Charles Monselet

GASTRONOMIE

Récits de table

(1874)

PRÉFACE

À MADAME ***

 

On m’a trahi auprès de vous, madame. Vous m’aviez pris jusqu’à présent pour un homme de lettres comme les autres, exclusivement occupé de livres, ayant pour unique souci de parfaire un chapitre ou de mener à bien un feuilleton. Quelqu’un vous a dit à l’oreille que j’avais encore d’autres occupations et d’autres préoccupations ; que, sous le littérateur il y avait un gastronome, et que mon cabinet communiquait directement avec ma cuisine. Voilà ce qu’on vous a dit, n’est-ce pas ?

Eh bien ! L’on vous a dit la vérité, madame. Je n’en rougis pas, au contraire ; le côté le plus sensible de mon amour-propre en est agréablement chatouillé. Je porte un tendre intérêt aux choses de la nutrition. Sans faire précisément, selon une expression connue, « un dieu de mon ventre, » ni même un demi-dieu, je tiens cependant à en faire un personnage. En cela, j’obéis à une vocation incontestable. Dès ma jeunesse, j’ai trouvé place en moi pour deux poésies : celle de l’âme et celle des sens ; je n’ai pas voulu chasser l’une au bénéfice de l’autre ; j’ai préféré travailler à leur conciliation, à leur bonne harmonie, et quelquefois j’ai pu croire que j’y avais réussi.

Certes, je me flatte d’aimer et de comprendre la nature, autant que mes confrères les faiseurs d’églogues. Je l’ai décrite, je l’ai chantée. Ouvrez mes livres, vous y rencontrerez un nombre suffisant de fleurs, d’oiseaux, de haies d’aubépines, de ruisseaux jaseurs. La rêverie ne m’est point étrangère, la rêverie sur le gazon, éclairé des pâles rayons de la lune ; – mais il me plaît aussi d’arrêter mes regards sur les splendeurs d’une table magnifiquement servie. Je raffole de la promenade en nacelle ; mais, au bout d’une heure, il est rare qu’une furtive idée de friture ne se mêle pas à mes impressions.

Vous le voyez, madame, je vais au-devant de votre curiosité ; je me confesse à vous librement. Oui, je suis tourmenté de l’ambition de laisser un nom invoqué à l’heure des repas. Quelques travaux dirigés dans ce sens, quelques publications encouragées par des hommes spéciaux, ont déjà témoigné de ma ferveur et de mon zèle. À défaut du renom poétique, si difficile à conquérir, je me contenterai avec reconnaissance d’un peu de gloire culinaire. Les casseroles ont aussi leur airain.

CHAPITRE PREMIER

COMMENÇONS PAR LE COMMENCEMENT


L’absinthe. – Origine de l’absinthe. – Deux versets de l’Apocalypse. – Autres variétés d’apéritifs : vermouth, madère, bitter. – Le capitaine Monistrol. – L’art d’étouffer des perroquets. – Une visite imaginaire. – Nouvelles de la tante d’Hazebrouck. – La canne oubliée. – On ne peut pas partir sur une seule jambe. – Allons déjeuner.

L’HEURE DE L’ABSINTHE

On avait déjà l’heure du berger ; voici venir maintenant l’heure de l’absinthe.

Paris n’est continuellement occupé qu’à se créer des habitudes. À l’habitude du tabac, à l’habitude de la bière, il a ajouté l’habitude de l’absinthe.

Qu’on ne s’attende pas à de banales imprécations contre ce breuvage-émeraude, comme dirait Victor Hugo. Je sais les désordres que son abus entraîne.

Donc, Paris n’avait guère autrefois qu’un seul motif pour aller au café, motif honnête, plausible, celui de savourer, entre six et sept heures du soir,

 

La fève de Moka dans l’émail du Japon.

 

Bientôt il s’aperçut que ce n’était pas assez pour lui d’aller au café après dîner ; il voulut encore y aller avant.

Dès lors, l’heure de l’absinthe fut imaginée.

L’heure de l’absinthe commence vers quatre heures de l’après-midi.

À ce moment, tous les cafés, principalement ceux du boulevard, présentent l’aspect le plus animé. C’est la Bourse des oisifs après la Bourse des affairés.

Des groupes de trois ou quatre personnes s’organisent autour de chaque table, – à l’extérieur pendant l’été, à l’intérieur pendant l’hiver.

C’est un va-et-vient de plateaux ; les garçons, la bouteille d’absinthe au poing, demandent aux consommateurs :

– Monsieur, pure ou avec de la gomme ?

Car il y a cent manières de prendre l’absinthe, et puis aussi de la faire, c’est à-dire de la troubler avec l’eau, de la mêler, de la lier. On a connu des professeurs d’absinthe.

La Muse verte ! ainsi l’ont baptisée quelques poètes désespérés. Un fléau moderne ! a-t-on ajouté.

– Pas si moderne, car on trouve dans l’Apocalypse deux versets consacrés à l’absinthe et aux buveurs d’absinthe. L’apocalypse a tout vu, tout annoncé ; c’est encore le livre le plus actuel que nous ayons.

Voici ces deux versets, détachés du chapitre vin :

« 10. Puis le tiers ange sonna de la trompette, et il cheut du ciel une estoille ardente comme un flambeau, et cheut en la tierce partie des fleuves et ès fontaines des eaux.

« 11. Et le nom de l’estoille est Absinthe, et la troisième partie des eaux devint absinthe, et plusieurs des hommes moururent par les eaux à cause qu’elles devinrent amères. »

Mais pour peu que la couleur vous effraye ou vous semble suspecte, lecteur, on a à vous proposer l’absinthe blanche, l’absinthe hypocrite, qui rassure le passant sur votre moralité et lui fait croire que vous buvez de l’orgeat.

Du reste, ainsi que je l’ai dit, l’absinthe n’est qu’un prétexte chez beaucoup de gens. Cela est si vrai, que la moitié d’entre eux se font apporter du vermouth, du madère, du marsalla ou du bitter.

Ô le bitter ! – Quelques-uns le prennent en le mélangeant avec du cognac, du curaçao, de la menthe et deux morceaux de sucre. Je m’abstiens de tout commentaire.

Cela n’en est pas moins l’heure de l’absinthe.

Elle est tellement passée dans nos mœurs, cette heure-là, que rien n’est plus fréquent que de surprendre au coin d’une rue le dialogue suivant :

– Tiens ! c’est vous ! Qu’est-ce que vous devenez ? on ne vous voit nulle part.

– Mais si !

– Où donc ?

– Tous les soirs au café de ***.

– À quelle heure ?

– À l’heure de l’absinthe, parbleu !

LE CAPITAINE MONISTROL

J’avais perdu un pari contre le capitaine Monistrol ; le jour était venu de m’exécuter. Il s’agissait d’un déjeuner de neuf couverts, – le nombre des Muses. Mais ici les Muses devaient être représentées par des avocats, des étudiants, des gens du monde, nos amis communs, qui avaient été les témoins de la gageure.

À l’heure convenue, je me rendis chez Édouard, un de mes convives, qui demeurait dans la même maison et sur le même palier que le capitaine Monistrol. Le capitaine Monistrol – je ne crois pas encore l’avoir dit – était un homme déjà mûr, retraité et célibataire enragé. Il avait fait avec éclat les dernières campagnes d’Afrique. J’ajouterai que, sous des apparences moroses, il cachait ou montrait, selon les gens et les circonstances, des qualités de finesse qu’il avait dû exercer parmi les Arabes.

– Es-tu prêt ? dis-je à Édouard, en entrant.

– Laisse-moi achever mon cigare, et je suis à toi, me répondit-il.

– Songe que notre rendez-vous au café du Helder est pour midi, et qu’il est onze heures trois quarts.

– Onze heures et demie, rétablissons le texte, fit-il en levant les yeux sur la pendule.

– Voyons, mets ton chapeau, et passons chez le capitaine Monistrol, pour le prendre.

Édouard ne bougea pas.

– Oh ! murmura-t-il, le capitaine Monistrol en a bien pour vingt minutes ; il se prépare.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Je veux dire qu’il est en train d’étouffer des perroquets.

Je regardai Édouard avec une telle nuance d’inquiétude, qu’il ne put s’empêcher de rire.

– C’est juste, reprit-il, tu ne possèdes pas à fond comme moi ton capitaine Monistrol ; je vais t’en inculquer les premières notions. – Le capitaine Monistrol, qui est, comme tu n’en ignores, le meilleur homme de la terre, a contracté en Afrique une habitude, celle de l’absinthe. Il en rougit, et il se cache honnêtement pour absorber, tous les matins, cinq ou six verres de cette liqueur verte.

– Cinq ou six verres !

– Quand ce n’est pas davantage. Il appelle cela, dans son pittoresque langage des camps : étouffer des perroquets. Aujourd’hui qu’il est de revue, c’est-à-dire de déjeuner, je ne répondrais pas qu’il n’en étouffât quelques-uns de plus. Du reste, nous pouvons nous en assurer.

– Comment cela ? demandai-je.

– Suis-moi et fais doucement.

Il se leva et s’engagea dans un corridor circulaire aboutissant à une porte vitrée. Je le suivais en silence. Là, par le coin d’un rideau écarté, il me fit apercevoir le capitaine Monistrol, assis à une table, devant une grosse bouteille et un grand verre. Pour la première fois, je remarquai le feu de ses pommettes, contrastant avec le ton blafard du reste du visage. Il parlait haut, et ses paroles m’arrivaient distinctement.

– Si tu veux assister à une comédie sur laquelle je suis blasé, reste ici, me dit Édouard à l’oreille ; je vais m’habiller et je te rejoins dans un moment.

Me voilà donc seul à examiner clandestinement le capitaine Monistrol, qui battait son absinthe à légers coups d’eau, ainsi que le recommandent les maîtres, et qui apportait à cette opération une expression de profond contentement. Il laissa ensuite reposer son verre pendant quelques minutes, toujours selon les grands préceptes ; après quoi, il le porta à ses lèvres et but savamment, en prenant des temps comme les acteurs. Cet acte accompli, le capitaine Monistrol se frotta les mains, fit plusieurs « Hum ! hum ! » de satisfaction, et entama le monologue suivant :

– Tout va bien… deux verres, c’est raisonnable… à cause de ce déjeuner qui sera sans doute important… c’est même une précaution hygiénique… très-hygiénique… deux verres, c’est assez… plus, ce serait l’abus… bornons-nous là ; oui, bornons-nous là… il n’y a aucune raison pour récidiver… aucune… aucune… »

Disant cela, le capitaine Monistrol regardait autour de lui ; il paraissait embarrassé ; il fixait la bouteille d’absinthe, en répétant machinalement : « Aucune… aucune… » Il poussait des soupirs, il réfléchissait. Je n’y comprenais rien. Tout à coup, et comme s’il ne pouvait y tenir plus longtemps, je le vois se diriger sournoisement vers la porte et y frapper deux coups avec son doigt. « – Entrez ! – Monsieur le capitaine Monistrol, s’il vous plaît ? dit-il, en contrefaisant sa voix. – C’est moi, réplique-t-il de son ton naturel et en feignant d’introduire une personne ; qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? – Monsieur, je n’ai pas l’avantage d’être connu de vous, mais j’arrive de votre pays et je suis chargé de tous les compliments de votre famille. – De ma famille ? Ah ! monsieur, donnez-vous donc la peine de vous asseoir, je vous en prie. » Le capitaine Monistrol exécute consciencieusement la mise en scène de cet entretien fictif ; il approche des sièges, il s’empresse. – « J’espère, reprend-il en s’adressant à son invisible interlocuteur, que vous voudrez bien me faire le plaisir d’accepter quelque chose. – Excusez-moi, monsieur, j’ai l’habitude de ne jamais rien prendre entre mes repas. – Entre les repas, je conçois cela, mais avant… un verre d’absinthe, par exemple, monsieur… j’en ai justement là d’excellente. – Alors, c’est pour ne pas vous refuser. »

Le capitaine Monistrol triomphe ; il bat deux autres verres d’absinthe, il est content, il est expansif. – « Vous dites donc que ma famille se porte bien ? » se demande-t-il. – « À merveille ! » se répond-il. – « Et ma tante d’Hazebrouck ? – Elle ne parle que de vous. – À votre santé ! – À la votre, capitaine ! » – Il va sans dire que le capitaine étouffe les deux perroquets. – « Si nous recommencions ? » dit-il à son hôte imaginaire. – « Oh ! pour cette fois, capitaine, je n’en ferai rien. – Allons donc ! – Non, capitaine, je vous jure ; j’ai plusieurs visites à rendre ce matin, et je vous demande la permission de prendre congé de vous. – Vraiment, ne peut-on remettre ces visites ? – Impossible. – C’est désolant. – Désolant pour moi, capitaine. – Au moins, permet-moi de vous reconduire. – Je ne le souffrirai pas, capitaine. – Cela sera pourtant, monsieur, car je suis sur mon terrain. – Adieu donc, capitaine. – Adieu, monsieur. Enchanté d’avoir fait votre connaissance. »

Sur ces mots, le capitaine Monistrol simule un bruit de pas et incline son corps à plusieurs reprises. Puis il revient vers la table, en murmurant : – « Charmant, ce monsieur ! Très-bien, ce monsieur ! »

J’avoue que ma curiosité était vivement excitée par cette comédie, comme l’avait justement appelée Édouard. Je m’intéressais au capitaine Monistrol ; je le trouvais touchant dans sa lutte contre sa passion ; j’admirais sa puissance d’imagination, l’ingéniosité de son subterfuge. Cet homme avait le génie de son vice.

Quoique persuadé que cette scène était terminée, je restais cependant à mon poste. Le capitaine Monistrol avait rebouché soigneusement la bouteille d’absinthe ; il rassemblait les verres sur le plateau, comme pour serrer le tout. C’était bien fini, et j’allais me retirer, lorsque soudain il s’interrompt. Il abandonne le plateau ; son air devient indécis et songeur ; il fait cinq ou six tours dans la chambre, en essayant de fredonner. Je devine qu’un combat se livre dans son esprit, car je l’entends prononcer à demi-voix : – « Non ! non ! c’est assez ! » Il semble s’armer d’héroïsme ; il ressaisit le plateau et prend le chemin de l’armoire ; mais là, sa résolution faiblit ; il s’immobilise, il tend l’oreille, il a cru entendre frapper derechef ; il se prête à cette nouvelle illusion, et le voilà qui recommence son dialogue : – « Capitaine, c’est encore moi. – Encore est un mot de trop, monsieur ; je suis charmé de vous revoir. – Capitaine, j’ai oublié ma canne. – En vérité, monsieur ? Eh bien, nous allons la chercher ensemble. – Je crois l’avoir laissée près de la cheminée. – Près de la cheminée ? Voyons. » Et le capitaine Monistrol de fureter dans la chambre, jusqu’à ce qu’il ait découvert sa propre canne. – « Ah ! s’écrie-t-il, je parie que j’ai la main dessus. – En effet, capitaine, et il ne me reste plus qu’à vous remercier. – Un instant ! Puisque nous avons retrouvé votre canne, il faut prendre un dernier verre d’absinthe. – Vous êtes bien bon, capitaine, mais je suis attendu, et… – On ne peut pas s’en aller sur une seule jambe, que diable ! – C’est que, voyez-vous, capitaine, l’absinthe me trouble un peu. – Bah ! bah ! un grand garçon comme vous ! vous voulez rire ; d’abord je ne lâche pas la canne. – Puisque vous l’exigez… – Certainement, je l’exige. »

Et deux nouveaux verres d’absinthe sont confectionnés, battus, engloutis. Mais, cette fois, les adieux ne se prolongent pas. Le capitaine Monistrol a des remords ; il pousse vers la porte son visiteur ; il le salue à peine ; je l’entends qui murmure : – « Importun ! intrigant ! D’où sort ce quidam-là ? » Le capitaine Monistrol a hâte de passer l’éponge sur cette espièglerie ; il serre pour tout de bon la bouteille accusatrice au fond du placard ; il fait disparaître les verres, comme s’ils lui brûlaient les doigts. Tout est réparé. La capitaine Monistrol respire ; il s’examine dans une glace ; il donne un coup d’œil sa cravate, un coup de brosse à sa redingote ; il sort.

Édouard et moi, nous le rejoignîmes sur le palier.

– Ah ! ah ! s’écria-t-il en nous tendant la main ! fidèles au poste ! Bravo ! J’ai un appétit d’enfer !

Au café du Helder, nous trouvâmes nos six partenaires. L’un d’eux, s’adressant directement au capitaine Monistrol :

– Capitaine, un verre d’absinthe ! lui dit-il.

– Merci ; j’y ai décidément renoncé, répondit le capitaine Monistrol.

– Avant déjeuner, cela ne peut pas vous faire de mal.

– Eh bien, dit le capitaine Monistrol, un verre d’absinthe, soit… mais avec de l’anisette… beaucoup d’anisette.

CHAPITRE II

INTERMÈDE SENTIMENTAL


Lettre à Émilie, sur la mythologie. – Écrite en avril. – La foire aux jambons. – Ah ! Émilie, je vous ai bien aimée ! – Mayence et Bayonne. – Le printemps est une mauvaise saison pour la cuisine. – Le rôti d’agneau. – La noisette aquatique.

 

Cela devait finir ainsi, madame, – et, pour ma part, je n’en ai aucun regret. Quel plus heureux dénoûment à un amour brisé que celui qui s’opère par la grâce de ces quatre merveilleuses paroles : Le dîner est servi !

Hélas ! oui, madame, le dîner est servi et bien servi. Vous rappelez-vous ces après-midi passées auprès de vous à la campagne, et comme je maudissais la cloche qui nous rappelait dans la salle à manger ? – Aujourd’hui je reviens de la foire aux jambons ; il y avait d’admirables sujets.

C’est en avril que je vous ai connue pour la première fois ; tous les arbres étaient en fleurs comme à présent, moitié neiges, moitié roses ; les buissons s’essayaient à la verdure ; mais que de maigreurs encore, que de frissons, quel soleil indécis et clignotant ! Et cependant on sentait circuler partout le mystérieux attrait des juvénilités. – Avril est de retour ; je retrouve toutes mes sensations, visibles comme des marguerites sous l’herbe rare ; mais d’autres sensations viennent s’y joindre : « Semer céleri, cardons et choux de Milan ; étêter les premiers pois ; rechausser les fèves semées en février ; œilletonner les artichauts. »

Il n’entre aucune raillerie dans ce que je vous dis là, madame. Je ne plaisante jamais sur l’amour, non plus que sur les biens de la terre. – Quant à ma nouvelle incarnation, je ne m’en fais pas un mérite. La gastronomie était en moi ; après avoir sommeillé pendant quelque temps, elle se réveille – et elle éclate !

J’ai changé de poésie, ou plutôt j’ai conquis un rythme de plus. Les splendeurs de la nutrition ont désormais en moi un nouveau barde. Incomplet autrefois, mon esprit s’est agrandi en même temps que mon estomac. J’aime la vie maintenant, en raison des moyens qui la prolongent. On ne saurait, d’ailleurs, trop honorer son corps ; et c’est rendre hommage à l’essence divine qui le compose, que l’entourer des soins les plus délicats. Machine merveilleuse, rien ne doit être négligé pour l’entretien de ses rouages. Un gourmet est un être agréable au ciel.

Ah ! Émilie, je vous ai bien aimée ! – mais j’aime bien maintenant les caisses d’ortolans et le vin de Château-Palmer !

L’amour pâlit les fronts, s’il faut en croire l’apostrophe d’Alfred de Musset à M. Ulric Guttinguer ; la gastronomie leur rend cette pourpre insensible qui est la trace d’un sang également réparti et vivace. Et l’oreille fleurie ! et la paillette à l’œil ! et la main épiscopale ! – La modestie me siérait sans doute ; mais pourtant j’aurais une secrète satisfaction à être rencontré par vous, madame.

Il faut que vous me permettiez, au nom de nos souvenirs, de vous écrire encore quelquefois. J’ai tant de choses à vous dire ! selon le mot des gens qui demandent un rendez-vous. Ne craignez rien cependant : je ne soufflerai pas sur les cendres éteintes ; cela nous éborgnerait l’un et l’autre. Je préfère allumer un feu nouveau, – celui de votre office. Quelle humilité ! direz-vous. Chère dame, c’est une autre façon d’aimer ; si je ne peux plus être le directeur de votre cœur, je serai au moins le directeur de votre appétit.

Charmez, restez belle et gracieuse ; – mais, pour cela, mangez bien. Apportez dans votre nourriture le tact qui préside à votre toilette. Que votre dîner soit un poëme, comme votre robe.

Vous avez le bonheur d’être riche, vous pouvez être tour à tour la déesse de la chasse et la fée de la pêche, Diane et Ondine ; vous pouvez régner sur les prés comme Cérès, et sur les jardins comme Pomone ; vous pouvez résumer toutes les divinités utiles. Quel destin est le vôtre !

Je vous parlais, en commençant cette lettre, de la foire aux jambons, qui a lieu régulièrement à cette époque de l’année dans le quartier de la Bastille. Les boutiques des marchands forains s’étendent sur deux lignes, depuis la rue de la Cerisaie jusqu’à l’angle formé par la rencontre des boulevards Bourdon et Morland.

Riantes comme les toiles de Teniers, ces guirlandes de jambons sont du plus joyeux et du plus robuste effet. Il faut absolument que vous en achetiez un, Émilie ; choisissez-le de noble figure et d’un beau rouge brun ; qu’il apparaisse, par tranches parées et glacées, sur votre table, où il a droit de présence jusqu’à la Pentecôte. Si vous voulez unir la succulence à la logique, n’arrosez le jambon de Mayence qu’avec du vin du Rhin et le jambon de Bayonne qu’avec du vin du Roussillon.

Quoique vous ayez plus de sensibilité que Louis XVI et que vous voyiez dans les agneaux autre chose que des côtelettes qui marchent, – gardez-vous, cependant, de dédaigner le rôti d’agneau. C’est une primeur fugitive et qu’il faut saisir au passage.

N’importe, nous ne pouvons nous le dissimuler, Émilie ; c’est une période critique pour l’art culinaire que celle-ci, période de transition : – le gibier n’est plus et les légumes ne sont pas encore.

Saluons pourtant l’alose, qui arrive justement à l’heure où commence la défaveur du poisson. C’est le dernier mot du carême, mais un mot triomphal. Quel beau poisson, tout argent ! Les rives des fleuves en sont presque illuminées à l’heure crépusculaire où l’on vide toutes les barques.

C’est la noisette aquatique, comme on l’a si bien baptisée. – Faites pêcher l’alose dans cette radieuse Loire au bord de laquelle vous habitez, madame, et où j’ai passé de si doux instants avec vous, bien que j’aie failli y laisser le boire et le manger.

Je dévore – de baisers – vos beaux doigts.

CHAPITRE III

SONNETS GASTRONOMIQUES


Deux potages au choix. – Un seul poisson. – L’animal encyclopédique. – Le godiveau détrôné par le vol-au-vent. – L’andouillette. – La choucroute. – Les cèpes.

LA JULIENNE

Julienne ! un nom de femme !

Un doux nom composé,

Un nom qui dans mon âme

S’est impatronisé.

 

Julienne ! un assemblage

De légumes coquets ;

Un vif bariolage ;

Mosaïque, bouquets !

 

Ô ma Julienne aimée !

Julienne, voulez-vous

Me voir à vos genoux ?

 

Ô Julienne embaumée !

Apparais, et l’amant

Se relève gourmand !

LA SEMOULE

D’aspect simple, n’ayant rien de primesautier,

La bourgeoise Semoule appelle la faïence,

La soupière massive arrondissant sa panse,

Où reluit l’art naïf du Rouen et du Moustier.

 

Céréale modeste, ange de bienfaisance,

Elle répand ses dons parmi le monde entier.

L’oncle qui s’en nourrit, trompant mainte espérance,

Refait son estomac et nargue l’héritier.

 

Robuste au grand parent et légère à l’adulte,

Dans toutes les maisons elle est l’objet d’un culte.

En fait-on des gâteaux, il faut voir les babys,

 

Devant ce panthéon spongieux, ébaubis,

Battre gaîment des mains près de leur mère, heureuse !

Acte de Florian ! Intérieur de Greuze !

LA TRUITE

Dans une agape bien construite

Envisagez assurément

L’apparition de la truite

Comme un joyeux événement.

 

Quelques-uns la demandent cuite,

Avec maint assaisonnement

Pris aux recettes qu’on ébruite.

Je la veux frite simplement.

 

Truites blanches ou saumonées,

D’Allemagne ou des Pyrénées,

Poussons charmants, soyez bénis !

 

Mais je sais les roches hautaines

Où se cachent vos souveraines :

Salut, truites du Mont-Cenis !

LE COCHON

Car tout est bon en toi : chair, graisse, muscle, tripe !

On t’aime galantine, on t’adore boudin.

Ton pied, dont une sainte a consacré le type[1],

Empruntant son arôme au sol périgourdin,

 

Eût réconcilié Socrate avec Xanthippe.

Ton filet, qu’embellit le cornichon badin,

Forme le déjeuner de l’humble citadin ;

Et tu passes avant l’oie au frère Philippe.

 

Mérites précieux et de tous reconnus !

Morceaux marqués d’avance, innombrables, charnus !

Philosophe indolent, qui mange et que l’on mange !

 

Comme, dans notre orgueil, nous sommes bien venus

À vouloir, n’est-ce pas, te reprocher ta fange ?

Adorable cochon ! animal roi ! – cher ange !

LE GODIVEAU

Quand j’étais tout petit, j’aimais les godiveaux.

Où, modeste traiteur, souvent tu te révèles.

À présent que je vais aux recettes nouvelles,

Et que mon appétit vole aux gibiers nouveaux,

 

Je me souviens. Malgré grives et bartavelles,

Je regrette le temps où, fou de maniveaux,

Je dévorais la croûte où nageaient les cervelles

Et les crêtes de coq, avec les ris de veaux.

 

Ces godiveaux, orgueil des bourgeoises familles,

Étaient en ce temps-là pareils à des bastilles ;

La salle s’imprégnait de leurs puissants parfums ;

 

Et, jeune âme déjà conquise à la cuisine,

J’oubliais de presser le pied de ma cousine…

– Et je pleure, en songeant aux godiveaux défunts.

L’ANDOUILLETTE

Dédaignons la mouillette

Et la côte au persil.

Crépite sur le gril,

Ô ma fine andouillette !

 

Certes, ta peau douillette

Court un grave péril.

Pour toi, ronde fillette,

Je défonce un baril.

 

Siffle, crève et larmoie,

Ma princesse de Troye

Au flanc de noir zébré !

 

Mon appétit te garde

Un tombeau de moutarde

De Maille ou du Vert-Pré.

LA CHOUCROUTE

Et pourquoi pas ? bien macérée,

Avec des grains de poivre rond,

Pour mainte poitrine altérée

Elle est un solide éperon.

 

Durant tout un mois préparée

Par le genièvre fanfaron,

Mince et discrètement dorée,

Telle elle plait au biberon.

 

Au terme d’une longue route,

Heureux qui trouve la choucroute

Aux douces pâleurs d’albinos,

 

Fumante et parfumant l’auberge,

Et se serrant, comme une vierge,

Contre son compère le moos !

LES CÈPES

Dans son œuvre aux grosses couleurs,

Paul de Kock dit : « Vivent les crêpes ! »

De son côté, l’auteur des Guêpes

Dit : « Vivent la mer et les fleurs ! »

 

J’ai mes goûts comme ils ont les leurs ;

Je franchirais forêts et steppes

Pour savourer un plat de cèpes,

Mais de Bordeaux, et non d’ailleurs.

 

Vivent les cèpes ! Ma narine

Croit les sentir dans la bassine

Pleine d’huile et d’ail haché fin.

 

Ô saveurs ! ô douceurs, ô joies !

De la terre ce sont les foies,

Et par eux renaît toute faim !

CHAPITRE IV

DANS LE PASSÉ


Molière et Louis XIV à table. – L’en-cas du grand roi. – Gargantua-Soleil. – Était-ce une aile de poulet ? – Le traiteur de la Croix de Lorraine. – Témoignage de Chapelle. – Nos grands-pères chez Véry. – Un produit de religieuses. – Dissertation sur le cochon de lait.

LE DÉJEUNER DE MOLIÈRE ET DE LOUIS XIV

On se souvient que M. Ingres, voulant remercier les comédiens du Théâtre-Français qui lui avaient offert ses entrées à vie, leur fit don d’un tableau composé tout exprès pour eux. Ce tableau, qui représente le déjeuner de Molière avec Louis XIV, s’était insensiblement dégradé, et on a dû le retirer du foyer pour l’envoyer chez le restaurateur, – sans jeu de mots.

Ce fameux déjeuner, qu’on avait été tenté un moment de ranger parmi les ana, semble aujourd’hui définitivement acquis à l’histoire. Le récit en est arrivé jusqu’à nous par deux personnes : – par Bret dans son Supplément à la Vie de Molière, et par madame Campan dans ses Mémoires. Cette dernière tenait l’anecdote de son père, qui la tenait d’un vieux médecin ordinaire de Louis XIV, nommé Lafosse, « homme d’honneur, dit-elle, et incapable d’inventer cette histoire. »

Donc, selon M. Lafosse, le roi aurait dit un matin à Molière : « On répète que vous faites maigre chère ici, Molière, et que les officiers de ma chambre ne vous trouvent pas fait pour manger avec eux. Vous avez peut-être faim ; moi-même je m’éveille avec un très-bon appétit ; mettez-vous à cette table, et qu’on me serve mon en-cas de nuit. » C’est alors qu’un poulet aurait été apporté, et que Louis XIV en aurait servi une aile, de sa propre main, à son poëte favori ; – puis qu’il aurait donné l’ordre d’introduire, à cet instant, les personnes de marque composant ce qu’on appelait la première entrée ou l’entrée familière.

Voilà la tradition telle qu’elle paraît à peu près adoptée, et comme la peinture l’a consacrée dans ces derniers temps, – petitement comme M. Ingres, ou pompeusement comme M. Lefmann. Toutefois, cette tradition a été quelque peu revue et corrigée par M. Paul de Musset, très au courant des usages de cour sous le grand siècle. M. de Musset nie l’aile de poulet et le poulet lui-même. Il prétend que l’en-cas de nuit royal ne consistait qu’en trois petits pains et deux bouteilles de vins différents, dont une de vin d’Espagne ou de muscat. « On s’est figuré apparemment, dit-il, qu’un aussi puissant monarque ne pouvait avoir moins qu’un poulet rôti pour les cas d’appétit nocturne. Ce luxe d’imagination est une puérilité. Louis XIV avait l’odorat fort délicat ; il eût difficilement supporté le séjour d’un poulet rôti dans sa chambre et près de son lit. »

Sur ce point, je me sépare de l’opinion de M. Paul de Musset. L’homérique gourmand, le Gargantua-Soleil, aimait trop les victuailles pour en redouter le voisinage. J’admets la délicatesse de son odorat, – quoique la médisance affirme qu’il ait parfois soumis celui des autres à d’assez fortes épreuves ; – mais je ne crois pas qu’il eût été incommodé par les discrètes émanations d’une volaille froide ou d’un pâté. Ensuite, il me paraîtrait au moins mesquin que le grand roi eût invité Molière, en présence de la cour, pour ne lui faire manger qu’un petit pain. M. Paul de Musset badine agréablement lorsqu’il ajoute : « Le grand point n’était pas précisément de régaler Molière, mais bien de le mettre à la table du roi ; et même selon nous la simplicité des mets ajoute à l’importance de la distinction. Ce semblant de repas donne encore plus de prix et une signification plus nette à la faveur. » Grand merci !

Je suis donc de ceux qui se rangent à la version de l’aile de poulet ; c’est la plus naturelle.

Ne quittons pas encore Molière. Il est de mode, depuis quelque temps, de lui contester sa gaieté, autant dans son répertoire que dans son existence. Peintres et biographes font aujourd’hui de l’auteur d’Amphitryon un hypocondre aux lèvres épaisses, au front penché, au regard triste.

Ce n’est point sous un tel aspect que le décrit Chapelle, son ami le meilleur et le plus franc, son condisciple chez Gassendi, et son émule au cabaret.

Ce spirituel épicurien, dans une épître au marquis de Jonzac, rend compte d’un souper fait en compagnie de Molière, – chez un traiteur, à la Croix de Lorraine.

 

Lieu propre à se rompre le cou,

Tant la montée en est vilaine,

Surtout quand, entre chien et loup,

On en sort chantant Mirondaine.

 

Or là, nous étions bien neuvaine

De gens valant ou peu ou prou.

J’entends, pour expliquer mon ou,

Moi valant peu, car la huitaine

Valait assurément beaucoup.

 

Chapelle nomme un à un les convives ; l’abbé du Broussin, l’athée Des Barreaux, le frère de Le Vayer de la Mothe, etc.

Puis, il arrive à l’auteur du Bourgeois gentilhomme :

 

Molière, que bien connaissez,

Et qui vous a si bien farcés,

Messieurs les coquets et coquettes,

Le suivoit, et buvoit assez

Pour, vers le soir, être en goguettes.

Auprès de ce grand personnage,

Un heureux hasard avoit mis

Du Toc, d’entre nous le plus sage,

Ravi de voir les beaux esprits

Quitter marais et marécage,

Pour venir dans son voisinage

Boire à l’autre bout de Paris.

 

Nous n’avions pas besoin de ce témoignage pour être convaincu de la gaieté de Molière.

« Il buvoit assez pour, vers le soir, être en goguettes ! »

Il y a loin de cet aimable convive au rabat-joie et à l’homme politique qu’on voudrait nous imposer.

UNE CARTE DE VÉRY IL Y A SOIXANTE-DIX ANS

Nous avons sous les yeux une carte imprimée en 1803 ; c’est celle de l’établissement de « Véry, restaurateur, glacier et limonadier, au jardin des Tuileries. » Ce restaurant, qui était situé terrasse des Feuillants, avaient conquis la vogue du premier coup.

Il nous a paru intéressant de donner quelques-uns des prix de cette carte, et de montrer ce que dépensaient nos grands-pères à leur dîner. Eh bien, nos grands-pères dépensaient autant que nous, et même davantage.

 

…… Et la preuve,

Dans cette carte je la treuve ;

 

comme dit le Garo de la Fontaine.

Passons sur les potages, qui sont tous à douze sous, excepté le potage à la Conti et le riz à la Turque, qui montent jusqu’à quinze sous.

Le huîtres d’Étraitas (sic), – douze sous. Cela va encore.

Le filet de bœuf, sauté dans sa glace, le bifteck aux pommes de terre, le rosbif, l’entre-côte aux cornichons ou à la maître d’hôtel, – vingt-cinq sous. Au taux où était l’argent alors, ces prix sont le double de ceux d’aujourd’hui.

Deux côtelettes panées, – seize sous. C’est plus doux.

Mais voici où la cherté arrive :

Ris de veau à l’oseille, – deux livres.

Tête de veau en tortue – deux livres.

Salade de volaille, – deux livres dix sous.

Pigeon en crapaudine, – deux livres dix sous.

Saumon, sauce aux câpres ou à l’huile, – deux livres.

Raie au beurre noir, – une livre dix sous.

Sole frite, – deux livres.

À côté de ces prix, élevés en tout temps, nous voyons des perdreaux rôtis à deux livres, des omelettes aux rognons à dix-huit sous et des fromages à six sous.

Tout cela s’équilibre.

Mais, au moins, nos pères payaient sans doute leur vin moins cher, nous dira-t-on.

Consultons la carte de 1803 :

Châblis, – deux livres.

Grave, – cinq livres.

Ermitage, – six livres.

Beaune, – trois livres dix sous.

Volnay, – quatre livres.

Nuits, – quatre livres.

Richebourg, – cinq livres.

Romanée Saint-Vivant, – six livres.

Bordeaux Laffitte, – sept livres.

Champagne mousseux, – cinq livres dix sous.

Champagne Sillery, – sept livres.

Madère sec, – dix livres.

Pacaret, – seize livres.

Constance, – vingt livres.

Allons, allons, nos grands-pères nous valaient, et, entre cinq et six heures, ils dépensaient sans grands efforts leur double pistole au restaurant de la terrasse des Feuillants !

Qu’on cesse donc de se récrier sur l’exorbitance actuelle des prix du bien-manger dans les maisons de premier ordre. Relativement, le Brebant de 1874 est moins cher que le Véry de 1805.

LES SŒURS MACARONS

La jolie ville de Nancy est une succursale de Versailles et de Trianon, avec des arcs de triomphe à toutes ses extrémités, des colonnades et des balustrades à n’en plus finir, des Amours et des pots de fleurs sculptés sur tous les édifices, sur l’hôtel de ville, sur le cercle, sur l’évêché ; de monumentales grilles dorées, œuvre du serrurier Jean Lamour.

Nancy n’a rien perdu de sa physionomie du dix-huitième siècle ; les maisons neuves sont aux faubourgs.

« Je suis née à Nancy, na ! » dit Rigolboche au commencement de ses Mémoires.

On n’en savait rien, s’il faut s’en rapporter à ceux des habitants que j’ai interrogés, – et qui m’ont paru en général mieux renseignés sur l’existence de Jacques Gallot, du roi Stanislas, de Fréron et de Guilbert de Pixérécourt.

Le Palais, proprement dit, et le parc appelé la Pépinière, peuvent soutenir la comparaison avec tous les parcs et tous les palais du monde.

On trouve dans la Pépinière, plus que dans les autres grands jardins, de l’herbe haute, des arbres abandonnés à eux-mêmes, des horizons franchement agrestes. La belle compagnie vient s’y promener à l’heure de la musique.

À présent, suivez-moi rue de la Hache, une rue tranquille entre toutes ; – arrêtons-nous ensemble devant cette maison reconnaissable aux énormes barreaux qui défendent ses fenêtres du rez-de-chaussée.

Au dessus de ce rez-de-chaussée, on lit en grosses lettres noires :

Les sœurs Macarons.

Ainsi que vous le pensez bien, il y a une légende là-dessous.

On ne s’appelle pas impunément Calepin, Quinquet ou Macarons.

La légende des sœurs Macarons remonte à la première révolution, – lors de la dispersion des ordres monastiques. Dispersion est plein de douceur.

À cette époque, quelques religieuses effarées – à juste titre – trouvèrent un asile dans une maison bourgeoise de la rue de la Hache, où, pour payer leur hospitalité, elles se livrèrent avec frénésie à la confection d’innocents et succulents macarons, dont la renommée se répandit bientôt dans tout Nancy, et au delà.

On commença à parler des macarons des sœurs ; et petit à petit, sans intention railleuse, la désignation de sœurs Macarons resta à ces pauvres filles.

Après leur mort, des personnes inconsolables continuèrent leur commerce ; – je leur devais et je me devais à moi-même ce pieux pèlerinage.

Ma conscience est maintenant en repos.

Les macarons de la rue de la Hache sont toujours, au dire des gourmets, aussi bons que par le passé. Ils sont d’une belle largeur, d’un beau grain doré, s’attachent délicieusement aux dents, et veulent être mangés frais.

Chaque boîte est ornée du portrait d’une des sœurs Macarons en habit religieux.

