Alphonse de Lamartine
MÉDITATIONS POÉTIQUES
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Table des matières
PREMIÈRES MÉDITATIONS POÉTIQUES.
XI LE LIS DU GOLFE DE SANTA RESTITUTA,
XVII LA NAISSANCE DU DUC DE BORDEAUX.
XVIII RESSOUVENIR DU LAC LÉMAN.
XXVI LE PASTEUR ET LE PÊCHEUR.
XXVII CHANTS LYRIQUES DE SAÜL.
XXXVI À UNE ENFANT, FILLE DU POËTE.
XLI LE COQUILLAGE AU BORD DE LA MER.
NOUVELLES MÉDITATIONS POÉTIQUES
XVII L’APPARITION DE L’OMBRE DE SAMUEL À SAÜL
XIX LA LIBERTÉ, OU UNE NUIT À ROME
À propos de cette édition électronique
L’homme se plaît à remonter à sa source ; le fleuve n’y remonte pas. C’est que l’homme est une intelligence et que le fleuve est un élément. Le passé, le présent, l’avenir, ne sont qu’un pour Dieu. L’homme est Dieu par la pensée. Il voit, il sent, il vit à tous les points de son existence à la fois. Il se contemple lui-même, il se comprend, il se possède, il se ressuscite et il se juge dans les années qu’il a déjà vécues. En un mot, il revit tant qu’il lui plaît de revivre par ses souvenirs. C’est souffrance quelquefois, mais c’est sa grandeur. Revivons donc un moment, et voyons comment je naquis avec une parcelle de ce qu’on appelle poésie dans ma nature, et comment cette parcelle de feu divin s’alluma en moi à mon insu, jeta quelques fugitives lueurs dans ma jeunesse, et s’évapora plus tard dans les grands vents de mon équinoxe et dans la fumée de ma vie.
J’étais né impressionnable et sensible. Ces deux qualités sont les deux premiers éléments de toute poésie. Les choses extérieures à peine aperçues laissaient une vive et profonde empreinte en moi ; et, quand elles avaient disparu de mes yeux, elles se répercutaient et se conservaient présentes dans ce qu’on nomme l’imagination, c’est-à-dire la mémoire, qui revoit et qui repeint en nous. Mais, de plus, ces images ainsi revues et repeintes se transformaient promptement en sentiment. Mon âme animait ces images, mon cœur se mêlait à ces impressions. J’aimais et j’incorporais en moi ce qui m’avait frappé. J’étais une glace vivante qu’aucune poussière de ce monde n’avait encore ternie, et qui réverbérait l’œuvre de Dieu ! De là à chanter ce cantique intérieur qui s’élève en nous il n’y avait pas loin. Il ne me manquait que la voix ; cette voix que je cherchais et qui balbutiait sur mes lèvres d’enfant, c’était la poésie. Voici les plus lointaines traces que je retrouve, au fond de mes souvenirs presque effacés, des premières révélations du sentiment poétique qui allait me saisir à mon insu, et me faire à mon tour chanter des vers au bord de mon nid, comme l’oiseau.
J’avais dix ans ; nous vivions à la campagne. Les soirées d’hiver étaient longues ; la lecture en abrégeait les heures. Pendant que notre mère berçait du pied une de mes petites sœurs dans son berceau, et qu’elle allaitait l’autre sur un long canapé d’Utrecht rouge et râpé, à l’angle du salon, mon père lisait. Moi je jouais à terre à ses pieds avec des morceaux de sureau que le jardinier avait coupés pour moi dans le jardin ; je faisais sortir la moelle du bois à l’aide d’une baguette de fusil. J’y creusais des trous à distances égales, j’en refermais aux deux extrémités l’orifice, et j’en taillais ainsi des flûtes que j’allais essayer le lendemain avec mes camarades les enfants du village, et qui résonnaient mélodieusement au printemps sous les saules, au bord du ruisseau, dans les prés.
Mon père avait une voix sonore, douce, grave, vibrante comme les palpitations d’une corde de harpe, où la vie des entrailles auxquelles on l’a arrachée semble avoir laissé le gémissement d’un nerf animé. Cette voix, qu’il avait beaucoup exercée dans sa jeunesse en jouant la tragédie et la comédie dans les loisirs de ses garnisons, n’était point déclamatoire, mais pathétique. Elle empruntait un attendrissement d’organe et une suavité de son de plus, de l’heure, du lieu, du recueillement de la soirée, de la présence de ces petits enfants jouant ou dormant autour de lui, du bruit monotone de ce berceau à qui le mouvement était imprimé par le bout de la pantoufle de notre mère, et de l’aspect de cette belle jeune femme qu’il adorait, et qu’il se plaisait à distraire des perpétuels soucis de sa maternité.
Il lisait dans un grand et beau volume relié en peau et à tranche dorée (c’était un volume des œuvres de Voltaire) la tragédie de Mérope. Sa voix changeait d’accents avec le rôle. C’était tantôt le tyran cruel, tantôt la mère tremblante, tantôt le fils errant et persécuté ; puis les larmes de la reconnaissance, puis les soupçons de l’usurpateur, puis la fureur, la désolation, le coup de poignard, les larmes, les sanglots, la mort, le livre qui se refermait, le long silence qui suit les fortes commotions du cœur.
Tout en creusant mes flûtes de sureau, j’écoutais, je comprenais, je sentais ; ce drame de mère et de fils se déroulait précisément tout entier dans l’ordre d’idées et de sentiments le plus à la portée de mon intelligence et de mon cœur. Je me figurais Mérope dans ma mère ; moi dans le fils disparu et reconnu retombant dans ses bras, arraché de son sein. De plus, ce langage cadencé comme une danse de mots dans l’oreille, ces belles images qui font voir ce qu’on entend, ces hémistiches qui reposent le son pour le précipiter ensuite plus rapide, ces consonances de la fin des vers qui sont comme des échos répercutés où le même sentiment se prolonge dans le même son, cette symétrie des rimes qui correspond matériellement à je ne sais quel instinct de symétrie morale cachée au fond de notre nature, et qui pourrait bien être une contre-empreinte de l’ordre divin, du rhythme incréé dans l’univers ; enfin cette solennité de la voix de mon père, qui transfigurait sa parole ordinairement simple, et qui me rappelait l’accent religieux des psalmodies du prêtre le dimanche dans l’église de Milly ; tout cela suscitait vivement mon attention, ma curiosité, mon émotion même. Je me disais intérieurement : « Voilà une langue que je voudrais bien savoir, que je voudrais bien parler quand je serai grand. » Et quand neuf heures sonnaient à la grosse horloge de noyer de la cuisine, et que j’avais fait ma prière et embrassé mon père et ma mère, je repassais en m’endormant ces vers, comme un homme qui vient d’être ballotté par les vagues sent encore, après être descendu à terre, le roulis de la mer, et croit que son lit nage sur les flots.
Depuis cette lecture de Mérope, je cherchais toujours de préférence des ouvrages qui contenaient des vers, parmi les volumes oubliés sur la table de mon père ou sur le piano de ma mère, au salon. La Henriade, toute sèche et toute déclamatoire qu’elle fût, me ravissait. Ce n’était que l’amour du son, mais ce son était pour moi une musique. On me faisait bien apprendre aussi par cœur quelques fables de La Fontaine ; mais ces vers boiteux, disloqués, inégaux, sans symétrie ni dans l’oreille ni sur la page, me rebutaient. D’ailleurs, ces histoires d’animaux qui parlent, qui se font des leçons, qui se moquent les uns des autres, qui sont égoïstes, railleurs, avares, sans pitié, sans amitié, plus méchants que nous, me soulevaient le cœur. Les fables de La Fontaine sont plutôt la philosophie dure, froide et égoïste d’un vieillard, que la philosophie aimante, généreuse, naïve et bonne d’un enfant : c’est du fiel, ce n’est pas du lait pour les lèvres et pour les cœurs de cet âge. Ce livre me répugnait ; je ne savais pas pourquoi. Je l’ai su depuis : c’est qu’il n’est pas bon. Comment le livre serait-il bon ? l’homme ne l’était pas. On dirait qu’on lui a donné par dérision le nom du bon La Fontaine. La Fontaine était un philosophe de beaucoup d’esprit, mais un philosophe cynique. Que penser d’une nation qui commence l’éducation de ses enfants par les leçons d’un cynique ? Cet homme, qui ne connaissait pas son fils, qui vivait sans famille, qui écrivait des contes orduriers en cheveux blancs pour provoquer les sens de la jeunesse, qui mendiait dans des dédicaces adulatrices l’aumône des riches financiers du temps pour payer ses faiblesses ; cet homme dont Racine, Corneille, Boileau, Fénelon, Bossuet, les poëtes, les écrivains ses contemporains, ne parlent pas, ou ne parlent qu’avec une espèce de pitié comme d’un vieux enfant, n’était ni un sage ni un homme naïf. Il avait la philosophie du sans-souci et la naïveté de l’égoïsme. Douze vers sonores, sublimes, religieux, d’Athalie m’effaçaient de l’oreille toutes les cigales, tous les corbeaux et tous les renards de cette ménagerie puérile. J’étais né sérieux et tendre ; il me fallait dès lors une langue selon mon âme. Jamais je n’ai pu depuis, revenir de mon antipathie contre les fables.
Une autre impression de ces premières années confirma, je ne sais comment, mon inclination d’enfant pour les vers.
Un jour que j’accompagnais mon père à la chasse, la voix des chiens égarés nous conduisit sur le revers d’une montagne boisée, dont les pentes, entrecoupées de châtaigniers et de petits prés, sont semées des quelques chaumières et de deux ou trois maisonnettes blanchies à la chaux, un peu plus riches que les masures de paysans, et entourées chacune d’un verger, d’un jardin, d’une haie vive, d’une cour rustique. Mon père, ayant retrouvé les chiens et les ayant remis en laisse avec leur collier de grelots, cherchait de l’œil un sentier qui menait à une de ces maisons, pour m’y faire déjeuner et reposer un moment, car nous avions marché depuis l’aube du jour. Cette maison était habitée par un de ses amis, vieil officier des armées du roi, retiré du service, et finissant ses jours dans ces montagnes natales, entre une servante et un chien. C’était une belle journée d’automne. Les rayons du soleil du matin, dorant de teintes bronzées les châtaigniers et de teintes pourpres les flèches de deux ou trois jeunes peupliers, venaient se réverbérer sur le mur blanc de la petite maison, et entraient avec la brise chaude par une petite fenêtre ouverte encadrée de lierre, comme pour l’inonder de lumière, de gaieté et de parfum. Des pigeons roucoulaient sur le mur d’appui d’une étroite terrasse, d’où la source domestique tombait dans le verger par un conduit de bois creux, comme dans les villages suisses. Nous appuyâmes le pouce sur le loquet, nous traversâmes la cour ; le chien aboya sans colère, et vint me lécher les mains en battant l’air de sa queue, signe d’hospitalité pour les enfants. La vieille servante me mena à la cuisine pour me couper une tranche de pain bis, puis au verger pour me cueillir des pêches de vigne. Mon père était entré chez son ami. Quand j’eus mon pain à la main et mes pêches dans mon chapeau, la bonne femme me ramena à la maison rejoindre mon père.
Je le trouvai dans un petit cabinet de travail, causant avec son ami. Cet ami était un beau vieillard à cheveux blancs comme la neige, à l’aspect militaire, à l’œil vif, à la bouche gracieuse et mélancolique, au geste franc, à la voix mâle, mais un peu cassée. Il était assis entre la fenêtre ouverte et une petite table à écrire, sur laquelle les rayons du soleil, découpés par les feuilles d’arbres, flottaient aux ondulations du vent, qui agitaient les branches du peuplier comme une eau courante moirée d’ombre et de jour. Deux pigeons apprivoisés becquetaient les pages d’un gros livre ouvert sous le coude du vieillard. Il y avait sur la table une écritoire en bois de rose avec deux petites coupes d’argent ciselé, l’une pour la liqueur noire, l’autre pour le sable d’or. Au milieu de la table, on voyait de belles feuilles de papier vélin blanc comme l’albâtre, longues et larges comme celles des grands livres de plain-chant que j’admirais le dimanche à l’église sur le pupitre du sacristain. Ces feuilles de papier étaient liées ensemble par le dos avec des nœuds d’un petit ruban bleu de ciel qui aurait fait envie aux collerettes des jeunes filles de Milly. Sur la première de ces feuilles, où la plume à blanches ailes était couchée depuis l’arrivée de mon père, on voyait quelque chose d’écrit. C’étaient des lignes régulières, espacées, égales, tracées avec la règle et le compas, d’une forme et d’une netteté admirables, entre deux larges marges blanches encadrées elles-mêmes dans de jolis dessins de fleurs à l’encre bleue. Je n’ai pas besoin d’ajouter que ces lignes étaient des vers. Le vieillard était poëte ; et, comme sa médiocrité n’était pas aussi dorée que celle d’Horace, et qu’il ne pouvait pas payer à des imprimeurs l’impression de ses rêves champêtres, il se faisait à lui-même des éditions soignées de ses œuvres en manuscrits qui ne lui coûtaient que son temps et l’huile de sa lampe ; il espérait confusément qu’après lui la gloire tardive, comme disent les anciens, la meilleure, la plus impartiale et la plus durable des gloires, ouvrirait un jour le coffret de cèdre dans lequel il renfermait ses manuscrits poétiques, et le vengerait du silence et de l’obscurité dans lesquels la fortune ensevelissait son génie vivant. Mon père et lui causaient de ses ouvrages pendant que je mangeais mes pêches et mon pain, dont je jetais les miettes aux deux pigeons. Le vieillard, enchanté d’avoir un auditeur inattendu, lut à mon père un fragment du poëme interrompu. C’était la description d’une fontaine sous des châtaigniers, au bord de laquelle des jeunes filles déposent leurs cruches à l’ombre, et cueillent des pervenches et de marguerites pour se faire des couronnes ; un mendiant survenait et racontait aux jeunes bergères l’histoire d’Aréthuse, de Narcisse, d’Hylas, des dryades, des naïades, de Thétis, d’Amphitrite et de toutes les nymphes qui ont touché à l’eau douce ou à l’eau salée. Car ce vieillard était de son temps, et en ce temps-là aucun poëte ne se serait permis d’appeler les choses par leur nom. Il fallait avoir un dictionnaire mythologique sous son chevet, si l’on voulait rêver des vers. Je suis le premier qui ai fait descendre la poésie du Parnasse, et qui ai donné à ce qu’on nommait la muse, au lieu d’une lyre à sept cordes de convention, les fibres mêmes du cœur de l’homme, touchées et émues par les innombrables frissons de l’âme et de la nature.
Quoi qu’il en soit, mon père, qui était trop poli pour s’ennuyer de mauvais vers au foyer même du poëte, donna quelques éloges aux rimes du vieillard, siffla ses chiens, et me ramena à la maison. Je lui demandai en chemin quelles étaient donc ces jolies lignes égales, symétriques, espacées, encadrées de roses, liées de rubans, qui étaient sur la table. Il me répondit que c’étaient des vers, et que notre hôte était un poëte. Cette réponse me frappa. Cette scène me fit une longue impression ; et depuis ce jour-là, toutes les fois que j’entendais parler d’un poëte, je me représentais un beau vieillard assis auprès d’une fenêtre ouverte à large horizon, dans une maisonnette au bord de grands bois, au murmure d’une source, aux rayons d’un soleil d’été tombant sur sa plume, et écrivant entre ses oiseaux et son chien des histoires merveilleuses, dans une langue de musique dont les paroles chantaient comme les cordes de la harpe de ma mère, touchées par les ailes invisibles du vent dans le jardin de Milly. Une telle image, à laquelle se mêlait sans doute le souvenir des pêches, du pain bis, de la bonne servante, des pigeons privés, du chien caressant, était de nature à me donner un grand goût pour les poëtes, et je me promettais bien de ressembler à ce vieillard et de faire ce qu’il faisait quand je serais vieux. Les beaux versets des psaumes de David, que notre mère nous récitait le dimanche en nous les traduisant pour nous remplir l’imagination de piété, me paraissaient aussi une langue bien supérieure à ces misérables puérilités de La Fontaine, et je comprenais que c’était ainsi qu’on devait parler à Dieu.
Ce furent là mes premières notions et mes premiers avant-goûts de poésie. Ils s’effacèrent longtemps et entièrement sous le pénible travail de traduction obligée des poëtes grecs et latins qu’on m’imposa ensuite comme à tous les enfants dans les études de collège. Il y a de quoi dégoûter le genre humain de tout sentiment poétique. La peine qu’un malheureux enfant se donne à apprendre une langue morte, et à chercher dans un dictionnaire le sens français du mot qu’il lit en latin ou en grec dans Homère, dans Pindare ou dans Horace, lui enlève toute la volupté de cœur ou d’esprit que lui ferait la poésie même, s’il la lisait couramment en âge de raison. Il cherche, au lieu de jouir. Il maudit le mot sans avoir le loisir de penser au sens. C’est le pionnier qui pioche la cendre ou la lave dans les fouilles de Pompéi ou d’Herculanum, pour arracher du sol, à la sueur de son front, tantôt un bras, tantôt un pied, tantôt une boucle de cheveux de la statue qu’il déterre, au lieu du voluptueux contemplateur qui possède de l’œil la Vénus restaurée sur son piédestal, dans son jour, dans sa grâce et dans sa nudité, parmi les divinités de l’art du Vatican ou du palais Pitti à Florence.
Quant à la poésie française, les fragments qu’on nous faisait étudier chez les jésuites consistaient en quelques pitoyables rapsodies du P. Ducereau et de Mme Deshoulières, dans quelques épîtres de Boileau sur l’Équivoque, sur les bruits de Paris, et sur le mauvais dîner du restaurateur Mignot. Heureux encore quand on nous permettait de lire l’épître à Antoine,
Son jardinier d’Auteuil,
Qui dirige chez lui l’if et le chèvrefeuil,
et quelques plaisanteries de sacristie, empruntées au Lutrin !
Qu’espérer de la poésie d’une nation qui ne donne pour modèle du beau dans les vers à sa jeunesse que des poëmes burlesques, et qui, au lieu de l’enthousiasme, enseigne la parodie à des cœurs et à des imaginations de quinze ans ?
Aussi je n’eus pas une aspiration de poésie pendant toutes ces études classiques. Je n’en retrouvais quelque étincelle dans mon âme que pendant les vacances, à la fin de l’année. Je venais passer alors six délicieuses semaines près de ma mère, de mon père, de mes sœurs, dans la petite maison de campagne qu’ils habitaient. Je retrouvais sur les rayons poudreux du salon la Jérusalem délivrée du Tasse et le Télémaque de Fénelon. Je les emportais dans le jardin, sous une petite marge d’ombre que le berceau de charmille étend le soir sur l’herbe d’une allée. Je me couchais à côté de mes livres chéris, et je respirais en liberté les songes qui s’exhalaient pour mon imagination de leurs pages, pendant que l’odeur des roses, de giroflées et des œillets des plates-bandes, m’enivrait des exhalaisons de ce sol, dont j’étais moi-même un pauvre cep transplanté !
Ce ne fut donc qu’après mes études terminées que je commençai à avoir quelques vagues pressentiments de poésie. C’est Ossian, après le Tasse, qui me révéla ce monde des images et des sentiments que j’aimai tant depuis à évoquer avec leurs voix. J’emportais un volume d’Ossian sur les montagnes ; je le lisais où il avait été inspiré, sous les sapins, dans les nuages, à travers les brumes d’automne, assis près des déchirures des torrents, aux frissons des vents du nord, au bouillonnement des eaux de neige dans les ravins. Ossian fut l’Homère de mes premières années ; je lui dois une partie de la mélancolie de mes pinceaux. C’est la tristesse de l’Océan. Je n’essayai que très rarement de l’imiter ; mais je m’en assimilai involontairement le vague, la rêverie, l’anéantissement dans la contemplation, le regard fixe sur des apparitions confuses dans le lointain. C’était pour moi une mer après le naufrage, sur laquelle flottent, à la lueur de la lune, quelques débris ; où l’on entrevoit quelques figures de jeunes filles élevant leurs bras blancs, déroulant leurs cheveux humides sur l’écume des vagues ; où l’on distingue des voix plaintives entrecoupées du mugissement des flots contre l’écueil. C’est le livre non écrit de la rêverie, dont les pages sont couvertes de caractères énigmatiques et flottants avec lesquels l’imagination fait et défait ses propres poëmes, comme l’œil rêveur avec les nuées fait et défait ses paysages.
Je n’écrivais rien de moi-même encore. Seulement, quand je m’asseyais au bord des bois de sapins, sur quelque promontoire des lacs de la Suisse, ou quand j’avais passé des journées entières à errer sur les grèves sonores des mers d’Italie, et que je m’adossais à quelque débris de môle ou de temple pour regarder la mer ou pour écouter l’inépuisable balbutiement des vagues à mes pieds, des mondes de poésie roulaient dans mon cœur et dans mes yeux ! je composais pour moi seul, sans les écrire, des poëmes aussi vastes que la nature, aussi resplendissants que le ciel, aussi pathétiques que les gémissements de brises de mer dans les têtes des pin-liéges et dans les feuilles des lentisques, qui coupent le vent comme autant de petits glaives, pour le faire pleurer et sangloter dans des millions de petites voix. La nuit me surprenait souvent ainsi, sans pouvoir m’arracher au charme des fictions dont mon imagination s’enchantait elle-même. Oh ! quels poëmes, si j’avais pu et si j’avais su les chanter aux autres alors comme je me les chantais intérieurement ! Mais ce qu’il y a de plus divin dans le cœur de l’homme n’en sort jamais, faute de langue pour être articulé ici-bas. L’âme est infinie, et les langues ne sont qu’un petit nombre de signes façonnés par l’usage pour les besoins de communication du vulgaire des hommes. Ce sont des instruments à vingt-quatre cordes pour rendre des myriades de notes que la passion, la pensée, la rêverie, l’amour, la prière, la nature et Dieu, font entendre dans l’âme humaine. Comment contenir l’infini dans ce bourdonnement d’un insecte au bord de sa ruche, que la ruche voisine ne comprend même pas ? Je renonçais à chanter, non faute de mélodies intérieures, mais faute de voix et de notes pour les révéler.
Cependant je lisais beaucoup, et surtout les poëtes. À force de les lire, je voulus quelquefois les imiter. À mes retours de voyage, pour passer les hivers tristes et longs à la campagne, dans la maison sans distraction de mon père, j’ébauchai plusieurs poëmes épiques, j’écrivais en entier cinq ou six tragédies. Cet exercice m’assouplit la main et l’oreille aux rhythmes. J’écrivis aussi un ou deux volumes d’élégies amoureuses, sur le mode de Tibulle, du chevalier de Bertin et de Parny. Ces deux poëtes faisaient les délices de la jeunesse. L’imagination, toujours très sobre d’élans et alors très desséchée par le matérialisme de la littérature impériale, ne concevait rien de plus idéal que ces petits vers corrects et harmonieux de Parny, exprimant à petites doses les fumées d’un verre de vin de Champagne, les agaceries, les frissons, les ivresses froides, les ruptures, les réconciliations, les langueurs d’un amour de bonne compagnie qui changeait de nom à chaque livre. Je fis comme mes modèles, quelquefois peut-être aussi bien qu’eux. Je copiai avec soin, pendant un automne pluvieux, quatre livres d’élégies, formant ensemble deux volumes sur du beau papier vélin, et gravées plutôt qu’écrites d’une plume plus amoureuse que mes vers. Je me proposais de publier un jour ce recueil quand j’irais à Paris, et de me faire un nom dans un des médaillons de cette guirlande de voluptueux immortels qui n’ont cueilli de la vie humaine que les roses et les myrtes, qui commencent à Anacréon, à Bion, à Moschus, qui se continuent par Properce, Ovide, Tibulle, et qui finissent à Chaulieu, à La Fare, à Parny.
Mais la nature en avait autrement décidé. À peine mes deux volumes étaient-ils copiés, que le mensonge, le vide, la légèreté, le néant de ces pauvretés sensuelles plus ou moins bien rimées m’apparut. La pointe de feu des premières grandes passions réelles n’eut qu’à toucher et à brûler mon cœur, pour y effacer toutes ces puérilités et tous ces plagiats d’une fausse littérature. Dès que j’aimai, je rougis de ces profanations de la poésie aux sensualités grossières. L’amour fut pour moi le charbon de feu qui brûle, mais qui purifie les lèvres. Je pris un jour mes deux volumes d’élégies, je les relus avec un profond mépris de moi-même, je demandai pardon à Dieu du temps que j’avais perdu à les écrire, je les jetai au brasier, je les regardai noircir et se tordre avec leur belle reliure de maroquin vert sans regret ni pitié, et je vis monter la fumée comme celle d’un sacrifice de bonne odeur à Dieu et au véritable amour.
Je changeai à cette époque de vie et de lectures. Le service militaire, les longues absences, les attachements sérieux, les amitiés plus saines, le retour à mes instincts naturellement religieux cultivés de nouveau en moi par la Béatrice de ma jeunesse, le dégoût des légèretés du cœur, le sentiment grave de l’existence et de son but, puis enfin la mort de ce que j’avais aimé, qui mit un sceau de deuil sur ma physionomie comme sur mes lèvres ; tout cela, sans éteindre en moi la poésie, la refoula bien loin et longtemps dans mes pensées. Je passai huit ans sans écrire un vers.
Quand les longs loisirs et le vide des attachements perdus me rendirent cette espèce de chant intérieur qu’on appelle poésie, ma voix était changée, et ce chant était triste comme la vie réelle. Toutes mes fibres attendries de larmes pleuraient ou priaient, au lieu de chanter. Je n’imitais plus personne, je m’exprimais moi-même pour moi-même. Ce n’était pas un art, c’était un soulagement de mon propre cœur, qui se berçait de ses propres sanglots. Je ne pensais à personne en écrivant çà et là ces vers, si ce n’est à une ombre et à Dieu. Ces vers étaient un gémissement dans la solitude, dans les bois, sur la mer ; voilà tout. Je n’étais pas devenu plus poëte, j’étais devenu plus sensible, plus sérieux et plus vrai. C’est là le véritable art : être touché ; oublier tout art pour atteindre le souverain art, la nature :
Si vis me fiere, dolendum est
Primum ipsi tibi ! …
Ce fut tout le secret du succès si inattendu pour moi des Méditations, quand elles me furent arrachées, presque malgré moi, par des amis à qui j’en avais lu quelques fragments à Paris. Le public entendit une âme sans la voir, et vit un homme au lieu d’un livre. Depuis J. J. Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand, c’était le poëte qu’il attendait. Ce poëte était jeune, malhabile, médiocre ; mais il était sincère. Il alla droit au cœur, il eut des soupirs pour échos et des larmes pour applaudissements.
Je ne jouis pas de cette fleur de renommée qui s’attacha à mon nom dès le lendemain de la publication de ce premier volume des Méditations. Trois jours après je quittai Paris pour aller occuper un poste diplomatique à l’étranger. Louis XVIII, qui avait de l’Auguste dans le caractère littéraire, se fit lire, par le duc de Duras, mon petit volume, dont les journaux et les salons retentissaient. Il crut qu’une nouvelle Mantoue promettait à son règne un nouveau Virgile. Il ordonna à M. Siméon, son ministre de l’intérieur, de m’envoyer, de sa part, l’édition des classiques de Didot, seul présent que j’aie jamais reçu des cours. Il signa le lendemain ma nomination à un emploi de secrétaire d’ambassade, qui lui fut présentée par M. Pasquier, son ministre des affaires étrangères. Le roi ne me vit pas. Il était loin de se douter qu’il me connaissait beaucoup de figure, et que le poëte dont il redisait déjà les vers était un de ces jeunes officiers de ses gardes qu’il avait souvent paru remarquer, et à qui il avait une ou deux fois adressé la parole quand je galopais aux roues de sa voiture, dans les courses à Versailles ou à Saint-Germain.
Ces vers cependant furent pendant longtemps l’objet des critiques, des dénigrements et des railleries du vieux parti littéraire classique, qui se sentait détrôné par cette nouveauté. Le Constitutionnel et la Minerve, journaux très illibéraux en matière de sentiment et de goût, s’acharnèrent pendant sept à huit ans contre mon nom. Ils m’affublèrent d’ironies, ils m’aguerrirent aux épigrammes. Le vent les emporta, mes mauvais vers restèrent dans le cœur des jeunes gens et des femmes, ces précurseurs de toute postérité. Je vivais loin de la France, j’étudiais mon métier, j’écrivais encore de temps en temps les impressions de ma vie en méditations, en harmonies, en poëmes ; je n’avais aucune impatience de célébrité, aucune susceptibilité d’amour-propre, aucune jalousie d’auteur. Je n’étais pas auteur, j’étais ce que les modernes appellent un amateur, ce que les anciens appelaient un curieux de littérature, comme je suppose qu’Horace, Cicéron, Scipion, César lui-même, l’étaient de leur temps. La poésie n’était pas mon métier ; c’était un accident, une aventure heureuse, une bonne fortune dans ma vie. J’aspirais à tout autre chose, je me destinais à d’autres travaux. Chanter n’est pas vivre : c’est se délasser ou se consoler par sa propre voix. Heureux temps ! bien des jours et bien des événements m’en séparent.
Et aujourd’hui je reçois continuellement des lettres d’inconnus qui ne cessent de me dire : « Pourquoi ne chantez-vous plus ? Nous écoutons encore. » Ces amis invisibles de mes vers ne se sont donc jamais rendu compte de la nature de mon faible talent et de la nature de la poésie elle-même ? Ils croient apparemment que le cœur humain est une lyre toujours montée et toujours complète, que l’on peut interroger du doigt à chaque heure de la vie, et dont aucune corde ne se détend, ne s’assourdit ou ne se brise avec les années et sous les vicissitudes de l’âme ? Cela peut être vrai pour des poëtes souverains, infatigables, immortels ou toujours rajeunis par leur génie, comme Homère, Virgile, Racine, Voltaire, Dante, Pétrarque, Byron, et d’autres que je nommerais s’ils n’étaient pas mes émules et mes contemporains. Ces hommes exceptionnels ne sont que pensée, cette pensée n’est en eux que poésie, leur existence tout entière n’est qu’un développement continu et progressif de ce don de l’enthousiasme poétique, que la nature a allumé en eux en les faisant naître, qu’ils respirent avec l’air, et qui ne s’évapore qu’avec leur dernier soupir. Quant à moi, je n’ai pas été doué ainsi. La poésie ne m’a jamais possédé tout entier. Je ne lui ai donné dans mon âme et dans ma vie seulement que la place que l’homme donne au chant dans sa journée : des moments le matin, des moments le soir, avant et après le travail sérieux et quotidien. Le rossignol lui-même, ce chant de la nature incarné dans les bois, ne se fait entendre qu’à ces deux heures du soleil qui se lève et du soleil qui se couche, et encore dans une seule saison de l’année. La vie est la vie, elle n’est pas un hymne de joie ou un hymne de tristesse perpétuel. L’homme qui chanterait toujours ne serait pas un homme, ce serait une voix.
L’idéal d’une vie humaine à toujours été pour moi celui-ci : la poésie de l’amour et du bonheur au commencement de la vie ; le travail, la guerre, la politique, la philosophie, toute la partie active qui demande la lutte, la sueur, le sang, le courage, le dévouement, au milieu ; et enfin le soir, quand le jour baisse, quand le bruit s’éteint, quand les ombres descendent, quand le repos approche, quand la tâche est faite, une seconde poésie ; mais la poésie religieuse alors, la poésie qui se détache entièrement de la terre et qui aspire uniquement à Dieu, comme le chant de l’alouette au-dessus des nuages. Je ne comprends donc le poëte que sous deux âges et sous deux formes : à vingt ans, sous la forme d’un beau jeune homme qui aime, qui rêve, qui pleure en attendant la vie active ; à quatre-vingts ans, sous la forme d’un vieillard qui se repose de la vie, assis à ses derniers soleils contre le mur du temple, et qui envoie devant lui au Dieu de son espérance ses extases de résignation, de confiance et d’adoration, dont ses longs jours ont fait déborder ses lèvres. Ainsi fut David, le plus lyrique, le plus pieux et le plus pathétique à la fois des hommes qui chantèrent leur propre cœur ici-bas. D’abord une harpe à la main, puis une épée et un sceptre, puis une lyre sacrée ; poëte au printemps de ses années, guerrier et roi au milieu, prophète à la fin, voilà l’homme d’inspiration complet ! Cette poésie des derniers jours, pour en être plus grave, n’en est pas moins céleste : au contraire, elle se purifie et se divinise en remontant au seul être qui mérite d’être éternellement contemplé et chanté, l’Être infini ! C’est encore la sève du cœur de l’homme, formée de larmes, d’amour, de délires, de tristesses ou de voluptés ; mais ce cœur, mûri par les longs soleils de la vie, n’en est pas moins savoureux : il est comme l’arbre d’encens que j’ai vu dans les sables de la Judée, dont la sève en vieillissant devient parfum, et qui passe des jardins, où on le cueillait à l’ombre, sur l’autel, où on le brûle à la gloire de Jéhovah.
Une naïve et touchante image de ces deux natures de poésie et des deux autres natures de sons que rend l’âme du poëte aux différents âges, me revient de loin à la mémoire au moment où j’écris ces lignes.
Quand nous étions enfants, nous nous amusions quelquefois, mes petites sœurs et moi, à un jeu que nous appelions la musique des anges. Ce jeu consistait à plier une baguette d’osier en demi-cercle ou en arc à angle très aigu, à en rapprocher les extrémités par un fil semblable à la corde sur laquelle on ajuste la flèche, à nouer ensuite des cheveux d’inégale grandeur aux deux côtés de l’arc, comme sont disposées les fibres d’une harpe, et à exposer cette petite harpe au vent. Le vent d’été, qui dort et qui respire alternativement d’une haleine folle, faisait frissonner le réseau, et en tirait des sons d’une ténuité presque imperceptible, comme il en tire des feuilles dentelées des sapins. Nous prêtions tour à tour l’oreille, et nous nous imaginions que c’étaient les esprits célestes qui chantaient. Nous nous servions habituellement, pour ce jeu, des longs cheveux fins, jeunes, blonds et soyeux coupés aux tresses pendantes de mes sœurs ; mais un jour nous voulûmes éprouver si les anges joueraient les mêmes mélodies sur des cordes d’un autre âge, empruntées à un autre front. Une bonne tante de mon père, qui vivait à la maison, et dont les cachots de la Terreur avaient blanchi la belle tête avant l’âge, surveillait nos jeux en travaillant de l’aiguille, à côté de nous, dans le jardin. Elle se prêta à notre enfantillage, et coupa avec ses ciseaux une longue mèche de ses cheveux, qu’elle nous livra. Nous en fîmes aussitôt une seconde harpe, et, la plaçant à côté de la première, nous les écoutâmes toutes deux chanter. Or, soit que les fils fussent mieux tendus, soit qu’ils fussent d’une nature plus élastique et plus plaintive, soit que le vent soufflât plus doux et plus fort dans l’une des petites harpes que dans l’autre, nous trouvâmes que les esprits de l’air chantaient plus tristement et plus harmonieusement dans les cheveux blancs que dans les cheveux blonds d’enfants ; et, depuis ce jour, nous importunions souvent notre tante pour qu’elle nous laissât dépouiller par nos mains son beau front.
Ces deux harpes dont les cordes rendent des sons différents selon l’âge de leurs fibres, mais aussi mélodieux à travers le réseau blanc qu’à travers le réseau blond de ces cordes vivantes, ces deux harpes ne sont-elles pas l’image puérile, mais exacte, des deux poésies appropriées aux deux âges de l’homme ? Songe et joie dans la jeunesse ; hymne et piété dans les dernières années ? Un salut et un adieu à l’existence et à la nature, mais un adieu qui est un salut aussi ! un salut plus enthousiaste, plus solennel et plus saint à la vision de Dieu qui se lève tard, mais qui se lève plus visible sur l’horizon du soir de la vie humaine !
Je ne sais pas ce que la Providence me réserve de sort et de jours. Je suis dans le tourbillon au plus fort du courant du fleuve, dans la poussière des vagues soulevées par le vent, à ce milieu de la traversée où l’on ne voit plus le bord de la vie d’où l’on est parti, où l’on ne voit pas encore le bord où l’on doit aborder, si on aborde ; tout est dans la main de Celui qui dirige les atomes comme les globes dans leur rotation, et qui a compté d’avance les palpitations du cœur du moucheron et de l’homme comme les circonvolutions des soleils. Tout est bien et tout est béni de ce qu’il aura voulu. Mais si, après les sueurs, les labeurs, les agitations et les lassitudes de la journée humaine, la volonté de Dieu me destinait un long soir, d’inaction, de repos, de sérénité avant la nuit, je sens que je redeviendrais volontiers à la fin de mes jours ce que je fus au commencement : un poëte, un adorateur, un chantre de sa création. Seulement, au lieu de chanter pour moi-même ou pour les hommes, je chanterai pour lui ; mes hymnes ne contiendraient que le nom éternel et infini, et mes vers, au lieu d’être des retours sur moi-même, des plaintes ou des délires personnels, seraient une note sacrée de ce cantique incessant et universel que toute créature doit chanter, du cœur ou de la voix, en naissant, en vivant, en passant, en mourant, devant son Créateur.
LAMARTINE.
2 juillet 1849.
L’homme n’a rien de plus inconnu autour de lui que l’homme même. Les phénomènes de sa pensée, les lois de la civilisation, les phases de ses progrès ou de ses décadences, sont les mystères qu’il a le moins pénétrés. Il connaît mieux la marche des globes célestes qui roulent à des millions de lieues de la portée de ses faibles sens, qu’il ne connaît les routes terrestres par lesquelles la destinée humaine le conduit à son insu : il sent qu’il gravit vers quelque chose, mais il ne sait où va son esprit, il ne peut dire à quel point précis de son chemin il se trouve. Jeté loin de la vue des rivages sur l’immensité des mers, le pilote peut prendre hauteur et marquer avec le compas la ligne du globe qu’il traverse ou qu’il suit ; l’esprit humain ne le peut pas ; il n’a rien hors de soi-même à quoi il puisse mesurer sa marche, et toutes les fois qu’il dit : « Je suis ici, je vais là, j’avance, je recule, je m’arrête, » il se trouve qu’il s’est trompé et qu’il a menti à son histoire, histoire qui n’est écrite que bien longtemps après qu’il a passé, qui jalonne ses traces après qu’il les a imprimées sur la terre, mais qui d’avance ne peut lui tracer son chemin. Dieu seul connaît le but et la route, l’homme ne sait rien ; faux prophète, il prophétise à tout hasard, et, quand les choses futures éclosent au rebours de ses prévisions, il n’est plus là pour recevoir le démenti de la destinée, il est couché dans sa nuit et dans son silence : il dort son sommeil, et d’autres générations écrivent sur sa poussière d’autres rêves aussi vains, aussi fugitifs que les siens ! Religion, politique, philosophie, systèmes, l’homme a prononcé sur tout, il s’est trompé sur tout ; il a cru tout définitif, et tout s’est modifié ; tout immortel, et tout à péri ; tout véritable, et tout a menti ! Mais ne parlons que de poésie.
Je me souviens qu’à mon entrée dans le monde il n’y avait qu’une voix sur l’irrémédiable décadence, sur la mort accomplie et déjà froide de cette mystérieuse faculté de l’esprit humain. C’était l’époque de l’Empire ; c’était l’heure de l’incarnation de la philosophie matérialiste du dix-huitième siècle dans le gouvernement et dans les mœurs. Tous ces hommes géométriques qui seuls avaient alors la parole et qui nous écrasaient, nous autres jeunes hommes, sous l’insolente tyrannie de leur triomphe, croyaient avoir desséché pour toujours en nous ce qu’ils étaient parvenus en effet à flétrir et à tuer en eux, toute la partie morale, divine, mélodieuse, de la pensée humaine. Rien ne peut peindre, à ceux qui ne l’ont pas subie, l’orgueilleuse stérilité de cette époque. C’était le sourire satanique d’un génie infernal quand il est parvenu à dégrader une génération tout entière, à déraciner tout un enthousiasme national, à tuer une vertu dans le monde ; ces hommes avaient le même sentiment de triomphante impuissance dans le cœur et sur les lèvres, quand ils nous disaient : « Amour, philosophie, religion, enthousiasme, liberté, poésie ; néant que tout cela ! Calcul et force, chiffre et sabre, tout est là. Nous ne croyons que ce qui prouve, nous ne sentons que ce qui touche ; la poésie est morte avec le spiritualisme dont elle était née. » Et ils disaient vrai, elle était morte dans leurs âmes, morte dans leurs intelligences, morte en eux et autour d’eux. Par un sûr et prophétique instinct de leur destinée, ils tremblaient qu’elle ne ressuscitât dans le monde avec la liberté ; ils en jetaient au vent les moindres racines à mesure qu’il en germait sous leurs pas, dans leurs écoles, dans leurs lycées, dans leurs gymnases, surtout dans leurs noviciats militaires et polytechniques. Tout était organisé contre cette résurrection du sentiment moral et poétique ; c’était une ligne universelle des études mathématiques contre la pensée et la poésie. Le chiffre seul était permis, honoré, protégé, payé. Comme le chiffre ne raisonne pas, comme c’est un merveilleux instrument passif de tyrannie qui ne demande jamais à quoi on l’emploie, qui n’examine nullement si on le fait servir à l’oppression du genre humain ou à sa délivrance, au meurtre de l’esprit ou à son émancipation, le chef militaire de cette époque ne voulait pas d’autre missionnaire, pas d’autre séide, et ce séide le servait bien. Il n’y avait pas une idée en Europe qui ne fût foulée sous son talon, pas une bouche qui ne fût bâillonnée par sa main de plomb. Depuis ce temps, j’abhorre le chiffre, cette négation de toute pensée, et il m’est resté contre cette puissance des mathématiques exclusive et jalouse le même sentiment, la même horreur qui reste au forçat contre les fers durs et glacés rivés sur ses membres, et dont il croit éprouver encore la froide et meurtrissante impression quand il entend le cliquetis d’une chaîne. Les mathématiques étaient les chaînes de la pensée humaine. Je respire ; elles sont brisées !
Deux grands génies, que la tyrannie surveillait d’un œil inquiet, protestaient seuls contre cet arrêt de mort de l’âme, de l’intelligence et de la poésie, Mme de Staël et M. de Chateaubriand. Mme de Staël, génie mâle dans un corps de femme ; esprit tourmenté par la surabondance de sa force, remuant, passionné, audacieux, capable de généreuses et soudaines résolutions, ne pouvant respirer dans cette atmosphère de lâcheté et de servitude, demandant de l’espace et de l’air autour d’elle, attirant, comme par un instinct magnétique, tout ce qui sentait fermenter en soi un sentiment de résistance ou d’indignation concentrée ; à elle seule, conspiration vivante, aussi capable d’ameuter les hautes intelligences contre cette tyrannie de la médiocrité régnante, que de mettre le poignard dans la main des conjurés, ou de se frapper elle-même pour rendre à son âme la liberté qu’elle aurait voulu rendre au monde ! Créature d’élite et d’exception, dont la nature n’a pas donné deux épreuves, réunissant en elle Corinne et Mirabeau ! Tribun sublime, au cœur tendre et expansif de la femme ; femme adorable et miséricordieuse, avec le génie des Gracques et la main du dernier des Catons ! Ne pouvant susciter un généreux élan dans sa patrie, dont on la repoussait comme on éloigne l’étincelle d’un édifice de chaume, elle se réfugiait dans la pensée de l’Angleterre et de l’Allemagne, qui seules vivaient alors de vie morale, de poésie et de philosophie, et lançait de là dans le monde ces pages sublimes et palpitantes que le pilon de la police écrasait, que la douane de la pensée déchirait à la frontière, que la tyrannie faisait bafouer par ces grands hommes jurés, mais dont les lambeaux échappés à leurs mains flétrissantes venaient nous consoler de notre avilissement intellectuel, et nous apporter à l’oreille et au cœur ce souffle lointain de morale, de poésie, de liberté, que nous ne pouvions respirer sous la coupe pneumatique de l’esclavage et de la médiocrité.
M. de Chateaubriand, génie alors plus mélancolique et plus suave, mémoire harmonieuse et enchantée d’un passé dont nous foulions les cendres et dont nous retrouvions l’âme en lui ; imagination homérique, jetée au milieu de nos convulsions sociales, semblable à ces belles colonnes de Palmyre restées debout et éclatantes, sans brisure et sans tache, sur les tentes noires et déchirées de Arabes, pour faire comprendre, admirer et pleurer le monument qui n’est plus ! Homme qui cherchait l’étincelle du feu sacré dans les débris du sanctuaire, dans les ruines encore fumantes des temples chrétiens, et qui, séduisant les démolisseurs mêmes par la pitié, et les indifférents par le génie, retrouvait des dogmes dans le cœur, et rendait de la foi à l’imagination ! Des mots de liberté et de vertu politique sonnaient moins souvent et moins haut dans ses pages toutes poétiques ; ce n’était pas le Dante d’une Florence asservie, c’était le Tasse d’une patrie perdue, d’une famille de rois proscrits, chantant ses amours trompés, ses autels renversés, ses tours démolies, ses dieux et ses rois chassés, les chantant à l’oreille des proscripteurs, sur les bords mêmes des fleuves de la patrie ; mais son âme, grande et généreuse, donnait aux chants du poëte quelque chose de l’accent du citoyen. Il remuait toutes les fibres généreuses de la poitrine, il ennoblissait la pensée, il ressuscitait l’âme ; c’était assez pour tourmenter le sommeil des geôliers de notre intelligence. Par je ne sais quel instinct de leur nature, ils pressentaient un vengeur dans cet homme qui les charmait malgré eux. Ils savaient que tous les nobles sentiments se touchent et s’engendrent, et que, dans des cœurs où vibre le sentiment religieux et les pensées mâles et indépendantes, leur tyrannie aurait à trouver des juges, et la liberté des complices.
Depuis ces jours, j’ai aimé ces deux génies précurseurs qui m’apparurent, qui me consolèrent à mon entrée dans la vie, Staël et Chateaubriand ; ces deux noms remplissent bien du vide, éclairent bien de l’ombre ! Ils furent pour nous comme deux protestations vivantes contre l’oppression de l’âme et du cœur, contre le desséchement et l’avilissement du siècle ; ils furent l’aliment de nos toits solitaires, le pain caché de nos âmes refoulées ; ils prirent sur nous comme un droit de famille, ils furent de notre sang, nous fûmes du leur, et il est peu d’entre nous qui ne leur doive ce qu’il fut, ce qu’il est ou ce qu’il sera.
En ce temps-là, je vivais seul, le cœur débordant de sentiments comprimés, de poésie trompée, tantôt à Paris, noyé dans cette foule où l’on ne coudoyait que des courtisans ou des soldats ; tantôt à Rome, où l’on n’entendait d’autre bruit que celui des pierres qui tombaient une à une dans le désert de ses rues abandonnées ; tantôt à Naples, où le ciel tiède, la mer bleue, la terre embaumée, m’enivraient sans m’assoupir, et où une voix intérieure me disait toujours qu’il y avait quelque chose de plus vivant, de plus noble, de plus délicieux pour l’âme que cette vie engourdie des sens et que cette voluptueuse mollesse de sa musique et de ses amours. Plus souvent je rentrais à la campagne, pour passer la mélancolique automne dans la maison solitaire de mon père et de ma mère, dans la paix, dans le silence, dans la sainteté domestique des douces impressions du foyer ; le jour, courant les forêts ; le soir, lisant ce que je trouvais sur les vieux rayons de ces bibliothèques de famille.
Job, Homère, Virgile, le Tasse, Milton, Rousseau, et surtout Ossian et Paul et Virginie, ces livres amis me parlaient dans la solitude la langue de mon cœur, une langue d’harmonie, d’images, de passion ; je vivais tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, ne les changeant que quand je les avais pour ainsi dire épuisés. Tant que je vivrai, je me souviendrai de certaines heures de l’été que je passais couché sur l’herbe dans une clairière des bois, à l’ombre d’un vieux tronc de pommier sauvage, en lisant la Jérusalem délivrée, et de tant de soirées d’automne ou d’hiver passées à errer sur les collines, déjà couvertes de brouillards et de givre, avec Ossian ou Werther pour compagnon : tantôt soulevé par l’enthousiasme intérieur qui me dévorait, courant sur les bruyères comme porté par un esprit qui empêchait mes pieds de toucher le sol ; tantôt assis sur une roche grisâtre, le front dans mes mains, écoutant, avec un sentiment qui n’a pas de nom, le souffle aigu et plaintif des bises d’hiver, ou le roulis des lourds nuages qui se brisaient sur les angles de la montagne, ou la voix aérienne de l’alouette, que le vent emportait toute chantante dans son tourbillon, comme ma pensée, plus forte que moi, emportait mon âme. Ces impressions étaient-elles joie ou tristesse, douleur ou souffrance ? Je ne pourrais le dire ; elles participaient de tous les sentiments à la fois. C’était de l’amour et de la religion, des pressentiments de la vie future délicieux et tristes comme elle, des extases et des découragements, des horizons de lumière et des abîmes de ténèbres, de la joie et des larmes, de l’avenir et du désespoir ! C’était la nature parlant par ses mille voix au cœur encore vierge de l’homme ; mais enfin c’était de la poésie. Cette poésie, j’essayais quelquefois de l’exprimer dans des vers ; mais ces vers, je n’avais personne à qui les faire entendre ; je me les lisais quelques jours à moi-même ; je trouvais, avec étonnement, avec douleur, qu’ils ne ressemblaient pas à tous ceux que je lisais dans les recueils ou dans les volumes du jour. Je me disais : « On ne voudra pas les lire ; ils paraîtront étranges, bizarres, insensés ; » et je les brûlais à peine écrits. J’ai anéanti ainsi des volumes de cette première et vague poésie du cœur, et j’ai bien fait ; car, à cette époque, ils seraient éclos dans le ridicule, et morts dans le mépris de tout ce qu’on appelait la littérature. Ce que j’ai écrit depuis ne valait pas mieux ; mais le temps avait changé, la poésie était revenue en France avec la liberté, avec la pensée, avec la vie morale que nous rendit la Restauration. Il semble que le retour des Bourbons et de la liberté en France donna une inspiration nouvelle, une autre âme à la littérature opprimée ou endormie de ce temps, et nous vîmes surgir alors une foule de ces noms célèbres dans la poésie ou dans la philosophie qui peuplent encore nos académies, et qui forment le chaînon brillant de la transition des deux époques. Qui m’aurait dit alors que, quinze ans plus tard, la poésie inonderait l’âme de toute la jeunesse française ; qu’une foule de talents, d’un ordre divers et nouveau, auraient surgi de cette terre morte et froide ; que la presse, multipliée à l’infini, ne suffirait pas à répandre les idées ferventes d’une armée de jeunes écrivains ; que les drames se heurteraient à la porte de tous les théâtres ; que l’âme lyrique et religieuse d’une génération de bardes chrétiens inventerait une nouvelle langue pour révéler des enthousiasmes inconnus ; que la liberté, la foi, la philosophie, la politique, les doctrines les plus antiques comme les plus neuves, lutteraient, à la face du soleil, de génie, de gloire, de talents et d’ardeur, et qu’une vaste et sublime mêlée des intelligences couvrirait la France et le monde du plus beau comme du plus hardi mouvement intellectuel qu’aucun de nos siècles eût encore vu ? Qui m’eût dit cela alors, je ne l’aurai pas cru ; et cependant cela est. La poésie n’était donc pas morte dans les âmes, comme on le disait dans ces années de scepticisme et d’algèbre ; et, puisqu’elle n’est pas morte à cette époque, elle ne meurt jamais.
Tant que l’homme ne mourra pas lui-même, la plus belle faculté de l’homme peut-elle mourir ? Qu’est-ce, en effet, que la poésie ? Comme tout ce qui est divin en nous, cela ne peut se définir par un mot ni par mille. C’est l’incarnation de ce que l’homme a de plus intime dans le cœur et de plus divin dans la pensée, de ce que la nature visible a de plus magnifique dans les images et de plus mélodieux dans les sons ! C’est à la fois sentiment et sensation, esprit et matière ; et voilà pourquoi c’est la langue complète, la langue par excellence qui saisit l’homme par son humanité tout entière, idée pour l’esprit, sentiment pour l’âme, image pour l’imagination, et musique pour l’oreille ! Voilà pourquoi cette langue, quand elle est bien parlée, foudroie l’homme comme la foudre et l’anéantit de conviction intérieure et d’évidence irréfléchie, ou l’enchante comme un philtre, et le berce immobile et charmé, comme un enfant dans son berceau, aux refrains sympathiques de la voix d’une mère ! Voilà pourquoi aussi l’homme ne peut ni produire ni supporter beaucoup de poésie ; c’est que le saisissant tout entier par l’âme et par les sens, et exaltant à la fois sa double faculté, la pensée par la pensée, les sens par les sensations, elle l’épuise, elle l’accable bientôt, comme toute jouissance trop complète, d’une voluptueuse fatigue, et lui fait rendre en peu de vers, en peu d’instants, tout ce qu’il y a de vie intérieure et de force de sentiment dans sa double organisation. La prose ne s’adresse qu’à l’idée ; le vers parle à l’idée et à la sensation tout à la fois. Cette langue, toute mystérieuse, tout instinctive qu’elle soit, ou plutôt par cela même qu’elle est instinctive et mystérieuse, cette langue ne mourra jamais ! Elle n’est point, comme on n’a cessé de le dire, malgré les démentis successifs de toutes les époques, elle n’est pas seulement la langue de l’enfance des peuples, le balbutiement de l’intelligence humaine ; elle est la langue de tous les âges de l’humanité, naïve et simple au berceau des nations ; conteuse et merveilleuse comme la nourrice au chevet de l’enfant ; amoureuse et pastorale chez les peuples jeunes et pasteurs ; guerrière et épiques chez les hordes guerrières et conquérantes ; mystique, lyrique, prophétique ou sentencieuse dans les théocraties de l’Égypte ou de la Judée ; grave, philosophique et corruptrice dans les civilisations avancées de Rome, de Florence ou de Louis XIV ; échevelée et hurlante aux époques de convulsions et de ruines, comme en 93 ; neuve, mélancolique, incertaine, timide et audacieuse tout à la fois aux jours de renaissance et de reconstruction sociale, comme aujourd’hui ! plus tard, à la vieillesse de peuples, triste, sombre, gémissante et découragée comme eux, et respirant à la fois dans ses strophes les pressentiments lugubres, les rêves fantastiques des dernières catastrophes du monde, et les fermes et divines espérances d’une résurrection de l’humanité sous une autre forme : voilà la poésie. C’est l’homme même, c’est l’instinct de toutes ses époques, c’est l’écho intérieur de toutes ses impressions humaines, c’est la voix de l’humanité pensant et sentant, résumée et modulée par certains hommes plus hommes que le vulgaire, mens divinior, et qui plane sur ce bruit tumultueux et confus des générations et dure après elles, et qui rend témoignage à la postérité de leurs gémissements ou de leurs joies, de leurs faits ou de leurs idées. Cette voix ne s’éteindra jamais dans le monde ; car ce n’est pas l’homme qui l’a inventée. C’est Dieu même qui la lui a donnée, et c’est le premier cri qui est remonté à lui de l’humanité ! Ce sera aussi le dernier cri que le Créateur entendra s’élever de son œuvre quand il la brisera. Sortie de lui, elle remontera à lui.
Un jour, j’avais planté ma tente dans un champ rocailleux, où croissaient quelques troncs d’oliviers noueux et rabougris, sous les murs de Jérusalem, à quelques centaines de pas de la tour de David, un peu au-dessus de la fontaine de Siloé, qui coule encore sur les dalles usées de sa grotte, non loin du tombeau du poëte-roi qui l’a si souvent chantée. Les hautes et noires terrasses qui portaient jadis le temple de Salomon s’élevaient à ma gauche, couronnées par les trois coupoles bleues et par les colonnettes légères et aériennes de la mosquée d’Omar, qui plane aujourd’hui sur les ruines de la maison de Jéhovah ; la ville de Jérusalem, que la peste ravageait alors, était tout inondée des rayons d’un soleil éblouissant répercutés sur ses mille dômes, sur ses marbres blancs, sur ses tours de pierre dorées, sur ses murailles polies par les siècles et par les vents salins du lac Asphaltite ; aucun bruit ne montait de son enceinte muette et morne comme la couche d’un agonisant ; ses larges portes étaient ouvertes et l’on apercevait de temps en temps le turban blanc et le manteau rouge du soldat arabe, gardien inutile de ces portes abandonnées. Rien ne venait, rien ne sortait ; le vent du matin soulevait seul la poudre ondoyante des chemins, et faisait un moment l’illusion d’une caravane ; mais quand la bouffée de vent avait passé, quand elle était venue mourir en sifflant sur les créneaux de la tour des Pisans ou sur les trois palmiers de la maison de Caïphe, la poussière retombait, le désert apparaissait de nouveau, et le pas d’aucun chameau, d’aucun mulet, ne retentissait sur les pavés de la route. Seulement, de quart d’heure en quart d’heure, les deux battants ferrés de toutes les portes de Jérusalem s’ouvraient, et nous voyions passer les morts que la peste venait d’achever, et que deux esclaves nus portaient sur un brancard aux tombes répandues tout autour de nous. Quelquefois un long cortége de Turcs, d’Arabes, d’Arméniens, de Juifs, accompagnaient le mort et défilaient en chantant entre les troncs d’oliviers, puis rentraient à pas lents et silencieux dans la ville ; plus souvent les morts étaient seuls, et, quand les deux esclaves avaient creusé de quelques palmes le sable ou la terre de la colline, et couché le pestiféré dans son dernier lit, ils s’asseyaient sur le tertre même qu’ils venaient d’élever, se partageaient les vêtements du mort, et, allumant leurs longues pipes, ils fumaient en silence et regardaient la fumée de leurs chibouks monter en légères colonnes bleues, et se perdre gracieusement dans l’air limpide, vif et transparent, de ces journées d’automne. À mes pieds, la vallée de Josaphat s’étendait comme un vaste sépulcre ; le Cédron tari la sillonnait d’une déchirure blanchâtre, toute semée de gros cailloux, et les flancs des deux collines qui la cernent étaient tout blancs de tombes et de turbans sculptés, monument banal des Osmanlis ; un peu sur la droite, la colline des Oliviers s’affaissait, et laissait, entre les chaînes éparses des cônes volcaniques des montagnes nues de Jéricho et de Saint-Saba, l’horizon s’étendre et se prolonger comme une avenue lumineuse entre des cimes de cyprès inégaux ; le regard s’y jetait de lui-même, attiré par l’éclat azuré et plombé de la mer Morte, qui luisait au pied des degrés de ces montagnes, et, derrière, la chaîne bleue des montagnes de l’Arabie Pétrée bornait l’horizon. Mais borner n’est pas le mot, car ces montagnes semblaient transparentes comme le cristal, et l’on voyait ou l’on croyait voir au delà un horizon vague et indéfini s’étendre encore, et nager dans les vapeurs ambiantes d’un air teint de pourpre et de céruse.
C’était l’heure de midi, l’heure où le muezzin épie le soleil sur la plus haute galerie du minaret, et chante l’heure et la prière à toutes les heures ; voix vivante, animée, qui sait ce qu’elle dit et ce qu’elle chante, bien supérieure, à mon avis, à la voix machinale et sans conscience de la cloche de nos cathédrales. Mes Arabes avaient donné l’orge dans le sac de poil de chèvre à mes chevaux attachés çà et là autour de ma tente ; les pieds enchaînés à des anneaux de fer, ces beaux et doux animaux étaient immobiles, leur tête penchée et ombragée par leur longue crinière éparse, leur poil gris luisant et fumant sous les rayons d’un soleil de plomb. Les hommes s’étaient rassemblés à l’ombre du plus large des oliviers ; ils avaient étendu sur la terre leur natte de Damas, et ils fumaient en se contant des histoires du désert, ou en chantant des vers d’Antar, Antar, ce type de l’Arabe errant, à la fois pasteur, guerrier et poëte, qui a écrit le désert tout entier dans ses poésies nationales ; épique comme Homère, plaintif comme Job, amoureux comme Théocrite, philosophe comme Salomon. Ses vers, qui endorment ou exaltent l’imagination de l’Arabe autant que la fumée du tombach dans le narguilé[1], retentissaient en sons gutturaux dans le groupe animé de mes saïs ; et, quand le poëte avait touché plus juste ou plus fort la corde sensible de ces hommes sauvages, mais impressionnables, on entendait un léger murmure de leurs lèvres ; ils joignaient leurs mains, les élevaient au-dessus de leurs oreilles, et, inclinant la tête, ils s’écriaient tour à tour : Allah ! Allah ! Allah !
À quelques pas de moi, une jeune femme turque pleurait son mari sur un de ces petits monuments de pierre blanche dont toutes les collines autour de Jérusalem sont parsemées ; elle paraissait à peine avoir dix-huit à vingt ans, et je ne vis jamais une si ravissante image de la douleur. Son profil, que son voile rejeté en arrière me laissait entrevoir, avait la pureté de lignes des plus belles têtes du Parthénon ; mais en même temps la mollesse, la suavité et la gracieuse langueur des femmes de l’Asie, beauté bien plus féminine, bien plus amoureuse, bien plus fascinante pour le cœur que la beauté sévère et mâle des statues grecques. Ses cheveux, d’un blond bronzé et doré comme le cuivre des statues antiques, couleur très estimée dans ce pays du soleil, dont elle est comme un reflet permanent ; ses cheveux, détachés de sa tête, tombaient autour d’elle et balayaient littéralement le sol ; sa poitrine était entièrement découverte, selon la coutume des femmes de cette partie de l’Arabie, et, quand elle se baissait pour embrasser la pierre du turban ou pour coller son oreille à la tombe, ses deux seins nus touchaient la terre et creusaient leur moule dans la poussière, comme ce moule du beau sein d’Atala ensevelie, que le sable du sépulcre dessinait encore, dans l’admirable épopée de M. de Chateaubriand. Elle avait jonché de toutes sortes de fleurs le tombeau et la terre alentour ; un beau tapis de Damas était étendu sous ses genoux ; sur le tapis il y avait quelques vases de fleurs et une corbeille pleine de figues et de galettes d’orge, car cette femme devait passer la journée entière à pleurer ainsi. Un trou creusé dans la terre, et qui était censé correspondre à l’oreille du mort, lui servait de porte-voix vers cet autre monde où dormait celui qu’elle venait visiter. Elle se penchait de moment en moment vers cette étroite ouverture ; elle y chantait des choses entremêlées de sanglots, elle y collait ensuite l’oreille comme si elle eût entendu la réponse, puis elle se remettait à chanter en pleurant encore ! J’essayais de comprendre les paroles qu’elle murmurait ainsi et qui venaient jusqu’à moi ; mais mon drogman arabe ne put les saisir ou les rendre. Combien je les regrette ! que de secrets de l’amour et de la douleur ! que de soupirs animés de toute la vie de deux âmes arrachées l’une à l’autre, ces paroles confuses et noyées de larmes devaient contenir ! Oh ! si quelque chose pouvait jamais réveiller un mort, c’étaient de telles paroles murmurées par une pareille bouche !
À deux pas de cette femme, sous un morceau de toile noire soutenue par deux roseaux fichés en terre pour servir de parasol, ses deux petits enfants jouaient avec trois esclaves noirs d’Abyssinie, accroupies, comme leur maîtresse, sur le sable que recouvrait un tapis. Ces trois femmes, toutes les trois jeunes et belles aussi, aux formes sveltes et au profil aquilin des nègres de l’Abyssinie, étaient groupées dans des attitudes diverses, comme trois statues tirées d’un seul bloc. L’une avait un genou en terre et tenait sur l’autre genou un des enfants, qui tendait ses bras du côté où pleurait sa mère ; l’autre avait ses deux jambes repliées sous elle et ses deux mains jointes, comme la Madeleine de Canova, sur son tablier de toile bleue ; la troisième était debout, un peu penchée sur ses deux compagnes, et, se balançant à droite et à gauche ; berçait contre son sein à peine dessiné le plus petit des enfants, qu’elle essayait en vain d’endormir. Quand les sanglots de la jeune veuve arrivaient jusqu’aux enfants, ceux-ci se prenaient à pleurer ; et les trois esclaves noires, après avoir répondu par un sanglot à celui de leur maîtresse, se mettaient à chanter des airs assoupissants et des paroles enfantines de leur pays, pour apaiser les deux enfants.
C’était un dimanche : à deux cents pas de moi, derrière les murailles épaisses et hautes de Jérusalem, j’entendais sortir par bouffées de la noire coupole du couvent grec, les échos éloignés et affaiblis de l’office des vêpres. Les hymnes et les psaumes de David s’élevaient, après trois mille ans, rapportés, par des voix étrangères et dans une langue nouvelle, sur ces collines qui les avaient inspirés ; et je voyais sur les terrasses du couvent quelques figures de vieux moines de Terre sainte aller et venir, leur bréviaire à la main, et murmurant ces prières murmurées déjà par tant de siècles dans des langues et dans des rhythmes divers !
Et moi j’étais là aussi, pour chanter toutes ces choses, pour étudier les siècles à leur berceau, pour remonter jusqu’à sa source le cours inconnu d’une civilisation, d’une religion, pour m’inspirer de l’esprit des lieux et du sens caché des histoires et des monuments sur ces bords qui furent le point de départ du monde moderne, et pour nourrir d’une sagesse plus réelle, et d’une philosophie plus vraie, la poésie grave et pensée de l’époque avancée où nous vivons !
Cette scène, jetée par hasard sous mes yeux et recueillie dans un de mes mille souvenirs de voyages, me présenta les destinées et les phases presque complètes de toute poésie : les trois esclaves noires, berçant les enfants avec les chansons naïves et sans pensée de leur pays, la poésie pastorale et instinctive de l’enfance des nations ; la jeune veuve turque pleurant son mari en chantant ses sanglots à la terre, la poésie élégiaque et passionnée, la poésie du cœur ; les soldats et les moukres arabes récitant des fragments belliqueux, amoureux et merveilleux d’Antar, la poésie épique et guerrière des peuples nomades ou conquérants ; les moines grecs chantant les psaumes sur leurs terrasses solitaires, la poésie sacrée et lyrique des âges d’enthousiasme et de rénovation religieuse ; et moi méditant sous ma tente, et recueillant des vérités historiques ou des pensées sur toute la terre, la poésie de philosophie et de méditation, fille d’une époque où l’humanité s’étudie et se résume elle-même jusque dans les chants dont elle amuse ses loisirs.
Voilà la poésie tout entière dans le passé ; mais dans l’avenir que sera-t-elle ?
Un autre jour, deux mois plus tard, j’avais traversé les sommets du Sannim, couverts de neiges éternelles, et j’étais redescendu du Liban, couronné de son diadème de cèdres, dans le désert nu et stérile d’Héliopolis. À la fin d’une journée de route pénible et longue, à l’horizon encore éloigné devant nous, sur les derniers degrés des montagnes noires de l’Anti-Liban, un groupe immense de ruines jaunes, dorées par le soleil couchant, se détachaient de l’ombre des montagnes et répercutaient les rayons du soir. Nos guides nous les montraient du doigt, et criaient : « Balbek ! Balbek ! » C’était en effet la merveille du désert, la fabuleuse Balbek, qui sortait tout éclatante de son sépulcre inconnu, pour nous raconter des âges dont l’histoire a perdu la mémoire. Nous avancions lentement au pas de nos chevaux fatigués, les yeux attachés sur les murs gigantesques, sur les colonnes éblouissantes et colossales qui semblaient s’étendre, grandir, s’allonger, à mesure que nous en approchions ; un profond silence régnait dans toute notre caravane ; chacun aurait craint de perdre une impression de cette scène, en communiquant celle qu’il venait d’avoir ; les Arabes même se taisaient, et semblaient recevoir aussi une forte et grave pensée de ce spectacle qui nivelle toutes les pensées. Enfin, nous touchâmes aux premiers blocs de marbre, aux premiers tronçons de colonnes, que les tremblements de terre ont secoué jusqu’à plus d’un mille des monuments mêmes, comme les feuilles sèches jetées et roulées loin de l’arbre après l’ouragan. Les profondes et larges carrières qui déchirent, comme des gorges de vallées, mes flancs noirs de l’Anti-Liban, ouvraient déjà leurs abîmes sous les pas de nos chevaux ; ces vastes bassins de pierre, dont les parois gardent encore les traces profondes du ciseau qui les a creusés pour en tirer d’autres collines de pierre, montraient encore quelques blocs gigantesques à demi détachés de leur base, et d’autres entièrement taillés sur leurs quatre faces, et qui semblent n’attendre que les chars ou les bras de générations de géants pour les mouvoir. Un seul de ces moellons de Balbek avait soixante-deux pieds de long sur vingt-quatre pieds de largeur, et seize pieds d’épaisseur. Un de nos Arabes, descendant de cheval, se laissa glisser dans la carrière, et, grimpant sur cette pierre en s’accrochant aux entaillures du ciseau et aux mousses qui y ont pris racine, il monta sur ce piédestal, et courut çà et là sur cette plate-forme, en poussant des cris sauvages ; mais le piédestal écrasait par sa masse l’homme de nos jours ; l’homme disparaissait devant son œuvre. Il faudrait la force réunie de dix mille hommes de notre temps pour soulever seulement cette pierre, et les plates-formes des temples de Balbek en montrent de plus colossales encore, élevées à vingt-cinq ou trente pieds du sol, pour porter des colonnades proportionnées à ces bases !
Nous suivîmes notre route entre le désert à gauche et les ondulations de l’Anti-Liban à droite, en longeant quelques petits champs cultivés par les Arabes pasteurs, et le lit d’un large torrent qui serpente entre les ruines, et aux abords duquel s’élèvent quelques beaux noyers. L’Acropolis, ou la colline artificielle qui porte tous les grands monuments d’Héliopolis, nous apparaissait çà et là entre les rameaux et au-dessus de la tête des grands arbres ; enfin nous la découvrîmes tout entière, et toute la caravane s’arrêta comme par un instinct électrique. Aucune plume, aucun pinceau ne pourrait décrire l’impression que ce seul regard donne à l’œil et à l’âme ; sous nos pas, dans le lit des torrents, au milieu des champs, autour de tous les troncs d’arbres, des blocs immenses de granit rouge ou gris, de porphyre sanguin, de marbre blanc, de pierre jaune aussi éclatante que le marbre de Paros, tronçons de colonnes, chapiteaux ciselés, architraves, volutes, corniches, entablements, piédestaux, membres épars, et qui semblent palpitants, des statues tombées la face contre terre, tout cela confus, groupé en monceaux, disséminé en mille fragments, et ruisselant de toutes parts comme les laves d’un volcan qui vomirait les débris d’un grand empire ! À peine un sentier pour se glisser à travers ces balayures des arts qui couvrent toute la terre ; et le fer de nos chevaux glissait et se brisait à chaque pas sur l’acanthe polie des corniches, ou sur le sein de neige d’un torse de femme : l’eau seule de la rivière de Balbek se faisant jour parmi ces lits de fragments, et lavant de son écume murmurante les brisures de ces marbres qui font obstacle à son cours.
Au delà de ces écumes de débris qui forment de véritables dunes de marbre, la colline de Balbek, plate-forme de mille pas de long, de sept cents pieds de large, toute bâtie de main d’homme, en pierres de taille dont quelques-unes ont cinquante à soixante pieds de longueur sur vingt à vingt-deux d’élévation, mais la plupart de quinze à trente ; cette colline de granit taillé se présentait à nous par son extrémité orientale, avec ses bases profondes et ses revêtements incommensurables, où trois morceaux de granit forment cent quatre-vingts pieds de développement et près de quatre mille pieds de surface, avec les larges embouchures de ses voûtes souterraines, où l’eau de la rivière s’engouffrait en bondissant, où le vent jetait avec l’eau des murmures semblables aux volées lointaines des grandes cloches de nos cathédrales. Sur cette immense plate-forme, l’extrémité des grands temples se montrait à nous, détachée de l’horizon bleu et rosé, en couleur d’or. Quelques-uns de ces monuments déserts semblaient intacts, et sortis d’hier des mains de l’ouvrier ; d’autres ne présentaient plus que des restes encore debout, des colonnes isolées, des pans de muraille inclinés, et des frontons démantelés ; l’œil se perdait dans les avenues étincelantes de colonnades de ces divers temples, et l’horizon trop élevé nous empêchait de voir où finissait ce peuple de pierre. Les sept colonnes gigantesques du grand temple, portant encore majestueusement leur riche et colossal entablement, dominaient toute cette scène et se perdaient dans le ciel bleu du désert, comme un autel aérien pour les sacrifices des géants.
Nous ne nous arrêtâmes que quelques minutes pour reconnaître seulement ce que nous venions visiter à travers tant de périls et tant de distance ; et, sûrs enfin de posséder pour le lendemain ce spectacle que les rêves même ne pourraient nous rendre, nous nous remîmes en marche. Le jour baissait ; il fallait trouver un asile, ou sous la tente, ou sous quelque voûte de ces ruines, pour passer la nuit et nous reposer d’une marche de quatorze heures. Nous laissâmes à gauche la montagne de ruines et une vaste plage toute blanche de débris, et, traversant quelques champs de gazon brouté par les chèvres et les chameaux, nous nous dirigeâmes vers une fumée qui s’élevait, à quelques cent pas de nous, d’un groupe de ruines entremêlées de masures arabes. Le sol était inégal et montueux, et retentissait sous les fers de nos chevaux, comme si les souterrains que nous foulions allaient s’entr’ouvrir sous leurs pas. Nous arrivâmes à la porte d’une cabane basse et à demi cachée par des pans de marbre dégradés, et dont la porte et les étroites fenêtres, sans vitres et sans volets, étaient construites de débris de marbre et de porphyre mal collés ensemble avec un peu de ciment. Une petite ogive de pierre s’élevait d’un ou deux pieds au-dessus de la plate-forme qui servait de toit à cette masure, et une petite cloche, semblable à celle que l’on peint sur la grotte des ermites, y tremblait aux bouffées de vent. C’était le palais épiscopal de l’évêque arabe de Balbek, qui surveille dans ce désert un petit troupeau de douze ou quinze familles chrétiennes de la communion grecque, perdues au milieu de ces déserts et de la tribu féroce des Arabes indépendants de Békaa. Jusque-là nous n’avions vu aucun être vivant que les chacals, qui couraient entre les colonnes du grand temple, et les petites hirondelles au collier de soie rose, qui bordaient, comme un ornement d’architecture orientale, les corniches de la plate-forme. L’évêque, averti par le bruit de notre caravane, arriva bientôt, et, s’inclinant sur sa porte, m’offrit l’hospitalité. C’était un beau vieillard, aux cheveux et à la barbe d’argent, à la physionomie grave et douce, à la parole noble, suave et cadencée, tout à fait semblable à l’idée du prêtre dans le poëme ou dans le roman, et digne en tout de montrer sa figure de paix, de résignation et de charité, dans cette scène solennelle de ruines et de méditation. Il nous fit entrer dans une petite cour intérieure, pavée aussi d’éclats de statues, de morceaux de mosaïques et de vases antiques, et, nous livrant sa maison, c’est-à-dire deux petites chambres basses sans meubles et sans portes, il se retira, et nous laissa, suivant la coutume orientale ; maîtres absolus de sa demeure. Pendant que nos Arabes plantaient en terre, autour de la maison, les chevilles de fer pour y attacher par des anneaux les jambes de nos chevaux, et que d’autres allumaient un feu dans la cour pour nous préparer le pilau et cuire les galettes d’orge, nous sortîmes pour jeter un second regard sur les monuments qui nous environnaient. Les grands temples étaient devant nous comme des statues sur leur piédestal ; le soleil les frappait d’un dernier rayon, qui se retirait lentement d’une colonne à l’autre, comme les lueurs d’une lampe que le prêtre emporte au fond du sanctuaire ; les mille ombres des portiques, des piliers, des colonnades, des autels, se répandaient mouvantes sous la vaste forêt de pierre, et remplaçaient peu à peu sur l’Acropolis les éclatantes lueurs du marbre et du travertin. Plus loin, dans la plaine, c’était un océan de ruines qui ne se perdait qu’à l’horizon ; on eût dit des vagues de pierre brisées contre un écueil, et couvrant une immense plage de leur blancheur et de leur écume. Rien ne s’élevait au-dessus de cette mer de débris, et la nuit, qui tombait des hauteurs déjà grises d’une chaîne de montagnes, les ensevelissait successivement dans son ombre. Nous restâmes quelques moments assis, silencieux et pensifs, devant ce spectacle sans parole, et nous rentrâmes à pas lents dans la petite cour de l’évêque, éclairée par le foyer des Arabes.
Assis sur quelques fragments de corniches et de chapiteaux qui servaient de bancs dans la cour, nous mangeâmes rapidement le sobre repas du voyageur dans le désert, et nous restâmes quelque temps à nous entretenir, avant le sommeil, de ce qui remplissait nos pensées. Le foyer s’éteignait, mais la lune se levait pleine et éclatante dans le ciel limpide, et, passant à travers les crénelures d’un grand mur de pierres blanches et les dentelures d’une fenêtre en arabesques qui bornaient la cour du côté du désert, elle éclairait l’enceinte d’une clarté qui rejaillissait sur toutes les pierres. Le silence et la rêverie nous gagnèrent ; ce que nous pensions à cette heure, à cette place, si loin du monde vivant, dans ce monde mort, en présence de tant de témoins muets d’un passé inconnu, mais qui bouleverse toutes nos petites théories d’histoire et de philosophie de l’humanité ; ce qui se remuait dans nos esprits et dans nos cœurs, de nos systèmes, de nos idées, hélas ! et peut-être aussi de nos souvenirs et de nos sentiments individuels, Dieu seul le sait ; et nos langues n’essayaient pas de le dire ; elles auraient craint de profaner la solennité de cette heure, de cet astre, de ces pensées mêmes : nous nous taisions. Tout à coup, comme une plainte douce et amoureuse, comme un murmure grave et accentué par la passion, sortit des ruines derrière ce grand mur percé d’ogives arabesques, et dont le toit nous avait paru écroulé sur lui-même ; ce murmure vague et confus s’enfla, se prolongea, s’éleva plus fort et plus haut, et nous distinguâmes un chant nourri de plusieurs voix en chœur, un chant monotone, mélancolique et tendre, qui montait, qui baissait, qui mourait, qui renaissait alternativement et qui se répondait à lui-même : c’était la prière du soir que l’évêque arabe faisait, avec son petit troupeau, dans l’enceinte éboulée de ce qui avait été son église, monceau de ruines entassées récemment par une tribu d’Arabes idolâtres. Rien ne nous avait préparés à cette musique de l’âme, dont chaque note est un sentiment ou un soupir du cœur humain, dans cette solitude, au fond des déserts, sortant ainsi des pierres muettes accumulées par les tremblements de terre, par les barbares et par le temps. Nous fûmes frappés de saisissement, et nous accompagnâmes des élans de notre pensée, de notre prière et de toute notre poésie intérieure, les accents de cette poésie sainte, jusqu’à ce que les litanies chantées eussent accompli leur refrain monotone, et que le dernier soupir de ces voix pieuses se fût assoupi dans le silence accoutumé de ces vieux débris.
« Voilà, disions-nous en nous levant, ce que sera sans doute la poésie des derniers âges : soupir et prière sur les tombeaux, aspiration plaintive vers un monde qui ne connaîtra ni mort ni ruines. »
Mais j’en vis une bien plus frappante image quelques mois après dans un voyage au Liban : je demande encore la permission de la peindre.
Je redescendais les dernières sommités de ces alpes ; j’étais l’hôte du cheik d’Éden, village arabe maronite suspendu sous la dent la plus aiguë de ces montagnes, aux limites de la végétation, et qui n’est habitable que l’été. Ce noble et respectable vieillard était venu me chercher avec ses fils et quelques-uns de ses serviteurs jusqu’aux environs de Tripoli de Syrie, et m’avait reçu dans son château d’Éden avec la dignité, la grâce de cœur et l’élégance de manières que l’on pourrait imaginer dans un des vieux seigneurs de la cour de Louis XIV. Les arbres entiers brûlaient dans le large foyer ; les moutons, les chevreaux, les cerfs étaient étalés par piles dans les vastes salles, et les outres séculaires des vins d’or du Liban, apportées de la cave par ses serviteurs, coulaient pour nous et pour notre escorte. Après avoir passé quelques jours à étudier ces belles mœurs homériques, poétiques comme les lieux mêmes où nous les retrouvions, le cheik me donna son fils aîné et un certain nombre de cavaliers arabes pour me conduire aux cèdres de Salomon ; arbres fameux qui consacrent encore la plus haute cime du Liban, et que l’on vient vénérer depuis des siècles, comme les derniers témoins de la gloire de Salomon. Je ne les décrirai point ici ; mais, au retour de cette journée mémorable pour un voyageur, nous nous égarâmes dans les sinuosités de rochers et dans les nombreuses et hautes vallées dont ce groupe du Liban est déchiré de toutes parts, et nous nous trouvâmes tout à coup sur le bord à pic d’une immense muraille de rochers de quelques mille pieds de profondeur, qui cernent la Vallée des Saints. Les parois de ce rempart de granit étaient tellement perpendiculaires, que les chevreuils même de la montagne n’auraient pu y trouver un sentier, et que nos Arabes étaient obligés de se coucher le ventre contre terre et de se pencher sur l’abîme pour découvrir le fond de la vallée. Le soleil baissait, nous avions marché bien des heures, et il nous en aurait fallu plusieurs encore pour retrouver notre sentier perdu et regagner Éden. Nous descendîmes de cheval, et nous confiant à un de nos guides, qui connaissait non loin de là un escalier de roc vif, taillé jadis par les moines maronites, habitants immémoriaux de cette vallée, nous suivîmes quelque temps les bords de la corniche, et nous descendîmes enfin, par ces marches glissantes, sur une plate-forme détachée du roc, et qui dominait tout cet horizon.
La vallée s’abaissait d’abord par des pentes larges et douces du pied des neiges, et des cèdres qui formaient une tache noire sur ces neiges ; là elle se déroulait sur des pelouses d’un vert jaune et tendre comme celui des hautes croupes du Jura ou des Alpes, et une multitude de filets d’eau écumante, sortis çà et là du pied des neiges fondantes, sillonnaient ces pentes gazonnées, et venaient se réunir en une seule masse de flots et d’écume au pied du premier gradin de rochers. Là, la vallée s’enfonçait tout à coup à quatre ou cinq cents pieds de profondeur, et le torrent se précipitait avec elle, et, s’étendant sur une large surface, tantôt couvrait le rocher comme un voile limpide et transparent, tantôt s’en détachait en voûtes élancées, et, tombant enfin sur des blocs immenses et aigus de granit arrachés du sommet, s’y brisait en lambeaux flottants, et retentissait comme un tonnerre éternel. Le vent de sa chute arrivait jusqu’à nous en emportant comme de légers brouillards la fumée de l’eau à mille couleurs, la promenait çà et là sur toute la vallée, ou la suspendait en rosée aux branches des arbustes et aux aspérités du roc. En se prolongeant vers le nord, la Vallée des Saints se creusait de plus en plus et s’élargissait davantage ; puis, à environ deux milles du point où nous étions placés, deux montagnes nues et couvertes d’ombres se rapprochaient en s’inclinant l’une vers l’autre, laissant à peine une ouverture de quelques toises entre leurs deux extrémités, où la vallée allait se terminer et se perdre avec ses pelouses, ses vignes hautes, ses peupliers, ses cyprès et son torrent de lait. Au-dessus des deux monticules qui l’étranglaient ainsi, on apercevait à l’horizon comme un lac d’un bleu plus sombre que le ciel : c’était un morceau de la mer de Syrie, encadré par un golfe fantastique d’autres montagnes du Liban. Ce golfe était à vingt lieues de nous, mais la transparence de l’air nous le montrait à nos pieds, et nous distinguions même deux navires à la voile qui, suspendus entre le bleu du ciel et celui de la mer, et diminués par la distance, ressemblaient à deux cygnes planant dans notre horizon. Ce spectacle nous saisit tellement d’abord, que nous n’arrêtâmes nos regards sur aucun détail de la vallée ; mais quand le premier éblouissement fut passé, et que notre œil put percer à travers la vapeur flottante du soir et des eaux, une scène d’une autre nature se déroula peu à peu devant nous.
À chaque détour du torrent où l’écume laissait un peu de place à la terre, un couvent de moines maronites se dessinait en pierres d’un brun sanguin sur le gris du rocher, et sa fumée s’élevait dans les airs entre des cimes de peupliers et de cyprès. Autour des couvents, de petits champs, conquis sur le roc ou sur le torrent, semblaient cultivés comme les parterres les plus soignés de nos maisons de campagne, et çà et là on apercevait ces maronites, vêtus de leur capuchon noir, qui rentraient du travail des champs, les uns avec la bêche sur l’épaule, les autres conduisant de petits troupeaux de poulains arabes, quelques-uns tenant le manche de la charrue et piquant leurs bœufs entre les mûriers. Plusieurs de ces demeures de prières et de travail étaient suspendues avec leurs chapelles et leurs ermitages sur les caps avancés des deux immenses chaînes de montagnes ; un certain nombre étaient creusées comme des grottes de bêtes fauves dans le rocher même. On n’apercevait que la porte, surmontée d’une ogive vide où pendait la cloche, et quelques petites terrasses taillées sous la voûte même du roc, où les moines vieux et infirmes venaient respirer l’air et voir un peu de soleil, partout où le pied de l’homme pouvait atteindre. Sur certains rebords des précipices, l’œil ne pouvait apercevoir aucun accès ; mais là même un couvent, une croix, une solitude, un oratoire, un ermitage et quelques figures de solitaires circulant parmi les roches ou les arbustes, travaillant, lisant ou priant. Un de ces couvents était une imprimerie arabe pour l’instruction du peuple maronite, et l’on voyait sur la terrasse une foule de moines allant et venant, et étendant sur des claies ou sur des roseaux les feuilles blanches du papier humide. Rien ne peut peindre, si ce n’est le pinceau, la multitude et le pittoresque de ces retraites. Chaque pierre semblait avoir enfanté sa cellule, chaque grotte son ermite ; chaque source avait son mouvement et sa vie, chaque arbre son solitaire sous son ombre. Partout où l’œil tombait, il voyait la vallée, la montagne, les précipices s’abîmer pour ainsi dire sous son regard, et une scène de vie, de prière, de contemplation, se détacher de ces masses éternelles, ou s’y mêler pour les consacrer. Mais bientôt le soleil tomba, les travaux du jour cessèrent, et toutes les figures noires répandues dans la vallée rentrèrent dans les grottes ou dans les monastères. Les cloches sonnèrent de toutes parts l’heure du recueillement et des offices du soir, les unes avec la voix forte et vibrante des grands vents sur la mer, les autres avec les voix légères et argentines des oiseaux dans les champs de blé, celles-ci plaintives et lointaines comme des soupirs dans la nuit et dans le désert : toutes ces cloches se répondaient des deux bords de la vallée, et les mille échos des grottes et des précipices se les renvoyaient en murmures confus et répercutés, mêlés avec le mugissement du torrent, des cèdres, et les mille chutes sonores des sources et des cascades dont les deux flancs des monts sont sillonnés. Puis il se fit un moment de silence, et un nouveau bruit plus doux, plus mélancolique et plus grave, remplit la vallée : c’était le chant des psaumes, qui, s’élevant à la fois de chaque monastère, de chaque église, de chaque oratoire, de chaque cellule des rochers, se mêlait, se confondait en montant jusqu’à nous comme un vaste murmure, et ressemblait à une seule et vaste plainte mélodieuse de la vallée tout entière, qui venait de prendre une âme et une voix ; puis un nuage d’encens monta de chaque toit, sortit de chaque grotte, et parfuma cet air que les anges auraient pu respirer. Nous restâmes muets et enchantés comme ces esprits célestes, quand, planant pour la première fois sur le globe qu’ils croyaient désert, ils entendirent monter de ces mêmes bords la première prière des hommes ; nous comprîmes ce que c’était que la voix de l’homme pour vivifier la nature la plus morte, et ce que ce serait que la poésie à la fin des temps, quand, tous les sentiments du cœur humain éteints et absorbés dans un seul, la poésie ne serait plus ici-bas qu’une adoration et un hymne !
Mais nous ne sommes pas à ces temps : le monde est jeune, car la pensée mesure encore une distance incommensurable entre l’état actuel de l’humanité et le but qu’elle peut atteindre ; la poésie aura d’ici là de nouvelles, de hautes destinées à remplir.
Elle ne sera plus lyrique dans le sens où nous prenons ce mot ; elle n’a plus assez de jeunesse, de fraîcheur, de spontanéité d’impression, pour chanter comme au premier réveil de la pensée humaine. Elle ne sera plus épique ; l’homme a trop vécu, trop réfléchi pour se laisser amuser, intéresser par les longs récits de l’épopée, et l’expérience a détruit sa foi aux merveilles dont le poëme épique enchantait sa crédulité. Elle ne sera plus dramatique, parce que la scène de la vie réelle a, dans nos temps de liberté et d’action politique, un intérêt plus pressant, plus réel et plus intime que la scène du théâtre ; parce que les classes élevées de la société ne vont plus au théâtre pour être émues, mais pour juger ; parce que la société est devenue critique, de naïve qu’elle était. Il n’y a plus de bonne foi dans ses plaisirs. Le drame va tomber au peuple ; il était du peuple et pour le peuple, il y retourne ; il n’y a plus que la classe populaire qui porte son cœur au théâtre. Or, le drame populaire, destiné aux classes illettrées, n’aura pas de longtemps une expression assez noble, assez élégante, assez élevée pour attirer la classe lettrée ; la classe lettrée abandonnera donc le drame ; et quand le drame populaire aura élevé son parterre jusqu’à la hauteur de la langue d’élite, cet auditoire le quittera encore, et il lui faudra sans cesse redescendre pour être senti. Des hommes de génie tentent, en ce moment même, de faire violence à cette destinée du drame. Je fais des vœux pour leur triomphe ; et, dans tous les cas, il restera de glorieux monuments de leur lutte. C’est une question d’aristocratie et de démocratie ; le drame est l’image la plus fidèle de la civilisation.
La poésie sera de la raison chantée, voilà sa destinée pour longtemps ; elle sera philosophique, religieuse, politique, sociale, comme les époques que le genre humain va traverser ; elle sera intime surtout, personnelle, méditative et grave ; non plus un jeu de l’esprit, un caprice mélodieux de la pensée légère et superficielle, mais l’écho profond, réel, sincère, des plus hautes conceptions de l’intelligence, des plus mystérieuses impressions de l’âme. Ce sera l’homme lui-même et non plus son image. Les signes avant-coureurs de cette transformation de la poésie sont visibles depuis plus d’un siècle ; ils se multiplient de nos jours. La poésie s’est dépouillée de plus en plus de sa forme artificielle, elle n’a presque plus de forme qu’elle-même. À mesure que tout s’est spiritualisé dans le monde, elle aussi se spiritualise. Elle ne veut plus de mannequin, elle n’invente plus de machine ; car la première chose que fait maintenant l’esprit du lecteur, c’est de dépouiller le mannequin, c’est de démonter la machine et de chercher la poésie seule dans l’œuvre poétique, et de chercher aussi l’âme du poëte sous sa poésie. Mais sera-t-elle morte pour être plus vraie, plus sincère, plus réelle qu’elle ne le fut jamais ? Non sans doute ; elle aura plus de vie, plus d’intensité, plus d’action qu’elle n’en eut encore ! et j’en appelle à ce siècle naissant qui déborde de tout ce qui est la poésie même, amour, religion, liberté, et je me demande s’il y eut jamais dans les époques littéraires un moment aussi remarquable en talents éclos et en promesses qui écloront à leur tour. Je le sais mieux que personne, car j’ai souvent été le confident inconnu de ces mille voix mystérieuses qui chantent dans le monde ou dans la solitude, et qui n’ont pas encore d’écho dans leur renommée. Non, il n’y eut jamais autant de poëtes et plus de poésie qu’il y en a en France et en Europe au moment où j’écris ces lignes, au moment où quelques esprits superficiels ou préoccupés s’écrient que la poésie a accompli ses destinées, et prophétisent la décadence de l’humanité. Je ne vois aucun signe de décadence dans l’intelligence humaine, aucun symptôme de lassitude ni de vieillesse ; je vois des institutions vieilles qui s’écroulent, mais des générations rajeunies que le souffle de vie tourmente et pousse en tous sens, et qui reconstruiront sur des plans inconnus cette œuvre infinie que Dieu a donnée à faire et à refaire sans cesse à l’homme, sa propre destinée. Dans cette œuvre, la poésie a sa place, quoique Platon voulût l’en bannir. C’est elle qui plane sur la société et qui la juge, et qui, montrant à l’homme la vulgarité de son œuvre, l’appelle sans cesse en avant, en lui montrant du doigt des utopies, des républiques imaginaires, des cités de Dieu, et lui souffle au cœur le courage de les atteindre.
À côté de cette destinée philosophique, rationnelle, politique, sociale, de la poésie à venir, elle a une destinée nouvelle à accomplir : elle doit suivre la pente des institutions et de la presse ; elle doit se faire peuple, et devenir populaire comme la religion, la raison et la philosophie. La presse commence à pressentir cette œuvre, œuvre immense et puissante, qui, en portant sans cesse à tous la pensée de tous, abaissera les montagnes, élèvera les vallées, nivellera les inégalités des intelligences, et ne laissera bientôt plus d’autre puissance sur la terre que celle de la raison universelle, qui aura multiplié sa force par la force de tous. Sublime et incalculable association de toutes les pensées, dont les résultats ne peuvent être appréciés que par Celui qui a permis à l’homme de la concevoir et de la réaliser ! La poésie de nos jours a déjà tenté cette forme, et des talents d’un ordre élevé se sont abaissés pour tendre la main au peuple ; la poésie s’est faite chanson, pour courir sur l’aile du refrain dans les camps ou dans les chaumières ; elle y a porté quelques nobles souvenirs, quelques généreuses inspirations, quelques sentiments de morale sociale ; mais cependant, il faut le déplorer, elle n’a guère popularisé que des passions, des haines ou des envies. C’est à populariser des vérités, de l’amour, de la raison, des sentiments exaltés de religion et d’enthousiasme, que ces génies populaires doivent consacrer leur puissance à l’avenir. Cette poésie est à créer ; l’époque la demande, le peuple en a soif ; il est plus poëte par l’âme que nous, car il est plus près de la nature : mais il a besoin d’un interprète entre cette nature et lui ; c’est à nous de lui en servir, et de lui expliquer, par ses sentiments rendus dans sa langue, ce que Dieu a mis de bonté, de noblesse, de générosité, de patriotisme et de piété enthousiaste dans son cœur. Toutes les époques primitives de l’humanité ont eu leur poésie ou leur spiritualisme chanté : la civilisation avancée serait-elle la seule époque qui fit taire cette voix intime et consolante de l’humanité ? Non sans doute ; rien ne meurt dans l’ordre éternel des choses, tout se transforme : la poésie est l’ange gardien de l’humanité à tous ses âges.
Il y a un morceau de poésie nationale dans la Calabre, que j’ai entendu chanter souvent aux femmes d’Amalfi en revenant de la fontaine. Je l’ai traduit autrefois en vers, et ces vers me semblent s’appliquer si bien au sujet que je traite, que je ne puis me refuser à les insérer ici. C’est une femme qui parle :
Quand, assise à douze ans à l’angle du verger,
Sous les citrons en fleur ou les amandiers roses,
Le souffle du printemps sortait de toutes choses,
Et faisait sur mon cou mes boucles voltiger,
Une voix me parlait, si douce, au fond de l’âme,
Qu’un frisson de plaisir en courait sur ma peau.
Ce n’était pas le vent, la cloche, le pipeau,
Ce n’était nulle voix d’enfant, d’homme ou de femme ;
C’était vous, c’était vous, ô mon Ange gardien,
C’était vous dont le cœur déjà parlait au mien !
Quand, plus tard, mon fiancé venait de me quitter,
Après des soirs d’amour au pied du sycomore,
Quand son dernier baiser retentissait encore
Au cœur qui sous sa main venait de palpiter,
La même voix tintait longtemps dans mes oreilles,
Et sortant de mon cœur m’entretenait tout bas.
Ce n’était pas sa voix, ni le bruit de ses pas,
Ni l’écho des amants qui chantaient sous les treilles ;
C’était vous, c’était vous, ô mon Ange gardien,
C’était vous dont le cœur parlait encore au mien !
Quand, jeune et déjà mère, autour de mon foyer
J’assemblais tous les biens que le ciel nous prodigue,
Qu’à ma porte un figuier laissait tomber sa figue
Aux mains de mes garçons qui le faisaient ployer,
Une voix s’élevait de mon sein tendre et vague.
Ce n’était pas le chant du coq ou de l’oiseau,
Ni des souffles d’enfants dormant dans leur berceau,
Ni la voix des pêcheurs qui chantaient sur la vague ;
C’était vous, c’était vous, ô mon Ange gardien,
C’était vous dont le cœur chantait avec le mien !
Maintenant je suis seule, et vieille à cheveux blancs ;
Et le long des buissons abrités de la bise,
Chauffant ma main ridée au foyer que j’attise,
Je garde les chevreaux et les petits enfants :
Cependant dans mon sein la voix intérieure
M’entretient, me console et me chante toujours.
Ce n’est plus cette voix du matin de mes jours,
Ni l’amoureuse voix de celui que je pleure ;
Mais c’est vous, oui, c’est vous, ô mon Ange gardien,
Vous dont le cœur me reste et pleure avec le mien !
Ce que ces femmes de Calabre disaient ainsi de leur ange gardien, l’humanité peut le dire de la poésie. C’est aussi cette voix intérieure qui lui parle à tous les âges, qui aime, chante, prie ou pleure avec elle à toutes les phases de son pèlerinage séculaire ici-bas.
Maintenant, puisque ceci est une préface, il faudrait parler du livre et de moi : eh bien, je le ferai avec une sincérité entière. Le livre n’est point un livre ; ce sont des feuilles détachées et tombées presque au hasard sur la route inégale de ma vie, et recueillies par la bienveillance des âmes tendres, pensives et religieuses. C’est le symbole vague et confus de mes sentiments et de mes idées, à mesure que les vicissitudes de l’existence et le spectacle de la nature et de la société les faisaient surgir dans mon cœur ou les jetaient dans ma pensée : ces sentiments et ces idées ont varié avec ma vie même, tantôt sereines et heureuses comme le matin du cœur, tantôt ardentes et profondes comme les passions de trente ans, tantôt désespérées comme la mort et sceptiques comme le silence du sépulcre, quelquefois rêveuses comme l’espérance, pieuses comme la foi, enflammées comme cet amour divin qui est l’âme cachée de toute la nature. Mais quelle qu’ait été, quelle que puisse être encore la diversité de ces impressions jetées par la nature dans mon âme, et par mon âme dans mes vers, le fond en fut toujours un profond instinct de la Divinité dans toutes choses ; une vive évidence, une intuition plus ou moins éclatante de l’existence et de l’action de Dieu dans la création matérielle et dans l’humanité pensante ; une conviction ferme et inébranlable que Dieu était le dernier mot de tout, et que les philosophies, les religions, les poésies n’étaient que des manifestations plus ou moins complètes de nos rapports avec l’Être infini, des échelons plus ou moins sublimes pour nous rapprocher successivement de Celui qui est ! Les religions sont la poésie de l’âme.
Ces poésies, auxquelles la soif ardente de cette époque a prêté souvent un prix, une saveur qu’elles n’avaient pas en elles-mêmes, sont bien loin de répondre à mes désirs et d’exprimer ce que j’ai senti ; elles sont très imparfaites, très négligées, très incomplètes, et je ne pense pas qu’elles vivent bien longtemps dans la mémoire de ceux dont la poésie est la langue. Je ne me repens pas cependant de les avoir publiées ; elles ont été une note au moins de ce grand et magnifique concert d’intelligence que la terre exhale de siècle en siècle vers son auteur, que le souffle du temps laisse flotter harmonieusement quelques jours sur l’humanité, et qu’il emporte ensuite où vont plus ou moins vite toutes les choses mortelles. Elles auront été le soupir modulé de mon âme en traversant cette vallée d’exil et de larmes, ma prière chantée au grand Être, et aussi quelquefois l’hymne de mon enthousiasme, de mon amitié ou de mon amour pour ce que j’ai vu, connu, admiré ou aimé de bon et de beau parmi les hommes ; un souvenir à toutes les vies dont j’ai vécu et que j’ai perdues !
La pensée politique et sociale qui travaille le monde intellectuel, et qui m’a toujours fortement travaillé moi-même, m’arrache pour deux ou trois ans tout au plus aux pensées poétiques et philosophiques, que j’estime à bien plus haut prix que la politique. La poésie, c’est l’idée ; la politique, c’est le fait : autant l’idée est au-dessus du fait, autant la poésie est au-dessus de la politique. Mais l’homme ne vit pas seulement d’idéal ; il faut que cet idéal s’incarne et se résume pour lui dans les institutions sociales ; il y a des époques où ces institutions, qui représentent la pensée de l’humanité, sont organisées et vivantes : la société marche alors toute seule, et la pensée peut s’en séparer, et de son côté vivre seule dans des régions de son choix ; il y en a d’autres où le institutions usées par les siècles tombent en ruine de toutes parts, et où chacun doit apporter sa pierre et son ciment pour reconstruire un abri à l’humanité. Ma conviction est que nous sommes à une de ces grandes époques de reconstruction, de rénovation sociale ; il ne s’agit pas seulement de savoir si le pouvoir passera de telles mains royales dans telles mains populaires ; si ce sera la noblesse, le sacerdoce ou la bourgeoisie qui prendront les rênes des gouvernements nouveaux ; si nous nous appellerons empires ou républiques : il s’agit de plus ; il s’agit de décider si l’idée de morale, de religion, de charité évangélique, sera substituée à l’idée d’égoïsme dans la politique ; si Dieu, dans son acception la plus pratique, descendra enfin dans nos lois ; si tous les hommes consentiront à voir enfin dans tous les autres hommes des frères, ou continueront à y voir des ennemis ou des esclaves. L’idée est mûre, les temps sont décisifs ; un petit nombre d’intelligences appartenant au hasard à toutes les diverses dénominations d’opinions politiques portent l’idée féconde dans leurs têtes et dans leurs cœurs ; je suis du nombre de ceux qui veulent sans violence, mais avec hardiesse et avec foi, tenter enfin de réaliser cet idéal qui n’a pas en vain travaillé toutes les têtes au-dessus du niveau de l’humanité, depuis la tête incommensurable du Christ jusqu’à celle de Fénelon. Les ignorances, les timidités des gouvernements, nous servent et nous font place ; elles dégoûtent successivement dans tous les partis les hommes qui ont de la portée dans le regard et de la générosité dans le cœur : ces hommes, désenchantés tour à tour de ces symboles menteurs qui ne les représentent plus, vont se grouper autour de l’idée seule ; et la force des hommes viendra à eux s’ils comprennent la force de Dieu, et s’ils sont dignes qu’elle repose sur eux par leur désintéressement et par leur foi dans l’avenir. C’est pour apporter une conviction, une parole de plus à ce groupe politique, que je renonce momentanément à la solitude, seul asile qui reste à ma pensée souffrante. Dès qu’il sera formé, dès qu’il aura une place dans la presse et dans les institutions, je rentrerai dans la vie poétique. Un monde de poésie roule dans ma tête ; je ne désire rien, je n’attends rien de la vie que des peines et des pertes de plus. Je me coucherais dès aujourd’hui avec plaisir dans le lit de mon sépulcre ; mais j’ai toujours demandé à Dieu de ne pas mourir sans avoir révélé à lui, au monde, à moi-même, une création de cette poésie qui a été ma seconde vie ici-bas ; de laisser après moi un monument quelconque de ma pensée : ce monument est un poëme ; je l’ai construit et brisé cent fois dans ma tête, et les vers que j’ai publiés ne sont que des ébauches mutilées, des fragments brisés de ce poëme de mon âme. Serai-je plus heureux maintenant que je touche à la maturité de la vie ? Ne laisserai-je ma pensée poétique que par fragments et par ébauches, ou lui donnerai-je enfin la forme, la masse et la vie dans un tout qui la coordonne et la résume, dans une œuvre qui se tienne debout et qui vive quelques années après moi ? Dieu seul le sait ; et, qu’il me l’accorde ou non, je ne l’en bénirai pas moins. Lui seul sait à quelle destinée il appelle ses créatures, et, pénible ou douce, éclatante ou obscure, cette destinée est toujours parfaite, si elle est acceptée avec résignation et en inclinant la tête !
Maintenant il ne me reste plus qu’à remercier toutes les âmes tendres et pieuses de mon temps, tous mes frères en poésie, qui ont accueilli avec tant de fraternité et d’indulgence les faibles notes que j’ai chantées jusqu’ici pour eux. Je ne pense pas qu’aucun poëte romain ait reçu plus de marques de sympathie, plus de signes d’intelligence et d’amitié de la jeunesse de son temps que je n’en ai reçu moi-même ; moi, si incomplet, si inégal, si peu digne de ce nom de poëte : ce sont des espérances et non des réalités que l’on a saluées et caressées en moi. La Providence me force à tromper toutes ces espérances : mais que ceux qui m’ont ainsi encouragé dans toutes les parties de la France et de l’Europe sachent combien mon cœur a été sensible à cette sympathie qui a été ma plus douce récompense, qui a noué entre nous les liens invisibles d’une amitié intellectuelle. Ils m’ont rendu bien au delà de ce que je leur ai donné. Je ne sais quel poëte disait qu’une critique lui fait cent fois plus de peine que tous les éloges ne pourraient lui faire de plaisir. Je le plains et je ne le comprends pas : quant à moi, je puis sans peine oublier toutes les critiques, fondées ou non, qui m’ont assailli sur ma route, et d’abord j’ai la conscience d’en avoir mérité beaucoup ; mais fussent-elles toutes injustes et amères, elles auraient été amplement compensées par cette foule innombrable de lettres que j’ai reçues de mes amis inconnus. Une douleur que vos vers ont pu endormir un moment, un enthousiasme que vous avez allumé le premier dans un jeune cœur jeune et pur, une prière confuse de l’âme à laquelle vous avez donné une parole et un accent, un soupir qui a répondu à un de vos soupirs, une larme d’émotion qui est tombée à votre voix de la paupière d’une jeune femme, un nom chéri, symbole de vos affections les plus intimes, et que vous avez consacré dans une langue moins fragile que la langue vulgaire, une mémoire de mère, de femme, d’amie, d’enfant, que vous avez embaumée pour les siècles dans une strophe de sentiment et de poésie ; la moindre de ces choses saintes consolerait de toutes les critiques, et vaut cent fois, pour l’âme du poëte, ce que ses faibles vers lui ont coûté de veilles ou d’amertume !
Paris, 11 février 1834.
Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.
Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes ;
Il serpente, et s’enfonce en un lointain obscur ;
Là, le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l’étoile du soir se lève dans l’azur.
Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,
Le crépuscule encor jette un dernier rayon ;
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l’horizon.
Cependant, s’élançant de la flèche gothique,
Un son religieux se répand dans les airs ;
Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.
Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N’éprouve devant eux ni charme ni transports ;
Je contemple la terre ainsi qu’une âme errante :
Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts.
De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l’immense étendue,
Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m’attend. »
Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un être seul vous manque, et tout est dépeuplé !
Quand le tour du soleil ou commence ou s’achève,
D’un œil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours.
Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts ;
Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire ;
Je ne demande rien à l’immense univers.
Mais peut-être au delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux !
Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire ;
Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour !
Que ne puis-je, porté sur le char de l’Aurore,
Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi !
Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi.
Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons ;
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !
J’écrivis cette première méditation un soir du mois de septembre 1819, au coucher du soleil, sur la montagne qui domine la maison de mon père, à Milly. J’étais isolé depuis plusieurs mois dans cette solitude. Je lisais, je rêvais, j’essayais quelquefois d’écrire, sans rencontrer jamais la note juste et vraie qui répondît à l’état de mon âme ; puis je déchirais et je jetais au vent les vers que j’avais ébauchés. J’avais perdu l’année précédente, par une mort précoce, la personne que j’avais le plus aimée jusque-là. Mon cœur n’était pas guéri de sa première grande blessure, il ne le fut même jamais. Je puis dire que je vivais en ce temps-là avec les morts plus qu’avec les vivants. Ma conversation habituelle, selon l’expression sacrée, était dans le ciel. On a vu dans Raphaël comment j’avais été attaché et détaché soudainement de mon idolâtrie d’ici-bas.
J’avais emporté ce jour-là sur la montagne un volume de Pétrarque, dont je lisais de temps en temps quelques sonnets. Les premiers vers de ces sonnets me ravissaient en extase dans le monde de mes propres pensées. Les derniers vers me sonnaient mélodieusement à l’oreille, mais faux au cœur. Le sentiment y devient l’esprit. L’esprit a toujours, pour moi, neutralisé le génie. C’est un vent froid qui sèche les larmes sur les yeux. Cependant j’adorais et j’adore encore Pétrarque. L’image de Laure, le paysage de Vaucluse, sa retraite dans les collines euganéennes, dans son petit village que je me figurais semblable à Milly, cette vie d’une seule pensée, ce soupir qui se convertit naturellement en vers, ces vers qui ne portent qu’un nom aux siècles, cet amour mêlé à cette prière, qui font ensemble comme un duo dont une voix se plaint sur la terre, dont l’autre voix répond du ciel ; enfin cette mort idéale de Pétrarque la tête sur les pages de son livre, les lèvres collées sur le nom de Laure, comme si sa vie se fût exhalée dans un baiser donné à un rêve ! tout cela m’attachait alors et m’attache encore aujourd’hui à Pétrarque. C’est incontestablement pour moi le premier poëte de l’Italie moderne, parce qu’il est à la fois le plus élevé et le plus sensible, le plus pieux et le plus amoureux ; il est certainement aussi le plus harmonieux : pourquoi n’est-il pas le plus simple ? Mais la simplicité est le chef-d’œuvre de l’art, et l’art commençait. Les vices de la décadence sont aussi les vices de l’enfance des littératures. Les poésies populaires de la Grèce moderne, de l’Arabie et de la Perse, sont pleines d’afféterie et de jeux de mots. Les peuples enfants aiment ce qui brille avant d’aimer ce qui luit ; il en est pour eux des poésies comme des couleurs : l’écarlate et la pourpre leur plaisent dans les vêtements avant les couleurs modérées dont se revêtent les peuples plus avancés en civilisation et en vrai goût.
Je rentrai à la nuit tombante, mes vers dans la mémoire, et me les redisant à moi-même avec une douce prédilection. J’étais comme le musicien qui a trouvé un motif, et qui se le chante tout bas avant de le confier à l’instrument. L’instrument pour moi, c’était l’impression. Je brûlais d’essayer l’effet du timbre de ces vers sur le cœur de quelques hommes sensibles. Quant au public, je n’y songeais pas, ou je n’en espérais rien. Il s’était trop endurci le sentiment, le goût et l’oreille aux vers techniques de Delille, d’Esménard et de toute l’école classique de l’Empire, pour trouver du charme à des effusions de l’âme, qui ne ressemblaient à rien, selon l’expression de M. D*** à Raphaël.
Je résolus de tenter le hasard, et de les faire imprimer à vingt exemplaires sur beau papier, en beau caractère, par les soins du grand artiste en typographie, de l’Elzevir moderne, M. Didot. Je les envoyai à un de mes amis à Paris : il me les renvoya imprimés. Je fus aussi ravi en me lisant pour la première fois, magnifiquement reproduit sur papier vélin, que si j’avais vu dans un miroir magique l’image de mon âme. Je donnai mes vingt exemplaires à mes amis : ils trouvèrent les vers harmonieux et mélancoliques ; ils me présagèrent l’étonnement d’abord, puis après l’émotion du public. Mais j’avais moins de confiance qu’eux dans le goût dépravé, ou plutôt racorni, du temps. Je me contentai de ce public composé de quelques cœurs à l’unisson du mien, et je ne pensai plus à la publicité.
Ce ne fut que longtemps après, qu’en feuilletant un jour mon volume de Pétrarque, je retrouvai ces vers, intitulés : Méditation, et que je les recueillis par droit de primogéniture pour en faire la première pièce de mon recueil. Ce souvenir me les a rendus toujours chers depuis, parce qu’ils étaient tombés de ma plume comme une goutte de la rosée du soir sur la colline de mon berceau, et comme une larme sonore de mon cœur sur la page de Pétrarque, où je ne voulais pas écrire, mais pleurer.
À LORD BYRON.
Toi, dont le monde encore ignore le vrai nom,
Esprit mystérieux, mortel, ange, ou démon,
Qui que tu sois, Byron, bon ou fatal génie,
J’aime de tes concerts la sauvage harmonie,
Comme j’aime le bruit de la foudre et des vents
Se mêlant dans l’orage à la voix des torrents !
La nuit est ton séjour, l’horreur est ton domaine :
L’aigle, roi des déserts, dédaigne ainsi la plaine ;
Il ne veut, comme toi, que des rocs escarpés
Que l’hiver a blanchis, que la foudre a frappés,
Des rivages couverts des débris du naufrage,
Ou des champs tout noircis des restes de carnage :
Et, tandis que l’oiseau qui chante ses douleurs
Bâtit au bord des eaux son nid parmi les fleurs,
Lui des sommets d’Athos franchit l’horrible cime,
Suspend aux flancs des monts son aire sur l’abîme,
Et là, seul, entouré de membres palpitants,
De rochers d’un sang noir sans cesse dégouttants,
Trouvant sa volupté dans les cris de sa proie,
Bercé par la tempête, il s’endort dans la joie.
Et toi, Byron, semblable à ce brigand des airs,
Les cris du désespoir sont tes plus doux concerts.
Le mal est ton spectacle, et l’homme est ta victime.
Ton œil, comme Satan, a mesuré l’abîme,
Et ton âme, y plongeant loin du jour et de Dieu,
A dit à l’espérance un éternel adieu !
Comme lui maintenant, régnant dans les ténèbres,
Ton génie invincible éclate en chants funèbres ;
Il triomphe, et ta voix, sur un mode infernal,
Chante l’hymne de gloire au sombre dieu du mal.
Mais que sert de lutter contre sa destinée ?
Que peut contre le sort la raison mutinée ?
Elle n’a, comme l’œil, qu’un étroit horizon.
Ne porte pas plus loin tes yeux ni ta raison :
Hors de là tout nous fuit, tout s’éteint, tout s’efface ;
Dans ce cercle borné Dieu t’a marqué ta place :
Comment ? pourquoi ? qui sait ? De ses puissantes mains
Il a laissé tomber le monde et les humains,
Comme il a dans nos champs répandu la poussière,
Ou semé dans les airs la vie et la lumière ;
Il le sait, il suffit : l’univers est à lui,
Et nous n’avons à nous que le jour d’aujourd’hui !
Notre crime est d’être homme et de vouloir connaître :
Ignorer et servir, c’est la loi de notre être.
Byron, ce mot est dur : longtemps j’en ai douté ;
Mais pourquoi reculer devant la vérité ?
Ton titre devant Dieu, c’est d’être son ouvrage,
De sentir, d’adorer ton divin esclavage ;
Dans l’ordre universel, faible atome emporté,
D’unir à ses desseins ta libre volonté,
D’avoir été conçu par son intelligence,
De le glorifier par ta seule existence :
Voilà, voilà ton sort. Ah ! loin de l’accuser,
Baise plutôt le joug que tu voudrais briser ;
Descends du rang des dieux qu’usurpait ton audace ;
Tout est bien, tout est bon, tout est grand à sa place ;
Aux regards de Celui qui fit l’immensité
L’insecte vaut un monde : ils ont autant coûté !
Mais cette loi, dis-tu, révolte ta justice ;
Elle n’est à tes yeux qu’un bizarre caprice,
Un piège où la raison trébuche à chaque pas.
Confessons-la, Byron, et ne la jugeons pas.
Comme toi, ma raison en ténèbres abonde,
Et ce n’est pas à moi de t’expliquer le monde.
Que celui qui l’a fait t’explique l’univers :
Plus je sonde l’abîme, hélas ! plus je m’y perds.
Ici-bas, la douleur à la douleur s’enchaîne,
Le jour succède au jour, et la peine à la peine.
Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,
L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux :
Soit que, déshérité de son antique gloire,
De ses destins perdus il garde la mémoire ;
Soit que de ses désirs l’immense profondeur
Lui présage de loin sa future grandeur.
Imparfait ou déchu, l’homme est le grand mystère.
Dans la prison des sens, enchaîné sur la terre,
Esclave, il sent un cœur né pour la liberté ;
Malheureux, il aspire à la félicité ;
Il veut sonder le monde, et son œil est débile ;
Il veut aimer toujours : ce qu’il aime est fragile !
Tout mortel est semblable à l’exilé d’Éden :
Lorsque Dieu l’eut banni du céleste jardin,
Mesurant d’un regard les fatales limites,
Il s’assit en pleurant aux portes interdites.
Il entendit de loin dans le divin séjour
L’harmonieux soupir de l’éternel amour,
Les accents du bonheur, les saints concerts des anges
Qui, dans le sein de Dieu, célébraient ses louanges ;
Et, s’arrachant du ciel dans un pénible effort,
Son œil avec effroi retomba sur son sort.
Malheur à qui du fond de l’exil de la vie
Entendit ces concerts d’un monde qu’il envie !
Du nectar idéal sitôt qu’elle a goûté,
La nature répugne à la réalité ;
Dans le sein du possible en songe elle s’élance ;
Le réel est étroit, le possible est immense ;
L’âme avec ses désirs s’y bâtit un séjour
Où l’on puise à jamais la science et l’amour ;
Où, dans des océans de beauté, de lumière,
L’homme, altéré toujours, toujours se désaltère,
Et de songes si beaux enivrant son sommeil,
Ne se reconnaît plus au moment du réveil.
Hélas ! tel fut ton sort, telle est ma destinée.
J’ai vidé comme toi la coupe empoisonnée ;
Mes yeux, comme les tiens, sans voir se sont ouverts :
J’ai cherché vainement le mot de l’univers,
J’ai demandé sa cause à toute la nature,
J’ai demandé sa fin à toute créature ;
Dans l’abîme sans fond mon regard a plongé ;
De l’atome au soleil j’ai tout interrogé,
J’ai devancé les temps, j’ai remonté les âges :
Tantôt, passant les mers pour écouter les sages :
Mais le monde à l’orgueil est un livre fermé !
Tantôt, pour deviner le monde inanimé,
Fuyant avec mon âme au sein de la nature,
J’ai cru trouver un sens à cette langue obscure.
J’étudiai la loi par qui roulent les cieux ;
Dans leurs brillants déserts Newton guida mes yeux ;
Des empires détruits je méditai la cendre ;
Dans ces sacrés tombeaux Rome m’a vu descendre ;
Des mânes les plus saints troublant le froid repos,
J’ai pesé dans mes mains la cendre des héros :
J’allais redemander à leur vaine poussière
Cette immortalité que tout mortel espère.
Que dis-je ? suspendu sur le lit des mourants,
Mes regards la cherchaient dans des yeux expirants ;
Sur ces sommets noircis par d’éternels nuages,
Sur ces flots sillonnés par d’éternels orages,
J’appelais, je bravais le choc des éléments.
Semblable à la sibylle en ses emportements,
J’ai cru que la nature, en ces rares spectacles,
Laissait tomber pour nous quelqu’un de ses oracles :
J’aimais à m’enfoncer dans ces sombres horreurs.
Mais en vain dans son calme, en vain dans ses fureurs,
Cherchant ce grand secret sans pouvoir le surprendre,
J’ai vu partout un Dieu sans jamais le comprendre !
J’ai vu le bien, le mal, sans choix et sans desseins,
Tomber comme au hasard, échappés de son sein ;
J’ai vu partout le mal où le mieux pouvait être,
Et je l’ai blasphémé, ne pouvant le connaître :
Et ma voix, se brisant contre ce ciel d’airain,
N’a pas même eu l’honneur d’irriter le destin.
Mais un jour que, plongé dans ma propre infortune,
J’avais lassé le ciel d’une plainte importune,
Une clarté d’en haut dans mon sein descendit,
Me tenta de bénir ce que j’avais maudit ;
Et, cédant sans combattre au souffle qui m’inspire,
L’hymne de la raison s’élança dans ma lyre.
« Gloire à toi dans les temps et dans l’éternité,
Éternelle raison, suprême volonté !
Toi dont l’immensité reconnaît la présence,
Toi dont chaque matin annonce l’existence !
Ton souffle créateur s’est abaissé sur moi ;
Celui qui n’était pas a paru devant toi !
J’ai reconnu ta voix avant de me connaître,
Je me suis élancé jusqu’aux portes de l’Être :
Me voici ! le néant te salue en naissant ;
Me voici ! mais que suis-je ? un atome pensant.
Qui peut entre nous deux mesurer la distance ?
Moi, qui respire en toi ma rapide existence,
À l’insu de moi-même, à ton gré façonné,
Que me dois-tu, Seigneur, quand je ne suis pas né ?
Rien avant, rien après : gloire à la fin suprême !
Qui tira tout de toi se doit tout à soi-même.
Jouis, grand artisan, de l’œuvre de tes mains :
Je suis pour accomplir tes ordres souverains ;
Dispose, ordonne, agis ; dans les temps, dans l’espace,
Marque-moi pour ta gloire et mon jour et ma place :
Mon être, sans se plaindre et sans t’interroger,
De soi-même, en silence, accourra s’y ranger.
Comme ces globes d’or qui dans les champs du vide
Suivent avec amour ton ombre qui les guide,
Noyé dans la lumière ou perdu dans la nuit,
Je marcherai comme eux où ton doigt me conduit :
Soit que, choisi par toi pour éclairer les mondes,
Réfléchissant sur eux les feux dont tu m’inondes,
Je m’élance entouré d’esclaves radieux,
Et franchisse d’un pas tout l’abîme des cieux ;
Soit que, me reléguant loin, bien loin de ta vue,
Tu ne fasses de moi, créature inconnue,
Qu’un atome oublié sur les bords du néant,
Ou qu’un grain de poussière emporté par le vent,
Glorieux de mon sort, puisqu’il est ton ouvrage,
J’irai, j’irai partout te rendre un même hommage,
Et, d’un égal amour accomplissant ta loi,
Jusqu’aux bords du néant murmurer : « Gloire à toi ! »
« Ni si haut, ni si bas ! simple enfant de la terre,
Mon sort est un problème, et ma fin un mystère ;
Je ressemble, Seigneur, au globe de la nuit,
Qui, dans la route obscure où ton doigt le conduit,
Réfléchit d’un côté les clartés éternelles,
Et de l’autre est plongé dans les ombres mortelles.
L’homme est le point fatal où les deux infinis
Par la toute-puissance ont été réunis.
À tout autre degré, moins malheureux peut-être,
J’eusse été… Mais je suis ce que je devais être ;
J’adore sans la voir ta suprême raison :
Gloire à toi qui m’as fait ! ce que tu fais est bon.
Cependant, accablé sous le poids de ma chaîne,
Du néant au tombeau l’adversité m’entraîne ;
Je marche dans la nuit par un chemin mauvais,
Ignorant d’où je viens, incertain où je vais,
Et je rappelle en vain ma jeunesse écoulée,
Comme l’eau du torrent dans sa course troublée.
Gloire à toi ! le malheur en naissant m’a choisi ;
Comme un jouet vivant ta droite m’a saisi ;
J’ai mangé dans les pleurs le pain de ma misère,
Et tu m’as abreuvé des eaux de ta colère.
Gloire à toi ! J’ai crié, tu n’as pas répondu :
J’ai jeté sur la terre un regard confondu ;
J’ai cherché dans le ciel le jour de ta justice ;
Il s’est levé, Seigneur, et c’est pour mon supplice.
Gloire à toi ! L’innocence est coupable à tes yeux :
Un seul être, du moins, me restait sous les cieux ;
Toi-même de nos jours avais mêlé la trame,
Sa vie était ma vie, et son âme mon âme ;
Comme un fruit encor vert du rameau détaché,
Je l’ai vu de mon sein avant l’âge arraché !
Ce coup, que tu voulais me rendre plus terrible,
La frappa lentement pour m’être plus sensible :
Dans ses traits expirants, où je lisais mon sort,
J’ai vu lutter ensemble et l’amour et la mort ;
J’ai vu dans ses regards la flamme de la vie,
Sous la main du trépas par degrés assoupie,
Se ranimer encore au souffle de l’amour.
Je disais chaque jour : « Soleil, encore un jour ! »
Semblable au criminel qui, plongé dans les ombres,
Et descendu vivant dans les demeures sombres,
Près du dernier flambeau qui doive l’éclairer,
Se penche sur sa lampe et la voit expirer,
Je voulais retenir l’âme qui s’évapore ;
Dans son dernier regard je la cherchais encore !
Ce soupir, ô mon Dieu ! dans ton sein s’exhala :
Hors du monde avec lui mon espoir s’envola !
Pardonne au désespoir un moment de blasphème,
J’osai… Je me repens : gloire au maître suprême !
Il fit l’eau pour couler, l’aquilon pour courir,
Les soleils pour brûler, et l’homme pour souffrir !
« Que j’ai bien accompli cette loi de mon être !
La nature insensible obéit sans connaître ;
Moi seul, te découvrant sous la nécessité,
J’immole avec amour ma propre volonté ;
Moi seul je t’obéis avec intelligence ;
Moi seul je me complais dans cette obéissance ;
Je jouis de remplir en tout temps, en tout lieu,
La loi de ma nature et l’ordre de mon Dieu ;
J’adore en mes destins ta sagesse suprême,
J’aime ta volonté dans mes supplices même :
Gloire à toi ! gloire à toi ! Frappe, anéantis-moi !
Tu n’entendras qu’un cri : « Gloire à jamais à toi ! »
Ainsi ma voix monta vers la voûte céleste :
Je rendis gloire au ciel, et le ciel fit le reste.
Mais silence, ô ma lyre ! Et toi, qui dans tes mains
Tiens le cœur palpitant des sensibles humains,
Byron, viens en tirer des torrents d’harmonie :
C’est pour la vérité que Dieu fit le génie.
Jette un cri vers le ciel, ô chantre des enfers !
Le ciel même aux damnés enviera tes concerts.
Peut-être qu’à ta voix, de la vivante flamme
Un rayon descendra dans l’ombre de ton âme ;
Peut-être que ton cœur, ému de saints transports,
S’apaisera soi-même à tes propres accords,
Et qu’un éclair d’en haut perçant ta nuit profonde,
Tu verseras sur nous la clarté qui t’inonde.
Ah ! si jamais ton luth, amolli par tes pleurs,
Soupirait sous tes doigts l’hymne de tes douleurs,
Ou si, du sein profond des ombres éternelles,
Comme un ange tombé tu secouais tes ailes,
Et, prenant vers le jour un lumineux essor,
Parmi les chœurs sacrés tu t’essayais encor ;
Jamais, jamais l’écho de la céleste voûte,
Jamais ces harpes d’or que Dieu lui-même écoute,
Jamais des séraphins les chœurs mélodieux
De plus divins accords n’auraient ravi les cieux !
Courage, enfant déchu d’une race divine !
Tu portes sur ton front ta superbe origine ;
Tout homme, en te voyant, reconnaît dans tes yeux
Un rayon éclipsé de la splendeur des cieux !
Roi des chants immortels, reconnais-toi toi-même !
Laisse aux fils de la nuit le doute et le blasphème ;
Dédaigne un faux encens qu’on t’offre de si bas :
La gloire ne peut être où la vertu n’est pas.
Viens reprendre ton rang dans ta splendeur première,
Parmi ces purs enfants de gloire et de lumière
Que d’un souffle choisi Dieu voulut animer,
Et qu’il fit pour chanter, pour croire et pour aimer !
Je n’ai jamais connu lord Byron. J’avais écrit la plupart de mes Méditations avant d’avoir lu ce grand poëte. Ce fut un bonheur pour moi. La puissance sauvage, pittoresque et souvent perverse de ce génie aurait nécessairement entraîné ma jeune imagination hors de sa voie naturelle : j’aurais cessé d’être original en voulant marcher sur ses traces. Lord Byron est incontestablement à mes yeux la plus grande nature poétique des siècles modernes. Mais le désir de produire plus d’effet sur les esprits blasés de son temps l’a jeté dans le paradoxe. Il a voulu être le Lucifer révolté d’un pandémonium humain. Il s’est donné un rôle de fantaisie dans je ne sais quel drame sinistre dont il est à la fois l’auteur et l’acteur. Il s’était fait énigme pour être deviné. On voit qu’il procédait de Gœthe, le Byron allemand ; qu’il avait lu Faust, Méphistophélès, Marguerite, et qu’il s’est efforcé de réaliser en lui un Faust poëte, un don Juan lyrique. Plus tard il est descendu plus bas ; il s’est ravalé jusqu’à Rabelais, dans un poëme facétieux. Il a voulu faire de la poésie, qui est l’hymne de la terre, la grande raillerie de l’amour, de la vertu, de l’idéal, de Dieu. Il était si grand qu’il n’a pu se rapetisser tout à fait. Ses ailes l’enlevaient malgré lui de cette fange et le reportaient au ciel à chaque instant. C’est qu’en lui le poëte était immense, l’homme incomplet, puéril, ambitieux de néants. Il prenait la vanité pour la gloire, la curiosité qu’il inspirait artificiellement pour le regard de la postérité, la misanthropie pour la vertu.
Né grand, riche, indépendant et beau, il avait été blessé par quelques feuilles de rose dans le lit tout fait de son aristocratie et de sa jeunesse. Quelques articles critiques contre ses premiers vers lui avaient semblé un crime irrémissible de sa patrie contre lui. Il était entré à la chambre des pairs ; deux discours prétentieux et médiocres n’avaient pas été applaudis : il s’était exilé alors en secouant la poussière de ses pieds, et en maudissant sa terre natale. Enfant gâté par la nature, par la fortune et par le génie, les sentiers de la vie réelle, quoique si bien aplanis sous ses pas, lui avaient paru encore trop rudes. Il s’était enfui sur les ailes de son imagination, et livré à tous ses caprices.
J’entendis parler pour la première fois de lui par un de mes anciens amis qui revenait d’Angleterre en 1819. Le seul récit de quelques-uns de ses poëmes m’ébranla l’imagination. Je savais mal l’anglais alors, et on n’avait rien traduit de Byron encore. L’été suivant, me trouvant à Genève, un de mes amis qui y résidait encore me montra un soir, sur la grève du lac Léman, un jeune homme qui descendait de bateau et qui montait à cheval pour rentrer dans une de ces délicieuses villas réfléchies dans les eaux du lac. Mon ami me dit que ce jeune homme était un fameux poëte anglais, appelé lord Byron. Je ne fis qu’entrevoir son visage pâle et fantastique à travers la brume du crépuscule. J’étais alors bien inconnu, bien pauvre, bien errant, bien découragé de la vie. Ce poëte misanthrope, jeune, riche, élégant de figure, illustre de nom, déjà célèbre de génie, voyageant à son gré ou se fixant à son caprice dans les plus ravissantes contrées du globe, ayant des barques à lui sur les vagues, des chevaux sur les grèves, passant l’été sous les ombrages des Alpes, les hivers sous les orangers de Pise, me paraissait le plus favorisé des mortels. Il fallait que ses larmes vinssent de quelque source de l’âme bien profonde et bien mystérieuse pour donner tant d’amertume à ses accents, tant de mélancolie à ses vers. Cette mélancolie même était un attrait de plus pour mon cœur.
Quelques jours après, je lus, dans un recueil périodique de Genève, quelques fragments traduits du Corsaire, de Lara, de Manfred. Je devins ivre de cette poésie. J’avais enfin trouvé la fibre sensible d’un poëte à l’unisson de mes voix intérieures. Je n’avais bu que quelques gouttes de cette poésie, mais c’était assez pour me faire comprendre un océan.
Rentré l’hiver suivant dans la solitude de la maison de mon père à Milly, le souvenir de ces vers et de ce jeune homme me revint un matin à la vue du mont Blanc, que j’apercevais de ma fenêtre. Je m’assis au coin d’un petit feu de ceps de vigne que je laissai souvent éteindre, dans la distraction entraînante de mes pensées ; et j’écrivis au crayon, sur mes genoux, et presque d’une seule haleine, cette méditation à lord Byron. Ma mère, inquiète de ce que je ne descendais ni pour le déjeuner ni pour le dîner de famille, monta plusieurs fois pour m’arracher à mon poëme. Je lui lus plusieurs passages qui l’émurent profondément, surtout par la piété de sentiments et de résignation qui débordait de ces vers, et qui n’était qu’un écoulement de sa propre piété. Enfin, désespérant de me faire abandonner mon enthousiasme, elle m’apporta de ses propres mains un morceau de pain et quelques fruits secs, pour que je prisse un peu de nourriture, tout en continuant d’écrire. J’écrivis en effet la méditation tout entière, d’un seul trait, en dix heures. Je descendis à la veillée, le front en sueur, au salon, et je lus le poëme à mon père. Il trouva les vers étranges, mais beaux. Ce fut ainsi qu’il apprit l’existence du poëte anglais et cette nature de poésie si différente de la poésie de la France.
Je n’adressai point ces vers à lord Byron. Je ne savais de lui que son nom, j’ignorais son séjour. J’ai lu depuis, dans ses Mémoires, qu’il avait entendu parler de cette méditation d’un jeune Français, mais qu’il ne l’avait pas lue. Il ne savait pas notre langue. Ses amis, qui ne la savaient apparemment pas mieux, lui avaient dit que ces vers étaient une diatribe contre ses crimes. Cette sottise le réjouissait. Il aimait qu’on prît au sérieux sa nature surnaturelle et infernale ; il prétendait à la renommée du crime. C’était là sa faiblesse, une hypocrisie à rebours. Mes vers dormirent longtemps sans être publiés.
Je lus et je relus depuis, avec une admiration toujours plus passionnée, ceux de lord Byron. Ce fut un second Ossian pour moi, l’Ossian d’une société plus civilisée et presque corrompue par l’excès même de sa civilisation : la poésie de la satiété, du désenchantement et de la caducité de l’âge. Cette poésie me charma, mais elle ne corrompit pas mon bon sens naturel. J’en compris une autre, celle de la vérité, de la raison, de l’adoration et du courage.
Je souffris quand je vis, plus tard, lord Byron se faire le parodiste de l’amour, du génie et de l’humanité, dans son poëme de Don Juan.
Je jouis quand je le vis se relever de son scepticisme et de son épicurisme pour aller de son or et de son bras soutenir en Grèce la liberté renaissante d’une grande race. La mort le cueillit au moment le plus généreux et le plus véritablement épique de sa vie. Dieu semblait attendre son premier acte de vertu publique pour l’absoudre de sa vie par une sublime mort. Il mourut martyr volontaire d’une cause désintéressée. Il y a plus de poésie vraie et impérissable dans la tente où la fièvre le couche à Missolonghi, sous ses armes, que dans toutes ses œuvres. L’homme en lui a grandi ainsi le poëte, et le poëte à son tour immortalisera l’homme.
Oui, l’Anio murmure encore
Le doux nom de Cynthie aux rochers de Tibur ;
Vaucluse a retenu le nom chéri de Laure ;
Et Ferrare au siècle futur
Murmurera toujours celui d’Éléonore.
Heureuse la beauté que le poëte adore !
Heureux le nom qu’il a chanté !
Toi qu’en secret son culte honore,
Tu peux, tu peux mourir ! dans la postérité
Il lègue à ce qu’il aime une éternelle vie ;
Et l’amante et l’amant, sur l’aile du génie,
Montent d’un vol égal à l’immortalité.
Ah ! si mon frêle esquif, battu par la tempête,
Grâce à des vents plus doux, pouvait surgir au port ;
Si des soleils plus beaux se levaient sur ma tête ;
Si les pleurs d’une amante, attendrissant le sort,
Écartaient de mon front les ombres de la mort :
Peut-être…, oui, pardonne, ô maître de la lyre !
Peut-être j’oserais (et que n’ose un amant ?)
Égaler mon audace à l’amour qui m’inspire,
Et, dans des chants rivaux célébrant mon délire,
De notre amour aussi laisser un monument !
Ainsi le voyageur qui, dans son court passage,
Se repose un moment à l’abri du vallon,
Sur l’arbre hospitalier dont il goûta l’ombrage,
Avant que de partir, aime à graver son nom.
Vois-tu comme tout change ou meurt dans la nature ?
La terre perd ses fruits, les forêts leur parure ;
Le fleuve perd son onde au vaste sein des mers ;
Par un souffle des vents la prairie est fanée ;
Et le char de l’automne au penchant de l’année
Roule, déjà poussé par la main des hivers !
Comme un géant armé d’un glaive inévitable,
Atteignant au hasard tous les êtres divers,
Le Temps avec la Mort, d’un vol infatigable,
Renouvelle en fuyant ce mobile univers !
Dans l’éternel oubli tombe ce qu’il moissonne :
Tel un rapide été voit tomber sa couronne
Dans la corbeille des glaneurs ;
Tel un pampre jauni voit la féconde automne
Livrer ses fruits dorés au char des vendangeurs.
Vous tomberez ainsi, courtes fleurs de la vie,
Jeunesse, amour, plaisir, fugitive beauté ;
Beauté, présent d’un jour que le ciel nous envie,
Ainsi vous tomberez, si la main du génie
Ne vous rend l’immortalité !
Vois d’un œil de pitié la vulgaire jeunesse,
Brillante de beauté, s’enivrant de plaisir :
Quand elle aura tari sa coupe enchanteresse,
Que restera-t-il d’elle ? à peine un souvenir :
Le tombeau qui l’attend l’engloutit tout entière,
Un silence éternel succède à ses amours ;
Mais les siècles auront passé sur ta poussière,
Elvire, et tu vivras toujours !
Cette méditation n’est qu’un fragment d’un morceau de poésie beaucoup plus étendu que j’avais écrit bien avant l’époque où je composai les Méditations véritables. C’étaient des vers d’amour adressés au souvenir d’une jeune fille napolitaine dont j’ai raconté la mort dans les Confidences. Elle s’appelait Graziella. Ces vers faisaient partie d’un recueil en deux volumes de poésies de ma première jeunesse, que je brûlai en 1820. Mes amis avaient conservé quelques-unes de ces pièces : ils mes rendirent celles-ci quand j’imprimai les Méditations. J’en détachai ces vers, et j’écrivis le nom d’Elvire, à la place du nom de Graziella. On sent assez que ce n’est pas la même inspiration.
Le soir ramène le silence.
Assis sur ces rochers déserts,
Je suis dans le vague des airs
Le char de la nuit qui s’avance.
Vénus se lève à l’horizon ;
À mes pieds l’étoile amoureuse
De sa lueur mystérieuse
Blanchit les tapis de gazon.
De ce hêtre au feuillage sombre
J’entends frissonner les rameaux :
On dirait autour des tombeaux
Qu’on entend voltiger une ombre.
Tout à coup, détaché des cieux,
Un rayon de l’astre nocturne,
Glissant sur mon front taciturne,
Vient mollement toucher mes yeux.
Doux reflet d’un globe de flamme,
Charmant rayon, que me veux-tu ?
Viens-tu dans mon sein abattu
Porter la lumière à mon âme ?
Descends-tu pour me révéler
Des mondes le divin mystère,
Ces secrets cachés dans la sphère
Où le jour va te rappeler ?
Une secrète intelligence
T’adresse-t-elle aux malheureux ?
Viens-tu, la nuit, briller sur eux
Comme un rayon de l’espérance ?
Viens-tu dévoiler l’avenir
Au cœur fatigué qui t’implore ?
Rayon divin, es-tu l’aurore
Du jour qui ne doit pas finir ?
Mon cœur à ta clarté s’enflamme,
Je sens des transports inconnus,
Je songe à ceux qui ne sont plus :
Douce lumière, es-tu leur âme ?
Peut-être ces mânes heureux
Glissent ainsi sur le bocage.
Enveloppé de leur image,
Je crois me sentir plus près d’eux !
Ah ! si c’est vous, ombres chéries,
Loin de la foule et loin du bruit,
Revenez ainsi chaque nuit
Vous mêler à mes rêveries.
Ramenez la paix et l’amour
Au sein de mon âme épuisée,
Comme la nocturne rosée
Qui tombe après les feux du jour.
Venez !… Mais des vapeurs funèbres
Montent des bords de l’horizon :
Elles voilent le doux rayon,
Et tout rentre dans les ténèbres.
J’avais perdu depuis quelques mois, par la mort, l’objet de l’enthousiasme et de l’amour de ma jeunesse. J’étais venu m’ensevelir dans la solitude chez un de mes oncles, l’abbé de Lamartine, au château d’Ursy, dans les montagnes les plus boisés et les plus sauvages de la haute Bourgogne. J’écrivis ces strophes dans les bois qui entourent ce château, semblable à une vaste et magnifique abbaye. Mon oncle, homme excellent, retiré du monde depuis la Révolution, vivait en solitaire dans cette demeure. Il avait été dans sa jeunesse un abbé de cour, dans l’esprit et dans la dissipation du cardinal de Bernis. La Révolution l’avait enchaîné et proscrit. Il l’aimait cependant, parce qu’elle lui avait permis d’abandonner sans scandale le sacerdoce, auquel sa famille l’avait contraint et auquel sa nature répugnait. Il s’était consacré à l’agriculture. Il cultivait ses vastes champs, soignait ses forêts, élevait ses troupeaux. Il m’aimait comme un père. Il me donnait asile toutes les fois que les pénuries ou les lassitudes de la jeunesse me saisissaient. Sa maison était mon port de refuge : j’y passais des saisons entières, tête à tête avec lui. Sa bibliothèque savante et littéraire me nourrissait l’esprit, ses bois couvraient mes rêveries, mes tristesses, mes contemplations errantes ; sa gaieté tendre, sereine et douce, me consolait de mes peines de cœur. Il planait philosophiquement sur toutes choses, comme s’il n’eût plus appartenu à la vie que par le regard. En mourant, il me légua son château et ses bois. Ils ont passé en d’autres mains. Mes souvenirs les habitent souvent, et cherchent sa tombe pour y couvrir sa mémoire de mes bénédictions.
Le soleil de nos jours pâlit dès son aurore ;
Sur nos fronts languissants à peine il jette encore
Quelques rayons tremblants qui combattent la nuit :
L’ombre croît, le jour meurt, tout s’efface et tout fuit.
Qu’un autre à cet aspect frissonne et s’attendrisse,
Qu’il recule en tremblant des bords du précipice,
Qu’il ne puisse de loin entendre sans frémir
Le triste chant des morts tout prêt à retentir,
Les soupirs étouffés d’une amante ou d’un frère
Suspendus sur les bords de son lit funéraire,
Ou l’airain gémissant, dont les sons éperdus
Annoncent aux mortels qu’un malheureux n’est plus !
Je te salue, ô mort ! Libérateur céleste,
Tu ne m’apparais point sous cet aspect funeste
Que t’a prêté longtemps l’épouvante ou l’erreur ;
Ton bras n’est point armé d’un glaive destructeur,
Ton front n’est point cruel, ton œil n’est point perfide ;
Au secours des douleurs un Dieu clément te guide ;
Tu n’anéantis pas, tu délivres : ta main,
Céleste messager, porte un flambeau divin :
Quand mon œil fatigué se ferme à la lumière,
Tu viens d’un jour plus pur inonder ma paupière ;
Et l’espoir près de toi, rêvant sur un tombeau,
Appuyé sur la foi, m’ouvre un monde plus beau.
Viens donc, viens détacher mes chaînes corporelles !
Viens, ouvre ma prison ; viens, prête-moi tes ailes !
Que tardes-tu ? Parais ; que je m’élance enfin
Vers cet être inconnu, mon principe et ma fin.
Qui m’en a détaché ? Qui suis-je et que dois-je être ?
Je meurs, et ne sais pas ce que c’est que de naître.
Toi qu’en vain j’interroge, esprit, hôte inconnu,
Avant de m’animer, quel ciel habitais-tu ?
Quel pouvoir t’a jeté sur ce globe fragile ?
Quelle main t’enferma dans ta prison d’argile ?
Par quels nœuds étonnants, par quels secrets rapports
Le corps tient-il à toi comme tu tiens au corps ?
Quel jour séparera l’âme de la matière ?
Pour quel nouveau palais quitteras-tu la terre ?
As-tu tout oublié ? Par delà le tombeau,
Vas-tu renaître encor dans un oubli nouveau ?
Vas-tu recommencer une semblable vie ?
Ou dans le sein de Dieu, ta source et ta patrie,
Affranchi pour jamais de tes liens mortels,
Vas-tu jouir enfin de tes droits éternels ?
Oui, tel est mon espoir, ô moitié de ma vie !
C’est par lui que déjà mon âme raffermie
A pu voir sans effroi sur tes traits enchanteurs
Se faner du printemps les brillantes couleurs ;
C’est par lui que, percé du trait qui me déchire,
Jeune encore, en mourant vous me verrez sourire,
Et que des pleurs de joie, à nos derniers adieux,
À ton dernier regard brilleront dans mes yeux.
« Vain espoir ! » s’écriera le troupeau d’Épicure,
Et celui dont la main disséquant la nature,
Dans un coin du cerveau nouvellement décrit,
Voit penser la matière et végéter l’esprit.
« Insensé, diront-ils, que trop d’orgueil abuse,
Regarde autour de toi : tout commence et tout s’use ;
Tout marche vers un terme et tout naît pour mourir :
Dans ces prés jaunissants tu vois la fleur languir,
Tu vois dans ces forêts le cèdre au front superbe
Sous le poids de ses ans tomber, ramper sous l’herbe ;
Dans leurs lits desséchés tu vois les mers tarir ;
Les cieux même, les cieux commencent à pâlir ;
Cet astre dont le temps a caché la naissance,
Le soleil, comme nous, marche à sa décadence,
Et dans les cieux déserts les mortels éperdus
Le chercheront un jour et ne le verront plus !
Tu vois autour de toi dans la nature entière
Les siècles entasser poussière sur poussière,
Et le temps, d’un seul pas confondant ton orgueil,
De tout ce qu’il produit devenir le cercueil.
Et l’homme, et l’homme seul, ô sublime folie !
Au fond de son tombeau croit retrouver la vie,
Et dans le tourbillon au néant emporté,
Abattu par le temps, rêve l’éternité ! »
Qu’un autre vous réponde, ô sages de la terre !
Laissez-moi mon erreur : j’aime, il faut que j’espère ;
Notre faible raison se trouble et se confond.
Oui, la raison se tait ; mais l’instinct vous répond.
Pour moi, quand je verrais dans les célestes plaines
Les astres, s’écartant de leurs routes certaines,
Dans les champs de l’éther l’un par l’autre heurtés,
Parcourir au hasard les cieux épouvantés ;
Quand j’entendrais gémir et se briser la terre ;
Quand je verrais son globe errant et solitaire,
Flottant loin des soleils, pleurant l’homme détruit,
Se perdre dans les champs de l’éternelle nuit ;
Et quand, dernier témoin de ces scènes funèbres,
Entouré du chaos, de la mort, des ténèbres,
Seul je serais debout : seul, malgré mon effroi,
Être infaillible et bon, j’espérerais en toi ;
Et, certain du retour de l’éternelle aurore,
Sur les mondes détruits, je t’attendrais encore !
Souvent, tu t’en souviens, dans cet heureux séjour
Où naquit d’un regard notre immortel amour,
Tantôt sur les sommets de ces rochers antiques,
Tantôt aux bords déserts des lacs mélancoliques,
Sur l’aile du désir, loin du monde emportés,
Je plongeais avec toi dans ces obscurités.
Les ombres, à longs plis descendant des montagnes,
Un moment à nos yeux dérobaient les campagnes ;
Mais bientôt, s’avançant sans éclat et sans bruit,
Le chœur mystérieux des astres de la nuit,
Nous rendant les objets voilés à notre vue,
De ses molles lueurs revêtait l’étendue.
Telle, en nos temples saints, par le jour éclairés,
Quand les rayons du soir pâlissent par degrés,
La lampe, répandant sa pieuse lumière,
D’un jour plus recueilli remplit le sanctuaire.
Dans ton ivresse alors tu ramenais mes yeux
Et des cieux à la terre, et de la terre aux cieux :
« Dieu caché, disais-tu, la nature est ton temple !
L’esprit te voit partout quand notre œil la contemple ;
De tes perfections, qu’il cherche à concevoir,
Ce monde est le reflet, l’image, le miroir ;
Le jour est ton regard, la beauté ton sourire ;
Partout le cœur t’adore et l’âme te respire ;
Éternel, infini, tout-puissant et tout bon,
Ces vastes attributs n’achèvent pas ton nom ;
Et l’esprit, accablé sous ta sublime essence,
Célèbre ta grandeur jusque dans son silence.
Et cependant, ô Dieu ! par sa sublime loi,
Cet esprit abattu s’élance encore à toi,
Et, sentant que l’amour est la fin de son être,
Impatient d’aimer, brûle de te connaître. »
Tu disais ; et nos cœurs unissaient leurs soupirs
Vers cet être inconnu qu’attestaient nos désirs :
À genoux devant lui, l’aimant dans ses ouvrages,
Et l’aurore et le soir lui portaient nos hommages,
Et nos yeux enivrés contemplaient tour à tour
La terre notre exil, et le ciel son séjour.
Ah ! si dans ces instants où l’âme fugitive
S’élance et veut briser le sein qui la captive,
Ce Dieu, du haut du ciel répondant à nos vœux,
D’un trait libérateur nous eût frappés tous deux ;
Nos âmes, d’un seul bond remontant vers leur source,
Ensemble auraient franchi les mondes dans leur course ;
À travers l’infini, sur l’aile de l’amour,
Elles auraient monté comme un rayon du jour,
Et, jusqu’à Dieu lui-même arrivant éperdues,
Se seraient dans son sein pour jamais confondues !
Ces vœux nous trompaient-ils ? Au néant destinés,
Est-ce pour le néant que les êtres sont nés ?
Partageant le destin du corps qui la recèle,
Dans la nuit du tombeau l’âme s’engloutit-elle ?
Tombe-t-elle en poussière ? ou, prête à s’envoler,
Comme un son qui n’est plus va-t-elle s’exhaler ?
Après un vain soupir, après l’adieu suprême
De tout ce qui t’aimait, n’est-il plus rien qui t’aime ?…
Ah ! sur ce grand secret n’interroge que toi !
Vois mourir ce qui t’aime, Elvire, et réponds-moi !
Ces vers ne sont aussi qu’un fragment tronqué d’une longue contemplation sur les destinées de l’homme. Elle était adressée à une femme jeune, malade, découragée de la vie, et dont les espérances d’immortalité étaient voilées dans son cœur par le nuage de ses tristesses. Moi-même j’étais plongé alors dans la nuit de l’âme ; mais la douleur, le doute, le désespoir, ne purent jamais briser tout à fait l’élasticité de mon cœur souvent comprimé, toujours prêt à réagir contre l’incrédulité et à relever mes espérances vers Dieu. Le foyer de piété ardente que notre mère avait allumé et soufflé de son haleine incessante dans nos imaginations d’enfants paraissait s’éteindre quelquefois au vent du siècle et sous les pluies de larmes des passions : la solitude le rallumait toujours. Dès qu’il n’y avait personne entre mes pensées et moi, Dieu s’y montrait, et je m’entretenais pour ainsi dire avec lui. Voilà pourquoi aussi je revenais facilement de l’extrême douleur à la complète résignation. Toute foi est un calmant, car toute foi est une espérance, et toute espérance rend patient. Vivre, c’est attendre.
Mon cœur, lassé de tout, même de l’espérance,
N’ira plus de ses vœux importuner le sort ;
Prêtez-moi seulement, vallon de mon enfance,
Un asile d’un jour pour attendre la mort.
Voici l’étroit sentier de l’obscure vallée :
Du flanc de ces coteaux pendent des bois épais,
Qui, courbant sur mon front leur ombre entremêlée,
Me couvrent tout entier de silence et de paix.
Là, deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure
Tracent en serpentant les contours du vallon ;
Ils mêlent un moment leur onde et leur murmure,
Et non loin de leur source ils se perdent sans nom.
La source de mes jours comme eux s’est écoulée ;
Elle a passé sans bruit, sans nom et sans retour :
Mais leur onde est limpide, et mon âme troublée
N’aura pas réfléchi les clartés d’un beau jour.
La fraîcheur de leurs lits, l’ombre qui les couronne,
M’enchaînent tout le jour sur les bords des ruisseaux ;
Comme un enfant bercé par un chant monotone,
Mon âme s’assoupit au murmure des eaux.
Ah ! c’est là qu’entouré d’un rempart de verdure,
D’un horizon borné qui suffit à mes yeux,
J’aime à fixer mes pas, et, seul dans la nature,
À n’entendre que l’onde, à ne voir que les cieux.
J’ai trop vu, trop senti, trop aimé dans ma vie ;
Je viens chercher vivant le calme du Léthé.
Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l’on oublie :
L’oubli seul désormais est ma félicité.
Mon cœur est en repos, mon âme est en silence ;
Le bruit lointain du monde expire en arrivant,
Comme un son éloigné qu’affaiblit la distance,
À l’oreille incertaine apporté par le vent.
D’ici je vois la vie, à travers un nuage,
S’évanouir pour moi dans l’ombre du passé ;
L’amour seul est resté, comme une grande image
Survit seule au réveil dans un songe effacé.
Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,
Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir,
S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville,
Et respire un moment l’air embaumé du soir.
Comme lui, de nos pieds secouons la poussière ;
L’homme par ce chemin ne repasse jamais :
Comme lui, respirons au bout de la carrière
Ce calme avant-coureur de l’éternelle paix.
Tes jours, sombres et courts comme les jours d’automne,
Déclinent comme l’ombre au penchant des coteaux.
L’amitié te trahit, la pitié t’abandonne,
Et, seule, tu descends le sentier des tombeaux.
Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime ;
Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours :
Quand tout change pour toi, la nature est la même,
Et le même soleil se lève sur tes jours.
De lumière et d’ombrage elle t’entoure encore :
Détache ton amour des faux biens que tu perds ;
Adore ici l’écho qu’adorait Pythagore,
Prête avec lui l’oreille aux célestes concerts.
Suis le jour dans le ciel, suis l’ombre sur la terre ;
Dans les plaines de l’air vole avec l’aquilon ;
Avec le doux rayon de l’astre du mystère
Glisse à travers les bois dans l’ombre du vallon.
Dieu, pour le concevoir, a fait l’intelligence :
Sous la nature enfin découvre son auteur !
Une voix à l’esprit parle dans son silence :
Qui n’a pas entendu cette voix dans son cœur ?
Ce vallon est situé dans les montagnes du Dauphiné, aux environs du grand Lemps ; il se creuse entre deux collines boisées, et son embouchure est fermée par les ruines d’un vieux manoir qui appartenait à mon ami Aymon de Virieu. Nous allions quelquefois y passer des heures de solitude, à l’ombre des pans de murs abandonnés que mon ami se proposait de relever et d’habiter un jour. Nous y tracions en idée des allées, des pelouses, des étangs, sous les antiques châtaigniers qui se tendaient leurs branches d’une colline à l’autre. Un soir, en revenant du grand Lemps, demeure de sa famille, nous descendîmes de cheval, nous remîmes la bride à de petits bergers, nous ôtâmes nos habits, et nous nous jetâmes dans l’eau d’un petit lac qui borde la route. Je nageais très-bien, et je traversai facilement la nappe d’eau ; mais, en croyant prendre pied sur le bord opposé, je plongeai dans une forêt sous-marine d’herbes et de joncs si épaisse, qu’il me fut impossible, malgré les plus vigoureux efforts, de m’en dégager. Je commençais à boire et à perdre le sentiment, quand une main vigoureuse me prit par les cheveux et me ramena sur l’eau, à demi noyé. C’était Virieu, qui connaissait le fond du lac, et qui me traîna évanoui sur la plage. Je repris mes sens aux cris des bergers.
Depuis ce temps, Virieu a rebâti en effet le château de ses pères sur les fondements de l’ancienne masure. Il y a planté des jardins, creusé des réservoirs pour retenir le ruisseau du vallon ; il a inscrit une strophe de cette méditation sur un mur, en souvenir de nos jeunesses et de nos amitiés ; puis il est mort, jeune encore, entre les berceaux de ses enfants.
Lorsque du Créateur la parole féconde
Dans une heure fatale eut enfanté le monde
Des germes du chaos,
De son œuvre imparfaite il détourna sa face,
Et, d’un pied dédaigneux le lançant dans l’espace,
Rentra dans son repos.
« Va, dit-il, je te livre à ta propre misère ;
Trop indigne à mes yeux d’amour ou de colère,
Tu n’es rien devant moi :
Roule au gré du hasard dans les déserts du vide ;
Qu’à jamais loin de moi le Destin soit ton guide,
Et le Malheur ton roi ! »
Il dit. Comme un vautour qui plonge sur sa proie,
Le Malheur, à ces mots, pousse, en signe de joie,
Un long gémissement ;
Et, pressant l’univers dans sa serre cruelle,
Embrasse pour jamais de sa rage éternelle
L’éternel aliment.
Le mal dès lors régna dans son immense empire ;
Dès lors tout ce qui pense et tout ce qui respire
Commença de souffrir ;
Et la terre, et le ciel, et l’âme, et la matière,
Tout gémit ; et la voix de la nature entière
Ne fut qu’un long soupir.
Levez donc vos regards vers les célestes plaines ;
Cherchez Dieu dans son œuvre, invoquez dans vos peines
Ce grand consolateur :
Malheureux ! sa bonté de son œuvre est absente :
Vous cherchez votre appui ? l’univers vous présente
Votre persécuteur.
De quel nom te nommer, ô fatale puissance ?
Qu’on t’appelle Destin, Nature, Providence,
Inconcevable loi ;
Qu’on tremble sous ta main, ou bien qu’on la blasphème,
Soumis ou révolté, qu’on te craigne ou qu’on t’aime ;
Toujours, c’est toujours toi !
Hélas ! ainsi que vous j’invoquai l’Espérance ;
Mon esprit abusé but avec complaisance
Son philtre empoisonneur :
C’est elle qui, poussant nos pas dans les abîmes,
De festons et de fleurs couronne les victimes
Qu’elle livre au Malheur.
Si du moins au hasard il décimait les hommes,
Ou si sa main tombait sur tous tant que nous sommes
Avec d’égales lois !
Mais les siècles ont vu les âmes magnanimes,
La beauté, le génie, ou les vertus sublimes,
Victimes de son choix.
Tel, quand des dieux de sang voulaient en sacrifices
Des troupeaux innocents les sanglantes prémices
Dans leurs temples cruels,
De cent taureaux choisis on formait l’hécatombe,
Et l’agneau sans souillure, ou la blanche colombe
Engraissaient leurs autels.
Créateur tout-puissant, principe de tout être,
Toi pour qui le possible existe avant de naître,
Roi de l’immensité,
Tu pouvais cependant, au gré de ton envie,
Puiser pour tes enfants le bonheur et la vie
Dans ton éternité.
Sans t’épuiser jamais, sur toute la nature
Tu pouvais à longs flots répandre sans mesure
Un bonheur absolu :
L’espace, le pouvoir, le temps, rien ne te coûte.
Ah ! ma raison frémit, tu le pouvais sans doute,
Tu ne l’as pas voulu.
Quel crime avons-nous fait pour mériter de naître ?
L’insensible néant t’a-t-il demandé l’être,
Ou l’a-t-il accepté ?
Sommes-nous, ô hasard, l’œuvre de tes caprices ?
Ou plutôt, Dieu cruel, fallait-il nos supplices
Pour ta félicité ?
Montez donc vers le ciel, montez, encens qu’il aime,
Soupirs, gémissements, larmes, sanglots, blasphème,
Plaisirs, concerts divins ;
Cris du sang, voix des morts, plaintes inextinguibles,
Montez, allez frapper les voûtes insensibles
Du palais des destins !
Terre, élève ta voix ; cieux, répondez ; abîmes,
Noir séjour où la mort entasse ses victimes,
Ne formez qu’un soupir !
Qu’une plainte éternelle accuse la nature,
Et que la douleur donne à toute créature
Une voix pour gémir !
Du jour où la nature, au néant arrachée,
S’échappa de tes mains comme une œuvre ébauchée,
Qu’as-tu vu cependant ?
Aux désordres du mal la matière asservie,
Toute chair gémissant, hélas ! et toute vie
Jalouse du néant.
Des éléments rivaux les luttes intestines ;
Le Temps, qui flétrit tout, assis sur les ruines
Qu’entassèrent ses mains,
Attendant sur le seuil tes œuvres éphémères ;
Et la mort étouffant, dès le sein de leurs mères,
Les germes des humains !
La vertu succombant sous l’audace impunie,
L’imposture en honneur, la vérité bannie ;
L’errante liberté
Aux dieux vivants du monde offerte en sacrifice ;
Et la force, partout, fondant de l’injustice
Le règne illimité !
La valeur sans les dieux décidant les batailles !
Un Caton, libre encor, déchirant ses entrailles
Sur la foi de Platon ;
Un Brutus qui, mourant pour la vertu qu’il aime,
Doute au dernier moment de cette vertu même,
Et dit : « Tu n’es qu’un nom !… »
La fortune toujours du parti des grands crimes ;
Les forfaits couronnés devenus légitimes ;
La gloire au prix du sang ;
Les enfants héritant l’iniquité des pères ;
Et le siècle qui meurt racontant ses misères
Au siècle renaissant !
Eh quoi ! tant de tourments, de forfaits, de supplices,
N’ont-ils pas fait fumer d’assez de sacrifices
Tes lugubres autels ?
Ce soleil, vieux témoin des malheurs de la terre,
Ne fera-t-il pas naître un seul jour qui n’éclaire
L’angoisse des mortels ?
Héritiers des douleurs, victimes de la vie,
Non, non, n’espérez pas que sa rage assouvie
Endorme le Malheur,
Jusqu’à ce que la Mort, ouvrant son aile immense,
Engloutisse à jamais dans l’éternel silence
L’éternelle douleur !
Il y a des heures où la sensation de la douleur est si forte dans l’homme jeune et sensible, qu’elle étouffe la raison. Il faut lui permettre alors le cri et presque l’imprécation contre la destinée ! L’excessive douleur a son délire, comme l’amour. Passion veut dire souffrance, et souffrance veut dire passion. Je souffrais trop ; il fallait crier.
J’étais jeune, et les routes de la vie se fermaient devant moi comme si j’avais été un vieillard. J’étais dévoré d’activité intérieure, et on me condamnait à l’immobilité ; j’étais ivre d’amour, et j’étais séparé de ce que j’adorais ; les tortures de mon cœur étaient multipliées par celles d’un autre cœur. Je souffrais comme deux, et je n’avais que la force d’un ? J’étais enfermé, par les suites de mes dissipations et par l’indigence, dans une retraite forcée à la campagne, loin de tout ce que j’aimais ; j’étais malade de cœur, de corps, d’imagination ; je n’avais pour toute société que les buis chargés de givre de la montagne en face de ma fenêtre, et les vieux livres d’histoire, cent fois relus, écrits avec les larmes des générations qu’ils racontent, et avec le sang des hommes vertueux que ces générations immolent en récompense de leurs vertus. Une nuit, je me levai, je rallumai ma lampe, et j’écrivis ce gémissement ou plutôt ce rugissement de mon âme. Ce cri me soulagea : je me rendormis. Après, il me sembla que je m’étais vengé du destin par un coup de poignard.
Il y avait bien d’autres strophes plus acerbes, plus insultantes, plus impies. Quand je retrouvai cette méditation, et que je me résolus à l’imprimer, je retranchai ces strophes. L’invective y montait jusqu’au sacrilège. C’était byronien ; mais c’était Byron sincère, et non joué.
Quoi ! le fils du néant a maudit l’existence !
Quoi ! tu peux m’accuser de mes propres bienfaits !
Tu peux fermer tes yeux à la magnificence
Des dons que je t’ai faits !
Tu n’étais pas encor, créature insensée,
Déjà de ton bonheur j’enfantais le dessein ;
Déjà, comme son fruit, l’éternelle pensée
Te portait dans son sein.
Oui, ton être futur vivait dans ma mémoire ;
Je préparais les temps selon ma volonté.
Enfin ce jour parut ; je dis : « Nais pour ma gloire
Et ta félicité ! »
Tu naquis : ma tendresse, invisible et présente,
Ne livra pas mon œuvre aux chances du hasard ;
J’échauffai de tes sens la sève languissante
Des feux de mon regard.
D’un lait mystérieux je remplis la mamelle ;
Tu t’enivras sans peine à ces sources d’amour.
J’affermis les ressorts, j’arrondis la prunelle
Où se peignit le jour.
Ton âme, quelque temps par les sens éclipsée,
Comme tes yeux au jour, s’ouvrit à la raison :
Tu pensas ; la parole acheva ta pensée,
Et j’y gravai mon nom.
En quel éclatant caractère
Ce grand nom s’offrit à tes yeux !
Tu vis ma bonté sur la terre,
Tu lus ma grandeur dans les cieux !
L’ordre était mon intelligence ;
La nature, ma providence ;
L’espace, mon immensité !
Et, de mon être ombre altérée,
Le temps te peignit ma durée,
Et le destin, ma volonté !
Tu m’adoras dans ma puissance,
Tu me bénis dans ton bonheur,
Et tu marchas en ma présence
Dans la simplicité du cœur ;
Mais aujourd’hui que l’infortune
A couvert d’une ombre importune
Ces vives clartés du réveil,
Ta voix m’interroge et me blâme,
Le nuage couvre ton âme,
Et tu ne crois plus au soleil.
« Non, tu n’es plus qu’un grand problème
Que le sort offre à la raison ;
Si ce monde était ton emblème,
Ce monde serait juste et bon. »
Arrête, orgueilleuse pensée !
À la loi que je t’ai tracée
Tu prétends comparer ma loi ?
Connais leur différence auguste :
Tu n’as qu’un jour pour être juste ;
J’ai l’éternité devant moi !
Quand les voiles de ma sagesse
À tes yeux seront abattus,
Ces maux dont gémit ta faiblesse
Seront transformés en vertus.
De ces obscurités cessantes
Tu verras sortir triomphantes
Ma justice et ta liberté :
C’est la flamme qui purifie
Le creuset divin où la vie
Se change en immortalité !
Mais ton cœur endurci doute encore et murmure :
Ce jour ne suffit pas à tes yeux révoltés,
Et dans la nuit des sens tu voudrais voir éclore
De l’éternelle aurore
Les célestes clartés !
Attends ; ce demi-jour, mêlé d’une ombre obscure,
Suffit pour te guider en ce terrestre lieu :
Regarde qui je suis, et marche sans murmure,
Comme fait la nature
Sur la foi de son Dieu.
La terre ne sait pas la loi qui la féconde ;
L’Océan, refoulé sous mon bras tout-puissant,
Sait-il comment, au gré du nocturne croissant,
De sa prison profonde
La mer vomit son onde,
Et des bords qu’elle inonde
Recule en mugissant ?
Ce soleil éclatant, ombre de la lumière,
Sait-il où le conduit le signe de ma main ?
S’est-il tracé lui-même un glorieux chemin ?
Au bout de sa carrière,
Quand j’éteins sa lumière,
Promet-il à la terre
Le soleil de demain ?
Cependant tout subsiste et marche en assurance.
Ma voix chaque matin réveille l’univers ;
J’appelle le soleil du fond de ses déserts :
Franchissant la distance,
Il monte en ma présence,
Me répond, et s’élance
Sur le trône des airs !
Et toi, dont mon souffle est la vie,
Toi, sur qui mes yeux sont ouverts,
Peux-tu craindre que je t’oublie,
Homme, roi de cet univers ?
Crois-tu que ma vertu sommeille ?
Non, mon regard immense veille
Sur tous les mondes à la fois !
La mer qui fuit à ma parole,
Ou la poussière qui s’envole,
Suivent et comprennent mes lois.
Marche au flambeau de l’espérance
Jusque dans l’ombre du trépas,
Assuré que ma providence
Ne tend point de piège à tes pas !
Chaque aurore la justifie,
L’univers entier s’y confie,
Et l’homme seul en a douté !
Mais ma vengeance paternelle
Confondra ce doute infidèle
Dans l’abîme de ma bonté.
Cette méditation ne vaut pas la précédente. Voici pourquoi : la première est d’inspiration, celle-ci est de réflexion. Le repentir a-t-il jamais l’énergie de la passion ?
Ma mère, à qui je montrai ce volume avant de le livrer à l’impression, me reprocha pieusement et tendrement ce cri de désespoir. C’était, disait-elle, une offense à Dieu, un blasphème contre la volonté d’en haut, toujours juste, toujours sage, toujours aimante, jusque dans ses sévérités. Je ne pouvais, disait-elle, imprimer de pareils vers qu’en les réfutant moi-même par une plus haute proclamation à l’éternelle sagesse et à l’éternelle bonté. J’écrivis, pour lui obéir et pour lui complaire, la méditation intitulée la Providence à l’homme.
En vain le jour succède au jour,
Ils glissent sans laisser de trace ;
Dans mon âme rien ne t’efface,
Ô dernier songe de l’amour !
Je vois mes rapides années
S’accumuler derrière moi,
Comme le chêne autour de soi
Voit tomber ses feuilles fanées.
Mon front est blanchi par le temps ;
Mon sang refroidi coule à peine,
Semblable à cette onde qu’enchaîne
Le souffle glacé des autans.
Mais ta jeune et brillante image,
Que le regret vient embellir,
Dans mon sein ne saurait vieillir :
Comme l’âme, elle n’a point d’âge.
Non, tu n’as pas quitté mes yeux ;
Et quand mon regard solitaire
Cessa de te voir sur la terre,
Soudain je te vis dans les cieux.
Là, tu m’apparais telle encore
Que tu fus à ce dernier jour,
Quand vers ton céleste séjour
Tu t’envolas avec l’aurore.
Ta pure et touchante beauté
Dans les cieux même t’a suivie ;
Tes yeux, où s’éteignait la vie,
Rayonnent d’immortalité !
Du zéphyr l’amoureuse haleine
Soulève encor tes longs cheveux ;
Sur ton sein leurs flots onduleux
Retombent en tresses d’ébène,
L’ombre de ce voile incertain
Adoucit encor ton image,
Comme l’aube qui se dégage
Des derniers voiles du matin.
Du soleil la céleste flamme
Avec les jours revient et fuit ;
Mais mon amour n’a pas de nuit,
Et tu luis toujours sur mon âme.
C’est toi que j’entends, que je vois,
Dans le désert, dans le nuage ;
L’onde réfléchit ton image ;
Le zéphyr m’apporte ta voix.
Tandis que la terre sommeille,
Si j’entends le vent soupirer,
Je crois t’entendre murmurer
Des mots sacrés à mon oreille.
Si j’admire ces feux épars
Qui des nuits parsèment le voile,
Je crois te voir dans chaque étoile
Qui plaît le plus à mes regards.
Et si le souffle du zéphyre
M’enivre du parfum des fleurs,
Dans ses plus suaves odeurs
C’est ton souffle que je respire.
C’est ta main qui sèche mes pleurs,
Quand je vais, triste et solitaire,
Répandre en secret ma prière
Près des autels consolateurs.
Quand je dors, tu veilles dans l’ombre ;
Tes ailes reposent sur moi ;
Tous mes songes viennent de toi,
Doux comme le regard d’une ombre.
Pendant mon sommeil, si ta main
De mes jours déliait la trame,
Céleste moitié de mon âme,
J’irais m’éveiller dans ton sein !
Comme deux rayons de l’aurore,
Comme deux soupirs confondus,
Nos deux âmes ne forment plus
Qu’une âme, et je soupire encore !
Les grandes douleurs sont muettes, a-t-on dit. Cela est vrai. Je l’éprouvai après la première grande douleur de ma vie. Pendant six ou huit mois, je me renfermai comme dans un linceul avec l’image de ce que j’avais aimé et perdu. Puis, quand je me fus pour ainsi dire apprivoisé avec ma douleur, la nature jeta le voile de la mélancolie sur mon âme, et je me complus à m’entretenir en invocations, en extases, en prières, en poésie même quelquefois, avec l’ombre toujours présente à mes pensées.
Ces strophes sont un de ces entretiens que je me plaisais à cadencer, afin de les rendre plus durables pour moi-même, sans penser alors à les publier jamais. Je les écrivis un soir d’été de 1819, sur le banc de pierre d’une fontaine glacée qu’on appelle la fontaine du Hêtre, dans les bois qui entourent le château de mon oncle à Ursy. Que de vagues secrètes de mon cœur le murmure de cette fontaine, qui tombe en cascade, n’a-t-il pas assoupies en ce temps-là !
Delicta majorum immeritus lues.
Horat., od. VI, lib. III.
Peuple ! des crimes de tes pères
Le ciel punissant tes enfants,
De châtiments héréditaires
Accablera leurs descendants,
Jusqu’à ce qu’une main propice
Relève l’auguste édifice
Par qui la terre touche aux cieux,
Et que le zèle et la prière
Dissipent l’indigne poussière
Qui couvre l’image des dieux !
Sortez de vos débris antiques,
Temples que pleurait Israël ;
Relevez-vous, sacrés portiques ;
Lévites, montez à l’autel !
Aux sons des harpes de Solyme,
Que la renaissante victime
S’immole sous vos chastes mains ;
Et qu’avec les pleurs de la terre
Son sang éteigne le tonnerre
Qui gronde encor sur les humains !
Plein d’une superbe folie,
Ce peuple au front audacieux
S’est dit un jour : « Dieu m’humilie ;
Soyons à nous-mêmes nos dieux.
Notre intelligence sublime
A sondé le ciel et l’abîme
Pour y chercher ce grand esprit ;
Mais ni dans les flancs de la terre,
Mais ni dans les feux de la sphère,
Son nom pour nous ne fut écrit.
« Déjà nous enseignons au monde
À briser le sceptre des rois ;
Déjà notre audace profonde
Se rit du joug usé des lois.
Secouez, malheureux esclaves,
Secouez d’indignes entraves,
Rentrez dans votre liberté !
Mortel ! du jour où tu respires,
Ta loi, c’est ce que tu désires ;
Ton devoir, c’est la volupté !
« Ta pensée a franchi l’espace,
Tes calculs précèdent les temps,
La foudre cède à ton audace,
Les cieux roulent tes chars flottants ;
Comme un feu que tout alimente,
Ta raison, sans cesse croissante,
S’étendra sur l’immensité ;
Et ta puissance, qu’elle assure,
N’aura de terme et de mesure
Que l’espace et l’éternité.
Heureux nos fils ! heureux cet âge
Qui, fécondé par nos leçons,
Viendra recueillir l’héritage
Des dogmes que nous lui laissons !
Pourquoi les jalouses années
Bornent-elles nos destinées
À de si rapides instants ?
Ô loi trop injuste et trop dure !
Pour triompher de la nature
Que nous a-t-il manqué ? Le temps »
Eh bien, le temps sur vos poussières
À peine encore a fait un pas.
Sortez, ô mânes de nos pères,
Sortez de la nuit du trépas !
Venez contempler votre ouvrage ;
Venez partager de cet âge
La gloire et la félicité !
Ô race en promesses féconde,
Paraissez ! Bienfaiteurs du monde,
Voilà votre postérité !
Que vois-je ? ils détournent la vue,
Et, se cachant sous leurs lambeaux,
Leur foule, de honte éperdue,
Fuit et rentre dans les tombeaux.
Non, non, restez, ombres coupables ;
Auteurs de nos jours déplorables,
Restez ! ce supplice est trop doux.
Le ciel, trop lent à vous poursuivre,
Devait vous condamner à vivre
Dans le siècle enfanté par vous !
Où sont-ils, ces jours où la France,
À la tête des nations,
Se levait comme un astre immense
Inondant tout de ses rayons ?
Parmi nos siècles, siècle unique,
De quel cortège magnifique
La gloire composait ta cour !
Semblable au dieu qui nous éclaire,
Ta grandeur étonnait la terre,
Dont tes clartés étaient l’amour !
Toujours les siècles du génie
Sont donc les siècles des vertus !
Toujours les dieux de l’harmonie
Pour les héros sont descendus !
Près du trône qui les inspire,
Voyez-les déposer la lyre
Dans de pures et chastes mains ;
Et les Racine et les Turenne
Enchaîner les grâces d’Athènes
Au char triomphant des Romains !
Mais, ô déclin ! quel souffle aride
De notre âge a séché les fleurs ?
Eh quoi ! le lourd compas d’Euclide
Étouffe nos arts enchanteurs ?
Élans de l’âme et du génie,
Des calculs la froide manie
Chez nos pères vous remplaça :
Ils posèrent sur la nature
Le doigt glacé qui la mesure,
Et la nature se glaça !
Et toi, prêtresse de la terre,
Vierge du Pinde ou de Sion,
Tu fuis ce globe de matière,
Privé de ton dernier rayon !
Ton souffle divin se retire
De ces cœurs flétris, que la lyre
N’émeut plus de ses sons touchants ;
Et pour son Dieu qui le contemple,
Sans toi l’univers est un temple
Qui n’a plus ni parfums ni chants !
Pleurons donc, enfants de nos pères !
Pleurons ! de deuil couvrons nos fronts ;
Lavons dans nos larmes amères
Tant d’irréparables affronts !
Comme les fils d’Héliodore,
Rassemblons du soir à l’aurore
Les débris du temple abattu ;
Et sous ces cendres criminelles
Cherchons encor les étincelles
Du génie et de la vertu.
Il ne faut pas chercher de philosophie dans les poésies d’un jeune homme de vingt ans. Cette méditation en est une preuve de plus. La poésie pense peu, à cet âge surtout ; elle peint et elle chante. Cette méditation est une larme sur le passé. Je venais de lire le Génie du Christianisme, de M. de Chateaubriand ; j’étais fanatisé des images dont ce livre, illustration de toutes les belles ruines, était étincelant. J’étais de l’opinion de René, de la religion d’Atala, de la foi du P. Aubry. De plus, j’avais eu toujours une indicible horreur du matérialisme, ce squelette de la création, exposé en dérision aux yeux de l’homme par des algébristes sur l’autel du néant, à la place de Dieu. Ces hommes me paraissaient et me paraissent encore aujourd’hui des aveugles-nés, des Œdipes du genre humain, niant l’énigme de Dieu parce qu’ils ne peuvent pas la déchiffrer. Enfin, j’étais né d’une famille royaliste qui avait gémi plus qu’aucune autre sur la chute du trône, sur la mort du vertueux et malheureux roi, sur les crimes de l’anarchie. J’eus un accès d’admiration pour tous les passés, une imprécation contre tous les démolisseurs des vieilles choses. Cet accès produisit ces vers et quelques autres : il ne fut pas très long. Il se transforma par la réflexion en appréciation équitable des vices et des avantages propres à chaque nature de gouvernement, et en spiritualisme religieux plein de vénération pour toutes les fois sincères, et plein d’aspiration pour le rayonnement toujours croissant du nom divin sur la raison de l’homme.
DANS L’ÎLE D’ISCHIA.
1842.
Des pêcheurs, un matin, virent un corps de femme
Que la vague nocturne au bord avait roulé ;
Même à travers la mort sa beauté touchait l’âme.
Ces fleurs, depuis ce jour, naissent près de la lame
Du sable qu’elle avait foulé.
D’où venait cependant cette vierge inconnue
Demander une tombe aux pauvres matelots ?
Nulle nef en péril sur ces mers n’était vue ;
Nulle bague à ses doigts : elle était morte et nue,
Sans autre robe que les flots.
Ils allèrent chercher dans toutes les familles
Le plus beau des linceuls dont on pût la parer ;
Pour lui faire un bouquet, des lis et des jonquilles ;
Pour lui chanter l’adieu, des chœurs de jeunes filles,
Et des mères pour la pleurer.
Ils lui firent un lit de sable où rien ne pousse,
Symbole d’amertume et de stérilité ;
Mais les fleurs de pitié rendirent la mer douce,
Le sable de ses bords se revêtit de mousse,
Et cette fleur s’ouvre l’été.
Vierges, venez cueillir ce beau lis solitaire,
Abeilles de nos cœurs dont l’amour est le miel !
Les anges ont semé sa graine sur la terre ;
Son sol est le tombeau, son nom est un mystère ;
Son parfum fait rêver du ciel.
Ainsi, quand l’aigle du tonnerre
Enlevait Ganymède aux cieux,
L’enfant, s’attachant à la terre,
Luttait contre l’oiseau des dieux ;
Mais entre ses serres rapides
L’aigle pressant ses flancs timides,
L’arrachait aux champs paternels ;
Et, sourd à la voix qui l’implore,
Il le jetait, tremblant encore,
Jusques aux pieds des immortels.
Ainsi quand tu fonds sur mon âme,
Enthousiasme, aigle vainqueur,
Au bruit de tes ailes de flamme
Je frémis d’une sainte horreur ;
Je me débats sous ta puissance,
Je fuis, je crains que ta présence
N’anéantisse un cœur mortel,
Comme un feu que la foudre allume,
Qui ne s’éteint plus, et consume
Le bûcher, le temple et l’autel.
Mais à l’essor de la pensée
L’instinct des sens s’oppose en vain :
Sous le dieu mon âme oppressée
Bondit, s’élance, et bat mon sein.
La foudre en mes veines circule :
Étonné du feu qui me brûle,
Je l’irrite en le combattant,
Et la lave de mon génie
Déborde en torrents d’harmonie,
Et me consume en s’échappant.
Muse, contemple ta victime !
Ce n’est plus ce front inspiré,
Ce n’est plus ce regard sublime
Qui lançait un rayon sacré :
Sous ta dévorante influence,
À peine un reste d’existence
À ma jeunesse est échappé.
Mon front, que la pâleur efface,
Ne conserve plus que la trace
De la foudre qui m’a frappé.
Heureux le poète insensible !
Son luth n’est point baigné de pleurs ;
Son enthousiasme paisible
N’a point ces tragiques fureurs.
De sa veine féconde et pure
Coulent, avec nombre et mesure,
Des ruisseaux de lait et de miel ;
Et ce pusillanime Icare,
Trahi par l’aile de Pindare,
Ne retombe jamais du ciel.
Mais nous, pour embraser les âmes,
Il faut brûler, il faut ravir
Au ciel jaloux ses triples flammes :
Pour tout peindre, il faut tout sentir.
Foyers brûlants de la lumière,
Nos cœurs de la nature entière
Doivent concentrer les rayons ;
Et l’on accuse notre vie !
Mais ce flambeau qu’on nous envie
S’allume au feu des passions.
Non, jamais un sein pacifique
N’enfanta ces divins élans,
Ni ce désordre sympathique
Qui soumet le monde à nos chants.
Non, non, quand l’Apollon d’Homère
Pour lancer ses traits sur la terre,
Descendait des sommets d’Éryx,
Volant aux rives infernales,
Il trempait ses armes fatales
Dans les eaux bouillantes du Styx.
Descendez de l’auguste cime
Qu’indignent de lâches transports !
Ce n’est que d’un luth magnanime
Que partent les divins accords.
Le cœur des enfants de la lyre
Ressemble au marbre qui soupire
Sur le sépulcre de Memnon :
Pour lui donner la voix et l’âme,
Il faut que de sa chaste flamme
L’œil du jour lui lance un rayon.
Et tu veux qu’éveillant encore
Des feux sous la cendre couverts,
Mon reste d’âme s’évapore
En accents perdus dans les airs !
La gloire est le rêve d’une ombre ;
Elle a trop retranché le nombre
Des jours qu’elle devait charmer.
Tu veux que je lui sacrifie
Ce dernier souffle de ma vie !
Je veux le garder pour aimer.
Cette ode est du même temps. C’est une goutte de la veine lyrique de mes premières années. Je l’écrivis un matin à Paris, dans une mansarde de l’hôtel du maréchal de Richelieu, rue Neuve-Saint-Augustin, que j’habitais alors. Un de mes amis entra au moment où je terminais la dernière strophe. Je lui lus toute la pièce ; il fut ému. Il la copia, il l’emporta, et la lut à quelques poëtes classiques de l’époque, qui encouragèrent de leurs applaudissements le poëte inconnu. Je la dédiai ensuite à cet ami, qui faisait lui-même des vers remarquables. C’est M. Rocher, aujourd’hui une des lumières et une des éloquences de la haute magistrature de son pays. Nos routes dans la vie se sont séparées depuis ; il a déserté la poésie avant moi. Il y aurait eu les succès promis à sa belle imagination. Nos vers s’étaient juré amitié : nos cœurs ont tenu la parole de nos vers.
À M. DE C***.
Aux bords de ton lac enchanté,
Loin des sots préjugés que l’erreur déifie,
Couvert du bouclier de ta philosophie,
Le temps n’emporte rien de ta félicité ;
Ton matin fut brillant, et ma jeunesse envie
L’azur calme et serein du beau soir de ta vie.
Ce qu’on appelle nos beaux jours
N’est qu’un éclair brillant dans une nuit d’orage ;
Et rien, excepté nos amours,
N’y mérite un regret du sage.
Mais que dis-je ? on aime à tout âge :
Ce feu durable et doux, dans l’âme renfermé,
Donne plus de chaleur en jetant moins de flamme ;
C’est le souffle divin dont tout l’homme est formé,
Il ne s’éteint qu’avec son âme.
Étendre son esprit, resserrer ses désirs,
C’est là le grand secret ignoré du vulgaire :
Tu le connais, ami ! cet heureux coin de terre
Renferme tes amours, tes goûts et tes plaisirs.
Tes vœux ne passent point ton champêtre domaine ;
Mais ton esprit plus vaste étend son horizon,
Et, du monde embrassant la scène,
Le flambeau de l’étude éclaire ta raison.
Tu vois qu’aux bords du Tibre, et du Nil et du Gange,
En tous lieux, en tous temps, sous des masques divers,
L’homme partout est l’homme, et qu’en cet univers
Dans un ordre éternel tout passe et rien ne change ;
Tu vois les nations s’éclipser tour à tour
Comme les astres dans l’espace ;
De mains en mains le sceptre passe ;
Chaque peuple a son siècle, et chaque homme a son jour.
Sujets à cette loi suprême,
Empire, gloire, liberté,
Tout est par le temps emporté :
Le temps emporta les dieux même
De la crédule antiquité,
Et ce que les mortels, dans leur orgueil extrême,
Osaient nommer la vérité !
Au milieu de ce grand nuage,
Réponds-moi, que fera le sage,
Toujours entre le doute et l’erreur combattu ?
Content du peu de jours qu’il saisit au passage,
Il se hâte d’en faire usage
Pour le bonheur et la vertu.
J’ai vu ce sage heureux ; dans ses belles demeures
J’ai goûté l’hospitalité :
À l’ombre du jardin que ses mains ont planté,
Aux doux sons de sa lyre il endormait les heures
En chantant sa félicité.
Soyez touché, grand Dieu, de sa reconnaissance !
Il ne vous lasse point d’un inutile vœu ;
Gardez-lui seulement sa rustique opulence ;
Donnez tout à celui qui vous demande peu.
Des doux objets de sa tendresse
Qu’à son riant foyer toujours environné,
Sa femme et ses enfants couronnent sa vieillesse,
Comme de ses fruits mûrs un arbre est couronné ;
Que sous l’or des épis ses collines jaunissent ;
Qu’au pied de son rocher son lac soit toujours pur ;
Que de ses beaux jasmins les ombres épaississent ;
Que son soleil soit doux, que son ciel soit d’azur ;
Et que pour l’étranger toujours ses vins mûrissent !
Pour moi, loin de ce port de la félicité,
Hélas ! par la jeunesse et l’espoir emporté,
Je vais tenter encore et les flots et l’orage ;
Mais, ballotté par l’onde et fatigué du vent,
Au pied de ton rocher sauvage,
Ami, je reviendrai souvent
Rattacher, vers le soir, ma barque à ton rivage.
Voici à quelle occasion j’écrivis ces vers :
Mes deux amis, MM. de Virieu, de Vignet, et moi, nous nous embarquâmes, un soir d’orage, dans un petit bateau de pêcheurs sur le lac du Bourget. La tempête nous prit et nous chassa au hasard des vagues à trois ou quatre lieues du point où nous nous étions embarqués. Après avoir été ballottés toute la nuit, les flots nous jetèrent entre les rochers d’une petite île à l’extrémité du lac. Le sommet de l’île était surmonté d’un vieux château flanqué de tours, et dont les jardins, échelonnés en terrasses unies les unes aux autres par de petits escaliers dans le roc, couvraient toute la surface de l’îlot. Ce château était habité par M. de Châtillon, vieux gentilhomme savoisien. Il nous offrit l’hospitalité ; nous passâmes deux ou trois jours dans son manoir, entre ses livres et ses fleurs. M. de Châtillon menait, depuis quinze ou vingt ans, une vie d’ermite dans cette demeure. Il sentait son bonheur, et il le chantait. Il avait écrit un poëme intitulé Mon lac et mon château. C’était l’Horace rustique de ce Tibur sauvage. Ses vers ne manquaient ni de grâce ni de sentiment ; ils réfléchissaient la sérénité d’une âme calmée par le soir de la vie, comme son lac réfléchissait lui-même son donjon festonné de lierre, d’espaliers et de jasmin. Il était loin de se douter qu’un de ses trois jeunes hôtes était lui-même poëte sous ses cheveux blonds. Il fut heureux de trouver en nous des auditeurs et des appréciateurs de sa poésie : en trois séances, après le souper, il nous lut tout son poëme. Quand notre bateau fut radoubé, nous prîmes congé du vieux gentilhomme. Nous étions déjà amis. Quelques jours après, je lui renvoyais pour carte de visite, par un batelier qui allait à Seyssel et qui passait au pied de son île, ces vers.
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges
Jeter l’ancre un seul jour ?
Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s’asseoir !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes ;
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés ;
Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chère
Laissa tomber ces mots :
« Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
« Assez de malheureux ici-bas vous implorent :
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.
« Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m’échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : « Sois plus lente ; » et l’aurore
Va dissiper la nuit.
« Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! »
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse
Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur
S’envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?
Eh quoi ! n’en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ? quoi ! tout entiers perdus ?
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus ?
Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux !
Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés !
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,
Tout dise : « Ils ont aimé ! »
Le commentaire de cette méditation se trouve tout entier dans l’histoire de Raphaël, publiée par moi.
C’est une de mes poésies qui a eu le plus de retentissement dans l’âme de mes lecteurs, comme elle en avait eu le plus dans la mienne. La réalité est toujours plus poétique que la fiction ; car le grand poëte, c’est la nature.
On a essayé mille fois d’ajouter la mélodie plaintive de la musique au gémissement de ces strophes. On a réussi une seule fois. Niedermayer a fait de cette ode une touchante traduction en notes. J’ai entendu chanter cette romance, et j’ai vu les larmes qu’elle faisait répandre. Néanmoins, j’ai toujours pensé que la musique et la poésie se nuisaient en s’associant. Elles sont l’une et l’autre des arts complets : la musique porte en elle son sentiment ; de beaux vers portent en eux leur mélodie.
À UN POËTE EXILÉ.
Généreux favoris des filles de Mémoire,
Deux sentiers différents devant vous vont s’ouvrir :
L’un conduit au bonheur, l’autre mène à la gloire ;
Mortels, il faut choisir.
Ton sort, ô Manoël, suivit la loi commune ;
La muse t’enivra de précoces faveurs,
Tes jours furent tissus de gloire et d’infortune,
Et tu verses des pleurs !
Rougis plutôt, rougis d’envier au vulgaire
Le stérile repos dont son cœur est jaloux :
Les dieux ont fait pour lui tous les biens de la terre
Mais la lyre est à nous.
Les siècles sont à toi, le monde est ta patrie.
Quand nous ne sommes plus, notre ombre a des autels
Où le juste avenir prépare à ton génie
Des honneurs immortels.
Ainsi l’aigle superbe au séjour du tonnerre
S’élance, et, soutenant son vol audacieux,
Semble dire aux mortels : « Je suis né sur la terre,
Mais je vis dans les cieux. »
Oui, la gloire t’attend ; mais arrête, et contemple
À quel prix on pénètre en ses parvis sacrés ;
Vois : l’Infortune, assise à la porte du temple,
En garde les degrés.
Ici c’est un vieillard que l’ingrate Ionie
A vu de mers en mers promener ses malheurs :
Aveugle, il mendiait au prix de son génie
Un pain mouillé de pleurs.
Là le Tasse, brûlé d’une flamme fatale,
Expiant dans les fers sa gloire et son amour,
Quand il va recueillir la palme triomphale,
Descend au noir séjour.
Partout des malheureux, des proscrits, des victimes,
Luttant contre le sort ou contre les bourreaux :
On dirait que le ciel aux cœurs plus magnanimes
Mesure plus de maux.
Impose donc silence aux plaintes de ta lyre :
Des cœurs nés sans vertu l’infortune est l’écueil ;
Mais toi, roi détrôné, que ton malheur t’inspire
Un généreux orgueil !
Que t’importe, après tout, que cet ordre barbare
T’enchaîne loin des bords qui furent ton berceau ?
Que t’importe en quels lieux le destin te prépare
Un glorieux tombeau ?
Ni l’exil, ni les fers de ces tyrans du Tage
N’enchaîneront ta gloire aux bords où tu mourras :
Lisbonne la réclame, et voilà l’héritage
Que tu lui laisseras !
Ceux qui l’ont méconnu pleureront le grand homme ;
Athènes à des proscrits ouvre son Panthéon ;
Coriolan expire, et les enfants de Rome
Revendiquent son nom.
Aux rivages des morts avant que de descendre,
Ovide lève au ciel ses suppliantes mains :
Aux Sarmates grossiers il a légué sa cendre,
Et sa gloire aux Romains.
Cette ode est un des derniers morceaux de poésie que j’aie écrits, dans le temps où j’imitais encore. Elle me fut inspirée à Paris, en 1817, par les infortunes d’un pauvre poëte portugais appelé Manoël. Après avoir été illustre dans son pays, chassé par les réactions politiques, il s’était réfugié à Paris, où il gagnait péniblement le pain de ses vieux jours en enseignant sa langue. Une jeune religieuse, d’une beauté touchante et d’un dévouement absolu, s’était attachée d’enthousiasme à l’exil et à la misère du poëte. Il m’enseignait le portugais et m’apprenait à admirer Camoëns.
Les poëtes ne sont peut-être pas plus malheureux que le reste des hommes ; mais leur célébrité a donné dans tous les temps plus d’éclat à leur malheur : leurs larmes sont immortelles ; leurs infortunes retentissent, comme leurs amours, dans tous les siècles. La pitié s’agenouille, de génération en génération, sur leur tombeau. Le naufrage de Camoëns, sa grotte dans l’île de Macao, sa mort dans l’indigence, loin de sa patrie, sont le pendant des amours, des revers, des prisons du Tasse à Ferrare. Je ne suis pas superstitieux, même pour la gloire ; et cependant j’ai fait deux cents lieues pour aller toucher de ma main les parois de la prison du chantre de la Jérusalem, et pour y écrire mon nom au-dessous du nom de Byron, comme une visite expiatoire. J’ai détaché avec mon couteau un morceau de brique du mur contre lequel sa couche était appuyée ; je l’ai fait enchâsser dans un cachet servant de bague, et j’y ai fait graver les deux mots qui résument la vie de presque tous les grands poëtes : Amour et larmes.
HYMNE ORIENTAL.
1846.
Dieu dit un jour à son soleil :
« Toi par qui mon nom luit, toi que ma droite envoie
Porter à l’univers ma splendeur et ma joie,
Pour que l’immensité me loue à son réveil ;
De ces dons merveilleux que répand ta lumière,
De ces pas de géant que tu fais dans les cieux,
De ces rayons vivants que boit chaque paupière,
Lequel te rend, dis-moi, dans toute ta carrière,
Plus semblable à moi-même et plus grand à tes yeux ? »
Le soleil répondit en se voilant la face :
« Ce n’est point d’éclairer l’immensurable espace,
De faire étinceler les sables des déserts,
De fondre du Liban la couronne de glace,
Ni de me contempler dans le miroir des mers,
Ni d’écumer de feu sur les vagues des airs :
Mais c’est de me glisser aux fentes de la pierre
Du cachot où languit le captif dans sa tour,
Et d’y sécher des pleurs au bord d’une paupière
Que réjouit dans l’ombre un seul rayon du jour !
– Bien ! reprit Jéhovah ; c’est comme mon amour ! »
Ce que dit le rayon au Bienfaiteur suprême,
Moi, l’insecte chantant, je le dis à moi-même.
Ce qui donne à ma lyre un frisson de bonheur,
Ce n’est point de frémir au vain souffle de la gloire,
Ni de jeter au temps un nom pour sa mémoire,
Ni de monter au ciel dans un hymne vainqueur ;
Mais c’est de résonner, dans la nuit du mystère,
Pour l’âme sans écho d’un pauvre solitaire
Qui n’a qu’un son lointain pour tout bruit sur la terre,
Et d’y glisser ma voix par les fentes du cœur.
ODE
Versez du sang, frappez encore !
Plus vous retranchez ses rameaux,
Plus le tronc sacré voit éclore
Ses rejetons toujours nouveaux !
Est-ce un dieu qui trompe le crime ?
Toujours d’une auguste victime
Le sang est fertile en vengeur ;
Toujours, échappé d’Athalie,
Quelque enfant que le fer oublie
Grandit à l’ombre du Seigneur !
Il est né, l’enfant du miracle,
Héritier du sang d’un martyr !
Il est né d’un tardif oracle,
Il est né d’un dernier soupir !
Aux accents du bronze qui tonne
La France s’éveille et s’étonne
Du fruit que la mort a porté !
Jeux du sort, merveilles divines !
Ainsi fleurit sur des ruines
Un lis que l’orage a planté.
Il vient, quand les peuples, victimes
Du sommeil de leurs conducteurs,
Errent aux penchants des abîmes
Comme des troupeaux sans pasteurs.
Entre un passé qui s’évapore,
Vers un avenir qu’il ignore,
L’homme nage dans un chaos !
Le doute égare sa boussole,
Le monde attend une parole,
La terre a besoin d’un héros !
Courage ! c’est ainsi qu’ils naissent !
C’est ainsi que dans sa bonté
Un Dieu les sème ! ils apparaissent
Sur des jours de stérilité !
Ainsi, dans une sainte attente,
Quand des pasteurs la troupe errante
Parlait d’un Moïse nouveau,
De la nuit déchirant le voile,
Une mystérieuse étoile
Les conduisit vers un berceau !
Sacré berceau, frêle espérance
Qu’une mère tient dans ses bras,
Déjà tu rassures la France :
Les miracles ne trompent pas !
Confiante dans son délire,
À ce berceau déjà ma lyre
Ouvre un avenir triomphant,
Et, comme ces rois de l’Aurore,
Un instinct que mon âme ignore
Me fait adorer un enfant !
Comme l’orphelin de Pergame,
Il verra près de son berceau
Un roi, des princes, une femme,
Pleurer aussi sur un tombeau !
Bercé sur le sein de sa mère,
S’il vient à demander son père,
Il verra se baisser les yeux !
Et cette veuve inconsolée,
En lui cachant le mausolée,
Du doigt lui montrera les cieux.
Jeté sur le déclin des âges,
Il verra l’empire sans fin,
Sorti de glorieux orages,
Frémir encor de son déclin.
Mais son glaive aux champs de victoire
Nous rappellera la mémoire
Des destins promis à Clovis,
Tant que le tronçon d’une épée,
D’un rayon de gloire frappée,
Brillerait aux mains de ses fils !
Sourd aux leçons efféminées
Dont le siècle aime à les nourrir,
Il saura que les destinées
Font roi pour régner ou mourir ;
Que des vieux héros de sa race
Le premier titre fut l’audace,
Et le premier trône un pavois ;
Et qu’en vain l’humanité crie :
Le sang versé pour la patrie
Est toujours la pourpre des rois !
Tremblant à la voix de l’histoire,
Ce juge vivant des humains,
Français, il saura que la gloire
Tient deux flambeaux entre ses mains.
L’un, d’une sanglante lumière
Sillonne l’horrible carrière
Des peuples par le crime heureux ;
Semblable aux torches des Furies
Que jadis les fameux impies
Sur leurs pas traînaient après eux.
L’autre, du sombre oubli des âges,
Tombeau des peuples et des rois,
Ne sauve que les siècles sages
Et les légitimes exploits :
Ses clartés immenses et pures,
Traversant les races futures,
Vont s’unir au jour éternel ;
Pareil à ces feux pacifiques,
Ô Vesta, que des mains pudiques
Entretenaient sur ton autel.
Il saura qu’aux jours où nous sommes,
Pour vieillir au trône des rois,
Il faut montrer aux yeux des hommes
Ses vertus auprès de ses droits ;
Qu’assis à ce degré suprême,
Il faut s’y défendre soi-même,
Comme les dieux sur leurs autels,
Rappeler en tout leur image,
Et faire adorer le nuage
Qui les sépare des mortels.
Au pied du trône séculaire
Où s’assied un autre Nestor,
De la tempête populaire
Le flot calmé murmure encor !
Ce juste, que le ciel contemple,
Lui montrera par son exemple
Comment, sur les écueils jeté,
On élève sur le rivage,
Avec les débris du naufrage,
Un temple à l’immortalité !
Ainsi s’expliquaient sur ma lyre
Les destins présents à mes yeux ;
Et tout secondait mon délire,
Et sur la terre, et dans les cieux !
Le doux regard de l’Espérance
Éclairait le deuil de la France,
Comme, après une longue nuit,
Sortant d’un berceau de ténèbres,
L’aube efface les pas funèbres
De l’ombre obscure qui s’enfuit.
J’étais de famille royaliste ; j’avais servi dans les gardes du roi ; j’avais accompagné à cheval le duc de Berri, père du duc de Bordeaux, jusqu’à la frontière de France, quand il en sortit pour un second exil. L’assassinat de ce prince, quelques années après, m’avait profondément remué. Le désespoir de sa jeune veuve, qui portait dans son sein le gage de leur amour, avait attendri toute l’Europe. La naissance de cet enfant parut une vengeance du ciel contre l’assassin, une bénédiction miraculeuse du sang des Bourbons. J’étais loin de la France quand j’appris cet événement : il inspira ma jeune imagination autant que mon cœur. J’écrivis sous cette inspiration. Ces vers, je ne les envoyai point à la cour de France, qui ne me connaissait pas ; je les adressai à mon père et à ma mère, qui se réjouirent de voir leurs propres sentiments chantés par leur fils. J’ai été, comme la France entière de cette époque, mauvais prophète des destinées de cet enfant. Je n’ai jamais rougi des vœux très désintéressés que je fis alors sur ce berceau. Je ne les ai jamais démentis par un acte ingrat ou par une parole dédaigneuse sur le sort de ces princes. Quand les Bourbons que je servais ont été proscrits du trône et du pays en 1830, j’ai donné ma démission du nouveau souverain, pour n’avoir point à maudire ce que j’avais béni. Depuis, cette seconde branche de la monarchie a été retranchée elle-même. J’ai été plus respectueux envers leur infortune que je ne l’avais été envers leur puissance. Quand le trône s’est définitivement écroulé sous la main libre du peuple, je ne devais rien à celui qui l’avait occupé le dernier. J’ai pu prêter loyalement ma main à ce peuple pour inaugurer la république. Dix-huit ans d’indépendance absolue me séparaient des souvenirs et des devoirs de ma jeunesse envers une autre monarchie. Mon esprit avait grandi, mes idées s’étaient élargies ; mon cœur était libre d’engagement, mes devoirs étaient tous envers mon pays. J’ai fait ce que j’ai cru devoir faire pour sauver de grands malheurs, et pour préparer de grandes voies au peuple. Je fais pour lui maintenant les mêmes vœux que je faisais il y a trente ans pour une autre forme de souveraineté. Quand à ceux que j’adressais alors au ciel pour l’enfance du duc de Bordeaux, Dieu les a autrement exaucés ; il les a mieux exaucés peut-être, pour son bonheur, dans l’exil que dans la patrie, dans la vie privée que sur un trône.
À M. HUBER SALADIN.
1842.
Encor mal éveillé du plus brillant des rêves,
Au bruit lointain du lac qui dentelle tes grèves,
Rentré sous l’horizon de mes modestes cieux,
Pour revoir en dedans je referme les yeux,
Et devant mes regards flottent à l’aventure,
Avec des pans de ciel, des lambeaux de nature !
Si Dieu brisait ce globe en confus éléments,
Devant sa face ainsi passeraient ses fragments…
De grands golfes d’azur, où de rêveuses voiles,
Répercutant le jour sur leurs ailes de toiles,
Passent d’un bord à l’autre, avec les blonds troupeaux,
Les foins fauchés d’hier qui trempent dans les eaux ;
Des monts aux verts gradins que la colline étage,
Qui portent sur leurs flancs les toits du blanc village,
Ainsi qu’un fort pasteur porte, en montant aux bois,
Un chevreau sous son bras sans en sentir le poids ;
Plus haut, les noirs sapins, mousse des précipices,
Et les grands prés tachés d’éclatantes génisses,
Et les chalets perdus pendant tout un été
Sur les derniers sommets de ce globe habité,
Où le regard, épris des hauteurs qu’il affronte,
S’élève avec l’amour, soupir qui toujours monte !…
Désert où l’homme errant, pour leur lait et leur miel,
Trouve la liberté qu’il rapporta du ciel !…
Par-dessus ces sommets la neige blanche ou rose,
Fleur que l’été conserve et que la nue arrose ;
Les glaciers suspendus, océans congelés,
Pour la soif des vallons tour à tour distillés ;
Dans l’abîme assourdi l’avalanche qui plonge ;
Et sous la main de Dieu pressés comme une éponge,
Noyés dans son soleil, fondus à sa lueur,
Ces grands fronts de la terre exprimant sa sueur !…
Je vois blanchir d’ici, dans les sombres vallées,
Des torrents de poussière et des ondes ailées ;
Leur sourd mugissement tonne si loin de moi,
Que je n’entends plus rien du fracas que je voi !
…………………………
Flèche d’eau du sommet dans le gouffre lancée,
La cascade en sifflant éblouit ma pensée ;
Comme un lambeau de voile arraché par le vent,
Elle claque au rocher, rejaillit en pleuvant,
Et tombe en pétillant sur le granit qui fume
Comme un feu de bois vert que le pasteur allume.
À peine reste-t-il assez de ses vapeurs
Pour qu’un pâle arc-en-ciel y trempe ses couleurs
Et flotte quelque temps sur cette onde en fumée,
Comme sur un nom mort un peu de renommée !…
…………………………
Notre barque s’endort, ô Thoune ! sur ta mer,
Dont l’écume à la main ne laisse rien d’amer ;
De tes flots, bleu miroir, ces Alpes sont la dune.
Il est nuit ; sur ta lame on voit nager la lune :
Elle fait ruisseler sur son sentier changeant
Les mailles de cristal de son filet d’argent,
Et regarde, à l’écart des bords d’un autre monde,
Les étoiles ses sœurs se baigner dans ton onde.
Son disque, épanoui de noyer en noyer,
De l’ondoiement des flots, pour nous, semble ondoyer ;
Chaque arbre tour à tour la dévoile ou la cache.
D’un côté de l’esquif notre ombre étend sa tache,
Et de l’autre les monts, leurs neiges, leurs glaçons,
Plongent dans le sillage avec leurs blancs frissons !
Diamant colossal enchâssé d’émeraudes,
Et le front rayonnant d’auréoles plus chaudes,
La rêveuse Yungfrau de son vert piédestal
Déploie au vent des nuits sa robe de cristal…
À ce divin tableau, la rame lente oublie
De frapper sous le bord la vague recueillie ;
On n’entend que le bruit des blanches perles d’eau
Qui retombent au lac des deux flancs du bateau,
Et le doux renflement d’un flot qui se soulève,
Sons inarticulés d’eau qui dort et qui rêve !…
Ô poétique mer ! il est dans cet esquif
Plus d’un cœur qui comprend ton murmure plaintif ;
Qui, sous l’impression dont ta scène l’inonde,
Pour soulever un sein, s’enfle comme ton onde,
S’ouvre pour réfléchir, à l’alpestre clarté,
La nature, son Dieu, l’amour, la liberté ;
Et, ne pouvant parler sous le poids qui le charme,
Répand le dernier fond de toute âme… une larme !
Huber ! heureux enfant de ces tribus de Tell,
Que Dieu plaça plus près des Alpes, son autel !
Des splendeurs de ces monts doux et fier interprète,
Âme de citoyen dans un cœur de poëte !
Voilà donc ces sommets et ces lacs étoilés
Devant nos yeux ravis par ta main dévoilés !
Voilà donc ces rochers à qui ton amour crie
Le plus beau nom de l’homme à la terre : « Ô patrie !… »
Ah ! tu tiens à ce ciel par un double lien :
Qui chérit la nature est deux fois citoyen !
Mais tu dis, dans l’orgueil de ta fière tendresse :
« Ces monts sont trop bornés pour l’amour qui m’oppresse :
On voit la liberté sur leurs flancs resplendir ;
Mais, pour l’adorer plus, je voudrais l’agrandir.
N’être qu’un poids léger de l’immense équilibre,
C’est être respecté, ce n’est pas être libre :
Dans sa force tout droit doit porter sa raison.
Un grand peuple à ses pieds veut un grand horizon !
Si la pitié des rois nous épargne l’offense,
Le dédain des tyrans n’est pas l’indépendance ;
Il faut contempler par masse et non par fractions,
Pour jouer dans ce siècle au jeu des nations.
La Suisse est l’oasis de mon âme attendrie ;
J’y chéris mon berceau, j’y cherche une patrie !… »
Adore ton pays et ne l’arpente pas.
Ami, Dieu n’a pas fait les peuples au compas :
L’âme est tout ; quel que soit l’immense flot qu’il roule,
Un grand peuple sans âme est une vaste foule !
Du sol qui l’enfanta la sainte passion
D’un essaim de pasteurs fait une nation ;
Une goutte de sang dont la gloire tient trace
Teint pour l’éternité le drapeau d’une race !
N’en est-il pas assez sur la flèche de Tell
Pour rendre son ciel libre et son peuple immortel ?
Sparte vit trois cents ans d’un seul jour d’héroïsme.
La terre se mesure au seul patriotisme.
Un pays ? c’est un homme, une gloire, un combat !
Zurich ou Marathon, Salamine ou Morat !
La grandeur de la terre est d’être ainsi chérie :
Le Scythe a des déserts, le Grec une patrie !…
Autour d’un groupe épars de montagnes, d’îlots,
Promontoires noyés dans les brumes des flots,
Avec son sang versé d’une héroïque artère,
Léonidas mourant écrit du doigt sur terre
Des titres de vertu, d’amour, de liberté,
Qui lèguent un pays à l’immortalité !
Qu’importe sa surface ? un jour, cette colline
Sera le Parthénon, et ces flots Salamine !
Vous les avez écrits, ces titres et ces droits,
Sur un granit plus sûr que les chartes des rois !
Mais ce n’est plus le glaive, Huber, c’est la pensée,
Par qui des nations la force est balancée.
Le règne de l’esprit est à la fin venu.
Plus d’autres boucliers ! l’homme combat à nu.
La conquête brutale est l’erreur de la gloire.
Tu l’as vu, nos exploits font pleurer notre histoire.
De triomphe en triomphe, un ingrat conquérant
A rétréci le sol qui l’avait fait si grand !…
Il faut qu’avec l’effort de l’orgueil en souffrance
Le génie et la paix reconquièrent la France,
Et que nos vérités, de leurs plus beaux rayons,
Dérobent notre épée à l’œil des nations,
Ainsi qu’Harmodius sous un faisceau de rose
Cachait le saint poignard altéré d’autre chose !
Les serviteurs du monde en sont les seuls héros :
Où naquit un grand homme, un empire est éclos.
La terre qui l’enfante, illustrée et bénie,
Monte de son niveau, grandit de son génie :
Il conquiert à son nom tout ce qui le comprend.
Ô Léman, à ce titre es-tu donc trop peu grand ?
Jamais Dieu versa-t-il sur sa terre choisie,
De sa corne de dons, d’amour, de poésie,
Plus de noms immortels, sonores, éclatants,
Que ceux dont tu grossis le bruit lointain du temps ?
L’amour, la liberté, ces alcyons du monde,
Combien de fois ont-ils pris leur vol sur ton onde,
Ou confié leur nid à tes flots transparents ?
Je vois d’ici verdir les pentes de Clarens,
Des rêves de Rousseau fantastiques royaumes,
Plus réels, plus peuplés de ses vivants fantômes
Que si vingt nations sans gloire et sans amour
Avaient creusé mille ans leurs lits dans ce séjour :
Tant l’idée est puissante à créer sa patrie !
Voilà ces prés, ces eaux, ces rocs de Meillerie,
Ces vallons suspendus dans le ciel du Valais,
Ces soleils scintillants sur le bois des chalets,
Où, des simples des champs en cueillant le dictame,
Dans leur plus frais parfum il aspira son âme !
Aussi le souvenir de ces félicités
Le suivit-il toujours dans l’ombre des cités.
Ses pieds rampants gardaient l’odeur des feuilles
Son premier ciel brillait jusqu’au fond de ses fautes,
Comme une eau de cascade, en perdant sa blancheur,
Roule à l’Arve glacé sa première fraîcheur.
…………………………
Voltaire ! quel que soit le nom dont on le nomme,
C’est un cycle vivant, c’est un siècle fait homme !
Pour fixer de plus haut le jour de la raison,
Son œil d’aigle et de lynx choisit ton horizon ;
Heureux si, sur ces monts où Dieu luit davantage,
Il eût vu plus de ciel à travers le nuage !
…………………………
Byron, comme un lutteur fatigué du combat,
Pour saigner et mourir, sur tes rives s’abat ;
On dit que, quand les vents roulent ton onde en poudre,
Sa voix est dans tes cris et son œil dans ta foudre.
Une plume du cygne enlevée à son flanc
Brille sur ta surface à côté du mont Blanc !
…………………………
Mais mon âme, ô Coppet, s’envole sur tes rives,
Où Corinne repose au bruit des eaux plaintives.
En voyant ce tombeau sur le bord du chemin,
Ton front noble s’incline au nom du genre humain.
Colombe de salut pour l’arche du génie,
Seule elle traversa la mer de tyrannie !
Pendant que sous ses fers l’univers avili
Du front césarien étudiait le pli,
Ce petit coin de terre, oasis de vengeance,
Protestait pour le siècle et pour l’intelligence :
Le poids du monde entier ne pouvait assoupir,
Liberté, dans ce cœur ton extrême soupir !
Ce soupir d’une femme alluma le tonnerre
Qui foudroya d’en bas le Titan de la guerre ;
Il tomba sur son roc, par la haine emporté.
Vesta de la vengeance et de la liberté,
Sous les débris fumants de l’univers en flamme
On retrouva leurs feux immortels dans ton âme !…
Ah ! que d’autres, flatteurs d’un populaire orgueil,
Suivent leur servitude au fond d’un grand cercueil ;
Qu’imitant des Césars l’abjecte idolâtrie,
Pour socle d’une tombe ils couchent la patrie,
Et, changeant un grand peuple en servile troupeau,
Qu’ils lui fassent lécher la botte ou le chapeau !
D’autres tyrans naîtront de ces larmes d’esclaves :
Diviniser le fer, c’est forger ses entraves !
Avilir les humains, ce n’est pas se grandir,
C’est éteindre le feu dont on veut resplendir,
C’est abaisser sous soi le sommet où l’on monte,
C’est sculpter sa statue avec un bloc de honte !
Si le banal encens qui brûle dans leurs mains
Se mesure au mépris qu’on a fait des humains,
Le colosse de fer dont ils fardent l’histoire
Avec plus de mépris aurait donc plus de gloire ?
Plus bas, Séjans d’une ombre ! admirez à genoux !
Il avait deviné des juges tels que vous.
Mais le temps est seul juge : ami, laissons-les faire ;
Qu’ils pétrissent du sang à ce dieu du vulgaire ;
Que tout rampe à ses pieds de bronze… excepté moi !
Staël, à lui l’univers… mais cette larme à toi !
…………………………
Huber, que ce grand nom, que ces ombres si chères
Agrandissent pour vous le pays de vos pères !
Rebandez le vieil arc que son poids détendit :
On resserre le nœud quand le faisceau grandit.
Dans le tronc fédéral concentrez mieux sa sève ;
La tribu devient peuple et l’unité l’achève !
Que Genève à nos pieds ouvre son libre port :
La liberté du faible est la gloire du fort.
Que, sous les mille esquifs dont les eaux sont ridées,
Palmyre européenne au confluent d’idées,
Elle voie en ses murs l’Ibère et le Germain
Échanger la pensée en se donnant la main !
Nid d’aigles élevé sur toute tyrannie,
Qu’elle soit pour l’exil l’hospice du génie,
Et que ces grands martyrs de l’immortalité
Lui payent d’un rayon son hospitalité !
Pour moi, cygne d’hiver égaré sur tes plages,
Qui retourne affronter son ciel chargé d’orages,
Puissé-je quelquefois, dans ton cristal mouillé,
Retremper, ô Léman, mon plumage souillé !
Puissé-je, comme hier, couché sur le pré sombre
Où les grands châtaigniers d’Évian penchent l’ombre,
Regarder sur ton sein la voile de pêcheur,
Triangle lumineux, découper sa blancheur ;
Écouter attendri les gazouillements vagues
Que viennent à mes pieds balbutier tes vagues,
Et voir ta blanche écume, en brodant tes contours,
Monter, briller et fondre, ainsi que font nos jours !…
Le roi brillant du jour, se couchant dans sa gloire,
Descend avec lenteur de son char de victoire ;
Le nuage éclatant qui le cache à nos yeux
Conserve en sillons d’or sa trace dans les cieux,
Et d’un reflet de pourpre inonde l’étendue.
Comme une lampe d’or dans l’azur suspendue,
La lune se balance au bord de l’horizon ;
Ses rayons affaiblis dorment sur le gazon,
Et le voile des nuits sur les monts se déplie.
C’est l’heure où la nature, un moment recueillie,
Entre la nuit qui tombe et le jour qui s’enfuit,
S’élève au créateur du jour et de la nuit,
Et semble offrir à Dieu, dans son brillant langage,
De la création le magnifique hommage.
Voilà le sacrifice immense, universel !
L’univers est le temple et la terre est l’autel ;
Les cieux en sont le dôme, et ses astres sans nombre,
Ces feux demi-voilés, pâle ornement de l’ombre,
Dans la voûte d’azur avec ordre semés,
Sont les sacrés flambeaux pour ce temple allumés :
Et ces nuages purs qu’un jour mourant colore,
Et qu’un souffle léger, du couchant à l’aurore,
Dans les plaines de l’air repliant mollement,
Roule en flocons de pourpre aux bords du firmament,
Sont les flots de l’encens qui monte et s’évapore
Jusqu’au trône du Dieu que la nature adore.
Mais ce temple est sans voix. Où sont les saints concerts ?
D’où s’élèvera l’hymne au roi de l’univers ?
Tout se tait : mon cœur seul parle dans ce silence.
La voix de l’univers, c’est mon intelligence.
Sur les rayons du soir, sur les ailes du vent,
Elle s’élève à Dieu comme un parfum vivant,
Et, donnant un langage à toute créature,
Prête, pour l’adorer, mon âme à la nature.
Seul, invoquant ici son regard paternel,
Je remplis le désert du nom de l’Éternel ;
Et Celui qui, du sein de sa gloire infinie,
Des sphères qu’il ordonne écoute l’harmonie,
Écoute aussi la voix de mon humble raison,
Qui contemple sa gloire et murmure son nom.
Salut, principe et fin de toi-même et du monde !
Toi qui rends d’un regard l’immensité féconde,
Âme de l’univers, Dieu, père, créateur,
Sous tous ces noms divers je crois en toi, Seigneur ;
Et, sans avoir besoin d’entendre ta parole,
Je lis au front des cieux mon glorieux symbole.
L’étendue à mes yeux révèle ta grandeur ;
La terre, ta bonté ; les astres ta, splendeur.
Tu t’es produit toi-même en ton brillant ouvrage !
L’univers tout entier réfléchit ton image,
Et mon âme à son tour réfléchit l’univers.
Ma pensée, embrassant tes attributs divers,
Partout autour de soi te découvre et t’adore,
Se contemple soi-même, et t’y découvre encore :
Ainsi l’astre du jour éclate dans les cieux,
Se réfléchit dans l’onde et se peint à mes yeux.
C’est peu de croire en toi, bonté, beauté suprême !
Je te cherche partout, j’aspire à toi, je t’aime !
Mon âme est un rayon de lumière et d’amour
Qui, du foyer divin détaché pour un jour,
De désirs dévorants loin de toi consumée,
Brûle de remonter à sa source enflammée.
Je respire, je sens, je pense, j’aime en toi !
Ce monde qui te cache est transparent pour moi ;
C’est toi que je découvre au fond de la nature,
C’est toi que je bénis dans toute créature.
Pour m’approcher de toi, j’ai fui dans ces déserts :
Là, quand l’aube, agitant son voile dans les airs,
Entr’ouvre l’horizon qu’un jour naissant colore,
Et sème sur les monts les perles de l’aurore,
Pour moi c’est ton regard qui, du divin séjour,
S’entr’ouvre sur le monde et lui répand le jour.
Quand l’astre à son midi, suspendant sa carrière,
M’inonde de chaleur, de vie et de lumière,
Dans ses puissants rayons, qui raniment mes sens,
Seigneur, c’est ta vertu, ton souffle que je sens ;
Et quand la nuit, guidant son cortège d’étoiles,
Sur le monde endormi jette ses sombres voiles,
Seul, au sein du désert et de l’obscurité,
Méditant de la nuit la douce majesté,
Enveloppé de calme, et d’ombre, et de silence,
Mon âme de plus près adore ta présence ;
D’un jour intérieur je me sens éclairer,
Et j’entends une voix qui me dit d’espérer.
Oui, j’espère, Seigneur, en ta magnificence :
Partout à pleines mains prodiguant l’existence,
Tu n’auras pas borné le nombre de mes jours
À ces jours d’ici-bas, si troublés et si courts.
Je te vois en tous lieux conserver et produire :
Celui qui peut créer dédaigne de détruire.
Témoin de ta puissance et sûr de ta bonté,
J’attends le jour sans fin de l’immortalité.
La mort m’entoure en vain de ses ombres funèbres,
Ma raison voit le jour à travers les ténèbres ;
C’est le dernier degré qui m’approche de toi,
C’est le voile qui tombe entre ta face et moi.
Hâte pour moi, Seigneur, ce moment que j’implore,
Ou, si, dans tes secrets tu le retiens encore,
Entends du haut du ciel le cri de mes besoins !
L’atome et l’univers sont l’objet de tes soins :
Des dons de ta bonté soutiens mon indigence ;
Nourris mon corps de pain, mon âme d’espérance ;
Réchauffe d’un regard de tes yeux tout-puissants
Mon esprit éclipsé par l’ombre de mes sens,
Et, comme le soleil aspire la rosée,
Dans ton sein à jamais absorbe ma pensée !
J’ai toujours pensé que la poésie était surtout la langue des prières, la langue parlée et la révélation de la langue intérieure. Quand l’homme parle au suprême Interlocuteur, il doit nécessairement employer la forme la plus complète et la plus parfaite de ce langage que Dieu a mis en lui. Cette forme relativement parfaite et complète, c’est évidemment la forme poétique. Le vers réunit toutes les conditions de ce qu’on appelle la parole, c’est-à-dire le son, la couleur, l’image, le rhythme, l’harmonie, l’idée, le sentiment, l’enthousiasme : la parole ne mérite véritablement le nom de Verbe ou de Logos que quand elle réunit toutes ces qualités. Depuis les temps les plus reculés les hommes l’ont senti par instinct ; et tous les cultes ont eu pour langue la poésie, pour premier prophète ou pour premier pontife les poëtes.
J’écrivis cet hymne de l’adoration rationnelle en me promenant sur une des montagnes qui dominent la gracieuse ville de Chambéry, non loin des Charmettes, ce berceau de la sensibilité et du génie de J. J. Rousseau.
Ô toi qui m’apparus dans ce désert du monde,
Habitante du ciel, passagère en ces lieux,
Ô toi qui fis briller dans cette nuit profonde
Un rayon d’amour à mes yeux ;
À mes yeux étonnés montre-toi tout entière ;
Dis-moi quel est ton nom, ton pays, ton destin :
Ton berceau fut-il sur la terre,
Ou n’es-tu qu’un souffle divin ?
Vas-tu revoir demain l’éternelle lumière ?
Ou dans ce lieu d’exil, de deuil et de misère,
Dois-tu poursuivre encor ton pénible chemin ?
Ah ! quel que soit ton nom, ton destin, ta patrie,
Ô fille de la terre ou du divin séjour,
Ah ! laisse-moi toute ma vie
T’offrir mon culte ou mon amour.
Si tu dois comme nous achever ta carrière,
Sois mon appui, mon guide, et souffre qu’en tous lieux
De tes pas adorés je baise la poussière.
Mais si tu prends ton vol, et si, loin de nos yeux,
Sœur des anges, bientôt tu remontes près d’eux,
Après m’avoir aimé quelques jours sur la terre,
Souviens-toi de moi dans les cieux !
Ô néant ! ô seul dieu que je puisse comprendre !
Silencieux abîme où je vais redescendre,
Pourquoi laissas-tu l’homme échapper de ta main ?
De quel sommeil profond je dormais dans ton sein !
Dans l’éternel oubli j’y dormirais encore ;
Mes yeux n’auraient pas vu ce faux jour que j’abhorre ;
Et dans ta longue nuit mon paisible sommeil
N’aurait jamais connu ni songes ni réveil.
Mais puisque je naquis, sans doute il fallait naître.
Si l’on m’eût consulté, j’aurais refusé l’être.
Vains regrets ! le destin me condamnait au jour,
Et je viens, ô soleil, te maudire à mon tour.
Cependant, il est vrai, cette première aurore,
Ce réveil incertain d’un être qui s’ignore,
Cet espace infini s’ouvrant devant ses yeux,
Ce long regard de l’homme interrogeant les cieux,
Ce vague enchantement, ces torrents d’espérance,
Éblouissent les yeux au seuil de l’existence.
Salut, nouveau séjour où le temps m’a jeté,
Globe, témoin futur de ma félicité !
Salut, sacré flambeau qui nourris la nature !
Soleil, premier amour de toute créature !
Vastes cieux, qui cachez le Dieu qui vous a faits !
Terre, berceau de l’homme, admirable palais !
Homme, semblable à moi, mon compagnon, mon frère !
Toi plus belle à mes yeux, à mon âme plus chère !
Salut, objets, témoins, instruments du bonheur !
Remplissez vos destins, je vous apporte un cœur …
Que ce rêve est brillant ! mais, hélas ! c’est un rêve.
Il commençait alors ; maintenant il s’achève.
La douleur lentement m’entr’ouvre le tombeau :
Salut, mon dernier jour, sois mon jour le plus beau !
J’ai vécu ; j’ai passé ce désert de la vie,
Où toujours sous mes pas chaque fleur s’est flétrie ;
Où toujours l’espérance, abusant ma raison,
Me montrait le bonheur dans un vague horizon ;
Où du vent de la mort les brûlantes haleines
Sous mes lèvres toujours tarissaient les fontaines.
Qu’un autre, s’exhalant en regrets superflus,
Redemande au passé ses jours qui ne sont plus,
Pleure de son printemps l’aurore évanouie,
Et consente à revivre une seconde vie :
Pour moi, quand le destin m’offrirait, à mon choix,
Le sceptre du génie ou le trône des rois,
La gloire, la beauté, les trésors, la sagesse,
Et joindrait à ses dons l’éternelle jeunesse ;
J’en jure par la mort, dans un monde pareil,
Non, je ne voudrais pas rajeunir d’un soleil.
Je ne veux pas d’un monde où tout change, où tout passe ;
Où, jusqu’au souvenir, tout s’use et tout s’efface ;
Où tout est fugitif, périssable, incertain ;
Où le jour du bonheur n’a pas de lendemain.
Combien de fois ainsi, trompé par l’existence,
De mon sein pour jamais j’ai banni l’espérance !
Combien de fois ainsi mon esprit abattu
A cru s’envelopper d’une froide vertu,
Et, rêvant de Zénon la trompeuse sagesse,
Sous un manteau stoïque a caché sa faiblesse !
Dans son indifférence un jour enseveli,
Pour trouver le repos il invoquait l’oubli :
Vain repos, faux sommeil ! Tel qu’au pied des collines
Où Rome sort du sein de ses propres ruines,
L’œil voit dans ce chaos, confusément épars,
D’antiques monuments, de modernes remparts,
Des théâtres croulants, dont les frontons superbes
Dorment dans la poussière ou rampent sous les herbes,
Les palais des héros par les ronces couverts,
Des dieux couchés au seuil de leurs temples déserts,
L’obélisque éternel ombrageant la chaumière,
La colonne portant une image étrangère,
L’herbe dans le forum, les fleurs dans les tombeaux,
Et ces vieux panthéons peuplés de dieux nouveaux ;
Tandis que, s’élevant de distance en distance,
Un faible bruit de vie interrompt ce silence…
Telle est notre âme après ces longs ébranlements :
Secouant la raison jusqu’en ses fondements,
Le malheur n’en fait plus qu’une immense ruine ;
Où comme un grand débris le désespoir domine ;
De sentiments éteints silencieux chaos,
Éléments opposés sans vie et sans repos,
Restes des passions par le temps effacées,
Combat désordonné de vœux et de pensées,
Souvenirs expirants, regrets, dégoûts, remord.
Si du moins ces débris nous attestaient sa mort !
Mais sous ce vaste deuil l’âme encore est vivante ;
Ce feu sans aliment soi-même s’alimente ;
Il renaît de sa cendre, et ce fatal flambeau
Craint de brûler encore au-delà du tombeau.
Âme ! qui donc es-tu ? Flamme qui me dévore,
Dois-tu vivre après moi ? dois-tu souffrir encore ?
Hôte mystérieux, que vas-tu devenir ?
Au grand flambeau du jour vas-tu te réunir ?
Peut-être de ce feu tu n’es qu’une étincelle,
Qu’un rayon égaré, que cet astre rappelle ;
Peut-être que, mourant lorsque l’homme est détruit,
Tu n’es qu’un suc plus pur que la terre a produit,
Une fange animée, une argile pensante…
Mais que vois-je ? À ce mot, tu frémis d’épouvante :
Redoutant le néant, et lasse de souffrir,
Hélas ! tu crains de vivre et trembles de mourir.
Qui te révélera, redoutable mystère ?
J’écoute en vain la voix des sages de la terre ;
Le doute égare aussi ces sublimes esprits,
Et de la même argile ils ont été pétris.
Rassemblant les rayons de l’antique sagesse,
Socrate te cherchait aux beaux jours de la Grèce ;
Platon à Sunium te cherchait après lui :
Deux mille ans sont passés, je te cherche aujourd’hui ;
Deux mille ans passeront, et les enfants des hommes
S’agiteront encor dans la nuit où nous sommes.
La vérité rebelle échappe à nos regards,
Et Dieu seul réunit tous ses rayons épars.
Ainsi, prêt à fermer mes yeux à la lumière,
Nul espoir ne viendra consoler ma paupière :
Mon âme aura passé, sans guide et sans flambeau,
De la nuit d’ici-bas dans la nuit du tombeau ;
Et j’emporte au hasard, au monde où je m’élance,
Ma vertu sans espoir, mes maux sans récompense.
Réponds-moi, Dieu cruel ! S’il est vrai que tu sois,
J’ai donc le droit fatal de maudire tes lois !
Après le poids du jour, du moins le mercenaire
Le soir s’assied à l’ombre, et reçoit son salaire ;
Et moi, quand je fléchis sous le fardeau du sort,
Quand mon jour est fini, mon salaire est la mort !
…………………………
Mais, tandis qu’exhalant le doute et le blasphème,
Les yeux sur mon tombeau, je pleure sur moi-même,
La foi, se réveillant, comme un doux souvenir,
Jette un rayon d’espoir sur mon pâle avenir,
Sous l’ombre de la mort me ranime et m’enflamme,
Et rend à mes vieux jours la jeunesse de l’âme.
Je remonte, aux lueurs de ce flambeau divin,
Du couchant de ma vie à son riant matin ;
J’embrasse d’un regard la destinée humaine ;
À mes yeux satisfaits tout s’ordonne et s’enchaîne ;
Je lis dans l’avenir la raison du présent ;
L’espoir ferme après moi les portes du néant,
Et, rouvrant l’horizon à mon âme ravie,
M’explique par la mort l’énigme de la vie.
Cette foi qui m’attend au bord de mon tombeau,
Hélas ! il m’en souvient, plana sur mon berceau.
De la terre promise immortel héritage,
Les pères à leurs fils l’ont transmis d’âge en âge.
Notre esprit la reçoit à son premier réveil,
Comme les dons d’en haut, la vie et le soleil ;
Comme le lait de l’âme, en ouvrant la paupière,
Elle a coulé pour nous des lèvres d’une mère ;
Elle a pénétré l’homme en sa tendre saison ;
Son flambeau dans les cœurs précéda la raison.
L’enfant, en essayant sa première parole,
Balbutie au berceau son sublime symbole ;
Et, sous l’œil maternel germant à son insu,
Il la sent dans son cœur croître avec la vertu.
Ah ! si la vérité fut faite pour la terre,
Sans doute elle a reçu ce simple caractère ;
Sans doute, dès l’enfance offerte à nos regards,
Dans l’esprit par les sens entrant de toutes parts,
Comme les purs rayons de la céleste flamme,
Elle a dû dès l’aurore environner notre âme,
De l’esprit par l’amour descendre dans les cœurs,
S’unir au souvenir, se fondre dans les mœurs ;
Ainsi qu’un grain fécond que l’hiver couvre encore,
Dans notre sein longtemps germer avant d’éclore,
Et, quand l’homme a passé son orageux été,
Donner son fruit divin pour l’immortalité.
Soleil mystérieux, flambeau d’une autre sphère,
Prête à mes yeux mourants ta mystique lumière !
Pars du sein du Très-Haut, rayon consolateur !
Astre vivifiant, lève-toi dans mon cœur !
Hélas ! je n’ai que toi : dans mes heures funèbres,
Ma raison qui pâlit m’abandonne aux ténèbres ;
Cette raison superbe, insuffisant flambeau,
S’éteint comme la vie aux portes du tombeau.
Viens donc la remplacer, ô céleste lumière !
Viens d’un jour sans nuage inonder ma paupière ;
Tiens-moi lieu du soleil que je ne dois plus voir,
Et brille à l’horizon comme l’astre du soir !
Ces vers furent écrits par moi dans cet état de convalescence qui suit les violentes convulsions et les grandes douleurs de l’âme, où l’on se sent renaître à la vie par la puissante sève de la jeunesse, mais où l’on sent encore en soi la faiblesse et la langueur de la maladie et de la mort. Ce sont les moments où l’on cherche à se rattacher, par le souvenir et par l’illusion, aux images de son enfance ; c’est alors aussi que la piété de nos premiers jours rentre dans notre âme pour ainsi dire par les sens, avec la mémoire de notre berceau, de notre prière du premier foyer, du premier temps où l’on a appris à épeler le nom que nos parents donnaient à Dieu. Une femme de l’ancienne cour, amie de Madame Élisabeth, femme d’un esprit très distingué et d’un cœur très maternel pour moi, Mme la marquise de Raigecourt, m’avait accueilli avec beaucoup de bonté à Paris. Très frappée de quelques vers que je lui avais confiés, et de la lecture d’une tragédie sacrée que j’avais écrite alors, elle entretenait une correspondance avec moi. Elle avait rapporté du pied de l’échafaud de son amie, Madame Élisabeth, des cachots de la Terreur et des exils d’une longue émigration, ce sentiment de religion et de pieuse réminiscence des autels de sa jeunesse, que le malheur donne aux exilés. Elle m’entretenait sans cesse de Racine et de Fénelon, ces Homère et ces Euripide du siècle catholique de Louis XIV ; elle me disait que j’avais en moi quelques cendres encore chaudes de leur foyer éteint ; elle m’encourageait à chercher les mêmes inspirations dans les mêmes croyances. Moi-même, lassé de chercher dans la nature et dans la seule raison les lettres précises de ce symbole que tout homme sensible a besoin de se faire à soi-même, je m’inclinai vers Celui que j’avais balbutié, avec mes premières paroles, sur les genoux d’une mère.
J’écrivis ces vers sous cette double impression, et je les envoyai à Mme de Raigecourt : elle me les rendit plus tard, quand je me décidai, sur ses instances, à recueillir et à publier ces Méditations.
À M. DE BONALD.
Impavidum ferient ruinae.
Horat., od. V, lib. III.
Ainsi, quand parmi les tempêtes,
Au sommet brûlant du Sina,
Jadis le plus grand des prophètes
Gravait les tables de Juda ;
Pendant cet entretien sublime,
Un nuage couvrait la cime
Du mont inaccessible aux yeux ;
Et, tremblant aux coups du tonnerre,
Juda, couché dans la poussière,
Vit ses lois descendre des cieux.
Ainsi des sophistes célèbres
Dissipant les fausses clartés,
Tu tires du sein des ténèbres
D’éblouissantes vérités.
Ce voile, qui des lois premières
Couvrait les augustes mystères,
Se déchire et tombe à ta voix ;
Et tu suis ta route assurée
Jusqu’à cette source sacrée
Où le monde a puisé ses lois.
Assis sur la base immuable
De l’éternelle vérité,
Tu vois d’un œil inaltérable
Les phases de l’humanité.
Secoués de leurs gonds antiques,
Les empires, les républiques,
S’écroulent en débris épars :
Tu ris des terreurs où nous sommes ;
Partout où nous voyons les hommes,
Un Dieu se montre à tes regards !
En vain par quelque faux système
Un système faux est détruit ;
Par le désordre à l’ordre même,
L’univers moral est conduit.
Et comme autour d’un astre unique
La terre, dans sa route oblique,
Décrit sa route dans les airs,
Ainsi, par une loi plus belle,
Ainsi la justice éternelle
Est le pivot de l’univers.
Mais quoi ! tandis que le génie
Te ravit si loin de nos yeux,
Les lâches clameurs de l’envie
Te suivent jusque dans les cieux !
Crois-moi, dédaigne d’en descendre ;
Ne t’abaisse pas pour entendre
Ces bourdonnements détracteurs.
Poursuis ta sublime carrière,
Poursuis : le mépris du vulgaire
Est l’apanage des grands cœurs.
Objet de ses amours frivoles,
Ne l’as-tu pas vu tour à tour
Se forger de frêles idoles
Qu’il adore et brise en un jour ?
N’as-tu pas vu son inconstance
De l’héréditaire croyance
Éteindre les sacrés flambeaux,
Brûler ce qu’adoraient ses pères,
Et donner le nom de lumières
À l’épaisse nuit des tombeaux ?
Secouant ses antiques rênes,
Mais par d’autres tyrans flatté,
Tout meurtri du poids de ses chaînes,
L’entends-tu crier : Liberté ?
Dans ses sacrilèges caprices,
Le vois-tu, donnant à ses vices
Les noms de toutes les vertus ;
Traîner Socrate aux gémonies,
Pour faire en des temples impies
L’apothéose d’Anytus ?
Si, pour caresser sa faiblesse,
Sous tes pinceaux adulateurs
Tu parais du nom de sagesse
Les leçons de ses corrupteurs,
Tu verrais ses mains avilies,
Arrachant des palmes flétries
De quelque front déshonoré,
Les répandre sur ton passage,
Et, changeant la gloire en outrage,
T’offrir un triomphe abhorré.
Mais, loin d’abandonner la lice
Où ta jeunesse a combattu,
Tu sais que l’estime du vice
Est un outrage à la vertu.
Tu t’honores de tant de haine ;
Tu plains ces faibles cœurs qu’entraîne
Le cours de leur siècle égaré ;
Et, seul contre le flot rapide,
Tu marches d’un pas intrépide
Au but que la gloire a montré !
Tel un torrent, fils de l’orage,
En roulant du sommet des monts,
S’il rencontre sur son passage
Un chêne, l’orgueil des vallons,
Il s’irrite, il écume, il gronde,
Il presse des plis de son onde
L’arbre vainement menacé :
Mais debout parmi les ruines,
Le chêne aux profondes racines
Demeure ; et le fleuve a passé.
Toi donc, des mépris de ton âge
Sans être jamais rebuté,
Retrempe ton mâle courage
Dans les flots de l’adversité !
Pour cette lutte qui s’achève,
Que la vérité soit ton glaive,
La justice ton bouclier.
Va, dédaigne d’autres armures ;
Et si tu reçois des blessures,
Nous les couvrirons de laurier !
Vois-tu dans la carrière antique,
Autour des coursiers et des chars,
Jaillir la poussière olympique
Qui les dérobe à nos regards ?
Dans sa course ainsi le génie
Par les nuages de l’envie
Marche longtemps environné ;
Mais au terme de la carrière,
Des flots de l’indigne poussière
Il sort vainqueur et couronné.
Je ne connaissais M. de Bonald que de nom : je n’avais rien lu de lui. On en parlait à Chambéry, où j’étais alors connu d’un sage proscrit de sa patrie par la Révolution, et conduisant ses petits-enfants par la main sur les grandes routes de l’Allemagne. Cette image d’un Solon moderne m’avait frappé ; de plus, j’avais un culte idéal et passionné pour une jeune femme dont j’ai parlé dans Raphaël, et qui était amie de M. de Bonald. En sortant de chez elle un soir d’été, je gravis, au clair de lune, les pentes boisées des montagnes qui s’élèvent derrière la jolie petite ville d’Aix en Savoie, et j’écrivis au crayon les strophes qu’on vient de lire. Peu m’importait que M. de Bonald connût ou non ces vers : ma récompense était dans le sourire que j’obtiendrais, le lendemain de mon idole. Mon inspiration n’était pas la politique, mais l’amour. Je lus, en effet, cette ode le lendemain à l’amie de ce grand écrivain. Elle ne me soupçonnait pas capable d’un tel coup d’aile : elle vit bien que j’avais été soutenu par un autre enthousiasme que par l’enthousiasme d’une métaphysique inconnue. Elle m’en sut gré, elle fut fière de moi ; elle envoya ces vers à M. de Bonald, qui fut bon, indulgent, comme il l’était toujours, et qui m’adressa l’édition complète de ses œuvres. Je les lus avec cet élan de la poésie vers le passé, et avec cette piété du cœur pour les ruines, qui se change si facilement en dogme et en système dans l’imagination des enfants. Je m’efforçai de croire pendant quelques mois aux gouvernements révélés, sur la foi de M. de Chateaubriand et de M. de Bonald. Puis le courant du temps et de la raison humaine m’arracha, comme tout le monde, à ces douces illusions ; et je compris que Dieu ne révélait à l’homme que ses instincts sociaux, et que les natures diverses des gouvernements étaient la révélation de l’âge, des situations, du siècle, des vices ou des vertus de l’espèce humaine.
AU MARQUIS DE LA MAISONFORT.
Oh ! qui m’emportera vers les tièdes rivages
Où l’Arno, couronné de ses pâles ombrages,
Aux murs de Médicis en sa course arrêté,
Réfléchit le palais par un sage habité,
Et semble, au bruit flatteur de son onde plus lente,
Murmurer les grands noms de Pétrarque et de Dante ?
Ou plutôt que ne puis-je, au doux tomber du jour,
Quand, le front soulagé du fardeau de la cour,
Tu vas sous tes bosquets chercher ton Égérie,
Suivre, en rêvant, tes pas de prairie en prairie,
Jusqu’au modeste toit par tes mains embelli,
Où tu cours adorer le silence et l’oubli ?
J’adore aussi ces dieux : depuis que la sagesse
Aux rayons du malheur a mûri ma jeunesse,
Pour nourrir ma raison des seuls fruits immortels,
J’y cherche en soupirant l’ombre de leurs autels,
Et s’il est au sommet de la verte colline,
S’il est sur le penchant du coteau qui s’incline,
S’il est aux bords déserts du torrent ignoré
Quelque rustique abri, de verdure entouré,
Dont le pampre arrondi sur le seuil domestique
Dessine en serpentant le flexible portique ;
Semblable à la colombe errante sur les eaux,
Qui, des cèdres d’Arar découvrant les rameaux,
Vola sur leur sommet poser ses pieds de rose,
Soudain mon âme errante y vole et s’y repose.
Aussi, pendant qu’admis dans les conseils des rois,
Représentant d’un maître, honoré par son choix,
Tu tiens un des grands fils de la trame du monde,
Moi, parmi les pasteurs, assis aux bords de l’onde,
Je suis d’un œil rêveur les barques sur les eaux,
J’écoute les soupirs du vent dans les roseaux ;
Nonchalamment couché près du lit des fontaines,
Je suis l’ombre qui tourne autour du tronc des chênes,
Ou je grave un vain nom sur l’écorce des bois,
Ou je parle à l’écho qui répond à ma voix,
Ou, dans le vague azur, contemplant les nuages,
Je laisse errer comme eux mes flottantes images.
La nuit tombe, et le Temps, de son doigt redouté,
Me marque un jour de plus que je n’ai pas compté.
Quelquefois seulement, quand mon âme oppressée
Sent en rhythmes nombreux déborder ma pensée,
Au souffle inspirateur du soir dans les déserts,
Ma lyre abandonnée exhale encor des vers !
J’aime à sentir ces fruits d’une sève plus mûre
Tomber, sans qu’on les cueille, au gré de la nature,
Comme le sauvageon, secoué par les vents,
Sur les gazons flétris, de ses rameaux mouvants
Laisse tomber ces fruits que la branche abandonne,
Et qui meurent au pied de l’arbre qui les donne.
Il fut un temps peut-être où mes jours mieux remplis,
Par la gloire éclairés, par l’amour embellis,
Et fuyant loin de moi sur des ailes rapides,
Dans la nuit du passé ne tombaient pas si vides.
Aux douteuses clartés de l’humaine raison,
Égaré dans les cieux sur les pas de Platon,
Par ma propre vertu je cherchais à connaître
Si l’âme est en effet un souffle du grand Être ;
Si ce rayon divin, dans l’argile enfermé,
Doit être par la mort éteint ou rallumé ;
S’il doit après mille ans revivre sur la terre ;
Ou si, changeant sept fois de destins et de sphère,
Et montant d’astre en astre à son centre divin,
D’un but qui fuit toujours il s’approche sans fin ;
Si dans ces changements nos souvenirs survivent ;
Si nos soins, nos amours, si nos vertus nous suivent ;
S’il est un juge assis aux portes des enfers,
Qui sépare à jamais les justes des pervers ?
S’il est de saintes lois qui, du ciel émanées,
Des empires mortels prolongent les années,
Jettent un frein au peuple indocile à leur voix,
Et placent l’équité sous la garde des rois ;
Ou si d’un dieu qui dort l’aveugle nonchalance
Laisse au gré du destin trébucher sa balance,
Et livre, en détournant ses yeux indifférents,
La nature au hasard, et la terre aux tyrans.
Mais, ainsi que des cieux, où son vol se déploie,
L’aigle souvent trompé redescend sans sa proie,
Dans ces vastes hauteurs où mon œil s’est porté
Je n’ai rien découvert que doute et vanité ;
Et, las d’errer sans fin dans des champs sans limite,
Au seul jour où je vis, au seul bord que j’habite,
J’ai borné désormais ma pensée et mes soins :
Pourvu qu’un dieu caché fournisse à mes besoins,
Pourvu que, dans les bras d’une épouse chérie,
Je goûte obscurément les doux fruits de ma vie ;
Que le rustique enclos par mes pères planté
Me donne un toit l’hiver, et de l’ombre l’été ;
Et que d’heureux enfants ma table couronnée
D’un convive de plus se peuple chaque année,
Ami, je n’irai plus ravir si loin de moi,
Dans les secrets de Dieu, ces comment, ces pourquoi,
Ni du risible effort de mon faible génie
Aider péniblement la sagesse infinie.
Vivre est assez pour nous ; un plus sage l’a dit :
Le soin de chaque jour à chaque jour suffit.
Humble, et du saint des saints respectant les mystères,
J’héritai l’innocence et le Dieu de mes pères ;
En inclinant mon front, j’élève à lui mes bras ;
Car la terre l’adore et ne le comprend pas :
Semblable à l’alcyon, que la mer dorme ou gronde,
Qui dans son nid flottant s’endort en paix sur l’onde,
Me reposant sur Dieu du soin de me guider
À ce port invisible où tout doit aborder,
Je laisse mon esprit, libre d’inquiétude,
D’un facile bonheur faisant sa seule étude,
Et prêtant sans orgueil la voile à tous les vents,
Les yeux tournés vers lui, suivre le cours du temps.
Toi qui, longtemps battu des vents et de l’orage,
Jouissant aujourd’hui de ce ciel sans nuage,
Du sein de ton repos contemples du même œil
Nos revers sans dédain, nos erreurs sans orgueil ;
Dont la raison facile, et chaste sans rudesse,
Des sages de ton temps n’a pris que la sagesse,
Et qui reçus d’en haut ce don mystérieux
De parler aux mortels dans la langue des dieux ;
De ces bords enchanteurs où ta voix me convie,
Où s’écoule à flots purs l’automne de ta vie,
Où les eaux et les fleurs, et l’ombre et l’amitié,
De tes jours nonchalants usurpent la moitié,
Dans ces vers inégaux que ta muse entrelace,
Dis-nous, comme autrefois nous l’aurait dit Horace,
Si l’homme doit combattre ou suivre son destin ;
Si je me suis trompé de but ou de chemin ;
S’il est vers la sagesse une autre route à suivre,
Et si l’art d’être heureux n’est pas tout l’art de vivre.
Le marquis de La Maisonfort était un de ces émigrés français qui avaient suivi la cour sur la terre étrangère, et qui avaient ébloui, pendant dix ans, l’Europe de leur insouciance et de leur esprit. Il avait été l’ami de Rivarol, de Champcenetz, et de tous ces jeunes et brillants écrivains des Actes des Apôtres, Satire Ménippée de 89, journal à peu près semblable au Charivari d’aujourd’hui, dans lequel ils décochaient à la Révolution des flèches légères, pendant qu’elle combattait le trône avec la sape, et bientôt avec la hache.
Après le retour des Bourbons en 1814, le marquis de La Maisonfort avait été nommé, par Louis XVIII, ministre plénipotentiaire à Florence. En 1825, je fus nommé de légation dans la même cour. Le marquis de La Maisonfort était poëte : il m’accueillit comme un père, et m’ouvrit plus de portefeuilles de vers que de portefeuilles de dépêches. Il vivait nonchalamment et voluptueusement dans ce doux exil des bords de l’Arno. C’était le plus naïf et le plus piquant mélange de philosophie voltairienne, épicurienne et sceptique de l’ancien régime, avec les théories officielles et le langage assaisonné de trône et d’autel, de légitimité et de culte monarchique, dont il avait pris l’habitude à la cour d’Hartwell ; un Voltaire charmant, converti par l’exil, le malheur, la situation à la cour, mais conservant, sous son habit de diplomate et d’homme d’État, la grâce et l’incrédulité railleuse de sa première vie.
Il me priait souvent d’encadrer son nom dans mes vers, qui avaient, disait-il, plus d’ailes que les siens pour le porter au delà de la vie. Je lui adressai ceux-ci, écrits, un soir d’automne, sous les châtaigniers de la sauvage colline de Tresserves, qui domine le lac du Bourget en Savoie.
Le marquis de La Maisonfort mourut l’année suivante à Lyon, en revenant de Paris à Florence. Je le remplaçai en Toscane. Sa mémoire me resta chère, douce comme ces souvenirs d’un entretien semi-sérieux qui font encore sourire, le lendemain, du plaisir d’esprit qu’on a eu la veille.
Cette race charmante de l’émigré français n’existe plus : elle s’est éteinte avec celle des abbés de cour, que j’ai encore entrevus dans ma jeunesse, et qu’on ne retrouve plus qu’en Italie. Les émigrés étaient les conteurs arabes de nos jours. Le marquis de La Maisonfort fut un des plus spirituels et des plus intéressants.
Vois-tu comme le flot paisible
Sur le rivage vient mourir ?
Vois-tu le volage zéphyr
Rider, d’une haleine insensible,
L’onde qu’il aime à parcourir ?
Montons sur la barque légère
Que ma main guide sans efforts,
Et de ce golfe solitaire
Rasons timidement les bords.
Loin de nous déjà fuit la rive :
Tandis que d’une main craintive
Tu tiens le docile aviron,
Courbé sur la rame bruyante,
Au sein de l’onde frémissante
Je trace un rapide sillon.
Dieu ! quelle fraîcheur on respire !
Plongé dans le sein de Téthys,
Le soleil a cédé l’empire
À la pâle reine des nuits ;
Le sein des fleurs demi-fermées
S’ouvre, et de vapeurs embaumées
En ce moment remplit les airs ;
Et du soir la brise légère
Des plus doux parfums de la terre
À son tour embaume les mers.
Quels chants sur ces flots retentissent ?
Quels chants éclatent sur ces bords ?
De ces doux concerts qui s’unissent
L’écho prolonge les accords,
N’osant se fier aux étoiles,
Le pêcheur, repliant ses voiles,
Salue en chantant son séjour ;
Tandis qu’une folle jeunesse
Pousse au ciel des cris d’allégresse,
Et fête son heureux retour.
Mais déjà l’ombre plus épaisse
Tombe, et brunit les vastes mers ;
Le bord s’efface, le bruit cesse,
Le silence occupe les airs.
C’est l’heure où la Mélancolie
S’assied pensive et recueillie
Aux bords silencieux des mers,
Et, méditant sur les ruines,
Contemple au penchant des collines
Ce palais, ces temples déserts.
Ô de la liberté vieille et sainte patrie !
Terre autrefois féconde en sublimes vertus,
Sous d’indignes Césars[2] maintenant asservie,
Ton empire est tombé, tes héros ne sont plus !
Mais dans ton sein l’âme agrandie
Croit sur leurs monuments respirer leur génie,
Comme on respire encor dans un temple aboli
La majesté du Dieu dont il était rempli.
Mais n’interrogeons pas vos cendres généreuses,
Vieux Romains, fiers Catons, mânes des deux Brutus !
Allons redemander à ces murs abattus
Des souvenirs plus doux, des ombres plus heureuses.
Horace, dans ce frais séjour,
Dans une retraite embellie
Par le plaisir et le génie,
Fuyait les pompes de la cour ;
Properce y visitait Cynthie,
Et sous les regards de Délie
Tibulle y modulait les soupirs de l’amour.
Plus loin, voici l’asile où vint chanter le Tasse,
Quand, victime à la fois du génie et du sort,
Errant dans l’univers, sans refuge et sans port,
La pitié recueillit son illustre disgrâce.
Non loin des mêmes bords, plus tard il vint mourir ;
La gloire l’appelait, il arrive, il succombe :
La palme qui l’attend devant lui semble fuir,
Et son laurier tardif n’ombrage que sa tombe.
Colline de Baïa ! poétique séjour !
Voluptueux vallon qu’habita tour à tour
Tout ce qui fut grand dans le monde,
Tu ne retentis plus de gloire ni d’amour.
Pas une voix qui me réponde,
Que le bruit plaintif de cette onde,
Ou l’écho réveillé des débris d’alentour !
Ainsi tout change, ainsi tout passe ;
Ainsi nous-mêmes nous passons,
Hélas ! sans laisser plus de trace
Que cette barque où nous glissons
Sur cette mer où tout s’efface.
Ainsi que le dit la note qui précède, ces vers, qui faisaient partie d’un recueil que je jetai au feu, avaient été écrits à Naples en 1813. J’allais souvent alors passer mes journées, avec le père de Graziella et Graziella elle-même, dans le golfe de Baïa, où le pêcheur jetait ses filets (voir les Confidences, épisode de Graziella). J’écrivais la côte, les mouvements, les impressions de la rive et des flots, en vers, pendant que mon ami Aymon de Virieu les notait au crayon et au pinceau sur ses albums. Il avait, par hasard, conservé une copie de cette élégie, et il me la remit au moment ou je faisais imprimer les Méditations. Je la recueillis comme un coquillage des bords de la mer qu’on retrouve dans une valise de voyage oubliée depuis longtemps, et je l’enfilai, avec ses sœurs plus graves, dans ce chapelet de mes poésies.
Qu’il est doux, quand du soir l’étoile solitaire,
Précédant de la nuit le char silencieux,
S’élève lentement dans la voûte des cieux,
Et que l’ombre et le jour se disputent la terre ;
Qu’il est doux de porter ses pas religieux
Dans le fond du vallon, vers ce temple rustique
Dont la mousse a couvert le modeste portique,
Mais où le ciel encor parle à des cœurs pieux !
Salut, bois consacré ! Salut, champ funéraire,
Des tombeaux du village humble dépositaire !
Je bénis en passant tes simples monuments.
Malheur à qui des morts profane la poussière !
J’ai fléchi le genou devant leur humble pierre,
Et la nef a reçu mes pas retentissants.
Quelle nuit ! quel silence ! au fond du sanctuaire
À peine on aperçoit la tremblante lumière
De la lampe qui brûle auprès des saints autels.
Seule elle luit encor quand l’univers sommeille,
Emblème consolant de la bonté qui veille
Pour recueillir ici les soupirs des mortels.
Avançons. Aucun bruit n’a frappé mon oreille ;
Le parvis frémit seul sous mes pas mesurés :
Du sanctuaire enfin j’ai franchi les degrés.
Murs sacrés, saints autels ! je suis seul, et mon âme
Peut verser devant vous ses douleurs et sa flamme,
Et confier au ciel des accents ignorés,
Que lui seul connaîtra, que vous seuls entendrez.
Mais quoi ! de ces autels j’ose approcher sans crainte !
J’ose apporter, grand Dieu ! dans cette auguste enceinte
Un cœur encor brûlant de douleur et d’amour !
Et je ne tremble pas que ta majesté sainte
Ne venge le respect qu’on doit à son séjour !
Non, je ne rougis plus du feu qui me consume :
L’amour est innocent quand la vertu l’allume.
Aussi pur que l’objet à qui je l’ai juré,
Le mien brûle mon cœur, mais c’est d’un feu sacré ;
La constance l’honore et le malheur l’épure.
Je l’ai dit à la terre, à toute la nature ;
Devant tes saints autels je l’ai dit sans effroi :
J’oserais, Dieu puissant, la nommer devant toi.
Oui, malgré la terreur que ton temple m’inspire,
Ma bouche a murmuré tout bas le nom d’Elvire ;
Et ce nom, répété de tombeaux en tombeaux,
Comme l’accent plaintif d’une ombre qui soupire,
De l’enceinte funèbre a troublé le repos.
Adieu, froids monuments, adieu, saintes demeures !
Deux fois l’écho nocturne a répété les heures,
Depuis que devant vous mes larmes ont coulé :
Le ciel a vu ces pleurs, et je sors consolé.
Peut-être au même instant, sur un autre rivage,
Elvire veille aussi, seule avec mon image,
Et dans un temple obscur, les yeux baignés de pleurs,
Vient aux autels déserts confier ses douleurs.
Cette méditation n’est qu’un cri de l’âme jeté devant Dieu dans une petite église de village, où j’aperçus un soir la lueur d’une lampe, et où j’entrai, plein de la pensée qui me poursuivait partout. Une image se plaçait toujours entre Dieu et moi : j’éprouvai le besoin de la consacrer. En sortant de ce recueillement dans ces murs humides de soupirs, j’écrivis cette méditation. Elle était beaucoup plus longue : j’en retranchai la moitié à l’impression. La piété amoureuse a deux pudeurs : celle de l’amour et celle de la religion. Je n’osai pas les profaner.
FRAGMENT D’ÉGLOGUE MARINE.
1826.
C’était l’heure chantante où, plus doux que l’aurore,
Le jour en expirant semble sourire encore,
Et laisse le zéphyr dormant sous les rameaux
En descendre avec l’ombre et flotter sur les eaux ;
La cloche dans la tour, lentement ébranlée,
Roulait ses longs soupirs de vallée en vallée,
Comme une voix du soir qui, mourant sur les flots,
Rappelle avant la nuit la nature au repos.
Les villageois, épars autour de leurs chaumières,
Cadençaient à ses sons leurs rustiques prières,
Rallumaient en chantant la flamme des foyers,
Suspendaient les filets aux troncs des peupliers,
Ou, déliant le joug de leurs taureaux superbes,
Répandaient devant eux l’or savoureux des gerbes ;
Puis, assis en silence au seuil de leurs séjours,
Attendaient le sommeil, ce doux prix de leurs jours.
Deux enfants du hameau, l’un pasteur du bocage,
L’autre jeune pêcheur de l’orageuse plage,
Consacrant à l’amour l’heure oisive du soir,
À l’ombre du même arbre étaient venus s’asseoir ;
Là, pour goûter le frais au pied du sycomore,
Chacun avait conduit la vierge qu’il adore :
Néaere et Naela, deux jeunes sœurs, deux lis
Que sur la même tige un seul souffle a cueillis.
Les deux amants, couchés aux genoux des bergères,
Les regardaient tresser les tiges des fougères.
Un tertre de gazon, d’anémones semé,
Étendait sous la pente un tapis parfumé ;
La mer le caressait de ses vagues plaintives ;
Douze chênes, courbant leurs vieux troncs sur ses rives,
Ne laissaient sous leurs feuilles entrevoir qu’à demi
Le bleu du firmament dans son flot endormi.
Un arbre dont la vigne enlaçait le feuillage
Leur versait la fraîcheur de son mobile ombrage ;
Et non loin derrière eux, dans un champ déjà mûr,
Où le pampre et l’érable entrelaçaient leur mur,
Ils entendaient le bruit de la brise inégale
Tomber, se relever, gémir par intervalle,
Et, ranimant les airs par le jour assoupis,
Glisser en bruissant entre l’or des épis.
Ils disputaient entre eux des doux soins de leur vie ;
Chacun trouvait son sort le plus digne d’envie :
L’humble berger vantait les doux soins des troupeaux,
Le pêcheur sa nacelle et le charme des eaux ;
Quand un vieillard leur dit avec un doux sourire :
« Chantez ce que les champs ou l’onde vous inspire !
Chantez ! Celui des deux dont la touchante voix
Saura mieux faire aimer les vagues ou les bois,
Des mains de la maîtresse à qui sa voix est chère
Recevra le doux prix de ses accords : Néaere,
Offrant à son amant le prix des moissonneurs,
À sa dernière gerbe attachera des fleurs ;
Et Naela, tressant les roses qu’elle noue,
De l’esquif du pêcheur couronnera la proue,
Et son mât tout le jour, aux yeux des matelots,
De ses bouquets flottants parfumera les flots. »
Ainsi dit le vieillard. On consent en silence :
Le beau pêcheur médite, et le pasteur commence.
LE PASTEUR.
Quand l’astre du printemps, au berceau d’un jour pur,
Lève à moitié son front dans la changeant azur ;
Quand l’aurore, exhalant sa matinale haleine,
Épand les doux parfums dont la vallée est pleine,
Et, faisant incliner le calice des fleurs,
De la nuit sur les prés laisse épancher les pleurs,
Alors que du matin la vive messagère,
L’alouette, quittant son lit dans la fougère,
Et modulant des airs gais comme le réveil,
Monte, plane et gazouille au-devant du soleil :
Saisissant mes taureaux par leur corne glissante,
Je courbe sous le joug leur tête mugissante,
Par des nœuds douze fois sur leurs fronts redoublés,
J’attache au bois polis leurs membres accouplés ;
L’anneau brillant d’acier au timon les enchaîne,
J’entrelace à leur joug de longs festons de chêne,
Dont la feuille mobile et les flottants rameaux
De l’ardeur du midi protègent leurs naseaux.
IMITATION DES PSAUMES DE DAVID.
Je répandrai mon âme au seuil du sanctuaire,
Seigneur ; dans ton nom seul je mettrai mon espoir ;
Mes cris t’éveilleront, et mon humble prière
S’élèvera vers toi comme l’encens du soir !
Dans quel abaissement ma gloire s’est perdue !
J’erre sur la montagne ainsi qu’un passereau ;
Et par tant de rigueurs mon âme confondue,
Mon âme est devant toi comme un désert sans eau.
Pour mes fiers ennemis ce deuil est une fête ;
Ils se montrent, Seigneur, ton Christ humilié.
« Le voilà, disent-ils ; ses dieux l’ont oublié ;
Et Moloch en passant a secoué la tête,
Et souri de pitié ! »
…………………………
Seigneur, tendez votre arc ; levez-vous, jugez-moi !
Remplissez mon carquois de vos flèches brûlantes.
Que des hauteurs du ciel vos foudres dévorantes
Portent sur eux la mort qu’ils appelaient sur moi !
Dieu se lève, il s’élance ; il abaisse la voûte
De ces cieux éternels ébranlés sous ses pas ;
Le soleil et la foudre ont éclairé sa route ;
Ses anges devant lui font voler le trépas.
Le feu de son courroux fait monter la fumée,
Son éclat a fendu les nuages des cieux ;
La terre est consumée
D’un regard de ses yeux.
Il parle ; sa voix foudroyante
A fait chanceler d’épouvante
Les cèdres du Liban, les rochers des déserts
Le Jourdain montre à nu sa source reculée ;
De la terre ébranlée
Les os sont découverts.
Le seigneur m’a livré la race criminelle
Des superbes enfants d’Ammon.
Levez-vous, ô Saül ! et que l’ombre éternelle
Engloutisse jusqu’à leur nom !
…………………………
Que vois-je ? vous tremblez, orgueilleux oppresseurs !
Le héros prend sa lance,
Il l’agite, il s’élance ;
À sa seule présence,
La terreur de ses yeux a passé dans vos cœurs.
Fuyez !… Il est trop tard : sa redoutable épée
Décrit autour de vous un cercle menaçant,
En tout lieu vous poursuit, en tout lieu vous attend,
Et, déjà mille fois dans votre sang trempée,
S’enivre encor de votre sang.
Son coursier superbe
Foule comme l’herbe
Les corps des mourants ;
Le héros l’excite,
Et le précipite
À travers les rangs ;
Les feux l’environnent,
Les casques résonnent
Sous ses pieds sanglants :
Devant sa carrière
Cette foule altière
Tombe tout entière
Sous ses traits brûlants
Comme la poussière
Qu’emportent les vents.
Où sont ces fiers Ismaélites,
Ces enfants de Moab, cette race d’Édom,
Iduméens, guerriers d’Ammon,
Et vous, superbes fils de Tyr et de Sidon,
Et vous, cruels Amalécites ?
Les voilà devant moi comme un fleuve tari,
Et leur mémoire même avec eux a péri !
…………………………
Que de biens le Seigneur m’apprête !
Qu’il couronne d’honneurs la vieillesse du roi !
Éphraïm, Manassé, Galaad, sont à moi ;
Jacob, mon bouclier, est l’appui de ma tête.
Que de biens le Seigneur m’apprête !
Qu’il couronne d’honneurs la vieillesse du roi !
Des bords où l’aurore se lève
Aux bords où le soleil achève
Son cours tracé par l’Éternel,
L’opulente Saba, la grasse Éthiopie,
La riche mer de Tyr, les déserts d’Arabie,
Adorent le roi d’Israël.
Peuples, frappez des mains ! le Roi des rois s’avance !
Il monte, il s’est assis sur son trône éclatant ;
Il pose de Sion l’éternel fondement ;
La montagne frémit de joie et d’espérance.
Peuples, frappez des mains ! le Roi des rois s’avance !
Il pose de Sion l’éternel fondement.
De sa main pleine de justice
Il verse aux nations l’abondance et la paix.
Réjouis-toi, Sion ! sous ton ombre propice,
Ainsi que le palmier qui parfume Cadès,
La paix et l’équité fleurissent à jamais.
De sa main pleine de justice
Il verse aux nations l’abondance et la paix.
Dieu chérit de Sion les sacrés tabernacles
Plus que les temples d’Israël ;
Il y fait sa demeure, il y rend ses oracles,
Il y fait éclater sa gloire et ses miracles :
Sion, ainsi que lui ton nom est immortel.
Dieu chérit de Sion les sacrés tabernacles
Plus que les tentes d’Israël.
C’est là qu’un jour vaut mieux que mille ;
C’est là qu’environné de la troupe docile
De ses nombreux enfants, sa gloire et son appui,
Le roi vieillit, semblable à l’olivier fertile
Qui voit ses rejetons fleurir autour de lui.
Cette méditation est tirée des chœurs de ma tragédie de Saül, qui n’a jamais été ni représentée ni imprimée. J’avais écrit ce drame en 1818, pour Mme de Raigecourt, qui m’engageait à faire pour Louis XVIII ce que Racine avait fait pour lui XIV. Mais il manquait un Racine et un Louis XIV.
Les chœurs de Racine, dans Esther et dans Athalie furent mon modèle. On voit combien je restai loin de ce grand maître en harmonie et en images.
SÉCHÉE DANS UN ALBUM.
1827.
Il m’en souvient, c’était aux plages
Où m’attire un ciel du Midi,
Ciel sans souillure et sans orages,
Où j’aspirais sous les feuillages
Les parfums d’un air attiédi.
Une mer qu’aucun bord n’arrête
S’étendait bleue à l’horizon ;
L’oranger, cet arbre de fête,
Neigeait par moments sur ma tête ;
Des odeurs montaient du gazon.
Tu croissais près d’une colonne
D’un temple écrasé par le temps ;
Tu lui faisais une couronne,
Tu parais son tronc monotone
Avec tes chapiteaux flottants ;
Fleur qui décores la ruine
Sans un regard pour t’admirer !
Je cueillis ta blanche étamine,
Et j’emportai sur ma poitrine
Tes parfums pour les respirer.
Aujourd’hui, ciel, temple, rivage,
Tout a disparu sans retour :
Ton parfum est dans le nuage,
Et je trouve, en tournant la page,
La trace morte d’un beau jour !
1825.
Vous avez pris pitié de sa longue douleur ;
Vous me rendez le jour, Dieu que l’amour implore !
Déjà mon front, couvert d’une molle pâleur,
Des teintes de la vie à ses yeux se colore,
Déjà dans tout mon être une douce chaleur
Circule avec mon sang, remonte dans mon cœur :
Je renais pour aimer encore !
Mais la nature aussi se réveille en ce jour ;
Au doux soleil de mai nous la voyons renaître :
Les oiseaux de Vénus autour de ma fenêtre,
Du plus chéri des mois proclament le retour !
Guide mes premiers pas dans nos vertes campagnes,
Conduis-moi, chère Elvire, et soutiens ton amant.
Je veux voir le soleil s’élever lentement,
Précipiter son char du haut de nos montagnes,
Jusqu’à l’heure où dans l’onde il ira s’engloutir,
Et cédera les airs au nocturne zéphyr.
Viens ! que crains-tu pour moi ? le ciel est sans nuage ;
Ce plus beau de nos jours passera sans orage ;
Et c’est l’heure où déjà, sur les gazons en fleurs,
Dorment près des troupeaux les paisibles pasteurs.
Dieu, que les airs sont doux ! que la lumière est pure !
Tu règnes en vainqueur sur toute la nature,
Ô soleil ! et des cieux, où ton char est porté,
Tu lui verses la vie et la fécondité.
Le jour où, séparant la nuit de la lumière,
L’Éternel te lança dans ta vaste carrière,
L’univers tout entier te reconnut pour roi ;
Et l’homme, en t’adorant, s’inclina devant toi.
De ce jour, poursuivant ta carrière enflammée,
Tu décris sans repos ta route accoutumée ;
L’éclat de tes rayons ne s’est point affaibli,
Et sous la main des temps ton front n’a point pâli !
Quand la voix du matin vient réveiller l’aurore,
L’Indien prosterné te bénit et t’adore ;
Et moi, quand le midi de ses feux bienfaisants
Ranime par degrés mes membres languissants,
Il me semble qu’un Dieu, dans tes rayons de flamme,
En échauffant mon sein, pénètre dans mon âme !
Et je sens de ses fers mon esprit détaché,
Comme si du Très-Haut le bras m’avait touché.
Mais… ton sublime auteur défend-il de le croire ?
N’es-tu point, ô soleil, un rayon de sa gloire ?
Quand tu vas mesurant l’immensité des cieux,
Ô soleil, n’es-tu point un regard de ses yeux ?
Ah ! si j’ai quelquefois, au jour de l’infortune,
Blasphémé du soleil la lumière importune,
Si j’ai maudit les dons que j’ai reçus de toi,
Dieu, qui lis dans nos cœurs, ô Dieu ! pardonne-moi !
Je n’avais pas goûté la volupté suprême
De revoir la nature auprès de ce que j’aime,
De sentir dans mon cœur, aux rayons d’un beau jour,
Redescendre à la fois et la vie et l’amour.
Insensé ! j’ignorais tout le prix de la vie ;
Mais ce jour me l’apprend, et je te glorifie !
Ces vers sont postdatés. Ils sont de mon premier temps. Je les écrivis à l’âge de dix-huit ans, sous un beau rayon de soleil, après une légère maladie qui me faisait mieux sentir le prix de l’existence et la volupté d’être. Plus tard, je les retrouvai dans le portefeuille de ma mère, qui les avait conservés. J’y fis deux ou trois corrections, et je les insérai dans le volume des Méditations.
IMPROVISÉ EN SORTANT DU CACHOT DU TASSE.
1844.
Que l’on soit homme ou Dieu, tout génie est martyre :
Du supplice plus tard on baise l’instrument ;
L’homme adore la croix où sa victime expire,
Et du cachot du Tasse enchâsse le ciment.
Prison du Tasse ici, de Galilée à Rome,
Échafaud de Sidney, bûchers, croix ou tombeaux,
Ah ! vous donnez le droit de bien mépriser l’homme,
Qui veut que Dieu l’éclaire, et qui hait ses flambeaux !
Grand parmi les petits, libre chez les serviles,
Si le génie expire, il l’a bien mérité ;
Car nous dressons partout aux portes de nos villes
Ces gibets de la gloire et de la vérité.
Loin de nous amollir, que ce sort nous retrempe !
Sachons le prix du don, mais ouvrons notre main.
Nos pleurs et notre sang son l’huile de la lampe
Que Dieu nous fait porter devant le genre humain !
Oui, j’ai quitté ce port tranquille,
Ce port si longtemps appelé,
Où, loin des ennuis de la ville,
Dans un loisir doux et facile,
Sans bruit mes jours auraient coulé.
J’ai quitté l’obscure vallée,
Le toit champêtre d’un ami ;
Loin des bocages de Bissy,
Ma muse, à regret exilée,
S’éloigne, triste et désolée,
Du séjour qu’elle avait choisi.
Nous n’irons plus dans les prairies,
Au premier rayon du matin,
Égarer, d’un pas incertain,
Nos poétiques rêveries.
Nous ne verrons plus le soleil,
Du haut des cimes d’Italie
Précipitant son char vermeil,
Semblable au père de la vie,
Rendre à la nature assoupie
Le premier éclat du réveil.
Nous ne goûterons plus votre ombre,
Vieux pins, l’honneur de ces forêts ;
Vous n’entendrez plus nos secrets ;
Sous cette grotte humide et sombre
Nous ne chercherons plus le frais ;
Et le soir, au temple rustique
Quand la cloche mélancolique
Appellera tout le hameau,
Nous n’irons plus, à la prière,
Nous courber sur la simple pierre
Qui couvre un rustique tombeau.
Adieu, vallons ! adieu, bocages !
Lac azuré, roches sauvages,
Bois touffus, tranquille séjour,
Séjour des heureux et des sages,
Je vous ai quittés sans retour !
Déjà ma barque fugitive,
Au souffle des zéphyrs trompeurs,
S’éloigne à regret de la rive
Que m’offraient des dieux protecteurs.
J’affronte de nouveaux orages ;
Sans doute à de nouveaux naufrages
Mon frêle esquif est dévoué ;
Et pourtant, à la fleur de l’âge,
Sur quels écueils, sur quel rivage
Déjà n’ai-je pas échoué ?
Mais d’une plainte téméraire
Pourquoi fatiguer le destin ?
À peine au milieu du chemin,
Faut-il regarder en arrière ?
Mes lèvres à peine ont goûté
Le calice amer de la vie,
Loin de moi je l’ai rejeté ;
Mais l’arrêt cruel est porté :
Il faut boire jusqu’à la lie !
Lorsque mes pas auront franchi
Les deux tiers de notre carrière,
Sous le poids d’une vie entière
Quand mes cheveux auront blanchi,
Je reviendrai du vieux Bissy
Visiter le toit solitaire,
Où le ciel me garde un ami.
Dans quelque retraite profonde,
Sous les arbres par lui plantés,
Nous verrons couler comme l’onde
La fin de nos jours agités.
Là, sans crainte et sans espérance,
Sur notre orageuse existence
Ramenés par le souvenir,
Jetant nos regards en arrière,
Nous mesurerons la carrière
Qu’il aura fallu parcourir.
Tel un pilote octogénaire,
Du haut d’un rocher solitaire,
Le soir, tranquillement assis,
Laisse au loin égarer sa vue,
Et contemple encor l’étendue
Des mers qu’il sillonna jadis.
Cette pièce est de 1815. En revenant de la Suisse après les Cent Jours, je m’arrêtai dans la vallée de Chambéry, chez l’oncle d’un de mes plus chers amis, le comte de Maistre. Le comte de Maistre était le frère cadet du fameux écrivain qui a laissé un si grand nom dans la philosophie et dans les lettres. Je passai quelques jours heureux dans cette charmante retraite de Bissy, enseveli sous l’ombre des noyers et des sapins du mont du Chat. Je voyais de ma fenêtre la nappe bleue de ce beau lac où je devais aimer et chanter plus tard. Je commençais à peine à crayonner de temps en temps quelques vers à l’ombre de ces sapins, au bruit monotone de ces eaux.
La vie que l’on menait chez mes hôtes était une vie presque espagnole : une douce oisiveté, des entretiens rêveurs, des promenades nonchalantes entre les hautes vignes et les hêtres des collines de Savoie, des lectures, des chapelets. À la nuit tombante, aux sons de l’Angelus, on s’acheminait en famille vers la petite église du hameau, cachée avec son toit de chaume et son clocher de bois noirci par la pluie. On y faisait la prière du soir. Ces habitudes régulières et saintes de cette maison m’attendrissaient et me charmaient, bien que je fusse alors dans les premiers bouillonnements et dans les dissipations de l’adolescence. Je suivais la famille dans tous ses actes de piété. L’esprit éminent et original, la bonté, la sérénité de caractère de toute cette maison de Maistre, me captivaient. Des jeunes personnes simples, vertueuses, charmantes, nièces de Mme de Maistre, répandaient leur rayonnement sur cette gravité de la famille. Je quittai avec peine cette oasis de paix, d’amitié, de poésie, pour revenir à Beauvais reprendre l’uniforme, le sabre, le cheval, le tumulte de la garnison. En arrivant à mon corps, j’écrivis ces adieux, et je les envoyai à mon ami Louis de Vignet, neveu du comte de Maistre.
À LA ROCHE-GUYON.
Ici viennent mourir les derniers bruits du monde ;
Nautoniers sans étoile, abordez ! c’est le port :
Ici l’âme se plonge en une paix profonde,
Et cette paix n’est pas la mort.
Ici jamais le ciel n’est orageux ni sombre ;
Un jour égal et pur y repose les yeux.
C’est ce vivant soleil, dont le soleil est l’ombre,
Qui le répand du haut des cieux.
Comme un homme éveillé longtemps avant l’aurore,
Jeunes, nous avons fui dans cet heureux séjour ;
Notre rêve est fini, le vôtre dure encore :
Éveillez-vous ! voilà le jour.
Cœurs tendres, approchez ! Ici l’on aime encore ;
Mais l’amour, épuré, s’allume sur l’autel ;
Tout ce qu’il a d’humain à ce feu s’évapore ;
Tout ce qui reste est immortel !
La prière, qui veille en ces saintes demeures,
De l’astre matinal nous annonce le cours ;
Et, conduisant pour nous le char pieux des heures,
Remplit et mesure nos jours.
L’airain religieux s’éveille avec l’aurore ;
Il mêle notre hommage à la voix des zéphyrs ;
Et les airs, ébranlés sous le marteau sonore,
Prennent l’accent de nos soupirs.
Dans le creux du rocher, sous une voûte obscure,
S’élève un simple autel : Roi du ciel, est-ce toi ?
Oui ; contraint par l’amour, le Dieu de la nature
Y descend, visible à la foi.
Que ma raison se taise, et que mon cœur adore !
La croix à mes regards révèle un nouveau jour ;
Aux pieds d’un Dieu mourant puis-je douter encore ?
Non : l’amour m’explique l’amour.
Tous ces fronts prosternés, ce feu qui les embrase,
Ces parfums, ces soupirs s’exhalant du saint lieu,
Ces élans enflammés, ces larmes de l’extase,
Tout me répond que c’est un Dieu.
Favoris du Seigneur, souffrez qu’à votre exemple,
Ainsi qu’un mendiant aux portes d’un palais,
J’adore aussi de loin, sur le seuil de son temple,
Le Dieu qui vous donne la paix.
