souffrances. Avant de retrouver un peu de repos, nous devions franchir les frontières de la Chine, et traverser cet immense empire d’occident en orient. Autrefois, lors de notre première entrée dans les missions, nous l’avions déjà parcouru dans toute sa longueur, du sud au nord, mais furtivement, en cachette, choisissant parfois les ténèbres et les sentiers détournés, voyageant enfin un peu à la façon des ballots de contrebande. Actuellement, notre position n’était plus la même. Nous allions marcher à découvert, au grand jour et sur le beau milieu des routes impériales. Ces mandarins dont jadis la seule vue nous donnait le frisson, et qui nous eussent torturés avec un bonheur infini, si nous fussions tombés entre leurs mains, allaient subir le désagrément de nous faire cortège et de nous combler de politesses et d’honneurs tout le long de la route.
Nous allions donc entrer en Chine et cheminer au milieu d’une civilisation qui ressemble fort peu, il est vrai, à celle de l’Europe, mais qui, cependant, n’en est pas moins complète en son genre.
Le climat, d’ailleurs, ne serait plus le même, et les voies de communication vaudraient mieux que celles de la Tartarie et du Thibet : ainsi plus de crainte de la neige, des gouffres, des précipices, des bêtes féroces et des brigands du désert. Une immense population, des vivres en abondance et d’une riche variété, des campagnes magnifiques, des habitations d’un luxe agréable, quoique souvent bizarre, voilà ce que nous devions rencontrer durant le cours de cette nouvelle et longue étape. Cependant nous connaissions trop les Chinois pour être rassurés et nous trouver complètement à l’aise dans ce changement de position. Ki-chan avait bien donné l’ordre de nous traiter avec bienveillance ; mais, en définitive, nous étions abandonnés, sans défense, à la merci des mandarins. Après avoir échappé aux mille dangers des contrées sauvages que nous venions de traverser, rien ne pouvait nous donner l’assurance que nous ne péririons pas de faim et de misère au sein de l’abondance et de la civilisation. Nous étions convaincus que notre sort dépendrait de l’attitude que nous saurions prendre dès le commencement.
Nous l’avons déjà fait observer ailleurs, les Chinois, et surtout leurs mandarins, sont forts avec les faibles et faibles avec les forts. Dominer et écraser ce qui les entoure, voilà leur but, et, pour y parvenir, ils savent trouver dans la finesse et l’élasticité de leur caractère des ressources inépuisables. Si on a le malheur de leur laisser prendre une fois le dessus, on est perdu sans ressources ; on est tout de suite opprimé, et bientôt victime. Quand, au contraire, on a pu réussir à les dominer eux-mêmes, on est sûr de les trouver dociles et malléables comme des enfants. Il est facile alors de les plier et de les façonner à volonté ; mais on doit bien se garder d’avoir avec eux un seul moment de faiblesse, il faut les tenir toujours avec une main de fer. Les mandarins chinois ressemblent beaucoup à leurs longs bambous ; une fois qu’on est parvenu à leur saisir la tête et à les courber, ils restent là ; pour peu qu’on lâche prise, ils se redressent à l’instant avec impétuosité. C’était donc une lutte que nous devions entreprendre, une lutte incessante et de tous les jours, depuis Ta-tsien-lou jusqu’à Canton. Il n’y avait pas de milieu, ou subir leur volonté, ou leur imposer la nôtre. Nous adoptâmes résolument ce dernier parti, parce que nous n’étions pas du tout résignés à voir notre long pèlerinage aboutir, sans profit, à une fosse derrière les remparts de quelque ville chinoise[4]. Évidemment ce n’eût pas été là le martyre après lequel soupirent les missionnaires.
En premier lieu nous eûmes à soutenir de longues et vives discussions avec le principal mandarin de Ta-tsien-lou, qui ne voulait pas consentir à nous faire continuer notre route en palanquin. Il dut pourtant en passer par là, car nous ne pouvions pas même supporter l’idée d’aller encore à cheval. Depuis deux ans nos jambes avaient enfourché tant de chevaux de tout âge, de toute grandeur, de toute couleur et de toute qualité, qu’elles aspiraient irrésistiblement à s’étendre en paix dans un palanquin. Cela leur fut accordé, grâce à la persévérance et à l’énergie de nos réclamations.
Après ce premier triomphe, il fallut nous insurger contre les décrets du tribunal des rites, au sujet du nouveau costume que nous voulions adopter. Nous nous étions dit : Dans tous les pays du monde, et surtout en Chine, l’habit joue, parmi les hommes, un rôle très important. Puisqu’il nous est nécessaire d’inspirer aux Chinois une crainte salutaire, il n’est pas indifférent de nous habiller d’une façon plutôt que d’une autre. Nous jetâmes donc de côté notre costume du Thibet, les chaussures bigarrées, l’effroyable casque en peau de loup et les longues tuniques en pelleterie qui exhalaient une forte odeur de bœuf ou de mouton. Un habile tailleur nous confectionna une belle robe bleu de ciel, d’après la mode la plus récente de Pékin. Nous chaussâmes de magnifiques bottes en satin noir, illustrées de hautes semelles d’une éblouissante blancheur. Jusque-là les rites n’avaient pas d’objections à faire ; mais, quand on nous vit nous ceindre les reins d’une large ceinture rouge, puis couvrir notre tête rasée avec une calotte jaune enrichie de broderies, et du sommet de laquelle pendaient de longs épis de soie rouge, il y eut autour de nous un frémissement général, et l’émotion, comme un courant électrique, gagna subitement les mandarins civils et militaires de la ville. On nous cria de toute part que la ceinture rouge et le bonnet jaune étaient les attributs des membres de la famille impériale ; qu’ils étaient interdits au peuple, sous peine d’exil à perpétuité ; que le tribunal des rites était inflexible sur ce point ; qu’il fallait donc sur-le-champ réformer notre toilette et nous costumer selon les lois. Nous alléguâmes qu’étant étrangers, voyageant comme tels et par ordre de l’autorité, nous n’étions nullement tenus de nous conformer au rituel de l’empire ; que nous avions le droit de nous habiller selon la méthode de notre pays, méthode qui laissait tout le monde libre de choisir, à sa fantaisie, la forme et la couleur des vêtements. On insista ; on se mit en colère, on entra en fureur… Nous demeurâmes calmes et impassibles, mais affirmant toujours que nous ne ferions jamais un pas sans ceinture rouge et calotte jaune. Nous fûmes fermes, et les mandarins plièrent… Cela devait être.
Le mandarin militaire, d’origine musulmane, que nous avions recruté à Lithang après le décès du pauvre Pacificateur des royaumes, dut nous escorter jusqu’à Tching-tou-fou, capitale de la province du Sse-tchouen. Il avait bien été convenu que sa mission se terminerait à la frontière ; mais les mandarins de Ta-tsien-lou nous trouvèrent d’un naturel si revêche que tous déclinèrent l’honneur de conduire la caravane. Le musulman ne montrait pas non plus un grand empressement ; il avait un peu peur de nous ; cependant il sut, en vrai disciple de Mahomet, subir sa destinée et se dire avec résignation : C’était écrit.
Enfin, nous quittâmes Ta-tsien-lou à la grande satisfaction des mandarins du lieu qui avaient désespéré de nous plier à leurs idées de civilisation. Nous conservâmes la même escouade chinoise que nous avions prise à Lha-ssa. On se contenta seulement de la renforcer par quelques jeunes soldats de la province, commandés par un long et maigre caporal, qui, la robe retroussée jusqu’aux reins, les jambes nues, un gros parapluie d’une main et un éventail de l’autre, s’en allait d’une façon très peu guerrière. Pour nous, commodément enfoncés dans nos chers palanquins, nous étions rapidement emportés par quatre vigoureux Chinois parmi les rochers, les bourbiers et les excavations de la route. Bientôt nous laissâmes derrière nous les gens de l’escorte, incapables de lutter de vitesse avec nos agiles et intrépides porteurs.
Après cinq lis de marche, on s’arrêta. Les Chinois déposèrent les palanquins, et l’un d’eux nous invita à en sortir. Sa parole, pleine d’urbanité, fut accompagnée d’un petit sourire où paraissait se cacher un peu de mystère. Aussitôt que nous eûmes quitté nos wagons chinois, nous fûmes bien agréablement surpris de trouver, derrière une colline rocheuse, le lama Dsiamdchang avec sa petite troupe thibétaine. Ces braves gens étaient venus nous attendre sur notre passage, pour nous faire leurs derniers adieux à la manière de leur pays. Ils avaient préparé sur le gazon, à côté d’un massif de grands arbres, une collation composée de pâtisseries chinoises, d’une compote de jujubes et d’abricots de Ladak et d’une grande jarre de vin de riz. Nous nous assîmes à la ronde et nous fîmes, tous ensemble, une petite fête où un peu de joie se trouvait mêlée à beaucoup de tristesse. Nous étions heureux de nous trouver réunis encore une fois ; mais la pensée que nous allions bientôt nous séparer, et peut-être pour toujours, remplissait nos cœurs d’amertume. L’escorte, que nous avions laissée en arrière, nous atteignit, et il fallut se remettre en route. Nous distribuâmes à nos porteurs une bonne rasade de vin chinois, et, après avoir souhaité un heureux retour à nos chers Thibétains et leur avoir dit : Au revoir ! nous rentrâmes dans nos palanquins.
Au revoir ! Ces paroles si pleines de consolation et qui sèchent tant de larmes quand on quitte un ami, que de fois nous les avons prononcées avec la ferme espérance qu’un jour nous nous retrouverions auprès de ceux à qui nous les adressions ! Que de fois en Chine, en Tartarie, au Thibet, en Égypte, en Palestine, avons-nous dit au revoir à des amis que nous ne verrons plus !… Dieu nous cache notre avenir ; il ne veut pas que nous sachions les desseins qu’il a sur nous, et il nous traite encore en cela avec une bonté infinie, car il est des séparations qui nous tueraient, si nous pouvions prévoir que nous disons adieu pour toujours. Ces Thibétains auxquels nous étions attachés par tant de liens, nous ne les verrons plus. Cependant il restera toujours à notre douleur une grande consolation : nous pourrons prier le Seigneur pour ces intéressantes populations et former les vœux les plus ardents pour que les missionnaires chargés de les évangéliser puissent parvenir jusqu’à elles et les faire passer des ténèbres et des glaces du bouddhisme aux clartés et à la chaleur vivifiante de la foi chrétienne.
La route que nous suivions depuis Ta-tsien-lou allant toujours en pente, nous nous trouvâmes bientôt dans une profonde et étroite vallée arrosée par un limpide ruisseau aux rives ombragées de saules et de touffes de bambous. Des deux côtés s’élevaient presque perpendiculairement de hautes et majestueuses montagnes ornées de grands arbres, de lianes et d’une inépuisable variété de plantes et de fleurs. Nos yeux s’enivraient de cette belle verdure émaillée des plus vives couleurs, et toutes les puissances de notre âme étaient dans le ravissement. Notre être tout entier se dilatait au milieu de ces riches épanouissements de la nature ; des larmes de bonheur mouillaient nos paupières pendant que nous aspirions par tous les pores les tièdes effluves de la végétation et les parfums de l’air. Il faut avoir vécu pendant deux années entières au milieu des glaces et des frimas, dans des déserts sablonneux et parmi de sombres et arides montagnes pour sentir les beautés merveilleuses et les charmes enivrants des plantes et des fleurs. Lorsque, pendant si longtemps, les yeux n’ont pu se reposer que sur la triste et monotone blancheur de la neige, on contemple avec extase les magnétiques attraits de la verdure.
Le chemin suivait ordinairement le cours de l’eau. Souvent nous passions d’une rive à l’autre, tantôt sur de petits ponts de bois recouverts de gazon et tantôt sur de grosses pierres jetées au milieu du ruisseau. Mais rien n’était capable de ralentir la marche de nos porteurs ; ils allaient toujours avec la même rapidité, franchissant, pleins de courage et d’agilité, tous les obstacles qui se rencontraient sur leur passage. Quelquefois ils faisaient une petite halte pour se délasser un peu, essuyer leur sueur et fumer la pipe ; puis ils reprenaient leur marche avec une ardeur nouvelle. L’étroite vallée que nous suivions était peu fréquentée. Nous rencontrions seulement, de temps en temps, quelques bandes de voyageurs, parmi lesquels il nous était facile de distinguer le vigoureux et énergique barbare Thibétain du civilisé Chinois, à la face si blême et si rusée. De toute part on voyait des troupes de chèvres et de bœufs à long poil brouter les pâturages de la montagne, pendant que de nombreux oiseaux chantaient et folâtraient parmi les branches des arbres.
Nous passâmes la première nuit dans une hôtellerie bien modeste et très mal approvisionnée. Cependant, comme les habitations que nous avions rencontrées dans le Thibet ne nous avaient donné aucune habitude de luxe, nous y trouvâmes tout à souhait. Les misères de tout genre que nous avions si longtemps endurées nous avaient merveilleusement disposés à trouver tolérables toutes les épreuves de la vie.
Le lendemain la route devint plus sauvage et plus périlleuse à mesure que nous avancions. La vallée se rétrécissait de plus en plus, et nous rencontrions fréquemment devant nous d’énormes rochers et de grands arbres tombés de la crête des montagnes. Bientôt le ruisseau, qui la veille n’avait cessé de nous accompagner comme un ami fidèle, s’éloigna de nous insensiblement, et finit par disparaître dans une gorge profonde. Un torrent, que nous entendions gronder depuis longtemps et par intervalles, avec un bruit sourd semblable aux lointains roulements du tonnerre, déboucha brusquement de derrière une montagne, et s’en alla tout furieux à travers les rochers. Nous le suivîmes longtemps dans sa course vagabonde. On le voyait descendre en bruyantes cascades, le long du granit, ou, semblable à un gigantesque serpent, traîner ses eaux verdâtres dans de sombres enfoncements. Cette seconde journée de marche ne nous offrit pas, comme la précédente, les attraits paisibles et gracieux de montagnes recouvertes d’arbres et de fleurs. Cependant ces âpres et sauvages grandeurs de la nature n’étaient pas non plus sans charmes. Nous quittâmes enfin ces défilés scabreux ; et, après avoir traversé une large vallée nommée Hoang-tsao-ping (plaine aux herbes jaunes), où l’on remarque une grande variété de culture et de végétation, nous arrivâmes au célèbre pont Lou-ting-khiao, que nous dûmes traverser à pied et à pas lents.
Le pont Lou-ting-khiao fut construit en 1701. Sa longueur est de trente-deux toises et sa largeur de dix pieds seulement. Il se compose de neuf énormes chaînes de fer, fortement tendues d’une rive à l’autre, sur lesquelles sont posées des planches transversales, mobiles, mais assez bien ajustées. La rivière Lou, sur laquelle est suspendu le Lou-ting-khiao, coule avec une si grande rapidité qu’il a toujours été impossible d’y construire un pont d’un autre genre. Les deux rives sont extrêmement élevées ; aussi, quand on est au milieu du pont, si on regarde de cette hauteur les eaux du fleuve qui fuient avec la vitesse d’une flèche, il est prudent de se tenir fortement cramponné aux garde-fous, de peur d’être saisi par le vertige et de se précipiter dans l’abîme. On a soin de marcher toujours très lentement, parce que, le pont étant d’une grande élasticité, on risquerait de faire la culbute.
De l’autre côté de la rivière Lou est une petite ville où nous fûmes reçus assez bruyamment par un nombreux concours de peuple. Cette ville était la patrie de notre mandarin musulman, conducteur de la caravane. Il fut décidé que nous nous y arrêterions un jour ; il était bien juste que ce mandarin, après avoir passé plus de deux ans à Lithang, sur la route du Thibet, pût se délasser, au moins pendant une journée, au sein de sa famille. Le lendemain, il nous présenta avec un orgueil tout paternel ses deux enfants enveloppés dans une superbe et resplendissante toilette. Ces enfants avaient la figure si stupéfaite, si ébouriffée, il y avait tant de roideur dans leurs bras et dans leurs jambes que nous les soupçonnâmes d’être logés pour la première fois dans de si magnifiques habits. Nous appréciâmes beaucoup, du reste, la courtoisie de notre musulman. Nous distribuâmes des friandises et quelques bonnes paroles à ces deux petits génies, nous les caressâmes de notre mieux, nous les trouvâmes, enfin, gentils et spirituels au-delà de toute expression, pendant que leur papa, souriant de l’un à l’autre, s’épanouissait d’aise et de bonheur. Il est fâcheux que nous ne puissions pas faire un éloge aussi pompeux de la cuisine du mandarin que de sa progéniture. Ce brave homme, s’imaginant, sans doute, qu’après avoir admiré et contemplé ses deux héritiers pendant deux heures nous n’avions plus rien à désirer en ce monde, s’avisa de nous servir un dîner détestable. Ce malheureux incident nous donna la conviction que nous avions affaire à un personnage qui ne se ferait pas faute de spéculer, en route, sur notre estomac, et comme il était évident pour nous que la famine et la mort se trouvaient au bout d’un pareil système, nous lui signifiâmes, en fronçant un peu les sourcils, que nous entendions vivre en Chine autrement que parmi les montagnes du Thibet. Les excuses ne manquèrent pas, mais nous étions bien déterminés à n’en admettre jamais aucune.
Parmi les habitants de Lou-ting-khiao, on retrouve encore un peu l’élément thibétain dans les mœurs, et surtout dans le costume. À mesure qu’on avance, le mélange disparaît insensiblement, et il ne reste bientôt plus que la pure race chinoise.
Nous quittâmes Lou-ting-khiao de grand matin, et nous franchîmes une haute montagne au sommet de laquelle on rencontre un immense plateau avec un beau lac d’une demi-lieue de largeur. Les sentiers qui conduisent à ce plateau sont si tordus et si difficiles que l’Itinéraire chinois n’a pas cru pouvoir mieux les décrire qu’en disant : « Ils ne sont commodes que pour les oiseaux. »
Le jour suivant, nous eûmes un très peu gracieux souvenir de nos terribles ascensions dans le Thibet. Nous escaladâmes le Fey-yue-ling, « montagne gigantesque dont les rochers monstrueux s’élèvent presque perpendiculairement. Leurs pointes blessent la vue du voyageur. Pendant l’année entière, tout est couvert de neige et entouré de nuages jusqu’au pied de la montagne. Le chemin est affreux et passe par des rochers et des crevasses ; c’est une des routes les plus difficiles de toute la Chine ; on n’y trouve aucune place pour se reposer. » Cette description, que nous empruntons à l’Itinéraire chinois, est d’une parfaite exactitude. Nous retrouvâmes la neige sur cette fameuse montagne, et, en la retrouvant, il nous sembla voir réunies et amoncelées toutes les horreurs et les misères des routes du Thibet et de la Tartarie. Nous étions comme des malheureux qui, après s’être arrachés du fond d’un abîme par des efforts de tout genre, y sont tout à coup précipités de nouveau. Les porteurs de nos palanquins firent des prodiges d’adresse, de force et de courage. Dans les endroits les plus difficiles, nous voulions descendre pour leur procurer un peu de soulagement ; mais ils ne le permettaient que rarement, car ils mettaient une sorte d’amour-propre à gravir comme des chamois les rochers les plus escarpés, et à franchir d’affreux précipices, toujours portant sur leurs épaules ce lourd palanquin, qu’on voyait se balancer au-dessus des abîmes. Que de fois le frisson est venu parcourir nos membres ! Il n’eût fallu qu’un faux pas pour nous faire rouler au fond de quelque gouffre et nous broyer contre les rochers. Mais rien n’est comparable à la solidité et à l’agilité de ces infatigables porteurs de palanquin. Ce n’est que parmi ces étonnants Chinois qu’il est possible de trouver les gens de cette trempe. Ils exercent leur épouvantable métier avec une prestesse et une jovialité dont on est stupéfait. Pendant qu’ils courent sur ces affreux chemins, haletants, le corps ruisselant de sueur, et perpétuellement exposés à se casser quelque membre, on les entend rire, plaisanter, quolibeter, comme s’ils étaient tranquillement assis dans une taverne à thé. Malgré les fatigues inimaginables que ces malheureux endurent, ils sont très peu rétribués. La taxe de leur salaire est fixée à une sapèque par li, ce qui revient à peu près à un sou par lieue. Ainsi ils peuvent tout au plus gagner la valeur de dix sous dans une journée ; et, comme dans l’année il se rencontre un grand nombre de jours où ils ne trouvent pas à exercer leur industrie, ils ont une moyenne de six sous à dépenser journellement. Avec cela ils doivent se nourrir, se vêtir, se loger et trouver encore du superflu pour passer la majeure partie des nuits à jouer et à fumer l’opium. Il est vrai que, en Chine, la nourriture du peuple est d’un bon marché incroyable ; puis le porteur de palanquin est de sa nature un peu maraudeur, et il a le privilège de loger partout où il trouve un recoin, dans les pagodes, dans les auberges et autour des tribunaux. Pour ce qui est de son costume, il n’est pas, en général, très compliqué : les sandales en paille de riz, un caleçon qui descend jusqu’à moitié cuisse… et voilà tout. Il a bien encore à son usage une courte camisole, mais il ne s’en affuble jamais qu’à demi. Le porteur de palanquin est, parmi les Chinois, un des types les plus originaux ; nous aurons occasion de l’étudier souvent dans le cours de ce voyage.
Sur le sommet de la montagne, nos porteurs prirent un peu de repos ; ils dévorèrent avec avidité quelques galettes de maïs et fumèrent plusieurs pipes de tabac. Pendant ce temps, nous contemplions en silence de gros nuages roux et gris qui tantôt se balançaient ou se traînaient pesamment sur les flancs de la montagne, et tantôt demeuraient immobiles, se dilatant, se gonflant peu à peu et semblant vouloir s’élever jusqu’à nous. Au-dessous des nuages on voyait se dessiner en miniature des groupes de rochers avec de profonds ravins, des torrents écumeux, des cascades et des vallons cultivés avec soin, où de grands arbres au noir et épais feuillage tranchaient vivement sur la tendre verdure des rizières. Le tableau se complétait par quelques habitations à moitié cachées dans des touffes de bambou, d’où s’échappaient par intervalles de légers tourbillons de fumée.
Malgré les difficultés et les dangers que présente cette montagne, elle est perpétuellement couverte d’un grand nombre de voyageurs ; car il n’y a pas d’autre passage pour se rendre à Ta-tsien-lou, grande place de commerce entre la Chine et les tribus thibétaines. On rencontre, à chaque instant, le long de ces étroits sentiers, des files interminables de porteurs de thé en brique qu’on prépare à Kioung-tcheou, et qui s’expédie de Ta-tsien-lou dans les diverses provinces du Thibet. Ces thés, pressés et empaquetés en long dans des nattes grossières, sont placés et retenus par des lanières en cuir sur le dos des porteurs chinois, qui s’en chargent ordinairement outre mesure. On voit ces malheureux, parmi lesquels on remarque un grand nombre de femmes, d’enfants et de vieillards, grimper ainsi, à la suite les uns des autres, sur les flancs escarpés de la montagne. Ils avancent en silence, à pas lents, appuyés sur de gros bâtons ferrés et les yeux continuellement fixés en terre. Des bêtes de somme supporteraient difficilement les fatigues journalières et excessives auxquelles sont condamnés ces nombreux forçats de la misère. De temps en temps, celui qui est à la tête de la file donne le signal d’une courte halte en frappant la montagne d’un grand coup de son bâton ferré. Ceux qui le suivent imitent successivement ce signal. Bientôt tout le monde s’arrête, et chacun, après avoir placé son bâton derrière le dos pour soutenir un peu la charge, relève lentement la tête et pousse un long sifflement qui ressemble à un douloureux soupir. De cette manière, ils essayent de ranimer leurs forces et de rappeler un peu d’air dans leurs poumons épuisés. Après une minute de repos, la lourde charge retombe sur la tête de ces pauvres créatures, leurs corps se courbent de nouveau vers la terre, et la caravane s’ébranle pour continuer sa route.
Lorsque nous rencontrions ces malheureux porteurs de thé, ils étaient obligés de s’arrêter et de s’appliquer contre la montagne pour nous laisser le passage libre. À mesure que nos palanquins avançaient, ils soulevaient un peu la tête et jetaient sur nous un regard furtif et plein d’une affreuse stupidité. Voilà, nous disions-nous le cœur oppressé de tristesse, voilà ce qu’une civilisation corrompue et sans croyances a su faire de l’homme créé à l’image de Dieu, de l’homme presque égal aux anges, qui, au commencement, fut couronné d’honneur et de gloire et constitué souverain de tous les biens de ce monde. Ces paroles, par lesquelles le Roi-Prophète élève si haut la dignité de l’homme, nous revenaient involontairement à l’esprit ; mais elles étaient comme une amère dérision en présence de ces êtres dégradés et devenus semblables à des bêtes de somme.
Le thé en brique et les khatas, ou écharpes de félicité, sont un objet de grand commerce entre la Chine et le Thibet. On ne saurait se faire une idée de la quantité prodigieuse qui s’en expédie annuellement des provinces du Kan-sou et du Sse-tchouen. Ces articles, qu’on ne peut, en aucune manière, considérer comme des objets de première nécessité, sont toutefois tellement entrés dans les habitudes et les besoins des Thibétains qu’ils ne sauraient maintenant s’en passer. Ainsi ils se sont rendus volontairement les tributaires de cet empire chinois qui pèse lourdement sur eux, et dont ils auraient si grand intérêt à secouer le joug. Il leur serait donné peut-être de vivre libres et indépendants au milieu de leurs montagnes, s’ils savaient se passer des Chinois en bannissant de chez eux le thé et les écharpes de félicité… C’est, sans doute, ce qu’ils ne feront pas, car les besoins les plus factices sont souvent ceux dont on a le plus de peine à se défaire.
Après avoir franchi le fameux Fey-yue-ling, qui se dresse, sur les frontières de l’empire du Milieu, comme une sentinelle avancée des montagnes du Thibet, nous retrouvâmes la Chine avec ses belles campagnes, ses villes et ses villages, et sa nombreuse population. La température s’éleva rapidement, et bientôt les chevaux thibétains que conduisaient les soldats chinois de la garnison de Lha-ssa, se trouvèrent tellement accablés de chaleur qu’on les voyait s’en aller tristement le cou tendu, les oreilles baissées et la bouche entr’ouverte et haletante. Plusieurs ne résistèrent pas à cette brusque transition et moururent en route. Les soldats chinois, qui avaient compté les vendre très cher dans leur pays, étaient furieux et maudissaient dans leur colère le Thibet tout entier.
Un peu avant d’arriver à Tsing-khi-hien, ville de troisième ordre, le vent se mit à souffler avec une telle impétuosité que nos porteurs avaient toutes les peines du monde à retenir les palanquins sur leurs épaules ; quand nous entrâmes dans la ville agitée par ce furieux ouragan, nous fûmes fort surpris de trouver les habitants vaquant à leurs occupations ordinaires, dans la plus grande tranquillité. Le chef de l’hôtellerie où nous mîmes pied à terre nous dit que c’était le temps ordinaire du pays. Nous consultâmes notre Itinéraire chinois, et nous y lûmes, en effet, les paroles suivantes : « À Tsing-khi-hien, les vents sont terribles ; tous les soirs il y a des tourbillons furieux qui s’élèvent tout à coup, font trembler les maisons et occasionnent un bruit effroyable, comme si tout s’écroulait ; cependant les habitants sont accoutumés à ce phénomène. » Il est probable que ces mouvements atmosphériques sont dus au voisinage du Fey-yue-ling et de ses grandes et nombreuses gorges.
Depuis notre départ de Ta-tsien-lou, nous avions voyagé assez tranquillement et sans trop exciter sur notre passage la curiosité des Chinois ; mais l’agitation commença à se faire aussitôt que nous eûmes gagné les grands centres de population. L’estafette qui nous précédait dans les diverses étapes, pour annoncer notre arrivée, ne manquait pas d’emboucher la trompette et de donner partout l’éveil. Les paysans interrompaient alors les travaux des champs, et couraient se poster sur les rebords des chemins pour nous voir passer. À l’entrée de villes surtout, les curieux débouchaient de tous côtés en si grand nombre que les palanquins ne pouvaient avancer qu’avec la plus grande difficulté. Les soldats de l’escorte cherchaient à écarter la foule en distribuant à droite et à gauche de grands coups de rotin ; les porteurs vociféraient ; et, pendant que nous avancions ainsi comme au milieu d’une émeute, tous ces petits yeux chinois plongeaient dans nos palanquins avec une avide curiosité. On faisait tout haut des réflexions sur la découpure de notre visage ; la barbe, le nez, les yeux, le costume, rien n’était oublié. Quelques-uns paraissaient satisfaits de notre façon d’être ; plusieurs, au contraire, partaient subitement d’un grand éclat de rire, aussitôt qu’ils avaient saisi tout ce qu’il y avait de drôle et de burlesque dans notre physionomie européenne. Cependant la calotte jaune et la ceinture rouge produisaient un effet magique. Ceux qui les premiers en faisaient la découverte les montraient à leurs voisins avec ébahissement, et les figures prenaient à l’instant un aspect grave et sévère. Les uns disaient que l’empereur nous avait chargés d’une mission extraordinaire, et qu’il nous avait lui-même donné ces décorations impériales ; d’autres prétendaient que nous étions des espions envoyés par l’Europe, qu’on nous avait arrêtés dans le Thibet, et qu’après nous avoir jugés on nous couperait la tête. Tous ces propos, qui se croisaient sur notre passage, étaient parfois assez amusants ; mais, le plus souvent, nous en étions importunés.
À Ya-tcheou, belle ville de second ordre, où nous nous arrêtâmes après avoir quitté Tsing-khi-hien, il y eut à notre sujet une véritable insurrection. L’hôtellerie que nous habitions possédait une vaste et belle cour autour de laquelle étaient disposées les chambres destinées aux voyageurs. Aussitôt que nous fûmes installés dans les appartements qu’on nous y avait préparés, les curieux arrivèrent en foule pour nous voir, et bientôt la cohue fut étourdissante. Comme nous étions beaucoup plus désireux de nous reposer que de nous donner en spectacle, nous essayâmes de mettre tout le monde à la porte. L’un de nous se présenta sur le seuil de la chambre, et adressa à la multitude quelques paroles qui furent accompagnées d’un geste si énergique et si impérieux que le succès fut complet et instantané. La foule fut saisie comme d’une terreur panique et se sauva en courant. Aussitôt que la cour fut complètement évacuée, nous fîmes fermer le grand portail de peur d’une nouvelle invasion. Peu à peu, cependant, le tumulte recommença dans la rue. On entendit d’abord les sourdes agitations de la multitude, et puis les clameurs éclatèrent de toute part. À toute force ces excellents Chinois voulaient voir les Européens. On frappa à coups redoublés au grand portail ; on l’agita si violemment qu’il tomba bientôt à terre, et le torrent populaire se précipita de nouveau avec impétuosité dans la cour. Le cas était grave, et il importait beaucoup que nous eussions le dessus. Nous saisîmes, d’inspiration, un long et gros bambou qui se trouvait, par hasard, à notre portée. Ces pauvres Chinois s’imaginèrent que nous avions dessein de les assommer, et, se culbutant, se précipitant les uns sur les autres, ils se sauvèrent en désordre. Nous courûmes à la chambre de notre mandarin conducteur, qui, ne sachant quel rôle jouer au milieu de toutes ces émeutes, avait pris le parti de se cacher. Aussitôt que nous l’eûmes découvert, sans lui laisser le temps de parler, pas même de réfléchir, nous lui posâmes sur la tête son chapeau d’ordonnance, et, le saisissant par le bras, nous le traînâmes en courant jusqu’au grand portail de l’hôtellerie. Là, nous plaçâmes dans ses mains l’énorme bambou dont nous nous étions armés, et nous lui enjoignîmes de faire sentinelle. Si un seul individu passe, lui dîmes-nous, tu es un homme perdu. Cela se fit avec tant d’aplomb que le pauvre musulman le prit au sérieux et n’osa pas bouger. Dans la rue, le peuple riait aux éclats ; c’est que, en effet, c’était une chose fort burlesque qu’un mandarin militaire montant la garde avec un long bambou à la porte d’une auberge. L’ordre fut parfait jusqu’au moment où nous allâmes nous coucher. La consigne fut alors levée ; notre guerrier déposa ses armes et se rendit dans sa chambre pour se consoler de sa mésaventure en fumant quelques pipes de tabac.
Ceux qui ne connaissent pas parfaitement les Chinois se scandaliseront peut-être et blâmeront avec sévérité notre conduite. Ils nous demanderont de quel droit nous avons fait de ce mandarin un personnage ridicule en l’exposant ainsi à la risée du peuple. Du droit, répondrons-nous, qu’a tout homme de pourvoir à sa sûreté personnelle. Ce premier triomphe, tout bizarre qu’il était, nous donna cependant une grande force morale, et nous en avions absolument besoin pour arriver sains et saufs au bout de notre carrière. Vouloir, en Chine, raisonner et agir comme en Europe, ce serait démence ou puérilité. Du reste, le fait que nous venons de citer est bien peu de chose ; on en trouvera d’une tout autre force dans le cours de notre récit.
Notre sortie de Ya-tcheou fut presque imposante. La manifestation de la veille nous avait fait monter si haut dans l’opinion publique qu’on n’eut pas à remarquer sur notre passage la plus légère inconvenance. Le peuple encombrait les rues ; mais son attitude était bienveillante et presque respectueuse. On s’écartait sans tumulte devant nos palanquins, et chacun ne paraissait préoccupé que de l’étude de notre physionomie pendant que nous nous efforcions d’avoir la pose la plus majestueuse possible et la plus conforme aux rites.
Nous étions au mois de juin, la plus belle saison pour la province de Sse-tchouen. Le pays que nous parcourions était riche et d’une admirable variété ; nous rencontrions tour à tour des collines, des plaines et des vallons arrosés par des eaux ravissantes de fraîcheur et de limpidité. La campagne était dans toute sa splendeur, les moissons mûrissaient de toute part, les arbres étaient chargés de fleurs ou de fruits qui déjà commençaient à se gonfler de sève. De temps à autre l’air, délicieusement parfumé, nous avertissait que nous traversions de grandes plantations d’orangers et de citronniers.
Dans les champs, et sur tous les sentiers, nous retrouvions cette laborieuse population chinoise, incessamment occupée d’agriculture ou de commerce ; les villages avec leurs pagodes au toit recourbé, les fermes environnées d’épais bouquets de bambous et de bananiers, les hôtelleries et les restaurants échelonnés le long de la route, les nombreux petits marchands qui vendent aux voyageurs des fruits, des fragments de canne à sucre, des pâtisseries à l’huile de coco, des potages, du thé, du vin de riz et une infinité d’autres friandises chinoises, tout cela était pour nous comme des réminiscences de nos anciens voyages au sein du Céleste Empire. Une odeur fortement musquée, et particulière à la Chine et aux Chinois, nous annonçait d’ailleurs, en nous pénétrant de toute part, que nous étions définitivement entrés dans l’empire du Milieu.
Ceux qui ont voyagé dans les pays étrangers ont dû facilement remarquer que tous les peuples ont une odeur qui leur est propre. Ainsi on distingue, sans peine, les nègres, les Malais, les Chinois, les Tartares, les Thibétains, les Indiens et les Arabes. Le pays même, le sol qu’habitent ces divers peuples répand aussi des exhalaisons analogues, et qu’on peut apprécier surtout le matin en parcourant les villes ou la campagne. Moins il y a de temps qu’on habite les pays étrangers, plus il est facile de faire attention à ces différences ; à la longue l’odorat s’y habitue et finit par ne plus les remarquer. Les Chinois trouvent également aux Européens une odeur spéciale, mais moins forte, disent-ils, et moins appréciable que celle des autres peuples avec lesquels ils sont en contact. Un fait bien remarquable, c’est que, en parcourant les diverses provinces de la Chine, jamais nous n’avons été reconnus par personne, excepté par les chiens qui aboyaient sans cesse après nous, et paraissaient s’apercevoir que nous étions étrangers. Nous avions tout l’extérieur d’un véritable Chinois, et l’extrême délicatesse de leur odorat était seule capable de les avertir que nous n’appartenions pas à la grande nation centrale.
Nous rencontrâmes sur notre route un grand nombre de monuments particuliers à la Chine, et qui suffiraient seuls pour distinguer ce pays de tous les autres. Ce sont des arcs de triomphe élevés à la viduité et à la virginité. Si une fille ne veut pas se marier, afin de mieux se dévouer au service de ses parents, ou si une veuve refuse de passer à de secondes noces, par respect pour la mémoire de son mari défunt, elles sont honorées, après leur mort, avec pompe et solennité. On forme des souscriptions pour élever des monuments à leur vertu ; tous les parents y contribuent, et souvent même les habitants du village ou du quartier où demeurait l’héroïne veulent y prendre part. Ces arcs de triomphe sont en pierre ou en bois : ils sont chargés de sculptures, quelquefois assez remarquables, représentant des animaux fabuleux, des fleurs et des oiseaux de toute espèce. Nous y avons souvent admiré des moulures et des ornements de fantaisie que n’eussent pas désavoués les artistes qui sculptèrent jadis nos belles cathédrales. Sur le frontispice il y a ordinairement une grande inscription dédicatoire à la virginité ou à la viduité ; elle est gravée horizontalement et en creux. Sur les deux côtés on lit en petits caractères les vertus de l’héroïne. Ces arcs de triomphe sont d’un bel effet, et sont très répandus sur les chemins et quelquefois dans les villes. À Ning-po, célèbre port de mer dans la province du Tche-kiang, il y a une longue rue entièrement composée de semblables monuments. Ils sont tous en pierre et d’une riche et majestueuse architecture. La beauté des sculptures a excité l’admiration de tous les Européens qui ont pu les voir ; en 1842, quand les Anglais se furent emparés de cette ville, ils eurent, dit-on, la pensée d’enlever tous ces arcs de triomphe et de transporter ainsi à Londres une rue chinoise tout entière. L’entreprise était bien digne de l’excentricité britannique ; mais, soit crainte d’irriter la population de Ning-po, soit pour tout autre motif, le projet fut abandonné.
Deux jours de marche parmi ces populeuses contrées nous avaient complètement retrempés dans nos anciennes habitudes chinoises ; tout ce que nous pouvions voir, entendre et sentir était pour nous comme autant de réminiscences. La Chine nous pénétrait par tous les pores, et nous perdions insensiblement toutes nos impressions tartares et thibétaines. Nous arrivâmes à Kioung-tcheou, ville de second ordre, agréablement située, et dont les habitants paraissent vivre dans une grande abondance. Nous n’allâmes pas loger dans une hôtellerie publique, comme les jours précédents, mais dans un petit palais décoré avec richesse et élégance, où nous n’avions affaire qu’à des gens d’une politesse exquise et où régnait partout la stricte observance des rites chinois. À notre arrivée, plusieurs mandarins du lieu étaient venus nous recevoir à la porte, et nous avaient introduits dans un brillant salon où nous trouvâmes une collation servie avec luxe et recherche. Ces hôtels se nomment koung-kouan ou palais communal. Il y en a d’étape en étape, sur toutes les routes de l’empire chinois, et ils sont réservés pour les grands mandarins qui vont y loger quand ils voyagent pour quelque service public. Les voyageurs ordinaires en sont sévèrement exclus. Ils sont confiés à la garde d’une famille chinoise chargée de les maintenir en bon état, et d’y faire des dispositions nécessaires lorsque quelque mandarin doit y passer. Les frais de réception sont à la charge du gouverneur de la ville : c’est lui qui doit, en outre, désigner quelques domestiques de sa maison pour faire le service. Les koung-kouan de la province du Sse-tchouen sont renommés dans tout l’empire pour leur magnificence ; ils furent complètement renouvelés sous l’administration de Ki-chan, qui fut plusieurs années gouverneur de la province, et dont tous les actes portent l’empreinte de son caractère plein de noblesse et de grandeur.
Nous fûmes d’abord un peu étonnés de nous trouver logés dans cette demeure seigneuriale, où on nous servit un splendide festin, et où nous ne rencontrions que des domestiques revêtus de magnifiques habits de soie. Nous causâmes beaucoup avec les mandarins de la ville, qui avaient eu la courtoisie de venir nous visiter. Le résultat de toutes ces conversations fut pour nous la conviction bien nette et bien précise que, depuis notre départ de Ta-tsien-lou, on devait nous faire loger tous les jours dans les koung-kouan ou palais communaux, et nous traiter en tout comme des mandarins de premier degré. En réglant ainsi les choses, Ki-chan avait probablement suivi d’abord l’impulsion de son caractère généreux, et puis, sans doute, par un orgueil patriotique bien légitime, il avait voulu donner à des étrangers une haute idée de la grandeur de son pays ; il avait voulu que nous pussions dire partout qu’en Chine on reçoit une belle et brillante hospitalité ; mais Ki-chan avait compté sans notre petit musulman. Celui-ci, qui ne se croyait probablement pas tenu à faire briller aux yeux de deux étrangers l’éclat de l’empire et de la dynastie mandchoue, spécula sordidement sur le programme de notre itinéraire. Il s’entendit avec l’estafette qui nous précédait d’un jour partout où nous devions nous arrêter, et fit déclarer à tous les mandarins des villes par où nous passions qu’absolument nous ne voulions pas aller loger dans les koung-kouan, que cette bizarrerie tenait au caractère des gens de notre nation, et qu’il était impossible de nous plier en cela aux usages de l’empire du Milieu. On n’avait donc qu’à lui remettre les allocations fixées pour notre réception au koung-kouan, et il se chargerait lui-même de nous entretenir d’une manière conforme à nos goûts et à nos désirs. Les mandarins et les gardiens des palais communaux adoptaient, de leur côté, avec empressement une mesure qui les mettait à l’abri de tout souci et de tout embarras ; or, il paraît que nos goûts et nos désirs n’aspiraient qu’à aller nous caser dans une pauvre hôtellerie pour y vivre d’un peu de riz cuit à l’eau avec accompagnement d’herbes salées et de quelques tranches de lard ; de plus, comme nous entrions dans les pays chauds, le vin eût été trop échauffant et nuisible à des estomacs venus des mers occidentales ; du thé bien clair et bien léger était ce qui nous convenait le mieux. De cette façon, notre rusé musulman trouva moyen de dépenser tout au plus un dixième de la somme qu’il recevait, et de faire rentrer le restant dans son escarcelle. Cette découverte fut pour nous de la plus haute importance, car elle nous fit connaître l’étendue de nos droits et la valeur de l’individu à qui nous étions confiés.
Au moment où nous allâmes nous coucher, nous remarquâmes que les gardiens du koung-kouan rôdaient autour de nous d’une façon toute mystérieuse. Ils nous adressaient furtivement quelques paroles insignifiantes, mais qui nous faisaient assez comprendre qu’ils désiraient se mettre en rapport avec nous. Enfin, l’un d’eux, après avoir bien regardé de tous côtés pour voir s’il n’était pas aperçu, entra dans notre chambre, ferma la porte sur lui, puis fit le signe de la croix et se mit à genoux en nous demandant notre bénédiction… C’était un chrétien ! Il en arriva bientôt un second, puis un troisième ; toute la famille enfin, préposée à la garde du koung-kouan, se réunit autour de nous. Cette famille tout entière était chrétienne ; pendant la journée, elle n’avait osé nous faire aucune manifestation en présence des mandarins, de peur de compromettre sa position… Il est impossible qu’on se fasse une idée des émotions que cette rencontre nous fit éprouver ; elles furent si vives et si profondes que celui qui écrit ceci ne peut encore, six ans après, en rappeler le souvenir sans sentir battre son cœur et ses yeux se mouiller de larmes. Ces hommes qui nous entouraient nous étaient inconnus, et cependant nous étions les uns pour les autres des frères et des amis. Leurs sentiments et leurs pensées sympathisaient avec nos pensées et nos sentiments. Nous pouvions nous parler à cœur ouvert, car nous étions étroitement unis par les liens de la foi, de l’espérance et de la charité. Ce bonheur ineffable d’avoir partout des frères n’est que pour les catholiques. Eux seuls peuvent parcourir la terre du nord au sud et du couchant à l’aurore avec l’assurance de rencontrer partout quelque membre de la grande famille. On parle beaucoup de fraternité universelle ; mais, si on l’aime du fond du cœur et non pas seulement du bout des lèvres, qu’on s’intéresse donc efficacement à la belle œuvre de la propagation de la foi.
Le lendemain, avant notre départ, nous reçûmes nombre de visiteurs, appartenant tous à la haute société de Kioung-tcheou. Pendant que nous vivions dans nos missions, nous n’avions été, le plus souvent, en contact qu’avec les classes inférieures ; dans les campagnes avec les paysans, et dans les villes avec les artisans ; car, en Chine comme partout, c’est chez le peuple que le christianisme jette ses premières racines. Nous fûmes heureux de trouver cette occasion de pouvoir faire connaissance avec l’aristocratie de cette curieuse nation. Les Chinois bien élevés sont réellement aimables, et leur société n’est pas dépourvue de charmes. Leur politesse n’est pas fatigante et ennuyeuse comme on pourrait se l’imaginer ; elle a quelque chose d’exquis, de naturel même, et elle ne tombe dans l’afféterie que chez ceux qui ont la prétention de faire les élégants, sans avoir les usages du grand monde. La conversation des Chinois est quelquefois très spirituelle ; les compliments outrés et les paroles louangeuses qu’on s’adresse mutuellement à tout propos agacent et fatiguent un peu tout d’abord, quand on n’y est pas habitué ; mais il y a dans tout cela tant de bonne grâce qu’on s’y fait aisément. Parmi ces visiteurs, il y avait surtout un groupe de jeunes gens qui nous émerveilla. Leur maintien était modeste sans contrainte. C’était un mélange de timidité et d’assurance qui s’harmonisait à ravir avec leur jeune âge. Ils parlaient peu, et seulement quand on les interrogeait. Pendant que les anciens avaient la parole, ils se contentaient de prendre part à la conversation par l’animation de leurs figures et de gracieux mouvements de tête. Les éventails maniés avec élégance et dextérité venaient encore ajouter aux agréments de cette société choisie. Nous fîmes de notre mieux pour prouver à cette élégante aristocratie que l’urbanité française n’est pas au-dessous de la cérémonieuse politesse des Chinois.
Quand nous nous mîmes en route, nous remarquâmes que notre escorte était beaucoup plus considérable qu’à l’ordinaire. Nos palanquins avançaient entre une haie de lanciers à cheval que le gouvernement de Kioung-tcheou nous avait donnés pour nous protéger contre les bandits dont le pays était infesté. Ces bandits étaient des contrebandiers d’opium. On nous dit que, depuis quelques années, ils allaient par grandes troupes chercher dans la province de Yunnan et jusque chez les Birmans l’opium qu’on leur envoyait de l’Inde par terre. Ils revenaient ensuite ouvertement avec leur contrebande, mais armés de pied en cap, afin de pouvoir résister aux mandarins qui tenteraient de s’opposer à leur passage. On citait plus d’un combat meurtrier où l’on s’était battu avec acharnement, d’un côté pour conserver la contrebande, et de l’autre pour la piller ; car les soldats chinois n’ont de courage contre les voleurs et les contrebandiers que dans l’espoir de se saisir eux-mêmes de la proie. Lorsque ces bandes armées de porteurs d’opium rencontrent sur leur route des mandarins ou quelque riche voyageur, ils ne se font pas faute de les attaquer et de les dépouiller.
Tout le monde connaît la malheureuse passion des Chinois pour l’opium, et la guerre que cette fatale drogue occasionna, en 1840, entre la Chine et l’Angleterre. Son importation dans le Céleste Empire ne date pas de longtemps ; mais il n’est pas au monde de commerce dont les progrès aient été si rapides. Deux agents de la compagnie des Indes furent les premiers qui eurent, vers le commencement du XVIIIe siècle, la déplorable pensée de faire passer en Chine l’opium du Bengale. C’est au colonel Watson et au vice-président Wheeler que les Chinois sont redevables de ce nouveau système d’empoisonnement. L’histoire a conservé le nom de Parmentier, pourquoi ne garderait-elle pas aussi celui de ces deux hommes ? Ceux qui font du bien ou du mal à leur semblable méritent qu’on se souvienne d’eux ; car l’humanité doit glorifier les uns et flétrir les autres.
Aujourd’hui la Chine achète annuellement aux Anglais pour cent cinquante millions d’opium. Ce trafic se fait par contrebande, sur les côtes de l’empire, surtout dans le voisinage des cinq ports qui ont été ouverts aux Européens. De grands et beaux navires armés en guerre servent d’entrepôts aux marchands anglais, qui demeurent toujours à poste fixe pour livrer leur marchandise aux Chinois. Ce commerce illicite est également protégé et par le gouvernement anglais et par les mandarins du Céleste Empire. La loi qui défend, sous peine de mort, de fumer l’opium n’a pas été rapportée ; cependant elle est tellement tombée en désuétude, que chacun peut fumer en liberté, sans avoir à redouter la répression des tribunaux. Dans toutes les villes, on étale et vend publiquement les pipes, les lampes et tous les instruments nécessaires aux fumeurs. Les mandarins sont eux-mêmes les premiers à violer la loi et à donner le mauvais exemple au peuple. Pendant notre long voyage en Chine, nous n’avons pas rencontré un seul tribunal où on ne fumât l’opium ouvertement et impunément.
L’opium ne se fume pas de la même manière que le tabac. La pipe est composée d’un tube ayant à peu près la longueur et la grosseur d’une flûte ordinaire. Un peu avant l’extrémité de ce tube, on adapte une boule en terre cuite, ou d’une autre matière plus ou moins précieuse, et qu’on perce d’un petit trou qui communique avec l’intérieur du tube. L’opium est une pâte noirâtre et visqueuse qu’on est obligé de préparer de la manière suivante avant de fumer. On prend avec l’extrémité d’une longue aiguille une portion d’opium de la grosseur d’un pois, on le chauffe ensuite à une petite lampe jusqu’à ce qu’il se gonfle et soit parvenu à la cuisson et à la consistance voulues. Alors on dispose cet opium ainsi préparé au-dessus du trou de la boule, de manière à lui donner la forme d’un petit cône qu’on a le soin de percer avec l’aiguille, pour qu’il y ait communication avec la cavité du tube. On approche alors cet opium de la flamme de la lampe. Après trois ou quatre aspirations, le petit cône est entièrement brûlé, et toute la fumée est passée dans la bouche du fumeur, qui la rejette insensiblement par les narines. On recommence ensuite la même opération, ce qui rend cette manière de fumer extrêmement longue et minutieuse. Les Chinois préparent et fument l’opium toujours couchés, tantôt sur un côté et tantôt sur un autre ; ils prétendent que cette position est la plus favorable. Les fumeurs de distinction ne se donnent pas la peine de façonner eux-mêmes l’opium ; ils ont quelqu’un chargé de ces menus détails, et qui leur sert la pipe toute préparée.
À Canton, à Macao et dans les divers ports de la Chine ouverts au commerce européen, nous avons entendu bien des personnes essayer de justifier le commerce de l’opium, parce que, disaient-elles, il n’avait pas essentiellement les mauvais effets qu’on lui attribuait, et qu’il en était comme des liqueurs fermentées ou d’une foule d’autres substances, dont l’abus seul était nuisible. Un usage modéré ne pouvait être, au contraire, que d’un excellent résultat sur le tempérament faible et lymphatique des Chinois… Ceux qui parlent ainsi sont, en général, des marchands d’opium, et l’on comprend assez qu’ils cherchent, par tous les arguments possibles, à calmer les inquiétudes de leur conscience, qui leur crie peut-être souvent : Ce que tu fais est une mauvaise action ! Mais le mercantilisme et la soif de l’or aveuglent complètement ces hommes, doués, d’ailleurs, d’une grande générosité, et dont les coffres-forts sont toujours ouverts quand il y a des malheureux à soulager et de bonnes œuvres à soutenir. Ces riches spéculateurs, vivant perpétuellement au milieu du luxe et des fêtes, ne pensent pas même aux affreux désastres qu’ils préparent et consomment par leur détestable trafic. Quand du belvédère de leurs maisons, qui s’élèvent sur les bords de la mer, somptueuses et splendides comme des palais, ils voient revenir de l’Inde leurs beaux navires glissant majestueusement sur les flots et entrant, voiles déployées, dans le port, ils ne réfléchissent pas sans doute que ces cargaisons renfermées dans leurs superbes clippers vont être la ruine et la désolation d’un grand nombre de familles… À part quelques rares fumeurs qui, grâce à une organisation tout exceptionnelle, peuvent se contenir dans les bornes d’une prudente modération, tous les autres vont rapidement à la mort, après avoir passé successivement par la paresse, la débauche, la misère, la ruine de leurs forces physiques et la dépravation complète de leurs facultés intellectuelles et morales. Rien ne peut distraire de sa passion un fumeur déjà avancé dans sa mauvaise habitude. Incapable de la plus petite affaire, insensible à tous les événements, la misère la plus hideuse et l’aspect d’une famille plongée dans le désespoir ne sauraient le toucher. C’est une atonie dégoûtante, une prostration absolue de toutes les facultés et de toutes les énergies.
Depuis plusieurs années quelques provinces méridionales s’occupent, avec beaucoup d’activité, de la culture du pavot et de la fabrication de l’opium. Les marchands anglais confessent que les produits chinois sont d’excellente qualité, quoique, cependant, encore inférieurs à ceux qui viennent du Bengale ; mais l’opium anglais subit tant de falsifications avant d’arriver dans la pipe du fumeur, qu’il ne vaut plus, en réalité, celui que préparent les Chinois. Ce dernier, quoique livré au commerce dans toute sa pureté, se donne à bas prix et n’est consommé que par les fumeurs de bas étage. Celui des Anglais, malgré sa falsification, est très cher et réservé aux fumeurs de distinction. Cette bizarrerie provient de l’amour-propre et de la vanité des riches Chinois, qui croiraient déroger en fumant un opium fabriqué chez eux et incapable de les ruiner ; celui qui vient de fort loin doit évidemment avoir la préférence… « Tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia ! »
Pourtant on peut prévoir qu’un tel état de choses ne durera pas. Il est probable que les Chinois cultiveront le pavot sur une très grande échelle, et pourront fabriquer chez eux tout l’opium nécessaire à leur consommation. Les Anglais, incapables d’obtenir les mêmes produits à aussi bon marché que les Chinois, ne pourront soutenir la concurrence, surtout lorsque l’engouement pour les produits lointains sera passé de mode. Ce jour-là les Indes britanniques recevront un coup terrible, qui se fera ressentir jusqu’à la métropole ; et alors peut-être les Chinois se montreront moins passionnés pour cette funeste drogue. Qui sait ? lorsque les Chinois pourront se procurer l’opium facilement et à bas prix, il ne serait pas surprenant de les voir abandonner peu à peu cette meurtrière et dégradante habitude. On prétend que le peuple de Londres et des autres villes manufacturières de l’Angleterre s’est adonné, lui aussi, depuis quelques années, à l’usage de l’opium pris en liquide et en mastication. Cette nouveauté est encore peu remarquée, quoiqu’elle fasse, dit-on, des progrès alarmants. Ce serait une chose à la fois curieuse et instructive, si un jour les Anglais étaient obligés d’aller acheter l’opium dans les ports de la Chine. En voyant leurs navires rapporter du Céleste Empire cette substance vénéneuse, pour empoisonner l’Angleterre, il serait permis de s’écrier : Laissez passer la justice de Dieu !
Depuis notre départ du palais communal de Kioung-tcheou, nous parcourûmes une magnifique plaine, où nous admirâmes les populations chinoises déployant toutes les ressources de leur activité agricole et commerciale ; à mesure que nous avancions, les routes devenaient plus larges, les villages plus nombreux et les maisons mieux bâties et plus élégantes. Les camisoles courtes disparaissaient peu à peu, pour faire place aux longs habits de parade ; et les physionomies des voyageurs que nous rencontrions portaient l’empreinte d’une civilisation plus avancée. Parmi les paysans chaussés de sandales et coiffés d’un large chapeau de paille, on voyait un grand nombre de citadins à la démarche nonchalante et prétentieuse, jouant sans cesse de l’éventail, et protégeant leur teint blême et farineux contre les ardeurs du soleil, au moyen d’un petit parasol en papier vernissé ; tout nous annonçait que nous n’étions pas très éloignés de Tching-tou-fou, capitale de la petite province du Sse-tchouen.
Avant d’entrer dans la ville, notre conducteur nous invita à nous reposer dans une bonzerie que nous rencontrâmes sur notre chemin. En attendant, il irait lui-même, selon le cérémonial chinois, se présenter au vice-roi, le prévenir de notre arrivée et lui demander ses ordres à notre sujet. Le supérieur de ce monastère de bonzes vint nous recevoir avec force révérences, et nous introduisit dans un vaste salon, où on nous servit du thé, des fruits secs et des pâtisseries de toute couleur, frites à l’huile de sésame, que les Chinois nomment hiang-you, c’est-à-dire huile odoriférante. Plusieurs religieux du monastère se joignirent à leur supérieur pour nous faire compagnie et donner plus d’entrain à la conversation. Nous ne trouvâmes pas chez ces bonzes le laisser-aller, la franchise et le cachet de conviction religieuse que nous avions remarqués chez les lamas du Thibet et de la Tartarie. Leurs manières étaient, il faut en convenir, pleines de courtoisie, leurs longues robes couleur cendrée étaient irréprochables ; mais il nous fut impossible de découvrir un peu de foi et de dévotion dans leur physionomie sceptique et rusée.
Cette bonzerie est une des plus riches et des mieux entretenues que nous ayons rencontrées en Chine. Après avoir pris une tasse de thé, nous fûmes invités par le supérieur à en faire la visite. La solidité des constructions et la richesse des ornements fixèrent notre attention ; mais nous admirâmes surtout le parc, les bosquets et les jardins dont le monastère est entouré. On ne peut rien imaginer de plus frais et de plus gracieux. Nous nous arrêtâmes quelques instants avec plaisir sur les bords d’un grand vivier, où l’on voyait de nombreuses troupes de tortues jouer et s’agiter parmi les larges feuilles de nénuphar qui flottaient à la surface des eaux. Un autre étang, plus petit que le premier, était rempli de poissons rouges et noirs ; un jeune bonze, dont les longues et larges oreilles s’épanouissaient niaisement aux deux côtés de sa tête fraîchement rasée, s’amusait à leur jeter des boulettes de pâte de riz. Les poissons se rassemblaient pleins d’avidité et d’impatience, soulevaient leur tête au-dessus de l’eau et entr’ouvraient continuellement leur bouche, comme pour caresser l’air de leurs baisers.
Après cette charmante promenade, nous rentrâmes au salon de la bonzerie. Nous y trouvâmes plusieurs visiteurs, parmi lesquels un jeune homme aux manières alertes et dégagées, et doué d’une prodigieuse volubilité de langue ; à peine eut-il prononcé quelques paroles, que nous comprîmes qu’il était chrétien. « Tu es, sans doute, lui dîmes-nous, de la religion du Seigneur du ciel ? » Pour toute réponse, il se jeta fièrement à genoux, fit un grand signe de croix et nous demanda notre bénédiction. Un pareil acte, en présence des bonzes et d’une foule de curieux, témoignait d’une foi vive et d’un grand courage ; ce jeune homme, en effet, avait une âme fortement trempée. Il se mit à nous parler, sans se gêner le moins du monde, des nombreux chrétiens de la capitale, des quartiers de la ville où il y en avait le plus, et du bonheur qu’ils auraient à nous voir ; puis il attaqua à brûle-pourpoint le paganisme et les païens, fit l’apologie du christianisme, de sa doctrine et de ses pratiques, interpella les bonzes, railla les idoles et les superstitions, et apprécia enfin la valeur théologique des livres de Confucius, de Lao-tse et de Bouddha. C’était un flux de paroles qui ne tarissait pas ; les bonzes étaient déconcertés de ses attaques à bout portant, les curieux riaient de plaisir, et nous, au milieu de cette scène imprévue, nous ne pouvions nous empêcher d’être tout glorieux de voir un chrétien chinois afficher et défendre en public ses croyances. C’était une rareté.
Pendant le long monologue de notre chrétien, il fut question, à plusieurs reprises, comme d’une ambassade française arrivée à Canton et d’un certain grand personnage nommé La-ko-nie[5], qui avait arrangé les affaires de la religion chrétienne en Chine, de concert avec le commissaire impérial Ky-yn. Les chrétiens ne devaient plus être persécutés ; l’empereur approuvait leur doctrine, et les prenait sous sa protection, etc. Nous ne comprîmes pas grand-chose à tout cela ; toutes ces idées, qui nous étaient jetées éparses et par fragments, nous cherchions bien à les rajuster dans notre esprit ; mais, comme nous n’avions eu auparavant aucune donnée, il nous était impossible de nous débrouiller au milieu de toutes ces énigmes. Nous allions demander quelques explications un peu nettes et précises à notre orateur, lorsque quatre mandarins, arrivés de la capitale, nous invitèrent à entrer dans nos palanquins pour continuer notre route.
Les porteurs nous conduisirent en course et tout d’une haleine jusque sous les murs de la ville, où nous trouvâmes des soldats pour nous escorter. La précaution n’était pas inutile ; sans ce secours, il nous eût été impossible de circuler dans les rues, tant était compacte et pressée la foule qui se portait sur notre passage. Il nous sembla que le cœur nous battait dans la poitrine plus vite que d’habitude ; car nous savions qu’on allait nous faire subir un jugement par ordre de l’empereur. Nous enverrait-on à Pékin, à Canton, ou bien dans l’autre monde ? Il n’y avait certainement pas dans tout cela de quoi avoir peur ; mais il était bien permis, au milieu de cette incertitude, d’éprouver un peu d’émotion. Enfin nous arrivâmes devant un grand tribunal ; les deux énormes battants du portail sur lesquels étaient peintes deux monstrueuses divinités armées de grands sabres, s’ouvrirent solennellement, et nous entrâmes, sans savoir de quelle manière nous sortirions. De Ta-tsien-lou, ville frontière, jusqu’à Tching-tou-fou[6], capitale du Sse-tchouen, nous avions eu pour douze jours de marche, et nous avions parcouru à peu près mille lis, qui équivalent à cent lieues.
La capitale de la province du Sse-tchouen est divisée en trois préfectures chargées de la police et de l’administration de la ville tout entière. Chaque préfet a un palais-tribunal où il juge les affaires de son ressort : c’est là qu’il habite avec sa famille, ses conseillers, ses scribes, ses satellites et son nombreux domestique. Le tribunal préfectoral où nous fûmes introduits se nommait Hoa-yuen, c’est-à-dire Jardin de fleurs. Ce fut donc au préfet du Jardin de fleurs que nous eûmes tout d’abord affaire. Ce mandarin était un homme d’une quarantaine d’années, court, large et tout rond d’embonpoint. Sa figure ressemblait à une grosse boule de chair, où le nez était enseveli et les yeux éclipsés ; on remarquait tout au plus deux petites fentes obliques par où notre Chinois nous regardait. Quand il entra dans la salle où nous faisions antichambre, il nous trouva occupés à lire des sentences mandchoues dont les murs étaient décorés. Il nous demanda, avec beaucoup d’affabilité, si nous comprenions cette langue. « Nous l’avons un peu étudiée », lui répondîmes-nous… ; et nous essayâmes en même temps de lui traduire en chinois le distique mandchou que nous avions devant nous ; il signifiait :
« Si vous êtes dans la solitude, ayez soin de méditer sur vos propres défauts.
Si vous conversez avec les hommes, gardez-vous de parler des fautes du prochain. »
Le préfet du Jardin de fleurs était Tartare-Mandchou. Il fut d’abord étonné, puis excessivement flatté que nous sussions la langue de son pays, langue des conquérants de la Chine, de la famille impériale ; ses longs petits yeux s’écarquillèrent de joie et de bonheur. Il nous fit asseoir sur une espèce de divan de satin rouge, et nous causâmes. La conversation n’eut aucun rapport à nos affaires. Nous parlâmes de littérature et de géographie, du vent et de la neige, des contrées barbares et des pays civilisés. Il nous demanda des détails sur notre manière de voyager depuis Ta-tsien-lou ; s’il était vrai que, jusqu’à Kioung-tcheou, on nous avait fait loger dans les hôtelleries publiques, etc. Après avoir fortement invectivé contre le mandarin musulman qui avait gouverné l’escorte, il nous annonça qu’il allait nous faire conduire à la maison désignée pour notre résidence.
Nous ne trouvâmes plus à la porte de la préfecture du Jardin de fleurs nos palanquins de voyage ; ils avaient été remplacés par d’autres plus commodes et plus élégants. Notre petit état-major avait aussi été changé. Le logement qu’on nous avait assigné étant très éloigné, il nous fallut parcourir, pour y arriver, les principaux quartiers de la ville. On nous introduisit enfin dans un tribunal de second ordre, où résidait un mandarin dont les attributions sont à peu près analogues à celles d’un juge de paix. Plus tard nous aurons occasion de parler plus au long de ce magistrat et de sa famille. Après avoir échangé quelques paroles de politesse avec le maître du lieu, nous fûmes installés dans nos appartements, qui se composaient, pour chacun, d’une chambre convenablement meublée et d’un salon de réception. Du reste, le tribunal tout entier fut mis à notre disposition, avec ses cours, ses jardins et un charmant belvédère qui dominait la ville, et d’où la vue s’étendait jusque dans la campagne.
La nuit était close depuis longtemps ; tout le monde se retira, et nous pûmes enfin nous trouver seuls et méditer un peu en paix sur la singularité de notre position. Quel drame que notre existence depuis deux ans ! Notre paisible départ de la vallée des Eaux-Noires avec Samdadchiemba, nos chameaux et notre tente bleue ; nos campements et notre vie patriarcale à travers les pâturages de la Tartarie ; le fameux monastère lamaïque de Koumboum et nos longues relations avec les religieux bouddhistes ; la grande caravane thibétaine ; les horreurs et les péripéties de cette épouvantable route dans les déserts de la haute Asie ; notre séjour à Lha-ssa ; nos rapports à la fois pénibles et consolants avec l’ambassadeur chinois et le régent du Thibet, enfin notre expulsion de Lha-ssa et ces trois mois affreux pendant lesquels nous fûmes tous les jours condamnés à escalader des montagnes parmi la neige, les glaces et les précipices… : tous ces événements, tous ces souvenirs, encombraient notre tête et s’y entassaient pêle-mêle. Il y avait de quoi en devenir fou ! Et cependant tout n’était pas encore fini : actuellement nous étions entre les mains des Chinois, seuls, sans amis, sans protection, sans secours. Nous nous trompons ; nous avions Dieu pour ami et pour protecteur. Il est des positions dans la vie où, lorsque la confiance en Dieu s’en va du cœur de l’homme, il ne peut plus y avoir de place que pour le désespoir ; mais, lorsqu’on prend le Seigneur pour appui, on se trouve doué d’un courage incomparable. Dieu, nous disions-nous, a évidemment fait des miracles pour nous sauver la vie dans la Tartarie et le Thibet ; il est bien probable que ce n’est pas pour qu’un Chinois quelconque puisse en disposer à sa fantaisie… Et là-dessus nous conclûmes qu’il y avait lieu à nous tenir parfaitement tranquilles et à laisser aller nos petites affaires suivant le bon plaisir de la Providence. La nuit était très avancée ; nous fîmes notre prière, qui, à la rigueur, pouvait être celle du matin, et nous nous couchâmes en paix.
Le lendemain, on nous remit, de la part du préfet du Jardin de fleurs, une longue et large feuille de papier rouge ; c’était une invitation à dîner pour le jour même. Quand l’heure fut venue, nous montâmes en palanquin et nous partîmes. Les tribunaux des mandarins n’ont ordinairement rien de remarquable au point de vue architectural ; l’édifice est toujours très bas et ne s’élève jamais au-dessus du rez-de-chaussée ; la toiture, chargée d’ornements et de petits pavillons, indique seule que c’est un monument public. Il est toujours entouré d’un grand mur de clôture, presque aussi élevé que l’édifice principal. À l’intérieur, on ne voit que de vastes cours, de grandes salles, et quelquefois des jardins qui ne sont pas dépourvus d’agrément. La seule chose qui présente un certain caractère de grandeur, c’est la série de quatre ou cinq portails placés dans la même direction, et qui séparent les diverses cours. Ces portails sont ornés de grandes figures historiques ou mythologiques grossièrement peintes, mais toujours avec des couleurs éclatantes. Quand toutes les portes s’ouvrent successivement, à deux battants et à grand fracas, l’imagination des Chinois doit être vivement frappée ; car à l’extrémité de cette espèce de corridor grandiose se trouve la salle où le magistrat distribue ou plutôt vend la justice au peuple. Sur une estrade un peu élevée est une grande table recouverte d’un tapis rouge ; des deux côtés de la salle, on voit des armes de toute espèce et des instruments de supplice appendus aux murs. Le mandarin a son siège derrière la table ; les scribes, les conseillers et les officiers subalternes du tribunal se tiennent debout autour de lui. Le bas de l’estrade est la place réservée au public, aux accusés et aux satellites chargés de torturer les malheureuses victimes de la justice chinoise. Les appartements particuliers du mandarin et de sa famille se trouvent derrière cette salle d’audience.
Souvent le tribunal sert en même temps de prison ; les loges des condamnés sont ordinairement placées dans la première cour. Quand nous entrâmes au palais du préfet, nous remarquâmes une foule de ces malheureux, à la face livide, et dont les membres décharnés étaient à moitié recouverts de quelques lambeaux de haillons. Ils étaient accroupis au soleil ; les uns avaient sur les épaules une énorme cangue, d’autres étaient chargés de chaînes ou portaient aux pieds et aux mains de lourdes entraves.
Le préfet du Jardin des fleurs ne se fit pas attendre. Aussitôt que nous fûmes arrivés, il se présenta et nous introduisit dans la salle à manger, où nous trouvâmes un quatrième convive. C’était le préfet du troisième district de la ville. Un coup d’œil nous suffit pour reconnaître en lui le type chinois. Il était de taille moyenne et d’un assez joli embonpoint. Sa figure, plus fine, plus distinguée que celle de son confrère tartare-mandchou, avait cependant moins d’intelligence et de pénétration. Ses yeux étaient suspects, ils témoignaient encore plus de méchanceté que de malice. Nous nous assîmes à une table carrée, missionnaire contre missionnaire et préfet contre préfet. Selon la pratique chinoise, le dîner commença par le dessert. Nous nous amusâmes longtemps avec des fruits, des confitures et des sucreries, pendant que nos échansons ne discontinuaient pas de remplir nos petits verres de vin chaud[7]. La conversation avait la prétention d’être insignifiante ; mais nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que nos deux magistrats voulaient nous scruter et nous faire subir un interrogatoire, en quelque sorte à notre insu. Ce n’était pas chose aisée ; comme nous avions été invités à un dîner, nous entendions dîner paisiblement et gaiement même, s’il y avait possibilité. Nous eûmes donc la malicieuse obstination de ne jamais nous placer sur le terrain où ils nous poussaient le plus adroitement du monde. Quand ils croyaient nous saisir, nous leur échappions brusquement en leur demandant si la récolte de riz avait été bonne, ou combien de dynasties comptait la monarchie chinoise. Ce qui les rendait surtout malheureux, c’est qu’il nous échappait quelquefois de parler français entre nous. Alors ils nous regardaient et se regardaient eux-mêmes avec anxiété, comme s’ils eussent voulu saisir des yeux ce qu’ils ne comprenaient pas par les oreilles. Nous arrivâmes ainsi d’une manière très amusante à la fin du dîner, qui se termina, comme de raison, par le potage, puisqu’il avait commencé par le dessert.
Nous nous levâmes de table ; chacun prit sa pipe, et on servit le thé. Le préfet mandchou nous quitta un instant et revint bientôt, portant sous le bras un livre européen et un paquet. Il nous remit le livre en nous demandant si nous connaissions cela. C’était un vieux bréviaire. « Voilà un livre chrétien, lui dîmes-nous, un formulaire de prières ; comment se trouve-t-il ici ? – J’ai beaucoup d’amis parmi les chrétiens, l’un d’eux m’en a fait cadeau. » Nous le regardâmes en souriant, car c’était plus poli que de lui dire : Vous mentez. « Voici encore, ajouta-t-il, ce qui m’a été donné », et il découvrit un beau crucifix enveloppé d’un vieux chiffon de soie. Les deux préfets durent s’apercevoir que nous fûmes subitement saisis d’émotion à la vue de ces objets qui étaient pour nous de vénérables reliques. En feuilletant le bréviaire, nous avions lu sur la première page le nom de Monseigneur Dufraisse, évêque de Tabraca, vicaire apostolique de la province du Sse-tchouen. Ce saint et courageux évêque avait été martyrisé en 1815, dans la ville de Tching-tou-fou ; peut-être avait-il été jugé et torturé dans le tribunal même où nous étions. « Ces objets, dîmes-nous aux mandarins, ont appartenu à un chef de la religion chrétienne, à un Français que vous avez mis à mort ici, dans cette ville, il y a trente ans. Cet homme était un saint, et vous l’avez tué comme un malfaiteur. » Nos mandarins parurent étonnés et interdits de nous entendre parler de cet événement déjà ancien. Après un moment de silence, l’un d’eux nous demanda qui avait pu nous tromper de la sorte et nous raconter une fable si extraordinaire. « Probablement, ajouta-t-il en riant et sur le ton de l’insouciance, probablement on a voulu plaisanter. – Non, non, il n’y a certes pas lieu à plaisanterie ! Ce grand acte d’iniquité a été commis comme nous te le disons ; ne rions pas de cela ; toutes les nations de l’Occident savent que vous avez torturé et étranglé un grand nombre de missionnaires chrétiens. Il y a quelques années seulement, n’avez-vous pas mis à mort un autre Français, un de nos frères, à Ou-tchang-fou[8] ? » Les deux représentants de la justice chinoise se récrièrent, frappèrent du pied et soutinrent avec une inexprimable impudence que tous nos renseignements étaient creux et vains. Ce n’était pas le moment d’insister ; nous priâmes seulement le préfet du Jardin de fleurs de nous faire cadeau du bréviaire et du crucifix de Monseigneur Dufraisse ; nos instances et nos supplications furent sans succès. Ce singulier personnage essaya de nous faire croire qu’il tenait ces objets d’un chrétien, son ami intime et qu’il lui serait impossible de s’en dessaisir sans blesser le rituel de l’honneur et de l’amitié. Là-dessus, il se mit à nous parler des nombreux chrétiens de la province et de la capitale du Sse-tchouen, et nous donna à leur sujet d’intéressants détails.
Les mandarins chinois n’ignorent nullement le mouvement et le progrès du christianisme dans leur pays ; ils connaissent très bien les localités où il y a des néophytes ; la présence même des nombreux missionnaires européens dans les diverses provinces de l’empire n’est pas un mystère pour eux. Nous pensions bien que les chrétiens, malgré leurs précautions à se cacher, ne pouvaient jamais réussir à déjouer complètement la surveillance de la police et des tribunaux. Nous savions qu’ils étaient connus ; qu’on n’ignorait pas les lieux et les heures de leurs réunions ; qu’on pouvait même assez facilement soupçonner parmi eux la présence des Européens ; mais nous étions bien éloignés de croire que la plupart des mandarins étaient au courant de toutes leurs affaires. À Lha-ssa, l’ambassadeur Ki-chan nous avait déjà annoncé que, dans la province du Sse-tchouen, nous rencontrerions beaucoup de chrétiens ; il nous signala même les endroits où ils étaient en plus grand nombre. Pendant qu’il était vice-roi de la province, il était instruit de tout ; il savait que les alentours de son palais étaient presque entièrement habités par des chrétiens, et de chez lui il entendait le chant des prières, quand on se réunissait aux jours de fête. « Je sais même, ajouta-t-il, que le chef de tous les chrétiens de la province est un Français nommé Ma[9] ; je connais la maison où il réside ; tous les ans il envoie des courriers à Canton chercher de l’argent et des marchandises ; à une certaine époque de l’année, il fait la visite de tous les districts où il y a des chrétiens. Je ne l’ai pas tracassé, parce que je suis assuré que c’est un homme vertueux et charitable… » Il est évident que, si on voulait s’emparer, en Chine, de tous les chrétiens et de tous les missionnaires, la chose ne serait peut-être pas très difficile ; mais les mandarins se garderaient bien d’en venir là, parce qu’ils se trouveraient surchargés d’affaires qui, en définitive, ne leur rapporteraient aucun profit ; ils seraient même grandement exposés à être dégradés et envoyés en exil. Les grands tribunaux de Pékin et l’empereur ne manqueraient pas de les accuser de négligence, et de leur demander comment ils ont été jusqu’à ce jour sans savoir ce qui se passait dans leur mandarinat, et sans faire exécuter les lois de l’empire. Ainsi l’intérêt personnel des magistrats est souvent pour les chrétiens une garantie de paix et de tranquillité.
L’heure étant venue pour le préfet du Jardin de fleurs de donner audience à ses administrés, nous prîmes congé de lui. Ce bon homme de Tartare-Mandchou avait eu l’amabilité de nous régaler d’un excellent dîner. Nous lui en fûmes très reconnaissants ; mais notre gratitude n’alla pas jusqu’à lui donner les renseignements qu’il espérait obtenir de nous. Après nous être adressé mutuellement un nombre infini de salutations et avoir épuisé toutes les formules de la civilité chinoise, nous retournâmes chez nous.
Pendant notre absence, le juge de paix nous avait organisé notre maison par ordre du vice-roi. On nous avait alloué deux jeunes gens adroits et bien élevés pour valets de chambre, et puis deux mandarins inférieurs, à globule de cuivre doré, chargés de nous tenir compagnie, de dissiper nos ennuis, et surtout de nous rendre la vie douce et agréable par les charmes de leur conversation. L’un d’eux, bredouillant d’une force prodigieuse, était, quoique jeune encore, presque décrépit par un usage immodéré de l’opium. L’autre, naturellement vieux, sans dents et presque aveugle, toussait perpétuellement ou poussait de gros soupirs, sans doute sur sa jeunesse, qu’il avait vue se faner comme une fleur. Le premier n’était occupé du matin au soir que de sa pipe et de sa petite lampe à opium. Le second, accroupi dans sa chambre, passait tout son temps à éplucher des graines de melon d’eau avec ses longs ongles, qui donnaient à ses mains desséchées la tournure de deux pattes de vieux singe. Il absorbait journellement une quantité prodigieuse de ces graines qu’il arrosait sans cesse d’abondantes rasades de thé ; il prétendait qu’une telle alimentation était ce qu’il y avait de mieux pour la délicatesse de son tempérament. On conçoit que les talents de société de nos deux compagnons n’avaient rien de bien attrayant pour nous ; ils ne pouvaient, tout au plus, que nous faire regretter les mœurs un peu bourrues et sauvages des Tartares. Heureusement que nous recevions de temps en temps quelques visiteurs de distinction, dont les fines et élégantes manières nous rappelaient que nous étions dans la capitale de la province la plus civilisée, peut-être, du Céleste Empire.
Quatre jours après notre arrivée à Tching-tou-fou, on nous signifia, de grand matin, que, le dossier de notre procès étant suffisamment étudié, on allait procéder à notre jugement. Cette nouvelle, on peut bien le penser, était pour nous toute palpitante d’intérêt. Un jugement en Chine, et par ordre de l’empereur, ce n’était pas une bagatelle. Plusieurs de nos heureux devanciers n’étaient entrés dans les tribunaux que pour y être torturés, et n’en étaient sortis que pour aller glorieusement à la mort. Cette journée allait donc être décisive et trancher toutes nos incertitudes sur notre avenir, depuis si longtemps enveloppé de ténèbres. Notre position n’était pas tout à fait semblable à celle de la plupart des missionnaires qui ont eu à comparaître devant les mandarins. Nous n’avions pas été arrêtés sur le territoire chinois, aucun chrétien de la province n’avait jamais eu de relations avec nous, personne ne se trouvait impliqué dans nos affaires, et nous étions sûrs qu’à cause de nous personne ne serait compromis. Samdadchiemba était le seul complice de nos fatigues, de nos privations et de notre bonne volonté pour la gloire de Dieu et le salut des hommes. Notre cher néophyte n’était plus avec nous ; il se trouvait dans son pays, à l’abri de tout danger. On n’avait donc à s’occuper que de nous seuls ; le gouvernement chinois n’avait que nos deux têtes sur lesquelles il pût frapper. La question se trouvait ainsi très peu compliquée. En cette situation tout exceptionnelle, nous pouvions, Dieu aidant, nous présenter devant nos juges avec une grande sérénité d’esprit et de cœur.
L’administration générale de chaque province est confiée à deux sse ou commissaires, qui ont leurs tribunaux dans la capitale ; ce sont les plus importants après celui du vice-roi. Nous fûmes conduits au prétoire du premier commissaire provincial, qui porte le titre de pou-tching-sse. Son collègue, ngan-tcha-sse (scrutateur des délits), espèce de procureur général, devait s’y trouver réuni avec les principaux mandarins de la ville ; car, nous avait-il été dit, le jugement devait être solennel et extraordinaire.
Une foule immense attendait aux environs du tribunal. Parmi cette cohue populaire, avide de voir les deux diables des mers occidentales (Yan-koui-dze), nous remarquâmes quelques figures sympathiques et qui semblaient nous dire : Vous voilà plongés dans une grande détresse, et nous ne pouvons rien faire pour vous… L’abattement de ces pauvres chrétiens nous faisait mal ; nous eussions voulu faire pénétrer dans leur âme un peu de ce calme et de cette paix dont nous étions remplis… Des soldats armés de bambous et de rotins écartèrent la foule, le grand portail s’ouvrit, et nous entrâmes. Nous fûmes placés dans une petite salle d’attente, en la compagnie des deux aimables compagnons qu’on nous avait donnés chez le juge de paix. De là, nous pouvions nous amuser à contempler le mouvement et l’agitation qui régnaient dans le tribunal. Les mandarins qui devaient prendre part à la cérémonie arrivaient successivement en grand costume et suivis de leur état-major, qui avait toutes les allures d’une bande d’assassins et de voleurs. On voyait courir de côté et d’autre les satellites, affublés de longues robes rouges et coiffés de hideux chapeaux pointus, en feutre noir ou en fil de fer, et surmontés de longues plumes de faisan. Ils étaient armés de vieux sabres ébréchés, de chaînes, de tenailles, de crampons et de divers instruments de supplice, dont il nous serait impossible de préciser les formes bizarres et affreuses. Les mandarins se réunissaient par petits groupes et causaient entre eux avec de grands éclats de rire ; les officiers subalternes, les scribes, les satellites, les bourreaux, allaient et venaient en courant pour se donner de l’importance ; tout le monde avait l’air de se promettre une séance très curieuse et assaisonnée d’émotions inusitées.
Toute cette agitation, tous ces préparatifs interminables avaient quelque chose d’outré et d’extravagant. Évidemment on cherchait à nous faire peur. Enfin, tout le monde disparut, et un grand silence succéda à ce long tumulte. Un instant après, un cri affreux, poussé par un grand nombre de voix, se fit entendre dans la salle d’audience ; il se renouvela trois fois, et nos compagnons nous dirent que les juges faisaient leur entrée solennelle et s’installaient sur leurs sièges. Deux officiers décorés du globule de cristal se présentèrent dans notre petite salle d’attente, et nous firent signe de les suivre. Ils se placèrent entre nous deux ; nos compagnons se mirent derrière nous, et les deux accusés s’en allèrent ainsi au jugement.
Une grande porte s’ouvrit et laissa voir tout d’un coup les nombreux personnages de cette représentation chinoise. Douze marches en pierre conduisaient à la vaste enceinte où étaient les juges. Sur les deux côtés de cet escalier étaient échelonnés les bourreaux en robe rouge ; quand les accusés passèrent tranquillement au milieu de leurs rangs : « Tremblez ! tremblez ! » crièrent-ils tous ensemble, d’une voix stridente, et en même temps ils agitèrent leurs instruments de supplice, qui firent entendre un horrible cliquetis. On nous fit arrêter au milieu de la salle, et alors huit espèces de greffiers prononcèrent en chantant la formule d’usage : « Accusés, à genoux !… » Les accusés demeurèrent graves et immobiles… Une seconde sommation fut faite ; mais toujours même attitude de la part des accusés. Les deux officiers à globule de cristal, qui étaient toujours à côté de nous, crurent devoir venir à notre secours et nous tirer par le bras pour nous aider à fléchir le genou. Un regard un peu solennel et quelques paroles bien accentuées suffirent pour leur faire lâcher prise. Ils jugèrent même convenable de s’écarter un peu de nous et de se tenir à une distance respectueuse. « Chaque empire, dîmes-nous aux juges, a ses mœurs et ses habitudes. Quand nous avons comparu à Lha-ssa devant l’ambassadeur Ki-chan, nous sommes restés debout, et Ki-chan a trouvé que nous faisions une chose raisonnable en suivant les usages de notre pays. » Nous attendions une réponse du président ; mais il demeura impassible. Les autres juges se contentèrent de se regarder et de se parler par grimaces.
Le tribunal avait été organisé et décoré à dessein de nous donner une haute idée de la majesté de l’empire : les murs étaient garnis de belles tentures rouges, sur lesquelles tranchaient des sentences écrites en gros caractères noirs ; des lanternes gigantesques, et aux couleurs éclatantes, étaient suspendues au plafond ; derrière les sièges des juges, on voyait tous les insignes de leur dignité, portés par des officiers vêtus de riches habits de soie. La salle était entourée d’un grand nombre de soldats, en uniforme et sous les armes. Un public d’élite était placé dans les couloirs latéraux ; il est probable que les places avaient été accordées à la faveur et à la protection.
Le pou-tching-sse, ou premier commissaire provincial, occupait le siège de président. C’était un homme d’une cinquantaine d’années ; lèvres épaisses et violettes ; joues pantelantes ; teint blanc sale ; nez carré ; oreilles plates, longues et luisantes ; front profondément sillonné de rides ; yeux probablement petits et un peu rouges, mais cachés derrière de rondes et grandes lunettes, retenues à la sommité des oreilles par un petit cordon noir. Son costume était superbe ; sur sa poitrine brillait un large écusson, où était représenté en broderie d’or et d’argent un dragon impérial ; un globule en corail rouge, décoration des mandarins de première classe, surmontait son bonnet officiel, et un long chapelet parfumé, et orné de médaillons, était suspendu à son cou. Les autres juges étaient à peu près costumés de la même façon. Ils avaient tous également des figures plus ou moins chinoises ; mais aucune n’était comparable à celle du président ; ses lunettes grandioses, surtout, produisaient sur nous un effet étonnant, et bien opposé, sans doute, à celui qu’il se proposait. On voyait que cet homme cherchait à nous frapper par une immense dignité. Il n’avait rien répondu à notre observation quand nous avions refusé de nous mettre à genoux, il n’avait pas même fait un léger mouvement. Depuis que nous étions entrés, toujours même attitude et même silence, on eût dit une statue. Cette position un peu burlesque dura assez longtemps, et nous permit d’étudier, tout à notre aise, la société singulière au milieu de laquelle nous nous trouvions ; cela devenait si plaisant, que nous nous mîmes à causer, entre nous, en français, mais à voix basse. Nous nous communiquions nos petites impressions du moment, qui eussent bientôt fini par nous faire perdre notre gravité pour peu que cela se fût encore prolongé.
Enfin le président se décida à rompre son majestueux silence ; il fit entendre sa voix nasillarde et glapissante et nous demanda de quel pays nous étions. « Nous sommes des hommes de l’empire français. – Pourquoi avez-vous quitté votre noble patrie pour venir dans le royaume du Milieu ? – Pour prêcher aux hommes de votre illustre empire la doctrine du Seigneur du ciel. – J’ai entendu dire que cette doctrine était très relevée. – C’est vrai ; mais les hommes de votre nation célèbre sont doués d’intelligence, et avec une application soutenue, ils peuvent parvenir à l’acquisition de cette doctrine. – Vous parlez le langage de Pékin ; où l’avez-vous appris ? – Dans le nord de l’empire ; c’est là qu’on trouve la meilleure prononciation. – C’est vrai ; mais où, dans le nord ? qui a été votre maître ? – Tout le monde ; nous apprenions tantôt ici et tantôt là, en parlant et en entendant parler. »
Après ces quelques interrogations, le président appela un greffier, et se fit apporter une petite caisse soigneusement enveloppée de peau, et scellée, en plusieurs endroits, avec de grands cachets rouges. On l’ouvrit devant nous avec beaucoup de solennité, et on nous montra les objets qu’elle contenait. Nous nous souvînmes alors qu’à Lha-ssa, l’ambassadeur Ki-chan, en faisant la visite de nos malles, avait voulu garder quelques objets comme pièces justificatives. Nous lui avions donné quelques lettres et plusieurs cahiers manuscrits renfermant des traductions de livres tartares et chinois. Le président nous demanda, en étalant ces paperasses sous nos yeux, s’il n’y manquait rien ; et, afin qu’il nous fût plus facile de faire une vérification exacte, il nous donna une liste de tous les objets, faite au tribunal de Lha-ssa, et signée de Ki-chan et de nous. Rien n’ayant été égaré, on nous fit faire et signer une attestation en français et en chinois. Nous ne pûmes qu’admirer l’exactitude et la régularité avec lesquelles tout cela se fit.
Pendant que le président nous interrogeait avec beaucoup de bonhomie, et même avec une certaine affabilité, nous avions remarqué son assesseur de droite, le ngan-tcha-sse, ou juge d’instruction, vieillard maigre, ridé, et à mine de fouine, qui se trémoussait, marmottait sans cesse entre ses dents, et paraissait dépité de la tournure des débats. Après l’inspection de la petite caisse, le président reprit son attitude immobile et silencieuse, et notre malin scrutateur des délits eut la parole. Il en usa largement ; il se mit à discourir avec volubilité et emportement sur la majesté du Céleste Empire et l’inviolabilité de son territoire ; il nous reprocha notre audace, notre vagabondage dans les provinces et chez les peuples tributaires, puis il entassa les unes sur les autres une série de questions qui témoignaient de son ardent désir de savoir bien nettement tout ce qui nous concernait. Il nous demanda qui nous avait introduits dans l’empire ; chez qui nous avions logé ; avec qui nous avions eu des relations ; s’il y avait beaucoup de missionnaires européens en Chine, et où était le lieu de leur résidence ; quelles étaient nos ressources pour vivre ; enfin, il nous adressa une foule de questions qui nous semblèrent très impertinentes. Le ton et les manières du juge d’instruction ne nous parurent pas, non plus, conformes à la politesse et aux rites. Évidemment, il fallait donner une leçon à cet homme-là, et modérer son intempérance. Pendant qu’il pérorait et que son réquisitoire débordait de toute part, nous l’avions écouté avec beaucoup de calme et de patience. Quand il eut fini, nous lui dîmes : « Nous autres hommes de l’Occident, nous aimons à traiter les affaires avec méthode et de sang-froid. Votre langage ayant été diffus et violent, il nous a été difficile d’en saisir le sens. Veuillez recommencer et nous exposer vos pensées clairement et paisiblement. » Ces paroles, prononcées avec lenteur et gravité, eurent tout le succès désiré ; des chuchotements, accompagnés de malicieux sourires, circulèrent dans l’assemblée, et les juges regardèrent d’un œil goguenard le scrutateur des délits. Celui-ci fut complètement désarçonné ; il voulut reprendre la parole ; mais ses idées étaient tellement embrouillées qu’il ne savait plus guère ce qu’il disait. « Tenez, dîmes-nous alors au président, nous n’apercevons que désordre et confusion dans les discours du scrutateur des délits, nous ne pouvons lui répondre ; veuillez continuer vous-même l’interrogatoire, cela sera mieux. Nous autres hommes de l’Occident, nous aimons dans le langage la dignité et la précision. » Ces paroles chatouillèrent amoureusement la vanité du digne président ; il nous rendit avec usure nos cajoleries, et nous demanda, enfin, qui nous avait introduits dans l’empire, et chez qui nous avions logé. « Nous avons le cœur attristé, répondîmes-nous, de ne pouvoir vous satisfaire sur ce point. Il est des questions sur lesquelles il nous est absolument impossible de répondre ; nous vous parlerons de nous tant que vous voudrez ; mais de ceux qui ont eu des relations avec nous, jamais un mot. Notre résolution est prise à cet égard depuis longtemps, et il n’est pas de puissance humaine capable de nous y faire manquer. – Il faut répondre ! s’écria le scrutateur des délits, en trépignant et en gesticulant, il faut répondre ! Comment, sans cela, la vérité se trouverait-elle dans l’enquête ? – Le président nous a interrogés d’une manière pleine d’autorité et de noblesse, et nous lui avons répondu avec ingénuité et franchise. Quant à vous, scrutateur des délits, il a déjà été dit que nous ne savions pas vous comprendre. »
L’assesseur de gauche coupa court à cet incident en nous donnant à examiner une large feuille de papier : c’était un alphabet de nos lettres européennes grossièrement dessinées. Probablement on avait eu cela dans le pillage de quelque établissement chrétien où l’on élève les jeunes Chinois pour l’état ecclésiastique. « Connaissez-vous cela ? nous dit l’assesseur de gauche. – Oui, ce sont les vingt-quatre signes radicaux d’où naissent tous les mots de notre langue. – Pouvez-vous les lire et nous en faire connaître les sons ? »… L’un de nous eut l’extrême complaisance de réciter solennellement l’A b c. Pendant ce temps, tous les juges s’empressèrent de retirer de leurs bottes, car les bottes, en Chine, servent souvent de poche, un exemplaire de l’alphabet, où chaque lettre européenne avait sa prononciation exprimée, tant bien que mal, avec des caractères chinois. Il paraît que l’incident avait été concerté et préparé à l’avance. Chaque juge avait la figure collée sur son papier, et se promettait bien, sans doute, de faire en ce jour les découvertes les plus curieuses sur les langues de l’Europe. L’assesseur de gauche, tenant les yeux et l’index de la main droite fixés sur la première lettre, s’adressait à l’accusé qui venait de dire l’A b c, le pria de reprendre lentement la récitation et de s’arrêter un peu sur chaque lettre. Celui-ci fit quatre pas en avant, et tendit très gracieusement au juge philosophe son exemplaire de l’alphabet en lui disant : « J’avais pensé que nous étions venus ici pour subir un jugement, et voilà maintenant que nous sommes des maîtres d’école, et que vous êtes devenus nos disciples… » Des rires inextinguibles éclatèrent dans l’assemblée ; les juges eux-mêmes y prirent part, sans en excepter, ni le grave et solennel président, ni le rétif scrutateur des délits. Ainsi se termina la leçon des langues étrangères.
Comme on voit, ce terrible jugement prenait insensiblement une tournure on ne peut plus bénigne et amusante. Les pauvres accusés pouvaient du moins espérer que, pour le moment, on n’était pas disposé à leur enfoncer sous les ongles des roseaux pointus, pas même à leur arracher les chairs avec des tenailles rougies au feu. Les bourreaux avaient la figure moins féroce ; et tous ces instruments de supplice, dont on avait fait tout à l’heure une exhibition si menaçante, ne ressemblaient plus qu’à une vaine parade.
Le président nous demanda pour quel motif les Français venaient faire des chrétiens en Chine ; quel profit pouvait leur en revenir ?… Profit matériel, aucun. La France n’a besoin, ni de l’or, ni de l’argent, ni des produits des pays étrangers ; elle leur fait, au contraire, des sacrifices énormes par pure générosité ; elle envoie des secours pour fonder des écoles gratuites, pour recueillir vos enfants abandonnés, et souvent pour nourrir vos pauvres dans les temps de famine ; mais, par-dessus tout, elle vous envoie la vérité ! Vous dites que tous les hommes sont frères, et c’est vrai : voilà pourquoi ils doivent tous adorer le même Dieu, celui qui est notre père à tous. Les nations de l’Europe le connaissent, ce Dieu véritable, et elles viennent vous l’annoncer. Le bonheur, qui consiste à faire connaître et aimer la vérité, voilà le profit des missionnaires qui viennent vers vous… Le président et les autres juges, à l’exception toutefois du scrutateur des délits, nous demandèrent, sur la religion chrétienne, des détails que nous leur donnâmes avec empressement. Enfin le président nous dit avec affabilité que nous avions, sans doute, besoin de prendre un peu de repos, et que, pour aujourd’hui, c’était assez. Sur ce, la cour se leva ; nous lui fîmes une inclination profonde, puis elle partit de son côté et nous du nôtre, pendant que les soldats et les satellites poussaient des hurlements à faire chanceler les bases du tribunal. C’est le cérémonial exigé pour l’entrée et la sortie des juges et des accusés.
Ce premier interrogatoire nous fut assez favorable, du moins nous en jugeâmes ainsi d’après les témoignages et les félicitations que nous reçûmes en traversant les cours et les salles du tribunal. Les mandarins de la ville, qui s’étaient rendus au jugement pour rehausser la dignité et la splendeur de la cour, nous saluaient avec affectation, en nous disant que c’était bien, que nos affaires prenaient une excellente tournure. Dans les divers quartiers de la ville que nous parcourûmes pour retourner à la justice de paix, nous rencontrâmes un grand nombre de chrétiens dont la figure était épanouie et rayonnante de joie ; nous les reconnûmes au signe de la croix qu’ils faisaient sur notre passage. Nous étions heureux de voir la confiance et le courage renaître au cœur de ces pauvres gens, qui avaient dû, sans doute, beaucoup souffrir pendant que nous étions aux prises avec la justice de leur déplorable pays.
Nos deux mandarins d’honneur, qui, pendant la longue séance du jugement, avaient été obligés de rester debout derrière nous, prirent aussi leur petite part des émotions de la journée et de la joie commune ; mais ils paraissaient abîmés de fatigue. Aussitôt que nous fûmes arrivés dans notre logis du juge de paix, ils se précipitèrent avec passion, l’un sur la pipe à opium, et l’autre sur les graines de melon d’eau.
Dans la soirée, nous reçûmes un grand nombre de visiteurs de distinction, et nous cherchâmes à savoir par eux ce que nous avions encore à craindre ou à espérer. On s’accordait généralement à dire que nous serions bien traités, mais que notre affaire traînerait en longueur, et que probablement nous serions obligés d’aller à Pékin. Les uns disaient que l’empereur voulait lui-même nous interroger ; d’autres pensaient que le Hin-pou, ou grand tribunal des crimes, siégeant à Pékin, devait nous juger en dernier ressort. Ce qu’il y avait de bien certain, c’est que l’empereur avait envoyé, à notre sujet, une dépêche au vice-roi. Nous demandâmes à la voir ; mais cela nous fut impossible ; on fut même scandalisé au dernier point de notre audace et de notre prétention à porter les yeux sur ce qui avait été écrit par le Fils du Ciel. Le vice-roi seul l’avait lu et en avait fait quelques légères confidences à ses courtisans. Un an plus tard, quand nous étions à Macao, nous pûmes nous procurer le rapport que le vice-roi de Sse-tchouen avait envoyé à la cour sur notre compte, et nous y trouvâmes une partie de cette fameuse dépêche impériale. Voici le commencement de ce rapport :
RAPPORT ADRESSÉ À L’EMPEREUR LE 4e JOUR DE LA 4e LUNE DE LA 26e ANNÉE TAO-KOUANG (1846).
« En vertu des pouvoirs conférés par un décret suprême, Ki-chan a annoncé à Votre Majesté qu’il avait pris des étrangers de Fou-lan-si (France), et qu’il avait saisi des livres étrangers et des écrits en caractères étrangers. Il ajoutait qu’il résulte de leur déclaration que, par voie de Canton et autres lieux, ils sont arrivés à la capitale (Pékin) ; que, revenant de là par Ching-king (Moukden, capitale de la Mandchourie), ils ont traversé la Mongolie et se sont rendus au Si-tsang (Thibet), dans le but d’y prêcher leur religion ; qu’après avoir interrogé ces étrangers, il a chargé un magistrat de les conduire dans la province du Sse-tchouen, etc.
Comme les susdits étrangers comprennent la langue chinoise, et qu’ils peuvent lire et parler le mandchou et le mongol, il n’a pas paru bien certain à Votre Majesté qu’ils fussent originaires de Fou-lan-si, elle m’a envoyé une dépêche, munie du sceau impérial, renfermant les ordres suivants : Quand ils seront arrivés au Sse-tchouen, recherchez avec soin toutes les circonstances de leur voyage, ainsi que les noms des lieux par où ils ont passé, et tâchez de découvrir la vérité. Dès le moment de leur arrivée, envoyez-moi une copie du rapport primitif et de leur déclaration. Faites examiner les lettres et les livres en langue étrangère, et autres objets que renferme leur caisse de bois, et transmettez-moi en même temps tous les renseignements nécessaires. Je vous adresse cette décision impériale pour que vous en preniez connaissance.
Respectez ceci, respectez ceci ! »
Ainsi, d’après cette décision impériale, on n’était pas très bien fixé à Pékin sur notre nationalité. Parce que nous savions lire et parler le chinois, le mandchou et le mongol, le Fils du Ciel inclinait à croire que nous n’étions pas Français, et il chargeait le vice-roi du Sse-tchouen de bien éclaircir cette difficulté. Notre sort dépendait donc des nouveaux renseignements qui allaient être envoyés à l’empereur, et l’opinion de ceux qui pensaient que nous serions forcés de faire le voyage de Pékin n’était pas tout à fait dénuée de fondement. Pour nous, l’idée de nous acheminer vers la capitale de l’empire chinois n’avait rien qui pût nous donner la moindre répugnance. Nous étions tellement lancés, depuis deux ans, qu’un changement quelconque à notre itinéraire ne pouvait guère nous dérouter. Une circonstance particulière, une nouvelle que nous venions d’apprendre nous faisait même caresser avec un certain plaisir la pensée de voir la cour de Pékin et de nous trouver face à face avec cet étonnant monarque, qui gouverne les dix mille royaumes et les quatre mers qui sont sous le ciel.
À notre retour du palais du premier commissaire provincial, pendant que nous traversions une place encombrée de curieux, on nous avait lancé très adroitement dans le palanquin un petit paquet que nous cachâmes en toute hâte et avec le plus grand soin. Sur le soir, quand, n’ayant plus à craindre l’indiscrétion des visiteurs, nous pûmes nous trouver seuls dans notre chambre, la mystérieuse missive fut examinée avec empressement. C’était une longue lettre d’un prêtre chinois chargé de l’administration des chrétiens de Tching-tou-fou. Il nous donnait des nouvelles claires et précises sur l’ambassade de M. de Lagrenée. Nous reconnûmes tout de suite ce La-ko-nie dont nous avait parlé d’une manière si vague le jeune chrétien que nous avions rencontré dans un couvent de bonzes, avant d’entrer dans la ville. En nous communiquant la requête et les édits en faveur du christianisme, obtenus par M. de Lagrenée, ce missionnaire nous avertissait que, malgré toutes ces concessions importantes, la position des chrétiens ne se trouvait guère meilleure, et que, dans plusieurs localités, la persécution sévissait toujours avec la même rigueur. Comme on s’est fait, en France, de grandes illusions au sujet de la liberté religieuse obtenue par l’ambassade que M. Guizot envoya en Chine, en 1844, nous allons entrer, sur cette affaire, dans quelques détails.
Après avoir conclu un traité de commerce entre la France et la Chine, traité qui était le but principal de l’ambassade, M. de Lagrenée voulut, avant de s’en retourner, essayer d’améliorer le sort des chrétiens et des missionnaires dans ces malheureuses contrées. Il n’avait pour cela reçu de son gouvernement aucune mission officielle, et il faut reconnaître que l’entreprise était délicate et hérissée de difficultés. Le représentant du gouvernement français pouvait bien réclamer contre les exécutions atroces dont plusieurs missionnaires avaient été victimes à différentes époques, et exiger qu’à l’avenir on reconduisît, sans mauvais traitement, dans un des ports libres, les Européens qui seraient arrêtés dans l’intérieur de l’empire. Les Anglais, dans leur traité de Nankin, avaient déjà consacré cette mesure si équitable. Mais réclamer de l’empereur chinois la liberté religieuse pour ses propres sujets était chose plus difficile : car, enfin, les nations européennes prétendaient-elles s’immiscer dans le gouvernement du Céleste Empire et dicter à l’empereur les mesures qu’il devait adopter pour la bonne administration de ses sujets ? Il est évident que, dans tout ceci, les négociations qui eurent lieu entre l’ambassadeur français et le commissaire impérial ne pouvaient être qu’officieuses et nullement officielles. M. de Lagrenée ne pouvait guère exiger, au nom du roi Louis-Philippe, que l’empereur Tao-kouang laissât ses sujets embrasser et professer librement la religion chrétienne. L’occasion pourtant était très favorable. Les Chinois étaient encore sous l’impression terrible de la mitraille anglaise, et ils étaient parfaitement disposés à tout promettre aux Européens, sauf à ne rien tenir dans la suite. C’est, en effet, ce qui a eu lieu.
Après de longues et vives instances de la part de M. de Lagrenée, qui sont une preuve de sa bonne volonté en faveur des missions en Chine, le commissaire impérial, Ky-yn, adressa à son empereur la requête suivante :
« Ky-yn, grand commissaire impérial et vice-roi des deux provinces de Kouang-tong et de Kouang-si, présente respectueusement ce mémoire.
Après un examen approfondi, j’ai reconnu que la religion du Maître du ciel[10] est celle que vénèrent et professent toutes les nations de l’Occident. Son but principal est d’exhorter au bien et de réprimer le mal. Anciennement, elle a pénétré, sous la dynastie des Ming, dans le royaume du Milieu[11], et, à cette époque, elle n’a point été prohibée. Dans la suite, comme il se trouva souvent, parmi les Chinois qui suivaient cette religion, des hommes qui en abusèrent pour faire le mal, les magistrats recherchèrent et punirent les coupables. Leurs jugements sont consignés dans les actes judiciaires.
Sous le règne de Kia-king, on commença à établir un article spécial du code pénal pour punir ces crimes. Au fond, c’était pour empêcher les Chinois chrétiens de faire le mal, mais nullement pour prohiber la religion que vénèrent et professent les nations étrangères de l’Occident.
Aujourd’hui, comme l’ambassadeur français, La-ko-nie, demande qu’on exempte de châtiments les chrétiens chinois qui pratiquent le bien, cela me paraît juste et convenable.
J’ose, en conséquence, supplier Votre Majesté de daigner, à l’avenir, exempter de tout châtiment les Chinois comme les étrangers qui professent la religion chrétienne et qui, en même temps, ne se rendent coupables d’aucun désordre ni délit.
Quant aux Français et autres étrangers qui professent la religion chrétienne, on leur a permis seulement d’élever des églises et des chapelles dans le territoire des cinq ports ouverts au commerce ; ils ne pourront prendre la liberté d’entrer dans l’intérieur de l’empire pour prêcher la religion. Si quelqu’un, au mépris de cette défense, dépasse les limites fixées et fait des excursions téméraires, les autorités locales, aussitôt après l’avoir saisi, le livreront au consul de sa nation, afin qu’il puisse le contenir dans le devoir et le punir. On ne devra pas le châtier précipitamment ou le mettre à mort.
Par là, Votre Majesté montrera sa bienveillance et son affection pour les hommes vertueux ; l’ivraie ne sera point confondue avec le bon grain, et vos sentiments et la justice des lois éclateront au grand jour.
Suppliant Votre Majesté d’exempter de tout châtiment les chrétiens qui tiennent une conduite honnête et vertueuse, j’ose lui présenter humblement cette requête, afin que sa bonté auguste daigne approuver ma demande et en ordonner l’exécution.
(Requête respectueuse.) »
APPROBATION DE L’EMPEREUR
« Le dix-neuvième jour de la onzième lune de la vingt-quatrième année Tao-kouang (1844), j’ai reçu ces mots écrits en vermillon :
J’acquiesce à la requête. – Respectez ceci. »
Conformément à cette approbation, il y eut plus tard un édit impérial, adressé à tous les vice-rois et gouverneurs de provinces, faisant l’éloge de la religion chrétienne et défendant à tous les tribunaux, grands et petits, de poursuivre à l’avenir les Chinois chrétiens pour cause de religion. Quand cet édit fut connu, les missionnaires et les chrétiens furent transportés de joie, on crut voir s’ouvrir, pour les missions de Chine, l’ère tant désirée de la liberté religieuse, et, par conséquent, des progrès rapides du christianisme, et les bénédictions et les actions de grâces de l’Europe et de l’Asie étaient prodiguées à l’ambassade française. Pourtant ceux qui ont une connaissance pratique des Chinois et des mandarins pouvaient prévoir que, en réalité, les résultats seraient loin de répondre à de si magnifiques espérances. L’édit impérial fut promulgué et affiché dans les cinq ports ouverts au commerce européen. M. de Lagrenée demanda qu’il fût également publié dans l’intérieur de l’empire ; on le lui promit, mais on s’est bien gardé d’en rien faire.
Cependant, des copies de la requête du commissaire Ky-yn et de l’édit de l’empereur furent répandues en grand nombre dans toutes les chrétientés des provinces intérieures, et tous les néophytes purent lire les éloges que l’empereur faisait de la religion, et les défenses adressées aux mandarins de poursuivre désormais les chrétiens. Tout cela fut pris au sérieux ; les chrétiens se crurent libres et furent un instant convaincus que, si le gouvernement de Pékin ne favorisait pas encore leurs croyances, du moins, il les tolérait franchement. Mais les persécutions locales, qui continuèrent partout, comme s’il n’y eût eu ni ambassade, ni requête, ni édit, les avertirent bientôt qu’ils marchaient toujours sur un terrain mouvant, et que cette liberté, qui leur arrivait, en contrebande, sur des feuilles de papier, n’était qu’une chimère. Ceux qu’on traîna devant les tribunaux, et qui eurent l’ingénuité de revendiquer la protection de l’édit impérial et de l’ambassade française, furent fustigés d’importance par les juges. « Toi, homme du petit peuple, disait le mandarin, te voilà devenu bien audacieux que de vouloir t’ingérer dans les relations de l’empereur avec les nations étrangères ! »
Les négociations en faveur de la liberté religieuse, qui avaient eu lieu entre l’ambassadeur français et le rusé diplomate chinois, ne pouvaient être, en effet, d’une grande valeur. Tout ce qu’on avait obtenu n’avait aucun caractère officiel. Le gouvernement du roi des Français n’avait rien demandé à l’empereur de la Chine, et celui-ci n’avait fait aucune promesse à la France ; de part ni d’autre, il n’y avait rien eu d’officiel, tout s’était passé entre M. de Lagrenée et Ky-yn. L’un avait énergiquement exprimé ses vives sympathies pour les chrétiens chinois et l’autre avait eu la courtoisie de les recommander à la protection de son empereur. L’ambassadeur français une fois parti et Ky-yn révoqué de ses fonctions, il ne devait plus rien rester de tous ces beaux arrangements.
Voici, en résumé, ce qui fut obtenu ; on le trouve énoncé dans la requête du commissaire impérial. Au sujet des chrétiens il supplie l’empereur « de daigner, à l’avenir, exempter de tout châtiment les Chinois comme les étrangers qui professent la religion chrétienne et qui en même temps ne se rendront coupables d’aucun désordre ni délit. » Comment pourra-t-on surveiller les mandarins, et savoir s’ils persécutent ou non les chrétiens ? Le gouvernement chinois peut-il permettre à des étrangers d’inspecter ses fonctionnaires ? Quand on fera des réclamations, les Chinois n’opposeront-ils pas toujours le mensonge, ne pourront-ils pas toujours dire que les chrétiens détenus dans les prisons ou envoyés en exil sont punis pour des délits en dehors de leur croyance religieuse ? C’est ainsi, en effet, que les choses se sont passées, et il était facile de le prévoir.
Au sujet des missionnaires, il est dit dans la requête : « Les Français et autres étrangers ne pourront entrer dans l’intérieur de l’empire pour prêcher leur religion. Si quelqu’un, au mépris de cette défense, dépasse les limites fixées et fait des excursions téméraires, les autorités locales, après l’avoir saisi, le livreront au consul de sa nation, afin qu’il puisse le contenir dans le devoir et le punir. » On sait bien que MM. les consuls auront la bonté de ne pas punir les missionnaires qui seront surpris prêchant le christianisme ; mais enfin une rédaction semblable laisse croire aux Chinois que nous sommes des hommes insubordonnés, hors du devoir et punissables par les mandarins de notre pays ; évidemment, une pareille recommandation n’est pas propre à donner aux missionnaires une grande influence. Nous convenons qu’on ne les met plus juridiquement à mort lorsqu’ils sont arrêtés ; mais faut-il être étonné si, dans leur pénible voyage de retour, ils sont en butte aux mauvais traitements, au mépris et aux sarcasmes des mandarins et des satellites ? Si on demandait aux missionnaires qui évangélisent la Chine, au milieu des souffrances et des privations, ce qu’ils pensent de la peine de mort d’autrefois et de la triste situation qui leur a été faite aujourd’hui, nous les connaissons assez pour être assurés de leur réponse.
Nous n’avons pas étudié la diplomatie, mais il nous semble que les excellentes dispositions de l’ambassade française, en Chine, eussent pu seconder la propagation de la foi d’une manière différente et peut-être plus efficace. À diverses époques, des missionnaires français ont été martyrisés sur plusieurs points de la Chine ; en 1840, M. Perboyre, un apôtre, un saint, avait été mis à mort par ordre de l’empereur, et en grand appareil, sur la place publique de la capitale du Hou-pé. Il ne fut pas dit le plus petit mot de ces atroces et iniques exécutions. La France entrant en relation avec la Chine, le commissaire impérial de Canton devait s’attendre à être interrogé sur tous ces assassinats juridiques, et le silence de notre ambassadeur dut le surprendre beaucoup. Et cependant, la France avait bien quelque droit, ce nous semble, de demander compte au gouvernement chinois de tant de Français injustement torturés et immolés. Il lui était bien permis de s’enquérir un peu pour quel crime l’empereur les avait fait étrangler. Quelques questions au sujet du vénérable martyr de 1840 n’eussent pas empêché les Chinois de croire que la France s’intéressait sincèrement à la vie de ses enfants. Il eût fallu, selon nous, presser vivement le gouvernement chinois sur ce point ; le moment était favorable, on eût dû l’acculer, c’était chose facile, dans sa sauvage barbarie, et là, exiger impitoyablement de lui une réhabilitation éclatante de tous nos martyrs, à la face de tout l’empire ; une amende honorable insérée dans la gazette de Pékin, enfin un monument expiatoire sur la place publique de Ou-tchang-fou, où M. Perboyre avait été étranglé en 1840. De cette manière, la religion chrétienne eût été glorifiée à jamais dans tout l’empire, les chrétiens relevés dans l’opinion publique, et la vie des missionnaires rendue inviolable. À quoi bon stipuler qu’à l’avenir on ne devra pas les châtier précipitamment et les mettre à mort ? Ils s’en seraient bien gardés, après une semblable manifestation. En arrivant à Canton, c’était une réparation qu’il fallait, tout d’abord, obtenir ; on en avait, certes, bien le droit. Les festins, les parades et les poignées de main ne devaient venir qu’en second lieu.
On se méprendrait beaucoup sur notre intention, si on pensait que nous voulons jeter le blâme sur l’ambassade. Puisque nous avons entrepris de parler de la Chine, on nous permettra d’exprimer librement et franchement ce que nous croyons être la vérité. Nous sommes persuadé que M. de Lagrenée est tout entier dévoué aux intérêts de nos missions, et que, s’il n’eût dépendu que de lui, tous les Chinois seraient chrétiens et professeraient leur religion dans une entière liberté. Nous savons que son entreprise était difficile et délicate, puisqu’il agissait seul et sans instruction officielle de son gouvernement. Cependant nous ne pouvons nous dispenser d’exposer les choses telles qu’elles sont. En 1844 on a été convaincu, en Europe, et cette conviction persévère peut-être encore, que la Chine était ouverte et que la religion chrétienne y était libre. Malheureusement les Anglais n’ont pas plus ouvert la Chine que l’ambassade française n’a donné aux Chinois la liberté religieuse. Les sujets de Sa Majesté Britannique ne se hasarderaient pas à mettre les pieds dans l’intérieur de la ville de Canton, quoique, par les traités, ils soient en possession de ce privilège ; ils ne peuvent s’aventurer que dans les faubourgs. L’intolérance et la haine des populations indigènes s’obstinent à les tenir, en quelque sorte, toujours bloqués dans leurs factoreries. Pour les chrétiens, leur situation ne s’est nullement améliorée ; ils sont comme auparavant, à la merci des tribunaux et des mandarins qui les persécutent, les pillent, les jettent dans les prisons, les torturent et les envoient mourir en exil, tout aussi facilement que s’il n’y avait pas, sur les côtes du Céleste Empire, des représentants et des navires de guerre de la France. Dans les cinq ports libres seulement, on n’ose pas tourmenter les néophytes, grâce à l’énergique et incessante protection de notre légation de Macao et de notre consul de Changhai.
Quoique l’édit impérial en faveur des chrétiens nous parût insuffisant et presque illusoire, à raison surtout de sa non-publication dans l’intérieur de l’empire, nous résolûmes d’en tirer le meilleur parti possible, soit pour nous, soit pour les chrétiens, si quelque bonne occasion se présentait.
Deux jours après notre comparution devant le tribunal du premier commissaire provincial, le préfet mandchou du Jardin de fleurs, qui était devenu un peu notre ami, nous annonça que notre affaire étant suffisamment connue, nous n’aurions pas à subir une nouvelle séance judiciaire, et que, dans la journée, le vice-roi nous ferait appeler pour nous signifier ce qui avait été statué sur notre compte. Nous eûmes une longue et assez vive discussion au sujet du cérémonial que nous aurions à suivre devant le chef de la province, le représentant de l’empereur. On nous donna une foule de motifs pour nous bien persuader que nous étions tenus de nous mettre à genoux devant le vice-roi. D’abord c’était un honneur prodigieux que nous allions recevoir, en étant admis en sa présence, puisqu’il n’était qu’un simple diminutif du Fils du Ciel. Nous tenir debout devant lui, ce serait l’insulter, lui donner très mauvaise idée de notre éducation, l’irriter peut-être, écarter ses bonnes dispositions à notre égard, et nous attirer les effets de sa colère ; d’ailleurs, ajoutait-on, bon gré mal gré, vous vous mettrez à genoux, il vous sera impossible de résister à l’ascendant de sa majesté.
Nous étions bien sûrs du contraire, et nous déclarâmes au préfet qu’il pouvait tenir pour certain que cela ne nous arriverait pas. Cependant nous ne voulions pas faire un esclandre, ni laisser croire au vice-roi que nous n’avions pas les sentiments de respect et de vénération dus à sa personne et à sa haute dignité. Nous priâmes donc le préfet du Jardin de fleurs de le prévenir que nous ne pouvions pas absolument nous tenir devant lui dans une attitude que nos mœurs n’exigeaient pas même en présence de notre souverain, que nous n’entendions nullement lui manquer de respect, et que nous l’honorerions conformément aux rites de l’Occident ; mais que nous consentirions au malheur irrémédiable d’être privés de sa présence plutôt que de céder sur ce point. On comprend que, au fond, peu nous importait de nous mettre à genoux, puisque ce n’est, en Chine, qu’une pure cérémonie de respect et de civilité. Nous tenions à rester debout parce que, après avoir fléchi le genou une fois, nous aurions été obligés de nous prosterner devant le premier caporal venu, ce qui eût été pour nous une source de calamités. Nous pensions, avec raison, que personne, au contraire, ne pourrait se dispenser de traiter avec égard et convenance des hommes qui auraient été dispensés de se mettre à genoux, même dans le premier tribunal de la province. Notre persistance fut pleinement couronnée de succès, et il fut convenu que nous nous présenterions à l’européenne.
Vers midi, on nous envoya chercher avec deux beaux palanquins de parade, et nous nous rendîmes, accompagnés d’une brillante escorte, au palais de l’illustrissime Pao-hing, vice-roi de la province du Sse-tchouen. Le tribunal de ce haut dignitaire de l’empire chinois ne nous parut se distinguer en rien de ceux que nous avions vus précédemment, si ce n’est par son ampleur et une meilleure tenue. C’est toujours même architecture et même combinaison de salles, de cours et de jardins.
Tous les mandarins civils et militaires de la ville, sans exception, avaient été convoqués ; à mesure qu’ils arrivaient, ils venaient se placer, suivant leur grade et leur dignité, dans une vaste salle d’attente, sur de longs divans, où nous avions déjà pris place avec les deux principaux préfets de la ville, qui devaient nous servir d’introducteurs. Dans une pièce voisine, un orchestre de musiciens exécuta des symphonies chinoises d’une grande douceur, mais en même temps extrêmement bizarres : elles ne laissaient pas pourtant d’être assez agréables à entendre. Bientôt on annonça que le vice-roi était entré dans son cabinet. Une grande porte s’ouvrit ; tous les mandarins se levèrent, se mirent en ordre, et défilèrent, dans le plus profond silence, jusqu’à une antichambre, où ils se placèrent en faction. Nos deux introducteurs nous firent passer au milieu des rangs des mandarins, et nous conduisirent devant un cabinet dont la porte était ouverte ; ils s’arrêtèrent sur le seuil, firent une prosternation à leur maître, et nous dirent d’entrer. En même temps, le vice-roi, qui se tenait assis, les jambes croisées sur un divan, nous fit de la main un signe plein d’aménité pour nous engager à nous approcher de lui. Nous lui adressâmes une profonde inclination, et nous avançâmes de quelques pas. Nous étions seuls dans le cabinet du vice-roi ; tous les mandarins civils et militaires montaient la garde dans l’antichambre ; mais ils étaient assez rapprochés pour entendre ce qui se disait.
Nous fûmes d’abord grandement frappés de la simplicité et de l’appartement et du haut personnage qui l’habitait. Une étroite chambre tapissée de papier bleu, un petit divan avec deux coussins rouges, un guéridon et quelques vases à fleurs, voilà tout l’ameublement. L’illustrissime Pao-hing était un vieillard de soixante et dix ans environ, grand, maigre, mais d’une physionomie pleine de douceur et de bienveillance. Ses petits yeux encore assez brillants annonçaient beaucoup de finesse et de pénétration ; une barbe longue, peu fournie et d’un blanc tirant sur le jaune, donnait à sa figure un assez joli petit air de majesté. La modeste robe en soie bleue dont il était revêtu contrastait avec les splendides habits brodés des mandarins qui faisaient antichambre. Pao-hing était Tartare-Mandchou, cousin et ami intime de l’empereur. Dans leur enfance, ils avaient toujours vécu ensemble, et n’avaient jamais cessé de se porter mutuellement une vive et cordiale affection.
Le vice-roi nous demanda d’abord si nous étions convenablement dans la maison qu’il nous avait fait assigner… « On a interrogé, ajouta-t-il, les soldats de votre escorte ; il paraît que l’officier militaire qui vous a accompagnés depuis Ta-tsien-lou jusqu’ici ne vous faisait pas loger dans les palais communaux. J’ai destitué cet homme vil qui n’avait aucun souci de la dignité de l’empire. » Ce fut en vain que nous essayâmes de plaider pour lui. « Pourquoi, nous dit enfin le vice-roi en se croisant les bras, vous a-t-on empêchés de résider dans le Thibet ? Pourquoi vous a-t-on fait revenir ? – Illustre personnage, nous ne le comprenons pas encore et nous désirerions bien le savoir. Quand, arrivés en France, notre souverain nous demandera pourquoi on nous a expulsés du Thibet, que faudra-t-il répondre ?… » Ici, Pao-hing fit une violente sortie contre Ki-chan ; il parla des difficultés qu’il ne cessait de susciter au gouvernement, et finit par l’appeler to-ché ce qui ne peut guère se traduire que par faiseur d’embarras.
Pao-hing nous invita ensuite à nous approcher tout près de lui ; il se mit alors à nous considérer attentivement l’un après l’autre, tout en s’amusant à tourner dans sa bouche des fragments de noix d’arec que les Mandchous aiment beaucoup à mâcher. Il prit plusieurs prises de tabac dans une petite fiole, et eut la courtoisie de nous en offrir, sans rien dire et toujours occupé de nos personnes, comme s’il eût voulu en écrire un signalement. Il paraît qu’il nous trouva superbes, car il nous demanda si nous avions quelque médecine ou recette pour conserver le teint frais et coloré. Nous lui répondîmes que le tempérament des Européens différait beaucoup de celui des Chinois ; que cependant une conduite sage et réglée était, dans tous les pays, la recette d’une bonne santé. « Entendez-vous, s’écria-t-il, en s’adressant aux nombreux mandarins qui faisaient antichambre, entendez-vous, une conduite sage et réglée est, dans tous les pays, la recette d’une bonne santé !… » Tous les globules rouges, bleus, blancs et jaunes s’inclinèrent profondément en signe d’assentiment.
Après avoir aspiré une longue prise de tabac, Pao-hing nous demanda quelle était notre intention et où nous voulions aller… Une pareille question nous surprit beaucoup, et nous lui répondîmes résolument : « Nous voulons aller au Thibet, à Lha-ssa. – Au Thibet ! À Lha-ssa ! Mais vous en venez ! – Qu’importe ? Nous y retournerons. – Quelle affaire avez-vous donc à Lha-ssa ? – Vous le savez bien, notre unique affaire est de prêcher la religion. – Oui, je le sais ; cependant, il ne faut pas penser à Lha-ssa, il vaut mieux la prêcher dans votre pays. Le Thibet ne vaut rien. Moi, je ne vous en aurais pas fait revenir ; je vous y aurais laissés, puisque c’était votre désir ; mais, maintenant que vous êtes ici, il faut que je vous fasse conduire à Canton. – Puisque nous ne sommes pas libres, faites-nous conduire où vous voudrez… » Le vice-roi nous dit que maintenant que nous étions dans sa province, il répondait de nous sur sa tête, et que son devoir était de nous faire remettre au représentant de notre nation. « Vous pouvez, ajouta-t-il, rester encore quelque temps à Tching-tou-fou, pour vous reposer et faire tous les préparatifs nécessaires au voyage. Je vous reverrai avant votre départ ; en attendant, je donnerai des ordres afin que vous puissiez faire votre route le plus commodément possible. » Nous le remerciâmes de ses bonnes intentions à notre égard et nous lui fîmes une profonde inclination… Comme nous partions, il nous rappela pour nous parler du bonnet jaune et de la ceinture rouge. « Votre costume, nous dit-il, n’est pas celui de la nation centrale, il ne faudra pas voyager de cette manière. – Voilà, lui répondîmes-nous, que maintenant vous avez le droit, non seulement de nous empêcher d’aller où nous voulons, mais encore de nous habiller à notre fantaisie. » Pao-hing se mit à rire et nous dit, en nous saluant de la main, que, puisque nous tenions à ce costume, nous pouvions le garder.
Le vice-roi rentra dans ses appartements au son de la musique, et les mandarins nous accompagnèrent jusqu’à la porte du palais, en nous félicitant de la toute bienveillante et cordiale réception que nous avions reçue de l’illustrissime représentant du Fils du Ciel dans la province du Sse-tchouen.
Nous avons déjà parlé du rapport que Pao-hing adressa à l’empereur à notre sujet. Nous plaçons ici la suite, qui est une réponse à la dépêche impériale que nous avons déjà citée.
« Moi, votre sujet (ajoute le vice-roi du Sse-tchouen), j’ai recherché avec soin dans quel but lesdits étrangers voyageaient au loin pour prêcher leur religion, d’où ils tiraient, quand ils résident au-dehors pendant plusieurs années, les sommes nécessaires à leur subsistance et à leur entretien de tous les jours ; pourquoi ils restaient longtemps sans retourner dans leur pays ; si leur absence avait une durée déterminée ; quel était le nombre de prosélytes qu’ils avaient formés, quel but ils s’étaient proposé en allant ensemble au Si-tsang (Thibet), qui est la résidence des lamas.
Il résulte des informations que j’ai prises que ces étrangers vont en différents lieux pour prêcher leur religion et que leur mission a une durée indéterminée. Si, lorsqu’ils sont en voyage, ils craignent de manquer des ressources nécessaires, ils écrivent au procureur de leur nation qui réside à Macao, et celui-ci leur envoie immédiatement de l’argent pour subvenir à leurs besoins. Dans toutes les provinces de la Chine, il y a des hommes du même pays qui se sont expatriés pour prêcher la religion, et il n’y en a pas un seul qui n’exhorte les hommes à faire le bien ; ils ne se proposent pas d’autre but. Ils ne se rappellent pas le nombre ni les noms de ceux à qui ils ont enseigné la doctrine. Quant à leur voyage au Thibet, ils voulaient, après y avoir prêché la religion, s’en retourner dans leur pays par la voie du Népal. Or, comme ils n’étaient pas suffisamment versés dans la langue du Thibet, ils n’avaient pas encore pu y former des prosélytes. À cette époque, le haut fonctionnaire (Ki-chan) qui réside dans la capitale du Thibet ordonna une enquête, par suite de laquelle ils furent arrêtés et envoyés sous escorte au Sse-tchouen.
Après avoir fait ouvrir leur caisse de bois et examiné les lettres et les écrits en langue étrangère qu’elle renfermait, je n’ai trouvé personne qui pût reconnaître ces caractères et les comprendre. Ces étrangers, interrogés à ce sujet, me répondirent que c’étaient des lettres de famille et les certificats authentiques de leur mission religieuse. Je voulus rechercher avec soin si leur déclaration faite devant Ki-chan était ou non l’expression de la vérité ; mais je n’en pus découvrir par moi-même la preuve irréfragable. J’examinai alors leur barbe et leurs sourcils, leurs yeux et leur teint ; je les trouvai tout à fait différents des hommes du royaume du Milieu, et il me fut parfaitement démontré que c’étaient des étrangers venus d’un royaume lointain, et qu’il ne fallait pas les prendre pour des mauvais sujets appartenant au territoire intérieur (la Chine) ; là-dessus il ne me reste pas le plus léger doute.
Si l’on veut rechercher encore ce que disent leurs lettres et leurs livres en langues étrangères, je pense qu’il faut les envoyer avec eux dans la métropole de la province de Canton, pour que là on cherche un homme versé dans les langues étrangères qui les traduise et en fasse connaître le contenu.
Si l’on ne découvre pas autre chose, on remettra ces étrangers entre les mains du consul de France, pour qu’il les reconnaisse et les renvoie dans leur royaume. Par là, la vérité de l’enquête sera mise dans tout son jour.
Quant à Samdadchiemba, comme il résulte de son interrogatoire qu’il n’était attaché à ces étrangers qu’en qualité de serviteur à gages, il paraît convenable qu’on le renvoie dans son pays natal, savoir, dans le district de Nien-pé, de la province de Kan-sou. Là, on le remettra au magistrat local, qui pourra le relâcher sur-le-champ.
S’il se présente plus tard d’autres circonstances dont l’exposé réponde au but de votre premier décret, j’en écrirai, comme c’est mon devoir, le résumé fidèle, et j’en ferai l’objet d’un nouveau rapport que j’adresserai à Votre Majesté.
Au moment où vos instructions me parviennent, la température est excessivement chaude, et les vêtements ainsi que les provisions alimentaires des susdits étrangers ne sont pas encore prêts.
Moi, votre sujet, après avoir écrit et cacheté ce rapport exact et détaillé, j’ai chargé un fonctionnaire public de prendre la route impériale et de les conduire à leur destination, par la province du Hou-pé et autres lieux. »
Ce rapport, que nous pûmes nous procurer seulement un an après, pendant que nous étions à Macao, reflète avec fidélité le caractère franc et loyal du vice-roi du Sse-tchouen. On n’y trouve pas un seul mot de cette antipathie invétérée que nourrissent les Chinois contre les étrangers et les chrétiens. Il ne pouvait se douter que son écrit tomberait un jour entre nos mains, et, en faisant du missionnaire français l’éloge qu’il a cru devoir faire, il cédait à un entraînement de conviction et de sincérité.
Tching-tou-fou, capitale de la province du Sse-tchouen, est une des plus belles villes de l’empire chinois. Elle est située au milieu d’une plaine d’une admirable fécondité, arrosée par de belles eaux et bornée à l’horizon par des collines aux formes variées et gracieuses. Ses principales rues sont assez larges, pavées en entier avec de grandes dalles, et d’une telle propreté, qu’on serait tenté de se demander en les parcourant, s’il est bien vrai qu’on est dans une ville chinoise. Les magasins, avec leurs longues et brillantes enseignes, l’ordre exquis qui règne dans l’arrangement des marchandises qu’on y étale, le grand nombre et la beauté des tribunaux, des pagodes et des établissements de la classe des lettrés, tout contribue à faire de Tching-tou-fou une ville en quelque sorte exceptionnelle ; c’est du moins l’impression qui nous est restée, même après avoir visité, dans la suite, les cités les plus renommées des autres provinces.
Notre commensal le juge de paix nous dit que la capitale du Sse-tchouen était une ville toute moderne, l’ancienne ayant été complètement réduite en cendres par un effroyable incendie. Il nous raconta, à ce sujet, une anecdote ou plutôt une fable que nous rapporterons volontiers parce qu’elle est tout à fait dans le goût chinois. Quelques mois avant la destruction de l’ancienne ville, on vit apparaître un bonze qui parcourait les rues en agitant une clochette et s’arrêtant de temps en temps pour crier au peuple : « I-ko-jen, leang-ko-yen-tsin », c’est-à-dire : « Un homme et deux yeux ». D’abord on ne fit pas grande attention à cette bizarrerie, un homme et deux yeux, cela paraissait assez naturel ; une vérité de ce genre ne méritait certainement pas d’être proclamée si solennellement et avec tant de persistance. Comme le bonze ne discontinuait pas de répéter sa formule du matin au soir, on désira savoir dans quel but il ne cessait de parcourir les rues en redisant toujours les mêmes paroles ; à toutes les questions qu’on lui adressait, il répondait invariablement : « Un homme et deux yeux. » Les magistrats s’en mêlèrent ; mais ils ne furent pas plus avancés. On fit des perquisitions, et il fut impossible de découvrir d’où ce bonze était sorti ; personne ne l’avait jamais connu ; on ne le voyait ni boire ni manger ; il employait toute la journée à parcourir la ville, très gravement, les yeux baissés, agitant sa clochette et criant sans cesse au public : « Un homme et deux yeux. » Le soir, il disparaissait sans qu’on pût jamais découvrir où il allait passer la nuit. Cela dura à peu près pendant deux mois, et personne ne fit plus attention à ce bonze, qui n’était, aux yeux de tout le monde, qu’un fou ou un grand original. Un jour on s’aperçut qu’il n’avait pas paru, et, vers midi, le feu se déclara tout d’un coup sur plusieurs points de la ville à la fois, et avec une telle violence, que tous les habitants n’eurent le temps que d’emporter ce qu’ils avaient de plus précieux et de se sauver en toute hâte dans les champs. Avant la fin de la journée la ville tout entière n’était qu’un immense amas de cendres et de ruines fumantes. Tout le monde se souvint alors des paroles du bonze, qui étaient, en réalité, une prédiction énigmatique de cette effroyable catastrophe. Il serait impossible de comprendre cette espèce de rébus sans avoir une idée de la configuration des deux caractères chinois qui en donnent la clef. Le caractère suivant, 人, signifie homme. En y ajoutant deux points ou deux yeux, on obtient un autre caractère, 火, qui veut dire feu. Ainsi en criant : « Un homme et deux yeux », le bonze entendait annoncer le feu qui réduisit la capitale en cendres. Le juge de paix, qui nous raconta fort sérieusement cette anecdote, ne sut y trouver aucune explication ; nous nous garderons donc bien de vouloir nous-mêmes y en chercher. La ville fut rebâtie à neuf, et voilà pourquoi, ajouta le juge de paix, vous la trouvez si belle et si régulière.
Les habitants de Tching-tou-fou sont parfaitement à la hauteur de la célébrité de leur ville. La classe supérieure, qui est très nombreuse, se fait remarquer par une grande élégance dans la manière et dans les vêtements. La classe moyenne rivalise avec la première de politesse et de courtoisie, et paraît vivre dans l’aisance. Les pauvres sont, sans contredit, très nombreux à Tching-tou, comme, en Chine, dans tous les grands centres de population ; mais on peut dire que les habitants de cette ville paraissent, en général, jouir de plus de bien-être qu’on n’en remarque partout ailleurs.
L’accueil si bienveillant que nous avions reçu du vice-roi nous fit un grand nombre d’amis, et nous mit en relation avec les personnages les plus haut placés et les plus distingués de la ville, avec les grands fonctionnaires civils et militaires, les premiers magistrats des tribunaux et les chefs de la corporation des lettrés. Au temps où nous vivions au milieu de nos chrétientés, nous étions forcés, par notre position, de nous tenir à une distance plus que respectueuse des mandarins et de leur dangereux entourage. Notre sécurité, et celle surtout de nos néophytes, nous en faisaient une stricte obligation. Comme les autres missionnaires, nous n’avions guère de rapports qu’avec les habitants des campagnes et les artisans des villes. Il nous était donc difficile de connaître la nation chinoise dans son ensemble. Les mœurs et les habitudes des hommes du peuple, leurs moyens d’existence et les liens qui les unissent entre eux, tout cela nous était assez familier ; mais nous n’avions pas une idée exacte des classes supérieures, de cet élément aristocratique qui existe toujours parmi les hommes et qui donne l’impulsion, le mouvement, la vie, à tout le corps social. Nous apercevions des effets sans en connaître les causes. Les relations nombreuses que nous eûmes avec les mandarins et les lettrés durant notre séjour à Tching-tou, nous permirent de prendre une foule de renseignements utiles, et d’étudier de près l’organisation, le mécanisme, ou, pour mieux dire, ce qui constitue la vitalité et la force d’une nation. Pour connaître l’homme tout entier, il ne suffit pas de remarquer les mouvements, de disséquer les membres et les organes, il faut surtout étudier et approfondir son âme, qui est le principe de la vie et le mobile de toutes les actions.
Depuis le XIIIe siècle, où les premières notions sur la Chine furent apportées en Europe par le célèbre Vénitien Marco Polo, jusqu’à nos jours, tout le monde s’est accordé à regarder le Chinois comme un peuple très curieux et fort singulier, un peuple à part dans le monde. Si on excepte cette première notion, généralement admise, on ne trouve guère, dans les écrits concernant les Chinois, que des idées contradictoires. Les uns sont en perpétuelle admiration devant eux, et les autres ne cessent de les couvrir de mépris et de ridicule. Voltaire a tracé avec amour et prédilection un tableau ravissant de la Chine, avec ses mœurs patriarcales, son gouvernement paternel, ses institutions basées sur la piété filiale, et sa sage administration, toujours confiée aux hommes les plus savants et les plus vertueux. Montesquieu, au contraire, nous a peint des couleurs les plus sombres cette race misérable et abjecte, toujours courbée sous un despotisme abrutissant, et se mouvant comme un vil troupeau au gré de son empereur. Ces deux portraits dessinés par les auteurs de l’Esprit des lois et de l’Essai sur les mœurs, ne ressemblent nullement aux Chinois ; il y a de part et d’autre exagération, et nous pensons que, pour être dans le vrai, il faut se tenir entre ces deux opinions.
En Chine, il y a, comme partout, un mélange de biens et de maux, de vices et de vertus, qui prêtent également à la satire et au panégyrique, selon qu’on se plaît à considérer les uns ou les autres. Il est facile de trouver chez un peuple tout ce qu’on souhaite y voir, surtout quand on a une opinion déjà conçue à l’avance, avec le parti pris de la conserver intacte. Ainsi Voltaire rêvait un peuple dont les annales fussent en contradiction avec les traditions bibliques, un peuple antireligieux, rationaliste, et pourtant coulant heureusement ses jours au milieu de la paix et de la prospérité. Il crut avoir rencontré en Chine ce peuple modèle, et ne manqua pas de le recommander à l’admiration de l’Europe. Montesquieu, de son côté, exposait son système sur le gouvernement despotique, et avait, coûte que coûte, besoin d’exemples pour le confirmer. Il prit les Chinois et nous les montra toujours tremblants sous la verge de fer d’un tyran, et parqués dans une législation impitoyable. Nous allons entrer dans quelques détails sur les institutions de la Chine et sur le mécanisme de son gouvernement, qui, assurément, ne mérite ni toutes les colères dont on poursuit son despotisme, ni les éloges pompeux qu’on donne à sa sagesse antique et patriarcale. En développant le système gouvernemental des Chinois, nous aurons à remarquer que la pratique vient souvent contredire la théorie, et qu’on ne voit pas toujours l’application des belles lois qui se trouvent dans les livres.
L’idée de famille, voilà le grand principe qui sert de base à la société chinoise. La piété filiale, objet invariable des dissertations des moralistes et des philosophes, sans cesse recommandée par les proclamations des empereurs et les allocutions des mandarins, est devenue la vertu fondamentale d’où découlent toutes les autres. Ce sentiment, qu’on prend soin d’exalter par tous les moyens, jusqu’au point d’en faire, pour ainsi dire, une passion, se mêle à toutes les actions de la vie, revêt toutes les formes, et sert de pivot à la morale publique. Tout attentat, tout délit contre l’autorité, les lois, la propriété et la vie des individus, est considéré comme un crime de lèse-paternité. Les actes de vertu, au contraire, le dévouement, la compassion envers les malheureux, la probité commerciale, le courage même dans les combats, tout est rapporté à la piété filiale ; être bon ou mauvais citoyen, c’est être bon ou mauvais fils.
L’empereur est la personnification de ce grand principe qui domine et pénètre plus ou moins profondément les diverses couches de cette immense agglomération de trois cents millions d’individus. Dans la langue chinoise on le nomme Hoang-ti, Auguste Souverain, ou Hoang-chan, Auguste Élévation ; mais son nom par excellence est Tien-dze, Fils du Ciel. Selon les idées de Confucius et de ses disciples, c’est le ciel qui dirige et règle les grands mouvements et les révolutions de l’empire, c’est sa volonté qui renverse les dynasties et en substitue de nouvelles. Le ciel est le véritable et seul maître de l’empire ; il choisit qui il lui plaît pour son représentant, et lui communique son autorité absolue sur les peuples. La souveraineté est un mandat céleste, une mission sainte confiée à un individu dans l’intérêt de la communauté, et qui lui est retirée par le ciel aussitôt qu’il se montre oublieux de son devoir et indigne de son mandat. Il suit de ce fatalisme politique qu’aux époques de révolution les luttes sont terribles jusqu’à ce que de grands succès et une supériorité bien marquée soient devenus, pour les sujets, comme un signe de la volonté céleste : alors les peuples se rallient souvent au nouveau pouvoir et lui sont soumis longtemps sans arrière-pensée. Le ciel avait un représentant, un fils adoptif, il l’a abandonné et lui a retiré ses pouvoirs ; il s’en est choisi un autre et il veut qu’on lui obéisse : voilà tout le système.
L’Empereur, Fils du Ciel, et par conséquent père et mère de l’empire, selon l’expression chinoise, a droit au respect, à la vénération, au culte même de tous ses enfants. Son autorité est absolue ; c’est lui qui fait la loi ou l’abolit, qui accorde les privilèges aux mandarins ou qui les dégrade ; à lui seul appartient le droit de vie et de mort ; nul pouvoir administratif et judiciaire qui n’émane de lui ; toutes les forces et tous les revenus de l’empire sont à sa disposition ; en un mot, l’État c’est l’empereur. Mais son omnipotence va encore plus loin, car ce pouvoir, si énorme et si étendu, il peut le transmettre à qui il lui plaît et choisir son successeur parmi ses propres enfants, sans qu’aucune loi d’hérédité vienne le gêner dans son choix.
Le pouvoir, en Chine, est donc absolu en tout point ; mais il n’est pas pour cela despotique, comme on est assez porté à le croire ; ce n’est autre chose qu’un fort et vaste système de centralisation. L’empereur est comme un chef au milieu d’une immense famille ; l’autorité absolue qui lui appartient, il ne l’absorbe pas, il la délègue à ses ministres, qui transmettent leurs pouvoirs aux officiers de leur gouvernement administratif. Les subdivisions s’étendent ensuite graduellement jusqu’à des groupes de familles et d’individus dont les pères sont les chefs naturels et qui sont tous solidaires les uns des autres.
On comprend que cette puissance absolue ainsi fractionnée n’offre plus les mêmes dangers ; d’ailleurs, les mœurs publiques sont toujours là pour arrêter les écarts de l’empereur, qui n’oserait, sans exciter l’indignation générale, violer ouvertement les droits de ses sujets. Il a, en outre, près de lui un conseil privé et un conseil général dont les membres ont le droit de lui adresser des avis, et même des représentations sur tous les objets d’utilité publique et particulière. On peut lire dans les annales de la Chine que souvent les censeurs s’acquittent de leur charge avec une liberté et une vigueur dignes de grands éloges. Enfin, ces potentats, objets de tant d’hommages pendant leur vie, sont soumis, après leur mort, comme on le raconte des anciens rois de l’Égypte, à un jugement dont le résultat est attaché à leur nom et passe à la postérité ; ils ne sont désignés dans l’histoire que par un nom posthume qui, étant une appréciation de leur règne, exprime un éloge ou une satire.
Le plus grand contrepoids à la puissance impériale existe dans la corporation des lettrés, institution antique qu’on a su fonder sur une base solide, et dont l’origine remonte au moins au XIe siècle avant notre ère. On peut dire que l’administration de l’État reçoit toute influence réelle et directe de cette espèce d’oligarchie littéraire. L’empereur ne peut choisir ses agents civils que parmi les lettrés, et en se conformant aux classifications établies par les concours. Tout Chinois est apte à se présenter pour l’examen du troisième grade littéraire ; ceux qui l’obtiennent peuvent concourir pour le deuxième, qui ouvre l’entrée dans la carrière administrative. Enfin, pour arriver aux emplois supérieurs, il faut obtenir au premier concours le premier degré. Organiser le gouvernement d’un grand empire avec des gens de lettres, c’est, sans contredit, une magnifique chose ; on peut la proposer comme un sujet d’admiration, mais non pas, peut-être, comme un modèle à suivre dans tous les pays.
L’empereur est reconnu, par la loi, propriétaire de tout le sol de l’empire ; mais c’est une pure théorie, qui n’a pas empêché la propriété immobilière de se constituer aussi solidement qu’en Europe. Le gouvernement ne possède, en réalité, qu’un droit semblable à celui d’expropriation en cas de non-payement de l’impôt ou de confiscation pour punir les crimes d’État. Les villages, solidaires envers le fisc de l’acquittement des charges publiques, ont à leur tête une sorte de maire nommé sian-yo, choisi par la voie du suffrage universel. L’organisation de la commune n’a été, peut-être, nulle part aussi parfaite qu’en Chine. Ces chefs sont élus librement par leurs concitoyens, sans que les mandarins présentent de candidats ou cherchent à influencer les votes. Tout le monde est électeur et éligible ; mais ordinairement on choisit un homme avancé en âge, et qui par son caractère et sa fortune, occupe un des premiers rangs dans le village. Nous avons connu plusieurs de ces maires chinois, et nous pouvons affirmer que, en général, ils se montraient dignes des suffrages dont ils avaient été honorés par leurs concitoyens ; le temps pour lequel ils sont élus varie d’après les localités. Ils sont chargés de la police, et servent d’intermédiaire entre les mandarins et le peuple dans les affaires qui sont au-dessus de leur compétence. Nous aurons occasion de revenir sur cette salutaire institution, qui s’accorde assez mal avec les idées qu’on se fait de ce dur despotisme qui écrase les populations chinoises.
La corporation des lettrés, recrutée, chaque année, par la voie des examens, constitue une classe privilégiée, la seule noblesse reconnue en Chine, et qu’on peut considérer comme la force et le nerf de l’empire. Les titres héréditaires n’existent que pour les membres de la famille impériale et pour les descendants de Confucius, qui sont encore très nombreux dans la province de Chan-tong. Aux titres héréditaires dont jouissent les parents de l’empereur sont attachées certaines prérogatives : une modique pension, le droit de porter une ceinture rouge ou jaune, de mettre une plume de paon à leur bonnet et d’avoir six ou huit ou douze porteurs à leurs palanquins. Ils ne peuvent, non plus que les simples citoyens, prétendre aux charges publiques qu’après avoir obtenu leurs grades en littérature à Pékin, et à Moukden, capitale de la Mandchourie. Nous avons vu un grand nombre de ces nobles Tartares, coulant leurs jours dans la misère et la paresse, vivotant de leur petite pension et n’ayant qu’une ceinture jaune ou rouge pour preuve de leur illustre origine. Un tribunal particulier est chargé de les gouverner et de veiller sur leur conduite.
Les premiers mandarins civils et militaires qui se sont distingués dans l’administration ou dans la guerre reçoivent des titres tels que koung, heou, phy, tze et nan, qui peuvent correspondre à ceux de duc, marquis, comte, baron et chevalier. Ces titres ou grades ne sont pas héréditaires et ne donnent aucun droit aux fils des individus récompensés ; mais, ce qui paraît fort peu en harmonie avec nos idées, ils peuvent être reportés sur les ancêtres. Cette coutume a été introduite en vue des cérémonies funèbres et des titres que tous les Chinois doivent adresser à leurs parents défunts. Un officier, élevé en grade par l’empereur, ne pourrait accomplir un rite funèbre d’une manière convenable, si les ancêtres n’étaient pas décorés d’un titre correspondant. Supposer que le fils est plus qualifié que le père, ce serait bouleverser la hiérarchie et porter une grave atteinte au principe fondamental de l’empire. Une noblesse, non seulement viagère, mais remontant aux ancêtres et ne pouvant pas être transmise aux descendants, étonne par sa bizarrerie, et il faut être Chinois, dit-on, pour avoir pu trouver une pareille chose. Cependant il serait peut-être intéressant d’examiner si, en réalité, il n’y a pas plus d’avantages et moins d’inconvénients à faire rejaillir l’illustration d’un individu sur le père que sur les enfants.
Tous les officiers ou employés civils et militaires de l’empire chinois sont divisés en neuf ordres (khiou-ping) distingués les uns des autres par des globules[12] particuliers de la grosseur d’un œuf de pigeon, et qui se vissent au-dessus du chapeau officiel. Ce globule distinctif est, pour le premier ordre, en corail rouge uni ; pour le second, en corail rouge ciselé ; pour le troisième, en pierre bleu clair ou transparent ; pour le quatrième, en pierre bleu mat ou foncé ; pour le cinquième, en cristal ; pour le sixième, en jade ou pierre de couleur blanc opaque ; pour le septième, le huitième et le neuvième, en cuivre doré et ouvragé. Chaque ordre est subdivisé en deux séries : l’une active et officielle, l’autre surnuméraire, mais sans modification dans les globules. Tous les employés civils et militaires compris dans ces neuf classes sont désignés par la qualification générique de kouang-fou. Le nom de mandarin est inconnu des Chinois ; il a été inventé par les premiers Européens qui ont abordé en Chine, et dérive probablement du mot portugais mandar, « ordonner, commander », dont on a fait mandarin.
L’administration du Céleste Empire est divisée en trois parties[13] : l’administration supérieure de l’empire, l’administration locale de Pékin, l’administration des provinces et des colonies. Le gouvernement entier est sous la direction de deux conseils attachés à la personne de l’empereur, le Neï-ko et le Kiun-ke-tchou. Le premier est chargé de la préparation des idées et de l’expédition des affaires courantes ; son devoir est, suivant le livre officiel, « de mettre en ordre et de manifester les pensées et les desseins de la volonté impériale, de régler la forme des ordonnances administratives. » C’est, en quelque sorte, le secrétariat impérial. Le second conseil, nommé Kiun-ke-tchou, délibère avec l’empereur sur les affaires politiques ; il se compose de membres du Neï-ko, des présidents et vice-présidents des cours supérieures. L’empereur préside les séances, qui ont lieu ordinairement de grand matin.
Au-dessous de ces deux conseils généraux sont les six cours souveraines, Liou-pou, qui correspondent à nos ministères, et embrassent toutes les affaires civiles et militaires relatives aux dix-huit provinces de la Chine. À la tête de chacune d’elles sont placées deux présidents, l’un Chinois, l’autre Tartare, et quatre vice-présidents, dont deux sont Chinois et deux Tartares. Chaque cour a des bureaux spéciaux pour la répartition des affaires de son département, et un grand nombre de divisions et sous-divisions particulières.
1° La première cour souveraine, nommée cour des emplois civils (Li-pou), a pour attribution la présentation des officiers civils à la nomination de l’empereur, et la distribution des emplois civils et littéraires dans tout l’empire ; elle a quatre divisions, qui règlent l’ordre des promotions et mutations, tiennent des notes sur la conduite des officiers, déterminent leurs appointements et leurs congés en temps de deuil, et distribuent les diplômes des rangs posthumes accordés aux ancêtres des officiers admis dans les rangs de la noblesse.
2° La seconde cour, dite des revenus publics (Hou-pou), s’occupe des recouvrements de droits et impôts, de la distribution des appointements et pensions, de la recette et dépense des grains et de l’argent, et de leur transport par terre et par eau. Elle est chargée de la division du territoire en provinces, départements, arrondissements, cantons. Elle opère le recensement du peuple, conserve le cadastre des terres, répartit les taxes et contingents militaires. Cette cour financière comprend quatorze divisions, qui correspondent à peu près à l’ancienne division de la Chine en quatorze provinces intérieures ; en outre, elle a dans sa dépendance le tribunal d’appel civil pour juger les contestations sur la propriété et les successions, l’hôtel des monnaies, soieries et articles de teinture, un bureau chargé de l’approvisionnement des grains pour la capitale. C’est encore cette cour souveraine qui règle les distributions de grains et de riz, et les secours gratuits par lesquels on vient en aide à la misère du peuple dans les temps de famine et de disette. Enfin elle a, parmi ses attributions, celle de présenter à l’empereur la liste annuelle des jeunes filles mandchoues qui peuvent aspirer à faire partie de son harem. C’est un des officiers du Hou-pou qui préside tous les ans à cette fête si célèbre de l’agriculture, où l’on voit l’empereur mettre la main à la charrue, tracer des sillons et ensemencer un champ de blé.
3° La cour souveraine des rites (Ly-pou) est chargée des cérémonies et solennités publiques, dont les détails minutieux sont si importants aux yeux des Chinois. Elle a quatre divisions, qui s’occupent du cérémonial ordinaire et extraordinaire à la cour, des rites des sacrifices adressés aux âmes des anciens souverains et des hommes illustres, du règlement des fêtes publiques, de la forme des habits et des coiffures pour les employés du gouvernement. Cette cour surveille les écoles et les académies publiques, les examens littéraires, le nombre, le choix et les privilèges des lettrés des diverses classes. La diplomatie extérieure est aussi de son ressort. Elle prescrit les formes à observer dans les rapports avec les princes tributaires et les monarques étrangers ; elle détermine tout ce qui peut avoir rapport aux ambassades ; enfin c’est d’elle que dépend la direction générale de la musique, qui, en théorie, peut être très belle, mais dont l’exécution n’est pas toujours magnifique.
4° La cour souveraine de la guerre (Ping-pou) a aussi quatre divisions, qui déterminent les promotions et appointements des officiers militaires, enregistrent les notes fournies sur leur conduite, règlent les approvisionnements, punitions et examens militaires pour tous les corps de l’armée. Une de ces divisions est spécialement chargée des soins à donner à la cavalerie, aux chameaux, aux postes, aux relais et aux transports des munitions de toute espèce.
5° La cour des bâtiments (Hing-pou) a dans sa dépendance dix-huit divisions correspondant aux dix-huit provinces de l’empire, et chargées des affaires criminelles de chaque province ; un corps d’inspecteurs des pensions ; des chambres législatives qui reçoivent les éditions du code pénal, une caisse des amendes.
6° La cour des travaux publics (Koung-pou) a la direction de tous les travaux faits pour l’État, tels que : constructions des édifices publics, fabrication d’ustensiles, habillements, armes destinées aux troupes et aux officiers publics ; creusement des canaux, exécution des digues, érection des tombeaux de la famille impériale et des monuments en l’honneur des personnages illustres. Elle règle aussi les poids et mesures, et dirige la fabrication de la poudre à canon. Cette cour souveraine a quatre divisions.
L’administration supérieure comprend, en outre, à Pékin, l’office des colonies (Ly-fan-yuen), qui a la surveillance des étrangers du dehors ; c’est ainsi qu’on désigne les princes mongols, les lamas du Thibet, les princes mahométans et les chefs des districts voisins de la Perse. Le Ly-fan-yuen, qui surveille les tribus mongoles, règle, autant qu’il le peut, les affaires un peu embrouillées de ces hordes nomades, et s’immisce d’une manière indirecte dans le gouvernement du Thibet et des petits États mahométans du Turkestan. Le Toutcha-yuen, office de censure universelle, placé en dehors de tous les rouages administratifs, les surveille tous. Il exerce son inspection sur les mœurs du peuple et sur la conduite de tous les employés. Les ministres, les princes, l’empereur lui-même, tout le monde doit subir, bon gré mal gré, les remontrances du censeur. Enfin le Toun-tchin-sse, palais des représentations, qui transmet au conseil privé de l’empereur, le Neï-ko, les rapports venus des provinces et les appels des jugements rendus par les magistrats. Ce palais des représentations, auquel se réunissent les membres des six cours souveraines et de l’office de censure universelle, forme une espèce de cour de cassation, pour décider sur les appels en matière criminelle et sur les sentences de mort. Les décisions de ces trois cours réunies doivent être rendues à l’unanimité. Dans le cas contraire, c’est l’empereur qui juge en dernier ressort.
La fameuse académie impériale des Han-lin est composée de gradués ès lettres ; elle fournit les orateurs pour les fêtes publiques et les examinateurs des concours de province ; elle doit encourager les études et favoriser les progrès de toutes les connaissances. Dans son sein, il y a une commission chargée de rédiger les documents officiels, et une autre de revoir les ouvrages tartares et chinois publiés aux frais du gouvernement. Leurs deux présidents habitent avec l’empereur, et surveillent les études et les travaux des académiciens. Le collège des historiographes et le corps des annalistes dépendent de l’académie des Han-lin. Les premiers sont occupés à rédiger l’histoire de tel règne ou de telle époque remarquable. Les annalistes, au nombre de vingt-deux, écrivent, jour par jour, les annales de la dynastie régnante, qui ne peuvent être publiées que lorsqu’une autre lui a succédé. Ils sont appelés à tour de rôle, quatre par quatre, à se tenir auprès de l’empereur et à l’accompagner dans tous ses voyages, pour tenir note de ses actions et de ses paroles.
On peut encore compter parmi les moyens d’administration générale la Gazette officielle de Pékin, véritable Moniteur universel, où on ne peut rien imprimer qui n’ait été présenté à l’empereur ou qui ne vienne de lui-même ; ceux qui en prennent soin n’oseraient y rien changer ou ajouter, sous peine des châtiments les plus sévères. La Gazette de Pékin s’imprime tous les jours, en forme de brochure, et contient soixante à soixante et dix pages. L’abonnement revient à peu près à douze francs par an. Rien de plus intéressant que ce recueil, et de plus propre à faire connaître l’empire chinois : c’est un aperçu de toutes les affaires publiques et des principaux événements. Il renferme les mémoriaux et les placets présentés à l’empereur, ses réponses, ses instructions aux mandarins et aux peuples, les fastes judiciaires, avec les condamnations principales et les grâces motivées accordées par l’empereur. On y voit encore un résumé des délibérations des cours souveraines. Les articles principaux et tous les actes officiels sont reproduits par les gazettes officielles des provinces.
Des gazettes ainsi rédigées suffisent, sans contredit, pour tenir les mandarins et le peuple au courant des affaires publiques ; mais elles sont peu faites, il faut en convenir, pour développer et exalter les passions politiques. En temps ordinaire et lorsqu’ils ne sont pas sous l’impression de quelque grand mouvement révolutionnaire, les Chinois sont naturellement peu enclins à se mêler de leur gouvernement ; ils sont, à cet égard, d’une quiétude ravissante. En 1851, à l’époque de la mort de l’empereur Tao-kouang, nous étions en voyage sur la route de Pékin. Un jour que nous prenions le thé dans une hôtellerie, en compagnie de quelques bourgeois chinois, nous essayâmes de faire un peu de politique. Nous parlâmes de la mort récente de l’empereur, événement considérable et qui devait intéresser tout le monde. Nous exprimâmes nos inquiétudes au sujet de l’héritier au trône impérial, qu’on ne connaissait pas encore. Qui sait, disions-nous, lequel des trois fils de l’empereur aura été désigné pour lui succéder ? Si c’est l’aîné, suivra-t-il le même système ? conservera-t-il les mêmes ministres ? Si c’est le cadet, il est encore bien jeune ; à la cour, il y a, dit-on, des influences contraires, deux partis opposés ; de quel côté penchera-t-il ? Nous faisions, en un mot, toutes les hypothèses possibles pour stimuler ces bons bourgeois, qui nous écoutaient à peine. Nous revînmes plusieurs fois à la charge pour les décider à émettre une opinion quelconque sur ces questions qui nous paraissaient toutes d’une grande importance. À toutes nos instances, ils se contentaient de branler la tête, d’avaler une rasade de thé, ou de tirer paisiblement de leurs longues pipes quelques bouffées de fumée. Cette indifférence commençait à nous agacer, lorsque l’un de ces braves Chinois se leva, nous posa la main sur l’épaule d’une façon toute paternelle, et nous dit, en souriant avec malice :
– Écoute-moi, mon ami, pourquoi troubler ton cœur et fatiguer ta tête par de vaines préoccupations ? écoute-moi, les mandarins sont chargés de s’occuper des affaires de l’État ; ils sont payés pour cela, laissons-les donc gagner leur argent. N’allons pas, nous autres, nous tourmenter de ce qui les regarde ; nous serions bien fous de faire de la politique gratis !
– Voilà qui est conforme à la raison, ajoutèrent les autres » ; et en même temps ils nous firent remarquer que le thé se refroidissait et que notre pipe était éteinte.
L’administration locale de Pékin comprend plusieurs institutions spéciales, dont les fonctions ont rapport à la cour impériale ou au district de sa résidence : telles sont les directions des sacrifices, des haras et du cérémonial des audiences impériales. L’administration du palais est sous la direction d’un conseil spécial, qui comprend sept divisions, chargées des approvisionnements, appointements et punitions, des réparations du palais, de la perception des revenus des fermes et de la surveillance des troupeaux du domaine privé. Trois grands établissements scientifiques sont attachés à la cour : le collège national, où sont élevés les fils des grands dignitaires ; le collège impérial d’astronomie, chargé des observations astronomiques et astrologiques et de la rédaction du calendrier annuel ; enfin, le grand collège médical. Huit cents gardes du corps sont attachés à la personne de l’empereur, et le service militaire de la capitale est confié aux généraux des Huit-Bannières, corps composé de soldats mandchous, mongols et chinois, descendants directs des soldats de l’armée qui conquit la Chine de 1643 à 1644. La nombreuse corporation des eunuques employés dans le palais, et qui, sous les dynasties précédentes, a joué un rôle si actif dans les révolutions dont l’empire chinois a été si souvent le théâtre, se trouve aujourd’hui réduite à une inaction complète. Sous la minorité de Khang-hi, second empereur de la dynastie mandchoue, les quatre régents chargés des intérêts de l’État anéantirent l’autorité des eunuques. Leur premier acte fut de porter une loi expresse, qu’on fit graver sur une plaque de fer du poids de mille livres, et qui interdit pour l’avenir aux princes mandchous la faculté d’élever les eunuques à aucune sorte de charge ou de dignité. Cette loi a été fidèlement observée, et c’est peut-être une des causes principales auxquelles on doit attribuer la paix et la tranquillité dont a joui la Chine pendant si longtemps.
L’administration provinciale est constituée avec autant de vigueur et de régularité que celle de tout l’empire. Chaque province est dirigée par un tsoung-tou, gouverneur général, que les Européens ont coutume de nommer vice-roi, et par un fou-youen, sous-gouverneur. Le tsoung-tou a le contrôle général de toutes les affaires civiles et militaires. Le fou-youen exerce en second une autorité semblable ; mais il est plus spécialement chargé de l’administration civile, qui se divise en cinq départements, savoir : les départements administratif, littéraire, des gabelles, du commissariat et du commerce.
1° Le département administratif est dirigé par deux officiers supérieurs, dont l’un est chargé de l’administration civile proprement dite et l’autre de la justice. Sous l’inspection de ces officiers, qui rendent compte au gouverneur et au sous-gouverneur, chaque province est divisée en préfectures administrées par des officiers civils, dont les fonctions correspondent à celles de nos préfets et sous-préfets. On distingue premièrement les grandes préfectures, nommées fou, qui ont une administration particulière sous l’inspection du gouvernement supérieur de la province ; en second lieu, les préfectures nommées tcheou, dont les fonctionnaires dépendent tantôt de l’administration provinciale et tantôt de l’administration d’une grande préfecture. Enfin, on distingue, en troisième lieu, les sous-préfectures, hien, division inférieure d’un fou ou d’un tcheou. Les fou, les tcheou et les hien possèdent chacun au moins un chef-lieu, entouré de murailles et de fortifications, où réside l’autorité. Ce sont les villes de premier, second et troisième ordre, dont il est si souvent parlé dans les relations des missionnaires. Les chefs des préfectures et des sous-préfectures sont chargés de la perception des impôts et de la police.
2° Le département littéraire de chaque province est conduit par un directeur de l’enseignement, qui délègue son autorité aux professeurs en chef résidant dans les chefs-lieux des préfectures et des sous-préfectures. Ceux-ci ont sous leurs ordres des maîtres secondaires répartis dans tous les cantons. Chaque année, le directeur de l’enseignement fait une tournée pour examiner les étudiants et leur conférer le premier degré littéraire. Tous les trois ans, des examinateurs, pris dans l’académie des Han-lin, sont envoyés de Pékin pour présider aux examens extraordinaires et conférer le second degré. Enfin, les lettrés déjà gradués doivent se rendre à Pékin pour subir les examens du troisième degré.
3° Le département de la gabelle a sous son inspection l’administration des marais salants, puits à sel et étangs salins ainsi que le transport du sel.
4° Le département du commissariat est préposé à la conservation des grains, qui forment la majeure partie des impôts, et chargé d’en effectuer le transport à la capitale.
5° Enfin, le département du commerce doit veiller à la perception des droits dans les ports de mer et sur les rivières navigables. L’entretien des digues du fleuve Jaune est confié à une direction spéciale, qui forme, dans les provinces du Tchi-ly, du Chan-tong et du Ho-nan, un corps indépendant de l’administration provinciale.
Le gouvernement militaire de chaque province, placé, comme l’administration civile, sous la direction du tsoung-tou ou vice-roi, comprend à la fois les forces de terre et de mer. En général, les Chinois font peu de différence entre ces deux genres de la force armée, et les grades des deux services ont les mêmes noms. Les généraux des troupes chinoises sont appelés ti-tou ; ils sont au nombre de seize, dont deux seulement appartiennent à la marine exclusivement. Ces généraux ont chacun un quartier général où ils réunissent la plus grande partie de leur brigade et répartissent le reste dans les différents postes de leur commandement. En outre, plusieurs places fortes de l’empire sont occupées par des troupes tartares, commandées par un tsiang-kiung, qui n’obéit qu’à l’empereur, et dont la charge est de surveiller et tenir en respect les hauts fonctionnaires civils qui s’aviseraient de machiner des révoltes ou des trahisons. Les amiraux, ti-tou, et vice-amiraux, tsoung-ping, résident habituellement à terre et abandonnent le commandement des escadres à des officiers secondaires.
Au-dessous des officiers supérieurs des diverses branches d’administration, il y a une masse énorme de fonctionnaires subalternes dont les titres et les noms sont scrupuleusement inscrits dans le Livre des places. Pour avoir une idée exacte de tout le personnel de l’administration chinoise, on ne saurait rien trouver de plus authentique et de plus fastidieux que cette sorte d’almanach impérial, qui s’imprime et se renouvelle tous les trois mois.
D’après cette esquisse du système politique qui régit l’empire chinois, on comprend que le gouvernement, tout absolu qu’il soit, n’est pas pour cela nécessairement tyrannique. S’il l’était de sa nature, il y a probablement longtemps qu’il n’existerait plus ; car on ne conçoit pas qu’on puisse conduire arbitrairement et despotiquement, pendant des siècles, trois cents millions d’hommes, pour si apathiques et si abrutis qu’on les suppose, et les Chinois ne sont ni l’un ni l’autre. Pour maintenir dans l’ordre ces masses effrayantes, il ne fallait rien moins que cette puissante centralisation inventée par le premier fondateur de la monarchie chinoise, et que les nombreuses révolutions dont elle a été agitée n’ont fait que modifier sans en changer les bases. À l’abri de ces institutions fortes, vigoureuses, et, on peut le dire, savamment combinées, les Chinois ont pu vivre en paix et trouver une manière d’être tolérable, une sorte de bonheur relatif qui est, quoi qu’on en dise, le seul état auquel les hommes puissent raisonnablement prétendre sur cette terre. Les annales de la Chine ressemblent aux histoires de tous les peuples ; c’est un mélange de biens et de maux, un long enchaînement d’époques tantôt paisibles et heureuses, tantôt agitées et misérables. Les gouvernements ne deviendront parfaits que le jour où les hommes seront sans défauts.
On ne peut, toutefois, se le dissimuler, les Chinois sont aujourd’hui à une de ces périodes où le mal l’emporte de beaucoup sur le bien. La moralité, les arts, l’industrie, tout va en déclinant chez eux ; et le malaise et la misère ont fait de rapides progrès. Nous avons vu la corruption la plus hideuse s’infiltrer partout ; les magistrats vendre la justice au plus offrant, et les mandarins de tout degré, au lieu de protéger les peuples, les pressurer et les piller par tous les moyens imaginables. Mais ces désordres, et ces abus, qui se sont glissés dans l’exercice du pouvoir, doivent-ils être attribués à la forme même du gouvernement chinois ? On ne peut le penser. Tout cela tient à des causes que nous aurons occasion de signaler dans le cours de notre voyage. Quoi qu’il en soit, du reste, on ne saurait contester que le mécanisme du gouvernement chinois mériterait d’être étudié avec soin et sans préjugé par les hommes politiques de l’Europe. Il ne faut pas trop mépriser les Chinois ; il y aurait encore, peut-être, beaucoup à admirer et à apprendre dans ces vieilles et curieuses institutions, basées sur des examens littéraires et qui ne craignent pas d’accorder à trois cents millions d’hommes le suffrage universel dans les communes et l’accessibilité de tous à tout.
Durant notre séjour à Tching-tou-fou, nous eûmes occasion, non seulement de faire connaissance avec les hauts fonctionnaires de la ville, et de nous instruire des choses du gouvernement, mais encore d’étudier les mœurs et les habitudes du mandarin chinois dans sa vie privée, au sein de sa famille. Le juge de paix chez qui nous étions logés se nommait Pao-ngan, c’est-à-dire Trésor caché. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, de riche taille, d’une santé florissante et d’un embonpoint qui lui attirait journellement les éloges de ses confrères. Sa figure énergique et brune, ses moustaches épaisses, son langage guttural et ses perpétuelles doléances sur les incommodités de la chaleur et des moustiques, tout dénotait un homme du nord. Il était de la province du Chan-si. Son père avait exercé de grands emplois dans la magistrature ; pour lui, il n’avait pu se pousser qu’à une simple justice de paix, et encore depuis quelques années seulement. Il se gardait bien de mettre ces retards sur le compte de son peu de succès dans les examens littéraires ; il aimait mieux se conformer aux usages reçus dans le monde entier et accuser l’injustice des hommes et surtout sa mauvaise étoile, qui se plaisait à l’éloigner de la fortune et des honneurs. À l’entendre, son nom le résumait tout entier. Dans toute la force du terme il était un véritable Pao-ngan, ou Trésor caché.
Quoique un peu trop enclin aux lamentations, Pao-ngan était, en somme, un assez bon vivant, se donnant peu de soucis et prenant tout à son aise les vicissitudes et les épreuves de ce bas monde. Il était devenu fonctionnaire un peu tard et sur le déclin de l’âge ; mais nous devons lui rendre cette justice qu’il cherchait, par tous les moyens imaginables, à réparer le temps perdu. Il aimait passionnément les procès et il les bâclait avec une merveilleuse habileté. Deux ou trois espèces de greffiers qu’il avait à son service étaient journellement occupés à fureter les coins et recoins de la ville pour ramasser toutes les petites affaires de sa compétence et les lui apporter. Sa bonne humeur augmentait toujours avec le nombre des procès. Un tel empressement à remplir des fonctions souvent pénibles et ennuyeuses ne pouvait que nous édifier beaucoup, et nous nous trouvions tout charitablement disposés à admirer chez Pao-ngan ce grand amour de la paix et de la justice. Mais il eut soin de nous avertir lui-même qu’il avait besoin d’argent, et qu’un procès bien conduit était la meilleure manière de s’en procurer. « S’il est permis, nous disait-il, de faire fortune dans l’industrie ou dans le commerce, comment ne pourrait-on pas devenir riche en enseignant la raison au peuple et en lui développant les principes du droit ? Les procès doivent nous faire vivre. »
Ces sentiments peu élevés sont dans le cœur de tous les mandarins, et ils les manifestent ouvertement et sans scrupule. L’administration de la justice est devenue un véritable trafic, et la cause principale de ce grand désordre doit être attribuée, nous le pensons, à l’insuffisance des appointements alloués par le gouvernement aux magistrats. Il leur est très difficile de vivre d’une manière convenable, avec des palanquins, des domestiques et des habits assortis à leur position, s’ils n’ont, pour faire face à leurs nombreuses dépenses, que les modiques ressources allouées par l’État. De plus, les employés inférieurs attachés à un tribunal ne reçoivent aucun traitement, et doivent se tirer d’affaire comme ils peuvent, en exerçant leur industrie auprès des plaideurs et des accusés de tout genre qui passent par leurs mains, véritables moutons à qui chacun arrache le plus de laine qu’il peut, et qu’on finit souvent par écorcher.
Vers le commencement de la dynastie actuelle, les abus étaient déjà devenus si criants, les plaintes à ce sujet étaient si unanimes dans tout l’empire, que les censeurs rédigèrent un mémoire contre les tribunaux de province et le présentèrent à l’empereur Khang-hi. La réponse ne se fit pas attendre ; mais on ne peut s’empêcher de trouver bien étonnante la doctrine qu’elle renferme. L’empereur, considérant l’immense population de l’empire, la grande division de la propriété territoriale et le caractère chicaneur des Chinois, en conclut que le nombre des procès tendrait toujours à augmenter dans des proportions effrayantes, si l’on n’avait pas peur des tribunaux, et si l’on était assuré d’y être bien accueilli et de recevoir toujours bonne et exacte justice. « Comme l’homme, ajoute-t-il, est porté à se faire illusion sur ses propres intérêts, les contestations seraient interminables et la moitié de l’empire ne suffirait pas pour juger les procès de l’autre moitié. J’entends donc, dit l’empereur, que ceux qui ont recours aux tribunaux soient traités sans pitié, qu’on agisse à leur égard de telle façon que tout le monde soit dégoûté des procès et tremble d’avoir à comparaître devant les magistrats. De cette manière, le mal sera coupé dans sa racine, les bons citoyens qui ont des difficultés entre eux s’arrangeront en frères, en se soumettant à l’arbitrage des vieillards et du maire de la commune. Quant à ceux qui sont querelleurs, têtus et incorrigibles, qu’ils soient écrasés dans les tribunaux ; voilà la justice qui leur est due. »
Évidemment on ne peut admettre en entier une semblable manière de voir, quelque impériale qu’elle soit. Il est cependant un fait incontestable, c’est que, en Chine, à part quelques honorables exceptions, ceux qui hantent les tribunaux et se font ruiner, quelquefois même assommer par les mandarins, sont des hommes à caractère haineux et vindicatif qu’aucun conseil ne peut calmer, et qui ont besoin d’être châtiés par leurs père et mère.
Le juge de paix Pao-ngan suivait scrupuleusement les prescriptions de l’empereur Khang-hi. Depuis qu’on l’avait installé dans son petit tribunal, il ne rêvait que plaideurs à rançonner ; mais il est bien probable que ce n’était nullement dans l’intention de diminuer le nombre des procès. Un jour que nous lui demandions des renseignements sur la capitale du Sse-tchouen, il nous parla d’un quartier comme étant le plus mauvais de la ville. Nous crûmes d’abord que cet abominable endroit n’était qu’un repaire de mauvais sujets, précisément c’était tout le contraire. Depuis que je suis juge de paix, nous dit Pao-ngan, avec une réjouissante naïveté, ce quartier ne m’a pas donné un seul procès ; la concorde règne dans toutes les familles.
Ce magistrat avait deux fils qui aspiraient à suivre la même carrière ; mais il paraissait probable qu’ils n’arriveraient jamais à visser en haut de leur bonnet un globule quelconque. L’aîné, déjà âgé de vingt-trois ans, et père d’un joli petit Chinois qui commençait à faire assez bien trotter les jambes et la langue, était un homme d’une figure plus que maussade et d’une intelligence supérieurement bornée ; à ces agréments naturels se joignait une prétention qui faisait peine. Il avait étudié toute sa vie ; quelquefois il avait l’air d’étudier encore ; mais le grade de bachelier était toujours à venir. Son père, le Trésor caché, avouait ingénument que son fils aîné était inintelligent. Le cadet était un jeune homme de dix-sept ans, pâle, fluet, et que la phtisie conduisait lentement au tombeau. Autant l’autre nous parut fastidieux, autant nous trouvâmes celui-ci aimable et intéressant. Il avait de l’instruction, un esprit fin ; puis, dans sa voix, une douceur mélancolique qui ajoutait beaucoup aux charmes de sa conversation. Qu’on ajoute à la famille du Trésor caché nos deux personnages d’honneur, le jeune fumeur d’opium avec le vieux mangeur de graines de pastèques, et on aura une idée de la compagnie au milieu de laquelle nous nous trouvions. C’était une chose assez singulière que cette position de deux missionnaires français au milieu d’une grande ville chinoise, sur les confins du Thibet, à dix mille lieues de leur pays, vivant familièrement avec des mandarins, pendant que leur sort se débattait entre le vice-roi de la province et la cour de Pékin.
La vie du mandarin chinois nous a paru assez peu occupée. Quand le soleil pénétrait dans la ville, Pao-ngan s’installait sur son siège de juge et dépensait sa petite matinée à expédier les procès, ou, pour parler plus exactement, à légaliser les extorsions combinées et arrêtées à l’avance par la scélératesse des scribes de son tribunal. Après ce travail de surérogation, venaient les grandes affaires de la journée, c’est-à-dire le déjeuner, le dîner et le souper. Pao-ngan tenait assez bonne table, car il recevait, à notre intention, une allocation supplémentaire de la préfecture chargée de notre entretien. Cependant, dès le troisième jour, le malheureux ne put résister à la tentation d’ajouter de l’eau à l’excellent vin de riz qu’il nous servait, afin d’effectuer encore un tout petit profit de plus. Il faut absolument que le Chinois use de tricherie et de fraude ; tout gain illicite a pour lui un attrait spécial et irrésistible. Dans les intervalles des repas, les occupations n’étaient pas très sérieuses ; on fumait, on buvait du thé, on s’amusait à grignoter des fruits secs ou des fragments de canne à sucre, on sommeillait sur le bout d’un divan, on se donnait de l’air avec de larges feuilles de palmier plissées en éventail, on jouait une partie aux cartes et aux échecs, puis, de temps en temps, arrivaient quelques mandarins désœuvrés, et alors on se lamentait avec eux sur les embarras et les incommodités des fonctions publiques. Telle était la vie que menait le juge de paix. Nous ne l’avons pas surpris une seule fois le pinceau à la main ou lisant dans un livre.
Il est à croire que tous les fonctionnaires chinois ne ressemblent pas à Pao-ngan, nous en avons connu plusieurs qui étaient, au contraire, studieux, pleins d’activité et doués d’une grande intelligence. Le désir et l’espoir de l’avancement dans leur carrière les tenaient toujours en haleine.
Durant notre séjour à la justice de paix, lorsque nous sentions la fatigue et l’ennui nous gagner au milieu de notre entourage habituel, nous allions nous réfugier auprès d’un personnage qui passait la majeure partie du jour chez Pao-ngan. C’était un vénérable gradué ès lettres, instituteur des enfants du Trésor caché. Nous lui parlions de l’Europe, et, en retour, il nous racontait des chinoiseries qu’il savait merveilleusement assaisonner d’une foule de sentences tirées des auteurs classiques. Le vieux lettré chinois ressemble beaucoup à nos érudits d’autrefois, dont la conversation était toujours hérissée de citations grecques et latines. En France, ils ont presque entièrement disparu, et on n’en trouve plus aujourd’hui que très difficilement. Ce type est au contraire, en Chine, dans toute sa splendeur. Le savant classique se présente partout avec assurance, avec même un peu de vanité et de morgue, tant il est convaincu de sa valeur. Il est le diapason de toutes les conversations, car il est érudit et surtout parleur. Son organe vocal est ordinairement d’une merveilleuse flexibilité ; il a l’habitude d’accompagner sa voix de grands gestes, et il aime à appuyer sur les accents et à bien faire sentir la différence des intonations. Son langage, parsemé d’expressions appartenant au style sublime, est souvent peu intelligible ; mais c’est encore un avantage, parce qu’il trouve ainsi l’occasion de venir au secours de ses auditeurs en dessinant en l’air, du bout de son doigt, des caractères explicatifs. Si quelqu’un prend la parole en sa présence, il l’écoute en branlant la tête d’une manière compatissante, et son malin sourire semble lui dire : Vous n’êtes pas éloquent. Lorsque le lettré remplit les fonctions de magister, il a bien, au fond, la même dose de prétention ; mais il est forcé d’avoir, au moins extérieurement, un peu de modestie ; car, s’il enseigne, c’est pour gagner sa vie, et il comprend qu’il n’est pas bon d’étaler sa fierté devant ceux dont on peut avoir besoin.
Les magisters forment, en Chine, une classe extrêmement nombreuse. Ce sont ordinairement des lettrés sans fortune qui, n’ayant pas pu se pousser jusqu’au mandarinat, sont obligés, pour vivre, d’embrasser cette carrière. Il n’est pas, toutefois, nécessaire d’avoir subi les épreuves des examens et d’être gradué pour être magister. En Chine, l’enseignement est libre sans restriction, chacun peut tenir école sans que le gouvernement intervienne en aucune façon. L’intérêt qu’un père doit naturellement porter à l’éducation de ses enfants est, dit-on, une garantie suffisante pour le choix du maître. Les chefs des villages et des divers quartiers des villes se réunissent, quand ils veulent fonder une école, et délibèrent sur le choix du maître et sur le traitement qui lui sera alloué. On prépare ensuite un local, et les classes s’ouvrent. Si le magister cesse d’être à la convenance de ceux qui l’ont appelé, on le remercie et on en choisit un autre. Le gouvernement peut avoir seulement une influence indirecte sur les écoles par les examens que doivent subir ceux qui veulent entrer dans la corporation des lettrés. Ils doivent nécessairement étudier les livres classiques et les auteurs sur lesquels ils auront à répondre. L’uniformité qu’on remarque, en Chine, dans les écoles, est plutôt le résultat d’un usage, d’un acquiescement libre des populations que d’une prescription légale. Dans nos écoles catholiques, les professeurs chinois expliquent librement à leurs élèves les livres de la doctrine chrétienne, sans autre contrôle que celui du vicaire apostolique ou du missionnaire. Les personnes riches sont assez dans l’habitude d’avoir, pour leurs enfants, des maîtres particuliers qui viennent leur donner des leçons à domicile et qui souvent même logent dans la famille.