LE DUEL AU COCHON DE LAIT

Il y a des mets délaissés, passés de mode.

Tel est le cochon de lait.

C’est grand dommage, selon moi.

J’entends le jeune et tendre cochon de lait, âgé de moins d’une lune, pur du contact de l’auge, et dont la voix à peine formée tient le milieu entre un cri enfantin et la note plaintive de la clarinette, doux prélude des grognements futurs.

L’humoriste anglais Charles Lamb partageait ce goût et l’affichait volontiers.

« Je maintiens envers et contre tous, disait-il, qu’il n’y a pas de saveur comparable à celle de la peau dorée, délicate, croquante d’un cochon de lait rôti et bien arrosé. Les dents, appelées à vaincre une timide et fragile résistance, goûtent aussi leur part de plaisir. Cette peau a une aimable doublure de graisse… Mais non, ce n’est point de la graisse, c’est un je ne sais quoi qui la surpasse de tout un infini, c’est une crème, une quintessence, une substance ambrosiaque. »

Qui croirait cependant que le cochon de lait ait été proposé dans un duel comme engin homicide ?

Voici le fait qui s’est passé à Londres, vers la fin du siècle dernier.

C’était à l’époque où le célèbre Cagliostro y faisait publiquement des cours de physique et de chimie, très-suivis, mais aussi très-discutés.

Au nombre de ses adversaires les plus passionnés, on remarquait le pamphlétaire français Morande, réfugié à Londres par suite de ses écrits contre madame Du Barry.

Morande rédigeait le Courrier de l’Europe, et y criblait chaque jour Cagliostro de ses sarcasmes. Mais il avait affaire à forte partie ; il ne tarda pas à s’en apercevoir.

Un jour, Cagliostro s’impatienta de ces piqûres d’épingle ; il saisit sa plume de comte et écrivit tout d’un trait la lettre suivante au « sieur Morande : »

 

« Je vais, monsieur le railleur, vous mettre à portée de plaisanter en connaissance de cause. De toutes les bonnes histoires que vous faites sur moi, la meilleure, sans contredit, est celle du cochon engraissé d’arsenic, à l’aide duquel je détruisis, en les empoisonnant, les tigres, les lions et les léopards des forêts de Médine.

« En matière de physique et de chimie, les raisonnements prouvent peu de chose, le persiflage ne prouve rien, l’expérience est tout. Permettez-moi donc de vous proposer un petit essai qui divertira le public, soit à vos dépens, soit aux miens.

« Je vous invite à déjeuner pour le 9 novembre prochain, à neuf heures du matin. Vous fournirez le vin et tous les accessoires ; moi, je fournirai seulement un plat de ma façon. – Ce sera un petit cochon de lait engraissé selon ma méthode.

« Vous le couperez vous-même en quatre parties, vous choisirez celle qui flattera le plus votre appétit, et vous me servirez celle que vous jugerez à propos.

« Le lendemain de ce déjeuner, il sera arrivé de quatre choses l’une :

« Ou nous serons morts tous les deux ;

« Ou nous ne serons morts ni l’un ni l’autre ;

« Ou vous serez mort, et je ne le serai pas ;

« Ou je serai mort, et vous ne le serez pas.

« Sur ces quatre chances je vous en donne trois, et je parie cinq mille guinées que, le lendemain du déjeuner, vous serez mort, et que je me porterai bien.

« Vous conviendrez qu’on ne peut pas être plus beau joueur, et qu’il faut nécessairement ou que vous acceptiez le pari, ou que vous conveniez que vous êtes un ignorant, et que vous avez sottement plaisanté sur un fait qui n’était pas de votre compétence.

« Si vous acceptez le pari, je dépose incontinent les cinq mille guinées chez le banquier qu’il vous plaira de choisir. Vous voudrez bien en faire autant dans la quinzaine, pendant lequel temps il vous sera loisible de mettre vos croupiers à contribution.

« Quelque parti que vous preniez, je me flatte que vous voudrez bien l’insérer dans votre prochain numéro.

« Je suis, monsieur, avec les sentiments qu’éprouvent tous ceux qui ont le bonheur d’avoir des relations avec vous, etc., etc.

« COMTE DE CAGLIOSTRO. »

 

Que dites-vous du ton de cette lettre ?

L’illustre charlatan savait aussi bien écrire que parler.

À la réception de cette épître, Morande dut se gratter la tête et faire la grimace.

Un duel au cochon de lait !

Au cochon de lait à l’arsenic !

Les Anglais, grands amateurs de paris excentriques, le pressaient d’accepter. Il ne se hâtait pas. Mais, comme il avait un vif désir de gagner les cinq mille guinées, il proposa de se faire représenter à ce déjeuner par un animal carnivore.

« Un animal carnivore ! répliqua Cagliostro, ce n’est pas là mon compte ; un semblable convive ne vous représenterait que fort imparfaitement. Où trouveriez-vous un animal carnivore qui fût, parmi les animaux de son espèce, ce que vous êtes parmi les hommes ? D’ailleurs, ce n’est pas votre représentant, c’est vous que je veux traiter. Il m’importe de gagner cinq mille guinées, mais il importe beaucoup à la société d’être délivrée d’un fléau périodique. »

On ne turlupine pas les gens avec plus d’impertinence et d’esprit.

Cagliostro ajoutait encore :

« L’usage de combattre par champions est passé de mode depuis longtemps ; mais quand bien même on vous rendrait le service de le remettre en vigueur, l’honneur me défendrait de lutter contre le champion que vous m’offrez. Un champion ne doit pas être traîné dans l’arène, il doit s’y montrer de bonne grâce ; et vous conviendrez, pour peu que vous supposiez de raison aux animaux, qu’il ne s’en trouvera pas un, soit carnivore, soit herbivore, qui consente à devenir le vôtre. »

De mieux en mieux.

Morande comprit qu’il était battu, et il garda le silence.

Et il y eut, de par le monde, un cochon de lait, un joli petit cochon de lait, qui ne se douta pas du péril effroyable auquel il venait d’échapper.

CHAPITRE V

J’AI RECOURS À L’ART DRAMATIQUE


Une pièce qu’on pourrait appeler une pièce montée. – Rien n’y manque : figuration nombreuse, premiers sujets, étoiles. – Rôles comiques. – Un incendie au dénoûment. – Tous ! tous ! – On compte sur un nombre infini de représentations.

 

MON ESTOMAC

FÉERIE EN PLUSIEURS TABLEAUX, AVEC PROLOGUE ET ÉPILOGUE

PROLOGUE

Le théâtre représente un gastronome, vu intérieurement.

 

UN VERRE DE MADÈRE. – Holà ! quelqu’un ! la maison ! N’y a-t-il personne ?

L’ESTOMAC. – Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi me réveiller en sursaut ? il n’est encore que deux heures de l’après-midi ; laissez-moi tranquille un moment. (Il bâille). Aouââh !

LE MADÈRE. – Debout ! Paresseux ! Je suis envoyé comme ambassadeur, pour te prévenir qu’il y aura branlebas ce soir. – Un dîner épique ! Il faudra te montrer.

L’ESTOMAC. – Encore ! Je n’aurai donc jamais un jour de repos ! Quel maître exigeant ! – C’est que je ne suis pas tout à fait remis…

LE MADÈRE. – Bah ! bah ! tu en verras bien d’autres. D’ailleurs, on va t’envoyer quelques apéritifs, pour te préparer. Oh ! l’on ne veut pas te prendre en traître (On entend du bruit à la cantonade du larynx.) Tiens ! justement, voilà que ça commence.

L’ESTOMAC. – Déjà !

UN BITTER À LA HAVRAISE. – Bâbord et tribord ! Cric, crac ! Sabot et cuiller à pot !

L’ESTOMAC. – Pouah ! Quelle est cette nouvelle invention ? Ça pue l’acajou.

LE BITTER. – Serais-je par hasard dans l’estomac d’un bourgeois ? Mille sabords ! si je le croyais !…

L’ESTOMAC – As-tu fini, marin d’estaminet !

UN VERRE DE VERMOUTH. – Tu me reconnaîtras mieux sans doute, moi, car ma réputation est basée sur des mérites réels.

L’ESTOMAC, avec amertume. – Encore un joli farceur !

L’ABSINTHE. – Voyons, tout est-il en ordre ici ? L’heure avance. A-t-on apprêté les appartements ? A-t-on lavé, ciré, frotté, épousseté ? Comment ! le ménage n’est pas encore fait ! À quoi pensez-vous donc ? Hâtez-vous, vous dis-je. Un coup de balai par ici, un coup de plumeau par là. Que tout soit net et resplendissant !

L’ESTOMAC, à part. – Diable ! il paraît que cela sera grave.

 

PREMIER TABLEAU

Même décor. – Le gastronome à table. – Six heures du soir.

 

LA BISQUE D’ÉCREVISSES. – Je suis harmonieuse et fondante. J’ai la suavité dans la force. Vénus m’accueille à ses banquets avec un bienveillant sourire.

L’ESTOMAC. – C’est possible, mais tu es diantrement épicée.

LA BISQUE D’ÉCREVISSES. – La saison est brûlante ; tu as besoin de toniques.

L’ESTOMAC. – Oh ! que de poivre !

UN VERRE DE XÉRÈS. – Voici le remède.

L’ESTOMAC. – À la bonne heure ! cela se laisse boire, au moins ; et comme dit le poëte :

 

Xérès des Chevaliers n’a rien produit de tel !

 

LE XÉRÈS. – Tu as de la mémoire.

L’ESTOMAC, modestement. – Oh ! la mémoire de l’estomac.

LA TRUITE SAUMONÉE. – Je viens te rappeler les bords du Rhin, la bonne Allemagne qui aime tant les écus des petits Français.

L’ESTOMAC. – Soit ; je me sens vraiment dispos, et cette sauce génevoise a de l’accent.

LE FILET À LA ROYALE. – Alors, que diras-tu donc de moi ? Étudie et savoure.

L’ESTOMAC. – À boire !

LE VIN DE CHÂTEAU-LAROZE. – Présent ! (Le dîner continue.)

LE RÔTI DE CAILLE. – Paye tes dettes ! paye tes dettes !

L’ESTOMAC. – Ah bien ! oui, le moment est heureusement choisi. On n’a que faire de vos conseils, ma mie caillette.

 

DEUXIÈME TABLEAU

Même décor. – Sept heures et demie.

 

LE RÔTI DE CAILLE – Paye tes dettes ! paye tes dettes !

L’ESTOMAC. – Veux-tu te taire, oiseau-remords ! Tu vas attrister cette agape.

LE CHAMBERTIN. – Attends, je vais le noyer.

LE RÔTI DE CAILLE. – Paye… tes… dettes ! Paye… (Sa voix s’éteint.)

L’ESTOMAC. – On ne devrait jamais admettre des personnes aussi indiscrètes dans un repas bien ordonnancé.

LE SORBET MOUSSEUX. – Tu as raison.

L’ESTOMAC. – Aïe ! que ne préviens-tu ?

LE MACARONI. – Ne faites pas attention ; ze souis le macaroni ; ze file, ze coule, ze m’introdouis ; presto, Figaro, presto !

L’ESTOMAC. – Presto, presto ; ce n’est pas une raison pour m’étouffer. – Voyons, mes chers amis, je ne demande pas mieux que de vous faire bon accueil à tous. C’est convenu. Mais soyez raisonnables aussi. Il est visible qu’il ne me reste plus de place, plus du tout.

LES PETITS POIS. – On se serrera.

LE MACARONI. – Ze me contenterai d’oune strapontin.

LE CHAMPAGNE, faisant son entrée en chantant. – Plus on est de fous, plus on est de fous, plus on est de fous…

L’ESTOMAC. – Toujours plaisant ! Passe pour toi ; tu me rajeunis. Et puis tu es le Ruggieri obligé de toute féerie intime.

LE CHAMPAGNE. –. Que dirais-tu donc si tu pouvais entendre les drôles de choses qu’on débite là-haut ? Ils sont là huit ou neuf gaillards – dont un avoué – qui parlent tous à la fois.

L’ESTOMAC. – Tu aurais bien dû me rapporter un calembour.

LE CHAMPAGNE. – La mode en est finie ; mais je puis te dire le premier couplet de la chanson qu’ils chantaient en chœur.

L’ESTOMAC. – Musique de qui ?

LA BOMBE GLACÉE. – Musique de M. Mangeant, parbleu !

LE CHAMPAGNE. – Ah ! le jeu de mots y est ;

L’ESTOMAC. – Va pour le premier couplet !…

LE CHAMPAGNE. – Hum ! je commence.

 

CHANSON

 

Plus blanche que l’hermine blanche,

La nappe appelle le banquet ;

La girandole à chaque branche

Concentre la flamme en bouquet.

Sur la serviette en pyramide

Les convives cherchent leurs noms ;

L’œil brille, la lèvre est humide…

C’est à l’heure où l’on dîne, – dînons !

 

L’ESTOMAC. – Pas mal ; mais qui me dira la suite ?

UN SECOND VERRE DE CHAMPAGNE. – Moi !

 

Majestueux comme un notaire,

Debout derrière mon fauteuil,

Un garçon dit avec mystère :

– « Monsieur, Saint-Estèphe ou Bourgueuil ? »

Les pieds glacés, l’Aï frissonne.

Honneur aux dieux que nous servons !

Demain, je n’y suis pour personne…

C’est le soir où l’on boit, – buvons !

 

L’ESTOMAC – C’est chaud, c’est chaud.

UN TROISIÈME VERRE DE CHAMPAGNE. – Troisième couplet.

 

Que tout brille et s’épanouisse,

Les parfums, les cristaux, les sons !

Qu’au bruit de nos coupes s’unisse

Le tapage de nos chansons !

Que chacun de nous improvise,

Fût-ce des vers de mirlitons…

Siraudin fera la devise.

C’est l’heure où l’on chante, – chantons !

 

L’ESTOMAC. – Sacré champagne, va ! il me met en goguette malgré moi.

UN QUATRIÈME VERRE DE CHAMPAGNE. – Quatrième couplet.

L’ESTOMAC. – Comment ! il y en a encore ? Oh ! diable !

LE CHAMPAGNE. – C’est le dernier.

 

Est-ce Clémentine ? est-ce Estelle

Qui sur mon épaule s’endort ?

 

L’ESTOMAC, interrompant. – Il y a donc des dames… des petites dames, hé ! hé !

LE CHAMPAGNE. – Mais certainement.

L’ESTOMAC. – Farceur !

LE CHAMPAGNE. – Je reprends :

 

Est-ce Clémentine ? est-ce Estelle

Qui sur mon épaule s’endort,

Laissant pendre un bout de dentelle

Dans le champagne aux perles d’or ?

Mon œil, sous le mouvant corsage,

Entrevoit la neige des monts.

La plus folle, c’est la plus sage…

C’est la nuit où l’on aime, – aimons !

 

L’ESTOMAC. – Ah ! bravo ! bravo ! – Je me laisse entraîner, tant pis. – À bas la politique ! – Larifla, fla, fla ! larifla ! (Le dîner continue.)

 

TROISIÈME TABLEAU

Même décor. – Neuf heures.

 

L’ESTOMAC. – Excellent café ! arome pénétrant ! Ma foi, encore une tasse.

LE COGNAC. – À la bonne heure !

L’ESTOMAC. – Oh ! doucement, doucement ! Pas de bain de pied.

Le RHUM. – Tu as raison ; le bain de pied est absurde et incommode.

L’ESTOMAC. – Mais qui t’appelle, toi ?

LE RHUM. – Je viens pousser le cognac.

LE CURAÇAO. – Je viens pousser le rhum.

L’ANISETTE. – Je viens pousser le curaçao.

L’ESTOMAC. – Grâce !

LE KIRSCH. – Ranchez-fus, fus audres ; ne me regonnaisez-fus boint ?

L’ESTOMAC. – C’est le kirsch de la forêt Noire ! Je suis joli !

LE KIRSCH. – Ezze-gue che fus vais bir ?

L’ESTOMAC. – Qu’est-ce qu’il dit ?

LE MARASQUIN. – Il demande s’il te fait peur.

L’ESTOMAC – Je le crois bien, parbleu !

LE KIRSCH. – Tarteiffle !

L’ESTOMAC, au kirsch. – Allons, mon brave, ne vous fâchez point. On ne fait point d’esclandre ici. Pourquoi diable venez-vous si tard ? On ne comptait plus sur vous.

LE KIRSCH. – Ch’aggzebde fos exguices.

L’ESTOMAC. – Qu’est-ce qu’il dit ?

LA CRÈME DE MENTHE. – Il dit qu’il accepte vos excuses.

L’ESTOMAC. – On croirait qu’ils s’apaisent là-haut. Je n’entends presque plus rien. C’est généreux à eux de me laisser un instant de répit.

 

BARCAROLLE

 

Comme tout change ! Il y a quatorze ou quinze ans, je m’estimais heureux d’avoir un hareng saur à mon repas du matin, – et à mon repas du soir ;

Un hareng saur arrosé d’un claret, qui aurait pu passer facilement pour le Markowski des chèvres. C’était le bon temps, – si l’on veut.

Aujourd’hui, il me faut des chères bien autrement précieuses, des vins bien autrement opulents. Comme tout change !

Et quand même j’aurais conservé une secrète affection pour le hareng saur, quand même je ne serais pas encore insensible aux rudesses de l’argenteuil, – hélas ! il me serait impossible d’en obtenir de mon maître. Réputation oblige.

Mon maître est un des notables d’Obésopolis, la cité de l’embonpoint. Il a quotidiennement son couvert mis à toutes les riches tables.

Ah ! je suis un estomac bien malheureux ! Je regrette quelquefois le temps où je ne mangeais pas mon content. J’ai la nostalgie de Dinochau. – Comme tout change !

 

QUATRIÈME TABLEAU

Même décor. – Minuit. – Apparition de quelques flammes.

 

L’ESTOMAC. – Au feu ! au feu ! à l’aide !

UN VERRE DE PUNCH. – Tais-toi donc : tu ne vois pas que c’est une plaisanterie.

L’ESTOMAC. – Une plaisanterie, de l’alcool enflammé !

LE PUNCH. – Eh oui ! un pari… Ne dirait-on point que tu n’as jamais assisté à pareille fête ?

L’ESTOMAC, se tordant. – Éteignez ! éteignez !

LE PUNCH. – Sens-tu l’odeur de cette poignée de noisettes qu’ils ont jetées dans mes flots !

L’ESTOMAC. – Bourreau !

LE PUNCH, riant. – Ah ! ah ! ils ont soufflé toutes les bougies ; ils ressemblent à des romantiques attardés dans un cadre de Louis Boulanger. – Ah ! ah !

L’ESTOMAC. – Je me ressentirai longtemps de cette secousse. Par l’ombre du sage magistrat Brillat-Savarin ! je me croyais à l’abri de ces folies d’adolescent. – Respirons.

UN VERRE DE BISCHOF. Glou, glou, glou.

L’ESTOMAC. – Qu’est-ce que cela encore ?

LE BISCHOF. – Ne t’occupe de rien, je viens t’assurer contre l’incendie.

L’ESTOMAC. – Dis-tu vrai ? Entre alors, et sois le bien reçu. Oui, tu apportes avec toi la fraîcheur et le bien-être. (Avec éclat.) Mais tu es le vin blanc !

LE BISCHOF, nonchalamment. – Oh ! avec un mélange d’ananas et de sucre… tout ce qu’il y a de plus inoffensif.

L’ESTOMAC. – Voilà leur éternel refrain ! (Abattu.) Faites de moi ce que vous voudrez à présent. Torturez votre victime. Je suis résigné.

CHŒUR DES CANETTES, dans le lointain. – Est-il devenu plus raisonnable ?

LE BISCHOF. – Je crois que oui.

UNE CHOPE D’ALE se hasardant. – Allons-y, dans ce cas.

L’ESTOMAC, révolté. – De la bière, jamais !

LA CHOPE. – Cependant…

L’ESTOMAC, au comble de l’exaspération. – Jamais ! entendez-vous ! Tout, mais pas de la bière !

LA CHOPE – Mon petit, c’est de l’excellente ale : Barclay-Perkins tout pur…

L’ESTOMAC, beau comme l’antique. – Sortez !

 

ÉPILOGUE

Même décor. – Deux heures du matin.

 

LE THÉ, à demi-voix. – Me voici…

L’ESTOMAC. – Toi, mon cher et vieux camarade ! toi, le compagnon de ma jeunesse, le conseiller de mon âge mûr ! l’ami de toute ma vie ! Oh ! merci de t’être souvenu.

LE THÉ. – Silence ! Avale et ne dis rien.

L’ESTOMAC. – Sauvé !

CHAPITRE VI

UNE DES GLOIRES DE LA GASTRONOMIE


GRIMOD DE LA REYNIÈRE

Les trois la Reynière. – Un nom prédestiné : Balthazar. – Il vient au monde avec des pattes d’oie. – Premières années. – Le ver solitaire. – Déjeuners philosophiques. – Un duel aux Champs-Élysées. – On enferme Grimod. – Rechute amoureuse. – Il se fait négociant. – L’almanach des gourmands.Manuel des amphitryons. – Scènes fantastiques au château de Villers-sur-Orge. – Le jury dégustateur. – Dernière années de Grimod.

I

LES TROIS LA REYNIÈRE


Grimod de la Reynière fut le plus gourmand des lettrés et le plus lettré des gourmands. Tout le dix-huitième siècle s’est assis à sa table, mieux fournie que celle de Scarron. Durant plus de soixante années, Grimod de la Reynière n’a pas cessé d’offrir l’heureux accord d’un talent aimable et d’un vaste estomac. Par la franchise de sa littérature, par l’originalité de ses habitudes, par ses relations dégagées de tout préjugé, par le bruit qui s’est fait autour de son nom, il appartient à cette série d’auteurs dont nous avons entrepris d’épousseter la mémoire.

Il est incontestablement le premier de nos écrivains de cuisine. À ce propos, remarquons avec inquiétude que, si la race des gastronomes est loin de s’éteindre, que si la dynastie des cuisiniers célèbres se perpétue heureusement parmi nous, en dépit ou peut-être à cause des casse-tête politiques, remarquons, dis-je, qu’il n’en est pas de même des auteurs spéciaux, des auteurs ès sensualisme, dont les enseignements nous font défaut depuis un certain nombre d’années. De toutes les plumes sérieuses qui font jouer un rôle important au papier, aucune n’a consenti à se vouer au développement de cette science que nous appellerons la science universelle. À quoi cela tient-il ?

Nous ne pensons pas que ce soit un amour-propre mal entendu qui éloigne de ces matières nos hommes de lettres actuels ; rougit-on de célébrer le blé nourricier, de composer des discours sur l’impôt du sel ou sur la taxe des viandes de boucherie ? Tous les jours, les poëtes ne chantent-ils pas le vin, cet élément indispensable et radieux de nos dîners ? Si l’on croit, par hasard, qu’il n’y a ni gloire ni profit à ce métier de professeur de chère-lie, qu’on lise l’histoire de Grimod de la Reynière, et l’on sera grandement détrompé.

Trois hommes de ce nom ont apparu dans les fastes de la bombance : le grand-père, le père et le fils ; c’est ce qui s’appelle glorieusement chasser de race. Leur triple action, à laquelle ce dernier ajouta des enseignements écrits, a exercé une influence active en un temps d’émulation et de progrès qui ne doit point être oublié, surtout si l’on considère l’état on végétait la gastronomie, il y a seulement trois ou quatre siècles.

L’ère de la cuisine, en effet, n’a guère été inaugurée en France que sous le règne de Louis XIV, où les fourneaux eurent leurs grands hommes aussi bien que les lettres. Vatel a laissé un nom aussi illustre que celui de Boileau, et le marquis de Béchamel s’est immortalisé par sa recette de la morue à la crème. Quelques années plus tard, les filets de lapereau à la Berry devaient leur naissance à la fille bien-aimée du Régent, qui, lui-même, inventait le pain à la d’Orléans. C’était la Régence alors, et, sans hyperbole, la fumée des cheminées du Palais-Royal parfumait toutes les nuits l’atmosphère de la capitale. Louis XV continua l’œuvre de Philippe, avec non moins de recherche, dans les petits soupers de Choisy, où les tables dressées s’élevaient du plancher comme par enchantement. Les courtisans ne restèrent pas en arrière du maître : à leur tête, le maréchal de Richelieu eut l’honneur de baptiser les mahonnaises ou mayonnaises, et d’attacher son nom à mille recettes dont les gourmands se souviennent avec reconnaissance, pendant que l’imagination riante et féconde de madame de Pompadour créait les filets de volaille à la Bellevue, les palais de bœuf à la Pompadour et les tendons d’agneau au soleil. Ces inventions ne sont pas les seules dont nous soyons redevables au beau sexe : les cailles à la Mirepoix, les chartreuses à la Mauconseil, les poulets à la Villeroy, trahissent le goût exercé de trois grandes dames qui ne sacrifiaient pas exclusivement, celles-là, les soins de l’office à ceux du boudoir. Le blason des Montmorency évoque le souvenir des excellentes poulardes aux cerises, qui survivront à tous les régimes.

On sait que le successeur de Louis XV ne se piquait point de délicatesse dans le choix de ses aliments ; jeune et vigoureusement constitué, il s’accommodait volontiers des grosses pièces de boucherie. Devant un tel appétit, la science n’avait que faire, le raffinement devenait inutile. Heureusement que les grands seigneurs, qui avaient reçu la tradition des mains du feu roi, ne la laissèrent point dépérir. Les ducs de la Vallière et de Duras, le prince de Guéméné, – aussi célèbre par les carrés de veau qu’il imagina que par sa banqueroute de vingt-huit millions, – le marquis de Brancas, le comte de Tessé, conservèrent le mieux qu’ils purent le feu sacré de la bonne chère. Autour du trône même, les princes de la famille royale protestèrent noblement contre l’indifférence de Louis XVI : Monsieur, par le potage à la Xavier ; le comte d’Artois, par une façon nouvelle d’accommoder les ris de veau, et le prince de Condé par ce potage savoureux qui demande à être traité avec tant de soin.

Ces noms sont grands, sans doute ; ils sont la consécration du plus utile et du plus agréable des arts, de l’art alimentaire ; toutefois il serait injuste d’attribuer uniquement à la noblesse la gloire de l’avoir porté à son apogée et de l’avoir soutenu à son déclin. La finance peut revendiquer une large part de ces soins, et principalement l’opulente classe des fermiers généraux, vaillants amphitryons, chez qui la nappe était mise toutes les semaines. Les poëtes ingrats ont pu se moquer de leur bêtise, tourner en ridicule leur ignorance, les exposer en scène sous les noms de Mondor et de Turcaret ; mais jamais écrivain satirique, jamais libelliste à jeun ou repu n’a dédaigné un seul de leurs repas, n’a osé écrire une seule ligne de critique contre leurs cuisiniers. C’est là le côté inattaquable des fermiers généraux, celui-là surtout qui les fera vivre dans l’histoire. Rien n’affame comme les chiffres, et les fermiers généraux ont laissé la mémoire du plus incommensurable appétit. J’aime ces grosses et joyeuses figures enluminées de vin de Jurançon et de Rota, couvertes d’une perruque volumineuse ; j’aime à les voir, ces grivois, tapissés d’un gilet en pluie d’or et d’un habit de velours cramoisi, circuler pesamment en s’appuyant sur une haute canne de bois des îles, ou bien tourner entre leurs doigts chargés de bagues une épaisse tabatière à double fond et à sujet galant. Avec quelle importance ils savent tousser ! avec quels lourds éclats on les entend rire ! Comme ils sont experts à pincer le menton des soubrettes et à marchander les fleurs des bouquetières ! Caricatures si vous voulez, mais caricatures égayantes et bien françaises. Voyez Bourret, Beaujon, Bergeret ! que ces noms-là éveillent d’idées folles et luxueuses ! comme on pense tout de suite à des jardins de fées remplis de musique et de robes fuyantes, à des petites maisons dorées et peintes du haut en bas, à des théâtres particuliers éblouissants de lumière et mis en joie par les couplets égrillards de Gueulette ou de Carrelet, les poètes barbouillés de lie, honneur des spectacles de la Foire !

Le grand-père de Grimod de la Reynière était fermier général, et le plus déterminé gourmand de son siècle ; il mourut, la serviette autour du cou, suffoqué par un pâté de foie gras, en 1754. Sa charge et son appétit passèrent à son fils, qui s’enrichit puissamment avec l’une et se rendit célèbre par l’autre, en tenant table ouverte tous les jours de la semaine. Ce n’était pas tout à fait ce qu’on appelle un homme d’esprit, s’il faut en croire ce trait, décoché sans doute par un parasite de mauvaise humeur : « On le mange, mais on ne le digère pas. » Néanmoins il eut l’honneur d’occuper plusieurs fois Grimm dans sa correspondance, Chamfort dans ses anecdotes, et la société de madame Doublet dans ses Mémoires clandestins. De tous les fermiers généraux dont les noms viennent d’être évoqués, ce n’était ni le moins brillant, ni le moins ambitieux : il avait épousé mademoiselle de Jarente, sœur du célèbre Malesherbes et nièce de l’évêque d’Orléans, qui tenait la feuille des bénéfices ; ce qui lui mettait un pied dans la magistrature et un autre dans le clergé. Ainsi pourvu, la Reynière touchait à tout, et était en réalité un des personnages les plus considérables de l’époque[2].

Rien ne manqua à son bonheur. Le 20 novembre 1758, c’est-à-dire le jour où sa femme lui donna un héritier, sa joie fut immense, et dans l’explosion de ses premiers transports, il voulut que son enfant portât le nom de BALTHAZAR !

Il y a des noms prédestinés, et des races d’hommes en qui se succèdent les mêmes instincts, se développent les mêmes facultés. La Reynière III, ou Alexandre-BALTHAZAR-Laurent Grimod de la Reynière, devait se montrer digne de son glorieux patron, digne aussi de son grand-père et de son père. Il devait sauver la cuisine française du naufrage de la Révolution, et relever l’autel de Comus sur les débris des agapes jacobines.

II

PREMIÈRES ANNÉES


Il y a des prédestinations, venons-nous de dire. Il y a aussi des analogies, qui sont des jeux cruels de la nature. Pour avoir exagéré les jouissances animales, le père de Grimod de la Reynière devait être châtié de la plus étonnante et de la plus sanglante façon. Quand son délire fut passé, il s’aperçut que son fils n’avait, à la place de mains, que des membranes en forme de patte d’oie…

Balthazar était un palmipède !

Cette conformité avec les volatiles, dans le rejeton d’un financier, pouvait passer pour une épigramme du destin ; mais elle frappait encore davantage sur le gourmand. Le fermier général en reçut un coup jusqu’au cœur ; peu s’en fallut même qu’un second exemple de trépas par suffocation ne se produisît dans la famille la Reynière. Nous osons à peine arrêter notre esprit sur les pensées de toute espèce qui durent traverser son cerveau, pendant les deux ou trois heures qui suivirent la découverte de cette abjecte difformité. Mademoiselle de Jarente surtout, si infatuée de noblesse ; mademoiselle de Jarente, qui regardait, dit-on, comme une mésalliance son union avec Grimod de la Reynière, quels mouvements d’irritation ne ressentit-elle pas à la vue de ce petit être disgracié, et combien ne dut-elle pas maudire le jour où l’amour des richesses l’avait jetée dans les bras d’un financier et d’un glouton ! N’était-il pas clair, en effet, que le ciel punissait en lui cette préoccupation constante du manger et du boire, en trahissant les rêves de basse-cour dont son âme grossière était exclusivement remplie ?

Après toutes les réflexions suscitées par un tel phénomène, M. et madame de la Reynière comprirent que le seul parti à prendre était de faire faire des mains postiches au nouveau-né. Des savants, des mécaniciens furent convoqués ; on ne dit pas si le célèbre Vaucanson se trouva du nombre, on sait seulement que ce fut un Suisse qui se chargea de corriger et de compléter l’œuvre de la nature ; le père ne crut pas payer trop cher ce service en lui accordant une pension. On a prétendu que ces mains artificielles étaient en cire ; on s’est trompé : elles étaient en fer et à ressorts, couvertes de gants de peau blanche. Une des mauvaises farces de Grimod, plus tard, consistait à appuyer insouciamment ses doigts contre un tuyau de poêle brûlant et à engager à l’imiter les personnes qui n’étaient pas dans le secret de son infirmité. Du reste, il se servait de ses mains avec beaucoup d’adresse : il écrivait, non pas très-bien comme on l’a dit, mais facilement, et il dessinait d’une façon agréable.

Nous devons à lui de savoir que ses premières années, c’est-à-dire celles de son enfance, se passèrent sur les genoux de mademoiselle Quinault, ancienne actrice de la Comédie-Française, fille de beaucoup d’esprit, et qui joignait un cœur excellent à un très-grand usage du monde. Son cercle habituel, composé de gens de lettres et de gens de cour, était un des plus renommés de Paris. On l’avait surnommée (un peu précieusement) mademoiselle Quinault du bout du banc, autant pour la distinguer de sa sœur aînée, qui avait épousé le duc de Nevers, – sans en avoir jamais voulu porter le nom, – que pour caractériser l’empressement avec lequel on sollicitait la faveur d’être admis chez elle, dût-on n’être placé qu’au bout du banc. Le jeune Balthazar fut-il conduit là par son père, ou bien plutôt par son grand-oncle l’évêque d’Orléans, qui prenait si peu la peine de cacher ses habitudes de galanterie ? Nous inclinons pour l’évêque, et nous n’avons point besoin de chercher ailleurs la source du goût déterminé qui poussa toujours Grimod vers les choses et les personnes de théâtre. Nourri de bonne heure du lait dramatique, il devait sauvegarder à la fois les traditions de la rampe et de la table ; nous le verrons plus tard honorer à sa manière la mémoire de mademoiselle Quinault.

Sa jeunesse ne fut pas aussi douce que l’avait été son enfance ; elle fut d’abord comprimée par les mauvais traitements d’un précepteur, homme emporté, joueur, bête et brutal ; l’âme de Grimod, qui avait senti de bonne heure le prix de la liberté, se révolta plusieurs fois contre la tyrannie de ce coquin. Il aimait l’étude et s’y livrait avec ardeur ; à quinze ans, il passa du collége du Plessis au collége Louis-le-Grand, pour y achever sa rhétorique et sa philosophie. À quinze ans aussi, un tendre sentiment commença à s’emparer de son être (on s’exprimait de la sorte dans ce siècle de voluptueuses périphrases) et à ouvrir de nouvelles routes à son imagination précoce. Il avait les passions très-vives ; sa famille s’en aperçut assez à temps pour l’éloigner de Paris et le faire voyager, car sa santé était sensiblement altérée. Du mois d’août 1775 au mois d’octobre 1776, il parcourut le Bourbonnais, le Lyonnais, le Dauphiné, et la Savoie. À la Grande-Chartreuse, il voulut s’enrôler parmi les religieux, et l’on eut toutes les peines du monde à le détourner de cette idée. Grimod de la Reynière chartreux, lui, le gourmand phénoménal, l’homme aux quatre-vingts ans d’appétit !

Il séjourna huit mois à Lausanne, et il s’y plut beaucoup. Ce fut là qu’il publia ses premiers vers et un éloge de Frèron, qu’oublie de mentionner la France littéraire de Quérard. « J’y étais libre, a-t-il écrit, fêté, recherché, amoureux autant qu’il le fallait pour n’être pas malheureux, livré à des études agréables et purement de mon choix, jouissant d’une existence, d’une considération rares à mon âge, et qui flattaient aussi mon amour-propre. Aussi je conserve de cette ville le plus tendre souvenir, et j’y retournerai sûrement. »

Grimod de la Reynière rentra à Paris comme ses dix-huit ans allaient sonner. Sauf la petite infirmité que nous avons signalée, il n’était pas plus mal tourné qu’un autre, et sa figure était avenante. Tout ce qu’il faut pour plaire et réussir dans le monde, il l’avait : politesse exquise avec les hommes, galanterie empressée avec les femmes. Nous ne parlons pas de son opulence. Cependant nul moins que lui ne profita de pareils avantages : ses goûts littéraires, se développant de jour en jour, le rapprochèrent presque exclusivement des auteurs et des comédiens. Je dis des comédiens, je devrais dire des comédiennes, car Grimod de la Reynière était plus souvent fourré dans les coulisses que dans la salle, et l’on imagine que les séductions des femmes de théâtre eurent facilement raison de son cœur si inflammable et de son esprit alors si pétulant. C’est de cette époque que date sa collaboration au Journal des théâtres, dirigé par M. de Charnois. Il assista au couronnement de Voltaire et en traça une relation fort animée.

Jusqu’alors l’amoureux et l’amateur de spectacles s’étaient seuls révélés, le gourmand n’était point encore advenu ; l’original lui-même n’avait point été amené à se produire ; enfin Grimod était absolument comme tout le monde. Par malheur, il passait pour ne pas aimer sa famille ; cette opinion, que nous avons tout lieu de croire mal fondée et que les événements détruiront peu à peu dans l’esprit de nos lecteurs, s’accrédita lors de ses débuts au barreau, car, voué par l’autorité paternelle à la magistrature où la haute position de son oncle Malesherbes lui assurait un avenir rapide, il avait trouvé le temps, au milieu de ses préoccupations artistiques, de se faire recevoir avocat au Parlement. C’était fort bien ; mais une fois avocat, n’alla-t-il pas s’aviser de prendre la défense d’un pauvre diable contre les fermiers généraux et de protester vertement contre les gens de finance ? L’intention parut manifeste : loin de faire honneur à sa bienfaisance de cet acte de hardiesse, on n’hésita pas à l’attribuer à ses ressentiments contre son père et surtout contre sa mère. On savait qu’agacé par les grands airs de celle-ci, il ne se faisait point faute d’en plaisanter, et que vis-à-vis des cordons rouges ou bleus reçus à l’hôtel de la Reynière, il affectait les démonstrations de respect les plus dérisoires, s’inclinant jusqu’à terre, reculant, donnant enfin tous les signes d’une humilité extrême. Ce n’étaient là que des malices dans lesquelles entrait bien un grain de philosophie ; mais qui n’était pas un peu philosophe sur la seconde moitié du XVIIIe siècle ? La philosophie de Grimod, bénigne au possible, était celle de Desmahis, du marquis de Bièvre et d’Imbert, l’auteur du Jugement de Pâris ; philosophie peu redoutable.