Ah ! laissez-moi mêler mon hymne à vos louanges !
Que mon encens souillé monte avec votre encens.
Jadis les fils de l’homme aux saints concerts des anges
Ne mêlaient-ils pas leurs accents ?
Du nombre des vivants chaque aurore m’efface ;
Je suis rempli de jours, de douleurs, de remords.
Sous le portique obscur venez marquer ma place,
Ici, près du séjour des morts.
Souffrez qu’un étranger veille auprès de leur cendre.
Brûlant sur un cercueil comme ces saints flambeaux,
La mort m’a tout ravi, la mort doit tout me rendre ;
J’attends le réveil des tombeaux !
Ah ! puissé-je près d’eux, au gré de mon envie,
À l’ombre de l’autel, et non loin de ce port,
Seul, achever ainsi les restes de ma vie
Entre l’espérance et la mort !
C’était en 1819.
Je vis un jour entrer dans ma chambre haute du grand et bel hôtel de Richelieu, rue Neuve-Saint-Augustin, que j’habitais pendant mon séjour à Paris, un jeune homme d’une figure belle, gracieuse, noble, un peu féminine. Il était introduit par le duc Matthieu de Montmorency, depuis ministre, et gouverneur du duc de Bordeaux. M. Matthieu de Montmorency, célèbre par son rôle dans la révolution de 1789, puis par son amitié pour Mme de Staël, enfin par son dévouement à la maison de Bourbon, m’honorait d’une bienveillance qui ne coûtait rien à son caractère surabondant de tendresse, d’âme et de grâce aristocratique : égalité qu’il voulait bien établir de si haut et de si loin entre lui et moi, la plus charmante des égalités, parce qu’elle est un don du cœur, et non une exigence de l’infériorité sociale.
Ce jeune homme était le duc de Rohan, depuis archevêque de Besançon et cardinal.
Le duc de Rohan était alors un brillant officier des mousquetaires rouges, admiré et envié pour l’élégance de sa personne, pour l’éclat de ses uniformes, pour la beauté de ses chevaux, pour la magnificence de ses palais et de ses jardins aux environs de Paris, et surtout pour la splendeur de son nom. Il aimait les vers : M. Matthieu de Montmorency lui avait récité quelques strophes de moi, retenues dans sa mémoire. Il avait désiré me connaître : il me plut au premier coup d’œil. Nous nous liâmes d’amitié, sans qu’il me fît sentir jamais, et sans que je me permisse d’oublier moi-même, par ce tact naturel qui est l’étiquette de la nature, la distance qu’il voulait bien franchir, mais qui existait néanmoins entre deux noms que la poésie seule pouvait un moment rapprocher.
Le duc de Rohan rêvait déjà de sacerdoce : il était né pour l’autel comme d’autres naissent pour le champ de bataille, pour la tribune ou pour la mer. Il aspirait au moment de consacrer à Dieu son âme, sa jeunesse, son grand nom. Il possédait à la Roche-Guyon, sur le rivage escarpé de la Seine, une résidence presque royale de sa famille. Le principal ornement du château était une chapelle creusée dans le roc, véritable catacombe affectant, dans les circonvolutions caverneuses de la montagne, la forme des nefs, des chœurs, des piliers, des jubés d’une cathédrale. Il m’engagea à y aller passer la semaine sainte avec lui. Il m’y conduisit lui-même. J’y trouvai une réunion de jeunes gens distingués qui sont devenus, pour la plupart, des hommes éminents dans le clergé, dans la diplomatie, ou des hommes célèbres dans les lettres, depuis cette époque. Le service religieux, volupté pieuse du duc de Rohan, se faisait tous les jours dans cette église souterraine avec une pompe, un luxe et des enchantements sacrés qui enivraient de jeunes imaginations. J’étais très religieux d’instinct, mais très indépendant d’esprit. Seul de toute cette jeunesse, je n’avais aucun goût pour les délices mystiques de la sacristie. Le duc de Rohan et ses amis me pardonnaient mon indépendance de foi en faveur de mes ardentes inspirations vers l’infini et vers la nature. J’étais à leurs yeux une sorte d’instrument lyrique, sur les cordes duquel ne résonnaient encore que des hymnes profanes, mais qu’on pouvait porter dans le temple pour y chanter les gloires de Dieu et les douleurs de l’homme.
C’est au retour de cette hospitalité du duc de Rohan à la Roche-Guyon que j’écrivis ces vers.
Depuis, nous suivîmes, chacun de notre côté, la route diverse que la destinée trace à chaque existence : lui, vers le sanctuaire et vers le ciel, où il se réfugia jeune, aux premiers orages de la révolution de 1830 ; moi, vers l’inconnu.
Qu’entends-je ? autour de moi l’airain sacré résonne !
Quelle foule pieuse en pleurant m’environne ?
Pour qui ce chant funèbre et ce pâle flambeau ?
Ô mort ! est-ce ta voix qui frappe mon oreille,
Pour la dernière fois ? Eh quoi ! je me réveille
Sur le bord du tombeau !
Ô toi, d’un feu divin précieuse étincelle,
De ce corps périssable habitante immortelle,
Dissipe ces terreurs : la mort vient t’affranchir !
Prends ton vol, ô mon âme, et dépouille tes chaînes !
Déposer le fardeau des misères humaines,
Est-ce donc là mourir ?
Oui, le temps a cessé de mesurer mes heures.
Messagers rayonnants des célestes demeures,
Dans quels palais nouveaux allez-vous me ravir ?
Déjà, déjà je nage en des flots de lumière ;
L’espace devant moi s’agrandit, et la terre
Sous mes pieds semble fuir !
Mais qu’entends-je ? Au moment où mon âme s’éveille,
Des soupirs, des sanglots ont frappé mon oreille !
Compagnons de l’exil, quoi ! vous pleurez ma mort !
Vous pleurez ! et déjà dans la coupe sacrée
J’ai bu l’oubli des maux, et mon âme enivrée
Entre au céleste port.
Ces strophes jaillirent de mon cœur, et furent écrites au matin, au pied de mon lit, par un de mes amis, M. de Montchalin, qui me soignait comme un frère dans une longue et dangereuse maladie dont je fus atteint à Paris en 1819.
M. de Montchalin vit encore, et je l’aime toujours de la même amitié. J’aurais dû lui dédier ces vers.
À M. L’ABBÉ F. DE LAMENNAIS.
Oui, mon âme se plaît à secouer ses chaînes :
Déposant le fardeau des misères humaines,
Laissant errer mes sens dans ce monde des corps,
Au monde des esprits je monte sans efforts.
Là, foulant à mes pieds cet univers visible,
Je plane en liberté dans les champs du possible.
Mon âme est à l’étroit dans sa vaste prison :
Il me faut un séjour qui n’ait pas d’horizon.
Comme une goutte d’eau dans l’Océan versée,
L’infini dans son sein absorbe ma pensée ;
Là, reine de l’espace et de l’éternité,
Elle ose mesurer le temps, l’immensité,
Aborder le néant, parcourir l’existence,
Et concevoir de Dieu l’inconcevable essence.
Mais sitôt que je veux peindre ce que je sens,
Toute parole expire en efforts impuissants :
Mon âme croit parler ; ma langue embarrassée
Frappe l’air de vains sons, ombre de ma pensée.
Dieu fit pour les esprits deux langages divers :
En sons articulés l’un vole dans les airs ;
Ce langage borné s’apprend parmi les hommes ;
Il suffit aux besoins de l’exil où nous sommes,
Et, suivant des mortels les destins inconstants,
Change avec les climats ou passe avec les temps.
L’autre, éternel, sublime, universel, immense,
Est le langage inné de toute intelligence :
Ce n’est point un son mort dans les airs répandu,
C’est un verbe vivant dans le cœur entendu ;
On l’entend, on l’explique, on le parle avec l’âme ;
Ce langage senti touche, illumine, enflamme :
De ce que l’âme éprouve interprètes brûlants,
Il n’a que des soupirs, des ardeurs, des élans ;
C’est la langue du ciel que parle la prière,
Et que le tendre amour comprend seul sur la terre.
Aux pures régions où j’aime à m’envoler,
L’enthousiasme aussi vient me la révéler ;
Lui seul est mon flambeau dans cette nuit profonde,
Et mieux que la raison il m’explique le monde.
Viens donc ! il est mon guide, et je veux t’en servir ;
À ses ailes de feu, viens, laisse-toi ravir.
Déjà l’ombre du monde à nos regards s’efface :
Nous échappons au temps, nous franchissons l’espace ;
Et, dans l’ordre éternel de la réalité,
Nous voilà face à face avec la vérité !
Cet astre universel, sans déclin, sans aurore,
C’est Dieu, c’est ce grand tout, qui soi-même s’adore !
Il est ; tout est en lui : l’immensité, les temps,
De son être infini sont les purs éléments ;
L’espace est son séjour, l’éternité son âge ;
Le jour est son regard, le monde est son image :
Tout l’univers subsiste à l’ombre de sa main ;
L’être à flots éternels découlant de son sein,
Comme un fleuve nourri par cette source immense,
S’en échappe, et revient finir où tout commence.
Sans bornes comme lui, ses ouvrages parfaits
Bénissent en naissant la main qui les a faits :
Il peuple l’infini chaque fois qu’il respire ;
Pour lui, vouloir c’est faire, exister c’est produire !
Tirant tout de soi seul, rapportant tout à soi,
Sa volonté suprême est sa suprême loi !
Mais cette volonté, sans ombre et sans faiblesse,
Est à la fois puissance, ordre, équité, sagesse.
Sur tout ce qui peut être il l’exerce à son gré ;
Le néant jusqu’à lui s’élève par degré :
Intelligence, amour, force, beauté, jeunesse,
Sans s’épuiser jamais, il peut donner sans cesse ;
Et, comblant le néant de ses dons précieux,
Des derniers rangs de l’être il peut tirer des dieux !
Mais ces dieux de sa main, ces fils de sa puissance,
Mesurent d’eux à lui l’éternelle distance,
Tendant par la nature à l’être qui les fit :
Il est leur fin à tous, et lui seul se suffit !
Voilà, voilà le Dieu que tout esprit adore,
Qu’Abraham a servi, que rêvait Pythagore,
Que Socrate annonçait, qu’entrevoyait Platon ;
Ce Dieu que l’univers révèle à la raison,
Que la justice attend, que l’infortune espère,
Et que le Christ enfin vint montrer à la terre !
Ce n’est plus là ce Dieu par l’homme fabriqué,
Ce Dieu par l’imposture à l’erreur expliqué,
Ce Dieu défiguré par la main des faux prêtres,
Qu’adoraient en tremblant nos crédules ancêtres :
Il est seul, il est un, il est juste, il est bon ;
La terre voit son œuvre, et le ciel sait son nom !
Heureux qui le connaît ! plus heureux qui l’adore !
Qui, tandis que le monde ou l’outrage ou l’ignore,
Seul, aux rayons pieux des lampes de la nuit,
S’élève au sanctuaire où la foi l’introduit
Et, consumé d’amour et de reconnaissance,
Brûle, comme l’encens, son âme en sa présence !
Mais, pour monter à lui, notre esprit abattu
Doit emprunter d’en haut sa force et sa vertu.
Il faut voler au ciel sur des ailes de flamme :
Le désir et l’amour sont les ailes de l’âme.
Ah ! que ne suis-je né dans l’âge où les humains,
Jeunes, à peine encore échappés de ses mains,
Près de Dieu par le temps, plus près par l’innocence,
Conversaient avec lui, marchaient en sa présence !
Que n’ai-je vu le monde à son premier soleil !
Que n’ai-je entendu l’homme à son premier réveil !
Tout lui parlait de toi, tu lui parlais toi-même ;
L’univers respirait ta majesté suprême ;
La nature, sortant des mains du Créateur,
Étalait en tous sens le nom de son auteur :
Ce nom, caché depuis sous la rouille des âges,
En traits plus éclatants brillait sur tes ouvrages ;
L’homme dans le passé ne remontait qu’à toi ;
Il invoquait son père, et tu disais : « C’est moi. »
Longtemps comme un enfant ta voix daigna l’instruire,
Et par la main longtemps tu voulus le conduire.
Que de fois dans ta gloire à lui tu t’es montré,
Aux vallons de Sennar, aux chênes de Mambré,
Dans le buisson d’Horeb, ou sur l’auguste cime
Où Moïse aux Hébreux dictait sa loi sublime !
Ces enfants de Jacob, premiers-nés des humains,
Reçurent quarante ans la manne de tes mains :
Tu frappais leur esprit par tes vivants oracles ;
Tu parlais à leurs yeux par la voix des miracles ;
Et lorsqu’ils t’oubliaient, tes anges descendus
Rappelaient ta mémoire à leurs cœurs éperdus.
Mais enfin, comme un fleuve éloigné de sa source,
Ce souvenir si pur s’altéra dans sa course ;
De cet astre vieilli la sombre nuit des temps
Éclipsa par degrés les rayons éclatants.
Tu cessas de parler : l’oubli, la main des âges,
Usèrent ce grand nom empreint dans tes ouvrages ;
Les siècles en passant firent pâlir la foi ;
L’homme plaça le doute entre le monde et toi.
Oui, ce monde, Seigneur, est vieilli pour ta gloire ;
Il a perdu ton nom, ta trace et ta mémoire ;
Et pour les retrouver il nous faut, dans son cours,
Remonter flots à flots le long fleuve des jours.
Nature, firmament ! l’œil en vain vous contemple :
Hélas ! sans voir le Dieu, l’homme admire le temple ;
Il voit, il suit en vain, dans les déserts des cieux,
De leurs mille soleils le cours mystérieux ;
Il ne reconnaît plus la main qui les dirige :
Un prodige éternel cesse d’être un prodige.
Comme ils brillaient hier, ils brilleront demain !
Qui sait où commença leur glorieux chemin ?
Qui sait si ce flambeau, qui luit et qui féconde,
Une première fois s’est levé sur le monde ?
Nos pères n’ont point vu briller son premier tour,
Et les jours éternels n’ont point de premier jour.
Sur le monde moral en vain ta providence
Dans ces grands changements révèle ta présence ;
C’est en vain qu’en tes jeux l’empire des humains
Passe d’un sceptre à l’autre, errant de mains en mains,
Nos yeux, accoutumés à sa vicissitude,
Se sont fait de la gloire une froide habitude :
Les siècles ont tant vu de ces grands coups du sort !
Le spectacle est usé, l’homme engourdi s’endort.
Réveille-nous, grand Dieu ! parle, et change le monde ;
Fais entendre au néant ta parole féconde :
Il est temps ! lève-toi ! sors de ce long repos ;
Tire un autre univers de cet autre chaos.
À nos yeux assoupis il faut d’autres spectacles ;
À nos esprits flottants il faut d’autres miracles.
Change l’ordre des cieux, qui ne nous parle plus !
Lance un nouveau soleil à nos yeux éperdus ;
Détruis ce vieux palais, indigne de ta gloire ;
Viens ! montre-toi toi-même, et force-nous de croire !
Mais peut-être, avant l’heure où dans les lieux déserts
Le soleil cessera d’éclairer l’univers,
De ce soleil moral la lumière éclipsée
Cessera par degrés d’éclairer la pensée,
Et le jour qui verra ce grand flambeau détruit
Plongera l’univers dans l’éternelle nuit !
Alors tu briseras ton inutile ouvrage.
Ses débris foudroyés rediront d’âge en âge :
« Seul je suis ! hors de moi rien ne peut subsister !
L’homme cessa de croire, il cessa d’exister ! »
J’avais connu M. de Lamennais par son Essai sur l’indifférence. Il m’avait connu par quelques vers de moi que lui avait récités M. de Genoude, alors son ami et le mien. L’Essai sur l’indifférence m’avait frappé comme une page de J. J. Rousseau retrouvée dans le dix-neuvième siècle. Je m’attachais peu aux arguments, qui me paraissaient faibles ; mais l’argumentation me ravissait. Ce style réalisait la grandeur, la vigueur et la couleur que je portais dans mon idéal de jeune homme. J’avais besoin d’épancher mon admiration. Je ne pouvais le faire qu’en m’élevant au sujet le plus haut de la pensée humaine, Dieu. J’écrivis ces vers en retournant seul à cheval de Paris à Chambéry, par de belles et longues journées du mois de mai. Je n’avais ni papier, ni crayon, ni plume. Tout ce gravait dans ma mémoire à mesure que tout sortait de mon cœur et de mon imagination. La solitude et le silence des grandes routes à une certaine distance de Paris, l’aspect de la nature et du ciel, la splendeur de la saison, ce sentiment de voluptueux frisson que j’ai toujours éprouvé en quittant le tumulte d’une grande capitale pour me replonger dans l’air muet, profond et limpide des grands horizons, tout semblable, pour mon âme, à ce frisson qui saisit et raffermit les nerfs quand on se plonge pour nager dans les vagues bleues et fraîches de la Méditerranée ; enfin, le pas cadencé de mon cheval, qui berçait ma pensée comme mon corps, tout cela m’aidait à rêver, à contempler, à penser, à chanter. En arrivant, le soir, au cabaret de village où je m’arrêtais ordinairement pour passer la nuit, et après avoir donné l’avoine, le seau d’eau du puits, et étendu la paille de sa litière à mon cheval, que j’aimais mieux encore que mes vers, je demandais une plume et du papier à mon hôtesse, et j’écrivais ce que j’avais composé dans la journée. En arrivant à Ursy, dans les bois de la haute Bourgogne, au château de mon oncle, l’abbé de Lamartine, mes vers étaient terminés.
Salut, bois couronnés d’un reste de verdure !
Feuillages jaunissants sur les gazons épars ;
Salut, derniers beaux jours ! Le deuil de la nature
Convient à la douleur et plaît à mes regards.
Je suis d’un pas rêveur le sentier solitaire ;
J’aime à revoir encor, pour la dernière fois,
Ce soleil pâlissant, dont la faible lumière
Perce à peine à mes pieds l’obscurité des bois.
Oui, dans ces jours d’automne où la nature expire,
À ses regards voilés, je trouve plus d’attraits ;
C’est l’adieu d’un ami, c’est le dernier sourire
Des lèvres que la mort va fermer pour jamais.
Ainsi, prêt à quitter l’horizon de la vie,
Pleurant de mes longs jours l’espoir évanoui,
Je me retourne encore, et d’un regard d’envie
Je contemple ces biens dont je n’ai pas joui.
Terre, soleil, vallons, belle et douce nature,
Je vous dois une larme aux bords de mon tombeau !
L’air est si parfumé ! la lumière est si pure !
Aux regards d’un mourant le soleil est si beau !
Je voudrais maintenant vider jusqu’à la lie
Ce calice mêlé de nectar et de fiel :
Au fond de cette coupe où je buvais la vie,
Peut-être restait-il une goutte de miel !
Peut-être l’avenir me gardait-il encore
Un retour de bonheur dont l’espoir est perdu !
Peut-être, dans la foule, une âme que j’ignore
Aurait compris mon âme, et m’aurait répondu !…
La fleur tombe en livrant ses parfums au zéphire ;
À la vie, au soleil, ce sont là ses adieux ;
Moi, je meurs ; et mon âme, au moment qu’elle expire,
S’exhale comme un son triste et mélodieux.
Cette pièce ne comporte aucun commentaire. Il n’y a pas une âme contemplative et sensible qui n’ait, à certains moments de ses premières amertumes, détourné la lèvre de la coupe de la vie, et embrassé la mort souriante sous ce ravissant aspect d’une automne expirante dans la sérénité des derniers jours d’octobre ; et puis qui, prête à mourir, n’ait repris à l’existence par le regret, et voulu confondre au moins un dernier murmure d’adieu avec les derniers soupirs du vent du soir dans les pampres, ou avec la lueur du dernier rayon de l’année sur les sommets rosés de neige des montagnes.
Ces vers sont cette lutte entre l’instinct de tristesse qui fait accepter la mort, et l’instinct de bonheur qui fait regretter la vie. Ils furent écrits en 1819, après les premiers désenchantements de la première adolescence. Mais ils font déjà allusion à l’attachement sérieux que le poëte avait conçu pour une jeune Anglaise qui fut depuis la compagne de sa vie.
1831.
Céleste fille du poëte,
La vie est un hymne à deux voix.
Son front sur le tien se reflète,
Sa lyre chante sous tes doigts.
Sur tes yeux quand sa bouche pose
Le baiser calme et sans frisson,
Sur ta paupière blanche et rose
Le doux baiser à plus de son.
Dans ses bras quand il te soulève
Pour te montrer au ciel jaloux,
On croit voir son plus divin rêve
Qu’il caresse sur ses genoux !
Quand son doigt te permet de lire
Les vers qu’il vient de soupirer,
On dirait l’âme de sa lyre
Qui se penche pour l’inspirer.
Il récite ; une larme brille
Dans tes yeux attachés sur lui.
Dans cette larme de sa fille
Son cœur nage ; sa gloire a lui !
Du chant que ta bouche répète
Son cœur ému jouit deux fois.
Céleste fille du poëte,
La vie est une hymne à deux voix.
DITHYRAMBE.
À M. EUGÈNE DE GENOUDE[3].
Son front est couronné de palmes et d’étoiles ;
Son regard immortel, que rien ne peut ternir,
Traversant tous les temps, soulevant tous les voiles,
Réveille le passé, plonge dans l’avenir.
Du monde sous ses yeux les fastes se déroulent,
Les siècles à ses pieds comme un torrent s’écoulent ;
À son gré descendant ou remontant leur cours,
Elle sonne aux tombeaux l’heure, l’heure fatale,
Ou sur sa lyre virginale
Chante au monde vieilli ce jour père des jours.
* * *
Écoutez ! Jéhovah s’élance
Du sein de son éternité.
Le chaos endormi s’éveille en sa présence ;
Sa vertu le féconde, et sa toute-puissance
Repose sur l’immensité.
Dieu dit, et le jour fut ; Dieu dit, et les étoiles
De la nuit éternelle éclaircirent les voiles ;
Tous les éléments divers
À sa voix se séparèrent ;
Les eaux soudain s’écoulèrent
Dans le lit creusé des mers ;
Les montagnes s’élevèrent,
Et les aquilons volèrent
Dans les libres champs des airs.
Sept fois de Jéhovah la parole féconde
Se fit entendre au monde,
Et sept fois le néant à sa voix répondit ;
Et Dieu dit : « Faisons l’homme à ma vivante image. »
Il dit, l’homme naquit ; à ce dernier ouvrage,
Le Verbe créateur s’arrête et s’applaudit.
* * *
Mais ce n’est plus un Dieu ; c’est l’homme qui soupire :
Éden a fui… voilà le travail et la mort.
Dans les larmes sa voix expire ;
La corde du bonheur se brise sur sa lyre,
Et Job en tire un son triste comme le sort.
« Ah ! périsse à jamais le jour qui m’a vu naître !
Ah ! périsse à jamais la nuit qui m’a conçu,
Et le sein qui m’a donné l’être,
Et les genoux qui m’ont reçu !
Que du nombre des jours Dieu pour jamais l’efface !
Que, toujours obscurci des ombres du trépas,
Ce jour parmi les jours ne trouve plus sa place !
Qu’il soit comme s’il n’était pas !
« Maintenant dans l’oubli je dormirais encore,
Et j’achèverais mon sommeil
Dans cette longue nuit qui n’aura point d’aurore,
Avec ces conquérants que la terre dévore,
Avec le fruit conçu qui meurt avant d’éclore,
Et qui n’a pas vu le soleil.
« Mes jours déclinent comme l’ombre ;
Je voudrais les précipiter.
Ô mon Dieu, retranchez le nombre
Des soleils que je dois compter !
L’aspect de ma longue infortune
Éloigne, repousse, importune
Mes frères lassés à mes maux ;
En vain je m’adresse à leur foule :
Leur pitié m’échappe et s’écoule
Comme l’onde au flanc des coteaux.
« Ainsi qu’un nuage qui passe,
Mon printemps s’est évanoui ;
Mes yeux ne verront plus la trace
De tous ces biens dont j’ai joui.
Par le souffle de la colère,
Hélas ! arraché de la terre,
Je vais d’où l’on ne revient pas :
Mes vallons, ma propre demeure,
Et cet œil même qui me pleure,
Ne reverront jamais mes pas !
« L’homme vit un jour sur la terre
Entre la mort et la douleur ;
Rassasié de sa misère,
Il tombe enfin comme la fleur.
Il tombe ! Au moins par la rosée
Des fleurs la racine arrosée
Peut-elle un moment refleurir ;
Mais l’homme, hélas ! après la vie,
C’est un lac dont l’eau s’est enfuie :
On le cherche, il vient de tarir.
« Mes jours fondent comme la neige
Au souffle du courroux divin ;
Mon espérance, qu’il abrège,
S’enfuit comme l’eau de ma main.
Ouvrez-moi mon dernier asile :
Là, j’ai dans l’ombre un lit tranquille,
Lit préparé pour mes douleurs.
Ô tombeau, vous êtes mon père !
Et je dis aux vers de la terre :
« Vous êtes ma mère et mes sœurs ! »
« Mais les jours heureux de l’impie
Ne s’éclipsent pas au matin ;
Tranquille, il prolonge sa vie
Avec le sang de l’orphelin.
Il étend au loin ses racines ;
Comme un troupeau sur les collines,
Sa famille couvre Ségor ;
Puis dans un riche mausolée
Il est couché dans la vallée,
Et l’on dirait qu’il vit encore.
« C’est le secret de Dieu : je me tais et j’adore.
C’est sa main qui traça les sentiers de l’aurore,
Qui pesa l’Océan, qui suspendit les cieux.
Pour lui l’abîme est nu, l’enfer même est sans voiles ;
Il a fondé la terre et semé les étoiles :
Et qui suis-je à ses yeux ? »
* * *
Mais la harpe a frémi sous les doigts d’Isaïe ;
De son sein bouillonnant la menace à longs flots
S’échappe ; un Dieu l’appelle, il s’élance, il s’écrie.
Cieux et terre, écoutez ! silence au fils d’Amos !
« Osias n’était plus : Dieu m’apparut ; je vis
Adonaï vêtu de gloire et d’épouvante :
Les bords éblouissants de sa robe flottante
Remplissaient le sacré parvis.
« Des séraphins, debout sur des marches d’ivoire,
Se voilaient devant lui de six ailes de feux ;
Volant de l’un à l’autre, ils se disaient entre eux :
« Saint, saint, saint, le Seigneur, le Dieu, le roi des dieux !
« Toute la terre est pleine de sa gloire ! »
« Du temple à ces accents la voûte s’ébranla ;
Adonaï s’enfuit sous la nue enflammée ;
Le saint lieu fut rempli de torrents de fumée ;
La terre sous mes pieds trembla.
« Et moi, je resterais dans un lâche silence !
Moi qui t’ai vu, Seigneur, je n’oserais parler !
À ce peuple impur qui t’offense
Je craindrais de te révéler !
« Qui marchera pour nous ? dit le Dieu des armées.
« Qui parlera pour moi ? » dit Dieu. Qui ? moi, seigneur.
Touche mes lèvres enflammées :
Me voilà ! je suis prêt !… Malheur,
« Malheur à vous qui dès l’aurore
Respirez les parfums du vin,
Et que le soir retrouve encore
Chancelants aux bords du festin !
Malheur à vous qui par l’usure
Étendez sans fin ni mesure
La borne immense de vos champs !
Voulez-vous donc, mortels avides,
Habiter dans vos champs arides,
Seuls sur la terre des vivants ?
« Malheur à vous, race insensée,
Enfants d’un siècle audacieux,
Qui dites dans votre pensée :
Nous sommes sages à nos yeux !
Vous changez la nuit en lumière,
Et le jour en ombre grossière
Où se cachent vos voluptés ;
Mais, comme un taureau dans la plaine,
Vous traînez après vous la chaîne
De vos longues iniquités.
« Malheur à vous, filles de l’onde,
Îles de Sidon et de Tyr !
Tyrans, qui trafiquez du monde
Avec la pourpre et l’or d’Ophir !
Malheur à vous ! votre heure sonne ;
En vain l’Océan vous couronne !
Malheur à toi, reine des eaux,
À toi qui sur des mers nouvelles
Fais retentir comme des ailes
Les voiles de mille vaisseaux !
« Ils sont enfin venus, les jours de ma justice ;
Ma colère, dit Dieu, se déborde sur vous !
Plus d’encens, plus de sacrifice
Qui puisse éteindre mon courroux !
Je livrerai ce peuple à la mort, au carnage :
Le fer moissonnera comme l’herbe sauvage
Ses bataillons entiers !
– Seigneur, épargnez-nous ! Seigneur !–Non, point de trêve !
Et je ferai sur lui ruisseler de mon glaive
Le sang de ses guerriers !
« Ses torrents sécheront sous ma brûlante haleine ;
Ma main nivellera, comme une vaste plaine,
Ses murs et ses palais ;
Le feu les brûlera comme il brûle le chaume.
Là, plus de nation, de ville, de royaume ;
Le silence à jamais !
« Ses murs se couvriront de ronces et d’épines ;
L’hyène et le serpent peupleront ses ruines ;
Les hiboux, les vautours,
L’un l’autre s’appelant durant la nuit obscure,
Viendront à leurs petits porter la nourriture
Au sommet de ses tours ! »
* * *
Mais Dieu ferme à ces mots les lèvres d’Isaïe :
Le sombre Ézéchiel
Sur le tronc desséché de l’ingrat Israël
Fait descendre à son tour la parole de vie.
* * *
« L’Éternel emporta mon esprit au désert.
D’ossements desséchés le sol était couvert ;
J’approche en frissonnant ; mais Jéhovah me crie :
« Si je parle à ces os, reprendront-ils la vie ?
– Éternel, tu le sais. –Eh bien, dit le Seigneur,
« Écoute mes accents ; retiens-les, et dis-leur :
« Ossements desséchés, insensible poussière,
« Levez-vous ! recevez l’esprit et la lumière !
« Que vos membres épars s’assemblent à ma voix !
« Que l’esprit vous anime une seconde fois !
« Qu’entre vos os flétris vos muscles se replacent !
« Que votre sang circule et vos nerfs s’entrelacent !
« Levez-vous et vivez, voyez qui je suis ! »
J’écoutai le Seigneur, j’obéis, et je dis :
« Esprit, soufflez sur eux du couchant, de l’aurore ;
« Soufflez de l’aquilon, soufflez !… » Pressés d’éclore,
Ces restes du tombeau, réveillés par mes cris,
Entre-choquant soudain leurs ossements flétris ;
Aux clartés du soleil leur paupière se rouvre,
Leurs os sont rassemblés, et la chair les recouvre !
Et ce champ de la mort tout entier se leva,
Redevint un grand peuple, et connut Jéhovah ! »
* * *
Mais Dieu de ses enfants a perdu la mémoire ;
La fille de Sion, méditant ses malheurs,
S’assied en soupirant, et, veuve de sa gloire,
Écoute Jérémie, et retrouve des pleurs.
* * *
« Le Seigneur, m’accablant du poids de sa colère,
Retire tour à tour et ramène sa main.
Vous qui passez par le chemin,
Est-il une misère égale à ma misère ?
« En vain ma voix s’élève, il n’entend plus ma voix.
Il m’a choisi pour but de ses flèches de flamme,
Et tout le jour contre mon âme
Sa fureur a lancé les fils de son carquois.
« Sur mes os consumés ma peau s’est desséchée ;
Les enfants m’ont chanté dans leurs dérisions ;
Seul, au milieu des nations,
Le Seigneur m’a jeté comme une herbe arrachée.
« Il s’est enveloppé de son divin courroux ;
Il a fermé ma route, il a troublé ma voie ;
Mon sein n’a plus connu la joie,
Et j’ai dit au Seigneur : « Seigneur, souvenez-vous,
« Souvenez-vous, Seigneur, de ces jours de colère ;
« Souvenez-vous du fiel dont vous m’avez nourri !
« Non, votre amour n’est point tari :
« Vous me frappez, Seigneur, et c’est pourquoi j’espère.
« Je repasse en pleurant ces misérables jours ;
« J’ai connu le Seigneur dès ma plus tendre aurore :
« Quand il punit, il aime encore ;
« Il ne s’est pas, mon âme, éloigné pour toujours.
« Heureux qui le connaît ! heureux qui dès l’enfance
« Porta le joug d’un Dieu clément dans sa rigueur !
« Il croit au salut du Seigneur,
« S’assied au bord du fleuve, et l’attend en silence.
« Il sent peser sur lui ce joug de votre amour ;
« Il répand dans la nuit ses pleurs et sa prière,
« Et, la bouche dans la poussière,
« Il invoque, il espère, il attend votre jour. »
* * *
Silence, ô lyre ! et vous, silence,
Prophètes, voix de l’avenir !
Tout l’univers se tait d’avance
Devant Celui qui doit venir.
Fermez-vous, lèvres inspirées ;
Reposez-vous, harpes sacrées,
Jusqu’au jour où, sur les hauts lieux,
Une voix au monde inconnue
Fera retentir dans la nue :
PAIX À LA TERRE ET GLOIRE AUX CIEUX !
J’avais peu lu la Bible. J’avais parcouru seulement, comme tout le monde, les strophes des psaumes de David ou des prophètes, dans les livres d’Heures de ma mère. Ces langues de feu m’avaient ébloui. Mais cela me paraissait si peu en rapport avec le genre de poésie adapté à nos civilisations et à nos sentiments d’aujourd’hui, que je n’avais jamais pensé à lire de suite ces feuilles détachées des sibylles bibliques.
Il y avait en ce temps, à Paris, un jeune homme d’une figure spirituelle, fine et douce, qu’on appelait M. de Genoude. Je l’avais rencontré chez son ami le duc de Rohan. Il cultivait aussi M. de Lamennais, M. de Montmorency, M. de Chateaubriand. Il me témoigna un des premiers une tendre admiration pour mes poésies, dont il ne connaissait que quelques pages. Nous nous liâmes d’une certaine amitié. Ce jeune homme traduisait alors la Bible. Il arrivait souvent chez moi le matin, les épreuves de sa traduction à la main, et je lui faisais lire des fragments qui me révélaient une région plus haute et plus merveilleuse de poésie.
Ces entretiens et ces lectures m’inspirèrent l’idée de rassembler dans un seul chant les différents caractères et les principales images des divers poëtes sacrés. J’écrivis ceci en cinq ou six matinées, au bruit des causeries de mes amis, dans ma petite chambre de l’hôtel de Richelieu. J’en fis hommage à M. de Genoude, par reconnaissance de son affection pour moi.
Il m’aida, quelques temps après, à trouver un éditeur pour mon premier volume des Méditations. Il fut constamment plein d’obligeance et de grâce amicale pour moi. Il se destinait alors à l’état ecclésiastique. Quelques années plus tard, il renonça à cette pensée, rencontra dans le monde une jeune personne d’une grâce noble et d’une âme plus noble encore : il l’épousa ; elle lui laissa des fils. Le veuvage et la tristesse le ramenèrent à ces premières vocations. Il entra au séminaire et il se fit prêtre ; mais il voulut, et je m’en affligeai pour lui, avoir un pied dans le sanctuaire, un pied dans le monde politique. Fausse attitude. Dieu est jaloux, et le monde est logique. Le prêtre, dans aucune religion, ne peut combattre. M. de Genoude resta journaliste, et devint député. La politique ne rompit pas notre ancienne amitié, mais elle rompit nos opinions et nos rapports. Il mourut les armes à la main. J’aurais voulu qu’il les déposât au pied de l’autel avant l’heure du tombeau. N’importe ! Nous nous trompons tous : quelle est donc la vie qui n’ait pas de fausses routes ? Une larme les efface, une intention droite les redresse : Dieu est grand ! Il reste de M. de Genoude une mémoire sans tache, d’immenses travaux qui ont vulgarisé le sentiment de la liberté en greffant ce sentiment sur des idées ou sur des préjugés monarchiques, et de l’estime dans tous les partis. Sa mort laisse un vide dans mes souvenirs. Je le voyais peu dans le présent, mais je l’aimais dans son passé.
1837.
Ô terre, vil monceau de boue
Où germent d’épineuses fleurs,
Rendons grâce à Dieu, qui secoue
Sur ton sein ses fraîches couleurs !
Sans ces urnes où goutte à goutte
Le ciel rend la force à nos pas,
Tout serait désert, et la route
Au ciel ne s’achèverait pas.
Nous dirions : « À quoi bon poursuivre
Ce sentier qui mène au cercueil ?
Puisqu’on se lasse en vain à vivre,
Mieux vaut s’arrêter sur le seuil. »
Mais pour nous cacher les distances,
Sur le chemin de nos douleurs
Tu sèmes le sol d’espérances,
Comme on borde un linceul de fleurs !
Et toi, mon cœur, cœur triste et tendre,
Où chantaient de si fraîches voix ;
Toi qui n’es plus qu’un bloc de cendre
Couvert de charbons noirs et froids,
Ah ! laisse refleurir encore
Ces lueurs d’arrière-saison !
Le soir d’été qui s’évapore
Laisse une pourpre à l’horizon.
Oui, meurs en brûlant, ô mon âme,
Sur ton bûcher d’illusions,
Comme l’astre éteignant sa flamme
S’ensevelit dans ses rayons !
1842.
Orchestre du Très-Haut, bardes de ses louanges,
Ils chantent à l’été des notes de bonheur ;
Ils parcourent les airs avec des ailes d’anges
Échappés tout joyeux des jardins du Seigneur.
Tant que durent les fleurs, tant que l’épi qu’on coupe
Laisse tomber un grain sur les sillons jaunis,
Tant que le rude hiver n’a pas gelé la coupe
Où leurs pieds vont poser comme aux bords de leurs nids,
Ils remplissent le ciel de musique et de joie :
La jeune fille embaume et verdit leur prison,
L’enfant passe la main sur leur duvet de soie,
Le vieillard les nourrit au seuil de sa maison.
Mais dans les mois d’hiver, quand la neige et le givre
Ont remplacé la feuille et le fruit, où vont-ils ?
Ont-ils cessé d’aimer ? Ont-ils cessé de vivre ?
Nul ne sait le secret de leurs lointains exils.
On trouve au pied de l’arbre une plume souillée,
Comme une feuille morte où rampe un ver rongeur,
Que la brume des nuits a jaunie et mouillée,
Et qui n’a plus, hélas ! ni parfum ni couleur.
On voit pendre à la branche un nid rempli d’écailles,
Dont le vent pluvieux balance un noir débris ;
Pauvre maison en deuil et vieux pan de murailles
Que les petits, hier, réjouissaient de cris.
Ô mes charmants oiseaux, vous si joyeux d’éclore !
La vie est donc un piège où le bon Dieu vous prend ?
Hélas ! c’est comme nous. Et nous chantons encore !
Que Dieu serait cruel, s’il n’était pas si grand !
1847.
Lorsque vient le soir de la vie,
Le printemps attriste le cœur :
De sa corbeille épanouie
Il s’exhale un parfum moqueur.
De toutes ces fleurs qu’il étale,
Dont l’amour ouvre le pétale,
Dont les prés éblouissent l’œil,
Hélas ! il suffit que l’on cueille
De quoi parfumer d’une feuille
L’oreiller du lit d’un cercueil.
Cueillez-moi ce pavot sauvage
Qui croît à l’ombre de ces blés :
On dit qu’il en coule un breuvage
Qui ferme les yeux accablés.
J’ai trop veillé ; mon âme est lasse
De ces rêves qu’un rêve chasse.
Que me veux-tu, printemps vermeil ?
Loin de moi ces lis et ces roses !
Que faut-il aux paupières closes ?
La fleur qui garde le sommeil !
À UNE JEUNE ÉTRANGÈRE.
Quand tes beaux pieds distraits errent, ô jeune fille,
Sur ce sable mouillé, frange d’or de la mer,
Baisse-toi, mon amour, vers la blonde coquille
Que Vénus fait, dit-on, polir au flot amer.
L’écrin de l’Océan n’en a point de pareille ;
Les roses de ta joue ont peine à l’égaler ;
Et quand de sa volute on approche l’oreille,
On entend mille voix qu’on ne peut démêler.
Tantôt c’est la tempête avec ses lourdes vagues,
Qui viennent en tonnant se briser sur tes pas ;
Tantôt c’est la forêt avec ses frissons vagues ;
Tantôt ce sont des voix qui chuchotent tout bas.
Oh ! ne dirais-tu pas, à ce confus murmure
Que rend le coquillage aux lèvres de carmin,
Un écho merveilleux où l’immense nature
Résume tous ses bruits dans le creux de ta main ?
Emporte-la, mon ange ! Et quand ton esprit joue
Avec lui-même, oisif, pour charmer tes ennuis,
Sur ce bijou des mers penche en riant ta joue,
Et, fermant tes beaux yeux, recueilles-en les bruits.
Si, dans ces mille accents dont sa conque fourmille,
Il en est un plus doux qui vienne te frapper,
Et qui s’élève à peine aux bords de la coquille,
Comme un aveu d’amour qui n’ose s’échapper ;
S’il a pour ta candeur des terreurs et des charmes ;
S’il renaît en mourant presque éternellement ;
S’il semble au fond d’un cœur rouler avec des larmes ;
S’il tient de l’espérance et du gémissement…
Ne te consume pas à chercher ce mystère !
Ce mélodieux souffle, ô mon ange, c’est moi !
Quel bruit plus éternel et plus doux sur la terre,
Qu’un écho de mon cœur qui m’entretient de toi ?
Si la poésie n’est pas un vain assemblage de sons, elle est sans doute la forme la plus sublime que puisse revêtir la pensée humaine : elle emprunte à la musique cette qualité indéfinissable de l’harmonie qu’on a appelée céleste, faute de pouvoir lui trouver un autre nom : parlant aux sens par la cadence des sons, et à l’âme par l’élévation et l’énergie du sens, elle saisit à la fois tout l’homme ; elle le charme, le ravit, l’enivre, elle exalte en lui le principe divin ; elle lui fait sentir un moment ce quelque chose de plus qu’humain qui l’a fait nommer la langue des dieux.
C’est du moins la langue des philosophes, si la philosophie est ce qu’elle doit être, le plus haut degré d’élévation donné à la pensée humaine, la raison divinisée : la métaphysique et la poésie sont donc sœurs, ou plutôt ne sont qu’une : l’une étant le beau idéal dans la pensée, l’autre le beau idéal dans l’expression ; pourquoi les séparer ? pourquoi dessécher l’une et avilir l’autre ? l’homme a-t-il trop de ses dons célestes pour s’en dépouiller à plaisir ? a-t-il peur de donner trop d’énergie à son âme en réunissant ces deux puissances ? Hélas ! il retombera toujours assez tôt dans les formes et dans les pensée vulgaires ! La sublime philosophie, la poésie digne d’elle, ne sont que des révélations rapides qui viennent interrompre trop rarement la triste monotonie des siècles : ce qui est beau dans tous les genres n’est pas de tous les jours ici-bas ; c’est un éclair de cet autre monde où l’âme s’élève quelquefois, mais où elle ne séjourne pas.
Ces réflexions nous semblent propres à excuser du moins l’auteur de ce fragment, d’avoir tenté de fondre ensemble la poésie et la métaphysique de ces belles doctrines du sage des sages ; quoique ce morceau porte le nom de Socrate, on y sent cependant déjà une philosophie plus avancée, et comme un avant-goût du christianisme près d’éclore : si un homme méritait sans doute qu’on lui supposât d’avance les sublimes inspirations, cet homme était Socrate.
Il avait combattu toute sa vie cet empire des sens que le Christ venait renverser ; sa philosophie était toute religieuse ; elle était humble, car il la sentait inspirée ; elle était douce, elle était tolérante, elle était résignée : elle avait deviné l’unité de Dieu, l’immortalité de l’âme, plus encore, s’il faut en croire les commentateurs de Platon et quelques mots étranges échappés à ces deux bouches sublimes. L’homme était allé jusqu’où l’homme pouvait aller ; il fallait une révélation pour lui faire franchir encore un pas immense. Socrate, lui, en sentait le besoin ; il l’indiquait ; il la préparait par ses discours, par sa vie et par sa mort. Il était digne de l’entrevoir à ses derniers moments ; en un mot, il était inspiré ; il nous le dit, il nous le répète, et pourquoi refuserions-nous de croire sur parole l’homme qui donnait sa vie pour l’amour de la vérité ? Y a-t-il beaucoup de témoignages qui vaillent la parole de Socrate mourant ? Oui, sans doute, il était inspiré ; il était un précurseur de cette révélation définitive que Dieu préparait de temps en temps par des révélations partielles. Car la vérité et la sagesse ne sont point de nous : elles descendent du ciel dans les cœurs choisis qui sont suscités de Dieu selon les besoins des temps. Il les semait çà et là ; il les répandait goutte à goutte pour en donner seulement la connaissance et le désir, jusqu’au moment où il devait nous en rassasier avec plénitude.
Indépendamment de la sublimité des doctrines qu’il annonçait, la mort de Socrate était un tableau digne des regards des hommes et du ciel ; il mourait sans haine pour ses persécuteurs, victime de ses vertus, s’offrant en holocauste pour la vérité : il pouvait se défendre, il pouvait se renier lui-même ; il ne le voulut pas ; c’eût été mentir au Dieu qui parlait en lui, et rien n’annonce qu’un sentiment d’orgueil soit venu altérer la pureté, la beauté de ce sublime dévouement. Ses paroles rapportées par Platon sont aussi simples à la fin de son dernier jour qu’au milieu de sa vie ; la solennité de ce grand moment de la mort ne donne à ses expressions ni tension ni faiblesse ; obéissant avec amour à la volonté des dieux qu’il aime à reconnaître en tout, son dernier jour ne diffère en rien de ses autres jours, si ce n’est qu’il n’aura pas de lendemain ! Il continue avec ses amis le sujet de conversation commencé la veille ; il boit la ciguë comme un breuvage ordinaire ; il se couche pour mourir, comme il aurait fait pour dormir : tant il est sûr que les dieux sont là, avant, après, partout, et qu’il va se réveiller dans leur sein !
Le poëte n’a pas interrompu son chant par les détails assez connus du jugement, et par les longues dissertations de Socrate et de ses amis ; il n’a chanté que les dernières heures et les dernières paroles du philosophe, ou du moins les paroles qu’il lui suppose. Nous l’imiterons ; nous nous contenterons de rappeler l’avant-scène aux lecteurs.
Socrate, condamné à mourir pour ses opinions religieuses, attendait la mort depuis plusieurs jours ; mais il ne devait boire la ciguë qu’au moment où le vaisseau envoyé tous les ans à Délos en l’honneur de Thésée, serait de retour dans le port d’Athènes. C’est ce vaisseau que l’on nommait Théorie, et qu’on apercevait dans le lointain au moment où le poëme commence.
Le Serviteur des Onze était un esclave de ce tribunal, destiné au service des prisonniers en attendant l’exécution des sentences. Ce fragment est imprimé comme il a été écrit par l’auteur, dans une forme inusité, par couplets d’inégale longueur ; après chaque couplet, nous avons placé un trait qui indique la suspension du sens, et l’auteur passe souvent, sans autre transition, d’une pensée à une autre.
Nous nous servirons pour les notes, toutes tirées de Platon, de l’admirable traduction de Platon par M. Cousin. Ce jeune philosophe, digne d’expliquer un pareil maître, pour faire rougir notre siècle de ses honteux et dégradants sophismes, après l’avoir rappelé lui-même aux plus nobles théories du spiritualisme, a eu l’heureuse pensée de lui révéler la sagesse antique dans toute sa grâce et toute sa beauté. Trouvant la philosophie de nos jours encore toute souillée des lambeaux du matérialisme, il lui montre Socrate, et semble lui dire : « Voilà ce que tu es, et voilà ce que tu as été ! » Espérons qu’en achevant son bel ouvrage, il la dégagera aussi des nuages dont Kant et quelques-uns de ses disciples l’ont enveloppée, et nous la fera apparaître enfin toute resplendissante de la pure lumière du christianisme.
La vérité, c’est Dieu.
Le soleil, se levant aux sommets de l’Hymette,
Du temple de Thésée illuminait le faîte,
Et, frappant de ses feux les murs du Parthénon,
Comme un furtif adieu, glissait dans la prison ;
On voyait sur les mers une poupe dorée[I],
Au bruit des hymnes saints, voguer vers le Pirée,
Et c’était ce vaisseau dont le fatal retour
Devait aux condamnés marquer leur dernier jour ;
Mais la loi défendait qu’on leur ôtât la vie
Tant que le doux soleil éclairait l’Ionie,
De peur que ses rayons, aux vivants destinés,
Par des yeux sans regard ne fussent profanés,
Ou que le malheureux, en fermant sa paupière,
N’eût à pleurer d’eux la vie et la lumière !
Ainsi l’homme exilé du champ de ses aïeux
Part avant que l’aurore ait éclairé les cieux !
* * *
Attendant le réveil du fils de Sophronique,
Quelques amis en deuil erraient sous le portique[II],
Et sa femme, portant son fils sur ses genoux,
Tendre enfant dont la main joue avec les verrous,
Accusant la lenteur des geôliers insensibles,
Frappait du front l’airain des portes inflexibles !
La foule inattentive au cri de ses douleurs
Demandait en passant le sujet de ses pleurs,
Et reprenant bientôt sa course suspendue,
Et dans les longs parvis par groupes répandue,
Recueillait ces vains bruits dans le peuple semés,
Parlait d’autels détruits et des dieux blasphémés,
Et d’un culte nouveau corrompant la jeunesse,
Et de ce Dieu sans nom, étranger dans la Grèce !
C’était quelque insensé, quelque monstre odieux,
Quelque nouvel Oreste aveuglé par les dieux,
Qu’atteignait à la fin la tardive justice,
Et que la terre au ciel devait en sacrifice !
Socrate ! et c’était toi qui, dans les fers jeté,
Mourais pour la justice et pour la vérité !
* * *
Enfin de la prison les gonds bruyants roulèrent ;
À pas lents, l’œil baissé, les amis s’écoulèrent :
Mais Socrate, jetant un regard sur les flots,
Et leur montrant du doigt la voile vers Délos :
« Regardez sur les mers cette poupe fleurie ;
C’est le vaisseau sacré, l’heureuse Théorie[III] !
Saluons-la, dit-il : cette voile est la mort !
Mon âme, aussitôt qu’elle, entrera dans le port !
Et cependant parlez ! et que ce jour suprême
Dans nos doux entretiens s’écoule encore de même[IV] !
Ne jetons point aux vents les restes du festin ;
Des dons sacrés des dieux usons jusqu’à la fin :
L’heureux vaisseau qui touche au terme du voyage
Ne suspend pas sa course à l’aspect du rivage ;
Mais, couronné de fleurs, et les voiles aux vents,
Dans le port qui l’appelle il entre avec les chants !
* * *
« Les poëtes ont dit qu’avant sa dernière heure
En sons harmonieux le doux cygne se pleure ;
Amis, n’en croyez rien ! l’oiseau mélodieux
D’un plus sublime instinct fut doué par les dieux !
Du riant Eurotas près de quitter la rive,
L’âme, de ce beau corps à demi fugitive,
S’avançant pas à pas vers un monde enchanté,
Voit poindre le jour pur de l’immortalité,
Et, dans la douce extase où ce regard la noie,
Sur la terre en mourant elle exhale sa joie.
Vous qui près du tombeau venez pour m’écouter,
Je suis un cygne aussi : je meurs, je puis chanter ! »
* * *
Sous la voûte, à ces mots, des sanglots éclatèrent ;
D’un cercle plus étroit ses amis l’entourèrent :
« Puisque tu vas mourir, ami trop tôt quitté,
Parle-nous d’espérance et d’immortalité !
– Je le veux bien, dit-il : mais éloignons les femmes ;
Leurs soupirs étouffés amolliraient nos âmes ;
Or, il faut, dédaignant les terreurs du tombeau,
Entrer d’un pas hardi dans un monde nouveau !
* * *
« Vous le savez, amis ; souvent, dès ma jeunesse,
Un génie inconnu m’inspira la sagesse,
Et du monde futur me découvrit les lois.
Était-ce quelque dieu caché dans une voix ?
Une ombre m’embrassant d’une amitié secrète ?
L’écho de l’avenir ? la muse du poëte ?
Je ne sais ; mais l’esprit qui me parlait tout bas,
Depuis que de ma fin je m’approche à grands pas,
En sons plus élevés me parle, me console ;
Je reconnais plus tôt sa divine parole,
Soit qu’un cœur affranchi du tumulte des sens
Avec plus de silence écoute ses accents ;
Soit que, comme l’oiseau, l’invisible génie
Redouble vers le soir sa touchante harmonie ;
Soit plutôt qu’oubliant le jour qui va finir
Mon âme, suspendue aux bords de l’avenir,
Distingue mieux le son qui part d’un autre monde,
Comme le nautonier, le soir, errant sur l’onde,
À mesure qu’il vogue et s’approche du bord,
Distingue mieux la voix qui s’élève du port.
Cet invisible ami jamais ne m’abandonne,
Toujours de son accent mon oreille résonne,
Et sa voix dans ma voix parle seule aujourd’hui ;
Amis, écoutez donc ! ce n’est plus moi ; c’est lui !… »
* * *
Le front calme et serein, l’œil rayonnant d’espoir,
Socrate à ses amis fit signe de s’asseoir ;
À ce signe muet soudain ils obéirent,
Et sur les bords du lit en silence ils s’assirent :
Symmias abaissait son manteau sur ses yeux ;
Criton d’un œil pensif interrogeait les cieux ;
Cébès penchait à terre un front mélancolique ;
Anaxagore, armé d’un rire sardonique,
Semblait, du philosophe enviant l’heureux sort,
Rire de la fortune et défier la mort !
Et le dos appuyé sur la porte de bronze,
Les bras entrelacés, le serviteur des Onze,
De doute et de pitié tour à tour combattu,
Murmurait sourdement : « Que lui sert sa vertu ? »
Mais Phédon, regrettant l’ami plus que le sage,
Sous ses cheveux épars voilant son beau visage,
Plus près du lit funèbre aux pieds du maître assis,
Sur ses genoux pliés se penchait comme un fils,
Levait ses yeux voilés sur l’ami qu’il adore,
Rougissait de pleurer, et le pleurait encore !
* * *
Du sage cependant la terrestre douleur
N’osait point altérer les traits ni la couleur ;
Son regard élevé loin de nous semblait lire ;
Sa bouche, où reposait son gracieux sourire,
Toute prête à parler, s’entr’ouvrait à demi ;
Son oreille écoutait son invisible ami ;
Ses cheveux, effleurés du souffle de l’automne,
Dessinaient sur sa tête une pâle couronne,
Et, de l’air matinal par moments agités,
Répandaient sur son front des reflets argentés ;
Mais, à travers ce front où son âme est tracée,
On voyait rayonner sa sublime pensée,
Comme, à travers l’albâtre ou l’airain transparents,
La lampe, sur l’autel jetant ses feux mourants,
Par son éclat voilé se trahissait encore,
D’un reflet lumineux les frappe et les colore !
Comme l’œil sur les mers suit la voile qui part,
Sur ce front solennel attachant leur regard,
À ses yeux suspendus, ne respirant qu’à peine,
Ses amis attentifs retenaient leur haleine ;
Leurs yeux le contemplaient pour la dernière fois !
Ils allaient pour jamais emporter cette voix !
Comme la vague s’ouvre au souffle errant d’Éole,
Leur âme impatiente attendait sa parole.
Enfin du ciel sur eux son regard s’abaissa,
Et lui, comme autrefois, sourit et commença :
* * *
« Quoi ! vous pleurez, amis ! vous pleurez quand mon âme,
Semblable au pur encens que la prêtresse enflamme,
Affranchie à jamais du vil poids de son corps,
Va s’envoler aux dieux, et, dans de saints transports,
Saluant ce jour pur, qu’elle entrevit peut-être,
Chercher la vérité, la voir et la connaître !
Pourquoi donc vivons-nous, si ce n’est pour mourir ?
Pourquoi pour la justice ai-je aimé de souffrir ?
Pourquoi dans cette mort qu’on appelle la vie[V],
Contre ses vils penchants luttant, quoique asservie,
Mon âme avec mes sens a-t-elle combattu ?
Sans la mort, mes amis, que serait la vertu ?…
C’est le prix du combat, la céleste couronne,
Qu’aux bornes de la course un saint juge nous donne ;
La voix de Jupiter qui nous rappelle à lui !
Amis, bénissons-la ! Je l’entends aujourd’hui :
Je pouvais, de mes jours disputant quelque reste,
Me faire répéter deux fois l’ordre céleste.
Me préservent les dieux d’en prolonger le cours !
En esclave attentif, ils m’appellent, j’y cours !
Et vous, si vous m’aimez, comme aux plus belles fêtes,
Amis, faites couler des parfums sur vos têtes.
Suspendez une offrande aux murs de la prison !
Et, le front couronné d’un verdoyant feston,
Ainsi qu’un jeune époux qu’une foule empressée,
Semant de chastes fleurs le seuil du gynécée,
Vers le lit nuptial conduit après le bain,
Dans les bras de la mort menez-moi par la main !…
* * *
« Qu’est-ce donc que mourir ? Briser ce nœud infâme,
Cet adultère hymen de la terre et de l’âme,
D’un vil poids, à la tombe, enfin se décharger !
Mourir n’est pas mourir, mes amis, c’est changer !
Tant qu’il vit, accablé sous le corps qui l’enchaîne,
L’homme vers le vrai bien languissamment se traîne,
Et, par ses vils besoins dans sa course arrêté,
Suit d’un pas chancelant, ou perd la vérité.
Mais celui qui, touchant au terme qu’il implore,
Voit du jour éternel étinceler l’aurore,
Comme un rayon du soir remontant dans les cieux,
Exilé de leur sein, remonte au sein des dieux ;
Et buvant à longs traits le nectar qui l’enivre,
Du jour de son trépas il commence de vivre ! »
* * *
« Mais mourir c’est souffrir ; et souffrir est un mal.
Amis, qu’en savons-nous ? Et quand l’instant fatal,
Consacré par le sang comme un grand sacrifice,
Pour ce corps immolé serait un court supplice,
N’est-ce pas par un mal que tout bien est produit ?
L’été sort de l’hiver, le jour sort de la nuit[VI],
Dieu lui-même a noué cette éternelle chaîne ;
Nous fûmes à la vie enfantés avec peine,
Et cet heureux trépas, des faibles redouté,
N’est qu’un enfantement à l’immortalité !
« Cependant de la mort qui peut sonder l’abîme ?
Les dieux ont mis leur doigt sur sa lèvre sublime :
Qui sait si dans ses mains, prêtes à la saisir,
L’âme incertaine, tombe avec peine ou plaisir ?
Pour moi, qui vis encor, je ne sais, mais je pense
Qu’il est quelque mystère au fond de ce silence ;
Que des dieux indulgents la sévère bonté
A jusque dans la mort caché la volupté,
Comme, en blessant nos cœurs de ses divines armes,
L’Amour cache souvent un plaisir sous des larmes ! »
L’incrédule Cébès à ce discours sourit.
« Je le saurai bientôt, » dit Socrate. Il reprit :
* * *
« Oui : le premier salut de l’homme à la lumière,
Quand le rayon doré vient baiser sa paupière,
L’accent de ce qu’on aime à la lyre mêlé,
Le parfum fugitif de la coupe exhalé,
La saveur du baiser, quand de sa lèvre errante
L’amant cherche, la nuit, les lèvres de l’amante,
Sont moins doux à nos sens que le premier transport
De l’homme vertueux affranchi par la mort !
Et pendant qu’ici-bas sa cendre est recueillie,
Emporté par sa course, en fuyant il oublie
De dire même au monde un éternel adieu !
Ce monde évanoui disparaît devant Dieu !
* * *
« Mais quoi ! suffit-il donc de mourir pour revivre ?
Non : il faut que des sens notre âme se délivre,
De ses penchants mortels triomphe avec effort ;
Que notre vie enfin soit une longue mort !
La vie est le combat, la mort est la victoire,
Et la terre est pour nous l’autel expiatoire
Où l’homme, de ses sens sur le seuil dépouillé,
Doit jeter dans les feux son vêtement souillé,
Avant d’aller offrir sur un autel propice
De sa vie, au Dieu pur, l’aussi pur sacrifice !
* * *
« Ils iront, d’un seul trait, du tombeau dans les cieux,
Joindre, où la mort n’est plus, les héros et les dieux,
Ceux qui, vainqueurs des sens pendant leur courte vie,
Ont soumis à l’esprit la matière asservie,
Ont marché sous le joug des rites et des lois,
Du juge intérieur interrogé la voix,
Suivi les droits sentiers écartés de la foule,
Prié, servi les dieux, d’où la vertu découle,
Souffert pour la justice, aimé la vérité,
Et des enfants du ciel conquis la liberté !
« Mais ceux qui, chérissant la chair autant que l’âme,
De l’esprit et des sens ont resserré la trame,
Et prostitué l’âme aux vils baisers du corps,
Comme Léda livrée à de honteux transports,
Ceux-là, si toutefois un dieu ne les délivre,
Même après leur trépas ne cessent pas de vivre,
Et des coupables nœuds qu’eux-mêmes ils ont serrés
Ces mânes imparfaits ne sont pas délivrés !
Comme à ses fils impurs Arachné suspendue,
Leur âme, avec leur corps mêlée et confondue,
Cherche enfin à briser ses liens flétrissants ;
L’amour qu’elle eut pour eux vit encor dans ses sens ;
De leurs bras décharnés ils la pressent encore,
Lui rappellent cent fois cet hymen qu’elle abhorre,
Et, comme un air pesant qui dort sur les marais,
Leur vil poids, loin des dieux, la retient à jamais !
Ces mânes gémissants, errant dans les ténèbres,
Avec l’oiseau de nuit jettent des cris funèbres ;
Autour des monuments, des urnes, des tombeaux,
De leur corps importun traînant d’affreux lambeaux,
Honteux de vivre encore, et fuyant la lumière,
À l’heure où l’innocence a fermé sa paupière,
De leurs antres obscures ils s’échappent sans bruit,
Comme des criminels s’emparent de la nuit,
Imitent sur les flots le réveil de l’aurore,
Font courir sur les monts le pâle météore ;
De songes effrayants assiégeant nos esprits,
Au fond des bois sacrés poussent d’horribles cris,
Ou, tristement assis sur le bord d’une tombe,
Et dans leurs doigts sanglants cachant leur front qui tombe,
Jaloux de leur victime, ils pleurent leurs forfaits :
Mais les âmes des bons ne reviennent jamais ! »
* * *
Il se tut, et Cébès rompit seul le silence :
« Me préservent les dieux d’offenser l’Espérance,
Cette divinité qui, semblable à l’Amour,
Un bandeau sur les yeux, nous conduit au vrai jour !
Mais puisque de ces bords comme elle tu t’envoles,
Hélas ! et que voilà tes suprêmes paroles,
Pour m’instruire, ô mon maître, et non pour t’affliger,
Permets-moi de répondre et de t’interroger. »
Socrate, avec douceur, inclina son visage,
Et Cébès en ces mots interrogea le sage :
* * *
« L’âme, dis-tu, doit vivre au delà du tombeau ;
Mais si l’âme est pour nous la lueur d’un flambeau,
Quand la flamme a des sens consumé la matière,
Quand le flambeau s’éteint, que devient la lumière ?
La clarté, le flambeau, tout ensemble est détruit,
Et tout rentre à la fois dans une même nuit !
Ou si l’âme est aux sens ce qu’est à cette lyre
L’harmonieux accord que notre main en tire,
Quand le temps ou les vers en ont usé le bois,
Quand la corde rompue a crié sous nos doigts,
Et que les nerfs brisés de la lyre expirante
Sont foulés sous les pieds la jeune bacchante,
Qu’est devenu le bruit de ces divins accords ?
Meurt-il avec la lyre ? et l’âme avec le corps ?… »
Les sages, à ces mots, pour sonder ce mystère,
Baissant leurs fronts pensifs, et regardant la terre,
Cherchaient une réponse et ne la trouvaient pas !
Se parlant l’un à l’autre ils murmuraient tout bas :
« Quand la lyre n’est plus, où donc est l’harmonie ?… »
Et Socrate semblait attendre son génie !
* * *
Sur l’une de ses mains appuyant son menton,
L’autre se promenait sur le front de Phédon,
Et, sur son cou d’ivoire errant à l’aventure,
Caressait, en passant, sa blonde chevelure ;
Puis, détachant du doigt un de ses longs rameaux
Qui pendaient jusqu’à terre en flexibles anneaux,
Faisait sur ses genoux flotter leurs molles ondes,
Ou dans ses doigts distraits roulait leurs tresses blondes,
Et parlait en jouant, comme un vieillard divin
Qui mêle la sagesse aux coupes d’un festin !
* * *
« Amis, l’âme n’est pas l’incertaine lumière
Dont le flambeau des sens ici-bas nous éclaire ;
Elle est l’œil immortel qui voit ce faible jour
Naître, grandir, baisser, renaître tour à tour,
Et qui sent hors de soi, sans en être affaiblie,
Pâlir et s’éclipser ce flambeau de la vie,
Pareille à l’œil mortel qui dans l’obscurité
Conserve le regard en perdant la clarté !
« L’âme n’est pas aux sens ce qu’est à cette lyre
L’harmonieux accord que notre main en tire ;
Elle est le doigt divin qui seul la fait frémir,
L’oreille qui l’entend ou chanter ou gémir,
L’auditeur attentif, l’invisible génie
Qui juge, enchaîne, ordonne et règle l’harmonie,
Et qui des sons discords que rendent chaque sens
Forme au plaisir de dieux des concerts ravissants !
En vain la lyre meurt et le son s’évapore :
Sur ces débris muets l’oreille écoute encore !
Es-tu content, Cébès ? – Oui, j’en crois tes adieux,
Socrate est immortel ! – Eh bien, parlons des dieux ! »
* * *
Et déjà le soleil était sur les montagnes,
Et, rasant d’un rayon les flots et les campagnes,
Semblait, faisant au monde un magnifique adieu,
Aller se rajeunir au sein brillant de Dieu !
Les troupeaux descendaient des sommets du Taygète ;
L’ombre dormait déjà sur les flancs de l’Hymette ;
Le Cythéron nageait dans un océan d’or ;
Le pêcheur matinal, sur l’onde errant encor,
Modérant près du bord sa course suspendue,
Repliait, en chantant, sa voile détendue ;
La flûte dans les bois, et ces chants sur les mers,
Arrivaient jusqu’à nous sur les soupirs des airs,
Et venaient se mêler à nos sanglots funèbres,
Comme un rayon du soir se fond dans les ténèbres !
* * *
« Hâtons-nous, mes amis, voici l’heure du bain[VII].
Esclaves, versez l’eau dans le vase d’airain !
Je veux offrir aux dieux une victime pure. »
Il dit : et se plongeant dans l’urne qui murmure,
Comme fait à l’autel le sacrificateur,
Il puisa dans ses mains le flot libérateur,
Et, le versant trois fois sur son front qu’il inonde,
Trois fois sur sa poitrine en fit ruisseler l’onde ;
Puis, d’un voile de pourpre en essuyant les flots,
Parfuma ses cheveux, et reprit en ces mots :
« Nous oublions le Dieu pour adorer ses traces !
Me préserve Apollon de blasphémer les Grâces !
Hébé versant la vie aux célestes lambris,
Le carquois de l’Amour, ni l’écharpe d’Iris,
Ni surtout de Vénus la brillante ceinture
Qui d’un nœud sympathique enchaîne la nature,
Ni l’éternel Saturne, ou le grand Jupiter,
Ni tous ces dieux du ciel, de la terre et de l’air !
Tous ces êtres peuplant l’Olympe ou l’Élysée
Sont l’image de Dieu par nous divinisé,
Des lettres de son nom sur la nature écrit,
Une ombre que ce Dieu jette sur notre esprit !
À ce titre divin ma raison les adore,
Comme nous saluons le soleil dans l’aurore ;
Et peut-être qu’enfin tous ces dieux inventés,
Cet enfer et ce ciel par la lyre chantés,
Ne sont pas seulement des songes du génie,
Mais les brillants degrés de l’échelle infinie
Qui, des êtres semés dans ce vaste univers,
Sépare et réunit tous les astres divers.
Peut-être qu’en effet, dans l’immense étendue,
Dans tout ce qui se meut une âme est répandue ;
Que ces astres brillants sur nos têtes semés
Sont des soleils vivants, et des feux animés ;
Que l’Océan, frappant sa rive épouvantée,
Avec ses flots grondants roule une âme irritée ;
Que notre air embaumé volant dans un ciel pur
Est un esprit flottant sur des ailes d’azur ;
Que le jour est un œil qui répand la lumière,
La nuit, une beauté qui voile sa paupière ;
Et qu’enfin dans le ciel, sur la terre, en tout lieu,
Tout est intelligent, tout vit, tout est un dieu.
* * *
« Mais, croyez-en, amis, ma voix prête à s’éteindre,
Par delà tous ces dieux que notre œil peut atteindre,
Il est sous la nature, il est au fond des cieux,
Quelque chose d’obscur et de mystérieux
Que la nécessité, que la raison proclame,
Et que voit seulement la foi, cet œil de l’âme !
Contemporain des jours et de l’éternité !
Grand comme l’infini, seul comme l’unité !
Impossible à nommer, à nos sens impalpable !
Son premier attribut, c’est d’être inconcevable !
Dans les lieux, dans les temps, hier, demain, aujourd’hui,
Descendons, remontons, nous arrivons à lui !
Tout ce que vous voyez est sa toute-puissance,
Tout ce que nous pensons est sa sublime essence !
Force, amour, vérité, créateur de tout bien,
C’est le dieu de vos dieux ! c’est le seul ! c’est le mien !…
* * *
– Mais le mal, dit Cébès, qui l’a créé ? – Le crime :
Des coupables mortels châtiment légitime,
Sur ce globe déchu le mal et le trépas
Sont nés le même jour : Dieu ne les connaît pas !
Soit qu’un attrait fatal, une coupable flamme
Ait attiré jadis la matière vers l’âme ;
Soit plutôt que la vie, en des nœuds trop puissants
Resserrant ici-bas l’esprit avec les sens,
Les pénètre tous deux d’un amour adultère,
Ils ne sont réunis que par un grand mystère.
Cette horrible union, c’est le mal : et la mort,
Remède et châtiment, la brise avec effort.
Mais, à l’instant suprême où cet hymen expire,
Sur les vils éléments l’âme reprend l’empire,
Et s’envole, aux rayons de l’immortalité,
Au monde du bonheur et de la vérité !
* * *
– Connais-tu le chemin de ce monde invisible ?
Dit Cébès ; à ton œil est-il donc accessible ?
– Mes amis, j’en approche, et pour le découvrir…
– Que faut-il ? dit Phédon. – Être pur et mourir !
« Dans un point de l’espace inaccessible aux hommes[VIII],
Peut-être au ciel, peut-être aux lieux même où nous sommes,
Il est un autre monde, un Élysée, un ciel,
Que ne parcourent pas de longs ruisseaux de miel,
Où les âmes des bons, de Dieu seul altérées,
D’un nectar éternel ne sont pas enivrées,
Mais où les mânes saints, les immortels esprits,
De leurs corps immolés vont recevoir le prix !
Ni la sombre Tempé, ni le riant Ménade,
Qu’enivre de parfums l’haleine matinale,
Ni les vallons d’Hémus, ni ces riches coteaux,
Qu’enchante l’Eurotas du murmure des eaux,
Ni cette terre enfin des poëtes chérie
Qui fait aux voyageurs oublier leur patrie,
N’approchent pas encor du fortuné séjour
Où le regard de Dieu donne aux âmes le jour ;
Où jamais dans la nuit ce jour divin n’expire ;
Où la vie et l’amour sont l’air qu’elle respire ;
Où des corps immortels ou toujours renaissants
Pour d’autres voluptés lui prêtent d’autres sens.
– Quoi ! des corps dans le ciel ? la mort avec la vie ?
– Oui, des corps transformés que l’âme glorifie !
L’âme, pour composer ces divins vêtements,
Cueille en tout l’univers la fleur des éléments ;
Tout ce qu’ont de plus pur la vie et la matière,
Les rayons transparents de la douce lumière,
Les reflets nuancés des plus tendres couleurs,
Les parfums que le soir enlève au sein des fleurs,
Les bruits harmonieux que l’amoureux Zéphire
Tire au sein de la nuit de l’onde qui soupire,
La flamme qui s’exhale en jets d’or et d’azur,
Le cristal des ruisseaux roulant dans un ciel pur,
La pourpre dont l’aurore aime à teindre ses voiles,
Et les rayons dormants des tremblantes étoiles,
Réunis et formant d’harmonieux accords,
Se mêlent sous ses doigts et composent son corps ;
Et l’âme, qui jadis esclave sur la terre
À ces sens révoltés faisait en vain la guerre,
Triomphante aujourd’hui de leurs vœux impuissants,
Règne avec majesté sur le monde des sens,
Pour des plaisirs sans fin, sans fin les multiplie,
Et joue avec l’espace et les temps et la vie !
* * *
« Tantôt, pour s’envoler où l’appelle un désir,
Elle aime à parfumer les ailes du zéphyr,
D’un rayon de l’iris en glissant les colore ;
Et du ciel aux enfers, du couchant à l’aurore,
Comme une abeille errante, elle court en tout lieu
Découvrir et baiser les ouvrages de Dieu.
Tantôt au char brillant que l’aurore lui prête
Elle attelle un coursier qu’anime la tempête ;
Et, dans ces beaux déserts de feux errants semés,
Cherchant ces grands esprits qu’elle a jadis aimés,
De soleil en soleil, de système en système,
Elle vole et se perd avec l’âme qu’elle aime,
De l’espace infini suit les vastes détours,
Et dans le sein de Dieu se retrouve toujours !
* * *
« L’âme, pour soutenir sa céleste nature,
N’emprunte pas des corps sa chaste nourriture ;
Ni le nectar coulant de la coupe d’Hébé,
Ni le parfum des fleurs par le vent dérobé,
Ni la libation en son honneur versée,
Ne sauraient nourrir l’âme : elle vit de pensée,
De désirs satisfaits, d’amour, de sentiments,
De son être immortel immortels aliments.
Grâce à ces fruits divins que le ciel multiplie,
Elle soutient, prolonge, éternise la vie,
Et peut, par la vertu de l’éternel amour,
Multiplier son être, et créer à son tour !
* * *
« Car, ainsi que les corps, la pensée est féconde.
Un seul désir suffit pour peupler tout un monde ;
Et, de même qu’un son par l’écho répété,
Multiplié sans fin, court dans l’immensité,
Ou comme en s’étendant l’éphémère étincelle
Allume sur l’autel une flamme immortelle ;
Ainsi ces êtres purs l’un vers l’autre attirés,
De l’amour créateur constamment pénétrés,
À travers l’infini se cherchent, se confondent,
D’une éternelle étreinte, en s’aimant, se fécondent,
Et, des astres déserts peuplant les régions,
Prolongent dans le ciel leurs générations.
Ô célestes amours ! saints transports ! chaste flamme !
Baisers où sans retour l’âme se mêle à l’âme,
Où l’éternel désir et la pure beauté
Poussent en s’unissant un cri de volupté !
Si j’osais !… » Mais un bruit retentit sous la voûte !
Le sage interrompu tranquillement écoute,
Et nous vers l’occident nous tournons tous les yeux :
Hélas ! c’était le jour qui s’enfuyait des cieux !
* * *
…………………………
En détournant les yeux, le serviteur des Onze
Lui tendit le poison dans la coupe de bronze ;
Socrate la reçut d’un front toujours serein,
Et, comme un don sacré l’élevant dans sa main,
Sans suspendre un moment sa phrase commencée,
Avant de la vider acheva sa pensée.
* * *
Sur les flancs arrondis du vase au large bord,
Qui jamais de son sein ne versait que la mort,
L’artiste avait fondu sous son souffle de flamme
L’histoire de Psyché, ce symbole de l’âme ;
Et, symbole plus doux de l’immortalité,
Un léger papillon en ivoire sculpté,
Plongeant sa trompe avide en ces ondes mortelles,
Formait l’anse du vase en déployant ses ailes :
Psyché, par ses parents dévouée à l’Amour,
Quittant avant l’aurore un superbe séjour,
D’une pompe funèbre allait environnée
Tenter comme la mort ce divin hyménée ;
Puis, seule, assise, en pleurs, le front sur ses genoux,
Dans un désert affreux attendait son époux ;
Mais, sensible à ses maux, le volage Zéphyre,
Comme un désir divin que le ciel nous inspire,
Essuyant d’un soupir les larmes de ses yeux,
Dormante sur son sein l’enlevait dans les cieux !
On voyait son beau front penché sur son épaule
Livrer ses longs cheveux aux doux baisers d’Éole,
Et Zéphyr, succombant sous son charmant fardeau,
Lui former de ses bras un amoureux berceau,
Effleurer ses longs cils de sa brûlante haleine,
Et, jaloux de l’Amour, la lui rendre avec peine.
Ici, le tendre Amour sur des roses couché
Pressait entre ses bras la tremblante Psyché,
Qui, d’un secret effroi ne pouvant se défendre,
Recevait ses baisers sans oser les lui rendre ;
Car le céleste époux, trompant son tendre amour,
Toujours du lit sacré fuyait avec le jour.
Plus loin, par le désir en secret éveillée,
Et du voile nocturne à demi dépouillée,
Sa lampe d’une main et de l’autre un poignard,
Psyché, risquant l’amour, hélas ! contre un regard,
De son époux qui dort tremblant d’être entendue,
Se penchait vers le lit, sur un pied suspendue,
Reconnaissait l’Amour, jetait un cri soudain,
Et l’on voyait trembler la lampe dans sa main.
* * *
Mais de l’huile brûlante une goutte épanchée,
S’échappant par malheur de la lampe penchée,
Tombait sur le sein nu de l’amant endormi ;
L’Amour impatient, s’éveillant à demi,
Contemplait tour à tour ce poignard, cette goutte…
Et fuyait indigné vers la céleste voûte !
Emblème menaçant des désirs indiscrets
Qui profanent les dieux, pour les voir de trop près !
La vierge cette fois errante sur la terre
Pleurait son jeune amant, et non plus sa misère :
Mais l’Amour à la fin, de ses larmes touché,
Pardonnait à sa faute, et l’heureuse Psyché,
Par son céleste époux dans l’Olympe ravie,
Sur les lèvres du dieu buvant des flots de vie,
S’avançait dans le ciel avec timidité ;
Et l’on voyait Vénus sourire à sa beauté !
Ainsi par la vertu l’âme divinisée
Revient, égale aux dieux, régner dans l’Élysée !
* * *
Mais Socrate élevant la coupe dans ses mains :
« Offrons ! offrons d’abord aux maîtres des humains
De l’immortalité cette heureuse prémice ! »
Il dit ; et vers la terre inclinant le calice,
Comme pour épargner un nectar précieux,
En versa seulement deux gouttes pour les dieux,
Et, de sa lèvre avide approchant le breuvage,
Le vida lentement sans changer de visage,
Comme un convive avant de sortir d’un festin
Qui dans sa coupe d’or verse un reste de vin,
Et, pour mieux savourer le dernier jus qu’il goûte,
L’incline lentement et le boit goutte à goutte.
Puis, sur son lit de mort doucement étendu,
Il reprit aussitôt son discours suspendu.
* * *
« Espérons dans les dieux, et croyons-en notre âme !
De l’amour dans nos cœurs alimentons la flamme !
L’amour est le lien des dieux et des mortels ;
La crainte ou la douleur profanent leurs autels.
Quand vient l’heureux signal de notre délivrance,
Amis, prenons vers eux le vol de l’espérance !
Point de funèbre adieu ! point de cris ! point de pleurs !
On couronne ici-bas la victime de fleurs ;
Que de joie et d’amour notre âme couronnée
S’avance au-devant d’eux comme à son hyménée !
Ce sont là les festons, les parfums précieux,
Les voix, les instruments, les chants mélodieux,
Dont l’âme convoquée à ce banquet suprême
Avant d’aller aux dieux, doit s’enchanter soi-même !
* * *
« Relevez donc ces fronts que l’effroi fait pâlir !
Ne me demandez plus s’il faut m’ensevelir ;
Sur ce corps qui fut moi quelle huile on doit répandre ;
Dans quel lieu, dans quelle urne il faut garder ma cendre.
Qu’importe a vous, à moi, que ce vil vêtement
De la flamme, ou des vers, devienne l’aliment ?
Qu’une froide poussière, à moi jadis unie,
Soit balayée aux flots ou bien aux gémonies ?
Ce corps vil, composé des éléments divers,
Ne sera pas plus moi qu’une vague des mers,
Qu’une feuille des bois que l’aquilon promène,
Qu’un atome flottant qui fut argile humaine,
Que le feu du bûcher dans les airs exhalé,
Ou le sable mouvant de vos chemins foulé !
* * *
« Mais je laisse en partant à cette terre ingrate
Un plus noble débris de ce que fut Socrate :
Mon génie à Platon ! à vous tous mes vertus !
Mon âme aux justes dieux ! ma vie à Mélitus,
Comme au chien dévorant qui sur le seuil aboie,
En quittant le festin, on jette aussi sa proie !… »
* * *
Tel qu’un triste soupir de la rame et des flots
Se mêle sur les mers aux chants des matelots,
Pendant cet entretien une funèbre plainte
Accompagnait sa voix sur le seuil de l’enceinte ;
Hélas ! c’était Myrto demandant son époux,
Que l’heure des adieux ramenait parmi nous !
L’égarement troublait sa démarche incertaine,
Et, suspendus aux plis de sa robe qui traîne,
Deux enfants, les pieds nus, marchant à ses côtés,
Suivaient en chancelant ses pas précipités.
Avec ses longs cheveux elle essuyait ses larmes ;
Mais leur trace profonde avait flétri ses charmes ;
Et la mort sur ses traits répandait sa pâleur :
On eût dit qu’en passant l’impuissante douleur,
Ne pouvant de Socrate atteindre la grande âme,
Avait respecté l’homme et profané la femme !
De terreur et d’amour saisie à son aspect,
Elle pleurait sur lui dans un tendre respect.
Telle, aux fêtes du dieu pleuré par Cythérée,
Sur la corps d’Adonis la bacchante éplorée,
Partageant de Vénus les divines douleurs,
Réchauffe tendrement le marbre de ses pleurs,
De sa bouche muette avec respect l’effleure,
Et paraît adorer le beau dieu qu’elle pleure !
Socrate, en recevant ses enfants dans ses bras,
Baisa sa joue humide et lui parla tout bas :
Nous vîmes une larme, et ce fut la dernière,
Sous ses cils abaissés rouler dans sa paupière.
Puis d’un bras défaillant offrant ses fils aux dieux :
« Je fus leur père ici, vous l’êtes dans les cieux !
Je meurs, mais vous vivez ! Veillez sur leur enfance !
Je les lègue, ô bons dieux, à votre providence !… »
* * *
Mais déjà le poison dans ses veines versé
Enchaînait dans son cours le flot du sang glacé :
On voyait vers le cœur, comme une onde tarie,
Remonter pas à pas la chaleur et la vie,
Et ses membres roidis, sans force et sans couleur,
Du marbre de Paros imitaient la pâleur.
En vain Phédon, penché sur ses pieds qu’il embrasse,
Sous sa brûlante haleine en réchauffait la glace ;
Son front, ses mains, ses pieds se glaçaient sous nos doigts !
Il ne nous restait plus que son âme et sa voix !
Semblable au bloc divin d’où sortit Galatée
Quand une âme immortelle à l’Olympe empruntée,
Descendant dans le marbre à la voix d’un amant,
Fait palpiter son cœur d’un premier sentiment,
Et qu’ouvrant sa paupière au jour qui vient d’éclore,
Elle n’est plus un marbre, et n’est pas femme encore !
* * *
Était-ce de la mort la pâle majesté,
Ou le premier rayon de l’immortalité ?
Mais son front rayonnant d’une beauté sublime
Brillait comme l’aurore aux sommets de Didyme,
Et nos yeux, qui cherchaient à saisir son adieu,
Se détournaient de crainte et croyaient voir un dieu !
Quelquefois l’œil au ciel il rêvait en silence ;
Puis, déroulant les flots de sa sainte éloquence,
Comme un homme enivré du doux jus du raisin,
Brisant cent fois le fil de ses discours sans fin,
Ou comme Orphée errant dans les demeures sombres,
En mots entrecoupés il parlait à des ombres !
* * *
« Courbez-vous, disait-il, cyprès d’Académus !
Courbez-vous, et pleurez, vous ne le verrez plus !
Que la vague, en frappant le marbre du Pirée,
Jette avec son écume une voix éplorée !
Les dieux l’ont rappelé ! ne le savez-vous pas ?…
Mais ses amis en deuil, où portent-ils leurs pas ?
Voilà Platon, Cébès, ses enfants et sa femme !
Voilà son cher Phédon, cet enfant de son âme !
Ils vont d’un pas furtif, aux lueurs de Phébé,
Pleurer sur un cercueil aux regards dérobé,
Et, penchés sur mon urne, ils paraissaient attendre
Que la voix qu’ils aimaient sorte encor de ma cendre.
Oui, je vais vous parler, amis, comme autrefois,
Quand penchés sur mon lit vous aspiriez ma voix !…
Mais que ce temps est loin ! et qu’une courte absence
Entre eux et moi, grands dieux, a jeté de distance !
Vous qui cherchez si loin la trace de mes pas,
Levez les yeux, voyez !… Ils ne m’entendent pas !
Pourquoi ce deuil ? pourquoi ces pleurs dont tu t’inondes ?
Épargne au moins, Myrto, tes longues tresses blondes*,
Tourne vers moi tes yeux de larmes essuyés :
Myrto, Platon, Cébès, amis !… si vous saviez !…
* Socrate eut deux femmes, Xanthippe et Myrto.
* * *
« Oracles, taisez-vous ! tombez, voix du Portique !
Fuyez, vaines lueurs de la sagesse antique !
Nuages colorés d’une fausse clarté,
Évanouissez-vous devant la vérité !
D’un hymen ineffable elle est prête d’éclore ;
Attendez… Un, deux, trois… quatre siècles encore,
Et ses rayons divins qui partent des déserts
D’un éclat immortel rempliront l’univers !
Et vous, ombres de Dieu qui nous voilez sa face,
Fantômes imposteurs qu’on adore à sa place,
Dieux de chair et de sang, dieux vivants, dieux mortels,
Vices déifiés sur d’immondes autels,
Mercure aux ailes d’or, déesse de Cythère,
Qu’adorent impunis le vol et l’adultère ;
Vous tous, grands et petits, race de Jupiter,
Qui peuplez, qui souillez les eaux, la terre et l’air,
Encore un peu de temps, et votre funeste foule,
Roulant avec l’erreur de l’Olympe qui croule,
Fera place au Dieu saint, unique, universel,
Le seul Dieu que j’adore et qui n’a point d’autel !…
* * *
…………………………
« Quels secrets dévoilés ! quelle vaste harmonie !…
…………………………
Mais qui donc étais-tu, mystérieux génie[IX] ?
Toi qui, voilant toujours ton visage à mes yeux,
M’as conduit par la voix jusqu’aux portes des cieux ?
Toi qui, m’accompagnant comme un oiseau fidèle,
Caresse encor mon front du doux vent de ton aile,
Es-tu quelque Apollon de ce divin séjour,
Ou quelque beau Mercure envoyé par l’Amour ?
Tiens-tu l’arc, ou la lyre, ou l’heureux caducée ?
Ou n’es-tu, réponds-moi, qu’une simple pensée ?
Ah ! viens, qui que tu sois, esprit, mortel ou dieu !
Avant de recevoir mon éternel adieu,
Laisse-moi découvrir, laisse-moi reconnaître
Cet ami qui m’aima même avant que de naître !
Que je puisse, en touchant au terme du chemin,
Rendre grâce à mon guide et pleurer sur sa main !
Sors du voile éclatant qui te dérobe encore !
Approche !… Mais que vois-je ? ô Verbe que j’adore,
Rayon coéternel, est-ce vous que je vois ?…
Voilez-vous, ou je meurs une seconde fois ![X]
* * *
…………………………
« Heureux ceux qui naîtront dans la sainte contrée
Que baise avec respect la vague d’Érythrée !
Ils verront les premiers, sur leur pur horizon,
Se lever au matin l’astre de la raison.
Amis, vers l’orient tournez votre paupière :
La vérité viendra d’où nous vient la lumière !
Mais qui l’apportera ?… C’est toi, Verbe conçu !
Toi, qu’à travers les temps mes yeux ont aperçu ;
Toi, dont par l’avenir la splendeur réfléchie
Vient m’éclairer d’avance au sommet de la vie.
Tu viens ! tu vis ! tu meurs d’un trépas mérité !
Car la mort est le prix de toute vérité.
Mais ta voix expirante en ce monde entendue
Comme la mienne, au moins, ne sera pas perdue.
La voix qui vient du ciel n’y remontera pas ;
L’univers assoupi t’écoute et fait un pas !
L’énigme du destin se révèle à la terre !
…………………………
Quoi ! j’avais soupçonné ce sublime mystère !
Nombre mystérieux ! profonde trinité !
Triangle composé d’une triple unité !
Les formes, les couleurs, les sons, les nombres même,
Tout me cachait mon Dieu ! tout était son emblème !
Mais les voiles enfin pour moi sont révolus ;
Écoutez !… » Il parlait : nous ne l’entendions plus !
* * *
Cependant dans son sein son haleine oppressée[XI],
Trop faible pour prêter des sons à sa pensée,
Sur sa lèvre entr’ouverte, hélas ! venait mourir,
Puis semblait tout à coup palpiter et courir :
Comme, prêt à s’abattre aux rives paternelles,
D’un cygne qui se pose on voit battre les ailes ;
Entre les bras d’un songe il semblait endormi.
L’intrépide Cébès penché sur notre ami,
Rappelant dans ses yeux l’âme qui s’évapore,
Jusqu’au bord du trépas l’interrogeait encore :
« Dors-tu ? lui disait-il ; la mort, est-ce un sommeil ? »
Il recueillit sa force, et dit : « C’est un réveil !
– Ton œil est-il voilé par des ombres funèbres ?
– Non ; je vois un jour pur poindre dans les ténèbres !
– N’entends-tu pas des cris, des gémissements ? – Non ;
J’entends des astres d’or qui murmurent un nom !
– Que sens-tu ? – Ce que sent la jeune chrysalide
Quand, livrant à la terre une dépouille aride,
Aux rayons de l’aurore ouvrant ses faibles yeux,
Le souffle du matin la roule dans les cieux.
– Ne nous trompais-tu pas ? réponds : l’âme était-elle…
– Croyez-en ce sourire, elle était immortelle !…
– De ce monde imparfait qu’attends-tu pour sortir ?
– J’attends, comme la nef, un souffle pour partir !
– D’où viendra-t-il ? – Du ciel ! – Encore une parole !
– Non ; laisse en paix mon âme, afin qu’elle s’envole ! »
…………………………
Il dit, ferma les yeux pour la dernière fois,
Et resta quelque temps sans haleine et sans voix.
Un faux rayon de vie errant par intervalle[XII]
D’une pourpre mourante éclairait son front pâle.
Ainsi, dans un soir pur de l’arrière-saison,
Quand déjà la soleil a quitté l’horizon,
Un rayon oublié des ombres se dégage,
Et colore en passant les flancs d ‘or d’un nuage.
Enfin plus librement il semble respirer,
Et, laissant sur ses traits son doux sourire errer :
« Aux dieux libérateurs, dit-il, qu’on sacrifie !
Ils m’ont guéri ! – De quoi ? dit Cébès. – De la vie !… »
Puis un léger soupir de ses lèvres coula,
Aussi doux que le vol d’une abeille d’Hybla !
Était-ce… Je ne sais ; mais, pleins d’un saint dictame,
Nous sentîmes en nous comme une seconde âme !…
…………………………
Comme un lis sur les eaux et que la rame incline,
Sa tête mollement penchait sur sa poitrine ;
Ses longs cils, que la mort n’a fermés qu’à demi,
Retombant en repos sur son œil endormi,
Semblaient comme autrefois, sous leur ombre abaissée,
Recueillir le silence, ou voiler la pensée !
La parole surprise en son dernier essor
Sur sa lèvre entr’ouverte, hélas ! errait encor,
Et ses traits, où la vie a perdu son empire,
Étaient comme frappés d’un éternel sourire !…
Sa main, qui conservait son geste habituel,
De son doigt étendu montrait encor le ciel ;
Et quand le doux regard de la naissante aurore,
Dissipant par degrés les ombres qu’il colore,
Comme un phare allumé sur un sommet lointain,
Vint dorer son front mort des ombres du matin,
On eût dit que Vénus, d’un deuil divin suivie,
Venait pleurer encor sur son amant sans vie ;
Que la triste Phébé de son pâle rayon
Caressait, dans la nuit, le sein d’Endymion ;
Ou que du haut du ciel l’âme heureuse du sage
Revenait contempler le terrestre rivage,
Et, visitant de loin le corps qu’elle a quitté,
Réfléchissait sur lui l’éclat de sa beauté,
Comme un astre bercé dans un ciel sans nuage
Aime à voir dans les flots briller sa chaste image.
…………………………
On n’entendait autour ni plainte, ni soupir !…
C’est ainsi qu’il mourut, si c’était là mourir !
* * *
Musae Jovis omnia plena !
VIRGILE
À L. de V***.
Le feu divin qui nous consume
Ressemble à ces feux indiscrets
Qu’un pasteur imprudent allume
Aux bord de profondes forêts ;
Tant qu’aucun souffle ne l’éveille,
L’humble foyer couve et sommeille ;
Mais s’il respire l’aquilon,
Tout à coup la flamme engourdie
S’enfle, déborde ; et l’incendie
Embrase un immense horizon !
Ô mon âme, de quels rivages
Viendra ce souffle inattendu ?
Serait-ce un enfant des orages ?
Un soupir à peine entendu ?
Viendra-t-il, comme un doux zéphyre,
Mollement caresser ma lyre,
Ainsi qu’il caresse une fleur ?
Ou sous ses ailes frémissantes,
Briser ses cordes gémissantes
Du cri perçant de la douleur ?
Viens du couchant ou de l’aurore !
Doux ou terrible au gré du sort,
Le sein généreux qui t’implore
Brave la souffrance ou la mort !
Aux cœurs altérés d’harmonie
Qu’importe le prix du génie ?
Si c’est la mort, il faut mourir !…
On dit que la bouche d’Orphée,
Par les flots de l’Èbre étouffée,
Rendit un ultime soupir !
Mais soit qu’un mortel vive ou meure,
Toujours rebelle à nos souhaits,
L’esprit ne souffle qu’à son heure,
Et ne se repose jamais !
Préparons-lui des lèvres pures,
Un œil chaste, un front sans souillures,
Comme, aux approches du saint lieu,
Des enfants, des vierges voilées,
Jonchent de roses effeuillées
La route où va passer un Dieu !
Fuyant des bords qui l’ont vu naître,
De Jéthro l’antique berger
Un jour devant lui vit paraître
Un mystérieux étranger ;
Dans l’ombre, ses larges prunelles
Lançaient de pâles étincelles,
Ses pas ébranlaient le vallon ;
Le courroux gonflait sa poitrine,
Et le souffle de sa narine
Résonnait comme l’aquilon !
Dans un formidable silence
Ils se mesurent un moment ;
Soudain l’un sur l’autre s’élance,
Saisi d’un même emportement :
Leurs bras menaçants se replient,
Leurs fronts luttent, leurs membres crient,
Leurs flancs pressent leurs flancs pressés ;
Comme un chêne qu’on déracine
Leur tronc se balance et s’incline
Sur leurs genoux entrelacés !
Tous deux ils glissent dans la lutte,
Et Jacob enfin terrassé
Chancelle, tombe, et dans sa chute
Entraîne l’ange renversé :
Palpitant de crainte et de rage,
Soudain le pasteur se dégage
Des bras du combattant des cieux,
L’abat, le presse, le surmonte,
Et sur son sein gonflé de honte
Pose un genou victorieux !
Mais, sur le lutteur qu’il domine,
Jacob encor mal affermi,
Sent à son tour sur sa poitrine
Le poids du céleste ennemi !…
Enfin, depuis les heures sombres
Où le soir lutte avec les ombres,
Tantôt vaincu, tantôt vainqueur,
Contre ce rival qu’il ignore
Il combattit jusqu’à l’aurore…
Et c’était l’esprit du Seigneur !
Ainsi dans les ombres du doute
L’homme, hélas ! égaré souvent,
Se trace à soi-même sa route,
Et veut voguer contre le vent ;
Mais dans cette lutte insensée,
Bientôt notre aile terrassée
Par le souffle qui la combat,
Sur la terre tombe essoufflée
Comme la voile désenflée
Qui tombe et dort le long du mât.
Attendons le souffle suprême ;
Dans un repos silencieux ;
Nous ne sommes rien de nous-même
Qu’un instrument mélodieux !
Quand le doigt d’en haut se retire,
Restons muets comme la lyre
Qui recueille ses saints transports
Jusqu’à ce que la main puissante
Touche la corde frémissante
Où dorment les divins accords !
L’aurore se levait, la mer battait la plage ;
Ainsi parla Sapho debout sur le rivage,
Et près d’elle, à genoux, les filles de Lesbos
Se penchaient sur l’abîme et contemplaient les flots :
Fatal rocher, profond abîme !
Je vous aborde sans effroi !
Vous allez à Vénus dérober sa victime :
J’ai méconnu l’amour, l’amour punit mon crime.
Ô Neptune ! tes flots seront plus doux pour moi !
Vois-tu de quelles fleurs j’ai couronné ma tête ?
Vois : ce front, si longtemps chargé de mon ennui,
Orné pour mon trépas comme pour une fête,
Du bandeau solennel étincelle aujourd’hui !
On dit que dans ton sein… mais je ne puis le croire !
On échappe au courroux de l’implacable Amour ;
On dit que, par tes soins, si l’on renaît au jour,
D’une flamme insensée on y perd la mémoire !
Mais de l’abîme, ô dieu ! quel que soit le secours,
Garde-toi, garde-toi de préserver mes jours !
Je ne viens pas chercher dans tes ondes propices
Un oubli passager, vain remède à mes maux !
J’y viens, j’y viens trouver le calme des tombeaux !
Reçois, ô roi des mers, mes joyeux sacrifices !
Et vous, pourquoi ces pleurs ? pourquoi ces vains sanglots ?
Chantez, chantez un hymne, ô vierges de Lesbos !
Importuns souvenirs, me suivrez-vous sans cesse ?
C’était sous les bosquets du temple de Vénus ;
Moi-même, de Vénus insensible prêtresse,
Je chantais sur la lyre un hymne à la déesse :
Aux pieds de ses autels, soudain je t’aperçus !
Dieux ! quels transports nouveaux ! ô dieux ! comment décrire
Tous les feux dont mon sein se remplit à la fois ?
Ma langue se glaça, je demeurais sans voix,
Et ma tremblante main laissa tomber ma lyre !
Non : jamais aux regards de l’ingrate Daphné
Tu ne parus plus beau, divin fils de Latone ;
Jamais le thyrse en main, de pampres couronné,
Le jeune dieu de l’Inde, en triomphe traîné,
N’apparut plus brillant aux regards d’Érigone.
Tout sortit… de lui seul je me souvins, hélas !
Sans rougir de ma flamme, en tout temps, à toute heure,
J’errais seule et pensive autour de sa demeure.
Un pouvoir plus qu’humain m’enchaînait sur ses pas !
Que j’aimais à le voir, de la foule enivrée,
Au gymnase, au théâtre, attirer tous les yeux,
Lancer le disque au loin, d’une main assurée,
Et sur tous ses rivaux l’emporter dans nos jeux !
Que j’aimais à le voir, penché sur la crinière
D’un coursier de l’Élide aussi prompt que les vents,
S’élancer le premier au bout de la carrière,
Et, le front couronné, revenir à pas lents !
Ah ! de tous ses succès, que mon âme était fière !
Et si de ce beau front de sueur humecté
J’avais pu seulement essuyer la poussière…
Ô dieux ! j’aurais donné tout, jusqu’à ma beauté,
Pour être un seul instant ou sa sœur ou sa mère !
Vous, qui n’avez jamais rien pu pour mon bonheur !
Vaines divinités des rives du Permesse,
Moi-même, dans vos arts, j’instruisis sa jeunesse ;
Je composai pour lui ces chants pleins de douceur,
Ces chants qui m’ont valu les transports de la Grèce :
Ces chants, qui des Enfers fléchiraient la rigueur,
Malheureuse Sapho ! n’ont pu fléchir son cœur,
Et son ingratitude a payé ta tendresse !
Redoublez vos soupirs ! redoublez vos sanglots !
Pleurez ! pleurez ma honte, ô filles de Lesbos !
Si l’ingrat cependant s’était laissé toucher !
Si mes soins, si mes chants, si mes trop faibles charmes
À son indifférence avaient pu l’arracher !
S’il eût été du moins attendri par mes larmes !
Jamais pour un mortel, jamais la main des dieux
N’aurait filé des jours plus doux, plus glorieux !
Que d’éclat cet amour eût jeté sur sa vie !
Ses jours à ces dieux même auraient pu faire envie !
Et l’amant de Sapho, fameux dans l’univers,
Aurait été, comme eux, immortel dans mes vers !
C’est pour lui que j’aurais, sur tes autels propices,
Fait fumer en tout temps l’encens des sacrifices,
Ô Vénus ! c’est pour lui que j’aurais nuit et jour
Suspendu quelque offrande aux autels de l’Amour !
C’est pour lui que j’aurais, durant les nuits entières
Aux trois fatales sœurs adressé mes prières !
Ou bien que, reprenant mon luth mélodieux,
J’aurais redit les airs qui lui plaisaient le mieux !
Pour lui j’aurais voulu dans les jeux d’Ionie
Disputer aux vainqueurs les palmes du génie !
Que ces lauriers brillants à mon orgueil offerts
En les cueillant pour lui m’auraient été plus chers !
J’aurais mis à ses pieds le prix de ma victoire,
Et couronné son front des rayons de ma gloire.
Souvent à la prière abaissant mon orgueil,
De ta porte, ô Phaon ! j’allais baiser le seuil.
Au moins, disais-je, au moins, si ta rigueur jalouse
Me refuse à jamais ce doux titre d’épouse,
Souffre, ô trop cher enfant, que Sapho, près de toi,
Esclave si tu veux, vive au moins sous ta loi !
Que m’importe ce nom et cette ignominie !
Pourvu qu’à tes côtés je consume ma vie !
Pourvu que je te voie, et qu’à mon dernier jour
D’un regard de pitié tu plaignes tant d’amour !
Ne crains pas mes périls, ne crains pas ma faiblesse ;
Vénus égalera ma force à ma tendresse.
Sur les flots, sur la terre, attachée à tes pas,
Tu me verras te suivre au milieu des combats ;
Tu me verras, de Mars affrontant la furie,
Détourner tous les traits qui menacent ta vie,
Entre la mort et toi toujours prompte à courir…
Trop heureuse pour lui si j’avais pu mourir !
"Lorsque enfin, fatigué des travaux de Bellone,
"Sous la tente au sommeil ton âme s’abandonne,
"Ce sommeil, ô Phaon ! qui n’est plus fait pour moi,
"Seule me laissera veillant autour de toi !
"Et si quelque souci vient rouvrir ta paupière,
"Assise à tes côtés durant la nuit entière,
"Mon luth sur mes genoux soupirant mon amour,
"Je charmerai ta peine en attendant le jour !
Je disais ; et les vents emportaient ma prière !
L’écho répétait seul ma plainte solitaire ;
Et l’écho seul encor répond à mes sanglots !
Pleurez ! pleurez ma honte, ô filles de Lesbos !
Toi qui fus une fois mon bonheur et ma gloire !
Ô lyre ! que ma main fit résonner pour lui,
Ton aspect que j’aimais m’importune aujourd’hui,
Et chacun de tes airs rappelle à ma mémoire
Et mes feux, et ma honte, et l’ingrat qui m’a fui !
Brise-toi dans mes mains, lyre à jamais funeste !
Aux autels de Vénus, dans ses sacrés parvis
Je ne te suspends pas ! que le courroux céleste
Sur ces flots orageux disperse tes débris !
Et que de mes tourments nul vestige ne reste !
Que ne puis-je de même engloutir dans ces mers
Et ma fatale gloire, et mes chants, et mes vers !
Que ne puis-je effacer mes traces sur la terre !
Que ne puis-je aux Enfers descendre tout entière !
Et, brûlant ces écrits où doit vivre Phaon,
Emporter avec moi l’opprobre de mon nom !
Cependant si les dieux que sa rigueur outrage
Poussaient en cet instant ses pas vers le rivage ?
Si de ce lieu suprême il pouvait s’approcher ?
S’il venait contempler sur le fatal rocher
Sapho, les yeux en pleurs, errante, échevelée,
Frappant de vains sanglots la rive désolée,
Brûlant encor pour lui, lui pardonnant son sort,
Et dressant lentement les apprêts de sa mort ?
Sans doute, à cet aspect, touché de mon supplice,
Il se repentirait de sa longue injustice ?
Sans doute par mes pleurs se laissant désarmer
Il dirait à Sapho : Vis encor pour aimer !
Qu’ai-je dit ? Loin de moi quelque remords peut-être,
À défaut de l’amour, dans son cœur a pu naître :
Peut-être dans sa fuite, averti par les dieux,
Il frissonne, il s’arrête, il revient vers ces lieux ?
Il revient m’arrêter sur les bords de l’abîme ;
Il revient !… il m’appelle… il sauve sa victime !…
Oh ! qu’entends-je ?… écoutez… du côté de Lesbos
Une clameur lointaine a frappé les échos !
J’ai reconnu l’accent de cette voix si chère,
J’ai vu sur le chemin s’élever la poussière !
Ô vierges ! regardez ! ne le voyez-vous pas
Descendre la colline et me tendre les bras ?…
Mais non ! tout est muet dans la nature entière,
Un silence de mort règne au loin sur la terre :
Le chemin est désert !… je n’entends que les flots…
Pleurez ! pleurez ma honte, ô filles de Lesbos !
Mais déjà s’élançant vers les cieux qu’il colore
Le soleil de son char précipite le cours.
Toi qui viens commencer le dernier de mes jours,
Adieu dernier soleil ! adieu suprême aurore !
Demain du sein des flots vous jaillirez encore,
Et moi je meurs ! et moi je m’éteins pour toujours !
Adieu champs paternels ! adieu douce contrée !
Adieu chère Lesbos à Vénus consacrée !
Rivage où j’ai reçu la lumière des cieux !
Temple auguste où ma mère, aux jours de ma naissance
D’une tremblante main me consacrant aux dieux,
Au culte de Vénus dévoua mon enfance !
Et toi, forêt sacrée, où les filles du Ciel,
Entourant mon berceau, m’ont nourri de leur miel,
Adieu ! Leurs vains présents que le vulgaire envie,
Ni des traits de l’Amour, ni des coups du destin,
Misérable Sapho ! n’ont pu sauver ta vie !
Tu vécus dans les pleurs, et tu meurs au matin !
Ainsi tombe une fleur avant le temps fanée !
Ainsi, cruel Amour, sous le couteau mortel,
Une jeune victime à ton temple amenée,
Qu’à ton culte en naissant le pâtre a destinée,
Vient tomber avant l’âge au pied de ton autel !
Et vous qui reverrez le cruel que j’adore
Quand l’ombre du trépas aura couvert mes yeux,
Compagnes de Sapho, portez-lui ces adieux !
Dites-lui… qu’en mourant je le nommais encore !…
Elle dit. Et le soir, quittant le bord des flots,
Vous revîntes sans elle, ô vierges de Lesbos !
Sur un écueil battu par la vague plaintive,
Le nautonier de loin voit blanchir sur la rive
Un tombeau près du bord par les flots déposé ;
Le temps n’a pas encor bruni l’étroite pierre,
Et sous le vert tissu de la ronce et du lierre
On distingue… un sceptre brisé !
Ici gît… point de nom !… demandez à la terre !
Ce nom ? il est inscrit en sanglant caractère
Des bords du Tanaïs au sommet du Cédar,
Sur le bronze et le marbre, et sur le sein des braves,
Et jusque dans le cœur de ces troupeaux d’esclaves
Qu’il foulait tremblants sous son char.
Depuis ces deux grands noms qu’un siècle au siècle annonce,
Jamais nom qu’ici-bas toute langue prononce
Sur l’aile de la foudre aussi loin ne vola.
Jamais d’aucun mortel le pied qu’un souffle efface
N’imprima sur la terre une plus forte trace,
Et ce pied s’est arrêté la !…
Il est là !… sous trois pas un enfant le mesure !
Son ombre ne rend pas même un léger murmure !
Le pied d’un ennemi foule en paix son cercueil !
Sur ce front foudroyant le moucheron bourdonne,
Et son ombre n’entend que le bruit monotone
D’une vague contre un écueil !
Ne crains rien, cependant, ombre encore inquiète,
Que je vienne outrager ta majesté muette.
Non. La lyre aux tombeaux n’a jamais insulté.
La mort fut de tout temps l’asile de la gloire.
Rien ne doit jusqu’ici poursuivre une mémoire.
Rien !… excepté la vérité !
Ta tombe et ton berceau sont couverts d’un nuage,
Mais pareil à l’éclair tu sortis d’un orage !
Tu foudroyas le monde avant d’avoir un nom !
Tel ce Nil dont Memphis boit les vagues fécondes
Avant d’être nommé fait bouillonner ses ondes
Aux solitudes de Memnom.
Les dieux étaient tombés, les trônes étaient vides ;
La victoire te prit sur ses ailes rapides
D’un peuple de Brutus la gloire te fit roi !
Ce siècle, dont l’écume entraînait dans sa course
Les mœurs, les rois, les dieux… refoulé vers sa source,
Recula d’un pas devant toi !
Tu combattis l’erreur sans regarder le nombre ;
Pareil au fier Jacob tu luttas contre une ombre !
Le fantôme croula sous le poids d’un mortel !
Et, de tous ses grands noms profanateur sublime,
Tu jouas avec eux, comme la main du crime
Avec les vases de l’autel.
Ainsi, dans les accès d’un impuissant délire
Quand un siècle vieilli de ses mains se déchire
En jetant dans ses fers un cri de liberté,
Un héros tout à coup de la poudre s’élève,
Le frappe avec son sceptre… il s’éveille, et le rêve
Tombe devant la vérité !
Ah ! si rendant ce sceptre à ses mains légitimes,
Plaçant sur ton pavois de royales victimes,
Tes mains des saints bandeaux avaient lavé l’affront !
Soldat vengeur des rois, plus grand que ces rois même,
De quel divin parfum, de quel pur diadème
L’histoire aurait sacré ton front !
Gloire ! honneur ! liberté ! ces mots que l’homme adore,
Retentissaient pour toi comme l’airain sonore
Dont un stupide écho répète au loin le son :
De cette langue en vain ton oreille frappée
Ne comprit ici-bas que le cri de l’épée,
Et le mâle accord du clairon !
Superbe, et dédaignant ce que la terre admire,
Tu ne demandais rien au monde, que l’empire !
Tu marchais !… tout obstacle était ton ennemi !
Ta volonté volait comme ce trait rapide
Qui va frapper le but où le regard le guide,
Même à travers un cœur ami !
Jamais, pour éclaircir ta royale tristesse,
La coupe des festins ne te versa l’ivresse ;
Tes yeux d’une autre pourpre aimaient à s’enivrer !
Comme un soldat debout qui veille sous les armes,
Tu vis de la beauté le sourire ou les larmes,
Sans sourire et sans soupirer !
Tu n’aimais que le bruit du fer, le cri d’alarmes !
L’éclat resplendissant de l’aube sur tes armes !
Et ta main ne flattait que ton léger coursier,
Quand les flots ondoyants de sa pâle crinière
Sillonnaient comme un vent la sanglante poussière,
Et que ses pieds brisaient l’acier !
Tu grandis sans plaisir, tu tombas sans murmure !
Rien d’humain ne battait sous ton épaisse armure :
Sans haine et sans amour, tu vivais pour penser :
Comme l’aigle régnant dans un ciel solitaire,
Tu n’avais qu’un regard pour mesurer la terre,
Et des serres pour l’embrasser !
…………………………
S’élancer d’un seul bond au char de la victoire,
Foudroyer l’univers des splendeurs de sa gloire,
Fouler d’un même pied des tribuns et des rois ;
Forger un joug trempé dans l’amour et la haine,
Et faire frissonner sous le frein qui l’enchaîne
Un peuple échappé de ses lois !
Être d’un siècle entier la pensée et la vie,
Émousser le poignard, décourager l’envie ;
Ébranler, raffermir l’univers incertain,
Aux sinistres clartés de ta foudre qui gronde
Vingt fois contre les dieux jouer le sort du monde,
Quel rêve ! et ce fut ton destin !…
Tu tombas cependant de ce sublime faîte !
Sur ce rocher désert jeté par la tempête,
Tu vis tes ennemis déchirer ton manteau !
Et le sort, ce seul dieu qu’adora ton audace,
Pour dernière faveur t’accorda cet espace
Entre le trône et le tombeau !
Oh ! qui m’aurait donné d’y sonder ta pensée,
Lorsque le souvenir de te grandeur passée
Venait, comme un remords, t’assaillir loin du bruit !
Et que, les bras croisés sur ta large poitrine,
Sur ton front chauve et nu, que la pensée incline,
L’horreur passait comme la nuit !
Tel qu’un pasteur debout sur la rive profonde
Voit son ombre de loin se prolonger sur l’onde
Et du fleuve orageux suivre en flottant le cours ;
Tel du sommet désert de ta grandeur suprême,
Dans l’ombre du passé te recherchant toi-même,
Tu rappelais tes anciens jours !
Ils passaient devant toi comme des flots sublimes
Dont l’œil voit sur les mers étinceler les cimes,
Ton oreille écoutait leur bruit harmonieux !
Et, d’un reflet de gloire éclairant ton visage,
Chaque flot t’apportait une brillante image
Que tu suivais longtemps des yeux !
Là, sur un pont tremblant tu défiais la foudre !
Là, du désert sacré tu réveillais la poudre !
Ton coursier frissonnait dans les flots du Jourdain !
Là, tes pas abaissaient une cime escarpée !
Là, tu changeais en sceptre une invincible épée !
Ici… Mais quel effroi soudain ?
Pourquoi détournes-tu ta paupière éperdue ?
D’où vient cette pâleur sur ton front répandue ?
Qu’as-tu vu tout à coup dans l’horreur du passé ?
Est-ce d’une cité la ruine fumante ?
Ou du sang des humains quelque plaine écumante ?
Mais la gloire a tout effacé.
La gloire efface tout !… tout excepté le crime !
Mais son doigt me montrait le corps d’une victime ;
Un jeune homme ! un héros, d’un sang pur inondé !
Le flot qui l’apportait, passait, passait, sans cesse ;
Et toujours en passant la vague vengeresse
Lui jetait le nom de Condé !…
Comme pour effacer une tache livide,
On voyait sur son front passer sa main rapide ;
Mais la trace du sang sous son doigt renaissait !
Et, comme un sceau frappé par une main suprême,
La goutte ineffaçable, ainsi qu’un diadème,
Le couronnait de son forfait !
C’est pour cela, tyran ! que ta gloire ternie
Fera par ton forfait douter de ton génie !
Qu’une trace de sang suivra partout ton char !
Et que ton nom, jouet d’un éternel orage,
Sera par l’avenir ballotté d’âge en âge
Entre Marius et César !
…………………………
Tu mourus cependant de la mort du vulgaire,
Ainsi qu’un moissonneur va chercher son salaire,
Et dort sur sa faucille avant d’être payé !
Tu ceignis en mourant ton glaive sur ta cuisse,
Et tu fus demander récompense ou justice
Au dieu qui t’avait envoyé !
On dit qu’aux derniers jours de sa longue agonie,
Devant l’éternité seul avec son génie,
Son regard vers le ciel parut se soulever !
Le signe rédempteur toucha son front farouche !…
Et même on entendit commencer sur sa bouche
Un nom !… qu’il n’osait achever !
Achève… C’est le dieu qui règne et qui couronne !
C’est le dieu qui punit ! c’est le dieu qui pardonne !
Pour les héros et nous il a des poids divers !
Parle-lui sans effroi ! lui seul peut te comprendre !
L’esclave et le tyran ont tous un compte à rendre,
L’un du sceptre, l’autre des fers !
…………………………
Son cercueil est fermé ! Dieu l’a jugé ! Silence !
Son crime et ses exploits pèsent dans la balance :
Que des faibles mortels la main n’y touche plus !
Qui peut sonder, Seigneur, ta clémence infinie ?
Et vous, fléaux de Dieu ! qui sait si le génie
N’est pas une de vos vertus ?…
À Mme de P***.
Il est pour la pensée une heure… une heure sainte,
Alors que, s’enfuyant de la céleste enceinte,
De l’absence du jour pour consoler les cieux,
Le crépuscule aux monts prolonge ses adieux.
On voit à l’horizon sa lueur incertaine,
Comme les bords flottants d’une robe qui traîne,
Balayer lentement le firmament obscur,
Où les astres ternis revivent dans l’azur.
Alors ces globes d’or, ces îles de lumière,
Que cherche par instinct la rêveuse paupière,
Jaillissent par milliers de l’ombre qui s’enfuit
Comme une poudre d’or sur les pas de la nuit ;
Et le souffle du soir qui vole sur sa trace,
Les sème en tourbillons dans le brillant espace.
L’œil ébloui les cherche et les perd à la fois ;
Les uns semblent planer sur les cimes des bois,
Tel qu’un céleste oiseau dont les rapides ailes
Font jaillir en s’ouvrant des gerbes d’étincelles.
D’autres en flots brillants s’étendent dans les airs,
Comme un rocher blanchi de l’écume des mers ;
Ceux-là, comme un coursier volant dans la carrière,
Déroulent à longs plis leur flottante crinière ;
Ceux-ci, sur l’horizon se penchant à demi,
Semblent des yeux ouverts sur le monde endormi,
Tandis qu’aux bords du ciel de légères étoiles
Voguent dans cet azur comme de blanches voiles
Qui, revenant au port, d’un rivage lointain,
Brillent sur l’Océan aux rayons du matin.
De ces astres brillants, son plus sublime ouvrage,
Dieu seul connaît le nombre, et la distance, et l’âge ;
Les uns, déjà vieillis, pâlissent à nos yeux,
D’autres se sont perdus dans les routes des cieux,
D’autres, comme des fleurs que son souffle caresse,
Lèvent un front riant de grâce et de jeunesse,
Et, charmant l’Orient de leurs fraîches clartés,
Étonnent tout à coup l’œil qui les a comptés.
Dans la danse céleste ils s’élancent… et l’homme,
Ainsi qu’un nouveau-né, les salue, et les nomme.
Quel mortel enivré de leur chaste regard,
Laissant ses yeux flottants les fixer au hasard,
Et cherchant le plus pur parmi ce chœur suprême,
Ne l’a pas consacré du nom de ce qu’il aime ?
Moi-même… il en est un, solitaire, isolé,
Qui, dans mes longues nuits, m’a souvent consolé,
Et dont l’éclat, voilé des ombres du mystère,
Me rappelle un regard qui brillait sur la terre.
Peut-être ?… ah ! puisse-t-il au céleste séjour
Porter au moins ce nom que lui donna l’Amour !
Cependant la nuit marche, et sur l’abîme immense
Tous ces mondes flottants gravitent en silence,
Et nous-même, avec eux emportés dans leur cours
Vers un port inconnu nous avançons toujours !
Souvent, pendant la nuit, au souffle du zéphire,
On sent la terre aussi flotter comme un navire.
D’une écume brillante on voit les monts couverts
Fendre d’un cours égal le flot grondant des airs ;
Sur ces vagues d’azur où le globe se joue,
On entend l’aquilon se briser sous la proue,
Et du vent dans les mâts les tristes sifflements,
Et de ses flancs battus les sourds gémissements ;
Et l’homme sur l’abîme où sa demeure flotte
Vogue avec volupté sur la foi du pilote !
Soleils ! mondes flottants qui voguez avec nous,
Dites, s’il vous l’a dit, où donc allons-nous tous ?
Quel est le port céleste où son souffle nous guide ?
Quel terme assigna-t-il à notre vol rapide ?
Allons-nous sur des bords de silence et de deuil,
Échouant dans la nuit sur quelque vaste écueil,
Semer l’immensité des débris du naufrage ?
Ou, conduits par sa main sur un brillant rivage,
Et sur l’ancre éternelle à jamais affermis,
Dans un golfe du ciel aborder endormis ?
Vous qui nagez plus près de la céleste voûte,
Mondes étincelants, vous le savez sans doute !
Cet Océan plus pur, ce ciel où vous flottez,
Laisse arriver à vous de plus vives clartés ;
Plus brillantes que nous, vous savez davantage ;
Car de la vérité la lumière est l’image !
Oui : si j’en crois l’éclat dont vos orbes errants
Argentent des forêts les dômes transparents,
Qui glissant tout à coup sur des mers irritées,
Calme en les éclairant les vagues agitées ;
Si j’en crois ces rayons dont le sensible jour
Inspire la vertu, la prière, l’amour,
Et quand l’œil attendri s’entrouvre à leur lumière,
Attirent une larme au bord de la paupière ;
Si j’en crois ces instincts, ces doux pressentiments
Qui dirigent vers nous les soupirs des amants,
Les yeux de la beauté, les rêves qu’on regrette,
Et le vol enflammé de l’aigle et du poète !
Tentes du ciel, Édens ! temples ! brillants palais !
Vous êtes un séjour d’innocence et de paix !
Dans le calme des nuits, à travers la distance,
Vous en versez sur nous la lointaine influence !
Tout ce que nous cherchons, l’amour, la vérité,
Ces fruits tombés du ciel dont la terre a goûté,
Dans vos brillants climats que le regard envie
Nourrissent à jamais les enfants de la vie,
Et l’homme, un jour peut-être à ses destins rendu,
Retrouvera chez vous tout ce qu’il a perdu ?
Hélas ! combien de fois seul, veillant sur ces cimes
Où notre âme plus libre a des vœux plus sublimes,
Beaux astres ! fleurs du ciel dont le lis est jaloux,
J’ai murmuré tout bas : Que ne suis-je un de vous ?
Que ne puis-je, échappant à ce globe de boue,
Dans la sphère éclatante où mon regard se joue,
Jonchant d’un feu de plus le parvis du saint lieu,
Éclore tout à coup sous les pas de mon Dieu,
Ou briller sur le front de la beauté suprême,
Comme un pâle fleuron de son saint diadème ?
Dans le limpide azur de ces flots de cristal,
Me souvenant encor de mon globe natal,
Je viendrais chaque nuit, tardif et solitaire,
Sur les monts que j’aimais briller près de la terre ;
J’aimerais à glisser sous la nuit des rameaux,
À dormir sur les prés, à flotter sur les eaux ;
À percer doucement le voile d’un nuage,
Comme un regard d’amour que la pudeur ombrage :
Je visiterais l’homme ; et s’il est ici-bas
Un front pensif, des yeux qui ne se ferment pas,
Une âme en deuil, un cœur qu’un poids sublime oppresse,
Répandant devant Dieu sa pieuse tristesse ;
Un malheureux au jour dérobant ses douleurs
Et dans le sein des nuits laissant couler ses pleurs,
Un génie inquiet, une active pensée
Par un instinct trop fort dans l’infini lancée ;
Mon rayon pénétré d’une sainte amitié
Pour des maux trop connus prodiguant sa pitié,
Comme un secret d’amour versé dans un cœur tendre,
Sur ces fronts inclinés se plairait à descendre !
Ma lueur fraternelle en découlant sur eux
Dormirait sur leur sein, sourirait à leurs yeux :
Je leur révélerais dans la langue divine
Un mot du grand secret que le malheur devine ;
Je sécherais leurs pleurs ; et quand l’œil du matin
Ferait pâlir mon disque à l’horizon lointain,
Mon rayon en quittant leur paupière attendrie
Leur laisserait encor la vague rêverie,
Et la paix et l’espoir ; et, lassés de gémir,
Au moins avant l’aurore ils pourraient s’endormir.
Et vous, brillantes sœurs ! étoiles, mes compagnes,
Qui du bleu firmament émaillez les campagnes,
Et cadençant vos pas à la lyre des cieux,
Nouez et dénouez vos chœurs harmonieux !
Introduit sur vos pas dans la céleste chaîne,
Je suivrais dans l’azur l’instinct qui vous entraîne,
Vous guideriez mon œil dans ce brillant désert,
Labyrinthe de feux où le regard se perd !
Vos rayons m’apprendraient à louer, à connaître
Celui que nous cherchons, que vous voyez peut-être !
Et noyant dans son sein mes tremblantes clartés,
Je sentirais en lui… tout ce que vous sentez !
Naître avec le printemps, mourir avec les roses,
Sur l’aile du zéphyr nager dans un ciel pur,
Balancé sur le sein des fleurs à peine écloses,
S’enivrer de parfums, de lumière et d’azur,
Secouant, jeune encor, la poudre de ses ailes,
S’envoler comme un souffle aux voûtes éternelles,
Voilà du papillon le destin enchanté !
Il ressemble au désir, qui jamais ne se pose,
Et sans se satisfaire, effleurant toute chose,
Retourne enfin au ciel chercher la volupté !
À M. A. de V***.
Arrêtons-nous sur la colline
À l’heure où, partageant les jours,
L’astre du matin qui décline
Semble précipiter son cours !
En avançant dans sa carrière,
Plus faible il rejette en arrière
L’ombre terrestre qui le suit,
Et de l’horizon qu’il colore
Une moitié le voit encore,
L’autre se plonge dans la nuit !
C’est l’heure où, sous l’ombre inclinée,
Le laboureur dans le vallon
Suspend un moment sa journée,
Et s’assied au bord du sillon !
C’est l’heure où, près de la fontaine,
Le voyageur reprend haleine
Après sa course du matin !
Et c’est l’heure où l’âme qui pense
Se retourne et voit l’espérance
Qui l’abandonne en son chemin !
Ainsi notre étoile pâlie,
Jetant de mourantes lueurs
Sur le midi de notre vie,
Brille à peine à travers nos pleurs.
De notre rapide existence
L’ombre de la mort qui s’avance
Obscurcit déjà la moitié !
Et, près de ce terme funeste,
Comme à l’aurore, il ne nous reste
Que l’espérance et l’amitié !
Ami qu’un même jour vit naître,
Compagnon depuis le berceau,
Et qu’un même jour doit peut-être
Endormir au même tombeau !
Voici la borne qui partage
Ce douloureux pèlerinage
Qu’un même sort nous a tracé !
De ce sommet qui nous rassemble,
Viens, jetons un regard ensemble
Sur l’avenir et le passé !
Repassons nos jours, si tu l’oses !
Jamais l’espoir des matelots
Couronna-t-il d’autant de roses
Le navire qu’on lance aux flots ?
Jamais d’une teinte plus belle
L’aube en riant colora-t-elle
Le front rayonnant du matin ?
Jamais, d’un œil perçant d’audace,
L’aigle embrassa-t-il plus d’espace
Que nous en ouvrait le destin ?
En vain sur la route fatale,
Dont les cyprès tracent le bord,
Quelques tombeaux par intervalle
Nous avertissaient de la mort !
Ces monuments mélancoliques
Nous semblaient, comme aux jours antiques,
Un vain ornement du chemin !
Nous nous asseyions sous leur ombre,
Et nous rêvions des jours sans nombre,
Hélas ! entre hier et demain !
Combien de fois, près du rivage
Où Nisida dort sur les mers,
La beauté crédule ou volage
Accourut à nos doux concerts !
Combien de fois la barque errante
Berça sur l’onde transparente
Deux couples par l’Amour conduits !
Tandis qu’une déesse amie
Jetait sur la vague endormie
Le voile parfumé des nuits !
Combien de fois, dans le délire
Qui succédait à nos festins,
Aux sons antiques de la lyre,
J’évoquai des songes divins !
Aux parfums des roses mourantes,
Aux vapeurs des coupes fumantes,
Ils volaient à nous tour à tour !
Et sur leurs ailes nuancées,
Égaraient nos molles pensées
Dans les dédales de l’Amour !
Mais dans leur insensible pente,
Les jours qui succédaient aux jours
Entraînaient comme une eau courante
Et nos songes et nos amours ;
Pareil à la fleur fugitive
Qui du front joyeux d’un convive
Tombe avant l’heure du festin,
Ce bonheur que l’ivresse cueille,
De nos fronts tombant feuille à feuille,
Jonchait le lugubre chemin !
Et maintenant, sur cet espace
Que nos pas ont déjà quitté,
Retourne-toi ! cherchons la trace
De l’amour, de la volupté !
En foulant leurs rives fanées,
Remontons le cours des années,
Tandis qu’un souvenir glacé,
Comme l’astre adouci des ombres,
Éclaire encor de teintes sombres
La scène vide du passé !
Ici, sur la scène du monde,
Se leva ton premier soleil !
Regarde ! quelle nuit profonde
A remplacé ce jour vermeil !
Tout sous les cieux semblait sourire,
La feuille, l’onde, le zéphire
Murmuraient des accords charmants !
Écoute ! la feuille est flétrie !
Et les vents sur l’onde tarie
Rendent de sourds gémissements !
Reconnais-tu ce beau rivage ?
Cette mer aux flots argentés,
Qui ne fait que bercer l’image
Des bords dans son sein répétés ?
Un nom chéri vole sur l’onde !…
Mais pas une voix qui réponde,
Que le flot grondant sur l’écueil !
Malheureux ! quel nom tu prononces !
Ne vois-tu pas parmi ces ronces
Ce nom gravé sur un cercueil ?…
Plus loin sur la rive où s’épanche
Un fleuve épris de ces coteaux,
Vois-tu ce palais qui se penche
Et jette une ombre au sein des eaux ?
Là, sous une forme étrangère,
Un ange exilé de sa sphère
D’un céleste amour t’enflamma !
Pourquoi trembler ? quel bruit t’étonne ?
Ce n’est qu’une ombre qui frissonne
Aux pas du mortel qu’elle aima !
Hélas ! partout où tu repasses,
C’est le deuil, le vide ou la mort,
Et rien n’a germé sur nos traces
Que la douleur ou le remords !
Voilà ce cœur où ta tendresse
Sema des fruits que ta vieillesse,
Hélas ! ne recueillera pas :
Là, l’oubli perdit ta mémoire !
Là, l’envie étouffa ta gloire !
Là, ta vertu fit des ingrats !
Là, l’illusion éclipsée
S’enfuit sous un nuage obscur !
Ici, l’espérance lassée
Replia ses ailes d’azur !
Là, sous la douleur qui le glace,
Ton sourire perdit sa grâce,
Ta voix oublia ses concerts !
Tes sens épuisés se plaignirent,
Et tes blonds cheveux se teignirent
Au souffle argenté des hivers !
Ainsi des rives étrangères,
Quand l’homme, à l’insu des tyrans,
Vers la demeure de ses pères
Porte en secret ses pas errants,
L’ivraie a couvert ses collines,
Son toit sacré pend en ruines,
Dans ses jardins l’onde a tari ;
Et sur le seuil qui fut sa joie,
Dans l’ombre un chien féroce aboie
Contre les mains qui l’ont nourri !
Mais ces sens qui s’appesantissent
Et du temps subissent la loi,
Ces yeux, ce cœur qui se ternissent,
Cette ombre enfin, ce n’est pas toi !
Sans regret, au flot des années,
Livre ces dépouilles fanées
Qu’enlève le souffle des jours,
Comme on jette au courant de l’onde
La feuille aride et vagabonde
Que l’onde entraîne dans son cours !
Ce n’est plus le temps de sourire
À ces roses de peu de jours !
De mêler aux sons de la lyre
Les tendres soupirs des amours !
De semer sur des fonds stériles
Ces vœux, ces projets inutiles,
Par les vents du ciel emportés,
À qui le temps qui nous dévore
Ne donne pas l’heure d’éclore
Pendant nos rapides étés !
Levons les yeux vers la colline
Où luit l’étoile du matin !
Saluons la splendeur divine
Qui se lève dans le lointain !
Cette clarté pure et féconde
Aux yeux de l’âme éclaire un monde
Où la foi monte sans effort !
D’un saint espoir ton cœur palpite ;
Ami ! pour y voler plus vite,
Prenons les ailes de la mort !
En vain, dans ce désert aride,
Sous nos pas tout s’est effacé !
Viens ! où l’éternité réside,
On retrouve jusqu’au passé !
Là, sont nos rêves pleins de charmes,
Et nos adieux trempés de larmes,
Nos vœux et nos espoirs perdus !
Là, refleuriront nos jeunesses ;
Et les objets de nos tristesses
À nos regrets seront rendus !
Ainsi, quand les vents de l’automne
Ont balayé l’ombre des bois,
L’hirondelle agile abandonne
Le faîte du palais des rois !
Suivant le soleil dans sa course,
Elle remonte vers la source
D’où l’astre nous répand les jours ;
Et sur ses pas retrouve encore
Un autre ciel, une autre aurore,
Un autre nid pour ses amours !
Ce roi, dont la sainte tristesse
Immortalisa les douleurs,
Vit ainsi sa verte jeunesse
Se renouveler sous ses pleurs !
Sa harpe, à l’ombre de la tombe,
Soupirait comme la colombe
Sous les verts cyprès du Carmel !
Et son cœur, qu’une lampe éclaire,
Résonnait comme un sanctuaire
Où retentit l’hymne éternel !
Ramenez-moi, disais-je, au fortuné rivage
Où Naples réfléchit dans une mer d’azur
Ses palais, ses coteaux, ses astres sans nuage,
Où l’oranger fleurit sous un ciel toujours pur.
Que tardez-vous ? Partons ! Je veux revoir encore
Le Vésuve enflammé sortant du sein des eaux ;
Je veux de ses hauteurs voir se lever l’aurore ;
Je veux, guidant les pas de celle que j’adore,
Redescendre, en rêvant, de ces riants coteaux ;
Suis-moi dans les détours de ce golfe tranquille ;
Retournons sur ces bords à nos pas si connus,
Aux jardins de Cinthie, au tombeau de Virgile,
Près des débris épars du temple de Vénus :
Là, sous les orangers, sous la vigne fleurie,
Dont le pampre flexible au myrte se marie,
Et tresse sur ta tête une voûte de fleurs,
Au doux bruit de la vague ou du vent qui murmure,
Seuls avec notre amour, seuls avec la nature,
La vie et la lumière auront plus de douceurs.
De mes jours pâlissants le flambeau se consume,
Il s’éteint par degrés au souffle du malheur,
Ou, s’il jette parfois une faible lueur,
C’est quand ton souvenir dans mon sein le rallume ;
Je ne sais si les dieux me permettront enfin
D’achever ici-bas ma pénible journée.
Mon horizon se borne, et mon œil incertain
Ose l’étendre à peine au-delà d’une année.
Mais s’il faut périr au matin,
S’il faut, sur une terre au bonheur destinée,
Laisser échapper de ma main
Cette coupe que le destin
Semblait avoir pour moi de roses couronnée,
Je ne demande aux dieux que de guider mes pas
Jusqu’aux bords qu’embellit ta mémoire chérie,
De saluer de loin ces fortunés climats,
Et de mourir aux lieux où j’ai goûté la vie.
Heureux qui, s’écartant des sentiers d’ici-bas,
À l’ombre du désert allant cacher ses pas,
D’un monde dédaigné secouant la poussière,
Efface, encor vivant, ses traces sur la terre,
Et, dans la solitude enfin enseveli,
Se nourrit d’espérance et s’abreuve d’oubli !
Tel que ces esprits purs qui planent dans l’espace,
Tranquille spectateur de cette ombre qui passe,
Des caprices du sort à jamais défendu,
Il suit de l’œil ce char dont il est descendu !…
Il voit les passions, sur une onde incertaine,
De leur souffle orageux enfler la voile inhumaine.
Mais ces vents inconstants ne troublent plus sa paix ;
Il se repose en Dieu, qui ne change jamais ;
Il aime à contempler ses plus hardis ouvrages,
Ces monts, vainqueurs des vents, de la foudre et des âges,
Où dans leur masse auguste et leur solidité,
Ce Dieu grava sa force et son éternité.
À cette heure où, frappé d’un rayon de l’aurore,
Leur sommet enflammé que l’Orient colore,
Comme un phare céleste allumé dans la nuit,
Jaillit étincelant de l’ombre qui s’enfuit,
Il s’élance, il franchit ses riantes collines
Que le mont jette au loin sur ses larges racines,
Et, porté par degrés jusqu’à ses sombres flancs,
Sous ses pins immortels il s’enfonce à pas lents :
Là, des torrents séchés le lit seul est sa route,
Tantôt les rocs minés sur lui pendent en voûte,
Et tantôt, sur leurs bords tout à coup suspendu,
Il recule étonné ; son regard éperdu
Jouit avec horreur de cet effroi sublime,
Et sous ses pieds, longtemps, il voit tournoyer l’abîme !
Il monte, et l’horizon grandit à chaque instant ;
Il monte, et devant lui l’immensité s’étend
Comme sous le regard d’une nouvelle aurore ;
Un monde à chaque pas pour ses yeux semble éclore !
Jusqu’au sommet suprême où son œil enchanté
S’empare de l’espace, et plane en liberté.
Ainsi, lorsque notre âme, à sa source envolée,
Quitte enfin pour toujours la terrestre vallée,
Chaque coup de son aile, en l’élevant aux cieux,
Élargit l’horizon qui s’étend sous nos yeux ;
Des mondes sous son vol le mystère s’abaisse,
En découvrant toujours, elle monte sans cesse
Jusqu’aux saintes hauteurs où l’œil du séraphin
Sur l’espace infini plonge un regard sans fin.
Salut, brillants sommets ! champs de neige et de glace !
Vous qui d’aucun mortel n’avez gardé la trace ;
Vous que le regard même aborde avec effroi,
Et qui n’avez souffert que les aigles et moi !
Œuvres du premier jour, augustes pyramides
Que Dieu même affermit sur vos bases solides !
Confins de l’univers, qui, depuis ce grand jour,
N’avez jamais changé de forme et de contour !
Le nuage, en grondant, parcourt en vain vos cimes,
Le fleuve en vain grossi sillonne vos abîmes,
La foudre frappe en vain votre front endurci ;
Votre front solennel, un moment obscurci,
Sur nous, comme la nuit, versant son ombre obscure,
Et laissant pendre au loin sa noire chevelure,
Semble, toujours vainqueur du choc qui l’ébranla,
Au dieu qui l’a fondé dire encor : Me voilà !
Et moi, me voici seul sur ces confins du monde !
Loin d’ici, sous mes pieds la foudre vole et gronde,
Les nuages battus par les ailes des vents
Entre-choquant comme eux leurs tourbillons mouvants,
Tels qu’un autre Océan soulevé par l’orage,
Se déroulent sans fin dans des lits sans rivage,
Et devant ces sommets abaissant leur orgueil,
Brisent incessamment sur cet immense écueil.
Mais, tandis qu’à ses pieds ce noir chaos bouillonne,
D’éternelles splendeurs le soleil le couronne :
Depuis l’heure où son char s’élance dans les airs,
Jusqu’à l’heure où son disque incline vers les mers,
Cet astre, en décrivant son oblique carrière,
D’aucune ombre jamais n’y souille sa lumière,
Et déjà la nuit sombre a descendu des cieux
Qu’à ces sommets encore il dit de longs adieux.
Là, tandis que je nage en des torrents de joie,
Ainsi que mon regard, mon âme se déploie,
Et croit, en respirant cet air de liberté,
Recouvrer sa splendeur et sa sérénité.
Oui, dans cet air du ciel, les soins lourds de la vie,
Le mépris des mortels, leur haine, ou leur envie,
N’accompagnent plus l’homme et ne surnagent pas :
Comme un vil plomb, d’eux-mêmes ils retombent en bas.
Ainsi, plus l’onde est pure, et moins l’homme y surnage.
…………………………
À peine de ce monde il emporte une image !
…………………………
Mais ton image, ô Dieu, dans ces grands traits épars,
En s’élevant vers toi grandit à nos regards.
Comme au prêtre habitant l’ombre du sanctuaire,
Chaque pas te révèle à l’âme solitaire :
Le silence et la nuit, et l’ombre des forêts,
Lui murmurent tout bas de sublimes secrets ;
Et l’esprit, abîmé dans ces rares spectacles,
Par la voix des déserts écoute tes oracles.
…………………………
J’ai vu de l’Océan les flots épouvantés,
Pareils aux fiers coursiers dans la plaine emportés,
Déroulant à ta voix leur humide crinière,
Franchir en bondissant leur bruyante barrière,
Puis soudain, refoulés sous ton sein tout-puissant,
Dans l’abîme étonné rentrer en mugissant.
J’ai vu le fleuve, épris des gazons du rivage,
Se glisser flots à flots, de bocage en bocage,
Et dans son lit voilé d’ombrage et de fraîcheur,
Bercer en murmurant la barque du pêcheur ;
J’ai vu le trait brisé de la foudre qui gronde
Comme un serpent de feu se dérouler sur l’onde ;
Le zéphir embaumé des doux parfums du miel,
Balayer doucement l’azur voilé du ciel ;
La colombe, essuyant son aile encore humide,
Sur les bords de son nid poser un pied timide,
Puis d’un vol cadencé fendant le flot des airs
S’abattre en soupirant sur la rive des mers.
J’ai vu ces monts voisins des cieux où tu reposes,
Cette neige où l’aurore aime à semer ses roses,
Ces trésors des hivers, d’où par mille détours
Dans nos champs desséchés multipliant leur cours,
Cent rochers de cristal, que tu fonds à mesure,
Viennent désaltérer la mourante verdure !
Et ces ruisseaux pleuvant de ces rocs suspendus,
Et ces torrents grondant dans les granits fendus,
Et ces pics où le temps a perdu sa victoire…,
Et toute la nature est un hymne à ta gloire !
Le soleil va porter le jour à d’autres mondes ;
Dans l’horizon désert Phébé monte sans bruit,
Et jette, en pénétrant les ténèbres profondes,
Un voile transparent sur le front de la nuit.
Voyez du haut des monts ses clartés ondoyantes
Comme un fleuve de flamme inonder les coteaux,
Dormir dans les vallons, ou glisser sur les pentes,
Ou rejaillir au loin du sein brillant des eaux.
La douteuse lueur, dans l’ombre répandue,
Teint d’un jour azuré la pâle obscurité,
Et fait nager au loin dans la vague étendue
Les horizons baignés par sa molle clarté !
L’Océan amoureux de ces rives tranquilles
Calme, en baisant leurs pieds, ses orageux transports,
Et pressant dans ses bras ces golfes et ces îles,
De son humide haleine en rafraîchit les bords.
Du flot qui tour à tour s’avance et se retire
L’œil aime à suivre au loin le flexible contour :
On dirait un amant qui presse en son délire
La vierge qui résiste, et cède tour à tour !
Doux comme le soupir de l’enfant qui sommeille,
Un son vague et plaintif se répand dans les airs :
Est-ce un écho du ciel qui charme notre oreille ?
Est-ce un soupir d’amour de la terre et des mers ?
Il s’élève, il retombe, il renaît, il expire,
Comme un cœur oppressé d’un poids de volupté,
Il semble qu’en ces nuits la nature respire,
Et se plaint comme nous de sa félicité !
Mortel, ouvre ton âme à ces torrents de vie !
Reçois par tous les sens les charmes de la nuit,
À t’enivrer d’amour son ombre te convie ;
Son astre dans le ciel se lève, et te conduit.
Vois-tu ce feu lointain trembler sur la colline ?
Par la main de l’Amour c’est un phare allumé ;
Là, comme un lis penché, l’amante qui s’incline
Prête une oreille avide aux pas du bien-aimé !
La vierge, dans le songe où son âme s’égare,
Soulève un œil d’azur qui réfléchit les cieux,
Et ses doigts au hasard errant sur sa guitare
Jettent aux vents du soir des sons mystérieux !
" Viens ! l’amoureux silence occupe au loin l’espace ;
Viens du soir près de moi respirer la fraîcheur !
C’est l’heure ; à peine au loin la voile qui s’efface
Blanchit en ramenant le paisible pêcheur !
" Depuis l’heure où ta barque a fui loin de la rive,
J’ai suivi tout le jour ta voile sur les mers,
Ainsi que de son nid la colombe craintive
Suit l’aile du ramier qui blanchit dans les airs !
" Tandis qu’elle glissait sous l’ombre du rivage,
J’ai reconnu ta voix dans la voix des échos ;
Et la brise du soir, en mourant sur la plage,
Me rapportait tes chants prolongés sur les flots.
" Quand la vague a grondé sur la côte écumante,
À l’étoile des mers j’ai murmuré ton nom,
J’ai rallumé sa lampe, et de ta seule amante
L’amoureuse prière a fait fuir l’aquilon !
" Maintenant sous le ciel tout repose, ou tout aime :
La vague en ondulant vient dormir sur le bord ;
La fleur dort sur sa tige, et la nature même
Sous le dais de la nuit se recueille et s’endort.
" Vois ! la mousse a pour nous tapissé la vallée,
Le pampre s’y recourbe en replis tortueux,
Et l’haleine de l’onde, à l’oranger mêlée,
De ses fleurs qu’elle effeuille embaume mes cheveux.
« A la molle clarté de la voûte sereine
Nous chanterons ensemble assis sous le jasmin,
Jusqu’à l’heure où la lune, en glissant vers Misène,
Se perd en pâlissant dans les feux du matin. »
Elle chante ; et sa voix par intervalle expire,
Et, des accords du luth plus faiblement frappés,
Les échos assoupis ne livrent au zéphire
Que des soupirs mourants, de silence coupés !
Celui qui, le cœur plein de délire et de flamme,
À cette heure d’amour, sous cet astre enchanté,
Sentirait tout à coup le rêve de son âme
S’animer sous les traits d’une chaste beauté ;
Celui qui, sur la mousse, au pied du sycomore,
Au murmure des eaux, sous un dais de saphirs,
Assis à ses genoux, de l’une à l’autre aurore,
N’aurait pour lui parler que l’accent des soupirs ;
Celui qui, respirant son haleine adorée,
Sentirait ses cheveux, soulevés par les vents,
Caresser en passant sa paupière effleurée,
Ou rouler sur son front leurs anneaux ondoyants ;
Celui qui, suspendant les heures fugitives,
Fixant avec l’amour son âme en ce beau lieu,
Oublierait que le temps coule encor sur ces rives,
Serait-il un mortel, ou serait-il un dieu ?…
Et nous, aux doux penchants de ces verts Élysées,
Sur ces bords où l’amour eût caché son Eden,
Au murmure plaintif des vagues apaisées,
Aux rayons endormis de l’astre élysien,
Sous ce ciel où la vie, où le bonheur abonde,
Sur ces rives que l’œil se plaît à parcourir,
Nous avons respiré cet air d’un autre monde,
Élyse !… et cependant on dit qu’il faut mourir !
De l’amandier tige fleurie,
Symbole, hélas ! de la beauté,
Comme toi, la fleur de la vie
Fleurit et tombe avant l’été.
Qu’on la néglige ou qu’on la cueille,
De nos fronts, des mains de l’Amour,
Elle s’échappe feuille à feuille,
Comme nos plaisirs jour à jour !
Savourons ces courtes délices ;
Disputons-les même au zéphyr,
Épuisons les riants calices
De ces parfums qui vont mourir.
Souvent la beauté fugitive
Ressemble à la fleur du matin,
Qui, du front glacé du convive,
Tombe avant l’heure du festin.
Un jour tombe, un autre se lève ;
Le printemps va s’évanouir ;
Chaque fleur que le vent enlève
Nous dit : Hâtez-vous de jouir.
Et, puisqu’il faut qu’elles périssent,
Qu’elles périssent sans retour !
Que ces roses ne se flétrissent
Que sous les lèvres de l’amour !
Lorsque seul avec toi, pensive et recueillie,
Tes deux mains dans la mienne, assis à tes côtés,
J’abandonne mon âme aux molles voluptés
Et je laisse couler les heures que j’oublie ;
Lorsqu’au fond des forêts je t’entraîne avec moi,
Lorsque tes doux soupirs charment seuls mon oreille,
Ou que, te répétant les serments de la veille,
Je te jure à mon tour de n’adorer que toi ;
Lorsqu’enfin, plus heureux, ton front charmant repose
Sur mon genou tremblant qui lui sert de soutien,
Et que mes doux regards sont suspendus au tien
Comme l’abeille avide aux feuilles de la rose ;
Souvent alors, souvent, dans le fond de mon cœur
Pénètre comme un trait une vague terreur ;
Tu me vois tressaillir ; je pâlis, je frissonne,
Et troublé tout à coup dans le sein du bonheur,
Je sens couler des pleurs dont mon âme s’étonne.
Tu me presses soudain dans tes bras caressants,
Tu m’interroges, tu t’alarmes,
Et je vois de tes yeux s’échapper quelques larmes
Qui viennent se mêler aux pleurs que je répands.
" De quel ennui secret ton âme est-elle atteinte ?
Me dis-tu : cher amour, épanche ta douleur ;
J’adoucirai ta peine en écoutant ta plainte,
Et mon cœur versera le baume dans ton cœur. "
Ne m’interroge plus, ô moitié de moi-même !
Enlacé dans tes bras, quand tu me dis : Je t’aime ;
Quand mes yeux enivrés se soulèvent vers toi,
Nul mortel sous les cieux n’est plus heureux que moi !
Mais jusque dans le sein des heures fortunées
Je ne sais quelle voix que j’entends retentir
Me poursuit, et vient m’avertir
Que le bonheur s’enfuit sur l’aile des années,
Et que de nos amours le flambeau doit mourir !
D’un vol épouvanté, dans le sombre avenir
Mon âme avec effroi se plonge,
Et je me dis : Ce n’est qu’un songe
Que le bonheur qui doit finir.
Cueillons, cueillons la rose au matin de la vie ;
Des rapides printemps respire au moins les fleurs.
Aux chastes voluptés abandonnons nos cœurs,
Aimons-nous sans mesure, ô mon unique amie !
Quand le nocher battu par les flots irrités
Voit son fragile esquif menacé du naufrage,
Il tourne ses regards aux bords qu’il a quittés,
Et regrette trop tard les loisirs du rivage.
Ah ! qu’il voudrait alors au toit de ses aïeux,
Près des objets chéris présents à sa mémoire,
Coulant des jours obscurs, sans périls et sans gloire,
N’avoir jamais laissé son pays ni ses dieux !
Ainsi l’homme, courbé sous le poids des années,
Pleure son doux printemps qui ne peut revenir.
Ah ! rendez-moi, dit-il, ces heures profanées ;
Ô dieux ! dans leur saison j’oubliai d’en jouir.
Il dit : la mort répond ; et ces dieux qu’il implore,
Le poussant au tombeau sans se laisser fléchir,
Ne lui permettent pas de se baisser encore
Pour ramasser ces fleurs qu’il n’a pas su cueillir.
Aimons-nous, ô ma bien-aimée !
Et rions des soucis qui bercent les mortels ;
Pour le frivole appas d’une vaine fumée,
La moitié de leurs jours, hélas ! est consumée
Dans l’abandon des biens réels.
À leur stérile orgueil ne portons point envie,
Laissons le long espoir aux maîtres des humains !
Pour nous, de notre heure incertains,
Hâtons-nous d’épuiser la coupe de la vie
Pendant qu’elle est entre nos mains.
Soit que le laurier nous couronne,
Et qu’aux fastes sanglants de l’altière Bellone
Sur le marbre ou l’airain on inscrive nos noms ;
Soit que des simples fleurs que la beauté moissonne
L’amour pare nos humbles fronts ;
Nous allons échouer, tous, au même rivage :
Qu’importe, au moment du naufrage,
Sur un vaisseau fameux d’avoir fendu les airs,
Ou sur une barque légère
D’avoir, passager solitaire,
Rasé timidement le rivage des mers ?
La coupe de mes jours s’est brisée encor pleine ;
Ma vie hors de mon sein s’enfuit à chaque haleine ;
Ni baisers ni soupirs ne peuvent l’arrêter ;
Et l’aile de la mort, sur l’airain qui me pleure,
En sons entrecoupés frappe ma dernière heure ;
Faut-il gémir ? faut-il chanter ?…
Chantons, puisque mes doigts sont encor sur la lyre ;
Chantons, puisque la mort, comme au cygne, m’inspire
Aux bords d’un autre monde un cri mélodieux.
C’est un présage heureux donné par mon génie,
Si notre âme n’est rien qu’amour et harmonie,
Qu’un chant divin soit ses adieux !
La lyre en se brisant jette un son plus sublime ;
La lampe qui s’éteint tout à coup se ranime,
Et d’un éclat plus pur brille avant d’expirer ;
Le cygne voit le ciel à son heure dernière,
L’homme seul, reportant ses regards en arrière,
Compte ses jours pour les pleurer.
Qu’est-ce donc que des jours pour valoir qu’on les pleure ?
Un soleil, un soleil ; une heure, et puis une heure ;
Ce qu’une nous apporte, une autre nous l’enlève :
Travail, repos, douleur, et quelquefois un rêve,
Voilà le jour, puis vient la nuit.
Ah ! qu’il pleure, celui dont les mains acharnées
S’attachant comme un lierre aux débris des années,
Voit avec l’avenir s’écrouler son espoir !
Pour moi, qui n’ai point pris racine sur la terre,
Je m’en vais sans effort, comme l’herbe légère
Qu’enlève le souffle du soir.
Le poète est semblable aux oiseaux de passage
Qui ne bâtissent point leurs nids sur le rivage,
Qui ne se posent point sur les rameaux des bois ;
Nonchalamment bercés sur le courant de l’onde,
Ils passent en chantant loin des bords ; et le monde
Ne connaît rien d’eux, que leur voix.
Jamais aucune main sur la corde sonore
Ne guida dans ses jeux sa main novice encore.
L’homme n’enseigne pas ce qu’inspire le ciel ;
Le ruisseau n’apprend pas à couler dans sa pente,
L’aigle à fendre les airs d’une aile indépendante,
L’abeille à composer son miel.
L’airain retentissant dans sa haute demeure,
Sous le marteau sacré tour à tour chante et pleure,
Pour célébrer l’hymen, la naissance ou la mort ;
J’étais comme ce bronze épuré par la flamme,
Et chaque passion, en frappant sur mon âme,
En tirait un sublime accord.
Telle durant la nuit la harpe éolienne,
Mêlant aux bruits des eaux sa plainte aérienne,
Résonne d’elle-même au souffle des zéphyrs.
Le voyageur s’arrête, étonné de l’entendre,
Il écoute, il admire et ne saurait comprendre
D’où partent ces divins soupirs.
Ma harpe fut souvent de larmes arrosée,
Mais les pleurs sont pour nous la céleste rosée ;
Sous un ciel toujours pur le cœur ne mûrit pas :
Dans la coupe écrasé le jus du pampre coule,
Et le baume flétri sous le pied qui le foule
Répand ses parfums sur nos pas.
Dieu d’un souffle brûlant avait formé mon âme,
Tout ce qu’elle approchait s’embrasait de sa flamme :
Don fatal ! et je meurs pour avoir trop aimé !
Tout ce que j’ai touché s’est réduit en poussière :
Ainsi le feu du ciel tombé sur la bruyère
S’éteint quand tout est consumé.
Mais le temps ?–Il n’est plus.–Mais la gloire ?–Eh ! qu’importe
Cet écho d’un vain son, qu’un siècle à l’autre apporte ?
Ce nom, brillant jouet de la postérité ?
Vous qui de l’avenir lui promettez l’empire,
Écoutez cet accord que va rendre ma lyre !…
…………………………
Les vents l’ont déjà emporté !
Ah ! donnez à la mort un espoir moins frivole.
Eh quoi ! le souvenir de ce son qui s’envole
Autour d’un vain tombeau retentirait toujours ?
Ce souffle d’un mourant, quoi ! c’est là de la gloire ?
Mais vous qui promettez les temps à sa mémoire,
Mortels, possédez-vous deux jours ?
J’en atteste les dieux ! depuis que je respire,
Mes lèvres n’ont jamais prononcé sans sourire
Ce grand nom inventé par le délire humain ;
Plus j’ai pressé ce mot, plus je l’ai trouvé vide,
Et je l’ai rejeté, comme une écorce aride
Que nos lèvres pressent en vain.
Dans le stérile espoir d’une gloire incertaine,
L’homme livre, en passant, au courant qui l’entraîne
Un nom de jour en jour dans sa course affaibli ;
De ce brillant débris le flot du temps se joue ;
De siècle en siècle, il flotte, il avance, il échoue
Dans les abîmes de l’oubli.
Je jette un nom de plus à ces flots sans rivage ;
Au gré des vents, du ciel, qu’il s’abîme ou surnage,
En serai-je plus grand ? Pourquoi ? ce n’est qu’un nom.
Le cygne qui s’envole aux voûtes éternelles,
Amis ! s’informe-t-il si l’ombre de ses ailes
Flotte encor sur un vil gazon ?
Mais pourquoi chantais-tu ?–Demande à Philomèle
Pourquoi, durant les nuits, sa douce voix se mêle
Au doux bruit des ruisseaux sous l’ombrage roulant !
Je chantais, mes amis, comme l’homme respire,
Comme l’oiseau gémit, comme le vent soupire,
Comme l’eau murmure en coulant.
Aimer, prier, chanter, voilà toute ma vie.
Mortels ! de tous ces biens qu’ici-bas l’homme envie,
À l’heure des adieux je ne regrette rien ;
Rien que l’ardent soupir qui vers le ciel s’élance,
L’extase de la lyre, ou l’amoureux silence
D’un cœur pressé contre le mien.
Aux pieds de la beauté sentir frémir sa lyre,
Voir d’accord en accord l’harmonieux délire
Couler avec le son et passer dans son sein,
Faire pleuvoir les pleurs de ces yeux qu’on adore,
Comme au souffle des vents les larmes de l’aurore
Tombent d’un calice trop plein ;
Voir le regard plaintif de la vierge modeste
Se tourner tristement vers la voûte céleste,
Comme pour s’envoler avec le son qui fuit,
Puis retombant sur vous plein d’une chaste flamme,
Sous ses cils abaissés laisser briller son âme,
Comme un feu tremblant dans la nuit ;
Voir passer sur son front l’ombre de la pensée,
La parole manquer à sa bouche oppressée,
Et de ce long silence entendre enfin sortir
Ce mot qui retentit jusque dans le ciel même,
Ce mot, le mot des dieux, et des hommes : … Je t’aime !
Voilà ce qui vaut un soupir.
Un soupir ! un regret ! inutile parole !
Sur l’aile de la mort, mon âme au ciel s’envole ;
Je vais où leur instinct emporte nos désirs ;
Je vais où le regard voit briller l’espérance ;
Je vais où va le son qui de mon luth s’élance ;
Où sont allés tous mes soupirs !
Comme l’oiseau qui voit dans les ombres funèbres,
La foi, cet œil de l’âme, a percé mes ténèbres ;
Son prophétique instinct m’a révélé mon sort.
Aux champs de l’avenir combien de fois mon âme,
S’élançant jusqu’au ciel sur des ailes de flamme,
A-t-elle devancé la mort ?
N’inscrivez point de nom sur ma demeure sombre.
Du poids d’un monument ne chargez pas mon ombre :
D’un peu de sable, hélas ! je ne suis point jaloux.
Laissez-moi seulement à peine assez d’espace
Pour que le malheureux qui sur ma tombe passe
Puisse y poser ses deux genoux.
Souvent dans le secret de l’ombre et du silence,
Du gazon d’un cercueil la prière s’élance
Et trouve l’espérance à côté de la mort.
Le pied sur une tombe on tient moins à la terre ;
L’horizon est plus vaste, l’âme plus légère,
Monte au ciel avec moins d’effort.
Brisez, livrez aux vents, aux ondes, à la flamme,
Ce luth qui n’a qu’un son pour répondre à mon âme !
Le luth des Séraphins va frémir sous mes doigts.
Bientôt, vivant comme eux d’un immortel délire,
Je vais guider, peut-être, aux accords de ma lyre,
Des cieux suspendus à ma voix.
Bientôt !… Mais de la mort la main lourde et muette
Vient de toucher la corde : elle se brise, et jette
Un son plaintif et sourd dans la vague des airs.
Mon luth glacé se tait… Amis, prenez le vôtre ;
Et que mon âme encor passe d’un monde à l’autre
Au bruit de vos sacrés concerts !
Fragment épique
Dieu se lève ; et soudain sa voix terrible appelle
De ses ordres secrets un ministre fidèle,
Un de ces esprits purs qui sont chargés par lui
De servir aux humains de conseil et d’appui,
De lui porter leurs vœux sur leurs ailes de flamme,
De veiller sur leur vie, et de garder leur âme ;
Tout mortel a le sien : cet ange protecteur,
Cet invisible ami veille autour de son cœur,
L’inspire, le conduit, le relève s’il tombe,
Et, portant dans les cieux son âme entre ses mains,
La présente en tremblant au juge des humains :
C’est ainsi qu’entre l’homme et Jéhovah lui-même,
Entre le pur néant et la grandeur suprême,
D’êtres inaperçus une chaîne sans fin
Réunit l’homme à l’ange et l’ange au séraphin ;
C’est ainsi que, peuplant l’étendue infinie,
Dieu répandit partout l’esprit, l’âme et la vie !
Au son de cette voix, qui fait trembler le ciel,
S’élance devant Dieu l’archange Ithuriel :
C’est lui qui du héros est le céleste guide
Et qui pendant sa vie à ses destins préside :
Sur les marches du trône, où de la Trinité
Brille au plus haut des cieux la triple majesté,
L’esprit, épouvanté de la splendeur divine,
Dans un saint tremblement soudain monte et s’incline,
Et du voile éclatant de ses deux ailes d’or
Du céleste regard s’ombrage, et tremble encor !
Mais Dieu, voilant pour lui sa clarté dévorante,
Modère les accents de sa voix éclatante,
Se penche sur son trône et lui parle : soudain
Tout le ciel, attentif au Verbe souverain,
Suspend les chants sacrés, et la cour immortelle
S’apprête à recueillir la parole éternelle.
Pour la première fois, sous la voûte des cieux,
Cessa des chérubins le chœur harmonieux :
On n’entendit alors dans les saintes demeures
Que le bruit cadencé du char léger des heures
Qui, des jours éternels mesurant l’heureux cours,
Dans un cercle sans fin, fuit et revient toujours ;
On n’entendit alors que la sourde harmonie
Des sphères poursuivant leur course indéfinie,
Et des astres pieux le murmure d’amour,
Qui vient mourir au seuil du céleste séjour !
Mais en vain dans le ciel les chœurs sacrés se turent ;
Autour du trône en vain tous les saints accoururent ;
L’archange entendit seul les ordres du Très-Haut ;
Il s’incline, il adore, il s’élance aussitôt.
Telle qu’au sein des nuits, une étoile tombante,
Se détachant soudain de la voûte éclatante,
Glisse, et d’un trait de feu fendant l’obscurité,
Vient aux bords des marais étendre sa clarté :
Tel, d’un vol lumineux et d’une aile assurée,
L’ardent Ithuriel fend la plaine azurée.
À peine a-t-il franchi ces déserts enflammés,
Que la main du Très-Haut de soleils a semés,
Il ralentit son vol, et, comme un aigle immense,
Sur son aile immobile un instant se balance :
Il craint que la clarté des célestes rayons
Ne trahisse son vol aux yeux des nations ;
Et secouant trois fois ses ailes immortelles,
Trois fois en fait jaillir des gerbes d’étincelles.
Le nocturne pasteur, qui compte dans les cieux
Les astres tant de fois nommés par ses aïeux,
Se trouble, et croit que Dieu de nouvelles étoiles
A de l’antique nuit semé les sombres voiles !
Mais, pour tromper les yeux, l’archange essaye en vain
De dépouiller l’éclat de ce reflet divin,
L’immortelle clarté dont son aile est empreinte
L’accompagne au-delà de la céleste enceinte ;
Et ces rayons du ciel, dont il est pénétré,
Se détachant de lui, pâlissent par degré.
Ainsi le globe ardent, que l’ange des batailles
Inventa pour briser les tours et les murailles,
Sur ses ailes de feu projeté dans les airs,
Trace au sein de la nuit de sinistres éclairs :
Immobile un moment au haut de sa carrière,
Il pâlit, il retombe en perdant sa lumière ;
Tous les yeux avec lui dans les airs suspendus
Le cherchent dans l’espace et ne le trouvent plus !
C’était l’heure où la nuit fait descendre du ciel
Le silence et l’oubli, compagnons du sommeil ;
Le fleuve, déroulant ses vagues fugitives,
Réfléchissait les feux allumés sur ses rives,
Ces feux abandonnés, dont les débris mouvants
Pâlissaient, renaissaient, mouraient au gré des vents ;
D’une antique forêt le ténébreux ombrage
Couvrait au loin la plaine et bordait le rivage :
Là, sous l’abri sacré du chêne, aimé des Francs,
Clovis avait planté ses pavillons errants !
Les vents, par intervalle agitant les armures,
En tiraient dans la nuit de belliqueux murmures ;
L’astre aux rayons d’argent, se levant dans les cieux,
Répandait sur le champ son jour mystérieux,
Et, se réfléchissant sur l’acier des trophées,
Jetait dans la forêt des lueurs étouffées :
Tels brillent dans la nuit, à travers les rameaux,
Les feux tremblants du ciel, réfléchis dans les eaux.
Le messager divin s’avance vers la tente
Où Clovis, qu’entourait sa garde vigilante,
Commençait à goûter les nocturnes pavots :
Clodomir et Lisois, compagnons du héros,
Debout devant la tente, appuyés sur leur lance,
Gardaient l’auguste seuil, et veillaient en silence.
Mais de la palme d’or qui brille dans sa main
L’ange en touchant leurs yeux les assoupit soudain :
Ils tombent ; de leur main la lance échappe et roule,
Et sous son pied divin l’ange en passant les foule.
Du pavillon royal il franchit les degrés.
Sur la peau d’un lion, dont les ongles dorés
Retombaient aux deux bords de sa couche d’ivoire,
Clovis dormait, bercé par des songes de gloire.
L’ange, de sa beauté, de sa grâce étonné,
Contemple avec amour ce front prédestiné.
Il s’approche, il retient son haleine divine,
Et sur le lit du prince en souriant s’incline :
Telle une jeune mère, au milieu de la nuit,
De son lit nuptial sortant au moindre bruit,
Une lampe à la main, sur un pied suspendue,
Vole à son premier-né, tremblant d’être entendue,
Et, pour calmer l’effroi qui la faisait frémir,
En silence longtemps le regarde dormir !
Tel des ordres d’en haut l’exécuteur fidèle,
Se penchant sur Clovis, l’ombrageait de son aile.
Sur le front du héros il impose ses mains :
Soudain, par un pouvoir ignoré des humains,
Dénouant sans efforts les liens de la vie,
Des entraves des sens son âme le délie :
L’ange, qui la reçoit, dirige son essor,
Et le corps du héros paraît dormir encor !
Dans l’astre au front changeant, dont la forme inégale,
Grandissant, décroissant, mourant par intervalle,
Prête ou retire aux nuits ses limpides rayons,
L’Éternel étendit d’immenses régions,
Où, des êtres réels images symboliques,
Les songes ont bâti leurs palais fantastiques.
Sortis demi-formés des mains du Tout-Puissant,
Ils tiennent à la fois de l’être et du néant ;
Un souffle aérien est toute leur essence,
Et leur vie est à peine une ombre d’existence :
Aucune forme fixe, aucun contour précis,
N’indiquèrent jamais ces êtres indécis ;
Mais ils sont, aux regards de Dieu qui les fit naître,
L’image du possible et les ombres de l’être !
La matière et le temps sont soumis à leurs lois.
Revêtus tour à tour de formes de leur choix,
Tantôt de ce qui fut ils rendent les images ;
Et tantôt, s’élançant dans le lointain des âges,
Tous les êtres futurs, au néant arrachés,
Apparaissent d’avance en leurs jeux ébauchés.
Quand la nuit des mortels a fermé la paupière,
Sur les pâles rayons de l’astre du mystère
Ils glissent en silence, et leurs nombreux essaims
Ravissent au sommeil les âmes des humains,
Et, les portant d’un trait à leurs palais magiques,
Font éclore à leurs yeux des mondes fantastiques.
De leur globe natal les divers éléments,
Subissant à leur voix d’éternels changements,
Ne sont jamais fixés dans des formes prescrites,
Ne connaissent ni lois, ni repos, ni limites ;
Mais sans cesse en travail, l’un par l’autre pressés,
Séparés, confondus, attirés, repoussés,
Comme les flots mouvants d’une mer en furie,
Leur forme insaisissable à chaque instant varie :
Où des fleuves coulaient, où mugissaient des mers,
Des sommets escarpés s’élancent dans les airs ;
Soudain dans les vallons les montagnes descendent,
Sur leurs flancs décharnés des champs féconds s’étendent,
Qui, changés aussitôt en immenses déserts,
S’abîment à grand bruit dans des gouffres ouverts !
Des cités, des palais et des temples superbes
S’élèvent, et soudain sont cachés sous les herbes ;
Tout change, et les cités, et les monts et les eaux,
S’y déroulent sans terme en horizons nouveaux :
Tel roulait le chaos dans les déserts du vide,
Lorsque Dieu séparant le terre du fluide,
De la confusion des éléments divers
Son regard créateur vit sortir l’univers !
C’est là qu’Ithuriel, sur son aile brillante,
Du héros endormi portait l’âme tremblante.
À peine il a touché ces bords mystérieux,
L’ombre de l’avenir éclôt devant ses yeux !
L’ange s’y précipite ; et son âme étonnée
Parcourt en un clin d’œil l’immense destinée !
…………………………
Quand le Dieu qui me frappe, attendri par mes larmes,
De mon cœur oppressé soulève un peu sa main,
Et, donnant quelque trêve à mes longues alarmes,
Laisse tarir mes yeux et respirer mon sein ;
Soudain, comme le flot refoulé du rivage
Aux bords qui l’ont brisé revient en gémissant,
Ou comme le roseau, vain jouet de l’orage,
Qui plie et rebondit sous la main du passant,
Mon cœur revient à Dieu, plus docile et plus tendre,
Et de ses châtiments perdant le souvenir,
Comme un enfant soumis n’ose lui faire entendre
Qu’un murmure amoureux pour se plaindre et bénir !
Que le deuil de mon âme était lugubre et sombre !
Que de nuits sans pavots, que de jours sans soleil !
Que de fois j’ai compté les pas du temps dans l’ombre,
Quand les heures passaient sans mener le sommeil !
Mais loin de moi ces temps ! que l’oubli les dévore !
Ce qui n’est plus pour l’homme a-t-il jamais été ?
Quelques jours sont perdus ; mais le bonheur encore,
Peut fleurir sous mes yeux comme une fleur d’été !
Tous les jours sont à toi ! que t’importe leur nombre ?
Tu dis : le temps se hâte, ou revient sur ses pas ;
Eh ! n’es-tu pas celui qui fit reculer l’ombre
Sur le cadran rempli d’un roi que tu sauvas ?
Si tu voulais ! ainsi le torrent de ma vie,
À sa source aujourd’hui remontant sans efforts,
Nourrirait de nouveau ma jeunesse tarie,
Et de ses flots vermeils féconderait ses bords ;
Ces cheveux dont la neige, hélas ! argente à peine
Un front où la douleur a gravé le passé,
S’ombrageraient encor de leur touffe d’ébène,
Aussi pur que la vague où le cygne a passé !
L’amour ranimerait l’éclat de ces prunelles,
Et ce foyer du cœur, dans les yeux répété,
Lancerait de nouveau ces chastes étincelles
Qui d’un désir craintif font rougir la beauté !
Dieu ! laissez-moi cueillir cette palme féconde,
Et dans mon sein ravi l’emporter pour toujours,
Ainsi que le torrent emporte dans son onde
Les roses de Saron qui parfument son cours !
Quand pourrai-je la voir sur l’enfant qui repose
S’incliner doucement dans le calme des nuits ?
Quand verrai-je ses fils de leurs lèvres de rose
Se suspendre à son sein comme l’abeille aux lis !
À l’ombre du figuier, près du courant de l’onde,
Loin de l’œil de l’envie et des pas du pervers,
Je bâtirai pour eux un nid parmi le monde,
Comme sur un écueil l’hirondelle des mers !
Là, sans les abreuver à ces sources amères
Où l’humaine sagesse a mêlé son poison,
De ma bouche fidèle aux leçons de mes pères,
Pour unique sagesse ils apprendront ton nom !
Là je leur laisserai, pour unique héritage,
Tout ce qu’à ses petits laisse l’oiseau du ciel,
L’eau pure du torrent, un nid sous le feuillage,
Les fruits tombés de l’arbre, et ma place au soleil !
Alors, le front chargé de guirlandes fanées,
Tel qu’un vieux olivier parmi ses rejetons,
Je verrai de mes fils les brillantes années
Cacher mon tronc flétri sous leurs jeunes festons !
Alors j’entonnerai l’hymne de ma vieillesse,
Et, convive enivré des vins de ta bonté,
Je passerai la coupe aux mains de la jeunesse,
Et je m’endormirai dans ma félicité !
La nuit, pour rafraîchir la nature embrasée,
De ses cheveux d’ébène exprimant la rosée,
Pose au sommet des monts ses pieds silencieux,
Et l’ombre et le sommeil descendent sur mes yeux :
C’était l’heure où jadis !… Mais aujourd’hui mon âme,
Comme un feu dont le vent n’excite plus la flamme,
Fait pour se ranimer un inutile effort,
Retombe sur soi-même, et languit et s’endort !
Que ce calme lui pèse ! Ô lyre ! ô mon génie !
Musique intérieure, ineffable harmonie,
Harpes, que j’entendais résonner dans les airs
Comme un écho lointain des célestes concerts,
Pendant qu’il en est temps, pendant qu’il vibre encore,
Venez, venez bercer ce cœur qui vous implore.
Et toi qui donnes l’âme à mon luth inspiré,
Esprit capricieux, viens, prélude à ton gré !
Il descend ! il descend ! La harpe obéissante
A frémi mollement sous son vol cadencé,
Et de la corde frémissante
Le souffle harmonieux dans mon âme a passé !
* * *
L’onde qui baise ce rivage,
De quoi se plaint-elle à ses bords ?
Pourquoi le roseau sur la plage,
Pourquoi le ruisseau sous l’ombrage
Rendent-ils de tristes accords ?
De quoi gémit la tourterelle
Quand, dans le silence des bois,
Seule auprès du ramier fidèle,
L’Amour fait palpiter son aile,
Les baisers étouffent sa voix ?
Et toi, qui mollement te livres
Au doux sourire du bonheur,
Et du regard dont tu m’enivres,
Me fais mourir, me fais revivre,
De quoi te plains-tu sur mon cœur ?
Plus jeune que la jeune aurore,
Plus limpide que ce flot pur,
Ton âme au bonheur vient d’éclore,
Et jamais aucun souffle encore
N’en a terni le vague azur.
Cependant, si ton cœur soupire
De quelque poids mystérieux,
Sur tes traits si la joie expire,
Et si tout près de ton sourire
Brille une larme dans tes yeux,
Hélas ! c’est que notre faiblesse,
Pliant sous sa félicité
Comme un roseau qu’un souffle abaisse,
Donne l’accent de la tristesse
Même au cri de la volupté ;
Ou bien peut-être qu’avertie
De la fuite de nos plaisirs,
L’âme en extase anéantie
Se réveille et sent que la vie
Fuit dans chacun de nos soupirs.
Ah ! laisse le zéphire avide
À leur source arrêter tes pleurs ;
Jouissons de l’heure rapide :
Le temps fuit, mais son flot limpide
Du ciel réfléchit les couleurs.
Tout naît, tout passe, tout arrive
Au terme ignoré de son sort :
À l’Océan l’onde plaintive,
Aux vents la feuille fugitive,
L’aurore au soir, l’homme à la mort.
Mais qu’importe, ô ma bien-aimée !
Le terme incertain de nos jours ?
Pourvu que sur l’onde calmée,
Par une pente parfumée,
Le temps nous entraîne en son cours ;
Pourvu que, durant le passage,
Couché dans tes bras à demi,
Les yeux tournés vers ton image,
Sans le voir, j’aborde au rivage
Comme un voyageur endormi.
Le flot murmurant se retire
Du rivage qu’il a baisé,
La voix de la colombe expire,
Et le voluptueux zéphire
Dort sur le calice épuisé.
Embrassons-nous, mon bien suprême,
Et sans rien reprocher aux dieux,
Un jour de la terre où l’on aime
Évanouissons-nous de même
En un soupir mélodieux.
Non, non, brise à jamais cette corde amollie !
Mon cœur ne répond plus à ta voix affaiblie.
L’amour n’a pas de sons qui puissent l’exprimer :
Pour révéler sa langue, il faut, il faut aimer.
Un seul soupir du cœur que le cœur nous renvoie,
Un œil demi-voilé par des larmes de joie,
Un regard, un silence, un accent de sa voix,
Un mot toujours le même et répété cent fois,
Ô lyre ! en disent plus que ta vaine harmonie,
L’amour est à l’amour, le reste est au génie.
Si tu veux que mon cœur résonne sous ta main,
Tire un plus mâle accord de tes fibres d’airain.
* * *
J’entends, j’entends de loin comme une voix qui gronde ;
Un souffle impétueux fait frissonner les airs,
Comme l’on voit frissonner l’onde
Quand l’aigle, au vol pesant, rase le sein des mers.
* * *
Eh ! qui m’emportera sur des flots sans rivages ?
Quand pourrai-je, la nuit, aux clartés des orages,
Sur un vaisseau sans mâts, au gré des aquilons,
Fendre de l’Océan les liquides vallons ?
M’engloutir dans leur sein, m’élancer sur leurs cimes
Rouler avec la vague, au fond des noirs abîmes ?
Et, revomi cent fois par les gouffres amers,
Flotter comme l’écume, au vaste sein des mers ?
D’effroi, de volupté, tour à tour éperdue,
Cent fois entre la vie et la mort suspendue,
Peut-être que mon âme, au sein de ces horreurs,
Pourrait jouir au moins de ses propres terreurs ;
Et, prête à s’abîmer dans la nuit qu’elle ignore,
À la vie un moment se reprendrait encore,
Comme un homme roulant des sommets d’un rocher,
De ses bras tout sanglants cherche à s’y rattacher.
Mais toujours repasser par une même route,
Voir ses jours épuisés s’écouler goutte à goutte ;
Mais suivre pas à pas dans l’immense troupeau
Ces générations, inutile fardeau,
Qui meurent pour mourir, qui vécurent pour vivre,
Et dont chaque printemps la terre se délivre,
Comme dans nos forêts le chêne avec mépris
Livre aux vents des hivers ses feuillages flétris ;
Sans regrets, sans espoir, avancer dans la vie
Comme un vaisseau qui dort sur une onde assoupie ;
Sentir son âme usée en impuissant effort
Se ronger lentement sous la rouille du sort ;
Penser sans découvrir, aspirer sans atteindre,
Briller sans éclairer, et pâlir sans s’éteindre :
Hélas ! tel est mon sort et celui des humains !
Nos pères ont passé par les mêmes chemins.
Chargés du même sort, nos fils prendront nos places.
Ceux qui ne sont pas nés y trouveront leurs traces.
Tout s’use, tout périt, tout passe : mais, hélas !
Excepté les mortels, rien ne change ici-bas !
* * *
Toi qui rendais la force à mon âme affligée,
Esprit consolateur, que ta voix est changée !
On dirait qu’on entend, au séjour des douleurs,
Rouler, à flots plaintifs, le sourd torrent des pleurs.
Pourquoi gémir ainsi, comme un souffle d’orage,
À travers les rameaux qui pleurent leur feuillage ?
Pourquoi ce vain retour vers la félicité ?
Quoi donc ! ce qui n’est plus a-t-il jamais été ?
Faut-il que le regret, comme une ombre ennemie,
Vienne s’asseoir sans cesse au festin de la vie ?
Et d’un regard funèbre effrayant les humains,
Fasse tomber toujours les coupes de leurs mains ?
Non : de ce triste aspect que ta voix me délivre !
Oublions, oublions : c’est le secret de vivre.
Viens ; chante, et du passé détournant mes regards
Précipite mon âme au milieu des hasards !
* * *
De quels sons belliqueux mon oreille est frappée !
C’est le cri du clairon, c’est la voix du coursier ;
La corde de sang trempée
Retentit comme l’épée
Sur l’orbe du bouclier.
* * *
La trompette a jeté le signal des alarmes :
Aux armes ! et l’écho répète au loin : Aux armes !
Dans la plaine soudain les escadrons épars,
Plus prompts que l’aquilon, fondent de toutes parts ;
Et sur les flancs épais des légions mortelles
S’étendent tout à coup comme deux sombres ailes.
Le coursier, retenu par un frein impuissant,
Sur ses jarrets pliés s’arrête en frémissant ;
La foudre dort encore, et sur la foule immense,
Plane, avec la terreur, un lugubre silence :
On n’entend que le bruit de cent mille soldats,
Marchant comme un seul homme au-devant du trépas.
Les roulements des chars, les coursiers qui hennissent,
Les ordres répétés qui dans l’air retentissent,
Ou le bruit des drapeaux soulevés par les vents,
Qui, sur les camps rivaux flottant à plis mouvants,
Tantôt semblent, enflés d’un souffle de victoire,
Vouloir voler d’eux-mêmes au-devant de la gloire,
Et tantôt retombant le long des pavillons,
De leurs funèbres plis couvrir leurs bataillons.
Mais sur le front des camps déjà les bronzes grondent,
Ces tonnerres lointains se croisent, se répondent ;
Des tubes enflammés la foudre avec effort
Sort, et frappe en sifflant comme un souffle de mort ;
Le boulet dans les rangs laisse une large trace.
Ainsi qu’un laboureur qui passe et qui repasse,
Et, sans se reposer déchirant le vallon,
À côté du sillon creuse un autre sillon :
Ainsi le trait fatal dans les rangs se promène
Et comme des épis les couche dans la plaine.
Ici tombe un héros moissonné dans sa fleur,
Superbe et l’œil brillant d’orgueil et de valeur.
Sur son casque ondulant, d’où jaillit la lumière,
Flotte d’un noir coursier l’ondoyante crinière :
Ce casque éblouissant sert de but au trépas ;
Par la foudre frappé d’un coup qu’il ne sent pas,
Comme un faisceau d’acier il tombe sur l’arène ;
Son coursier bondissant, qui sent flotter la rêne,
Lance un regard oblique à son maître expirant,
Revient, penche sa tête et le flaire en pleurant.
Là, tombe un vieux guerrier qui, né dans les alarmes,
Eut les camps pour patrie, et pour amours, ses armes.
Il ne regrette rien que ses chers étendards,
Et les suit en mourant de ses derniers regards…
La mort vole au hasard dans l’horrible carrière :
L’un périt tout entier ; l’autre, sur la poussière,
Comme un tronc dont la hache a coupé les rameaux,
De ses membres épars voit voler les lambeaux,
Et, se traînant encor sur la terre humectée,
Marque en ruisseaux de sang sa trace ensanglantée.
Le blessé que la mort n’a frappé qu’à demi
Fuit en vain, emporté dans les bras d’un ami :
Sur le sein l’un de l’autre ils sont frappés ensemble
Et bénissent du moins le coup qui les rassemble.
Mais de la foudre en vain les livides éclats
Pleuvent sur les deux camps ; d’intrépides soldats,
Comme la mer qu’entrouvre une proue écumante
Se referme soudain sur sa trace fumante,
Sur les rangs écrasés formant de nouveaux rangs,
Viennent braver la mort sur les corps des mourants !…
Cependant, las d’attendre un trépas sans vengeance,
Les deux camps à la fois (l’un sur l’autre s’élance)
Se heurtent, et du choc ouvrant leurs bataillons,
Mêlent en tournoyant leurs sanglants tourbillons !
Sous le poids des coursiers les escadrons s’entrouvrent,
D’une voûte d’airain les rangs pressés se couvrent,
Les feux croisent les feux, le fer frappe le fer ;
Les rangs entre-choqués lancent un seul désir :
Le salpêtre, au milieu des torrents de fumée,
Brille et court en grondant sur la ligne enflammée,
Et d’un nuage épais enveloppant leur sort,
Cache encore à nos yeux la victoire ou la mort.
Ainsi quand deux torrents dans deux gorges profondes
Dans le lit trop étroit qu’ils vont se disputer
Viennent au même instant tomber et se heurter,
Le flot choque le flot, les vagues courroucées
Rejaillissent au loin par les vagues poussées,
D’une poussière humide obscurcissent les airs,
Du fracas de leur chute ébranlent les déserts,
Et portant leur fureur au lit qui les rassemble,
Tout en s’y combattant leurs flots roulent ensemble.
…………………………
Mais la foudre se tait. Écoutez !… Des concerts
De cette plaine en deuil s’élèvent dans les airs :
La harpe, le clairon, la joyeuse cymbale,
Mêlant leurs voix d’airain, montent par intervalle,
S’éloignent par degrés, et sur l’aile des vents
Nous jettent leurs accords, et les cris des mourants !…
De leurs brillants éclats les coteaux retentissent,
Le cœur glacé s’arrête, et tous les sens frémissent,
Et dans les airs pesants que le son vient froisser
On dirait qu’on entend l’âme des morts passer !
Tout à coup le soleil, dissipant le nuage,
Éclaire avec horreur la scène du carnage ;
Et son pâle rayon, sur la terre glissant,
Découvre à nos regards de longs ruisseaux de sang,
Des coursiers et des chars brisés dans la carrière,
Des membres mutilés épars sur la poussière,
Les débris confondus des armes et des corps,
Et les drapeaux jetés sur des monceaux de morts !
…………………………
Accourez maintenant, amis, épouses, mères !
Venez compter vos fils, vos amants et vos frères !
Venez sur ces débris disputer aux vautours
L’espoir de vos vieux ans, le fruit de vos amours !
Que de larmes sans fin sur eux vont se répandre !
Dans vos cités en deuil, que de cris vont s’entendre,
Avant qu’avec douleur la terre ait reproduit,
Misérables mortels, ce qu’un jour a détruit !
Mais au sort des humains la nature insensible
Sur leurs débris épars suivra son cours paisible :
Demain, la douce aurore, en se levant sur eux,
Dans leur acier sanglant réfléchira ses feux ;
Le fleuve lavera sa rive ensanglantée,
Les vents balayeront leur poussière infectée,
Et le sol, engraissé de leurs restes fumants,
Cachera sous des fleurs leurs pâles ossements !
Silence, esprit de feu ! Mon âme épouvantée
Suit le frémissement de ta corde irritée,
Et court en frissonnant sur tes pas belliqueux,
Comme un char emporté par deux coursiers fougueux ;
Mais mon œil attristé de ces sombres images
Se détourne en pleurant vers de plus doux rivages ;
N’as-tu point sur ta lyre un chant consolateur ?
N’as-tu pas entendu la flûte du pasteur ?
Quand seul, assis en paix sous le pampre qui plie,
Il charme par ses airs les heures qu’il oublie,
Et que l’écho des bois, ou le fleuve en coulant,
Porte de saule en saule un son plaintif et lent ?
Souvent pour l’écouter, le soir, sur la colline,
Du côté de ses chants mon oreille s’incline,
Mon cœur, par un soupir soulagé de son poids,
Dans un monde étranger se perd avec la voix ;
Et je sens par moments, sur mon âme calmée,
Passer avec le son une brise embaumée,
Plus douce qu’à mes sens l’ombre des arbrisseaux,
Ou que l’air rafraîchi qui sort du lit des eaux.
* * *
Un vent caresse ma lyre
Comme l’aile d’un oiseau,
Sa voix dans le cœur expire,
Et l’humble corde soupire
Comme un flexible roseau !
* * *
Ô vallons paternels ! doux champs ! humble chaumière,
Aux bords penchants des bois suspendus aux coteaux,
Dont l’humble toit, caché sous des touffes de lierre,
Ressemble au nid sous les rameaux !
Gazons entrecoupés de ruisseaux et d’ombrages,
Seuil antique où mon père, adoré comme un roi,
Comptait ses gras troupeaux rentrant des pâturages,
Ouvrez-vous ! ouvrez-vous ! c’est moi.
Voilà du dieu des champs la rustique demeure.
J’entends l’airain frémir au sommet de ses tours ;
Il semble que dans l’air une voix qui me pleure
Me rappelle à mes premiers jours !
Oui, je reviens à toi, berceau de mon enfance,
Embrasser pour jamais tes foyers protecteurs ;
Loin de moi les cités et leur vaine opulence,
Je suis né parmi les pasteurs !
Enfant, j’aimais, comme eux, à suivre dans la plaine
Les agneaux pas à pas, égarés jusqu’au soir ;
À revenir, comme eux, baigner leur tendre laine
Dans l’eau courante du lavoir ;
J’aimais à me suspendre aux lianes légères,
À gravir dans les airs de rameaux en rameaux,
Pour ravir, le premier, sous l’aile de leurs mères
Les tendres œufs des tourtereaux ;
J’aimais les voix du soir dans les airs répandues,
Le bruit lointain des chars gémissant sous leur poids,
Et le sourd tintement des cloches suspendues
Au cou des chevreaux, dans les bois ;
Et depuis, exilé de ces douces retraites,
Comme un vase imprégné d’une première odeur,
Toujours, loin des cités, des voluptés secrètes
Entraînaient mes yeux et mon cœur.
Beaux lieux, recevez-moi sous vos sacrés ombrages !
Vous qui couvrez le seuil de rameaux éplorés,
Saules contemporains, courbez vos longs feuillages
Sur le frère que vous pleurez.
Reconnaissez mes pas, doux gazons que je foule,
Arbres, que dans mes jeux j’insultais autrefois,
Et toi qui, loin de moi, te cachais à la foule,
Triste écho, réponds à ma voix.
Je ne viens pas traîner, dans vos riants asiles,
Les regrets du passé, les songes du futur :
J’y viens vivre ; et, couché sous vos berceaux fertiles,
Abriter mon repos obscur.
S’éveiller, le cœur pur, au réveil de l’aurore,
Pour bénir, au matin, le Dieu qui fait le jour ;
Voir les fleurs du vallon sous la rosée éclore
Comme pour fêter son retour ;
Respirer les parfums que la colline exhale,
Ou l’humide fraîcheur qui tombe des forêts ;
Voir onduler de loin l’haleine matinale
Sur le sein flottant des guérets ;
Conduire la génisse à la source qu’elle aime,
Ou suspendre la chèvre au cytise embaumé,
Ou voir ses blancs taureaux venir tendre d’eux-mêmes
Leur front au joug accoutumé ;
Guider un soc tremblant dans le sillon qui crie,
Du pampre domestique émonder les berceaux,
Ou creuser mollement, au sein de la prairie,
Les lits murmurants des ruisseaux ;
Le soir, assis en paix au seuil de la chaumière,
Tendre au pauvre qui passe un morceau de son pain ;
Et, fatigué du jour, y fermer sa paupière
Loin des soucis du lendemain ;
Sentir, sans les compter, dans leur ordre paisible,
Les jours suivre les jours, sans faire plus de bruit
Que ce sable léger dont la fuite insensible
Nous marque l’heure qui s’enfuit ;
Voir, de vos doux vergers, sur vos fronts les fruits pendre
Les fruits d’un chaste amour dans vos bras accourir
Et sur eux appuyé doucement redescendre :
C’est assez pour qui doit mourir.
…………………………
Le chant meurt, la voix tombe : adieu, divin Génie !
Remonte au vrai séjour de la pure harmonie :
Tes chants ont arrêté les larmes dans mes yeux.
Je lui parlais encore… il était dans les cieux.
Fragment dramatique
Saül, La Pythonisse d’Endor
Saül, seul.
Peut-être… Puisqu’enfin je puis le consulter,
Le Ciel peut-être, est las de me persécuter ?
À mes yeux dessillés la vérité va luire :
Mais au livre du sort, ô Dieu ! que vont-ils lire ?…
De ce livre fatal qui s’explique trop tôt,
Chaque jour, chaque instant, hélas ! révèle un mot.
Pourquoi donc devancer le temps qui nous l’apporte ?
Pourquoi, dans cet abîme, avant l’heure… ? N’importe
C’est trop, c’est trop longtemps attendre dans la nuit
Les invisibles coups du bras qui me poursuit !
J’aime mieux, déroulant la trame infortunée,
Y lire ; d’un seul trait, toute ma destinée !
(La Pythonisse d’Endor entre sur la scène.)
Est-ce toi qui, portant l’avenir dans ton sein,
Viens, au roi d’Israël, annoncer son destin ?
La Pythonisse
C’est moi.
Saül
Qui donc es-tu ?
La Pythonisse
La voix du Dieu suprême.
Saül
Tremble de me tromper !
La Pythonisse
Saül, tremble toi-même !
Saül
Eh bien ! qu’apportes-tu ?
La Pythonisse
Ton arrêt !
Saül
Parle.
La Pythonisse
Ô ciel !
Pourquoi m’as-tu choisie entre tout Israël ?
Mon cœur est faible, ô Ciel ! et mon sexe est timide.
Choisis, pour ton organe, un sein plus intrépide ;
Pour annoncer au roi tes divines fureurs,
Qui suis-je ?
Saül, étonné
Eh quoi ! tu trembles et tu verses des pleurs !
Quoi ! ministre du Ciel, tu n’es plus qu’une femme !
La Pythonisse
Détruis donc, ô mon Dieu, la pitié dans mon âme !
Saül
Par tes feintes terreurs penses-tu m’ébranler ?
La Pythonisse
Mais ma bouche, ô mon roi ! se refuse à parler.
Saül, avec colère
Tes lenteurs, à la fin, lassent ma patience :
Parle, si tu le peux, ou sors de ma présence !
La Pythonisse
Que ne puis-je sortir, emportant avec moi
Tout ce qu’ici je viens prophétiser sur toi ?
Mais un dieu me retient, me pousse, me ramène ;
Je ne puis résister à son bras qui m’entraîne.
Oui, je sens ta présence, ô dieu persécuteur !
Et ta fureur divine a passé dans mon cœur.
(Avec plus d’horreur.)
Mais quel rayon sanglant vient frapper ma paupière !
Mon œil épouvanté cherche et fuit la lumière !
Silence !… l’avenir ouvre ses noirs secrets !
Quel chaos de malheurs, de vertus, de forfaits !
Dans la confusion je les vois tous ensemble !
Comment, comment saisir le fil qui les rassemble !
Saül… Michol… David… Malheureux Jonathas !
Arrête ! arrête, ô roi ! ne m’interroge pas.
Saül, tremblant
Que dis-tu de David, de Jonathas ? achève !
La Pythonisse, montrant une ombre du doigt.
Que l’ombre se dissipe et le voile se lève :
C’est lui !…
Saül
Qui donc ?
La Pythonisse
David !…
Saül
Eh bien ?
La Pythonisse
Il est vainqueur !
Quel triomphe ! Ô David ! que d’éclat t’environne !
Que vois-je sur ton front ?
Saül
Achève !
La Pythonisse
Une couronne !…
Saül
Perfide ! qu’as-tu dit ? lui, David, couronné ?
La Pythonisse, avec tristesse.
Hélas ! et tu péris, jeune homme infortuné !
Pour pleurer ton sort, belle et tendre victime,
Les palmiers de Cadès ont incliné leur cime !…
Grâce ! grâce, ô mon Dieu ! détourne tes fureurs !
Saül a bien assez de ses propres malheurs !…
Mais la mort l’a frappé, sans pitié pour ses charmes,
Hélas ! et David même en a versé des larmes !…
Saül
Silence ! c’est assez : j’en ai trop écouté.
La Pythonisse
Saül, pour tes forfaits ton fils est rejeté.
D’un prince condamné Dieu détourne sa face,
D’un souffle de sa bouche il dissipe sa race :
Le sceptre est arraché !…
Saül, l’interrompant avec violence.
Tais-toi, dis-je, tais-toi !
La Pythonisse
Saül, Saül, écoute un Dieu plus fort que moi !
Le sceptre est arraché de tes mains sans défense ;
Le sceptre dans Juda passe avec ta puissance,
Et ces biens, par Dieu même, à ta race promis,
Transportés à David, passent tous à ses fils.
Que David est brillant ! que son triomphe est juste !
Qu’il sort de rejetons de cette tige auguste !
Que vois-je ? un Dieu lui-même… ! Ô vierges du saint lieu !
Chantez, chantez David ! David enfante un Dieu !…
Saül
Ton audace à la fin a comblé la mesure :
Va, tout respire en toi la fourbe et l’imposture.
Dieu m’a promis le trône, et Dieu ne trompe pas.
La Pythonisse
Dieu promet ses fureurs à des princes ingrats.
Saül
Crois-tu qu’impunément ta bouche ici m’outrage ?
La Pythonisse
Crois-tu faire d’un Dieu varier le langage ?
Saül
Sais-tu quel sort t’attend ? Sais-tu… ?
La Pythonisse
Ce que je sais,
C’est que ton propre bras va punir tes forfaits ;
Et qu’avant que des cieux le flambeau se retire,
Un Dieu justifiera tout ce qu’un Dieu m’inspire.
Adieu ; malheureux père ! adieu, malheureux roi !
(Elle se retire, Saül la retient par force.)
Saül
Non, non, perfide, arrête ! écoute, et réponds-moi.
C’est souffrir trop longtemps l’insolence et l’injure :
Je veux convaincre ici ta bouche d’imposture.
Si le Ciel à tes yeux a su les révéler,
Quels sont donc ces forfaits dont tu m’oses parler ?
La Pythonisse
L’ombre les a couverts, l’ombre les couvre encore,
Saül ! Mais le Ciel voit ce que la terre ignore.
Ne tente pas le Ciel.
Saül
Non : parle si tu sais.
La Pythonisse
L’ombre de Samuel te dira ces forfaits…
Saül
Samuel ! Samuel ? Eh quoi ! que veux-tu dire ?
La Pythonisse
Toi-même, en traits de sang, ne peux-tu pas le lire ?
Saül
Eh bien, qu’a de commun ce Samuel et moi ?
La Pythonisse
Qui plongea dans son sein ce fer sanglant ?
Saül
Qui ?
La Pythonisse
Toi !
Saül, furieux et se précipitant sur elle avec sa lance.
Monstre, qu’a trop longtemps épargné ma clémence,
Ton audace à la fin appelle ma vengeance !
(Prêt à la frapper.)
Tiens ; va dire à ton Dieu, va dire à Samuel,
Comment Saül punit ton imposture…
(Au moment où il va frapper, il voit l’ombre de Samuel,
il laisse tomber la lance, il recule.)
Ô Ciel !
Ciel ! que vois-je ? C’est toi ! c’est ton ombre sanglante !
Quel regard !… Son aspect m’a glacé d’épouvante !
Pardonne, ombre fatale ? oh ! pardonne ! oui, c’est moi,
C’est moi qui t’ai porté tous ces coups que je vois !
Quoi ! depuis si longtemps ! quoi ! ton sang coule encore !
Viens-tu pour le venger ?… Tiens…
(Il découvre sa poitrine et tombe à genoux.)
Mais il s’évapore !…
(La Pythonisse disparaît pendant ces derniers mots.)
Et j’ai dit dans mon cœur : Que faire de la vie ?
Irai-je encor, suivant ceux qui m’ont devancé,
Comme l’agneau qui passe où sa mère a passé,
Imiter des mortels l’immortelle folie ?
L’un cherche sur les mers les trésors de Memnom,
Et la vague engloutit ses vœux et son navire ;
Dans le sein de la gloire où son génie aspire,
L’autre meurt enivré par l’écho d’un vain nom.
Avec nos passions formant sa vaste trame,
Celui-là fonde un trône, et monte pour tomber ;
Dans des pièges plus doux aimant à succomber,
Celui-ci lit son sort dans les yeux d’une femme.
Le paresseux s’endort dans les bras de la faim ;
Le laboureur conduit sa fertile charrue ;
Le savant pense et lit, le guerrier frappe et tue ;
Le mendiant s’assied sur les bords du chemin.
Où vont-ils cependant ? Ils vont où va la feuille
Que chasse devant lui le souffle des hivers.
Ainsi vont se flétrir dans leurs travaux divers
Ces générations que le temps sème et cueille !
Ils luttaient contre lui, mais le temps a vaincu ;
Comme un fleuve engloutit le sable de ses rives,
Je l’ai vu dévorer leurs ombres fugitives.
Ils sont nés, ils sont morts : Seigneur, ont-ils vécu ?
Pour moi, je chanterai le maître que j’adore,
Dans le bruit des cités, dans la paix des déserts,
Couché sur le rivage, ou flottant sur les mers,
Au déclin du soleil, au réveil de l’aurore.
La terre m’a crié : Qui donc est le Seigneur ?
Celui dont l’âme immense est partout répandue,
Celui dont un seul pas mesure l’étendue,
Celui dont le soleil emprunte sa splendeur ;
Celui qui du néant a tiré la matière,
Celui qui sur le vide a fondé l’univers,
Celui qui sans rivage a renfermé les mers,
Celui qui d’un regard a lancé la lumière ;
Celui qui ne connaît ni jour ni lendemain,
Celui qui de tout temps de soi-même s’enfante,
Qui vit dans l’avenir comme à l’heure présente,
Et rappelle les temps échappés de sa main :
C’est lui ! c’est le Seigneur : que ma langue redise
Les cent noms de sa gloire aux enfants des mortels.
Comme la harpe d’or pendue à ses autels,
Je chanterai pour lui, jusqu’à ce qu’il me brise…
À Eli…, Duch. de Dev…
Comme l’astre adouci de l’antique Élysée,
Sur les murs dentelés du sacré Colysée,
L’astre des nuits, perçant des nuages épars,
Laisse dormir en paix ses longs et doux regards,
Le rayon qui blanchit ses vastes flancs de pierre,
En glissant à travers les pans flottants du lierre,
Dessine dans l’enceinte un lumineux sentier ;
On dirait le tombeau d’un peuple tout entier,
Où la mémoire, errante après des jours sans nombre,
Dans la nuit du passé viendrait chercher une ombre.
Ici, de voûte en voûte élevé dans les cieux,
Le monument debout défie encor les yeux ;
Le regard égaré dans ce dédale oblique,
De degrés en degrés, de portique en portique,
Parcourt en serpentant ce lugubre désert,
Fuit, monte, redescend, se retrouve et se perd.
Là, comme un front penché sous le poids des années,
La ruine, abaissant ses voûtes inclinées,
Tout à coup se déchire en immenses lambeaux,
Pend comme un noir rocher sur l’abîme des eaux ;
Ou des vastes hauteurs de son faîte superbe
Descendant par degrés jusqu’au niveau de l’herbe,
Comme un coteau qui meurt sous les fleurs du vallon,
Vient mourir à nos pieds sur des lits de gazon.
Sur les flancs décharnés de ces sombres collines,
Des forêts dans les airs ont jeté leurs racines :
Là, le lierre jaloux de l’immortalité,
Triomphe en possédant ce que l’homme a quitté ;
Et pareil à l’oubli, sur ces murs qu’il enlace,
Monte de siècle en siècle aux sommets qu’il efface.
Le buis, l’if immobile, et l’arbre des tombeaux,
Dressent en frissonnant leurs funèbres rameaux,
Et l’humble giroflée, aux lambris suspendue,
Attachant ses pieds d’or dans la pierre fendue,
Et balançant dans l’air ses longs rameaux flétris,
Comme un doux souvenir fleurit sur des débris.
Aux sommets escarpés du fronton solitaire,
L’aigle à la frise étroite a suspendu son aire :
Au bruit sourd de mes pas, qui troublent son repos,
Il jette un cri d’effroi, grossi par mille échos,
S’élance dans le ciel, en redescend, s’arrête,
Et d’un vol menaçant plane autour de ma tête.
Du creux des monuments, de l’ombre des arceaux,
Sortent en gémissant de sinistres oiseaux :
Ouvrant en vain dans l’ombre une ardente prunelle,
L’aveugle amant des nuits bat les murs de son aile ;
La colombe, inquiète à mes pas indiscrets,
Descend, vole et s’abat de cyprès en cyprès,
Et sur les bords brisés de quelque urne isolée,
Se pose en soupirant comme une âme exilée.
Les vents, en s’engouffrant sous ces vastes débris,
En tirent des soupirs, des hurlements, des cris :
On dirait qu’on entend le torrent des années
Rouler sous ces arceaux ses vagues déchaînées,
Renversant, emportant, minant de jours en jours
Tout ce que les mortels ont bâti sur son cours.
Les nuages flottants dans un ciel clair et sombre,
En passant sur l’enceinte y font courir leur ombre,
Et tantôt, nous cachant le rayon qui nous luit,
Couvrent le monument d’une profonde nuit,
Tantôt, se déchirant sous un souffle rapide,
Laissent sur le gazon tomber un jour livide,
Qui, semblable à l’éclair, montre à l’œil ébloui
Ce fantôme debout du siècle évanoui ;
Dessine en serpentant ses formes mutilées,
Les cintres verdoyants des arches écroulées,
Ses larges fondements sous nos pas entrouverts,
Et l’éternelle croix qui, surmontant le faîte,
Incline comme un mât battu par la tempête.
Rome ! te voilà donc ! Ô mère des Césars !
J’aime à fouler aux pieds tes monuments épars ;
J’aime à sentir le temps, plus fort que ta mémoire,
Effacer pas à pas les traces de ta gloire !
L’homme serait-il donc de ses œuvres jaloux ?
Nos monuments sont-ils plus immortels que nous ?
Égaux devant le temps, non, ta ruine immense
Nous console du moins de notre décadence.
J’aime, j’aime à venir rêver sur ce tombeau,
À l’heure où de la nuit le lugubre flambeau
Comme l’œil du passé, flottant sur des ruines,
D’un pâle demi-deuil revêt tes sept collines,
Et, d’un ciel toujours jeune éclaircissant l’azur,
Fait briller les torrents sur les flancs de Tibur.
Ma harpe, qu’en passant l’oiseau des nuits effleure,
Sur tes propres débris te rappelle et te pleure,
Et jette aux flots du Tibre un cri de liberté,
Hélas ! par l’écho même à peine répété.
"Liberté ! nom sacré, profané par cet âge,
J’ai toujours dans mon cœur adoré ton image,
Telle qu’aux jours d’Émile et de Léonidas,
T’adorèrent jadis le Tibre et l’Eurotas ;
Quand tes fils se levant contre la tyrannie,
Tu teignais leurs drapeaux du sang de Virginie,
Ou qu’à tes saintes lois glorieux d’obéir,
Tes trois cents immortels s’embrassaient pour mourir ;
Telle enfin que d’Uri prenant ton vol sublime,
Comme un rapide éclair qui court de cime en cime,
Des rives du Léman aux rochers d’Appenzell,
Volant avec la mort sur la flèche de Tell,
Tu rassembles tes fils errants sur les montagnes,
Et, semblable au torrent qui fond sur leurs campagnes
Tu purges à jamais d’un peuple d’oppresseurs
Ces champs où tu fondas ton règne sur les mœurs !
"Alors !… mais aujourd’hui, pardonne à mon silence ;
Quand ton nom, profané par l’infâme licence,
Du Tage à l’Éridan épouvantant les rois,
Fait crouler dans le sang les trônes et les lois ;
Détournant leurs regards de ce culte adultère,
Tes purs adorateurs, étrangers sur la terre,
Voyant dans ces excès ton saint nom se flétrir,
Ne le prononcent plus… de peur de l’avilir.
Il fallait t’invoquer, quand un tyran superbe
Sous ses pieds teints de sang nous fouler comme l’herbe,
En pressant sur son cœur le poignard de Caton.
Alors il était beau de confesser ton nom :
La palme des martyrs couronnait tes victimes,
Et jusqu’à leurs soupirs, tout leur était des crimes.
L’univers cependant, prosterné devant lui,
Adorait, ou tremblait !… L’univers, aujourd’hui,
Au bruit des fers brisés en sursaut se réveille.
Mais, qu’entends-je ? et quels cris ont frappé mon oreille ?
Esclaves et tyrans, opprimés, oppresseurs,
Quand tes droits ont vaincu, s’offrent pour tes vengeurs ;
Insultant sans péril la tyrannie absente,
Ils poursuivent partout son ombre renaissante ;
Et, de la vérité couvrant la faible voix,
Quand le peuple est tyran, ils insultent aux rois.
Tu règnes cependant sur un siècle qui t’aime,
Liberté ; tu n’as rien à craindre que toi-même.
Sur la pente rapide où roule en paix ton char,
Je vois mille Brutus… mais où donc est César ?"
Naples, 1822.
Murmure autour de ma nacelle,
Douce mer dont les flots chéris,
Ainsi qu’une amante fidèle,
Jettent une plainte éternelle
Sur ces poétiques débris.
Que j’aime à flotter sur ton onde,
À l’heure où du haut du rocher
L’oranger, la vigne féconde,
Versent sur ta vague profonde
Une ombre propice au nocher !
Souvent, dans ma barque sans rame,
Me confiant à ton amour,
Comme pour assoupir mon âme,
Je ferme au branle de ta lame
Mes regards fatigués du jour.
Comme un coursier souple et docile
Dont on laisse flotter le mors,
Toujours, vers quelque frais asile,
Tu pousses ma barque fragile
Avec l’écume de tes bords.
Ah ! berce, berce, berce encore,
Berce pour la dernière fois,
Berce cet enfant qui t’adore,
Et qui depuis sa tendre aurore
N’a rêvé que l’onde et les bois !
Le Dieu qui décora le monde
De ton élément gracieux,
Afin qu’ici tout se réponde,
Fit les cieux pour briller sur l’onde,
L’onde pour réfléchir les cieux.
Aussi pur que dans ma paupière,
Le jour pénètre ton flot pur,
Et dans ta brillante carrière
Tu sembles rouler la lumière
Avec tes flots d’or et d’azur.
Aussi libre que la pensée,
Tu brises le vaisseau des rois,
Et dans ta colère insensée,
Fidèle au Dieu qui t’a lancée,
Tu ne t’arrêtes qu’à sa voix.
De l’infini sublime image,
De flots en flots l’œil emporté
Te suit en vain de plage en plage,
L’esprit cherche en vain ton rivage,
Comme ceux de l’éternité.
Ta voix majestueuse et douce
Fait trembler l’écho de tes bords,
Ou sur l’herbe qui te repousse,
Comme le zéphyr dans la mousse,
Murmure de mourants accords.
Que je t’aime, ô vague assouplie,
Quand, sous mon timide vaisseau,
Comme un géant qui s’humilie,
Sous ce vain poids l’onde qui plie
Me creuse un liquide berceau.
Que je t’aime quand, le zéphire
Endormi dans tes antres frais,
Ton rivage semble sourire
De voir dans ton sein qu’il admire
Flotter l’ombre de ses forêts !
Que je t’aime quand sur ma poupe
Des festons de mille couleurs,
Pendant au vent qui les découpe,
Te couronnent comme une coupe
Dont les bords sont voilés de fleurs !
Qu’il est doux, quand le vent caresse
Ton sein mollement agité,
De voir, sous ma main qui la presse,
Ta vague, qui s’enfle et s’abaisse
Comme le sein de la beauté !
Viens, à ma barque fugitive
Viens donner le baiser d’adieux ;
Roule autour une voix plaintive,
Et de l’écume de ta rive
Mouille encor mon front et mes yeux.
Laisse sur ta plaine mobile
Flotter ma nacelle à son gré,
Ou sous l’antre de la sibylle,
Ou sur le tombeau de Virgile :
Chacun de tes flots m’est sacré.
Partout, sur ta rive chérie,
Où l’amour éveilla mon cœur,
Mon âme, à sa vue attendrie,
Trouve un asile, une patrie,
Et des débris de son bonheur,
Flotte au hasard : sur quelque plage
Que tu me fasses dériver,
Chaque flot m’apporte une image ;
Chaque rocher de ton rivage
Me fait souvenir ou rêver…
Toi que j’ai recueilli sur sa bouche expirante
Avec son dernier souffle et son dernier adieu,
Symbole deux fois saint, don d’une main mourante,
Image de mon Dieu !
Que de pleurs ont coulé sur tes pieds, que j’adore,
Depuis l’heure sacrée où, du sein d’un martyr,
Dans mes tremblantes mains tu passas, tiède encore
De son dernier soupir !
Les saints flambeaux jetaient une dernière flamme ;
Le prêtre murmurait ces doux chants de la mort,
Pareils aux chants plaintifs que murmure une femme
À l’enfant qui s’endort.
…………………………
De son pieux espoir son front gardait la trace,
Et sur ses traits, frappés d’une auguste beauté,
La douleur fugitive avait empreint sa grâce,
La mort sa majesté.
Le vent qui caressait sa tête échevelée
Me montrait tour à tour ou me voilait ses traits,
Comme l’on voit flotter sur un blanc mausolée
L’ombre des noirs cyprès.
Un de ses bras pendait de la funèbre couche,
L’autre, languissamment replié sur son cœur,
Semblait chercher encore et presser sur sa bouche
L’image du Sauveur.
Ses lèvres s’entr’ouvraient pour l’embrasser encore,
Mais son âme avait fui dans ce divin baiser,
Comme un léger parfum que la flamme dévore
Avant de l’embraser.
Maintenant tout dormait sur sa bouche glacée,
Le souffle se taisait dans son sein endormi,
Et sur l’œil sans regard la paupière affaissée
Retombait à demi.
Et moi, debout, saisi d’une terreur secrète,
Je n’osais m’approcher de ce reste adoré,
Comme si du trépas la majesté muette
L’eût déjà consacré.
Je n’osais !… mais le prêtre entendit mon silence,
Et, de ses doigts glacés prenant le crucifix :
"Voilà le souvenir, et voilà l’espérance :
Emportez-les, mon fils !"
Oui, tu me resteras, ô funèbre héritage !
Sept fois depuis ce jour l’arbre que j’ai planté
Sur sa tombe sans nom a changé son feuillage :
Tu ne m’as pas quitté.
Placé près de ce cœur, hélas ! où tout s’efface,
Tu l’as contre le temps défendu de l’oubli,
Et mes yeux, goutte à goutte, ont imprimé leur trace
Sur l’ivoire amolli.
Ô dernier confident de l’âme qui s’envole,
Viens, reste sur mon cœur ! parle encore, et dis-moi
Ce qu’elle te disait quand sa faible parole
N’arrivait plus qu’à toi.
À cette heure douteuse où l’âme recueillie,
Se cachant sous le voile épaissi sur nos yeux,
Hors de nos sens glacés pas à pas se replie,
Sourde aux derniers adieux ;
Alors qu’entre la vie et la mort incertaine,
Comme un fruit par son poids détaché du rameau,
Notre âme est suspendue et tremble à chaque haleine
Sur la nuit du tombeau ;
Quand des chants, des sanglots la confuse harmonie
N’éveille déjà plus notre esprit endormi,
Aux lèvres du mourant collé dans l’agonie,
Comme un dernier ami ;
Pour éclaircir l’horreur de cet étroit passage,
Pour relever vers Dieu son regard abattu,
Divin consolateur, dont nous baisons l’image,
Réponds ! Que lui dis-tu ?
Tu sais, tu sais mourir ! et tes larmes divines,
Dans cette nuit terrible où tu prias en vain,
De l’olivier sacré baignèrent les racines
Du soir jusqu’au matin !
De la croix, où ton œil sonda ce grand mystère,
Tu vis ta mère en pleurs et la nature en deuil ;
Tu laissas comme nous tes amis sur la terre,
Et ton corps au cercueil !
Au nom de cette mort, que ma faiblesse obtienne
De rendre sur ton sein ce douloureux soupir :
Quand mon heure viendra, souviens-toi de la tienne,
Ô toi qui sais mourir !
Je chercherai la place où sa bouche expirante
Exhala sur tes pieds l’irrévocable adieu,
Et son âme viendra guider mon âme errante
Au sein du même Dieu !
Ah ! puisse, puisse alors sur ma funèbre couche,
Triste et calme à la fois, comme un ange éploré,
Une figure en deuil recueillir sur ma bouche
L’héritage sacré !
Soutiens ses derniers pas, charme sa dernière heure,
Et, gage consacré d’espérance et d’amour,
De celui qui s’éloigne à celui qui demeure
Passe ainsi tour à tour !
Jusqu’au jour où, des morts perçant la voûte sombre,
Une voix dans le ciel, les appelant sept fois,
Ensemble éveillera ceux qui dormaient à l’ombre
De l’éternelle croix !
Ô vous, qui passez comme l’ombre
Par ce triste vallon des pleurs,
Passagers sur ce globe sombre,
Hommes ! mes frères en douleurs,
Écoutez : voici vers Solime
Un son de la harpe sublime
Qui charmait l’écho du Thabor :
Sion en frémit sous sa cendre,
Et le vieux palmier croit entendre
La voix du vieillard de Ségor !
Insensé le mortel qui pense !
Toute pensée est une erreur.
Vivez, et mourez en silence ;
Car la parole est au Seigneur !
Il sait pourquoi flottent les mondes ;
Il sait pourquoi coulent les ondes,
Pourquoi les cieux pendent sur nous,
Pourquoi le jour brille et s’efface,
Pourquoi l’homme soupire et passe :
Et vous, mortels, que savez-vous ?
Asseyez-vous près des fontaines,
Tandis qu’agitant les rameaux,
Du midi les tièdes haleines
Font flotter l’ombre sur les eaux :
Au doux murmure de leurs ondes
Exprimez vos grappes fécondes
Où rougit l’heureuse liqueur ;
Et de main en main sous vos treilles
Passez-vous ces coupes vermeilles
Pleines de l’ivresse du cœur.
Ainsi qu’on choisit une rose
Dans les guirlandes de Sârons,
Choisissez une vierge éclose
Parmi les lis de vos vallons !
Enivrez-vous de son haleine ;
Écartez ses tresses d’ébène,
Goûtez les fruits de sa beauté.
Vivez, aimez, c’est la sagesse :
Hors le plaisir et la tendresse,
Tout est mensonge et vanité !
Comme un lis penché par la pluie
Courbe ses rameaux éplorés,
Si la main du Seigneur vous plie,
Baissez votre tête, et pleurez.
Une larme à ses pieds versée
Luit plus que la perle enchâssée
Dans son tabernacle immortel ;
Et le cœur blessé qui soupire
Rend un son plus doux que la lyre
Sous les colonnes de l’autel !
Les astres roulent en silence
Sans savoir les routes des cieux ;
Le Jourdain vers l’abîme immense
Poursuit son cours mystérieux ;
L’aquilon, d’une aile rapide,
Sans savoir où l’instinct le guide,
S’élance et court sur vos sillons ;
Les feuilles que l’hiver entasse,
Sans savoir où le vent les chasse,
Volent en pâles tourbillons !
Et vous, pourquoi d’un soin stérile
Empoisonner vos jours bornés ?
Le jour présent vaut mieux que mille
Des siècles qui ne sont pas nés.
Passez, passez, ombres légères,
Allez où sont allés vos pères,
Dormir auprès de vos aïeux.
De ce lit où la mort sommeille,
On dit qu’un jour elle s’éveille
Comme l’aurore dans les cieux !
Toi qui du jour mourant consoles la nature,
Parais, flambeau des nuits, lève-toi dans les cieux ;
Étends autour de moi, sur la pâle verdure,
Les douteuses clartés d’un jour mystérieux !
Tous les infortunés chérissent ta lumière ;
L’éclat brillant du jour repousse leurs douleurs :
Aux regards du soleil ils ferment leur paupière,
Et rouvrent devant toi leurs yeux noyés de pleurs.
Viens guider mes pas vers la tombe
Où ton rayon s’est abaissé,
Où chaque soir mon genou tombe
Sur un saint nom presque effacé.
Mais quoi ! la pierre le repousse !…
J’entends !… oui ! des pas sur la mousse !
Un léger souffle a murmuré ;
Mon œil se trouble, je chancelle :
Non, non, ce n’est plus toi ; c’est elle
Dont le regard m’a pénétré !…
Est-ce bien toi ? toi qui t’inclines
Sur celui qui fut ton amant ?
Parle ; que tes lèvres divines
Prononcent un mot seulement.
Ce mot que murmurait ta bouche
Quand, planant sur ta sombre couche,
La mort interrompit ta voix.
Sa bouche commence… Ah ! j’achève :
Oui, c’est toi ! ce n’est point un rêve !
Anges du ciel, je la revois !…
Ainsi donc l’ardente prière
Perce le ciel et les enfers !
Ton âme a franchi la barrière
Qui sépare deux univers !
Gloire à ton nom, Dieu qui l’envoie !
Ta grâce a permis que je voie
Ce que mes yeux cherchaient toujours.
Que veux-tu ? faut-il que je meure ?
Tiens, je te donne pour cette heure
Toutes les heures de mes jours !
Mais quoi ! sur ce rayon déjà l’ombre s’envole !
Pour un siècle de pleurs une seule parole !
Est-ce tout ?… C’est assez ! Astre que j’ai chanté,
J’en bénirai toujours ta pieuse clarté,
Soit que dans nos climats, empire des orages,
Comme un vaisseau voguant sur la mer des nuages,
Tu perces rarement la triste obscurité ;
Soit que sous ce beau ciel, propice à ta lumière,
Dans un limpide azur poursuivant ta carrière,
Des couleurs du matin tu dores les coteaux ;
Ou que, te balançant sur une mer tranquille,
Et teignant de tes feux sa surface immobile,
Tes rayons argentés se brisent dans les eaux !
Naples, 1822.
Si tu pouvais jamais égaler, ô ma lyre,
Le doux frémissement des ailes du zéphyre
À travers les rameaux,
Ou l’onde qui murmure en caressant ces rives,
Ou le roucoulement des colombes plaintives,
Jouant aux bords des eaux ;
Si, comme ce roseau qu’un souffle heureux anime,
Tes cordes exhalaient ce langage sublime,
Divin secret des cieux,
Que, dans le pur séjour où l’esprit seul s’envole,
Les anges amoureux se parlent sans parole,
Comme les yeux aux yeux ;
Si de ta douce voix la flexible harmonie,
Caressant doucement une âme épanouie
Au souffle de l’amour,
La berçait mollement sur de vagues images,
Comme le vent du ciel fait flotter les nuages
Dans la pourpre du jour :
Tandis que sur les fleurs mon amante sommeille,
Ma voix murmurerait tout bas à son oreille
Des soupirs, des accords,
Aussi purs que l’extase où son regard me plonge,
Aussi doux que le son que nous apporte un songe
Des ineffables bords !
Ouvre les yeux, dirais-je, à ma seule lumière !
Laisse-moi, laisse-moi lire dans ta paupière
Ma vie et ton amour !
Ton regard languissant est plus cher à mon âme
Que le premier rayon de la céleste flamme
Aux yeux privés du jour.
…………………………
Un de ses bras fléchit sous son cou qui le presse,
L’autre sur son beau front retombe avec mollesse,
Et le couvre à demi :
Telle, pour sommeiller, la blanche tourterelle
Courbe son cou d’albâtre et ramène son aile
Sur son œil endormi !
Le doux gémissement de son sein qui respire
Se mêle au bruit plaintif de l’onde qui soupire
À flots harmonieux ;
Et l’ombre de ses cils, que le zéphyr soulève,
Flotte légèrement comme l’ombre d’un rêve
Qui passe sur ses yeux !
…………………………
Que ton sommeil est doux, ô vierge ! ô ma colombe !
Comme d’un cours égal ton sein monte et retombe
Avec un long soupir !
Deux vagues que blanchit le rayon de la lune,
D’un mouvement moins doux viennent l’une après l’une
Murmurer et mourir !
Laisse-moi respirer sur ces lèvres vermeilles
Ce souffle parfumé !… Qu’ai-je fait ? Tu t’éveilles :
L’azur voilé des cieux
Vient chercher doucement ta timide paupière ;
Mais toi, ton doux regard, en voyant la lumière,
N’a cherché que mes yeux !
Ah ! que nos longs regards se suivent, se prolongent,
Comme deux purs rayons l’un dans l’autre se plongent,
Et portent tour à tour
Dans le cœur l’un de l’autre une tremblante flamme,
Ce jour intérieur que donne seul à l’âme
Le regard de l’amour !
Jusqu’à ce qu’une larme aux bords de ta paupière,
De son nuage errant te cachant la lumière,
Vienne baigner tes yeux,
Comme on voit, au réveil d’une charmante aurore,
Les larmes du matin, qu’elle attire et colore,
L’ombrager dans les cieux.
…………………………
Parle-moi ! Que ta voix me touche !
Chaque parole sur ta bouche
Est un écho mélodieux !
Quand ta voix meurt dans mon oreille,
Mon âme résonne et s’éveille,
Comme un temple à la voix des dieux !
Un souffle, un mot, puis un silence,
C’est assez : mon âme devance
Le sens interrompu des mots,
Et comprend ta voix fugitive,
Comme le gazon de la rive
Comprend le murmure des flots.
Un son qui sur ta bouche expire,
Une plainte, un demi-sourire,
Mon cœur entend tout sans effort :
Tel, en passant par une lyre,
Le souffle même du zéphyre
Devient un ravissant accord !
…………………………
Pourquoi sous tes cheveux me cacher ton visage ?
Laisse mes doigts jaloux écarter ce nuage :
Rougis-tu d’être belle, ô charme de mes yeux ?
L’aurore, ainsi que toi, de ses roses s’ombrage.
Pudeur ! honte céleste ! instinct mystérieux,
Ce qui brille le plus se voile davantage ;
Comme si la beauté, cette divine image,
N’était faite que pour les cieux !
Tes yeux sont deux sources vives
Où vient se peindre un ciel pur,
Quand les rameaux de leurs rives
Leur découvrent son azur.
Dans ce miroir retracées,
Chacune de tes pensées
Jette en passant son éclair,
Comme on voit sur l’eau limpide
Flotter l’image rapide
Des cygnes qui fendent l’air !
Ton front, que ton voile ombrage
Et découvre tour à tour,
Est une nuit sans nuage
Prête à recevoir le jour ;
Ta bouche, qui va sourire,
Est l’onde qui se retire
Au souffle errant du zéphyr,
Et, sur ces bords qu’elle quitte,
Laisse au regard qu’elle invite,
Compter les perles d’Ophyr !
Ton cou, penché sur l’épaule,
Tombe sous son doux fardeau,
Comme les branches du saule
Sous le poids d’un passereau ;
Ton sein, que l’œil voit à peine
Soulevant à chaque haleine
Le poids léger de ton cœur,
Est comme deux tourterelles
Qui font palpiter leurs ailes
Dans la main de l’oiseleur.
Tes deux mains sont deux corbeilles
Qui laissent passer le jour ;
Tes doigts de roses vermeilles
En couronnent le contour.
Sur le gazon qui l’embrasse
Ton pied se pose, et la grâce,
Comme un divin instrument,
Aux sons égaux d’une lyre
Semble accorder et conduire
Ton plus léger mouvement.
…………………………
Pourquoi de tes regards percer ainsi mon âme ?
Baisse, oh ! baisse tes yeux pleins d’une chaste flamme :
Baisse-les, ou je meurs.
Viens plutôt, lève-toi ! Mets ta main dans la mienne,
Que mon bras arrondi t’entoure et te soutienne
Sur ces tapis de fleurs.
…………………………
Aux bords d’un lac d’azur il est une colline
Dont le front verdoyant légèrement s’incline
Pour contempler les eaux ;
Le regard du soleil tout le jour la caresse,
Et l’haleine de l’onde y fait flotter sans cesse
Les ombres des rameaux.
Entourant de ses plis deux chênes qu’elle embrasse
Une vigne sauvage à leurs rameaux s’enlace,
Et, couronnant leurs fronts,
De sa pâle verdure éclaircit leur feuillage,
Puis sur des champs coupés de lumière et d’ombrage
Court en riants festons.
Là, dans les flancs creusés d’un rocher qui surplombe,
S’ouvre une grotte obscure, un nid où la colombe
Aime à gémir d’amour ;
La vigne, le figuier, la voilent, la tapissent,
Et les rayons du ciel, qui lentement s’y glissent,
Y mesurent le jour.
La nuit et la fraîcheur de ces ombres discrètes
conservent plus longtemps aux pâles violettes
Leurs timides couleurs ;
Une source plaintive en habite la voûte,
Et semble sur vos fronts distiller goutte à goutte
Des accords et des pleurs.
Le regard, à travers ce rideau de verdure,
Ne voit rien que le ciel et l’onde qu’il azure ;
Et sur le sein des eaux
Les voiles du pêcheur, qui, couvrant sa nacelle,
Fendent ce ciel limpide, et battent comme l’aile
Des rapides oiseaux.
L’oreille n’entend rien qu’une vague plaintive
Qui, comme un long baiser, murmure sur sa rive,
Ou la voix des zéphyrs,
Ou les sons cadencés que gémit Philomèle,
Ou l’écho du rocher, dont un soupir se mêle
À nos propres soupirs.
…………………………
Viens, cherchons cette ombre propice
Jusqu’à l’heure où de ce séjour
Les fleurs fermeront leur calice
Aux regards languissants du jour.
Voilà ton ciel, ô mon étoile !
Soulève, oh ! soulève ce voile,
Éclaire la nuit de ces lieux ;
Parle, chante, rêve, soupire,
Pourvu que mon regard attire
Un regard errant de tes yeux.
Laisse-moi parsemer de roses
La tendre mousse où tu t’assieds,
Et près du lit où tu reposes
Laisse-moi m’asseoir à tes pieds.
Heureux le gazon que tu foules,
Et le bouton dont tu déroules
Sous tes doigts les fraîches couleurs !
Heureuses ces coupes vermeilles
Que pressent tes lèvres, pareilles
Aux frelons qui tètent les fleurs !
Si l’onde des lis que tu cueilles
Roule les calices flétris,
Des tiges que ta bouche effeuille
Si le vent m’apporte un débris,
Si ta bouche qui se dénoue
Vient, en ondulant sur ma joue,
De ma lèvre effleurer le bord ;
Si ton souffle léger résonne,
Je sens sur mon front qui frissonne
Passer les ailes de la mort.
Souviens-toi de l’heure bénie
Où les dieux, d’une tendre main,
Te répandirent sur ma vie
Comme l’ombre sur le chemin.
Depuis cette heure fortunée,
Ma vie à ta vie enchaînée,
Qui s’écoule comme un seul jour,
Est une coupe toujours pleine,
Où mes lèvres à longue haleine
Puisent l’innocence et l’amour.
Ah ! lorsque mon front qui s’incline
Chargé d’une douce langueur,
S’endort bercé sur ta poitrine
Par le mouvement de ton cœur,
…………………………
Un jour, le temps jaloux, d’une haleine glacée,
Fanera tes couleurs comme une fleur passée
Sur ces lits de gazon ;
Et sa main flétrira sur tes charmantes lèvres
Ces rapides baisers, hélas ! dont tu me sèvres
Dans leur fraîche saison.
Mais quand tes yeux, voilés d’un nuage de larmes,
De ces jours écoulés qui t’ont ravi tes charmes
Pleureront la rigueur ;
Quand dans ton souvenir, dans l’onde du rivage
Tu chercheras en vain ta ravissante image,
Regarde dans mon cœur !
Là ta beauté fleurit pour des siècles sans nombre ;
Là ton doux souvenir veille à jamais à l’ombre
De ma fidélité,
Comme une lampe d’or dont une vierge sainte
Protège avec la main, en traversant l’enceinte,
La tremblante clarté.
Et quand la mort viendra, d’un autre amour suivie,
Éteindre en souriant de notre double vie
L’un et l’autre flambeau,
Qu’elle étende ma couche à côté de la tienne,
Et que ta main fidèle embrasse encor la mienne
Dans le lit du tombeau.
Ou plutôt puissions-nous passer sur cette terre,
Comme on voit en automne un couple solitaire
De cygnes amoureux
Partir, en s’embrassant, du nid qui les rassemble,
Et vers les doux climats qu’ils vont chercher ensemble
S’envoler deux à deux.
À la grande Chartreuse
Jéhova de la terre a consacré les cimes ;
Elles sont de ses pas le divin marchepied,
C’est là qu’environné de ses foudres sublimes
Il vole, il descend, il s’assied.
Sina, l’Olympe même, en conservent la trace ;
L’Oreb, en tressaillant, s’inclina sous ses pas ;
Thor entendit sa voix, Gelboé vit sa face ;
Golgotha pleura son trépas.
Dieu que l’Hébron connaît, Dieu que Cédar adore,
Ta gloire à ces rochers jadis se dévoila ;
Sur le sommet des monts nous te cherchons encore ;
Seigneur, réponds-nous ! es-tu là ?
Paisibles habitants de ces saintes retraites,
Comme l’ont entendu les guides d’Israël,
Dans le calme des nuits, des hauteurs où vous êtes
N’entendez-vous donc rien du ciel ?
Ne voyez-vous jamais les divines phalanges
Sur vos dômes sacrés descendre et se pencher ?
N’entendez-vous jamais des doux concerts des anges
Retentir l’écho du rocher ?
Quoi ! l’âme en vain regarde, aspire, implore, écoute ;
Entre le ciel et nous, est-il un mur d’airain ?
Vos yeux, toujours levés vers la céleste voûte,
Vos yeux sont-ils levés en vain ?
Pour s’élancer, Seigneur, où ta voix les appelle,
Les astres de la nuit ont des chars de saphirs,
Pour s’élever à toi, l’aigle au moins a son aile ;
Nous n’avons rien que nos soupirs !
Que la voix de tes saints s’élève et te désarme,
La prière du juste est l’encens des mortels ;
Et nous, pêcheurs, passons : nous n’avons qu’une larme
À répandre sur tes autels.
Il est une heure de silence
Où la solitude est sans voix,
Où tout dort, même l’Espérance ;
Où nul zéphyr ne se balance
Sous l’ombre immobile des bois ;
Il est un âge où de la lyre
L’âme aussi semble s’endormir,
Où du poétique délire
Le souffle harmonieux expire
Dans le sein qu’il faisait frémir.
L’oiseau qui charme le bocage,
Hélas ! ne chante pas toujours ;
À midi, caché sous l’ombrage,
Il n’enchante de son ramage
Que l’aube et le déclin des jours.
Adieu donc, adieu, voici l’heure,
Lyre aux soupirs mélodieux !
En vain à la main qui t’effleure
Ta fibre encor répond et pleure :
Voici l’heure de nos adieux.
Reçois cette larme rebelle
Que mes yeux ne peuvent cacher.
Combien sur ta corde fidèle
Mon âme, hélas ! en versa-t-elle,
Que tes soupirs n’ont pu sécher !
Sur cette terre infortunée,
Où tous les yeux versent des pleurs,
Toujours de cyprès couronnée,
La lyre ne nous fut donnée
Que pour endormir nos douleurs.
Tout ce qui chante ne répète
Que des regrets ou des désirs,
Du bonheur la corde est muette,
De Philomèle et du poète
Les plus doux chants sont des soupirs :
Dans l’ombre, auprès d’un mausolée,
Ô lyre ! tu suivis mes pas,
Et des doux festins exilée
Jamais ta voix ne s’est mêlée
Aux chants des heureux d’ici-bas.
Pendue aux saules de la rive,
Libre comme l’oiseau des bois,
On n’a point vu ma main craintive
T’attacher comme une captive
Aux portes des palais des rois.
Des partis l’haleine glacée
Ne t’inspira pas tour à tour ;
Aussi chaste que la pensée,
Nul souffle ne t’a caressée,
Excepté celui de l’Amour.
En quelque lieu qu’un sort sévère
Fît plier mon front sous ses lois,
Grâce à toi, mon âme étrangère
A trouvé partout sur la terre
Un céleste écho de sa voix.
Aux monts d’où le jour semble éclore,
Quand je t’emportais avec moi
Pour louer celui que j’adore,
Le premier rayon de l’aurore
Ne se réveillait qu’après toi.
Au bruit des flots et des cordages,
Aux feux livides des éclairs,
Tu jetais des accords sauvages,
Et comme l’oiseau des orages
Tu rasais l’écume des mers.
Celle dont le regard m’enchaîne
À tes soupirs mêlait sa voix,
Et souvent ses tresses d’ébène
Frissonnaient sous ma molle haleine,
Comme tes cordes sous mes doigts.
…………………………
Peut-être à moi, lyre chérie,
Un jour tu pourras revenir,
Quand, de songes divins suivie,
La mort approche, et que la vie
S’éloigne comme un souvenir.
Dans cette seconde jeunesse
Qu’un doux oubli rend aux humains,
Souvent l’homme, dans sa tristesse,
Sur toi se penche et te caresse,
Et tu résonnes sous ses mains.
Ce vent qui sur nos âmes passe
Souffle à l’aurore, ou souffle tard ;
Il aime à jouer avec grâce
Dans les cheveux qu’un myrte enlace,
Ou dans la barbe du vieillard.
En vain une neige glacée
D’Homère ombrageait le menton ;
Et le rayon de la pensée
Rendait la lumière éclipsée
Aux yeux aveugles de Milton :
Autour d’eux voltigeaient encore
L’amour, l’illusion, l’espoir,
Comme l’insecte amant de Flore,
Dont les ailes semblent éclore
Aux tardives lueurs du soir.
Peut-être ainsi !… mais avant l’âge
Où tu reviens nous visiter,
Flottant de rivage en rivage,
J’aurai péri dans un naufrage,
Loin des cieux que je vais quitter.
Depuis longtemps ma voix plaintive
Sera couverte par les flots,
Et, comme l’algue fugitive,
Sur quelque sable de la rive
La vague aura roulé mes os.
Mais toi, lyre mélodieuse,
Surnageant sur les flots amers,
Des cygnes la troupe envieuse
Suivra ta trace harmonieuse
Sur l’abîme roulant des mers.
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Décembre 2006
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[1] Pipe où la fumée du tabac passe dans l’eau avant d’arriver à la bouche.
[2] Ceci était écrit en 1813.
[3] M. de Genoude, à qui ce dithyrambe est adressé, est le premier qui ait fait passer dans la langue française la sublime poésie des Hébreux. Jusqu’à présent nous ne connaissions que le sens des livres de Job, d’Isaïe, de David ; grâce à lui, l’expression, la couleur, le mouvement, l’énergie, vivent aujourd’hui dans notre langue. Ce dithyrambe est un témoignage de la reconnaissance de l’auteur pour la manière nouvelle dont M. de Genoude lui a fait envisager la poésie sacrée.
[I] On voyait sur les mers une pourpre dorée.
ÉCHÉCRATE (1).
Phédon, étais-tu toi-même auprès de Socrate le jour qu’il but la ciguë dans la prison, ou en as-tu seulement entendu parler ?
PHÉDON (2).
J’y étais moi-même, Échécrate.
ÉCHÉCRATE.
Que dit-il à ses derniers moments, et de quelle manière mourut-il ? Je l’entendrais volontiers, car nous n’avons personne à Phliunte qui fasse maintenant le voyage à Athènes, et depuis longtemps il n’est pas venu chez nous d’Athénien qui ait pu nous donner aucun détail à cet égard, sinon qu’il est mort après avoir bu la ciguë. On n’a pu nous dire autre chose.
PHÉDON.
Vous n’avez donc rien su du procès, ni comment les choses se passèrent ?
ÉCHÉCRATE.
Si fait : quelqu’un nous l’a rapporté, et nous étions étonnés que la sentence n’eût été exécutée que longtemps après avoir été rendue. Quelle en fut la cause, Phédon ?
PHÉDON.
Une circonstance particulière. Il se trouva que la veille du jugement on avait couronné la poupe du vaisseau que les Athéniens envoient chaque année à Délos.
ÉCHÉCRATE.
Qu’est-ce donc que ce vaisseau ?
PHÉDON.
C’est, au dire des Athéniens, le même vaisseau sur lequel jadis Thésée conduisit en Crète les sept jeunes gens et les sept jeunes filles qu’il sauva en se sauvant lui-même. On raconte qu’à leur départ les Athéniens firent vœu à Apollon, si Thésée et ses compagnons échappaient à la mort, d’envoyer chaque année à Délos une théorie ; et, depuis ce temps, ils ne manquent pas d’accomplir leur vœu. Quand vient l’époque de la théorie, une loi ordonne que la ville soit pure, et défend d’exécuter aucune sentence de mort avant que le vaisseau soit arrivé à Délos et revenu à Athènes ; et quelquefois le voyage dure longtemps, lorsque les vents sont contraires. La théorie commence aussitôt que le prêtre d’Apollon a couronné la poupe du vaisseau ; ce qui eut lieu, comme je le disais, la veille du jugement de Socrate. Voilà pourquoi il s’est écoulé un si long intervalle entre sa condamnation et sa mort.
(1) Échécrate, de Phliunte, ville de Sicyonie. C’est probablement le Pythagoricien dont parle Platon dans sa IXe lettre à Archytas.
Voyez DIOG. LAERCE, liv. VIII, chap. 46 ; JAMBL. (Vita Pythagorae, I, 36.)
(2) Chef de l’école d’Élis. Voyez DIOG. LAERCE, II, 105.
[II] Quelques amis en deuil erraient sous le portique.
ÉCHÉCRATE.
Quels étaient ceux qui se trouvaient là, Phédon ?
PHÉDON.
Des compatriotes : il y avait Apollodore, Critobule et son père Criton, Hermogène (1), Épigène (2), Eschine (3), Antisthène (4). Il y avait aussi Ctésippe (5) du bourg de Péanée, Ménexène (6), et encore quelques autres du pays. Platon, je crois, était malade.
ÉCHÉCRATE.
Y avait-il des étrangers ?
PHÉDON.
Oui ; Symmias de Thèbes, Cébès et Phédondes (7) ; et de Mégare, Euclide (8) et Terpsion (9).
ÉCHÉCRATE.
Aristippe (10) et Cléombrote (11) n’y étaient-ils pas ?
PHÉDON.
Non, on disait qu’ils étaient à Égine.
ÉCHÉCRATE.
N’y en avait-il pas d’autres ?
PHÉDON.
Voilà, je crois, à peu près tous ceux qui y étaient.
ÉCHÉCRATE.
Eh bien, sur quoi disais-tu que roula l’entretien ?
(1) Fils d’Hipponicus. (Voyez le Cratyle.)
(2) Voyez l’Apologie. – XÉNOPHON, Mémorab.
(3) Auteur de trois Dialogues qui nous ont été conservés. (Voyez l’Apologie.)
(4) Chef de l’école cynique. (DIOG. LAERCE, liv. VI.)
(5) Voyez l’Euthydème et le Lysis. – Péanée, bourg ou dème de la tribu Pandionide.
(6) Voyez le Ménexène.
(7) De Thèbes, et non de Cyrène, comme le veut Ruhnkenius.
(8) Chef de l’école mégarique. (DIOG. LAERCE, liv. II.)
(9) Voyez le Théétète.
(10) De Cyrène, chef de la secte cyrénaïque.
(11) D’Ambracie. On dit qu’après avoir lu le Phédon il se jeta dans la mer. (CALLIMACH., épig. 24.)
[III] C’est le vaisseau sacré, l’heureuse Théorie !
SOCRATE.
Quelle nouvelle ? Est-il arrivé de Délos, le vaisseau au retour duquel je dois mourir (1) ?
CRITON.
Non, pas encore ; mais il paraît qu’il doit arriver aujourd’hui, à ce que disent les gens qui viennent de Sunium (2), où ils l’ont laissé. Ainsi il ne peut manquer d’être ici aujourd’hui ; et demain, Socrate, il te faudra quitter la vie.
SOCRATE.
À la bonne heure, Criton : si telle est la volonté des dieux, qu’elle s’accomplisse. Cependant je ne pense pas qu’il arrive aujourd’hui.
CRITON.
Et pourquoi ?
(1) Voici le commencement du Phédon.
(2) Promontoire de l’Attique, vis-à-vis des Cyclades.
[IV] Dans nos doux entretiens, s’écoule encor de même !
L’accusation intentée à Socrate, telle qu’elle existait encore au second siècle de l’ère chrétienne, à Athènes, dans le temple de Cybèle, au rapport de Phavorinus, cité par Diogène Laërce, reposait sur ces deux chefs : 1° que Socrate ne croyait pas à la religion de l’État ; 2° qu’il corrompait la jeunesse, c’est-à-dire, évidemment, qu’il instruisait la jeunesse à ne pas croire à la religion de l’État.
Or, l’Apologie de Socrate ne répond d’une manière satisfaisante ni à l’un ni à l’autre de ces deux chefs d’accusation. Au lieu de déclarer qu’il croit à la religion établie, Socrate prouve qu’il n’est pas athée ; au lieu de faire voir qu’il n’instruit pas la jeunesse à douter des dogmes consacrés par la loi, il proteste qu’il lui a toujours enseigné une morale pure. Comme plaidoyer, comme défense régulière, on ne peut nier que l’Apologie de Socrate ne soit très-faible.
C’est qu’elle ne pouvait guère ne pas l’être, que l’accusation était fondée, et qu’en effet, dans un ordre de choses dont la base est une religion d’État, on ne peut penser comme Socrate de cette religion, et publier ce qu’on en pense sans nuire à cette religion, et par conséquent sans troubler l’État, et provoquer à la longue une révolution ; et la preuve en est que, deux siècles plus tard, quand cette révélation éclata, ses plus zélés partisans, dans leurs plus violentes attaques contre le paganisme, n’ont fait que répéter les arguments de Socrate dans l’Euthyphron. On peut l’avouer aujourd’hui, Socrate ne s’élève tant comme philosophe que précisément à condition d’être coupable comme citoyen, à prendre ce titre et les devoirs qu’il impose dans le sens étroit et selon l’esprit de l’antiquité. Lui-même connaissait si bien sa situation, qu’au commencement de l’Apologie il déclare qu’il ne se défend que pour obéir à la loi.
[V] Pourquoi, dans cette mort qu’on appelle la vie…
« Mais pour arriver au rang des dieux, que celui qui n’a pas philosophé et qui n’est pas sorti tout à fait pur de cette vie ne s’en flatte pas ; non, cela n’est donné qu’au philosophe. C’est pourquoi, Symmias et Cébès, le véritable philosophe s’abstient de toutes les passions du corps, leur résiste, et ne se laisse pas entraîner par elles ; et cela, bien qu’il ne craigne ni la perte de sa fortune et la pauvreté, comme les hommes vulgaires et ceux qui aiment l’argent, ni le déshonneur et la mauvaise réputation, comme ceux qui aiment la gloire et les dignités.
– Il ne conviendrait pas de faire autrement, repartit Cébès.
– Non, sans doute, continua Socrate : aussi ceux qui prennent quelque intérêt à leur âme, et qui ne vivent pas pour flatter le corps, ne tiennent pas le même chemin que les autres, qui ne savent où ils vont ; mais, persuadés qu’il ne faut rien faire qui soit contraire à la philosophie, à l’affranchissement et à la purification qu’elle opère, ils s’abandonnent à sa conduite, et la suivent partout où elle veut les mener.
– Comment, Socrate ?
– La philosophie recevant l’âme liée véritablement et pour ainsi dire collée au corps, et forcée de considérer les choses non par elle-même, mais par l’intermédiaire des organes comme à travers les murs d’un cachot et dans une obscurité absolue, reconnaissant que toute la force du cachot vient des passions qui font que le prisonnier aide lui-même à serrer sa chaîne ; la philosophie, dis-je, recevant l’âme en cet état, l’exhorte doucement et travaille à la délivrer ; et pour cela elle lui montre que le témoignage des yeux du corps est plein d’illusions, comme celui des oreilles, comme celui des autres sens ; elle l’engage à se séparer d’eux autant qu’il est en elle ; elle lui conseille de se recueillir et de se concentrer en elle-même, de ne croire qu’à elle-même, après avoir examiné au dedans d’elle et avec l’essence même de sa pensée ce que chaque chose est en son essence, et de tenir pour faux tout ce qu’elle apprend par un autre qu’elle-même, tout ce qui varie selon la différence des intermédiaires : elle lui enseigne que ce qu’elle voit ainsi, c’est le sensible et le visible ; ce qu’elle voit ainsi par elle-même, c’est l’intelligence et l’immatériel. Le véritable philosophe sait que telle est la fonction de la philosophie. L’âme donc, persuadée qu’elle ne doit pas s’opposer à sa délivrance, s’abstient, autant qu’il lui est possible, des voluptés, des désirs, des tristesses, des craintes ; réfléchissant qu’après les grandes joies et les grandes craintes, les tristesses et les désirs immodérés, on n’éprouve pas seulement les maux ordinaires, comme d’être malade, ou de perdre sa fortune, mais le plus grand et le dernier de tous les maux, et même sans en avoir le sentiment.
– Et quel est donc ce mal, Socrate ?
– C’est que l’effet nécessaire de l’extrême jouissance et de l’extrême affliction est de persuader à l’âme que ce qui la réjouit ou l’afflige est très-réel ou très-véritable, quoiqu’il n’en soit rien. Or, ce qui nous réjouit ou nous afflige, ce sont principalement les choses visibles, n’est-ce pas ?
– Certainement.
– N’est-ce pas surtout dans la jouissance et la souffrance que le corps subjugue et enchaîne l’âme ?
– Comment cela ?
– Chaque peine, chaque plaisir a, pour ainsi dire, un clou avec lequel il attache l’âme au corps, la rend semblable, et lui fait croire que rien n’est vrai que ce que le corps lui dit. Or, si elle emprunte au corps ses croyances et partage ses plaisirs, elle est, je pense, forcée de prendre aussi les mêmes mœurs et les mêmes habitudes, tellement qu’il lui est impossible d’arriver jamais pure à l’autre monde ; mais, sortant de cette vie toute pleine encore du corps qu’elle quitte, elle retombe bientôt dans un autre corps, et y prend racine, comme une plante dans la terre où elle a été semée, et ainsi elle est privée du commerce de la pureté et de la simplicité divine.
– Il n’est que trop vrai, Socrate, dit Cébès.
– Voilà pourquoi, mon cher Cébès, le véritable philosophe s’exerce à la force et à la tempérance, et nullement pour toutes les raisons que s’imagine le peuple. Est-ce que tu penserais comme lui ?
– Non pas.
– Et tu fais bien. Ces raisons grossières n’entreront pas dans l’âme du véritable philosophe ; elle ne pensera pas que la philosophie doit venir la délivrer, pour qu’après elle s’abandonne aux jouissances et aux souffrances, et se laisse enchaîner de nouveau par elles, et que ce soit toujours à recommencer comme la toile de Pénélope. Au contraire, en se rendant indépendante des passions, en suivant la raison pour guide, en ne se départant jamais de la contemplation de ce qui est vrai, divin, hors du domaine de l’opinion ; en se nourrissant de ces contemplations sublimes, elle acquiert la conviction qu’elle doit vivre ainsi tant qu’elle est dans cette vie, et qu’après la mort elle ira se réunir à ce qui lui est semblable et conforme à sa nature, et sera délivrée des maux de l’humanité. Avec un tel régime, ô Simmias, ô Cébès, et après l’avoir suivi fidèlement, il n’y a pas de raison pour craindre qu’à la sortie du corps elle s’envole emportée par les vents, se dissipe et cesse d’être. »
[VI] L’été sort de l’hiver, le jour sort de la nuit.
Quand Socrate eut ainsi parlé, Cébès, prenant la parole, lui dit : « Socrate, tout ce que tu viens de dire me semble très-vrai. Il n’y a qu’une chose qui paraît incroyable à l’homme : c’est ce que tu as dit de l’âme. Il semble que, lorsqu’une âme a quitté le corps, elle n’est plus ; que, le jour où l’homme expire, elle se dissipe comme une vapeur ou comme une fumée, et s’évanouit sans laisser de traces : car si elle subsistait quelque part recueillie en elle-même et délivrée de tous les maux dont tu as fait le tableau, il y aurait une grande et belle espérance, ô Socrate, que tout ce que tu as dit se réalise ; mais que l’âme survive à la mort de l’homme, qu’elle conserve l’activité et la pensée, voilà ce qui peut-être a besoin d’explication et de preuves.
– Tu dis vrai, Cébès, reprit Socrate ; mais comment ferons-nous ? Veux-tu que nous examinions dans cette conversation si cela est vraisemblable ou si cela ne l’est pas ?
– Je prendrai un très-grand plaisir, répondit Cébès, à entendre ce que tu penses sur cette matière.
– Je ne pense pas au moins, reprit Socrate, que, si quelqu’un nous entendait, fût-ce un faiseur de comédies, il pût me reprocher que je badine, et que je parle de choses qui ne me regardent pas (1). Si donc tu le veux, examinons ensemble cette question. Et d’abord voyons si les âmes des morts sont dans les enfers, ou si elles n’y sont pas. C’est une opinion bien ancienne (2) que les âmes, en quittant ce monde, vont dans les enfers, et que de là elles reviennent dans ce monde, et retournent à la vie après avoir passé par la mort. S’il en est ainsi, et que les hommes, après la mort, reviennent à la vie, il s’ensuit nécessairement que les âmes sont dans les enfers pendant cet intervalle ; car elles ne reviendraient pas au monde, si elles n’étaient plus : et c’en sera une preuve suffisante si nous voyons clairement que les vivants ne naissent que des morts ; car si cela n’est point, il faut chercher d’autres preuves.
– Fort bien, dit Cébès.
– Mais, reprit Socrate, pour s’assurer de cette vérité, il ne faut pas se contenter de l’examiner par rapport aux hommes, il faut aussi l’examiner par rapport aux animaux, aux plantes et à tout ce qui naît ; car on verra par là que toutes les choses naissent de la même manière, c’est-à-dire de leurs contraires, lorsqu’elles en ont, comme le beau a pour contraire le laid, le juste a pour contraire l’injuste, et ainsi mille autres choses. Voyons donc si c’est une nécessité absolue que les choses qui ont leur contraire ne naissent que de ce contraire ; comme, par exemple, s’il faut de toute nécessité, quand une chose devient plus grande, qu’elle fût auparavant plus petite, pour acquérir ensuite cette grandeur.
– Sans doute.
– Et quand elle devient plus petite, s’il faut qu’elle fût plus grande auparavant pour diminuer ensuite.
– Évidemment.
– Tout de même le plus fort vient du plus faible, le plus vite du plus lent.
– C’est une vérité sensible.
– Eh quoi ! reprit Socrate, quand une chose devient plus mauvaise, n’est-ce pas qu’elle était meilleure ? et quand elle devient plus juste, n’est-ce pas qu’elle était moins juste ?
– Sans difficulté, Socrate.
– Ainsi donc, Cébès, que toutes les choses viennent de leurs contraires, voilà ce qui est suffisamment prouvé.
– Très-suffisamment, Socrate.
– Mais entre ces deux contraires, n’y a-t-il pas toujours un certain milieu, une double opération qui mène de celui-ci à celui-là, et ensuite de celui-là à celui-ci ? Le passage du plus grand au plus petit, ou du plus petit au plus grand, ne suppose-t-il pas nécessairement une opération intermédiaire, savoir, augmenter et diminuer ?
– Oui, dit Cébès.
– N’en est-il pas de même de ce qu’on appelle se mêler et se séparer, s’échauffer et se refroidir, et de toutes les autres choses ? Et, quoiqu’il arrive quelquefois que nous n’ayons pas de termes pour exprimer toutes ces nuances, ne voyons-nous pas réellement que c’est toujours une nécessité absolue que les choses naissent les unes des autres, et qu’elles passent de l’une à l’autre, par une opération intermédiaire ?
– Cela est indubitable.
– Eh bien, reprit Socrate, la vie n’a-t-elle pas aussi son contraire, comme la veille a pour contraire le sommeil ?
– Sans doute, dit Cébès.
– Et quel est ce contraire ?
– C’est la mort.
– Ces deux choses ne naissent-elles donc pas l’une de l’autre, puisqu’elles sont contraires ? et puisqu’il y a deux contraires, n’y a-t-il pas une double opération intermédiaire qui les fait passer de l’un à l’autre ?
– Comment non ?
– Pour moi, reprit Socrate, je vais vous dire la combinaison des deux contraires, le sommeil et la veille, et la double opération qui les convertit l’un dans l’autre ; et toi, tu m’expliqueras l’autre combinaison. Je dis donc, quant au sommeil et à la veille, que du sommeil naît la veille, et de la veille le sommeil ; et que ce qui mène de la veille au sommeil, c’est l’assoupissement, et du sommeil à la veille, c’est le réveil. Cela n’est-il pas assez clair ?
– Très-clair.
– Dis-nous donc de ton côté la combinaison de la vie et de la mort. Ne dis-tu pas que la mort est le contraire de la vie ?
– Oui.
– Et qu’elles naissent l’une de l’autre ?
– Sans doute.
– Qui naît donc de la vie ?
– La mort.
– Et qui naît de la mort ?
– Il faut nécessairement avouer que c’est la vie.
– C’est donc de ce qui est mort que naît tout ce qui vit, choses et hommes ?
– Il paraît certain.
– Et par conséquent, reprit Socrate, après la mort nos âmes vont habiter les enfers.
– Il le semble.
– Maintenant, des deux opérations qui font passer de l’état de vie à l’état de mort, et réciproquement, l’une n’est-elle pas manifeste ? car mourir tombe sous le sens, n’est-ce pas ?
– Sans difficulté.
– Mais quoi ! pour faire le parallèle, n’existe-t-il pas une opération contraire, ou la nature est-elle boiteuse de ce côté-là ? Ne faut-il pas nécessairement que mourir ait son contraire ?
– Nécessairement.
– Et quel est-il ?
– Revivre.
– Revivre, dit Socrate, est donc, s’il a lieu, l’opération qui ramène de l’état de mort à l’état de vie. Nous convenons donc que la vie ne naît pas moins de la mort que la mort de la vie ; preuve satisfaisante que l’âme, après la mort, existe quelque part, d’où elle revient à la vie. »
(1) Allusion à un reproche d’Eupolis, poëte comique. (OLYMP., ad Phaedon. ; PROCLUS ad Parmenidem, lib. I, pag. 50, edit. Parisiens., t. IV.)
(2) Dogme pythagoricien, et même orphique. (OLYMP. ad Phaedon. – Voyez Orph. Frag. HERMANN, p. 510.
[VII] Hâtons-nous, mes amis, voici l’heure du bain.
« Il est à peu près temps que j’aille au bain, car il me semble qu’il est mieux de ne boire le poison qu’après m’être baigné, et d’épargner aux femmes la peine de laver un cadavre. »
Quand Socrate eut achevé de parler, Criton prenant la parole : « À la bonne heure, Socrate, lui dit-il ; mais n’as-tu rien à nous recommander, à moi et aux autres, sur tes enfants ou sur toute autre chose où nous pourrions te rendre service ?
– Ce que je vous ai toujours recommandé, Criton ; rien de plus : ayez soin de vous ; ainsi vous me rendrez service, à moi, à ma famille, à vous mêmes, alors même que vous ne me promettriez rien présentement : au lieu que si vous vous négligez vous-mêmes, et si vous ne voulez pas suivre à la trace ce que nous venons de dire, ce que nous avions dit il y a longtemps, me fissiez-vous aujourd’hui les promesses les plus vives, tout cela ne servira pas à grand’chose.
– Nous ferons tous nos efforts, répondit Criton, pour nous conduire ainsi ; mais comment t’ensevelirons-nous ?
– Tout comme il vous plaira, dit-il, si toutefois vous pouvez me saisir et que je ne vous échappe pas. » Puis en même temps, nous regardant avec un sourire plein de douceur : « Je ne saurais venir à bout, mes amis, de persuader Criton que je suis le Socrate qui s’entretient avec vous, et qui ordonne toutes les parties de son discours ; il s’imagine toujours que je suis celui qu’il va voir mort tout à l’heure, et il me demande comment il m’ensevelira ; et tout ce long discours que je viens de faire pour prouver que, dès que j’aurai avalé le poison, je ne demeurerai plus avec vous, mais que je vous quitterai, et irai jouir des félicités ineffables, il me paraît que j’ai dit tout cela en pure perte pour lui, comme si je n’eusse voulu que vous consoler et me consoler moi-même. Soyez donc mes cautions auprès de Criton, mais d’une manière toute contraire à celle dont il a voulu être la mienne auprès des juges : car il a répondu pour moi que je ne m’en irai point ; vous, au contraire, répondez pour moi que je ne serai pas plutôt mort que je m’en irai, afin que le pauvre Criton prenne les choses plus doucement, et qu’en voyant brûler mon corps, ou le mettre en terre, il ne s’afflige pas sur moi, comme si je souffrais de grands maux, et qu’il ne dise pas à mes funérailles qu’il expose Socrate, qu’il l’emporte, qu’il l’enterre : car il faut que tu saches, mon cher Criton, lui dit-il, que parler improprement, ce n’est pas seulement une faute envers les choses, mais c’est aussi un mal que l’on fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage, et dire que c’est mon corps que tu enterres, et enterre-le comme il te plaira, et de la manière qui te paraîtra la plus conforme aux lois. »
En disant ces mots, il se leva et passa dans une chambre voisine pour y prendre le bain ; Criton le suivit, et Socrate nous pria de l’attendre. Nous l’attendîmes donc, tantôt nous entretenant de tout ce qu’il nous avait dit, et l’examinant encore, tantôt en parlant de l’horrible malheur qui allait nous arriver ; nous regardant véritablement comme des enfants privés de leur père, et condamnés à passer le reste de notre vie comme des orphelins. Après qu’il fut sorti du bain, on lui apporta ses enfants, car il en avait trois, deux en bas âge (1), et un qui était déjà assez grand (2) ; et on fit entrer les femmes de sa famille (3). Il leur parla quelque temps en présence de Criton, et leur donna ses ordres ; ensuite il fit retirer les femmes et les enfants, et revint nous trouver ; et déjà le coucher du soleil approchait, car il était resté longtemps enfermé.
…………………………
« Mais je pense, Socrate, lui cria Criton, que le soleil est encore sur les montagnes, et qu’il n’est pas couché : d’ailleurs je sais que beaucoup d’autres ne prennent le poison que longtemps après que l’ordre leur en a été donné ; qu’ils mangent et qu’ils boivent à souhait ; quelques-uns même ont pu jouir de leurs amours : c’est pourquoi ne te presse pas, tu as encore du temps.
– Ceux qui font ce que tu dis, Criton, répondit Socrate, ont leurs raisons ; ils croient que c’est autant de gagné : et moi, j’ai aussi les miennes pour ne pas le faire ; car la seule chose que je crois gagner en buvant un peu plus tard, c’est de me rendre ridicule à moi-même, en me trouvant si amoureux de la vie, que je veuille l’épargner quand il n’y en a plus (4). Ainsi donc, mon cher Criton, fais ce que je te dis, et ne me tourmente pas davantage. »
À ces mots, Criton fit signe à l’esclave qui se tenait auprès. L’esclave sortit, et, après être resté quelque temps, il revint avec celui qui devait donner le poison, qu’il portait tout broyé dans une coupe. Aussitôt que Socrate le vit :
« Fort bien, mon ami, lui dit-il ; mais que faut-il que je fasse ? car c’est à toi à me l’apprendre.
– Pas autre chose, lui dit cet homme, que de te promener quand tu auras bu, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes appesanties, et alors de te coucher sur ton lit ; le poison agira de lui-même. »
Et en même temps il lui tendit la coupe. Socrate la prit avec la plus parfaite sécurité, Échécrate, sans aucune émotion, sans changer de couleur ni de visage ; mais regardant cet homme d’un œil ferme et assuré comme à son ordinaire :
« Dis-moi, est-il permis de répandre un peu de ce breuvage, pour en faire une libation ?
– Socrate, lui répondit cet homme, nous n’en broyons que ce qu’il est nécessaire d’en boire. »
(1) Sophroniscus et Menexenus.
(2) Lamproclès.
(3) Il ne s’agit ici que de Xanthippe et de quelques autres femmes alliées à la famille de Socrate, et nullement de ses épouses Xanthippe et Myrto.
(4) Allusion à un vers d’Hésiode. (Les Œuvres et les Jours, v. 367.)
[VIII] Dans un point de l’espace inaccessible aux hommes.
« Premièrement, reprit Socrate, je suis persuadé que, si la terre est au milieu du ciel et de forme sphérique, elle n’a besoin ni de l’air, ni d’aucun autre appui pour s’empêcher de tomber ; mais que le ciel même, qui l’environne également, et son propre équilibre, suffisent pour la soutenir ; car toute chose qui est en équilibre au milieu d’une autre qui la presse également, ne saurait pencher d’aucun côté, et par conséquent demeure fixe et immobile ; voilà de quoi je suis persuadé.
– Et avec raison, dit Symmias.
– De plus, je suis convaincu que la terre est fort grande, et que nous n’en habitons que cette petite partie qui s’étend depuis le Phase jusqu’aux colonnes d’Hercule, répandus autour de la mer comme des fourmis ou des grenouilles autour d’un marais : et je suis convaincu qu’il y a plusieurs autres peuples qui habitent d’autres parties semblables ; car partout sur la face de la terre il y a des creux de toutes sortes de grandeurs et de figures, où se rendent les eaux, les nuages et l’air grossier, tandis que la terre elle-même est au-dessus dans ce ciel pur où sont les astres, et que la plupart de ceux qui s’occupent de cette matière appellent l’éther, dont tout ce qui afflue perpétuellement dans les cavités que nous habitons n’est proprement que le sédiment. Enfoncés dans des cavernes sans nous en douter, nous croyons habiter le haut de la terre, à peu près comme quelqu’un qui, faisant son habitation dans les abîmes de l’Océan, s’imaginerait habiter au-dessus de la mer, et qui, pour voir au travers de l’eau le soleil et les astres, prendrait la mer pour le ciel, et n’étant jamais monté au-dessus, à cause de sa pesanteur et de sa faiblesse, et n’ayant jamais avancé la tête hors de l’eau, n’aurait jamais vu lui-même combien le lieu que nous habitons est plus pur et plus beau que celui qu’il habite, et n’aurait jamais trouvé personne qui pût l’en instruire. Voilà l’état où nous sommes. Confinés dans quelque creux de la terre, nous croyons en habiter les hauteurs ; nous prenons l’air pour le ciel, et nous croyons que c’est là le véritable ciel dans lequel les astres font leur cours, c’est-à-dire que notre pesanteur et notre faiblesse nous empêchent de nous élever au-dessus de l’air ; car si quelqu’un allait jusqu’au haut, et qu’il pût s’y élever avec des ailes, il n’aurait pas plutôt mis la tête hors de cet air grossier, qu’il verrait ce qui se passe dans cet heureux séjour, comme les poissons, en s’élevant au-dessus de la surface de la mer, voient ce qui se passe dans l’air que nous respirons : et s’il était d’une nature propre à une longue contemplation, il connaîtrait que c’est le véritable ciel, la véritable lumière, la véritable terre ; car cette terre, ces roches, tous ces lieux que nous habitons, sont corrompus et calcinés, comme ce qui est dans la mer est rongé par l’âcreté des sels : aussi dans la mer on ne trouve que des cavernes, du sable, et, partout où il y a de la terre, une vase profonde ; il n’y naît rien de parfait, rien qui soit d’aucun prix, rien enfin qui puisse être comparé à ce que nous avons ici. Mais ce qu’on trouve dans l’autre séjour est encore plus au-dessus de ce que nous voyons dans le nôtre ; et, pour vous faire connaître la beauté de cette terre pure, située au milieu du ciel, je vous dirai, si vous voulez, une belle fable qui mérite d’être écoutée.
– Et nous, Socrate, nous l’écouterons avec un très-grand plaisir, dit Symmias.
– On raconte, dit-il, que la terre, si on la regarde d’en haut, paraît comme un de nos ballons couverts de douze bandes de différentes couleurs, dont celles que nos peintres emploient ne sont que les échantillons ; mais les couleurs de cette terre sont infiniment plus brillantes et plus pures, et elles l’environnent tout entière. L’une est d’un pourpre merveilleux ; l’autre de couleur d’or ; celle-là d’un blanc plus brillant que le gypse et la neige ; et ainsi des autres couleurs qui la décorent, et qui sont plus nombreuses et plus belles que toutes celles que nous connaissons. Les creux même de cette terre, remplis d’eau et d’air, ont aussi leurs couleurs particulières, qui brillent parmi toutes les autres ; de sorte que dans toute son étendue cette terre a l’aspect d’une diversité continuelle. Dans cette terre si parfaite, tout est en rapport avec elle, plantes, arbres, fleurs et fruits ; les montagnes même et les pierres ont un poli, une transparence, des couleurs incomparables ; celles que nous estimons tant ici, les cornalines, les jaspes, les émeraudes, n’en sont que de petites parcelles. Il n’y en a pas une seule, dans cette heureuse terre, qui ne les vaille, ou ne les surpasse encore : et la cause en est que là les pierres précieuses sont pures, qu’elles ne sont ni rongées ni gâtées comme les nôtres par l’âcreté des sels et par la corruption des sédiments qui descendent et s’amassent dans cette terre basse, où ils infectent la pierre et la terre, les plantes et les animaux. Outre toutes ces beautés, cette terre est ornée d’or, d’argent et d’autres métaux précieux, qui, répandus en tous lieux en abondance, frappent les yeux de tous côtés, et font de la vue de cette terre un spectacle de bienheureux. Elle est aussi habitée par toutes sortes d’animaux et par des hommes, dont les uns sont répandus au milieu des terres, et les autres autour de l’air, comme nous autour de la mer, et d’autres dans des îles que l’air forme près du continent ; car l’air est là ce que sont ici l’eau et la mer pour notre usage ; et ce que l’air est pour nous, pour eux est l’éther. Leurs saisons sont si bien tempérées, qu’ils vivent beaucoup plus que nous, toujours exempts de maladies ; et pour la vue, l’ouïe, l’odorat et tous les autres sens, et pour l’intelligence même, ils sont autant au-dessus de nous que l’air surpasse l’eau en pureté, et que l’éther surpasse l’air. Ils ont des bois sacrés, des temples que les dieux habitent réellement ; des oracles, des prophéties, des visions, toutes les marques du commerce des dieux : ils voient aussi le soleil et la lune et les astres tels qu’ils sont ; et tout le reste de leur félicité suit à proportion.
« Voilà quelle est cette terre à sa surface ; elle a tout autour d’elle plusieurs lieux, dont les uns sont plus profonds et plus ouverts que le pays que nous habitons ; les autres plus profonds, mais moins ouverts, et d’autres moins profonds et plus plats. Tous ces lieux sont percés par-dessous en plusieurs points, et communiquent entre eux par des conduits tantôt plus larges, tantôt plus étroits, à travers lesquels coule, comme dans des bassins, une quantité immense d’eau : des masses surprenantes de fleuves souterrains qui ne s’épuisent jamais ; des sources d’eaux froides et d’eaux chaudes ; des fleuves de feu et d’autres de boue, les uns plus limpides, les autres plus épais, comme en Sicile ces torrents de boue et de feu qui précèdent la lave, et comme la lave elle-même. Ces lieux se remplissent de l’une ou de l’autre de ces matières, selon la direction qu’elles prennent chaque fois en débordant. Ces masses énormes se meuvent en haut et en bas, comme un balancier placé dans l’intérieur de la terre. Voici à peu près comment ce mouvement s’opère : parmi les ouvertures de la terre, il en est une, la plus grande de toutes, qui passe au travers de la terre ; c’est celle dont parle Homère, quand il dit (1) :
Bien loin, là où sous la terre est le plus profond abîme ;
et que lui-même ailleurs et beaucoup d’autres appellent le Tartare. C’est là que se rendent, et c’est de là que sortent de nouveau tous les fleuves, qui prennent chacun le caractère et la ressemblance de la terre sur laquelle ils passent. La cause de ce mouvement en sens contraire, c’est que le liquide ne trouve là ni fond ni appui ; il s’agite suspendu, et bouillonne sens dessus dessous ; l’air et le vent font de même tout à l’entour, et suivent tous ses mouvements et lorsqu’il s’élève et lorsqu’il retombe ; et comme dans la respiration, où l’air entre et sort continuellement, de même ici l’air, emporté avec le liquide dans deux mouvements opposés, produit des vents terribles et merveilleux, en entrant et en sortant. Quand donc les eaux, s’élançant avec force, arrivent vers le lieu que nous appelons le lieu inférieur, elles forment des courants qui vont se rendre, à travers la terre, vers des lits de fleuves qu’ils rencontrent et qu’ils remplissent comme avec une pompe. Lorsque ces eaux abandonnent ces lieux et s’élancent vers les nôtres, elles les remplissent de la même manière ; de là elles se rendent, à travers des conduits souterrains, vers les différents lieux de la terre, selon que le passage leur est frayé, et forment les mers, les lacs, les fleuves et les fontaines ; puis, s’enfonçant de nouveau sous la terre, et parcourant des espaces, tantôt plus nombreux et plus longs, tantôt moindres et plus courts, elles se jettent dans le Tartare, les unes beaucoup plus bas, d’autres seulement un peu plus bas, mais toutes plus bas qu’elles n’en sont sorties. Les unes ressortent et retombent dans l’abîme précisément du côté opposé à leur issue ; quelques autres, du même côté : il en est aussi qui ont un cours tout à fait circulaire, et se replient une ou plusieurs fois autour de la terre comme des serpents, descendent le plus bas qu’elles peuvent, et se jettent de nouveau dans le Tartare. Elles peuvent descendre de part et d’autre jusqu’au milieu, mais pas au delà ; car alors elles remonteraient : elles forment plusieurs courants fort grands ; mais il y en a quatre principaux dont le plus grand, et qui coule le plus extérieurement tout autour, est celui qu’on appelle Océan. Celui qui lui fait face, et coule en sens contraire et l’Achéron, qui, traversant des lieux déserts, et s’enfonçant sous la terre, se jette dans le marais Achérusiade, où se rendent les âmes de la plupart des morts, qui, après y avoir demeuré le temps ordonné, les unes plus, les autres moins, sont renvoyées dans ce monde pour y animer de nouveau êtres. Entre ces deux fleuves coule un troisième, qui, non loin de sa source, tombe dans un lieu vaste, rempli de feu, et y forme un lac plus grand que notre mer, où l’eau bouillonne mêlée avec la boue. Il sort de là trouble et fangeux, et, continuant son cours en spirale, il se rend à l’extrémité du marais Achérusiade, sans se mêler avec ses eaux ; et, après avoir fait plusieurs tours sous terre, il se jette vers le plus bas du Tartare : c’est ce fleuve qu’on appelle le Pyriphlégethon, dont les ruisseaux enflammés saillent sur la terre, partout où ils trouvent une issue. Du côté opposé, le quatrième fleuve tombe d’abord dans un lieu affreux et sauvage, à ce que l’on dit, et d’une couleur bleuâtre. On appelle ce lieu Stygien, et Styx le lac que forme le fleuve en tombant. Après avoir pris dans les eaux de ce lac des vertus horribles, il se plonge dans la terre, où il fait plusieurs tours ; et se dirigeant vis-à-vis du Pyriphlégéthon, il le rencontre dans le lac de l’Achéron, par l’extrémité opposée. Il ne mêle ses eaux avec les eaux d’aucun autre fleuve ; mais après avoir fait le tour de la terre, il se jette aussi dans le Tartare, par l’endroit opposé au Pyriphlégéthon. Le nom de ce fleuve est le Cocyte, comme l’appellent les poëtes. »
(1) Iliade, liv. VIII, v. 14.
[IX] Mais qui donc étais-tu, mystérieux génie !
« Mais peut-être paraîtra-t-il inconséquent que je me sois mêlé de donner à chacun de vous des avis en particulier, et que je n’aie jamais eu le courage de me trouver dans les assemblées du peuple pour donner mes conseils à la république. Ce qui m’en a empêché, Athéniens, c’est ce je ne sais quoi de divin et de démoniaque, dont vous m’avez si souvent entendu parler, et dont Mélitus, pour plaisanter, a fait un chef d’accusation contre moi. Ce phénomène extraordinaire s’est manifesté en moi dès mon enfance : c’est une voix qui ne se fait entendre que pour me détourner de ce que j’ai résolu, car jamais elle ne m’exhorte à rien entreprendre ; c’est elle qui s’est toujours opposée à moi quand j’ai voulu me mêler des affaires de la république, et elle s’y est opposée fort à propos : car sachez bien qu’il y a longtemps que je ne serais plus en vie, si je m’étais mêlé des affaires publiques, et je n’aurais rien avancé ni pour vous ni pour moi. Ne vous fâchez point, je vous en conjure, si je vous dis la vérité. Non, quiconque voudra lutter franchement contre les passions d’un peuple, celui d’Athènes ou tout autre peuple ; quiconque voudra empêcher qu’il se commette rien d’injuste ou d’illégal dans un État, ne le fera jamais impunément. Il faut de toute nécessité que celui qui veut combattre pour la justice, s’il veut vivre quelque temps, demeure simple particulier, et ne prenne aucune part au gouvernement. Je puis vous en donner des preuves incontestables, et ce ne seront pas des raisonnements, mais ce qui a bien plus d’autorité auprès de vous, des faits. Écoutez donc ce qui m’est arrivé, afin que vous sachiez bien que je suis incapable de céder à qui que ce soit contre le devoir, par crainte de la mort ; et que, ne voulant pas le faire, il est impossible que je ne périsse pas. Je vais vous dire des choses qui vous déplairont, et où vous trouverez peut-être la jactance des plaidoyers ordinaires : cependant je ne vous dirai rien qui ne soit vrai. »
[X] Voilez-vous, ou je meurs une seconde fois !
« Après cela, ô vous qui m’avez condamné, voici ce que j’ose vous prédire ; car je suis précisément dans les circonstances où les hommes lisent dans l’avenir au moment de quitter la vie. »
[XI] Cependant dans son sein son haleine oppressée…
« Il s’assit sur son lit, et n’eut pas le temps de nous dire grand’chose ; car le serviteur des Onze entra presque en même temps, et s’approchant de lui : « Socrate, dit-il, j’espère que je n’aurai pas à te faire le même reproche qu’aux autres : dès que je viens les avertir, par l’ordre des magistrats, qu’il faut boire le poison, ils s’emportent contre moi et me maudissent ; mais pour toi, depuis que tu es ici, je t’ai toujours trouvé le plus courageux, le plus doux et le meilleur de ceux qui sont jamais venus dans cette prison ; et en ce moment je suis bien assuré que tu n’es pas fâché contre moi, mais contre ceux qui sont la cause de ton malheur, et que tu connais bien. Maintenant, tu sais ce que je viens t’annoncer ; adieu, tâche de supporter avec résignation ce qui est inévitable. » En même temps il se détourna en fondant en larmes, et se retira. Socrate, le regardant, lui dit : « Et toi aussi, reçois mes adieux ; je ferai ce que tu dis. » Et se tournant vers nous : « Voyez, nous dit-il, quelle honnêteté dans cet homme ! tout le temps que j’ai été ici, il m’est venu voir souvent, et s’est entretenu avec moi : c’était le meilleur des hommes, et maintenant comme il me pleure de bon cœur ! Mais allons, Criton, obéissons-lui de bonne grâce, et qu’on m’apporte le poison, s’il est broyé ; sinon, qu’il le broie lui-même. »
[XII] Un faux rayon de vie errant par intervalle.
Jusque-là, nous avions eu presque tous assez de force pour retenir nos larmes ; mais le voyant boire, et après qu’il eut bu, nous n’en fûmes plus les maîtres. Pour moi, malgré tous mes efforts, mes larmes s’échappèrent avec tant d’abondance, que je me couvris de mon manteau pour pleurer sur moi-même ; car ce n’était pas le malheur de Socrate que je pleurais, mais le mien, en songeant quel ami j’allais perdre. Criton, avant moi, n’ayant pu retenir ses larmes, était sorti ; et Apollodore, qui n’avait presque pas cessé de pleurer auparavant, se mit alors à crier, à hurler et à sangloter avec tant de force, qu’il n’y eut personne à qui il ne fît fendre le cœur, excepté Socrate.
« Que faites-vous, dit-il, ô mes bons amis ? N’était-ce pas pour cela que j’avais renvoyé les femmes, pour éviter des scènes aussi peu convenables ? car j’ai toujours ouï dire qu’il faut mourir avec de bonnes paroles. Tenez-vous donc en repos, et montrez de la fermeté. »
Ces mots nous firent rougir, et nous retînmes nos pleurs.
Cependant Socrate, qui se promenait, dit qu’il sentait ses jambes s’appesantir, et il se coucha sur le dos, comme l’homme l’avait ordonné. En même temps le même homme qui lui avait donné le poison s’approcha, et, après avoir examiné quelque temps ses pieds et ses jambes, il lui serra le pied fortement, et il lui demanda s’il le sentait ; il dit que non. Il lui serra ensuite les jambes ; et portant ses mains plus haut il nous fit voir que le corps se gelait et se roidissait : et ; le touchant lui-même, il nous dit que, dès que le froid gagnerait le cœur, Socrate nous quitterait. Déjà tout le bas-ventre était glacé. Alors se découvrant, car il était couvert :
« Criton, dit-il, et ce furent ses dernières paroles, nous devons un coq à Esculape ; n’oublie pas d’acquitter cette dette.
– Cela sera fait, répondit Criton, mais vois si tu as encore quelque chose à nous dire. »
Il ne répondit rien, et un peu de temps après il fit un mouvement convulsif ; alors l’homme le découvrit tout à fait : ses regards étaient fixes. Criton, s’en étant aperçu, lui ferma la bouche et les yeux.