La Chine est assurément le pays du monde où l’instruction primaire est le plus répandue. Il n’est pas de petit village, de réunion de quelques fermes, où l’on ne rencontre un instituteur. Il réside, le plus souvent, dans la pagode. Pour son entretien, il a ordinairement les revenus d’une fondation fixe ou une espèce de dîme que les agriculteurs s’engagent à lui payer après la récolte. Dans les provinces du nord les écoles sont moins nombreuses ; les intelligences, un peu lourdes et engourdies, subissent nécessairement l’influence de la rigueur du climat. Les habitants du midi, au contraire, pleins de vivacité et de pénétration, s’adonnent avec ardeur aux études littéraires. À quelques exceptions près, tous les Chinois savent lire et écrire, du moins suffisamment pour les besoins de la vie ordinaire. Ainsi, les ouvriers, les paysans même, sont capables de tenir notes de leurs affaires journalières sur un petit calepin, de faire eux-mêmes leur correspondance, de lire l’almanach, les avis et proclamations des mandarins et, souvent les productions de la littérature courante. L’instruction primaire pénètre même jusque dans ces demeures flottantes qui recouvrent par milliers les fleuves, les lacs et les canaux du Céleste Empire. On est sûr de trouver toujours dans ces petites barques une écritoire, des pinceaux, une tablette à calcul, un annuaire et quelques brochures que ces pauvres mariniers s’amusent à déchiffrer dans leurs moments de loisir.
L’instituteur chinois est chargé, non seulement de l’instruction, mais encore de l’éducation de ses élèves. Il doit leur enseigner les règles de la politesse, les façonner à la pratique du cérémonial de la vie intérieure et extérieure, leur indiquer les diverses manières de saluer, et la tenue qu’ils doivent avoir dans leurs relations avec les parents, les supérieurs et les égaux. On a beaucoup reproché aux Chinois leur attachement ridicule aux minutieuses observances des rites et aux frivolités de l’étiquette. On s’est plu à les représenter graves, compassés, se mouvant toujours comme des automates d’après certaines règles invariables, exécutant dans leurs salutations des manœuvres déterminées par la loi, et s’adressant solennellement des formules de courtoisie apprises, par avance, dans le rituel. Bien des gens vont même jusqu’à se figurer que les Chinois de la dernière classe, les porteurs de palanquins et les crocheteurs des grandes villes, sont toujours à se prosterner les uns devant les autres, pour se demander dix mille pardons, après s’être assommés de coups ou accablés d’injures. Ces extravagances n’existent nulle part en Chine ; on les rencontre seulement dans les relations des Européens, qui se croient obligés, en parlant de ce pays peu connu, de raconter beaucoup de bizarreries et d’excentricités.
En écartant toute exagération, il est certain que, chez les Chinois, l’urbanité est un signe distinctif du caractère national. Le goût des convenances et de la politesse remonte parmi eux à la plus haute antiquité, et les philosophes anciens ne manquent jamais de recommander aux peuples la fidèle observance des préceptes établis pour les rapports sociaux. Confucius dit que les cérémonies sont le type des vertus, et sont destinées à les conserver, à les rappeler, quelquefois même à y suppléer. Ces principes étant les premières notions que les maîtres inculquent aux élèves dans les écoles, on ne doit pas être surpris de trouver, dans tous les rangs de la société, des manières qui se ressentent plus ou moins de cette politesse qui est la base de l’éducation chinoise. Les gens même de la campagne, les paysans, se traitent ordinairement entre eux avec des égards et des prévenances qu’on ne rencontre pas toujours en Europe parmi les classes laborieuses.
Dans les rapports officiels et les occasions solennelles, les Chinois sont peut-être roides, guindés et trop esclaves de l’étiquette et du cérémonial. Les pleurs et les gémissements forcés dans les cérémonies funèbres, les protestations emphatiques d’affection, de respect et de dévouement, adressées à des gens qu’on déteste et qu’on méprise ; les invitations les plus pressantes à dîner, à condition qu’on n’acceptera pas : voilà autant d’abus et d’excès qu’on rencontre assez souvent, et qui ont été blâmés par Confucius lui-même. Ce rigide observateur des rites a dit quelque part qu’en fait de cérémonies, il vaut mieux être avare que prodigue, surtout si l’on n’a pas dans le cœur, en les pratiquant, ce sentiment intérieur qui seul en fait le mérite et leur donne de l’importance.
À part ces relations publiques, où l’on remarque généralement de la contrainte et de l’afféterie, les Chinois ont dans leurs manières beaucoup de désinvolture et de laisser-aller. Quand ils ont déposé leurs bottes de satin, leur habit de cérémonie et leur chapeau officiel, ils deviennent hommes de société. Dans le commerce habituel de la vie, ils savent mettre de côté toutes les entraves de l’étiquette, et former de ces réunions intimes où, comme chez nous, les conversations sont assaisonnées de gaieté et d’aimables futilités. Les amis se donnent, sans façon, rendez-vous pour boire ensemble du vin chaud ou du thé, et fumer l’excellent tabac du Leao-tong ; quelquefois même ils se passent la fantaisie de faire des calembours et de deviner des rébus.
Apprendre à reconnaître les caractères chinois, à bien les prononcer et à les former avec le pinceau, voilà la base de l’enseignement que reçoivent les jeunes Chinois dans leurs écoles. Pour exercer la main de l’élève, on l’oblige d’abord à calquer les divers traits qui entrent dans la composition des caractères ; puis on le fait aller graduellement jusqu’aux combinaisons les plus compliquées. Quand son coup de pinceau est suffisamment sûr et délié, on lui donne à copier les plus beaux modèles choisis dans les différents genres. Le maître corrige le travail de l’élève avec de l’encre rouge, en régularisant les traits mal dessinés, et en apposant une note sur chaque caractère, pour en faire remarquer les beautés ou les imperfections. Les Chinois attachent un grand prix à une belle écriture. Un calligraphe, ou, selon leur expression, un pinceau élégant, est toujours admiré.
Pour la connaissance et la bonne prononciation des caractères, le maître a soin, au commencement de la classe, d’en lire un certain nombre à chaque élève, suivant sa portée ; puis tous retournent s’asseoir à leur place, et se mettent à répéter, en chantant et en se balançant, la leçon qui leur a été assignée. On conçoit le tapage et la confusion qui doivent régner dans une école chinoise, où chaque élève vocifère ses monosyllabes sur un ton particulier, sans se mettre en peine de la chanson de son voisin. Pendant qu’ils passent ainsi leur temps à s’égosiller et à se balancer, le maître, comme un chef d’orchestre, tient ses oreilles dressées, et lance à droite et à gauche des coups de gosier, pour donner la véritable intonation à ceux qui s’en écartent. Dès qu’un élève a sa leçon bien gravée dans la mémoire, il va se présenter devant le maître, lui fait une profonde inclination, lui remet son livre, tourne le dos et récite ce qu’il a appris : c’est ce qu’on appelle pey-chou, « tourner le dos au livre », ou réciter. Les caractères chinois sont si gros et si faciles à distinguer, même à une grande distance, que cette méthode ne paraît pas superflue quand on tient à s’assurer que l’élève récite de mémoire. Il paraît que cette manière d’étudier, en criant et en battant la mesure par le balancement du corps, est moins fatigante.
Le premier livre qu’on met entre les mains des élèves est un ouvrage très ancien et très populaire ; on le nomme San-dze-king, ou Livre sacré trimétrique. L’auteur lui a donné ce titre parce qu’il est divisé en petits distiques dont chaque vers est composé de trois caractères. Les cent soixante et dix-huit vers que contient le San-dze-king forment une sorte d’encyclopédie, où les enfants trouvent un résumé concis, un tableau admirablement bien fait de toutes les connaissances qui constituent la science chinoise. On y traite de la nature de l’homme, des divers modes d’éducation, de l’importance des devoirs sociaux, des nombres et de leur génération, des trois grands pouvoirs, des quatre saisons, des quatre points cardinaux, des cinq éléments, des cinq vertus constantes, des six espèces de céréales, des six classes d’animaux domestiques, des sept passions dominantes, des huit notes de musique, des neuf degrés de parenté, des dix devoirs relatifs, des études et des compositions académiques, de l’histoire générale et de la succession des dynasties. Enfin l’ouvrage se termine par des réflexions et des exemples sur la nécessité et l’importance de l’étude. On comprend qu’un pareil traité bien appris par les élèves, et convenablement expliqué par le maître, doit développer largement l’intelligence des enfants chinois et favoriser leur goût naturel pour les choses positives et sérieuses. Le San-dze-king est digne, à tous égards, de l’immense popularité dont il jouit. L’auteur, disciple de Confucius, débute par un distique dont le sens profond et traditionnel nous a singulièrement frappé : Jen-dze-tsou, sin-pen-chan, « l’homme, à son origine, était d’une nature radicalement sainte ». Il est probable que les Chinois comprennent très peu la portée et les conséquences de la pensée exprimée par ces deux premiers vers. Un lettré chrétien a composé, pour les écoles de nos missions, une petite encyclopédie théologique sur le modèle du San-dze-king. Les vers sont formés de quatre caractères, c’est pour cette raison qu’il lui a donné le titre de Se-dze-king, ou livre sacré en quatre caractères.
Après l’encyclopédie trimétrique, on met entre les mains des élèves les Sse-chou, ou quatre livres classiques dont nous allons donner une idée sommaire. Le premier de ces quatre livres moraux est le Ta-hio ou Grande Étude, sorte de traité de politique et de morale, composé d’un texte fort court, appartenant à Confucius[14], et d’un développement fait par un de ses disciples. Le perfectionnement de soi-même est le grand principe sur lequel repose toute la doctrine de la grande étude. Voici le texte[15] de Confucius :
I
« La loi de la grande étude, ou de la philosophie pratique, consiste à développer et remettre en lumière le principe lumineux de la raison que nous avons reçu du ciel, à renouveler les hommes, à placer leur destination définitive dans la perfection ou le souverain bien. »
II
« Il faut d’abord connaître le but auquel on doit tendre, ou sa destination définitive, et prendre ensuite une détermination ; la détermination étant prise, on peut avoir ensuite l’esprit tranquille et calme ; l’esprit étant tranquille et calme, ou peut ensuite jouir de ce repos inaltérable que rien ne peut troubler ; étant parvenu à jouir de ce repos inaltérable que rien ne peut troubler, on peut ensuite méditer et se former un jugement sur l’essence des choses ; ayant médité et s’étant formé un jugement sur l’essence des choses, on peut ensuite atteindre à l’état de perfectionnement désiré. »
III
« Les êtres de la nature ont une cause et des effets ; les actions humaines ont un principe et des conséquences : connaître les causes et les effets, les principes et les conséquences, c’est approcher très près de la méthode rationnelle avec laquelle on parvient à la perfection. »
IV
« Les anciens princes, qui désiraient développer et remettre en lumière dans leurs États le principe lumineux de la raison que nous recevons du ciel, s’attachaient auparavant à bien gouverner leurs royaumes ; ceux qui désiraient bien gouverner leurs royaumes s’attachaient auparavant à mettre le bon ordre dans leurs familles ; ceux qui désiraient mettre le bon ordre dans leurs familles s’attachaient auparavant à se corriger eux-mêmes ; ceux qui désiraient se corriger eux-mêmes s’attachaient auparavant à donner de la droiture à leur âme ; ceux qui désiraient donner de la droiture à leur âme s’attachaient auparavant à rendre leurs intentions pures et sincères ; ceux qui désiraient rendre leurs intentions pures et sincères s’attachaient auparavant à perfectionner le plus possible leurs connaissances morales ; perfectionner le plus possible ses connaissances morales consiste à pénétrer et approfondir les principes des actions. »
V
« Les principes des actions étant pénétrés et approfondis, les connaissances morales parviennent ensuite à leur dernier degré de perfection ; les connaissances morales étant parvenues à leur dernier degré de perfection, les intentions sont ensuite rendues pures et sincères, l’âme se pénètre ensuite de probité et de droiture ; la personne est ensuite corrigée et améliorée ; la personne étant corrigée et améliorée, la famille étant bien dirigée, le royaume est ensuite bien gouverné ; le royaume étant bien gouverné, le monde, ensuite, jouit de la paix et de la bonne harmonie. »
VI
« Depuis l’homme le plus élevé en dignité jusqu’au plus humble et au plus obscur, le devoir est égal pour tous. Corriger et améliorer sa personne, ou le perfectionnement de soi-même, voilà la base fondamentale de tout progrès et de tout développement moral. »
VII
« Il n’est pas dans la nature des choses que ce qui a sa base fondamentale en désordre et dans la confusion puisse avoir ce qui en dérive nécessairement dans un état convenable.
Traiter légèrement ce qui est le principal ou le plus important, et gravement ce qui n’est que secondaire, est une méthode d’agir qu’il ne faut jamais suivre. »
Comme nous l’avons déjà dit, le livre de la grande étude est composé du texte précédent avec un commentaire en dix chapitres, par un disciple de Confucius. Le commentateur s’attache surtout à appliquer la doctrine de son maître au gouvernement politique que Confucius définit ce qui est juste est droit, et auquel il donne pour base l’assentiment populaire qu’on trouve ainsi formulé dans la grande étude :
« Obtiens l’affection du peuple et tu obtiendras l’empire.
Perds l’affection du peuple et tu perdras l’empire. »
Le livre de la grande étude se termine par les paroles suivantes : « Si ceux qui gouvernent les États ne pensent qu’à amasser des richesses pour leur usage personnel, ils attireront indubitablement auprès d’eux des hommes dépravés ! Ces hommes leur feront croire qu’ils sont des ministres bons et vertueux, et ces hommes dépravés gouverneront leur royaume. Mais l’administration de ces indignes ministres appellera sur le gouvernement les châtiments du ciel et les vengeances du peuple. Quand les affaires publiques sont arrivées à ce point, quels ministres, fussent-ils les plus justes et les plus vertueux, détourneraient de tels malheurs ? Ce qui veut dire que ceux qui gouvernent un royaume ne doivent pas faire leur richesse privée des revenus publics, mais qu’ils doivent faire de la justice et de l’équité leur seule richesse. »
Le second livre classique, Tchouang-young ou Invariable Milieu, est un traité de la conduite du sage dans la vie. Il a été rédigé par un disciple de Confucius, d’après les enseignements recueillis de la bouche du maître. Le système de morale renfermé dans ce livre est basé sur ce principe fondamental que la vertu est toujours placée à une égale distance des deux déterminations extrêmes : In medio consistit virtus. Le milieu harmonique (ching-ho) est la source du vrai, du beau et du bon.
I
« Le disciple Sse-lou interrogea son maître sur la force de l’homme. »
II
« Confucius répondit : Est-ce sur la force virile des contrées méridionales, ou sur la force virile des contrées septentrionales ? Parlez-vous de votre propre force ? »
III
« Avoir des manières bienveillantes et douces pour instruire les hommes, avoir de la compassion pour les insensés qui se révoltent contre la raison : voilà la force virile propre aux contrées méridionales ; c’est à elle que s’attachent les sages. »
IV
« Faire sa couche de lames de fer et des cuirasses de peaux de bêtes sauvages ; contempler sans frémir les approches de la mort, voilà la force virile propre aux contrées septentrionales, et c’est à elle que s’attachent les braves. »
V
« Cependant, que la force d’âme du sage, qui vit toujours en paix avec les hommes et ne se laisse point corrompre par les passions, est bien plus forte et bien plus grande ! Que la force d’âme de celui qui se tient sans dévier dans la voie droite, également éloigné des extrêmes, est bien plus forte et bien plus grande ! Que la force d’âme de celui qui, lorsque son pays jouit d’une bonne administration, qui est son ouvrage, ne se laisse point corrompre ou aveugler par un sot orgueil, est bien plus forte et bien plus grande ! Que la force d’âme de celui qui, lorsque son pays sans lois manque d’une bonne administration, reste immobile dans la vertu jusqu’à la mort, est bien plus forte et bien plus grande ! »
Confucius, dans l’Invariable Milieu, comme dans les autres traités, s’étudie toujours à appliquer ses principes de morale à la politique. Voici à quelles conditions il accorde au souverain le droit de donner des institutions aux peuples et de leur commander.
I
« Il n’y a, dans l’univers, que l’homme souverainement saint qui, par la faculté de connaître à fond et de comprendre parfaitement les lois primitives des êtres vivants, soit digne de posséder l’autorité souveraine et de commander aux hommes ; qui, par la faculté d’avoir une âme grande, élevée, ferme, imperturbable et constante, soit capable de faire régner la justice et l’équité ; qui, par sa faculté d’être toujours honnête, simple, grave, droit et juste, soit capable de s’attirer le respect de la vénération ; qui, par sa faculté d’être revêtu des ornements de l’esprit, et des talents que procure une étude assidue, et de ces lumières que donne une exacte investigation des choses les plus cachées, des principes les plus subtils, soit capable de discerner avec exactitude le vrai du faux, le bien du mal. »
II
« Ses facultés sont si amples, si vastes, si profondes, que c’est comme une source immense d’où tout sort en son temps. »
III
« Elles sont vastes et étendues comme le ciel ; la source cachée d’où elles découlent est profonde comme l’abîme. Que cet homme, souverainement saint, apparaisse avec ses vertus, ses facultés puissantes, et les peuples ne manqueront pas d’avoir foi en ses paroles ; qu’il agisse, et les peuples ne manqueront pas d’être dans la joie.
IV
« C’est ainsi que la renommée de ses vertus est un océan qui inonde l’empire de toutes parts ; elle s’étend même jusqu’aux barbares des régions méridionales et septentrionales ; partout où les vaisseaux et les chars peuvent aborder, où les forces de l’industrie humaine peuvent faire pénétrer, dans tous les lieux que le ciel couvre de son dais immense, sur tous les points que la terre enserre, que le soleil et la lune éclairent de leurs rayons, que la rosée et les nuages du matin fertilisent, tous les êtres humains qui vivent et qui respirent ne peuvent manquer de l’aimer et de le révérer. »
Le troisième livre classique, Lun-yu, ou Entretiens philosophiques, est un recueil de maximes confusément rassemblées et de souvenirs des entretiens de Confucius avec ses disciples. Parmi un grand nombre de banalités sur la morale et la politique, on trouve quelques pensées profondes, des détails assez curieux sur le caractère et les habitudes de Confucius, qui paraît avoir été un peu original. Ainsi le Lun-yu dit que son pas était accéléré en introduisant les hôtes, et qu’il tenait les bras étendus, comme les ailes d’un oiseau… La robe qu’il portait chez lui eut pendant longtemps la manche droite plus courte que l’autre ; il ne mangeait pas la viande qui n’était pas coupée en ligne droite ; si la natte sur laquelle il devait s’asseoir n’était pas étendue régulièrement, il ne s’asseyait pas dessus… ; il ne montrait rien du bout du doigt, etc.
Enfin, le quatrième livre classique est celui de Meng-tze ou Mincius, comme le nomment les Européens. Son ouvrage, divisé en deux parties, renferme le résumé des conseils adressés par ce philosophe célèbre aux princes de son temps et à ses disciples. Mincius a été décoré par ses compatriotes du titre de second sage, Confucius étant le premier, et on lui rend, dans la grande salle des lettrés, les mêmes honneurs qu’à Confucius. Voici ce que dit un auteur chinois du livre de Mincius : « Les sujets traités dans cet ouvrage sont de diverses natures : ici les vertus de la vie individuelle et de parenté sont examinées ; là l’ordre des affaires est discuté. Ici les devoirs des supérieurs, depuis le souverain jusqu’au magistrat du dernier degré, sont prescrits pour l’exercice d’un bon gouvernement ; là les travaux des étudiants, des laboureurs, des artisans, des négociants, sont exposés aux regards ; et dans le cours de l’ouvrage, les lois du monde physique, du ciel, de la terre et des montagnes, des rivières, des oiseaux, des quadrupèdes, des poissons, des insectes, des plantes, des arbres, sont occasionnellement décrites. Bon nombre d’affaires que Mincius traita dans le cours de sa vie, dans son commerce avec les hommes, ses discours d’occasion avec des personnes de tous rangs, ses instructions à ses disciples, ses explications des livres anciens et modernes, toutes ces choses sont incorporées dans cette publication. Il rappelle aussi les faits historiques, les paroles des anciens sages pour l’instruction de l’humanité. »
M. Abel Rémusat a ainsi caractérisé les deux plus célèbres philosophes de la Chine : « Le style de Meng-tze, moins élevé et moins concis que celui du prince des lettrés (Confucius), est aussi noble, plus fleuri et plus élégant. La forme du dialogue, qu’il a conservée à ses entretiens philosophiques avec les grands personnages de son temps, comporte plus de variété qu’on ne peut s’attendre à en trouver dans les apophtegmes et les maximes de Confucius. Le caractère de leur philosophie diffère aussi sensiblement. Confucius est toujours grave, même austère ; il exalte les gens de bien, dont il fait un portrait idéal, et ne parle des gens vicieux qu’avec une froide indignation. Meng-tze, avec le même amour pour la vertu, semble avoir pour le vice plus de mépris que d’horreur ; il l’attaque par la force de la raison, et ne dédaigne pas même l’arme du ridicule. Sa manière d’argumenter se rapproche de cette ironie qu’on attribue à Socrate. Il ne conteste rien à ses adversaires ; mais, en leur accordant leurs principes, il s’attache à en tirer des conséquences absurdes qui les couvrent de confusion. Il ne ménage même pas les grands et les princes de son temps, qui souvent ne feignaient de le consulter que pour avoir occasion de vanter leur conduite, ou pour obtenir de lui les éloges qu’ils croyaient mériter. Rien de plus piquant que les réponses qu’il leur fait en ces occasions ; rien surtout de plus opposé à ce caractère servile et bas qu’un préjugé trop répandu prête aux Orientaux, et aux Chinois en particulier. Meng-tze ne ressemble en rien à Aristippe ; c’est plutôt à Diogène, mais avec plus de dignité et de décence. On est quelquefois tenté de blâmer sa vivacité, qui tient de l’aigreur ; mais on l’excuse en le voyant toujours inspiré par le zèle du bien public. »
Les enfants chinois apprennent dans les écoles les quatre livres classiques sans se préoccuper du sens et de la pensée de l’auteur ; s’ils y entendent quelque chose, ils le doivent uniquement à leur propre sagacité. Lorsqu’ils sont capables de les réciter imperturbablement d’un bout à l’autre, alors seulement le maître, appuyé sur d’innombrables commentaires, développe le texte mot à mot et donne les explications nécessaires. Les opinions philosophiques de Confucius et de Meng-tze sont exposées d’une manière plus ou moins superficielle, suivant la portée et l’âge des élèves.
Après les quatre livres classiques, les Chinois étudient les cinq livres sacrés, King, qui sont les monuments les plus anciens de la littérature chinoise, et contiennent les principes fondamentaux des vieilles croyances et des usages antiques. Le premier en date, le plus vanté et le moins intelligible de ces livres sacrés est le Livre des changements, Y-king. C’est un traité de divination fondé sur la combinaison de soixante-quatre lignes, les unes entières, les autres brisées, appelées koua, et dont la découverte est attribuée à Fou-hi, fondateur de la civilisation chinoise. Fou-hi trouva ces lignes mystérieuses, qui peuvent tout expliquer, dit-on, mais que personne ne comprend, sur la carapace d’une tortue. Confucius, cet esprit supérieur, cette intelligence d’élite, s’est beaucoup préoccupé de ces koua énigmatiques, et a fait de nombreux travaux pour la rédaction actuelle du Y-king, sans qu’il ait réussi à répandre une grande clarté dans cette science occulte. Après Confucius, le nombre des écrivains qui ont eu la faiblesse de s’occuper sérieusement du Y-king est incroyable. Le catalogue impérial énumère plus de quatorze cent cinquante traités, en forme de mémoires ou de commentaires, sur ce bizarre et fameux ouvrage.
Le Chou-king, ou Livre de l’histoire, est le second livre sacré. Confucius a réuni dans cet ouvrage important les souvenirs historiques des premières dynasties de la Chine, jusqu’au VIIIe siècle avant notre ère. Il contient les allocutions adressées par plusieurs empereurs de ces dynasties à leurs grands officiers, et fournit un grand nombre de documents précieux sur les premiers âges de la nation chinoise.
Le troisième livre sacré, le Che-king, ou Livre des vers, est une collection, faite encore par Confucius, des anciens chants nationaux et officiels depuis le XVIIIe jusqu’au VIIe siècle avant notre ère. On y trouve des renseignements très intéressants et très authentiques sur les anciennes mœurs des Chinois. Le Livre des vers est souvent cité et commenté dans les œuvres philosophiques de Meng-tze et de Confucius, qui en recommandait la lecture à ses disciples. Il dit dans le Lun-yu : « Mes chers disciples, pourquoi n’étudiez-vous pas le Livre des vers ? Le Livre des vers est propre à élever les sentiments et les idées : il est propre à former le jugement par la contemplation des choses ; il est propre à réunir les hommes dans une mutuelle harmonie ; il est propre à exciter des regrets sans ressentiment. »
Le quatrième livre sacré est le Li-ki, ou Livre des rites. L’original fut perdu dans l’incendie des anciens livres ordonné par l’empereur Tsin-che-hoang, à la fin du IIIe siècle avant notre ère. Le rituel qu’on possède aujourd’hui est une réunion de fragments, dont les plus anciens paraissent ne pas remonter au-delà de Confucius.
Enfin le cinquième livre sacré est le Tchun-theiou, ou le Livre du printemps et de l’automne, écrit par Confucius, et qui tire son nom des deux saisons de l’année où il fut commencé et fini. Il comprend les annales du petit royaume de Lou, patrie de ce philosophe, depuis l’an 722 avant notre ère, jusqu’à l’an 480. Confucius l’écrivit pour rappeler les princes de son temps au respect des anciens usages, en leur montrant les malheurs survenus à leurs prédécesseurs, depuis que ces usages étaient tombés en désuétude.
Les cinq livres sacrés et les quatre classiques sont la base de la science des Chinois. Tout ce qu’on trouve dans ces ouvrages serait, il faut en convenir, peu assorti au goût et aux besoins des Européens. On y chercherait vainement des notions scientifiques, et à côté de quelques vérités d’une grande importance en politique et en morale, on est confondu de trouver les erreurs les plus grossières et des fables ridicules. Cependant l’instruction chinoise, dans son ensemble, contribue merveilleusement à imprimer dans les esprits un grand amour des usages antiques et un profond respect pour l’autorité, deux choses qui ont toujours été comme les deux colonnes de la société chinoise et qui seules peuvent expliquer la durée de cette vieille civilisation.
Nous n’entrerons pas ici dans de plus grands détails sur l’éducation et la littérature des Chinois, parce que nous aurons occasion d’y revenir dans plusieurs autres circonstances.
Il y avait une quinzaine de jours que nous étions à Tching-tou-fou ; l’ennui commençant à nous gagner, nous fîmes exprimer au vice-roi notre désir de nous mettre en route. Il nous répondit gracieusement qu’il nous verrait avec plaisir prolonger notre repos ; mais que nous étions entièrement libres et que nous pouvions fixer nous-mêmes le jour de notre départ. Le juge de paix Pao-ngan fit tout pour nous retenir ; il mit en usage toutes les ressources de son éloquence insinuante et pathétique ; il nous conjura d’attendre encore avant de lui arracher le cœur. Nous dûmes, de notre côté, lui exprimer vivement la douleur où nous serions plongés, quand nous nous trouverions séparés de lui par les lacs, les fleuves, les plaines et les montagnes. Cependant, malgré ce besoin mutuel de vivre toujours ensemble, il fut décidé que nous partirions dans deux jours.
Les petites ambitions se mirent aussitôt en mouvement. Tous les mandarins en disponibilité commencèrent à intriguer pour obtenir la charge de nous accompagner. Les visites, dès lors, se succédèrent sans interruption ; ce fut comme une avalanche de globules blancs et de globules dorés qui se précipita tout à coup dans les salons du Trésor caché. Tous ces candidats étaient, à les entendre, des hommes parfaits ; ils possédaient, au plus haut degré, les cinq vertus cardinales, et la pratique des rapports sociaux leur était familière ; ils comprenaient tous combien des étrangers de notre valeur auraient besoin de soins et d’attentions durant le pénible voyage que nous allions entreprendre. Les contrées que nous aurions à traverser leur étaient connues, et nous pouvions compter sur leur expérience et leur dévouement. Si, du reste, ils montraient un tel empressement à nous accompagner, c’est qu’une mission si glorieuse illustrerait leur nom et fixerait leur destinée dans un bonheur immuable.
En réalité, tout ce beau zèle signifiait qu’il y aurait sur notre route une petite fortune à recueillir pour celui qui aurait la chance de nous escorter. Selon les bienveillantes intentions du vice-roi, nous allions voyager comme de hauts fonctionnaires. Dans ce cas, tous les pays par où nous passerions seraient frappés de contributions extraordinaires, pour fournir à notre dépense et à celle de l’escorte. Ceux qui désiraient si vivement être nos conducteurs comptaient profiter de notre inexpérience en semblable matière pour retenir à leur profit la majeure partie des fonds alloués journellement par les tribunaux que nous rencontrerions sur notre chemin. Il existe des règlements très détaillés pour ces sortes de voyages ; mais on pensait que nous n’en aurions pas connaissance. Nous nous gardâmes bien de désigner nous-mêmes nos conducteurs ; nous préférâmes en laisser le choix à l’autorité supérieure, nous réservant, de cette manière, le droit de nous plaindre, si les choses n’allaient pas ensuite à notre satisfaction. Il nous fallait deux mandarins, un lettré, qui serait l’âme de l’expédition, et un militaire avec une quinzaine de soldats, pour assurer la tranquillité et le bon ordre sur notre passage.
La veille du départ, notre ami le préfet du Jardin de fleurs vint nous présenter officiellement les deux élus. Le mandarin lettré, nommé Ting, était maigre, de moyenne taille, marqué de la petite vérole, usé par l’opium, grand parleur et très peu instruit. Dès notre première entrevue, il eut la dextérité de nous avertir qu’il était très dévot à Kao-wang, espèce de divinité du panthéon chinois ; qu’il savait un grand nombre de prières et surtout des litanies très longues, qu’il était dans l’habitude de réciter tous les jours. Nous sommes persuadé que ce fut dans l’intention de nous être agréable qu’on nous donna un mandarin lettré capable de réciter de longues litanies. C’était, il faut en convenir, une curiosité, une trouvaille assez difficile à faire dans la corporation des lettrés. Le mandarin militaire ne savait aucune prière ; c’était un jeune homme à large figure, d’une constitution robuste, mais qui commençait à être attaqué par l’usage de l’opium. Il était plus maniéré, plus affable que son confrère, et paraissait même plus avancé en littérature.
Le jour de notre départ, nous allâmes, de grand matin, faire une visite au vice-roi. La réception ne fut pas solennelle comme la première fois ; il n’y eut ni musique, ni réunion de tous les fonctionnaires civils et militaires. Nous fûmes seulement accompagnés par le préfet du Jardin de fleurs, qui resta debout à la porte du cabinet où nous fûmes reçus. Nous remarquâmes la même simplicité dans la tenue du vice-roi. Il nous parla avec beaucoup de bonté, et voulut bien entrer dans les détails les plus minutieux au sujet des ordres qu’il avait donnés pour que nous fussions bien traités le long de la route ; et, afin de nous mettre en état de faire des réclamations, s’il y avait lieu, il nous remit une copie du règlement que nos conducteurs seraient tenus de faire exécuter.
Durant cette visite, le vice-roi nous fit une confidence assez singulière, et qui tiendrait à prouver que les Chinois ne sont pas tout à fait aussi grands mathématiciens et astrologues qu’on l’a généralement cru en Europe. Il nous dit que bientôt le gouvernement allait se trouver dans un grand embarras pour la rédaction du calendrier, qui déjà n’était plus d’une exactitude parfaite. Nous savions bien que les premiers missionnaires, à l’époque de leur grande faveur à la cour, avaient eu la complaisance de corriger des erreurs graves, qui se trouvaient dans la supputation de l’année des Chinois, et de leur faire une espèce de calendrier perpétuel pour un temps assez considérable ; mais nous ne pensions pas qu’on était arrivé au bout, et que le bureau des mathématiques de Pékin s’était humblement déclaré incapable de confectionner un calendrier. Le vice-roi, qui peut-être avait reçu de l’empereur des instructions particulières à ce sujet, nous demanda s’il n’y aurait pas moyen d’engager les missionnaires à travailler à la réforme du calendrier. Nous lui répondîmes que, si l’empereur les y invitait, ils n’auraient probablement aucun motif de ne pas accéder à son désir. Nous prîmes de là occasion de rappeler à ce haut dignitaire tous les services que les missionnaires avaient autrefois rendus à l’empire, en dirigeant les travaux du bureau des mathématiques, en dressant les cartes géographiques des provinces et des pays tributaires, en négociant divers traités avec les Russes et dans une foule d’autres circonstances où ils avaient montré autant de talent que de dévouement. – Que de missionnaires, lui dîmes-nous, ont quitté leur patrie pour se dévouer entièrement aux Chinois ! Et les Chinois, de quelle manière ont-ils récompensé tant de travaux et de si grands sacrifices ? Quand on a cru n’avoir plus besoin d’eux, on les a chassés ignominieusement ; on en a immolé un grand nombre, on s’est emparé des établissements qu’ils avaient élevés à grands frais, on a été jusqu’à ravager, encore tout récemment, les tombeaux de ces vertueux et savants personnages, qui excitaient l’admiration du célèbre empereur Khang-hi.
Quand nous parlâmes de la récente profanation des tombeaux, le vice-roi parut saisi d’étonnement… Les missionnaires français possédaient aux environs de Pékin un magnifique enclos, qui leur avait été donné par l’empereur Khang-hi, pour en faire le lieu de leur sépulture. C’est là que reposent un grand nombre de nos compatriotes, morts à neuf mille lieues de leur patrie, après avoir usé leur vie dans les souffrances et les privations, au milieu d’un peuple qui ne sut jamais apprécier ni leur vertu ni leur science. Nous avons plusieurs fois visité cet enclos, connu des Chinois sous le nom de Sépulture française. En y entrant, on sent son cœur battre d’émotion comme si on allait mettre le pied sur le sol de la patrie. Cette terre est, en effet, bien française ; c’est comme une touchante et précieuse colonie, conquise au milieu de l’empire chinois par les ossements de nos frères. Le site est un des plus beaux qu’on puisse trouver aux environs de Pékin. Les murs de clôture sont assez bien conservés ; mais la maison et la charpente, dont la construction est d’un style moitié européen et moitié chinois, auraient besoin de grandes réparations. Au milieu d’un vaste jardin, aujourd’hui inculte, on remarque un bosquet où les tombeaux des missionnaires sont rangés par ordre sous des arbres de haute futaie. Depuis que les Européens n’ont plus en Chine une existence légale, la Sépulture française avait été confiée à la garde d’une famille chrétienne qui a été envoyée en exil à la suite d’une récente persécution. L’établissement fut saccagé et pillé par les bandits de Pékin. Actuellement le gouvernement s’en est emparé, et les païens qu’on y a logés volent journellement tout ce qui est à leur convenance, les arbres, les matériaux de la chapelle, sans en excepter même les pierres tumulaires.
Le vice-roi, avons-nous dit, fut saisi d’étonnement en nous entendant parler du pillage de la Sépulture, et nous demanda si le gouvernement français en était instruit. « C’est probable, lui répondîmes-nous ; mais si, par hasard, il ignore ce qui s’est fait, nous l’en instruirons. – Et si j’écris à Pékin à ce sujet, si l’empereur donne des ordres pour qu’on restaure la sépulture, les Français seront-ils satisfaits ? – Ils apprendront sans doute avec plaisir qu’on a réparé l’injure faite aux tombeaux de leurs frères… »
Le vice-roi se fit apporter un pinceau, écrivit quelques notes, et nous promit d’adresser au plus tôt une requête à l’empereur relativement à cette affaire. Nous parlâmes ensuite longuement des gouvernements européens de la religion chrétienne, et des décrets impériaux obtenus par M. de Lagrenée. Cet excellent vieillard était inquiet sur les destinées de la dynastie mandchoue ; il paraissait comprendre que nous étions arrivés à une époque où la Chine, bon gré mal gré, serait forcée de modifier ses vieilles institutions et d’entrer en relation avec les puissances européennes, qui, grâce à la vapeur, ne se trouvaient plus maintenant à une très grande distance du Céleste Empire. « J’irai à Pékin, nous dit-il, et je parlerai à l’empereur[16]. »
Enfin le vice-roi nous adressa, pour nous congédier, les paroles d’usage I-lou-fou-sing, « que l’étoile du bonheur vous accompagne durant votre voyage ! »… Nous lui souhaitâmes une longue et heureuse vieillesse, et nous partîmes pour aller chez le juge de paix, où nous avions donné rendez-vous aux mandarins de l’escorte. Nous trouvâmes une nombreuse réunion, composée des personnages avec lesquels nous avions eu des relations pendant notre séjour à Tching-tou-fou. Nous nous mîmes à table, et Pao-ngan nous servit un véritable gala selon les rites. Bientôt les formules cérémonieuses des adieux commencèrent. On nous dit, sur tous les tons et en mille variantes, qu’on nous avait beaucoup ennuyés et rendu la vie désagréable ; de notre côté, nous leur déclarâmes que nous avions bien besoin de leur indulgence et de leur pardon, parce que nous étions des hommes exigeants et onéreux. Personne ne prenait au sérieux cette étrange phraséologie consacrée par l’usage et qui cependant avait le mérite d’être, de temps en temps, une naïve expression de la vérité. Nous entrâmes enfin dans nos palanquins, et le cortège, précédé de douze soldats armés de rotins, s’ouvrit un passage à travers une foule innombrable de curieux. Tout le monde voulait voir ces fameux diables occidentaux, qui étaient devenus les amis du vice-roi et de l’empereur ; ce dont personne ne pouvait douter, attendu qu’au lieu de nous étrangler, on nous avait accordé le privilège de porter calotte jaune et ceinture rouge.
Quand nous fûmes arrivés à la porte méridionale de la ville, nous remarquâmes, parmi la masse de peuple qui s’y était accumulée, un grand nombre de chrétiens. Ils faisaient le signe de la croix, afin que nous puissions les reconnaître, et pour nous donner, autant qu’il était en eux, des marques de leur sympathie. Leur figure exprimait la confiance et le contentement ; car ils avaient vu sans doute, dans les égards dont nous avions été entourés par le vice-roi et les premiers magistrats de la ville, comme des signes précurseurs de cette liberté religieuse qui avait semblé luire un instant à leurs yeux. Peut-être espéraient-ils aussi que les renseignements donnés de vive voix aux représentants de la France, sur la non-exécution des décrets impériaux, entraîneraient des réclamations capables de faire entrer enfin le gouvernement chinois dans des voies de justice et de modération. Si telles furent leurs espérances en nous voyant partir pour Macao, nous devons convenir qu’il s’en faut bien qu’elles se soient réalisées ; car leur situation, au lieu de s’améliorer, n’a été, au contraire, que s’aggravant de jour en jour.
Au moment où nous franchissions le seuil de la dernière porte de la ville, l’un de nous reçut, dans son palanquin, une lettre furtivement jetée par un chrétien qui se tenait blotti dans un coin ; elle était de Mgr Perocheau, évêque de Maxula, vicaire apostolique de la province du Sse-tchouen. Ce zélé et savant prélat nous parlait des nombreuses persécutions locales qui désolaient encore son vicariat, et nous priait de rappeler aux mandarins que nous rencontrerions sur notre route les promesses faites par l’empereur aux chrétiens de son empire. Notre résolution était prise à cet égard, et les recommandations du vénérable doyen des évêques de Chine ne pouvaient que nous y confirmer encore davantage. Malheureusement nos efforts ne purent avoir qu’une influence très restreinte. Les chrétientés chinoises sont toujours, comme par le passé, à la merci des mandarins, et, de plus, elles ont à redouter aujourd’hui le fanatisme et la barbarie des insurgés. Tout fait pressentir que les missionnaires continueront encore longtemps de répandre la divine semence dans les pleurs et les souffrances.
C’est une chose bien lamentable que cette obstination du peuple chinois à repousser dédaigneusement le trésor de la foi que l’Europe ne cesse de lui présenter avec tant de zèle, de dévouement et de persévérance. Nul sacrifice qui n’ait été fait en sa faveur : c’est assurément le peuple du monde qui a excité le plus vivement la sollicitude de l’Église, et c’est aussi celui qui, jusqu’à ce jour, s’est montré le plus rebelle. Le sol a été préparé longuement, tourné et retourné dans tous les sens, avec patience et intelligence ; il a été arrosé de sueurs et de larmes ; engraissé du sang des martyrs ; le grain évangélique y a été jeté avec profusion ; le monde chrétien s’est mis en prière pour attirer sur lui les bénédictions du ciel, et pourtant la stérilité est presque toujours la même, et le temps de la moisson n’est pas encore venu ; car peut-on appeler une moisson ces quelques épis à moitié mûrs qu’on rencontre çà et là, et qu’il faut se hâter de recueillir, de peur qu’ils ne tombent au premier souffle de l’orage ? Il ne serait pas impossible, peut-être, d’assigner les causes principales qui s’opposent à la propagation de l’Évangile en Chine ; mais nous pensons qu’il convient de donner auparavant un rapide aperçu des diverses tentatives qui ont été faites, à plusieurs époques, pour christianiser ce vaste empire.
Les premiers efforts pour faire pénétrer les lumières de la foi dans les contrées centrales et orientales de l’Asie remontent aux temps les plus reculés. Déjà, dans le Ve et VIe siècle, on peut découvrir les traces des premiers missionnaires qui se rendaient, par terre, de Constantinople jusqu’au royaume de Cathay ; car c’est sous ce nom que la Chine a été d’abord connue en Occident. Ces apôtres s’en allaient un bâton à la main, côtoyant les rivières, franchissant les montagnes, traversant les forêts et les déserts, au milieu des privations et des souffrances de tout genre, pour annoncer la parole du salut à des peuples ignorés du reste du monde. Longtemps on a pensé que la Chine n’avait été évangélisée que fort tard, et seulement à l’époque où le célèbre et courageux Matthieu Ricci pénétra dans l’empire, vers la dernière moitié du XVIe siècle ; mais la découverte du monument et de l’inscription de Si-ngan-fou[17], autrefois capitale de la Chine, prouve, d’une manière incontestable, qu’en 635 la religion chrétienne y était répandue et même florissante.
Cette inscription parle des nombreuses églises élevées par la piété des empereurs, et des titres magnifiques accordés au prêtre Olopen[18], qu’on désigne sous le nom de Souverain gardien du royaume de la grande loi, c’est-à-dire primat de la religion chrétienne. En 712, les bonzes excitèrent une persécution contre les chrétiens, qui triomphèrent bientôt, après quelques épreuves passagères. « Alors, comme porte l’inscription, la religion, qui avait été opprimée quelque temps, commença de nouveau à se relever. La pierre de la doctrine, penchée un instant, fut redressée et mise en équilibre. L’an 744, il y eut un prêtre du royaume de Ta-thsin[19] qui vint à la Chine saluer l’empereur, qui ordonna au prêtre Lohan et à six autres d’offrir ensemble, avec l’envoyé de Ta-thsin, les sacrifices chrétiens dans le palais de Him-kim. Alors l’empereur fit suspendre, à la porte de l’église, une inscription écrite de sa main. Cette auguste tablette brilla d’un vif éclat ; c’est pourquoi toute la terre eut un très grand respect pour la religion. Toutes les affaires furent parfaitement bien administrées, et la félicité, provenant de la religion, fut profitable au genre humain. Tous les ans, l’empereur Taï-tsoung, au jour de la Nativité de Jésus-Christ, donnait à l’Église des parfums célestes ; il distribuait à la multitude chrétienne des viandes impériales, pour la rendre plus remarquable et plus célèbre. Le prêtre Y-sou, grand bienfaiteur de la religion et tout à la fois grand de la cour, lieutenant du vice-roi de So-fan et inspecteur du palais, à qui l’empereur a fait présent d’une robe de religieux d’une couleur bleu clair, est un homme de mœurs douces et d’un esprit porté à faire toute sorte de bien. Aussitôt qu’il eut reçu dans son cœur la véritable doctrine, il la mit sans cesse en usage. Il est venu à la Chine d’un pays lointain ; il surpasse en industrie tous ceux qui ont fleuri sous les trois premières dynasties ; il a une très parfaite intelligence des sciences et des arts. Au commencement, lorsqu’il travaillait à la cour, il rendit d’excellents services à l’État, et s’acquit une très haute estime auprès de l’empereur.
Cette pierre, conclut l’inscription, a été établie et dressée la seconde année du règne de Taï-tsoung (l’an 781 de J.-C.). En ce temps-là, le prêtre Niu-chou, seigneur de la loi, c’est-à-dire pontife de la religion, gouvernait la multitude des chrétiens dans la contrée orientale. Liou-siou-yen, conseiller du palais et auparavant membre du conseil de guerre, a écrit cette inscription. »
Ce monument précieux, dont Voltaire a eu la témérité, ou, pour mieux dire, la mauvaise foi de contester l’authenticité, parle encore d’un personnage célèbre en Chine nommé Kouo-tze-y. Il fut l’homme le plus illustre de la dynastie des Tang, et dans la paix et dans la guerre. Plusieurs fois il remit sur le trône les empereurs chassés par des étrangers et des rebelles. Il vécut quatre-vingt-quatre ans, et mourut en 781, l’année même où ce monument fut érigé. Son nom est resté populaire en Chine jusqu’à présent. Il est souvent le héros des pièces que l’on joue sur le théâtre, et nous-mêmes nous avons souvent entendu son nom prononcé avec respect et admiration dans des réunions de mandarins. Tout porte à croire que ce grand homme était chrétien ; voici, du reste, de quelle manière en parle le monument de Si-ngan-fou.
« Kouo-tze-y, premier président de la cour ministérielle et roi de la ville de Fen-yen, était, au commencement, généralissime des armées de So-fan, c’est-à-dire dans les contrées septentrionales. L’empereur Sou-tsoung se l’associa pour compagnon d’une longue marche ; mais, quoique, par une faveur singulière, il fût admis familièrement dans la chambre de l’empereur, il n’était pas plus à ses propres yeux que s’il n’eût été qu’un simple soldat. Il était les ongles et les dents de l’empire, les oreilles et les yeux de l’armée ; il distribuait sa solde et les présents que lui faisait l’empereur, et n’accumulait rien dans sa maison. Ou il conservait les vieilles églises dans leur ancien état, ou bien il augmentait leur bâtiment ; il élevait à une plus grande hauteur leur toit et leurs portiques, et les embellissait de façon que ces édifices étaient semblables à des faisans qui déploient leurs ailes pour voler. Outre cela, il servait de toute manière la religion chrétienne ; il était assidu aux exercices de charité et prodigue dans la distribution des aumônes. Tous les ans il rassemblait les prêtres et les chrétiens des quatre églises ; il leur servait, avec ardeur, des mets convenables, et continuait ces libéralités pendant cinquante jours de suite. Ceux qui avaient faim venaient, et il les nourrissait ; ceux qui avaient froid venaient, et il les revêtait. Il soignait les malades et les ranimait ; il enterrait les morts et les mettait en paix. On n’a pas ouï dire, jusqu’à présent, qu’une vertu si éclatante ait brillé dans les Tha-so même, ces hommes qui s’adonnent si religieusement à rendre de bons offices. »
La vie entière de Kouo-tze-y est admirable, et offre des détails du plus grand intérêt. Nous regrettons que les limites que nous avons dû nous prescrire ne nous permettent pas de donner ici la biographie de cet illustre chrétien chinois du VIIIe siècle. Nous ne pouvons résister pourtant au désir de citer le magnifique éloge qu’en a fait un historien chinois : « Ce grand homme, dit-il, mourut à la quatre-vingt-cinquième année de son âge. Il fut protégé du ciel à cause de ses vertus ; il fut aimé des hommes, à cause de ses belles qualités, il fut craint au-dehors par les ennemis de l’État, à cause de sa valeur : il fut respecté au-dedans par tous les sujets de l’empire, à cause de son intégrité incorruptible, de sa justice et de sa douceur ; il fut le soutien, le conseil et l’âme de ses souverains ; il fut comblé de richesses et d’honneurs pendant le cours de sa longue vie ; il fut universellement regretté à sa mort, et laissa après lui une postérité nombreuse, qui fut héritière de sa gloire et de ses mérites, comme elle hérita de ses richesses et de son nom. Tout l’empire porta le deuil de sa mort, et ce deuil fut le même que celui que les enfants portent après la mort de ceux dont ils ont reçu la vie ; il dura trois années entières. »
Nul doute donc que la religion chrétienne ne fût florissante en Chine au VIIIe siècle, puisqu’elle contenait dans son sein des hommes tels que Kouo-tze-y. Il est probable, toutefois, que les fidèles durent avoir de fréquentes luttes à soutenir contre les bonzes et aussi contre les nestoriens qui, à cette époque, se répandaient en grand nombre dans les contrées de la haute Asie. On sait que, vers le commencement du IXe siècle, Timothée, patriarche des nestoriens, envoya des moines prêcher l’Évangile chez les Tartares Hioung-nou, qui s’étaient réfugiés sur les bords de la mer Caspienne ; plus tard ils pénétrèrent dans l’Asie centrale, et jusqu’en Chine. Dans la suite, le flambeau de la foi dut, sans doute, pâlir, sinon s’éteindre dans ces lointains pays ; mais il se ranima et jeta encore de brillantes splendeurs dans le XIIIe et XIVe siècle, époque où les communications entre l’Orient et l’Occident devinrent plus fréquentes à cause des croisades et des invasions des Tartares, événements gigantesques qui eurent pour résultat de réunir et de mêler ensemble tous les peuples de la terre.
L’Église ne manque pas de profiter de ces grands bouleversements pour travailler à son œuvre pacifique et sainte de la propagation de la foi. Du temps de Tchinggis-khan et de ses successeurs, des missionnaires furent envoyés en Tartarie et en Chine. Ils portaient avec eux des ornements d’église, des autels, des reliques, « pour veoir, dit Joinville, se ils pourroient attraire ces gens à notre créance ». Ils célébrèrent les cérémonies de la religion devant les princes tartares ; ceux-ci leur donnèrent asile dans leurs tentes, et permirent qu’on élevât des chapelles jusque dans l’enceinte de leur palais. Deux d’entre eux, Plan-Carpin et Rubruk, nous ont laissé des relations curieuses de leurs voyages. Plan-Carpin, envoyé, en 1246, vers le Grand-Khan des Tartares par le pape Innocent IV, traversa le Tanaïs et la Volga, passa au nord de la mer Caspienne, suivit les limites septentrionales des régions qui occupent le centre de l’Asie et se dirigea vers le pays des Mongols, où un petit-fils de Tchinggis-khan venait d’être proclamé souverain. Vers le même temps, le moine Rubruk, chargé par Saint Louis d’une mission auprès des Tartares occidentaux, suivit à peu près la même route. À Kara-koroum, capitale des Mongols, il vit, non loin du palais du souverain, un édifice sur lequel était une petite croix. « Alors, dit-il, je fus au comble de la joie, et supposant qu’il y avait là quelque chrétienté, j’entrai avec confiance, et je trouvai un autel orné magnifiquement. On voyait, sur des étoffes brodées d’or, les images du Sauveur, de la Sainte Vierge, de saint Jean Baptiste, et de deux anges dont le corps et les vêtements étaient enrichis de pierres précieuses. Il y avait une grande croix en argent, ayant des perles au centre et aux angles, plusieurs ornements, une lampe à huit jets de lumière brûlant devant l’autel. Dans le sanctuaire était assis un moine arménien, au teint basané, maigre, revêtu d’une grossière tunique qui lui allait à moitié jambes. Il portait par-dessus un manteau noir fourré de soie, et attaché sous le cilice par des agrafes de fer. » Rubruk raconte qu’il y avait dans ces contrées un grand nombre de nestoriens et de Grecs catholiques qui célébraient les fêtes chrétiennes en toute liberté. Des princes, des empereurs même, reçurent le baptême, et protégèrent les propagateurs de la foi.
Au commencement du XIVe siècle, le pape Clément V[20] érigea à Pékin un archevêché en faveur de Jean de Montcorvin, missionnaire français, qui évangélisa ces contrées pendant quarante-deux ans, et laissa en mourant une chrétienté très florissante. Un archevêché à Pékin avec quatre suffragants dans les contrées environnantes, voilà une preuve incontestable qu’il y avait, à cette époque, en Chine, un grand nombre de chrétiens. On ignore ce qui advint durant le XVe siècle. Les communications furent interrompues, et peu à peu on perdit complètement de vue ce Cathay et ce Zipangri[21], dont les merveilles avaient tant préoccupé l’imagination des Occidentaux au temps où parurent les curieuses relations du noble Vénitien Marco Polo. On alla même jusqu’à douter de l’existence de ces fameux empires ; et il fut convenu de considérer comme des fables tout ce qu’en avait raconté ce célèbre voyageur qui, cependant, on est forcé de lui rendre aujourd’hui cette justice, a toujours été, dans ses récits, d’une admirable et naïve sincérité.
Il fallait donc faire de nouveau la découverte de la Chine. Cette gloire appartient aux Portugais. Ces hardis navigateurs, s’étant élancés vers le sud, atteignirent le cap des Tempêtes, le doublèrent, et parvinrent aux Indes par une route qu’aucun navire n’avait jusque-là pratiquée. En 1517, le vice-roi de Goa expédia à Canton huit vaisseaux sous le commandement de Fernand d’Andrada, qui reçut le titre d’ambassadeur. D’Andrada, d’un caractère doux et liant, sut gagner l’amitié du vice-roi de Canton, fit avec lui un traité de commerce avantageux, et commença ainsi à mettre la Chine en relation avec l’Europe.
Plus tard les Portugais rendirent aux Chinois un service signalé en capturant un fameux pirate qui, depuis longtemps, désolait les côtes. L’empereur, en reconnaissance de ce service, permit aux Portugais de s’établir sur une presqu’île formée par quelques rochers stériles. Sur cet emplacement s’est élevé la ville de Macao, longtemps seul entrepôt de commerce des Européens avec le Céleste Empire. Aujourd’hui Macao n’est guère plus qu’un souvenir ; l’établissement anglais de Hong-Kong lui a donné le coup mortel ; il ne lui reste de son antique prospérité que de belles maisons sans locataires, et dans quelques années peut-être, les navires européens, en passant devant la presqu’île où fut cette fière et riche colonie portugaise, ne verront plus qu’un rocher nu, désolé, tristement battu par les vagues, et où le pêcheur chinois viendra faire sécher ses noirs filets. Cependant les missionnaires aimeront encore à visiter ses ruines, car le nom de Macao sera toujours célèbre dans l’histoire de la propagation de la foi ; c’est là que, durant plusieurs siècles, se sont formés, comme dans un cénacle, ces apôtres nombreux qui s’en allaient ensuite évangéliser la Chine, le Japon, la Tartarie, la Corée, la Cochinchine et le Tonquin.
Pendant que les Portugais travaillaient à développer l’importance de leur colonie de Macao, saint François Xavier prêchait au Japon, où les marchands chinois de Ning-po se rendaient annuellement avec leurs grandes jonques de commerce. C’est d’eux apparemment qu’il apprenait ces particularités de la Chine qu’il écrivait en Europe sur la fin de sa vie. Ayant formé le projet de porter la foi dans ce vaste empire, il s’embarqua, et déjà il allait mettre le pied sur cette terre après laquelle il avait tant soupiré, lorsque la mort l’arrêta à Sancian, petite île peu éloignée des côtes de la Chine. Cependant d’autres hommes apostoliques recueillirent sa pensée, et, héritiers de son zèle pour la gloire de Dieu, s’élancèrent sur la route qu’il leur avait indiquée. Le premier et le plus célèbre fut le P. Matthieu Ricci, qui entra en Chine vers la fin du XVIe siècle. Ce pays où les idées religieuses, il faut en convenir, ne jettent que difficilement de profondes racines, avait laissé entièrement périr les semences de la foi chrétienne qu’il avait reçues dès les premiers temps, et surtout au Moyen Âge. À part l’inscription retrouvée à Si-ngan-fou, et dont nous avons parlé plus haut, il n’y avait aucune trace du passage des anciens missionnaires et de leurs prédications. Il ne s’était pas même conservé dans les traditions du pays le plus léger souvenir de la religion de Jésus-Christ. Triste peuple que celui sur l’esprit duquel les vérités chrétiennes ne font que glisser !
Tout était donc à recommencer ; mais le P. Ricci avait tout ce qu’il fallait pour cette grande et difficile entreprise. « Le zèle courageux, infatigable, mais sage, patient, circonspect, lent pour être plus efficace, et timide pour oser davantage, devait être le caractère de celui que Dieu avait destiné à être l’apôtre d’une nation délicate, soupçonneuse et naturellement ennemie de tout ce qui ne naît pas dans son pays. Il fallait ce cœur vraiment magnanime, pour recommencer tant de fois un ouvrage si souvent ruiné, et savoir profiter des moindres ressources. Il fallait ce génie supérieur, ce rare et profond savoir, pour se rendre respectable à des gens accoutumés à ne respecter qu’eux, et enseigner une loi nouvelle à ceux qui n’avaient pas cru jusque-là que personne pût rien leur apprendre ; mais il fallait aussi une humilité et une modestie pareille à la sienne pour adoucir à ce peuple superbe le joug de cette supériorité d’esprit auquel on ne se soumet volontiers que quand on le reçoit sans s’en apercevoir. Il fallait enfin une aussi grande vertu et une aussi continuelle union avec Dieu que celles de l’homme apostolique pour se rendre supportables à soi-même, par l’onction de l’esprit intérieur, les travaux d’une vie aussi pénible, aussi pleine de dangers que celle qu’il avait menée depuis qu’il était en Chine, où l’on peut dire que le plus long martyre lui aurait épargné bien des souffrances[22]. »
Après plus de vingt ans de travaux et de patience, le P. Ricci n’avait guère recueilli que des persécutions cruelles ou des applaudissements stériles. Mais, quand il eut été reçu favorablement à la cour, les conversions furent nombreuses, et l’on vit s’élever sur plusieurs points des églises catholiques. Le P. Ricci mourut en 1610, à l’âge de cinquante-huit ans. Il eut la consolation de laisser la mission, devenue enfin florissante, à des missionnaires animés de son zèle, et qui, appelant comme lui au secours de leurs prédications les arts et les sciences, continuèrent à piquer la curiosité des Chinois et à se les rendre favorables. Les plus illustres d’entre eux furent les PP. Adam Schals et Verbiest. C’est à ce dernier que les Français sont redevables de leur entrée en Chine ; c’est lui qui les fit venir à Pékin, qui disposa l’empereur à les recevoir et à les traiter avec distinction. Ce fut seulement vers la fin de l’année 1684 qu’on songea, en France, à envoyer des missionnaires à la Chine. On travaillait alors, par ordre du roi, à réformer la géographie ; l’Académie royale des sciences était chargée de ce soin. Elle avait envoyé des membres de son illustre corps dans tous les ports de l’Océan et de la Méditerranée, en Angleterre, en Danemark, en Afrique et en Amérique, pour y faire les observations nécessaires. On était plus embarrassé sur le choix des sujets qu’on enverrait aux Indes et à la Chine. Des académiciens couraient risque de n’être pas bien reçus dans ces pays et de donner de l’ombrage. On songea dès lors aux jésuites. Colbert eut une entrevue avec le P. de Fontaney et M. Cassini. La mort du grand Colbert fit échouer pendant quelque temps ce projet, qui fut repris ensuite par son successeur, M. le marquis de Louvois. Six missionnaires, les PP. de Fontaney, Tachard, Gerbillon, Le Comte, de Visdelou et Bouvet s’embarquèrent à Brest, le 3 mars 1685, après avoir été reçus membres de l’Académie des sciences, et abordèrent à Ning-po, le 24 juillet 1687. De là, ils se rendirent à Pékin, où ils eurent bientôt conquis l’estime et l’admiration des grands et du peuple par leurs vertus, leur science et leur zèle apostolique. Ils entrèrent si avant dans les bonnes grâces de l’empereur qu’il leur fit donner une maison dans l’enceinte même de la ville Jaune et tout près de son propre palais, afin de pouvoir s’entretenir avec eux plus commodément. Peu de temps après, il leur assigna, à côté de leur maison, un vaste emplacement pour construire une grande église. Il contribua aux frais de son érection avec beaucoup de générosité, et, afin de donner aux missionnaires français une preuve éclatante de son dévouement, il voulut lui-même composer l’inscription chinoise, en l’honneur du vrai Dieu, qui devait être placée sur le frontispice de la nouvelle église.
L’empereur Khang-hi s’était déclaré hautement le protecteur de la religion chrétienne. À son exemple, les princes et les grands dignitaires se montrèrent favorables, et le nombre des néophytes augmenta considérablement, non seulement dans la capitale, mais encore dans toute l’étendue de l’empire. Les missionnaires répandus dans les provinces, mettant à profit les bonnes dispositions du chef de l’État, redoublèrent d’ardeur dans la prédication de l’Évangile, et on vit en peu de temps s’élever de toutes parts des églises, des chapelles, des oratoires, et se former de puissantes chrétientés. Les Chinois n’avaient plus peur d’encourir la disgrâce et les persécutions des mandarins en se faisant baptiser. Les chrétiens pouvaient se montrer fiers de leur religion et marcher le front haut ; ils le firent peut-être un peu trop. C’est le propre des caractères faibles et pusillanimes dans les temps d’épreuve, de se montrer arrogants au milieu de la prospérité. Il était à craindre que ces succès, basés en partie sur la faveur impériale, ne fussent pas de longue durée : c’est ce qui arriva.
Les déplorables discussions des missionnaires au sujet des rites pratiqués en l’honneur de Confucius et des ancêtres refroidirent beaucoup le bon vouloir de l’empereur Khang-hi et excitèrent même plusieurs fois sa colère. À sa mort, il y eut une réaction violente ; son successeur, Young-tching, déchaîna les haines et les jalousies qui s’étaient amassées contre les chrétiens sous le règne précédent. Le célèbre P. Gaubil[23] arrivait en Chine dans ces malheureux temps, et voici ce qu’il écrivait, en 1722, à Mgr de Nesmond, archevêque de Toulouse : « Il n’y a que peu de mois que je suis arrivé à la Chine, et, en y arrivant, j’ai été infiniment touché de voir le triste état où se trouve une mission qui donnait, il n’y a pas longtemps, de si belles espérances. Des églises ruinées, des chrétientés dispersées, des missionnaires exilés et confinés à Canton, premier port de la Chine, sans qu’il leur soit permis de pénétrer plus avant dans l’empire, enfin, la religion sur le point d’être proscrite : voilà, Monseigneur, les tristes objets qui se sont présentés à mes yeux à mon entrée dans un empire où l’on trouvait de si favorables dispositions à se soumettre à l’Évangile. »
Les tristes prévisions du P. Gaubil ne tardèrent pas à se réaliser. Deux ans plus tard, le P. de Mailla, écrivant en France à un de ses confrères, lui disait : « Comment vous écrire, dans l’accablement où nous sommes, et le moyen de vous faire le détail des tristes scènes qui se sont passées sous nos yeux ? Ce que nous appréhendions depuis plusieurs années, ce que nous avions tant de fois prédit, vient enfin d’arriver : notre sainte religion est entièrement proscrite à la Chine ; tous les missionnaires, à la réserve de ceux qui étaient à Pékin[24], sont chassés de l’empire ; les églises sont ou démolies, ou destinées à des usages profanes ; des édits se publient, où, sous des peines rigoureuses, on ordonne aux chrétiens de renoncer à la foi et où l’on défend aux autres de l’embrasser. Tel est le déplorable état où se trouve réduite une mission qui, depuis près de deux cents ans, nous a coûté tant de sueur et de travaux. »
Ainsi cette prospérité, qui était venue avec la protection d’un empereur, disparut au premier mot de persécution de son successeur ; l’Église de Chine eut, sans doute, à enregistrer dans ses fastes de grands et beaux exemples de constance dans la foi ; mais de nombreuses et lamentables défections prouvèrent aussi que le christianisme n’avait pas jeté sur cette terre des racines plus profondes qu’aux siècles passés, et que les Chinois, d’ailleurs si tenaces, si inébranlables dans leurs anciens usages, avaient bien peu d’énergie et de fermeté en matière de religion.
À Young-tching, prince hostile au christianisme, succéda Kien-long, dont le règne long et brillant rappelle celui de Khang-hi. Les missionnaires reprirent du crédit à la cour, et l’œuvre de la propagation de l’Évangile se continua au milieu de perpétuelles vicissitudes, quelquefois tolérée, rarement protégée ouvertement, et souvent persécutée à outrance, surtout dans les provinces. Cependant le nombre des chrétiens augmentait toujours insensiblement, lorsque la suppression des ordres religieux et les commotions politiques en Europe, non seulement arrêtèrent le développement des missions, mais firent craindre de voir le flambeau de la religion s’éteindre encore une fois dans l’Extrême-Orient. La mort enleva les anciens missionnaires, qui ne furent pas remplacés ; et les chrétiens presque abandonnés à eux-mêmes, montrèrent une grande faiblesse, quand éclatèrent les persécutions de Kia-king, successeur de Kien-long au trône impérial. Durant cette malheureuse période, des chrétientés entières disparurent complètement. Nous avons visité dans quelques provinces un grand nombre de villes qui possédaient autrefois plusieurs églises, et où il nous a été impossible de découvrir un seul chrétien. Dans les campagnes, les familles pauvres ont persévéré avec plus de fidélité, parce que les mandarins ne trouvèrent pas chez elles de quoi tenter leur cupidité ; déshéritées, d’ailleurs, des biens de ce monde, elles comprenaient mieux la nécessité de travailler avec persévérance à l’acquisition de ceux de la vie future.
La Chine a eu beau tromper souvent les espérances de l’Église, l’Église ne se rebute, ne se décourage jamais. Aussitôt que les circonstances ont paru moins défavorables, les ouvriers évangéliques se sont présentés animés de non moins de zèle et de dévouement que leurs prédécesseurs. Ils ont traversé les mers et se sont répandus sur cette terre ravagée par tant d’orages, recherchant avec sollicitude les germes de foi qui n’avaient pas péri, les cultivant avec prédilection, les arrosant de leurs larmes et répandant partout dans leurs courses apostoliques une semence nouvelle. Leur premier soin a été de réunir les chrétiens dispersés, de les retremper dans la pratique de leurs devoirs, et de ramener à Dieu et à la foi les familles qui avaient eu la faiblesse de succomber dans les persécutions. Depuis trente ans, le nombre des missionnaires augmentant toujours, la plupart des anciennes chrétientés ont pu s’organiser de nouveau, et ranimer dans leur sein le feu près de s’éteindre ; de nouvelles se sont formées peu à peu et en silence, pour remplacer celles qui avaient disparu dans la tempête. La grande et belle association de l’œuvre de la propagation de la foi, inspirée de Dieu à une pauvre femme de Lyon, est venue soutenir et développer ces premiers succès ; le Saint-Siège a érigé les dix-huit provinces de Chine en autant de vicariats apostoliques où les prêtres des missions étrangères, les jésuites, les dominicains, les franciscains et les lazaristes travaillent, sans relâche, à l’agrandissement du royaume de Dieu. Chaque vicariat possède, avec un grand nombre d’écoles pour l’éducation des garçons et des filles, un séminaire où l’on s’applique à organiser un clergé indigène, en formant de jeunes Chinois aux vertus et aux sciences ecclésiastiques ; de toute part des associations pieuses ont pris naissance, dans le but de procurer le baptême aux enfants moribonds ou de recueillir ceux qui sont abandonnés ; on institue des crèches et des asiles, sur les modèles des œuvres que la charité sait si bien faire prospérer en France.
Aujourd’hui la propagation de l’Évangile en Chine ne se pratique plus comme autrefois. Les missionnaires ne sont plus à la cour, entourés de la protection de l’empereur et des grands, allant et venant avec le cérémonial des mandarins et offrant aux yeux du peuple tous les prestiges d’une puissance reconnue par l’État. Ils sont proscrits dans toute l’étendue de l’empire ; ils y entrent en secret, avec toutes les précautions que peut suggérer la prudence, et ils sont forcés d’y résider en cachette, pour se mettre à l’abri de la surveillance et des recherches des magistrats. Ils doivent même éviter avec soin de se produire aux yeux des infidèles, de peur d’exciter des soupçons, de donner l’éveil aux autorités et de compromettre leur ministère, la sécurité des chrétiens et l’avenir des missions. On comprend que, avec ces entraves rigoureusement imposées par la prudence, il est impossible au missionnaire d’agir directement sur les populations et de donner un libre essor à son zèle. Non seulement il lui est interdit d’annoncer en public la parole de Dieu, mais il y aurait souvent témérité de sa part à vouloir parler de religion, même en particulier, avec un infidèle dont il ne serait pas sûr par avance. Ainsi le missionnaire doit circonscrire et borner son zèle dans l’exercice du saint ministère. Aller d’une chrétienté à l’autre, instruire et exhorter les néophytes, administrer les sacrements, célébrer en secret les fêtes de la sainte Église, visiter les écoles et encourager le maître et les élèves : voilà le cercle où il est forcé de se renfermer. Dans toutes les chrétientés il y a des chefs désignés par le nom de catéchistes et qui sont choisis parmi les plus réguliers, les plus instruits et les plus influents de la localité. Ils sont chargés d’instruire les ignorants, de catéchiser et de présider à la prière en l’absence du missionnaire. Ce sont ceux-là qui, en général, ont une action directe sur les infidèles, les instruisant des vérités de la religion et les exhortant à renoncer aux superstitions du bouddhisme. Il est fâcheux que leur zèle pour la conversion de leurs frères ne soit pas plus ardent, et qu’on soit obligé de le ranimer à chaque instant par des encouragements de tout genre.
Telle est la méthode suivie généralement en Chine pour y propager l’Évangile. On comprend que les résultats doivent laisser beaucoup à désirer. Il se fait bien par-ci par-là quelques conversions, le nombre des chrétiens augmente, mais si lentement, et avec tant de difficultés, qu’on ne sait vraiment que penser de l’avenir de la religion dans ces contrées. On compte à peu près actuellement huit cent mille chrétiens dans tout l’empire chinois ; qu’est-ce qu’un tel chiffre sur plus de trois cents millions d’habitants ? Ce succès est bien peu consolant, quand on réfléchit qu’il a fallu, pour l’obtenir, plusieurs siècles de prédication et les efforts incessants de nombreux missionnaires.
Il est naturel qu’on se demande à quoi peut tenir cette désolante stérilité. D’abord il est incontestable que, le gouvernement s’opposant à la propagation du christianisme dans l’empire, les Chinois, avec leur caractère timide et pusillanime, n’oseront pas braver les défenses des mandarins, affronter les persécutions, et s’écrier avec une sainte liberté : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ! » Ils se retrancheront dans la prohibition de l’empereur, et tout sera dit. Mais ne pourrait-on pas amener l’empereur à proclamer franchement la liberté religieuse ? Nous ne le pensons pas. Ce n’est pas que le gouvernement chinois soit, de sa nature, intolérant et persécuteur ; il ne l’est pas le moins du monde. En matière de religion, il est d’une indifférence complète ; quoiqu’il admette, pour les fonctionnaires publics, un culte officiel qui se borne à quelques cérémonies extérieures, il est profondément sceptique, et laisse le peuple parfaitement libre d’avoir les idées religieuses qu’il lui plaira ; il l’invite même, de temps en temps, à ne croire à aucune religion. L’empereur Tao-kouang, quelque temps avant son avènement au trône, adressa au peuple une proclamation dans laquelle il passait en revue toutes les religions connues dans l’empire, y compris même le christianisme, et finit par conclure que toutes étaient fausses, et que l’on ferait bien de les mépriser toutes indistinctement.
Ainsi un Chinois peut être, à sa fantaisie, disciple de Bouddha, de Confucius, de Lao-tse ou de Mahomet, sans que les tribunaux s’en mêlent ; on prohibe seulement, et on poursuit avec sévérité certaines sectes qui ne sont autre chose que des sociétés secrètes organisées pour le renversement de la dynastie actuelle. Malheureusement la religion chrétienne se trouve placée dans cette catégorie, et il nous semble très difficile de ramener le gouvernement à des idées plus saines et plus justes. Voyant le christianisme apporté en Chine et propagé par les Européens, il s’est persuadé que c’était un moyen de se faire des partisans, afin de pouvoir, à un temps donné, s’emparer de l’empire avec plus de facilité. Plus les Européens montrent de zèle pour la conversion des Chinois et de sympathie pour les chrétiens, plus le gouvernement se confirme dans ses craintes, se pénètre de soupçons et de défiances. La soumission et l’attachement des néophytes pour les missionnaires viennent encore fortifier ses terreurs chimériques ; nous disons chimériques parce que nous savons très bien, nous, que les missionnaires ne quittent pas leur patrie pour s’en aller au bout du monde user leur vie au renversement d’une dynastie mandchoue. Mais le gouvernement de Pékin ne voit pas cela aussi clairement ; lui sceptique, et ne comptant pour rien les intérêts religieux, comment comprendrait-il qu’on peut venir de si loin endurer tant de souffrances et de privations dans le but unique d’enseigner gratuitement à des inconnus des formules de prière et le moyen de sauver leur âme ? À ses yeux la chose serait trop ridicule ; un pareil désintéressement, il le regarde comme une niaiserie si grande et une si prodigieuse extravagance, que personne, pas même un Européen, n’en peut être capable. Les Chinois sont donc bien convaincus que, sous prétexte de religion, on machine un envahissement de l’empire et un renversement de la dynastie ; du reste, il faut convenir qu’ils ont sous les yeux des faits peu propres à les tirer de cette persuasion. Quoique très attentifs à s’entourer de barrières, et à ne pas permettre aux étrangers de porter des regards indiscrets sur ce qui se passe chez eux, ils aiment assez à se tenir au courant des affaires de leurs voisins ; et que voient-ils autour d’eux ? Les Européens maîtres partout où ils ont pénétré, et les naturels soumis à une domination souvent très peu conforme aux lois de l’Évangile, de cette religion qu’on cherche tant à propager chez eux. Ainsi ils peuvent voir les Espagnols aux îles Philippines, les Hollandais à Java et à Sumatra, les Portugais à leur porte et les Anglais partout. Il n’y a peut-être que les Français dont ils n’aperçoivent pas les possessions, et ils seraient assez malins pour se figurer que nous cherchons à nous installer quelque part.
Ces idées, nous ne le prêtons pas gratuitement aux Chinois ; ils les ont réellement, et elles ne datent pas d’aujourd’hui. En 1724, lorsque l’empereur Young-tching, successeur de Khang-hi, proscrivit la religion chrétienne, trois des principaux jésuites qui étaient à la cour lui adressèrent un placet pour le supplier de revenir sur sa décision et de leur continuer la protection dont ils avaient joui jusqu’à ce jour. Voici ce qu’on trouve à ce sujet dans une lettre du P. de Mailla, datée de Pékin : « L’empereur ordonna de faire venir les trois pères ; faveur à laquelle aucun de nous ne s’attendait. Lorsqu’ils furent en sa présence, il leur fit un discours de plus d’un quart d’heure ; il parut qu’il l’avait étudié, car il débita rapidement tout ce qui pouvait justifier sa conduite à notre égard, et il réfuta les raisons contenues dans le placet. Voici, en détail, ce que Sa Majesté leur dit :
Le feu empereur, mon père, après m’avoir instruit pendant quarante ans, m’a choisi, préférablement à mes frères, pour lui succéder au trône. Je me fais un point capital de l’imiter et de ne m’éloigner en rien de sa manière de gouverner. Des Européens[25], dans la province de Fo-kien, voulaient anéantir nos lois et troublaient les peuples ; les grands de cette province me les ont déférés, j’ai dû pourvoir au désordre ; c’est une affaire de l’empire, j’en suis chargé, et je ne puis ni ne dois agir maintenant comme je faisais lorsque je n’étais que prince particulier.
Vous dites que votre loi n’est pas une fausse loi, je le crois ; si je pensais qu’elle fût fausse, qui m’empêcherait de détruire vos églises et de vous chasser ? Les fausses lois sont celles qui, sous prétexte de porter à la vertu, soufflent l’esprit de révolte, comme fait la loi des Pe-lien-kiao[26]. Mais que diriez-vous, si j’envoyais une troupe de bonzes et de lamas dans votre pays pour y prêcher leur loi ? comment les recevriez-vous ?
Li-ma-teou (c’est le nom chinois du P. Ricci) vint à la Chine la première année de Ouan-ly[27]. Je ne toucherai point à ce que firent alors les Chinois, je n’en suis pas chargé ; mais, en ce temps-là, vous étiez en très petit nombre, ce n’était presque rien ; vous n’aviez pas de vos gens et des églises dans toutes les provinces. Ce n’est que sous le règne de mon père qu’on a élevé partout des églises, et que votre loi s’est répandue avec rapidité ; nous le voyions et nous n’osions rien dire ; mais, si vous avez su tromper père, n’espérez pas me tromper de même.
Vous voulez que tous les Chinois se fassent chrétiens, votre loi le demande, je le sais bien ; mais, en ce cas-là, que deviendrions-nous ? les sujets de vos rois ? Les chrétiens que vous faites ne reconnaissent que vous ; dans un temps de trouble, ils n’écouteraient d’autre voix que la vôtre. Je sais bien qu’actuellement il n’y a rien à craindre ; mais quand les vaisseaux viendront par mille et dix mille, alors il pourrait y avoir du désordre[28]… »
D’après tout ce que nous avons pu remarquer durant notre long séjour en Chine, il est incontestable que les chrétiens sont considérés comme les créatures des gouvernements européens. Cette idée a pénétré si avant dans l’esprit des Chinois, qu’il leur arrive quelquefois de la manifester avec une étrange naïveté. La religion chrétienne est désignée en Chine par le nom de Tien-tchou-kiao, c’est-à-dire religion du Seigneur du ciel, l’idée de Dieu étant exprimée par le mot Tien-tchou. Un jour nous parlions de religion avec un mandarin supérieur qui paraissait avoir une intelligence d’une assez haute portée. Il nous demanda ce que c’était que le Tien-tchou qu’adoraient les chrétiens, qu’ils invoquaient, et qui avait promis de les rendre riches et heureux d’une manière extraordinaire. « Mais, lui répondîmes-nous, vous êtes un lettré de premier ordre, un homme instruit et qui a lu les livres de notre religion ; nous sommes fort surpris que vous ne sachiez pas ce que c’est que le Tien-tchou des chrétiens. – Vous avez raison, nous dit-il, en portant la main au front, comme pour rappeler des souvenirs évanouis ; vous avez raison, j’avais oublié ce que c’est que le Tien-tchou. – Eh bien, qu’est-ce ? – Oh ! c’est bien connu, le Tien-tchou est l’empereur des Français… » Nous savons bien que tous les mandarins n’en sont pas là ; mais la conviction à peu près générale, c’est que la politique joue le plus grand rôle dans la propagation du christianisme en Chine, et il nous paraît très difficile qu’on puisse changer, sur ce point, les idées du gouvernement, et l’amener à accorder aux Chinois une liberté religieuse qui leur serait cependant si nécessaire pour écouter favorablement la prédiction de l’Évangile.
Les persécutions incessantes et de tout genre que le gouvernement suscite aux chrétiens sont évidemment un obstacle sérieux et grave à la conversion des Chinois ; mais, selon nous, il n’est pas le plus grand : car, enfin, il y a eu un temps où la religion n’était pas en butte aux malveillances et aux colères de l’autorité. Sous le règne de l’empereur Khang-hi, les missionnaires étaient honorés et caressés de toute la cour ; l’empereur lui-même écrivait en faveur du christianisme ; il faisait élever des églises à ses frais, et les prédicateurs, munis d’une patente impériale, pouvaient parcourir librement l’empire d’un bout à l’autre, et exhorter tout le monde à se faire baptiser. Personne n’avait rien à craindre ; bien au contraire, on était sûr de trouver, au besoin, aide et protection auprès des missionnaires. Nul n’eût osé faire aux chrétiens la plus petite injure, le plus léger tort ; les mandarins eux-mêmes se croyaient obligés d’être, à leur égard, pleins de bienveillance et de circonspection. Malgré ces avantages si grandement appréciés des Chinois, a-t-on réussi à opérer parmi eux de ces conversions rapides, nombreuses et persévérantes, comme il y en eut tant en Europe quand l’Évangile y fut annoncé ? Nullement, à part quelques précieuses et rares exceptions, on n’a rencontré, en général, que froideur et indifférence.
Et il n’est pas nécessaire de monter si haut pour connaître ce que vaut le caractère chinois, lors même qu’il n’a rien à redouter des mandarins. Dans les cinq ports ouverts aux Européens, la liberté religieuse existe sérieusement ; elle y est protégée par la présence des consuls et des navires de guerre, et cependant le nombre des chrétiens n’augmente pas plus rapidement que dans l’intérieur de l’empire. On sait que Macao, Hong-Kong, Manille, Singapour, Pinang, Batavia, sont des colonies sous la domination des Européens, où la grande masse de la population est toute composée de Chinois, qui, pour la plupart, y sont fixés pour toujours, car ils tiennent concentrés dans leurs mains tous les intérêts de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. Ce n’est certes pas la crainte de s’attirer les persécutions des autorités européennes qui peut les empêcher d’embrasser le christianisme ; on ne voit pas cependant que les conversions y soient beaucoup plus nombreuses qu’ailleurs.
À Manille, colonie espagnole, le nombre des chrétiens chinois est assez considérable ; mais cela tient principalement à une loi, portée par le gouvernement espagnol des îles Philippines, et qui ne permet à un Chinois d’épouser une femme tagale[29] qu’autant qu’il aura embrassé auparavant la religion chrétienne. Quand les Chinois veulent donc se marier, ils reçoivent le baptême sans répugnance, ils se feraient, avec la même facilité, mahométans ou méthodistes, si on l’exigeait. Aussi leur christianisme est-il bien superficiel ; et lorsque, après de longues années, il leur prend fantaisie de rentrer dans leur pays, ils plantent là leur femme et leur religion et s’en retournent comme ils étaient venus, c’est-à-dire sceptiques et ne prenant pas au sérieux les choses de l’âme et de l’éternité.
L’indifférentisme en matière de religion, mais un indifférentisme radical, profond, et dont il est impossible de se former une idée exacte lorsqu’on n’a pas eu occasion de l’étudier sur les lieux, voilà, selon nous, l’obstacle principal qui arrête la Chine depuis tant de temps et s’oppose à sa conversion. Le Chinois est tellement enfoncé dans les intérêts temporels, dans les choses qui tombent sous le sens, que sa vie tout entière n’est que le matérialisme en action. Le lucre est le seul but vers lequel il a le regard incessamment tourné. Une soif brûlante de réaliser des profits grands ou petits, peu importe, absorbe toutes ses facultés, toute son énergie. Il ne poursuit avec ardeur que les richesses et les jouissances matérielles. Les choses spirituelles, ayant rapport à l’âme, à Dieu, à une vie future, il ne les croit pas, ou plutôt il ne s’en occupe pas, il ne veut pas même s’en occuper. S’il lui arrive de lire des livres moraux ou religieux, c’est à titre de délassement, de distraction, pour s’amuser et passer le temps. C’est pour lui une occupation moins sérieuse que de fumer une pipe de tabac ou de déguster une tasse de thé. Si on lui expose les fondements de la foi, les principes du christianisme, l’importance du salut, la certitude d’une vie future, etc., toutes ces vérités qui impressionnent si fortement une âme tant soit peu religieuse, il les écoute ordinairement avec plaisir, parce que cela le divertit et pique sa curiosité. Il admet, il approuve tout ce qu’on lui dit : il n’a pas la moindre difficulté, la plus petite objection. À son avis, tout cela est vrai, beau, magnifique ; il se pose bientôt lui-même en prédicateur, et le voilà qui parle à ravir contre les idoles et en faveur du christianisme. Il déplore l’aveuglement des hommes qui s’attachent aux biens périssables de ce monde, et il vous ferait, au besoin, une superbe allocution sur le bonheur de connaître le vrai Dieu, de le servir, et de mériter, par ce moyen, la vie éternelle. En l’écoutant, on le croirait bien près de la foi, déjà chrétien ; cependant, il n’a pas avancé d’un pas… Et il ne faudrait pas s’imaginer que ses paroles manquent d’une certaine sincérité ; ce qu’il dit, il le croit ; ou, du moins, ce n’est nullement opposé à ses convictions, qui consistent à ne pas trop prendre au sérieux les questions religieuses. Il en parle volontiers, mais comme d’une chose qui n’est pas faite pour lui, qui ne le regarde pas. Les Chinois poussent si loin l’indifférence, la fibre religieuse est si bien morte en eux, tellement desséchée, qu’ils ne s’inquiètent même pas si une doctrine est vraie ou fausse, bonne ou mauvaise. Une religion, c’est tout simplement une mode qu’on peut suivre quand on en a le goût.
Dans une des principales villes de la Chine nous fûmes en rapport, pendant quelque temps, avec un lettré qui nous paraissait avoir d’excellentes dispositions à embrasser le christianisme. Nous eûmes ensemble plusieurs conférences où nous étudiâmes avec soin les articles les plus difficiles et les plus importants de la doctrine ; la lecture des meilleurs livres chrétiens fut comme le complément des instructions orales. Notre cher catéchumène admettait, d’un bout à l’autre et sans restriction, tout ce qu’il avait étudié. La seule difficulté était, disait-il, d’apprendre de mémoire les prières que tout bon chrétien doit connaître, afin de les réciter matin et soir. Il aimait assez, en outre, à remettre à une époque indéterminée le moment où il se déclarerait définitivement chrétien. Toutes les fois qu’il venait nous voir, nous le pressions, nous lui adressions les exhortations les plus vives pour le décider à suivre enfin la vérité, puisqu’il la connaissait. « Plus tard, disait-il toujours ; allons tout doucement, il ne faut pas se presser, nous arrangerons tout cela plus tard… » Un jour enfin il nous manifesta sa pensée tout entière. « Tenez, nous dit-il, je suis d’avis qu’aujourd’hui nous n’ayons que des paroles conformes à la raison. Il me semble qu’il n’est pas bon pour l’homme de s’abandonner à des préoccupations excessives. Sans doute la religion chrétienne est belle et élevée ; sa doctrine explique, avec méthode et clarté, tout ce qu’il importe à l’homme de savoir. Quiconque a le sens droit la comprend clairement et doit l’adopter dans son cœur en toute sincérité ; mais, après cela, faut-il se trop préoccuper et augmenter les sollicitudes de la vie ? Voyez, nous avons un corps ; que de soins ne demande-t-il pas ! Il faut le vêtir, le nourrir, le mettre à l’abri des injures de l’air ; ses infirmités sont grandes et ses maladies nombreuses ; il est reconnu que la santé est notre bien le plus précieux. Ce corps que nous voyons, que nous touchons, il faut donc le soigner tous les jours, à chaque instant du jour. Devons-nous encore, après cela, nous préoccuper d’une âme que nous ne voyons pas ?… La vie de l’homme est peu longue, et elle est pleine de misères ; elle est composée d’une série d’affaires difficiles et importantes, qui s’enchaînent les unes aux autres sans interruption. Notre esprit et notre cœur ne suffisent pas aux sollicitudes de la vie présente, est-il bon de se tourmenter encore d’une vie future ? – Docteur, lui répondîmes-nous, vous avez dit, en commençant, que nos discours seraient raisonnables : mais prenez garde ; car il arrive souvent qu’on croie entendre la voix de la raison, et ce ne sont que les inspirations des préjugés et de l’habitude. Notre corps est rempli d’infirmités, dites-vous ; oui, parce qu’il est périssable, et c’est pour cela qu’il vaut mieux s’occuper de l’âme, qui est immortelle et qui existe réellement, quoique nous ne puissions la voir… La vie présente est un tissu de misères… Oui, sans doute ; et voilà précisément pourquoi il est raisonnable de songer à cette vie future qui n’aura pas de fin. Dites-moi, que penseriez-vous d’un voyageur qui, se trouvant dans une hôtellerie délabrée, ouverte à tous les vents et dépourvue des choses nécessaires à la vie, chercherait à s’y arranger de son mieux, sans songer à faire ses préparatifs de départ pour retourner au sein de sa famille ? Ce voyageur serait-il sage et raisonnable ? – Non, non, dit le docteur, ce n’est pas comme cela qu’il faut voyager. L’homme, cependant, doit savoir se borner et ne pas vouloir trop embrasser ; la prudence le défend. Pourquoi s’occuper de deux vies à la fois ? Si le voyageur ne doit pas se fixer dans l’hôtellerie, il ne peut pas non plus marcher sur deux routes en même temps. Quand on veut traverser une rivière, il ne faut pas avoir deux barques, et mettre un pied sur chacune ; on risquerait de tomber dans l’eau et de se noyer… » Il nous fut impossible de tirer autre chose de notre docteur, excellent homme d’ailleurs, mais profondément Chinois. Nous aurons encore occasion de parler plus d’une fois de cette indifférentisme, maladie invétérée et chronique de la nation chinoise.
Le lecteur a peut-être oublié que nous étions partis de Tching-tou-fou, et que nous avions reçu, à la porte de la ville, une lettre de monseigneur le vicaire apostolique de la province du Sse-tchouen. C’est cette lettre qui nous a fourni l’occasion de jeter un coup d’œil sur l’introduction, les nombreuses vicissitudes et l’état actuel du christianisme en Chine.
Durant la première heure de marche, nous remarquâmes le long de la route cette activité et cet empressement qu’on rencontre toujours aux environs des grandes villes, et surtout en Chine, où le trafic tient tout le monde dans un mouvement perpétuel. Les piétons, les cavaliers, les portefaix, tous s’en allaient pêle-mêle et soulevant d’épais nuages de poussière, qui s’engouffraient dans nos palanquins et menaçaient de nous y suffoquer. À mesure que nous avancions, tous ces voyageurs effarés étaient obligés de ralentir leur marche, de s’écarter sur les bords du chemin et de s’arrêter enfin pour nous laisser passer. Les cavaliers descendaient de cheval, et ceux qui portaient de larges chapeaux de paille étaient tenus de se décoiffer. Les voyageurs qui ne se hâtaient pas de donner aux illustres diables de l’Occident ces témoignages de respect y étaient gracieusement invités à coups de bambou, par deux espèces de coupe-jarrets chargés de faire exécuter les rites et qui s’acquittaient de leur fonction avec une ardeur non pareille. Si l’on remplissait son devoir avec ponctualité, ils en paraissaient contrariés ; ils s’en allaient d’un air maussade, la tête baissée et regardant tristement leur latte de bambou oisive entre leurs mains.
Il est d’usage, en Chine, que le peuple témoigne sa vénération aux magistrats, lorsqu’ils paraissent dans les rues des villes ou sur les chemins avec les insignes de leur dignité. Personne ne doit se tenir assis ; ceux qui vont en palanquin sont tenus de s’arrêter, les cavaliers descendent de cheval, ceux qui portent des chapeaux de paille à larges bords se décoiffent ; tout le monde doit garder le silence et prendre une attitude respectueuse et filiale, en présence de celui qu’ils nomment leur père et mère, et qui passe fièrement devant eux, en leur jetant à travers les portières de son palanquin un regard oblique et dédaigneux. Ceux qui, par oubli ou négligence, manquent de se conformer aux exigences du cérémonial, sont immédiatement et brutalement rappelés à leur devoir par des satellites de mauvaise mine, mal peignés, à la figure blême et aux yeux courroucés, qui leur appliquent sans pitié des coups de fouet et de rotin, afin de leur inspirer les sentiments de la piété filiale. En général, le peuple se soumet de bonne grâce à toutes ces exigences, auxquelles il se trouve plié et façonné par une longue habitude, et dont il ne conteste nullement la légitimité et les avantages. Cependant il se rencontre de temps en temps des Chinois qui, se croyant injustement maltraités, se révoltent contre les satellites. Alors surgissent des querelles et des batailles auxquelles tout le monde veut prendre part ; on s’ameute, on vocifère, les curieux et les désintéressés prennent toujours parti en faveur du citoyen contre les agents de l’autorité. Les satellites deviennent bientôt humbles et tremblants : on les pousse, on les harcelle, on les insulte, on les tire par la queue, et le mandarin doit enfin sortir de son palanquin et essayer d’apaiser cette petite sédition de hasard. S’il est aimé et estimé du peuple, la chose est facile ; on écoute ses exhortations et tout rentre dans l’ordre. Si, au contraire, on a des griefs contre lui, on profite instinctivement de cette heureuse circonstance pour lui donner une leçon. Le sarcasme et les injures se croisent sur sa tête ; on le presse de toutes parts ; le prestige de son omnipotence et de sa force ne tarde pas à s’évanouir, et ce peuple, ordinairement si respectueux et si soumis à l’égard de ses chefs, se laisse emporter aux excès les plus violents. Les palanquins sont mis en lambeaux, les gens de l’escorte prennent la fuite, et le pauvre mandarin, s’il peut sortir vivant de cet orage populaire, doit renoncer désormais aux fonctions publiques.
Le vice-roi Pao-hing, en déterminant les règles qu’on aurait à suivre durant notre voyage, avait ordonné qu’on nous fît rendre, le long de la route, les honneurs qui sont dus aux fonctionnaires de premier rang. À peine fûmes-nous partis, qu’il nous fut facile de nous apercevoir qu’on tenait énergiquement la main à l’exécution de ce qui avait été prescrit. Il nous en coûta beaucoup pour nous accoutumer à une telle manière de voyager. Ces allures de petits tyrans qui nous étaient imposées, ce peuple immobile et silencieux sur notre passage, tout cela froissait nos sentiments les plus intimes et nous faisait rougir de honte ; nous souffrions surtout et nous entendions au fond de notre conscience comme les accents du remords, lorsque la brutalité de quelque satellite se déchaînait contre les voyageurs qui ne montraient pas assez d’empressement pour se décoiffer ou descendre de cheval. Cependant, malgré toutes nos répugnances, il nous fallut subir ces honneurs un peu sauvages, et que les habitants du Céleste Empire n’ont jamais eu l’habitude de prodiguer aux étrangers. Tout ce que nous pûmes faire, ce fut de prier le mandarin civil de recommander de notre part à ceux qui ouvraient la marche de ne pas maltraiter les voyageurs oublieux de l’observance des rites. La recommandation fut faite, mais elle eut un effet tout opposé à celui que nous attendions. Les satellites, voyant que leur zèle avait été remarqué, n’en frappaient que plus fort.
Après quatre heures de marche, nous arrivâmes à un koung-kouan (palais communal) où nous devions nous reposer un instant et prendre quelques rafraîchissements. Les gardiens du palais, revêtus de leurs riches habits de cérémonie, nous attendaient à l’entrée de la porte, dont le haut avait été orné de tentures en taffetas rouge. À notre arrivée on mit le feu à un paquet de pétards suspendu au bout d’un long bambou, et nous fûmes introduits dans la salle de réception au bruit de cette mousqueterie chinoise et au milieu des salutations les plus profondes, que nous nous efforcions de rendre avec usure. Sur une table brillamment vernissée en laque, on avait servi un magnifique dessert composé de pâtisseries et de fruits, parmi lesquels s’élevait une énorme pastèque, dont la peau noire et épaisse avait été burinée de dessins de fantaisie par un graveur chinois. À côté de la table était un guéridon, qui supportait une jarre de porcelaine antique remplie de limonade.
Avant de nous mettre à table, nous vîmes un des gardiens du palais communal apporter une grande cuvette en cuivre jaune, pleine d’eau bouillante. Il y plongea quelques petites serviettes, et, après les avoir tordues pour en exprimer l’eau, il en présenta une à chacun de nous. On se sert de ce linge tout chaud et tout fumant pour s’essuyer les mains et la figure. Cet usage est universel dans toute la Chine ; on n’y manque jamais après les repas et quand on s’arrête quelque part pendant un voyage. Au commencement de notre séjour en Chine, nous avions quelque peine à nous faire à cette pratique. Lorsque nous allions visiter nos chrétiens et qu’on nous présentait, à notre arrivée, un linge bien tordu d’où s’échappait une vapeur brûlante, nous étions assez portés à nous dispenser de la cérémonie. Plus tard, nous nous y étions accoutumés, et nous avions fini par aimer cet usage.
La chaleur et la poussière nous avaient tellement altérés que nous ne manquâmes pas de faire honneur aux fruits chinois, et, surtout à la limonade, qui était d’une fraîcheur exquise. Nous étions quelque peu surpris qu’on nous eût préparé de la limonade à la glace ; car cela n’est pas du tout conforme aux habitudes des Chinois ; quand ils sont dévorés par la soif, ils ne savent rien de plus rafraîchissant que d’avaler une tasse de thé bien bouillant. Comme nous exprimions notre étonnement de trouver une boisson si conforme à notre goût et aux usages de notre pays, les gardiens du palais communal nous informèrent que le vice-roi avait envoyé le long de la route, dans tous les endroits où nous devions nous arrêter, un bulletin qui prescrivait, dans les plus menus détails, la manière dont nous devions être traités. Nous demandâmes à voir ce bulletin et nous y lûmes, en effet, qu’il était ordonné à tous les gardiens de koung-kouan de nous préparer des fruits aqueux, des pastèques, de l’eau glaciale assaisonnée au suc de limon et au sucre, parce que, ajoute le bulletin, tels sont les usages des peuples qui vivent au-delà des mers occidentales. Il faut convenir qu’on ne saurait être plus gracieux et plus aimable que le fut le vice-roi du Sse-tchouen. Quand il nous questionnait sur nos habitudes, nous ne pensions pas qu’il avait en vue de nous faire retrouver en Chine quelques-uns des agréments de notre patrie. Nous avons, en général, trouvé des sentiments plus nobles et plus élevés chez les Mandchous que chez les Chinois ; toujours plus de générosité et moins de fourberie. Au moment où les Tartares-Mandchous sont sur le point d’être chassés de la Chine, et où on les attaque si violemment dans tous les écrits qui parlent de l’insurrection chinoise, nous croyons devoir leur rendre ce témoignage inspiré par la sincérité et la justice.
Après une courte halte au palais communal, nous nous remîmes en route, et nous arrivâmes un peu avant la nuit à Kien-tcheou, ville de second ordre. Nous n’étions encore qu’à notre premier jour de marche, et déjà nous avions trouvé l’occasion de nous fâcher contre notre conducteur, le mandarin Ting ; nous eûmes bien garde de la laisser échapper. Chemin faisant, nous nous étions aperçus que les palanquins à notre usage n’étaient pas ceux qu’on nous avait montrés, avant notre départ, au tribunal du juge de paix, et qui étaient parfaitement à notre convenance. Maître Ting avait reçu l’argent nécessaire pour les acheter, mais il avait malheureusement succombé à la tentation d’en garder la moitié pour lui, et, avec le reste, de faire raccommoder et vernisser à neuf deux vieux palanquins étroits, disloqués, et si incommodes, que nous avions eu beaucoup à souffrir durant le peu de temps que nous y avions passé. Ce n’avait pas été assez pour maître Ting de spéculer sur les palanquins, il voulait gagner encore sur les porteurs. Selon qu’il avait été convenu, nos palanquins devaient être à quatre porteurs, et le rusé conducteur avait combiné les choses de manière à n’en mettre que trois seulement, deux devant et un derrière ; de cette façon il économisait à son profit le salaire de deux porteurs. Une pareille tricherie n’avait pas trop de quoi nous surprendre ; nous savions depuis longtemps que les Chinois ne sont pas de force à suivre invariablement la ligne droite, et qu’on est souvent forcé de les y ramener ; mais, dès le premier jour, commencer ainsi à aller tout de travers, ce n’était pas de bon augure.
Sur le soir, comme nous prenions le thé en commun, nous dîmes à notre conducteur que nous avions arrêté un projet pour le lendemain. « Oh ! je comprends, je devine, dit-il avec l’air satisfait d’un homme qui se croit une grande sagacité, vous n’aimez pas la chaleur, et vous désirez partir demain de bonne heure, afin de jouir de la fraîcheur du matin ; n’est-ce pas que c’est cela ? – Pas le moins du monde. Demain tu partiras seul et tu retourneras à Tching-tou-fou. – Est-ce que, par hasard, vous auriez oublié quelque chose d’important ? – Nous n’avons rien oublié. Tu retourneras, avons-nous dit, à Tching-tou-fou ; tu iras trouver le vice-roi et tu lui annonceras que nous ne voulons plus de toi. » Nous prononçâmes ces paroles d’une manière si sérieuse, que maître Ting ne pouvait assurément avoir la pensée de les prendre pour une plaisanterie. Il se leva brusquement et se mit à nous contempler bouche béante, et d’un air stupéfait. Nous continuâmes : « Tu diras donc au vice-roi que nous ne voulons plus de toi et que nous le prions de nous envoyer un autre conducteur ; et, si le vice-roi te demande pourquoi nous ne voulons plus de toi, tu pourras lui répondre, si cela te fait plaisir, que c’est parce que tu nous as trompés en nous faisant partir avec de mauvais palanquins que nous n’avions pas choisis, et en supprimant deux porteurs. – C’est vrai ! c’est vrai ! s’écria maître Ting, chez qui les esprits vitaux s’étaient un peu remis en circulation, je me suis bien aperçu, en chemin, que ces palanquins n’étaient pas faits pour des gens de votre qualité. Ce qu’il vous faut à vous, ce sont de beaux et bons palanquins à quatre porteurs ; qui pourrait en douter ? Ce matin j’ai bien remarqué que, dans la maison du juge de paix, il y avait de la confusion ; les choses n’ont pas été faites conformément à la droiture. Le Trésor caché est un homme qui aime le lucre, personne ne l’ignore ; mais pourquoi pousser l’avarice jusqu’à vous fournir des palanquins qui ne sont pas convenables ; c’est faire preuve qu’on tient bien peu à son honneur et à sa réputation. Nous autres nous ne sommes pas des gens de cette espèce ; nous allons nous appliquer à réparer le péché du Trésor caché, nous substituerons de bons palanquins aux mauvais. » Ce discours était parfaitement chinois, c’est-à-dire un mensonge d’un bout à l’autre ; vouloir le réfuter eût été se donner de la peine sans résultat. « Seigneur Ting, dîmes-nous, nous savons à quoi nous en tenir au sujet de cette fraude ; du reste, peu nous importe de connaître celui qui a volé l’argent des palanquins ; en aurons-nous d’autres ? voilà la question. – Oui, certainement : est-ce que des personnages comme vous pourraient aller de cette façon ? – Quand les aurons-nous ? – Tout de suite… demain. – Fais bien attention à ce que tu dis ; ne dilate pas ton cœur et tes paroles outre mesure. – Demain, sans plus de retard, vous aurez de meilleurs palanquins ; nous arriverons à un endroit considérable où le voyageur trouve tout à souhait. – Puisqu’il en est ainsi, nous partirons ensemble. »
Le lendemain, dès que l’aube parut, on nous annonça que tout était prêt pour le départ : nous entrâmes dans nos étroites prisons cellulaires, et après mille circuits à travers les rues de la ville, le cortège arriva à un grand port, sur les bords du fameux Yang-tse-kiang (fleuve fils de la mer) que les Européens nomment fleuve Bleu. Maître Ting s’approcha de nous et nous dit le plus gracieusement du monde que la route par terre devant être longue, difficile, montueuse, semée de précipices et de gouffres, il avait eu la bonne pensée de louer une barque, afin de nous rendre le trajet plus commode, plus agréable et plus rapide. Au fond, cela nous allait, nous arpentions la terre ferme depuis si longtemps, qu’une petite navigation devait nécessairement nous sourire. Le ciel pur et serein nous présageait une délicieuse journée, et nous savourions déjà, par avance, le bonheur de nous sentir emportés par le courant majestueux du plus beau fleuve du monde, pendant que nous contemplerions à loisir les splendeurs et les magnificences de ses rives. Nous montâmes donc aussitôt sur le pont de la jonque, et nos palanquins furent logés à fond de cale.
Ceux qui n’ont pas une bonne dose de patience, et qui ne se sentent aucune disposition à en acquérir, ne doivent pas songer à aller dans le Céleste Empire pour goûter les charmes de la navigation à bord des jonques chinoises ; ils risqueraient de devenir fous ou enragés avant même qu’on fît mine de lever l’ancre. À peine le cortège fut-il parvenu au port que tout le monde s’empressa de monter à bord, et là chacun chercha à s’installer de la manière la plus conforme à ses goûts. Les Chinois, corps et âme, sont d’une nature qui nous a semblé beaucoup tenir de celle du caoutchouc. La souplesse de leur esprit ne peut être comparée qu’à l’élasticité de leur corps. Aussi faut-il voir comme ils savent trouver un bon coin, puis s’y faire un nid, s’y blottir et s’y arrondir comme dans un moule ; la position une fois prise, en voilà pour toute la journée. À peine arrivés à bord, nos nombreux compagnons de voyage se trouvèrent casés. Les porteurs de palanquins, car ils étaient aussi de la navigation, s’étaient arrangés les uns sur les autres dans la cuisine où l’air et le jour n’arrivaient que par une petite lucarne. Cette sorte de gens est accoutumée à respirer sans air et à voir sans lumière. Aussitôt qu’ils furent accroupis, ils se livrèrent avec ardeur au jeu de cartes. Les soldats, nos domestiques et ceux des mandarins avaient formé plusieurs groupes dans l’entrepont en adoptant des postures impossibles et inimaginables. Ils se régalaient de thé, de fumée de tabac et de causeries bruyantes. Nos deux conducteurs, le civil et le militaire, maître Ting et l’officier Leang, s’étaient réfugiés dans une espèce d’alcôve fermée par des rideaux qui laissaient passer à travers leurs nombreuses déchirures quelques blanches vapeurs et les pâles rayons d’une petite lampe. L’odeur fétide qui s’exhalait de ce sordide réduit indiquait assez que les chefs de l’escorte en étaient à s’enivrer d’opium. Quant à nous, seuls et tranquilles sur le pont de la jonque, nous nous promenions d’un bout à l’autre, humant de tous nos poumons l’air frais du matin et nous récréant à considérer le mouvement du port et les figures réjouies d’une foule de badauds, pour lesquels nous étions le spectacle le plus étonnant qu’ils eussent jamais vu. Du reste, pas un matelot, pas un marin, ni sur ni dans la barque. Il n’y avait qu’un vieux Chinois pelotonné à côté de la barre du gouvernail et qui paraissait se préoccuper fort peu des choses d’ici-bas et probablement encore moins de celles de l’autre monde. Il avait le menton appuyé sur les genoux qu’il tenait embrassés de ses deux mains. Depuis que nous étions arrivés, il n’avait pas quitté un seul instant cette belle et confortable attitude. Nous lui demandâmes si nous ne partirions pas bientôt. Alors il se leva et nous dit en regardant le ciel : « Qui est-ce qui sait cela ? moi, je ne suis pas patron, je suis le cuisinier. – Où est donc le patron ? où sont les matelots ? – Le patron est chez lui et les mariniers sont au marché. » Sur ces informations, nous reprîmes, nous, notre promenade, et le vieux cuisinier sa posture favorite. Un Européen encore novice dans le Céleste Empire n’eût pas manqué de s’impatienter beaucoup et de faire un peu de mauvais sang, l’occasion était assurément bien favorable.
Enfin, après deux longues heures d’attente, les mariniers, s’étant sans doute souvenus qu’ils avaient une jonque dans le port, arrivèrent tranquillement les uns après les autres. Le patron fit l’appel, et l’équipage s’étant trouvé au complet, on amena la planche qui allait du pont au rivage. C’était déjà quelque chose ; mais il s’en fallait bien que nous fussions encore prêts à partir. Nos deux mandarins étant sortis de leur tanière à opium vinrent trouver le patron, et alors commencèrent des disputes interminables, car on n’était pas encore d’accord sur le prix. Il n’était pas loin de midi quand toutes les difficultés se trouvèrent aplanies. Les matelots entonnèrent leur chanson nasillarde pour virer au cabestan, on déploya les larges voiles en nattes de jonc ; la grosse ancre en bois de fer fut bientôt à flot, et la brise et le courant nous poussèrent avec rapidité loin du port, pendant qu’un matelot frappait à coups redoublés sur un sonore tam-tam pour saluer la terre.
Nous nous étions promis une agréable et magnifique journée. La matinée, comme on l’a vu, avait laissé beaucoup à désirer ; mais ce fut bien pis après midi. Le ciel se couvrit peu à peu de nuages, et à peine avions-nous fait un quart d’heure de navigation, qu’une pluie battante nous força de quitter le pont et d’aller nous réfugier dans l’intérieur de la jonque, au milieu d’un air étouffant et d’une cohue étourdissante. À peine descendus des montagnes glacées du Thibet, nous eûmes beaucoup à souffrir dans cette espèce d’étuve, où nous n’avions à respirer que les vapeurs brûlantes et nauséabondes du tabac et de l’opium. Après avoir été exposés si longtemps à mourir de froid, nous étions menacés d’être asphyxiés par la chaleur. Telles sont les vicissitudes de l’existence du missionnaire ; mais Dieu ne l’abandonne pas, il soutient toujours son courage et sait lui faire trouver un bonheur ineffable sous les ardeurs du tropique comme au milieu des neiges de la Tartarie. Que la chaleur et le froid bénissent donc le Seigneur ! Qu’ils le louent et l’exaltent à jamais ! Benedicite, frigus et œstus, Domino.
Pendant que nous étions à nous calciner dans un coin de cette grande tabagie, nos Chinois paraissaient vivre parfaitement à l’aise. Ils soufflaient bien un peu de temps en temps ; mais on voyait bien qu’en somme ils étaient heureux, et que cette manière d’être leur allait. Maître Ting, surtout, avait l’air extrêmement satisfait de lui-même. Après avoir abondamment fumé du tabac et de l’opium et avoir avalé un nombre considérable de tasses de thé, il se mit à fredonner ses longues litanies, sans doute pour remercier son patron Kao-wang de l’avoir si bien protégé dans son entreprise. Nous comprenions à merveille que notre conducteur fût heureux, car cette journée allait être pour lui très lucrative, et, par conséquent, on ne peut plus agréable.
Un jeune Chinois nommé Wei-chan, qu’on nous avait donné pour domestique particulier, et qui paraissait nous être très dévoué, sans doute parce qu’il pensait y trouver son intérêt, nous tenait un peu au courant des manœuvres diplomatiques de nos conducteurs. Ainsi cette journée de navigation n’avait été que le résultat d’une sordide spéculation. À chaque étape, le mandarin du lieu où l’on s’arrête est obligé de subvenir à l’entretien de tout le personnel de l’escorte, de supporter ensuite tous les frais de la route jusqu’à l’étape suivante, de fournir les porteurs de palanquin et les chevaux pour les soldats. Ces corvées leur coûtent des sommes fort considérables. Maître Ting avait arrangé ses petites combinaisons la veille même de notre départ de Tching-tou-fou, il avait envoyé son scribe sur la route que nous devions suivre, pour recueillir le tribut fixé, et prévenir gracieusement les mandarins qu’on leur éviterait les embarras de la corvée en faisant route par eau. Il était facile, en descendant le fleuve, de faire dans une journée le trajet de quatre étapes. Le louage d’une barque coûtant fort peu de chose, les profits devenaient énormes, et voilà pourquoi maître Ting récitait avec tant d’épanouissement les litanies de Kao-wang.
Si la navigation eût été supportable, nous eussions été heureux de pouvoir fournir à notre conducteur l’occasion de réaliser une petite fortune ; mais elle fut détestable, et plus d’une fois dangereuse. La pluie ne discontinuait pas un seul instant ; et, comme nous étions partis fort tard, la nuit vint nous surprendre, que nous avions à peine parcouru la moitié de notre course. La navigation du fleuve Bleu, si sûre et si facile dans l’intérieur de la Chine, alors qu’il a acquis tout son développement et qu’il roule avec majesté ses eaux profondes à travers de vastes plaines, présente de graves difficultés dans la province montueuse du Sse-tchouen. Son cours a souvent la rapidité d’un torrent, et son lit tortueux et semé d’écueils exige, de la part du navigateur, une grande prudence et beaucoup d’expérience. Aussi, le vice-roi avait-il prescrit que nous ferions route par terre ; mais il avait compté en dehors des calculs de maître Ting, qui n’avait pu résister à la tentation de spéculer sur notre vie et sur la sienne. Nous ne lui adressâmes pas un mot de plainte, pas un geste de reproche. Nous nous contentâmes de former, à notre tour, notre petit plan, pour prendre la revanche le lendemain, et lui faire perdre l’envie de suivre, à l’avenir, les inspirations de son génie spéculateur.
Il était minuit passé quand nous arrivâmes au port de Kien-tcheou, ville de troisième ordre. La nuit était d’une obscurité profonde, et la pluie continuait toujours. Nous allâmes jeter l’ancre le plus près possible du rivage, où nous remarquâmes un grand mouvement de lanternes qui se croisaient dans tous les sens : c’étaient les employés des tribunaux de la ville et le scribe de maître Ting qui nous attendaient. Le débarquement se fit avec d’effroyables vociférations et au milieu d’une confusion inénarrable. Aussitôt que nos palanquins furent passés de la cale sur le rivage, nous entrâmes dedans, et nos porteurs, qui, ayant été au repos pendant plus de trente heures, éprouvaient, sans doute, le besoin de se dégourdir les membres, nous emportèrent brusquement et au pas de course. Au moment où ils partaient, maître Ting leur cria, à gorge déployée, de nous conduire à l’hôtel des Désirs accomplis.
À un détour de rue nous fîmes arrêter les porteurs et nous leur ordonnâmes de se diriger vers le palais communal ; car c’était là seulement que nous devions loger et non dans les auberges. Ils en prirent aussitôt la route, pendant que l’escorte se dirigeait probablement vers l’hôtel des Désirs accomplis. Nous fûmes bientôt arrivés ; mais rien ne faisait soupçonner que nous fussions attendus. Toutes les portes du palais étaient fermées. Nous dîmes à nos porteurs de heurter, et il faut proclamer à leur louange qu’ils s’en acquittèrent avec une énergie dont nous fûmes stupéfaits. Un tas de grosses pierres était là tout près ; elles volèrent aussitôt, les unes après les autres, contre la porte qui fut bientôt enfoncée. Un vieux gardien parut, en costume très incomplet, tout hors de lui et ne comprenant rien à ce vacarme. Quand il fut un peu remis de sa stupeur, nous pûmes entrer dans quelques explications, desquelles il résulta que les gardiens du koung-kouan n’avaient pas été prévenus de notre arrivée et qu’il n’y avait rien de prêt pour nous recevoir. Évidemment c’était encore là une manœuvre chinoise de maître Ting. Il fallut donc nous acheminer vers le susdit hôtel des Désirs accomplis dont l’enseigne était, du moins pour nous, une véritable dérision. Nous y trouvâmes tous les gens de l’escorte déjà réunis. Maître Ting et l’officier Leang s’empressèrent de nous dire que, si personne ne s’était noyé en route, on le devait à notre mérite, et que tout le monde avait été abrité sous notre bonne fortune ; puis, ils essayèrent de nous expliquer comment il était impossible de nous loger au palais communal. « Nous avons faim les uns et les autres, leur répondîmes-nous ; nous sommes tous fatigués ; prenons d’abord quelque chose, nous irons nous reposer ensuite, et, puisqu’il est déjà plus de minuit, nous prendrons la journée pour régler nos comptes. »
Il était à peine jour que maître Ting s’avisa de venir interrompre notre premier sommeil pour nous annoncer qu’il fallait partir. « Maître Ting, lui dîmes-nous, retire-toi promptement ; et, si quelqu’un a l’audace de troubler notre repos, nous te ferons dégrader. Depuis que nous sommes ensemble, tu as déjà commis un grand nombre de péchés, et ton procès ne sera pas long. » La porte se ferma et nous nous rendormîmes aussitôt, car nous étions brisés de fatigue. Vers midi, nous nous levâmes, frais, dispos, pleins d’énergie et parfaitement bien disposés à commencer la guerre avec les mandarins.
Nous nous dirigeâmes vers une pièce voisine de notre chambre, où nous entendions des chuchotements, comme le bruit d’une conversation à voix basse. Nous ouvrîmes la porte et nous fûmes en présence d’une nombreuse et brillante réunion composée des principaux magistrats de la ville. Après avoir salué la compagnie avec le plus de solennité possible, nous remarquâmes au milieu de la salle une table où on avait déjà disposé les petits plats de dessert, prélude obligé des repas chinois. Sans autre explication, nous avançâmes un fauteuil et nous priâmes la compagnie de vouloir bien prendre place autour de la table. Notre aplomb parut occasionner un peu d’étonnement. Un gros mandarin, c’était le préfet de la ville, nous indiqua les places d’honneur et nous invita à nous y mettre, ce que nous fîmes immédiatement et sans tergiverser. Ce n’était pas très modeste de notre part, ni parfaitement conforme aux rites chinois ; mais nous avions besoin, pour le moment, de prendre un peu d’empire sur notre entourage.
Les convives étaient nombreux ; on attaqua le dessert en silence, chacun se contentant d’échanger avec son voisin quelques formules de politesse, à voix basse et en secret. On nous considérait à la dérobée, comme pour saisir sur notre physionomie la nature des sentiments dont nous étions animés. L’embarras était général ; enfin, un jeune fonctionnaire civil, probablement le plus hardi de la troupe, s’aventura à sonder le terrain. « Hier, dit-il, la journée n’a pas été bonne ; la navigation sur le fleuve Bleu a dû être pénible ; mais aujourd’hui le temps est magnifique ; c’est dommage que vous n’ayez pu partir dans la matinée, vous seriez arrivés à Tchoung-king avant la nuit. Tchoung-king est le meilleur endroit de la province. – Certainement, répétèrent en chœur tous les autres, il n’est rien de comparable à Tchoung-king. On y trouve tout ce qu’on peut désirer. Quelle différence avec ce pays-ci, dont la pauvreté est extrême et où l’on ne vit que de privations ! – Il n’est pas encore bien tard, reprit le jeune fonctionnaire, vous pourrez arriver ce soir au remarquable palais communal qui se trouve sur la route, y passer la nuit et arriver demain à Tchoung-king avant midi. – Oh ! ajouta un autre, la chose est très facile, car les chemins sont plats comme la main, et la campagne est d’une beauté ravissante. On voyage presque toujours à l’ombre, sous le feuillage de grands arbres. – A-t-on prévenu les porteurs de palanquins ? s’écria le gros préfet de la ville, en s’adressant aux nombreux domestiques qui encombraient la salle ; vite qu’on aille les chercher, parce que nos deux illustres hôtes veulent absolument se mettre en route quand ils auront mangé le riz ; ils sont très pressés, et ne peuvent nous honorer plus longtemps de leur présence. – Un moment, dîmes-nous ; pas de précipitation. Il paraît que personne, ici, n’est bien au courant de nos affaires. D’abord, nous devons changer nos palanquins ; ceux qu’on nous a donnés à Tching-tou-fou ne peuvent pas nous servir. N’est-ce pas, maître Ting, que c’est ici que nous trouverons de bons palanquins à quatre porteurs ? – Mais non, mais non ! s’écrièrent de concert tous les mandarins. Dans un petit endroit comme celui-ci comment trouver des palanquins tout confectionnés ! Il faut les commander à l’avance. – Qu’on les commande ; nous ne sommes nullement pressés. Arriver à Canton une lune plus tôt ou une lune plus tard, c’est peu de chose dans le cours de notre existence. En attendant, nous pourrons nous récréer ici en visitant les beautés de la ville et des environs. – Dans un pays pauvre, dit le préfet, il est impossible de trouver d’habiles fabricants ; c’est une vérité connue de tout le monde, ici on ne sait faire que de petits palanquins en bambou et à deux porteurs. Les habitants de cette contrée ne connaissent pas le luxe ; très peu vivent dans l’aisance. C’est à Tchoung-king qu’il faut aller pour trouver les grandes fabriques de tout genre. – Oui, oui, à Tchoung-king, s’écria-t-on de toutes parts. Tchoung-king est le pays des beaux palanquins ; chacun sait que les mandarins des dix-huit provinces font venir leurs palanquins de Tchoung-king. – Est-ce vrai, cela ? demandâmes-nous à maître Ting. – C’est la vérité, et qui oserait proférer ici des paroles de mensonge ? – Dans ce cas-là, il faut faire choix d’un homme entendu et envoyer chercher des palanquins à Tchoung-king. Nous attendrons ici. Ayant besoin d’un peu de repos, nous profiterons de cette heureuse circonstance. Nous vous disons cela fort tranquillement ; mais c’est une décision irrévocable ; nous n’en reviendrons pas… » Les mandarins se regardèrent stupéfaits.
Pendant cette intéressante délibération, le dîner avait toujours été son train. Quand nous eûmes pris notre dernière tasse de thé, nous nous levâmes pour rentrer dans notre chambre, et laisser les mandarins se débrouiller comme ils pourraient. Ils discutèrent longtemps, et finirent, selon la méthode chinoise, par nous envoyer des députations, afin de nous convertir. D’abord il y eut celle des mandarins civils, puis celle des mandarins militaires, à laquelle succéda une troisième, composée des deux ordres réunis. Tous nous trouvèrent inflexibles. On inventa les contes les plus étranges, on entassa mensonge sur mensonge, pour nous prouver qu’il fallait partir. À tant d’arguments, nous n’avions que cette seule réponse : Lorsque des hommes comme nous prennent une décision, elle est irrévocable.
Enfin on vint nous annoncer qu’on avait apporté des palanquins, et on nous pria de passer dans la cour pour les examiner. Nous ne fîmes pas les difficiles ; après y avoir jeté un coup d’œil, nous dîmes : C’est bien, qu’on les achète. L’accord fut unanime sur ce point ; mais il s’éleva une nouvelle difficulté ; les mandarins se regardèrent les uns les autres et se demandèrent : Qui payera ? La discussion fut vive, et, quoique entièrement désintéressés dans la question, nous demandâmes la permission de donner notre avis.
« Il est évident, dîmes-nous, que la ville de Kien-tcheou n’est pas obligée de nous fournir des palanquins.
– Voilà qui est parler d’une manière conforme au droit, dirent les mandarins de Kien-tcheou.
– Cela regardait l’administration de Tching-tou-fou, qui est chargée d’organiser le départ ; mais il paraît que l’acquéreur des premiers palanquins n’a pas observé les règles de l’honneur.
– C’est cela, dirent les mandarins, il aura gardé pour lui une partie de l’argent qui avait été alloué.
– Maintenant il faut réparer ce mal, et la chose, nous le pensons, ne saurait offrir de difficulté. Hier en naviguant sur le fleuve Bleu, nous avons fait deux journées de route. Maître Ting a touché l’argent de deux étapes et n’a eu à payer que le louage d’une barque ; il nous semble donc qu’il peut et qu’il doit fournir le prix des palanquins… »
Les mandarins de Kien-tcheou rirent beaucoup et trouvèrent notre solution superbe. Maître Ting était tout bondissant de colère ; il poussait des clameurs comme si on lui eût arraché les entrailles.
« Calme-toi, lui dîmes-nous, et donne de bonne grâce au marchand le prix de ces palanquins, sans quoi nous allons sur-le-champ écrire au vice-roi que tu nous as fait voyager sur le fleuve Bleu… »
Cette menace eut un effet magique, et notre conducteur se mit à compter tristement l’argent qu’on attendait. La nuit était sur le point de se faire, il ne fut pas même question de partir. Les mandarins de Kien-tcheou se divertirent beaucoup de la mésaventure de maître Ting ; ils ne se doutaient pas que leur tour allait bientôt arriver.
Le lendemain, aussitôt qu’il fut grand jour, maître Ting vint nous demander fort modestement si on pouvait convoquer les porteurs de palanquin, et, en même temps, il nous remit quelques billets de visite, par lesquels les principaux mandarins de la ville nous souhaitaient un bon voyage. Nous répondîmes à maître Ting qu’il pouvait envoyer chercher les porteurs, parce que nous avions l’intention de quitter l’hôtel des Désirs accomplis, pour aller loger au palais communal et y passer la journée. Notre conducteur, qui n’était pas encore bien remis de la forte secousse de la veille, ne parut pas comprendre. Il nous regardait d’un air si étonné, que nous fûmes obligés de répéter, en appuyant un peu sur chaque mot… Dès qu’il fut bien sûr d’avoir saisi notre pensée, il sortit. À l’instant l’alarme fut donnée à tous les tribunaux, et les mandarins accoururent à la file les uns des autres, pour s’assurer par eux-mêmes du fait inconcevable qu’on venait de leur raconter.
C’était le préfet de la ville que nous voulions voir. Aussitôt qu’il fut arrivé, nous lui dîmes qu’il avait dû recevoir, de la capitale du Sse-tchouen, une dépêche dans laquelle il était prescrit de nous faire loger dans les koung-kouan, et que nous ne comprenions pas pourquoi on n’avait pas exécuté à Kien-tcheou les ordres du vice-roi ; que, pour plusieurs raisons, nous voulions quitter l’hôtel et aller passer une journée au palais communal ; d’abord pour ne pas laisser établir un mauvais précédent et ne pas donner la tentation de faire ailleurs ce qui avait eu lieu à Kien-tcheou ; ensuite parce que, devant écrire plus tard au vice-roi, pour lui rendre compte de la manière dont nous avions été traités en route, il nous serait pénible d’avoir à lui signaler que, à Kien-tcheou, on n’avait pas exécuté ses ordres. D’ailleurs, ajoutâmes-nous, la route que nous avons à faire est longue et fatigante ; nous avons beaucoup souffert sur le fleuve Bleu, et nous serions bien aises de nous reposer un jour… Toutes ces raisons étaient excellentes ; mais le préfet ne voyait que les dépenses qu’allait occasionner pendant un jour tout ce nombreux personnel de l’escorte. Il n’osa pas nous donner le véritable motif et nous dire crûment qu’il nous invitait à nous en aller, parce que nous coûtions trop cher ; le procédé eût été inconvenant, et les Chinois ont toujours des façons moins anguleuses : le mensonge leur va beaucoup mieux. Le préfet nous dit qu’il éprouverait un bonheur infini si nous pouvions rester à Kien-tcheou encore un jour. Des hommes du grand royaume de France ! On en voit si rarement ! Notre présence, assurément, ne pouvait manquer de porter bonheur à la contrée ; mais le palais communal était inhabitable ; il se trouvait dans un état si hideux, qu’on n’oserait pas même y faire loger un homme de la dernière classe du peuple. Il était encombré d’ouvriers et de matériaux, à cause des réparations importantes qu’on y faisait. Il y avait, en outre, dans le grand salon, sept à huit cercueils contenant les cadavres de plusieurs fonctionnaires morts dans le district, et qui attendaient que les membres de leurs familles vinssent les prendre pour les inhumer dans leur pays natal.
Le préfet comptait beaucoup sur l’effet moral de cette dernière raison. Pendant qu’il nous parlait d’une voix lugubre et sombre de ces cadavres et de ces cercueils, il nous examinait attentivement pour voir si nous ne pâlissions pas, si nous ne tremblions pas de peur. En vérité, nous avions plutôt envie de rire, car nous étions convaincus qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans tout ce qu’il nous débitait. Nous lui dîmes, sur un ton un peu railleur, que le vice-roi du Sse-tchouen ne se doutait pas le moins du monde que le palais communal de Kien-tcheou avait été converti en cimetière ; qu’il serait bon de lui écrire, parce que, s’il lui prenait fantaisie de voyager de ce côté, il ne serait peut-être pas bien aise de loger au milieu de cercueils et de cadavres. Quant à nous, il ne saurait y avoir en cela le plus léger inconvénient ; nous n’avons que médiocrement peur des vivants et pas du tout des morts. Ainsi nous irons au koung-kouan et nous saurons bien nous y arranger. On usa de tous les moyens imaginables afin de nous faire renoncer à ce projet insensé. Pour en finir, nous dîmes au préfet qu’il en serait selon son bon plaisir, à condition qu’il écrirait et signerait un billet constatant que, ayant désiré nous reposer un jour à Kien-tcheou, on s’y était opposé parce que le palais communal était inhabitable. Le préfet comprit où nous voulions en venir. Aussitôt il s’adressa aux officiers subalternes qui l’entouraient :
« Je suis, dit-il, du même avis que nos hôtes ; il est absolument nécessaire qu’ils se reposent un jour. Qu’on aille vite au koung-kouan, qu’on fasse immédiatement enlever les cercueils, qu’on mette tout en ordre, et qu’une autre fois on ne s’avise pas de retomber dans la même faute. »
Dix minutes après nous étions installés au fond de nos nouveaux palanquins, et on nous conduisait en pompe au palais communal. En partant nous avions pris à part maître Ting, et nous lui avions dit à l’oreille :
« Si nous ne sommes pas traités convenablement, nous resterons deux jours au lieu d’un… »
Étrange pays, il faut en convenir, que celui où l’on est forcé d’user de semblables moyens pour n’être pas opprimé.
C’eût été vraiment grand dommage de quitter Kien-tcheou sans voir son magnifique palais communal. Aussitôt que nous l’eûmes parcouru, il nous vint en pensée que si les mandarins avaient tant fait de difficultés pour nous y laisser entrer, c’était de peur que, séduits par sa beauté et ses agréments, nous ne voulussions plus en sortir. Après avoir traversé une vaste cour plantée de grands arbres, on monte au principal corps de logis, par une trentaine de degrés, en belle pierre de taille. Les appartements spacieux et élevés étaient d’une propreté exquise et d’une fraîcheur délicieuse ; des meubles en laque avec des dessins dorés et d’une variété infinie, des tentures en taffetas jaune ou rouge, des tapis tissés en pellicules de bambou et peints des couleurs les plus vives ; puis des bronzes antiques, de grandes urnes en porcelaine, des vases élégants où croissaient des fleurs et des arbustes affectant les formes les plus bizarres : tels étaient les ornements que nous rencontrâmes dans cette splendide demeure. Derrière la maison était un vaste jardin où l’industrie chinoise avait épuisé toutes ses ressources pour contrefaire l’indépendance de la nature et imiter ses jeux les plus capricieux. Il serait difficile de se former une idée exacte de ces créations curieuses, dont le goût s’est, depuis longtemps, répandu en Europe, et auxquelles on a donné mal à propos le nom de « jardin anglais ». Il existe un petit poème chinois intitulé Jardin de Sse-ma-kouang, dans lequel cet illustre historien et ce grand homme d’État du Céleste Empire s’est plu à décrire lui-même toutes les merveilles de sa demeure champêtre. Nous reproduirons avec plaisir ce délicieux fragment de la littérature chinoise qui nous fera connaître, en même temps, le caractère de son auteur, de ce fameux Sse-ma-kouang[30] qui joua un rôle si important, sous la dynastie des Song, dans une révolution sociale dont nous aurons occasion de parler plus tard.
« Que d’autres, dit Sse-ma-kouang, bâtissent des palais pour enfermer leurs chagrins et étaler leur vanité ! je me suis fait une solitude pour amuser mes loisirs et causer avec mes amis. Vingt arpents de terre ont suffi à mon dessein. Au milieu est une grande salle où j’ai rassemblé cinq mille volumes pour interroger la sagesse et converser avec l’antiquité. Du côté du midi on trouve un salon au milieu des eaux qu’amène un petit ruisseau qui descend des collines de l’Occident ; elles forment un bassin profond, d’où elles s’épandent en cinq branches, comme les griffes d’un léopard, et, avec elles, des cygnes innombrables qui nagent et se jouent de tous côtés.
Sur le bord de la première, qui se précipite de cascade en cascade, s’élève un rocher escarpé, dont la cime, recourbée et suspendue en trompe d’éléphant, soutient en l’air un cabinet ouvert pour prendre le frais et voir les rubis dont l’aurore couronne le soleil à son lever.
La seconde branche se divise, à quelques pas, en deux canaux, qui vont serpentant autour d’une galerie bordée d’une double terrasse en feston, dont les palissades de rosiers et de grenadiers forment le balcon. La branche de l’ouest se replie en arc vers le nord d’un portique isolé, où elle forme une petite île ; les rives de cette île sont couvertes de sable, de coquillages et de cailloux de diverses couleurs ; une partie est plantée d’arbres toujours verts, l’autre est ornée d’une cabane de chaume et de roseaux, comme celles des pêcheurs.
Les deux autres branches semblent tour à tour se chercher et se fuir en suivant la pente d’une prairie émaillée de fleurs dont elles entretiennent la fraîcheur ; quelquefois elles sortent de leur lit pour former de petites nappes d’eau encadrées dans un tendre gazon ; puis elles quittent le niveau de la prairie et descendent dans les canaux étroits, où elles s’engouffrent et se brisent dans un labyrinthe de rochers qui leur disputent le passage, les font mugir et s’enfuir en écume et en ondes argentines dans les tortueux détours où ils les forcent d’entrer.
Au nord de la grande salle sont plusieurs cabinets placés au hasard, les uns sur des monticules qui s’élèvent au-dessus des autres, comme une mère au-dessus de ses enfants ; les autres sont collés à la pente d’un coteau ; plusieurs occupent les petites gorges que forme la colline et ne sont vus qu’à moitié. Tous les environs sont ombragés par des bosquets de bambous touffus, entrecoupés de sentiers sablés où le soleil ne pénètre jamais.
Du côté de l’Orient, s’ouvre une petite plaine divisée en plates-bandes, en carrés et en ovales, qu’un bois de cèdres antiques défend des froids aquilons. Toutes ces divisions sont remplies de plantes odoriférantes, d’herbes médicinales, de fleurs et d’arbrisseaux. Le printemps ne sort jamais de cet endroit délicieux. Une petite forêt de grenadiers, de citronniers et d’orangers, toujours chargés de fleurs et de fruits, en termine le coup d’œil à l’horizon. Dans le milieu est un cabinet de verdure où l’on monte par une pente insensible qui en fait plusieurs fois le tour, comme les volutes d’une coquille, et arrive, en diminuant, au sommet du tertre sur lequel il est placé. Les bords de cette pente sont tapissés de gazon, qui s’élève en siège de distance en distance pour inviter à s’asseoir et à considérer ce parterre sous tous les points de vue.
À l’occident, une allée de saules à branches pendantes conduit au bord d’un large ruisseau, qui tombe, à quelques pas, du haut d’un rocher couvert de lierre et d’herbes sauvages de diverses couleurs. Les environs n’offrent qu’une barrière de rochers pointus, bizarrement assemblés, qui s’élèvent en amphithéâtre, d’une manière sauvage et rustique. Quand on arrive au bas, on trouve une grotte profonde qui va en s’élargissant peu à peu, et forme une espèce de salon irrégulier dont la voûte s’élève en dôme. La lumière y entre par une ouverture assez large, d’où pendent des branches de chèvrefeuille et de vigne sauvage. Ce salon est un asile contre les brûlantes chaleurs de la canicule. Des rochers épars çà et là, des espèces d’estrades creusées dans l’épaisseur de son enceinte en sont les sièges. Une petite fontaine, qui sort d’un des côtés, remplit le creux d’une grande pierre, d’où elle tombe en petits filets sur le pavé, où après avoir serpenté entre les fentes qui les égarent, elles vont toutes se réunir dans un réservoir préparé pour le bain. Ce bassin s’enfonce sous une voûte, fait un petit coude, et va se décharger dans un étang qui est au pied de la grotte. Cet étang ne laisse qu’un sentier étroit entre les rochers informes et bizarrement amoncelés qui en forment l’enceinte. Un peuple entier de lapins les habite, et rend aux poissons innombrables de l’étang les peurs qu’on lui donne.
Que cette solitude est charmante ! La vaste nappe d’eau qu’elle présente est toute semée de petites îles de roseaux. Les plus grandes sont des volières remplies de toutes sortes d’oiseaux. On va aisément des unes aux autres par d’énormes cailloux qui sortent de l’eau et par de petits ponts de pierre et de bois, distribués au hasard, les uns en arc, les autres en zigzag ou en ligne droite, selon l’espace qu’ils remplissent. Quand les nénuphars dont les bords de l’étang sont plantés donnent leurs fleurs, il paraît couronné de pourpre et d’écarlate, comme l’horizon des mers du midi quand le soleil y arrive.
Il faut se résoudre à revenir sur ses pas, pour sortir de cette solitude, ou à franchir la chaîne de rochers escarpés qui l’environne de toutes parts. On monte au haut de ce rempart de rochers par un escalier étroit et rapide, qu’il a fallu creuser avec le pic, dont les coups sont encore marqués. Le cabinet qu’on y trouve pour se reposer n’a rien que de simple ; mais il est assez orné par la vue d’une plaine immense où le Kiang serpente au milieu des villages et des rizières. Les barques innombrables dont ce grand fleuve est couvert, les laboureurs épars çà et là dans les campagnes, les voyageurs qui remplissent les chemins animent ce paysage enchanté, et les montagnes couleur d’azur, qui le terminent à l’horizon, reposent la vue et la récréent.
Quand je suis lassé de composer et d’écrire, au milieu des livres de ma grande salle, je me jette dans une barque que je conduis moi-même, et vais demander des plaisirs à mon jardin. Quelquefois j’aborde à l’île de la pêche, et, muni d’un large chapeau de paille contre les ardeurs du soleil, je m’amuse à amorcer les poissons qui se jouent dans l’eau et j’étudie nos passions dans leurs méprises ; d’autres fois, le carquois sur l’épaule et un arc à la main, je grimpe au haut des rochers, et, de là, épiant en traître les lapins qui sortent, je les perce de mes flèches à l’entrée de leurs trous. Hélas ! plus sages que nous, ils craignent le péril et le fuient ; s’ils me voyaient arriver, aucun ne paraîtrait. Quand je me promène dans mon parterre, je cueille les plantes médicinales que je veux garder. Si une fleur me plaît, je la prends et la flaire ; si une autre souffre de la soif, je l’arrose, et les voisines en profitent. Combien de fois des fruits bien mûrs m’ont-ils rendu l’appétit que la vue des mets m’avait ôté. Mes grenades et mes pêches ne sont pas meilleures, pour être cueillies de ma main ; mais je leur trouve plus de goût, et mes amis, à qui j’en envoie, en sont toujours flattés. Vois-je un jeune bambou que je veux laisser croître, je le taille, ou je courbe ses branches et les entrelace pour dégager le chemin. Le bord de l’eau, le fond d’un bois, la pointe d’un rocher, tout m’est égal pour m’asseoir. J’entre dans un cabinet pour voir une cigogne faire la guerre aux poissons, et à peine y suis-je entré que, oubliant le dessein qui m’amène, je prends mon kin[31] et je provoque les oiseaux d’alentour.
Les derniers rayons du soleil me surprennent quelquefois considérant, en silence, les tendres inquiétudes d’une hirondelle pour ses petits, ou les ruses d’un milan pour enlever sa proie. La lune est déjà levée que je suis encore assis ; c’est un plaisir de plus. Le murmure des eaux, le bruit des feuilles qu’agite le vent, la beauté des cieux, me plongent dans une douce rêverie ; toute la nature parle à mon âme, je m’égare en l’écoutant, et la nuit est déjà au milieu de sa course que j’arrive à peine sur le seuil de ma porte.
Mes amis viennent souvent interrompre ma solitude, me lire leurs ouvrages et entendre les miens ; je les associe à mes amusements. Le vin égaye nos frugaux repas, la philosophie les assaisonne, et, tandis que la cour appelle la volupté, caresse la calomnie, forge des fers et tend des pièges, nous invoquons la sagesse et lui offrons nos cœurs. Mes yeux sont toujours tournés vers elle ; mais, hélas ! ses rayons ne m’éclairent qu’à travers mille nuages ; qu’ils se dissipent, fût-ce par un orage, cette solitude sera pour moi le temple du plaisir, que dis-je ?… père, époux, citoyen, homme de lettres, je me dois à mille devoirs, ma vie n’est pas à moi. Adieu, mon cher jardin, adieu ; l’amour du sang et de la patrie m’appelle à la ville, garde tous tes plaisirs pour dissiper bientôt mes nouveaux chagrins et sauver ma vertu de leurs atteintes[32]. »
Le jardin du palais communal de Kien-tcheou n’offrait pas toutes les magnificences décrites par le pinceau de Sse-ma-kouang ; il était cependant un des plus beaux que nous ayons rencontré dans le Céleste Empire. Nous y passâmes le reste de la matinée, ne pouvant nous lasser d’admirer la patience des Chinois à exécuter, avec des arbustes et des fragments de rochers, toutes les excentricités de leur bizarre et féconde imagination.
Nous étions assis sous le portique d’une pagode en miniature lorsque maître Ting vint nous annoncer que l’heure du dîner était arrivée. Les principaux fonctionnaires, en riche et brillant costume, étaient déjà réunis dans la salle ; leur abord fut des plus gracieux et des plus aimables. Nous nous accablâmes les uns les autres de politesse et de courtoisie, nous invitant mutuellement à prendre les places les plus honorables. Pour mettre fin à cette lutte d’urbanité, nous dîmes que, le koung-kouan étant la maison des voyageurs, nous devions nous considérer comme chez nous et traiter nos hôtes conformément aux rites. Nous assignâmes donc à chacun la place qui convenait à son rang, réservant la dernière pour nous. Notre procédé fut gracieusement accueilli, et on eut l’air de penser que nous n’étions pas tout à fait aussi barbares et incivilisés qu’on avait pu le soupçonner la veille. Le festin fut splendide et servi suivant toutes les formalités de l’étiquette chinoise. De la part des convives il n’y eut non plus rien à désirer ; ils furent d’une telle amabilité, que nous ne pûmes douter un seul instant de leur vif et sincère désir de nous voir partir le lendemain.
Nous n’essayerons pas de décrire un dîner chinois ; ce n’est pas que le sujet ne soit de nature à présenter quelques particularités capables d’intéresser les Européens ; mais ces détails sont tellement connus, que nous craindrions trop d’abuser de la patience du lecteur. Nous avons remarqué, d’ailleurs, dans les Mélanges posthumes d’Abel Rémusat, le passage suivant, capable de nous ôter, si nous l’avions, la fantaisie de donner une nomenclature des mets qui nous furent servis au palais communal de Kien-tcheou.
« Il y a quelques années, dit le spirituel et savant orientaliste, que les officiers d’une ambassade européenne, de retour de la Chine, où ils n’avaient pas eu trop sujet de se louer du succès de leurs opérations, s’avisèrent d’offrir aux lecteurs de gazettes la description d’un repas qui leur avait été donné, disaient-ils, par les mandarins de je ne sais quelle ville frontière. Jamais gens, à les entendre, n’avaient été mieux régalés ; la qualité des mets, le nombre des services, la comédie dans l’intervalle, tout était soigneusement décrit et formait un assez bel exemple. Ceux qui lisent les vieux livres se souvenaient bien d’avoir vu ce festin-là quelque part. Plus de cent ans avant les officiers dont nous parlons, certains missionnaires jésuites avaient eu précisément le même repas, composé des mêmes sortes de mets, et servi de la même manière. Mais il y a beaucoup de gens pour qui tout est nouveau, et, quoiqu’il soit certain
qu’un dîner réchauffé ne valut jamais rien,
celui-là, du moins, fut trouvé bon, et le public, toujours avide de particularités de mœurs, et même de détails de cuisine, ne s’embarrassa pas de savoir quels avaient été les véritables dîneurs. Il prit plaisir aux singularités du service chinois ainsi qu’à la gravité avec laquelle les convives exécutent, en mangeant le riz, des manœuvres et des évolutions qui feraient honneur au régiment d’infanterie le mieux instruit. »
Depuis que M. Abel Rémusat plaisantait si agréablement de ce fameux dîner chinois, il a été servi encore bien des fois, surtout après la dernière guerre de l’Angleterre avec le Céleste Empire. Les nouvelles éditions qui en ont été faites en anglais et en français ont été malheureusement corrigées et augmentées un peu au détriment de l’exactitude. Sous prétexte que, depuis cent ans, les Chinois auraient bien pu faire quelques nouvelles découvertes dans l’art culinaire, on a trouvé très piquant de faire croire au public que leurs aliments étaient préparés à l’huile de ricin, et que leurs mets les plus recherchés étaient des nageoires de requin, des têtes de moineau, des pattes d’oie, des gésiers de poisson, des crêtes de paon, et plusieurs autres friandises de même genre. Il faut vraiment avoir goûté la cuisine chinoise à Canton, à quelques pas des factoreries anglaises, pour avoir rencontré des mets semblables ; du reste, les Européens nouvellement débarqués sur les côtes de la Chine, n’ayant rien de plus pressé que de se faire inviter à quelque dîner chinois, dans l’espérance d’y découvrir des choses surprenantes et extraordinaires, nous sommes assez porté à croire que les marchands de Canton, pour ne pas tromper leur attente, et peut-être assez malins pour s’amuser un peu à leurs dépens, leur servent quelquefois des ragoûts inventés tout exprès pour la circonstance, et qui, probablement, n’ont jamais paru sur une table chinoise. Les paons sont si rares en Chine que nous n’y en avons jamais vu. Les plumes de ces oiseaux sont envoyées à la cour par les royaumes tributaires, et l’empereur les donne, comme une grande faveur, aux plus hauts fonctionnaires, avec le droit de les porter à leur bonnet de cérémonie en guise de décoration.
Comment admettre après cela, ces plats de crêtes de paon dans les festins chinois ? Le ricin n’est pas inconnu en Chine, on le cultive en grand dans les provinces septentrionales, mais on n’utilise l’huile qu’on en retire que pour l’éclairage ; on est si éloigné de s’en servir pour assaisonner les mets, qu’un jour, nous trouvant dans une chrétienté aux environs de Pékin, et voulant en faire prendre une légère dose à un de nos confrères qui était malade, tous les chrétiens cherchèrent à s’y opposer, parce que, disaient-ils, cette huile était un poison. Nous ne nions pas, malgré cela, qu’il ne soit arrivé à des Européens de trouver à Canton des dîners à l’huile de ricin ; mais il est évident pour nous qu’ils ont été victimes d’une atroce mystification, et qu’au moment même où ils se croyaient en droit de railler le goût extravagant des Chinois, ceux-ci devaient bien rire de la prodigieuse ingénuité des Européens.
On ne saurait disconvenir, pourtant, qu’un festin vraiment chinois ne peut être qu’un tissu de bizarreries aux yeux d’un étranger peu réfléchi et s’imaginant qu’il ne peut exister, pour tous les peuples du monde, qu’une seule manière de manger. Ainsi, commencer par le dessert et finir par le potage ; boire le vin chaud et tout fumant dans des godets en porcelaine ; se servir de deux petites baguettes en guise de fourchette pour saisir les mets qu’on apporte coupés, à l’avance, par menus morceaux ; employer, au lieu de serviettes, de petits carrés de papier soyeux et colorié dont on place une provision à côté de chaque convive et qu’un domestique emporte à mesure qu’on s’en est servi ; quitter sa place, dans l’intervalle des services, pour fumer ou se distraire un peu ; élever les baguettes à la hauteur du front et les placer horizontalement sur sa tasse pour annoncer à la compagnie qu’on a fini de dîner : voilà autant de particularités capables d’exciter la curiosité des Européens. Les Chinois, de leur côté, ne reviennent pas de leur étonnement quand ils nous voient à table, et ils se demandent comment il peut se faire que nous ayons l’usage de boire froid, et d’où nous est venue l’idée, si singulière et si extravagante, de nous servir d’un trident pour porter notre nourriture à notre bouche, au risque de nous percer les lèvres et de nous crever les yeux. Ils trouvent fort drôle qu’on nous serve des noix et des amandes avec leur coque, et que les domestiques ne se donnent pas la peine de peler les fruits, et de désosser la viande. Eux, qui ne sont pas, en général, très difficiles sur la nature de leurs aliments, et qui savourent avec délices des fritures de vers à soie et des compotes de têtards, ne peuvent rien comprendre à la prédilection de nos gourmets pour un faisan avancé ou pour un fromage qui a souvent, sur table, toutes les allures d’un être vivant et animé.
Un jour, à Macao, nous avions l’honneur d’être assis à la table d’un représentant d’une puissance européenne. On avait servi un magnifique plat de bécassines ; mais, quelle déception ! quels regrets ! le Vatel chinois avait osé arracher les entrailles à ces incomparables volatiles. Il ne savait pas, le malheureux, que la bécassine recèle dans ses flancs un précieux trésor de saveur et de parfum. On le força de comparaître devant les arbitres du goût, qui le reçurent avec des regards courroucés. Il fut tout ébahi en apprenant qu’il venait de commettre un crime culinaire qui ne lui serait pas pardonné une seconde fois… Il est inutile d’ajouter que, quelques jours après, le cuisinier ne manqua pas de servir à son maître, dans leur parfaite intégrité, des oiseaux qui n’étaient pas des bécassines. De là, nouveau courroux et démission du pauvre Chinois, désespérant d’exercer son art d’une manière conforme aux étonnantes bizarreries des Occidentaux.
Tous les habitants du Céleste Empire, sans exception, ont une aptitude remarquable pour les préparations culinaires. Si l’on a besoin d’un cuisinier, c’est la chose la plus facile du monde à se procurer ; on n’a qu’à prendre le premier Chinois venu, et, après quelques jours d’exercice, il s’acquitte merveilleusement bien de ses fonctions. Ce qui étonne le plus, c’est l’excessive simplicité de leurs moyens ; une seule marmite en fer leur suffit pour exécuter promptement les combinaisons les plus difficiles. Les mandarins sont, en général, gourmands, et poussent assez loin le luxe et les raffinements de la table. Ils ont à leur service des cuisiniers de profession qui possèdent une foule de recettes et de secrets pour déguiser les mets et changer leur saveur naturelle. Quand ils veulent se piquer d’amour-propre, il leur arrive de faire de véritables tours de force. Le cuisinier de Kien-tcheou nous donna des preuves incontestables de son talent, et son dîner mérita les éloges de tous les convives.
Durant la journée tout entière, les mandarins de Kien-tcheou se montrèrent irréprochables ; aussi, le lendemain, leur donnâmes-nous la satisfaction de nous voir partir. Nous nous quittâmes, à ce qu’il parut, fort bons amis, mais sans nous dire au revoir.
Les chemins que nous parcourûmes étaient loin de valoir ceux qu’on rencontre aux environs de Tching-tou-fou. En Chine, le système routier est très peu perfectionné. Les voies de communication par terre sont, en général, incommodes et souvent dangereuses. Dans le voisinage des grandes villes, les routes sont d’une largeur à peu près supportable ; mais, à mesure qu’on s’en éloigne, elles se rétrécissent au point de disparaître quelquefois complètement. Alors les voyageurs passent où ils peuvent ; ils tracent des sentiers le long des champs ou cherchent à s’ouvrir un passage à travers les fondrières et les plages stériles et rocailleuses.
Si l’on rencontre un ruisseau sur lequel l’administration n’a pas jugé à propos de jeter un pont, on est obligé de se déchausser pour passer l’eau. Ordinairement, on trouve quelques malheureux qui stationnent sur les bords et dont l’industrie est de prendre les voyageurs sur leurs épaules et de les transporter de l’autre côté, moyennant quelques sapèques. Tout cela, néanmoins, porte souvent le nom pompeux de grande route.
Il paraît que ce déplorable état de choses n’a pas toujours existé en Chine, et qu’autrefois il y avait des voies de communication qui ne laissaient rien à désirer. On peut encore apercevoir, dans presque toutes les provinces, des restes de grandes et de belles routes, pavées avec de larges dalles et bordées d’arbres magnifiques. On cite surtout dans les Annales les superbes voies que la dynastie des Song fit percer d’un bout de l’empire à l’autre. Une canalisation merveilleuse, due à la dynastie des Yuen, vint encore ajouter à la facilité des voyages et des transports de marchandises. Ces travaux grandioses ont été abandonnés surtout par la dynastie tartare-mandchoue. Au lieu de les entretenir, elle en a favorisé elle-même la dégradation et la ruine ; les arbres ont été abattus, les dalles enlevées et le terrain annexé aux champs voisins. Avec le système de pillage qui règne aujourd’hui universellement dans tout l’empire, ce qui nous a le plus étonnés, c’est d’avoir trouvé encore un arbre debout et une dalle en place. Les canaux ont eu moins à souffrir, et on voit que le gouvernement s’est un peu occupé de leur conservation. Cependant ils se dégradent de jour en jour ; le fameux canal impérial, qui traverse l’empire du nord au sud, est à sec la plupart du temps, et ne sert guère qu’à transporter à Pékin le tribut en nature et les céréales destinées à alimenter les greniers publics. Nous aurons occasion d’en parler ailleurs avec quelques détails.
À une journée de Kien-tcheou, le sol devient montueux, très accidenté, et la campagne moins belle et moins riche. L’aspect de la population n’est pas non plus le même ; l’extérieur est plus rude, plus grossier, et les manières sont moins polies. Le délabrement des fermes et la malpropreté des villages témoignent que les habitants de ces contrées ne vivent pas dans une grande aisance. Ces montagnes pourtant n’ont rien de sauvage ni de repoussant ; leurs sommets sont couronnés de forêts, et les coteaux et les vallons présentent à la vue d’abondantes moissons de kao-leang, de maïs, de cannes à sucre et de tabac. Le kao-leang, variété de l’holcus sorghum, dont on ne fait en France que des balais, est cultivé en grand et avec soin dans plusieurs provinces de la Chine. Il obtient un développement prodigieux ; ses hautes tiges sont assez solides et d’assez forte dimension pour être utilisées avec avantage dans la construction des fermes et des clôtures ; les épis fournissent une quantité considérable de gros grains que les pauvres mangent en guise de riz, et dont on obtient aussi, par la distillation, une eau-de-vie très alcoolisée. Les Chinois attachent, en général, peu d’importance à la culture du maïs, aussi est-il presque partout de médiocre qualité. On cueille les épis avant leur complète maturité et quand ils sont encore laiteux ; on les dévore ainsi, après leur avoir fait subir une légère torréfaction. Le sucre est très commun en Chine et son prix peu élevé ; on le retire de la canne, dont on fait d’abondantes récoltes dans les provinces méridionales. Les Chinois ne savent pas ou ne veulent pas l’épurer et lui donner cette blancheur et ce brillant qu’il acquiert dans les raffineries européennes ; les fabriques le livrent au commerce à l’état de cassonade, ou simplement cristallisé. La culture du tabac est immense ; cette plante, aujourd’hui si répandue sur toute la surface du globe, et d’un usage si universel chez tous les peuples, même parmi ceux qui ont le moins de contact avec les nations civilisées, n’a été, dit-on, connue en Chine que dans ces derniers temps. On prétend qu’elle a été importée dans l’empire du Milieu par les Mandchous, et que les Chinois furent fort surpris quand ils virent, pour la première fois, ces conquérants, aspirant le feu par de longs tubes et mangeant la fumée. Il en a coûté fort peu aux Chinois de se faire fumivores. Ils ont adopté avec enthousiasme, avec fureur même, l’usage de cette plante que les Mandchous, par une étrange coïncidence, nomment, dans leur langue, tambakou, et que les Chinois désignent tout simplement par le mot fumée. Ainsi ils cultivent dans leurs champs la feuille de fumée ; ils mangent la fumée, et leur pipe s’appelle tuyau à fumée.
L’usage du tabac est devenu universel dans tout l’empire ; hommes, femmes, enfants, tout le monde fume, et cela presque sans discontinuer. On vaque à ses occupations, on travaille, on va, on vient, on chevauche, on écrit, on cultive les champs avec la pipe à la bouche. Pendant les repas, si l’on s’interrompt un instant, c’est pour fumer ; pendant la nuit, si l’on s’éveille, on allume sa pipe. On comprend combien doit être importante la culture du tabac dans un pays qui doit en fournir à trois cents millions d’individus, sans compter les nombreuses tribus de la Tartarie et du Thibet, qui viennent s’approvisionner sur les marchés chinois. La culture du tabac est entièrement libre, chacun a le droit d’en faire venir en plein champ et dans les jardins, en aussi grande quantité qu’il lui plaît, puis de le vendre en gros ou en détail, comme il l’entend, sans que le gouvernement s’en occupe ou que le fisc intervienne le moins du monde. Le tabac le plus renommé est celui qu’on récolte dans le Leao-tong en Mandchourie et dans la province du Sse-tchouen. Les feuilles, avant d’être livrées au commerce, subissent diverses préparations, suivant les localités. Dans le midi on a l’habitude de les couper par filaments extrêmement déliés ; les habitants du nord se contentent de les dessécher, puis de les broyer grossièrement et d’en bourrer ainsi les pipes.
Les priseurs sont généralement moins nombreux en Chine que les fumeurs ; le tabac en poudre, ou, selon le langage chinois, la fumée pour le nez, n’est guère en usage que chez les Tartares-Mandchous et Mongols, et parmi la classe des lettrés et des mandarins. Les Tartares sont de véritables amateurs ; le tabac à priser est pour eux l’objet d’une préoccupation sérieuse, ils en raffolent. Pour l’aristocratie chinoise, ce n’est au contraire qu’un luxe, une fantaisie, un genre qu’on aime à se donner. L’usage de priser a été introduit en Chine par les anciens missionnaires qui résidaient à la cour. Ils recevaient du tabac d’Europe pour leurs besoins particuliers. Quelques mandarins essayèrent d’en prendre et le trouvèrent bon. Peu à peu l’usage s’en répandit, tous les gens comme il faut voulurent se mettre à la mode et flairer de la fumée pour le nez. Aussi Pékin est encore le pays par excellence des priseurs. Les premiers débitants furent des chrétiens qui firent des fortunes fabuleuses. Le tabac français était celui qu’on estimait le plus, et, comme il arrivait, à cette époque, ayant pour timbre l’ancien écusson aux trois fleurs de lis, cette marque n’a pas été oubliée, et, chose singulière, aujourd’hui encore les trois fleurs de lis sont, à Pékin, la seule enseigne d’un débit de tabac.
Depuis longtemps les Chinois manufacturent eux-mêmes le tabac à priser ; mais leurs produits, auxquels ils ne font subir aucune fermentation, ne valent pas grand-chose. Ils se contentent de pulvériser les feuilles, de tamiser la poudre jusqu’à ce qu’elle obtienne la finesse de la farine, et de la parfumer ensuite avec des fleurs ou des essences. Les tabatières chinoises sont de toutes petites fioles, en cristal, en porcelaine, ou en pierres précieuses ; elle sont quelquefois ciselées avec goût et de forme très élégante ; il en est dont le prix est extrêmement élevé ; à leur bouchon est adaptée une petite spatule en ivoire ou en argent, qui entre dans la fiole et dont on se sert pour retirer et prendre la prise.
Le soleil n’était pas encore couché quand nous arrivâmes à Tchoung-king, ville de premier ordre, et, après Tching-tou-fou, la plus importante de la province du Sse-tchouen ; elle est favorablement située sur la rive gauche du fleuve Bleu. Sur le bord opposé, et en face de Tchoung-king, est une autre grande ville, qui pourrait n’en faire qu’une avec la première, si le fleuve qui les sépare n’était pas d’une largeur si considérable. Ce point est un grand centre de commerce où affluent les marchandises des diverses provinces de l’empire.
Il y a à Tchoung-king une nombreuse et florissante chrétienté. L’ambassadeur Ki-chan, le vice-roi Pao-hing et plusieurs mandarins nous en avaient déjà prévenus. Aussi nous attendions-nous à recevoir la visite des principaux chrétiens de l’endroit, qui ne pouvaient manquer d’être instruits de notre passage ; cependant personne ne parut. Le soir, nous en exprimâmes notre étonnement à maître Ting. Il nous répondit que, à la vérité, un grand nombre de personnes s’étaient présentées pour nous voir, mais qu’on ne leur avait pas permis d’entrer, parce que c’étaient des hommes du peuple, ne portant pas le costume de cérémonie et ayant l’air fort ennuyeux. « Ils ont bien assuré, ajouta-t-il, qu’ils étaient de votre illustre et sublime religion, qu’ils adoraient le Seigneur du ciel ; mais on ne l’a pas cru. » Il y avait eu certainement de la malveillance de la part des gardiens du palais communal ; nous ne voulûmes pas nous plaindre cependant, parce que, en apparence du moins, ils étaient dans leur droit. Afin de nous mettre à l’abri des importunités incessantes de la foule et des visiteurs, il avait été convenu que, pour être admis à nous rendre visite dans le palais communal, il faudrait observer les rites prescrits pour les réceptions officielles et d’étiquette. On trouve dans les Mélanges de littérature orientale de M. Abel Rémusat quelques détails assez exacts sur la manière cérémonieuse dont se font les visites en Chine. Ils ont été empruntés d’un manuscrit chinois de la Bibliothèque impériale[33].
« On parle souvent de la civilité chinoise, des formalités qu’elle impose à chaque instant et des formules qu’elle prescrit dans les moindres occasions. On a dit, et la chose est vraie jusqu’à un certain point, qu’il y avait une langue qui lui était consacrée, et qu’une conversation entre hommes qui ne sont pas liés d’amitié n’était qu’un dialogue convenu, dont chacun répétait par cœur sa partie ; mais les échantillons de ce style de politesse, qu’on a insérés dans quelques relations, sont peu exacts ou mal expliqués. Ce que Fourmont en a donné d’après le P. Varo est rempli d’erreurs. Quoiqu’on sache bien, en général, ce que sont ces formes de parler exagérées qui, chez les vieux peuples, semblent le produit d’un long usage de la vie sociale, il est encore curieux de voir, dans les détails, jusqu’où peuvent conduire ces raffinements d’urbanité, par lesquels chacun cherche à faire briller son savoir-vivre. Pour juger les Chinois sous ce rapport, il faut que les expressions dont ils font usage soient traduites littéralement, et c’est ce qui n’a pas encore été tenté. Il pourra donc être agréable à ceux qui aiment à comparer le génie des peuples d’avoir l’interprétation exacte d’une conversation chinoise. Je crois utile de parler auparavant de quelques principes généraux sur les visites. Une matière de cette importance mérite bien d’être traitée méthodiquement.
On se fait celer à la Chine comme en Europe, c’est-à-dire qu’on se dérobe à la foule des visiteurs, en leur envoyant dire qu’on n’est pas chez soi, sans se soucier de leur faire croire. On ne craint pas même de se dire indisposé, accablé de travail, hors d’état de recevoir ; les domestiques sont chargés, dans ce cas, de prendre les billets de visite qu’on apporte et de demander les adresses, pour que leur maître puisse, dans l’espace de quelques jours, rendre les visites qu’il n’a pas reçues. Dans un roman chinois, trois lettrés sont ensemble à se divertir en buvant du vin chaud et en composant des vers ; on annonce un vieux mandarin intrigant et d’un commerce ennuyeux et désagréable. – Imbécile, dit le maître à son domestique, pourquoi ne lui as-tu pas dit que je n’y étais pas ? – Je le lui ai assuré, répond le domestique ; mais il a vu les palanquins de ces deux nobles visiteurs devant la porte, et il a connu par là que vous étiez ici… Le maître se lève, prend son bonnet de cérémonie, court avec un empressement forcé au-devant de cet hôte importun, et le comble de politesses affectueuses, sur lesquelles les deux autres lettrés, qui le détestent, renchérissent encore. On croirait à peine que cette scène, qui est peinte assez naïvement, se passe à 104 degrés du méridien de Paris.
Celui qui veut rendre une visite doit, quelques heures auparavant, envoyer, par son domestique, un billet à la personne qu’il a dessein de voir, tant pour s’informer si elle est chez elle que pour l’inviter à ne pas sortir si elle a loisir d’accepter la visite : c’est une marque de déférence et de respect pour ceux que l’on veut aller voir chez eux. Le billet est une feuille de papier rouge, plus ou moins grande, suivant le rang et la dignité des personnes, et le degré de respect qu’on désire leur témoigner. Ce papier est aussi plié en plus ou moins de doubles, et l’on n’écrit que quelques mots sur la seconde page, par exemple : Votre disciple ou votre frère cadet, un tel, est venu pour baisser la tête jusqu’à terre devant vous, et vous offrir ses respects… Cette phrase est écrite en gros caractères, quand on veut mêler à l’expression de sa politesse un certain air de grandeur ; mais les caractères diminuent et deviennent petits à proportion de l’intérêt qu’on peut avoir à se montrer véritablement humble et respectueux.
Ce billet étant remis au portier, si le maître accepte la visite, il répondra verticalement : Il me fait plaisir, je le prie de venir. S’il est occupé, ou s’il a quelque raison pour ne pas recevoir la visite, la réponse est : Je lui suis fort obligé, je le remercie de la peine qu’il veut prendre… Mais si, par hasard, le visiteur est un supérieur, alors on ne manque pas de dire : Monseigneur me fait un honneur que je n’eusse pas osé espérer… À la Chine, on n’a pas coutume de refuser ces sortes de visites.
Si l’on n’a pas reçu de billet qui annonce la visite, ce qui ne peut avoir lieu qu’à l’égard des inférieurs, ou des gens du commun, ou dans le cas d’affaires pressées, on peut prier le visiteur d’attendre, en lui rendant compte de l’occupation qui vous retient un moment. Par exemple, le domestique qui reçoit l’étranger lui dira : Mon maître vous prie de vous asseoir un instant, il achève de se peigner et de faire sa toilette… Mais, si l’on a été prévenu par billet, on doit prendre de beaux habits, et se tenir prêt à recevoir son hôte à la porte de la maison, ou à la descente de son palanquin, et lui dire d’abord : Je vous prie d’entrer… On a soin d’ouvrir les deux battants de la porte du milieu ; car il y aurait de l’impolitesse à laisser entrer ou sortir par les portes latérales. Les grands se font porter dans leurs palanquins ou entrent à cheval jusqu’au pied de l’escalier qui conduit à la salle des hôtes. Le maître de la maison les reçoit en se mettant à leur droite, puis il passe à leur gauche en leur disant : Je vous prie d’aller devant… et il les accompagne en se tenant un peu en arrière.
Dans la salle des hôtes, des sièges doivent être préparés et rangés, sur deux lignes parallèles, l’un devant l’autre. En y entrant, on commence, dès le bas de la salle, à faire la révérence, c’est-à-dire qu’on s’incline à côté de son hôte, et un pas en arrière, jusqu’à ce que les mains, qu’on tient l’une dans l’autre, touchent à terre. Dans les provinces du midi de la Chine, le côté du sud est le plus honorable ; c’est le contraire dans celles du nord. On pense bien qu’il faut, suivant la province, céder le côté le plus honorable à son hôte. Celui-ci, par une ingénieuse courtoisie, peut, en deux mots, changer l’état des choses, et dire, si on l’a placé du côté du midi : Pe-li, c’est ici la cérémonie du pays du nord… Ce qui signifie : J’espère qu’en me mettant au midi, vous m’assignez la place la moins distinguée… Mais le maître de la maison s’empresse de rétablir la situation convenable en disant : Nan-li, point du tout, seigneur, c’est la cérémonie du midi, et vous êtes à la place où vous devez être.
Souvent le visiteur affecte de prendre le côté le moins honorable, alors le maître de la maison s’excuse en disant : Je n’oserais… ; et, passant devant son hôte en le regardant toujours, et ayant soin de ne pas lui tourner le dos, il va se mettre à la place convenable, et un peu en arrière ; c’est alors que tous deux font en même temps la révérence. Si plusieurs personnes font une visite ensemble, ou si le maître a quelque parent qui demeure avec lui, on répète la révérence autant de fois qu’il y a de personnes à saluer. Ce manège dure alors assez longtemps, et, tant qu’il dure, on ne se dit autre chose que pou-kan, pou-kan, je n’oserais.
Une politesse que l’on doit aux grands, et qui ne déplaît pas aux personnes d’une condition moyenne quand on en use avec elles, c’est de couvrir les chaises de petits tapis faits exprès ; alors on se fait réciproquement de nouvelles façons. On refuse de prendre le premier fauteuil, pendant que le maître insiste pour qu’on l’accepte ; celui-ci feint de l’essuyer avec le pan de sa robe, et l’étranger fait le même honneur au fauteuil qui doit être occupé par le maître. Enfin on fait la révérence à la chaise avant de s’asseoir, et l’on ne prend sa place qu’après avoir épuisé toutes les ressources de la civilité et de la bonne éducation.
À peine est-on assis, que les domestiques apportent le thé ; les tasses de porcelaine sont rangées sur un plateau de bois verni. Chez les gens riches, on ne se sert pas de théière ; mais la quantité de thé nécessaire est mise au fond de la tasse, et l’eau bouillante versée par-dessus. L’infusion est très parfumée, mais on la prend sans sucre. Le maître de la maison s’approche des plus considérables de ses hôtes, et leur dit, en touchant le plateau : Tsing-tcha, je vous invite à prendre le thé… ; alors tout le monde s’avance pour prendre chacun sa tasse. Le maître en prend une avec les deux mains, et la présente au premier de la compagnie, qui la reçoit de même avec les deux mains. Les autres affectent de ne prendre les tasses et de ne boire qu’ensemble, quoiqu’on s’invite, par signes, les uns les autres, à commencer. Quand tout le monde est servi de cette manière, celui ou ceux qui sont venus en visite, tenant leur tasse avec leurs deux mains, et demeurant assis, se courbent en la portant jusqu’à terre. Il faut bien prendre garde alors de répandre la moindre goutte de thé ; cela serait fort incivil ; et, pour empêcher que cela n’arrive, on a soin de ne remplir les tasses qu’à moitié. La manière la plus honnête de servir le thé est de joindre à la tasse un petit morceau de confiture sèche et une petite cuiller, qui n’est qu’à cet usage. Les invités boivent le thé à plusieurs reprises et fort lentement, quoique tous ensemble, pour être prêts à reposer la tasse sur le plateau tous à la fois. Quelque chaude qu’elle soit, on doit plutôt souffrir de se brûler les doigts que de faire ou de dire rien qui puisse troubler la bienséance et l’ordre des civilités. Dans les grandes chaleurs, le maître prend son éventail après que le thé est bu, et, le tenant avec les deux mains, il fait une inclination à la compagnie, en disant : Tsing-chen, je vous invite à vous servir de vos éventails… Chacun alors prend son éventail ; il serait impoli de ne pas en avoir avec soi, parce qu’on serait cause qu’aucun ne voudrait en faire usage.
La conversation doit toujours commencer par des choses indifférentes, ou même insignifiantes ; et ce n’est pas là, sans doute, la condition du cérémonial la plus difficile à remplir. Communément les Chinois sont deux heures à dire des riens, et, vers la fin de la visite, ils exposent, en trois mots, l’affaire qui les amène. Le visiteur se lève le premier, et dit quelquefois : Il y a longtemps que je vous ennuie… De tous les compliments que se font les Chinois, celui-là, sans doute, est celui qui approche le plus souvent de la vérité.
Avant de sortir de la salle on fait une révérence de la même manière qu’en arrivant. Le maître reconduit son hôte en se tenant à sa gauche, et un peu en arrière, et le suit jusqu’à son palanquin ou à son cheval ; avant de monter, l’étranger supplie le maître de le laisser, et de ne pas assister à une action qui n’est pas assez respectueuse ; mais l’autre se contente de se retourner à demi, comme pour ne pas le voir. Quand l’étranger est remonté à cheval ou que les porteurs ont soulevé les bâtons de son palanquin, il dit adieu, tsing-leao, et on lui rend cette courtoisie, qui est la dernière de toutes.
Tel est l’ordre invariable usité dans les visites entre gens d’une condition presque égale ; on sait bien qu’il doit se modifier suivant une foule de circonstances particulières, telles que le rang, les emplois, l’âge, l’illustration personnelle, etc. On pourrait faire un volume de tout cela, et l’on pense bien que les Chinois n’y ont pas manqué. Au reste, il est plus aisé d’être plus poli à la Chine qu’ailleurs, précisément parce que la politesse y est mieux déterminée, que les règles en sont plus constantes, et que chacun sait toujours, dans une position donnée, ce qu’il doit faire et dire. C’est une grande gêne, sans doute, mais cette gêne a bien sa commodité. »
Le degré d’étiquette que nous avions adopté, d’après le conseil du vice-roi, prescrivait aux visiteurs d’envoyer, par avance, un billet de grande dimension, et de se présenter en grande tenue quand ils étaient admis. Par ce moyen nous pouvions nous soustraire, en toute liberté, aux visites des importuns, sans qu’on pût nous taxer d’impolitesse. Nous fûmes peinés, cependant, de voir que cette mesure éloignait de nous les chrétiens, qu’on se gardait bien d’avertir des conditions exigées pour être reçu. Nous exprimâmes à maître Ting combien nous serions heureux de voir les adorateurs du Seigneur du ciel, et nous le priâmes de mettre, à l’avenir, un peu de bonne volonté pour les faire arriver jusqu’à nous ; mais, comme nous pouvions peu compter sur son empressement à nous obliger en cela, nous essayâmes de prendre, de notre côté, quelques mesures efficaces.
La nuit que nous passâmes à Tchoung-king fut marquée par un accident bizarre, fantastique, et dont le récit pourra ressembler un peu à un conte de revenant. Nous déclarons donc, par avance, que ce n’est pas un conte et que nous n’avons été le jouet d’aucune hallucination. Nous étions dans notre chambre, dormant d’un sommeil profond, lorsqu’il nous sembla entendre, comme dans un rêve, un bruit sonore et cadencé qui se promenait, par intervalles, dans les cours, dans les jardins et dans les divers appartements du palais communal. Ce bruit paraissait tantôt venir de fort loin et tantôt être dans notre chambre. Il nous semblait aussi entendre sur les nattes de bambou de légers craquements comme les pas de quelqu’un qui marche avec précaution pour ne pas être entendu ; quelquefois nous étions comme au milieu d’une grande illumination, puis les ténèbres revenaient tout à coup, et une voix, qui se penchait à notre oreille, articulait quelques mots dont nous ne pouvions comprendre le sens, et le bruit sonore et cadencé s’éloignait de nouveau pour se rapprocher encore. Nous étions toujours profondément endormis, et pourtant nous avions le sentiment qu’un cauchemar nous tenait oppressés : car, malgré tous nos efforts, il nous était impossible de nous remuer, d’ouvrir les yeux, ni de proférer une parole. Enfin nous sentîmes comme un coup sur l’épaule, et, après une violente secousse qui nous réveilla en sursaut, nous nous trouvâmes environnés d’une lumière éblouissante et en face d’une figure hideuse, qui se mit à rire et nous montra ses dents longues et jaunies. Le spectre allongea son bras nu et décharné, et nous présenta d’un air grave un papier écrit en caractères européens. Nous fîmes instinctivement un mouvement en arrière pour nous rapprocher du mur, car nous ne comprenions pas trop encore où nous étions. Le spectre se mit à rire de nouveau, retira son bras, prit de la main gauche le flambeau qu’il tenait dans la droite, et fit un grand signe de croix. Nos yeux en étant venus au point de distinguer un peu plus clairement les objets, nous vîmes que nous avions affaire à un véritable Chinois, fort laid, bizarrement coiffé, et nu jusqu’à la ceinture. Quand il s’aperçut que nous étions parfaitement réveillés, il se baissa vers nous, et nous dit, à voix basse, qu’il était chrétien, et qu’il nous apportait une lettre de Mgr de Sinite, coadjuteur du vicaire apostolique de la province du Sse-tchouen. Le Chinois alluma une lampe sur une petite table à côté du lit ; nous décachetâmes cette lettre qui nous parvenait d’une manière fantasmagorique, et, pendant que nous lisions, notre chrétien s’éloigna, et se mit à parcourir le palais communal, en frappant de temps en temps sur un morceau de bambou. Cet homme remplissait les fonctions de veilleur de nuit.
Mgr Desflèches, évêque de Sinite, que nous avions connu à Macao, en 1839, avait sa résidence dans la ville même de Tchoung-king. Après nous avoir exprimé ses regrets de ne pouvoir sortir de la retraite où il vivait caché, pour venir embrasser des compatriotes, il nous donnait des détails sur les persécutions qui ne cessaient de désoler les chrétiens, malgré les édits de liberté religieuse obtenus par l’ambassade française. Sa Grandeur nous signalait que, dans Tchang-tcheou-hien, ville de troisième ordre, où nous devions passer dans quelques jours, le premier magistrat de la ville venait de faire emprisonner trois chrétiens. Il nous donnait, sur cette affaire, tous les renseignements nécessaires pour pouvoir faire des réclamations lorsque nous serions arrivés sur les lieux. Le chrétien qui nous avait remis cette lettre avait eu soin de déposer sur la table, à côté du lit, une écritoire, une plume et du papier. Nous répondîmes immédiatement à Mgr Desflèches, pour lui donner l’assurance que nous ferions tout ce qui dépendrait de nous pour obtenir la liberté de ses chers prisonniers. Nous profitâmes en même temps de cette occasion pour le prier d’avertir les chrétiens qui voudraient nous voir de se présenter au palais communal, en se conformant aux prescriptions des rites.
Nous écrivions cette lettre le cœur oppressé d’une tristesse indicible. Un missionnaire, un Français, un ami que nous avions connu autrefois et que nous n’avions pas revu depuis longtemps, se trouvait à quelques pas de nous, et nous ne pouvions pas nous réunir et tomber dans les bras l’un et l’autre, et nous entretenir un instant de ces choses qui font vibrer l’âme du missionnaire, des souffrances des chrétiens, des épreuves des prédicateurs de l’Évangile, de la patrie, de la France dont nous n’avions aucune nouvelle depuis trois ans. Une consolation si douce nous était interdite ; et nous en étions réduits à nous écrire quelques lignes, au milieu de la nuit, à la hâte et furtivement. Dans la vie des missions, la faim, la soif, les intempéries des saisons, toutes les tortures du corps, ne sont rien en comparaison de ces souffrances morales, de ces privations du cœur, auxquelles il est si difficile de s’accoutumer.
Pendant que nous faisions, en contrebande, cette singulière correspondance, notre rusé chrétien continuait toujours sa ronde dans les divers quartiers du palais communal, sans oublier de frapper, de temps en temps, sur son instrument de bambou, les veilles de la nuit. Quand la lettre fut terminée, il la prit, la cacha avec soin dans les plis de sa ceinture, et se remit tranquillement à sa manœuvre.
Les Chinois ont toujours à leur disposition, pour toutes les circonstances, un trésor inépuisable de ruses et de supercheries. Les chrétiens de Tchoung-king, voulant nous faire parvenir en secret la lettre de Mgr Desflèches, avaient imaginé de s’introduire de nuit dans le palais communal. L’un d’eux, pauvre artisan, ne pouvant, par sa position sociale, exciter aucun soupçon, se présenta aux gardiens en qualité de veilleur de nuit, ayant soin de demander un salaire bien inférieur à celui qu’on donne ordinairement aux gens qui exercent ce genre d’industrie. Son offre fut acceptée à la grande satisfaction des chrétiens de Tchoung-king, qui durent se trouver heureux de nous faire parvenir leur lettre, et peut-être un peu aussi d’avoir pu jouer un tour à la police ; car les Chinois ne sont pas tout à fait insensibles à cette singulière jouissance des vieux peuples civilisés.
Les gardiens de nuit sont très à la mode dans toutes les provinces de la Chine ; ils sont surtout régulièrement employés dans les pagodes, les tribunaux et les hôtelleries ; les riches particuliers en ont aussi à leur service. Ces hommes sont obligés de se promener pendant toute la nuit dans les endroits confiés à leur vigilance, et de faire du bruit en frappant, par intervalles, sur un tam-tam ou sur un instrument de bambou. Ce bruit a pour but d’avertir poliment les voleurs qu’on se tient sur ses gardes, et que, par conséquent, le moment n’est pas favorable pour percer les murs ou enfoncer les portes. Dans certaines villes l’administration entretient aussi des veilleurs de nuit, organisés en patrouille, pour parcourir les rues, maintenir la tranquillité publique, et avertir les citoyens de prévenir les incendies. Ils s’arrêtent un instant dans les divers quartiers, et, après avoir fait résonner trois fois leur tam-tam de bronze, on les entend crier à l’unisson : lou-chan, lou-hia, siao-sin-ho, c’est-à-dire : au rez-de-chaussée et à l’étage supérieur, qu’on prenne garde au feu.
Les incendies sont très fréquents en Chine, surtout dans les provinces méridionales où les maisons sont, en grande partie, construites en bois. L’usage de fumer continuellement, et d’avoir presque toujours du feu pour la préparation du thé, doit être une cause de nombreux accidents ; on est même étonné qu’ils ne soient pas plus multipliés lorsqu’on a vécu quelque temps parmi les Chinois, et qu’on a été témoin du désordre qui règne dans leurs maisons, et de leur peu de précautions. Quand un incendie s’est déclaré quelque part, ce qu’on appréhende le plus, ce sont les voleurs ; ils accourent aussitôt de toutes parts, sous prétexte d’éteindre le feu, augmentent à dessein la confusion, s’introduisent partout, et enlèvent à leur profit tout ce qu’ils ont l’air de vouloir arracher aux flammes. C’est un véritable pillage ; aussi, le premier soin de ceux qui sont victimes d’un incendie, c’est d’empêcher le public de venir au secours. On s’empresse de déménager comme on peut, et de faire dans la maison le vide le plus complet. Les voisins de l’incendie sont obligés d’en faire autant, car les pillards, sous prétexte d’arrêter les progrès du feu, se hâtent de démanteler les maisons et d’emporter les matériaux, quand ils ne trouvent pas autre chose à voler ; c’est toujours autant de pris. On comprend ce que peut devenir un incendie avec de pareils auxiliaires. Il suffit de quelques heures pour faire disparaître deux ou trois cents maisons.
Dans plusieurs villes, pourtant, l’administration montre une certaine sollicitude au sujet de ces horribles attentats. Ainsi, comme nous l’avons déjà dit, elle fait crier au public de prendre garde au feu ; de plus, elle entretient, dans les rues principales, des grandes cuves en bois, toujours remplies d’eau ; il existe même quelquefois un corps de pompiers plus ou moins bien organisé. Aussitôt qu’un incendie se déclare, les mandarins se font un devoir de se rendre sur les lieux avec la troupe et les agents de police, afin d’écarter la populace qui, d’instinct, est toujours disposée à se transformer en bande de voleurs. Les pompes chinoises fonctionnent à peu près comme les nôtres ; on les nomme chui-loung ou yang-loung, c’est-à-dire dragon aquatique ou dragon marin. Yang-loung peut encore se traduire par dragon européen ; ce qui tendrait à prouver que les pompes à incendie sont d’importation européenne, et que les Chinois sont capables de se résigner à admettre chez eux les usages des pays étrangers.
Une chose que nous avons toujours admirée en Chine, c’est l’activité surprenante avec laquelle on se remet, immédiatement après l’incendie, à reconstruire les maisons dévorées par les flammes. Les pompiers se sont à peine retirés que les maçons et les charpentiers envahissent ce sol encore tout brûlant. Ordinairement ce ne sont pas les mêmes propriétaires qui bâtissent ; ceux-là sont le plus souvent ruinés ; ils disparaissent et vont se caser où ils peuvent. La soif du commerce et des spéculations est tellement ardente dans ce pays, qu’au moment même où le feu dévore les maisons, les acquéreurs du terrain se présentent en foule, et le contrat de vente se signe, en quelque sorte, à la lueur de l’incendie. Le sol est aussitôt déblayé comme par enchantement, et il est d’usage qu’on aille entasser tous les décombres sur l’emplacement de la maison où le feu s’est d’abord déclaré. La loi, par cette mesure, prétend infliger une punition à celui qu’elle suppose coupable de négligence, en lui faisant supporter tous les frais de déblaiement. On rencontre fréquemment, dans l’enceinte des villes, de nombreux entassements de décombres qui n’ont pas d’autre origine que cet usage.
Nous quittâmes Tchoung-king le lendemain, un peu tard, pour aller passer la journée dans la ville voisine. Nous n’eûmes qu’à traverser le fleuve Bleu, dont le cours rapide pouvait présenter quelques difficultés ; mais nous arrivâmes à l’autre bord sans la moindre contradiction, et maître Ting ne manqua pas de s’en attribuer le succès. Il avait su choisir, disait-il, une barque d’une construction parfaite et des mariniers d’une intelligence éprouvée ; puis Kao-wang, dont il avait récité les litanies de grand matin, tout en fumant son opium, avait commandé au fleuve de nous porter sur ses ondes en douceur et pacifiquement.
Nos petites aventures de Kien-tcheou avaient eu du retentissement. Les mandarins, convaincus que nous n’étions nullement disposés à favoriser à nos dépens toutes leurs combinaisons d’intérêt, parurent en prendre leur parti. Déjà à Tchoung-king nous pûmes constater les bons effets de notre fermeté. Nous trouvâmes le palais communal entièrement pavoisé et d’une tenue irréprochable ; tout le monde fit des efforts pour être prévenant et aimable ; aussi fûmes-nous tout disposés à récompenser ce zèle par un prompt départ.
L’administration augmenta notre escorte d’un nouveau mandarin militaire et de huit soldats. On ne manqua pas de nous dire que les autorités de la ville avaient voté ce renfort en vue de nous faire honneur, et de donner à notre marche une allure plus solennelle, ou, comme on s’exprime en Chine, pour déployer le caractère d’une majesté hautaine. Nous remerciâmes le préfet de sa courtoisie, et nous lui laissâmes tout le mérite de sa prétendue générosité. Nous savions que la mesure avait été ordonnée par le vice-roi, à cause des bandes de voleurs dont étaient infestés les chemins que nous allions parcourir jusqu’aux limites de la province.
Le nouveau mandarin militaire était un héros de la fameuse expédition envoyée à Canton contre les Anglais en 1842. Quoiqu’il eût fait la guerre contre les diables occidentaux, son air était très peu martial ; sa longue figure de papier mâché, sa bouche toujours niaisement entrouverte, et sa démarche maussade et disloquée, ne lui donnaient pas une tournure extrêmement guerrière. Ses manières prétentieuses et peu convenables nous firent augurer que nous ne ferions pas ensemble très bon ménage. Dès notre première entrevue, sous prétexte que, pendant son séjour à Canton, il avait été se promener quelquefois devant les factoreries européennes, il prit avec nous de tels airs de camaraderie que nous fûmes obligés de le rappeler à l’observance des rites.
Après avoir quitté les bords du fleuve Bleu, nous arrivâmes à Tchang-tcheou-hien, ville de troisième ordre. C’était là précisément que se trouvaient ces trois chrétiens emprisonnés dont nous avait parlé Mgr Desflèches. Aussitôt que nous fûmes installés au palais communal, le préfet de la ville vint, selon la règle établie, nous rendre visite avec tout son état-major. Nous le reçûmes, en présence de nos mandarins conducteurs, avec le plus de solennité possible. Quand nous eûmes épuisé toutes les banalités d’une conversation d’étiquette, nous demandâmes s’il y avait beaucoup de chrétiens dans son district.
« Ils sont très nombreux, nous répondit-il.
– Sont-ils braves gens, s’appliquent-ils à la perfection du cœur et aux vertus chrétiennes ?
– Comment ! des hommes qui suivent votre sainte doctrine peuvent-ils être mauvais ? Tous les chrétiens sont excellents, c’est une chose connue.
– Tu as raison, ceux qui suivent fidèlement la doctrine du Seigneur du ciel sont des hommes vertueux. Votre grand empereur, dans un édit qu’il a adressé à tous les tribunaux, proclame que la religion chrétienne n’a pas d’autre but que d’enseigner aux hommes la fuite du mal et la pratique du bien ; en conséquence, il permet à ses sujets, dans toute l’étendue de l’empire, de suivre cette religion, et il défend aux mandarins, grands et petits, de rechercher et de persécuter les chrétiens. Cet édit impérial est, sans doute, parvenu dans cette ville, et tu en as eu connaissance.
– La volonté de l’empereur est comme la chaleur et la clarté du soleil, elle pénètre partout. L’édit impérial est descendu jusque dans cette pauvre ville.
– C’est ce que nous avons entendu dire ; mais le peuple, qui, dans ses moments d’oisiveté, aime à répandre des paroles légères et des propos dénués de raison, prétend que, dans le tribunal de Tchang-tcheou-hien, on ne respecte pas la volonté impériale. Les langues indiscrètes vont même jusqu’à dire que trois chrétiens de Tchang-tcheou-hien ont été arrêtés depuis peu de jours et qu’ils sont encore enfermés dans la prison de ton tribunal. Que faut-il penser de ces rumeurs ?
– Elles sont vaines et fausses. Le peuple de nos contrées étant enclin au mensonge, on ne doit pas ajouter foi à ses discours. Il est reconnu que les chrétiens sont des hommes vertueux ; qui donc serait assez téméraire pour les mettre en prison, surtout après que l’édit de l’empereur a été notifié ?
– Il est, en effet, difficile de concevoir qu’un homme tel que toi soit capable de se laisser aller à une semblable témérité. « Le sage écoute les propos de la multitude ; mais il sait discerner la vérité du mensonge. »
Après cet aphorisme nous rentrâmes dans les banalités de la conversation, au grand contentement du préfet, qui, sans doute, devait beaucoup s’applaudir intérieurement de nous avoir mystifiés. Il se retira plein de lui-même et tout glorieux de son succès, distribuant de majestueux saluts à la compagnie, et se pavanant et faisant la roue comme un coq d’Inde.
Aussitôt qu’il eut quitté le palais communal, nous dîmes à maître Ting : Prends un pinceau et écris… Nous lui dictâmes le nom, l’âge et la profession des trois chrétiens emprisonnés ; puis nous le priâmes de se rendre immédiatement au tribunal et de remettre ce billet au préfet, en lui disant que ces trois hommes que nous lui signalions étaient enfermés dans ses prisons, qu’il nous avait menti effrontément ; mais que nous avions voulu respecter sa dignité et ne pas le faire rougir devant le public, parce que l’autorité d’un magistrat a toujours besoin d’être entourée de prestige et d’honneur.
Le tribunal du préfet était attenant au palais communal. Aussitôt que maître Ting y fut arrivé, nous entendîmes le retentissement du tam-tam et les clameurs que poussent les satellites quand le juge monte à son siège pour rendre la justice. Un instant après on introduisit en notre présence nos trois chrétiens rendus à la liberté, qui venaient nous saluer et nous témoigner leur reconnaissance. Le scribe du préfet était chargé de nous dire que son maître avait ignoré l’emprisonnement de ces trois chrétiens, que l’affaire avait été traitée par un agent subalterne, ignorant du droit et audacieux, déjà coupable de plusieurs fautes de ce genre, et dont on ne manquerait pas de faire justice. D’après les lois de la politesse chinoise, nous dûmes avoir l’air de prendre ce nouveau mensonge pour une vérité incontestable.
Le motif pour lequel on avait emprisonné les chrétiens, c’est parce qu’ils avaient refusé de contribuer aux superstitions pratiquées par les Chinois dans les temps de grande sécheresse, et dont le but est de demander de l’eau au dragon de la pluie. Lorsque les sécheresses se prolongent et donnent des craintes pour les moissons, il est d’usage que le mandarin du district fasse une proclamation, pour prescrire une abstinence rigoureuse à ses administrés. On prohibe les liqueurs fermentées, les viandes, de quelque espèce qu’elles soient, les poissons, les œufs, en un mot tout ce qui appartient au règne animal ; les légumes seuls sont permis. Les marchands de comestibles ou les consommateurs qui violeraient les lois de l’abstinence seraient sévèrement punis. Chaque particulier affiche au-dessus des portes de sa maison de bandes de papier jaune sur lesquelles sont imprimées quelques formules invocatoires et l’image du dragon de la pluie. Si le ciel est sourd à ce genre de supplication, on fait des collectes et on dresse les tréteaux pour jouer des comédies superstitieuses. Enfin, pour dernier et suprême moyen, on organise des processions burlesques et extravagantes, où l’on promène, au bruit d’une musique infernale, un immense dragon en papier ou en bois. Il arrive quelquefois que le dragon s’entête et ne veut pas accorder la pluie ; alors les prières se changent en malédictions, et celui qui naguère était environné d’hommages est insulté, bafoué et mis en pièces par ses adorateurs révoltés.
On raconte que, sous Kia-king, cinquième empereur de la dynastie tartare-mandchoue, une longue sécheresse désola plusieurs provinces du nord. Comme, malgré de nombreuses processions, le dragon s’obstinait à ne pas envoyer de la pluie, l’empereur, indigné, lança contre lui un édit foudroyant, et le condamna à un exil perpétuel sur les bords du fleuve Hi, dans la province de Torgot. On se mit en devoir d’exécuter la sentence, et déjà le criminel s’en allait, avec une touchante résignation, à travers les déserts de la Tartarie, subir sa peine sur les frontières du Turkestan, lorsque les cours suprêmes de Pékin, émues de compassion, allèrent en corps se jeter à genoux aux pieds de l’empereur et lui demander grâce pour ce pauvre diable. L’empereur daigna révoquer sa sentence, et un courrier partit, ventre à terre, pour en porter la nouvelle aux exécuteurs de la justice impériale. Le dragon fut réintégré dans ses fonctions, à condition qu’à l’avenir il s’en acquitterait un peu mieux.
Les Chinois de nos jours croient-ils à ces pratiques ridicules, à ces extravagances ? Pas le moins du monde. On ne doit voir en tout cela qu’une manifestation extérieure purement mensongère. Les habitants du Céleste Empire observent les superstitions antiques, sans y ajouter foi. Ce qui a été fait dans les temps passés, on le pratique encore aujourd’hui, par la seule raison qu’il ne faut pas changer ce que les ancêtres ont établi.
En quittant Tchang-tcheou-hien, nous remarquâmes que les porteurs de palanquins étaient plus grands, plus vigoureux et plus agiles que d’ordinaire ; ils nous emportaient avec une rapidité et une aisance qui tenaient du prodige. Maître Ting nous dit, en passant à côté de nous, qu’on avait fait un choix parmi les porteurs de la ville parce que la route devait être pénible et dangereuse.
Nous ne tardâmes pas, en effet, à entrer dans un pays montagneux, coupé de profonds ravins, où les chemins n’étaient souvent que d’étroits sentiers en talus, formés de terre glaise, et détrempés par une pluie abondante qui n’avait pas cessé de tomber durant la nuit précédente. Nous eussions bien désiré aller à pied, mais il nous eût été impossible de garder longtemps l’équilibre sur ce terrain glissant. On nous assura qu’il y avait encore moins de danger à rester dans les palanquins. Les porteurs, ayant l’habitude de ces misérables chemins, nous prièrent de nous confier en la solidité de leurs jambes. Nous comptâmes donc un peu sur eux et beaucoup sur la Providence.
Ces pauvres porteurs avançaient, en s’appuyant comme ils pouvaient sur un bâton ferré qu’ils piquaient de temps en temps dans la vase. Quoique cette manœuvre fût de nature à ralentir leur marche, ils allaient cependant avec tant de vitesse que nous en avions le vertige. Il leur arrivait parfois de faire involontairement quelques entrechats ; alors le palanquin se balançait à droite et à gauche avec indécision et semblait vouloir s’échapper de dessus leurs épaules. La position était, en ces moments-là, peu rassurante, car il ne s’agissait de rien moins que d’aller rouler au fond d’un ravin et de se fracasser les membres contre d’énormes cailloux.
Nous ne quittâmes ces horribles sentiers que pour gravir de rapides collines, dont le sol, également glissant, offrait de grandes difficultés, soit pour monter, soit pour descendre. Dans ces circonstances, pourtant, le danger n’était pas très sérieux ; les chutes ne pouvaient avoir que le désagrément de retarder la marche. Pour obvier à cet inconvénient, on attachait devant le palanquin deux longues cordes auxquelles on attelait une douzaine d’individus qui faisaient ainsi avancer la machine. Quand il fallait descendre, on plaçait les cordes en sens inverse pour modérer l’impétuosité des porteurs.
Cet étrange attelage était recruté le long de la route d’une façon un peu tyrannique, mais conforme aux habitudes du pays. Quand on apercevait des cultivateurs aux champs ou des bûcherons dans les forêts, les satellites de l’escorte couraient après, et, s’ils pouvaient les atteindre, ils les requéraient au nom de la loi, de venir traîner le convoi l’espace de cinq lis. C’était un bizarre spectacle que de voir les stratagèmes mis en usage dans cette chasse d’un genre tout à fait nouveau pour nous. Quand les fuyards se trouvaient cernés par les évolutions savantes et agiles des gens des mandarins, ils se rendaient à discrétion, et venaient, en riant, se soumettre à cette malencontreuse corvée. Nous fûmes d’abord peinés de voir ces pauvres villageois, arrachés à l’improviste à leurs travaux, pour nous apporter gratuitement le secours de leurs bras et de leurs jambes ; mais nous dûmes laisser aller les choses conformément aux usages du pays, car nous n’étions nullement chargés de réformer, chemin faisant, les abus que nous pourrions rencontrer dans le Céleste Empire.
Avec l’assistance de Dieu, nous nous tirâmes heureusement de tous les mauvais pas de la route. Nous arrivâmes à Leang-chan-hien accablés de fatigue ; nous avions eu, il est vrai, bien moins de peines physiques à endurer que nos porteurs ; mais, au moral, nous avions beaucoup plus souffert qu’eux. Nous sentions même tous nos membres comme brisés de lassitude, quoique nous n’eussions fait à pied, tout au plus qu’une centaine de pas. La gêne et la contrainte que nous avions été obligés de nous imposer pour garder une parfaite immobilité dans nos palanquins et leur éviter la moindre secousse, nous avaient, en quelque sorte, produit l’effet d’une marche forcée. Aussi, dès que nous fûmes arrivés au palais communal, nous nous hâtâmes de prendre un peu de repos, en laissant, toutefois, maître Ting chargé de dire aux visiteurs que nous n’y étions pas.
Nos mandarins et les gens de l’escorte qui, sans doute, ne se trouvaient pas aussi fatigués que nous, ne discontinuèrent pas de faire un vacarme affreux avec les gardiens du palais communal. Durant la nuit tout entière, nous eûmes le déplaisir de les entendre se quereller sur des affaires dont nous ne pouvions parvenir à saisir le fil. Nous comprenions seulement qu’il était question de gain et de perte, de ruse et de fraude. Quand le jour parut, notre domestique vint nous raconter tous les détails de cette chinoiserie. Nos conducteurs, poussés par l’instigation du nouveau mandarin militaire que nous avions pris à Tchoung-king, voulaient exiger des tribunaux de Leang un viatique plus considérable que celui dont il avait été convenu. Afin d’appuyer leurs prétentions d’une manière plus efficace, ils n’avaient pas craint de falsifier la feuille de route signée par le vice-roi ; mais, malheureusement, les mandarins de Leang-chan en ayant une copie, il leur avait été facile de vérifier la fraude. De là des querelles interminables ; la nuit n’avait pas suffi pour en venir à bout, et le jour trouva encore nos gens se disputant avec le même acharnement. Maître Ting essaya de nous faire intervenir ; il nous avait dépeints aux mandarins du pays comme des hommes terribles, et il comptait beaucoup qu’ils en passeraient par tout ce que nous voudrions. Cette affaire ne nous concernant pas, nous n’eûmes garde de nous en mêler. Nous les avertîmes seulement de s’accorder, comme ils le pourraient, le plus promptement possible, parce que nous n’entendions pas nous mettre en route au plus fort de la chaleur.
Quand on eut épuisé de part et d’autre toutes les ruses et tous les stratagèmes de la polémique chinoise, la paix fut conclue, sans que nous ayons pu savoir à quelles conditions ; du reste, peu nous importait. Vers onze heures on vint nous avertir, d’un air de triomphe, qu’enfin nous allions partir. « Il est trop tard, répondîmes-nous, on ne partira que demain. Nous n’avons assurément aucun droit de vous empêcher de vous quereller, mais nous ne vous reconnaissons pas non plus celui de nous faire partir au moment le plus chaud de la journée ; nous ne pouvons pas être les victimes de vos contestations. » Les gens de notre escorte comprirent tout de suite qu’il n’y avait rien à faire, et que nous ne reviendrions pas de notre résolution. Il n’en fut pas ainsi des fonctionnaires de Leang-chan ; ils ne purent en prendre leur parti qu’après avoir épuisé toutes leurs ressources diplomatiques. Le commandant militaire de la ville essaya de nous séduire avec une belle jarre de vin vieux, qu’il accompagna des exhortations les plus touchantes et les plus fraternelles. Nous goûtâmes le vin, que nous trouvâmes délicieux, et, après mille actions de grâces, il fut décidé que nulle part nous ne pourrions le boire en aussi bonne compagnie qu’à Leang-chan.
Aussitôt qu’il fut bien constaté que nous ne partirions pas, le palais communal fut envahi par une foule de petits marchands, qui venaient nous offrir des curiosités de leur pays. Ce que nous trouvâmes de plus remarquable parmi ces nombreux étalages de marchandises chinoises, c’étaient des stores dont on se sert, dans les pays chauds, pour garnir le devant des portes et des fenêtres. Ils sont fabriqués avec de petites baguettes de bambou, habilement jointes ensemble par des cordons de soie, et ornés de peintures représentant des fleurs, des oiseaux et une foule de dessins de fantaisie. Le beau vernis qui les recouvre rehausse la vivacité des couleurs et donne à ces légers treillis une fraîcheur et un éclat ravissants. On trouve encore dans cette ville des colliers odorants d’une grande variété.
Les chrétiens sont assez nombreux à Leang-chan, et nous étions étonnés qu’il ne s’en fût encore présenté aucun. Sans crainte de porter un jugement téméraire, nous pensâmes que les mandarins du lieu avaient défendu de les laisser entrer afin de nous punir de notre indocilité. En nous promenant dans la première cour, nous aperçûmes, parmi la foule qui stationnait devant la porte, un homme qui fit à dessein le signe de la croix pour être reconnu. Nous allâmes droit à lui et nous l’invitâmes à nous suivre dans la salle de réception. Le long mandarin militaire qui nous accompagnait depuis Tchoung-king essaya de le faire rétrograder ; mais il fut immédiatement prié, de l’œil, du geste, de la voix, de vouloir bien modérer un zèle si intempestif et si peu de notre goût. Après avoir écouté avec le plus vif intérêt les détails que le chrétien nous donna sur l’état de la mission, nous lui dîmes d’avertir ses frères de se présenter avec un billet de visite et en habit de cérémonie, et que l’entrée ne serait refusée à personne. Nous allâmes nous-mêmes donner la consigne au concierge, et la nouvelle s’étant répandue avec rapidité dans toute la chrétienté, les visites nous arrivèrent bientôt par nombreux détachements. Comment exprimer les ineffables jouissances que nous goûtâmes dans ces réunions ? Ces hommes nous étaient tous inconnus, mais ils étaient pour nous des amis et des frères. Nous sentions qu’un courant de fraternité, une sorte de magnétisme chrétien, passait d’eux à nous et de nous à eux. Nous nous aimions sans nous être jamais vus, parce que nous avions une même foi et une même espérance. Depuis si longtemps nous étions errants parmi des peuples indifférents ou ennemis que la sympathie dont nous étions entourés, bien qu’elle fût un peu chinoise, dilatait nos cœurs et les remplissait de douces émotions. Il nous semblait, en nous entretenant avec les chrétiens, que nous étions seulement à un pas de la France. Les mandarins étaient tout surpris de ces intimités spontanées et de ces relations qui semblaient dater de fort loin. Ils en paraissaient inquiets, préoccupés, et on voyait qu’ils étaient obligés de faire des efforts pour ne pas manifester ouvertement leur mauvaise humeur. Un accident de nulle importance, une bagatelle, vint faire éclater leur colère et faillit donner naissance à une grosse affaire.
Avant la tombée de la nuit, nous récitions notre bréviaire en nous promenant dans une allée de la cour intérieure, pendant que nos trois mandarins de l’escorte, assis sous un grand laurier-rose, fumaient leur longue pipe et savouraient la délicieuse fraîcheur du soir. Notre domestique traversa la cour avec un petit paquet et une lettre, et se dirigea vers notre chambre : le mandarin militaire que nous avions pris à Tchoung-king l’y suivit. Quoiqu’il eût bien choisi son temps pour ne pas être aperçu, nous remarquâmes sa démarche, et aussitôt que nous fûmes libres, nous courûmes à notre chambre pour y inspecter notre audacieux surveillant. Nous le trouvâmes en flagrant délit, lisant la lettre et fouillant le paquet qui étaient à notre adresse. Dès qu’il nous aperçut, il voulut s’esquiver avec les objets dont il venait de s’emparer ; mais nous lui barrâmes le passage, et, après l’avoir refoulé au fond de la chambre, nous fermâmes la porte et nous nous élançâmes sur lui en criant : « Au voleur ! » Lorsqu’il vit que nous saisissions une grosse corde pour le lier, il appela au secours, et alors tout ce qu’il y avait de monde dans le palais communal se précipita en tumulte vers notre chambre.
Ailleurs, nous eussions ri volontiers de cette singulière aventure ; mais, en Chine, il fallait, en cette circonstance, éclater en colère et en indignation ; nous n’y manquâmes pas. Le paquet étant à notre disposition, il fut ouvert, et nous y trouvâmes des fruits secs et quelques colliers odorants qu’une famille chrétienne avait eu l’aimable attention de nous offrir. La lettre n’était pas plus compromettante ; elle était ainsi conçue :
« L’humble famille des Tchao se prosterne jusqu’à terre devant les Pères spirituels originaires du grand royaume de France, et les prie de faire descendre sur eux la bénédiction du ciel. C’est par la volonté miséricordieuse de Dieu que nous avons obtenu votre précieuse présence dans notre pauvre et obscure contrée.
Bientôt nous serons séparés par les fleuves et les montagnes ; mais les sentiments du cœur parcourent en un moment des distances infinies. Le jour et la nuit, nous penserons aux Pères spirituels.
À Leang-chan, tous les Amis[34] de la religion se réuniront, afin d’adresser des prières au Seigneur du ciel, et de demander une paix inaltérable pour l’âme et pour le corps. Nous élevons vers vous quelques fruits du pays ; daignez abaisser votre main pour les recevoir. Cette petite offrande est celle de notre cœur.
Ces caractères sont tracés par les hommes pécheurs et les femmes pécheresses de la famille Tchao. »
Le zélé mandarin militaire, confus de n’avoir découvert aucune trace de complot, tremblait de tous ses membres aux accents de notre colère factice. Le préfet de la ville arriva, avec tout son état-major, pour organiser la paix ; mais il s’y prit si mal, qu’il obtint un résultat précisément tout opposé à celui qu’il se promettait. Il eut la maladresse de nous annoncer, tout d’abord, qu’il venait de faire arrêter et mettre en prison le chef de la famille Tchao, comme étant le principe et la source de cette malencontreuse affaire. « Un jugement ! nous écriâmes-nous, il faut un jugement ! Si le chef de la famille Tchao a péché, qu’il soit puni selon les lois, pour l’exemple du peuple… Si le chef de la famille Tchao est innocent, alors c’est le mandarin militaire de Tchoung-king qui est coupable, et il doit être châtié. La paix a été troublée dans le palais communal ; nous qui voyageons sous la sauvegarde de l’empereur, nous avons été insultés par un fonctionnaire ; il faut que l’ordre soit rétabli par un jugement, et que chacun soit mis à sa place, bonne ou mauvaise, suivant sa conduite… »
Le préfet de Leang-chan, qui ne voyait pas bien clairement où nous voulions en venir, essaya de nous persuader que cette affaire devait être considérée comme terminée, qu’il n’en devait plus être question ; que le chef de la famille Tchao allait être gracié et mis en liberté, et que, par conséquent, toutes les émotions de l’âme devaient cesser. À toutes ses exhortations et à celles de ses nombreux collègues, nous répondions toujours par le même mot :
Un jugement ! Si le chef de la famille Tchao est innocent, il n’a pas besoin de grâce ; sa conduite doit être examinée attentivement ; il a été maltraité aux yeux de tout le monde. Notre honneur et celui de tous les chrétiens se trouvent engagés dans cette affaire. Il faut un jugement public, afin qu’on puisse expliquer au peuple, avec clarté et méthode, les véritables principes du droit… Ceux qui nous connaissent, dîmes-nous au préfet, savent que nous ne sommes pas des hommes à paroles légères et à résolution flottante ; ainsi, nous déclarons ici, en présence de tout le monde, avec droiture et sans ambiguïté, que nous ne quitterons Leang-chan qu’après un jugement public, auquel nous assisterons. Il est déjà tard, et on peut donner immédiatement les ordres de faire, au tribunal, les préparatifs nécessaires… Nous adressant ensuite à maître Ting, nous lui dîmes que, l’heure du souper étant arrivée, il fallait se mettre à table ; et, afin de ne pas prolonger davantage la discussion par notre présence, et pour inviter chacun à se rendre à ses affaires, nous fîmes au préfet de la ville et à son état-major une belle révérence ; et nous allâmes nous promener dans un petit jardin solitaire qui se trouvait derrière notre chambre.
Quelques minutes après, tous les curieux que l’aventure des fruits secs avait attirés au palais communal ayant disparu, on vint nous avertir que le vin chaud était sur la table. En entrant dans la salle où était servi le souper, nous remarquâmes que le mandarin de Tchoung-king était à son poste parmi nos commensaux ordinaires. Nous lui fîmes signe de sortir, en lui déclarant que, désormais, il nous était impossible de prendre nos repas avec lui. Il s’avisa d’abord de trouver la chose un peu plaisante ; mais notre attitude ne tarda pas à lui faire comprendre que nous parlions très sérieusement ; et ses collègues l’ayant engagé à s’exécuter il sortit d’assez mauvaise grâce, et s’en alla manger son riz ailleurs.
Notre souper, comme on peut aisément se l’imaginer, ne fut pas d’une gaieté bien folle. On piquait dans les plats à droite et à gauche, machinalement et en silence. Les bâtonnets saisissaient et laissaient retomber souvent le même morceau avant de l’emporter. On avalait, par manière de distraction, de nombreux petits verres de vin chaud ; on se regardait du coin de l’œil, et sans rien dire ; chacun pensait au fameux jugement. Il nous semblait parfois que nous nous étions avancés peut-être avec trop de hardiesse, et s’il se fût trouvé à Leang-chan un préfet d’un caractère tant soit peu énergique, il eût été prudent de songer à faire une retraite honorable ; mais nous avions affaire à un homme peureux, d’une nature molle, et que nous étions assurés de faire plier. Il nous importait donc de marcher résolument jusqu’au bout ; nous étions, d’ailleurs, bien aises de profiter d’une occasion un peu imposante pour relever, s’il était possible, le moral des chrétiens grandement abattu par toutes ces promesses illusoires de liberté religieuse.
La conversation ayant pris très peu de temps, nous nous trouvâmes vite à la fin du repas. On apporta le thé et les pipes, et, pour lors, il fallut bien renoncer au mutisme, car les occupations n’ayant plus le même degré d’activité et d’importance, il n’y avait plus de prétexte à garder le silence. On en vint immédiatement, et sans préambule, à ce dont tout le monde était préoccupé, c’est-à-dire à la question du jugement. Nous fûmes les premiers à prendre la parole. « Nous pensons, dîmes-nous, que tout est déjà préparé au tribunal pour le jugement qui doit avoir lieu ce soir ; l’heure a-t-elle été fixée ? – Oui, certainement, répondit maître Ting, tout se fera selon vos désirs. Le préfet s’en est chargé ; il est très renommé pour son habileté à discuter les points les plus difficiles du droit. Tout ira bien ; vous pouvez être tranquilles. Seulement vous ne pourrez pas assister au jugement, les lois de l’empire s’y opposent ; mais peu importe. – Il importe, au contraire, beaucoup que nous y soyons ; tenez-vous bien pour averti que, si le jugement se fait sans nous, ça ne comptera pas. » Après de longues et chaleureuses discussions, nous en fûmes toujours au même point. Les émissaires du tribunal allaient et venaient sans cesse, sans apporter jamais de solution. Cependant, comme nous n’avions nullement envie de passer la nuit à parlementer, nous dîmes à maître Ting de se charger de négocier sur les bases suivantes : Si, à dix heures du soir, le jugement ne commençait pas, nous irions nous coucher, et alors il faudrait le faire le lendemain, et demeurer encore un jour à Leang-chan ; si, le lendemain, on n’était pas décidé, nous resterions indéfiniment, car notre résolution irrévocable était de ne partir qu’après le jugement. Maître Ting, muni de nos instructions, se rendit au tribunal. Dix heures étant arrivées sans qu’il eût reparu, nous allâmes nous coucher et nous nous endormîmes profondément, quoique nous fussions à la veille d’une grande bataille.
Vers minuit, une députation du premier magistrat vint nous tirer de notre sommeil, et nous avertir que, tout ayant été réglé et disposé pour le jugement, on nous attendait au tribunal. L’heure ne nous paraissait pas extrêmement convenable ; cependant, considérant que, pour en venir là, les mandarins avaient dû passer par-dessus bien des répugnances, nous crûmes que, de notre côté, nous pouvions aussi faire quelques concessions. Nous nous levâmes promptement, et, après nous être costumés le plus pompeusement possible, nous nous rendîmes au tribunal en palanquins, et escortés de nombreux satellites qui portaient à leurs mains des torches de bois résineux. Nous savions ce qu’était un jugement chinois ; ceux que nous avions subis à Lha-ssa et à Tching-tou-fou nous avaient mis un peu au courant des règles de la procédure. Nous nous étions tracé d’avance, d’après nos souvenirs, un beau petit plan ; il ne s’agissait plus que de l’exécuter avec beaucoup d’aplomb.
Nous fûmes introduits dans la salle d’audience, qui était splendidement éclairée par de grosses lanternes en papier de diverses couleurs. Une multitude de curieux, parmi lesquels devaient se trouver un grand nombre de chrétiens, encombrait le fond de la salle. Les principaux mandarins de la ville, et nos trois conducteurs, se trouvaient, à la partie supérieure, sur une estrade élevée, où on avait disposé plusieurs sièges devant une longue table. Aussitôt que nous fûmes arrivés dans ce sanctuaire de la justice, les magistrats nous firent l’accueil le plus gracieux, et le préfet nous dit qu’il fallait prendre place aussitôt, pour commencer vite le jugement. La situation était critique. Comment allait-on se placer ? Personne ne paraissait bien fixé sur ce point, et notre présence semblait donner au préfet lui-même des doutes sérieux au sujet de ses prérogatives ; il avait bien sur le devant de sa tunique de soie violette un dragon impérial richement brodé en relief ; mais nous portions, nous, une belle ceinture rouge. Le préfet avait un globule bleu, et nous autres, nous étions coiffés d’un bonnet jaune. Après quelques instants d’hésitation, nous nous sentîmes un telle surabondance d’énergie, que nous éprouvâmes le besoin de diriger nous-mêmes les débats. Nous allâmes donc nous installer fièrement sur le siège du président, et nous assignâmes à nos assesseurs la place qu’ils devaient occuper à droite et à gauche, chacun suivant le degré de sa dignité. Il y eut dans l’auditoire un petit mouvement d’hilarité et de surprise qui n’avait pourtant aucun caractère d’opposition. Les mandarins se trouvèrent, du coup, complètement désorientés, et se placèrent, comme des machines, selon qu’il leur avait été dit.
La séance était ouverte. Nous plaçâmes devant nous, sur la table, le corps du délit, c’est-à-dire la lettre et le petit paquet. Après avoir lu et commenté la lettre, nous la fîmes passer au mandarin militaire de Tchoung-king qui se trouvait à la dernière place à droite, et nous lui demandâmes si c’était bien là la lettre qu’il avait décachetée, s’il la reconnaissait. La réponse fut affirmative. Nous lui fîmes ensuite passer le paquet qui renfermait des fruits secs et quelques colliers parfumés au girofle et au santal. Son identité ayant été constatée, nous chargeâmes une sorte d’huissier, coiffé d’un bonnet de feutre noir en forme de pain de sucre et orné de longues plumes de faisan, de présenter la lettre et le paquet à chacun des juges, afin que le tribunal pût bien former sa conscience et se prononcer en parfaite connaissance de cause.
Ces préliminaires étant terminés, l’ordre fut donné d’aller chercher l’accusé et de l’introduire à la barre. Bientôt nous vîmes s’avancer, entre quatre satellites de mauvaise mine, un Chinois aux manières élégantes et d’une physionomie pleine d’intelligence. Un chapelet, au bout duquel brillait une grande croix de cuivre, était passé à son cou en guise de collier. En voyant l’accusé, nous espérâmes que le procès marcherait avec succès. On comprend combien il eût été embarrassant et peu agréable d’avoir affaire à un homme timide, borné, incapable, en un mot, de nous soutenir dans la position singulière où nous nous trouvions ; mais il était impossible de mieux rencontrer. Le chef de la famille Tchao nous parut taillé tout exprès pour la circonstance.
Dès qu’il fut arrivé au bas de l’estrade, il jeta sur la cour un regard rapide, mais suffisant pour lui faire remarquer que celui qui allait le juger n’était pas un mandarin du Céleste Empire. Il se prosterna en souriant, et après avoir salué le président, en frappant la terre trois fois du front, il se releva pour adresser à chaque juge une profonde inclination. Lorsqu’il eut parcouru de la meilleure grâce du monde sa série de salutations, il se mit à genoux, car, d’après la loi chinoise, c’est dans cette posture que doivent être les accusés devant leur juge. Nous l’invitâmes à se relever, en lui disant que nous serions peinés de le voir à genoux devant nous, parce que cela n’était pas conforme aux usages de notre pays. « Oui, dit le préfet, tiens-toi debout puisqu’on te le permet. Maintenant, ajouta-t-il, comme les hommes de ces lointaines contrées n’entendent pas, sans doute, facilement ton langage, je vais moi-même faire l’interrogatoire. – Non, cela ne se peut pas. Votre crainte est sans fondement ; vous allez voir que nous pouvons très bien nous entendre avec cet homme. – Oui, dit l’accusé, ce langage est pour moi blancheur et clarté ; je le comprends sans hésitation. – Puisque la chose est ainsi, dit le préfet, un peu déconcerté, tu vas répondre avec droiture et simplicité de cœur aux questions qui te seront adressées. »
Nous procédâmes donc à l’interrogatoire dans la forme suivante : « Comment t’appelles-tu ? – Le tout-petit[35] porte le nom vil et méprisable de Tchao ; le nom que j’ai reçu au baptême est Simon. – Quel âge as-tu ? d’où es-tu ? – Il y a trente-huit ans que le tout-petit endure les misères de la vie dans le pauvre pays de Leang-chan. – Es-tu chrétien ? – Moi, homme pécheur, j’ai obtenu la grâce de connaître et d’adorer le Seigneur du ciel. – Voilà une lettre ; la reconnais-tu ? par qui a-t-elle été écrite ? – Je la reconnais ; c’est le tout-petit qui en a tracé les caractères peu gracieux avec son pinceau dépourvu d’habileté. – Examine ce paquet ; le reconnais-tu ? – Je le reconnais. – À qui as-tu adressé ce paquet et la lettre ? – Aux Pères spirituels du grand royaume de France. – Quel était ton but en nous envoyant ces objets ? – L’humble famille Tchao voulait témoigner aux Pères spirituels ses sentiments de piété filiale. – Comment cela se peut-il ? nous ne sommes pas connus de vous et nous ne vous avons jamais vus. – C’est vrai, mais ceux qui ont la même religion ne sont pas étrangers les uns aux autres ; ils ne font qu’une seule famille, et, quand des chrétiens se rencontrent, leurs cœurs se comprennent facilement. – Vous voyez, dîmes-nous au préfet, que cet homme comprend parfaitement notre langage ; il répond avec lucidité à toutes nos questions. Vous savez aussi, maintenant, que les chrétiens ne forment ensemble qu’une seule famille ; il est écrit dans vos livres et vous répétez souvent vous-mêmes que tous les hommes sont frères. Cela veut dire que tous les hommes ont une même origine ; qu’ils viennent du Nord ou du Midi, de l’Orient ou de l’Occident, ils sont tous issus du même père et de la même mère ; la racine est une, quoique les rejetons soient innombrables. Voilà ce qu’on doit entendre quand on dit que tous les hommes sont frères ; cela signifie encore qu’il n’y a qu’un seul souverain Seigneur qui a créé et qui gouverne toutes choses. Il est le grand père et mère de dix mille peuples qui sont sur la terre. Comme les chrétiens seuls adorent ce souverain Seigneur, ce grand père et mère, voilà pourquoi il est dit qu’ils forment entre eux une seule famille. Ceux qui ne sont pas chrétiens appartiennent bien aussi, par l’origine, à la même famille, mais ils vivent séparés, ils oublient les principes de l’autorité paternelle et de la piété filiale. – Tout cela est fondé en raison, dirent les juges chinois, voilà la vraie doctrine dans toute sa pureté. »
Après cette courte digression théologique, nous revînmes au procès. « Nous autres, dîmes-nous à l’accusé, nous sommes étrangers à l’empire du Milieu, nous y avons vécu un assez grand nombre d’années pour connaître la plupart de vos lois ; cependant il en est, sans doute, beaucoup qui ont dû nous échapper, ainsi réponds-nous suivant ta conscience. En nous envoyant une lettre et un paquet de fruits secs, penses-tu avoir agi contrairement aux lois ? – Je ne le pense pas ; je crois, au contraire, avoir fait une bonne action, et nos lois ne le défendent pas. – Comme tu es un homme du peuple, tu pourrais te tromper et ne pas bien comprendre les lois de l’empire. » Nous adressant alors aux magistrats qui siégeaient avec nous, nous leur demandâmes si cet homme avait commis une action répréhensible. Tous répondirent unanimement que sa conduite était digne d’éloges. « Et vous, dîmes-nous au nommé Lu, mandarin de Tchoung-king, quelle est votre opinion ? – Il ne peut y avoir aucun doute, l’action de la famille Tchao est vertueuse et sainte. Qui serait assez insensé pour dire le contraire et soutenir qu’elle est répréhensible ? – Voilà maintenant qui est clair, dîmes-nous à l’accusé, la vérité a été séparée de l’erreur soigneusement. D’après le témoignage des mandarins supérieurs et inférieurs, tu avais le droit de suivre les sentiments de ton cœur et de nous faire cette offrande. Dans ce cas, nous l’acceptons ici ouvertement et en présence de tout le monde, nous conserverons ta lettre avec le plus grand soin et comme une chose précieuse. »
Le procès était terminé, nous eussions pu prononcer aussitôt un verdict de non-culpabilité et renvoyer l’accusé triomphalement au sein de sa famille. Cependant, comme nous avions pris goût aux fonctions de mandarin, nous prolongeâmes encore la séance. Nous demandâmes à l’honorable Tchao des détails sur la chrétienté de Leang-chan. Son langage fut plein de courage et de convenance, il entra dans une foule de particularités très intéressantes pour nous, mais auxquelles probablement les autres juges ne devaient pas comprendre grand-chose. Enfin nous nous hasardâmes à lui adresser cette question : « Les chrétiens de Leang-chan sont-ils fidèles observateurs des lois ? Donnent-ils le bon exemple au peuple ? – Nous autres chrétiens, répondit Tchao, nous sommes faibles et pécheurs comme les autres hommes ; nous faisons, pourtant, des efforts pour pratiquer la vertu. – Oui, faites des efforts pour être des hommes vertueux, travaillez à conformer votre conduite à la pureté et à la sainteté de la doctrine du Seigneur du ciel, et vous verrez que, dans tout l’empire, les mandarins et le peuple finiront par vous rendre justice. Déjà l’empereur a reconnu dans un édit que la religion chrétienne avait pour but de porter les hommes à la pratique du bien et à la fuite du mal, et, en conséquence, il a défendu aux grands et aux petits tribunaux des dix-huit provinces de poursuivre les chrétiens. Cet édit n’a pas été promulgué dans toutes les localités ; mais son existence est authentique, vous pouvez l’annoncer à tous les amis de la religion ; il vous est donc permis de réciter les prières et d’observer les rites chrétiens sans peur et en toute liberté. Qui serait assez audacieux pour vous tourmenter et encourir la colère de l’empereur ? »
Après cette petite allocution, nous demandâmes au préfet si on pouvait renvoyer chez lui le chef de la famille Tchao. « Puisqu’il est manifeste, dit-il, que la conduite du nommé Tchao a été vertueuse en tous points, on doit le lâcher pour qu’il aille porter la consolation de sa présence à ses parents et à ses amis. » On allait lever la séance ; mais nous étendîmes le bras, et nous demandâmes à exprimer encore une pensée. « Puisque, dîmes-nous, l’action du chef de la famille Tchao était conforme aux lois et irréprochable, il est évident que la conduite du mandarin Lu a été coupable. Il s’est introduit furtivement dans notre chambre et s’est couvert la face de honte en décachetant une lettre qui nous était adressée. Le mandarin Lu avait été nommé pour nous escorter militairement, depuis la ville de Tchoung-king jusqu’aux frontières de la province ; mais, comme on voit clairement qu’il n’a pas reçu une bonne éducation et que son ignorance des rites peut le conduire aux plus grandes fautes, nous déclarons ici que nous ne voulons plus de lui ; notre déclaration sera écrite et envoyée aux autorités supérieures de Tchoung-king. » À ces mots, nous nous levâmes, et la séance fut close. Notre admirable chrétien vint à nous, se mit à genoux et nous demanda la bénédiction en présence de tous les assistants. Le chef de la famille Tchao reçut des félicitations de la part des mandarins qui avaient siégé à cette étrange procédure, et il les méritait bien. Il nous sembla que, par son attitude si digne et par son langage si courageux, et en même temps si plein de convenance, il avait relevé le nom chrétien aux yeux de tout le monde. Cependant l’avenir nous préoccupait, et certains sentiments de défiance venaient mêler un peu de trouble à la joie de notre petit triomphe. Nous craignîmes qu’après notre départ le tribunal de Leang-chan ne cherchât à prendre sa revanche contre les chrétiens. Nous recommandâmes à Simon Tchao la plus grande prudence, de peur de donner prise à la malveillance des mandarins, et nous l’invitâmes à nous faire parvenir de ses nouvelles. Un an après, nous reçûmes une lettre à Macao de Leang-chan, nous annonçant que, depuis notre départ, la chrétienté avait joui d’une paix inaltérable et que personne n’avait osé persécuter les adorateurs du Seigneur du ciel.
Quand nous rentrâmes au palais communal, la nuit était presque finie ; cependant nous allâmes nous coucher, non pas pour dormir, la chose eût été difficile, mais pour nous reposer un peu, reprendre notre équilibre et nous préparer à partir dans quelques heures. Nous éprouvions le besoin de nous recueillir et de rentrer dans le cercle de nos idées habituelles, dont nous étions sortis quelques instants d’une manière si brusque et si inattendue. Nous quittions à peine le tribunal, et tout ce qui s’y était passé nous paraissait fabuleux. Nous ne pouvions concevoir comment nous d’abord, puis les mandarins et le peuple, tout le monde s’était laissé aller à prendre au sérieux ce jugement si extraordinaire. Ce rôle de président, joué à l’improviste par un missionnaire français, dans une ville chinoise, en présence de magistrats chinois, et cela sans obstacle, le plus naturellement du monde… Deux étrangers, deux barbares, si l’on veut, maîtrisant pour un instant tous les vieux préjugés d’un peuple jaloux et dédaigneux à l’excès, au point de s’arroger impunément l’autorité de juge et de l’exercer officiellement… Tous ces faits prouvent combien le principe d’autorité est ordinairement respecté par ce peuple. Notre ceinture rouge était notre plus grand prestige ; on aimait à y voir, sans trop s’en rendre compte, comme une communication de la puissance impériale.
La crainte de se compromettre est, d’ailleurs, en Chine, un sentiment presque universel, et qu’on peut exploiter avec beaucoup de facilité. Chacun cherche d’abord à se mettre à l’abri, et puis advienne que pourra. Une certaine prudence, qu’il serait mieux, peut-être, d’appeler pusillanimité, est une des grandes qualités des Chinois. Ils ont une expression dont ils se servent à tout propos et qui caractérise très bien ce sentiment. Au milieu des difficultés et des embarras, les Chinois se disent toujours siao-sin, c’est-à-dire « rapetisse ton cœur ». Ceux qui aiment à étudier le caractère des peuples dans leurs langues pourraient faire une curieuse comparaison entre la poltronnerie chinoise et la bravoure française. À l’approche d’un danger, pendant que le Chinois se dira, en tremblant, siao-sin, rapetisse ton cœur, le Français, au contraire, se redressera en s’écriant : Prends garde ; il se servira d’une expression qui ne peut convenir qu’à une race guerrière qui, en présence d’un ennemi, prend instinctivement la garde de son épée.
À notre départ de Leang-chan, nous fûmes l’objet d’une magnifique ovation. La nouvelle de cette fameuse séance nocturne au premier tribunal, sous la présidence d’un diable de l’Occident, s’était répandue partout, et les riches imaginations de la localité n’avaient pas manqué, sans doute, de charger leurs récits d’une foule de merveilleux épisodes. Aussi, dès que le soleil parut, tous les habitants de la ville se portèrent avec empressement vers les endroits par où nous devions passer. Tous les mandarins, en costume de cérémonie, s’étaient réunis au palais communal, pour nous faire leurs adieux. Après nous avoir accablés des formules les plus élogieuses et les plus extravagantes, ils nous accompagnèrent jusqu’à la rue, et ne voulurent rentrer que lorsqu’ils eurent bien installé dans les palanquins leurs collègues de la nuit précédente. Partout, sur notre passage, la foule était immense, bruyante et d’une avidité fiévreuse pour jeter un coup d’œil sur notre personne, ou, du moins, sur notre bonnet jaune. Les chrétiens étaient réunis par groupes, de distance en distance, et nous vîmes avec bonheur qu’ils étaient capables d’une manifestation un peu courageuse. Tous portaient leur chapelet pendu au cou, et, quand nous arrivions vers eux, ils se jetaient à genoux, faisaient un grand signe de croix et nous demandaient en chœur la bénédiction. Nous ne remarquâmes pas que cet acte religieux excitait chez les païens le plus petit mouvement d’hostilité ou de raillerie. Ils gardaient un silence respectueux, ou se contentaient de dire : Voilà les chrétiens qui demandent aux maîtres de la religion de faire descendre du ciel la félicité.
Dans la dernière rue, avant de sortir de la ville, nous aperçûmes une longue rangée de femmes, qui paraissaient attendre, elles aussi, le passage des hommes à ceinture rouge et à bonnet jaune. Quand nos palanquins furent devant elles, après avoir chancelé quelques instants sur leurs petits pieds de chèvre, elles finirent par se mettre à genoux et par faire aussi le signe de la croix. C’étaient les femmes chrétiennes de Leang-chan qui, en cette circonstance, avaient jugé à propos de ne pas rapetisser leur cœur et de secouer au moins une fois la dure servitude que les préjugés chinois imposent à leur sexe. Les gens de notre escorte parurent un peu surpris de cette audacieuse manifestation ; nous n’entendîmes cependant aucune réflexion déplacée. Un satellite s’écria, en les voyant à genoux : « Il y a des hommes chrétiens, c’est connu depuis longtemps ; mais il paraît qu’il y a aussi des femmes chrétiennes, c’est ce que je ne savais pas. » Un autre lui répondit : « Tout le monde est convaincu que tu ne sais pas grand-chose. »
Enfin nous sortîmes de Leang-chan, ville de troisième ordre, qui tiendra toujours une place à part dans les nombreux souvenirs de nos longues pérégrinations. Nous avons oublié de dire, en quittant le palais communal, que nous n’avions plus au nombre de nos conducteurs le mandarin de Tchoung-king. Depuis que nous l’avions cassé de ses fonctions, en terminant la séance judiciaire, nous ne le revîmes plus, et personne ne nous en parla. Seulement, au moment du départ, le préfet nous avertit qu’il avait été remplacé par un jeune mandarin militaire qu’il nous présenta, et qui, bien loin de se mettre dans le cas de se faire juger, fut toujours, à notre égard, plein de prévenance et d’amabilité.
Une des choses qui nous ont le plus frappés, dans la province du Sse-tchouen, et qui, à nos yeux, est peut-être plus étonnante que le jugement dont nous venons de parler, c’est la conduite des chrétiennes de Leang-chan. Que des femmes se réunissent paisiblement dans une rue, pour voir passer deux personnages réputés curieux et extraordinaires, sous prétexte qu’ils sont nés en Europe et qu’ils ont parcouru la Tartarie, le Thibet et la Chine, il n’y a là rien que de fort naturel. Si ces femmes sont chrétiennes, qu’elles fassent le signe de la croix et se mettent à genoux pour demander la bénédiction à un ministre de la religion, tout cela est très simple, du moins en Europe ; mais en Chine, c’est prodigieux ; c’est heurter de front tous les usages, c’est aller contre les idées et les principes admis de tout le monde. Un semblable préjugé vient du lamentable état d’oppression et d’esclavage auquel ont toujours été réduites les femmes chez les peuples dont les sentiments n’ont pas été régénérés et ennoblis par le christianisme.
La condition de la femme chinoise fait pitié ; les souffrances, les privations, le mépris, toutes les misères et toutes les abjections la saisissent au berceau et l’accompagnent impitoyablement jusqu’à la tombe. D’abord sa naissance est, en général, regardée comme une humiliation et un déshonneur pour la famille ; c’est une preuve évidente de la malédiction du ciel. Si elle n’est pas immédiatement étouffée, selon un usage atroce dont nous parlerons plus loin, elle est considérée et traitée comme un être d’une condition radicalement méprisable et appartenant à peine à l’espèce humaine. Cette idée paraît si incontestable, que Pan-houi-pan, femme célèbre parmi les écrivains chinois, s’applique, dans ses ouvrages, à humilier son sexe, en lui rappelant sans cesse le rang inférieur qu’il occupe dans la création : « Quand un fils est né, dit-elle, il dort sur un lit, il est vêtu de robes et joue avec des perles ; chacun obéit à ses cris de prince. Mais, quand une fille est née, elle dort sur la terre, couverte d’un simple drap ; elle joue avec une tuile ; elle est incapable ou de bien ou de mal ; elle ne doit songer qu’à préparer le vin et la nourriture, et à ne point chagriner ses parents. »
Dans les temps anciens, au lieu de se réjouir quand naissait une enfant du sexe inférieur, on la laissait pendant trois jours entiers par terre, sur quelque pauvre tas de chiffons, et la famille ne témoignait, en aucune façon, qu’elle prît la moindre part à cet événement insignifiant. Ce temps expiré, on accomplissait à peine quelques cérémonies futiles, qui contrastaient avec les réjouissances solennelles auxquelles donne lieu la naissance d’un enfant mâle. Pan-houi-pan, qui rappelle cette ancienne coutume, en vante la sagesse et la convenance, parce qu’elle prépare la femme au juste sentiment de son infériorité.
La servitude publique et privée des femmes, servitude que l’opinion, la législation et les mœurs ont scellée de leur triple sceau, est devenue, en quelque sorte, la pierre angulaire de la société chinoise. La jeune fille vit enfermée dans sa maison, occupée exclusivement des soins du ménage, traitée par tout le monde, et surtout par ses frères, comme une servante dont on a droit d’exiger les services les plus bas et les plus pénibles. Les plaisirs et les distractions de son âge lui sont inconnus ; toute son instruction consiste à savoir manier l’aiguille ; elle ne doit apprendre ni à lire, ni à écrire ; il n’y a pour elle ni école, ni maison d’éducation ; elle est condamnée à végéter dans l’ignorance la plus absolue et dans l’isolement le plus complet, jusqu’à ce qu’on songe à la marier ; alors seulement on s’occupe d’elle ; mais l’idée de sa nullité est poussée si loin, qu’elle n’entre pour rien dans les négociations de cet acte, le plus grave et le plus décisif dans la vie d’une femme ; la consulter, lui faire connaître son futur époux, lui en dire même le nom, serait considéré comme une ridicule superfluité. La jeune fille est comme un objet de trafic, un article de marchandise ; on la vend au plus offrant, sans qu’elle ait le droit de faire la moindre question sur la qualité ou le mérite de l’acquéreur. Le jour des noces, on est plein de sollicitude pour la parer et l’embellir ; elle est couverte de splendides vêtements de soie étincelants d’or et de broderies ; ses belles nattes de noirs cheveux sont diaprées de fleurs et de pierreries ; on vient la chercher en grande pompe ; les musiciens entourent le brillant palanquin où elle siège comme une reine sur son trône. Le bonheur va donc enfin commencer pour elle ; on pourrait le penser, en voyant cet air de fête et ces réjouissances. Mais, hélas ! une jeune mariée n’est, le plus souvent, qu’une victime parée pour le sacrifice ; elle quitte une maison où elle vivait, il est vrai, dans le délaissement et l’abandon, mais enfin avec des parents auxquels elle était accoutumée depuis sa naissance. La voilà jetée maintenant, faible et sans expérience, chez des inconnus, au milieu des privations, entourée de mépris, et à la merci de son acheteur. Dans sa nouvelle famille, elle doit obéissance à tous, sans exception. Selon l’expression d’un ancien auteur chinois, « la nouvelle mariée ne doit être, dans la maison, qu’une pure ombre et un simple écho. » Elle n’a pas le droit de prendre les repas avec son mari, pas même avec ses enfants mâles ; son devoir est de les servir à table, debout et en silence, de leur verser à boire et de leur allumer la pipe. Elle doit manger seule, après les autres, et à l’écart. Sa nourriture est grossière et peu abondante ; elle n’oserait toucher aux restes de ses fils.
On trouvera, peut-être, que cela s’accorde peu avec le fameux principe de la piété filiale ; mais il ne faut pas oublier qu’en Chine la femme ne compte pas. La loi la laisse de côté, ou ne s’en occupe que pour la charger d’entraves, constater sa servitude et son incapacité légale. Son mari, ou plutôt son seigneur et maître, peut impunément la frapper, la faire mourir de faim, la revendre, ou, pis est, la louer pour un temps plus ou moins long, comme cela se pratique dans la province de Tche-kiang.
La polygamie, qui est permise aux Chinois, vient encore augmenter les infortunes et les misères de la femme mariée. Quand elle a cessé d’être jeune, quand elle est stérile ou n’a pas donné d’enfant mâle au chef de famille, celui-ci prend une seconde épouse, dont la première devient, en quelque sorte, la servante. Une guerre perpétuelle règne alors dans le ménage ; on n’y voit plus que jalousies, animosités, querelles et souvent batailles. Au moins, quand elles sont seules, il leur est permis quelquefois de dévorer en paix leurs chagrins et de pleurer à l’écart sur les malheurs incurables de leur pitoyable destinée.
Cet état perpétuel d’abjection et de misère auquel les femmes sont réduites les pousse parfois à d’épouvantables extrémités. Les fastes judiciaires de la Chine sont remplis d’événements qui atteignent les dernières limites du tragique. Le nombre des femmes qui se pendent ou se suicident de diverses manières est très considérable. Quand cet événement se produit dans quelque famille, le mari est, comme de juste, dans la désolation ; car, au bout du compte, il vient d’éprouver subitement une perte assez considérable, et le voilà dans la nécessité d’acheter une autre femme.
On comprend que la dure condition des pauvres femmes chinoises doit se trouver de beaucoup améliorée dans les familles chrétiennes. Comme le fait remarquer monseigneur Gerbet[36], « le christianisme, qui attaque radicalement l’esclavage, par sa doctrine sur la fraternité divine de tous les hommes, combattit d’une manière spéciale l’esclavage des femmes par son dogme de la maternité divine de Marie. Comment les filles d’Ève auraient-elles pu rester esclaves de l’Adam déchu, depuis que l’Ève réhabilitée, la nouvelle Mère des vivants, était devenue la Reine des anges ? Lorsque nous entrons dans ces chapelles de la Vierge, auxquelles la dévotion a donné une célébrité particulière, nous remarquons, avec un pieux intérêt, les ex-voto qu’y suspend la main d’une mère dont l’enfant a été guéri, ou celle du pauvre matelot sauvé du naufrage par la patronne des mariniers. Mais, aux yeux de la raison et de l’histoire, qui voient dans le culte de Marie comme un temple idéal que le catholicisme a construit pour tous les temps et pour tous les lieux, un ex-voto d’une signification plus haute, social, universel, y est attaché. L’homme avait fait peser un sceptre brutal sur la tête de sa compagne pendant quarante siècles ; il le déposa le jour où il s’agenouilla devant l’autel de Marie ; il l’y déposa avec reconnaissance ; car l’oppression de la femme était sa propre dégradation à lui-même ; il fut délivré de sa propre tyrannie. »
La réhabilitation des femmes s’opère, en Chine, avec lenteur, il est vrai, mais d’une manière frappante et efficace. D’abord on comprend que, dans les familles chrétiennes, la petite fille qui vient au monde ne peut pas être sacrifiée comme chez les païens. La religion est là qui veille à sa naissance, la prend avec amour dans ses bras et dit, en la montrant à ses parents : Voilà une enfant créée à l’image de Dieu et prédestinée comme vous à l’immortalité. Remerciez le Père céleste de vous l’avoir donnée, et que la Reine des anges soit sa patronne… Il n’est pas permis à la jeune fille chrétienne de croupir dans l’ignorance ; elle ne végète pas abandonnée de tout le monde dans un recoin de la maison paternelle ; car, puisqu’elle doit apprendre ses prières et étudier la doctrine chrétienne, on renoncera, en sa faveur, aux usages les plus invétérés de la nation ; on passera par-dessus tous les préjugés, et on fondera pour elle des écoles, où elle pourra aller développer son intelligence, apprendre à connaître, dans les livres de religion, ces caractères mystérieux qui sont pour les autres femmes une énigme indéchiffrable. Enfin elle sera avec de nombreuses compagnes de son âge, et, en même temps que son esprit s’élargira et que son cœur se formera à la vertu, elle apprendra un peu en quoi consiste la vie de ce monde.
C’est surtout par le mariage contracté chrétiennement que la femme chinoise secoue l’affreuse servitude des mœurs païennes et entre avec ses droits et ses privilèges dans la grande famille humaine. Quoique la force des préjugés et de l’habitude ne lui permette pas encore de manifester toujours ouvertement ses inclinations et de choisir elle-même celui qui devra, dans cette vie, partager ses joies et ses douleurs ; cependant sa volonté est comptée pour quelque chose, et, plus d’une fois, nous avons vu des jeunes filles forcer, par une énergique résistance, leurs parents à rompre des engagements contractés sans leur participation. Des faits semblables seraient réputés absurdes et impossibles parmi les païens. Toujours est-il que les femmes chrétiennes possèdent dans leurs familles l’influence et les prérogatives d’épouses et de mères. On peut remarquer aussi qu’elles jouissent au-dehors d’une plus grande liberté. L’usage de se réunir les dimanches et les jours de fête dans les chapelles et les oratoires, pour prier en commun et assister aux offices divins, les met souvent en rapport et entretient parmi elles des relations d’intimité. Ainsi elles sortent plus souvent pour se visiter et former de temps en temps de ces petites réunions si bonnes pour dissiper les chagrins de l’âme et aider à porter le fardeau des misères de la vie.
Les femmes païennes ne connaissent pas ces douceurs et ces agréments ; elles sont presque toujours recluses, et on se met bien peu en peine qu’elles se consument, seules, chez elles, d’ennui et de langueur. Maître Ting, en nous parlant de la manifestation de Leang-chan, nous dit une énormité bien capable de faire comprendre quelle est la valeur des femmes aux yeux des Chinois. « En sortant de Leang-chan, dit maître Ting, quand nous traversâmes cette rue où des femmes se trouvaient réunies en si grand nombre, j’ai entendu dire que c’étaient des femmes chrétiennes. Est-ce que ce n’est pas là une parole creuse ? – Non certainement, elle est, au contraire, pleine de vérité ; ces femmes étaient réellement chrétiennes… » Maître Ting nous regarda stupéfait ; les bras lui tombèrent d’étonnement. « Je ne comprends pas, dit-il ; je vous ai souvent ouï dire qu’on se faisait chrétien pour sauver son âme, est-ce bien cela ? – Oui, c’est là le but qu’on se propose. – Et alors pourquoi les femmes se font-elles chrétiennes ? – Pour sauver leur âme, tout comme les hommes. – Mais elles n’ont pas d’âme ! s’écria-t-il en reculant d’un pas et en croisant les bras sur sa poitrine, les femmes n’ont pas d’âme ! Vous ne pouvez pas en faire des chrétiennes… » Nous essayâmes de lever les scrupules de maître Ting et de lui donner des idées un peu plus saines sur la question des âmes des femmes ; mais nous ne sommes pas bien sûr d’avoir parfaitement réussi. La seule pensée qu’une femme pouvait avoir une âme le faisait rire de toutes ses forces. Cependant il nous dit, après avoir entendu notre dissertation : « Je me souviendrai de la doctrine que vous venez de développer. Quand je serai de retour dans ma famille, je dirai à ma femme qu’elle a une âme ; elle en sera peut-être bien étonnée. »
Les chrétiennes chinoises sentent profondément combien elles doivent à une religion qui est venue les retirer de ce dur esclavage où elles gémissaient, et qui, tout en les conduisant à un bonheur éternel, leur procure, même durant cette vie, des joies et des consolations qui semblaient n’être pas faites pour elles. Aussi se montrent-elles reconnaissantes ; elles sont pleines de ferveur et de zèle, et on peut dire que c’est principalement à elles que sont dus les progrès de la propagation de la foi dans le Céleste Empire. Elles maintiennent la régularité et l’exactitude à la prière dans la chrétienté ; on les voit, bravant les préjugés de l’opinion publique, pratiquer avec dévouement les œuvres de la charité chrétienne, même envers les païens ; soigner les malades, recueillir et adopter les enfants abandonnés par leurs mères. Dans les temps de persécution, ce sont elles qui, en présence des mandarins, confessent la foi avec le plus de courage et de persévérance. Du reste, ce zèle des femmes pour la religion est de tous les temps et de tous les pays.
« L’histoire remarque que, lorsque l’Évangile est annoncé à un peuple, les femmes montrent toujours une sympathie particulière pour la parole de vie, et qu’elles devancent habituellement les hommes par leur empressement divin à la recevoir et à la propager. On dirait que la docile réponse de Marie à l’ange : Voici la servante du Seigneur, trouve dans leur âme un écho plus retentissant. Ceci fut préfiguré, dès l’origine du christianisme, dans la personne des saintes amies de la Vierge, qui, ayant devancé au tombeau du Sauveur le disciple bien-aimé lui-même, furent les premières à connaître la résurrection et l’annoncèrent aux apôtres. La mission des femmes a toujours été haute dans la prédication du christianisme. Au commencement de toutes les grandes époques religieuses, on voit planer une forme mystérieuse, céleste, sous la figure d’une sainte. Quand le christianisme sortit des catacombes, la mère de Constantin, Hélène, donna à l’ancien monde romain la croix retrouvée, que Clotilde érigea bientôt sur le berceau français du monde moderne. L’Église doit, en partie, les plus beaux triomphes de saint Jérôme à l’hospitalité que lui offrit sainte Paula dans sa paisible retraite de Palestine, où elle institua une académie chrétienne de dames romaines. Monique enfanta par ses prières le véritable Augustin. Dans le Moyen Âge, sainte Hildegarde, sainte Catherine de Sienne, sainte Thérèse, conservèrent, bien mieux que la plupart des docteurs de leur temps, la tradition d’une philosophie mystique, si bonne au cœur et si vivifiante, que, dans notre siècle, plus d’une âme desséchée par le doute vient se retremper à cette source et essaye de rentrer dans la vérité par l’amour[37]. »
Après la nuit triomphante de Leang-chan, nous eûmes une magnifique journée avec une belle route à travers des campagnes ravissantes. Nous trouvâmes seulement que les rayons du soleil étaient un peu trop piquants ; mais nous commencions déjà à nous faire à cette chaude température, comme nous nous étions habitués à la neige et au froid de la Tartarie.
Vers la fin du jour nous nous arrêtâmes à un certain endroit nommé Yao-tchang ; quoique assez considérable, ce gros bourg n’était pas entouré de remparts. Nous n’y trouvâmes pas de mandarin en résidence fixe ; il n’y avait pas non plus de palais communal, par conséquent, nous fûmes obligés de nous industrier pour nous loger le moins mal possible. D’abord nous essayâmes d’une auberge antique qui s’appelait, sur son enseigne, Hôtel des Béatitudes ; le chef de ce vénérable établissement nous conduisit, avec de grandes cérémonies, dans ce qu’il nommait la chambre d’honneur. Elle était située au-dessus de la cuisine ; il était bien possible que cet appartement fût, à plusieurs titres, très honorable : nous n’avions aucune raison pour penser le contraire. Cependant des voyageurs expérimentés ne doivent pas trop s’arrêter à la vaine gloire, et nous trouvâmes que cette chambre d’honneur, où l’air et le jour n’arrivaient que par une étroite lucarne, ne nous allait pas extrêmement ; c’était un atroce repaire de légions de moustiques qui, à notre arrivée, sortant pleins de colère de tous les recoins, se mirent à tourbillonner, à bourdonner, et à nous faire une guerre implacable ; il s’exhalait, d’ailleurs, de ce sombre réduit, une telle odeur de vétusté et de moisi, que la seule idée d’y passer la nuit suffisait pour nous soulever le cœur. On nous avait assuré que c’était la meilleure hôtellerie de Yao-tchang, et nous étions assez portés à le croire d’après l’aspect général de la localité. Il fallait donc se résigner, et nous en étions à tirer nos plans pour nous installer tant bien que mal, lorsque la fumée de la cuisine, après avoir grimpé lentement à travers les marches d’un noir et étroit escalier, se mit à envahir notre chambre d’honneur ; pour lors, il n’y eut plus moyen d’y tenir. L’âcreté de cette fumée nous dévorait les yeux ; nous descendîmes en pleurant, et nous allâmes vers maître Ting qui, déjà blotti dans un étroit réduit à côté de la cuisine, savourait avec passion les abrutissantes vapeurs de l’opium. Aussitôt qu’il nous aperçut, il souleva un peu la tête de dessus son oreiller de bambou pour nous demander si nous étions bien là-haut. « Très mal, nous ne pouvons pas y rester ; cette chambre n’est pas faite pour loger des hommes, on y est suffoqué par la puanteur de l’air, dévoré par les moustiques et aveuglé par la fumée. – Ces trois choses sont, en effet, très mauvaises, dit maître Ting en déposant sa pipe et en achevant de se soulever pour s’asseoir ; mais quel parti prendre ? Il n’y a pas ici de palais communal, et les autres auberges sont pires que celle-ci. Le cas me paraît difficile. – Non, pas très difficile ; ce qu’il nous faut, à nous, c’est un air pur et un peu de fraîcheur. Nous allons dans la campagne, et nous logerons sous un arbre ; dans les contrées du nord nous étions accoutumés à dormir ainsi en plein air. – Oui, on dit que cet usage existe chez les Mongols, dans la Terre-des-Herbes ; mais dans le Royaume central, il n’est pas reçu que les hommes de qualité passent la nuit dans les champs avec les oiseaux et les insectes ; les rites s’y opposent. Attendez un instant, je pense à un bon endroit, je vais le visiter. » Notre cher mandarin éteignit sa petite lampe de fumeur, se leva, prit son éventail, et partit.
Nous allâmes l’attendre sur la porte de l’auberge ; peu de temps après nous le vîmes revenir, allongeant le pas de toutes ses forces, et nous adressant de loin, avec ses deux bras, des signes télégraphiques qui, à raison de leur multiplicité et de leur extrême complication, ne nous furent pas parfaitement intelligibles. Cependant tout nous portait à croire que maître Ting venait de faire une découverte. Aussitôt qu’il put se faire entendre : « Partons vite, nous cria-t-il de sa voix grêle et nasillarde, déménageons au plus tôt, allons loger au théâtre, la position est excellente pour la vue et pour la respiration. » Sans demander d’autres explications, nous rentrâmes ; des portefaix s’emparèrent immédiatement de nos bagages, et dans un clin d’œil nous eûmes vidé l’Hôtel des Béatitudes pour devenir locataires du théâtre de Yao-tchang.
Ce théâtre faisait partie d’une grande bonzerie ; il était situé dans une vaste cour, en face de la principale pagode ; sa construction était assez remarquable en comparaison des nombreux édifices de ce genre qu’on rencontre en Chine. Douze grandes colonnes de granit soutenaient une vaste plate-forme carrée, surmontée d’un pavillon richement orné, et appuyé sur des péristyles en bois vernissé. Un large escalier en pierre, situé derrière l’édifice, conduisait à la plate-forme, où l’on trouvait d’abord, dans une sorte de foyer destiné aux acteurs, deux portes latérales qui conduisaient sur la scène : l’une servait pour les entrées et l’autre pour les sorties.
On avait apporté sur cette plate-forme une table et quelques chaises. C’est là que nous soupâmes à la clarté de la lune, des étoiles et d’une foule de lanternes que les directeurs du théâtre avaient fait allumer en notre honneur ; c’était vraiment un charmant spectacle auquel on ne s’attendait guère. Si nous n’avions eu soin de faire fermer la grande porte de la bonzerie, toute la population de Yao-tchang aurait envahi la cour immense destinée à servir de parterre quand il y a représentation. Il est certain que les habitants de la contrée n’avaient jamais vu, dans leurs scènes théâtrales, deux personnages aussi curieux que nous. Nous entendîmes au-dehors le tumulte de la multitude qui accourait, et demandait à grands cris qu’on leur laissât voir souper les deux hommes des mers occidentales ; on s’imaginait, assurément, que nous devions avoir une manière incroyable de manger. Plusieurs réussirent à pénétrer sur la toiture de la bonzerie, et quelques-uns, ayant franchi les murs de la clôture, avaient grimpé sur les arbres les plus rapprochés du théâtre, où on les apercevait se mouvoir, parmi le feuillage, comme de gros singes. Ces intrépides curieux devaient être bien surpris de nous voir avaler le riz à l’aide des bâtonnets, et strictement selon la méthode chinoise.
La soirée était d’une beauté ravissante, et la fraîcheur que nous goûtions sur cette plate-forme était si délicieuse, que nous priâmes notre domestique d’y établir nos lits comme il pourrait, parce que nous désirions y passer la nuit. Tout était prêt, et nous étions sur le point de nous coucher, que les curieux, toujours à leur poste, sur le toit et parmi les arbres, paraissaient fort peu disposés à descendre. Nous fûmes obligés de faire éteindre toutes les lanternes pour les décider à retourner chez eux. En abandonnant leurs observatoires, ils se disaient les uns aux autres : Ces hommes sont comme nous. « Pas tout à fait, s’écria l’un d’eux, le diable de petite taille a les yeux très gros, et le grand a un nez très pointu : j’ai remarqué cette différence. »
Le lendemain maître Ting arriva sur le théâtre qu’il était à peine jour. Il se mit en devoir de nous réveiller en exécutant des roulements sur un énorme tambour placé à un angle de la scène, et qui servait dans la musique des pièces de théâtre. Après avoir bien tambouriné, il s’avisa de nous donner une petite représentation à sa façon ; il se plaça au milieu de la scène, prit une pose dramatique, et, après avoir chanté un morceau avec grand accompagnement de gestes, il entreprit, à lui tout seul, un dialogue très animé, pendant lequel il changeait de voix et de place chaque fois qu’arrivait le tour de son interlocuteur. Quand le dialogue fut terminé, il voulut se passer la fantaisie de faire le saltimbanque. « Maintenant, nous dit-il, regardez bien, je vais exécuter des tours de souplesse » ; et aussitôt le voilà sautant, gambadant, pirouettant et cabriolant avec fureur. Pendant qu’il était au plus fort de ses évolutions il entendit s’ouvrir une porte de la bonzerie ; il s’arrêta tout court, et se sauva dans les coulisses, en nous disant qu’il y aurait de l’inconvénient à ce que le peuple aperçût un mandarin contrefaisant les comédiens.
Nous profitâmes de ce moment pour nous lever. Bientôt tous les gens de l’escorte qui, la veille, avaient dû se disperser et chercher un gîte pour passer la nuit, se trouvèrent réunis, les porteurs de palanquins et les portefaix arrivèrent aussi, et on se disposa au départ. Le gros bourg de Yao-tchang est bâti sur les bords du fleuve Bleu, dont nous pouvions apercevoir le cours majestueux et tranquille du haut du théâtre de la bonzerie. Quoique nous eussions déjà protesté une fois contre la navigation, nous voulûmes faire encore une tentative, et voir s’il n’y aurait pas possibilité d’aller par eau un peu plus commodément et agréablement que la première fois. Dans un long voyage il n’est rien d’insupportable comme d’aller toujours de la même manière, cette uniformité finit par devenir accablante ; le palanquin a, sans doute, ses agréments qui ne sont pas à dédaigner ; mais tous les jours se trouver enfermé dans une cage, et se balancer sur les épaules de quatre malheureux qu’on voit suer de fatigue et souffler d’épuisement, est une chose à laquelle il nous était difficile de nous accoutumer.
Nous proposâmes donc à nos conducteurs de faire l’étape par eau. L’idée fut accueillie avec enthousiasme, et, de peur d’un contrordre, tout le monde courut vite au port pour s’occuper au plus tôt de l’embarquement. Comme on savait que nous avions en horreur les tergiversations et les retards, on y mit une merveilleuse activité. Selon notre recommandation, on loua deux bateaux, un pour nous et les trois mandarins, un autre pour les soldats, les satellites et les porteurs de palanquins. Aussitôt que nous fûmes dans la barque, on leva l’ancre sans perdre une minute, et nous partîmes. La beauté du temps et l’allure paisible du fleuve nous donnèrent l’espoir d’une heureuse traversée. L’appartement que nous occupions était spacieux, assez bien aéré, et d’une propreté qui pouvait bien laisser quelque chose à désirer, mais qui, à la rigueur, était suffisante.
Nous n’avions pas encore eu le temps d’adresser nos félicitations à maître Ting sur ses brillantes qualités de comédien. Dès que nous fûmes installés et bien orientés, nous nous empressâmes de lui exprimer combien nous étions heureux d’avoir eu l’occasion d’admirer un talent que nous étions loin de lui soupçonner. Cette petite flatterie fut d’un effet magique. Après nous avoir répondu avec beaucoup de modestie qu’il n’y entendait rien du tout, il nous proposa de nous donner immédiatement, là, dans la chambre du bateau, une jolie représentation ; les deux mandarins militaires s’offrirent aussi à jouer leur rôle. Il ne fut pas besoin de longs préparatifs ; la proposition à peine émise, nos trois fonctionnaires étaient déjà en train de jouer la comédie, si toutefois on peut appeler ainsi des conversations bouffonnes avec un grand accompagnement de grimaces et de contorsions. Leur répertoire était inépuisable, et nous eûmes toutes les peines du monde à leur faire reprendre des manières et un langage plus en harmonie avec leur dignité.
Pour dire vrai, il ne manquait à nos trois mandarins qu’une mémoire plus sûre et un peu d’habitude pour faire d’excellents comédiens ; il n’est pas de peuple au monde qui pousse aussi loin que les Chinois le goût et la passion des représentations théâtrales. Nous avons dit plus haut qu’ils étaient une nation de cuisiniers, nous serions tenté d’affirmer aussi que c’est un peuple de comédiens. Ces hommes ont l’esprit et le corps doués de tant de souplesse et d’élasticité, qu’ils peuvent se transformer à volonté, et exprimer tour à tour les passions les plus opposées ; il y a du singe dans leur nature, et, quand on a vécu quelque temps parmi eux, on est forcé de se demander comment on a pu se persuader en Europe que la Chine était comme une vaste académie remplie de sages et de philosophes ; leur gravité et leur sagesse, à part quelques circonstances officielles, ne se trouvent guère que dans leurs livres classiques. Le Céleste Empire ressemble bien mieux à une immense foire, où, parmi un flux et un reflux perpétuels de vendeurs, de brocanteurs, de flâneurs et de voleurs, on rencontre de tous côtés des tréteaux et des saltimbanques, des farceurs et des comédiens, travaillant sans interruption à amuser le public.
Sur toute la surface de l’empire, dans les dix-huit provinces, dans les villes de premier, de second et de troisième ordre, dans les bourgs et dans les villages, les riches, les pauvres, les mandarins et le peuple, tous les Chinois sans exception sont passionnés pour ces sortes de représentations. Il y a des théâtres partout ; les grandes villes en sont remplies, et les comédiens jouent nuit et jour. Il n’est pas de petit village qui n’ait aussi le sien : il est obligatoirement placé en face de la pagode, quelquefois même il en fait partie. Dans certaines circonstances où ces théâtres permanents ne suffisent pas, on en construit de provisoires en bambou avec une merveilleuse facilité. Le théâtre chinois est toujours d’une grande simplicité, et ses dispositions sont telles, qu’elles excluent toute idée d’illusion scénique. Les décorations sont fixes et ne changent pas tant que dure la pièce. On ne saurait jamais où on se trouve, si les acteurs n’avaient le soin d’en avertir le public et de corriger cette immobilité par des explications verbales. Le seul arrangement qu’on a su faire en vue de l’illusion scénique est une espèce de trappe placée sur le devant de la scène, et qui sert à introduire les personnages surnaturels ; on la nomme la porte des démons.
Les collections théâtrales sont, dit-on, fort étendues ; la plus riche est celle de la dynastie mongole dite des Yuen. C’est de ce répertoire qu’ont été extraites diverses pièces traduites par des savants européens. Pour ce qui est de leur valeur littéraire, nous citerons le jugement qu’en a porté M. Édouard Biot : « L’intrigue de toutes ces pièces, dit le savant sinologue, est fort simple ; les acteurs annoncent eux-mêmes le personnage qu’ils représentent ; les scènes ordinairement ne sont liées par aucune transition, et souvent des détails burlesque[38] sont mêlés aux sujets graves. En général, il ne nous semble pas que ces pièces soient au-dessus de nos anciennes parades, et nous pouvons croire que l’art dramatique, en Chine, est encore actuellement dans l’enfance, si nous nous en rapportons aux récits des voyageurs qui ont pu assister à des représentations théâtrales à Canton et même à Pékin. Peut-être cette imperfection tient-elle, en grande partie, à la condition dégradée des acteurs chinois, qui ne sont à peu près que des valets aux gages d’un entrepreneur, et qui doivent presque toujours s’adresser à une multitude ignorante pour gagner leur misérable vie. Mais, si nous trouvons peu d’intérêt, comme étude du théâtre, dans les chefs-d’œuvre chinois qui ont été présentés aux lecteurs européens, leur lecture ne peut qu’être très curieuse comme étude des mœurs, et, sous ce rapport, nous ne pouvons que remercier sincèrement les savants qui nous les ont fait connaître. »
Les troupes des comédiens chinois ne sont attachées à aucun théâtre en particulier ; elles sont toujours mobiles et ambulantes ; elles vont partout où on les appelle, voyageant avec leur énorme attirail de costumes et de décorations. La tenue et l’allure de ces caravanes a une physionomie toute particulière et qui rappelle les pittoresques descriptions de nos troupes de bohémiens. On en rencontre souvent le long des fleuves, qu’ils choisissent de préférence pour voyager, afin d’économiser sur les frais de la route. Ces bandes errantes sont louées pour un certain nombre de jours, quelquefois par des mandarins ou de riches particuliers, mais le plus souvent par des associations formées dans les divers quartiers des villes et dans les villages.
Les prétextes pour faire jouer la comédie ne manquent jamais. La promotion d’un mandarin, une bonne récolte, un commerce lucratif, un danger à conjurer, la cessation de la pluie ou de la sécheresse, enfin un événement quelconque, heureux ou malheureux, doit nécessairement entraîner des représentations théâtrales. Les chefs de district se rassemblent, décrètent tant de jours de comédie, et chacun est tenu de contribuer aux frais en proportion de sa fortune. Quelquefois le théâtre est organisé et défrayé par un simple particulier, qui veut se donner le plaisir de régaler ses concitoyens et acquérir le renom d’un homme généreux. Dans les transactions commerciales de grande importance, on a toujours soin de stipuler, par-dessus le marché, un certain nombre de comédies. Elles naissent aussi quelquefois des disputes et des contestations. Celui qui est convaincu d’avoir tort est condamné, par les arbitres, à payer une ou deux représentations.
Le peuple est toujours admis à voir gratuitement la comédie, et il ne se fait jamais faute de profiter de ce privilège. À toute heure du jour et de la nuit, il peut trouver dans les grandes villes quelque théâtre en fonction. Les villages sont moins favorisés ; comme ils ont peu de contribuables, ils ne peuvent appeler les acteurs qu’à certaines époques de l’année. S’ils apprennent, cependant, qu’il y a comédie dans le voisinage, ils ne regrettent pas, après leurs travaux de la journée, de faire jusqu’à une ou deux lieues de marche pour y assister.
Les spectateurs sont toujours en plein air, et l’endroit qui leur est assigné n’a pas de limites. Chacun s’arrange comme il peut, sur les places, dans les rues, au haut des arbres et des toits. On conçoit quel désordre et quelle confusion il doit régner dans ces nombreuses assemblées. Personne ne se gêne pour y causer, boire, manger et fumer. Les petits marchands de comestibles ne cessent de circuler parmi la foule, et, pendant que les acteurs déploient tout leur talent pour faire revivre devant tout ce public les événements tragiques et émouvants de son histoire nationale, les marchands s’égosillent à crier aux consommateurs qu’ils tiennent boutique de graines de citrouilles, de morceaux de cannes à sucre et de friture de patates douces. Les sifflets et les applaudissements ne sont pas à la mode.
Il est interdit aux femmes de paraître sur le théâtre. Leur rôle est joué par des jeunes gens qui savent si bien s’attifer et imiter la voix féminine, que la ressemblance est parfaite. L’usage leur permet pourtant de danser sur la corde et de donner des représentations à cheval. Elles montrent, surtout dans les provinces du nord, une habileté prodigieuse pour ce genre d’exercices. On ne comprend pas comment, avec leurs petits pieds, elles peuvent voltiger sur une corde tendue, se tenir debout sur un cheval et exécuter des évolutions et des tours de force si difficiles.
Comme nous avons eu occasion de le remarquer, les Chinois réussissent merveilleusement dans tout ce qui dépend de l’adresse et de la souplesse. Les escamoteurs sont très nombreux, et on en rencontre parfois dont l’habileté étonnerait nos prestidigitateurs les plus célèbres.
Notre navigation sur le fleuve Bleu fut charmante et d’une grande rapidité. Nous arrivâmes à Fou-ki-hien dans l’après-midi, n’ayant mis que quatre heures et demie pour faire cent cinquante lis, ou environ quinze lieues.
Fou-ki-hien est une ville de troisième ordre, bâtie sur la rive gauche du fleuve Bleu ; nous fûmes frappés, en y arrivant, de la tournure élégante et distinguée de ses habitants. On nous dit que la littérature y était en grand honneur, et que, dans le district de Fou-ki-hien, on comptait un nombre considérable d’étudiants et de lettrés de tout grade. Le palais communal de la ville étant situé dans un quartier peu aéré, on nous avait préparé un logement très frais et très agréable au wen-tchang-koun, ou temple des compositions littéraires ; c’est là que se tiennent les assemblées de la corporation des lettrés et qu’on fait les examens des aspirants du baccalauréat. Nous trouvâmes ce wen-tchang-koun plus grand et plus riche que les édifices du même genre que nous avions déjà eu occasion de visiter ; nous y vîmes plusieurs salles spéciales, lambrissées en laque, et où on n’avait omis aucune de ces ornementations qui, d’après les idées chinoises, sont la marque du luxe et de la grandeur. Ces salles étaient destinées aux assemblées littéraires, et servaient aussi quelquefois pour les banquets ; car, en Chine, les amis des belles-lettres ne dédaignent pas les réunions gastronomiques, et ils se sentent toujours également bien disposés à juger une pièce académique, ou à se prononcer sur le mérite d’un bon morceau. Après s’être abreuvés de vin de riz ou de poésie, un magnifique jardin les invite à la promenade : d’un côté, on voit, parmi de grands arbres, une jolie pagode érigée en l’honneur de Confucius, et, de l’autre, une rangée de petites cellules où sont enfermés les étudiants, pour traiter, par écrit, la question littéraire qui leur a été assignée par les examinateurs. Chacun ne doit avoir dans sa chambre que du papier blanc, une écritoire et des pinceaux : toute communication avec l’extérieur est interdite jusqu’à ce qu’ils aient terminé leur composition ; pour obvier à l’infraction de cette règle importante, on a soin de placer une sentinelle devant la porte de chaque étudiant.
Une tour octogone à quatre étages s’élevait au milieu du jardin. Comme nous avions la réputation d’aimer beaucoup le grand air, on avait eu l’aimable attention de nous loger au quatrième étage ; du haut de cette tour on jouissait d’un coup d’œil ravissant ; on voyait se déployer, comme dans un magnifique panorama, les divers quartiers de la ville avec son enceinte de murs crénelés, la campagne parsemée de fermes, et couverte d’une culture aussi riche que variée ; puis ce fleuve Bleu dont nous pouvions suivre le cours majestueux dans la plaine, et qui, se cachant un instant derrière de vertes collines, reparaissait ensuite pour aller enfin se perdre au loin dans l’horizon.
Aussitôt que nous fûmes installés, comme deux grands seigneurs, dans notre donjon féodal, les gradués en littérature et les fonctionnaires de la ville s’empressèrent de venir nous rendre visite. Nous accordâmes seulement quelques heures aux exigences du cérémonial, car nous éprouvions le désir de prendre un peu de repos ; deux choses avaient contribué à nous donner un besoin irrésistible de sommeil, d’abord le léger balancement de la barque ; puis la monotonie de toutes ces conversations oiseuses. Nous dîmes donc à notre domestique que nous n’étions plus visibles ; nous fermâmes la porte à clef, et nous nous couchâmes sur une natte de rotin.
Nos yeux étaient encore indécis entre le sommeil et la veille, lorsque nous entendîmes du bruit non loin de notre porte ; nous prêtâmes l’oreille, et nous distinguâmes la voix de notre domestique se querellant avec un visiteur qui voulait forcer la consigne et nous voir malgré nous. Le visiteur alléguait son titre de docteur, et prétendait que, le wen-tchang-koun étant propriété du corps des lettrés, il avait le droit, lui docteur, de visiter, et même de scruter ceux qui y logeaient. Wei-chan résista courageusement, et l’autre, humilié de rencontrer une opposition si vive et si imprévue, se laissa aller jusqu’à frapper notre domestique ; alors, selon l’usage en pareilles circonstances, les vociférations éclatèrent, et les curieux accoururent de toutes parts. Il fallut bien se lever pour aller apprendre un peu les rites à cet impertinent docteur.
Dès que la porte fut ouverte, il nous fut aisé de reconnaître celui à qui nous en voulions, car Wei-chan, tout bouillant de colère, se disposait à s’élancer sur lui comme pour le dévorer. Le docteur était tellement occupé de son antagoniste, qu’il ne fit attention à nous qu’au moment où il se sentit vigoureusement saisi par le bras ; il se retourna brusquement, et fut comme pétrifié en se voyant face à face avec un diable occidental, coiffé d’un bonnet jaune. Nous le tirâmes dans notre chambre, où il fut interpellé à bout portant.
« Qui es-tu ?
– Je suis un docteur de la localité.
– Non, tu n’es pas docteur, car tu viens de te conduire en homme ignorant et grossier ; que nous veux-tu ?
– Je suis venu me promener dans le temple des compositions littéraires pour me distraire l’esprit et le cœur.
– Va te distraire ailleurs et ne viens pas troubler notre repos ; sors vite de notre présence. Si tu veux, tu pourras raconter à tes amis que tu nous as vus et que nous t’avons chassé parce que tu n’entendais rien aux vertus sociales… » Le docteur parut vouloir se redresser. « Mais, s’écria-t-il, qui donc est maître dans le wen-tchang-koun ? – Dans notre chambre, c’est nous qui sommes les maîtres, par conséquent, sors vite d’ici, et si, à l’instant, tu n’es pas en bas, en passant par l’escalier, nous allons t’y envoyer par la fenêtre… Veux-tu ?… » Le docteur prit, sans doute, la menace au sérieux, car il disparut comme un trait, et nous l’entendîmes descendre l’escalier avec un remarquable empressement. Ce serait peut-être le cas de dire ici un mot du pédantisme et de l’arrogance des lettrés chinois ; après nous aurons occasion d’en parler ailleurs.
Après ce petit incident, nous n’avions plus, assurément, envie de dormir, notre docteur nous avait emporté le sommeil ; nous descendîmes donc de notre forteresse pour aller visiter en détail le temple des compositions littéraires. Nous nous rendions, à travers le jardin, vers la pagode de Confucius, lorsque nous aperçûmes, au fond d’un long corridor qui conduisait à la rue, un malheureux agenouillé et chargé d’une grosse cangue. On sait que la cangue est une énorme pièce de bois, percée au milieu pour faire passer la tête du condamné, et qui pèse de tout son poids sur ses épaules, de façon que cet atroce supplice réduit un homme à n’être plus, en quelque sorte, que le pied ou le support d’une lourde table. Nous dirigeâmes nos pas du côté de la porte, vers ce malheureux condamné qui, en nous voyant, implora de loin notre miséricorde, et nous pria de lui pardonner ; nous approchâmes de lui, et nous fûmes émus profondément de voir, dans cette horrible situation, un bourgeois assez bien vêtu, d’une figure honnête, et qui versait d’abondantes larmes en nous conjurant toujours de lui pardonner ; c’était un spectacle déchirant. Nous avançâmes de plus près pour lire la sentence qui, selon l’usage, était écrite en gros caractères sur des bandes de papier blanc collées sur la cangue. À peine eûmes-nous parcouru des yeux l’inscription et connu le motif pour lequel ce pauvre homme était condamné, que nous sentîmes une sueur glacée se répandre tout à coup sur notre front. Voici ce que nous avions lu sur les diverses bandes de papier blanc : Condamné à quinze jours de cangue, sans excepter les nuits ; péché d’irrévérence envers les étrangers de l’Occident, qui sont sous la protection de l’empereur ; que le peuple tremble ; qu’il réfléchisse et se corrige de ses défauts… Sur chacune des trois bandes il y avait le cachet rouge du préfet de Fou-ki-hien.
Le tribunal n’était heureusement qu’à quelques pas du wen-tchang-koun ; nous y courûmes en toute hâte, et nous eûmes une courte explication avec le préfet, qui vint aussitôt avec nous pour rendre la liberté à ce malheureux. Mais, avant de lui faire ôter la cangue, il se crut obligé de lui adresser un long discours, d’abord sur la nature miséricordieuse de notre cœur, et puis sur la pratique des trois rapports sociaux. Cette harangue nous impatienta ; il y avait des moments où nous eussions, en vérité, désiré voir ce discoureur intempestif à la place du patient, dont tout le crime était d’avoir dit à un gardien du temple : « Il y a quelques années, les diables occidentaux venaient du côté du midi ; voilà maintenant qu’il en arrive aussi du nord. » Ce bon bourgeois nous avait donné, il faut en convenir, un sobriquet peu poli, mais il ne l’avait pas inventé ; car c’est sous cette maligne dénomination que les Européens sont le mieux connus en Chine. S’il fallait mettre à la cangue ceux qui l’emploient, l’empire tout entier devrait y passer, en commençant par les mandarins.
Aussitôt que ce brave homme eut été délivré de la cangue, nous lui fîmes la courtoisie de l’inviter à venir causer dans notre chambre, où on lui servit du thé et une petite collation. Nous lui exprimâmes de notre mieux combien nous étions sincèrement peinés d’avoir été la cause involontaire de cette déplorable aventure. La réconciliation était déjà complète, lorsqu’on introduisit un vieillard à barbe blanche et deux jeunes gens : c’étaient le père et les enfants de ce bourgeois devenu notre ami d’une manière si singulière. Ils se précipitèrent aussitôt à genoux pour nous témoigner leur reconnaissance de ce qu’ils avaient l’ingénuité d’appeler un bienfait. Ils fondaient en larmes et ne savaient plus de quelles expressions se servir pour nous exprimer leurs sentiments. Cette scène fut pour nous si émouvante, que nous ne pûmes y tenir davantage. Nous savions bien que nous avions affaire à des Chinois, c’est-à-dire à des hommes dont on a toujours le droit de suspecter la sincérité ; cependant c’est toujours une chose qui fait horriblement souffrir que d’entendre sangloter un vieillard et de voir couler ses larmes. Nous nous levâmes donc et nous souhaitâmes la paix à ces braves gens, pour lesquels notre passage dans leur pays avait été une source d’émotions si vives et si pénibles.
Nous quittâmes Fou-ki-hien avec un certain sentiment de regret, car il n’en était pas de cette ville comme de tant d’autres qui ne pouvaient nous laisser aucun souvenir profond et que nous traversions avec une complète indifférence, à peu près comme nous abandonnions dans le désert nos campements éphémères. Nous n’avions passé à Fou-ki-hien que la moitié d’une journée ; mais nous y avions éprouvé des sensations si fortes et si diverses, qu’il nous semblait y avoir fait un long séjour. Le temple des compositions littéraires, cette tour du haut de laquelle nous dominions la ville et la campagne, l’échauffourée de l’intrépide docteur, ce pauvre bourgeois écrasé sous une cangue, sa délivrance, la visite pathétique de son père et de ses enfants, tout cela avait été comme une époque et devait laisser en nous de bien vifs souvenirs. Le temps est un profond mystère, et l’âme humaine seule est capable d’en apprécier justement la durée. Vivre longuement, c’est penser et sentir beaucoup.
Nous avions encore à choisir entre la route par eau et la route par terre, car le cours du fleuve Bleu nous conduisait justement au prochain relais. La dernière navigation nous avait si bien réussi, que nous eûmes envie d’en essayer une seconde fois. Nous étions assurés par avance de trouver, sur ce point, les gens de l’escorte tout à fait de notre avis. En bateau on allait plus vite, plus commodément et avec beaucoup moins de dépenses. On pouvait ainsi réaliser d’énormes profits, qu’on divisait ensuite entre tous, de manière, toutefois, que les mandarins eussent toujours la plus grosse part. Les porteurs de palanquin y trouvaient également leur avantage ; car, après avoir passé la journée à jouer aux cartes, ils ne manquaient pas de recevoir leur salaire accoutumé. Pourvu que la navigation ne fût pas dangereuse et qu’on nous donnât une bonne barque, nous étions nous-mêmes tout heureux de pouvoir procurer ces nombreux agréments à nos conducteurs.
Cette nouvelle expérience fut couronnée d’un plein succès et nous réconcilia avec le fleuve Bleu, pour lequel nous avions d’abord éprouvé quelque antipathie. Nous rencontrâmes bien de temps en temps des endroits peu faciles, quelques récifs à fleur d’eau ; mais l’habileté et l’expérience des mariniers nous tirèrent toujours d’affaire sans avarie. Il était presque nuit quand nous arrivâmes à Ou-chan ; on nous conduisit au palais communal, où nous fûmes bien accueillis et bien traités. Il était pourtant déjà fort tard que nous n’avions vu paraître aucune des autorités du lieu, si ce n’est un tout petit officier préposé dans le port à une douane de sel. Cela n’était nullement conforme aux règles établies, et, comme nous étions toujours en surveillance pour ne pas laisser entamer les privilèges qui nous avaient été accordés et qui faisaient notre sécurité et notre force, nous demandâmes qu’on voulût bien nous expliquer pourquoi nous étions privés de la visite des mandarins d’Ou-chan. On nous répondit que le préfet était absent.
« Et son substitut ?
– Absent aussi.
– Et le mandarin militaire commandant du district ?
– Il est parti ce matin. Tous les fonctionnaires civils et militaires sont dehors pour affaires administratives… »
Nous prîmes tout cela pour une mauvaise plaisanterie et nous vîmes bien que nous serions condamnés à remonter journellement une machine qui menaçait sans cesse de se détraquer.
Nous demandâmes nos porteurs de palanquin et nous invitâmes maître Ting à vouloir bien nous accompagner immédiatement au tribunal du préfet. Il n’y eut pas d’objection, et nous partîmes. Le tribunal était fermé ; on le fit ouvrir. Toutes les lumières étaient éteintes ; on les fit rallumer. Nous entrâmes dans la salle des hôtes, et les domestiques du préfet nous servirent du thé avec empressement ; mais on ne voyait apparaître de globule d’aucune couleur. Enfin, le sse-yé du préfet daigna se présenter. Les sse-yé sont des conseillers ou pédagogues que les magistrats se choisissent eux-mêmes pour les aider et les diriger dans le maniement des affaires. Ils sont rétribués par le magistrat et n’appartiennent pas officiellement à l’administration. Cependant leur influence est immense ; ils sont le ressort qui fait aller tous les rouages du tribunal. Le sse-yé d’Ou-chan nous assura que le préfet et les autres principaux fonctionnaires étaient absents depuis plusieurs jours pour étudier un procès de la plus haute importance. Nous lui fîmes nos excuses d’être venus le déranger à une heure si avancée, et nous ajoutâmes que, ayant à voir le préfet, nous attendrions son retour, puisqu’il était absent. Sans doute cela retarderait un peu notre arrivée à Canton ; mais ce dérangement ne pouvait être pour nous très préjudiciable, attendu que la nature de nos affaires nous permettait une certaine latitude. Sur cela, nous rentrâmes au palais communal.
Maître Ting avait entendu notre conversation avec le sse-yé ; il ne lui en fallut pas davantage pour être bien convaincu que nous allions nous installer à Ou-chan pour attendre le retour du préfet, et que, jusque-là, rien ne serait capable de nous en débusquer. Il s’était habitué peu à peu à la barbarie de notre tempérament et à l’inflexibilité de nos résolutions. Aussi, à peine rentré au palais communal, s’empressa-t-il d’aller en riant avertir les voyageurs qu’ils pouvaient dormir en paix, parce que nous avions l’intention de nous fixer définitivement à Ou-chan.
Le lendemain le soleil était déjà assez haut, et tous les habitants du palais communal étaient encore plongés dans le sommeil ; le silence régnait de toutes parts. On n’entendait que le bruit d’un torrent résonnant derrière la maison à travers de gros rochers qui cherchaient à lui barrer le passage. Cette tranquillité flatta quelque peu notre amour-propre ; car tous ces dormeurs nous prouvaient par leurs ronflements qu’ils avaient pris très au sérieux ce qu’on leur avait dit la veille.
Un peu après midi nous entendîmes tout à coup de grandes clameurs, mêlées au retentissement du tam-tam et aux bruyantes détonations des pétards. Un employé du tribunal s’empressa de venir nous apporter la nouvelle que le préfet était arrivé avec les autres principaux mandarins de la ville. Nous ne tardâmes pas à recevoir sa visite, il se présenta accompagné du commandant militaire du district qui était décoré du globule bleu et portait le titre de tou-sse. Il était du même grade que Ly le Pacificateur des royaumes, qui, après nous avoir escortés longtemps sur l’affreuse route du Thibet, mourut si misérablement avant de revoir sa patrie.
Les Chinois ont si largement développé leur système de mensonge et de tromperie, qu’il est fort difficile de les croire alors même qu’ils disent la vérité. Ainsi, nous étions persuadés que cette absence et ce retour des mandarins d’Ou-chan n’avaient été qu’un jeu. Cependant nous étions dans l’erreur et, chose extraordinaire, les Chinois n’avaient pas menti. Aussitôt que nous aperçûmes le préfet et le commandant militaire, il nous fut aisé de reconnaître qu’ils arrivaient réellement de voyage ; l’abattement et la fatigue de leur figure, la poussière dont ils étaient encore couverts, leurs vêtements froissés, tout annonçait qu’ils avaient passé de longues heures dans leurs palanquins.
Le préfet était un homme d’une soixantaine d’années, à barbe grise, d’une taille courte et ramassée, d’un honnête embonpoint, mais sans exagération. Il y avait sur sa figure beaucoup de simplicité et de bonhomie ; chose extrêmement rare dans les physionomies chinoises, et surtout dans celles des mandarins. Le tou-sse était à peu près du même âge ; quoique un peu voûté, sa taille paraissait au-dessus de la moyenne ; ses traits exprimaient une grande franchise. Nous nous hâtons d’ajouter qu’il n’appartenait pas à la race chinoise ; il était d’origine mongole et avait passé sa jeunesse dans la Terre-des-Herbes, menant la vie nomade et parcourant les déserts ; plusieurs des pays qu’il avait habités nous étaient parfaitement connus. Quand nous lui parlâmes la langue mongole, il parut tout ému, et volontiers il eût versé quelques larmes, s’il n’eût craint de compromettre son caractère de soldat. Ces deux personnages nous allaient et nous nous félicitâmes bien sincèrement de les avoir attendus ; de leur côté, ils parurent aussi fort satisfaits de nous voir. Nous le crûmes d’autant mieux, qu’ils ne cherchèrent pas à nous l’exprimer par les formules emphatiques du cérémonial chinois ; nous le lûmes sur leurs physionomies, et cette preuve était pour nous plus convaincante que la première.
Le préfet d’Ou-chan voulut bien nous parler un peu en détail des motifs de son absence. Il s’était rendu avec ses assesseurs dans un village de sa juridiction, pour faire l’inspection d’un cadavre trouvé dans un champ. Il devait constater que la mort avait été naturelle, ou bien le résultat d’un suicide ou d’un assassinat. À ce sujet, nous lui adressâmes plusieurs questions sur la méthode employée par la justice chinoise, afin de faire paraître les plaies et les contusions sur les cadavres, même en état de putréfaction, et déterminer ainsi leurs divers genres de mort. Nous avions entendu beaucoup parler des procédés mis en usage par les magistrats dans ces circonstances ; on nous avait dit des choses si extraordinaires, que nous étions bien aises de prendre quelques renseignements à une bonne source. Le préfet n’eut pas le temps de satisfaire notre curiosité sur tous les points ; mais il nous promit de revenir dans la soirée, et d’apporter avec lui le livre intitulé Si-yuen, c’est-à-dire lavage de la fosse. C’est un ouvrage de médecine légale, très renommé en Chine, et qui doit être entre les mains de tous les magistrats. Le préfet nous tint parole, et la soirée fut consacrée à examiner rapidement ce curieux livre de médecine légale. Les mandarins d’Ou-chan ne manquèrent pas de nous le commenter et de l’enrichir d’une foule d’anecdotes très bizarres que nous ne rapporterons pas, parce qu’elles ne nous ont pas paru d’une authenticité suffisante.
Dans tous les siècles, le gouvernement chinois s’est occupé avec sollicitude des moyens de constater les homicides et de les vérifier sur les cadavres. Après l’incendie et la destruction des bibliothèques par le fameux Tsin-che-hoang, le plus ancien ouvrage de médecine légale ne remonte pas avant la dynastie des Song, qui commença l’an 960 de notre ère. La dynastie mongole des Yuen, qui succéda à celle des Song, fit refondre l’ouvrage et l’augmenta d’une foule d’anciennes pratiques que la tradition avait conservées dans divers tribunaux de l’empire. Après la dynastie des Yuen, celle des Ming commanda des recherches, des examens, des discussions sur cette matière importante, et fit publier successivement plusieurs ouvrages pour l’instruction des magistrats. La dynastie mandchoue a publié aussi une nouvelle édition du Si-yuen.
D’après ce livre, voici comment on doit s’y prendre pour découvrir les traces des coups et des blessures sur les corps morts, lors même qu’ils commencent à tomber en pourriture. On lave le cadavre avec du vinaigre, puis on l’expose à la vapeur du vin qui sort d’une fosse profonde. C’est de ce procédé qu’on a donné au livre de médecine légale le nom de Si-yuen, lavage de la fosse. Pour creuser cette fosse, il faut choisir, autant qu’il est possible, un terrain sec et de nature un peu argileuse ; elle doit être de cinq ou six pieds de long sur trois de large et autant de profondeur. On la remplit ensuite de branches et de broussailles, et on active le feu jusqu’à ce que la terre du fond et des parois soit presque chauffée au rouge blanc. Alors on retire la braise et on verse une grande quantité de vin de riz ; on place sur l’ouverture de la fosse une grande claie d’osier où l’on étend le cadavre, puis on recouvre le tout avec des toiles soutenues en voûte, afin que la vapeur du vin puisse agir sur toutes les parties du corps. Deux heures après, toutes les marques des coups et des blessures paraissent très distinctement. Le Si-yuen assure qu’on peut également faire l’opération avec les ossements seuls et obtenir les mêmes résultats. Il prétend que, si les coups ont été de nature à causer la mort, les marques doivent apparaître sur les ossements. Les mandarins d’Ou-chan nous ont certifié que cela était d’une parfaite exactitude ; mais nous n’avons jamais eu occasion de le vérifier par nous-mêmes.
Les mandarins sont tenus de faire cette opération chaque fois qu’il s’élève le moindre soupçon sur la mort d’un individu ; ils sont même obligés de faire exhumer les cadavres et de les examiner avec soin, lors même que les miasmes qui s’en exhalent seraient capables de mettre leur vie en péril, « car, dit le livre de médecine légale, l’intérêt de la société l’exige, et il n’est pas moins glorieux d’affronter la mort pour défendre ses concitoyens du fer des assassins que de celui des ennemis ; qui n’en a pas le courage n’est pas magistrat et doit renoncer à son emploi. »
Le Si-yuen passe en revue toutes les manières imaginables de donner la mort, et il explique la méthode pour les découvrir sur les cadavres. On est effrayé en voyant tous les genres d’homicide que les Chinois ont su inventer ; ainsi l’article étranglé nous a paru très riche ; l’auteur distingue les étranglés pendus, les étranglés à genoux, les étranglés couchés, les étranglés au nœud coulant et les étranglés au nœud tournant ; il décrit soigneusement toutes les marques qui doivent se trouver sur le corps, et qui indiquent si l’individu s’est étranglé lui-même ou non. Au sujet des noyés, il dit que leurs cadavres sont fort différents de ceux qu’on jette dans l’eau après les avoir tués ; les premiers ont le ventre fortement tendu, les cheveux appliqués à la tête, de l’écume à la bouche, les pieds et les mains roides, et la plante des pieds extrêmement blanche ; on ne trouve jamais ces signes dans ceux qu’on jette à l’eau après les avoir étouffés, empoisonnés ou tués de toute autre manière. Comme il arrive fréquemment, en Chine, qu’un assassin cherche à cacher son crime par un incendie, le Si-yuen, au chapitre des brûlés, enseigne la manière de reconnaître, par l’inspection du cadavre, si le mort a été tué avant l’incendie ou étouffé par le feu ; entre autres choses, il dit que, dans le premier cas, on ne trouve ni cendres ni vestiges de feu dans la bouche et dans le nez, au lieu qu’on en trouve toujours dans les autres. Le dernier chapitre traite des diverses espèces de poisons et de leurs réactifs.
Quelque habiles et vigilants qu’on suppose les magistrats, on conçoit que toutes ces pratiques de médecine légale doivent être, la plupart du temps, très insuffisantes, et ne sauraient remplacer l’autopsie des cadavres, que des préjugés anciens et invétérés interdisent aux Chinois.
Il est impossible de parcourir le livre Si-yuen sans demeurer convaincu que le nombre des attentats contre la vie des hommes est très considérable, et, surtout, que le suicide est très commun. On ne saurait se faire une idée de l’extrême facilité avec laquelle les Chinois se donnent la mort ; il suffit quelquefois d’une futilité, d’un mot, pour les porter à se pendre ou à se précipiter au fond d’un puits : ce sont les deux genres de suicide le plus en vogue. Dans les autres pays, quand on veut assouvir sa vengeance sur un ennemi, on cherche à le tuer ; en Chine, c’est tout le contraire, on se suicide. Cette anomalie tient à plusieurs causes dont voici les principales : d’abord, la législation chinoise rend responsables des suicides ceux qui en sont la cause ou l’occasion. Il suit de là que, lorsqu’on veut se venger d’un ennemi, on n’a qu’à se tuer, et l’on est assuré de lui susciter, par ce moyen, une affaire horrible ; il tombe immédiatement entre les mains de la justice qui, tout au moins, le torture et le ruine complètement, si elle ne lui arrache pas la vie. La famille du suicidé obtient ordinairement, dans ces cas, des dédommagements et des indemnités considérables ; aussi il n’est pas rare de voir des malheureux, emportés par un atroce dévouement à leur famille, aller se donner stoïquement la mort chez des gens riches. En tuant son ennemi, le meurtrier expose, au contraire, ses propres parents et ses amis, les déshonore, les réduit à la misère et se prive lui-même des honneurs funèbres, point capital pour un Chinois, et auquel il tient par-dessus tout ; il est à remarquer, en second lieu, que l’opinion publique, au lieu de flétrir le suicide, l’honore et le glorifie. On trouve de l’héroïsme et de la magnanimité dans la conduite d’un homme qui attente à ses jours avec intrépidité pour se venger d’un ennemi qu’il ne peut écraser autrement ; enfin on peut dire que les Chinois redoutent bien plus les souffrances que la mort. Ils font bon marché de la vie, pourvu qu’ils aient l’espérance de la perdre d’une manière brève et expéditive ; c’est peut-être cette considération qui a porté la justice chinoise à rendre le jugement des criminels plus affreux et plus terrible que le supplice même.
La Chine est le pays des contrastes ; tout ce qu’on y remarque est à l’opposé de ce qui se rencontre ailleurs. Chez les barbares, et même dans les pays civilisés, où les véritables notions de la justice n’ont pas suffisamment régénéré la conscience publique, on voit les riches, les forts, les puissants, faire trembler les faibles et les pauvres, les écraser, se jouer même de leur vie avec une épouvantable légèreté ; en Chine c’est le faible qui fait trembler le puissant, en tenant toujours suspendue sur sa tête la menace d’un suicide, et le forçant souvent, par ce moyen, à lui rendre justice, à le ménager, à le secourir. Les pauvres ont quelquefois recours à cette terrible extrémité pour se venger de la dureté des riches ; il n’est pas même rare de voir des gens repousser une injure et un affront en se donnant la mort. Il serait peut-être intéressant de comparer ce duel à la chinoise avec celui qui est en usage chez les nations européennes ; on trouverait à faire des rapprochements curieux, et l’on serait, sans doute, forcé de convenir qu’il y a dans l’un et dans l’autre la même extravagance et la même folie.
Les fonctionnaires d’Ou-chan nous traitèrent avec une remarquable affabilité, et nos causeries se prolongèrent bien avant dans la nuit ; chacun préconisait les mœurs et les usages de son pays : la Mongolie, la Chine et la France firent valoir tour à tour leurs prétentions par l’organe de leurs représentants. Il fut convenu que, chez tous les peuples, il y avait un fond de bonnes et de mauvaises qualités qui se faisaient à peu près équilibre ; toutefois nous cherchâmes à prouver que les nations chrétiennes valaient ou pouvaient valoir mieux que les autres, parce qu’elles étaient toujours sous l’influence d’une religion sainte et divine, qui tend essentiellement à développer les bonnes qualités et à étouffer les mauvaises. Les mandarins trouvèrent nos raisonnements lucides et concluants ; ils proclamèrent donc, sinon par conviction, du moins par politesse, que la France occupait incontestablement le premier rang parmi les dix mille royaumes de la terre. Leur bienveillance à notre égard fut portée si loin, qu’ils allèrent jusqu’à nous inviter, très sérieusement et très sincèrement, à rester encore un jour à Ou-chan ; la tentation était forte ; mais nous sûmes y résister, parce qu’il était essentiel de conserver à nos haltes extraordinaires le caractère que nous avions essayé de leur donner ; d’ailleurs, puisque les mandarins d’Ou-chan avaient la courtoisie de nous inviter à rester, nous devions leur faire la politesse de partir ; les convenances avant tout. Il est d’usage, en Chine, qu’on se fasse les invitations les plus pressantes ; mais c’est à condition qu’elles seront refusées ; les accepter serait la preuve d’une très mauvaise éducation.
Pendant que nous étions dans nos missions du nord, nous fûmes témoin d’un fait fort bizarre, mais qui caractérise à merveille les Chinois. C’était un jour de grande fête, nous devions célébrer les saints offices chez le premier catéchiste du village, qui avait dans sa maison une assez vaste chapelle ; les chrétiens des villages voisins s’y rendirent en grand nombre. Après la cérémonie, le maître de la maison se posta au milieu de la cour, et se mit à crier aux chrétiens qui sortaient de la chapelle : « Que personne ne s’en aille, aujourd’hui j’invite tout le monde à manger le riz dans ma maison » ; puis il courait aux uns et aux autres pour les presser de rester ; mais chacun alléguait des raisons et partait. Il en paraissait désolé, lorsqu’il avisa un de ses cousins qui gagnait aussi la porte : il se précipita vers lui en disant : « Comment ! mon cousin, toi aussi, tu pars… Oh ! c’est impossible, aujourd’hui c’est jour de fête, je veux que tu restes. – Non, ne me presse pas, il faut que je retourne dans ma famille, j’ai un peu d’affaires. – Un peu d’affaires ! mais c’est aujourd’hui jour de repos ; absolument tu resteras, je ne te lâcherai pas. » En même temps il le saisit par sa robe, et fait tous ses efforts pour entraîner son cousin, qui se débat de son mieux, et cherche à lui prouver que ses affaires ne lui permettent pas de s’arrêter. « Puisque je ne puis obtenir que tu manges le riz avec nous, au moins buvons ensemble quelques petits verres de vin ; je perdrais ma face, si un cousin s’en allait de chez moi sans rien prendre. – Un verre de vin, dit le cousin, cela ne dépense pas beaucoup de temps, buvons donc ensemble un verre de vin » ; et les voilà entrés et assis dans la salle des hôtes. Le maître de la maison ordonne à haute voix, mais sans s’adresser à personne, de faire chauffer le vin et frire deux œufs. En attendant que les œufs frits et le vin chaud arrivent, on allume la pipe et on fume, puis on cause et on fume encore, mais le vin se fait toujours attendre. Le cousin qui, sans doute, était réellement pressé, demande à son gracieux parent s’il y en aura encore pour longtemps avant que le vin soit chaud. « Du vin ! fit celui-ci tout émerveillé, du vin ; est-ce que nous en avons ici ? est-ce que tu ne sais pas que je ne bois jamais de vin, qu’il me fait mal au ventre ? – Dans ce cas tu pouvais bien me laisser partir ; pourquoi me tant presser ? » À ces mots le maître de la maison se lève, et, prenant devant son cousin une posture indignée : « En vérité, lui dit-il, je voudrais bien savoir de quel pays tu es sorti ; comment, je te fais, moi, la politesse de t’inviter à boire du vin, et toi, tu ne me fais pas celle de refuser ! et où donc as-tu appris les rites ? C’est probablement chez les Mongols, n’est-ce pas ?… » Le pauvre cousin comprit qu’il avait fait une sottise ; il se contenta de balbutier quelques paroles d’excuses, et, après avoir bourré et allumé sa pipe, il s’en alla.
Nous étions présent à cette délicieuse petite représentation. Aussitôt que le cousin fut parti, le moins que nous pûmes faire, ce fut de rire un peu à notre aise ; mais le maître de la maison ne riait pas, il était indigné. Il nous demandait si nous avions jamais vu un homme aussi ridicule, aussi borné, aussi dépourvu d’intelligence que son cousin, et il en revenait toujours au grand principe, c’est-à-dire qu’un homme bien élevé doit toujours rendre politesse pour politesse, qu’on doit gracieusement refuser les offres de celui qui a l’honnêteté de vous en faire. « Sans cela, s’écria-t-il, où en serait-on ? » Nous l’écoutâmes sans rien dire ni pour ni contre, car, en beaucoup de choses, il est très difficile d’avoir une règle sûre et applicable à tous les hommes, surtout en ce qui tient aux coutumes des peuples. En y regardant de près, il nous a semblé comprendre les motifs de cette manière d’entendre la politesse. D’une part, chacun se donne, à peu de frais, la satisfaction de se montrer généreux et empressé envers tout le monde ; d’autre part, tout le monde peut se flatter de recevoir de chacun de gracieuses invitations et d’avoir le bon esprit de les refuser… C’est bien là, il faut en convenir, de la pure chinoiserie.
Malgré les vives sollicitations des mandarins d’Ou-chan, le lendemain nous nous mîmes en route, comme gens qui savent vivre et ont étudié les rites ailleurs que dans les déserts de la Mongolie. Cette journée de marche fut assez pénible ; d’abord, parce qu’il y avait deux jours que nous n’avions été en palanquin et que nos jambes avaient perdu le pli ; ensuite parce que nous avions à traverser un pays de montagnes. L’aspect de la campagne était, d’ailleurs, peu gracieux ; elle présentait généralement une teinte triste et sauvage. Le sol, rempli de sable et de gravier, semblait se prêter difficilement à la culture. Aussi rencontrâmes-nous rarement des villages ; on voyait seulement de temps en temps dans les creux des vallons de misérables fermes dont les habitants accouraient sur notre passage, pour nous demander l’aumône de quelques sapèques.
Vers l’après-midi, nous gravissions une colline assez escarpée, et maître Ting allait en tête de la colonne. Aussitôt qu’il fut parvenu au sommet, il sortit de son palanquin, et, à mesure que les autres arrivaient, il les faisait arrêter. Nous ne comprenions pas trop le sens de cette manœuvre. Quand nous fûmes au haut de la colline, maître Ting nous invita à sortir de nos palanquins : « Venez voir, nous dit-il ; ici finit la province du Sse-tchouen, nous allons entrer dans celle du Hou-pé. Ce petit fossé est la séparation des deux provinces ; je n’ai pas voulu traverser la montagne sans vous le faire remarquer. Tenez, ajouta-t-il, en se mettant en quelque sorte à califourchon sur le fossé, voilà que j’ai la jambe droite dans le Sse-tchouen et la gauche dans le Hou-pé » ; puis il resta un moment immobile, pour nous faire bien voir l’expérience. Plusieurs porteurs de palanquins qui, sans doute, trouvaient fort curieux d’avoir une jambe dans le Sse-tchouen et l’autre dans le Hou-pé, répétèrent plusieurs fois l’expérience et y réussirent pour le moins aussi bien que le mandarin civil. Après nous être reposés un instant et avoir regardé vaguement à droite et à gauche le chemin que nous venions de parcourir et celui où nous allions entrer, nous nous remîmes en route, et bientôt après nous arrivâmes à Pa-toung.
Le Sse-tchouen (quatre vallons) est la plus vaste province de la Chine et peut-être aussi la plus belle. C’est, du moins, ce qu’il nous a semblé, après l’avoir comparé avec le reste de l’empire, que nous avons eu occasion d’étudier suffisamment durant nos divers voyages. De la frontière du Thibet jusqu’aux limites de la province du Hou-pé, on lui donne quarante jours de marche, ce qui peut équivaloir à peu près à une étendue de trois cents lieues. Outre un grand nombre de forts et de places de guerre, on compte dans cette province neuf villes du premier ordre et cent quinze du second et du troisième. En hiver comme en été, sa température est assez modérée ; on n’y éprouve jamais les longs et terribles froids du nord, ni les chaleurs étouffantes des provinces méridionales. Son sol, d’une grande fécondité à cause des nombreuses rivières qui l’arrosent, est agréablement accidenté. On rencontre tour à tour de vastes plaines recouvertes d’abondantes moissons de froment et de céréales de toute espèce, des montagnes couronnées de forêts, des vallons fertiles et d’une magnificence ravissante, des lacs poissonneux, plusieurs rivières navigables, et surtout ce Yang-tse-kiang, un des plus beaux fleuves du monde, qui traverse la province du sud-ouest au nord-est. Sa fertilité est telle, qu’on dit communément que les produits d’une seule récolte ne peuvent être consommés en dix ans. On y cultive un grand nombre de plantes textiles et tinctoriales, entre autres l’indigo herbacé, qui donne une belle couleur bleue, et une espèce de chanvre ou d’ortie dont on fait des toiles d’une extrême finesse. On rencontre sur les coteaux de belles plantations de thé ; les feuilles les plus délicates et de première qualité sont réservées pour les gourmets de la province ; ce qu’il y a de plus grossier est expédié par les caravanes aux habitants du Thibet et du Turkestan. C’est dans le Sse-tchouen que les pharmaciens de toutes les provinces de l’empire envoient annuellement leurs commis voyageurs s’approvisionner de plantes médicinales. Outre qu’on en recueille sur les montagnes une quantité très considérable, elles ont de plus la réputation de posséder des vertus plus efficaces que celles des autres pays. Les racines de rhubarbe et les vessies de musc, qu’on apporte du Thibet, y sont l’objet d’un commerce très important.
La richesse et la beauté du Sse-tchouen semblent avoir exercé une grande influence sur ses habitants ; ils ont généralement les manières plus distinguées que les Chinois des autres provinces. On remarque dans les grandes villes de l’ordre et une certaine propreté relative. L’aspect des villages mêmes et des fermes témoigne de l’aisance de ceux qui les habitent. On ne trouve pas dans le Sse-tchouen ces patois presque inintelligibles qu’on rencontre si fréquemment dans les autres provinces. À peu de chose près, le langage qu’on y parle a la même pureté que celui de Pékin.
Les Sse-tchouennais sont d’un tempérament fort et robuste ; leur physionomie est plus mâle que celle des Chinois du midi, et moins rude que celle des habitants du nord. Ils ont la réputation d’être bons soldats, et c’est ordinairement parmi eux qu’on choisit le plus grand nombre des mandarins militaires. La province, du reste, se vante d’être en possession du génie guerrier et d’avoir donné naissance à un fameux général dont on a fait le dieu de la guerre. Ce Mars chinois est le célèbre Kouang-ti, dont le nom est si populaire dans tout le Céleste Empire. Il était originaire de la province du Sse-tchouen, et vivait au IIIe siècle de notre ère. Après de nombreuses et éclatantes victoires remportées sur les ennemis de l’empire, il fut tué avec son fils Kouang-ping, dont il avait fait son aide de camp. Les Chinois, qui n’ont pas manqué de fabriquer sur son compte une foule de légendes remplies d’extravagances, prétendent qu’il n’est pas mort réellement, mais qu’il monta aux cieux, où il prit place parmi les dieux, afin de présider aux destinées de la guerre. La dynastie tartare-mandchoue, en montant sur le trône impérial de la Chine, fit faire l’apothéose de Kouang-ti et le proclama solennellement esprit tutélaire de la dynastie. Le gouvernement lui a fait élever, dans toutes les provinces de l’empire, un grand nombre de temples, où on le représente ordinairement assis dans une attitude calme, mais pleine de fierté. Son fils Kouang-ping, armé de pied en cap, se tient debout à sa gauche, et, à sa droite, on voit son fidèle écuyer, appuyé sur une large épée, fronçant d’épais sourcils, ouvrant de grands yeux ronds barbouillés de sang, et ne demandant qu’à faire peur à ceux qui le regardent.
Le culte de Kouang-ti appartient à la religion officielle de l’État. Le peuple ne s’en mêle guère ; il ne s’occupe pas plus de son dieu Mars que des autres divinités bouddhiques. Mais les fonctionnaires publics, et surtout les mandarins militaires, sont obligés, à certains jours fixes, d’aller se prosterner dans son temple, et de brûler en son honneur des bâtons de parfum. La dynastie mandchoue, qui a bien voulu en faire un dieu, le nommer ensuite protecteur de l’empire, et lui faire élever un grand nombre de magnifiques pagodes, n’entend nullement que les employés du gouvernement lui témoignent de l’indifférence ou de l’indévotion.
Les Mandchous, qui probablement, en établissant ce culte, ne se sont proposé qu’un but politique et un moyen d’influence sur l’esprit des soldats, n’ont pas manqué d’accréditer la fable que Kouang-ti avait toujours apparu dans les guerres que l’empire a soutenues depuis la fondation de la dynastie. Ainsi, à diverses époques, surtout durant la guerre contre les Eleuts, et, plus tard, contre les rebelles du Turkestan et du Thibet, on l’a vu planant dans les airs, soutenant le courage des armées impériales et accablant les ennemis de traits invisibles. Il est certain, disent-ils, qu’avec un si puissant protecteur la victoire est toujours assurée. Un jour qu’un mandarin militaire nous racontait naïvement les immenses prouesses du fameux Kouang-ti, nous nous avisâmes de lui demander s’il avait apparu dans la dernière guerre que l’empire avait eu à soutenir contre les Anglais. Cette question parut le contrarier un peu. Après un moment d’hésitation, il nous dit : « On prétend qu’il ne s’est pas montré, on ne l’a pas vu. – Cependant le cas était grave, et sa présence n’eût pas été peut-être tout à fait inutile. – Ne parlons pas de cette guerre… C’est vrai, Kouang-ti n’a pas paru… Et c’est un mauvais signe, ajouta-t-il en baissant la voix. On dit que la dynastie est abandonnée du ciel et qu’elle sera bientôt remplacée… » Cette idée, que la dynastie mandchoue a fini son temps et qu’une autre doit lui succéder, était déjà, à cette époque, en 1846, très répandue parmi les Chinois, et, durant notre voyage, nous l’avons entendu formuler plus d’une fois. Ce vague pressentiment, dont on était partout préoccupé depuis plusieurs années, a été, peut-être, le plus puissant auxiliaire de l’insurrection qui a éclaté en 1851, et qui, depuis lors, n’a cessé de faire des progrès gigantesques.
La merveille du Sse-tchouen, et qui doit être placée même avant le fameux Kouang-ti, c’est ce que les Chinois appellent yen-tsing et ho-tsing, c’est-à-dire puits de sel et puits de feu. Nous en avons vu un grand nombre, sans avoir le temps de les examiner assez attentivement pour en donner une description détaillée. Nous allons citer sur ce sujet une lettre de Mgr Imbert, longtemps missionnaire dans cette province, puis nommé vicaire apostolique de Corée, où il a eu l’honneur d’être martyrisé pour la foi en 1838. Les minutieux détails enfermés dans cette lettre sont bien propres à donner une idée exacte de l’industrie patiente et laborieuse des Chinois. Nous allons donc la donner textuellement.
« Le nombre des puits salants est très considérable ; il y en a quelques dizaines de mille dans l’espace d’environ dix lieues de long, sur quatre ou cinq de large ; chaque particulier un peu riche se cherche quelque associé et creuse un ou plusieurs puits. Leur manière de creuser n’est pas la nôtre ; ce peuple fait tout en petit, et ne sait rien faire en grand ; il vient à bout de ses desseins avec le temps et la patience, et avec bien moins de dépenses que nous. Il n’a pas l’art d’ouvrir les rochers par la mine, et tous les puits sont dans le rocher. Ces puits ont ordinairement de quinze à dix-huit cents pieds français de profondeur et n’ont que cinq ou au plus six pouces de largeur. Devinez comment ils peuvent les creuser ; toute votre physique n’en vient pas à bout : voici donc leur procédé.
S’il y a trois ou quatre pieds de profondeur de terre à la surface, on y plante un tube de bois creux, surmonté d’une pierre de taille qui a l’orifice désiré de cinq ou six pouces ; ensuite on fait jouer dans ce tube un mouton, ou tête d’acier, de trois ou quatre cents livres pesant. Cette tête d’acier est crénelée, un peu concave par-dessus et ronde par-dessous ; un homme fort, habillé à la légère, monte sur un échafaudage, et danse toute la matinée sur une bascule qui soulève cet éperon à deux pieds de haut, et le laisse tomber de son poids. On jette de temps en temps quelques seaux d’eau dans le trou pour pétrir les matières du rocher et les réduire en bouillie. L’éperon ou tête d’acier est suspendu par une bonne corde de rotin, petite comme le doigt, mais forte comme nos cordes de boyau. Cette corde est fixée à la bascule, on y attache un bois en triangle, et un autre homme est assis à côté de la corde ; à mesure que la bascule s’élève, il prend le triangle et lui fait faire un demi-tour, afin que l’éperon tombe dans un sens contraire. À midi, il monte sur l’échafaudage, pour relever son camarade jusqu’au soir ; la nuit, deux autres hommes les remplacent.
Quand ils ont creusé trois pouces, on tire cet éperon, avec toutes les matières dont il est surchargé, par le moyen d’un grand cylindre qui sert à rouler la corde ; de cette façon, ces petits puits ou tubes sont très perpendiculaires et polis comme une glace. Quelquefois tout n’est pas roche jusqu’à la fin, mais il se rencontre des lits de terre, de charbon, etc. ; alors l’opération devient des plus difficiles, et quelquefois infructueuse, car les matières n’offrant pas une résistance égale, il arrive que le puits perd de sa perpendicularité ; mais ces cas sont rares. Quelquefois le gros anneau de fer qui suspend le mouton vient à casser, alors il faut cinq ou six mois pour pouvoir, avec d’autres moutons, broyer le premier et le réduire en bouillie. Quand la roche est assez bonne, on avance jusqu’à deux pieds dans les vingt-quatre heures ; on reste au moins trois ans pour creuser un puits. Pour tirer l’eau, on descend dans le puits un tube de bambou, long de vingt-quatre pieds, au fond duquel il y a une soupape ; lorsqu’il est arrivé au fond du puits, un homme fort s’assied sur la corde et donne des secousses : chaque secousse fait ouvrir la soupape et monter l’eau. Le tube étant plein, un grand cylindre, en forme de dévidoir, de cinquante pieds de circonférence, sur lequel se roule la corde, est tourné par deux, trois ou quatre buffles, et le tube monte. Cette corde est aussi de rotin. Ces pauvres animaux ne tiennent guère à ce travail, il en meurt en quantité.
Si les Chinois avaient nos machines à vapeur, ils feraient bien moins de dépenses ; mais des milliers de gens de peine mourraient de faim. L’eau de ces puits est très saumâtre ; elle donne à l’évaporation un cinquième et plus, quelquefois un quart de sel. Ce sel est très âcre ; il contient beaucoup de nitre, quelquefois il attaque tellement le gosier, que cela devient une maladie ; alors il faut se servir de sel de mer venu de Canton ou du Tonquin.
L’air qui sort de ces puits est très inflammable. Si l’on présentait une torche à la bouche d’un puits, quand le tube plein d’eau est près d’arriver, il s’enflammerait en une grande gerbe de feu, de vingt à trente pieds de haut, et brûlerait le hangar avec la rapidité et l’explosion de la foudre. Cela arrive quelquefois par l’imprudence ou la malice d’un ouvrier, qui veut se suicider en compagnie. Il est de ces puits dont on ne retire point de sel, mais seulement du feu ; on les appelle ho-tsing (puits de feu). En voici la description : Un petit tube en bambou (ce feu ne le brûle pas) ferme l’embouchure des puits, et conduit l’air inflammable où l’on veut ; on l’allume avec une bougie, et il brûle continuellement. La flamme est bleuâtre, ayant trois ou quatre pouces de haut et un pouce de diamètre. Ici ce feu est trop petit pour cuire le sel ; les grands puits de feu sont à Tse-liou-tsing, à quarante lieues d’ici.
Pour évaporer l’eau et cuire le sel, on se sert d’une grande cuve en fonte, qui a cinq pieds de diamètre sur quatre pouces seulement de profondeur. (Les Chinois ont éprouvé qu’en présentant une plus grande surface au feu, l’évaporation est plus prompte et épargne le charbon.) Quelques autres marmites plus profondes l’environnent, contenant de l’eau qui bout au même feu et sert à alimenter la grande cuve ; de sorte que le sel, quand il est évaporé, remplit absolument la cuve, et en prend la forme. Le bloc de sel, de deux cents livres pesant et plus, est dur comme la pierre ; on le casse en trois ou quatre morceaux pour être transporté dans le commerce. Le feu est si ardent, que la cuve devient tout à fait rouge et que l’eau jaillit à gros bouillons à la hauteur de huit ou dix pouces. Quand c’est du feu fossile des puits à feu, elle jaillit encore davantage, et les cuves sont calcinées en fort peu de temps, quoique celles qu’on expose à ces sortes de feu aient jusqu’à trois pouces d’épaisseur.
Pour tant de puits, il faut du charbon en quantité ; il y en a de différentes sortes dans le pays. Les lits de charbon sont d’une épaisseur qui varie depuis un pouce jusqu’à cinq. Le chemin souterrain qui conduit à l’intérieur de la mine est quelquefois si rapide, qu’on y met des échelles de bambou ; le charbon est en gros morceaux. La plupart de ces mines contiennent beaucoup de l’air inflammable dont j’ai parlé, et on ne peut pas y allumer des lampes ; les mineurs vont à tâtons, s’éclairent avec un mélange de poudre de bois et de résine, qui brûle sans flamme et ne s’éteint pas.
Quand on creuse les puits de sel, ayant atteint mille pieds de profondeur, on trouve ordinairement une huile bitumineuse[39] qui brûle dans l’eau. On en recueille par jour jusqu’à quatre ou cinq jarres de cent livres chacune. Cette huile est très puante ; on s’en sert pour éclairer le hangar où sont les puits et les chaudières de sel. Les mandarins par ordre du prince, en achètent souvent des milliers de jarres, pour calciner sous l’eau les rochers qui rendent le cours des fleuves périlleux. Un bateau fait-il naufrage, on trempe un caillou dans cette huile, on l’enflamme et on le jette dans l’eau ; alors un plongeur, et plus souvent un voleur, va chercher ce qu’il y avait de plus précieux sur ce bateau ; cette lampe sous-aqueuse l’éclaire parfaitement.
Si je connaissais mieux la physique, je vous dirais ce que c’est que cet air inflammable et souterrain dont je vous ai parlé. Je ne puis croire que ce soit l’effet d’un volcan souterrain, parce qu’il a besoin d’être allumé ; et, une fois allumé, il ne s’éteint plus que par le moyen d’une boule d’argile, qu’on met à l’orifice du tube, ou à l’aide d’un vent violent et subit. Les charlatans en remplissent des vessies, les portent au loin, y font un trou avec une aiguille, et l’allument avec une bougie pour amuser les badauds. Je crois plutôt que c’est un gaz ou esprit de bitume, car ce feu est fort puant et donne une fumée noire et épaisse[40].
Ces mines de charbon et ces puits de sel occupent ici un peuple immense. Il y a des particuliers riches qui ont jusqu’à cent puits en propriété ; mais ces fortunes colossales sont bientôt dissipées. Le père amasse, les enfants dépensent tout au jeu ou en débauches.
Le 6 janvier 1827, j’arrivai à Tse-liou-tsing (c’est-à-dire puits coulant de lui-même), après une marche de dix-huit lieues, faite avec mes gros souliers à crampons de fer d’un pouce de hauteur, à cause de la boue qui rendait le chemin glissant. Cette petite chrétienté ne contient que trente communiants ; mais j’y trouvai la plus belle merveille de la nature et le plus grand effort de l’industrie humaine que j’aie rencontrés dans mes longs voyages, c’est un volcan maîtrisé.
Cet endroit est dans la montagne, au bord d’un petit fleuve ; il contient, comme Ou-tong-kiao, des puits de sel creusés de la même manière, c’est-à-dire avec un éperon ou tête de fer crénelée en couronne, lourde de trois cents livres et plus. Il y a plus de mille de ces puits ou tubes qui contiennent de l’eau salée. En outre, chaque puits contient un air inflammable que l’on conduit par un tube de bambou ; on l’allume avec une bougie, et on l’éteint en soufflant vigoureusement. Quand on veut puiser de l’eau salée, on éteint le tube de feu ; car, sans cela, l’air montant en quantité avec l’eau ferait l’explosion d’une mine. Dans une vallée se trouvent quatre puits, qui donnent du feu en une quantité vraiment effroyable, et point d’eau ; c’est là, sans doute, le centre du volcan. Ces puits, dans le principe ont donné de l’eau salée ; l’eau ayant tari, on creusa, il y a une douzaine d’années, jusqu’à trois mille pieds et plus de profondeur, pour trouver de l’eau en abondance. Ce fut en vain ; mais il sortit soudain une énorme colonne d’air qui s’exhale en grosses particules noirâtres. Je l’ai vu de mes yeux ; cela ne ressemble pas à la fumée, mais bien à la vapeur d’une fournaise ardente. Cet air s’échappe avec un bruissement et un ronflement affreux qu’on entend de fort loin. Il respire et pousse continuellement, et il n’aspire jamais ; c’est ce qui m’a fait juger que c’est un volcan qui a son aspiration dans quelque lac, peut-être même dans le grand lac du Hou-kouang, à deux cents lieues de distance. Il y a bien, sur une montagne éloignée d’une lieue, un petit lac d’environ une demi-lieue de circuit, excessivement profond ; mais je ne puis croire qu’il suffise pour alimenter le volcan. Ce petit lac n’a aucune communication avec le fleuve et ne se fournit que d’eau de pluie.
L’orifice des puits est surmonté d’une caisse de pierre de taille, qui a six ou sept pieds de hauteur, de crainte que, par inadvertance ou par malice, quelqu’un ne mette le feu à l’embouchure des puits. Ce malheur est arrivé en août dernier. Ce puits est au milieu d’une vaste cour, et au centre de grands et longs hangars, où se trouvent les chaudières qui cuisent le sel ; dès que le feu fut à la surface du puits, il se fit une explosion affreuse et un assez fort tremblement de terre. À l’instant même, toute la surface de la cour fut en feu. La flamme, qui avait environ deux pieds de hauteur, voltigeait sur la superficie du terrain sans rien brûler. Quatre hommes se dévouent et portent une énorme pierre sur l’orifice du puits ; aussitôt elle vole en l’air ; trois hommes furent brûlés, le quatrième échappa au danger ; ni l’eau ni la boue ne purent éteindre le feu. Enfin, après quinze jours de travaux opiniâtres, on porta de l’eau en quantité sur la montagne voisine, on y forma un lac et on lâcha l’eau tout à coup ; elle vint en quantité, avec beaucoup d’air, et éteignit le feu. Ce fut une dépense d’environ trente mille francs, somme considérable en Chine.
À un pied sous terre, sur les quatre faces du puits sont entés quatre énormes tubes de bambou qui conduisent l’air sous les chaudières. Un seul puits fait cuire plus de trois cents chaudières ; chaque chaudière a un tube de bambou, ou conducteur du feu ; sur la tête du tube de bambou est un tube de terre glaise, haut de six pouces, ayant au centre un trou d’un pouce de diamètre ; cette terre empêche le feu de brûler le bambou ; d’autres bambous, mis en dehors, éclairent les rues et les grands hangars. On ne peut employer tout le feu ; l’excédent est conduit par un tube hors de l’enceinte de la saline, et y forme trois cheminées, ou énormes gerbes de feu, flottant et voltigeant à deux pieds de hauteur au-dessus de la cheminée. La surface du terrain de la cour est extrêmement chaude, et brûle sous les pieds ; en janvier même tous les ouvriers sont à demi nus, n’ayant qu’un petit caleçon pour se couvrir. J’ai eu, comme tous les voyageurs, la curiosité d’allumer ma longue pipe au feu du volcan ; ce feu est extrêmement actif. Les chaudières de fonte ont jusqu’à quatre ou cinq pouces d’épaisseur ; elles sont calcinées et hors d’usage au bout de quelques mois. Les porteurs d’eau salée et des aqueducs en tubes de bambous fournissent l’eau ; elle est reçue dans une énorme citerne, et un chapelet hydraulique, agité jour et nuit par quatre hommes, fait monter l’eau dans un réservoir supérieur, d’où elle est conduite par des tubes et alimente des chaudières.
L’eau évaporée en vingt-quatre heures, forme un pâté de sel de six pouces d’épaisseur, pesant environ trois cents livres ; il est dur comme de la pierre. Ce sel est plus blanc que celui de Ou-tong-kiao, et prend moins au gosier ; sans doute que le charbon qu’on emploie à Ou-tong-kiao ou même la différence de l’eau salée, produit ces variantes. L’eau de Tse-liou-tsing est bien moins saumâtre qu’à Ou-tong-kiao ; celle-ci produit jusqu’à trois onces et même quatre onces de sel par livre ; mais à Ou-tong-kiao le charbon est cher, au lieu qu’à Tse-liou-tsing le feu ne coûte rien ; d’ailleurs ces deux pays vendent leur sel dans des villes différentes, et des douaniers empêchent de troubler cet accord approuvé par le gouvernement.
J’oubliais de vous dire que ce feu ne produit presque pas de fumée, mais une vapeur très forte de bitume, que je sentis à deux lieues loin du pays ; la flamme est rougeâtre comme celle du charbon ; elle n’est pas attachée et enracinée à l’orifice du tube, comme le serait celle d’une lampe ; mais elle voltige environ à deux pouces de l’orifice, et elle s’élève d’environ deux pieds. Dans l’hiver, les pauvres, pour se chauffer, creusent en rond le sable à environ un pied de profondeur ; une dizaine de malheureux s’asseyent autour ; avec une poignée de paille ils enflamment ces creux, et ils se chauffent de cette manière aussi longtemps que bon leur semble ; ensuite ils comblent ce creux avec le sable, et le feu est éteint. »
D’après cette relation, on peut se faire une certaine idée du caractère de l’industrie des Chinois ; les sciences physiques sont encore, chez eux, à l’état élémentaire ; ils ne les cultivent que dans un but d’application immédiate ; mais ils suppléent par une patience prodigieuse à ce qui leur manque en perfectionnement et en véritable progrès. Ce qu’ils ont surtout de remarquable, c’est l’extrême simplicité de leurs moyens et de leurs procédés ; avec les ressources les plus bornées ils obtiennent des résultats qui nécessiteraient d’ailleurs de savantes combinaisons. La tournure de leur esprit tend toujours à la simplification ; tout l’attirail des sciences physiques ne servirait qu’à les embarrasser, et ils réussiraient peut-être moins bien ; avec leur sagacité et de la persévérance ils sont capables de venir à bout des choses les plus difficiles ; le temps pour point d’appui et la patience pour levier, voilà les deux grands principes de leur physique.
Malgré cela, il est incontestable qu’on trouve chez les Chinois un certain fonds scientifique, qui remonte à la plus haute antiquité ; il se transmet de génération en génération, existant dans quelques familles en état de secret, ou disséminé dans des livres de recettes ; avec ces données, fort simples, on obtient machinalement, et par tradition, des résultats qui, chez nous, sont amenés par la science et l’étude. Ainsi les Chinois savent exploiter les mines, combiner les métaux et les travailler de toute façon ; ils coulent des cloches et des statues en bronze et en fonte de dimensions colossales ; ils fabriquent en porcelaine des vases grandioses ; ils élèvent des tours, construisent, sur les grandes rivières, des ponts magnifiques et d’une solidité remarquable ; ils ont creusé un beau canal qui va d’un bout de l’empire à l’autre. À deux époques différentes, ils ont entrepris des travaux gigantesques, et d’une extrême difficulté, pour changer complètement le lit du fleuve Jaune ; ils savent enfin obtenir toutes les couleurs et les combiner d’une manière merveilleuse. Nous pourrions passer en revue tous les produits des arts et de l’industrie, et, à la vue de ces résultats, qui souvent ne manquent pas de mérite, on serait bien forcé de convenir qu’il y a en Chine, comme ailleurs, des physiciens, des chimistes et des mathématiciens.
Leurs notions, il est vrai, ne sont pas formulées en principes et arrangées en systèmes ; ainsi les Chinois ne sauront pas nous dire d’après quelles lois ils obtiennent certaines combinaisons chimiques ; ils se contentent de nous montrer une vieille recette basée sur l’expérience, et cela leur suffit pour atteindre leur but. Leurs mineurs ne pourraient pas, assurément, expliquer d’une manière satisfaisante pourquoi la composition de bois et de résine dont ils se servent pour s’éclairer n’enflamme pas le gaz des mines et ne produit pas d’explosion ; cependant leur méthode se rapproche du principe qui a guidé Davy pour inventer sa fameuse lampe de sûreté.
Quoiqu’il soit vrai de dire qu’on peut obtenir des résultats très scientifiques sans être savant, il faut néanmoins convenir que les nombreuses connaissances dont les Chinois sont en possession demeurant ainsi éparpillées, il leur sera très difficile de faire des progrès, et de se maintenir même où ils sont parvenus. Leur décadence a déjà commencé sur plusieurs points depuis un assez grand nombre d’années, et ils conviennent eux-mêmes qu’ils seraient aujourd’hui incapables d’obtenir les produits qui leur étaient si faciles dans les temps passés. Les sciences naturelles n’entrent absolument pour rien dans leur système d’enseignement, et les connaissances qui leur viennent de la longue expérience des siècles n’ayant, le plus souvent, pour gardiens que des ouvriers ignorants, on comprend que bien des notions utiles et intéressantes doivent nécessairement se perdre. Un contact plus intime avec l’Europe sera seul capable de conserver une foule de germes précieux qui menacent de périr, et qui pourront se développer un jour sous l’influence de la science moderne.
Le Sse-tchouen, la plus remarquable, à notre avis, des dix-huit provinces de la Chine, est aussi celle où le christianisme est le plus florissant ; elle compte à peu près cent mille chrétiens, en général assez zélés, et remplissant fidèlement leurs devoirs ; aussi leur nombre augmente-t-il d’une manière sensible d’année en année. La prospérité de cette mission vient de ce qu’elle n’a jamais été entièrement abandonnée comme beaucoup d’autres. À l’époque même de nos plus grands désastres révolutionnaires, pendant que la France, sans culte et sans prêtres, ne pouvait guère se préoccuper des intérêts religieux de la Chine, les chrétiens du Sse-tchouen ont toujours eu le bonheur d’avoir au milieu d’eux quelques apôtres pleins de zèle et de ferveur, veillant avec soin sur les précieuses étincelles de la foi, en attendant que des temps meilleurs permissent à de nouveaux missionnaires de venir ranimer dans ces contrées le feu sacré de la religion. La province du Sse-tchouen est confiée à la sollicitude de la société des Missions étrangères, qui recueille maintenant les fruits de sa persévérance et de son zèle.
La chrétienté du Sse-tchouen, outre qu’elle est la plus nombreuse, présente encore une physionomie particulière. Partout ailleurs[41] les néophytes se recrutent, en grande partie, dans les villes et dans les campagnes, parmi les classes les plus indigentes. Il n’en est pas tout à fait ainsi dans le Sse-tchouen ; quoique la propagation de la foi n’atteigne pas encore les sommités sociales, le plus grand nombre des chrétiens se trouve dans les rangs intermédiaires. Il est évident qu’aux yeux de la foi le pauvre vaut au moins autant que le riche ; car il ne faut pas oublier que les bergers sont venus avant les rois adorer dans sa crèche le Sauveur des hommes. Cependant un grand nombre de Chinois ayant la simplicité de croire qu’on donne une certaine somme aux catéchumènes le jour de leur baptême, et qu’ils se font chrétiens par intérêt, il est avantageux peut-être, pour faire tomber ce préjugé, de voir le christianisme professé par les classes un peu aisées et qui ne sont pas forcées de vivre d’aumônes. Il est, d’ailleurs, bon que les missions puissent se suffire à elles-mêmes, fonder des écoles gratuites pour les enfants des deux sexes, construire des chapelles et supporter les frais de leur entretien.
Quelquefois, on doit en convenir, ces conditions d’aisance et de prospérité ne laissent pas d’être nuisibles à la mission, en excitant la cupidité des mandarins, qui laissent volontiers les pauvres en repos, mais qui font toujours une surveillance active autour des maisons où ils soupçonnent qu’il y a quelque chose à prendre. Cependant une chrétienté dans l’aisance, quoique réellement exposée à ces dangers, a, d’autre part, des avantages qui les compensent. Les familles peuvent, en réunissant leurs forces, obtenir une certaine influence, intimider les satellites, et contraindre les mandarins à les ménager ; car, en Chine, pour être redouté, il suffit de savoir prendre une attitude un peu redoutable. En traversant la province du Sse-tchouen, nous avons remarqué que les chrétiens paraissaient jouir d’une plus grande liberté qu’ailleurs ; du moins ils semblaient faire des efforts pour revendiquer celle qui leur avait été promise. Ils osaient se réunir et dire en public qu’ils étaient chrétiens. Un jour nous en vîmes passer un grand nombre qui, revêtus de leurs habits du dimanche, s’en allaient, processionnellement et bannière en tête, célébrer une fête dans un village voisin ; ce fut maître Ting lui-même qui nous les fit remarquer. Nous sommes persuadé que, si tous les chrétiens de la Chine avaient la même valeur que ceux du Sse-tchouen, il ne serait peut-être pas si aisé de les persécuter.
Après avoir laissé le Sse-tchouen derrière nous, quelques heures de marche nous conduisirent jusqu’à Pa-toung, petite ville de la province du Hou-pé. Quoique n’étant plus dans un pays soumis à la juridiction du vice-roi Pao-hing, nous fûmes reçus comme nous l’avions été dans toutes les villes du Sse-tchouen ; car notre feuille de route devait conserver sa valeur et son autorité jusqu’à Ou-tchang-fou, capitale du Hou-pé. Les autorités de Pa-toung nous traitèrent donc avec le cérémonial accoutumé ; mais, à peine arrivés, nous remarquâmes une transformation subite, une métamorphose soudaine parmi les gens de notre escorte ; mandarins, satellites, soldats, tout le monde avait changé de ton et de manière avec cette souplesse qui est le fond du caractère chinois. Nos gens étaient d’une tranquillité et d’une modestie admirables. C’est qu’ils venaient d’entrer, en quelque sorte, dans un pays étranger ; ils n’étaient plus chez eux ; de peur de se compromettre, ils avaient laissé toute leur fierté à la frontière de leur province, se réservant, bien entendu, de la reprendre au retour. Pour le moment, il n’était question que de bien rapetisser son cœur, pour continuer la route sans encombre.
Le vice-roi du Sse-tchouen nous avait prévenus que dans la province du Hou-pé, les palais communaux étaient rares et peu convenables. À Pa-toung nous n’en trouvâmes pas du tout ; mais nous y perdîmes peu, car nous allâmes loger au kao-pan, comme qui dirait à l’Institut. Le kao-pan, théâtre des examens, est, comme le wen-tchang-koun, palais des compositions littéraires, un édifice appartenant à la corporation des lettrés. Celui de Pa-toung n’avait rien de remarquable dans sa construction ; il était seulement d’une propreté exquise, et avait, comme tous les établissements de ce genre, des salles vastes et, par conséquent, d’une grande fraîcheur. Les examens avaient eu lieu depuis peu de jours, et nous trouvâmes encore en place les diverses décorations disposées pour la cérémonie. Nous eûmes dans la soirée la visite d’une foule de lettrés, parmi lesquels plusieurs nous parurent d’une assez grande insignifiance.
La corporation des lettrés a été organisée dans le XIe siècle avant l’ère chrétienne ; mais le système des examens tel qu’il existe maintenant, et qui sert de base au choix des mandarins pour l’administration, ne remonte qu’au VIIIe siècle, vers le commencement de la grande dynastie des Tang. Avant cette époque les magistrats étaient nommés par le peuple. Aujourd’hui, comme nous l’avons déjà dit, le suffrage universel a été seulement conservé dans les communes, pour élire des maires qui portent le nom de ti-pao dans le midi, et sian-yo dans le nord.
Les examens littéraires sont en voie de décadence et de dégénération comme tout le reste. Ils n’ont plus ce caractère sérieux, grave et impartial, qui, sans doute, leur fut imprimé à l’époque où ils furent institués. La corruption qui, en Chine, s’est glissée partout sans rien épargner, a pénétré également et les examinateurs et les examinés. Le règlement qu’on doit suivre dans les examens est d’une grande sévérité, dans le but d’éloigner toute espèce de fraude et de découvrir le véritable mérite du candidat ; mais on est parvenu, moyennant finance, à rendre inutiles toutes ces précautions. Ainsi, quand on est riche, on peut connaître à l’avance les sujets désignés pour les diverses compositions, et, qui pis est, les suffrages des juges sont vendus au plus offrant.
Les étudiants qui ne sont pas de force suffisante pour subir les examens, et qui n’ont pu se procurer le programme des questions qu’ils auront à traiter, vont tout bonnement s’adresser, le salaire en main, à quelque gradué réduit à la misère. Celui-ci prend le nom du candidat, va subir l’examen à sa place et lui rapporte son diplôme. Cette industrie s’exerce presque publiquement, et les Chinois, dans leur langage pittoresque, ont donné à cette race de lettrés le nom de bacheliers en croupe.
Le nombre des bacheliers est très considérable ; mais, faute de ressources, soit pécuniaires, soit intellectuelles, il en est très peu qui puissent parvenir aux grades supérieurs, et, par suite, aux fonctions publiques. Ceux qui sont dans l’aisance jouissent à loisir du bonheur incomparable de porter un globule doré au haut de leur bonnet. Ils aiment les réunions, les parades et les cérémonies publiques, où ils se font remarquer par un grand étalage de prétentions. Quelquefois ils s’occupent de littérature par désœuvrement, composent quelques nouvelles ou des pièces de poésie, qu’ils lisent à leurs confrères, dont les éloges ne tarissent jamais, à condition, bien entendu, qu’on leur rendra la pareille.
Les lettrés pauvres et sans emploi forment dans l’empire une classe à part et mènent une existence indéfinissable. D’abord tout travail pénible est en dehors de leurs goûts et de leurs habitudes. S’occuper d’industrie, de commerce ou d’agriculture, serait trop au-dessous de leur mérite et de leur dignité. Ceux qui tiennent le plus à gagner sérieusement leur vie se font maîtres d’école et médecins, ou cherchent à remplir quelque emploi subalterne dans les tribunaux ; les autres mènent une vie très aventureuse, en exploitant le public de mille manières. Ceux des grandes villes ressemblent beaucoup à des gentilshommes ruinés ; ils n’ont d’autre ressource que de se visiter les uns les autres, pour s’ennuyer à frais communs, ou se concerter sur les moyens à prendre pour ne pas mourir de faim. Ils s’en tirent ordinairement en faisant des avanies aux riches et quelquefois aux mandarins pour leur extorquer de l’argent. Comme ces derniers ont ordinairement de gros péchés d’administration sur la conscience, ils n’aiment pas trop à avoir pour ennemis des bacheliers inoccupés et affamés, et toujours disposés à ourdir quelque intrigue, à dresser quelque guet-apens. Les procès sont encore une de leurs grandes ressources. Ils s’appliquent à les fomenter, à envenimer les parties ; puis ils se chargent, moyennant une honnête rétribution, de leur parler la paix, comme ils disent en leur langage, et de leur faire des commentaires sur le droit. Ceux dont l’imagination n’est pas assez vive et féconde pour leur fournir tous ces moyens d’industrie, cherchent à vivre de leur pinceau, qu’ils manient, pour la plupart, avec une admirable habileté. Ils font un petit commerce de sentences, écrites en beaux caractères sur les bandes de papier peint, et dont les Chinois font une prodigieuse consommation pour orner leurs portes et l’intérieur de leurs appartements. Il serait superflu d’ajouter que les littérateurs incompris du Céleste Empire sont naturellement les agents les plus actifs des sociétés secrètes et les agitateurs du peuple en temps de révolution. La proclamation, le pamphlet et le placard sont des armes qu’ils manient pour le moins aussi bien que leurs confrères de l’Occident.
Quoique la littérature soit très encouragée par le gouvernement et par l’opinion, cependant ces encouragements ne vont jamais jusqu’à donner des revenus aux littérateurs. En Chine, on ne fait pas fortune en écrivant des livres, surtout quand ces livres sont des nouvelles, des romans, des poésies ou des pièces de théâtre. Quelque bien faits que soient ces ouvrages, les Chinois n’y attachent jamais une grande importance. Ceux qui sont capables de les apprécier les lisent sans doute avec plaisir, en admirent les beautés ; mais, après tout, ce n’est pour eux qu’un jeu, une récréation. On ne pense pas à l’auteur, qui du reste n’a pas jugé à propos de signer ses chefs-d’œuvre. On lit, en Chine, à peu près comme lorsque, pour se distraire, on va faire une promenade dans un beau et agréable jardin. On admire l’arrangement des allées, la verdure, les arbres, l’éclat et la variété des fleurs ; mais c’est là tout, on s’en retourne sans s’être occupé du jardinier, sans même avoir songé à demander son nom.
Les Chinois sont pleins de vénération pour les livres sacrés et classiques. Leur estime pour les grands ouvrages d’histoire et de morale est, en quelque sorte, un culte, le seul, peut-être, qu’ils professent sérieusement, parce qu’ils sont habitués à considérer les belles-lettres par leur côté grave, sérieux et utile. Pour ce qui est de cette classe de littérateurs que nous nommons écrivains, ils ne sont, à leurs yeux, que des désœuvrés, qui cherchent à passer le temps en s’amusant à faire des vers ou de la prose. On n’y trouve, assurément, rien à redire, puisque tel est leur plaisir. On est même assez juste pour convenir qu’il vaut autant se récréer en maniant le pinceau qu’en jouant aux osselets ou au cerf-volant ; cela dépend de l’attrait de chacun.
Les habitants du Céleste Empire ne pourraient revenir de leur étonnement, s’ils savaient jusqu’à quel point une œuvre de style est, en Europe, une source d’honneur et souvent de richesse. Si on leur disait que, chez nous, il suffit quelquefois d’avoir composé un roman ou un drame pour avoir droit à une grande célébrité, ils ne voudraient pas le croire, ou plutôt ils trouveraient peut-être que cela s’accorde merveilleusement avec l’idée qu’ils ont de notre manque de jugement. Que serait-ce, si on leur parlait de la renommée et de la gloire qui peuvent environner un joueur de violon ou une danseuse ?… si on leur apprenait que l’un ne peut donner un coup d’archet, ni l’autre faire un saut quelque part, sans qu’aussitôt des milliers de gazettes volent en répandre la nouvelle dans tous les royaumes de l’Europe ? Les Chinois sont trop positifs, trop utilitaires, pour aimer les arts à notre façon. Chez eux, on est digne de l’admiration de ses semblables quand on remplit bien ses devoirs sociaux, et surtout quand on sait se tirer d’affaire mieux que les autres. On est homme d’esprit et d’intelligence, non pas parce qu’on se distingue dans l’art d’écrire, mais parce qu’on sait régler sa famille, faire fructifier ses terres, trafiquer avec habileté et réaliser de gros profits. Le génie pratique est le seul qui, à leurs yeux, ait quelque valeur.
Dans un chapitre précédent, nous avons essayé de donner une idée du système d’enseignement adopté en Chine ; pour compléter cet aperçu, puisque nous sommes au kao-pan, ou théâtre des examens, nous allons jeter un coup d’œil sur la langue et la littérature chinoises, dont on a généralement des notions assez inexactes.
« C’est un contraste piquant et singulier, a dit M. Abel Rémusat, que celui de la vive curiosité avec laquelle nous recherchons tout ce qui tient aux mœurs, aux croyances et au caractère des peuples orientaux, et de la profonde indifférence qui accueille, en Asie, nos lumières, nos institutions, et jusqu’aux chefs-d’œuvre de notre industrie. Il semble que nous ayons toujours besoins des autres, et que les Asiatiques seuls sachent se suffire à eux-mêmes. Ces Européens, si dédaigneux, si enorgueillis des progrès qu’ils ont faits dans les arts et dans les sciences depuis trois cents ans, sont continuellement à s’informer comment pensent, raisonnent et sentent des hommes qu’ils regardent comme leur étant fort inférieurs sous tous les rapports ; et ceux-ci ne s’inquiètent pas si les Européens raisonnent, ou même s’ils existent. On s’adonne à la littérature orientale à Paris et à Londres, et l’on ne sait, à Téhéran ou à Pékin, s’il y a au monde une littérature occidentale. Les Asiatiques ne songent pas à nous contester notre supériorité intellectuelle ; ils l’ignorent et ne s’en embarrassent pas, ce qui est incomparablement plus mortifiant pour des hommes si occupés à s’en targuer et si disposés à s’en prévaloir. »
En Europe, en France surtout et en Angleterre, on semble porter, depuis quelques années, un vif intérêt à tout ce qui se passe dans le Céleste Empire. Tout ce qui vient de ce pays pique la curiosité, et on cherche de toute manière à connaître ces originaux qui veulent absolument vivre à part dans le monde. Or, il nous semble qu’on doit, avant tout, rechercher la cause de la bizarre existence de ce peuple dans l’excentricité de sa langue. C’est surtout en parlant des Chinois qu’il est vrai de dire que la littérature est l’expression de la société.
Ce qui distingue la langue chinoise de toutes les autres, c’est son originalité surprenante, sa grande antiquité, son immutabilité, et surtout sa prodigieuse extension dans les contrées les plus peuplées de l’Asie. De toutes les langues anciennes, non seulement c’est la seule qui soit encore parlée de nos jours, mais elle est encore la plus usitée de toutes les langues actuelles. On écrit le chinois et on le parle, suivant différentes prononciations, dans les dix-huit provinces de l’empire, en Mandchourie, en Corée, au Japon, en Cochinchine, au Tonquin et dans plusieurs îles du détroit de la Sonde. C’est, sans contredit, la langue la plus généralement répandue dans le monde, et celle qui transmet les idées du plus grand nombre d’hommes.
La langue chinoise se divise réellement en deux langues bien distinctes, l’une écrite et l’autre parlée. La langue écrite ne se compose pas de lettres combinées ensemble pour la formation des mots ; elle n’est pas alphabétique ; c’est la réunion d’une immense quantité de caractères, plus ou moins compliqués, dont chacun exprime un mot, représente une idée ou un objet. Les caractères primitifs usités par les Chinois furent d’abord des signes, ou plutôt des dessins grossiers qui représentaient imparfaitement des objets matériels. Ces caractères primitifs furent au nombre de deux cent quatorze. Il y a quelques caractères pour le ciel, d’autres pour la terre et l’homme, les parties du corps, les animaux domestiques, tels que le chien, le cheval, le bœuf ; les plantes, les arbres, les quadrupèdes, les oiseaux, les poissons, les métaux, etc. Depuis cette première invention de l’écriture chinoise, les formes de ces peintures grossières ont changé ; mais, au lieu de les perfectionner, on semble s’être occupé de les corrompre ; on n’a gardé que les traits primitifs, et c’est avec ce petit nombre de figures que les Chinois ont composé tous leurs caractères, et ont trouvé moyen de satisfaire aux nombreux besoins de leur civilisation.
Les premiers Chinois durent bientôt comprendre l’insuffisance de leurs deux cent quatorze signes primitifs ; à mesure que leur société se perfectionnait, le cercle de leurs connaissances s’élargissant graduellement, et de nouveaux besoins se faisant sentir, il fallut, de toute nécessité, augmenter le nombre des caractères, et, pour cela, recourir à de nouveaux procédés ; car il ne pouvait pas être question de tracer de nouvelles figures qui auraient fini par se confondre en se multipliant. Comment de grossiers dessins auraient-ils permis de distinguer un chien d’un loup ou d’un renard, un chêne d’un pommier ou d’un arbre à thé ? Comment, surtout, auraient-ils pu exprimer les passions humaines, la colère, l’amour, ou la pitié, et les idées abstraites et les opérations de l’esprit ? Au milieu de ces difficultés il n’y eut jamais aucune tentative pour l’introduction d’un système alphabétique ou même syllabique ; les Chinois ne pouvaient guère en prendre l’idée chez les nations barbares et illettrées dont ils étaient environnés ; d’ailleurs, ils ont toujours eu la plus haute estime pour leur langue écrite, qu’ils regardent comme une invention céleste, dont le principe a été révélé à Fou-hi, fondateur de leur nationalité. Ils ont donc été forcés d’avoir recours aux combinaisons des figures primitives, et ils ont formé, par ce procédé, une innombrable multitude de signes composés, le plus souvent arbitrairement, mais qui offrent quelquefois des symboles ingénieux, des définitions vives et pittoresques, des énigmes d’autant plus intéressantes, que le mot n’en a pas été perdu.
Pour les êtres naturels, et pour une foule d’autres objets qui purent y être assimilés, on les classa par familles à la suite de l’animal, de l’arbre ou de la plante, qui en était comme le type dans les deux cent quatorze caractères primitifs ; le loup, le renard, la belette et les autres carnassiers furent rapportés au chien ; les diverses espèces de chèvres et d’antilopes, au mouton ; les daims, le chevreuil, l’animal qui porte le musc, au cerf ; les autres ruminants, au bœuf ; les rongeurs, au rat ; les pachydermes, au cochon ; les solipèdes, au cheval. Le nom de chaque être naturel se trouva ainsi formé de deux parties, l’une qui se rapportait au genre, l’autre qui déterminait l’espèce par un signe indiquant ou les particularités de conformation, ou les habitudes de l’animal, ou les usages qu’on en pourrait tirer. Par cet ingénieux procédé se trouvèrent formées de véritables familles naturelles qui, à quelques anomalies près, pourraient être avouées des naturalistes modernes.
Quant aux notions abstraites et aux actes de l’entendement, la difficulté était plus grande, et elle ne fut pas moins ingénieusement étudiée. Pour peindre la colère, ou mit un cœur surmonté du signe d’esclavage ; une main tenant le symbole du milieu désigna l’historien, dont le premier devoir est de n’incliner d’aucun côté ; le caractère de la rectitude et celui de la marche désignèrent le gouvernement, qui doit être la droiture même en action ; pour exprimer l’idée d’ami on plaça deux images de perles à côté l’une de l’autre : il est si difficile de rencontrer deux perles exactement appareillées ! La plupart des mots ne présentent pas ce caractère, et leur composition est, le plus souvent, arbitraire ; mais il y en a une foule qu’il serait très intéressant d’analyser ; les missionnaires anciens en ont cité quelques-uns, et ils sont loin d’avoir épuisé la matière, ou même de l’avoir étudiée sous le rapport le plus curieux. On ne saurait compter les traditions, les allusions, les rapprochements inattendus, les traits piquants et épigrammatiques, qui sont ainsi renfermés dans les caractères comparés, et il est impossible d’imaginer combien on pourrait en faire jaillir de lumières sur les anciennes opinions morales ou philosophiques des peuples primitifs de l’Asie orientale ; il suffirait d’étudier avec soin, et en se garantissant de l’esprit de système, ces expressions symboliques où les Chinois se sont peints sans y penser, eux, leurs mœurs et tout l’ordre de choses dans lequel ils vivaient, et que l’histoire nous fait si imparfaitement connaître, parce qu’il date du temps où il n’y avait pas encore d’histoire.
On traçait primitivement les caractères chinois avec une pointe métallique sur des planchettes de bambou, et ce fut pour faciliter leur exécution qu’on modifia peu à peu leur première forme ; ils perdirent ainsi presque entièrement leur type figuratif ; la roideur des traits fut adoucie depuis le IIIe siècle avant notre ère, après deux découvertes importantes, l’art de confectionner du papier avec l’écorce du mûrier ou du bambou, et l’art non moins précieux de préparer la substance colorée que nous appelons encre de Chine ; le pinceau remplaça le poinçon ; on introduisit des modifications successives dans la configuration, et enfin on arriva à l’écriture actuelle, formée de la combinaison d’un certain nombre de traits, ou droits, ou légèrement courbés.
L’écriture chinoise, au premier aspect, est désagréable et choque la vue par son étrangeté ; mais, quand on y est accoutumé, on la trouve réellement belle et même gracieuse ; tous ces traits, vigoureusement dessinés à coups de pinceau, peuvent acquérir un degré incomparable de moelleux et de délicatesse ; une écriture digne de fixer l’attention doit être à la fois gracieuse et hardie ; à l’aide de leurs doigts maigres et effilés, les Chinois savent manier le pinceau avec une légèreté et une précision surprenantes. Ils écrivent leurs caractères les uns au-dessous des autres, en ligne verticale, et cette disposition, contraire à celle de nos yeux, ne permet pas au lecteur de voir à la fois toute une phrase, comme dans l’écriture horizontale ; ils commencent leurs lignes par la droite de la page, et, d’après cette habitude, le titre de leurs livres se trouve aussi sur la première page à droite ; en un mot, ils procèdent absolument à l’inverse des Européens sur ce point comme sur tant d’autres.
Le nombre des caractères, successivement introduits par la combinaison des traits, s’élève à trente ou quarante mille dans les dictionnaires chinois ; mais les deux tiers sont à peine usités, et en retranchant les synonymes, la connaissance de cinq à six mille caractères, avec leurs diverses significations, suffit amplement pour entendre couramment tous les textes originaux. On a dit et répété partout que les Chinois passaient leur vie à apprendre à lire, et que les vieux lettrés s’en allaient de ce monde sans emporter la consolation d’avoir pu réussir dans cette difficile entreprise. L’idée est fort plaisante ; mais, heureusement pour les Chinois, elle est aussi très inexacte. Si, pour savoir une langue, on était obligé d’en connaître tous les mots, combien de Français pourraient se vanter de comprendre toutes ces innombrables locutions techniques qui composent la majeure partie de nos dictionnaires ? On s’est encore imaginé, et on a affirmé dans des ouvrages très sérieux, que l’écriture chinoise était purement idéographique. C’est une erreur ; elle est idéographique et phonétique en même temps. La démonstration intrinsèque de cette vérité ne pouvant être bien comprise que par ceux qui ont une connaissance suffisante du mécanisme de cette langue, nous nous contenterons de donner une preuve qui sera à la portée de tout le monde. Les caractères chinois sont tellement phonétiques, que, dans toutes nos missions, ceux qui apprennent à servir la messe ont, à leur usage, un petit cahier où les prières latines sont transcrites avec des caractères chinois. Comment cela pourrait-il se faire, s’ils étaient simplement idéographiques ? Comment pourraient-ils rendre et exprimer exactement les sons de nos langues d’Europe ? Dans les bibliothèques des pagodes, la plupart des livres de prières, que les prêtres bouddhistes sont obligés d’apprendre, ne sont d’un bout à l’autre que des transcriptions chinoises des livres sanscrits. Les bonzes les étudient et les récitent sans en comprendre le sens, parce que, au moyen de ces caractères prétendus idéographiques, on a fait une traduction du son, et nullement de l’idée. On peut dire que tout caractère chinois est composé de deux éléments qu’on distingue, le plus souvent, avec beaucoup de facilité : l’un idéographique, et l’autre phonographique. Cela n’existe-t-il pas ainsi dans toutes les écritures ? C’est aux philologues, et non à nous, qu’il appartient de prononcer sur ces questions.
Les Chinois distinguent généralement, dans la langue écrite, trois sortes de styles. Le style antique ou sublime, dont le type se trouve dans les anciens monuments littéraires, et qui ne présente que des formes grammaticales très rares ; le style vulgaire, remarquable par un grand nombre de ligatures et par l’emploi des mots composés pour éviter l’homophonie des caractères et faciliter la conversation ; enfin le style académique, qui participe des deux précédents, étant moins concis que le style antique et moins prolixe que le style vulgaire. Une connaissance approfondie du style antique est indispensable pour lire les livres anciens et en général tous les ouvrages qui traitent de sujets historiques, politiques ou scientifiques, parce qu’ils sont toujours écrits dans un style qui se rapproche du style antique. Le style vulgaire est employé pour des productions légères, les pièces de théâtre, les lettres particulières, et les proclamations destinées à être lues à haute voix.
La langue parlée est composée d’un nombre limité d’intonations monosyllabiques, quatre cent cinquante, qui, par la variation très subtile des accents, se multiplient jusqu’à 1 600 environ. Il résulte de là que tous les mots chinois se groupent nécessairement en séries homophones, d’où peuvent résulter un grand nombre d’équivoques, soit dans la lecture, soit dans le langage ; mais on évite cette difficulté en accouplant des mots synonymes ou antithétiques. De cette manière, les équivoques disparaissent et la conversation ne se trouve nullement embarrassée.
La langue appelée kouan-hoa, c’est-à-dire langue universelle ou commune, est celle que les Européens désignent à tort par le nom de langue mandarine, comme si elle était exclusivement réservée aux mandarins ou fonctionnaires du gouvernement. Le kouan-hoa est la langue universelle, commune, que parlent les personnes instruites des dix-huit provinces de l’empire. On distingue la langue commune du Nord et celle du Midi. La première est celle de Pékin ; elle se fait remarquer par un usage plus fréquent et plus sensible de l’accent guttural ou aspiré. Elle est parlée dans tous les bureaux administratifs, dont les employés affectent d’imiter la prononciation de la capitale, qui, en Chine comme ailleurs, est la régulatrice du beau langage. La langue commune du Midi est celle des habitants de Nankin, qui ne savent pas faire sentir l’accent guttural comme ceux du Nord, mais dont la voix plus flexible rend plus exactement la différence des intonations. Il est probable que, au temps où Nankin[42] était capitale de l’empire, sa prononciation devait être la plus estimée.
Outre les deux subdivisions de la langue universelle, ou langue mandarine, suivant la locution européenne, il existe, dans différentes provinces chinoises, des idiomes locaux ou patois particuliers, dont la prononciation diffère singulièrement de la prononciation pure de la langue universelle. Il arrive quelquefois que, d’un côté à l’autre d’une rivière, on ne se comprend plus ; mais, comme ce n’est qu’une affaire de prononciation et qu’au fond la langue est toujours la même, on a recours au pinceau. Outre ces divers patois, on distingue, en Chine, les dialectes propres aux provinces du Kouang-tong et du Fo-kien.
La littérature chinoise est certainement la première de l’Asie par l’importance de ses monuments ; leur nombre est prodigieux. On en peut juger par le catalogue de la bibliothèque impériale de Pékin, qui contient douze mille titres d’ouvrages, avec des notions détaillées. Dans les principaux catalogues, la littérature chinoise est divisée en quatre grandes sections. La première section est celle des livres sacrés et classiques ; nous en avons déjà parlé dans un chapitre précédent. La seconde est celle des ouvrages historiques. Les Chinois comptent, en tout, vingt-quatre histoires complètes des différentes dynasties antérieures à la dynastie mandchoue, sans compter un grand nombre de chroniques et de mémoires. La première grande collection d’anciens monuments historiques sur la Chine et les pays voisins est due au célèbre Sse-ma-tsien, historien impérial du 1er siècle avant notre ère. Elle est composée de cent trente livres divisés en cinq parties. La première comprend la chronique fondamentale des empereurs ; la seconde est formée de canons chronologiques ; la troisième traite des rites, de la musique, de l’astronomie, de la division des temps, etc. ; la quatrième présente des biographies de toutes les familles qui ont possédé des principautés ; la dernière enfin, composée de soixante et dix livres, est consacrée à des mémoires sur les pays étrangers et à des biographies de tous les hommes illustres. Au milieu du XIe siècle, Sse-ma-kouang, celui dont nous avons fait connaître le poétique Jardin, a rédigé les annales complètes, depuis le Ve siècle avant Jésus-Christ jusqu’à l’an 960, date de l’avènement de la dynastie des Song, sous laquelle il vivait. Le P. de Mailla a donné une traduction française de ces annales sous le titre de Histoire générale de la Chine, en la continuant jusqu’aux premiers empereurs de la dynastie mandchoue. Vers la fin du XIIIe siècle, Ma-touan-lin publia sa célèbre encyclopédie intitulée : Recherches approfondies sur les documents anciens de toute nature. Ce fameux historien ne se contente pas d’enregistrer les documents, il les discute et les explique. Son ouvrage est la mine la plus riche qu’on puisse consulter pour tout ce qui se rapporte à l’administration, à l’économie politique, au commerce, à l’agriculture, à l’histoire scientifique, à la géographie et à l’ethnographie.
La troisième section est celle des ouvrages spéciaux relatifs aux sciences et aux professions. Elle comprend : 1° les traités moraux, les entretiens familiers de Confucius, les leçons élémentaires et les conversations du célèbre Tchu-hi, des traités sur les passions et sur l’éducation tant des hommes que des femmes ; 2° les ouvrages sur l’art militaire ; 3° les traités spéciaux sur les lois pénales ; 4° le traité sur l’agriculture des vers à soie ; 5° les traités de médecine et d’histoire naturelle, qui comprennent la description des espèces animales, végétales et minérales ; 6° les traités pratiques d’astronomie et de mathématiques ; 7° les traités de la science divinatoire ; 8° les traités des arts libéraux, comprenant la peinture, l’écriture, la musique et l’art de tirer l’arc ; 9° des mémoires sur la fabrication de la monnaie, de l’encre, du thé, etc. ; 10° des encyclopédies générales avec figures ; 11° les ouvrages descriptifs et illustrés des peuples anciens et modernes ; 12° les traités de la religion bouddhique ; 13° les nombreux traités des adeptes de la secte du Tao ; 14° les ouvrages mythologiques.
La quatrième et dernière section comprend les œuvres de littérature légère, telles que les poésies, les drames, les romans et les nouvelles.
En Chine, il n’existe pas, comme en Europe, des bibliothèques et des salons littéraires. Cependant ceux qui ont le goût de la lecture et le désir de s’instruire peuvent satisfaire leur inclination avec une extrême facilité ; car, en aucun pays, les livres ne se vendent à si bas prix. D’ailleurs, les Chinois trouvent partout à lire. Ils ne peuvent aller nulle part sans avoir aussitôt sous leurs yeux quelques-uns de ces caractères dont ils sont fiers. On peut dire que la Chine est, en quelque sorte, comme une immense bibliothèque ; les inscriptions, les sentences, les maximes ont tout envahi. On en rencontre partout, écrites de toutes couleurs et dans toutes les dimensions. Les façades des tribunaux, des pagodes et des monuments publics, les enseignes des marchands, toutes les portes des maisons, l’intérieur des appartements, les corridors, tout est rempli des plus belles citations des meilleurs auteurs. Les tasses à thé, les assiettes, les vases de toute forme, les éventails sont autant de recueils de poésies ordinairement choisies avec goût et gracieusement imprimées. Les Chinois n’ont pas besoin de se donner beaucoup de peine pour se régaler des plus beaux morceaux de leur littérature. Ils n’ont qu’à prendre leur pipe et puis courir à l’aventure, et la tête en l’air, les rues de la première ville venue. Qu’on entre dans la plus pauvre maison du plus chétif village ; souvent le dénuement y sera complet, les choses les plus nécessaires à la vie y manqueront ; mais on est toujours sûr d’y trouver quelques belles maximes écrites sur des bandes de papier rouge. Ainsi ces grands et larges caractères, qui effarouchent tant nos yeux, font les délices des Chinois, et, si réellement il y a de la difficulté à les apprendre, ils ont su trouver mille moyens pour les étudier comme en se jouant, et les graver sans effort dans leur mémoire.
L’étude du chinois a été longtemps regardée, en Europe, comme chose extrêmement difficile et presque impossible. Avec la conviction que les Chinois eux-mêmes ne pouvaient pas réussir à apprendre à lire, qui eût voulu s’engager dans des difficultés insurmontables pour les habitants du Céleste Empire ? Ce préjugé est enfin tombé maintenant ; les philosophes sont persuadés que le chinois peut s’apprendre aussi aisément que les autres langues étrangères. M. Abel Rémusat est, peut-être, le premier qui se soit senti la force et le courage d’aborder franchement l’étude du chinois et de renverser les obstacles qui semblaient en défendre l’accès. Quand ce savant orientaliste a eu un peu aplani le terrain et démontré par son exemple qu’il était possible d’acquérir l’intelligence de la langue de Confucius, plusieurs savants sont entrés avec ardeur dans la route qu’il avait su tracer, et aujourd’hui on peut compter, en Europe, plusieurs sinologues distingués, à la tête desquels se trouve placé M. Stanislas Julien, qui est parvenu à se rendre tellement maître de cette langue, qu’en Chine même, nous en sommes convaincu, on trouverait avec peine un lettré capable de mieux entendre les ouvrages les plus difficiles de la littérature chinoise.
Pour ce qui est de la langue parlée, elle est loin de présenter les embarras et les difficultés de plusieurs de nos langues d’Europe ; la prononciation seule demande quelques efforts, surtout dans les commencements ; mais on finit par se plier insensiblement à toutes les exigences des aspirations et des accents lorsqu’on réside dans le pays, n’ayant jamais de relations qu’avec les indigènes. Nous avons cru faire plaisir à plus d’un de nos lecteurs en donnant ces notions sur la langue chinoise ; il est temps de reprendre notre itinéraire.
Maître Ting nous avait prédit bien souvent que, une fois parvenus dans le Hou-pé, nous regretterions beaucoup la province du Sse-tchouen ; il nous avait annoncé des habitants grossiers, observant mal les rites, parlant un langage inintelligible ; puis des chemins détestables, rarement des palais communaux, et, à la place, de mauvaises hôtelleries. Notre première halte à Pa-toung ne justifia nullement les sombres prévisions de notre conducteur ; nous étions dans la province du Hou-pé, sans nous sentir pour cela plus mal que les jours précédents ; nous y fûmes traités avec honnêteté, et le kao-pan, ou théâtre des examens, qui nous servit de logement, valait bien un palais communal.
Cependant on nous donna sur la route des renseignements peu agréables à entendre ; les mandarins et les lettrés que nous vîmes furent unanimes pour nous dire que les voyages par terre étaient désormais pénibles et difficiles, que les chemins étaient très mal entretenus, et que, de plus, on trouvait rarement de bons porteurs de palanquin ; tout cela provenait de la proximité du fleuve Bleu. La navigation était si facile et si peu dispendieuse, que les voyages et les transports des marchandises s’effectuaient habituellement par eau ; quoique toujours en garde contre les mensonges et les tromperies des Chinois, leurs raisons, cette fois, nous parurent très plausibles, et il fut décidé que nous suivrions, autant qu’il serait possible, le cours du fleuve, à condition, pourtant, de descendre à terre tous les soirs, et d’aller passer les nuits dans les villes désignées pour nos étapes.
Le premier jour, après avoir quitté Pa-toung, nous allâmes nous reposer à Kouei-tcheou, où, à part un grand mouvement commercial dans le port, il n’y eut rien qui soit digne de remarque. Le lendemain nous nous embarquâmes de grand matin, et on adjoignit à notre troupe un officier militaire et quelques soldats, pour nous protéger, disait-on, contre les pirates. Nous franchîmes sans accident un passage dangereux à cause de ses nombreux récifs : ce sont, du reste, les derniers qu’on rencontre sur ce fleuve, qui va ensuite s’élargissant de jour en jour, et répandant partout la richesse et la fécondité ; il n’en est certainement aucun dans le monde qui puisse lui être comparé pour l’innombrable multitude d’hommes qu’il nourrit et la quantité prodigieuse de navires qu’il porte sur ses eaux. Il n’est rien de grandiose et de majestueux comme le développement de ce fleuve, dont le cours est de six cent soixante lieues : à Tchoung-king, à trois cents lieues de la mer, il a déjà une demi-lieue de large ; il n’a pas moins de sept lieues à son embouchure.
Avant d’arriver à I-tchang-fou, ville de premier ordre, nous rencontrâmes une petite douane pour le sel. Nos deux barques furent obligées de s’arrêter, afin d’attendre la visite des douaniers ; nous trouvâmes un peu étrange qu’on s’avisât de visiter des barques mandarines. « Telle est la règle du pays, nous dit maître Ting ; la visite a lieu à cause des hommes de l’équipage, qui profitent quelquefois du passage des fonctionnaires publics pour faire la contrebande ; par conséquent il faut vous résigner à prendre patience. » Nous nous résignâmes donc conformément à l’invitation de maître Ting.
On visita d’abord la barque où étaient les soldats. Les douaniers n’y ayant trouvé que le sel nécessaire à la cuisine de l’équipage, elle remit à la voile et continua sa route. Les employés de la gabelle vinrent ensuite chez nous, et, après avoir poliment salué les passagers, ils demandèrent au patron de les conduire à fond de cale. « À fond de cale ! fit le patron avec étonnement, vous voulez donc souiller vos beaux habits. J’ai lesté mon navire avec de la boue ; vous savez bien que, lorsqu’on porte des mandarins, on n’embarque pas de marchandises. – Qui sait, s’écria le petit mandarin militaire que nous avions pris à Kien-tcheou, peut-être que ces deux nobles Européens sont venus ici faire la contrebande du sel ?… » Puis il applaudit à son trait d’esprit par de grands éclats de rire. Les douaniers ne se laissèrent pas déconcerter par cette hilarité et commencèrent tout bonnement leurs perquisitions. Un instant après, il y eut à bord un tapage effroyable ; car on avait trouvé dans la cale, non pas de la boue, mais une cargaison considérable de sel… ; et le contrebandier n’était autre que le mandarin militaire embarqué pour nous protéger contre les pirates. L’affaire était grave : un embargo fut mis immédiatement sur le navire, et tout le monde se trouva compromis ; aussi tout le monde criait-il à la fois et de toutes ses forces, le patron, les matelots, les douaniers, nos mandarins et l’intrépide contrebandier à globule doré. Nous étions seuls pour écouter ; mais il n’était pas aisé de saisir le véritable sens de toutes ces vociférations. Il nous sembla comprendre, toutefois, que les matelots criaient contre leur patron, le patron contre le contrebandier, les douaniers et le contrebandier contre tous. Maître Ting était sublime de colère ; il courait de l’un à l’autre, gesticulant et braillant sans se mettre en peine qu’on l’écoutât ou qu’on fit même attention à lui.
Quand et comment cela devait-il finir ? C’est ce que nous cherchâmes à deviner, sans pouvoir y réussir. Pendant cet inconcevable tapage, le navire ne marchait pas : il était tard et nous n’arrivions pas au port, dont nous étions très peu éloignés. Attendre que tout ce monde tombât d’accord, c’eût été évidemment trop long ; nous ne vîmes d’autre parti à prendre, pour sortir de là, que de nous jeter dans la mêlée. Nous saisîmes maître Ting, les douaniers et le contrebandier, et nous les poussâmes l’un après l’autre par une échelle jusque dans notre cabine. Aussitôt que nous fûmes en possession de nos personnages, nous leur défendîmes de souffler un mot au sujet de leur sel. « Le bateau, leur dîmes-nous, a été loué uniquement pour nous conduire, nous, à I-tchang-fou. Voilà que nous éprouvons un long retard ; peu nous importe de savoir à qui la faute ; vous en serez tous responsables. Partons, et, quand vous serez arrivés au port, vous prendrez tout le temps que vous jugerez convenable pour vider votre querelle. » Les explications allaient recommencer ; mais, pendant que l’un de nous les tenait bloqués dans l’entre-pont, l’autre monta et donna ordre au patron de partir. Aussitôt le navire se remit en route, emportant les douaniers, qui se désespéraient en voyant s’éloigner leur échoppe.
Quand nous fûmes arrivés au port, nous nous empressâmes d’opérer notre débarquement, laissant à qui de droit le soin de discuter la question de la contrebande de sel. Il était presque nuit lorsque nous entrâmes dans la ville de I-tchang-fou. Nous eûmes pour guide un greffier de mauvaise mine, que le préfet avait envoyé nous attendre sur le rivage, et qui nous conduisit à ce qu’il lui plaisait de nommer un palais communal. Dans cette grande et belle ville de premier ordre, on avait su trouver, pour loger deux Français, voyageant par ordre du Fils du Ciel, un taudis plein d’humidité, sans portes ni fenêtres, sans meubles et déjà servant de caserne à des légions de gros rats, dont le fracas et l’odeur nous faisaient tressaillir. Nous dûmes contenir notre indignation, car à quoi bon s’en prendre à ce greffier, qui, sans doute, n’avait fait qu’exécuter les ordres de l’autorité.
Après avoir scruté attentivement, à l’aide d’une lanterne, la valeur réelle de ce prétendu palais communal, nous nous fîmes conduire avec tout notre bagage au tribunal du préfet. On nous introduisit dans une vaste salle d’attente, où nous nous empressâmes de faire déposer nos palanquins et arranger nos malles ; nous avertîmes notre domestique, Wei-chan, qu’il pouvait aussi installer dans un coin son petit mobilier. Pendant que nous étions tranquillement occupés de ces dispositions, les gens du tribunal allaient, venaient sans jamais nous adresser la parole, se contentant d’interroger maître Ting, qui répondait à chacun par de petites courbettes, mais sans rien dire, de peur sans doute de se compromettre ou avec nous, ou avec les autorités du lieu.
Enfin la salle des hôtes s’ouvrit. Le préfet entra par un bout, et nous par l’autre. Après nous être salués profondément, nous allâmes nous asseoir ensemble sur un divan. On apporta immédiatement du thé, et quelques belles tranches de pastèque. La conversation ne marchait pas avec aisance ; heureusement que nous pouvions nous tirer un peu d’embarras en nous occupant, le préfet de sa tasse de thé, et nous de nos tranches de melon d’eau. Le magistrat de I-tchang-fou, s’apercevant que nous avions un goût prononcé pour ce fruit si rafraîchissant, essaya de s’en servir comme d’une amorce pour nous chasser de chez lui, et nous faire aller au logis qu’il nous avait désigné. « Avec la chaleur qu’il fait, dit-il, ce fruit est excellent. – Oh ! délicieux ! – Je vais vous en faire choisir deux et je vous les enverrai au palais communal ; vous avez vu, je pense, le palais communal ? J’avais donné ordre de vous y conduire. – On nous a bien menés quelque part, à un certain endroit humide, délabré et déjà envahi par les rats… Nous ne pouvons pas loger là-dedans. – Oui, on m’a dit que cela n’était pas très sec, et c’est un avantage pendant l’été, parce que l’humidité entretient la fraîcheur ; d’ailleurs, c’est le meilleur endroit que nous ayons pour les hôtes. I-tchang-fou est une grande ville, c’est vrai, malgré cela elle est très pauvre ; on n’y trouve pas de bons logements… Vous pouvez interroger l’assistance. – Mais, nous ne prétendons pas le contraire ; nous sommes persuadés que I-tchang-fou est une pauvre ville, nous disons seulement que nous ne pouvons pas aller loger là-bas. – Dans ce cas, ajouta le préfet de fort mauvaise humeur, voulez-vous loger dans ma maison ? » Puisqu’il avait la courtoisie de nous inviter à rester chez lui, il fallait, pour bien observer les rites, lui faire la politesse de partir immédiatement ; mais nous n’étions pas Chinois. « Oui, merci, lui répondîmes-nous, nous serons très bien ici… » Et puis nous lui vantâmes, avec une grande prodigalité d’expressions, la beauté et la magnificence de son tribunal, de ses salles, de ses appartements, etc. Le préfet se leva en disant qu’il était tard et qu’il allait faire préparer nos lits. Il ajouta, en nous saluant, que nous lui procurerions un grand honneur en ne dédaignant pas de loger dans sa chétive habitation ; mais on voyait sur sa figure qu’il était furieux contre nous.
Aussitôt qu’il fut parti, nous nous installâmes fort commodément dans une vaste chambre qui avoisinait la salle de réception. La première partie de la nuit se passa fort paisiblement, mais il n’en fut pas ainsi de la dernière. Vers minuit, nous fûmes éveillés par une bruyante conversation. Les fonctionnaires de I-tchang-fou, qui probablement avaient fait collation ensemble au tribunal, s’étaient rendus ensuite dans la salle qui avoisinait notre chambre, et là, ils ne se faisaient pas faute de disserter librement sur notre compte. Les moindres détails de cette piquante conversation parvenaient jusqu’à nous. On nous analysa complètement au moral et au physique. Quelques-uns eurent la charité de nous trouver assez supportables, et de ne pas dire trop de mal de nous ; d’autres prétendaient que nous n’étions pas restés assez longtemps dans le royaume du Milieu pour nous bien former aux rites, qu’il était encore facile de remarquer en nous les traces de la mauvaise éducation qu’on reçoit dans les pays occidentaux. Il y en avait un surtout qui ne paraissait nullement sentir pour nous une très vive sympathie ; il cherchait par tous les moyens à exciter ses camarades contre nous, et, si on l’eût écouté, notre voyage ne se serait pas continué d’une manière infiniment agréable. « On a trop de ménagement pour ces gens-là, disait-il ; on prétend que le vice-roi du Sse-tchouen les a traités avec distinction ; selon moi, il a eu tort ; il eût mieux fait de les charger d’une cangue. Les hommes qui errent hors de leur royaume doivent être punis ; il faut les traiter avec sévérité, voilà la règle. Si notre préfet n’en avait pas peur, ils seraient plus obéissants ; qu’on me les donne, et on verra. Je les chargerai de chaînes, et je les conduirai ainsi à Canton… » Nous crûmes reconnaître, au son de la voix, celui qui nous promettait ces aménités. Nous l’avions remarqué la veille ; c’était un mandarin militaire qui s’était vanté avec beaucoup de fierté et d’arrogance d’avoir fait la guerre contre les Anglais, et d’avoir vu d’assez près les diables occidentaux pour n’en avoir pas peur.
Pour dire vrai, les propos de ce militaire nous fatiguaient. Il n’y avait certainement pas lieu de nous effrayer, nous étions en règle avec le gouvernement, et personne, probablement, n’eût osé mettre la main sur nous. Cependant la route était encore longue, et on pouvait nous causer de terribles embarras. Il était bon de prendre garde, non pas, sans doute, en rapetissant son cœur à la façon chinoise, mais, au contraire, en l’élargissant. Nous nous levâmes donc en silence, et, après avoir revêtu nos habits d’étiquette, nous ouvrîmes brusquement la porte, et nous nous précipitâmes vers notre fougueux guerrier. « Nous voici, lui dîmes-nous, qu’on aille vite chercher des chaînes, puisque tu veux nous conduire ainsi à Canton, tu nous enchaîneras ; vite, qu’on aille chercher des chaînes… » Notre subite apparition déconcerta les conspirateurs ; nous pressions vivement notre futur conducteur, et nous lui demandions des chaînes à grands cris. Il reculait d’un pas à chaque sommation que nous lui faisions. Enfin nous l’acculâmes à un angle de la salle, et le malheureux nous parut plus mort que vif. « Mais je ne comprends pas, dit-il en balbutiant, je ne comprends pas ce qui se passe. Qui voudrait vous enchaîner, qui en a le droit ? – Toi, sans doute, tu l’as dit tout à l’heure, nous t’avons entendu ; voyons, enchaîne-nous donc, fais donc apporter des chaînes. – Je ne comprends pas, je ne comprends pas, répétait toujours le valeureux mandarin. Personne n’a prononcé cette parole ; comment pourrions-nous penser à vous enchaîner, nous qui sommes ici pour vous servir ?… » Insensiblement tout le monde se mit à parler ; mais ce fut pour assurer, pour protester que ce que nous avions entendu n’avait pas été dit.
Nous n’en voulions pas davantage. Notre sortie ayant eu tout le succès désirable, nous rentrâmes dans notre chambre, bien convaincus qu’il n’y avait plus à se préoccuper des fanfaronnades des mandarins de I-tchang-fou. Le conciliabule n’eut garde de se former de nouveau, et, aussitôt après notre départ, chacun s’en retourna chez soi.
Dans la matinée, le préfet se hâta de venir nous exprimer ses regrets de la fâcheuse aventure qui nous était arrivée pendant la nuit. Il nous assura que le mandarin dont les propos nous avaient blessés avait la langue mauvaise, mais le cœur bon ; que, du reste, on était plein de bonnes dispositions à notre égard. « Nous en sommes bien convaincus, lui répondîmes-nous ; cependant il y a eu, cette nuit, grand scandale, tous les domestiques de la maison en ont été témoins ; la nouvelle en est probablement déjà répandue dans la ville. On doit savoir partout qu’un des officiers militaires de la ville s’est chargé de nous enchaîner. Dans cette conjoncture nous ne pensons pas qu’il soit de notre dignité de nous mettre aujourd’hui en route ; nous nous reposerons ici un jour. Nous ne voulons pas qu’on puisse penser que nous nous sommes hâtés de partir parce que nous avions peur. Pour notre honneur et pour le vôtre, il faut que tout le monde sache que nous avons été traités convenablement par les autorités de I-tchang-fou… » Le préfet fut évidemment contrarié de nous entendre parler de la sorte ; cependant il parut comprendre assez bien la légitimité de nos motifs, et se résigna, sans objection, à la dure nécessité de nous garder encore dans son tribunal.
La journée se passa en paix, d’une manière même assez agréable. Nous revîmes tous les mandarins avec lesquels nous avions fait connaissance pendant la nuit, à l’exception, toutefois, de l’antagoniste des troupes anglaises ; nous eûmes beau le faire inviter et lui donner notre assurance que nous n’étions pas plus dans la disposition d’enchaîner les autres que de nous laisser enchaîner, tout fut inutile ; il se contenta de nous envoyer une carte de visite, en prétextant que ses innombrables occupations ne lui permettaient pas de venir personnellement. Nous profitâmes de ce jour de repos pour visiter la ville, où nous ne trouvâmes rien de remarquable ; en général, toutes les grandes villes de la Chine se ressemblent ; beaucoup d’agitation, des flots de peuple se poussant les uns sur les autres ; mais point de monuments, rien de ce qui pique, en Europe, la curiosité du voyageur.
Nous quittâmes I-tchang-fou, hommes libres, sans menottes et sans fers aux pieds ; non seulement on ne nous avait pas enchaînés, mais nous étions sûrs qu’on n’oserait plus en parler dans aucun tribunal, de peur de voir les prisonniers se métamorphoser subitement en garnisaires.
Nous descendions toujours suivant le cours du fleuve, car nous avions décidément adopté cette manière de voyager comme plus commode, plus rapide et plus agréable. Nous rencontrâmes encore sur notre route une douane de sel que nous passâmes sans nous arrêter ; les douaniers, qui fumaient tranquillement leur pipe devant leur bureau, nous regardèrent filer sans se déranger. Maître Ting nous dit que l’avant-veille on était venu nous visiter, parce qu’on avait été averti, par avance, qu’il y avait de la contrebande à bord.
Les douanes sont, dans l’intérieur de la Chine, peu nombreuses et peu sévères ; à l’époque où nous étions dans les mêmes conditions que les autres missionnaires, voyageant en qualité de Chinois pur sang, et, par conséquent, soumis à la loi commune, nous avons plusieurs fois traversé l’empire d’un bout à l’autre sans qu’on ait jamais, nulle part, fait la visite de nos malles, qui renfermaient pourtant des livres européens, des ornements sacrés et une foule d’objets compromettants. Les douaniers se présentaient, nous leur déclarions que nous n’étions pas marchands et que nous ne portions pas de contrebande ; nous leur présentions ensuite les clefs avec un peu d’aplomb et de dignité en les pressant de visiter nos malles ; cette déclaration suffisait, et on ne passait jamais outre. Si, en Chine, les douaniers étaient rigides observateurs de leur devoir, comme ceux de France, par exemple, les pauvres missionnaires ne pourraient pas se remuer ; dans les cas les plus difficiles on peut se tirer d’embarras moyennant une petite offrande.
Les douanes les plus nombreuses sont uniquement établies pour le sel, dont le commerce est, dans la plupart des provinces, un monopole de l’administration. Les Chinois font une très grande consommation de cette substance, leurs aliments en sont, le plus souvent, remplis ; on trouve dans toutes les familles d’abondantes provisions d’herbes et de poissons salés ; c’est l’unique ordinaire des classes inférieures, et les autres ne manquent jamais de s’en faire servir sur leur table. On cherche à corriger par les salaisons la saveur insipide du riz bouilli à l’eau. Les Chinois sont très sobres et vivent de peu ; le sel étant une substance très nutritive, nous pensons que la quantité considérable qu’ils en absorbent doit suppléer au peu de nourriture qu’ils prennent ; on conçoit aussi qu’avec une telle alimentation ils doivent être continuellement altérés, et cela explique leur usage de boire de grandes rasades de thé à toutes les heures de la journée.
Depuis la dernière guerre avec les Anglais, le gouvernement a établi grand nombre de douanes sur la ligne que doivent suivre les marchandises européennes pour pénétrer dans l’intérieur de l’empire. Les Chinois, se voyant forcés de subir le commerce anglais qu’on leur impose à coups de canon, n’ont pu trouver d’autre moyen de s’opposer à cet envahissement que celui des douanes et des impôts onéreux établis sur les produits étrangers, dont les prix s’élèvent considérablement à mesure qu’ils avancent dans l’intérieur des provinces ; trop faibles pour repousser la force par la force, pour dire aux Anglais : Nous ne voulons pas de vos marchandises, c’est le seul expédient qu’ils aient pour sauvegarder les intérêts de leur industrie.
Nous arrivâmes de bonne heure à I-tou-hien, ville de troisième ordre, où nous fûmes reçus dans un charmant palais communal par un mandarin encore plus charmant que le local qu’il nous offrait. Le premier magistrat de I-tou-hien est bien, sans contredit, le personnage le plus accompli que nous ayons rencontré parmi les fonctionnaires chinois. C’était un tout jeune homme, un peu fluet, d’une figure pâle et exténuée par l’étude ; il n’était, pour ainsi dire, encore qu’un enfant lorsqu’il obtint à Pékin le grade de docteur ; sa physionomie douce et spirituelle était agréablement relevée par des lunettes d’or fabriquées en Europe ; sa conversation, pleine de modestie, de bon sens et de finesse, avait quelque chose de ravissant ; ses manières surtout, d’une politesse exquise, eussent été capables de réconcilier les plus difficiles avec les rites chinois. À notre arrivée, nous trouvâmes, sous un frais pavillon, au milieu d’un jardin ombragé de grands arbres, une splendide collation composée de fruits délicieux. Parmi les raretés de ce riche dessert, nous remarquâmes avec plaisir de belles pêches, des cerises d’un rouge éclatant, et plusieurs autres fruits qui ne viennent pas dans la province du Hou-pé ; nous ne pûmes nous empêcher d’en exprimer notre étonnement. « Comment donc avez-vous fait, dîmes-nous à notre aimable mandarin, pour vous procurer des fruits si précieux ? – Quand on veut être agréable à des amis, nous répondit-il, on en trouve toujours les moyens ; le cœur a des ressources inépuisables. »
Nous passâmes la journée tout entière, et une partie de la nuit, à causer avec cet intéressant Chinois ; il aimait à nous interroger sur les divers peuples de l’Europe, et toujours il le faisait d’une manière sérieuse, sensée et digne d’un homme qui a de la portée dans l’intelligence. Il ne nous adressa pas une seule de ces questions puériles et niaises auxquelles ses confrères nous avaient tant accoutumés ; la géographie paraissait l’intéresser beaucoup, et nous devons dire qu’il avait, sur cette matière, des connaissances assez exactes. Il nous étonna beaucoup en nous demandant si les gouvernements européens n’avaient pas encore réalisé le projet de couper l’isthme de Suez pour joindre l’Océan à la Méditerranée. Nous le trouvâmes très bien fixé sur l’étendue et l’importance des cinq parties du monde, et sur l’espace que la Chine occupe sur le globe.
Les Européens sont dans une grande erreur en s’imaginant que les Chinois ignorent complètement la géographie ; parce qu’on trouve chez eux des cartes ridicules, des espèces de caricatures de la terre, fabriquées pour l’amusement du bas peuple, on aurait tort d’en conclure que les hommes d’étude n’en savent pas davantage ; à toutes les époques, les Chinois ont fait preuve d’un grand intérêt pour les connaissances géographiques. Il est évident qu’avec leur système actuel de rester chez eux et de n’y pas admettre les étrangers, il leur a été difficile d’acquérir des notions bien précises et bien détaillées sur les autres pays ; on trouve cependant dans leurs auteurs des détails bien précieux, et Klaproth s’est servi utilement des géographes chinois pour jeter du jour sur la géographie de l’Asie du Moyen Âge. La récente et importante publication de M. Stanislas Julien[43], sur les voyages d’un Chinois dans l’Inde au VIIe siècle, prouve combien il y aurait à apprendre dans les ouvrages de ces hommes qui savaient si bien voir, et raconter si fidèlement ce qu’ils avaient vu.
Nous avons remarqué, dans un livre arabe intitulé : Chaîne de Chroniques[44], et composé au IXe siècle, un passage bien capable de donner une idée de ce qu’on savait en Chine à une époque où nous ne savions pas grand-chose. Nous citerons volontiers ce fragment, qui nous a paru de nature à intéresser le lecteur. Voici comment s’exprime le narrateur arabe.
« Il y avait à Bassora un homme de la tribu des Coreïschites, appelé Ibn-Vahab et qui descendait de Habbar, fils d’Al-Asvad. La ville de Bassora ayant été ruinée, Ibn-Vahab quitta le pays et se rendit à Siraf. En ce moment un navire se disposait à partir pour la Chine. Dans de telles circonstances, il vint à Ibn-Vahab l’idée de s’embarquer sur ce navire. Quand il fut arrivé en Chine, il voulut aller voir le roi suprême ; il se mit donc en route pour Khomdan[45], et, du port de Khan-fou[46] à la capitale, le trajet fut de deux mois. Il lui fallut attendre longtemps à la porte impériale, bien qu’il présentât des requêtes et qu’il s’annonçât comme étant issu du même sang que le prophète des Arabes. Enfin l’empereur fit mettre à sa disposition une maison particulière et ordonna de lui fournir tout ce qui lui serait nécessaire ; en même temps, il chargea l’officier qui le représentait à Khan-fou de prendre des informations et de consulter les marchands au sujet de cet homme, qui prétendait être parent du prophète des Arabes, à qui Dieu puisse être propice ! Le gouverneur de Khan-fou annonça, dans sa réponse, que la prétention de cet homme était fondée. Alors l’empereur l’admit auprès de lui, lui fit des présents considérables, et cet homme retourna dans l’Irak avec ce que l’empereur lui avait donné.
Cet homme était devenu vieux ; mais il avait conservé l’usage de toutes ses facultés. Il nous raconta que, se trouvant auprès de l’empereur, le prince lui fit des questions au sujet des Arabes et sur les moyens qu’ils avaient employés pour renverser l’empire des Perses. Cet homme répondit : Les Arabes ont été vainqueurs par le secours de Dieu, de qui le nom soit célébré, et parce que les Perses, plongés dans le culte du feu, adoraient le soleil et la lune, de préférence au Créateur… – L’empereur reprit : Les Arabes ont triomphé, en cette occasion, du plus noble des empires, du plus vaste en terres cultivées, du plus abondant en richesses, du plus fertile en hommes intelligents, de celui dont la renommée s’étendait le plus loin… Puis il continua : Quel est, dans votre opinion, le rang des principaux empires du monde ? – L’homme répondit qu’il n’était pas au courant de matières semblables. – Alors l’empereur ordonna à l’interprète de lui dire ces mots : Pour nous, nous comptons cinq grands souverains. Le plus riche en provinces est celui qui règne sur l’Irak, parce que l’Irak est situé au milieu du monde, et que les autres rois sont placés autour de lui. Il porte, chez nous, le titre de roi des rois. Après cet empire vient le nôtre ; le souverain est surnommé le roi des hommes, parce qu’il n’y a pas de roi sur la terre qui maintienne mieux l’ordre dans ses États que nous et qui exerce une surveillance plus exacte. Il n’y a pas non plus de peuple qui soit plus soumis à son prince que le nôtre. Nous sommes donc réellement les rois des hommes. Après cela vient le roi des bêtes féroces, qui est le roi des Turks et dont les États sont contigus à ceux de la Chine. Le quatrième roi en rang est le roi des éléphants, c’est-à-dire le roi de l’Inde ; on le nomme chez nous le roi de la sagesse, parce que la sagesse tire son origine des Indiens. Enfin l’empereur des Romains, qu’on nomme, chez nous, le roi des beaux hommes, parce qu’il n’y a pas sur la terre de peuple mieux fait que les Romains, ni qui ait la figure plus belle. Voilà quels sont les principaux rois ; les autres n’occupent qu’un rang secondaire.
L’empereur ordonna ensuite à l’interprète de dire ces mots à l’Arabe : Reconnaîtrais-tu ton maître, si tu le voyais ?… L’empereur voulait parler de l’apôtre de Dieu, à qui Dieu veuille bien être propice. – Je répondis : Et comment pourrais-je le voir, maintenant qu’il se trouve auprès du Dieu très haut ? – L’empereur reprit : Ce n’est pas ce que j’entendais ; je voulais parler seulement de sa figure. – Alors l’Arabe répondit oui. – Aussitôt l’empereur fit apporter une boîte ; il plaça la boîte devant lui, puis, tirant quelques feuilles, il dit à l’interprète : Fais-lui voir son maître… Je reconnus sur ces pages les portraits des prophètes ; en même temps, je fis des vœux pour eux, et il s’opéra un mouvement dans mes lèvres. – L’empereur ne savait pas que je reconnaissais les prophètes ; il me fit demander par l’interprète pourquoi j’avais remué les lèvres. L’interprète le fit, et je répondis : Je priais pour les prophètes. – L’empereur demanda comment je les avais reconnus, et je répondis : Au moyen des attributs qui les distinguent. Ainsi, voilà Noé dans l’arche, qui se sauva avec sa famille, lorsque le Dieu très-haut commanda aux eaux et que toute la terre fut submergée avec ses habitants ; Noé et les siens échappèrent seuls au déluge. – À ces mots, l’empereur se mit à rire et dit : Tu as deviné juste lorsque tu as reconnu Noé ; quant à la submersion de la terre entière, c’est un fait que nous n’admettons pas. Le déluge n’a pu embrasser qu’une portion de la terre ; il n’a atteint ni notre pays, ni celui de l’Inde. – Ibn-Vahab rapportait qu’il craignait de réfuter ce que venait de dire l’empereur et de faire valoir les arguments qui étaient à sa disposition, vu que le prince n’aurait pas voulu les admettre ; mais il reprit : Voilà Moïse et son bâton, avec les enfants d’Israël. – C’est vrai ; mais Moïse se fit voir sur un bien petit théâtre, et son peuple se montra mal disposé à son égard. – Je repris : Voilà Jésus, sur un âne, entouré des apôtres. – L’empereur dit : Il a eu peu de temps à paraître sur la scène ; sa mission n’a guère duré qu’un peu plus de trente mois.
Ibn-Vahab continua à passer en revue les différents prophètes ; mais nous nous bornons à répéter une partie de ce qu’il nous dit. Ibn-Vahab ajoutait qu’au-dessus de chaque figure de prophète on voyait une longue inscription qu’il supposa renfermer le nom des prophètes, le nom de leurs pays et les circonstances qui accompagnèrent leur mission ; ensuite il poursuivit ainsi : Je vis la figure du prophète, sur qui soit la paix ! Il était monté sur un chameau, et ses compagnons étaient également sur leurs chameaux, placés autour de lui. Tous portaient à leurs pieds des chaussures arabes ; tous avaient des cure-dents attachés à leurs ceintures ; m’étant mis à pleurer, l’empereur chargea l’interprète de me demander pourquoi je versais des larmes ; je répondis : Voilà notre prophète, notre seigneur et mon cousin, sur lui soit la paix ! – L’empereur répondit : Tu as dit vrai, lui et son peuple ont élevé le plus glorieux des empires ; seulement il n’a pu voir de ses yeux l’édifice qu’il avait fondé, l’édifice n’a été vu que de ceux qui sont venus après lui. – Je vis un grand nombre d’autres figures de prophètes dont quelques-unes nous faisaient signe de la main droite, réunissant le pouce et l’index, comme si, en faisant ce mouvement, elles voulaient attester quelque vérité. Certaines figures étaient représentées debout sur leurs pieds, faisant signe avec leur doigt vers le ciel. Il y avait encore d’autres figures ; l’interprète me dit que ces figures représentaient les prophètes de la Chine et de l’Inde.
Ensuite l’empereur m’interrogea au sujet des califes et de leur costume, ainsi que sur un grand nombre de questions de religion, de mœurs et d’usages, suivant qu’elles se trouvaient à ma portée ; puis il ajouta : Quel est, dans votre opinion, l’âge du monde ? – Je répondis : On ne s’accorde pas à cet égard. Les uns disent qu’il a six mille ans, d’autres moins, d’autres plus ; mais la différence n’est pas grande. – Là-dessus l’empereur se mit à rire de toutes ses forces. Le vizir, qui était debout auprès de lui, témoigna aussi qu’il n’était pas de mon avis. L’empereur me dit : Je ne présume pas que votre prophète ait dit cela. – Là-dessus, la langue me tourna, et je répondis : Si, il l’a dit. – Aussitôt je vis quelques signes d’improbation sur sa figure ; il chargea l’interprète de me transmettre ces mots : Fais attention à ce que tu dis, on ne parle aux rois qu’après avoir bien pesé ce qu’on va dire. Tu as affirmé que vous ne vous accordez pas sur cette question ; vous êtes donc en dissidence au sujet d’une assertion de votre prophète, et vous n’acceptez pas tout ce que vos prophètes ont établi ? Il ne convient pas d’être divisé dans des cas semblables ; au contraire, des affirmations pareilles devraient être admises sans contestations. Prends donc garde à cela et ne commets plus la même imprudence.
L’empereur dit encore beaucoup de choses qui ont échappé de ma mémoire, à cause de la longueur du temps qui s’est écoulé dans l’intervalle ; puis il ajouta : Pourquoi ne t’es-tu pas rendu de préférence auprès de ton souverain, qui se trouvait bien mieux à ta portée que nous pour la résidence et pour la race ? – Je répondis : Bassora, ma patrie, était dans la désolation ; je me trouvais à Siraf ; je vis un navire qui allait mettre à la voile pour la Chine, j’avais entendu parler de l’éclat que jette l’empire de la Chine, et de l’abondance des biens qu’on y trouve. Je préférai me rendre dans cette contrée et la voir de mes yeux. Maintenant je retourne dans mon pays, auprès du monarque mon cousin ; je raconterai au monarque l’éclat que jette cet empire, et dont j’ai été témoin. Je lui parlerai de la vaste étendue de cette contrée, de tous les avantages dont j’y ai joui, de toutes les bontés qu’on y a eues pour moi. Ces paroles firent plaisir à l’empereur ; il me fit donner un riche présent ; il voulut que je m’en retournasse à Khan-fou sur les mulets de la poste. Il écrivit même au gouverneur de Khan-fou, pour lui recommander d’avoir des égards pour moi, de me considérer plus que tous les fonctionnaires de son gouvernement, et de me fournir tout ce qui me serait nécessaire, jusqu’au moment de mon départ. Je vécus dans l’abondance et la satisfaction jusqu’à mon départ de la Chine.
Nous questionnâmes Ibn-Vahab au sujet de la ville de Khomdan, où résidait l’empereur, et sur la manière dont elle était disposée. Il nous parla de l’étendue de la ville et du grand nombre de ses habitants. La ville, nous dit-il, est divisée en deux parties qui sont séparées par une rue longue et large. L’empereur, le vizir, les troupes, le cadi des cadis, les eunuques de la cour et toutes les personnes qui tiennent au gouvernement occupent la partie droite et le côté de l’orient. On n’y trouve aucune personne du peuple, ni rien qui ressemble à un marché. Les rues sont traversées par des ruisseaux et bordées d’arbres ; elles offrent de vastes hôtels. La partie située à gauche, du côté du couchant, est destinée au peuple, aux marchands, aux magasins et aux marchés. Le matin, quand le jour commence, on voit les intendants du palais impérial, les domestiques de la cour, les domestiques des généraux et leurs agents, entrer à pied ou à cheval dans la partie de la ville où sont les marchés et les boutiques ; on les voit acheter des provisions et tout ce qui est nécessaire à leur maître ; après cela, ils s’en retournent, et l’on ne voit plus aucun d’eux dans cette partie de la ville jusqu’au lendemain matin.
La Chine possède tous les genres d’agréments ; on y trouve des bosquets charmants, des rivières qui serpentent au travers ; mais on n’y trouve pas le palmier. »
En lisant les relations de ces voyageurs arabes, on voit bien que, réellement, ils ont été en Chine ; et, à part les exagérations inhérentes au caractère oriental, il est facile de reconnaître le pays dont ils parlent. Il s’échappe de leurs récits comme des exhalaisons, des parfums, qui ne sont pas inconnus ; on sent la Chine. Chose singulière ! ce peuple, souvent bouleversé par de longues et profondes révolutions, a néanmoins toujours conservé une teinte particulière, un cachet qui lui est propre et qui empêche de le confondre avec aucun autre peuple. Les Chinois du IXe siècle, dont parlent les Arabes, sont bien ceux que retrouve Marco Polo au XIIIe, quoiqu’ils soient soumis alors à la domination des Tartares mongols. Plus tard, au XVIe siècle, les Portugais doublent le cap de Bonne-Espérance, vont découvrir la Chine, et reconnaissent ce peuple dont l’illustre voyageur vénitien avait tant entretenu l’Europe. De nos jours enfin, on ne fait, en quelque sorte, que renouveler connaissance avec les vieux Chinois des Arabes et de Marco Polo.
Le jeune préfet de I-tou-hien, après avoir recueilli avec le plus vif intérêt les divers renseignements que nous lui donnâmes sur les divers peuples de l’Europe, s’avisa de nous demander comment nous appelions son pays dans notre langue. Quand il eut appris que nous lui donnions le nom de Chine, et à ses habitants celui de Chinois, il ne revenait pas de son étonnement. Il voulait savoir, à toute force, ce que voulaient dire ces deux mots, le sens propre qu’ils avaient, pourquoi on avait choisi Chine et Chinois pour désigner son pays et ses compatriotes. « Nous autres, disait-il, nous appelons les heureux habitants de votre illustre contrée, Siyang-jin. Si veut dire Occident, yang, mer, et jin, homme ; ce qui fait « hommes des mers occidentales » ; voilà la dénomination générale. Pour désigner les divers peuples, nous transcrivons leurs noms aussi fidèlement que le permettent nos caractères. Ainsi, nous disons : Fou-lang-saï-jin, c’est-à-dire « hommes fa-ran-çais ». Quand nous parlons des Occidentaux, quelquefois nous saisissons un trait saillant du peuple que nous voulons désigner, et nous le traduisons dans notre langue. Ainsi, nous appelons les In-ki-li (Anglais, English) Houng-mao-jin, « hommes à poils rouges », parce qu’ils ont, dit-on, les cheveux rouges ; nous donnons aux Ya-mé-ly-kien (Américains) le nom de Hoa-ki-jin, « hommes de la bannière fleurie », parce que, dit-on, le pavillon qui flotte au mât de leur navire est bariolé de diverses couleurs. Vous voyez que toutes ces dénominations présentent un sens à l’esprit, elles veulent dire quelque chose. Il doit en être ainsi de vos deux mots Chine et Chinois ; puisqu’ils n’appartiennent pas à notre langue, ils doivent nécessairement signifier quelque chose dans la vôtre… » Ces expressions, bien étranges en effet aux oreilles d’un Chinois, intriguaient énormément cet excellent magistrat. Pour l’empêcher de croire que nous y attachions un sens satirique et malveillant, nous fûmes obligés de lui faire une petite dissertation historique, et de lui prouver que ces deux mots appartenaient radicalement à la langue chinoise, que c’était le nom qu’ils se donnaient eux-mêmes autrefois ; mais que nous l’avions altéré pour le plier au génie de notre langue, de la même manière que les Chinois disaient Fou-lang-saï, au lieu de Français.
Il est, en effet, incontestable que les expressions Chinois et Chine nous viennent réellement de ce pays. Les Chinois ont toujours eu l’habitude de désigner leur empire d’après le nom de la dynastie régnante. C’est ainsi que, dans les temps les plus reculés, ils lui donnaient les noms de Thang, de Yu et de Hia. Les hauts faits des empereurs de la dynastie des Han mirent ce dernier nom en usage, et, depuis ce temps, les Chinois portent celui de Han-jin, « hommes de Han » ; il est encore aujourd’hui très commun, surtout dans les provinces septentrionales. La dynastie des Thang s’étant encore plus illustrée par ses conquêtes que celle des Han, le nom de Thang-jin fut, pendant plusieurs siècles, en usage pour désigner les Chinois. De nos jours, la Chine étant gouvernée par la dynastie mandchoue, qui a adopté le titre de Tsing, « pur », les Chinois s’appellent Tsing-jin, « hommes de Tsing », comme ils portaient le nom de Ming-jin, sous la dynastie des Ming. C’est absolument comme si les Français avaient pris successivement le nom de Carlovingiens, de Capétiens, de Napoléoniens, suivant le nom des dynasties qui se sont succédé en France.
Le nom de Chine, par lequel nous désignons ce vaste pays, est d’un usage presque général dans l’Asie orientale ; nous le tenons des Malais qui appellent cet empire Tchina. Les Malais connurent les Chinois dans la seconde moitié du IIIe siècle avant notre ère ; quand le fameux empereur Tsin-che-hoang soumit la partie méridionale de la Chine avec le Tonquin, et poussa ses conquêtes jusqu’en Cochinchine. Les peuples des îles Malaises, ayant des relations directes avec ces contrées, connurent donc à cette époque les Chinois, qui portaient alors le nom de Tsin, d’après celui de la dynastie régnante. Les Malais, n’ayant pas la lettre aspirée ts, prononçaient ce mot Tchina, en y ajoutant un a. Les pilotes, et une partie des matelots qui conduisirent plus tard les premiers navires portugais en Chine, étant d’origine malaise, il était tout naturel que les Portugais adoptassent le nom que leurs guides donnaient à la Chine. Ainsi les premiers Européens ont appelé ce pays Tchina, et ce nom s’est ensuite un peu modifié, suivant la langue des divers peuples qui l’ont adopté.
Il est également constant que les premières relations des Chinois avec l’Inde datent du temps de la dynastie Tsin. Ce nom fut changé aussi par les Hindous en Tchina, pour la même raison que chez les Malais ; car l’alphabet dévanagari et ses dérivés n’ont pas la consonne ts aspirée, et, en cas de besoin, on l’y remplace par le tch. C’est aussi de l’Inde que les Arabes reçurent le mot Tsin. Pour le conformer à leur alphabet, ils durent écrire Sin, Sina, et c’est probablement de là qu’est venue l’expression latine de Sinæ, Sinenses, pour désigner les Chinois.
Quoique les navigateurs arabes et les premiers Portugais qui allaient dans l’Inde eussent adopté le nom sanscrit et malais de Tchina pour la Chine méridionale, la partie septentrionale de ce pays, ne portant pas le même nom chez les peuples voisins, fut aussi appelée différemment dans l’Occident. Sous la dynastie des Han, c’est-à-dire dans les deux siècles avant et après notre ère, les Chinois avaient conquis toute l’Asie centrale, jusqu’aux bords de l’Oxus et de l’Iaxarte. Ils y avaient établi des colonies militaires, et leurs négociants parcouraient ces contrées pour y échanger leurs marchandises contre d’autres produits venus de la Perse ou de l’empire romain. Ils apportaient principalement de la soie et des tissus de cette matière, qui trouvaient un excellent débouché en Perse et en Europe. D’après les auteurs grecs, le mot ser désigne le ver à soie et les habitants de la Serica, pays duquel venait la soie. Ce fait démontre que le nom de Sères leur venait de la marchandise précieuse que les peuples de l’Occident allaient chercher chez eux. En arménien, l’insecte qui produit la soie s’appelle chiram, nom qui ressemble assez au ser des Grecs. Il est naturel de croire que ces deux mots avaient été empruntés à des peuples plus orientaux. C’est ce que les langues mongole et mandchoue nous donnent la facilité de démontrer. Il en résulte que le nom de la soie chez les anciens, et aussi chez les modernes, est originaire de la partie orientale de l’Asie. La soie s’appelle sirke chez les Mongols, et sirghe chez les Mandchous. Ces deux nations habitaient au nord et au nord-est de la Chine ; est-il présumable qu’elles eussent reçu ces dénominations des peuples de l’Occident ? D’un autre côté, le mot chinois see, qui désigne la soie, montre non seulement de la ressemblance avec sirke et sirghe, mais principalement avec le ser des Grecs. Cette analogie frappera bien plus quand on saura que, dans la langue chinoise, la lettre r ne se prononce pas. Le mot coréen qui désigne la soie est tout à fait identique avec le ser des Grecs. La soie a donc donné son nom au peuple qui la fabriquait et l’envoyait dans l’Occident. Ainsi les Sères des Romains et des Grecs sont évidemment les Chinois[47], dont l’empire était autrefois séparé par l’Oxus de celui de la Perse.
Parmi les différents noms que les Chinois donnent à leur pays, le plus ancien et le plus usité est celui de Tchoung-kouo, c’est-à-dire « royaume ou empire du Milieu ». Les historiens chinois rapportent que cette dénomination date du temps de Tching-wang, second empereur de la dynastie des Tcheou, lequel régnait à la fin du XIIe siècle avant notre ère. À cette époque la Chine était divisée en plusieurs principautés qui prenaient toutes le titre de royaumes. Tcheou-koung, oncle de l’empereur, donna à la ville de Lo-yang, dans la province actuelle du Ho-nan, où était la résidence du monarque chinois, le nom de royaume du Milieu, parce qu’il se trouvait, en effet, au milieu des autres royaumes qui formaient alors la Chine. Depuis ce temps, la portion de l’empire ou sa totalité, possédée par les empereurs, a toujours porté ce titre. Telle est la véritable et seule origine de la dénomination d’empire du Milieu, qui s’est conservée jusqu’à ce jour. Cependant on ne se fait pas faute de plaisanter beaucoup sur ce nom dans la plupart des livres européens qui parlent de la Chine ; on en conclut hardiment que les Chinois sont, en géographie, d’une ignorance complète, tandis qu’il serait plus vrai de dire qu’on ne comprend rien soi-même aux traditions de ce peuple. « Je n’ai pas besoin, dit Klaproth dans ses Mémoires, de rejeter l’idée absurde de ceux qui prétendent que les Chinois croient que leur pays est situé au milieu du monde, et que c’est pour cette raison qu’ils l’appellent l’empire du Milieu. Un matelot ou un portefaix de Canton, peut, à la vérité, donner une pareille explication ; mais c’est à l’intelligence de celui qui questionne de l’adopter ou de la rejeter. »
Les Chinois donnent encore à leur pays le nom de Tchoung-hoa, ou « fleur du Milieu », de Tien-tchao, ou « empire céleste », et de Tien-hia, « le dessous du ciel ou le monde », comme les Romains se servaient du mot orbis pour désigner leur empire.
Il est évident que nous ne donnâmes pas au mandarin de I-tou-hien tous les détails dans lesquels nous venons d’entrer. Nous ne lui parlâmes ni des Grecs, ni des Romains, pas même des Arabes ; mais nous lui en dîmes cependant assez pour lui faire bien comprendre pourquoi, en Europe, nous les appelons Chinois, et non pas Tchoung-kouo-jin, « hommes de l’empire du Milieu ». Nos explications le satisfirent complètement, et il parut tout heureux de voir que le mot Chinois n’était pas un injurieux sobriquet, comme il avait eu l’air de le croire tout d’abord.
Il fallut enfin prendre congé de cet intéressant docteur, et ce ne fut pas sans regret. Nous brûlions d’envie de nous arrêter un jour ; mais les rites étaient là qui nous le défendaient, et nous ne devions pas être impolis envers un homme qui avait été si plein d’attention et de délicatesse.
De I-tou-hien, nous allâmes par terre jusqu’à Song-tche-hien. L’étape n’était pas longue et la route fut assez agréable. Nous nous arrêtâmes dans cette dernière ville, sur la recommandation du jeune préfet de I-tou-hien. Il nous avait annoncé que nous y trouverions un de ses amis, remplissant les fonctions de premier magistrat, et dont nous n’aurions qu’à nous louer. Pendant la nuit, il l’avait fait prévenir de notre arrivée, et il dut, sans doute, lui écrire des choses merveilleuses sur notre compte ; car nous fûmes reçus avec une pompe extraordinaire. On avait dressé, devant la porte d’entrée du palais communal, un petit arc de triomphe, orné de tentures de soie rouge, de fleurs artificielles, de clinquant et de lanternes coloriées. Aussitôt que nous fûmes entrés dans la première cour, on nous accueillit par une bruyante détonation d’innombrables pétards que les gardiens du palais tenaient suspendus par longues enfilades au haut d’un bambou.
Nous étions attendus sur le seuil de la salle de réception par un bon petit vieillard, encore plein de vigueur et qui, en nous voyant, parut tout pétillant de joie. C’était le premier magistrat de la ville, celui dont on nous avait tant fait l’éloge à I-tou-hien. Notre présence semblait le mettre hors de lui ; il nous serrait dans ses bras, nous regardait en riant, allait, venait, donnait des ordres à tout le monde, puis recommençait à nous faire ses petites salutations et ses caresses. Enfin il se calma, et nous nous assîmes pour prendre le thé, en attendant la collation qu’il avait donné ordre de nous servir. Il se trouvait un peu en retard sur ce point, parce que nous étions arrivés plus vite qu’on ne s’y attendait.
Ce respectable magistrat n’avait pas la finesse d’esprit ni les manières distinguées de son jeune confrère de I-tou-hien ; mais il nous parut doué d’une grande pénétration. Il causait avec agrément, et l’élégance des formes se trouvait compensée chez lui par un ton de franchise et de bonhomie qui convenait merveilleusement à son âge avancé. Nous apprîmes de son sse-yé ou conseiller intime qu’il était issu d’une pauvre famille de cultivateurs. Sa jeunesse avait été laborieuse et remplie de privations ; il avait subi les examens littéraires avec tant de distinction, que malgré son obscurité, et quoiqu’il n’eût personne pour le protéger, il obtint dans sa province le grade de bachelier, et, plus tard, à Pékin, celui de docteur. Ensuite il avait gravi péniblement les degrés inférieurs de la magistrature, et, à force de mérite, il était enfin arrivé à la charge de préfet dans une ville de troisième ordre. Pour parvenir aux dignités supérieures, il fallait faire des dépenses considérables, offrir des cadeaux très coûteux aux personnages les plus influents de la cour et aux ministres. Il ne pouvait donc prétendre à un emploi plus élevé parce qu’il était pauvre, et il était pauvre parce qu’il ne pressurait pas ses administrés, parce qu’il leur rendait la justice gratuitement et qu’il partageait son modique traitement avec les indigents de son district ; aussi chacun l’aimait et bénissait son administration.
Dès que nous fûmes installés dans le palais communal, nous remarquâmes que le peuple entrait librement partout, envahissant les cours, les jardins et les appartements, pénétrant même, sans se gêner, dans la salle où nous étions à causer avec le préfet. Maître Ting ayant fait l’observation que nous n’aimions pas ces réunions tumultueuses : « Laissez-les approcher, nous dit le préfet en souriant et en nous regardant avec supplication, ne les renvoyez pas, ils veulent voir ; s’ils vous incommodent, je n’aurai qu’à leur faire un signe, ils se retireront. » Nous eûmes bien garde de contrister ce bon magistrat en faisant exécuter à Song-tche-hien la consigne sévère qu’on avait dû observer dans les autres endroits. Ce jour-là il y eut liberté absolue pour tous, et chacun eut le privilège de venir à loisir étudier la configuration des hommes des mers occidentales. Pendant que les curieux nous contemplaient, les yeux fixes et la bouche entrouverte, nous prenions plaisir à voir le mandarin regardant les curieux avec béatitude, et jouissant du bonheur que ses chers Chinois paraissaient éprouver ; du reste, tout cela se passait fort paisiblement, et sans nous causer la moindre importunité. Lorsqu’on avait vu suffisamment, on se retirait pour faire place à d’autres, et si, par hasard, il survenait un peu de tumulte ou d’encombrement, le magistrat n’avait qu’à dire un mot, à faire un geste, et aussitôt tout rentrait dans l’ordre ; ses moindres intentions étaient exécutées promptement et d’une manière respectueuse et filiale.
Le préfet de Song-tche-hien, entouré de son peuple, était bien l’image d’un père de famille au milieu de ses enfants ; c’était une touchante réalisation de ces institutions et de ces lois chinoises, toujours basées sur le principe de la paternité et de la piété filiale, qui supposent que tout fonctionnaire est un père pour ses administrés, et les administrés des enfants à l’égard du fonctionnaire. Aujourd’hui ce magnifique système d’administration n’est plus qu’une vaine théorie, et, à part quelques rares exceptions, on ne le retrouve plus que dans les livres ; les mandarins ne sont guère qu’une formidable et imposante association de petits tyrans et de grands voleurs, fortement organisée pour écraser et piller le peuple.
Mais, nous le répétons, ce désordre ne découle pas des institutions chinoises, il n’est pas inhérent au principe du gouvernement, il en est, au contraire, une violation flagrante.
En lisant les Annales de la Chine, on remarque qu’autrefois, sous certaines dynasties, les mandarins étaient de bons magistrats, s’occupant paternellement de ceux dont le bonheur leur était confié. On les voyait sortir souvent pour faire la visite de leur district, prendre connaissance par eux-mêmes des besoins des pauvres, des souffrances des malheureux, afin de pouvoir travailler plus efficacement au soulagement de toutes les infortunes ; ils parcouraient les campagnes pour examiner l’état des moissons, encourager les agriculteurs laborieux, et réprimander ceux qui montraient de la négligence dans leurs travaux. S’il survenait une inondation ou quelque autre calamité publique, ils accouraient pour constater le mal et aviser aux moyens de le réparer. Le premier et le quinzième jour de chaque lune, ils donnaient des instructions au peuple qui allait les entendre avec empressement ; la justice était surtout rendue avec exactitude. Tout opprimé, tout homme lésé dans ses droits, pouvait se présenter au tribunal ; il n’avait qu’à frapper sur une grande cymbale, placée tout exprès dans la cour intérieure, et le mandarin, aussitôt qu’il entendait ce bruit, était obligé de paraître et d’écouter le plaignant à quelque heure que ce fût du jour ou de la nuit.
Maintenant les choses ne vont pas tout à fait de la même manière ; il y a bien encore dans toutes les localités l’endroit désigné pour les instructions que le mandarin doit faire au peuple ; il se nomme chan-yu-ting, salle des saintes instructions ; mais, au jour fixé, le mandarin ne fait qu’y passer, par manière d’acquit ; personne n’est là pour l’écouter, aussi ne dit-il jamais rien ; il fume une pipe, boit une tasse de thé et s’en retourne. Dans les tribunaux on voit bien encore la cymbale des opprimés ; mais on se garde bien d’aller frapper dessus, parce qu’on serait immédiatement fouetté ou mis à l’amende.
La conduite que les mandarins tenaient autrefois envers les habitants d’un district n’était qu’une répétition en petit de ce qui était observé par l’empereur à l’égard de ses sujets. L’usage que les souverains chinois ont toujours observé de publier, de temps en temps, des instructions sur la morale, l’agriculture ou l’industrie, remonte aux premiers temps de la monarchie. L’empereur de la Chine n’est pas seulement le chef suprême de l’État, le grand sacrificateur et le principal législateur de la nation, il est encore le prince des lettrés et le premier docteur de l’empire ; il n’est pas moins chargé d’instruire que de gouverner ses peuples, ou, pour mieux dire, instruire et gouverner ne doit être qu’une même chose. Tous les décrets sont des instructions, les ordres sont donnés sous la forme de leçons et en portent même le nom, les châtiments et les supplices en sont le complément ; en un mot, l’empereur n’est rigoureusement qu’un père qui instruit ses enfants et qui est contraint quelquefois de les châtier.
Les chan-yu, ou saints édits émanés du pinceau impérial pour l’instruction du peuple, doivent être lus en partie, et expliqués, le premier et le quinzième jour de chaque mois, avec un grand appareil, et selon le cérémonial qui règle cette solennité. Dans chaque ville ou village, les autorités civiles et militaires, revêtues du costume qui les distingue, se rassemblent dans une salle publique ; le maître des cérémonies, personnage toujours indispensable dans une réunion de Chinois, crie à haute voix, à tous les assistants, de défiler, ce qu’ils font chacun à son rang ; il avertit ensuite d’exécuter, devant une tablette où sont écrits les noms sacrés de l’empereur, les trois génuflexions et les neuf battements de tête. Cette cérémonie terminée, on passe dans la salle nommée chan-yu-ting, où le peuple et les soldats sont debout, en silence ; le maître des cérémonies dit alors : « Commencez avec respect. » Le magistrat qui a l’office de lecteur s’avance vers un autel où sont placés les parfums, s’agenouille, prend avec de grandes démonstrations de respect la tablette sur laquelle est écrite la maxime qui a été choisie pour l’explication du jour, et monte sur une estrade. Un vieillard reçoit la tablette et la pose sur l’estrade vis-à-vis du peuple ; puis, faisant faire silence avec un instrument de bois en forme de clochette qu’il tient à la main, il lit la sentence à haute voix. Ensuite le maître des cérémonies crie : « Expliquez telle sentence du saint édit. » L’orateur se lève et explique le sens de la maxime qui roule ordinairement sur quelque lieu commun des livres moraux des Chinois.
Cet usage, pratiqué sérieusement, ne peut être que louable et utile ; mais ce n’est plus qu’une vaine cérémonie. Il en est de même de cette fête si connue, où, dans les premiers jours du printemps, l’empereur se rend avec toute sa cour dans la campagne pour labourer lui-même un champ, et encourager l’agriculture ; chaque mandarin doit répéter la même cérémonie dans son district. Il est incontestable que ces belles institutions avaient autrefois une grande influence, parce qu’elles étaient prises au sérieux par les mandarins et par le peuple. Nous pourrions apporter une foule d’exemples tirés des Annales de la Chine pour donner une idée de ce qu’était cette nation dans les temps passés ; mais nous aimons mieux laisser parler l’auteur arabe que nous avons déjà cité, parce qu’il sera moins suspect qu’un écrivain chinois.
« Un homme originaire du Khorassan était venu dans l’Irak et y avait acheté une grande quantité de marchandises ; puis il s’embarqua pour la Chine. Cet homme était avare et très intéressé ; il s’éleva un débat entre lui et l’eunuque que l’empereur avait envoyé à Khan-fou, rendez-vous des marchands arabes, pour choisir, parmi les marchandises nouvellement arrivées, celles qui convenaient au prince. Cet eunuque était un des hommes les plus puissants de l’empire ; c’est lui qui avait la garde des trésors et des richesses de l’empereur. Le débat eut lieu au sujet d’un assortiment d’ivoire et de quelques autres marchandises ; le marchand refusant de céder ses marchandises au prix qu’on lui proposait, la discussion s’échauffa ; alors l’eunuque poussa l’audace jusqu’à mettre à part ce qu’il y avait de mieux parmi les marchandises et à s’en saisir, sans s’inquiéter des réclamations du propriétaire.
Le marchand partit secrètement de Khan-fou et se rendit à Khomdan, capitale de l’empire, à deux mois de marche, et même davantage ; il se dirigea vers la Chine dont il a été parlé. L’usage est que celui qui agite la sonnette[48] sur la tête du roi soit conduit immédiatement, à dix journées de distance, dans une espèce de lieu d’exil ; là, il est tenu en prison pendant deux mois, ensuite le gouverneur du lieu le fait venir en sa présence, et lui dit : Tu as fait une démarche qui, si ta réclamation n’est pas fondée, entraînera la perte et l’effusion de ton sang ; en effet, l’empereur avait placé à la portée de toi et des personnes de ta profession des vizirs et des gouverneurs auxquels il ne tenait qu’à toi de demander justice. Sache que, si tu persistes à t’adresser directement à l’empereur, et que tes plaintes ne soient pas de nature à justifier une telle démarche, rien ne pourra te sauver de la mort ; il est bon que tout homme qui voudrait faire comme toi soit détourné de suivre ton exemple jusqu’au bout : désiste-toi donc de ta réclamation et retourne à tes affaires. Or, quand un homme, en pareil cas, retire sa plainte, on lui applique cinquante coups de bâton, et on le renvoie dans le pays d’où il est parti ; mais, s’il persiste, on le conduit devant l’empereur.
Tout cela fut pratiqué à l’égard du Khorassanien ; mais il persista dans sa plainte et demanda à parler à l’empereur. Il fut donc ramené dans la capitale et conduit devant le prince ; l’interprète l’interrogea sur le but de sa démarche. Le marchand raconta comment un débat s’était élevé entre lui et l’eunuque, et comment l’eunuque lui avait arraché sa marchandise des mains. Le bruit de cette affaire s’était répandu dans Khan-fou et y était devenu public.
L’empereur ordonna de remettre le Khorassanien en prison, et de lui fournir tout ce dont il aurait besoin pour le boire et le manger ; en même temps il fit écrire par le vizir à ses agents de Khan-fou, pour les inviter à prendre des informations sur le récit qu’avait fait le Khorassanien et à tâcher de découvrir la vérité. Les mêmes ordres furent donnés au maître de la droite, au maître de la gauche et au maître du centre ; en effet, c’est sur ces trois personnages que roule, après le vizir, la direction des troupes ; c’est à eux que l’empereur confie la garde de sa personne ; quand le prince marche avec eux à la guerre et dans les occasions analogues, chacun des trois prend autour de lui la place qu’indique son titre. Ces trois fonctionnaires écrivirent donc à leurs subordonnés.
Mais tous les renseignements qu’on recevait tendaient à justifier le récit qu’avait fait le Khorassanien. Des lettres conçues dans ce sens arrivèrent de tous les côtés à l’empereur. Alors le prince manda l’eunuque : dès que celui-ci fut arrivé, on confisqua ses biens, et le prince retira de ses mains la garde de son trésor. En même temps le prince lui dit : Tu mériterais que je te fisse mettre à mort ; tu m’as exposé aux censures d’un homme qui est parti du Khorassan, sur les frontières de mon empire, qui est allé dans le pays des Arabes, de là dans les contrées de l’Inde, et enfin dans mes États, dans l’espoir d’y jouir de mes bienfaits ; tu voulais donc que cet homme, en passant, à son retour, par les mêmes pays, et en visitant les mêmes peuples, dît : J’ai été victime d’une injustice en Chine, et on m’y a volé mon bien. Je veux bien m’abstenir de répandre ton sang, à cause de tes anciens services ; mais je vais te préposer à la garde des morts, puisque tu n’as pas su respecter les intérêts des vivants. Par les ordres de l’empereur cet eunuque fut chargé de veiller à la garde des tombes royales, et de les maintenir en bon état.
Une des preuves de l’ordre admirable qui régnait jadis dans l’empire, à la différence de l’état actuel[49], c’est la manière dont se rendaient les décisions judiciaires, le respect que la loi trouvait dans les cœurs, et l’importance que le gouvernement, dans l’administration de la justice, mettait à faire choix de personnes qui eussent donné des garanties d’un savoir suffisant dans la législation, d’un zèle sincère, d’un amour de la vérité à toute épreuve, d’une volonté bien décidée de ne pas sacrifier le bon droit en faveur des personnes en crédit, d’un scrupule insurmontable à l’égard des biens des faibles et de ce qui se trouverait sous leurs mains.
Lorsqu’il s’agissait de nommer le cadi des cadis, le gouvernement, avant de l’investir de sa charge, l’envoyait dans toutes les cités qui, par leur importance, sont considérées comme les colonnes de l’empire. Cet homme restait dans chaque cité un ou deux mois, et prenait connaissance de l’état du pays, des dispositions des habitants et des usages de la contrée. Il s’informait des personnes sur le témoignage desquelles on pouvait compter, à tel point que, lorsque ces personnes auraient parlé, il fût inutile de recourir à de nouvelles informations. Quand cet homme avait visité les principales villes de l’empire, et qu’il ne restait pas de lieu considérable où il n’eût séjourné, il retournait dans la capitale, et on le mettait en possession de sa charge.
C’était le cadi des cadis qui choisissait ses subalternes et qui les dirigeait. Sa connaissance des diverses provinces de l’empire et des personnes qui, dans chaque pays, étaient dignes d’être chargées de fonctions judiciaires, qu’elles fussent nées dans le pays même ou ailleurs, était une connaissance raisonnée, laquelle dispensait de recourir aux lumières des gens qui, peut-être, auraient obéi à certaines sympathies, ou qui auraient répondu aux questions d’une manière contraire à la vérité. On n’avait pas à craindre qu’un cadi écrivît à son chef suprême une chose dont celui-ci aurait tout de suite reconnu la fausseté, et qu’il le fit changer de direction.
Chaque jour un crieur proclamait ces mots à la porte du cadi des cadis : Y a-t-il quelqu’un qui ait une réclamation à exercer, soit contre l’empereur, dont la personne est dérobée à la vue de ses sujets, soit contre quelqu’un de ses agents, de ses officiers et de ses sujets en général ? Pour tout cela, je remplace l’empereur, en vertu des pouvoirs qu’il m’a conférés et dont il m’a investi… Le crieur répétait ces paroles trois fois. En effet, il est établi en principe que l’empereur ne se dérange pas de ses occupations, à moins que quelque gouverneur ne se soit rendu coupable d’une iniquité évidente, ou que le magistrat suprême n’ait négligé de rendre la justice et de surveiller les personnes chargées de l’administrer. Or, tant qu’on se préserva de ces deux choses, c’est-à-dire tant que les décisions rendues par les administrations furent conformes à l’équité, et que les fonctions de la magistrature ne furent confiées qu’à des personnes amies de la justice, l’empire se maintint dans l’état le plus satisfaisant[50]. »
Cette dernière observation de l’écrivain arabe est encore aujourd’hui applicable à la Chine. C’est parce que la magistrature n’y est plus confiée à des personnes amies de la justice qu’on voit cet empire, jadis si florissant et si bien gouverné, aller de jour en jour en décadence, et marcher rapidement à une ruine effroyable et peut-être prochaine.
En recherchant la cause de cette désorganisation générale, de cette corruption qui dissout à vue d’œil toutes les classes de la société chinoise, il nous a semblé la trouver dans une grave modification à l’ancien système gouvernemental introduite par la dynastie mandchoue. Il fut établi qu’aucun mandarin ne pourrait exercer son emploi dans le même endroit pendant plus de trois ans, et que personne ne serait jamais fonctionnaire dans sa propre province. On devine aisément la pensée qui dicta une loi semblable. Aussitôt que les Tartares-Mandchous se virent maîtres de l’empire, ils furent effrayés de leur petit nombre ; perdus, en quelque sorte, au milieu de cette multitude innombrable de Chinois, ils durent se demander comment ils pourraient parvenir à gouverner cette immense nation naturellement hostile à une domination étrangère.
Remplir tous les postes de mandarins choisis parmi les Tartares, ils n’y eussent pas suffi ; d’ailleurs, ce n’eût pas été un excellent moyen pour pacifier les esprits et se faire accepter d’un peuple si jaloux et si convaincu de son mérite. Il fut donc décidé que les vaincus ne seraient pas exclus des fonctions publiques. Les emplois des cours suprêmes de Pékin furent doublés et partagés entre les Tartares et les Chinois. Ces derniers eurent, en grande partie, l’administration des provinces, à l’exception, toutefois, des premiers mandarinats militaires et des places fortes, qui furent réservés aux Tartares.
Malgré toutes ces précautions, il était encore bien difficile à la nation conquérante de consolider son pouvoir ; elle avait à craindre les conspirations. Il devait y avoir, parmi les hauts fonctionnaires, des partisans de la dynastie déchue ; l’autorité dont ils jouissaient dans les provinces était capable de leur donner une grande influence pour soulever le peuple. Il leur était aisé de tramer des conspirations, de s’entendre entre eux, de se rallier pour miner sourdement et à la longue le nouveau gouvernement. Il est donc probable que ce fut pour paralyser ces tentatives de contre-révolution qu’il fut statué que nul ne serait mandarin dans son propre pays, et que les magistrats n’exerceraient pas leur charge au-delà de trois ans dans le même lieu.
La dynastie mandchoue ne manqua certainement pas de colorer cette innovation de spécieux prétextes tirés de l’utilité publique et de la sollicitude pour le bonheur du peuple ; on n’oublia pas de dire que les magistrats, éloignés de leurs parents et de leurs amis, n’auraient à subir aucune influence dans l’administration de la justice, et seraient plus libres de se dévouer entièrement à leurs fonctions et aux intérêts du pays. Tels étaient les motifs avoués publiquement pour faire accepter cette modification aux institutions de l’empire ; mais, au fond, on avait pour but d’empêcher les hommes influents de prendre racine quelque part et de se créer des partisans.
Les conquérants de la Chine ont parfaitement réussi pendant plus de deux cents ans. Les grands mandarins chinois, errant toujours de province en province sans pouvoir jamais se fixer dans aucun poste, tout concert est devenu impossible ; les chefs de parti, les représentants de la nationalité chinoise, ne pouvant compter, dans les provinces, sur des agents dont l’autorité était passagère, les conjurations ont été facilement étouffées. Cette politique, bonne, peut-être, pour asseoir et consolider un pouvoir naissant, ne pouvait manquer d’être, dans la suite, une source de désordre ; en faisant de cette mesure, qui ne devait être que transitoire, une loi de l’empire, les imprudents vainqueurs de la Chine déposèrent, en quelque sorte, dans la racine même de leur pouvoir un germe empoisonné, qui devait se développer insensiblement et porter ses fruits de dissolution. Les magistrats et les fonctionnaires, n’ayant à passer que quelques années dans le même poste, y vivent comme des étrangers, sans s’inquiéter des besoins des populations qu’ils administrent ; aucun lien ne les attache à elles, tout leur souci consiste à ramasser le plus d’argent possible, à recommencer ensuite ailleurs la même opération, jusqu’à ce qu’ils puissent aller enfin dans leur pays natal jouir d’une fortune extorquée en détail dans toutes les provinces. On a beau crier contre leurs injustices et leurs déprédations, maudire leur administration, peu leur importe ; ils ne font que passer ; demain ils s’en iront à l’autre extrémité de l’empire où ils n’entendront plus les cris des victimes qu’ils ont dépouillées.
Les mandarins sont ainsi devenus égoïstes et indifférents au bien public. Le principe fondamental de la monarchie chinoise a été détruit ; car le magistrat n’est plus un père de famille vivant au milieu de ses enfants, c’est un maraudeur qui arrive sans qu’on sache d’où il sort, et s’en allant ensuite on ne sait où. Aussi, depuis l’avènement de la dynastie tartare-mandchoue, tout languit et tout meurt dans l’empire ; on ne voit plus, comme autrefois, ces grandes entreprises, ces travaux gigantesques, indices d’une vie forte et puissante chez la nation qui les exécute. On rencontre dans toutes les provinces des monuments qui durent exiger d’incroyables efforts et une longue persévérance : de nombreux canaux, des tours d’une grande hauteur, des ponts superbes, de larges routes à travers les montagnes, de fortes digues le long des fleuves, etc. Aujourd’hui, non seulement on ne fait rien de semblable, mais on laisse encore tomber en ruine les ouvrages des dynasties antérieures.
L’homme, surtout quand il n’est pas chrétien, se dépouille rarement de son amour-propre ; il aime à jouir du fruit de ses peines et de ses travaux ; s’il jette les fondements d’un édifice, il espère en voir le couronnement. À quoi bon, se dit un mandarin de passage, entreprendre ce que je n’aurai pas le temps de terminer ? à quoi bon semer pour qu’un autre vienne recueillir la moisson ?… Et avec cela les intérêts moraux et matériels des populations sont abandonnés. Il y aurait bien, nous n’en doutons pas, des gouverneurs de province, des préfets de ville, capables d’opérer des réformes utiles, de créer des institutions, d’exécuter des travaux souvent nécessaires, mais, considérant qu’ils ne sont là que pour quelques jours, ils n’ont pas le courage de mettre la main à l’œuvre ; les pensées d’égoïsme et d’intérêt privé prennent facilement le dessus ; alors ils s’occupent exclusivement de leurs affaires, réservant le bien public pour leurs successeurs qui ne manquent jamais, à leur tour, de le laisser à ceux qui viendront après eux.
Ce système établi, comme on le prétendait, dans le but de soustraire les mandarins aux influences de leurs parents et de leurs amis, et de rendre ainsi l’administration plus libre et plus indépendante, a eu encore, malheureusement, un résultat tout opposé. Les fonctionnaires se succèdent si vite dans les diverses localités, qu’ils ne sont jamais au courant des affaires du lieu soumis à leur juridiction ; le plus souvent même, ils se trouvent jetés au milieu de populations dont ils ne comprennent pas l’idiome. Ils ne sont nullement familiarisés avec les mœurs et les habitudes du pays ; car on se tromperait grandement, si l’on pensait que tous les Chinois se ressemblent. La différence est peut-être plus tranchée en Chine, de province à province, qu’entre les divers royaumes de l’Europe. Quand les magistrats arrivent dans leur mandarinat, ils y trouvent, à poste fixe, des interprètes, des fonctionnaires subalternes qui, étant au courant de toutes les affaires de la localité, savent rendre leurs services indispensables. Dans les plus petites circonstances, les mandarins seraient incapables d’agir sans le secours de ces agents, qui sont, au fond, les véritables administrateurs. Les dossiers de tous les procès sont entre leurs mains ; eux seuls les compulsent, dressent par avance la teneur des jugements, et le magistrat n’a qu’à promulguer, en public, ce qui a été déterminé en secret et sans sa participation. Or, tous ces factotums inamovibles sont de l’endroit même ; ils ont avec eux leurs parents et leurs amis, et on n’est pas surpris, dès lors, de voir les affaires judiciaires et administratives conduites par l’intrigue et la cabale. Les tribunaux sont remplis de ces vampires, incessamment occupés à soutirer la substance du peuple, d’abord au profit du mandarin, et puis pour leur propre compte et celui de leurs amis. Nous avons eu de fréquentes relations avec ces gens-là ; nous les avons vus souvent à l’œuvre, et nous ne saurions dire si le sentiment qu’ils nous inspiraient était de l’indignation ou du dégoût ; c’était peut-être un mélange de l’un et de l’autre.
Ainsi, depuis l’avènement de la dynastie tartare-mandchoue, la société chinoise a subi de profondes altérations. On a, en Europe, des idées bien étranges sur la prétendue immobilité de ce peuple. Des nouveautés introduites par la race conquérante sont souvent considérées comme des usages remontant à la plus haute antiquité, et procédant nécessairement du caractère chinois. Qui n’est, par exemple, convaincu que ce peuple a naturellement de l’antipathie contre les étrangers et qu’il s’est toujours appliqué à les tenir éloignés de ses frontières ? Cependant il n’est rien de plus inexact. Cet esprit exclusif et jaloux appartient plus particulièrement aux Tartares-Mandchous, et l’empire n’a été hermétiquement fermé aux étrangers que depuis leur domination.
Dans les siècles passés, les Chinois avaient des relations suivies avec tous les peuples de l’Asie. Les Arabes, les Persans, les Indiens ne trouvaient aucun obstacle pour venir trafiquer dans leurs ports ; ils pénétraient même dans l’intérieur et parcouraient librement les provinces. Ce Khorassanien et cet Arabe, qui s’en allaient en paix jusque dans la capitale demander audience à l’empereur, en sont une preuve incontestable. Le monument de Si-ngan-fou, dont nous avons cité l’inscription, témoigne que des missionnaires étrangers avaient prêché et pratiqué la religion chrétienne en toute liberté. Au XIIIe siècle, Marco Polo y a été très bien accueilli à deux époques différentes avec son père et son oncle. Quoique Vénitiens, ils y ont même exercé des fonctions publiques et de la plus haute importance, puisque Marco Polo fut gouverneur d’une province. Vers cette même époque, il y avait à Pékin un archevêque, et les cérémonies religieuses s’y faisaient publiquement. Sur la fin de la dernière dynastie chinoise, lorsque le P. Ricci et les premiers missionnaires jésuites recommencèrent les missions de la Chine, on ne voit pas qu’ils aient rencontré les mêmes difficultés qui existent aujourd’hui ; ils furent traités honorablement à la cour, et les premiers empereurs de la dynastie tartare ne firent que tolérer ce qui existait déjà.
Tout prouve donc que les Chinois n’ont pas toujours eu pour les étrangers une aussi grande répulsion qu’on se l’imagine. Plusieurs mandarins, avec lesquels nous avons eu occasion de parler de ce fait, et auxquels nous cherchions à faire comprendre combien la politique chinoise était antisociale et injurieuse pour les autres peuples, nous ont dit que jamais leur nation n’avait repoussé les étrangers, et que les mesures sévères qu’on prenait actuellement contre eux ne dataient que de l’époque du changement de dynastie.
Il est évident que les Mandchous, à la vue de leur petit nombre au milieu de cet immense empire, ont dû prendre tous les moyens imaginables pour conserver leur conquête. De peur que les étrangers n’eussent envie d’une proie si facile à leur être enlevée, ils ont fermé soigneusement toutes les portes de la Chine, croyant se mettre ainsi à l’abri de toutes les tentatives ambitieuses venues du dehors ; à l’intérieur ils ont cherché à tenir leurs ennemis divisés par le système de la succession rapide et continuelle des emplois. Ces deux moyens ont été, jusqu’à ce jour, couronnés de succès, et c’est même un fait vraiment prodigieux, et peut-être pas assez remarqué, qu’une poignée de nomades ait pu exercer, pendant plus de deux cents ans, une domination paisible et absolue sur le plus vaste empire du monde, et sur des populations qui sont, quoi qu’on en dise, extrêmement mobiles et remuantes. Il a fallu une politique bien habile, souple et vigoureuse en même temps, pour obtenir un semblable résultat ; mais tout fait présumer que ces mêmes moyens, qui ont peut-être le plus contribué à établir la puissance des Tartares-Mandchous, serviront à les jeter bas.
Ces étrangers, ces barbares, que le gouvernement de Pékin veut avoir l’air de mépriser parce qu’il les redoute beaucoup, finiront par s’impatienter devant ces portes obstinément fermées sur eux ; un beau jour ils les feront voler en éclats, et trouveront derrière un peuple innombrable, il est vrai, mais désuni, sans force de cohésion, et à la merci de quiconque voudra s’en emparer en tout ou en partie.
Le vénérable mandarin de Song-tche-hien, ce bon Chinois des temps antiques, nous fit entendre de nobles gémissements sur la décadence de sa patrie ; il nous disait : « Depuis que nous mettons en oubli les saintes traditions de nos ancêtres, le ciel nous abandonne ; ceux qui regardent attentivement la marche et les tendances des événements, ceux qui observent combien est grand l’égoïsme des magistrats, et combien est profonde la dépravation du peuple, éprouvent un sombre et douloureux pressentiment ; c’est que nous sommes à la veille d’un immense bouleversement. Comment s’opérera cette révolution pressentie par un grand nombre ? L’impulsion viendra-t-elle du dedans ou du dehors ? Nul ne le sait ; personne ne saurait le prévoir. Ce qu’il y a de certain, c’est que, depuis quelques années, la dynastie a perdu la protection du ciel, le peuple n’a plus que des sentiments de colère ou de mépris pour ceux qui le conduisent ; la piété filiale n’existant plus parmi nous, il faut que l’empire s’écroule[51]. »
Le mandarin qui nous parlait de la sorte était, nous l’avons déjà dit, d’un âge très avancé, par conséquent nous ne fûmes pas très étonnés de lui trouver l’humeur un peu inquiète et grondeuse ; le vieillard d’Horace est cosmopolite.
Le jeune et charmant préfet de I-tou-hien voyait le mal, nous n’en doutons pas, aussi clairement que son respectable ami de Song-tche-hien, mais il ne se désespérait pas ; il n’avait pas l’air de penser que la nation chinoise fût arrivée au bout de ses destinées. Il remarquait bien que tout se détraquait, qu’il n’y avait pas un seul rouage qui ne grinçât ; toutefois il aimait sa machine, il la trouvait bien faite, savamment combinée, et il avait grande confiance qu’on pourrait la faire marcher encore pendant des siècles ; il avouait pourtant qu’un sage et habile mécanicien était indispensable. Sur ce dernier point il était d’une grande réserve et ne voulut jamais nous laisser voir tout le fond de sa pensée ; sa qualité de haut fonctionnaire lui commandait une grande prudence, et nous nous gardâmes bien de le presser sur une question si délicate ; cependant il en dit assez pour nous laisser soupçonner que la chute de la dynastie tartare ne le plongerait pas dans une inconsolable désolation. Il avait l’air de trouver assez raisonnable et naturel que la nation chinoise fût gouvernée par un empereur chinois ; ce sentiment, que plusieurs mandarins ont laissé percer en notre présence, n’existe pas dans les masses, qui, comme nous l’avons dit, trouvent fort ridicule de s’occuper gratuitement de questions politiques ; cependant il peut y être à l’état latent, et, pour le réveiller, il ne faut qu’un événement, une occasion, comme cela est arrivé à plusieurs époques célèbres de l’histoire de la Chine.
Le préfet de Song-tche-hien, grand partisan de l’antiquité, s’étudia à remplir envers nous les devoirs de l’hospitalité d’une manière toute patriarcale. Nous n’étions pas simplement pour lui des voyageurs et des étrangers dont il fallait avoir soin de par la loi et parce que le vice-roi du Sse-tchouen l’avait ainsi ordonné. Nous étions ses hôtes dans toute la force du terme, et non seulement ses hôtes à lui, mais encore les hôtes de ses amis, de ses confrères dans l’administration civile et militaire, les hôtes de tous les habitants de la ville de Song-tche-hien. Nous fûmes donc obligés de nous montrer sensibles à cette manifestation, et de vivre, en quelque sorte, en public. C’est tout au plus si on nous donna le temps de vaquer à la prière et de prendre quelques heures de repos. Le préfet ne voulut abandonner à personne le soin d’organiser notre départ. Il alla lui-même au port choisir nos bateaux, et en fit louer un troisième pour son premier secrétaire et plusieurs domestiques chargés de nous accompagner jusqu’à Kin-tcheou où nous devions nous arrêter. Il avait eu l’attention d’envoyer à bord de ce bateau son cuisinier avec un riche assortiment de provisions de bouche, afin de nous continuer sa généreuse hospitalité aussi longtemps qu’il le pouvait.
Nous quittâmes Song-tche-hien de grand matin. Comme la majeure partie de la nuit s’était passée en causeries, aussitôt que nous fûmes à bord, nous nous sentîmes une impérieuse propension à ajouter un petit supplément au peu de sommeil qu’il nous avait été permis de prendre. Une bonne brise envoyait sur le pont une suave fraîcheur. Notre domestique nous y arrangea, à l’ombre de la grand-voile, notre lit de voyage, et nous nous endormîmes tout doucement au bruit des vagues qui venaient se briser contre les flancs de la jonque.
Pendant une heure à peu près, nous goûtâmes un repos délicieux ; mais ensuite le poste ne fut plus tenable. La brise fraîchissant toujours, le navire prit des allures brusques et saccadées, penchant tantôt à droite, tantôt à gauche, de sorte que la position horizontale devenait extrêmement difficile à garder. Il fallut donc se lever et essayer de se tenir verticalement. Le fleuve, déjà large d’une lieue dans cette partie du Hou-pé, était d’un aspect grandiose. Le spectacle que nous avions sous les yeux, quoique d’une beauté imposante, ne laissait pas d’être peu attrayant au point de vue de la navigation ; car le vent, soufflant avec violence et nous prenant par le travers, donnait à la jonque une marche dure et pénible.
Nous descendîmes dans l’entrepont, où nous trouvâmes, comme de coutume, nos chers mandarins alignés côte à côte sur des nattes, et fumant leur maudit opium. Aussitôt que nous parûmes, ils éteignirent leurs petites lampes. « Il paraît, leur dîmes-nous, que l’opium est pour vous une nourriture suffisante ; personne ne parle de se mettre à table. Il faut bien faire honneur, cependant, aux provisions de cet excellent préfet de Song-tche-hien. » À ces paroles bien simples et bien naturelles, puisqu’il était déjà tard et que nous n’avions encore rien pris, nos mandarins furent complètement ahuris. Personne ne disait mot. « Quand vous voudrez, ajoutâmes-nous, donnez vos ordres aux domestiques ; il ne faut pas trop retarder, parce que, le vent augmentant toujours, la jonque sera bientôt secouée de telle façon, qu’il ne sera impossible de garder l’équilibre. » Maître Ting jeta sur nous un regard de compassion ; il entrouvrait la bouche ; mais les paroles ne se hâtaient pas d’en sortir. Nous comprîmes qu’il était arrivé quelque chose de fâcheux, sans pouvoir deviner quoi. Enfin maître Ting, ramassant tout ce qu’il y avait d’énergie dans ses facultés, se hasarda à rompre le silence. « Comment allons-nous faire ? s’écria-t-il d’un ton désespéré : nous n’avons pas de vivres. La jonque qui porte les provisions du préfet de Song-tche-hien est bien loin devant nous ; peut-être finirons-nous par l’atteindre. Si vous voulez, en attendant, vous amuser à prendre du thé, cela vous occupera. » Le genre de récréation que nous proposait notre ingénieux conducteur était assurément fort honnête, mais nous savions, par une longue expérience, qu’il n’a rien de bien fortifiant pour l’estomac. S’amuser à boire du thé quand on est affamé, c’est absolument creuser un gouffre au lieu de le combler.
Nous remontâmes sur le pont, un peu désappointés, et nous cherchâmes à découvrir sur l’étendue du fleuve la galère qui emportait notre cuisinier avec les accessoires ; un grand pavillon jaune, placé au haut du mât, devait nous la faire reconnaître. Nous aperçûmes plusieurs jonques de commerce, aux larges voiles en natte, qui s’en allaient poussées par le vent et ballottées par les flots. Nos yeux eurent beau regarder de tous côtés, il nous fut impossible de découvrir notre cuisine. Il fallut se résigner sans se plaindre, car personne n’était en faute. On avait bien désigné un lieu où la jonque devait nous attendre ; mais la violence du vent ne lui avait pas, peut-être, permis de s’arrêter. Probablement, nous dîmes-nous, que nous avons vu s’embarquer ces nombreuses provisions avec un trop vif sentiment de satisfaction, et Dieu a permis ce contretemps pour nous donner une leçon… Que son saint nom soit béni dans la disette comme dans l’abondance !
Nous descendîmes dans l’entrepont, pour prêcher la résignation à notre état-major. Nous y fûmes suivis par le patron de la barque qui, voyant notre détresse, eut le bon cœur de nous offrir une ration de riz qui cuisait dans la grande marmite de l’équipage. Nous acceptâmes avec reconnaissance, et bientôt nous fûmes en train de dîner avec du riz cuit à l’eau et quelques herbes salées. Ce n’était pas très succulent, nous en convenons ; mais certes, nous n’en avions pas toujours eu autant. Pendant que nous instrumentions dans le bol de riz à l’aide de nos deux petites baguettes, nous eûmes la sagesse de penser à cette époque où, parcourant les déserts de la Tartarie et les montagnes du Thibet, nous n’avions pour toute nourriture que quelques poignées de farine d’avoine, pétrie au thé ou assaisonnée d’un peu de suif. Dieu ! Nous disions-nous, en regardant ce large plat, où s’élevait une grande pyramide de riz tout fumant, Dieu ! si tous les jours nous en avions trouvé autant sous notre tente ! Du riz bien blanc, bien gonflé et en abondance, et puis une assiettée de petites herbes salées et une autre de confitures de piment rouge… Oh ! Un semblable festin eût été alors un vrai miracle de la Providence. Comme la large figure de Samdadchiemba se serait épanouie devant une telle abondance de vivres ! Quelles belles histoires il nous aurait racontées !…
Le souvenir de ces incroyables repas préparés jadis par notre cher chamelier fut comme un excellent assaisonnement qui nous mit en appétit. En somme, nous dînâmes, moins bien, il est vrai, que bien d’autres en ce monde ; mais, à coup sûr, incomparablement mieux qu’une foule de malheureux qui, ce jour-là, ne dînèrent pas du tout. Le bien-être, ici-bas, n’est, le plus souvent, que le résultat d’une comparaison. Que de gens vivent continuellement dans la souffrance et la détresse, parce que, dans la position où ils se trouvent, ils s’obstinent à regarder toujours au-dessus d’eux !
Nous ne tardâmes pas à oublier et nos provisions et notre dîner, et tous nos souvenirs de la Tartarie et du Thibet ; des préoccupations d’un autre genre vinrent nous assaillir. Pendant toute la matinée, la brise avait toujours été en augmentant de force ; vers midi elle était d’une telle violence, qu’on dut serrer presque entièrement les voiles, et garder tout juste ce qui était nécessaire pour gouverner la jonque. Le lit du fleuve était comme un bras de mer agitée par la tempête. Les vagues mugissaient et se précipitaient avec fureur les unes contre les autres ; elles étaient plus courtes, moins élevées qu’en pleine mer, mais plus impétueuses. Notre pauvre jonque, allant tout à la fois au roulis et au tangage, gémissait et craquait de toute part. Quelquefois elle était comme soulevée au-dessus des eaux, puis lourdement précipitée dans les vagues. Il nous arrivait de brusques et violentes rafales causées par l’inégalité du rivage, qui tantôt nous masquait en partie le vent et tantôt nous l’envoyait par de furieuses bouffées. Ces accidents nous mettaient à deux doigts de notre perte ; car la barque, se penchant tout à coup sur ses flancs, s’agitait et se trémoussait comme pour se creuser un tombeau dans les vagues. La position était des plus critiques ; le danger venait surtout du peu de solidité de la jonque. Toutes celles qu’on rencontre sur les fleuves sont, en général, d’une construction qui laisse beaucoup à désirer ; pour ce qui est des matelots, ils paraissaient fort tranquilles. Nous aimâmes mieux attribuer ce calme à leur expérience de la navigation qu’à l’indifférence.
Pendant que nous voguions ainsi, à la merci des vents et des flots et à la garde de Dieu, nos mandarins s’étaient fièrement réfugiés dans une étroite cabine, où ils se tenaient blottis sans oser se remuer. Nous ne remarquâmes pas du tout sur la figure des deux militaires cette dignité hautaine qui leur est recommandée au moment du danger. Pour maître Ting, qu’il ne fût pas hautain, c’était pardonnable, sa qualité de lettré lui donnait le droit d’avoir peur. Le mal de mer avait gagné tous nos conducteurs, et ils croyaient tous qu’ils allaient mourir. Cette maladie leur était inconnue ; car c’était pour la première fois qu’ils la ressentaient, et jamais ils n’en avaient entendu parler. Nous eûmes beau leur dire que c’était une incommodité passagère occasionnée par le mouvement des eaux et le balancement de la barque, ils s’obstinaient à se croire perdus. « Et vous autres, nous dit maître Ting, d’une voix défaillante, vous n’êtes pas malades ; cependant la barque se remue pour vous comme pour les autres. – Oh ! c’est bien différent, lui répondîmes-nous, nous autres, nous ne fumons pas l’opium. – Comment, vous croyez que c’est l’opium qui est la cause que nous allons mourir ? – Qui sait ? Nous n’oserions l’affirmer ; ce qu’il y a de certain, c’est que l’opium est un poison, et qu’insensiblement il doit ruiner les forces et l’énergie des fumeurs. » Maître Ting se mit alors à maudire le jour où il s’était laissé aller, pour la première fois, à la tentation de faire usage de cette détestable drogue, et il nous promit bien que, s’il en réchappait, il jetterait à l’eau sa pipe, sa petite lampe et sa provision d’opium. « Pourquoi pas maintenant ? lui dîmes-nous, pourquoi attendre ? – Maintenant, non, je suis trop malade, je n’ai pas la force de me remuer. – Tiens, nous autres qui nous portons bien, nous allons te rendre ce petit service. » Et en même temps nous nous dirigeâmes vers une petite cassette où il renfermait ses outils de fumeur. Mais maître Ting y fut avant nous ; subitement réveillé de sa léthargie, il n’avait fait qu’un bond de sa place sur sa chère cassette. Son mouvement fut si leste, et surtout si inattendu, que ses compagnons ne purent s’empêcher de rire, bien qu’ils n’en eussent pas assurément une envie démesurée. Pendant que ce fougueux fumeur veillait accroupi sur son trésor, nous allâmes voir où en était la navigation.
Le fleuve était plus calme et la brise moins violente ; la jonque filait avec une extrême rapidité, quoique les voiles fussent presque entièrement serrées. « Si cela continue de la sorte, nous dit le patron, nous serons bientôt arrivés à Kin-tcheou. » Cette nouvelle nous fit plaisir, car le temps avait une si mauvaise apparence que nous désirions arriver vite au port ; mais, hélas ! quoique assez rapproché, le port était encore bien loin de nous.
Vers quatre heures de l’après-midi, nous atteignîmes un point où le fleuve fait un coude pour prendre une autre direction ; au lieu de couler toujours vers le sud, il descend brusquement du côté de l’ouest. Nous rencontrâmes à ce détour plusieurs jonques qui couraient des bordées pour essayer de franchir ce passage très difficile, parce que le vent de travers devenait vent debout quand on voulait doubler la pointe. Nous retrouvâmes là les deux barques de notre flottille avec nos soldats et nos provisions de bouche ; elles y étaient arrivées probablement longtemps avant nous, sans que pour cela elles fussent beaucoup plus avancées. Nous nous mîmes à faire les mêmes manœuvres que les autres jonques, allant d’un bord à l’autre pour tâcher de doubler la pointe et enfiler le cours du fleuve qui se dirigeait vers l’ouest. Nous avions beau serrer le vent au plus près, comme disent les marins, et naviguer tout à fait sur les flancs, nous ne pouvions réussir dans notre entreprise. Au moment où nous arrivions rapidement sur la pointe, dans l’espérance de la franchir, la brise et les flots nous repoussaient de l’autre côté, et nous allions tomber tout juste à l’endroit d’où nous étions partis ; alors il fallait virer de bord et recommencer.
Pour ceux qui sont tranquillement à terre, la vue de ces manœuvres est très attrayante ; on contemple avec intérêt tous les mouvements du navire ; on suit sa marche avec anxiété ; à mesure qu’il avance on suppute ce qu’il a gagné ou perdu dans la bonne direction, et on cherche à deviner s’il enfilera la passe ou s’il sera obligé de prendre une autre bordée. Quand il y a plusieurs navires engagés dans le même embarras, on aime à comparer la supériorité de leur marche, leur bonne grâce, leur allure ; il en est toujours un auquel on s’intéresse, malgré soi, d’une manière toute particulière ; les yeux sont fixés sur lui avec inquiétude, et on fait des vœux pour son succès. S’il réussit, on est dans la joie, on est fier comme si on avait contribué à son triomphe ; si, au contraire, il échoue, on est tout attristé. Mais il faut être sur le rivage, fumant sa pipe tout à l’aise, pour trouver ces luttes intéressantes, et se créer à plaisir des émotions de ce genre. Pour ceux qui sont à bord, la chose est, au contraire, très peu divertissante. La première et la seconde tentative, on les supporte encore avec assez de patience ; ensuite, la bile commence à se remuer, et lorsqu’on s’aperçoit qu’on refait continuellement, et avec peine, le même chemin, sans jamais avancer, oh ! Alors la physionomie prend une teinte qui n’est guère gracieuse, et, si l’on est pressé d’arriver, si le temps est mauvais et la navigation dangereuse, il y a vraiment de quoi enrager quand on a le malheur de ne pas savoir se résigner à la volonté de Dieu.
Il y avait plus d’une heure que nous étions à louvoyer sans que personne pût réussir à passer ; la brise augmenta de violence, et quelques jonques doublèrent la pointe et disparurent derrière les terres. Les deux barques de transport qui nous avaient précédés réussirent de la même manière ; nous pensions que notre tour arriverait aussi. Nous allions et revenions toujours inutilement dans le même sillage ; enfin une forte rafale nous prit, et nous jeta, non pas en dehors de la pointe, mais sur le côté opposé ; heureusement, la plage était saine, il n’y avait que du sable et de la vase, sans quoi la jonque était fracassée. Après que l’équipage eut longtemps vociféré, on essaya de se remettre à flot ; tout le monde s’y employa, matelots, mandarins et missionnaires ; à force de peines et de sueurs nous parvînmes à nous désensabler, et nous reprîmes notre manœuvre. Cette fois nous ne pûmes atteindre à la hauteur de la pointe ; au retour une seconde rafale nous prit et nous précipita de nouveau sur la plage que nous venions de quitter.
La prudence exigeait que, avec un temps pareil, nous ne fissions pas de nouvelles tentatives. Nous essayâmes de démontrer au patron qu’il courait risque de briser sa jonque et de nous noyer, ce qui, pour lui d’abord et pour nous ensuite, serait fort désagréable.
En supposant même que nous parviendrions à entrer dans la passe, en serions-nous bien avancés, avec l’affreux vent debout que nous trouverions de l’autre côté et qui nous empêcherait de faire route ? Nous fûmes donc d’avis de rester où nous étions et d’y attendre en paix un moment plus favorable.
Cette détermination était assurément pleine de sagesse et de prudence ; mais l’amour-propre l’emporta. Le patron ne pouvait s’accoutumer à l’idée que toutes les jonques étaient parties et qu’il serait le seul à ne pouvoir franchir ce passage difficile. Il faisait à bord un horrible vacarme ; il maudissait les matelots, jurait contre les vents et les flots, contre le ciel et la terre ; il était furieux.
À toute force il voulut se remettre en route, malgré l’extrême violence du vent. La jonque fut donc encore retirée de la côte et relancée avec rage contre le but infranchissable ; nous courûmes plusieurs bordées, et, pour la troisième fois, nous allâmes échouer sur le sable du rivage. Le patron, à bout de son énergie, épuisé, affaissé plutôt que résigné, renonça enfin à faire de nouvelles tentatives. La nuit, d’ailleurs, était sur le point de venir, et c’eût été le comble de la folie que de prétendre arriver à Kin-tcheou en luttant contre les vents et les flots. Au lieu donc de repousser la barque vers le lit du fleuve, on travailla à l’enfoncer plus avant dans les sables, afin de la soustraire à l’action des vagues, qui venaient se briser avec fureur contre ses flancs et menaçaient à chaque instant de la faire chavirer.
Quand cette opération fut terminée, on amarra la jonque aux arbres voisins, par le moyen de câbles de bambou ; les ancres furent solidement fixées à terre ; on prit, en un mot, toutes les mesures de prudence nécessaires afin de ne pas être emportés en cas de tempête. Ensuite chacun chercha à s’arranger de son mieux pour passer la nuit le moins mal possible ; car il ne fallait pas songer à trouver un logement à terre. Il n’y avait ni ville ni hameau aux environs de la plage où nous étions échoués ; on apercevait seulement çà et là, dans la campagne, quelques fermes où nous ne pouvions espérer de rencontrer un gîte plus confortable que dans notre barque.
Notre dîner, comme on a pu le remarquer, n’avait pas été très somptueux. Or, les circonstances se trouvant moins favorables qu’à midi, nous augurâmes que nous souperions encore plus mal. Nous ne fûmes nullement frustrés dans notre attente ; il n’y eut ni grande pyramide de riz, ni confitures de piment rouge, ni petites herbes salées. En partant de Song-tche-hien, l’équipage n’avait fait ses provisions que pour la journée. Sans doute on y avait été un peu largement ; le calcul n’avait pas été strict et rigoureux ; mais il était probable qu’on n’avait pas compté sur un aussi grand nombre de convives, on n’avait pas supposé que notre cuisine nous aurait fait défaut. Il devait donc y avoir à bord très peu de comestibles ; inspection faite du sac à riz, on n’y trouva pas la quantité suffisante pour le repas de l’équipage qui, vu les peines et les fatigues qu’il venait d’endurer, était affamé.
Ces braves mariniers nous offrirent généreusement de partager avec nous ; mais il nous fut impossible d’accepter ; il nous semblait que ce riz, si nécessaire à ces pauvres gens, n’eût pu nous faire du bien. Nous étions donc résignés à aller nous coucher sans souper, lorsque maître Ting vint nous dire en secret qu’il y avait dans la cale une cargaison de citrouilles. Le patron, interrogé, déclara que le fait était vrai, que le sol de Song-tche-hien produisait d’énormes citrouilles, et qu’un de ses amis l’avait chargé d’en porter un certain nombre sur le marché de Kin-tcheou. Nous lui proposâmes de les acheter toutes. Le marché fut vite conclu et la cargaison passa immédiatement de la cale à la cuisine ; on les mit bouillir par grosses tranches dans la grande marmite de l’équipage, puis on en fit une abondante distribution à tous les habitants de la jonque. Nous nous tirâmes donc encore assez bien de notre souper, en ayant soin toutefois d’ajouter à nos citrouilles bouillies une toute petite méditation sur la farine d’avoine.
La nuit se passa sans accident ; tout le monde dormit d’un profond sommeil, à l’exception d’un veilleur chargé de sonner les heures sur un tam-tam. Le lendemain, dès que le jour parut, l’équipage se mit à l’œuvre. Le vent était tombé en grande partie, et, ce qui valait encore mieux, il avait changé de direction. Nous fûmes toutefois longtemps avant de pouvoir nous mettre en route ; la jonque s’était tellement enfoncée dans le sable, que nous eûmes toutes les peines du monde à l’en dégager. Enfin nous rentrâmes dans le lit du fleuve Bleu ; nous doublâmes la pointe vent arrière, et nous voguâmes à toutes voiles vers le port de Kin-tcheou. Nous étions tous sur le pont pour goûter la fraîcheur du matin, jouir des charmes d’une rapide et paisible navigation, et contempler le riche panorama qui se déroulait sous nos yeux. Toutes ces figures qui, la veille, avaient été si tristes et si sombres, étaient maintenant fières et rayonnantes. Nos mandarins étaient pleinement rentrés en possession de la vie, dont ils semblaient avoir fait le sacrifice pendant qu’ils avaient le mal de mer. Maître Ting jubilait de se trouver encore de ce monde ; pour peu que nous l’eussions pressé, il nous eût volontiers joué la comédie. « Maître Ting, lui dîmes-nous, voilà que tu en es réchappé ; maintenant que tu peux te remuer, il ne faut pas oublier d’exécuter ta promesse. Voyons, va chercher ta cassette de fumeur d’opium et jette-nous tout cela à l’eau. » Il nous répondit par une gambade et en disant qu’il avait parlé pour rire, et, afin de bien nous prouver combien il était peu disposé à jeter sa pipe à l’eau, il descendit, fit ses préparatifs et se mit à fumer avec plus d’ardeur que jamais.
Au milieu de cet épanouissement général, le patron seul conservait toujours sa mauvaise humeur. Cette arrivée au port, après laquelle tout le monde soupirait, était précisément ce qui le tourmentait le plus ; il redoutait les railleries des autres jonques. « Comment oserai-je paraître ? répétait-il sans cesse ; j’ai perdu ma face. » On essaya vainement de lui fortifier le cœur. À tout ce qu’on pouvait lui dire, il n’avait qu’une réponse : « J’ai perdu ma face. »
Enfin nous aperçûmes le port de Kin-tcheou. Quand nous fîmes notre entrée, il y eut un branle-bas général. Toutes les jonques étaient en émoi ; on poussait des cris, on nous tendait les bras, et les tam-tams résonnaient de toute part. Notre patron n’y tenait plus. Évidemment, cette manifestation n’était que sarcasme et raillerie. Bientôt de nombreuses embarcations entourèrent notre jonque, et une foule de curieux grimpèrent à bord. Nous sûmes alors la véritable cause du mouvement qui régnait dans le port, et qui avait pour but, non pas de se moquer de nous, mais de nous féliciter bien sincèrement. On nous avait crus perdus. La plupart des jonques qui, la veille, avaient franchi le passage où nous nous étions arrêtés, avaient fait naufrage de l’autre côté du fleuve, au milieu, disait-on, d’une affreuse tempête. Les autres étaient arrivées au port entièrement démantelées ; elles avaient annoncé que nous étions en route ; et, comme nous n’avions pas encore paru, tout le monde était persuadé que notre jonque avait été aussi engloutie dans les flots. Les nombreux malheurs dont on nous raconta les lamentables détails nous firent admirer et bénir la bonté de Dieu à notre égard. C’était bien la Providence qui nous avait repoussés trois fois sur le rivage, pour nous empêcher d’aller nous précipiter au milieu de la tempête. Ce que nous regardions comme une épreuve était une bénédiction de Dieu, un témoignage de sa bonté et de sa miséricorde. Pendant que nous faisions des efforts pour nous résigner à ce que nous appelions un contretemps, nous eussions bien dû plutôt nous répandre en actions de grâces. Ainsi les hommes se laissent souvent tromper, au milieu des événements de la vie, par de fausses apparences. On les voit souvent s’abandonner inconsidérément aux chagrins et à la tristesse, au lieu de bénir en tout, avec calme et sérénité, l’action paternelle et incessante de la Providence sur eux.
La joie que nous ressentions d’avoir échappé au naufrage d’une manière si providentielle ne fut pas pourtant sans être mélangée de beaucoup d’amertume. Nos deux barques de transport, qui avaient tant excité notre jalousie quand nous les vîmes prendre le devant, étaient perdues. L’une avait été se fracasser sur des récifs qui bordaient le rivage, et l’autre, ayant sombré, s’était engloutie au fond du fleuve, non loin du port. Trois hommes s’étaient noyés, deux soldats et le premier secrétaire du préfet de Song-tche-hien. Les autres avaient été sauvés par les mariniers de Kin-tcheou qui s’étaient empressés d’aller à leur secours avec de petits radeaux en bambou.
Après avoir recueilli ces tristes détails, nous nous hâtâmes de nous rendre au palais communal de la ville où on avait transporté nos pauvres naufragés. En entrant dans la cour, nous vîmes un grand étalage d’habits mouillés qui séchaient au soleil, accrochés aux portes et aux fenêtres, ou étendus sur des cordes. Notre premier soin fut d’aller visiter les propriétaires de ces habits. Nous les trouvâmes étendus sur des nattes, dans une grande salle, et enveloppés dans des couvertures qu’on leur avait envoyées du tribunal. Aussitôt que nous entrâmes, ils furent saisis d’étonnement, et s’imaginèrent voir apparaître des revenants ; car ils nous avaient crus noyés, et, sans doute, ils ne pensaient déjà plus à nous. La tenue irréprochable de nos vêtements paraissait, surtout, les surprendre beaucoup. Nous étions si secs d’un bout à l’autre, que nous ne ressemblions pas du tout à des hommes qui reviennent du fond du fleuve Bleu. Quelques mots d’explication firent comprendre à ces pauvres gens combien nos contrariétés de la veille nous avaient été favorables. Nous les visitâmes tous les uns après les autres, et nous n’en trouvâmes aucun qui fût dangereusement malade ; ils étaient seulement d’une grande faiblesse et avaient besoin de repos. Ce qui, pour le moment, les préoccupait et les tourmentait le plus, c’était la perte de leur petit bagage. Ils n’avaient sauvé du naufrage que le peu d’habits qui séchaient dans la cour ; leur pipe même avait disparu dans la tempête ; mais les autorités de Kin-tcheou s’étaient empressées de leur en envoyer une à chacun, avec une abondante provision de tabac ; car un Chinois ne peut pas rester longtemps sans fumer, surtout quand il se trouve malheureux. Nous tranquillisâmes nos naufragés, en leur promettant de nous entendre avec les mandarins de la ville, afin qu’ils pussent réparer leurs pertes avant de quitter Kin-tcheou.
Mais ce qui ne pouvait être réparé, c’était la mort de deux soldats et du premier secrétaire du tribunal de Song-tche-hien. Quelle désolation pour ce bon préfet, quand il apprendrait la nouvelle de cette catastrophe, quand il saurait que son secrétaire avait été englouti dans le fleuve ! La pensée que ce pauvre vieillard serait responsable de ce funeste événement nous navrait de douleur. Nous connaissions les mœurs chinoises, et nous savions que cette mort serait probablement pour lui une source de persécutions. Les parents du secrétaire ne manqueraient pas de profiter de cette circonstance pour exiger du mandarin des indemnités exorbitantes. Il nous semblait les voir accourir au tribunal, se lamentant, arrachant leurs cheveux, déchirant leurs habits, et redemandant à grands cris leur parent. Il est évident que le préfet de Song-tche-hien n’était pas coupable de ce malheur ; il ne pouvait en rien lui être imputé. N’importe, un homme était à son service, il en était responsable ; il doit donc le rendre à sa famille. Il est mort dites-vous, il a été victime d’un accident. Nous autres, qui sommes ses parents, nous n’en savons rien. Hier il était chez vous, aujourd’hui il a disparu ; il faut que vous nous le rendiez, vous en répondez vie pour vie ; ou, si vous ne voulez pas qu’on vous intente un procès et être accusé d’homicide, comptons… Il suffit d’une circonstance semblable pour briser la carrière d’un mandarin et le ruiner complètement.
Telle est la manière dont les choses se passent en Chine, sinon toujours, du moins très souvent. Au fond cet abus monstrueux vient peut-être d’un excellent principe, et qui, dans une foule de cas, est la sauvegarde de la vie des hommes. Ce principe est celui d’une rigoureuse responsabilité des supérieurs à l’égard des inférieurs ; mais aujourd’hui les Chinois vont vite aux extrêmes ; lorsqu’ils sont poussés par leur insatiable cupidité, ils trouvent facilement le moyen de pervertir le sens des meilleures institutions.
Il nous a été impossible de savoir quels avaient été les résultats de cette affaire. Nous espérons pourtant que la popularité dont jouissait le préfet de Song-tche-hien, et peut-être aussi l’honnêteté de la famille de son secrétaire, l’auront mis à l’abri de toute vexation. Il nous en coûterait trop de penser que ce digne et respectable mandarin ait pu tomber dans l’infortune en voulant nous être agréable.
Depuis que nous étions sortis des frontières du Thibet, notre passage dans les villes chinoises avait toujours été, en quelque sorte, un petit événement ; les mandarins et le peuple, tout le monde se préoccupait un peu des Européens qui arrivaient de Lha-ssa ; on se pressait pour les voir, quelquefois même on se permettait de faire des émeutes en leur honneur et de manquer de respect à l’autorité des magistrats. Notre arrivée à Kin-tcheou, à la suite d’une bande de naufragés, devait bien davantage encore piquer la curiosité des habitants de cette grande ville ; le tapage avec lequel nous avions été accueillis dans le port nous faisait présager un grand mouvement de la part de la population ; il n’en fut rien pourtant, nous passâmes inaperçus, sans que personne fit mine de s’occuper de nous.
C’est qu’en ce moment Kin-tcheou était sous l’impression d’un événement tellement grave, que les esprits se trouvaient peu portés à la curiosité. La ville était, pour ainsi dire, en état de siège, par suite d’une sanglante bataille qui avait éclaté depuis deux jours entre les Chinois et les Tartares-Mandchous ; quand nous y entrâmes, tout était calme et sombre. Nous suivîmes de longues rues silencieuses et presque désertes ; les boutiques étaient partout fermées ou simplement entrouvertes ; les rares personnes qu’on rencontrait couraient à pas précipités, formaient quelquefois dans les carrefours de petits groupes où l’on parlait à voix basse et avec beaucoup d’animation ; on voyait que les esprits étaient en fermentation, on sentait de toute part comme un souffle de guerre civile.
On nous raconta que le conflit entre les Chinois et les Tartares avait pris naissance à la suite des jeux nautiques. Il est d’usage, en Chine, à certaines époques de l’année, de faire des courses de jonques ; c’est, pour les villes qui avoisinent les rivières navigables ou les ports de mer, une occasion de fête et de réjouissance ; les magistrats, et quelquefois les riches marchands de la localité, distribuent des récompenses aux vainqueurs ; ceux qui veulent entrer en lice s’organisent par compagnies ayant chacune son chef. Les jonques qui servent à ces jeux sont très longues, et si étroites, qu’il y a tout juste la place pour deux rangs de rameurs ; elles sont ordinairement richement sculptées, ornées de dorures et de dessins aux plus vives couleurs ; la proue et la poupe représentent la tête et la queue du dragon impérial, aussi les nomme-t-on loung-tchouan, c’est-à-dire dragon-barque. Elles sont pavoisées de clinquant et de soieries ; sur toute leur longueur elles sont surmontées de nombreuses banderoles et de flammes rouges, qui flottent et serpentent au gré du vent ; des deux côtés du petit mât qui supporte le pavillon national sont placés deux hommes qui ne discontinuent pas de frapper sur le tam-tam, et d’exécuter des roulements de tambourinet pendant que les mariniers, penchés sur leurs avirons, rament avec courage et font glisser rapidement leur dragon-jonque sur la surface des eaux.
Pendant que ces élégants bateaux luttent de vitesse, le peuple encombre les quais, le rivage, les toitures des maisons voisines et les barques qui sont dans le port ; on excite les rameurs par des cris et des applaudissements ; on lance des feux d’artifice, et on exécute, sur plusieurs points, des musiques étourdissantes où dominent le bruit sonore du tam-tam et le son décisif et aigu d’une espèce de clarinette qui donne presque continuellement la même note. Les Chinois aiment cette infernale harmonie, leurs oreilles la savourent avec volupté.
Il arrive quelquefois qu’un bateau-dragon se renverse sens dessus dessous, et vide d’un seul coup au fond de l’eau son double rang de rameurs ; la multitude accueille aussitôt cet épisode par des éclats de rire et des clameurs immenses ; personne ne se trouble, car ces rameurs sont toujours très habiles à la nage. On les voit bientôt reparaître et courir dans tous les sens pour rattraper leur aviron et leur casque de rotin ; l’eau bondit sous leurs mouvements rapides et saccadés ; on dirait une troupe de marsouins qui prend ses ébats au milieu des flots. Quand chacun a retrouvé sa rame et son chapeau, on replace le loung-tchouan sur sa quille et on rajuste comme on peut les banderoles ; après cela, la grande difficulté c’est de remonter dedans ; mais ces gens-là sont si adroits et doués de tant de souplesse et d’agilité, qu’ils en viennent toujours à bout. Le public a la satisfaction de voir se renouveler assez souvent ces petits accidents de la fête, car les embarcations sont si frêles et si légères, que le moindre défaut d’ensemble dans les mouvements des rameurs est capable de les faire chavirer.
Les jeux nautiques durent plusieurs jours et ne discontinuent pas du matin au soir ; les spectateurs, fidèles à leur poste durant tout ce temps, ne font jamais défaut aux rameurs. Les cuisines ambulantes et les marchands de comestibles circulent de toute part pour approvisionner cette immense multitude qui, sous prétexte de ne pas faire ce jour-là de repas régulier et à domicile, mange et boit continuellement ; les escamoteurs, les acrobates et les jongleurs de toute espèce profitent de l’occasion pour exhiber leur spécialité et varier les plaisirs des curieux. La fête officielle se termine par la distribution solennelle des prix ; les rameurs clôturent le tout par des festins, et quelquefois aussi par des rixes et des querelles.
C’est ce qui avait eu lieu à Kin-tcheou peu de jours avant notre arrivée. Kin-tcheou est la plus importante ville de garnison de la province du Hou-pé ; les soldats et les marins y sont en très grand nombre. Pendant la célébration des derniers jeux nautiques, les Chinois et les Mandchous s’étaient divisés en deux camps et avaient disputé longtemps le prix de la course avec les bateaux-dragons ; les Tartares-Mandchous ayant eu le dessus, leur victoire avait été proclamée solennellement, et avec des formes inusitées, par les principaux mandarins de la garnison ; l’amour-propre des Chinois en avait été froissé. Des pièces de soie, des jarres de vin, des cochons rôtis et bouillis, et une certaine somme d’argent, telles étaient les récompenses qui furent distribuées aux vainqueurs ; ceux-ci partagèrent entre eux l’argent et les étoffes de soie, puis organisèrent un immense festin pour consommer le vin et les cochons.
Il est d’usage que, dans ces banquets, les vaincus aillent verser à boire aux vainqueurs ; cette cérémonie s’exécute, pour l’ordinaire, comme il convient entre bons camarades ; après qu’on a vidé quelques verres, selon les antiques prescriptions des us et coutumes, la fusion s’opère, et vaincus et vainqueurs prennent place indistinctement à la même table. Il paraît qu’à Kin-tcheou les Chinois, depuis longtemps indisposés contre les Mandchous, leur versèrent à boire de fort mauvaise grâce ; il y eut, dit-on, des propos injurieux ; on prétendit que les juges de la course nautique avaient été partiaux ; peu à peu la querelle s’envenima, et les Tartares, excités par le vin et les quolibets des Chinois, voulurent rappeler à leurs adversaires qu’ils étaient maîtres de la Chine, et que les conquis devaient respect et obéissance à la race conquérante. La bataille s’engagea, et quelques Chinois furent étendus morts et horriblement mutilés ; aussitôt l’agitation se communiqua à la ville entière ; les Chinois coururent en tumulte et de tous les côtés, mais sans trop savoir où ils allaient, et poussant d’affreuses clameurs. Il faut avoir vécu au milieu de ces populations pour se faire une idée du désordre et de la confusion qui doivent régner dans les grandes villes en temps de trouble.
Pendant que les Chinois couraient et vociféraient dans tous les quartiers de Kin-tcheou, les Mandchous s’étaient réfugiés dans leurs cantonnements, qu’on nomme la ville tartare, et où se trouve le palais du kiang-kiun, général commandant la division militaire de la province. Ce poste important est toujours occupé par un Tartare. Les Mandchous se concentrèrent dans le tribunal de leur grand mandarin au nombre, dit-on, de plus de vingt mille ; puis ils en barricadèrent toutes les portes. Les Chinois, persuadés qu’on avait peur d’eux, se ruèrent dans la ville tartare et environnèrent le tribunal du kiang-kiun, comme pour en faire le siège. L’attaque générale commença, non pas avec des armes bien meurtrières, mais par des milliers de voix qui demandaient avec acharnement qu’on leur livrât des Mandchous en nombre égal à celui des Chinois qui avaient été tués, afin qu’on pût se venger sur eux en les tuant et les mutilant à discrétion. Pendant qu’on formulait au-dehors ces sommations horribles, et pourtant très conformes aux mœurs chinoises, aucun bruit ne se faisait entendre dans l’intérieur du tribunal, pas un des assiégés ne se montrait. Les Chinois, de plus en plus persuadés qu’ils étaient devenus redoutables aux Tartares, s’avisèrent de vouloir forcer les barricades. À la première tentative, les portes du tribunal s’ouvrirent brusquement à deux battants ; les Mandchous sortirent tout d’un coup, firent pleuvoir d’abord une grêle de balles et de flèches sur cette multitude désarmée, et se précipitèrent ensuite dans la foule le sabre à la main. Ces téméraires assiégeants s’en retournèrent dans leurs quartiers, lestes et muets comme un troupeau de chèvres jaunes. Chacun rentra chez soi, en ayant soin de fermer solidement sa porte, et se promettant bien, sans doute, de ne pas recommencer le lendemain.
Une trentaine de Chinois restèrent étendus morts sur la place, et le nombre des blessés fut très considérable. Les deux jours suivants, il n’y eut pas de nouvelle collision, tout le monde garda prudemment le logis. Cependant le sombre et lugubre aspect que présentait la ville, quand nous y entrâmes, dénotait que les esprits étaient encore en proie à une grande agitation, et que, sous ce calme apparent, couvaient peut-être des antipathies et des haines irréconciliables. Immédiatement après l’affaire meurtrière qui avait eu lieu à la porte du tribunal tartare, le kiang-kiun ou commandant militaire et le préfet de la ville avaient fait partir, chacun de son côté, des dépêches pour Pékin, où les événements étaient sans doute représentés d’une manière bien différente. On attendait une décision de la capitale, et généralement on s’accordait à penser que les Chinois seraient blâmés, le général mandchou révoqué pour être envoyé, peut-être, dans un meilleur poste, et qu’ensuite les choses en resteraient là.
On conçoit que, dans une pareille circonstance, il eût été extrêmement facile aux Chinois de Kin-tcheou d’exterminer cette poignée de Mandchous. Il n’était besoin que de les envelopper, puis de se serrer énergiquement les uns contre les autres, pour les étouffer. Après la première charge qui eut lieu à la porte du tribunal, si cette multitude innombrable ne s’était pas sauvée à toutes jambes, les Mandchous étaient perdus ; mais, comme nous l’avons déjà remarqué, les Chinois sont désorganisés, ils sont sans chefs, et partant sans force et sans courage. L’impulsion ne venant de nulle part, chacun se la donne à soi-même, toujours en vue des avantages personnels, jamais de l’intérêt général.
Le gouvernement entretient, dans quelques-unes des villes les plus importantes de chaque province de l’empire, une garnison composée, en grande partie, de soldats mandchous sous le commandement d’un grand mandarin militaire, qui appartient aussi à cette nation. Son pouvoir ne peut être contrôlé par aucun fonctionnaire civil, pas même le vice-roi de la province. Il correspond directement avec l’empereur, et c’est à lui seul qu’il est tenu de rendre compte de son administration. Ces corps de troupes font bande à part dans les villes où elles se trouvent, se mêlent peu à la population, et le quartier qu’elles habitent porte le nom de ville tartare. L’empire chinois tout entier se trouve ainsi enveloppé comme d’un réseau stratégique, peu fort, peu puissant, il est vrai, mais merveilleusement bien combiné, puisqu’il a suffi si longtemps pour maintenir dans l’obéissance ces nombreuses fourmilières d’hommes. Afin de venir plus facilement à bout de ce vaste système de surveillance, la dynastie régnante a adopté pour principe de ne jamais choisir les grands chefs militaires que parmi les Mandchous. Cette mesure avait pour inconvénient d’entretenir la jalousie, la défiance et la désaffection des Chinois, qui, après avoir fermenté durant plus de deux siècles, ont fini par faire explosion d’une manière si terrible.
À part ce petit nombre de villes dont nous venons de parler, où l’on rencontre quelques troupes de soldats tartares, on a beau parcourir les provinces, l’élément mandchou n’y apparaît nulle part. On ne voit de tous côtés que des populations purement chinoises, entièrement absorbées par le commerce, l’agriculture et l’industrie, pendant que des soldats étrangers sont chargés de garder les frontières et de veiller à la tranquillité publique. À bien prendre les choses, les Tartares paraissaient être moins un peuple conquérant qu’une tribu auxiliaire qui a obtenu, par sa valeur et ses victoires, le privilège de venir monter la garde dans tout l’empire. L’influence administrative est restée aux Chinois ; ce sont eux qui occupent le plus grand nombre des emplois civils. S’ils ont été conquis par les Mandchous, ils leur ont imposé, à leur tour, leur civilisation, leur langue, leurs mœurs, et, en grande partie, leurs usages. Sortis depuis peu de temps de leurs forêts et de leurs steppes, où ils menaient la vie nomade, vivant de leur chasse et de leurs troupeaux, les Tartares ne pouvaient s’empêcher de se plier au régime de ce pays célèbre dont ils s’étaient ouvert les portes à force de courage et surtout de ruse et de perfidie. Ils ont donc laissé les détails de l’administration aux Chinois, puisqu’ils en avaient le goût, le talent et une longue expérience ; seulement, ils ont toujours eu bien soin de ne pas se dessaisir de la direction de la milice de terre et de mer. La haute administration du département de la guerre est toujours restée exclusivement concentrée entre leurs mains.
Il est impossible de se faire une idée exacte et même approximative de la force réelle de l’armée chinoise en temps ordinaire ; car nous n’entendons nullement parler de son état actuel, qui a dû subir de profondes modifications depuis les formidables développements de l’insurrection. D’après l’almanach officiel, le nombre total des troupes entretenues par l’empereur s’élèverait à un million deux cent trente-deux mille Chinois, Mandchous et Mongols, casernés dans l’intérieur de l’empire, et trente et un mille marins. Évidemment un chiffre si élevé est un véritable compte d’almanach chinois. Quand on a eu occasion de parcourir, pendant plusieurs années, la Chine dans tous les sens, on se demande où se tient donc cette puissante armée, pour qu’on ne l’aperçoive nulle part. Sans doute, la Chine est très vaste, sa population est plus grande que celle de l’Europe tout entière ; cependant il serait possible d’y voir des soldats, s’ils étaient aussi nombreux qu’on le prétend. Or, à l’exception des villes dont nous avons parlé, où il y a quelques troupes organisées et sédentaires, il n’existe ailleurs que les miliciens nécessaires pour le service des tribunaux. M. Timkowski, qui, en 1821, conduisit à Pékin la mission russe, prit, le plus exactement possible, des renseignements sur l’effectif de l’armée chinoise. Le total qu’il donne dans la relation de son voyage est de sept cent quarante mille neuf cents hommes, en y comprenant les Chinois, les Mandchous et Mongols. Il est probable que le chiffre de M. Timkowski est celui de l’effectif réel, du moins des soldats qui sont inscrits sur le cadre de l’armée ; mais il ne s’ensuit pas pour cela qu’il y ait en Chine sept cent mille hommes en activité de service militaire. Nous pensons qu’il faut encore réduire ce nombre des deux tiers, si l’on veut avoir le chiffre véritable des soldats, c’est-à-dire des hommes qui s’occupent du métier des armes.
Nous avons vécu assez longtemps en Tartarie pour connaître les troupes mongoles ; or, elles se composent de bergers nomades, passant leur vie à la garde de leurs troupeaux et ne s’occupant jamais d’exercices militaires. Ils ont bien dans leur tente un long fusil à mèche, et quelquefois un arc et des flèches ; mais ils ne s’en servent jamais que pour aller tuer des chèvres jaunes et des faisans. S’ils ont une lance, on est bien sûr qu’ils ne la touchent que pour courir après les loups, qui font la guerre à leurs troupeaux de moutons. Ainsi, voilà pour la division mongole de l’armée impériale, des familles de bergers, sans en excepter ni les enfants à la mamelle, ni les vieillards, car tout fait nombre ; on est militaire en naissant, et on reçoit immédiatement sa solde.
Les troupes chinoises ne sont guère plus sérieuses que les mongoles. Leur nombre s’élève, dit-on, à cinq cent mille hommes ; elles sont composées, en grande partie, d’artisans et de laboureurs, vivant au sein de leur famille, s’occupant tout à leur aise de la culture de leurs champs ou de leur petite industrie, sans avoir l’air de se douter le moins du monde qu’ils appartiennent à la classe des guerriers. De loin en loin, ils sont obligés d’endosser leur casaque, quand on les convoque pour quelque revue générale, ou pour aller dénicher des bandes de voleurs. À part ces rares circonstances, dans lesquelles ils peuvent même se faire remplacer moyennant quelques sapèques, on les laisse chez eux parfaitement tranquilles. Cependant, comme, au bout du compte, ils sont censés être soldats et que l’empereur a le droit de les convoquer en cas de guerre, ils reçoivent annuellement une modique paye, insuffisante assurément pour les faire vivre, s’ils n’y ajoutaient les produits de leur travail journalier. Dans certaines localités réputées places fortes de l’empire, presque tous les habitants sont enrôlés de la façon dont nous venons de parler.
Durant la dernière année de notre séjour en Chine, nous étions chargés d’une petite mission dans une province du midi. Une chapelle pour célébrer les saints mystères et réunir les néophytes aux heures de la prière et des instructions religieuses, puis, attenante à la chapelle, une maisonnette avec un petit jardin, le tout entouré de grands arbres, de touffes de bambous et d’une haute muraille en cailloux : telle était notre résidence. Nous vivions là avec deux Chinois, l’un âgé d’une trentaine d’années, et l’autre à peu près du double. Le premier avait le titre de catéchiste ; il nous aidait dans les fonctions du saint ministère, surveillait les affaires du ménage, et formait les enfants chrétiens et les catéchumènes à la manière de chanter les prières publiques. Dans ses moments de loisir, qui étaient encore assez considérables, il s’occupait de couture ; car, primitivement, il avait exercé l’état de tailleur. Du reste, c’était un fort brave homme, de mœurs douces, paisible et sédentaire, disant peu de paroles inutiles, mais trop préoccupé de médicaments et de livres de médecine. Cette manie lui était venue, parce qu’à force de se voir toujours chétif, pâle et maigre, il avait fini par se croire malade ; en conséquence, il voulait se soigner, et pour cela il s’était lancé dans les études médicales.
L’autre, celui qui était âgé d’une soixantaine d’années, ne portait dans la mission aucun titre officiel. Il s’occupait pourtant d’une foule de choses ; la propreté et la bonne tenue de la chapelle et du presbytère le regardaient ; il bêchait, arrosait le jardin et y faisait pousser, tant bien que mal, quelques fleurs et un peu de légumes. Il était chargé de la cuisine, quand il y en avait à faire, et, de plus, il entretenait de fréquentes et longues conversations avec tous ceux qui venaient à la résidence. Sa générosité à offrir du thé à boire et du tabac à fumer l’avait rendu très populaire. Autrefois il avait été forgeron, et, comme ses nouvelles attributions n’étaient pas bien définies, on avait toujours continué de l’appeler le forgeron Siao.
Un jour, ces deux compagnons de notre solitude se présentèrent dans notre chambre, avec une certaine solennité, pour nous demander un conseil. Un inspecteur extraordinaire des troupes venait d’arriver de Pékin, et, sous peu, il devait y avoir une revue générale. Or, l’ancien forgeron et l’ancien tailleur étaient bien aises de savoir si nous étions d’avis qu’ils allassent à cette revue. « Mais, leur répondîmes-nous, ce sera absolument comme vous voudrez. Si vous pensez que cela doive vous amuser, allez-y ; nous garderons la maison. Pour nous, nous ne tenons nullement à assister à cette parade. Quand nous habitions le nord de l’empire, nous en avons bien assez vu. – Jusqu’ici nous n’y avons jamais été, dit notre catéchiste ; nous avons toujours pu nous en dispenser facilement ; mais on prétend que le nouvel inspecteur exige que tout le monde y soit. Ceux qui ne s’y rendront pas seront notés, puis condamnés à cinq cents coups de rotin et à une forte amende… » Nous trouvâmes que cet inspecteur extraordinaire était, en effet, un homme bien prodigieux, que d’exiger la présence de tout le monde à sa revue, sous peine d’être assommé et ruiné. « Il faudra donc, leur dîmes-nous, que nous allions aussi à la revue ? – Le Père spirituel pourra aller regarder, si bon lui semble ; mais, nous autres soldats de l’empereur, nous sommes tenus d’y assister. – Vous autres soldats ! nous écriâmes-nous, en contemplant de haut en bas nos deux chrétiens… » Nous pensâmes qu’ils avaient peut-être voulu dire tout simplement qu’ils étaient sujets de l’empereur ; nous craignîmes de les avoir mal compris ; mais pas du tout, ils étaient soldats bien positivement, et depuis fort longtemps. Il y avait plus de deux ans que nous les connaissions, sans qu’il nous en fût jamais venu le plus petit soupçon, ce qui, nous devons en convenir, ne fait guère l’éloge de notre sagacité. Lorsqu’il y avait des corvées, des revues ou des exercices, ils étaient dans l’habitude de louer pour remplaçant le premier venu qui se trouvait à leur porte. Notre catéchiste nous avoua qu’il n’avait de sa vie touché un fusil, qu’il en avait peur, et qu’il ne se sentirait pas même la force de mettre le feu à un pétard.
Notre conscience se trouvant suffisamment éclairée sur la véritable position sociale de ces deux fonctionnaires de la mission, nous leur dîmes qu’ayant le titre de soldats et en recevant les émoluments, ils devaient en remplir les fonctions, du moins dans les occasions extraordinaires, que la menace du rotin et de l’amende était une preuve non équivoque de la volonté expresse de l’inspecteur, et que les chrétiens étaient spécialement tenus de donner le bon exemple de l’obéissance et du patriotisme. Il fut donc convenu qu’ils s’arrangeraient pour aller où le devoir et l’honneur les appelaient ; et, de notre côté, nous prîmes bien la résolution de nous rendre à cette parade, qui promettait déjà de présenter un coup d’œil assez ravissant.
Le jour fixé étant venu, nos deux vétérans de l’armée impériale déjeunèrent solidement, de grand matin, et vidèrent un large vase de vin chaud pour se donner force et courage ; ils cherchèrent ensuite à se déguiser en soldats. Le travail ne fut ni long ni difficile ; ils n’eurent qu’à substituer à leur petite calotte noire un chapeau en paille, de forme conique, et recouvert d’une houppe de soie rouge, et qu’à endosser par-dessus leurs habits ordinaires une tunique noire à larges bordures rouges. Cette tunique portait devant et derrière un écusson en toile blanche, sur lequel était dessiné en grand le caractère ping, qui veut dire soldat ; la précaution n’était pas inutile, car, sans cette étiquette, il eût été souvent facile de faire de singulières méprises ; ainsi, par exemple, notre catéchiste, avec sa petite figure blême, son corps fluet et rétréci, et ses yeux larmoyants, toujours modestement baissés, n’avait certainement pas la tournure bien guerrière ; cependant il n’y avait pas à se méprendre. Qu’on le vît par-devant ou par-derrière, il n’y avait qu’à lire l’inscription sur son dos ou sur sa poitrine, c’était un soldat ! Avec cet uniforme, ils prirent, l’un un fusil et l’autre un arc, puis ils se rendirent fièrement au champ de Mars.
Un instant après qu’ils furent partis, nous fermâmes à clef la porte de notre résidence et nous allâmes faire les curieux. Cette grande exhibition militaire devait avoir lieu en dehors de la ville, dans une vaste plaine sablonneuse qui s’étend le long des remparts ; les guerriers arrivaient de tous les côtés, par petites bandes : ils étaient accoutrés de toutes les façons, suivant la bannière à laquelle ils appartenaient ; leurs armes, qui se dispensaient de reluire aux rayons du soleil, étaient d’une grande variété ; il y avait des fusils, des arcs, des piques, des sabres, des tridents et des scies au bout d’un long manche, des boucliers en rotin et des couleuvrines en fer, ayant pour affût les épaules de deux individus. Au milieu de cette bigarrure nous remarquâmes pourtant une certaine uniformité : tout le monde avait une pipe et un éventail ; le parapluie n’était pas sans doute de tenue, car ceux qui en portaient un sous le bras étaient en minorité.
À une des extrémités du camp on avait élevé sur une éminence une estrade en planches, abritée par un immense parasol rouge, et ornée de drapeaux, de banderoles et de quelques grosses lanternes dont on n’avait nul besoin pour y voir, attendu que le soleil était tout resplendissant ; elles avaient peut-être un sens allégorique, et signifiaient probablement que les miliciens étaient en présence de juges éclairés. L’inspecteur extraordinaire de l’armée impériale et les principaux mandarins civils et militaires de la ville étaient sur cette estrade, assis dans des fauteuils devant de petites tables chargées de théières et de boîtes remplies d’excellent tabac à fumer ; à un angle du théâtre était un domestique tenant à la main une mèche fumante, non pas pour mettre le feu aux canons, mais pour allumer les pipes. Sur divers points du camp d’évolution on voyait plusieurs forts détachés, fabriqués avec des bambous et du papier peint.
Le moment de commencer étant arrivé, on fit partir au pied de l’estrade une petite couleuvrine pendant que les juges se protégeaient les oreilles avec les deux mains pour n’être pas assourdis par cette effroyable détonation. Alors on hissa un pavillon jaune au haut d’un fort, les tam-tam résonnèrent avec furie, et les soldats coururent pêle-mêle, et en poussant de grands cris, se grouper autour du drapeau de leur compagnie ; là ils cherchèrent à se mettre un peu en ordre sans trop pouvoir y réussir ; bientôt on simula un combat, et la mêlée, chose à laquelle on réussit le mieux, ne se fit pas attendre. Il est impossible d’imaginer rien de plus comique et de plus bizarre que les évolutions des soldats chinois ; ils avancent, reculent, sautent, pirouettent, font des gambades, s’accroupissent derrière leur bouclier comme pour guetter l’ennemi ; puis se relèvent tout à coup, distribuent des coups à droite et à gauche, et se sauvent à toutes jambes en criant :
Victoire ! victoire ! On dirait une armée de saltimbanques dont chacun est occupé à jouer un tour de sa façon ; nous en remarquâmes un très grand nombre qui ne faisaient que courir, tantôt d’un côté et tantôt d’un autre, sans but déterminé, et probablement parce qu’ils ne savaient trop que faire de leur personne ; nous ne pûmes nous tirer de l’esprit que nos deux chrétiens, le catéchiste et le jardinier, devaient nécessairement se trouver dans cette catégorie de soldats.
Tant que dure le combat, deux officiers, placés aux deux extrémités de l’estrade, agitent continuellement un drapeau, et indiquent, par la rapidité plus ou moins grande de ses mouvements, le degré de chaleur de l’action ; aussitôt que les drapeaux s’arrêtent, les combattants en font autant, et chacun retourne à son poste ou aux environs, car on n’y regarde pas de trop près.
Après cette grande bataille, on fit manœuvrer des compagnies d’élite qui paraissaient assez bien exercées ; leurs évolutions se faisaient pourtant toujours remarquer par une extrême bizarrerie. L’artillerie anglaise avait dû avoir bien beau jeu avec des ennemis dont l’habileté consiste à faire des cabrioles ou à se tenir longtemps en équilibre sur une jambe, à la façon des pénitents hindous. Les fusiliers et les archers s’exercèrent ensuite à tirer à la cible ; leur adresse fut remarquable. Les fusils chinois sont sans crosse, ils ont seulement une poignée comme les pistolets ; lorsqu’on tire le coup, on n’appuie pas l’arme contre l’épaule ; on tient le fusil du côté droit, à la hauteur de la hanche, et avant de faire tomber sur l’amorce un crochet qui soutient une mèche allumée, on se contente de bien fixer les yeux sur le but qu’on veut frapper. Nous avons remarqué que cette manière de faire avait un grand succès, ce qui prouverait peut-être que, pour bien tirer un coup de fusil, il est moins nécessaire de viser avec le bout du canon que de bien regarder l’objet, absolument comme lorsqu’on veut frapper un but en lançant une pierre.
Le tir des petites couleuvrines fut, sans comparaison, ce qu’il y eut de plus divertissant pendant la parade. Nous avons dit qu’elles n’avaient pas d’affût et qu’elles étaient portées solennellement par deux soldats, ayant chacun un bout de la couleuvrine appuyé sur l’épaule gauche, et retenu par la main droite. On ne saurait s’imaginer rien de plus pittoresque que la figure de ces malheureux quand on mettait le feu à la machine ; ils tenaient à montrer de la sérénité et de la grandeur d’âme ; on voyait qu’ils faisaient des efforts pour être impassibles ; mais la position était si critique, et les muscles de leur face prenaient des formes tellement inusitées, qu’il en résultait des grimaces étonnantes. Le gouvernement impérial, dans sa paternelle sollicitude à l’égard de ces infortunés porte-couleuvrines, a prescrit que, avant l’exercice, on leur tamponnerait soigneusement les oreilles avec du coton ; quoique placés à une distance assez éloignée, il nous fut facile de constater qu’on ne leur avait pas épargné la précaution. On comprend qu’avec un tir de cette façon il ne doit pas être très facile de viser ; aussi s’en met-on peu en peine, et le boulet s’en va où il peut.
Pendant les exercices on a la prudence de ne tirer jamais qu’à poudre.
Lorsque la guerre a lieu en Tartarie ou dans les pays où l’on trouve des chameaux, il paraît que ces quadrupèdes sont chargés de mettre les couleuvrines en batterie en les portant entre leurs bosses. Dans une série de tableaux représentant les campagnes de l’empereur Khang-hi dans le pays des Eleuts, nous avons rencontré un grand nombre de ces batteries de chameaux. On peut se faire une idée, d’après cela, de la difficulté que doivent éprouver les troupes européennes dans une guerre contre les Chinois.
La revue se termina par une attaque générale des forts détachés.
Il nous serait impossible de dire et d’expliquer ce qu’on fit, parce que nous n’y comprîmes absolument rien. Tout ce que nous savons, c’est qu’on exécuta de longues et inimaginables évolutions, et qu’à plusieurs reprises on poussa des clameurs étourdissantes. Enfin les drapeaux cessèrent de s’agiter ; les juges de l’estrade se levèrent en criant victoire ; l’armée tout entière répéta trois fois la même acclamation, et un de nos voisins, qui, sans doute, avait l’intelligence de ce qui avait eu lieu, nous avertit que tous les forts, sans exception, avaient été emportés avec une rare intrépidité.
Nous retournâmes à notre résidence où nous vîmes bientôt revenir nos deux héros, couverts de poussière, de gloire et de sueur. Nous les questionnâmes beaucoup sur les exercices militaires auxquels ils venaient de se livrer avec tant de succès ; mais ils ne purent pas nous donner des renseignements bien précis ; ils ne surent pas même nous dire quel rôle ils avaient joué au milieu de toutes ces évolutions. D’après leur propre témoignage, les deux tiers des soldats n’étaient pas plus habiles qu’eux, et se contentaient de suivre la direction et les mouvements des troupes d’élite. Ainsi on voit que, sur les cinq cent mille hommes composant, dit-on, la division chinoise, il y a à faire une forte réduction.
Le nombre des troupes mandchoues est à peu près évalué à soixante mille hommes. Nous pensons que ces soldats sont habituellement sous les armes et qu’ils s’occupent avec assiduité de leur métier. Le gouvernement y veille avec soin, car l’empereur a grand intérêt à ce que ses troupes ne s’endorment pas dans l’inaction et conservent un peu de ce caractère guerrier qui leur a fait conquérir l’empire. On les traite, dit-on, avec beaucoup de sévérité ; les infractions et les négligences dans le service sont toujours rigoureusement punies, tandis que les troupes mongoles et chinoises sont abandonnées à elles-mêmes. Il est même probable que la dynastie régnante favorise, jusqu’à un certain point, l’ignorance et l’inactivité des Chinois et des Mongols, afin de maintenir les Mandchous dans leur état de supériorité, et de se réserver un facile moyen de défense en cas de révolte ou de sédition. Si les cinq cent mille soldats chinois étaient formés au maniement des armes et à la discipline militaire aussi bien que les Mandchous, il suffirait d’un instant pour expulser de la Chine la race conquérante[52].
La marine de l’empire chinois est de niveau avec son armée de terre ; elle se compose à peu près de trente mille marins distribués sur une quantité considérable de jonques de guerre. Ces bâtiments, très élevés à la poupe et à la proue, d’une construction grossière et portant une voilure en nattes de bambou, manœuvrent très difficilement ; incapables d’entreprendre des voyages de long cours, ils se contentent de parcourir les côtes et les grands fleuves, pour donner la chasse aux pirates qui paraissent fort peu les redouter. Les formes des jonques de guerre, de celles surtout qui naviguent dans l’intérieur de l’empire, sont très variées. Il est à remarquer que, à quelques rares exceptions près, le fleuve Bleu a été, dans toutes les époques, le principal théâtre des batailles navales que les Chinois ont eu à soutenir. Elles étaient très fréquentes dans le temps où l’empire était divisé en deux. Les noms que portent des jonques servent quelquefois à donner une idée de leur forme. Ainsi, par exemple, on distingue le Centipède, à cause de ses trois rangées de rames représentant les nombreuses pattes de ce hideux insecte ; le Bec d’épervier, dont les deux extrémités également recourbées et possédant chacune un gouvernail, lui permettent d’aller en avant et en arrière, sans virer de bord ; la Jonque à quatre roues, deux à la proue et deux à la poupe, que des hommes font aller en tournant une manivelle. Ces bâtiments à roues remontent à une très haute antiquité, et il n’a manqué à ce peuple inventif que l’application de la puissance de la vapeur, pour avoir en entier la découverte de Fulton.
La bizarrerie des peintures vient encore le plus souvent ajouter à l’étrangeté des formes des jonques. On cherche à leur donner l’aspect d’un poisson, d’un reptile ou d’un oiseau. Ordinairement on voit à la proue deux yeux énormes, chargés, sans doute, d’épouvanter l’ennemi par l’atrocité de leur regard. Malgré toutes ces monstruosités, ce qui frappe encore le plus un étranger, c’est le désordre et la confusion qui règnent à l’intérieur. On rencontre souvent plusieurs ménages réunis, et il n’est pas rare de voir sur le pont des maisonnettes construites tout bonnement en maçonnerie. Les marins européens ont pourtant toujours admiré l’ingénieuse idée qu’ont eue les Chinois de diviser le fond de leurs jonques en divers compartiments séparés l’un de l’autre, de sorte qu’une voie d’eau ne peut jamais entraîner qu’un dommage partiel. C’est probablement à cause de l’efficacité de ce moyen qu’on n’a pas jugé nécessaire d’établir des pompes à bord.
Le gouvernement militaire de chaque province, placé, comme l’administration civile, sous la direction du vice-roi, comprend à la fois les forces de terre et de mer. En général, les Chinois font peu de différence entre ces deux genres de forces militaires, et les grades des deux services ont les mêmes noms. Les généraux des troupes sont appelés ti-tou ; ils sont au nombre de seize, dont deux seulement appartiennent à la marine exclusivement. Ces officiers supérieurs ont chacun un quartier général, où ils réunissent la plus grande partie de leur brigade, et répartissent le reste dans les différentes places de leur commandement. Il y a en outre, comme nous l’avons déjà fait remarquer, plusieurs places fortes occupées par des troupes tartares et commandées par un kiang-kiun tartare, qui n’obéit qu’à l’empereur. Les amiraux, ti-tou et les vice-amiraux, tsoung-ping, résident habituellement à terre et laissent le commandement des escadres à des officiers secondaires.
Les grades des mandarins militaires correspondent à ceux des mandarins civils, et sont également conférés à la suite des examens que les candidats sont obligés de subir dans les provinces ou à Pékin, suivant l’importance des grades ; ainsi il y a des bacheliers et des docteurs ès guerre aussi bien que des bacheliers et des docteurs ès lettres. Les aspirants aux divers degrés de la hiérarchie militaire sont examinés sur certains livres de tactique, mais surtout sur leur habileté à tirer de l’arc, à monter à cheval, à soulever et à lancer des pierres énormes, à escalader les murailles, à faire des tours de force, et à exécuter grand nombre d’exercices gymnastiques inventés pour tromper et effrayer l’ennemi. La littérature n’est pas entièrement exclue de ces examens ; on exige des bacheliers qu’ils soient capables d’expliquer les livres classiques, et de faire une petite composition littéraire.
D’après tout ce que nous venons de dire, on peut se former une certaine idée de l’armée chinoise. Il n’existe pas, peut-être, dans le monde entier, de plus misérables troupes, ni de plus mal équipées, de plus indisciplinées, de plus insensibles à l’honneur, de plus ridicules, en un mot ; assez fortes pour écraser par le nombre des hordes du Turkestan ou des bandes de voleurs, elles ont prouvé, dans la dernière guerre contre les Anglais, qu’elles étaient incapables de résister à des soldats européens, même dans la proportion de cinquante contre un. Cette complète nullité de l’armée chinoise tient à plusieurs causes, dont les principales sont la longue paix dont l’empire jouit depuis plusieurs siècles, car les petites guerres qu’elle a eu à soutenir sont insuffisantes pour ranimer chez un peuple l’esprit guerrier, la politique de la dynastie mandchoue qui cherche à tenir les Chinois dans l’impuissance de secouer le joug, l’entêtement du gouvernement à ne vouloir admettre aucune réforme dans la tactique et les armes des temps anciens, enfin le discrédit qu’on cherche à répandre sur l’état militaire. Un soldat, selon l’expression chinoise, est un homme antisapèque, c’est-à-dire sans prix, sans valeur, un homme qui ne peut pas être représenté par un denier. Un mandarin militaire n’est rien à côté d’un officier civil ; il ne doit agir que d’après l’impulsion qu’on lui donne ; il est le représentant de la force, de la matière, une machine à laquelle l’intelligence du lettré doit imprimer le mouvement.
Ces causes, pourtant, sont purement accidentelles, et nous ne pensons pas que les Chinois soient radicalement incapables de faire de bons soldats. Ils sont susceptibles de beaucoup de dévouement, et même d’un grand courage. Leurs annales sont aussi remplies de traits héroïques que celles des Grecs, des Romains et des peuples les plus guerriers. Quand on parcourt l’histoire de leurs longues révolutions et de leurs guerres intestines, on est souvent saisi d’admiration en voyant des populations entières, hommes, femmes, enfants, vieillards, tous, en un mot, soutenir, avec acharnement et enthousiasme, des sièges horribles, et défendre, jusqu’à complète extermination, les murs de leurs cités. Que de fois les tableaux de ces luttes grandioses nous ont reporté à des temps plus modernes en nous rappelant la sublime défense de Saragosse ! Nous avons remarqué, à plusieurs époques, des dévouements semblables à celui de ce fameux Russe qui eut le sombre et épouvantable courage de réduire Moscou en cendres pour sauver sa patrie. Et dans les premiers temps de la dynastie mandchoue, les Chinois n’ont-ils pas eu le patriotisme et l’énergie de ravager eux-mêmes les côtes jusqu’à la distance de vingt lieues dans l’intérieur des terres, de renverser de fond en comble les villages et les cités, d’incendier les forêts et les moissons, de faire enfin un immense désert pour anéantir la puissance d’un formidable pirate, qui depuis longtemps tenait en échec toutes les forces de l’empire ?
On a beaucoup ri, beaucoup plaisanté de la manière dont se comportaient les soldats chinois devant les troupes anglaises. Après les premières décharges, on les voyait se débarrasser de leurs armes et prendre la fuite à toutes jambes, comme ferait un troupeau de moutons au milieu duquel une bombe éclaterait tout à coup. On en a conclu que les Chinois étaient des hommes essentiellement lâches, sans énergie et incapables de se battre. Ce jugement nous paraît injuste. Nous avons toujours pensé que, dans ces circonstances, les soldats chinois avaient tout bonnement fait preuve de bon sens. Les moyens de destruction employés par les deux partis étaient tellement disproportionnés, qu’il ne pouvait plus y avoir lieu à montrer de la bravoure. D’un côté, des flèches et des arquebuses à mèche, et, de l’autre, de bons fusils de munition et des canons chargés à mitraille. Quand il était question de détruire une ville maritime, c’était la chose la plus simple du monde ; une frégate anglaise n’avait qu’à s’embosser tranquillement à une distance voulue, puis, pendant que l’état-major, attablé sur la dunette, manœuvrait tout à son aise avec du champagne et du madère, les matelots bombardaient méthodiquement la ville, qui, avec ses mauvais canons, ne pouvait guère envoyer des boulets qu’à moitié chemin de la frégate. Les maisons et les édifices publics s’écroulaient de toute part, comme frappés de la foudre, l’artillerie anglaise était pour ces malheureux quelque chose de si terrible, de si surhumain, qu’ils finirent par s’imaginer avoir à combattre contre des êtres surnaturels. Comment avoir du courage dans une lutte semblable ? Incapables d’atteindre un ennemi qui les foudroyait tout à son aise, ils n’avaient qu’à se sauver ; et c’est ce qu’ils firent, selon nous, avec beaucoup de prudence et de sagesse. Le gouvernement seul était blâmable de pousser au combat des milliers d’hommes, sans armes, en quelque sorte, et sans moyens de défense ; c’était les envoyer à une mort certaine et inutile. Les troupes anglaises sont assurément pleines de valeur ; mais si un jour il arrivait, ce qu’à Dieu ne plaise, qu’elles n’eussent, pour défendre leur pays contre une armée européenne, que les flèches et les arquebuses conquises sur les Chinois, elles seraient, nous en sommes convaincu, bientôt au bout de leur incomparable bravoure.
Il est probable qu’il serait possible de trouver en Chine tous les éléments nécessaires pour organiser l’armée la plus formidable qui ait jamais paru dans le monde. Les Chinois sont intelligents, ingénieux, d’un esprit prompt et plein de souplesse. Ils saisissent rapidement ce qu’on leur enseigne, et le gravent aisément dans leur mémoire. Ils sont, de plus, persévérants et d’une activité étonnante, quand ils veulent s’en donner la peine ; d’un caractère soumis et obéissant, respectueux envers l’autorité, on les verrait se plier sans effort à toutes les exigences de la discipline la plus sévère. Les Chinois possèdent, en outre, une qualité bien précieuse dans des hommes de guerre, et qu’on ne trouverait peut-être nulle part aussi développée que chez eux : c’est une incroyable facilité à supporter les privations de tout genre. Nous avons été souvent étonné de les voir endurer, comme en se jouant, la faim, la soif, le froid, le chaud, les difficultés et les fatigues des longues courses. Ainsi, sous le rapport intellectuel et physique, ils ne paraissent laisser rien à désirer. Pour ce qui est du nombre, on en aurait par millions tant qu’on voudrait.
L’équipement de cette immense armée serait encore, probablement, peu difficile. Il ne serait pas nécessaire d’avoir recours aux nations étrangères ; on trouverait abondamment dans leur pays tout le matériel désirable, et des ouvriers sans nombre, bien vite au courant des nouvelles inventions.
La Chine offrirait surtout des ressources comparables pour la marine. Sans parler de la vaste étendue de ses côtes, où de nombreuses populations passent en mer la majeure partie de leur vie, les grands fleuves et les lacs immenses de l’intérieur, toujours encombrés de pêcheurs et de jonques de commerce, pourraient fournir des multitudes d’hommes habitués dès leur enfance à la navigation, agiles, expérimentés, et capables de devenir d’excellents marins pour les longues expéditions. Les officiers de nos navires de guerre, qui ont parcouru les mers de Chine, ont été souvent déconcertés de rencontrer au large, fort loin des côtes, des pêcheurs affrontant audacieusement la tempête, et conduisant avec habileté leurs mauvaises barques à travers les vagues énormes qui menaçaient à chaque instant de les engloutir. La construction des navires sur le modèle de ceux des Européens ne leur offrirait aucune difficulté, et il ne leur faudrait que peu d’années pour lancer à la mer des flottes telles qu’on n’en a jamais vu.
Nous comprenons que cette armée immense, ces avalanches d’hommes descendant du plateau de la haute Asie, comme au temps de Tchinggis-khan, et ces innombrables bâtiments chinois sillonnant toutes les mers, et venant encombrer nos ports, tout cela doit paraître bien fantastique à nos lecteurs. Nous sommes nous-même assez porté à croire que ces choses ne se réaliseront pas ; et cependant, quand on connaît bien la Chine, cet empire de trois cents millions d’habitants, quand on sait combien il y a de ressources dans les populations et dans le sol de ces riches et fécondes contrées, on se demande ce qui manquerait à ce peuple pour remuer le monde et exercer une grande influence dans les affaires de l’humanité. Ce qui lui manque, c’est peut-être un homme, et voilà tout ; mais un homme d’un vaste génie, un homme vraiment grand, capable de s’assimiler tout ce qu’il y a encore de puissance et de vie dans cette nation, plus populeuse que l’Europe, et qui compte plus de trente siècles de civilisation. S’il venait à surgir un empereur à larges idées et doué d’une volonté de fer, un esprit réformateur, déterminé à briser hardiment avec les vieilles traditions, pour initier son peuple aux progrès de l’Occident, nous pensons que cette œuvre de régénération marcherait à grands pas, et qu’un temps viendrait, peut-être, où ces Chinois, qu’on trouve aujourd’hui si ridicules, pourraient être pris au sérieux, et donner même de mortelles inquiétudes à ceux qui convoitent si ardemment les dépouilles des vieilles nations de l’Asie.
Le jeune prince mandchou qui, en 1850, est monté sur le trône impérial, ne sera pas probablement le grand et puissant réformateur dont nous parlons. Il a inauguré sa politique en faisant dégrader ou mettre à mort les quelques hommes d’État qui, sous le règne précédent, pressés par les canons de l’Angleterre, s’étaient vus dans la nécessité de faire des concessions aux Européens. Les hauts dignitaires qui forment son conseil ont été choisis parmi les partisans les plus obstinés des vieilles traditions et de l’ancien régime ; aux sentiments de tolérance que manifestaient les autorités des cinq ports ouverts au commerce, ont succédé toutes les antipathies traditionnelles. On a usé de tous les moyens pour éluder les traités ; sous l’influence de la nouvelle politique, les relations entre les consuls et les mandarins se sont envenimées, et les quelques concessions de l’empereur défunt sont devenues presque illusoires.
Il est évident, pour les moins clairvoyants, que le but du gouvernement mandchou est de dégoûter les Européens et de rompre avec eux ; il n’en veut à aucun prix. Cependant la Chine se trouve maintenant trop rapprochée de l’Europe pour qu’il lui soit permis de mener encore longtemps, au milieu du monde, une vie solitaire et isolée ; si la dynastie tartare ne prend elle-même l’initiative d’un changement de politique, elle y sera forcée tôt ou tard par son contact avec les peuples occidentaux, ou peut-être encore par l’insurrection, qui, depuis quelque temps, a éclaté dans les provinces méridionales, et qui, faisant tous les jours de rapides progrès, pourrait fort bien tourner à une révolution sociale, et changer complètement la face de l’empire. Notre séjour dans la ville de Kin-tcheou, à la suite de l’émeute occasionnée par les jeux nautiques, nous prouva que les Mandchous ne jouissaient pas d’une grande popularité, et que les Chinois ne demanderaient qu’une bonne occasion pour s’en débarrasser.
Nous nous arrêtâmes deux jours à Kin-tcheou, dans le but de faire bien reposer nos naufragés, et de leur donner le temps nécessaire pour recomposer du mieux possible leur petit équipement. Les autorités de la ville étant tout à fait absorbées par les graves événements qui venaient de se passer, nous respectâmes leurs préoccupations, et n’eûmes avec elles que les rapports indispensables ; nous les vîmes cependant assez pour les décider à indemniser les hommes de l’escorte qui avaient perdu leur bagage dans le fleuve Bleu. La répartition se fit avec une générosité si inespérée, que presque tout le monde se trouva plus riche après qu’avant le naufrage.
Notre dernière navigation avait été si malheureuse, que personne n’eut envie de recommencer ; maître Ting lui-même crut prudent de mettre un frein à son ardeur pour les spéculations ; il lui sembla que les bénéfices réalisés, en doublant par eau les étapes, ne valaient pas la peine de s’exposer au danger d’avoir le mal de mer et de se noyer ; gagner sa journée régulièrement, et sur terre, était chose plus sûre. Les mandarins de Kin-tcheou n’eussent d’ailleurs jamais consenti à nous laisser embarquer, de peur de tomber dans les mêmes embarras que le préfet de Song-tche-hien ; pour nous, quoique moins fatigués en voyageant par eau que par terre, et persuadés que, de part et d’autre, il y avait à peu près une égale somme de dangers et d’inconvénients, nous ne voulûmes pas, cependant, suivre notre attrait particulier et nous décider en faveur du fleuve Bleu. Nous nous contentâmes d’avertir maître Ting que nous ferions route avec la même indifférence, par terre ou par eau, sur une barque ou dans un palanquin.
Ce fut en palanquin que nous partîmes de Kin-tcheou. Nous laissâmes cette ville dans un état semblable à celui où nous l’avions trouvée en arrivant ; son mouvement commercial ne s’était pas encore rétabli, les boutiques restaient à moitié fermées, et le petit nombre d’habitants qu’on rencontrait dans les rues avaient le regard plein de méfiance et de mécontentement ; toutefois cette teinte sombre et rembrunie ne dépassait pas les limites de la ville. En dehors des murs, nous retrouvâmes les Chinois avec leur caractère gai, alerte et empressé ; dans la campagne surtout, on paraissait peu se préoccuper de la querelle des jeux nautiques ; chacun était à ses travaux ; la nature entière, gracieuse, souriante, et dans la plus parfaite harmonie, semblait vouloir nous faire oublier l’aspect triste et soucieux de la ville ; les fleurs, encore humides et brillantes de rosée, s’épanouissaient aux premiers rayons du soleil ; les oiseaux folâtraient parmi les moissons, se poursuivaient dans le feuillage des arbres, puis allaient se poster à l’écart sur une branche pour se renvoyer mutuellement de délicieuses mélodies. Le long de la route, nous rencontrions des bandes de petits enfants chinois, coiffés d’un large chapeau de paille, et faisant brouter l’herbe des fossés par des chèvres, des ânes, d’énormes buffles, ou quelque maigre cheval ; on entendait de loin le gazouillement de ces marmots, on les voyait sauter et cabrioler sans se préoccuper assurément de la race tartare-mandchoue ; les uns essayaient de grimper sur les buffles et de s’y tenir à califourchon, tandis que les autres harcelaient l’animal pour procurer la culbute du cavalier. Quand nos palanquins arrivaient, tous ces petits tapageurs gardaient un profond silence et prenaient une attitude grave, modeste, mais où il était toujours facile de démêler plus de malice que d’ingénuité ; à peine les palanquins étaient-ils passés, que leur folâtrerie, un instant comprimée, reprenait sa revanche. Après nos tristes aventures sur le fleuve Bleu, et deux journées passées dans une ville encore agitée par le souffle de la discorde, l’aspect toujours ravissant et enchanteur d’une belle campagne nous fit du bien ; la tristesse dont nous étions accablés se dissipa peu à peu, et nous sentîmes que la douceur et la sérénité de l’air passaient en quelque sorte dans nos pensées.
Ce suave épanouissement de notre âme ne dura guère plus que celui des fleurs des champs. Quel prodige d’énergie et de faiblesse que le cœur de l’homme ! S’il faut peu de chose pour le relever et le fortifier, un souffle aussi est capable de l’abattre. L’aspect de la campagne et la fraîcheur de la matinée avaient suffi pour nous vivifier ; mais, aussitôt que les ardeurs du soleil et la pesanteur de l’atmosphère eurent courbé les plantes et flétri les pétales des fleurs, nous aussi nous tombâmes dans l’affaissement ; à mesure que l’air et la terre s’échauffaient, la brise, qui soufflait le matin, s’affaiblit insensiblement, et, vers midi, elle tomba tout à fait ; alors nous n’eûmes plus, pour ainsi dire, que du feu à respirer. Les Chinois, quoique habitués à ces redoutables chaleurs, étaient comme suffoqués ; de temps en temps nous allions nous reposer à l’ombre des grands arbres que nous rencontrions sur la route ; mais nous étions partout comme dans une fournaise, et, à l’ombre même, on n’éprouvait pas une différence sensible.
Cette affreuse journée fut suivie d’une nuit encore plus fatigante ; outre que le temps s’était très peu rafraîchi, nous fûmes torturés, sans relâche, par des essaims de moustiques qui changèrent en long supplice nos heures de repos. Nous nous trouvions alors dans un pays plat, humide, marécageux, où ces abominables insectes pullulent d’une manière incroyable ; comme ils redoutent les fortes chaleurs, ils vont, pendant la journée, se réfugier sous les herbes, au bord de l’eau, ou dans les endroits les plus sombres ; quand vient la nuit, ils sortent de leurs repaires, inquiets, affamés, pleins de colère, et se ruent avec acharnement sur leurs malheureuses victimes ; il est impossible de s’en préserver, car ils savent si bien s’insinuer par les plus petites ouvertures, que bientôt le moustiquaire en est encombré. Ceux qui ont eu occasion de faire connaissance avec les moustiques doivent comprendre ce que doit être une nuit passée en leur compagnie.
Tout faisait présumer que ce temps durerait encore pendant plusieurs jours. Nous nous sentions si incapables de continuer notre voyage dans une pareille saison, que nous résolûmes de nous arrêter au premier poste convenable pour y laisser passer les chaleurs caniculaires. Nous étions sur le point de manifester ce plan à nos conducteurs, lorsque notre domestique eut une idée magnifique. « Il paraît, nous dit-il, que, depuis quelques jours, vous ne vivez pas avec bonheur ? – Tu as raison, Wei-chan, lui répondîmes-nous, nous souffrons beaucoup ; nos forces sont épuisées. – Qui en douterait ? Quand on a de grandes fatigues le jour et point de repos la nuit, d’où viendraient les forces ? Voici l’époque où les rayons du soleil et les piqûres des moustiques sont redoutables ; il paraît pourtant qu’on pourrait se mettre à l’abri des uns et des autres. – Tu crois vraiment qu’il y aurait un moyen ? – Oui, et fort simple ; les moustiques eux-mêmes me l’ont indiqué. Ces insectes dorment le jour et voyagent la nuit. Il n’y a qu’à faire comme eux ; voilà le moyen de se mettre à l’abri du soleil et des moustiques… » Cette idée nous parut excellente. « Bien trouvé ! dîmes-nous à notre domestique, tu es un homme de ressource, ton avis est plein de simplicité et de sagesse, et tu verras ce soir que nous essayerons de le mettre en pratique. »
Quand Wei-chan eut cette soudaine et heureuse illumination, nous étions au moment le plus chaud de la journée, assis sous le vestibule de la petite pagode d’un village. Nous avions déjà parcouru la moitié de notre route et nous nous reposions un peu avant de continuer. Les paysans de l’endroit s’étaient empressés de nous apporter des provisions et de profiter de notre passage pour gagner quelques sapèques. Pendant que nous cherchions à éteindre le feu qui nous consumait, en avalant de grandes tasses de thé et en mâchant des morceaux de canne à sucre, nos mandarins se rafraîchissaient en fumant l’opium dans l’étroite cellule du bonze. Les soldats et les porteurs de palanquin, étendus sur le chemin, dormaient profondément au milieu de la poussière et sous les rayons d’un soleil dévorant ; notre domestique, seul avec nous à l’ombre du large toit de la pagode, nous faisait part de la méthode qu’il venait d’imaginer pour nous préserver du chaud et des moustiques.
Aussitôt que nous fûmes arrivés à la station où nous devions passer la nuit, nous communiquâmes notre projet à maître Ting et au premier magistrat du lieu. D’abord on nous fit de l’opposition ; on trouva qu’il n’était pas bon, qu’il était même très mauvais de voyager après le crépuscule du soir, et le grand motif, c’est que la chose était inusitée et qu’il ne fallait pas intervertir l’ordre du jour et de la nuit. On voyait bien qu’il y avait, dans ce nouveau plan, des avantages incontestables ; mais que dirait-on, que penseraient les gens du pays, en nous voyant aller ainsi contre tous les usages ? Tout ce que nous pouvions alléguer venait se briser contre cette raison fondamentale. Nous avions bien un moyen fort simple de mettre le magistrat de notre côté ; il n’y avait qu’à dire très sérieusement que, étant dans l’impossibilité de voyager avec les fortes chaleurs de l’été, nous allions attendre des jours plus frais et nous reposer jusqu’à l’automne ; mais nous aimâmes mieux lui faire comprendre que, étant d’un pays où l’on avait l’habitude de voyager encore plus de nuit que de jour, il n’était pas convenable de nous empêcher de suivre nos usages. Ce motif fit quelque impression, et une estafette monta immédiatement à cheval pour aller avertir sur la route qu’à l’avenir nous ferions nos étapes pendant la nuit.
On remarque toujours, dans le caractère chinois, non pas le calme et la gravité du philosophe, comme bien des gens se l’imaginent en Europe, mais, au contraire, la légèreté et la versatilité de l’enfant. Ainsi, dans cette circonstance, les gens de l’escorte paraissaient généralement répugner à notre nouveau plan de voyage ; aussitôt que la détermination fut prise et qu’il fut bien arrêté que nous partirions le soir même, tout le monde était dans l’impatience. Les mandarins et les soldats riaient, chantaient, folâtraient et se promettaient un bonheur infini. On ne voulait pas même se donner le temps de prendre le repas du soir et de faire les préparatifs nécessaires ; à chaque instant on venait nous trouver pour nous dire qu’il était nuit et qu’il fallait se mettre en route. Maître Ting entra brusquement dans la chambre où nous nous étions retirés pour réciter nos prières et fit rouler à nos pieds, avec un grand fracas, comme un énorme paquet de bûches qu’il portait sur ses épaules. « Tenez, dit-il, voilà de belles torches en bois résineux, pour nous éclairer en chemin ; ça sera beau à voir… » Et, en disant cela, il trépignait de joie comme un enfant. Nous lui fîmes observer qu’il nous dérangeait, et il en fut quitte pour recharger son paquet de torches.
Enfin, vers dix heures du soir, nous quittâmes le palais communal. En traversant la ville nous ne remarquâmes pas que notre manière d’aller eût rien de bien extraordinaire. Les rues chinoises sont tellement sillonnées de lanternes de toute grandeur, de toute forme et de toute couleur, que la petite illumination que nous traînions à notre suite se confondait avec ces nombreuses lumières, dont nos yeux étaient éblouis. Cependant, lorsque nous fûmes un peu loin dans la campagne, nous pûmes contempler tout à notre aise notre propre splendeur, sans crainte d’égarer nos admirations sur les lanternes du public. Le spectacle changeant et fantastique qui se déroulait le long de la route nous captiva longtemps et égaya beaucoup notre imagination. Les cavaliers qui allaient en avant, en véritables éclaireurs, étaient munis de grosses torches, répandant de grandes flammes rougeâtres avec une abondante fumée ; puis venaient les piétons, chacun avec sa lanterne d’une forme et d’une dimension particulières. Les palanquins étaient aussi illuminés par quatre lanternes rouges suspendues aux quatre coins de leur dôme. Toutes ces lumières, qui tantôt s’élevaient, tantôt s’abaissaient, suivant les inégalités du terrain, et se croisaient dans tous les sens par les nombreuses évolutions des voyageurs, offraient un aspect tellement divertissant, qu’on n’avait pas le temps de s’apercevoir de la longueur du chemin. Le reflet de cette grande illumination, se projetant au loin dans la campagne, éclairait à moitié les fermes, les moissons, les arbres, tous les objets de la route, et leur donnait les formes les plus bizarres. Toute la caravane était dans la joie ; on chantait, on quolibétait, et quelquefois on s’amusait à faire partir des pétards et à lancer dans les airs quelques fusées ; car il n’y a jamais, en Chine, de bonheur complet sans feu d’artifice. Notre domestique, Wei-chan, était, comme de juste, le plus heureux de la bande ; il venait de temps en temps voltiger autour de notre palanquin, et nous ne manquions jamais de lui donner ce qu’il cherchait, c’est-à-dire les compliments que méritait sa précieuse découverte.
Jamais, en effet, nous n’avions vu un voyage exécuté avec plus d’agrément. D’abord la route était un spectacle, un divertissement perpétuel, et nous jouissions, en outre, d’une température tolérable ; la nuit n’était pas, il est vrai, d’une extrême fraîcheur, mais, au moins, nous pouvions respirer et nous sentir vivre.
Vers une heure du matin, nous vîmes venir vers nous une illumination qui, sauf les torches résineuses, était assez semblable à la nôtre. Quand elles se furent jointes, elles se mêlèrent, se confondirent, et puis marchèrent ensemble. Nous étions arrivés à une petite ville de troisième ordre, où nous devions nous arrêter pour dîner. Le magistrat du lieu, qui nous attendait, avait eu l’attention de nous envoyer tous les porte-lanternes de son tribunal, pour nous faire la conduite. Le service avait été si bien réglé, que nous n’éprouvâmes pas une minute de retard. Nous trouvâmes le dîner servi à point ; tout le monde fut d’un excellent appétit, et, après avoir salué les fonctionnaires qui étaient venus nous tenir compagnie, nous reprîmes notre pérégrination nocturne.
Nous arrivâmes au relais avant le lever du soleil. Dès que nous fûmes installés dans le palais communal, nous reçûmes quelques visites des mandarins, et puis, sans nous mettre en peine de la non-coïncidence de l’heure, nous soupâmes de manière à ne pas laisser du tout soupçonner à nos amphitryons que nous avions déjà fort bien dîné à une heure du matin.
Le moment où les moustiques ont l’habitude de se coucher étant arrivé, nous allâmes nous mettre au lit. L’observation de Wei-chan fut trouvée extrêmement juste ; ces redoutables moucherons qui, après avoir vagabondé pendant toute la nuit, avaient sans doute besoin de repos, nous laissèrent dormir d’un paisible et profond sommeil jusqu’à la fin du jour.
Nous suivîmes ce nouveau régime, et nous nous en trouvâmes mieux ; mais nos forces avaient été tellement épuisées par de si longues fatigues, qu’étant tombé sérieusement malade à Kuen-kiang-hien, ville de troisième ordre, nous dûmes interrompre notre voyage.
On a coutume de dire que la santé est le plus grand de tous les biens que l’homme puisse posséder ici-bas. Les jouissances de la vie sont, en effet, tellement fragiles et fugitives, qu’elles s’évanouissent toutes à l’approche de la plus légère infirmité. Mais, pour l’exilé, pour le voyageur qui erre dans les contrées lointaines, la santé n’est pas seulement un bien, elle est un trésor inappréciable ; car c’est une chose amèrement triste et douloureuse que de se trouver aux prises avec une maladie sur une terre étrangère, sans parents, sans amis, au milieu d’hommes inconnus, pour lesquels on est un objet d’embarras, et qui ne vous regardent jamais qu’avec indifférence ou antipathie. Quelle affreuse et désespérante situation pour celui qui a toujours uniquement compté sur les secours des hommes, et qui a le malheur de ne pas savoir trouver en Dieu son appui et ses consolations !
Il manquait à notre long voyage, si rempli de vicissitudes de tout genre, cette nouvelle épreuve. Dans la Tartarie et le Thibet, nous avions été menacés d’être tués par le froid, de mourir de faim, d’être dévorés par les tigres et les loups, assassinés par les brigands ou écrasés par des avalanches ; souvent il n’eût fallu qu’un faux pas pour nous précipiter du haut des montagnes dans des gouffres affreux. En Chine, les bourreaux avaient étalé sous nos yeux tous les appareils de leurs atroces supplices, la populace s’était ameutée pleine de colère autour de nous ; la tempête enfin avait failli nous engloutir au fond des eaux. Après avoir tant de fois senti la mort près de nous, et sous des formes si diverses, il ne nous restait plus qu’à la voir, debout, au pied de notre lit, prête à saisir tranquillement et selon les procédés ordinaires une proie qui lui avait si souvent échappé. Pendant deux jours entiers, il plut à Dieu de nous laisser devant les yeux cette lugubre et sombre vision.
Le soir même de notre arrivée à Kuen-kiang-hien, et pendant que nous recevions la visite des principaux magistrats de la ville, nous fûmes pris tout à coup de grands vomissements accompagnés de violentes douleurs d’entrailles. Nous sentîmes bientôt comme une décomposition générale qui s’opérait dans tout notre corps, depuis les pieds jusqu’à la tête, et nous fûmes forcé de nous aliter. On s’empressa d’aller chercher le médecin le plus renommé, disait-on, de la contrée, un homme accoutumé à faire des prodiges, et guérissant avec une admirable facilité toutes les maladies incurables. En attendant l’arrivée de ce merveilleux docteur auquel nous étions loin d’avoir une confiance absolue, les mandarins de notre escorte et ceux de Kuen-kiang-hien dissertaient avec beaucoup de science et de sang-froid sur les causes de notre maladie et les moyens à employer pour nous guérir.
Nous avons dit que tous les Chinois, en vertu de leur organisation, étaient essentiellement cuisiniers et comédiens ; nous pouvons ajouter qu’ils sont aussi tous un peu médecins. Chacun donc exposa son opinion sur notre état, dans les termes les plus techniques, et il fut arrêté par les membres officieux de cette faculté de rencontre que notre noble et illustre maladie provenait d’une rupture d’équilibre dans les esprits vitaux. Le principe igné, trop alimenté depuis longtemps par une chaleur excessive, avait fini par dépasser outre mesure le degré voulu de sa température. Il s’était donc allumé comme un incendie dans la sublime organisation de notre corps. Par conséquent, les éléments aqueux avaient été desséchés à un tel point, qu’il ne restait plus aux membres et aux organes l’humidité nécessaire pour le jeu naturel de leurs mouvements ; de là ces vomissements, ces douleurs d’entrailles et ce malaise général qu’on lisait clairement sur la figure et qui se manifestait par de violentes contorsions.
Afin de rétablir l’équilibre, il n’y avait donc qu’à introduire dans le corps une certaine quantité d’air froid, et de rabaisser ainsi cette extravagante température du principe igné ; puis, il fallait favoriser le retour de l’humidité dans les membres. De cette façon, la santé se trouverait immédiatement rétablie, et nous pourrions sans inconvénient reprendre notre route, en ayant bien soin, toutefois, d’user d’une grande prudence, pour ne pas permettre au principe igné de se développer au point d’absorber les principes aqueux. Il était très simple de ramener dans le corps cette belle harmonie. La chose ne pouvait souffrir la moindre difficulté. Tout le monde savait que les pois verts sont d’une nature extrêmement froide ; on devait donc en mettre bouillir une certaine mesure, et nous en faire avaler le jus ; par ce moyen, on éteindrait l’excédent de feu. Comme un mandarin de Kuen-kiang-hien faisait observer que nous devions user du jus de pois verts avec modération, de peur d’occasionner un trop grand refroidissement, de nous glacer l’estomac, et de gagner une maladie contraire, non moins dangereuse que la première, maître Ting s’avisa de dire que nous pouvions sans inconvénient doubler la dose accoutumée, parce qu’il avait remarqué que notre tempérament était incomparablement plus chaud que celui des Chinois. Il fut, en outre, décidé que rien n’était comparable au concombre bouilli et au melon d’eau, afin de rappeler l’humidité nécessaire à l’harmonieuse fonction des membres.
Ainsi, il fut bien convenu, par un assentiment général, qu’il ne fallait pas autre chose que des melons d’eau, des concombres bouillis et du jus de pois verts pour nous remettre immédiatement sur pied, et nous rendre capable de poursuivre notre voyage. Sur ces entrefaites, le médecin arriva. À la manière cérémonieuse et, en même temps, pleine d’aisance avec laquelle il se présenta, il était facile de reconnaître un homme qui passait son temps à faire des visites. Il était petit, rondelet, d’une figure avenante, et doué d’une ampleur bien propre à inspirer les idées les plus avantageuses de ses principes hygiéniques ; de grandes lunettes rondes posées à califourchon sur la racine d’un nez singulièrement modeste, et retenues aux oreilles par des cordons de soie, lui donnaient un air tout à fait doctoral. Une petite barbe et des moustaches grises, plus des cheveux de même couleur, tressés en queue, témoignaient une assez longue expérience de l’art de guérir les maladies. Tout en approchant de notre lit, il débuta par des aphorismes qui nous parurent avoir quelque valeur.
« J’ai appris, dit-il, que l’illustre malade était originaire des contrées occidentales. Il est écrit dans les livres que les maladies varient selon les pays ; celles du Nord ne ressemblent pas à celles du Midi ; chaque peuple en a qui lui sont propres ; aussi, chaque contrée produit-elle des remèdes particuliers et adaptés aux infirmités ordinaires de ses habitants. Le médecin habile doit distinguer les tempéraments, reconnaître le vrai caractère des maladies, et prescrire des médicaments convenables ; voilà en quoi consiste sa science. Il faut qu’il se garde bien de traiter ceux qui sont d’au-delà les mers occidentales comme les hommes de la nation centrale… » Après avoir débité cette exposition de principes avec les remarquables inflexions de voix et un grand luxe de gestes, il attira à lui un large fauteuil en bambou, et s’assit tout à côté de notre lit, il nous demanda le bras droit, et, l’ayant appuyé sur un petit coussin, il se mit à tâter le pouls, en faisant courir lentement ses cinq doigts sur notre poignet, comme s’il eût joué sur le clavier d’un piano. Les Chinois admettent différents pouls, qui correspondent au cœur, au foie et aux autres principaux organes. Pour bien tâter le pouls, il faut les étudier tous les uns après les autres, et quelquefois plusieurs ensemble, afin de saisir les rapports qu’ils ont entre eux. Pendant cette opération, qui fut extrêmement longue, le docteur paraissait plongé dans une méditation profonde ; il ne dit pas un mot ; il tenait la tête baissée et les yeux constamment fixés sur la pointe de ses souliers. Quand le bras droit eût été scrupuleusement examiné, ce fut le tour du gauche, sur lequel on exécuta les mêmes cérémonies. Enfin le docteur releva majestueusement la tête, caressa deux ou trois fois sa barbe et ses moustaches grises, et prononça son arrêt : « Par un moyen quelconque, dit-il en branlant la tête, l’air froid a pénétré à l’intérieur, et s’est mis en opposition, dans plusieurs organes, avec le principe igné ; de là cette lutte qui doit nécessairement se manifester par des vomissements et des convulsions : il faut donc combattre le mal par des substances chaudes… » Nos mandarins, qui venaient d’avancer précisément tout le contraire, ne manquèrent pas d’approuver hautement l’opinion du médecin : « C’est cela, dit maître Ting, c’est évident, il y a lutte entre le froid et le chaud ; les deux principes ne sont pas en harmonie, il suffit de les accorder ; c’est ce que nous avions pensé… » Le médecin continua : « La nature de cette noble maladie est telle qu’elle peut céder avec facilité à la vertu des médicaments, et s’évanouir bientôt ; comme aussi il est possible qu’elle y résiste, et que les dangers augmentent. Voilà mon opinion à ce sujet, après avoir étudié et reconnu les divers caractères des pouls… » Cette opinion ne nous parut ni extrêmement hardie, ni très compromettante pour celui qui l’avait conçue… « Il faut, ajouta le docteur, du repos, du calme, et prendre, heure par heure, une dose de la médecine que je vais prescrire… » En disant ces mots, il se leva, et alla s’asseoir à une petite table, où on avait préparé tout ce qui est nécessaire pour écrire.
Le docteur trempa dans une tasse de thé l’extrémité d’un petit bâton d’encre qu’il délaya lentement sur un disque en pierre noire ; il saisit un pinceau et se mit à tracer l’ordonnance sur une large feuille de papier. Il en écrivit une grande page ; quand il eut fini, il prit son papier, le relut attentivement à demi-voix ; puis s’approcha de nous pour nous en communiquer le contenu. Il plaça l’ordonnance sous nos yeux ; puis, étendant sur sa feuille l’index de sa main droite, terminé par un ongle d’une longueur effrayante, il nous désignait les caractères qu’il venait d’écrire à mesure qu’il nous en donnait une explication détaillée. Nous ne comprîmes pas grand-chose à tout ce qu’il nous dit ; le violent mal de tête dont nous étions tourmenté nous empêchait de suivre le fil de sa savante dissertation sur les propriétés et les vertus des nombreux ingrédients qui devaient composer la médecine ; d’ailleurs, le peu d’attention dont nous étions alors capable était entièrement absorbé par la vue de cet ongle prodigieux qui errait à travers un amas de caractères chinois ; il nous sembla comprendre pourtant que la base du remède était le ta-hoang et le ku-pi, c’est-à-dire la rhubarbe et l’écorce d’orange ; après cela il devait encore y entrer une variété considérable de poudres, de feuilles et de racines. Chaque espèce de drogue avait mission d’agir sur un organe particulier pour y opérer le résultat spécial ; cet ensemble d’opérations diverses produirait finalement le prompt rétablissement de notre santé.
Il est d’usage qu’on fasse bouillir ensemble, dans un vase de terre cuite, toutes les drogues prescrites ; quand l’eau s’est suffisamment assimilé, par une longue ébullition, leurs propriétés médicamenteuses, on la fait avaler au malade aussi chaude qu’il est possible. Ordinairement les médecines chinoises sont d’un aspect oléagineux et d’un noir très foncé, quoique tirant légèrement sur le jaune ; cette physionomie peu rassurante provient d’une certaine substance grasse et noirâtre que les médecins ont le bon goût d’introduire toujours dans leurs ordonnances ; cependant, quand on est parvenu à surmonter la répugnance des yeux, les remèdes chinois ne sont pas du tout pénibles à prendre ; ils ont toujours une saveur fade et un peu sucrée, mais jamais, comme ceux de nos pharmaciens d’Europe, ce goût nauséabond qui fait bondir le cœur et soulève à la fois l’organisation tout entière.
Quand le docteur chinois eut rempli sa mission relativement à notre noble et illustre maladie, il fit de profondes révérences à la compagnie et s’en alla, en promettant de revenir le lendemain matin. Les mandarins de Kuen-kiang-hien partirent aussi ; mais tristes et le cœur plein de préoccupation, car le médecin avait dit positivement qu’il nous fallait du repos ; notre état, d’ailleurs, paraissait assez grave pour laisser entrevoir que nous ferions un assez long séjour dans le pays, si toutefois même on n’était pas obligé de nous y choisir une demeure définitive au pied de quelque montagne. Tout cela, il faut en convenir, était de nature à leur créer du souci et de l’embarras.
Tous les étrangers étant partis, maître Ting nous demanda s’il fallait suivre l’ordonnance du docteur et faire préparer la médecine qu’il venait de nous prescrire ; au fond, nous n’avions pas une très grande confiance en toutes ces drogues ni en l’habileté du praticien chinois ; mais que faire ? où chercher mieux ? à qui s’adresser dans cette triste circonstance ? Dieu seul pouvait prendre soin de nous ; c’est lui, nous dîmes-nous, qui est le maître de la vie et de la mort ; puisque sa toute-puissance a donné aux plantes des propriétés merveilleuses pour le soulagement des infirmités humaines, il peut bien accorder à ces drogues, peut-être insignifiantes, une vertu particulière, s’il est conforme à son bon plaisir que nous recouvrions la santé. Il nous ordonne, dans les saintes Écritures, d’honorer les médecins en cas de nécessité ; l’occasion ne saurait être plus favorable pour cela ; honorons donc le docteur chinois en nous conformant scrupuleusement à toutes ses prescriptions. « Oui, sans doute, répondîmes-nous à maître Ting, il faut faire préparer la médecine comme il a été ordonné. »
Un employé du palais communal alla faire l’acquisition de tous les ingrédients désignés chez le docteur même qui venait d’en dresser l’ordonnance. En Chine les médecins sont en même temps apothicaires, et vendent à leurs malades les remèdes qu’ils leur prescrivent ; bien que ces états aient entre eux des relations très étroites, et que, par leur nature, ils ne soient nullement incompatibles, on conçoit néanmoins qu’il peut y avoir quelque inconvénient à ce que le même individu exerce les deux à la fois. On entrevoit qu’il ne serait pas impossible de rencontrer quelques abus dans l’exercice de fonctions qui se prêtent mutuellement un si merveilleux appui ; ainsi, par exemple, est-il bien certain, vu la fragilité humaine, que le médecin ne succombera pas à la tentation de prescrire des remèdes coûteux, et même quelquefois de prolonger la maladie dans le but de procurer des profits plus considérables à son ami l’apothicaire ? La prodigieuse quantité de drogues qui entrent dans la composition des médecines chinoises nous a toujours frappé, et nous n’oserions pas assurer que cette particularité ne vient pas précisément de ce que c’est le même individu qui prescrit et vend les remèdes.
La crainte de se voir rançonner par l’avidité des médecins a donné naissance à un usage fort bizarre, mais qui entre parfaitement dans les goûts des Chinois. Le médecin et le malade se laissent aller à une sérieuse discussion touchant la valeur et le prix des remèdes indiqués. Les membres de la famille prennent part à ce singulier marchandage ; on demande des drogues communes, peu chères ; on en retranche quelques-unes de l’ordonnance, afin d’avoir moins à débourser. L’efficacité de la médecine sera peut-être lente ou douteuse ; mais on patientera et on courra la chance. On espère, d’ailleurs, que le retranchement ne gâtera rien ou qu’une dose plus ou moins considérable pourra obtenir à peu près le même résultat. Il faut convenir que, le plus souvent, il n’y a en effet aucun inconvénient ; qu’on adopte un remède ou un autre, qu’on absorbe peu ou beaucoup de liqueur noire, cela ne fait ordinairement ni froid ni chaud.
Le médecin, après avoir longtemps discuté, finit toujours par livrer sa marchandise au rabais, parce qu’il est bien sûr que, s’il se montrait trop tenace dans le prix de ses ordonnances, on irait essayer de se faire guérir dans une autre boutique. Il arrive quelquefois, dans ces circonstances, des choses vraiment étonnantes et qui caractérisent bien le type chinois ; quand le docteur-apothicaire a dit son dernier mot et déclaré le plus franchement possible que, pour obtenir la guérison, il est nécessaire d’user de tel remède durant tant de jours, alors le conseil de famille entre en délibération ; on pose froidement une question de vie et de mort, en présence même du malade ; on discute pour savoir si, à raison d’un âge trop avancé ou d’une maladie qui offre peu d’espoir, il ne vaut pas mieux s’abstenir de faire des dépenses et laisser les choses aller tout doucement leur train. Après avoir rigoureusement supputé ce qu’il en coûtera pour acheter des remèdes peut-être inutiles, le malade lui-même prend souvent l’initiative et décide qu’il vaut mieux réserver cet argent pour faire emplette d’un cercueil de meilleure qualité ; puisqu’il faut mourir tôt ou tard, il est tout naturel de renoncer à vivre quelques jours de plus, afin de faire des économies et d’être enterré honorablement. Dans cette douce et si consolante perspective, on renvoie le médecin, et, séance tenante, on fait appeler le fabricant de cercueils. Telles sont les graves préoccupations des Chinois en présence de la mort.
Heureusement que nous n’avions pas à faire de semblables calculs. Nous nous trouvions dans une position tellement favorable qu’une question d’économie ne pouvait pas même se présenter à notre esprit, attendu que nous étions entièrement à la charge des mandarins et qu’ils étaient obligés également de nous fournir et des médecines, et un cercueil en cas de besoin. Nous étions même assuré par avance qu’on aurait la courtoisie de nous placer dans une bière de qualité un peu supérieure. Ayant donc de bons motifs pour être pleinement tranquille sur ce point, nous avalâmes en paix toutes les médecines qu’on nous présenta, sans en retrancher une seule drogue, sans même nous informer du prix qu’elles pouvaient coûter. Jamais peut-être, le médecin de Kuen-kiang-hien n’avait eu à soigner une meilleure pratique.
L’efficacité de la médecine ne fut nullement en rapport avec nos sentiments de générosité. Nous ne pouvons dire au juste si elle nous fit du bien ou du mal, si elle se contenta de garder une prudente neutralité et de laisser la maladie aller à sa guise ; tout ce que nous savons, c’est que le lendemain nous étions dans un état capable d’inspirer des craintes sérieuses. Les médecines se multipliaient, et le mal paraissait augmenter toujours ; une fièvre dévorante, des maux de tête à en devenir aveugle, de continuelles contorsions d’entrailles, une peau sèche et brûlante, tels étaient les principaux caractères de la maladie. Le docteur ne nous quittait pas, car l’excellent homme y mettait de l’amour-propre. Se trouver aux prises avec l’étonnante organisation d’un diable des mers occidentales, venir à bout d’une maladie opiniâtre, atroce, enragée, telle, en un mot, qu’on n’en avait jamais vu de pareille parmi les habitants du Céleste Empire, c’était assurément un merveilleux tour de force, une cure qui en valait la peine et capable de lui procurer une prodigieuse illustration.
Le deuxième jour, nous ne sûmes pas trop ce qui se passa autour de nous, dans la chambre que nous occupions au palais communal de Kuen-kiang-hien. Nous eûmes un long délire, et, d’après ce qu’on nous raconta depuis, il paraît que notre pauvre tête avait tourné en véritable chaos, où la Chine, la France, la Tartarie, le Thibet et peut-être aussi quelques autres petites localités de ce genre, se trouvaient confondus, mêlés ensemble de manière à ne former qu’un tout ridicule et monstrueux ; les folles extravagances de notre imagination allaient chercher les personnages les plus disparates et les forçaient de tenir ensemble des conversations impossibles. Dans la soirée notre cerveau se débrouilla suffisamment pour comprendre que le médecin nous parlait d’essayer d’une opération d’acupuncture. Sa proposition nous épouvanta tellement, que pour toute réponse nous lui fîmes le poing, en le regardant avec tant de colère qu’il en recula de frayeur. Cette manière de manifester sa pensée n’était pas, nous en convenons, parfaitement conforme aux rites ; mais, en ce moment-là, nous étions peut-être un peu excusable, parce que la violence du mal ne nous laissait pas une pleine liberté d’esprit et une juste appréciation de nos actes.
L’opération de l’acupuncture, inventée en Chine dans la plus haute antiquité, est passée ensuite dans le Japon ; elle est fréquemment en usage dans les deux pays pour guérir un nombre considérable de maladies ; elle se pratique en introduisant dans le corps de longues aiguilles métalliques, et toute la science de l’opérateur consiste dans le choix des endroits où il faut enfoncer les aiguilles, et dans la connaissance de la profondeur où elles peuvent pénétrer et de la direction qu’elles doivent suivre ; dans certains cas extraordinaires on se sert d’une aiguille rougie au feu. On raconte des merveilles de cette opération, et nous-même nous avons été témoin plus d’une fois de cures vraiment remarquables obtenues par ce moyen ; cependant nous pensons qu’il faut être quelque peu Chinois ou Japonais pour se résigner à faire de son corps une pelote à longues aiguilles.
L’acupuncture a eu, en Europe, à différentes époques, une assez grande vogue. Voici ce que M. Abel Rémusat écrivait à ce sujet, en 1825[53] : « L’acupuncture, qui, depuis la plus haute antiquité, forme l’un des principaux moyens de la médecine curative des Chinois et des Japonais, a été remise en usage en Europe depuis plusieurs années, et particulièrement préconisée en France depuis plusieurs mois. Ainsi qu’il arrive pour tout ce qui semble nouveau et singulier, ce procédé a trouvé des enthousiastes et des détracteurs. Les uns y ont vu une sorte de panacée d’un effet merveilleux ; les autres, une opération le plus souvent insignifiante, et qui, dans certains cas, pouvait entraîner les suites les plus graves. De part et d’autre, on a cité des faits, et les observations ne se présentant pas assez vite ni en nombre suffisant, on a invoqué l’expérience des Asiatiques, habituellement si dédaigneux dans les matières de science. Indépendamment des mémoires académiques et des articles de journaux, on a fait imprimer quelques opuscules propres à jeter du jour sur ce point intéressant de thérapeutique et de physiologie. »
Plusieurs médecins et physiciens célèbres, entre autres, MM. Morand, J. Cloquet et Pouillet, firent, à cette époque, de nombreuses expériences d’acupuncture. En étudiant la manière dont les aiguilles agissent sur les corps vivants, on avait été d’abord porté à penser que la douleur avait pour cause l’accumulation du fluide électrique dans la partie qui en est le siège, et que l’introduction de l’aiguille en favorisait le dégagement. L’aiguille, dans cette hypothèse, n’était qu’un véritable paratonnerre introduit dans le corps du malade. Le soulagement immédiat et, pour ainsi dire, instantané, qu’il éprouvait, conduisait naturellement à comparer cette action physiologique au phénomène qui se passe lorsqu’une surface chargée d’électricité est mise en rapport avec d’autres corps au moyen d’un conducteur métallique. On avait même cru sentir, en touchant le corps de l’aiguille, environ dix minutes après l’introduction, un petit choc assez semblable à celui qu’aurait produit un fil conducteur d’une pile voltaïque très faible. Ainsi, on cherchait à expliquer tout à la fois la cause de l’affection qui consisterait dans une accumulation morbide du fluide électrique sur une branche nerveuse, et l’effet curatif qui s’opérait par la simple soustraction du fluide.
Plus tard on a reconnu, d’après les expériences de M. Pouillet, qu’à la vérité il y avait une action électrique produite par l’introduction d’une aiguille dans un muscle rhumatisé, mais que cette action n’était pas due à la douleur ou à la cause qui la fait naître et qui l’entretient, puisqu’elle se montre également lorsque l’acupuncture est pratiquée sur une partie qui n’est le siège d’aucune affection névralgique. On s’était assuré que cette action avait lieu de la même manière chez les animaux, et enfin qu’elle coexistait constamment avec l’oxydation de l’aiguille. On démontrait qu’elle n’était jamais excitée par une aiguille de platine, d’or ou d’argent, mais bien par les aiguilles faites de tout autre métal oxydable. Il est donc permis de conclure que le phénomène physique qu’on observe est le résultat d’une action chimique entre le métal de l’aiguille et les parties avec lesquelles on l’a mise en contact ; car il n’y a jamais d’oxydation de métal sans développement d’électricité ; il est donc à peu près certain que ce courant n’est pour rien dans le soulagement qu’éprouvent les malades.
Quant aux effets physiologiques de l’acupuncture, indépendamment du soulagement des malades qu’on a remarqué particulièrement dans les cas de rhumatisme et de névralgie, on a observé, le plus souvent, les phénomènes suivants. L’introduction de l’aiguille est peu douloureuse, si l’on a la précaution de bien tendre la peau et si l’on fait tourner l’aiguille au lieu de la pousser directement. En général, l’extraction est plus douloureuse que l’introduction ; il sort peu de sang, quelquefois cependant on en voit suinter une ou plusieurs gouttelettes. La peau se soulève autour de l’instrument en conservant sa couleur naturelle ; mais bientôt elle s’affaisse, et l’on voit ordinairement se former une auréole rouge. Le malade ressent alors des élancements qui se dirigent vers la pointe des contractions musculaires, de l’engourdissement suivant le trajet des gros cordons nerveux, des tremblements fébriles. Il n’est pas rare de voir survenir des sueurs répandues sur la partie de la peau qui répond au siège de la douleur. Cette dernière a, dès lors, cessé, ou se trouve diminuée ou transportée. C’est encore vers ce temps que surviennent les défaillances plus ou moins prononcées, plus ou moins durables, et qu’on ne saurait guère attribuer à la douleur produite par la piqûre, puisqu’elles ont lieu après que la sensation douloureuse a disparu ; c’est même là le seul accident qu’on voit communément résulter de l’acupuncture. Il y aurait à craindre, peut-être, des blessures graves et des suites funestes, si l’aiguille traversait de gros troncs nerveux, des artères, ou les organes essentiels de la vie. Quelques chirurgiens ont prétendu que l’extrême ténuité des aiguilles garantissait de ces inconvénients. Quoiqu’on ait fait plusieurs expériences sur des animaux et qu’on leur ait traversé sans le moindre accident l’estomac, le poumon et même le cœur, il n’en est pas moins vrai que de pareilles tentatives pourraient occasionner des malheurs irrémédiables.
Il est probable que les Chinois et les Japonais, ne connaissant pas l’anatomie, et n’ayant que des idées vagues et erronées sur l’organisation du corps humain, doivent souvent obtenir de bien funestes résultats dans leurs opérations. Cependant l’acupuncture n’est pas pratiquée chez eux sans règle et sans méthode, ni tout à fait abandonnée au caprice des hommes qui l’exercent. On a déterminé sur la surface du corps humain trois cent soixante-sept points qui ont reçu des noms particuliers, d’après les rapports où l’on a supposé qu’ils étaient avec les parties internes ; et, afin qu’on puisse s’exercer sans compromettre la santé des hommes, on a fabriqué de petites figures de cuivre sur lesquelles on a ménagé de très petits trous aux endroits convenables ; la surface de ces figures est recouverte de papier collé, et l’étudiant doit y porter l’aiguille sans hésitation, et rencontrer du premier coup l’ouverture au lieu qu’il faut opérer suivant l’affection sur laquelle il est interrogé.
« Mais que peuvent signifier toutes ces précautions, dit M. Abel Rémusat, en parlant d’un livre japonais sur l’acupuncture, lorsque, dans l’ignorance profonde où sont ces médecins de la situation des organes et de leurs connexions, ils se règlent uniquement sur les principes d’une routine aveugle, ou sur la théorie plus absurde encore d’une physiologie fantastique ; c’est ce qu’on peut voir dans les préceptes tant généraux que particuliers que l’auteur japonais a rassemblés. On part de ce principe que les artères vont toujours de haut en bas et les veines toujours de bas en haut. C’est pourquoi on prescrit de piquer en tournant la pointe de l’aiguille vers le haut, quand on se propose d’aller contre le cours du sang. Une piqûre intempestive ou maladroitement dirigée sur certains points se corrige en piquant sur d’autres points qui y correspondent. La moitié des prescriptions qui composent le corps de l’ouvrage sont dignes de ce qu’on vient de dire. Dans les syncopes qui suivent une forte chute, on pique à la partie supérieure du cou, devant le larynx, à huit lignes de profondeur. Dans les maux de reins, on pique le jarret ; dans les toux sèches, on pique à la partie externe et un peu postérieure du bras, à une ligne de profondeur, ou au milieu de l’avant-bras, ou à la base du petit doigt. En considérant combien tous ces endroits sont éloignés les uns des autres, on a supposé que les médecins japonais cherchaient à agir par dérivation ; c’est, à mon avis, leur faire beaucoup d’honneur que de leur prêter une idée aussi nette du phénomène de la révulsion. Dans cette occasion comme dans beaucoup d’autres, ils semblent agir au hasard, d’après les suggestions d’un empirisme ignorant et crédule.
Au reste, je ne prétends pas qu’on doive juger définitivement la doctrine médicale des Japonais d’après un petit ouvrage sans autorité, où se trouvent consignées quelques recettes qui n’ont peut-être pas l’assentiment des véritables hommes de l’art au Japon. Il y a des ouvrages de médecine et de chirurgie parmi nous qui donneraient une idée peu avantageuse de nos progrès dans ces deux sciences, si on les prenait au hasard dans nos bibliothèques, et qu’on les transportât à la Chine pour servir de spécimen de nos connaissances. On possède, à la bibliothèque du roi, un petit Traité d’acupuncture en chinois, et les prescriptions qu’on y trouve ne s’accordent pas avec celles de l’opuscule japonais. Ce qu’on peut dire à la louange des médecins de l’un et de l’autre pays, c’est qu’une longue pratique paraît les avoir guidés dans l’application de l’aiguille et du moxa, et que le lieu d’élection qu’ils recommandent n’est pas toujours aussi mal choisi que dans les exemples rapportés ci-dessus. Ils semblent aussi avoir été éclairés par l’expérience sur les dangers d’introduire les aiguilles au-dessus des principaux nerfs, des gros troncs artériels et des organes essentiels à la vie ; mais il est probable que leur expérience, à cet égard, a dû coûter cher à un certain nombre de malades. »
Nous pensions absolument comme M. Abel Rémusat lorsque le médecin de Kuen-kiang-hien nous proposa de nous enfoncer des aiguilles à travers le corps ; les opérations de ce genre dont nous avions été témoin ne nous rassuraient pas suffisamment, quoiqu’elles eussent été couronnées de succès, et nous n’éprouvions aucune envie de favoriser à nos dépens le progrès de l’acupuncture dans l’empire chinois. Le docteur comprit, du premier coup, le langage figuré par lequel nous lui exprimâmes combien l’idée de ses aiguilles nous déplaisait ; il se garda bien d’insister, surtout après que maître Ting lui eut fait observer avec une merveilleuse sagacité que les Européens n’étant pas, peut-être, organisés de la même manière que les Chinois, il s’exposait beaucoup à ne pas rencontrer juste en enfonçant les aiguilles. « Quelle témérité ! s’écriait maître Ting ; est-ce que nous connaissons les Européens ? Qui sait ce qu’ils ont dans le corps ? Es-tu bien sûr, docteur, de ne pas aller piquer des inconnus avec ton aiguille ? » Le docteur abonda, ou feignit d’abonder complètement dans le raisonnement de maître Ting, et il fut décidé que nous reprendrions les médecines noires, sauf quelques modifications.
La nuit fut un peu meilleure que le jour. Dans la matinée le médecin reparut et nous trouva, dit-il, dans des dispositions excellentes pour prendre un remède décisif, et dont le succès était assuré ; le résultat allait être immédiat et radical ; assurément nous ne demandions pas mieux. La préparation de cette médecine miraculeuse n’exigea ni beaucoup de temps ni grand-peine ; le docteur, ayant demandé une demi-tasse de thé, se contenta de jeter dedans une douzaine de pilules rouges, grosses tout au plus comme la tête d’une épingle, de véritables globules homéopathiques. Aussitôt que nous eûmes avalé ce thé, qui, par l’addition des pilules, avait pris une forte odeur de musc, on fit sortir tout le monde de notre chambre, et on ordonna de nous laisser en repos ; nous n’affirmerons pas que ce fût précisément à ce genre de traitement que nous dûmes notre soulagement et notre guérison ; ce qu’il y a de certain, c’est que nous ne tardâmes pas à éprouver un mieux notable, qui alla en augmentant pendant tout le reste de la journée. Le soir nous prîmes encore six globules rouges, et le lendemain nous étions en bon état ; les forces, il est vrai, n’étaient pas revenues ; nous éprouvions une grande faiblesse, comme un affaiblissement général de tous nos membres ; mais la maladie avait complètement disparu ; il n’y avait plus ni convulsions, ni maux de tête, ni douleurs d’entrailles. Le médecin-apothicaire était, sans contredit, l’être le plus fier de la création ; il dissertait avec aplomb et assurance sur toutes les choses imaginables, et ceux qui l’écoutaient s’empressaient à l’envi d’applaudir à toutes les paroles qui sortaient de sa bouche. Il ne manqua pas surtout de s’appesantir un peu sur l’efficacité infaillible de sa médecine rouge administrée à propos et selon les règles de la prudence et de la sagesse, deux vertus que le ciel avait bien voulu lui départir à un suprême degré.
Ces pilules rouges, auxquelles tout le monde attribuait notre guérison, n’étaient pas pour nous un remède inconnu, car il jouit, en Chine, d’une célébrité prodigieuse, et nous l’avions entendu prôner de toute part ; le nom pompeux et emphatique qu’il porte n’est pas au-dessous de sa grande réputation ; on l’appelle ling-pao-jou-y-tan, c’est-à-dire « trésor surnaturel pour tous les désirs » ; c’est une véritable panacée universelle, guérissant, dit-on, de toutes les maladies sans exception ; la grande difficulté consiste à en varier la dose et à la combiner avec un liquide convenable. Administré mal à propos, ce remède peut devenir dangereux et causer de terribles infirmités ; sa composition est un secret. Une seule famille de Pékin est en possession de la recette, qui se transmet fidèlement de génération en génération ; ainsi il nous est impossible de désigner les ingrédients qui entrent dans la composition de ce remède ; son odeur musquée, quoique très forte, ne doit pas être considérée comme quelque chose de caractéristique, car, en Chine, non seulement les médicaments, mais encore tous les objets, les hommes, la terre, l’air, tout est plus ou moins imprégné de cette odeur particulière. L’empire chinois tout entier sent le musc, et les marchandises mêmes importées d’Europe s’en pénètrent complètement après quelque temps.
Le trésor surnaturel, quoique fabriqué seulement à Pékin et dans une famille unique, est, malgré cela, très connu dans toutes les provinces de l’empire, où on peut en acheter à un prix assez modéré ; il y a seulement à se préserver des falsifications, ce qui, en Chine, n’est pas chose très facile : à Pékin le prix de ce remède n’a jamais varié, on le vend toujours au poids de l’argent pur. Un jour nous allâmes nous-même en acheter dans le principal magasin, et nous n’eûmes qu’à placer un petit lingot d’argent dans le plateau d’une balance ; le marchand mit dans l’autre un poids égal de pilules rouges.
Le trésor surnaturel est peut-être le sudorifique le plus énergique qui existe ; mais il agit d’une manière toute particulière ; un seul de ces petits globules rouges, réduit en poudre, et mis dans le nez comme une prise de tabac, occasionne une si longue suite non interrompue de violents éternuements, que bientôt tout le corps entre en transpiration, et lorsque, enfin, après cette crise sternutatoire, on revient à soi, on se trouve comme inondé de sueur. On se sert encore de cette poudre pour voir si un malade est en danger prochain de mort ; si une prise, disent les Chinois, est incapable de le faire éternuer, il mourra certainement dans la journée ; s’il éternue une fois, il n’y a rien à craindre jusqu’au lendemain ; enfin l’espoir augmente avec le nombre des éternuements.
La médecine chinoise est surtout remarquable par l’extrême bizarrerie de ses procédés ; la collection des livres où on peut l’étudier est très considérable ; malheureusement on n’y trouve, le plus souvent, que des recueils de recettes plus ou moins connues du public. Quoiqu’il soit probable que les Européens ne pourraient rencontrer dans ces livres rien de bien intéressant au point de vue scientifique, nous pensons, pourtant, qu’on aurait peut-être tort de les dédaigner entièrement. Les Chinois sont doués d’un prodigieux talent d’observation ; ils ont tant de pénétration et de sagacité qu’ils remarquent facilement dans tout ce qui les entoure une foule de choses auxquelles des esprits supérieurs ne feraient jamais attention ; on ne saurait contester, d’ailleurs, que leur longue civilisation et leur habitude de recueillir et de conserver par l’écriture les découvertes les plus importantes ont dû les mettre en possession d’un véritable trésor de connaissances utiles. Nous n’avons pas eu l’honneur d’étudier la médecine ; mais nous avons entendu des docteurs émérites soutenir que l’art de guérir les hommes était moins une affaire de science que d’expérience et d’observation. Les maladies et les infirmités sont le lugubre apanage de l’humanité à toutes les époques et sous tous les climats ; n’est-il pas permis de penser que Dieu aura toujours mis à la portée des hommes les moyens nécessaires pour soulager leurs douleurs et conserver leur santé ? Les peuples incivilisés, les sauvages même, ont été quelquefois en possession de certains remèdes que la science était non seulement incapable d’inventer, mais dont elle ne savait pas expliquer les effets.
Il y a, en Chine, pour le moins autant de maladies qu’ailleurs, cependant on ne voit pas que la mortalité y soit proportionnellement plus grande que dans les autres pays ; son immense et exubérante population est là pour attester qu’on n’y est pas beaucoup plus maladroit qu’en Europe pour conserver la vie des hommes. Les Chinois, pas plus que les Occidentaux, n’ont pu réussir à composer un bon élixir d’immortalité, quoiqu’ils aient eu la faiblesse d’y travailler à outrance pendant plusieurs siècles ; cependant ils ont su trouver les moyens de vivre aussi longtemps que nous, et, parmi eux, les octogénaires sont assez nombreux.
Nous sommes loin d’envier aux Chinois leur médecine quelque peu empirique ; nous prétendons seulement qu’il serait possible de trouver chez eux des moyens curatifs suffisants et proportionnés à leurs besoins. On les voit même quelquefois traiter avec le plus grand succès des maladies qui dérouteraient la science de nos célèbres facultés. Il n’est pas de missionnaire qui, dans ses courses apostoliques, n’ait pas été témoin de quelque fait capable d’exciter sa surprise et son admiration. Lorsqu’un médecin est parvenu à guérir promptement et radicalement une maladie présentant tous les symptômes les plus graves et les plus dangereux, il ne faut pas s’amuser à discuter savamment les moyens qui ont été employés, et chercher à prouver leur inefficacité. Le malade a été guéri, il jouit actuellement d’une parfaite santé, voilà l’essentiel. Il n’est personne qui ne préfère être sauvé bêtement que tué par un procédé scientifique.
Il est incontestable qu’il existe, en Chine, des médecins qui savent guérir de la rage la mieux caractérisée ; peu importe ensuite que, pendant le traitement de cette affreuse maladie, on défende expressément d’exposer à la vue du malade aucun objet où il pourrait y avoir du chanvre, sous prétexte que cela neutraliserait les effets du remède. Durant plusieurs années, nous avons eu pour catéchiste un homme qui avait le précieux talent de remettre les membres fracturés. Nous lui avons vu opérer et guérir avec une extrême facilité plus de cinquante malheureux dont les ossements étaient rompus et quelquefois broyés. L’opération réussissait toujours si bien que les malades venaient eux-mêmes remercier cet homme, dans la chambre qu’il occupait à côté de la nôtre. Devant de pareils résultats, nous n’avons jamais eu envie de rire, en pensant que l’emplâtre employé pour favoriser la soudure des ossements était fabriqué avec des cloportes, du poivre blanc et une poule pilée toute vivante.
En 1840 nous avions, dans notre séminaire de Macao, un jeune Chinois qu’on allait renvoyer dans sa famille, parce qu’une surdité complète, dont il avait été atteint depuis quelques mois, ne lui permettait pas de continuer ses études. Plusieurs médecins chinois, portugais, anglais et français, avaient essayé vainement de le guérir de cette infirmité. Les docteurs expliquèrent en termes techniques le mécanisme de l’ouïe ; ils en dirent des choses merveilleuses et qui faisaient le plus grand honneur à leur profonde science ; mais leurs traitements se trouvèrent infructueux, et le malade fut déclaré incurable. Heureusement nous avions dans la maison un chrétien tout récemment arrivé de notre mission des environs de Pékin. Il n’était ni médecin, ni savant, ni lettré ; c’était tout bonnement un très pauvre cultivateur. Il se souvint que les paysans de son pays se servaient avec succès d’une certaine plante pour guérir la surdité. À force de chercher aux environs de Macao, il eut le bonheur de trouver cette herbe salutaire. Il exprima le suc de quelques feuilles dans les oreilles du malade, qui rendirent aussitôt une quantité prodigieuse d’humeur, et, dans deux jours, la guérison fut complète ; ce jeune Chinois a pu continuer ses études ; et aujourd’hui il est missionnaire dans une des provinces du Midi[54].
Les Chinois ont des maladies particulières qu’on ne connaît pas ailleurs, comme aussi il en existe plusieurs qui font de grands ravages en Europe, et qu’on ne retrouve pas en Chine. Il y en a qui sont communes à l’Orient et l’Occident, et qu’on n’est pas plus habile à guérir d’un côté que de l’autre. La phtisie, par exemple, est réputée incurable par tous les médecins chinois. Il en est de même du choléra-morbus, de cette maladie terrible, qui paraît s’être manifestée d’abord en Chine, avant de se répandre dans les autres contrées de l’Asie et ensuite en Europe. Voici dans quelles circonstances cet épouvantable fléau, autrefois inconnu à la Chine, fit sa première apparition. Nous tenons ces renseignements d’un grand nombre d’habitants de la province du Chan-tong, qui ont été témoins oculaires de ce que nous allons dire.
La première année du règne de l’empereur défunt, c’est-à-dire en 1820, de grandes vapeurs roussâtres apparurent un jour sur toute la surface de la mer Jaune. Ce phénomène extraordinaire fut remarqué par les Chinois de la province du Chan-tong, qui habitent aux environs des côtés de la mer. Ces vapeurs, d’abord légères, augmentèrent insensiblement, se condensèrent, s’élevèrent peu à peu au-dessus du niveau des eaux de la mer Jaune, et finirent par former un immense nuage roux qui, pendant plusieurs heures, demeura flottant et se balançant dans les airs. Les Chinois, comme dans toutes les apparitions des grands phénomènes de la nature, furent saisis d’épouvante et cherchèrent dans les opérations superstitieuses des bonzes les moyens d’écarter le mal qui les menaçait. On brûla une quantité prodigieuse de papier magique, qu’on jetait tout enflammé à la mer ; on improvisa de longues processions où l’on portait l’image du Grand Dragon, car on attribuait ces sinistres présages à la colère de cet être fabuleux. Enfin on en vint à la dernière et suprême ressource des Chinois en pareille circonstance ; on exécuta un charivari monstre le long des côtes de la mer. Hommes, femmes, enfants, tous frappaient à coups redoublés sur l’instrument capable de produire le bruit le plus sonore, le plus retentissant ; les tam-tam, les vases de cuisine, les objets métalliques étaient choisis de préférence. Les cris les plus sauvages d’une innombrable multitude venaient encore ajouter à l’horreur de ce vacarme infernal. Nous avons été témoin une fois d’une semblable manifestation dans une des plus grandes villes du Midi, où tous les habitants, sans exception, enfermés dans leur maison, frappaient avec frénésie sur des instruments de métal et s’abandonnaient à des vociférations inouïes. On ne saurait imaginer rien de plus effroyable que cet immense et monstrueux tumulte s’élevant du sein d’une grande cité.
Pendant que les habitants du Chan-tong cherchaient à conjurer ce malheur inconnu, mais que tout le monde pressentait, un vent violent qui souffla tout à coup fit rouler et tourbillonner le nuage, et parvint à le diviser en plusieurs grandes colonnes, qu’il poussa vers la terre. Ces vapeurs roussâtres se répandirent bientôt, comme en serpentant, le long des collines et dans les vallons, rasèrent les villes et les villages, et le lendemain, partout où le nuage avait passé, les hommes se trouvèrent subitement atteints d’un mal affreux, qui, dans un instant, bouleversait toute leur organisation et en faisait de hideux cadavres. Les médecins eurent beau feuilleter leurs livres, on ne trouva nulle part aucune notion de ce mal nouveau, étrange, et qui frappait, comme la foudre, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, sur les pauvres et les riches, les jeunes et les vieux, mais toujours d’une manière capricieuse et sans suivre aucune règle fixe au milieu de ses vastes ravages. On essaya d’une foule de remèdes, on fit un grand nombre d’expériences, et tout fut inutile, sans succès ; l’implacable fléau sévissait toujours avec la même colère, plongeant partout les populations dans le deuil et l’épouvante.
D’après tout ce que les Chinois nous ont raconté de cette terrible maladie, il est incontestable que c’était le choléra-morbus. Il ravagea d’abord la province du Chan-tong et monta ensuite vers le nord jusqu’à Pékin, frappant toujours dans sa marche les villes les plus populeuses ; à Pékin les victimes furent proportionnellement plus nombreuses que partout ailleurs. De là le choléra franchit la Grande Muraille, et les Chinois disent qu’il s’en alla en Tartarie s’évanouir parmi la Terre-des-Herbes. Il est probable qu’il aura suivi la route des caravanes jusqu’à la station russe de Kiaktha, et qu’ensuite, tournant au nord-ouest en longeant la Sibérie, il aura envahi la Russie et la Pologne, d’où il a bondi sur la France après la révolution de 1830, tout juste dix ans après être sorti du sein de la mer Jaune. Lorsque les habitants du Chan-tong nous racontèrent, en 1849, l’histoire de l’apparition du choléra dans leur province, il nous sembla qu’il avait suivi, pour venir en France, la marche que nous venons d’indiquer.
En Chine, chacun exerce la médecine avec entière liberté ; le gouvernement ne s’en mêle en aucune manière. On a pensé que le vif et irrésistible intérêt que les hommes portent naturellement à leur santé serait un motif suffisant pour les empêcher de donner leur confiance à un médecin qui n’en serait pas digne. Aussi, quiconque a lu quelques livres de recettes et étudié la nomenclature des médicaments a le droit de se lancer avec intrépidité dans l’art de guérir ses semblables… ou de les tuer.
La médecine est comme l’enseignement, un excellent débouché pour favoriser l’écoulement des nombreux bacheliers qui ne peuvent parvenir aux grades supérieurs et prétendre au mandarinat. Aussi les docteurs pullulent en Chine ; sans parler des médecins officieux, qui sont innombrables, puisque, comme nous l’avons déjà dit, tous les Chinois savent plus ou moins la médecine, il n’est pas de petite localité qui ne possède plusieurs médecins de profession. Leur position n’est pas, à beaucoup près, aussi brillante qu’en Europe ; outre qu’il n’y a pas grand honneur à exercer un état qui est à la portée, et, en quelque sorte, à la merci de tout le monde, on n’y trouve non plus que très peu de chose à gagner. Ordinairement, les visites ne se payent pas ; les remèdes se vendent à bon marché, et toujours à crédit ; d’où il faut conclure qu’on ne peut guère compter que sur le tiers de son revenu. En outre, il est assez d’usage de ne pas payer les médecines qui ne produisent pas de bons effets, ce qu’elles se permettent assez souvent. Mais la situation la plus triste et la plus piteuse pour le médecin chinois, c’est lorsqu’il est obligé de se cacher ou de se sauver loin de son pays, pour éviter la prison, les amendes, les coups de bambou, et quelquefois pis encore. Cela peut arriver quand, ayant promis de guérir un malade, il a la maladresse de le laisser mourir. Les parents ne se font pas faute de lui intenter un procès ; et, dans ce cas, pour peu qu’on tienne à la vie et aux sapèques, le parti le plus sûr, c’est de prendre la fuite. La législation semble, du reste, favoriser ces procédés un peu sévères à l’égard des médecins. Voilà ce qu’on lit dans le Code pénal de la Chine, section 297 : « Quand ceux qui exerceront la médecine ou la chirurgie sans s’y entendre, administreront des drogues ou opéreront, avec un outil piquant ou tranchant, d’une façon contraire à la pratique et aux règles établies, et que, par là, ils auront contribué à faire mourir un malade, les magistrats appelleront d’autres hommes de l’art pour examiner la nature du remède qu’ils auront donné ou celle de la blessure qu’ils auront faite, et qui auront été suivis de la mort du malade. S’il est reconnu qu’on ne peut les accuser que d’avoir agi par erreur, sans aucun dessein de nuire, le médecin ou le chirurgien pourra se racheter de la peine qu’on inflige à un homicide, de la manière réglée pour les cas où l’on tue par accident ; mais ils seront obligés de quitter pour toujours leur profession. » Cette dernière mesure nous paraît assez sage, et mériterait peut-être d’être empruntée à la Chine.
Les docteurs chinois aiment beaucoup les spécialités et s’occupent exclusivement du traitement de certaines maladies. Il y a des médecins pour les maladies qui proviennent du froid, et d’autres pour celles qui sont causées par le chaud. Les uns pratiquent l’acupuncture, d’autres raccommodent les membres cassés. Il y a enfin des médecins pour les enfants, des médecins pour les femmes, des médecins pour les vieillards. Il en est qu’on nomme suceurs de sang, et qui fonctionnent comme des ventouses vivantes : ils apposent hermétiquement leurs lèvres sur les tumeurs et les abcès des malades, puis, à force d’aspirer, ils font le vide, et le sang et les humeurs jaillissent en abondance dans leur bouche. Nous avons eu occasion de voir à l’œuvre un de ces vampires, et nous n’oublierons jamais le spectacle rebutant que présentait cette face hideuse, collée aux flancs d’un malheureux qu’elle semblait vouloir dévorer. La cure des yeux, des oreilles et des pieds est ordinairement réservée aux barbiers qui jouissent, en outre, dans quelques provinces du Midi, du privilège de faire la pêche aux grenouilles. Quelle que soit la spécialité des médecins chinois, on en voit très peu qui deviennent riches en exerçant leur art ; ils vivent au jour le jour, comme ils peuvent, et rivalisent ordinairement de privations et de misère avec leurs confrères les maîtres d’école.
D’après tout ce que nous venons de dire, le lecteur s’est peut-être formé une idée peu favorable de la médecine chinoise. Notre devoir était de raconter avec franchise et liberté ce que nous savions ; cependant nous ne voudrions pas lui avoir porté quelque préjudice dans l’opinion publique ; car il ne serait pas impossible que ce fût à elle, après Dieu, que nous soyons redevable de la vie.
Aussitôt que notre guérison fut bien constatée, les mandarins civils et militaires de Kuen-kiang-hien s’empressèrent de nous rendre visite en grande tenue et de nous féliciter des faveurs que le ciel et la terre venaient de nous accorder. Ils nous exprimèrent de la manière la plus vive combien ils étaient heureux de nous voir hors de danger et sur le point de rentrer en possession de notre précieuse et brillante santé. Cette fois nous fûmes persuadé que les paroles des mandarins étaient pleines de sincérité et qu’elles étaient l’expression vraie de leurs sentiments. C’est que notre rétablissement les déchargeait d’une effrayante responsabilité ; ils avaient dû être en proie à de bien vives inquiétudes, pendant que nous les menacions de mourir sous leur juridiction, non pas qu’ils eussent la bonhomie d’attacher quelque prix à notre existence ; mais ils ne pouvaient douter que notre mort serait pour eux une source d’embarras inextricables.
Il existe, en Chine, une responsabilité terrible à l’égard des cadavres. Lorsqu’un individu meurt dans sa famille, il n’y a pas de difficulté ; les parents en répondent, et personne n’a le droit d’élever des doutes ou des soupçons sur les causes de sa mort ; mais, s’il perd la vie hors de chez lui, la loi veut que le propriétaire de l’endroit sur lequel se trouve le cadavre soit responsable. Qu’il se rencontre dans un bois, au milieu d’un champ, sur un terrain inculte, peu importe, le maître du sol est tenu d’avertir l’autorité et de donner des explications qui, pour être valables, doivent être acceptées par les parents du mort. Alors ceux-ci se chargent des funérailles ; une fois qu’ils ont été amenés à présider à l’inhumation, tout est fini. Jusque-là le malheureux propriétaire du terrain demeure responsable de la vie d’un homme dont, peut-être, il n’avait jamais entendu parler. Dans ces circonstances, il se passe des choses affreuses ; il y a des procès incroyables, où les mandarins et les parents du mort font assaut de fourberie et de méchanceté pour assouvir leur cupidité et ruiner leur victime. On garde dans un cachot ce pauvre innocent, et on tient suspendue sur sa tête la menace d’une condamnation à mort, jusqu’à ce qu’il se soit dépouillé de tous ses biens.
Cette terrible loi de responsabilité, quoiqu’elle soit souvent, dans l’application, une source de monstrueuses iniquités, a dû être considérée sans doute, dans la pensée du législateur, comme une sauvegarde de la vie des hommes, comme une barrière salutaire opposée au débordement des passions. On conçoit que, dans un pays comme la Chine, où il n’existe pas de principe religieux dont l’influence soit capable de refouler les mauvais instincts, les assassinats se multiplieraient de toute part et le sang de l’homme serait bientôt compté pour rien ; il a donc fallu des lois draconiennes pour tenir dans le devoir ces populations matérialistes, vivant sans Dieu, sans religion, et par conséquent, sans conscience. Afin de leur apprendre à respecter la vie de leurs semblables, il était nécessaire qu’un cadavre fût pour tout le monde un objet de terreur et d’épouvante.
Nous ne saurions dire si cette loi a obtenu les bons résultats qu’on se promettait ; mais il nous a été souvent très facile de remarquer les abus criants auxquels elle a donné lieu. Sans parler davantage de ces procès iniques, de ces persécutions exercées par des mandarins contre des innocents, il est certain que cette loi tend à étouffer tout sentiment de pitié et de commisération envers les malheureux. Qui aurait le courage de recueillir dans sa demeure un homme souffrant, un pauvre, un voyageur, dont la vie serait en danger ; qui oserait prodiguer ses soins à un moribond, lui permettre de mourir dans son champ, ou même dans le fossé qui l’avoisine ? Un tel acte de miséricorde ou de compassion risquerait d’être payé par une ruine complète, et peut-être par le dernier supplice. Aussi, les malheureux, les infirmes, les estropiés sont repoussés avec soin des demeures des particuliers ; ils sont obligés de rester étendus sur la voie publique, ou de se traîner sous des espèces de hangars, qui, étant la propriété du gouvernement, ne compromettent la responsabilité de personne. Un jour, nous avons vu un honnête marchand exhorter, avec larmes et supplications, un malheureux qui était tombé évanoui sur le seuil de sa boutique, afin de l’engager à mourir ailleurs, un peu loin de sa maison. Le pauvre se souleva, se fit aider par un passant, et eut la charité d’aller rendre le dernier soupir au milieu de la rue.
Une des plus grandes vengeances qu’un Chinois puisse exercer contre un ennemi, c’est de déposer furtivement un cadavre sur sa propriété. Il est sûr de le faire entrer par là dans une longue suite de misère et de calamités. À l’époque où nous étions dans notre mission de la vallée des Eaux-Noires, en dehors de la grande muraille, une des petites villes des environs fut le théâtre d’un crime horrible. Un vagabond entra dans le magasin d’une grande maison de commerce, et, s’adressant directement au chef de l’établissement : « Intendant de la caisse, lui dit-il, j’ai besoin d’argent, et je n’en ai pas ; je viens te prier de m’en prêter un peu. Je sais que votre société est riche… » La figure sinistre et le ton audacieux de cet homme intimidèrent le marchand, qui n’osa pas le renvoyer. Il lui offrit deux onces d’argent, en lui disant poliment que c’était pour boire une tasse de thé. Le mendiant, indigné, demanda avec effronterie si l’on pensait qu’un homme comme lui pût se contenter de deux onces… « C’est bien peu, dit le marchand ; mais nous n’avons pas autre chose. Le commerce ne va pas, les temps sont mauvais ; aujourd’hui tout le monde est pauvre. – Comment, vous autres aussi, vous êtes pauvres ? dit le mendiant. Dans ce cas, gardez vos deux onces ; je suis un homme juste, et je ne veux pas vous faire mourir de faim… » Et il s’en alla en jetant sur le marchand un regard de bête fauve.
Le lendemain, il se présenta de nouveau dans la rue, devant le magasin, et, tenant un jeune enfant dans ses bras : « Intendant de la caisse, s’écria-t-il, intendant de la caisse !… » Celui-ci, reconnaissant son mendiant, lui dit en riant : « Ah ! voilà que tu as eu un remords, tu viens chercher les deux onces. – Non, je ne viens rien chercher ; au contraire, je veux te faire un cadeau. Tiens, voilà pour faire aller ton commerce… » À ces mots, il prend l’enfant, lui plonge un couteau dans le sein, le jette tout sanglant dans la boutique, et se sauve en courant à travers le dédale des rues. L’enfant appartenait à une famille ennemie de cette maison de commerce, qui fut entièrement ruinée, et dont les principaux associés eurent longtemps à souffrir dans les prisons publiques.
Il est probable que des cas de cette nature ne se reproduisent pas fréquemment ; on comprend cependant que la loi chinoise n’atteint pas toujours son but, et qu’au lieu d’éloigner du crime les hommes pervers, elle peut quelquefois les y entraîner.
La crainte des mandarins de Kuen-kiang-hien n’avait pas été, sans doute, jusqu’à leur faire redouter quelqu’une de ces terribles avanies à la chinoise ; mais ils s’étaient imaginé que le gouvernement français s’occuperait, à coup sûr, de notre mort ; qu’il en demanderait compte à leur empereur ; que, par suite, il y aurait des enquêtes, des embarras, des tracasseries de tout genre, que des malveillants pourraient les accuser de négligence ; qu’enfin, ils étaient exposés à être destitués et sévèrement punis. Nous nous gardâmes bien de les détromper et de leur dire que notre gouvernement avait bien autre chose à faire qu’à se préoccuper de nous et valait mieux leur laisser cette crainte salutaire ; salutaire, non pas pour eux bien entendu, mais pour les missionnaires qui, dans la suite, pourraient avoir quelque chose à démêler dans leurs tribunaux. Ces mandarins ne savaient pas probablement que l’assassinat juridique de plusieurs missionnaires français, en Chine, n’avait nullement empêché les deux gouvernements de se donner réciproquement les plus touchants témoignages d’estime et d’affection ; sans cela ils eussent joui d’une sécurité inaltérable, et notre maladie, notre mort même, eût été incapable de leur apporter le moindre souci.
Après quatre jours de repos à Kuen-kiang-hien, nos forces étant suffisamment revenues, nous songeâmes à continuer notre voyage. Lorsque nous annonçâmes cette heureuse nouvelle au préfet de la ville, bien qu’il fît de généreux efforts pour se maîtriser, il lui fut impossible de comprimer les transports de son allégresse. Son langage était tout embaumé, tout ruisselant de poésie ; il nous souhaita, il nous promit même, pour tous les jours, jusqu’à Macao, une route belle et unie, un temps serein, un ciel toujours bleu ; puis de la fraîcheur et des ombrages à volonté ; un vent favorable et un courant propice sur le fleuve ; enfin il n’oublia rien de ce qui peut rendre un voyage heureux et agréable. Quel bonheur qu’il se soit trouvé sur notre passage, et précisément au moment de notre maladie ! Est-ce qu’il n’aurait pas pu se rencontrer à Kuen-kiang-hien un magistrat indifférent, égoïste, et qui n’eût pas compris toute l’étendue de ses obligations à notre égard ; un magistrat qui n’eût pas su, comme lui, dépenser tout son cœur, nous entourer chaque jour, comme il avait eu le bonheur de le faire, de soins, d’affection et de dévouement ? Et, afin de nous bien convaincre de la sincérité de ses sentiments, il nous assura qu’il avait poussé sa sollicitude jusqu’à aller choisir pour nous un magnifique cercueil chez le premier fabricant de Kuen-kiang-hien. Il est incontestable qu’on ne pouvait se montrer plus galant homme ; nous tenir un cercueil tout prêt, en cas de besoin, c’était de la courtoisie la plus exquise, et nous ne manquâmes pas de le remercier avec effusion de cette attention si tendre et si délicate.
On conviendra qu’il faut nécessairement être en Chine pour entendre des hommes se faire de semblables gracieusetés au sujet d’un cercueil. Dans tous les pays du monde on s’abstient de parler de cet objet lugubre, destiné à renfermer les restes d’un parent ou d’un ami ; on le prépare en secret, loin de la vue des hommes, et, quand la mort est entrée dans une maison, le cercueil doit y pénétrer furtivement et en cachette, afin d’épargner un surcroît de douleurs et de déchirements à une famille éplorée. Quant aux Chinois, ils voient la chose tout différemment ; à leurs yeux un cercueil est tout bonnement une chose de première nécessité quand on est mort, et, pendant la vie, un article de luxe et de fantaisie. Il faut voir comme, dans les grandes villes, on les étale avec élégance et coquetterie dans de magnifiques magasins, avec quel soin on les peint, on les vernisse, on les frotte, on les fait reluire, pour agacer les passants et leur donner la fantaisie d’en acheter un. Les gens aisés, et qui ont du superflu pour leurs menus plaisirs, ne manquent pas, en effet, de se pourvoir à l’avance d’une bière selon leur goût, et qui leur aille bien. En attendant que vienne l’heure de se coucher dedans, on la garde dans la maison comme un meuble de luxe, dont l’utilité n’est pas, il est vrai, prochaine et immédiate, mais qui ne peut manquer de présenter un consolant et agréable coup d’œil dans des appartements convenablement ornés.
Le cercueil est surtout, pour des enfants bien nés, un excellent moyen de témoigner la vivacité de leur piété filiale aux auteurs de leurs jours ; c’est une douce et grande consolation au cœur d’un fils que de pouvoir faire emplette d’une bière pour un vieux père ou une vieille mère, et d’aller le leur offrir solennellement, au moment où ils y pensent le moins : lorsqu’on aime bien quelqu’un, on est toujours ingénieux pour lui procurer d’agréables surprises. Si l’on n’est pas assez favorisé de la fortune pour avoir un cercueil en réserve, il est bon qu’on n’attende pas tout à fait au dernier moment, et que, avant de saluer le monde, comme on dit en Chine, on ait au moins la satisfaction de jeter un regard sur sa dernière demeure ; aussi quand un malade est déclaré inguérissable, s’il a le bonheur d’être entouré de personnes compatissantes et dévouées, on ne manque pas de lui acheter un cercueil et de le placer à côté de son lit. Dans la campagne ce n’est pas si facile ; on n’en trouve pas toujours de tout préparés, et puis les paysans n’ont pas les habitudes du luxe comme les habitants des villes ; on y va plus simplement. On appelle le menuisier de la localité qui prend mesure au malade, en ayant bien soin de lui faire observer que l’ouvrage doit être toujours un peu avantageux, parce que, quand on est mort, on s’étire. Aussitôt qu’on est bien convenu de la longueur et de la largeur, et surtout de ce que coûtera la façon, on fait apporter du bois, et les scieurs de long se mettent à travailler dans la cour, tout à côté de la chambre du moribond ; s’il n’est pas toujours à portée de les voir à l’œuvre, il peut, du moins, entendre le grincement sourd et mélancolique de la scie qui lui découpe des planches, pendant que la mort, elle aussi, est occupée à le séparer de la vie. Tout cela se pratique sans émotion et avec un calme inaltérable. Nous avons été témoin plus d’une fois de semblables scènes, et c’est une des choses qui nous ont toujours étonné le plus dans les mœurs si extraordinaires des Chinois ; ce fut, du reste, une de nos premières impressions dans ce singulier pays.
Peu de temps après notre arrivée dans notre mission du Nord, nous nous promenions un jour dans la campagne avec un séminariste chinois qui avait la patience de répondre à nos longues et ennuyeuses questions sur les hommes et les choses du Céleste Empire. Pendant que nous étions à dialoguer de notre mieux, entremêlant tour à tour dans notre langage le latin et le chinois, suivant que les mots nous faisaient défaut d’un côté ou d’un autre, nous vîmes venir vers nous une foule assez nombreuse, cheminant avec ordre le long d’un étroit sentier ; on eût dit une procession. Notre premier mouvement fut de changer de direction, pour aller nous mettre à l’abri derrière une montagne ; n’étant pas encore très expérimenté dans les us et coutumes des Chinois, nous évitions de nous produire, de peur d’être reconnu, puis immédiatement jeté en prison, jugé et étranglé. Notre séminariste nous rassura, et nous dit que nous pouvions continuer sans crainte notre promenade. La foule, qui avançait toujours vers nous, nous ayant atteints, nous nous arrêtâmes pour la laisser passer. Elle était composée d’un grand nombre de villageois, qui nous regardaient en riant, et dont la physionomie paraissait très bienveillante. Après eux venait un brancard sur lequel on portait un cercueil vide. Derrière le cercueil suivait un autre brancard où était étendu un moribond enveloppé de quelques couvertures. Sa figure était livide, décharnée, et ses regards mourants ne quittaient pas le cercueil qui le précédait. Lorsque tout le monde fut passé, nous nous empressâmes de demander au séminariste ce que signifiait cet étrange cortège. « C’est un malade, nous dit-il, qui se trouvait dans un village voisin et qu’on transporte dans sa famille tout près d’ici. Les Chinois n’aiment pas à mourir hors de chez eux. – Ce sentiment est bien naturel ; mais pourquoi ce cercueil ? – Il est pour le malade qui probablement n’a que quelques jours à vivre. On a déjà tout préparé pour les funérailles. J’ai remarqué qu’il y avait à côté du cercueil une pièce de toile blanche ; on s’en servira pour porter le deuil. » Ces paroles nous jetèrent dans un profond étonnement, et nous comprîmes que nous étions dans un monde nouveau, au milieu d’un peuple dont les idées et les sentiments différaient beaucoup des sentiments et des idées des Européens. Ces hommes qui commençaient tranquillement les funérailles d’un parent ou d’un ami encore vivant ; ce cercueil qu’on avait eu l’attention de placer sous les yeux du moribond, sans doute afin de lui être plus agréable, tout cela nous plongea dans des rêveries étranges, et la promenade se continua en silence.
Ce calme étonnant des Chinois aux approches de la mort n’a pas coutume de se démentir, quand arrive le moment suprême. Ils meurent avec une tranquillité, une quiétude incomparables, sans agonie, sans éprouver ces agitations, ces secousses terribles qui d’ordinaire rendent la mort si effrayante. Ils s’éteignent tout doucement, comme une lampe qui n’a plus d’huile pour s’alimenter. La marque la plus certaine à laquelle on puisse reconnaître qu’ils n’ont plus longtemps à vivre, c’est qu’ils ne demandent plus leur pipe. Quand les chrétiens venaient nous appeler pour administrer les derniers sacrements, ils ne manquaient pas de nous dire : « Le malade ne fume plus » ; c’était une formule pour nous indiquer que le danger était pressant, et qu’il n’y avait pas de temps à perdre.
Nous pensons que la mort si paisible des Chinois doit être attribuée d’abord à leur organisation molle et lymphatique, et ensuite à leur manque total d’affection et de sentiment religieux. Les appréhensions d’une vie future et l’amertume des séparations n’existent pas pour des hommes qui n’ont jamais aimé personne profondément, et qui ont passé leur vie sans s’occuper ni de Dieu ni de leur âme. Ils meurent avec calme, c’est vrai ; mais les êtres privés de raison ont aussi le même avantage, et, au fond, cette mort est la plus triste et la plus lamentable qu’on puisse imaginer.
Nous quittâmes enfin cette ville de Kuen-kiang-hien, où nous avions été sur le point de nous arrêter pour toujours ; mais, avant de partir, nous eûmes la curiosité d’aller voir la bière qui nous avait été destinée. Elle était faite de quatre énormes troncs d’arbres, bien rabotés, coloriés en violet, puis recouverts d’une couche de beau vernis. Maître Ting nous demanda comment nous la trouvions. « Superbe, mais franchement nous aimons autant être assis dans notre palanquin que couché là-dedans. »
Nous reprîmes notre voyage conformément au nouveau programme, c’est-à-dire à la lueur des torches et des lanternes. Le médecin nous l’avait recommandé, en nous donnant, avant notre départ, quelques conseils hygiéniques. Cette nuit de voyage nous rendit un peu d’activité, ranima notre appétit et nos forces, et le lendemain nous entrâmes frais et dispos dans le palais communal de Tien-men.
Les mandarins de la ville de Tien-men s’empressèrent de nous rendre visite. Ils savaient qu’une grave maladie nous avait retenu quatre jours à Kuen-kiang-hien, et, bien qu’on leur eût dit que notre santé était dans un état satisfaisant, ils désiraient s’en assurer par leurs propres yeux. Un tel empressement était facile à comprendre ; ils devaient sans doute appréhender que, n’étant pas suffisamment rétabli, il ne nous prît fantaisie de nous reposer un peu chez eux ; et puis, s’il arrivait une rechute, si la maladie allait recommencer, si nous nous avisions de mourir à Tien-men… ; on conçoit que toutes ces prévisions étaient peu rassurantes et qu’il y avait bien de quoi donner de l’inquiétude à des hommes qui redoutent par-dessus tout les dépenses et les embarras ; mais, dès qu’ils nous virent, leurs craintes cessèrent ; car ils eurent la satisfaction de nous trouver une mine passable, et, ce qui valait encore mieux, un désir bien ardent de nous remettre en route à l’entrée de la nuit.
Pleins de cette espérance, ils s’évertuaient à nous rendre la journée douce et facile. Afin de nous procurer un repos salutaire, ils eurent soin de charger un gardien du palais communal de bien expulser, à l’aide d’un long chasse-mouches en crin de cheval, les moustiques qui pourraient se trouver dans nos appartements ; et, de peur que ces impertinents insectes, cédant à la dépravation de leur instinct, ne cherchassent plus tard à venir attenter à notre sommeil, on établit dans toutes les avenues de nombreuses fumigations, à l’aide de certaines herbes aromatiques dont les moustiques, dit-on, ne peuvent supporter l’odeur. Le résultat prévu et désiré fut que nous dormîmes délicieusement et à satiété.
La renommée ayant appris aux autorités de Tien-men que nous avions témoigné plus d’une fois une certaine prédilection pour les fruits aqueux, on eut l’amabilité d’en mettre en abondance à notre disposition ; les pastèques surtout furent livrées à la consommation des voyageurs avec une étonnante prodigalité. Les soldats, les domestiques, les porteurs de palanquin, tout le monde en eut à discrétion. Outre que c’était la bonne saison pour ce fruit, Tien-men a la réputation d’en produire d’une grosseur et d’une saveur exceptionnelles. Quoiqu’il fût encore grand matin quand nous étions entrés dans la ville, nous avions pu remarquer dans toutes les rues de longs établis, sur lesquels on avait étalé avec profusion de magnifiques tranches de pastèques. Il y en avait d’écarlates, de blanches et de jaunes ; ces dernières sont ordinairement d’une saveur plus délicate que les précédentes.
La pastèque est, en Chine, un fruit de grande importance, surtout à cause de ses graines, pour lesquelles les Chinois sont possédés d’une véritable passion, ou plutôt d’une démangeaison insupportable. On se souvient peut-être de ce vieux mandarin d’honneur dont on nous avait affublés dans la capitale du Sse-tchouen, et qu’on eût dit avoir été créé et mis au monde tout exprès pour éplucher et croquer des graines de melon d’eau. Dans certaines localités, lorsque la récolte des pastèques est abondante, le fruit est sans valeur, et le propriétaire n’y attache de prix qu’en considération des graines. Quelquefois on en transporte des cargaisons sur les chemins les plus fréquentés, et on les donne à dévorer gratuitement aux voyageurs, à la condition qu’ils auront le soin de recueillir les graines et de les mettre de côté pour le propriétaire. Par cette générosité intéressée, on a la gloire, au temps des fortes chaleurs, de rafraîchir et de désaltérer le public ; puis on s’évite la peine de fouiller dans ces mines pour en extraire le trésor qu’elles recèlent dans leurs flancs.
Les graines de pastèques sont, en effet, un véritable trésor pour amuser et désennuyer à peu de frais les trois cents millions d’habitants de l’empire céleste. Dans les dix-huit provinces, ces déplorables futilités sont pour tout le monde un objet de friandise journalière. Il n’est rien d’amusant comme de voir ces étonnants Chinois s’escrimer, avant leurs repas, après des graines de melons d’eau, pour essayer en quelque sorte la bonne disposition de leur estomac et aiguiser tout doucement leur appétit. Leurs ongles longs et pointus sont, dans ces circonstances, d’une précieuse utilité. Il faut voir avec quelle adresse et quelle célérité ils font éclater la dure et coriace enveloppe de la graine, pour en extraire un atome d’amande et quelquefois rien du tout ; une troupe d’écureuils et de singes ne fonctionnerait pas avec plus d’habileté.
Nous avons toujours pensé que la propension naturelle des Chinois pour tout ce qui est factice et trompeur leur avait inspiré ce goût effréné pour les graines de pastèques ; car, s’il existe dans l’univers un mets décevant, une nourriture fantastique, c’est incontestablement la graine de citrouille. Aussi les Chinois vous en servent-ils partout et toujours. Si des amis se réunissent pour boire ensemble du thé ou du vin de riz, il y a toujours l’accompagnement obligé d’une assiettée de graines de citrouilles. On en croque pendant les voyages, comme en parcourant les rues pour vaquer à ses affaires ; si les enfants et les ouvriers ont quelques sapèques à leur disposition, c’est à ce genre de gourmandise qu’ils les dépensent. On trouve à en acheter de toute part, dans les villes, dans les villages et sur toutes les routes grandes et petites. Qu’on arrive dans la contrée la plus déserte et la plus dépourvue d’approvisionnements de tout genre, on est toujours assuré qu’on ne sera pas réduit à être privé de graines de pastèques. Il s’en fait, dans tout l’empire, une consommation inimaginable et capable de confondre les écarts de l’imagination la plus folle ; on rencontre quelquefois sur les fleuves des jonques de haut bord uniquement chargées de cette denrée précieuse ; on croirait être, en vérité, au milieu d’une nation appartenant à la famille des rongeurs. Ce serait un curieux travail et bien digne de fixer l’attention de nos grands faiseurs de statistiques, que de rechercher combien il doit se consommer par jour, par lune ou par année, de graines de melons d’eau dans un pays qui compte plus de trois cents millions d’habitants.
En partant de Tien-men, où nous passâmes une bonne et agréable journée, on nous donna, pour nous accompagner jusqu’à l’étape suivante, un jeune mandarin militaire dont les allures et le babil nous égayèrent beaucoup. Il excitait déjà l’intérêt et piquait la curiosité par sa petite figure blanchâtre, vive, mobile, enjouée et un peu sarcastique. Quoique militaire, il avait beaucoup plus d’esprit que le commun des lettrés ; il en paraissait, au reste, convaincu tout le premier. Comme il maniait la parole non seulement avec facilité, mais encore avec élégance, il en usait sans façon et imperturbablement ; il dissertait avec aplomb et autorité sur tout ce qui lui passait par la tête, entremêlant toujours ses longues tirades de traits d’esprit et de plaisanteries qui ne manquaient pas de sel. Surtout il se prévalait beaucoup d’être resté longtemps à Canton, d’avoir quelque peu guerroyé contre les Anglais, d’avoir étudié les mœurs et les habitudes des peuples étrangers, et de s’être ainsi rendu habile et expérimenté pour apprécier et juger définitivement tout ce qui se passe sous le ciel.
À la première halte que nous fîmes pour prendre notre repas de minuit, il se mit à harceler nos mandarins conducteurs d’une manière impitoyable. Il leur parlait de la province du Sse-tchouen, comme d’un pays étranger, d’une contrée barbare. Il leur demandait si la civilisation commençait enfin à pénétrer parmi les montagnes… « Vous êtes de la frontière du Thibet, leur disait-il ; on voit bien à votre accent, à vos manières, à vos allures, que vous vivez tout près d’un peuple sauvage ; et puis, je suis bien sûr que c’est pour la première fois que vous cheminez dans le monde. Tout vous étonne ; il en est ainsi de ceux qui ne sont jamais sortis du lieu où ils sont nés… » Il s’amusait ensuite à leur signaler une foule de contrastes entre leurs habitudes et celles des habitants du Hou-pé.
Pour dire vrai, nos gens de Sse-tchouen se trouvaient grandement dépaysés depuis qu’ils avaient changé de province. On voyait qu’ils n’étaient presque plus au courant des mœurs et des coutumes des pays que nous traversions. Dans plusieurs endroits, on les raillait, on leur faisait des avanies, on cherchait surtout à leur extorquer des sapèques. Un jour, quelques soldats de l’escorte s’étant assis un instant devant une boutique, quand ils se levèrent pour repartir, un commis de l’établissement vint avec beaucoup de gravité demander deux sapèques à chacun, pour s’être reposés devant sa porte. Les soldats le regardèrent avec étonnement ; mais le malin commis tendit tout bonnement la main, de la façon d’un homme qui ne soupçonne même pas qu’on puisse faire la moindre objection à sa demande. Les pauvres voyageurs, attaqués dans le vif, c’est-à-dire dans la bourse, se hasardèrent à dire qu’ils ne comprenaient pas cette exigence… « Voici qui est curieux, s’écria le commis, en faisant appel aux voisins, venez donc voir des hommes qui prétendent s’asseoir gratuitement devant ma boutique ; mais de quels pays viennent-ils donc, pour ignorer les usages les plus vulgaires ? » Et les voisins de s’exclamer, de rire aux éclats, et de trouver prodigieux des individus dont la simplicité allait jusqu’à se croire le droit de s’asseoir gratuitement. Les soldats, honteux de passer pour des hommes incivilisés, donnèrent les deux sapèques, en disant, pour s’excuser, que ce n’était pas l’usage dans le Sse-tchouen. Aussitôt qu’ils furent un peu loin, quelques boutiquiers officieux coururent leur dire, pour les consoler, qu’ils étaient bien ingénus de s’être laissé duper de la sorte. Depuis que nous commençâmes à voyager dans la province du Hou-pé, presque tous les jours nous eûmes des scènes à peu près dans le même genre. Au résumé, nous, originaires des mers occidentales, nous nous trouvions presque partout, en Chine, moins étrangers peut-être que les Chinois d’une autre province et peu habitués à voyager.
On s’est fait, en Europe, de bien fausses idées au sujet de la Chine et des Chinois. On en parle toujours comme d’un empire présentant le spectacle d’une remarquable et imposante unité, comme d’un peuple parfaitement homogène, à ce point que voir un Chinois, c’est les connaître tous, et qu’après avoir résidé quelque temps dans n’importe quelle ville chinoise, on peut raisonner pertinemment sur tout ce qui se passe dans ce vaste pays. Il s’en faut bien que les choses soient ainsi. Il y a, sans doute, un certain fond qu’on retrouve partout et qui constitue le type chinois. Ces traits caractéristiques peuvent se remarquer dans la physionomie, le langage, les mœurs, les idées, le costume et certains préjugés nationaux ; mais, dans tout cela, il existe encore des nuances si profondes, des différences si bien tranchées, qu’il est bientôt facile de s’apercevoir si l’on a affaire à des hommes du Nord ou du Midi, de l’Est ou de l’Ouest. En passant même d’une province dans une autre, on n’est pas longtemps sans être frappé de ces modifications ; le langage change insensiblement et finit par n’être plus intelligible ; la forme des habits s’altère suffisamment pour qu’il soit aisé de distinguer un Pékinois d’un Cantonais. Chaque province a des usages qui lui sont propres, dans des choses même très importantes, dans la répartition des impôts, la nature des contrats, la construction des maisons. Il existe aussi des privilèges et des lois particulières, que le gouvernement n’oserait abolir, et que les fonctionnaires sont forcés de respecter ; il règne presque partout une sorte de droit coutumier qui brise en tous sens cette unité civile et administrative qu’on s’est plu fort gratuitement à attribuer à cet empire colossal.
On pourrait facilement remarquer, entre les dix-huit provinces, autant de différences qu’il en existe parmi les divers États de l’Europe ; un Chinois qui passe de l’une à l’autre se trouve, pour ainsi dire, en pays étranger, et transporté au milieu d’une population où il ne reconnaît plus ses habitudes, et où tout le monde est frappé du caractère spécial de sa physionomie, de son langage et de ses manières ; et en cela il n’y a rien qui puisse surprendre quand on sait que l’empire chinois est la réunion d’un grand nombre de royaumes qui ont été souvent séparés, soumis à des princes divers, et régis par une législation particulière. Plusieurs fois toutes ces nationalités se sont fondues, combinées ensemble ; mais jamais d’une manière si intime, et avec une telle force de cohésion, qu’il ne soit permis à un œil observateur de reconnaître les divers éléments qui composent ce vaste empire.
Il suit de là qu’il ne suffit pas d’avoir séjourné quelque temps à Macao ou dans les factoreries de Canton pour avoir le droit de juger la nation chinoise. Un missionnaire même, après avoir passé de nombreuses années au sein d’une chrétienté, connaîtra, sans doute, parfaitement le district qui aura été le théâtre de son zèle et de ses travaux ; mais, s’il s’avise de généraliser ses observations et de croire que les mœurs et les habitudes des néophytes qui l’entourent sont identiques avec celles des habitants des dix-huit provinces, il risque fort de se tromper et d’égarer l’opinion publique, en Europe, au sujet du pays qu’il habite. On comprend, dès lors, combien il est difficile de se faire une idée exacte de la Chine et des Chinois lorsqu’on n’a d’autres ressources que les écrits composés par des voyageurs qui n’ont fait que visiter, en courant, les ports ouverts aux Européens. Ces écrivains sont, assurément, doués de beaucoup d’esprit et d’une imagination féconde, ils savent tourner et arranger leur prose avec un art et un agrément que nous leur envions ; personne ne s’aviserait de suspecter un seul instant, en les lisant, leur bonne foi et leur sincérité, il leur manque seulement une chose, c’est d’avoir vu le pays et le peuple dont ils parlent.
On peut supposer qu’un citoyen du Céleste Empire, désireux de connaître cette mystérieuse Europe dont il a souvent admiré les produits, se décide un jour à vouloir aller observer chez eux ces peuples extraordinaires qu’il connaît seulement par des récits burlesques et par les vagues notions de ses géographes. Il monte donc sur un navire ; après avoir parcouru les mers occidentales et s’être beaucoup ennuyé de ne voir jamais que l’eau et le ciel, il arrive enfin au Havre. Malheureusement il ne sait pas un mot de la langue française, et il est forcé d’appeler à son aide quelque portefaix qui aura appris, on ne sait trop comment, à jargonner un peu de chinois ; il le décore magnifiquement du titre de toun-sse « interprète », et tâche de s’en tirer avec lui du mieux possible au moyen d’un vaste supplément de gestes et de pantomimes. Muni de son guide-interprète, le voilà parcourant, du matin au soir, les rues du Havre, et tout disposé à faire, à chaque pas, quelque découverte étonnante, pour avoir le plaisir d’en régaler ses compatriotes à son retour dans le Céleste Empire. Il entre dans tous les magasins, s’extasie sur tout ce qu’il voit, et achète les choses les plus bizarres qu’il peut rencontrer, les payant toujours, bien entendu, deux ou trois fois plus qu’elles ne valent, parce que son interprète est toujours d’intelligence avec le marchand pour enlever le plus grand nombre de sapèques à ce barbare venu des mers orientales.
Il va sans dire que notre Chinois a la prétention d’être philosophe, moraliste surtout ; aussi est-il dans l’habitude de prendre beaucoup de notes ; c’est le soir, quand ses courses sont terminées, qu’il se livre à cet important travail de concert avec le portefaix. Il tient toujours en réserve une longue série de questions à lui adresser ; ce qui le gêne un peu, c’est qu’il ne peut parvenir à se faire comprendre ni à voir clair dans ce qu’on veut lui dire. Mais, lorsqu’on a tant fait que d’aller en Occident, il faut bien, coûte que coûte, recueillir une masse de notions, et révéler, s’il est possible, l’Europe à la Chine. Que dirait-on, s’il n’avait rien vu, rien appris, rien à raconter au public après un si long voyage ? Il écrit donc pendant une partie de la nuit, tantôt sous la dictée de son portefaix qu’il ne comprend pas, tantôt sous celle de son imagination qui lui offre bien plus de ressources.
Après quelques mois passés de la sorte au Havre, notre Chinois voyageur s’en retourne dans son pays natal, tout disposé à céder aux instances de ses nombreux amis, qui ne manqueront pas de le solliciter vivement de ne pas priver le public des utiles et précieux renseignements qu’il rapporte d’un pays inconnu, et qu’il vient, en quelque sorte, de découvrir. Il est incontestable que ce Chinois aura vu bien des choses auxquelles il ne s’attendait pas, et, pour peu qu’il soit lettré, il sera capable de rédiger, pour la gazette de Pékin, un article très intéressant sur le Havre ; mais si, non content de cela, saisissant son trop facile pinceau, il se met à faire des dissertations sur la France et la forme de son gouvernement, sur les attributions du sénat et du corps législatif, sur la magistrature, l’armée, la législation, les arts, l’industrie, le commerce, sur tout enfin, sans en excepter les divers royaumes de l’Europe qu’il assimilera à la France, nous soupçonnons beaucoup que ses récits, quelque pittoresques et bien écrits qu’on les suppose, seront remplis d’une foule d’inexactitudes. Il est probable que son Voyage en Europe, car nous présumons bien qu’il intitulera ainsi son œuvre, ne manquera pas de donner des idées très erronées à ses compatriotes sur le compte des peuples des mers occidentales.
Un grand nombre d’ouvrages publiés en Europe, dans le but de faire connaître la Chine et les Chinois, ont été écrits à peu près de la même manière que celui dont nous venons de parler ; avec les données qu’ils renferment, il est très difficile de se représenter la Chine telle qu’elle est réellement. On se forge un être d’imagination, un peuple fantastique qui n’existe nulle part. Outre ce préjugé capital au sujet de la prétendue unité de l’empire chinois, il en est encore plusieurs autres que nous nous permettrons de relever.
L’immutabilité des Orientaux, ou Asiatiques, est une de ces idées qu’on est habitué à retrouver partout, et qui n’est basée que sur l’ignorance profonde de l’histoire de ces peuples. « S’il est une notion accréditée, dit M. Abel Rémusat, un fait reconnu, un point inébranlablement arrêté dans l’esprit des Européens, c’est l’asservissement des peuples d’Asie aux anciennes doctrines, aux usages primitifs, aux coutumes antiques, la constance de leurs habitudes, la fixité invariable de leurs lois, et même de leurs coutumes ; l’immutabilité de l’Orient a, pour ainsi dire, passé en proverbe, et cette opinion commode, entre autres avantages, a celui de rendre superflues les recherches sur un état ancien que reproduit si bien l’état moderne. Oserai-je, bravant d’abord la conviction générale, venir troubler la sécurité dont on jouit à cet égard, et présenter les Orientaux comme des hommes qui ont pu, suivant les époques, s’égarer en de nouvelles croyances, adopter des formes variées de gouvernement, et se soumettre à l’empire de la mode en fait de coiffures et d’habillements ? Les Européens, qui ont pris un goût prodigieux pour le changement, en ce qui concerne toutes ces choses, croiront que je vante les Asiatiques en peignant leurs variations, et je crains de passer pour un panégyriste outré des Orientaux en me rendant garant de leur inconstance.
Mais, premièrement, quelle étroite liaison, quel rapport intime ont entre eux ces peuples qu’on nomme Orientaux, pour qu’on leur applique une dénomination générale, pour qu’on les enveloppe, sans distinction, dans un jugement unique ? Il semble qu’il y ait quelque part une vaste contrée, un pays immense appelé l’Orient, et dont tous les habitants, formés sur le même modèle et assujettis aux mêmes influences, peuvent être décrits ensemble et appréciés d’après les mêmes considérations. Mais qu’ont de commun tant de peuples divers, si ce n’est d’être nés en Asie ? Et l’Asie, qu’est-elle qu’une vaste portion de l’ancien continent, que la mer seule entoure de trois côtés, et à laquelle il a fallu, du côté qui nous avoisine, assigner une démarcation fictive, et tracer des limites imaginaires ? Ces noms surannés, avec lesquels on croyait s’entendre, ont eux-mêmes fait place à des dénominations plus élégantes ; et l’on ne sait plus ce qui est de l’Asie et ce qui n’en est pas, depuis que, ayant proscrit les quatre vieilles parties du monde, les géographes leur ont substitué une division en trois, en cinq ou en six, avec les noms doctes et harmonieux d’Océanie, d’Australie, de Nothasie et de Polynésie. Les Malais sont-ils encore un peuple asiatique ? Les Moscovites sont-ils déjà une nation européenne ? Existe-t-il autre chose que de légers points de contact entre un Arménien, un Tartare, un Indien, un Japonais ? Tous ces Orientaux diffèrent plus les uns des autres que ne diffère l’habitant de Westminster ou de Paris de celui de Madrid ou de Saint-Pétersbourg. Mais nous les mettons en commun, faute de connaître ce qui les distingue, comme nous avons de la peine à démêler, dans les figures des nègres, les traits qui, de loin, nous paraissent composer des physionomies identiques. Nous confondons ainsi les traits intellectuels, nous brouillons les physionomies morales, et, de ce mélange, il résulte un composé imaginaire, un véritable être de raison, qui ne ressemble à rien, qu’on exalte gratuitement, qu’on blâme à tout hasard ; on l’appelle un Asiatique, un Oriental, et cela dispense d’en savoir davantage ; faculté précieuse, avantage décisif, que les mots génériques assurent à ceux qui ne tiennent pas aux idées justes, et qui, pour juger, se soucient peu d’approfondir.
Que si, au contraire, on voulait considérer ces objets d’un peu plus près, on serait surpris de la multitude de choses qu’on ne sait pas, et confondu de la prodigieuse diversité qu’on découvrirait, sous mille points de vue différents, chez des nations qu’on réunit ici dans une commune indifférence, ou, pour parler plus nettement, dans une ignorance universelle. Je ne parle pas de la variété des climats, ni de celle des vêtements, qui en est la suite nécessaire ; je ne m’arrête point à celle des races, qui se montre sur les visages, et qui, d’une région à l’autre, bouleverse les idées de beauté, au point de faire traiter de monstre, sur la rive d’un fleuve, l’objet que, sur l’autre rive, on entourerait d’hommages adorateurs. Je ne dis rien des productions naturelles, qui ont tant d’influence sur les habitudes sociales, ni des langues, qui agissent si puissamment sur le goût littéraire. Je m’attache surtout à deux points principaux, les cultes et les lois, les croyances et les institutions, double objet de la plus haute importance, dont les changements entraînent tant de révolutions dans les mœurs publiques et privées, et qui n’offrent pas, en Asie, l’affligeante monotonie qu’on y a cru voir, parce que, malgré ce qu’en a pu dire un grand écrivain, ils ne dépendent pas absolument du climat propre à chaque contrée, ou, en d’autres termes, de la pluie et du beau temps[55]. »
Après avoir fait une revue sommaire des principaux peuples de l’Asie, démontré qu’ils n’ont que peu ou point de traits communs et que chacun d’eux a sa physionomie morale, politique et religieuse, qui le distingue de ses voisins, le savant et judicieux écrivain continue de la sorte : « Tous ces gens-là peuvent être appelés Orientaux, car le soleil les éclaire avant de nous apporter sa lumière, ou Asiatiques, car ils habitent à l’est des monts Ourals, qui, sur les cartes les plus à la mode, marquent la séparation de l’Europe et de l’Asie ; mais il doit être bien entendu qu’ils n’ont de commun que ces dénominations mêmes, qu’on emploie pour abréger des mots vides de sens et des termes sans valeur, ce qui n’a d’inconvénient que pour ceux qui s’en servent sans y faire attention et sans les définir. Ce que ces nations peuvent encore offrir de semblable, c’est le même entêtement en ce qui les concerne, la même injustice à l’égard des étrangers, qui distinguent les nations policées de l’Orient. Des préventions non moins obstinées, des préjugés non moins aveugles les séparent et les tiennent éloignées les unes des autres, et un Japonais à Téhéran, un Égyptien ou un Singalais transporté dans les rues de Nankin, y paraîtrait un être aussi remarquable, aussi singulier et presque aussi ridicule qu’un Européen.
Mais croirait-on du moins, que, en remontant dans le passé, il serait possible de découvrir quelque chose de cette civilisation uniforme, de ce type primitif et universel auquel, pour principal caractère, on assigne la fixité et l’immobilité ? Si différents maintenant les uns des autres, les Orientaux le seraient-ils devenus par un effet du temps ? Auraient-ils été semblables entre eux à des époques reculées ? Seraient-ils devenus changeants, par suite d’un changement, et seraient-ce des révolutions qui les auraient mis en goût ? L’histoire de l’Asie répond à toutes ces questions, et, si l’on s’en forme quelquefois une idée si fausse, c’est qu’il en coûte quelque peine pour l’étudier, et que la plupart de ceux qui en ont parlé, ont trouvé plus court de la faire que de la lire.
La religion et le gouvernement sont au nombre des choses qui ne doivent pas varier sans nécessité ; car des hommes qui se laisseraient aller à la légèreté, sur toute autre chose, pourraient encore, à la rigueur, redouter le changement sur ces deux points ; mais les hommes sont hommes en Asie comme ailleurs, et l’inconstance, en des sujets graves, y a été, de tout temps, une maladie attachée à la condition humaine. Aussi trouvons-nous, dans les annales de cette partie du monde, des matériaux si abondants pour l’histoire des erreurs, des folies et des inconséquences, qu’il faut que nous nous sentions bien riches de notre propre fonds, pour négliger tant de leçons utiles et de belles expériences, qui, du moins, ne nous coûteraient pas une larme et pas un million.
L’Asie est le domaine des fables, des rêveries sans objet, des imaginations fantastiques ; aussi quelles étonnantes variations, et, on peut le dire, quelle déplorable diversité n’observe-t-on pas dans la manière dont la raison humaine, privée de guide et livrée à ses seules inspirations, a tâché de satisfaire à ce premier besoin des sociétés antiques, la religion ! S’il est peu de vérités qui n’aient été enseignées en Asie, on peut dire, en revanche, qu’il est peu d’extravagances qui y aient été en honneur. La seule nomenclature des cultes qui tour à tour ont prévalu dans l’Orient attriste le bon sens et effraye l’imagination. L’idolâtrie des Sabéens, l’adoration du feu et des éléments, l’islamisme, le polythéisme des brahmes, celui des bouddhistes et des sectateurs du grand lama, le culte du ciel et des ancêtres, celui des esprits et des démons, et tant de sectes secondaires ou peu connues, enchérissant l’une sur l’autre en fait de dogmes insensés ou de pratiques bizarres, ne donnent-ils pas l’idée d’une assez grande variété sur un point assez important ? Et que peut-il y avoir de fixe et d’arrêté dans la morale, les lois, les coutumes, quand on voit ainsi vaciller la base de toute morale, de toute législation et de la sociabilité même ? Au reste, ce n’est pas un seul peuple, une race unique, en Asie, qu’on aperçoit livrée à ces fluctuations intellectuelles ; tous les peuples, toutes les races, ont apporté leur contingent à ce vaste répertoire des folies de notre espèce, et, à l’empressement avec lequel on les voit successivement adoptées chez les nations qui ne leur avaient pas donné naissance, on dirait, contre l’opinion commune, que, chez ces hommes si obstinément attachés aux idées antiques, le besoin du changement l’emporte sur la force même de l’habitude et sur l’empire des préventions nationales, tellement, qu’un système nouveau est toujours bien venu près d’eux, pourvu qu’il soit en opposition avec le sens commun ; car les idées raisonnables ont des allures moins vives et des succès moins prompts ; elles ne séduisent d’abord que les bons esprits, et il faut ordinairement bien du temps pour qu’elles jouissent de la même faveur auprès de la multitude. »
Les Chinois, dont nous devons nous occuper ici particulièrement, n’ont pas été, parmi les peuples asiatiques, les moins remarquables par leurs nombreuses variations dans les idées religieuses. Dans l’antiquité, il paraît que la Chine, évitant un mal par un autre, se préserva longtemps de l’idolâtrie par l’indifférence ; cependant deux religions principales et quatre ou cinq systèmes philosophiques, enseignant des opinions contradictoires, la partageaient déjà du vivant de Confucius. Un troisième culte, le bouddhisme, s’est joint depuis aux deux premiers, et tous trois ont été en possession d’un empire qui compte pour sujets un tiers de la race humaine. Les annales de ce pays renferment les longs et tragiques récits des luttes, des querelles et des divisions qu’ont soulevées, à diverses époques, les questions religieuses ; car, comme on le pense bien, on devait peu s’accorder sur tous ces symboles, flottant toujours dans le vague. Cependant, il est à remarquer que la classe des lettrés et les esprits cultivés s’attachaient de préférence aux principes de Confucius, tandis que la multitude inclinait pour les pratiques superstitieuses du bouddhisme. Mais ce qu’on aurait peine à trouver ailleurs qu’en Chine, ce sont des gens qui adoptèrent à la fois tous les cultes et tous les systèmes philosophiques, sans s’embarrasser de les concilier. C’était un commencement de retour à l’indifférence en matière de religion, dans laquelle se trouvent aujourd’hui plongés les Chinois, après s’être laissés aller pendant une longue suite de siècles, à tout vent de doctrine.
Les institutions et les formes du gouvernement n’ont pas moins varié dans la Chine et dans le reste de l’Asie que les idées religieuses. Sa prétendue immobilité est encore, sur ce point, grandement en défaut ; la religion et la politique se touchent partout, et se confondent en quelque sorte quand on remonte vers l’origine des sociétés. À en juger par la tradition, ces deux choses n’en faisaient d’abord qu’une dans les régions orientales de l’Asie, et les gouvernements n’y ressemblaient guère, il y a quarante siècles, à ce que nous voyons aujourd’hui ; on y donnait à l’empire le nom de Ciel ; le prince s’appelait Dieu et confiait à ses ministres le soin d’éclairer, de réchauffer, de fertiliser l’univers. Les titres donnés à ces ministres bienfaisants et les habits qu’ils portaient répondaient à de si nobles fonctions ; il y en avait un pour représenter le soleil, un second pour la lune, et ainsi pour les autres astres ; il y avait un intendant pour les montagnes, un autre pour les rivières, un troisième pour l’air, les forêts, etc. Une sorte d’autorité surnaturelle était attribuée à tous ces fonctionnaires. L’harmonie d’un si bel ordre de choses n’était guère troublée que par les comètes et les éclipses, qui semblaient annoncer à la terre une déviation dans la marche des corps célestes, et dont l’apparition, quand elle se renouvelle à la Chine, porte encore de rudes atteintes à la popularité d’un homme d’État. Un système tout semblable paraît avoir été établi très anciennement en Perse ; mais, dans l’une et dans l’autre contrée, des événements tout terrestres ne tardèrent pas à dissiper ces brillantes fictions. Des guerres, des révoltes, des conquêtes, des partages, amenèrent l’établissement du gouvernement féodal, qui dura, dans l’Asie orientale, sept à huit cents ans, tel à peu près qu’il exista en Europe au Moyen Âge, et qui s’y reproduisit plus d’une fois par l’effet des causes qui l’avaient fait naître. La monarchie prévalut pourtant en général, et finit par obtenir un triomphe complet et définitif ; de sorte qu’il arriva à la Chine ce que l’on eût vu en Europe, si les rêves de ceux qui ont aspiré à la monarchie universelle se fussent réalisés, et que la France avec les deux Péninsules, l’Allemagne et les États du Nord n’eussent formé qu’un vaste empire, soumis à un seul souverain et régi par les mêmes institutions.
Le contrepoids de la puissance impériale, d’abord assez léger, fut la philosophie de Confucius. Elle acquit plus de force au VIIe siècle, où elle s’organisa régulièrement, et il y a maintenant douze cents ans que le système des examens et des concours, dont le but est de soumettre ceux qui ne savent pas à ceux qui savent, a réellement placé le gouvernement dans les mains des hommes instruits. Les irruptions des Tartares, gens fort peu curieux de littérature, ont parfois suspendu la domination de cette oligarchie philosophique ; mais elle n’a pas tardé à reprendre le dessus, parce que, apparemment, les Chinois préfèrent l’autorité du pinceau à celle du sabre, et s’accommodent mieux de la pédanterie que de la violence, quoique souvent l’une n’empêche pas l’autre. Des hommes très habiles, qui ont recherché fort savamment comment le gouvernement chinois avait pu subsister sans altération pendant quatre mille ans, avaient, comme on voit, négligé une précaution indispensable. Les raisons qu’ils assignent à ce phénomène sont assurément doctes et bien imaginées ; mais le fait dont ils rendent un compte si judicieux n’est pas vrai, et le même malheur n’arrive que trop souvent aux explications philosophiques. Les Chinois ont changé de maximes, renouvelé leurs institutions, essayé diverses combinaisons politiques, et, quoiqu’il y ait des choses dont ils ne se sont pas avisés, leur histoire présente à peu près les mêmes phases que le gouvernement des hommes a parcourues partout ailleurs.
La Chine, qui certainement n’a rien à envier aux autres peuples, quand il est question de changements et de variations, pourrait fort bien exciter la jalousie de plusieurs à l’endroit des révolutions, des renversements tragiques de dynasties et des guerres civiles. Où en serait l’amour-propre de nos plus fameux révolutionnaires d’Europe, si l’on venait leur dire qu’ils ne sont encore que des écoliers, des enfants, à côté des Chinois, dans l’art de bouleverser la société ? Pourtant rien n’est plus vrai ; l’histoire de ce peuple n’est qu’une longue suite de catastrophes désorganisant toujours l’empire de fond en comble. Qu’on compare la France et la Chine dans une période de temps donnée, depuis l’an 420, entrée des Francs dans les Gaules, jusqu’en 1644, où Louis XIV monta sur le trône de France, et où les Tartares-Mandchous s’établissaient à Pékin. Dans cette période de douze cent vingt-quatre ans, la Chine, ce peuple si pacifique, dit-on, si attaché aux lois et aux coutumes anciennes, si renommé par son immobilité, a eu quinze changements de dynastie, tous accompagnés d’effroyables guerres civiles, presque tous de l’extermination totale et sanglante des dynasties détrônées ; tandis que la France n’a eu, dans cette même période, que deux changements de dynastie, qui encore se sont opérés naturellement, par le temps et les circonstances, et sans aucune effusion de sang.
Il est vrai qu’à partir de cette époque nous avons fait de grands progrès, et que nous avons essayé de nous mettre à la hauteur des Chinois, depuis que nous les avons connus. Si nous pouvions penser que, dans notre pays, on étudie un peu leurs annales, nous inclinerions volontiers à croire que c’est parmi nous un parti pris de calquer les Chinois ; déjà nous avons réussi à leur ressembler assez bien sur plusieurs points. Ce goût fiévreux des changements politiques et cette indifférence profonde en matière de religion sont deux traits bien caractéristiques de la physionomie chinoise ; mais ce qu’il y a de plus curieux, c’est que la plupart de ces théories sociales, qui naguère ont mis en fermentation tous les esprits et qu’on nous donne comme de sublimes résultats des progrès de la raison humaine, ne sont, à tout prendre, que des utopies chinoises, qui ont violemment agité le Céleste Empire il y a déjà plusieurs siècles. Qu’on en juge d’après les faits que nous allons extraire des Annales de la Chine, et que nous serons forcé de résumer à cause de la longueur des détails.
Dans le XIe siècle de notre ère, sous la dynastie des Song, le peuple chinois présentait un spectacle à peu près analogue à celui qu’on a vu se produire en Europe, et surtout en France, dans ces dernières années. Les grandes et difficiles questions d’économie politique et sociale préoccupaient les esprits et divisaient toutes les classes de la société. Ces populations, qu’on voit, à certaines époques, si indifférentes sur la marche de leur gouvernement, s’étaient alors lancées avec passion dans la politique et dans la discussion de systèmes qui ne tendaient à rien moins qu’à opérer dans l’empire une immense révolution sociale. Les choses en étaient venues à un tel point, qu’on ne s’occupait presque plus des affaires ordinaires de la vie ; les soins du commerce, de l’industrie, de l’agriculture même, étaient abandonnés pour les agitations de la polémique. La nation était divisée en deux partis acharnés l’un contre l’autre ; des pamphlets, des libelles, des écrits de tout genre étaient lancés tous les jours avec profusion à la multitude, qui les dévorait avec avidité. Les placards jouaient surtout un grand rôle, et, quoique nous ayons fait preuve, depuis peu, d’une certaine aptitude en ce genre d’influence, il faut convenir que nous sommes encore bien loin d’avoir acquis l’habileté des Chinois.
Le chef du parti socialiste ou réformateur était le fameux Wang-ngan-ché, homme d’un talent remarquable, qui sut tenir en haleine toutes les classes de l’empire sous le règne de plusieurs empereurs. Les historiens chinois disent qu’il avait reçu de la nature un esprit bien au-dessus du commun, que la culture et l’éducation achevèrent de perfectionner. Il étudia, pendant tout le temps de sa jeunesse, avec une ardeur et une application qui furent couronnées des plus grands succès, et il fut nommé avec distinction parmi ceux qui reçurent le grade de docteur en même temps que lui. Il parlait éloquemment et avec grâce ; il avait le talent de faire valoir tout ce qu’il disait, et de donner aux petites choses un air d’importance qui en faisait de véritables affaires, quand il avait intérêt qu’on les envisageât comme telles. Du reste, il avait les mœurs réglées, et toute sa conduite extérieure était celle d’un sage ; telles étaient ses belles qualités. Pour ce qui est de ses défauts, on le représente comme un ambitieux et un fourbe qui croyait tous les moyens légitimes quand il pouvait les employer à son avantage ; comme un homme entêté jusqu’à l’opiniâtreté, quand il s’agissait de soutenir un sentiment qu’il avait une fois avancé ou un système qu’il voulait faire adopter : comme un orgueilleux plein de son propre mérite, n’ayant de l’estime que pour ce qui s’accordait avec ses idées et était conforme à sa manière d’envisager la politique ; comme un homme enfin qui s’était fait un point capital de détruire de fond en comble les anciennes institutions, pour leur en substituer de nouvelles de son invention. Afin de réussir dans son entreprise, il n’avait pas craint de se livrer à un travail long, pénible, difficile et même rebutant, tel que celui de faire d’amples commentaires sur les livres sacrés et classiques, dans lesquels il insinua ses principes, et de composer un dictionnaire universel dans lequel il donna à différents caractères un sens arbitraire qu’il avait intérêt à y trouver. Les historiens ajoutent que, pour ce qui concerne les affaires d’État, il était incapable de les traiter, parce qu’il n’avait que des vues générales de gouvernement, et qu’il voulait se conduire suivant des maximes bonnes en elles-mêmes, mais dont il ne savait ni ne voulait faire l’application conformément aux temps et aux circonstances.
Wang-ngan-ché eut plusieurs phases de succès et de discrédit pendant qu’il employait tous ses efforts afin de réorganiser, ou, pour mieux dire, de révolutionner l’empire ; sa puissance fut presque illimitée sous l’empereur Chen-tsoung qui, séduit par les qualités brillantes de ce novateur, lui donna toute sa confiance. Bientôt les tribunaux et l’administration furent remplis de ses créatures ; trouvant alors le moment favorable pour réaliser ses systèmes, il renversa l’ancien ordre des choses ; ses innovations et ses réformes furent célébrées avec enthousiasme par ses partisans, tandis que ses ennemis en faisaient l’objet des attaques les plus vives et les plus envenimées.
L’adversaire le plus redoutable que rencontra Wang-ngan-ché fut Sse-ma-kouang, homme d’État, et l’un des historiens les plus célèbres de la Chine, celui-là même qui a décrit son jardin avec tant de charmes dans le petit poème que nous avons cité. M. Abel Rémusat a composé, sur cet illustre écrivain, une notice biographique où on trouve le parallèle suivant entre Wang-ngan-ché et son antagoniste[56] : Chen-tsoung, en montant sur le trône, avait voulu s’entourer de tout ce que l’empire possédait d’hommes éclairés ; dans ce nombre il n’était pas possible d’oublier Sse-ma-kouang. Cette nouvelle phase de sa vie politique ne fut pas moins orageuse que la première ; placé en opposition avec un de ces esprits audacieux qui ne reculent, dans leurs plans d’amélioration, devant aucun obstacle, qui ne sont retenus par aucun respect pour les institutions anciennes, Sse-ma-kouang se montra ce qu’il avait toujours été, religieux observateur des coutumes de l’antiquité, et prêt à tout braver pour les maintenir.
Wang-ngan-ché était ce réformateur que le hasard avait opposé à Sse-ma-kouang, comme pour appeler à un combat à armes égales le génie conservateur qui éternise la durée des empires et cet esprit d’innovation qui les ébranle. Mus par des principes contraires, les deux adversaires avaient des talents égaux ; l’un employait les ressources de son imagination, l’activité de son esprit et la fermeté de son caractère, à tout changer, à tout régénérer ; l’autre, pour résister au torrent, appelait à son secours les souvenirs du passé, les exemples des anciens, et ces leçons de l’histoire, dont il avait, toute sa vie, fait une étude particulière.
Les préjugés mêmes de la nation, auxquels Wang-ngan-ché affectait de se montrer supérieur, trouvèrent un défenseur dans le partisan des idées anciennes. L’année 1069 avait été marquée par une réunion de fléaux qui désolèrent plusieurs provinces : des maladies épidémiques, des tremblements de terre, une sécheresse qui détruisit presque partout les moissons. Suivant l’usage, les censeurs saisirent cette occasion pour inviter l’empereur à examiner s’il n’y avait pas dans sa conduite quelque chose de répréhensible, et dans le gouvernement quelques abus à réformer, et l’empereur se fit un devoir de témoigner sa douleur en s’interdisant certains plaisirs, la promenade, la musique, les fêtes dans l’intérieur de son palais. Le ministre novateur n’approuva pas cet hommage rendu aux opinions reçues. « Ces calamités qui nous poursuivent, dit-il à l’empereur, ont des causes fixes et invariables ; les tremblements de terre, les sécheresses, les inondations, n’ont aucune liaison avec les actions des hommes. Espérez-vous changer le cours ordinaire des choses, ou voulez-vous que la nature s’impose pour vous d’autres lois[57] ? »
Sse-ma-kouang, qui était présent, ne laissa pas tomber ce discours. « Les souverains sont bien à plaindre, s’écria-t-il, quand ils ont près de leur personne des hommes qui osent leur proposer de pareilles maximes ; elles leur ôtent la crainte du ciel ; et quel autre frein sera capable de les arrêter dans leurs désordres ? Maîtres de tout et pouvant tout faire impunément, ils se livreront sans remords à tous les excès ; ceux de leurs sujets qui leur sont véritablement attachés n’auront plus aucun moyen de les faire rentrer en eux-mêmes. »
La réalisation du système de Wang-ngan-ché devait, suivant ce novateur, procurer infailliblement le bonheur du peuple, et conduire au développement le plus grand possible des jouissances matérielles pour tout le monde. En lisant dans les Annales chinoises l’histoire de cette époque fameuse de la dynastie des Song, on est frappé de retrouver dans les écrits et les discours de Wang-ngan-ché les mêmes idées que nous avons vues étalées avec tant de fracas dans nos journaux et à la tribune.
Le premier et le plus essentiel des devoirs du gouvernement, disait le socialiste chinois, c’est d’aimer le peuple de manière à lui procurer les avantages réels de la vie, qui sont l’abondance et la joie. Pour remplir cet objet, il suffirait d’inspirer à tout le monde les règles invariables de la rectitude ; mais, comme il ne serait pas possible d’obtenir de tous l’observation exacte de ces règles, l’État doit, par des lois sages et inflexibles, fixer la manière de les observer. Selon ces lois sages et inflexibles, et afin d’empêcher l’exploitation de l’homme par l’homme, l’État s’emparait de toutes les ressources de l’empire pour devenir le seul exploitant universel ; il se faisait commerçant, industriel, agriculteur, toujours, bien entendu, dans le but unique de venir au secours des classes laborieuses, et de les empêcher d’être dévorées par les riches. D’après les nouveaux règlements, il devait y avoir dans tout l’empire des tribunaux chargés de mettre, chaque jour, le prix aux denrées et aux marchandises. Pendant un certain nombre d’années, ils devaient imposer des droits payables par les riches et dont les pauvres seraient exempts. Il appartenait à ces tribunaux de décréter qui était riche et qui était pauvre. Les sommes qui provenaient de ces droits étaient mises en réserve dans le trésor de l’État pour être ensuite distribuées aux vieillards sans soutien, aux pauvres, aux ouvriers qui manquaient de travail, et à tous ceux qu’on jugeait être dans le besoin.
D’après le système de Wang-ngan-ché, l’État devenait à peu près seul et unique propriétaire du sol. Il devait y avoir dans tous les districts des tribunaux d’agriculture, chargés de faire annuellement aux cultivateurs le partage des terres, et de leur distribuer les grains nécessaires pour les ensemencer, à condition seulement de rendre en grains ou en autres denrées le prix de ce qu’on avait avancé pour eux ; et afin que toutes les terres de l’empire fussent profitables selon leur nature, les commissaires de ces tribunaux décidaient eux-mêmes de l’espèce de denrée qu’on devait leur confier, et ils en faisaient les avances jusqu’au temps de la récolte. Il est évident, disaient les partisans des nouveaux règlements, que, par ce moyen, l’abondance et le bien-être régneront dans tout l’empire. Les seuls qui auront à souffrir du nouvel ordre de choses, ce sont les usuriers, les accapareurs, qui ne manquent jamais de profiter des disettes et des calamités publiques pour s’enrichir et ruiner les travailleurs. Mais quel grand malheur y a-t-il à ce qu’on mette enfin un terme aux exactions de ces ennemis du peuple ? La justice ne demande-t-elle pas qu’on les force de restituer le bien mal acquis ? L’État sera le seul créancier possible, et il ne demandera jamais d’usure. Comme il s’occupera de la culture des terres et qu’il sera, de plus, chargé de fixer journellement le prix des denrées, il y aura toujours certitude de jouir d’une abondance proportionnelle à la récolte. En cas de disette sur un point, le grand tribunal agricole de Pékin, que les tribunaux des provinces tiendront toujours au courant des diverses récoltes de l’empire, pourra facilement rétablir l’équilibre, en faisant transporter dans les contrées plus pauvres la surabondance des provinces les plus riches. Par cette combinaison, les subsistances se maintiendront toujours à un prix très modique ; il n’y aura plus de nécessiteux, et l’État, unique spéculateur de l’empire, pourra réaliser tous les ans des profits énormes, qu’on ne manquera pas de dépenser en travaux d’utilité publique. Cette réforme radicale devait nécessairement entraîner l’écroulement des grandes fortunes et amener un nivellement universel ; or, c’était précisément le but que poursuivait l’école de Wang-ngan-ché. Ces plans audacieux ne demeurèrent pas, comme chez nous, en état de spéculation ; car les Chinois sont bien plus hardis qu’on ne pense communément. L’empereur Chen-tsoung, séduit par les théories de Wang-ngan-ché, lui donna toute autorité, et la révolution sociale commença à s’opérer. Sse-ma-kouang, qui avait longtemps lutté inutilement contre le novateur, tenta un dernier effort, et adressa à l’empereur une supplique remarquable, d’où nous allons extraire le passage ayant rapport à la distribution des grains qui devait être faite aux cultivateurs.
« On avance au peuple, dit Sse-ma-kouang, les grains dont il doit ensemencer la terre. Au commencement du printemps, ou sur la fin de l’hiver, on livre gratuitement aux cultivateurs la quantité qu’on leur croit nécessaire. Sur la fin de l’automne, ou immédiatement après la récolte, on ne retire que la même quantité, et cela sans intérêt. Quoi de plus avantageux au peuple ? Par ce moyen, toutes les terres seront cultivées, et l’abondance régnera dans toutes les provinces de l’empire.
Rien de plus séduisant, rien de plus beau en spéculation, mais, dans la réalité, rien de plus préjudiciable à l’État. On prête au peuple les grains qu’il doit confier à la terre, et le peuple les reçoit avec avidité ; j’en conviens, quoique, sur cela même, il y ait bien des doutes à former, mais en fait-il toujours l’usage pour lequel on les lui livre ? C’est avoir bien peu d’expérience que de le croire ainsi ; c’est connaître bien peu les hommes que de juger ainsi favorablement du commun d’entre eux. L’intérêt présent est ce qui les touche d’abord ; ils ne s’occupent, pour la plupart, que des besoins du jour ; il y en a très peu qui se mettent en peine de prévoir l’avenir.
On leur prête des grains, et ils commencent par en consommer une partie ; ils les vendent ou les échangent contre d’autres choses usuelles, dont ils croient devoir se munir avant tout. On leur prête des grains, et leur industrie cesse, et ils deviennent paresseux. Mais supposons que rien de tout cela n’arrive ; les cultivateurs ont semé le grain de l’État, et ils ont fait tous les autres travaux qui sont d’usage dans les campagnes ; vient enfin le temps de la récolte, il faut qu’ils rendent ce qui leur a été prêté.
Ces moissons, que la cupidité leur fait envisager comme le fruit de leurs peines et de leurs sueurs, et qu’ils s’étaient accoutumés à regarder comme telles, en les voyant successivement pousser, croître et mûrir, il faut les partager, il faut les rendre en partie, et quelquefois en entier, lorsque les années sont mauvaises. Que de raisons pour ne pas le faire ! Comment pouvoir s’y déterminer ? Que de besoins réels ou imaginaires viendront s’opposer à une pareille restitution !
Les tribunaux, nous dit-on, ces tribunaux qu’on n’a établis que pour veiller à cette partie du gouvernement, députeront sur les lieux des officiers, et ceux-ci enverront leurs satellites pour exiger de force ce qui est légitimement dû. Oui, sans doute ; mais, sous prétexte de n’exiger que ce qui est légitimement dû, que de violences, que de vols, que de brigandages ne commettront-ils pas ! Je ne parle point des énormes dépenses que doit entraîner après soi un pareil établissement ; car, après tout, aux dépens de qui seront entretenus tant d’hommes préposés pour le soutenir ? Sera-ce aux frais de l’État, du peuple ou des cultivateurs ? De quelque manière que ce puisse être, je demande où est en cela l’avantage du peuple ou de l’État.
Il y a longtemps, dit-on, que l’usage d’avancer ou de prêter des grains est introduit dans la province du Chen-si, et l’on n’a vu arriver aucun de ces inconvénients. Il paraît, au contraire, que le peuple y trouve ses avantages, puisqu’il n’a formé jusqu’ici aucune plainte, puisqu’il n’a point encore demandé qu’il fût abrogé.
Je n’ai qu’une réponse à faire à cela. Je suis natif du Chen-si ; j’y ai passé les premières années de ma vie, et j’y ai vu de près les misères du peuple ; j’ose assurer que de dix parties des maux qu’il souffre, il en attribue au moins six à un usage contre lequel il murmure sans cesse. Qu’on interroge, qu’on fasse des informations sincères, si l’on veut savoir le véritable état des choses[58]. »
À la suite de Sse-ma-kouang, on vit, disent les annales de cette époque, tous les personnages les plus distingués de l’empire, par leur esprit, leur expérience, leur capacité, leurs talents et même par leurs dignités et leurs titres, se présenter alternativement pour entrer en lice, prier, supplier ; puis, changeant de style et de ton, se porter pour accusateurs, et poursuivre la condamnation de celui qu’ils appellent du nom odieux de perturbateur du repos public. Au milieu des violents assauts qu’on lui livrait de tous côtés, Wang-ngan-ché demeurait toujours calme et imperturbable. Ayant l’entière confiance du souverain, il riait en secret des inutiles efforts que faisaient ses ennemis pour le perdre ; il lisait leurs écrits, ou plutôt leurs déclamations et leurs satires, présentées à l’empereur sous le nom de respectueuses représentations, de très humbles suppliques, et autres semblables, et il n’en était ou n’en paraissait point ému. Quand l’empereur, presque persuadé par les raisons de ses adversaires, était sur le point de leur donner gain de cause, et de remettre les choses sur l’ancien pied : « Pourquoi vous tant presser ? lui disait froidement Wang-ngan-ché, attendez que l’expérience vous ait instruit du bon ou du mauvais résultat de ce que nous avons établi pour le plus grand avantage de l’empire et le bonheur de vos sujets. Les commencements de quoi que ce soit sont toujours difficiles, et ce n’est jamais qu’après avoir vaincu ces premières difficultés qu’on peut espérer de retirer quelque fruit de ses travaux. Soyez ferme, et tout ira bien. Vos ministres, vos grands, tous vos mandarins, sont soulevés contre moi ; je n’en suis pas surpris. Il leur en coûte de se tirer du train ordinaire pour se faire à de nouveaux usages. Ils s’accoutumeront peu à peu, et, à mesure qu’ils s’accoutumeront, l’aversion qu’ils ont naturellement pour tout ce qu’ils regardent comme nouveau se dissipera d’elle-même, et ils finiront par louer ce qu’ils blâment tant aujourd’hui. »
Wang-ngan-ché conserva son autorité et son crédit durant tout le règne de Chen-tsoung. Il mit à exécution tous ses plans de réforme, et bouleversa l’empire tout à son aise. Il paraît, d’après les historiens chinois, que sa révolution sociale n’obtint pas de brillants succès ; car le peuple se trouva plongé dans une misère bien plus profonde qu’auparavant. Mais ce qui fit le plus de tort à ce hardi novateur, ce qui souleva contre lui l’opinion publique, c’est qu’il voulut aussi réformer la corporation des lettrés et lui faire subir le despotisme de ses systèmes. Non seulement il changea la forme ordinaire des examens pour les grades de littérature, mais encore il fit adopter, pour l’explication des livres sacrés, les commentaires qu’il en avait faits, et fit ordonner qu’on s’en tiendrait, pour l’intelligence des caractères, au sens qu’il avait fixé dans le dictionnaire universel dont il était l’auteur. Ce furent probablement ces dernières innovations qui lui attirèrent le plus grand nombre d’ennemis, et les plus irréconciliables.
À la mort de l’empereur Chen-tsoung, Wang-ngan-ché fut renversé, et l’impératrice régnante expédia à Sse-ma-kouang, qui s’était retiré dans la retraite, l’ordre de revenir. Elle le nomma successivement gouverneur du jeune empereur et principal ministre. Son premier soin, dans ce poste important, fut d’effacer jusqu’aux dernières traces du gouvernement de Wang-ngan-ché, qui mourut bientôt après. Sse-ma-kouang ne survécut pas non plus longtemps à la chute de son adversaire. Les passions politiques poursuivirent tour à tour avec acharnement la mémoire de ces deux chefs de parti, et en cela les Chinois se montrèrent encore parfaitement semblables aux Occidentaux.
L’impératrice régnante fit faire à Sse-ma-kouang de magnifiques funérailles, et l’éloge officiel qui lui fut décerné, conformément à l’usage, exprime la réunion des qualités qui distinguent un sage, un excellent citoyen et un ministre accompli ; mais son plus bel éloge fut la douleur universelle que causa la nouvelle de sa mort. Les boutiques furent fermées, le peuple prit le deuil spontanément, et les femmes et les enfants, qui ne purent s’agenouiller devant son cercueil, s’acquittèrent de ce devoir dans l’intérieur des maisons en se prosternant devant son portrait ; les mêmes témoignages de regret accompagnèrent sur toute la route le cercueil de Sse-ma-kouang lorsqu’il fut transféré dans son pays natal.
Il eût été difficile, en voyant les honneurs rendus à la mémoire de ce grand homme, de prévenir les revers qu’elle devait subir onze ans après. Les partisans de Wang-ngan-ché, ayant su rentrer dans les emplois dont Sse-ma-kouang les avait éloignés, trompèrent le jeune empereur, devenu majeur, et seul maître des affaires. Sse-ma-kouang, par une mesure qui fit beaucoup d’impression sur l’esprit des Chinois, fut déchu de tous ses titres posthumes, déclaré ennemi de son pays et de son souverain ; on renversa son tombeau, on abattit le marbre qui contenait son éloge, et on en éleva un autre qui portait l’énumération de ses prétendus crimes ; ses écrits furent livrés aux flammes, et il ne tint pas à ces persécuteurs forcenés que l’un des plus beaux monuments littéraires de la Chine ne fût anéanti. Pendant ce temps, le nom de Wang-ngan-ché était réhabilité, et on mettait en pratique avec une nouvelle ardeur son système politique. En lisant dans les Annales chinoises le récit de tous ces retours brusques et subits de l’opinion publique, on croirait parcourir l’histoire de quelque peuple de l’Europe.
Trois ans s’étaient à peine écoulés que la mémoire de Sse-ma-kouang fut rétablie dans tous ses titres et prérogatives, et celle de Wang-ngan-ché vouée de nouveau à l’exécration.
Les socialistes chinois ne tardèrent pas à être poursuivis de toute part, et on les chassa enfin de l’empire ; c’était en 1129.
Pendant que la Chine repoussait de son sein ces audacieux novateurs, Tchinggis-khan, ce terrible conquérant mongol, grandissait en silence dans les steppes de la Tartarie, qui allaient bientôt vomir sur la terre des hordes innombrables de barbares. Cette coïncidence mérite d’être remarquée, et il nous semble qu’elle pourrait justifier une observation profonde d’un homme d’État qui est à la fois un grand esprit et un noble cœur. Peu de temps avant de commencer ce travail sur l’empire chinois, nous avions l’honneur de nous entretenir avec un de ces personnages, si rares aujourd’hui, qui, au milieu de nos discordes civiles, ont toujours su conserver l’estime et l’admiration de tous les partis. Nous parlions de ces vieilles civilisations de l’Asie, dont l’histoire est si peu connue en Europe, et qui, sans doute, avaient dû être, elles aussi, agitées par des révolutions profondes, bouleversées par de grandes crises sociales. « Il m’est souvent venu en pensée, dit notre illustre interlocuteur, que les invasions des barbares qui, à plusieurs reprises, ont inondé l’Europe, ont dû être le résultat de quelque bouleversement social survenu dans le gouvernement des nations populeuses de l’Asie. Ces grands centres de civilisation ont été, sans doute, le théâtre de terribles luttes, et les irruptions de ces bandes féroces, dont l’histoire a conservé le souvenir, pourraient alors être considérées comme des exutoires par lesquels les ennemis de la société ont été rejetés hors de son sein ; ce n’est là, du reste, qu’une idée a priori, et qui aurait besoin de preuves historiques ; peut-être les trouverez-vous dans les Annales de vos Chinois. »
Cette observation, formulée avec cette réserve qui distingue ordinairement les esprits supérieurs, nous fit aussitôt impression. Nous fûmes frappé du rapprochement que nous crûmes alors apercevoir entre les grandes crises sociales de l’empire chinois, sous la dynastie des Song, et les formidables agitations qui se manifestèrent peu après dans la Tartarie ; depuis, nous avons étudié avec plus de soin les événements remarquables qui se sont produits dans la haute Asie, aux XIIe et XIIIe siècles de notre ère, et l’idée a priori du ministre des Affaires étrangères est devenue, pour nous, comme une démonstration historique[59].
Après la chute complète et définitive du système révolutionnaire de Wang-ngan-ché, ses nombreux partisans furent forcés de s’éloigner d’une société dont ils avaient voulu faire leur proie, et où les souvenirs de leurs tentatives de désorganisation générale excitaient les haines et les malédictions de tous les bons citoyens. Ces hommes audacieux franchirent donc la grande muraille par grandes troupes et se répandirent dans les déserts de la Tartarie ; menant une vie errante et vagabonde, ils eurent bientôt communiqué leur esprit d’agitation et leur humeur inquiète à toutes ces hordes mongoles, remarquables, à cette époque, par un caractère dur, sauvage et emporté. Ces farouches nomades, qui n’avaient pas encore été humanisés par le bouddhisme, étaient bien éloignés de regarder comme un crime le meurtre d’un animal, et de se faire scrupule d’écraser un insecte ; la rapine, le brigandage et l’assassinat, voilà quels étaient leurs passe-temps. On comprend à quels produits monstrueux durent donner naissance de pareils éléments combinés avec les rebuts de la civilisation chinoise ; aussi la Tartarie tout entière ne tarda-t-elle pas à entrer en fermentation. Ces fortes et vigoureuses populations, en qui la Chine venait d’inoculer le virus des révolutions, ne pouvaient plus se contenir ; il leur fallait des bouleversements, des nations à noyer dans le sang, un monde à ravager ; il ne manquait plus qu’un homme pour organiser ces terribles et implacables instincts de désordre et d’agitation ; Tchinggis-khan était tout prêt. Il ramassa toutes les hordes de ces sauvages contrées, les aggloméra en immenses bataillons, et les poussa devant lui jusqu’en Europe, écrasant tous les peuples qu’il rencontra sur son passage. On sait quels furent les résultats de ces grandes invasions.
Nos conducteurs, maître Ting surtout, supportèrent d’assez mauvaise humeur les sarcasmes et les plaisanteries dont le jeune mandarin militaire du Hou-pé ne cessait de les poursuivre. Bien convaincus pourtant, par plusieurs mésaventures, qu’ils se trouvaient quelque peu en pays étranger, ils finirent par en prendre leur parti, ce qui eut pour résultat immédiat de faire tomber les petites invectives de leur malin confrère.
Après quelques étapes où nous ne remarquâmes rien qui mérite d’être mentionné, nous arrivâmes à Han-tchouan, ville de second ordre. Le soleil venait de se lever ; beaucoup de curieux stationnaient en dehors des remparts ; mais les groupes étaient plus nombreux aux environs de la principale porte d’entrée. Nous eûmes la fatuité de penser que tout ce monde se trouvait là réuni pour nous voir passer : il n’en était rien pourtant. Au moment où nous allions entrer dans la cité, un brillant cortège, suivi d’une foule immense, se présenta de l’autre côté, et nous dûmes nous arrêter pour lui laisser le passage libre. Le principal personnage de ce cortège était un mandarin militaire, d’un âge assez avancé, et qui portait les insignes de tou-sse, grade assez important dans l’armée chinoise. Il était monté sur un cheval richement enharnaché, et entouré d’un grand nombre d’officiers militaires d’un rang inférieur. Aussitôt que le cortège eut traversé la porte, il s’arrêta tout près de nos palanquins, et la foule se groupa avec empressement, en faisant retentir les airs de vives acclamations. Deux vieillards à noble figure, magnifiquement vêtus et chacun portant à la main une botte en satin, s’approchèrent du tou-sse ; ils fléchirent le genou, ôtèrent respectueusement les bottes que portait le cavalier, et lui en mirent une paire de neuves. Pendant cette cérémonie, tout le peuple était prosterné. Deux jeunes gens prirent les bottes que le mandarin venait de quitter, les suspendirent à la voûte de la porte de la ville, et le cortège continua sa route, accompagné d’une nombreuse multitude qui faisait entendre des cris de douleur et des lamentations. Nos palanquins se remirent aussi en chemin, et nous entrâmes dans Han-tchouan. Les rues étaient encombrées de monde ; mais à peine daignait-on honorer d’un regard le passage de deux diables occidentaux, tant on était préoccupé de ce qui venait d’avoir lieu en dehors des remparts.
Lorsque nous fûmes arrivés au palais communal, nous nous empressâmes de demander au gardien des renseignements sur le personnage qui avait été l’objet de la cérémonie dont nous avions été témoins à l’entrée de la ville. On nous dit que le mandarin militaire que nous avions vu partir en si grande pompe était disgracié ; victime de faux rapports qu’on avait adressés contre lui à Pékin, il était déchu d’un grade dans la hiérarchie militaire, et envoyé dans un poste moins important. Cependant le peuple, qui n’avait eu qu’à se louer de sa paternelle administration pendant son séjour à Han-tchouan, avait voulu protester contre cette injustice par une solennelle manifestation. On lui avait donc offert, selon l’usage, une paire de bottes d’honneur, en témoignage de sympathie, et l’on avait gardé celles dont il s’était déjà servi, pour les suspendre à une des portes de la ville, comme un précieux souvenir de sa bonne administration.
Cet usage singulier de déchausser un mandarin quand il quitte un pays est très répandu et remonte à une haute antiquité : c’est un moyen adopté par les Chinois pour protester contre les injustices du gouvernement, et témoigner leur reconnaissance et leur admiration au magistrat qui a exercé sa charge en père et mère du peuple. Dans presque toutes les villes de la Chine, on aperçoit, aux voûtes des grandes portes d’entrée, de riches assortiments de vieilles bottes toutes poudreuses et tombant quelquefois de vétusté. C’est là une des gloires, un des ornements les plus beaux de la cité. L’archéologie de ces antiques et honorables chaussures peut donner, d’une manière approximative, le nombre des bons mandarins qu’une contrée a eu le bonheur de posséder. La première fois que nous remarquâmes, au haut de la porte d’une ville chinoise, ce bizarre étalage de vieilles bottes, nous fîmes vainement des efforts incroyables d’imagination pour deviner ce que cela pouvait signifier. Pour être un établi de savetier, c’était évidemment trop haut placé et trop mal tenu. Un chrétien qui nous accompagnait nous en donna la véritable explication ; mais nous eûmes beaucoup de peine à y croire, et ce ne fut qu’après avoir vu un grand nombre de portes armoriées de cette façon que nous commençâmes à nous convaincre qu’on n’avait pas voulu se moquer de nous.
Les Chinois, tout soumis qu’ils sont à l’autorité qui les gouverne, trouvent toujours moyen de manifester leur opinion et de faire parvenir le blâme ou l’éloge à leurs mandarins. L’offrande d’une paire de bottes est déjà une manière assez originale de complimenter quelqu’un et de lui témoigner sa sympathie. Mais leurs ressources ne se bornent pas là. Une large et puissante voie ouverte à l’opinion publique, c’est l’affiche, et on en use partout avec une habileté qui témoigne d’une longue habitude. Quand on veut critiquer une administration, rappeler un mandarin à l’ordre et lui faire savoir que le peuple est mécontent de lui, l’affiche chinoise est vive, railleuse, incisive, acerbe et pleine de spirituelles saillies ; la pasquinade romaine pâlirait à côté ; elle est placardée dans toutes les rues, et surtout aux portes du tribunal où réside le mandarin qu’on veut livrer aux malédictions et aux sarcasmes du public. On se rassemble autour de ces affiches, on les lit à haute voix et sur un ton déclamatoire, pendant que mille commentaires plus satiriques, plus impitoyables que le texte, se produisent de toutes parts au milieu des éclats de rire.
Quelquefois ce moyen d’opposition devient une forme de récompense nationale instituée en faveur des mandarins qui ont su se rendre populaires ; alors l’éloge pompeux et emphatique remplace l’épigramme, et l’idole de la multitude ne manque jamais d’être comparée aux saints personnages les plus fameux de la vénérable antiquité. Il est à remarquer, cependant, que les Chinois réussissent toujours moins dans l’apologie que dans la satire, et que leurs affiches savent beaucoup mieux insulter que louer leurs mandarins.
Les Chinois n’ont pas l’habitude de se tenir toujours aussi courbés qu’on se l’imagine sous la verge de leurs maîtres. On peut dire, et c’est une justice à leur rendre, qu’ils respectent ordinairement l’autorité ; mais, lorsqu’elle est par trop tyrannique, ou simplement tracassière, ils savent quelquefois se redresser devant elle avec une énergie irrésistible et la faire plier. Pendant que nous traversions une des provinces de l’ouest, nous arrivâmes un jour dans une ville de troisième ordre nommée Ping-fang, où nous trouvâmes le peuple entier en mouvement, avec des airs qu’on n’est pas accoutumé à lui trouver. Voici ce qui venait de se passer.
L’administration supérieure avait nommé à la préfecture de cette ville un mandarin dont les habitants ne paraissaient pas se soucier ; on savait que, dans le district qu’il venait de quitter, son administration avait été arbitraire et tyrannique, et que le peuple avait eu beaucoup à souffrir de ses injustices et de ses rapines. La nouvelle de sa nomination excita donc une réprobation générale, qui se manifesta d’abord, selon l’usage, par les placards les plus satiriques et les plus violents. Une députation des plus notables bourgeois de la ville partit pour la capitale de la province, afin de présenter au vice-roi une requête dans laquelle on le suppliait très humblement d’avoir pitié du pauvre peuple et de ne pas lui envoyer, au lieu d’un père et mère, un tigre pour le dévorer. La requête n’eut pas de succès, et il fut décidé que le mandarin irait prendre possession de son poste au jour déterminé.
Les députés s’en retournèrent rapporter cette malheureuse nouvelle à leurs concitoyens. Aussitôt la ville fut plongée dans la consternation ; mais on ne se borna pas à se désoler en secret. Les chefs de quartiers se réunirent et tinrent un grand conseil où furent appelés les personnages les plus influents. Il fut décidé qu’on ne permettrait pas au nouveau préfet de s’installer, et qu’on le chasserait poliment de la ville.
Cependant celui-ci se mit en route à l’époque fixée, et arriva à son poste, accompagné d’une suite nombreuse. Il n’y eut pas d’émeute sur son passage, pas même le plus petit signe d’opposition. Tout le monde, au contraire, s’était prosterné à son approche, pour rendre hommage à sa dignité. Il demeura donc convaincu que tout allait bien, et que ses craintes d’une mauvaise réception étaient chimériques et sans fondement. À peine fut-il entré dans son tribunal, avant même d’avoir eu le temps de prendre une tasse de thé, on lui annonça que les notables de la ville demandaient audience. Il les fit entrer avec empressement, bien persuadé qu’on venait le féliciter de son heureux voyage. Les notables se prosternèrent, conformément aux rites, devant leur nouveau préfet, puis l’un d’eux, prenant la parole, lui annonça, avec une politesse exquise et une grâce infinie, qu’ils venaient, au nom de la ville et de ses dépendances, pour lui signifier qu’il devait se remettre en route immédiatement, et s’en retourner d’où il était venu, parce que, absolument, on ne voulait pas de lui. Le préfet, brusquement désillusionné, essaya de caresser d’abord, puis d’intimider ses chers administrés ; mais il ne fut, en cette circonstance, comme s’expriment les Chinois, qu’un tigre de papier. Le chef des notables lui dit, avec beaucoup de calme, qu’on n’était pas venu pour délibérer ; que la chose avait été déjà faite, et qu’il était bien arrêté qu’on ne le laisserait pas coucher dans la ville ; et afin de ne laisser aucun doute à ce pauvre magistrat sur leurs véritables intentions, il ajouta qu’un palanquin l’attendait devant le tribunal ; que la ville payerait les frais du voyage ; et que, de plus, elle lui fournirait une brillante escorte pour le reconduire jusqu’à la capitale de la province, et le remettre sain et sauf entre les mains du vice-roi.
Il est incontestable qu’on ne saurait mettre quelqu’un à la porte avec plus de galanterie. Le préfet feignit pourtant de faire encore le difficile ; mais une immense multitude s’était rassemblée aux alentours du tribunal ; les clameurs qu’elle faisait entendre et qui paraissaient être d’une nature peu bienveillante, avertirent le préfet qu’il ne serait pas prudent de résister davantage. Il dut donc céder à sa destinée et se résigner à rebrousser chemin. Les notables l’accompagnèrent avec beaucoup d’égards et de respects jusqu’à l’entrée du tribunal, où, en effet, on avait préparé un très beau palanquin. On l’invita à vouloir bien entrer dedans ; puis on se mit en route pour la capitale de la province, sous l’escorte des principaux lettrés de la ville.
Aussitôt qu’on fut arrivé, on se rendit tout droit au palais du vice-roi. Le principal représentant de Ping-fang lui présenta le préfet en disant : « La ville de Ping-fang, en vous renvoyant ce premier magistrat, vous supplie très humblement de lui en donner un autre ; pour celui-là, on n’en veut à aucun prix. Voilà l’humble requête de vos enfants… » Et, en prononçant ces mots, il remit au vice-roi un long cahier en papier rouge, sur lequel se trouvait une supplique, suivie de nombreuses signatures des citoyens les plus importants de la ville de Ping-fang. Le vice-roi, après quelques signes de mécontentement, parcourut avec attention le cahier rouge et dit ensuite aux députés que, leurs réclamations étant fondées en raison, on y ferait droit ; qu’ils pouvaient s’en retourner en paix et annoncer à leurs concitoyens qu’ils auraient bientôt un préfet selon leurs désirs.
Au moment où nous arrivâmes à Ping-fang, il y avait seulement quelques heures que les députés étaient de retour de la capitale de la province, apportant l’heureuse nouvelle que leur démarche si pleine de hardiesse avait été couronnée d’un succès complet.
Des faits analogues se reproduisent assez fréquemment dans l’empire chinois. Il arrive souvent que des manifestations populaires, persévérantes et énergiques, font justice de la mauvaise administration des mandarins et forcent le gouvernement à respecter l’opinion publique. On se trompe beaucoup en pensant que les Chinois vivent toujours parqués dans une enceinte de lois impitoyables et sous la verge d’un pouvoir tyrannique, qui réglemente toutes leurs actions et dirige leurs mouvements. Cette monarchie absolue, mais tempérée par l’influence et la prépondérance des lettrés, donne au peuple une indépendance bien plus large qu’on ne saurait se l’imaginer. On trouve en Chine un grand nombre de libertés qu’on chercherait vainement dans certains pays qui ont pourtant la prétention d’avoir des constitutions très libérales.
On a écrit et l’on croit assez communément en Europe que les Chinois sont tenus d’exercer la profession paternelle ; que la loi fixe à chacun le métier qu’il doit faire ; que personne ne peut abandonner sa résidence pour aller se fixer ailleurs sans l’autorisation des mandarins ; qu’on est enfin assujetti à une foule de servitudes qui révoltent les instincts des libres citoyens de l’Occident. Nous ne savons ce qui a pu donner lieu à de pareils préjugés ; car il est bien certain que, dans toute l’étendue de l’empire chinois, chacun exerce la profession qui lui convient, ou même n’en exerce pas du tout, sans que le gouvernement s’en mêle en aucune manière. On est artisan, médecin, maître d’école, agriculteur, commerçant, avec toute la liberté imaginable ; on n’a besoin d’aucune patente, d’aucun permis, d’aucune autorisation de qui que ce soit. On prend, on quitte et on reprend un état, sans que personne s’en occupe le moins du monde. Pour ce qui est des voyages et de la circulation des citoyens, il n’existe peut-être nulle part autant de liberté et d’indépendance ; on peut aller et venir tant qu’on veut dans les dix-huit provinces, se fixer où on le juge convenable, et de la manière qu’on l’entend, sans avoir rien à démêler avec les mandarins. Tout le monde a le droit de se promener librement d’un bout de l’empire à l’autre ; personne ne s’occupe des voyageurs, qui sont bien assurés de ne rencontrer nulle part des gendarmes pour leur demander leur passeport. Si, par malheur, le gouvernement chinois s’avisait un beau jour d’adopter l’ingénieuse invention du passeport, les pauvres missionnaires se trouveraient immédiatement réduits à un bien pitoyable état. Il leur serait impossible de faire un pas, à moins d’obtenir à prix d’argent des passeports falsifiés, ce qui, nous n’en doutons pas, leur serait extrêmement facile, mais répugnerait certainement à leur conscience.
Il y a bien une loi qui enjoint aux Chinois de rester dans les limites de l’empire et qui leur défend de franchir les frontières pour aller vagabonder chez les peuples étrangers, y puiser de mauvais exemples et perdre le fruit de leur bonne éducation ; mais les nombreuses migrations des Chinois, qui vont peupler les colonies des Espagnols, des Anglais et des Hollandais, leur affluence en Californie, tout prouve que le gouvernement ne veille pas avec beaucoup de sévérité à l’exécution de cette loi. Elle est inscrite au Bulletin, comme beaucoup d’autres dont on ne tient pas plus de compte.
La faculté de pouvoir circuler librement et sans entraves dans toutes les provinces est un besoin en quelque sorte indispensable pour ces populations, continuellement lancées dans les opérations du grand et du petit négoce. On conçoit que la moindre gêne apportée à leurs voyages ralentirait cet essor commercial qui est en quelque sorte la vie et l’âme de ce vaste empire.
La liberté d’association est aussi nécessaire aux Chinois que celle de circulation ; aussi la possèdent-ils pleinement et sans réserve. À part les sociétés secrètes, organisées dans le but de renverser la dynastie mandchoue, et que le gouvernement ne manque pas de poursuivre à outrance, toutes les associations sont permises. Les Chinois ont, du reste, une aptitude remarquable pour former ce qu’ils appellent des houi ou corporations. Il y en a pour tous les états, pour tous les genres d’industrie, pour toutes les entreprises et toutes les affaires. Les mendiants, les voleurs, tout le monde s’organise en associations plus ou moins nombreuses ; personne ne reste isolé dans sa sphère. C’est comme un instinct qui rapproche certains individus et les sollicite à mettre en commun ce qu’ils peuvent avoir de ressources pour les faire valoir ensemble. Il arrive quelquefois que les citoyens se réunissent pour veiller à l’observance des lois, dans certaines localités où l’autorité se trouve trop faible ou trop insouciante pour maintenir l’ordre. Nous avons été témoins nous-mêmes de quelques faits de ce genre dont les résultats ont été très satisfaisants.
Le jeu est prohibé en Chine ; cependant, on joue partout avec une frénésie dont rien n’approche ; nous en parlerons ailleurs. Un gros village qui avoisinait notre mission, non loin de la grande muraille, était renommé pour ses joueurs de profession. Un chef de famille, joueur lui aussi comme les autres, se dit un jour qu’il fallait réformer le village et convertir les joueurs. Il envoie donc des lettres d’invitation aux principaux habitants du lieu pour les inviter à un banquet. Vers la fin du repas, il prend la parole, et, après quelques considérations sur les inconvénients du jeu, il propose à ses convives de former une association ayant pour but d’extirper ce vice du village. La proposition étonna d’abord ; mais, après une délibération sérieuse, elle fut adoptée. On dressa un acte, signé de tous les associés, par lequel on s’engageait non seulement à ne plus jouer, mais encore à surveiller le village pour s’emparer des joueurs pris en flagrant délit, et les conduire au tribunal afin d’être punis suivant la rigueur des lois. L’existence de l’association fut notifiée aux habitants du village, et tout le monde fut bien averti qu’elle était prête à fonctionner immédiatement.
Quelques jours après, trois des plus forcenés joueurs, qui, sans doute, n’avaient pas pris très au sérieux les prohibitions de leurs concitoyens, furent surpris les cartes à la main. Aussitôt on les garrotta, et six membres de l’association les conduisirent au tribunal de la ville voisine, où ils furent fouettés sans pitié et condamnés à une forte amende. Nous sommes restés assez longtemps dans ce pays, et nous avons pu constater par nos propres yeux combien ce moyen avait été efficace pour corriger les mauvaises habitudes du village. On a été tellement frappé des heureux succès de cette association, que, dans le voisinage, il s’en est formé plusieurs autres, organisées sur le même modèle.
Quelquefois ces sociétés, qui prennent ainsi naissance avec une remarquable spontanéité et en dehors de toute influence gouvernementale, présentent un caractère de force qui étonne. On les voit exercer leur autorité avec une énergie et une audace dont les plus fiers mandarins seraient incapables. Non loin de l’endroit où nous vîmes se former l’association contre les joueurs, nous fûmes témoins de l’organisation d’une société bien autrement redoutable. Ce pays, habité par une population moitié chinoise et moitié mongole, est entrecoupé d’un grand nombre de montagnes, de steppes et de déserts. Les villages situés dans les gorges et dans les vallées ne sont pas assez importants pour que le gouvernement ait jugé à propos d’y placer des mandarins. Cette contrée, un peu sauvage, se trouvant éloignée de tout centre d’autorité, était devenue le repaire de plusieurs bandes de voleurs et de scélérats qui, jour et nuit, exerçaient impunément le brigandage dans tous les environs. Ils pillaient les troupeaux et les moissons, allaient attendre les voyageurs dans les défilés des montagnes, les dépouillaient sans pitié et souvent les mettaient à mort ; quelquefois même ils se précipitaient sur un village et en faisaient le saccagement. Nous avons été forcés de voyager souvent dans cet abominable pays, pour visiter nos chrétiens ; mais il était toujours nécessaire de se réunir en grand nombre et de ne se mettre en route que bien armés de pied en cap. À plusieurs reprises on s’était adressé aux mandarins des villes les plus rapprochées, et aucun n’avait jamais osé engager une lutte avec cette armée de bandits.
Ce que les magistrats avaient redouté d’entreprendre, un simple villageois l’essaya et réussit. « Puisque les mandarins, dit-il, ne peuvent pas ou ne veulent pas venir à notre secours, nous n’avons qu’à nous protéger nous-mêmes, associons-nous, formons un houi. » Il est d’usage, en Chine, que les associations s’organisent dans un repas. Le villageois ne recule pas devant la dépense ; il tue un vieux bœuf et expédie des lettres d’invitation dans tous les villages de la contrée. Tout le monde approuva l’idée de cette sorte d’assurance mutuelle, et l’on fonda une société qu’on appela Lao-niou-houi, c’est-à-dire « Société du Vieux Taureau », pour conserver le souvenir du repas qui avait présidé à sa formation. Le règlement en était court et simple. Les membres devront chercher à enrôler le plus de monde possible dans la société. Ils s’engageront à se prêter partout et toujours un mutuel appui pour traquer les voleurs, grands et petits. Tout voleur ou receleur aura la tête coupée immédiatement après avoir été arrêté. Il n’y aura ni procès ni enquête. Peu importe que l’objet volé soit une futilité ou de quelque importance… Et comme il était facile de prévoir que des expéditions de ce genre entraîneraient nécessairement des démêlés avec les tribunaux, tous les membres étaient solidaires. La société tout entière prenait la responsabilité de toutes les têtes coupées. Un procès intenté à un associé devenait le procès de tout le monde.
Cette formidable société du Vieux Taureau se mit à fonctionner avec un ensemble et une énergie sans exemple ; outre les nombreuses têtes de grands et de petits voleurs qu’elle abattait avec une effrayante facilité, une nuit les associés se réunirent, en grand nombre et en silence, pour aller s’emparer d’un tsey-ouo, « nid de voleurs ». C’était un mauvais village caché dans le fond d’une gorge de montagne ; la société du Vieux Taureau l’investit de toute part, y mit le feu, et tous les habitants, hommes, femmes et enfants, furent brûlés ou massacrés. Nous vîmes, deux jours après cette affreuse expédition, les débris encore fumants de ce nid de voleurs.
Il ne fallut que peu de temps pour extirper ou intimider tous les brigands de la contrée, et y faire respecter la propriété, à un tel point, que tout le monde aurait passé devant un objet égaré sur un chemin sans oser y toucher.
Ces rapides et sanglantes exécutions mirent en émoi les mandarins des villes voisines. Les parents des victimes firent retentir les tribunaux de leurs plaintes, et demandèrent à grands cris la mort de ceux qu’ils appelaient des assassins. La société, fidèle à sa consigne, se présenta comme un seul homme, pour répondre à toutes les accusations et soutenir le procès monstre qui lui était intenté ; elle n’en fut nullement effrayée, parce que, dès le commencement, elle avait prévu un dénouement semblable. L’affaire alla jusqu’à Pékin, et la cour des crimes, après avoir dégradé et condamné à l’exil un grand nombre de fonctionnaires dont la négligence était cause de tout ce désordre, approuva la société du Vieux Taureau. Le gouvernement voulut pourtant lui donner une existence légale en la plaçant sous la direction des magistrats ; il modifia les règlements, exigea que les membres porteraient, pour être reconnus, une plaque délivrée par le mandarin du district, et que, de plus, le titre de Société du Vieux Taureau serait remplacé par celui de Tai-ping-che, c’est-à-dire « Agence de pacification générale » ; c’était le nom qu’elle portait quand nous quittâmes le pays pour entreprendre le voyage du Thibet.
On peut voir, d’après ce que nous venons de dire, que les Chinois savent user largement de leur liberté d’association, et en conclure qu’ils ne sont pas tout à fait aussi esclaves de leurs mandarins qu’on se l’imagine en Europe. La liberté de la presse est encore une de ces vieilles chinoiseries que les Occidentaux se figurent avoir inventée, bien qu’ils ne sachent trop comment s’y prendre pour lui faire jeter des racines sur leur sol : tantôt ils sont passionnés pour cette liberté, elle les rend fiévreux jusqu’au délire, et tantôt ils n’en veulent plus ; ils sont, en quelque sorte, ravis de n’avoir plus le droit d’écrire et de faire imprimer ce qu’ils pensent. C’est que, dirait un Chinois, les barbares des mers occidentales ont le sang trop vif, trop chaud ; il leur est impossible de prendre les choses avec calme et modération, ils ne savent pas se fixer dans ce milieu invariable dont parle Confucius. Nous autres Chinois, nous faisons imprimer ce que nous voulons, des livres, des brochures, des feuilles volantes, des placards pour afficher au coin des rues, et nos mandarins ne s’en occupent pas ; nous sommes même imprimeurs à volonté ; la seule condition, c’est de ne pas trouver la chose trop ennuyeuse, et d’avoir assez d’argent pour faire stéréotyper des planches. Nous usons donc, tant qu’il nous plaît, de la liberté de la presse ; mais nous ne sommes pas dans l’habitude d’en abuser ; nous imprimons des choses qui peuvent récréer ou instruire le public, sans compromettre les cinq vertus fondamentales et les trois rapports sociaux. Nous aimons peu à nous occuper des affaires du gouvernement, parce que nous sommes convaincus que l’empire ne marcherait pas mieux si trois cents millions d’individus prétendaient le faire aller chacun suivant son idée. Il arrive bien quelquefois qu’on imprime des livres capables de troubler la tranquillité publique et de porter atteinte au respect dû à l’autorité ; alors les mandarins cherchent à découvrir l’auteur de ce crime et le punissent très sévèrement. Ce n’est pas une raison, pour cela, d’empêcher les autres de se servir de leur pinceau, et de faire graver leurs écrits sur des planches en bois pour composer des livres. Le péché d’un mauvais citoyen ne doit pas entraîner le châtiment de l’empire tout entier. Mais il paraît que, dans les contrées qui sont par-delà les mers occidentales, les choses ne se passent pas de la sorte ; cela ne doit pas étonner, puisqu’on sait que les peuples ont des goûts et des tempéraments particuliers. Le tempérament des Occidentaux est de s’emporter jusqu’à la colère, tantôt dans un sens et tantôt dans un autre ; leur goût est de trouver un jour tous les gouvernements mauvais, et un autre jour de les trouver tous bons. Avec des goûts et des tempéraments semblables, il est difficile qu’on puisse laisser les pinceaux aussi libres que chez nous ; la confusion serait à son comble. Il peut être bon quelquefois de changer de gouvernement ; mais les successions ne doivent être ni trop fréquentes ni trop rapides. Un de nos plus fameux philosophes a prononcé cette sentence : « Malheureux les peuples qui ont un mauvais gouvernement ; plus malheureux encore ceux qui, en ayant un passable, ne savent pas le garder. »
Quoique les Chinois, une fois lancés dans les révolutions, s’abandonnent facilement à tous les excès de la haine, de la colère et de la vengeance, il est cependant vrai de dire qu’ils n’aiment pas à s’occuper de politique et à s’ingérer dans les affaires du gouvernement. Sans cela il serait difficile de comprendre comment une nation de trois cents millions d’habitants pourrait avoir un seul instant de calme et de repos avec tant d’éléments de discorde et des leviers d’insurrection tels que la liberté d’association et la liberté de la presse. Il existe encore parmi les Chinois un usage bon et louable en soi, mais qui, exploité par des esprits turbulents et agitateurs, serait d’une puissance irrésistible pour exalter et fomenter les passions populaires ; nous voulons parler des chouo-chou-ti, ou « lecteurs publics ». La classe en est très nombreuse ; ils parcourent les villes et les villages, lisant au peuple les passages les plus intéressants et les plus dramatiques de son histoire nationale, en les accompagnant toujours de commentaires et de réflexions. Ordinairement ces lecteurs public sont discrets, beaux parleurs, et souvent très éloquents. Les Chinois font leurs délices de les entendre discourir ; ils se groupent autour d’eux sur les places publiques, dans les rues, à l’entrée des tribunaux et des pagodes, et il est facile de comprendre, au seul aspect de leur physionomie, combien est vif l’intérêt qu’ils apportent à ces récits historiques. Le lecteur public s’arrête quelquefois dans le cours de sa séance pour se reposer un peu, et il profite de ces interruptions pour faire une quête ; car il n’a d’autre revenu que les sapèques librement octroyées par ses auditeurs bénévoles. Ainsi voilà, en Chine, dans ce pays du despotisme et de la tyrannie, des clubs en plein vent et en permanence. Nous sommes persuadé que certains peuples très avancés dans les idées libérales seraient effrayés de voir s’introduire chez eux une coutume semblable.
On se plaît, en Europe, à regarder l’Asie comme la terre classique de l’arbitraire et de la servitude ; cependant il n’est rien de plus contraire à la vérité. Nous pensons que le lecteur ne trouvera pas trop long le passage suivant de M. Abel Rémusat, dont l’autorité est grande en ces matières, parce qu’il juge les choses de l’Orient avec ce coup d’œil sûr et impartial d’un savant qui sait se dégager des préjugés reçus et baser uniquement ses appréciations sur des données historiques.
« Un trait frappant au milieu de tant de variations dans la forme des gouvernements orientaux, c’est de ne trouver nulle part, et presque en aucun temps, ce despotisme odieux et cette servitude avilissante dont on a cru voir le génie funeste planer sur l’Asie tout entière. J’excepte les États musulmans, dont la condition et les ressorts réclament une étude particulière. Partout ailleurs, l’autorité souveraine s’entoure des dehors les plus imposants et n’en est pas moins assujettie aux restrictions les plus gênantes j’ai presque dit aux seules qui le soient effectivement. On a pris les rois de l’Asie pour des despotes, parce qu’on leur parle à genoux et qu’on les aborde en se prosternant dans la poussière ; on s’en rapporte à l’apparence, faute d’avoir pu pénétrer la réalité. On a vu en eux des dieux sur la terre, parce qu’on n’apercevait pas les obstacles invincibles qu’opposaient à leurs volontés les religions, les coutumes, les mœurs, les préjugés. Un roi des Indes, suivant le divin législateur Manou, est comme le soleil ; il brûle les yeux et les cœurs, il est air et feu, soleil et lune ; aucune créature humaine ne saurait le contempler ; mais cet être supérieur ne peut lever de taxe sur un brahmane, quand lui-même mourrait de faim, ni faire un marchand d’un laboureur, ni enfreindre les moindres dispositions d’un code qui passe pour révélé et qui décide des intérêts civils comme des matières religieuses. L’empereur de la Chine est le Fils du Ciel, et, quand on approche de son trône, on frappe neuf fois la terre du front ; mais il ne peut choisir un sous-préfet que sur une liste de candidats dressée par les lettrés, et, s’il négligeait, le jour d’une éclipse, de jeûner et de reconnaître publiquement les fautes de son ministère, cent mille pamphlets autorisés par la loi viendraient lui tracer ses devoirs et le rappeler à l’observation des usages antiques. On ne s’aviserait pas, en Occident, d’opposer de telles barrières à la puissance d’un prince ; mais il n’en est pas moins vrai qu’une foule d’institutions semblables doivent, quelles qu’en soient l’origine et la nature, mettre une digue aux caprices de la tyrannie, et que le pouvoir ainsi circonscrit est loin d’être sans frein et sans limites et peut difficilement passer pour despotique.
J’ai parlé d’institutions, et ce mot, tout moderne et tout européen, peut sembler bien pompeux et bien sonore, quand il s’agit de peuples grossiers qui ne connaissent ni les budgets, ni les comptes rendus, ni les bills d’indemnité. Il ne saurait être ici question d’un de ces actes improvisés par lesquels on notifie à tous ceux qu’il appartiendra, qu’à dater d’un certain jour une nation prendra d’autres habitudes et suivra des maximes nouvelles, en accordant aux dissidents un délai convenable pour changer d’intérêts et de manière de voir. J’avoue qu’en ce sens, la plus grande partie de l’Asie n’offre rien qu’on puisse appeler institutions. Ces règles, ces principes, qui dirigent les actions des puissants et garantissent, jusqu’à un certain point, les droits des faibles, sont simplement les effets de la coutume, les conséquences du caractère national ; ils ont pour base et pour appui les préjugés du peuple, ses croyances ou ses erreurs, ses dispositions sociales et ses besoins intellectuels. C’est merveille qu’ils aient pu se conserver si longtemps ; il faut apparemment qu’ils soient bien profondément gravés dans les cœurs, pour qu’on n’ait jamais songé à les faire imprimer. On doit toujours excepter la Chine, qui, sur ce point encore, a devancé les autres États asiatiques, et s’est acquis des droits à l’estime des Occidentaux ; car elle a depuis longtemps des constitutions écrites, et il est même d’usage de les renouveler de temps en temps et de les modifier par des articles additionnels. On y descend aussi à des détails négligés chez nous ; car, indépendamment des attributions des cours souveraines et de la hiérarchie administrative, qui y sont déterminées ou réformées, on y règle encore par des statuts particuliers le calendrier, les poids et mesures, la circonscription départementale et la musique, qui a toujours passé pour un objet essentiel dans le gouvernement de l’empire.
Si donc on entend par despote un maître absolu, qui dispose des biens, de l’honneur et de la vie de ses sujets, usant et abusant d’une autorité sans bornes et sans contrôle, je ne vois nulle part, en Asie, de semblables despotes : en tous lieux, les mœurs, les coutumes antiques, les idées reçues et les erreurs même, imposent au pouvoir des entraves plus embarrassantes que les stipulations écrites, et dont la tyrannie ne peut se délivrer qu’en s’exposant à périr par la violence même. Je n’aperçois qu’un certain nombre de points où l’on ne respecte rien, où les ménagements sont inconnus, et où la force règne sans obstacle : ce sont les lieux où la faiblesse et l’imprévoyance des Asiatiques ont laissé établir des étrangers venus des contrées lointaines, avec l’unique désir d’amasser des richesses dans le plus court espace de temps possible, et de retourner ensuite en jouir dans leur patrie ; gens sans pitié pour des hommes d’une autre race, sans aucun sentiment de sympathie pour des indigènes dont ils n’entendent pas la langue, dont ils ne partagent pas les goûts, les habitudes, les croyances, les préjugés. Nul accord fondé sur la raison et la justice ne saurait se former ou subsister entre des intérêts si diamétralement opposés. La force seule peut maintenir un temps cet état de choses ; il n’y a qu’un despotisme absolu qui puisse préserver une poignée de dominateurs qui veulent tout prendre au milieu d’une multitude qui se croit en droit de ne rien donner. On observe les effets de cette lutte dans les établissements coloniaux en Asie, et les étrangers dont je parle sont les Européens.
C’est, nous pouvons le dire entre nous, une race singulière que cette race européenne ; et les préventions dont elle est armée, les raisonnements dont elle s’appuie, frapperaient étrangement un juge impartial, s’il en pouvait exister un sur la terre. Enivrée de ses progrès d’hier, et surtout de sa supériorité dans les arts de la guerre, elle voit avec un dédain superbe les autres familles du genre humain ; il semble que toutes soient nées pour l’admirer et pour la servir, et que ce soit d’elle qu’il a été écrit que les fils de Japhet habiteront dans les tentes de Sem et que leurs frères seront leurs esclaves. Il faut que tous pensent comme elle et travaillent pour elle. Ses enfants se promènent sur le globe, en montrant aux nations humiliées leurs figures pour type de la beauté, leurs idées comme base de la raison, leurs imaginations comme le nec plus ultra de l’intelligence ; c’est là leur unique mesure ; ils jugent tout d’après cette règle, et qui songerait à en contester la justesse ? Entre eux ils observent encore quelques égards ; ils sont, dans leurs querelles de peuple à peuple, convenus de certains principes d’après lesquels ils peuvent s’assassiner avec méthode et régularité ; mais tout cela disparaît hors de l’Europe, et le droit des gens est superflu quand il s’agit de Malais, d’Américains ou de Tongouses. Confiants dans les évolutions rapides de leurs soldats, armés d’excellents fusils, qui ne font jamais long feu, les Européens ne négligent pas pourtant les précautions d’une politique cauteleuse. Conquérants sans gloire et vainqueurs sans générosité, ils attaquent les Orientaux en hommes qui n’ont rien à en craindre, et traitent ensuite avec eux comme s’ils devaient tout en appréhender. Achevant à moins de frais par la diplomatie ce qu’ils n’ont pu faire par les batailles, ils rendent les indigènes victimes de la paix et de la guerre, les engagent en de pernicieuses alliances, leur imposent des conditions de commerce, occupent leurs ports, partagent leurs provinces et traitent de rebelles les nationaux qui ne peuvent s’accommoder à leur joug. À la vérité leurs procédés s’adoucissent envers les États qui ont conservé quelque vigueur, et ils gardent à Canton et à Nangasaki des ménagements qui seraient de trop à Palemberg ou à Colombo[60]. Mais, par un renversement d’idées plus étrange peut-être que l’abus de la force, nos écrivains prennent alors parti pour nos aventuriers trompés dans leur espoir ; ils blâment ces prudents Asiatiques des précautions que la conduite de nos compatriotes rend si naturelles, et s’indignent de leur caractère inhospitalier. Il semble qu’on leur fasse tort en se garantissant d’un si dangereux voisinage ; qu’en se refusant aux avances désintéressées de nos marchands, on méconnaisse quelque bienfait inestimable, et qu’on repousse les avantages de la civilisation. La civilisation, en ce qui concerne les Asiatiques, consiste à cultiver la terre avec ardeur pour que les Occidentaux ne manquent ni de coton, ni de sucre, ni d’épiceries ; à payer régulièrement les impôts, pour que les dividendes ne souffrent jamais de retard ; à changer, sans murmures, de lois, d’habitudes et de coutumes, en dépit des traditions et des climats. Les Nogais ont fait de grands progrès depuis quelques années, car ils ont enfin renoncé à la vie nomade de leurs pères, et les collecteurs du fisc savent où les trouver, quand l’époque du tribut est arrivée. Les anciens sujets de la reine Obeïra se sont bien civilisés depuis le temps du capitaine Cook, car ils ont embrassé le méthodisme, ils assistent tous les dimanches au prêche, en habit de drap noir, et c’est un débouché de plus pour les manufactures de Sommerset et de Glocester. Nos voyageurs ont vu aussi avec plaisir, en ces derniers temps, un prince des îles Sandwich tenir sa cour vêtu d’un habit rouge et d’une veste ; et ils regrettaient seulement que l’extrême chaleur l’eût empêché de compléter le costume ; mais peu importe que ces imitations soient imparfaites, maladroites, inconséquentes et grotesques, il faut les encourager pour les suites qu’elles peuvent avoir. Le temps viendra peut-être où les Indous s’accommoderont de nos percales au lieu de tisser eux-mêmes leurs mousselines, où les Chinois recevront nos soieries, où les Esquimaux porteront des chemises de calicot et où les habitants du tropique s’affubleront de nos chapeaux de feutre et de nos vêtements de laine. Que l’industrie de tous ces peuples cède le pas à celle des Occidentaux ; qu’ils renoncent en notre faveur à leurs idées, à leur littérature, à leurs langues, à tout ce qui compose leur individualité nationale ; qu’ils apprennent à penser, à sentir et à parler comme nous ; qu’ils paient ces utiles leçons par l’abandon de leur territoire et de leur indépendance ; qu’ils se montrent complaisants pour les désirs de nos académiciens, dévoués aux intérêts de nos négociants, doux, traitables et soumis ; à ce prix on leur accordera qu’ils ont fait quelque pas vers la sociabilité, et on leur permettra de prendre rang, mais à une grande distance, après le peuple privilégié, la race par excellence, à laquelle il a été donné de posséder, de dominer, de connaître et d’instruire[61]. »
On trouvera peut-être un peu sévères ces appréciations de notre savant et judicieux orientaliste. Cependant, lorsqu’on a parcouru l’Asie et visité les colonies des Européens, on est forcé de convenir que la race conquise est presque partout traitée avec morgue, insolence et dureté par des hommes qui se piquent pourtant de civilisation et quelquefois même de christianisme.
Nous voilà bien loin de Han-tchouan et de son palais communal, et de cet heureux mandarin à qui la ville reconnaissante offrait solennellement une paire de bottes au moment de se séparer de lui. Le lecteur a sans doute oublié que c’est à propos de cette manifestation populaire que nous avons été amené à parler des éléments de liberté qu’on rencontre en Chine, et qui se manifestent quelquefois d’une manière si bizarre pour louer ou critiquer la bonne ou la mauvaise administration des magistrats.
Le plus bel éloge que la population de Han-tchouan faisait de son mandarin de prédilection, c’est qu’il avait toujours rendu la justice en personne et siégeant en public. Ce mérite, en effet, est bien aujourd’hui de quelque importance pour un magistrat chinois ; les choses sont tellement en décadence dans ce malheureux pays, que, la plupart du temps, les mandarins se dispensent de rendre eux-mêmes la justice, soit par paresse soit pour ne pas étaler aux yeux du peuple leur incapacité. Ils se tiennent dans un cabinet privé, ordinairement séparé du tribunal par une simple cloison. Les parties discutent leur affaire en présence des scribes et des fonctionnaires ; ceux-ci vont de temps en temps exposer, selon leur fantaisie, l’état de la question à ces juges indignes qui, mollement couchés sur un divan, sont beaucoup plus préoccupés de leur pipe et de leur tasse de thé que de la vie ou de la fortune de leurs administrés. Ils ne sont pas même distraits par la sentence qu’ils auront à prononcer. On la leur apporte toute rédigée, et ils n’ont qu’à y apposer leur sceau. Cette manière de juger est tellement devenue à la mode, qu’un magistrat qui veut bien se donner la peine d’assister aux procès et d’interroger lui-même les parties est regardé comme un personnage extraordinaire et digne de l’admiration publique.
Nous fûmes forcés de nous arrêter à Han-tchouan deux jours entiers, durant lesquels le vent ne cessa de souffler avec une extrême violence. Personne n’était d’avis de s’embarquer sur le fleuve Bleu ; nous n’avions pas encore oublié le triste naufrage du secrétaire de Song-tche-hien et notre triple échouement sur le rivage. Les mandarins de Han-tchouan, très peu désireux de garder chez eux nos illustres et précieuses personnes, aimaient encore mieux subir cet embarras qu’assumer la responsabilité d’un naufrage ; cependant, comme il nous en coûtait de ne pas profiter de cette petite tempête qui rafraîchissait singulièrement l’atmosphère, nous proposâmes à nos conducteurs de faire route par terre, espérant bien que le vent ne serait pas assez fort pour enlever les palanquins de dessus les épaules des porteurs, pour nous envoyer promener à travers les airs. Maître Ting nous objecta encore le péril du naufrage, bien plus à redouter, disait-il, en prenant la voie de terre que celle du fleuve Bleu. Cette crainte nous paraissait quelque peu chimérique, il nous avertit que, pour quitter Han-tchouan, il nous serait impossible d’éviter la navigation, parce que d’un côté nous avions le fleuve, et de l’autre un grand lac qu’il fallait nécessairement traverser. Les barques qu’on trouvait sur ce lac étaient tellement frêles et si mal construites, qu’elles ne pourraient résister à une tempête ; il fallait donc se résigner et attendre un peu de calme.
Quand le vent fut tombé, nous prîmes notre route par terre. Il y avait cinq ans qu’un missionnaire français avait fait le même chemin que nous, également escorté par des mandarins et des satellites, et conduit comme nous de tribunal en tribunal, mais en des situations bien différentes. Nous étions libres, entourés d’hommages et voyageant avec une certaine pompe ; lui, au contraire, était chargé de chaînes et abreuvé d’outrages par les bourreaux impitoyables qui l’escortaient… Et cependant sa marche était, aux yeux de la foi, un véritable triomphe. Il s’en allait plein de force et de courage à un saint combat. Après avoir enduré avec une constance invincible de longues et affreuses tortures dans les divers prétoires de la capitale du Hou-pé, il a terminé glorieusement sa vie, la palme du martyre à la main et aux applaudissements du monde catholique. En suivant cette route de Han-tchouan, sanctifiée par les souffrances du vénérable Perboyre, les détails de ce long martyre, que nous avions eu la consolation de raconter nous-même jadis à nos amis d’Europe, se représentaient à notre mémoire et pénétraient notre âme d’une douce émotion, nos yeux étaient mouillés de larmes ; mais des pleurs que l’on verse au souvenir des tourments d’un martyr sont toujours pleins de suavité.
Nous suivîmes pendant deux heures des sentiers étroits et tortueux qui tantôt serpentaient à travers des collines de terre rouge, où croissaient en abondance le cotonnier et la plante à indigo, et tantôt glissaient dans les vallons le long de vertes rizières. Nous ne tardâmes pas à apercevoir le lac Ping-hou, dont la surface, d’un bleu mat, et légèrement ridée par une petite brise, réfléchissait les rayons du soleil, comme par d’innombrables pointes de diamant. Trois bateaux préparés à l’avance nous attendaient au rivage. Le convoi s’embarqua promptement ; on hissa de longues voiles en bambou, plissées comme des éventails, et nous partîmes. Plusieurs rameurs suppléaient à l’insuffisance du vent, qui n’était pas encore formé ; vers midi, il obtint plus de force et de régularité, nous prit par le travers et nous poussa avec assez de rapidité sur la vaste surface de ce lac magnifique. Nous rencontrâmes des barques de toute forme et de toute grandeur, qui transportaient des voyageurs et des marchandises, plusieurs étaient destinées à la pêche et se faisaient remarquer par de noirs filets suspendus au grand mât. Ces nombreuses jonques, se croisant dans tous les sens avec leurs voiles jaunes et leurs pavillons bariolés, le murmure vague et indéterminé qui arrive de toute part, les oiseaux aquatiques qu’on voit planer au-dessus du lac et plonger subitement pour saisir leur proie, tout cela offre aux regards un tableau plein de charme et d’animation.
Nous passâmes à côté de plusieurs îles flottantes, produits bizarres et ingénieux de l’industrie chinoise, et dont jamais, peut-être, aucun autre peuple ne s’est avisé. Ces îles flottantes sont des radeaux énormes, construits, en général, avec de gros bambous, dont le bois résiste longtemps à l’action dissolvante de l’eau. On a transporté sur ces radeaux une couche assez épaisse de bonne terre végétale, et, grâce au patient labeur de quelques familles d’agriculteurs aquatiques, l’œil émerveillé voit s’élever à la surface des eaux des habitations riantes, des champs, des jardins et des plantations d’une grande variété. Les colons de ces fermes flottantes paraissent vivre dans une heureuse abondance. Durant les moments de repos que leur laisse la culture des rizières, la pêche devient pour eux un passe-temps à la fois lucratif et agréable. Souvent, après avoir fait leur récolte au-dessus du lac, ils jettent leur filet et le ramènent sur le bord de leur île chargé de poissons ; car la Providence, dans sa bonté infinie, fait encore germer au fond des eaux une abondante moisson d’êtres vivants pour les besoins de l’homme. Plusieurs oiseaux, et notamment les pigeons et les passereaux, se fixent volontiers dans ces campagnes flottantes, pour partager la paisible et solitaire félicité de ces poétiques insulaires.
Vers le milieu du lac, nous rencontrâmes une de ces fermes, qui essayait de faire de la navigation. Elle s’en allait avec une extrême lenteur, quoiqu’elle eût cependant vent arrière. Ce n’est pas que les voiles manquassent : d’abord il y en avait une très large au-dessus de la maison, et puis plusieurs autres aux angles de l’île ; de plus, tous les insulaires, hommes, femmes et enfants, armés de longs avirons, travaillaient de tout leur pouvoir, sans imprimer pour cela une grande vitesse à leur métairie. Mais il est probable que la crainte des retards tourmente peu ces mariniers agricoles, qui sont toujours sûrs d’arriver à temps pour coucher à terre. On doit souvent les voir changer de place sans motif, comme font les Mongols au milieu de leurs vastes prairies ; plus heureux que ces derniers, ils ont su se faire, en quelque sorte, un désert au milieu de la civilisation, et allier les charmes et les douceurs de la vie nomade aux avantages de la vie sédentaire.
Il existe de ces îles flottantes à la surface de tous les grands lacs de la Chine. Au premier abord, on s’arrête avec enchantement devant ces poétiques tableaux ; on aime à contempler cette abondance pittoresque, on admire le travail ingénieux de cette race chinoise qui est toujours étonnante dans tout ce qu’elle fait. Mais, quand on cherche à pénétrer le motif pour lequel ont été créées ces terres factices, quand on calcule tout ce qu’il a fallu de patience et de sueur à quelques familles déshéritées, et qui, pour ainsi dire, n’avaient pu trouver en ce monde une place au soleil, alors le tableau, naguère si riant, prend insensiblement de sombres couleurs, et l’on se demande, l’âme accablée de tristesse, quel sera l’avenir de cette immense agglomération d’habitants que la terre ne peut plus contenir, et qui est forcée, pour vivre, de se répandre sur la surface des eaux. Lorsqu’on parcourt les provinces de l’empire, et qu’on s’arrête à réfléchir sur ce prodigieux encombrement d’hommes qui augmente, d’année en année, dans des proportions effrayantes, on serait presque tenté de souhaiter à la Chine, dans l’intérêt de sa conservation, une de ces grandes exterminations par lesquelles la Providence arrête, de temps à autre, l’essor et le développement des races trop fécondes.
La population de la Chine a été l’objet de grands débats entre les auteurs européens, qui n’avaient aucun moyen de la déterminer avec exactitude. Les Chinois tiennent pourtant avec assez de soin des états statistiques et des relevés de dénombrement. La population de chaque province est inscrite, par familles et par individus contribuables, sur des registres spéciaux, dont le résumé est publié dans les collections des ordonnances. Mais le mode adopté pour cet enregistrement a varié même dans les temps modernes, et ces classes nombreuses d’individus non contribuables ont été laissées en dehors du recensement. De là résultent les différences sensibles qui s’observent entre les dénombrements de la population chinoise, rapportés à des époques peu distantes. Trois dénombrements principaux ont donné des résultats qui semblent également authentiques, et dont, néanmoins, le plus fort surpasse le plus faible de 183 000 000 ; les voici :
En 1743, selon le P. Amiot 150 265 475
En 1761, selon le P. Hallerstein 198 214 552
En 1794, selon lord Macartney 333 000 000
Les documents les plus récents, fournis par la collection des ordonnances de la dynastie mandchoue, élèvent ce chiffre à 361 millions. Nous n’avons pas les matériaux nécessaires pour constater ce résultat et prononcer avec entière connaissance de cause. Cependant, nous pensons qu’on ne peut pas rejeter le chiffre total de 361 millions, malgré son énormité.
Il est facile de se former des idées entièrement opposées sur la population de la Chine, selon la manière de voyage qu’on adopte : si, par exemple, on parcourt les provinces du Midi en prenant la voie de terre, on serait tenté de croire que le pays est bien moins populeux qu’on ne le prétend. Les villages sont moins nombreux et moins considérables ; on rencontre beaucoup de terrains vagues, quelquefois même on croirait voyager au milieu des déserts de la Tartarie ; mais qu’on traverse les mêmes provinces sur les canaux et en suivant le cours des fleuves, alors l’aspect du pays change entièrement. On rencontre fréquemment de grandes villes renfermant dans leur enceinte jusqu’à deux ou trois millions d’habitants ; de toute part on ne voit que gros villages se succédant presque sans interruption ; la population foisonne, et l’on ne peut comprendre d’où peuvent venir les moyens de subsistance pour ces multitudes innombrables dont les habitations paraissent occuper le sol tout entier ; à la vue de ces prodigieuses fourmilières d’hommes, il semble que le chiffre de 361 millions soit encore bien au-dessous de la réalité.
Un moraliste chinois, le célèbre Te-siou, fait remonter au tien, « ciel », la grande cause qui, tour à tour, diminue ou augmente la population de l’empire. « Les événements, dit-il, qui préparent l’augmentation ou la diminution des hommes, sont si disparates et si étroitement liés, si lents et si efficaces, qu’il n’y a ni politique ni prévoyance à leur opposer. Il faut être bien étranger à notre histoire pour ne voir qu’un mécanisme de causes naturelles dans les conduites cachées du ciel sur les générations des hommes, pour les étendre ou les resserrer d’une manière conforme à ses vues sur tout l’empire ; il faut être bien peu philosophe pour ne pas voir que la guerre, la peste, la famine et les grandes révolutions, font crouler tout système par l’impossibilité démontrée d’en prévoir les causes, d’en suspendre les ravages, et d’en calculer les effets par rapport à la population présente et future. Les expériences des dynasties passées sont perdues pour celle qui s’écoule ; les moyens mêmes qui ont réussi deviennent destructifs d’un siècle à l’autre. »
Tout en respectant la réserve du moraliste du Céleste Empire, il nous semble pourtant qu’on pourrait assigner plusieurs causes secondaires à la prodigieuse population de la Chine : ainsi les mœurs publiques de la nation, qui font du mariage des enfants la plus grande affaire des pères et des mères ; la honte de mourir sans postérité ; les adoptions fréquentes qui soulagent les familles et en perpétuent les branches ; le retour des biens à la souche par l’exhérédation des filles ; l’immutabilité des impôts qui, toujours attachés aux terres, ne tombent jamais qu’indirectement sur le marchand et l’artisan ; le mariage des soldats et des marins, la politique de n’accorder la noblesse qu’aux emplois, ce qui l’empêche d’être héréditaire, en distinguant seulement les hommes sans distinguer les familles, et détruit de cette manière le vain préjugé des mésalliances ; la vie extrêmement frugale de toutes les classes de la société : voilà peut-être autant de causes capables de favoriser le rapide accroissement de la population chinoise ; mais c’est surtout la paix profonde dont l’empire a joui depuis plus de deux siècles qui a sans doute contribué plus que tout le reste à ce rapide développement.
Aujourd’hui cette paix n’existe plus dans la plupart des provinces ; l’insurrection qui a éclaté depuis trois ans menace l’empire d’un bouleversement général et de la chute de la dynastie tartare. Si cette révolution ressemble à celles qui l’ont précédée, et dont on ne peut lire, sans frémir, les horribles détails dans les Annales de la Chine ; si la guerre civile se prolonge avec son lugubre cortège de massacres et d’incendies, il est à présumer que la population sera affreusement réduite, et que les Chinois qui survivront à ces grandes scènes de carnage et de destruction trouveront où se loger, sans avoir besoin, comme aujourd’hui, de construire des radeaux pour habiter sur la surface des lacs.
Quelques instants avant de terminer notre ravissante navigation sur le Ping-hou, nous rencontrâmes une longue file de petites barques de pêcheurs qui s’en retournaient au port à force de rames ; au lieu de filets, ces pêcheurs avaient un grand nombre de cormorans qui étaient perchés sur les rebords de leurs nacelles. C’est un curieux spectacle que de voir ces oiseaux, au moment de la pêche, plonger à toute minute au fond de l’eau, et remonter chaque fois avec un poisson au bec. Comme les Chinois se défient un peu du trop bon appétit de leurs associés, ils ont soin de leur garnir le cou d’un anneau en fer assez large pour leur permettre de respirer librement, mais trop étroit pour qu’ils puissent avaler le poisson qu’ils ont saisi ; afin de les empêcher de folâtrer au fond de l’eau, et de perdre ainsi le temps destiné au travail, une petite corde est attachée d’un côté à l’anneau, et de l’autre à une des pattes du cormoran ; c’est par là qu’on le ramène à volonté, au moyen d’une ligne à crochet, lorsqu’il lui arrive de s’oublier trop longtemps ; s’il est fatigué, il a le droit de remonter à bord et de se reposer un instant ; mais il ne faut pas qu’il abuse de cette complaisance du maître. Au cas où il ne comprendrait pas les obligations de son état, il reçoit quelques légers coups de bambou, et, sur ce muet avertissement, le pauvre plongeur reprend avec résignation son laborieux métier. Durant la traversée d’une pêcherie à l’autre, les cormorans se perchent côte à côte sur les bords du bateau ; ils s’y arrangent d’eux-mêmes avec un ordre admirable, avertis qu’ils sont, par leur instinct, de se placer en nombre à peu près égal sur bâbord et sur tribord pour ne pas compromettre l’équilibre de la frêle embarcation ; c’est ainsi que nous les vîmes rangés lorsque nous rencontrâmes sur le lac la petite flottille des pêcheurs.
Le cormoran est plus gros que le canard domestique ; il a le cou court, la tête aplatie sur les côtés, le bec long, large et légèrement recourbé à l’extrémité. D’une tournure ordinairement très peu élégante, il est hideux à voir lorsqu’il a passé la journée à travailler dans l’eau. Ses plumes mouillées et mal peignées se hérissent sur son maigre corps, il se pelotonne, et ne présente plus qu’une masse informe et disgracieuse.
Après avoir traversé le lac Ping-hou, nous rentrâmes dans nos palanquins et nous arrivâmes, vers la nuit, à Han-yang, grande ville située sur le bord du fleuve Bleu. Déjà les marchands allumaient leurs lanternes sur le devant des boutiques, et les groupes nombreux d’artisans, après avoir terminé leur travail, s’en allaient en chantant et en folâtrant voir jouer la comédie. Les curieux se rassemblaient aux angles des rues, autour des escamoteurs et des lecteurs publics. Tout prenait enfin cette allure vive et animée des grands centres de population, lorsque, après les fatigues d’une journée laborieuse, chacun éprouve le besoin de prendre un peu de repos et de délassement.
Les Chinois n’ont pas l’habitude de la promenade ; ils n’en conçoivent ni les charmes ni les avantages hygiéniques. Ceux qui ont quelques notions des mœurs européennes nous trouvent fort singuliers, pour ne pas dire souverainement ridicules, d’aller et de venir sans cesse, sans avoir d’autre but que celui de marcher. Lorsqu’ils entendent dire que nous considérons la promenade comme une manière de nous délasser et de nous récréer, ils nous tiennent pour de grands originaux ou pour des hommes qui n’ont pas le sens commun.
Les Chinois des provinces intérieures, que leurs affaires conduisent à Canton ou à Macao, n’ont rien de plus pressé que d’aller voir les Européens à la promenade. C’est pour eux le spectacle le plus attrayant. Ils s’arrangent à l’écart le long des quais ; ils s’accroupissent sur leurs mollets, allument leur pipe, déploient leur éventail, et puis les voilà contemplant d’un œil goguenard et malicieux les promeneurs anglais et américains qui vont et viennent, d’un bout à l’autre, en marquant le pas avec une admirable précision. Les Européens qui arrivent en Chine sont tout disposés à trouver bizarres et ridicules les habitants du Céleste Empire ; les Chinois qui vont visiter Canton et Macao nous le rendent bien. Il faudrait les entendre exercer leur verve railleuse et caustique sur la tournure des diables occidentaux, exprimer leur indéfinissable étonnement à la vue de ces vêtements étriqués, de ces pantalons collants, de ces prodigieux chapeaux en forme de tuyaux de cheminée, de ces cols de chemise destinés à scier les oreilles et qui encadrent si gracieusement ces grotesques figures à long nez et aux yeux bleus, sans barbe et sans moustaches, mais, en revanche, portant sur chaque joue une poignée de poil rouge et crépu. La forme de l’habit les intrigue par-dessus tout. Ils cherchent, sans pouvoir y réussir, à se rendre compte de cet étrange accoutrement qu’ils nomment une moitié de vêtement, parce qu’il est impossible de le faire joindre sur la poitrine et que le prolongement des basques au-dessous de la taille manque complètement sur le devant. Ils admirent ce goût exquis et raffiné de suspendre derrière le dos de larges boutons semblables à des sapèques et qui, disent-ils, restent là éternellement sans avoir jamais rien à boutonner. Combien ils se trouvent plus beaux que nous, avec leurs yeux noirs, étroits et obliques, les pommettes des joues saillantes, leur nez en forme de châtaigne, leur tête rasée et ornée d’une magnifique queue qui descend jusqu’aux talons. Qu’on ajoute à ce type plein de grâce et d’élégance un chapeau conique recouvert de franges rouges, une ample tunique aux larges manches et des bottes en satin noir terminées par une semelle blanche d’une épaisseur exorbitante, et il sera incontestable qu’un Européen ne saurait jamais avoir la bonne façon d’un Chinois.
Mais c’est surtout dans les habitudes de la vie que les Chinois prétendent nous être de beaucoup supérieurs. En voyant les Européens exécuter, pendant de longues heures, des promenades gymnastiques, ils se demandent s’il n’est pas plus conforme à la bonne civilisation de passer son temps, quand on n’a rien à faire, tranquillement assis à boire du thé et à fumer sa pipe ; ou encore s’il ne vaut pas mieux aller tout bonnement se coucher. L’idée des soirées ou de passer la majeure partie des nuits en fêtes et en réunions ne leur est pas encore venue. Ils en sont toujours aux habitudes de nos bons aïeux, qui n’avaient pas trouvé la méthode un peu bizarre de prolonger le jour jusqu’à minuit et la nuit jusqu’au midi. Tous les Chinois, même ceux de la haute classe, tiennent à commencer leur sommeil de manière à pouvoir se lever avec le soleil. Ils ne font exception qu’aux premiers jours de l’an et à certaines fêtes de famille. Alors ils ne se donnent pas un instant de repos et de relâche. À part certaines circonstances, ils se conforment assez régulièrement au cours des astres pour le partage du jour et de la nuit. Aux heures où l’on remarque le plus de mouvement et de tumulte dans les grandes villes d’Europe, celles de Chine jouissent du calme le plus profond ; chacun est retiré dans sa famille, toutes les boutiques sont fermées, les bateleurs, les saltimbanques, les lecteurs publics, ont terminé leur séance, et il ne reste plus en activité que quelques théâtres fonctionnant continuellement en faveur des amateurs de la classe ouvrière, qui ont seulement la nuit à leur disposition pour se donner le plaisir de voir jouer la comédie.
Nous mîmes près d’une heure à parcourir les longues rues de Han-yang. Enfin on nous déposa à l’extrémité d’un faubourg, dans une espèce de maison que nous ne savons comment étiqueter. Ce n’était ni un palais communal, ni un tribunal, ni une auberge, ni une prison, ni une pagode. C’est, nous dit-on, un établissement destiné à une foule d’usages et que les autorités du lieu ont désigné pour votre logement. Nous y fûmes reçus très froidement par un vieux Chinois, petit mandarin retraité, qui nous introduisit dans une grande salle ayant pour tout ameublement quelques fauteuils disloqués et pour tout éclairage une grosse chandelle rouge, en suif végétal, qui répandait, avec beaucoup de fumée, une lueur triste et lugubre. Le vieux Chinois bourra sa pipe, l’alluma à la chandelle, s’assit à l’extrémité d’un banc, croisa ses jambes, et se mit à fumer sans rien dire, sans même nous regarder. Comme la mine de ce personnage était peu de notre goût, nous le laissâmes tranquille, et nous commençâmes à nous promener d’un bout à l’autre de cette grande salle, au risque de nous faire appeler barbares. Une journée entière passée en barque ou en palanquin nous donnait bien le droit de chercher à procurer à nos jambes un peu d’élasticité.
Pendant que nous nous promenions et que le vieux retraité fumait silencieusement sa pipe, nos conducteurs avaient disparu. Nous fûmes longtemps ainsi, et trouvant la position assez disgracieuse ; aucun mandarin de Han-yang, ni grand ni petit, ne vint nous honorer de sa présence ; personne n’eut l’attention de nous offrir une tasse de thé, et pourtant, à l’heure qu’il était, quelques rafraîchissements n’eussent pas été un hors-d’œuvre. Notre Chinois gardait toujours la même attitude, ne s’occupant nullement de nous ; de notre côté, nous affections de ne faire aucune attention à lui. Enfin maître Ting parut ; nous lui demandâmes ce que tout cela signifiait et où on voulait en venir. Nous comprîmes à son étonnement qu’il ne voyait pas plus clair que nous dans la situation ; il fallait cependant un dénouement à la chose. Nous allâmes interpeller le vieux Chinois qui en était à bourrer sa pipe au moins pour la dixième fois ; il nous répondit, sans se troubler, et en nous regardant à peine, que personne ne lui avait donné aucun ordre à notre sujet, qu’il ne savait pas qui nous étions, d’où nous venions et où nous allions, qu’il était lui-même assez surpris d’avoir vu tant de monde envahir à l’improviste, à une heure si avancée, l’établissement dont il était le gardien. Après nous avoir ainsi exprimé ses pensées avec beaucoup de flegme, il replaça l’embouchure de la pipe au coin de sa bouche et se remit à fumer. Évidemment il n’était pas possible d’entrer en négociation avec un personnage de cette trempe ; nous prîmes donc le parti d’exécuter une visite au tribunal du préfet.
La réception fut assez polie, mais pleine de froideur ; le préfet pensait que nous aurions voulu arriver le soir même à la capitale de la province, qui se trouvait sur la rive opposée du fleuve, et, en conséquence, disait-il, il n’avait rien organisé pour nous recevoir. « Puisque vous n’allez pas ce soir à Ou-tchang-fou, ajouta-t-il, je vais donner des ordres pour qu’on ait soin de vous à la maison des hôtes, où l’on vous a conduits. » Le préfet nous avait tout bonnement joué un tour à la chinoise pour s’épargner les frais et les embarras d’une réception officielle ; il savait bien mieux que nous qu’il n’était pas possible d’aller dans une journée de Han-tchouan à Ou-tchang-fou, et qu’on devait nécessairement passer la nuit à Han-yang. Nous crûmes que cela ne valait pas la peine de se fâcher ; nous agîmes comme si nous n’avions pas compris la tricherie, et nous retournâmes pacifiquement à la susdite maison des hôtes, avec la perspective de retrouver toujours à la même place notre imperturbable Chinois toujours occupé à fumer sa pipe.
Nous venions de commettre une faute en prenant congé du préfet si bénignement, et sans lui avoir parlé avec un peu de verve, car, s’imaginant que nous étions très faciles à contenter, il ne manqua pas d’en abuser. Nous revîmes donc notre vieux Chinois, toujours assis sur son banc, et la chandelle rouge dont il ne restait plus qu’un bout, mais qui conservait encore presque entière sa grosse mèche entourée d’un peu de flamme et d’une épaisse fumée. Un domestique du préfet ne tarda pas à se présenter chargé d’un panier à plusieurs étages, et qui contenait le menu de notre souper. À cette vue, le gardien de la maison des hôtes se leva ; il alla chercher une table dans une pièce voisine, l’installa contre le mur, et plaça dessus la chandelle rouge qu’il moucha très habilement en donnant une chiquenaude à la mèche. Maître Ting, qui était affamé, avait déjà pris place à côté de la table ; mais sa figure s’allongea piteusement quand il vit de quoi se composait le festin que nous envoyait le préfet. Une grande gamelle de riz cuit à l’eau placée entre deux petites assiettes, dont l’une contenait des morceaux de poisson salé et l’autre quelques tranches de lard, voilà quel était le service ; en vérité, ce préfet de Han-yang abusait du privilège qu’il croyait avoir de se moquer de nous. Maître Ting se leva bondissant de colère et menaça de dévorer le pauvre domestique qui nous avait apporté, dans son panier, cette déplorable mystification. Nous eûmes besoin de toute notre influence pour le calmer, et lui faire comprendre qu’il n’était pas raisonnable d’imputer à ce brave homme le lard et le poisson salé qui se trouvaient sur la table. Notre amour-propre se trouva tellement froissé et humilié que nous déraillâmes complètement de la ligne que nous avions résolu de suivre dans nos rapports avec les mandarins ; cédant à un puéril sentiment de fierté, nous dîmes avec calme au domestique du préfet de reporter ces mets à son maître, et de le remercier de sa généreuse obligeance ; en même temps nous priâmes maître Ting d’aller commander au restaurant le plus rapproché un souper convenable, parce que nous entendions vivre à nos frais à Han-yang.
Le majordome du préfet emporta la gamelle avec ses accessoires, et peu de temps après nous faisions à nos mandarins d’escorte les honneurs d’un magnifique souper qui nous coûta deux onces d’argent. Il nous sembla, sur le moment, que nous venions d’agir avec une dignité incomparable, que nous nous étions majestueusement tirés de ce mauvais pas. L’amour-propre nous aveuglait et nous empêchait de voir qu’au bout du compte nous avions fait une sottise ; nous le comprîmes le lendemain après que le repas de la nuit nous eut ramenés à la réalité de notre position. Nous avions oublié que nous étions en Chine, et que les mandarins n’étaient pas des hommes avec lesquels il fût bon de se piquer d’honneur ; pour bien faire, il fallait commander un festin de première classe, le faire payer au préfet, puis nous reposer un ou deux jours à Han-yang. Ce système, merveilleusement adapté au caractère chinois, avait eu un plein succès sur toute la route. Nous eûmes le malheur de l’abandonner dans un moment d’égarement, et nous en fûmes les victimes ; il nous fallut, après cela, une peine incroyable pour reconquérir notre première influence.
Nous quittâmes Han-yang avec un vif sentiment de satisfaction, sans même regretter le vieux gardien de la maison des hôtes qui nous expédia avec autant de grâce et d’amabilité qu’il en avait mis à nous recevoir. Le chemin que nous avions à faire ce jour-là n’était pas long ; mais il présentait, disait-on, quelque danger. Nous n’avions qu’à traverser le fleuve Bleu ; nous nous rendîmes sur le rivage, et nous aperçûmes, de l’autre côté, les formes vagues et indéterminées d’une ville immense, presque entièrement enveloppée de brouillards ; c’était Ou-tchang-fou, capitale de la province du Hou-pé ; elle n’était séparée de Han-yang que par le fleuve, assez semblable en cet endroit, à un large bras de mer. Des multitudes de jonques énormes descendaient rapidement, ou remontaient avec lenteur ce fleuve enfant de la mer, comme le nomment les Chinois. Le vent soufflait du sud, et nous était assez favorable, puisqu’il devait nous prendre par le travers ; il était cependant d’une grande violence, et nous hésitâmes quelque temps avant de nous embarquer, car les bateaux de passage qui stationnaient au rivage ne nous paraissaient pas d’une construction assez solide pour résister à un coup de vent au milieu de ces eaux impétueuses. L’exemple de plusieurs voyageurs, qui ne firent pas difficulté de partir, nous ayant rassurés, nous entrâmes dans un bateau qui nous emporta bientôt avec une effrayante rapidité. Vers le milieu du fleuve nous essuyâmes une bourrasque ; notre barque fut tellement inclinée que la voilure plongea un instant dans l’eau. Enfin, après une traversée de trois quarts d’heure, nous arrivâmes, sans accident, à un des ports de Ou-tchang-fou, où nous restâmes plus de deux heures à nous frayer un passage parmi un encombrement prodigieux de jonques qui étaient au mouillage. Les courses que nous fîmes ensuite en palanquin dans cette vaste cité furent un véritable voyage. Il était plus de midi lorsque nous fûmes installés dans notre logement, non loin du palais du gouverneur de la province.
L’endroit où nous fûmes colloqués dès notre arrivée à Ou-tchang-fou était une petite pagode tout récemment construite, et dont les bonzes n’avaient pas encore pris possession. Le local était propre, mais très insuffisant. Nous ne pouvions disposer que d’une étroite chambre, où l’air et le jour pénétraient par une lucarne unique, ouverte en face d’un grand mur ; il y faisait une chaleur étouffante. Comme nous devions rester plusieurs jours dans la capitale du Hou-pé, pour prendre une autre feuille de route et organiser une nouvelle escorte, nous fîmes tout de suite des réclamations, afin d’obtenir un logement qui pût nous donner quelque espoir de ne pas mourir de suffocation. Tous les mandarins que nous vîmes nous promirent de s’occuper immédiatement de notre requête ; mais sans doute, aucun n’en fit rien ; car on nous laissa impitoyablement dans cette étuve.
Nous subissions les conséquences des fautes diplomatiques que nous avions eu la maladresse de commettre à Han-yang. Le petit mandarin de cette ville, qui avait été chargé de nous faire traverser le fleuve Bleu et de nous conduire jusqu’à Ou-tchang-fou, n’avait pas manqué de nous compromettre, en disant que nous étions de bonnes gens et d’excellent accommodement. Maître Ting avait beau protester du contraire, on ne le croyait pas. On savait que le souper du préfet de Han-yang n’ayant pas été de notre goût, nous avions, tout bonnement et sans nous plaindre, fait apporter, à nos frais, des vivres du restaurant. Ainsi il n’y avait pas à se gêner avec nous ; nous serions toujours suffisamment heureux, pourvu qu’on ne nous tuât pas. Tels furent les résultats d’un moment de faiblesse. Nous comprîmes alors combien nous avions eu raison de nous montrer intraitables avec ces mandarins, toujours disposés à devenir les tyrans et les persécuteurs de ceux qui ne savent pas les faire trembler.