On envenima sans doute ces premières et puériles dissensions ; on voulut peser sur Grimod, on ne fit que l’irriter. Lorsque, par les influences des siens, un emploi dans la magistrature lui fut offert, il le refusa très-nettement, déclarant qu’il n’entendait être qu’avocat, rien qu’avocat, et rester toujours avocat. « Que ma famille ait de l’ambition, dit-il, rien de mieux ; mais qu’elle veuille que j’en aie à mon tour, c’est où son pouvoir s’arrête. On a désiré que je fusse quelque chose, que j’embrassasse une profession ; c’est trop juste ; moi-même, avec mes principes philosophiques, il m’eût répugné de n’être rien que le fils de mon père ; mais à présent, je suis maître de la Reynière, avocat au Parlement de Paris ; j’ai un cabinet, des clients, des mémoires à publier ; qu’exige-t-on davantage ? Est-ce ma faute si je ne suis pas ambitieux et si je redoute, pour mes épaules trop faibles, le fardeau des dignités ? Les charges de robe n’ont rien qui me tente ; parvenu au premier échelon, je m’y arrête et j’y demeure, persuadé qu’il se présentera assez d’occasions pour y remplir mes devoirs d’homme et de citoyen. »

Avait-il raison ? avait-il tort ? Je ne prends pas sur moi de décider la question. Il resta avocat, et fut maintes fois un objet de scandale pour les auteurs de ses jours. On veut que, très-impatienté par ceux qui le pressaient d’acheter une charge de conseiller, il ait répondu : « En devenant juge, je me placerais dans le cas de faire pendre mon père ; en restant avocat, je conserve le droit de le défendre. » Ainsi qu’il l’avait prévu, les clients abondèrent chez lui, et le motif en est facile à concevoir : il ne se chargeait que de la cause des malheureux. Pendant huit années qu’il exerça sa profession, il l’exerça toujours gratuitement. Si c’est là de l’originalité, au moins est-ce de la bonne.

Un amour contrarié vint s’ajouter aux amertumes qui commençaient déjà à remplir son cœur. Il s’éprit d’une de ses cousines, charmante personne qui le voyait sans répugnance, et qui n’eût pas hésité à l’accepter pour époux. Une correspondance s’établit entre eux, et ils purent croire un instant que leurs deux familles consentiraient à leur union ; mais soit inégalité de fortune ou de condition, soit que M. et madame de la Reynière trouvassent leur fils trop jeune encore pour avoir charge de femme, cette union ne fut pas effectuée. Pour couper court aux regrets et aux conséquences de diverses sortes qu’ils amènent, on s’empressa de marier la demoiselle à un M. Mitoire, et l’on crut avoir fait merveille. On se trompait ; on avait heurté un véritable amour. Grimod souffrit tout ce qu’on souffre en pareil cas ; son caractère, déjà disposé à la résistance, s’aigrit et commença dès lors à offrir ces angles qui annoncent un original. Il chercha, pour se distraire, à distraire les autres, et jeta l’argent de son père par les croisées. C’est aussi à la suite de ce chagrin qu’il demanda à la bonne chère des consolations qu’elle refuse rarement, et dont il se montra insatiable toute sa vie.

Cependant, n’essayons pas d’attribuer uniquement à l’amour blessé cet admirable appétit qu’il a si longtemps déployé. Croyons plutôt que cette faculté, ou, pour mieux la qualifier, cette vocation, sommeillait en lui en attendant l’heure de la révélation soudaine et éclatante. On naît gourmand comme on naît joueur ou poëte. Cette fois c’était le cœur qui tenait l’estomac en esclavage ; le cœur devenu libre, l’estomac put accomplir les fonctions quasi-miraculeuses auxquelles il était appelé. Grimod s’ignorait : à l’avenir, il ne s’ignora plus. Swedenborg raconte qu’un esprit descendu du ciel lui apparut dans une nuit d’étude et lui dit : « Tu manges trop ! » Sans doute un autre esprit était venu se pencher sur l’oreiller auquel Grimod confiait ses lamentations amoureuses et lui avait dit : « Tu ne manges pas assez ! »

III

LE VER SOLITAIRE


Il mangea donc désormais ; il mangea tant qu’il en surprit tout le monde – et son père. On découvrit alors qu’il avait le ver solitaire ; c’était magnifiquement débuter, car n’a pas qui veut cet hôte apéritif. Néanmoins il consentit à se laisser traiter par les médecins, qui le débarrassèrent de cette maladie d’heureux présage ; mais Grimod de la Reynière se comporta toujours de manière à laisser croire qu’il était incurable. Après, comme pendant le ténia, il s’abandonna à tout ce que son caprice affamé lui suggéra d’exorbitant et d’inusité. La table de son père ne lui suffit plus ; non qu’il trouvât rien à reprendre sur l’excellence des mets et la supériorité du service, mais il avait ses idées en cuisine comme en littérature, et il voulait à son tour recevoir. Il habitait une aile de cette belle maison carrée qui fait le coin de la place de la Concorde et de la rue des Champs-Élysées, laquelle porte encore le nom d’hôtel de la Reynière, et a été tour à tour occupée par la légation ottomane et par l’ambassade russe. Dans cette habitation princière, où les palettes des plus célèbres avaient laissé leurs rayons et leur magie, Grimod eut, lui aussi, sa table, à laquelle il traita, selon ses goûts, ses amis les avocats, – et ses amis les gens de lettres selon ses goûts, notez bien cela ; on se tromperait si l’on allait supposer que ses réceptions ressemblaient à toutes les réceptions, ses festins à tous les festins. Toute voie battue lui paraissait haïssable. En raison de ce principe, il fonda des déjeuners auxquels il donna lui-même le nom de déjeuners philosophiques. À ces déjeuners assistaient ordinairement Andrieux, qui n’avait pas encore fait ses Étourdis ; Palissot, la bête noire des encyclopédistes ; Beaumarchais et quelques comédiens de mérite.

Les déjeuners philosophiques de Grimod de la Reynière avaient lieu deux fois par semaine, le mercredi et le samedi : pour peu que l’on connût l’amphitryon, on avait le droit de s’y présenter, et même, dès qu’on y avait été admis une fois, on pouvait amener un compagnon. À votre arrivée, un introducteur s’emparait de votre épée, de votre canne, de votre chapeau, de votre croix de Saint-Louis ; puis il levait une énorme barre de fer qui scellait la porte de la salle à manger. Cette barre de fer était ensuite soigneusement replacée, ce qui annonçait qu’on ne serait pas libre de sortir à son gré. Au milieu de la salle du festin, une table d’acajou était entourée de sièges tous égaux, sauf un seul plus élevé pour le président, à la manière des clubs anglais. On renouvelait ce président à chaque déjeuner. Du reste, les règlements tracés sur le mur en lettres d’or, se présentaient aux yeux des convives, qui avaient tout le loisir de s’en pénétrer en attendant l’arrivée du maître.

Grimod de la Reynière ne sortait de son cabinet qu’à midi un quart, accompagné, d’un petit bonhomme qui lui servait de jockey et de clerc. Aidé de ce clerc, il apportait une pyramide de tartines de beurre, qu’il posait sur la table. D’autres valets suivaient, avec deux brocs, l’un de café, l’autre de lait. Il fallait boire vingt-deux tasses de café au maximum, ou dix-huit au minimum. Celui qui le premier avait avalé les vingt-deux tasses était élu président, et prenait place sur le fauteuil élevé. Les deux brocs taris et les tartines épuisées, il arrivait un aloyau de l’espèce la plus forte, auquel on faisait faire solennellement trois fois le tour de la table, et le repas s’achevait à fond avec ce mets substantiel, mais unique.

On causait ensuite littérature, on dissertait sur les livres nouveaux, et l’on ne se séparait qu’après avoir épuisé la matière. Grimod ne trouvait point mauvais que l’on critiquât ses propres productions ; il recevait sans humeur les conseils qu’on lui donnait, mais il ne les suivait pas. Ce fut là toujours le trait le plus distinctif de son caractère. Très-expansif et très-cordial dans ses rapports d’amitié, il avait la fatuité de vouloir se conduire seul, et nulle influence, pas même celle des femmes, ne pouvait détourner une de ses résolutions. Entêté de bonne compagnie d’ailleurs, officieux, discret, enjoué, ayant mérité le surnom de l’homme le plus poli du royaume, nous pouvons dire de lui, en retournant une comparaison célèbre, que c’était une tige de fer peinte en roseau. On voit que son despotisme éclatait surtout à table ; il fallait manger comme lui, boire comme lui, et ne s’en aller qu’aux heures où il voulait bien vous laisser partir. La Harpe qui, d’après ce qu’en raconte Chateaubriand dans ses Mémoires, ne trouvait aucun plat à son goût, et se faisait faire une omelette dans les grandes maisons où on le priait à dîner, la Harpe aurait été mal venu aux déjeuners philosophiques, pour peu qu’il n’aimât pas l’aloyau.

Jamais Grimod ne se départit de cette rigueur étrange. C’était lui être fort agréable que de lui amener un nouveau convive, mais dans ce cas il fallait répondre du convive que l’on amenait. « Peut-il boire autant que vous savez ? demandait-il à l’introducteur ; s’il s’arrête en chemin, vous, mon ami, vous boirez double ; s’il ne mange pas comme je l’entends, vous, monsieur, vous mangerez pour deux[3]. »

Hors de table, il était tout au service et à la discrétion des gens ; il mettait à obliger ses amis cette verve dont l’héritage s’est dispersé avec les hommes du XVIIIe siècle. Venait-on lui demander son intervention dans quelque affaire délicate : « Ah ! mon cher, que je vous sais gré de vous adresser à moi ! Vite, ma canne, mon chapeau, ne remettons rien au lendemain, et dites-moi où il faut que nous nous rendions présentement. » Peu s’en fallait qu’il ne plaçât la reconnaissance de son côté, tant était prodigieux le mouvement qu’il se donnait. Il employa de la sorte sa médiation et son crédit à faire rouvrir la porte du Théâtre-Français à Collin d’Harleville, qui se l’était fermée par un excès de susceptibilité, et ce fut à lui que l’Inconstant dut sa représentation et son succès. Mais après tout, puisque cette anecdote est amusante et qu’elle ajoute un trait de plus aux mœurs d’un temps dont nous avons désiré écrire un chapitre, nous n’avons aucun motif pour ne point la raconter ; elle servira peut-être d’enseignement à quelques jeunes auteurs en leur apprenant par quelles épreuves ont passé les plus distingués d’entre eux.

Dans un de ses accès d’humeur, Collin d’Harleville avait retiré l’Inconstant, jouée seulement à la cour, et s’était brouillé avec tous les acteurs de la Comédie-Française. Dégoûté de ses premiers déboires, il avait résolu de renoncer à la carrière dramatique, et, depuis deux ans, il vivait à la campagne. Ce fut là que Grimod de la Reynière alla le voir et parvint, non sans peine, à ébranler sa résolution ; il obtint de lui que sa pièce, corrigée et revue avec soin, serait lue à Molé, et qu’à la suite de cette démarche, un rapprochement avec le théâtre serait tenté par le célèbre comédien. Rendez-vous fut pris chez celui-ci, qui indiqua lui-même le jour et l’heure. Grimod de la Reynière et Collin d’Harleville furent on ne peut plus exacts ; mais il n’en fut pas ainsi de Molé, qui, depuis longtemps, ayant mis dans sa vie privée l’impertinence de ses rôles, n’arriva qu’à l’heure du dîner, et ne s’excusa qu’à demi.

« Bah ! dit-il, notre lecture sera pour une autre fois ; en attendant, allons manger des huîtres, cela vaudra bien la pièce du poëte Collin. »

Nous aimons à supposer que ce mot, assez hasardé, fut prononcé par l’inimitable petit-maître sur ce ton de légèreté et de badinage qui excuse tout. Néanmoins, Collin d’Harleville devint violet de colère, et Grimod fut obligé de lui comprimer fortement le bras pour l’empêcher d’éclater.

Un second rendez-vous fut arrêté pour la semaine suivante ; comme la première fois, il fut fixé à une heure, et, comme la première fois, Molé n’arriva qu’à trois heures. Villiers, qui a rapporté l’aventure dans ses Souvenirs d’un déporté, ajoute que l’acteur essaya de nouveau de persifler le poëte en passant dans la salle à manger ; mais alors, Collin d’Harleville profondément blessé, voulut quitter la partie. Grimod de la Reynière vint encore au secours de son amour-propre : il prit en particulier Molé, lui fit sentir l’inconvenance de son procédé, et lui demanda un dernier rendez-vous sur lequel on pût compter. « Que voulez-vous ? s’écria le comédien à pirouettes ; je vous en donnerais dix à la même heure que j’y serais aussi fidèle. – Expliquez-vous. – Vous connaissez l’objet divin qui m’occupe, vous savez combien j’en suis épris ; jugez s’il est une pièce qui vaille deux heures passées à la toilette de mademoiselle *** ! Si vous ne me prenez pas au saut du lit, jamais je n’entendrai l’Inconstant. – Qu’à cela ne tienne ! » répliqua Grimod de la Reynière.

Effectivement, il revint deux jours après au lever de Molé, qui écouta la pièce pendant qu’on lui mettait des papillotes ; mais cette fois les choses se passèrent différemment, et Molé se montra tellement enchanté de l’Inconstant, qu’il répara tous ses torts en mettant autant de chaleur à le faire recevoir qu’il avait mis d’indifférence à l’entendre.

C’était par de pareils offices que Grimod de la Reynière se rapprochait les cœurs que ses bizarreries auraient pu lui éloigner ; il avait ainsi deux caractères et par conséquent deux réputations.

Sa mauvaise étoile, dont on ne peut nier l’influence en matière de galanterie, le porta sur ces entrefaites à afficher un attachement scandaleux, qui irrita de nouveau sa famille contre lui. Il faut déplorer ces aberrations dans un homme de si bonne compagnie et regretter que le ciel lui eût donné un cœur si étourdiment sensible ; c’est une chose dont nous n’avons jamais bien pu nous rendre compte : tant d’appétit et tant d’amour ! Faire un dieu de son ventre et se soumettre en esclave aux genoux d’une femme ! D’ordinaire l’une de ces facultés exclut entièrement l’autre ou finit par l’absorber ; mais, chez Grimod de la Reynière, elles ne cessèrent jamais d’avoir ensemble leur cours régulier, et, comme deux lignes parallèles, elles se continuèrent jusqu’à la fin de ses jours, sans s’être rencontrées un seul instant.

Une malheureuse aventure, dont les détails se trouvent consignés dans le tome II de la Chronique scandaleuse, vint ajouter encore à sa renommée. Un soir qu’il se trouvait aux représentations d’Armide, il se sentit extrêmement pressé par la foule. « Qui est-ce qui pousse de cette manière ? s’écria-t-il ; c’est sans doute quelque garçon perruquier ? – C’est moi qui pousse, lui répondit aussitôt un militaire ; dis-moi ton adresse, j’irai demain te donner un coup de peigne. »

Ce militaire était lui-même fils d’un fermier général, M. de Caze. Le lendemain, les deux adversaires se joignirent, et s’étant rendus aux Champs-Élysées, ils se battirent au pistolet en plein jour, devant trois mille personnes. Cet acte incroyable d’originalité et d’audace, un des plus extraordinaires de cette extraordinaire époque, eut un triste résultat : le pistolet de Grimod creva l’œil et laboura la tête de l’infortuné militaire, qui expira quelques heures après.

On aura remarqué la singularité d’un duel au pistolet au XVIIIe siècle. Il est vrai que MM. de Caze et de la Reynière étaient les rejetons de deux financiers. Cette affaire fit un bruit énorme et acheva de répandre le nom du jeune avocat. L’été suivant, il fut chansonné en compagnie de Mesmer, de Franklin et de Delille, dans quelques couplets qui coururent les rues :

 

Diogène moderne,

Un fou, que chacun berne,

Croit tenir la lanterne

Et tranche du Caton ;

Contre la raillerie

Sa cervelle aguerrie

Affiche la folie

Et prêche la raison.

Changez-moi cette tête,

Cette grimaude tête,

Changez-moi cette tête,

Tête de hérisson.

 

Ce dernier vers faisait allusion à la coiffure élevée qu’affectionnait Grimod de la Reynière.

Malgré l’honneur que voulaient bien lui faire les chansonniers, ses titres étaient encore des plus modestes, car, en dehors de ses articles de journaux, il n’avait publié qu’un mince volume ayant pour titre : Réflexions philosophiques sur le plaisir et signé UN CÉLIBATAIRE, en ressouvenir de ses malheurs d’amour. Il est vrai que cet ouvrage avait obtenu quelque vogue, grâce au bruit que l’auteur faisait dans le monde ; que trois éditions en avaient été imprimées en dix mois ; que les gazettes en en avaient parlé, etc. Il n’en fallait pas davantage pour lui donner rang au Parnasse, à lui surtout, l’homme de richesse et de noblesse. Les Réflexions sur le plaisir, que nous avons tâché de lire, ont pu être très-goûtées à leur date ; la mode était alors de ces espèces de dissertations morales ; mais quoiqu’en faisant la part à d’ingénieux paradoxes, à des peintures plus vraies qu’amusantes, à un style de bonne compagnie et aussi coulant que peuvent le désirer les lecteurs débonnaires, nous avouons n’y avoir goûté qu’un intérêt médiocre, et nous avons tout lieu de croire que le succès en serait de nos jours complétement négatif. – La seconde période littéraire de Grimod, c’est-à-dire celle qui commence à l’Empire, nous paraît plus satisfaisante à tous les points de vue, et aussi plus utile. On ne nous reprochera donc pas trop, jusque-là, de nous attacher à l’homme, préférablement à l’écrivain.

IV

BALTHAZAR


Il est temps d’en venir à ce fameux festin du 1er février 1783, qui causa tant de rumeur dans Paris et qui fut le grand motif de toutes les petites persécutions que devait essuyer plus tard Grimod de la Reynière. Ce festin fut donné en l’honneur de mademoiselle Quinault, récemment décédée, ce qui explique le mélange de quelques cérémonies funéraires introduites dans ce souper. Les lettres d’invitation imitaient la forme et le style des lettres de mort : « Vous êtes prié d’assister au convoi et enterrement d’un gueuleton qui sera donné par Messire Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de la Reynière, écuyer, avocat au Parlement, correspondant pour la partie dramatique du Journal de Neufchatel, en sa maison des Champs-Élysées. On se rassemblera à neuf heures du soir, et le souper aura lieu à dix. »

Afin d’éloigner son père de cette fête, il se rendit la veille chez lui et le prévint qu’il comptait faire tirer un feu d’artifice à l’occasion de la paix. C’était une fausse confidence, mais il avait spéculé sur l’aversion bien connue que l’auteur de ses jours avait pour les détonations de toute espèce. Le bonhomme craignait la poudre autant que la foudre, et il s’était fait établir un appartement au fond de sa cave, pour s’y réfugier quand le tonnerre grondait. Aussi accueillit-il par un soubresaut la nouvelle que lui annonçait son fils.

« Un feu d’artifice dans ma maison ! s’écria-t-il. – J’ai jugé convenable de vous en avertir, afin que le bruit ne vous effrayât pas, ajouta Grimod. – Au diable vos pétards et vos fusées, monsieur ! Ne pouvez-vous aller les tirer ailleurs ? – J’ai fait rassembler dans mon appartement toute la poudre nécessaire ; soyez sans inquiétude, continua-t-il avec le plus imperturbable sang-froid. – De la poudre ! – Une cinquantaine de livres seulement. – Sous mon toit, à trois pas de mon cabinet ! Mais vous voulez donc me faire sauter ? – Oh ! fit Grimod en souriant. »

Le financier agita violemment une sonnette, et, d’une voix coupée par la frayeur, il dit au laquais qui se présenta : « Faites atteler ; je ne veux pas rester un quart d’heure de plus dans cette maison. »

Les moindres détails de ce souper sont relatés dans les Mémoires de Bachaumont, qui le traite de « farce de carnaval. » Le fait est que le ridicule et le somptueux s’y mêlèrent à égale somme. Il y eut neuf services ; les marmitons étaient revêtus d’aubes blanches, et deux joueurs de flûte marchaient en avant des plats ; on s’essuyait les mains aux cheveux dénoués de plusieurs belles filles costumées à la mode romaine. Les convives, au nombre de vingt-deux, étaient tous hommes de lettres ou avocats : il n’y avait pas de femmes. Au dessert, le public fut admis à jouir du coup d’œil dans une galerie.

« En vérité, cela devient trop bouffon ! ne put s’empêcher de murmurer un des convives ; on va nous mettre aux Petites-Maisons en sortant d’ici. »

On ne les mit pas aux Petites-Maisons, mais le souper fit un bruit étonnant ; plusieurs jeunes gens de robe, qui n’y avaient point assisté, entre autres le frère d’un président à mortier, en demandèrent la répétition. Grimod était trop poli pour s’y refuser. C’est ce deuxième souper dont la physionomie nous a été transmise dans une gravure très-fidèle qui décore le tome VII (treizième partie) des Nuits de Paris, de Rétif de la Bretonne. En sa qualité d’invité et d’ami de la maison, Rétif de la Bretonne s’y est fait représenter entre Mercier et les frères Trudaine ; on le reconnaît à son chapeau sur la tête, particularité au moins incongrue. M. de Fontanes (bizarre voisinage !) est assis non loin de Marie-Joseph Chénier et d’un vieillard assez extraordinaire, M. Aze, lequel était une autorité en matière de gourmandise, un philosophe praticien, père de vingt enfants et auteur d’un manuscrit en quatre volumes in-folio, connu sous le titre des Règlements de M. Aze. La gravure des Nuits nous montre Grimod de la Reynière au moment où il guide la procession du premier service autour de la table : sa démarche est gracieuse, il est vêtu tout de noir, et ses mains sont cachées, l’une dans son jabot, l’autre dans sa culotte ; il a deux montres, par conséquent deux breloques ; il a la mine d’un fort joli jeune homme. Trois grands lustres ornés de cristaux taillés en fleurs de lis, et une double rangée de lampions répandent une clarté considérable.

On servit les mêmes plats qu’au premier souper, et dans un appareil entièrement semblable ; seulement la galerie fut interdite au public. Pour y suppléer, l’on y admit les officiers servants lorsqu’ils eurent fait leur devoir ; ensuite Grimod de la Reynière embrassa cordialement tous ses invités. La chaleur devint bientôt si forte, qu’on fut obligé d’ouvrir les fenêtres, quoiqu’il gelât en dehors ; c’était le 12 février. « Après le repas, raconte Rétif, la conversation s’anima, on parla littérature ; le maître de la maison lut quelque chose de sa Lorgnette philosophique, qu’on achevait d’imprimer, ouvrage excellent s’il avait été fait avec moins de précipitation, et si l’auteur eût eu plus présente à l’esprit l’épigraphe de son cabinet d’étude : Quieti et musis. Mais il était presque toujours en mouvement, et il écrivait au milieu d’un tracas si continuel qu’il lui fallait toute sa facilité pour produire quelque chose de passable. Et il est si vrai que la Lorgnette philosophique est au moins passable, que certains savants en pamphlets ont assuré qu’elle était copiée de la Berlue. Rien de moins vrai ; l’auteur écrivait toujours devant deux ou trois personnes, et ne copiait jamais[4] »

À Paris, où l’on se passionne aussi vite que l’on se dégoûte, on se passionna pour les soupers de Grimod de la Reynière, auxquels le comte d’Artois lui-même voulut assister incognito. Grimod en donna plusieurs par saison, au nombre desquels on doit en citer un, que M. V. Hugo semble avoir voulu reproduire sur la scène dans le dernier acte de Lucrèce Borgia. Ce n’était plus seulement, comme pour le souper commémoratif de mademoiselle Quinault, quelques attributs funéraires, quelques larmes d’argent répandues sur des draperies noires ; la mascarade avait été poussée plus loin cette fois. Chacun des convives avait derrière soi son cercueil, exact de dimension ; des cierges, au lieu de bougies, projetaient leur clarté jaune sur la nappe ; un chant sépulcral accompagnait l’entrée des services. C’était un jeu, soit, mais disons-le, ce jeu était indigne d’un vrai gastronome. Au reste, cela confirme tout à fait l’idée que nous avons exprimée d’une perturbation profonde causée par la ruine de ses espérances amoureuses, et, s’il nous en faut une preuve irréfragable, nous la trouvons dans un autre ouvrage de ce Rétif de la Bretonne, intitulé le Drame de la vie. Dans cette production, non moins singulière que les autres, l’auteur du Paysan perverti a mis en dialogue les principaux événements intimes ou publics auxquels il s’est trouvé mêlé. C’est lui qui nous a appris le nom de madame Mitoire. Il nous raconte, dans l’acte IV, une conversation qu’il eut avec elle, conversation dans laquelle le caractère de Grimod est parfaitement défini et où la plupart de ses actes sont expliqués par la violence de ses désillusions.

Voici, dans son entier, cet étrange morceau.

 

SCÈNE XVIII.

Chez la Reynière fils, dans la bibliothèque, à onze heures du matin.

 

LA REYNIÈRE. – Mesdames et messieurs, nous allons commencer par la scène de nos déjeuners philosophiques, ce qui pourra nous faire attendre le dîner-souper. Vous savez que la dose est de vingt-deux tasses de café, versé par ces deux figures d’Apollon et de Marsyas ; cependant, ceux et celles que la délicatesse de leur complexion empêchera de prendre les vingt-deux tasses, pourront s’en tenir à la petite dose, qui est de dix-huit.

(On sert le déjeuner, qui est, en outre, composé de confitures de toutes les espèces. On fait des expériences d’électricité de tous les genres. Rétif est entre madame Mitoire et madame Chardon.)

MADAME MITOIRE, à Rétif. – Je désirais depuis longtemps vous connaître ; je veux vous parler de mon cousin. Il a un excellent cœur ; il a de l’esprit, mais il mécontente ses parents. Vous êtes son ami, l’homme dans lequel il marque le plus de confiance : ne serait-il pas possible de l’amener à les satisfaire, en prenant un état ? Cette affectation de vouloir être avocat au Parlement, de ne parler que d’acheter une charge de commissaire au Châtelet, a quelque chose de badin qui ne convient plus à son âge.

RÉTIF. – Madame, je sais quels ont été, quels sont encore ses sentiments pour vous. On a traité trop lestement cette passion profonde ; on vous a mariée au moment où l’on venait de lui laisser concevoir des espérances. Vous, et vous seule, auriez pu le gouverner par votre beauté touchante et si douce, dont on aime à sentir le pouvoir ; vous commandez comme on prie, et vous n’en êtes obéie que plus sûrement. Si on lui avait donné une femme de grande naissance et de beauté impérieuse comme celle de sa mère, il aurait pris à tâche, pendant toute sa vie, de la contrarier et de l’humilier ; et tel est, de ce côté-là, l’excès où il se fût porté, que, pour la rabaisser davantage, il aurait été capable de se faire décrotteur au pont Neuf. Vous seule étiez l’épouse faite pour lui. Votre père s’est cru très-prudent en vous mariant à un autre, et il a fait une école impardonnable : voilà le fond de mes sentiments. À présent, désirez-vous de moi autre chose que de vaines paroles ?

MADAME MITOIRE. – Oui ; je voudrais savoir quels sont les moyens que vous croyez propres à le corriger.

RÉTIF. – Il est un peu tard ; il connaît une femme de mœurs galantes et de méchant caractère ; il faut tâcher de lui en donner de l’horreur, mais non en attaquant cette femme de front ; ce serait assez pour qu’il l’adorât. Il faudrait, je n’ose presque le dire… que vous lui redonnassiez de l’amour.

MADAME MITOIRE. – Songez-vous… ?

RÉTIF. – Je sais que vous êtes mariée ; mais vous me demandez les moyens de le gouverner, et je vous donne les véritables, les seuls. La Reynière fils est insensible aux honneurs et aux intérêts. Il vous adorera encore, si vous le voulez, car vous avez des armes irrésistibles, et ce sourire, à sa place, me rendrait fou !

MADAME MITOIRE. – Brisons là. Vous êtes un philosophe relâché. Ah ! mon pauvre cousin, vous êtes perdu !…

MADAME CHARDON. – On ne s’est pas ennuyé dans cette longue attente du souper ; la Reynière a su assortir son monde pour l’esprit : voilà votre héros Mercier qui politiquise ; Fontanes récite des vers, M. Mitoire les écoute. Pas un instant de vide ! Depuis neuf heures que dure la séance, je ne me suis pas aperçue d’un seul moment oisif.

LA REYNIÈRE, survenant. – Mesdames, vous voilà dans un a-parté bien tranquille ; vous devez traiter de matières importantes ?

UN DOMESTIQUE. – Monsieur, va-t-on allumer les trois cent soixante-six lampions de la salle à manger ?

LA REYNIÈRE, vivement. – Oui ! oui !… Pardon, il faut que j’aille donner mes ordres.

MADAME CHARDON. Le voilà parti !

BAYARD, d’une voix forte. – Messieurs et mesdames, vous êtes servis.

SCÈNE XIX. (Huit jours après.)

Rétif chez madame de la Reynière.

 

MADAME DE LA REYNIÈRE. – Monsieur, j’ai su votre conversation avec madame Mitoire. Mais elle est bien singulière… s’il en est ainsi, point d’espérance, et…

RÉTIF. – Madame, peut-être existe-t-il d’autres moyens, mais j’avoue que je ne les connais pas.

Scènes d’ombres chinoises. On voit un exempt arrêter la Reynière fils, sur un ordre signé Breteuil, le faire monter en chaise et le conduire à Domèvre, abbaye au pied des Vosges.)

Une lettre de cachet, tel allait être le dénoûment provisoire de toutes ces folies tracassières, nées d’un amour brisé. La scène qu’on vient de lire excuse Grimod de bien des choses et aide à en faire comprendre bien d’autres ; ensuite elle montre le côté douloureux d’un homme que l’on était bien près de prendre pour un égoïste ou tout au moins pour un railleur philosophique ; elle accorde du cœur à celui qui ne passait que pour avoir de l’esprit ; elle prouve enfin une fois encore que les masques les plus joyeux sont ceux souvent qui s’adaptent le mieux aux figures les plus souffrantes.

V

LA LETTRE DE CACHET


Avant d’entrer dans le drame, – racontons encore quelques frasques de Grimod de la Reynière.

Il arriva qu’un jour le fermier général s’exaspéra tellement des prodigalités de son fils, qu’il prit une résolution énergique : il lui supprima la pension de quinze mille livres qu’il lui faisait par année. Ce n’était pas précisément bien ingénieux, car, avec son nom et ses relations, Grimod, n’avait qu’à parler pour voir aussitôt toutes les bourses s’ouvrir devant lui ; cependant, ce ne fut pas ce moyen qu’il employa. Son père le punissait ; il accepta la punition de son père. Il demeura sans argent.

Seulement, un matin, il sortit avec la voiture du fermier général, car on ne l’obligeait pas à aller à pied, et il se rendit chez un de ses amis. Après une demi-heure de conversation : « Sortez-vous ? lui dit-il ; avez-vous quelque course à faire ? ma voiture est en bas ; je me ferais un plaisir de vous conduire.

– Comment ! s’écria l’ami, tout le plaisir sera pour moi. »

Ils montèrent en voiture. Jamais Grimod de la Reynière n’avait été plus prévenant. Arrivé à sa destination, l’ami voulut prendre congé de lui. « Non, fit Grimod, je vous attendrai. – Oh ! – Je n’ai rien à faire ; ne vous gênez pas. – Bon ! objecta l’ami, je ne reste là-haut qu’une minute. »

En effet, il revint en toute diligence.

« Et maintenant, où allez-vous encore ? demanda Grimod. – Mais… ce serait abuser. – Voyons, cherchez : n’avez-vous pas quelque autre visite à faire ? Je suis à vos ordres. – Vous me rendez confus… Eh bien, au Palais, où je suis attendu entre midi et une heure. – Très-bien ! »

Pendant la route, l’ami ne cessa de se répandre en excuses et en remercîments.

La voiture s’arrêta devant la grille de la rue de la Barillerie. « Serez-vous longtemps occupé ? dit Grimod. – Deux bonnes heures au moins. – Diable !

– Pourquoi me faites-vous cette question ? – Eh mais ! ne faut-il pas que je vous ramène ? »

L’ami était déjà sur le marchepied.

« Oh ! pour le coup, dit-il en riant, je ne le souffrirai pas : adieu, et croyez-moi votre serviteur. »

Il allait s’esquiver ; Grimod le retint.

« Comme vous voudrez, lui dit-il ; alors c’est un écu. »

L’ami resta stupéfait.

« Un écu, pourquoi ?

– Pour le prix de la course.

– Quelle plaisanterie est-ce là ?

– Ce n’est pas une plaisanterie ; je fais le service d’un fiacre ; c’est un écu que vous me devez. »

Il répéta ce manége assez de fois pour que le bruit en parvînt aux oreilles de son père. Celui-ci comprit la leçon et le rétablit dans ses quinze mille livres.

On a beaucoup prêté d’extravagances à Grimod, on lui en a trop prêté[5]. Nous refusons de croire aux 100,000 fr. qu’il arracha, dit-on, à son père au moyen des plus irrévérencieuses menaces ; nous ne savons sur quelle autorité s’appuie cette fable, et nous la repoussons comme tant d’autres qui nous semblent inventées dans un méchant but. On a tant d’ennemis lorsqu’on donne à dîner ! Sous l’enveloppe d’un paradoxe, cette vérité n’en est pas moins élémentaire : j’en appelle à tous les amphitryons.

Ce que nous pouvons moins contester, ce sont les torts qu’il eut envers le poëte Saint-Ange, le traducteur des Métamorphoses d’Ovide. Cette affaire, que nous allons rappeler, valut à Grimod de la Reynière un blâme presque unanime. Des vers à la louange de M. Fariau de Saint-Ange parurent un matin dans l’Almanach littéraire ; ils étaient signés Duchosal et se terminaient ainsi :

 

Ovide chantait comme un ange,

Saint-Ange chante comme un dieu.

 

Cette hyperbole qui égayait tout Paris, sentait d’une lieue la mystification. En effet, M. Duchosal désavoua publiquement ce morceau poétique. Grimod de la Reynière vit dans cet épisode matière à plaisanterie ; il transforma la réclamation de M. Duchosal en une plainte au Châtelet, et composa un Mémoire à l’appui, où il estime gravement que son client est en droit d’exiger des dommages et intérêts, applicables d’ailleurs à œuvres pies. Grimod de la Reynière avait beau jeu avec M. Fariau de Saint-Ange, taillé sur le patron de Poinsinet, mais plus turbulent et plus altier. Son mémoire fit grand bruit : il eut deux éditions en quatre ou cinq jours ; après l’avoir vainement fait rechercher à la bibliothèque des avocats, d’où il aura sans doute été exclu comme une parodie indigne de la gravité de cet ordre, nous avons fini par le rencontrer dans un cabinet de province. C’est un pamphlet amusant, mais d’une impertinence sans égale ; l’auteur commence par plaisanter le traducteur des Métamorphoses sur son pseudonyme de Saint Ange. Avant lui déjà, Gilbert s’était écrié :

 

Saint-Ange, sous ce nom, a-t-il plus de génie ?

 

Ensuite Grimod prend à partie son visage, sa taille, ses infirmités (il était un peu boiteux), ses vantardises et ses querelles au café du Caveau et au Musée de Paris ; il va jusqu’à raconter son mariage dans une note ainsi conçue : « Un honnête tapissier, homme d’esprit cependant, vient de faire épouser sa fille à notre adversaire, et ce, pour l’amour de la poésie. Cette union singulière a été célébrée au mois de novembre 1785, et sous les auspices les plus heureux. La jeune dame est douée de la plus gracieuse figure, et, ce qui vaut mieux encore, d’un excellent esprit. Il faut espérer de ses conseils et de ses soins la conversion de M. Fariau. Il en est épris au point de former toujours avec elle (dans les promenades) un angle de 45°, aimant mieux la considérer de loin que de la côtoyer de près. Nous l’invitons à réformer encore cette manie, qui, si elle n’ajoute pas aux ridicules de l’époux, peut nuire aux grâces de l’épousée et finir par donner à l’un et à l’autre un incommode torticolis[6]. »

Tout le Mémoire est sur ce ton de dérision, et, de plus, Grimod éclabousse en passant les entrepreneurs du Mercure, ainsi que plusieurs auteurs, Vigée et le marquis de la Salle. La péroraison est écrasante de dédain : « Ainsi donc, monsieur Fariau, remerciez-nous et profitez des leçons que renferme cet écrit, pour n’en pas mériter un jour de plus sérieuses ; quittez ce ton dogmatique et tranchant, qu’on ne pardonne qu’au talent supérieur et qu’on siffle chez l’homme médiocre ; laissez là cette prétention d’homme à bonnes fortunes, qui ne s’accorde pas plus avec votre triste figure qu’avec votre frêle constitution ; sachez respecter ceux même qui se moquent de vous, parce qu’ils le font pour votre propre intérêt ; ne prenez plus les épigrammes qu’on vous adresse pour des madrigaux en votre honneur ; troquez votre indécrottable vanité pour les manières d’un galant homme ; enfin, soyez comme tout le monde, puisque c’est la ressource de ceux qui ne peuvent être eux-mêmes ; et j’ose vous répondre qu’alors vous serez admis au café du Caveau ; que les comédiens, s’ils ne reçoivent point vos pièces, n’en berneront plus l’auteur ; qu’enfin vous coulerez paisiblement des jours dont le silence et l’obscurité doivent être désormais le partage. »

Certes, les avocats ne se sont jamais piqués de politesse ; cependant il en est peu qui aient poussé l’arrogance aussi loin. Le Parlement s’émut. Les gazetiers éclaboussés se déchaînèrent contre Grimod de la Reynière. Le journal de Bachaumont suivit l’affaire et donna les détails suivants :

« 31 mars 1786. – Les amis de M. de la Reynière, et surtout M. Mercier, l’ont fort chapitré sur son Mémoire, dont il aurait pu faire une brochure polémique seulement. Il a senti son tort et a fait aujourd’hui des avances pour sortir du mauvais pas où il s’est jeté. On a déjà offert douze mille livres à M. de Saint-Ange, qui les a refusées. Le cas de M. de la Reynière est d’autant plus grave que le sieur Duchosal n’a point signé de Mémoire, ne lui a donné aucun pouvoir et qu’il le désavoue même aujourd’hui. Tout ce que M. de la Reynière allègue pour son excuse, c’est que M. de Saint-Ange l’avait provoqué par quelques vers satiriques et par des critiques sanglantes. Le mezzo termine proposé par les avocats amis de la paix et respectant M. de Malesherbes, oncle de M. de la Reynière, c’est que celui-ci se désiste de son titre d’avocat : mais la justice n’en sévira pas moins contre le Mémoire et son auteur.

« 19 avril. – Le bruit court que M. de la Reynière a été enlevé lundi dernier par une lettre de cachet et conduit dans une maison de moines. Double injustice, en ce que d’abord cette punition n’est pas légale, ensuite en ce qu’elle le soustrait aux réparations qu’a droit d’exiger M. de Saint-Ange.

« 27 avril. – M. de la Reynière fils est décidément enfermé dans une maison de moines, près de Nancy. C’est le lundi saint qu’il est parti. On est fâché de ce coup d’autorité, qui n’a pu se frapper sans la participation de M. de Malesherbes, oncle du jeune homme, et qui, dans les principes de justice et de liberté, aurait dû s’y opposer. »

Ce fut dans une abbaye de chanoines réguliers, à Domèvre, que l’imprudent adversaire de M. Fariau de Saint-Ange fut si délibérément transporté. L’ordre de sa détention avait été délivré par M. de Breteuil, lequel passait pour être le cavalier servant de madame de la Reynière, et qui, dans cette occasion, écouta un peu trop le ressentiment que lui inspiraient quelques traits lancés contre lui par le jeune Grimod. Sept ans après, ce dernier, rappelant en peu de mots les causes de son exil, s’exprimait de la sorte sur le baron de Breteuil :

« Un ministre, dont le nom sera longtemps célèbre dans les annales du despotisme et de la brutalité, m’exila dans une abbaye au fond de la Lorraine. Il n’était nullement question du gouvernement dans mon Mémoire, et cet exil fut une vengeance personnelle du ministre, auquel, il est vrai, je n’avais jamais pris la peine de dissimuler mon profond mépris. »

VI

L’ABBAYE DE DOMÈVRE


Grimod de la Reynière demeura deux ans dans cette retraite. Il avait voulu être chartreux, il se trouva presque chanoine. Les soins et les égards ne lui manquèrent pas : il pouvait correspondre avec ses amis et recevoir des visites. Le directeur de l’abbaye était d’ailleurs un personnage très-distingué, qui parvint à prendre de l’empire sur son pensionnaire. « Je dois à son amitié et à ses conseils, écrivait Grimod, l’abjuration de quelques erreurs, l’oubli de quelques injustices et le repentir de beaucoup d’écarts. Il s’y est pris en homme d’esprit et qui connaît les hommes. Il n’a rien brusqué, sachant bien qu’avec moi c’était le moyen de tout perdre. Et avec le temps, la patience et la douceur, il a opéré dans mes idées une révolution dont je m’étonne moi-même et qui pourra tourner au profit de mon existence et de mon bonheur futurs. Ainsi, loin de désirer de quitter cette demeure, je souhaite au contraire que mon séjour s’y prolonge encore de plusieurs mois. Cela donnera le temps à mes résolutions nouvelles de s’affermir ; les prétextes de haines contre moi s’affaibliront, et je reparaîtrai à Paris comme un homme nouveau qu’il faudra juger tout différemment que par le passé[7]. »

Ces sages déterminations ne se démentirent point ; pendant tout le temps de son exil il se montra patient et fort résigné. Comme il n’avait pas été rayé du tableau des avocats et qu’il n’avait pas abandonné les affaires de ses clients, il fit venir de Paris un secrétaire avec qui il travailla beaucoup. Mercier, qui était toujours par monts et par vaux, aujourd’hui à Francfort, demain à Hambourg ou à Leipzick, vint le voir, et passa une semaine avec lui ; le sensible dramaturge prit beaucoup d’intérêt à son sort, et promit de s’entremettre auprès de sa famille. Grimod de la Reynière se montrait de bonne composition : il consentait à prendre une charge au parlement de Metz, où on le désirait ; mais, sur l’article des déjeuners et des soupers, il ne promettait rien et n’entendait rien accorder de ce qu’on paraîtrait exiger de lui comme un sacrifice. On conçoit dès lors que les négociations, de l’auteur du Tableau de Paris eurent peu de succès, – si peu de succès, qu’on refusa même à Grimod la permission de faire un petit voyage à Strasbourg, où le directeur de Domèvre voulait l’emmener.

Pendant son absence et dans un but qui ne peut être imputé qu’à la malveillance, on publiait sous son nom, dans Paris, une sorte de diatribe dirigée contre madame de Genlis. Il en fut beaucoup affecté, car jamais il ne s’était permis, non pas d’imprimer, mais même d’exprimer une opinion à propos de cette dame. M. Durozoir, dans une notice sur Grimod, publiée au supplément de la Biographie universelle (t. LXVI, année 1839), écrit ceci : « Le Songe d’Athalie, parodie-satire contre madame de Genlis, que Rivarol et Champcenetz avaient donnée sous son nom, n’est pas de lui, mais il ne réclama pas contre cette supposition. » C’est une erreur. Grimod de la Reynière envoya un désaveu complet de ce morceau à la Correspondance littéraire et secrète de Neuvied ; on peut le voir dans le n° 52 bis[8].

Plus tard, à ce sujet, il exhala de nouveau son mécontentement dans l’Alambic, publié en l’an XI : « Cette petite noirceur, dit-il, qui était un faux caractérisé, et sous ce rapport, justiciable des tribunaux criminels, n’en imposa à personne. Rivarol avait depuis longtemps perdu le privilège d’être cru sur parole. Pour Champcenetz, plus bête que méchant, c’était, au fond, un assez bon diable. »

Une seconde contrariété vint s’ajouter à celle-ci. Son imprudent ami Rétif de la Bretonne, qui, comme on le sait, écrivait d’après nature et n’a jamais inventé, s’avisa de reproduire tout au long l’histoire des amours de Grimod, dans le premier volume des Françaises. Grimod, quoique très-avide de publicité, ne put s’empêcher de lui en marquer son mécontentement dans une lettre qui nous éclaire sur la véritable nature de ses sentiments filiaux, et qui anéantit en même temps bien des calomnies : « Ce n’est pas sans la plus grande surprise, mon illustre ami, que, dès les premières lignes, je me suis reconnu sous le nom de Reinette, et que j’y ai vu mon histoire, ou peu s’en faut, avec madame Mitoire. Vous me permettrez cependant de vous dire que la peinture que vous faites de mon caractère et de ma conduite avec mes parents est un peu chargée et pourra fournir à mes ennemis des armes contre moi. Le plus acharné n’aurait pas dit pis, et cette phrase surtout : Il cessa d’honorer sa mère, s’approche de mes dissensions domestiques, et pourrait me faire le plus grand tort. Si j’ai des opinions, des principes et des façons d’agir différentes de celles des personnes à qui je dois le jour, je n’ai jamais cessé d’avoir pour elles le respect qui leur est dû à tant de titres, et si j’avais eu le malheur de m’en écarter, je désavouerais ces nuages comme des illusions à jamais détestables. Pourquoi donc consigner, dans un ouvrage où je suis désigné aussi particulièrement que si j’y étais nommé, une façon de penser qui n’a jamais été et ne sera jamais la mienne ? Je vous avoue que je ne puis m’empêcher de vous en vouloir un peu de m’avoir traduit devant le public sous ces odieuses couleurs ; je vous ai abandonné volontiers les divers événements de ma vie qui pourront trouver place dans vos ouvrages, mais je suis fâché que vous me déniiez des sentiments qui seront toujours chers à mon cœur, et que vous m’en prêtiez d’autres auxquels ma conduite extérieure peut malheureusement donner créance dans le public. Si vous voulez faire votre paix avec moi, répondez-moi bien vite ; ce n’est qu’à ce prix que j’oublierai ce dont je me plains. »

La réponse de Rétif m’est inconnue, mais on peut supposer qu’elle ne satisfit pas entièrement Grimod de la Reynière, car celui-ci revint peu de temps après sur le même grief, et développa de nouveau le chagrin qu’il en avait : « Ma sensibilité sur le rôle que je joue dans les Françaises n’a rien que de très-naturel ; on m’a prêté à l’égard de mes parents des sentiments trop étrangers à mon cœur pour que je ne sois pas vivement affecté à tout ce qui pourrait donner lieu à de nouvelles imputations. Je voudrais de bon cœur effacer de mes larmes tout ce qui a été écrit contre moi à cette occasion. » Devant une déclaration aussi franche, les reproches des biographes doivent tomber ; mais il fallait connaître cette lettre. Un peu plus loin. Grimod, ramené au souvenir de son amour pour madame Mitoire, s’attendrit sur cette page de sa jeunesse ; il dit : « Vous avez rouvert une blessure dont mon cœur saignera longtemps, et qu’un intervalle de neuf années remplies d’orages n’a pu encore guérir. Ah ! si vous m’aviez parlé de votre projet, je vous aurais donné des lettres de la céleste cousine ; vous auriez pu en imprimer quelques fragments qui n’auraient pas déparé votre nouvelle. » La céleste cousine ! combien ce mot, tout ridicule qu’on l’ait fait depuis, arrive sincèrement dans ces lignes ! comme il fait croire à l’amour de Grimod !

Restons encore sur cette lettre, où on le voit s’abandonner avec confiance, surtout avec simplicité ; écoutons-le parler d’un ton amer de l’indigne attachement qu’il fit succéder à sa passion pour sa cousine : « Ma réserve dans les affaires de cœur, écrit-il, a toujours été très-grande avec mes plus intimes amis, surtout lorsque l’objet n’était pas de nature à me faire beaucoup d’honneur. Vous ne sauriez croire combien cette malheureuse intrigue, qui m’entraînait malgré moi (j’aurais donné tout au monde pour en être délivré !) me coûtait de toute manière ; j’aurais voulu briser mille fois cette indigne chaîne, et j’étais retenu par un ascendant que je ne puis expliquer. Un cœur comme le vôtre, qui a éprouvé l’amour dans toute sa fureur, m’entendra à demi-mot. Enfin l’absence, la retraite, les bonnes réflexions m’ont ramené à moi-même. Je sens plus que jamais la vérité de ce principe, qu’on néglige trop pour être heureux : – c’est que le bonheur n’est que dans l’ordre. »

Est-ce bien Grimod de la Reynière qui parle ainsi ? Douze mois de séjour chez les chanoines de Domèvre lui ont-ils donc suffi à se dépouiller aussi complètement ? On le croirait presque à l’entendre. « J’ai perdu en énergie ce que j’ai gagné en méditation ; mon âme n’a plus de ressort, on ne m’accusera plus d’avoir un caractère. En un mot, je suis devenu comme tout le monde, moi qui me piquais de ne ressembler à personne. » Il n’aspire qu’à acheter une terre dans un coin de province, et, libre de toutes passions actives, à être renfermé dans la classe des êtres oubliés. Déjà même, devançant l’œuvre du temps, il chante son abjuration dans des stances dont voici le début :

 

De l’amour j’ai brisé les armes,

Ainsi que je l’avais promis ;

Mais loin d’en répandre des larmes,

J’en plaisante avec mes amis.

 

Plaisanter, se rire de l’amour, à vingt-neuf ans, est-ce bien possible, ou plutôt est-ce longtemps possible ? Non, les cœurs les plus éprouvés, ceux-là même qui se disent blessés à mort, ont quelquefois les retours les plus déconcertants du monde. Et dans ce cas, ce sont les philosophes qui souffrent plus que les ignorants : ils souffrent par toutes les plaies ouvertes de leur clairvoyance ; ils mesurent en frissonnant l’étendue et la profondeur du gouffre où ils se laissent choir. Il faut être Buffon ou Gœthe pour posséder la grande philosophie insensible. Mais un amateur de théâtre comme Grimod de la Reynière, un courtisan des jolies-lettres (je ne dis pas des belles-lettres), un homme qui a toujours vécu la rose à la main ou la serviette à la boutonnière, peut-il raisonnablement venir s’écrier, avant la trentaine : De l’amour j’ai brisé les armes !

L’amour n’allait pas tarder à le punir de cette fanfaronnade. Nous avons dit qu’il avait la permission de recevoir des visites à l’abbaye ; un jour, il arriva, nous ignorons d’où, des dames, nous ignorons lesquelles, qui soumirent à de nouvelles épreuves sa philosophie encore mal aguerrie. Du moins c’est ce que laisse supposer ce passage mystérieux de sa correspondance : « Le 3 juin, j’ai vu ici des dames que j’attendais depuis longtemps, et auxquelles il a fallu faire assidûment compagnie ; elles sont reparties le 11, et pendant ces huit jours, il ne m’a pas été possible d’écrire une lettre. Je viens de passer de bien heureux moments… On achèterait une telle semaine par dix années de souffrance, qu’on ne la payerait pas encore trop cher. Mais, motus !… Que ne puis-je entrer ici dans d’autres détails ! Mon cœur est plein, et la prudence me défend de le soulager… Votre pénétration suppléera à ce que ma plume ne peut écrire. Ah ! si les secrets de l’amitié étaient respectés à la poste, je n’en aurais aucun pour vous ! »

Voilà donc le roman de Grimod de la Reynière qui recommence de plus belle, en dépit de ses résolutions et des serments prononcés tout à l’heure sur l’autel de l’indifférence. À quoi faut-il rattacher cette inclination, qui se révèle d’une façon brusquement enthousiaste ? Il paraît qu’en recevant cette missive, si différente de celle qui l’avait précédée, son confident Rétif hocha la tête, s’inquiéta, prit des informations, et lui fit entendre que, depuis la rupture de ses relations avec la céleste cousine, il n’était pas très-heureux dans le choix de ses maîtresses. Grimod, incrédule et épris, ne lui répondit qu’en souriant, et avec ce ton d’assurance qui donna toujours tant de poids à ses fautes : « B***, qui va recueillant tant de sots propos et toutes les calomnies semées contre moi pour en régaler mes amis, B***, à ce qu’il me semble, vous a fait naître des soupçons sur la nature des sentiments que j’éprouve et sur le mérite de la personne qui en est l’objet. Je veux le laisser, lui-même les détruire ou les fortifier. Il est depuis huit jours dans le lieu qu’elle habite et bien à même de l’étudier. Or, comme il voit tout en noir, vous croirez sans peine que le bien qu’il pourra vous en dire n’est pas exagéré. » Qui ne reconnaît là le langage d’un amoureux cuirassé contre le doute et s’aveuglant à plaisir ?

À la fin, c’est-à-dire au bout de dix-huit ou dix-neuf mois, il s’ennuya résolûment de sa vie sédentaire. Il écrivit à sa famille les lettres les plus soumises et les plus tendres ; mais sa famille affecta de ne pas le croire sincère, et, animée contre lui par un grand nombre de clabaudeurs, elle conçut même un instant le projet de resserrer les chaînes de sa captivité. Grimod fut anéanti par cette nouvelle. Les lignes suivantes, écrites à la date du 23 novembre, témoignent de son accablement : « Croiriez-vous que, loin d’accélérer mon retour, on ne s’occupe qu’à prolonger mon exil ? Que dis-je ? On change ma prison en un cachot. Vous frémirez lorsque vous apprendrez qu’il est question de me transférer à Maréville, maison de force voisine de Nancy, destinée aux insensés et à ceux qui troublent l’ordre de la société par des délits graves ? Tel va peut-être bientôt être l’asile de votre infortuné ami ! C’est ainsi qu’on récompense dix-neuf mois d’une conduite sans reproches. Alors le désespoir achèvera de m’ôter le peu de santé qui me reste ; je tomberai du désespoir dans l’insensibilité, et l’insensibilité me conduira au tombeau. C’est le vœu de mes ennemis les plus chers ; il ne tardera pas à être rempli. Puisse au moins mon souvenir vivre dans la mémoire des lettres et de l’amitié ! Puisse-t-on honorer ma cendre de quelques regrets, et couvrir mon marbre insensible de quelques fleurs !… »

C’eût été, en effet, punir bien rigoureusement des peccadilles de jeunesse et un pamphlet. Sa famille s’épargna cette honte ; elle lui fit offrir de changer son exil en un bannissement, ce que, de guerre lasse, il accepta. Mais sa lettre de cachet ne fut pas levée pour cela, et ce fut sous la conduite d’un compagnon de voyage, – un espion gagé, – qu’il quitta l’abbaye de Domèvre et se mit en route un peu au hasard.

VII

RECHUTE AMOUREUSE


Sans être un égoïste, Grimod de la Reynière ne fut jamais heureux que par lui-même. Trop enclin à la raillerie pour provoquer la confiance, l’amour ne vint jamais au-devant de lui, ce fut lui qui alla perpétuellement au-devant de l’amour. S’il obtint quelquefois un peu d’affection, il ne le dut guère qu’à la curiosité ou au désœuvrement ; ce qu’il prenait pour de la tendresse n’était le plus souvent que de la charité. Heureux qui donne l’aumône, malheureux qui la reçoit ! Grimod de la Reynière la reçut toujours. Quelque chose qu’il imaginât, il ne put jamais faire qu’on se passionnât pour lui. Il accusa sans doute de rigueur le destin et de fatalité son étoile ; il ne devait accuser que lui-même. Qu’avait-il en effet pour passionner ? Rien, absolument rien. Il avait au contraire tout ce qui repousse et éloigne, – nous ne cessons pas de parler au point de vue des femmes : – d’abord une difformité physique, particularité toujours choquante et de laquelle détournent difficilement leur pensée celles qui n’ont jamais pu pardonner son pied-bot à lord Byron ; ensuite l’amour de la gastronomie, rivalité irritante et honteuse, ou du moins qui leur semble telle. Avez-vous jamais connu un gourmand aimé ? Enfin, premier ou dernier grief, c’était un homme d’esprit ! L’esprit, vice souverain, que les femmes n’absolvent à peine que dans les romans, monstre par qui elles redoutent toujours d’être vaincues. Soyez tout ce que vous voudrez pour réussir auprès d’elles, même honnête homme, mais ne soyez pas homme d’esprit. Elles ne sont faites, vous le savez bien, que pour les luttes où elles triomphent, c’est-à-dire pour les luttes de cœur ; le reste n’est qu’accessoire et chose importune. La première qualité qu’elles demandent à un amant, c’est le renoncement à tous ses goûts favoris, c’est le sacrifice, partant c’est l’esclavage. Grimod de la Reynière n’avait aucune de ces faiblesses chéries qui sont des flatteries indirectes, de ces lâchetés qui gagnent si bien un cœur féminin. Pour loger l’amour, il ne lui convenait point de chasser les autres hôtes de sa maison ; il prétendait à la fois aimer et bien dîner, aimer et écrire des livres, aimer et rester un original.

Aussi toutes ses ressources contre la misanthropie et l’abandon, il ne les tirait que de lui-même, de son invention féconde. Il animait la vie autour de lui et éperonnait les événements, autant pour s’étourdir que pour étourdir les autres. C’était faire le bruit pour ne pas sentir le vide. Et encore ce bruit, il le faisait à froid comme un comédien : ses farces, il ne les improvisait pas, il les préparait de longue main, il les raisonnait.

Rétif de la Bretonne n’est pas le seul avec qui Grimod ait correspondu pendant son séjour à Domèvre. Un amateur des plus raffinés et des plus méfiants, nature de sybarite et de diplomate, M. Joubert, avait conçu le projet d’aller le surprendre au milieu de ses moines ; sa santé et ses occupations l’en empêchèrent ; il lui en témoigna son regret dans les termes les plus suaves que pût lui suggérer sa science du monde. Un autre homme de lettres, bien différent, et qu’un trop ardent caractère jeta dans tous les excès antireligieux et démagogiques, Sylvain Maréchal, un des habitués des déjeuners philosophiques, s’empressa également de lui faire parvenir l’expression de sa sympathie. On voit, par la rencontre de ces deux noms et de quelques autres que nous n’avons pas relevés à leur lieu, qu’aucun esprit de parti ne guidait Grimod de la Reynière dans le choix de ses liaisons. N’ayant besoin de personne, il était affable avec tous, et, n’obéissant qu’à sa bienveillante curiosité, il laissait de côté les systèmes pour ne s’inquiéter que des individus.

Il retourna en Suisse, ainsi qu’il se l’était promis autrefois, à Lausanne et à Zurich. Dans cette dernière ville, il fut retenu près de quinze jours par Lavater, qui voulait sans doute prendre le temps de l’étudier. « On ne saurait croire, dit Grimod, combien la conversation de cet homme célèbre est animée, belle et intéressante. Il s’exprime en français avec un peu de difficulté, et crée souvent des mots pour rendre ses idées ; mais ce fréquent néologisme, loin de gâter son style, y jette singulièrement d’énergie. Son langage est aussi animé que celui de Diderot, et son âme est bien plus belle. J’ai eu le bonheur de lui inspirer un vif attachement, et je m’en félicite. »

Après une légère excursion en Allemagne, Grimod arriva à Lyon, où il séjourna plus de dix-huit mois, retenu, nous avons tout motif de le supposer, par cet amour mystérieux que l’on a vu se développer au sein même de l’abbaye de Domèvre. Ce fut à Lyon, en novembre 1789, qu’il apprit la révocation de sa lettre de cachet, révocation qui avait suivi de près le renvoi du baron de Breteuil. Cependant il ne se pressa pas de retourner à Paris, sachant que ses parents l’aimaient mieux de loin que de près, et redoutant, d’ailleurs, une fermentation politique à laquelle son inoffensive philosophie ne s’était pas attendue. Voici comment il s’exprime à la date du 27 août 1790 au sujet des événements révolutionnaires : « J’ai vu avec une vive douleur que vous étiez devenu (c’est toujours à Rétif qu’il s’adresse) un chaud partisan de notre exécrable Révolution qui anéantit la religion et les propriétés, la gloire des lettres, des sciences, des arts, qui nous porte au quatorzième siècle. Vous connaissez mon opinion sur les grands et les riches ; ainsi vous ne me soupçonnez pas, en pensant ainsi, de chercher à défendre leur cause ; mais je plaide celle de l’honneur, de la probité, du savoir et de la vertu, également outragés, dans le nouvel ordre de choses. Est-ce que cet enragé de Mercier vous aurait fait partager ses fureurs ?… Quoi de plus atroce, de plus redoutable que cet odieux comité des recherches, qui suppose des crimes pour se rendre nécessaire ! La Bastille et les lettres de cachet n’étaient rien auprès de ces nouveaux inquisiteurs. » De la part d’un homme encore tout meurtri par le despotisme monarchique, l’aveu est bon à recueillir.

Grimod avait à Béziers une tante, sœur de sa mère, madame la comtesse de Beausset, qui était une dame d’infiniment d’esprit et de raison ; il se rendit auprès d’elle et passa dans sa compagnie des journées on ne peut plus agréables. Les premières maisons de la ville lui furent ouvertes, et, comme on connaissait son goût pour la bonne chère (car pendant l’exil, le ver solitaire était revenu), on n’oublia rien de ce qui pouvait le flatter : « Perdrix rouges, veaux de roi, melons des dieux, huîtres larges comme des bénitiers, cailles grosses comme des poulets, lapins nourris d’herbes odoriférantes, fromage de Roquefort qu’on ne devrait manger qu’à genoux… » Après cette énumération pleine d’enthousiasme, il ajoute : « Il faut ici marcher d’indigestions en indigestions. » Ses éloges ne tarissent point sur le compte de M. l’évêque de Nicolaï, frère du premier président de la chambre des comptes, un homme de premier mérite et qui a la meilleure table de Béziers : « La Révolution, qui lui a enlevé quatre-vingt mille livres de rente, l’a forcé de supprimer de grands repas, mais il nous donne de petits dîners de huit à dix personnes, qui ne le cèdent en rien aux festins les plus somptueux[9]. » Bref, Grimod de la Reynière, soumis à toutes sortes de séductions, vivant dans un enchantement continuel, au milieu du plus beau et du plus fertile pays du monde, finit par se comparer à Télémaque dans l’île de Calypso, et à appeler de tous ses vœux un Mentor qui le précipite à la mer.

Hélas ! ce ne fut point Mentor qui lui fit abandonner ce délicieux séjour, ce fut Eucharis, la nymphe dangereuse et trop écoutée. Eucharis était une comédienne du Grand-Théâtre de Lyon (quelques-uns ont dit que c’était une danseuse) de laquelle Grimod-Télémaque était épris depuis assez longtemps, depuis certaine visite à Domèvre dont le lecteur n’a peut-être pas entièrement perdu le souvenir. Le théâtre, les comédiennes, voilà ce qui devait être le perpétuel et charmant écueil de ses résolutions ! Il en arrive ainsi de presque tous les hommes dont l’imagination a été doublée de bonne heure par les mollesses de l’art ; il leur faut plus tard les surexcitations des quinquets, de la musique, de la foule, l’attrait irritant de la rivalité ; il leur faut des femmes en vue, des actrices, des courtisanes renommées. Pour ces hommes si rompus aux roueries de l’existence, il semblerait que ce dût être le contraire, et que leur expérience effroyable leur est une garantie suffisante contre les enivrements de la rampe et du papier doré. Pas du tout. On les voit se prendre, plus aisément que des garçons merciers, aux filets éclatants tendus par ces sirènes, et se déshonorer en mille folies imprévues. Grimod de la Reynière devait subir le sort commun ; son amour, augmenté par des difficultés de toute espèce, atteignit un paroxysme où s’effacèrent les premières et les plus simples considérations de la famille et du monde. Il oublia, non pas ce qu’il se devait à lui-même, – car dans la route d’excentricité où il était entré, il ne faisait qu’ajouter un fleuron de plus à sa couronne d’avoine et de perles mélangées, – mais aux convenances sociales, à leur juste susceptibilité. Faut-il le dire enfin ? on s’y prend à deux fois pour avouer ces ridicules, et l’on en rougit comme s’ils nous étaient propres : Grimod de la Reynière, l’amoureux éploré de madame Mitoire, l’apôtre du célibat, l’ami de Lavater et de M. Joubert, l’épicurien de Béziers et l’indépendant de tous pays, Grimod de la Reynière épousa, – entendez-vous, – épousa, légitimement et publiquement, l’actrice, l’Eucharis du théâtre de Lyon.

Voilà cependant celui qui s’écriait quelques années auparavant :

 

De l’amour j’ai brisé les armes,

Ainsi que je l’avais promis ;

Mais loin d’en répandre des larmes,

J’en plaisante avec mes amis.

VIII

GRIMOD DE LA REYNIÈRE NÉGOCIANT


Grimod avait cassé les vitres. Ses parents ne voulurent plus entendre parler de lui. S’il avait eu l’intention de se venger de l’incarcération qu’ils lui avaient fait subir pendant vingt-cinq mois, il était certes bien vengé. Il venait de donner pour nièce à Malesherbes et pour belle-fille à sa mère, non pas même une bourgeoise, ce qui eût été pardonnable, mais une obscure actrice de province. De tels faits n’avaient pu s’accomplir que sous une révolution favorable aux mésalliances et intéressée à la confusion des diverses classes de la société française.

Mais si, aidé par le mouvement politique, Grimod de la Reynière s’était largement et audacieusement vengé d’un acte de despotisme, il faut ajouter aussi que cela avait été beaucoup à ses dépens. Bravée dans son orgueil, c’est-à-dire dans ce qu’elle avait de plus cher, sa famille le laissa abandonné à ses seules ressources. Il s’y était sans doute attendu, et il avait pris ses mesures en conséquence ; il n’hésita pas à suivre un exemple recommandé déjà par Sedaine dans son personnage du Philosophe sans le savoir, ce négociant gentilhomme qui enfouit ses titres dans un tiroir jusqu’au jour où, par son travail, il pourra leur rendre leur premier lustre. Grimod de la Reynière se voua au commerce, et montra que, tout en restant un original, il savait être un homme habile et actif. Cette partie de son existence n’en est pas une des moins honorables ; elle atteste une force réelle de caractère, d’heureuses aptitudes qu’il est rare de réunir, et si elle ne lui donne pas raison dans ses travers, du moins elle excuse beaucoup de ses caprices.

Grimod de la Reynière fut un des premiers fondateurs en France de ces entrepôts ambulants auxquels on a conservé le nom de bazars, réunion de toutes sortes d’objets et de marchandises. Il commença par aller tenir la foire de Beaucaire, qu’il ne connaissait point, et où il ne débuta vraiment pas mal ; de là il se rendit à Nîmes, et successivement à Lunel, à Montpellier, à Marseille. C’était un spectacle intéressant que de le voir s’empresser autour des chalands et faire l’essai sur eux de sa parole engageante. Mirabeau n’était qu’un marchand de draps pour rire ; Grimod, lui, y allait pour tout de bon, comme on fait lorsqu’on est marié et déshérité.

Tout en sacrifiant sur les autels de Mercure, il n’avait pas abandonné le culte d’Apollon ; dans les loisirs que lui laissait son négoce, utilisant sa grande facilité de composition, il semait sur sa route des brochures mêlées de vers et de prose, telles que Peu de chose et Moins que rien, suite de Peu de chose, ainsi que des éloges historiques des villes qu’il parcourait. Dans une de ces publications, on trouve un petit roman satirique et ténébreux, Mousseline la Sérieuse, où la plupart des noms sont anagrammatisés. Nous ne citons que pour mémoire ces opuscules. Il avait également ouvert à Lyon une souscription pour un ouvrage qui devait comporter quatre volumes in-octavo : les Considérations sur l’art dramatique, et il annonçait en outre un Essai sur le commerce en général et sur quelques commerçants en particulier. « C’est après avoir bien considéré mon sujet sous toutes ses faces, disait-il à propos de cet ouvrage, que je me suis décidé à le traiter. Cet essai sera très-utile aux jeunes négociants, dans un moment surtout où l’on croit que, pour exercer cette profession, il suffit d’ouvrir un magasin et de payer une patente ; par lui, les consommateurs apprendront à se défier de plus d’une espèce de fraude, et sauront peut-être gré à l’auteur de les avoir fait jouir à peu de frais du résultat de ses pénibles recherches et des fruits de sa propre expérience. » Je ne sache pas que ces deux ouvrages aient paru.

La Terreur ne le gêna ni dans son commerce ni dans ses distractions littéraires. Ne devons-nous pas, à ce propos, remarquer l’adresse de cet homme, en qui tout annonçait un fou ou tout au moins un imprudent, et admirer le tact parfait avec lequel lui, ennemi de la Révolution et fils de fermier général, porteur de la haïssable particule, allié à des maisons riches et nobles, il sut traverser une telle époque, non en se cachant ou en empruntant un masque démocratique, mais en conservant son humeur riante, son amusante faconde, en continuant à marcher le front levé et à pratiquer ses trois amours de la table, du théâtre et des vers ? Qui ne se fût attendu, de sa part, à des saillies dangereuses, à des exemples ou à des écrits compromettants, lorsque la surexcitation était dans tous les partis, lorsque les hommes les plus froids étaient amenés à sortir des gonds ? Reconnaissons donc en Grimod de la Reynière une prudence aisée, une sagesse habile, et cette souplesse sans effronterie qui est le lot des natures épicuriennes ; après avoir apprécié tout ce qu’il lui fallut de courage pour se créer une position indépendante, sachons apprécier tout ce qu’il lui fallut d’esprit pour dompter momentanément ce penchant à la critique qui lui faisait remonter le courant des usages.

Reconnaissons mieux encore : reconnaissons-lui le cœur d’un fils et ces qualités de dévouement qu’on lui a trop contestées. Victimes désignées à l’avance aux rigueurs du nouveau régime, son père et sa mère avaient été à leur tour enfermés comme suspects ou comme coupables. Au risque de sa propre sûreté, il accourut à Paris, la première fois depuis sept ans. Bien lui en prit alors de s’être assuré jadis des amis à tous les étages de la société ; bien lui en prit alors de sa petite opposition aux courtisans et de ses plaidoyers en faveur des pauvres. La fortune a des tours de roue qui ne manquent jamais de donner raison aux hommes prévoyants ; ce qui lui avait tant nui sous Louis XVI fut justement ce qui le servit sous la Terreur ; on exalta ce qu’on ne tolérait autrefois qu’à peine. Il put encore employer son crédit, faire des démarches, voir ceux de ses anciens convives que l’élection avait portés au pouvoir. La partie était belle pour lui ; il sollicitait la liberté de ceux qui lui avaient ravi la sienne !

Jusqu’au commencement de l’Empire, la vie de Grimod n’offre rien de particulier, ou du moins elle se perd dans les tintamarres et dans la fumée guerrière qui signalent l’avénement prodigieux du dix-neuvième siècle. La critique théâtrale paraît avoir été ce qui l’occupa le plus, à en juger par la collection du Censeur dramatique, publiée en 1797 et en 1798, et réunie par le libraire Desenne en quatre volumes in-8°, de 600 pages chacun. Ce journal était et est encore très-prisé des amateurs ; il avait beaucoup d’autorité et rendait des arrêts écoutés du parterre. Fleury, qui était un homme charmant, mais quelquefois irritable, fut tellement piqué d’un article du Censeur, qu’il s’oublia jusqu’à écrire à Grimod de la Reynière un billet dans lequel se trouvait cette phrase insolite : Vous en avez menti. Le billet avait toute la cavalière impertinence des petits-maîtres : il était sur papier à fromage comme les poulets amoureux du maréchal de Richelieu et il était orthographié comme les poulets du maréchal. Grimod de la Reynière ne se fâcha pas ; au contraire : il voulut rendre public son affront et il imprima le billet de Fleury, tel qu’il l’avait reçu, c’est-à-dire dans toute son innocence grammaticale. Le malencontreux : Vous en avez menti, produisait particulièrement un effet homérique ; c’était un assemblage colère de voyelles et de consonnes qui, de temps immémorial, n’avaient jamais eu la moindre relation avec ces quatre mots. Le pauvre comédien, bafoué par tout le monde, manqua d’en faire une grosse maladie ; et, sur la fin de ses jours, il ne prononçait qu’avec amertume le nom de Grimod de la Reynière.

Le Censeur dramatique servait aussi à son auteur (il faut bien le dire) de passe-port pour s’annoncer chez les actrices, et quelquefois de passe-partout. C’était particulièrement autour de la Comédie Française qu’il rôdait ; il affectionnait tellement ce théâtre qu’il en avait fait représenter les principaux pensionnaires sur une série de gilets brodés. Un des objets de ses soupirs fut longtemps mademoiselle Mézerai ; il lui écrivit, car on sait que les lettres ne lui coûtaient guère ; mais mademoiselle Mézerai ne l’écouta que d’une oreille, et finalement elle lui répondit en ces termes très-simples et sans moquerie : « Quand je vous ai prié, monsieur, de ne plus me parler d’un amour que je ne partagerai jamais, et de renfermer vos sentiments pour moi dans les bornes de l’amitié, j’étais bien loin de penser que vous chercheriez dans ce mot l’espérance ou le prétexte d’une liaison intime et d’une affection mutuelle. Quelque pure que puisse être votre amitié, il serait trop aisé de s’y méprendre… Ainsi, donnez à ce mot non pas le sens académique et grammatical que vous avez choisi, mais celui qu’il a reçu de l’usage et de la société… Vous me demandez de me parler au théâtre et de me voir quelquefois chez moi. D’abord, je vous observe que je n’aime ni le jeu muet, ni les conversations dans les coulisses ; c’est affaiblir l’attention qu’on doit à ses rôles, et sans doute le Censeur dramatique ne veut pas m’y exposer. Quant aux visites, je ne reçois chez moi comme ami que celles d’un homme que j’aime et qui m’a consacré sa vie. Si je ne me devais cette conduite à moi-même, je la devrais à son extrême attachement. Je suis fâchée que n’ayant pas l’honneur de vous connaître, il ne puisse pas me procurer le plaisir de vous recevoir[10]. »

Deux volumes très-compacts, intitulés : l’Alambic littéraire, vinrent s’ajouter quelque temps après, au Censeur dramatique. C’est une analyse raisonnée de quelques productions en vogue. À travers beaucoup de romans que sa politesse l’entraîne à recommander, – les Horreurs du Destin ou les Quatre Infortunés, – il rend compte quelquefois des livres honorables, tels que l’ouvrage de madame de Staël sur la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, Atala ou les Amours de deux sauvages dans le désert, par M. Fr.-Aug. de Chateaubriand, le Nouveau Paris de Mercier. Grimod de la Reynière accorde à chacun de ces ouvrages la justice qui lui est due, mais il faut reconnaître que si son jugement en matière littéraire ne manque, pas de rectitude en revanche il est un peu étroit et dépourvu d’élévation. Aussi l’Alambic, le Censeur, furent-ils impuissants à remettre son nom en lumière ; on ne s’occupa pas plus de l’écrivain que du gourmand, bien que ce dernier continuât toujours à être voué au ténia. La Révolution ne fut guère autre chose pour lui qu’une halte dans l’ombre. Sa haine pour ce temps d’alarmes s’en fortifia ; il n’en parle jamais qu’avec amertume, ou bien, comme dans les lignes suivantes, il le juge d’un mot, mais ce mot est écrasant : « Il est de fait que, pendant les années désastreuses de la Révolution, il n’est pas arrivé un seul beau turbot à la halle. »

La résurrection complète de Grimod ne date que du jour de l’apparition de l’Almanach des Gourmands, – son monument ! – Alors commença pour lui une nouvelle ère, fondée sur d’imposants travaux. On était sous le Consulat, et la renaissance gastronomique appelait tous les appétits intelligents.

IX

LES PÈRES DE LA TABLE


Suspendez au plafond les jambons de Bayonne et de Westphalie, couronnés de lauriers ! Que les terrines de Nérac s’unissent aux pâtés d’esturgeons et d’alouettes ! Que l’orgueilleuse carpe du Rhin s’étale à côté de la délicate truite génevoise ! Mariez au rouge éclatant des écrevisses le vert joyeux des asperges ; et, sur la nappe coquettement nouée à ses quatre coins, entassez, sans crainte de profusion, les bouteilles en forêt : celles-ci, nettes et solides, laissant briller à travers leurs flancs le vin rose de la Bourgogne ; celles-là, les fluettes bordelaises, arrachées violemment au travail des sœurs d’Arachné et toutes couvertes encore de leurs festons poudreux !

Allumez les bougies, tenez les portes closes ; que le silence, fils de l’attente, soit à peine troublé par ce léger bruit que donne le sourire en échappant à des lèvres impatientes, ou par ces derniers soupirs qu’exhalent les viandes gémissantes subitement ravies à la cuisson. Petits nuages odorants formés par la vapeur des mets, amoncelez-vous au-dessus de nos têtes et faites une atmosphère à nous enivrer !

Le Consulat et l’Empire ramenèrent l’appétit en France. Ce fut une belle époque, à l’abri de tout sarcasme. Nul mieux que le somptueux Cambacérès ne pouvait renouer la chaîne des traditions gastronomiques ; il se montra à la hauteur de sa mission, et fit de son hôtel, situé sur la place du Carrousel, un temple à Comus, où les adorateurs ne manquèrent pas. À leur tête était le célèbre d’Aigrefeuille, ancien procureur général de la cour des aides de Montpellier, un oracle en matière de dégustation, visage vermeil et rebondi, esprit éclairé et artiste. Cambacérès et d’Aigrefeuille ! à moins d’ingratitude, voilà deux noms que nous ne pourrons jamais oublier ni désunir ; ils ont ouvert les battants du dix-neuvième siècle et crié les premiers : Le dîner est servi ! Autour d’eux se pressait un bataillon d’élite, un bataillon sacré : Joseph Roques, appréciateur savant de toutes les combinaisons alimentaires ; le marquis de Villevieille, aussi maigre que d’Aigrefeuille était rebondi ; Brillat-Savarin, magistrat aimable, qui, les jours d’audience, incommodait tous ses collègues par l’odeur du gibier qu’il apportait dans ses poches pour le faire faisander ; Camerani, l’homme du potage étourdissant qui porte son nom, le phénix des potages, un potage qui, pour être bien fait, ne revient pas à moins de soixante francs pour deux personnes.

Fut-ce un effet de la diète subie trop longtemps sous la Révolution ? Le nombre des gourmands augmenta. À ces temps désastreux, où deux onces d’un pain noir et malsain formaient toute la nourriture d’un habitant de Paris ; où, avec une rame d’assignats, on ne pouvait, dans les campagnes, obtenir un sac de farine, succédèrent des temps de cocagne, où la table ne fut pas mise seulement pour quelques privilégiés, mais pour tout le monde. Le cabaret devint restaurant. La Révolution avait ruiné tous les maîtres de maison et mis les bons cuisiniers sur le pavé ; il ne leur restait plus qu’à s’employer au service du public : c’est ce qu’ils firent ; et ce qui n’était qu’une ressource extrême, un parti conseillé par la nécessité, devint pour eux l’origine d’une fortune extraordinaire[11]. Outre qu’ils popularisaient un art longtemps circonscrit dans les régions supérieures, ils travaillaient à leur gloire, et se forgeaient des noms qui durent encore. Ils furent d’abord aidés dans cette transformation par cette inondation subite de législateurs sans domicile, et par cette crue de nouveaux riches qui, ne voulant point tout d’un coup ouvrir maison et afficher un luxe qui aurait pu les trahir, entraînèrent par leur exemple tous les Parisiens au restaurant. Encouragés par le retour du numéraire, les halles commencèrent à se repeupler ; au son des écus, les bœufs de l’Auvergne et de la Normandie pressèrent leur pas grave pour arriver plus tôt sous la hache des bouchers ; les moutons du Cotentin et des Ardennes accoururent à toutes jambes pour se métamorphoser en éclanches et en côtelettes.

Heureusement inspirées et s’associant au mouvement général, plusieurs sociétés particulières s’étaient établies : la société du Gigot de Caen, la société des Gobe-Mouches, fondée et présidée par Jourgniac de Saint-Méard, connu par sa relation si dramatique des massacres de l’Abbaye, auxquels il échappa à force de présence d’esprit et de verve. À plus de soixante ans, Saint-Méard avait encore le bonheur de faire six repas par jour, ou, pour mieux dire, il n’en faisait qu’un seul, lequel commençait le matin et finissait le soir, pour recommencer quelquefois dans la nuit. Ce fut pour l’état-major de la société des Gobe-Mouches qu’un pâtissier exécuta une ruche entourée d’une multitude d’abeilles, tant en pâte d’office qu’en pastillage. – Dans cette même catégorie, bien qu’avec une étiquette spéciale, rangeons aussi ces réunions du Caveau, ces soupers de Momus, ces Dîners du Vaudeville, où la chanson, considérée comme élément principal, n’empêchait ni de manger ni de boire, au contraire. Un proverbe qui a obtenu les honneurs de l’alexandrin, ou un alexandrin qui est devenu proverbe, affirme que rien n’est facile à digérer comme les morceaux caquetés : qu’est-ce que c’est donc alors que les morceaux chantés ? Du reste, aucun doute n’est permis sur la solidité des repas des sociétés chantantes, lorsqu’on songe que parmi les convives habituels il y avait des gourmands réputés, ayant fait et faisant tous les jours leurs preuves, tels, que le gros et rubicond Ducray-Duminil, Dieulafoi, et celui qui s’écriait si gaiement :

 

À quatre heures, lorsque j’entre

Chez le traiteur du quartier,

Je veux que toujours mon ventre

Se présente le premier !

 

Un poëte pratique, celui-là, buvant le vin qu’il chantait, aimant pour tout de bon l’Iris ou la Fanchette dont il célébrait les appas, Désaugiers, enfin !

On pense bien qu’une telle réaction ne trouva pas Grimod insensible ; moins que jamais il voulut consentir à se laisser distancer. Malheureusement la Révolution avait pratiqué des brèches immenses aux biens des fermiers généraux ; tout au plus s’il pouvait encore, de mois en mois, renouveler quelques-uns de ces festins qui avaient fait sa réputation au siècle précédent. Or, pour peu que nous soyons parvenu à donner une idée de son caractère, il est évident que Grimod n’était pas homme à se contenter d’une place secondaire. S’il lui était impossible d’être le premier, au moins avait-il l’orgueil d’être classé à part, d’être le seul. Après de longues méditations, il crut avoir trouvé le biais qu’il cherchait : sans renoncer au beau rôle d’amphitryon, il s’empara du rôle, non moins beau et alors unique, de professeur. Professeur de l’art manducatoire ! Sur ce terrain, il était assuré de ne rencontrer aucune rivalité ; son autorité bien connue allait prévaloir d’un bout de la France à l’autre ; son jugement allait planer sur les tables les plus orgueilleuses, et l’ensemble de ses décisions doterait le monde d’un code chaque jour consulté, le code la Reynière !

Ce fut alors qu’il fonda l’Almanach des Gourmands, recueil inestimable, commencé en 1803 et continué jusqu’en 1811, avec un succès attesté par de nombreuses réimpressions. Il avait découvert sa vraie voie, celle où son talent d’écrivain, soutenu par des connaissances particulières et profondes, était le plus susceptible de relief.

X

L’ALMANACH DES GOURMANDS


L’Almanach des Gourmands, « par un vieil amateur » (Maradan, libraire), contient tout ce qu’il importe de savoir, depuis les recettes les plus rares et les découvertes les plus importantes, jusqu’aux innombrables manières de friser et de bâtonner les serviettes : – comment il faut s’y prendre pour les plier en coquille simple ou double, en forme de melon, de coq, de rat, de perdrix, de faisan, de poule avec ses poussins ou de pigeon qui couve dans un panier ; comment on leur fait figurer deux chapons dans un pâté, un lièvre, deux lapins, un cochon de lait, un chien avec son collier, un brochet, une carpe, un turbot, une mitre, un poulet d’Inde, une tortue, une croix de Lorraine ou une croix du Saint-Esprit. Le premier volume, qui a eu trois éditions en fort peu de temps, est divisé en douze chapitres indiquant les productions qui correspondent aux douze mois de l’année ; les autres volumes, moins resserrés dans leur plan, et par conséquent moins succincts, renferment des articles précieux sur les braisés, les coulis, les progrès de l’art du four, les ambigus, etc., ainsi que des considérations pleines de sollicitude sur la santé des cuisiniers. Un Itinéraire nutritif, ou promenade dans les principaux magasins, complète utilement ces travaux en donnant l’adresse des fournisseurs les mieux accrédités. Chacune des années de l’Almanach des Gourmands est dédiée à un mangeur illustre, à commencer par d’Aigrefeuille et à finir par le docteur Gastaldy, mort des suites d’une indigestion à la table de Mgr de Belloy, archevêque de Paris, et gourmet émérite lui-même.

Le succès de l’Almanach des Gourmands rapporta à son auteur un si grand nombre de cadeaux de toute espèce, tels que bourriches de gibier, marées princières, pâtés de guignards de Chartres, rouges-gorges de Metz, qu’il lui devint indispensable d’appeler autour de lui un jury dégustateur, composé d’hommes experts, pour l’aider à se prononcer sur le mérite de ces envois. Ce jury se réunissait une fois par semaine, et était organisé de la manière la plus imposante : il y avait un président, un vice-président, un chancelier et un garde des sceaux. Les échantillons étaient consommés sans que l’on connût les noms des auteurs ; et les jugements, recueillis par un secrétaire, n’acquéraient force de loi qu’à la séance suivante, par l’adoption du procès-verbal. Malgré la conscience de ces formalités, il s’est rencontré des personnes pour désapprouver en cette circonstance la conduite de Grimod de la Reynière. Nous ne pouvons nous placer au point de vue de leur délicatesse exagérée. « L’Almanach des Gourmands, dit-il en s’expliquant lui-même sur ce sujet, me rapporte beaucoup plus de bonne humeur et de joyeuses invitations que d’argent. Quant aux légitimations qu’il m’attire, elles me sont plus onéreuses que profitables, et je n’ai aucun intérêt à les voir accroître au delà du nombre nécessaire au bien de l’art ; on en devine la raison : ces légitimations seules ne peuvent composer un dîner, et il est aisé de voir que l’auteur emploie une partie de ses minces revenus pour soutenir la gloire de la gastronomie et garantir les plaisirs du public[12]. »

Chacun des volumes de l’Almanach des Gourmands est orné d’une gravure nouvelle, qui porte au bas : A.-B.-L. Grimod de la Reynière, inv. Ces gravures ingénieuses et fort compliquées sont invariablement accompagnées d’une explication qui n’est pas une des choses les moins amusantes du recueil ; nous copions l’une d’elles : « SUJET DU FRONTISPICE. Au milieu d’une belle et vaste cuisine, pourvue de tous les ustensiles nécessaires à son exploitation, on remarque un amphitryon en robe de chambre, recevant des mains de son chef de cuisine le menu du dîner du jour. Des casseroles sur les fourneaux, des pâtés dans le four, des entrées toutes marquées sur la table à dresser, un jeune marmiton qui trousse un poulet, tout annonce qu’un grand festin se prépare et qu’il règne dans ces préparatifs une activité qui contraste d’une manière heureuse avec le visage calme du cuisinier et l’air satisfait de l’amphitryon. Le peu d’espace que laisse le format de nos volumes n’a permis que d’indiquer cette scène touchante, dont on a été forcé de supprimer les accessoires les plus intéressants. L’intelligence des gourmands y suppléera ; et ils se rappelleront que le plus grand tableau qui existe en peinture, celui des Noces de Cana, du grand Véronèse, a suffi à peine à cet immortel artiste pour peindre des gourmands à table. »

Il y a beaucoup d’esprit dans l’Almanach des Gourmands, de cet esprit juste et point trop alambiqué : « L’étymologie du mot faisander annonce assez que le faisan doit être attendu aussi longtemps que la pension d’un homme de lettres qui n’a jamais su flatter personne. On le suspend par la queue et on le mange lorsqu’il s’en détache ; c’est ainsi qu’un faisan pendu le mardi gras est susceptible d’être embroché le jour de Pâques. » Grimod de la Reynière aimait la plaisanterie, mais il ne lui sacrifiait jamais la vérité ; chez lui un bon mot était un bon mot, et point du tout un paradoxe.

Il faut l’entendre, dans son zèle, gourmander les charcutières ou les pâtissières qui s’occupent trop de leur toilette au détriment de leur étalage, et qui partagent leur temps entre le salon et la boutique. L’assiduité à son comptoir, telle est la première qualité qu’il veut chez une marchande. Il n’a pas non plus assez d’énergie pour flétrir les vendeuses déloyales, celles qui se moquent de vous et vous disent des injures, « comme font madame Ducrot, rue Traînée, et madame Pouard, grainetière, au Cheval blanc, à la halle à la viande. » Celles-là, il les signale courageusement et les expose au pilori de la publicité ; il dit carrément leur fait à tous ceux qui écorchent les gens ; il prend en main la cause des opprimés ; témoin le trait suivant : « Nous devons au maintien de la police gourmande de signaler M. Grec, marchand de comestibles, passage des Panoramas, comme un homme de très-mauvaise foi. Il y a peu de jours qu’après avoir vendu à M. Francis, auteur dramatique, un pâté gâté, il a non-seulement refusé de le reprendre, mais même de le reconnaître ; et son insolente épouse a injurié en termes grossiers M. Francis, qui menaçait de déférer sa friponnerie à la société Épicurienne séante au Rocher de Cancale. » Mais autant Grimod de la Reynière se montre impitoyable envers ceux qui n’exercent pas leur métier avec aménité, autant il est complaisant envers les fournisseurs et les fournisseuses d’accortes manières, autant il a pour eux et pour elles des flatteries de choix. Il s’entremet dans leur vie privée, parle de leur intérieur et de leurs habitudes, badine sur leurs noms ou à propos de leur profession, enfin tient le public au courant de mille petits détails familiers. « Madame Simon, la bouchère, dit-il, bien convaincue que c’est un mari vivant qui console d’un mort, a fait ce que font toutes les bouchères : elle a épousé son étalier ; en sorte qu’au lieu d’un époux sec, long, noir et sur le retour, elle en a un gras, large, frais, couleur de rose et dans la fleur de l’âge. »

Sa dissertation à propos des dîners bruns et des dîners blonds est tout à fait ingénieuse. « Qui croirait, dit-il, qu’entre le teint d’une jolie femme et la couleur d’un dîner, il existe des points de comparaison et de contact, qui font naître une foule de rapprochements. Rien cependant n’est plus réel. Les dîners sont bruns ou blonds, selon que l’une de ces deux couleurs domine parmi les entrées qui les composent ; car ce sont ici les entrées seules qui comptent, comme c’est le visage seul qui détermine la couleur de la peau. Un homme versé dans les sciences gastronomiques reconnaît, au premier aperçu, à quelle couleur appartient le dîner auquel il assiste. Soit donc, par exemple, un premier service dont toutes les entrées, ou du moins le plus grand nombre, présentent des ragoûts dont la nuance est nécessairement foncée, tels que les civets, les compotes au roux, les hachis, les hochepots et cent autres mets qui appartiennent plutôt à la cuisine vulgaire qu’à la haute cuisine, notre observateur décidera que c’est un dîner brun, et par conséquent d’une catégorie inférieure ; car il est à remarquer que toutes les entrées brunes sont d’un travail beaucoup plus facile que les autres, parce que rien de plus aisé dans ces sortes de nuances que de masquer les fautes.

« Si, au contraire, il voit que ce premier service présente une réunion de ces entrées délicates et fines dont la couleur se rapproche plus du blanc que de toute autre, telles que les béchamels, les quenelles, les fricassées de poulets, les émincés aux concombres, les grenadins aux crêtes et une foule d’autres plats difficiles, dont les poissons les plus recherchés, les viandes les plus tendres et les volailles les plus délicates font partie, – il décidera que c’est un dîner blond, fruit du travail et des méditations d’un artiste de première classe : car un dîner blond est très-supérieur en tous points à un dîner brun, que tous les cuisiniers peuvent, sans beaucoup de peine, faire passable, tandis qu’il faut tout l’art des Morillon, des Véry, des Robert, pour s’élever à la hauteur de l’autre. »

Souvent l’enthousiasme de Grimod ne connaît aucune limite. « On mangerait son propre père à cette sauce ! » s’écrie-t-il après avoir complaisamment décrit la manière de mettre les grives au genièvre. Comme Buffon, il a l’expression pompeuse et la phrase cadencée ; comme lui également, il ennoblit tout ce qu’il touche ; rien n’est bas sous sa plume ; il se promène longuement à travers les régions souterraines où glapissent les casseroles, sans en rapporter un grain de charbon sur son jabot, une tache de graisse à ses manchettes. Pourtant, il ne dédaigne rien, et le modeste fricandeau à l’oseille a droit aussi bien à son attention que l’orgueilleux filet de bœuf en talon de botte à la glace. Ses métaphores sont brillantes, ses comparaisons toujours justes et heureusement choisies ; il appelle le brochet l’Attila des rivières, et le cochon l’animal encyclopédique par excellence. Mais c’est surtout dans le dictionnaire de la galanterie qu’il s’attache à puiser ses plus séduisantes périodes, ses plus ingénieux rapprochements. Une pêche lui rappelle à la fois le teint de madame Belmont, la peau veloutée de mademoiselle Arsène, l’éclat de madame Giacomelli, la bouche de rose de mademoiselle Mars ; – il n’est pas jusqu’au noyau dans lequel il ne trouve l’image du cœur de plusieurs femmes insensibles. On voit que sur ce terrain Grimod de la Reynière pouvait en remontrer à M. Emmanuel Dupaty.

Cependant, quelque galant qu’il se montre toujours, ce n’est pas à table que la place du beau sexe lui semble marquée. Il établit une ligne de séparation entre l’amour et la bonne chère ; sa politesse en murmure intérieurement, mais il s’est institué le gardien incorruptible du principe. Dans le sixième volume de son Almanach, deux poëtes, Despaze et Coupigny, agitèrent ce très-délicat sujet des dîners avec les femmes et des dîners sans les femmes. Despaze le satirique disait :

 

Voulez-vous tuer nos saillies.

Nos bons mots, nos transports si doux,

Faites que dix femmes jolies

Prennent place au milieu de nous.

 

Le sentimental Coupigny prétendait au contraire que :

 

Du soin de nous vaincre occupée,

Cypris est sûre de ses traits,

Lorsque la pointe en est trempée

Dans un vin pétillant et frais.

 

Grimod de la Reynière, après avoir écouté l’une et l’autre partie, prononça résolument cet arrêt : « La thèse que deux poëtes aimables défendent avec autant d’esprit que de grâce et de gaieté n’a jamais formé un problème parmi les vrais gourmands. Tous sont d’accord, en effet, que les femmes, petites mangeuses, et qui trouvent toujours le temps long à table, parce que c’est le lieu où l’on s’occupe le moins d’elles, doivent être bannies de tout repas savant et solide. » La concession arrive néanmoins, et il ajoute : « Mais, dans le cours ordinaire de la vie, particulièrement dans les soupers, où l’on prise plus ce qui entoure la table que ce qui la couvre, elles seront toujours les bienvenues. » Cette conclusion est sèche ; il tolère les femmes, il ne les admet pas : encore n’y a-t-il qu’une seule catégorie de femmes, – les actrices, bien entendu, – dont la société lui paraisse quelque peu agréable et ne paralyse pas l’action effrénée de ses mâchoires.

XI

UNE ÉPREUVE


Voici la lettre que reçurent un matin les membres du jury dégustateur et une centaine d’autres individus :

« Madame Grimod de la Reynière a l’honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu’elle vient de faire dans la personne de son mari. – Les obsèques auront lieu aujourd’hui mardi, 7 juillet. Le convoi partira de la maison mortuaire, rue des Champs-Élysées, n° 8, à quatre heures précises. »

Mort ! Grimod de la Reynière était mort ! Cette nouvelle se répandit dans Paris avec la rapidité de la foudre. Comment était-il mort ? Depuis quand était-il mort ? Personne ne pouvait répondre à ces questions.

D’autre part, on s’étonna de l’heure inaccoutumée de l’enterrement, qui était précisément celle du dîner ; quelques estomacs en murmurèrent. Néanmoins, la plupart de ceux qui avaient reçu des lettres de convocation furent exacts au funèbre rendez-vous. Il y avait là Cailhava, qui portait suspendue à son cou une dent de Molière enchâssée dans un médaillon ; Mercier, coiffé de son immuable chapeau à cornes ; Geoffroy (avec qui l’on veut que Grimod de la Reynière ait collaboré pendant quelque temps), et tous les grands cuisiniers de Paris. Reçus dans une salle d’attente, ils apportèrent leur visage chagrin, se demandant l’un à l’autre, à voix basse, comment la mort n’avait pu faire qu’une bouchée d’un tel homme. Pendant ce temps-là, des personnages à figure sinistre circulaient en se transmettant des ordres, et en portant par intervalles un mouchoir à leurs yeux.

Tout à coup un signal se fait entendre ; les amis et connaissances croient que c’est celui du départ et s’échelonnent déjà par couples, en se dirigeant vers l’escalier, lorsque, ô surprise ! ô coup de théâtre inattendu ! une porte s’ouvre avec fracas, et, laissant échapper un flot de lumière, montre à tous les regards une table gigantesque, servie magnifiquement, au milieu de laquelle Grimod lui-même, Grimod vivant, appelle ses amis !

Nous laissons à penser ce que fut ce festin, et de quelle gaieté fut suivie la sensation pénible occasionnée par la fausse nouvelle du trépas de l’amphitryon. Grimod de la Reynière, en renouvelant la fantaisie de Charles-Quint au monastère de Saint-Just, avait d’ailleurs un motif : il voulait savoir quels étaient ses meilleurs et ses plus sincères amis, et pour cela, jugeant tout le monde à son aune, il n’avait rien trouvé de mieux, que de les déranger à l’heure de leur dîner, – estimant, disait-il, qu’un tel sacrifice est la plus grande preuve d’affection qui se puisse donner.

Cette aventure est une de celles qui eurent le plus d’écho ; elle servit à augmenter la popularité de ses œuvres, car l’Almanach n’est pas son seul titre à la reconnaissance publique. Il voulut y joindre le Manuel des Amphitryons et le Journal des Gourmands et des Belles, qui rentre dans la concession galante. – Ce journal, qui paraissait tous les mois en cahiers in-18, contient dans son premier numéro un portrait gravé de Grimod, la tête haute, le nez aquilin, la bouche vive, railleuse, l’œil assuré.

Ce fut à partir de la publication du Journal des Gourmands et des Belles, que (dérogation sensible !) quelques femmes, – je veux dire quelques actrices, – commencèrent à être admises aux séances du jury dégustateur. Outre mademoiselle Émilie Contat, dont une intimité de plus de vingt ans avec Grimod de la Reynière autorisait la présence, on y vit tour à tour mademoiselle Mézerai, qui s’était enfin décidée à accepter une amitié persévérante ; mademoiselle Desbrosses, etc. ; mais ces dames n’avaient que voix consultative.

Le Journal des Gourmands et des Belles, après avoir subi divers changements de rédaction, devint quelques années plus tard l’Épicurien français ; mais alors Grimod de la Reynière s’en éloigna complétement, laissant les faridondaine et les faridondon remplacer ses dissertations savantes[13].

Le Manuel des Amphitryons parut en 1808, chez les libraires Capelle et Renaud. Il est orné d’un grand nombre de gravures en taille-douce destinées à faciliter la connaissance de la dissection des viandes, depuis l’aloyau jusqu’au carré de mouton, surnommé le rôti du philosophe, et depuis l’alouette, petit faisceau de cure-dents, jusqu’à l’outarde, qui renferme sept chairs de couleurs différentes. C’est un catéchisme de poil et de plume, complété par une vaste série de menus pour toutes les saisons, et par un traité de politesse gourmande, où nous avons peut-être à reprendre une trop grande rigueur, – comme dans ce chapitre où l’auteur prétend que rien ne peut dispenser un maître de maison de donner un repas pour lequel les invitations ont été lancées, ni la maladie, ni l’incarcération, ni la mort même ! Il doit dans ces cas, selon Grimod, se faire remplacer et charger un ami, soit de vive voix, soit par testament, de remplir pour lui les fonctions d’amphitryon. Évidemment les indifférents, les gens sobres et généralement tous ceux qui ne sont point pénétrés de l’importance d’un festin, ne pourront s’empêcher de murmurer : Voilà un mangeur bien farouche !

Néanmoins, il s’est toujours défendu, avec raison, du reproche de gloutonnerie ; il avait une hygiène à lui propre, une sobriété particulière et relative, – qui sait ? un secret peut-être ! Ce secret, il l’a emporté, comme un autre Nicolas Flamel, en ne nous laissant que l’admiration et le regret. « Le gourmand n’est point un homme vorace, dit-il en quelque endroit : il mâche plus qu’un autre, parce que cette fonction est pour lui un véritable plaisir, et qu’un long séjour des aliments dans le palais est le premier principe du bonheur. »

C’est cette ferveur constante, qui donne à ses paroles tant d’autorité. Toujours il est plein de son sujet, et ce n’est pas là un de ces amateurs superficiels et gouailleurs dont on doive considérer les écrits comme des badinages de cabinet. Grimod, lui, paye de sa personne ; l’homme est caution de l’écrivain, et sa vie tout entière est là pour répondre de la sincérité de ses ouvrages. « Pleure, si tu me veux faire pleurer, » dit un grand précepte de critique. Mange, si tu veux me faire manger ! Grimod de la Reynière s’est fait une loi de cet enseignement : – Faites ce que je dis, car je dis ce que je fais !

En conséquence de ces principes, il allait lui-même faire ses emplettes à la halle ; pour cela, il revêtait son habit le plus splendide, ses dentelles les plus fines. Derrière lui marchaient trois domestiques, porteurs de grands paniers.

Quelques-uns des aphorismes disséminés dans le Manuel de l’Amphitryon et dans l’Almanach des Gourmands ont fait leur chemin ; beaucoup même, parmi ceux que nous allons choisir, sont passés à l’état de proverbes, sans que les gens qui les emploient journellement puissent en indiquer l’origine. Faisons cesser cette ignorance, et rendons à Grimod ce qui appartient à la Reynière :

« Le vin du crû, un dîner sans cérémonie et de la musique d’amateurs, sont trois choses également à craindre.

« En général, la cuisine a cela de commun avec les lois, qu’il ne faut pas la voir faire pour la trouver bonne.

« Quelques personnes redoutent à table une salière renversée et le nombre treize. Ce nombre n’est à craindre qu’autant qu’il n’y aurait à manger que pour douze. Quant à la salière, l’essentiel est qu’elle ne verse point dans un bon plat.

« Le fromage est le biscuit des ivrognes.

« Il est commode de dîner tard, parce qu’on peut alors concentrer toutes ses pensées sur son assiette, ne songer qu’à ce qu’on mange, puis s’en aller coucher après.

« Un vrai gourmand aime autant faire diète que d’être obligé de manger précipitamment un bon dîner. »

Ces maximes, ainsi que beaucoup d’autres, se retrouvent dans un volume anonyme intitulé Gastronomiana et publié sous l’inspiration évidente de Grimod de la Reynière. La vignette est signée de lui ; elle représente un homme qui déjeune avec des huîtres et des pâtés ; au-dessous on lit : « Le plus mortel ennemi du dîner. » Grimod, en effet, avait fini par ne plus déjeuner à fond ; il réservait ses forces pour la soirée, et il faisait bien, selon nous.

Ce n’est pas que, de loin en loin, quelques protestations satiriques ne vinssent à s’élever contre ce fougueux gastrolâtre ; l’une des plus piquantes fut L’Almanach perpétuel des pauvres diables « pour servir de correctif à L’Almanach des Gourmands, » par un amateur, peintre, musicien et poëte. La dédicace à Baculard d’Arnaud est un chef-d’œuvre d’esprit triste et charmant ; aussi la citerons-nous presque entière.

 

« À Monsieur Baculard d’Arnaud, doyen des pauvres diables.

« Monsieur,

« Que le digne rejeton d’illustres gourmands dédie un cours élémentaire et classique de gourmandise au gros et gras M. d’Aigrefeuille, moi, c’est sous vos maigres auspices que j’ose publier aujourd’hui l’almanach de ceux qui, comme vous, ont beaucoup de mérite, beaucoup d’appétit et peu d’argent. À Dieu ne plaise que j’emploie jamais pour protecteurs de mes écrits ceux que l’on jugerait plus dignes d’une fourchette d’honneur que d’un fauteur académique ! Je préfère l’estime des bons écrivains qui savent mieux faire l’analyse d’un ouvrage que le partage d’une poularde, et qui, toujours fidèles à la pureté de notre langue, ne peuvent s’accoutumer au mot néologiste de restaurateur, et ne reconnaissent que ceux de traiteur, aubergiste, parce qu’ils sont consacrés par notre ancien langage.

« Ne soyez point humilié, monsieur, si votre nom paraît à la tête d’un ouvrage composé principalement pour ceux qui n’ont jamais eu ou ont perdu le moyen d’être gourmands. Votre ancienne gloire vous dédommage assez des bons repas que vous ne faites plus, et l’estime de la postérité vaut mieux que tous ceux que vous pourriez faire encore. Que vous importent de bons morceaux et de bons vins, dont vous partageriez la jouissance avec des hommes dont le sentiment n’a jamais été mis à l’épreuve et dont la sensibilité n’a jamais fait les délassements ! Si vous en êtes réduit à des mets communs et à des petits repas, n’avez-vous pas aussi vos jouissances ? Quand, possesseur d’un petit écu dont votre parole est un gage assuré, et assis à la table d’un traiteur, vous parcourez d’un œil attentif sa carte qui ne vous présente que des mets solides, sains et peu chers, pensez-vous à tous ces monstres de la mer et des forêts qui, de leur dépouille, couvrent la table des gourmands ? Plus habile que tous les Apicius anciens et modernes, votre appétit met à tout un assaisonnement inconnu à l’estomac dégoûté des habitués de Beauvilliers et de Véry, etc., etc.

« J’ai l’honneur de vous saluer.

« L’ANTI-GRIMOD. »

 

Entièrement écrit sur ce ton dolent, l’Almanach des pauvres diables ne recommande que les haricots, les mirontons, les pommes de terre, les châtaignes et les goujons « ces pauvres diables des rivières ; » il ne prône que le cidre, la bière, le vin de Suresne ou celui d’Orléans : « Le vin de Suresne est déchu, il est vrai, de son ancienne réputation ; mais pour lui rendre justice, nous devons assurer qu’il est apéritif, aimable, d’un piquant agréable, et qu’on peut le boire dans de grands verres ; et même que, dans un repas, il peut égayer les convives et faire naître quelques plaisanteries, comme deux cavaliers montés sur un âne dans une cavalcade peuvent faire rire et rire eux-mêmes de leur monture. »

Par opposition aux itinéraires nutritifs de Grimod de la Reynière, L’Almanach des pauvres diables imagine un voyage de deux auteurs, qui mettent autant de soin à éviter les étalages de comestibles que L’Almanach des Gourmands en met à les rencontrer. Les deux auteurs descendent le faubourg Saint-Marceau, la rue Copeau et s’arrêtent un instant au jardin des Plantes ; ils passent devant l’Hôtel-Dieu, d’où quelques-uns de leurs amis les saluent par les fenêtres, ils arrivent ensuite à la place de Grève, sans trouver rien qui puisse offenser la modestie de leurs regards et donner des regrets à leurs estomacs ; ils assistent aux cours publics, vont se chauffer dans les bibliothèques, et finissent par dîner dans une gargotte à un franc vingt centimes, à côté de Rétif de la Bretonne.

Ce spirituel opuscule est complété par un « dictionnaire portatif de quelques pauvres diables, » où l’on distingue les noms de Saint-Ange, de Palissot, de Martainville, de Bernardin de Saint-Pierre, « ruiné par les contrefacteurs et préparant un supplément à ses Études de la nature, supplément qui aura pour titre : Les légumes en harmonie avec l’estomac des gens de lettres. « Quant au poëte Lebrun, il n’a « jamais le cauchemar, et ce n’est pas pour lui que « l’école de Salerne a dit : Assieds-toi quand tu as dîné[14]. »

Nous demandons pardon à nos lecteurs de cette pause dans la maigre chère et dans la pauvreté ; mais il fallait une ombre à notre tableau. À présent, nous n’y reviendrons plus.

XII

DERNIÈRES ANNÉES


Après la chute de l’Empire, Grimod de la Reynière se retira au château de Villers-sur-Orge, près de Longjumeau. Il avait été faire sa cour aux Bourbons, dans son ancien costume d’avocat au parlement ; mais soit que les Bourbons ne vissent pas avec plaisir ce représentant des folies d’un autre siècle (Grimod n’avait rien cependant des aspects d’un fantôme), soit tout autre motif que nous ignorons, il fut reçu assez froidement. Peut-être Louis XVIII, qui jalousait tout le monde, jalousait-il en lui le cuisinier. C’était mal ; car enfin l’auteur de l’Almanach des Gourmands avait toujours été fidèle à ses rois ; il ne s’était jamais rallié à Napoléon, bien qu’il rendît justice à son génie. Et encore, un regret se mêlait-il continuellement à l’admiration que lui arrachait le grand capitaine : « – Ah ! disait-il, si l’empereur s’était adonné à la cuisine plutôt qu’à la guerre, qui sait où il se serait arrêté ! »

On doit supposer qu’il fut blessé de l’accueil des Bourbons, car il ne reparut plus aux Tuileries. La mort de son père et de sa mère l’avait rendu possesseur d’une fortune suffisante ; il crut avoir assez fait pour les lettres, et il borna définitivement le cours de ses productions.

Le château de Villers-sur-Orge est environné d’un paysage infiniment agréable ; des fenêtres on voit la tour de Montlhéry, et les lointains sont fermés par les masses vaporeuses de la forêt Sainte-Catherine. Une lettre inédite de Grimod au marquis de Cussy complétera cette description : « … J’accepte avec reconnaissance pour la vallée de l’Orge les éloges poétiques que le docteur Rocques a bien voulu en faire. Si le voisinage ne m’aveugle pas, et en dépit des propos contemptifs de la Bourgeoise (sa femme, sans doute), je crois qu’en effet ce pays offre à l’amant de la nature des jouissances de plus d’une espèce. Horizon étendu et varié, rivière jolie dans sa petitesse et pittoresque dans son cours, végétation admirable et qui s’y renouvelle sans cesse, forêts charmantes quoique jeunes, prairies fraîches et émaillées, variété de plantes vigoureuses et chères au botaniste comme au dessinateur, enfin assortiment complet de poisons qui ont fixé les regards du plus savant et du plus élégant des physiographes, bien accoutumé cependant à trouver sur son chemin des plantes délétères ; voilà ce que, sans flatterie, l’on peut, je crois, dire de Villers-sur-Orge et de ses entours. Que sera-ce si, monsieur le docteur nous accordant deux jours, il nous permet de le conduire sur la montagne qui commence au Rocher de Sceaux et qui s’étend jusqu’à Marcoussis ? C’est là qu’il verra un site vraiment pittoresque, des accidents de végétation vraiment faits pour l’intéresser, et des positions si agrestes et si romantiques que l’on peut se croire dans un désert, à cent lieues de tous pays habités. Joignez à cela la fricassée de champignons, que nous mangerons avec confiance quand ils auront été cueillis par ses mains savantes, etc.[15]. »

Au fait, je m’étonnais de ne point voir arriver la fricassée de champignons.

Les personnes qui ont été admises dans le château de Villers-sur-Orge en ont rapporté des choses phénoménales. C’était un château monté et machiné comme un théâtre ; après la mort de Grimod, il fut acquis directement par M. Mesner, qui le trouva couvert d’inscriptions du haut en bas, en outre des curiosités de toute sorte, des planchers tournants, des corridors secrets, des observatoires dérobés et des tuyaux acoustiques, dont on sait que l’auteur de l’Almanach des Gourmands, curieux et mystificateur, aimait à s’entourer. Avant de procéder à des réparations indispensables à une appropriation nouvelle, M. Mesner voulut qu’on relevât ces inscriptions, témoignage de la puérilité et de l’épicuréisme méthodique de son prédécesseur. Une copie nous en a été obligeamment transmise.

En été, Grimod de la Reynière avait l’habitude de faire dresser la table dans la cour d’entrée du château, sous un magnifique catalpa. Un règlement ainsi conçu était apposé à l’extérieur :

 

« SALLE DU JURY DÉGUSTATEUR

« Par ordonnance spéciale du jury dégustateur,

« L’entrée de la cour de la première succursale champêtre du jury dégustateur est formellement interdite :

« Aux charrettes attelées de plus d’un cheval.

« Aux voitures non suspendues, de quelque nature qu’elles soient.

« À tous valets étrangers accompagnant leurs maîtres.

« Par mandement du jury dégustateur,

« Le secrétaire greffier préposé aux légitimations,

« ALPHONSE PINARD. »

 

On lisait ensuite au-dessus de la porte d’entrée : Scholæ juventutis. Cette porte avait deux battants ; sur le battant de droite :

 

Dans ce château, qui n’est point ordinaire,

De rien au monde il ne faut s’étonner ;

De rien aussi l’on ne doit se fâcher,

C’est le plus sûr moyen de plaire et de s’y plaire.

 

La tirade de Collin-d’Harleville : Chacun fait des châteaux en Espagne, était reproduite sur le battant de gauche.

Toutes ces inscriptions, disons-le avant de continuer, étaient bel et bien imprimées, et non point écrites à la main.

La porte de la cave montrait cette devise laconique : « Vive le vin ! vive l’amour ! »

La porte d’office, en revanche, était encombrée de prose et de vers : « Malheur à ceux qui n’entendent pas la plaisanterie ; ils sont indignes de se griser à la table du jury dégustateur, et même à celle de la succursale champêtre. » Venaient ensuite d’innocentes maximes : « Indulgence pour les autres, justice pour soi-même, gaieté, santé et appétit incommensurable sont trois grands moyens d’être heureux et de faire le bonheur de tout ce qui nous approche. » À Dieu ne plaise que nous fassions le procès à ces sages recommandations ! Elles étaient complétées par les couplets du vaudeville des Deux Edmond ; Vins de Suresne, vins de Brie, Déguisez-vous, etc.

À l’entrée de l’escalier : « On ne peut parler à M. Grimod de la Reynière avant midi, ou bien de dix à onze heures du soir. Les lettres sont reçues à toutes heures. »

Montons l’escalier. La salle à manger d’apparat, ou salle principale des séances du jury dégustateur, était située au premier étage ; inutile de dire que c’était la pièce d’honneur du château, et que tout avait été sacrifié à sa décoration.

Un corridor menait à la bibliothèque ; dans ce corridor, la fantaisie du propriétaire s’était donné carrière libre : l’œil était arrêté à chaque pas par les manifestations de sa joyeuse doctrine. Nous copions ici au hasard : « Il vaut mieux se griser avec du vin qu’avec de l’encre, cela n’est pas si noir. Signé : Badion, ancien bâtonnier de Saint-Dizier. » En voici une autre du même goût : « Il y a trop de vin sur la terre pour dire la messe, il n’y en a pas assez pour faire tourner les moulins ; donc il faut le boire. (Conversation de M. Gabriel, ci-devant chanoine régulier de la congrégation de N.-S. et procureur de l’abbaye de Domèvre. Il était digne d’être général de l’ordre des Bernardins.) »

Toujours dans le même corridor :

 

Le dos au feu, le ventre à table,

Dans un joli petit réduit,

Avec femme aimée, aimable,

Et bien disposée au déduit ;

Voilà ce que mon cœur désire,

Charmante Adèle, en vous voyant ;

Ayez pitié de mon martyre,

Et faites grâce au suppliant.

 

À côté de ce couplet, qui est bien dans le goût du temps, on avait encore la chanson connue de Lantara : À jeun, je suis trop philosophe, car, à la préoccupation de la bonne chère se joignaient toujours, chez Grimod, les souvenirs de théâtre.

Qu’est-ce que l’on trouvait au bout du corridor ? Deux portes vis-à-vis l’une de l’autre, offrant, chacune cette inscription : « Chambre d’amie. » La première était ornée d’une phrase latine : « Si vis amari, ama. » La seconde, destinée sans doute à des amies de moindre condition, empruntait vulgairement le langage français : « Heureux le juste qui ne pèche que sept fois par jour ! »

Des vers de Destouches sur les charmes de la lecture, extraits de son Philosophe marié, et des stances anonymes intitulées : Mes souhaits, annonçaient la bibliothèque.

Un dernier trait complétera la description de ce logis singulier. Il y avait sur la porte de l’escalier conduisant au grenier : « Montez sans crainte, mesdames. »

M. Mesner, qui appartenait à une autre génération que l’auteur de l’Almanach des Gourmands, et qui d’ailleurs n’était pas d’avis qu’on affichât si publiquement ses goûts, fit enlever tous ces placards. Il ne conserva que les mains historiques de Grimod de la Reynière, et un soulier, une charmante petite mule blanche, mule d’actrice au moins.

Le chapitre sur lequel on ne tarirait point, c’est celui des mystifications que Grimod faisait subir à ses visiteurs et pour lesquels son château était si bien disposé. Toutes les farces nocturnes de l’opéra de Monsieur Deschalumeaux étaient répétées par lui : les lits qui s’élèvent et qui s’abaissent, les trappes qui s’entr’ouvrent. « Dès que les hôtes du logis avaient pris possession de leurs chambres, dit M. P. Lacroix, Grimod de la Reynière, aussi sérieux, aussi actif qu’un machiniste en chef de l’Opéra, commençait à manœuvrer ses ficelles. Ici, les plus effrayantes apparitions de la fantasmagorie, des spectres, des squelettes, des monstres de toutes les formes se dessinaient en feu sur les lambris ; là, les plus étonnants phénomènes de l’électricité : l’éclair, le tonnerre, le vent, toute une tempête dans une chambre ; ailleurs, des portraits qui tirent la langue, qui étendent les bras ; quelquefois les chaises et les fauteuils qui marchent en s’entrechoquant, les tiroirs de la commode qui s’ouvrent avec fracas, etc., etc. »

En outre, l’estime de Grimod de la Reynière pour le cochon avait pris des proportions épiques : il en avait dressé un à le suivre, et dans les jours de gala, il le faisait dîner à table, à la place d’honneur, solidement attaché dans un fauteuil. La nuit, cet animal affectionné couchait sur un matelas, et un garçon spécialement attaché à sa personne avait soin chaque matin de le peigner, de le brosser et de le frotter. Le fanatisme de Grimod pour les cochons était poussé à un tel point que, dès qu’il en rencontrait un troupeau, il s’arrêtait sur le chemin, leur tirait son chapeau et entrait immédiatement en conversation avec eux : « – Eh bien, comment allons-nous ? d’où venons-nous ? sommes-nous bien gras et bien portants ? »

Ces innocents travers écartés, c’était toujours le même homme, prodigue, mettant sa joie à obliger ses amis et surtout à les bien traiter. Ses festins de Villers-sur-Orge valurent ceux de Paris ; jusqu’à son dernier soupir, il tint table ouverte. On essaya bien encore de le mettre en interdiction, mais on sait quelles manières habiles il avait de dérouter l’opinion : cette fois il se fit nommer conseiller municipal, et, du haut de ce poste, il put braver à son aise ceux qui voulaient le faire passer pour fou.

De son hôtel des Champs-Élysées, qu’il avait vendu, il ne s’était réservé qu’un corps de logis, où il allait de temps en temps pour évoquer sa jeunesse, et peut-être pour la comparer à sa vieillesse, aussi riantes toutes deux, aussi vives et aussi logiques dans leur apparente frivolité !

M. Geslin, avocat, qui a recueilli sur le compte de Grimod beaucoup de renseignements, a raconté que dans ses dernières années il était particulièrement possédé de la matrimoniomanie. Voici un trait à cette occasion. Invité à dîner par un de ses voisins de campagne, Grimod de la Reynière fut tellement ravi par la belle ordonnance du menu et surtout par la succulence d’un plat, – c’était un plat de cochon, – qu’il voulut voir le cuisinier pour lui faire ses compliments.

« – Mon ami Pierre, lui dit-il, voilà un plat qui vous fait honneur ; je suis content de vous, et, à mon tour, je désire vous voir content de moi. Que puis-je faire pour vous ? »

Le cuisinier roulait entre ses doigts un coin de son tablier.

« – Voyons, si je vous mariais ? Vous êtes jeune, et un bon cuisinier ne peut être un mauvais mari. Allons, c’est convenu, je vous marierai ; laissez-moi faire. »

Pierre ne demandait pas mieux ; il avait même déjà jeté ses vues, depuis quelque temps, sur une jeune personne du village ; mais le père exigeait de lui l’impossible, c’est-à-dire une somme ronde de six mille francs. Ce fut Grimod qui se chargea de l’impossible ; il n’en resta pas là ; les frais de noce, les cadeaux, le repas, le repas principalement, et même les dépenses d’entrée en ménage, il prit tout sur son compte ; il se comporta comme une altesse, et en fut quitte pour dix mille francs. Un bon plat de cochon ne saurait trop se payer[16].

Ce fut dans ces douces occupations que la mort vint le surprendre, en 1838. Il était octogénaire ; et cet âge avancé, qui justifie son hygiène, donne glorieusement raison à sa vie et à ses livres.

Sa femme, la danseuse, lui survécut. On a dit que, sur les derniers temps de son mariage, elle avait hérité des grands airs de sa belle-mère, et que Grimod de la Reynière s’était vu plusieurs fois obligé de lui rappeler son origine, afin de rabattre son caquet en public. Nous n’affirmons pas, nous répétons[17].

Arrivé au bout de la tâche que nous nous sommes imposée, nous nous trouvons heureux si nous avons pu restituer à Grimod de la Reynière la part d’estime et de gloire qu’il mérite. De nos jours, on s’est beaucoup entretenu de Brillat-Savarin, qui, semblable à un autre Améric Vespuce, a hérité de toute la gloire qui revenait à Grimod de la Reynière. Pourquoi cela ? C’est que l’auteur ingénieux de la Physiologie du Goût, avec ses précautions, ses raffinements, ses délicatesses, ouvre la série moderne des tempéraments blasés ; tandis que l’auteur de l’Almanach des Gourmands, au contraire, ferme celle des tempéraments robustes.

On comprendra donc nos sympathies pour un homme aussi complet, en même temps que pour un art qui mérite de marcher de pair avec la littérature, la gastronomie. Toute passion raisonnée et dirigée devient un art ; or, plus que toute autre passion, la gastronomie est susceptible de raisonnement, et de direction.

Qu’on y réfléchisse bien : les heures charmantes de notre vie se relient toutes, par un trait d’union plus ou moins sensible, à quelque souvenir de table.

Est-ce un amour d’enfance ? Il s’y mêle aussitôt, et naturellement, un déjeuner dans les bois. Le tendre aveu d’une cousine est inséparable de l’armoire aux confitures de mère-grand.

S’agit-il d’un fougueux-caprice pour une Aspasie parisienne ou une cantatrice renommée ? L’idée d’un souper s’éveille immédiatement dans notre esprit : nous voyons la lueur douce des bougies glisser sur une épaule mate, la nappe moirée luttant de blancheur avec un bras embarrassé de dentelles.

Plus tard, si notre orgueil se ranime à la mémoire d’un triomphe ou d’une dignité obtenue, c’est encore la table d’un banquet qui nous apparaît. Toutes les coupes sont levées et tendues vers nous ; le toast protéique emprunte mille formes et se renouvelle par toutes les bouches ; tandis que, modestement incliné, mais recueillant les moindres gouttes de l’apothéose, nous ne savons que balbutier : – Messieurs, c’est toujours avec un nouveau plaisir…

Nous nous marions. C’est un repas de noces qui nous appelle : l’épouse est rougissante, et les regards ne sont distraits d’elle que par l’arrivée d’une volaille rôtie, majestueuse bête, qu’un jus doré environne.

Nous avons un enfant. Les cloches du baptême appellent nos alliés autour d’une collation joyeuse. On embrasse la nourrice, les dragées roulent, et le parrain chante des couplets de circonstance qu’il a copiés la veille dans l’Almanach des muses.

La gastronomie est la joie de toutes les situations et de tous les âges.

Elle donne la beauté et l’esprit.

Elle saupoudre d’étincelles d’or l’humide azur de nos prunelles, elle imprime à nos lèvres le ton ardent du corail ; elle chasse nos cheveux en arrière, elle fait trembler d’intelligence nos narines.

Elle donne la mansuétude et la galanterie.

S’attaquant à tous les sens à la fois, elle résume toutes les poésies : poésie du son et de la couleur, poésie du goût et de l’odorat, poésie du toucher. Elle est suave avec les fraises des forêts, les grappes des coteaux, les cerises agaçantes, les pêches duvetées ; elle est forte avec les chevreuils effarouchés et les faisans qui éblouissent. Elle va du matérialisme le plus effréné au spiritualisme le plus exquis : de Pontoise à Malaga, de Beaune au Johannisberg. Elle aime le sang qui coule des levrauts, et l’or de race, l’or pâle, qui tombe des flacons de sauterne.

Un Anglais, réfléchi en même temps qu’inventif, s’est livré dernièrement à un calcul fort singulier. Il a imaginé un épicurien, taillé sur le patron de Grimod de la Reynière ou de lord Sefton : il se l’est représenté parvenu à sa soixante et dixième année et placé au sommet d’une importante colline. Autour de ce gourmand se groupent les masses considérantes qui ont servi à sa nutrition, depuis l’âge d’appétit.

Nos plus célèbres nomenclateurs, Homère et le Tasse, et après eux le peintre des accumulations, Martinn, reculeraient devant cette quantité énorme d’animaux et de végétaux. Là, dans une prairie, paissent et broutent librement tous les bœufs, les veaux et les moutons qu’il a mangés. Du milieu des blés qui ont servi à faire son pain, s’envolent des milliers d’alouettes, de cailles, de perdreaux, qui ont figuré sur sa table. Les arbres ploient sous les fruits qui ont crié sous sa dent friande. Au bas de cette colline, l’aimable septuagénaire voit couler une rivière composée de tout le vin qu’il a bu : elle se subdivise en une infinité de bras de liqueurs et de thé. Dans cette rivière nagent les poissons dont il fit ses délices ; sur le bord se pavanent les canards, les coqs, les poulardes, sans compter les lapins sur lesquels son cuisinier accomplit de sanglantes dragonnades. Une imposante fortification serpente autour de cette colline : elle est formée d’une triple rangée de puddings et de tartes, sur deux couches de melons : de distance en distance pointent, comme des canons, des tonneaux de riz, de piment et de poivre.

Le gastronome de soixante et dix années domine tous les trésors de cette Chanaan nouvelle. Il sourit avec satisfaction au total prodigieux de ses repas ; et sa bouche, qui s’humecte au souvenir de tant de bonnes choses, son œil qui se dilate, ses bras qui s’étendent, tout chez lui semble dire :

– Voilà le prix de la vie !

CHAPITRE VII

SIMPLES EXTRAITS DE MES MÉMOIRES INÉDITS


Fondation du journal le Gourmet. – Dîner d’inauguration à l’hôtel du Louvre. – Les nids d’hirondelles. – La bouillabaisse de Méry. – L’omelette à la fleur de pêcher. – Un dîner chez Rossini.

 

Lors de l’hiver de 1858, un de mes amis, M. Saint-L…, me proposa de fonder un journal gastronomique. J’y songeais depuis longtemps ; l’époque me semblait favorable ; j’acquiesçai à la proposition de mon ami.

En conséquence, le 1er février 1858 vit naître le premier numéro du Gourmet, « journal des intérêts gastronomiques, » paraissant tous les huit jours. Il contenait une liste de rédacteurs gras : Albéric second, Guichardet, Amédée Rolland, Gustave Bourdin, – et d’autres simplement dodus. On y donnait une mosaïque de menus les plus variés, des recettes très-détaillées. Les faits divers avaient pour titres : L’eau à la bouche, Les coudes sur la table, Derrière les fagots. Le compte rendu des théâtres au point de vue digestif, était rédigé par Louis Goudall.

Les adhésions ne manquèrent pas au Gourmet ; une des plus spirituelles fut celle de Léon Gozlan ; la voici :

 

« MON CHER MONSELET,

« Non-seulement je donne mon adhésion pleine et entière à votre délicieux journal, sur lequel je compte beaucoup, je vous le dis tout bas, pour réhabiliter enfin Néron, dont l’estomac vengea si bien le cœur, au contraire de tant d’autres tyrans, aussi méprisables par leurs digestions que par leurs persécutions ; mais, si vous le désirez, je raconterai à vos lecteurs, entre deux services, comment les vicissitudes de ma destinée de voyageur m’obligèrent un jour à manger un morceau d’une fille d’un roi de la Nigritie qui voulut m’honorer. Ainsi, mon cher ami, outre mon adhésion que voici, vous aurez de moi un article. N’allez-vous pas trouver que j’adhère trop ?

« Tout à vous, cher Monselet,

« LÉON GOZLAN. »

 

Cet article, dont je me léchais déjà les doigts, Léon Gozlan ne me le donna pas.

Peut-être eut-il des scrupules, – un remords.

Il m’envoya, à la place, un Sermon pour les cuisinières, qui avait bien son mérite[18].

Le bibliophile Jacob se piqua d’érudition, comme toujours, et m’adressa la lettre suivante :

 

« MON CHER CONFRÈRE,

« J’ai publié le journal le Gastronome, trois ou quatre mois avant la révolution de juillet. C’était le bon temps… pour le Gastronome. Nous avions six cents abonnés lors des ordonnances, et nous en aurions eu bien davantage, si la partie technique eût été plus succulente et plus utile, car l’esprit seul ne nourrit pas. Après les glorieuses, le ventre sembla devoir mourir, et nos abonnés s’en allèrent comme la saison des fraises. Je m’accuse de ce désabonnement : je faisais de la politique tricolore dans le Gastronome !

« Enfin, c’est un très-joli journal… pour le temps ; il est d’une telle rareté, que je le cherche depuis dix ans pour en réimprimer quelque chose. La Bibliothèque impériale en possède un exemplaire bien complet en deux volumes in-folio obl., format des cartes de restaurateur. Les rédacteurs étaient Henry Martin, Charles Lemesle, Félix Davin, Edmond Marcotte, Pierquin de Gembloux, le marquis de Cussy et moi, moi, toujours moi, habillant et r’habillant prose et vers.

« Je vous donne liberté entière pour reproduire ce qui ne sera pas rance ni moisi. Je me rappelle un article très-plaisant sur le pudding de Johnston.

« Et maintenant, bonne chance ; vous avez le feu sacré, outre celui de la cuisine, et vous ferez marcher les abonnés au bruit des fourchettes. Je ne doute pas du succès, si vous mettez le côté pratique et utile à côté de l’esprit, la pièce de résistance, la grande et la petite cuisine à côté du dessert.

« Bien à vous,

« PAUL LACROIX. »

(Bibliophile Jacob.)

 

Mais le plus zélé de mes adhérents fut Méry ; il m’envoya non-seulement une lettre, mais encore une recette en vers, qui est absolument un chef-d’œuvre. Il ne s’agit rien moins que de la bouille-abaisse. Lisez ou plutôt dégustez :

LA BOUILLE-ABAISSE

Pour le vendredi maigre, un jour, certaine abbesse

D’un couvent marseillais créa la bouille-abaisse,

Et jamais ce bienfait n’a trouvé des ingrats

Chez les peuples marins, qui n’aiment point le gras.

Ce plat est un poëme ; ainsi n’allez pas croire

Que votre matelote avec sa sauce noire,

Et la soupe au poisson, chères à vos palais,

Comme on le dit sont sœurs du ragoût marseillais ;

C’est une grave erreur ! Bien plus, quand on voyage

Économiquement, comme on fait à mon âge,

On entre au restaurant, à Marseille ; on parcourt

La carte, et ce grand nom vous arrête tout court :

BOUILLE-ABAISSE ! On ressent des extases intimes :

Car ce plat n’est coté que soixante centimes,

Et, d’une voix polie, on ordonne au garçon

De servir promptement ce chef-d’œuvre au poisson,

Qui coûte douze sous, comme on dit en province !

On vous sert un morceau de merlan assez mince,

Sur deux croûtons de pain largement safranés,

Secs au milieu du jus, et d’oignons couronnés.

Alors, le voyageur, altéré de vengeance,

Chez Laffitte et Caillard remonte en diligence,

À chaque table d’hôte et dans tous les relais,

Décochant l’épigramme au ragoût marseillais…

Comme les nations les plats ont leur histoire !

Ô golfe de saphir, qu’un double promontoire

Embrasse avec amour sur le mouvant chemin

Qui conduit au pays espagnol ou romain !

Baignoire du soleil, où tant de vie abonde,

Ce bon voyageur croit que ta vague féconde

Ne fournit aux repas de chaque jour de l’an,

Pour pain quotidien, qu’une once de merlan !

Dans ce vivier immense, où la nature sage

Donne à tout grain d’écume un atome qui nage,

Le pêcheur grec plongeait les mailles de ses thys,

Et, le matin, faisant sa prière à Thétis,

Il rendait, chaque soir, grâces à la fortune,

Car il avait nourri les prêtres de Neptune

Et ceux de Jupiter, corybantes pieux,

Qui dévoraient l’offrande à la barbe des dieux ;

Il avait, descendant sur les plages voisines,

Inondé de poissons les dévotes cuisines

Où Diane et Vénus, pour convives gourmands,

Voyaient un peuple uni de chasseurs et d’amants.

C’est qu’en ce temps heureux, siècles des fortes races

L’homme plus jeune, avait des appétits voraces,

Et qu’en un seul repas, son estomac glouton,

Comme vous un rouget, engloutissait un thon.

 

Eh bien ! la même mer, tranquille ou courroucée,

Toujours féconde, expire aux plages de Phocée,

Et, pour la bouille-abaisse, elle donne aux repas

Vingt sortes de poissons qui ne l’épuisent pas.

Écoutez bien ceci, vieux cuisiniers novices

Qui faites des homards avec des écrevisses,

Et qui croyez qu’on peut, chez Potel et Chabot,

Traduire mon plat grec en tranches de turbot.

L’heure est enfin venue où notre capitale

Peut joindre à ses banquets la table orientale,

Et donner aux gourmands, chez le restaurateur,

Un ragoût marseillais et non un plat menteur,

Comme un ouvrage d’art, contrefait en Belgique ;

Car le chemin de fer, trait d’union magique,

Doit réunir, en mil huit cent cinquante-neuf,

Le canal de Marseille aux arches du pont Neuf.

Alors, toutes les nuits, pendant toute l’année,

Les poissons qu’embauma la Méditerranée,

Comme s’ils voyageaient sur les ailes des vents,

Aux marchés de Paris arriveront vivants,

Et trente professeurs, nés près de la Réserve,

Sur la plage où naquit l’olive de Minerve,

Ici viendront apprendre, en deux ou trois leçons,

L’art de faire un seul plat avec tant de poissons.

 

Dans les ports de Toulon, de Marseille, de Cette,

On se sert pour ce plat de la même recette ;

Mais le plat est fort cher, je vous en avertis !

Au reste, pour les grands, comme pour les petits,

Sur ce globe assez triste où l’homme est de passage,

On devrait adopter cette maxime sage :

Rien ne doit être cher, en cette vie ; après,

Rien n’est plus cher qu’un marbre, avec quatre cyprès.

Donc, avant le poëme, il faut d’abord qu’on fasse

Un coulis sérieux, en guise de préface,

Et quel coulis ! Il faut que le menu fretin

De cent petits poissons, recueillis le matin,

Distille avec lenteur, sur un feu sans fumée,

Le liquide trésor d’une sauce embaumée ;

Là, vient se fondre encore, avec discernement,

Tout ce qui doit servir à l’assaisonnement :

Le bouquet de fenouil, le laurier qui pétille,

La poudre de safran, le poivre de Manille,

Le sel, ami de l’homme, et l’onctueux oursin

Que notre tiède Arenc nourrit dans son bassin,

Quand l’écume frémit sur ce coulis immense,

Et qu’il est cuit à point, le poëme commence,

À ce plat phocéen, accompli sans défaut,

Indispensablement, même avant tout, il faut

La rascasse, poisson, certes, des plus vulgaires ;

Isolé sur un gril, on ne l’estime guères ;

Mais, dans la bouille-abaisse, aussitôt il répand

De merveilleux parfums d’où le succès dépend.

La rascasse, nourrie aux crevasses des syrtes,

Dans les golfes couverts de lauriers et de myrtes,

Ou devant un rocher garni de fleurs de thym,

Apporte ses parfums aux tables du festin.

Puis les poissons nourris assez loin de la rade,

Dans le creux des récifs : le beau rouget, l’orade.

Le pagel délicat, le saint-pierre odorant,

Gibier de mer suivi par le loup dévorant ;

Enfin, la galinette, avec ses yeux de bogues,

Et d’autres, oubliés par les ichthyologues,

Fins poissons que Neptune, aux feux d’un ciel ardent,

Choisit à la fourchette, et jamais au trident.

Frivoles voyageurs, juges illégitimes,

Fuyez la bouille-abaisse à soixante centimes ;

Allez au Château-Vert, commandez un repas ;

Dites : « Je veux du bon et ne marchande pas ;

Envoyez le plongeur sous ces roches marines,

Dont le divin parfum réjouit mes narines ;

Servez-vous du thys grec, du parangre romain,

Sans me dire le prix ; nous compterons demain ! »

MÉRY.

 

À quelques jours de là, le Gourmet éprouva le besoin de pendre la crémaillère. Il adressa cette lettre à ses rédacteurs, à ses amis et aux amis de ses amis :

 

« Le Gourmet prie M. …… de vouloir bien assister au Dîner de fondation qu’il aura l’honneur de lui offrir le jeudi 25 courant, à six heures et demie du soir, dans les salons du Grand Hôtel du Louvre.

« Réponse S. V. P. »

 

À cette lettre était joint, par une innovation dont il ne nous fut fait aucun reproche, le menu du dîner :

 

MENU

Hors-d’œuvre.

Hors-d’œuvre.

POTAGES

Le Potage à la Duchesse.

Le Potage à la Saint-Georges.

RELEVÉS

Le Saumon à la Vénitienne.

Le Turbot sauce aux Huîtres.

Les Filets de bœuf à la Royale.

Le Jambon à la Macédoine.

ENTRÉES

Les Nids d’Hirondelles au Gourmet.

Les Épigrammes d’Agneaux aux Pointes d’asperges.

La Timbale de Riz à la Siamoise.

La Mayonnaise de Homards historiés.

Le Sorbet Mousseux.

Le Punch à la Romaine.

RÔTS

Les Poulardes truffées.

Les Bécasses bardées.

La Galantine de Faisan.

Les Truffes au Madère.

ENTREMETS

Les Asperges en branches.

Les Petits Pois nouveaux Victoria.

La Coupe de Fruits à la Parisienne.

La Charlotte Mousquetaire.

La Gelée Cardinal.

La Bombe en Surprise.

DESSERT

VINS

1er Service

2e Service

Madère, retour de l’Inde.

Xérès Aboccado.

Clos-Saint-Estèphe 1847.

Château-Laroze 1841.

Hermitage blanc, grand crû.

Château-Lafitte 1847.

Château-Palmier 1846.

Clos-Vougeot, cachet du Château.

Crémant.

Veuve Clicquot.

Porto-vieux. – Constance.

CAFÉ ET LIQUEURS

 

Les réponses nous arrivèrent, amicales et spirituelles. D’abord Arsène Houssaye :

« Je pars, je suis parti, mais je reviendrais plutôt des Indes, comme les vins de votre table, que de manquer à mon devoir en présence de tant de gourmandises amoncelées, – comme dirait M. de Bièvre. À la vie, à la truffe ! »

Louis Jourdan :

« Vous n’aviez pas besoin, pour me faire accepter votre gracieuse invitation, de la flanquer d’un menu si séduisant. Votre nom seul et celui de Saint-L… suffisaient. Quel malheur que la troisième proposition de Brillat-Savarin ne soit pas d’une vérité absolue ! Je ne suis pas un homme d’esprit, et pourtant je sais manger. Vous en jugerez d’ailleurs. »

M. H. de Villemessant, toujours pétulant, guerroyant et jeune en diable :

« Je suis à Blois en ce moment, mais je reviendrai tout exprès pour assister à votre dîner. Si le programme n’est pas exact, s’il manque un seul plat, je vous fais un procès. »

Les laconiques :

M. Armand Barthet : « – De tout cœur et de tout appétit ! »

M. Aurélien Scholl : « – J’accepte avec éblouissement. »

M. Alfred Busquet : « – J’accepte, sans littérature. »

M. Gustave Bourdin : « – J’accepte. »

M. Henri Mürger : « – Oui. »

M. Nadar : « – Parbleu ! »

Les autres invités du Gourmet étaient Théophile Gautier, Théodore de Banville, Paul d’Ivoi, Philoxène Boyer, Étienne Chapus, le vicomte de Dax, Jacottet, Charles Asselineau, Gustave Mathieu, Nadaud, Talexy, Émile Solié, etc.

Le dîner du Gourmet eut lieu à l’heure dite et précise. Le menu que nous n’arborons pas, bien qu’il eût été consciencieusement médité, rallia les suffrages ; il avait été ménagé de façon à mettre principalement en relief les nids d’hirondelles et la timbale de riz à la Siamoise, dont Phy-Mantri Suriywance, membre de l’ambassade qui avait demeuré quatre jours à l’hôtel du Louvre, avait daigné léguer la recette au maître d’hôtel, en souvenir de son passage. Ces deux plats furent les succès de la soirée.

En dehors de cette double et savoureuse importation, le filet de bœuf à la Royale, les bécasses bardées et la charlotte Mousquetaire attirèrent successivement l’attention et charmèrent le goût. Les vins étaient triomphants, solennels, calmes ; rien de grondant, mais l’ampleur, mais la robe, mais l’étoffe, mais la chair. M. Saint-Léon avait envoyé pour cette circonstance le Château-Palmer de 1846, – soleil et velours – et un Xérès Aboccado au-dessus de toute métaphore humaine.

Chacun fit bravement son devoir ; aucun élément étranger ne se mêla à cette réunion, qui avait l’importance d’un congrès et qui en eut la dignité. Précisément, les convives étaient réunis dans les salons occupés l’an dernier par lord Clarendon.

 

Le Gourmet fit parler de lui ; plusieurs de ses articles furent remarqués ; j’en citerai deux ; le premier, fort poétique et tourné vers la mystification légère, est de Charles Bataille. Il est intitulé :

L’OMELETTE À LA FLEUR DE PÊCHER

Mon Cher Ami,

Tu ne t’imagines pas quelles douleurs tu renouvelles en exigeant la recette de l’OMELETTE À LA FLEUR DE PÊCHER.

Lorsque je me délicatais, – comme dit Brantôme, – au charme des recherches culinaires, je ne connaissais pas encore le Malheur, ce grand maître plus maigre que le Temps. Depuis, hélas ! depuis, j’ai dû combler – à coups de plume ! – la faillite d’un oncle d’Amérique égaré dans le commerce ironique des fèves de marais en gros au delà de l’Ohio.

Les devoirs de famille ! les devoirs de famille !

Note bien que le passif montait à la somme rondelette de 1,735,244 francs, plus une fraction, et devine mes privations et mes travaux herculéens.

Enfin le sacrifice est accompli et j’entends rentrer dans l’épicurisme jusqu’au cou. – À toi ma première action de grâces et mon premier Te Deum.

Avant de m’abandonner aux entraînements qu’exerce la théorie sur le professeur, ma loyauté me contraint impérieusement à déclarer que l’omelette à la fleur de pêcher ne m’appartient qu’en partie. Mon copin de tous les jours, Amédée Rolland, y a collaboré de toute son activité proverbiale.

Tu connais, de vieille date, la nature méticuleuse de Rolland ? Tu ne saurais croire néanmoins à quel point il a poussé les minuties dans la matière qui nous occupe.

Tu le verras du reste par les détails ci-dessous.

Il est temps d’aborder la recette :

Prenez, – avant le coucher du soleil, c’est très-important, – douze œufs de poules cochinchinoises à leur première ponte. Battez à part le blanc et le jaune avec un faisceau de branches de myrte. Rolland préconisait, lui, les verges de citronnier, plus acides et moins hautes en parfum.

Cueillez 75 grammes de fleurs de pêcher mâle, et 100 grammes environ de fleurs de pêcher femelle. Retirez délicatement les deux pollens et les enfermez en des flacons de cristal bouchés à l’émeri. Cette dernière opération doit avoir lieu en plein air, les émanations vulgaires de la cuisine atteignant avec une rapidité dont on n’a pas idée cette poussière impressionnable – et surtout volatile.

Un exemple :

J’achevais alors à Ville-d’Avray une comédie en dix-sept actes et en douze mille vers, dans laquelle, par paresse ou par indigence, j’avais glissé une rime de six lettres seulement. Rolland se fâche tout rouge, boucle sa malle et se retire dans sa tente, – chez un oncle qu’il avait à Auteuil.

Le lendemain, à l’heure du déjeuner, pour atténuer autant que possible les amertumes de cet abandon, je me réfugiai dans les consolations suprêmes de l’omelette philosophale.

Ainsi faisait mon fugitif de son côté, poussé par les mêmes tristesses de l’isolement.

Survient un coup de vent qui hume nos pollens au passage, et voilà nos omelettes en désarroi.

Qui fut bien étonné ? – Nous sans doute, mais plus encore le chef de Legriel à Saint-Cloud, qui battait, au même moment, une simple omelette aux fines herbes. Juge du coup de théâtre : en retournant ses œufs, il découvrit une douzaine de petites pêches sur lesquelles il ne comptait guère. – Les deux poudres fécondantes, regaillardies par les chauds effluves du printemps, suivant d’ailleurs les lois d’attraction découvertes par Fourier, s’étaient rencontrées, à Saint-Cloud, dans la poêle du restaurant, et, sous l’action d’un feu trop vif, les pêches s’étaient formées instantanément par le simple contact des deux principes générateurs.

Mais je m’égare dans l’anecdote, c’est le fait seul qui t’importe. – Je continue.

Les deux flacons doivent être mouillés par gouttelettes impondérables de mousse de champagne rosé. Cette opération achevée, la fleur mâle se met en bloc et vivement dans les œufs ; la fleur femelle s’introduit, – à dix minutes de distance, – par couches légères et fréquemment répétées au moyen d’un tampon en duvet de cygne.

Battez une dernière fois à fond ; ajoutez un zeste, – mais rien qu’un zeste ! – de fleur d’oranger ; laissez deux minutes et vingt-cinq secondes sur un fourneau de charbon de bois (la braise d’alisier est la meilleure), et… servez chaud !

Vin : Château-Larose.

Dernier avis : il n’est pas inutile de faire précéder le mets en question par un fort chateaubriand à la moelle, garni d’oronges de Compiègne.

Mille sympathies de cœur et d’estomac.

CH. BATAILLE.

Le second article, intitulé : Un dîner chez Rossini, était encore de ce vaillant et fraternel Méry :

UN DÎNER CHEZ ROSSINI

CHER CONFRÈRE ET AMI,

Vous fondez, à votre insu, la plus phénoménale des académies, une académie utile. Vous auriez été nommé archonte à Syracuse, en 212 avant Jésus Christ, lorsqu’à la venue de Marcellus, florissait en Sicile ce bon tyran qui proposait un prix au penseur culinaire, chargé de remplacer sur les tables l’insipide brouet noir. Lucullus vous aurait nommé son architriclin honoraire, après sa victoire sur Tigrane, mémorable journée qui donna aux tables les cerises et les abricots. Vous auriez été l’ami de ce Tillius dont parle Horace, ce fameux gourmet qui, déposant sa gravité de préteur, marchait toujours, escorté par cinq esclaves portant un attirail de cuisine et un tonneau de vin : Quingue pueri portantes œnophorum ; enfin, dans un autre ordre d’antiquité, vous auriez occupé une estrade d’honneur, avec siège de satrape, aux festins d’Antiochus et de Balthazar. Bien venus sont ceux qui, comme vous, savent honorer le sensualisme, en honorant l’esprit, et préparer, avec un soin égal, la double nourriture de l’âme et du corps.

L’autre soir, en ramassant les miettes tombées de la table d’un grand homme, je songeais à vous et à tout le bien que votre utile et charmant journal peut opérer dans l’économie humaine, en améliorant et en inventant après la Cuisinière bourgeoise, le poëte Berchoux et le gras Carême. On a découvert, depuis peu, une trentaine de planètes nouvelles ; les astronomes sont plus heureux que les gastronomes ; trente plats nouveaux découverts par les Leverrier de la cuisine auraient rendu de bien plus grands services à l’humanité. Je crois donc avoir vu surgir un mets nouveau sur l’horizon d’une nappe, et je le signale à l’observatoire du Gourmet.

Le mois dernier encore, je croyais connaître toutes les espèces de macaroni ; quelle erreur ! J’avais vu le macaroni pâle, fait de beurre et de gruyère, et pompeusement servi à la fin des repas, pour graisser le rouage de l’appétit ; j’avais côtoyé le macaroni du facchino assez semblable à ce serpent ananta, dont parlent les Indiens, un reptile aux méandres infinis ; j’avais mangé le macaroni de la reine de Naples, au palais Griffoni, un plat exquis, où les couches de la pâte italienne, humectées par un coulis savant, s’alternent avec le fromage de Parme, et se rissolent à leur sommet, comme les crèmes roussies au tison ; je croyais donc avoir pris tous mes grades en macaroni, et j’aurais étourdiment accepté une chaire de ce plat à la Sorbonne de la cuisine ; l’orgueil humain n’a pas de bornes ! J’appris que je ne savais rien, en dînant comme comparse à la table du divin créateur de Moïse et de Guillaume Tell. Là un macaroni mélodieux, roux comme l’or, parfumé comme l’Orient, fluide comme l’ambroisie de l’Olympe, un macaroni de rayons solaires potables éclata, au début du dîner, comme l’ouverture de Sémiramis. Il fallait voir l’enthousiasme des convives ! Il était muet, mais que d’expression dans ce silence !

Notre merveilleux Vivier, l’inventeur du cor, avait cessé d’avoir de l’esprit ; et Caraffa, le célèbre auteur du chef-d’œuvre de Masaniello, le mélodieux enfant de Naples, croyait assister à la naissance du macaroni, et reniait les anciens dieux de Largo di Castello, de San Gennaro et de Villa Barbaïa. Quel est donc ce mystère ? murmurait dans son coin un librettiste, avec l’espoir de provoquer une musique d’explication sur les arcanes culinaires de ce plat ; mais le roi des maîtres, olli subridens, comme Jupiter Olympien, gardait son secret ; on aurait cru voir le sphinx colossal, placé devant les deux nouvelles pyramides qu’on nomme Moïse et Sémiramis, bien plus hautes que Cheops et Chephren. Ce macaroni a été tiré du néant comme la prière à Belus, Gran nume ; tout cela sort de la même origine. Inclinons-nous et savourons.

Mon cher Monselet, fondateur de l’Académie utile, vous avez un grand devoir à remplir ; instituez un prix, non pas un de ces prix qui font commettre la vertu avec préméditation, et l’estiment mille écus ; mais un prix qui tentera un alchimiste culinaire, et le forcera probablement à trouver la contrefaçon de ce macaroni mystérieux dont le secret nous est obstinément caché, comme celui de la grande mélodie. Je prévois l’objection ; elle est grave : vous avez tant de savoir et d’esprit qu’il est impossible que vous possédiez mille écus. Eh bien, proposez un prix d’honneur ; c’est une monnaie beaucoup plus rare aujourd’hui, mais qui abonde souvent dans les cassettes vides. Puisque vous êtes en fonds de ce côté, suivez mon conseil ; promettez la gloire de la table et l’inscription sur une page de vos annales, l’alchimiste, se présentera ; pour ma part, je lui promets un quatrain d’honneur.

CHAPITRE VIII

SUITE DE MES MÉMOIRES


Autel contre autel : la Cuisinière poétique opposée à la Cuisinière bourgeoise. – Théodore de Banville, victime des restaurateurs. – Je continue l’Almanach des gourmands. – Six années d’existence. – La poularde d’Eugène Chavette. – Ceux qui ont bien vécu, par Fulbert Dumonteilh.

 

Plus que jamais encouragé dans ma voie, je publiai un volume, la Cuisinière poétique, toujours avec le concours de mes fidèles collaborateurs du Gourmet.

Je m’en voudrais de ne pas reproduire un des morceaux qui contribuèrent le plus au succès de ce petit livre, épuisé en librairie depuis longtemps. Ce morceau des plus spirituels est de Théodore de Banville.

LES RESTAURATEURS

Si, pour sauver la famille, il n’y avait eu que les lois, les habitudes religieuses et les efforts des gens de bien, la famille aurait succombé infailliblement après des païens comme Gœthe, après l’invasion du matérialisme dans tous les arts, et après les fortunes bizarres de quelques demoiselles qui jouent la comédie et possèdent des maisons de campagne, quand elles devraient ramasser des tronçons de verre le long de la Bièvre, et arpenter le quartier Mouffetard avec une hotte sur le dos et un mouchoir de coton sur la tête. Par bonheur, la Providence, dont l’imagination est inépuisable, et qui ne se laisse jamais prendre sans vert, a trouvé un moyen de conjurer ces maux suspendus sur nos têtes : elle a inventé le restaurateur.

Invention sublime ! car, fût-il au moment de s’enrôler parmi les mormons polygames, eût-il le libertinage enraciné dans le cœur, comme l’avait le baron Hulot, et adorât-il la cigarette avec l’entêtement d’un poëte, tout homme qui aura mangé pendant six mois au restaurant se mariera pour n’y plus manger. Il se mariera avec une quakeresse ou avec la fille de sa portière, mais il se mariera. Bien plus, il pressera les lenteurs de M. le maire avec une insistance égale à celle de ce personnage de Petrus Borel qui allait dire au bourreau : « Monsieur, je désirerais que vous me guillotinassiez ! » Acajou, cuivre estampé, pendules Richond représentant des pagodes ornées de clochettes, cris d’enfants, piano, garde nationale, tout cela lui semblera doux, facile et charmant à accepter, en comparaison de cet enfer auquel il échappe : le dîner du restaurateur ! Que sa femme prenne du tabac ou qu’elle écrive des poésies lyriques, qu’elle ait des difformités évidentes ou des amies de pension, qu’elle soit sotte, acharnée, avare, maigre, ce qui est bien pis, ou chauve, le plus impardonnable des vices chez une femme, notre homme se consolera en disant tout bas : « Je ne dîne pas chez le restaurateur ! » Même après avoir avalé son café chaud et parfumé, sucré à point, il étendra vers les tisons du foyer ses pieds chaussés de bonnes et atroces pantoufles, il croisera sur sa poitrine sa vaste robe de chambre en molleton gris, se prélassant dans un fauteuil capitonné par un tapissier sérieux, et exalté par cette minute de joie extatique, il baisera avec transport son anneau de mariage, ce signe indélébile de son affranchissement, cet arc d’alliance qui constate à jamais son droit de ne pas aller dîner chez le restaurateur.

Comme tous les fléaux des hommes suscités par la main de Dieu, le restaurateur est une machine d’une puissance extraordinaire, organisée dans les proportions les plus gigantesques. Ainsi, parmi les richesses variées de sa nature, ce mammifère a reçu un don que son excessif développement et sa persistance assimilent au génie : c’est le don de la scie, que le restaurateur possède à un degré hyperphysique. Un véritable restaurateur doit vous faire passer en cinq minutes par toutes les phases de l’impatience et vous amener crescendo jusqu’au désespoir aigu, à travers les fanfares d’une symphonie de scie magnifiquement orchestrée qui fera grincer à la fois toute votre âme.

Tout ce que le restaurateur a de vraiment admirable, c’est qu’en combinant ses supplices, il a songé à tous les sens pour les blesser tous, et croyez-le bien, il n’a pas oublié celui de la vue, par lequel vivent plus d’à moitié les artistes. Les peintures sur verre, destinées à rappeler les salles de Pompéi, figures drapées sur un fond noir, thyrses, loups, guirlandes, amours et satyres en camaïeu, toute cette horrible friperie, découpée en petits carrés et exécutée par le vitrier du coin, ne se trouve plus que chez les restaurateurs : car, excepté les malheureux qu’ils hébergent, qui consentirait, n’étant pas comédien, à vivre dans ces pitoyables décors de tragédie ? D’autres restaurateurs font stuquer des longueurs incommensurables de murailles nues, que relèvent seulement des baguettes dorées, des glaces de Saint-Gobain et des patères destinées à accrocher les chapeaux. Ces vastes plaines de stuc artificiel, immenses comme le désert et comme l’infini, froides et blanches comme des Sibéries inhabitées, steppes où il manque seulement les cadavres et les corbeaux, poussent, bon an mal an, au suicide, un nombre considérable de rêveurs qui ne seront jamais pleurés, car la véritable cause de leur mort reste inconnue. D’autres encore sont plus francs et arborent avec franchise les indécences du papier velouté à arabesques d’or, le déshonneur du dix-neuvième siècle. Je ne parle pas des accessoires. On connaît ces consoles en acajou violet, ces pendules sous cylindre, dorées à la mixture, qui ont épuisé tous les chevaliers, toutes les Ferronnière, toutes les La Vallière, et les célèbres candélabres à cannelures ! Je viens aux scies véritables, à celles que le restaurateur exécute à l’aide de questions, car c’est là surtout que sa persécution éclate sans voiles !

Le restaurateur a un système, système raisonné, médité, absolu et qui ne souffre pas d’exceptions. Il consiste à ne jamais vous donner ce que vous voulez et à vous offrir toujours ce que vous ne voulez pas.

Vous êtes pressé, vous entrez au cabaret et vous vous installez rapidement en homme qui ne veut pas perdre une minute. Vous criez au garçon :

– Un potage !

Le garçon vous regarde d’un air narquois, s’approche d’une petite table placée près du comptoir, y prend des radis et une rondelle de beurre ornée d’un bas-relief, les pose devant vous, et vous dit alors d’un ton empressé :

– Monsieur veut-il des huîtres ? Marennes ? Ostende ? Une douzaine ordinaire ?

– Non, un potage.

– Bien. Quel potage désire monsieur ?

Le garçon s’en va.

Vous le rappelez et vous demandez avec impatience :

– Garçon, un consommé !

– Alors, répond cette fois le garçon, monsieur ne veut pas d’huîtres ?

– Non.

– Ce n’est pas monsieur qui a demandé une douzaine d’Ostende ?

– Non.

– Ah ! s’écrie le garçon en montrant quelqu’un, je me rappelle : c’est monsieur.

Et il va vous échapper une seconde fois. Vous comprenez qu’il s’agit d’un chantage, et vous acceptez les huîtres pour avoir ensuite le droit d’avaler une cuillerée de potage. Mais ceci n’est rien.

Il n’est pas de cabaret où il ne se confectionne chaque jour ce que le restaurateur appelle dans son argot un plat du jour, c’est-à-dire un plat humain, possible, semblable à la nourriture que les hommes mariés trouvent chez eux ; un plat, enfin, que l’on peut manger sans en mourir. Quelle que soit la perversité de ces négociants, il n’est pas non plus de jour où ils ne fassent rôtir à la broche au moins un morceau de veau ou un gigot de mouton. Eh bien, tout l’effort du malheureux hôte se dépense à obtenir une portion de ce plat ou une tranche de ce gigot rôti ; tout l’effort du restaurateur se dépense à les refuser ; car, si un simple consommateur pouvait obtenir quelques bouchées de cette nourriture saine, il serait aussi heureux que le restaurateur lui-même, et c’est ce qu’il est impossible d’admettre.

Les galériens de la poésie, de l’art, de la finance, de l’économie politique, rivés, par la nature de leurs occupations, à la vie parisienne, n’ont qu’un rêve : manger autre chose que cette éternelle côtelette de mouton et cet éternel bifteck pas cuits, auxquels les condamne la cruauté du restaurateur parisien. Mais le restaurateur a fixé là la limite où devaient s’arrêter leurs prétentions. Essayez plutôt. Vous dites timidement :

– Voyons, garçon, avez-vous aujourd’hui un plat du jour ?

– Oui, monsieur, tout qu’il vous plaira, biftecks, côtelettes, tête de veau.

– Ah !… et un rôti. Voyons, franchement, avez-vous un rôti à la broche ?

– Tout ce qu’il plaira à monsieur.

– Mais je ne vous parle pas d’une tranche de viande pas cuite au four hier matin, et réchauffée ce soir dans la casserole. Je voudrais du rôti réel.

– Monsieur n’a qu’à voir la carte. Lisez la carte.

Le garçon ajoute :

– Monsieur voudrait-il un bon filet sauté au madère ?

Cette dernière proposition est la plus cruellement lâche des noirceurs auxquelles puisse se livrer contre vous un garçon de restaurant. À prix de millions, M. de Rothschild ne trouverait pas dans tout Paris une bouteille de madère authentique, pour la faire boire à des convives princiers ; on pense bien que les cabaretiers n’en font pas des sauces. Mais voici l’explication de ce mystère : le fond de leur cuisine consiste dans une sauce brune, liée avec de la farine qui, si l’on en juge par sa saveur exécrable, doit réunir les ingrédients les plus dangereux et les plus redoutables poisons. Tout le monde a peur de cette sauce brune, mais le restaurateur n’épargne ni intrigues, ni prières, ni violences pour vous la faire manger. Filet aux olives : sauce brune. Rôti : viande réchauffée dans la sauce brune. Légumes au jus : légumes à la sauce brune. Coulis : sauce brune. Gelée : sauce brune froide.

Les garçons de restaurant ne consentent à vous donner qu’un seul poisson. C’est le turbot. Si vous en demandez un autre, on vous offre tant de fois du turbot sauce hollandaise, qu’il faudra bien que vous acceptiez.

Un des plus fiers, des plus spirituels, des plus hardis blagueurs parisiens, avait entrepris une croisade pour affranchir les nègres blancs de la traite faite par les restaurateurs ; il a été honteusement vaincu.

Au moment où il demandait son potage, et où le garçon lui disait pour la première fois :

– Monsieur ne veut pas d’huîtres ?

X… prenait son chapeau et s’en allait. Mais ce système n’aboutit qu’à ne pas dîner, car partout on lui offrait des huîtres. X… s’avisa alors d’un autre expédient. Il répondait aux questions du garçon par d’autres questions, si bien que la conversation prenait à peu près le tour suivant.

– Garçon, un rosbif !

– Monsieur ne veut pas commencer par un turbot ?

– De quel pays êtes-vous ?… Avez-vous des sœurs ?

– Je demandais à monsieur s’il ne voulait pas commencer par un poisson ?

– Avez-vous tiré à la conscription ? Je vous ai commandé un rosbif !

Mais X… s’est lassé avant les persécuteurs. Il a fallu qu’il mît les pouces, et maintenant, quand le garçon lui fait la question sacramentelle :

– Monsieur veut-il commencer par un turbot ?

C’est avec un regard qui veut dire :

– Crétin de payant, misérable bourgeois, tu vois bien que je t’ai dompté, et tu mangeras des huîtres, du turbot, des côtelettes, du bifteck et de la sauce brune, tant que cela me fera plaisir ! car tu n’es qu’un misérable esclave, et moi, je suis ton maître, moi, la spéculation, le négoce, le revendeur, le… restaurateur !

Mon entreprise la plus considérable fut la continuation de l’Almanach des Gourmands.

Il parut pendant six années :

Almanach des Gourmands, par Charles Monselet, pour 1862 (rarissime).

Le Double Almanach Gourmand, pour 1866.

Le Triple Almanach Gourmand, pour 1867.

L’Almanach Gourmand, pour 1868.

L’Almanach Gourmand, pour 1869.

L’Almanach Gourmand pour 1870.

Il serait trop long d’en énumérer les principaux chapitres ; je détacherai pourtant de la collection un pur chef-d’œuvre, par Eugène Chavette.

LA POULARDE

M. Lemadru, célibataire sans maison montée, ayant reçu une magnifique poularde truffée, l’a envoyée aux époux Dubourg, vieux amis de trente ans, chez lesquels il va dîner tous les jeudis. – Placée sur la cheminée du salon, la bête a mûri peu à peu, à la grande joie des deux époux, qui, d’heure en heure, l’œil humide et la langue rôdant sur les lèvres, viennent suivre les progrès de cette gangrène embaumée que développe la truffe.

Le bienheureux jeudi est enfin arrivé ! ! !

On procède à la toilette de la poularde qui, à quatre heures précises, voit le feu.

*

Au moment de débrocher, les deux époux reçoivent le billet suivant :

 

« Mes bons amis,

« Une affaire importante me prive du plaisir d’aller dîner chez vous. Je viendrai demain vous demander à déjeuner ; gardez-moi une aile de la volaille.

« Votre vieil ami,

« LEMADRU. »

À cette lecture, les époux s’écrient aussitôt avec un sincère élan de cœur :

– Nous lui garderons la bête entière !

– Un ami de trente ans ! dit madame Dubourg.

– À qui nous devons notre fortune ! ajoute le mari.

– Qui t’a sauvé la vie !

– Qui nous a donné cent preuves d’affection !

Et les deux époux de répéter ensemble :

– Oui, oui, nous lui garderons la bête entière ! ! !

*

Mais ce fâcheux contre-temps a coupé net l’appétit des Dubourg, qui dînent du bout des lèvres. Le soir, c’est presque à jeun qu’ils se mettent au lit, après avoir été faire un dernier et pieux pèlerinage à la poularde placée sur le buffet.

Au milieu de la nuit, M. Dubourg, que la faim tient éveillé, s’aperçoit, à la lueur de la veilleuse, que sa femme ne dort pas.

MONSIEUR. – Je pensais à…

MADAME. – Et moi aussi.

MONSIEUR. – La sens-tu ?

MADAME. – L’odeur des truffes arrive par les tuyaux du calorifère.

MONSIEUR. – As-tu bien fermé les portes ? car si le chat…

MADAME. – Ciel ! tu m’épouvantes ! tu devrais aller voir. (Le mari saute du lit et revient avec la poularde, qu’il place sur la table de nuit.)

MONSIEUR. – Plus de peur que de mal ! j’en ai eu froid dans le dos !

MADAME. – Comme elle a bonne mine !

MONSIEUR. – D’autant bonne mine que nous mourons de faim.

MADAME. – Volontairement ! car Lemadru nous a bien laissés maîtres d’en disposer entièrement.

MONSIEUR. – Sauf une aile !… il est vrai que c’est le meilleur morceau.

MADAME. – Lemadru a du goût.

MONSIEUR. – Tu pourrais bien dire de la gourmandise.

MADAME. – Soit ! mais il se contente simplement d’une aile, tandis que toute la bête est à lui.

MONSIEUR. – La colonne aussi est à l’Empereur ; seulement on peut y toucher !

MADAME. – Mais nous pouvons toucher à la poularde !

MONSIEUR. – Allons donc ! Je connais mon Lemadru ! Il a l’air comme ça bon garçon, mais au fond il est susceptible au possible.

MADAME. – Non, non ! je suis sûre qu’il ne soufflerait mot si nous mangions un simple petit pilon.

MONSIEUR. – Chacun ?

MADAME. – Naturellement !

MONSIEUR – Alors il faudra lui dire que c’est ta mère qui est venue nous demander tout à coup à dîner, en traversant Paris pour aller d’Amiens à Nice.

MADAME. – À quoi bon ? Tu as l’air d’avoir peur de Lemadru…

MONSIEUR. – Moi ? peur !… que ce pilon m’étouffe, si j’en ai peur ! Il faudrait un autre homme que lui ! Avec ça que, depuis trente ans, je n’ai pas été à même de le juger ? c’est un bon garçon, oui ; mais un courageux… autre affaire !

MADAME. – Je m’en doutais ; il fait trop parade de sa bravoure.

MONSIEUR. – Il est si menteur !

MADAME. – Tu ne sais pas ce que nous pouvons faire ?

MONSIEUR. – Quoi ?

MADAME. – Mangeons aussi le croupion ; nous dirons que ma mère était accompagnée de mon frère.

MONSIEUR. – Mieux que cela ! détachons de suite le bonnet d’évêque, et nous ajouterons que ton frère était aussi avec sa femme.

MADAME. – Convenu ! seulement nous ne toucherons pas aux truffes.

MONSIEUR. – Nous les garderons toutes pour notre vieil ami.

(Moment de silence, qui n’est troublé que par le bruit des mâchoires.)

MADAME. – Quel vin ferons-nous boire à Lemadru avec sa poularde ? j’avais songé à notre vieux beaune.

MONSIEUR. – Y penses-tu ? il nous en reste à peine six bouteilles ! mieux vaut les garder pour quand nous aurons des étrangers. – Si nous devons nous ruiner pour cette poularde, elle n’est plus un cadeau.

MADAME. – Mais il me semble que Lemadru vaut bien la peine…

MONSIEUR, interrompant. – Alors, s’il faut se gêner avec un vieux camarade ce n’est pas la peine d’avoir des amis.

MADAME. – Oui, mais un verre de bon vin fait toujours plaisir.

MONSIEUR. – Il se soucie bien de ton bon vin ! – et pour cause ; il y a longtemps que sa très-mauvaise santé lui commande l’eau rougie.

MADAME. – Lui ! il a l’air de si bien se porter…

MONSIEUR. – Il fait semblant… par vanité. Ah ! on ne passe pas impunément vingt bonnes années de sa vie à ripailler et à troubler les ménages, sans payer cela tôt ou tard ; – s’il en était autrement, le ciel ne serait pas juste.

MADAME. – Il a peut-être troublé des ménages, mais je dois dire qu’il ne m’a jamais adressé un seul mot plus haut que l’autre.

MONSIEUR. – Parce qu’il savait que j’avais l’œil sur lui ! – Et madame Rocamire, lui a-t-il adressé un mot plus haut que l’autre, à celle-là ?

MADAME. – Oui, mais elle était veuve.

MONSIEUR. – Aussi, bien sûr de l’impunité, l’a-t-il assez affichée par son cadeau d’une broche de 5,000 francs !

MADAME. – Cinq mille francs à cette poupée à Jeanneton ! ! ! Et le jour de ma fête ! à moi ! la femme d’un ami…

MONSIEUR. – D’un ami de trente ans !

MADAME. – Il ne m’a donné qu’une bague de vingt louis ! ! !

MONSIEUR. – Oui, mais nous sommes simplement ses amis, nous ! On trouve bon de nous préférer des étrangers. – Il peut avec ta Rocamire…

MADAME, avec fierté. – Je te défends de dire ma Rocamire !

MONSIEUR. – Alors, avec sa Rocamire !

MADAME, avec mépris. – Oh ! la sienne… et à beaucoup d’autres.

MONSIEUR. – Bref, il peut, avec la Rocamire, aller crier sur les toits : « Je donne cinq mille francs à ma maîtresse, moi ! » Cela vous pose un homme sur le marché.

MADAME. – Tandis que l’honnête femme dit simplement : « Merci, » et ça ne va pas plus loin.

MONSIEUR. – Dis donc, chérie, si nous mangions une ou deux aiguillettes du bonnet d’évêque ?

MADAME. – La Rocamire n’a pas dû se faire beaucoup prier pour les 5,000 francs !

MONSIEUR. – Quand je te répète que c’est un vaniteux et un égoïste. Tiens, je suis certain que tout le quartier sait déjà qu’il nous a fait cadeau de cette poularde…

MADAME, vivement. – Qui ne lui coûtait rien !

MONSIEUR. – S’il n’était pas égoïste, aurait-il ainsi agi avec nous ? Est-ce donner une poularde que de dire : « Je la mangerai avec vous, » – surtout quand on a un estomac aussi délabré que le sien. S’il était venu dîner ce soir, je te demande ce qu’il en aurait mangé ? Un rien, large comme une aiguille ; – et pour ce rien, il aurait fallu entamer la pièce, l’abîmer ! ! ! Sans lui, la bête attendait parfaitement jusqu’à dimanche, où nous avons du monde à dîner ; et au moins, nous aurions pu mettre sur table une belle volaille nous faisant honneur ! Je te le dis, c’est un égoïste. Depuis trente ans, il m’en a donné mille preuves pareilles.

MADAME. – Il nous a cependant rendu service dans notre commerce.

MONSIEUR. – Ah ! oui, les 50,000 francs qu’il nous a prêtés ; mais c’était pour avoir le droit de fourrer le nez dans nos affaires ; il est si curieux et si chipotier !

MADAME. – Il nous a trouvé aussi un bon acquéreur pour notre fabrique.

MONSIEUR. – Pourquoi ? te l’es-tu demandé ? par jalousie ! Il craignait, si nous restions dans les affaires, de nous voir devenir plus riches que lui. Il est si heureux d’écraser les autres de sa fortune ! (Avec ironie) Sa fortune ! avec ça qu’il aime à la prodiguer ! Qu’on vienne me dire que Lemadru ne sait pas compter, je répondrai carrément : « Henri IV n’est pas mort. » – Tiens ! en nous envoyant cette poularde, qui ne lui coûte rien, je gage qu’il s’est dit : « Ils me fourniront linge, potage, madère, deux plats de légumes ; dessert, etc., etc., etc., etc. ! » – Ah ! moi, je voudrais avoir toujours à faire des générosités à si bon compte, je serais bien sûr de ne pas me ruiner ! – Vois-tu, ton Lemadru est un pingre qui ne donnerait pas un sou à un pauvre pour aller en omnibus.

MADAME. – Cependant, les 5,000 francs à la Rocamire ?

MONSIEUR. – Oui, mais c’est pour ses indomptables passions. C’est un satyre qui tournera mal ; il finira dans les mains d’une jeune bonne.

MADAME. – C’est tout de même beau, à son âge, d’être aussi… vert.

MONSIEUR. – Vert, soit ! mais à quel prix ? Tu verras demain comme il va se précipiter sur les truffes ; c’est sa planche de salut.

MADAME. – Est-ce que, vraiment, les truffes ?…

MONSIEUR. – On le dit.

MADAME. – Tu devrais bien manger celles-ci.

MONSIEUR. – Crois-tu ?

MADAME. – Tu le sais aussi bien que moi.

MONSIEUR. – Alors, pour te faire plaisir. – Après tout, Lemadru n’a dit que de lui garder une aile.

MADAME. – Aussi je vais manger l’autre.

 

MONSIEUR. – Je suis convaincu qu’il a pensé faire une bonne farce en annonçant qu’il ne viendrait que demain. Il s’est imaginé que nous danserions devant le buffet en l’attendant.

MADAME. – Il croit donc tout le monde aussi bête que lui !

MONSIEUR. – C’est bien vrai qu’il n’a pas inventé la poudre ! À la moindre plaisanterie, il tombe dans le panneau ; on peut lui planter un jupon sur le grand mât, et il suivra le vaisseau à la nage jusqu’en Chine.

MADAME. – Le fait est qu’il est bon nageur.

MONSIEUR. – Parce que, l’an dernier, il a sauvé une charrette qui se noyait ? Belle affaire !

MADAME. – Mieux que ça.

MONSIEUR. – Ah ! je te vois venir ! tu crois aussi que je lui dois la vie ? D’abord, je ne me noyais pas, je réfléchissais. Il s’est imaginé que je restais au fond de l’eau par inexpérience, et il a plongé. Il aurait tout aussi bien sauvé son portier, car, à cette époque, il désirait se marier, et voulait fasciner la jeune fille par une médaille de sauvetage. Avec ça que c’est amusant pour une demoiselle d’épouser un monsieur qui a la manie de se relever la nuit pour aller sauver ceux qui se noient.

MADAME. – Je croyais sincèrement que tu lui devais la vie.

MONSIEUR. – Au surplus, je lui ai amplement rendu la pareille le jour où, dans notre fabrique, il s’approchait trop d’une roue à engrenage, et que je lui ai crié « gare ! » – Donc, nous sommes quittes.

MADAME. – Oui, mais lui s’est exposé pour toi.

Monsieur. – Exposé ! à quoi, exposé ? Est-ce que je n’étais pas aussi exposé, moi, à passer en justice s’il avait été broyé par la machine ?

MADAME. – Je n’y avais pas réfléchi.

MONSIEUR. – Passe-moi encore un peu de carcasse.

MADAME. – Il n’en reste plus.

MONSIEUR. – Comment, c’est fini ? (Avec soupçon.) Es-tu bien sûre de ta domestique ?

MADAME. – Oh ! elle en ajouterait plutôt de son argent.

MADAME. – Alors, elle n’avait donc que les os et la peau, cette poularde ?

MADAME. – Nous ne possédons plus que l’aile pour Lemadru.

MONSIEUR. – Ça, c’est sacré !

MADAME. – Inviolable ! c’est un dépôt !

MONSIEUR. – Aussi, demain, si Lemadru ne vient pas, nous déposerons son aile à la Banque. Je tiens à ce qu’il nous estime ! Il est plus fin que l’ambre, et comme il sait que nous avons beaucoup à nous plaindre de lui, il enrage d’être forcé de nous estimer. Mais nous aurons le beau rôle, et si c’est un piége qu’il a voulu nous tendre, il en sera pour sa malice.

MADAME. – Oh ! malice… malice cousue de fil blanc ! car si on voulait bien manger son aile…

MONSIEUR, sévèrement. – Ne dis pas cela, Pélagie !

MADAME. – Je fais une supposition.

MONSIEUR, sèchement. – Ne suppose même pas !

MADAME. – Je voulais dire que d’autres, à notre place, trouveraient cent bonnes excuses.

MONSIEUR, avec incrédulité. – Cent excuses !… et bonnes, surtout ! Cela me paraît difficile, à moins d’inventer des choses impossibles.

MADAME. – Oh ! pas si impossibles que ça ! Ainsi, par exemple, nous dirions à Lemadru que nous n’avons pas reçu sa lettre.

MONSIEUR. – Pélagie ! ! !

MADAME, vivement. – C’est une supposition, je te le répète.

(Moment de silence pendant lequel on entend les battements de cœur des deux époux)

MONSIEUR. – Alors, Pélagie, tirons au doigt mouillé à celui de nous deux qui mangera l’aile.

 

Les lecteurs de l’Almanach des gourmands s’amusèrent beaucoup aussi de la fantaisie suivante, signée de Fulbert Dumonteilh.

CEUX QUI ONT BIEN VÉCU

LOUIS XIV. – Il m’est souvent arrivé de manger cinq assiettées de soupe, un ragoût de bœuf aux concombres, plusieurs cuisses de canard, quelques tranches de veau, cinq ou six artichauts, du lard, du boudin, avec un grand saladier de pruneaux.

VITELLIUS. – Des langues de rossignols, des cervelles de grives, des ouïes de truite, des foies de perroquet farcis de fraises du mont Ida, voilà mon ordinaire ! Au dessert je faisais égorger quelques esclaves pour me récréer la vue.

LE COMTE DE SORGE. – Mon fils n’était qu’un glouton, je le déshéritai ; ma cuisinière était un cordon bleu, je l’épousai.

LE PRÊTRE DE BRILLAT-SAVARIN. – C’était un soir de Noël ; je mangeai une oie, trois pintades, six pigeons ramiers, et je dis mes grâces.

CLÉOPÂTRE. – D’un seul trait, je bus une perle de trois millions.

ROMIEU. – Ô porcs du Périgord ! avez-vous compté les truffes que j’ai croquées quand j’étais préfet de la Dordogne ?

UNE DAME VÊTUE DE NOIR. – Je suis la veuve Artémise ; j’ai consommé mon mari après l’avoir réduit en cendres. (Elle sort une petite boîte de cuir bouilli et avale quelques pincées de poudre conjugale.)

MILON DE CROTONE. – J’ai dévoré un bœuf !

ARTÉMISE, avec intérêt. – Vous avez dû bien souffrir ?

MILON. – En le dévorant ?

ARTÉMISE. – Non, un peu plus tard… à cause des cornes…

LUCULLUS. – En perdant l’appétit, je perdis la raison.

M. LAFARGE, DE LIMOGES. – J’aimais trop les gâteaux ; c’est ce qui m’a tué.

LOUIS XVIII. – Qui ne connaît pas mes côtelettes au martyr ?

LE MARQUIS DE CUSSY. – Et mes cailles à l’alicante ?

D’AIGREFEUILLE. – Et mes bécasses à l’anisette ?

LE DUC DE CAMBACÉRÈS. – Et mes grives à la fraise ?

GRIMOD DE LA REYNIÈRE. – Et mon fameux ânon truffé ?

CLÉOPÂTRE À GRIMOD. – Tiens ! vous avez six doigts à chaque main ?

GRIMOD. – C’est pour mieux tenir ma fourchette, mon enfant.

HENRI IV. – Pas mal ! pas mal ! En venant au monde, on m’ingurgita trois gousses d’ail, ce qui explique peut-être pourquoi j’ai toujours eu l’haleine un peu forte.

UN SAUVAGE. – C’est moi qui ai mangé le capitaine Cook ; c’était un bien bon homme.

LE SERGENT DU VAL DE GRACE. – Les morts sont bien meilleurs !

CALIGULA. – Quand je dînais avec mon cheval, nos plats étaient saupoudrés de paillettes d’or…

ÉSAÜ. – Pourrais-je rappeler mon plat de lentilles ?

FONTENELLE. – Et moi, mes asperges à l’huile ?

SOUWAROF. – Mon dessert se composait toujours de raves crues et d’un litre d’eau-de-vie.

PIERRE LE GRAND. – Je reconnais là un vrai Russe ; quand j’étais charpentier, j’aimais assez à arroser une assiettée de suif de quelques bouteilles de genièvre.

LE PROPHÈTE ÉZÉCHIEL. – Si Cambronne était là, il dirait ce que j’ai mangé.

BASSOMPIERRE. – Quand mon verre était trop petit, je buvais dans mes bottes.

LE DUC DE CLARENCE. – La mort est bien douce dans un tonneau de malvoisie.

LE RÉGENT. – Je suis mort à table dans les bras de ma maîtresse.

ÈVE, rougissant. – N’oubliez pas ma pomme…

MADAME DE MAINTENON. – L’histoire a immortalisé les bouillis de madame Scarron.

LOUIS XIV, avec sévérité. – Françoise, je vous ai défendu de prononcer devant moi le nom de cet infirme !

(Un mulâtre gigantesque entre bruyamment) :

TOUS LES MORTS. – Alexandre Dumas ! ! !

ALEX. DUMAS. – Oui, c’est moi, le plus grand, le plus fécond, le plus étonnant… À mon arrivée sur les bords du Styx, j’ai trouvé Caron qui lisait les Trois Mousquetaires, je lui ai dit mon nom et il m’a passé dans sa barque, (il donne une poignée de main à Louis XIV et baise Cléopâtre au front.)

LE LECTEUR, à part. – Quel homme extraordinaire !

CLÉOPÂTRE. – Et si modeste !… Eh bien ! qu’allez-vous nous dire, mon cher Alexandre ?

ALEX. DUMAS. – Qu’en Suisse, j’ai mangé des biftecks d’ours ; en Russie, des pieds de loups à la poulette ; à Constantinople, des fricassées d’oreilles de chien ; en Égypte, des museaux de crocodiles à l’huile et au vinaigre ; en Afrique, des queues de lions en matelote.

ÉZÉCHIEL. – Je suis épaté.

UGOLIN. – J’ai rongé le crâne de mes enfants.

UN GREC. – Pour garder le secret d’État qui m’était confié, j’ai coupé ma langue avec mes dents et je l’ai avalée.

UN NAUFRAGÉ DE LA MÉDUSE. – J’ai mangé quatre chapeaux de matelots.

CHARLES IX. – Le premier dindon qui parut en France fut servi à ma table.

CRÉBILLON FILS. – On bâtirait une forteresse avec les coquilles des huîtres que j’ai ingurgitées dans ma vie.

UN SAPEUR DE LA GRANDE ARMÉE. – En revenant de Moscou, je mangeai la tête tout entière du cheval de mon colonel.

PYTILLE. – Pour conserver à ma langue toute sa faculté gustative, j’avais imaginé de l’envelopper d’une membrane que je sortais au moment de me mettre à table.

LOUIS XV. – Je faisais moi-même des crêpes à mes maîtresses. Est-ce vrai, comtesse du Barry ?

LA DU BARRY. – Oui, La France.

HÉRODE ANTIPATER. – Et moi, j’offris à la mienne la tête de saint Jean-Baptiste. T’en souviens-tu, Hérodiade ?

HÉRODIADE. – Je la vois encore… !

L’ASTRONOME LALANDE. – Les araignées ! voilà un mets incomparable, si j’en excepte pourtant les chenilles.

UN HURON. – Rien ne vaut un rat salé.

UN CAFRE. – Si ce n’est un serpent grillé.

UN CHINOIS. – Parlez-moi d’une bonne friture de vers à soie.

LA DAME DE FAYEL. – J’ai mangé le cœur de mon amant tout saignant.

NICOLO. – « … J’ai longtemps parcouru le monde… etc. »

(Il sort une seringue de sa poche ; Artémise pousse un cri.).

NICOLO. – Ne craignez rien, ma chère, elle n’est pas chargée ; cet instrument, purement culinaire, n’a jamais servi qu’à préparer mon macaroni : quand il était cuit, je plongeais délicatement cette petite seringue dans une purée de foies gras, de truffes et de filets d’ortolan, puis j’injectais de cette substance exquise chaque tube de macaroni.

ALEXANDRE DUMAS. – L’anchois Monte-Christo, voilà mon triomphe ! Prenez une olive, dont vous remplacerez le noyau par une tranche d’anchois ; mettez ensuite : l’olive dans une mauviette, la mauviette dans une caille, la caille dans un faisan, le faisan dans une dinde, la dinde dans un cochon de lait ; faites rôtir ce dernier pendant trois heures, et jetez tout par la fenêtre, tout, excepté…

LOUIS XIV. – L’olive ?…

ALEXANDRE DUMAS. – Goinfre ! Tout, excepté la tranche d’anchois.

CHAPITRE IX

OÙ IL N’EST QUESTION QUE DU VIN


Je demande une statue… pour le maréchal de Richelieu. – Mémoires du vin. Les anciens cabarets de Paris. – Parallèle entre le vin de Bourgogne et le vin de Bordeaux. – Ode à l’ivresse. – On nous conduit au poste.

JE DEMANDE UNE STATUE

Lorsqu’on parcourt Bordeaux, il est une statue qu’on cherche vainement sur ses places : c’est la statue du maréchal de Richelieu.

Il y a là un singulier oubli ou une coupable ingratitude.

Tout le monde sait que le maréchal de Richelieu a été pendant assez longtemps gouverneur de la province de Guienne. À cette époque se rattache la période la plus brillante de l’histoire de Bordeaux, période qui comprend principalement l’édification de son magnifique théâtre et la création des superbes quartiers de l’Intendance et de la Préfecture.

On ne saurait nier non plus l’influence considérable exercée sur la société bordelaise par le séjour du vainqueur de Mahon, une des expressions les plus séduisantes et les plus spirituelles de son siècle. Il s’en fallait de beaucoup que Bordeaux fût alors la cité enjouée qu’elle est devenue depuis. Son faste était froid et hautain. Le maréchal de Richelieu se mit à la tête d’une renaissance ; il donna des fêtes et en fit donner. Sa galanterie triompha comme partout.

Pourtant ce n’est pas comme gouverneur de la Guienne que je réclame une statue pour lui. Il a un titre plus sérieux à cet honneur, un titre éclatant, incontestable.

Le maréchal de Richelieu a droit à une statue pour avoir mis en faveur le vin de Bordeaux par tout le monde entier.

À peine, en effet, eut-il touché le sol girondin qu’il s’émerveilla du Médoc et du Saint-Émilion (et sans doute aussi du Sauterne), à ce point qu’il ne voulut plus voir désormais d’autres vins sur sa table.

Ne croyez pas qu’il y eût là une adroite flatterie pour ses administrés. Le maréchal était arrivé de Paris un peu fatigué, l’estomac délabré. Au bout de quelques mois, il avait recouvré ses forces et se prétendait même rajeuni. Il célébra hautement sa reconnaissance ; et, comme il était un oracle en toute chose et que sa parole s’entendait de loin, il n’en fallut pas davantage pour donner une vogue prodigieuse à des crus simplement estimés jusqu’alors.

À Paris, où la moquerie ne perd jamais ses droits, on plaisanta sur l’enthousiasme du maréchal ; quelqu’un proposa d’appeler le vin de Bordeaux la tisane de Richelieu. Les Bordelais prirent le mot au bond et l’adoptèrent. La « tisane de Richelieu » s’imposa et s’impose encore à toutes les poitrines délicates, – et Dieu sait si le nombre en est grand !

Il faut reconnaître qu’en échange de ce haut et efficace patronage on a décoré une fort belle place du nom de Richelieu. Mais est-ce assez ? Je soupçonne que les habitants ont été arrêtés dans l’élan de leur gratitude par de petites rancunes dont le temps n’a pas entièrement effacé le souvenir.

Le maréchal de Richelieu, plus que tous les autres hommes de cour, avait une liberté de langage faite pour effaroucher quelquefois des esprits provinciaux.

On cite de lui des boutades d’une impertinence achevée, et aussi quelques actes d’arbitraire, – parmi lesquels les Bordelais ont eu longtemps sur le cœur l’arrachement nocturne des arbres d’une de leurs promenades favorites. – Mais ces minces ressentiments ne sauraient prévaloir contre l’immense impulsion communiquée par le maréchal de Richelieu au commerce de Bordeaux.

Donc, bien vite, une statue au maréchal de Richelieu.

Alors, Bordeaux sera complet, et je pourrai répéter les vers qu’Hégésippe Moreau lui a consacrés dans une ode pleine de mouvement et d’éclat :

 

Bordeaux, paradis de mes anges,

Olympe de mes dieux, Bordeaux,

J’irai te chanter mes louanges,

La besace homérique au dos.

Sur le grand chemin noir de pluie

Qu’un blanc rayon tombe et l’essuie,

Et demain, troubadour piéton,

Dans la haie aux grappes vermeilles

Où dansent mes sœurs les abeilles,

J’irai me tailler un bâton.

 

Humble oiseau, ma voix tremble : il neige…

Belle veuve du beau Ducos,

Pour dire tes gloires, que n’ai-je

Un luth fécond en mille échos !

Vers ta rive qu’il a choisie,

Tout mon fleuve de poésie

Bondirait, dévorant ses bords ;

Et chaque vague, chaque rime,

Bordeaux, ferait le bruit sublime

Que fait l’Océan dans tes ports !

MÉMOIRES DU VIN

– Ces Français, ont-ils de l’esprit ! s’écriait le Comte de Pœlnitz, en sortant avec le prince de Ligne d’une petite orgie de bonne compagnie, qui avait eu lieu entre auteurs, courtisans et jolies femmes.

– Parbleu ! c’est bien malin, répliqua le prince ! quand on a des vins comme ceux-là !

Ainsi commence un riant petit livre, intitulé : Vins à la mode, par M. Albert de la Fizelière, un aimable homme, dont l’érudition a le bouquet léger et spirituel du meilleur médoc.

C’est une histoire pétillante de la vigne depuis Noé, – et même avant Noé. On y apprend que cet arbre fut toujours en grand honneur par le monde, à ce point que chez les anciens le sarment était considéré comme un bois noble, et que l’homme qui avait été frappé d’une canne taillée dans un cep n’encourait aucune infamie.

Excusez !

D’après M. de la Fizelière, la vigne aurait été introduite dans les Gaules, l’an 380 avant Jésus Christ, par un marchand du nom d’Élicotius.

« Cet homme, revenant de Rome, où il avait séjourné, traversait les Alpes avec un chargement considérable de vins, de figues, de raisins, d’olives, etc. Il entra dans une bourgade un jour de grande fête, tandis que le peuple était rassemblé ; il étala sa marchandise, et les Gaulois goûtèrent le vin. Ce fut un succès d’enthousiasme. »

Autant cette légende qu’une autre ! Va donc pour Élicotius !

Henri IV ne pouvait être oublié dans un tel ouvrage, lui qui prenait pompeusement la qualification de « roi de Gonesse et d’Aï, » c’est-à-dire, roi du bon pain et du bon vin.

Il y figure pour ce couplet, qu’il improvisa un soir, sans doute à la table de Gabrielle :

 

Ça, petit page, verse à moi !

Si le sceptre est chose pesante,

Mon verre, plus léger de soi,

Jamais vide ne se présente.

Ce vin n’est chrétien comme moi ;

Néanmoins, pas un ne blasphème

Pour ce qu’il n’eut onc le baptême.

Voici que je bois

De mon vieil arbois !

Chantons, messieurs, à perdre haleine :

Hosanna, Bacchus et Silène !

 

En chemin, ce petit livre, aussi fringant qu’on peut le souhaiter, touche à une foule de questions et sème les renseignements à poignées.

C’est ainsi qu’il révèle l’origine du titre de Cordon bleu, appliqué aux excellentes cuisinières.

Il le fait remonter à MM. de Souvré, d’Olonne, de Lavardin, de Mortemart et de Laval, fameux amphitryons, auxquels leur qualité à la cour donnait le droit de porter le cordon bleu. La renommée de leurs tables était telle qu’on s’accoutuma à dire en parlant d’un bon repas : « C’est un repas de cordon bleu ! » Puis, d’une cuisinière émérite : « C’est une cuisinière de cordon bleu ! » Et enfin, par abréviation : « C’est un cordon bleu ! »

Le nom resta.

Suit une longue et intéressante liste des cabarets fameux dans Paris.

Un d’eux subsiste encore : il est situé rue Neuve Saint-Augustin, à la hauteur de la rue Louis-le-Grand, et porte au-dessus de sa grille cette glorieuse inscription : « Maison fondée en 1635. »

« Quelle noble date ! – s’écrie M. Albert de la Fizelière, – et quel bon temps pour les buveurs ! Les cafés n’étaient pas encore inventés. Les gens d’esprit, dont on obscurcit aujourd’hui le cerveau par les vapeurs nauséabondes d’une bière frelatée, par l’horrible absinthe, par plus de cent mélanges de spiritueux de mauvais aloi, pouvaient et savaient entretenir leur verve aux feux divins du beaune et du pomard. L’hippocrène des poëtes était alors une vérité, et la source inspiratrice jaillissait rouge et parfumée des tonnes ventrues de la Croix de Lorraine et de la Pomme de Pin. »

Bravo, la Fizelière !

Après ces deux cabarets classiques il aligne sous sa plume :

Le Cormier fleuri, près de Saint-Eustache ; le Gaillard-bois, près de l’Hôtel-de-Ville ; la Fosse-aux-Lions, rue du Pas-de-la-Mule ; le Chapelet, derrière le Luxembourg ; l’Écu, à côté de l’Arsenal ; le Berceau, sur le pont Saint-Michel ; l’Ange, à l’hôtel de Bourgogne ; la Corne, place Maubert ; l’Écharpe, au Marais ; la Croix-Blanche, rue de la Savaterie ; la Croix-de-Fer, rue Saint-Denis ; la Croix-Verte, au préau du Temple ; le Pressoir d’or, rue Saint-Martin ; les Deux Faisans, rue Montorgueil ; les Deux Porches, au cimetière Saint-Jean.

Et encore :

Les Trois Maillets, les Trois Suisses, les Trois Pigeons, les Trois Entonnoirs, les Trois Cuillers, le Riche Laboureur, la Cage, l’Épée de bois, le Grand Cornet, la Grosse Tête, le Petit Voisin, la Lamproie, la Lanterne, l’Image Notre-Dame, la Toison, les Quatre Vents, la Tour d’argent, le Cygne de la Croix, le Petit Saint-Antoine, etc., etc., – Ouf !

Le Treillis vert, rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, fournissait les couvents d’alentour. Les bons moines – style Grassot – donnaient volontiers l’accolade à la dive bouteille, ainsi que le témoigne ce couplet en proverbes :

 

Boire à la Capucine,

C’est boire pauvrement ;

Boire à la Célestine,

C’est boire largement ;

Boire à la Jacobine,

C’est chopine à chopine ;

Mais boire en Cordelier,

C’est vider le cellier !

 

La Révolution eut le respect du vin.

Quand elle transforma le calendrier, elle fit commencer, l’année républicaine au premier jour du mois de la vendange, vendémiaire, et elle consacra ce jour au raisin.

Le dixième jour, correspondant au 1er octobre, fut consacré à la cuve, et le vingtième au pressoir.

Pour qu’il soit bon, un livre doit toujours laisser au lecteur une inquiétude, un désir, une rêverie.

Tout ne doit pas être fini, une fois les feuillets achevés. Je veux être conduit par l’écrivain sur la lisière de l’au delà.

Eh bien ! le plus grand éloge qu’on puisse faire du livre de M. Albert de la Fizelière, c’est qu’il donne envie de boire. Il altère profondément. Il donne l’idée d’une table chargée de toutes sortes de flacons. On étend le bras, en le lisant, comme pour chercher un verre ; on lève les yeux, on a cru voir une treille au plafond. Un vent guilleret semble tourner les pages. L’œil s’attendrit, la lèvre se dessèche. La pensée, doucement voltigeante, va d’Érigone à Rabelais ; un bruit de chanson et de cristal se mêle à des physionomies enluminées comme des roses rouges. On a soif, vraiment, on a soif ! Que voulez-vous que je vous dise de plus ?

ODE À L’IVRESSE

Ivresse chaude et forte,

À qui j’ouvre ma porte

Les jours de désespoir,

Ivresse, viens ce soir !

 

Viens, éclate et flamboie,

Ivresse ! sois ma joie !

Apaise à flots pressants

La soif de tous mes sens.

 

Viens, nous irons, ma chère,

Voir sous le réverbère

Les ivrognes ronflants

Et rouges de vin blanc ;

 

Et ces fakirs des halles,

Qui rêvent sur les dalles

D’un cabaret impur,

Les yeux fixés au mur.

 

Sur le seuil des tavernes,

Trébuchant, les yeux ternes,

Ta bouche me dira

Hoffmann ou Lantara.

 

Quelle forme enchantée,

Courtisane protée,

Quel costume impromptu

Pour moi vêtiras-tu ?

 

Auras-tu robe blanche,

Col étroit, lourde hanche,

Et, champagne engageant,

La couronne d’argent ?

 

Seras-tu la coquine

Et svelte médocquine,

Qu’on boit à petit feu,

Fille de Richelieu ?

 

Ou la Flamande épaisse,

Honneur de la kermesse,

Dont Brauwer le fripon

Tracasse le jupon ?

 

Terrible ou caressante,

Pâlie ou rougissante,

Au diable l’embarras !

Viens comme tu voudras.

 

Viens, pourvu que je voie,

Vieille fille de joie,

Étinceler encor

L’eau-de-vie aux yeux d’or,

 

Sans voile, sans agrafe,

Toute nue, en carafe,

Éclair emprisonné

Sous le cristal orné !

 

Viens, je suis ton poëte !

Avant que je te jette

Mes bras autour du cou,

Va mettre le verrou.

 

Est-ce que tu me boudes ?

Pose-là tes deux coudes,

Et pendant que je bois,

Parle-moi d’autrefois.

 

Te souvient-il, drôlesse,

De ma grande tristesse

Et des pleurs insensés

Que nous avons versés ?

 

Heures trop tôt flambées !

Grosses larmes tombées !

Fureurs sous les balcons !

Délires sans flacons !

 

Bah ! si je vous regrette,

C’est peut-être en poëte ;

Et peut-être ai-je tort

De croire mon cœur mort.

 

L’amour, je le retrouve,

Chaud comme sang de louve,

Au fond du verre ardent

Qui grince sous ma dent !

 

Mettre, ô folle merveille !

Des baisers en bouteille,

Et, comme une liqueur,

Boire à longs traits son cœur !

 

Aussi bien, ma maîtresse,

C’est toi, toi seule, Ivresse !

Et, dans tes bras de feu,

À tout j’ai dit adieu.

 

Ah ! comme je t’adore,

Effroyable Pandore !

Pourtant, je te le dis,

Souvent je te maudis.

 

Cet amour que j’étale

Pour toi, belle brutale,

On en sait le pourquoi :

Tu ne trompes pas, toi !

 

Tu ne sais pas, sauvage,

Lentement, avec rage,

Tirer les pleurs des yeux ;

Tu fais mourir, c’est mieux.

 

Viens, les coupes sont prêtes,

Madère des tempêtes ;

Toi, gin, qui fais les fous,

Et vin à douze sous !

 

Viens, il me faut la lutte

Sous la table en culbute,

Tous deux à bras le corps,

Et les yeux en dehors !

 

Les bouteilles qu’on casse,

Les chaises que ramasse

Le plaintif hôtelier

Tordant son tablier ;

 

Les coups, et puis la garde,

Et le sang qu’on regarde

Couler stupidement

Sur le plancher fumant…

 

Prends toute ma tendresse !

Je t’appartiens, Ivresse ;

Maintenant c’est ton tour,

Et que meure l’Amour !

 

Meurs, toi qui fus mon maître,

Meurs deux fois ; – et peut-être

Qu’un jour, en frappant là,

Plus rien ne répondra !

CHAPITRE X

UN MARIAGE PAR GOURMANDISE


Vestris, le diou de la danse, bien qu’il s’exagérât sa valeur, avait une originalité incontestable.

Ses contemporains ne lui ont accordé que des jambes. Il avait aussi un cœur.

Ce cœur était des plus inflammables ; il battit surtout, vers la quarantième année, pour une jeune Hollandaise appelée mademoiselle Heinel.

Mademoiselle Heinel était l’élève favorite de Vestris, qui lui avait dévoilé tous les secrets de son art.

En revanche, il briguait d’elle une récompense, qui lui semblait toute naturelle, et qu’elle se refusait obstinément à lui accorder. D’abord, avec sa suffisance italienne, doublée d’impertinence française, il avait voulu être son amant. Repoussé avec un grand déploiement d’indignation, il se proposa comme mari.

Nouveau refus de mademoiselle Heinel.

Le divin Vestris en demeura plusieurs semaines atterré, – sur une jambe.

Jamais pareille résistance n’était venue le surprendre dans sa carrière triomphale. Aussi son dépit en fut-il réel. Il n’imita pas ces généraux qui jurent de vaincre ou de mourir : il jura de vaincre, – c’est-à-dire d’épouser mademoiselle Heinel.

Et il tint parole.

L’histoire de ce mariage est des plus extravagantes, et l’on pourrait en faire un proverbe à la Carmontelle, qui serait intitulé : Un Mariage par gourmandise.

Un jour, un laquais, s’annonçant de la part de madame la maréchale de M…, remit à mademoiselle Heinel le billet suivant :

 

« MA CHÈRE ENFANT,

« Vous êtes ravissante, et encore ravissante ! Je ne cesse de le dire à tout le monde, et je veux le dire à vous-même. J’ai prié Vestris de vous amener demain à ma petite maison de Bagnolet, où je donne une fête. C’est dire que vous en serez le premier ornement.

« À demain donc, chère belle.

« LA MARÉCHALE DE M. »

 

Ce billet flatta infiniment l’amour-propre de mademoiselle Heinel, qui, comme toutes les personnes de théâtre, était fort sensible aux avances des gens de cour.

Elle le relisait pour la quatrième ou cinquième fois, lorsque Vestris se présenta chez elle.

– Vous arrivez à merveille, mon cher maître, lui dit-elle ; voici ce que je viens de recevoir.

– Je sais, dit Vestris.

– La maréchale me fait beaucoup d’honneur ; on n’est pas plus aimable qu’elle, en vérité.

– Ajoutez qu’elle a un grand crédit auprès des directeurs de l’Opéra, et que sa protection peut vous être extrêmement utile. Avez-vous répondu à sa lettre ?

– Pas encore.

– Pourquoi ? demanda Vestris.

– Je suis un peu embarrassée… Est-il bien convenable que j’aille seule avec vous à cette fête ?

– Une élève avec son maître, rien de plus convenable.

– Si nous emmenions ma mère ? interrogea mademoiselle Heinel.

– Ce serait me faire injure… et puis, votre mère n’est pas sur le programme.

– Eh bien, Vestris, je me fie à votre chevalerie.

– C’est ce que vous avez de mieux à faire, ma déesse.

– Vous avez plus que moi l’habitude de ces parties du grand monde. Faites dire à madame la maréchale que je me rendrai à son invitation.

– Très-bien, Soyez prête à midi. Je viendrai vous chercher. Surtout, ne mangez pas trop auparavant ! La maréchale a un cuisinier incomparable.

– Que vous êtes étrange, Vestris ! dit mademoiselle Heinel avec un haussement d’épaules.

– Mignonne, on connaît votre péché mignon.

En effet, mademoiselle Heinel était connue pour sa gourmandise, défaut rare chez une danseuse ! Elle mangeait comme Louis XIV et donnait dans les viandes solides.

Cela expliquait l’air malicieux de Vestris, et pourquoi, avant de franchir le seuil de la chambre, il se retourna une seconde fois pour répéter sa recommandation :

– Ne mangez pas trop !

Le lendemain, à l’heure convenue, une voiture les emportait tous deux sur la route de Bagnolet. Une toilette de bon goût rehaussait les charmes de la belle Hollandaise. Vestris ne pouvait se lasser d’admirer son écolière. Il essaya, pendant le trajet, de remettre son amour sur le tapis, ainsi que ses propositions de mariage ; mais ce fut inutilement. On l’éludait, on le plaisantait, on ramenait la conversation sur la fête à laquelle on se rendait.

La voiture s’arrêta, au bout de trois quarts d’heure, devant une habitation isolée, d’apparence gentille, mais ne répondant pas à l’idée que mademoiselle Heinel s’était faite de la maison de plaisance d’une maréchale.

Un domestique vint ouvrir la grille.

– J’ai vu ce domestique quelque part, murmura mademoiselle Heinel.

– Vous ne vous trompez pas, dit Vestris ; il a été pendant quelque temps à mon service… Je l’ai cédé à la maréchale.

Ils montèrent un petit perron, et ils se trouvèrent dans une antichambre déserte. Mademoiselle Heinel s’étonna qu’il n’y eût personne pour les recevoir.

– Suivez-moi, dit Vestris en s’engageant dans un corridor ; je connais la maison par cœur.

– Informons-nous plutôt auprès du domestique, répliqua mademoiselle Heinel.

Mais le domestique avait disparu.

– Par ici, continua Vestris, par ici… nous allons trouver du monde.

– Voilà qui est singulier ! pensa la danseuse.

Vestris poussa une porte qui donnait sur une pièce décorée dans un style tout à fait galant : glaces partout, ottomanes faisant face à toutes les glaces, panneaux ornés de peintures mythologiques.

– Personne encore ! dit mademoiselle Heinel.

– Tous les invités ne sont peut-être pas arrivés, objecta Vestris ; il est de bonne heure.

– Soit, mais la maréchale…

– La maréchale est sans doute dans le parc.

– Allons l’y rejoindre.

– Ne sera-ce pas indiscret ?… Mieux vaut l’attendre ici.

– Ici ?

Et le regard de mademoiselle Heinel, se promenant autour d’elle, ne put s’empêcher de remarquer le goût érotique qui avait présidé à l’ameublement.

– Asseyons-nous un instant, ma reine, dit Vestris.

La reine se laissa prendre par la main et conduire vers un sofa jonquille.

– Ce silence… un jour de fête… murmura-t-elle, peu rassurée.

– Ce silence est complice de mon amour. Le bruit viendra trop tôt, hélas !

Il n’avait pas quitté la main de son élève.

– Causons de notre mariage, lui dit-il en s’asseyant à côté d’elle.

– Encore ?

– Toujours !

– D’un peu moins près alors, dit-elle en tournant la tête de tous les côtés.

– Que craignez-vous ?

– Je ne sais…

– Quand aurai-je le bonheur de vous conduire à l’autel ?

Mademoiselle Heinel se leva.

– Tenez, Vestris, dit-elle, conduisez-moi vers madame la maréchale.

– Nous avons le temps, répondit-il en essayant de la retenir.

– Non, tout de suite !

– Un instant, de grâce.

– Je le veux, reprit-elle en frappant du pied, l’œil étincelant et le bras étendu vers la porte.

– Bravo ! la pose est admirable ! s’écria Vestris ; on jurerait que je vous fais répéter. Belle comme Junon en courroux !

– Vous osez sourire ?

– Je l’ose.

Elle se dirigea vers la porte, et la trouva fermée.

– Qu’est-ce que cela signifie ? dit mademoiselle Heinel en s’adressant à Vestris, qui était resté immobile sur le sofa jonquille.

– Vous avez trop d’esprit pour ne pas vous répondre à vous-même, lui dit-il en souriant toujours.

– Un guet-apens !

– Oh ! non… un piège, tout au plus, un stratagème innocent.

– Innocent !

– Sans doute. Nous agissons ainsi dans l’Italie, qui est le pays de l’imagination par excellence.

– Où suis-je donc ?

– Hier, j’aurais pu dire : chez moi… Aujourd’hui je réponds : chez vous.

– Chez vous ! répéta mademoiselle Heinel en fureur.

– La, la… calmez-vous, mon ange !

– Et la maréchale ?

– Elle ne saura jamais que j’ai abusé de son nom.

Ainsi cette prétendue fête… ?

– Peut en devenir une réelle pour moi, répondit Vestris.

– N’approchez pas !

– Ai-je l’air de bouger ?

– Savez-vous que vous êtes un monstre, Vestris ?

– On me le disait en Italie, j’ai fini par le croire en France.

– Qu’espérez-vous de cette détestable plaisanterie ?

– Tout simplement vous amener à signer une promesse de mariage que j’ai préparée.

– C’est parfait, dit mademoiselle Heinel d’un ton ironique ; rien ne manque à votre scénario. Pourtant, je crois que vous serez obligé de changer le dénoûment.

– C’est justement au dénoûment que je tiens le plus, dit Vestris.

– Tant pis !

– Mais enfin, pourquoi ne voulez-vous pas devenir ma femme ?

– Parce que je veux rester ma maîtresse.

Vestris soupira.

– Je vous donne une heure de réflexion, dit-il ; dans une heure je reviendrai.

– Comment ! vous allez me laisser seule ici ! s’écria mademoiselle Heinel.

– N’y est-on pas aussi bien que possible ? dit Vestris.

– Je vous avertis que je vais crier…

– On ne vous entendra pas.

– Appeler à l’aide…

– On ne viendra pas.

– C’est une indignité !

– Non, répliqua Vestris ; c’est une nécessité. Consentez à signer le chiffon que voici, et je vous rends immédiatement votre liberté.

Il lui mettait sous les yeux la promesse de mariage.

– Jamais ! dit impérieusement mademoiselle Heinel.

– Alors, dans une heure, dit froidement Vestris.

Et après avoir salué, comme lui seul savait saluer au monde, il sortit par une porte secrète, avant que mademoiselle Heinel, stupéfaite, eût le temps de faire un pas.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? se demanda-t-elle ; est-il sérieux ou badin ? dans tous les cas, il se trompe étrangement s’il croit m’obtenir par la contrainte.

Il y avait quelques livres épars dans le boudoir. Elle se mit à les parcourir en feignant une tranquillité qui était loin de son esprit.

Tout à coup une odeur délicieuse arriva jusqu’à elle.

– Ah ! le dîner qu’on prépare ! dit-elle avec un accent de satisfaction. Il était temps !

Elle ne se trompait pas. Au même instant, un léger bruit se fit entendre : un guichet s’ouvrit dans la boiserie, assez large pour laisser pénétrer le regard dans tous les détails de la pièce voisine, qui était une jolie salle à manger.

La table était servie.

Deux couverts y figuraient.

Sur des réchauds, entretenus à une température modérée, fumaient discrètement les plats qui avaient enchanté l’odorat de mademoiselle Heinel. Le vin rafraîchissait dans un seau d’argent.

Un de ces meubles nommés servantes, sur lequel s’étageaient une douzaine d’assiettes, indiquait qu’aucun domestique n’était appelé à troubler ce fin repas.

Ce spectacle exerça une vive impression sur les sens de mademoiselle Heinel, dont nous avons fait connaître les aptitudes gastronomiques.

– Allons ! pensa-t-elle, Vestris est décidément un homme entendu en toutes choses.

Sur ces entrefaites, l’illustrissime danseur apparut dans la salle à manger.

Il s’approcha du guichet, où ses yeux rencontrèrent ceux de mademoiselle Heinel.

– Êtes-vous décidée à signer ? demanda-t-il.

– Non.

Alors il revint à la table et enleva un couvert.

– Que faites-vous ? dit-elle anxieuse.

– Vous le voyez, je m’apprête à déjeuner.

– Seul ?

– Seul, dit Vestris.

– Vous n’y pensez pas !

– Voyez plutôt.

Il s’assit méthodiquement, de manière à lui faire face. Méthodiquement aussi il attira à lui un poulet à la dauphine, dont il enleva l’aile droite avec dextérité.

La danseuse n’en revenait pas.

– Exquis ! dit Vestris après la première bouchée.

La danseuse suffoquait.

Vestris s’était versé du vin. Il leva son verre pour en admirer la riche robe de pourpre.

– Ceci, dit-il, me vient directement du maréchal de Richelieu : c’est une bouteille de son excellent cru de Saint-Émilion, dans le Bordelais… À votre santé, mon adorable !

Les regards de mademoiselle Heinel flambaient de colère et d’envie.

– Ce jeu va cesser, n’est-il pas vrai ? dit-elle.

– Quand vous voudrez.

– Vestris… mon cher Vestris… vous que j’ai connu si complaisant, si aimable…

– Ô le merveilleux pâté ! dit Vestris sans paraître l’entendre.

– Ouvrez-moi.

– Avez-vous signé ?

La danseuse ne répondit pas.

– La promesse de mariage est sur le guéridon, continua Vestris ; vous trouverez de l’encre et une plume dans le secrétaire en bois de rose, à votre droite.

La danseuse lui lança un regard foudroyant, et elle retourna s’asseoir sur le sofa, le plus loin possible du guichet.

Elle ne voulait plus voir.

Mais elle ne pouvait empêcher que les parfums de la table se répandissent autour d’elle et l’enveloppassent d’une vapeur séductrice.

Elle ne pouvait empêcher non plus les exclamations de ravissement que son bourreau ne lui épargnait pas.

– Ces petits pois sont la suavité même !

– Que cette pêche est fondante !

– Je n’ai jamais rien goûté de comparable à ces croque-en-bouches !

Puis il faisait claquer sa langue, et l’on devinait mille contorsions de béatitude.

– Sablerai-je le champagne ? se demanda-t-il ensuite.

Le vin de Champagne était la folie de mademoiselle Heinel.

– Oui, se répondit Vestris.

Et bientôt après, le bruit joyeux d’un bouchon sautant au plafond alla porter à son comble l’exaspération de la danseuse.

Son supplice dura jusqu’à la fin du dîner de Vestris, que celui-ci prolongea avec une barbarie raffinée. Il ne lui fit même pas grâce du refrain qu’amènent invariablement avec eux les pétillements du sillery.

Après quoi il sortit pour aller respirer l’air pur du jardin.

Mademoiselle Heinel demeura seule une deuxième fois.

Sa perplexité était grande. Que devait-elle faire ? À quel parti devait-elle se résoudre ?

L’après-dînée s’écoula ainsi.

D’heure en heure, la figure du cruel Italien se montrait au guichet.

– Eh bien ? disait-il.

– Eh bien, quoi ? répliquait mademoiselle Heinel.

– Avez-vous signé ?

– Non.

L’obstination de la danseuse croissait en raison de sa faim, – et ce n’était pas peu dire.

En plusieurs heures, mademoiselle Heinel passa par tous les degrés de la rage, du désespoir, de l’abattement.

À l’une des apparitions de Vestris, elle essaya de transiger.

– Eh bien, lui dit-elle… ouvrez… nous verrons… je ne dis pas non.

– Avez-vous signé ? articula l’implacable danseur.

Mademoiselle Heinel haussa les épaules et lui tourna le dos.

Le soir vint, et avec le soir l’heure du souper.

Mademoiselle Heinel en vit tous les préparatifs, comme elle avait vu tous les préparatifs du dîner.

– Oh ! murmura-t-elle, je ne pourrai jamais subir cette nouvelle torture !

Lui, Vestris, était calme et rayonnant.

Au moment où il allait recommencer la scène du matin, – aux bougies cette fois, – il entendit une voix dolente qui l’appelait :

– Vestris !

– Que voulez-vous, ma chère amie ?

– Vestris, je sens que je vais mourir… Mes forces m’abandonnent… je me meurs, Vestris !

– Rassurez-vous, répondit Vestris, la bouche pleine.

– N’aurez-vous pas pitié de moi ?

– Il n’y a que vous d’impitoyable, ma divine.

Mademoiselle Heinel était étendue sur l’ottomane, dans une attitude propre à exciter la pitié de tout autre que Vestris.

Elle se redressa subitement.

– Ah çà ! c’est donc vrai ? s’écria-t-elle d’une voix qui avait recouvré toute sa sonorité ; votre intention est donc réellement de me prendre par la famine ? Vous êtes donc tout à fait décidé à me laisser périr d’inanition ? Ce n’était pas assez d’un enlèvement, d’un rapt ! Ignorez-vous, Vestris, que la loi peut s’armer de toute sa rigueur contre vous ?

– J’ai tout prévu, dit-il tranquillement, tout calculé.

– Savez-vous que vous pouvez être pendu ?

– Je le sais.

– Rompu, écartelé, brûlé ?…

– Je le sais.

– Et cela ne vous fait pas hésiter ?

– Que voulez-vous ! je ne tiens pas à la vie.

– Et vous êtes disposé à pousser jusqu’au bout votre exécrable dessein ?

– À mon grand regret, soupira Vestris.

– C’est qu’il le ferait comme il le dit ! dit mademoiselle Heinel confondue par ce sang-froid.

Il avait cessé de l’écouter ; sa fourchette plongeait déjà dans un plat.

– Arrêtez ! s’écria-t-elle.

La fourchette s’immobilisa.

– Qu’est-ce que vous vous disposez à manger là ? demanda mademoiselle Heinel.

– Un chaud-froid de vanneaux… Ma cuisinière réussit particulièrement ce mets.

– Un chaud-froid de vanneaux !… répéta la danseuse, les yeux fermés, les narines dilatées ; c’en est trop !

Puis brusquement, d’un seul bond, elle s’élança vers le guéridon, et saisissant la plume, elle traça sa signature au bas de la promesse de mariage.

La porte de la salle à manger s’ouvrit presque aussitôt, et Vestris parut sur le seuil.

– Le souper est servi ! dit-il joyeusement en lui tendant la main.

– Vous me payerez cela, Vestris ! murmura-t-elle entre ses dents.

– Qui sait ?

Un mois après, Vestris conduisait « à l’autel » sa belle écolière.

 

Quelques mots de post-scriptum.

Le fond de cette anecdote est tout à fait historique. Le général Lasalle en parle dans son ouvrage intitulé : l’Anneau de Salomon.

Quant au mariage, voici en quels termes il fut annoncé dans la Chronique scandaleuse, rédigée par Champcenetz : « Vestris, si justement appelé, quoi qu’on en dise, le diou de la danse, a fait véritablement ce que nos roués appellent une fin : il s’est marié. Mademoiselle Heinel lui tenait au cœur depuis longtemps. Était-ce parce qu’il l’avait souffletée en plein théâtre, il y a quelques années ? était-ce parce qu’il s’en était vu dédaigné ?… »

CHAPITRE XI

LE MÉDOC


POËME

I

Le pays de Médoc, c’est la verte oasis

Qui s’élève au milieu des landes de Gascogne ;

Elle a des bois épais et des étangs fleuris,

Et des nappes de vigne aux sentiers infinis,

Belles à réjouir le poëte et l’ivrogne.

Elle repose et tremble entre deux vastes eaux ;

L’Océan la dévore et le fleuve la berce ;

La Garonne l’endort au chant de ses roseaux ;

De son pied irrité la mer la bouleverse

Et change tous les jours les dunes en tombeaux.

 

Le Médoc est charmant : il réjouit la vue.

J’aime ses bourgs ombreux dans l’horizon noyés.

Ses brouillards du matin et ses bas-fonds rayés.

Ses pins toujours tremblants que traverse la nue,

Ses innombrables ceps qui croissent par milliers

Comme au pays normand font les petits pommiers.

L’âge d’or dans son sein a renoué la trame

Des anciens jours de paix, de labeur et de foi ;

Ses clochers ont des sons qui vont remuer l’âme ;

On y croit aux sorciers, on adore le roi.

Ce ne sont au soleil que joyeuses familles,

Jeunes femmes, enfants, brunes et fortes filles

Dans les sillons rougis suivant les chariots ;

Alertes compagnons aiguillonnant l’allure

Des grands bœufs mugissants, qui portent pour parure

Des grappes à leur tête en guise de grelots.

Ce ne sont tous les jours que danses et délires,

Que chansons appelant un chœur d’éclats de rires,

Un tableau rencontré de Léopold Robert.

 

C’est le pays fertile. Alentour le désert.

Alentour, l’étendue immobile et brûlante,

La terre qui se tait quand la lumière chante,

Le néant qui fait peur à l’âme et peur aux yeux.

Alentour, la misère et sa nudité pâle ;

Le hâve paysan, frileux et souffreteux,

Hissé sur ses grands bois, avec son chien honteux,

Pourchassant en silence un noir troupeau qui râle ;

Le pêcheur dont on voit le talon s’essayer

Sur le sable endormi qui peut se réveiller…

Un jour sera, dit-on, où le vieux dieu Neptune

Cessera de briser ses leviers souverains

Et d’ébrécher son sceptre aux cailloux de la dune :

Jadis il a juré, par sa barbe aux longs crins,

Qu’il viendrait engloutir le Médoc, à la lune,

Avec tous ses tritons et ses vassaux marins !

II

Près du fleuve gascon, urne aux ondes moqueuses,

Entre Dignac, Loirac, Queyrac, Seurac, Cyvrac,

Au milieu des grands crus et des villas fameuses,

S’égare en vingt détours le bourg de Valeyrac,

 

De loin, on le pressent à ses plaines bénies,

À ses oiseaux bavards, à ses poudreux buissons,

À sa blanche fumée aux torsades bleuies.

C’est ce riant hameau que tous nous connaissons :

Les meules de foin vert à l’horizon groupées.

Les vaches, les canards et les petits garçons.

Des charrettes gisant dans un coin, éclopées ;

La place aux huit ormeaux ; l’église vis-à-vis,

Où nous avons, enfants, communié jadis ;

Le bois, des deux côtés emprisonnant la vue,

Qui penche sans un bruit ses massifs noirs et lourds

Et finit au tournant de la maison prévue,

La maison du berceau qui sait nos heureux jours,

Et les jardins déserts où veillent nos amours !

 

On était en automne, et, par une embellie,

L’aurore se levait, frissonnante et pâlie ;

Ses voiles teints de pourpre, échappés à ses doigts,

Balançaient vaguement, comme une large écume,

Les coteaux d’orient endormis dans la brume,

Et jetaient cent lueurs aux tuiles des vieux toits.

Tout dans le fond du parc et parmi la grande herbe,

Ils allaient à pas lents, l’un sur l’autre appuyés,

Elle, les yeux baissés, lui, le regard superbe,

À travers la bruyère et les bleuets ployés.

Ses blonds cheveux étaient noués à la Diane,

Un lien de velours rouge en dessinait le tour,

Et leurs anneaux tombant sur sa chair diaphane

Ombrageaient son épaule au limpide contour.

Un ruban, qui flottait, serrait sa taille fine ;

Elle avait mis à nu ses petits bras soyeux ;

Et, le long du chemin étroit et sinueux,

Passait et repassait la blanche mousseline,

Entre les arbrisseaux, entre les troncs noueux,

Comme une jeune fée à l’œil qui la devine.

Ces deux amants marchaient et se parlaient si bas,

Que les lézards peureux ne s’en détournaient pas.

Coquelicots et lys saluaient leur passage ;

Branches de s’agiter ; et, du haut du feuillage

Où d’invisibles nids dérobent leur séjour,

Il leur tombait des chants de bonheur et d’amour !

 

Mais les parents suivaient. Leur entretien, sans doute,

À ce que je suppose, était moins attachant,

Car ils parlaient très-fort, et d’instant en instant

Coupaient par les sentiers pour abréger la route.

On devinait soudain, à les apercevoir,

La mère de Lucien et l’oncle de Nicette :

L’une au maintien pieux, toujours vêtue en noir,

Veuve encore attrayante et de mine discrète ;

L’autre, obèse et rougeaud, campagnard enrichi,

Façon de Carabas engraissé par l’ennui.

Ces gens-là possédaient une ancienne futaie,

Séparée autrefois par une vive haie

Où s’épanouissait Avril à son retour,

Et par où les enfants s’entrevirent un jour.

Ils étaient bien petits, la haie était bien close ;

« Les paroles passaient, mais c’était peu de chose[19]. »

Mais au printemps prochain, quand les rayons premiers

Revinrent entr’ouvrir les fleurs fraîches écloses,

Ô bonheur ! leurs deux fronts gagnèrent les rosiers

Et leur premier baiser s’échangea dans les roses.

 

Lucien partit un jour, sa mère l’ordonna.

Il partit à Paris terminer ses études.

Que de pleurs, de serments, de gages on donna

De part et d’autre ! Adieu nos chères solitudes !

Adieu notre Médoc, notre bonheur ancien !

Nos chiffres enlacés sur l’écorce des chênes !

Adieu, jusques au jour des vendanges prochaines !

 

Nicette soupira tous les jours. – Et Lucien ?

III

Vingt ans et voir Paris ! Fuir la province aimée,

Cette vieille nourrice au front doux et songeur

Voir derrière ses pas la porte refermée,

Sentir sécher l’adieu sur sa lèvre embaumée,

Et s’en aller où va tout enfant voyageur !

C’est le destin fatal. – Là-bas est la merveille !

Dit une voix trompeuse à qui l’on tend l’oreille.

Lucien connut Paris : et, comme la plupart,

Il se laissa gagner par de vaines chimères

Qui, la rose aux cheveux et la flamme au regard,

S’en vinrent le chercher, un matin qu’à l’écart

Le souvenir faisait ses heures plus amères.

Il ne posa d’abord qu’un pied indifférent

Dans ce monde joyeux, qui le trouva de glace ;

Mais bientôt, – je ne sais quel charme l’attirant, –

Il entra tout entier et demanda sa place.

 

Et ce fut de ce jour qu’à des épines d’or

Il déchira son cœur et perdit la sagesse ;

Et qu’à ce sol étroit attachant son essor,

Il ne s’occupa plus qu’à vieillir sa jeunesse.

 

Il connut de ce temps la sottise et les mœurs,

Dépouilla désormais ses anciennes humeurs.

Les femmes de toujours, les folles Cydalises,

Dont les jours ne sont rien qu’un vif enivrement,

Salamandres d’amour, de toute flamme éprises,

Passèrent près de lui dans leur essaim charmant.

Elles ne mettent plus, ainsi que les marquises,

Ces mouches sur le teint qui faisaient l’œil moqueur ;

Les mouches d’à présent se portent sur le cœur.

Ce furent celles-là, Lucien, qui te perdirent,

Lorsque à ton cou d’enfant elles se suspendirent,

Et que de tes trésors de tendresse amassés

Elles t’eurent tout pris, sans t’avoir dit : Assez !

 

Si bien qu’à la vendange où l’attendait Nicette,

Quand s’en revint Lucien, espéré si longtemps,

Il n’était plus le même, – ô surprise inquiète ! –

Il avait vu Paris, il n’avait plus vingt ans.

IV

Allons, les vendangeurs, la cloche vous appelle :

Debout, et travaillez ; c’est l’heure du réveil ;

L’horizon que sillonne une jeune étincelle

S’ouvre comme un cratère et vomit un soleil !

 

Et tous, dans le hangar où le maître les parque,

Comme un bétail grossier sur la paille étendu,

Hommes, femmes, enfants, – sans donner une marque

De mécontentement, de sommeil suspendu, –

Se lèvent pour avoir le pain qui leur est dû.

Ce sont des paysans aux formes athlétiques,

Taillés sur le patron des montagnards antiques,

Avec des nerfs d’acier et des poitrails velus ;

Un sayon en lambeaux couvre à peine leur torse ;

Leur chair, comme le buffle, est d’une épaisse écorce,

Et sans crainte de l’air ils pourraient aller nus.

 

Partons, mes vendangeurs, car le coteau ruisselle ;

Il se dresse éclatant, ses flancs semblent fumer ;

Il gémit sous la vigne : on dirait qu’il recèle

Une haleine puissante et prompte à s’enflammer.

Le cadavre géant de l’antique Cybèle,

Qu’au fond du sol ardent va chercher le rayon,

Se ranime et tressaille ; – aux fentes du sillon

On croirait voir percer le bout de sa mamelle.

 

On part, musique en tête. On gravit le coteau,

On pose un pied glissant sur le sable qui grince ;

Puis, à chaque sentier, la troupe se fait mince :

Ceux-ci sur le versant, ceux-là sur le plateau,

S’égarent à loisir parmi les feuilles vertes,

La vigne a remué ses branches entr’ouvertes,

Et tous ont disparu comme sous un manteau.

 

Le bœuf regarde au loin, traînant l’essieu qui crie,

Car la charrette est pleine ; et j’entends le bouvier

Traîner ses sabots lourds sur la terre amollie.

Le chien aboie et court, – on arrive au cuvier.

 

C’est une cave immense, ou plutôt c’est un antre

Où le vin en courroux monte au nez dès qu’on entre,

Courant des piliers noirs au cintre surbaissé,

– Un temple de Bacchus dans le sable enfoncé. –

Comme un chœur de Titans, là sont d’énormes cuves

Où la liqueur mugit comme dans des étuves.

Douze à quinze garçons, du matin jusqu’au soir,

Nu-jambes et nu-pieds dansent dans le pressoir.

Une étrange vigueur en leurs veines circule :

On les dirait piqués par une tarentule ;

Sous leurs talons nerveux, rouges et ruisselants,

Dans la mare de bois les grappes s’éparpillent ;

Les raisins égorgés éclatent et pétillent ;

Ils courent éperdus, noyés, demi-saignants ;

Toujours monte et descend la brutale cheville,

Le danseur infernal les brise sans les voir,

La grappe aux longs bras nus comme un serpent sautille ;

La boisson turbulente écume, – tourne, – brille,

Et s’égoutte en chantant au fond du réservoir !

V

On n’avait pas encore atteint ces jours d’octobre

Où de bruit et d’éclat la terre se fait sobre.

 

La chaleur était grande. Au lit de l’occident

Le soleil retrempait son disque fécondant,

Fier encor, rejetant son manteau par derrière

Sur le seuil, où reluit une pourpre dernière,

– Tête sans diadème et lente à s’effacer ; –

Tandis que, dans un coin du ciel lourd de l’automne,

L’autre roi réveillé qui murmure et qui tonne,

La foudre, se rangeait pour le laisser passer !

La prairie arrêtait ses herbes ondoyantes ;

Immobiles, sans bruit, les vagues haletantes

Brûlaient et flamboyaient à ses derniers rayons ;

Et la colline aussi, d’arbres échelonnée,

Et de rouges vapeurs bordée et couronnée,

Dressait ses peupliers en muets bataillons –

Si qu’un vent étourdi les fouettant de ses ailes

Jaillissaient aussitôt des milliers d’étincelles !

 

Et le soir s’abaissait. Par la plaine et les monts,

Sous les cieux imprégnés d’une couleur orange,

Il courait en tous lieux une harmonie étrange,

De ces ranz inconnus et doux que nous aimons.

C’étaient des bêlements, des sifflets, des clochettes,

C’étaient des angélus, des grillons, des musettes,

Une hymne sainte et grave, un bruit sévère et lent ;

C’était le bruit que fait le jour en s’en allant.

 

Tout dans le fond du parc, et parmi la grande herbe.

Ils allaient à pas lents, joyeux, – heureux déjà ;

Elle, les yeux baissés, lui, le regard superbe,

Comme si rien d’amer n’avait passé par là.

Des bonheurs d’autrefois ils renouaient la gerbe.

 

Comme on se séparait, Lucien saisit soudain

Une main qu’on laissa reposer dans sa main,

Et puis dit, d’un accent que le regard achève :

– Ce soir, près de l’étang… – Nicette avait frémi,

Sa blanche main s’était retirée à demi ;

Et, son œil s’entr’ouvrant comme au milieu d’un rêve,

Elle le regarda. Lucien la salua,

Et de l’air d’un Don Juan à grands pas s’éloigna.

 

Plus tard, si vous eussiez suivi la sombre allée

Vers la pointe du bourg, au fond de la vallée,

Vous eussiez vu sans doute une ancienne maison,

Noirâtre sous le lierre et de chênes voilée ;

Une croix de Saint-Jean orne son vieux blason ;

Elle est haute et bardée en style de prison.

On la dirait déserte. Une seule croisée

Derrière s’ouvre un peu, petite, treillissée,

Des vases sur le bord, penchant sur un bassin.

On entendait alors le son d’un clavecin.

 

Nicette alla livrer sa tête rose et chaude

Au vent de la croisée ; et, le front dans les doigts,

Elle regarda fuir les horizons étroits.

Un ver-luisant dardait sa flamme d’émeraude ;

Un vent plaintif courait dans un air vaporeux ;

Un linot réveillait, chantait, fermant les yeux ;

Les feuilles bruissaient, les ronces endormies

S’agitaient comme au pas des gazelles amies.

Sous ces parfums d’amour sa tête s’inclina –

Quand sept fois lentement la pendule sonna…

Elle eut peur et trembla. La fenêtre fermée,

Elle prit sa mantille et se mit à genoux.

Dans un brun cadre d’or la Vierge bien-aimée

Épanchait sur son front son regard le plus doux.

 

– Vierge, faut-il aller ce soir au rendez-vous ?

VI

Sous les sombres tilleuls j’ai vu passer Nicette.

Elle marchait sans bruit et semblait inquiète.

On eût dit que ses pas l’effrayaient, et souvent

Elle se détournait pour écouter le vent.

 

C’était près de l’étang où se mire, étonnée,

La lune dans les joncs de vapeur couronnée,

Et qui semble flotter, – fantastique tableau,

Allongée et plissée à chaque rond de l’eau.

 

L’heure du rendez-vous était pourtant venue.

Nicette ressentait une crainte inconnue,

Et disait fréquemment, cherchant à contenir

Le trouble de son cœur : – