Jules Lermina

 

 

 

HISTOIRES INCROYABLES

 

 

 

(1885)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

Préface. 6

LES FOUS. 9

I. 9

II. 12

III. 13

IV.. 15

V.. 16

VI. 17

VII. 19

VIII. 19

IX.. 21

X.. 22

XI. 23

XII. 24

XIII. 25

XIV.. 27

XV.. 30

XVI. 30

XVII. 32

XVIII. 33

XIX.. 34

XX.. 35

XXI. 36

XXII. 37

XXIII. 38

XXIV.. 39

XXV.. 41

XXVI. 42

XXVII. 44

XXVIII. 44

XXIX.. 45

XXX.. 45

XXXI. 47

XXXII. 48

LE CLOU.. 49

MAISON TRANQUILLE.. 76

I. 76

II. 78

III. 80

IV.. 85

V.. 89

VI. 90

VII. 95

VIII. 101

IX.. 104

X.. 107

LA CHAMBRE D’HÔTEL.. 109

I. 109

III. 114

IV.. 120

V.. 122

VI. 125

VII. 127

VIII. 129

IX.. 132

X.. 135

XI. 139

XII. 142

XIII. 147

LA PEUR.. 153

I. 153

II. 156

III. 160

LE TESTAMENT.. 164

I. 164

II. 165

III. 166

IV.. 167

V.. 168

VI. 169

VII. 171

VIII. 173

IX.. 173

X.. 175

XI. 176

XII. 177

XIII. 178

XIV.. 179

XV.. 181

XVI. 181

XVII. 182

XVIII. 184

XIX.. 185

XX.. 185

XXI. 188

XXII. 189

XXIII. 190

XXIV.. 191

XXV.. 192

XXVI. 193

XXVII. 195

XXVIII. 197

XXIX.. 198

XXX.. 200

XXXI. 201

XXXII. 201

XXXIII. 203

XXXIV.. 204

XXXV.. 204

XXXVI. 206

XXXVII. 207

XXXVIII. 207

XXXIX.. 208

XL.. 208

XLI. 210

XLII. 210

XLIII. 211

XLIV.. 213

À propos de cette édition électronique. 214

 

Préface

J’ai toujours beaucoup aimé les histoires fantastiques. L’incroyable est une des formes de la poésie. Le réel, lorsqu’il se déforme par l’hallucination ou le rêve, devient tout aussitôt énorme et plus attirant peut-être que la vérité même. Tels ces visages que certains miroirs concaves ou convexes allongent ou dépriment de façons bizarres. Ils nous fascinent. On les regarde avec une fixité un peu hagarde, tandis qu’on laisserait peut-être passer une jolie femme sans l’admirer.

 

Le fantastique hypnotise. Quand j’étais enfant, j’ai souvent entendu raconter l’histoire de mon grand-oncle Gillet, mort grenadier de la garde. À Nantes, quand il rentrait chez sa mère, il avait l’habitude de prendre chaque soir un peu de sable et de le jeter, du dehors, contre la vitre pour avertir qu’il arrivait. On courait à la porte du jardin et on ouvrait. Cadet (c’était le cadet de la famille) entrait, joyeux. Un soir, on entend le bruit du gravier contre la vitre. Mon arrière-grand-mère se lève joyeuse et dit :

 

– C’est Cadet !

 

Cadet était pourtant soldat à l’armée et loin de France. Bah ! c’est qu’il revenait ! Et la mère court ouvrir la porte. Personne !

 

– Mon Dieu ! dit l’aïeule, il est arrivé malheur à Cadet.

 

Et elle regarda sa montre.

 

En effet, à cette heure même, à l’heure crépusculaire, entre chien et loup, le pauvre garçon recevait d’un chasseur tyrolien, caché derrière une botte de foin, une balle qui le tuait net. C’était le soir de Wagram. Il n’y avait pas deux heures que Napoléon l’avait, de sa main, décoré sur le champ de bataille d’une petite croix détachée de sa poitrine. Je l’ai là, cette petite croix. Je la regarde tandis que j’écris. Elle me rappelle cette inoubliable histoire qui a fait tant d’impression sur mon enfance.

 

Voilà bien pourquoi, sans doute, quand j’ai débuté, mes premiers récits ont été des contes fantastiques. On les retrouverait dans la collection du Diogène où nous fantastiquions à qui mieux mieux, le poète Ernest d’Hervilly, le romancier Jules Lermina et moi. Edgar Poë était notre dieu et Hoffmann son prophète. Nous étions fous d’histoires folles. C’était le bon temps.

 

Il n’est point passé, je le vois, ce bon temps-là, puisque Jules Lermina, fidèle à nos frissons d’antan, publie ce curieux et poignant recueil d’Histoires incroyables. Mânes de Nathaniel Hawthorne, et de l’auteur de l’Assassinat de la rue Morgue, voilà un Français, très français, qui vous a pourtant dérobé le secret du fantastique, ce naturel sublimé ! Voilà un Gaulois qui a le sens du cauchemar saxon et dont les inventions font se dresser sur la peau du lecteur ces petites granulations spéciales qu’on appelle la chair de poule.

 

Je les connaissais en partie, ces Histoires entraînantes, et elles m’avaient hanté plus d’une fois comme la Smarra de Nodier. J’avais même cru sincèrement qu’elles étaient écrites par un Yankee, lorsque Lermina les signait de son pseudonyme de William Cobb. Mais Lermina connaît l’Amérique ; il y a vécu, je crois, et il s’est imprégné de l’esprit même, subtil et puissant, de Poë. Ses magistrales études d’après le maître américain ne sont pourtant ni des copies ni des pastiches. Jamais je ne trouvai, au contraire, plus d’invention que dans ce livre. Lisez les Fous, la Chambre d’hôtel, la Peur, le Testament. Ou plutôt lisez toutes ces Histoires incroyables. Dans un temps où l’imagination semble proscrite du roman, Lermina a ce don merveilleux de l’invention. Il plaît, il amuse, il entraîne ; ici – comme l’hypernaturel même – il fascine.

 

J’interromps, pour écrire cette préface, un court roman où j’étudie, à un point de vue spécial, les phénomènes de la suggestion. L’hystérie et la névrose m’attirent, et pourtant ce ne sont là que des mots. Ce qui est vrai, c’est la surexcitation ou la dépression cérébrale. Que se passe-t-il ? Que se pense-t-il dans cet appareil déséquilibré ? Est-il impossible que nous en ayons une notion quelconque ? Non. Depuis que Maury a prouvé que le rêve pouvait être mâté, dirigé par la volonté, depuis que Quincey, le mangeur d’opium, que Poë ont analysé les sensations du narcotisé et de l’alcoolique, il a été prouvé que pour l’observateur, assez maître de soi pour se regarder penser, il y a une mine profonde et toujours féconde à explorer. Dans la pensée, comme dans la musique, on découvre des tons, des demi-tons, des quarts de ton, des commas pour employer le terme technique. Ce sont ces infiniment petits de la conception cérébrale qu’il est intéressant de noter. C’est là le vrai fantastique, parce que c’est l’inexploré ; parce que, sur ce terrain, les surprises, les antithèses, les absurdités sont multiples et renaissantes.

 

C’est cette étude de la pensée malade que Jules Lermina a essayée, dans une singulière abstraction de son propre moi, qui est une force. Le temps de la synthèse, mère du romantisme, est passé. Le temps de l’analyse est venu. Corpuscules, microbes, monères d’Haeckel, inconscient d’Hartmann, tout aujourd’hui est regardé de près. C’est l’âge du microscope. On étudie les matériaux du grand monument humain pour en reconstruire l’architecture première. Dans le fou, dans l’alcoolique, il y a disjonction des pensées : d’où une certaine facilité pour les soumettre à l’action du microscope.

 

Quelle différence entre ces expériences sur le vivant, sur le pensant, et les imaginations purement physiques d’Hoffmann, ne comprenant d’autre antithèse que celle de la vie et de la mort, de la matière et de son reflet, du crime et du remords ; d’Achim d’Arnim, se perdant à travers les grisailles du rêve effacé, presque invisible, – illisible, pourrait-on dire ; voire même d’un Hawthorne, s’attachant aux contrastes de neige et de soleil, de poison et d’antidote, de métal et de papier. Edgar Poë, le premier, a étudié, non plus les dehors, mais le dedans de l’homme. Son « Démon de la perversité » est une trouvaille cérébrale, adéquate à un rapport de médecin légiste. C’est le psychopathe avant la psychopathie.

 

Jules Lermina est de cette école. Il trépane le crâne et regarde agir le cerveau ; et il y voit des spectacles mille fois plus étranges que les fantômes ridicules, blancs dans le noir, mille fois plus effrayants que les goules pâles ou les vampires verdâtres du bon Nodier.

 

Les livres sans mérite ont seuls besoin de préface. Je croirais manquer de respect au public, qui connaît ceux qu’il aime, et de justice envers un vieux camarade en présentant un littérateur qui s’est, depuis tant d’années, si brillamment présenté lui-même. Mais peut-être Jules Lermina veut-il que je dise qu’en ce volume particulier il a mis plus de lui-même encore, des recherches plus profondes, une acuité plus affinée. Je conçois cela. On a toujours un livre qu’on préfère, un favori dans une œuvre multiple. Les Histoires incroyables sont peut-être ce « préféré » pour leur remarquable auteur.

 

Le conteur a trouvé, pour l’illustrer, un artiste aux visions originales, puissamment saisissantes, pleines, elles aussi, de ce fantastique réel qui fait le prix des récits de ce très original et troublant volume. On prendrait plus d’une composition de M. Denisse pour une des étranges vignettes, pleines d’humour tragique, intercalées par Cruikshank dans la traduction de Hugo, Han of Island.

 

Quoi qu’il en soit, on placera certainement ces pages au meilleur rang de la bibliothèque des conteurs, entre les visions romantiques d’Hoffmann et les conceptions poétiquement scientifiques d’Edgar Allan Poë ; et l’auteur, qu’on va fort applaudir, a découvert un joli coin d’Amérique, plein de fleurs rares et étranges, inquiétantes comme ces fleurs empoisonnées du conte d’Hawthorne, le jour où il a soufflé, tout bas, à William Cobb les histoires troublantes et remarquables que ce William Cobb contait si bien et que recueille aujourd’hui, pour nous, Jules Lermina.

 

Jules CLARETIE.

 

15 mars 1885.

 

LES FOUS

I

Pourquoi six heures ? Non pas six heures moins cinq minutes ni six heures cinq, mais bien six heures juste. Cela me préoccupait plus que je ne voulais me l’avouer, et cependant je ne m’étais pas trompé. Tenez, hier encore, j’étais allé chez lui, pour mon procès.

 

Car il est temps que je vous dise de quoi je veux parler ou plutôt de qui.

 

Lui, c’est Me Golding, mon sollicitor, un homme de sens et de talent, plus rusé que tous les attorneys des États-Unis, et qui sait vous retourner un juge comme un gant de feutre, ou lui ouvrir l’esprit à point, comme le plus graissé des bowie-knives.

 

Je suis un homme comme vous, ami lecteur, mais peut-être ai-je en moi telle disposition qui chez vous n’existe qu’à l’état latent.

 

J’ai remarqué que chez tout individu appartenant à la race humaine, réside en un point spécial et sans qu’il s’en rende compte lui-même, une faculté, comme une sorte de sens, doué d’un superacuité remarquable. Chez les uns, j’ai vu que c’était le désir de l’or, ou plutôt le flair des affaires ; chez les autres, c’était la divination intuitive de la fragilité d’une femme. Les uns se disaient, en entendant un bavard : là, il y a une bonne affaire à engager. Les autres, en regardant la plus guindée de toutes les mères de familles : voilà une femme dont je serai l’amant.

 

Cela ne se discute ni ne s’explique. Cela est. C’est une agrégation, indépendante de toute volition, entre telle portion d’un autre être et la portion équivalente de votre propre nature, comme un engrenage auquel vous ne pouvez échapper. Il y a en lui ou en elle telle aspérité qui s’accroche, par son évolution même, à un des ressorts de notre mécanisme. Et tout suit.

 

Moi, j’ai le flair de l’étrange : chez un homme, si innocent, si naturel qu’il paraisse à tous, je pressens, je constate l’anormal, en si petite dose qu’il s’y trouve. L’infinitésimal m’affecte. Et une fois que j’ai été touché par ce ressort invisible, rien ne peut m’arrêter. Il faut que je sache, que je suive le mouvement, l’impulsion qui m’a été communiquée.

 

C’est ainsi que cela se passa avec Me Golding, homme régulier, comme le balancier d’une pendule, marchant comme un rouage, vivant automatiquement ou plutôt mathématiquement. À dix heures du matin, je le trouvais à son bureau pour ses consultations. Et, remarquez-le, jamais une minute avant ni après dix heures ; à une heure, au tribunal ; à cinq heures, dans son cabinet ; à six heures… c’est là ce qui me frappa.

 

J’étais chez lui : nous causions de mon procès… oh ! une misère… quelques centaines de dollars dont je me soucie comme d’un poisson salé. Mais j’en avais fait une question d’amour-propre et pour la vingtième fois – pour la centième, peut-être – je répétais à Golding les pourquoi de mon entêtement. Il m’écoutait comme un sollicitor sait écouter – tarifant d’avance chaque minute qui s’écoule, et rêvant déjà au mémoire à présenter, et sur lequel je devais lire : Pour avoir conféré pendant une heure du procès X…, 8 dollars. – Je n’avais pas pris garde à l’heure, et lui ne me rappelait pas que l’heure de sa consultation allait être achevée. En vérité, nous approchions du dénouement et cette conférence n’était pas inutile.

 

C’est alors, – j’entamais le dernier point de la controverse et j’allais démontrer victorieusement que mon adversaire était un malhonnête homme, – que sonnèrent six heures : oh ! doucement, tout doucement, au timbre fêlé d’une vieille pendule vermoulue, échappée de quelque cargaison anglaise. Il paraît que six heures sonnèrent : moi je n’entendis rien, tant le timbre avait faiblement résonné. Mais, instantanément, Golding n’était plus devant moi. Où donc alors ? tout à l’heure il était si solidement cloué dans son fauteuil de cuir !… Je regardai derrière moi, la porte de l’étude se refermait. Il était parti. Si vite, si délibérément, sans un mot d’excuse, sans un geste d’avis !… Parti, ou plutôt glissé dehors.

 

Il y eut agrégation entre le quelque chose, personnel à cet homme, et ma faculté d’investigation. Je me sentis accroché, le cliquet était tombé.

 

Non, ce n’était pas par impolitesse, ennui ou fatigue qu’il s’était ainsi dérobé à notre entretien. Par impolitesse ? Golding était la courtoisie en personne. Par ennui ? Un sollicitor ne s’ennuie que de ce qui ne rapporte pas. Par fatigue ? Un client ou un autre, qu’importe ?

 

Il y avait autre chose. Quoi ? Je ne le savais point, mais je le sentais. Sensation vague, intuition positive, qui ne définit pas, mais affirme. Pendant toute la journée du lendemain, je fus obsédé, non d’un désir, mais du besoin de savoir. C’était une possession ; l’idée avait pris racine en moi ; elle germait, grandissait. Je retournai chez le sollicitor à cinq heures. Il me reçut comme à l’ordinaire. Nul changement, nulle gêne, mais pas une excuse. Il semblait ne pas avoir la notion de ce qui s’était passé ; je n’osai pas lui en parler.

 

Pourquoi la question vint-elle dix fois sur mes lèvres, et pourquoi dix fois ne me sentis-je pas le courage de parler ? Quelques minutes avant six heures, j’attendais… oh ! comme j’attendais que le timbre fêlé retentît… mais on vint nous déranger, je dus partir, je descendis dans la rue. À six heures, il passa auprès de moi, sans me voir… ou du moins je suis sûr qu’il ne me vit pas, quoiqu’il m’eût regardé… Je pouvais le suivre, mais je jugeai qu’il ne fallait pas procéder ainsi. Je m’en allai, pour revenir encore le lendemain, le surlendemain.

 

Mais le hasard – était-ce bien le hasard ? – était contre moi ; je ne pouvais me trouver dans son cabinet jusqu’à six heures. Seulement, alors que je me tenais, en bas, blotti auprès de la porte, l’épiant, comme aurait fait un voleur qui en eût voulu à sa bourse, je le voyais passer, froid, calme, insensible à tout ce qui se passait autour de lui… toujours dans la même direction, sans tourner la tête à droite ni à gauche, regardant droit vers un but…

 

C’était un homme de quarante ans… Ah ! son portrait ? il ne présentait rien d’étrange, aucun caractère singulier. Les enfants ou les personnes sentimentales croient seules encore à un rayonnement de l’étrange en dehors de l’individu, à une trahison de la physionomie et de l’allure. Croyez-moi, défiez-vous, au contraire, de l’homme dont rien ne sort ! Visage calme, attitude insignifiante, c’est hypocrisie voulue ou inconsciente. Le visage qui ne dit rien parle en dedans.

 

Celui-là – avec ses cheveux gris, ses yeux bleus, son front haut et sans rides, son pas régulier, cette absence totale d’agitation externe – celui-là devait avoir des rides en dedans et son cœur devait battre dans sa poitrine d’un heurt saccadé, quelque chose comme le halètement fébrile du remords ou le tressautement de la terreur.

 

Comme je l’espionnai, comme je me glissai furtif auprès de lui, comme j’étudiai chaque inflexion de sa voix !… rien ! Pourquoi, après tout, ne pas supposer qu’à six heures juste il avait pris, dans trente ans d’exercice, l’habitude de quitter son office ?… qu’à cette heure-là quelqu’un l’attendait, quelque gouvernante peut-être, un peu grondeuse, un peu revêche, se plaignant que l’eau eût trop longtemps bouilli dans la Kettle, que les rôties fussent trop brûlées ?…

 

Mais non, non, mille fois non. Quelqu’un ne l’attend pas ; mais il va trouver quelqu’un, il ne peut faire autrement. Il faut qu’il parte à six heures. Cela, je ne puis l’expliquer, mais je le répète, je le sais. Cela ne peut pas ne pas être.

 

Cette pensée était devenue fixe. J’étais arrivé à considérer Golding comme un ennemi dont la vie m’appartenait. Il n’avait pas le droit de garder son secret : car l’anormal qui existait en lui se répercutait en moi et me causait un malaise continuel. Je résolus d’en finir.

 

Justement une circonstance me servit. J’avais préparé cela de longue date. Golding était très obligeant, et – avant six heures – c’était un bon vivant, avec lequel bien souvent j’avais bu un verre de sherry et partagé un plum-cake. Alors, je lui avais dit : Si je gagne mon procès, vous me permettrez de vous inviter à un lunch ?

 

J’avais dit lunch, car ce mot impliquait le matin, et j’avais besoin de l’avoir à ma table vers midi ou une heure.

 

Je gagnai mon procès. Oh ! je vous assure que je ne reculai devant rien pour réclamer l’exécution de sa promesse. J’avais peur qu’il ne se défiât, et mon insistance aurait dû lui donner des soupçons. Je craignais qu’il ne parlât de l’heure à laquelle il devait se retirer. Mais non, il n’en fut pas question. Et ce fut le visage riant, le front calme, qu’il me suivit à ma demeure, dans Hamilton-square.

 

Là, je fis les honneurs de mon mieux. J’étais fort gai en vérité… trop gai peut-être pour que ce fût naturel. Mais lui ne voyait rien, ne devinait rien. Il fredonna même le Yankee Doodle, d’une voix qui, ma foi, n’était pas sans charme… mais j’attendais le dessert avec impatience afin qu’il bût du vin… de mon vin à moi. Je jouais une rude partie, et, à chaque minute, je frissonnais, je tremblais d’entendre sonner six heures… mais non, j’ai bien le temps.

 

Enfin ! voici les pâtisseries et les fruits ; il m’a tendu son verre, et j’ai versé : il a porté un toast aux étoiles de l’Union, et encore il a bu, deux, trois, six verres… Comme ce que je sais est long à opérer !

 

Mais voilà que sa tête s’alourdit, ses yeux se ferment, je le conduis au canapé, j’allume un cigare et j’attends…

 

Et six heures sonnent…

 

II

Et il dort, d’un sommeil que je sais pesant et invincible. Il n’a pu rien entendre, d’ailleurs l’heure n’a pas sonné à ma pendule. Je l’ai arrêtée. Moi, j’étais trop attentif pour ne pas saisir l’écho venant de l’horloge voisine. Il n’a pas fait un mouvement.

 

C’est étrange. Je m’attendais à quelque chose. Ce rien me surprend. Et pourtant, non, je ne me suis pas trompé… j’y songe ! Si ce n’était pas encore six heures – pour lui ! Alors doucement, oh ! tout doucement, je me penche et je tire sa montre de son gousset. Comme je fais cela habilement ! on dirait un habitué des Five-Points[1]… Il n’a pas tressailli. Mes doigts ont été si légers ! Là ! je regarde, il n’est que six heures moins deux minutes… l’horloge avance… Je puis encore espérer… quoi ? L’épanouissement de l’inconnu… Voilà, l’aiguille marche, lentement, lentement. Encore deux secondes. D’un mouvement vif, je remets la montre à sa place et…

 

Ah ! ce fut un curieux spectacle en vérité et que je n’oublierai de ma vie. Est-ce bien Golding qui se dressa tout à coup, comme si un ressort se fût tendu dans son épine dorsale ? Il n’ouvrit pas les yeux, non, mais à je ne sais quel rayonnement, je m’aperçus qu’il voyait à travers ses paupières fermées. Il fit un pas, sans chanceler.

 

Je pris son chapeau et le mis sur sa tête… un peu de travers, et j’eus la compassion de placer sa canne entre ses doigts. Et tout cela dut être fait bien vite, car depuis le moment où il s’était redressé, il n’avait pas cessé d’agir.

 

Il avait traversé la salle où nous avions lunché, ouvert la porte ; il descendait l’escalier.

 

Oui, mais s’il s’en va ! Eh bien ! après, que saurai-je ? le suivre, c’est banal. Il me semble qu’il y a mieux à faire. Maintenant, je ne doute plus. Il y a un secret, ce secret est mon bien, ma proie, il ne faut pas qu’il m’échappe…

 

Une idée infernale traverse mon cerveau. Si je l’enfermais ! je rentrerai tard, je lui dirai qu’il s’était endormi, que j’ai cru devoir respecter son sommeil.

 

Et comme ces pensées étaient écloses en moi en une seconde, je me trouvai dehors, et je fermai la porte à double tour.

 

Il était enfermé. Et toutes les voix de la ville, comme dans un appel désespérant, répétaient : Une, deux, trois, quatre, cinq, six… cinq, six… cinq, six.

 

Moi, je courus à une petite fenêtre basse par laquelle je pouvais plonger à l’intérieur. Je vis vraiment un spectacle bizarre.

 

Me Golding était appuyé contre la porte, non comme un homme ivre, mais dans l’attitude d’un homme qui marche. Les jambes se levaient, l’une après l’autre, en cadence, sans temps d’arrêt : comprenez-vous cela ? Il allait sans bouger. Le visage collé contre la porte, il tendait en avant comme s’il eût fait une course rapide, et, en réalité, il piaffait sur place.

 

Je ne sais pourquoi cela me sembla démesurément grotesque. Je partis d’un violent éclat de rire, et…

 

III

– Évidemment, il sera tombé de fatigue ! dis-je à demi-voix.

 

Mon partner posa son cigare sur le rebord de la table, lança dans le foyer un long jet de salive brune et répondit :

 

– J’invite à cœur, et vous coupez ! par la mort diable ! cela devient intolérable.

 

Ceci se passait au National-Club.

 

Au moment où j’avais ri si intempestivement, une main s’était posée sur mon épaule, et une voix bien connue m’avait proposé un tour au club. J’avais hésité. Fallait-il le laisser, lui ? Et puis, je m’étais dit qu’après tout la porte était solide, que mon excuse serait toujours bonne et qu’il était comique de le laisser pendant quelques heures livré à lui-même. C’est ainsi qu’étant à l’Athenœum, j’aimais à corser les problèmes d’arithmétique que nous proposait le professeur, en y ajoutant quelque combinaison inconnue.

 

Ces deux, trois, quatre heures – qui sait ? – pouvaient faire jaillir un x nouveau. Cette idée me séduisit et je suivis le capitaine au club ; là, j’acceptai une partie de whist.

 

Mais en dépit de tous mes efforts, je n’avais pu parvenir à abstraire ma pensée, et chaque carte qui tombait me semblait correspondre à l’un des pas de l’homme.

 

Si par hasard il parvenait à ouvrir ma porte, s’il s’enfuyait… tout était perdu. Car, ce que je voulais avant tout, c’est qu’il ne pût pas aller là où il allait d’ordinaire. Je voulais déranger cette machine, briser un engrenage, affoler la roue.

 

Mais non, je n’ai rien à craindre.

 

– À vous la donne, capitaine.

 

– Oui, mais tonnerre, ne jouez pas de singleton aussi maladroit.

 

Il a raison, le capitaine, je joue mal. Mais il ne sait pas, lui, ce qui me préoccupe. D’abord nul ne le saura. Est-ce que je voudrais partager mon secret avec quelqu’un ? Mon secret ! car il est bien à moi. Je l’ai fait lever comme un gibier, et seul, j’ai la piste.

 

Certes, je sens en moi un immense désir : « Si vous saviez ! » ou bien encore : « Je pourrais vous raconter quelque chose ! » Des phrases pleines de réticences viennent à mes lèvres, quand ce ne serait que pour avoir le plaisir de m’arrêter quand je le voudrais, et de donner la preuve de ma discrétion. Il serait bon d’indiquer que j’ai la propriété d’un secret, que nul ne partage, ni ne partagera que si cela me plaît.

 

Mais ces mots qui brûlent mes lèvres, je ne les prononcerai pas…

 

D’ailleurs, pourquoi ne puis-je pas chasser le souvenir ? Le jeu m’intéresse, la fiche est à dix dollars… Voyons ! faisons un pacte avec moi-même. Il est dix heures et demie. À minuit, je retournerai chez moi. Minuit, c’est bien convenu.

 

Tenez, cette résolution va me porter bonheur. Voilà que j’ai la main pleine d’atouts… trois de tri… partie gagnée. Encore un rubber.

 

Il marche toujours, lui. Oh ! ne dites pas non, j’en suis sûr. C’est comme si j’y étais… ses pieds et sa canne heurtent régulièrement la dalle de l’antichambre… pan, pan, pan… pan, pan, pan ! un bruit régulier, une, deux, trois… Où veut-il aller comme cela ?

 

Pas d’impatience, je dégusterai mon mystère lentement, à petites doses. Il ne faut pas imiter ces avides qui dévorent tout leur bien en quelques mois… je ferai des économies d’étrange, je puiserai petit à petit dans mon trésor, et je ne m’apercevrai même pas qu’il diminue !

 

Onze heures et demie ! Encore une demi-heure. Allons, je suis content de moi. Mais aussi, pour me récompenser, je me donne un quart d’heure de grâce… je partirai à minuit moins un quart.

 

– Capitaine, nous avons gagné trente-deux fiches, je crois.

 

– Oui, vous nous quittez ?

 

Comme je souris victorieusement en répondant : « J’ai à faire. »

 

Voilà. Je mets mon paletot. Au revoir, mes amis. Oh ! ils ne se doutent pas de ma joie. J’ai un peu la fièvre. Je suis comme un amoureux qui court à son premier rendez-vous. Ma maîtresse s’appelle Énigme. C’est un beau nom, n’est-il pas vrai ?

 

Adieu, adieu. Je suis parti.

 

IV

Non, je n’irai pas directement chez moi, je ferai un petit tour dans Broadway. Justement, c’est un peu fête aujourd’hui, les magasins sont encore ouverts… Des bijoux ! des diamants ! Ah ! c’est chez moi que je vais le trouver, mon bijou, mon vrai diamant à moi !

 

Je n’y tiens plus, allons.

 

J’avançais tout doucement vers Hamilton-square. Car je ne voulais pas arriver brusquement. Je ne voulais pas être vu, être entendu. Et puis, je me disais en prenant l’autre côté de la chaussée : « Je vais d’abord entendre de loin, d’aussi loin qu’il sera possible, ce bruit qui est comme l’écho du mystère… Est-ce que je ne le perçois pas encore ? Non, encore un pas, encore un autre… »

 

Et je restai à la place que j’occupais, cloué par l’étonnement, – oui, cloué, – comme si tout à coup une cheville d’un pied eût transpercé la semelle de mes bottes et eût été rivée par une main invisible en dessous du pavé !…

 

J’entendais, oui. Mais ce que j’entendais, ce n’était pas ce que je supposais devoir entendre… Une, deux, trois… non. Ce n’était pas ce bruit régulier, cadencé, un talon après un autre, puis la canne, encore un talon, encore un autre, et la canne.

 

Ce n’était point cela le moins du monde. Comment définirai-je ce que j’entendais ? Ce n’était pas un piétinement. Oh ! non, c’était plutôt un roulement. Très vif, sans arrêt. Il n’y avait pas un intervalle d’un dixième de seconde entre chacun des sons qui parvenaient à mon oreille…

 

Est-ce possible ? Un seul homme ne peut produire ce bruit ! Trépignât-il sur place, son pas n’aurait pas cette persistance cadencée. Non. Ils sont plusieurs ! Allons, ce n’est pas supposable. La porte est solidement fermée. Nul n’a pu entrer, pas plus que lui ne pouvait sortir.

 

Pourquoi donc hésité-je à avancer ? Je n’ai pas peur ; certes, la terreur est bien loin de mon âme. Pourtant c’est bien étrange.

 

Je penche la tête en avant, je tends le cou… je regarde !

 

Je vois !… il peut donc se faire qu’une vérité soit plus étrange que toutes les suppositions ?…

 

Ils sont deux devant ma porte, vous comprenez bien, devant, sur la dernière marche du perron, le nez contre le bois et marchant sur place comme l’autre marche à l’intérieur. Sans bouger, et séparés par l’épaisseur du bois, ils vont à la rencontre de l’autre.

 

Pas un mot d’ailleurs. Rien que ce pas que nulle puissance ne semble devoir arrêter. Je me glisse à la fenêtre, et à la lueur d’une veilleuse qui brûle dans le corridor, je le reconnais, lui, Golding… il va toujours en avant, sans avancer.

 

Et les deux autres font le même manège au dehors… C’est une bizarre chose que ces trois mannequins, mus par une même ficelle. Ce sont ces six talons qui produisent le roulement… il y a aussi trois cannes…

 

Quel parti dois-je prendre ?

 

V

Attendre ? Quoi ? Que la machine motrice s’arrête d’elle-même… Il y a là des ressorts d’acier que rien ne détendra. Le jour peut avoir une influence sur l’étrangeté de la nuit, cela est vrai. Le chant du coq chasse les fantômes. Soit ; mais il n’y a pas ici de fantômes, les spectres n’ont pas de talons, et, comme dit le poète :

 

Et le souffle muet glissa sur le silence.

 

Golding et les autres sont des personnalités matérielles, des entités de chair et d’os. Pourquoi l’homme doué du plus grand courage se sent-il ému en présence de l’homme sorti de sa norme ? Je rencontrerais dix Golding au coin d’un bois, que je les braverais. Un seul – parce qu’il est incompris – parce qu’un des ressorts de son être confine à l’inintelligible – me paraît effrayant. En vérité, j’ai presque peur.

 

Mais cette hésitation ne dure pas… je me glisse doucement jusqu’à ma porte, je monte deux degrés du perron, je suis derrière mes deux étranges visiteurs. Et, sans qu’ils s’en aperçoivent – car, sur mon âme ils ne s’en aperçoivent pas – je passe mon bras entre eux deux, j’introduis la clé dans ma serrure qui grince, et d’un élan brusque, j’ouvre la porte…

 

Dernièrement, sur la ligne ferrée du Massachusetts, deux locomotives, – choses de fer et d’acier, – se précipitèrent l’une sur l’autre. Eh bien ! par Jupiter, – proportionnellement à la masse projetée, – le choc ne fut pas plus violent.

 

Les deux gentlemen heurtèrent Golding, qui heurta les deux gentlemen.

 

Puis il y eut un cri, – ou plutôt trois cris en un seul…

 

Puis non pas une course, non pas une fuite, non pas une déroute, – mais un ruement à travers la rue. Les deux gentlemen avaient mis Golding sur leurs épaules, – mon Dieu, oui ! un sollicitor, – comme une balle de coton. Celui de devant soutenait les deux jambes, dont il s’était fait comme un collier, l’autre portait la tête et tenait le cou à deux mains…

 

Et ils s’enfuyaient dans la direction du parc, avec leur fardeau ballotté, cahoté, tressautant.

 

Qu’auriez-vous fait ? Ce que je fis.

 

Je courus après eux. Mais, bast ! ces jambes-là étaient de fer ; je les vis, longtemps, bondissant à travers les rues, les squares, les avenues, l’emportant, lui, – et avec lui mon secret, – et je dus m’arrêter, haletant, épuisé, soufflant et m’appuyant les deux mains au côté… Ils échappèrent à ma vue.

 

VI

Voyons. Me voici chez moi, bien calme, bien reposé. Il faut que je réfléchisse.

 

Quel est mon point de départ ? Ah ! j’y suis… Six heures. Cette heure a un sens, ce moment a une influence. Sur qui ? Sur Golding, ceci est acquis. – Et remarquons-le – une influence indépendante de sa propre volonté. La preuve, c’est qu’à six heures moins deux minutes, il dormait.

 

Seconde question. – Comment a-t-il eu conscience de l’heure, alors que le narcotique – car j’avoue mon subterfuge – agissait sur son système nerveux ?

 

Avez-vous remarqué ceci ? Vous vous étiez dit, en vous couchant : demain, il faut que je me réveille à cinq heures du matin. Et à cinq heures juste, n’ayant auprès de vous que votre montre qui ne sonne pas, vous vous réveillez en sursaut. Il faut donc que votre cerveau ait été monté – par le fait de votre intention – de telle sorte qu’un mouvement monitoire se produisît juste à l’heure dite. Cet effet est évidemment de même nature : oui, c’est cela. Dans ce corps engourdi, il y eut – par habitude de volonté – détente réflexe d’un ressort à six heures juste. Et la machine excitée se mit tout entière en motion, comme lorsque vous touchez le balancier d’une pendule et que le reste du mécanisme se trouve entraîné par cet effort.

 

Donc, quand je disais tout à l’heure – influence indépendante de sa volonté – je me trompais, c’est à la persistance latente de cette volition, devenue instinctive par l’habitude, qu’il faut attribuer cette mise en action.

 

Considérons donc ces deux points comme prouvés : six heures, temps fixe où quelque chose doit être fait par Golding, et ne peut pas ne pas être fait – puis, en second lieu, excitation cérébrale provenant de l’habitude, habitude déterminée dans le principe par un acte de volonté.

 

Un jour, il s’est dit : « Tous les jours, à six heures, je ferai cela. » Et au bout d’un certain temps, il n’a plus été nécessaire pour lui d’avoir recours à l’acte coercitif de la volonté. La volonté a été reléguée au second plan. Aujourd’hui, le voulût-il, il ne pourrait s’abstenir de faire ce quelque chose.

 

– Je ferai cela ! – a dit Golding. Cela, c’est x.

 

Quels sont les autres éléments du problème ?

 

Deux gentlemen, obéissant à la même préoccupation… N’allons pas si vite. Est-ce bien là la vérité, et ne fais-je pas fausse route ? Même préoccupation ? Non, une même préoccupation aurait déterminé chez eux un effort dans le même sens. C’est-à-dire, qu’eux aussi, ils auraient voulu aller quelque part. Lui voulait sortir de chez moi, eux voulaient y entrer. Il n’y a pas identité de volition, mais, au contraire, contradiction d’effort. D’autre part, ils voulaient se rencontrer, – d’où tendance à un point d’intersection.

 

Prenons deux points mathématiques A et B, plaçons-les comme ceci :

 

A………………………………………… B

 

A, c’est Golding, qui tendait évidemment vers B, et qui tend chaque jour, à six heures. Donc habitude de la part de B d’être touché, chaque soir (à une heure que nous ne pourrions déterminer qu’en connaissant la distance de A à B), par la ligne partant de A. Habitude d’être touché par cette ligne implique, de la part de B, tendance à aller au-devant de A.

 

Alors B – que nous admettons animé, puisque cette idée se dégage que B est représenté par les deux gentlemen – en raison de cette tendance à sentir A près de lui – B, dis-je, s’est peu à peu rapproché de A… ; un obstacle matériel s’est opposé à la réunion des deux termes du problème ; mais la double tendance agissant continuellement, A et B ont tendu l’un vers l’autre à travers ma porte… et lorsque j’ai ouvert ma porte, B double de A, l’a entraîné au point où ils eussent dû se trouver depuis longtemps… si je n’avais invité Golding à luncher avec moi.

 

Je repasse soigneusement mes déductions. Elles sont justes.

 

Occupons-nous maintenant de la conclusion, qui servira de base à mes recherches ultérieures.

 

VII

Cette conclusion, la voici, telle qu’elle sort tout armée de mon cerveau.

 

Golding doit tous les soirs aller retrouver les deux gentlemen. Il ne peut s’en dispenser. Eux de leur côté ne peuvent rester séparés de Golding.

 

Et cela ne dépend pas d’un caprice, d’une fantaisie de vieillards : il y a plus que désir, plus qu’habitude, il y a nécessité. Ce n’est pas une liaison qui existe entre ces trois hommes, c’est un lien, plus serré que le nœud d’Alexandre, et l’épée s’émousserait sur lui. Une pareille amitié, fatale, involontaire, n’a qu’un nom. J’hésite à le prononcer… elle s’appelle (bast ! personne ne lira ceci) complicité !

 

VIII

Le lendemain, de bonne heure, j’étais chez Golding. Je ne vous dissimulerai pas qu’il m’avait fallu une certaine audace pour me rendre chez le sollicitor.

 

Mais la curiosité fut plus forte que l’inquiétude. Je voulais savoir s’il se souviendrait. Pourquoi ce doute ? Il était bien évident qu’il ne pouvait avoir oublié ce qui s’était passé la veille au soir, à moins que…

 

Eh bien ! c’était justement cette idée qui me tourmentait. Je croyais – mais ceci ne venait d’aucune déduction, c’était un instinct – qu’il n’avait pas eu conscience de ce qui s’était produit après six heures.

 

Et tenez, j’avais raison. Voilà maître Golding qui me reçoit avec la plus grande affabilité. Bien mieux. Il me parle de notre petit repas et d’une certaine sauce, comme si rien que de très naturel n’avait accompagné son départ. Il est toujours le même, teint fleuri, œil émerillonné. Je crois qu’au besoin il accepterait une seconde invitation.

 

Je me retire. Mon plan est fait. Vous l’avez deviné. Pour procéder par ordre, il faut maintenant connaître deux autres points importants :

 

1º Où va maître Golding ?

 

2° Quels sont les deux gentlemen en question ?

 

Ceci me paraît facile. À six heures, je serai là.

 

Oh ! je vous avoue que j’ai la fièvre. C’est une rude tâche que j’ai entreprise ; mais aussi que son accomplissement me promet de jouissances !

 

Je saurai tout… Quand je prononce ces trois mots, je sens que je serai payé au centuple de mes peines.

 

Aussi, dix minutes avant que l’heure sonne, je suis là, blotti dans un coin, à quelques pas de sa porte. Je sais qu’il est dans son étude. Je n’aurais pas commis cet enfantillage de ne pas m’en assurer.

 

Ces dix minutes me paraissent un siècle. Elles passent cependant – trop lentement – mais elles passent. L’attention prête même à mes sens une telle finesse que j’entends – je suis sûr que je l’entends – le timbre fêlé de sa pendule.

 

Je ne m’étais pas trompé. C’est lui. Il marche, et moi je marche derrière lui. J’ai l’air d’un détective attaché au pas d’un coupable. Après ? Peut-être est-ce bien un coupable.

 

Il ne va pas vite. Non. C’est un pas bien régulier, sec, cadencé. J’ai pris le pas, moi aussi, si bien que les deux bruits se confondent. Oh ! il ne peut se douter de rien. Et de fait, il ne paraît pas préoccupé de ce qui se passe derrière lui. C’est devant lui que se trouve son intérêt. Ni à droite, ni à gauche, car il ne regarde rien, et la plus jolie fille de l’État peut passer à ses côtés sans qu’il remarque son bas bien tiré ou sa taille cambrée. Parfois quelqu’un vient en sens inverse, et le heurte. Le choc – sec – ne le fait pas dévier d’un iota de la ligne directe.

 

Nous avons suivi Broadway quelque temps. Nous sortons de la ville. Nous allons au faubourg. Nous arpentons la route – arpenter est le mot, car chacun de ses pas a une dimension fixe, implacable.

 

J’aperçois une maison, presque en plaine. D’un étrange aspect, sur mon âme. Les briques ont une teinte d’un rouge brun comme le front d’un homme frappé d’apoplexie. La maison est entourée d’un parc ; on y entre par une grille. Il tend à cette grille…

 

Mais voici du nouveau : de deux routes viennent – en même temps – oh ! absolument en même temps – deux gentlemen. Ils sont exactement à la même distance de la grille, ils y arriveront exactement à la même seconde. Même pas, même rectitude dans la marche. Les voilà qui touchent la grille ensemble… La grille s’ouvre, ils entrent… ces trois points convergents se sont confondus en un seul groupe… et ils disparaissent dans la maison…

 

IX

Jusqu’ici, je n’ai pas un seul instant fait fausse route. Malgré mon impatience – malgré l’attraction qui s’exerce sur moi – je ne veux pas, je ne dois pas me hâter.

 

La grille est fermée, Golding et ses deux amis… amis ? Voici d’abord un mot qui mérite examen. Pourquoi amis ? Et cette idée est-elle juste ? En tout cas, est-elle prouvée ? Loin de là, donc je la réserve. Golding et les deux gentlemen sont enfermés dans la maison. Examinons la maison. La carapace peut souvent indiquer la nature du crustacé.

 

C’est un grand bâtiment carré – lugubre. Qu’est-ce qui le rend lugubre ? Rien et tout. Il y a sur ces pierres brunes comme une transsudation de mystère. De toutes les fenêtres une seule est ouverte. On dirait l’œil borgne d’un visage. Le parc a de hautes murailles ; par la grille seule, le regard peut pénétrer à l’intérieur. Les arbres sont touffus, les allées sont mal entretenues… Mon œil marche à travers ces allées. Rien que des feuilles mortes ou des branches dépouillées ? Si fait : quelque chose. Je distingue à peine une sorte de chapelle basse, petite, étroite. Pourquoi cette découverte me fait-elle frissonner ? C’est que, comme les hommes, les choses ont un rayonnement qui tombe d’aplomb sur le sens qui m’est particulier et dont j’ai parlé. Cette chapelle – bâtisse ou monument – s’est imposée à mon attention, à mon examen, à mon esprit d’investigation. Il y a là quelque chose. Mais j’y songerai plus tard. Voici déjà deux heures que je rôde autour de la maison et du parc. Aucun des trois gentlemen n’est sorti. Il est huit heures et demie. La nuit est profonde, et, seule, la fenêtre que j’ai d’abord remarquée a été éclairée. C’est là qu’ils sont.

 

Si je pouvais m’approcher, si je pouvais plonger mon regard dans cette chambre ! Mais il n’y faut pas songer. La grille est bien fermée. Les murs sont trop élevés. Oh ! si de la puissance de mon œil – rivé à cette fenêtre – je pouvais percer cette épaisseur qui me les cache. Non, il ne faut rien livrer au hasard. Demain je verrai, demain je ferai un pas de plus dans le labyrinthe où je me suis engagé.

 

Tout à coup – ce fut une terrible surprise, en vérité – un grand cri parvint jusqu’à moi.

 

Ce n’était pas un cri de douleur. Je ne supposai pas un seul instant que quelqu’un pût avoir besoin de secours. C’était une clameur longue – longue – comme l’ululation du chat en amour. Et, de fait, c’était moins un cri qu’un son. Il n’avait pas été proféré, comme l’est un cri dans un arrachement de l’âme. Il avait commencé voilé, presque timide, puis avait grossi dans une expansion sinistre. Puis au moment même où il allait s’éteindre, deux autres sons s’étaient élevés, et le premier avait recommencé comme pour se joindre à eux – parallèlement. Quelque chose comme la tonique, la tierce et la quinte.

 

Hou… ou… ou… ou !… C’était à peu près cela, et cependant nulle voix humaine ne pourrait, à mon avis, proférer le même son. À la fenêtre que j’observais, je vis un notable changement. L’ombre succédait à la lumière, puis la lumière à l’ombre. Il me semblait encore – avec les hou ! qui ne s’arrêtaient pas, – entendre d’autres bruits, ceux-là sourds, lourds, comme si une masse sans cesse relevée eût été sans cesse rejetée sur le plancher… Puis les hou ! s’interrompaient, et alors je percevais des éclats de voix, – de vrais éclats. Cela ressemblait au bruit des bâtons des Irlandais, quand ils s’assomment à la porte de quelque bouge.

 

Ces voix avaient l’air de frapper, tant elles étaient sèches et rauques.

 

Puis les lumières bondissaient encore, puis elles disparaissaient sous l’interposition de quelque corps opaque…

 

X

Mon parti était pris : dussé-je vivre cent ans, j’aurais employé le reste de ma vie à percer le mystère.

 

Je passerai sur quelques détails qui cependant nécessitèrent de ma part un véritable travail. Oh ! je ne reculai devant aucune fatigue.

 

Je sus d’abord quels étaient les deux gentlemen, amis de Golding.

 

L’un était le révérend Pfoster, qui édifiait ses chères brebis par ses prêches pleins de douceur et de charité. Je l’écoutai, comme jamais prédicateur ne fut écouté. Et, en vérité, c’était un habile parleur… mais que m’importe sa faconde ou son habileté ? Je le suivis tout un jour, je le vis entrer dans la maison des pauvres et porter des secours aux malades. Je le vis, d’un pas calme et mesuré, parcourir les rues et saluer d’un signe de tête les enfants qui passaient. Mais ce que je vis aussi – et que me faisait tout le reste ? – c’est qu’à six heures il quittait l’endroit où il se trouvait, quel qu’il fût, et que de son allure qui devenait alors saccadée – comme saccadé était le pas de Golding à six heures – il allait, sans s’arrêter, vers la maison de briques rougeâtres.

 

L’autre – le troisième – était un bon vivant. Sur mon âme, il fallait avoir l’esprit bien soupçonneux pour ne pas croire à la vertu de cet excellent homme, toujours souriant, passant sa vie au cercle, à table ou au jeu, aimant les jeunes gens et se mêlant volontiers aux parties que nos jeunes flirters organisent avec les blondes filles de l’Union. Comme il savait galamment – et avec quel sourire ! – offrir son bras à la plus rose de nos adorables misses

 

Oui, jusqu’à six heures !

 

Car – décidément – cette heure est fatale.

 

Elle sonne dans la vie de ces trois hommes comme tombe le battant sur la cloche de cuivre. Et leur âme tinte sous ce coup, et frissonne longtemps encore après que le son s’est éteint !

 

Comme je les tenais bien tous les trois ! J’avais tracé autour d’eux un cercle cabalistique dont mon regard était le centre, dont leur vie était la circonférence. Je les voyais s’agiter. Je les couvais de l’œil. Oh ! ils m’appartenaient bien, et quelle jouissance j’éprouvais à me dire : Ils ne se doutent de rien.

 

J’étais dans leur ombre, dans l’air qui les environnait. Je surgissais auprès d’eux alors qu’ils ne soupçonnaient pas – et comment l’auraient-ils soupçonné ? – que quelqu’un les épiait…

 

Je remarquai encore ceci.

 

Avant six heures ils ne se connaissaient pas. Feignaient-ils de ne pas se connaître ? Je ne pourrais pas l’affirmer et, cependant, quand, plusieurs fois, je les vis se rencontrer, se croiser en se touchant du coude, ou se cédant mutuellement le pas sur un trottoir trop étroit, jamais je ne surpris – et il fallait qu’il fût impossible de rien surprendre – un regard, un clignement d’yeux.

 

À Golding, je parlai du révérend Pfoster, du joyeux Trabler (c’était le nom du troisième gentleman) : pas un pli de son visage ne tressaillit, pas une fibre de son front ne s’agita… Une fois – oh ! c’était hardi ! – je lui demandai où il demeurait. Je crois, Dieu me damne ! qu’il n’entendit pas d’abord ma question. J’insistai avec un sauvage plaisir. Lui, délibérément, me répondit : Là-bas, au Black-Castle.

 

Au château noir ! c’était bien le nom de la maison de briques !

 

Et il continua de causer, comme si question et réponse eussent été des plus simples.

 

XI

Il n’y a plus à hésiter. Je ne peux plus vivre ainsi. Vingt fois déjà, j’ai passé la nuit au pied du Black-Castle. Vingt fois, j’ai entendu les mêmes voix poussant leurs hou ! lugubres ; vingt fois, à la même fenêtre, j’ai vu sautiller et s’obscurcir les mêmes lumières.

 

Et puis, j’ai revu, blanchâtre au bout de l’allée, la petite chapelle.

 

Tout mon être est surexcité. On ne pourra pas m’accuser d’impatience, de précipitation.

 

Demain ! demain !

 

XII

Le Black-Castle se trouvait hors de la ville, à deux milles du dernier faubourg. Le parc était spacieux, trois routes se croisaient à l’entrée même de la propriété, puis s’unissaient en une seule, montant vers le nord.

 

Les trois autres côtés du parc – dont les murs formaient un parallélogramme – donnaient sur des terrains vagues, non cultivés, et, par conséquent, non peuplés.

 

J’y avais mis de la patience. J’avais apporté moi-même une échelle de corde, garnie de crampons en fer, et je l’avais enfouie au pied du mur d’enceinte. J’avais, bien entendu, constaté d’abord que l’entablement du mur présentait une saillie suffisante pour que mes crochets pussent s’y fixer aisément.

 

Autre détail important. Car je n’étais pas homme à rien négliger. Il n’y avait à l’intérieur ni jardinier ni chien de garde, – pas une créature vivante.

 

Une fois déjà, le matin, j’étais parvenu à regarder par-dessus la crête de la muraille, et au pied de la maison, j’avais aperçu une porte vermoulue, entrouverte et laissant entrevoir la première marche d’un escalier. Évidemment c’était un escalier de service, qui – autrefois – était destiné aux domestiques. Car il y a quelque dix ans, la maison appartenait à un gentleman du nom de Richardson, qui était mort subitement quatre mois après sa femme, et qui menait grand train, à ce qu’on m’avait assuré.

 

Toutes mes mesures étaient bien prises. J’avais une lanterne sourde qui se pouvait attacher à ma ceinture et dont l’ouverture – soigneusement entretenue – ne laissait échapper de lumière que tout juste ce qu’on voulait. J’avais d’abord pris un couteau ; mais à quoi bon ? Un couteau m’avait paru inutile et je l’avais rejeté.

 

Mes pieds étaient chaussés de souliers épais à semelles d’étoffe, ne faisant aucun bruit…

 

J’éprouvais un âpre plaisir à passer en revue mon arsenal d’investigateur. J’étais froid et calme ! Au pied du mur j’attendais que six heures sonnassent, car je savais qu’il me restait tout le temps nécessaire pour être – avant eux – dans la maison.

 

Allons, l’heure est venue ! L’échelle s’accroche au mur, la lanterne est à ma ceinture…, courage !

 

XIII

Je suis chez moi !… enfin !… je suis rentré en courant, en fuyant. Comment ai-je retrouvé ma route ! il me semblait que j’étais entraîné dans un rhombus vertigineux. Ma tête éclate sous les coups de la harpie migraine. Confierai-je au papier ce que j’ai vu, ce que je sais ! J’hésite, car je ne puis croire moi-même à la réalité de cette scène atroce. Et cependant cela est, j’étais bien éveillé, – oh ! oui, bien éveillé. Maintenant le cauchemar danse dans mon cerveau, dont les parois plient sous cette sarabande comme un plancher mal lié. Étrange cauchemar, en vérité, n’étant que le souvenir d’un homme éveillé, et qui eût souhaité de dormir…

 

Où en étais-je resté ? Ah ! je sais… J’avais jeté l’échelle de corde sur le rebord du mur, et les crochets avaient trouvé leur point d’appui. Je montai lentement, avec précaution. Puis, arrivé à la crête du mur, j’attirai l’échelle à moi, et je la suspendis, de telle sorte que je pusse descendre. Je faisais tout cela régulièrement, sans me hâter, car je savais que j’avais tout le temps nécessaire.

 

Je me trouvai dans le parc. C’était, ma foi, assez loin de la maison. Je traversai plusieurs allées, et je dus passer devant la petite chapelle blanche dont j’ai parlé… Là, inconsciemment, je me sentis saisi de nouveau par une impression indéfinissable… le rayonnement de ce monument affectait mes nerfs ; mais je ne m’arrêtai pas. Je tendais à la petite porte que j’avais vue. Je l’eus bientôt atteinte. Je la poussai. Les gonds étaient rouillés, et, en tournant, la porte fit entendre comme un râle, dont l’écho se répercuta dans l’escalier. Car, je ne m’étais pas trompé, il y avait là un escalier. La lune s’était levée de bonne heure, ce soir-là. Et sa lueur blanchâtre, se heurtant contre le cadre de la porte, découpait sur les premières marches un rectangle éclatant. Au-dessus, l’obscurité…, une obscurité en quelque sorte humide. Il me semblait entendre la muraille et le bois des marches craquer sous le rongement de la moisissure, dont l’odeur âcre me prenait à la gorge.

 

Il y avait longtemps qu’on n’était passé par là. Mais – fait bizarre – par une sorte de révélation intuitive, il me sembla – d’où venait cette pensée qui s’imposait à mon esprit comme une certitude ? – que c’était par là que l’on était sorti. Quand cela ? Je n’aurais su le dire… Cependant j’aurais pu formuler ma préoccupation : Quand s’étaient posés les termes du problème ?

 

Je sentais – oui, c’était plutôt un sentiment (je dirais presque une sensation) qu’une idée – que la topographie du mystère cherché pouvait se tracer en un triangle, dont la chapelle eût été le sommet et dont la porte que je franchissais et la chambre que j’avais vue éclairée eussent été les deux autres angles.

 

Je m’engageai courageusement dans l’escalier. Nul bruit. J’entrouvris la lanterne que j’avais détachée de ma ceinture, et je montai. Mes pas ne faisaient aucun bruit. Je comptais les marches, machinalement, uniquement pour obéir au besoin qui me possédait de donner un aliment à mon attention.

 

Ai-je dit que la maison avait deux étages, sans compter un rez-de-chaussée et un sous-sol ?

 

J’atteignis le premier étage. Là, je refermai ma lanterne, car une ouverture ménagée dans la muraille permettait à la lune d’éclairer le palier. Je vis une porte à ma droite. Évidemment elle donnait accès dans les appartements. Cependant je m’arrêtai un moment, et je réfléchis.

 

La fenêtre que j’avais vue éclairée était la troisième, à partir du côté de la maison regardant le parc. Donc il y avait, de l’autre côté de cette porte – qui était là devant moi – une ou deux pièces, éclairées par les deux fenêtres sombres. De plus, sur ces deux fenêtres, je n’avais remarqué aucun reflet de lumière, si léger qu’il fût. Donc, il n’existait pas de communication directe, patente, entre ces pièces et celle que je voulais surveiller.

 

Ceci me décida. Je cherchai la serrure. Elle s’ouvrait au moyen de ces becs de canne si fréquents dans nos vieilles maisons. Je posai la main dessus et je poussai.

 

La porte résista. Évidemment elle était fermée en dedans. Mais comment ? je craignis alors d’avoir commencé trop tard et de n’avoir pas le temps de prendre toutes mes dispositions avant l’arrivée de mes hommes.

 

Il fallait d’abord savoir si la porte était fermée par un double tour ou par tout autre moyen. Il y avait une serrure : je soufflai vigoureusement par le trou, et j’acquis la certitude que la clef n’était pas en dedans. Alors, j’ouvris de nouveau le bec de canne, et appliquant en même temps mon épaule à la hauteur de la serrure, j’appuyai de tout mon effort. Je remarquai alors que la porte cédait dans cette partie depuis le sol. C’est-à-dire qu’il n’y avait pas de double pêne, mais qu’un verrou au-dessus de la serrure retenait la porte à l’intérieur.

 

Oh ! je ne fus pas long à avoir raison du verrou. J’avais pris mes précautions. J’introduisis un petit ciseau ad hoc dans la rainure de la porte, et lorsque j’eus trouvé exactement la place où était ce verrou, je fis pénétrer mon ciseau de façon à ce qu’il touchât le plat du verrou ; et, alors, par une série de petits mouvements, faisant levier, je repoussai le verrou dans sa gâche. Je n’étais pas fatigué ; car ce travail n’avait exigé aucun effort, et cependant mon front ruisselait de sueur.

 

Mais courage ! Je ne suis pas ici pour m’arrêter à des détails de cette nature. Je pousse la porte lentement. Car je crains encore que les gonds ne soient rouillés. Au contraire, ils glissent comme s’ils étaient posés sur une rondelle de velours.

 

Où suis-je ? l’obscurité est profonde. Ah ! ma lanterne. C’est une vaste pièce, toute revêtue de vieux chêne, sombre et noir. Deux fenêtres. Ceci me rassure. Je n’ai pas besoin d’aller plus loin. Mais, avant tout, une précaution. Comment pénètre-t-on de cette pièce dans celle qui se trouve plus loin. Je promène ma lanterne sur la muraille. Nulle ouverture visible, pas de porte. C’est étrange, en vérité.

 

Voyons l’ameublement. Auprès de la porte par laquelle je suis entré, une alcôve, un lit de chêne, vieille forme, à baldaquin. Des rideaux en tapisserie, avec une chasse qui court et grimace. Le lit est défait. Comment cela ? Quelqu’un couche-t-il donc ici ? Mais non. Je les soulève, et la poussière forme une raie brune justement à l’endroit où ils se séparent.

 

Personne ne couche là, actuellement. La chose est claire. Mais pourquoi ce lit n’a-t-il pas été remis en état ? et depuis combien de temps ?

 

Depuis combien de temps Golding et ses amis se réunissent-ils là ? Il me semble que ces deux circonstances doivent se rattacher l’une à l’autre.

 

Procédons rapidement à notre examen.

 

En face de la porte par laquelle je suis entré, un immense bahut de chêne. Ah ! il est plus haut que cette porte. Qui me dit qu’il n’a pas été placé là exprès pour condamner l’issue que je cherche ? Il faudra que je trouve le moyen de vérifier cette supposition. Les fenêtres ? fermées d’épais volets, recouverts de rideaux en tapisserie. Bien. Quelques chaises, des escabeaux. Un bureau dans un coin, et c’est tout. De la poussière, beaucoup de poussière. On n’entre jamais ici. Ceci ne fait plus doute.

 

Mais j’entends du bruit. Oui, c’est bien la grille du parc qui tourne et grince. Pas un moment à perdre. Je vais à la porte, je la referme, je pousse le verrou, puis je tourne le ressort de ma lanterne. Plus rien, plus une lueur. Je suis seul, nul ne sait que je suis ici. Oh ! comme il fait sombre !

 

XIV

Tout à coup une pensée traverse mon esprit.

 

Triple sot que je suis ! Comment n’ai-je pas songé à cela ? Je ne verrai pas ce qui va se passer à côté. Et je suis venu pour voir. Certes j’entendrai mieux. Quoi ? des cris, peut-être des mots entrecoupés. Cela ne me suffit pas. Ô stupide ! trois fois stupide ! Et je n’ai pas une vrille avec laquelle je puisse percer ce mur maudit.

 

Voilà que je les entends. Parbleu ! Ils sont entrés, ils sont là à côté. Je bous d’impatience, je me ronge les poings…

 

Qu’est ceci ? Voilà que j’aperçois au-dessus de ma tête – dans cette obscurité – comme un trait – mince, mince – de lumière qui perce les ténèbres et qui va s’écraser sur le plafond. Cela, juste au-dessus du bahut de chêne. Ô joie d’enfer, comme en éprouveraient les damnés de la Géhenne à voir poindre un rayonnement du ciel.

 

Il y a là une ouverture !

 

Il s’agit d’y parvenir sans bruit.

 

Sans bruit, ce n’est pas facile. Oh ! si vous m’aviez vu alors ramper sur le sol, atteindre une chaise, la soulever des quatre pieds à la fois, en retenant mon souffle, craignant d’entendre un de mes os craquer, tremblant que ma respiration elle-même ne me trahît… Je l’ai cette chaise, je la porte… comment puis-je dire que je la porte ?… je la fais glisser dans l’air, tandis que je me traîne sur les genoux, et cela si lentement, félinement, qu’un oiseau ne m’entendrait même pas… Enfin, elle est auprès du bahut. Maintenant, un escabeau. Le voilà, il faut le mettre sur la chaise. Le pourrai-je ? Cette contention de silence m’oppresse et me grise. J’ai envie de crier à toute voix : N’est-ce pas que je ne fais pas de bruit ! Et quand je le tiens, quand il est suspendu à la force de mon poignet au-dessus de la chaise, comment le poser sans que le contact du bois ne produise un son ? jamais médecin, dosant un poison, n’employa plus de précautions que je n’en mis à cette œuvre d’extra-délicatesse.

 

Mon échafaudage est prêt. Maintenant, il faut que je me hisse dessus. Moi-même. Que n’ai-je là, près de moi, quelque poigne géante qui me saisisse et m’enlève dans l’air. Et si cela n’était pas solide ! Si le tout allait glisser avec fracas ! Non que j’aie peur. Sur mon salut éternel, je donnerais un membre pour mener cette entreprise à bien. Voyons. Je me dresse sur mes pieds. Je suis sûr de n’avoir pas fait de bruit.

 

Je m’accroche solidement par les poignets au sommet de l’escabeau. Mon poids le maintiendra. Mais mes mains seront-elles assez vigoureuses pour me soulever tout entier ? Il me semble que mes muscles se raidissent comme des cordes de fer… un effort… encore un… encore un autre. Un de mes genoux se pose sur l’escabeau, puis l’autre. Rien n’a frémi, le bois n’a pas frissonné ! Je ne tremble pas non plus, moi. Je sens, je sais qu’il faut commander à ces mouvements involontaires. Je suis debout sur l’escabeau.

 

Maintenant ce n’est rien. Le sommet du bahut n’est pas élevé, et puis le vieux meuble est solide… j’y suis, à genoux. Je découvre l’ouverture qui laisse passer le rayon de lumière. C’est grand comme un dollar, tout au plus. Et au moment où j’y applique mon œil, un premier cri se fait entendre dans la pièce à côté… Un hou ! qui sanglote et traîne comme un glapissement de chacal…

 

… Singulière position que la mienne. J’étais juché sur le haut du bahut, le dos à demi courbé, l’œil appliqué à l’ouverture lumineuse… je regardai.

 

Avez-vous jamais vu sur un toit, le soir, au clair de la lune, alors que tout est silencieux, trois matous efflanqués, le dos en pointe, le poil hérissé, fichés sur leurs pattes comme si elles étaient rivées…, et ronronnant de ce ronron lent, plein et plaintif, qui implique colère et préparation à la lutte ?…

 

En vérité, je ne saurais trouver de meilleure comparaison. Ils étaient ainsi tous les trois, Golding, le révérend Pfoster et Trabler le guilleret…

 

La pièce où ils se trouvaient avait deux portes, faisant face à mon mur. Pfoster était debout, adossé à l’une ; Trabler, debout, adossé à l’autre. Au milieu, sur une chaise, Golding, les yeux fixés sur eux. Tous trois, à demi repliés sur eux-mêmes, faisant gros dos, oui, c’est bien cela, comme les matous. Ah ! ah ! j’en ris encore, tant leur aspect était grotesque.

 

Mais ce qui n’était point grotesque, et refoulait le rire dans la gorge, c’était l’expression de leurs visages. Ils n’étaient point pâles : non, ce n’était pas là de la lividité. Il semblait que leurs joues, leurs fronts fussent devenus exsangues… les yeux s’étaient renfoncés dans l’orbite, les lèvres contractées dans un rictus atroce, comme si des doigts se fussent appuyés sur les coins en les étirant…

 

Masques de mort et de terreur !

 

Je ne voyais Golding que de trois quarts. Seul des trois, il remuait la tête… c’était pour regarder les deux autres successivement ou plutôt simultanément… je dis simultanément, car son cou se mouvait avec une telle rapidité qu’il ne s’écoulait pas un dixième – pas un millième de seconde – entre les regards qu’il leur lançait à l’un et à l’autre…

 

Je ne puis mieux rendre ce qui se passait qu’en disant : Les deux hommes veillaient sur Golding, Golding veillait sur eux. Et, sur mon âme, c’était une active surveillance. Pas un mouvement, pas un froncement de sourcils, pas un plissement de front ne pouvait échapper aux uns ni aux autres. Ils se tenaient par le regard, et, des yeux de chacun, s’échappaient des rayons formant un filet dont les mailles impalpables enserraient les deux autres.

 

Puis ce cri… écho d’une fureur concentrée qui bouillait dans leurs poitrines. De près, ce cri était rauque, il grattait. Il s’échappait comme involontairement de leur gosier contracté… puis peu à peu il se faisait plus clair, plus net, et à mesure que la clameur s’élevait, les yeux se faisaient plus ardents… Les mains ! Ah ! je ne les avais pas remarquées. Pfoster et Trabler tenaient leurs doigts crispés contre les portes qu’ils défendaient de leurs corps. Leurs ongles semblaient des crocs qui mordaient le bois.

 

Golding tenait son siège à poignée, comme s’il eût voulu prendre un point d’appui ou qu’il eût craint que la chaise ne s’échappât tout à coup…

 

Et les cris prenaient une intensité de plus en plus grande, et les trois cous se tendaient l’un vers l’autre et les six yeux dardaient – plus perçants – leurs regards qui se croisaient. Je ne pus m’empêcher de penser à ces rayons solaires que les enfants concentrent au moyen d’une lentille convexe. Si quelque matière inflammable – de l’amadou, par exemple – se fût trouvée au point d’intersection de ces trois regards – au foyer – l’amadou aurait pris feu…

 

Le temps s’écoulait, et, sur ma parole, je ne me sentais point fatigué. J’attendais…

 

XV

Tout à coup Golding fit un mouvement brusque, comme s’il eût voulu s’élancer… par le même choc, les deux autres s’aplatirent contre les portes, les bras en croix, comme ces barres de fer qui défendent la nuit les devantures des boutiques… mais ce n’était là qu’une fausse alerte. L’immobilité recommença et avec elle les cris dont le diapason s’élevait, et qui – à leur première expression de terreur – joignaient maintenant la tonalité de la menace. Le conflit était proche.

 

XVI

Comment cela s’est-il fait ? je n’en sais rien, il y a eu instantanéité. Je n’ai rien vu, et pourtant je regardais… oh ! de toute la concentration de mes organes visuels…

 

Voilà qu’au milieu de la pièce est une masse noire qui se roule, se tourne, grince, hurle, bondit, se sépare, se brise, se rejoint… ce sont mes trois hommes qui semblent faire une seule bête monstrueuse, à je ne sais plus combien de bras ou de jambes. Les têtes se heurtent, les bras s’entrelacent, les jambes se croisent… tout cela veut se dresser, mais tout cela retombe…

 

Les voilà debout tous les trois. Grappe humaine. Ils se sont tus un instant. Un immense effort raidit ces muscles et ces nerfs… Ah ! je vois, chacun d’eux tend à la porte et s’oppose à ce que les deux autres y parviennent.

 

En voilà un qui s’échappe ! C’est Golding. Par un coup habile, il s’est dégagé de ses adversaires, il bondit vers la sortie. Ah ! ouiche ! voici les deux autres qui s’attachent à ses jambes, à ses épaules… Ils se roulent sur le parquet, ils écument. Leurs corps frappent à plein dos le parquet, qui résonne sourdement sous le choc. Et ils ont recommencé à crier. C’est une lutte horrible. Quelque chose de démoniaque. Un cauchemar. Parfois une tête disparaît, puis on la voit qui se glisse entre deux corps, l’œil est atone, la langue pend… il y a presque strangulation. Mais, qu’importe ! le lutteur retrouve toute sa vigueur et rend coup pour coup. S’ils crient, ce n’est pas de douleur ! Non, c’est la rage qui s’exhale de ces poitrines meurtrières…

 

À ce moment, Golding, – c’était bien lui ! se dégagea et s’élança… où cela ?

 

Contre la porte que je ne pouvais pas voir et qui donnait accès dans la pièce où je me trouvais, porte qui, on s’en souvient, était obstruée par le bahut sur lequel j’avais dû me percher… Ces hommes qui n’avaient pas prononcé une seule parole, semblent retrouver la voix :

 

– Tu n’iras pas seul, hurlent-ils.

 

Et ils s’élancent sur Golding. La porte s’ébranle, elle s’ouvre. Les voilà derrière le bahut, qui s’arc-boutent de leurs épaules… tous trois. Le poids est lourd, formidable, mais deux fois déjà le bahut s’est écarté de la cloison, et j’ai vu – oh ! bien vu – leurs fronts pâles et leurs yeux hagards… leurs yeux surtout, avec des lueurs sinistres…

 

J’ai eu peur ! Eh bien ! après ? Il m’a semblé que je sentais dans mes entrailles ces ongles qui labouraient tout à l’heure les portes. J’ai bondi en bas du meuble… ma lanterne tombe dans le choc. Où est-elle ? Je ne puis songer à la retrouver. Vite ! le verrou !

 

Malédiction ! pourquoi l’ai-je fermé ? je ne puis le retrouver… Le bahut s’ébranle, recule, il laisse passer une lueur, une traînée, et dans ce reflet, je vois déjà un bras qui passe… Oh ! s’il me tenait !

 

Ah ! ce verrou, le voilà. Il résiste, je suis si troublé… je l’ouvre ! je saute dans l’escalier. Au même instant, le bahut se renverse avec un bruit épouvantable… ils ont entendu quelque chose. J’entends leurs voix :

 

– Il est là ! Il est là !

 

Qui ? Il ? de qui veulent-ils parler ? Après tout, peu m’importe. J’ai l’avance, n’est-il pas vrai ? Mais ils vont vite ; au moment où j’arrive en bas de l’escalier, je les entends qui roulent le long des marches… Par où m’en irai-je ? Par le diable ! Je n’ai plus mon échelle de corde !

 

Je cours à travers le parc.

 

Ils m’ont vu… et les trois démons s’élancent à ma poursuite. Oh ! quelle course ! Et il n’y a qu’un quart de mille. Je ne touchais pas terre… si j’avais pu me jeter de côté dans quelque fourré. Mais la lune tombe en plein sur le parc. Mon ombre me trahirait partout et toujours. Comme je fuis vite ! Mais ils ne sont plus qu’à dix yards de moi, je passe devant la chapelle blanche… Voici le mur.

 

Oh ! alors, des ongles, des mains, des pieds, des dents, des genoux… comment ? avec quoi ? je n’en sais rien… mais il le faut… cela sera… cela est… j’ai gravi le mur…

 

À cheval sur le faîte, en dépit du danger, la curiosité est la plus forte. Je regarde dans le parc…

 

Par l’enfer ! qu’est-ce ceci ? Ils ne sont pas venus jusqu’au mur… non, je les vois devant la chapelle… je les vois, non, je revois cette masse informe, grouillante, qui lutte, se mêle, s’écarte, se resserre… et qui crie ! oh ! quels cris !

 

Ils ne sont pas allés plus loin. Qui sait ? Ils n’ont pas pu aller plus loin !

 

Mais je suis énervé, à demi fou, rompu, exténué…

 

Et je ne sais comment je suis revenu chez moi.

 

XVII

Si je pouvais dormir ! Mais non, mon lit est plus dur que la pierre d’un tombeau. Je ne puis trouver une position qui me plaise. Les plis de mon drap me semblent les doigts de ces hommes qui cherchent à m’étreindre… leurs cris bourdonnent dans mon oreille. Hou ! Hou ! c’est un bruissement sans fin, comme les vagues d’une mer qui battrait le pied de ma maison… Et leurs pas ! Oui, je les entends encore… Ce ne sont plus les pas de trois hommes, mais de centaines d’hommes, et tout cela piétine dans mon cerveau…

 

Non ! non ! est-ce bien là ce que j’entends ? Puis-je donc entendre autre chose ? Allons ! dormons ! La vague bat toujours ma maison…

 

Mais non ! par le ciel ! ce n’est pas un rêve ! Non, je ne… Au feu ! au feu ! Fire ! fire !

 

Et les pas des firemen courant dans Broadway et les roues des pompes à vapeur qui broient le pavé, et les cris des hommes qui s’appellent et s’excitent.

 

Cette fièvre répond à ma fièvre ! Que m’importe après tout, le feu ? On brûle tous les jours ici. Pourquoi ce cri : Fire ! va-t-il droit à mon cerveau comme une pointe ?

 

Si… mais ce n’est pas possible. Et pourtant ! je n’y puis tenir. Allons ! je ne dormirai pas cette nuit. Je voudrais rester calme que je ne le pourrais pas. Je suis descendu. J’accoste un passant. « Où l’incendie ? – À Black-Castle. » – À Black-Castle ! sur mon âme, j’ai bien entendu…

 

Et je m’élance vers le château noir !

 

XVIII

Vous pouvez me croire sur parole. Je ne fus pas long à atteindre le Black-Castle. Et, en vérité, c’était un admirable spectacle. Le bâtiment n’était plus qu’une fournaise. La lune s’était couchée, et la lueur rouge se réfléchissait sur le ciel noir. Les quatre murailles étaient debout, l’intérieur seul brûlait, et les fenêtres semblaient autant d’yeux, clignotant de flammes et de fumée. C’était l’immense craquement d’un vaisseau soulevé par la tempête.

 

La foule avait forcé la grille du parc et se tenait inquiète, curieuse, à quelque distance du bâtiment incendié… Les gerbes d’eau s’élançaient des pompes en panaches blanchâtres et retombaient sur cette masse qui grésillait.

 

Mais les hommes ! Golding et ses compagnons ! Je ne restai pas longtemps dans l’incertitude. Je les aperçus tous trois sur le sommet du bâtiment… ombres noires comme celles des démons, se détachant dans la clarté brillante comme les découpures d’un théâtre de marionnettes, sur le fond lumineux de la toile. Là, encore, ils semblaient lutter : ce que nul ne comprenait, je le devinais, moi seul. Ils se poursuivaient, se frappaient, s’accrochaient l’un à l’autre, sans chercher à s’échapper, mais veillant à ce qu’aucun d’eux ne s’échappât.

 

Cependant une forte prime avait été offerte à qui les sauverait. Je ne me rappelle pas bien le chiffre, je crois que c’était deux cents dollars.

 

Quelqu’un se dévouerait-il ? Si je tentais moi-même ce sauvetage impossible ! non pour la misérable prime ; sur mon âme, j’aurais donné le quintuple pour qu’ils fussent sains et saufs, car avec eux le problème m’échappait. Et je ne savais rien. Cette pensée me torturait, je me déchirais la poitrine avec mes ongles. Et la flamme montait, montait. Parfois les trois hommes disparaissaient derrière un voile de feu et de fumée. Alors il me semblait qu’ils m’échappaient et, malgré moi, je laissais échapper un cri de douleur.

 

Tout à coup j’entendis un fracas épouvantable. Malédiction ! ce fut un effondrement, un écroulement au milieu des clameurs ; des gerbes tourbillonnantes s’élancèrent vers le ciel, puis des milliers de paillettes étincelantes. Et le cri des travailleurs, s’excitant les uns les autres ! et le bruissement de l’eau tombant sur les charpentes embrasées !

 

Puis, quelque chose me frappa au front. Je chancelai, étourdi. Je voulus résister à cette force inerte qui m’entraînait. Mais il me sembla que mon cerveau se faisait de plomb, des lueurs rouges scintillèrent devant mes yeux, mes jambes titubèrent comme celles d’un homme ivre…

 

Je tombai : mais, au moment même où je touchais la terre, inerte, perdant le sentiment et la pensée, il me sembla percevoir, dans mon oreille, par un dernier ébranlement d’un sens engourdi, ce mot répété par mille voix : Sauvé ! sauvé !

 

Sauvé ! Qui donc ?

 

XIX

Un éclat de bois m’avait frappé à la tête. Rien que de très simple, en vérité. On me transporta chez moi. Je restai de longues heures évanoui, dans cet état mixte qui n’est ni la vie ni la mort : catalepsie modifiée par la sensibilité ; impuissance de motion. Perceptions vagues, comme si toutes sensations, avant de parvenir jusqu’à moi, étaient tamisées à travers un épais tissu… puis des monotonies bruissantes qui fatiguent l’oreille et les yeux ; des cercles lumineux, larges d’abord, puis se rétrécissant jusqu’à former une sorte de pointe vrillée qui paraît prête à perforer les pupilles ; des bruits pâteux, comme produits par un marteau de liège frappant sur une enclume rembourrée…

 

Étranges effets, en vérité, que ceux de ces perceptions anormales, auxquelles manque essentiellement la netteté.

 

La pensée elle-même semble un écheveau inextricable dont, instinctivement, vous cherchez incessamment le bout. Tout cela se mêle. C’est une toile d’araignée, dans laquelle l’idée a les pattes saisies, qu’elle veut secouer et où elle s’embourbe… et cet autre bruit de cymbales étouffées, pareil à celui que produit un coquillage de mer appliqué hermétiquement sur l’oreille !

 

La fièvre travaille le cerveau, et construit, avec des matériaux arrachés à quelque kaléidoscope inconnu, des arabesques étranges… puis c’est un drame qui se joue entre les parois du crâne, les personnages ont des proportions colossales et vous craignez qu’ils ne se brisent la tête au plafond, qui est votre crâne. Ou bien, ils se rabougrissent si petits, si petits, que vous avez peur qu’ils ne se glissent dans les labyrinthes de vos nerfs et de vos muscles. Parfois ils parlent si bas, que vous êtes obligé de concentrer toute votre attention pour saisir leurs paroles : d’autres fois, leur voix est puissante et a des éclats de trompette…

 

Pendant que le marteau de liège frappe toujours sur son enclume de soie, que les cercles tournent devant vos yeux avec une rapidité vertigineuse, que les cymbales étouffées semblent broyer une impalpable poudre d’acier sonore.

 

Un matin – il y avait bien longtemps que j’avais perdu la notion du temps – j’entendis des pas auprès de mon lit. Oui, c’étaient bien des pas. J’avais souvent perçu ce bruit, mais jusque-là il m’avait semblé que c’était le choc d’un moulin dans l’eau. Cette fois je sus que c’étaient des pas.

 

J’ouvris les yeux et je vis une figure devant moi, placide et souriante. Je reconnus le docteur Gresham.

 

– Eh bien ! me demanda-t-il, comment vous trouvez-vous ?

 

– Je me retrouve, lui dis-je.

 

En effet, il me parut que j’opérais ma rentrée dans un monde quitté depuis longtemps, et que je reprenais la perception d’un moi que j’avais oublié. J’appris alors que pendant tout un long mois j’avais été entre la vie et la mort. Cette expression me paraît juste. Oui, j’étais réellement à égale distance de ces deux états, qui sont l’un et l’autre une plénitude. Je ne vivais pas, car je ne savais pas. Je n’étais pas mort, puisque je n’avais pas le repos. C’est bien cela. Entre les deux. La vie me jetait des échos dans le demi-silence au delà duquel m’entraînait la mort.

 

Foin de la force humaine ! Un méchant éclat de bois suffit à détraquer l’organisme, et de cette pensée dont nous sommes si fiers, un pauvre petit choc a si vite raison !

 

Je ne mourus pas.

 

Mais pourquoi avait-on appelé auprès de moi le docteur Gresham ? Ce fut la première idée qui traversa mon esprit. Ce n’est pas un médecin ordinaire que le docteur Gresham. Voyons ! rappelons-nous donc quelle est sa spécialité ? Cet effort me fatigue, mais peu importe ! il faut que je me souvienne.

 

Et pendant l’abattement qui succède à ce premier effort de la vitalité renaissante, je rumine cette question ! Qu’est-ce que le docteur Gresham ?

 

Ah ! voilà, je me souviens ! malédiction ! Est-ce que ?… moi, allons donc, ce n’est pas possible. Je suis trop maître de ma pensée pour qu’elle ait pu m’échapper à ce point…

 

Et pourtant, c’est bien vrai. Oui, oui, je ne me trompe pas. Mes souvenirs se réveillent avec l’exactitude la plus saine.

 

Le docteur Gresham est le MÉDECIN DES FOUS !

 

XX

C’est qu’en vérité, ils me croient fou. Il n’y a pas à s’y méprendre. La chose est grotesque, sur mon âme !

 

Ah ! ah ! voyez donc ce bon visage de ma garde-malade qui ne s’approche de mon lit qu’avec hésitation, comme si elle avait peur d’être mordue. Et cet excellent docteur ! Comme il a bien ce sourire railleur, qui peint la supériorité de l’homme raisonnable sur le fou. Non, sérieusement, ils m’amusent. Ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour ne pas m’irriter. Non seulement, ils me croient fou, mais dangereux. Qui sait ? Pourquoi pas hydrophobe ?

 

Mais pourquoi me croient-ils fou ? Je n’en sais réellement rien. J’y songe. Peut-être suis-je vraiment fou pour eux. Pour les intelligences qui se sont arrêtées à la moyenne du développement, ceux-là sont fous dont les sens ont atteint une hyperacuité qui les étonne. Je suis au-dessus du niveau commun : donc pour eux je suis fou.

 

Qu’est-ce que la folie, en effet ? Sinon la perception de l’inconnu, la pénétration dans un monde dont les cerveaux obtus n’ont pas la compréhension. Le fer rouge paraît fou au fer noir. Et cependant, il n’est rouge que parce qu’il s’est assimilé des atomes de calorique dont le fer noir est dénué. Mes organes cérébraux sont ultra-échauffés, et leur rayonnement étonne, effraie les cerveaux froids. La folie est encore la spécialisation. Tandis que l’organe de l’homme sensé (à ce qu’ils prétendent) dispense ses forces actives sur cent points qu’il touche à peine, le cerveau du fou (cette appellation est burlesque) sait concentrer toute sa vitalité sur un centre unique. Ce qu’ils nomment monomanie n’est que la spécialisation des facultés pensantes en une étude particulière. C’est un développement extra-humain de la puissance analytique. Pourquoi les analystes traitent-ils de fous les synthétistes ?

 

Et cet homme, non seulement prétend que je suis fou, mais encore il a l’audace ridicule (ridicule, car j’en ris, sur mon âme !) de vouloir me guérir. Qu’entend-il par ce mot, me guérir, sinon m’amoindrir ? sinon éteindre en moi cette superfaculté qui est à la fois ma vie et mon orgueil.

 

Les détromperai-je ? Leur prouverai-je que je suis plus sain d’esprit qu’ils ne le sont eux-mêmes ? Non seulement plus sain, mais encore doué d’une santé absolue, tendant à la perfection même par le développement de l’organe. Cela dépend. Si fou que je sois, je n’ai pas perdu la mémoire ; et je me souviens que les protestations ne font le plus souvent que les rendre plus entêtés dans leurs idées. Et puis à quel degré me croient-ils arrivé ? Suis-je dans la période croissante ou au contraire en voie de guérison ?

 

J’attendrai, et je rirai à mon aise, en dedans, de l’ignorance de la science. Et quand, de son air docte, le médecin aura déclaré que je suis guéri, j’éclaterai de rire, et je lui crierai :

 

– Imbécile, qui ne sait pas que le delirium tremens n’est qu’une combustion.

 

XXI

Non, je ne dirai rien. Oh ! j’y suis bien décidé maintenant. Il était temps que j’apprisse cela. Car la vérité m’oppressait. J’étais tenté de crier « Je ne suis pas fou ! » Mais aujourd’hui je veux, je veux, entendez-vous, qu’on me croie fou. Je veux qu’on me transporte au Lunatic Asylum… car, tout à l’heure, pendant qu’il causait, tandis qu’il croyait que le fou ne pouvait l’entendre, il a dit… oh ! j’ai bien entendu, plutôt ne pas entendre, dans ma tombe, la trompette au jour du jugement – il a dit que Golding avait été sauvé, seul, et qu’il était fou…

 

XXII

J’ai manœuvré ; et, de fait, ce n’a pas été très difficile. Je n’ai eu qu’à me montrer tel que je suis réellement ; ils se sont persuadés de plus en plus que j’étais fou. J’ai tremblé un instant qu’on ne voulût, en ma qualité d’homme riche, me soigner chez moi. Par bonheur, l’avarice du docteur Gresham a été plus forte que les remontrances de mes amis. L’honnête homme préfère m’avoir sous sa main, pour mieux m’exploiter. En vérité, je ne puis lui en faire un crime ; car pour quelques centaines de dollars de plus que je dépenserai, j’aurai du moins obtenu ce que je désire depuis si longtemps.

 

Enfin, je ne suis plus si faible, et je puis être transporté. Oh ! quelles précautions sont prises ! On veille sur moi comme sur un enfant terrible. Si j’allais m’échapper ! Si ma folie allait prendre tout à coup un caractère violent ! On s’efforce de m’amadouer. On me parle d’une promenade à la campagne, dans le but – l’unique but – de réparer mes forces. Comme ils auraient peur, s’ils pouvaient se douter que je sais tout, que je n’ignore point que c’est à l’hôpital des fous qu’on me conduit. Imbéciles ! je vous laisse jouer devant mes yeux votre ridicule comédie, parce qu’il me plaît – à moi – d’aller à votre hôpital. J’y vais parce qu’il me convient d’y aller, entendez-vous bien ! N’ont-ils pas discuté entre eux tout bas – mais j’entends tout – s’il n’y avait pas lieu de m’attacher les bras dans leur vêtement infâme ? Par bonheur, ils ont renoncé à ce gracieux projet. Je dis, par bonheur, car je me serais peut-être trahi.

 

Nous voilà partis… Qu’est ceci ? je rencontre sur mon passage des voisins qui gémissent et se détournent pour pleurer. Ah ! ah ! quand je disais que tout cela était du pur grotesque ! Pleurez, pleurez, tandis que mon âme, à moi, rit à gorge déployée.

 

On s’est arrêté devant le Lunatic Asylum. J’ai feint de ne pas m’en apercevoir. Il me tarde que toutes ces formalités préliminaires soient accomplies. Voici : nous passons sous des voûtes, dans une espèce de greffe ; le sous-directeur, un gros homme réjoui, vient me recevoir des mains du tout-puissant directeur, docteur Gresham. Un clignement d’yeux est adressé au docteur par ce personnage. Il signifie – cela est aussi clair que si les mots étaient prononcés : – Ah ! c’est là cet excellent client ! Car je suis accueilli avec tous les égards que l’on doit à une bonne affaire. Je représente un capital de… auquel d’habiles saignées devront être pratiquées. Donc, je suis respectable au plus haut point.

 

Le sous-directeur daigne me conduire lui-même à mon appartement. J’ai un appartement, s’il vous plaît, dans le pavillon le plus élégant, une chambre à coucher, un parloir et un cabinet. Ah ! ce cabinet m’a fait une fâcheuse impression. C’est là que sont disposés – comme des instruments de torture – les appareils hydrothérapiques. Les douches glacées ! Bast ! puisque je suis fou. J’ai des fenêtres grillées, qui donnent sur un magnifique jardin… à peine entré, j’y jette un coup d’œil…

 

J’aperçois un homme qui se promène, seul, la tête penchée.

 

– Ah ! me dit le domestique, voilà votre voisin qui fait son petit tour.

 

Dieux du ciel ! vous l’avez entendu. Cet homme a parlé ! il a dit : « Votre voisin ! » Oh ! béni soit-il, et que ces mots me récompensent déjà de tout ce que j’ai souffert et de tout ce que je souffrirai peut-être ! Mon voisin ! cet homme ! il a dit cela, tout simplement, sans y songer, sans comprendre que tout mon être dût frissonner de joie. C’est qu’aussi il ne sait rien, il ne peut rien savoir ! Que ne lui donnerais-je pas pour payer ces quelques mots !

 

Cet homme, c’est Golding.

 

On m’a laissé seul un instant ; je me suis accoudé à la fenêtre. Je le regarde qui marche, qui monte une allée, puis la redescend. Il n’est pas changé, sur ma parole. Oh ! comme je le remercierais de n’être pas mort ! car c’est alors peut-être que je serais devenu fou, si la possibilité d’éclaircir ce mystère m’avait échappé par la destruction du sujet lui-même. Au lieu de cela, je suis là, à quelques pieds de lui, je le couve du regard, il ne pourra pas m’échapper, car lui est fou, bien fou, n’est-il pas vrai ? Les grilles sont solides et les verrous sont sûrs ! Pourvu qu’on le garde bien ! Les fous ont des façons de se faufiler dont il est bon de se défier. J’en parlerai à Gresham…

 

XXIII

Je suis descendu dans le parc, afin de prendre l’air. Le docteur Gresham est venu me rejoindre. C’est maintenant qu’il faut user d’habileté. Il m’a pris le bras et a fait avec moi un tour de promenade. Il paraît très satisfait de ma docilité. Il me parle doucement, comme on fait à un enfant qu’on ne veut pas irriter. Je ne lui adresse pas une seule question. Je me contente de répondre par des monosyllabes. Je tiens les yeux à demi fermés, je ne veux pas qu’il lise ce qui se passe en moi… Tenez, voilà justement que nous sommes dans l’allée où marche Golding. Oh ! je voudrais presser ma poitrine de mes deux mains pour empêcher mon cœur de battre aussi fort. Je suis sûr que je pâlis. Mais non. De la force, il faut qu’il ne se doute de rien…

 

Golding nous a vus. Il s’est arrêté. Sur mon âme, il m’a reconnu. Il vient à moi, mains ouvertes. Que ne puis-je saisir ces mains et l’entraîner, lui, dans un endroit où il m’appartiendrait, à moi seul, où je pourrais promener le scalpel de mon observation dans ce cerveau, qui contient mon secret… Dois-je le reconnaître, moi ? Oui, en vérité. Le docteur paraît enchanté de cette rencontre, dont il me semble augurer les meilleurs résultats. J’entends vaguement ce que me dit Golding ; il a appris mon accident, il a su ma maladie, il a pris la plus grande part à mes souffrances… Je réponds avec politesse ; puis, tout à coup, je le regarde bien en face. D’un regard dont j’avais ménagé la force, je plonge dans ses yeux, et j’y vois – je ne me trompe pas – une immense satisfaction, un épanouissement de joyeuse placidité.

 

Si cet homme est fou – et je n’en crois rien – du moins cette folie est-elle doublée d’une joie intime dont seul je puis mesurer l’intensité… mais je reprendrai cet examen plus tard. Il ne faut pas qu’on s’aperçoive de mes découvertes, et à partir de cette minute je travaillerai si profondément mon Golding, que pas une des fibres de son être n’échappera à mon attention.

 

Golding m’a adressé une question. Laquelle ? Toutes mes facultés étaient concentrées dans mon organe visuel, alors que je plongeais dans ses yeux, – fenêtres de son âme – je n’ai pas entendu. « Veuillez répéter, je vous prie. – Vous savez jouer aux échecs ? En effet ? Eh bien ! si monsieur le directeur le permet, nous pouvons faire quelques matches. – Volontiers ! »

 

Le docteur Gresham est de bonne composition. Que lui importe après tout ? Seulement il se fait tard aujourd’hui. M. Golding doit être fatigué. À demain, cela vaut mieux. À demain soir. Et nous nous séparons, et quand je serre la main à Golding, il semble que ce soit une prise de possession de cet être qui m’appartient comme le cadavre à l’anatomiste.

 

XXIV

Étant donné l’être humain, doué d’une force énorme de volonté – c’est mon cas – peut-on s’isoler du relatif, au point de se concentrer tout entier dans un absolu choisi, voulu, délimité par la volonté même ? Puis-je arriver à m’abstraire de tout ce qui n’est pas Golding, pour diriger sur lui seul toutes les forces de mes facultés et de mes sens ? Il faut qu’à partir d’aujourd’hui la machine entière devienne insensible à tout et pour tout et que tous ses ressorts soient continuellement, à l’état de veille comme à l’état de sommeil, tendus vers ce but unique, qui devient mon absolu.

 

Ainsi Golding est là, de l’autre côté de la muraille. En rentrant dans ma chambre, je l’ai vu ouvrir sa porte, et, d’un coup d’œil rapide, j’ai compris que son appartement était disposé en sens contraire du mien. Ma chambre à coucher touche à la sienne, et, quand je regarde à ma fenêtre, tandis que mon parloir est à ma gauche, le sien est à sa droite. Donc son lit est placé parallèlement au mien. Sa tête repose sur la même ligne que ma tête. En me tournant du côté du mur, j’ai les yeux dirigés vers lui. Un mur seul nous sépare. Épais ou non, peu m’importe. Il faut que, par la concentration de toute mon énergie vitale dans mon organe visuel, je parvienne à le voir.

 

Oh ! s’ils m’entendaient, comme ils diraient encore que je suis fou ! Cela, parce que j’admets la possibilité de ce qui leur paraîtrait impossible. Et cela en raison de mon organisation, plus active que la leur.

 

Mon idée n’a cependant rien d’excentrique. Tout corps est composé de molécules, réunies ensemble par la force de cohésion. Un corps est d’autant plus solide et résistant que la cohésion des molécules constitutives est plus forte. Or, le bois – et ce mur est une cloison de bois, – est peu résistant. Donc la cohésion n’est pas parfaite. Donc il existe des espaces relativement considérables entre les molécules. Donc, il est possible au regard de devenir, par l’habitude et l’exercice, assez aigu pour se glisser à travers les pores du bois. Donc, à travers la cloison, je puis voir Golding.

 

Quiconque m’eût regardé pendant cette première nuit n’eût pas un seul instant douté de ma folie. Je ne dormis pas une minute. Le sommeil rentrait dans cette relativité dont je devais me débarrasser. Ou bien, la fatigue étant plus forte que ma volonté, le corps pouvait dormir à l’exception des yeux et des oreilles. Les yeux ne devaient pas, fût-ce une minute, fût-ce la dixième partie d’une seconde, négliger l’action, dont la persistance seule pouvait centupler l’acuité. Ainsi des oreilles. Tout bruit devait passer non perçu par elles, excepté le bruit qui viendrait de la chambre à côté. Ah ! ce fut un travail pénible dans le principe, et cette première nuit fut fatigante.

 

Je n’avais pas de lumière, mais je fixais mes yeux à demi ouverts sur la cloison. Pendant plusieurs heures, l’obscurité demeura profonde. Peu à peu, un effet déjà connu – et sur lequel je comptais – se produisit. Je distinguai dans l’obscurité, non la couleur, mais l’existence de la cloison. Mes yeux, sans saisir les détails, percevaient quelque chose qui n’était pas les ténèbres.

 

Puisque je perçus l’obscurité, la logique ne voulait-elle pas que j’arrivasse – au prix d’une constance que rien ne pourrait vaincre – au résultat désiré ?

 

Autre résultat obtenu : je m’étais absolument isolé de tout ce qui pouvait se produire autour de moi, et la lueur d’un nouvel incendie aurait pu lécher mes fenêtres…, je ne l’aurais pas vu !

 

Mais le jour vient…, je prends un peu de repos.

 

Dans quelques heures, la lutte recommencera…

 

XXV

Nous ne sommes pas descendus au parc ; il tombe quelques gouttes de pluie. Ce n’est pas un contretemps, bien au contraire. Je préfère même le tenir sous mon regard dans sa chambre, là, à deux pas de lui, de telle sorte que pas un éclair, si fugitif qu’il soit, ne pourra passer sur son front sans que j’en surprenne aussitôt le pâle reflet…

 

Sur mon âme, c’est une curieuse partie d’échecs… Il est en face de moi, une petite table nous sépare, nos genoux se touchent presque. Nous ne parlons pas. De quoi parlerions-nous ? N’existe-t-il pas, chez l’un comme chez l’autre, une préoccupation qui absorbe toute pensée et enchaînerait toute parole ?

 

Il y a deux hommes en moi : l’un, machine, ressemble à l’automate de Kaempfen ; celui-là – cet être partie de mon être – joue aux échecs, calcule, combine, stratégise, lance des pièces à droite, à gauche, en diagonale ; cet être pense au jeu, rien qu’au jeu. Il comprend qu’en avançant le deuxième pion du cavalier, il découvre brusquement la reine et met la tour de l’adversaire sous une double prise ; il sait que dans deux coups, le roi, mis dans l’impossibilité de roquer, devra s’avancer d’une case et se placer sous le feu d’une batterie de cavaliers, soutenue par un fou qui n’attend que le moment propice pour agir.

 

Mais moi – le moi réel – est étranger à ces combinaisons, à ces calculs. Son échiquier à lui, c’est Golding lui-même. Les fibres intimes de Golding s’entrecroisent devant lui comme les lignes du damier, et ce qu’il fait jouer sur ces cases humaines, c’est sa volonté, c’est son attention, c’est toute la force de ses nerfs, toute la projection de son activité…

 

Lui ne se doute de rien. Il joue, il s’efforce de parer les coups que je lui porte. Oh ! il n’échappera pas à la pénétration de ma volonté. Il défend sa partie d’échecs ; mais combien plus grave, combien plus intéressante cette partie qui se joue entre son cerveau inerte et mon cerveau actif ! J’ai les yeux fixés sur ce front lisse, où n’apparaît pas une ride ; et sans qu’il s’en doute – qui pourrait s’en douter d’ailleurs ? – je pratique dans ce front mon travail incessant de perforation.

 

Mon regard se fait vrille, il s’est appuyé, – pointe d’acier vivant – sur cette tête dans laquelle repose inconnu le secret que j’ai juré de pénétrer. Mouvement bizarre, en vérité. Le rayon qui s’échappe de mes yeux se pose sur son front et tourne sur lui-même comme la pointe d’un vilebrequin. Oh ! ce ne sera pas un travail d’un jour. Car ce crâne est remarquablement dur. Et puis, s’il allait sentir cette pointe qui menace son cerveau ? Plusieurs fois déjà il a froncé les sourcils comme pour se débarrasser d’une sensation importune. C’est que sans doute l’outil mord dans la chair vive, c’est que déjà se produit le chatouillement de la pointe qui attaque l’épiderme…

 

J’ai été dérangé tout à l’heure : le directeur est venu nous trouver, il s’est assis auprès de nous, il a suivi avec intérêt les péripéties de la partie. J’ai fermé à demi les yeux. S’il allait voir – lui – le travail auquel je me livre ! J’ai eu une tentation infernale. Il faut que je parle. De quoi ? Des deux amis de Golding, de Pfoster et de Trabler. C’est fait. Ces deux noms se sont échappés de mes lèvres. Le directeur a répondu :

 

– Ils sont morts !

 

Mais Golding ! Golding est resté froid, il n’a pas tressailli, pas un mouvement, pas un frissonnement, si léger qu’il soit, n’a témoigné qu’il ait entendu ces deux noms. Allons ! il est fou ! bien fou, puisqu’il a perdu jusqu’au souvenir…

 

Tout à coup une atroce pensée traverse mon cerveau. Puisqu’il a oublié, il ne pense peut-être plus à ces faits, encore inconnus pour moi ; si, lorsque je serai parvenu à ouvrir comme un coffre rouillé la boîte de son crâne, si je n’y pouvais rien lire, rien que le néant de l’oubli ! Ce serait horrible. Sous ce visage pâle, mat, sous ce front blanc et impassible, j’ai peur que pas une pensée ne roule, que pas une idée ne s’agite !

 

Mais je me souviens : quand il était encore Golding, l’homme d’affaires, pendant tout le jour, il semblait avoir perdu le souvenir des scènes qui se passaient le soir… à partir de six heures.

 

Oui, je dois être sur la vraie piste. Il faut que je sache si – dans la folie – ne subsiste pas cette assignation de l’inconnu qui le frappait à heure fixe, et qui, comme un témoin récalcitrant, l’entraînait de force là où il devait aller. La journée passe : un rayon de soleil nous a permis de descendre un instant au parc. À cinq heures, nous devons rentrer. Je suis seul de nouveau.

 

XXVI

Comment agir ? Double danger. D’une part, il ne faut pas donner l’éveil à Golding, il faut qu’il ait confiance en moi. D’un autre côté, je dois être surveillé. Oh ! certainement, puisque je suis fou, on doit craindre continuellement que l’accès ne se déclare. Il y a évidemment quelque part, et sans que je le sache, un point d’où quelque surveillant m’examine et m’écoute. En tout cas, comme je ne sais rien encore à cet égard, il faut être prudent. Si l’on pensait que je m’occupe de Golding, peut-être me séparerait-on de lui. Et alors ! plutôt cent fois mourir, que de faire naufrage si près du port…

 

Mais cette surveillance, quelle qu’elle soit, ne doit pas être incessante. J’admets que de temps à autre le gardien jette – par où donc ? – un regard dans ma chambre. Mais si rien ne sollicite son attention, il est évident que ce coup d’œil est seulement machinal, qu’il regarde et voit à peine, que le tout n’est fait que par acquit de conscience, et pour exécuter une consigne.

 

De plus, cette surveillance peut être active au commencement de la soirée, mais plus tard ! oh ! plus tard, elle se fatigue certainement. Je dois me régler sur ces prévisions, qui sont exactes. J’ai deux sens à exercer, l’ouïe et la vue. Mon attitude, pendant que je regarde, pourrait éveiller l’attention. Donc pendant les premières heures, j’écouterai.

 

Il sera bientôt six heures. Je me suis étendu sur mon lit comme pour me reposer, dans une attitude naturelle. Rien de forcé. J’ai les yeux ouverts, mais pour ne pas les fatiguer, je leur ai ordonné de ne pas voir. Le travail qui s’opère dans mon cerveau doit absorber toute mon activité, et de mes sens, celui-là seul doit agir, auquel je le commande.

 

En ce moment, j’écoute. Mais encore, je n’écoute, encore bien que je les entende, aucun des bruits qui surgissent dans la maison. J’entends le pas des gardiens, faisant leur ronde dans les corridors ; mais j’écoute ce qui se passe dans la chambre de Golding.

 

Il marche, lentement, de long en large, il va de la porte à la fenêtre. Il ne parle pas ; aucun son ne s’échappe de ses lèvres. Oh ! j’en suis sûr. Je sais que par la tension voulue que j’exerce sur mes facultés, l’ouïe s’est développée en moi d’une façon extra-naturelle. Calculez donc, puisque toute ma force, toute mon énergie de sensation, au lieu de se disséminer sur mes cinq sens, se concentrent en un seul. Un, deux, trois, quatre, cinq… six ! Voici l’heure ! Écoutons.

 

Il se passe quelque chose. Je l’aurais juré d’avance. Golding s’est arrêté brusquement. Il a semblé entendre quelque chose. La tête s’est penchée en avant comme pour écouter. Je le sais, parce que j’ai entendu son corps peser tout entier sur la pointe des pieds. Un meuble a remué, c’est qu’il a posé sa main sur le dossier pour ne pas perdre l’équilibre. Ah ! ses talons ont de nouveau touché le plancher. Nouveau tressaillement du fauteuil. Il a abandonné ce point d’appui. Il reste immobile. Puis, voilà que d’un pas lourd, méthodique, régulier, d’un pas qui n’est en quelque sorte que l’ombre de cet ancien pas que je connaissais, il s’est approché de son lit. Il ne le défait pas, car je n’entends pas le froissement des draps. Le lit craque dans toute sa longueur, Golding s’est étendu.

 

Alors, oh ! alors ! je perçois un bruit sourd, que je reconnais. C’est sa respiration. Elle est lente, à deux temps, comme le soufflet d’une forge. Ce n’est pas le souffle de l’homme qui dort. Je ne me trompe pas, j’en suis certain : Golding est éveillé ! Et sa respiration monotone continue à se faire entendre, pour moi seul. Elle n’est pas égale comme son. Parfois, je saisis un soupir plus sonore, qui me rappelle les hou ! de Black-Castle, mais comme si la bouche d’où ils s’échappent était serrée sous un bâillon.

 

Je suis impatient… Mais non, l’heure passe. J’attendrai encore. Je ne veux rien précipiter. D’ailleurs, je perçois encore autre chose. Il se remue sur son lit. Ses bras heurtent quelquefois la cloison, ses jambes s’étirent comme si elles étaient mues par un ressort et vont frapper l’un des montants du lit… Cela est la lutte, c’est la persistance mécanique de l’effort qui lançait sur Golding ses deux acolytes. Est-ce bien cela ? En ce cas, la chose est simple. Il faut que, continuant mon travail d’excitation du sens visuel et du sens auditif, je parvienne à lire dans Golding comme dans un livre ouvert, à entendre l’écho de ses pensées, à percevoir ces mots qui se formulent dans son cerveau…

 

XXVII

Minuit : je commence. Il sera plus facile de percer un trou dans la cloison, et par là, je plongerai sur Golding mon regard investigateur. Et pas d’instruments ! Si seulement j’avais un canif ! Après tout, où serait la difficulté ? Non, de mes ongles, j’ouvrirai une issue dans ce bois. Ah ! ils croient que je dors, et ils se disent : « Le fou est calme, ce soir ! »

 

Restez dans votre repos, mes maîtres. Le fou suit raisonnablement un projet conçu… et demain, il saura tout…

 

Comme ce bois est dur !

 

XXVIII

Deux nuits ont suffi à ce travail. J’ai dû déployer toute mon énergie ; à certains moments, le sang jaillissait de mes ongles. Mais cela me préoccupait peu, je vous jure. Cette nuit, je le verrai dormir. Dort-il d’abord ? Je n’en sais rien, et même ce souffle que j’entends à travers la cloison ne me paraît pas celui d’un homme endormi. Cependant, il ne quitte pas son lit… une seule remarque : il semble que son poids s’alourdisse de plus en plus. Est-ce que l’entassement des souvenirs et… qui sait ? des remords aurait un poids effectif… plus la nuit avance, plus par conséquent les souvenirs s’amassent dans son cerveau, plus j’entends le lit gémir et craquer, comme si ses pensées étaient de plomb.

 

Que cette journée me paraît longue ! Des échecs, je ne me préoccupe plus. Je joue machinalement, sans y songer, et je le regarde.

 

Mais c’est singulier. J’aurais pensé que ce travail de perforation se serait accompli plus vite… je ne puis encore rien lire dans ce cerveau. Oh ! il y a des moments je voudrais le déchirer de mes ongles comme j’ai déchiré la muraille…

 

Tiens ! un couteau !

 

XXIX

Comment se trouve-t-il dans ma chambre ? D’où vient-il ? Qui l’a apporté ici ? Un couteau, et dont la lame paraît solide, sur ma foi. Ce n’est pas un couteau de table, ce n’est pas moi qui l’ai pris à la table du repas. On nous surveille trop. Non, non. Je me souviens. Le gardien est entré ce matin ; il coupait une pomme. C’est évidemment lui qui a oublié là cet outil…

 

Un couteau : cela peut servir à tant de choses. Il est bien emmanché, bien en main. Comme on donnerait un bon coup, avec cela… de haut en bas…

 

Le gardien est venu. Ah ! j’ai bien compris pourquoi. Il est inquiet, cet homme, il sait qu’il a laissé son couteau quelque part, et sa responsabilité s’inquiète. Il ne me demande rien tout d’abord. Il me souhaite le bonsoir, mais en même temps il regarde à droite et à gauche. Moi, je suis assis tout naturellement, sur une chaise, devant ma table. J’ai caché le couteau dans ma manche. Pourquoi, après tout ? Il serait si simple de lui dire : Mon brave homme ! je sais ce que vous cherchez. Voici votre couteau.

 

Non, je ne lui dirai rien. Tenez, voilà qu’il m’interroge. Oh ! sans avoir l’air d’attacher à sa question la moindre importance :

 

– Est-ce que par hasard vous n’auriez pas trouvé un couteau ?

 

– Un couteau ! ici ! oh ! non.

 

Si vous voyiez de quel air placide je réponds.

 

Il est convaincu que je dis la vérité. Comme c’est chose amusante que de tromper. Il jette un dernier coup d’œil autour de lui, mais, bon gré, mal gré, il faut bien qu’il y renonce. S’il se doutait que je le sens, là, tout près de ma chair, et que le fou – car je suis un fou – se moque in petto de l’homme raisonnable.

 

Il est parti. Pourquoi ai-je gardé ce couteau ? Sur mon âme, je ne pourrais le dire. Mais cet acier froid me cause une agréable sensation. On dirait – oui, en vérité – que cette sensation s’harmonise avec quelque secrète pensée de mon cœur…

 

Six heures ! à mon poste.

 

XXX

L’ouverture que j’ai pratiquée dans la cloison, est tout étroite. Mon plus petit doigt n’y pourrait passer, mais mon regard pénètre et embrasse, dans la chambre de Golding, un périmètre plus que suffisant. Du reste, je n’ai pas besoin de voir plus loin que son lit.

 

Il s’est étendu. Il est sur le dos. Les yeux sont à demi fermés ; leur expression est vague. Puis peu à peu, ils s’ouvrent, ils sont fixes, ils regardent quelque part. Où ? ce n’est pas au plafond. – Que lui importent et le plafond et les quelques moulures de plâtre qui l’entourent ? Non, son regard va évidemment plus loin.

 

Il est étrange que mon attention ne se fatigue pas. Il me semble que je le regarderais ainsi pendant une année entière sans que ma paupière eût un frémissement. Il n’est pas beau, Golding. Sur ce visage d’ordinaire si frais, si rebondi, des rides se creusent… à l’heure sinistre. Un cercle olivâtre borde ses yeux. Évidemment il souffre. C’est un cauchemar qui danse sur sa poitrine. Smarra le tient à la gorge ; et sous la pression de cette griffe, à laquelle nulle volonté ne résiste, les sons sortent inarticulés de sa poitrine.

 

Voyons. Où est le point de son front que j’ai tenté de percer de mon regard ? Justement, il s’est posé de trois quarts, je puis le considérer tout à mon aise…

 

Va donc ! courage ! mon regard. Perce cette boîte osseuse, qui, semblable à une cassette d’avare, renferme ce qui est mon trésor à moi !

 

Oh ! comme je réunis toute la force de mon être dans ce regard, lentille au foyer de laquelle se concentre tout le rayonnement de ma volonté. C’est un livre durement fermé que la tête d’un homme : pas une fissure, pas un coin par lequel je puisse apercevoir ces pages, si intéressantes pour moi…

 

Non. Et ce sourire errant sur ces lèvres. Par le ciel ! Je crois qu’il me raille. Il semble dire : je tiens mon secret, il ne m’échappera pas.

 

Que pourrais-je donc bien tenter pour hâter mon œuvre ? Quel dernier effort me conduirait à mon but ? Oh ! je ne reculerais devant rien. Maintenant qu’on me croit fou, que j’ai eu le courage d’accepter le doute, que je me suis livré à ceux qui nient ma raison, rien ne pourra me faire reculer.

 

Peut-être suis-je encore trop loin de lui ! À deux pieds cependant tout au plus. C’est encore trop sans doute. Il faut que je me rapproche, il faut – comment cette pensée ne m’est-elle pas venue plus tôt – que je sois auprès de lui. Ah ! le couteau ! Oui, c’est cela !

 

La cloison est entamée. J’ai pu constater son épaisseur. Ce n’est rien. Quelques planches ajustées. J’introduis le couteau dans une fente, la lame fait levier. La planche cédera. C’est peu solide. Je suis certain qu’il n’entendra rien, il est absorbé par le mystérieux qui l’obsède et l’étreint. Déjà la planche a plié, je puis passer mes deux mains. M’entendra-t-on du dehors ? Tout est calme. Les gardiens sont endormis. Et puis le bruit sera-t-il violent ? Je ne le crois pas. Tenez ! j’avais bien raison de ne pas le croire. Voici que sous mon effort, lent, étudié – habilement étudié, je vous jure – la planche se sépare, la peinture s’est fendue dans toute sa longueur, se craquelant sans bruit.

 

Là ! cette première planche reste entre mes mains. Déjà, je puis passer le bras. Je l’ai touché, lui. Il n’a pas tressailli. Il n’a pas senti mes doigts qui s’appuyaient sur son corps. À l’ouvrage donc ! La nuit commence seulement, j’ai tout le temps de mener l’œuvre à bien. Il est curieux que je n’aie pas conçu plus tôt cette pensée. Je secoue la seconde planche, méthodiquement, prêt à m’arrêter au moindre bruit, dépassant une certaine moyenne dont mon oreille a fixé l’intensité. Elle tient assez fortement, celle-là. Bah ! il serait trop ridicule de se décourager… en si beau chemin. Je le disais bien… La voilà qui s’ébranle. Elle est plus large que je ne l’avais supposé, c’est ce qui explique sa résistance… L’ouverture sera plus que suffisante.

 

Je pourrai passer… c’est fait. Il s’agit maintenant de me glisser par cette ouverture. Oh ! cela n’est pas difficile. Je me dresse à demi sur mon lit… la tête d’abord, puis les épaules. Il faut que je me mette de biais – de champ, comme disent les ouvriers – d’une main je m’appuie au lit, tout doucement. Mais, en vérité, il est inutile de prendre tant de précautions. Golding n’est-il pas plongé dans une sorte de catalepsie intermittente, qui, j’en ai la conviction, ne cessera qu’avec la nuit… la preuve de ceci, c’est que je suis dans sa chambre, c’est que j’ai pu passer par-dessus le lit, que j’ai même heurté ses jambes, et qu’il n’a pas eu conscience de ma présence.

 

Tenez, en cet instant, est-ce qu’il sait que je suis là, courbé sur lui, que je le touche, que je l’enveloppe tout entier de mon regard ? Ah ! en vérité, cela est burlesque, de songer qu’un fou pourrait être aussi habile !

 

XXXI

Et je ne puis rien voir ! En vain mon œil fouille, comme un bistouri, ce front sous lequel bouillonne son cerveau. En vain, je tends tous les ressorts de mon être. La matière inerte – qui s’appelle Golding – garde son secret. Malédiction ! il faut cependant en finir ! Je veux savoir, je saurai.

 

Encore ce couteau ! tout à l’heure il m’a semblé que cet acier s’était refroidi dans ma main comme pour me rappeler sa présence… Que pourrais-je donc en faire ? En quoi ce couteau pourrait-il m’être utile ? Ah ! j’y songe… non… ce n’est pas une idée ridicule. Voyons, pas de précipitations ! Qu’est-ce que je cherche après tout ? Je veux ouvrir ce cerveau qui reste obstinément fermé ? Lorsqu’un coffret rouillé résiste aux doigts qui s’efforcent d’arracher le couvercle, une lame d’acier a bientôt raison de cette résistance… Eh bien ! le cerveau de Golding n’est-il pas ma cassette à moi, renfermant des richesses plus précieuses que toutes les pierreries du monde ! Le couteau ! oui, c’est cela. Il me faut faire sauter ce couvercle qui ferme son cerveau… ce couvercle, c’est le crâne. La lame sera-t-elle assez forte ! Certes, avec un coup bien rapide, bien sec, la résistance de l’acier se décuplera. Je ne puis m’y reprendre à deux fois.

 

XXXII

C’est fait.

 

J’ai frappé, oh ! d’une main sûre, allez. Il n’a pas poussé un soupir. Là, juste entre les deux yeux… la lame a pénétré de plus d’un pouce. Et c’est remarquablement dur, la boîte osseuse du cerveau. Je crois qu’il est mort… Oui, mais la vie persiste encore dans l’immobilité, précurseur de l’anéantissement définitif. Je retire la lame, le trou est béant, quelques gouttes d’un sang noirâtre… oh ! presque rien… En vérité, j’aurais cru qu’il eût plus saigné que cela… L’ouverture est faite, c’est par là que je regarderai…

 

Enfin ! enfin ! par l’enfer, je vois, je lis dans ce cerveau ! Ah ! je ne m’étais pas trompé ! L’histoire n’est pas longue, allez ! À tout problème, la solution tient en un chiffre… Dans ces fibres palpitantes, dans les dernières convulsions de ce cerveau qui se désorganise, qui se désagrège, je découvre le mystère. Ma peine n’a point été perdue. Et pour vous le prouver, tenez, je vais vous dire ce que c’était…

 

Golding est un empoisonneur ! Oh ! comme je vois bien le mot poison écrit sur les parois de cet organe convulsé !… il y a là quelque chose de bien étrange… Golding n’a pas commis le crime seul… lorsqu’il a empoisonné Richardson (vous vous rappelez qui est ce Richardson, l’ancien propriétaire de Black-Castle), il avait deux complices, Pfoster et Trabler… S’ils ont commis le crime, c’est qu’ils étaient les amis de Richardson… et ses légataires. Parbleu !… Mais quand ils se sont trouvés en face du cadavre, lorsque le mort a été descendu dans la chapelle blanche… vous savez, là-bas, au bout de l’allée du parc, ils ont eu peur les uns des autres… et… oh ! je lis tout cela dans la tête de Golding comme dans un registre ouvert… ils ont été saisis par la folie du remords

 

Non qu’ils regrettassent ce qu’ils avaient fait… mais ils étaient envahis par une indicible terreur… ils sentaient qu’un jour pourrait venir où l’un dénoncerait l’autre… et ils se surveillaient, et à partir de six heures… heure à laquelle la victime avait rendu le dernier soupir… ils ne se quittaient plus. Leur crime les étreignait et les liait dans les chaînes d’une complicité défiante.

 

Ah ! je ne déchiffre plus qu’avec difficulté. En vain mon couteau fouille avec rage ce cerveau que gagne l’inertie de la mort. Rien !… rien !… plus rien !

 

 

« Hier, lit-on dans le New-York Advertiser, un crime horrible a été commis dans la Lunatic Asylum du docteur Gresham. L’honorable M. Golding a été assassiné par son voisin de cellule, M. X., dans un accès de folie furieuse. L’insensé l’a tué à coups de couteau dans le crâne. Quant à M. X., il est mort presque immédiatement dans des convulsions tétaniques. Le coroner a rendu un verdict de double décès par suite d’actes inconscients résultant d’aliénation mentale. »

 

LE CLOU

Nul ne peut nier qu’il se manifeste entre les êtres vivants, alors que les hasards de la vie les mettent en présence les uns des autres, des influences inhérentes à leur nature, et qui se traduisent soit par une attraction, soit au contraire par une répulsion involontaires. C’est ce qu’on désigne vulgairement par les mots sympathie et antipathie. Mais il est à remarquer que ces manifestations présentent, selon les individus, de notables différences, quant à leur valeur ou à leur intensité. La bienveillance de certains caractères peut – et cela se voit souvent – développer chez un individu une trop grande facilité de sympathisation qui l’entraîne vers les inconnus conduits sur son chemin par les accidents de l’existence ; au contraire, certains caractères dits malheureux, malveillants, ont pour premier principe la défiance et montrent à tout nouveau venu une singulière antipathie, sans motif concevable. Ce sont là des extrêmes, malheureusement trop fréquents. Mais il faut reconnaître que les sentiments, naissant ainsi dans ces caractères de premier mouvement, sont mobiles et cèdent au bout de très peu de temps à la fréquentation et à une connaissance plus complète de ceux qui en sont l’objet.

 

Chez quelques personnes privilégiées – et c’est de celles-là qu’il faut ici parler – les sentiments sympathiques ou antipathiques se développent, non pas en raison de la nature même de celui qui les éprouve, mais au contraire en raison de la nature de celui qui les inspire.

 

Maurice Parent – un de mes collègues du ministère de… – se trouvait dans ce dernier cas. Ce n’était pas un homme de parti pris ; il n’était par nature ni bienveillant ni malveillant ; en général, à première rencontre, il était froid, mais sans sécheresse ; poli, mais sans affectation. Ne se livrant pas du premier coup, il semblait attendre que quelque circonstance guidât son choix. En résumé, serviable et aimable, nul ne rendait plus obligeamment un service ; et si ses véritables amis n’étaient pas aussi nombreux que le sont ceux des hommes qui donnent ce titre à toutes leurs connaissances, du moins la société qu’il s’était choisie formait-elle un véritable cercle d’affection et de dévouement.

 

 

Avec ce caractère, on comprend que, de la part de Maurice, les manifestations de sympathie ou d’antipathie à première vue avaient d’autant plus de valeur qu’elles étaient plus rares : elles procédaient évidemment d’une influence à laquelle Maurice obéissait, sans que sa volonté en fût complice ; il subissait une coercition intime, alors que, contre sa manière d’agir ordinaire, il témoignait clairement qu’une attraction ou une répulsion se produisait en lui à l’égard d’un étranger.

 

En somme, j’avais reconnu pendant longtemps que ces manifestations, d’ailleurs, je le répète, fort rares, se trouvaient d’ordinaire justifiées par les circonstances ultérieures. La première fois que Maurice m’avait vu, il m’avait tendu la main ; et j’ose dire qu’il avait été bien inspiré. Car jamais amis ne furent plus intimes et ne méritèrent mieux l’un de l’autre. Ainsi pour quelques autres. Au contraire, il m’était arrivé de me lier précipitamment avec des hommes que Maurice avait accueillis froidement, durement même, qu’il avait toujours évités, en dépit de mes instances. Et j’avais dû reconnaître que son instinct ne l’avait pas trompé. De ces hommes, j’avais toujours eu à me plaindre, de quelques-uns même très gravement.

 

Je m’étais donc habitué à suivre ses avis et m’en étais bien trouvé. Cependant, en un point, nous n’avions pu tomber d’accord, et je dois faire une exception en ce qui concerne une troisième personne, Charles Lambert, qui, avec Maurice et moi, travaillait au même ministère – même division – même bureau et même pièce.

 

 

Maurice était commis principal ; Lambert de seconde et moi de troisième classe. Mais il est bien entendu que nous ne conservions entre nous aucune hiérarchie et que nous nous entendions à merveille. Quand je dis : Nous nous entendions, – ceci demande explication. Et ici deux portraits sont nécessaires. Je commencerai par Maurice, que nous appelions plaisamment notre doyen, quoiqu’il ne fût notre aîné que de quelques années.

 

Maurice Parent avait trente-trois ans : c’était un homme de taille moyenne, mince et non maigre ; ses traits ne présentaient aucun caractère saillant, à l’exception de la partie supérieure de son visage. Ses yeux, fortement enfoncés sous leurs orbites, étaient de cette couleur indécise que les Anglais appellent – grey eyes – yeux gris. Il étaient mobiles, vifs, mais offraient surtout une particularité remarquable. Lorsque Maurice portait son attention sur un objet quelconque, ce qui lui arrivait souvent, car il était rêveur et méditatif, il semblait que son regard devînt aigu, que l’iris et la pupille se contractassent de façon à former – si je puis, dire – une pointe, une sorte de vrille ou faisceau de rayons convergeant vers un point unique. En examinant de plus près ce qui me paraissait une sorte de phénomène, je constatai que dans ces périodes d’attention excessive ses yeux déviaient sous l’influence d’un strabisme temporaire, si bien que les rayons des deux yeux convergeaient, en effet, plus vivement qu’ils ne le font d’ordinaire sur l’objet examiné. Ce regard produisait sur celui qui le subissait un effet désagréable, comme si une pointe eût pénétré dans les chairs, et quand il se plongeait dans vos propres yeux, vous étiez obligé – involontairement – de cligner les paupières avec une sensation douloureuse.

 

 

Maurice était depuis dix ans dans l’administration ; son avancement n’avait pas été très rapide, mais cette lenteur ne pouvait être attribuée qu’à lui-même, et il le reconnaissait. Doué d’une immense facilité, il se débarrassait du travail de la journée en quelques instants et s’adonnait, pour sa propre satisfaction et pendant tout le reste de son temps, à des études personnelles, portant particulièrement sur les mathématiques et la chimie. Il avait, d’ailleurs, une certaine aisance et ne conservait sa place que pour avoir un centre, c’était son expression.

 

Il est naturellement inutile que je parle de moi, mon rôle se bornant à peu près à celui de narrateur ; je passe donc à notre camarade – ou mieux à mon camarade Charles Lambert.

 

Je fais cette distinction à dessein, et elle sera expliquée plus loin.

 

Il n’y a qu’un mot qui puisse bien rendre le sentiment que m’avait inspiré Lambert : C’était un garçon éminemment sympathique, – à moi bien entendu. Il était de taille élevée, de forte constitution, ses épaules étaient larges, sa poitrine était puissante. On devinait une nature éminemment vivace. La vitalité débordait en lui. Cependant, il y avait dans toute sa personne une sorte de nonchaloir, disons mieux, de prostration qui excitait à la fois, et l’inquiétude, et une sorte de pitié. Il ne se tenait pas droit, mais un peu voûté. On aurait cru – à première vue – que cette vitalité dût produire chez Lambert des efforts continuels vers la vie active. Loin de là, ce grand corps semblait, avec toute sa santé, avec son exubérance de puissance, succomber sous sa propre force. Ses mouvements étaient lents, ses manières extraordinairement douces, presque câlines. Mais, au-dessus de tout, Lambert était et paraissait doux et inoffensif. Sa tête était belle. Des traits parfaitement réguliers, barbe et cheveux d’un châtain clair, de beaux yeux d’un bleu limpide, bien fendus et se laissant voir jusqu’au fond.

 

 

Lambert réalisait, dans toute la force du terme, le type de l’employé modèle. Seul de nous trois, il était marié ; nous avions vu sa femme deux ou trois fois, c’était une charmante petite créature, à l’œil vif, aux cheveux noirs. Lambert vivait avec elle et sa mère ; mieux que cela, il les faisait vivre. Et que gagnait-il ? deux mille quatre cents francs par an, deux cents francs par mois. Bien peu pour un ménage sur lequel pèse une charge supplémentaire. Mais il n’avait pas d’enfant. Lambert était le premier au travail, et même, il faut avoir le courage de tout avouer, son assiduité était telle que bien souvent j’en avais abusé pour le prier de faire les travaux dont j’étais chargé, afin de pouvoir prendre dans la journée quelques heures de liberté. Lui ne se plaignait jamais, souriait si je lui demandais un service, et s’empressait de me le rendre. Il paraissait que son traitement modique lui suffît, car il n’avait pas de besoins, ne se permettait aucune dépense, passait toutes ses soirées en famille, en résumé, était un véritable modèle d’ordre et de régularité.

 

Du reste, gai, bon enfant, franchement rieur, et, ce dont je lui savais gré, ne jouant pas à la victime. Lorsque, Maurice et moi, nous racontions avoir assisté à une partie de plaisir, il nous écoutait de toutes ses oreilles et s’amusait de nos récits.

 

Tel était l’homme qui, depuis trois ans, était attaché à notre bureau. Je le répète, il m’était éminemment sympathique.

 

La première fois que Maurice l’avait vu, il l’avait longuement fixé, de ce regard dont j’ai parlé ; puis quand le soir Maurice m’avait pris le bras pour quitter le ministère :

 

– Eh bien ! homme d’intuition, lui avais-je demandé, que penses-tu de notre nouveau camarade ?

 

Maurice avait répondu brusquement :

 

– C’est un infâme coquin !

 

Je ne pus retenir un cri de surprise : j’avais, je l’ai dit, grande confiance dans le jugement de Maurice. Mais, cette fois, j’étais certain qu’il était absolument en défaut. Je ne voulus même pas discuter. J’attendis. Six mois se passèrent ; j’avais examiné Lambert avec le plus grand soin, et j’avais constaté ce que j’ai exposé plus haut. J’aimais et j’estimais ce courageux travailleur, qui ne songeait qu’à assurer le pain quotidien à sa famille ; je l’avais vu le dimanche passer gaiement dans les rues, sa petite femme au bras. J’avais été reçu chez lui ; je l’avais trouvé plein de tendresse pour sa femme et d’égards pour sa belle-mère.

 

Un soir donc, je posai de nouveau à Maurice la question à laquelle il avait déjà si étrangement répondu. Je restai stupéfait.

 

– Je te répète, me dit Maurice, que c’est un infâme coquin.

 

– Tu es fou.

 

– Préfères-tu une affreuse canaille ? je te laisse le choix.

 

– Mais sur quoi te bases-tu ?

 

– Je t’expliquerai cela un jour : cela est. Que cela te suffise.

 

– Que lui reproches-tu ? Connais-tu quelque grave secret dans son passé ?

 

– Il n’a pas plus de passé que nous. C’est un coquin… d’avenir, mais non de passé.

 

– Ah ! fis-je en riant ironiquement, bien que cette conviction, si fortement exprimée, me causât une douloureuse impression ; tu prédis l’avenir maintenant ?…

 

– Je ne prédis pas… je sais. Du reste, tu me feras plaisir en ne m’en parlant plus… avant que je t’en parle moi-même.

 

Notre situation était en réalité singulière. J’avais la plus grande affection pour Maurice et une amitié réelle pour Lambert. Quoique Maurice ne fît rien paraître de l’antipathie que lui inspirait notre collègue, cependant je me sentais gêné moi-même. Vingt fois dans la journée, je me surprenais à étudier le visage de mes deux amis et à me demander :

 

– Pourquoi Maurice déteste-t-il ce garçon ?

 

Je n’y comprenais rien. Naturellement Lambert, tout en faisant bonne figure à Maurice, n’était pas sans comprendre qu’il n’y avait pas de ce côté-là grande amitié pour lui. Mais il en avait pris son parti. Tout d’abord, il avait tenté de se concilier les bonnes grâces de notre compagnon. Mais Maurice lui avait répondu en riant, avec une sorte d’ironie dont seul je comprenais le sens.

 

 

Parfois, au beau milieu d’une conversation, Maurice, s’adressant à moi, s’écriait :

 

– Je dis que c’est un hideux coquin !

 

Je rougissais malgré moi ; je feignais de comprendre qu’il s’agissait d’une allusion à une personne absente. Lambert, d’ailleurs, le pauvre garçon, ne pouvait se douter qu’il fût question de lui. Je le considérais sans qu’il s’en aperçût. Et je le voyais toujours le même, avec sa physionomie placide, travaillant et piochant tout le jour.

 

Peu à peu, cependant, – et au prix de combien d’efforts ? – je parvins à briser la glace ; une certaine cordialité régna dans nos triples relations, et, pour la sceller, je proposai que désormais, tous les quinze jours, le mercredi, nous nous réunissions le soir pour boire un verre de bière et jouer aux dominos, dans un petit café situé à quelque distance du ministère.

 

Je dois dire un mot de ces parties de dominos. Maurice était d’une force exceptionnelle à tous les jeux, – mais à la condition expresse qu’il fît attention. La plupart du temps, il causait en poussant les dominos ou en jetant les cartes, et commettait erreurs sur erreurs. Nous nous moquions de lui ; le café dont je parle était très fréquenté par nos collègues, qui se mêlaient souvent à notre petite société. On jouait avec Maurice, on le faisait causer. Il perdait et on riait. Quelquefois il disait : « Je parie gagner la prochaine partie contre n’importe lequel d’entre vous. »

 

 

On acceptait. Maurice se mettait au jeu. En ce cas-là on pouvait lui parler, chercher à le distraire. Rien ne parvenait à l’émouvoir, son regard prenait cette singulière fixité que j’ai essayé de décrire, et il gagnait à coup sûr. Jamais, dans ces conditions, je ne l’avais vu perdre avant l’arrivée de Lambert. Mais, chose bizarre, ou plutôt très explicable sans doute, en ce sens que le nouveau venu était au moins d’égale force, il était rare que Maurice pût gagner une partie contre Lambert. Pour tout dire, ils se retiraient presque toujours ex aequo.

 

Je dis à Maurice :

 

– Je comprends que tu n’aimes pas Lambert, affaire d’amour-propre froissé, tu ne peux pas le gagner.

 

– Tu es un sot, me répondit sèchement Maurice ; avant les parties de dominos, je t’ai affirmé que cet homme était un coquin. Après, je l’affirme encore et plus certainement. Du reste, sois tranquille, je le gagnerai.

 

En effet, au bout de quelques mois, Lambert perdait comme nous tous ; d’où je conclus que Maurice avait compris sa manière de jouer.

 

J’ai dit que Lambert m’avait quelquefois emmené chez lui. Jamais il n’avait fait à Maurice la moindre proposition. Mais un jour, c’était à peu près à la moitié de la troisième année (et je parle de ce délai de trois ans parce que ce fut à l’expiration de cette période que nous nous trouvâmes séparés, par des circonstances dont je ferai plus loin mention), un jour donc, Lambert, venant au bureau avec un visage rayonnant, nous raconta que c’était la fête de sa femme, qu’il serait bien aise, si nous voulions accepter tous deux un dîner sans cérémonie et une tasse de thé dans la soirée. Pour mon compte, j’acceptai sans hésiter. Je regardai Maurice, qui, à ma grande surprise, déclara qu’il remerciait Lambert de cette invitation et qu’il m’accompagnerait. Il avait singulièrement appuyé sur le mot remerciait ; mais, en somme, il acceptait. J’en fus enchanté et je profitai d’un moment de tête-à-tête pour lui serrer la main, en le félicitant de s’être débarrassé de ses fausses préventions.

 

– Ah ! ah ! fit-il en riant, tu prends bien les choses !

 

Puis, redevenant tout à coup sérieux :

 

– N’oublie pas ce que je t’ai dit : Cet homme est un coquin !

 

– Alors pourquoi vas-tu chez lui ?

 

Parce que c’est un coquin.

 

 

Je haussai les épaules. À six heures du soir, nous sonnions tous deux à la porte de Lambert, qui demeurait dans une modeste rue, à cinq minutes du ministère. C’était au quatrième étage, le dernier d’ailleurs de la maison. Je savais que le loyer était de quatre cents francs. L’appartement était petit, mais très convenable, et surtout d’une excessive propreté. Bien qu’il fût évident qu’on avait donné à toutes choses le petit coup de fion de la circonstance, on devinait que c’était là en tout temps un intérieur bien tenu, ou, pour tout dire, tenu par deux femmes.

 

Lambert vint à nous les mains ouvertes. La table était dressée dans la chambre à coucher, le lit étant dissimulé par des rideaux de perse.

 

Notre collègue présenta Maurice à sa femme. C’était, je l’ai dit, une gracieuse petite créature, alerte, pimpante, à l’œil brillant. Ce jour-là, elle était charmante. Ses cheveux noirs, relevés avec goût, faisaient ressortir la blancheur mate de son teint, et elle semblait tout heureuse de cette fête improvisée en son honneur.

 

La mère de Mme Lambert, qui se nommait Mme veuve Gérard, était une femme de soixante ans, un peu forte, à l’œil craintif, et paraissant, malgré son âge, timide comme une jeune fille. D’ailleurs, elle semblait aimer vivement son gendre, et je crois que jamais belle-mère n’avait mieux compris la passivité indispensable dans la vie de famille ainsi organisée.

 

Quant à Lambert, c’est l’homme heureux dans toute sa franchise. Pas de contrainte, un laisser-aller sincère qui me touchait plus que toutes les protestations. Il n’avait pas besoin de nous dire que nous étions chez nous, en étant chez lui. Cela se sentait de reste.

 

La soirée fut charmante. Maurice, malgré ce qu’il m’avait dit encore le matin même, semblait se livrer tout entier. Il était plein de cordialité ; je remarquai même – et ceci soit dit sans reproche, – que, lorsque son regard s’arrêtait sur Mme Lambert, il était plein de douceur, je dirai même de langoureux intérêt.

 

Après le dîner, Lambert et sa femme descendirent. Car il est inutile de dire qu’il n’y avait point de servante. Maurice et moi restâmes seuls avec Mme Gérard.

 

– Ainsi, demanda Maurice, continuant une conversation précédemment commencée, les pauvres enfants se sont mis en ménage sans patrimoine ?

 

– Hélas ! oui, monsieur, répondit Mme Gérard, il y a de cela six ans maintenant. Mais voici le plus cruel. Mon mari avait un ami intime, que j’appellerais presque un frère. Cet ami lui avait formellement promis qu’à sa mort il laisserait sa petite fortune à notre fille. Mon mari mourut le premier ; son ami me répéta sa promesse ; et quand le mariage se fit, je comptais pour mes chers enfants sur cet héritage plus ou moins prochain. Mais un accident amena la mort de cet ami, et…

 

– Et il n’avait pas fait de testament, acheva Maurice.

 

– En effet. Vous savez que ce sont là des choses qu’on remet toujours au lendemain. C’est une faiblesse qu’il est bien difficile de blâmer…

 

– Si bien que cette dot, sur laquelle pouvait compter Lambert, s’évanouit tout à coup…

 

– Oh ! il ne se plaignit pas. Il se mit au travail avec courage et persévérance. Du reste, vous savez aussi bien que moi la façon dont il se conduit… C’est un cœur d’or.