Il y avait encore une autre cause de ce mauvais vouloir de l’autorité de Ou-tchang-fou à notre égard. Quelques mois avant notre arrivée dans cette ville un missionnaire espagnol avait été reconnu et arrêté dans une petite chrétienté de la province. On l’avait conduit à la capitale, où il subit plusieurs interrogatoires juridiques. Après de nombreuses vexations dans les prisons publiques où il fut longtemps détenu la chaîne au cou, on le reconduisit à Macao, conformément aux traités conclus avec les diverses puissances européennes, à l’issue de la guerre des Anglais. Ce bon père espagnol, dont nous n’avions pas, il faut le confesser, la résignation et la patience, avait laissé contracter aux habitants de Ou-tchang-fou un ton et des allures dont nous étions les victimes. S’il nous arrivait de nous plaindre, on nous répondait que nous devions nous estimer très heureux, puisque nous n’étions ni emprisonnés, ni enchaînés. Il semblait que notre bouche ne pouvait s’ouvrir que pour faire entendre des paroles d’actions de grâces et de reconnaissance, parce qu’on ne nous avait pas encore coupé le cou. Nous crûmes qu’il était de notre devoir de combattre de notre mieux ces funestes dispositions tant dans notre intérêt que dans celui des missionnaires qui auraient, après nous, à passer par là. Nous fîmes donc notre plan, et nous attendîmes une occasion favorable.
Notre cellule étroite et incandescente nous rendant la résidence extrêmement pénible, nous prîmes le parti de faire quelques promenades en ville, en la compagnie de notre cher maître Ting, à qui il tardait beaucoup de revoir sa bien-aimée province de Sse-tchouen et de n’avoir plus de relations avec les barbares du Hou-pé. Afin de pouvoir circuler dans les rues plus librement et sans exciter l’attention du public, il avait été indispensable de mettre provisoirement de côté la ceinture rouge et la calotte jaune.
Ou-tchang-fou nous était connu depuis longtemps. La première année de notre entrée en Chine, nous avions eu l’occasion de visiter cette grande ville, l’une des plus commerçantes de la Chine, à cause de sa situation au centre de l’empire et sur les bords du fleuve Bleu, qui la met en rapport avec toutes les provinces. Nous avons vu que Han-yang était en face de Ou-tchang-fou ; une autre ville immense, nommée Han-keou, c’est-à-dire « bouche du commerce », en est encore plus rapprochée ; elle est située au confluent d’une rivière qui se jette dans le Yang-tse-kiang, presque sous les murs de Ou-tchang-fou. Ces trois villes, placées en triangle en vue l’une de l’autre et séparées comme par des bras de mer, sont, en quelque sorte, le cœur qui communique à la Chine tout entière sa prodigieuse activité commerciale.
On compte à peu près huit millions d’habitants dans ces trois villes qui, pour ainsi dire, n’en font qu’une seule, tant elles sont étroitement unies entre elles par un va-et-vient perpétuel d’une multitude innombrable de navires. C’est là qu’il faut aller ; c’est Han-keou, Han-yang et Ou-tchang-fou, qu’il faut visiter pour avoir une idée du commerce intérieur de la nation chinoise. Mais, avant d’entrer, à ce sujet, dans quelques détails qui ne seront pas, peut-être, dépourvus d’intérêt, il nous a semblé qu’il serait nécessaire de jeter un coup d’œil sur la géographie et la statistique de la Chine, de ce vaste et puissant empire d’Asie, le plus riche, le plus ancien et le plus peuplé de tous ceux qui existent actuellement, ou dont l’histoire nous a conservé le souvenir[62].
La Chine proprement dite, abstraction faite de ses vastes et nombreux royaumes tributaires, est un grand pays continental, situé dans la partie orientale et moyenne de l’Asie ; elle est bornée au sud et à l’est par la mer Pacifique, au nord par la chaîne des monts In et par le grand désert de Gobi, appelé en chinois Cha-mo, « mer de sable », à l’ouest par les hautes chaînes du Thibet, et au sud-ouest par des chaînes moins élevées qui s’étendent sur les limites de l’empire birman et du Tonquin.
Sous le règne de Kien-long, deuxième empereur de la dynastie mandchoue, trois provinces prises dans le pays qu’on connaissait autrefois sous le nom de Leao-tong et de Mandchourie ont été ajoutées à la Chine. D’après ces dispositions, les frontières actuelles de l’empire suivent le rivage septentrional du golfe de Leao-tong, en partant de Chan-hai-kouan, l’une des portes de la Grande Muraille, jusqu’à l’embouchure du Ya-lou ; parvenues en cet endroit, elles quittent la côte de ce golfe et s’étendent de l’ouest à l’est, le long des limites de la Corée, jusqu’à la mer du Japon ; elles suivent le rivage de cette mer en se dirigeant vers le nord-est, puis vers le nord, jusqu’au point qui marque le commencement de la frontière russe à peu de distance au nord de l’embouchure de l’Amour, ou fleuve Noir. De là, la ligne qui sépare les deux empires suit la chaîne des monts Kinggan, redescend au sud-ouest jusqu’au fleuve Noir, qu’elle coupe au confluent de l’Argoun, et s’arrête aux lacs de Koulun et de Bouir. En cet endroit la frontière chinoise s’éloigne de la frontière russe, en laissant entre deux le pays des Khalkhas et la Mongolie ; elle se dirige au sud-est jusqu’au Songari, qu’elle traverse à Bedoune, et vient rejoindre la barrière de pieux du Leao-tong ; elle suit cette palissade en allant du nord-est au sud-ouest jusqu’à sa jonction avec la Grande Muraille, à peu de distance à l’ouest de Chan-hai-kouan.
La frontière chinoise suit la Grande Muraille, en allant par diverses sinuosités du côté de l’ouest jusqu’au fleuve Jaune et séparant du pays des Mongols les deux provinces du Pe-tche-li et du Chan-si. Après avoir traversé le fleuve Jaune vers le milieu de la branche qui descend au sud, elle court d’abord au sud-ouest, puis au nord-ouest entre le pays des Ortous au nord et la province du Chen-si au sud. Elle vient rejoindre une seconde fois le fleuve Jaune au milieu de la partie de ce fleuve qui est dirigée vers le nord, le traverse encore en redescendant au sud, après avoir embrassé le territoire de Ninghsia ; puis va en côtoyant la rive gauche d’abord et ensuite la rive droite, jusqu’au 37° de latitude ; là elle s’éloigne du fleuve en se dirigeant au nord-ouest jusqu’à ce qu’elle ait atteint au 40° le département de Sou-tcheou. Elle continue à suivre la même direction jusqu’au 44° de latitude. C’est là qu’est l’extrémité de la Chine du côté du nord-ouest. La frontière revient alors au sud-est, laissant de côté des déserts sablonneux et le pays de Koukou-noor ; parvenue à Si-ning, elle descend au sud, en côtoyant successivement les provinces du Chen-si et du Sse-tchouen. La direction devient un peu occidentale dans les contrées où les fortes rivières qui coulent des hautes montagnes du Thibet versent leurs eaux dans le grand fleuve que les Chinois nomment par excellence Kiang, ou « le Fleuve ». Elle tourne ensuite à l’est, marche par diverses sinuosités entre le pays des Birmans et la Cochinchine d’une part, et les provinces du Yunnan et du Kouang-si de l’autre jusqu’au point d’où nous sommes partis.
Conformément aux limites que nous venons de tracer, on voit que la Chine présente la forme d’un cercle, ou plutôt d’un parallélogramme équilatéral dont on aurait abattu les angles, appuyé au sud sur le tropique du Cancer qu’il ne dépasse que d’environ un degré et demi, s’étendant au nord jusqu’au 41°, et offrant, au nord-est et au nord-ouest, deux prolongements, dont l’un s’avance jusqu’au 56° de latitude nord et l’autre jusqu’au 44° seulement. En ne tenant, pour le moment, aucun compte de ces deux appendices, on voit que la Chine est comprise entre le 20° et le 41° de latitude nord, et le 140° et le 95° de longitude, ce qui lui donne une étendue de cinq cent vingt-cinq lieues du nord au sud et six cents lieues de l’est à l’ouest, à partir des points les plus éloignés, ou environ trois cent mille lieues carrées en superficie, ou plus de six fois la surface de la France.
La Chine forme une portion considérable de cet immense versant situé à l’orient des montagnes du Thibet, et qui est contigu, au sud et à l’est, avec les plages du Grand Océan Oriental. Ses montagnes de l’ouest, dépendances du massif de l’Asie centrale, se prolongent vers la mer d’Orient par deux principales séries de chaînons dont l’une porte le nom chinois de Thsin-ling, « monts Bleus », et se dirige au sud-est entre les 34e et 31e parallèles, et dont l’autre connue sous le nom de Nan-ling, « monts du Midi », se dirige vers l’est-sud-est entre les 27e et 24e parallèles. Les monts Thsin-ling et Nan-ling, indiqués comme des chaînes continues sur la plupart des cartes de la Chine, ne sont, en réalité, que des agglomérations de chaînons dont l’orientation générale est vers le nord-est. Le sol chinois présente encore plusieurs autres grandes arêtes dirigées dans le même sens, par chaînons interrompus. Telles sont celles qui s’étendent de la pointe orientale du Chan-tong à l’île de Haï-nan, et de Thai-tong près de la province du Chan-si, au nord, jusqu’à la frontière du Tonquin. Cette direction commune, du sud-ouest au nord-est, est aussi celle de la ligne de volcans qui se prolonge à travers la grande île de Formose, l’archipel de Lieou-khieou et le Japon, jusqu’aux îles Aléoutiennes. Le savant géologue M. Élie de Beaumont a montré qu’elle coïncidait avec le grand cercle de la sphère terrestre qui passe par les cordillères de l’Amérique du Sud et les montagnes Rocheuses de l’Amérique du Nord, d’où il résulte que le système des montagnes de l’Asie orientale et le système des grandes chaînes américaines paraissent avoir été formés à la même époque. Les tremblements de terre, les éruptions boueuses et les soulèvements, qui se sont fait sentir dans la Chine depuis la plus haute antiquité, ont, en effet, une analogie frappante avec les phénomènes de ce genre qui ont eu lieu dans les deux Amériques.
On ne connaît aucun volcan actuellement en ignition dans la Chine ; mais il est certain que les terrains volcaniques y occupent un espace considérable. Il y a un grand nombre de solfatares dans la province du Chan-si, où les habitants les emploient à des usages économiques.
Parallèlement à ces séries de chaînons de montagnes chinoises coulent un grand nombre de rivières et de cours d’eau dont la plupart aboutissent dans l’un ou l’autre des deux immenses fleuves, le Yang-tse-kiang que nous appelons fleuve Bleu, et le Hoang-ho, ou fleuve Jaune. Tous deux prennent leur source dans les montagnes du Thibet oriental, à peu de distance l’un de l’autre, entre le 34° et le 35° de latitude nord. Leur embouchure est aussi très rapprochée dans la mer orientale ; mais leur cours s’écarte à des distances considérables, et embrasse un espace de pays prodigieux. Nous avons déjà eu occasion d’en parler ailleurs.
De même que les géographes chinois classent les montagnes d’après leurs idées particulières et en distinguent cinq principales auxquelles ils donnent les sites distincts qui ont leur fondement dans les traditions historiques ; de même aussi ils désignent quatre fleuves ou rivières sous le nom de Sse-tou, « les quatre écoulements », ce sont : le Kiang, le Ho, le Houi et le Tsi. Il faut ajouter à ces fleuves un nombre considérable de rivières, qui vont se jeter à la mer, mais dont le cours est généralement peu étendu. Beaucoup d’affluents du fleuve Jaune et du fleuve Bleu les surpassent en longueur et en volume.
La Chine compte plusieurs grands lacs. On en distingue cinq principaux, savoir ; 1° le lac Toung-ting, sur les confins des provinces du Ho-nan et du Hou-pé ; 2° le lac Pou-yang, dans le Kiang-si : 3° le lac Houng-tse, dans le Kiang-sou ; 4° le Si-hou, ou « lac occidental », dans le Tche-kiang, et 5° le lac Taï-hou, ou « Grand Lac », sur les limites du Kiang-sou et du Tche-kiang. Il y a, en outre, beaucoup d’autres lacs plus petits, ou moins célèbres, notamment dans le Yunnan.
Le climat d’un pays qui s’étend depuis le tropique jusqu’au 56° doit différer infiniment, suivant les provinces. Celui de la Chine offre, en effet, toutes les variations de la zone tempérée et participe, en quelque sorte, aussi de celui de la zone glaciale et de la torride. La province du fleuve Noir a des hivers semblables à ceux de la Sibérie, et la chaleur de Canton ressemble à celle de l’Hindoustan. On voit des rennes dans le nord et des éléphants dans le midi. Entre ces deux extrêmes, toutes les nuances de la température, toutes les gradations du chaud et du froid s’observent, à mesure qu’on avance du midi vers le nord. Ainsi, à Pékin, par 40° de latitude, le thermomètre descend pendant les trois mois de l’hiver jusqu’à 30°C au-dessous de zéro et s’élève, dans l’été, jusqu’à 30° de chaleur. À Canton, par 23° de latitude, la température moyenne est 22,9°C. Généralement, l’air est très sain en Chine, et les exemples de longévité ne sont pas rares, ce qui est d’autant plus remarquable, que la culture la plus universellement répandue, du moins dans les provinces du midi, est celle des rizières. On doit, sans doute, attribuer cet avantage en partie à l’heureuse disposition des bassins qui sont ouverts aux vents les plus généreux, et en partie aussi aux sages mesures qu’on a prises pour l’assainissement du pays, en cultivant les bords de lacs et les prairies marécageuses, en procurant un libre écoulement aux eaux des fleuves et des rivières, et en assujettissant à des règlements judicieux les travaux d’irrigation, l’un des moyens de prospérité de l’empire et de salut pour les habitants.
La surface entière de la Chine peut être divisée en trois zones parallèles à l’équateur et dont la température et les produits sont très différents. La zone du nord s’étend au 35e parallèle et ne dépasse guère, au sud, la vallée inférieure du fleuve Jaune. Les froids y sont trop rudes pour le thé, le riz, le mûrier ordinaire ; les terres s’ensemencent principalement en millet et avoine, qui résistent mieux au froid que le froment. On y exploite beaucoup de minerai de fer et des gisements considérables de houille. Ce combustible si précieux se trouve, d’ailleurs, dans presque toute la Chine, et notamment dans la province du Kan-sou. Il est employé pour le chauffage habituel, la fabrication du fer, de la chaux, etc. La zone centrale, limitée par le 27e ou le 26e parallèle et les monts Nan-ling, a des hivers beaucoup plus doux que la zone du nord. Le riz, le froment, y sont excellents. Elle possède les meilleures espèces de thé, le mûrier, le cotonnier, le jujubier, l’oranger, la canne à sucre, qui y a été importée de l’Inde au VIIIe siècle, le bambou, qui remonte au nord jusqu’au 38° et a été appliqué par les Chinois à de nombreux usages. La partie orientale de cette zone favorisée est célèbre par ses fabriques de soieries et de cotonnades ; le milieu passe pour le grenier de la Chine et pourrait la nourrir par ses immenses récoltes de riz ; l’occident est riche en bois de construction. La zone méridionale, bordée par la mer, présente les mêmes productions naturelles que la zone centrale ; mais, généralement, elles sont de moins bonne qualité parce que la température est plus chaude. De nombreux gîtes métallifères sont répartis dans l’une et dans l’autre de ces deux zones. L’or et l’argent se trouvent dans les provinces du sud et dans celles de l’ouest ; le cuivre, l’étain, le plomb, s’extraient dans la province centrale du Kiang-si ; le mercure est très abondant, sous diverses formes. Enfin les montagnes du sud-ouest, dans le Yunnan et le Kouei-tcheou, passent pour très riches en métaux de toute espèce. On trouve encore en Chine du lazulettre, le quartz, le rubis, l’émeraude, le corindon, la pierre ollaire, qui sert à faire des vases et particulièrement des écritoires ; la stéatite, qu’on taille en ornements et en figurines ; diverses espèces de schistes, de roche cornéenne et de serpentine, dont on fabrique des instruments de musique. Le jade, si célèbre sous le nom de yu, se trouve aussi à Thai-tong, dans la province du Chan-si ; mais la plus grande partie de cette pierre si estimée des Chinois vient de Khotan, et est apportée de Tartarie par les Boukhares.
La Chine nourrit un grand nombre d’espèces d’animaux, parmi lesquelles il y en a plusieurs qui ne sont que peu ou mal connues en Europe. Le cheval y est moins beau et plus petit ; on y trouve, dans le nord, le chameau de la Bactriane, le buffle, plusieurs espèces d’ours, de blaireaux, de ratons, une espèce particulière de tigre, plusieurs espèces de léopards et de panthères. Le bœuf est moins commun qu’en Europe, et le cochon est plus petit. Il y a plusieurs variétés de chiens qui ont la langue noire. Le chat y est mis en domesticité, surtout une espèce qui est sans queue et qui est très répandue dans le midi ; la variété blanche à poil soyeux n’y est pas inconnue. On compte beaucoup d’espèces différentes de rongeurs, parmi lesquelles il y en a qui pullulent au point de devenir un fléau pour les provinces, qu’elles parcourent en troupes immenses. Les gerboises, les polatouches, les écureuils, les loutres, les zibelines, se trouvent dans les forêts. Le rhinocéros et le tapir oriental habitent les parties occidentales du Kouang-si, du Yunnan et du Sse-tchouen, de nombreuses espèces de cerfs, de chèvres et d’antilopes, le musc et d’autres ruminants moins connus, peuplent les forêts et les montagnes, particulièrement dans les provinces occidentales. On trouve aussi dans le sud-ouest plusieurs quadrumanes, et même de grandes espèces de singes assez voisines de l’orang-outang.
La Chine, si féconde en produits de tout genre, possède surtout un trésor sans lequel les plus abondantes richesses du sol deviennent bientôt inutiles ; nous voulons parler de l’industrie de ses habitants. L’industrie des Chinois est merveilleuse en tout ce qui concerne les choses usuelles et les commodités de la vie. L’origine de plusieurs arts se perd chez eux dans la nuit du temps, et l’invention en est attribuée à des personnages dont l’existence historique a souvent été mise en doute par les annalistes. Ils ont toujours su préparer la soie et fabriquer des étoffes qui ont attiré chez eux les marchands d’une grande partie de l’Asie ; la fabrication de la porcelaine a été portée à un degré de perfection qui, sous le rapport de l’élégance, n’a été dépassée, en Europe, que depuis bien peu d’années, et qu’on n’y égale pas encore sous le rapport de la solidité et du bon marché ; le bambou leur sert à faire des milliers d’ouvrages de toute espèce ; leurs toiles de coton, le nankin, sont renommés dans le monde entier ; ils excellent dans la confection des satins à fleurs ; malgré la simplicité de leurs métiers, ils peuvent reproduire les dessins les plus variés, et nous n’avons pas encore réussi à imiter leurs crêpes ; outre les toiles en chanvre, ils en fabriquent de très fortes avec une sorte de lierre appelé ko ; leurs meubles, leurs vases, leurs instruments et outils de toute espèce, sont remarquables par une certaine simplicité ingénieuse qui mériterait souvent d’être imitée.
La polarité de l’aimant avait été remarquée chez eux deux mille cinq cents ans avant notre ère, quoiqu’ils n’en eussent pas tiré parti pour la navigation. La poudre à canon, et d’autres compositions inflammables dont ils se servent pour construire des pièces d’artifice d’un effet surprenant, leur étaient connues depuis très longtemps, et l’on croit que des bombardes et des pierriers, dont ils avaient enseigné l’usage aux Tartares au XIIIe siècle ont pu donner, en Europe, l’idée de l’artillerie, quoique la forme des fusils et des canons dont ils se servent actuellement leur ait été apportée par la France, ainsi que l’attestent les noms mêmes qu’ils donnent à ces sortes d’armes. De tout temps ils ont su travailler les métaux, faire des instruments de musique, polir et tailler les pierres dures. La gravure en bois et l’imprimerie stéréotype remontent, en Chine, au milieu du Xe siècle ; ils excellent dans la broderie, la teinture, les ouvrages de vernis. On n’imite qu’imparfaitement en Europe certaines productions de leur industrie, leurs couleurs vives et inaltérables, leur papier à la fois solide et fin, leur encre, et une infinité d’autres objets, qui exigent de la patience, du soin et de la dextérité. Ils se plaisent à reproduire des modèles qui leur viennent des pays étrangers ; ils les copient avec une exactitude scrupuleuse et une fidélité servile ; ils fabriquent même, tout exprès pour les Européens, des objets qui sont du goût de ces derniers, des magots ou des figurines en stéatite, en porcelaine, en bois peint, et la main-d’œuvre est à si bon marché chez eux, qu’il y a souvent de l’avantage à leur commander des ouvrages que des artisans européens ne pourraient exécuter qu’à de grands frais.
Nous devons remarquer qu’en Chine, l’industrie, comme tout le reste, au lieu de faire des progrès, va tous les jours en déclinant. Plusieurs secrets importants de fabrication se sont perdus, et aujourd’hui les ouvriers les plus habiles seraient incapables d’obtenir la perfection et le fini qu’on admire dans les ouvrages des siècles passés ; de là ce goût effréné des riches Chinois pour les kou-toun, ou antiquités. Ils recherchent avec avidité des porcelaines, des bronzes, des tissus de soie, des peintures qui, à part le mérite d’être de vieille date, surpassent de beaucoup, comme œuvres d’art, les productions modernes. Non seulement les Chinois de nos jours n’inventent rien, ne perfectionnent rien, mais ils rétrogradent sensiblement du point avancé où ils étaient parvenus depuis si longtemps.
Ce déplorable état de choses tient à cette désorganisation générale, à cette incurie du gouvernement, que nous avons déjà eu occasion de signaler tant de fois. Personne n’encourage le talent et le mérite des artistes et des industriels ; il n’y a rien pour exciter leur émulation ; aussi on ne tente aucun progrès, on ne cherche pas à se distinguer. Tout homme de génie, capable de donner une salutaire impulsion aux arts et à l’industrie, se trouve à l’instant paralysé par la pensée que son mérite sera méconnu, et que ses efforts obtiendront, de la part du gouvernement, des châtiments plutôt que des récompenses. Il n’en était pas ainsi autrefois, et les moyens qui aujourd’hui, en Europe, contribuent si efficacement à développer tous les talents et toutes les aptitudes, étaient aussi mis en usage dans l’empire chinois ; il y avait des expositions publiques pour les produits des arts et de l’industrie, tous les citoyens étaient admis à en faire la critique, et les magistrats ne manquaient jamais de louer et de récompenser ceux qui se distinguaient par leur travail et leurs succès.
Dans la relation des voyages faits par les Arabes en Chine, au IXe siècle, on trouve un curieux passage qui vient, en quelque sorte, expliquer les progrès étonnants des Chinois à une époque où les autres peuples du monde étaient plongés dans l’ignorance et la barbarie.
« Les Chinois, dit le narrateur arabe, sont au nombre des créatures de Dieu qui ont le plus d’adresse dans la main, en ce qui concerne le dessin, l’art de la fabrication, et pour toute espèce d’ouvrage ; ils ne sont, à cet égard, surpassés par aucune nation. En Chine, un homme fait avec sa main ce que vraisemblablement personne ne serait en état de faire ; quand son ouvrage est fini, il le porte au gouverneur, demandant une récompense pour le progrès qu’il a fait faire à l’art ; aussitôt le gouvernement fait placer l’objet à la porte de son palais, et on l’y tient exposé pendant un an ; si, dans l’intervalle, personne ne fait de remarque critique, le gouverneur récompense l’artiste et l’admet à son service ; mais si quelqu’un signale quelque défaut grave, le gouverneur renvoie l’artiste et ne lui accorde rien.
Un jour, un homme représenta, sur une étoffe de soie, un épi sur lequel était posé un moineau ; personne, en voyant la figure, n’aurait douté que ce ne fût un véritable épi, et qu’un moineau était réellement venu se percher dessus. L’étoffe resta quelque temps exposée ; enfin un bossu, étant venu à passer, critiqua le travail. Aussitôt on l’admit auprès du gouverneur de la ville ; en même temps on fit venir l’artiste ; ensuite on demanda au bossu ce qu’il avait à dire. Le bossu dit : « C’est un fait admis par tout le monde, sans exception, qu’un moineau ne pourrait pas se poser sur un épi sans le faire ployer ; or, l’artiste a représenté l’épi droit et sans courbure, et il a figuré un moineau perché dessus : c’est une faute. » L’observation fut trouvée juste, et l’artiste ne reçut aucune récompense.
Le but des Chinois, dans cela et dans les choses de même genre, est d’exercer le talent des artistes et de les forcer à réfléchir mûrement sur ce qu’ils entreprennent, et à mettre tous leurs soins aux ouvrages qui sortent de leurs mains. »
Il est facile de comprendre combien ces expositions permanentes devaient exciter l’émulation et favoriser les progrès de tout genre. Aussi, à cette époque, les procédés artistiques et industriels de la Chine avaient une supériorité si marquée sur ceux des pays voisins, que son commerce extérieur prit un développement prodigieux. C’est principalement le commerce de la soie, qui se faisait avec les Romains, par l’entremise des Boukhares, des Asses et des Persans, qui a fait connaître les Chinois en Occident et appelé les Occidentaux en Chine. Les étrangers qui fréquentaient ses ports étaient si nombreux que, vers la fin du IXe siècle, cent vingt mille furent massacrés à Han-tcheou-fou, capitale du Tche-kiang. Voici de quelle manière l’écrivain arabe raconte ces terribles exécutions :
« Des événements sont survenus qui ont fait cesser les expéditions dirigées vers ces contrées (la Chine), qui ont ruiné ce pays, qui en ont aboli les coutumes, et qui ont dissous sa puissance. Je vais, s’il plaît à Dieu, exposer ce que j’ai lu relativement à ces événements.
Ce qui a fait sortir la Chine de la situation où elle se trouvait en fait de lois et de justice, et ce qui a interrompu les expéditions dirigées vers ces régions du port de Syraf, c’est l’entreprise d’un rebelle, qui n’appartenait pas à la maison royale, et qu’on nommait Bauschena. Cet homme débuta par une conduite artificieuse et par l’indiscipline ; puis il prit les armes et se mit à rançonner les particuliers. Peu à peu les hommes mal intentionnés se rangèrent autour de lui ; son nom devint redoutable, ses ressources s’accrurent, son ambition prit de l’essor, et, parmi les villes de la Chine qu’il attaqua, était Khan-fou, port où les marchands arabes abordent. Entre cette ville et la mer, il y a une distance de quelques journées ; sa situation est sur une grande rivière, et elle est baignée par l’eau douce[63].
Les habitants de Khan-fou ayant fermé leurs portes, le rebelle les assiégea pendant longtemps. Cela se passait dans le cours de l’année 264 de l’hégire (878 de J.-C.). La ville fut enfin prise, et les habitants furent passés au fil de l’épée. Les personnes qui sont au courant des événements de la Chine rapportent qu’il périt en cette occasion cent vingt mille musulmans, juifs, chrétiens et mages, qui étaient établis dans la ville, et qui exerçaient le commerce, sans compter les personnes qui furent tuées d’entre les indigènes. On a indiqué le nombre précis des personnes de ces quatre religions qui perdirent la vie, parce que le gouvernement chinois prélevait sur elles un impôt d’après leur nombre. De plus, le rebelle fit couper les mûriers et les autres arbres qui se trouvaient sur le territoire de la ville ; nous nommons les mûriers en particulier, parce que la feuille de cet arbre sert à nourrir l’insecte qui fait la soie, jusqu’au moment où l’animal s’est construit sa dernière demeure. Cette circonstance fut cause que la soie cessa d’être envoyée dans les contrées arabes et dans d’autres régions. »
Pendant que les étrangers affluaient dans les ports du Céleste Empire, les marchands chinois parcouraient avec leurs jonques les mers de l’Inde, et allaient trafiquer jusqu’en Arabie et en Égypte. Ils visitent encore de nos jours, dans des vues commerciales, les îles de l’Archipel oriental, les ports de la Cochinchine et du Japon, la presqu’île de Malacca et même le Bengale. Quant au commerce par terre, ils s’en sont occupés à différentes époques avec activité, et l’on ne peut douter que les intérêts du négoce n’aient conduit en Tartarie les colonies chinoises qui s’y sont établies, et attiré vers les pays occidentaux les armées que le gouvernement chinois y a souvent envoyées. Aujourd’hui le commerce extérieur se fait par terre sur toute la frontière du nord et de l’ouest. Les Chinois se procurent des chevaux de Tartarie, du jade, du musc et des châles de Khotan et du Thibet, des fourrures de la Sibérie et des draps, du savon, des cuirs, des fils d’or et d’argent de Silésie et de Russie. Les villes voisines du pays des Birmans reçoivent, de ce côté, des marchandises européennes. C’est par la voie de la petite Boukharie et des villes placées au nord-ouest du Kan-sou que les premières soieries sont autrefois arrivées en Europe ; mais les difficultés du transport rendent, depuis longtemps, le commerce extérieur par terre beaucoup moins important que le commerce maritime.
Le port de Canton a été longtemps le seul ouvert au commerce européen qui, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, n’envoyait en Chine que son argent, pour être échangé contre du thé ; depuis le commencement du XIXe, il a commencé à importer des cotonnades, des draps, des métaux travaillés, des montres, etc. L’Inde fournit ses épices, du camphre, de l’ivoire, surtout une énorme quantité d’opium, dont le goût s’est si rapidement propagé en Chine. « Ce vaste continent livre aujourd’hui au commerce étranger une valeur de cent soixante-dix-sept millions de francs en échange de deux cent vingt-six millions de produits bruts ou manufacturés, que lui versent l’Inde ou l’Occident… La consommation plus ou moins considérable des principaux produits de la Chine, le thé et la soie grège, détermine l’importance des échanges que l’on peut opérer avec les sujets du Céleste Empire. La Chine a besoin de vendre, non d’acheter. À l’exception de l’opium et du coton de l’Inde, ce qu’elle accepte du commerce étranger, elle ne l’accepte qu’en vue de favoriser l’écoulement de ses propres articles. D’après une pareille donnée, il est facile de prévoir le rôle commercial que la France peut se créer sur ce nouveau terrain à côté des autres puissances de l’Occident. L’Angleterre importe dans ses entrepôts 25 millions de kilogrammes de thé, les États-Unis 8 millions, la Russie 4 millions ; quant à la France, elle ne transporte que le thé nécessaire à sa consommation, et n’en reçoit pas 300 000 kilogrammes par an. La soie grège n’est exportée que par l’Angleterre et les États-Unis ; l’Angleterre en demande au Céleste Empire plus d’un million de kilogrammes, représentant une valeur d’environ 35 millions de francs. De tous les pays qui cherchent en Chine un débouché pour leurs produits, l’Inde anglaise est le seul qui y trouve un marché facile, et qui puisse y faire pencher la balance des échanges en sa faveur. La Chine reçoit annuellement de Calcutta et de Bombay pour 30 millions de coton brut, pour 120 millions d’opium. Les manufactures britanniques, en se condamnant à ne vendre leurs tissus qu’à vil prix, sont parvenues cependant, malgré la concurrence de l’industrie chinoise, à faire entrer dans les ports de Canton et de Changhai une valeur de 33 millions en fils de coton et en cotonnade, de 11 millions en tissus de laine. Les draps russes offerts à Kiaktha et dans l’Asie centrale, les cotonnades américaines importées à Changhai acceptent les mêmes conditions et se résignent aux mêmes sacrifices. Ce commerce onéreux se soutient à l’aide des bénéfices réalisés sur les chargements de retour et contribue encore à exclure les produits français de l’extrême Orient ; aussi, dans les meilleures années, les échanges de la France avec la Chine n’ont-ils pas dépassé 2 millions[64]. »
Afin qu’on puisse saisir d’un coup d’œil le degré d’importance des opérations commerciales que les diverses nations étrangères font avec la Chine, nous allons donner un tableau exact du nombre de bâtiments marchands qui ont été expédiés dans ses ports pendant une de ces dernières années.
IMPORTATIONS EN CHINE EN 1850
Angleterre. |
374 |
États-Unis. |
183 |
Hollande. |
29 |
Espagne. |
13 |
France. |
4 |
Royaumes divers. |
22 |
Ce grand mouvement commercial est, sans doute, d’une importance considérable pour l’Angleterre et les États-Unis ; mais son influence se fait bien peu sentir dans ce vaste empire chinois et au milieu de cette immense population de marchands. Le commerce avec les étrangers pourrait cesser complètement et tout d’un coup, sans causer peut-être la moindre sensation dans les provinces intérieures. Les grands négociants chinois des ports ouverts aux Européens s’en ressentiraient ; mais il est probable que la nation chinoise ne s’apercevrait même pas de cette interruption. Le prix du thé et de la soie diminuerait, et celui de l’opium augmenterait, mais seulement pour peu de temps ; car les Chinois se mettraient aussitôt à en fabriquer en abondance. La marche des affaires ne se trouverait nullement gênée, parce que, comme l’a très bien remarqué le capitaine Jurien de la Gravière, « la Chine a besoin de vendre, non d’acheter ». Ses riches et fertiles provinces lui fournissent tout ce qu’il lui faut ; elle a chez elle le nécessaire et l’utile, et les Européens ne peuvent lui fournir que des objets de luxe et de fantaisie. Les cotonnades qu’on lui apporte, quelque énorme qu’en paraisse la quantité, ne sauraient être, en réalité, que d’une faible ressource pour l’immense consommation de plus de trois cents millions d’hommes.
Si donc le gouvernement chinois n’a jamais, à aucune époque, favorisé le commerce avec les Européens ; si, au contraire, il a toujours cherché à le paralyser, à l’écraser même, c’est parce qu’il l’a toujours considéré comme nuisible aux véritables intérêts du pays. Le commerce, selon les Chinois, ne peut être utile à l’empire qu’autant qu’en cédant des choses superflues, on en acquiert de nécessaires ou d’utiles. Ce principe admis, ils en concluent que le commerce des étrangers, diminuant la quantité usuelle des soies, des thés, des porcelaines et occasionnant l’augmentation de leur prix dans toutes les provinces, est véritablement désavantageux à l’empire ; aussi le gouvernement s’est-il toujours appliqué à l’entraver. Les objets de luxe, les précieuses bagatelles qu’apportent les navires européens, ne lui ont jamais fait illusion ; il ne recherche que le commerce avec les Tartares et les Russes, qui fournit des pelleteries et des cuirs dont on a besoin dans toutes les provinces, et qui se fait par des échanges.
Les Chinois n’ont pas tout à fait les mêmes idées que les Européens sur le commerce. Voici comment s’exprimait, il y a plus de deux mille ans, Kouan-tse, célèbre économiste du Céleste Empire : « L’argent qui entre par le commerce n’enrichit un royaume qu’autant qu’il en sort par le commerce. Il n’y a de commerce longtemps avantageux que celui des échanges ou nécessaires ou utiles. Le commerce des objets de faste, de délicatesse et de curiosité, soit qu’il se fasse par échange ou par achats, suppose le luxe. Or, le luxe, qui est l’abondance du superflu chez certains citoyens, suppose le manque du nécessaire chez beaucoup d’autres. Plus les riches mettent de chevaux à leurs chars, plus il y a de gens qui vont à pied ; plus leurs maisons sont vastes et magnifiques, plus celles des pauvres sont petites et misérables ; plus leur table est couverte de mets, plus il y a de gens qui sont réduits uniquement à leur riz. Ce que les hommes en société peuvent faire de mieux à force d’industrie et de travail, d’économie et de sagesse, dans un royaume bien peuplé, c’est d’avoir tous le nécessaire, et de procurer le commode à quelques-uns. »
D’après ces idées, qui sont celles de l’administration chinoise, il est facile de prévoir que les produits européens n’obtiendront jamais un grand écoulement dans le Céleste Empire ; et cet état de choses durera tant que les Chinois voudront rester ce qu’ils sont, sans modifier leurs goûts et leurs habitudes. Le commerce extérieur n’ayant à leur offrir aucun objet de première nécessité, pas même d’une utilité réelle, ils s’intéresseront fort peu à son extension, ils le verront s’arrêter non seulement sans inquiétude, mais encore avec un certain sentiment de satisfaction.
Il n’en serait certainement pas ainsi du côté des Anglais ; une interruption totale du commerce avec la Chine serait pour l’Angleterre un événement désastreux. La vie et le mouvement de cette puissance colossale se trouveraient aussitôt paralysés dans les Indes ; des extrémités, le mal gagnerait rapidement le cœur, et l’on ne tarderait pas à apercevoir dans la métropole les symptômes d’une maladie peut-être mortelle. La source la plus féconde de la richesse et de la force de la Grande-Bretagne se trouve dans ses colonies de l’Inde, et c’est surtout par la Chine qu’elle s’alimente. Les Anglais le savent bien ; aussi les a-t-on vus, dans ces dernières années, prendre bravement la résolution d’endurer avec patience et résignation toutes les avanies du gouvernement chinois, plutôt que d’en venir à une nouvelle rupture et d’arrêter ce grand mouvement commercial, qui est une des principales sources de la prospérité des Indes.
Une raison excellente pour laquelle la Chine aime médiocrement à faire le négoce avec les étrangers, c’est que son commerce intérieur est immense. Elle y emploie des bâtiments de toute grandeur, qui sillonnent continuellement les rivières et les canaux dont l’empire est arrosé dans toute son étendue. Il consiste principalement en échange de grains, sels, métaux et autres productions naturelles et artificielles des différentes provinces. La Chine est un pays si vaste, si riche et si varié, que le trafic intérieur suffit surabondamment pour occuper la partie de la nation qui peut se livrer aux opérations mercantiles. Il y a, dans toutes les villes importantes, de grandes maisons de commerce qui sont comme les réservoirs où viennent se décharger les marchandises de toutes les provinces. De tous les points de l’empire on accourt s’approvisionner dans ces vastes entrepôts. Aussi remarque-t-on, de toute part, un mouvement, une activité fiévreuse, qu’on ne trouverait pas dans nos plus importantes villes d’Europe. Les voies de communication, quoique souvent très peu confortables, sont sans cesse encombrées de marchandises qu’on emporte sur des barques, des chariots, des brouettes, à dos d’hommes et de bêtes de somme.
Le gouvernement fait lui-même le commerce, en conservant, dans des greniers affectés aux divers chefs-lieux, l’excédent des grains qu’il reçoit en impôt, et les vendant à ses sujets dans les temps de disette. Une partie des nombreuses maisons de prêts sur gages qui existent en Chine appartient aussi au gouvernement. Le taux d’intérêt est, par mois, deux pour cent pour les dépôts d’habillements et trois pour cent pour les dépôts de bijoux et objets métalliques. Le taux légal de l’argent a été fixé à trente pour cent par an, et, comme cet intérêt se paye par lune ou mois lunaire, c’est trois pour cent par mois, la sixième, la douzième lune et la lune intercalaire, quand il y en a, ne portant point d’intérêt.
On sera peut-être curieux de savoir quel but s’est proposé le gouvernement chinois, en portant si haut l’intérêt de l’argent, et de connaître la manière dont on envisage, dans ce singulier pays, les questions d’économie politique et sociale. Selon Tchao-yng, écrivain distingué du Céleste Empire, l’État a voulu empêcher que la valeur des biens-fonds n’augmentât et que celle de l’argent ne diminuât par la médiocrité de l’intérêt. En le portant à un taux considérable, il a essayé de rendre la distribution des biens-fonds proportionnelle au nombre des familles et la circulation de l’argent plus active et plus uniforme.
« Il est évident, dit l’écrivain chinois, que l’argent étant au-dessous des biens-fonds, parce qu’il est plus casuel en lui-même et dans les revenus, la même valeur en biens-fonds sera toujours préférée à celle qui est en argent. Il est évident encore que, pour ne pas courir le risque du casuel de l’argent, on aimera mieux posséder une moindre valeur en biens-fonds avec plus de sécurité. Cette moindre valeur est proportionnée aux risques de l’argent et de ses profits.
Plus l’intérêt de l’argent est élevé, plus il faut de biens-fonds, tous les risques compensés, pour équivaloir à l’argent, comme il faut plus d’arpents de mauvaise terre pour équivaloir à une terre excellente et fertile. Or, plus il faut de biens-fonds pour équivaloir à l’argent, plus il est aisé aux pauvres citoyens de conserver ceux qu’ils ont et d’en acquérir même une certaine quantité, puisque cela ne suppose pas la richesse ; plus, par la même raison, les partages sont faciles dans les familles et avantageux à l’État pour les terres que le gouvernement a eues surtout en vue. Pourquoi cela ? C’est que les fonds en terre produisent toujours plus à ceux qui les font valoir eux-mêmes, et que les riches, qui en possèdent plus qu’ils n’en peuvent cultiver, perdent pour l’État, en les négligeant, ou pour eux, en les donnant à d’autres, ce que gagnent ceux qui les cultivent eux-mêmes ; perte certaine et inévitable, perte, dans le dernier cas, à laquelle il faut ajouter les risques de la récolte et le casuel du paiement ; perte, par conséquent, qui, étant aggravée par les risques, leur rend l’achat des terres moins avantageux qu’aux pauvres, et doit autant le faciliter aux derniers qu’elle doit en dégoûter les premiers. »
Après avoir prouvé par l’expérience que les possessions territoriales du peuple ont augmenté à proportion que l’intérêt de l’argent a été porté plus haut, Tchao-yng conclut ainsi : « Le grand bien qu’a cherché et qu’a produit la loi de l’intérêt à trente pour cent, c’est que les cultivateurs, qui sont la portion la plus nombreuse, la plus utile, la plus morale et la plus laborieuse des citoyens, peuvent posséder assez de biens-fonds en terre pour avoir de quoi vivre sans être riches, et ne sont plus les malheureux esclaves des rentiers, des citoyens pécunieux, qui engraissent leur oisive inutilité du fruit des travaux de ces infortunés. »
Tchao-yng essaye de prouver ensuite que le taux de trente pour cent étant la moyenne entre le revenu des bonnes terres et les profits du commerce en gros, c’est celui précisément qu’il fallait déterminer pour aiguillonner le commerce et faire circuler l’argent oisif. « Qui a de bonnes terres, dit-il, ne les laissera pas en friche, parce qu’à moins d’être insensé, il ne voudrait pas se priver, en pure perte, des moissons dont, chaque année, elles peuvent remplir ses greniers. Qui a des fonds en argent serait aussi insensé s’il les laissait chômer dans ses coffres ; car, s’il y a plus de danger à les placer qu’à cultiver des terres et à les mettre en valeur, il y a aussi des profits plus considérables. Tout le monde convient que l’argent ne reste jamais en caisse chez les négociants, parce que l’appât puissant du gain l’en fait sortir sans cesse. La loi de trente pour cent étant établie, le même appât doit produire le même effet chez tous ceux qui en ont ; aussi voyons-nous que, depuis que l’intérêt de l’argent a été porté si haut, personne n’a plus songé à en faire des amas, et la circulation en a été plus générale, plus vive, plus continuelle. »
Un autre économiste, nommé Tsien-tche, soutient que l’intérêt légal de trente pour cent a pour but de faciliter le commerce. On va voir que les Chinois sont tout aussi avancés que nous dans l’art de faire des formules.
« Une société bien organisée, dit Tsien-tche, serait celle où, chacun travaillant selon ses forces, son talent et les besoins publics, tous les biens seraient toujours partagés dans une proportion qui en fit jouir tout le monde à la fois.
L’État le plus riche serait celui où peu de travail mettrait les productions de la nature et de l’art dans une abondance supérieure, en tout temps, au nombre et aux besoins des habitants. La richesse a nécessairement une relation avec les besoins.
L’empire était plus riche avec moins de biens, sous les premières dynasties, parce qu’un moindre travail produisait plus par rapport au nombre des habitants.
La population de l’empire est telle aujourd’hui, que l’intérêt pressant des besoins communs demande qu’on tire de la fraternité de la terre et de l’industrie de l’homme tout ce qu’on peut en tirer. Pour y réussir, il faut cultiver dans chaque endroit ce qui y vient le mieux, et travailler les matériaux où on les trouve. Le surabondant des consommations locales devient un secours pour les autres endroits, et c’est au commerce à l’y porter.
La nécessité du commerce dans l’empire est égale à la nécessité des échanges, et l’utilité du commerce à leur utilité ; c’est-à-dire qu’il est d’une nécessité absolue et d’une utilité universelle et continuelle.
Il faut distinguer dans le commerce les choses et les lieux. Sa totalité embrasse, dans les productions de la nature et de l’art, le nécessaire, l’utile, le commode, l’agréable et le superflu. Il y a un commerce de famille à famille, dans le même endroit ; un commerce de village à village, de ville à ville, de province à province, et il est facile, continuel, universel, à cause de la proximité ; un commerce, enfin, de la capitale avec les provinces et des provinces entre elles quelque éloignées qu’elles soient les unes des autres.
Si tous les biens de l’empire appartenaient à l’État, et que l’État fût chargé de faire le partage, il faudrait nécessairement qu’il se chargeât des échanges que fait le commerce en portant la surabondance d’un endroit dans l’autre, et, dans ce cas, il assignerait des appointements à ceux qu’il chargerait de ce soin, comme il en donne aux magistrats, aux gens de guerre, etc. Ce soin, qui n’a rien que de noble et de grand, puisqu’il se rapporte directement à la félicité publique, deviendrait honorable.
Les commerçants se chargent, à leurs risques et périls, de rendre cet important service à la société. La proportion et la correspondance des échanges en produits ne seraient évidemment ni assez commodes, ni assez uniformes, ni assez constantes, pour subvenir aux besoins si variés, si continuels, de la société. L’argent, comme signe et équivalent d’une valeur fixe et reconnue, y supplée d’autant plus aisément, qu’il se prête avec plus de facilité et de promptitude à toutes les proportions, divisions et correspondances des échanges. L’argent est donc le ressort et le ferment du commerce ; le commerce ne peut donc être florissant qu’autant que la circulation de l’argent facilite, augmente, hâte et perpétue la multitude des échanges.
L’équilibre antique de la répartition proportionnelle des biens ayant été rompu, il est évident qu’il y a un grand nombre de citoyens dont la dépense est moindre que leur recette, et qui, par conséquent, peuvent mettre de l’argent en réserve, ou du moins, n’être pas pressés d’en faire usage. Il n’est pas moins évident que, le gouvernement veillant à ce que la totalité de l’argent qui circule dans l’empire soit proportionnée à la valeur et à la quantité des échanges innombrables du commerce, l’argent qu’on enlève à cette circulation par des réserves diminue la facilité, l’uniformité et la continuité des échanges en proportion de sa quantité. Donc, tout ce qui tend à le faire rentrer dans la circulation et à l’y conserver est au profit du commerce. La loi le fait autant qu’elle le peut en mettant dans le cas d’une plus grande dépense ceux à qui l’État donne plus ; la bienséance et les mœurs générales le font aussi pour les autres, jusqu’à un certain point : cela ne suffit pas. Le haut intérêt de l’argent y supplée en assurant des profits qui amorcent et séduisent la cupidité. S’il en est qui résistent à un appât si attrayant, c’est une nouvelle preuve qu’un moindre intérêt eût encore moins fait sortir d’argent et eût privé le commerce de beaucoup de fonds.
Comme le besoin d’argent dans le commerce est toujours un peu pressant et universel, à cause de son immensité et de ses divisions et ramifications infinies, les plus petites sommes y trouvent place et y sont poussées par la séduction des profits, séduction d’autant plus efficace pour le laboureur et l’artisan, que la moindre perte attaque son bien-être, et que, s’il confie de l’argent au commerce, il le retire quand il veut.
Les négociants et les marchands, eussent-ils des fonds suffisants pour se passer du secours des emprunts, ce qui est impossible à cause de l’inégalité des fortunes et de la proportion de l’argent qui circule avec la valeur des échanges dans tout l’empire, les négociants, dis-je, et les marchands pussent-ils se passer du secours continuel des emprunts, il serait de l’intérêt du commerce qu’ils en fissent et qu’ils les rendissent lucratifs pour intéresser le public à ses succès. Si l’on veille partout avec tant de soin à la facilité, à la commodité et à la sûreté des transports par terre et par eau ; si toutes les affaires qui concernent le commerce dans les ventes, achats et expéditions, sont terminées avec tant de célérité et de bonne foi ; si les privilèges des foires et des marchés sont conservés si scrupuleusement ; si la police qu’on y garde est si attentive et si douce ; si les malversations et les tyrannies des douanes sont punies avec tant d’éclat, c’est que presque tout le monde a des fonds dans le commerce ou s’intéresse à ceux qui en ont. Le gouvernement ne peut qu’exiger les secours qui lui sont dus et qu’il importe aux citoyens de lui procurer ; le haut intérêt de l’argent les procure infailliblement. C’est un grand coup d’État que la loi de trente pour cent. »
L’économiste Tsien-tche réfute ensuite les adversaires de la loi de trente pour cent. « Les anciens ne toléraient que de petits intérêts, dit Leang-tsien ; celui de trente pour cent est une injustice et une oppression publique. On ne peut pas imaginer d’usure plus criante. – Nous pourrions nous contenter de répondre : 1° Que le fait allégué est au moins douteux, puisqu’il ne faut qu’ouvrir les anciens auteurs, et même les livres sacrés, pour voir que les profits du commerce étaient prodigieux, sous la belle et célèbre dynastie des Tcheou, et il n’est pas naturel de penser que les commerçants travaillassent sur leurs fonds, ni que ceux qui leur prêtaient ne voulussent pas partager les bénéfices qu’on faisait avec leur argent ; tout ce qu’on peut dire de plus, c’est que les gros intérêts n’étaient pas autorisés par la loi. Du reste, comme on ne trouve pas qu’ils fussent prohibés, il faudrait examiner si ce que nous avons perdu de ces lois était ou la condamnation ou l’apologie de l’intérêt. 2° Que toutes les proportions ont changé par les accroissements de la population. Un père doit autrement gouverner sa famille, lorsqu’il a douze enfants, que lorsqu’il n’en avait que trois ou quatre. 3° Qu’il est terrible d’accuser d’injustice et d’oppression usuraire une loi que le zèle du public a dictée, qui a été reçue avec actions de grâces dans tout l’empire, qui était générale et au profit de tout le monde, qui, ne faisant que permettre, ne gêne personne, qui date maintenant de plusieurs siècles, et qui répond à toutes les objections par l’état actuel de l’empire et du commerce.
Une boutique sur la grande rue qui aboutit à la première entrée du palais impérial se loue le quadruple de ce qu’elle se louerait, si elle était dans un quartier ordinaire et médiocrement fréquenté. Pourquoi cette augmentation de loyer ? Pourquoi cette disproportion entre deux maisons dont la valeur réelle est la même, n’ayant pas plus coûté à bâtir l’une que l’autre ? C’est que, bien qu’il ne tienne qu’à moi de profiter de l’avantage du commerce que m’offre sa position, je cède mon droit au marchand, à condition qu’il m’en dédommagera, en augmentant le loyer à proportion du profit qu’elle lui procurera et que je lui cède. Il en est de même de l’argent qu’on prête aux négociants.
Le commerce a ses révolutions, ses accidents, ses fautes, ses pertes et ses manquements de bonne foi, dont le résultat général réduit la totalité du fonds qu’on lui confie à un intérêt qui ne passe guère que de quatre ou cinq pour cent le revenu ordinaire des bonnes terres. Est-ce trop d’un pareil avantage pour lui assurer les prêts dont il a besoin et pour dédommager ceux qui lui remettent leur argent des risques qu’ils courent ? La multitude gagne toujours dans les prêts faits au commerce ; mais il y a toujours beaucoup de particuliers qui y perdent ou l’intérêt ou le capital. Le flux et le reflux des pertes et des gains doit entrer nécessairement dans la balance du taux de l’intérêt de l’argent ; on doit même y avoir d’autant plus d’égard, que, soit à raison de la population, soit à raison de la constitution intime du gouvernement et de l’administration publique, la majeure partie des fonds du commerce doivent être des emprunts.
L’État n’a mis aucun autre impôt sur le commerce que celui des douanes ; le négociant et le marchand, quelque riches qu’ils soient, quelques dépenses que fasse l’État pour la facilité et l’utilité du commerce dont ils recueillent les plus doux fruits, ne donnent rien à l’État pour ces charges. Cette politique est très sage et très équitable, parce que le négociant et le marchand, tirant leurs revenus du public par les bénéfices du commerce, ils lui feraient payer les impôts qu’on leur demanderait ; il se trouverait par là que l’État n’aurait fait que les créer receveurs de ces impôts ; si cependant les besoins de l’État exigeaient qu’il leur demandât un impôt, comme les consommations sont communes à tous les ordres de l’État et proportionnées aux fortunes des particuliers, il est évident que ce serait l’impôt dont la répartition serait la plus équitable et la moins à charge aux pauvres ; tout le monde y applaudirait. Donc nos lettrés, qui ont crié contre l’intérêt à trente pour cent, n’entendent rien en fait d’administration politique ; changeons les noms, et tout cela sera démontré. À quoi monte l’excédent des intérêts qu’on tire aujourd’hui dans tout l’empire, sur ce qu’on en tirait sous la dynastie des Tang, il y a neuf siècles ? Supposons dix millions d’onces d’argent ; qui trouverait mauvais que l’État les exigeât en sus des impôts ordinaires pour subvenir aux besoins du commerce intérieur de l’empire ? Eh bien, la déclaration qui a porté à trente pour cent l’intérêt de l’argent est un édit qui crée cet impôt, et l’État le cède à ceux qui prêtent aux commerçants, ou à ceux qui sont dans le cas de prêter à leurs concitoyens. C’est sur les profits du commerce, c’est sur le public, que cet impôt est levé, et de la manière la plus avantageuse, puisqu’on ne le paye qu’à proportion de ses consommations ; tout ce qu’il y a de particulier à cet impôt, c’est que l’État le cède au public, sans le faire passer par le trésor de l’empire, et sans être obligé de l’augmenter des frais de la recette. Tchang-sin a dit, à cette occasion : Un impôt pallié est un glaive dans le fourreau, le fourreau s’use et le glaive blesse. Ce raisonnement prouve qu’on peut être un très habile lettré, et même un bon magistrat, sans avoir la tête assez forte pour saisir les affaires d’État.
En quoi le haut intérêt fixé par la loi étend-il l’utilité du commerce ? En ce qu’il en ouvre la carrière à ceux qui ont du talent pour le faire, et le rend nécessairement plus réparti et plus divisé. Le génie du commerce est un génie à part, comme celui des lettres du gouvernement, de la guerre et des arts ; peut-être même pourrait-on dire qu’il embrasse, à certains égards, toutes les espèces de génies. Or, le génie du commerce est perdu pour l’empire dans tous ceux qui sont à portée de suivre une autre carrière ; reste donc à le mettre en œuvre dans ceux dont le commerce est l’unique ressource. Quoique le commerce soit infiniment nécessaire à l’État, l’administration, qui fait tant de dépenses pour faciliter les études et former par là des sujets propres aux affaires, ne fait rien pour ceux qui ont le génie du commerce, pour les aider à le déployer ; le haut intérêt de l’argent supplée à cette espèce d’oubli ; quelque pauvre que soit un jeune homme, s’il a de la conduite et du talent, il trouvera à emprunter assez pour faire des tentatives ; dès qu’elles réussissent, toutes les bourses s’ouvrent pour lui, et l’intérêt donne à l’empire un citoyen utile qui aurait été perdu s’il ne lui eût tendu une main secourable. Or, dès qu’on peut entrer dans le commerce, sans avoir de fonds à soi, le commerce doit être nécessairement très divisé et tel, par conséquent, que le demande l’état actuel de la population.
Un homme, quel qu’il soit, n’a qu’une certaine mesure de temps et de forces à employer ; si le commerce dont il est chargé en demande plus, il faut qu’il appelle du secours, c’est-à-dire qu’il achète des services ; ils lui coûtent peu pour l’ordinaire, et il tâche d’en retirer beaucoup ; ce qu’il gagne sur eux le dispense peu à peu de travailler lui-même, et le public est chargé du fardeau de son oisiveté. On demandait à So-ling pourquoi il avait fait prêter vingt mille onces d’argent, sur le Trésor public, à douze petits marchands. – C’est, répondit-il, afin que le public ne paye plus les festins, les spectacles, les vernis, les concubines et les esclaves de celui qui a envahi le commerce des soieries. La rivalité des ventes oblige les marchands à lutter d’industrie et de travail, c’est-à-dire à rançonner moins le public. »
Nous pensons qu’il serait superflu d’avertir le lecteur que, en donnant ces citations, peut-être un peu trop longues, des économistes chinois, nous n’entendons nullement approuver leur doctrine. Ces questions épineuses et ardues sont trop au-dessus de nos connaissances pour qu’il nous soit permis de nous en établir le juge ; nous avons voulu seulement faire connaître la trempe d’esprit des Chinois. On est si communément habitué à les apprécier d’après les dessins des paravents et des éventails, et à ne voir en eux que des magots plus ou moins civilisés, que nous avons été bien aise de montrer de quelle manière ils savent traiter les matières de haute politique et d’économie sociale.
Afin de faciliter ces opérations commerciales, les Chinois ont inventé des sociétés pécuniaires, répandues dans tout l’empire, et dont le but principal est d’éviter le fardeau des dettes fixes et qui portent intérêt. Les membres de ces sociétés conviennent entre eux d’une certaine somme, que chacun versera le premier jour de chaque mois ; ce jour même, la totalité des sommes se tire au sort ; on continue ainsi chaque mois, jusqu’à ce que chacun ait eu le lot. Comme les derniers seraient trop mal partagés et auraient fait inutilement toutes les avances sans en retirer aucun avantage, chaque mois le lot augmente d’un petit intérêt payé par ceux qui en ont déjà profité.
L’avantage de ces sociétés consiste à procurer tout d’un coup une somme considérable qu’on ne paye qu’en détail. Comme le gouvernement ne se mêle en aucune manière de ces sociétés privées, leurs règles varient au gré de ceux qui les composent. Il y a cependant deux conditions qui paraissent invariables et admises dans toutes les provinces : la première, c’est que le fondateur de la société a toujours le premier lot ; la seconde, c’est que tout associé qui manque une fois à fournir sa quote-part perd toutes ses avances au profit du chef de la loterie, lequel répond pour tout le monde ; mais ces cas arrivent très rarement. Tous les membres se font un si grand point d’honneur d’être fidèles à ces sortes d’engagements, qu’on ne pourrait y manquer sans se couvrir de honte et devenir, pour ses concitoyens, un objet de mépris. Lorsque quelqu’un se trouve pressé d’argent, il obtient facilement qu’on lui cède le lot, et, s’il ne peut plus continuer, il abandonne ses avances à un autre, qui répond pour lui. Ces sociétés sont tellement à la mode, que presque tous les Chinois en font partie ; les cultivateurs, les artisans les petits marchands, tout le monde se réunit ainsi par groupes et met ses ressources en commun. Le Chinois ne vit jamais dans l’isolement ; mais c’est surtout dans les affaires d’intérêt et de commerce que son esprit d’association est remarquable.
L’immense population de la Chine, la richesse de son sol et la variété de ses produits, la vaste étendue de son territoire et la facilité des communications par terre et par eau, l’activité de ses habitants, les lois, les mœurs publiques, tout semble se réunir pour rendre cette nation la plus commerçante du monde. De quelque côté qu’un étranger pénètre en Chine, quel que soit le point qu’on visite, ce qui frappe avant tout, ce qui saisit d’étonnement, c’est l’agitation prodigieuse de ce peuple, que la soif du gain, que le besoin du trafic tourmentent sans cesse. Du nord au midi, d’orient en occident, c’est comme un marché perpétuel, une foire qui dure toute l’année sans interruption.
Et cependant, quand on n’a pas pénétré jusqu’au centre de l’empire, quand on n’a pas vu ces trois grandes villes, Han-yang, Ou-tchang-fou et Han-keou, placées en face l’une de l’autre, il est impossible de se former une idée exacte de l’activité et de l’immensité de ce commerce intérieur. C’est surtout Han-keou, « la bouche des entrepôts », qu’il faut visiter ; tout y est boutique et magasin ; chaque produit a sa rue ou son quartier, qui lui est spécialement affecté. De toute part on rencontre toujours une si grande affluence de piétons, les masses sont tellement compactes et pressées, qu’on a toutes les peines du monde à se frayer un passage. Presque toutes les rues sont continuellement sillonnées par de longues files de portefaix, qui s’en vont au pas gymnastique et en poussant un cri monotone et cadencé dont le son aigu domine les sourdes rumeurs de la multitude. Au milieu de ce vaste tourbillonnement d’hommes, on remarque pourtant assez d’ordre et de tranquillité ; il y a peu de querelles et de batailles, quoique la police soit loin d’être aussi nombreuse que dans nos villes d’Europe. Les Chinois sont toujours retenus par un instinct salutaire, la crainte de se compromettre ; ils s’ameutent volontiers, ils vocifèrent beaucoup ; mais, après cela, la circulation reprend son cours ordinaire.
En voyant les rues sans cesse encombrées de monde, on serait assez porté à croire que tous les habitants de la ville sont en course et que les maisons sont vides. Mais qu’on jette un coup d’œil dans les magasins ; ils sont toujours remplis de vendeurs et d’acheteurs. Les fabriques et les manufactures renferment, en outre, un nombre considérable d’ouvriers et d’artisans, et, si l’on ajoute à ces multitudes de femmes, les vieillards et les enfants, on ne sera nullement surpris qu’on élève à huit millions la population de Han-keou, de Han-yang et de Ou-tchang-fou. Nous ne savons pas si l’on comprend dans ce chiffre les habitants des barques. Le grand port de Han-keou est bien littéralement une immense forêt de mâts de navire ; on est saisi d’étonnement en voyant, au milieu de la Chine, des bâtiments en si grand nombre et d’une telle dimension.
Nous avons dit que Han-keou est, en quelque sorte, l’entrepôt général des dix-huit provinces ; c’est là, en effet, qu’arrivent et c’est de là que partent les marchandises qui alimentent tout le commerce intérieur. Il n’est pas, peut-être, au monde, de ville située plus favorablement et entourée par la nature de plus grands avantages. Placée au centre de l’empire, elle est, en quelque sorte, entourée par le fleuve Bleu, qui la met en communication directe avec les provinces de l’est et de l’ouest. Ce même fleuve, décrivant deux courbures à droite et à gauche, quand il s’éloigne de Han-keou, conduit les grandes jonques du commerce vers le sud jusqu’au sein des lacs Pou-yang et Toung-ting, qui sont comme deux mers intérieures. Une infinité de rivières, qui se jettent dans ces lacs, peuvent recevoir, sur de plus petites barques, les marchandises venues de Han-keou, et les répandre dans toutes les provinces du midi. Vers le nord, les communications naturelles sont moins faciles ; mais de gigantesques et ingénieux travaux sont venus y suppléer. Nous voulons parler de ces nombreux canaux artificiels dont le nord de la Chine est entrecoupé, et qui, par de merveilleuses et savantes combinaisons, font correspondre entre eux tous les lacs et tous les fleuves navigables de l’empire, de sorte qu’il serait facile à quelqu’un de voyager dans toutes les provinces, sans jamais descendre de sa barque.
On voit dans les Annales de la Chine qu’à toutes les époques chaque dynastie s’est occupée avec le plus grand intérêt de la canalisation de l’empire ; mais rien n’est comparable à ce qui fut exécuté par l’empereur Yang-ti, de la dynastie des Tsin, qui monta sur le trône l’an 605 de l’ère chrétienne. La première année de son règne, il s’occupa à faire creuser de nouveaux canaux ou agrandir les anciens pour que les barques pussent aller du Hoang-ho au Yang-tse-kiang, et de ces deux grands fleuves dans les principales rivières. Un savant, nommé Siao-hoai, lui présenta un plan pour rendre toutes les rivières navigables dans tout leur cours et les faire communiquer les unes avec les autres par des canaux d’une nouvelle invention. Son projet fut adopté, et exécuté, de manière qu’on fit, refit et répara plus de mille six cents lieues de canaux. Cette grande entreprise exigea des travaux immenses, qui furent partagés entre les soldats et le peuple des villes et des campagnes. Chaque famille devait fournir un homme âgé de plus de quinze ans et de moins de cinquante, à qui le gouvernement ne donnait que la nourriture. Les soldats, qui avaient eu en partage le travail le plus pénible, recevaient une augmentation de paye. Quelques-uns de ces canaux furent revêtus de pierres de taille dans toute leur longueur. Pendant nos voyages nous en avons vu des restes qui attestent encore la beauté de ces ouvrages. Celui qui allait de la cour du nord à celle du midi[65] avait quarante pas de large ; et, sur les deux bords, il y avait des plantations en ormeaux et en saules. Celui qui allait de la cour d’orient à celle d’occident était moins magnifique, mais bordé également d’une double rangée d’arbres. Les historiens chinois ont flétri la mémoire de l’empereur Yang-ti, qui, pendant son règne, n’a cessé d’écraser le peuple de corvées, pour satisfaire son goût effréné du luxe et du faste. Ils reconnaissent cependant qu’il a bien mérité de tout l’empire, par l’utilité que le commerce intérieur a retirée de ses canaux.
Les richesses de la Chine, son système de canalisation, toutes les causes que nous avons déjà assignées, ont, sans doute, beaucoup contribué à développer dans le pays cette prodigieuse activité commerciale qu’on y a remarquée à toutes les époques ; mais il faut convenir aussi que le caractère, le génie de ses habitants, les porte naturellement au trafic. Le Chinois est cupide et passionné à l’excès pour le lucre ; il aime l’agiotage, les spéculations, et son esprit, plein de ruse et de finesse, se plaît infiniment à calculer, à combiner les chances d’une opération commerciale ; le Chinois par excellence est un homme installé du matin au soir derrière le comptoir d’une boutique, attendant sa pratique avec patience et résignation, et dans les intervalles de la vente, réunissant dans sa tête et supputant sur les boules de sa tablette de mathématiques les moyens d’accroître sa fortune ; quelles que soient la nature et l’importance de son commerce, il ne néglige aucun bénéfice ; le plus petit gain sera toujours le bienvenu, il l’accueillera avec empressement ; sa jouissance la plus grande, c’est, le soir, après avoir bien fermé et barricadé son magasin, de se retirer dans un recoin de sa maison, et là de compter religieusement ses sapèques et d’apprécier la recette de la journée.
Le Chinois apporte en naissant ce goût du commerce et du trafic, qui grandit et se développe avec lui ; c’est sa nature et son instinct. Le premier objet pour lequel un enfant se sent de l’attrait, c’est la sapèque ; le premier usage qu’il fait de la parole et de l’intelligence, c’est d’apprendre et d’articuler la numération ; lorsque ses doigts sont assez forts pour tenir le pinceau, ce sont des chiffres qu’il s’amuse à dessiner ; enfin, aussitôt que ce petit être sait parler et marcher, le voilà capable de vendre et d’acheter. En Chine on ne doit pas craindre d’envoyer un enfant faire une emplette quelconque, on peut être assuré qu’il ne se laissera pas tromper. Les jeux mêmes auxquels se livrent les petits Chinois sont toujours imprégnés de cet esprit de mercantilisme : ils s’amusent à tenir boutique, à ouvrir des monts-de-piété, et ils se familiarisent ainsi au jargon, aux ruses et aux subtilités des marchands. Leurs connaissances sur tout ce qui regarde le commerce sont si précoces et si positives, qu’on ne fait pas de difficulté de les mettre dans les confidences les plus importantes, et de leur donner à traiter des affaires sérieuses à un âge où les enfants ne sont ordinairement préoccupés que d’amusements et de bagatelles.
Les habitants du Céleste Empire ont la réputation bien méritée d’être astucieux et rusés, et l’on comprend qu’un tel caractère doit surtout jouer un très grand rôle dans le commerce. Il se ferait des volumes sur les friponneries plus ou moins ingénieuses et audacieuses des marchands chinois ; l’habitude est si générale, la mode si universelle, qu’on ne s’en choque pas ; c’est tout simplement de l’habileté et du savoir-faire ; un marchand est tout glorieux lorsqu’il peut raconter les petits succès de sa scélératesse. Cependant, pour être tout à fait juste envers les Chinois, nous devons ajouter que ce manque de probité et de bonne foi se remarque seulement chez les petits marchands ; les grandes maisons de commerce mettent, au contraire, dans leurs opérations, une loyauté et une honnêteté remarquables ; elles se montrent esclaves de leur parole et de leurs engagements. Les Européens qui ont eu des relations commerciales avec la Chine sont unanimes pour vanter la probité irréprochable des grands négociants chinois ; il est fâcheux que ceux-ci ne puissent en dire autant des Européens.
Il n’existe pas, en Chine, d’autre monnaie légale que de petites pièces rondes fondues, avec un alliage de cuivre et d’étain et appelées tsien ; les Européens leur ont donné communément le nom de sapèques. Elles sont percées, au milieu, d’un trou carré, afin de pouvoir être enfilées avec une corde ; mille de ces pièces forment une enfilade équivalant, au cours moyen, à une once chinoise d’argent ; car l’or et l’argent ne sont jamais monnayés en Chine. Bien que les sapèques ne soient habituellement employées que pour les achats de détail, l’or et l’argent, qui servent pour les achats plus considérables, se pèsent comme une denrée ordinaire, et les conventions se font en enfilades de sapèques. À cet effet, les Chinois des villes portent toujours avec eux de petites balances pour acheter ou vendre, et pèsent l’argent qu’ils donnent ou reçoivent. Les billets de banque payables au porteur sont en usage dans toute l’étendue de l’empire. Ils sont émis par les grandes maisons de commerce et acceptés dans toutes les villes importantes.
La sapèque, dont la valeur représente à peu près un demi-centime de notre monnaie, est d’un avantage incalculable pour le petit commerce de détail. Grâce à la sapèque, on trafique, en Chine, sur les infiniment petits. On peut acheter une tranche de poire, une noix, une douzaine de fèves frites, un cornet de graines de citrouille, boire une tasse de thé, ou fumer quelques pipes de tabac, pour une sapèque. Tel citoyen, qui n’est pas assez riche pour faire la dépense d’une orange, ne laisse pas que de se passer la fantaisie d’en acheter une côte. Cette division extrême de la monnaie chinoise a donné naissance à une infinité de petites industries qui font vivre des milliers d’individus. Avec deux cents sapèques de capital un Chinois n’hésitera pas à se lancer dans quelque petite spéculation mercantile. La sapèque est surtout d’une immense ressource pour ceux qui demandent l’aumône. Il faudrait être bien pauvre pour n’avoir pas une sapèque à donner à un mendiant.
Nous avons dit, au commencement du chapitre précédent, comment, dès notre arrivée à Ou-tchang-fou, on nous avait confinés dans une étroite cellule de pagode, où nous étions menacés de mourir asphyxiés. Nous avions espéré que les hauts fonctionnaires, après avoir vu de leurs propres yeux ce réduit meurtrier, comprendraient que nous ne pouvions pas vivre sans air, et finiraient peut-être par nous procurer un autre logement, en attendant le jour du départ. Ces espérances, quoique bien légitimes, paraissaient peu devoir se réaliser. Les magistrats de la capitale ne s’occupaient nullement de nous ; et, à part quelques petits officiers de peu d’importance, personne ne venait nous visiter. La chose était, nous en convenons, un peu blessante pour notre amour-propre ; cependant il nous eût été encore très facile de supporter cette épreuve, pourvu qu’on nous eût accordé une dose suffisante d’air et assez d’espace pour nous promener. Être délaissés par nos aimables et chers mandarins, passe encore ; mais être délaissés dans un trou ne pouvait nous convenir en aucune manière.
Il y avait deux jours que nous étions dans cette position peu commode, lorsque nous résolûmes de tenter un vigoureux effort pour en sortir, et essayer de reprendre l’influence que nous avions perdue par notre faute. Après nous être revêtus de nos habits de parade, nous fîmes appeler des porteurs de palanquin, et nous leur commandâmes de nous conduire au palais du gouverneur de la province. Ils nous regardèrent avec hésitation ; mais nous les payâmes d’avance, en leur promettant un généreux pourboire au retour, et ils partirent pleins d’ardeur.
Nous traversâmes la place où le vénérable Perboyre avait été étranglé ; nous allions à ce même tribunal où il avait été si cruellement torturé, et où fut prononcée contre lui la sentence de mort. Rien ne pouvait nous faire espérer un sort semblable, une fin si glorieuse. Cependant tous ces souvenirs de constance et de courage enivraient nos âmes et nous inspiraient une énergie incomparable, non pas pour mourir, nous n’en étions pas dignes, mais pour vivre, car nous pensions en avoir le droit.
Nous descendîmes de nos palanquins à l’entrée du palais. Jusque-là, l’entreprise n’avait pas été difficile. Nous franchîmes le seuil, bien déterminés à renverser tous les obstacles qui voudraient nous empêcher d’arriver jusqu’au gouverneur. À peine fûmes-nous au milieu de la première cour, que nous fûmes environnés par une foule de satellites et de valets dont les avenues des grands tribunaux sont toujours encombrées. Toutes ces physionomies sinistres, tous ces types de bourreaux, avec lesquels nous étions familiarisés depuis longtemps, nous émurent peu. Nous continuâmes notre marche avec assurance, sans paraître entendre les mille réflexions extravagantes qui se faisaient autour de nous au sujet du bonnet jaune et de la ceinture rouge.
Au moment où nous allions traverser une salle d’attente pour entrer dans la seconde cour, nous fûmes accostés par un petit mandarin à globule d’or, qui avait la fonction de portier, ou, pour mieux dire, d’introducteur des hôtes. Il parut tout effaré de nous voir aller si rondement. Il se porta sur notre passage, et nous demanda trois fois, coup sur coup, où nous allions ; et, en même temps, il étendit ses deux bras horizontalement, comme pour nous faire barrière et nous empêcher de passer. « Nous allons chez Son Excellence le gouverneur. – Son Excellence n’y est pas ; on ne peut pas voir le gouverneur. Est-ce que les rites permettent de se transporter de la sorte chez le premier magistrat de la province ?… » En disant ces paroles, il trépignait, il gesticulait, et, toujours les bras étendus, il suivait tous nos mouvements, allant tantôt à droite et tantôt à gauche, pour nous barrer le chemin. Cependant nous avancions toujours un peu sans rien dire, et nous forcions l’introducteur d’aller à reculons. Quand nous fûmes parvenus de la sorte jusqu’à l’extrémité de la salle d’attente, il se retourna brusquement, et se jeta sur les deux battants de la porte pour les fermer ; l’ayant saisi par le bras, nous lui dîmes, du ton le plus impérieux, le plus magnétique qu’il nous fut possible de prendre : « Malheur à toi, si tu ne laisses pas la porte ouverte ! Si tu nous arrêtes un seul instant, tu es un homme perdu !… » Ces paroles lui ayant inspiré une salutaire frayeur, il rouvrit la porte largement, et nous pénétrâmes dans la seconde cour, pendant que l’introducteur nous regardait passer avec stupéfaction et bouche béante.
Nous arrivâmes sans nouvel obstacle jusqu’aux appartements du gouverneur. Dans l’antichambre il y avait quatre mandarins supérieurs qui, en nous voyant entrer, eurent l’air de nous prendre pour une apparition. Avant de nous interroger, ils se regardèrent longtemps les uns les autres, se consultant en quelque sorte des yeux, pour savoir ce qu’il y avait à faire dans cette circonstance imprévue ; enfin l’un d’eux se hasarda à nous demander qui nous étions. « Nous sommes Français, lui répondîmes-nous ; nous avons été à Pékin, puis de Pékin à Lha-ssa dans le Thibet, et nous voulons parler tout de suite à Son Excellence le gouverneur. – Mais Son Excellence est-elle instruite de votre présence à Ou-tchang-fou ? Lui a-t-on annoncé votre visite ? – Une dépêche de l’empereur a dû lui faire connaître notre passage dans la capitale du Hou-pé… » Nous remarquâmes que la dépêche de l’empereur faisait sensation chez les mandarins. Notre interlocuteur, après avoir fixé un instant sur nous son regard inquisiteur, disparut par une petite porte. Nous soupçonnâmes qu’il avait été chez le gouverneur, pour lui annoncer la curieuse découverte qu’il venait de faire. Il ne tarda pas à reparaître. « Le gouverneur est absent, nous dit-il, d’un air tout à fait dégagé et comme s’il n’eût pas fait un mensonge, le gouverneur est absent ; quand il sera rentré, il vous fera appeler, s’il a à vous parler. Maintenant, retournez à votre logement. – Qui est-ce qui nous invite à nous en aller ? Qui t’a chargé de nous dire que le gouverneur nous ferait appeler ? Pourquoi vouloir nous tromper et prononcer des paroles qui ne sont pas conformes à la vérité ? Le gouverneur est ici, tu viens de lui parler, et nous ne sortirons pas avant de l’avoir vu… » En disant ces mots, nous nous assîmes sur un large divan, qui occupait une grande partie de la salle. Les mandarins, étonnés de notre attitude, sortirent tous ensemble et nous laissèrent seuls.
À Han-yang, nous dîmes-nous, nous avons été pleins de faiblesse ; il faut aujourd’hui réparer cette faute, si nous voulons arriver jusqu’à Canton et ne pas périr de misère le long de la route. Les dispositions si bienveillantes du vice-roi du Sse-tchouen ne pouvaient nous protéger que jusqu’à Ou-tchang-fou ; le gouverneur du Hou-pé va maintenant disposer de nous jusqu’à la capitale du Kiang-si, il nous importe donc absolument de lui parler, pour qu’il ne nous abandonne pas à la voracité des petits mandarins… On nous laissa seuls assez longtemps, et nous pûmes nous tracer tout à notre aise la ligne de conduite que nous voulions suivre.
Enfin un vieil appariteur se présenta, et, après avoir, pour ainsi dire, appliqué sa figure sur la nôtre pour bien nous considérer, il nous dit, de sa voix chevrotante, que Son Excellence le gouverneur invitait nos illustres personnes à se rendre auprès de lui. Cette formule de politesse nous fit comprendre qu’il nous serait peut-être facile de nous réhabiliter. Nous suivîmes le vieil appariteur, qui nous conduisit dans un magnifique salon, où, parmi une foule de chinoiseries de luxe, nous remarquâmes une pendule française et deux jolis vases de porcelaine de la fabrique de Sèvres ; sur les murs il y avait quelques tableaux qui nous parurent être de fabrication anglaise. Les riches Chinois aiment assez à décorer leurs appartements de quelques objets européens ; ce n’est pas qu’à leurs yeux ils aient une grande valeur comme œuvre d’art ; mais ils viennent de fort loin, de par-delà les mers occidentales, et cela suffit. Les Chinois ressemblent un peu en cela aux Européens. Qui n’est heureux d’avoir dans son salon un magot en bronze ou en porcelaine, une chinoiserie quelconque, pourvu qu’il soit incontestable que c’est un produit bien authentique de la Chine ?
Nous admirions avec vanité l’élégance et la finesse des vases de Sèvres bien supérieurs aux porcelaines qui sortent des fabriques chinoises, lorsque le gouverneur entra. Il traversa le salon en branlant ses bras sans regarder ni à droite ni à gauche, et alla s’asseoir, à côté d’un guéridon, sur un large fauteuil laqué, dont le dossier était recouvert d’une pièce de drap rouge ornée de broderies en soie. Nous le saluâmes respectueusement, et nous attendîmes qu’il voulût bien nous adresser la parole. Ce personnage ne nous parut pas avoir autant de simplicité et de bonté que le vice-roi du Sse-tchouen. Âgé tout au plus d’une cinquantaine d’années, sa figure maigre et brune annonçait un caractère dur et sévère. « Votre illustre pays, nous dit-il, c’est le royaume de France ; il y a longtemps que vous l’avez quitté ? – Il y a déjà plusieurs années. – Vous avez, sans doute, quelque affaire à me communiquer, puisque vous êtes venus chez moi ? – D’abord nous avons voulu remplir un devoir de civilité. – Ah ! je suis confus. – Ensuite nous désirerions savoir si le vice-roi du Sse-tchouen a expédié une dépêche pour annoncer notre passage par Ou-tchang-fou. – Sans doute ; il y a longtemps qu’elle est arrivée ; ce sont les courriers accélérés qui apportent les dépêches. – En voyant la manière dont nous sommes traités à Ou-tchang-fou, nous avions pensé que la dépêche n’était pas encore arrivée. L’empereur a donné ordre au vice-roi Pao-hing de nous faire conduire jusqu’à Canton avec tous les égards convenables. D’abord pendant notre séjour à Tching-tou-fou, nous n’avons eu qu’à nous louer des bons traitements que nous y avons reçus de la part de l’autorité. L’illustre et vénérable Pao-hing, que nous avons vu plusieurs fois, a été pour nous plein d’attention ; sur toute la route les grands et les petits mandarins ont respecté les dispositions qu’il avait prises à notre sujet, et nous avons pu faire notre voyage commodément et avec honneur. – C’est l’usage de notre pays, interrompit avec morgue le gouverneur ; on y traite bien les étrangers. – Il paraît, lui répondîmes-nous, que cet usage n’est pas général ; cela doit dépendre, peut-être, des gouverneurs de province ; le livre des rites est le même pour tout l’empire, mais, dans le Hou-pé, on ne l’interprète pas de la même manière que dans le Sse-tchouen. À Han-yang, de l’autre côté du fleuve, nous serions morts de faim, si nous n’avions eu de l’argent pour acheter des vivres dans une auberge ; ici, dans la capitale même, depuis deux jours que nous sommes arrivés, personne ne s’occupe de nous ; on nous a enfermés dans un réduit où nous n’avons pas assez d’espace pour nous remuer. Est-ce que l’empereur aurait donné un ordre pour nous faire expier dans le Hou-pé les bons traitements que nous avons reçus dans le Sse-tchouen ? – Quelles paroles prononcez-vous ? La miséricorde de l’empereur s’étend à tous les lieux. Où êtes-vous logés dans la ville ? – Le vice-roi du Sse-tchouen ne nous a jamais demandé où nous étions logés ; il le savait parce qu’il avait lui-même désigné notre logement. En arrivant ici, on nous a conduits dans une étroite chambre où l’air ne pénètre pas ; nous y sommes depuis deux jours, sans voir personne à qui nous puissions nous plaindre. On désire probablement que notre voyage se termine à Ou-tchang-fou… » Le gouverneur se secoua dans son fauteuil avec colère et indignation. Il prétendit que nous faisions injure au caractère des habitants de la nation centrale, et sa voix criarde s’animant par degrés, il se mit à disserter avec tant de volubilité et d’animation, que nous finîmes par ne plus rien comprendre à ce qu’il disait. Nous nous gardâmes bien de l’interrompre ; nous demeurâmes devant lui calmes et immobiles, attendant avec patience qu’il voulût bien s’apaiser et se taire. Quand le moment fut arrivé, nous lui dîmes sur un ton très bas, mais avec une certaine énergie froide et concentrée : « Excellence, il n’est pas dans nos habitudes de prononcer des paroles blessantes et injurieuses ; il est mal de supposer à ses frères des intentions perverses. Cependant nous sommes missionnaires de la religion du Seigneur du ciel, nous sommes Français, et nous ne pouvons pas oublier que cette ville se nomme Ou-tchang-fou. – Quel est le sens de ces paroles ? Je ne le comprends pas. – Nous ne pouvons pas oublier qu’un de nos frères, un missionnaire, un Français, a été étranglé ici, à Ou-tchang-fou, il y a vingt-trois ans ; qu’un autre de nos frères, missionnaire et Français, a été également mis à mort dans cette ville, il n’y a pas encore six ans… » En entendant ces paroles, le gouverneur parut un peu perdre contenance, l’expression de sa figure annonçait qu’il éprouvait intérieurement une vive agitation. « Aujourd’hui même, continuâmes-nous, en nous rendant ici, nous avons traversé la place sur laquelle nos frères ont été exécutés. Que peut-il donc y avoir d’étonnant s’il nous vient des idées sinistres ; si nous pensons qu’on veut attenter à nos jours, alors que nous nous voyons logés à peu près comme dans un sépulcre ? – Je ne sais pas ce que vous voulez dire, je ne connais pas ces affaires, répondit brusquement le gouverneur ; aux époques dont vous parlez je n’étais pas dans la province. – Nous le savons : le gouverneur qui était ici, il y a six ans, aussitôt qu’il eut donné ordre d’étrangler le missionnaire français, fut dégradé par l’empereur et condamné à un exil perpétuel. Il était évident pour tout l’empire que le ciel voulait venger l’innocence. Chacun ne répond que de ses actions ; mais aujourd’hui à qui la faute si nous sommes traités de la sorte ? Nous avons étudié les livres du philosophe Meng-tse, et nous y avons lu ceci : Meng-tse demanda un jour au roi de Leang s’il trouvait de la différence à tuer un homme avec une épée ou avec une mauvaise administration, et le roi de Leang répondit : Je n’y trouve aucune différence. »
Le gouverneur parut fort étonné de nous entendre citer un passage des livres classiques. Il chercha à mettre de la mansuétude dans sa physionomie et dans ses manières, et jugea à propos de nous rassurer sur les craintes que nous paraissions avoir. Il nous dit que les mandarins chargés de prendre soin de nous avaient mal exécuté ses ordres ; qu’il ordonnerait une enquête sévère et que les péchés de tout le monde seraient punis, parce qu’il entendait faire respecter la volonté de l’empereur, dont le cœur était plein d’une miséricorde toute paternelle pour les étrangers, comme nous en avions ressenti les effets dans la capitale du Sse-tchouen et le long de la route. Il ajouta que nous serions également bien traités dans la province du Hou-pé ; qu’il ne fallait pas croire qu’on eût mis à mort, par le passé, aucun de nos compatriotes, que tout cela n’était que faux bruits et rumeurs oiseuses répandues par le petit peuple, dont la langue est extrêmement prompte, mobile et mensongère.
Nous ne crûmes pas devoir insister sur ce point et prouver au gouverneur que le martyre de MM. Clet et Perboyre, à Ou-tchang-fou, était autre chose qu’une rumeur oiseuse. Nous nous contentâmes de lui dire qu’on connaissait toujours, en France, la manière avec laquelle on traitait les Français dans les royaumes étrangers ; que notre gouvernement paraissait quelquefois l’ignorer, mais qu’il ne manquait pas de s’en souvenir quand il le jugeait opportun. Somme toute, il nous sembla que nous avions produit quelque impression sur l’esprit du gouverneur et que notre visite aurait peut-être un bon résultat. Avant de quitter le palais, nous détendîmes insensiblement la situation, en causant un peu de notre long voyage, et de l’Europe, qui était, pour Son Excellence, un monde à peu près inconnu. Enfin, nous fîmes les révérences exigées par les rites, et nous allâmes retrouver à la porte nos porteurs de palanquin qui nous attendaient.
En traversant la salle et les nombreux pas-perdus du tribunal, nous comprîmes, aux manières des employés, qu’on était déjà au courant du succès de notre visite. On nous saluait avec courtoisie, et lorsque nous fûmes parvenus à la première cour d’entrée, l’introducteur des hôtes, qui avait déployé tant de zèle pour nous barrer le passage, s’empressa de venir au-devant de nous et de nous conduire jusqu’à nos palanquins en nous donnant les témoignages d’un cordial et impérissable dévouement. Les porteurs nous chargèrent sur leurs épaules et nous reconduisirent, au pas de course, à notre logis.
Il y avait à peine quelques heures que nous étions rentrés dans notre abominable cellule, lorsque le tam-tam résonna à la porte de la petite pagode. Un mandarin, accompagné de son personnel de valets et de satellites, se présenta en demandant les illustres natifs du grand royaume de France. Aussitôt qu’il nous aperçut, il s’empressa de nous annoncer qu’il était chargé, par Son Excellence le gouverneur, de nous conduire dans un logement plus convenable et plus conforme aux règles de l’hospitalité. « Quand partirons-nous ? lui demandâmes-nous. – À l’instant, si vous voulez. Probablement que tout est prêt, car les ordres ont été donnés aussitôt que vous avez eu quitté le palais du gouverneur. – Partons immédiatement, dîmes-nous ; il nous tarde de ressusciter et de sortir de ce tombeau. – Oui, c’est cela, ressuscitons », s’écria maître Ting, qui n’était guère plus satisfait que nous de ce misérable logis, où il était obligé de se tenir accroupi en fumant l’opium, faute d’un espace suffisant pour étendre ses jambes.
Chacun ramassa donc à la hâte son bagage, et nous quittâmes sans regret ce détestable nid. On nous conduisit à une des extrémités de la ville, presque dans la campagne, et nous fûmes installés dans un vaste et bel établissement, moitié civil et moitié religieux. C’était un riche temple bouddhique, environné de nombreux appartements destinés à recevoir les mandarins de distinction qui étaient de passage à Ou-tchang-fou. Des jardins, des cours plantées d’arbres de haute futaie, des belvédères et des terrasses à péristyles, donnaient à cette résidence un certain ton de pompe et de grandeur qui contrastait singulièrement avec la piteuse exiguïté de la pagode que nous venions de quitter ; mais, ce que nous appréciâmes par-dessus tout, c’était l’air pur et frais de la campagne qu’il nous était donné de pouvoir respirer à pleins poumons.
Aussitôt que nous fûmes arrangés dans notre nouvelle demeure, le mandarin qui nous y avait conduits fit appeler le cuisinier en chef de l’établissement. Il arriva un pinceau entre les dents, une feuille de papier d’une main et une écritoire de l’autre. Il se plaça au bout d’une table, délaya un peu d’encre sur le disque d’une pierre ollaire et nous pria de lui indiquer les mets qui étaient le plus à notre convenance. « C’est un fait connu de tout le monde, ajouta le mandarin, que les peuples occidentaux ne se nourrissent pas de la même manière que les habitants du royaume du Milieu. Autant qu’il est possible, il ne faut pas contrarier les usages et les coutumes des hommes. » Nous remerciâmes le mandarin de sa gracieuse attention : « Il y a longtemps, lui dîmes-nous, que nous avons contracté l’habitude des mets chinois ; l’intendant de la marmite n’a qu’à suivre les inspirations de son talent, et tout ira bien, une liste des mets serait une chose superflue » – et nous eussions pu ajouter très difficile à faire. Nous avions, en effet, depuis tant d’années, suivi des régimes si différents, changé si souvent de système culinaire, et expérimenté un si grand nombre de substances à saveur excentrique et aventureuse, qu’il nous eût été impossible de bien apprécier le mérite d’un bon morceau. Nous n’avions plus sur la cuisine que des idées extrêmement vagues et confuses. Tout ce qui n’avait pas le goût de la farine d’avoine assaisonnée de suif nous semblait délicieux. Le cuisinier en chef reprit donc ses articles de bureau et s’en alla tout fier et tout glorieux du témoignage de confiance qu’il venait de recevoir et dont, nous devons en convenir, il était digne à tous égards. L’habileté avec laquelle il nous façonna une foule de ragoûts chinois, plus remarquables les uns que les autres, était une preuve que nous n’avions pas eu tort de compter sur son mérite et sur son savoir-faire.
Le lendemain de notre déménagement, maître Ting, accompagné de son confrère le mandarin militaire et des nombreux soldats et satellites qui nous avaient escortés depuis notre départ de la capitale du Sse-tchouen, se rendirent en corps et avec une certaine solennité dans nos appartements pour nous faire leurs adieux. Ayant été chargés de nous conduire seulement jusqu’à Ou-tchang-fou, leur mission était terminée, et ils allaient rebrousser chemin pour retourner dans leur pays. Nous avions voyagé de compagnie par terre et par eau, durant l’espace de deux mois ; nous nous étions insensiblement accoutumés à vivre ensemble, nous avions partagé le bon et le mauvais temps de la route ; aussi ce ne fut pas sans une certaine émotion que nous vîmes arriver le moment de nous séparer et de nous quitter pour toujours. Nos regrets n’étaient pas, sans doute, vifs et profonds, comme ceux que nous éprouvâmes lorsque nous reçûmes, en sortant de Ta-tsien-lou, les adieux de l’escorte thibétaine. Ce n’étaient pas des liens que nous avions à briser, mais simplement une certaine habitude de relations qu’on contracte si facilement durant de longs et pénibles voyages, et qu’il est toujours désagréable de rompre pour en former de nouvelles. Maître Ting nous avait agacés dans plus d’une circonstance, nous nous étions souvent querellés, et cependant, au résumé, nous étions passablement bons amis. C’est qu’au fond maître Ting était un mandarin d’assez bon aloi ; pourvu qu’on le laissât faire un peu le Chinois, c’est-à-dire rapiner des sapèques à droite ou à gauche, le long de la route, il était de bonne humeur, complaisant et suffisamment aimable.
Nos adieux furent très verbeux, et, au lieu de pleurer, nous rîmes beaucoup, car nous rappelâmes quelques-uns des épisodes les plus piquants du voyage. Nous lui fîmes une courtoisie à la chinoise en lui demandant si, pécuniairement parlant, il était satisfait de nous avoir accompagnés, s’il avait pu réaliser des économies assez considérables pour s’arrondir une honnête petite somme. « Oui, oui, nous dit-il, en se frottant les mains, les affaires n’ont pas mal été, j’aurai gagné, dans ce voyage, quelques lingots d’un assez joli volume ; mais vous concevez, ce n’est assurément pas pour l’argent que j’ai voulu vous accompagner. – Non, sans doute, qui pourrait imaginer cela ? – Il est évident que je n’aime pas l’argent et que je ne l’ai jamais aimé ; mais je serais heureux d’avoir à offrir un petit cadeau à ma mère, à mon retour ; c’est pour elle que je cherche à faire quelques profits. – C’est là, maître Ting, un noble et beau sentiment ; dans ce cas, en aimant l’argent, on pratique la piété filiale. – Oui, c’est cela même ; la piété filiale est la base des rapports sociaux, elle doit être le mobile de toutes nos actions… » Maître Ting nous souhaita, en nous quittant, l’étoile du bonheur pour toute la route jusqu’à Canton. Il s’en alla tout enchanté de nous laisser dans la persuasion que c’était par pur sentiment de piété filiale qu’il avait essayé de rançonner les mandarins de toutes nos stations, depuis la capitale du Sse-tchouen jusqu’à Ou-tchang-fou.
L’escorte du Sse-tchouen s’en retourna tout entière, à l’exception seulement de notre domestique, Wei-chan, que le vice-roi Pao-hing avait mis à notre service. Ce jeune homme s’était acquitté de son devoir avec intelligence et activité. Il paraissait même avoir pour nous quelque attachement, autant du moins qu’il est possible d’en obtenir d’un serviteur chinois. Wei-chan devait nous suivre, comme les autres, jusqu’à Ou-tchang-fou seulement ; mais, la veille du départ de ses compagnons de voyage, il était venu nous exprimer le désir de rester avec nous jusqu’à Canton. Sa proposition ne souffrit, de notre part, aucune difficulté, et nous l’accueillîmes, sans trop le lui témoigner, avec un vif empressement. Il était au courant de nos habitudes et connaissait parfaitement, selon l’expression chinoise, le fumet de notre caractère ; il nous convenait donc mieux d’avoir affaire à un homme auquel nous étions déjà accoutumés et qui nous allait suffisamment. Wei-chan pouvait, d’ailleurs, nous être d’un grand secours avec l’escorte nouvelle que nous allions prendre à Ou-tchang-fou. Celle qui s’en retournait et qui, dans les derniers temps, fonctionnait à merveille, y compris maître Ting, son chef, nous avait énormément coûté à former. Nous y avions dépensé tant de patience et d’énergie, que l’idée d’avoir à recommencer nous incommodait un peu. Or, nous pensions que la présence de Wei-chan nous épargnerait en partie les frais d’une nouvelle éducation à donner à nos futurs compagnons de route ; il serait là pour continuer les bonnes traditions et servir de modèle aux autres par ses bons exemples. Il fut donc décidé qu’il viendrait avec nous jusqu’à Canton.
Le même mandarin qui nous avait installés dans notre nouveau logement, nous fit une visite d’étiquette après le départ de l’escorte du Sse-tchouen, et nous annonça qu’il avait été désigné par Son Excellence le gouverneur pour nous conduire jusqu’à Nan-tchang-fou, capitale du Kiang-si. Il nous pria ensuite de lui exprimer notre opinion sur le choix que le gouverneur avait bien voulu faire de lui pour une œuvre de cette importance. Il n’y avait pas deux manières de répondre à un Chinois en pareille circonstance. « Un pareil choix, lui dîmes-nous, prouve, d’une manière incontestable, que Son Excellence le gouverneur possède au plus haut degré le don si rare et si précieux de discerner les hommes. Un pareil choix prouve encore, d’une manière non moins incontestable, que Son Excellence le gouverneur désire bien sincèrement que nous fassions un voyage heureux et agréable. Avant notre départ, nous ne manquerons pas d’aller le remercier de sa sollicitude et de sa bienveillance. » Notre nouveau conducteur s’humilia beaucoup en paroles et répondit à notre courtoisie en nous disant qu’il n’avait jamais rencontré des hommes d’un cœur aussi miséricordieux et aussi vaste.
Quand ces formules furent terminées, nous essayâmes de parler un peu raisonnablement. Nous apprîmes que notre mandarin était âgé de quarante ans, et qu’il se nommait Lieou, c’est-à-dire « saule ». Lieou le Saule était de la classe des lettrés, mais à un degré très inférieur ; il avait administré pendant quelques années un petit district, et actuellement il se trouvait en disponibilité.
À son langage on reconnaissait facilement un homme du Nord ; il était de la province du Chan-tong, patrie de Confucius, ce qui ne prouvait nullement qu’il fût doué d’une intelligence surprenante. Plus grave et mieux élevé que maître Ting, il jouissait d’un caractère concentré et très peu amusant ; on ne trouvait pas grand charme à causer avec lui, car il s’exprimait avec une extrême difficulté. Dans son calme ordinaire, il empâtait ses paroles jusqu’à donner des impatiences à ceux qui l’écoutaient. Lorsqu’il voulait s’animer un peu, c’était une confusion, un imbroglio, auxquels on ne comprenait rien du tout. Sa physionomie était, du reste, très insignifiante : il ne lui restait que quelques fragments de dents, et ses yeux bombés, qu’on voyait saillir à travers les verres de ses lunettes, avaient l’inconvénient de larmoyer fréquemment, ce qui fut cause que nous nous laissâmes entraîner à ajouter une épithète à son nom, et que, au lieu de dire tout court Lieou, « le Saule », nous finîmes par l’appeler Saule pleureur. Il fut convenu qu’on s’occuperait d’organiser une nouvelle escorte le plus promptement possible, de manière à être prêts à nous mettre en route dans quatre jours.
La visite que nous avions eu l’heureuse audace de faire au gouverneur de la province du Hou-pé nous avait procuré deux bons résultats. D’abord nous avions reconquis notre influence perdue, et, en second lieu, nous avions obtenu un excellent logement, où nous pouvions, en attendant le départ, nous reposer un peu des fatigues de notre long voyage, et trouver autour de nous de nombreuses distractions. Outre la compagnie des mandarins qui résidaient dans le même établissement, nous avions, de temps en temps, celle des principaux fonctionnaires de la ville, qui ne manquèrent pas de nous venir voir aussitôt qu’ils surent que le gouverneur nous était favorable. Nous pouvions ensuite, sans qu’il fût besoin de sortir, nous procurer tous les agréments de la promenade, tantôt dans les cours ombragées de grands arbres, tantôt sous de longs péristyles ou dans un vaste jardin, moins riche et moins élégant, il est vrai, que celui de Sse-ma-kouang, mais où l’on trouvait un joli belvédère et les sentiers les plus capricieux du monde. Quelquefois nous allions visiter le temple bouddhique situé au centre de l’établissement, et nous cherchions à deviner les sentences énigmatiques dont les murs étaient ornés.
Il nous a été impossible de bien savoir au juste ce qu’était cet établissement ; il y avait des corps de logis pour les mandarins voyageurs, des vastes salles destinées aux réunions des lettrés et aux assemblées de plusieurs autres corporations. On y voyait, en outre, un observatoire, un théâtre et une pagode ; tout cela s’appelait Si-men-yuen, « Jardin de la porte occidentale ». On trouve souvent en Chine, surtout dans les villes les plus importantes, un grand nombre de ces édifices indéfinissables et qui ont une foule d’usages. Leur genre de construction est aussi très difficile à préciser ; on peut dire que c’est chinois. Les monuments, les temples, les maisons, les villes du Céleste Empire, ont un cachet particulier qui ne ressemble à aucun genre d’architecture connue ; on pourrait l’appeler le style chinois ; mais il faut avoir été en Chine pour s’en faire une idée exacte.
Les villes sont presque toutes construites sur le même plan ; elles ont ordinairement la forme d’un quadrilatère et sont entourées de hautes murailles flanquées de tours d’espace en espace ; elles ont quelquefois de larges fossés secs ou remplis d’eau. Dans les livres qui parlent de la Chine, il est dit que les rues sont larges et alignées au cordeau ; il n’en est pas moins vrai qu’elles sont étroites et tortueuses, surtout dans les provinces du Midi. Nous avons bien rencontré çà et là quelques exceptions, mais elles sont très rares. Les maisons des villes, comme celles des campagnes, sont basses et n’ont ordinairement qu’un rez-de-chaussée. Les premières sont construites en briques ou en bois peint et verni à l’extérieur : elles sont recouvertes de tuiles grises. Les secondes sont en bois ou en terre et ont des toits de chaume. Les constructions du Nord sont toujours inférieures à celles du Midi, surtout dans les villages. Dans les maisons des riches, il y a ordinairement plusieurs cours, l’une derrière l’autre ; l’appartement des femmes et les jardins sont à l’extrémité. L’exposition du midi passe pour la plus favorable. Les fenêtres occupent tout un côté de l’appartement ; elles présentent des dessins très variés et sont garnies de talc, d’une espèce de coquille transparente, ou de papier blanc et colorié. Les bords des toits sont relevés en forme de gouttières, et les angles, terminés en arc, représentent des dragons ailés ou des animaux fabuleux. Les boutiques sont soutenues par des pilastres ornés d’inscriptions sur de grandes planches peintes et vernies ; le mélange de toutes ces couleurs produit de loin un effet assez agréable.
La magnificence est généralement exclue des constructions particulières ; elle se fait quelquefois remarquer dans les édifices publics. À Pékin les hôtels des différents corps administratifs et les palais des princes sont élevés sur un soubassement et recouverts de tuiles vernissées. Les monuments les plus remarquables de la Chine sont les ponts, les tours et les pagodes. Les ponts y sont très multipliés, et nous en avons vu un grand nombre d’une beauté imposante ; ils sont en pierre, formés d’arcs en plein cintre, d’une solidité et d’une longueur remarquables.
À peu de distance de toutes les villes de premier, de deuxième et de troisième ordre, on voit presque toujours une tour plus ou moins élevée, placée à l’écart et dans l’isolement comme une colossale sentinelle. Selon les traditions indiennes, lorsque Bouddha mourut, on brûla son corps, ensuite on forma huit parts de ses ossements, qu’on enferma en autant d’urnes pour être déposées dans des tours à huit étages. De là vient, dit-on, l’origine de ces sortes de tours si communes en Chine et dans les pays où le bouddhisme a pénétré ; pourtant le nombre des étages est indéterminé et la forme qu’elles affectent est aussi très variable ; il y en a de rondes, de carrées, d’hexagones et d’octogones ; on en voit en pierre, en bois, en briques, en faïence même, comme celle de Nankin ; les ornements en porcelaine dont elle est revêtue lui ont fait donner le nom de Tour de porcelaine. Maintenant la plupart de ces monuments sont dégradés et tombent en ruine ; mais on trouve, dans les poésies anciennes, des passages qui attestent tout le luxe et la magnificence que les empereurs déployaient dans la construction de ces édifices ; voici quelques-uns de ces passages : « Quand j’élève mes regards vers la tour de pierre, il me faut chercher son toit dans les nues. L’émail de ses briques dispute d’éclat à l’or et à la pourpre, et réfléchit en arc-en-ciel, jusqu’à la ville, les rayons du soleil qui tombent sur chaque étage. » Un censeur, pour exprimer énergiquement l’inutilité et les dépenses énormes de la fameuse tour de Tchang-ngan, la nommait la moitié d’une ville. Un poète, quelque peu satirique, en parlant d’un de ces édifices qui avait cinq cents pieds de haut, après plusieurs strophes exprimant l’étonnement et l’admiration sur le projet et l’exécution d’un si grand ouvrage, continue ainsi : « Je crains l’asthme, et je n’ai pas osé me risquer à monter jusqu’à la dernière terrasse d’où les hommes ne paraissent que comme des fourmis. Monter tant d’escaliers est réservé à ces jeunes reines qui ont la force de porter à leurs doigts ou sur leur tête les revenus de plusieurs provinces. » Il y a eu, disent les livres chinois, des tours en marbre blanc, en briques dorées, et même en cuivre, au moins en partie. Le nombre des étages était trois, cinq, sept, neuf, et allait quelquefois jusqu’à treize ; leur forme extérieure variait beaucoup, ainsi que leur décoration intérieure ; il y en avait qui étaient à galerie ou à balcon, et diminuaient, à chaque étage, de la largeur du balcon ou de la galerie : quelques-unes étaient bâties au milieu des eaux, sur un massif énorme de rochers escarpés, où l’on faisait croître des arbres et des fleurs, et sur lesquelles on ménageait des cascades et des chutes d’eau. On montait sur ce massif par des escaliers qui étaient taillés grossièrement, tournaient sur les flancs d’un gros rocher, passaient sous un autre, ou même au travers, par des voûtes et des cavernes imitées de celles des montagnes, et suspendues comme elles en précipices. Quand on était arrivé sur la plate-forme, on y trouvait des jardins enchantés ; c’est du milieu de ces jardins que s’élevaient les tours, qui devaient être d’une magnificence extraordinaire, à en juger par les beaux restes qui existent encore aujourd’hui.
Les pagodes ou temples d’idoles sont, pour ainsi dire, semées dans l’empire chinois avec une profusion incroyable ; il n’est pas de village qui n’en possède plusieurs ; il y en a sur les chemins, au milieu des champs, partout. On dit communément que, dans la ville de Pékin et dans la banlieue, leur nombre s’élève jusqu’à dix mille. Il faut ajouter que la plupart de ces pagodes ne diffèrent pas beaucoup des autres édifices. Souvent ce ne sont que des espèces de chapelles, ou des niches renfermant quelque idole ou des vases à brûler des parfums. Cependant il y en a plusieurs qui sont d’une grandeur, d’une richesse et d’une beauté dignes d’attention. On remarque surtout, à Pékin, les temples du Ciel et de la Terre, et, dans les provinces, plusieurs pagodes célèbres, où les Chinois font des pèlerinages à certaines époques de l’année.
Les ornements et les décorations de ces temples sont, on le comprend, tout à fait dans le goût chinois ; l’œil n’y découvre guère que confusion et bizarreries. Les peintures et les sculptures qu’on y trouve n’ont pas une grande valeur artistique ; on sait que le dessin est très imparfaitement cultivé à la Chine. Les peintres n’y excellent que dans certains procédés mécaniques relatifs à la préparation et à l’application des couleurs ; dans leurs compositions, ils ne font aucune attention à la perspective, et leurs paysages sont toujours d’une uniformité désolante. On voit pourtant quelquefois des miniatures chinoises et des gouaches d’une rare perfection, mais très inférieures, par le style, aux tableaux les plus médiocres des peintres européens. Les sculptures qu’on remarque dans les pagodes ont de beaux morceaux de détail ; mais elles pèchent, le plus souvent, du côté de l’élégance et de la correction des formes. Les Chinois prétendent que les peintres et les sculpteurs des temps passés, surtout du Ve et du VIe siècle de notre ère, étaient de beaucoup supérieurs à ceux d’aujourd’hui. On serait tenté de souscrire à cette opinion, après avoir visité les magasins des choses antiques, où l’on rencontre en effet des objets d’un mérite réel.
On ne trouve pas, en Chine, de temples d’une grande antiquité. Ils ne sont pas d’assez forte construction pour résister aux injures du temps et des hommes. On les laisse tomber en ruine, puis on en élève de nouveaux. Les Song, dit un proverbe chinois, faisaient des routes et des ponts, les Tang, des tours, les Ming, des pagodes. Nous pouvons ajouter que les Tsing ne font rien et ne cherchent pas même à conserver ce qui a été fait par les dynasties précédentes.
À ne considérer que le nombre prodigieux de temples, de pagodes et d’oratoires, qui s’élèvent sur tous les points de la Chine, on serait assez porté à croire que les Chinois sont un peuple religieux. Cependant, en y regardant de près, il est facile de se convaincre que ces manifestations extérieures ne sont que le résultat d’un usage, d’une vieille habitude, et nullement un indice d’un sentiment pieux ou d’une idée religieuse. Nous avons déjà dit combien les Chinois actuels sont absorbés dans les intérêts matériels et les jouissances de la vie présente, et jusqu’à quel point ils ont poussé l’indifférentisme en religion. Leurs annales attestent toutefois qu’à diverses époques, ils se sont vivement préoccupés de plusieurs systèmes religieux qui, après de nombreuses vicissitudes, ont fini par s’acclimater dans l’empire, et existent encore aujourd’hui, du moins nominalement.
Il n’y a point, à proprement parler, de religion d’État en Chine, et tous les cultes y sont tolérés, pourvu que le gouvernement ne les juge pas dangereux. Trois religions principales sont admises et considérées comme également bonnes, et l’on pourrait dire comme également vraies, quoiqu’il y ait eu entre elles des guerres longues et acharnées. La première et la plus ancienne est celle que l’on nomme jou-kiao, « la doctrine des lettrés », et dont Confucius est regardé comme le réformateur et le patriarche. Elle a pour base un panthéisme philosophique, qui a été diversement interprété suivant les époques. On croit que, dans la haute antiquité, l’existence d’un Dieu tout-puissant et rémunérateur n’en était pas exclue, et divers passages de Confucius donnent lieu de penser que ce sage l’admettait lui-même ; mais le peu de soin qu’il a mis à l’inculquer à ses disciples, le sens vague des expressions qu’il a employées, et le soin qu’il a pris d’appuyer exclusivement ses idées de morale[66] et de justice sur le principe de l’amour de l’ordre et d’une conformité mal définie avec les vues du ciel et la marche de la nature, ont permis aux philosophes qui l’ont suivi de s’égarer, au point que plusieurs d’entre eux, depuis le XIIe siècle de notre ère, sont tombés dans un véritable spinozisme, et ont enseigné, en s’appuyant toujours de l’autorité de leur maître, un système qui tient du matérialisme et dégénère en athéisme. Confucius, en effet, n’est jamais religieux dans ses écrits ; il se contente de recommander, en général, d’observer les pratiques anciennes, la piété filiale, l’amour fraternel, d’avoir une conduite conforme aux lois du ciel, qui doivent être toujours en harmonie avec les actions humaines.
En réalité, la religion et la doctrine des disciples de Confucius, c’est le positivisme. Peu leur importent l’origine, la création et la fin du monde ; peu leur importent les longues élucubrations philosophiques. Ils ne prennent du temps que ce qu’il leur faut pour la vie ; de la science et des lettres, que ce qu’il leur faut pour remplir leurs emplois ; des plus grands principes, que les conséquences pratiques, et de la morale, que la partie utilitaire et politique. Ils sont, en un mot, ce que nous cherchons aujourd’hui à devenir en Europe. Ils laissent de côté les grandes disputes, les questions spéculatives pour s’attacher au positif. Leur religion n’est en quelque sorte, qu’une civilisation, et leur philosophie, que l’art de vivre en paix, que l’art d’obéir et de commander.
L’État a toujours conservé, comme institution civile, le culte rendu aux génies du ciel et de la terre, des étoiles, des montagnes et des rivières, ainsi qu’aux âmes des parents morts ; c’est la religion extérieure des officiers et des lettrés qui aspirent aux charges administratives ; mais, à leurs yeux, cette sorte de culte n’est qu’une institution sociale, sans conséquence, et dont le sens peut s’interpréter de différentes manières. Ce culte ne connaît pas d’images et n’a pas de prêtres ; chaque magistrat le pratique dans la sphère de ses fonctions, et l’empereur lui-même en est le patriarche. Généralement, tous les lettrés et ceux qui ont la prétention de le devenir s’y attachent, sans renoncer toutefois à des usages empruntés aux cultes. Mais la conviction n’entre pour rien dans leur conduite, et l’habitude seule les soumet à des pratiques qu’ils tournent eux-mêmes en ridicule, comme la distinction des jours heureux et malheureux, les horoscopes, la divination par les sorts, et une foule d’autres superstitions du même genre, qui ont une grande vogue dans tout l’empire.
On peut dire que tout ce qu’il y a de moins vague et de plus sérieux dans la religion des lettrés est absorbé par le culte de Confucius lui-même. Sa tablette est dans toutes les écoles ; les maîtres et les élèves doivent se prosterner devant ce nom vénéré au commencement et à la fin des classes ; son image se trouve dans les académies, dans les lieux où se réunissent les lettrés et où l’on fait subir les examens littéraires. Toutes les villes ont des temples élevés en son honneur, et plus de trois cents millions d’hommes le proclament, d’une voix unanime, le saint par excellence. Jamais, sans contredit, il n’a été donné à aucun mortel d’exercer, pendant tant de siècles, un si grand empire sur ses semblables, d’en recevoir des hommages qui se traduisent en véritable culte, quoique tout le monde sache bien que Confucius était tout simplement un homme né dans la principauté de Lou, six siècles avant l’ère chrétienne. On ne trouve certainement rien, dans les annales humaines, de comparable à ce culte, tout à la fois civil et religieux, rendu à un simple citoyen par un peuple immense, et durant vingt-quatre siècles. Les descendants de Confucius, qui existent encore en grand nombre, participent aux honneurs extraordinaires que la nation chinoise tout entière rend à leur glorieux ancêtre ; ils constituent la seule noblesse héréditaire de l’empire, et jouissent de certains privilèges qui ne peuvent appartenir qu’à eux seuls.
La seconde religion en Chine, est regardée, par ses sectateurs, comme étant la religion primitive de ses plus anciens habitants. Elle a, par conséquent, de nombreuses analogies avec la précédente ; seulement, l’existence individuelle des génies et des démons, indépendants des parties de la nature auxquelles ils président, y est mieux reconnue. Les prêtres et prêtresses de ce culte, voués au célibat, pratiquent la magie, l’astrologie, la nécromancie et mille autres superstitions ridicules. On les nomme tao-sse, ou « docteurs de la raison », parce que leur dogme fondamental, enseigné par le fameux Lao-tse, contemporain de Confucius, est celui de l’existence de la raison primordiale qui a créé le monde.
Lao-tze étant peu connu des Européens, nous pensons qu’il ne sera pas hors de propos de donner quelques détails sur la vie et les opinions de ce philosophe. Nous les empruntons à une excellente notice publiée par M. Abel Rémusat, dans ses Mélanges asiatiques[67].
« J’ai soumis à un examen approfondi la doctrine d’un philosophe très célèbre à la Chine, fort peu connu en Europe, et dont les écrits, très obscurs, et, par conséquent, très peu lus, n’étaient guère mieux appréciés dans son pays, où on les entendait mal, que dans le nôtre où l’on en avait à peine ouï parler.
Les traditions qui avaient cours au sujet de ce philosophe, et dont on devait la connaissance aux missionnaires, n’étaient pas de nature à encourager des recherches sérieuses. Ce qu’on savait de plus positif, c’est que ce sage, qu’une des trois sectes de la Chine reconnaît pour son chef, était né il y a environ deux mille quatre cents ans, et qu’il avait fait un ouvrage qui est venu jusqu’à nous, sous le titre pompeux de Livre de la raison et de la vertu[68]. De ce titre est venu celui de ses sectateurs, qui s’appellent eux-mêmes docteurs de la raison, et qui soutiennent par mille extravagances cette honorable dénomination. C’est d’eux qu’on avait appris que la mère de leur patriarche l’avait porté neuf ans dans son sein, et qu’il était venu au monde avec les cheveux blancs, ce qui lui avait valu le nom de Lao-tse, « vieil enfant », sous lequel on a coutume de le désigner. On savait encore que, vers la fin de sa vie, ce philosophe était sorti de la Chine, et qu’il avait voyagé bien loin à l’Occident, dans des pays où, suivant les uns, il avait puisé ses opinions, et où, selon les autres, il les avait enseignées. En recherchant les détails de sa vie, j’ai rencontré beaucoup d’autres faits merveilleux qui lui sont attribués par les sectaires ignorants et crédules qui s’imaginent suivre sa doctrine. Ainsi, comme ils ont admis le dogme de la transmigration des âmes, ils supposent que celle de leur maître, quand elle vint animer son corps, n’en était pas à sa première naissance, et que déjà, précédemment, elle avait paru plusieurs fois sur la terre.
On sait que Pythagore prétendait avoir régné en Phrygie sous le nom de Midas ; qu’il se souvenait d’avoir été cet Euphorbe qui blessa Ménélas, et qu’il reconnut, dans le temple de Junon, à Argos, le bouclier qu’il avait porté au siège de Troie. Ces sortes de généalogies ne coûtent rien à ceux qui les fabriquent ; aussi, celle qu’on a faite à Lao-tse est-elle des plus magnifiques. Entre autres transformations, son âme était descendue, bien des siècles auparavant, dans les pays occidentaux, et elle avait converti tous les habitants de l’empire romain plus de six cents ans avant la fondation de Rome.
Il me parut que ces fables pouvaient se rapporter à l’origine des principes enseignés par Lao-tse, et, peut-être, offrir quelque souvenir des circonstances qui les avaient portées jusqu’au bout de l’Asie. Je trouvai curieux de rechercher si ce sage, dont la vie fabuleuse offrait déjà plusieurs traits de ressemblance avec celle du philosophe de Samos, n’aurait pas avec lui, par ses opinions, quelque autre conformité plus réelle. L’examen que je fis de son livre confirma pleinement cette conjecture et changea, du reste, toutes les idées que j’avais pu me former de l’auteur. Comme tant d’autres fondateurs, il était, sans doute, bien loin de prévoir la direction que devaient prendre les opinions qu’il enseignait, et, s’il reparaissait encore sur la terre, il aurait bien lieu de se plaindre du tort que lui ont fait ses indignes disciples. Au lieu du patriarche d’une secte de jongleurs, de magiciens et d’astrologues, cherchant le breuvage d’immortalité et les moyens de s’élever au ciel en traversant les airs, je trouvai, dans son livre, un véritable philosophe, moraliste judicieux, théologien disert et subtil métaphysicien. Son style a la majesté de celui de Platon, et, il faut le dire, aussi quelque chose de son obscurité. Il expose des conceptions toutes semblables, presque dans les mêmes termes, et l’analogie n’est pas moins frappante dans les expressions que dans les idées. Voici, par exemple, comme il parle du souverain Être : « Avant le chaos qui a précédé la naissance du ciel et de la terre, un seul être existait ; immense et silencieux, immuable et toujours agissant : c’est la mère de l’univers. J’ignore son nom, mais je le désigne par le mot Raison… L’homme a son modèle dans la terre, la terre dans le ciel, le ciel dans la raison, la raison en elle-même. » La morale qu’il professe est digne de ce début. Selon lui, la perfection consiste à être sans passions, pour mieux contempler l’harmonie de l’univers. « Il n’y a pas, dit-il, de plus grand péché que les désirs déréglés, ni de plus grand malheur que les tourments qui en sont la juste punition. » Il ne cherchait pas à répandre sa doctrine. « On cache avec soin, disait-il, un trésor qu’on a découvert. La plus solide vertu du sage consiste à savoir passer pour un insensé. » Il ajoutait que le sage devait suivre le temps et s’accommoder aux circonstances ; précepte qu’on pourrait croire superflu, mais qui, sans doute, devait s’entendre dans un sens peu différent de celui qu’il aurait parmi nous. Au reste, toute sa philosophie respire la douceur et la bienveillance, toute son aversion est pour les cœurs durs et les hommes violents. On a remarqué ce passage sur les conquérants : « La paix la moins glorieuse est préférable aux plus brillants succès de la guerre. La victoire la plus éclatante n’est que la lueur d’un incendie. Qui se pare de ses lauriers aime le sang, et mérite d’être effacé du nombre des hommes. Les anciens disaient : Ne rendez aux vainqueurs que des honneurs funèbres ; accueillez-les avec des pleurs et des cris, en mémoire des homicides qu’ils ont faits, et que les monuments de leurs victoires soient environnés de tombeaux. »
La métaphysique de Lao-tse offre bien d’autres traits remarquables que nous sommes contraint de passer sous silence. Comment, en effet, donner une idée de ces hautes abstractions et de ces subtilités inextricables où se joue et s’égare l’imagination orientale ? Il suffira de dire que les opinions du philosophe chinois, sur l’origine et la constitution de l’univers, n’offrent ni fables ridicules, ni choquantes absurdités ; qu’elles portent l’empreinte d’un esprit noble et élevé, et que, dans les sublimes rêveries qui les distinguent, elles présentent une conformité frappante et incontestable avec la doctrine que professèrent, un peu plus tard, les écoles de Pythagore et de Platon. Comme les pythagoriciens et les platoniciens, notre philosophe admet pour première cause la raison, être ineffable, incréé, qui est le type de l’univers et n’a de type que lui-même. Ainsi que Pythagore, il regarde les âmes humaines comme des émanations de la substance éthérée qui vont s’y réunir à la mort, et, de même que Platon, il refuse aux méchants la faculté de rentrer dans le sein de l’âme universelle. Avec Pythagore, il donne aux premiers principes des choses les noms des nombres, et sa cosmogonie est, en quelque sorte, algébrique. Il rattache la chaîne des êtres à celui qu’il appelle un, puis à deux, puis à trois, qui, dit-il, ont fait toutes choses. Le divin Platon, qui avait adopté ce dogme mystérieux, semble craindre de le révéler aux profanes ; il l’enveloppe de nuages dans sa fameuse lettre aux trois amis ; il l’enseigne à Denys de Syracuse ; mais par énigmes, comme il le dit lui-même, de peur que, ses tablettes venant, sur la terre ou sur mer, à tomber entre les mains de quelque inconnu, il ne puisse les lire et les entendre. Peut-être le souvenir récent de la mort de Socrate, contribuait-il à lui imposer cette réserve. Lao-tse n’use pas de tous ces détours, et ce qu’il y a de plus clair dans son livre, c’est qu’un être trine a formé l’univers… »
Cette dernière pensée confirme tout ce qu’indiquait déjà la tradition d’un voyage de Lao-tse dans l’Occident, et ne laisse aucun doute sur l’origine de sa doctrine. Vraisemblablement, il la tenait ou des Juifs des dix tribus, que la conquête de Salmanazar venait de disperser dans toute l’Asie, ou des apôtres de quelque secte phénicienne à laquelle appartenaient aussi les philosophes qui furent les maîtres et les précurseurs de Pythagore et de Platon. En un mot, nous retrouvons dans les écrits de ce philosophe chinois les dogmes et les opinions qui faisaient, suivant toutes les apparences, la base de la foi orphique et de cette antique sagesse orientale dans laquelle les Grecs allaient s’instruire à l’école des Égyptiens, des Thraces et des Phéniciens.
Maintenant qu’il est certain que Lao-tse a puisé aux mêmes sources que les maîtres de la philosophie ancienne, on voudrait savoir quels ont été ses précepteurs immédiats et quelles contrées de l’Occident il a visitées. Nous savons par un témoignage digne de foi qu’il est allé dans la Bactriane ; mais il n’est pas impossible qu’il ait poussé ses pas jusque dans la Judée ou même dans la Grèce. Un Chinois à Athènes offre une idée qui répugne à nos opinions, ou plutôt à nos préjugés, sur les rapports des nations anciennes. Je crois toutefois qu’on doit s’habituer à ces singularités, non qu’on puisse démontrer que notre philosophe chinois ait effectivement pénétré jusque dans la Grèce, mais parce que rien n’assure qu’il n’y en soit pas venu d’autres vers la même époque, et que les Grecs n’en aient pas confondu quelqu’un dans le nombre de ces Scythes et de ces Hyperboréens qui se faisaient remarquer par l’élégance de leurs mœurs, leur douceur et leur politesse.
Au reste quand Lao-tse se serait arrêté en Syrie, après avoir traversé la Perse, il eût déjà fait les trois quarts du chemin et parcouru la partie la plus difficile de la route, au travers de la haute Asie. Depuis qu’on s’attache exclusivement à la recherche des faits, on conçoit à peine que le seul désir de connaître des opinions ait pu faire entreprendre des courses si pénibles ; mais c’était alors le temps des voyages philosophiques ; on bravait la fatigue pour aller chercher la sagesse, ou ce qu’on prenait pour elle, et l’amour de la vérité lançait dans des entreprises où l’amour du gain, encore peu inventif, n’eût osé se hasarder. Il y a dans les excursions lointaines quelque chose de romanesque qui nous les rend à peine croyables. Nous ne saurions nous imaginer qu’à ces époques reculées, où la géographie était si peu perfectionnée et le monde encore enveloppé d’obscurité, des philosophes pussent, par l’effet d’une louable curiosité, quitter leur patrie et parcourir, malgré mille obstacles et en traversant des régions inconnues, des parties considérables de l’ancien continent. Mais on ne peut pas nier tous les faits qui embarrassent, et ceux de ce genre se multiplient chaque jour, à mesure qu’on approfondit l’histoire ancienne de l’Orient. Ce qu’on serait tenté d’en conclure, c’est que les obstacles n’étaient pas aussi grands que nous le supposons, ni les contrées à traverser aussi peu connues. Des souvenirs de parenté liaient encore les nations de proche en proche ; l’hospitalité, qui est la vertu des peuples barbares, dispensait les voyageurs de mille précautions qui sont nécessaires parmi nous. La religion favorisait leur marche, qui n’était, en quelque sorte, qu’un long pèlerinage de temple en temple et d’école en école. De tout temps aussi le commerce a eu ses caravanes, et, dès la plus haute antiquité, il y avait, en Asie, des routes tracées qu’on a suivies naturellement jusqu’à l’époque où la découverte du cap de Bonne-Espérance a changé la direction des voyages de long cours. En un mot, on a cru les nations civilisées de l’ancien monde plus complètement isolées, et plus étrangères les unes aux autres, qu’elles ne l’étaient réellement, parce que les moyens qu’elles avaient pour communiquer entre elles et les motifs qui les y engageaient, nous sont également inconnus. Nous sommes peut-être un peu trop disposés à mettre sur le compte de leur ignorance ce qui n’est qu’un effet de la nôtre. À cet égard, nous pourrions justement nous appliquer ce que dit, par rapport à la morale, un des disciples les plus célèbres du sage dont nous venons de rechercher les opinions : « Une vive lumière éclairait la haute antiquité, mais à peine quelques rayons sont venus jusqu’à nous. Il nous semble que les anciens étaient dans les ténèbres, parce que nous les voyons à travers les nuages épais dont nous venons de sortir. L’homme est un enfant né à minuit ; quand il voit lever le soleil, il croit qu’hier n’a jamais existé. »
Confucius eut de fréquentes relations avec Lao-tse ; mais il est difficile de savoir quelle était l’opinion du chef des lettrés sur la doctrine du patriarche des docteurs de la raison[69]. Un jour il alla lui rendre visite ; étant revenu près de ses disciples, il resta trois jours sans prononcer un mot. Tseu-kong en fut surpris et lui en demanda la cause.
« Quand je vois un homme, dit Confucius, se servir de sa pensée pour m’échapper comme l’oiseau qui vole, je dispose la mienne comme un arc armé de sa flèche pour le percer ; je ne manque jamais de l’atteindre et de me rendre maître de lui. Lorsqu’un homme se sert de sa pensée pour m’échapper comme un cerf agile, je dispose la mienne comme un chien courant pour le poursuivre ; je ne manque jamais de le saisir et de l’abattre. Lorsqu’un homme se sert de sa pensée pour m’échapper comme le poisson de l’abîme, je dispose la mienne comme l’hameçon du pêcheur ; je ne manque jamais de le prendre et de le faire tomber en mon pouvoir. Quant au dragon qui s’élève sur les nuages et vogue dans l’éther, je ne puis le poursuivre. Aujourd’hui j’ai vu Lao-tse ; il est comme le dragon ! À sa voix, ma bouche est restée béante, et je n’ai pu la fermer ; ma langue est sortie à force de stupeur, et je n’ai pas eu la force de la retirer ; mon âme a été plongée dans le trouble, et elle n’a pu reprendre son premier calme. »
Quoi qu’on puisse dire des idées philosophiques de Lao-tse, ses disciples, les docteurs de la raison, ne jouissent pas aujourd’hui d’une grande popularité. Les superstitions auxquelles ils se livrent sont si extravagantes, que les plus ignorants mêmes en font l’objet de leurs plaisanteries et de leurs sarcasmes. Ils se sont rendus principalement célèbres par leur prétendu secret d’un élixir d’immortalité. Ce breuvage leur a donné beaucoup de crédit auprès de plusieurs empereurs fameux. Les annales chinoises sont remplies des débats et des querelles des tao-sse avec les sectateurs de Confucius ; ces derniers se sont servi contre eux, avec le plus grand succès, de l’arme du ridicule, et ils n’ont jamais manqué d’envelopper dans leurs railleries et les docteurs de la raison et les bonzes, prêtres du bouddhisme, qui est la troisième religion de la Chine.
Vers le milieu du 1er siècle de notre ère, les empereurs de la dynastie des Han admirent officiellement, en Chine, le bouddhisme indien. Cette religion à représentations matérielles de la Divinité se répandit rapidement parmi les Chinois, qui l’appelèrent religion de Fô, par une transcription incomplète du nom de Bouddha. Le bouddhisme, ce vaste système religieux auquel on peut attribuer plus de trois cents millions de sectateurs, mérite bien que nous entrions dans quelques détails sur son origine, sa doctrine et sa propagation parmi les peuples de la haute Asie.
Le mot Bouddha est un nom générique très ancien, et qui a une double racine en sanscrit. L’une signifie être, exister, et l’autre sagesse, intelligence supérieure. C’est le nom par lequel on désigne l’Être créateur, tout-puissant, Dieu. Mais on l’applique aussi, par extension, à ceux qui l’adorent et cherchent à s’élever jusqu’à lui par la contemplation et la sainteté. Cependant tous les bouddhistes que nous avons vus en Chine, en Tartarie, au Thibet et à Ceylan, entendent désigner par ce nom un personnage historique devenu célèbre dans toute l’Asie, et qu’on regarde comme le fondateur des institutions et de la doctrine comprise sous la dénomination générale de bouddhisme. Aux yeux des bouddhistes, ce personnage est tantôt un homme, tantôt un dieu, ou plutôt il est l’un et l’autre. C’est une incarnation divine, un homme-dieu, qui est venu en ce monde pour éclairer les hommes, les racheter et leur indiquer la voie du salut. Cette idée d’une rédemption humaine par une incarnation divine est tellement générale et populaire parmi les bouddhistes, que partout nous l’avons trouvée nettement formulée en des termes remarquables. Si nous adressions à un Mongol ou à un Thibétain cette question : « Qu’est-ce que Bouddha ? » il nous répondait à l’instant : « C’est le sauveur des hommes. » La naissance merveilleuse de Bouddha, sa vie et ses enseignements, renferment un grand nombre de vérités morales et dogmatiques professées dans le christianisme, et qu’on ne doit pas être surpris de retrouver aussi dans d’autres religions, parce que ces vérités sont traditionnelles et ont toujours été du domaine de l’humanité tout entière. Il doit y avoir chez un peuple païen plus ou moins de vérités chrétiennes, selon qu’il a été plus ou moins fidèle à conserver le dépôt des traditions primitives[70].
D’après la concordance des livres indiens, chinois, thibétains, mongols et cingalais, on peut faire remonter la naissance de Bouddha à l’an 960 avant Jésus-Christ. Les variantes de quelques années en plus ou en moins ne sont d’aucune importance. Klaproth a extrait des livres mongols, qui ne sont que des traductions du thibétain ou du sanscrit, la légende de Bouddha dont nous allons donner une analyse succincte.
Soutadanna, chef de la maison de Chakdja, de la caste des brahmanes, régnait dans l’Inde sur le puissant empire de Magadha, dans le Bahar méridional, dont la capitale était Kaberchara. Il épousa Mahamaïa, « la grande illusion », mais ne consomma pas son mariage avec elle. Celle-ci, quoique vierge, conçut par l’influence divine, et, le quinze du deuxième mois du printemps, elle mit au monde un fils qu’elle avait porté trois cents jours dans son sein. Le prenant dans ses bras, elle le remit à un roi qui était également une incarnation de Brahma (en mongol, Esroum-Tingri) ; celui-ci l’enveloppa d’une étoffe précieuse et lui prodigua de tendres soins. Un autre roi, incarnation d’Indra (en mongol, Hormousta-Tingri), baptisa le jeune dieu dans une eau divine. L’enfant reçut le nom d’Arddha-Chiddi et fut reconnu aussitôt pour un être divin, et l’on prédit qu’il surpasserait en sainteté toutes les incarnations précédentes. Chacun l’adora en le saluant du titre de dieu des dieux (en mongol Tingri-in-Tingri). Dix vierges furent chargées de le servir, sept le baignaient tous les jours, sept l’habillaient, sept le berçaient, sept le tenaient propre, sept l’amusaient de leurs jeux, trente-cinq autres charmaient ses oreilles par des chants et des instruments de musique. Arrivé à l’âge de dix ans, on lui donna plusieurs maîtres, parmi lesquels se distinguait le sage Babourenou, duquel il apprit la poésie, la musique, le dessin, les sciences mathématiques et la médecine. Il embarrassa bientôt son instituteur par ses questions, et le pria ensuite de lui enseigner toutes les langues, condition indispensable, disait-il, de son apostolat, qui tend à éclairer le monde et à répandre, parmi toutes les nations, la connaissance de la religion et de la doctrine véritables. Mais le précepteur ne savait que les idiomes de l’Inde, et ce fut l’élève qui lui apprit cinquante langues étrangères avec leurs caractères particuliers. Il surpassa bientôt le genre humain entier.
Arrivé à l’âge de puberté, il refusa de se marier, à moins qu’on ne lui trouvât une vierge possédant trente-deux vertus et perfections. À force de recherches, on parvint à en découvrir une de la race de Chakdja ; mais il fallut la disputer à son oncle, qui l’avait recherchée. Il était alors âgé de vingt ans ; le mariage eut lieu, et, l’année suivante, la jeune épouse mit au monde un fils qui reçut le nom de Bakholi, et elle eut, dans la suite, une fille. Bientôt, renonçant aux vanités mondaines, il se livra à la pratique des vertus et à la vie contemplative, quitta son épouse, sa famille et son précepteur, qui, affligés d’une telle résolution, firent de vains efforts pour l’en dissuader ; ils lui signifièrent même qu’on le retiendrait prisonnier dans le palais de Kaberchara ; mais il déclara qu’il en sortirait malgré eux, et dit à son instituteur : « Adieu, mon père, je vais entrer dans l’état de pénitent ; je renonce donc à vous, à l’empire, à mon épouse, à mon fils chéri ; j’ai des raisons suffisantes pour suivre ma vocation ; ne m’empêchez pas de l’accomplir, c’est un devoir sacré pour moi. »
Monté sur un cheval que lui amena un esprit céleste, il prit la fuite et se rendit dans le royaume d’Oudipa, sur les bords de la Naracara. Là, il se conféra à lui-même le sacerdoce, se coupa les cheveux et prit l’habit de pénitent. Il substitua alors à son nom celui de Gotamâ, c’est-à-dire « qui éteint, qui amortit les sens » (go, « sens », et tamâ, « obscurité, ténèbres »). Épuisé par des austérités prolongées, il se rétablit en se nourrissant du lait des vaches que Soudatanna, son père, fit conduire dans le voisinage de sa retraite. Un grand singe, Rhâkke-Mansou, vint souvent voir Gotamâ ; un soir il lui porta des gaufres, du miel d’abeilles sauvages et des figues, et les lui présenta pour son repas. Gotamâ, selon son usage, arrosa les figues et le miel d’eau bénite et en mangea. Le singe, bondissant de joie, tomba dans un puits. En mémoire de cet accident, cette place fut consacrée sous le nom de Place des offrandes du singe. Un jour il apaisa un éléphant enivré de vin de coco, dirigé contre lui par un mauvais génie, en lui faisant un signe de ses doigts.
Il choisit alors une retraite encore plus sauvage où il ne fut suivi que par deux de ses disciples, Chari, le fils de son précepteur, et le célèbre Malou-Toni. Quelque éloignée que fût cette retraite, ses ennemis surent la découvrir et crurent le tenter par des questions insidieuses. Eriztou et Débeltoun se présentèrent les premiers et lui demandèrent avec une modestie feinte : « Gotamâ, quelle est la doctrine ? Quel a été ton instituteur ? De qui as-tu reçu le sacerdoce ? – Je suis saint par mon propre mérite, dit Gotamâ ; c’est moi qui me suis sacré mon propre ministre. Qu’ai-je à faire avec d’autres instituteurs ? La religion m’a pénétré. » Il repoussa les séductions de plusieurs femmes, et fit, à cette occasion, jaillir du sein de la terre le génie tutélaire de ce globe, qui porta témoignage des vertus de Gotamâ. Cinq disciples favoris entouraient alors leur maître. Voici leurs noms devenus célèbres dans l’histoire du bouddhisme : Godinia, Datol, Langba, Muigtsan et Sangdan.
Au bout de six ans, il quitta le désert pour aller exercer son apostolat, auquel il se prépara par un long jeûne. Ses disciples l’adorèrent, et aussitôt rayonna sur le visage du saint une auréole éclatante. Il prit alors la route de Varanasi (Bénarès) pour y faire son entrée ; mais, absorbé dans une extatique contemplation, il fit trois fois le tour de cette ville sacrée avant de monter sur ce trône qu’avaient occupé successivement les fondateurs des trois époques religieuses antérieures. Après avoir pris possession du siège suprême, il adopta le nom de Chakdja-mouni, « le pénitent de Chakdja », vécut dans la solitude, et continua les méditations préparatoires par lesquelles il préludait à ses nouvelles fonctions. Suivi de ses cinq disciples, il traversa les déserts, se rendit sur les bords de l’Océan, et partout on l’accueillait avec vénération. De retour à Bénarès, il y développa sa doctrine, entouré d’une multitude innombrable d’auditeurs de toutes les classes. Ses enseignements sont renfermés dans une collection de cent huit gros volumes, connus sous le nom générique de Gandjour ou instruction verbale. Ils roulent exclusivement sur la métaphysique des créations et sur la nature frêle et périssable de l’homme. Cet ouvrage monumental se trouve dans toutes les bibliothèques des grands couvents bouddhiques. La plus belle édition est celle de Pékin, de l’imprimerie impériale. Elle est en quatre langues, en thibétain, en mongol, en mandchou et en chinois. Le gouvernement est dans l’habitude de l’envoyer en cadeau aux grands monastères lamaïques.
Chakdja-Mouni éprouva une vive opposition de la part des prêtres attachés aux anciennes croyances ; mais il triompha de tous ses adversaires à la suite d’une discussion qu’il eut avec eux. Leur chef se prosterna devant lui et se confessa vaincu. En mémoire de ce triomphe fut institué une fête qui dure pendant les premiers quinze jours du premier mois. Chakdja-mouni rédigea alors les principes fondamentaux de la morale et le décalogue. Les principes moraux se réduisent à quatre : 1° la force de la miséricorde établie sur des bases inébranlables ; 2° l’éloignement de toute cruauté ; 3° une compassion sans bornes envers toutes les créatures ; 4° une conscience inflexible dans la loi… Suit le décalogue ou les dix prescriptions et prohibitions spéciales : 1° ne pas tuer ; 2° ne pas voler ; 3° être chaste ; 4° ne pas porter faux témoignage ; 5° ne pas mentir ; 6° ne pas jurer ; 7° éviter toutes les paroles impures ; 8° être désintéressé ; 9° ne pas se venger ; 10° ne pas être superstitieux. Cette dernière défense est très remarquable, et les bouddhistes actuels n’en tiennent pas grand compte. Chakdjamouni déclara que les préceptes de cette règle des actions humaines lui avaient été révélés après les quatre grandes épreuves qu’il avait subies jadis, lorsqu’il se voua à l’état de sainteté. Ce code de morale commençait à se répandre dans toute l’Asie lorsqu’il quitta la terre, se dépouillant de son enveloppe matérielle pour se réabsorber en l’âme universelle, qui est en lui-même. Il avait alors quatre-vingts ans. Avant de dire le dernier adieu à ses disciples, il prédit que le règne de sa doctrine serait de cinq mille ans ; qu’au bout de ce temps apparaîtrait un autre Bouddha, un autre homme-dieu, prédestiné, depuis des siècles, à être le précepteur du genre humain. « D’ici à cette époque, ajouta-t-il, ma religion sera en butte à des persécutions, mes fidèles seront obligés de quitter l’Inde pour se retirer sur les plus hautes cimes du Thibet, et ce plateau, du haut duquel l’observateur domine le monde, deviendra le palais, le sanctuaire et la métropole de la vraie croyance. »
Telle est l’histoire très abrégée de ce fameux fondateur du bouddhisme, qui essaya de renverser l’antique religion des Hindous, le brahmanisme. Bouddha avait pour moyen de conversion les miracles et la prédication. Sa légende et celle de ses principaux disciples sont remplies de prodiges et de merveilles qui atteignent souvent le comble de l’extravagance. Le caractère dominant du bouddhisme est un esprit de douceur, d’égalité et de fraternité, qui contraste avec la dureté et l’arrogance du brahmanisme. D’abord Chakdja-mouni et ses disciples cherchaient à mettre à la portée de tout le monde des vérités qui étaient auparavant le partage des classes privilégiées. La perfection des brahmanes était, en quelque sorte, égoïste ; la religion n’était que pour eux. Ils se livraient à de rudes pénitences pour partager dans une autre vie le séjour de Brahma. Le dévouement de l’ascète bouddhiste était plus désintéressé. N’aspirant pas à s’élever seul, il pratiquait la vertu et s’appliquait à la perfection pour en faire partager le bienfait aux autres hommes. En instituant un ordre de religieux mendiants, qui prit bientôt des accroissements prodigieux, Chakdja attirait à lui et réhabilitait les pauvres et les malheureux. Les brahmanes se moquaient de lui parce qu’il recevait au nombre de ses disciples les misérables et les hommes repoussés par les premières classes de la société indienne. Mais il se contentait de répondre : « Ma loi est une loi de grâce pour tous… » Un jour les brahmanes se scandalisaient de voir une fille de la caste inférieure des tchandala reçue comme religieuse. Chakdja dit : « Il n’y a pas entre un brahmane et un homme d’une autre caste la différence qui existe entre la pierre et l’or, entre les ténèbres et la lumière. Le brahmane, en effet, n’est sorti ni de l’éther ni du vent. Il n’a pas fendu la terre pour paraître au jour comme le feu qui s’échappe du bois de l’Arani. Le brahmane est né du sein d’une femme tout comme le tchandala. Où vois-tu donc la cause qui ferait que l’un doit être noble et l’autre vil ? Le brahmane lui-même, quand il est mort, est abandonné comme un objet vil et impur. Il en est de lui comme des autres castes ; où est alors la différence ? »
Les systèmes religieux du bouddhisme et du brahmanisme se ressemblent beaucoup. Les persécutions acharnées que les bouddhistes ont éprouvées de la part des brahmanes, doivent être attribuées, moins à des divergences d’opinion sur le dogme qu’à l’admission de tous les hommes, sans distinction de castes, aux fonctions sacerdotales et civiles et aux récompenses futures. L’empire du brahmanisme tenant essentiellement à la hiérarchie des castes, ils ont dû traiter en ennemis les réformateurs qui avaient proclamé l’égalité des hommes en ce monde et dans l’autre. Ces persécutions furent longues et d’une violence extrême. À en croire les livres et les traditions bouddhistes, le nombre des victimes serait incalculable. Enfin, vers le VIe siècle de notre ère, le brahmanisme obtint une victoire décisive sur les partisans de la religion nouvelle. Ceux-ci, expulsés de l’Hindoustan, furent forcés de franchir les Himalaya, et se répandirent dans le Thibet, la Boukharie, la Mongolie, la Chine, le pays des Birmans, le Japon, et même à Ceylan. La propagande qu’ils ont exercée dans tous ces pays a été tellement active, que le bouddhisme compte encore aujourd’hui plus de sectateurs qu’aucune autre croyance religieuse. Parmi les peuples bouddhistes que nous avons visités, ceux qui nous ont paru attachés à leur religion avec le plus d’énergie et de sincérité, ce sont les Mongols, puis viennent les Thibétains, en troisième lieu les Cingalais de Ceylan, et enfin les Chinois, qui sont tombés dans le scepticisme.
À notre passage à Ceylan, quelques bouddhistes nous ont dit que leurs livres étaient ceux qui contenaient la pure doctrine de Bouddha, et que, selon les traditions du pays, Bouddha, fuyant les persécutions des brahmanes, se serait retiré dans leur île ; qu’il s’éleva dans les cieux du sommet d’une montagne, où il laissa l’empreinte de son pied. Cette montagne est celle qu’on nomme aujourd’hui le Pic d’Adam, parce que les musulmans prétendent que l’empreinte qu’on y voit est celle du premier homme. Dans l’intérieur de l’île est le fameux temple de Candi, où les bouddhistes conservent, disent-ils, une dent de Bouddha.
Les trois religions dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, et qui sont personnifiées par Confucius, Lao-tse et Bouddha ou Fô, existent encore en Chine. Après avoir lutté avec acharnement, pendant des siècles, l’une contre l’autre, aujourd’hui elles se sont réunies dans un indifférentisme universel, et il règne entre elles une paix profonde. Ce résultat doit être principalement attribué à la classe des lettrés. Les docteurs de la raison et les bouddhistes s’étaient abandonnés à tant de superstitions, que les disciples de Confucius n’ont pas eu de peine à en montrer le ridicule. Les pamphlets pleins de sel et de verve dont ils n’ont cessé d’accabler les bonzes et les tao-sse ont fini par étouffer, chez le peuple, tout sentiment religieux. Les empereurs mêmes de la dynastie mandchoue n’ont pas peu contribué à plonger la nation dans ce scepticisme qui la ronge et opère sa dissolution avec une si effrayante activité. Il nous reste un recueil de sentences composées par l’empereur Khang-hi, pour l’instruction du peuple. Young-tching, qui succéda à Khang-hi sur le trône impérial, a fait, sur chacune des sentences de son père, des commentaires destinés à être lus en public par les magistrats.
L’un des points sur lesquels le prince commentateur insiste avec le plus de force, c’est l’éloignement pour les fausses sectes, ou plutôt pour toutes les religions. Il les passe en revue, les critique et les condamne toutes, sans exception. Celle du bouddhisme, la plus répandue en Chine, est surtout l’objet de son improbation. Il parle avec mépris des dogmes sur lesquels elle repose ; il en tourne les pratiques en dérision. Les bouddhistes, comme les autres partisans des sectes indiennes, attachent beaucoup d’importance à certains mots ou à certaines syllabes qu’ils répètent perpétuellement, croyant se purifier de tous leurs péchés par l’articulation seule de ces saintes syllabes et faire leur salut par cette dévotion aisée. Le commentateur impérial raille assez malicieusement cet usage. « Supposez, dit-il, que vous ayez violé les lois en quelque point, et que vous soyez conduit dans la salle du jugement pour y être puni ; si vous vous mettez à crier, à tue-tête, plusieurs milliers de fois, Votre Excellence ! Votre Excellence ! croyez-vous que, pour cela, le magistrat vous épargnera ? » Ailleurs, la similitude ne tend à rien moins qu’à détruire toute idée d’un culte ou d’un hommage quelconque à rendre à la Divinité. C’est une véritable prédication d’athéisme adressée par le souverain à ses sujets. « Si vous ne brûlez pas du papier en l’honneur de Fô, et si vous ne déposez pas des offrandes sur ses autels, il sera mécontent de vous et fera tomber son jugement sur vos têtes. Votre dieu Fô est donc un misérable. Prenons pour exemple le magistrat de votre district : quand vous n’iriez jamais le complimenter et lui faire la cour, si vous êtes honnêtes gens et appliqués à votre devoir, il n’en fera pas moins d’attention à vous ; mais, si vous transgressez la loi, si vous commettez des violences, et si vous usurpez les droits des autres, vous aurez beau prendre mille voies pour le flatter, il sera toujours mécontent de vous. »
La religion chrétienne n’est pas épargnée par le commentateur de l’empereur Khang-hi, qui fut très favorable aux missionnaires, mais qui ne vit jamais en eux, quoi qu’on en ait dit, que des savants et des artistes dont il pouvait tirer parti pour le bien de l’État. Le passage suivant de son successeur Young-tching en est une preuve : « La secte du Seigneur du Ciel[71] elle-même, dit-il, cette secte qui parle sans cesse du ciel, de la terre, et d’êtres sans ombre et sans substance, cette religion est aussi corrompue et pervertie. Mais, parce que les Européens qui l’enseignent savent l’astronomie et sont versés dans les mathématiques, le gouvernement les emploie pour corriger le calendrier ; cela ne veut pas dire que leur religion soit bonne, et vous ne devez nullement croire à ce qu’ils vous disent. »
Un semblable enseignement, venu de si haut, ne pouvait manquer de porter ses fruits. Toute créance aux choses de l’âme et de la vie future a été éteinte. Le sentiment religieux s’est évanoui ; les doctrines rivales ont perdu toute autorité, et leurs partisans, devenus impies et sceptiques, sont tombés dans l’abîme de l’indifférentisme, où ils se sont donné le baiser de paix. Les discussions religieuses ont cessé de toute part, et la nation chinoise tout entière a proclamé cette fameuse formule, dont tout le monde est satisfait : San-kiao, y-kiao, c’est-à-dire : « Les trois religions n’en sont qu’une. » Ainsi, tous les Chinois sont à la fois sectateurs de Confucius, de Lao-tse et de Bouddha, ou, pour mieux dire, ils ne sont rien du tout ; ils rejettent tout dogme, toute croyance, pour vivre au gré de leurs instincts plus ou moins dépravés et corrompus. Les lettrés ont seulement conservé un certain engouement pour les livres classiques et les principes moraux de Confucius, que chacun explique à sa fantaisie en invoquant toujours le ly, ou le rationalisme, qui est devenu leur principe général.
Quoiqu’on ait fait table rase des croyances religieuses, les anciennes dénominations sont restées, et les Chinois s’en servent encore volontiers ; mais elles ne sont plus qu’un vain signe d’une foi morte, l’épitaphe d’une religion éteinte. Il n’est rien qui caractérise mieux ce scepticisme désolant des Chinois que la formule de politesse que s’adressent des inconnus quand ils veulent se mettre en rapport. Il est d’usage qu’on se demande à quelle sublime religion on appartient. L’un se dit confucéen, l’autre, bouddhiste, un troisième, disciple de Lao-tse, un quatrième, sectateur de Mahomet ; car il existe, en Chine, un grand nombre de musulmans. Chacun fait l’éloge de la religion dont il n’est pas ; la politesse le veut ainsi ; et puis tout le monde finit par répéter en chœur : Pout-toun-kiao, toun-ly, « Les religions sont diverses, la raison est une ; nous sommes tous frères… » Cette formule, qui est sur les lèvres de tous les Chinois, et qu’ils se renvoient les uns aux autres avec une exquise urbanité, est l’expression bien nette et bien précise de l’estime qu’ils font des croyances religieuses.
À leurs yeux, les cultes sont tout bonnement une affaire de goût et de mode ; on ne doit pas y attacher plus d’importance qu’à la couleur des vêtements.
Le gouvernement, les lettrés, le peuple, tout le monde regardant les religions comme choses futiles et de nul intérêt, on comprend qu’il doit régner, en Chine, une tolérance incomparable pour toute espèce de culte. Les Chinois jouissent, en effet, sur ce point, d’une grande liberté, pourvu, toutefois, que l’autorité ne se persuade pas que, sous prétexte d’association religieuse, on cache un but politique et nuisible à l’État. C’est pour ce seul motif, comme nous l’avons déjà dit, que le christianisme est réprouvé et persécuté par les magistrats.
Nul ne songe à tourmenter les bonzes et les tao-sse. On les laisse vivre dans la misère et dans l’abjection au fond de leur demeure, sans que personne s’occupe d’eux, à l’exception de quelques rares adeptes qui vont quelquefois consulter les sorts, brûler un peu de papier peint et des bâtons de parfums aux pieds des idoles ou commander quelques prières, dans l’espérance de faire immédiatement une grosse fortune. Les modiques aumônes qu’ils reçoivent, en ces circonstances, seraient insuffisantes pour leur entretien, s’ils négligeaient d’y joindre les produits de quelque industrie particulière. La plupart d’entre eux tiennent école, et ceux qui ne sont pas assez lettrés pour enseigner les livres classiques sont forcés, en quelque sorte, de parcourir les villages et de mendier leur riz ; car les revenus de leurs pagodes ne sont plus aussi considérables qu’ils l’étaient, dit-on, à d’autres époques. Les bonzes et les tao-sse mènent une existence si précaire et si humiliante, que leur nombre va toujours en diminuant. On ne voit pas trop pourquoi, en effet, des hommes qui sont sans croyance religieuse se résigneraient à une si profonde misère. Aussi, cette espèce de sacerdoce d’une religion éteinte et d’un culte abandonné est-il forcé de se recruter d’une singulière manière. Le bonze qui est attaché à une pagode achète, pour quelques sapèques, l’enfant de quelque famille indigente ; il lui rase la tête et en fait son disciple, ou plutôt son domestique. Ce pauvre enfant végète ainsi, en la compagnie de son maître, et s’accoutume insensiblement à ce genre de vie. Plus tard, il devient le successeur et l’héritier de celui à qui on l’avait vendu, et cherche, à son tour, à se procurer de la même façon un petit disciple. Voilà de quelle façon se perpétue la classe des bonzes, dont l’influence a été grande à diverses époques, comme on peut le voir en parcourant les annales de la Chine ; mais, aujourd’hui, ces hommes ont complètement perdu leur autorité et leur crédit. Les peuples n’ont plus pour eux aucune considération ; souvent ils sont mis en scène sur le théâtre, et on ne manque jamais de leur faire jouer les rôles les plus infâmes. Il faut qu’ils soient tombés dans un bien grand mépris pour que l’insurrection ait cru se rendre populaire en les massacrant partout sur son passage.
Autrefois il y avait, aux environs des pagodes les plus célèbres, de grands monastères, où des bonzes nombreux vivaient en communauté, à la manière des lamas du Thibet et de la Tartarie. Ils possédaient de riches bibliothèques, où l’on trouvait réunis tous les livres de l’Inde et de la Chine, ayant quelque rapport avec le culte bouddhique. C’est là qu’on voyait les belles éditions du Gandjour, ou « Instructions verbales de Bouddha », en cent huit gros volumes, et du Dandjour, en deux cent trente-deux volumes. Ce dernier ouvrage est une sorte d’encyclopédie religieuse ou d’histoire ecclésiastique du bouddhisme. Actuellement, ces fameuses bonzeries sont presque désertes et abandonnées. Nous avons eu occasion d’en visiter un grand nombre, et, entre autres, celle du Pou-tou, l’une des plus renommées de l’Empire Céleste. Pou-tou est une île du grand archipel de Tchousan, sur les côtes de la province de Tche-kiang. Plus de cinquante monastères, plus ou moins importants, et dont deux ont été fondés par des empereurs, sont disséminés sur les flancs des montagnes et dans les vallées de cette île pittoresque et enchantée, que la nature et l’art se sont plu à embellir de toutes les magnificences. On ne voit, de toute part, que des jardins ravissants, semés des plus belles fleurs, des grottes taillées dans la roche vive, parmi des bouquets de bambous et des touffes d’arbres aux écorces aromatiques. Les habitations des bonzes, abritées contre les ardeurs du soleil sous d’épais ombrages, sont dispersées çà et là, au milieu de ces sites gracieux. Mille sentiers aux détours capricieux, traversent des ravins, des étangs et des ruisseaux, par le moyen de jolis ponts en pierre ou en bois, font communiquer entre elles toutes ces demeures. Au centre de l’île s’élèvent deux vastes et brillants bâtiments ; ce sont deux temples bouddhiques. Les briques jaunes dont ils sont revêtus annoncent que leur construction est due à la munificence impériale.
L’architecture religieuse des Chinois ne ressemble nullement à la nôtre. Ils n’ont aucune idée de ces édifices grandioses, fermés de toute part, d’un style grave, majestueux, un peu sombre et mélancolique, en harmonie enfin avec les sentiments que doit inspirer un lieu consacré au recueillement et à la prière. Lorsque les Chinois veulent construire une pagode, ils choisissent, sur les flancs d’une montagne, ou dans le creux d’un vallon, un site riant et pittoresque ; on le plante de grands arbres, aux feuilles toujours verdoyantes, on trace aux environs une foule de sentiers, aux bords desquels on multiplie les arbustes, les buissons fleuris et les plantes rampantes. C’est par ces avenues fraîches et parfumées qu’on arrive à plusieurs corps de bâtiments, entourés de galeries, et qu’on prendrait moins pour un temple que pour une résidence champêtre, agréablement située dans un parc ou dans un jardin.
On arrive au principal temple de Pou-tou par une large allée bordée de grands arbres séculaires, et dont l’épais feuillage est encombré de troupes de corbeaux à tête blanche, dont les croassements et les battements d’ailes à travers les branches font un continuel vacarme. À l’extrémité de l’allée est un magnifique lac, entouré d’arbustes qui s’inclinent sur ses bords comme des saules pleureurs ; des tortues, des poissons rouges, et quelques canards mandarins, aux couleurs étincelantes, se jouent à la surface des eaux, parmi de splendides nénuphars dont les riches et brillantes corolles se dressent majestueusement sur de longues tiges d’un vert tendre et moucheté de points noirs. Plusieurs ponts en bois rouge ou vert sont jetés sur ce lac, et conduisent aux nombreux degrés qui précèdent le premier bâtiment du temple, espèce de porche soutenu par huit énormes colonnes en granit. Quatre statues de grandeur colossale, deux à droite et deux à gauche, sont là en faction comme des sentinelles immobiles. Deux portes latérales conduisent de ce vestibule à la nef principale, où siège une trinité bouddhique représentant le passé, le présent et l’avenir. Ces trois statues, entièrement dorées, sont, quoique accroupies, d’une dimension gigantesque ; elles ont au moins douze pieds de haut. Le Bouddha du milieu a ses mains entrelacées et gravement posées sur son majestueux abdomen. Il représente l’idée du passé et de la quiétude inaltérable et éternelle à laquelle il est parvenu. Les deux autres ont le bras et la main droite levés, en signe de leur activité présente et future. Devant chaque idole est un autel, recouvert de petits vases pour les offrandes et de cassolettes en bronze ciselé, où brûlent sans cesse de petits bâtons de parfums.
Une foule d’autres divinités secondaires sont rangées autour de la salle, dont les ornements se composent de lanternes énormes en papier peint ou en corne fondue. Il y en a de carrées, de rondes, d’ovales, de toute forme et de toute couleur. Les murs sont tapissés de larges bandes de satin, chargées de sentences et de maximes.
La troisième salle est consacrée à Kouang-yn, que la plupart des relations sur la Chine se sont obstinées à regarder comme une déesse de la porcelaine, et quelquefois de la fécondité. D’après la mythologie bouddhique, Kouang-yn est une personnalité de la Trimourti indienne, représentant la puissance créatrice.
Enfin, la quatrième salle est un panthéon ou pandémonium, renfermant un assortiment complet d’idoles hideuses, à figure d’ogre ou de reptile. On y voit pêle-mêle les dieux du ciel et de la terre, des monstres fabuleux, les patrons de la guerre, de l’artillerie, des manufactures de soie, de l’agriculture, de la médecine ; les images des saints de l’antiquité, philosophes, hommes d’État, littérateurs, guerriers, en un mot, un assemblage des figures les plus grotesques et les plus disparates.
Ce temple en quatre parties, dont la construction et les ornements ont dû coûter des sommes énormes, est aujourd’hui dans un complet délabrement. La riche toiture en tuiles dorées et vernissées est défoncée en plusieurs endroits ; de sorte que, lorsqu’il pleut, l’eau tombe sur la tête de ces pauvres idoles, qui auraient bien plus besoin d’un parapluie que des parfums qu’on brûle à leurs pieds. Les autres pagodes ne sont pas en meilleur état ; quelques-unes tombent entièrement en ruine, et les dieux, étendus de leur long, la face contre terre, au milieu des décombres, servent parfois de sièges aux curieux visiteurs de l’île sainte.
Les vastes monastères de Pou-tou, où autrefois les bonzes ont dû se trouver réunis en grand nombre, sont presque entièrement abandonnés à des légions de rats et à de grosses araignées qui tissent paisiblement leurs larges toiles dans les cellules désertes. L’endroit le plus propre et le mieux conservé, c’est la bibliothèque. Le bonze chargé de son entretien nous la fit visiter. Nous la trouvâmes bien inférieure à celles que nous avions vues dans la Tartarie et le Thibet. Elle possède cependant environ huit mille volumes, enveloppés de taffetas jaune, exactement étiquetés et rangés par ordre dans les cases qui entourent une vaste salle. Ces livres appartiennent exclusivement à la théologie et à la liturgie de la religion de Bouddha. Ils sont, pour la plupart, des traductions et quelquefois de simples transcriptions chinoises des livres indiens, de sorte que les Chinois peuvent les lire couramment, mais sans jamais en comprendre le sens. Nous dîmes au bibliothécaire que cet inconvénient était grave et que de pareils livres nous paraissaient peu propres à développer chez les bonzes le goût de l’étude. « La famille religieuse de Bouddha, nous répondit-il, n’a plus d’attrait pour les livres. Les bonzes de Pou-tou n’en lisent aucun, pas plus ceux qu’ils pourraient comprendre que les autres. Ils ne mettent pas le pied dans la bibliothèque ; je n’y vois jamais que des étrangers qui viennent la visiter par curiosité. »
Le religieux bouddhiste qui nous faisait cet aveu ne semblait pas partager l’indifférence de ses confrères pour les livres ; c’était, au contraire, un vrai type de bibliophile. Depuis dix-huit ans qu’il était à Pou-tou, il n’avait jamais quitté sa bibliothèque. Il y passait la journée entière et une partie des nuits, continuellement occupé, nous disait-il, à sonder la profondeur insondable de la doctrine. Quelques livres ouverts sur une petite table placée à un angle de la salle attestaient, en effet, qu’il faisait autre chose que garder simplement l’établissement. Si nous avions voulu l’écouter, il paraissait tout disposé à passer en revue sa nombreuse collection, en nous faisant une petite analyse du contenu de chaque livre. Il avait déjà commencé avec un merveilleux enthousiasme, et il était facile de voir qu’il trouvait rarement des visiteurs qui voulussent bien s’intéresser à ce qui était devenu pour lui un véritable culte. Le temps nous manquait pour l’entendre jusqu’au bout, et nous fûmes contraints bien à regret, de nous priver, lui et nous, de ses savantes dissertations.
Nous visitâmes le supérieur de l’île, dont l’habitation avoisinait le principal temple. Les appartements qu’il occupait étaient presque propres ; on voyait même que certaines idées de luxe avaient jadis présidé à leur arrangement. Ce supérieur était un homme d’une quarantaine d’années. Son langage n’indiquait pas qu’il fût très habile en littérature ou en théologie ; mais, à son œil rusé, à sa parole brève et bien accentuée, on reconnaissait un homme ayant l’habitude des affaires et du commandement. Il nous dit que, depuis quelques années, il cherchait à restaurer les pagodes de l’île, et que presque tous les bonzes qui vivaient sous son obéissance étaient occupés à quêter dans l’intérieur de l’empire, pour se procurer les fonds nécessaires à la réalisation de son projet. Les quêtes étant peu productives, il ne manqua pas de nous faire de longues lamentations sur le dépérissement du zèle pour le culte de Bouddha. Comme il savait que nous étions missionnaires, nous crûmes pouvoir lui exprimer franchement notre pensée au sujet de cette indifférence qu’il déplorait. « Nous ne sommes nullement surpris, lui dîmes-nous, de voir les Chinois pleins de froideur et d’insouciance pour un culte renfermant tant de croyances contradictoires et qui offusquent le bon sens. – C’est cela, nous répondit-il, votre merveilleuse intelligence a saisi le véritable point de la difficulté. – Les hommes peuvent se laisser séduire, pour un temps, par de vaines superstitions ; mais tôt ou tard ils en aperçoivent la futilité, et ils s’en détachent facilement. – Ces paroles sont pleines de netteté et de précision. – Une religion qui n’a pas sa racine dans la vérité ne saurait satisfaire ni l’esprit ni le cœur de l’homme. Les peuples peuvent y croire un instant, mais leur foi n’est ni ferme, ni durable. – Voilà la véritable explication. La nation centrale ne croit plus, et c’est pourquoi mes quêteurs reviennent les mains vides. Il est connu que les religions sont nombreuses, et qu’elles n’ont qu’un temps, mais le ly, « la raison », est immuable. – Les religions fausses, basées sur le mensonge, n’ont qu’un temps, c’est vrai. La vérité est éternelle, elle est, par conséquent, de tous les temps et de tous les lieux. La religion du Seigneur du ciel, qui est l’expression de la vérité, est pour tous les hommes ; elle est immuable comme son fondement… » Ce chef des bonzes connaissait suffisamment la religion chrétienne ; il avait lu plusieurs livres de doctrine, et, entre autres, le fameux traité du P. Ricci, Sur la véritable notion de Dieu. Il eut la politesse de nous dire que notre religion était sublime, incomparable, et que la sienne, à lui, n’avait pas le sens commun ; puis il ajouta la formule à la mode parmi les Chinois : Pout-toun-kiao, toun-ly, « Les religions sont diverses, la raison est une… » Et, après cette déplorable conclusion, il changea brusquement de sujet, en nous parlant des beaux plans qu’il avait en tête pour la restauration de ses pagodes.
Au moment où nous quittions Pou-tou nous rencontrâmes plusieurs barques se dirigeant vers le petit port de l’île. Elles étaient chargées de bonzes qui revenaient de faire la quête. Nous leur demandâmes si leur tournée avait été heureuse. « Oui, s’écria avec transport un jeune novice ; oui, nous avons été heureux, nous rapportons beaucoup de sapèques. » À peine eut-il prononcé ces mots, qu’un vieux bonze, qui se tenait accroupi à côté de cet indiscret, lui appliqua un rude coup de poing sur la tête. « Diable rasé, lui cria-t-il, est-ce que tu ne te corrigeras pas de dire des mensonges à tout le monde ? Où avons-nous des sapèques, nous autres ? » L’enfant se cacha avec ses deux mains, et se mit à pleurnicher. Il parut comprendre, mais un peu tard, qu’il avait commis une imprudence, et qu’il n’est pas bon de révéler au premier venu le secret de ses richesses. Le vieux bonze avait une plus longue expérience. « Tiens, dit-il, en frappant encore du poing son pauvre novice, voilà pour tes mensonges ; je te donnerai plus de coups que nous n’avons de sapèques… » Puis, s’adressant à nous avec beaucoup de politesse : « Il faut, dit-il, corriger la jeunesse, quand elle outrage la vérité ; c’est un principe incontestable. Notre excursion dans le district de Han-tcheoun n’a pas été féconde. La moisson de riz ayant été mauvaise, les peuples sont dans l’indigence ; comment songeraient-ils à faire des aumônes à la famille de Bouddha ? En revanche, nous avons eu le bonheur de recueillir une grande quantité de papier abandonné, et de soustraire ainsi à la profanation d’innombrables caractères… » En prononçant ces paroles, il nous montrait une petite barque renfermant une cargaison de chiffons de papier. « Le respect pour les caractères, ajouta-t-il, a été recommandé par les saints de l’antiquité. » Après ce petit incident, la flottille de bonzes continua sa route.
Nous étions en droit de penser que cette compagnie de quêteurs avait fait une assez bonne collecte ; sans cela, le vieux bonze n’eût pas donné de coups de poing au jeune novice. Quand les Chinois ont de l’argent, ils ne le disent pas, et, lorsqu’ils se vantent d’en avoir, on peut être presque toujours assuré que leur bourse est vide. Cette manie n’est pas tellement propre au caractère chinois, qu’on ne puisse aussi quelquefois la retrouver ailleurs.
En nous montrant une barque remplie de chiffons de papier, le vieux bonze quêteur nous avait dit que le respect pour les caractères avait été recommandé par les saints de l’antiquité. Nous avons en effet remarqué, durant notre long séjour dans le Céleste Empire, que, généralement, tous les Chinois professent une profonde vénération pour la parole écrite. Ils ont grand soin de ne pas employer à des usages profanes le papier qui contient des caractères imprimés ou tracés au pinceau. Ils fabriquent du papier grossier et à bas prix, destiné aux enveloppes, aux emballages et à une foule d’autres usages. On conserve avec respect celui qui est écrit, on évite de le fouler aux pieds et de lui laisser contracter des souillures. Les enfants mêmes ont cette habitude. Nous ne pensons pas que les Chinois attachent à cette pratique aucune idée superstitieuse. Il nous a semblé qu’ils entendaient simplement honorer de cette manière la pensée humaine, qui s’incarne en quelque sorte, et se fixe dans l’écriture. À un tel point de vue, cette sollicitude scrupuleuse des Chinois pour leurs caractères est, peut-être, digne de quelque admiration.
Tout le monde n’étant pas également soigneux à l’égard du papier écrit, il arrive quelquefois, soit oubli, soit négligence, qu’on le laisse exposé à la profanation. Afin d’obvier à cet inconvénient, il existe une classe de bonzes dont la mission est d’en faire partout une recherche exacte et minutieuse. Ils parcourent les villes, les villages et les chemins les plus fréquentés, le dos chargé d’une hotte et armés d’un crochet. Ils s’arrêtent de préférence dans les endroits où l’on jette les immondices, et recueillent religieusement tous les caractères qu’ils peuvent rencontrer. Ces débris de papiers sont ensuite portés dans une pagode pour y être brûlés en présence des images des sages de l’antiquité.
La plupart des pagodes célèbres de la Chine sont à peu près dans le même état que celle de Pou-tou. La décadence, le manque de foi, se font remarquer partout, et rien n’annonce que ces édifices bouddhiques soient près de recouvrer leur ancien lustre. Le souvenir de leur antique renommée y attire bien encore, à certaines époques, un certain nombre de visiteurs ; mais c’est la curiosité et non la religion qui les y conduit. On n’y va plus pour brûler de l’encens aux pieds des idoles, ou demander des prières aux bonzes ; ce sont des parties de plaisir, de petits voyages d’agrément où la piété n’a plus aucune part. On peut bien encore rencontrer de temps en temps quelques promeneurs dans les lieux consacrés au bouddhisme, mais on n’y voit pas de véritables pèlerins.
Il n’existe plus, à proprement parler, de monastères où les bonzes vivent en communauté. Les religieux bouddhistes, disséminés dans les diverses provinces de l’empire, sont indépendants les uns des autres, sans être unis entre eux par aucun lien de discipline ou de hiérarchie. Dans chaque maison il y a bien un chef ; mais c’est plutôt un administrateur des biens temporels qu’un supérieur. Il n’exerce aucune autorité sur ses confrères, qui vivent sans règle, au gré de leurs caprices, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, faisant de longues absences loin du monastère, vagabondant à travers le pays, tant qu’ils y trouvent de quoi subsister, et ne reparaissant au logis que lorsqu’ils sont poussés par la faim. S’ils rencontrent quelque part une position à leur convenance, on ne les voit plus revenir. De même que, pour se faire bonze, il suffit de se raser la tête et d’endosser une robe à longues et larges manches, pour cesser de l’être, les formalités ne sont pas plus compliquées ; il n’y a qu’à changer d’habits et qu’à laisser croître ses cheveux. En attendant qu’ils soient assez longs, on use seulement d’une queue postiche, et voilà tout, on n’est plus bonze. On voit que les religieux bouddhistes de la Chine sont loin d’avoir l’importance et l’influence des lamas de la Tartarie et du Thibet.
Les couvents de bonzesses sont assez nombreux en Chine, surtout dans les provinces du Midi. Leur costume ne diffère guère de celui des bonzes ; elles ont également la tête rasée ; elles ne sont pas cloîtrées, et on les rencontre assez fréquemment dans les rues. S’il faut ajouter foi aux rumeurs de l’opinion publique, il régnerait de graves désordres dans l’intérieur de ces établissements. Il est certain que les gens honnêtes et tant soit peu jaloux de leur réputation évitent d’y mettre les pieds.
De tout ce que nous venons de dire sur l’état actuel des divers cultes admis en Chine et de la position de leurs ministres, il est permis de conclure que les Chinois vivent absolument sans religion. Il leur reste encore quelques pratiques superstitieuses auxquelles ils se livrent plutôt par habitude que par conviction, et dont on les voit se détacher journellement avec une extrême facilité. Les croyances religieuses n’entrent pour rien dans la législation, et les magistrats n’en parlent plus que pour les tourner en dérision. L’idée d’un gouvernement athée, d’une loi athée, qu’on avait essayé de préconiser en France du haut de la tribune de la Chambre des députés, se trouve réalisée en Chine, et on ne remarque pas que ce peuple y ait beaucoup gagné en grandeur et en prospérité.
Durant notre séjour à Ou-tchang-fou, dans l’établissement nommé Si-men-yuen, « Jardin de la porte occidentale », nous fûmes témoin d’un événement où nous vîmes comment les Chinois savent concilier les pratiques superstitieuses avec leur défaut de convictions religieuses. Nous avons dit que ce vaste établissement, où nous attendions le jour de notre départ, avait plusieurs locataires de diverses conditions. En face des appartements qu’on nous avait assignés, dans une grande cour, était un autre corps de logis construit avec une certaine élégance. Un vieux mandarin retraité et sa nombreuse famille l’occupaient depuis deux ans. Ce mandarin, qui avait exercé à Ou-tchang-fou une charge importante dans la magistrature, s’était résigné à retarder son retour dans son pays natal, dans l’espoir que son influence auprès des premiers fonctionnaires de la ville pourrait obtenir pour son fils aîné un petit mandarinat. Cet aspirant avait le simple grade de bachelier ; il était marié et père de trois enfants.
Pendant ces deux années d’attente, les espérances du vieux mandarin ne s’étaient pas encore réalisées, et son fils aîné, au lieu d’être promu aux fonctions publiques, avait contracté une maladie qui devait le conduire au tombeau. Lors de notre arrivée dans l’établissement, nous trouvâmes cette pauvre famille plongée dans la désolation ; l’état du malade était tellement grave, qu’on se disposait déjà à lui préparer un cercueil. La mort de ce jeune lettré devait être, pour tous les membres de la famille, un terrible événement ; car il en était l’espoir et le soutien.
Dès la première nuit que nous passâmes dans notre nouveau logement, le jardin de la porte occidentale retentit de cris et de détonations de pétards, qui se faisaient entendre tantôt sur un point, tantôt sur un autre, mais sans interruption. Tout ce tumulte avait pour but de sauver le moribond. Les Chinois pensent que la mort est le résultat de la séparation définitive de l’âme d’avec le corps. Jusque-là, ils sont dans le vrai. La gravité de la maladie est toujours en raison directe des tentatives que fait l’âme pour s’échapper ; et, lorsque le malade éprouve de ces crises terribles qui mettent ses jours en péril, c’est une preuve qu’il y a des absences momentanées ; que l’âme s’éloigne à une certaine distance, mais pour rentrer bientôt. L’éloignement n’est pas tellement considérable, qu’elle ne puisse encore exercer son influence sur le corps et le maintenir en vie, quoiqu’il souffre horriblement de cette séparation passagère. Si le moribond entre en agonie, il est évident que l’âme en a pris son parti, et qu’elle se sauve avec la ferme détermination de ne plus revenir. Cependant tout espoir n’est pas encore perdu, et il y a moyen de lui faire rebrousser chemin et de l’engager à reprendre son poste dans le corps du malheureux qui lutte avec la mort. On cherche d’abord à l’émouvoir ; on lui adresse des prières et des supplications ; on court après elle, on la conjure de retourner à son logis, on lui expose, en des termes pathétiques et pleins d’onction, le lamentable état auquel on va se trouver réduit, si elle s’obstine à s’en aller. On essaye de lui faire bien comprendre que c’est d’elle que dépend le bonheur ou l’infortune d’une famille entière. On la presse, on la flatte, on l’accable d’invocations : « Reviens, reviens, lui crie-t-on ; que t’a-t-on fait ? Pourquoi nous abandonner ? Quel motif as-tu de t’en aller ? Reviens, nous t’en conjurons… » Et, comme on ne sait pas au juste de quel côté l’âme s’est sauvée, on court dans tous les sens, on fait mille évolutions, dans l’espoir de la rencontrer et de l’attendrir par les prières et par les larmes.
Si les moyens d’insinuation et de douceur ne réussissent pas, si l’âme se montre sourde aux supplications et s’obstine à aller froidement son chemin, alors on procède par voie d’intimidation ; on cherche à lui faire peur, on pousse des cris, on lance des pétards, à l’improviste, dans toutes les directions par où elle pourrait s’échapper, on étend les bras pour lui barrer le passage, et l’on pousse en avant avec les mains, comme pour la forcer de retourner chez elle, de rentrer dans le corps du moribond. Parmi ceux qui s’évertuent de la sorte à la suite de cette âme réfractaire, il y a toujours quelqu’un de plus habile que les autres et qui finit par la dépister. Alors il appelle au secours : « Elle est par ici », s’écrie-t-il ; et aussitôt tout le monde d’accourir. On réunit ses forces, on concentre tous ses moyens d’action ; on pleure, on gémit, on se lamente ; les cris retentissent sur tous les tons ; les pétards éclatent de toute part, on fait un effroyable charivari à cette pauvre âme ; on la pousse de toutes les manières imaginables, de sorte que, si elle ne cède pas à de telles injonctions, on est en droit de lui supposer beaucoup de mauvaise volonté et un grand fonds d’obstination.
Quand on procède à cette étrange perquisition, on ne manque jamais de se munir de lanternes, afin d’éclairer l’âme, de lui indiquer la route et de lui enlever ainsi tout prétexte de ne pas retourner. Ces cérémonies ont lieu, le plus souvent, pendant la nuit, parce que, disent les Chinois, l’âme est dans l’usage de profiter de l’obscurité pour s’en aller. Cette opinion se rapproche un peu de l’idée émise par M. de Maistre dans ses Soirées de Saint-Pétersbourg[72] : « L’air de la nuit ne vaut rien pour l’homme matériel, les animaux nous l’apprennent en s’abritant tous pour dormir. Nos maladies nous l’apprennent en sévissant toutes pendant la nuit. Pourquoi envoyez-vous, le matin, chez votre ami malade, demander comment il a passé la nuit, plutôt que vous n’envoyez demander, le soir, comment il a passé la journée ? Il faut bien que la nuit ait quelque chose de mauvais. »
Dans le jardin de la porte occidentale, il y avait, nous l’avons déjà dit, une belle pagode consacrée à Bouddha, dont on voyait, sur l’autel, une grande statue dorée. La porte de ce temple était ouverte jour et nuit. Les parents, les amis et les serviteurs de ce jeune lettré passaient et repassaient continuellement devant l’image de Bouddha, et nous n’en vîmes jamais un seul s’arrêter dans ce temple pour y faire une prière, brûler un peu d’encens, et implorer une guérison qui leur tenait tant à cœur. C’est que, sans doute, ces gens étaient sans foi, sans religion ; ils n’avaient pas l’air de soupçonner qu’il existe un Être tout-puissant, maître de la vie et de la mort, et tenant entre ses mains les destinées de tous les hommes. Ils savaient seulement que, lorsqu’un malade se trouve en danger de mort, il est d’usage de courir, de côté et d’autre, à la poursuite de son âme pour tâcher de la ramener ; et ils s’abandonnaient à ces pratiques uniquement pour faire comme les autres, sans se demander si la chose était raisonnable ou ridicule, et, probablement, sans y avoir une grande confiance.
Durant la nuit tout entière, nous fûmes tenus en éveil par les incroyables manœuvres de ces pauvres Chinois qui donnaient la chasse à l’âme du lettré mourant. Ils s’arrêtaient quelquefois sous nos fenêtres, et nous les entendions adresser à cette âme fugitive les supplications les plus étranges, les prières les plus burlesques. La scène eût été pour nous vraiment risible et amusante, si nous n’avions su qu’il s’agissait d’une nombreuse famille dans l’attente d’un affreux malheur et en proie aux plus cruelles angoisses. La voix de ces petits enfants et de ce vieillard, appelant à grands cris l’âme d’un père et d’un fils, avait quelque chose de navrant.
Le lendemain matin, comme nous nous rendions auprès de cette famille éplorée dans le but de lui apporter, s’il était possible, quelques paroles de consolation, un des domestiques de la maison nous arrêta, en nous disant que le malade venait de mourir. Les Chinois ont une foule de tournures pour exprimer que quelqu’un est trépassé. Il n’existe plus, il est mort, il a salué le siècle, il est parti, il est monté au ciel, sont autant d’expressions plus ou moins élégantes qu’on doit employer suivant la qualité des personnes dont on parle. Quand il est question de l’empereur, on dit qu’il s’est écroulé. La mort du chef de l’empire est considérée comme une immense catastrophe dont le retentissement n’est comparable qu’au fracas produit par l’écroulement d’une montagne.
Nous ne tardâmes pas à voir les personnes qui allaient et venaient dans la maison du mort, revêtues des habits de deuil, c’est-à-dire d’un bonnet et d’une ceinture en toile blanche. Le deuil complet et de parade exige que tous les habits soient blancs ; on n’en excepte pas même les souliers, ni le petit cordon de soie avec lequel on tresse et noue les cheveux en forme de queue. Les usages chinois étant presque toujours en opposition avec ceux de l’Europe, il fallait bien s’attendre à ce que le blanc fût parmi eux la couleur du deuil.
Les Chinois ont l’habitude de garder les morts chez eux pendant fort longtemps ; on ne les enterre souvent que le jour anniversaire de leur décès ; en attendant, le corps est placé dans une bière d’une épaisseur extraordinaire, on le recouvre ensuite de chaux vive et on peut ainsi l’avoir dans l’intérieur de la maison sans inconvénient. Cette pratique a pour but d’honorer le mort et surtout de donner le temps de se préparer aux funérailles. L’enterrement est l’affaire la plus sérieuse du Chinois, l’objet de son plus grand souci. La mort est peu de chose, il ne s’en met pas en peine ; mais la qualité du cercueil, la cérémonie des funérailles, le choix de la sépulture et de l’endroit où l’on creusera la fosse, voilà l’important. Le mort lègue sur ce point toute sa sollicitude à ses parents. Il nous a semblé que, dans ces circonstances, la vanité et l’ostentation jouaient le principal rôle. On veut faire les choses en grand, avec pompe, de manière à se donner du relief dans le pays. Il faut faire concurrence à l’orgueil de tous ses concitoyens. Pour obtenir un pareil résultat, on temporise, afin de ramasser la somme nécessaire à ces énormes dépenses. On ne recule devant aucun sacrifice, on vend volontiers ses propriétés, et il n’est pas rare de voir des familles se ruiner complètement pour enterrer un mort. Confucius ne voulait pas que, pour accomplir les devoirs de la piété filiale, on se laissât aller à ces extrémités ; mais il conseillait de consacrer à l’enterrement de ses parents jusqu’à la moitié de ses biens. La dynastie actuelle a fait des règlements pour mettre des bornes à ces dépenses exorbitantes et inutiles ; mais ces lois ne paraissent regarder que les Mandchous, et les Chinois continuent toujours de suivre, à cet égard, leurs anciens usages.
Après qu’on a déposé le corps dans le cercueil, les parents et les amis du mort se réunissent, à certaines heures déterminées, pour pleurer tous ensemble, et exprimer leurs regrets et leur douleur. Nous avons assisté plusieurs fois à ces cérémonies funèbres, où les Chinois déploient, avec une merveilleuse facilité, leur prodigieux talent pour la dissimulation. Les hommes et les femmes se rassemblent dans des appartements séparés. En attendant que le moment de pleurer soit venu, on est occupé à boire du thé, à fumer, à jaser, à rire, mais avec tant d’abandon et de laisser-aller, qu’on ne s’imaginerait guère avoir là, sous les yeux, une réunion de pleureurs. Quand l’heure est arrivée, le plus proche parent du mort avertit l’assemblée, et l’on va se placer en cercle autour du cercueil. Les conversations continuent bruyamment jusqu’à ce qu’on donne le signal ; alors les lamentations commencent, et ces figures, naguère si réjouies et de si belle humeur, prennent subitement l’expression de la douleur et de la désolation. On adresse au mort les paroles les plus attendrissantes ; chacun lui fait son monologue entrecoupé de sanglots et de gémissements… et, ce qu’il y a de plus extraordinaire, de plus inconcevable, c’est que des larmes, mais des larmes réelles, véritables, coulent en abondance. Ces gens-là se lamentent, se désolent avec tant de naturel, qu’on les croirait inconsolables ; mais ce ne sont, après tout, que d’habiles comédiens du deuil et de la douleur. À un signal donné, tout cesse brusquement ; on n’a qu’à passer le revers de la main sur les yeux, et la source des larmes est tarie. On n’achève pas même un gémissement, un sanglot commencé ; chacun prend sa pipe, et l’on voit ces incomparables Chinois retourner en riant à leur thé et à leurs causeries. Personne ne se douterait, assurément, qu’ils viennent de pleurer à chaudes larmes.
Quand vient le tour des femmes d’aller se ranger autour du cercueil, la comédie est jouée avec une perfection qui ne laisse rien à désirer. Toutes ces douleurs postiches prennent une telle expression de sincérité, les larmes sont si abondantes, les soupirs si étouffés, la voix si pleine de sanglots, que, malgré la persuasion où l’on est que tout cela est une représentation purement mensongère, on ne peut s’empêcher d’être ému de compassion à la vue de ces pauvres femmes qui fondent en larmes et paraissent suffoquées par une vraie et profonde douleur.
Les Chinois ne manquent pas d’exploiter, dans une foule de circonstances, leur étonnante facilité à se désoler à froid et à verser, en guise de larmes, une prodigieuse abondance d’eau, qu’ils font venir on ne sait d’où. Quoiqu’ils soient tous parfaitement au courant de ces moyens d’influence et d’insinuation, ils ne laissent pas, pour cela, de s’y laisser prendre eux-mêmes fort souvent et de s’attraper mutuellement. C’est surtout avec les étrangers qu’ils ont beau jeu et qu’ils obtiennent de brillants succès. Les missionnaires nouvellement arrivés en Chine, et qui n’ont pas encore eu le temps d’étudier et d’apprécier ces natures flexibles, ces caractères si habiles à prendre tour à tour et à volonté l’expression des sentiments les plus opposés, s’imaginent souvent avoir affaire aux hommes les plus sensibles, les plus impressionnables du monde, mais ils ne tardent pas à s’apercevoir que, dans leurs larmes comme dans leur langage, le plus souvent tout est factice et trompeur. La sincérité et la cordialité sont deux sentiments qu’on trouve bien rarement chez les Chinois.
Les riches habitants du Céleste Empire déploient dans les enterrements beaucoup d’ostentation et de luxe. Ils invitent le plus qu’ils peuvent de parents et d’amis, afin d’avoir un imposant cortège. Tous les habits de deuil dont sont revêtus ceux qui assistent aux funérailles sont à la charge de la famille du défunt, qui, de plus, est obligée de leur servir, quelquefois pendant plusieurs jours, des repas splendides. On convoque, en outre, un grand nombre de musiciens et de pleureuses ; car, quoique tout le monde, en Chine, soit assez habile pour verser des larmes à volonté, il existe encore des pleureuses de profession, qui ont poussé aussi loin que possible l’art du sanglot et du gémissement. Elles suivent le cercueil, la tête échevelée, revêtues de longues robes blanches et serrées à la ceinture avec de la filasse de chanvre. Leurs lamentations ont pour accompagnement le bruit des gongs, les sons aigus et discordants des instruments de musique et les détonations continuelles des pétards. On prétend que ces explosions soudaines et l’odeur de la poudre ont pour but d’effrayer les démons et de les empêcher de s’emparer de la pauvre âme du défunt, laquelle ne manque jamais de suivre le cercueil ; et, comme ces esprits malfaisants ont la réputation d’être pleins de cupidité et dominés par l’amour des richesses, on cherche aussi à les prendre par leur faible. On laisse donc tomber, le long de la route, une quantité considérable de sapèques et de billets de banque que le vent emporte de tous côtés. Bien entendu que cette monnaie n’est qu’une attrape et qu’elle consiste simplement en morceaux de papier blanc. Cependant les démons étant, en Chine, bien moins rusés que les hommes, ils se laissent prendre à ce stratagème avec une admirable candeur. Pendant qu’ils sont occupés à la poursuite de ces richesses trompeuses, l’âme du mort, profitant de leur distraction, peut tranquillement accompagner le cercueil sans danger d’être arrêtée.
Les sceptiques Chinois se passent volontiers, pour les enterrements, du concours des bonzes et des tao-sse. N’ayant aucun besoin de religion pendant leur vie, ils en concluent, très logiquement, qu’après leur mort elle leur est, à plus forte raison, parfaitement inutile. Les disciples de Confucius surtout admettraient difficilement la nécessité des prières et des sacrifices pour les trépassés, car ils professent de croire que l’homme meurt tout entier, que l’âme s’évanouit aussi bien que le corps et tombe également dans le néant. Cependant les bonzes sont quelquefois invités aux enterrements à cause de la plus grande pompe qui doit nécessairement résulter de leur présence. Nous avons vu, aux environs de Pékin, les funérailles d’un grand dignitaire de l’empire où assistaient tous les lamas, les bonzes et les tao-sse qu’on avait pu découvrir dans la contrée. Chacun faisait de son côté les cérémonies et chantait les prières de son culte. C’était une réalisation de la fameuse formule : San-kiao, y-kiao, « les trois religions n’en sont qu’une ».
Les Chinois sont dans l’usage d’offrir aux morts des mets et, quelquefois même, des repas splendides. On les leur sert devant la bière, tant qu’on la garde dans la famille, ou sur le tombeau, après l’inhumation. Quelle est l’idée des Chinois au sujet de cette pratique ? Bien des gens ont cru et écrit que, dans leur opinion, les âmes des défunts aimaient à venir se régaler des parties les plus subtiles et les plus délicates, des essences, en quelque sorte, des mets qu’on leur offrait. Il nous semble que les Chinois ne sont pas tellement dépourvus d’intelligence, qu’ils poussent l’idiotisme jusque-là. Les masses observent ces pratiques machinalement et sans chercher à s’en rendre compte ; quant à ceux qui ont l’habitude de réfléchir à ce qu’ils font, nous pensons qu’ils ne vont pas jusqu’à se faire, à ce sujet, une illusion si grossière. Comment, par exemple, les confucéens pourraient-ils croire que les morts reviennent pour manger, eux qui admettent l’anéantissement complet du corps et de l’âme ? Un jour, nous demandâmes à un mandarin de nos amis, qui venait d’offrir un somptueux repas devant le cercueil d’un de ses confrères défunt, s’il était dans l’opinion que les morts eussent besoin de nourriture. « Comment pouvez-vous me supposer une pareille pensée ? nous répondit-il avec étonnement… Mon intelligence serait-elle bornée au point de ne pas voir que ce serait là une folie ? – Quel est donc le but de ces repas mortuaires ? – Nous prétendons honorer la mémoire de nos parents et de nos amis, leur témoigner qu’ils sont toujours vivants dans notre souvenir et que nous aimons encore à les servir comme s’ils existaient. Qui serait assez insensé pour croire que les morts ont besoin de manger ? Parmi le petit peuple, on raconte beaucoup de fables ; mais qui ne sait que les gens grossiers et ignorants sont toujours crédules ? »
Nous sommes assez portés à croire qu’en Chine les hommes quelque peu instruits et habitués à réfléchir apprécient comme ce mandarin des pratiques auxquelles les masses attachent quelquefois des idées superstitieuses.
Le culte des ancêtres, qui autrefois a soulevé de si longues et si déplorables discussions entre les missionnaires jésuites et dominicains, ressemble peut-être beaucoup aux offrandes faites aux morts. Les Chinois ont toujours été dans l’usage de réserver, dans l’intérieur de leur maison, un lieu destiné à honorer les ancêtres. Chez les princes, les grands, les mandarins, et tous ceux qui sont assez riches pour avoir un grand nombre d’appartements, il existe une sorte de sanctuaire domestique, dans lequel sont des tablettes où l’on a gravé les noms des aïeux, depuis celui qui compte pour être le chef de la famille, jusqu’au dernier défunt. Quelquefois il n’y a que la tablette du chef, parce qu’il est censé représenter tous les autres. C’est dans ce sanctuaire que se rendent les membres de la famille, pour y faire les cérémonies prescrites par les rites, brûler les parfums, présenter des offrandes et faire des prostrations. Ils y vont encore toutes les fois qu’il s’agit de quelque importante entreprise, d’une faveur reçue ou d’un malheur essuyé. Ils doivent, en un mot, avertir les ancêtres, et leur faire part des biens et des maux qui leur arrivent. Les pauvres et ceux qui ont tout au plus le strict nécessaire pour loger les vivants, se contentent de placer les aïeux sur une petite planche ou dans une niche au fond de leur chambre. Autrefois, même en temps de guerre, le général avait dans sa tente un lieu destiné pour la tablette des ancêtres ; en commençant le siège d’une place, la veille d’une bataille, toutes les fois qu’il y avait apparence de quelque événement important, il allait, à la tête des officiers généraux, se prosterner devant la tablette, et donner avis aux ancêtres de la situation des affaires.
Ces usages, tolérés par certains missionnaires comme étant des hommages purement civils rendus à la mémoire des aïeux, furent réprouvés par d’autres, qui trouvèrent dans ces cérémonies tous les caractères d’un culte superstitieux. De là naquirent ces lamentables contestations qui paralysèrent complètement, à cette époque, le succès des missions. La question était réellement difficile à résoudre. Les partisans et les adversaires des rites pratiqués en l’honneur des ancêtres et de Confucius ne doutant pas que leurs opinions ne fussent appuyées sur d’excellentes preuves, la lutte s’envenima, et tout faisait présumer que la paix et la concorde seraient désormais impossibles dans ces chrétientés naissantes. Mais Rome, ce tribunal souverain et infaillible aux yeux de tout bon catholique, trancha la question, condamna le culte des ancêtres et de Confucius, et prit des mesures efficaces pour prévenir le retour de ces malheureuses querelles, qui portèrent aux missions de Chine un coup plus terrible que les violentes persécutions des mandarins.
La durée ordinaire du deuil pour un père ou une mère doit être de trois ans. Il a été réduit à vingt-sept mois en faveur des fonctionnaires du gouvernement. Pendant ce temps, on ne peut exercer aucun office public. Un mandarin est obligé de quitter sa charge ; un ministre d’État, de renoncer à l’administration des affaires, pour vivre dans la retraite. Il ne doit rendre aucune visite, et ses relations officielles avec le monde sont interrompues. Chaque année, on fait, au moins une fois, une cérémonie commémorative au tombeau des ancêtres. Tous les descendants d’une même famille, hommes, femmes et enfants, s’y rendent exactement. On nettoie la sépulture ; puis, après avoir émaillé le sol de découpures en papier de diverses couleurs, on fait les prostrations prescrites par le cérémonial ; on brûle des parfums, et l’on dépose sur le gazon, ou sur les pierres tumulaires, de petits vases contenant des mets plus ou moins exquis. Quelque profond que soit le scepticisme des Chinois modernes, il est incontestable que ces pratiques sont basées sur la croyance à une vie future. « Presque tous les hommes, dit Bossuet, sacrifiaient aux mânes, c’est-à-dire aux âmes des morts ; ce qui nous fait voir combien était ancienne la croyance de l’immortalité de l’âme, et nous montre qu’elle doit être rangée parmi les premières traditions du genre humain[73]. »
Dans toutes les prescriptions liturgiques pour les funérailles, le deuil et les sacrifices devant les tablettes et les tombeaux des ancêtres, il est facile de voir la consécration du grand principe de la piété filiale, base de la société chinoise. Il n’est pas de pratiques, d’usages, qui, examinés de près, ne semblent avoir pour but d’inculquer dans l’esprit des peuples le respect pour l’autorité paternelle. Ces tendances sont surtout frappantes dans les nombreuses cérémonies du mariage. Nous allons entrer dans quelques détails sur cette matière, et l’on verra quelle part immense est faite au pouvoir paternel par les mœurs et les lois du pays.
C’est un principe incontesté en Chine que les pères ou les mères, ou, à leur défaut, les aïeux, ou enfin les plus proches parents, ont sur les enfants, lorsqu’il s’agit de les marier, une autorité entièrement arbitraire, à laquelle ils ne peuvent se soustraire. Les Chinois se marient fort jeunes, ce qui paraît contraire aux usages observés dans l’antiquité, et aux prescriptions du Livre des rites. Cet écrit canonique établit de la manière suivante la division des âges de l’homme : « Les hommes, à l’âge de dix ans, ont le cerveau aussi faible que le corps, et peuvent tout au plus s’appliquer aux premiers éléments des sciences. Les hommes de vingt ans n’ont pas encore toute leur force ; ils aperçoivent à peine les premiers rayons de la raison. Cependant, comme ils commencent à devenir hommes, on doit leur donner le chapeau viril. À trente ans, l’homme est vraiment homme ; il est robuste, vigoureux, et cet âge convient au mariage. On peut confier à un homme de quarante ans les magistratures médiocres, et à un homme de cinquante ans les emplois les plus difficiles et les plus étendus. À soixante ans, on vieillit, et il ne reste plus qu’une prudence sans vigueur, de sorte que ceux de cet âge ne doivent rien faire par eux-mêmes, mais prescrire seulement ce qu’ils veulent que l’on fasse. Il convient à un septuagénaire, dont les forces du corps et de l’esprit sont désormais atténuées et impuissantes, d’abandonner aux enfants le souci des affaires domestiques. L’âge décrépit est celui de quatre-vingts et quatre-vingt-dix ans ; les hommes de cet âge, semblables aux enfants, ne sont pas sujets des lois, et, s’ils arrivent jusqu’à cent ans, ils ne doivent plus s’occuper que du soin d’entretenir le souffle de vie qui leur reste. »
Selon le livre des rites, la vénérable antiquité pensait donc que l’âge de trente ans est le plus convenable pour le mariage ; mais aujourd’hui les Chinois, plus précoces sans doute qu’autrefois, ont abandonné, à cet égard, les anciens usages. Rien n’est plus ordinaire que de conclure les mariages longtemps avant que les contractants aient atteint l’âge de puberté. Il arrive même souvent que les parents prennent des engagements avant la naissance des futurs époux. Deux amis se promettent, très sérieusement et avec serment, d’unir par le mariage les enfants qui naîtront du leur, s’ils sont de sexe différent, et la solennité de cette promesse consiste à déchirer sa tunique et à s’en donner réciproquement une partie. Il est évident que des mariages contractés de cette manière sont difficilement basés sur la convenance et la sympathie des caractères. Les autres, du reste, ne présentent pas non plus de grandes garanties, puisqu’on se marie ordinairement sans s’être vus, et que la seule volonté des parents est la raison du lien conjugal.
Dans les mariages chinois, non seulement la fille n’apporte aucune dot, mais encore on est obligé de l’acheter et de donner aux parents une somme d’argent stipulée par avance. Ce sont des arrhes dont on paye une partie après que le contrat est signé, et l’autre partie quelques jours avant la célébration du mariage. Outre ces arrhes, les parents de l’époux font à ceux de l’épouse un présent d’étoffes de soie, de riz, de fruits, de vin, etc. Si les parents reçoivent les arrhes et les présents, le contrat est censé parfait, et il n’est plus permis de se dédire. Quoique l’épouse ne soit pas dotée, il est d’usage cependant, quand elle n’a pas de frère, que ses parents lui donnent, par pure libéralité, un trousseau plus ou moins important. Il arrive même quelquefois, en pareil cas, que le beau-père fait venir son gendre dans la maison, et le constitue héritier d’une partie de ses biens. Mais il ne peut se dispenser de léguer l’autre à quelqu’un de sa famille et de son nom, pour accomplir les cérémonies devant les tablettes des ancêtres. Cette pratique est, aux yeux des Chinois, d’une telle importance, qu’elle a donné lieu aux adoptions. Ceux qui n’ont pas de descendant mâle adoptent ou plutôt achètent un enfant qui ne reconnaît plus ensuite d’autre père que le père adoptif. Il en prend le nom, et, après sa mort, il doit en porter le deuil. S’il arrive que le père adoptif ait des enfants, l’adoption subsiste toujours, et l’adopté a droit à une portion de biens égale à celle des autres enfants.
Tous les mariages se font par des entremetteurs et des entremetteuses, tant du côté de l’homme que de celui de la femme. Ils se chargent gratuitement des négociations et de tous les préparatifs. On regarde même comme un honneur d’être jugé digne de remplir des fonctions si délicates.
Nous ne pensons pas que la polygamie soit, en Chine, une institution légale. Autrefois il n’était permis qu’aux mandarins et aux hommes de quarante ans, qui n’avaient pas d’enfants, de prendre des femmes secondaires, ou petites femmes, selon l’expression chinoise. Le livre des rites prescrit même les punitions qu’on doit attacher à la transgression de cette loi. « Un concubinaire, dit-il, sera puni de cent coups de verges sur les épaules. » Mais ces lois ne subsistent plus que dans les livres, et actuellement chacun peut avoir autant de femmes secondaires qu’il lui plaît. Sa fantaisie n’a d’autres limites que celles de sa fortune, et encore pas toujours.
Quel que soit le nombre des femmes secondaires, il ne peut jamais y avoir qu’une seule femme légitime, qui est la maîtresse de la maison, et à laquelle toutes les autres doivent être subordonnées. Les enfants qui naissent des femmes secondaires reconnaissent pour leur mère la femme légitime de leur père ; ils ne portent point le deuil de leur mère naturelle, c’est à la première qu’ils prodiguent les témoignages de respect, d’affection et d’obéissance. La femme secondaire est si inférieure, si dépendante, qu’elle obéit exactement à la femme légitime en tout ce qui lui est ordonné. Elle n’appelle jamais le chef de la maison que du simple nom de père de famille.
Il n’est jamais permis aux femmes secondaires d’abandonner leur mari pour quelque cause que ce puisse être. Elles sont tout simplement la propriété de celui qui les a achetées ; mais le mari peut les répudier, les chasser, les revendre quand bon lui semble ; aucune loi ne le lui défend. « Si quelqu’un, dit le code, chasse sa femme légitime sans raison, on l’obligera de la reprendre, et il recevra quatre-vingts coups de bâton. » La loi ne dit rien de la petite femme, et ce silence autorise les Chinois à la traiter suivant leur caprice.
Quand les Chinois se marient, ils sont convaincus qu’ils contractent un lien indissoluble, et les lois écrites de l’empire sont conformes, à cet égard, à la conviction générale. Elles imposent des châtiments sévères contre les personnes mariées qui s’écartent ouvertement des devoirs de leur état. Toutefois, elles admettent le divorce en plusieurs circonstances ; mais il est à remarquer que la législation concernant cette matière est entièrement en faveur du mari. Comme dans toutes les sociétés païennes, la femme est toujours esclave ou victime de l’homme. La loi ne s’en occupe pas, ou, si elle en parle, ce n’est jamais que pour lui remettre devant les yeux l’infériorité de sa condition, et lui rappeler qu’elle n’est en ce monde que pour obéir et souffrir.
Parmi les empêchements de mariage reconnus par la loi, il en est quelques-uns d’assez remarquables, qui concernent les magistrats. La loi, par exemple, interdit au mandarin toute sorte d’alliance dans la province où il exerce quelque emploi public. Si un mandarin civil (la loi exempte les officiers militaires) se marie ou prend une femme secondaire dans le pays où il est magistrat, il est condamné à quatre-vingts coups de bâton, et son mariage est déclaré nul. Si le mandarin épouse la fille d’un plaideur, dont il doit juger le procès, le nombre des coups de bâton est doublé, et, dans ces deux cas, les entremetteurs sont punis de la même manière. La femme est renvoyée chez ses parents, et les présents nuptiaux sont confisqués au profit du trésor public.
Nous n’entrerons pas dans les longs détails des formalités et des cérémonies en usage dans la célébration du mariage. On distingue six rites principaux, qui ne s’observent rigoureusement qu’entre les familles considérables, et dont se dispensent en partie les gens de condition inférieure. Le premier rite consiste à convenir du mariage ; le second, à demander le nom de la fille, le mois et le jour de sa naissance, car l’étiquette exige absolument que la fille paraisse être tout à fait inconnue à l’époux auquel on la destine ; le troisième, à consulter les devins sur le mariage futur, et à en porter l’heureux augure aux parents de la fille ; le quatrième, à offrir des étoffes de soie et d’autres présents, comme gage de l’intention où l’on est d’effectuer le mariage ; le cinquième, à proposer le jour des noces, et enfin le sixième, à aller au-devant de l’épouse, pour la conduire ensuite dans la maison de l’époux. L’accomplissement de ces rites est accompagné par les deux familles d’une foule d’observances minutieuses, dont on n’oserait s’écarter. La formule des missives que l’on s’adresse, les paroles qu’on emploie, les salutations, tout est déterminé d’avance, selon les règles de la politesse la plus exquise. Cependant le rôle que joue, dans toutes ces cérémonies, la famille de l’épouse, porte toujours un caractère plus profond de déférence et de modestie. Ainsi, quand on fait demander le nom de la fille, le père doit répondre de la manière suivante : « J’ai reçu avec respect les marques de bonté que vous avez pour moi. Le choix que vous daignez faire de ma fille, pour être l’épouse de votre fils, me fait connaître que vous estimez ma pauvre et froide famille plus qu’elle ne mérite. Ma fille est grossière et sans esprit, et je n’ai pas eu le talent de la bien élever ; cependant je me fais gloire de vous obéir dans cette occasion. Vous trouverez écrits sur un pli séparé le nom de ma fille et celui de sa mère, avec le jour de sa naissance… » Quand il reçoit les présents et la nouvelle du jour choisi pour la célébration du mariage, il répond en ces termes : « J’ai reçu votre dernière résolution. Vous voulez que les noces se fassent ; je suis seulement fâché que ma fille ait si peu de mérite et qu’elle n’ait pas eu toute l’éducation désirable. Je crains qu’elle ne soit bonne à rien ; cependant, puisque l’augure est favorable, je n’ose vous désobéir ; j’accepte votre présent ; je vous salue, et je consens au jour marqué pour les noces. J’aurai soin de préparer tout ce qu’il faudra. »
Au jour marqué pour la célébration du mariage, l’époux se revêt de magnifiques habits. Quand les parents sont réunis dans le sanctuaire domestique des ancêtres, il se met à genoux et se prosterne la face contre terre. Les parfums brûlent devant la tablette des aïeux ; on leur annonce l’événement important de la famille. Cependant le maître des cérémonies invite le père à prendre place sur un siège qui lui est préparé. Aussitôt qu’il est assis, l’époux reçoit à genoux une coupe pleine de vin, en répand quelques gouttes à terre en forme de libations, et fait, avant de boire, quatre génuflexions devant son père ; ensuite, il s’avance vers le siège et reçoit ses ordres à genoux. « Allez, mon fils, lui dit le père, allez chercher votre épouse, comportez-vous en toutes choses avec prudence et avec sagesse. » Le fils, se prosternant quatre fois devant son père, lui répond qu’il obéira ; après cela il entre dans un palanquin préparé à la porte de la maison. Ses amis et de nombreux domestiques marchent devant lui avec des lanternes aux brillantes couleurs, usage qu’on a conservé parce qu’autrefois tous les mariages se faisaient pendant la nuit. Lorsqu’il est arrivé à la maison de l’épouse, il s’arrête à la porte de la seconde cour et attend que son beau-père vienne le prendre pour l’introduire.
On observe, dans la maison de l’épouse, les mêmes cérémonies dont nous venons de parler. Après la libation ordinaire et après avoir bu la coupe de vin, l’épouse se met à genoux devant son père, qui l’exhorte à obéir ponctuellement aux ordres de son beau-père et de sa belle-mère. Ensuite sa mère lui met sur la tête une guirlande d’où pend un grand voile qui lui couvre tout le visage : « Ayez bon courage, ma fille, lui dit-elle, soyez toujours soumise aux volontés de votre époux. »
On va recevoir solennellement l’époux qui attend à l’entrée de la seconde cour. Le cortège avance, et, lorsqu’on est arrivé au milieu de la cour, l’époux se met à genoux et offre à son beau-père un canard sauvage, que le maître des cérémonies porte à l’épouse. Enfin les deux époux se rencontrent pour la première fois ; ils se saluent l’un l’autre fort gravement et en se faisant une inclination profonde. Ensuite ils se mettent à genoux pour adorer ensemble le ciel et la terre. Il paraît que cet acte est le point essentiel de la cérémonie, et qu’il est, en quelque sorte, le symbole du lien conjugal. Lorsqu’on veut exprimer que quelqu’un s’est marié, on dit communément : Il a adoré le ciel et la terre. Après être restés un instant à genoux, l’épouse est conduite à son palanquin recouvert de taffetas de couleur rose, l’époux entre aussi dans son palanquin, et le cortège se met en route. Le nombre des personnes de l’escorte est considérablement augmenté ; car, outre les lanternes dont il a été déjà parlé, on porte tout ce qui sert à un ménage, comme lits, tables, chaises, etc.
Quand l’époux est arrivé à la porte de sa maison, il descend de sa chaise à porteurs et invite son épouse à entrer. Il marche devant elle et pénètre dans la cour intérieure où le repas nuptial est préparé ; alors l’épouse lève son voile et salue son mari ; l’époux la salue à son tour, et l’un et l’autre lavent leurs mains, l’époux au côté septentrional et l’épouse au côté méridional du portique. Avant de se mettre à table, l’épouse fait quatre génuflexions devant son mari, qui en fait à son tour deux devant elle. Ils se mettent seuls à table et en face l’un de l’autre. Avant de boire et de manger, ils font une libation avec du vin et mettent à part des viandes pour être offertes aux ancêtres.
Après avoir goûté à quelques mets, dans le plus profond silence, l’époux se lève, invite son épouse à boire, et se remet incontinent à table. L’épouse pratique aussitôt la même cérémonie à l’égard de son mari, et en même temps on apporte deux tasses pleines de vin. Ils en boivent une partie, et mettent ce qui reste dans une seule tasse, pour se le partager ensuite et achever de boire.
Cependant le père de l’époux donne un grand repas à ses parents dans un appartement voisin. La mère de l’épouse en donne un autre, en même temps, aux femmes invitées. La journée entière n’est qu’un long festin, où les choses se passent avec un peu plus d’entrain et de gaieté qu’entre les nouveaux mariés. Le lendemain, l’épouse, vêtue de ses habits nuptiaux, et accompagnée de son époux et d’une maîtresse de cérémonies, qui porte deux pièces d’étoffes de soie, se rend dans la seconde cour de la maison où le beau-père et la belle-mère, assis chacun à une table particulière, attendent sa visite. Les nouveaux mariés les saluent en faisant quatre prostrations devant eux ; après quoi le mari se retire dans une salle voisine, et l’épouse fait à son beau-père et à sa belle-mère l’offrande des étoffes de soie. Le reste de la journée et les jours suivants sont employés à faire les visites. L’épouse doit saluer tous les parents de son mari, en faisant quatre génuflexions devant eux. Le mari se conduit de la même manière auprès des parents de son épouse.
Tel est, en abrégé, le cérémonial des mariages chinois. Nous avons remarqué que tout le monde, en Chine, professait un grand respect pour cet acte solennel de la vie de l’homme. Quand le cortège d’un mariage riche ou pauvre passe quelque part, on est obligé de lui céder le pas. Les mandarins, même les plus élevés en dignité, s’arrêtent avec tous les gens de leur suite. S’ils sont à cheval, la politesse veut qu’ils en descendent pour faire honneur aux nouveaux mariés.
Il serait peut-être superflu d’ajouter que les mariages chinois sont rarement heureux. La paix, la concorde et l’union habitent rarement dans le ménage. Sans parler des nombreuses causes de jalousie et de discorde qui doivent naître de la présence de plusieurs femmes secondaires dans une même maison, on comprend que ce serait un bien grand hasard si les deux époux, qui ne se sont connus en aucune manière avant leur mariage, pouvaient se convenir. Les antipathies de caractère ne tardent pas à se manifester, et peu à peu naissent les répulsions invincibles et les haines profondes. De là, des querelles perpétuelles, des rixes et souvent des batailles sanglantes. Sauf quelques rares exceptions, la femme est toujours victime. Des privations de tout genre et de tous les jours, des invectives, des malédictions, et, de temps en temps, des coups, qu’elle doit recevoir en patience, voilà son partage. Dans certaines localités, battre sa femme est une chose tellement à la mode et de bon ton, que les maris se garderaient bien d’y manquer. Se montrer négligent sur ce point, serait afficher sa niaiserie, compromettre sa dignité d’homme et laisser voir à tout le monde qu’on ne comprend rien à ses prérogatives.
Un jour nous étions chez une famille chinoise que nous connaissions très particulièrement. Il s’était formé une nombreuse réunion autour d’une jeune femme qui était sur le point de rendre le dernier soupir. Peu de jours auparavant elle était l’image de la santé. En ce moment, elle n’était plus reconnaissable, tant elle avait la figure ensanglantée et meurtrie de coups ; elle ne pouvait ni se mouvoir, ni articuler une seule parole. Ses yeux noyés de larmes et les violents battements de son cœur indiquaient combien étaient atroces les douleurs dont elle était accablée… Nous demandâmes des explications sur les causes de ce déchirant spectacle. C’est son mari, nous répondit-on, qui a réduit en cet état cette pauvre créature… Le mari était là, morne, silencieux, presque hébété, et les yeux fixés sur sa malheureuse victime. « Quel motif a donc pu te porter à un pareil excès ? lui dîmes-nous. Quel crime a donc commis ta femme pour la traiter de la sorte ?… – Aucun, aucun, répondit-il d’une voix entrecoupée de sanglots ; elle n’a jamais mérité de reproche ; il y a deux ans, vous le savez, que nous sommes mariés, et nous avons toujours vécu en paix. Depuis plusieurs jours j’avais l’esprit préoccupé ; je me figurais qu’on se moquait partout de moi, parce que je n’avais jamais battu ma femme, et ce matin j’ai cédé à une pensée mauvaise. » Aussitôt ce jeune homme, que nous n’eussions jamais soupçonné d’un semblable coup de folie, s’abandonna à de tardifs et inutiles regrets. Deux jours après, cette pauvre femme, qui avait toujours été un ange de douceur et de bonté, mourait au milieu d’affreuses convulsions.
L’intérêt est le seul motif capable de mettre des bornes à la dureté des Chinois envers leurs épouses. S’ils les traitent avec modération et ménagement, c’est quelquefois par principe d’économie ; on ménage bien une bête de somme, parce qu’elle coûte de l’argent, parce qu’on en a besoin et parce que, si on la tuait, il faudrait la remplacer. Ce hideux calcul n’est nullement chimérique en Chine. Dans un gros village, au nord de Pékin, nous fûmes témoin d’une violente querelle entre un mari et sa femme. Après s’être longtemps accablés, l’un l’autre, d’outrages et de malédictions et s’être lancé quelques projectiles assez inoffensifs, la colère montant toujours par degrés, ils en vinrent à tout casser dans la maison. Plusieurs personnes du voisinage essayaient de les contenir sans pouvoir y réussir. Enfin, le mari saisit dans la cour un énorme pavé et se précipita, tout furieux, vers la cuisine, où sa femme faisait tomber sa rage sur la vaisselle et jonchait le plancher de débris de porcelaine. En voyant l’homme accourir armé d’un pavé, tout le monde s’empressa d’aller s’opposer à un malheur imminent ; mais il n’était plus temps… Ce furieux avait lancé son pavé contre la grande marmite en fonte de fer et l’avait défoncée du coup. La femme ne pouvant pas enchérir sur cette extravagance, la querelle cessa. Un mauvais plaisant, qui se trouvait là, dit au mari en riant : « Tu es un imbécile, mon frère aîné ; plutôt que de crever la marmite avec ton pavé, que ne cassais-tu la tête à ta femme ? De cette manière, tu serais sûr d’avoir la paix dans le ménage. – J’y ai bien pensé, répondit froidement ce gracieux mari ; mais c’eût été une sottise. Avec deux cents sapèques je ferai raccommoder ma marmite, au lieu que, pour acheter une femme quelconque, il faut toujours une somme un peu forte… » Une pareille réponse n’a rien de surprenant pour ceux qui connaissent les Chinois.
Les femmes du Céleste Empire sont si malheureuses, que, dans plusieurs endroits, la vue des maux qu’elles ont à souffrir en cette vie a contribué à leur faire concevoir des espérances pour une vie future. On a le cœur navré en voyant ces pauvres victimes d’une civilisation sceptique et corrompue s’agiter au milieu de leurs souffrances, chercher partout vainement quelques consolations, et, faute de connaître la religion chrétienne, se jeter avec ardeur dans les extravagances de la métempsycose. Il s’est formé une secte, dite des abstinentes, qui prend un grand accroissement, surtout dans les provinces méridionales. Les femmes qui s’enrôlent dans cette confrérie font vœu de ne jamais manger ni viande ni poisson, rien de ce qui a eu vie ; de se nourrir simplement de légumes. Elles pensent qu’après la mort leur âme transmigrera dans un autre corps, et que, si elles ont fidèlement observé le vœu des abstinentes, elles auront le bonheur de sortir de la condition de femmes et de renaître hommes. L’espoir d’obtenir un pareil avantage les aide à pratiquer des mortifications journalières et les soutient au milieu des peines et des contradictions que les hommes leur font endurer. Elles se promettent, sans doute, un ample dédommagement après leur métamorphose, et ce ne serait peut-être pas faire un jugement téméraire que de supposer que quelques-unes d’entre elles savourent déjà, par avance, un petit avant-goût de vengeance dans le cas où elles viendraient à retrouver leur mari transformé en femme.
À diverses époques de l’année, les associées de la confrérie des abstinentes font des processions à certaines pagodes. Nous en avons rencontré plusieurs fois, et c’est vraiment pitié de voir ces pauvres femmes, appuyées sur un bâton et clopinant avec leurs petits pieds de chèvre, exécuter d’assez longs pèlerinages dans l’espérance de prendre, après leur mort, une bonne revanche sur les hommes.
Après quatre jours de repos au Jardin de la porte occidentale, nous songeâmes à reprendre notre interminable route. Presque à bout de nos forces et de notre courage, il fallait faire encore plus de trois cents lieues, durant la saison la plus chaude de l’année et en nous dirigeant toujours vers le midi. Nous avions certes bien besoin de mettre notre confiance en la protection de la Providence, pour espérer d’arriver un jour à Macao, et de trouver un peu de repos à la suite de nos promenades excessives.
Les préparatifs du départ étaient déjà faits ; on avait rafraîchi et vernissé à neuf nos palanquins un peu rongés par la poussière et calcinés par les ardeurs du soleil. La nouvelle escorte avait été régulièrement constituée, sous la présidence de maître Lieou, ou « saule pleureur », et notre domestique, Wei-chan, avait commencé l’éducation de nos futurs compagnons de voyage. Il leur avait insinué, en son langage pittoresque et imagé, qu’il leur serait nécessaire de se plier souvent avec beaucoup de souplesse, afin de ne pas s’écorcher à ce qu’il pouvait y avoir d’un peu anguleux dans notre nature.
Avant de quitter définitivement la capitale du Hou-pé, nous allâmes saluer Son Excellence le gouverneur de la province. Il nous reçut tout juste avec convenance et politesse ; son langage et ses manières n’avaient rien de cette bienveillance, de cette affabilité, qui nous avaient fait tant aimer le vénérable et excellent Pao-hing, vice-roi de la province du Sse-tchouen. De notre côté, nous eûmes aussi tout simplement de l’urbanité, et nous nous en tînmes strictement aux prescriptions du rituel. « Cheminez en paix, nous dit-il, en nous saluant de la main. – Soyez assis tranquillement », lui répondîmes-nous. Et, après lui avoir envoyé une modeste inclination de tête, nous sortîmes.
Il y avait tout au plus une demi-heure que nous avions quitté cette grande et populeuse ville d’Ou-tchang-fou, lorsque nous entrâmes dans un pays montueux et rougeâtre, sillonné en tous sens par une foule de petits sentiers. Ce site nous frappa, et nous crûmes le reconnaître. Il nous sembla qu’au commencement de l’année 1840, quand, pour la première fois, nous traversâmes l’empire chinois, nous avions fait furtivement un pèlerinage à travers les sinuosités de ces nombreuses collines. Ce souvenir plongea notre âme dans un ineffable ravissement de tristesse. Afin de nous bien assurer que nous n’étions pas dans l’erreur, nous interrogeâmes un des porteurs de palanquin, et nous lui demandâmes le nom de la contrée que nous traversions. Houng-chan, nous répondit-il, « la montagne rouge ». C’était bien cela ; ce nom était gravé profondément dans notre mémoire.
En longeant un étroit chemin bordé d’arbustes épineux, qu’enlaçaient de nombreuses plantes grimpantes, nous aperçûmes, à quelques pas de nous, sur le penchant d’une colline, deux modestes tombeaux placés côte à côte. Cette vue remplit nos yeux de larmes et nos cœurs de vives et douces émotions. Sous ces deux pierres tumulaires reposaient les précieuses reliques de deux enfants de saint Vincent de Paul, des vénérables Clet et Perboyre, martyrisés pour la foi, l’un en 1822, l’autre en 1838. Oh ! que notre consolation eût été grande, si nous avions pu nous arrêter un instant au pied de cette colline sainte, nous agenouiller, nous prosterner sur ces tombeaux de famille, baiser avec respect cette terre consacrée par le sang des martyrs, et demander à Dieu, au nom de ces hommes forts, de ces héros de la foi, un peu de cette intrépidité toujours si nécessaire au milieu des tribulations de ce monde ; car quel que soit le poste que nous assigne ici-bas la volonté de Dieu, nous n’en sommes pas moins les enfants du Calvaire, et notre sublime vocation a toujours quelque chose de celle du martyre.
La prudence ne nous permit pas de nous arrêter. Il y eût eu danger de découvrir un si précieux trésor aux nombreuses personnes qui nous accompagnaient. En 1840, lorsque nous visitâmes ces chères tombes, nous étions seul avec un jeune chrétien de Ou-tchang-fou, qui nous servait de guide. Voici ce que nous écrivions, à cette époque, à nos frères de France : « Les restes précieux de M. Clet et de M. Perboyre reposent côte à côte, sur une verte colline, au-delà de la ville de Ou-tchang-fou. Oh ! qu’elle fut enivrante l’heure que je passai auprès de ces deux modestes tombes de gazon ! Sur une terre idolâtre, au milieu de l’empire chinois, j’avais deux tertres sous mes yeux, et une félicité inconnue remplissait et dilatait mon âme. On ne voit pas de marbre ciselé sur la terre qui recouvre les ossements des deux glorieux enfants de saint Vincent de Paul ; mais Dieu semble s’être chargé lui-même des frais du mausolée ; des plantes rampantes et épineuses, assez semblables par la forme à l’acacia d’Europe, croissent naturellement sur les deux tombes. Au-dessus de ce tapis de verdure surgissent avec profusion des mimosas remarquables de fraîcheur et d’élégance. En voyant toutes ces brillantes corolles s’échapper à travers un épais tissu d’épines, on pense involontairement à la gloire dont sont couronnées dans le ciel les souffrances des martyrs. »
Les deux précieuses tombes étaient encore dans le même état ; rien n’avait été changé ; les pierres et les inscriptions nous parurent intactes. Seulement, le temps des fleurs était passé, et les mimosas n’épanouissaient plus parmi la verdure leurs fraîches corolles. L’herbe était desséchée, et quelques cordons de liserons sauvages, dépouillés de leurs feuilles, rampaient d’une tombe à l’autre, comme pour les unir, les envelopper toutes deux dans une même trame.
Il faut espérer que le sang des martyrs, qui était autrefois comme une semence de chrétiens, n’aura pas perdu, en Chine, de sa fécondité. Cette terre a été, sans doute, jusqu’ici, d’une bien désolante stérilité ; mais, quand viendra l’heure fixée par celui qui est assez puissant pour transformer les pierres mêmes en enfants d’Abraham, on verra ce sol de granit se ramollir, et faire germer de son sein d’innombrables adorateurs de Jésus-Christ.
L’état du christianisme dans le Hou-pé n’est pas aussi florissant que dans la province du Sse-tchouen. On y compte tout au plus douze ou quatorze mille chrétiens, la plupart pauvres et appartenant aux classes inférieures de la société. Les nombreuses et violentes persécutions dont cette province a été presque toujours tourmentée sont peut-être la cause de ces succès peu rapides dans l’œuvre de la propagation de la foi. Le petit nombre des chrétiens, et les vexations continuelles qu’ils ont à subir de la part des mandarins, contribuent peut-être beaucoup à les rendre timides et à diminuer en eux cette ardeur et cette énergie nécessaires au prosélytisme. En parcourant, durant notre voyage, les points principaux de cette province, nous avons remarqué que les chrétiens se tenaient cachés ; ils n’osaient se montrer sur notre passage ; nous ne recevions pas leur visite dans les palais communaux, tout au plus en découvrions-nous quelques-uns, de loin en loin, qui faisaient furtivement le signe de la croix, afin de nous faire savoir ce qu’ils étaient. On ne voyait nulle part ce mouvement, cet entrain, que nous avions aperçus dans les missions du Sse-tchouen, et qui dénotent, sinon une foi plus vive, du moins un zèle plus ardent pour la conversation des infidèles.
La mission du Hou-pé est maintenant confiée à la sollicitude des missionnaires italiens, sous la direction de monseigneur Rizzolatti, vicaire apostolique, qui est entré dans les missions de Chine depuis un grand nombre d’années. Sous l’influence de sa longue expérience, le vicariat du Hou-pé prenait de jour en jour des accroissements considérables, lorsqu’une persécution est malheureusement venue séparer le pasteur de son troupeau. Monseigneur Rizzolatti, arrêté par les mandarins, a été reconduit dans la colonie anglaise de Hong-kong, où il attend que des circonstances favorables lui permettent de rentrer sans imprudence au sein de sa mission.
Nous suivîmes, durant une journée entière, un pays entrecoupé de ravins et de collines. Le terrain nous parut peu propre à la grande culture ; aussi rencontre-t-on rarement des villages ; on ne voit çà et là que des maisons et des fermes isolées, où quelques familles, à force de patience et d’industrie, cherchent à tirer le meilleur parti possible de ce sol infécond. Avant le coucher du soleil, nous arrivâmes sur le bord du fleuve Bleu, que nous dûmes traverser pour aller coucher dans un gros bourg situé sur la rive opposée. Le chemin que nous avions pris en quittant Ou-tchang-fou se dirigeait vers le nord-est et nous éloignait de Canton. Nous fûmes contraints de marcher de la sorte pendant trois jours, afin d’éviter une foule de petits lacs qui, à chaque instant, nous eussent barré le passage. Il fallait, d’ailleurs, aller prendre la route impériale qui devait ensuite nous conduire directement jusqu’à la capitale du Kiang-si. Nous eussions bien pu nous embarquer à Ou-tchang-fou et descendre le fleuve Bleu jusqu’au grand lac Pou-yang ; mais, comme on était alors à la saison des inondations et des tempêtes, l’administration avait jugé prudent de nous faire partir par la voie de terre. La route était plus longue, moins agréable ; mais enfin il n’y avait pas à craindre les naufrages.
Après avoir traversé le fleuve Bleu, nous fîmes notre halte dans un gros village dont nous avons oublié le nom, et ce n’est pas assurément grand dommage, car nous n’avons pas des choses bien merveilleuses à en dire.
Nous y trouvâmes mauvais gîte, mauvais souper, et en sus, une effroyable quantité de moustiques et de cancrelats. Le cancrelat est un gros et puant insecte du genre des coléoptères, foisonnant en Chine, dans les pays chauds, et faisant ses délices de ronger le plus délicatement possible l’extrémité des orteils et des oreilles de ceux qui dorment.
Nous fûmes, en général, logés et nourris d’une manière pitoyable tant que nous restâmes sur cette route de traverse. Les mandarins suivant ordinairement, dans leurs voyages, le cours du fleuve Bleu, l’administration locale n’a pas disposé, comme ailleurs, d’étape en étape, des palais communaux pour recevoir les fonctionnaires publics. On est obligé de se loger dans de misérables auberges, mal tenues, d’une saleté inénarrable, et où l’on a toutes les peines du monde à trouver de quoi ne pas mourir de faim. Nos conducteurs y mettaient bien toute leur bonne volonté ; Lieou, le Saule pleureur, qui nous avait promis de nous rendre la vie si douce, si poétique, tant qu’il serait avec nous, donnait vainement des ordres à ses subordonnés, et il avait la douleur de voir que les résultats n’étaient jamais très brillants. Il en était désolé, du moins nous remarquâmes que ses yeux larmoyaient souvent plus abondamment que de coutume. D’autre part, notre domestique, Wei-chan, était furieux. Sachant que nous l’avions gardé dans l’espoir qu’il imprimerait une bonne tournure à nos affaires, il sentait son honneur froissé et sa réputation compromise, toutes les fois que nous ne trouvions pas, comme dans le Sse-tchouen, un superbe palais communal avec un splendide festin. Il se mettait en colère à tout propos, insultait les gens de l’auberge et maudissait en bloc toute la province du Hou-pé. À l’entendre, il eût fallu ravager, incendier la ville ou le village où nous étions, et appliquer tous les habitants à la cangue ou les exiler au fond de la Boukharie. Nous dûmes, plus d’une fois, modérer l’extravagance de son zèle et lui bien faire entendre que, si ordinairement nous montrions une grande énergie et une fermeté inébranlable pour réclamer nos droits, nous savions aussi être patients lorsque les circonstances l’exigeaient et que nous n’avions à nous plaindre de la mauvaise volonté de personne. Wei-chan écoutait docilement notre sermon, mais cela ne l’empêchait pas de harceler tout le monde. Il n’admettait pas, quand nous arrivions quelque part, qu’on ne trouvât pas aussitôt un logement vaste, frais, commode et agréable.
La veille du jour où nous devions prendre la route impériale, nous arrivâmes, vers midi, dans une ville de troisième ordre nommée Kouang-tsi-hien. On nous conduisit dans une maison assez bien conditionnée, dont les appartements nous rappelaient les beaux palais communaux que nous rencontrions tous les jours dans la province du Sse-tchouen. Nous étions à nous épanouir dans un frais jardin, à l’ombre des larges feuilles d’un massif de bananiers, lorsque le Saule pleureur s’en vint à nous, et, nous regardant par-dessous ses lunettes et à travers ses larmes, nous adressa ces intéressantes paroles : « Le gardien de l’établissement n’est chargé que de nous loger ; le tribunal lui a fait dire qu’il n’avait pas à s’occuper des vivres. – C’est donc l’administration qui s’en avise ; on nous enverra, sans doute, le dîner du tribunal ? – Nullement ; on m’a dit que le tribunal ne devait pas s’en mêler. – Qui donc a-t-on chargé de ce soin ? – Personne, nous répondit le Saule pleureur, en étendant piteusement vers nous sa main droite, pendant que, de la gauche, il étanchait l’humidité de ses yeux avec un lambeau de toile blanche. – Personne ! nous écriâmes-nous en nous levant aussitôt de nos sièges ; qu’on fasse venir les porteurs de palanquin et qu’on nous conduise chez le préfet de la ville… » Le Saule pleureur, qui n’était pas accoutumé à nos procédés diplomatiques, fut saisi de frayeur ; mais Wei-chan le tranquillisa en lui disant que nous avions fait ainsi tout le long de la route, et qu’il n’en était résulté aucun malheur.
Les porteurs de palanquin arrivèrent aussitôt et nous partîmes pour le palais du préfet. Nous avions recommandé à nos porteurs d’entrer rondement dans la cour intérieure, sans s’arrêter à la porte. La consigne fut ponctuellement observée ; mais le portier, à la vue de cette façon inusitée de s’introduire dans le tribunal, courut après nous pour nous demander où nous allions. « Parler au préfet. – Le préfet siège ; il fait un jugement de première importance… » Nous pensâmes que c’était un faux prétexte pour nous empêcher d’entrer, et nous insistâmes. « Au moins, dit le portier, donnez-moi votre carte de visite et j’irai annoncer… » Dans la crainte que le préfet ne voulût pas se laisser voir, nous répondîmes au portier que nous n’étions pas soumis aux rites de l’empire et que nous saurions nous annoncer nous-mêmes… Nous ordonnâmes donc aux porteurs de continuer leur chemin, et nous pénétrâmes ainsi dans la cour intérieure qui précède l’entrée du prétoire. Cette cour était encombrée de monde, et nous soupçonnâmes que le premier magistrat de la ville pourrait fort bien, en effet, être occupé à rendre la justice. Un employé subalterne du palais vint à nous, au moment où nous sortions de nos palanquins, et nous assura que le préfet jugeait une affaire criminelle. Nous hésitâmes un instant, ne sachant trop quel parti nous avions à prendre, de retourner au logis ou de nous présenter dans la salle où se faisait le jugement. Comme nous tenions beaucoup à n’avoir pas fait une démarche inutile, et puis la curiosité nous poussant aussi un peu, nous fendîmes la foule et nous entrâmes.
Tous les yeux se fixèrent sur nous, et il s’opéra dans l’assemblée un mouvement général de surprise. Deux hommes à grande barbe, en bonnet jaune et ceinture rouge, c’était quelque chose comme une apparition fantastique. Pour nous, subitement saisis par une froide sueur et pouvant à peine nous soutenir sur nos jambes chancelantes, nous fûmes sur le point de nous évanouir. Le regard fixe et la poitrine haletante, il nous semblait être sous l’impression d’un horrible cauchemar. Le premier objet qui s’était présenté à notre vue, en entrant dans le prétoire chinois, c’était l’accusé, le prévenu, l’homme qu’on était en train de juger. Il était suspendu au milieu de la salle, comme une de ces lanternes à forme bizarre et de dimension colossale qu’on rencontre dans les grandes pagodes. Des cordes attachées à une grosse poutre de la charpente tenaient l’accusé lié par les poignets et par les pieds, de sorte que le corps était obligé de prendre la forme d’un arc. Au-dessous de lui étaient cinq ou six bourreaux armés de lanières de cuir et de racines de rotin. Les gémissements étouffés qu’exhalait ce malheureux, ces membres déchirés de coups et presque en lambeaux, et puis ces bourreaux dans une attitude féroce et dont la figure et les habits dégouttaient de sang, tout cela présentait un tableau hideux, qui nous fit frissonner d’horreur. Le public qui assistait à cet épouvantable spectacle paraissait parfaitement tranquille. On eût dit que notre bonnet jaune le préoccupait plus que tout le reste. Plusieurs riaient du saisissement que nous avions éprouvé en entrant dans la salle.
Le magistrat, qu’on s’était hâté de prévenir de notre arrivée au tribunal, se leva de son siège aussitôt qu’il nous aperçut et traversa la salle pour venir nous recevoir. En passant tout près des bourreaux il dut marcher sur la pointe des pieds et relever un peu sa belle robe de soie, parce que le parquet était couvert de larges plaques de sang à moitié caillé. Après nous avoir salués en souriant, il nous dit qu’il allait suspendre un instant la séance. Il nous conduisit ensuite dans un cabinet situé derrière son siège de juge. Nous nous assîmes, ou plutôt nous nous laissâmes tomber sur un divan, et nous fûmes quelques instants avant de pouvoir recueillir nos pensées et calmer notre émotion.
Le préfet de Kouang-tsi-hien avait tout au plus une quarantaine d’années ; les traits de sa figure, le timbre de sa voix, son regard, sa pose, ses manières, tout en lui respirait tant de douceur et de bonté, que nous ne pouvions revenir de notre étonnement. Il nous semblait impossible que ce fût là l’homme qui avait ordonné l’affreuse exécution que nous avions eue tout à l’heure sous les yeux. Un vif sentiment de curiosité s’empara insensiblement de nous, et nous finîmes par lui demander s’il n’y aurait pas indiscrétion de notre part à l’interroger sur la terrible affaire qu’il était occupé à juger. « Au contraire, nous répondit-il, je désire beaucoup, moi-même, que vous connaissiez la nature de ce procès. Vous m’avez paru étonnés de l’extrême sévérité que je déploie envers ce criminel ; le supplice qu’il endure vous a émus de compassion. Les sentiments qui ont agité votre cœur, quand vous êtes entrés dans la salle, sont montés à votre figure, et ils ont été visibles à tout le monde. Mais le criminel ne mérite aucune commisération ; si vous connaissiez sa conduite, sans doute vous ne penseriez pas que je le traite avec rigueur. Je suis naturellement porté à la douceur, et mon caractère est éloigné de la cruauté. Le magistrat, d’ailleurs, ne doit-il pas toujours être le père et la mère du peuple ? – Quel grand crime a donc commis cet homme, pour être soumis à une si horrible torture ? – Cet homme est le chef d’une bande de scélérats. Depuis plus d’un an, il désolait la contrée, se livrant au brigandage sur le grand fleuve, qu’il parcourait nuit et jour avec une grande barque. Il a pillé un nombre considérable de jonques marchandes et commis plus de cinquante assassinats. Il a fini par avouer tous ses crimes, et, sur ce point, la vérité a été mise au jour ; mais il s’obstine à ne pas dénoncer ses compagnons de brigandage ; et je dois employer les moyens extrêmes pour atteindre tous les coupables. Quand on veut détruire un arbre, il ne suffit pas de couper le tronc, il faut encore arracher toutes les racines, sans cela il repoussera. »
Le magistrat nous raconta ensuite quelques-unes des abominables atrocités commises par cette bande de brigands. Des hommes, des femmes, des enfants, à qui on coupait la langue, à qui on arrachait les yeux, qu’on dépeçait avec tous les raffinements d’une incroyable barbarie, tels étaient les amusements auxquels se livraient, sur leur barque, ces monstres à figure humaine. Ces détails, quelque horribles qu’ils fussent, ne nous étonnaient pourtant pas. Le long séjour que nous avions fait parmi les Chinois, nous avait appris jusqu’à quel point l’instinct du mal pouvait se développer en eux.
Le préfet de Kouang-tsi-hien, à qui nous avions exposé en deux mots le motif qui nous avait fait commettre l’indiscrétion de venir le trouver dans son tribunal, nous déclara que ses préoccupations au sujet de cette grande affaire étaient la seule cause des négligences dont nous avions à nous plaindre. Il ajouta que nous pouvions retourner à notre logement avec la certitude d’y trouver les choses organisées conformément aux rites ; que, pour lui, il allait remonter sur son siège pour continuer la procédure de son fameux criminel.
Quoiqu’il fût déjà tard et que nous n’eussions encore pris dans la journée qu’une légère collation, nous nous trouvions médiocrement disposés à nous mettre à table. L’appétit s’en était allé au milieu de tout ce que nous avions vu et entendu depuis que nous étions entrés au prétoire. Nous demandâmes au magistrat s’il verrait quelque inconvénient à nous permettre d’assister un instant au jugement. Notre désir parut le surprendre et l’embarrasser un peu. Après quelques minutes de réflexion, il nous dit : « Si vous entrez dans la salle, je crains que votre présence ne soit pour tout le monde un sujet de préoccupation. On n’a jamais vu, dans ces contrées, d’hommes des pays occidentaux. Les officiers du tribunal pourraient difficilement apporter à leurs fonctions l’application convenable. Cependant vous pouvez, si vous le désirez, rester dans ce cabinet ; d’ici, il vous sera facile de tout voir et de tout entendre, sans être aperçus de personne. » Il appela aussitôt un domestique auquel il ordonna d’ouvrir une large fenêtre et d’abaisser un treillis en bambou. Pendant que nous nous arrangions derrière cette grille, le juge rentra dans la salle, monta sur son siège et la séance recommença, quand les satellites, les bourreaux et les officiers du tribunal eurent crié par trois fois : Qu’on soit modeste et respectueux !
Après avoir rapidement parcouru des yeux quelques pages d’un long cahier manuscrit qui, sans doute, était une des pièces du dossier, le juge chargea un fonctionnaire, qui se tenait debout à sa gauche, de demander à l’accusé s’il ne connaissait pas un nommé Ly-fang, qui exerçait autrefois le métier de forgeron dans un village voisin qu’il lui désigna. Nous avons déjà dit que les mandarins, ne pouvant jamais exercer de charge dans leur propre province, ne connaissaient pas suffisamment les idiomes des pays où ils se trouvaient, et qu’ils étaient obligés de se servir d’interprètes toutes les fois qu’ils avaient à interroger un homme de condition inférieure. Le fonctionnaire interprète traduisit la question du juge à l’accusé. Celui-ci souleva un peu la tête, qu’il tenait affaissée sur sa poitrine, lança un regard de bête fauve vers le juge, et répondit, sur un ton plein d’insolence, qu’il avait entendu parler de Ly-fang. « Le connais-tu ? As-tu eu des relations avec lui ? – J’en ai entendu parler, je ne le connais pas. – Comment, tu ne le connais pas ? Il est démontré pourtant que cet homme est resté longtemps sur ta barque ; ne persiste pas à répondre des mensonges ; parle avec netteté : connais-tu Ly-fang ? – J’en ai entendu parler, je ne le connais pas… » Le mandarin choisit sur la table un long jeton en bambou et le lança au milieu du prétoire. Un chiffre est écrit sur ce jeton, et désigne le nombre de coups que doit recevoir l’accusé, en observant toutefois que les exécuteurs doublent toujours le nombre fixé par le magistrat. Un des bourreaux ramassa le jeton, examina le chiffre et cria, en chantant : « Quinze coups ! » C’est-à-dire que l’accusé devait en recevoir trente, qui, multipliés encore par le nombre des bourreaux, devaient fournir un total effrayant. Il se fit aussitôt un mouvement dans l’assemblée ; tous les yeux se fixèrent, avec une ardente curiosité, tantôt sur le malheureux accusé, tantôt sur les bourreaux. Plusieurs souriaient et s’arrangeaient de leur mieux, comme des gens qui s’apprêtent à contempler quelque chose d’intéressant. Les bourreaux prirent leur position, et bientôt on vit tournoyer et se balancer, sous une grêle de coups, le corps du criminel, qui poussait des cris effroyables ; son sang jaillissait de toute part, coulait le long des verges de rotin, et rougissait les bras nus des bourreaux.
Il nous fut impossible de soutenir la vue d’un pareil spectacle. Nous demandâmes à un officier du tribunal, qui était avec nous dans le cabinet du préfet, s’il n’y aurait pas moyen de sortir sans traverser la salle du jugement. Il nous engagea vivement à attendre la fin de la séance, pour voir, disait-il, comment on s’y prenait pour détacher l’accusé. Cette proposition nous ayant peu souri, il eut l’obligeance de nous reconduire par un long corridor, jusqu’à la porte où nous attendaient les palanquins. « Ce criminel est un bon kouan-kouen, nous dit l’officier en nous quittant. Dans votre pays y a-t-il un grand nombre de kouan-kouen ? – Non, lui répondîmes-nous, cette classe d’hommes est inconnue chez nous. »
Il serait difficile de trouver dans la langue française un équivalent de ce mot kouan-kouen. Il est donné, en Chine, à une race de bandits qui se font un jeu et un honneur de fronder les lois et les magistrats, de commettre des injustices et des assassinats. Donner et recevoir des coups avec impassibilité, tuer les autres avec sang-froid et ne pas redouter la mort, voilà le sublime du genre. Les kouan-kouen sont très nombreux en Chine ; ils forment entre eux des associations et se soutiennent mutuellement avec une imperturbable fidélité. Quelques-uns vivent isolément, et ce sont les plus féroces. Ils regarderaient comme indigne de leur valeur d’avoir un associé, un appui quelconque ; ils ne veulent compter que sur l’énergie de leur caractère. Rien n’est comparable à l’audace de ces hommes. Les crimes les plus atroces, les forfaits les plus extravagants, ont pour eux un attrait irrésistible. Quelquefois ils vont, par fierté, se dénoncer eux-mêmes aux magistrats. Ils font l’aveu de tous leurs crimes, s’appliquent à en fournir des preuves irrécusables, et demandent à être jugés ; puis, quand on instruit le procès, comme, d’après la législation chinoise, l’aveu du coupable est nécessaire, ils nient tout ce qu’ils ont d’abord avoué, et endurent avec un stoïcisme inébranlable tous les genres de torture auxquels on les applique. On dirait même qu’ils trouvent un certain bonheur à voir leurs membres broyés, pourvu qu’ils puissent braver la justice et pousser à bout la colère des mandarins. Il leur arrive souvent de les compromettre et de les faire casser ; c’est alors un de leurs plus beaux triomphes. On rencontre dans toutes les villes de la Chine de nombreuses collections de petites brochures, qui composent en quelque sorte les fastes judiciaires et les causes célèbres de l’empire. Elles renferment les dramatiques biographies des plus fameux kouan-kouen ; le peuple dévore ces brochures, qui ne coûtent que quelques sapèques.
La manière de rendre la justice, en Chine, est extrêmement sommaire. Il est permis d’avancer, sans crainte d’exagération, qu’il y a, en France, quatre fois plus de juges que dans tout l’empire chinois. Cette simplification, il faut en convenir, n’est nullement favorable à l’accusé, pour lequel il existe très peu de véritables garanties. Sa fortune et sa vie dépendent presque toujours du caprice et de la rapacité des mandarins. Les tribunaux ordinaires ne sont composés que d’un seul juge. L’accusé se tient à genoux pendant le procès ; le magistrat l’interroge, et il est seul pour apprécier la valeur de ses réponses. Point d’avocat qui prenne sa défense ; on admet quelquefois ses parents ou ses amis à plaider sa cause ; mais c’est une pure condescendance du mandarin, et un effet de son bon plaisir. Les témoins à charge ou à décharge se trouvent souvent dans une position pire que celle de l’accusé, car, si leurs dépositions ne plaisent pas aux juges, ils sont à l’instant fouettés et souffletés ; un bourreau, chargé de les rappeler à l’ordre, est toujours placé à leur côté. Ainsi l’accusé est absolument à la merci du mandarin qui le juge, ou plutôt des officiers subalternes du tribunal, qui ont déjà préparé à l’avance la procédure, d’une manière favorable ou contraire à l’accusé, suivant l’argent qu’ils ont reçu.
Cicéron nous a fait connaître, avec son énergique éloquence, la méthode de l’infâme Verrès, quand il rendait la justice en Sicile. « Les condamnés, dit-il, sont renfermés dans la prison ; le jour de leur supplice est fixé ; on le commence dans la personne de leurs parents, déjà si malheureux. On les empêche d’arriver jusqu’à leurs fils ; on les empêche de leur porter de la nourriture et des vêtements ; ces malheureux pères restaient étendus sur le seuil de la prison. Les mères éplorées passaient les nuits auprès du guichet fatal qui les privait des derniers embrassements de leurs enfants ; elles demandaient pour toute faveur qu’il leur fût permis de recueillir leur dernier soupir. À la porte veillait l’inexorable geôlier, le bourreau du préteur, la mort et la terreur des alliés et des citoyens, le licteur Sestius, qui levait une taxe sur chaque gémissement, sur chaque douleur. Pour entrer, disait-il, vous me donnerez tant, tant pour introduire ici des aliments ; personne ne s’y refusait. Et vous, combien me donnerez-vous pour que je fasse mourir votre fils d’un seul coup ? Combien pour qu’il ne souffre pas longtemps ? Combien pour qu’il ne soit pas frappé plusieurs fois ? Combien pour que je l’expédie sans qu’il le sente, sans qu’il s’en aperçoive ? Et ces affreux services, il fallait encore les payer au licteur ! » Il nous a toujours semblé que Verrès avait dû avoir quelque connaissance des usages chinois, tant nous a paru frappante la ressemblance entre les procédés des mandarins du Céleste Empire et ceux du préteur de Sicile…
Tout condamné a droit de faire appel aux tribunaux supérieurs et de poursuivre sa cause à Pékin même, par-devant la cour souveraine. Pour arriver jusque-là, il faut mettre en mouvement tant d’influences et faire agir des ressorts si nombreux, que la plupart des affaires se bâclent ordinairement dans les provinces. La justice chinoise est très sévère pour les voleurs et les perturbateurs du repos public. Les peines les plus ordinaires sont : la bastonnade, les amendes, les soufflets avec d’épaisses semelles de cuir, la cangue ou carcan portatif, la prison, les cages en fer, où l’on doit rester accroupi, le bannissement dans l’intérieur de l’empire, l’exil perpétuel ou temporaire en Tartarie, et la mort, qui se donne par strangulation ou décapitation. Les rebelles sont coupés en morceaux, ou mutilés de la manière la plus horrible. L’application des peines est le plus souvent arbitraire et précipitée, à l’exception toutefois de la peine de mort, pour laquelle, hors certains cas très rares, on doit attendre la ratification de la sentence par l’empereur.
Il existe, en Chine, un code très détaillé, une sorte de Corps du droit chinois, comme diraient les légistes européens. Il a pour titre : Ta-tsing-lu-li, c’est-à-dire « Lois et statuts de la grande dynastie des Tsing ». Ce livre curieux a été traduit du chinois en anglais par sir Georges Thomas Staunton, sous le titre de Code pénal de la Chine. Un tel titre paraît d’abord inexact et peu conforme au texte chinois et aux matières dont il est traité dans le cours de l’ouvrage, où il y a autre chose que le système des lois criminelles de la Chine. Il est partagé en sept divisions, dont voici les sujets : 1° lois générales ; 2° lois civiles ; 3° lois fiscales ; 4° lois rituelles ; 5° lois militaires ; 6° lois criminelles ; 7° lois sur les travaux publics. Cette qualification de Code pénal, quoique peu littérale, nous paraît pourtant assez logique.
Ceux qui ont observé sérieusement les institutions et les mœurs chinoises ont été frappés de deux choses, bien propres en effet à exciter l’attention. D’un côté, c’est le caractère pénal affecté par la législation du Céleste Empire. Chaque prescription de la loi, chaque règlement, est l’objet d’une sanction pénale, non seulement dans l’ordre criminel, mais encore dans l’ordre purement civil et administratif. Tous les manquements, toutes les irrégularités qui, dans la législation européenne, peuvent tout au plus entraîner des déchéances, des incapacités, des nullités, ou bien seulement une légère réparation civile, sont punies, en Chine, par un nombre déterminé de coups de bambou. Il pourra être intéressant de rechercher la cause de ce caractère particulier de la loi chinoise.
D’un autre côté, la Chine tout entière, avec sa religion officielle, ses mœurs publiques et privées, ses institutions politiques, sa police et son administration, toute cette immense agglomération de trois cents millions d’hommes, paraît être assise sur un principe unique, pivot de toute la machine. Ce principe, dont nous avons souvent parlé, est le dogme de la piété filiale, qui a été étendu au respect dû à l’empereur et à ses délégués, et qui, en réalité, ne paraît être autre chose que le culte des vieilles institutions.
La civilisation chinoise remonte à une antiquité si reculée, qu’on a beau scruter son passé, on ne peut jamais découvrir les traces d’un état d’enfance chez ce peuple. Ce fait est peu ordinaire, et nous sommes habitués au contraire à trouver toujours un point de départ bien déterminé dans l’histoire générale des nations, et les documents historiques, les traditions, les monuments qui nous en restent, tout nous permet de suivre, en quelque sorte pas à pas, les progrès de chaque civilisation, d’assister à sa naissance, de constater son développement et sa marche ascendante, enfin d’être les témoins de sa décadence et de sa chute. Pour les Chinois, il n’en est pas ainsi ; ils paraissent avoir toujours vécu au milieu des civilisations que nous leur connaissons aujourd’hui, et les données de l’antiquité sont de nature à confirmer cette opinion.
Il ne serait donc pas téméraire de supposer qu’il a dû se produire quelque événement mystérieux et de la plus haute importance, qui a initié brusquement les Chinois à ce degré de civilisation qui nous étonne. Ce fait a dû profondément frapper l’imagination de ces peuples. De là le respect, la vénération, la reconnaissance, pour les premiers fondateurs de leur vieille monarchie, qui les ont ainsi conduits à la lumière d’une manière si rapide. De là encore le culte des ancêtres, des choses anciennes, de ceux qui, dans l’ordre politique, tiennent la place que le père et la mère occupent dans la famille. Les Chinois, en effet, ont toujours attaché l’idée de saint et de mystérieux à tout ce qui est antique, à tout ce qui a traversé les siècles passés ; ce respect généralisé a pris le nom de piété filiale.
Ce sentiment, poussé jusqu’à l’exagération, avait pour conséquence nécessaire d’abord l’exclusivisme et même le mépris à l’égard des nations étrangères, des barbares, et, en second lieu, la stabilité dans la civilisation, qui est restée à peu près ce qu’elle était au commencement, sans progresser d’une manière sensible.
Les réflexions qui précèdent nous permettront de restituer aux lois relatives à la piété filiale leur véritable importance politique et sociale.
De même que le style c’est l’homme, les législations, qui sont le style des nations, reflètent fidèlement les mœurs, les habitudes et les instincts du peuple pour lequel elles ont été faites, et l’on peut dire de la législation chinoise qu’elle est le peuple chinois bien défini.
Les habitants du Céleste Empire manquant de croyances religieuses et vivant au jour le jour, sans trop s’inquiéter ni du passé ni de l’avenir, profondément sceptiques et insouciants de tout ce qui touche au côté moral de l’homme, n’ayant enfin de l’énergie que pour amasser des sapèques, on comprend qu’ils ne peuvent être maintenus dans l’accomplissement des lois par le sentiment du devoir. Le culte officiel de la Chine ne possède, en effet, aucun des caractères qui constituent ce qu’on appelle proprement une religion, et doit être, en conséquence, insuffisant pour donner aux peuples les idées morales qui font plus pour l’observance des lois que la sanction pénale la plus terrible. Il est dès lors tout naturel que le bambou soit l’accessoire nécessaire et indispensable de chaque prescription légale. La loi chinoise présentera donc toujours un caractère pénal, même lorsqu’elle aura seulement pour objet des intérêts purement civils ou administratifs.
Chaque fois qu’une législation est obligée de prodiguer les peines, on est en droit d’affirmer que le milieu social dans lequel elle est en vigueur est vicieux. Le Code pénal de la Chine est une preuve de la vérité de ce principe. Les peines n’y sont pas graduées d’après la gravité morale du délit considéré en lui-même ; elles dépendent, au contraire, de l’importance du préjudice causé par le délit. Ainsi, la peine infligée au vol est proportionnelle à la valeur de l’objet volé, d’après une échelle spéciale dressée à cet effet, pourvu qu’au vol ne se soit pas réunies une des circonstances qui en font un crime particulier et spécialement réprimé par la loi. À ce point de vue, la législation pénale est basée sur le principe utilitaire. Cela ne doit pas étonner : le matérialisme de la loi chinoise s’oppose à ce que le caractère moral de l’acte punissable soit pris en considération exclusive ; elle ne voit que le positif.
La présence du principe utilitaire dans une législation indique assez généralement que le lien social est artificiel, qu’il ne repose pas sur les vrais principes qui constituent et conservent les nationalités. L’immense population de la Chine, dépravée par l’absence morale, absorbée par le culte des intérêts matériels, ne subsisterait pas longtemps en corps de nation et serait bientôt démembrée, si l’on venait substituer brusquement, à l’étrange législation qui la gouverne, une législation basée seulement sur les principes du droit et de la justice absolue. Chez un peuple de spéculateurs et de sceptiques, comme le sont les Chinois, le lien social doit se trouver dans la loi pénale, et non pas dans la loi morale. Le rotin et le bambou sont la seule garantie de l’accomplissement du devoir.
Et ce but ne saurait être encore atteint, si les mandarins chargés de faire exécuter la loi ne trouvaient dans la loi elle-même la plus grande latitude possible. C’est ce qui explique le vague et le manque de précision qu’on remarque souvent dans le Code pénal de la Chine. Très souvent il lui arrive de ne pas définir, de ne pas qualifier les délits, ou, du moins, de ne le faire que très imparfaitement ; de sorte que les magistrats ont la plus grande latitude dans l’interprétation de la loi, qui est, entre leurs mains, d’une élasticité merveilleuse ; elle semble faite tout exprès pour favoriser l’esprit tracassier, oppresseur, et surtout voleur, des mandarins chargés de l’appliquer ; car, en l’absence des textes clairs et précis, ils trouvent toujours le moyen de faire rentrer dans la catégorie des faits punis par la loi des actes d’ailleurs très innocents, ou qui, tout au moins, ne sauraient jamais subir l’action des lois positives.
Ainsi, pour en donner un exemple, on trouve dans le tome 1er, page 274, du Code pénal, un article ainsi conçu : « Quand un marchand, après avoir observé la nature des affaires que font ses voisins, s’assortit et met des prix à ses marchandises, de manière à ce que ses voisins ne puissent pas vendre les leurs, et à ce qu’il lui en revienne un bénéfice beaucoup plus grand que celui qu’on fait ordinairement, il sera puni de quarante coups de bambou. » Quel est le marchand qui pourra être à l’abri des vexations du mandarin avec un pareil article toujours suspendu sur sa tête ? En voici un autre qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer de plus odieux en ce genre. « Quiconque tiendra une conduite qui blesse les convenances, et telle, qu’elle soit contraire à l’esprit des lois, sans qu’elle dénote une infraction spéciale à aucune de leurs dispositions, sera puni au moins de quarante coups, et il en recevra quatre-vingts quand l’inconvenance sera d’une nature plus grave. »
Les deux articles que nous venons de citer suffiront à un mandarin pour rançonner tous les habitants de sa juridiction et faire promptement une grosse fortune.
Mais ce n’était pas assez ; le chef-d’œuvre de la législation chinoise en cette matière se trouve dans un vaste système de solidarité qui rend en quelque sorte chaque sujet de l’empire garant de la conduite de son voisin ou de son parent, de son supérieur ou de son inférieur. Les fonctionnaires publics sont principalement soumis à cette terrible responsabilité comme nous le verrons plus bas, et les simples particuliers n’en sont pas exempts. Ainsi, dans chaque division territoriale composée de cent familles, il y a un chef nommé par ses concitoyens pour veiller, avec six assesseurs, à la perception des impôts et à l’acquittement des autres droits et services publics.
Ce chef est responsable d’une foule de délits qui peuvent se commettre dans son district. Quand les terres sont mal cultivées, la peine qu’il encourt flotte entre vingt et quatre-vingts coups, suivant l’étendue du terrain en contravention.
Voici ce qu’on trouve au chapitre premier du tome second : « Le crime de haute trahison est celui qu’on commet, soit contre l’État en renversant le gouvernement établi, ou en essayant de le faire, soit contre le souverain en détruisant le palais dans lequel il réside, le temple où sa famille est adorée, ou les tombeaux dans lesquels reposent les restes de ses ancêtres, ou en tentant de les détruire.
Toutes les personnes qui seront convaincues d’avoir commis ces forfaits exécrables ou d’avoir eu le projet de les commettre, subiront la mort par une exécution lente et douloureuse, soit comme partie principale ou comme complices.
Tous les parents mâles des personnes convaincues des forfaits ci-dessus, au premier degré et âgés de soixante ans ou de plus de soixante, nommément : le père, le grand-père, les fils, les petits-fils, les oncles paternels et tous leurs fils respectifs, sans aucun égard pour le lieu de résidence, ni pour les infirmités naturelles ou survenues à quelques-uns d’eux, seront décapités indistinctement.
Toutes les personnes qui connaîtront des coupables de haute trahison, ou des individus qui auront l’intention d’en commettre le crime, et qui conniveront audit crime en n’en dénonçant pas les auteurs, seront décapités. »
Cet épouvantable principe de la solidarité répugne à notre intelligence et à notre conscience de chrétien ; il est pourtant tout naturel qu’il soit, en Chine, d’une application énergique et constante. Quand on envisage une nation composée de trois cents millions d’hommes, sans croyances religieuses, exclusivement livrée à tous les hasards de la spéculation, on conçoit qu’il ait fallu des moyens peu ordinaires pour réunir une même domination des éléments si rebelles, et maintenir l’unité politique de ces innombrables populations.
Et cependant toutes ces rigueurs ne sauraient empêcher les commotions politiques, et les annales de ce peuple étrange sont là pour nous prouver que la Chine est le pays le plus révolutionnaire du monde. C’est qu’en effet, avec de tels systèmes, on ne peut guère fonder qu’un ordre factice. Le moindre souffle suffit pour compromettre la solidité d’un édifice si péniblement, mais si mal assis. Cela prouve encore ce dont auraient été capables les Chinois, s’ils avaient voulu profiter des lumières que le christianisme a répandues en si grande abondance sur les peuples occidentaux. C’est, en vérité, un grand spectacle que celui que nous présente la Chine : il y a quelque chose de profondément mystérieux dans cette civilisation si antique, ayant pu résister, jusqu’à ce jour, au flux et reflux des révolutions, et se soustraire à une ruine complète, en dépit de l’instabilité de ses bases, de la fausseté de ses principes et du peu de moralité de ses citoyens.
Malgré les nombreuses imperfections que nous venons de signaler, le Code pénal de la Chine peut néanmoins être considéré comme un des beaux monuments de l’esprit humain. On y retrouve tous ces grands principes que les législations modernes sont si fières de posséder. Les circonstances atténuantes, la non-rétroactivité dans l’application des lois pénales, le droit de faire grâce accordé au souverain, le droit d’appel, le respect de la liberté individuelle garantie par la responsabilité des magistrats chargés de la répression des délits, la confusion des peines, dans le cas de conviction de plusieurs délits entraînant des peines différentes : voilà autant de principes reconnus par la loi, et qui protègent le peuple contre la tyrannie des mandarins.
Cependant, chose digne de remarque, la science du droit n’existe pas en Chine ; le ministère des avocats est inconnu ; il n’y a pas non plus de jurisprudence. On trouve bien quelquefois, dans les délits publiés par les empereurs pour la confirmation des sentences prononcées contre de grands coupables, un rappel des sentences précédentes rendues dans des circonstances analogues ; mais un tel usage n’a d’autre but que de justifier un acte qu’on pourrait peut-être considérer comme une dérogation à la loi, ou d’expliquer, par un précédent, l’interprétation particulière d’un texte du Code. Ces rappels ne sauraient constituer ce qu’on entend par jurisprudence. Chaque magistrat chargé d’appliquer la loi l’interprète d’après sa manière de voir et l’esprit général de la législation. Mais il n’y a pas de doctrine spéciale qui veille à ce qu’on ne s’écarte pas des principes du droit chinois ; par suite, il n’y a pas en Chine de jurisconsultes.
On prend toutefois certaines mesures, non seulement pour que les magistrats entendent parfaitement les lois qu’ils sont chargés d’appliquer, mais encore pour vulgariser, autant que possible, la connaissance du Code parmi le peuple.
Ainsi il est ordonné à tous les officiers et employés du gouvernement de faire une étude particulière des lois. Une disposition spéciale du Code exige qu’à la fin de chaque année, et dans toutes les localités, les officiers soient examinés sur les lois par leurs supérieurs respectifs ; si leurs réponses ne sont pas convenables, ils subissent une amende d’un mois de leurs émoluments, s’ils sont officiers du gouvernement, et reçoivent quarante coups de bambou, s’ils occupent des emplois inférieurs. Tous les individus, laboureurs, artisans et autres, qui, pour leur premier délit commis par accident ou par la faute d’autres personnes, sauront expliquer les lois, leur nature et leur objet, seront excusés et relaxés.
Quoique les mandarins chinois jouissent d’une grande puissance, leur sort n’est pas aussi brillant qu’on se l’imagine communément. Ils ont, il est vrai, beaucoup de facilité pour s’enrichir rapidement, et, s’ils sont capables et habiles, arriver assez vite aux premiers emplois. Mais jamais ils ne sont sûrs du lendemain ; il suffit d’un caprice de l’empereur, d’une dénonciation, d’un ennemi riche ou influent, pour les faire casser, envoyer en exil, et quelquefois même à la mort.
Les emplois publics sont aussi recherchés en Chine qu’en Europe. Ils le sont même peut-être davantage, si l’on en juge par les précautions qui ont été prises pour éviter les sollicitations, et cette fièvre du fonctionnarisme, qui a excité, parmi nous, tant d’indignation dans ces derniers temps. Ces précautions sont trop curieuses pour que nous ne les fassions pas connaître. Peut-être jugera-t-on à propos de faire en France quelque chose de semblable.
Le nombre des officiers, dans chaque tribunal et dans chaque administration, est fixé par la loi. Quiconque sera nommé officier surnuméraire, ou sera cause qu’un autre le devient sans faire partie du nombre fixé par la loi, subira cent coups de bambou, et un accroissement de peine par chaque surnuméraire dont il aura causé la nomination. Si pareille loi était en vigueur dans notre pays, il est probable que l’ardeur des solliciteurs et le bon vouloir des protecteurs seraient singulièrement refroidis. Mais voici qui est prodigieux :
« Quand des officiers civils du gouvernement, qui ne sont pas distingués par des services éminents rendus à l’État, seront recommandés aux bontés de l’empereur, comme dignes de plus grands honneurs, ces officiers et ceux qui les auront recommandés seront mis en prison et condamnés à être décapités.
Les adresses envoyées à l’empereur en faveur d’un des grands officiers de l’État sont considérées comme prouvant l’existence d’une machination traîtresse, subversive du gouvernement, et leurs auteurs sont punis de mort, ainsi que l’officier, objet de la lettre, s’il a participé au délit. »
Cette sévérité excessive ne saurait avoir seulement pour but de couper court à l’intrigue, et d’empêcher des ambitieux incapables d’arriver aux premiers emplois de l’État ; la loi veut principalement s’opposer à ce que la moindre atteinte soit portée au pouvoir de l’empereur. Dans un vaste empire comme la Chine, et avec des populations que ne retient pas le frein de la religion et de la morale, on comprend que la souveraineté soit ombrageuse, et qu’elle tremble en quelque sorte devant ces grands fonctionnaires, dépositaires d’un pouvoir qui leur permettrait, s’ils l’osaient, de secouer le joug et de compromettre la solidité du trône. Aussi la loi chinoise est-elle d’une sévérité outrée pour le plus léger manquement au respect dû à l’empereur. « Il est défendu, sous peine de quatre-vingts coups de bambou, d’employer, dans une adresse à l’empereur, le nom appellatif de Sa Majesté ; sous peine de quarante coups, de s’en servir dans une instruction au peuple ; sous peine de cent coups, de le prendre pour soi ou pour d’autres. » Enfin, le bambou sert encore à réprimer le délit de celui qui lance des projectiles contre les résidences ou les temples impériaux…
Les lois qui régissent les fonctionnaires publics en Chine, quoique d’une grande sévérité, sont néanmoins tempérées par des formes ayant un certain rapport avec ce qu’on appelle, en France, la garantie constitutionnelle.
Lorsqu’un officier du gouvernement, à la cour ou dans la province, commet un délit contre les lois, soit comme homme public, soit comme simple particulier, son supérieur, dans tous les cas importants, en soumettra à l’empereur un détail circonstancié, et l’on ne pourra procéder au jugement du coupable sans la sanction expresse de Sa Majesté.
Les personnes privilégiées ne peuvent être poursuivies, pour délits contre les lois, que sur l’ordre positif de l’empereur, à qui toute la procédure devra être portée, pour, par lui, être statuée définitivement. Mais le privilège cesse quand il s’agit de crimes qui tiennent de la trahison ; ces crimes sont : la rébellion, la déloyauté, la désertion, le parricide, le massacre, le sacrilège, l’impiété, la discorde, l’insubordination, l’inceste.
C’est surtout à l’égard des fonctionnaires publics que le système de responsabilité pénale, dont nous avons parlé plus haut, reçoit une application énergique. Chaque fois que les tribunaux, ou corps de fonctionnaires, se sont rendus coupables, en prononçant des décisions erronées, ou contraires aux lois, ou trop douces ou trop sévères, ou bien en apportant de la négligence dans les poursuites, c’est le greffier qui est considéré comme auteur principal du crime ; tous les autres membres sont aussi punis, mais d’une peine moindre, en descendant jusqu’au président. En Chine, plus les officiers sont inférieurs, plus leur responsabilité augmente ; car on admet que le crime ne se serait peut-être pas commis, s’ils avaient refusé leur ministère. Ainsi les employés subalternes sont exposés à des peines terribles, s’ils prêtent leur concours à un acte illégal, et à tous les ressentiments de leurs supérieurs, s’ils s’y refusent. Ailleurs une position semblable serait impossible ; mais, en Chine, les fonctionnaires n’ont peur de rien, parce qu’ils sont assurés d’avoir toujours quelque moyen de se tirer d’affaire.
Une chose encore digne de remarque, dans la loi que nous venons de mentionner, c’est qu’on fasse un crime aux tribunaux d’avoir rendu une décision erronée. Ce serait, en Europe, un singulier spectacle que de voir les juges bâtonnés lorsqu’ils se sont trompés. En Chine, un tribunal n’est pas seulement punissable pour un arrêt inexact rendu sur le fait dont la connaissance lui est tout naturellement attribuée ; il l’est encore en appel, lorsque, par exemple, un tribunal supérieur confirme une décision erronée d’un tribunal inférieur, ou encore lorsqu’un tribunal inférieur confirme la décision erronée qui lui a été renvoyée d’un tribunal supérieur.
La responsabilité des officiers subalternes va si loin, qu’il peut se présenter des cas où ils seront punis de mort, parce qu’une lettre aura été mal cachetée. Quand le sceau officiel sera mal apposé, ou apposé renversé, tous les officiers responsables de son apposition recevront quatre-vingts coups, et, si le destinataire, par suite de cette irrégularité, doute de l’authenticité de l’acte, hésite pour l’exécuter, et qu’une opération militaire soit ainsi manquée, le commis de bureau sera mis à mort.
La capacité civile des fonctionnaires est restreinte dans certaines limites, et c’est là, peut-être, une des dispositions les plus sages de la législation chinoise. Il est défendu à tous les officiers du gouvernement qui ont une juridiction territoriale, et à leurs commis ou greffiers, d’acquérir des terres dans l’étendue de leur juridiction et pendant toute la durée de leur autorité. Il est encore défendu aux officiers du gouvernement, dans les villes de premier, de deuxième et de troisième ordre, de prendre une femme habitant dans l’étendue de leur juridiction à peine de quatre-vingts coups de bambou. L’officier coupable recevra cent coups, si le mari ou le père de la femme a un procès devant son tribunal ; il subira la même peine, s’il fait épouser cette femme à son fils, petit-fils, frère cadet, ou neveu.
L’échelle pénale établie par le Code est très simple. La peine la plus ordinaire est la cangue et les coups de bambou, appliqués tantôt du gros bout, tantôt du petit bout, et pouvant varier de quatre-vingts à cent. La peine de soixante à cent coups se combine souvent avec un bannissement temporaire ou perpétuel et avec la marque. La peine de mort est exécutée par strangulation ou par décapitation, selon la gravité du délit ; il y a aussi, pour les plus grands forfaits, la mort lente et douloureuse ou le supplice des couteaux, qui s’inflige de la manière suivante : on attache d’abord le coupable à une croix de sa hauteur et qui est fixée en terre ; ensuite l’exécuteur prend au hasard dans un panier couvert un des couteaux qui y sont renfermés et il coupe le membre que le couteau indique. La famille du coupable cherche ordinairement à abréger des souffrances aussi cruelles en donnant quelque argent à l’exécuteur pour qu’il trouve, le plus promptement possible, le couteau qui doit être enfoncé dans le cœur.
La loi chinoise, très sévère pour la répression des crimes et délits, contient cependant plusieurs dispositions remarquables et qui ne dépareraient pas nos codes modernes. Il y a surtout un système de circonstances atténuantes qui a des bases peut-être plus morales que le système français. Chez nous, l’appréciation des circonstances atténuantes est laissée à l’arbitraire du jury, qui a seulement mission de déclarer qu’elles existent, sans qu’il puisse s’expliquer à cet égard. Ainsi comprises, les circonstances atténuantes ne sont pas admises en Chine ; mais la loi prévoit spécialement certains faits qui, lorsqu’ils sont constatés, entraînent de plein droit tantôt une réduction de la peine, tantôt la rémission complète.
Dans certains cas particuliers, à l’occasion, par exemple, de quelque grand événement, l’empereur rend un édit de grâce générale, qui a l’effet d’un pardon pur et simple. Cet acte ne s’applique jamais de plein droit à ceux qui ont commis ou des crimes de trahison ou tout autre spécialement prévu. Les effets de cette amnistie s’étendent à tous ceux qui ont commis un crime par inadvertance ou qui se trouvent impliqués à cause du fait ou de leur responsabilité particulière. Il y a, en outre, des grâces particulières que peut recevoir tout criminel sans exception.
La considération des parents entraîne quelquefois une réduction de peine pour le coupable qui eût mérité la mort. Il faut, pour cela, qu’il n’ait pas d’enfants âgés de plus de seize ans, que ses parents aient dépassé soixante et dix ans ou qu’ils soient infirmes, et que le crime, enfin, soit de nature à pouvoir être amnistié par un acte de grâce. Il en est alors référé à l’empereur, qui statue à cet égard. Si le coupable a mérité le bannissement, il recevra, à la place, cent coups de bambou et payera une amende.
L’âge ou les infirmités des coupables peuvent aussi leur attirer de l’indulgence. On doit exposer le cas à l’empereur dans un mémoire explicatif. Pour qu’il y ait lieu à réduction de peine, il suffit que les coupables aient l’âge ou les infirmités à l’époque du jugement, quoiqu’ils ne les aient pas eus à l’époque du crime.
Le coupable qui se livre volontairement au magistrat, sans que le crime ait été autrement découvert, obtiendra son pardon, sauf les réparations civiles. L’aveu a toujours pour résultat une réduction dans la peine, quelquefois même, s’il est fait dans certaines circonstances spécialement prévues, il entraîne le pardon complet, sauf toujours les réparations civiles. Un tel système paraît plein de sagesse, et les Chinois sont peut-être, à cet égard, supérieurs aux autres peuples. En France, un aveu a presque toujours pour résultat une déclaration de circonstances atténuantes qui entraîne de droit une réduction de peine ; mais ce n’est qu’un fait. Ne vaudrait-il pas mieux que la loi prononçât elle-même cette réduction, qui, ainsi, étant toujours de droit, amènerait peut-être le coupable à faire des aveux, par la certitude d’un adoucissement à sa peine ?
Le contumax qui se livre et fait arrêter un complice aussi ou plus coupable que lui a droit au pardon.
La loi chinoise présente certains cas d’excuse légale, tout comme la loi française. Ainsi, il est défendu d’entrer, la nuit, sans autorisation, dans une maison habitée ; si le maître de maison tue quelqu’un qui s’est introduit de force chez lui à une heure indue, il n’est pas puni ; le fait est considéré comme une extension du principe de légitime défense. Il en est de même du mari qui tue sa femme adultère et son complice.
La manière de traiter les coupables en prison et de leur faire subir leur peine est minutieusement déterminée par des règlements particuliers. Lorsque le magistrat fait emprisonner des criminels, et qu’il néglige de prendre, à leur égard, quelqu’une des mesures de rigueur prescrites par la loi, il est puni d’un nombre de coups de bambou proportionné aux crimes qu’ils ont commis. Il arrive quelquefois que les mandarins, plutôt que de s’exposer aux coups de bambou, se conduisent envers leurs prisonniers avec une atrocité telle, qu’il nous eût été impossible d’y croire jamais, si nous ne l’eussions vu de nos propres yeux. Un jour, nous rencontrâmes, sur une route qui conduisait à Pékin, un convoi de plusieurs chariots sur lesquels étaient entassés de nombreux Chinois qui poussaient des cris horribles. Des bandes de soldats, ayant à leur tête un officier militaire, escortaient ces charretées d’hommes. Au moment où nous nous arrêtâmes pour laisser passer cette cohue, nous fûmes saisis d’horreur en voyant tous ces malheureux cloués par une main aux planches des chariots. Un satellite, que nous interrogeâmes, nous dit avec un affreux sang-froid : « Nous avons été dénicher des voleurs dans un village voisin. Nous en avons pris un nombre considérable, et, comme nous n’avions pas apporté des chaînes en assez grande quantité, il a fallu imaginer un moyen pour les empêcher de se sauver. Voilà pourquoi vous les voyez cloués par la main. – Vous ne pensez donc pas qu’il puisse y avoir des innocents parmi eux ? – Qui pourrait le savoir ? On ne les a pas encore jugés. Nous avons pris cette mesure uniquement pour prévenir les évasions. Plus tard, s’il y a lieu, on séparera les voleurs de ceux qui ne le sont pas… » Ce satellite trouvait la chose toute naturelle, il avait même l’air un peu fier et satisfait du procédé ingénieux qu’ils avaient imaginé contre les fuyards… Le spectacle que nous eûmes un instant sous les yeux faisait horreur ; mais ce qu’il y avait de plus hideux, c’était l’hilarité, les ricanements des soldats, qui se montraient les uns aux autres les grimaces que la douleur faisait naître sur les figures de ces malheureux captifs. On doit présumer jusqu’où doivent aller les excès des révolutions et des guerres civiles chez un peuple capable de semblables barbaries dans les temps calmes et réguliers. Il doit se passer actuellement en Chine, dans les provinces envahies par l’insurrection, des abominations incroyables.
Le Code pénal s’occupe beaucoup, comme on peut le penser, de l’organisation de la famille, qui est, en Chine, une institution en quelque sorte autant politique que sociale. Quoiqu’on ait beaucoup préconisé le dogme de la piété filiale, il est constant qu’on retrouve bien moins de véritable harmonie dans la famille chinoise que chez les peuples européens, et la raison en est bien simple : en Chine, c’est la loi et le bambou, et non pas le devoir et la religion, qui réglementent l’amour filial et cherchent à conserver artificiellement les liens de la famille. On peut croire qu’au commencement les lois qui ont été portées sur cette matière étaient l’expression d’un sentiment vif et véritable ; mais, depuis, le sentiment a disparu et la loi seule est restée. La peur de la cangue et du rotin a dû naturellement prendre la place de l’affection et ce n’est plus maintenant qu’une affaire d’habitude.
Le mariage, base de la famille, a été réglé avec soin et minutie par la législation chinoise. On y retrouve toujours ce caractère de tyrannie domestique qui distingue les mœurs de tous les peuples placés en dehors de l’influence du christianisme. En parlant des rites et des cérémonies observés dans la célébration des mariages, nous avons signalé cette despotique autorité des parents à l’égard de leurs enfants. Ainsi, ce ne sont jamais les futurs conjoints qui sont consultés ; c’est à leurs familles respectives qu’il appartient de faire les premières avances, de fixer les présents de noces, d’arrêter les articles du contrat, etc. Tous ces préliminaires ont lieu par l’entremise de tierces personnes, servant d’intermédiaire entre les deux parties et faisant, en quelque sorte, la hausse et la baisse de la denrée mariable. Quand on est tombé d’accord, on fait les fiançailles. Si ensuite une des familles refuse d’exécuter le contrat, son chef est condamné à recevoir cinquante coups de bambou, et le mariage se fait. S’il n’a pas été dressé de contrat, l’acceptation des présents de noces suffit pour attester le consentement des parties contractantes.
Il est très facile, comme on le voit, de conclure un mariage sans consulter les principaux intéressés ; mais cela n’a lieu que pour un premier mariage. Un père de famille ne peut forcer ses enfants veufs à convoler à de secondes noces, sous peine de quatre-vingts coups de bambou.
Si, entre les fiançailles et le mariage, les parents de la future promettent sa main à un autre, le chef de famille reçoit soixante et dix coups ; il en reçoit quatre-vingts, si la future avait déjà été présentée et agréée. Celui qui accepterait une promesse de mariage, en sachant que des négociations sont entamées pour un autre mariage, reçoit également quatre-vingts coups. Sont exceptés les cas où le vol ou l’adultère d’un des contractants est prouvé avant le mariage ; car alors le contrat est résilié de plein droit.
La loi chinoise détermine certaines circonstances où l’on ne peut contracter mariage. Il y a des empêchements absolus, des empêchements relatifs et de simples obstacles dilatoires. Il est défendu de se marier durant le temps fixé par la loi pour le deuil du père, de la mère et du mari. Le mariage contracté dans ces circonstances est nul et puni, en outre, de cent coups de bambou. Le mariage contracté dans le temps du deuil d’un grand-père ou d’une grand-mère, d’un oncle ou d’une tante, d’un frère aîné ou d’une sœur aînée, est valable ; mais il est puni de quatre-vingt coups.
La loi déclare nul le mariage contracté par une veuve qui a reçu de l’empereur un rang d’honneur pendant la vie de son mari ; elle est punie de cent coups de bambou, dégradée de son rang, et séparée de son nouveau mari.
Les mariages contractés entre ceux qui portent le même nom de famille, avec une personne qui se cache pour crime, avec des musiciens ou comédiens, sont déclarés nuls, et les délinquants punis de coups de bambou.
Une des conséquences de la manière dont se font les mariages en Chine est le divorce, non seulement pour cause déterminée, mais encore par consentement mutuel. Il paraît assez naturel que des enfants qui n’ont pas été consultés sérieusement pour se marier, aient au moins la faculté de se séparer, s’ils ne se conviennent pas. Le mari peut répudier sa femme légitime pour les causes suivantes, dont quelques-unes paraissent assez bizarres : 1° stérilité ; 2° immoralité ; 3° mépris envers le père et la mère du mari ; 4° propension à la médisance ; 5° penchant au vol ; 6° caractère jaloux ; 7° maladie habituelle.
L’impiété, qui est mise par la loi chinoise au rang des plus grands crimes, n’est autre chose que le manquement aux devoirs de la famille. Elle est définie dans le Code de la manière suivante : « L’impiété est le manque de respect et de soins pour ceux à qui l’on doit l’être, de qui l’on tient l’éducation et dont on est protégé. C’est être encore impie que d’intenter procès à ses proches parents, de les insulter, de ne pas porter leur deuil et de ne pas en respecter la mémoire. »
Les peines encourues par le crime d’impiété sont terribles. On est puni de mort pour avoir frappé ses ascendants ; pour avoir porté contre eux une fausse accusation ; pour leur avoir adressé des paroles outrageantes, pourvu que l’ascendant outragé porte plainte lui-même et qu’il ait entendu les paroles outrageantes. Le parricide est soumis au supplice des couteaux ; s’il est mort en prison, son cadavre subit la peine.
La loi fixe le mode et la durée du deuil auquel chacun est tenu après la mort d’un membre de la famille. Quiconque reçoit avis de la mort de son père, de sa mère ou de son mari, sans prendre aussitôt le deuil, est puni de soixante coups de bambou et d’une année de bannissement. Il subit la même peine, s’il quitte le deuil avant l’époque voulue, ou si, pendant sa durée, il prend part à des réjouissances.
Tout officier du gouvernement qui reçoit une nouvelle semblable doit prendre le deuil et cesser immédiatement ses fonctions. Il devra s’abstenir de tous les actes de son ministère pendant toute la durée du deuil. Si, pour éviter cette cessation de services, il représente faussement que la personne décédée était un parent inférieur, il subira la peine de cent coups, perdra sa place et sera déclaré incapable d’exercer à l’avenir, aucun emploi public.
La loi précédente sur les avis reçus de la mort d’un père ou d’une mère n’oblige point ceux des officiers du gouvernement qui remplissent des emplois civils importants et éloignés, ou des commandements militaires loin de la cour. La conduite qu’ils auront à tenir, dans de telles occasions, sera déterminée par les ordres exprès de l’empereur.
On voit, par tous ces détails, ce que peut être une piété filiale, qui, pour ne pas s’émousser, a toujours besoin d’être fortement stimulée par le bambou.
Parmi les lois rituelles, nous en avons remarqué quelques-unes qui méritent d’être signalées à cause de leur excentricité. « Tout ce qui concerne la science des astres, comme le soleil, la lune, les cinq planètes, les vingt-huit constellations principales et les autres, ainsi que l’observation des éclipses, des météores, des comètes et des autres apparences célestes, sera du ressort des officiers composant le conseil astronomique de Pékin. Si ces officiers négligent d’observer exactement lesdites apparences et de marquer le temps où elles auront lieu pour en rendre compte à Sa Majesté l’empereur, ils en seront punis de soixante coups de bambou. »
Voici une autre disposition, qui n’est peut-être pas entièrement dépourvue de sagesse. « Il est défendu aux magiciens, aux sorciers et aux diseurs de bonne aventure, de fréquenter les maisons des officiers civils ou militaires du gouvernement, sous prétexte de leur annoncer les calamités qui menacent la nation ou les événements dont elle aura à se louer, et ils subiront la peine de cinq cents coups pour chacune de ces prédictions. Cette loi cependant n’entend pas les empêcher de tirer l’horoscope des individus qui les consulteront, ni de leur pronostiquer des naissances en consultant les étoiles en la manière accoutumée. »
La nation chinoise, dont on connaît la complète indifférence en matière de religion, a cependant des lois très détaillées et très sévères concernant le culte officiel ; toute négligence, imperfection ou irrégularité dans l’observance des rites, est réprimée par le bambou appliqué au délinquant et à l’intendant des cérémonies dont la surveillance aura été en défaut. Ainsi, lorsque l’officier du gouvernement chargé de l’éducation des cochons sacrés qu’on engraisse dans les pagodes pour les sacrifices solennels, ne les nourrira pas conformément à la loi, de manière que l’un d’eux souffre ou devienne maigre, il subira quarante coups de bambou et sera passible d’une augmentation de peine pour chaque animal en mauvais état. Un cochon malade est donc un événement majeur et capable de plonger dans la consternation tous les officiers d’une pagode.
La loi chinoise frappe d’une espèce de mort civile les bonzes et les tao-sse ou docteurs de la raison. Il leur est défendu de visiter leur père et leur mère, de sacrifier à leurs ancêtres, et, chose remarquable, de porter le deuil pour leurs parents morts, à peine de cent coups de bambou.
Le Code pénal de la Chine, dont nous avons essayé de tracer une légère esquisse, entre souvent dans les détails les plus minutieux sur des points dont les législations européennes n’ont pas même jugé à propos de s’occuper. En parcourant ce nombre infini de prescriptions et de règlements de tout genre, nous avons dû plus d’une fois faire la remarque que les lois de la Chine ne sont pas toujours d’accord avec la pratique de ses habitants. L’autorité ayant perdu sa force et son énergie, le peuple vit à peu près comme il l’entend, sans se préoccuper du Code et des lois qu’il renferme.
Les mandarins eux-mêmes exercent leur pouvoir selon leur caprice. Dans les affaires les plus graves, lorsqu’ils doivent, par exemple, torturer un accusé pour obtenir l’aveu de son crime, ou lorsqu’il faut appliquer la peine de mort, la loi a beau diriger la conduite du magistrat, il n’en tient aucun compte, et l’arbitraire et la fantaisie sont souvent son unique règle.
En 1849, nous traversions, pendant l’été, la province de Chan-tong pour nous rendre à Pékin. Un soir nous suivions, sur un chariot de louage, la route impériale bordée de grands arbres. Pendant que le voiturier, assis sur un des brancards du véhicule, était occupé à fumer sa pipe et à fouetter ses maigres mulets, nos yeux erraient vaguement sur une plaine triste et monotone, qui s’étendait devant nous à perte de vue. Le phaéton chinois, après avoir secoué les dernières cendres de sa pipe, sauta à terre et courut un peu en avant, la tête en l’air, et regardant à droite et à gauche comme un homme qui va à la découverte. Il revint en courant et nous dit : « Regardez en haut des arbres qui bordent la route. » Nous levâmes les yeux vers la direction qu’il nous indiquait avec le manche de son fouet, et nous aperçûmes comme de nombreuses petites cages suspendues aux branches des arbres ; on eût dit des appareils pour prendre des oiseaux. « Qu’est-ce donc que cela ? demandâmes-nous au voiturier. – Regardez attentivement, vous le saurez bientôt. » Le chariot avança, et nous vîmes, en frissonnant d’horreur, une cinquantaine de cages, grossièrement fabriquées avec des barreaux de bambou et renfermant des têtes humaines. Presque toutes étaient en putréfaction et faisaient des grimaces affreuses. Plusieurs cages s’étant disloquées et disjointes, quelques têtes pendaient accrochées aux barreaux par la barbe ou les cheveux, d’autres étaient tombées à terre, et on les voyait encore au pied des arbres. Nos yeux ne purent soutenir longtemps ce hideux et dégoûtant spectacle.
Le voiturier nous raconta que le district était infesté de bandes de voleurs qui désolaient la contrée, et dont les mandarins n’avaient jamais pu s’emparer. Au commencement de l’année, on avait envoyé de Pékin un commissaire extraordinaire avec une bonne légion de satellites. Un jour on saisit dans un village presque tous ces bandits ; ils furent immédiatement condamnés à être décapités, et, sans attendre l’autorisation de l’empereur, le mandarin fit suspendre leurs têtes aux arbres de la route, pour servir d’épouvantail aux malfaiteurs.
Cette terrible exécution avait plongé le pays dans une salutaire terreur. « Je me garderais bien, nous dit le voiturier, de passer ici pendant la nuit. – Pourquoi cela, puisque maintenant on n’a plus rien à craindre des brigands ? – Pourquoi ? parce que toutes ces têtes profèrent, au milieu des ténèbres, d’affreuses vociférations.
De tous les villages environnants on les entend crier. » Nous ne fûmes nullement étonnés de voir notre voiturier ajouter foi à ce conte populaire ; car la seule vue de ces hideuses cages frappait tellement l’imagination, que nous en fûmes nous-mêmes préoccupés durant plusieurs jours.
Au moment où nous allions quitter Kouang-tsi-hien, nous reçûmes la visite du préfet de la ville, auquel nous fûmes heureux d’adresser des remerciements pour la manière dont il nous avait fait traiter. Nous lui demandâmes des nouvelles de son fameux chef des brigands. « Hier, nous dit-il, j’ai passé la journée tout entière à l’interroger, et c’est ce qui m’a empêché de me rendre auprès de vos personnes. J’ai siégé aussi pendant une partie de la nuit, sans pouvoir réussir à lui faire dénoncer ses complices. Les kouan-kouen sont comme cela ; ils se soutiennent mutuellement, jusqu’à affronter les tortures et la mort. Dans quelques jours, lorsqu’il sera remis et que les vestiges des supplices auront disparu, je l’expédierai pour la capitale, avec les pièces du procès ; les tribunaux supérieurs d’Ou-tchang-fou s’en chargeront. Le ngan-tcha-sse « inquisiteur des crimes » essayera de le faire parler, mais je ne crois pas qu’il réussisse. »
Il est d’usage, en Chine, que le juge, après avoir flagellé un accusé jusqu’au sang, ou l’avoir roué de coups jusqu’à lui meurtrir les membres, lui fasse appliquer des remèdes pour ranimer ses forces, et le torturer de nouveau sans danger de le tuer. On prétend que plusieurs de ces remèdes sont d’une merveilleuse efficacité : les plaies se cicatrisent si promptement, que les supplices peuvent recommencer tous les jours.
Il y avait tout au plus une heure que nous avions quitté la ville de Kouang-tsi-hien, lorsque le ciel se couvrit entièrement de nuages. Un violent coup de tonnerre éclata brusquement sur nos têtes, et d’énormes gouttes de pluie se mirent à tomber. Nous craignîmes, un instant, d’être assaillis par quelque grand orage, et les gens de la caravane regardaient de toute part, avec anxiété, où nous pourrions nous réfugier. Le pays que nous traversions était un peu stérile et sauvage ; les habitations étaient si rares, qu’on n’en apercevait d’aucun côté. On voyait seulement, dans le lointain, comme un gros village situé dans une direction différente de celle de la route, et qu’il eût fallu gagner à travers champs. Le Saule pleureur était dans une perplexité extrême ; il venait à chaque minute demander ce qu’il y avait à faire. « La circonstance est fâcheuse, nous disait-il. – Oui, assez fâcheuse ; il paraît que le temps va devenir contrariant. – Dans ce cas, quel dessein formez-vous ? – Mais nous n’en formons pas ; la chose n’est pas facile. – Et si l’orage éclate ? – Il faudra se résigner ; nous ne voyons rien de mieux pour le moment… » Notre conducteur ne s’habituait pas facilement à cette idée de résignation ; il revenait sans cesse à la charge, se figurant toujours que nous finirions par trouver quelque moyen extraordinaire de conjurer l’orage, ou un expédient quelconque pour nous mettre à l’abri. Il avait l’air de croire que des gens comme nous ne devaient pas être embarrassés dans un cas semblable.
Heureusement il n’y eut pas d’orage. Après ces premières gouttes, qui se précipitaient sur la terre larges comme des sapèques, la pluie se mit à tomber tout bonnement, avec un calme et une régularité admirables. Cela dura ainsi pendant la journée tout entière, et personne n’y trouva le moindre inconvénient. L’atmosphère, qui, auparavant, était étouffante, devint d’une délicieuse fraîcheur. La boue n’était pas à craindre, car nous marchions sur un terrain sablonneux, et d’ailleurs si sec, si altéré, qu’il buvait avec une insatiable avidité toute l’eau qui descendait du ciel. Les porteurs de palanquin paraissaient tout heureux de sentir tomber la pluie sur leur dos, et de se procurer si facilement les jouissances prolongées du bain ; ils riaient aux éclats, chantaient de toute leur âme, et s’acquittaient, en se jouant, de leur pénible fonction. Les piétons et les cavaliers de la troupe n’étaient pas moins à leur aise ; la tête nue et n’ayant qu’un simple caleçon pour tout vêtement, ils savouraient avec délices la fraîcheur de la pluie. Nous leur portions envie ; mais les exigences des rites nous faisaient un devoir impérieux de rester enfermés dans nos palanquins.
Vers midi, nous fûmes joints par deux voyageurs fortement serrés aux reins par une triple ceinture en toile de coton, coiffés d’un chapeau pointu en rotin, et portant en bandoulière un énorme étui vernissé. Leurs chaussures étaient des sandales faites avec des lanières de cuir. Ils s’en allaient en silence, les bras branlants, d’un pas long et toujours uniforme, sans pourtant avoir l’air de se presser. Leurs yeux étaient toujours fixés en terre, et ils détournèrent à peine la tête quand ils passèrent au milieu de notre caravane ; dans un instant ils furent loin de nous, et bientôt nous les eûmes entièrement perdus de vue. Ces deux hommes étaient des courriers du gouvernement ; ils se dirigeaient vers la route impériale, pour la suivre jusqu’à Pékin. L’étui vernissé attaché sur leur dos contenait les dépêches de l’administration d’Ou-tchang-fou.
Le gouvernement chinois emploie des courriers à pied et à cheval, dont le service se fait avec assez de régularité ; par ce moyen, il se tient au courant de tout ce qui se passe dans les provinces et chez les peuples tributaires. Il existe, de distance en distance, sur toutes les routes principales, des chevaux de relais qu’on se contente de faire aller au trot pour les dépêches ordinaires. Si les nouvelles demandent plus de célérité, les estafettes vont, jour et nuit, au grand galop ; ou bien on emploie des courriers à pied, dont la marche, dit-on, est plus rapide que le trot du cheval. Ces hommes, avant d’être admis à remplir de semblables fonctions, doivent s’être accoutumés, pendant longtemps, à faire des courses ayant les jambes entourées de poches remplies de sable, dont ils augmentent tous les jours la quantité. Ils se brisent ainsi à des marches forcées et très fatigantes, et acquièrent peu à peu une grande agilité. Quand ils retranchent ensuite le poids auquel leurs jambes étaient habituées, ils peuvent marcher, sans peine, pendant plusieurs jours. Ces courriers n’ont jamais l’air d’être pressés ; on dirait qu’ils vont toujours d’un pas ordinaire, et cependant ils avancent avec une remarquable rapidité.
En Chine, il n’existe pas de poste à l’usage du public. Lorsqu’on veut expédier des lettres, il faut avoir recours à la complaisance de quelque voyageur, ou envoyer, à ses frais, un commissionnaire ; ce qui ne laisse pas d’être très coûteux, quand il doit aller un peu loin : encore faut-il se résigner aux nombreux accidents de la route, et souvent ces lettres, après avoir occasionné tant de dépenses, finissent par s’égarer. Les missionnaires, habitués, en Europe, à une prodigieuse facilité de correspondance, ont beaucoup de peine à se faire à toutes ces longueurs, à endurer tous ces embarras. Cinquante jours suffisent pour avoir les lettres de Paris à Canton ; mais, de Canton à Pékin, il faut attendre trois mois.
Les Chinois ne souffrent nullement d’un pareil état de choses ; étant complètement dépourvus d’affection, ils n’éprouvent aucun besoin de correspondre avec leurs parents et leurs amis. N’envisageant les choses de la vie que par leur côté positif et matériel, ils n’ont aucune idée de ces relations si douces de deux cœurs qui aiment à se rapprocher dans une correspondance intime, et à se communiquer leurs joies et leurs souffrances. Ils ne connaissent pas ces émotions si vives, dont on est subitement agité à la simple vue d’une écriture qu’on reconnaît. Leur main n’a jamais tremblé en décachetant une lettre. Il leur arrive même rarement de régler par écrit leurs affaires commerciales ; ils préfèrent se transporter sur les lieux, et les traiter de vive voix.
Ce n’est pas que les Chinois ne s’écrivent très fréquemment. Ils ont l’habitude de s’adresser des missives toutes les fois qu’ils en trouvent l’occasion ; mais, dans leurs lettres, il n’y a jamais rien d’intime, rien de confidentiel. Ce sont des formules banales, consacrées par l’usage, et qui peuvent être envoyées sans inconvénient au premier venu. Ainsi, le premier venu s’empare-t-il d’une lettre qui arrive, la décachette et la lit, sauf à faire part ensuite de ce qu’elle contient à celui à qui elle est adressée ; cela ne souffre pas la moindre difficulté. Lorsque quelqu’un écrit, pour peu qu’on soit curieux, on n’a qu’à se pencher par-dessus ses épaules, et lire, sans se gêner, les caractères qu’il trace ; on n’y met pas plus de façon.
La première année de notre séjour dans l’empire céleste, un fait, dont nous fûmes témoins, nous fournit une exacte appréciation de l’importance et de la valeur d’une lettre chinoise. Nous étions avec un lettré, originaire de Pékin, qui, depuis huit ans, avait quitté son pays natal et sa famille pour venir remplir, dans une ville du Midi, les fonctions de maître d’école. Plusieurs conversations, que nous avions eues avec ce Chinois, nous avaient fait soupçonner qu’il n’était pas tout à fait, comme ses compatriotes, d’un naturel sec et insensible. Ses manières étaient sympathiques, et il paraissait doué d’un cœur exceptionnel. Un jour, comme nous étions sur le point d’expédier un commissionnaire à Pékin, nous lui demandâmes s’il ne voulait rien envoyer à sa famille ou à ses anciens amis. Après avoir réfléchi un instant… « Il faudra bien, dit-il, que j’adresse une lettre à ma vieille mère ; voilà quatre ans que je n’ai pas eu de ses nouvelles, et qu’elle ne sait pas où je suis. Aujourd’hui, puisque l’occasion est si favorable, il ne sera pas mauvais que j’écrive quelques caractères… » Nous trouvâmes, il faut l’avouer, cette piété filiale bien peu fervente… « Oui, lui répondîmes-nous, l’occasion est favorable ; mais il faudrait faire cette lettre sans trop de retard, parce que le commissionnaire doit partir ce soir. – Tout de suite, tout de suite, dit-il, elle va être prête à l’instant… » Et il appela un de ses écoliers, qui étudiait, en chantant, dans une pièce voisine, sa leçon des livres classiques, peut-être une belle page de Confucius sur l’amour des enfants envers leurs parents. L’écolier se présenta avec modestie et recueillement… « Interromps ta leçon pour un instant, lui dit le maître, prends ton pinceau, et fais-moi une lettre pour ma mère. Surtout, ne perds pas de temps, car le courrier doit bientôt partir. Tiens, voilà une feuille de papier… » L’écolier prit la feuille, et s’en alla tout bonnement écrire à la mère de son maître.
Les Chinois écrivent ordinairement leurs lettres sur du papier de luxe, où sont imprimés, en rouge ou en bleu, des croquis d’oiseaux, de fleurs, de papillons et de personnages mythologiques. Les caractères chinois, étant toujours d’un beau noir, ne se perdent pas au milieu de tous ces détails de fantaisie.
Quand l’écolier fut parti avec sa feuille de papier à lettre, nous demandâmes au maître d’école si ce jeune homme connaissait sa mère… « Du tout, nous répondit-il… Probablement qu’il ne savait même pas si elle vivait encore, ou si elle avait déjà salué le monde… – Dans ce cas, comment pourra-t-il faire cette lettre ? Tu ne lui as pas même indiqué ce qu’il devait dire. – Est-ce qu’il ne le sait pas ce qu’il faut dire ? Voilà déjà plus d’un an qu’il s’exerce aux compositions littéraires ; il sait une foule de formules très élégantes, et connaît parfaitement de quelle manière un fils doit écrire à sa mère… » À cela, il n’y avait assurément rien à objecter. Nous comprîmes seulement qu’on admettait, en Chine, une certaine différence entre la piété filiale telle qu’elle est mise en pratique, et celle qui se trouve si magnifiquement décrite et commentée dans les livres.
L’écolier, fidèle à la recommandation de son maître, ne perdit pas beaucoup de temps. Il revint bientôt après, avec sa lettre toute pliée dans une élégante enveloppe, qu’il avait eu l’attention de cacheter ; de sorte que cet admirable fils ne se donna même pas la peine de lire l’expression des sentiments onctueux de respect et de tendresse qu’il adressait à sa mère. Sans doute, il les savait par cœur depuis longtemps, et il les avait lui-même enseignés à son élève. Il voulut, pourtant, écrire l’adresse de sa propre main, ce qui nous parut assez superflu, car cette lettre pouvait être remise, sans inconvénient, à une mère quelconque du Céleste Empire, qui l’eût, sans doute, reçue avec autant de satisfaction que celle à qui on l’adressait.
Après avoir voyagé la journée tout entière, à la fraîcheur d’une pluie battante, nous arrivâmes à Hoang-mei-hien, ville de troisième ordre, située sur le bord d’une petite rivière, non loin de la route impériale. La proximité du lac Pou-yang, du fleuve Bleu et de la route de Pékin, donne à cette ville une grande activité commerciale. Elle reçoit toutes les marchandises qu’on expédie du nord et du midi de l’empire pour l’entrepôt central de Han-keou.
Hoang-mei-hien devait être notre dernière étape dans la province du Hou-pé. Nous y fûmes traités avec une splendeur et une magnificence auxquelles on nous avait peu habitués depuis que nous avions quitté la province du Sse-tchouen. On eût dit que les mandarins de cette ville avaient eu pour mission de nous faire oublier les nombreuses contrariétés dont nous avions été assaillis depuis plus d’un mois. Le palais communal, où l’on nous avait logés, était orné avec une certaine recherche. Outre les lanternes, les tentures en taffetas rouge, et les nombreuses sentences suspendues aux murs, on avait eu l’attention de placer dans les appartements des vases de fleurs qui répandaient de tout côté une fraîcheur et un parfum exquis. Le cérémonial des visites fut observé dans tout ce qu’il y a de plus rigoureux. Les mandarins et les personnages distingués de la ville vinrent nous voir en costume officiel. On fit beaucoup de révérences, il y eut un échange considérable de paroles creuses, et enfin, la nuit, chose étonnante et dont on ne s’était encore avisé nulle part, nous fûmes régalés d’un très beau feu d’artifice et d’une mauvaise sérénade.
Le feu d’artifice se composait d’une prodigieuse quantité de pétards, suspendus par gros paquets à des perches de bambou, et dont les sèches et bruyantes détonations ne discontinuèrent pas un seul instant. Ce perpétuel roulement n’était interrompu que par des bombardes qui éclataient à l’improviste et avec grand fracas. Aux angles de la cour étaient les principales pièces d’artifice : des dragons et d’autres animaux chimériques qui vomissaient du feu par tous leurs pores. Il y avait aussi des fusées de diverses couleurs, qui s’élançaient comme des flèches et allaient déployer dans les airs leurs gerbes étincelantes. Ce qui nous plut davantage, ce fut un petit système de roue que les Chinois nomment soleil volant ; on le place dans une large assiette, simplement déposée à terre ; on allume cette roue, et aussitôt elle se met à tourner rapidement, en répandant de toute part des masses de bluettes et de traits enflammés ; puis, tout à coup, le soleil volant s’élance perpendiculairement au haut des airs, en tournant toujours et en laissant tomber à terre comme une pluie de feu aux couleurs les plus vives et les plus variées.
Les Chinois ont toujours été passionnés pour la poudre, dont ils connaissaient l’usage longtemps avant les Européens ; mais leur goût est moins prononcé pour la poudre de guerre que pour celle des feux d’artifice. Ayant été artificiers avant d’être artilleurs, on voit que leur première inclination ne s’est pas démentie, et que, dans leur estime, le pétard l’emporte de beaucoup sur le canon. Il entre dans toutes les fêtes, dans toutes les solennités. Les naissances, les mariages, les enterrements, les réceptions de mandarins, les réunions des amis, les représentations théâtrales, tout cela est animé, vivifié, par des détonations fréquentes. Dans les villes, les villages même, à chaque instant du jour et de la nuit, on est sûr de voir quelque fusée ou d’entendre quelque pétard. On croirait que l’empire chinois n’est qu’une immense fabrique de pyrotechnie. Nous avons dit que, dans les hameaux les plus pauvres et les plus dépourvus des choses nécessaires à la vie, on était néanmoins toujours sûr de trouver à acheter des graines de citrouille ; nous pourrions y joindre aussi les pétards.
La musique des Chinois ne vaut pas leurs feux d’artifice. Il est probable qu’on avait réuni, pour cette brillante soirée, tout ce qu’il y avait d’artistes distingués dans la ville de Hoang-mei-hien. L’orchestre était considérable et les instruments d’une grande variété. Il y avait des hautbois, des violons, des flûtes assez semblables aux nôtres et plusieurs autres instruments à corde, à vent et à percussion, de formes tellement bizarres, que nous n’essayerons pas d’en faire la description. La musique chinoise présente un certain caractère de douceur et de mélancolie qui plaît d’abord assez, peut-être à cause de son étrangeté ; mais elle est si monotone et si uniforme, qu’elle fatigue bientôt, et, pour peu qu’elle se prolonge, elle finit par agacer les nerfs. Les Chinois ne font pas toujours de la musique au hasard, comme on pourrait se l’imaginer ; ils ne se contentent pas de souffler dans leurs instruments selon l’inspiration du moment. Ils ont des règles fixes ; leur gamme, qu’ils notent par des signes particuliers, n’admet pas de demi-tons, et de là vient, sans doute, la fatigante monotonie de leurs compositions musicales. Elles sont, d’ailleurs, sans aucune valeur scientifique, ce qui n’empêche pas qu’on ne puisse y trouver quelquefois des airs plus ou moins agréables, comme on en remarque aussi dans les chants des sauvages.
S’il faut en croire les ouvrages européens qui parlent de la Chine et les livres chinois eux-mêmes, on aurait de tout temps, et surtout dans l’antiquité, attaché une grande importance à la musique, au point de la regarder comme un élément essentiel à tout bon gouvernement et au bonheur des peuples. Parmi les livres sacrés, on comptait autrefois le Yo-king ou « le Livre de la musique », qui a été perdu lors de l’incendie ordonné par l’empereur Tsin-che-hoang-ti. Confucius parle de ce livre canonique avec les plus grands éloges et déplore la perte de ce précieux monument de l’antiquité. L’estime et la vénération que l’on a toujours professés, dans les temps anciens, pour les rites et la musique, donneraient à entendre que ces deux noms servaient à désigner, avant l’introduction des cultes de Bouddha et de Lao-tse, la religion primitive des Chinois, dont les dogmes ne sont pas suffisamment connus, mais qui devaient être basée sur les grandes traditions confiées à l’humanité.
On pense que le Yo-king, « le Livre de la musique », était un recueil des cantiques et des prières qu’on chantait dans les sacrifices et les solennités religieuses, et qu’il contenait, de plus, la doctrine et les enseignements de la religion. Le livre des rites en était le complément. Cette opinion que, dans l’antiquité chinoise, la musique et les rites étaient l’expression de la religion, pourrait être confirmée par plusieurs exemples tirés des annales et des livres canoniques. On trouve dans le Li-ki les paroles suivantes : « La musique est l’expression de l’union de la terre avec le ciel… Avec le cérémonial et la musique rien n’est difficile dans l’empire. » Le même livre sacré dit ailleurs : « La musique agit sur l’intérieur de l’homme et le fait entrer en commerce avec l’esprit… Sa fin principale est de régler les passions ; elle enseigne aux pères et aux enfants, aux princes et aux sujets, aux maris et aux épouses, leurs devoirs réciproques… Le sage trouve dans la musique des règles de conduite. » Les philosophes de l’antiquité vont encore plus loin et enchérissent sur toutes ces idées, jusqu’à dire qu’elle est le point d’appui de l’autorité, le plus fort nœud de la société, le nœud des lois, etc. Évidemment on entendait parler des enseignements religieux contenus dans le Yo-king ou « Livre des cantiques ». Les annales et tous les anciens écrits s’accordent à dire que la musique fut, dans l’antiquité, l’objet continuel des méditations des sages et des soins du gouvernement. On rapporte que Chun, fondateur de la monarchie chinoise, s’informait partout, en faisant la visite de l’empire, si on n’avait rien changé à la musique… Comment croire qu’il n’était question que de chant et de notes ? Selon l’école de Confucius, les cérémonies et la musique sont les moyens les plus prompts et les plus efficaces pour réformer les mœurs et rendre l’État florissant. « Sous les trois premières dynasties, dit un fameux moraliste chinois, tout le gouvernement dérivait de l’unité ; les cérémonies et la musique embrassaient tout l’empire. Après les trois premières dynasties, le gouvernement fut divisé dès sa source ; les cérémonies et la musique ne furent plus qu’un nom vide et sans réalité. » Les poètes anciens nomment la musique « l’écho de la sagesse, la maîtresse et la mère de la vertu, la manifestation des volontés du ciel ». Son but est de faire connaître le Chan-ty, « le souverain Seigneur », et de conduire « l’homme vers lui ». Toutes ces formules sont remarquables, et indiquent, d’une manière évidente, que la musique était l’expression du culte religieux rendu par les anciens Chinois à la Divinité. Dès lors, on comprend la haute importante qu’on y attachait dans l’antiquité ; mais aujourd’hui, comme le remarque le philosophe Yang-siou, que nous avons cité plus haut, la musique, c’est-à-dire la religion, n’est plus qu’un nom vide et sans réalité.
La ville de Hoang-mei-hien voulut nous traiter splendidement et faire les choses en grand jusqu’au bout. Le lendemain matin, au moment du départ, le préfet et ses principaux fonctionnaires se trouvèrent là. On avait ajouté à notre escorte trente hommes commandés par deux petits mandarins militaires. Cette escouade de soldats était rangée dans la cour, et la tenue de ces braves avait un aspect peu ordinaire ; ils portaient tous un costume à peu près semblable, et ils n’étaient pas trop dispersés. On les voyait groupés dans un coin, les uns accroupis, les autres appuyés contre le mur et occupés à fumer ou à se donner de la fraîcheur avec un éventail. Le vexillaire seul était d’une attitude irréprochable. Il paraissait comprendre et sentir tout ce qu’il y avait de sublime dans ses fonctions. Il tenait gravement de ses deux mains une longue hampe en bambou au sommet de laquelle flottait un drapeau triangulaire de couleur rouge, sur lequel était écrit d’un côté : Milice de Hoang-mei-hien, et de l’autre : Bravoure. Au moment où nous traversâmes la cour, accompagnés des autorités de la ville, nous fûmes salués par trois détonations de bombardes. En vérité, nous ne comprîmes rien à tout ce luxe de courtoisie. Un mot du préfet nous mit enfin sur la voie pour nous faire trouver une explication plausible à ces honneurs inusités. Au moment où nous entrions dans nos palanquins, après l’avoir longuement et pompeusement remercié de toutes ses bontés : « Vous verrez, nous dit-il, que nulle part vous n’aurez été aussi bien traités que dans la province du Hou-pé. – Que dans la ville de Hoang-mei-hien », lui répondîmes-nous en souriant, et pendant qu’on nous emportait déjà à travers une foule immense qui encombrait les avenues du palais communal.
Selon toutes les probabilités, les ordres de nous faire une ovation à Hoang-mei-hien étaient partis de Ou-tchang-fou, du palais même du gouverneur. On savait, nous l’avions manifesté assez souvent et assez haut, que nous n’avions pas été satisfaits des traitements que nous avions reçus dans le Hou-pé. On n’était pas assuré que nos plaintes n’auraient pas de fâcheux résultats, et, avant de nous laisser entrer dans la province du Kiang-si, on avait été bien aise de nous inspirer un agréable souvenir du Hou-pé.
En quittant Hoang-mei-hien, nous changeâmes tout à fait de direction. De la frontière du Thibet à Canton, notre itinéraire décrit un angle droit parfait, dont Hoang-mei-hien occupe le sommet. Un des côtés de l’angle se dirige d’orient en occident et l’autre descend du nord au sud, en partant de Hoang-mei-hien jusqu’à Canton.
Nous rencontrâmes sur cette route une multitude considérable de voyageurs, parmi lesquels il nous fut facile de discerner les hommes du Nord de ceux du Midi. Ces derniers, d’une figure pâle, un peu efféminée, au regard intelligent et fin, se faisaient reconnaître par une plus grande élasticité dans leurs manières et par un costume plus recherché. Ils étaient, d’ailleurs, folâtres et causeurs. On les entendait fredonner de leur voix grêle et nasillarde, ou s’agacer les uns les autres par de perpétuels quolibets. La chaleur était brûlante ; mais ils paraissaient se mettre peu en peine des rayons du soleil. Les habitants du Nord, au contraire, étaient suffoqués et ruisselants de sueur. Ils parlaient peu, chantaient moins encore, et cherchaient à se rafraîchir en chiquant continuellement des fragments de noix d’arec. Leur teint fortement basané, des moustaches mieux fournies, plus de vigueur dans les membres, et surtout un langage plus sonore et tout hérissé de rudes aspirations, les distinguaient des Chinois méridionaux.
Presque tous ces voyageurs étaient commerçants, et cheminaient accompagnés des marchandises qu’ils allaient vendre ou qu’ils venaient d’acheter. Leurs moyens de transport étaient des chariots à double attelage, des caravanes de mulets et d’ânes et surtout des brouettes conduites par deux hommes, l’un tirant avec une corde et l’autre poussant à un double brancard. Quelquefois, lorsque le vent est favorable, les brouettiers cherchent à diminuer leur peine en fixant au-dessus de leur locomotive un petit mât où ils déploient brièvement une voile que la brise vient gonfler. Il faut bien que cette manœuvre leur procure un soulagement notable, car les Chinois ne sont pas hommes à chercher des complications inutiles.
La route que nous suivions était assez large ; probablement elle avait été belle autrefois, sous les dynasties antérieures, mais, pour le moment, elle était détestable, défoncée à peu près partout, pleine de creux, de monticules, de bourbiers et d’effroyables ornières, que les chariots et les brouettes suivaient avec la plus scrupuleuse assiduité. Il était facile de voir que le temps était le seul fonctionnaire chargé de l’entretien de la route. Les Chinois prétendent que l’incurie du gouvernement, au sujet des voies de communication, ne date que de l’avènement de la dynastie tartare-mandchoue. L’administration, en effet, ne s’occupe nullement des chemins, excepté de ceux où doit passer l’empereur, quand il se donne la peine de voyager. Quant au peuple, il est obligé de s’en tirer comme il peut ; aussi, dans les provinces du Nord, où les rivières navigables sont moins nombreuses, il arrive de fréquents accidents ; des voitures renversées et des voyageurs écrasés ne sont pour personne un sujet d’étonnement ; on passe à côté sans s’en émouvoir. Il existe plusieurs localités où la sollicitude publique cherche à suppléer à cette déplorable insouciance de l’administration. Il est d’usage, dans les procès, les contestations et les querelles, de n’avoir recours aux tribunaux jusqu’à la dernière extrémité ; on aime mieux choisir, pour juges et arbitres, des vieillards recommandables par leur probité et leur expérience, et dont on respecte les décisions. Dans ce cas on a l’habitude de condamner les coupables à réparer, à leurs frais, une certaine longueur de chemin assignée par les arbitres. Dans ces contrées, la bonne tenue des routes est toujours en raison directe de l’esprit querelleur et litigieux des habitants.
Cette journée de marche sur la voie impériale fut extrêmement fatigante. Le tumulte des voyageurs et l’épaisse poussière dont nous étions continuellement enveloppés ajoutaient encore aux oppressions d’une température accablante. Nous regrettâmes plus d’une fois nos petits chemins de traverse, où, du moins, nous avions l’avantage de pouvoir, de temps en temps, nous reposer en paix à l’ombre des grands arbres, ou puiser quelques tasses d’eau glaciale aux fontaines des montagnes. Avant la fin du jour nous arrivâmes sur les bords de ce fameux fleuve Bleu, que nous rencontrions presque partout, depuis notre départ de la capitale du Sse-tchouen, et que nous avions passé sur la glace, non loin de sa source, en parcourant les grandes vallées du Thibet. Ce jour-là, nous le traversâmes encore sur une grande barque de passage, et ce fut pour la dernière fois. Après une heure de navigation, nous abordâmes à une petite ville nommée Hou-keou, c’est-à-dire, « bouche du lac ».
Le lac sur lequel nous étions arrivés est le célèbre Pou-yang, que les Chinois ont fait communiquer au fleuve Bleu en coupant une langue de terre qui l’en séparait. À Hou-keou nous eûmes à examiner une question épineuse et d’assez grande importance. Pour nous rendre à Nan-tchang-fou, capitale du Kiang-si, nous avions à notre disposition deux routes également fréquentées par les voyageurs : l’une, par eau, sur le lac Pou-yang, véritable mer intérieure dont la navigation est on ne peut plus agréable avec le beau temps et une brise favorable, mais d’une désolante longueur si le vent est contraire, et très dangereuse quand on y est assailli par quelque tempête. L’autre route est par terre. Les chemins sont habituellement mauvais et presque impraticables dans la saison des pluies et des orages ; car alors il faut voyager sans cesse au milieu des étangs et des bourbiers. D’ailleurs, on ne trouve pas de palais communaux dans les villes où l’on s’arrête, et les auberges y sont étroites, sales, incommodes et dépourvues de tout confortable. De ces deux routes, laquelle choisir ? Ce n’était pas chose facile. Avec la certitude d’un bon vent, la navigation valait mieux ; dans le cas contraire, il était plus prudent d’aller par terre, pourvu, toutefois, qu’on eût l’assurance qu’il ne pleuvrait pas. Il nous fut impossible de deviner de quel sentiment se trouvait le Saule pleureur. Il était très fort pour nous faire remarquer, de part et d’autre, des inconvénients inévitables ; mais ensuite, quand il fallait en venir à prendre une résolution, il s’essuyait les yeux et ne disait plus rien.
Le cas nous parut tellement difficile à résoudre, que nous jugeâmes prudent de nous arrêter un jour à Hou-keou, afin de bien prendre nos renseignements. « Allons dormir en paix, dîmes-nous au Saule pleureur ; aujourd’hui nous sommes trop agités par les fatigues du voyage pour décider cette grave question, demain nous réfléchirons avec calme et sérénité. – Voilà qui est plein de sagesse, répondit avec onction notre conducteur ; dans les grandes entreprises, la précipitation est toujours nuisible. »
Le lendemain, après nous être entourés des conseils de plusieurs personnes prudentes de la localité, il fut décidé que nous nous embarquerions sur le Pou-yang. La brise était favorable, le ciel pur, et nous entendîmes dire de tout côté qu’il n’y avait aucune apparence de changement prochain. Le lac Pou-yang a une quinzaine de lieues de longueur et cinq ou six de largeur. Avec le bon vent qui soufflait, une journée nous suffirait pour être au bout de notre navigation. On loua une jonque, soi-disant mandarine, mais en réalité jonque marchande, et le soir même nous allâmes nous installer à bord afin de pouvoir appareiller à l’aube du jour.
À peine fûmes-nous couchés dans une assez vaste chambre qu’on avait réservée pour le Saule pleureur et nous, que nous éprouvâmes un vif regret de n’être pas restés à terre pour y passer la nuit. Des troupes de cancrelats se mirent à nous faire une guerre impitoyable. On les entendit d’abord voler, exécuter des rondes, se poursuivre, se heurter contre les cloisons de la chambre, s’abandonner enfin à leurs ébats, sans doute très amusants pour eux, mais pour nous infiniment désagréables. Cependant ils se calmèrent un peu pour commencer leurs atroces manœuvres. Après s’être donné quelques instants d’exercice, probablement afin de se mettre en bon appétit, ils songèrent à prendre leur repas. Pour les cancrelats tout est bon à manger, à ronger, à dévorer ; les souliers, les chapeaux, les habits, l’huile des lampes, l’encre des écritoires, le tabac même, sans en excepter la blague ; ils sont friands surtout des bouts des doigts, des orteils et des oreilles. Le pauvre voyageur y passerait tout entier avec ses vêtements et sa couverture, pourvu qu’on les laissât travailler à leur aise ; ce ne serait qu’une simple question de temps et de patience. À chaque instant nous les entendions ronger, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Quelquefois ils nous passaient insolemment sur la figure ; on sentait le chatouillement de leurs petites pattes et la fraîcheur de leur ventre. Enfin, à force de chercher, ils parvenaient à trouver quelques issues, et alors ils s’insinuaient sous la couverture et venaient se promener le long des bras et des jambes.
Il y avait à bord de notre jonque, une si grande quantité de ces dégoûtants cancrelats, ils étaient d’une telle impertinence, que nous fûmes obligés de passer la nuit tout entière à leur donner la chasse. Encore fallait-il user de beaucoup de précautions, et bien prendre garde, en voulant les mettre en fuite, de les écraser, car cet insecte est d’une odeur si fétide et si nauséabonde, qu’on serait presque tenté de se laisser dévorer un orteil avant d’en venir à cette extrémité.
Les cancrelats fourmillent dans le midi de la Chine. Comme ils ont une prédilection bien marquée pour les saletés, et surtout pour les chiffons et les vieux meubles, ils envahissent de préférence les habitations des pauvres, sans pourtant mépriser celles des riches. Ils se glissent dans les planchers, dans les fentes, parmi le linge et les livres. Quoique tout leur aille pour se loger et se nourrir, ils affectionnent cependant par-dessus tout les navires, où ils pullulent d’une manière effrayante. Le cancrelat n’est pas désagréable à voir ; c’est un scarabée de la grosseur du pouce et d’une jolie couleur marron. Son vol n’est guère plus soutenu que celui des sauterelles ; mais, en revanche, il galope avec une merveilleuse rapidité. Sans son odeur de punaise et son humeur tracassière et dévastatrice, ce serait une assez intéressante petite bête.
Aussitôt que le jour parut, l’armée des cancrelats opéra sa retraite et alla se réfugier dans ses cantonnements. Le capitaine du navire donna ordre d’appareiller, et, chose étonnante, il ne se présenta aucun motif de retard ; les provisions étaient faites dès la veille, et tous les hommes de l’équipage se trouvaient à bord, pas un ne manqua à l’appel. On se mit donc à virer au cabestan, et l’ancre fut promptement levée au bruit du tam-tam et des cris cadencés des matelots. On déploya une immense voile en natte, un mousse mit le feu à un paquet de pétards, et la brise s’étant emparée de la jonque, nous glissâmes rapidement sur les eaux bleuâtres du lac Pou-yang.
Nous venions de quitter la province du Hou-pé pour entrer dans celle du Kiang-si. Hou-pé signifie « nord du lac », et sert à désigner le pays situé au nord des grands lacs Pou-yang et Toung-ting. La province du Hou-pé est, sous tous les rapports, bien inférieure à celle du Sse-tchouen. La terre, peu fertile, est d’ailleurs couverte d’une multitude d’étangs et de marais, dont les Chinois, malgré leur industrieuse patience, ne peuvent retirer que très peu d’utilité. Aussi les villages offrent-ils, en général, l’aspect de la misère et de la souffrance. Les habitants sont chétifs, d’une physionomie un peu sauvage, et fréquemment atteints de maladies cutanées. Nulle part nous n’avons rencontré un aussi grand nombre de chauves et de teigneux. Ces infirmités proviennent, sans doute, des eaux croupissantes au milieu desquelles ces malheureux passent leur vie, et surtout des mauvais aliments dont ils sont forcés de se nourrir. On prétend que, dans le Hou-pé, la récolte d’un an est ordinairement insuffisante pour un mois. Les grandes populations des villes sont obligées de faire venir les subsistances des provinces voisines, et surtout du Sse-tchouen, qui ne peut consommer en dix ans les produits d’une seule récolte. Nous avons pourtant remarqué dans la province du Hou-pé, à part les nombreuses rizières qui avoisinent le lac et les rivières, d’assez belles cultures d’indigo, de coton et de chanvre.
Quoique les dix-huit provinces de l’empire chinois ne puissent pas être placées toutes sur la même ligne, pour ce qui regarde leur fécondité et la richesse de leurs produits, on peut dire cependant que la Chine est, en général, un pays d’une admirable fertilité et cultivé presque partout avec intelligence et activité. En aucun pays du monde l’agriculture n’a été, sans contredit, l’objet d’une estime aussi grande qu’en Chine. Dès la plus haute antiquité on la voit placée au premier rang parmi tous les genres d’industrie. Elle a été célébrée par les plus grands moralistes, tels que Confucius et Meng-tze. Les magistrats ont sans cesse recommandé au peuple, dans leurs proclamations, l’assiduité à la culture des champs ; le chef de l’État, l’empereur, ne manque jamais de lui rendre hommage, en ouvrant, chaque année, les travaux de la campagne, par une cérémonie publique, dont l’origine remonte au moins au XIIe siècle avant notre ère. Le vingt-troisième jour de la troisième lune chinoise, c’est-à-dire vers la fin de notre mois de mars, le monarque se rend sur le champ sacré avec trois princes de la famille impériale, les neuf présidents des cours, un grand nombre de fonctionnaires de rang secondaire et plusieurs laboureurs. Après avoir offert un sacrifice sur un autel en terre, il dirige lui-même la charrue, et ouvre un sillon d’une certaine longueur ; à son exemple, les princes et les ministres conduisent, chacun à son tour, la charrue et tracent quelques sillons. Les hommes du peuple achèvent ensuite le labourage du champ sacré.
Afin de faire mieux juger de l’importance de cette cérémonie, nous allons donner la traduction d’un programme de la fête, présenté en forme de requête à l’empereur Kien-long, et qui fut inséré, en 1767, dans les gazettes de Pékin et des provinces.
« Le tribunal des rites et des autres tribunaux avertissent respectueusement pour la cérémonie du 23 de la troisième lune de la trente-deuxième année du règne de Kien-long (22 avril 1767).
L’empereur fera en personne la cérémonie de labourer la terre. La veille, les mandarins du palais secondaire de l’empereur porteront avec respect la tablette du tribunal des ministres au temple dédié aux inventeurs et protecteurs de l’agriculture. Les mandarins du ministère des revenus publics prépareront les instruments du labourage, les boîtes remplies de grains, et les remettront au gouverneur de la capitale. Celui-ci, après les avoir recouverts de leurs enveloppes de soie et renfermées dans leurs étuis, les fera porter et les accompagnera jusqu’au champ sacré. On plantera des tablettes rouges, pour marquer et distinguer les différentes portions de terre que les princes et les grands doivent labourer, et on rangera à côté du pavillon impérial tous les instruments de labourage.
Le jour de la cérémonie, les mandarins de la maison de l’empereur, le maître des cérémonies et les autres officiers de son tribunal, se trouveront, à la cinquième veille (au jour naissant), en dehors du palais impérial, pour y attendre la fin du sacrifice. Le sacrifice étant fini, les dix grands officiers de la première garde entoureront le Fils du Ciel, et le conduiront à son palais, pour se reposer et quitter ses habits de cérémonie. Les princes et les grands, qui doivent labourer, quitteront aussi les leurs. Cependant on tirera de leurs étuis et enveloppes la charrue, le fouet, les boîtes remplies de grains qu’on a préparées pour l’empereur, aussi bien que celles qui sont destinées pour les princes et les grands, et on les rangera sur les côtés du champ sacré.
Le maître des cérémonies, les mandarins de la maison impériale et les autres officiers en fonction, se rassembleront au midi du champ sacré. Les quatre vieillards titrés, les quatorze chantres, les trente-six joueurs d’instruments, les vingt paysans ayant des chapeaux de paille et tenant à leurs mains des bêches, des râteaux, des fourches et des balais, se placeront, sur deux lignes, à gauche et à droite du champ sacré, ainsi que les cinquante porte-étendard, les trente-quatre vieillards de Pékin et les trente laboureurs des trois ordres. Étant tous rangés, ils attendront en silence et debout.
L’heure du labourage étant venue, le premier mandarin de l’agriculture entrera dans le palais pour inviter le Fils du Ciel. Alors le maître des cérémonies prendra un étendard et le fera voltiger trois fois. Les trois princes et les neuf grands qui doivent labourer se rendront aux endroits qui leur sont marqués. Tous ceux qui ont quelque emploi iront à leur poste ; les autres se rangeront aux deux côtés du champ sacré. Les dix grands officiers de la première garde, ayant entouré l’empereur, le conduiront au champ sacré, et Sa Majesté s’avancera, la face tournée vers le midi. Quand elle sera arrivée, le président du tribunal des rites dira à haute voix : Présentez la charrue. Aussitôt, le ministre des revenus publics, le visage tourné vers le nord, mettra les deux genoux en terre, et présentera le manche de la charrue au Fils du Ciel, qui la prendra de la main droite. Le président du tribunal des rites dira à haute voix : Présentez le fouet. Aussitôt, le gouverneur de Pékin, le visage tourné vers le nord, mettra les deux genoux en terre, et présentera le fouet, que le Fils du Ciel prendra avec la main gauche. Deux vieillards conduiront les bœufs, deux laboureurs du premier ordre soutiendront la charrue. Le président du tribunal des rites et le premier mandarin de l’agriculture les précéderont. Au premier mouvement de Sa Majesté, tous ceux qui ont des étendards les feront voltiger ; les chantres entonneront des cantiques au son de tous les instruments ; le gouverneur de Pékin portera la boîte du grain, et le ministre des revenus publics le suivra. L’empereur labourera trois sillons.
Quand le Fils du Ciel aura fini de labourer, le président du tribunal des rites dira à haute voix : Recevez la charrue. Le ministre des revenus publics se mettra aussitôt à genoux pour la recevoir. Le président du tribunal des rites dira à haute voix : Recevez le fouet. Le gouverneur de Pékin se mettra aussitôt à genoux pour le recevoir. Ils couvriront la charrue et le fouet de leurs enveloppes de soie, aussi bien que la boîte du grain. Alors la musique s’arrêtera, et le président du tribunal des rites invitera le Fils du Ciel à monter au pavillon impérial. Le même président et le premier mandarin de l’agriculture y conduiront Sa Majesté par l’escalier du milieu. Sa Majesté s’assiéra, le visage tourné vers le midi.
Tous les princes, tous les grands, tous les mandarins, qui n’ont point d’emploi dans le reste de la cérémonie, se rangeront aux deux côtés de l’empereur et s’y tiendront debout. Alors les trois princes recommenceront à labourer et feront cinq sillons, ayant chacun un vieillard pour conduire leurs bœufs, deux laboureurs pour soutenir leurs charrues et deux mandarins inférieurs de Pékin pour semer après eux. Quand ils auront fini, ils viendront se placer à leur rang. Les neuf premiers dignitaires de l’empire commenceront alors à labourer et feront neuf sillons, ayant chacun un vieillard pour conduire leurs bœufs, deux laboureurs pour soutenir leurs charrues, et des mandarins inférieurs pour semer après eux. Quand ils auront fini, ils viendront se mettre à leur rang et resteront debout. Les mandarins inférieurs de Pékin couvriront de leurs enveloppes les instruments du labourage et les boîtes du grain, et les emporteront.
Le président du tribunal des rites conduira au bas du pavillon impérial, du côté de l’occident, tous les mandarins de Pékin, les vieillards, les laboureurs, habillés selon leur état, et portant chacun un instrument de labourage. Tous ensemble, le visage tourné vers le nord, se mettront trois fois à genoux, et, à chaque fois, ils frapperont la terre du front à trois reprises, pour remercier le Fils du Ciel.
Après cette cérémonie, les vieillards et les laboureurs iront finir le labourage du champ sacré. Alors, le président du tribunal des rites viendra avertir Sa Majesté que toutes les cérémonies du labourage sont finies. L’empereur descendra du pavillon par l’escalier de l’orient, montera sur un char de parade, et sortira par la porte de Sien-nang, escorté par des chœurs de musique et de symphonie. »
Une solennité semblable a lieu dans la capitale de chaque province. Le gouverneur remplace l’empereur, et se rend, avec les principaux officiers, sur le terrain que l’on doit labourer. Quelle que soit l’influence du gouvernement et des mandarins, il est certain que les Chinois professent une grande estime pour l’agriculture. L’opinion publique ennoblit, en quelque sorte, tout ce qui a rapport aux travaux des champs. Que de fois n’avons-nous pas vu, sur les routes des provinces du Nord, de riches fermiers, portant souvent des vêtements de soie, un panier au bras, et appuyés sur le manche d’une fourche à trois dents, attendre fort gravement le passage des chariots et des caravanes de mulets, pour recueillir le fumier ! On voyait qu’une pareille occupation n’avait, à leurs yeux, rien de bas ni de méprisable. Les voyageurs n’en paraissaient nullement surpris. Le mot même dont on se sert pour exprimer cette action est plein de dignité et d’élégance ; il signifie littéralement « cueillir ». Ainsi, que l’on cueille des fleurs ou des bouses de cheval, l’expression est toujours la même.
L’agriculture chinoise ressemble peu à ce que nous appelons, en Europe, l’agriculture en grand. La propriété territoriale étant très divisée, on voit peu d’exploitations sur une grande échelle. Dans le Nord, pourtant, on rencontre des fermes assez considérables ; mais, que la culture se fasse en grand ou en petit, les Chinois n’emploient jamais que des instruments fort simples : leur charrue est, le plus souvent, sans avant-train, et entame le sol peu profondément. Dans le Midi, on laboure ordinairement les rizières avec des buffles, que les Chinois nomment chui-niou, « bœuf aquatique ». Dans le Nord, on se sert de nos bœufs domestiques, de chevaux, de mulets, d’ânes ; et, plus d’une fois, il nous est arrivé de voir des femmes traîner la charrue, pendant que le mari poussait par derrière et donnait la direction au sillon. C’était une chose vraiment digne de pitié que de voir ces femmes enfoncer leurs petits pieds dans la terre, les retirer péniblement et aller ainsi en sautillant d’un bout du sillon à l’autre. Un jour, nous eûmes la patience de nous arrêter sur le rebord d’un chemin, pour examiner si la pauvre laboureuse, qui traînait la charrue, avait, au moins de temps en temps, quelque peu de repos ; nous vîmes, avec plaisir, le travail s’interrompre un instant à l’extrémité du sillon. Les époux s’assirent poétiquement sur un tertre, à l’ombre d’un mûrier, et chacun fuma une pipe de tabac en guise de rafraîchissement.
Dans les provinces méridionales, les Chinois préparent leurs terres et surtout les rizières avec de l’engrais humain, qu’ils y répandent avec profusion. Il est incontestable que, par ce moyen, on donne à la végétation beaucoup plus de force et d’activité ; mais il est probable aussi que les produits agricoles sont d’une nature moins salubre, et peut-être faudrait-il attribuer à cette cause plusieurs des infirmités très fréquentes parmi les habitants du Midi, et qu’on ne remarque pas dans le Nord. Si l’on ne connaissait pas tout le prix que les habitants du Céleste Empire attachent à cette sorte d’engrais, il serait impossible de concilier l’égoïsme chinois avec l’existence de ces innombrables petits cabinets, que les particuliers élèvent de toute part pour la commodité des voyageurs. Il n’est pas de ville ou de village où il n’y ait, sur ce point, une concurrence effrénée. Sur les chemins les moins fréquentés, dans les endroits les plus déserts, on est tout étonné de trouver des maisonnettes en paille, en terre et quelquefois en maçonnerie. On croirait être dans un pays où la sollicitude pour les établissements d’utilité publique est poussée jusqu’à l’exagération. En réalité, l’intérêt est le seul mobile de toutes ces créations utiles.
Lorsqu’on entre dans un hameau chinois, ou qu’on approche d’une ferme, on est tout à coup saisi par d’horribles exhalaisons qui vous prennent à la gorge et menacent de vous suffoquer. Ce n’est pas cette odeur saine et forte qui s’échappe des étables des bœufs et des bergeries, et qui souvent dilate les poumons d’une manière si agréable, c’est un atroce mélange de toutes les pourritures imaginables. Les Chinois ont tellement la manie de l’engrais humain, que les barbiers recueillent avec soin leur moisson de barbe et de cheveux et les rognures d’ongles, pour les vendre aux laboureurs, qui en engraissent les terres. C’est bien là, dans toute la force du terme, l’exploitation de l’homme par l’homme.
Les petits cultivateurs chinois travaillent souvent à la bêche ou à la houe. On ne peut qu’admirer la bonne tenue de leurs champs, dont ils arrachent les mauvaises herbes avec une patience invincible. Il faut que le terrain soit bien stérile de sa nature pour qu’à force d’art et de travail ils ne parviennent pas à lui faire produire quelque chose. Dans les endroits trop secs pour la culture du riz, ils sèment la patate douce, le chanvre, le cotonnier, et s’il existe un recoin tout à fait improductif, ils y plantent quelques arbres utiles, tels que le mûrier, l’arbre à suif, ou au moins un pin pour avoir un peu de bois et de térébenthine. Le Chinois est, pour sa moisson, d’une sollicitude inimaginable. S’il a à redouter qu’un vent trop violent n’égrène les épis de riz en les choquant les uns contre les autres, il réunit plusieurs tiges ensemble et les attache en un seul faisceau, pour qu’elles puissent ainsi se prêter un mutuel appui et n’être pas ravagées par le vent. Leur industrie excelle surtout dans l’art des irrigations, qu’ils savent conduire par des tuyaux de bambou, sur les flancs des montagnes coupées en terrasses et cultivées jusqu’à leur sommet. Ils ont mille ressources, dans les temps de sécheresse, pour répandre dans leurs champs les eaux des étangs et des rivières, et pour les faire écouler quand les inondations sont trop fortes. Ils se servent principalement de pompes à chaîne ou à chapelet, qu’ils mettent en mouvement avec leurs pieds, et qui font passer l’eau d’un réservoir dans un autre, avec une grande rapidité. Ils établissent quelquefois, sur les bords des rivières, de grandes roues d’une légèreté extrême, et qu’un petit courant suffit pour faire tourner. Ces roues sont construites avec une merveilleuse intelligence ; elles sont entourées de longs récipients en bambou, qui vont tour à tour puiser l’eau dans la rivière et la porter dans un grand réservoir en bois, d’où elle se répand ensuite par une foule de rigoles dans les champs voisins.
Plusieurs provinces sont si fertiles et cultivées avec tant de soin et d’habileté, qu’on y fait régulièrement trois récoltes par an. Quand la première est déjà avancée, on sème la seconde dans l’intervalle des sillons, de manière qu’il y ait toujours dans le même champ deux cultures différentes.
Toutes les céréales connues en Europe viennent en Chine ; elles y offrent même beaucoup de variétés qui n’existent pas ailleurs. Dans le Nord, on cultive plus particulièrement l’orge et le blé, et dans le Midi le riz, qui est la nourriture principale des classes inférieures, et la base alimentaire des autres. On se trompe en pensant que, dans tout l’empire, les Chinois ne vivent que de riz. Dans les provinces du Nord et de l’Ouest, il est aussi rare, peut-être, qu’en France, et on n’y en fait pas une plus grande consommation. On n’en sert que sur les tables des riches, et encore cela n’a lieu que dans les repas de luxe et de cérémonie. Le froment, le sarrasin, l’avoine, le blé de Turquie et le petit millet, sont l’aliment journalier de tout le monde, à l’exception de la seule province du Kan-sou, où l’on fait du pain absolument comme en Europe ; partout ailleurs, on gaspille, en quelque sorte, la farine de froment. On mange la pâte non fermentée et à moitié cuite, tantôt sous forme de galette et tantôt tirée en rubans comme du macaroni. On fabrique quelquefois de petits pains gros comme le poing et qu’on se contente de faire cuire à la vapeur d’eau.
Quoique la Chine possède les céréales, les fruits et les légumes de l’Europe, elle trouve encore dans le règne végétal une foule d’autres produits aussi riches que variés, dont plusieurs pourraient, sans doute, prospérer dans le midi de la France, et surtout dans nos superbes possessions d’Afrique. Parmi les végétaux les plus célèbres de la Chine, nous devons citer le bambou, dont les nombreux usages ont influé sur les habitudes des Chinois. Il est permis d’affirmer, sans crainte d’exagération, que les mines de la Chine lui valent moins que ses bambous, et qu’après le riz et les soieries, il n’y a rien qui soit d’un aussi grand revenu. Les usages auxquels le bambou est appliqué sont si considérables et d’une utilité si générale, qu’on ne conçoit pas comment la Chine pourrait se passer aujourd’hui de cette espèce de roseau.
Le bambou sort de terre, comme les asperges, avec la grosseur et le volume qu’il conserve ensuite dans son accroissement. Le dictionnaire de Khang-hi le définit : « une production qui n’est ni herbe ni arbre » (fei-tsao, fei-mou) ; c’est, en quelque sorte, un végétal amphibie, qui est quelquefois comme une plante et qui acquiert aussi les proportions d’un arbre. Les bambous ont été connus de tout temps, en Chine, où ils croissent naturellement. Mais ce n’est que vers la fin du IIIe siècle avant l’ère chrétienne qu’on peut fixer le commencement de la culture de la grosse espèce. On réduit à soixante-trois le nombre des variétés principales de bambous qu’il y a dans l’empire. Ils diffèrent les uns des autres par la grosseur et la hauteur, par la distance des nœuds, la couleur et l’épaisseur du bois, par les branches, les feuilles, les racines et certaines bizarreries de conformation qui se perpétuent dans l’espèce. L’exploitation d’une forêt de gros bambous peut donner un revenu considérable à son propriétaire, s’il sait bien en régler la coupe. « Les petits-fils des bambous, dit un proverbe chinois, ne voient pas leur grand-mère, et la mère n’est jamais séparée de ses enfants. »
On peut citer encore, parmi les végétaux utiles ou curieux que produit la Chine, le thé, objet d’un commerce si actif, l’arbre à cire, l’arbre à suif, le mûrier à papier, le camphrier, l’arbre au vernis, le li-tchi, le loung-yen, « œil de dragon », le jujubier, l’anis étoilé, le cannellier de la Chine, dont l’écorce est très épaisse, l’oranger, qui compte un si grand nombre d’espèces, le bibacier et une foule d’arbres à fruits particuliers aux provinces méridionales ; la pivoine en arbre, les camélias, l’hortensia, rapporté de la Chine par lord Macartney, le petit magnolia, plusieurs rosiers, la reine-marguerite odorante, l’hémérocalle, la rhubarbe, le jin-seng et une prodigieuse diversité de plantes ligneuses ou herbacées cultivées pour la beauté de leurs fleurs ; le cotonnier, un grand nombre de plantes textiles, économiques et céréales, qui mériteraient d’être naturalisées en Europe.
La culture des végétaux utiles est un des soins auxquels les Chinois se sont plus particulièrement livrés, et, dès les époques les plus anciennes, elle a fixé l’attention du gouvernement, qui s’est toujours efforcé de l’encourager. Dans les provinces les plus peuplées, on a mis à profit jusqu’aux rivières et aux étangs, où l’on sème des plantes aquatiques nutritives, telles que les tubercules de sagittaire et le nénuphar, dont les Chinois savent tirer un merveilleux parti.
Cette plante aquatique a toujours été connue et estimée des Chinois. Les poètes l’ont célébrée dans leurs vers, à cause de la beauté de ses fleurs ; les docteurs de la raison l’ont mise au nombre des plantes qui entrent dans le breuvage d’immortalité, et les économistes l’ont préconisée, à cause de son utilité. De nos jours, elle est devenue le symbole des sociétés secrètes.
Le nénuphar, ou nymphœa de Chine, est nommé vulgairement lien-hoa. Ses feuilles sont larges, arrondies, festonnées, charnues, veineuses et échancrées dans le milieu ; les unes nagent sur la surface de l’eau, où elles se tiennent comme collées, les autres s’élèvent au-dessus, à différentes hauteurs ; elles sont d’un vert tendre au-dessus, foncé au-dessous, et soutenues par de longues queues mouchetées de noir. La racine du nénuphar est vivace, grosse comme le bras, d’un jaune pâle au dehors, et d’un blanc de lait au dedans, longue quelquefois de douze et quinze pieds ; elle rampe au fond de l’eau et s’attache au limon par les fibres des étranglements qui la divisent d’espace en espace. Du milieu des filaments, elle pousse quelquefois des pattes qui s’étendent ; mais ses grands accroissements se font par les deux bouts. La queue des fleurs et des feuilles est percée, jusqu’à l’extrémité, de trous arrondis comme ceux de la racine, et disposés symétriquement dans toute leur longueur.
Les fleurs du nénuphar sont à plusieurs pétales, et disposées de telle sorte que, lorsqu’elles ne sont pas encore entièrement ouvertes, on les prendrait pour de grosses tulipes ; ensuite elles s’épanouissent en rose. Au milieu de la fleur, se trouve un pistil conique qui devient un fruit spongieux et arrondi, partagé, dans sa longueur, en plusieurs loges remplies de graines oblongues revêtues d’une enveloppe ou coque comme le gland, et composées, comme lui, de deux lobes blancs, au milieu desquels est le germe. Les étamines sont des filaments très déliés terminés par un sommet violet.
Les Chinois distinguent quatre espèces de nénuphar : le jaune, le blanc et rouge à fleurs simples, le blanc et rouge à fleurs doubles, et le rouge pâle. Cette plante se multiplie par les semences, mais plus aisément et plus promptement par les racines ; elle ne demande aucune sorte de culture. Il n’est rien de comparable à l’effet que produit le nénuphar sur les étangs et les grands bassins. Il ne pousse guère que vers la fin de mai ; mais sa germination est rapide, et ses grandes feuilles, collées sur la surface des eaux, ou majestueusement élevées à diverses hauteurs, forment des tapis de verdure d’un aspect ravissant, surtout lorsqu’ils sont émaillés de fleurs de diverses couleurs. Comme elles sont plus grosses que des pavots, d’un blanc ou d’un rouge éclatant, elles tranchent magnifiquement sur le vert des feuilles. Les jeunes poètes chinois aiment beaucoup à chanter les promenades en bateau, au clair de la lune, sur les étangs bordés de nénuphars en fleurs, et illuminés par des essaims de lucioles et de mouches phosphorescentes.
Le nénuphar est surtout remarquable au point de vue utilitaire ; ses graines se mangent comme les noisettes en Europe. Cuites à l’eau et au sucre, elles font les délices des gourmets. Sa gigantesque racine est d’une grande ressource pour les préparations culinaires ; de quelque manière qu’on l’arrange, elle est très saine et d’un goût excellent. Les Chinois en font macérer au sel et au vinaigre des provisions considérables pour manger avec le riz ; réduite en fécule, on peut en composer de délicieuses bouillies au lait ou à l’eau. Pendant l’été on la mange crue en guise de fruit, et elle est très rafraîchissante. Les feuilles, enfin, sont d’un grand usage pour envelopper toute espèce d’objet, et, lorsqu’elles sont desséchées, on les mêle volontiers au tabac à fumer pour en adoucir la force.
Les Chinois doivent principalement à leur caractère éminemment observateur leurs nombreuses découvertes en agriculture, et le parti qu’ils savent tirer d’une foule de plantes négligées en Europe. Ils aiment à examiner et à étudier la nature. Les grands, les empereurs même, ne dédaignent pas d’être attentifs aux plus petites choses, et ils recueillent avec soin tout ce qui peut avoir quelque utilité pour le public. Le célèbre empereur Khang a ainsi rendu plus d’un service important à son pays. On trouve, dans de curieux mémoires écrits par ce prince, le passage suivant : « Je me promenais, dit l’empereur Khang-hi, le premier jour de la sixième lune, dans des champs où l’on avait semé du riz qui ne devait donner sa moisson qu’à la neuvième. Je remarquai, par hasard, un pied de riz qui était déjà monté en épi. Il s’élevait au-dessus de tous les autres et était assez mûr pour être cueilli ; je me le fis apporter. Le grain en était très beau et bien nourri ; cela me donna la pensée de le garder pour un essai, et voir si, l’année suivante, il conserverait ainsi sa précocité ; il la conserva en effet. Tous les pieds qui en étaient provenus montèrent en épis avant le temps ordinaire, et donnèrent leur moisson à la sixième lune. Chaque année a multiplié la récolte de la précédente, et, depuis trente ans, c’est le riz qu’on sert sur ma table. Le grain en est allongé et la couleur un peu rougeâtre ; mais il est d’un parfum fort doux et d’une saveur très agréable. On le nomme yu-mi, « riz impérial », parce que c’est dans mes jardins qu’il a commencé à être cultivé. C’est le seul qui puisse mûrir au nord de la grande muraille, où les froids finissent très tard et commencent de fort bonne heure ; mais, dans les provinces du Midi, où le climat est plus doux et la terre plus fertile, on peut aisément en avoir deux moissons par an, et c’est une bien douce consolation pour moi que d’avoir procuré cet avantage à mes peuples. »
L’empereur Khang-hi a rendu, en effet, un service immense aux populations de la Mandchourie, en propageant la culture de cette nouvelle espèce de riz, qui vient à merveille dans les pays secs, sans avoir besoin d’irrigations perpétuelles comme le riz ordinaire. Il prospérerait certainement en France, et il n’a pas tenu aux missionnaires qu’il n’y soit acclimaté depuis longtemps. Pendant que nous étions dans notre maison aux environs de Pékin, nous nous sommes fait plusieurs fois nous-même un devoir d’en envoyer au ministère de l’agriculture et du commerce ; mais nous n’avons jamais entendu parler qu’on se soit occupé d’en faire quelque expérience. Avec nos perpétuelles révolutions et nos changements si rapides de gouvernement, quel ministre pourrait conserver assez de flegme pour se préoccuper d’une nouvelle espèce de riz découverte par un empereur tartare-mandchou ?
L’esprit d’observation, dont les Chinois sont doués au plus haut degré, les a conduits à faire une remarque curieuse sur les blés, et qui, selon leur opinion, est de la plus grande importance en agriculture. Un de nos chrétiens nous demandait un jour si, en France, les espèces de blé qui fleurissent pendant la nuit étaient très nombreuses. La question nous parut assez embarrassante, et nous avouâmes ingénument à notre interlocuteur que, n’étant pas agronome, nous ne savions pas combien d’espèces de blé fleurissaient pendant la nuit ; que nous n’avions jamais entendu parler d’un semblable phénomène, et que, probablement, les cultivateurs de notre pays seraient eux-mêmes très étonnés d’une semblable question. « Mais non, s’écria-t-il, vos cultivateurs ne seraient pas étonnés ; ils doivent nécessairement connaître cela ; autrement, comment s’occuper avec succès des travaux agricoles ? Est-ce qu’ils ensemencent leurs champs au hasard, sans tenir compte du soleil et de la lune ?… » Nous fûmes contraint d’avouer, pour la seconde fois, notre profonde ignorance en cette matière. Là-dessus, notre néophyte se mit à nous développer la plus singulière des théories sur la floraison des blés. Il nous dit que les nombreuses espèces de blé se divisaient en deux grandes catégories, l’une dont la floraison commençait toujours et invariablement pendant la nuit, et l’autre qui ne pouvait fleurir qu’avec le jour. Le choix du terrain, le moment des semailles et le genre de culture devaient varier selon les espèces ; et il soutenait que, faute de connaître ces deux classifications et de se conformer aux règles prescrites pour chacune d’elles, on s’exposait beaucoup à avoir de mauvaises récoltes. Nous ne pouvons pas dire jusqu’à quel point on peut ajouter foi à cette singulière observation des Chinois. Nous confessons ne nous être jamais senti le zèle d’aller nous installer, pendant la nuit, au milieu d’un champ, pour monter la garde auprès des épis de blé, et prendre les fleurs sur le fait quand elles auraient fantaisie d’éclore. Il est probable même que ce zèle indiscret eût été complètement infructueux ; car nous soupçonnons qu’il nous eût été assez difficile de remarquer l’épanouissement d’une fleur de blé. Nous laissons donc aux agronomes de décider de quelle valeur peut être cette observation chinoise.
On pourrait composer un recueil plein d’originalité de toutes les remarques curieuses faites par les Chinois, non seulement en agriculture, mais encore dans tout ce qui concerne l’histoire naturelle. Nous allons en citer quelques-unes qui se présentent à notre souvenir, afin de donner une idée de la sagacité de ce peuple.
Tout le monde sait que les hirondelles s’en vont vers l’automne et reviennent au commencement du printemps. Les Chinois ont été aussi curieux que nous de savoir ce qu’elles devenaient pendant les six mois de leur absence, et où elles allaient. Ils ont constaté que les hirondelles aux pattes desquelles on avait attaché des signes pour les reconnaître, avaient paru plusieurs années de suite dans la même maison. On était donc certain que celles qui s’en allaient en automne étaient les mêmes qui revenaient au printemps ; mais où allaient-elles ? Les anciens prétendaient, les uns qu’elles passaient les mers, les autres qu’elles s’enfonçaient dans l’eau. Maintenant, ces opinions sont regardées par les Chinois comme des fables puériles, et plusieurs observations leur ont démontré que les hirondelles n’entreprennent pas de longs voyages, pour aller passer chaudement l’hiver quelque part. Il est écrit dans les annales de la Chine « que le peuple étant accablé par les malheurs qui affligèrent le règne de l’empereur Ngan-ty, plus de mille familles désertèrent leurs villages, et allèrent se réfugier dans les montagnes les plus enfoncées et les plus sauvages, pour fuir les révoltes et la famine. Comme rien n’avait poussé, elles furent réduites à se nourrir de rats et d’hirondelles qu’elles trouvaient assemblées par pelotons dans les cavernes et dans le creux des rochers. » Un autre historien rapporte encore le fait suivant : « L’empereur Yang-ty[74] ayant ordonné des réparations sur les bords du fleuve Jaune, on trouva une grande quantité d’hirondelles assemblées par pelotons dans les creux des rochers et dans les cavernes des endroits où les bords sont déserts et très escarpés. » Un naturaliste chinois, nommé Lu-chi, dit, après avoir rapporté ces faits : « Les anciens pensaient que les hirondelles changeaient de climat ; mais il est très difficile de concevoir qu’ils l’aient cru, puisqu’on n’a jamais vu les hirondelles ni prendre les chemins des pays méridionaux, ni marcher en troupes comme les oiseaux voyageurs, qui viennent toutes les années de la Tartarie et y retournent au printemps. Ceux-ci font des armées, et leur passage dure plusieurs jours ; au lieu que les hirondelles disparaissent d’une province, sans qu’on en voie un plus grand nombre dans l’autre, même dans les plus rapprochées de la mer. » Et le naturaliste chinois conclut que les hirondelles n’émigrent pas, qu’elles restent toujours aux environs du même pays, et que, pendant l’hiver, elles vont seulement se blottir dans des trous ou au fond des cavernes. Nous ne savons si les naturalistes d’Europe seront bien disposés à partager l’opinion de leur confrère Lu-chi. Nous ignorons également si la découverte suivante sera bien du goût non plus des naturalistes, mais des horlogers.
Un jour que nous allions visiter quelques familles chrétiennes de cultivateurs, nous rencontrâmes, tout près d’une ferme, un jeune Chinois qui faisait paître un buffle le long d’un sentier. Nous lui demandâmes, en passant et par désœuvrement, s’il n’était pas encore midi. L’enfant leva la tête, et, comme le soleil était caché derrière d’épais nuages, il ne put y lire sa réponse. « Le ciel n’est pas clair, nous dit-il, mais attendez un instant… » À ces mots il s’élance vers la ferme et revient quelques minutes après, portant un chat sous le bras. « Il n’est pas encore midi, dit-il, tenez, voyez… » En disant cela, il nous montrait l’œil du chat dont il écartait les paupières avec ses deux mains. Nous regardâmes d’abord l’enfant, il était d’un sérieux admirable ; puis le chat qui, quoique étonné et peu satisfait de l’expérience qu’on faisait sur son œil, était néanmoins d’une complaisance exemplaire. « C’est bien, dîmes-nous à l’enfant ; il n’est pas encore midi, merci. » Le jeune Chinois lâcha le chat, qui se sauva au grand galop, et nous continuâmes notre route.
Pour dire vrai, nous n’avions pas compris grand-chose à cette nouvelle méthode de connaître les heures ; mais nous ne voulûmes pas questionner ce petit païen, de peur que, à notre ignorance, il ne s’avisât de soupçonner que nous étions Européens. Aussitôt que nous fûmes arrivés dans une maison de chrétiens, nous n’eûmes rien de plus pressé que de leur demander s’ils savaient voir l’heure qu’il était dans les yeux des chats. Ils ne s’attendaient guère à une semblable question. Aussi furent-ils un peu déconcertés ; nous insistâmes, et, comme il n’y avait aucun danger à craindre, en leur avouant notre profonde ignorance sur les propriétés de l’œil du chat, nous leur racontâmes ce qui nous était arrivé, en route, tout près de la ferme d’un païen. Il n’en fallut pas davantage ; nos complaisants néophytes se mirent aussitôt à donner la chasse à tous les chats du voisinage. Ils nous en apportèrent trois ou quatre, et nous expliquèrent de quelle manière on pouvait se servir avantageusement d’un chat en guise de montre. Ils nous firent voir que la prunelle de son œil allait se rétrécissant à mesure qu’on avançait vers midi ; qu’à midi juste elle était comme un cheveu, comme une ligne d’une finesse extrême, tracée perpendiculairement sur l’œil ; après-midi, la dilatation recommençait. Quand nous eûmes examiné bien attentivement tous les chats qui étaient à notre disposition, nous conclûmes qu’il était midi passé ; tous les yeux étaient parfaitement d’accord.
Nous avons d’abord hésité à parler de cette invention chinoise, dans la crainte de compromettre l’horlogerie et d’arrêter le débit des montres ; mais toute considération doit s’effacer devant l’amour du progrès. Il est difficile qu’une découverte de quelque importance ne froisse pas les intérêts privés. Nous espérons cependant qu’on pourra, malgré cela, faire encore des montres, parce que, parmi les nombreuses personnes qui désirent savoir l’heure, il y en aura toujours qui ne voudront pas se donner la peine de courir après un chat, pour lui regarder les yeux, et s’exposer ainsi au danger de se faire arracher les leurs.
Les Chinois nous ont enseigné une expérience d’un autre genre et qui n’a pas les mêmes inconvénients que la précédente. Elle n’est assurément compromettante pour personne ni pour aucune industrie. Elle pourrait, tout au plus, être désagréable aux ânes, en ce qu’elle tend à les contrarier singulièrement dans l’exercice de leur liberté.
Dans le nord de la Chine, où les voyages par eau ne sont pas aussi faciles que dans le midi, on va ordinairement en chariot ou bien à dos d’âne ou de mulet. On s’arrête à la fin du jour pour passer la nuit dans les hôtelleries plus ou moins confortables, qu’on ne manque jamais de rencontrer le long de la route. Le grand inconvénient de ces auberges, c’est qu’il est très peu aisé d’y dormir en paix, à cause du vacarme qui s’y fait perpétuellement ; et, si l’on a le malheur d’avoir des ânes dans la cour de l’établissement, alors il faut se résigner à ne pas fermer l’œil, car ces animaux terribles, sous prétexte, sans doute, que la musique a toujours été en honneur dans l’empire, se croient obligés, en tant que Chinois, de chanter durant la nuit entière et de s’abandonner à toutes les fantaisies de leur instinct philharmonique.
En 1840, nous voyagions en chariot dans la province de Pékin. Notre catéchiste, ancien maître d’école, escortait la voiture, monté sur un âne magnifique, si plein d’ardeur et d’agilité, que les deux mulets de notre attelage avaient toute la peine du monde à soutenir la rapidité de sa course. Cet âne était si pénétré de sa supériorité, il en était si fier, qu’à peine apercevait-il ou sentait-il de loin un de ses collègues, il se mettait à braire avec une fatuité insupportable. Quand nous étions arrivés à l’hôtellerie, au lieu de se reposer en paix de ses fatigues, il passait la nuit à faire de la musique. Il y avait dans le timbre de sa voix et dans les modulations qu’il savait lui donner, quelque chose de si provocateur, que tous les ânes des auberges environnantes, entraînés apparemment par la puissance de son fluide magnétique, ne tardaient pas à se mettre de la partie et à braire aussi de toute leur force et de tout leur gosier. Il résultait de là un si étourdissant concert, qu’il n’y avait plus aucune possibilité de fermer l’œil.
Un soir que notre catéchiste nous vantait les qualités supérieures de son âne… « Ton âne, lui dîmes-nous, est une mauvaise bête. Depuis que nous sommes en voyage, il est cause que nous n’avons pu dormir un seul instant. – Il fallait me le dire plus tôt, répondit-il, je l’aurais empêché de chanter. » Comme notre catéchiste était parfois d’humeur facétieuse, nous prîmes son observation pour une mauvaise plaisanterie. Le lendemain matin, nous trouvâmes pourtant que nous avions dormi profondément ; nous étions comme rassasié de sommeil. « L’âne a-t-il chanté cette nuit ? nous dit le catéchiste aussitôt qu’il nous aperçut. – Peut-être non ; en tout cas nous ne l’avons pas entendu. – Oh ! pour moi, je suis bien sûr qu’il n’a pas chanté ; avant de me coucher j’avais pris mes mesures… Vous avez dû remarquer, sans doute, ajouta-t-il, que, lorsqu’un âne veut chanter, il commence par lever la queue et qu’il la tient tendue presque horizontalement tant que dure la chanson, eh bien ! pour le condamner au silence, il n’y a qu’à lui attacher une pierre à la queue et l’empêcher de la lever. » Nous regardâmes notre catéchiste en souriant, comme pour lui demander s’il ne se moquait pas de nous. « Venez voir, nous dit-il, l’expérience est là. » Nous allâmes dans la cour et nous vîmes, en effet, ce pauvre âne, qui, avec une grosse pierre suspendue à la queue, avait beaucoup perdu de sa fierté ordinaire. Les yeux fixés en terre et les oreilles basses, il paraissait profondément humilié ; sa vue nous fit vraiment compassion, et nous priâmes notre catéchiste de lui détacher la pierre. Aussitôt qu’il sentit son appendice musical en liberté, il redressa d’abord la tête, ensuite les oreilles, puis enfin la queue, et se mit à braire avec un prodigieux enthousiasme.
Notre navigation sur le lac Pou-yang[75] se fit sans accident. Seulement elle fut plus longue qu’on ne l’avait supposé ; au lieu d’un jour de traversée nous en eûmes deux. Nous étions à peu près à moitié de notre course, lorsque le vent, changeant de direction, se mit à souffler de l’avant, et nous força de courir de longues bordées. Le temps ne cessa pas pourtant d’être toujours beau, et la brise, quoique contraire, n’était pas de nature à nous donner la plus légère inquiétude. Un jour de retard ne pouvait être pour nous matière à sérieuse contradiction. Nous n’en dirons pas autant de la nuit, qu’il fallut, contre notre attente, passer à bord de la jonque. Les cancrelats nous firent une guerre aussi acharnée que la nuit précédente. Nous en fûmes quittes en portant nos lits sur le pont et en nous résignant à coucher parmi les matelots, dont les cris et bavardages perpétuels étaient encore moins incommodes que les incessantes agaceries des cancrelats.
Durant ces deux jours de navigation, nous vîmes rarement la terre. Il nous était difficile de nous persuader que nous étions au centre de l’empire chinois. Cette immense étendue d’eau, ces longues vagues soulevées par le vent, ces nombreux et gros navires qui voguent dans tous les sens, tout semblait indiquer une véritable mer plutôt qu’un lac. Le mouvement des jonques innombrables qui sillonnent continuellement la surface du Pou-yang offre à la vue un spectacle vraiment ravissant. Les diverses directions qu’elles doivent suivre donnent à leur voilure et à leur construction une variété de formes infinie, les unes, allant vent arrière, étalent leurs larges nattes et avancent avec une imposante majesté ; d’autres luttent péniblement contre la brise et les flots, tandis qu’un grand nombre, courant par le travers et en sens inverse, ressemblent à des monstres marins en courroux et qui chercheraient à se précipiter les uns contre les autres. Les évolutions de toutes ces machines flottantes sont si rapides et si multipliées, que le tableau se modifie et change à chaque instant.
Nous aurions pu aller par eau jusqu’à la capitale du Kiang-si, car, en sortant du lac Pou-yang, nous entrâmes dans l’embouchure d’une rivière navigable qui passe sous les murs de Nan-tchang-fou ; mais, avec le vent et le courant contraires, la navigation eût été trop longue et trop pénible. Nous aimâmes donc mieux reprendre la voie de terre, qui devait nous conduire dans deux jours au troisième grand relais de notre voyage.
La province du Kiang-si est réputée pour être une des plus populeuses de la Chine. Aussi fûmes-nous étrangement surpris de rencontrer sur notre route de vastes plaines sans culture, sans habitants, et dont l’aspect sauvage nous rappelait les steppes et les déserts de la Mongolie. Il n’est pas rare de trouver ainsi, dans plusieurs provinces de la Chine, de grands espaces incultes, soit à cause de la mauvaise nature du terrain, soit plutôt par l’incurie et l’insouciance des habitants, qui aiment à chercher leurs moyens de subsistance dans les chances de la navigation et du commerce plutôt que dans les paisibles travaux de la campagne. Ces friches se remarquent principalement aux environs des grands lacs et dans le voisinage des fleuves. Les hommes abandonnent volontiers la terre pour aller passer leur vie sur des barques, ce qui a fait croire, malgré les encouragements donnés à l’agriculture, que la Chine pourrait fournir plus complètement aux besoins de ses habitants, ou en nourrir encore un plus grand nombre.
Il est incontestable que le gouvernement chinois ne sait pas ou ne veut pas mettre à profit tous les éléments d’abondance et de richesse qu’on rencontre de toute part dans ce magnifique pays. Une administration intelligente et zélée pour le bien public, en donnant une bonne direction à ces populations patientes et industrieuses, pourrait développer prodigieusement les immenses ressources de l’empire, et procurer aux masses une part plus large de bien-être et de prospérité. Nous ne voulons pas dire, il s’en faut bien, qu’il soit plus facile en Chine qu’ailleurs d’éteindre complètement le paupérisme. Nous savons que, dans tous les grands centres de population, il y aura malheureusement toujours beaucoup de pauvres, et que la classe des nécessiteux de tout genre y sera très considérable. Mais on pourrait en diminuer le nombre, au lieu que nous avons remarqué, durant notre séjour en Chine, qu’il allait tous les ans en augmentant ; et c’est ce qui explique peut-être l’étonnante facilité et les développements prodigieux de l’insurrection formidable qui menace en ce moment de bouleverser de fond en comble cet empire colossal.
À toutes les époques, et dans les pays les plus florissants et les mieux gouvernés, il y a toujours eu et il y aura toujours des pauvres ; mais nulle part, sans contredit, il ne s’est jamais vu une misère profonde et désastreuse comme dans l’Empire Céleste. Il n’est pas d’année où, tantôt sur un point et tantôt sur un autre, il ne meure de faim ou de froid une multitude effrayante d’individus. Le nombre de ceux qui vivent au jour le jour est incalculable. Qu’une inondation, une sécheresse, un accident quelconque, vienne à compromettre la récolte dans une seule province, et voilà les deux tiers de la population livrés immédiatement à toutes les horreurs de la famine. On voit alors se former de grandes bandes, comme des armées de mendiants, qui s’en vont tous ensemble, hommes, femmes et enfants, chercher, dans les villes et dans les villages, un peu de nourriture, de quoi soutenir encore quelques instants leur misérable existence. Plusieurs d’entre eux tombent d’inanition et meurent avant d’arriver au lieu où ils espéraient trouver quelque secours. On voit leurs cadavres étendus dans les champs et le long des sentiers ; on passe à côté d’eux sans s’émouvoir, sans même y faire attention, tant on est accoutumé à ces horribles spectacles !
En 1849, nous fûmes arrêtés pendant six mois dans une chrétienté de la province de Tche-kiang, d’abord par de longues pluies torrentielles, et puis une inondation générale qui envahit la contrée. De toute part on voyait comme une vaste mer au-dessus de laquelle semblaient flotter des villages et des arbres. Les Chinois, qui prévoyaient déjà la perte de la récolte et toutes les horreurs de la famine, déployèrent une activité et une persévérance remarquables pour lutter contre le fléau dont ils étaient enveloppés. Après avoir élevé des digues autour de leurs champs, ils essayèrent de vider l’eau dont ils étaient remplis ; mais, aussitôt qu’ils semblaient devoir réussir dans leur difficile et pénible entreprise, la pluie tombait de nouveau en telle abondance, que les champs étaient bientôt inondés. Durant trois mois entiers nous fûmes témoin de leurs efforts opiniâtres : les travaux ne discontinuaient pas un instant. Ces malheureux, plongés dans la vase jusqu’aux hanches, étaient, jour et nuit, occupés à tourner leurs pompes à chaînes, afin de faire écouler, dans les lits des rivières et des canaux, les eaux qui avaient envahi la campagne. L’inondation ne put être maîtrisée ; et, après des peines excessives, ces infortunés eurent la douleur de ne pouvoir cultiver leurs champs, et de se trouver bientôt dans un complet dénuement. Alors on les vit s’organiser par grandes troupes, et courir la province un sac sur le dos, pour recueillir çà et là un peu de riz. Ces bandes étaient hideuses à voir. À moitié couverts de haillons, les cheveux hérissés, la figure contractée et les lèvres livides, tous ces mendiants, naguère paisibles cultivateurs, paraissaient au moment de se laisser entraîner, par le désespoir, à tous les désordres. La chrétienté que nous habitions fut plusieurs fois visitée par ces caravanes affamées. Nous n’étions guère plus riches que les autres ; car l’inondation avait été générale ; cependant il fallut se retrancher un peu du nécessaire, et leur faire l’aumône de quelques poignées de riz. Des villages entiers furent abandonnés, et de nombreuses familles allèrent chercher à vivre dans les provinces voisines.
Les calamités de ce genre se reproduisent tous les ans, tantôt sur un point, tantôt sur un autre. Ceux qui ont quelques avances peuvent encore supporter ces moments de crise et attendre de meilleurs jours ; mais les autres, et ils sont toujours en grand nombre, n’ont plus qu’à s’expatrier ou à mourir de faim.
Outre ces misères locales et accidentelles, il y a encore ce qu’on pourrait appeler le paupérisme fixé et permanent, qui, comme une lèpre incurable, étend ses ravages sur la nation tout entière. Dans les grandes villes, la multitude des pauvres est effrayante. On les voit circuler le long des rues, étalant leurs difformités, leurs plaies hideuses, leurs membres disloqués pour exciter la commisération publique. Chaque jour il en meurt plusieurs de faim. Cependant les Chinois qui sont dans l’aisance font assez volontiers l’aumône de quelques sapèques ; mais ils ne connaissent pas ce sentiment de charité qui fait qu’on s’intéresse au pauvre, qu’on l’aime, qu’on compatit à ses misères. On donne à l’infirme, au malheureux, une pièce de monnaie ou une poignée de riz, uniquement pour se débarrasser de sa présence ; autrement, nul ne s’occupe de lui ; on se met bien peu en peine de savoir s’il a un réduit quelconque où il puisse passer la nuit. Les pauvres n’ont pas de domicile ; ils vont ordinairement se réfugier autour des pagodes et des tribunaux, le long des remparts, où ils se construisent de misérables huttes avec des lambeaux de nattes recueillis dans les carrefours.
Les Chinois, si habiles et si expérimentés pour organiser des associations de tout genre dans le but d’exploiter une branche d’industrie ou de commerce, même quelquefois pour résister aux voleurs et aux entraînements du jeu, n’ont pas su former des sociétés de bienfaisance en faveur des pauvres et des malades. Nous avons seulement remarqué, dans quelques localités, des confréries pour procurer gratuitement des cercueils aux morts qui n’ont pas de parents pour prendre soin de leurs funérailles. Et, s’il était convenable de scruter les intentions de ceux qui font le bien, il serait possible de trouver encore, au fond de cette institution, une pensée d’intérêt et d’égoïsme. Les Chinois ont la superstition de croire que les âmes des morts se transforment en génies malfaisants, en mauvais diables, qui prennent ensuite plaisir à venir tourmenter les vivants, en leur suscitant des maladies ou en entravant le succès de leurs affaires. Le meilleur moyen de se soustraire aux malignes influences de ces esprits malintentionnés et devenus implacables contre les vivants, parce que leurs corps auront été privés de sépulture, c’est incontestablement d’acheter des cercueils à ceux qui meurent sans avoir les moyens de se faire enterrer. Cette attention si pleine de bienveillance ne peut manquer de les disposer favorablement à l’égard des membres de la confrérie des cercueils gratuits. À part cette société, nous n’avons pas eu connaissance qu’il en existât d’autre qui fût instituée dans le but de subvenir aux besoins des indigents.
Si les classes aisées négligent de s’associer pour le soulagement des pauvres, ceux-ci ne manquent pas, en revanche, de former des compagnies en commandite pour l’exploitation des riches. Chacun apporte à la masse quelque infirmité, vraie ou supposée, et l’on cherche ensuite à faire valoir le plus possible ce formidable capital de misères humaines. Tous les pauvres se trouvent enrégimentés par escouades et par bataillons. Cette grande armée de gueux a un chef qui porte le titre de roi des mendiants, et qui est également reconnu par l’État. Il répond de la conduite de ses sujets en guenilles, et c’est à lui qu’on s’en prend lorsqu’il règne parmi eux des désordres par trop criants et capables de compromettre la tranquillité publique. Le roi des mendiants de Pékin est une véritable puissance. Il y a des jours fixes où il est autorisé à mettre en campagne ses nombreuses phalanges et à les envoyer demander l’aumône ou plutôt marauder aux environs de la capitale. Il faudrait le pinceau de Callot pour peindre d’allure burlesque, cynique et désordonnée, de cette armée de pauvres, marchant fièrement à la conquête de quelque village. Pendant qu’ils se répandent de toute part comme une invasion d’insectes dévastateurs, et qu’ils cherchent, par leur insolence, à intimider tout le monde, le roi convoque les chefs de la contrée et leur propose de les délivrer, moyennant certaine somme, de tous ces hideux garnisaires. Après de longues contestations on finit par s’arranger. Le village paye sa rançon, et les mendiants décampent pour aller se précipiter ailleurs comme une avalanche.
Ces hordes de gueux recueillent quelquefois dans leurs expéditions d’assez abondantes récoltes. Tout va d’abord dans les mains du roi : il en fait ensuite la répartition entre tous ses sujets, qui, du reste, paraissent très avancés dans les principes du communisme, voire même du fouriérisme, sans avoir pourtant lu une seule ligne des théories de Cabet ou de Victor Considérant. On prétend, en Europe, au monopole des idées grandes et neuves ; bien des gens se sentiront, sans doute, humiliés en voyant que des Asiatiques, des Chinois, savent depuis longtemps mettre en pratique certaines opinions écloses d’hier dans les puissants cerveaux des philosophes de l’Occident.
Il existe à Pékin un phalanstère qui surpasse en excentricité tout ce qu’a pu rêver la féconde imagination de Fourier. On l’appelle Ki-maa-fan, c’est-à-dire « Maison aux plumes de poule ». À force de pousser les lois du progrès, les Chinois en sont venus jusqu’à pouvoir fournir aux pauvres une chaude couche en duvet, moyennant la modique rétribution d’un demi-centime par nuit. Ce merveilleux établissement phalanstérien est uniquement composé d’une salle grandiose, remplie, dans toute son étendue, d’une épaisse couche de plumes de poule. Les mendiants et les vagabonds qui n’ont pas de domicile vont passer la nuit dans cet immense dortoir. Hommes, femmes, enfants, jeunes et vieux, tout le monde y est admis. C’est du communisme dans toute la force et la rigueur de l’expression. Chacun se fait son nid, s’arrange comme il l’entend sur cet océan de plumes, et y dort comme il peut. Quand paraît le jour, il faut déguerpir, et un des commis de l’entreprise perçoit à la porte la sapèque fixée par le tarif. Pour rendre hommage, sans doute, au principe d’égalité, on n’admet pas le système de demi-place, et les enfants sont obligés de payer autant que les grandes personnes.
Dans les premiers temps de la fondation de cette œuvre éminemment philanthropique et morale, l’administration de la Maison des plumes de poule fournissait à chacun de ses hôtes une petite couverture ; mais on ne tarda pas à modifier ce point de règlement. Les communistes de l’établissement ayant contracté l’habitude d’emporter les couvertures pour les vendre ou en faire un vêtement supplémentaire durant les froids rigoureux de l’hiver, les actionnaires s’aperçurent qu’ils marchaient rapidement à une ruine complète et inévitable. Supprimer entièrement les couvertures eût été trop cruel et peu décent. Il fallut donc chercher un moyen capable de concilier les intérêts de l’établissement et la bonne tenue des dormeurs. Voici de quelle manière on est parvenu à la solution de ce problème social. On a fabriqué une immense couverture en feutre, d’une dimension tellement prodigieuse, qu’elle peut abriter le dortoir tout entier. Pendant le jour elle est suspendue au plafond comme un baldaquin gigantesque. Quand tout le monde s’est couché et bien aligné dans la plume, on la fait descendre au moyen de plusieurs poulies. Il est bon de remarquer qu’on a eu soin d’y pratiquer une infinité de trous, par où les dormeurs puissent passer la tête et ne pas s’asphyxier. Aussitôt que le jour paraît, on hisse la couverture phalanstérienne ; mais auparavant on a la précaution de donner un signal à coups de tam-tam pour réveiller ceux qui dorment trop profondément, et les inviter à cacher leur tête dans la plume, de peur d’être pris comme au carcan et enlevés en l’air avec la couverture. On voit alors cette immense nichée de mendiants grouiller et patauger au milieu des flots de ce duvet immonde, s’affubler promptement de leurs misérables haillons, et se répandre ensuite par nombreuses bandes dans les quartiers de la ville, pour y chercher d’une manière plus ou moins licite leurs moyens d’existence.
Parmi les principales causes du paupérisme en Chine, on peut citer, outre l’incurie profonde du gouvernement et l’exubérance de la population, le jeu, l’ivrognerie et la débauche. Nous savons bien que ces vices ne sont pas particuliers à la Chine, et que, dans tous les pays et à toutes les époques, on a pu remarquer les désordres et les misères qu’ils ont toujours traînés à leur suite. Il est vrai de dire pourtant que les Chinois s’y livrent avec un emportement qui n’a jamais été, peut-être, surpassé par aucun peuple.
Le jeu est défendu par les lois de l’empire ; mais la législation a été tellement débordée par les mœurs publiques, qu’aujourd’hui la Chine ressemble assez à un immense tripot. Les jeux auxquels se livrent les Chinois sont extrêmement multipliés. Ils jouent aux cartes, aux dés, aux échecs, aux dames, au tsei-mei, espèce de jeu analogue à la mourre des Italiens. Celui qui perd est obligé de vider une coupe d’eau-de-vie. Ils sont également passionnés pour les combats de coqs, de cailles, de grillons et de sauterelles. Ces divertissements occasionnent toujours des paris, qui sont souvent considérables. Les joueurs d’habitude ont une préférence marquée pour les cartes et les dés. Ils se réunissent dans les maisons particulières et dans les établissements publics, assez semblables à nos cafés, à la seule différence que c’est du thé qu’on y boit. C’est là qu’ils passent les jours et les nuits, jouant avec tant de passion, qu’ils se donnent à peine le soin de prendre un peu de nourriture. Il n’est pas de village et de hameau qui n’ait sa maison de jeu et ses joueurs de profession.
Les Chinois, nous l’avons déjà dit, sont économes, laborieux ; mais leur cupidité, leur amour effréné du lucre, et leur goût si prononcé pour l’agiotage et les spéculations, les poussent facilement dans la passion du jeu, quand ils ne se lancent pas dans le négoce. Les émotions aléatoires sont celles qu’ils recherchent avec le plus d’avidité, et, une fois qu’ils s’y sont abandonnés, ils en reviennent difficilement. Ils mettent de côté les obligations de leur état, leurs devoirs de famille, pour ne plus vivre qu’avec les dés ou les cartes. Cette malheureuse passion prend sur eux un tel empire, qu’ils en viennent quelquefois jusqu’aux extrémités les plus révoltantes. Quand ils ont perdu leur argent, ils jouent leur maison, leur champ, et enfin leur femme, dont la destinée dépend d’un simple coup de dé. Le joueur chinois ne s’arrête pas encore là. Les habits dont il est revêtu servent à intéresser une partie de plus, et cette horrible coutume de tout jouer, sans exception, même les habits qu’on porte, donne lieu quelquefois à des scènes hideuses et à peine croyables, si l’on ne savait que les passions finissent toujours par rendre l’homme cruel et inhumain.
Dans les provinces du Nord, surtout aux environs de la Grande Muraille, on rencontre quelquefois, pendant les froids les plus rigoureux de l’hiver, des hommes dans un état complet de nudité, qui, après avoir perdu tous leurs habits au jeu, ont été impitoyablement chassés du tripot. Ils courent dans tous les sens comme des forcenés, espérant échapper aux étreintes du froid. Ils vont se coller contre les cheminées en terre, qui, dans ces contrées, sont construites au niveau du sol, le long des murs des maisons. Ils cherchent à se réchauffer un peu, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, pendant que leurs compagnons de jeu les regardent faire, en s’abandonnant à une atroce hilarité. Ce spectacle horrible ne dure pas longtemps, car le froid ne tarde pas à se rendre maître de ces malheureux qu’on voit bientôt tomber et mourir. Les joueurs rentrent alors dans la salle, et se remettent au jeu avec un épouvantable sang-froid. Des faits semblables paraîtront fabuleux à bien des personnes ; mais ayant séjourné durant plusieurs années dans le nord de la Chine, nous attestons qu’ils sont de la plus grande authenticité.
Quelque étonnants que paraissent ces excès, les joueurs chinois ont trouvé le moyen de pousser encore plus loin leur passion pour le jeu ; on peut dire qu’elle va, chez eux, jusqu’à la folie. Il arrive quelquefois que ceux qui n’ont plus rien à perdre se réunissent à une table particulière pour jouer les doigts de leurs mains, qu’ils se coupent mutuellement avec un horrible stoïcisme. Notre dessein était de passer sous silence cette particularité révoltante ; car nous n’aimons pas à faire subir de trop fortes épreuves à la confiance du lecteur. Il nous répugne extrêmement de raconter des choses qui, quoique certaines pour nous, portent le cachet de l’invraisemblance. Mais ce que nous racontons des joueurs chinois est si peu extraordinaire, que la mode en était déjà bien établie au IXe siècle, et les voyageurs arabes de cette époque n’ont pas manqué de le remarquer. Voici ce qu’on lit dans la Chaîne des chroniques, que nous avons déjà eu occasion de citer plusieurs fois : « Parmi les hommes qui ont l’esprit léger ou fanfaron, ceux qui appartiennent à la classe inférieure et ceux qui n’ont pas d’argent, jouent quelquefois leurs doigts de la main. Pendant qu’ils jouent, on tient à côté un vase contenant de l’huile de noix ou de l’huile de sésame, car l’huile d’olive manque dans le pays. Le feu brûle par-dessous.
Entre les deux joueurs est une petite hache bien aiguisée ; celui des deux qui est vainqueur prend la main de l’autre, la place sur une pierre, et lui coupe le doigt avec la hache ; le morceau tombe, et, en même temps, le vaincu trempe sa main dans l’huile, qui est alors extrêmement chaude, et qui lui cautérise le membre. Cette opération n’empêche pas ce même homme de recommencer à jouer… Il y a des joueurs qui prennent une mèche et la trempent dans l’huile, puis la posent sur un de leurs membres et y mettent le feu ; la mèche brûle, et on sent l’odeur de la chair qui se consume. Pendant ce temps, l’homme joue au trictrac, et ne laisse paraître aucune marque de douleur. »
On comprend que tous les joueurs n’ont pas à se couper les doigts et à se rôtir les bras ; le jeu ne porte pas partout, en Chine, ce caractère d’extravagance et de folie. Cependant il engendre dans tout l’empire de grandes misères, et il n’est rien de plus fréquent que de voir des familles nombreuses tomber tout à coup dans une affreuse indigence à la suite de quelques parties de cartes ou de dés. Le mal est devenu si général, que les lois n’y peuvent rien ; les magistrats ont beau faire des proclamations très éloquentes contre les joueurs et citer à l’appui de leurs belles paroles les passages des moralistes les plus célèbres, on n’en joue pas moins dans toutes les provinces de l’empire. Les magistrats eux-mêmes semblent, en quelque sorte, s’appliquer à rassurer le peuple contre la rigueur des lois. Les mandarins visitent quelquefois les villages, sous prétexte de rechercher les joueurs ; mais, en réalité, pour leur assurer l’impunité, à condition qu’on les dédommagera de leur peine. On leur offre, à leur arrivée, un bon dîner, puis un lingot d’argent plus ou moins gros, et ils continuent leur tournée, après avoir paternellement exhorté ces bons villageois à persévérer toujours dans la bonne observance des cinq devoirs sociaux.
Nous avons connu un mandarin qui ne pouvait pas souffrir qu’on lui offrît de l’argent quand il allait en perquisition contre les joueurs. Il avait les sentiments si nobles, si élevés, que la seule idée de recevoir un cadeau de ses administrés excitait sa colère et son indignation. Il aimait l’argent cependant, et beaucoup même : sans cela, quelle espèce de mandarin eût-il fait ? Il exigeait qu’on lui donnât, mais il voulait qu’on s’y prît de façon à ne pas froisser le moins du monde l’exquise délicatesse de ses sentiments. Quand il arrivait quelque part, il était déjà convenu, par avance, de la somme qu’il devait percevoir. Le chef de la localité l’invitait d’abord à prendre une tasse de thé, puis à jouer une partie. On jouait gros jeu, et il était bien entendu qu’en définitive le mandarin devait tout gagner. Il fallait perdre en ayant l’air d’apporter au jeu la plus grande application, car cet étonnant magistrat tenait tout à la fois et au gain et à la gloire d’être un joueur plein d’adresse et d’habileté.
La passion du jeu a envahi, en Chine, tous les rangs, tous les âges de la société. Les hommes, les enfants, tout le monde joue. Cependant, les gens de la classe inférieure sont ceux qui montrent le plus d’acharnement et d’opiniâtreté. Dans toutes les rues des grandes villes on rencontre de petits tripots ambulants. Deux dés, dans une tasse placée sur un escabeau, sont, pour l’ouvrier qui se rend à son travail, une tentation presque irrésistible. Une fois qu’il a eu le malheur de s’accroupir devant ce petit étalage, il lui est bien difficile de s’en arracher. Il perd souvent, dans quelques heures, toutes les pénibles épargnes de son travail. Les enfants se rendent toujours en grand nombre et avec empressement autour des tables de jeu, et les personnes âgées sont les premières à les pousser dans un abîme dont ils auront ensuite tant de peine à se retirer.
L’ivrognerie est, en Chine, une cause de paupérisme non moins générale que la passion du jeu. Il y a cependant cette différence que ce vice fait plus de ravages dans le Nord que dans le Midi. Si les Chinois méridionaux jouent plus que les septentrionaux, en compensation ils boivent moins. Tout le monde sait que la boisson habituelle des Chinois est le thé ; mais ce n’est pas évidemment avec cette infusion qu’ils s’enivrent ; ils font, en outre, une grande consommation de vin, d’alcool et de liqueurs spiritueuses, dont les moyens de fabrication sont très populaires et à la portée de toute le monde.
Les raisins ont été connus en Chine et célébrés dès la plus haute antiquité. Les savants prétendent qu’on ne peut entendre que de la vigne les descriptions des jardins impériaux dans le Tcheou-ly, ouvrage attribué au célèbre Tcheou-kong, qui monta sur le trône en 1122 avant Jésus-Christ. Quoi qu’il en soit sur ce point, il est hors de doute qu’il y avait des vignes dans les provinces du Chan-si et du Chen-si, bien des siècles avant l’ère chrétienne. L’historien Sse-ma-tsien raconte qu’un riche particulier avait un vignoble si considérable, qu’il faisait, tous les ans, dix mille mesures de vin. Le vin de raisin, dit l’historien chinois, ayant la propriété de se conserver un grand nombre d’années, on l’enterrait dans des urnes. À cette époque il fut très commun et causa beaucoup de désordres. Les nombreuses chansons composées sous les dynasties des Yuen et des Han sont une preuve que les Chinois n’ont pas toujours dédaigné, comme on le croit communément, le vin de raisin. L’empereur Ouen-ty l’a chanté avec un enthousiasme lyrique digne d’Anacréon et d’Horace.
D’après ce témoignage des Annales, la vigne, comme tout le reste, a subi, en Chine, bien des révolutions. Toutes les fois que le gouvernement ordonna d’arracher les arbres dont la multiplicité était nuisible aux moissons, la vigne ne fut pas exceptée ; souvent même elle a été spécialement désignée et sacrifiée sans pitié à la culture des céréales. Sous certains règnes, l’extirpation des vignes fut poussée si loin, dans certaines provinces, qu’on en perdit totalement le souvenir. Dans la suite, quand il fut permis d’en replanter, on dirait, à la manière dont s’expriment quelques historiens, que le raisin commençait à y être connu pour la première fois. C’est probablement ce qui a fait penser que la vigne n’avait été cultivée, en Chine, que très tard, et qu’elle y venait de l’Occident. Il est pourtant incontestable que les Chinois la connaissaient bien avant l’ère chrétienne. On a conservé dans les annales le souvenir de diverses espèces apportées de Samarcande, de la Perse, du Thibet, de Tourfan, de Hami et des autres pays avec lesquels la Chine a eu des relations. Il serait même facile de constater l’usage du vin de raisin jusqu’au XVe siècle, dynastie par dynastie, et, pour ainsi dire, règne par règne.
Actuellement, il existe encore, en Chine, plusieurs excellentes qualités de raisin, et les trois premiers empereurs de la dynastie mandchoue, Khang-hi, Young-tching et Kien-long, ont fait venir un grand nombre de nouveaux plants des pays étrangers et s’en sont fait un mérite dans leurs ouvrages. Cependant les Chinois de nos jours ne cultivent pas la vigne en grand, et ne font pas de vin de raisin ; on cueille les fruits pour les manger frais ou secs. L’immense population de la Chine et le besoin de réserver la terre pour les récoltes d’absolue nécessité sont cause que la vigne est négligée, et que ses produits sont généralement considérés comme un objet de luxe.
À défaut de vin de raisin, les Chinois fabriquent des liqueurs spiritueuses avec leurs céréales, et en font une grande consommation. La plus répandue est celle que l’on obtient de la fermentation du riz. C’est une bière dont le goût est quelquefois assez agréable. La meilleure qualité est celle qui vient de Chao-hing, dans la province du Tche-kiang. Sous prétexte que ce vin est fait avec du riz, les résidents européens de Canton et de Macao, toujours disposés à juger a priori les produits chinois, s’obstinent à le trouver détestable. Un jour, il nous prit envie d’en remplir quelques bouteilles, que nous cachâmes avec soin et que nous offrîmes à un Anglais amateur de bon vin. Aussitôt qu’il l’eut dégusté, il le trouva exquis, et ne manqua pas de reconnaître immédiatement qu’il provenait de nous ne savons plus quel cru célèbre d’Espagne. Il le servit, au dessert, à quelques-uns de ses compatriotes, qui en firent le plus grand éloge, et trouvèrent qu’effectivement il avait le fumet et la saveur des vins espagnols. Ce vin de riz était, il faut le dire, d’une qualité exceptionnelle. Celui qu’on boit communément en Chine n’est pas extrêmement agréable ; quoique peu alcoolisé, il est pourtant très capiteux. Les Chinois en connaissaient la fabrication vingt siècles au moins avant l’ère chrétienne.
Afin de procurer et d’assurer la fermentation du riz, qu’on place dans de grandes jarres, on se sert d’un certain levain auquel on donne le nom de mère du vin. La matière de ce levain est de la farine de bon froment où l’on a laissé tout le son. On délaye cette farine avec de l’eau chaude, et on la pétrit jusqu’à ce qu’on obtienne une masse d’une consistance plus ferme que la pâte à faire le pain. On la place ensuite dans des moules de bois, et on la façonne en forme de briques de la pesanteur de quatre ou cinq livres. On les arrange ensuite sur des planches, dans une chambre hermétiquement fermée à l’air extérieur. Les fabricants connaissent que la fermentation est terminée à la couleur rougeâtre qui a pénétré jusqu’au centre des pains. On les expose alors au grand air pour les sécher, et on les livre ainsi au commerce. Quand ces levains sont bien faits, ils deviennent meilleurs à mesure qu’ils vieillissent. Les mites mêmes qui s’y mettent ne leur nuisent pas. Cependant, on cherche à les en garantir en les séparant les uns des autres par des herbes aromatiques.
La préparation de ce levain demande beaucoup de soin et une grande pratique, car la bonté du vin de riz dépend de la qualité du levain qu’on emploie. Dans le nord de la Chine on se sert de petit millet à la place du riz. La mère du vin n’étant qu’une farine de grain fermentée, aigrie et séchée, on en fait également avec du seigle, de l’orge et de l’avoine. On y mêle souvent non seulement de la farine de pois, de fèves, etc., mais encore des herbes odorantes, des amandes, des feuilles et des écorces d’arbres, des fruits secs et réduits en poussière. Chaque localité a des recettes différentes.
L’eau-de-vie de grain n’est pas aussi anciennement connue en Chine que le vin. Son usage ne remonte que jusqu’à la dynastie mongole des Yuen, c’est-à-dire jusque vers la fin du XIIIe siècle. Il paraît qu’avant cette époque les Chinois ne savaient pas distiller les alcools. Le premier qui fit de l’eau-de-vie de grain ne songeait, dit-on, qu’à corriger le mauvais goût d’un vin vieux en le faisant passer par un alambic. Il fut fort surpris de voir que son appareil lui donnait de l’eau-de-vie. Pendant longtemps on ne sut opérer que sur le vin, et ce fut le hasard, en quelque sorte, qui fit connaître aux Chinois qu’on pouvait faire de l’alcool directement avec le grain. Un paysan de la province du Chan-tong, qui voulait faire une grande quantité de vin, trouva que le petit millet, qu’on avait négligé de remuer, s’était moisi au lieu de fermenter. Ne pouvant plus en tirer du vin, il essaya d’en faire de l’eau-de-vie, et, son expérience ayant parfaitement réussi, on a, depuis lors, adopté sa méthode, et on s’est ainsi épargné une foule de manipulations inutiles.
Les eaux-de-vie du Nord se font principalement avec le gros millet (holcus sorghum). Il existe des fabriques considérables, nommées chao-kouo, ou « brûleries », dont les produits, passés plusieurs fois à l’alambic, obtiennent la force et l’énergie de l’alcool. Ces eaux-de-vie conservent toujours un goût désagréable, qu’il est facile de faire disparaître en y laissant macérer, pendant quelque temps, des fruits verts ou des aromates ; mais les Chinois n’y regardent pas de si près. Ils s’en abreuvent avec passion ; leur habitude de boire toujours chaud est tellement générale, que même l’esprit-de-vin doit leur être servi tout fumant. Dans les hôtelleries on apporte sur la table des convives une petite urne remplie d’eau-de-vie et un trépied en miniature, au centre duquel est placé un godet en porcelaine. Au commencement du repas on verse dans le godet de l’eau-de-vie qu’on enflamme ; on place l’urne dessus, et, de cette manière, on a l’agrément d’avoir son alcool bien chaud tout le temps qu’on reste à table.
Cette horrible boisson fait les délices des Chinois et surtout de ceux du Nord, qui l’avalent comme de l’eau. Il en est un grand nombre qui se ruinent en eau-de-vie comme d’autres au jeu. Seuls ou en compagnie, ils passent les journées entières et quelquefois les nuits à boire par petits coups jusqu’à ce que l’ivresse ne leur permette plus de porter la coupe à la bouche. Quand cette passion s’est emparée d’un chef de famille, la misère, avec tout son lugubre cortège, ne tarde pas à faire son entrée dans la maison. Les brûleries ont coutume de donner l’eau-de-vie à crédit pendant toute l’année. Aussi personne ne se gêne ; on va continuellement puiser selon sa fantaisie, à cette source inépuisable. Les embarras commencent seulement à la dernière lune, époque des remboursements. Alors il faut payer avec usure, et, comme l’argent n’est pas venu avec l’habitude de s’enivrer journellement, il n’y a plus qu’à vendre ses terres, sa maison, si l’on en possède, ou bien qu’à porter au mont-de-piété ses meubles et ses habits.
On comprend difficilement comment il est possible aux Chinois de se passionner pour ces breuvages brûlants comme du feu, et, en outre, de très mauvais goût. On nous a cité plusieurs exemples de buveurs morts incendiés ; ils avaient fait un usage si immodéré d’alcool, qu’il suintait, en quelque sorte, par tous leurs pores. Un accident, la simple action d’allumer la pipe suffisait pour enflammer et consumer ces malheureux. Nous n’avons pas été nous-même témoin de ce hideux spectacle ; mais plusieurs personnes dignes de foi nous ont assuré que des événements de cette nature n’étaient pas extrêmement rares dans le pays.
Les lois chinoises prohibent la fabrication de l’eau-de-vie et du vin, sous prétexte qu’on doit ménager le grain avec le plus grand soin, dans un pays où tous les travaux et toutes les industries de l’agriculture suffisent à peine pour nourrir ses nombreux habitants. Mais il en est de ces lois à peu près comme de celles qui défendent le jeu ; elles ne sont nullement observées. Il suffit de payer les mandarins, et tous les obstacles sont levés. Les établissements nommés chao-kouo, « brûleries », ont besoin d’une autorisation du gouvernement pour distiller l’eau-de-vie. On la leur vend à condition qu’ils n’emploieront dans leur fabrique que des grains gâtés et impropres à tout autre usage. Cela n’empêche pas qu’on n’y consomme les meilleurs produits des récoltes.
Le jeu et l’ivrognerie, voilà deux causes permanentes de paupérisme en Chine. Il en est encore une troisième, et, sans contredit, plus désastreuse que les autres ; nous voulons parler de la débauche. On remarque, dans la société chinoise, un certain ton de décence et de retenue bien capable de donner le change à ceux qui s’arrêtent à la superficie et se hâtent de juger les hommes d’après leur première impression. Il suffit d’un très court séjour parmi les Chinois pour être convaincu que leur honnêteté n’existe qu’à l’extérieur. Leur moralité publique n’est, en quelque sorte, qu’un masque jeté sur la corruption des mœurs. Nous nous garderons bien de toucher au voile immonde qui recouvre la putréfaction de cette vieille civilisation chinoise. La lèpre du vice s’est tellement étendue sur cette société sceptique, que le vernis de pudeur dont elle était recouverte tombe de toute part et laisse voir à nu les plaies hideuses qui rongent les peuples sans croyance. Le langage est déjà d’un cynisme révoltant, et l’argot des mauvais lieux tend de jour en jour à devenir le style ordinaire des conversations. Il est certaines provinces où les hôtelleries qu’on rencontre sur la route ont des appartements entièrement tapissés de dessins qui sont des représentations révoltantes de tout ce que la débauche peut avoir de plus dévergondé…, et toutes ces abominables peintures, les Chinois les nomment tout bonnement des fleurs.
On comprend que les ravages du paupérisme doivent être incalculables dans une société où le jeu, l’ivrognerie et le libertinage sont développés sur de si larges proportions. Il existe, en effet, d’innombrables multitudes croupissant dans le vice et la misère, et toujours disposées à s’enrôler, à la première occasion, sous la bannière du vol et du brigandage.
C’est également le paupérisme qui, selon nous, est la source de ces monstruosités si fréquentes en Chine, et dont la charité inépuisable des chrétiens d’Europe, et surtout de la France, se préoccupe avec tant de zèle, nous voulons parler des infanticides. Ces dernières années, il s’est élevé de vives discussions sur ce triste et lamentable sujet ; d’une part on a voulu nier ces infanticides ; il y avait en cela absurdité et niaiserie ; de l’autre, on a été un peu trop loin, et c’est ce qui arrive ordinairement dans ces ardentes polémiques, où l’on ne sait jamais s’arrêter à ce point calme et inaltérable où réside la vérité. De nombreux renseignements venus de la Chine ont beaucoup servi à embrouiller la controverse ; car, à notre avis, on a trop généralisé les faits. Il faut donc essayer de rechercher ce qu’il y a de vrai et de faux dans cette monstrueuse barbarie qu’on reproche à la nation chinoise.
Nous allons d’abord citer quelques passages d’une lettre de monseigneur Delaplace, qui, depuis plus de sept ans, exerce son zèle apostolique dans les missions de la Chine.
« Quelques personnes demandent encore s’il est vrai que la Chine soit remplie de tant d’infanticides. Bien que ma voix soit peu de chose, je la joindrai pourtant à une foule d’autres voix, pour vous assurer que, chaque jour, des milliers et des millions d’enfants périssent dans les eaux des fleuves et sous la dent des animaux immondes. Les lettres des missionnaires que j’ai lues dans les Annales donnent, en général, pour cause de cette épouvantable barbarie, ou l’inconduite des parents, ou la misère et la gêne d’une nombreuse famille, ou simplement le caprice et l’usage. Toutes ces causes ne sont que trop réelles, et je n’en ai que trop vu les douloureux effets, soit autrefois à Macao, soit dans les autres pays que j’ai parcourus depuis cinq ans. Il faudrait, ce me semble, y ajouter la superstition ; car c’est elle qui opère les ravages les plus affreux, et malheureusement les plus irrémédiables. Si les autres missionnaires n’en parlent pas, c’est peut-être que le mal est moindre chez eux que chez nous, ou bien encore parce que la superstition faisant l’usage, on comprend, sous ce dernier mot, tout ce qui provient des idées superstitieuses. Quoi qu’il en soit, acceptez ce que je vous dis comme venant d’un témoin oculaire, et appliquez-le seulement aux cantons de Ho-nan, où je l’ai constaté ; car je ne prétends rien affirmer pour toute la Chine, où chaque province a sa langue, ses coutumes et ses superstitions propres.
« Les Chinois dont je parle, c’est-à-dire à peu près tous les païens de Ho-nan, croient à la métempsycose. D’après leurs idées, chaque homme a trois houen. Qu’est-ce que le houen ? Question difficile à résoudre. Si vous voulez, houen sera quelque chose de vague, comme « esprit, génie, vitalité ». Chaque individu a donc trois houen. À la mort de leur possesseur, un de ces houen transmigre dans un corps, un autre reste dans la famille ; c’est comme le houen domestique. Enfin le troisième repose sur la tombe. À ce dernier, on brûle des papiers (sorte de sacrifice). Au houen, domestique, qui siège sur la tablette, au milieu des caractères qui y sont gravés, on brûle des hiang, « bâtons d’odeur », on offre des repas funèbres, etc. Ces honneurs rendus, on est tranquille, les houen sont apaisés : qu’y a-t-il à craindre ?
Telles sont les mesures à prendre et les mesures prises à l’égard des houen de ceux ou de celles qui meurent dans l’âge mûr. Quant aux enfants, que faire ? L’usage ne permet pas de leur élever des tablettes, ni de leur rendre un culte quelconque, parce que leur houen n’est pas censé parfait. Bien qu’inachevé, cependant il existe, et, à son état d’ébauche, il est encore plus redoutable que celui des hommes accomplis. On n’a rien fait, on ne fait rien pour l’honorer, on craint donc sa colère ; à cela quel remède ? On s’en tire en vrai Chinois, c’est-à-dire qu’on ruse avec les houen. Lorsque l’enfant est très mal, à l’agonie, on s’arrange de manière à ce que les houen, à leur sortie, ne connaissent pas la famille du défunt. On prend donc le pauvre petit moribond, et on le jette à l’eau, ou bien on va l’exposer ou l’enterrer dans un endroit écarté. Alors les houen, indignés d’être sans culte, s’en prendront aux poissons ou aux bêtes des champs, peu importe, la famille est sauvée. Si la chose ne faisait pas si mal au cœur, on rirait des précautions qui se prennent pour mieux duper les houen. Ordinairement, celui qui emporte le petit agonisant ne marche pas en droite ligne, mais en zigzag, allant, revenant, tirant, à l’est, puis à l’ouest, décrivant un amalgame de triangles, afin que, dans ce labyrinthe de lignes brisées, les houen ne puissent jamais reconnaître leur route, dans le cas où ils voudraient chercher l’ancien logis de leur hôte. Pitié ! n’est-ce pas ? déplorable erreur ! Telle est néanmoins ici la vraie raison pour laquelle tant d’enfants sont jetés à la voirie ; et ceux qui ne sont qu’abandonnés sont les plus heureux. On peut souvent leur donner le ciel, on peut encore, en beaucoup de cas, leur prolonger la vie, et quelquefois les sauver. D’autres enfants sont victimes de la doctrine des houen, mais victimes immolées de la façon la plus cruelle.
En juin dernier, un païen du voisinage (environ à un quart de lieue de ma résidence), voyant son enfant malade, l’acheva lui-même à coups de hache. Sa pensée était que le houen de cet enfant pourrait bien se rejeter sur un autre, et qu’ainsi tous ses enfants mourraient. Il fallait donc tourmenter ce houen, et tellement le tourmenter, qu’il n’eût plus jamais la fantaisie de se loger sous son toit.
D’autres, par un motif différent, mais toujours tiré de cette étrange doctrine, exercent les mêmes cruautés. Les houen seraient, à leurs yeux, comme un génie malfaisant qui a besoin de torturer les hommes. Un nouveau-né mourant si jeune, les houen n’auront pas le temps d’assouvir sur lui leur soif de barbarie. Il faut donc les contenter, tandis qu’il reste encore à l’enfant un souffle de vie. Les houen, une fois satisfaits, n’exercent pas leur vengeance. Voilà donc encore un petit moribond qui va être haché. Deux règles sont requises, pour l’ordinaire, dans cette exécution. 1° Il faut que l’enfant soit coupé en trois parties ; la première se compose de la tête et de la poitrine ; la deuxième, du tronc et des cuisses, la troisième, des jambes et des pieds. 2° Il faut que le père ou la mère dépècent eux-mêmes le fruit de leurs entrailles.
Ces horreurs, les croyez-vous ? Je suis sûr que beaucoup, même parmi les missionnaires, n’en ont jamais entendu parler ; et, je le répète, il est possible qu’elles ne soient pas communes à toute la Chine. Le genre de pays que je viens de parcourir ces trois dernières années, l’espèce de païens avec lesquels j’ai été en fréquents rapports, peuvent faire exception, même dans le Ho-nan. Toutefois soyez certain que je vous écris de déplorables vérités, d’autant plus déplorables, comme je le disais plus haut, que nous ne pouvons presque jamais aborder ces petites victimes et les munir au moins de la grâce du baptême. Tout se passe dans le conseil secret du père et de la mère ; c’est comme un privilège de férocité dont ils se réservent exclusivement le spectacle.
Puisque nous en sommes sur cet article, je vais vous dévoiler un autre genre d’horreurs ; je dis dévoiler, car c’est peut-être encore du nouveau. Il faut s’être trouvé dans la situation où j’ai été moi-même, pour en avoir connaissance.
Un homme, d’une famille aisée, mais païenne bien entendu, avait eu pour premier enfant, une fille, pour deuxième enfant encore une fille. Il voulut savoir s’il aurait bientôt un garçon ; savez-vous ce qu’il fit ? Il prit un tcha-dze (c’est une espèce de couperet qui sert à couper en menu la paille des animaux) ; le tcha-dze bien fixé, notre homme couche à terre sa seconde fille, ajuste son petit cou sous la lame de l’instrument, et pèse de toute sa force, examinant avec bien de l’attention comment coule le sang ; car c’est de là que dépend l’heureux ou le funeste présage. Si le sang coule mollement le long du tcha-dze, c’est une preuve qu’il n’a encore aucune vertu. En conséquence, on ne peut attendre que des filles. Si, au contraire, le sang bouillonne un peu, si surtout il en jaillit quelques gouttes jusqu’aux genoux de l’enfant, oh ! pour le coup, on est sûr d’obtenir un garçon ; la force vitale se déploie. Voilà encore un usage établi par celui qui a été appelé homicide dès le commencement. Ô païens, vrais enfants du démon, qui s’enivrent de carnage à l’imitation de leur père ! Quand donc leurs cœurs seront-ils émus par la charité de Jésus-Christ[76] ? »
Nous avons choisi cette lettre, de préférence à une foule d’autres que nous aurions pu recueillir dans les Annales de la Propagation de la foi et de la Sainte-Enfance, parce que, son auteur nous étant intimement connu, nous savons que, s’il a les expressions vives et le cœur ardent, son caractère, plein de prudence et de sagesse, ne lui permettrait pas d’écrire légèrement des faits dont il n’aurait pas constaté par avance l’authenticité. Aussi a-t-il soin de remarquer que le district où ont eu lieu les monstruosités qu’il raconte peut faire exception, non seulement en Chine, mais encore dans la province du Ho-nan. Il se garde bien de généraliser ce qu’il a vu ou entendu de personnes dignes de foi. Malheureusement, cette sage retenue n’est pas toujours dans l’habitude de ceux qui parlent de la Chine. On aime assez volontiers à mettre sur le compte de trois cents millions d’individus le fait d’un simple particulier, et à rendre l’empire tout entier complice et solidaire de ce qui se passe dans une localité. De là, sans aucun doute, le grand nombre de préjugés qui ont cours en Europe sur le compte de la nation chinoise.
Dans le canton dont parle Mgr Delaplace, les uns hachent leurs enfants dans le but de tourmenter les houen, au point qu’ils n’aient jamais plus la fantaisie de revenir ; les autres les hachent également, afin de renvoyer les houen contents et satisfaits. Nous savons très bien qu’on ne doit pas s’attendre à trouver de la logique chez des gens qui ont la tête fêlée par des idées superstitieuses ; mais enfin, il est bien probable que ce sont là des faits exceptionnels et qui, par bonheur, ne se reproduisent pas fréquemment. Pour notre compte durant notre séjour et nos voyages en Chine, nous n’avons jamais entendu parler de ces pratiques superstitieuses.
Quant aux infanticides ordinaires, aux enfants étouffés ou noyés, ils sont innombrables, plus communs, sans contredit, qu’en aucun lieu du monde ; ils ont pour principale cause le paupérisme. D’après les renseignements recueillis dans les diverses provinces que nous avons parcourues, il est certain qu’on tue sans pitié les nouveau-nés quand on en est embarrassé. La naissance d’un enfant mâle dans une famille est un bonheur et une bénédiction. La naissance d’une fille, au contraire, est toujours considérée comme une calamité, surtout parmi les Chinois peu aisés. Un garçon est bientôt capable de travailler, d’aider ses parents, qui comptent sur lui pour le temps de leur vieillesse. C’est, d’ailleurs, une continuation de la famille, un anneau ajouté à la chaîne des ancêtres. Une fille ne peut qu’être à la charge à sa famille ; d’après les mœurs chinoises, elle doit être renfermée jusqu’à l’époque de son mariage ; durant ce temps, elle n’exerce aucune industrie, et ne saurait dédommager ses parents des peines et des dépenses qu’elle occasionne. Aussi ne se défait-on jamais que des filles parce qu’elles sont considérées comme une source d’indigence et de misère. Dans certaines localités, où la culture du coton et l’éducation des vers à soie peuvent fournir aux jeunes filles des occupations très lucratives, on les conserve avec soin, et c’est toujours avec un grand regret que les parents les voient entrer par le mariage dans une famille étrangère. L’intérêt, voilà le suprême mobile des Chinois, même dans les affaires où le cœur semblerait devoir seul dominer.
Il est incontestable que les infanticides sont très nombreux en Chine. Faut-il en conclure que les Chinois sont barbares, féroces, sourds à la voix de la nature, et se jouent de la vie des enfants auxquels ils ont donné le jour ? Nous ne le pensons pas. On trouve chez eux, comme partout, des hommes dégradés, qui ne reculent devant aucun genre d’atrocité. On peut même dire que les Chinois ont, en général, une plus grande facilité pour s’abandonner à tous les vices et commettre le crime. Et cela doit-il étonner ? N’y aurait-il pas lieu, au contraire, d’être surpris, s’il en était autrement ? Quel motif serait capable d’arrêter des hommes qui n’ont aucune croyance religieuse, dont l’intérêt personnel est l’unique règle du bien et du mal, vivant au milieu d’une société sceptique, avec des lois athées, n’ayant d’autre sanction que les verges et la potence ? Après avoir considéré ce qui se passe chez les nations chrétiennes, on trouverait, peut-être, qu’il n’y a pas tant à se récrier sur les vices des peuples païens. Si quelque chose doit surprendre, c’est de les voir, en quelque sorte, si peu avancés dans la pratique du mal. Le christianisme a ennobli le sang humain et inspire un respect infini pour la vie de l’homme. Chez les chrétiens, la religion, les lois ecclésiastiques et civiles, les mœurs publiques, tout protège l’existence des petits enfants avec autant de sollicitude que celles des grandes personnes ; et cependant les infanticides et les avortements, qui sont en réalité des infanticides anticipés, sont-ils bien rares parmi nous ? Malgré la sévérité des lois, la vigilance des magistrats et les précautions de tout genre inventées par la charité pour protéger la vie des nouveau-nés, les crimes de ce genre, dont la justice a journellement à s’occuper, donnent le droit de penser que ceux qui demeurent cachés peuvent atteindre un chiffre effrayant. Faut-il être surpris, après cela, que les infanticides soient très communs en Chine, où la loi donne une si grande autorité aux pères sur les enfants, et où on ne trouve pas, comme chez nous, ces innombrables établissements de charité chrétienne pour recueillir les pauvres et les soigner avec la plus tendre sollicitude ? Qu’on supprime les salles d’asile, les hospices pour les enfants trouvés, les crèches ou seulement les tours, et l’on verra si le peuple le plus civilisé, le plus doux de l’Europe, ce peuple dont l’incomparable charité veille sur les misères et les infortunes du monde entier, ne présentera pas bientôt un spectacle peu différent de celui que nous donne la Chine. Ce qu’on nous raconte des Chinois ressemble beaucoup à ce qui se passait à Paris du temps de saint Vincent de Paul.
« La ville de Paris étant d’une étendue excessive et le nombre de ses habitants presque innombrable, il se trouve beaucoup de dérèglements en la vie de quelques personnes particulières, auxquels il n’est pas possible d’apporter un tel remède, qu’il ne reste toujours plusieurs désordres, entre lesquels un des plus pernicieux est l’exposition et l’abandon des enfants nouvellement nés, dont souvent on met non seulement la vie, mais aussi le salut en péril, les mères dénaturées, ou autres qui exercent cette inhumanité envers ces petites créatures innocentes, ne se souciant guère de leur procurer le baptême pour les mettre en état de salut.
On a remarqué qu’il ne se passe aucune année qu’il ne s’en retrouve au moins trois ou quatre cents exposés tant à la ville qu’aux faubourgs ; et, selon l’ordre de la police, il appartient à l’office des commissaires du Châtelet et de lever les enfants ainsi exposés et de faire des procès-verbaux du lieu et de l’état où ils les ont trouvés.
Ils les faisaient porter ci-devant en une maison qu’on appelait la Couche, en la rue Saint-Landry, où ils étaient reçus par une certaine veuve qui y demeurait avec une ou deux servantes et se chargeait du soin de leur nourriture ; mais ne pouvant suffire pour un si grand nombre, ni entretenir des nourrices pour les allaiter, ni nourrir et élever ceux qui étaient sevrés, faute d’un revenu suffisant, la plupart de ces pauvres enfants mouraient de langueur en cette maison ; ou même les servantes, pour se délivrer de l’importunité de leurs cris, leur faisaient prendre une drogue pour les endormir, qui causait la mort à plusieurs. Ceux qui échappaient à ce danger étaient ou donnés à ceux qui venaient les demander, ou vendus à si vil prix, qu’il y en a eu pour lesquels on n’a payé que vingt sous. On les achetait ainsi, quelquefois pour leur faire téter des femmes gâtées, dont le lait corrompu les faisait mourir, d’autres fois pour servir aux desseins de quelques personnes qui supposaient des enfants dans les familles, d’où arrivaient d’étranges désordres. Et on a su qu’on en avait acheté (ce qui fait horreur) pour servir à des opérations magiques et diaboliques ; de telle sorte, qu’il semblait que ces pauvres innocents fussent tous condamnés à la mort ou à quelque chose de pis, n’y en ayant pas un seul qui échappât à ce malheur, parce qu’il n’y avait personne qui prît soin de leur conservation. Et, ce qui est encore plus déplorable, plusieurs mouraient sans baptême, cette veuve ayant avoué qu’elle n’en avait jamais baptisé ni fait baptisé aucun.
Ce désordre si étrange dans une ville si riche, si bien policée, si chrétienne qu’est celle de Paris, toucha sensiblement le cœur de M. Vincent lorsqu’il en eut connaissance ; mais, ne sachant comment y pourvoir, il en parla à quelques-unes des dames de la Charité, et les convia d’aller quelquefois dans cette maison, non pas tant pour découvrir le mal, qui était assez connu, que pour voir s’il n’y aurait point quelque moyen d’y remédier[77]. »
Voilà comment, du temps de saint Vincent de Paul, on traitait les enfants à Paris, cette ville si riche, si bien policée et si chrétienne. Faut-il être étonné, après cela de trouver tant d’infanticides parmi les Chinois, dont la classe inférieure est condamnée à une misère si profonde ?
On lit, dans les relations des missionnaires, qu’on rencontre fréquemment, le long des routes et des sentiers, sur les fleuves, les lacs et les canaux, des cadavres de petits enfants qui deviennent la pâture des animaux immondes. Nous avons la conviction intime que ces récits sont de la plus parfaite exactitude ; cependant il ne faudrait pas croire que la chose est tellement commune et générale, qu’il suffise d’aller faire, au hasard, une promenade pour rencontrer immédiatement sous ses pas quelque enfant dévoré par des chiens ou des pourceaux ; on se tromperait peut-être grandement. Pendant plus de dix ans, nous avons parcouru l’empire chinois dans presque toutes ses provinces, et nous devons déclarer, pour rendre hommage à la vérité, que nous n’avons jamais aperçu un seul cadavre d’enfant. Et nous pourrions ajouter que, durant nos nombreux voyages en Chine, par terre et par eau, nous n’étions nullement dans l’habitude d’aller les yeux continuellement baissés. Toutefois, nous le répétons, nous avons la certitude qu’on peut en rencontrer très souvent. Il nous semble même difficile qu’il en soit autrement ; voici pourquoi.
En Chine, il n’existe pas, comme en Europe, de cimetière commun. Chaque famille enterre ses morts sur son terrain propre, d’où il résulte qu’une sépulture est ordinairement très coûteuse, et que les personnes peu aisées sont souvent très embarrassées pour rendre les honneurs funèbres à leurs proches. Quand il s’agit d’un père ou d’une mère, on fait tous les sacrifices imaginables, afin de leur donner un cercueil et de les ensevelir convenablement. À l’égard des enfants morts, on n’y attache pas la même importance ; et les parents déjà pauvres ne veulent pas se réduire à la mendicité pour leur procurer une sépulture. On se contente donc de les envelopper de quelques lambeaux de natte, puis on les abandonne au courant des eaux, on les expose dans des ravins, sur les montagnes isolées ou le long de quelque sentier. On peut donc rencontrer assez fréquemment, dans les campagnes, des cadavres de petits enfants ; quelquefois ils doivent devenir la pâture des animaux ; mais on aurait tort de conclure que ces enfants étaient encore vivants quand ils ont été ainsi jetés et abandonnés. Cela peut cependant arriver assez souvent, surtout pour les petites filles dont on veut se défaire et qu’on expose de la sorte, dans l’espérance qu’elles seront, peut-être, recueillies par d’autres.
Dans les grandes villes, on voit, près des remparts, des cryptes destinées à recevoir les cadavres des enfants que les parents ne peuvent faire ensevelir. C’est dans ces puits profonds qu’on va les jeter, et l’administration y fait porter de temps en temps de la chaux vive pour consumer les chairs. Il existe certainement des pères et des mères dénaturés, qui n’ont pas horreur de précipiter dans ces fosses communes leurs filles encore vivantes. Mais nous pensons qu’il y aurait grande exagération à dire que ces cryptes sont remplies de petits enfants, qui font entendre au loin leurs cris et leurs gémissements. Quand l’imagination est frappée, on peut entendre beaucoup de choses.
À Pékin, tous les jours avant l’aurore, cinq tombereaux, traînés chacun par un bœuf, parcourent les cinq quartiers qui divisent la ville, c’est-à-dire les quartiers du nord, du midi, de l’est, de l’ouest et du centre. On est averti, à certains signes, du passage de ces tombereaux, et ceux qui ont des enfants morts ou vivants à leur livrer les remettent au conducteur. Les morts sont ensuite déposés en commun dans une fosse, et on les recouvre de chaux vive. Les vivants sont portés dans un asile nommé Yu-yng-tang, « temple des nouveau-nés ». Les nourrices et l’administration sont aux frais de l’État. Dans toutes les villes importantes, il y a des hospices pour recueillir les petits enfants abandonnés.
Bien des gens, en Europe, se sont persuadés que la nation chinoise tout entière était parvenue à un tel degré d’abrutissement et de barbarie, que le crime d’infanticide s’y trouvait toléré par le gouvernement et l’opinion publique. Il n’en est pas ainsi : le meurtre des enfants y est regardé comme un crime, et les magistrats n’ont jamais cessé d’élever leur voix contre ces horribles abus de l’autorité paternelle. Qu’on en juge par l’édit suivant, qui fut affiché dans la province de Canton vers la fin de l’année 1848.
ÉDIT CONTRE L’INFANTICIDE
« Le juge criminel de la province de Kouang-tong défend strictement l’abandon des petites filles, pour abolir cette détestable coutume et pour faire remplir les devoirs de la vie.
J’ai appris que, dans Canton et les faubourgs, on avait l’abominable coutume d’abandonner les petites filles. Dans quelques cas, c’est parce que la famille est pauvre et qu’on ne peut subvenir à l’entretien de nombreux enfants ; dans d’autres cas, les parents désirent un garçon, et, dans la crainte que les soins à donner, de la part de la mère, ne retardent une seconde progéniture, quand une fille naît, aussitôt elle est abandonnée.
Bien qu’il y ait des établissements pour les enfants trouvés du sexe féminin, cependant on n’a pu détruire cette révoltante pratique, qui est un outrage à la morale et à la civilisation, et qui brise l’harmonie du ciel.
Dans ce dessein, je fais de sévères défenses et ces pressantes considérations :
Considérez les insectes, les poissons, les oiseaux, les bêtes féroces ; tous aiment leurs petits… Comment donc, vous, pouvez-vous massacrer ceux qui sont formés de votre sang, et qui sont pour vous comme les cheveux de votre tête !
Ne vous inquiétez pas de votre pauvreté ; car vous pouvez, par le travail de vos mains, vous procurer quelques ressources. Quoiqu’il soit difficile de marier vos filles, ce n’est pas une raison pour vous en débarrasser. Les deux pouvoirs, celui du ciel et celui de la terre, le défendent. Les enfants des deux sexes appartiennent à l’ordre du ciel, et, s’il vous naît une fille, vous devez l’élever, encore qu’elle ne vaille pas pour vous un garçon. Si vous les tuez, comment ne craignez-vous pas les suites de votre indigne conduite, et surtout les décrets de la justice du ciel ! Vous étouffez votre amour… Vous vous en repentirez après la vie ; mais trop tard.
Je suis un juge plein de bienveillance, de bonté et de commisération. Vous devez tous, si vous avez une fille, l’élever avec soin, ou si vous êtes pauvres, l’envoyer à l’établissement des enfants trouvés, ou la confier à une famille amie, pour qu’elle l’élève pour vous. Si vous les abandonnez comme précédemment, dès que vous serez découverts, vous serez punis selon les lois, car vous êtes dénaturés ; et, pour le crime du meurtre de vos enfants, vous êtes indignes de toute indulgence. Abandonnez vos premières coutumes de livrer vos enfants à la mort ; cessez de commettre le mal et d’attirer sur vous des calamités et la réprobation.
Que chacun obéisse à cet édit spécial ! »
Nous pourrions citer un grand nombre de proclamations des premiers mandarins de l’empire, qui flétrissent la conduite des parents assez dénaturés pour mettre à mort leurs filles, et qui les menacent de toutes les rigueurs des lois. Ces proclamations démontrent, d’une manière incontestable, que les infanticides sont très nombreux en Chine ; mais, en même temps, ils sont une preuve que le gouvernement et l’opinion publique ne favorisent nullement de tels crimes. Les hospices pour les enfants trouvés témoignent encore d’une certaine sollicitude de l’administration chinoise envers ces pauvres petites créatures. Nous savons bien que ces établissements ne sont pas d’une grande ressource et qu’ils ne peuvent remédier à l’intensité du mal ; les mandarins et les employés de ces hôpitaux étant beaucoup plus occupés d’en piller rapidement les revenus que de veiller au bon entretien des enfants.
Il est certain qu’un bon gouvernement pourrait faire prospérer ces nombreux établissements de bienfaisance, qui existent, en Chine, depuis des siècles, et dont les peuples païens de l’Occident n’ont pas même eu l’idée. On sait qu’à Lacédémone, d’après les lois du sage Lycurgue, chaque enfant, à sa naissance, était examiné avec soin, et précipité dans un gouffre au pied du Taygète, s’il ne paraissait pas bien constitué. Les Romains, qui engraissaient les poissons de leurs viviers avec des esclaves, devaient assurément avoir bien peu de tendresse et de compassion pour les petits enfants. Les Chinois n’en sont pas encore là. Leur gouvernement, du moins, ne cesse de protester contre tout ce qui peut attenter à la vie de l’homme, et, s’il est impuissant à opposer des digues solides au débordement du mal, c’est que, pour retirer les hommes du vice et les amener à la pratique de la vertu, il faut autre chose que des motifs terrestres et des considérations philosophiques. Dans toutes les provinces de la Chine, l’administration se préoccupe du sort des pauvres enfants abandonnés, et, si leurs œuvres de bienfaisance, si belles et si louables en elles-mêmes, se trouvent frappées de stérilité, c’est parce qu’il leur manque une idée religieuse, la foi, pour les vivifier et les rendre fécondes.
L’association de la Sainte-Enfance, fondée à Paris, depuis peu d’années, par le zèle et la charité de M. de Forbin-Janson, a déjà peut-être sauvé, en Chine, un plus grand nombre d’enfants que les immenses revenus de tous les hospices de ce vaste empire. Il est beau, il est glorieux pour la France catholique de veiller, avec cette généreuse sollicitude, sur les enfants des nations étrangères, de celles mêmes qui repoussent avec dédain les bienfaits de son inépuisable charité. Heureuse l’enfance catholique de l’Europe, à qui la religion sait inspirer, dès les premières années, ces héroïques sentiments de bienfaisance et de sacrifice. La société peut compter sur une génération qui se passionne ainsi pour le salut des enfants abandonnés à l’autre extrémité du monde, et dont l’œuvre touchante et merveilleuse exerce déjà son influence dans les contrées les plus reculées. Chose incroyable ! la Sainte-Enfance, une association de tout petits enfants chrétiens, lutte avec plus de succès contre les infanticides que l’empereur de la Chine avec tous ses trésors et ses légions de mandarins.
Depuis le lac Pou-yang jusqu’à Nan-tchang-fou, capitale de la province du Kiang-si, le pays que nous parcourûmes, pendant deux jours, n’était, pour ainsi dire, qu’un désert, où l’on trouvait à peine, de loin en loin, de misérables cases en roseaux, et quelques lambeaux de terre à moitié cultivés par de pauvres paysans. Au point de vue du confortable et de la civilisation, rien de plus triste, de plus désolant : l’œil n’apercevait de toute part que de vastes prairies où croissait péniblement une herbe jaunâtre calcinée par le soleil, et qui tombait en poudre sous nos pas. Des hangars délabrés, auxquels on donnait, par habitude, le nom d’hôtellerie, n’avaient à offrir aux voyageurs que du riz rouge cuit à l’eau et des légumes salés. On n’y trouvait pas même du thé ; et ceux qui avaient oublié d’en faire une petite provision étaient condamnés à boire de l’eau chaude. Cette contrée, comme on voit, n’était pas précisément arrangée de manière à y faire des voyages d’agrément et de fantaisie. Cependant nos deux journées de marche à travers ces terres incultes furent pour nous un véritable délassement et une source de ces jouissances vagues et mélancoliques dont parfois le cœur de l’homme aime tant à se repaître. Il nous semblait errer encore au milieu des sauvages solitudes de la Mongolie. Les mœurs des tribus nomades, leurs tentes, leurs troupeaux, les longues caravanes de chameaux, les grandes herbes du désert, les sarligues et les brebis jaunes, les monastères bouddhiques avec leurs nombreux lamas : tous ces souvenirs se réunissaient peu à peu, et fournissaient à notre imagination des tableaux pleins de charme et de variété. Il y avait si longtemps, d’ailleurs, que nous étions tourbillonnant au milieu de cette immense cohue de la civilisation chinoise, que notre esprit avait besoin d’un peu de calme et de repos. Le tumulte et l’agitation de tant de grandes villes avaient fini par nous donner comme une fièvre perpétuelle ; il nous fallait, pour quelques jours, la paix silencieuse du désert.
Avant d’arriver à Nan-tchang-fou, nous nous arrêtâmes dans une sorte de corps de garde, afin de laisser passer les heures les plus chaudes de la journée. Nous fûmes très gracieusement accueillis par un mandarin à globule blanc, qui avait là sous ses ordres une quinzaine de soldats. Les rafraîchissements qu’il nous offrit étaient peu séduisants. Du thé, du vin de riz, des pistaches grillées, des confitures de gingembre et de ciboulette macérées dans de la saumure, tout cela n’était guère de nature à nous désaltérer. Nous regardâmes, d’un œil attristé, ces friandises chinoises, sans oser y toucher, de peur d’activer encore la soif brûlante dont nous étions dévorés. Le Saule pleureur but du thé bouillant et du vin chaud ; il croqua des ciboules, mangea du gingembre, fuma coup sur coup cinq ou six pipes de tabac, et se trouva ensuite parfaitement rafraîchi et restauré. Rien qu’à le voir faire, nous sentions notre gosier et notre langue se dessécher tout à fait ; nous ne pouvions plus y tenir. « Ne pourrait-on pas, dîmes-nous au globule blanc, trouver un peu d’eau fraîche dans les environs ? – À quelques pas d’ici nous avons un puits très profond ; l’eau en est excellente, mais elle est froide comme la glace ; avant de la boire, il faut au moins la faire chauffer un peu, autrement, elle occasionne des coliques… » Nous le suppliâmes de nous en envoyer chercher, en lui promettant d’user de précaution pour ne pas être malades. Un soldat de bonne volonté prit un large seau et courut nous puiser de l’eau. Pendant ce temps, nous demandâmes au globule blanc, si, par hasard, il n’aurait pas du vinaigre dans son établissement. « J’en ai, nous répondit-il ; mais je crains qu’il ne vous convienne pas ; c’est du vinaigre de polype, il est fabriqué par un animal. – Du vinaigre de polype ! nous connaissons cela ; c’est le meilleur vinaigre qu’on puisse trouver. Mais comment se fait-il que tu possèdes un tsou-no-dze, « polype à vinaigre » ? c’est un véritable trésor. Est-ce que tu as été sur les côtes du Leao-tong ? – Il y a quelques années, j’ai été envoyé en expédition dans cette contrée, et j’en ai rapporté un tsou-no-dze. »
Pendant cette conversation, le soldat arriva avec son seau rempli d’eau glaciale. Le globule blanc nous donna de son vinaigre merveilleux, et, à l’aide d’un peu de cassonade, nous composâmes une boisson exquise. Les Chinois nous regardaient boire avec étonnement. Comme ces nombreuses et abondantes libations, au lieu de provoquer des coliques, ne servaient qu’à nous épanouir, ils en concluaient que les Occidentaux avaient une organisation différente de celle des hommes de la nation centrale.
Le tsou-no-dze est un être qui, à raison de sa bizarre propriété de fabriquer d’excellent vinaigre, mérite une mention particulière. Ce polype est un monstrueux assemblage de membranes charnues et gluantes, de tubes et d’une foule d’appendices informes qui lui donnent un aspect hideux et repoussant ; on dirait une masse inerte et morte. Cependant, quand on la touche, elle se contracte ou se dilate, et se donne des formes diverses. C’est un animal vivant, dont la structure et l’existence ne sont pas plus connues que celles des autres polypes. Le tsou-no-dze a été découvert dans la mer Jaune, et les Chinois le pêchent sur les côtes du Leao-tong ; mais on n’en prend qu’un petit nombre. Peut-être sont-ils plus abondants ailleurs, où l’on néglige de les prendre faute de connaître leur propriété.
On place ce polype dans un grand vase rempli d’eau douce à laquelle on ajoute quelques verres d’eau-de-vie. Après vingt ou trente jours, ce liquide se trouve transformé en excellent vinaigre, sans qu’il soit besoin de lui faire subir aucune manipulation, ni d’y ajouter le moindre ingrédient. Ce vinaigre est clair comme de l’eau de roche, d’une grande force et d’un goût très agréable. Cette première transformation une fois terminée, la source est intarissable ; car, à mesure qu’on en tire pour la consommation, on n’a qu’à ajouter une égale quantité d’eau pure, sans addition d’eau-de-vie.
Le tsou-no-dze, comme les autres polypes, se multiplie facilement par bourgeons, c’est-à-dire qu’il suffit d’en détacher un membre, un appendice, qui végète, en quelque sorte, grossit en peu de temps et jouit également de la propriété de changer l’eau en vinaigre. Ces détails ne sont pas uniquement basés sur les renseignements que nous avons pu recueillir dans nos voyages. Nous avons possédé nous-mêmes un de ces polypes ; nous l’avons gardé pendant un an, faisant usage journellement du délicieux vinaigre qu’il nous distillait. Lors de notre départ pour le Thibet, nous le laissâmes en héritage aux chrétiens de notre mission de la vallée des Eaux-Noires.
Après nous être abondamment désaltérés avec cette excellente limonade de polype, nous fîmes nos adieux au gracieux globule blanc du corps de garde. « Puisque vous avez honoré ma pauvre demeure, nous dit-il, je demande la faveur de vous accompagner jusqu’au fleuve qui passe devant Nan-tchang-fou. – Nous ne saurions souscrire à de si grandes dépenses de cœur. – Les rites l’exigent. – Ah ! tu n’es pas un homme du Kiang-si, puisque tu sais bien étendre les prescriptions des rites au lieu de les restreindre. – Non, je suis originaire de l’humble et pauvre province du Sse-tchouen. – Du Sse-tchouen !… Nous avons traversé cette province, et, à notre avis, elle est la plus belle et la plus riche de l’empire. Un homme du Sse-tchouen doit trouver la vie peu agréable dans le Kiang-si, surtout au milieu de ce triste désert. – Le Kiang-si offre peu de ressources ; tout y est plus cher que dans les autres provinces. Aussi c’est une pratique du gouvernement que d’y envoyer fonctionner les mandarins quand il veut les punir. C’est une chose connue de tout le monde… » Cette petite confidence nous donna le droit de conclure que notre cher globule blanc avait été mis en pénitence. « Il faut espérer, lui répondîmes-nous, que tu ne resteras pas longtemps ici et que l’empereur te donnera, dans un meilleur pays, un poste approprié à tes vertus et à tes mérites. – Je ne suis pas né sous une influence heureuse ; les succès semblent me fuir, mais peut-être que vos bonnes paroles me porteront bonheur. »
Pendant que nous nous escrimions à nous adresser mutuellement des formules cérémonieuses, un soldat sellait un cheval efflanqué qu’on tenait attaché à un pieu à quelques pas du corps de garde. On eût bien pu, cependant, le laisser libre, sans crainte qu’il s’échappât. Lorsqu’il fut prêt, on le traîna vers le mandarin, qui sauta dessus assez lestement. Le pauvre animal chancela et fléchit visiblement sous le poids, quoique le cavalier ne fût pas d’un très riche embonpoint. Nous ne savions trop comment notre cher globule blanc, monté de cette façon, allait s’y prendre pour nous accompagner. « Allons, partons », s’écriait-il, et, en même temps, il asséna un gros coup de manche de fouet sur la tête de son coursier. L’animal secoua les oreilles, éternua, exécuta lourdement quelques gambades et rentra aussitôt dans sa majestueuse immobilité… « Allons, partons, s’écria de nouveau l’ardent cavalier… Est-ce que vous n’entrez pas dans vos palanquins ? – Tout à l’heure, lui répondîmes-nous ; tâche de prendre de l’avance, car il est aisé de prévoir que ton quadrupède suivra difficilement la marche de nos porteurs. – Oui, c’est cela, fit le globule blanc, je vais passer devant… » Et il donne de nouveau un coup plein de vigueur sur la tête du cheval, qui s’ébranle aussitôt, fait quelques pas en sautant, bronche, et se précipite à genoux, comme pour supplier son cavalier de le laisser en repos. Le mandarin militaire glisse moelleusement le long du cou de la pauvre bête, et va s’étendre, les bras en avant, au beau milieu de la route. Pendant que le cavalier est occupé à se ramasser, le cheval va rejoindre avec un calme admirable son pieu chéri, qu’il caresse d’un regard plein de tendresse. Le mandarin ne se décourage pas. « Cet imbécile a bronché, dit-il, nous allons voir cette fois. » Et, en disant ces mots, il enfourche derechef sa monture, que deux soldats se chargent de faire avancer ; l’un tirant par la bride et l’autre frappant par-derrière avec le manche d’un balai. De cette manière, l’animal finit par se donner un certain mouvement ; pour lors nous entrâmes dans nos palanquins, et nous suivîmes. Nos porteurs eurent bientôt atteint le cavalier, qui resta si loin derrière nous, que personne ne se serait douté qu’il était là pour nous accompagner.
Dans le midi de la Chine, il y a très peu de chevaux. Les particuliers n’en nourrissent ni pour les travaux de la campagne ni pour les voyages. On en rencontre seulement sur les routes principales, aux divers relais établis pour le service du gouvernement. Ces chevaux viennent de la Tartarie, et sont, en général, d’assez bonne race ; mais ils supportent difficilement les chaleurs des contrées méridionales. Après quelques années, ils perdent entièrement leur vigueur, et finissent pas être tout à fait hors de service.
Dans deux heures de marche, nous arrivâmes au bord d’une grande rivière nommée Tchang. Sur la rive opposée s’élevait Nan-tchang-fou, capitale de la province de Kiang-si. Un long et large bac était tout disposé pour nous faire passer l’eau. La caravane tout entière y entra, à l’exception de notre soi-disant compagnon de route, le globule blanc, qui se trouvait encore nous ne savions à quelle distance.
Au moment où le bac commençait à se mettre en mouvement, deux de nos porteurs sautèrent à terre, en disant au patron d’attendre un instant. Ils coururent à un champ de pastèques, en volèrent autant qu’ils purent en porter, et se jetèrent dans le bac, qui gagna vite le large. Le propriétaire, qui, de sa maison, située à peu de distance du champ, avait aperçu les maraudeurs, courut après ; mais il était trop tard. Pendant qu’il vociférait et gesticulait sur le rivage, les porteurs de palanquin s’étaient partagé les pastèques et se rafraîchissaient tout à leur aise, sans trop se préoccuper du malheureux cultivateur, qui les maudissait de toute la puissance de ses poumons.
Lorsque nous eûmes traversé la rivière Tchang, nous trouvâmes sur un large quai, le long du faubourg de la ville, quelques fonctionnaires publics qui nous attendaient. Ils s’abouchèrent avec le Saule pleureur et tinrent gravement conseil. Nous demeurâmes dans nos palanquins, et la foule circulait, sans paraître se douter que des personnages exotiques venaient d’aborder dans la capitale du Kiang-si. Les délibérations de nos hommes d’affaires se prolongeant outre mesure, nous sortîmes de nos loges pour aller leur demander ce qu’ils avaient tant à causer, pendant que nous étions à attendre au milieu de la rue. Les mandarins de la capitale n’étaient pas encore fixés sur l’endroit où il fallait nous loger, et ils prenaient en conséquence des informations auprès du Saule pleureur, qui assurément avait trop peu d’initiative pour les tirer d’embarras. Les passants avaient déjà remarqué l’étrangeté de notre costume, la ceinture rouge et le magique bonnet jaune ; et bientôt une foule immense se pressa autour de nous. « Voyez, dîmes-nous aux fonctionnaires de Nan-tchang-fou, voilà le petit peuple qui accourt de toute part et s’amoncelle sur le quai. Est-il convenable que nous soyons encore sans savoir où nous irons loger ? »
Les mandarins, déjà ahuris par les flots de la multitude, ne savaient plus où donner de la tête. Notre domestique Wei-chan s’approcha de nous, et nous fit remarquer un grand et magnifique édifice. C’était un wen-tchang-koun, ou « palais des compositions littéraires ». Nous avions déjà logé une fois, pendant notre voyage, dans un de ces établissements destinés à la corporation des lettrés, et nous nous souvenions que le séjour en avait été très agréable. Nous n’eûmes pas à délibérer longuement ; le parti fut tout de suite pris d’aller nous y installer. Pour réussir dans l’entreprise, il ne fallait qu’un peu d’aplomb. Nous retournâmes à nos palanquins, et nous dîmes aux porteurs, du ton le plus impératif qu’il nous fut possible de prendre : « Au wen-tchang-koun ! – Au wen-tchang-koun ! répétèrent les porteurs, nous obéissons… » Ils chargent aussitôt les palanquins sur leurs épaules, et Wei-chan, qui avait une parfaite intelligence de ces brusques évolutions, se mit à la tête du convoi, en criant à la foule de s’écarter avec respect. Les flots de la multitude se divisèrent comme par enchantement, le Saule pleureur et les autres mandarins, qui étaient encore à délibérer, se mirent d’instinct à notre suite, tous les membres de la caravane en firent autant, et nous entrâmes ainsi au palais des compositions littéraires avec cette majesté hautaine qui est tout à fait dans le goût du peuple chinois.
Les gardiens de l’établissement, voyant arriver un convoi accompagné d’une population innombrable, s’imaginèrent tout naturellement avoir affaire à quelque fameux personnage. Toutes les portes furent ouvertes à deux battants, et nous pénétrâmes, après avoir traversé plusieurs salles et plusieurs corridors, jusqu’à la cour la plus reculée. C’est là que s’arrêta Wei-chan, qui conduisait l’entreprise avec une merveilleuse audace. Nous sortîmes de nos palanquins, et nous fîmes venir le gardien en chef du wen-tchang-koun. « Ouvre tout de suite, lui dîmes-nous, les appartements supérieurs, et fais préparer le repas du soir ; nous resterons ici quelques jours. Que chacun fasse son devoir, et tout le monde sera content. » Nous nous adressâmes ensuite aux fonctionnaires venus pour nous recevoir à notre débarquement, et qui n’avaient pas su deviner ce qu’il fallait faire de nous. « Vous autres, leur dîmes-nous, allez trouver le préfet de la ville, annoncez-lui que nous jouissons d’une bonne santé, et que nous sommes installés au wen-tchang-koun, d’une manière conforme à nos goûts. » Nous fîmes une profonde révérence à ces globules de diverses couleurs, qui s’en retournèrent d’un air tout mystifié ; et comme des gens qui ne comprennent rien au rôle qu’on leur fait jouer.
Tout le monde étant parti, le Saule pleureur resta planté devant nous, sans rien dire. Il nous regardait avec ses yeux humides et clignotants, et semblait nous demander ce que nous allions faire de lui. « Maître Lieou, lui dîmes-nous, tu devais nous conduire jusqu’à la capitale du Kiang-si ; nous y voilà, ta mission est terminée. Où es-tu logé ? – Où je suis logé ! fit-il, d’un air tout ébahi ; mais qui est-ce qui peut savoir cela ? – Toi, sans doute ; au moins tu as plus que tout autre le droit de le savoir. – C’est possible ; toujours est-il que je ne sais trop ce que je vais devenir. – Va trouver le gardien de l’établissement, il te colloquera quelque part. Demain probablement que nous recevrons la visite des autorités, et tu régleras tes affaires avec elles… » Le Saule pleureur trouva que nos paroles avaient un certain sens ; il alla donc à la recherche du gardien, et nous montâmes visiter le logement que nous nous étions octroyé.
Wei-chan, aidé de quelques serviteurs de la maison, avait déjà mis tout en ordre dans de vastes et frais appartements, d’où la vue dominait la ville, le cours du fleuve que nous venions de traverser, et la campagne des environs. Une galerie ouverte, ornée de grands sièges en porcelaine et de nombreux vases à fleurs, donnait sur le quai, où la foule s’était rassemblée autour de nous, pendant que le Saule pleureur et quelques petits mandarins de Nan-tchang-fou se creusaient le cerveau pour nous trouver un logement, alors que nous avions à notre portée un wen-tchang-koun. Nous fîmes quelques tours de promenade sur cette charmante galerie. Le soleil venait de se coucher, et la délicieuse fraîcheur du soir commençait déjà à se faire sentir. Quelques-uns des Chinois qui stationnaient sur le quai nous remarquèrent. La nouvelle, comme une étincelle électrique, se communiqua rapidement de tout côté, et bientôt toutes les têtes furent en l’air et les yeux dirigés vers la galerie du wen-tchang-koun. Tous les passants se crurent obligés de s’arrêter pour nous contempler à loisir ; insensiblement la foule devint tellement compacte, que la circulation se trouva tout à fait interceptée. Comme nous étions haut placés, et à une assez grande distance de la multitude, nous ne pouvions nullement être incommodés de tous ces regards qui semblaient vouloir nous dévorer. Aussi continuâmes-nous tranquillement notre promenade, heureux de pouvoir satisfaire, sans inconvénient, la bien légitime curiosité des habitants de Nan-tchang-fou. Nous étions seulement privés d’entendre leur conversation, qui, assurément, devait pétiller de réflexions curieuses et intéressantes.
Le maître d’hôtel du wen-tchang-koun vint nous prévenir que le souper était prêt, et nous demanda où nous désirions qu’il nous fût servi… Les deux missionnaires se regardèrent, et lurent dans les yeux l’un de l’autre qu’ils avaient la même pensée. « Y a-t-il quelque inconvénient, dîmes-nous au maître d’hôtel, à ce que nous prenions notre repas sur cette galerie ? – Aucun, nous répondit-il ; il y aura, au contraire, ici plus qu’ailleurs, de la fraîcheur et de la clarté, et puis les Cent familles[78], qui sont là réunies, seront bien aises de voir… » Ne demandant pas mieux que d’être agréables aux Cent familles, surtout quand elles se tenaient à une distance respectueuse, il fut résolu que nous souperions en plein air.
On apporta une brillante table en laque, qu’on plaça au milieu de la galerie. Lorsqu’on vit le maître d’hôtel disposer sur la table les nombreux petits plats de friandises par où commencent les repas chinois, il se produisit, parmi la foule qui encombrait le quai, une longue agitation et un sourd murmure, qui semblaient exprimer le bonheur qu’on se promettait par avance, en voyant de quelle façon mangeaient les diables occidentaux. On s’attendait à des choses prodigieusement curieuses. Des hommes de par-delà les mers, et d’une physionomie si singulière, devaient essentiellement avoir des manières de boire et de manger tout à fait inconnues aux peuples de la nation centrale. Notre prière avant le repas, et surtout deux signes de croix largement dessinés, durent, en effet, leur promettre des particularités du plus vif intérêt. Parmi ces innombrables spectateurs, quelques-uns durent probablement comprendre ces signes de croix, car, à Nan-tchang-fou, il y a des chrétiens, mais la majorité dut trouver passablement extraordinaire cette façon de se disposer à souper. On s’attendait donc à des révélations plus ou moins intimes des mœurs européennes.
Wei-chan nous apporta le vin de riz tout fumant dans une urne d’étain ; il nous en versa dans de toutes petites tasses en porcelaine, et nous le bûmes en nous conformant aux rites le plus scrupuleusement possible. Nous nous mîmes ensuite à éplucher des graines de citrouille, absolument comme si nous étions nés sur les bords du fleuve Jaune au lieu d’avoir vu le jour sur les rives de la Garonne. Les spectateurs, un peu étonnés, parurent prendre un très médiocre intérêt à cette manœuvre chinoise, qui leur était suffisamment connue. Nous passâmes ainsi quelque temps à boire par petits coups du vin de riz, et à croquer des graines de pastèques. Dans nos repas journaliers, nous avions l’habitude de témoigner peu d’attention à ces futilités. Nous passions par-dessus pour aller nous occuper de choses plus substantielles ; mais, ce jour-là, soit amour-propre et désir de faire parade de notre savoir-faire, soit malice, afin de tromper l’attente des curieux, nous voulûmes boire et manger rigoureusement selon les prescriptions du rituel chinois.
Le désenchantement des candides habitants de Nan-tchang-fou fut complet lorsqu’ils nous virent ajuster entre nos doigts avec aisance et gravité nos bâtonnets d’ivoire, puis saisir çà et là les morceaux de notre convenance, les porter lestement à la bouche, fonctionner enfin, à l’aide de ces instruments impossibles, avec une dextérité consommée et comme si nous n’eussions pas fait autre chose toute la vie. Il y eut parmi la foule un mouvement d’hilarité, qui semblait dire : Nous voilà étrangement frustrés dans nos espérances ; ces hommes-là ne sont pas tout à fait aussi barbares que nous le pensions ; ils seraient presque dignes d’appartenir au royaume des Fleurs. La représentation étant loin de réaliser tout ce que, dès le début, elle avait semblé promettre de curiosités, la foule, désappointée, commença à s’écouler peu à peu, et bientôt il ne resta plus sur le quai que des marchands de fruits et de comestibles, et un certain nombre de désœuvrés, qui, tout en fumant leur longue pipe, jetaient de temps en temps un œil observateur sur la galerie où les deux missionnaires français, doués d’excellent appétit, expédiaient, avec leurs bâtonnets d’ivoire, le menu d’un festin à la chinoise.
Au moment où nous allions nous lever de table, un cortège de mandarins traversa le quai, et s’arrêta à la porte du palais des compositions littéraires. L’appariteur de l’établissement arriva, un instant après, sur la galerie, et nous présenta une grande feuille rouge portant le nom du mandarin qui attendait à la porte. C’était le préfet du district où était situé le wen-tchang-koun. « Invitez à monter », dîmes-nous à l’appariteur… Et le magistrat fut bientôt là, accompagné de quelques fonctionnaires de son tribunal. Après les compliments et les révérences d’usage, le préfet, dont la physionomie annonçait un homme d’origine tartare-mandchoue, nous demanda pourquoi nous étions logés au wen-tchang-koun. – Parce que les gens de l’administration, n’ayant pas su nous dire, quand nous avons été débarqués, où nous devions nous rendre, nous avons choisi de nous-mêmes le wen-tchang-koun. – Ces fonctionnaires ont agi avec stupidité ; votre logement était tout préparé dans l’intérieur de la ville. – Merci de votre sollicitude ; mais nous présumons que le logement préparé dans l’intérieur de la ville ne vaut pas celui que nous avons eu le bonheur de trouver. Nous autres Européens, nous aimons le frais et le grand air, et cette galerie, ouverte de tous côtés, nous convient à ravir. – C’est vrai, la situation est des plus agréables durant les chaleurs de l’été ; cependant le wen-tchang-koun n’est pas tout à fait à la disposition des autorités ; c’est une propriété de la corporation des lettrés. – Nous savons cela ; mais nous n’ignorons pas non plus que la corporation des lettrés aime à pratiquer les rapports sociaux dont les préceptes sont exposés dans les livres sacrés et classiques.
Les littérateurs et les bacheliers de toutes les contrées civilisées s’appliquent surtout à observer les rites de l’hospitalité envers les étrangers. Si jamais tu daignais visiter le modeste empire des Français, les lettrés de notre pays ne manqueraient pas de t’accueillir dans tous les wen-tchang-koun que tu rencontrerais sur ta route. – Ah ! je ne serais pas digne, je ne serais pas digne, fit le préfet, en accompagnant ces paroles d’une foule de petites courbettes rapidement exécutées… Cependant, ajouta-t-il, après avoir repris insensiblement la position verticale, j’étais venu pour vous inviter à déménager, et à vous rendre au logement que je vous ai fait préparer dans l’intérieur de la ville. – Ah ! nous ne sommes pas dignes de cette attention, répondîmes-nous, en exécutant, à notre tour, une série de révérences ; nous ne sommes pas dignes. Tu vois qu’on est fort bien ici ; la raison nous invite à y rester, et les rites, qui sont fondés sur la raison, demandent qu’on nous y laisse. – Bien parlé, très bien parlé, dit le mandarin, en riant ; je vois qu’il sera difficile de vous décider à quitter le wen-tchang-koun. – Oui, très difficile, presque impossible ; il vaut mieux ne plus penser à cela ; parlons d’autre chose… » Et la conversation s’engagea immédiatement sur des sujets moins compromettants. Nous parlâmes de nos voyages de la Chine, des pays occidentaux, un peu enfin de tous les peuples du globe. Le préfet fut très aimable ; il ne nous dit plus un seul mot ayant rapport au déménagement, ce qui lui valut d’être reconduit par nous, à travers tous les compartiments du palais des compositions littéraires, jusqu’à la première porte d’entrée.
Notre position se trouva ainsi toute faite à Nan-tchang-fou ; il n’y avait plus qu’à en profiter pour bien organiser ce qui nous restait encore à faire de chemin pour aller jusqu’à Canton. Le lendemain et les jours suivants que nous passâmes dans la capitale du Kiang-si, nous vîmes plusieurs mandarins et les chefs des lettrés, dont nous occupions le palais. Tout le monde fut plein de bienveillance, et personne n’eut l’inurbanité de nous chercher querelle au sujet de notre installation dans le wen-tchang-koun. On se contenta seulement de s’amuser un peu, d’une manière très gracieuse, de la prestesse de nos allures quand il fallait se tirer d’embarras, et du joli sans façon avec lequel nous savions nous fabriquer un billet de logement.
Parmi les nombreux visiteurs que nous reçûmes à Nan-tchang-fou, il y en eut un qui nous intéressa vivement par ses manières brusques, presque sauvages, et qui n’avaient rien de cette courtoisie souple et un peu équivoque des Chinois. Nous étions dans notre galerie, assis sur des sièges en porcelaine, et uniquement occupés à regarder les passants et à respirer la fraîche brise que nous envoyait le voisinage de la rivière, lorsqu’un jeune mandarin entra rondement sans s’être fait annoncer, nous dit bonjour avec un ton de fierté et d’indépendance auquel nous étions peu accoutumés en Chine, puis fit avancer avec son pied un fauteuil en bambou et s’assit franchement vis-à-vis de nous. D’abord nous fûmes tentés de le rappeler énergiquement à l’observance des rites et d’assouplir un peu la roideur de son attitude. Mais sa physionomie nous plut ; elle était vive, alerte, pleine de franchise et de loyauté. Il nous sembla que le sans façon de ses manières pouvait provenir d’un caractère un peu fier, mais nullement impertinent. « Voilà, lui dîmes-nous, que tu nous traites comme de vieux amis. C’est bien comme cela ; entre amis les cérémonies ne doivent pas être minutieuses. – Les Chinois, répondit-il, aiment beaucoup les cérémonies ; mais moi, je ne suis pas Chinois ; je suis Mongol. – Tu es Mongol ? vraiment nous aurions dû le deviner ; nous avons habité longtemps la Terre-des-Herbes ; nous avons visité les huit bannières et dressé notre tente dans tous les pâturages de la Tartarie, depuis le Grand-Kouren, chez les Khalkhas, jusqu’au Koukou-noor, sur les bords de la mer Bleue. » En entendant tous ces noms si poétiques et si harmonieux aux oreilles d’un habitant des steppes de la Tartarie, le jeune Mongol se leva comme transporté d’ivresse. Il nous pressait les mains et nous frappait sur les épaules pour nous témoigner son amitié. « Comment, disait-il, vous connaissez les huit bannières, le Grand-Kouren et le Koukou-noor ! Vous avez campé dans la Terre-des-Herbes ! Sans doute, vous savez parler les paroles mongoles ? – Oui, frère, lui dîmes-nous, nous comprenons le langage de Tchinggis et de Timour… » Dès ce moment, l’idiome chinois fut mis de côté, avec un certain mépris, et la conversation se continua en mongol.
Ce jeune homme était d’une des familles les plus nobles de la tribu de Géchekten, que nous avions habitée pendant deux ans. Probablement nous avions dû nous rencontrer plus d’une fois, durant nos courses à travers le désert. Il nous dit qu’ayant été à Pékin pour faire cortège à son roi, lors de la visite solennelle des princes tributaires à l’empereur pour la fête du nouvel an, il avait conçu le désir de rester à la capitale. Son but était d’apprendre la littérature chinoise et de se préparer à subir les examens des gradués pour entrer ensuite dans la magistrature. Après plusieurs années d’étude, il avait obtenu le diplôme de bachelier, et, depuis quelques mois seulement, il avait été envoyé comme mandarin surnuméraire dans un petit tribunal de la capitale du Kiang-si.
Nous ne savons si nous étions aveuglés par notre vieille prédilection pour les Mongols ; mais il nous semblait que cet enfant du désert avait quelque chose de supérieur aux Chinois. La civilisation de Pékin, entée sur cette nature pleine de sève et de vigueur, nous parut avoir donné naissance, en quelque sorte, à un type nouveau, où l’on trouvait réunies, et avantageusement combinées ensemble, l’intelligence et la sagacité des Chinois avec la rude franchise et l’énergie des Tartares mongols.
Durant les quelques jours que nous passâmes à Nan-tchang-fou, nous revîmes plusieurs fois ce jeune mandarin, dont la société était pour nous des plus attrayantes. Nous retrouvions dans sa conversation de nombreux et agréables souvenirs de ces déserts de la Tartarie que nous avions si longtemps habités. Le bachelier mongol était, d’ailleurs, instruit et d’une intelligence très cultivée. Nous ne trouvâmes pas en lui ce mépris affecté des pays étrangers, et surtout des hommes et des choses de l’Europe, mépris dont presque tous les Chinois aiment tant à faire parade. Il écoutait, au contraire, avec intérêt, avec une admiration franche et sincère, tout ce que nous lui racontions des nations occidentales. Depuis quelque temps, la géographie était son étude favorite et journalière ; il nous parut que, pour un Mongol, il avait des connaissances assez étendues sur cette matière. Il alla jusqu’à nous demander si, pour venir de France jusqu’à Canton, nous avions passé par le cap de Bonne-Espérance, par le cap Horn, ou par la mer Rouge. « La navigation, ajouta-t-il, doit être très commode pour voyager, mais il faut y être accoutumé. Si j’avais à me rendre dans votre partie, je préférerais aller en caravane, de campement en campement, à la manière des Mongols. Je partirais de Pékin et je suivrais le désert jusqu’à Kiaktha, sur les frontières de la Sibérie. Je traverserais ensuite tout doucement l’empire des Oros (Russes), les divers royaumes de l’Occident, et j’arriverais dans le grand empire des Français. – Et si de là tu voulais aller visiter les In-ki-li (les Anglais) ? – Oh ! je sais que le royaume des Poils rouges est entouré d’eau de toute part. Les Poils rouges sont des insulaires. Dans ce cas, je vendrais mes chameaux et je louerais une jonque de feu (bateau à vapeur) pour me transporter dans l’île des Poils rouges. » Nous ne voulûmes pas lui faire observer que, selon toutes les possibilités, il ne trouverait à Paris qu’un nombre très restreint d’amateurs de chameaux. Une semblable révélation eût peut-être été capable de le contrister et de lui donner une mauvaise opinion des Parisiens.
Depuis quelques années, on peut remarquer, parmi les Chinois instruits, une tendance bien prononcée à étudier la géographie, et à s’occuper des peuples étrangers. Selon nous, c’est là un progrès immense, et qui pourrait fort bien développer chez les Chinois, si infatués de leur savoir, le goût des sciences de l’Europe. Depuis la guerre des Anglais, il a paru plusieurs géographies chinoises, très complètes et fort bien rédigées. L’appréciation des diverses parties du monde, et surtout des royaumes de l’Europe, est d’une exactitude assez remarquable. On voit que ces ouvrages ont été composés avec la coopération des Européens, et la manière élogieuse dont on y parle des États-Unis laisse facilement soupçonner que les Américains ne sont pas tout à fait étrangers à ces sortes de publications.
Les ministres méthodistes, qui se tiennent embusqués dans les cinq ports ouverts au commerce européen, s’étant aperçus que la quantité prodigieuse de Bibles qu’ils répandaient furtivement sur les côtes de l’empire n’agissait pas d’une manière extrêmement efficace sur les populations chinoises, ont renoncé à ce système de propagande peu dangereux, mais aussi très insignifiant et complètement inutile. Ils paraissent convaincus, pour le moment, qu’un ballot de Bibles, plus ou moins bien imprimées et brochées, déposé avec beaucoup de précaution sur le rivage de la mer, ne saurait opérer la conversion de l’empire chinois. Ils ont donc perdu un peu de la vivacité de leur foi aux miracles opérés par ces simples distributions. Cependant, comme leur vocation est de faire imprimer et distribuer des livres, ils se sont mis à composer, à l’aide des lettrés, des opuscules scientifiques, par lesquels ils s’imaginent captiver l’attention des populations chinoises.
En 1851, peu de jours avant notre départ de la Chine, il nous a été donné de voir une de ces nouvelles productions. C’était tout bonnement un ouvrage technique sur les télégraphes électriques ! Il faut, en vérité, ne pas connaître du tout le peuple chinois, pour aller lui fabriquer des livres de ce genre. Offrir une théorie des télégraphes électriques à des hommes qui n’ont pas même dans leur langue des termes pour exprimer les phénomènes les plus simples de l’électricité, c’est à ne pas y croire ! Nous sommes convaincus que, dans tout l’empire, il n’y a pas un seul Chinois capable de comprendre une page de ce livre ; car, pour rendre ces idées nouvelles, on a été obligé de combiner les caractères les plus opposés, et d’inventer un jargon à part, auquel les habitants du Céleste Empire ne se hâteront pas de s’initier. Sans doute, il n’est personne qui n’appelle de ses vœux le moment où les Chinois abandonneront leurs vieux préjugés pour étudier les sciences de l’Europe. Mais tout enseignement doit procéder par degrés et méthodiquement. Des méthodistes devraient au moins comprendre cela. Il n’y aurait pas un seul chrétien en Chine, si les missionnaires catholiques, au lieu d’enseigner le catéchisme à leurs néophytes, avaient commencé par mettre entre leurs mains un traité sur la grâce avec des dissertations sur l’hérésie janséniste.
Ceci tient à une fausse idée qu’on s’est faite, en Europe, des habitants du Céleste Empire. Sous prétexte qu’ils ont su calculer les éclipses, et que les jésuites astronomes ont joui d’une grande faveur à la cour, sous les premiers empereurs de la dynastie tartare-mandchoue, on en a conclu que les Chinois étaient passionnés pour les sciences astronomiques, et qu’en arrivant en Chine on avait affaire à trois cents millions d’Aragos, plus ou moins occupés d’étoiles et de planètes. Et, cependant, s’il est au monde un peuple absorbé par les affaires de la terre, et qui se mette peu en peine de ce qui peut se passer là-haut parmi les sphères célestes, c’est assurément le peuple chinois. Les plus érudits savent tout juste qu’il existe une astronomie ou, comme ils disent, tien-wen, « une littérature céleste ». Mais ils ne connaissent pas les premiers éléments de la science, et ceux pour lesquels une éclipse est un phénomène naturel, et non pas un dragon qui cherche à dévorer le soleil ou la lune, sont déjà très avancés. Si les missionnaires astronomes ont exercé autrefois tant d’influence à la cour et joui d’une si grande célébrité, c’est une preuve que les astronomes du gouvernement n’étaient pas eux-mêmes très forts. Ils ne pouvaient réussir à faire un bon calendrier, lorsque les Jésuites arrivèrent fort heureusement pour les tirer d’embarras. Depuis que les derniers ont été expulsés de Pékin, les membres du tribunal des mathématiques sont retombés dans leur ignorance habituelle, et, tous les ans, le gouvernement doit envoyer le nouveau calendrier à Canton, pour le faire corriger par les Européens.
Les Chinois, nous en sommes persuadés, auraient une grande aptitude pour toutes les sciences. Leur esprit vif, pénétrant, leur incomparable patience surtout, serviraient, incontestablement, à les conduire à de grands et rapides progrès. Mais jusqu’ici, ils n’ont jamais étudié les sciences pour elles-mêmes : ils n’en ont jamais vu que le côté pratique et productif. Les connaissances qui ont rapport à la physique, à la chimie, à l’astronomie et aux mathématiques, ils les considèrent uniquement comme des moyens plus ou moins sûrs de gagner facilement des sapèques. Entre leurs mains, tout se convertit en métier, en industrie. Si les livres d’astronomie et d’électricité que leur composent les méthodistes pouvaient leur fournir des recettes pour acquérir, en peu de temps, une grosse fortune, ils passeraient volontiers par-dessus toutes leurs répugnances et les étudieraient avec ardeur. Ils écouteraient sérieusement ceux qui leur enseigneraient les moyens immédiats d’augmenter leurs revenus ; mais ils se prennent à rire de bon cœur quand on leur propose tout uniment d’agrandir le cercle de leurs connaissances. Ils trouvent qu’on leur fait là une espièglerie de fort mauvais goût.
Nous profitâmes de nos moments de loisir pour visiter Nan-tchang-fou, qui est une des plus célèbres capitales de province. Nous l’avions déjà traversé en 1840, lors de notre entrée en Chine, mais furtivement, et trop à la hâte pour en avoir une appréciation exacte. On ne voit pas plus à Nan-tchang-fou que dans les autres grandes villes chinoises, de monuments capables de fixer l’attention. Des pagodes, des tribunaux, quelques arcs de triomphe élevés en l’honneur des veuves et des vierges, voilà ce qu’on rencontre de plus saillant en architecture. Cependant les rues sont larges, assez propres, les magasins et les boutiques magnifiquement tenus et ornés. La ville, dans son ensemble, est, après Tching-tou-fou, capitale de la province du Sse-tchouen, la plus régulière et la plus belle que nous ayons remarquée dans l’empire chinois. Quoique le Kiang-si soit une province pauvre et incapable de se suffire à elle-même, le commerce de Nan-tchang-fou est extrêmement considérable. Cela tient à sa position sur la grande ligne qui fait communiquer entre eux les plus grands centres de population et d’activité, tels que Canton, Nankin, Han-keou et Pékin. Toutes les marchandises venant du Nord ou du Midi doivent passer par Nan-tchang-fou.
Le Kiang-si, peu riche en produits agricoles, est cependant, depuis des siècles, en possession de l’industrie peut-être la plus importante de tout l’empire chinois. C’est dans cette province que se trouvent toutes les grandes fabriques de porcelaines, dont Nan-tchang-fou est naturellement l’entrepôt général. Il y a dans cette ville plusieurs magasins immenses où l’on trouve des porcelaines de toute forme, de toute grandeur et de toute qualité, depuis ces urnes grandioses où sont représentées en relief des scènes richement coloriées de la vie chinoise, jusqu’à ces petites coupes si frêles, si délicates et si transparentes, qu’on leur a donné le nom de coques d’œufs.
La première fabrique de porcelaines est à King-te-tching, à l’est du Pou-yang, sur les bords d’une grande rivière qui se jette dans le lac. King-te-tching n’est pas une ville à proprement parler, c’est-à-dire qu’elle n’est pas entourée de murailles. Cependant elle compte plus d’un million d’habitants, presque tous occupés de la fabrication ou du commerce de la porcelaine. Il règne, au milieu de ces nombreux établissements, une activité et une agitation difficiles à décrire. À chaque instant du jour on voit s’élever d’épais tourbillons de fumée et des colonnes de flammes qui donnent à King-te-tching un aspect tout particulier. Pendant la nuit, la ville paraît tout en feu ; on dirait qu’un immense incendie la dévore. Plus de cinq cents fabriques particulières et des milliers de fourneaux sont perpétuellement occupés à élaborer cette quantité prodigieuse de vases qu’on expédie ensuite dans toutes les provinces de la Chine, et on peut dire dans le monde entier.
Pour la fabrication de la porcelaine, comme dans toutes les industries chinoises, le travail est divisé à l’infini. Chaque ouvrier a sa spécialité, son talent particulier. L’un dessine une fleur, l’autre dessine un oiseau ; celui-ci applique la couleur bleue et l’autre la rouge. On a remarqué qu’un vase de porcelaine, lorsqu’il est terminé et propre à être livré au commerce, a déjà passé par les mains de plus de cinquante ouvriers différents.
Le P. d’Entrecolles, qui, au commencement du XVIIIe siècle, était chargé de la mission du Kiang-si, et avait ainsi l’occasion de visiter souvent King-te-tching, où un assez grand nombre d’ouvriers avaient embrassé le christianisme, a envoyé en France des relations très curieuses et très détaillées sur le secret de la fabrication de la porcelaine. C’est avec le secours de ces précieux documents et des nombreux échantillons de kao-lin et de pe-tun-tze[79], qu’on est enfin parvenu à fabriquer, chez nous, des vases semblables à ceux de la Chine et du Japon, dont la perfection a longtemps désolé les imitateurs européens.
La fabrication de la porcelaine remonte, en Chine, à une très haute antiquité. Déjà sous la dynastie des Han, vers le commencement de l’ère chrétienne, cette industrie était très florissante. On voit chez les antiquaires chinois de beaux vases de cette époque. Ils ne sont pas aussi transparents que ceux qu’on fabrique aujourd’hui ; mais l’émail en est plus fin et d’une couleur plus vive. Les amateurs conservent avec soin certaines porcelaines dont on a perdu actuellement le secret de fabrication. Ainsi, il existe des coupes doubles : la partie extérieure est toute ciselée et percée à jour comme une dentelle ; la coupe intérieure est unie et d’une blancheur éblouissante. Il en est d’autres qui ont des dessins en quelque sorte magiques, et qui ne paraissent que lorsque la coupe est remplie. Les dessins sont placés sur la partie intérieure, et les couleurs ont subi une préparation particulière, qui les rend invisibles quand il n’y a pas de liquide. On remarque enfin la porcelaine craquelée, qu’on ne sait plus faire comme autrefois, et qui offre, sur toute la surface, des lignes brisées en tout sens, comme si le vase entier était composé de pièces rapportées. On dirait une mosaïque, du travail le plus exquis et le plus délicat. Ces secrets de fabrication et une foule d’autres ont été perdus. On dirait même, chose étonnante, en lisant les annales de la Chine, que l’art tout entier s’est perdu jusqu’à quatre ou cinq fois à la suite des révolutions profondes et des grands bouleversements dont l’empire a été si souvent le théâtre. Cette industrie si précieuse a dû, ensuite, être inventée de nouveau, recommencer ses progrès passés, sans pouvoir toujours parvenir à la même perfection.
Il existe, en Chine, une classe d’amateurs qui recherchent avec avidité les porcelaines antiques et les vieux bronzes auxquels on donne le nom de kou-toung[80]. On les estime comme œuvre d’art, mais surtout à cause de cette valeur mystérieuse qui s’attache toujours aux choses des siècles passés. Les ouvriers chinois ont tant de scélératesse dans l’esprit, qu’ils parviennent souvent à imiter les kou-toung de manière à tromper l’œil le mieux exercé. Plusieurs antiquaires étalent dans leur cabinet, avec la meilleure foi du monde, certains prétendus vieux vases n’ayant tout au plus que quelques mois de date. Les falsificateurs de kou-toung emploient ordinairement une pierre roussâtre dont ils font la pâte de leurs vases ; lorsqu’ils sont cuits, on les jette dans un bouillon très gras, ou on leur fait subir une seconde cuisson ; ensuite on les enterre dans un égout, d’où ils sont exhumés après quarante ou cinquante jours. C’est ainsi qu’on fait les vieilles porcelaines de la dynastie des Yuen.
Les fabricants de porcelaine ont un patron, dont l’origine est racontée de la manière suivante par le P. d’Entrecolles : « Comme chaque profession a son idole particulière, et que la divinité se communique aussi facilement que la qualité de comte ou de marquis se donne en certains pays d’Europe, il n’est pas surprenant qu’il y ait un dieu de la porcelaine. Ce dieu doit son origine à ces sortes de dessins qu’il est impossible aux ouvriers d’exécuter. On dit qu’autrefois un empereur voulut absolument qu’on lui fît des porcelaines sur un modèle qu’il donna. On lui représenta diverses fois que la chose était impossible ; mais toutes ces remontrances ne servirent qu’à exciter de plus en plus son envie. Les empereurs sont, durant leur vie, les divinités les plus redoutées à la Chine, et ils croient souvent que rien ne doit s’opposer à leurs désirs. Les officiers redoublèrent donc leurs soins, et ils usèrent de toute sorte de rigueurs à l’égard des ouvriers. Ces malheureux dépensaient leur argent, se donnaient bien de la peine, et ne recevaient que des coups. L’un d’eux, dans un mouvement de désespoir, se lança dans le fourneau allumé, et il y fut consumé à l’instant. La porcelaine qui s’y cuisait en sortit, dit-on, parfaitement belle et au gré de l’empereur, lequel n’en demanda pas davantage. Depuis ce temps-là, cet infortuné passa pour un héros, et il devint, dans la suite, l’idole qui préside aux travaux de la porcelaine. Je ne sache pas que son élévation ait porté d’autres Chinois à prendre la même route, en vue d’un semblable honneur[81]. »
La province du Kiang-si est en possession d’une autre industrie, moins précieuse, moins importante, sans doute, que celle de la porcelaine, mais extrêmement remarquable à cause de son originalité, et dont les avantages ne sont pas à dédaigner. Nous avons dit que cette province était très marécageuse ; de toute part on rencontre des étangs, et il n’est presque pas de petit propriétaire qui ne possède quelque bassin aux environs de sa maison. On utilise ces pièces d’eau en y élevant des poissons, qui, tous les ans, fournissent un excellent revenu à ceux qui donnent leurs soins à cette intéressante industrie.
Depuis quelques années, on s’occupe, en France, de ce qu’on est convenu d’appeler la pisciculture, et on cherche à perfectionner les moyens de faire éclore et d’élever artificiellement les poissons. Or les Chinois connaissent depuis longtemps ces procédés tout nouveaux pour les Européens. Voici ce qui se pratique dans la province du Kiang-si : vers le commencement du printemps, un grand nombre de marchands de frai de poisson, venus, dit-on, de la province de Canton, parcourent les campagnes pour vendre leurs précieuses semences aux propriétaires des étangs. Leur marchandise, renfermée dans des tonneaux qu’ils traînent sur des brouettes, est tout simplement une sorte de liquide épais, jaunâtre, assez semblable à de la vase. Il est impossible d’y distinguer, à l’œil nu, le moindre animalcule. Pour quelques sapèques on achète plein une écuelle de cette eau bourbeuse, qui suffit pour ensemencer, selon l’expression du pays, un étang assez considérable. On se contente de jeter cette vase dans l’eau, et, dans quelques jours, les poissons éclosent à foison. Quand ils sont devenus un peu gros, ou les nourrit en jetant sur la surface des viviers des herbes tendres et hachées menu, on augmente la ration à mesure qu’ils grossissent. Le développement de ces poissons s’opère avec une rapidité incroyable. Un mois tout au plus après leur éclosion, ils sont déjà pleins de force, et c’est le moment de leur donner de la pâture en abondance. Matin et soir, les possesseurs des viviers s’en vont faucher les champs, et apportent à leurs poissons d’énormes charges d’herbe. Les poissons montent à la surface de l’eau, et se précipitent avec avidité sur cette herbe, qu’ils dévorent en folâtrant et en faisant entendre un bruissement perpétuel : on dirait un grand troupeau de lapins aquatiques. La voracité de ces poissons ne peut être comparée qu’à celle des vers à soie quand ils sont sur le point de filer leur cocon. Après avoir été nourris de cette manière pendant une quinzaine de jours, ils atteignent ordinairement le poids de deux ou trois livres, et ne grossissent plus. Alors on les pêche et on va les vendre tout vivants, dans les grands centres de population.
Les pisciculteurs du Kiang-si élèvent uniquement cette espèce de poissons, qui est d’un goût exquis. Peut-être en existe-t-il d’autres, mais nous n’en avons pas eu connaissance. Nous ignorons également si le frai qu’on vend dans le Kiang-si a subi par avance quelque préparation.
Notre halte à Nan-tchang-fou fut de cinq jours. Durant ce temps, la plus importante de nos affaires fut d’organiser, le mieux possible, notre itinéraire depuis la capitale du Kiang-si jusqu’à Canton. Le gouverneur de la province, le préfet de la ville, les fonctionnaires civils et militaires, tout le monde nous témoigna beaucoup de bienveillance. On mit même un certain empressement à faire exécuter le plan que nous avions formé pour notre voyage.
Les fortes chaleurs et le besoin de repos nous firent prendre la résolution de continuer notre route par eau. Nous pouvions remonter une grande rivière, depuis Nan-tchang-fou jusqu’à la montagne Mei-ling, qui se trouve à moitié chemin. Il suffit d’un jour pour la traverser, et l’on rencontre ensuite le fleuve Kiang, qu’on peut suivre jusqu’à Canton. Nous savions que cette route valait infiniment mieux que la voie de terre, surtout quand on navigue sur des jonques mandarines et qu’on a pris de bonnes mesures d’approvisionnement. Toutes nos combinaisons réussirent si bien, que nous eûmes d’abord une sorte de frégate de guerre, armée, tant bien que mal, pour nous escorter ; puis deux superbes jonques, une pour les mandarins conducteurs et les gens de leur suite, et une autre pour nous. Nous avions expressément demandé à être seuls, afin d’être plus tranquilles, plus libres pour vaquer à nos exercices, et faire le ménage comme nous l’entendrions. Nous prîmes toutefois avec nous notre domestique Wei-chan, plus un cuisinier, qui, selon le témoignage du préfet de Nan-tchang-fou, était un artiste du premier mérite.
La question des approvisionnements fut décidée, par le gouverneur, avec une largesse qui tenait de la somptuosité. Dans le but de nous faire traiter plus sûrement selon nos goûts et nos désirs, il fit un décret enjoignant aux administrations de toutes les villes situées le long du fleuve que nous allions remonter d’avoir à nous fournir, à notre passage, cinq onces d’argent, ce qui vaut à peu près une cinquantaine de francs. Cette somme devait être entièrement à notre disposition pour le service de la table. Comme, sur cette route, les villes sont assez rapprochées, il se trouva que nous avions en réserve une somme énorme, lorsque nous arrivâmes à Canton. On verra plus tard quelle en fut la destination.
Les autorités de Nan-tchang-fou, il faut en convenir, firent les choses en grand, et nous traitèrent avec une pompe extraordinaire. Que l’on compare cette manière large et pleine de dignité du gouverneur du Kiang-si, avec le règlement mesquin qu’on suit à l’égard du colonel russe chargé de conduire, tous les dix ans, une légation de Kiaktha à Pékin. D’après une loi qui s’exécute ponctuellement, il est accordé, par jour, à ce représentant du tsar, un mouton, une tasse de vin, une livre de thé, une cruche de lait, deux onces de beurre, deux poissons, une livre d’herbes salées, quatre onces de fèves fermentées, quatre onces de vinaigre, une once de sel et deux soucoupes d’huile de lampe ; puis, tous les neuf jours, un dîner de quatre services à la chinoise.
Le personnel de l’escorte qui nous accompagnait depuis la capitale du Hou-pé fut remplacé à Nan-tchang-fou. Le Saule pleureur nous fit ses adieux, et nous reçûmes avec reconnaissance ses vœux et ses larmes. Au moment de nous embarquer, nous fûmes accostés, sur le quai, par deux bons bourgeois à figure pleine de franchise, qui nous souhaitèrent un bon voyage. Nous n’eûmes qu’à considérer un instant leur physionomie pour savoir à qui nous avions affaire. « Vous êtes chrétiens ? leur dîmes-nous. – Oui, Père, nous répondirent-ils, en regardant de côté et d’autre, pour voir si personne ne les observait. » Nous leur demandâmes, à la hâte, des nouvelles de la mission et de nos confrères, et nous fûmes obligés de nous séparer d’eux pour monter sur la jonque.
La mission de Kiang-si, confiée à la congrégation de Saint-Lazare, compte à peu près dix mille chrétiens, disséminés sur tous les points de la province. Ils sont, en général, pauvres et très timides. Il s’opère, tous les ans, un certain nombre de conversions ; mais la propagation de la foi y avance lentement, comme dans toutes les autres missions du Céleste Empire.
La jonque sur laquelle nous nous embarquâmes pour remonter le fleuve Tchang était un petit palais flottant. Nous avions un salon de compagnie, une chambre à coucher et une salle à manger ; tous ces divers appartements étaient d’une propreté exquise et ornés avec luxe. Les peintures et les dorures, répandues partout à profusion, avaient encore leur éclat relevé par ce beau vernis de Chine qui n’a pas son pareil au monde. Sur l’avant de la jonque étaient la cuisine et le logement des mariniers, qui pouvaient aisément faire la manœuvre et vaquer à leurs occupations, sans jamais venir dans notre quartier. À bâbord et à tribord, nous avions de larges fenêtres bizarrement découpées et garnies non pas de papier, selon la mode chinoise, mais de carreaux de verre, ce qui, dans le pays, est le comble de la magnificence. Pour la navigation des fleuves, on ne saurait rien imaginer de plus commode et de plus élégant que la jonque mandarine dont le préfet de Nan-tchang-fou avait fait choix. Durant notre séjour en Chine, accoutumés à voyager sur des barques marchandes et de transport, nous ne soupçonnions pas les Chinois de distinction capables de s’arranger des jonques pourvues de tant d’agréments.
La rivière que nous avions à remonter n’était pas très rapide. Cependant, quand le vent manquait, ou s’il était contraire, il fallait aller à force de rames. C’est ce qui arriva le premier jour. Le capitaine, qui sans doute avait reçu des instructions très détaillées au sujet de ce voyage, vint nous demander si nous étions bien à bord, si les mouvements de son ignoble jonque ne nous incommodaient pas. « Nous sommes à ravir ; ton merveilleux navire est pour nous un séjour de délices. – Cependant je m’aperçois que l’agitation est très grande sur l’arrière… ; et puis les matelots font beaucoup de bruit avec leurs rames. Il y a moyen de remédier à ces inconvénients ; je vais y pourvoir. » À ces mots, le capitaine exécuta une profonde salutation, et s’en retourna vers son équipage.
Quelques instants après nous n’entendîmes plus le bruit des rames, et la jonque nous parut dans une immobilité complète. Nous regardâmes par une de nos fenêtres, et nous vîmes fuir avec assez de rapidité les arbres dont étaient bordés les rivages du fleuve. Nous allions comme par enchantement. La chaloupe avait été mise à l’eau, et, par le moyen d’un long câble en rotin attaché à la proue, nous étions paisiblement remorqués contre le courant. C’était, en vérité, nous traiter avec une attention bien peu ordinaire. Nous crûmes devoir prévenir le capitaine qu’il n’était nullement nécessaire d’user, à notre égard, d’un tel ménagement ; qu’ayant eu l’habitude de longues navigations sur les mers les plus orageuses, il nous était facile de supporter le léger mouvement d’une jonque côtoyant une rivière. « Que les matelots rament ici ou dans la chaloupe, nous répondit-il, la fatigue est la même ; d’ailleurs j’exécute les ordres qui m’ont été donnés à Nan-tchang-fou. Il est d’usage de remorquer les jonques, lorsqu’elles ont à bord des mandarins supérieurs. »
De tels voyages sont de véritables parties de plaisir. On jouit d’abord d’une tranquillité profonde et inaltérable, et puis les paysages qui se déroulent le long de la route offrent des distractions d’une inépuisable variété. Nous oubliâmes, pendant quelques jours, les peines et les fatigues que nous endurions depuis plus de deux ans. La bonté toute paternelle de la Providence voulut bien nous accorder ces quelques instants de calme et de repos, en compensation des souffrances auxquelles nous avions été si longtemps en butte dans les affreux déserts de la Tartarie et du Thibet. Ces heures de délassement, nous les acceptâmes de la main de Dieu, le cœur plein de reconnaissance, comme nous avions accueilli avec résignation les jours d’épreuves et de tribulations.
Nous passâmes deux semaines dans notre ermitage flottant, sans en sortir une seule fois. Nous nous y trouvions si bien ! Lorsque nous rencontrions le long du fleuve, à droite ou à gauche, peu importe, quelque ville contribuable, on mouillait, et nous nous arrêtions, juste le temps nécessaire pour que les mandarins conducteurs pussent aller faire les sommations au tribunal et exiger l’impôt prescrit. Le versement se faisait avec assez d’exactitude et de célérité. Il y avait bien de temps en temps quelques difficultés à vaincre. Les fonctionnaires ne montraient pas toujours un très vif empressement à nous apporter à bord les sapèques fixées par le tarif. Ils nous envoyaient quelquefois des députations pour marchander et nous alléguer mille et une raisons pour se dispenser de fournir la totalité de la somme. Nous étions d’excellent accommodement et toujours disposés à ne recevoir absolument rien, pourvu, toutefois, qu’on nous donnât un billet constatant les motifs du refus, et signé par les autorités de la ville. Personne n’osant en venir là, les sapèques finissaient par arriver. Lorsqu’il y en avait, à bord de la jonque, un trop grand encombrement, Wei-chan les changeait en billets de banque payables au porteur, et les gardait lui-même sous clef ; nous nous contentions d’en tenir note.
Il n’est pas d’usage en Chine, de voyager la nuit, pas plus par eau que par terre. Tous les soirs, après le coucher du soleil, nous allions donc nous réfugier dans un port. Le mouillage avait lieu avec une certaine ostentation. La frégate de guerre chargée de nous escorter passait devant et choisissait l’emplacement convenable. Notre jonque et celle de nos conducteurs se rangeaient ensuite à ses côtés, et, lorsque tout le monde était paré, on tirait un coup de canon et on laissait tomber les ancres. Il va sans dire qu’il y avait en même temps détonation de pétards et musique de tam-tam. Dans la soirée, nous avions l’habitude de rendre visite à nos compagnons de voyage en passant d’un bord à l’autre. Le capitaine de la frégate était un vieux marin originaire du Fo-kien. On ne pouvait guère entretenir avec lui de longues conversations, car il ne parlait que l’idiome de sa province, auquel il entremêlait parfois quelques expressions chinoises plus ou moins défigurées. Après avoir donc échangé beaucoup de gestes et de pantomimes, nous montions sur la jonque du mandarin civil. Celui-ci, Pékinois pur sang, avait des manières élégantes et raffinées, comme il convient à un homme issu de la capitale du royaume des Fleurs. À son langage on reconnaissait tout de suite un citoyen de la métropole du Céleste Empire. Mais, par malheur, il aimait peu à causer. Sa physionomie, toujours pleine de tristesse et de mélancolie, dénotait que son âme était en proie à de vifs et profonds chagrins. Nous dûmes respecter sa douleur, et nous contenter de lui faire des visites courtes et de pure cérémonie.
Le matin, aussitôt que le jour paraissait, un coup de canon annonçait le moment du départ, et nous recommencions notre charmante promenade. Les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les voitures de poste, tous nos moyens prompts et rapides de locomotion sont assurément des inventions merveilleuses, que tout le monde admire et qu’on ne manque jamais d’apprécier beaucoup, quand on est pressé de se transporter quelque part ; mais il faut convenir que ces voyages accélérés sont entièrement dépourvus d’intérêt. On pourrait parcourir de cette façon la terre entière sans avoir aucune idée des pays qu’on aurait traversés et des peuples qu’on rencontrerait. C’est bien aujourd’hui qu’il est vrai de dire que les voyageurs sont colportés en Europe, absolument comme des ballots de marchandise. Désormais, ceux qui souhaiteront faire des voyages de luxe et d’agrément seront forcés de se rendre en Chine, et d’avoir une de ces jonques mandarines, qui les promène suavement de province en province, sur les fleuves et les canaux dont l’empire est sillonné. Les riches citoyens du royaume des Fleurs trouvent à louer, dans les grands ports, de jolis bateaux avec tout le confortable assorti à la civilisation chinoise. On exécute de la sorte des voyages ou plutôt de longues promenades en s’arrêtant partout où l’on veut, suivant l’exigence des affaires et les caprices de la fantaisie. Comme les villes les plus importantes sont ordinairement situées sur les bords de l’eau, il est facile d’étudier le pays, de connaître les mœurs et les usages de ses habitants.
En général, les Chinois sont très peu sédentaires. Sans sortir des limites de leur empire, ils peuvent faire de longs voyages et se former une idée de tous les climats et de toutes les productions de la terre. Quoique leurs moyens de transport soient lents et incommodes, on les voit se mettre en route avec une grande facilité. Dans les provinces du Midi, il faut presque toujours naviguer. À l’exception des bateaux dont nous venons de parler, les voyageurs ne rencontrent que des jonques sales et encombrées, où ils s’entassent les uns sur les autres, sans paraître, du reste, ressentir la moindre gêne. Ils demeurent là enfermés des mois entiers, avec une incompréhensible patience, vivant de riz cuit à l’eau et passant leur temps à fumer et à éplucher des graines de citrouille. Ceux qui veulent faire des économies dorment presque continuellement, le jour aussi bien que la nuit. Rien ne les trouble, ni la chaleur, ni la fumée du tabac et de l’opium, ni les conversations bruyantes qui ne cessent de résonner à leurs oreilles.
Dans le Nord, les systèmes de locomotion sont très fatigants et peut-être moins ennuyeux. Les gens de la classe aisée vont en palanquin ou en chariot, les autres à pied. Plusieurs montent des mulets, des chevaux, des ânes, ou se font traîner sur des brouettes. Les voitures chinoises ne sont pas suspendues, et on n’y trouve jamais de siège. Il faut s’y tenir assis, les jambes croisées, à la façon des tailleurs. Comme les routes sont remplies d’affreuses inégalités, les cahots deviennent perpétuels, et les pauvres voyageurs ne cessent d’être dans un danger imminent de se fracasser la tête. Les plus prudents ont l’habitude de garnir de coussinets les parois de la voiture pour amortir les coups qu’on se donne sans cesse à droite et à gauche. On verse très souvent, et c’est peut-être la raison pour laquelle les Chinois ont fait tant de progrès dans l’art si difficile de raccommoder les membres fracturés. Il serait bien plus simple de mieux arranger les chemins, et de fabriquer les véhicules de manière à leur procurer des allures moins brusques et moins saccadées.
Les routes les plus fréquentées des provinces du Nord sont pourvues de nombreuses hôtelleries, qu’il ne faut pas toujours juger d’après l’étiquette. À ne voir que les pompeuses enseignes dont elles sont ornées, on serait persuadé qu’on arrive dans le séjour des hommes les plus vertueux de l’univers, et que l’hôtelier, au milieu de ses hôtes, doit être un patriarche entouré d’une nombreuse famille. Les gros caractères qu’on lit à la porte d’entrée vous promettent paix, concorde, désintéressement, générosité, toutes les vertus fondamentales, et, de plus, l’abondance de toutes choses et l’accomplissement de tous les désirs. À peine a-t-on franchi le seuil, qu’on se trouve, en quelque sorte, dans une caverne de voleurs, où l’on cherche à vous piller tout en vous faisant mourir de faim et de misère. Comme les voyageurs savent parfaitement à quoi s’en tenir, relativement aux enseignes d’inépuisable abondance, ils ont soin de ne marcher jamais qu’avec un assortiment de provisions, il est d’usage que chacun porte suspendu à sa ceinture un petit sac rempli de feuilles de thé, et ceux qui ne peuvent pas se contenter de galettes de froment et de riz cuit à l’eau sont toujours accompagnés d’un coffre oblong, divisé en plusieurs compartiments remplis de hachis de viande, de poisson salé et de choucroute. Les Chinois appellent ces provisions de voyage hang-leang, c’est-à-dire « du sec et du froid ».
On trouve pourtant, dans les villes considérables, des auberges assez bien tenues, ayant des chambres particulières pour tous les voyageurs. Les Européens qui n’auraient pas de trop grandes habitudes de luxe pourraient encore les habiter avec plaisir, quoiqu’elles n’offrent pas, à beaucoup près, l’élégance et la recherche de nos beaux hôtels. On a la faculté de prendre ses repas à table d’hôte ou de se faire servir à la carte, en désignant, comme dans nos restaurants, les mets que l’on désire. Le service se fait avec assez de promptitude, et les convives ont rarement à attendre. Comme il est d’usage de commencer par boire du thé et puis de s’amuser avec de nombreuses friandises, les cuisiniers, ou, pour nous servir d’un terme plus convenable et plus digne, les mandarins de la marmite, ont tout le temps pour leurs manipulations culinaires. On apporte les mets avec une grande ostentation. Lorsque les garçons de l’établissement déposent les plats devant les convives, ils en disent les noms en chantant, de manière à être entendus de tout le monde. On comprend que cette méthode est assez ingénieuse pour exciter les consommateurs. Il arrive souvent que, par amour-propre, on demande des mets recherchés, très coûteux, et dont on se serait passé volontiers, si on eût dîné à huis clos. Quand le repas est fini, le premier garçon de l’hôtel se tient à la porte, et entonne une chanson qui n’est autre chose qu’une nomenclature des différents plats avec un refrain composé du total des dépenses. C’est alors que les convives sortent, et il faut convenir que c’est là le moment le plus critique et le plus solennel. Ceux qui ont dîné économiquement s’en vont d’un air contrit et humilié, et cherchent, en quelque sorte, à éviter les yeux de l’assistance. Les lords chinois, au contraire, qui ont mangé avec somptuosité et à très haut prix, sortent lentement, la pipe à la bouche, la tête en l’air et avec un regard fier et dédaigneux. Si l’on s’avisait d’adopter, en Europe, la méthode de proclamer solennellement, à la porte des restaurants, la carte des habitués, il serait à craindre que plus d’un convive ne se donnât de fréquentes indigestions à force d’amour-propre et de vanité.
Les Chinois, habituellement très sobres, se nourrissent à peine lorsqu’ils sont en voyage. Dans certaines provinces, ils ont un usage fort singulier, auquel il nous a été très difficile de nous accoutumer. Avant de se mettre en route, ils avalent, de grand matin, une bonne tasse d’eau chaude dans laquelle ils ont probablement fait dissoudre quelques grains de sel. Ils regardent cette mesure hygiénique comme des plus salutaires. Il est certain que les Chinois sont doués d’un estomac inconcevable et qu’ils savent gouverner à volonté. Ils supportent la faim et la soif avec la plus grande facilité, et, en revanche, lorsqu’il se présente une bonne occasion, ils engloutissent des quantités prodigieuses de riz, sans en éprouver la moindre incommodité. Ce sont de véritables gouffres. Il nous est arrivé de voyager dans certains districts du nord de la Chine, où l’on ne trouvait absolument rien à acheter. Les Chinois, qui se souciaient peu de se charger de provisions, supputaient ce qu’il leur fallait de vivres pour vingt-quatre heures, et le matin, à peine levés, ils déjeunaient, dînaient et soupaient tout à la fois. Pourvu qu’ils eussent leurs trois repas, ils étaient contents ; peu leur importait de les prendre par intervalles ou d’un seul coup.
Les habitants des grandes villes vont en palanquin ou à pied. Plusieurs cités importantes du Midi, construites sur l’eau à la manière de Venise, ont d’innombrables jolis petits bateaux qui sillonnent les rues changées en magnifiques canaux. Pékin offre une particularité assez remarquable ; on trouve, dans les quartiers les plus populeux, des stations de voitures avec un ou deux mulets d’attelage. On loue ces sortes de fiacres et de cabriolets chinois à l’heure ou à la course, absolument comme à Paris. Cet usage est très ancien dans l’Empire Céleste et ne paraît nullement avoir été emprunté à l’Europe. Il existait probablement dans les temps où nos bons aïeux vivaient encore dans les forêts.
Quoique les Chinois soient depuis fort longtemps en possession de l’invention des voitures, ils ne sont pas, tant s’en faut, aussi avancés que nous. Les fiacres de Pékin ne valent guère mieux que les détestables chariots de voyage dont nous avons déjà parlé. Ils sont seulement plus petits, plus élégants, coloriés et vernis avec luxe, garnis, à l’intérieur, de taffetas rouge ou vert, mais jamais suspendus. Cet inconvénient est beaucoup plus sensible dans la capitale que partout ailleurs. Les rues principales, jadis pavées avec de larges dalles, n’ayant subi aucune réparation depuis peut-être plus de deux cents ans, il en manque aujourd’hui presque autant qu’il en reste ; de sorte qu’on rencontre partout de grands trous carrés bordés de pierres de taille. On comprend combien cela doit être commode pour la circulation des voitures. Aussi les voit-on courir en bondissant, tantôt d’un côté et tantôt d’un autre. Leurs roues sont, il est vrai, d’une grande solidité, et rarement elles cassent ; mais cela n’empêche pas les fiacres de verser très souvent. Durant notre séjour à Pékin, il nous est arrivé une fois de prendre, pour une longue course, une de ces abominables machines ; nous y fûmes maltraités d’une manière si atroce, que nous résolûmes de ne plus employer désormais un tel moyen de transport. Les Chinois s’en accommodent ; ils sont là paisiblement assis, fumant leur pipe tout à l’aise et s’abandonnant, avec une merveilleuse élasticité, aux cahots les plus brusques, aux soubresauts les plus imprévus. Nous n’avons jamais appris que personne se fût fracassé la tête. Les cochers, n’ayant d’autre siège qu’un des brancards du timon, y conservent un équilibre imperturbable.
Pour nous résumer, tous les systèmes de locomotion usités en Chine sont ou fatigants, ou dangereux, ou ennuyeux. Il arrive même qu’ils réunissent, comme les chariots, les trois inconvénients à la fois. Les jonques mandarines sont ce que nous avons rencontré de mieux et de plus confortable. Depuis que nous étions partis de Nan-tchang-fou pour remonter le fleuve Tchang, les journées s’écoulaient avec une rapidité et un calme indicibles. Nous profitâmes de cette période de paix et de tranquillité pour recueillir nos souvenirs et rassembler les notes qui nous aident aujourd’hui à rédiger cette relation. Ce coup d’œil jeté sur toutes nos anciennes tribulations fut pour nous une source d’émotions pleines de suavité. On ne peut goûter pleinement les douceurs du repos qu’à la suite de longues fatigues. Quand le marin est entré dans le port, il aime souvent à penser aux furieuses tempêtes de l’Océan, et les extases de la félicité sont uniquement réservées par la Providence aux cœurs qui ont été broyés par les souffrances.
Ces journées de douce et paisible navigation nous procurèrent la connaissance de la littérature légère des Chinois. Notre domestique Wei-chan était un grand lecteur ; toutes les fois qu’il descendait à terre, il revenait avec une abondante provision de petites brochures, qu’il allait ensuite dévorer dans sa cabine. Ces productions éphémères des faciles pinceaux des lettrés se composent ordinairement de contes, de nouvelles, de poésies, de petits romans, de biographies des hommes illustres et des grands scélérats de l’empire, de récits merveilleux et fantastiques. Les Grecs avaient fixé le séjour des monstres et des êtres chimériques en Orient, dans les pays inconnus. Les Chinois le leur ont bien rendu : c’est toujours en Occident, par-delà les grandes mers, qu’ils placent les hommes-chiens, le peuple à longues oreilles traînant jusqu’à terre, le royaume des femmes et celui dont les habitants ont un trou au milieu de la poitrine. Lorsque les mandarins de ces curieuses contrées se mettent en route, on leur passe tout bonnement un bâton à travers la poitrine, et ils s’en vont ainsi, appuyés sur les épaules de deux domestiques. Si les porteurs sont vigoureux, ils enfilent ensemble, le long d’une barre, plusieurs voyageurs. Tous ces contes sont à peu près dans le goût des aventures de Gulliver chez les Lilliputiens.
Parmi ces nombreuses brochures, il en est un certain nombre dont l’immoralité fétide et nauséabonde suinte presque à chaque page. Les Chinois aiment à repaître leur imagination de ces lectures licencieuses, qui, du reste, ne leur apprennent pas grand-chose de nouveau. Nous trouvâmes dans la collection de Wei-chan, quelques cahiers fort curieux, et que nous parcourûmes avec le plus vif intérêt. C’étaient des recueils des proverbes, des maximes et des sentences les plus populaires. Nous en fîmes quelques extraits, que nous allons reproduire ; nous pensons qu’on les lira avec plaisir, comme un spécimen du caractère et de l’esprit chinois. On en remarquera peut-être plusieurs pleins de sel et de finesse, et que la Rochefoucauld n’eût certainement pas désavoués.
« Le sage fait le bien comme il respire ; c’est sa vie.
On peut être décent sans être sage ; mais on ne saurait être sage sans être décent.
La décence est le teint de la vertu et le fard du vice.
Mes livres parlent à mon esprit, mes amis à mon cœur, le ciel à mon âme, tout le reste à mes oreilles.
Le sage ne dit pas ce qu’il fait, mais il ne fait rien qui ne puisse être dit.
L’attention aux petites choses est l’économie de la vertu.
La raillerie est l’éclair de la calomnie.
L’homme peut se courber vers la vertu ; mais la vertu ne se courbe jamais vers l’homme.
Le repentir est le printemps des vertus.
La vertu ne donne pas les talents, mais elle y supplée : les talents ne donnent ni ne suppléent la vertu.
Qui trouve du plaisir dans le vice et de la peine dans la vertu est encore novice dans l’un et dans l’autre.
On peut se passer des hommes ; mais on a besoin d’un ami.
Le cérémonial est la fumée de l’amitié.
Si le cœur n’est pas de moitié avec l’esprit, les pensées les plus solides ne donnent que de la lumière : voilà pourquoi la science est si peu persuasive, et la probité si éloquente.
Le plaisir de bien faire est le seul qui ne s’use pas.
Cultiver la vertu est la science des hommes, et renoncer à la science est la vertu des femmes.
Il faut écouter sa femme et ne pas la croire.
À moins d’être bête et sourd, quel métier que celui de beau-père ! Si, avec une femme et une bru, on a encore des sœurs et des belles-sœurs, des filles et des nièces, il faut se faire craindre comme un tigre pour pouvoir y tenir.
La mère la plus heureuse en filles est celle qui n’a que des garçons.
L’esprit des femmes est d’argent-vif, et leur cœur est de cire.
Les femmes les plus curieuses baissent volontiers les yeux pour être regardées.
La langue des femmes croît de tout ce qu’elles ôtent à leurs pieds.
Quand les hommes sont ensemble, ils s’écoutent ; les femmes et les filles se regardent.
La fille la plus timide a du courage pour médire.
Les beaux chemins ne vont pas loin.
Arbre renversé par le vent avait plus de branches que de racines.
Chien au chenil aboie à ses puces ; chien qui chasse ne les sent pas.
Qui se laisse donner n’est pas bon à prendre.
On chante à la cour pour boire, on boit au village pour chanter.
Les grandes âmes ont des vouloirs ; les autres n’ont que des velléités.
La prison est fermée jour et nuit, cependant elle est toujours pleine ; les temples sont toujours ouverts, et on n’y trouve personne.
Toutes les erreurs n’ont qu’un temps ; après cent millions de difficultés, de subtilités, de sophismes, de tournures et de mensonges, la plus petite vérité est encore tout ce qu’elle était.
Quel est l’homme le plus insupportable ? Celui qu’on a offensé et à qui l’on ne peut rien reprocher.
Accueillez vos pensées comme des hôtes, et traitez vos désirs comme des enfants.
Qui s’agite pour faire le bien en a peu fait ; qui y cherche à être vu et remarqué ne le continuera pas longtemps ; qui y met de l’humeur et du caprice le finira mal ; qui n’y vise qu’à éviter des fautes et des reproches n’y acquerra jamais de vertus.
Un jour en vaut trois pour qui fait chaque chose en son temps.
Moins on a d’indulgence pour soi, plus il est aisé d’en avoir beaucoup pour les autres.
On mesure les tours par leur ombre, et les grands hommes par leurs envieux.
Il faut faire vite ce qui ne presse pas, pour faire lentement ce qui presse.
Qui veut procurer le bien des autres a déjà assuré le sien.
Il en est de la cour comme de la mer, le vent qu’il fait décide de tout.
Oh ! quel plaisir que celui de donner ! Il n’y aurait point de riches, s’ils étaient capables de le sentir.
Les riches trouvent des parents dans les pays étrangers les plus éloignés ; les pauvres n’en trouvent pas dans le sein même de leur famille.
On va à la gloire par le palais, à la fortune par le marché et à la vertu par les déserts.
Les vérités qu’on aime le moins à apprendre sont celles qu’on a le plus d’intérêt à savoir.
On pardonne tout à qui ne se pardonne rien.
Ce sont les plus riches qui manquent de plus de choses.
Quel est le plus grand menteur ? Celui qui parle le plus de soi.
Il ne faut pas employer ceux qu’on soupçonne, ni soupçonner ceux qu’on emploie.
Un sot ne s’admire jamais tant que lorsqu’il a fait quelque sottise.
Quand une chanson donne de la célébrité, la vertu n’en donne guère.
On n’a jamais tant besoin de son esprit que lorsqu’on a affaire à un sot.
Tout est perdu quand le peuple craint moins la mort que la misère ».
Après quinze jours d’excellente navigation, nous parvînmes au pied de la montagne Mei-ling. Nous dîmes adieu à notre jonque mandarine, et nous rentrâmes dans nos palanquins. Au soleil levant, nous commençâmes à gravir les flancs âpres et escarpés du Mei-ling. Il y a plusieurs chemins, mais on ne se donne pas la peine de choisir ; presque tous présentent à peu près les mêmes difficultés. Cette multitude de sentiers vient du nombre considérable de voyageurs et de portefaix qui sont obligés de franchir cette montagne. C’est, en effet, le seul passage pour toutes les marchandises que le commerce de Canton déverse continuellement dans les provinces intérieures de l’empire. On ne peut voir, sans éprouver un serrement de cœur, tous ces malheureux chargés d’énormes fardeaux, se traîner péniblement sur ces routes tortueuses et presque perpendiculaires. Ceux que la misère condamne à ces travaux forcés vivent, dit-on, peu de temps. Cependant nous remarquâmes parmi ces longues files de portefaix quelques vieillards courbés sous leur charge, et pouvant à peine soutenir leur marche chancelante. De distance en distance, on rencontre des hangars en bambou, où les voyageurs vont se mettre un peu à l’ombre, boire quelques tasses de thé et fumer une pipe de tabac pour se donner un peu de courage.
Nous arrivâmes vers midi au sommet de la montagne. On y voit une sorte d’arc de triomphe, en forme d’un immense portail ; d’un côté finit la province de Kiang-si et de l’autre commence celle de Canton. Nous éprouvâmes comme une commotion involontaire, lorsque nous eûmes franchi cette porte, car nous mettions enfin le pied dans cette province qui communique directement avec l’Europe. Il nous semblait que nous étions seulement à quelques pas de Canton ; or, Canton c’était pour nous l’Europe, c’était la France, la patrie avec les plus chers souvenirs du cœur ! Nous descendîmes la montagne Mei-ling avec lenteur et précaution, pour ne pas nous briser contre les rochers, dont la route était parsemée, et nous arrivâmes sur le soir à Nan-hioung. Cette ville est célèbre par ses entrepôts et son vaste port, où se rendent toutes les jonques qui remontent la rivière de Canton. Nous allâmes loger sur le quai, dans un vaste et magnifique palais communal. Ces derniers quinze jours de navigation nous avaient été si favorables, que nous nous empressâmes d’exprimer au préfet de la ville notre désir de descendre encore sur une jonque mandarine le fleuve de Canton.
Le lendemain tout fut promptement réglé conformément à notre pétition. Cependant il fut décidé que nous passerions la journée à Nan-hioung, afin de donner aux capitaines des jonques le temps de faire leurs préparatifs. Nous dînâmes, en grande cérémonie, avec les principaux fonctionnaires, qui nous firent une courtoisie à laquelle nous étions loin de nous attendre. Aussitôt que nous fûmes levés de table, nous fûmes invités à aller fumer et prendre le thé dans une vaste cour, sous l’épais feuillage d’une allée de grands arbres. Il y avait alors à Nan-hioung une célèbre troupe d’acrobates ; et le préfet de la ville avait eu la pensée de nous faire donner une représentation. Quand nous entrâmes dans la cour avec les mandarins, nous fûmes accueillis par une musique bruyante et d’une harmonie très équivoque ; déjà les cordes étaient tendues, et les artistes ne tardèrent pas à exécuter leurs évolutions. Les Chinois sont très habiles danseurs de corde ; on conçoit que des hommes dont les membres sont doués de tant d’élasticité et de souplesse doivent nécessairement réussir dans ce genre d’exercices. On distinguait dans cette troupe d’acrobates deux femmes qui, malgré leurs incroyables petits pieds de chèvre, voltigeaient sur la corde avec une agilité qui tenait du prodige.
Quoiqu’il soit interdit aux femmes de monter sur le théâtre pour y jouer des rôles, les usages chinois leur permettent de danser sur la corde et de figurer dans les exercices d’équitation. Elles se montrent, en général, beaucoup plus aptes et plus habiles que les hommes pour ces sortes de représentations. Il y a, dans le nord de la Chine, des hippodromes ambulants, et ce sont toujours les femmes qui excellent dans l’art de conduire les chevaux, et qui montrent le plus d’adresse pour exécuter les tours les plus difficiles. On ne comprend pas comment elles peuvent se tenir debout sur un pied, pirouetter, passer en des cerceaux et cabrioler, pendant que le cheval galope et bondit dans la lice.
La mode des petits pieds est générale en Chine, et remonte, dit-on, à la plus haute antiquité. Les Européens aiment assez à se persuader que les Chinois, cédant à l’exagération d’un sentiment très avouable, ont inventé cet usage, afin de tenir les femmes recluses dans l’intérieur de leur maison, et de les empêcher de se répandre au dehors. Quoique la jalousie puisse trouver son compte dans cette étrange et barbare mutilation, nous ne croyons pas cependant qu’on doive lui en attribuer l’invention. Elle s’est introduite insensiblement et sans propos délibéré, comme cela se pratique, du reste, pour toutes les modes. On prétend que, dans l’antiquité, une princesse excita l’attention de tout le monde par la délicate exiguïté de ses pieds. Comme elle était, d’ailleurs, douée des qualités les plus remarquables, elle donna le ton à la fashion chinoise, et les dames de la capitale ne tardèrent pas à en faire le type de l’élégance et du bon goût. L’admiration pour les petits pieds fit des progrès rapides, et il fut admis qu’on avait enfin trouvé le critérium de la beauté ; et, comme il arrive toujours qu’on se passionne pour les futilités nouvelles, les Chinoises cherchèrent, par tous les moyens imaginables, à se mettre à la mode. Celles qui étaient déjà d’un âge rassis eurent beau user d’entraves et de moyens de compression, il leur fut impossible de supprimer les développements légitimes de la nature, et de donner à leur base la tournure mignonne tant désirée. Les plus jeunes eurent la consolation d’obtenir quelques succès ; mais vagues, assez médiocres et de peu de durée. Il n’était réservé qu’à la génération suivante d’assurer complètement le triomphe des petits pieds. Les mères les plus dévouées à la mode nouvelle ne manquaient pas, s’il leur naissait une fille, de serrer et de comprimer, avec des bandelettes, les pieds de ces pauvres petites créatures, afin d’empêcher tout développement. Les résultats d’une pareille méthode ayant paru satisfaisants, elle fut généralement admise dans tout l’empire.
Les femmes chinoises, les riches comme les pauvres, celles des villes et celles de la campagne, sont donc toutes estropiées ; elles n’ont, en quelque sorte, à l’extrémité de leurs jambes, que d’informes moignons, toujours enveloppés de bandelettes, et d’où la vie s’est retirée. Elles chaussent de petites bottines très gracieuses et richement brodées ; c’est là-dessus qu’elles se soutiennent en se balançant presque continuellement. Leur démarche a quelque chose de sautillant, et ressemble beaucoup à celle des Basques lorsqu’ils sont montés sur des échasses.
Les femmes chinoises, avec leurs petits pieds de chèvre, n’éprouvent pas pour marcher autant de difficulté qu’on se l’imagine. Comme elles y sont habituées dès leur naissance, elles n’ont pas plus d’embarras que certains boiteux qu’on voit souvent courir avec assez d’agilité. Lorsqu’on les rencontre dans les rues, on dirait, à leurs petits pas chancelants, qu’elles peuvent à peine se soutenir ; mais c’est là quelquefois une affectation et une manière de se donner de la grâce. Elles sont, en général, si peu embarrassées, que, si elles pensent n’être pas vues, elles courent, sautent et folâtrent avec une admirable aisance. L’exercice favori des jeunes filles chinoises est le jeu de volant ; mais, au lieu de se servir de raquettes, c’est avec le revers de leur petit brodequin qu’elles reçoivent et se renvoient mutuellement le volant. Elles sont donc toujours à cloche-pied, et, comme il leur arrive de passer des journées entières à ce jeu, il est permis de présumer que leurs moignons ne leur causent ni beaucoup de douleurs ni une grande fatigue.
Tous les habitants du Céleste Empire raffolent des petits pieds des femmes. Les jeunes filles qui, dans leur enfance, ne les ont pas serrés, trouvent très difficilement à se marier. Aussi les mères ne manquent-elles pas de porter sur ce point toute leur sollicitude. Les femmes tartares-mandchoues ont conservé l’usage des grands pieds ; mais les mœurs du pays conquis ont eu sur elles une telle influence, que, pour se donner une démarche à la mode, elles ont inventé des souliers dont la semelle extrêmement élevée se termine en cône. Elles vont ainsi d’une manière peut-être plus chancelante encore que les femmes chinoises.
Cette mode des petits pieds est, sans contredit, barbare, ridicule et nuisible au développement des forces physiques ; mais comment porter remède à cette déplorable habitude ? C’est la mode ! et qui oserait se soustraire à son empire ? Les Européens, d’ailleurs, ont-ils bien le droit de censurer les Chinois avec tant d’amertume sur un point délicat ? Eux-mêmes ne prisent-ils donc pas aussi un peu les petits pieds ? Ne se résignent-ils pas tous les jours à porter des chaussures d’une largeur insuffisante et qui leur font subir d’atroces douleurs ? Que répondraient les femmes chinoises, si l’on venait un jour leur dire que la beauté consiste non pas à avoir des pieds imperceptibles, mais une taille insaisissable, et qu’il vaut infiniment mieux avoir le corsage d’une guêpe que des pieds de chèvre ?… Qui sait ? Les Chinoises et les Européennes se feraient peut-être de mutuelles concessions, et finiraient par adopter les deux modes à la fois. Sous prétexte d’ajouter quelque chose à leur beauté, elles ne craindraient pas de réformer complètement l’œuvre du Créateur.
La représentation que nous donnèrent les acrobates de Nan-hioung dura presque toute la soirée. Les manœuvres furent très divertissantes ; mais nous ne pûmes y donner qu’une médiocre attention. La pensée que, dans quelques jours, nous serions arrivés à Macao, nous préoccupait sans cesse et nous causait de trop vives émotions pour qu’il nous fût permis d’accorder une attention soutenue à l’habileté des danseurs de corde.
Le lendemain matin nous nous embarquâmes sur des jonques construites et ornées dans le goût de celles qui nous avaient portés jusqu’à la montagne Mei-ling. Ce qui nous restait à faire de notre si long et si pénible voyage n’était plus qu’une promenade. Nous n’avions, en quelque sorte, qu’à nous laisser entraîner par le courant de l’eau, pour arriver en paix à Canton. Aussitôt qu’on eut levé l’ancre et que nous vîmes notre jonque fuir rapidement le long du rivage, notre âme fut tout à coup pénétrée d’une suave mélancolie. Nous nous souvenions qu’en 1840 nous avions pénétré dans l’empire en remontant ce même fleuve. Voici ce que nous écrivions, à cette époque, à un de nos bons amis de France, en lui racontant notre départ de Canton et notre première introduction en Chine. Notre lettre était datée d’une chrétienté peu éloignée de la montagne Mei-ling.
« Vers six heures du soir, on me fit la toilette à la chinoise ; on me rasa les cheveux, à l’exception de ceux que je laissais croître, depuis bientôt deux ans, au sommet de la tête ; on leur ajusta une chevelure étrangère, on tressa le tout et je me trouvai en possession d’une queue magnifique qui descendait jusqu’aux jarrets. Mon teint, pas déjà trop blanc, comme vous le savez, fut encore artificiellement rembruni par une couleur jaunâtre. Mes sourcils furent découpés à la manière du pays ; de longues et épaisses moustaches, que je cultivais depuis longtemps, dissimulaient la tournure européenne de mon nez ; enfin les habits chinois vinrent compléter la contrefaçon…
Quand la nuit fut close, nous nous dirigeâmes solennellement vers la jonque qui devait, en remontant la rivière de Canton, nous conduire jusqu’à Nan-hioung, aux confins de la province de Kiang-si. Un grand gaillard de Chinois, monté sur son long système de jambes, ouvrait la marche ; un de nos courriers le suivait de près ; je suivais le courrier et derrière moi venait un séminariste chinois, destiné à la mission de Kiang-si. Nous formions ainsi à nous quatre, comme un fil conducteur qui devait nous diriger dans ce grand labyrinthe qu’on appelle Canton.
Cette ville, telle que j’ai pu l’entrevoir, m’a produit l’effet d’un immense guet-apens. Ses rues sont malpropres, étroites, tortueuses et façonnées en tire-bouchon. On dirait qu’il n’est pas vrai pour ses habitants, comme pour tout le monde, que la ligne droite soit le plus court chemin pour aller d’un endroit à un autre. Maintenant, si, dans toutes ces rues capricieuses, si, à la face de toutes ces maisons bizarrement découpées, vous jetez avec profusion de petites lanternes et des lanternes monstres, des lanternes de toutes les formes, ornées de caractères chinois de toutes les couleurs, vous aurez une idée de Canton vu à la hâte à la lueur des falots.
Parmi cette immense population qui sillonnait en tous sens ces rues nombreuses, notre grande affaire, à nous, était de ne pas nous perdre mutuellement de vue et de ne pas rompre la chaîne qui nous conduisait ; elle fut brisée ! Au détour d’une ruelle obscure le courrier échelonné devant moi ne vit plus le Chinois qui ouvrait la marche, et qui seul connaissait le chemin. Une fois disparu, où le chercher ? La rue que nous suivions se terminait en patte d’oie, et nous ne savions par où nous avait échappé notre conducteur. Notre perplexité fut grande, nous criâmes, nous appelâmes notre guide de tous côtés ; la Providence nous le rendit enfin. Il s’était aperçu que personne ne le suivait, et, revenant alors sur ses pas, il nous avait retrouvés à l’endroit même où il nous avait perdus. Nous reprîmes gaiement notre route, et nous entrâmes enfin dans la jonque, en bénissant le Seigneur du fond de l’âme. Les bateliers n’ayant pas encore terminé leurs préparatifs, nous ne pûmes partir que le lendemain. Nous passâmes donc la nuit sur le fleuve, en face de la ville, et, pour ainsi dire, à la barbe du vice-roi[82]…
La rivière de Canton, pendant la nuit, est, en vérité, ce que j’ai vu de plus fantastique. On peut dire qu’elle est presque aussi peuplée que la ville. L’eau est couverte d’une quantité prodigieuse de barques de toutes les dimensions et d’une variété impossible à décrire. La plupart affectent la forme de divers poissons, et il va sans dire que les Chinois ont choisi pour modèles les plus bizarres et les plus singuliers. Il en est qui sont construites comme des maisons, et celles-là ont une réputation équivoque ; toutes sont richement ornées : quelques-unes resplendissent de dorures, d’autres sont sculptées avec élégance, dentelées et comme percées à jour, à la façon des boiseries de nos vieilles cathédrales. Toutes ces habitations flottantes, entourées de jolies lanternes, se meuvent et se croisent sans cesse, sans jamais s’embarrasser les unes les autres. C’est vraiment admirable ! On voit bien que c’est une population aquatique, une population qui naît, vit et meurt sur l’eau. Chacun trouve sur la rivière ce qui est nécessaire à sa subsistance. Durant la nuit, je m’amusai longtemps à voir passer et repasser devant notre jonque foule de petites embarcations, qui n’étaient autre chose que des boutiques d’approvisionnement, des bazars en miniature. On y vendait des potages, des poissons frits, du riz, des gâteaux, des fruits, etc. ; enfin, pour compléter cette fantasmagorie, ajoutez le bruit continuel du tam-tam et les détonations incessantes des pétards.
Le lendemain mercredi, nous partîmes de grand matin, le cœur plein d’espoir. Notre petite barque nous convenait à ravir ; l’équipage était peu nombreux ; trois jeunes gens nous servaient de matelots, et leur vieille mère, assise au gouvernail, faisait l’office de pilote. Ces jeunes gens nous paraissaient d’une précieuse simplicité, et déjà nous disions tout doucement entre nous : Voilà qui va bien, ces candides matelots n’auront pas la malice de nous soupçonner.
Le Tigre ne m’a paru offrir sur ses bords rien de bien remarquable. Il serpente et se traîne ordinairement à travers une longue chaîne de montagnes ; et, lorsque son lit peu profond n’est pas strictement encaissé dans de hautes roches taillées à pic, il laisse de côté et d’autre, sur les deux rives, des plaines plus ou moins étendues d’un sable fin et blanchâtre. Quelques champs de riz et de froment, de riches plantations de bambous et de saules pleureurs, beaucoup de hautes collines, la plupart stériles et décharnées, quelques-unes offrant pour toute parure, sur une légère couche de terre rouge, de rares bouquets de pins et une herbe desséchée que broutent nonchalamment de grands troupeaux de buffles : voilà ce qu’on rencontre le plus souvent en remontant son cours. En plusieurs endroits, on voit d’énormes masses de pierres calcaires qu’on dirait taillées de main d’homme, depuis la base jusqu’au sommet, ou coupées en deux pour ouvrir un lit à la rivière. J’ai demandé aux Chinois d’où venaient ces singularités. La question ne les a pas embarrassés le moins du monde. – C’est le grand empereur Yao, m’ont-ils répondu, qui, aidé de son Premier ministre Chun, a fait partager ces montagnes, pour faciliter l’écoulement des eaux, après la grande inondation. Vous savez, mon cher ami, que, d’après la chronologie chinoise, cette grande inondation correspond au temps du déluge de Noé.
Une de ces rives, qui s’élevait perpendiculairement, comme une muraille colossale d’un seul bloc, était enrichie, par un surcroît, d’un phénomène que je fus longtemps à comprendre. On voyait, à une grande hauteur, deux espèces de galeries creusées dans le rocher. Sur ces galeries apparaissaient comme des figures humaines, qui semblaient se mouvoir parmi d’innombrables lumières ; de temps en temps des matières enflammées descendaient et venaient s’éteindre dans le fleuve. Notre jonque approcha, et alors nous vîmes amarrées au pied de la colline une foule de petites nacelles remplies de passagers. Cet endroit n’était autre chose qu’un célèbre pèlerinage du diable. Ceux qui venaient y pratiquer leurs superstitions passaient de leurs barques dans un souterrain, puis montaient, par un escalier creusé dans l’intérieur de la montagne, jusqu’aux galeries supérieures. Là se trouvent les idoles privilégiées qui attirent de fort loin un si grand nombre de pèlerins[83]. »
En parcourant de nouveau cette rivière, à six années d’intervalle, nous aimions à rappeler nos impressions d’autrefois, et à contempler ces sites qui avaient frappé nos regards à l’époque de notre entrée en Chine ; nous revîmes avec émotion ces montagnes agrestes, qui forment comme une digue naturelle aux eaux du Tigre, cette pagode creusée dans la roche vive, et ces douanes échelonnées sur le rivage, qui, lors de notre premier passage, nous avaient causé tant de tourments. À mesure que nous avancions, le lit du fleuve s’élargissait, et les jonques cantonaises, qui remontaient le courant de l’eau, devenaient plus nombreuses. Le bruit des avirons et le chant grêle et nasillard des matelots remplissaient l’air d’une sauvage et mélancolique harmonie, que nous écoutions avec un sentiment vague de tristesse et de bonheur. Il nous semblait que nous pénétrions pour la première fois dans l’Empire Céleste, et que nous venions de dire adieu pour toujours à la colonie européenne de Canton et de Macao… Nous allions au contraire la revoir !
Le sixième jour après notre départ de Nan-hioung, le Tigre avait cessé de rouler ses eaux bleuâtres à travers les montagnes, et nous entrions dans une vaste plaine richement cultivée. De temps en temps nous sentions dans les airs des émanations fortes et vivifiantes qui semblaient nous dilater la poitrine. C’était l’odeur de la mer ; Canton n’était pas éloigné. Debout, immobile sur le pont de la jonque, les yeux fixés en avant avec anxiété, nous éprouvions déjà ces légers frissons qui précèdent toujours les fortes émotions du retour, après une longue absence. Les derniers rayons du soleil achevaient de s’éteindre à l’horizon, lorsque nous aperçûmes comme une immense forêt dépouillée de feuillage et de branches, et ne conservant que le tronc de ses grands arbres. Le courant, la brise et la marée nous poussaient avec rapidité dans la rade de Canton. Parmi ces mâts innombrables de jonques chinoises, nous en remarquâmes quelques-unes plus élevées que les autres. La structure particulière de leurs vergues nous fit éprouver un subit tressaillement, et nos yeux se mouillèrent de larmes. Bientôt nous vîmes se dessiner, au milieu des barques cantonaises, les formes grandioses et imposantes d’un bateau à vapeur et de plusieurs navires de la compagnie des Indes. Parmi les banderoles de toutes couleurs qui s’agitaient dans les airs, nous distinguâmes les pavillons des États-Unis, de l’Angleterre et du Portugal… Celui de la France n’y était pas ! Mais, quand on se trouve aux extrémités du monde, sur une terre inhospitalière, en Chine enfin, il semble que tous les peuples de l’Occident ne forment qu’une seule et grande famille. La simple vue d’un pavillon européen fait battre le cœur ; car il réveille tous les souvenirs de la patrie.
En traversant le port de Canton sur notre jonque mandarine, nos yeux cherchaient avec une avide curiosité tout ce qui n’était pas chinois. Nous longeâmes les flancs d’un brick anglais, et nous ne pouvions nous rassasier de contempler ces matelots en petit chapeau ciré, qui, rangés en file contre les bastingages, nous regardaient passer, sans se douter assurément qu’ils avaient sous les yeux deux Frenchmen tout récemment descendus du plateau de la haute Asie. Ils devaient probablement s’abandonner à de fort amusantes observations sur nos allures chinoises, pendant que nous étions à nous extasier sur leurs étonnantes physionomies. Ces figures rubicondes avec des yeux bleus, un long nez et des cheveux blonds ; ces habits étriqués et, en quelque sorte, collés sur les membres, tout cela nous paraissait prodigieusement drôle. Une gracieuse embarcation peinte en vert et recouverte d’une tente de toile blanche, passa à côté de nous. Il y avait dedans trois gentlemen qui, le cigare à la bouche, se donnaient le charme et les douceurs d’une promenade aquatique. Rien de plus grotesque, pour des yeux asiatiques, que leur accoutrement. Ils étaient en chapeau noir, en pantalon blanc, gilet blanc et jaquette blanche. Un Thibétain eût éclaté de rire, en voyant ces figures sans barbe et sans moustaches, mais, en revanche, ayant sur chaque joue un gros paquet de poil rouge tout frisé. Nous comprîmes alors combien les Européens devaient paraître ridicules dans les pays qui n’ont aucune connaissance de leurs usages et de leurs modes.
Après mille circuits dans ce vaste port, nous abordâmes à un petit débarcadère. Un mandarin nous y attendait. On nous fit entrer dans des palanquins, et nous fûmes transportés au pas de course, au centre de la ville dans la maison particulière d’un fonctionnaire civil de rang inférieur. Enfin nous étions donc arrivés à Canton ; c’était au mois d’octobre 1846, six mois après notre départ de Lha-ssa. Lorsque nous quittâmes la capitale du Thibet, il nous semblait que nous n’arriverions pas au terme du voyage que nous entreprenions, tant la route était longue et semée d’écueils de tout genre. Selon toutes les probabilités humaines, nous devions périr de fatigue et de misère. Mais la Providence ne nous abandonna jamais, et nous conduisit presque miraculeusement jusqu’au bout, au milieu des dangers dont nous étions sans cesse environnés. Aussitôt que nous fûmes entrés dans les appartements qu’on nous avait assignés, nous tombâmes à genoux et nous rendîmes grâces à Dieu pour tous les bienfaits qu’il nous avait si libéralement prodigués, durant ces laborieuses courses, entreprises pour glorifier son nom et étendre son royaume sur la terre.
Peu de temps après notre arrivée à Canton, nous reçûmes la visite d’un long Chinois, qui se présenta en qualité d’interprète officiel de l’administration. Après nous avoir débité, du mieux qu’il put, tout ce qu’il savait d’anglais, de français, de portugais et d’espagnol, nous lui dîmes que, s’il voulait bien se donner la peine de parler chinois, les affaires iraient plus rondement. Il ne voulut jamais s’y déterminer. Sous prétexte qu’il était interprète, le malheureux s’obstinait à jargonner un langage inintelligible. Nous lui demandâmes si M. van Bazel, consul néerlandais, se trouvait à Canton. « Yes, yes, signor, nous répondit-il. – Dans ce cas nous allons lui écrire une lettre, et nous te prierons de la lui faire parvenir immédiatement. »
Nous connaissions depuis longtemps M. van Bazel, et nous savions combien il avait toujours été plein de dévouement et de sympathie pour les missionnaires catholiques. Nous le priâmes de nous envoyer des journaux ; car nous étions privés de nouvelles d’Europe depuis plus de trois ans. L’interprète partit et ne tarda pas à revenir avec un portefaix chargé d’un énorme ballot de gazettes anglaises. Le consul de Hollande avait eu l’amabilité de joindre à son envoi quelques bouteilles de vin de Bordeaux, pour nous retremper, disait-il, dans les souvenirs de la patrie. Nous passâmes la nuit tout entière à fouiller dans cet amas incohérent de nouvelles qui se trouvaient entassées au milieu de notre chambre. En tête d’un des premiers journaux que le hasard nous mit entre les mains, nous lûmes un article des plus curieux. En voici la traduction : « Nous avons reçu dernièrement la nouvelle de la mort lamentable de deux pères de la mission de la Tartarie mongole… »
Après un court aperçu sur les pays tartares, l’auteur de l’article poursuit ainsi : « Un lazariste français nommé Huc arriva, il y a environ trois ans, chez quelques familles chinoises établies dans la vallée des Eaux-Noires, à environ deux cents lieues de marche de la Grande Muraille. Un autre lazariste[84], dont le nom m’est inconnu, se joignit à lui dans le dessein de former une mission parmi les bouddhistes mongols. Ils étudièrent la langue tartare avec les lamas des monastères voisins ; il paraît qu’ils ont été pris pour des lamas étrangers, et qu’ils ont été traités avec amitié, surtout par les bouddhistes qui sont très ignorants, et qui prenaient le latin de leur bréviaire pour du sanscrit, qu’ils ne comprennent pas, mais pour lequel ils ont une vénération secrète, parce que les rites de leurs livres religieux, en mongol traduit du sanscrit, sont imprimés en encre rouge.
Quand les missionnaires se crurent suffisamment instruits dans la langue, ils s’avancèrent dans l’intérieur, avec l’intention de commencer leur œuvre de conversion. Depuis cette époque, on ne reçut d’eux que quelques nouvelles incertaines ; mais, en mai dernier, du fond de la Tartarie mongole, on apprit qu’ils avaient été attachés à la queue de chevaux et traînés ainsi jusqu’à la mort. Les causes réelles de cet événement ne sont pas encore connues. »
Un tel article, comme on doit le penser, nous étonna un peu, et nous nous crûmes le droit d’en contester la complète exactitude. Cependant tous ces détails se trouvaient si bien arrangés, que l’ensemble portait le cachet de la vraisemblance. Il ne fallait rien moins que notre retour pour en faire accepter la réfutation.
Le lendemain nous eûmes, de très bonne heure, une séance d’apparat, où étaient réunis quelques hauts dignitaires de Canton et les mandarins qui nous avaient accompagnés depuis la capitale du Kiang-si. Notre voyage étant terminé, nous pensâmes qu’il serait convenable de rendre publiquement nos comptes à l’administration chinoise. Nous dîmes donc à notre domestique Wei-chan d’apporter tout l’argent que nous avions économisé depuis notre départ de Nan-tchang-fou. Il y en avait un tas si énorme, que les yeux des assistants en devinrent tout flamboyants. « Voilà, dîmes-nous, une somme considérable. D’après les ordres du gouverneur du Kiang-si, toutes les villes par où nous avons passé ont dû payer un impôt pour notre entretien. Notre conscience nous a interdit toute dépense inutile. Maintenant, il faut que cet argent revienne à ceux à qui il appartient. S’il est à vous, dîmes-nous aux fonctionnaires de la ville de Canton, prenez-le. » Ceux-ci protestèrent avec énergie qu’ils n’avaient aucun titre pour accepter cette somme. Les mandarins de l’escorte en firent autant : chacun étala un désintéressement vraiment exemplaire, et tous déclarèrent, à l’unanimité, que cette somme nous ayant été légalement allouée, elle nous appartenait. « Les missionnaires, répondîmes-nous, ne quittent pas leur patrie pour aller amasser des richesses dans les pays étrangers. Votre gouvernement nous ayant forcés de quitter le Thibet et nous ayant fait escorter malgré nous jusqu’à Canton, nous avons dû voyager à ses frais. Aujourd’hui que nous allons sortir de l’empire, nous ne voulons pas en emporter une seule sapèque. Puisque personne ne peut réclamer la propriété de cet argent, nous demandons qu’il soit alloué à notre domestique. Quelqu’un s’oppose-t-il à notre proposition ? » Le conseil ayant applaudi à nos paroles, nous dîmes à Wei-chan que ce petit trésor lui appartenait, et de peur que, plus tard, il ne prît fantaisie aux mandarins de s’en emparer, nous lui conseillâmes de l’emporter aussitôt et de le placer en lieu sûr. Wei-chan se mit à l’œuvre avec empressement, prit tout l’argent et partit… Depuis nous ne l’avons plus revu.
Le commissaire impérial Ky-yn[85] était encore, à cette époque, vice-roi de la province de Canton. Il nous fit offrir une jonque pour nous conduire le jour même à Macao ; mais, ayant exprimé le désir de nous arrêter quelque temps à Canton, où nous avions des amis européens, nous fûmes conduits, sur notre demande, à la factorerie hollandaise. L’excellent M. van Bazel expédia un reçu au vice-roi, et dès ce moment furent terminées nos relations officielles avec les autorités chinoises.
Deux jours après, nous avions pressé dans nos bras nos confrères et nos anciens amis de Macao. Nous fûmes longtemps au milieu d’eux comme des hommes qui s’éveillent tout à coup après une longue et profonde léthargie. Nous étions tout étonnés de ne plus voir autour de nous des physionomies thibétaines, tartares et chinoises, et de n’entendre plus résonner à nos oreilles que cette belle langue maternelle dont les accents harmonieux faisaient vibrer toutes les fibres de notre âme et nous arrachaient de si douces larmes. La France était encore bien loin ; et pourtant nous l’avions, pour ainsi dire, retrouvée tout entière. Il y avait alors en rade une corvette française, la Victorieuse. Nous aimions à nous rendre sur les bords de la mer pour voir flotter son pavillon ; et, lorsque nous allions visiter notre petite France, c’est ainsi que nous nommions la corvette, il nous semblait respirer l’air de la patrie et vivre au milieu de son atmosphère.
Un mois après notre arrivée à Macao, M. Gabet, oubliant ses infirmités et ses souffrances, et n’écoutant que son dévouement, monta sur un navire et partit pour l’Europe. Il avait à cœur d’exciter le zèle et la charité des catholiques en faveur de ces peuplades intéressantes de la Tartarie et du Thibet, pour le salut desquelles il eût si volontiers donné sa vie. Nous espérions bientôt revoir ce compagnon de nos fatigues, cet ami dont l’existence s’était, en quelque sorte, identifiée avec la nôtre. Mais telle n’était pas la volonté de Dieu… Un jour nous apprîmes la désolante nouvelle que cet infatigable et courageux missionnaire avait rendu le dernier soupir sur les côtes du Brésil. Pendant que nous étions parmi les neiges de la haute Asie et que nous cherchions avec tant de sollicitude à rappeler la chaleur dans les membres glacés de notre ami, nous étions bien loin de penser que Dieu avait marqué son tombeau sur les rivages brûlants de l’Amérique du Sud.
Pour nous, après un assez long séjour à Macao, nous reprîmes la route de Pékin, et nous parcourûmes la Chine pour la troisième fois. Nous avons dit dans nos Souvenirs de voyages comment le délabrement de notre santé nous avait forcé de rentrer en France, après avoir visité, sur notre route, l’Inde, l’Égypte, la Palestine et la Syrie.
Nous nous étions embarqué pour la Chine au commencement de l’année 1838. Il nous fut donné de revoir la patrie en 1852. C’était au mois de juin, à l’époque de nos ravissantes solennités de la Fête-Dieu. La ville de Marseille présentait alors un spectacle qui ne s’effacera jamais de notre souvenir. Mon Dieu ! que nous la trouvâmes belle notre France catholique, et bien digne de la prédilection et de l’amour de tous ses enfants !… Que le Seigneur soit à jamais béni de nous avoir permis d’endurer quelques souffrances parmi les nations étrangères, puisqu’il nous réservait un bonheur que nul homme peut-être n’a ressenti et que ne saurait exprimer notre langage si pâle et si décoloré !…
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Juin 2013
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[1] Titre par lequel sont désignés, en Chine, les représentants de l’autorité.
[2] Relation de l’ambassade de lord Macartney, par Anderson, trad. franç. t. II, p. 26.
[3] Recueil des voyages de la Société de géographie. Voyage de Marco Polo.
[4] Nos craintes n’étaient nullement chimériques. À notre arrivée à Macao, nous apprîmes qu’un lazariste français, M. Carayon, avait été reconnu et arrêté dans une de nos missions du nord. D’après les décrets obtenus par M. Lagrenée, on ne pouvait plus juger et mettre à mort les missionnaires, comme cela se pratiquait auparavant ; on devait les reconduire honorablement jusqu’à Macao, M. Carayon fut donc reconduit, mais enchaîné avec des malfaiteurs, et si maltraité le long de la route, si accablé d’outrages et d’avanies qu’il en est mort peu de temps après. Un autre missionnaire italien, reconduit de la même manière, se vit refuser, pendant la route, la nourriture nécessaire, et mourut d’inanition le jour même de son arrivée à Canton. Il serait trop long de citer tous les missionnaires qui, tout récemment, ont été victimes de la malice des Chinois. En 1851, M. Vacher, des Missions étrangères, fut arrêté dans la province de Yunnan et jeté en prison, où, peu de temps après, on l’étouffa.
[5] Nom chinoisé de M. Lagrenée. L’ambassade française en Chine avait eu lieu pendant nos courses dans la Tartarie et le Thibet, et c’était pour la première fois que nous en entendions vaguement parler.
[6] Fou désigne, en Chine, une ville de premier ordre ; tcheou, de second ; hien, de troisième. Les fou, les tcheou et les hien sont toujours enfermées dans une enceinte de remparts.
[7] La politesse chinoise exige que le verre soit toujours plein. Pour si peu qu’on boive à la fois, ceux qui servent doivent aussitôt remplir le vide.
[8] Le vénérable Perboyre, missionnaire de la congrégation de Saint-Lazare, martyrisé, en 1840, à Ou-tchang-fou, capitale de la province du Hou-pé.
[9] Monseigneur Perocheau, évêque de Maxula.
[10] C’est ainsi qu’on désigne, en Chine, la religion chrétienne.
[11] Vers la fin du XVIe siècle. Le christianisme avait déjà pénétré en Chine aux Ve et VIe siècles, mais surtout pendant le XIIIe, il y fut très florissant. À cette époque, il y avait à Pékin un archevêque qui comptait quatre suffragants. Le commissaire impérial Ky-yn pouvait ignorer cela ; mais il est fâcheux qu’il ne se soit rencontré personne pour le lui apprendre.
[12] Dans la plupart des livres qui parlent de la Chine, ce signe de distinction est appelé bouton ; mais il nous semble que ce mot est très mal trouvé, et peu propre à donner une véritable idée de la chose.
[13] Tous les détails sur l’organisation politique et administrative de la Chine sont énumérés et décrits dans Taï-tsing-houi-tien, ou Collection des statuts de la grande dynastie des Tsing, dont M. Ed. Biot a publié un excellent résumé, auquel nous n’aurons à faire que quelques modifications.
[14] Khoung-fou-dze, que les Européens ont appelé Confucius, en latinisant son nom, naquit dans la province de Chan-tong, l’an 567 avant Jésus-Christ. Il mourut âgé de soixante et treize ans.
[15] Nos citations des livres classiques sont prises dans la traduction de M. Pauthier.
[16] En 1850, nous nous rendîmes de Macao à Pékin, dans l’intention d’y voir le vice-roi du Sse-tchouen, qui, depuis deux ans, avait été appelé auprès de l’empereur, Malheureusement, il était mort depuis quinze jours quand nous arrivâmes. Quelque temps après l’empereur mourut aussi.
[17] On peut voir à Paris, dans la Bibliothèque nationale, un magnifique fac-similé de cette célèbre inscription.
[18] Tout porte à croire que cet Olopen était syrien.
[19] C’est ainsi que les Chinois désignaient, à cette époque, l’empire romain.
[20] On voit dans la cathédrale d’Avignon le tombeau de ce pape célèbre.
[21] La Chine et le Japon.
[22] Préface des Lettres édifiantes, t. III, p. 5.
[23] Le P. Gaubil, né à Gaillac (Tarn), est le plus illustre des savants missionnaires qui, à cette époque, évangélisèrent la Chine.
[24] Les missionnaires auxquels il fut permis de rester à Pékin appartenaient au bureau des mathématiques, ou étaient employés à la cour à titre d’artistes et de savants.
[25] Dominicains espagnols établis dans la province de Fo-kien.
[26] Secte du Nénuphar blanc.
[27] Avant-dernier empereur de la dynastie des Ming.
[28] Lettres édifiantes, t. III, p. 364.
[29] Les Tagals sont les naturels aborigènes des îles Philippines, dont la capitale est Manille.
[30] Sse-ma-kouang était Premier ministre de l’empire vers la fin du XIe siècle, sous la dynastie des Song.
[31] Sorte de violon chinois.
[32] Mémoires concernant les Chinois, t. II. p. 645.
[33] Mélanges posthumes, p. 362 et suiv.
[34] Kioc-you, c’est ainsi que les chrétiens chinois se nomment entre eux.
[35] C’est ainsi que doivent se qualifier les Chinois en présence des mandarins.
[36] Keepsake religieux, article Marie, par monseigneur Gerbet.
[37] Keepsake religieux, article Marie, par monseigneur Gerbet.
[38] On peut ajouter aussi que les pièces chinoises sont remplies de bouffonneries très équivoques et souvent d’obscénités révoltantes.
[39] Probablement de l’huile de pétrole.
[40] C’est sans doute ce que les chimistes appellent hydrogène carboné ou carbure d’hydrogène.
[41] On doit excepter la province du Kiang-nan.
[42] Pékin veut dire cour du nord, et Nankin cour du midi.
[43] Histoire de la vie de Hiouen-T’hsang et de ses voyages dans l’Inde, etc., traduite du chinois par M. Stanislas Julien. Paris, 1853.
[44] Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans l’Inde et à la Chine, dans le neuvième siècle de l’ère chrétienne, traduite par M. Reinaud, de l’Institut, t. 1. p. 79 et suiv.
[45] Aujourd’hui Si-ngan-fou, capitale de la province du Ho-nan, où fut trouvée l’inscription dont nous avons parlé, et qui réellement était, à cette époque, la résidence des empereurs de la dynastie des Tang.
[46] Port de mer dans la province du Tche-kiang. Nous avons fait une fois le même trajet que le voyageur arabe, et c’est bien à peu près le même temps que nous y avons mis.
[47] « Il serait curieux, dit Klaproth, qui nous a fourni la plupart de ces considérations sur les différents noms de la Chine, il serait curieux de rechercher à quelle époque le mot silk a été introduit dans la langue anglaise. Il paraît être le même que le russe chelk, que je crois dérivé du mongol sirk, fait qui est d’autant plus probable que la Russie est restée pendant longtemps sous le joug des Mongols. »
[48] L’empereur a, dans son palais, une cloche à l’usage des opprimés qui réclament sa protection. Elle ne fonctionne pas plus aujourd’hui que la cymbale des mandarins.
[49] À cette époque, l’empire était en révolution.
[50] Chaîne des chroniques, p. 106.
[51] Nous devons déclarer ici que ces Souvenirs étaient écrits en 1849, sur des notes recueillies durant le voyage en 1846.
[52] Nous avons cru ne devoir rien changer à nos appréciations, écrites avant l’insurrection chinoise.
[53] Mélanges asiatiques, t. I, p. 358.
[54] Nous pourrions citer, au sujet de la médecine chinoise, un grand nombre de faits très curieux ; mais nous préférons nous en abstenir, parce que « Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. »
[55] Mélanges asiatiques, p. 224.
[56] Nouveaux mélanges asiatiques, t. II, p. 156.
[57] Nous citons cette particularité, pour montrer de quelle manière les socialistes chinois du XIe siècle savaient envisager les calamités publiques. Nous avons entendu en France, dans ces derniers temps, des disciples de Wang-ngan-ché tenir absolument le même langage.
[58] Mémoires sur la Chine, t. X, p. 48.
[59] Nous espérons que M. Drouyn de Lhuys voudra bien nous pardonner de lui avoir emprunté son idée, pour la placer avec les nôtres en si pauvre compagnie.
[60] M. Abel Rémusat parlait ainsi en 1829 ; il eût probablement supprimé cette phrase, s’il eût écrit en 1840, lors de la guerre des Anglais contre les Chinois.
[61] Mélanges asiatiques, p. 244.
[62] Dans ce que nous avons dit sur cette matière, nous nous sommes servi d’un écrit de M. E. Biot, que nous avons dû modifier d’après nos observations sur les lieux mêmes.
[63] Ces indications ne sauraient être d’une plus grande exactitude. Nous avons été sur les lieux où était Khan-fou ; le port n’existe plus aujourd’hui ; il a été comblé par les sables ; mais les Chinois du voisinage ont conservé le souvenir de son importance commerciale.
[64] Revue des Deux-Mondes, 1er septembre 1841, par M. Jurien de la Gravière, dont les nombreux et intéressants ouvrages sont une preuve qu’on peut être en même temps un illustre marin et un écrivain distingué.
[65] À cette époque, il y avait quatre cours impériales.
[66] Et encore quelle morale ! « Comment doit se comporter un fils vis-à-vis de l’ennemi de son père ? demanda Tse-hia à Confucius. – Il se couche en habit de deuil, lui répondit Confucius, et n’a que ses armes pour chevet ; il n’accepte aucun emploi, il ne souffre pas que l’ennemi de son père reste sur la terre. S’il le rencontre, soit dans le marché, soit dans le palais, il ne retourne point chez lui pour prendre ses armes, mais l’attaque sur-le-champ… » Dans un autre passage, ce fameux moraliste s’exprime ainsi : « Le meurtrier de votre père ne doit pas rester sous le ciel avec vous ; il ne faut pas mettre les armes bas, tandis que celui de votre frère vit encore, et vous ne pouvez pas habiter un même royaume avec celui de votre ami… »
[67] Tome 1, p. 91 et suiv.
[68] Stanislas Julien en a donné une traduction qui, comme tous les travaux de ce savant sinologue, est marquée au coin d’une rare perfection.
[69] Le Livre de la raison et de la vertu, par Lao-tse, traduction de M. Stanislas Julien ; Introduction, p. XXIX.
[70] Nous nous proposons de développer cette pensée dans un travail spécial, où nous essayerons d’exposer la religion bouddhique telle que nous l’avons comprise par nos rapports avec les peuples qui la professent.
[71] C’est ainsi qu’on désigne, en Chine, la religion chrétienne.
[72] Tome II, p. 75.
[73] Discours sur l’histoire universelle.
[74] Il monta sur le trône l’an 605.
[75] Le lac Pou-yang est formé par le confluent de quatre grandes rivières ; il a trente lieues de circuit.
[76] Annales de la Propagation de la foi, juillet 1853, n° 143, p. 250 et suiv.
[77] Vie de saint Vincent de Paul, par Louis Abelly, t. I, p. 143.
[78] Expression par laquelle on désigne le peuple.
[79] Matières premières servant à la fabrication de la porcelaine.
[80] « Vieux vase ».
[81] Lettres édifiantes et curieuses, t. III, p. 221.
[82] Ce vice-roi était précisément Ki-chan. Nous ne pensions pas alors qu’un jour nous ferions connaissance avec lui dans la capitale du Thibet.
[83] Annales de la Propagation de la foi, n° 88, p. 212 et suiv.
[84] M. Gabet.
[85] C’était le même qui avait reçu l’ambassadeur M. de Lagrenée.