 

– Et quel était le chiffre de cette petite fortune ?

 

– Une centaine de mille francs. Mais, entre les mains de Lambert, ce fût devenu une véritable fortune ; car il est bien intelligent, monsieur, et si vous l’aviez entendu expliquer ses plans…

 

– Avant le désastre, bien entendu.

 

– Certainement. Depuis il n’en a plus parlé.

 

Lambert et sa femme rentrèrent dans le salon.

 

La soirée s’écoula. Vers dix heures, Maurice se plaignit d’une douleur névralgique à la tempe.

 

– Vous n’auriez pas un peu de laudanum ? demanda-t-il à Lambert.

 

– Non, répondit celui-ci, ni rien qui y ressemble.

 

– Cela se passe, du reste.

 

Quelques personnes étaient venues achever la soirée chez les Lambert ; je ne fis guère attention à elles, car je ne les connaissais point. Je remarquai seulement une veuve d’une trentaine d’années, assez gentille.

 

Mme Gérard, voyant que je la regardais, me dit à voix basse et en souriant :

 

– Si vous n’étiez pas si jeune, voilà une charmante femme… et cinq ou six mille livres de rente.

 

– Et pas de testament à faire, dit Maurice en souriant et du même ton.

 

Je quittai la maison, enchanté de ma soirée. Je ne voulus même point, en sortant, demander à Maurice quel était son avis. Je sentais que ses préventions m’auraient fait l’effet d’une véritable ingratitude.

 

 

Quelques mois se passèrent. Aucune circonstance ne se produisit, du moins à ma connaissance, qui pût influer d’une façon défavorable sur mes relations avec Lambert. Je dois reconnaître, d’ailleurs, que Maurice paraissait avoir abandonné son système d’ironie à l’égard de sa victime, comme j’appelais Lambert en plaisantant. Maurice ne me parlait jamais de lui. Seulement, une nouvelle invitation nous ayant été adressée par Lambert, Maurice l’avait refusée, mais très poliment.

 

Nous continuions, comme par le passé, à nous réunir tous les quinze jours dans la soirée, au café dont j’ai déjà parlé. C’étaient toujours les mêmes parties de cartes et de dominos.

 

Un soir, c’était en plein été, le 12 août 187., il était environ sept heures. Nous avions dîné ensemble, Maurice et moi. Nous nous dirigeâmes vers notre café ; quelques-uns de nos collègues nous avaient précédés. La conversation s’engagea, puis on apporta les cartes. Les parties s’organisèrent. Quelqu’un fit alors remarquer que Lambert n’était point encore venu, et le fait était d’autant plus extraordinaire que sa ponctualité était la même, qu’il s’agit du travail ou d’une partie de plaisir. Huit heures sonnèrent. Lambert ne venait pas. Je ne sais quelle vague inquiétude s’emparait de moi.

 

– Lambert serait-il malade ? dis-je à voix haute.

 

– Impossible, répondit quelqu’un. N’est-il pas venu au bureau dans la journée ? N’est-il pas parti en même temps que nous, bien portant comme à l’ordinaire ?

 

On me suggéra l’idée de l’aller chercher ; je ne sais qui. Mais ce n’était pas Maurice, qui paraissait absorbé dans une laborieuse partie de piquet. Je pris mon chapeau, sortis du café, et, quelques minutes après, je sonnais à la porte de Lambert.

 

 

Il vint m’ouvrir et parut surpris de me voir.

 

– Qu’y a-t-il donc ? me demanda-t-il.

 

Sa femme était derrière lui ; j’entrai dans la chambre. La vieille mère se trouvait à sa place accoutumée.

 

– Mais, répondis-je en riant, il y a simplement ceci : on vous attend au café, et je viens vous enlever.

 

Lambert sembla hésiter, puis :

 

– Non, pas ce soir, dit-il. Il fait si chaud que, ma foi, j’aime mieux rester ici, bien à mon aise… on étouffe dans votre café !

 

– Tu m’as promis de rester, dit doucement sa femme.

 

– Vous voyez, reprit Lambert, ma parole est engagée.

 

– Ah ! madame, fis-je en m’adressant à la femme, nous ne vous prenons votre mari qu’une seule fois en quinze jours : Vous n’avez pas le droit de le garder, il est à nous…

 

Enfin, j’insistai tant et si bien, que Lambert se décida : il embrassa sa femme qui sourit en levant le doigt comme si elle eût voulu lui exprimer un mécontentement plaisant ; il serra la main de sa belle-mère et me suivit.

 

Sa femme nous accompagna jusqu’au palier.

 

– Ah ! dit Lambert en se retournant, n’oublie pas de rentrer l’oiseau avant de te coucher… Il y a eu de l’orage quelque part, et la nuit pourrait être fraîche.

 

– Oui, mon ami.

 

 

Je note ces futiles circonstances, parce que pas un détail de cette scène n’a pu sortir de ma mémoire, en raison des événements terribles qui l’ont suivie.

 

– Ma foi, me dit Lambert, comme nous nous dirigions vers le café, je ne sais quelle paresse me tenait aujourd’hui, mais je m’étais bien juré cependant de ne pas sortir.

 

– Je suis un tentateur, répliquai-je ; mais en somme vous n’êtes peut-être pas fâché d’avoir été tenté.

 

Nous arrivions. Un instant après, Lambert était engagé dans une vigoureuse partie de dominos à quatre. Maurice était son partner.

 

La soirée se passa comme à l’ordinaire. Dix heures sonnèrent.

 

À ce moment, la porte du café s’ouvrit violemment ; une femme haletante, essoufflée, se précipita dans l’intérieur, courut à Lambert, le prit par le bras, et d’une voix que l’émotion rendait presque inintelligible :

 

– Monsieur ! monsieur ! venez vite ! Ah ! mon Dieu ! la pauvre femme !

 

Nous restâmes stupéfaits. Lambert était devenu horriblement pâle.

 

– Qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé ? demandâmes-nous tout d’une voix.

 

Nous apprîmes alors qu’un horrible accident venait d’arriver ; Mme Lambert était tombée par la fenêtre, et s’était tuée sur le coup.

 

Nous nous élançâmes aussitôt, sans raisonner, vers la maison de notre ami, qui, plus prompt que nous, courait de toute la vitesse de ses jambes. Maurice lui-même semblait très ému, et m’entraînait en me serrant le bras. Nous pénétrâmes dans la cour de la maison, encombrée par les voisins et les locataires.

 

Nous nous frayâmes un passage à travers la foule, et parvînmes au milieu de la cour. Là, un horrible spectacle frappa nos regards.

 

Une masse sanglante gisait sur le sol. La tête avait frappé le pavé, et sous le choc s’était ouverte ; la cervelle avait jailli hors du crâne. Pauvre petite femme ! Tout ce corps était brisé, écrasé, mutilé ; la face disparaissait sous des plaques sanglantes. Lambert était à genoux auprès d’elle ; il avait passé son bras sous le cou de la morte, et, les yeux fixés sur cette horrible destruction, il restait pâle, inerte, sans voix et sans larmes. Mais on voyait tout son visage se crisper sous les tortures d’une effroyable émotion.

 

 

Je ne sache rien de plus terrible. Avoir quitté, il y a deux heures à peine, une femme qu’on aime, l’avoir laissée pleine de vie, de santé, d’avenir… et tout à coup, sans transition, la voir, là, sous ses yeux, inanimée, défigurée, sanguinolente… c’est plus que n’en peut supporter la constitution humaine. Lambert tomba en arrière, à demi évanoui. On l’entraîna loin de cette scène déchirante.

 

Quant à la mère de cette pauvre femme, son état était plus effrayant encore : elle avait vu sa fille tomber par la fenêtre, et subitement, comme par un coup de foudre, elle avait été frappée de paralysie… ses jambes avaient refusé de la porter, et elle était restée dans son fauteuil, clouée, la tête seule et le cerveau vivant encore en elle… elle attendait qu’on lui remontât le corps de sa bien-aimée…

 

Nous prîmes le cadavre sur nos bras, et lentement… oh ! bien lentement, comme si nous avions craint de faire du mal à la morte, qui, hélas ! ne pouvait plus souffrir, nous parvînmes à l’appartement de Lambert, et nous déposâmes sur le lit ces restes sanglants et inanimés.

 

 

Comment l’accident était-il arrivé ? Comme arrivent tous les accidents. Mme Lambert avait voulu retirer la cage de l’oiseau avant de se mettre au lit. Cette cage était suspendue à un clou, situé en dehors de la fenêtre. À ce moment, avait-elle été prise d’un étourdissement ? avait-elle perdu l’équilibre ? son pied avait-il glissé ? toujours est-il qu’elle était tombée dans la cour, la tête la première, entraînant la cage et, avec une telle force que le clou avait été arraché du mur.

 

Inutile de dire que la cage avait été brisée en mille pièces.

 

Les voisins qui occupaient l’appartement d’en face l’avaient vue tomber et avaient poussé des cris déchirants. Mais il était trop tard…

 

Que faire ? notre présence était inutile. Lambert était assis auprès du lit de sa femme, la tête cachée dans ses mains, ne parlant pas, n’ayant même pas la force de pleurer. Je lui serrai la main en silence, et nous nous retirâmes.

 

En m’en allant avec Maurice, je ne lui adressai pas la parole. Son visage était blanc comme un linge. En passant devant le ministère :

 

– J’ai oublié quelque chose au bureau, me dit-il. Attends-moi une minute.

 

Il monta et redescendit presque aussitôt. Nous nous séparâmes sans nous être dit un mot.

 

 

Le lendemain, je passai chez Lambert en me rendant à mon bureau : il se jeta dans mes bras, et pleura.

 

– Courage, lui dis-je en pleurant malgré moi.

 

Mais je sentais que les consolations banales n’étaient point de mise en semblable circonstance, et je partis. Naturellement, Lambert ne pouvait venir au bureau de quelques jours.

 

Maurice s’absenta lui-même pendant une semaine ; il ne rentrait pas chez lui. Enfin, au bout de huit jours, il arriva au ministère :

 

– Écoute, me dit-il, je vais bien t’étonner. Je donne ma démission et je quitte le ministère…

 

– Impossible, m’écriai-je, quel est ce caprice ?

 

– Je veux voyager. Je me sens malade. En somme, ce que nous faisons ici n’est pas gai, viens avec moi. Tu as, comme moi, besoin de distractions.

 

J’étais dans une de ces dispositions d’esprit où les résolutions violentes semblent être un soulagement. Je ne sais comment ni pourquoi, mais j’imitai Maurice, nous envoyâmes tous deux notre démission au ministère, et, le soir même, nous partions pour l’Angleterre.

 

 

Il n’entre pas dans mon dessein de raconter les incidents de nos pérégrinations. Nous visitâmes successivement les trois royaumes : l’Angleterre, l’Écosse et l’Irlande ; nous passâmes ensuite en Belgique, puis en Allemagne. Au bout d’un an, nous nous trouvions à Francfort, venant de Hombourg, où nous étions restés deux mois. Nous étions au mois de septembre ; il y avait donc treize mois environ que nous avions quitté la France.

 

Les premières étapes de notre voyage avaient été dévorées avec une inconcevable rapidité. Maurice m’entraînait, comme s’il eût voulu fuir quelque chose. Je l’avais interrogé. Je lui avais demandé s’il était survenu dans son existence un de ces terribles accidents qui font de la distraction une nécessité. Il m’avait répondu négativement ; mais je n’avais pu m’empêcher de supposer qu’il ne me disait pas la vérité. Mon imagination était même allée plus loin ; et j’avais tenté d’établir un lien entre la mort de Mme Lambert et ce départ précipité. Des relations auraient-elles donc existé entre elle et mon ami, sans que je le susse ? Ainsi aurait pu s’expliquer aussi l’antipathie que lui inspirait le mari ? Mais il était impossible pour moi de m’arrêter à cette hypothèse. À Paris, Maurice vivait en quelque sorte avec moi ; nous ne nous quittions pas, et chacun de nous savait, heure par heure, ce que l’autre faisait. Avait-il donc connu cette pauvre femme autrefois ? Pourquoi m’en eût-il fait mystère ? Ces sortes d’aventures n’avaient jamais été secrètes entre nous ; et nous nous faisions part de nos peines ou de nos joies de cœur. Puis Mme Lambert avait à peine vingt-trois ans, lorsque la mort l’avait frappée. Elle s’était donc mariée à seize ans. Comment Maurice l’eût-il connue avant son mariage ? J’abandonnai cette supposition.

 

J’essayai plusieurs fois d’amener la conversation sur l’événement douloureux qui avait précédé notre départ ; mais, à chaque tentative, je remarquai que Maurice détournait la conversation. Si bien que je me décidai à m’abstenir de toute allusion à ce sujet.

 

Nous étions tenus régulièrement au courant de ce qui se passait à Paris ; dans chaque ville, nous trouvions des lettres et nous nous les communiquions. Cependant, j’avais cru remarquer que Maurice me lisait presque toujours les siennes et ne les plaçait pas sous mes yeux. Je pensai que décidément je ne m’étais pas trompé et que quelque rupture, quelque douleur amoureuse avaient motivé son étrange conduite. Je ne m’en plaignais pas, d’ailleurs ; entre temps, il m’était survenu un petit héritage qui me permettait une certaine aisance, si bien que je ne regrettais ni ma position abandonnée, ni l’intéressant voyage auquel je m’étais si rapidement décidé.

 

Un jour donc du mois de septembre, Maurice, revenant de la poste, où il était allé chercher nos lettres, me dit brusquement :

 

– Cher ami, nous repartons pour Paris.

 

J’avoue que ce nouveau caprice me parut intolérable, et, avec une vivacité dont je ne pus me rendre maître, je reprochai à Maurice sa versatilité et surtout la désinvolture avec laquelle il disposait de mon temps et de ma volonté.

 

Maurice leva sur moi ses yeux tristes et profonds.

 

– Pardonne-moi, me dit-il, mais il faut, il faut absolument que nous allions à Paris… dans huit jours tu sauras tout, et tu me pardonneras.

 

Mon ami était si pâle, je compris si bien qu’une émotion terrible et involontaire le dominait, que je lui tendis la main et m’empressai de boucler ma malle, pour partir le plus tôt possible.

 

 

Pas un mot ne fut échangé pendant tout le voyage. Maurice s’était appuyé dans l’angle du wagon que nous occupions ; la tête dans les mains, il réfléchissait profondément, puis il me regardait, me souriait et retombait dans ses méditations.

 

Enfin nous arrivâmes à Paris : c’était le matin. Nous prîmes une voiture, et, nous étant fait conduire à notre domicile, nous réparâmes le désordre de notre toilette. Puis nous allâmes déjeuner.

 

– L’heure est venue, me dit tout à coup Maurice. Ne m’interromps pas, il s’agit de Lambert… de cet excellent et honnête M. Lambert. Tiens, lis cette lettre…

 

Et il me passa une enveloppe qui portait une date ancienne de quatre jours seulement. C’était évidemment le contenu de cette lettre qui avait décidé notre brusque retour.

 

– Le dernier paragraphe, me dit Maurice.

 

 

Voici ce que je lus :

 

« Notre ami Lambert, resté veuf après le terrible accident que vous connaissez, va se remarier. Il épouse Mme Duméril, une veuve qui, dit-on, a quelque fortune. Le mariage se fera dans les premiers jours du mois d’octobre. »

 

– Eh bien ? demandai-je à Maurice en lui rendant sa lettre.

 

– Connais-tu cette Mme Duméril ?

 

– Non, pas que je sache, du moins.

 

– C’est cette jeune veuve qui se trouvait chez… cet homme, le jour où nous y avons dîné…

 

Et comme je semblais attendre qu’il continuât :

 

– Te souviens-tu de ce que je t’ai plusieurs fois répété au sujet de Lambert ?

 

– Veux-tu parler de tes préventions ? je me souviens parfaitement que tu prétendais ne voir en lui qu’un…

 

– Qu’un infâme coquin…

 

– Mais je suppose que tu as abandonné cette opinion, démentie par tant de circonstances ?…

 

– Si bien démentie que dans quelques heures tu auras la preuve… la preuve, entends-tu bien ? que jamais pire misérable n’a existé.

 

– Je ne te comprends pas…

 

– Tu me comprendras. Inutile de te demander si je puis compter sur toi.

 

– Je voudrais cependant savoir…

 

– Aie confiance. T’ai-je jamais trompé, et ne t’ai-je pas toujours prouvé jusqu’ici que je voyais juste ?…

 

L’air d’assurance avec lequel s’exprimait Maurice laissait si peu de prétexte à l’expression d’un doute que je me décidai à me livrer à lui.

 

– Où allons-nous ? lui demandai-je quand nous sortîmes du restaurant.

 

– Chez Mme Duméril.

 

Je sentis que toute question comme toute remontrance seraient inutiles, et je renonçai à deviner son projet.

 

Chemin faisant, Maurice m’avait appris que, depuis la mort de sa fille, Mme Gérard demeurait chez la jeune veuve, que, d’ailleurs, elle était complètement paralysée et incapable d’aucun mouvement. Seulement l’intelligence était encore vivace, et la vieille dame pouvait parler.

 

Je reconnus alors que, pendant toute la durée de notre absence, Maurice s’était tenu soigneusement au courant de tout ce qui intéressait Lambert : il n’avait pas quitté le ministère, et notre départ simultané avait même été cause de son avancement rapide. Il était maintenant commis principal à trois mille francs.

 

Mme Duméril demeurait dans une de ces grandes maisons de la rue de Sèvres qui ont encore conservé les allures hautaines du faubourg Saint-Germain : large porte, large escalier, larges fenêtres, plafonds élevés, de l’air et de la lumière à profusion ; au fond, un jardin. Elle occupait un appartement au deuxième étage, ayant vue sur le jardin.

 

Maurice demanda au concierge si la veuve était chez elle, et sur la réponse affirmative qui lui fut faite, nous montâmes rapidement. Une servante nous introduisit dans un salon modestement, mais confortablement meublé. Mme Duméril nous reconnut et nous accueillit gracieusement, quoique on pût lire sur son visage une certaine surprise.

 

 

C’était une femme de trente ans environ, un peu grasse. Son teint était d’une blancheur de lait, la joue agréablement rosée, l’œil brillant et doux à la fois ; ses cheveux blonds semblaient abondants. En somme, c’était une très gracieuse et, selon l’expression consacrée, une très appétissante personne.

 

– Madame, lui dit Maurice après que les politesses d’usage eussent été échangées, pardonnez-moi l’indiscrétion de ma demande ; mais est-il vrai que vous soyez sur le point d’épouser M. Lambert ?…

 

– Mon Dieu, monsieur, répondit la veuve en souriant et en découvrant deux rangées de dents d’une admirable blancheur, il ne peut y avoir là aucune indiscrétion, puisque nos bans sont publiés…

 

– Alors, j’abuserai encore de votre complaisance en vous demandant si M. Lambert ne doit pas venir aujourd’hui chez vous à trois heures…

 

– En effet, monsieur…

 

– Mme Gérard est ici, n’est-ce pas ? continua Maurice, poursuivant son interrogatoire.

 

– Oui, monsieur, fit un peu sèchement Mme Duméril, qui commençait à s’étonner de ces questions multipliées.

 

Mais Maurice, qui semblait suivre un plan fixé d’avance, se tourna vers moi :

 

– Prie madame de te conduire auprès de Mme Gérard, j’aurais à causer quelques instants seul avec elle.

 

 

Ce fut à mon tour de trouver le procédé excentrique. Cependant je me levai et regardai Mme Duméril, qui paraissait hésitante.

 

– Écoutez, dit alors Maurice en se levant aussi et comme s’apercevant tout à coup de l’étrangeté de ses allures, il s’agit d’un intérêt des plus graves… Oui, des plus graves. Nous n’avons pas une minute à perdre, pardonnez-moi donc si je ne mets pas à mes requêtes les formes ordinaires… il y va de l’honneur et de la vie de quelqu’un.

 

Mme Duméril me regarda ; je lui fis signe d’obéir au désir de mon ami, qui se promenait avec agitation, les yeux fixés sur la pendule. Un instant après, j’étais auprès de Mme Gérard, et la veuve retournait auprès de Maurice.

 

Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, que j’entendis Mme Duméril pousser un cri ; puis la voix de Maurice s’éleva, il semblait qu’il plaidât chaudement une cause grave. La veuve répétait, d’un accent qui arrivait à une tonalité aiguë :

 

– Ce n’est pas possible !

 

Puis la voix sévère de Maurice plaidait, plaidait encore. Une demi-heure passa ainsi. Je ne savais que penser. La vieille mère me demandait ce qui pouvait causer une semblable émotion à la fiancée de son fils, et je ne pouvais répondre. Enfin la porte s’ouvrit. Mme Duméril entra horriblement pâle, suivie de Maurice, très calme, mais également pâle.

 

– Viens, me dit-il.

 

 

La veuve nous suivit ; puis elle nous ouvrit une porte latérale donnant dans un petit cabinet qui attenait au salon.

 

– Vous avez bien compris ? lui demanda Maurice.

 

– Oui… mais je ne sais… aurai-je la force ?

 

– Il le faut, madame, il le faut, reprit impérieusement mon ami. Du reste, vous ne serez pas longtemps seule avec lui. Ah ! attendez, nous allons rouler ici le fauteuil de Mme Gérard.

 

Nous lui obéîmes ; Maurice prit dans sa main la main inerte de la paralytique, et plongeant son regard dans le sien :

 

– Écoutez bien, madame, mère de la pauvre morte, écoutez bien ce qui va se passer… et n’oubliez pas qu’il n’y a pas d’impunis.

 

– Quoi donc ? qu’y a-t-il ? demanda la malade.

 

Au même instant on sonna à la porte.

 

– Le voilà, dit la veuve.

 

– Courage, maintenant, et souvenez-vous de tout ce que je vous ai dit.

 

Nous nous renfermâmes dans le cabinet, qui était éclairé par une large fenêtre. Maurice tira de sa poche un pistolet à deux coups, fit jouer les chiens, puis le désarma et le remit en place.

 

Du cabinet où nous étions on entendait tout ce qui se disait dans le salon.

 

Je reconnus immédiatement la voix de Lambert, cette voix pleine, franche, honnête, que je connaissais si bien.

 

La conversation s’engagea par des banalités. Évidemment la veuve était préoccupée et cherchait comment entamer le sujet qui motivait notre présence dans ce cabinet.

 

– Ah ! à propos, fit-elle tout à coup, j’oubliais de vous dire quelque chose de… très curieux… oui, très curieux, en vérité. Dans le roman que vous m’avez prêté l’autre jour, j’ai trouvé ceci…

 

Maurice me saisit le poignet et le serra fortement.

 

Il y eut un silence dans le salon. Puis la voix de Lambert reprit :

 

– C’est curieux, comme vous dites…

 

Cette voix ne trahissait pas la moindre émotion.

 

– Allons, il est très fort, murmura Maurice.

 

 

– Mais, reprit Mme Duméril, vous n’avez pas remarqué, il y a du sang après ce clou…

 

– Du sang ! cria Lambert. Puis, se remettant aussitôt : Mais vous n’avez pu trouver ce clou dans le livre dont vous parlez, car je l’ai acheté chez le libraire qui demeure juste en face de chez vous et je ne suppose pas… que l’on mette dans des romans des clous en place de signets.

 

– Mais… vous connaissez ce clou ?…

 

– Certainement… c’est-à-dire non ; pourquoi voudriez-vous que je le connusse ?

 

– Enfin, cela ne fait rien… en tous cas, ce clou va m’être très utile ; soyez donc assez bon pour l’enfoncer dans le mur de la fenêtre, là, un peu en dehors…

 

J’entendis que la fenêtre s’ouvrait.

 

– Tenez, voici le marteau… là, voyez-vous… J’y accrocherai la cage de mon petit oiseau…

 

Lambert laissa échapper une exclamation aussitôt réprimée.

 

 

– Mais, voyons donc, continua la veuve d’une voix câline, pourquoi hésitez-vous ?

 

Lambert fit un pas vers la fenêtre ; puis quelque chose tomba. Évidemment, c’était le marteau qui s’échappait de ses mains…

 

– C’est donc vrai, cria Mme Duméril… vous avez assassiné votre femme…

 

Deux cris partirent simultanément, poussés par Lambert et par Mme Gérard. Maurice mit la main sur le bouton de la porte.

 

– Quoi ! dit Lambert d’une voix étranglée… plaisanterie ! assassinée ! Qui ? Moi ? Ah ! ah !

 

Il se laissa tomber sur un fauteuil.

 

– Oui ! s’écria Mme Duméril, et la police vous cherche… dans dix minutes, elle sera ici…

 

J’entendis Lambert bondir sur ses pieds ; puis d’un accent qui n’avait rien d’humain :

 

– La police ! il n’y a pas de preuves !

 

– Pardonnez-moi, dit alors Maurice en ouvrant brusquement la porte, son pistolet à la main, il y a des preuves, vous êtes un assassin.

 

 

J’étais entré derrière Maurice. Lambert était debout, l’œil hagard, fasciné, la bouche ouverte.

 

Maurice marcha vers lui.

 

– Assassin ! répéta-t-il.

 

Lambert s’élança vers la porte ; mais Maurice l’avait prévenu, et, lui appuyant le canon de son pistolet sur le front :

 

– Un pas et je vous tue comme un chien !

 

Puis, le saisissant vigoureusement par le bras, il le poussa sur le canapé, où le misérable tomba de toute sa hauteur.

 

Son visage était livide, décomposé, horrible à voir.

 

– Monsieur, lui dit Maurice, la police sait tout… quelqu’un vous a vu arracher le clou qui soutenait la cage, y substituer celui-ci… il y a encore d’autres preuves… mais nous ne voulons pas vous perdre. Nous vous offrons une porte de salut.

 

Lambert releva la tête ; de grosses gouttes de sueur coulaient sur son front. Maurice posa sur la table du papier, une plume et de l’encre.

 

– Approchez-vous, dit-il à Maurice, et écrivez.

 

Le misérable obéit.

 

– Écrivez : Puisque tout est découvert, j’avoue avoir assassiné ma femme, Marianne Gérard ; c’est moi qui suis volontairement cause de sa mort, quoique toutes les circonstances aient été préparées par moi pour faire croire à un accident.

 

Lambert écrivait machinalement, sans paraître comprendre le sens terrible des caractères qu’il traçait.

 

– Signez, maintenant, dit Maurice, et datez.

 

Lambert signa et data.

 

 

Maurice prit le papier, relut à haute voix, puis :

 

– Maintenant, voici ce que vous allez faire. Deux hommes sont en bas, que je vais faire monter. Ces deux hommes vous conduiront à Bordeaux, ils ont leurs instructions ; là vous vous embarquerez sur un navire pour la terre de Van-Diémen… Si jamais vous reparaissez en France, soyez tranquille, je vous retrouverai et je vous conduirai moi-même à l’échafaud.

 

« Va, me dit-il, les hommes sont auprès de la porte cochère causant ensemble.

 

Cinq minutes après, je remontai, Lambert était accroupi sur le tapis, ne faisant pas un mouvement. L’un des deux hommes lui mit la main sur l’épaule ; il tressaillit, regarda, frissonna encore, puis, se tournant vers Maurice :

 

– Vous ne me trompez pas, au moins ?

 

– Non, fit Maurice avec dégoût, vous avez ma parole…

 

Lambert se leva, sembla vouloir parler ; Maurice lui montra impérativement la porte. Les trois hommes sortirent.

 

 

Nous étions stupéfaits. Mme Duméril était tombée sur un fauteuil et regardait fixement à terre ; la paralytique pleurait et gémissait.

 

Maurice reprit le premier son sang-froid :

 

– Avouez, madame, dit-il à la veuve, que vous l’avez échappé belle.

 

– Oh ! monsieur, quel horrible événement… mais comment avez-vous su cela ? Quel est ce témoin dont vous parlez ?

 

– Ce témoin… il n’y en a pas. Je suis seul à connaître ce secret…

 

– Nous expliqueras-tu ? m’écriais-je à mon tour.

 

– Demain soir. D’ici là, veillons au départ de notre prisonnier. À demain donc, madame, si vous le permettez.

 

– Je vous en prie, répondit la veuve.

 

 

Le lendemain, nous étions exacts au rendez-vous. Maurice nous montra d’abord une dépêche télégraphique venant de Bordeaux. Lambert avait été embarqué, et le navire avait mis presque immédiatement à la voile.

 

– Maintenant, dit Maurice, je suis à vos ordres.

 

Nous nous plaçâmes autour d’une table, qu’éclairait une lampe à abat-jour. La paralytique contemplait Maurice avec une sorte d’effroi ; quant à Mme Duméril, sa pâleur disait assez les émotions terribles qu’elle avait éprouvées depuis la veille.

 

– Ne croyez pas, dit alors Maurice, qu’il y ait en tout cela rien qui ressemble à la seconde vue ou au magnétisme : non que je nie la terrible puissance d’un agent encore presque inconnu ; mais, dans le cas qui nous intéresse ici, il n’y a rien que de fort simple.

 

Maurice tira de sa poche un rouleau de papiers soigneusement ficelés, les posa sur la table, et à côté d’eux, deux clous, l’un long à tête plate et qui paraissait avoir été serré dans un trou plâtreux, l’autre court et à crochet.

 

– Avant tout, continua Maurice, il faut que je vous explique comment et pourquoi à première vue, ce Lambert m’a paru tel qu’il était en réalité, et pourquoi dès qu’il m’a abordé, j’ai reconnu que c’était un infâme coquin, ainsi que je l’ai dit le soir même de notre première rencontre à mon ami que voilà.

 

Je fis de la tête un signe d’assentiment.

 

– Permettez-moi de vous exposer une théorie qui est vraie, et que vous reconnaîtrez comme telle, puisque les événements qui viennent de se produire en sont une preuve évidente. Nous avons cinq sens, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher et la vue. Je parle de l’ouïe en premier lieu et avec intention. Car de là, ma démonstration sera d’autant plus claire. Nul de vous n’ignore que certains sons flattent l’oreille ; que d’autres, au contraire, heurtent et déchirent le tympan, selon l’expression familière, mais juste. Un son unique peut être trop violent, causer une sensation désagréable par son fracas ; mais tout son unique étant nécessairement juste, la sensation qu’il produit n’est pas comparable à celle qu’éveille une combinaison de sons dont l’union est désagréable, autrement dit une combinaison fausse, une note fausse, c’est-à-dire se produisant simultanément avec d’autres notes qui lui sont naturellement antipathiques. En d’autres termes, toute oreille bien formée souffre d’un accord faux. Mais aussi, il ne faut pas oublier que certaines oreilles sont plus sensibles que d’autres ; que tel son qui produira chez celui-ci une impression brièvement pénible, sera pour tel autre une souffrance véritable.

 

 

C’est ainsi que la justesse de l’oreille de Paganini l’a amené, au dire de tous les vrais connaisseurs, à une justesse de jeu inconnue avant comme après lui. Il y a là une relativité qui s’explique, je le répète, par une construction plus ou moins parfaite de l’organe, par une sensibilité plus ou moins exquise. Mais, ce qui est vrai de l’oreille, ne l’est-il pas des autres sens ? Si fait, en vérité, toute odeur qui sonne juste est agréable à l’odorat, toute odeur qui sonne faux le blesse et le gêne. Ainsi du goût. Certaines combinaisons de notes gastronomiques flattent le palais, d’autres au contraire le heurtent et le dégoûtent ; parce que l’accord est juste dans le premier cas, faux dans le second. Il en est de même pour le toucher. La répulsion qu’inspirent les objets glutineux, visqueux, n’a pas d’autre motif que le désaccord d’une impression humide et froide, là où on s’attendait à trouver sec et chaud. Il y a accord faux dans l’impression qui se produit entre l’organe du tact et l’objet touché. Et j’arrive alors à l’organe visuel, aux yeux. Sur quoi se base toute la théorie de l’art plastique ? Sur la symétrie, qui n’est autre chose que la combinaison de notes à rapports justes. Symétrie, harmonie. Et voyez, la langue même a consacré cette identité. En architecture, en peinture, en sculpture, il y a des notes justes et des accords faux. Mais ici, il faut s’arrêter un instant à l’organe de la vue. Les yeux produisent le regard, lancent leur note qui, ne vous y trompez pas, n’est pas généralement la même, de l’un et de l’autre œil. Les deux notes-regards ne sont pas nécessairement à l’unisson, mais elles sont en tierce, en quarte, si vous voulez, et produisent soit un regard juste, soit un regard faux.

 

Or, voyez-le, ici encore la pratique a devancé la théorie. On parle tous les jours d’un regard faux. Rien n’est plus exact. Il y a des hommes dont le regard sonne faux. Mais ici, comme pour tous les autres sens, il y a, de la part de l’observateur, sensibilité plus ou moins exquise de l’organe d’examen. Mes yeux, à moi, sont doués de cette sensibilité ; une note fausse en peinture, en art, me cause une véritable douleur comme celle qui déchire l’oreille à l’audition d’une discordance musicale… et notamment, le regard d’un autre homme, alors qu’il sonne faux, me frappe au premier coup d’œil, me fatigue ou me blesse. Or, le regard de Lambert sonne effroyablement faux, c’est une de ces discordances qui ébranlent les nerfs et les font douloureusement vibrer. Ce que j’ai remarqué là, nul de vous ne l’avait compris, saisi. Et cependant, voyez, il y a des degrés ; selon le degré de fausseté dans l’accord visuel, l’homme sera timide ou cauteleux, ou lâche, ou réellement coquin et misérable. Pour Lambert, je ne m’y pouvais tromper, cet homme était capable de tout, ses yeux sonnaient l’hypocrisie criminelle…

 

 

Maurice fit une pause ; je réfléchissais à l’étrangeté du paradoxe, tout en m’avouant tout bas à moi-même, qu’il ne s’était jamais trompé. Il reprit presque aussitôt.

 

– Donc, cette impression m’ayant frappé, je m’étais dit : « Cet homme est capable de tout. Il commettra quelque crime. Étudions-le. » Lambert n’est pas un homme ordinaire, et c’est là ce qui l’a trahi. Avez-vous remarqué, continua Maurice en s’adressant à moi, que jamais Lambert n’a eu un mouvement, je ne dirai pas de colère, mais même d’impatience, même de dépit. Toujours la placidité la plus complète, la plus parfaite, la plus absolue. Or, comme la chose est impossible, comme il est antipathique à la nature humaine de ne pas ressentir et de ne pas traduire ses impressions d’une façon quelconque, restait à trouver comment chez lui se traduisaient, se formulaient ces impressions. L’étude a été longue, très longue. Son visage était toujours impassible, d’autant plus impénétrable qu’il semblait plus ouvert. Jamais un froncement de sourcils, jamais le moindre tremblement de la lèvre, jamais un clignement de la paupière, rien enfin qui parût répondre à une émotion, de quelque nature qu’elle fût. Ainsi, un trait curieux. Un jour, au café, un garçon laissa tomber un plateau chargé, juste derrière le dos de Lambert. Pas un muscle de son visage ne bougea ; ce ne fut que quelques secondes après que sa physionomie exprima l’étonnement, mais parce qu’il avait compris ce qui s’était passé, et qu’il fallait mettre son visage à l’unisson des nôtres. Vous vous souvenez encore de nos parties de dominos ; je ne pouvais que difficilement le gagner. Voici pourquoi : lorsque je joue, et que je prête volontairement mon attention au jeu, je ne perds pas de vue la physionomie de mon adversaire, et les signes imperceptibles pour tous, mais perceptibles pour moi, traduisant sur le visage la joie, ou l’hésitation, ou le dépit, à chaque dé relevé ou poussé, m’instruisent de tout ce que j’ai besoin de savoir. Du reste, ces études physionomiques sont connues, banales même, et je n’insiste pas.

 

« Mais, pour Lambert, le cas n’était pas le même. Je le répète, sur son visage pas un signe. Et ce fut cependant aux dominos que je résolus le problème tant cherché. Comment, chez cet homme, se traduisent physiquement les émotions morales ? – Vous n’avez peut-être pas oublié qu’il avait l’habitude de relever les dominos de la main gauche et de les tenir tous, prenant un à un avec la main droite ceux qui lui étaient nécessaires. Eh bien ! là était la solution.

 

« C’était dans les mains de cet homme que se traduisaient ses émotions. J’ai noté, catalogué en quelque sorte, la physionomie animée de ses doigts. Quelques exemples. Lorsqu’il était surpris, ses doigts se serraient fortement les uns contre les autres ; était-il satisfait ? au contraire, il y avait comme une détente naturelle de tous les muscles de la main : ses doigts s’écartaient, s’allongeaient, se mettaient à l’aise. Dans la colère, il abaissait le pouce sur la paume en le recouvrant des quatre autres doigts ; dans la préoccupation, il frottait le creux de sa main du bout de ses quatre doigts. Sans le savoir donc, sa main me parlait comme l’eût fait sa physionomie. C’était un homme très fort, qui avait habitué les muscles de sa face à lui obéir ; mais il avait compté sans les mouvements réflexes, sans l’observateur et sans la fausseté de son regard. Du jour où je découvris son alphabet moral, je sus que je le tenais. Il ne s’agissait plus que de savoir son passé et de deviner vers quelle infamie tendait sa pensée.

 

 

« Lambert était le fils de petits négociants qui avaient mené pendant toute leur vie une existence gênée. Dès l’âge de raison, Lambert avait vu sa famille aux prises avec ces ennuis incessants, lancinants en quelque sorte, que la gêne, aussi terrible que la misère, traîne après elle. Vous comprenez quelle diplomatie il m’a fallu déployer pour obtenir ces renseignements, et je vous fais grâce des démarches sans nombre auxquelles je me suis livré, démarches d’autant plus délicates que, pour rien au monde, je n’eusse voulu éveiller les soupçons de Lambert. Bref, la maison de son père était sans cesse assiégée de petits créanciers, c’était la dette criarde, dans sa persistance et sa résurrection continuelles, qui, à chaque heure, venait montrer dans cet intérieur son visage insolent et faire entendre sa voix menaçante. À douze ans, il perdit son père ; à quinze ans, sa mère. Livré à sa propre initiative et contraint de se créer dès lors des ressources personnelles, il entra comme petit commis dans un magasin. Voici une phrase de lui que j’ai recueillie et qui jette un grand jour sur ce caractère : « Pour avoir la tranquillité je ne sais pas ce que je ferais. » Et en effet, quoi de plus naturel ! Depuis sa naissance, cet enfant n’avait eu sous les yeux que l’inquiétude qui pâlit et hébète. Jamais de repos, jamais de tranquillité ! c’était donc là qu’il aspirait, et il disait quelquefois : « Je ne serai heureux que lorsque j’aurai trois mille livres de rente. » Vous constatez là l’aspiration au nécessaire qui donne le calme, à l’aurea mediocritas des anciens. Et n’oubliez pas que, pour être petit, l’objet d’une passion n’en est pas moins attractif. Remarquez que je néglige volontairement vingt détails qui, tous, se rapportaient à ces prémisses désormais indiscutables. Lambert voulait avoir le repos matériel assuré, ci : de trois à cinq mille livres de rente…

 

Ce point acquis, rappelons-nous la soirée passée chez Lambert, il y a environ vingt mois. Que nous a raconté Mme Gérard ?… Que, lorsqu’il avait épousé sa fille, celle-ci devait, dans un temps donné, recueillir un héritage d’une centaine de mille francs. Sentez-vous comme le fil se rattache dans ce labyrinthe ? Mais, me direz-vous, comment n’avait-il pas pris de précautions ? comment n’avait-il pas insisté pour que le testament fût rédigé avant le mariage ? Parce que Lambert était un pauvre petit commis à quatre-vingts francs par mois, parce qu’une chance inespérée se présentait à lui, que toutes les probabilités étaient de son côté, et qu’il n’eût pas voulu compromettre ces espérances par des insistances entachées d’une certaine indélicatesse… Mais le hasard fut contre lui. Le donataire présumé mourut subitement intestat. C’est alors que Lambert entra au ministère. Mais, je vous le dis, dès lors il avait formé le projet de tuer sa femme.

 

Nous ne pûmes retenir une exclamation d’incrédulité.

 

 

– Vous voulez une preuve, madame, fit Maurice en se tournant vers Mme Duméril ; n’avez-vous pas remarqué, à cette époque, c’est-à-dire trois ans après son mariage, un changement de Lambert à votre égard ?…

 

– Non, balbutia la veuve ; si… je sais seulement qu’il me pria de venir voir souvent sa femme, qui était attristée de la mort de l’ami de son père.

 

– Eh bien ! dès lors, il songeait à son veuvage et à son mariage avec vous. Autre preuve, celle-ci plus convaincante encore. Et cette fois, c’est Mme Gérard qui m’arrêtera si je me trompe. N’est-ce pas pour distraire sa femme que, quelques jours après la mort de cet ami, Lambert lui apporta un bouvreuil dans une cage ?

 

– En effet…

 

– Qu’il plaça lui-même le clou auquel la cage fut suspendue… en dehors de la fenêtre ?

 

– Vous avez raison.

 

– Eh bien ! écoutez ceci : Lambert achetait tous les jours le Petit Journal. Le bouvreuil fut apporté le 16 mai. Or, voici ce qui se trouve dans les faits divers du 16 mai. N’oubliez pas cette circonstance, que les journaux portent la date du lendemain de leur apparition. C’est donc le 15 mai que Lambert lisait ce qui suit : « Hier, un horrible accident est arrivé dans la rue des Jeûneurs. Une jeune fille, habitant une mansarde, en se penchant pour décrocher la cage d’un oiseau, suspendue en dehors de la fenêtre, a perdu l’équilibre et est tombée sur le pavé, d’une hauteur de plus de quinze mètres. La mort a été instantanée. » Le lendemain, Lambert apportait un bouvreuil à sa femme ; trois ans après, elle se brisait le crâne en décrochant la cage. Concluez.

 

 

Ces coïncidences étaient en effet bien surprenantes.

 

– Mais, lui dis-je, comment as-tu recueilli tous ces détails ?

 

– Ne te souviens-tu pas que, pendant huit jours après la mort de Mme Lambert, je n’ai pas paru au bureau ?

 

– Permets-moi de te faire observer que je ne comprends pas pourquoi tu avais dirigé tes observations de ce côté. Qui t’a engagé à t’occuper de cage, d’oiseaux, de faits divers, de tous ces détails enfin dont rien ne devait te faire deviner prématurément l’importance ?

 

– Ta remarque est juste. Mais j’ai les moyens de répondre victorieusement à toutes les objections. Premièrement, depuis plusieurs jours, Lambert était préoccupé, très préoccupé. J’avais remarqué, plus rapide et plus fréquent qu’à l’ordinaire, ce mouvement dont j’ai parlé consistant en un frottement de la paume de la main avec les quatre doigts. Mais maintenant, il faut que vous me suiviez pas à pas, avec la plus grande attention. Lorsque je vis le cadavre mutilé, je ne doutai pas que Lambert fût l’assassin de sa femme ; mais les objections étaient nombreuses :

 

« 1° L’accident avait eu lieu en son absence ;

 

« 2° Justement ce soir-là il n’avait pas projeté de sortir.

 

« Mais voici ce que je me répondis immédiatement : L’accident avait été préparé de telle sorte qu’il dût nécessairement se produire pendant son absence. De plus, il avait fort bien prévu que, ne le voyant pas venir au café comme d’ordinaire, quelqu’un de nous viendrait le chercher. Enfin, point capital, n’avait-il pas dit à sa femme au moment où il sortait :

 

« – N’oublie pas de rentrer l’oiseau avant de te coucher… la nuit peut être fraîche.

 

– C’est clair, m’écriai-je, interrompant Maurice.

 

– Laisse-moi continuer. Il manque encore bien des anneaux à la chaîne. Mais, pour que j’aie pu dire avec autant d’assurance à cet homme qu’il était un assassin, il fallait que j’eusse encore d’autres preuves. D’abord, dès que je fus dans la cour, je ramassai le clou qui avait causé l’accident. Le voici, c’est un clou à crochet, en fer noir, long de six centimètres, et qui n’a pas été enfoncé dans le plâtre, car il ne porte pas les traces blanches qui devraient s’y trouver s’il y avait séjourné. Je mis ce clou dans ma poche. Puis nous nous en allâmes. Te souviens-tu qu’alors je montai un instant au bureau. Voici pourquoi : Le matin j’avais remarqué que Lambert était plus préoccupé que jamais. Je l’avais vu, machinalement, et comme cela lui arrivait souvent, griffonner, tout en réfléchissant, sur le bord d’un registre, puis il avait déchiré le coin du registre et avait jeté le morceau de papier après l’avoir froissé. De ma vue perçante, j’avais distingué la forme de ces griffonnages ; ce fut un trait de lumière. Je courus à sa place et retrouvai dans le panier le morceau de papier.

 

Et Maurice déplia devant nous un feuillet déchiré en biais, dont voici le fac-similé ci-contre :

 

– Ce qui m’avait frappé avant tout, reprit Maurice, c’était cette forme embryonnaire d’oiseau. Mais je ne me doutais pas que tout l’aveu du crime fût là. Cependant, voyez. Sous le nom de Lambert, il y a… quoi ?… un clou. Le clou amenant l’idée de suspension, machinalement il avait dessiné une sorte de potence ; puis comme si l’idée d’oiseau se fût simultanément dressée dans son esprit, il avait tracé en un trait la forme d’accent circonflexe, retourné, qui sert à représenter l’oiseau volant dans l’air ; l’idée s’était imposée plus fortement, et la forme s’était accentuée. Ce n’est pas tout. Ce treillis ombré ne répond-il pas à l’idée de cage ? « Enfin, examinez les traits qui terminent ; tous ces traits ont été tracés rapidement de haut en bas ; pour ceux qui sont contournés en vrille, cela ne fait pas de doute, relativement au sens dans lequel se trouvait le papier. Il serait impossible de les faire en remontant. Quant aux deux traits simples, ils ont été également tracés de haut en bas ; car à leur partie supérieure ils sont plus gros et vont en s’amincissant jusqu’à leur extrémité. À quelle idée répondent ces traits ? Vous l’avez déjà compris, à l’idée de chute soit tournoyante, soit droite, en tous cas rapide. Et, pour terminer, le croisement de hachures grossières, sans symétrie, comme se coupant et se déchirant l’une l’autre, n’est-ce pas à l’idée de destruction, de brisement, qu’il faut le rapporter ? Réunissons donc tous les termes de cette incroyable fantaisie et nous trouvons l’enchaînement suivant :

 

Clou,

Cage,

Oiseau,

Chute,

Destruction.

 

« Rapprochons cela de l’accident ; nous avons le clou se détache ; la cage et l’oiseau tombent, il y a chute (de qui ?) et mort. Et cela a été tracé le matin même. Commencez-vous à être convaincus ? »

 

– Oui, oui, répondîmes-nous unanimement.

 

 

– Reste à savoir comment il a préparé l’accident. Et ici, comme pour le reste, je sais tout. J’avais constaté, je vous l’ai dit, que le clou qui s’était détaché ne me paraissait pas avoir été enfoncé dans le plâtre. En examinant avec soin le dessin, je remarquai que le clou dessiné machinalement par Lambert était à tête plate et non à crochet. Ceci me donna beaucoup à réfléchir. Le lendemain, ayant guetté la sortie de Lambert, je montai chez lui. Mme Gérard doit s’en souvenir. Le pauvre cadavre gisait sur le lit. J’ouvris la fenêtre, et, tout en examinant la place où avait été accrochée la cage, voici ce que je remarquai : j’enfonçai dans le trou du clou une petite branche de bois très mince. Le trou avait trois centimètres de profondeur. J’y plaçai le clou à crochet tout droit ; il jouait et ne tenait pas. Alors, après plusieurs essais, je le posai dans la position que voici :

 

 

« AA représente le mur ; B le fond du trou. En posant le clou à crochet dans la position inclinée, D s’appuyait contre le haut du trou, le clou touchait la saillie du mur, et, en pesant sur le point C à l’angle formé par le crochet, le clou tenait fortement. Or, c’était en C que se trouvait nécessairement l’anneau de la cage qui maintenait le clou. Que s’est-il passé ? Lambert avait arraché pendant la nuit le véritable clou qui remplissait la cavité AB et lui avait substitué le clou à crochet. J’ai retrouvé le premier dans un coin de la cour. Mme Lambert s’occupa de retirer la cage. Or, sans doute elle l’avait fait plusieurs fois. Elle était habituée au clou à tête plate, au-dessus de laquelle passait sans effort l’anneau de la cage. Au contraire l’anneau se heurta à la partie relevée du crochet et entraîna le clou. Il y eut surprise, Mme Lambert crut évidemment que la cage échappait à ses mains, elle se pencha en avant comme pour la rattraper. D’où la perte d’équilibre et la chute.

 

 

Maurice s’arrêta. La sueur perlait sur son front. Nous nous taisions, il n’y avait pas un mot à répondre. Notre conviction était profonde, absolue, le plus léger doute était impossible. Et l’aveu de Lambert terrifié, fasciné, n’était-il pas là pour corroborer ces admirables déductions ?

 

– Cependant, demandai-je à Maurice, comment expliques-tu, de la part d’un homme aussi profondément dissimulé que Lambert, cet aveu immédiat, sans tentative d’explication, de lutte ?

 

– Si forts que soient les caractères, ils sont humains. Or, ce qui a renversé toute l’assurance de Lambert, c’est l’effroyable étonnement qui a envahi son âme. Avoir tout combiné si adroitement, si longuement, si habilement, que la cuirasse n’a pas un défaut, le rocher pas une fissure, puis voir tout à coup cette masse s’ébranler, s’ouvrir, se déchirer, c’est plus que ne peut supporter l’âme la plus forte. La sécurité même de Lambert l’a perdu.

 

 

Deux mois après, nous apprîmes que le vaisseau qui portait Lambert avait sombré en pleine mer et que tout l’équipage avait péri.

 

Mme Gérard n’avait pas assez vécu pour apprendre que sa fille était vengée. La pauvre paralytique était morte.

 

… Ah ! j’oubliais de dire que j’ai épousé Mme Duméril.

 

MAISON TRANQUILLE

I

En vérité, était-ce bien une maison ? Quatre murs, de couleur noirâtre, percés de quelques trous parallélogrammatiques décorés du nom de fenêtres, une porte brune, avec de fortes ferrures et de gros clous, le tout sombre, triste, ressemblant à un visage de nègre qu’on vient de fouetter. Les pierres ont leur résignation : celles-ci avaient l’air de supporter péniblement leur sort.

 

Jamais un éclat de voix ne venait les égayer, jamais une chanson ne les faisait rire. Elles s’atrophiaient dans leur immobilité, et, lourdes, elles s’appuyaient les unes sur les autres comme pour s’aider à porter le poids de ce silence. Cette masse s’ennuyait. Elle n’avait même pas cette ressource de procurer l’effroi à qui passait.

 

Quiet-House (Maison Tranquille) ne faisait peur à personne. Môle banal, au dessin carré, à l’allure bénigne, un bâillement de pierre : c’est tout.

 

On passait, on repassait devant cette curiosité, inanimée comme un sphinx endormi, sans même tourner la tête.

 

Elle était située à l’extrémité de la ville, au delà d’Hoboken[2], auprès des Champs-Élysées, dont les arbres ont la couleur mate des plantations de cimetières.

 

Pourquoi cette maison était-elle allée se placer là, comme un poste perdu ? Nul n’y venait et nul n’en venait. C’était à supposer qu’elle n’était pas habitée.

 

À la maison attenait une sorte de parc, entouré de murailles trop hautes pour que le regard pût tenter une indiscrétion. En réalité, personne ne songeait à commettre semblable faute. L’habitation était isolée : donc pas de voisins intéressés à percer le mystère, si toutefois il en eût valu la peine. La route devant laquelle elle étalait sa façade grise était peu fréquentée, et il eût été presque surprenant d’y voir marcher quelqu’un après le coucher du soleil.

 

Mais le plus curieux, c’était moins ce que l’on ignorait que ce que l’on savait. Il était de notoriété publique que Quiet-House n’était pas abandonnée. Elle servait bel et bien de demeure à trois personnages, à quatre pour mieux dire : c’étaient deux médecins, les docteurs Aloysius et Truphêmus, dame Tibby, femme du premier, et la petite Netty, leur fille.

 

Comment se procurait-on les aliments nécessaires à la vie : voilà ce que personne n’aurait pu dire ; et, sur ma foi, si bien que fût gardée la maison, il fallait que le secret fût bien caché, pour que nul n’eût pu le découvrir. En effet, John Clairfax, le boucher d’Hoboken, Smithson, l’épicier établi à côté de lui, Parden, le boulanger, n’avaient pu admettre tout d’abord que la clientèle de Quiet-House ne leur échût pas. Aussi s’étaient-ils présentés, dans le temps, pour offrir leurs services ; ils avaient arrêté devant la porte leurs trois voitures chargées de provisions, l’une avec ses gigots pendants et ses quartiers de bœuf tressautant aux cahotements des roues, l’autre avec ses saucissons et ses chandelles disposées en guirlandes à la capote de cuir, le troisième enfin avec ses pains tout dorés et brillants.

 

Ils avaient dû frapper longtemps avant que ne s’ouvrît la porte blindée en dehors, verrouillée au dedans. Mais le fournisseur a l’âme patiente. Si bien que le panneau avait enfin roulé sur des gonds criards et qu’une figure douce et souffreteuse, encadrée de cheveux grisonnants, avait paru, regardant avec de grands yeux surpris les gens tenaces qui ne se rebutaient pas de ce silence prolongé.

 

– Que voulez-vous, messieurs ? demanda d’une voix douce dame Tibby, femme du docteur Aloysius.

 

Mais reconnaissant bien vite à qui elle avait affaire :

 

– Oh ! merci, dit-elle vivement, nous n’avons besoin de rien.

 

– Aujourd’hui, insinua gracieusement John, le boucher à la face réjouie, mais demain ?

 

– Demain non plus, répondit dame Tibby.

 

– Alors, reprirent en même temps Smithson et Parden, ce sera pour la semaine prochaine.

 

– Inutile de vous déranger, messieurs, insista la femme ; nous n’avons et nous n’aurons besoin de rien.

 

– Jamais ! grogna John.

 

– Comment cela ? cria Smithson.

 

– On ne mange donc pas ici ! exclama Parden.

 

Au même instant, une tête blonde parût, à hauteur du coude de dame Tibby, tête d’enfant d’un ton singulier, tant il était clair et uni, quoique sans couleur.

 

Netty – car c’était l’enfant d’Aloysius – poussa un cri de joie et d’admiration en apercevant toutes les victuailles orgueilleusement étalées par les tentateurs :

 

– Oh ! maman, s’écria-t-elle, qu’est-ce que c’est que cela ?

 

– Rien, rien, mon enfant, dit dame Tibby qui tressaillit et regarda derrière elle comme si elle eût craint d’être surprise.

 

Puis, repoussant la petite Netty :

 

– Va-t’en, mon amie ! et vous, messieurs, adieu, je vous dis… Je regrette de vous dire qu’il est inutile de revenir…

 

Et la porte se referma.

 

Les trois négociants se regardèrent ; mais aucun d’eux ne trouvant sans doute une solution à l’étrange problème qui venait de leur être posé, ils s’en prirent à leurs chevaux qu’un vigoureux coup de fouet lança vers la ville.

 

Je vous dis… je regrette de vous dire… – avait insisté dame Tibby. Réellement elle avait accentué ces deux mots – je regrette – de bizarre façon, et si l’on ne craignait de se tromper on pourrait affirmer qu’en les prononçant elle avait regardé gigots, saucissons et miches de pain d’un regard presque ardent.

 

Elle avait pourtant ajouté qu’on n’aurait jamais besoin de rien !

 

Revenus à Hoboken, les fournisseurs déclarèrent avoir rencontré une famille de gens qui ne mangeaient pas. Un homme pratique répondit que ces gens-là étaient bien heureux ; plusieurs ajoutèrent que c’était une notable économie d’argent. Et comme tout Américain doit, en premier lieu, négliger de se livrer à des réflexions inutiles, personne ne songea plus aux habitants de Quiet-House, qui restèrent libres de vivre à leur guise.

 

II

Troisième personnage ; le docteur Aloysius, maître de la maison. Pour parler de lui, la transition est facile. Car seul, on le voyait quatre ou cinq fois par an sortir de la maison fermée. Ce jour-là la porte laissait passer une sorte d’émaciation vivante qui avait une tête, des bras et des jambes et qui devait avoir évidemment la prétention d’appartenir à la race humaine. La tête était pointue, anguleuse : il y avait au-devant de cette tête un visage jaune qui, si la peau eût été grattée, aurait peut-être révélé le plus curieux de tous les palimpsestes ; ce visage avait une proéminence dans laquelle on avait quelque peine à reconnaître un nez, tant les narines serrées faisaient ressembler la chose à un morceau de lame de couteau, fichée entre deux joues, d’ailleurs plates et creuses. La bouche était un trou pale, au fond duquel on eût en vain cherché des dents. Les gencives avaient la couleur des lèvres, id est, point de couleur. Les yeux étaient noirs comme de l’anthracite, le crâne pelé, la barbe absente. Rien de l’oiseau de proie cependant : dans toute la physionomie, une bonasserie morne, une inertie peut-être inoffensive, mais peut-être cachant l’indifférence la plus absolue pour le bien comme pour le mal.

 

Les jambes, véritables types de fuseaux, sortaient d’un sac sans forme, qui avait dû être noir mat, mais était lustré par l’usure et la vieillesse. Les mains osseuses s’étendaient hors des manches élimées et toutes frangées.

 

Donc le docteur Aloysius paraissait au seuil de la maison : un autre personnage l’accompagnait jusqu’au perron. C’était le quatrième : maître Truphêmus.

 

Antithèse vivante de chair et d’os. De chair surtout. Truphêmus était rond : il représentait le cercle comme Aloysius la ligne droite. Et, en vérité, moins le cercle que la sphère. Tout était rond en Truphêmus, ensemble et détails. Agglomération de boules formant boule.

 

La tête d’abord, ronde avec des yeux ronds, bombés ; une bouche ronde, des joues rondes, un menton rond, un nez rond. Les épaules fuyaient dans une douce déclivité pour encadrer un thorax qui ne faisait qu’un avec le ventre, proéminent et se fondant avec les hanches, les cuisses et le reste. Le dos voûté ne déparait pas cette sphéricité : rien de droit ne brisait cette courbe. Les jambes complétaient, pôle sud, la tête qui figurait le pôle nord. On eût dit une outre qu’un verrier venait de remplir d’un souffle vigoureux.

 

Les deux docteurs causaient un instant sur le pas de la porte. Maître Aloysius tirait de sa poche un papier qu’il déroulait, puis lisait quelque chose que maître Truphêmus écoutait avec l’attention la plus profonde. C’était une liste. Truphêmus hochait la tête, approuvait ou avançait les lèvres, comme pour dire : Heu ! heu ! peu utile ! Alors Aloysius biffait. Ce travail de vérification achevé, Aloysius remettait le papier dans sa poche, tendait à Truphêmus sa main longue qui enserrait les doigts potelés de son compagnon.

 

La porte se refermait, Aloysius partait.

 

Son absence durait jusqu’au soir. Vers six heures, on voyait sur la route quelque chose d’insolite. C’était une voiture à bras, tirée par un homme. Maître Aloysius marchait derrière, couvant de son regard noir la cargaison du véhicule.

 

Cargaison bien étrange. Un amas de ferraille. Des débris de métaux de toute sorte ; puis pêle-mêle des flacons, pleins de matières de toutes couleurs, du bleu, du jaune, du vert, du rouge, voire même du blanc. La voiture était lourde, car l’homme suait et ses épaules, tendues en avant, s’arquaient sous la pression des bridelles de cuir. Par bonheur, la route était plane.

 

Le cortège arrivait devant Quiet-House. Maître Aloysius enjoignait au portefaix de s’arrêter quelques pas avant la maison. Puis il allait frapper lui-même de façon particulière, et on lui ouvrait de l’intérieur sans retard.

 

Maître Truphêmus apparaissait de nouveau, comme ces personnages des horloges qui sortent de leurs niches à certains moments de la journée.

 

Il venait avec son confrère, enlever successivement de la voiture les objets qu’elle renfermait : c’était un assez long travail, car elle était bondée au-dessus des ridelles. Et puis maître Truphêmus s’arrêtait parfois en chemin pour contempler le précieux fardeau qu’il portait dans ses bras : c’étaient par exemple de vieux morceaux de gouttières ou des barreaux rouillés, arrachés à quelques rampes d’escalier. Il les couvait amoureusement du regard, et, n’était le respect humain, on comprenait qu’il les eût baisés.

 

Mais Aloysius entendait qu’on se hâtât. Et, s’apercevant du trouble de son compagnon :

 

– Allons, vieux gourmand, lui criait-il, un peu plus vite que cela ! Vous savez bien que le dîner attend.

 

Dame Tibby se mettait de la partie : et les objets passaient par les mains des trois personnes, comme les briques que les maçons montent d’un étage à l’autre. Netty elle-même avait son rôle. Aloysius lui donnait les plus petits morceaux avec une tape amicale sur le front.

 

On payait l’ouvrier qui repartait avec un air visible de satisfaction, preuve que le travail était grassement rétribué.

 

III

Pénétrons dans Quiet-House.

 

Il est sept heures du soir. Il fait presque nuit. Si bizarre qu’elle soit à l’extérieur, la maison est plus étrange encore à l’intérieur. Pas une pièce régulière et qui ait réellement droit au titre de chambre. Essayons cependant de décrire.

 

D’abord, les caves ne font qu’un avec le rez-de-chaussée et le premier étage. Seul, le second étage paraît soutenu par un plancher immobile. Tout l’espace qui s’étend depuis ce plancher jusqu’au sol à fleur de fondations est rempli par des caisses de diverses grandeurs que soutiennent dans le vide des chaînes et des cordes fonctionnant au moyen de poulies fixées à des poteaux de fer.

 

Ces caisses sont de grande taille, plus hautes qu’un homme ordinaire et formant un cube régulier. Elles sont munies d’une porte. Les poteaux de fer ont des bras mobiles qui tournent sur eux-mêmes, si bien que les caisses peuvent changer de position sur toute la largeur de la maison ; au moyen de chaînes et de poulies mises en mouvement par un mécanisme dont les engrenages se voient de tous côtés, on peut les descendre à telle hauteur qu’on le désire. Quand toutes ces caisses sont élevées en l’air, elles laissent absolument libre le fond des caves.

 

Ici, il est plus facile de se rendre compte de la nature du lieu. Ce ne sont que fourneaux de formes bizarres, appareils de toute nature, cornues, alambics, matras ; puis des instruments de mécanique, une énorme machine électrique dont le disque de verre mesure plus de deux mètres de diamètre.

 

Ce sont là matériaux de chimiste et de physicien, à n’en point faire doute un seul instant.

 

Toute la portion de la façade qui regarde du côté du jardin, dont nous parlerons plus loin, est percée de hautes ouvertures, qui se ferment à volonté au moyen de volets glissant dans des rainures ad hoc.

 

Dans les coins, des amas de matières de couleur noirâtre, débris métalliques et rouillés. Aux murs, presque à ras du sol, des planches supportant des bouteilles, à demi ou complètement remplies de sels, de poudres, d’extraits, le tout étiqueté soigneusement.

 

En un point spécial, une planchette clouée à la muraille, et percée de trous au milieu desquels on voit des boutons blanchâtres, surmontés de petits écriteaux, portant ces mots : Me Aloysius, – Me Truphêmus, – Salle à manger, – Bibliothèque.

 

Ces mêmes indications se répètent sur les caisses de bois. Les boutons mettent en jeu des appareils électriques. Selon qu’on presse celui de droite, de gauche ou du milieu, la chaîne qui se déroule laisse descendre le cabinet d’Aloysius ou la bibliothèque. On adapte une échelle qui va du sol à la caisse, on ouvre la porte, et on s’introduit dans la boîte.

 

Au moment où nous jetons dans Quiet-House un regard indiscret, Truphêmus est au fond de la cave, et à la lueur d’une lampe de forme bizarre, dont se dégage la lumière blanche de l’électricité, suit dans un creuset le travail de transformation qui s’opère. Mais Truphêmus est visiblement préoccupé. Ses yeux ronds regardent mal, et sa pensée ne va pas droit son chemin.

 

Aussi, en un moment donné, fait-il un geste de découragement suivi d’un autre geste de décision. Il vient de prendre une résolution. Il écarte le creuset du foyer électrique qui maintient la fusion. Puis il se dirige vers le tableau indicateur et pousse violemment le bouton d’Aloysius. Un peu trop fort, en vérité, car voilà la chaîne qui tourne sur la poulie avec un grincement rapide, et la boîte qui descend comme si elle tombait ; mais les ressorts sont solides. La caisse s’arrête avec un tressautement.

 

Truphêmus applique l’échelle, étendant les bras autant qu’il est en lui, pour permettre l’ascension de son ventre proéminent. Il ouvre la porte.

 

Aloysius a été à demi renversé par le choc. Et ses membres osseux ont quelque peu souffert dans cette descente brusque.

 

– Que diable ! mon ami, s’écria-t-il à l’apparition de Truphêmus, qu’est-ce qui vous prend ? Votre visite ressemble à la chute d’une avalanche.

 

Truphêmus ne répond pas. Il referme soigneusement la porte, et par un mouvement instinctif regarde autour de lui pour s’assurer que nulle oreille indiscrète ne peut entendre ce qu’il peut avoir à confier à son confrère. Et de fait, vu la disposition des lieux, la chose eût été vraiment malaisée.

 

– En tous cas, reprend Truphêmus, en réponse à la vive interpellation de son ami, chute est impropre. L’avalanche descend, et je monte.

 

– Soit. Du reste, le point est peu important, et votre purisme peut me faire grâce pour cette fois. Enfin, de quoi s’agit-il ? Avons-nous quelque accident en bas ?

 

– Aucun.

 

– Le brome va-t-il bien ?

 

– Admirablement.

 

– Le cyanure de potassium se comporte ?…

 

– Comme il convient.

 

– J’en suis fort aise, car vous m’aviez fait une peur !…

 

– La peur n’est qu’une contraction musculaire…

 

– Et involontaire. Mais ce n’est pas la question. Expliquez-vous, je vous prie, car j’ai hâte de me remettre au travail.

 

Maître Truphêmus, ainsi mis en demeure de s’exécuter, posa sa rotonde personne sur une pile de livres gisant à terre, et, appuyant son visage entre ses deux mains, les coudes portant sur ses genoux, regarda Aloysius de ses yeux d’un bleu mat.

 

– Cher ami, je crois que, depuis notre liaison – ou mieux notre association scientifique – nous n’avons qu’à nous louer des progrès obtenus…

 

– J’en tombe très volontiers d’accord. Et, puisque j’en trouve l’occasion, permettez-moi de reconnaître l’étonnante faculté d’intuition dont vous êtes doué et qui nous a permis de résoudre des problèmes devant lesquels les plus savants avaient reculé…

 

– Comme aussi je vous demanderai l’autorisation de rendre justice aux surprenantes preuves de ténacité et de persévérance dont vous avez donné des témoignages extraordinaires.

 

Les deux savants saluèrent. On se serait cru dans une Académie.

 

– Passons ! dit Truphêmus.

 

– Passons ! dit Aloysius.

 

– Et au nombre de ces problèmes, je prendrai la liberté, continua Truphêmus, de signaler tout particulièrement celui de l’alimentation. Vous connaissez la question aussi bien, je dois même ajouter mieux que moi ; cependant laissez-moi résumer les découvertes que nous avons réalisées.

 

Aloysius ferma les yeux et croisa ses doigts qui craquèrent. Il écoutait.

 

– De quoi se nourrit le corps humain ? Reprenons pour quelques moments le langage des routiniers ignorants. À cette question, ils répondent… quoi ? Que le corps se nourrit de substances végétales et animales ; les aliments doivent être tirés de ces deux espèces de la nature, et ils excluent les substances purement minérales.

 

– Comme si les Otomaques et les Guamos des bords de l’Orénoque ne se contentaient pas de terre seule !

 

– En effet… reprit Truphêmus, dont le ton indiqua le regret d’être interrompu. Je continue. Mais qu’est-ce que les substances végétales ou animales, sinon des combinaisons diverses d’éléments primordiaux nécessaires à la nutrition ; éléments peu nombreux, et qui seuls, j’insiste sur le mot, concourent utilement à l’entretien de la machine humaine ? Précisons. Tout ce qui est nourriture se compose de matières azotées mêlées à d’autres substances privées d’azote. Et là est le point, j’ose le dire, où nous avons véritablement franchi d’un seul bond la limite que nous imposait la stupidité des impuissants… Partant de ce principe, que l’azote est le nutritif par excellence, nous nous sommes dit : Pourquoi l’humanité se crée-t-elle depuis si longtemps des tracas et des dangers sans nombre, pour chercher dans tous les pays du monde des substances de saveur, de forme, de couleur diverses, quand il est si simple…

 

– De s’en tenir aux éléments même de la nourriture.

 

– Parfaitement, et pour cela faire, que fallait-il ?

 

Ici Truphêmus appuya lentement sur chaque mot.

 

– Analyser des éléments du corps de l’homme, en établir les quantités proportionnelles, afin de les remplacer au fur et à mesure de leur épuisement.

 

– En vérité, dit Aloysius, on ne saurait énoncer plus clairement nos idées.

 

– L’homme, continua Truphêmus visiblement flatté de cet hommage direct, contient de l’oxygène, de l’hydrogène, de l’azote, du phosphore et du fer… Si, par combinaison binaire ou tertiaire, ces éléments produisent des substances diverses, sels, acides ou autres, sous l’influence de la vie, elles produisent la matière organique, et, comme l’a si bien dit le grand Berzélius, les matières organiques sont des oxydes de radicaux, qui eux-mêmes résultent, les uns de deux éléments, carbone et hydrogène, ou carbone et azote ; les autres de trois éléments, carbone, hydrogène et azote… Mais passons sur les détails.

 

– Oui, passons ! répéta Aloysius.

 

– Devions-nous donc accepter, sans mot dire, la ridicule condamnation prononcée par l’ignorance contre quiconque tenterait de reconstituer les matières organiques ? Dœbereiner, Hatchett et Wœhler ne nous avaient-ils point prouvé que la solution du problème était proche ? Qu’avait-il manqué à leurs expériences pour qu’elles fussent définitives ?

 

Et Truphêmus regarda son vieux compagnon d’un air malin. Aloysius sourit.

 

– Oui, que leur avait-il manqué ? dit-il à son tour.

 

Il y eut un moment de silence. Les deux savants savouraient leur triomphe en le renouvelant par la conversation. Mais Truphêmus reprit le premier sa gravité :

 

– Il leur avait manqué, à ces précurseurs d’Aloysius et de Truphêmus, de comprendre que si les combinaisons s’effectuaient, c’était sous l’influence d’un principe qu’il n’est pas donné à l’homme de définir, mais dont il constate l’existence… à savoir le principe de la vie, et que par conséquent, pour que la matière organique se produisît, il fallait que les combinaisons se fissent sous l’influence de ce même principe. En un mot, et pour finir, il suffisait d’introduire dans le corps humain l’oxygène, le carbone, l’azote et l’hydrogène, pour que sous l’action de la vie la matière se reconstituât.

 

– Et quand on songe, dit Aloysius pensif, que des générations successives ont souffert de la faim parce qu’elles ne pouvaient se procurer de froment, de viandes ou de légumes.

 

Chacun de ces trois mots avait été prononcé avec un dédain intraduisible, qui s’accentua d’ailleurs dans un ricanement de Truphêmus.

 

– Pourtant, la sagesse des nations, objecta-t-il, n’avait-elle pas tracé à l’humanité sa véritable voie dans cette phrase : « Vivre de l’air du temps… » Mais passons.

 

– Passons ! répéta encore une fois Aloysius.

 

– Il s’agissait donc d’opérer l’ingestion dans l’organisme humain, et pour les soumettre à son action, des éléments premiers de toute nourriture, après avoir toutefois soigneusement établi la proportion des poids atomiques… pour des analystes tels que nous, cher maître, c’était un jeu…

 

– C’était un jeu, dit Aloysius flatté à son tour.

 

– Puis, de réduire ces éléments sous une forme telle que leur ingestion fût facile, laquelle forme s’imposait elle-même, la forme liquide. C’est alors que, parvenus à obtenir la liquéfaction de l’azote, vainement tentée jusqu’ici, à modifier les proportions combinées de l’oxygène et de l’hydrogène, de façon à produire des eaux diverses, nous avons composé ces liqueurs différentes qui, depuis tantôt un an, servent à notre nourriture.

 

– Et nous ne nous en portons pas plus mal, fit Aloysius, que sa maigreur paraissait enchanter.

 

– Je m’en porte même d’autant mieux ! dit Truphêmus en fermant les yeux et en tapotant des doigts son ventre rond et creux.

 

– Il faut dire, reprit Aloysius, que vous êtes un gourmand… un gourmand d’azote surtout. Peste ! quelle consommation ! Aussi cela vous profite…

 

– Que voulez-vous ! je suis un mangeur !

 

– Mais quelle joie, continua Aloysius, de se sentir dégagé de tous ces soucis ridicules auxquels l’humanité s’est si longtemps condamnée, de n’avoir plus ces prétendues recherches de goût qui vous faisaient l’esclave de quelques papilles nerveuses… Mais pourquoi m’avez-vous rappelé tout cela, cher maître ?

 

– Parce que, mon ami, je suis sur la trace d’une découverte encore plus étonnante, encore plus remarquable…

 

– Impossible !

 

– Je vous l’affirme.

 

– Parlez ! parlez vite !

 

– Je vous avoue, dit Truphêmus, que notre entretien s’est prolongé plus que je ne l’avais supposé… j’ai une faim ! Si vous le permettez, nous le reprendrons après dîner… et, à propos, quelle est la carte aujourd’hui ?

 

– C’est le jour des œufs… C48, H36 AZ16 [3].

 

– Fort bien. Allons dîner.

 

IV

La caisse qui portait le titre de salle à manger n’était pas le lieu le moins bizarre de cette habitation d’excentriques.

 

Lorsque les deux savants y entrèrent, par les moyens décrits, les deux autres habitants de la maison s’y trouvaient déjà, c’est-à-dire dame Tibby et sa fille.

 

Au milieu de la pièce s’étendait une table qui n’aurait rien offert de remarquable si sa nappe étincelante de blancheur n’avait été couverte d’objets peu propres à donner l’idée d’un repas.

 

Aux quatre places qui allaient être occupées par les convives se trouvaient divers appareils de forme étrange, flottant entre le flacon et l’alambic.

 

Au bout de la table un ballon de verre à col effilé se recourbant et trempant dans un petit seau rempli de limaille. Au-dessus du ballon, une lampe électrique avec ses deux pointes de charbon.

 

À l’arrivée d’Aloysius et de Truphêmus, la femme et l’enfant se levèrent.

 

Dame Tibby était jeune encore, quarante ans à peine. Elle avait sans doute été jolie, ainsi qu’on en pouvait juger par la finesse de ses traits. Mais toute sa physionomie était empreinte d’une telle expression de souffrance, ses joues amaigries révélaient une fatigue si profonde, qu’elle semblait moins une femme qu’une ombre endolorie.

 

Netty était petite : elle avait cinq ans, mais avait à peine atteint la taille de deux ans. Son teint était si blanc, son front si pâle, qu’on hésitait à croire que ce fût du sang qui coulât dans ses veines. Seuls les yeux vivaient : dans son regard il y avait une malice, ou mieux, une méchanceté diabolique. Pas un éclair de douceur, mais une âpreté continue. Si elle parlait, sa voix était sèche et dure : on aurait cru entendre le grincement des rouages d’une automate.

 

Maître Aloysius, le père, s’approcha d’elle et lui fit sur les cheveux une caresse amicale : l’enfant ne sourit pas. Elle tourna sur le savant ses yeux mats et fixes, avec leur reflet d’acier bleuâtre.

 

Truphêmus salua galamment dame Tibby, en lui disant de sa voix flûtée :

 

– Eh bien ! sommes-nous en appétit aujourd’hui ?

 

Dame Tibby semblait douce : mais il ne faut jamais oublier que les apparences sont éminemment trompeuses. Elle releva la tête à cette interpellation comme le cheval qui sent l’aiguillon :

 

– En appétit ! s’écria-t-elle. Je voudrais bien savoir si la faim n’est pas ici une maladie chronique.

 

– Eh ! eh ! ricana Aloysius, voici que vous aussi, chère amie, vous vous habituez à parler le langage scientifique…

 

– Mieux, du moins, fit-elle d’un ton de colère, qu’à avaler vos misérables drogues…

 

– Là ! là ! ne nous emportons pas, reprit Aloysius, tandis que Truphêmus jugeait inopportun de se mêler à la conversation. Je sais que vous êtes attachée aux mesquines préoccupations de la vie des ignorants…

 

– Certes, si vous entendez par là les rumpsteaks de bœuf ou les côtelettes de mouton…

 

Aloysius sourit avec une expression de profonde pitié.

 

– Vous vous laissez séduire par la couleur, par le goût ! Tenez, continua-t-il en soulevant et en approchant de son œil un des flacons déposés sur la table, voyez cette liqueur pure et claire : elle renferme tous les éléments constitutifs des mammifères herbivores… Rien n’y manque. En quoi vous serait-il plus agréable, je vous le demande, de vous fatiguer les dents à déchirer et à broyer cette chair fibreuse ? Mais assez sur ce sujet. Ce que saint Chrysostôme disait du jeûne, je l’applique à notre système : C’est la mort du vice, la vie de la vertu ; c’est la paix du corps et l’ornement de la vie ; c’est le rempart de la chasteté et le boudoir de la pudeur…

 

– Bravo ! dit Truphêmus. Encore un peu d’azote, je vous prie.

 

– Prenez garde, cher ami, reprit Aloysius en lui passant le tube ; vous arriverez à la pléthore ; et alors, gare à la congestion !

 

– Après nous le déluge !

 

– Cet – après nous ! – ne tardera pas beaucoup ! murmura l’incorrigible dame Tibby, en sirotant à petits coups une combinaison d’hydrogène et d’acide carbonique.

 

– Encore ! fit Aloysius avec une mine d’impatience. Dame Tibby, ma chère, nous ne nous entendrons donc jamais ?

 

– Non, certes, tant que vous nous condamnerez, Netty et moi, à cette maudite nourriture.

 

– Je vous ferai remarquer, mon amie, que notre Netty est loin de s’en plaindre.

 

– Cela ne m’étonne pas ! Elle n’en aurait pas la force. Tenez, puisque nous venons à ce sujet, je vais vous dire une fois pour toutes ce que j’ai sur le cœur… Avec vos prétentions de savant, vous et votre digne acolyte, M. Truphêmus, vous êtes des fous…

 

– Oh ! fit Truphêmus, directement interpellé et interrompu dans la dégustation d’un mélange à base d’acide cyanhydrique pour activer la digestion.

 

– Vous n’avez pas besoin de protester, monsieur Truphêmus ! s’écria dame Tibby, qui s’exaltait, vous êtes des fous et des assassins !… Oui, des assassins ! Et ce qu’il y a de plus atroce, monsieur le grand docteur Aloysius, c’est que, non content de tuer votre femme, voilà que vous empoisonnez votre enfant !…

 

– Madame ! interrompit Aloysius, les substances vénéneuses…

 

– Avec cela qu’il ne suffit pas de la regarder, cette pauvre chérie ! Est-ce que c’est là un enfant ? Elle va avoir cinq ans… cinq ans, entendez-vous ?… dans deux mois ! Eh bien ! est-ce que c’est là une fille de cinq ans ? Elle est toute petite, toute faible… Ah ! tant que j’ai eu du lait, moi, sa mère, je l’ai soutenue, je l’ai nourrie… Lors de vos premiers essais, j’ai réussi à introduire ici quelques bribes de cette nourriture que vous dédaignez, mais qui lui était nécessaire… Aujourd’hui, rien, plus rien que vos répugnantes combinaisons !… et elle meurt de votre azote et de votre oxygène… mais vous êtes content, vous ! Elle est souffreteuse, rachitique, elle ne grandit pas, elle ne vit pas, la mort a déjà la main sur elle… Et vous, enfermé dans votre officine d’empoisonneur, vous cherchez le plus court moyen de vous débarrasser d’elle et de moi !

 

Dame Tibby, épuisée par ce violent effort, retomba sur son siège.

 

Aloysius avait repris le calme qui convient aux adeptes de la vraie science. Seulement il murmurait :

 

– La femme, a dit saint Jean Chrysologue, est la cause du mal, l’auteur du péché, la pierre du tombeau, la porte de l’enfer, la fatalité de nos misères.

 

L’enfant regardait successivement sa mère et le docteur de son œil atone.

 

Truphêmus mangeait… scientifiquement.

 

– Vous avez fini ? demanda enfin Aloysius. À qui n’a pas la foi, nul ne peut la donner. Notre système repose sur des données positives que vos criailleries ne pourront infirmer… J’ai dit.

 

Le docteur était cependant plus troublé qu’il ne le voulait laisser paraître.

 

Truphêmus se pencha vers lui, et lui dit un mot à l’oreille. Aloysius le regarda d’un air à la fois surpris et joyeux.

 

– Oui, oui, reprit dame Tibby qui avait surpris cet aparté, complotez, complotez… mais tout cela ne peut durer.

 

– Madame, dit Truphêmus, qui se redressa autant que sa rotondité le lui permettait, laissez-moi vous dire que vous vous méprenez sur mon caractère, si vous supposez un seul instant que je puis donner quelque mauvais conseil au docteur Aloysius…

 

« Je suis persuadé au contraire que vous me remercierez lorsque vous connaîtrez le résultat de l’entretien que je sollicite en ce moment du père de Netty…

 

Dame Tibby haussa les épaules. Et, après ce geste irrévérencieux, la séance fut levée.

 

Quelques instants plus tard, les deux savants, grâce aux combinaisons mécaniques dont il a été parlé, se trouvaient dans la caisse dite cabinet de travail du docteur Aloysius.

 

– Mon cher ami, disait Aloysius, ne vous jouez pas de mon impatience… je vous avoue que les paroles de dame Tibby m’ont vivement ému, sans que je voulusse le lui laisser voir… et je ne suis pas sans inquiétude sur le sort de notre chère Netty…

 

– Aussi, que vous ai-je dit tout à l’heure ?

 

– Que vous aviez trouvé le moyen de lui donner la force et la santé…

 

– Et je le prouve.

 

La conversation devint alors si intime, qu’il eût été impossible à l’ouïe la plus fine d’en saisir un seul mot ; seulement, par intervalle, Aloysius laissait échapper un geste d’étonnement, ou hochait la tête en signe de doute.

 

Alors Truphêmus devenait plus pressant ; il parlait, parlait. Aloysius redevenait immobile et écoutait avec attention. Tout à coup il s’écria :

 

– Admirable ! sublime ! Docteur Truphêmus, vous avez du génie !

 

V

Le lendemain matin, un mouvement inaccoutumé se produisit dans Quiet-House. Il fallait évidemment qu’un grand événement se fût accompli ou fût à la veille de se réaliser. Dès l’aube, la porte s’ouvrit et les deux savants sortirent.

 

Dame Tibby et l’enfant les reconduisirent sur le seuil de la porte : il était clair qu’il y avait eu réconciliation, car la mère avait l’air presque joyeux. Quant à Netty, toujours indifférente, elle regardait la route et les lueurs du soleil.

 

– Vous voyez bien, chère femme, disait Aloysius, que la science a toujours des secrets en réserve pour ses fervents serviteurs.

 

– Dieu vous entende ! murmura dame Tibby.

 

Aloysius et Truphêmus ne s’arrêtèrent pas à Hoboken ; là, ils louèrent une voiture et roulèrent droit vers la grande route. On les vit passer Jersey City, Harlem, Yorkville, longer le Parc, et, fait plus remarquable encore, s’engager dans Broadway. Ils allaient, ils allaient toujours. Arrivés à Union square, ils regardèrent autour d’eux. Ils semblaient aussi dépaysés que s’ils avaient habité une des extrémités de la terre. Mais leurs yeux rencontrèrent l’enseigne d’une agence de constructions. C’est là qu’ils se dirigèrent.

 

L’industriel les écouta avec le flegme qui convient, lança de nombreux jets de salive noire en mâchant son tabac, puis il prit un crayon, dessina un plan, inscrivit des dimensions, fit ses calculs, et finalement formula son prix.

 

Truphêmus tira de sa poche un lingot d’or. Le marchand le regarda, le pesa, l’essaya et signa un reçu, qu’il remit aux deux savants.

 

– Vous commencerez demain ? dit Aloysius.

 

– Demain.

 

– Et il vous faut ?…

 

– Huit jours.

 

– Bien.

 

Et c’est pourquoi la route qui passait devant Quiet-House s’anima par le passage d’ouvriers qui allaient et venaient ; et c’est pourquoi encore, trois mois après, Franz Kerry écrivait à un de ses amis la lettre suivante :

 

VI

Franz Kerry, à Edwards B…, à Baltimore.

 

« Cher ami, tu vas enfin être satisfait. Tant de fois tu m’as raillé pour n’être pas amoureux, que j’attends par le prochain courrier tes plus vifs éloges. Que veux-tu ; il fallait que l’heure sonnât, et en vain j’écoutais tomber une à une dans le passé les journées et les minutes, sans qu’aucun son vînt frapper mon oreille.

 

« Tu connais mon esprit : né d’une mère maladive et à qui le positivisme de mon père avait fait l’existence désespérée, j’ai sucé dès ma naissance le lait mortel de la fantaisie… Pauvre femme ! je m’en souviens encore, je la voyais, tout petit que j’étais, se pencher sur mon berceau, regarder de ses grands yeux bleus mes yeux qui venaient de s’ouvrir… on eût dit qu’elle cherchait à y plonger comme dans un monde inconnu, et moi j’écartais bien larges mes paupières pour lui laisser le champ le plus large possible… puis, comme en un miroir, je voyais dans sa pupille dilatée se dessiner des mondes inconnus, irradier des rayonnements étincelants, ou bien se développer, profonds et dans une perspective infinie, des paysages s’évanouissant en des ombres lointaines ; ou bien encore il me semblait que s’approchaient de moi, rapides comme si elles eussent des ailes, des formes admirables de contours et de couleurs.

 

« C’étaient mes premières excursions dans le pays du rêve : l’attraction commençait, attraction terrible, qui vous entraîne si loin, si loin, qu’il n’est plus de retour possible. Quand j’étais seul, je fermais les yeux et je regardais… Quoi ? La nuit, la nuit dont j’éprouvais l’amour, que je recherchais, que je désirais… Dans ces ténèbres volontairement formées pour moi seul, je créais par l’imagination un monde qui m’appartenait, et dans lequel nul n’avait pénétré et ne pénétrerait jamais. Jouissance égoïste que peuvent apprécier ceux-là seuls qui ont été assez maîtres d’eux-mêmes pour la savourer lentement, consciemment.

 

« Je grandis. Je me trouvai lancé dans le monde extérieur. Combien il me parut mesquin en comparaison de mon univers à moi ! Ce que vous appeliez le beau n’était qu’une déviation de cet idéal dont j’avais la pure notion ; vos couleurs étaient criardes, vos lignes irrégulières, vos monuments grotesques. En vain, je cherchai ; j’entendais quelqu’un d’entre vous parler avec éloge de tel spectacle, de tel bâtiment : aussitôt je me rendais au point indiqué : jamais je n’éprouvais d’autre sentiment qu’une profonde désillusion. Devais-je être plus heureux en contemplant l’homme qu’en étudiant ses œuvres ?

 

« Oh ! que là encore la beauté me parut froide ! Pas un front sur lequel resplendît la pensée de l’Infini : partout, au contraire, écrits en rides prématurées, les soucis de la vie actuelle, pratique ; sur les plus jeunes visages, des préoccupations mesquines ; sur les physionomies des vieillards, le regret du passé et non l’élan vers cet avenir, cependant si proche.

 

« Et, le dirai-je ? la matérialité me faisait horreur. Je ne comprenais pas qu’on se condamnât à vivre dans ce milieu glacé qu’on appelle la société et qui n’est qu’un immense cimetière, quand il était si facile de se créer une existence toute d’extase et de rêverie.

 

« Vint l’adolescence, ce que vous appelez l’âge des passions, comme si cette fougue n’était pas au contraire un effet de la matière, tendant à dominer l’âme et à en faire son esclave. Chez moi, la lutte fut rude. J’étais plein de vigueur, mon sang bouillonnait dans mes veines, mes tempes battaient. Mais peu à peu le sentiment vrai se dégagea ; ce qui parlait en moi, c’était une aspiration nouvelle vers l’idéal qui est la beauté.

 

« Il ne me suffisait plus de la contempler, de l’admirer : je voulais la posséder, m’identifier à elle, m’en imprégner en quelque sorte en me baignant dans ses effluves. Seulement je fis au préjugé une concession. J’admis la relativité dans la perfection, c’est-à-dire que j’aimai une femme. Elle était admirablement belle. Oh ! sur ma foi, jamais plus splendide manifestation de la vie n’avait pu être rencontrée.

 

« Vous la proclamiez tous le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, et les femmes elles-mêmes se retournaient sur son passage, s’irritant de l’hommage qu’elles étaient contraintes de lui rendre.

 

« Ah ! je me souviens… et j’en ris encore ; j’en ris, je te l’affirme. Je me souviens du débordement d’envie qui monta jusqu’à moi, lorsque la belle Thémia me choisit entre tous ses adorateurs. Pauvre femme ! elle m’aimait… j’en ai la conviction. Quand je lui parlais, elle s’efforçait de me comprendre et fixait sur moi ses grands yeux de velours comme si elle eût voulu lire dans ma pensée… Pauvre !… pauvre !… elle était belle comme votre marbre, comme votre diamant, marbre dont la plus belle pierre est striée, diamant qui reflète la lumière, et ne saurait de lui-même tirer un seul rayon !… Un jour, je partis en la maudissant et ne la revis plus.

 

« Alors je voyageai : il me semblait que la nature, avec ses dimensions surhumaines, serait enfin à la taille de mes créations imaginaires. Certes, je ne suis pas un profane, et je défends à tous de me refuser l’intelligence du beau : je comprends aussi bien que qui que ce soit les jouissances qu’un esprit, circonscrit dans ses aspirations, peut ressentir, notamment en présence de l’Océan, alors que la nuit on est seul, sur l’avant d’un navire à voiles. Le craquement des mâts est une harmonie qui rappelle la faiblesse de l’œuvre humaine en face de ce coin de l’œuvre créatrice… Il y a dans le souffle qui passe comme une expiration du Tout immense, l’horizon est si éloigné que l’œil peut à peine noter ses contours… Mais plus loin ! mais plus loin ! Colomb marchant vers l’Amérique avait un but auquel se heurtait sa pensée ; il pouvait être satisfait !… Mais pour celui qui a la conscience de l’infini, où est le but ?

 

« Le non-fini s’étend au delà de la conception, qui n’est elle-même qu’un relais, un temps de repos… la pensée n’étant qu’une émanation du cerveau, organe imparfait, puisque au-dessus, au delà de toute chose créée, il y a la chose, la force créatrice, la pensée donc procède de l’infirmité de son producteur. Qui sait ce que rêve la pierre lancée en avant par la fronde ! Elle se sent gravir les échelles de l’air, elle aspire aux espaces immesurés… mais la force de la fronde étant x, la force en avant de la pierre sera x. En un moment, elle retombe. La pensée, elle, s’accroche de par sa puissance spéciale au point qu’elle a atteint, et de là, fatigue réparée, elle s’élance vers des limites nouvelles… Oh ! la pensée ! seule joie de l’homme, seule force, seule puissance, essence réelle de l’humanité !… qui traverse d’un seul bond vos mondes grotesques, et n’y trouvant même pas un point d’appui, se demande : Où ? Comment ? Pourquoi ?

 

« Non, jamais tu ne connaîtras cette torture. Tu es raisonnable, toi, tu t’occupes de tes affaires. Je t’aime ! je ne saurais dire pourquoi. Toi seul me rattaches – ou mieux me rattachais – à l’humanité. Tu as une bonne nature, tu es franc, tu es loyal. Il y a aussi des profondeurs dans l’honnêteté ; la bonté tient de l’infini : tu me consolais de l’étroitesse des autres cœurs.

 

« Lorsque je revins, ayant visité ce que les hommes avaient visité avant moi, ayant en outre, et par orgueil, gravi des pics réputés inaccessibles, contemplé des sites sur lesquels nul œil humain ne s’était reposé, je consultai mon cœur : il était vide ; nulle joie n’était venue satisfaire cette faculté d’expansion qui entraînait tout mon être.

 

« C’est alors que je te fis part de mon projet. Je me trouvais entre deux alternatives : la mort ou l’étude. La mort ! Pourquoi ce mot me faisait-il peur ? pourquoi éprouvais-je en le prononçant une sensation semblable à un froid glacial ? Pourquoi la désagrégation de moi-même me paraissait-elle effrayante ?… Oh ! si j’eusse été sûr du moins que, dégagée des fibres matérielles qui l’enlacent comme un réseau d’acier, ma pensée aurait pu, libre, s’élancer vers l’immatérialité, plonger à jamais dans les vagues sans cesse renaissantes de l’infini… Mais où était la preuve de cette possibilité ?

 

« Avant tout, je voulus voir, savoir, pressentir cet avenir avant de m’y élancer, comme ferait le plongeur qui sonderait la mer avant de s’y jeter… Et puis ces facultés, dont je constatais l’existence en moi, ne pouvaient-elles pas par leur exercice me procurer les jouissances cherchées ? l’instinct qui me guidait n’était-il pas la preuve que cet instinct même pouvait être assouvi ?… L’homme qui ressentirait pour la première fois les attaques de la faim ne trouverait-il pas dans cette appétence même la preuve de l’existence des aliments ? Alors il marcherait pour chercher ce qui ne vient pas à lui ?

 

« Je résolus de me livrer à des études nouvelles ; et tu le sais, ami, muni de tous les instruments nécessaires, fort de mon ardeur et de ma volonté, je m’exilai volontairement de la ville pour m’installer sur la petite colline qui est au nord d’Hoboken… Là, depuis plusieurs mois, loin du monde, je ne regarde plus la terre ; mais sans cesse mes regards, tournés vers le ciel, interrogent cet espace immense dont les limites sont imperceptibles… Ah ! cher, cher, si tu savais quel enivrement splendide envahit tout mon être pendant ces longues contemplations ! le tourbillonnement de l’infini se répercute dans mon cerveau…

 

« Qui donc a parlé d’opium, de hatchich, de toutes ces drogues empoisonnées qui surexcitent le cerveau pour lui donner une jouissance fiévreuse et dont il n’a même pas la conscience nette ! Moi, calme, froid, je regarde le ciel… Alors, l’hypnotisme de la profondeur sidérale s’impose à mes organes, et, dans une sorte d’immobilité cataleptique, je perçois des splendeurs innommées… Mes sens se décuplent… je vois dans ces éternités la vie des mondes qui se meut et se perpétue. Et quels mouvements ! les vastes cascades de lumière, tournant sur elles-mêmes, tombant et remontant sur un cercle sans limites : les écroulements de l’éther effleurant les masses sidérales, et parfois, épouvantement de ma faiblesse en face de cette force ! les anéantissant comme une balle de papier dans le fourneau d’un fondeur !

 

« Alors je retombe, brisé, écrasé ; l’ivresse est trop violente, les ressorts de mon être ont plié sous cette pression du splendide ! et la nature reprenant son empire, je m’évanouis.

 

« C’est pendant une de ces crises, il y a quelques jours, que se produisit le fait qui devait avoir sur mon existence une influence décisive.

 

« C’était dans une après-midi. Le ciel était pur ; seulement, quelques vapeurs nageaient dans l’air où la lumière semblait se noyer, comme dans un lac transparent. Je regardais, et bientôt se présentèrent pour moi les splendeurs cherchées.

 

« L’horizon me parut un immense anneau irisé, au milieu duquel, et par couches parallèles, se mouvaient des cercles concentriques formant des ondes lumineuses et changeantes, admirablement teintées. Ces ondes se multipliaient, et toujours l’espace laissé libre par les circonférences diminuait d’étendue. Au point central resplendissait un faisceau rayonnant… Tout à coup, au foyer même de cette éblouissante symphonie de lumière, parut un être… Je ne puis le décrire, les mots me manquent. C’était la synthèse de toutes les beautés, l’éclosion de toutes les grâces ; c’était l’ange, c’était l’idéale, la pensée prenant forme, le rêve s’animant… Elle me regarda ; ses yeux rencontrèrent les miens… je fus comme foudroyé !

 

« Naturellement, lorsque je revins à moi, ma première pensée fut que cette apparition n’avait existé que dans mon imagination… Et, d’ailleurs, où pouvait vivre semblable perfection ? Je m’étais assis sur la terrasse de ma maison, la tête dans mes deux mains, laissant errer mes yeux à l’aventure… Je me reposais de ces émotions en regardant la terre, quand un étrange spectacle frappa mes regards. Croirais-tu que depuis mon séjour dans cette habitation, je n’avais pas encore examiné les environs ?

 

« Je n’ai pas besoin d’insister pour te faire comprendre que mes yeux, exercés à la vision dès ma plus tendre enfance, sont doués d’une faculté de perception infiniment supérieure à celle que possèdent les yeux des autres hommes…

 

« Ce que j’apercevais distinctement, ce qui me frappait d’étonnement, était, à la distance de quatre milles environ, une sorte de palais de verre, de la dimension d’un kiosque oriental ; pas une parcelle de fer ni de bois ne s’apercevait. Chose curieuse, les plaques de verre sur lesquelles le soleil jetait ses rayons étincelants étaient, sans exception, de couleur violette, mais de ce violet qu’on ne trouve que dans le cristal nommé iolite.

 

« Le kiosque se trouvait au milieu d’un jardin dont, sans exception, les arbres, les branches et les feuilles elles-mêmes, présentaient cette même couleur ; la terre, le sol, étaient violets.

 

« Une porte s’ouvrit… et une jeune fille parut, vêtue de longs vêtements violets : ces vêtements étaient formés d’une gaze laissant circuler la lumière autour du corps le plus admirable que jamais sculpteur ait pu rêver. Ces formes divines n’empruntaient rien de leur perfection à l’humanité : c’était comme un moulage de vapeurs condensées, tant cette beauté était suave et pure ; un voile de même étoffe et de même couleur ombrageait le visage, dont les lignes étaient idéalement ravissantes… Je poussai un cri !…

 

« C’était elle, c’était celle qui, quelques minutes auparavant, m’était apparue toute rayonnante de splendeur et d’immatérialité, au milieu du ciel étincelant… C’était elle. Ah ! je compris alors que c’était l’Amour. Je compris cette envahissante sensation qui s’empare de toutes les forces de l’être, les secoue et les avive… Elle ! Pour la première fois je pouvais prononcer ce mot avec un indicible tressaillement, alors qu’il se répercutait comme un écho dans toutes les fibres de mon corps… Cette femme, cet enfant (car je ne savais rien… sur mon honneur ! le détail m’échappait), c’était ma pensée à moi, c’était mon infini… c’était ma vie… Enfin j’existais, je sentais, j’aimais ! Elle ! Elle !

 

« Puisque tu veux bien t’intéresser à ce qui me touche, je te tiendrai au courant de ce qui va se passer… Jusqu’ici, je n’ai pu arriver jusqu’à elle, mais je ne désespère pas d’y parvenir. Désespérer, quand toute ma vitalité est concentrée dans cette volonté ! quand elle m’attend, comme je l’attends, quand elle m’appelle, comme je l’appelle !

 

« À bientôt, ami, à bientôt ! »

 

VII

Maître Aloysius et maître Truphêmus sont dans leur laboratoire, c’est-à-dire dans la cave. Mais les fourneaux sont éteints, les cornues semblent mélancoliques, les alambics ont un air contrit.

 

Mais moins contrits et moins mélancoliques que ces objets inertes sont les deux êtres animés qui se saluent mutuellement du nom de docteur.

 

Ils sont assis, l’un en face de l’autre. La maigreur d’Aloysius est plus cadavérique que jamais ; Truphêmus s’est arrondi. Leurs bras pendent dans une attitude de découragement : ils se regardent et semblent hésiter à parler.

 

– Dame ! fait enfin Truphêmus.

 

– Parbleu ! répondit Aloysius.

 

– Cela devait être…

 

– Évidemment.

 

– Les forces humaines ont leurs limites…

 

– Elles ont leurs limites…

 

– Ceci est indiscutable…

 

– Indiscutable…

 

– Certain…

 

– Sûr…

 

Puis le silence se rétablit. Aloysius est appesanti, Truphêmus est accablé.

 

– Pourtant !…

 

– Cependant… insiste Aloysius.

 

– La théorie est juste…

 

– Indiscutable…

 

– Indiscutable…

 

– Certaine…

 

– Sûre…

 

Nouveau silence.

 

Truphêmus reconquiert le premier son sang-froid : il ramène ses deux mains sur son ventre, qu’il tapote :

 

– Là ! là ! fait-il, ne nous laissons pas abattre… et surtout ne perdons jamais de vue la méthode ; si vous le permettez, mon savant compagnon, nous allons étudier logiquement toutes les faces du problème.

 

– Faites, dit Aloysius, dont l’indifférence semble acquise par avance au raisonnement de son associé.

 

Celui-ci ne se laisse pas facilement troubler : c’est l’orateur de ce duo.

 

– Donc, reprenons un à un les chaînons de nos déductions, et voyons si d’aventure nous n’avons pas péché en quelque point essentiel. Primo, ceci était acquis : votre fille Netty semblait dépérir, quoique nous l’eussions mise à double dose d’azote et d’albumine. Ceci est-il vrai ?

 

– Vrai ! répondit Aloysius, qui ne peut se refuser à cette première concession.

 

– L’enfant était chétive, ses membres ne se développaient pas suffisamment, et j’ai parfois souvenance de la colère que dame Tibby…

 

– Dieu veuille avoir son âme ! murmura Aloysius : ce qui nous apprend incidemment la mort de la mère de Netty.

 

La malheureuse avait succombé à une anémie mortelle.

 

– Dieu veuille avoir son âme ! répéta Truphêmus. Je disais donc…

 

Et il chercha un instant dans sa mémoire. Cette invocation inopportune à la Divinité avait fait obstacle à la certitude de son argumentation.

 

– Ah ! je disais que le nouveau problème était celui-ci : faire marcher de pair le développement du corps avec sa nutrition… C’est ce que j’eus l’honneur de vous exposer, un soir, s’il vous en souvient, qu’après un repas succulent, nous nous étions enfermés dans notre laboratoire… Or, et c’est ici que je revendique, s’il m’est permis de le faire, une certaine originalité d’invention, j’attirai votre attention sur un phénomène que l’expérience nous avait démontré… il est de règle, en fait de science, qu’on ne peut procéder que du connu à l’inconnu… Quel était le connu ? Voici : une plante, un être végétal soumis à l’action de la lumière violette, croît avec une rapidité infiniment plus grande que le même végétal soumis à l’action des rayons blancs. Le fait est-il acquis, oui ou non ?

 

À cette mise en demeure si péremptoire, Aloysius répondit par une inclination de tête, le nutus des anciens. Ce qui suffit d’ailleurs au positif Truphêmus, qui reprit avec une nouvelle ardeur :

 

– Bon ! quel était alors l’inconnu ? L’X à découvrir ou à vérifier ? Car, d’ores et déjà, l’analogie parlait. Voici quel était l’inconnu : Le même phénomène se produirait-il, s’il s’agissait non plus d’êtres placés au second échelon de la nature, mais d’être mobiles, munis des organes de la locomotion ; en un mot, lorsqu’il s’agirait des animaux… lorsqu’il s’agirait de l’homme ? Quand je vous ai communiqué cette pensée, que je n’hésiterai pas, malgré toute ma modestie, à qualifier de trait de génie, votre intelligence supérieure a été aussitôt frappée de tout ce qu’elle présentait d’ingénieux et surtout de l’immense horizon qu’elle ouvrait à la science. Fûtes-vous frappé, oui ou non ?

 

– Je fus frappé, dit Aloysius docile.

 

– Or, l’occasion se présentait justement de faire immédiatement une expérience concluante. Je me rappelle encore mes paroles : « Maître, vous ai-je dit, le savant n’a rien qui lui appartienne en propre ; le chercheur n’est ni propriétaire, ni possesseur, ni père. Votre fille Netty est rachitique, malingre, petiote. Tentons sur elle l’expérience qui a tant de fois réussi sur les plantes. – À quoi vous m’avez répondu par cette phrase éminemment pratique, et qui prouve que le sentiment ne perd jamais ses droits : « Une jeune fille n’est-elle pas une fleur ? » Je vous fis observer que là justement gisait le problème, et d’un commun accord nous convînmes de soumettre la jeune Netty à l’action constante des rayons violets. En hommes vraiment intelligents, nous ne voulûmes pas retarder l’exécution de notre plan, et en quelques jours nous avions fait construire le pavillon violet ; j’avais enduit de même couleur les arbres et modifié leur sève. Vous-même prépariez un sable destiné à changer la teinte de la terre. Restait la question de costume : et dame Tibby, qui avait adopté notre idée avec enthousiasme…

 

– Dieu veuille avoir son âme !

 

– Dieu veuille avoir son âme ! Je disais que dame Tibby confectionna de ses propres mains le vêtement qui devait couvrir l’enfant. Tout cela est indéniable, indéniable, indéniable…

 

– Indéniable ! répéta Aloysius.

 

– Or, trois mois se sont passés. Pendant tout ce temps, la jeune Netty a été soumise à l’action des rayons violets ; elle a vu violet, pensé violet, mangé violet… elle s’est imprégnée, imbibée de violet… et il a été clair pour nous que nos déductions ne nous avaient pas un seul instant égarés… car…

 

– Elle a grandi, murmura Aloysius.

 

– Grandi ! grandi ! dites qu’elle a poussé plus rapidement que le plus vivace des cryptogames ; au bout de quinze jours elle avait crû d’un demi-pied ; un mois plus tard elle mesurait trois pieds trois pouces… Aujourd’hui il y a temps d’arrêt, elle est à quatre pieds huit pouces, taille absolument normale pour la femme. En trois mois, d’une enfant nous avons fait une créature admirablement constituée parvenue à son entier développement. La science a vaincu la nature, elle l’a contrainte à l’obéissance, le résultat obtenu est admirable, au delà de ce que nous pouvions espérer. Cependant…

 

– Cependant ?… fit Aloysius en secouant la tête.

 

– Comme rien n’est parfait en ce monde, il y a une ombre à notre parfaite satisfaction ; ombre d’autant plus grave, je l’avoue, qu’elle trouble complètement certaines notions précédemment acquises…

 

Aloysius, qui avait écouté patiemment jusque-là, se leva si subitement, que toutes ses articulations craquèrent à la fois. On eût dit le heurt de cinquante osselets.

 

– Elle est idiote ! s’écria-t-il en levant les yeux au plafond avec l’expression d’un profond désespoir.

 

Ici encore Truphêmus sut conserver son calme et reprit doucement :

 

– Idiote, idiote… Il s’agit peut-être de s’entendre sur l’expression, qui me paraît impropre…

 

– Dites stupide, niaise, bête… dites ce que vous voudrez, continua Aloysius, mais il n’en est pas moins réel que l’intelligence lui manque absolument.

 

– J’ai dit : « Entendons-nous. » Mais pour cela, il me paraît inutile de crier. S’il faut élever la voix, ce qui est cependant incompatible avec le calme que comporte une dissertation toute scientifique, je répondrai sur la tonalité la plus aiguë que me fournira mon larynx : « Non, non, trois fois non ! elle n’est pas idiote, elle n’est ni stupide, ni niaise, ni bête !… »

 

– Qu’est-ce alors ?

 

– Elle a cinq ans par l’intelligence, tandis qu’elle a vingt ans par le corps…

 

– Expliquez-vous. Vous me parlez hébreu !

 

– Rien n’est cependant plus simple, continua Truphêmus en reprenant son attitude professorale : le système nerveux céphalo-rachidien est le siège de la sensibilité et la source du mouvement volontaire ; l’action de l’encéphale est indispensable à la perception des sensations et à la manifestation des volontés… Mais où nous sommes arrêtés, c’est lorsqu’il faut décider si l’appareil encéphalique est le producteur de la pensée, ou seulement le metteur en œuvre de facultés provenant d’une source autre que le jeu du système. Quand je vous disais tout à l’heure que ce qui se produit aujourd’hui me déroute quelque peu, c’est que jusqu’ici j’étais partisan du premier de ces systèmes, c’est-à-dire de la production de la pensée par l’appareil cervical. – Dans le cas qui nous préoccupe – chez Netty – l’appareil s’est développé, mais la pensée est restée stationnaire. Avez-vous compris ?

 

– J’ai compris… dit Aloysius. Alors que faire ?

 

– Je n’en sais rien, reprit Truphêmus. Et vous ?

 

– Je n’en sais rien, reprit Aloysius.

 

Au même instant on entendit un grand bruit au dehors, comme de nombreux morceaux de verre qui se brisent.

 

Les deux savants se précipitèrent hors de la maison, dans le parc.

 

– Où est Netty ? cria Aloysius.

 

Le pavillon violet était construit au milieu du jardin ; c’était une cage de grandes dimensions, dans laquelle on avait disposé quelques meubles indispensables, tous couverts en étoffe de même couleur.

 

C’est là que vivait l’enfant sur lequel les deux chimistes avaient tenté leur grave expérience. C’est de là qu’était venu le bruit. Un grand panneau de verre était brisé.

 

Mais où était Netty ? En vain les deux hommes regardaient de tous côtés. Personne. Ils se mirent alors à faire avec précaution le tour du jardin, chacun d’un côté, se baissant pour inspecter chaque touffe de feuillage.

 

– La voilà ! cria Truphêmus.

 

Et d’un taillis sous lequel elle s’était dérobée, le savant attira par la main Netty, la fille d’Aloysius.

 

Certes, qui l’eût vue trois mois auparavant, n’aurait pu admettre qu’il avait devant les yeux la même créature. Netty, l’enfant malingre, était devenue, sous l’influence du système Truphêmique, une grande jeune fille paraissant avoir atteint au moins l’âge de dix-huit ans. Et de fait, c’était une créature admirablement belle. C’était bien elle qu’avait aperçue le jeune rêveur du haut de son observatoire aérien, et son enthousiasme était justifiable. Son corps était un assemblage de toutes les perfections physiques ; c’était la vie dans sa manifestation la plus complète et la plus régulière.

 

Ainsi surprise, la jeune fille se courba pour résister à l’étreinte de Truphêmus et, en vérité, on devinait qu’il lui eût suffi d’un geste brusque pour se dégager. Mais sous l’influence de la honte et de la peur, et elle se mit à pleurer en jetant des cris perçants :

 

– Non ! non ! ce n’est pas moi ! ce n’est pas moi !

 

Aloysius accourut de ses deux jambes cliquetantes.

 

– Ne lui faites pas mal ! cria-t-il à Truphêmus.

 

– Mais je ne l’ai pas touchée ! répondit le gros homme en lâchant la main de la jeune fille.

 

Celle-ci, se sentant libre, courut aussitôt se blottir dans un coin du pavillon, s’accroupit, et élevant son coude à la hauteur de son front, continua à gémir et à protester.

 

– Voyons ! voyons ! ma petite Netty ! disait Aloysius. Il ne faut pas te désoler comme cela ! Eh bien ! après tout, c’est un malheur… On ne te mangera pas pour cela…

 

Et il cajolait ses cheveux blonds du bout crochu de ses doigts osseux. Elle leva vers lui ses grands yeux bleu d’acier.

 

– Tu ne me battras pas, bien vrai ?

 

– Mais non ! mais non !… Allons, viens avec moi…

 

La prenant par la main, Aloysius l’emmena doucement vers le parc, la regardant et songeant aux théories de Truphêmus sur le système nerveux céphalo-rachidien.

 

– Comment le malheur est-il arrivé ?

 

– Je ne sais pas, papa. Je n’étais pas là… je n’ai rien vu…

 

– Ne mens pas ! une fille de ton âge… c’est-à-dire non, une grande fille comme toi !…

 

Netty se reprit à pleurer de plus belle, en criant :

 

– Je n’ai pas menti !… ce n’est pas moi !

 

Rien n’était plus singulier que l’aspect de son visage quand elle prononçait ces paroles. Ces lignes, parfaites dans leur régularité, se déformaient dans les contorsions d’un désespoir plus apparent que réel. C’était la grimace de l’enfant sur le visage de la femme, quelque chose qui ressemblait au masque de la Folie.

 

Aloysius la contemplait avec une expression de profond découragement.

 

Truphêmus se rapprocha de lui et lui frappa sur l’épaule :

 

– Un mot ! fit-il.

 

– Je suis à vous, murmura le docteur.

 

Et s’écartant un peu de la jeune fille, il s’approcha du gros Truphêmus.

 

– Peut-être, dit celui-ci, y aurait-il un moyen !

 

– Prenons garde ! prenons garde ! s’écria Aloysius avec une indicible expression de terreur. Nous n’avons déjà voulu que trop tenter la nature. Elle se venge, ajouta-t-il en désignant du doigt Netty, qui, étendue à terre, faisait de petits tas de sable avec ses mains.

 

– Est-ce bien le docteur Aloysius que j’entends ? reprit Truphêmus. Est-ce là cette intelligence supérieure pour laquelle la science n’avait pas de secrets, et qui n’admettait l’insolubilité d’aucun problème ? Et ne comprenez-vous pas que toute œuvre humaine a besoin de perfectionnement ? N’avons-nous rien obtenu ? Ce corps n’est-il pas l’œuvre la plus admirable que jamais la science ait produite ? Je ne me dissimule pas que l’âme laisse à désirer ; mais le mal est évidemment réparable. Que diriez-vous d’une opération délicate et dont l’idée vient de me frapper il n’y a qu’un instant ? Il est évident que la matière cervicale qui remplit le crâne de Netty est insuffisante ou mal conformée. Voilà ce dont, à mon humble avis, il importe de s’assurer. Le moyen est facile : il suffirait de pratiquer avec un instrument tranchant une incision circulaire qui détache une partie de la boîte osseuse de votre fille…

 

– Vous tairez-vous, bourreau ! tortionnaire ! hurla Aloysius, qui, hors de lui, se jeta sur Truphêmus.

 

Celui-ci, effrayé, roula de quelques pas en arrière… Au même instant, on frappa violemment à la porte de la rue.

 

VIII

Franz Kerry à Édouard B…, à Baltimore.

 

« Cher ami, je ne sais si je suis fou ou si je rêve ; mais, en vérité, j’éprouve des sensations nouvelles, et dont rien, jusqu’ici, dans ma vie, ne m’avait donné la plus faible perception. Est-ce donc l’amour qui s’est emparé de moi ? À toi de donner un nom à cette transformation de moi-même. Une seule pensée absorbe toutes mes pensées. L’infini me paraît nul auprès de ce fini qui s’appelle la bien-aimée, la lumière sombre auprès de cette lumière !

 

« Dans ma dernière lettre, je te mandais que j’avais en vain tenté de me rapprocher de celle qui était devenue toute ma vie, toute mon espérance. Voici ce qui était arrivé. Pour la première fois, depuis mon arrivée à la colline d’Hoboken, j’étais sorti de ma Thébaïde. Et m’orientant d’après les observations faites du haut de ma terrasse, je m’étais dirigé vers les Champs-Élysées. Là, rencontrant quelques passants, je leur demandai des indications. Mais j’oubliais d’abord que je me trouvais en face de natures bornées, incapables de comprendre les sensations qui m’oppressent.

 

« Je parlais comme si je t’avais écrit. Nul ne comprenait. Par bonheur, je me souvins que la science me donnait un moyen sûr de déterminer exactement la situation du palais de verre. Je retournai chez moi, et à l’aide du sextant, je fis un calcul minutieux qui me fixa à quelques yards près sur la position du point vers lequel je tendais…

 

« Je revins alors. Mes calculs ne m’avaient pas trompé. Je reconnus les murs du parc, et la maison qui faisait face à la route. Te le dirai-je ! moi qui ai la hardiesse inouïe de me lancer à âme perdue dans les abîmes de l’éther tournoyant, je me sentais, en face d’une simple porte, le plus timide et le plus faible des enfants…

 

« Je voulus d’abord savoir quels étaient les habitants de la maison. Je m’enquis auprès des rares voisins – voisins assez éloignés d’ailleurs – qui pouvaient me fournir quelques renseignements. Il paraît qu’en général je fus considéré comme assez mal venu. Je ne pus obtenir que des détails vagues ; je crus d’abord qu’on se raillait de moi.

 

« La maison au sujet de laquelle je posais des questions avait dans le quartier une réputation diabolique, et il était facile de voir, à l’air de mes interlocuteurs, qu’ils auraient infiniment préféré n’avoir point à en parler.

 

« Il était évident qu’elle inspirait à tous une terreur indicible : quant à ses habitants, il m’était impossible d’obtenir quelque information précise. On me désignait, comme occupant seuls la propriété, deux vieillards considérés comme les démons de cet enfer inconnu, et une petite fille de deux ou trois ans. En vain je parlai à termes couverts (tant je craignais de profaner l’ange de mon rêve !) de la jeune fille que j’avais aperçue. Le plus hardi m’affirma que jamais il n’avait existé de jeune fille dans la maison, à moins, ajouta-t-il, que quelque diablesse ne fût venue se mettre de la partie…

 

« Ce qui restait pour moi hors de doute, c’est que sur tout ceci planait une ombre mystérieuse et je n’en devenais que plus ardent à la percer.

 

« Je résolus, avant de me présenter directement à Quiet House (c’est le nom de l’habitation), de tout tenter pour m’instruire par moi-même. Alors je me glissai sous les murs du parc. Quelques arbres à forme étrange laissaient leurs branches dépasser le faîte de la muraille qui, n’étant pas en bon état, offrait à l’escalade une aide facile. C’est là que je projetai d’établir mon poste d’observation.

 

« La première fois que mes pieds et mes mains m’aidèrent à cette pénible ascension, mon cœur battait avec une telle violence que je me crus impuissant à atteindre mon but. Mais relevant la tête, je crus revoir dans l’azur céleste la forme adorable de Celle qui m’appelait, et je redoublai d’efforts… Enfin j’atteignis le couronnement de la muraille, et je plongeai mes regards avides dans le parc…

 

« Je ne m’étais pas trompé… le palais de verre existait… C’était bien cette couleur violette, à la fois douce et pâle, qui luisait aux rayons du soleil… et enfin, je la vis… elle !

 

« Mais dans quelle attitude ? J’avoue qu’à ce moment je crus n’être plus maître de ma raison, et aujourd’hui encore je me demande si ce que j’ai vu n’était pas un jeu de mon imagination. Elle était assise au pied d’un arbre, penchée en avant, de telle sorte que ses admirables cheveux blonds traînaient à terre. De ses doigts effilés, elle grattait le sable, et à mesure qu’elle avait formé un petit tas, elle le prenait à poignées et le jetait dans un seau de zinc, qui se trouvait auprès d’elle. Puis elle renversait le seau à demi-plein sur le sol, se levait, piétinait sur la terre, s’asseyait de nouveau et recommençait à faire ses tas de sable et à remplir le seau.

 

« Innocente occupation, mais dont l’étrangeté me frappa d’abord. Je restai là une heure, espérant qu’on s’apercevrait enfin de ma présence. Vaine illusion ! Le sable allait toujours du sol au seau, pour retomber du seau sur le sol. Je la contemplais. Ah ! mon ami, combien elle était plus belle encore que tout ce que j’avais rêvé ! Quelle pureté de formes, quelle diaphanéité dans cet être charmant ! Cependant la position dans laquelle je me trouvais ne laissait pas que d’être fort incommode. Je m’étais juché sur la plus grosse branche d’un des arbres touchant au mur, et après cette longue pause, le bois meurtrissait mes chairs, je sentais l’engourdissement s’emparer de tout mon individu, mes mains avaient peine à retenir le bois qui me servait de point d’appui… Il fallait en finir ! Mais, j’avais si grand-peur de l’effrayer, cette chère et parfaite créature qui rêvait toujours en macérant sa poussière !… Je l’appelai une première fois, elle n’entendit pas. Alors, m’enhardissant, je m’écriai :

 

« – Ange échappé du ciel, créature adorable que l’humanité n’a pas le droit de compter parmi ses créatures imparfaites !…

 

« Cette fois, elle avait entendu. Elle leva la tête… Et quel visage, ami ! Non, alors que je marchais, comme a dit un poète, dans mon rêve étoilé, alors que s’ouvraient à moi les perspectives éblouissantes de l’infini sidéral, non, jamais beauté plus profonde, plus enivrante ne s’imposa à mon être… J’étais ébloui, fou d’admiration et d’amour.

 

« C’est évidemment cet état de surexcitation qui troubla mes esprits au point de me jeter en proie à l’hallucination la plus grotesque qui se soit jamais produite… Aussi ne crois pas ce que tu vas lire. Cela n’est pas, cela ne pouvait pas être.

 

« Il me sembla… (j’insiste sur l’illusion évidente), il me sembla que, me regardant d’un air à la fois surpris et effrayé, elle contracta tout son visage dans une grimace burlesque, et que, portant sa main à son nez dans un geste vulgaire que je ne veux pas décrire, afin de ne lui pas faire injure, elle… elle me tira la langue ! ! !

 

« N’est-il pas évident que la fatigue avait oblitéré les facultés de la vision ? Mais comment se peut-il faire que notre faible nature soit assez peu maîtresse d’elle-même pour se créer de semblables fantômes ?… Je sentis que je faiblissais. Je fermai à demi les yeux, et je me laissai retomber de l’autre côté du mur. Puis je courus, de toute la vitesse de mes jambes, m’enfermer chez moi. J’avais peur de l’aliénation mentale, dont les doigts de fer commençaient à serrer mon cerveau. J’avais soif de repos, je voulais tomber dans un anéantissement momentané qui détendît mes nerfs… le sommeil vint. À mon réveil, j’étais sauvé…

 

« J’étais sauvé, j’avais repris mon calme. Et le premier effort de mon raisonnement me prouva l’insanité de ce que j’avais cru voir… Elle, grimacer ! Autant supposer que le ciel, que les astres, que les mondes se livreraient à des contorsions d’épileptique. C’était une erreur, née dans un cerveau maladif… et je le sentis si bien, si profondément, que je me mis à deux genoux, les bras tendus vers le pavillon de verre, et que je demandai pardon à l’ange insulté.

 

« Puis j’ai un remords. De quel droit m’étais-je permis de jouer ce rôle d’espion ? pourquoi avoir tenté de surprendre la bien-aimée ? Mes intentions n’étaient-elles donc pas pures comme le ciel dont elle est une émanation visible ? Je devais réparer ma faute et entrer par la porte dans cette maison où j’avais cherché à m’introduire comme un malfaiteur. Aussi, dès que la nuit eût rafraîchi mes sens, ma résolution fut prise ; je m’habillai de mon mieux et me rendis à Quiet-House.

 

« Je frappai violemment à la porte ; il me semblait que chaque coup de marteau retentît douloureusement dans mon âme. »

 

IX

– On frappe ! dit Truphêmus, à peine remis de l’effroi que lui avait causé le brusque mouvement d’Aloysius.

 

Celui-ci ne répondit pas. Les coups redoublèrent.

 

– On frappe ! répéta Truphêmus. Dois-je ouvrir ?

 

– Allez au diable ! s’écria Aloysius.

 

Truphêmus avait le caractère si bien fait, qu’il accueillit ces paroles comme un consentement. Il faut avouer encore qu’il n’était pas fâché de trouver un prétexte pour rompre un entretien si mal commencé. Le hasard le servait à point, puisque le fait d’une visite ne se produisait jamais à Quiet-House, et il avait hâte de profiter de ce hasard.

 

Mais il avait compté sans une circonstance toute particulière. Il y avait si longtemps que la porte n’avait été ouverte, gonds et ferrures étaient si complètement rouillés, qu’il s’évertuait en vain à tirer le battant à lui. Le visiteur frappait toujours.

 

– Voilà ! voilà ! criait Truphêmus sur une note appartenant à une octave non encore notée.

 

Il avait saisi à deux mains la poignée intérieure de la porte et les pieds arc-boutés sur le sol, le corps en arrière, il tirait, tirait toujours, mais vainement.

 

Cependant Aloysius, revenu de son accès d’exaspération, entendait tout le tapage. Il lui prit fantaisie d’en connaître la cause. Du premier coup d’œil, il devina l’embarras de Truphêmus.

 

– Tenez ferme ! lui cria-t-il.

 

Et passant ses bras longs et décharnés autour du ventre de son compagnon, il tira sur Truphêmus qui tirait sur la porte.

 

– Poussez ! cria-t-il encore au visiteur.

 

Le visiteur donna dans la porte un vigoureux coup de pied, le panneau s’ouvrit, les gonds tournèrent ; mais ce mouvement fut si vif, que Truphêmus tomba en arrière sur Aloysius, qui fut renversé. Dans leur chute, ils entraînèrent deux énormes dames-jeannes, heureusement vides, qui se brisèrent, entraînant à leur tour tout un attirail de cornues. Ce fut un cliquetis et un bouleversement inexprimables d’hommes et de tessons de verre…

 

Que regardait, profondément étonné, Franz Kerry, le blond habitant de la colline d’Hoboken.

 

Tomber est facile. Se relever est plus compliqué, moins pour Aloysius cependant que pour son compagnon. Aloysius parvint encore à se redresser assez rapidement ; mais Truphêmus, vu sa rotondité, se trouvait dans la situation de la tortue qu’un maladroit a placée sur le dos. En vain Aloysius le tirait par le bras, le dos du savant glissait et aucune saillie ne lui servait de point d’appui. Il poussait de petits cris plaintifs et désespérés.

 

– Attendez, dit Franz à Aloysius, je vais vous aider.

 

Il saisit l’autre bras, et plaça son pied contre l’un des pieds de Truphêmus. Aloysius l’imita, et tous deux, poussant un « Han ! » vigoureux, parvinrent à replacer la boule sur son axe. Elle oscilla un instant, puis resta immobile. C’était fait.

 

Puis les trois personnages se regardèrent, sans mot dire.

 

Truphêmus était décidément une forte nature : il reprit le premier son sang-froid, et, s’inclinant devant le jeune homme :

 

– Je vous remercie, monsieur ! lui dit-il ; donnez-vous la peine d’entrer, je vous prie, et veuillez nous faire connaître l’objet de votre visite ?

 

Franz rendit le salut qui lui était adressé, et suivit les deux savants.

 

– Je désirerais vous entretenir, dit-il, d’une affaire de la plus haute importance.

 

– Passons dans mon cabinet, fit Aloysius.

 

Chaînes et poulies grincèrent, à la grande surprise de Franz, et un instant après les trois hommes se trouvèrent dans la caisse particulière d’Aloysius.

 

– Parlez, monsieur ! dit le savant.

 

– Je ne suis point de trop ? demanda Truphêmus.

 

– Oh ! reprit Aloysius en s’adressant au jeune homme, je n’ai plus de secrets pour mon compagnon.

 

Franz n’était pas sans éprouver quelque embarras. Ce qui le surprenait le plus, c’est que sa bien-aimée dépendît, par lien de famille ou autrement, de l’un de ces deux êtres peu séduisants.

 

– L’un de vous, dit-il enfin, est sans doute le père d’une charmante, d’une adorable jeune fille qui habite cette maison ?

 

– C’est moi, dit Aloysius.

 

– Eh bien ! monsieur, je viens, en honnête homme, vous demander la main de votre fille. Je me nomme Franz Kerry, je suis riche, ma position est indépendante, et tout le bonheur de ma vie est entre vos mains…

 

Il allait continuer, mais il en fut empêché par un fait bizarre. Aux premiers mots de sa demande, Truphêmus avait serré les bras et fermé les yeux, puis de petits cris stridents, ressemblant à des sifflements, avaient commencé à s’échapper de sa poitrine. Une sorte de grondement sourd avait ronronné dans la gorge d’Aloysius. Ces deux sons s’étaient mariés, dans une tonalité différente, avaient grandi… ç’avait été tout à coup une explosion… Les deux savants riaient, riaient. Le ventre de Truphêmus s’enflait et se désenflait comme une outre sur laquelle eût bondi un clown ; tout le corps d’Aloysius tressautait et se heurtait en ses diverses parties comme un jeu de castagnettes multiples…

 

Et Franz les regardait, interdit, hébété, se demandant ce qu’il y avait de si violemment gai dans le fait d’un amant de l’infini demandant à s’unir à la plus belle création des forces naturelles…

 

Mais, patient, il attendit. Quelques paroles commençaient à s’échapper des lèvres haletantes des deux savants.

 

– En mariage ! disait Aloysius.

 

– À son âge ! répétait Truphêmus.

 

– Mariée !…

 

– Cinq ans !…

 

Tandis que les deux chimistes se remettaient de cet ébranlement nerveux, et que Franz se disposait à écouter les explications nécessaires, voici que tout à coup…

 

X

Les faits qui se passaient en bas avaient un caractère qui présentait un intérêt tout particulier.

 

Lorsque Truphêmus, entendant frapper à la porte, était rentré dans la maison, suivi quelques minutes après par Aloysius, Netty, qu’ils avaient laissé pleurant à chaudes larmes et criant à pleins poumons, avait immédiatement levé la tête, et, regardant à travers ses doigts écartés, s’était convaincue que l’affaire des carreaux cassés n’aurait pas de suite. Alors elle se mit à rire et à exécuter une de ces danses naïves, rudiments de l’art chorégraphique, que seuls peuvent imaginer les enfants. Puis, passant l’index de la main droite sur l’index de la main gauche, étendu dans la direction de la maison, elle manifesta par ce geste plusieurs fois répété le peu d’importance qu’elle attachait à la colère paternelle, en admettant même qu’elle existât.

 

Ensuite, sans doute pour donner issue à l’exaspération à laquelle elle se trouvait elle-même en proie, elle se mit à courir à travers le jardin, arrachant les fleurs, les jetant en l’air, puis les piétinant ; elle revint vers le kiosque où elle déchira quelques tentures. Mais ces exercices salutaires ne paraissaient pas suffire à lui rendre le calme perdu.

 

Tout à coup son visage prit une indicible expression de satisfaction ; son regard était à ce moment tourné vers la maison… Or, pour la première fois depuis trois mois, la porte, par un oubli qu’il faut attribuer à l’état troublé d’Aloysius, était restée ouverte…

 

Netty s’approcha sur la pointe des pieds et tendit le cou en avant. C’était au moment où les poulies entraînaient les savants et le jeune homme dans la caisse en question.

 

Certes le spectacle que la jeune fille avait sous les yeux n’avait rien de séduisant, et en la voyant s’arrêter hésitante sur le haut de l’escalier qui conduisait au fond de la cave, on eût dit une exilée d’un monde céleste, regardant curieusement l’antichambre d’un lieu infernal.

 

Elle écouta. Pas un bruit. Elle était seule. Certes, elle ressentait bien une certaine crainte ; mais la curiosité était si forte ! si souvent elle avait désiré pénétrer dans ces salles hermétiquement fermées ! Bref, elle se décida… La voici, hasardant un pied, puis l’autre, toujours l’oreille au guet… Elle se trouvait enfin au laboratoire. À cet instant, Truphêmus et Aloysius commençaient à rire.

 

Netty regardait autour d’elle. Tous ces objets nouveaux l’embarrassaient au plus haut point. Ce n’étaient que bonbonnes, que cylindres, que matras. Les mélanges les plus bizarres remplissaient les flacons de verre. Puis l’immense fourneau sur lequel mijotaient des préparations nouvelles, mélanges, amalgames ou combinaisons encore inachevées… Elle sauta devant le tableau dont les boutons indicateurs correspondaient aux moteurs de chaînes. Elle approcha sa main, puis la recula, puis enfin toucha rapidement les divers boutons, comme elle eût fait sur le clavier d’un piano… Mais aussitôt elle recula en poussant un cri d’effroi…

 

Toutes les mécaniques étant mises en jeu simultanément, les chaînes grincèrent, les poulies tournèrent follement, le système des contrepoids, perdant leur équilibre, n’agissait plus, les caisses descendaient avec une rapidité vertigineuse, puis remontaient d’un vigoureux élan, comme si elles eussent acquis une force nouvelle.

 

Netty courait, et, comme un oiseau qui a pénétré dans une chambre par une fenêtre entrouverte, se heurtait à tous les coins, à tous les angles. Elle trébucha, se retint à quelque chose… C’était le moteur de la grande machine électrique. Et voilà que l’immense disque de verre se mit à glisser entre des coussins… Un torrent d’étincelles s’échappa dans l’air comme un faisceau d’étoiles, avec un crépitement toujours plus fort.

 

Netty est affolée. Elle veut fuir… elle veut parvenir à la porte ; mais elle heurte tout sur son passage : cornues, flacons, alambics, bonbonnes se brisent… les liquides se répandent, les gaz reprennent leur liberté.

 

Alors les combinaisons les plus inouïes se réalisent… les éléments chimiques sont en présence… c’est la lutte des forces essentielles de la nature.

 

Les caisses montent et descendent toujours, secouant les malheureux, dont l’un était venu chercher le bonheur dans Quiet-House.

 

Aux lueurs étranges et sans cesse changeant de teintes, Netty court encore…

 

L’asphyxie la saisit à la gorge et la terrasse…

 

Puis une effroyable détonation…

 

Et tout s’écroule…

 

 

Ainsi périrent les habitants de la Maison Tranquille, et voici comme Franz Kerry ne trouva pas le bonheur qu’il avait rêvé.

 

LA CHAMBRE D’HÔTEL

I

J’ai toujours eu, je ne sais pourquoi, une tendance à m’intéresser aux procès de cours d’assises. Je ne suis certes pas seul à nourrir cette curiosité, et je ne prétends point non plus par là justifier l’étrangeté – d’autres disent l’inconvenance – de ce goût exagéré. Je le constate, et rien de plus. Pas un procès de quelque importance ne se plaide sans que je sois immédiatement à l’affût des moindres détails, des plus insignifiantes particularités. Dès que l’affaire est entamée, je me forme une opinion, je discute l’accusation, j’établis les plaidoiries, je devance le verdict, et ce m’est une réelle satisfaction d’amour-propre lorsque je ne me suis pas trompé.

 

– Voici une affaire, disais-je ce soir-là à mon ami Maurice Parent, qui ne donnera pas grand-peine à messieurs de la cour…

 

– De quoi s’agit-il ?

 

– Écoute le récit sommaire. Un étudiant, nommé Beaujon, a assassiné, par jalousie, un de ses camarades d’étude, Defodon. La justice a retrouvé tous les fils de l’affaire ; c’était mieux que jamais le cas de dire : « Où est la femme ? » Et il n’a pas été difficile de la découvrir.

 

Je jetai à mon ami le journal que je tenais à la main, en ajoutant :

 

– Procès banal !

 

Maurice regarda ces quelques lignes, concernant l’affaire ; puis, repliant le journal :

 

– Ainsi, me dit-il, pour toi, ces renseignements, donnés peut-être à la légère, te suffisent, et ton opinion est faite ?…

 

– Puisque le doute n’est pas possible ! Je ne m’en préoccupe d’ailleurs pas. C’est là un de ces accidents de trop peu d’importance pour qu’ils s’imposent à mon attention.

 

Maurice réfléchit un moment :

 

– Voilà, reprit-il, une des plus singulières dispositions de l’esprit humain. Dès qu’un événement se produit, un point frappe, commande aussitôt l’attention, et de ce point, souvent secondaire en réalité, on fait le pivot de toute une argumentation. Il suffit qu’un souverain ait une fois laissé échapper un mot de bienveillance, pour que le surnom de juste ou de généreux s’attache à son nom : c’est ainsi qu’Henri IV est devenu le père du peuple de par la poule au pot. Et de même en toutes choses. Cette observation s’applique tout particulièrement aux procès criminels. Sur une circonstance qui ne présente le plus souvent aucun intérêt sérieux, vous bâtissez tout un système de déductions, et votre décision répond, non pas à l’ensemble des faits véritables, mais à la suite d’idées qu’un simple détail a éveillées en vous…

 

– Il est cependant des cas où l’évidence est telle que ce serait une folie que de se refuser à la constater.

 

– L’évidence prétendue est la source même de toutes les erreurs.

 

Ces affirmations me piquaient au vif. J’en sentais la justesse, mais ne voulais point m’y rendre. Si bien que je proposai à Maurice d’assister au procès de Beaujon, certain que j’étais de réduire ses théories à néant par la simplicité même de l’affaire et l’impossibilité où il se trouverait nécessairement de discuter cette évidence qu’il niait.

 

Pendant que nous nous rendions au Palais, j’escomptais déjà le plaisir que j’aurais plus tard à confondre ses théories. Il m’écouta longtemps ; seulement un sourire soulevait sa lèvre. Je m’impatientais de cette ironie latente ; il reprit tout à coup sa physionomie sérieuse.

 

– Mon cher ami, me dit-il, je vous affirme que dans la plupart des cas les accusés sont condamnés ou acquittés, non en raison des circonstances réelles de l’événement auquel ils se sont trouvés mêlés, mais bien d’après un système que bâtit à son propre usage soit l’accusation, soit la défense. L’esprit humain est ainsi fait que l’accusé, alors même que son sort dépend d’une franchise absolue, cache volontairement une série de détails qui, pour paraître insignifiants, ne constituent pas moins le plus souvent le canevas réel de l’affaire. L’amour-propre est le plus fort, mais un amour-propre mesquin et étroit. L’homme avouera avoir frappé sa victime, mais niera par exemple qu’elle lui ait reproché sa laideur ou un défaut caché de constitution ; jamais il ne fera connaître de lui-même une circonstance qui le rendrait ridicule. Il préfère s’avouer criminel. Ceci est un des côtés de la question ; il peut arriver encore, et le fait se produit fréquemment, que ces circonstances soient inconnues à l’accusé lui-même aussi bien qu’au ministère public. Dans tout fait, quel qu’il soit, il se trouve des points accessoires, dont l’influence latente n’en a pas moins de puissance. Les acteurs du drame la subissent sans l’analyser, sans en avoir même conscience…

 

– D’où vous concluez ?…

 

– D’où je conclus que, si le coupable est condamné pour le fait matériel, brutal, la connaissance de la vérité complète pourrait le plus souvent modifier le verdict du jury, soit dans le sens de l’aggravation, soit, au contraire, dans le sens de l’acquittement. Encore un mot : en France, le système des circonstances atténuantes n’est point basé sur un autre raisonnement. On a laissé à la conscience des jurés l’appréciation de circonstances dont la matérialité ne s’impose pas…

 

Nous étions arrivés à la cour d’assises.

 

Maurice redevint grave et silencieux. Je me laissai guider.

 

Nous étions entrés des premiers : aussi pûmes-nous choisir nos places. Ainsi qu’on le sait, le tribunal étant rangé sur une estrade, au fond de l’hémicycle, l’accusé se place à droite, ayant devant lui son avocat ; à gauche, le procureur général ou son substitut ; plus en avant, les jurés ; devant la cour, l’enceinte réservée aux témoins. Au milieu de cet espace laissé libre, la table chargée des pièces dites à conviction.

 

Maurice se fit expliquer ces détails avant l’ouverture des débats.

 

– Plaçons-nous de telle sorte que nous puissions voir et l’accusé et les témoins, seuls acteurs dont l’observation nous soit utile. Il est malheureux que les témoins ne doivent nous apparaître que de dos. Mais cet empêchement ne constitue pas une difficulté aussi importante qu’elle le paraît au premier coup d’œil. Dans une affaire d’où la passion semble devoir être exclue, le seul point à noter – quant aux témoins – est leur degré d’éducation et d’intelligence. Nous devons pouvoir jeter un regard sur leur physionomie au moment où ils se rendent à la barre ; puis l’examen de leur costume fera le reste.

 

Nous nous installâmes donc, à gauche du tribunal, auprès de la tribune des jurés. De là, nous pouvions voir en plein le visage de l’accusé.

 

Après les préliminaires d’usage, l’assassin fut introduit. Le mouvement ordinaire, partie de curiosité, partie d’intérêt, se manifesta dans l’assistance, compacte et composée en majorité de dames, dont quelques-unes appartenaient à ce qu’on est convenu d’appeler la plus haute société.

 

Rien de plus insignifiant d’ailleurs que l’accusé : il se pouvait définir d’un mot : un beau garçon. Des cheveux châtains bouclant naturellement, pommadés et séparés par une raie irréprochable. De grands yeux, trop bien fendus, à cils longs : regard sans expression particulière. Une barbe d’un beau châtain, taillée en éventail, peignée et frisée. Le nez droit, un peu fort. La bouche encadrée par une moustache assez fournie. La lèvre inférieure un peu épaisse. Le teint très clair. En résumé une de ces têtes comme on en rencontre à chaque pas. Rien à signaler au point de vue de l’expression, ni en bien ni en mal. Pour costume, redingote noire, gilet montant, linge très blanc, col rabattu, dégageant le cou. Bonne tenue, point de fanfaronnade, mais aussi peu de fermeté. Sur tous ses traits, dans tous ses gestes, une sorte d’inquiétude étonnée. Grande politesse pour les gendarmes. L’avocat s’étant retourné pour lui parler, l’accusé rougit comme s’il eût été surpris de cette condescendance.

 

Le silence établi, le jury constitué, le greffier donna lecture de l’acte d’accusation.

 

ACTE D’ACCUSATION

 

« Le 23 avril dernier, à neuf heures du soir, des cris se faisaient entendre dans une chambre garnie de l’hôtel de Bretagne et du Périgord situé rue des Grès, n° 27. Cette chambre, au deuxième étage, était occupée par un jeune homme de vingt-six ans, Jules Defodon. En même temps que retentissaient les cris, le bruit d’une lutte violente attirait l’attention des voisins. Un instant après, la porte de la chambre s’ouvrait vivement, et Pierre Beaujon s’élançait dans l’escalier, poussant des cris inarticulés, et se précipitait vers la rue. Le concierge de la maison, M. Tremplier, surpris de ces allures, préoccupé des cris entendus, s’opposait à sa sortie, et, malgré ses efforts, le maintenait avec énergie. En même temps, les voisins pénétraient dans la chambre d’où les bruits étaient partis. Là un terrible spectacle frappait leurs regards. Jules Defodon gisait sur le plancher, sur le dos, la face contractée, la physionomie convulsée comme s’il eût, jusque dans la mort, jeté à son meurtrier une dernière et suprême imprécation. Un homme de l’art, demeurant dans la maison, fut aussitôt appelé.

 

« Le corps n’était vêtu que d’une chemise de nuit. Il portait au cou des empreintes de doigts fortement serrés. Le nommé Pierre Beaujon, ramené dans la chambre, ne put regarder en face le cadavre encore chaud de sa victime. Il s’évanouit. Le commissaire de police du quartier vint faire les premières constatations ; puis l’autorité judiciaire se livra à une longue et minutieuse enquête qui a révélé les faits suivants ; les détails recueillis jettent sur cette mystérieuse affaire une lumière qui ne laisse aucune circonstance dans l’ombre.

 

« Jules Defodon est né à Rennes, le 1er mai 184… Il appartient à l’une des meilleures familles du pays, et son père a occupé un siège élevé dans la magistrature ; il fut envoyé à Paris, il y a six ans, pour achever ses études de droit. Sa conduite fut pendant longtemps exemplaire. Mais peu à peu il se lia avec des jeunes gens de son âge, et ses habitudes devinrent moins régulières. Nerveux et maladif, il se laissa entraîner à des excès qui, sans cependant compromettre sérieusement son avenir, influèrent sur la marche de ses études. Au nombre de ces connaissances nouvelles, l’accusation signale Pierre Beaujon.

 

« L’homme qui est assis en ce moment sur le banc des accusés est né à Paris ; il est âgé de trois ans de moins que Defodon. Étudiant en droit, il s’est signalé par son inexactitude aux cours, et ses échecs ont été nombreux dans les examens qu’il a subis. Orphelin dès son enfance, il n’a pas reçu les enseignements précieux de la famille. Rien cependant n’eût prouvé en lui les tendances perverses qui devaient l’entraîner jusqu’au crime, si une de ces liaisons, malheureusement trop fréquentes dans le monde des jeunes gens, ne fût venue éveiller en lui des passions violentes.

 

« Une de ces femmes qui se font un jeu de l’honneur des familles, Annette Gangrelot, connue dans la société interlope sous le nom de la Bestia, attira les hommages de Beaujon qui en devint éperdument amoureux.

 

« Une rencontre fortuite la mit en relations avec Defodon, et elle ne tarda pas à s’abandonner également à lui.

 

« De là surgit entre les deux jeunes gens une haine sourde, peu apparente et qui devait éclater dans toute sa violence à la soirée du 23 avril.

 

« Annette Gangrelot partageait ses faveurs entre ses deux amis, qui se cachaient l’un de l’autre avec un soin égal. Cependant Beaujon semble s’être aperçu le premier des infidélités de sa maîtresse ; le 15 mars, dans un café du quartier latin, il s’écriait en parlant à cette fille : « Si tu me trompais, je te tordrais le cou et puis ensuite à ton amant ! »

 

« Une scène de violence se passa dans le même établissement quelques jours après. Beaujon, étant ivre, voulut frapper la Gangrelot, et lui tint ce langage odieux dont nous devons adoucir les termes : « Si tu as des relations avec quelqu’un, j’aime mieux que ce soit avec Defodon plutôt qu’avec tout autre. » Mais en prononçant ces paroles il était dans un tel état d’exaspération, que ses amis durent intervenir pour éviter un malheur, c’est l’expression employée par un des témoins.

 

« Les explications données par l’accusé peuvent se résumer ainsi :

 

« Ni lui, ni Defodon n’éprouvaient pour la fille Gangrelot d’affection sérieuse. Chacun d’eux connaissait parfaitement les relations que cette femme avait avec son camarade, et c’était d’un commun accord qu’ils s’amusaient, dit Beaujon, à feindre une jalousie qu’ils ne ressentaient pas.

 

« Sans nous arrêter à l’immoralité profonde que révélerait une pareille entente, d’ailleurs si peu naturelle et si invraisemblable, il convient d’arrêter son attention sur quelques détails probants.

 

« Lors d’une perquisition faite dans la chambre de Beaujon, il a été découvert une photographie de la fille Gangrelot, dont la tête avait été à demi lacérée à coups de canif ; de plus, une lettre, trouvée sur son bureau, porte ces mots inachevés : « Tu m’enlèves la Bestia… tu me le payeras ! » Cette lettre était évidemment destinée à Defodon.

 

« Chez Defodon se trouvait une autre photographie de la même personne, avec ces mots écrits de la main de la victime : « À toi mon cœur ! à toi ma vie ! » Il est donc indiscutable que ces deux jeunes gens éprouvaient pour la Gangrelot une passion réelle et que la jalousie les animait. Quelques jours avant le crime, ils eurent une discussion assez vive dans la pension où ils prenaient leurs repas ; et Beaujon, saisissant un couteau, s’écria en s’adressant à Defodon : « Je vais te dépouiller comme un lapin ! » Cette discussion semblait d’ailleurs n’avoir pour prétexte qu’une plaisanterie ; mais elle est évidemment l’indice d’un antagonisme toujours prêt à éclater et à se traduire en violences.

 

« Que s’est-il donc passé dans la soirée du 23 avril ? Defodon et Beaujon étaient allés dîner ensemble à leur pension bourgeoise. Rien ne paraissait indiquer une mésintelligence plus grande qu’à l’ordinaire. La conversation roula sur divers sujets insignifiants. Defodon semblait mal à l’aise ; il parlait peu et se plaignait d’une sorte de faiblesse générale. Était-il sous le coup d’un de ces pressentiments inexplicables, dont le secret n’a pu encore être saisi par la science ? À la fin du dîner, il manifesta l’intention de rentrer chez lui pour se mettre au lit. Un de ses amis, le nommé Singer, proposa de l’accompagner et de passer la soirée avec lui. Mais Beaujon intervint vivement, en disant :

 

« – Mais, ne suis-je pas là ? Je lui suffirai bien.

 

« L’événement a prouvé combien ces derniers mots, sous leur insignifiance apparente, cachaient d’ironie et de menaces.

 

« Un témoin rapporte encore ce propos. Au moment où Defodon et Beaujon se retiraient, quelqu’un dit au premier : « À demain ! – Oh ! à demain ! fit Beaujon, je ne crois pas. Il a besoin de repos. »

 

« Les deux jeunes gens rentrèrent à l’hôtel. Que s’est-il passé de huit à neuf heures ? c’est ce que l’accusation n’a pu établir de façon certaine. Ils étaient seuls, et rien n’a été entendu jusqu’à la scène suprême. Évidemment une discussion s’engagea entre Defodon et son meurtrier. Defodon était couché. Attaqué par le meurtrier, il se leva pour se défendre et vint tomber au milieu de la chambre, tandis que Beaujon le serrait à la gorge.

 

« Les explications fournies par Beaujon ne présentent aucune vraisemblance. Selon lui, son ami causait avec lui de la façon la plus calme, lorsque tout à coup son visage, sans raison apparente, aurait exprimé la plus grande terreur. Il se serait levé de son lit, en proie à une inexprimable frayeur, et se serait jeté sur Beaujon, qu’il aurait étreint fortement. L’accusé a montré à l’appui de son dire une ecchymose à l’épaule, qui semblait en effet produite par les ongles de sa victime. Ce serait alors pour se défendre que Beaujon aurait saisi Defodon à la gorge ; involontairement, il aurait exercé une pression plus violente qu’il ne le croyait. Puis, quand il aurait vu son ami tomber sans vie, il aurait été pris d’une terreur si vive qu’il se serait enfui, ainsi qu’il a été dit.

 

« Ce système, que tout contredit, a été soutenu par l’accusé avec une rare ténacité ; il n’en est pas moins inacceptable. Et toutes les circonstances, soigneusement groupées par l’instruction, prouvent qu’une fois de plus la société a à déplorer un de ces crimes enfantés par la jalousie et les passions mauvaises…

 

« En conséquence, Beaujon (Pierre-Alexis) est accusé d’avoir, dans la soirée du 23 avril, volontairement et avec préméditation, donné la mort à Defodon (Jules-François-Émile), crime prévu et puni…, etc. »

 

III

Les déductions de l’acte d’accusation parurent si concluantes à l’assistance que, de prime abord, l’opinion fut formée, et le murmure contenu qui s’éleva indiqua une sorte de désappointement. On s’était attendu à des détails plus émouvants ; le bruit qui avait couru de dénégations persistantes de l’accusé avait fait espérer des complications inextricables. On se trouvait au contraire en face d’un crime banal ; l’élément amour, si puissant dans les causes judiciaires, était en quelque sorte relégué au second plan par l’indignité du sujet, dont le nom de Gangrelot avait excité quelques sourires. L’attitude de l’accusé n’était point d’ailleurs de nature à éveiller les sympathies. Il avait écouté l’acte d’accusation sans un geste, sans un mouvement quelconque d’émotion. Deux ou trois fois seulement on l’avait vu sourire et même hausser imperceptiblement les épaules. Puis, peu à peu son visage avait pris une expression d’insouciante assurance. Le véritable défaut de cette physionomie était dans l’absence de tout caractère frappant et original.

 

Les dames qui fréquentent les cours d’assises aiment à trouver dans les traits du coupable quelque singularité en sens quelconque. L’abruti féroce étonne et effraye ; l’homme fatal intéresse ; le fanfaron exaspère ; mais se peut-on intéresser à un assassin qui n’effraye ni n’exaspère ?

 

L’interrogatoire de l’accusé commença : il répondait à voix basse ; son accent était ferme, sans aucun éclat. Décidément cet homme était l’insignifiance même.

 

LE PRÉSIDENT. – Expliquez-nous ce qui s’est passé le 23 avril ?

 

BEAUJON. – Je vais répéter les explications que j’ai données au commissaire de police, au juge d’instruction, à tous ceux enfin qui m’ont interrogé depuis cette triste affaire. Defodon et moi nous avons quitté la pension vers sept heures ; il se disait un peu malade. En général, il n’était pas d’une bonne santé ; de plus, il s’écoutait beaucoup. Nous nous moquions même souvent de lui à ce sujet, en l’appelant « la petite dame ». Et c’était une plaisanterie ordinaire que de lui demander : As-tu tes nerfs ? Enfin, ce soir-là, il paraissait assez agité ; il était pâle, et je crus que le mieux était pour lui de prendre un peu de repos. À sept heures et demie, il était couché ; et il me demanda de rester auprès de lui pour lui tenir compagnie…

 

LE PRÉSIDENT. – Mais n’aviez-vous pas dit à la pension même que vous passeriez la soirée avec lui ? Cela impliquerait une contradiction avec cette demande dont vous parlez pour la première fois.

 

BEAUJON. – Le détail n’a pas d’importance… Je ne me le rappelle pas exactement. Toujours est-il que je restai.

 

LE PRÉSIDENT. – Encore un mot : le croyiez-vous assez malade pour que son indisposition pût se prolonger plusieurs jours ?

 

BEAUJON. – Je ne comprends pas le sens de cette question.

 

LE PRÉSIDENT. – Je m’explique. Comme un de ses amis lui disait : À demain ! vous avez répondu : Oh ! je ne crois pas… il a besoin de repos.

 

BEAUJON. – Ai-je dit cela ? c’est possible. Je ne m’en souviens pas.

 

LE PRÉSIDENT. – Messieurs les jurés entendront le témoin. Continuez, Beaujon.

 

BEAUJON. – S’il fallait se rappeler tous les mots sans importance… enfin ! Je disais donc que je m’installai auprès de son lit…

 

LE PRÉSIDENT. – Décrivez-nous la chambre où vous vous trouviez.

 

BEAUJON. – C’est bien facile. C’est une chambre d’hôtel, pareille à toutes les autres ; le mobilier se compose d’un lit à rideaux blancs, d’un secrétaire, d’une table recouverte d’un tapis et formant bureau, une table de nuit, quelques chaises et un fauteuil. Le lit fait face à la fenêtre. J’étais assis dans le fauteuil, devant la cheminée dans laquelle il n’y avait pas de feu. Je voyais Defodon de trois quarts. Il était très gai, et nous nous mîmes à causer.

 

LE PRÉSIDENT. – Quel était le sujet de votre conversation ?

 

BEAUJON. – Il me serait assez difficile de vous le retracer avec ordre. Nous avons parlé théâtre ; nous étions allés trois jours auparavant voir à l’Odéon la pièce nouvelle de George Sand. Puis nous causâmes voyages. Nous avions envie de partir tous les deux pour quelque pays éloigné… vous savez, un de ces projets comme on en fait tous les jours et qu’on n’exécute pas, faute d’argent.

 

LE PRÉSIDENT. – N’avez-vous pas parlé aussi de la fille Gangrelot ?

 

BEAUJON. – De la Bestia ? Ah ! ma foi non.

 

LE PRÉSIDENT. – Je vous interrogerai tout à l’heure sur vos relations avec cette fille ; achevez votre récit.

 

BEAUJON. – Mais vous m’interrompez à chaque instant… J’aurais déjà fini. Je vous disais donc que nous causions de toutes sortes de choses, en très bons amis, je vous assure. La nuit était tout à fait venue, j’allumai une lampe à l’huile de pétrole qui, par parenthèse, n’avait ni globe, ni abat-jour. Je la mis sur la cheminée. Elle éclairait en plein le lit et le visage de Defodon. C’est alors que se passa la scène inexplicable qui m’a amené ici… Ah ! je me souviens, nous nous rappelions à ce moment un vieux souvenir de Bullier, une noce de l’année dernière… Ce qui suit a été si rapide que j’ai eu beaucoup de peine à ressaisir quelques détails. Defodon me parut préoccupé ; le regard fixe, il ne me répondait que par monosyllabes… Tout à coup son visage s’est contracté ; je ne sais pas ; mais il me semble avoir vu sur sa figure, auprès de la bouche, quelque chose de noir comme une tache… Il a bondi sur lui-même en poussant un cri rauque, étouffé, comme si le larynx eût été violemment serré. Il a étendu les bras en l’air et battu l’air de ses mains… puis il a sauté en bas de son lit, en chemise, et s’est jeté sur moi. Je me suis levé et l’ai repoussé, mais il s’est accroché à moi, m’a serré le cou d’une main, l’épaule de l’autre. Il semblait se débattre contre un horrible cauchemar. J’ai cru qu’il devenait fou ; pour le faire reculer je lui ai porté la main à la gorge, évidemment ; dans ma surprise, je n’ai pas mesuré la force de la pression… j’ai dû serrer très fort. Il a porté la tête en arrière, je l’ai lâché ; il est tombé de toute sa hauteur. Je me suis baissé vers lui… sa face était horriblement convulsée. C’est alors que je l’ai cru mort… j’ai eu peur et me suis sauvé en criant.

 

LE PRÉSIDENT. – Comment votre première pensée était-elle de vous enfuir plutôt que d’appeler du secours ?

 

BEAUJON. – J’ai perdu la tête.

 

D. – Ainsi, vous prétendez que c’est Defodon qui vous a attaqué, sans aucune provocation de votre part, et que vous vous êtes seulement défendu ?

 

R. – Attaqué ne me paraît pas le mot propre. Il n’avait pas plus de raison de m’attaquer que je n’en avais moi-même pour lui faire du mal. Je croirais plutôt à un accès de fièvre chaude.

 

LE PRÉSIDENT (aux jurés). – Nous entendrons les médecins à ce sujet. – (À l’accusé :) Expliquez-nous quelles étaient vos relations avec la fille Gangrelot. (Mouvement d’attention dans l’auditoire.)

 

L’accusé sourit.

 

– En vérité, dit-il, je ne comprends guère l’importance que l’on attache à ces détails. La Bestia est une bonne fille, qui aime tout le monde et, par conséquent, n’aime personne. Il est très vrai que j’ai eu des relations avec elle, un peu comme la plupart de mes camarades. Defodon aussi. Mais de là à une passion, de là à de la jalousie, il y a loin. Pour être jaloux de la Bestia, il y aurait eu trop à faire…

 

LE PRÉSIDENT. – Accusé, je vous invite à vous exprimer convenablement et à quitter ce ton ironique qui n’est pas en rapport avec la gravité de votre situation. Ainsi, vous niez qu’il y ait eu jalousie entre vous et Defodon au sujet de cette fille ?

 

BEAUJON. – Je le nie absolument. Nous avons fait sa connaissance ensemble, un jour que nous étions à Bullier. Nous étions un peu partis tous les deux et nous invitâmes la Bestia à venir avec nous.

 

« – Avec qui des deux ? demanda-t-elle.

 

« – Attends, lui dit Defodon, nous allons jouer cela au piquet. Et en effet, nous l’avons jouée en cent cinquante liés. C’est moi qui ai gagné.

 

On comprend facilement l’impression défavorable produite sur l’auditoire et le jury par ces explications inconvenantes. Le président, en quelques paroles bien senties, invite l’accusé à se respecter lui-même et à respecter le tribunal.

 

– Qu’est-ce que vous voulez ? reprend Beaujon, vous me demandez la vérité, je vous la dis. Vous avez affaire à des étudiants, qui ne valent pas moins que d’autres, qui sont de très honnêtes garçons, mais ne sont point des vestales.

 

D. – Vous cherchez à jeter sur la victime une défaveur qui rejaillit sur vous-même. Je vous engage à changer de système. La seule excuse de l’acte commis est, au contraire, dans une passion violente pour une créature qui, à tous égards, en paraît peu digne. Il est d’ailleurs établi par l’instruction que vous et Defodon cachiez avec le plus grand soin vos relations avec cette personne.

 

R. – Nous nous cachions si peu qu’on nous a vus, à tous moments, dînant soit à trois, soit en partie carrée.

 

D. – Prétendez-vous que vous n’ignoriez pas les infidélités de la fille Gangrelot ?

 

R. – Le mot est bien grand pour une bien petite chose. La Bestia étant de nature infidèle, nul n’a jamais eu la prétention de compter sur sa fidélité.

 

D. – Vous persistez dans ce système : et vous oubliez que toutes les circonstances démentent cette indifférence prétendue. Le 15 mars, vous vous écriez : Si la Bestia me trompait, je lui tordrais le cou…

 

R. – En effet, je crois me souvenir que je lui ai dit quelque chose comme cela. Mais vous pourrez lui demander à elle-même si jamais elle a considéré ces paroles comme une menace sérieuse. C’est là une de ces plaisanteries dont je ne prétends pas affirmer le bon goût, mais qui s’entendent tous les jours au quartier Latin.

 

D. – On pourrait admettre cette explication, tout étrange qu’elle paraisse, si le même fait ne s’était plusieurs fois renouvelé. N’avez-vous pas eu, quelques jours plus tard, avec cette fille, une discussion des plus violentes ? Vous avez voulu frapper celle que vous appelez la Bestia ?

 

R. – J’étais un peu gris. Elle m’aura dit quelque impertinence, genre d’aménités dont ces dames ne sont pas avares, et, n’ayant pas bien la tête à moi, j’ai voulu la corriger un peu vivement…

 

D. – Je vous le répète, c’était évidemment par jalousie…

 

R. – Je vous répète à mon tour que c’est une erreur. Jamais je n’ai de ma vie été jaloux de cette brave fille, qui était bien libre de faire ce qu’elle voulait. Est-ce que d’ailleurs je pouvais l’entretenir ? Elle venait nous trouver quand elle n’avait rien de mieux à faire…

 

D. – Ces expressions et ces explications témoignent d’une telle absence de moralité que je vous adjure pour la dernière fois d’abandonner ce système qui, pour votre dignité personnelle, est inacceptable et répugnant…

 

R. – Mon Dieu, monsieur le président, je n’ai pas la moindre intention de blesser qui ce soit : je ne fais pas l’apologie de nos mœurs. Il y a évidemment là un laisser-aller regrettable, et, comme vous le dites, un manque de dignité : je suis le premier à le reconnaître. Mais, je l’avoue, j’aime mieux cent fois, en disant la vérité, m’exposer à un blâme mérité, que de donner corps, par des aveux fictifs, à une accusation monstrueuse et que je repousse de toutes mes forces…

 

D. – Comment expliquez-vous la présence chez vous d’une carte photographique, portrait de la fille Gangrelot, dont le visage était en partie lacéré à coups de canif ? – Greffier, faites passer cette photographie à messieurs les jurés…

 

R. – Si j’avais eu pour la Bestia la passion que vous m’attribuez, croyez-vous donc que je l’aurais ainsi traitée ?…

 

D. – Justement, la jalousie explique cette violence.

 

R. – La jalousie… mais, encore une fois, je n’étais ni assez amoureux, ni assez niais pour être jaloux de cette fille.

 

D. – En admettant que vous fussiez aussi indifférent que vous le dites, il est néanmoins de la dernière évidence que l’affection de Defodon pour elle était réelle : il avait écrit sur une photographie ces mots explicites : À toi mon cœur ! À toi ma vie !

 

R. – C’était une plaisanterie.

 

D. – Dans une scène qui a précédé le crime de quelques jours, vous avez menacé Defodon ; vous étant emparé d’un couteau, vous vous êtes écrié : Je vais te dépioter comme un lapin.

 

R. – S’il est des témoins qui donnent une importance quelconque à ce propos, ils sont fous ou de mauvaise foi : ce n’était là qu’une menace faite en riant et dont, je vous l’affirme, Defodon n’était nullement effrayé.

 

D. – Malgré ces explications, il ressort de l’enquête que vous avez toujours été d’un caractère violent.

 

R. – Je ne suis pas un mouton, mais je ne suis pas un tigre.

 

D. – Je fais encore une fois appel à votre franchise : dans la soirée du 23 avril, une discussion s’est-elle, oui ou non, élevée entre vous et Defodon ?…

 

R. – Non.

 

D. – Vous persistez à dire qu’il s’est jeté sur vous sans provocation, et que c’est seulement en vous défendant que vous lui avez donné la mort ?

 

R. – Je le jure.

 

LE PRÉSIDENT. – Messieurs les jurés apprécieront. Nous allons entendre les témoins.

 

IV

L’interrogatoire avait produit sur l’auditoire une pénible impression ; plusieurs fois des murmures s’étaient élevés aux réponses de l’accusé, qui, d’ailleurs, protestait sans énergie contre l’accusation ; il semblait n’attacher au drame qu’une importance secondaire et paraissait ressentir pour la victime l’indifférence qu’il s’attachait à montrer pour sa maîtresse. Il n’y avait aucune forfanterie dans la façon dont il s’exprimait. Il répondait avec la précipitation d’un homme à qui il tarde d’échapper à une formalité ennuyeuse.

 

Pendant la courte suspension d’audience qui suivit l’interrogatoire, je demandai à Maurice ce qu’il pensait de tout cela.

 

– Oh ! oh ! me dit-il, vous allez vite en besogne. Ne pensons jamais si promptement. Laissons-nous d’abord entraîner à l’impression du moment.

 

– J’avoue, interrompis-je, que cette première impression est absolument défavorable à l’accusé…

 

– Qui vous dit que je ne sois pas de votre avis ? Nous avons choisi cette affaire au hasard ; sa simplicité peut rendre inutiles toutes recherches de notre part. En tout cas, nous ne perdons pas notre temps. Écoutons et attendons.

 

 

L’audition des témoins commença.

 

TREMPLIER, concierge de la maison, répéta les détails déjà consignés dans l’acte d’accusation ; il avait vu Beaujon s’élancer, nu-tête, hors de la maison. Un mouvement irraisonné l’avait porté à l’arrêter au passage. Il n’avait d’ailleurs aucun soupçon. Mais l’attitude de Beaujon lui paraissait extraordinaire.

 

D. – N’a-t-il prononcé aucune parole au moment où vous l’avez arrêté ?

 

R. – Non, il se débattait en poussant des cris inarticulés. Je le croyais fou.

 

D. – Quel était le caractère de Defodon ?

 

R. – C’était un brave jeune homme, mais un peu trop noceur, d’autant qu’il était d’une mauvaise santé ; il avait à tout moment des mouvements nerveux, quand une porte se fermait trop fort, au moindre bruit… mais c’était un bon garçon, et pas chiche du tout…

 

D. – Que savez-vous sur les relations de l’accusé avec la fille Gangrelot ?

 

R. – Ah ! ça, c’est une traînée comme il y en a beaucoup (ici quelques expressions trop pittoresques qui excitent l’hilarité et que nous nous abstenons de reproduire).

 

D. – Les deux jeunes gens se cachaient-ils l’un de l’autre dans leurs relations avec elle ?

 

R. – Pour ça, je n’en sais rien… je crois pourtant qu’elle aimait mieux M. Defodon.

 

Trois personnes avaient entendu du bruit dans la chambre de Defodon et étaient accourues les premières aux cris poussés par Beaujon.

 

LA DEMOISELLE RATEAU (Émilie), dix-neuf ans, sans profession, était occupée, dit-elle, lorsque des cris s’échappèrent de la chambre qui n’est séparée de la sienne que par une cloison. La personne qui était avec elle s’élança au dehors et elle la suivit.

 

Elle a trouvé Defodon étendu par terre en chemise. Il ne remuait plus.

 

D. – Avez-vous entendu parler haut… quelque chose comme une querelle ?

 

La demoiselle Rateau hésite, puis répond en baissant la voix, qu’elle ne faisait pas attention, à ce moment-là, à ce qui se passait à côté.

 

Le sieur BARNIOLI (Giacomo), rentier, quarante-cinq ans, était en visite chez la fille Rateau. Il affirme avoir entendu des éclats de voix qui lui semblent, bien qu’il ne puisse l’affirmer, indiquer une querelle. Puis une porte s’était ouverte violemment, et quelqu’un s’était élancé sur l’escalier. Il a cru alors à un accident, et obéissant à une première impulsion, s’est élancé pour porter secours si cela était nécessaire.

 

À une question du président, qui insiste sur le point de savoir s’il y avait ou non querelle, le sieur Barnioli répond qu’il n’a pas bien remarqué, mais que cependant les éclats de voix ne lui ont pas paru résulter d’une conversation amicale.

 

LAVORIT (Gustave), étudiant, vingt-trois ans, travaillait dans sa chambre, au-dessus de celle qu’occupaient en ce moment ces deux jeunes gens. Il a entendu du bruit et est rapidement descendu. Il a trouvé Defodon sans mouvement.

 

Le DOCTEUR MERCIER, trente ans, habite la maison. On est allé aussitôt le chercher, et il a tenté de donner à Defodon les premiers soins. Mais il a reconnu aussitôt que tout effort était inutile. Les marques des doigts étaient très visibles sur le cadavre. Defodon était vêtu seulement de sa chemise, les jambes et les pieds nus. Évidemment, il s’était levé précipitamment ou avait été tiré de son lit. Les couvertures étaient rejetées, le tapis dérangé.

 

Lorsque Beaujon est remonté, ramené par le concierge, il était extrêmement pâle, et, au premier coup d’œil jeté sur le cadavre, il est tombé en faiblesse, sans proférer une parole. Le témoin connaissait fort peu les deux jeunes gens et ne peut fournir sur leur caractère aucun renseignement.

 

V

Après la déposition de M. de Lespériot, commissaire de police, dont les constatations ne présentent aucun intérêt nouveau, on appelle la fille Gangrelot (Annette).

 

Vive émotion dans l’auditoire ; plusieurs personnes montent sur les bancs pour voir l’héroïne. On crie de toutes parts : « Assis ! assis ! » Les huissiers ont peine à rétablir l’ordre. Le président rappelle l’assistance aux convenances, et menace, au cas où semblable tumulte se renouvellerait, de faire évacuer la salle.

 

Annette Gangrelot, dit la Bestia, est âgée de vingt-huit ans. C’est une grande fille, assez forte, aux allures décidées. Elle est très brune. Ses cheveux sont plantés bas sur le front. Le visage est commun, quoique assez beau. Elle a de grands yeux, la bouche épaisse, le nez fort et les narines ouvertes. On voit sur ses lèvres des rudiments de moustaches.

 

Elle est vêtue d’une robe de soie, à carreaux rouges et noirs. On voit qu’elle s’est mise en toilette. Un chapeau à peine visible est campé en avant sur son crâne, et laisse déborder un chignon monstrueux. Elle ne porte pas de gants, ses mains, assez blanches d’ailleurs, sont couvertes de mitaines de dentelle noire. De taille élevée, elle porte en outre de hauts talons effilés et, en approchant de la barre, elle trébuche. Ses souliers découverts laissent voir un bas très blanc et un pied un peu fort. Un caraco de soie noire complète cette toilette de mauvais goût. L’accusé, en la voyant s’approcher, ne peut réprimer un sourire. Quant à elle, elle paraît, malgré son assurance, un peu décontenancée et, pour la prestation de serment, elle lève d’abord la main gauche, puis les deux mains à la fois. Enfin, les formalités remplies, le président l’interroge.

 

D. – Veuillez, mademoiselle, de la façon la plus nette, et en respectant les convenances, expliquer à MM. les jurés la nature des relations qui vous unissaient à la victime.

 

Un huissier lui ayant indiqué où se trouve le jury, elle tourne absolument le dos à l’accusé. Puis elle garde le silence. Le président se voit dans la nécessité de procéder par voie d’interrogatoire :

 

D. – Depuis combien de temps connaissez-vous Beaujon ?

 

R. – Depuis deux mois à peu près.

 

D. – Où avez-vous fait sa connaissance ?

 

R. – À Bullier, où il était avec son ami.

 

D. – Quelle est la circonstance qui vous a mis en relation avec ces messieurs ?

 

R. – Oh ! rien de particulier : ça s’est fait tout bonnement.

 

D. – N’est-ce pas Beaujon qui a été le premier votre amant ?

 

La femme semble hésiter et chercher à rassembler ses souvenirs ; puis :

 

– Je ne me rappelle pas trop bien. Pourtant, je crois que c’est Beaujon.

 

D. – Ne vous rappelez-vous aucune circonstance, par exemple une partie de piquet dont vos faveurs auraient été l’enjeu ?

 

R. – Oh ! pour ça, non. Je n’aurais pas voulu d’abord. Ç’aurait été m’insolenter.

 

Le président, s’adressant alors à l’accusé.

 

– Vous voyez. Le témoin dément votre récit.

 

BEAUJON. – Ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle la Bestia ; elle n’aura pas compris.

 

LE PRÉSIDENT, à la fille Gangrelot. – Ces messieurs ne jouaient-ils pas au piquet ?

 

R. – Je crois que oui ; mais ils jouaient la consomm.

 

BEAUJON, vivement et en souriant. – Tout compris.

 

LE PRÉSIDENT. – Voyons, mademoiselle, continuez.

 

LA GANGRELOT, avec colère. – Tout ça, c’est très désagréable. Est-ce que je sais rien de rien dans toutes ces affaires-là ? C’est pour faire arriver des désagréments à quelqu’un qui ne leur a rien fait…

 

LE PRÉSIDENT. – Je vous prie de vous calmer. Beaujon ne vous témoignait-il pas une grande affection ?

 

R. – C’est vrai ; il était bien gentil.

 

D. – Et Defodon ?

 

R. – Oh ! très gentil aussi.

 

D. – N’aviez-vous pas une préférence pour l’un ou pour l’autre ? Je regrette d’être obligé d’entrer dans de semblables détails, mais messieurs les jurés comprennent toute l’importance de ce témoignage. Donc, fille Gangrelot, répondez franchement. Nous faisons la part de votre embarras. Cependant, il est nécessaire que vous ne cachiez aucune des circonstances qui ont marqué ces relations ?

 

R. – Beaujon était plus aimable que Defodon. Il me disait toujours qu’il m’aimait bien : même une fois il m’a donné une bague. Pour Defodon, il était un peu ours, et puis c’était pas un homme.

 

D. – Qu’entendez-vous par là ?

 

R. – Une mauviette ; pas plus de méchanceté qu’un mouton. Il avait comme qui dirait un tremblement continuel…

 

D. – Beaujon ne vous a-t-il pas paru être jaloux de vos complaisances pour Defodon ?

 

R. – Dame, quelquefois ça ne lui allait pas. Mais moi, je fais ce que je veux, et ce n’est pas un homme qui me mènera.

 

D. – Ne l’avez-vous pas entendu proférer des menaces contre Defodon ?

 

R. – Non, jamais… si, pourtant ! une fois, dans le café, où il a voulu me ficher des coups, il voulait tout casser.

 

D. – Parlait-il de Defodon ?

 

R. – Je ne me rappelle pas bien ; mais s’il l’avait eu sous la main, il lui aurait tordu le cou comme à un poulet.

 

Quelques murmures éclatent dans l’auditoire.

 

D. – Les deux jeunes gens s’étaient-ils disputés en votre présence ?

 

R. – Oh ! plusieurs fois ; mais, vous savez, pour des bêtises. D’abord, il y avait Beaujon qui me faisait toujours des scènes et se moquait de moi.

 

LE PRÉSIDENT, à l’accusé. – Il y a loin de ces affirmations à vos déclarations d’indifférence.

 

BEAUJON. – La malheureuse ne comprend pas l’importance de ses paroles. Elle me charge sans le vouloir.

 

LA GANGRELOT, vivement. – Comment ! Comment ! Je ne comprends pas ! Pourquoi dis-tu toujours que je ne suis qu’une bête ? Je suis aussi maligne que toi, et, de plus, je n’ai tué personne.

 

Le président l’invite au calme, puis poursuit cet interrogatoire, d’où il semble ressortir que Beaujon lui a souvent témoigné une jalousie exagérée. Quant à Defodon, il était très doux et n’a jamais prononcé une parole malsonnante.

 

La fille Gangrelot va s’asseoir au banc des témoins, très satisfaite d’elle-même et paraissant attribuer à la sympathie qu’elle inspire les marques de curiosité railleuse de l’auditoire.

 

VI

Plusieurs témoins sont encore entendus. Mais ils ne font que confirmer les détails consignés dans l’acte d’accusation au sujet des propos tenus par Beaujon.

 

Deux dépositions ont le privilège de réveiller l’attention. On appelle M. Defodon père.

 

M. Defodon est un vieillard, de taille moyenne, mais d’une maigreur effrayante. Il est atteint d’un tic nerveux auquel son émotion donne évidemment une force nouvelle. Sa tête et ses mains tremblent continuellement, il ne peut se tenir sur ses jambes. On est obligé de lui donner une chaise. Il parle à voix basse et par saccades.

 

Il pleure et, aux questions toutes bienveillantes du président, répond par une peinture rapide et affectueuse du caractère de son fils. C’était, dit-il, le meilleur enfant que l’on pût trouver ; doux, bienveillant, charitable. Il ne lui a jamais causé aucun chagrin. Le père ne tient aucun compte des quelques folies de jeunesse qu’on pouvait reprocher à son fils. C’est une monstruosité d’avoir tué un bon garçon comme cela.

 

Dans un élan fébrile, il adjure le tribunal de le venger et de se montrer impitoyable.

 

On comprend l’effet que produisent sur l’auditoire ces quelques phrases, empreintes de la passion paternelle. L’accusé lui-même, pour la première fois, semble en proie à une vive émotion et se cache la tête dans les mains.

 

Après M. Defodon, on entend le médecin chargé de l’autopsie du corps.

 

D’après lui, le sujet était faible ; le système nerveux excitable. Une pression violente a été exercée sur le cou, mais il pense que cette pression n’a pas été assez forte pour déterminer la mort. Le cerveau présentait des signes non équivoques de congestion. Le médecin pense qu’il y a eu simultanéité entre la congestion et les violences exercées, sans que cependant la connexion soit évidente ; la strangulation semble avoir été la cause déterminante de la congestion, mais non la seule cause de la mort.

 

Quelques témoins sont rappelés et entendus de nouveau au sujet des propos tenus par Beaujon dans plusieurs discussions. Ils affirment la sincérité de leurs premières déclarations.

 

La parole est ensuite donnée au ministère public.

 

Je ne reproduirai pas ce discours, habilement composé, groupant avec intelligence et d’une façon dramatique tous les faits établissant la culpabilité de Beaujon.

 

Il termine ainsi :

 

« Depuis quelque temps les attentats contre les personnes viennent chaque jour effrayer la société : hier encore, un joueur assassinait un de ses compagnons de débauche. Aujourd’hui, c’est un crime dû à la jalousie, à un amour forcené, aveugle, et pour qui ? Vous avez entendu, messieurs les jurés, vous avez entendu ces propos, empreints à la fois de cynisme et d’insensibilité absolue. Les mauvaises passions ne reculent devant aucune violence pour obtenir satisfaction. C’est alors, messieurs les jurés, que doit intervenir la société, sans crainte comme sans faiblesse. Un crime a été commis, sans excuse : car la passion inspirée par la fille Gangrelot est de celle qu’on ne saurait trop flétrir ; un jeune homme, dont tous ceux qui le connaissent se plaisent à affirmer la douceur, l’intelligence, un jeune homme dont vous avez vu le père à cette barre, honorable vieillard que la mort de son fils a brisé, un jeune homme a été assassiné… il vous appartient de frapper le coupable, il vous appartient de relever le respect de la vie humaine et, avec lui, le respect de tout ce qui élève l’âme, le travail et la religion. »

 

L’avocat de l’accusé portait un grand nom ; il ne faillit pas à sa tâche. Sans s’arrêter outre mesure aux déclarations même de Beaujon, qu’il considérait comme empreintes d’une trop grande exagération dans le sens de l’atténuation, il établissait que la scène avait dû ainsi se développer :

 

Évidemment il ne s’était élevé – ce soir-là – aucune discussion entre les deux amis ; mais certains ressouvenirs donnaient à leurs rapports une sorte d’acrimonie dont ni l’un ni l’autre ne se rendait suffisamment compte. Defodon était dans un état de surexcitation maladive ; un mot prononcé par Beaujon, mot involontaire puisque rien ne le lui rappelle, a dû exciter la colère du malade, qui s’est élancé de son lit sous l’empire d’une colère inconsciente, pour frapper celui qu’il considérait comme son insulteur. Étonné de cette attaque que rien ne lui faisait prévoir, Beaujon s’est défendu. Ainsi que l’a constaté le praticien qui a procédé à l’autopsie, ce n’est pas la pression exercée sur le cou de Defodon qui a déterminé la mort, mais bien une congestion cérébrale produite par la colère et procédant d’une prédisposition morbide. Beaujon est donc absolument innocent, et il n’y a pas lieu de le condamner. L’avocat croit ne pas devoir insister. Les faits sont clairs, patents, il n’y a eu ni assassinat ni intention d’assassinat. Il n’y a là qu’un accident triste, pénible, douloureux, mais auquel la condamnation d’un innocent donnerait un caractère plus douloureux encore.

 

L’avocat termine en déclarant qu’il se confie à la haute sagesse du jury, auquel font défaut les éléments les plus simples d’une conviction contraire à l’accusé.

 

– Pas une preuve, s’écria-t-il, songez-y bien, messieurs les jurés, pas un indice certain. Au contraire, entre ces deux jeunes gens, amitié constante, dévouement mutuel. Ne faisons pas à la nature humaine cette injure de croire que le meilleur peut devenir tout à coup le plus cruel des assassins. Vous avez devant vous un jeune homme auquel s’ouvre l’avenir ; certes, il a quelques fautes à réparer, mais rien n’entache son honneur. Une condamnation, si légère qu’elle fût, briserait sa vie tout entière. Non, il n’a pas tué, non, Beaujon n’est pas un meurtrier, et vous rendrez, j’en ai la conviction, un verdict d’acquittement.

 

Après le résumé du président, le jury entre en délibération.

 

VII

– Eh bien, demandai-je à Maurice pendant la suspension d’audience, que pensez-vous de tout cela ? Pouvez-vous au moins prévoir le verdict ?

 

Maurice me regarda en souriant :

 

– Décidément, me répondit-il, vous tenez à voir en moi un sorcier, et je ne désespère pas de vous entendre me demander un jour de lire l’avenir dans le marc de café ou dans le creux de votre main.

 

– De fait, repris-je, vous aviez raison. En dépit du mystère qui règne et régnera toujours dans cette affaire, il est impossible de nier qu’il y ait eu violence exercée par Beaujon sur la victime. Nous avons mal choisi notre problème…

 

– Vous croyez, n’est-ce pas ?

 

– J’en suis persuadé, repris-je avec énergie, c’est là une cause toute secondaire, sans intérêt comme sans importance. Et je ne vous demanderai même pas de vous en préoccuper plus longtemps…

 

– Dites-moi, reprit Maurice sans me suivre sur le même terrain, j’ai entendu dire que le mort avait été photographié. Pouvez-vous me procurer cette photographie ?

 

– Vous entendez la photographie après décès…

 

– Certes.

 

– Vous l’aurez… Mais vous n’êtes donc pas de mon avis, vous croyez qu’il y a ici quelque chose à rechercher ?…

 

– Je ne crois rien… je vous ai fait une question, vous m’avez répondu. Ne voyez rien de plus…

 

– Vous dissimulez. Mais je vous le pardonne en raison du dépit qu’a dû vous causer l’absence d’intérêt de ce procès. Pour ma part, je suis désolé de n’être pas mieux tombé…

 

– Chut ! le jury, fit Maurice.

 

En effet, les jurés, après une demi-heure de délibération, rentraient en séance. Un silence profond régna dans l’auditoire.

 

Les questions posées avaient trait : la première à la question d’homicide volontaire, la seconde à la préméditation.

 

Les réponses furent celles-ci :

 

Sur la question d’homicide : OUI.

 

Sur la question de préméditation : NON.

 

Et enfin :

 

Admission de circonstances atténuantes.

 

Beaujon fut ramené. Au moment où le greffier lui donna connaissance du verdict, il devint pourpre ; ses yeux s’injectèrent :

 

– C’est impossible ! cria-t-il.

 

Le président lui demanda s’il avait quelques observations à faire sur l’application de la peine.

 

– Je m’en f… ! hurla le malheureux hors de lui. Je suis innocent !

 

Après une courte délibération, le président lut l’arrêt qui, reconnaissant l’accusé coupable d’homicide volontaire, le condamnait, en tenant compte des circonstances atténuantes, à dix ans de réclusion.

 

Beaujon poussa un cri terrible, et menaça du poing le tribunal, le bras tendu. Au lieu de se retirer, il résista aux gendarmes qui voulaient l’entraîner. Il y eut un moment de lutte affreuse. Le condamné se débattait, frappait, hurlait. On parvint enfin à l’arracher à son banc.

 

La foule s’écoula, douloureusement impressionnée. Mais ce dernier incident affirmait la justice de l’arrêt rendu :

 

– Hein ? disait une jeune femme, lui qui avait l’air si doux tout le temps ? Est-il assez rageur ?

 

Le lendemain paraissait dans le journal judiciaire une note ainsi conçue :

 

« À peine rentré dans sa cellule, Beaujon a été en proie à de tels accès de fureur et de désespoir qu’un instant on a dû craindre pour sa raison. Le fait est d’autant plus remarquable que, lors de son arrestation et pendant toute la durée de sa détention préventive, il n’a cessé de montrer la plus parfaite insouciance. Des soins lui ont été prodigués ; il est enfin revenu à lui et a longuement pleuré. Il proteste de son innocence. Beaujon a déjà demandé à se pourvoir en cassation contre l’arrêt qui l’a frappé. »

 

Maurice m’avait quitté aussitôt que l’audience avait été terminée, en me rappelant ma promesse relative à la photographie de la victime ; j’avais remarqué chez mon ami une certaine agitation ; aux questions que je lui avais adressées, il n’avait répondu que par monosyllabes.

 

Malgré moi, lorsque je fus seul, je ne pus m’empêcher de réfléchir au drame qui venait de se dérouler sous mes yeux.

 

VIII

– Voyons, me disais-je, est-il possible qu’il y ait là une erreur judiciaire ? Voici un homme, il est vrai, dont rien n’a indiqué jusque-là les penchants pervers. Mais en tenant seulement compte des circonstances matérielles de l’acte en lui-même, il est évident qu’il est coupable. Il était seul avec la victime ; dans aucune des dépositions il n’a été question de la présence d’une tierce personne. Le concierge s’est opposé à la sortie de Beaujon ; il se trouvait donc à la porte extérieure de la maison et aurait vu tout étranger qui aurait tenté de s’enfuir. Pourquoi cette hypothèse, d’ailleurs ? Beaujon n’eût pas manqué de révéler cette circonstance. Il reconnaît lui-même qu’il était seul, absolument seul avec Defodon. Bien mieux, tout en donnant une explication particulière de la scène de violence, il n’en avoue pas moins avoir porté ses mains au cou de Defodon.

 

Dans mon désir de trouver quelque point étrange dans cette affaire, je ne sais où je me serais laissé entraîner dans la voie des hypothèses.

 

Tout à coup, à la lecture du paragraphe de journal rapporté plus haut, une lueur subite s’éleva dans mon esprit.

 

– La folie ! m’écriai-je, oui, c’est évidemment cela. Ce jeune homme ne se trouve-t-il pas dans la première période d’invasion de cette terrible maladie, n’est-il pas prédestiné par son organisation même à l’aliénation mentale, et l’acte qui lui est reproché ne serait-il pas la première manifestation de cette disposition morbide ?

 

Dès que cette idée eut envahi mon cerveau, je l’étudiai soigneusement et il me parut que tous les détails se rapportaient à cette hypothèse.

 

Je me complaisais dans cette douce persuasion que Maurice avait sans doute entrevu ce côté de la vérité. Pour m’affermir moi-même, j’allai voir l’avocat de Beaujon. Je le trouvai seul, nous étions assez liés pour que je pusse entamer avec lui une conversation tout amicale.

 

– Eh bien ! lui dis-je, vous avez obtenu un beau succès.

 

– Vous avez raison, me répondit-il, jamais je n’ai rencontré cause plus embarrassante ; et j’ai réussi au delà de mes espérances. Je savais bien que je lui éviterais la peine de mort. Aussi me suis-je particulièrement attaché à l’arracher aux travaux forcés. Malgré sa violence, c’est un homme de bonne compagnie, trop jeune encore pour se rendre maître de lui-même, et c’est ce qui l’a perdu. Au bagne, il eût été horriblement malheureux, et le désespoir l’eût amené à quelque acte d’insubordination qui eût à jamais ôté tout espoir de grâce… il fera, au contraire, cinq ou six ans de réclusion et nous obtiendrons remise du reste de la peine…

 

– Donc, selon vous, c’est bien dans un accès de violence qu’il a assassiné son ami ?…

 

– Diable ! croiriez-vous par hasard qu’il l’a saisi au cou dans un accès d’affectueuse amabilité ?…

 

– Mais ne vous est-il pas venu à l’idée une autre hypothèse ?

 

– Laquelle ?

 

– Celle de la folie.

 

– Je ne vous comprends pas.

 

– Je m’explique. Je suis absolument de votre avis quant au fait même, quant à l’acte commis… mais, où je crois que tout le monde a fait fausse route, c’est en ne tenant compte que du passé et en rien de l’avenir…

 

– Vous devenez de plus en plus obscur…

 

– Dans quelques cas, disent les aliénistes, la folie éclate brusquement ; mais en général le début est lent, graduel. Il y a une sorte de période d’incubation pendant laquelle on voit survenir divers changements dans le caractère et les habitudes du malade… ces changements surprennent, étonnent et (ce n’est pas moi, c’est le docteur G… qui parle), si le malade n’a pas déjà été aliéné, il est rare qu’on les attribue à un dérangement mental. Cette période d’incubation peut durer non seulement des mois, mais même des années entières…

 

– Si bien que vous croyez…

 

– Laissez-moi achever. L’hallucination est un des symptômes les plus communs de l’aliénation mentale ; il l’est à un point tel qu’Esquirol affirme qu’on le rencontre au moins quatre-vingts fois sur cent aliénés. Les hallucinés, ne l’oubliez pas, croient à la réalité de leurs visions ; elles deviennent pour eux le mobile de certaines actions, inexplicables en elles-mêmes. Or, il est impossible, impossible, entendez-vous, de ne pas considérer ces personnes comme ayant, si je puis m’exprimer ainsi, déjà franchi le seuil de la folie : un pas de plus, et il n’y aura aucune différence entre eux et ceux qu’on enferme. Voir des choses qui n’existent pas, être convaincu de la réalité de ces visions, c’est un trouble qui indique nécessairement une modification morbide du cerveau.

 

– Tous ces principes, reprit l’avocat, me paraissent absolument justes. Mais quelle application en voulez-vous faire au cas qui nous préoccupe ?

 

– Ne l’avez-vous pas déjà deviné ? Souvenez-vous des détails donnés par Beaujon sur la scène à laquelle Defodon a dû sa triste fin. Il n’a jamais varié dans son récit. Il a vu le visage de Defodon prendre une expression de terreur et de menace, il a vu l’homme se lever de son lit pour se jeter sur lui. Et alors, songeant à sa sûreté personnelle, il s’est défendu, il a tué. Eh bien ! pour moi, Beaujon était à ce moment halluciné, Defodon était évidemment dans son état normal ; s’il s’est levé, c’est sans aucune intention mauvaise. Notez encore ce point très curieux : Si Beaujon avait joui de toute sa raison et qu’il eût voulu se défaire de Defodon, n’aurait-il pas eu à sa disposition mille moyens plus ingénieux ? ne pouvait-il pas susciter une querelle ? Mais, allons encore plus loin. Je suis persuadé que dans la narration faite par Beaujon, il est d’une bonne foi absolue. Oui, sans quoi il dirait que Defodon l’a insulté, l’a provoqué, lui a craché au visage, que sais-je ? Mais rien de tout cela ; il raconte ce que réellement il a vu, ressenti ou plutôt cru voir ou ressentir.

 

– Vous pouvez avoir raison, dit l’avocat. J’y avais bien songé un moment, mais pour plaider l’aliénation mentale devant un jury il faut de tous autres indices : on aurait pris mon argumentation pour l’effort du désespoir… et entre nous, avouez qu’il faut une grande bonne volonté pour appliquer votre théorie au cas actuel.

 

– Aussi vous dis-je qu’on n’a tenu compte que du passé, et qu’il nous faut tenir compte de l’avenir ; je suis persuadé que dans un temps donné Beaujon sera atteint de délire, et que l’aliénation mentale se déclarera d’effrayante façon. Alors on comprendra combien sa condamnation était imméritée…

 

– Je vous ferai cependant une observation : il est bien singulier – même pour nous qui discutons ici avec le seul désir de connaître la vérité et ne tenons pas, bien entendu, à nous convaincre l’un l’autre, par amour propre – il est bien singulier, dis-je, que ces hallucinations ne se soient jamais manifestées avant la soirée du crime.

 

– Évidemment. Seulement à cela je répondrai par cette vérité à la La Palice, c’est qu’il faut commencer par le commencement ; il faut une première hallucination…

 

– En tout cas, ce fut une chance malheureuse pour tous deux… Mais admettons votre système ; que croyez-vous utile de faire ?

 

– Rien que de suivre la marche ordinaire. Le condamné va se pourvoir en cassation. Y a-t-il quelque espoir ?

 

– Ici, nous rentrons dans le droit. Oui, il y a presque certitude de cassation ; dans le tirage au sort des jurés, il s’est produit une irrégularité telle que le rejet du pourvoi me semble impossible…

 

– Eh bien ! ma théorie pourra se vérifier d’elle-même. En supposant que l’arrêt soit cassé, quel délai cela vous donne-t-il ?

 

– Deux mois environ.

 

– Pendant ce temps, la détention influant sur le sujet, l’aliénation mentale ne peut manquer de se développer.

 

– Vous avez raison.

 

Nous nous séparâmes enchantés l’un de l’autre. Et moi, très fier de moi-même, je me dis que décidément j’étais digne de mon maître Maurice Parent.

 

Qu’avait-il fait pendant ce temps ?

 

IX

Dès que Maurice m’aperçut :

 

– Eh bien ! me dit-il, m’apportez-vous ma photographie ?

 

Je la lui remis aussitôt. Ce portrait avait été tiré quelques heures après le crime ; la tête de la victime respirait la terreur, les traits étaient convulsés, les yeux à demi fermés. Du reste, je ne comprenais guère de quel intérêt pouvait être cette pièce dans la recherche de la vérité.

 

Maurice y jeta d’abord un regard distrait ; puis tout à coup je vis son regard prendre cette étrange fixité dont j’ai parlé. Il s’absorba pendant près d’un quart d’heure dans une contemplation muette que je n’osai pas troubler, bien que je brûlasse de lui faire part de mes observations.

 

Il se leva, alla à sa bibliothèque, prit un livre que je reconnus pour le traité de Lavater, nota un passage, puis ferma le livre et se tourna vers moi :

 

– Ah ! me dit-il, je vous demande pardon.

 

– Eh bien ! avez-vous quelque indice ?

 

– Mon cher, reprit Maurice, vous avez la curiosité des enfants. Depuis l’affaire de Lambert, vous me prenez pour une sorte d’escamoteur qui va faire disparaître une muscade sous un gobelet.

 

– Ne le croyez pas.

 

– Je ne vous en blâme pas. Ce sentiment est essentiellement naturel. Souvenez-vous seulement de ce que je vous ai dit. Les causes attribuées à un fait, vous ai-je expliqué, ne sont généralement que des causes secondaires ; on passe presque toujours à côté de la vérité.

 

– Et dans l’affaire Beaujon ?…

 

– Dans cette affaire plus que dans toute autre on a fait fausse route, j’en ai l’intime conviction…

 

– Beaujon est-il donc innocent, à votre avis ?

 

– Je ne dis ni oui ni non ; d’abord il faudrait nous entendre sur ce que vous appelez son innocence…

 

– A-t-il, oui ou non, commis le crime pour lequel il a été condamné ?

 

– Modifiez votre question. Dites : A-t-il commis l’acte ? Ici je puis déjà vous répondre : Oui, il a étranglé Defodon…

 

– Est-il coupable ?

 

– Ceci est à discuter.

 

– Voulez-vous que je vous explique mes idées à ce sujet ?

 

– Certes.

 

Je racontai alors toutes les circonstances de mon entretien avec l’avocat. Maurice m’écouta avec le plus grand soin sans m’interrompre. J’aurais voulu provoquer un geste, un mot, une exclamation. J’avoue même que je comptais sur une approbation énergique.

 

Maurice resta parfaitement froid. J’eus quelque peine à dissimuler mon dépit, et dans mon for intérieur j’attribuai cette indifférence à une certaine jalousie de métier.

 

– Eh bien ? demandai-je.

 

– C’est ingénieux, répondit Maurice.

 

– Est-ce là tout ? m’écriai-je avec une certaine impatience.

 

Maurice ne put s’empêcher de sourire.

 

– Mon cher ami, reprit-il, permettez-moi de vous expliquer en quoi et pourquoi vous n’avez réalisé aucune découverte utile. Vous vous êtes basé dans vos recherches sur la seule question de sentiment. Si vous n’aviez pas assisté avec moi à ce procès, autrement dit si vous n’étiez point venu au tribunal avec cette idée préconçue qu’il fallait absolument découvrir un mystère, vous ne vous seriez pas même posé le problème. Aujourd’hui il vous faut à tout prix une solution, et c’est sur cette nécessité, que vous vous êtes forgée vous-même, que vous bâtissez un système de toutes pièces. Votre système d’aliénation mentale, à sa période d’incubation, est curieux et séduisant à première vue ; dès que cette idée a surgi en vous, vous vous êtes dit : Cela pourrait être vrai, donc cela doit être vrai, donc cela est vrai. Alors vous avez élevé votre petit monument en l’adaptant à des bases de fantaisie. Comprenez-moi bien. Si dans certains faits de la cause, vous aviez vu poindre cette idée de folie ; si alors, saisissant en main ce fil, si ténu qu’il parût, vous vous étiez engagé dans le labyrinthe des circonstances accessoires et que peu à peu ces points de repère se fussent rangés d’eux-mêmes sur votre route, vous conduisant insensiblement à la certitude, alors je vous dirais que vous avez raison, et je n’aurais pas assez de félicitations à vous adresser. Mais laissez-moi vous dire que vous avez agi de façon toute différente. Vous avez admis d’abord l’aliénation mentale et vous avez fait entrer l’affaire Beaujon dans votre cadre, la torturant au besoin comme sur un lit de Procuste.

 

Je baissai la tête, sentant toute la justesse de ces observations.

 

– Et en résumé, continua l’impitoyable analyste, sur quoi comptez-vous pour établir la véracité de votre hypothèse ? Sur un délai lui-même hypothétique, sur une chance plus ou moins probable que la folie se développera par la réclusion, que l’accès qui se serait déjà produit se reproduirait. Mais supposez un instant que, ainsi que le fait s’est déjà présenté, l’hallucination tout accidentelle ne se renouvelle point ; supposez encore que la secousse même produite par la condamnation ait amené la guérison, où en sera votre démonstration ?

 

– Assez ! m’écriai-je, je me rends.

 

– Vous vous rendez aussi vite que vous avez su triompher. Croyez-moi, cher ami, pas plus de découragement que d’entraînement irréfléchi…

 

– Laissons cela. J’ai fait un impair, comme l’on dit.

 

– Du moins votre erreur n’est-elle pas dangereuse et ne fera-t-elle de tort à personne. Donc ne vous désolez point, vos recherches même témoignent d’une grande volonté. Mais, comme vous le dites, laissons cela. J’ai besoin de vous.

 

– Je suis tout à vous, mais du moins ne me tiendrez-vous point au courant du résultat de vos recherches ?

 

– Si fait, mais laissez-moi me livrer d’abord à ces recherches. Pourriez-vous savoir si jamais Defodon a été malade, et retrouver le médecin qui l’aurait soigné ?

 

– C’est facile.

 

– Comme nous n’avons pas de temps à perdre, j’abuserai de votre complaisance. Veuillez aller immédiatement à l’hôtel de Bretagne et du Périgord demander si la chambre occupée par Defodon est libre et louez-la aussitôt pour moi. Surtout que l’on ne touche à rien et qu’on la laisse exactement en l’état où elle se trouve…

 

– Cela sera fait.

 

– Bien. Maintenant, je vais vous demander quelque chose qui pèsera à votre amitié. J’ai besoin de quinze jours d’absolue solitude. Voulez-vous me les donner ?…

 

– Oui, grand alchimiste. Je ne viendrai pas troubler le grand œuvre !

 

– Pour vous remercier, je vous dirai ceci : Beaujon a étranglé Defodon. Son récit est absolument vrai. Donc Beaujon est innocent.

 

– Et il n’est pas fou ?

 

Maurice se leva, me serra la main et me dit en souriant :

 

– C’est aujourd’hui mardi, donc d’aujourd’hui en quinze jours, je vous attends.

 

X

On comprendra si je devais être exact au rendez-vous. J’avoue très franchement – dût-on me taxer de vanité ou d’inconséquence – que, pendant toute cette quinzaine, je me creusai la tête pour trouver la solution du problème dont je m’étais promis, dont je m’étais imposé d’étudier les termes. J’avais dû, à mon grand regret, abandonner l’hypothèse de l’aliénation mentale. En effet, groupant à nouveau les diverses circonstances du procès, je n’avais rien trouvé qui pût produire en moi – je ne dirai pas une certitude, mais seulement une probabilité réelle.

 

Quelle était donc la voie suivie par Maurice ? Cet homme commençait à éveiller en moi une surprise profonde. Dix fois j’étais allé frapper à sa porte, dix fois il m’avait été répondu qu’il était à la campagne. Aucun de nos amis ne l’avait rencontré, il était devenu complètement invisible. Était-il absent de Paris ? Pour moi je ne le croyais pas. Je comptais les jours, et l’affaire Beaujon était devenue pour moi une sorte de cauchemar. Maurice n’avait-il pas dit qu’il était innocent ?

 

Certes, l’opinion publique est facile à contenter. Quand un homme est sous le coup d’une accusation capitale et qu’il échappe à la peine de mort, alors même qu’il est frappé d’une terrible condamnation, l’impression générale est celle-ci : Il est bien heureux de s’en tirer à ce prix.

 

On ne songe pas à plaindre l’homme dont la vie est perdue, qui a devant lui dix longues et mortelles années de détention, qui voit tout son avenir détruit, toutes ses espérances brisées. Il est si heureux de s’en être tiré à ce prix ! Passionné pour les condamnés à mort, pour les coupables frappés d’une peine perpétuelle, le public est indifférent pour les condamnations à temps, sans réfléchir que les premières années sont aussi horribles et aussi douloureuses, quelle que soit la durée de la peine à subir. L’espérance ne vient que bien longtemps après l’épuisement du désespoir.

 

Par exception, le silence ne s’était pas fait immédiatement autour de l’affaire Beaujon ; et ce regain de popularité était dû à l’étrangeté du personnage qui avait comparu devant les assises sous le nom de fille Gangrelot. Cette aventure l’avait mise à la mode et, pour tout dire, avait fait sa fortune. La voiture et les promenades au Bois ne s’étaient pas fait attendre ; les viveurs l’avaient appelée à leurs soupers et leurs raouts ; sa bêtise même faisait sa force. Elle était passée à l’état d’étoile ; on parlait de son prochain engagement dans un théâtre de genre. Enfin, il ne lui manquait plus pour arriver à l’apogée de sa gloire éphémère, que le mariage obligatoire avec quelque Anglais excentrique.

 

L’attention avait donc été ramenée vers Beaujon, qui, on le sait, s’était immédiatement pourvu en cassation.

 

À la suite des accès de colère dont il avait été saisi lors de sa réintégration dans la prison, Beaujon avait été en proie à une fièvre ardente qui avait mis ses jours en danger.

 

À cet état avait succédé une prostration générale. On redoubla de surveillance à l’égard du condamné, auquel on supposait des idées de suicide.

 

Les petits journaux s’étaient emparés de la Bestia et lui avaient fait une popularité de mauvais aloi à la Nina Lassave. L’ancienne maîtresse de l’assassin Beaujon endossait quotidiennement des mots que lui attribuaient les faiseurs ordinaires. Sa bêtise, exagérée à dessein, menaçait de devenir légendaire. Elle faisait concurrence à La Palice et à Calino, ces deux types de la naïveté inintelligente.

 

Je notais soigneusement tous ces détails ; la pensée m’était venue un instant que la Bestia pouvait fournir quelques renseignements ; je l’avais surveillée, épiée. J’espérais qu’un mot lui échapperait me mettant sur la trace de quelque observation jusqu’alors négligée. Mais en vain.

 

Je n’avais pas cessé un seul jour de voir l’avocat de Beaujon ; je lui avais fait part de mes perplexités. Mais après avoir accueilli d’abord avec complaisance mon hypothèse d’aliénation mentale, l’homme de loi était promptement revenu à sa conviction première, la culpabilité réelle, absolue, complète de Beaujon, pour accepter dans son intégrité le système de l’accusation ; sans attribuer à la jalousie seule le mouvement de violence de l’assassin, l’avocat pensait qu’un motif accidentel avait donné lieu à la querelle à la suite de laquelle Defodon avait succombé.

 

– Vous devriez connaître mieux les jeunes gens, me disait-il. Ils ont souvent des pudeurs inouïes, et la crainte du ridicule peut les amener à de véritables aberrations. Il y a eu querelle, ceci ne fait pas pour moi l’ombre d’un doute. Mais cette querelle procède peut-être d’un de ces mots sans importance qui échappent parfois dans la conversation, et c’est la banalité même de ce point de départ qui s’oppose à ce que Beaujon le fasse connaître. Je suis convaincu de plus qu’il n’avait pas l’intention de tuer. Dans cette courte lutte, le même accident aurait pu se produire en sens contraire ; Defodon aurait pu tuer Beaujon sans plus de préméditation.

 

« En somme, le verdict du jury a tenu compte de ces circonstances. Si la conduite de Beaujon est satisfaisante, comme je l’espère, on lui procurera quelques adoucissements dans sa captivité. Il pourra être bibliothécaire, comptable, que sais-je ? Enfin, d’ici à quelques années, on obtiendra remise d’une partie de sa peine. Croyez-moi, ne vous préoccupez plus de cette affaire. Il en est malheureusement trop qui sont plus terribles et par conséquent plus intéressantes.

 

Je me serais peut-être rendu à ces raisons. Le délai fixé par Maurice était sur le point d’expirer. Il ne m’avait pas donné signe de vie… Je pensais parfois qu’il n’avait absolument rien découvert, que peut-être même dès le premier jour il savait exactement à quoi s’en tenir et que seul l’amour-propre l’avait engagé à retarder cet aveu.

 

Mais, malgré, moi, je ne pouvais arracher ces préoccupations de mon esprit. J’étais littéralement obsédé ; mon imagination me représentait Beaujon dans sa cellule, songeant à cette horrible condamnation, se demandant par quel enchaînement de circonstances la fatalité l’avait poussé dans cet abîme… J’accusais Maurice de lenteur, d’insouciance. Je voulais me persuader qu’avec ses facultés extraordinaires il aurait dû réussir plus vite et plus tôt.

 

Un matin, vers sept heures, on frappa à ma porte. J’ouvris précipitamment :

 

C’était Maurice.

 

Une demi-obscurité régnait dans ma chambre ; je tirai les rideaux et me retournai en tendant les bras à mon ami. Mais je reculai involontairement en poussant un cri de surprise.

 

J’ai dans un autre récit (le Clou) esquissé la physionomie de Maurice Parent. C’était, ai-je dit, un homme d’environ trente-trois ou trente-cinq ans, de taille moyenne, mince et bien proportionné. Son visage, peu frappant à première vue, attirait bientôt l’attention par la singularité de ses yeux, dont le regard semblait avoir des propriétés toutes particulières. Ils étaient vifs, mobiles, enfoncés sous l’arcade sourcilière. Lorsqu’ils se fixaient sur un point quelconque, ou lorsque la méditation s’emparait de lui, ils déviaient sous l’influence d’un strabisme passager, si bien que les rayons des deux yeux convergeaient sur l’objet examiné. Lorsque cette attention avait pour objectif une pensée intérieure, les yeux s’immobilisaient, se pétrifiaient, se cristallisaient pour ainsi dire, et il m’eût été impossible d’expliquer comment ses regards semblaient se diriger au dedans, et non plus au dehors. Et cependant c’était bien l’impression que ses yeux me causaient alors.

 

Maurice était ordinairement pâle, mais d’une pâleur saine. Son teint uni avait la couleur mate et uniforme qui tient plus au grain même de l’épiderme qu’à l’état de la santé.

 

Mais ce matin-là, Maurice était à peine reconnaissable. Il était livide, amaigri comme un anachorète sortant de sa Thébaïde ; les ombres de son visage s’accentuaient de touches de bistre ; ses yeux, entourés d’un cercle noirâtre, brillaient comme ces anthracites qui ressemblent aux diamants de la nuit.

 

– Qu’avez-vous ? m’écriai-je, que vous est-il arrivé ?

 

Il me regarda avec surprise, et ses lèvres amincies ébauchèrent un sourire.

 

– Que signifie cette question ? me répondit-il.

 

– Mais… continuai-je en hésitant, n’êtes-vous pas malade ?

 

– Nullement.

 

– Regardez-vous donc, fis-je en l’amenant devant la glace qui surmontait la cheminée.

 

Il s’examina longuement.

 

– Je comprends, murmura-t-il.

 

Puis, de sa voix claire et nette :

 

– Ne vous effrayez pas, je suis aussi bien portant que jamais. Un peu de fatigue, voilà tout. Mais laissez-moi m’asseoir, nous avons à causer.

 

En l’entendant s’exprimer avec cette aisance et cette parfaite liberté, je sentis mes craintes s’évanouir. Nous nous installâmes au coin de la cheminée. J’allais de nouveau lui adresser la parole. Il m’arrêta d’un geste.

 

– Ne m’interrogez pas, dit-il. Depuis quinze jours, je n’ai pas une seule minute, une seule seconde, laissé échapper le fil de ma pensée ; j’ai suivi sans hésiter, sans chanceler, ma route droite et inflexible. Le temps n’est pas encore venu où je puis rendre à mon esprit sa liberté d’action. Il faut que je le maintienne, immobile sur le chevalet où je l’ai couché… je n’ai pas entendu la voix d’un être humain. Si je suis venu ici, c’est que je sais que peu à peu je pourrai écouter la vôtre sans que la transition soit trop brusque. Il y a longtemps que je suis habitué à vous entendre : votre note ne désharmonisera pas ma pensée… cela peut vous sembler étrange. Il faut que je m’explique mieux. Envoyez chercher du café noir, et dans dix minutes je vous parlerai. Pendant ce temps, laissez-moi seul. Il faut aussi que je m’habitue, que je me réhabitue aux objets qui m’entourent ici.

 

Je sortis aussitôt.

 

En dépit de moi-même, je me sentais inquiet. Était-ce donc l’affaire Beaujon qui avait amené chez mon ami cet incroyable changement ? Ou quelque événement inconnu, quelque malheur l’avaient-ils frappé tout à coup ? Cette admirable intelligence avait-elle donc été ébranlée par un choc soudain ?

 

Lorsque je rentrai dans ma chambre, Maurice était debout devant la cheminée : son visage s’était éclairci, ses yeux avaient repris leur vitalité, son sourire avait retrouvé cette expression à la fois douce et profonde qui donnait à son regard une beauté exceptionnelle. Il me tendit la main :

 

– Là ! dit-il, me voilà nivelé, tu vois que cela n’a pas été long.

 

On remarquera que nous employions indistinctement le tu ou le vous. Lorsque Maurice se trouvait dans ce que j’appelais la période méditative, alors, involontairement et comme à notre insu, de part et d’autre, nous perdions les formules de la familiarité. Le tutoiement par lequel il m’accueillit me parut de bon augure, et je lui serrai la main avec effusion.

 

– Puis-je parler maintenant ? lui demandai-je en souriant.

 

XI

– Je te pardonne l’épigramme, répondit-il. Car, en vérité, je dois te paraître bizarre. Tu ne me connais pas encore complètement ; je ne sais d’ailleurs si je me connais bien moi-même. Mais, avec ta bonne volonté, nous allons tâcher de nous rendre un compte exact de l’état dans lequel je me trouve. Et d’abord, pour ne pas laisser plus longtemps ta curiosité en suspens, je te dirai que, depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, je n’ai pas cessé un seul instant de m’occuper de l’affaire Beaujon…

 

– Ah ! fis-je dans un élan de joie involontaire. Et tu as réussi ?

 

– Pas d’impatience : j’y viendrai tout à l’heure. Je dois te dire que, dès le principe, j’avais un plan presque complètement tracé. Mais l’idée même qui avait surgi en moi impliquait de telles difficultés que les simples procédés de l’induction, applicables à l’affaire Lambert que tu n’as pas oubliée, étaient ici tout à fait insuffisants. Il ne s’agissait plus dans le cas actuel de faits matériels, palpables, de circonstances, si petites qu’elles fussent, qui pussent me servir de jalons dans mes recherches. Dans l’affaire Lambert, le mari avait assassiné sa femme. Il savait lui-même comment le fait s’était passé, il ne s’agissait donc en quelque sorte que de le faire parler, d’interroger les événements eux-mêmes, de retrouver, si je puis dire ainsi, la trace physique qu’ils avaient nécessairement laissée de leur passage. Tu comprends toute l’importance de ce point : le meurtrier savait, il fallait se substituer à lui, entrer dans sa pensée, l’étudier dans ses moindres mouvements, dans les plus insignifiantes manifestations de sa conscience. Pour tout dire, le problème existait, les termes en étaient posés. On était à la recherche d’une inconnue, mais au moins on était en possession des premiers termes de l’équation. Ici, au contraire, écoute bien ceci et que cela te serve de renseignement sur l’utilité des moyens barbares employés au moyen âge pour parvenir à la découverte de la vérité, Beaujon eût-il été appliqué à la torture, à la question ordinaire et extraordinaire, eût-on brisé ses membres, déchiré son corps, jamais on n’aurait pu lui arracher un aveu réel.

 

« Peut-être se serait-il avoué coupable, peut-être eût-il bâti une fable pour donner corps à l’accusation et par conséquent faire cesser ses tourments. Mais il aurait menti, par cette raison effrayante, incroyable, qu’il ne connaissait pas, qu’il ne connaît pas la vérité. Ceci semble insensé ; ce n’est rien encore. Beaujon était seul avec Defodon, nul n’a pénétré dans la chambre ; c’est bien Beaujon qui a tué Defodon, et Beaujon ne sait ni comment ni pourquoi le fait s’est produit. Chose plus effrayante encore : il peut croire qu’une partie du système d’accusation est fondée ; il peut supposer que Defodon s’est jeté sur lui dans un accès de jalousie. En un mot, ni commissaire de police, ni juge d’instruction, ni procureur général, ni jurés, ni président, ni accusé ne savent la vérité…

 

Maurice s’arrêta. J’étais atterré.

 

– Ainsi, m’écriai-je, sans toi… (et j’appuyai fortement sur ces mots), sans toi, jamais on n’aurait connu cette vérité…

 

– Je n’y mets aucune vanité, crois-le bien. Mais ce que tu viens de dire est exact. Sans moi, ce problème fût resté à jamais insoluble. Il fallait ce concours de circonstances inouïes, que tu me fisses la proposition dont tu te souviens, que certains mots dans l’acte d’accusation et les réponses des accusés me donnassent l’éveil, et qu’enfin je fusse venu assister à ces débats, moi que l’insoluble attire, que l’inconnu subjugue, que l’impossible fascine. Il fallait en outre que je ne fisse pas fausse route une seule minute, et maintenant, je vais t’expliquer le sens de mes premières paroles, je vais t’expliquer pourquoi tu ne m’as pas vu, pourquoi tu n’as pas entendu parler de moi depuis ces quinze jours…

 

En vérité, dans ce moment où, maître de lui-même, Maurice, de sa voix calme, exposait lentement, sans emphase, sans entraînement, la philosophie de cette incroyable affaire, je me sentais saisi pour lui d’une admiration sans bornes ; sa tête s’était rejetée en arrière, son regard avait pris cette fixité qui le rendait si remarquable : on comprenait ce qu’avait été au temps antique la Pythie sur son trépied.

 

– Tu as donc bien saisi, continua-t-il, ce fait important. Tout point de repère me manquait. Il fallait reconstruire le drame de toutes pièces, non en ce qui constituait la scène même du meurtre, mais dans ses antécédents, dans ses causes. C’est d’ailleurs ce qu’avait tenté de faire l’accusation en s’attachant à la prétendue passion de ces jeunes gens pour la Gangrelot. Or, voici quel a été mon premier mode de procéder. Étudiant avec la plus minutieuse attention, je dirais presque à la loupe, les termes de l’acte d’accusation, les réponses de Beaujon, les dépositions des témoins, je me suis demandé si des détails n’étaient point passés inaperçus qui comportassent un examen plus sérieux. Et tout d’abord, j’ai acquis une conviction absolue, procédant d’une constatation dont tu vas toi-même reconnaître l’exactitude. Dans toute cette affaire, on s’est préoccupé du passé de l’accusé ou des témoins, on a groupé, après les avoir recherchées, toutes les circonstances de nature à éclairer l’opinion sur leur caractère, sur leurs sentiments probables. On a fait, en un mot, sur Beaujon, sur la Bestia, une enquête soigneuse. Mais on a complètement négligé de faire le même travail au sujet d’un des acteurs de ce terrible drame ; on n’a pas un seul instant recherché qui était moralement et physiquement Defodon, la victime, le mort. D’enquête à son sujet, il n’en a pas été question. Ainsi agit toujours la justice, obéissant à l’une des infirmités de la nature humaine. Elle se donne un objectif ; elle délimite d’abord la route qu’elle devra suivre et ne s’en écarte à aucun prix. Pour elle, le raisonnement a été celui-ci : Beaujon est coupable ; il ne peut pas ne pas être coupable ; il faut donc justifier l’accusation. Tous ces raisonnements sont de bonne foi.

 

« Alors on cherche, on bâtit un système sur un plan donné d’avance, on néglige ce qui ne paraît pas concluant, on donne une importance énorme à des faits qui ne seraient point remarqués si, de prime abord, on n’avait pas la conviction de la culpabilité, et c’est ainsi qu’on voit produire devant les jurés ces conversations qui n’avaient aucune valeur, qu’on rappelle ces mots qui n’avaient aucun sens précis. On pressure, on torture les moindres détails pour les ajuster au moule construit par la prévention. Dans le cas actuel, il est facile de reconnaître les traces de ce travail. Les éléments réunis par l’enquête n’ont convaincu personne ; le verdict même du jury en est la preuve. Que sont en ce cas les circonstances atténuantes, sinon la constatation d’un doute ?…

 

« Maintenant, continua Maurice, venons à ceci : nous sommes en présence de trois systèmes différents : l’un, formulé par l’accusation, attribuant le meurtre de Defodon à un acte volontaire de Beaujon, non prémédité, mais déterminé par une explosion irrésistible de colère et de jalousie. Le second système, si toutefois il mérite ce nom, est celui de Beaujon. Je ne sais rien, dit-il ; Defodon s’est jeté sur moi, j’ignore pour quelle raison. Je me suis défendu et j’ai eu le malheur de le tuer. J’arrive, moi, avec le troisième système qui est la vérité…

 

– Beaujon est innocent, m’écriai-je.

 

– Absolument.

 

– Alors, il est fou !

 

– Non pas. Tu tombes toi-même dans le défaut que je te signalais. N’y a-t-il donc, en dehors de Beaujon, personne dont l’état ait dû influer sur l’événement ?…

 

– Defodon !

 

– Enfin, tu as bien voulu penser à lui. Remarque combien cette idée a été lente à se produire sur toi…

 

– Alors, selon toi, Defodon, dans un accès de folie, s’est jeté sur Beaujon… oui, en effet, rien de plus rationnel, rien de plus plausible. Qu’il est étrange que cette pensée ne soit venue à personne !…

 

– Fort heureusement ! reprit Maurice en souriant. Car d’un seul bond tu vas aux dernières limites du possible. Je ne t’ai pas amené à ce point de ma démonstration pour te déclarer que tel ou tel était l’état de Defodon, mais uniquement pour que tu comprisses qu’il y avait là toute une voie nouvelle, à savoir l’étude de l’état de Defodon. Comprends-tu la faute commise par tous ? L’acte de Beaujon a violemment attiré l’attention sur lui ; c’est donc lui qui, dès le principe, est devenu le point de mire de toutes les recherches. Or, je dis que c’était sur Defodon que devait se diriger l’enquête… c’est cette tâche que j’ai assumée.

 

J’écoutais avec une attention croissante. C’était tout une révélation, et je sentais instinctivement que Maurice était sur la véritable piste. Il continua :

 

– Tu dois comprendre maintenant comment pendant quinze jours je me suis absolument séquestré du monde : j’avais besoin de m’identifier à la nature d’un homme que je n’avais pas connu, de reconstituer pièce par pièce un caractère que je n’avais jamais été à portée d’apprécier, et je n’avais d’autres données que quelques mots saisis çà et là dans des actes et des pièces où quelques points de repère s’étaient glissés par hasard et comme à l’insu de tous. Ces quinze jours, je les ai passés dans la chambre où le crime a été commis… je dis crime pour me conformer au verdict rendu ; mais je prouverai qu’il y eut purement et simplement accident. Oui, pendant quinze jours, dormant à peine, ne mangeant que tout juste assez pour ne pas mourir de faim, j’ai vécu de la vie de Defodon, j’ai surexcité ma propre nature pour la mettre au diapason de la sienne, et… j’ai réussi…

 

– Eh bien ! m’écriai-je en voyant qu’il s’arrêtait.

 

– Je ne veux point t’en dire plus. Aujourd’hui, à trois heures, viens à l’hôtel de France et du Périgord, rue des Grès, tu y trouveras quelques autres personnes que j’ai convoquées, et là je vous dirai tout. Alors, du reste, aura lieu une épreuve suprême qui prouvera la réalité de mes déductions… À trois heures donc !

 

– À trois heures.

 

Et Maurice sortit.

 

XII

L’hôtel de la rue des Grès était une de ces vieilles maisons, à l’allure lourde et respectable, comme il n’en reste guère aujourd’hui. On devinait que des générations d’étudiants avaient passé par là, et que sur ce palier plus d’un avait frissonné sous son habit râpé, qui, aujourd’hui, occupait une place parmi les privilégiés de la Faculté ; plus d’un s’était hâté, devant la loge du concierge, craignant une réclamation, qui, aujourd’hui, comptait les revenus d’une clientèle sérieuse ; plus d’un enfin était sorti, la tête haute et le front étincelant d’espérance, qui était mort dans quelque coin, rongeant sa dernière désillusion avec son dernier morceau de pain.

 

Au résumé, maison mal tenue, d’apparence morne et grognon. Sa façade semblait dire : Je suis ce que je suis. Qui ne veut de moi peut passer.

 

C’était là qu’avaient demeuré Beaujon et Defodon. Je m’enquis auprès de la propriétaire qui occupait le bureau. Elle m’indiqua la chambre. J’y montai rapidement, par un vieil escalier, large et solide, à rampe fièrement campée, à balustrade massive, surchargée de poussière, où mes doigts témoignèrent par écrit qu’on n’avait guère épousseté.

 

Je frappai à une lourde porte, qui s’ouvrit aussitôt. Maurice était seul. Je regardai autour de moi avec curiosité.

 

– Voici la chambre, me dit Maurice.

 

La description qui avait été faite par Beaujon à l’audience était exacte. C’était une grande pièce, d’anciennes construction et disposition, comme toute la maison, une de ces chambres comme on n’en trouve plus qu’au Marais ou dans le faubourg Saint-Germain. Les murs étaient couverts d’un papier autrefois décoré de fleurs, mais aujourd’hui de couleur si ternie, si fanée, que tout disparaissait sous une même teinte grisâtre. Il était déchiré en plusieurs endroits, notamment au-dessus de la plinthe.

 

En entrant on avait à sa droite la fenêtre haute et large ouvrant sur la rue ; à sa gauche, occupant presque toute la largeur du panneau, un lit, forme dite bateau. De grands rideaux de calicot blanc, bordés d’une bande de jaconas à fleurs jaunes, pendaient d’une flèche fixée au mur et enveloppaient le lit ; trop courts cependant pour toucher le parquet, ils s’arrêtaient à mi-hauteur du bateau. À la tête du lit, un de ces meubles, connus de nos pères sous le nom de servantes, faisait office de table de nuit. En face de la porte, une cheminée surmontée d’une glace faite de deux morceaux, encadrée de bois peint en blanc : dans ce cadre, au-dessus du miroir, les restes d’une vieille peinture qui au temps jadis avait eu la prétention de représenter des amours lutinant une nymphe. Auprès de la cheminée un fauteuil en velours d’Utrecht, forme dite bergère ; à terre, devant le lit, une descente de lit coupée dans quelque ancienne tapisserie. En face de la cheminée, c’est-à-dire auprès de la porte d’entrée, un bureau en bois noirci.

 

Maurice avait fait disposer devant la fenêtre une table ronde recouverte d’un drap vert, sorte de bureau autour duquel des fauteuils semblaient attendre un conseil d’administration.

 

– Je t’ai fait venir le premier, me dit Maurice, afin que tu pusses m’aider dans mes dernières dispositions.

 

– Qui attends-tu ?

 

– Trois personnes d’abord, qui prendront place avec nous à cette table, puis quelques témoins, et parmi eux, le père de Defodon. C’est à son sujet que je dois te faire quelques recommandations. La propriétaire a mis à ma disposition la chambre d’à côté. C’est là que restera M. Defodon père, jusqu’à ce que j’aie besoin de lui. Tu iras le chercher lorsque je te le dirai.

 

– C’est bien. Mais quelles sont les trois personnes qui doivent constituer notre tribunal, car je devine que ton intention est de refaire l’instruction et le procès ?…

 

Au même instant, on frappa à la porte. Maurice ouvrit. Je reconnus B…, l’avocat de Beaujon ; il était accompagné d’un vieillard.

 

– Je vous remercie de votre exactitude, dit Maurice en serrant la main de B… et en saluant le vieillard.

 

Il me présenta à ce dernier, puis m’apprit que c’était le président du jury qui avait condamné Beaujon.

 

Un instant après arriva la troisième personne. Je ne pus retenir un geste de surprise : c’était l’avocat général qui avait requis dans l’affaire.

 

– Monsieur, dit-il à Maurice, vous avez fait appel à mon impartialité et à mon honneur de magistrat ; l’estime toute particulière que m’inspire votre caractère a fait taire en moi toute hésitation. Quelque étrange que puisse paraître cette démarche, j’ai la conviction qu’un homme de votre intelligence apprécie toute l’estime dont lui témoigne ma présence.

 

Comment Maurice avait-il pu décider l’avocat général et le président du jury à cette révision intime d’une affaire déjà jugée, c’est ce qu’il serait difficile de comprendre, si l’on ne tenait compte de l’ascendant extraordinaire qu’il savait prendre sur les hommes avec lesquels il se mettait en relation. Ancien employé de ministère, sans grande fortune, sans titre officiel, Maurice était partout accueilli avec la considération que méritait et que lui conciliait sa grande intelligence.

 

En ce moment, j’étais fier de lui, et malgré moi je ne pouvais me défendre d’un certain mouvement d’inquiétude. Je le regardai, il était calme, quoique plus pâle qu’à l’ordinaire. Mais ses yeux parlaient, vivaient, imposaient la confiance. Je lui serrai vivement la main, comme à la dérobée. Il se retourna, me regarda avec douceur, me fit un petit signe comme pour me rassurer, puis invita ses hôtes à prendre place autour de la table.

 

– Ah ! fit tout à coup Maurice en se tournant vers moi, j’attends aussi un médecin ; dès qu’il sera arrivé, tu le placeras à côté de M. Defodon père, dans l’autre chambre. Il sait ce qu’il a à faire. Maintenant, messieurs, continua-t-il en s’inclinant légèrement devant ses hôtes, je suis à vous.

 

Il plaça sur la table divers objets, des papiers, une petite boîte, et, assis sur le fauteuil qui s’adossait à la fenêtre :

 

– Messieurs, commença-t-il, il y a en ce moment, dans une cellule de prison, un homme qui a été condamné à dix années de réclusion ; cet homme a failli être condamné à mort. Eh bien ! je vous affirme, et vous serez bientôt de mon avis, que cet homme est absolument innocent. Loin de moi la pensée d’accuser ici ceux qui ont contribué de près ou de loin à sa condamnation ; car, lorsque vous saurez la vérité, vous comprendrez qu’il était impossible à la justice de connaître les incroyables circonstances de cet accident.

 

Je regardai l’avocat général et le président du jury ; ils ne firent pas un seul geste de protestation ni d’incrédulité. Ils attendaient.

 

Maurice ouvrit une petite boîte plate qui se trouvait à portée de sa main.

 

– Ceci, dit-il, est le portrait de Defodon fait après décès ; veuillez le regarder avec soin, vous bien pénétrer des traits de cette physionomie…

 

Le portrait passa dans chaque main.

 

– Vous comprenez, reprit Maurice, que ce portrait est le premier témoin dont l’examen puisse apporter ici quelque lumière. En effet, l’homme est mort rapidement, la photographie a été tirée presque aussitôt, la physionomie de la victime a gardé l’empreinte des sentiments qui éclatèrent dans ce cerveau au moment même de la commotion mortelle. Interroger ce portrait, c’est donc le seul moyen qui soit en notre pouvoir d’établir une communication quelconque entre la victime et nous, et sinon le seul, comme je vous le prouverai, du moins le premier, le plus simple et le mieux à notre portée. Ne croyez pas d’ailleurs que je joue sur les mots. Il est possible d’interroger une chose inerte. La regarder rapidement, d’un coup d’œil inattentif, irréfléchi, si je puis dire, c’est ne lui rien demander. Au contraire, tendez votre esprit sur cet examen, étudiez une à une toutes ses lignes et vous serez surpris de voir l’idée se dégager peu à peu et s’imposer à votre conscience.

 

– Cette physionomie, continua Maurice, porte un caractère saillant, évident. Quel est-il à votre avis, monsieur l’avocat général ?

 

– C’est évidemment la terreur, répondit le magistrat.

 

Maurice ne put réprimer un sourire.

 

– Permettez-moi de vous arrêter à cette première appréciation. Non, cette physionomie n’exprime pas la terreur ; examinez avec moi, et vous allez en être convaincu. Prenez cette glace et regardez-vous bien. Bien, maintenant donnez à votre physionomie l’expression de l’effroi. C’est cela, mais accentuez… accentuez encore.

 

Le magistrat, obéissant au désir de Maurice, s’efforçait de traduire sur son visage le sentiment de la terreur la plus profonde. Il tenait à la main une petite glace ovale et étudiait curieusement les contractions qui se produisaient sur son visage.

 

– Fort bien, s’écria Maurice, une seconde de patience. Remarquez ces points principaux. Vos yeux sont démesurément ouverts, les sourcils relevés, le front est plissé. La bouche est ouverte, les joues sont tendues sans un seul pli, les rides même qui contournent la bouche à la commissure des lèvres ont disparu. Caractère général, extension de la face… maintenant, regardez encore cette photographie et dites-moi si votre idée subsiste.

 

– C’est vrai, s’écria l’avocat, aucun de ces caractères ne se reproduit sur ce visage…

 

– Encore un détail important : dans la tension des traits sous l’impression de la terreur, les lèvres, notamment, sont dépourvues de toute espèce de pli ou de contraction… regardez les lèvres du mort…

 

L’observation était juste. La lèvre inférieure du portrait était tordue et en quelque sorte convulsée.

 

– Vous me pouvez faire observer que la mort, quoique récente lorsque ce portrait a été fait, peut avoir modifié certains traits… je serais de votre avis si nous constations une absence de contractions. La mort peut produire le repos et la distension des muscles. Mais toutes les contractions qui ont subsisté pendant la première heure qui a suivi le décès ont évidemment, nécessairement, préexisté à la mort ou plutôt se sont produites simultanément avec la catastrophe finale. Étudions maintenant le caractère de ces contractions qui, jusqu’ici, vous paraissent, comme à moi, ne pas être expliquées par l’effroi. Certes, je sais que rien ne pouvait venir plus naturellement à l’esprit que cette première hypothèse. Une lutte s’engage, le plus faible succombe. Au moment où il sent que sa force est en défaut, il est saisi d’une terreur folle… oui, cela est vrai, à moins (écoutez bien ceci), à moins qu’un sentiment plus violent, plus impérieux, n’absorbe toutes ses facultés et ne le rende inconscient d’un danger que rien ne lui fait prévoir…

 

Nous respirions à peine, dans la crainte de troubler Maurice dans sa démonstration. Nous pressentions que la vérité allait se dégager de ces préliminaires.

 

– Or, le caractère typique, absolu, évident de cette physionomie, c’est le dégoût, un dégoût intense, profond, énorme. Vérifions le fait. Le signe caractéristique du dégoût, c’est la contraction de la lèvre inférieure, dont les extrémités s’abaissent tandis que le milieu de cette lèvre se recourbe sur lui-même et fait, selon une expression vulgaire, mais d’une clarté complète, bourrelet.

 

Nous exécutâmes tous instinctivement le mouvement.

 

– Voyez, la lèvre supérieure remonte violemment, la lèvre inférieure s’abaisse. Sous la pression exercée sur les joues par la motion de la lèvre supérieure, les deux plis dont je parlais tout à l’heure et qui sillonnent le visage des narines aux coins de la bouche s’accentuent vigoureusement et se creusent. En même temps, le nez se relève et il se forme des plis transversaux à la jonction des sourcils. Les yeux, au lieu de s’ouvrir démesurément, comme dans la terreur, se rapetissent au contraire sous le gonflement des paupières. La peau du front, tirée en bas, est sans rides… Regardez ce portrait. C’est le type du dégoût… et voilà ce qu’il nous répond lorsque nous l’interrogeons : L’homme est mort dans un accès de dégoût terrible, irrésistible… Ce que je vous dis n’est-il qu’une hypothèse plus ou moins ingénieuse ? La réponse est dans la contraction de la lèvre inférieure. Aucune sensation, je dis aucune, n’a pour caractère accessoire ce trait qui est inhérent au dégoût. Le premier degré du dégoût est le dédain ; ici la langue elle-même nous aide. Lèvre dédaigneuse, la formule existe, c’est la lèvre inférieure qui avance, tandis que la lèvre supérieure s’y appuie fortement.

 

– Toutes ces déductions, dit le juré, sont d’une justesse admirable. Il est évident que, lors de la crise fatale, Defodon était sous l’empire du dégoût ; mais allierez-vous le dégoût, sentiment tout répulsif et de retraite, si je puis dire, avec cette action violente qui aurait porté la victime à se jeter sur Beaujon ?…

 

XIII

– Votre observation, reprit Maurice, vient elle-même au secours de la vérité ; vous verrez comment, tout à l’heure. Je retiens le mot, et, comme on dit au Palais, j’en prends acte. Dégoût, sentiment qui a pour résultat le désir de s’éloigner, de faire retraite, comme vous l’avez si bien dit. Or, se retirer d’ici, n’est-ce pas aller , c’est-à-dire se mouvoir en un sens opposé à l’objet qui cause le dégoût ? Plus le dégoût sera violent, plus l’objet qui l’aura causé inspirera la répulsion, et plus sera vif le mouvement de retraite, d’éloignement, c’est-à-dire de tendance vers un point éloigné de celui où se trouve l’objet en question. Supposons que j’aie horreur des crapauds. Je marche dans un pré. Vous êtes derrière moi. J’aperçois à mes pieds un de ces horribles animaux, je fais un mouvement de recul, de retraite, et je vous heurte violemment.

 

Je ne sais quelle idée surgit à ce moment dans mon esprit. Il me sembla entrevoir le but vers lequel tendait cette démonstration ; mais je me contins. Au même instant, on m’avertit que les témoins attendus étaient arrivés. J’allai prendre les dispositions dont m’avait parlé Maurice, puis je revins, après avoir placé le médecin auprès de M. Defodon père.

 

Dès que je fus rentré, Maurice reprit la parole :

 

– Ce premier résultat obtenu, je crois nécessaire de le laisser provisoirement de côté et d’étudier maintenant le caractère et la nature même de la victime. Ici encore les documents semblent nous faire défaut. Mais vous reconnaîtrez avec moi de quelle importance vont être pour nous certains mots, certaines opinions qui se retrouvent dans les diverses dépositions apportées au procès, importance qui se double par cette considération, que ces manifestations n’ont été provoquées par aucune question et ne se rapportent pas à un système conçu d’avance. Je m’explique : Tous ceux qui ont été amenés, par la logique même de leurs réponses, à parler du caractère de Defodon, ont appuyé sur sa sensibilité nerveuse. Cette sensibilité était telle qu’on l’avait surnommé la petite dame ; vous n’avez pas oublié ce mot. D’autres fois, on lui demandait, en plaisantant, s’il avait ses nerfs. La fille Gangrelot nous a dit, dans son langage trop énergique pour n’être pas exact : Ce n’était pas un homme. Dans sa pensée, ce mot s’applique à une sensibilité peu appréciée de ce genre de femmes, et aussi à une faiblesse d’organisation sur laquelle il est inutile d’appuyer. Vous allez entendre à ce sujet les explications données par la femme qui, à la pension bourgeoise, servait ordinairement Defodon.

 

Maurice me fit un signe, et j’introduisis Mlle Annette, fille de salle au restaurant : cette brave servante semblait surprise au dernier point de cet appareil si peu usité dans une chambre d’hôtel. Maurice l’invita à s’asseoir.

 

– Mademoiselle, dit-il, vous avez sans doute été surprise de la lettre que vous avez reçue. Pour des raisons importantes je ne vous ai point vue avant aujourd’hui. Vous le reconnaissez, n’est-ce pas ?

 

– Oui, monsieur. Je ne vous connais pas.

 

– C’est à votre patron que je suis allé parler, et c’est lui qui a bien voulu me permettre de vous appeler ici. Serez-vous assez bonne pour nous donner quelques renseignements ?

 

– Sur quoi, monsieur ?

 

– Vous connaissiez bien Defodon ?

 

– Le pauvre garçon. Ah ! je le crois ! On a joliment bien fait de condamner l’autre ; on a été trop doux, voilà tout…

 

– C’était un bien charmant garçon, n’est-ce pas, ce Defodon ?

 

– Ah ! monsieur, et doux comme une fille ; qui n’aurait pas fait de mal à une mouche !

 

– Il n’était pas fort, je crois ?

 

– Pour ça, non ; et puis, voyez-vous, on sentait qu’une pichenette l’aurait tué, ce garçon. À la moindre chose, il tremblait comme une feuille…

 

– Ah ! il tremblait ?

 

– Quelquefois c’était si fort qu’il pouvait à peine tenir son verre…

 

– Mais ce tremblement n’avait-il pas été la suite d’excès ?

 

– Des excès ? N’en dites donc pas de mal… Si c’est pour ça que vous m’avez fait venir, ce n’était pas la peine… Tenez, je me rappelle qu’une fois il a eu presque une crise de nerfs… savez-vous pourquoi, le pauvre chéri ? Parce qu’il avait trouvé un cricri dans son pain.

 

– Un cricri ?

 

Oui, une de ces bêtes noires qui sont chez les boulangers… Je le vois encore : il est devenu tout pâle… puis il s’est levé de sa chaise, tout brusquement… même qu’il a manqué de tomber en arrière…

 

– Il était nerveux ?

 

– Nerveux, oui, c’est ça, et puis… dégoûté, oh ! dégoûté comme une petite maîtresse…

 

Nous nous regardâmes avec un signe d’intelligence. Cet interrogatoire, si habilement et si patiemment conduit, corroborait de la façon la plus frappante et la plus inattendue les déductions de Maurice.

 

Il remercia Annette, qui se retira très étonnée de l’importance que l’on paraissait attacher à ses déclarations.

 

– D’après ces renseignements, dit Maurice, vous appréciez comme moi combien l’organisation de Defodon était susceptible d’excitation. La moindre commotion l’ébranlait, et j’appelle votre attention sur le détail du cricri. Nous allons entendre maintenant M. Lafond, vieux jardinier de la famille Defodon, dont la déposition, je l’espère, aura la plus grande importance au point de vue qui nous occupe.

 

Le père Lafond était un vieillard de soixante ans, robuste et bien portant. Aux premières paroles qui lui furent adressées, il se mit à sangloter.

 

– Mon pauvre jeune maître, s’écria-t-il, si vous saviez combien je l’aimais !

 

– C’est vous qui l’avez élevé ?

 

– Si vrai que j’ai planté un orme le jour de sa naissance et que c’est aujourd’hui un grand et bel arbre.

 

– Vous vous souvenez de son enfance, quand il courait à travers le jardin…

 

– Oui, oui. C’était un si gracieux petit enfant, tout doux, tout gentil. On le prenait pour une petite fille, mêmement qu’il en avait tous les goûts… un petit peu peureux. Le noir lui faisait grande crainte. Et puis, surtout, oh ! ça, je m’en souviens comme si c’était hier, il détestait les insectes, les bêbêtes comme il disait.

 

– Ah ! il détestait les insectes, les papillons ?…

 

– Les papillons moins, parce qu’ils étaient jolis. Mais c’étaient les bourdons, les guêpes, les araignées… ça le dégoûtait, le pauvre innocent. Et quand, par hasard, une de ces vilaines bêtes le cognait dans le jardin, il devenait tout pâle et faisait une grosse moue toute dégoûtée…

 

– Vous ne vous rappelez pas quelque fait particulier à ce sujet ?

 

– Non… je ne crois pas !… Ah ! tiens, si fait… je me rappelle que pendant près de quinze jours, il ne voulait pas passer par une allée, pourtant bien jolie, sous bois et ombreuse… Moi, je lui disais comme ça : « Mais viens donc, petit ! » – Non, non ! et il criait et il trépignait. Alors je l’ai pris dans mes bras et j’ai voulu passer avec lui. Il s’est débattu en criant : La bébête ! la bébête ! Croiriez-vous ça ? C’était parce qu’une grosse araignée avait fait sa toile juste à l’entrée de l’allée, la pauvre bête. Ma foi, je l’ai tuée. Du reste, ça tenait de famille. M. Defodon est comme cela…

 

Le jardinier fut congédié. Maurice me pria d’appeler le médecin. C’était un de nos amis, le docteur R…

 

– Mon cher, lui dit Maurice, tu as bien examiné M. Defodon ?

 

– Oui. Tu peux tenter l’expérience.

 

– Tu es sûr que la commotion n’offre aucun danger ?

 

– Aucun danger sérieux, j’en réponds. Malgré son état d’excitation nerveuse, il est très fort et j’affirme qu’il n’y a rien à craindre…

 

– Mais qu’allez-vous faire ? s’écria l’avocat.

 

– Je vais tenter une expérience décisive ; la scène qui va se passer vous édifiera complètement sur les faits qui vous intéressent, et quelques dernières explications seront à peine nécessaires. J’ai dû seulement prendre certaines précautions afin que la santé de M. Defodon n’eût pas à souffrir d’une épreuve qui aurait pu être dangereuse dans son état. Vous avez entendu la réponse du docteur ; je crois que nous pouvons agir.

 

– Faites donc, répondîmes-nous.

 

M. Defodon père entra : c’était, on ne l’a pas oublié, un vieillard petit, très maigre et agité d’une sorte de tremblement continuel. Ses jambes paraissaient avoir peine à le soutenir. Maurice le fit asseoir sur un fauteuil.

 

– Monsieur, lui dit-il, quelle que soit la douleur que vous ait fait éprouvé la perte de votre fils, j’espère que vous serez assez bon pour bien vouloir répondre aux quelques questions que je vais vous adresser et qui n’ont d’autre but que la recherche de la vérité.

 

Maurice s’était assis auprès du vieillard, devant la table. Il attira lentement à lui une petite boîte carrée et posa le doigt sur le couvercle.

 

– Peut-être ma demande vous paraîtra-t-elle étrange. Vous souvenez-vous de l’histoire de Pellisson ?

 

– De Pellisson !

 

– Emprisonné, Pellisson, dans sa solitude, eut la singulière idée d’apprivoiser un animal qui ordinairement inspire à tous la répulsion la plus grande… Il trouva une araignée, dans un coin de sa prison, une grosse horrible araignée…

 

Maurice appuyait sur les mots, et regardant fixement Defodon père :

 

– Oui, il eut le courage de la prendre entre ses doigts… de l’approcher de son visage, tandis que ses longues pattes… remuaient…

 

– Assez, monsieur, s’écria le vieillard… c’est répugnant.

 

– Répugnant ! et pourquoi ? L’astronome Lalande mangeait… bien les araignées… vivantes…

 

– Ignoble ! murmura le vieillard en frissonnant.

 

– Mais oui, il portait sur lui une petite boîte… semblable à celle-ci.

 

Il montrait la boîte dont j’ai parlé.

 

Il la tournait dans ses doigts comme il eût fait d’une bonbonnière… puis à certains intervalles, il l’ouvrait…

 

M. Defodon père avait les yeux fixés, sur la boîte, son visage se décomposait, devenait livide…

 

– Et il en tirait… tenez comme ceci !

 

Maurice ouvrit la boîte, y plongea les doigts et en retira une araignée énorme qu’il approcha vivement du vieillard. Celui-ci, comme frappé d’une commotion électrique, bondit sur sa chaise, se redressa de toute sa hauteur, et, poussant un cri rauque, se rua sur le médecin, comme le noyé qui s’accroche à une planche de salut, et lui jeta ses bras au cou. Le médecin, par un mouvement rapide, lui mit au front une serviette mouillée qu’il tenait préparée. Le vieillard s’affaissa… il était évanoui.

 

Il y eut un long moment de silence.

 

Le médecin tâtait le pouls du vieillard ; il nous rassura d’un geste.

 

– Rien à craindre, il se remet.

 

L’avouerai-je, nous étions tous horriblement pâles. Le hideux animal se débattait entre les doigts de Maurice et sa laideur dégoûtante nous fascinait. Nous ne pouvions en arracher nos regards. Maurice s’en aperçut, le replaça dans la boîte et s’approcha du vieillard. Celui-ci revenait peu à peu à son état normal. Le médecin lui donna le bras, et tous deux sortirent.

 

– Avez-vous enfin compris ? s’écria Maurice : le coupable est là, dans cette boîte, c’est ce hideux animal qui a tout fait. Lorsque, sur le visage du mort, j’ai lu cette expression de dégoût, je me suis rappelé les explications de Beaujon. Defodon était dans son lit. Tout à coup son regard est devenu fixe, il a battu l’air de ses mains.

 

« Beaujon a vu quelque chose de noir sur son visage, comme une tache. L’homme s’est jeté à bas de son lit et s’est élancé vers Beaujon qu’il a étreint de ses bras… Donc un objet, un être capable d’exciter le dégoût, voilà ce qu’il fallait trouver… Eh bien ! messieurs, regardez.

 

Maurice écarta le rideau du lit, et nous vîmes, se collant du plafond à la flèche, une énorme toile d’araignée, grise, épaisse…

 

– C’est à cette toile que j’ai arraché l’animal. Que s’est-il donc passé ? La lampe était sur cette cheminée, sans globe ni abat-jour, jetant la clarté blafarde du pétrole… l’animal était sorti de sa toile… il était sur le rideau, sa teinte noirâtre tranchant d’autant plus sur la blancheur du tissu… Par un accident dont nous n’avons pas à rechercher la cause, tandis que Defodon, fasciné à sa vue, fixait sur l’araignée son regard effrayé, l’animal est tombé sur son visage. C’est la tache noire. Defodon a battu l’air de ses mains, comme pour écarter l’ennemi répugnant… puis, dans le paroxysme du dégoût, il s’est enfui… il a fait retraite et s’est jeté sur Beaujon. Le reste s’explique de soi-même. Au moment où il saisissait Beaujon au cou, celui-ci s’est dégagé par un mouvement brutal. La commotion a déterminé la mort immédiate de Defodon… Mais Beaujon n’était-il pas innocent ?

 

Maurice avait vaincu.

 

 

Le jugement fut cassé par la Cour et renvoyé devant d’autres assises.

 

Maurice fut appelé à titre d’expert. Beaujon fut acquitté…

 

– Eh bien ! me dit Maurice, qu’en dites-vous ?

 

– Il vous reste un devoir à accomplir, lui répondis-je, faites des élèves.

 

LA PEUR

I

Le docteur posa son cigare sur la table et nous regarda en souriant, sans dire mot. Vous l’avez tous connu : c’était un homme de taille moyenne, au visage maigre et anguleux, aux cheveux noirs, à la parole cassante et saccadée.

 

Il souriait rarement, étant homme de travail et de méditation : et lorsque ses lèvres se relevaient pour laisser apercevoir ses dents blanches et fines, c’est que le docteur sentait au fond du cœur un besoin féroce de raillerie.

 

– Mieux vaut, lui dis-je, s’expliquer franchement. Quelle phrase de notre conversation a donc pu exciter ainsi votre dédain ?

 

– Du dédain ! vous ne me connaissez guère. Le dédain touche au mépris et le travailleur ne méprise personne…

 

– Mais encore ?

 

– Je m’explique, ne voulant pas vous laisser sous cette fâcheuse impression. Voici : Depuis tantôt une heure, vos esprits, emportés dans le vague, s’égarent dans des théories absolument fausses… vous parlez fantastique, et vous croyez très ingénieux d’évoquer des fantômes couverts de linceuls d’un blanc plus ou moins douteux, des gnomes horribles, des lémures dont la Thessalie aurait honte. Assez de ces billevesées. Voyons, entre nous, s’il entrait ici quelqu’un de ces animaux ridicules et grotesques, vous ririez comme des fous, et c’est à qui le renverrait, aux coups de son propre balai, au prétendu Sabbat qu’il n’a jamais fréquenté…

 

– Trêve de railleries, expliquez-vous…

 

– Vous êtes pressés, messieurs ! Je vous disais donc que ce qui vous paraît fantastique, c’est-à-dire effrayant, est en réalité enfantin, banal et ridicule. Quel sentiment prétendez-vous exciter ? La peur ! Eh bien ! permettez-moi de vous le dire, ou vous n’êtes pas de bonne foi ou vous avez la conviction que rien de ce que vous racontez ne peut amener la terreur, sinon chez les enfants et les niais. Non, vous n’êtes pas de bonne foi. Vous vous surexcitez vous-mêmes, et vous vous forgez des chimères dont vous vous persuadez que vous devez avoir peur. Qui d’entre vous croit encore que les goules viennent la nuit sucer le sang des jeunes hommes, ou que les vudoklaks s’accroupissent la nuit au sein des jeunes filles ? Voyons, sans rire… là… personne. Or, je vous affirme, moi, que la peur est un sentiment éminemment naturel qui ne peut être excité que par des sentiments naturels. Il est dans l’ordre psychologique ou physiologique des phénomènes tellement étranges que sous leur influence l’organisme humain est ébranlé comme les harpes éoliennes dont parle Ossian. Tout l’être vibre à ce souffle qui vient on ne sait d’où… alors se développe en nous une vitalité de surexcitation dont l’effet n’est plus factice, comme dans ces cas où vous inventez des impossibilités… ici, le fait est tangible, le fait est patent… il y a eu énervement, c’est-à-dire doublement d’une des facultés-mères de notre organisme physique et moral.

 

Ces théories m’impatientaient, j’interrompis brusquement le docteur :

 

– Assez, m’écriai-je, concluez, ou donnez-nous des exemples !

 

– Les exemples, reprit-il en souriant de son sourire sarcastique, vous voulez des histoires. Eh bien ! je suis votre homme. Nous disons donc que le but de tout ceci est de vous faire comprendre ce qu’est réellement ce sentiment étrange, enivrant, qui s’appelle la peur, et surtout ce que peuvent être les conséquences de ce sentiment lorsque, développé en quelque sorte extra-humainement, il arrive à son complet épanouissement…

 

– Nous vous écoutons, effrayez-nous si vous le pouvez.

 

– Si je le puis… Entendez alors ce qui suit. J’ai assisté aux scènes que je vais dire, et si ma voix traduit exactement mes impressions, je veux vous voir frissonner et pâlir.

 

 

« Elle était étendue sur son lit de douleur, la douce enfant, la pauvre Mary. Pourquoi ? Sait-on d’où vient le mal ? Elle a souffert, elle a pleuré, elle a toussé, une écume rougeâtre est montée à ses lèvres et, pâle, elle s’est évanouie ; sa tête pâle et flétrie creusait dans l’oreiller un trou plein d’ombre, ses yeux ont paru s’agrandir, un cercle s’est arrondi au-dessus de ses pommettes saillantes et rubéfiées…

 

« Elle s’appelait Mary.

 

« Si vous saviez comme Edwards l’aimait ! Toute jeune il l’avait connue, il l’avait suivie alors qu’elle entrait dans la vie, comme un enfant entrouvrant une porte derrière laquelle se cache l’inconnu. Il l’avait vue courir joyeuse à travers les blés, couronner sa tête blonde de bluets et de coquelicots, rire à tout venant, être ou chose : amitié d’abord, puis amour. Comment cette transformation ? Étrange effet de l’âge. Pourquoi, alors qu’il l’aimait bonnement comme une sœur, a-t-il senti tout à coup qu’il la désirait comme femme ? Pourquoi, ce matin-là, alors que, comme tous les matins, elle abandonnait sa main à sa main, a-t-elle rougi – charmante ! elle était charmante – et baissé les yeux – longs cils qui voilaient un regard étonné ? Pourquoi cette transformation de l’enfant en femme ? Nul ne le sait et tous l’ont senti.

 

« Bref, le « je t’aime ! » qu’il lui adressait est devenu tout à coup timide, doux et attendri. Et elle, elle n’a pas osé répondre, timidité, douceur et attendrissement plus émouvants encore.

 

« Ils se sont mariés, c’est-à-dire qu’un beau jour ils ont compris que la vie n’était possible qu’à deux ; ils ont deviné cet égoïsme admirable qui n’admet qu’un seul intérêt sous deux formes distinctes.

 

« Avoir trouvé la compagne !… la compagne ! quel rêve ! s’avancer à deux sur cette route qui s’appelle la vie, se heurtant aux mêmes pierres et cueillant les mêmes fleurs !

 

« Quel est le danger ? Ne pas se connaître. Or ils ont vécu la même vie, depuis longues années. Ils savent chacun le fort et le faible de l’autre. Ils ont la notion des concessions nécessaires, ils savent qu’ici il faut céder, que là il faut être ferme… Union vraie parce qu’elle est raisonnée.

 

« Et voici que, sournoisement, la maladie, tapie au coin de quelque mur voisin, a profité d’un entrebâillement de la porte pour se glisser au chevet de Mary… elle, si forte, si rose, si jeune, voilà qu’elle est malade, voilà que, voulant se redresser, elle est retombée faible et immobile, étonnée de cette lassitude…

 

« On m’envoya chercher. Mes amis, je me crois savant. J’ai beaucoup travaillé, j’ai consacré toute ma vie à l’étude, j’ai scruté dans leurs replis les plus cachés les secrets de l’organisme humain… Eh bien ! je l’avoue, je ne comprenais pas ce mal.

 

« Était-ce épuisement ? Était-ce excès de vitalité ? Était-ce la flamme trop vive qui brûlait l’enveloppe ? Je ne le savais pas. J’aimais tant Edwards qu’il me semblait que sa cause fût la mienne. Je cherchais, j’étudiais, j’auscultais, et souvent, tenant dans ma main la main de la pauvrette, je réfléchissais profondément…

 

« Les jours passaient. Puis les semaines, puis les mois. Était-ce la phtisie ? l’anémie ? Aucun des caractères symptomatiques ne me paraissait concluant… J’avais peur… Je n’osais procéder à quelque expérience dont le résultat peut-être eût été fatal… Ah ! c’est une horrible situation ! Que jamais le médecin ne soigne ceux qu’il aime !

 

« Et pourtant que faire ? Confier la cause à un confrère… J’appelai quelques praticiens à ce chevet où se mourait Mary… Ânes ! sur mon honneur, ils ne dirent que des sottises. J’aurais voulu faire rentrer leurs paroles dans leur gorge maudite…

 

« Encore passaient les jours, les semaines et les mois.

 

« Un soir, regardant la malade, je portai la main à mon front. Ce que je pressentais était au-dessus de mes forces… Il n’y avait pas d’illusions à se forger… Le ton de la peau était mat… les yeux étaient brillants… les mains avaient cette moiteur qui procède de la fraîcheur du tombeau. Elle était perdue.

 

« Je serrai la main d’Edwards…

 

« – Je reviendrai demain, lui dis-je.

 

« Demain ! mot étrange. Entre ces deux formules – aujourd’hui et demain – se plaçait dans ma prévision ce fait atroce – la mort. Elle vivait, elle remuait, elle pensait, elle parlait. Demain la trouverait immobile, sans pensée, muette, morte…

 

« Je sortis de la chambre, paraissant calme jusqu’au seuil. Puis je m’enfuis en courant, étouffant un sanglot.

 

« Edwards avait entendu ce mot – demain – et m’avait remercié d’un sourire. Demain, c’était l’espoir. Douze heures de vie !…

 

« Je rentrai chez moi, fiévreux, affolé…

 

« Je ne pouvais dormir. – Il était trois heures, lorsque j’entendis frapper violemment à la porte.

 

« – Qu’y a-t-il ?

 

« – Venez vite, cria une voix, Mary a été étranglée et M. Edwards est fou.

 

« Je m’élançai dehors.

 

II

« Les mots qui avaient frappé mon oreille, continua le docteur, retentissaient dans mon cerveau sans éveiller la notion d’une signification précise. Lorsqu’ils avaient été prononcés, j’avais eu le sentiment d’un malheur, comme la sensation glacée d’une douche d’eau qui tomberait on ne sait d’où.

 

« En me hâtant pour arriver au domicile d’Edwards, je me surpris à rechercher dans ma mémoire les termes précis de l’avis que j’avais reçu, et ce fut avec une sorte de terreur stupide, bientôt combattue par l’incrédulité, que je reconstruisis ces deux phrases :

 

« – Mary a été étranglée et M. Edwards est fou.

 

« Avez-vous remarqué cette singulière tendance de notre esprit à s’efforcer de prévoir l’avenir, de construire d’avance toute une série de circonstances, alors que le fait lui-même est ou va être à portée de notre entendement et de notre connaissance ? Vous recevez une lettre, elle est dans votre main, vous n’avez qu’à briser le cachet pour savoir ce qu’elle contient. Au lieu de cela, vous examinez l’écriture avec soin, vous étudiez le cachet postal, vous discutez la nature du papier, la forme du cachet ; vous perdez votre temps à sonder un mystère qui déjà devrait ne plus exister pour vous…

 

« Ainsi faisais-je. Je marchais rapidement. Il me fallait dix minutes à peine pour atteindre la demeure d’Edwards ; et pendant cette course, quoique certain d’être tiré du doute dans un temps des plus courts, je m’évertuais à bâtir des hypothèses et à chercher à deviner.

 

« – Mary étranglée, Edwards fou.

 

« Et naturellement je ne trouvais aucune explication qui me satisfît.

 

« J’arrivai ; la domestique m’attendait devant la porte :

 

« – Oh ! prenez bien garde, me dit-elle, M. Edwards n’a plus sa tête… je n’ose pas entrer dans la chambre.

 

« – Mais êtes-vous sûre de ce que vous m’avez dit ?

 

« – Oh ! monsieur, c’est bien facile à voir…

 

« – Un seul mot : Comment avez-vous appris… l’accident ?

 

« – J’ai entendu du bruit… et je suis montée.

 

« – Vous n’avez rien dérangé ?

 

« – Rien.

 

« La chambre dans laquelle j’avais laissé la pauvre Mary mourante était située au premier étage ; je montai rapidement.

 

« Il était alors quatre heures du matin.

 

« Je poussai la porte avec un battement de cœur qui me faisait mal. Et cependant j’espérais encore.

 

« Le tableau qui frappa mes regards était bien fait pour augmenter l’émotion dont j’avais peine à me rendre maître.

 

« La pièce où je pénétrais était très spacieuse, haute de plafond : le parquet était couvert d’un tapis dont la couleur sombre faisait ressortir la blancheur des murs et la teinte pâle des meubles de bambou et des rideaux.

 

« Le lit se trouvait au milieu de la chambre, adossé au mur : c’était une sorte de divan bas et large. Les draps étaient rejetés au pied, et le corps de la jeune femme, comme tordu violemment sur lui-même, pendait à demi, les bras en arrière. La tête était tournée vers le matelas, les admirables cheveux blonds formaient une sorte de touffe retombante aux reflets dorés…

 

« Puis, dans un coin auprès de la fenêtre, une masse accroupie dans laquelle je ne pouvais distinguer aucune forme. Je m’approchai. La masse fit un mouvement, puis une tête se redressa : c’était Edwards.

 

« Je constatai, à la couleur terne du regard, à l’impassibilité des traits, que le malheureux ne se rendait pas compte de ce qui se passait autour de lui…

 

« Je compris alors que le plus urgent était de donner des soins, s’il en était temps encore, à la pauvre femme.

 

« Je la relevai vivement et appelai la domestique pour m’aider.

 

« Chère, chère enfant ! Hélas ! toute ma science était impuissante. Pour le médecin, il sort du visage d’une morte je ne sais quel rayonnement qui est à la fois un défi et une menace. Il semble que la mort vous regarde à travers ce masque, raillant le téméraire qui prétendrait la combattre. Mary avait été étranglée. Cela ne pouvait faire doute pour moi : une tresse de ses cheveux blonds était roulée fortement autour de son cou et y avait creusé un sillon violacé.

 

« L’homme était là, à quelques pas, insensible, immobile. Il jetait de temps à autre sur nous ces regards inquiets et sournois que laissent échapper les yeux des fous. Évidemment il s’était passé dans cette nuit sinistre une scène dont les détails m’échappaient absolument.

 

« En vain je m’efforçais de réchauffer les membres déjà raidis de l’enfant aimée. En vain je plaçais un miroir devant ses lèvres : pas un souffle. En vain je posais la main sur son cœur, pas un battement.

 

« – Eh bien ! me demanda la domestique anxieuse.

 

« – Elle est morte, répondis-je tristement.

 

« Et d’où venait cette tristesse qui m’envahissait ? Lorsque je l’avais quittée, la veille au soir, j’étais convaincu que la nuit ne se passerait pas sans amener la crise fatale. Cette mort ne devait donc pas me surprendre. Mais il y avait un surcroît de douleur, en quelque sorte, dans la situation d’Edwards.

 

« Certes, connaissant tout l’amour qu’il portait à sa femme, j’avais prévu une prostration complète, un désespoir comportant une crise violente suivie d’affaissement. Mais tandis que l’une gisait sans vie et sans souffle sur sa couche blanche, l’autre semblait s’être étendu lui aussi dans cette tombe qui s’appelle la folie. Je réfléchissais encore à ce que pouvait être mon devoir en semblable circonstance.

 

« La strangulation était évidente : et cependant j’avais la certitude qu’un crime ne pouvait avoir été commis. Je connaissais Edwards, je l’ai dit, depuis sa plus tendre enfance. Je le savais doux et bon, timide même. Je savais de quel amour dévoué il avait entouré la compagne choisie, j’avais apprécié ses douleurs et ses inquiétudes. Il y avait toute une révélation d’affection dans la terreur contenue avec laquelle Edwards me demandait chaque jour ce que je pensais de l’état de sa chère bien-aimée.

 

« Elle était jeune, elle était belle : elle avait toutes les douceurs et tous les charmes. Jamais, en aucun cas, un souffle n’avait terni le pur miroir de leur union. Et, réflexion horrible, en supposant même qu’Edwards eût formé, hypocritement, l’infâme dessein de se débarrasser de sa femme, avait-il besoin de recourir au crime ? Le mal eût achevé l’œuvre sans qu’une main criminelle eût besoin de l’aider. Il le savait, je ne lui avais pas dissimulé le danger très réel que courait la chère enfant. N’eût-il pas en outre pris quelques précautions ?

 

« Que supposer ? C’était peut-être dans un accès de folie qu’il avait commis cet acte inconscient ; ou bien la folie n’avait-elle été que la conséquence du crime ? Je me perdais dans toutes ces conjectures…

 

« Pendant que je méditais, appuyé au chevet de la morte et la regardant comme on regarde les morts, c’est-à-dire avec cette surprise involontaire que cause la cessation de mouvement dans cet organisme hier encore mobile et agissant, j’entendis un froissement du côté où Edwards était resté accroupi.

 

« Il avait changé de place, et, la tête tendue en avant, les mains dirigées vers le lit, il semblait attendre… quoi ? Il y avait dans ses yeux de l’étonnement, de l’hésitation et en même temps comme une espérance.

 

« Je m’avançai vers lui et lui pris la main.

 

« Il se laissa faire sans résistance. Puis, brusquement, comme si les paroles qu’il prononçait répondaient à une préoccupation vague, mais persistante :

 

« – Elle ne remue plus ? me demanda-t-il.

 

« – Hélas ! non, lui dis-je.

 

« À ma grande stupéfaction, une expression de joie complète éclaira ce visage encore contracté ; il y eut distension des muscles. Et, tout à coup, des larmes jaillirent des yeux d’Edwards ; il se redressa et, se jetant dans mes bras, se mit à sangloter.

 

« – Qu’y a-t-il ? qu’éprouvez-vous ? m’écriai-je.

 

« Mais sans répondre, il s’élança vers le lit, prit le corps dans ses deux bras et, le soulevant comme une plume, couvrit de baisers le visage de la morte.

 

« Cela rendait un son mat qui était horriblement pénible.

 

« Je voulus le détacher du cadavre :

 

« – Non, non, murmurait-il d’une voix étouffée ; je lui demande pardon !… pardon !… pardon !…

 

« Et il baisait ce visage décoloré sur lequel ses lèvres faisaient des trous bruns ; il serrait ces mains longues et amaigries…

 

« – Mary ! Mary ! cria-t-il encore, je t’aime !…

 

« Le laissant à son désespoir, je m’occupai de tous les détails de l’inhumation. Je comprenais que cette crise de larmes était salutaire. Lorsque je revins, il était plus calme ; il était assis au pied du lit, la tête dans ses mains, regardant Mary à travers ses doigts écartés…

 

« Je voulus l’interroger.

 

« – Demain, fit-il en me faisant signe de le laisser en repos.

 

« Le corps de Mary fut rendu à la terre : il suivit le triste cortège en silence, puis quand chacun se fut éloigné :

 

« – Écoutez, me dit-il, il faut maintenant que je me confesse… Mon ami, mon ami, savez-vous ce que c’est que… LA PEUR ?

 

III

« Edwards hésitait. Je devinais que ses aveux lui coûtaient horriblement. Je l’encourageai de mon mieux.

 

« – Écoutez, cher ami, me dit-il : vous êtes-vous trouvé jamais dans quelque circonstance imprévue où, malgré vous, vous vous soyez senti envahir par un sentiment dont vous ne pouviez vous rendre maître… et, quoique très courageux, très hardi, très ardent, n’avez-vous jamais eu peur… oui, peur ? J’ai dit le mot… Je me suis battu, j’ai lutté contre des hommes dont la force était dix fois supérieure à la mienne… et, sur l’honneur !… je n’ai pas éprouvé la moindre hésitation. J’étais animé, excité, il se peut même que dans l’élan de la colère résistante, j’aie, comme on dit communément, perdu la tête, mais je n’ai pas eu peur. Oh ! mot horrible ! d’autant plus horrible pour celui qui en saisit toute la véritable signification…

 

« Je voulais calmer Edwards. Il m’imposa silence d’un geste…

 

« – Oh ! laissez-moi parler… j’ai besoin de me donner… à moi-même… des explications, d’étudier l’incroyable phénomène qui s’est produit en moi… Tenez, mon ami, il y a dix ans de cela, j’étais dans l’Inde, je traversais une sorte de bois… tout à coup un animal bondit vers moi. C’était un tigre. Involontairement, et sans aucune raison de vanité… puisque j’étais seul… je souris, j’armai mon revolver… et en une seconde je renversai l’animal sur le sol. Dans le moment précis, je ne me rendais pas compte de mes impressions… Mais depuis, m’interrogeant moi-même, j’ai acquis l’absolue conviction que je n’avais pas eu peur un seul instant, d’où la conservation complète de mon sang-froid.

 

« – Que voulez-vous me prouver ? lui demandai-je avec une certaine impatience ; je sais tout ce que vous me pouvez dire au sujet de votre courage que jamais je n’ai mis en doute…

 

« – Je vous ennuie, peut-être… je l’admets. Et cependant vous me savez, d’une part, assez intelligent pour que vous admettiez la nécessité de mon argumentation… d’autre part, je comprends votre impatience. Écoutez-moi donc complaisamment, j’arrive au récit de cette terrible nuit…

 

« Et, comme si le malheureux eût aperçu dans un coin sombre quelque spectre invisible pour tous, il frissonna de tous ses membres.

 

« – Je vous écoute, lui dis-je en lui prenant la main.

 

« – Vous vous souvenez, reprit-il, de l’état dans lequel vous aviez laissé ma pauvre et chère Mary lorsque vous l’avez quittée… J’avoue que, quoique ayant perdu tout espoir, j’ai bu avidement, comme une rosée de bonheur, votre affirmation de visite pour le lendemain… Vous êtes habiles, vous autres médecins, à tromper vos clients… Oh ! je dis clients ! car pour tous, amis ou indifférents, vous avez, en tant que praticiens, les mêmes procédés, vous souriez du même sourire, vous possédez le même calme imperturbable… acteurs qui jouez une scène mondaine au pied d’un lit de mort…

 

« Il s’arrêta sans que je l’interrompisse. Il s’exaltait et mon devoir d’ami était de ne point paraître m’apercevoir de l’aigreur de ses paroles.

 

« – Donc, reprit-il après un moment, j’espérais… et c’est peut-être cet espoir même qui est cause de tout… Vous m’avez laissé seul, seul auprès de la mourante. Il était, vous ne l’avez pas oublié, onze heures à peine… Elle, l’adorée, ne parlait plus, ne se plaignait plus, ne semblait plus souffrir… toute blanche, couchée dans son lit blanc, elle avait les yeux à demi fermés… J’entendais distinctement sa respiration, un peu sifflante, saccadée, et cependant non sans une certaine régularité. Écoutant ce soupir intermittent qui n’avait rien du râle, je me rappelais une certaine fois dans ma vie m’être occupé à caler une pendule, j’entends, à tenter de la remettre dans la position d’équilibre… Le balancier avait des heurtements irréguliers, inégaux ; puis, tout à coup, à je ne sais quel mouvement tenté par moi, la régularité s’établit tout à coup. Tic, tac, tic, tac… c’était fait. La pendule marchait. Et je me disais que dans ce frêle organisme que la nature tenait en sa main, un accident pouvait tout à coup se produire qui régularisât cette respiration, tic, tac, tic, tac, régularité qui indiquerait la reprise normale du mouvement vital… Je songeais, je tenais dans ma main la main de la malade, elle avait une fraîcheur moite qui me semblait de bon augure ; vous savez, nous autres, nous ne sommes pas des savants, et la main brûlante nous effraye… Je parlais à Mary, lui prodiguant les noms les plus doux et qui rappelaient nos plus charmantes intimités… elle ne répondait pas, et toujours cette respiration… puis il y eut un soupir plus long que les autres et… un temps d’arrêt. Je la crus morte, et me penchai vers elle. Les pommettes de ses joues étaient violettes, d’un violet doux et pâle… j’appliquai mes lèvres sur les siennes, comme si sous mon aspiration le souffle pouvait revenir plus promptement. Il revint en effet, et l’intermittence reparut pendant un quart d’heure à peu près… puis nouvelle interruption, plus longue cette fois… la main que je tenais se contracta quelque peu… elle se desserra… le souffle recommença son mouvement de va-et-vient… une heure se passa ainsi. Je retenais moi-même ma respiration, je craignais de ne pas entendre ce qui était, pour moi, la preuve de la persistance vitale. Je pensais à tout autre chose : c’est singulier, ma mémoire s’était arrêtée à un souvenir de jeunesse et de joie. C’était une fête de mariage dans laquelle, en vérité, j’avais dansé comme pas un des jeunes gens les plus réputés pour leur activité… Je revoyais les lustres chargés de bougies, laissant tomber leurs taches blanches sur les habits des danseurs… j’entendais les accords de l’orchestre qui se répétaient avec monotonie, frappant mon oreille de leur rythme cadencé… rythme… mesure… régularité… respiration… cet enchaînement d’idées se fit… j’écoutai… Je n’entendis ni rythme, ni mesure, ni respiration… Elle ne respirait plus… elle… pendant que je m’égarais dans les dédales de la mémoire et du passé… elle était morte… morte ! Avez-vous compris ? Étant là, auprès d’elle, à son chevet, je l’avais absolument abandonnée… j’écoutais les mélodies d’un orchestre du passé… et le présent, c’est-à-dire ELLE, ma Mary, ma femme, mon amour… Mary était morte. Misérable que j’étais ! je l’avais laissée mourir seule… À ce moment suprême, elle m’avait peut-être cherché du regard, elle m’avait peut-être appelé mentalement. Elle était morte… croyant à mon oubli… étonnée de ne pas sentir ma main serrer la sienne…

 

« Il s’arrêta et essuya son front inondé de sueur.

 

« – Comprenez-vous bien maintenant les impressions qui suivirent ? Oh ! j’étais fou, fou, si vous voulez, en ce sens que mon désespoir était si complet, si profond, qu’il n’admettait aucune consolation possible… Une seule… elle n’était pas morte… elle ne pouvait être morte… je ne voulais pas qu’elle fût morte… Avez-vous jamais éprouvé cette impression ?… Elle est bien étrange et bien vraie ; vous êtes là auprès d’un cadavre… vous savez que c’est un cadavre… mais vous refusez d’accepter cette certitude. Savez-vous ce que j’ai fait, moi ?… J’ai crié à son oreille, je l’ai appelée : Mary ! Mary ! de toute la force de ma voix, m’efforçant d’envoyer le son droit et direct dans son oreille… Elle n’a pas bougé !… J’ai glissé ma main sous les draps… Je l’ai pincée, oui, pincée, meurtrie de mes ongles, espérant qu’un cri de douleur révélerait la vie dans ce corps inanimé… Rien… rien… J’ai tout tenté, tout ! Elle est restée immobile, inerte… morte ! car elle était morte ! Alors il y a eu en moi comme un écroulement… j’ai senti s’effondrer tout mon être intérieur… et je suis resté, stupide, stupéfié, veux-je dire, regardant cette chair que j’avais aimée et que n’animait plus l’esprit que j’avais adoré… Je ne puis insister, ce sont de ces impressions qui semblent durer un siècle et qui se traduisent en une minute… Je me disais : Elle est morte ! morte ! morte !… Là où était le mouvement est maintenant l’immobilité… C’est la fin, la nullité, l’annihilation ! La nuit passait, j’étais abruti, le mot est dur, mais vrai… Je regardais toujours… je voyais le drap s’abaisser sur les membres de la morte… Il se formait des plis rectes, anguleux, pointus… et une sorte d’ivresse s’emparait de moi, atonie, impuissance, folie d’immobilité et d’anéantissement… Il était alors trois heures et demie Le jour venait. Était-ce le jour ? Une sorte de lueur pâle, blafarde, comme ce rayon qui sort de l’œil d’un mort ou d’un fou… et la blancheur du lit paraissait plus blanche, et la pâleur du visage plus pâle… Je regardais la morte ! j’étais habitué à cette idée que tout était fini, et pour jamais, pour jamais… Tout à coup…

 

« Ici Edwards me prit la main et me la serra comme entre des tenailles de fer.

 

« – Tout à coup… elle remua… Comprenez-vous ?… elle remua… Était-ce une convulsion dernière ?… je n’en sais rien ; mais voir ce cadavre, cette immobilité animée tout à coup de mouvement… Il n’y avait pas à douter, elle avait tendu les bras en avant… Ce que j’ai cru, je ne le sais pas… mais j’ai eu peur… peur, PEUR !

 

« Elle avait remué, tout était là… Je me suis jeté sur elle pour la forcer à rester immobile !… Après, je ne sais plus !…

 

 

« – Maintenant, dit le docteur, savez-vous, comprenez-vous ce que c’est que la peur ! et admettez-vous que vos contes d’enfants soient purement et simplement ridicules ! »

 

LE TESTAMENT

I

– Ah !

 

– Quoi ?

 

– Vous ne savez pas la nouvelle ?

 

– Non, vraiment !

 

– Alors, vous n’avez pas lu ?

 

– Lu ?

 

– Le Sunday Herald ?

 

Non, sur ma foi !

 

– Alors, je comprends que vous ayez l’air indifférent… mais quand vous saurez…

 

– Voyons, j’ai des occupations… Ne me retenez pas inutilement.

 

– Inutilement ! (Après une pause.) IL est mort !

 

Il n’y a dans aucune casse d’imprimerie de lettres assez fortes, assez grasses, assez monumentales pour accentuer cet IL. IL… vous comprenez bien, il ne s’agit pas du premier venu, de celui-ci ou de celui-là, de vous, de moi, de l’homme qui passait hier dans la rue. Cet IL constitue à lui seul tout un drame, il résume toute une situation… IL est comme le Dieu des chrétiens, IL est celui qui est ou plutôt qui a été, celui qui seul préoccupe, qui seul intéresse, dont le nom seul vibre au moindre effort dans celui qui l’a entendu…

 

IL… c’est celui dont nos deux interlocuteurs sont les héritiers. Oh ! point n’a été besoin de le nommer. Il est mort. Eh ! qui donc peut être mort, sinon LUI ? Que le ciel tombe sur la tête de toute l’humanité, que m’importe ? mais qu’une chiquenaude l’ait blessé, LUI ! Vous n’aurez pas besoin de me raconter le fait. L’indiquer suffira, je devinerai tout, plus encore même. J’inventerai, je supposerai. IL est mort !… et enterré, n’est-ce pas ? Il n’y a pas à revenir là-dessus ? C’est bien fait, bien achevé, bien complet ? Et l’héritier ferme à demi les yeux ; gourmet qui déguste, il répète tout bas ces trois mots : Il… est… mort !… mort ! mort !

 

Comme il est possible – voire même probable – que le lecteur n’est pas doué de cette faculté toute spéciale à cet animal qui a nom : héritier, je ne le tiendrai pas en suspens.

 

IL, c’est Arthur Simpson, du Kentucky, grand propriétaire, riche de trois millions de dollars… Des deux héritiers, l’un a dit d’abord : « Ah ! » et l’autre a répondu : « Quoi ? » Ah ! s’appelle Georgy Simpson, c’est le propre cousin d’Arthur. Quoi ? c’est master Julius Tiresome, cordonnier, et non moins propre cousin du mort. Point cousins d’un mort quelconque, d’un mort de contrebande, d’un mort de médiocre catégorie. Loin de là, le mort appartient à une classe superfine… c’est le mort aux trois millions. Et, se disent-ils, nous sommes son cousin !

 

Et comme Georgy Simpson, épicier, était sûr de son effet ! Comme il s’est, du premier saut, élevé aux plus hauts sommets de l’art éloquentiel ! Il a gradué ses effets. Un homme qui se sentait déjà propriétaire de quelques centaines de mille dollars, ne dit pas brusquement, naïvement : « Eh ! vous savez, le cousin Simpson est mort ! » Fi donc ! cela est bon pour les petites gens. Hier, oui, mais aujourd’hui c’est écrit en toutes lettres dans le Sunday Herald. Voyez plutôt.

 

« L’honorable Arthur Simpson, du Kentucky, est mort subitement ce matin. On attribue son décès à la rupture d’un anévrisme. On se rappelle que M. Simpson était l’ami de notre regretté Turnpike, auquel la jeune Amérique est redevable de tant de progrès industriels et qui, dans sa reconnaissante affection, avait laissé à Arthur Simpson sa fortune, évaluée à un capital d’au moins trois millions de dollars. »

 

Trois millions ! c’est imprimé, nous ne l’inventons pas ! Et… et nous sommes son cousin !

 

II

Ils sont en face l’un de l’autre. Il y a un moment d’arrêt. Qui parlera le premier, maintenant ? et que dira-t-il ? Il serait peut-être convenable de prononcer quelques paroles de regrets… car, après tout, quoique nous soyons ses héritiers, ce n’en était pas moins un homme… et puis, de son vivant, nous n’avons jamais eu à nous plaindre de lui… et puis… et puis…

 

Mais ces deux hommes se regardent. Un même sentiment les agite, les envahit, et ils partent tous les deux d’un éclat de rire. La glace est rompue. Sans dire un mot, ils rient et se serrent les mains. N’insistez pas, ils danseraient…

 

Un nuage sur ces deux fronts. Une pensée nouvelle et attristante. Serait-ce donc un remords de cette joie inconvenante ? Après tout, ce premier mouvement était peut-être involontaire, nerveux, comme l’on dit. On a vu les plus grandes douleurs se manifester par le rire… Mais ne croyez point cela. C’est plus naturel, et la pensée qui jette sur leur visage cette teinte grisâtre et mélancolique, ombre qui voile un soleil naguère si radieux, se formule ainsi :

 

« Il y a d’autres parents ! »

 

Cette pensée fait lame. Elle tombe sur le gâteau d’héritage comme un couteau à plusieurs tranchants, et le divise en tranches qui, au premier coup d’œil, paraissent imperceptibles. Ils ne se sont rien dit, ces deux hommes, et ils se répondent : « Oui, il y a Smithlake ! – Et miss Stroke ! – Et Steney ! » Calcul rapide. Trois et deux font cinq. Trois millions divisés par cinq, restent à chacun six cent mille dollars. « Eh ! eh ! en somme, six cent mille dollars ! c’est encore un chiffre. Pas vrai, compère ? – Mais, oui… » Et le nuage s’écarte et le soleil reparaît.

 

« Ces intrus, – intrus est le mot, – savent-ils la nouvelle ?… Non, évidemment. Si on pouvait la leur cacher ! Ah ! ce serait une victoire… Mais, bast ! les solicitors vont prendre l’affaire en main, et ils chercheront et ils trouveront… Il est donc inutile d’y songer, à moins que… dame ! on ne sait pas, nous sommes tous mortels… Depuis combien de temps les avez-vous vus, compère ?… Si peu de temps que cela ! Ah ! c’est fâcheux… Du moins, il y aurait eu quelque intérêt à prendre des informations. Voyez ! il ne peut y avoir de satisfaction complète… et puis miss Stroke avait une si mauvaise santé… Vous verrez qu’elle mourra dans quelques mois… Et ce seront de nouveaux embarras, des dérangements… elle aurait bien mieux fait… Enfin, encore des ennuis en perspective.

 

III

« Mais d’autre part, s’ils ne savent pas le fait, ils ne vont pas se déranger, ils ne se hâteront pas… et qui portera la peine de leur lenteur ? Nous encore. Examinez cela ! voilà des gens qui ne songent à rien, qui ne lisent seulement pas les journaux, et grâce à leur incurie, à leur inintelligence, à leur bêtise, nous serons obligés d’attendre… leur bon plaisir. On ne va pas s’établir si loin que cela, quand on est cohéritier d’un homme qui peut… qui doit mourir, en vous laissant six cent mille dollars. On s’occupe de ses affaires, by God ! On n’est pas là, stupidement, à attendre que les grogs au rhum vous arrivent tout sucrés !

 

« Enfin, ils sont comme cela. Nous ne les changerons pas. Il n’y a qu’une chose à faire, compère ! Eh oui ! il faut les avertir, et le plus vite possible. Nous porterons le timbre-poste en dépense… Écrire ! et si les lettres se perdaient, si seulement elles éprouvaient du retard. Décidément le mieux est d’aller les chercher… Peuh ! un voyage de quelques jours ! ce n’est pas une affaire ! Puis, ainsi, ils n’hésiteront pas… nous leur montrerons le journal, ils monteront immédiatement en chemin de fer… nous les ramènerons de gré ou de force. Ils n’ont aucun droit de résister. Ils nous appartiennent… ils font partie de nous-mêmes. Convenu, compère, rentrez chez vous, prenez un gros paletot, et partons. »

 

Une heure après, Georgy Simpson et Julius Tiresome se rencontrent à la gare du Midland Railway. Et chacun jette sur son compagnon de voyage un regard rapide… Pourquoi regrette-t-il de le voir si bien enveloppé ?

 

IV

À chaque pas, l’homme trébuche dans l’imprévu. Voyez la face de Georgy Simpson ? Ses yeux se sont démesurément ouverts… Évidemment, il y a quelque chose. Voilà qu’il pousse du coude Julius Tiresome… et ce ne sont plus deux yeux… mais bien quatre, qui dardent sur un même point leurs regards atterrés. Suivons le rayon lumineux qui s’élance de ces quatre prunelles et converge en un même centre… Au bout de ce regard, une porte… sur cette porte, deux mots : Way out, c’est-à-dire : sortie, arrivée.

 

La porte fait cadre ; dans ce cadre, trois êtres humains.

 

Trois noms prononcés par nos deux regardeurs :

 

– Smithlake ! miss Stroke ! Steney !

 

Puis fusion de ces cinq personnages en un seul groupe. Deux disent : « Nous aillions vous chercher ! » Et les trois autres répondent : « Nous venions vous avertir ! »

 

– Vous savez donc ?

 

– Parbleu ! pourquoi pas ? Est-ce que vous avez la science infuse !

 

Qu’ils se disputent ou non, peu nous importe. En vérité, ces héritiers semblent d’assez bonne composition. Ils rentrent en ville, et trouvent au domicile de Simpson une lettre ainsi conçue :

 

« Les héritiers de sir Arthur Simpson, du Kentucky, décédé le…, sont invités à se présenter lundi prochain, en l’office de Thomas Eater, solicitor, à dix heures du matin, pour assister à l’ouverture du testament olographe laissé par le défunt.

 

« Signé : Thomas EATER, solicitor. »

 

V

Ils n’ont eu garde – comme bien on peut le penser – de manquer au rendez-vous assigné par l’homme de loi. Est-il rien de plus intéressant que l’ouverture d’un testament pour des héritiers ? Pour le testament, l’amant – s’il était héritier – déserterait le premier rendez-vous accordé par la maîtresse.

 

Le commis a désigné du doigt les pièces.

 

Mais il est bien volumineux, ce testament ! Voyez donc : c’est une sorte de livre, les feuilles s’ajoutent aux feuilles. Diable de bavard ! il était si simple d’écrire trois lignes : « Je lègue, etc. », avec l’indication des biens, « à mes héritiers ci-dessous dénommés » – et puis une liste des parents. Si quelques lignes de plus étaient nécessaires, c’eût été pour des dispositions particulières, l’indication d’une faveur faite à l’un des héritiers. Mon Dieu ! on en serait encore passé par là.

 

Mais il y a au moins cent pages. Cent pages pour cinq héritiers, et trois malheureux millions de dollars. Prodigalité ! Et il va nous falloir entendre tout cela ! Des phrases ! des phrases ! comme dit le poète. Après tout, c’est l’affaire de deux heures, peut-être trois. Mais encore, c’est du temps perdu. Et ils ont à faire, ces héritiers. Un héritier n’est donc plus un homme ! Il ne s’appartient donc plus ! Il est donc devenu la propriété, la chose du mort, que celui-ci puisse ainsi disposer de son temps, d’une portion de son existence… ! Vraiment, ces morts ont d’incroyables façons d’agir.

 

Chut ! le moment est solennel. Le solicitor, assisté d’un de ses confrères, est entré dans son office. Il a salué en rond les héritiers qui se sont inclinés jusqu’à terre, devant le représentant, – non du testateur, – mais du testament.

 

Il a un singulier visage, Master Thomas Eater : il est pâle, alors que ses confrères sont d’ordinaire gras et roses. Ses yeux sont caves et cerclés de noir, comme le bout d’une lorgnette. Sa lèvre a des plis incompréhensibles. Ce n’est pas le sillon du rire, non plus que le rictus de la souffrance. Cet homme est funèbre…

 

Évidemment, il n’a pas lu le testament : il ne l’a pas pu, puisqu’il était cacheté. Et cependant les héritiers interrogent ce visage, comme si une impression fugitive pouvait être surprise. Mais voilà qu’il s’est assis…

 

Il est dix heures du matin ; c’est un jour sombre, que d’épais rideaux rendent plus obscur encore. Comment pourra-t-il lire ? En vérité, il semble qu’il lui manque la clarté nécessaire… et cependant il ne paraît point s’en préoccuper. Il prend le manuscrit, déchire l’enveloppe, le pli de sa lèvre se dessine plus profond et plus inexplicable… Ses yeux se portent sur la première page… Il commence.

 

VI

Il lit :

 

« Ceci est la dernière volonté de M. Arthur Simpson, du Kentucky.

 

« Dernière volonté. En réalité, le mot est comique, et j’ai presque ri en l’écrivant. Volonté ! mais je ne veux rien, ou, du moins, je ne veux plus rien… En trente années, j’ai épuisé tout ce qui était en moi de force volitive… et j’ai voulu… oh ! n’en doutez pas ! plus et plus âprement que jamais homme n’a voulu en ce monde…

 

« Dernière volonté ! non, une simple narration, un récit… dirai-je une confession ? Oh ! ce mot serait encore plus burlesque que le précédent… Confession, contrition, repentir… repentir ! vilaine et petite chose !… amoindrissement du moi, comme si aujourd’hui je ne ferais pas encore ce que j’ai fait autrefois !… Ah ! en vérité ! à cette pensée, je me sens plein de je ne sais quel satanique orgueil. Me repentir ! Allons donc ! J’ai agi parce qu’il m’a plu d’agir, parce que toutes les forces de mon être convergeaient vers un but, et cette action, je l’ai accomplie lentement – avec préméditation, comme disent les juristes – cette action, je l’ai étudiée avant de la commettre, je l’ai recherchée comme un alchimiste cherchait l’or dans ses creusets… Puis, une fois découverte, fixée, résolue, je l’ai préparée avec amour, avec passion, avec rage… rage froide et calculée… et, enfin… enfin, je l’ai exécutée… mais là, alors que tout était fini, alors que j’avais réussi – pleinement réussi, je vous jure, – est-ce que tout s’est borné là pour moi ? Non, il y a eu répercussion de joie en tout mon être, en toute ma vie, et aujourd’hui encore, alors que je suis assez maître de moi pour comprendre que la mort va venir, je sens une jouissance indicible à tracer ces lignes, à me baigner de nouveau dans les ondes funèbres du souvenir, à entendre – résonnant dans mon cerveau – des cris et des râles qui sont mon œuvre… et c’est au milieu de ces éclats bruyants pour moi seul que viendrait lourdement tomber le mot : repentir !

 

« Mot nul, épais, ridicule… tu sonnes faux et froid. Repentir ! Qu’est-ce que cela ? Que viens-tu faire ici, alors que toute ma vie est l’expression de ce qui est absolument contraire au repentir… de la dégustation de l’acte accompli ? Cet acte criminel –, selon vous, justicier, – selon moi, c’est ma vie, c’est mon bien, – c’est l’épanouissement de mon être, je n’ai vécu que pour lui. Je meurs avec lui, le conservant dans son intégrité, le berçant dans ma conscience comme fait une mère de son enfant aimé… Me repentir, ce serait le renier. Et la mère ne renie jamais son enfant…

 

 

« … Je l’aimais bien, Turnpike. Nous avions été élevés ensemble. Ces souvenirs de joies augmentent ma satisfaction actuelle… Nul de vous ne l’a aussi bien connu que moi… et je ne puis en dire de mal ! Oh ! pas un reproche à lui adresser… Il avait toutes les qualités, toutes les délicatesses. Je me rappelle encore… nous avions vingt ans tous deux, il était grand, brun, son œil était ouvert, bien fendu, ruisselant de franchise et de probité courageuse… non pas un joli garçon, mieux que cela, une beauté forte et mâle. Il bondissait comme le cheval en liberté… Dans nos chasses, il franchissait les précipices, ne reculait devant aucun obstacle, et, après quelque difficulté vaincue, il m’adressait un sourire… franc et large sourire, à dents blanches et à lèvres rouges.

 

« Il brisait entre ses mains la branche la plus grosse, et avec cette force, doux comme un faon… timide même. En vérité, il n’osait pas regarder une femme, et c’est lui qui rougissait le premier. Savant, il travaillait, toujours, toujours. Il avait l’esprit ouvert à ces sortes d’études, et il poursuivait aussi vigoureusement le problème que l’auroch dans la plaine. Tous deux, il les atteignait, les saisissait, les domptait.

 

« Tout le monde s’intéressait à lui, et il le méritait… de cent façons. Jamais d’orgueil ; devant le plus ignorant il inclinait sa science. Au plus faible appartenait sa force, au plus pauvre il eût sacrifié sa richesse…

 

« Comment m’aimait-il ? Pourquoi m’aimait-il ? Pour cela même : j’étais le plus faible, j’étais le plus ignorant, j’étais le plus pauvre. Je n’avais rien fait pour mériter son amitié ; loin de là ! Un jour, j’avais failli être entraîné dans l’engrenage d’une machine en mouvement. Il s’était élancé, généreux, au risque de se faire briser… et il m’avait sauvé… Je lui devais tout ; donc il m’aimait.

 

« Moi, il m’étonnait. C’est cet étonnement que je traduis par le mot affection ; moi, petit, je m’étonnais de cette taille supérieure ; faible, de cette énergie dominatrice ; paresseux, de cette obstination au travail… L’homme se sent écrasé par les amoncellements sauvages de la nature… L’aime-t-il ? J’aimais Turnpike comme le voyageur aime le gouffre… Lorsque je regardais en cet homme, je me sentais pris de vertige… Effet d’éloignement. Et je me disais : Je l’aime !

 

« Du reste, il prenait soin de me dissimuler à moi-même mes imperfections… Un père n’eût pas été plus indulgent, plus attentif…

 

« Vrai ! tant il était habile dans sa bonté, j’en étais arrivé à ce point de ne me plus croire laid, quoique j’eusse une petite face pâle et terreuse, à ne me plus croire chétif, quoique dix livres me fatiguassent… Je ne voulais point travailler ; avec lui, j’apprenais sans travail… c’est par lui qu’insensiblement je devins énergique et tenace… ce qui était patience chez lui fut entêtement chez moi… J’étais un reflet – non, plutôt une déviation de cet homme.

 

« Je me repais de ces souvenirs… je suis heureux de dire qu’il était beau, bon, parfait… et quand je me répète à moi-même ces mots : « Je l’aimais ! » cet écho réveille en moi des jouissances inassouvies… Car ces mots, ces vocables qui sont le bien se heurtent à d’autres pensées, énormes, sinistres, hideuses, qui sont en moi, aussi profondément enracinées que l’arbre le plus vieux de la plus antique forêt, pensées qui sont le mal.

 

« Je l’ai aimé ! Disant cela, il me semble que je l’ai d’autant mieux haï !… Haï ! oh ! quel mot froid et terne ! Si je pouvais entasser toutes les exaspérations, toutes les rages, toutes les fureurs, toutes les tortures rêvées, toutes les infamies projetées par moi contre lui, jeter en un creuset cette sueur de haine qui pendant trente années est tombée goutte à goutte de mon cerveau, et de tous ces ingrédients produire un composé qui fût un mot, quintessence de ces rages et de ces fureurs… oh ! alors, comme le mot haine paraîtrait nul !

 

« Sait-on seulement ce que c’est que haïr un homme ! Vouloir non pas seulement qu’il souffre et sanglote, mais vouloir être là, compter une à une les pulsations du torturé !… Le bourreau qui brisait les membres du questionné eût été bien heureux, s’il l’eût haï, et encore il obéissait à quelqu’un, à des juges qui pouvaient crier : Assez !

 

« Cesser ! quand je tiens, quand je puis moduler ses souffrances, les décupler pour les annihiler ensuite, les faire petites d’abord, si petites qu’il les perçoive à peine, puis, sur cet horrible clavier, hausser insensiblement le son par quart de ton, par dixième de vibration, si bien qu’il puisse parvenir à une puissance, à peine rêvée dans les sphères infernales !

 

« J’ai su haïr ! Attendez !

 

VII

« La haine – je n’ai pas encore tout dit – doit, pour être réelle, ne pas procéder de la colère… Frapper dans un accès de fureur c’est, ou ne pas haïr, ou se retirer bénévolement la jouissance de la longue sensation de cette haine satisfaite… Oh ! la première fois que je me dis : Je hais cet homme ! j’écoutai ce mot comme pour en bien saisir toute la signification. Je me le répétai lentement. D’abord, il ne résonna dans mon cerveau que comme une expression banale, antithèse du mot amour. Il impliquait alors un simple désir de vengeance. J’entends par simple le désir d’une vengeance brusque, élémentaire… quoi ? un empoisonnement, un coup de couteau bien dirigé, fouillant en un élan jusqu’aux sources de la vie… Mais dès lors, je me dis : « Ce ne peut être là ce que je veux. Je sens que cette satisfaction serait incomplète. » Alors, raisonnant par assimilation, j’étudiai le mot amour… et la multiplicité des jouissances contenues dans l’assouvissement d’un désir – passé à l’état de besoin inéluctable, – m’apparut dans toute sa netteté.

 

« Toutes les passions sont adéquates l’une à l’autre, me disais-je, toutes peuvent, procédant d’une même cause, atteindre au même paroxysme… Celui qui veut jouir de la satisfaction passionnelle dans toute son étendue doit, avant tout, étudier l’organe qui est en quelque sorte le moyen de cette satisfaction, et le développer autant que la nature humaine le peut supporter.

 

« L’amant banal obtient sa maîtresse, en frappant dès l’abord les plus grands coups : il se laisse entraîner par l’attraction qui l’attire, et lorsqu’il arrive à son but, il ne possède pas l’objet de son désir : il est possédé par lui. D’où jouissance incomplète… Celui-là est artiste qui sait, étudiant les nuances de sa propre passion, la retenant habilement, la comprimant, lui ouvrant une issue au moment choisi, profiter d’une concentration de forces obtenue artificiellement…

 

« Et je voulus, prenant une à une mes facultés comme un ouvrier prend ses outils, étudier quel parti j’en pouvais tirer au point de vue de ma passion haineuse… Il ne fallait perdre aucun des moyens de l’assouvir, et au contraire affiler chacune de ces facultés, afin de la rendre plus aiguë, et au moment décisif, moment choisi par moi, achever l’œuvre dans son perfectionnement. Autrefois on demandait à l’ouvrier un chef-d’œuvre : il y rêvait d’abord, puis il faisait des économies pour acheter des outils du plus fin acier, et encore, les ayant achetés, il les revoyait, les étudiait, les essayait, les pesait dans sa main pour que ses doigts s’y habituassent, afin que nul ne pût glisser plus vite que sa volonté… et lorsque tout était préparé, lorsqu’aucun détail n’était négligé, il se mettait au travail… et le chef-d’œuvre était fait.

 

« J’ai voulu faire, moi, mon chef-d’œuvre de haine.

 

« L’ouvrier doit encore choisir la matière sur laquelle va s’exercer son habileté, la préparer, étudier si toutes les parties sont également aptes à recevoir le coup de ciseau…

 

« Moi, j’ai pétri cette matière pendant dix ans avant d’y enfoncer mon scalpel. Elle était apte à souffrir.

 

 

« Pourquoi l’ai-je haï ? Il faut que je me souvienne ; il faut que je retrouve, brûlante, l’étincelle qui alluma l’incendie dévorant… Sur mon âme, j’hésite à tout dire. Car ceux qui m’écoutent diront : « Quoi ? ce n’était que cela ! » Et lorsque je compterai une à une les tortures qui ont été ma vengeance, ils trouveront cela plus grand que ceci.

 

« Eh ! que m’importe ? après tout ! Je suis moi, dans toute la plénitude de ma vitalité, et je sens encore aujourd’hui une main de fer qui me déchire la poitrine… Oh ! cette nuit ! cette nuit !

 

« Allons ! ai-je donc encore un cœur ! Si tu existes en moi, viscère lâche et pleurard, tais-toi, et laisse-moi parler. Et pour quelques contractions que réveille encore le souvenir de son crime, je te promets les âcres épanouissements du souvenir vengeur.

 

« Est-ce qu’il n’y a pas balance entre le mal qu’il t’a fait et le mal que je lui ai fait ? Sois franc, mon cœur ; s’il y a défaut d’équilibre, n’est-il pas tout à mon avantage ?

 

« Nous vivions à Green-House, tous deux : lui, bon ; moi dans l’attente, ne connaissant pas encore ma destinée, frappant en vain mon cerveau pour en faire jaillir la pensée maîtresse… Elle vint !

 

« Elle ! Elle ! Il faut que je parle d’elle, il faut que je la nomme… Clary ! belle, oui, belle, oh ! plus qu’il n’est permis à une créature humaine, bonne, adorable, que sais-je ? Est-ce que je trouve des mots, stupides adjectifs, eunuques baveux devant la reine du sérail ? Puis, avez-vous besoin de savoir quelle elle était ? Vous auriez l’audace, plats valets, de créer cette reine dans votre imagination d’idiots… La créer ! vous ! mais la mouler dans votre cerveau, ce serait la profaner ! Il ne faut pas, je ne veux pas que votre pensée même la touche… Ce contact – immatériel – la souillerait. Je vous ai dit son nom… j’aurais dû le taire. Qui sait s’il ne vous a pas rappelé quelque ridicule beauté qu’hier encore vous avez honorée de vos regards !

 

VIII

« – Je te présente ma fiancée, dit Turnpike en souriant.

 

« Mieux eût valu pour lui que sa bouche eût été à jamais cousue avec des cordes de fer… il avait bien prononcé le mot : fiancée ! Et une idée jaillit aussitôt de mon cerveau, de ma conscience, de mon être tout entier :

 

« – Et moi ?

 

« Comprenez-vous ce que cela signifiait ? Elle est là, elle… et un autre ose dire qu’elle est sa fiancée, c’est-à-dire qu’elle sera à lui. Et moi ? que suis-je ? que serai-je ? que sera-t-il fait de moi ? ne suis-je donc rien ? n’ai-je donc droit à rien ? Écroulement…

 

« Quand je l’avais vue, instantanément il s’était élevé en moi comme un édifice d’avenir, et ce mot : fiancée, était le marteau qui brisait cet avenir. Je ne répondis pas, je levai les yeux vers elle… Elle souriait aussi. Elle n’avait pas bondi sous l’injure… car c’était une injure de la dire sienne quand je l’avais, dans ma conscience, déclarée à moi… Elle souriait, comprenez-vous cela ? Donc c’était vrai, quoique incroyable. Elle acceptait, elle consentait, elle était complice de ce vol qui m’était fait, complice de cet assassinat accompli sur moi…

 

IX

« Je souris… et, rentrant dans ma chambre, j’écoutai ce bouillonnement qui murmurait en moi… Rien de plus étrange, en vérité, que d’écouter son âme… Tenez, j’ai noté tous les bruits, toutes les pulsations…

 

« Il y eut d’abord un silence mat, froid, sombre… quelque chose de comparable à l’extinction subite des lumières dans une salle de théâtre… passage rapide de l’éblouissement à la nuit, du tout au rien… puis ce fut comme un bruissement, réveil partiel de la vie et du mouvement… mon âme avait reçu le coup en plein, elle avait chancelé, puis était tombée étourdie. Maintenant voilà qu’elle se réveillait, mais avec ces sensations chaudes et étouffantes, éprouvées par l’apoplectique, que le médecin vient de saigner. Elle s’agitait dans le rêve engourdissant, sans conscience d’elle-même, du lieu, du temps, de la cause, du fait… et en même temps vint un tintement bruyant, heurtement de toutes les facultés de mémoire ou de raisonnement, tentant de se redresser en même temps… Pour moi qui observais, il me semblait que mon âme eût un corps, et fût composée de parties comme la matière ; il me semblait avoir sous les yeux un cadavre se ranimant par degrés, les yeux injectés, les tempes violacées… Ce cadavre dans lequel la vie s’infusait à nouveau, c’était mon âme ; elle ouvrit les yeux. C’est étrange, ce que je dis là, mais c’est bien réellement ce que je vis en me regardant moi-même… Cette âme-corps se haussa sur le coude et se prit à rêver… elle cherchait, quoi ? Ce que cherche l’homme qu’un coup de massue a renversé.

 

« Elle tentait, par un effort de préhension, de saisir le réel nageant dans le vague, ce point sur lequel son attention était toujours fixée, mais qui disparaissait et reparaissait sans cesse, ballotté par des flots intangibles.

 

« Tout à coup, il y eut comme un écartement de voiles, violent, subit, sans transition. Les idées éclatèrent autour de mon âme comme une lumière trop vive, se pressant, rayons de feu se confondant et s’annihilant par leur splendeur non équilibrée… mais c’était le dernier effort… Le réel apparut enfin, sous sa double forme, nette, admirablement modelée : Elle, Lui.

 

« Antithétiques l’un à l’autre. Elle, éveillant toutes les forces de la vie ; Lui, m’écrasant tout entier, comme un insecte sous le pied trop large du géant… Elle et Lui avaient d’autres noms que ceux-là, ces deux expressions avaient leurs expressions corrélatives… j’en devinais une, celle qui correspondait à elle… C’était ce mot que mon âme prononçait en s’ouvrant tout entière comme une bouche empourprée… Amour ! amour ! amour ! Oh ! qui pourra jamais dire ce mot comme le dit une âme qui souffre ?… C’est un son plein, unique et cependant modulé… ce n’est pas une mélodie à sons successifs, c’est l’épanouissement synthétique d’une harmonie contenant tout ce qui est, tout ce qui peut être harmonique… c’est un faisceau de sons, formant bouquet… Amour ! !

 

« Puis, en le regardant, lui, cette âme se rétrécissait, se recroquevillait sur elle-même… les lèvres se serraient comme les deux branches d’un étau, laissant dans le pli une ligne mathématique, impossible à décrire ni à tracer ; et de ce serrement, de cette issue inexistante s’échappait une sorte de sifflement que j’écoutais ! Oh ! comme je cherchais à le percevoir, à saisir sa signification. Je ne compris pas tout d’abord, je crus que c’était le mot : Colère ! le mot : Vengeance ! Erreur, là aussi. C’était, en un son unique, le résumé de toute une harmonie infernale…

 

X

« Ils sont partis ! Car ce n’est pas à Green-House qu’ils se marieront… Moi, j’ai refusé de les suivre. J’ai prétexté une indisposition… pas de banalités ! Je serais allé au temple, je les aurais accompagnés jusqu’au seuil de la chambre nuptiale… tout cela m’aurait préoccupé, détourné de mon but… Car j’ai un but aujourd’hui, je le connais… et nul que moi ne le connaîtra, tant que je vivrai, excepté lui, mais alors vivra-t-il ?

 

« Non, je suis resté à Green-House… Je suis bien informé… c’est aujourd’hui qu’ils se marient… et je veux, seul avec moi-même, causer encore avec mon âme et étudier une à une ces hideuses sensations que je prévois, et dont pas un frissonnement ne doit m’échapper. J’ouvre un grand livre, et la journée et la nuit qui vont s’écouler doivent être inscrites à la page du débit. À la page du crédit, je ne mets qu’un mot : Haine ! ! C’était là ce que disait mon âme en un son unique résumant toute la symphonie de l’enfer…

 

« Ce jour commence. Je n’ai pas voulu en perdre une seconde. Car je sais qu’en ces heures je vivrai toute ma vie passée et tout mon avenir. Je me suis levé avant l’aube, seul, dans la grande maison. Je me suis mis à la fenêtre, la nuit va finir. Le ciel a des teintes d’azur sombre, dernier effort des ténèbres contre la lumière inévitable. Les étoiles pâlissent, parce que l’ennemi vient, le soleil qui les absorbe toutes, tyran jaloux, dans son rayonnement…

 

« À cette heure, que font-ils ?… Ils ne sont pas encore unis. Ils forment encore deux personnalités distinctes, physiquement et moralement séparées. L’un ici, l’autre là, éloignés l’un de l’autre au moins de l’épaisseur d’une cloison…, d’un mur peut-être. Grand point. Je ne perdrai pas un atome des sensations que je veux étudier… Je me promène dans le parc, j’ai besoin de cette fraîcheur, car tout à l’heure encore je me suis aperçu que ma tête brûlait. Et je ne le veux pas. Toute surexcitation irait en ce moment contre mon but… je sais que je vais souffrir. Il faut que mon cerveau soit froid, que toutes mes facultés d’examen soient à l’état normal, afin que je puisse suivre les convulsions de mon âme, comme le chirurgien penché sur le corps du patient. C’est un terrible et difficile dédoublement à accomplir… j’y parviendrai…

 

 

« Huit heures. Ils sont levés, ceci ne fait pas doute. Quoique je ne voie pas, je sais. Car il y a quelques minutes, il s’est produit un choc en moi. Ce qui s’explique. Une partie de ma force initiative est dirigée vers lui, l’autre vers elle. Quand ils se sont serré la main, il s’est trouvé que ces deux parties du moi se sont touchées, combinées. Maintenant l’objet de l’étude, quoique double en essence, est simple en pratique… mes dents se sont serrées, le sang a battu mes tempes. Ceci est mauvais. Je ne veux pas que mon corps partage les angoisses de mon âme. Oh ! ce ne sera ainsi que pendant les premières heures ; peu à peu je me dominerai mieux. Il ne s’agit pas seulement ici de sourire tandis que mon cœur éclate, il faut que mon corps tout entier soit indifférent, neutre. Plus encore, il faut que de mon cerveau je fasse deux parts, l’une conservant intactes, calmes, ses facultés analystes ; l’autre, au contraire, livrée à la douleur comme le corps d’un nègre aux dents de la bête féroce. Le cerveau analyste regardera le cerveau torturé. C’est une division de fibres qu’il s’agit d’accomplir…

 

« Cette lutte est terrible… l’équilibre s’établit difficilement.

 

« Midi… Je me relève, mécontent de moi-même… Tout à l’heure, j’ai senti qu’ils entraient au temple, et je suis tombé à terre comme une masse… Je n’ai pas été maître de mon sang, qui a afflué au cerveau comme si la digue, – ma volonté, – se fût tout à coup rompue. Il faut avoir recours à des moyens humains. De l’eau sur la tête, sur le front, sur tout le corps… Si cet évanouissement avait duré, comprenez-vous que je ne me serais pas senti souffrir ?… et c’est justement cette sensation que je veux… Cette eau m’a fait du bien. Étudions maintenant… Ah ! mon âme, je vois ce qui t’a frappée, je comprends le choc qui s’est répercuté sur mon corps… Quand on monte une côte élevée, l’ascension est lente, on va péniblement, on monte, on monte encore. Puis, tout à coup en un point… point unique… on se trouve sur un plan. L’ascension est finie, la descente va commencer. En ce seul point, on ne montait, ni on ne descendait… Au moment où le pasteur les a unis, j’ai achevé de monter la côte, je me suis trouvé sur ce point mathématique qui sépare les deux déclivités.

 

« En ce lieu, il y avait pour moi fin du passé, commencement de l’avenir. Je ne suis plus l’homme que j’étais tout à l’heure… L’avouerai-je ? Tout à l’heure, il y avait encore en moi je ne sais quelle folle lueur d’espoir… Si cela n’était pas !… Or, cela est. J’étais le torturé qui doute, alors même qu’il voit les instruments grincer devant lui de leurs dents de fer… qu’on applique sur le chevalet… qui doute encore ! Mais tout à coup une vis a tourné, il a senti le croc mordre sa chair… il s’est dit, dans une pensée à peine saisissable : C’est fait ! Or, le croc m’a mordu.

 

« Eh bien ! les martyrs chrétiens, au milieu des tourments, par une opération d’hypnotisme inconscient, ne sentaient plus la torture, et, regardant leur corps déchiqueté, pensaient au ciel en qui ils croyaient… Moi, je regarde mon âme pantelante sous ce brisement, et je pense… Pas au ciel, je vous jure !

 

XI

« Ah ! que cette journée passe lentement ! Il est des minutes où je me sens lâche… je voudrais crier. Eh bien ! non, je ne crierai pas, je ne pleurerai pas… Que d’autres enfoncent dans leur poitrine leurs ongles qui s’ensanglantent : moi, je veux être le Spartiate dont le renard dévorait les entrailles… je compte ses griffes qui fouillent dans mes viscères… et je ris ! oui, sur mon âme, je ris, heureux de l’effroyabilité de ma souffrance. Tant mieux, par l’enfer ! Crispe-toi dans les angoisses, ô mon âme ! Chacun de ces plis, sillons creusés par la douleur, restera comme une ligne de plus au livre des souvenirs !… Et quels souvenirs !

 

« Nage dans cet océan de désespoir. N’oublie rien. Songe à ces serrements de main, songe à ces regards échangés, songe à son espoir à lui, à sa crainte pudique à elle… songe… mais songes-y bien… que dans quelques heures la nuit viendra… tu sais ce que cela signifie, mon âme. Repais-toi de cette attente… prépare-toi… car je ne te ferai pas grâce d’un seul de leurs baisers…

 

XII

« Elle est venue, enfin, cette nuit attendue. Je suis aussi calme que possible. Tenez, je tiens la plume, et elle ne tremble pas dans ma main… la volonté a triomphé complètement, orgueilleusement. Je regarde presque avec pitié cette âme qui se tord et veut échapper à l’horrible étreinte. Non, non. Viens ici et regarde ! La vois-tu, elle… comme elle est belle ! Reconnais-tu ce regard qui t’a fait comprendre la vie ? Et lui, comme il est beau aussi ! Comme ils sont faits l’un pour l’autre ! On vient de les laisser seuls. Elle rougit, lui se tient à l’écart. Il la regarde, et ses yeux semblent deux phares d’amour. Il semble lui demander pardon de la posséder. Et son regard, à elle, répond : Comme je suis heureuse d’être à toi !… Oh ! ne crains pas, mon doux fiancé !… je me suis donnée librement… je t’aime !

 

« Quelle voix pénétrante ! Écoute bien cela, mon âme ! Jamais tu n’entendras semblable mélodie ! Épelle ces trois mots ! Je… t’… aime ! Il est venu tomber à ses pieds, et elle, mettant ses deux belles mains sur ses cheveux, a doucement relevé son front et l’a baisé… Savoure bien ce baiser, mon âme. As-tu compris ce qu’il signifie ?… Mais oui, oui, tu auras beau te débattre… il faudra bien que tu voies tout… tout. Prête l’oreille à ces doux murmures qu’échangent les lèvres qui se joignent, sens la caresse de ces deux souffles qui se confondent… aspire cet amour… Sont-ils assez proches l’un de l’autre ? Hein ?… Il a détaché son peigne et ses admirables cheveux blonds sont tombés sur ses épaules… et encore elle a souri…

 

« Là, mon âme, en face de cet amour, commences-tu à savoir ce que c’est que la HAINE ! !

 

« Regarde, regarde encore !…

 

 

« Le matin est venu !

 

XIII

« Il y a un mois que nous vivons ensemble. Tous les trois. Car je suis un ami, et pour rien au monde, Turnpike ne se serait séparé de moi. Il est devenu plus affectueux encore. Son bonheur s’épand sur moi.

 

« Chose étrange, mais vraie : je ne suis pas jaloux. Pourquoi et comment ?

 

« Parce qu’elle m’est indifférente… je ne l’aime point, je ne la regrette pas, je ne la hais pas. Cela est bizarre. Quand je la regarde, je la vois toujours aussi belle… mais je ne me souviens plus… Le jour du mariage, tout s’est brisé. Le lien qui s’était formé – que j’avais formé – entre elle et moi s’est rompu. Il me semble qu’elle ne vit pas, qu’elle est morte ce jour-là, et qu’il a épousé un cadavre. Celle à laquelle ma pensée s’était rivée a cessé de vivre ce jour-là… celle-ci n’est plus celle-là.

 

« Et c’est justement cette morte que j’ai à venger.

 

« Tenez, elle vient de me serrer la main. Les doigts d’une statue m’auraient fait plus d’effet. Et je souris en la regardant. Artistiquement parlant, elle est vraiment fort jolie. Elle est bonne, spirituelle. Je regarde et j’écoute froidement. Pas une fibre ne tressaille en moi.

 

« Encore… il vient de l’embrasser devant moi. J’ai trouvé qu’il avait bien fait. Le baiser m’a même semblé froid. Est-ce qu’il saurait que, croyant donner un baiser à une femme vivante, il n’embrasse qu’un cadavre !… Je ne le voudrais pas. Sois heureux, très heureux ! aime-la de toutes les forces de ton âme… Le jour de l’expiation sera d’autant plus terrible que ta joie aura été plus longuement profonde.

 

« Premier point acquis : je ne puis empêcher ce bonheur… Certes, il me serait facile de jouer cette partie ridicule de troubler sa confiance. Que ce serait mesquin ! Combien je préfère qu’il se complaise dans sa félicité… Second point ! je ne suis pas prêt… Ah ! c’est que haine a pour corrélatif vengeance. La vengeance est à la haine ce qu’est la possession à l’amour… c’est l’épanouissement du moi dans la plénitude de la passion assouvie… et je ne sais point encore comment je me vengerai. Non, sur mon âme, je n’en sais absolument rien. Plus encore, je n’y veux point songer. Ce serait trop tôt, en vérité… je risquerais de me laisser entraîner à une exaltation qui serait nuisible… Pas de zèle ! comme disait je ne sais quel ministre français, pas de zèle dans ses propres affaires. Se hâter, c’est se tromper… Oh ! j’y réfléchirai longuement… je suis encore sous l’empire d’une certaine colère. Mauvaise condition. J’ai besoin d’étudier la vengeance, d’en saisir le véritable esprit, l’essence, de bien comprendre ce qu’elle est et ce qu’elle peut être… j’y arriverai. Mais je ne me livrerai à ce travail d’analyse que le jour ou, pensant à ce qui s’est passé, je trouverai mon pouls calme et ma tête froide.

 

« Je n’ai rien oublié. J’écris aujourd’hui seulement ces scènes d’autrefois… et je me repais de ces souvenirs… Dire que je trace ces lignes ayant entre mes mains la plume qu’il tenait, lui, quand il m’a laissé sa fortune… que je suis assis dans son fauteuil, à lui… que je m’accoude sur sa table… que tout à l’heure je vais me coucher dans son lit… que je mourrai calme et souriant dans des draps à sa marque…

 

« Songer à tout cela ! puis, par un retour subit, me rappeler ma vengeance… Allons ! je me sens heureux… sur ma parole.

 

« Mais reprenons. Que disais-je ? Ah !… nous vivions à trois ! Cela dura deux ans ! J’étais calme… un matin, je m’interrogeai moi-même, j’étais mûr pour l’étude projetée… je me permettais de songer à la vengeance. J’y pensai.

 

XIV

« Qui m’eût regardé ne m’eût plus reconnu… Il est une précieuse faculté que peu d’hommes possèdent à un degré utile ; il s’agit, étant donnée une préoccupation douloureuse qui vous envahit et vous obsède, de vous débarrasser tout à coup, par un effort de volonté, de cette obsession, de secouer cette préoccupation et de dire : « Pour cet instant, je n’y veux plus songer ! ». Aux premiers temps, cette abstraction de soi-même est difficile à opérer. Voici comment je procédai : Alors que la pensée haineuse avait rongé mon cœur durant toute la journée, je me disais, quand la nuit venait : « Je veux écarter cette pensée jusqu’au matin. » Au bout de quelques jours de persistance, j’avais réussi. Le soir venu, cette pensée disparaissait, s’assoupissait, pour s’éveiller de nouveau le lendemain à heure fixe. Lorsque j’eus obtenu ce premier résultat, je provoquai cet oubli pour une, pour deux journées, pour une semaine, pour un mois. Et maître de ma mémoire, comme si j’eusse poussé un ressort ouvrant ou fermant à mon signal une case de mon cerveau, je restai aussi longtemps que je le voulais débarrassé de cette obsession…

 

« Pourquoi ai-je tenté cela ? Sur mon âme, c’était bien calculé ! J’avais compris – ceci était facile à prévoir – que la pensée obsédante entrerait peu à peu, tarière invisible, dans tous les recoins de ma nature physique, que corps et cœur, comme le bois rongé par les termites, se cribleraient de blessures imperceptibles, et qu’un jour viendrait où – maladie ou folie – tout l’être tomberait en poussière…

 

« Malade ! faible ! incapable ! impuissant ! Oh ! lorsque cette pensée me vint, j’eus un effroyable frissonnement… Si j’allais mourir avant de m’être vengé ! Non, cela n’était pas possible, cela ne devait pas être. Je n’avais pas le droit de mourir, c’eût été déserter. Ou bien, si j’étais devenu fou, si les parois de mon cerveau s’étaient effondrées sous la pression du désespoir… alors, qui sait ? J’aurais peut-être oublié, c’est-à-dire pardonné… Par l’enfer ! cette idée de folie était sinistre…

 

« Aujourd’hui, je suis tranquille. Il y a une ANNÉE, oui, douze longs mois que je n’ai pensé… Pas une fois l’aile du souvenir n’est venue effleurer mon cerveau ; pas une fois en le regardant, en la voyant près de lui, je ne me suis rappelé… puissance de l’homme sur l’homme ! et quel admirable triomphe !

 

« Mais aussi, quel résultat ! Ce matin, j’ai entr’ouvert doucement – oh ! si doucement ! – la porte de mes souvenirs… Savez-vous ? j’avais presque peur de le trouver mort, ce souvenir qui, depuis toute une année, n’avait pu s’ébattre à l’aise… Oh ! non, sur ma vie, il n’est pas mort, je l’ai trouvé accroupi sur lui-même dans une des cases les plus obscures de mon cerveau… Sur un signe il s’est levé… mieux, il a bondi ! Il est debout, il se dresse, épouvantable de haine et de résolution… et il semble me demander : « – Est-ce que l’heure est venue ? »

 

« – Peut-être.

 

« Ces douze mois de repos – voulu – ont fait de moi un autre homme ; je suis fort, en vérité, j’ai engraissé ! Mon pouls a cette régularité mathématique qui sonne juste au cadran de la santé.

 

« Ma tête est calme, mon cerveau est froid. Je suis apte à commencer l’œuvre de vengeance. Sois tranquille, ô souvenir, dès aujourd’hui tu ne me quitteras plus.

 

« Allons, je me suis convaincu que cette mort doit être effroyable. Il s’agit de commencer l’étude. Par quoi ? par le sujet d’abord… Il est évident que je dois avant toutes choses savoir s’il est apte à souffrir, et jusqu’à quel degré il peut supporter la souffrance… Bourreau d’un homme, je ne puis commettre cette imprudence de l’étendre sur le chevalet avant de m’être assuré de la puissance de sa force de résistance… Voyez-vous, s’il mourait au premier tour d’écrou ? La belle affaire ! Et comme, alors, je retournerais contre moi-même cette énergie de tortionnaire qui triple aujourd’hui ma vitalité…

 

« Quelle parole viens-je de prononcer ? Mon énergie de tortionnaire ! Mais je ne la connais pas. Nouvelle étude à faire. Oui, il y a en moi le désir du mal, mais il me manque la notion de ce mal et la certitude de ma propre force. Autrement dit, qu’est-ce que le mal, au point de vue de la douleur humaine ? Quelle est la ténacité de mes nerfs et de mon cerveau en face de la souffrance d’autrui ?

 

« D’où décomposition nécessaire de la tâche à accomplir.

 

« Que peut-il souffrir ?

 

« Que puis-je faire souffrir ?

 

« Quelle est la souffrance à appliquer ?

 

« Mais, procédant ainsi par analyse, je ne puis faire fausse route…

 

XV

« Ah ! l’enfer vient à mon aide… Sur mon âme ! je ne croyais pas qu’il me fût donné de pouvoir si rapidement procéder à une première expérience. Oh ! il souffre, il va souffrir, je vais assister à ses premières palpitations, prêter l’oreille à ces premiers grésillements de son âme sous le fer rouge de la douleur… ELLE se meurt et il l’aime !

 

XVI

« Comment ai-je su cela ? Qui me l’a dit ? Personne, et cependant, – alors que seul je réfléchissais, la tête plongée dans mes deux mains, calculant et rêvant, – j’ai tout à coup su qu’elle se mourait, qu’il souffrait… et puis, chose étrange, cette idée de grésillement qui subitement avait surgi dans mon cerveau !…

 

« Mû par une force dont je ne pourrais, malgré toute ma puissance de concentration, analyser l’essence, je me suis élancé hors de ma chambre… j’ai bondi sur l’escalier… et là, au premier étage, j’ai ouvert la porte !…

 

« Horrible ! Il n’y avait pas un cri, pas un souffle… mais un groupe de désespérés… Elle était étendue à terre ; lui, accroupi, les deux bras serrés autour d’elle… Quand il m’entendit : « Vite, me dit-il, une couverture ! » Une horrible odeur de chair brûlée et de vêtements roussis me saisit à la gorge… J’obéis cependant, et lui jetai une couverture de laine… Il l’enveloppa et la serra fortement… Je voulus m’approcher : « Laisse-moi faire », reprit-il d’une voix creuse qui semblait n’avoir plus rien d’humain. Alors, avec une force qui ne m’étonna pas, il souleva ce pauvre corps inanimé et vint le déposer sur le lit… Puis il se redressa, regarda cette femme et tomba foudroyé sur le parquet… Elle était morte, sans doute.

 

« Scène étrange. C’était le soir, la nuit n’était pas encore complètement venue, combattant cette obscurité grandissant à chaque minute… mais, dans ce foyer, de la houille… un monceau… la flamme jaunâtre léchant des angles noirs et jetant sa lueur fauve sur ce plancher où je voyais un homme renversé… sur le lit, une forme que je ne distinguais pas, mais que je savais être elle.

 

« Je voulus voir cette scène terrible, et, en une minute, j’allumai une lampe… Dans ce court intervalle, je raisonnais et me disais : « Il doit y avoir là quelque chose d’effroyable. Songe à ne pas frissonner ! »

 

XVII

« Approchant la lampe, je regardai le visage de la femme… et je ne frissonnai pas. Était-ce bien un visage ? Non, une boursouflure, une tuméfaction sanguinolente… J’arrachai la couverture… et je compris tout. Elle était morte… morte brûlée. Elle était vêtue d’une robe de chambre légère… évidemment, elle était à sa toilette… mais de cette robe, il ne restait que des lambeaux… Le feu avait saisi cela par le bas, l’avait happé, léché, dévoré en une seconde, et en une autre seconde, la fournaise faite masque s’était appliquée sur ce beau visage… devenu chose hideuse. Les yeux disparaissaient sous la turgescence des paupières bouffies en cloques… les deux lèvres, les joues, le front n’étaient qu’ampoules ; les ailes du nez s’étaient recroquevillées, sous le baiser de la flamme, et les dents apparaissaient à travers les crénelures de la bouche épatée !…

 

« Et du bas des vêtements, de cette masse noirâtre de vêtements carbonisés, sortaient deux pieds nus, blancs comme s’ils eussent été taillés dans le plus pur marbre de Carrare, deux pieds d’enfant… qu’on eût baisés… que je baisai, moi, en m’inclinant doucement et souriant à cette suprême jouissance de lui donner, à elle le dernier embrassement qu’elle dût recevoir… car nul ne songerait qu’au visage… et chacun reculerait épouvanté ; comme un voleur tremblant d’être surpris, je rejetai la couverture sur ce corps détruit… et je ne frissonnai pas !

 

« J’appelai un domestique et envoyai chercher un médecin… puis je restai debout auprès de ce lit, regardant toujours ce visage turgide, cette effroyable grimace qui semblait s’être pétrifiée dans une suprême crispation… lui, toujours étendu sans mouvement, frappé, mais non pas à mort ! Oh ! je m’en étais assuré, son sang courait comme un flot dans ses artères… la vie se révoltait contre la prostration… je savais qu’il allait revivre pour souffrir, d’abord par elle, puis par moi ! car j’étais bien décidé, et, l’œil fixé sur ce cadavre informe, je me demandais ce que pouvait être la torture du feu ; et si je ne la lui appliquerais pas. Preuve évidente que je ne faiblissais ni ne voulais faiblir.

 

« J’eus d’abord l’idée de le rappeler à lui-même, pour qu’il commençât plus tôt à souffrir… mais je renonçai à cette pensée. Une secousse aurait pu – en détendant trop brusquement les ressorts de son organisme – provoquer des larmes. Et les larmes soulagent. Je ne tenais pas tant à ce qu’il souffrît qu’à ce qu’il me montrât de quelle manière se comportait – et se comporterait, par conséquent – chez lui la faculté souffrante. Il était de mon intérêt de suivre les phases de la crise, en la laissant se développer naturellement…

 

« Tout à coup, il fit un mouvement. Un de ses bras se détendit et battit le vide, puis retomba sur le bord du lit… Or, un bras de la morte pendait le long de ce lit, et justement – hasard que j’observai – sa main à lui, froide et sèche, saisit la main sanglante de la femme… Ses doigts à elle avaient été rongés par la flamme, et des lambeaux de chair se détachaient de l’os… Il sentit cela, et une commotion convulsive l’agita des pieds à la tête… un souvenir intuitif l’avait envahi. Il ouvrit les yeux, regarda cette main d’un air hébété, puis il se dressa sur ses pieds, comme si ses reins eussent été d’acier, et se jeta sur le corps… je levai la lampe. Au moment où son visage, à lui, s’approcha de son visage, à elle, son cou se rejeta en arrière… il eut horreur ! il jeta un cri, un râle… se recula, bondit à travers la chambre, se jeta contre les murs, frappa les meubles… cette nature forte était en proie à l’épilepsie de la douleur. Il écumait, meurtrissait ses poings aux sculptures de chênes, brisait les chaises, tout cela inconsciemment, hystériquement… il se trouva en face de moi et me regarda en face. Déchiffra-t-il un instant – un seul – l’hiéroglyphe de ma pensée ? Sans doute, car il leva le poing comme pour m’écraser… J’avais failli me trahir ! je n’étais pas encore arrivé à étouffer absolument la vérité sous un masque d’emprunt… ou plutôt à rattacher assez rapidement les cordons de ce masque dénoué par la main de l’imprévu…… mais je criai : « Mon ami ! mon ami !… » Il reconnut ma voix… et se jeta dans mes bras en sanglotant !…

 

« Moi, sans avoir l’air d’y prendre garde, je me dérangeai doucement, de telle sorte que son regard se trouvât dans l’axe du visage effroyable ; puis, doucement encore, je lui relevai le front… il vit encore cette chose ; je sentis tout son corps se tordre sous cette impression dont rien ne pouvait rendre l’horreur.

 

« Le médecin entra… Turnpike se calma tout à coup et regarda le praticien, qui marcha vers le lit, puis s’écria :

 

« – Mais cette femme est morte ! il n’y a rien à faire !

 

« – Rien ! répéta machinalement Turnpike.

 

« – Comment cela est-il arrivé ? demanda le médecin.

 

« Je pris la parole, racontai ce que j’avais vu, et expliquai ce que je supposais.

 

« – Voilà ! dit Turnpike. (Oh ! comme je l’écoutais ! Sa voix ne parcourait-elle pas toute la gamme du désespoir, et ne révélait-elle pas la contexture intime de l’instrument ?) J’étais là… dans mon cabinet de travail, à côté… la porte était entr’ouverte… la nuit venait, je cessai de lire, et, machinalement mes yeux se portèrent sur l’entrebâillement de la porte entr’ouverte… Je vis une lueur rouge… Je ne compris pas d’abord. J’entendais dans cette pièce un trépignement… rien de plus… Je l’avais laissée, un quart d’heure auparavant, se mettant à sa toilette… Tout à coup une horrible idée traversa mon cerveau… le feu ! Je m’élançai ! Ah ! monsieur, jamais je n’oublierai cela… Au milieu de cette chambre, tenez, là, il y avait une colonne de feu qui tournait, tournait, tournait rapidement sur elle-même… au milieu de la flamme un corps qui se débattait contre le feu qui mordait et déchirait… Pas un cri ! pas un bruit… deux pieds qui battaient le plancher, c’était tout… Je bondis… Comment je fis ! je ne saurais le dire… Je ne voyais pas, je sentais la flamme qui brûlait mes mains et mon visage… L’horrible lueur s’éteignit… la femme était à terre, et j’étouffais de mon corps les derniers soubresauts de la flamme… Alors j’aperçus que Simpson était entré… je portai le corps sur le lit… Depuis ce moment, je ne sais plus… non… non !

 

« Le médecin répondit d’une voix calme (oh ! que c’est beau d’avoir cette habitude d’être calme !) :

 

« – Cela arrive souvent, la pauvre femme se sera trop approchée de la cheminée, et le feu aura pris à ses vêtements… Il faut aller déclarer le fait à la police.

 

« Turnpike mit ses mains sur son visage ; alors je vis que le sang coulait entre ses doigts :

 

« – Tu es blessé ? m’écriai-je.

 

« – En effet, fit le médecin.

 

« Et sans plus s’émouvoir il demanda de l’huile, des bandes de toile, et fit un pansement. Turnpike semblait ne rien sentir, il tourna la tête vers le cadavre et sa poitrine se soulevait en contractions spasmodiques.

 

« – Monsieur, me dit le médecin à voix basse tandis que je le reconduisais, seriez-vous assez bon pour me faire payer ma visite ? Vous savez que je ne suis pas le médecin de la maison.

 

« Je lui mis cinq dollars dans la main. Il regarda, sourit et s’en alla.

 

XVIII

« Décidément, il sera difficile de faire souffrir cet homme… Quelle force ! Après les premières convulsions de la douleur, son être a réagi, son énergie a eu raison de ses tortures… Il est calme. À l’enquête il répond froidement, donne les détails d’une voix assurée, douce même… il a passé la nuit auprès du cadavre. Il n’a pas voulu qu’on couvrît son visage et a semblé se complaire à rechercher sous la dévastation de la mort les souvenirs radieux de la vie… J’ai veillé aussi. Par amitié, a-t-il cru. Tant mieux ! il ne faut pas qu’il doute de moi, car il m’appartient tout entier. J’ai repris moi-même toutes les circonstances de l’accident, je l’ai interrogé, j’ai insisté sur les points les plus pénibles, j’ai pressé tous les ressorts de ces lames à mille tranchants… il est resté impassible. Et cependant il souffre horriblement… Je vois cela dans certains tressaillements de ses fibres.

 

« C’est ce qu’il faut. Le sujet est bon. Il est apte à souffrir, parce qu’il peut beaucoup endurer… j’ai en face de moi un adversaire digne de ma haine et de ma volonté…

 

XIX

« On a emporté la femme. Ce qui est vraiment curieux, c’est que je n’ai pas senti passer en moi le moindre souffle de regret. Regretter quoi ? Est-ce que cette femme était à moi ? Est-ce qu’il y avait entre nous aucun lien commun aujourd’hui ? Non, non, ce n’est pas aujourd’hui qu’elle est morte pour moi, il y a deux ans que je l’ai couchée de mes deux mains, dans la tombe de mes souvenirs, que je lui ai fait de mes larmes un suaire et que mon serment de vengeance a été son hymne de deuil.

 

« … Nous rentrons à Green-House, seuls tous deux. Oh ! sur mon âme, que je ressens une forte tentation de le tuer !… Il faut que je fasse appel à toute ma raison… Il est assis en face de moi, la tête dans ses mains. Il ne parle pas. Évidemment, il se trouve dans cet état d’engourdissement qui accompagne la pléthore de la douleur.

 

« Étrange situation en vérité et dont je me souviens avec une âcre jouissance ! Il était là, sous mes yeux, à portée de mes mains. Je pouvais le saisir à la gorge, enfoncer mes ongles dans ses chairs… et je ne l’ai pas fait. Et j’ai permis que, revenu à lui, il me parlât d’elle, il me détaillât ses perfections, qu’il me dît combien elle était belle, combien ses baisers étaient doux, qu’il évoquât dans cette chambre, encore murmurante de leurs mots d’amour, ces rêves qui sont la vie… J’ai permis tout cela. Je suis resté souriant. J’ai approuvé de la tête et du regard et du geste. Comme si je ne savais pas ce qu’elle était – ce qu’elle eût été – pour moi ! Non, il faut bien que vous me croyiez, je ne l’ai pas tué… Mais comme je me cramponnais à l’avenir compromis, comme je notais une à une mes propres tortures, semblable à l’usurier avare qui inscrit les billets à ordre qu’on lui a souscrits !

 

XX

« … Six mois s’étaient passés. Nous nous disposions à partir pour un long voyage. Turnpike avait besoin de se distraire. La douleur s’était déjà émoussée… déjà ! insulte nouvelle qui m’était faite. Car toute ma vie, à moi, appartenait à celle qui n’était plus là. Et lui, au bout de six mois, il y songeait à peine et cherchait les moyens de n’y plus songer du tout !

 

« Quelques jours avant notre départ, nous fûmes témoins d’une scène étrange, et si je la relate ici, c’est qu’elle provoqua de la part de mon ami une phrase à laquelle je ne pris pas garde tout d’abord, mais qui me revint en mémoire, plus tard, alors qu’approchait l’échéance terrible.

 

« Voici ce qui se passa. Nous nous trouvions à Lexington. Or, ce jour-là, on jugeait un grand criminel. Le crime était horrible par lui-même, mais l’esprit public était d’autant plus excité contre le coupable, qu’il appartenait à la race nègre. Sam Wretch était depuis sa naissance esclave dans la plantation de M. Timber, l’un des plus célèbres négociants du Kentucky. L’esclave avait, paraît-il, été cruellement frappé par la femme de Timber, il y avait de cela quelques dix ans. Cette femme était allée depuis cette époque en Europe. Mais son mari était mort, et avait par son testament donné la liberté à un certain nombre d’esclaves parmi lesquels Sam Wretch. Sam accepta ce bienfait avec indifférence, et, quoique libre, il resta sur la plantation. On n’y prit point garde, attribuant à la force de l’habitude cette insouciance de la liberté. Mais Sam obéissait à une pensée longuement préméditée. La veuve de Timber, avisée à Paris du décès de son mari, revint en toute hâte.

 

« Sam se fit désigner au nombre des esclaves qui devaient aller au-devant de l’arrivante ; et au moment où elle descendit de voiture, Sam s’avança respectueusement, le dos à demi-courbé, puis, quand il fut auprès d’elle, il se redressa et levant le bras au-dessus de sa tête, d’un seul coup de son poing fermé, il assomma la femme qui tomba… morte. C’était un athlète que Sam Wretch.

 

« On s’empara de lui aussitôt. On ne pouvait pas croire que la femme eût succombé ; lui riait en montrant ses dents blanches et disait en ricanant : « Massa est morte, elle m’avait frappé, je l’ai frappée ! »

 

« On l’enferma dans la prison de Lexington. Puis on lui fit son procès. Quoique affranchi, ce n’en était pas moins un nègre, et la justice pouvait et devait être expéditive. Elle le comprit. Huit jours après le crime, le juge se couvrait la tête du bonnet noir, et Sam Wretch était condamné à être pendu, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

 

« L’arrêt devait être exécuté le lundi suivant, et le jugement avait été rendu le mardi. C’est ce jour-là que nous étions à Lexington, pour affaires.

 

« On ne s’entretenait que de Sam Wretch. Une vague agitation courait dans l’air, comme un souffle de colère mal contenue… Six heures sonnèrent. Alors, du haut de la rue où se trouvait notre hôtel, nous entendîmes surgir tout à coup une rumeur vague, longue, sinistre. Il faisait nuit ; mais des torches jetaient sur les maisons leur lueur jaunâtre et lugubre. Puis un cri : Lynch ! Lynch !

 

« J’avais compris. Turnpike me secoua fortement le bras. C’était la foule qui courait à la prison. Au nom de la loi de Lynch, elle allait, sans se préoccuper des délais légaux, exécuter l’arrêt de mort. La prison était à quelques yards de notre habitation. Machinalement nous descendîmes. Alors passa devant nous une trombe humaine, masse noire, d’où s’échappaient des hurlements, houle obscure que dominaient les torches, comme des langues de feu. C’était un vertige qui roulait, tout cela se poussait, se heurtait, se renversait, meute ardente, lancée à la curée de mort.

 

« La prison dressait sur la place ses murs muets et lugubres. Inexorable, impassible, elle gardait le prisonnier. Puis, sa façade sembla s’animer, vivre, comme ces corps corrompus sur lesquels courent des milliers de vermicules. C’étaient les hommes qui, des ongles, des poings, des haches et des pioches, s’attaquaient aux pierres immobiles. Une fenêtre s’ouvrit : le gardien parlementa. Que voulait la foule ? Le prisonnier ! mais il était en sûreté, et au jour dit, il subirait son châtiment ! « À mort ! À mort ! » hurlèrent les forcenés. Le gardien, qu’on n’entendait plus, protesta du geste ; puis la fenêtre se referma.

 

« – La porte ! La porte ! le feu !

 

« L’autorité restait neutre ; mais il fallait se hâter d’agir. On entassa des broussailles devant la porte bardée de fer, puis on y mit le feu. Une épaisse fumée s’éleva devant la prison, mur contre mur. Une haute langue de flamme lécha l’édifice. Alors de l’intérieur s’élevèrent des hurlements et des imprécations. C’étaient les autres prisonniers qui croyaient, eux aussi, que la foule voulait les massacrer : « Sam Wretch ! Sam Wretch ! » Ils se sentirent rassurés. Seul, le misérable, effaré, se blottissait au fond de son cachot, insultant à ces murailles qui n’étaient pas assez épaisses, à ces verrous qui n’étaient pas assez forts.

 

« Quelques minutes après, la prison était envahie et Sam Wretch apparaissait sur le seuil, tenu par dix hommes qui le menaçaient du poing. La flamme était éteinte. Mais dans la porte béaient des ouvertures calcinées. Un homme lança sa torche au visage du malheureux, qui se rejeta en arrière…

 

« On l’entraîna. Il grinçait des dents et criait :

 

« – Voleurs ! hurlait-il, voleurs de vie ! J’ai sept jours, je veux sept jours. On n’a pas le droit de me tuer. Assassins ! lâches !

 

« Mais on tirait sur ce corps condamné, et il était obligé de courir… il tomba. Quelqu’un le saisit par les cheveux et voulut le relever. Il resta à terre. Alors dix mains s’avancèrent, le prenant au buste, aux épaules, au visage. Une de ces mains glissa dans la bouche de Sam qui mordit… le doigt se déchiqueta, et la main sanglante le souffleta. C’était bizarre, ce sang rouge et frais, sur ce visage noir !

 

« Il était debout : il lui fallut encore courir. Nous suivions. La foule sortit de la ville, et s’arrêta à un bouquet de bois.

 

« La lune s’était levée, une lune radieuse, souriant ironiquement de son masque blafard à cette scène d’assassinat :

 

« Une corde ! Une corde ! » Sam entendit ce cri, son corps se tordit. Il était vigoureux, le nègre. Il luttait. Un instant, des pieds et des poings, il fit un cercle autour de lui. Une seconde, oh ! rien qu’une seconde ! il dut avoir l’enivrante sensation de la liberté. Mais la meute se rejeta sur lui ; il sentit que tout était fini, il devint inerte. Une sorte de grondement rauque sortait de son gosier serré.

 

« Quelque chose tomba auprès de lui, c’était le bout de la corde où se trouvait le nœud coulant. Un homme était monté sur l’arbre, avait passé la corde dans la fourche que formaient deux branches énormes, avait enlevé l’écorce pour que cette corde pût glisser… on mit le nœud au cou du patient. L’autre bout de la corde, passant par la fourche, traînait à terre de l’autre côté.

 

« – C’est fait ? demanda une voix.

 

« – All right ! répondirent ceux qui avaient assujetti le nœud.

 

« – Enlevons !

 

« Et dix hommes se pendirent à l’autre extrémité de la corde, qui glissa sur la fourche de l’arbre comme sur une poulie… Le corps de Sam s’était affaissé, il était étendu à terre… Alors on vit, sous la traction de la corde, la tête quitter le sol, puis les épaules, puis les cuisses. Là, le corps tourna sur lui-même…

 

« – Hardi ! crièrent les voix.

 

« Le corps lâcha terre, et se haussa dans l’air. Il tournait toujours. La corde était passée au cou, par une main inexpérimentée, car le nègre se sentait mourir et battait l’air de ses mains… Mais sous le poids du corps, on vit le nœud se resserrer par une secousse brusque, comme pour se mettre en la place nécessaire…

 

« – Stop ! dit quelqu’un.

 

« Sam Wretch était pendu… sa face se congestionnait et de ses lèvres épaissies sortait une sanie rougeâtre…

 

« – Quand détachera-t-on cet homme ? me demanda Turnpike.

 

« – Dans dix minutes ou un quart d’heure.

 

« – Mais, reprit-il en frissonnant, s’il n’était pas mort… si on l’enterrait vivant !

 

« Je le regardai, il était livide.

 

XXI

« … Nous voyageons. Turnpike s’est lancé dans les grandes affaires industrielles. Il est très ingénieux, en vérité, et il rendra, je n’en doute pas, d’immenses services au commerce des États-Unis. Il a déjà inventé une machine propre à la préparation du coton, très curieuse réellement, et qui lui a attiré de tous les points de l’Union les éloges les plus mérités. Sa fortune s’accroît. Il a en lui un besoin d’activité qui le dévore. Souvent déjà il m’a dit : Maintenant que je suis seul, je vais m’adonner tout entier à la science !… Il est seul ! Sur mon âme, je ne sais s’il ne dit pas cela avec une certaine sensation de soulagement. On dirait parfois que l’accident qui l’a fait libre a comblé l’un des secrets désirs de son cœur. Ainsi, cet homme aurait tué mon avenir, aurait brisé toute ma vie, et il n’aurait pas même eu conscience de la valeur du trésor qu’il me dérobait… Mais non, c’est la prévention qui m’égare. Je l’ai surpris souvent, alors qu’il se croyait à l’abri des regards indiscrets, laissant couler le long de ses joues de grosses larmes et regardant à travers l’infini un point obscur, lointain comme le souvenir.

 

« Je ne le quitte plus, il ne peut se passer de moi. Et je ne puis me séparer de lui. Je le couve du regard. Parfois, tandis qu’il rêve à ses combinaisons, je me place de telle sorte que je puisse, dans une glace, tenir mes regards fixés sur lui… et par l’exercice d’une étrange faculté, tandis que la vie de cet homme me ramène au point de départ de mon existence nouvelle, je bâtis machinalement mon avenir tel qu’il eût été, s’il ne m’avait dit un jour : « Je te présente ma fiancée. »

 

« Oh ! quel resplendissement de joies ! Quelle lumière pleine et sereine s’épand alors sur toute cette vie rêvée ! Il me semble que je l’entends, elle, me dire : « Je t’aime ! » Il me semble qu’à force de soumissions, de soins, de dévouement, je l’ai rendue digne de moi ! Dans ces extases momentanées je vis double ; il me paraît que mon être a grandi, que mes sensations sont quintessenciées, je marche tout entier dans cet insondable abîme, dont tous les échos redisent : Amour ! Amour !

 

« Mais cette impression ne dure pas. Par un violent effort, je me dégage de ces liens qui m’enchaîneraient, qui annihileraient ma volonté, ma force, mon énergie, et je le revois, tel qu’il est, je me revois, tel que je suis, et je la revois, elle aussi, se tordant dans les suprêmes souffrances de l’agonie.

 

« Et par bonheur, je me souviens qu’il n’est pas permis à un être humain de torturer un de ses semblables comme cet homme m’a torturé ; je me souviens que j’ai une créance à recouvrer, que j’ai une balance à établir.

 

« Je me souviens que ma vie n’a qu’un but, qu’un objectif, qu’une raison d’être, la vengeance !

 

XXII

« Nous voyageons ! Nous visitons l’Europe ; lui, plein d’enthousiasme, moi, froid et raisonnant ; lui, rapportant tout spectacle au besoin d’idéal qui l’étreint, moi, ramenant toute sensation au but unique qui s’impose à mon âme. Il admire la cathédrale de Strasbourg ; moi, je mesure du regard la hauteur de la flèche, et je me demande quelle doit être la souffrance de l’homme qu’un hasard précipite à travers l’espace, et qui sent, dans sa chute vertigineuse, que ses membres se vont briser, au pied de l’immense basilique… Dans Cheapside, de Londres, dans la rue Montmartre, de Paris, alors qu’il admire cette activité fiévreuse de mille véhicules, se croisant, se heurtant, se frôlant ; alors qu’il songe à la dépense de forces intellectuelles et physiques que représente ce mouvement incessant, moi, je rêve à ce que souffrirait l’homme jeté sous les pieds de ces chevaux, écrasé par le roulement de ces mille roues, blessé, meurtri, pantelant…

 

« Dans les hauts fourneaux, je réfléchis à ce que ressentirait le corps humain, jeté vivant dans les flammes inextinguibles ; dans les manufactures, je vois des membres déchiquetés, tressautant par lambeaux, aux élans de toutes ces roues, débris sanglants, écrasés sous ces balanciers de fonte ou broyés sous ces leviers de fer…

 

« Dans les profondeurs des mines sombres, je devine le porion surpris par l’inondation, fuyant devant le flot qui fait irruption à travers les fissures du granit, s’élançant vers l’échelle de salut et sentant alors le flot qui lèche ses pieds, bondit à ses cuisses, grimpe à sa poitrine, puis bondit au-dessus de la tête, l’arrachant de son dernier asile pour le précipiter à la mort. Ou bien, je le vois, le mineur, confiant et frappant de son pic la pierre qui étincelle, redressant la tête au bruit sourd d’une explosion encore incomplète, comprenant que le grisou est là, invisible, menaçant, ouvrant ses bras de fer pour l’écraser, apprêtant ses tenailles de fer pour le martyriser… tout à coup effondrement, écroulement. L’explosion a eu lieu. La pierre a éclaté comme la coquille d’une noix dans un brasier… et, se jetant au-devant du fuyard, s’est faite muraille… cloîtré dans cet in pace du travail, il mourra de faim, de soif, d’épuisement.

 

« Voyant tout cela, je m’adresse cette question : Que lui ferai-je souffrir ?

 

XXIII

« J’étudie la littérature et l’histoire de tous les pays, au point de vue des tortures. Quel autre sujet m’intéresse ? Le grand poète de la France, Hugo, eut une idée splendide. Son Claude Frollo, précipité des tours de Notre-Dame ! Que serait-ce s’il tombait tout droit, et que son crâne se brisât sur la dalle des rues ? Ce qui est vraiment admirable, c’est l’homme se raccrochant aux saillies de l’architecture, suspendu par un coin de sa soutane à la gouttière qui plie… admirable, ce passage.

 

« Quasimodo n’eût eu, pour le tirer du gouffre, qu’à lui tendre la main… l’archidiacre haletait. Son front chauve ruisselait de sueur, ses ongles saignaient sur la pierre. Ses genoux s’écorchaient au mur. Il entendait sa soutane accrochée à la gouttière craquer à chaque secousse qu’il lui donnait… il se disait, le misérable, que, quand ses mains seraient brisées de fatigue, quand sa soutane serait déchirée, quand ce plomb serait ployé, il faudrait tomber, et l’épouvante le prenait aux entrailles…

 

« Oh ! grande et puissante haine que celle de ce nain bossu et louche.

 

« Quasimodo le regarda tomber !

 

« Jouissance profonde, complète, immesurée ! Le voir se tordre dans l’impuissance, désespérer avant la mort, c’est alors que le sonneur dut vivre dans la plénitude de sa haine assouvie.

 

« Bien curieuse aussi la vengeance de ce nègre, dans le roman d’Eugène Sue, Atar-Gull, je crois. Tenir l’ennemi là, sous ses yeux, sous sa main, l’insulter, le martyriser, et à l’heure suprême, lui cracher au visage… tandis que le monde ne sait rien, que la foule applaudit au dévouement du tortionnaire.

 

« J’ai lu encore le Monte-Cristo français : j’y ai noté plus d’un incident intéressant. Mais ce n’est point là de la vengeance humaine ; et puis, la puissance du bourreau rapetisse la vengeance. Ce qui est vraiment beau, c’est le petit, l’humble, le mesquin, le déshérité, s’attaquant des ongles et des dents à celui qui croit le dominer, qui, jusqu’à la dernière heure, se suppose le maître… et qui n’est, à un moment décisif, que le misérable sanglotant sous la griffe de son ennemi…

 

« L’histoire n’est pas sans enseignements. Je n’ai point dû la négliger… J’aime la mort de Mathô, dans le livre de Flaubert. Seulement l’atrocité même du supplice va contre son but.

 

« – Mathô paraissait insensible ; puis, tout à coup, il prit son élan et se mit à courir au hasard, en faisant avec ses lèvres le bruit des gens qui grelottent par un grand froid… »

 

« Il a l’ivresse de la torture, comme ces martyrs chrétiens qui, le sourire aux lèvres, chantaient sous le fer des bourreaux. Ceci est mauvais.

 

« L’Orient est maître en l’art des supplices, mais il ne tient pas suffisamment compte des souffrances morales. Déchiqueter un corps, c’est bien. Taillader une âme, c’est mieux. Il faut que le supplice remplisse cette double condition ; il faut que des excès même s’élève, inextinguible jusqu’à la dernière seconde, la lueur d’espérance qui rafraîchit et réconforte l’âme du patient… voici ce que l’histoire m’a présenté de plus complet.

 

« Mathias, empereur d’Allemagne, abolit dans ses États la peine de mort. Le condamné était conduit hors de la ville et là, attaché à un poteau, les bras et les jambes liés. La tête était libre. Mais, du reste du corps, aucun mouvement n’était possible. Matin et soir, un gardien apportait la nourriture du misérable et la lui faisait prendre ; on défendait l’homme contre toute attaque de bêtes fauves ou des insectes. Mais il restait là, immobile, impuissant, jusqu’à ce que cette immobilité et cette impuissance l’eussent tué…

 

« Si ce Mathias haïssait le condamné, il devait être heureux.

 

XXIV

« Et c’était auprès de lui, auprès de ce prédestiné de la souffrance, que j’étudiais ces rêves effroyables. C’est en lui serrant la main que je me demandais, sentant le sang battre dans ses artères, comment j’utiliserais cette vitalité au profit de ma haine.

 

« Bientôt, je sus tout, dans l’art infernal des tortures ; j’étudiai successivement les auges de Perse, et les tenailles de Damiens, et l’écartèlement de Ravaillac. Je fouillai les archives de l’Inquisition et vis, à Sarragosse, les débris de la vierge de fer, qu’on accouplait au condamné ; je touchai les chevalets, les brodequins et les poids de l’estrapade…

 

« Tout cela ne me satisfaisait pas. Je résolus de me concentrer en moi-même et de demander aux surexcitations de l’ivresse la perfection du supplice.

 

XXV

« L’ivresse peut-elle être utilement appliquée à une question de recherches : voici ce que j’eus tout d’abord à déterminer. Si l’homme, à l’état sain, peut, grâce à une longue étude, concentrer sur un seul point toutes ses facultés, lui est-il possible de surexciter ces mêmes facultés de telle sorte que leur acuité se décuple, de donner au mécanisme intellectuel une telle force, une telle rapidité de mouvement qu’un travail extraordinaire soit accompli ?

 

« Mon but était celui-ci : tandis que certains hommes boivent pour s’étourdir, pour oublier, je voulais, moi, boire pour me mieux souvenir, pour mieux diriger ma pensée sur le fait qui m’intéressait. Il s’agissait donc non seulement de résister à l’engourdissement qui s’empare de l’homme ivre, mais encore de transformer cet engourdissement en exaltation. Ici encore était un écueil à éviter. L’exaltation de l’ivresse est inconsciente ; le plus souvent, l’homme, en état d’ébriété, oublie qui il est, ce qu’il veut, ce qu’il fait. Son intelligence, noyée dans la fumée de l’alcool, n’est plus maîtresse d’elle-même. La bête, selon l’expression d’un Français, Xavier de Maistre, domine absolument le moi. Et des actes de la bête le moi n’est plus responsable, parce qu’il en a perdu la direction. Il n’en est pas moins vrai que chez l’homme, exalté par l’ivresse, se déploie une force inconnue à lui-même, que ses muscles, que ses nerfs acquièrent une vigueur bien supérieure à celle qu’ils possédaient à l’état normal. Tel homme ivre brisera une barre de fer sur laquelle, au repos, il n’eût même pas osé porter la main. Il y a donc là preuve évidente que, par l’absorption de l’alcool, le corps humain se trouve momentanément doué d’un ressort plus énergique, que la détente des forces se fait plus violente. Et c’était de cette énergie, de cette violence artificielle que je me proposais de tirer parti.

 

« Mais non pas au hasard. Non pas en permettant à mon âme d’abandonner, ne fût-ce qu’un instant, la direction de ces efforts. Au contraire, je voulais que cette plénitude de forces exerçât son action principale sur le cerveau, que sous l’action de l’alcool les fibres pensantes acquissent cette vigueur et cette énergie dont je devinais le développement, et qu’alors la pensée, appliquée uniquement au sujet auquel j’avais voué ma vie, s’élançât plus vive et plus ardente sur la route qui m’était tracée. J’avais étudié la vengeance, il me restait à la rêver.

 

XXVI

« Voici comme je fis : j’étais resté dans un petit village du midi de la France, dont le nom importe peu. J’avais prétexté une indisposition et une grande fatigue, et Turnpike, sur mes instances, avait dû me laisser seul. Il partait pour l’Espagne ; il était désespéré de ne pouvoir m’emmener avec lui. Mais je résistai, il fallait que je fusse seul, il fallait que je pusse étudier sur moi-même, sans qu’un témoin indiscret pût me voir ni m’entendre, les effets du vin ou de l’eau-de-vie. Je ne savais pas encore si, dans cet état intermédiaire entre la raison et la folie, je pouvais rester assez maître de moi-même pour ne point laisser échapper mon secret.

 

« Enfin, un soir, la tête libre, le cœur ferme, je m’enfermai dans ma chambre : j’avais devant moi six bouteilles d’un cru que j’avais choisi entre tous, le Clos-Rondet[4]. Vin léger, d’un rouge pâle, coulant net et sec, tamisant la lumière en rayons roses. Au goût, un peu âpre en touchant le palais, mais d’un bouquet s’épanouissant tout à coup comme une fleur qui s’ouvre.

 

« Pourquoi l’avais-je choisi ? Voici. Les vins du Midi sont lourds ; ils chargent l’estomac, et les fumées se dégagent lentement, pendant que le travail de digestion fatigue l’œsophage. Ce que je voulais, c’était que le liquide par lui-même s’évaporât en quelque sorte au moment de la dégustation, et que sa volatilisation se traduisît rapidement par l’envoi des fumées au cerveau. Le Clos-Rondet, que j’avais longuement étudié, répondait absolument à ces théories. J’étais prêt.

 

« J’avais pris plusieurs précautions importantes : Ma porte était solidement fermée : la chambre que j’occupais se trouvait dans une partie retirée de la maison, auprès d’une longue salle dans laquelle jamais personne ne pénétrait le soir, il était environ huit heures, tout était calme autour de moi.

 

« J’avais préparé un écriteau de papier blanc, sur lequel j’avais inscrit deux mots : TURNPIKE. – VENGEANCE. Parce que je craignais que, dans la période violente de l’ivresse, le souvenir ne me fît défaut. Alors m’étant installé dans un large fauteuil, la tête appuyée de telle sorte qu’elle ne pût vaciller à droite ni à gauche, j’avais fixé l’écriteau juste en face de moi. En admettant même que l’ivresse me fît perdre le souvenir, il était bien certain qu’à un moment donné mes yeux se porteraient sur l’écriteau, placé comme un point de repère sur la route du souvenir. J’étais moi-même resté dans l’ombre, et l’écriteau était éclairé de chaque côté par une lampe, munie d’un réflecteur dirigeant tous les rayons de lumière sur le papier blanc.

 

« Donc, toutes mes précautions étaient bien prises ; je me repliai sur moi-même et me mis à penser. À quoi ? Au but. À qui ? À lui et à elle. Puis je débouchai les six bouteilles placées à portée de ma main, et le regard attaché à l’écriteau, je commençai à boire. J’avais consulté les palpitations de mon bras. J’étais absolument calme.

 

« Je buvais lentement, en gourmet. Le vin tombait goutte à goutte dans mon gosier. Je n’avais pas voulu qu’une absorption trop brusque déterminât des désordres cérébraux trop rapides. Lorsque la seconde bouteille fut vide, je sentis un vague engourdissement s’emparer de moi, je ne résistai pas tout d’abord. Quelque chose en moi ne subissait pas l’influence du vin, et comme je l’avais déjà constaté, suivant curieusement les premiers développements du phénomène qui se produisait. À la troisième bouteille, un bourdonnement tinta dans mes oreilles… il y eut une minute, oh ! minute terrible, où je sentis que je m’abandonnais moi-même. Une prostration générale me brisa, je perdis le sens de ma propre existence. Mais un ressort se tendit violemment, c’était en quelque sorte instinctif. C’était une dernière lueur de volonté qui protestait contre l’obscurité qui m’envahissait et m’entourait.

 

« J’ouvris violemment les yeux. L’écriteau était devant moi, mais non plus blanc comme je l’avais tout à l’heure, mais rouge. J’étendis la main et je bus encore. Alors les deux mots : Turnpike, vengeance, se tordirent comme des serpents de feu au milieu d’une plaque de sang. Je voulais ressaisir les lettres, les replacer dans leur position normale, elles glissaient, tortillées en couleuvres, les mots s’allongeaient à perte de vue, et de chaque côté de la ligne brillante que formaient les traits, deux ruisseaux de sang coulaient, roulaient et glissaient.

 

« J’aurais voulu m’élancer, une force invincible me poussait en avant, mes ongles se crispèrent sur les bras du fauteuil, et je dis à haute voix, par un dernier effort d’énergie.

 

« – Quelle sera ma vengeance ?

 

« Et je bus encore. Alors devant mes yeux tourbillonnèrent de nouvelles vagues de sang ; c’était un rhombus vertigineux, rouge, rouge, ardent ; il me semblait que ce sang eût une odeur et m’enivrât lui-même, et quand je portai à mes lèvres la dernière bouteille, j’aspirai voluptueusement le liquide qui avait un goût de sang…

 

« Quand je revins à moi, j’étais toujours assis dans le fauteuil, la tête penchée en arrière.

 

« L’écriteau était toujours blanc, les lettres toujours noires…

 

« – Le vin ne vaut rien, me dis-je, j’essaierai l’eau-de-vie !

 

XXVII

« L’eau-de-vie ! je ne sais pas de mot qui sonne plus effroyablement à mon oreille ; et après si longtemps – oh ! si longtemps – je ne songe point sans terreur à cette nuit d’angoisses sinistres et d’éblouissements lugubres. De quelles étreintes poignantes fut encerclé mon cerveau ! Des griffes de fer déchirèrent ma poitrine. Mais il faut mieux que je vous dise ce que je ressentis.

 

« J’avais deviné ce qu’était cette horrible ivresse. Je ne doutais pas que, malgré ma force, il ne me fût impossible de garder la libre conscience de mes actes. J’avais vu ces brutes ivres, que l’alcool a rendus semblables aux fous des cabanons, qui, saturés d’eau-de-vie, branlent la tête à droite et à gauche et disent des mots sans suite, l’œil fixe et terne.

 

« Je pressentais que je serais ainsi : je me voyais glissant sur la pente déclive qui mène à la folie ou gravissant les cimes folles du delirium tremens.

 

« Il ne suffisait plus de placer à portée de mes yeux un point de repère sur lequel doivent, dans toutes les périodes de l’ébriété, retomber mes regards… il fallait donner à cet appel du souvenir une forme plus matérielle, plus frappante, plus attirante. Et voici ce que j’imaginai.

 

« Je fis fabriquer un timbre, large coupe de bronze au son long, mat et lourd. À ce timbre muni d’un marteau fut adopté un mécanisme d’horlogerie pouvant marcher vingt-quatre heures. Le marteau se soulevait toutes les deux minutes et retombait sur le bronze ; le son éclatait, vibrant et fort, puis s’étendait en nappes larges pour s’éteindre peu à peu, comme s’efface sur la mer le sillage d’une énorme vague. Mais, à ce moment, le marteau frappait encore, voix toujours prête, jamais fatiguée, qui, semblable à un glas funèbre, me criait : Songe à ta vengeance.

 

« Et je saisis le flacon d’eau-de-vie.

 

« J’étais debout, la chambre avait été dégarnie de meubles ; je pouvais avoir besoin de mouvement. Les murs étaient couverts de tapisserie. Il fallait que je pusse bondir, tomber, me rouler sur le sol… c’était dans l’accès même que l’idée de la vengeance-type devait surgir.

 

« Je bus.

 

« Mêmes effets d’abord qu’avec le vin. Un engourdissement, le bourdonnement aux oreilles. Cependant la bouche était brûlante, la langue se séchait, la gorge se crispait sous le liquide. Mais la tête était libre, l’intelligence vivace, l’oreille nette, le bruit du timbre lui parvenait clair et régulier.

 

« Je bus encore. Ce fut une étrange sensation. Il me sembla que sur les parois de ma poitrine, le liquide coulait en rapides gouttelettes, traçant dans la chair vive un sillon corrosif. Ce fut une douleur, et malgré moi je portai les mains à mon cou. Un hoquet convulsif contractait mon gosier… le monstre eau-de-vie posait sa main de fer sur mon être tout entier.

 

« Après, je ne sus plus rien. Je buvais cependant, et vaguement, je regardais avec hébétement ma main qui allait de la bouteille au verre et portait le verre à mes lèvres. Je ne savais plus où était tout cela et de ma main tremblotante, j’étais obligé de chercher sur la table le flacon qui me fuyait… Puis je tournai sur moi-même. Il me semblait ne plus rien entendre. Le timbre se serait-il arrêté ?

 

« Non, tout à coup… bien loin, comme si quelque forgeron inconnu eût battu son enclume à une lieue de moi, je perçus le glas… mais si faiblement, si faiblement que je ne compris pas tout d’abord d’où venait ce bruit. Tous les sons me parvenaient-ils ? Je ne le crois pas. Car, il me paraissait que de longues, bien longues minutes se passaient. Le temps se doublait, comme l’espace qui me séparait du son.

 

« Et le moi physique était dans un tel état de fatigue et de surexcitation, que l’âme restait sourde, muette, sans pensée, sans dessein… Je bus encore.

 

« Alors il se fit en moi comme un déchirement. Quelque chose comme une écorce fut arrachée de mon cerveau. Tout mon être sortit de la chape de plomb qui l’écrasait, comme les damnés du Dante… je voyais, j’entendais clairement, librement. Je voyais plus juste et plus loin qu’à l’état sain, les murs s’étaient reculés. J’entendais plus précipité le tintement du timbre ; évidemment, ce n’étaient plus deux minutes qui s’écoulaient entre les sons. À peine quelques secondes. Bôm ! Bôm ! Bôm ! Et ce n’était plus sur le bronze que frappait le marteau, mais là, sur mon crâne, et les effluves de l’eau-de-vie, montant violemment, frappent en dedans mon crâne, qui s’ébranle sous cette double pression…

 

« Je tourne sur moi-même. Pourquoi ? je ne le sais pas. Je suis quelque chose qui m’échappe sans cesse dans un mouvement giratoire. Du reste, mes pieds ne touchent pas la terre… Oh ! non, je ne sens pas le sol, je ne pèse point sur le parquet… Je marche sur de l’étoupe qui s’enfonce sous moi. Sorte d’enlisement. Je veux retirer mes jambes de ce terrain mouvant… et mes pieds sont trop lourds… je trébuche et je tombe.

 

« Immobilité ! apaisement ! je ne sens plus, je ne vois plus, je suis tué… non, le glas retentit à mes oreilles. Le glas ! oh ! je sais ce que cela veut dire ! La vengeance ! la vengeance ! Il me faut trouver des moyens ignorés, des tortures inconnues… C’est là ce que je cherche, c’est pour cela que j’ai bu de l’eau-de-vie… c’est pour cela que je suis effroyablement ivre…

 

« Effroyablement, oui. Car ici commence la vision effroyable. J’ai fermé les yeux pour me recueillir. Ce n’est plus du sang qui coule dans mes veines, c’est du feu… du feu ! du feu partout ! la flamme m’environne, elle brûle mes yeux, ma tête, ma poitrine… d’immenses vagues de flammes m’entourent et m’emprisonnent ; elles ont la couleur de l’eau-de-vie.

 

« De leurs langues jaunâtres, elles me lèchent et me happent. Et le timbre, le timbre ! Bôm ! Bôm ! Vengeance ! Oui, c’est cela, voici que du milieu de ces flammes sortent des bras hideux qui se terminent par des fourches de fer, des tridents rougis… Comme cela trouerait bien des chairs et déchirerait hideusement un corps humain… Puis des roues à dents aiguës qui tournent, tournent avec une rapidité vertigineuse, emportant aux angles de leurs crocs des lambeaux pantelants… Puis d’énormes moutons de fonte qui se soulèvent, se suspendent un instant dans l’air et tombent, se relèvent et retombent… sur quelque chose de spongieux comme la chair humaine. C’est un clapotement… il doit y avoir bien du sang qui coule sous cette pression énorme !

 

« Et la flamme tourbillonne sans cesse. Elle a des lames acérées et des pointes qui déchirent… Je suis au milieu de tout cet arsenal de tortionnaire… S’il m’allait toucher, si l’un de ces engins diaboliques effleurait mon corps… J’ai peur… et je bois pour n’avoir plus peur. Et j’entends le glas : Bôm ! Bôm !

 

« Ah ! que n’est-il là ! je le jetterais vivant dans ces engrenages qui se croisent, et je le retiendrais pour que le déchirement ne se fît pas trop vite… Oui, c’est là la torture, c’est là la mort horrible que je n’ai pas entrevue dans mes rêves.

 

« Un dernier verre : je me dresse, raide, automatique… et de toute ma hauteur je tombe sur le parquet.

 

« Nuit horrible ! Délire inutile ! Comme le vin, l’eau-de-vie a été muette… J’ai menti tout à l’heure : non, il n’y a pas une seule de ces tortures que je n’aie rêvée…

 

« Et ce n’est point cela qu’il me faut !

 

« L’ivresse ne serait-elle pas la vraie conseillère de l’horrible ! Si fait ! Il reste encore une tentative à faire.

 

XXVIII

« C’est une étrange chose, en vérité, que cette chasse à l’horrible, dans laquelle le gibier fuit sans cesse devant moi sans que je le puisse atteindre. Et cependant, il le faut. Oh ! dois-je encore me rappeler les horribles souffrances que cet homme m’a fait endurer ? Faut-il me souvenir de ce que je suis et de ce que j’aurais pu être si elle m’avait aimé, moi. Et pourquoi ne m’a-t-elle pas aimé ? En vérité, la question vaut qu’on l’étudie. Elle ne m’a pas aimé, parce que lui s’était emparé d’elle, et que, jaloux de ce trésor, dont il ne comprenait pas la richesse, il s’est hâté de mettre entre lui et moi une barrière infranchissable… Mais après qu’il l’eût seulement regardée, après qu’il eût murmuré à son oreille les premiers mots d’amour, est-ce que le vol n’était pas consommé… est-ce que, dès lors, je n’étais pas trahi ? Lui disait qu’il m’aimait. Mensonge ! Aimer un ami, c’est s’identifier tellement à lui que l’on ressent en soi-même les impressions qu’il ressentirait lui-même, non pas égoïstement, mais à son profit. Lorsqu’il la vit pour la première fois, est-ce qu’il n’aurait pas dû comprendre qu’il avait devant les yeux un dépôt sacré, sorte de fidéicommis qui m’appartenait et me devait être restitué…

 

« Il n’a pas fait cela… il m’a volé, volé sciemment, avec préméditation ; il ne peut exciper de son ignorance ; puisqu’il se dit mon ami, il devait sentir mon âme palpiter dans la sienne… il a feint de ne rien voir, de ne rien comprendre, il a été mon assassin et je l’épargnerais ! Non, non, je veux qu’il souffre, je veux qu’il crie, je veux qu’il sache bien que ces tortures viennent de moi…

 

« L’heure est propice. Jamais il n’a été plus heureux, le temps a effacé sur son cœur la dernière ride du regret, et même, me disait-il naguère encore, il trouve une certaine jouissance à réveiller l’amertume de ses souvenirs. Il est plus riche que jamais : tout lui a réussi. Ses découvertes industrielles ont eu un immense retentissement, il est estimé, honoré… Bonheur complet. Oui, mais nul ne voit dans l’ombre l’ennemi qui veille, silencieux, implacable, l’ennemi dont la haine grandit de toute l’étendue de son bonheur, à lui, et qui ressent une joie âpre à se répéter tout bas : Quand je le voudrai, tombera ce bonheur, tombera tout cet échafaudage d’orgueil.

 

« Mais comment ? Comment ? Le moyen d’assouvir ma haine ! Je ne le vois pas, je ne le pressens pas, je ne le devine pas.

 

XXIX

« Engourdissement délicieux ! Plénitude de l’être adorablement ressentie ! Toutes les forces de mon organisme se sont voluptueusement épanouies… Je rêve et il me semble que ce rêve est la vie. Je n’oublie rien, non, mais je sens que la satisfaction infinie de mon désir est proche… J’entends des voix qui me parlent, non des voix haineuses et enfiévrées ; leur accent est plein d’encouragement et de promesses…

 

« Et dans ma tête tourne une ronde, tressés de robes blanches et de paillettes d’argent… tout est pur, tout est serein. Je me sens pénétré d’un indicible repos.

 

« Salut à toi, liqueur bénie, qui m’a rendu à moi-même ; salut, antidote de la douleur, salut, absinthe émeraudée, dont les premières gouttes ont ouvert le calice de mon âme, comme la perle de rosée tombant sur la fleur endolorie.

 

« Tu es venue à mon appel, fée à la robe verte ; tu m’as souri de tes lèvres pâles, mais que seul a pâlies le baiser. Tu n’es pas la vierge froide qui se détourne, honteuse et rougissante, ignorant et le bonheur qui l’attend et les joies qu’elle peut donner… Non, je te reconnais, tu es la sibylle ardente qui a épuisé toutes les coupes, énervé toutes les vigueurs, mordu à toutes les grappes, et qui, jamais lasse, retrouve une force toujours nouvelle pour étreindre l’amant qui l’adore… D’autres diront peut-être que tes joues sont flétries et ton front sans fraîcheur ; moi, j’y retrouve la trace de brûlures enfiévrées… C’est la passion inextinguible qui a blanchi ton teint et serré tes lèvres, et dans tes yeux dont l’atonie promet l’éclair, comme le nuage sombre que va tout à l’heure transpercer la foudre, je lis toutes les ardeurs endormies… Viens, pythonisse de l’amour, tu dois connaître des secrets ignorés ; oui, tu sais des mots que nulle oreille humaine n’a entendus… tu es la reine, tu es le démon, tu es Smarra-Cauchemar, accroupie sur la poitrine de l’homme endormi, et te penchant à son oreille, tu prononces des paroles dont le son est si étrange que nul, à son réveil, ne s’en est jamais souvenu.

 

« Salut ! je t’appelle, je te veux, je t’adore ! À moi, ce verre à demi plein d’absinthe, et quand j’y trempe mes lèvres, je sens que je m’abîme tout entier dans ce baiser d’amour…

 

« Merci ! Maintenant la scène change… Tu t’es élancée devant moi, souple et bondissante ; tu m’as entouré des plis de ton écharpe, et je me sens emporté avec toi à travers les espaces immenses… Tantôt nous perçons le ciel au-dessus des plus hautes cimes ; tantôt, nous précipitant dans les abîmes insondés, nous roulons à travers l’infini sans limite… Où sommes-nous ? Je vois des portiques énormes, soutenus par des colonnades, tressées de filigranes d’or… ce sont des lignes si fines, si fines que l’œil en peut à peine suivre les contours… et les arches d’or succèdent et se superposent aux arches d’argent étincelant… De toutes parts surgissent des flèches, qui semblent de diamant et autour desquelles s’enroulent, gracieuses et vaporeuses, des bannières ensoleillées… éclatement de lumière, tourbillon de splendeur… au fond, une roue faite de rayons, et tournant avec une rapidité stupéfiante… puis ces rayons prennent un corps ; incarnations de clarté, je vois des femmes qui, les pieds au centre de la roue, tendent en avant leurs bras enguirlandés… des fleurs tombent, fleurs étoilées, pluie de rubis et de saphirs… puis la fleur se fane… rien !… il reste encore sur l’arbuste des feuilles d’un vert étincelant… elles jaunissent. Non… ceci n’est pas l’effet de l’automne ! Que se passe-t-il donc ?

 

« Encore un verre. À moi, fée adorable ! Me voici, répond sa voix. Mais elle est devenue plus pâle, son regard est sinistre maintenant, elle se dresse devant moi, elle me touche, elle lève les mains… des mains ? non pas, ce sont des branches. Terreur ! tout le corps se fond en une teinte noirâtre… je touche sa robe… non, c’est une écorce ! Qu’est ceci ? la fée s’est faite arbre… ! Oui, voilà bien dans la nuit un arbre immense dont les racines s’accrochent au sol et dont les branches déchirent le ciel… Il fait nuit ! la lune blafarde laisse filtrer sa lueur agonisante.

 

« Il y a quelque chose au bout de cette branche… cela pend, cela est noir… c’est un corps humain… Ah ! je me souviens ! le nègre ! le nègre ! Oui, j’entends les clameurs du peuple qui, d’en bas, jette des cris de haine et grince des dents… la loi de Lynch ! Je me souviens ! Pourquoi m’as-tu jeté devant les yeux ce sinistre gibet ?…

 

« Quelqu’un est auprès de moi… je ne le vois pas. Mais ce doit être lui. Il me semble que l’arbre du pendu a un visage et me regarde en ricanant… Une de ses branches se fait bras et me montre l’homme qui m’accompagne… pourquoi ? Je n’ose le regarder, mais je sens son bras sur le mien ; il m’entraîne et en m’entraînant me dit :

 

« – Mais s’il n’était pas mort !… si on l’enterrait vivant ?

 

« L’arbre ricane plus fort… des bouches s’ouvrent à toutes ses branches et répètent deux mots :

 

« – Enterré vivant ! enterré vivant !

 

XXX

« C’est dans trois mois que seront écoulés les dix ans que je lui ai accordés.

 

« Ainsi, il y a neuf ans et neuf mois que le crime a été commis. Je me regarde et je suis étonné de constater combien peu j’ai changé. Pas une ride, pas un cheveu blanc. C’est que je n’ai pas vécu ; je me suis renfermé dans ma haine comme dans une forteresse inattaquable… Seule, ma tête a vieilli : le cerveau a tant travaillé ! Quels efforts et quelles recherches ! Mais tout cela est oublié, tout cela s’est évanoui. Il me semble que ces dix années ont passé comme une heure, et je me retrouve au lendemain de cette nuit terrible… cette nuit où elle est devenue sa femme.

 

« Ma haine a-t-elle diminué, s’est-elle amortie ? Non, oh ! non. Je la sens vivace, jeune. Elle n’a pas grandi, elle ne le pouvait pas. En vérité, je suis heureux de me retrouver face à face avec le passé. Je n’ai pas faibli, et l’homme d’aujourd’hui est digne de venger les injures de l’homme d’autrefois.

 

« Quant à lui, je le retrouve après dix années plus fort, plus vigoureux ; cette nature s’est épanouie dans la vie ; l’activité a aidé à son double développement moral et physique. Il est véritablement beau, sa chevelure noire s’est rayée de quelques lignes d’argent… Il est revenu d’un long voyage, il est devant moi, accoudé sur une table. La lune éclaire en plein son visage ; il consulte et classe les notes recueillies ; ses traits sont calmes, nets, bien dessinés. Jamais je ne l’ai si bien regardé… Il lève les yeux vers moi, il me sourit, puis il prend la parole et m’explique ses plans, me raconte ses projets.

 

« Ses projets ! Va, parle, songe à l’avenir, songe aux années qui vont suivre… Tu ne vois pas, sur ta route heureuse, la pierre à laquelle ton pied trébuchera ; tu ne distingues pas la fosse béante dans laquelle tu seras précipité… par moi, à qui tu souris, que tu aimes, par moi, qui te hais !…

 

« Admirable chose, en vérité, que de savoir ainsi attacher un masque sur son visage ! Comment se peut-il faire que mon œil ne trahisse pas la pensée intime de mon cerveau ? que cet œil soit calme alors que l’idée bouillonne dans mon crâne ?

 

« Trois mois ! trois mois encore ! et tout sera fini. L’échéance fatale approche. Le jour est fixé où je te présenterai la traite que j’ai tirée sur ta vie. Et il te faudra payer sans délai, sans retard possible.

 

XXXI

« J’ai trouvé le moyen, reste à préparer l’exécution. J’ai bien raisonné. Du reste, l’expiation ne sera pas au-dessous du crime. Elle sera complète, odieuse, effroyable. Oh ! je n’ai rien négligé, il souffrira autant qu’il m’a fait souffrir… il mourra… mais comme je comprends que meure l’ennemi. Il se verra, il se sentira mourir longuement. Ce ne sera pas un passage brusque de la plénitude de l’existence à l’inanité du néant, du jour splendide à la nuit muette.

 

« Il mourra… Mais j’y songe, sa disparition n’étonnera-t-elle pas ses amis, tous ceux qui s’intéressent à lui ?… j’ai dit sa disparition et je me comprends. Il faut que je les prépare peu à peu à cette pensée, il faut que lui-même me serve d’interprète auprès d’eux…

 

« Comment agir ? N’oublions pas ce détail, un jour on le verra plein de vie, plein de santé, souriant… vivant pour tout dire, puis tout à coup, il sera sous les yeux de tous à l’état de cadavre, immobile, insensible. La mort subite étonne toujours, il ne faut pas qu’elle étonne…

 

« Ah ! j’ai trouvé.

 

XXXII

« Cette nuit-là, Turnpike s’était endormi d’un sommeil profond ; nous avions beaucoup marché ; j’avais mon projet, je voulais qu’il dormît bien…

 

« Il est là, dans la chambre attenante à la mienne… Minuit, il y a deux heures qu’il n’a pas remué… rien à craindre. J’entrouvre sa porte, doucement, oh ! si doucement, que moi-même je n’entends pas le bruit des gonds qui roulent.

 

« Rien !… le silence… J’ai là sous la main les fleurs les plus odorantes, aux parfums les plus subtils ; je les ai choisies moi-même. Ma main ne tremble pas. Je suis calme. Qu’est-ce que cela, auprès de ce que je ferai dans trois mois ? Jeu d’enfant. Je jette les fleurs sur le tapis de sa chambre gerbe par gerbe… tout est bien fermé. J’y ai veillé moi-même. Des fleurs, des fleurs encore ! Je regarde par la porte entr’ouverte l’amas parfumé, qui s’élève, s’élève. Encore, encore. Il y en a assez…

 

« Puis je referme la porte, et debout, l’oreille collée au bois, j’écoute. Une heure se passe, déjà il a remué plusieurs fois. Oh ! si j’osais regarder ! Je retire la clef, le trou de la serrure me sert de point d’observation… Il est étendu dans son lit. Une lampe accrochée à son chevet éclaire en plein son visage et sa poitrine… je vois le drap se soulever sous l’oppression qui gonfle son sein… C’est bien cela, il respire avec difficulté. Ce sont les parfums qui montent à son cerveau. Ses yeux se sont ouverts. Voit-il ? Non, ils sont fixes, ils sont mornes. Son front est horriblement pâle… des gouttelettes de sueur le mouillent et brillent sous la lueur de la lampe…

 

« Tout à coup ses bras se tendent en avant, il se dresse sur son séant… puis il retombe. Un ronflement sourd s’échappe de sa gorge, quelque chose comme un râle.

 

« Oh ! sois tranquille, je ne veux pas que tu meures… Le poison, quel enfantillage ! Te tuer ainsi, ce serait te tuer par le bonheur, et je veux que tu meures dans une affreuse torture…

 

« Assez ! assez ! il ne bouge plus. Oh ! si j’avais trop tardé ! s’il m’échappait ! Pensée horrible ! J’attire la porte vivement, insoucieux du bruit. Il ne m’entend pas ! Hors d’ici, fleurs maudites ! Ah ! cette fenêtre ! de l’air, de l’air !

 

« Je me penche sur lui et je souffle sur son front. De l’eau. En voici. Je suis sauvé ! il a tressailli !

 

« Alors, j’ai réussi !

 

« – Qu’y a-t-il ? me demande-t-il d’une voix faible. Je ne sais ce que j’éprouve…

 

« – Mon ami, lui dis-je (oh ! comme ma voix doit sonner sympathiquement à son oreille), votre teint est livide. Qu’avez-vous ? que ressentez-vous ?

 

« Il se dresse, me regarde :

 

« – Mon cerveau est obstrué, mes idées sont troublées… Ce sont tous les symptômes de la congestion…

 

« Le lendemain, on savait que Turnpike avait été frappé d’un coup de sang, qu’il était absolument rétabli…

 

« Il a le cou si court, disaient les niais.

 

« Et moi je murmurais :

 

« – Je puis le tuer, maintenant.

 

XXXIII

« – Écoutez, me dit Turnpike, l’accident du mois dernier m’a causé quelques inquiétudes, non pour moi… car je ne crains pas la mort !… Mais je ne considère rien comme aussi ridicule que de disparaître brusquement, brutalement et de laisser toutes ses affaires en suspens.

 

« – Que veux-tu dire ?

 

« – Voici. Si je mourais intestat, toute ma fortune, et elle est considérable, tu le sais, retournerait à l’État… Je n’ai pas d’héritiers directs, et je ne connais aucun parent. Mais si je n’ai pas vécu seul, si mon existence ne s’est pas écoulée dans l’isolement, après le malheur terrible qui m’a frappé, c’est que j’avais auprès de moi un ami sûr, sincère, au dévouement infatigable… Cet ami, c’est toi.

 

« – Ne mérites-tu pas d’être aimé ! Et les douleurs qui t’ont accablé t’ont rendu à mes yeux encore plus digne d’affection.

 

« – Je sais que tu es bon, et que ton cœur est plein de délicatesse… Laisse-moi donc achever. Je n’ai point peur, tu le sais. J’admets parfaitement que l’indisposition à laquelle je faisais allusion tout à l’heure ait été tout à fait accidentelle. Cependant le propre de l’homme vraiment fort est de ne jamais se laisser surprendre. J’ai donc résolu de faire mon testament.

 

« – Ne parle point ainsi. Peux-tu bien, toi, heureux, riche, peux-tu bien songer à la mort ?

 

« – Je ne songe pas à elle, mais il se pourrait qu’elle songeât à moi, reprit-il en souriant. Ma résolution est d’ailleurs irrévocable et, pour te le prouver, sache que je suis allé hier chez mon agent d’affaires et que j’ai déposé entre ses mains l’acte qui te constitue mon seul et unique héritier… ? À toi, après ma mort, tout ce que je possède, tout sans exception, sans en distraire même le portrait de la bien-aimée… Je veux qu’elle reste sous tes yeux et que, la regardant, tu te souviennes des jours les plus heureux que ton ami Turnpike ait passés sur cette terre…

 

« Je protestai. Point n’est besoin de le dire. Pourquoi me tout donner, à moi ? Était-il sûr que je n’en fusse pas indigne ? Et puis, pouvais-je bien accepter un don aussi considérable, qui semblerait un payement de mon amitié ?…

 

« Il persista. Je n’en avais jamais douté. Ainsi l’homme qui allait mourir par moi avait jusqu’à la dernière minute une profonde confiance en moi seul… et j’étais heureux d’avance en songeant à ce que serait le réveil, lorsque me pressant à son chevet, je lui dirais : Tu m’aimes et je te hais. Tu m’appelles ton ami et je suis ton assassin !

 

« Nul ne saura jamais quelle âpre jouissance j’ai ressentie dans ces mille détails, circonstances futiles en apparence, et qui semblent aujourd’hui si insignifiantes…

 

XXXIV

« Est-ce que j’hésiterais au moment suprême ? Mes nerfs seraient-ils moins forts que ma volonté ? Non, cela n’est pas possible ! Et cependant, si, pour assouvir ma haine, je le tuais simplement, par ce poison qui est là sous ma main… ; que j’ajoute à la matière vénéneuse plus ou moins d’eau, et le problème est résolu. Peu d’eau, et il meurt… il tombe foudroyé. Beaucoup d’eau… et je le tiens sous ma main de tortionnaire, il est à moi âme et corps… nul ne peut me l’arracher…

 

« J’ai besoin de me recueillir. Le bourreau passe en prières la nuit qui précède l’exécution… Je ne prie pas, moi, mais j’érige un autel sur lequel, idole effroyable, je place mes souvenirs et ma haine, et dans cette contemplation j’abîme toutes les facultés de mon âme…

 

« Allons !

 

XXXV

« C’est fait… la maison est pleine de cris, de gémissements et de sanglots. Ils sont nombreux, les serviteurs. Et ils aimaient Turnpike. Âmes basses et serviles qui n’ont jamais eu la force de haïr le maître… sous ce prétexte qu’il était bon… À chaque minute tinte la cloche de la grille… Green-House est encombré de visiteurs… Chose bizarre ! Ces hommes ne sont pas des hypocrites. Non, la douleur qu’ils ressentent est bien réelle…

 

« – Un caractère si élevé ! dit l’un.

 

« – Une si grande intelligence ! répond l’autre.

 

« – Et qui a rendu tant de services à la science…

 

« – Mais de quoi est-il mort… si subitement ?

 

« – Une congestion cérébrale, évidemment…

 

« – En effet, il y a trois mois déjà…

 

« Oui, il travaillait trop… la lame a usé le fourreau. C’est une grande perte.

 

« Moi, je me suis assis au pied du lit où il est étendu. Son visage est découvert, je le regarde… la mort a donné à ses traits la rigidité marmoréenne. La mort !… ce mot m’effraie. Est-ce que ?… non, je suis certain de ce que j’ai fait, je n’ai rien à craindre… et, pensant cela, je couve des yeux ce corps qui m’appartient, ce corps dans lequel ils croient qu’il n’y a plus d’âme… car seul je sais…

 

« Je suis seul en ce moment… voyons ses bras… ils ont la raideur tétanique du cadavre… j’applique mon oreille sur sa poitrine. Oh ! ce cœur est bien immobile, pas le moindre tressautement…

 

« On frappe. « Entrez ! » C’est le médecin. Je le reconnais, il est expéditif, c’est déjà lui qui a constaté le décès de celle… À cette seule pensée, tout mon sang se porte à mon cœur, et je regarde le cadavre… le cadavre de l’assassin. Car c’est lui qui l’a tuée, comme il m’avait tué moi-même…

 

« – Docteur, dis-je au médecin, un triste soin vous amène encore dans cette demeure.

 

« – Oui, je me souviens, murmure-t-il en jetant sur le corps un coup d’œil distrait.

 

« – La congestion ne pardonne pas, et mon pauvre ami…

 

« Le médecin prend un air entendu :

 

« – Monsieur, l’afflux de sang dans un organe, sain d’ailleurs, provient d’un trouble permanent ou momentané dans le centre d’impulsion circulatoire. Les organes les plus vasculaires, tels que le poumon, la rate, le foie, le cerveau, sont ceux dans lesquels on remarque le plus souvent ce phénomène… Ici (et il se baisse sur le cadavre) la congestion de sang a eu lieu dans l’encéphale. C’est ce que nous appelons apoplexie… Chez le sujet le tempérament était sanguin, pléthorique ; la tête était volumineuse, le col ouvert…

 

« Je tire de ma poche une vingtaine de dollars en or. Il continue sans paraître y prendre garde, de la même voix monotone :

 

« – L’excès des travaux intellectuels est aussi une cause déterminante de l’apoplexie sanguine… Quoiqu’elle soit ordinairement soudaine, la maladie est souvent annoncée par des maux de tête, des éblouissements…

 

« Je lui glisse dans la main les vingt pièces d’or ; il prend un morceau de papier, l’enflamme au feu d’une allumette, le fait négligemment passer sous les narines du cadavre.

 

« – Hélas ! lui dis-je, il n’y a aucun espoir ?

 

« Il me regarda d’un air étonné :

 

« – Hélas ! cher monsieur, aucun. La mort remonte déjà à plus de douze heures…

 

« – En effet !

 

« Et je le reconduis jusqu’à la porte. Je lui serre la main. De par la science Turnpike est mort.

 

XXXVI

« L’heure fatale a sonné. On a couché le cadavre dans sa bière, une bière luxueuse, en vérité, et d’un travail admirable. Sa tête repose sur un coussin de satin noir. Turnpike paraît dormir.

 

« Belle tête, dit un des hommes.

 

« Puis ils ajustent le couvercle et serrent les vis qui l’adaptent au corps du cercueil.

 

« Ils se retirent en disant : Dans une heure.

 

« Ils sont partis. J’écoute à la porte si leurs pas s’éloignent. Puis je m’élance vers un petit meuble, j’ouvre un tiroir, je saisis un tournevis, et rapidement je donne deux tours… le couvercle est soulevé d’un millimètre… Oh ! d’un millimètre à peine. C’est assez… l’air circulera.

 

« Une heure après, dans la chapelle du parc, où se trouve un caveau souterrain, le cercueil est placé auprès de celui qui renferme les restes de la femme qu’il a aimée.

 

« Les nombreux amis s’éloignent, après m’avoir serré la main en m’adressant d’excellentes paroles de consolation…

 

« Je suis seul… enfin ! Je suis maître, je me sens grandir… toutes les forces vitales se doublent en moi… Je vais me venger !

 

XXXVII

« Il y a six heures que le cadavre… a été renfermé dans le caveau… six heures ! La crise a commencé il y a justement trente-deux heures… Comme j’ai bien calculé ! Il y a cette nuit même dix ans que je pleurais et me rongeais les poings. Au jour de l’échéance, je suis venu… et je vais être payé… je tiens mon débiteur et je serai créancier impitoyable. Je jure que je ne lui ferai pas grâce d’une obole.

 

« Trente-deux heures. J’ai encore huit heures devant moi. La nuit est venue, je me promène dans le parc, seul, bien seul. Tous les domestiques sont congédiés… je veux que personne ne puisse troubler notre lugubre tête-à-tête.

 

« Je rôde comme un malfaiteur autour de la chapelle. Il est là, dans sa mort profonde, ignorant et inconscient. Moi, je vis, mais que cette vie est lente ! Que je voudrais abréger ces instants, si longs au gré de mon impatience !…

 

« J’ai la clé. Oui. Mes outils sont là en un paquet bien ficelé. Je n’ai rien oublié. Combien de temps cela durera-t-il ? Je ne sais pas. Mais peu m’importe. J’ai amassé dix années de force pour ce moment suprême…

 

« Et si cela n’était pas ! Si cette heure que j’appelle de toutes les voix de ma haine ne m’apportait point ce que j’attends d’elle ! Si ma science du mal m’avait trompé ! Si le poison… Oh ! non ! ce n’est point possible ! Je n’y veux point songer…

 

« En vérité, je deviendrais fou, et me briserais la tête sur les dalles…

 

XXXVIII

« Minuit… oui, douze ! Je ne me suis pas trompé. Vite, plus vite… à mon poste.

 

« Me voici l’oreille collée à la porte de la chapelle, à demi courbé. Oh ! comme j’écoute ! Comme j’aspire à ce premier son qui doit vibrer dans mon âme comme le premier signal de la vengeance !…

 

« Rien !… rien encore ; le vent dans les arbres. La lune s’est dégagée des nuages, et des ombres noires m’environnent, tranchant avec netteté sur la lumière pâle et blanche…

 

XXXIX

« Chut ! oh ! taisez-vous, murmures de la nuit ! taisez-vous, bruissement des ténèbres…

 

« Écoutez… Ha !… non, cet Ha ! n’est pas un cri ordinaire… non, ce n’est pas la voix de la nuit… c’est sa voix… à lui… à lui ! Cri long, sombre, sourd, quelque chose comme la plainte du condamné au fond de l’in pace… cri lugubre à toute autre oreille que la mienne, cri joyeux pour moi…

 

« J’ai bien entendu… Voilà la troisième fois qu’il crie !

 

« Oh ! je le savais bien, lorsque je lui ai inoculé le poison ! Je savais bien qu’il se réveillerait, mais trop tard, lorsque la science l’aurait frappé de son verdict de mort, lorsque tous auraient pleuré sur lui, lorsque tous se seraient éloignés, lorsqu’il m’appartiendrait tout entier et à moi seul.

 

« Ah ! tu espérais être mort ! Tu croyais que tout était fini pour toi !… Non, tu es vivant, bien vivant, et tu es enterré !… comprends-tu ?… tu es enterré vivant… seul, je le sais, je suis là pour achever l’œuvre. En ce moment tu t’éveilles. L’engourdissement serre encore ton cerveau ; tu n’as pas encore compris, mais tu sens une lourdeur insupportable peser sur tout ton être… c’est la lourdeur du linceul serré autour de toi. Tu as voulu l’écarter de tes bras, dans un mouvement convulsif, et tes mains se sont heurtées à quelque chose… ce quelque chose, c’est le cercueil…

 

« Tes yeux n’ont rencontré que l’obscurité, tu as levé la tête, et ton front s’est heurté au couvercle de la bière… c’est alors que tu as crié : Ha !

 

« Ce Ha ! c’est la révélation, c’est la lumière qui se fait, c’est le frissonnement horrible dans tout ton être… c’est cette pensée qui te cingle le cerveau comme un coup de fouet…

 

« Enterré vivant !

 

« … Et c’est le début de mon œuvre sinistre.

 

XL

« Premier mouvement : La terreur, terreur effroyable, immense… être enterré vivant. Au réveil, comprendre cela et se dire : Je suis perdu : je vais périr lentement, misérablement, dans des tortures indicibles, paralysé, étouffé… la faim va crisper mes entrailles… Se souvenir que des êtres, précipitamment inhumés, se sont rongé les bras, et frémir tout entier à cette hideuse pensée…

 

« Deuxième mouvement : La résistance folle, irraisonnée… la protestation contre cette hideuse erreur… protestation de la pensée, protestation de la chair… se débattre instinctivement, sans raisonner, chercher à arracher le suaire, à briser le cercueil… Folie, impuissance.

 

« Troisième mouvement : La prostration. Inutile de résister. La tombe ne rend pas sa proie… Ne pouvoir remuer… se sentir emprisonné, incapable d’un effort violent… Alors retomber sur soi-même et se dire : C’est la fin ! attendons !

 

« Quatrième période : L’espoir : Si je criais ! La voix n’est pas prisonnière… elle peut porter au dehors… au loin. Dans le parc, le hasard peut amener quelqu’un… sinon tout de suite, dans une heure, dans six heures… demain !

 

« Et l’enterré crie. Sa voix porte, quoique le poids du couvercle étouffe son intensité : c’est une ululation longue, lugubre…

 

« Sois tranquille ! ta voix a été entendue… mais par nul autre que par moi !… Je mets la clef dans la serrure… c’est une vieille porte de fonte exposée à la pluie, à l’humidité… la serrure est rouillée et rouillés sont les gonds… Je tourne la clef bien lentement… je tiens à ce que le fer grince. C’est la première réponse à son appel… puis je pousse la porte… lentement, toujours. Les gonds crient avec un hurlement aigu.

 

« Lui s’est tu. Il n’a pas cru d’abord que ce fût un vrai son parvenant à son oreille… si tôt et si vite… au premier appel. Mais si ! c’est bien réel. C’est bien le bruit de la clef… c’est bien la porte qui tourne.

 

« Le mort n’ose pas crier encore… il retient son souffle ! Puis involontairement, quand il s’est bien persuadé que le bruit n’était pas une illusion, un nouveau Ha ! s’échappe de sa poitrine…

 

« Oh ! comme le son s’est modifié ! C’est un mot articulé… Il a dit : À moi ! au secours !

 

« Je n’ai rien répondu… je l’écoute. Et dans cette voix j’étudie les modulations de sa pensée… je me suis arrêté tout à coup… j’ai abandonné la porte. Aucun bruit ! Lui crie plus fort : À moi ! à moi !

 

« Même silence. J’ai produit l’effet désiré. De ce premier espoir, il va retomber dans les profondeurs du désespoir muet… et, tranquille, je tire la porte à moi, je mets la clef dans ma poche… et je me donne une heure pour faire le tour du parc.

 

« Dans une heure, je reviendrai !

 

XLI

« L’heure est écoulée… j’approche du mausolée sur la pointe des pieds… si légèrement que le sable même ne craque pas. Je me penche en avant. Que fait-il maintenant ? Que pense-t-il ?… Pas un bruit, pas un souffle. S’il s’était échappé ? Non, la porte est bien close, la serrure intacte. Il est là ! Mais s’il était mort ! Si l’horrible réalité l’avait tout à coup écrasé comme un poids trop lourd !…

 

« Je ne puis rester dans cette perplexité… De la clef, je frappe sur la porte, qui rend un son éclatant… trois fois, pour qu’il soit bien prouvé que ce heurt n’est pas l’effet du hasard. Puis j’écoute… Évidemment il a dû tressaillir…

 

« Trois fois encore ! Ah ! il a entendu ! Il a crié d’une voix forte, comme si dans cet appel il avait concentré tout ce qui lui reste de vitalité et d’énergie… Il est vivant bien vivant, toujours.

 

« Je rouvre la porte qui grince ; mais, cette fois, je ne m’arrête pas. J’entre résolument et d’un pas sonore dans la chapelle…

 

XLII

« Évidemment, dans l’horrible situation où il se trouve, nul bruit ne peut être plus suave à l’oreille que celui d’un pas humain… Aussi, ne serai-je pas si cruel que de le priver immédiatement de cette jouissance.

 

« La bière est là, devant moi, au milieu du caveau… Un espace libre règne alentour… et je marche, je marche, frappant du talon la dalle qui résonne. Je me suis ordonné de faire douze tours, je les ferai, mais sans précipitation. Je veux qu’il compte les pas, un à un. Comme cela doit lui paraître étrange ! ce pas qui ne vient de nulle part et ne va pas vers lui, et qui cependant retentit bien réellement… qui provient certainement du fait d’un être vivant ; ce pas qui tourne, tourne toujours égal. Ne s’arrêtera-t-il jamais ? L’homme peut-il ne pas avoir vu le cercueil, peut-il ne pas avoir entendu les cris ? Ce n’est pas possible… Toutes ces pensées doivent bouillonner dans son cerveau, oppressé par la nuit du tombeau. Et comme il ne comprend pas, il crie. Mais, dans cette explosion atroce du désespoir, le cri est rauque… comme le râle d’un catarrheux.

 

« Je marche encore… cette monotonie doit être sinistre.

 

« Ah ! il s’impatiente. Voilà que ses cris deviennent plus précipités. Il veut être fixé, cette incertitude est plus terrible que la réalité… Pas si vite ! Je m’arrête brusquement en retenant mon souffle, je m’assieds sur une pierre devant le cercueil, immobile, silencieux. Je l’entends qui se tord dans sa boîte sépulcrale, il cherche à se raccrocher à ce dernier espoir… il a entendu quelqu’un. Il n’a pas entendu la porte se refermer. Donc, le sauveur est proche.

 

« Moi, je comprends cette torture… et je ne bouge point.

 

XLIII

« Il me vient d’horribles imaginations… Quelle force me donnent ces dix années d’attente ! Tandis qu’il est là, dans cette boîte carrée, tandis que tout son être se contracte dans des convulsions hideuses, je suis là et je songe aux niches que je puis lui jouer… je joue avec cette effroyable situation. Combien de temps durera-t-elle ? Combien de temps résistera-t-il à cette torture ?… Quoi qu’il en soit, je ne ferai rien pour hâter le dénouement…

 

« Alternative terrible d’espoir et de désespérance. À chacun de mes mouvements, toutes les fois qu’un bruit frappe son oreille, il suppose que le salut est proche… et j’emploie le même moyen qui ne s’use point. Après le bruit, le silence prolongé, complet, sinistre… Un moment j’ai jeté sur le sol du caveau les instruments de fer dont je me suis muni. Là il ne peut plus douter ; évidemment la bière va s’ouvrir, c’est la liberté… c’est la vie !

 

« En effet, il doit le croire. J’ai mis le tournevis dans les vis qui retiennent le couvercle, je les ai serrées, puis desserrées. Le couvercle se soulève et s’abaisse comme la poitrine d’un homme qui respire… Tantôt par l’entrouverture, sa voix me parvient claire et nette… puis les vis se serrent, les ais se rapprochent comme une mâchoire qui se ferme, et je n’entends plus qu’un murmure étouffé ; ou bien, le couvercle semble devoir céder sous le moindre effort… il s’arc-boute au fond de son cercueil, et appuyé sur les coudes, il pousse avec ses mains la planche qui suit un peu l’impulsion. Mais l’effort est vain… le bois résiste. Ses mains glissent sur la surface polie du chêne… et voilà qu’il passe dans la fissure ses doigts crispés et enveloppés du suaire blanc…

 

« En me penchant, je puis apercevoir son visage hideux, contracté, pâli, creusé, convulsé… Oui, sa souffrance est horrible !

 

« Un instant je passe entre les ais un ciseau, et je donne une pesée… le bois craque. Évidemment, se dit-il, le bois va se briser, se désunir, le cercueil va s’ouvrir… Non, j’ai mesuré mon effort… et le bois est solide.

 

« Souffre, souffre, misérable ! Qu’as-tu dit ? « J’ai faim ! » Ah ! le monstre torture tes entrailles maintenant… Il devient fou. Les dents grincent, sa poitrine laisse échapper des cris rauques et sans suite qui voudraient être des mots…

 

« Allons ! il faut en finir.

 

« – Turnpike, dis-je à haute voix.

 

« Il se tait. Il croit avoir mal entendu.

 

« – Turnpike ?

 

« Il a frissonné. Mais oui, il a bien reconnu la voix d’un ami…

 

« – Sauvé ! sauvé ! Vite, vite, mon bon Simpson… ouvre, ouvre cette boîte infâme… J’étouffe, je meurs… Oh ! si tu n’étais pas venu ? Hâte-toi, hâte-toi donc !

 

« – Pauvre ami ! Comment ! tu es enterré vivant ! Ah ! l’horrible chose !

 

« – Ne parle pas… mais fais vite ! Déjà la mort… une mort effrayante… me saisit à la gorge !… Il doit y avoir des instruments, là, sur les dalles, à côté de toi ! Vite… vite !

 

« – Des instruments ! mais je n’en vois pas ! je ne puis ouvrir la bière !

 

« – Tu ne peux pas… Oh ! ce n’est pas possible ! Cherche, là, à tes pieds !

 

« – Oui, oui, tu as raison… Voici le tournevis.

 

« – Vite ! vite !… Mais tu ne te hâtes pas… Voyons, je t’ai laissé toute ma fortune… Si tu te hâtes, je t’en donne la moitié… de mon vivant !

 

« – Ah ! ah ! excellent ami !

 

« À ce moment, à cette suprême insulte, la fureur s’empare de moi ; je m’élance sur la bière, je m’y accroupis… Je place l’instrument dans les pas de vis, et je commence à serrer… mais lentement, bien lentement…

 

« Il s’en aperçoit. Sa voix parvient encore à mon oreille.

 

« – Tu te trompes ! Pas dans ce sens-là ! Tu fermes… je suffoque.

 

« Le couvercle s’abaisse lentement et je m’écrie :

 

« – Et tu vas mourir ! comprends-tu ? mourir… tué par moi, torturé, puni… Ah ! tu m’as volé toute ma vie, tu as brisé tout mon bonheur… et tu comptes sur ma pitié… En vérité, c’est à n’y pas croire !

 

« Il pousse un dernier râle… le dernier que j’entendrai. Les vis se serrent… les deux lignes se rejoignent hermétiquement, j’entends encore le tressaillement convulsif de ce corps qui se débat sous la suprême étreinte de la mort, tressaillement dont le contrecoup frappe mes genoux et dont je ris… sur ma parole…

 

« Puis plus rien… un frissonnement… et l’immobilité…

 

« Je me relève… c’est la fin. Je sors de la chapelle, je referme la porte dont la serrure grince et dont les gonds hurlent… Je suis vengé !

 

 

« Il y a vingt ans de cela. Je meurs content… J’ai gardé ce souvenir de vengeance comme l’avare garde son trésor. Je dédie ce récit à mes héritiers.

 

« Ainsi finit le testament d’Arthur Simpson. »

 

XLIV

Les héritiers sont pâles, atterrés.

 

Georgy Simpson n’entend plus, ses bras pendent le long de son corps. Master Julius Tiresome, cordonnier, a les yeux fermés ; il est insensible, sans mouvement. Smithlake regarde devant lui d’un air hébété. Steney soutient miss Stroke qui s’est évanouie…

 

– Et, dit Thomas Eater, solicitor, comme on ne peut hériter de l’homme que l’on a assassiné, Arthur Simpson n’étant pas l’héritier légal de Turnpike, la fortune de ce dernier revient à ses héritiers naturels, ou, à leur défaut, à l’État.

 

Les héritiers entendent cela, c’est le dernier coup. Pris de vertige, ils se précipitent vers la porte et roulent à travers l’escalier, se heurtant et se bousculant… Tiresome pousse Georgy qui entraîne miss Stroke revenue à elle. Steney bouscule Smithlake qui trébuche…

 

Et le solicitor referme soigneusement le manuscrit qui sera transmis aux autorités compétentes…

 

 

 

 

 


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Décembre 2006

 

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[1] Carrefour mal famé de New-York, comme l’ancienne place Maubert, à Paris, ou les Seven Dials, à Londres.

[2] Faubourg de New-York.

[3] Formule chimique de l’albumine.

[4] L’auteur indique un vin inconnu en France ; c’est évidemment avec intention. En tous cas, nos vignes sont riches en produits, possédant les qualités dont suit l’énumération.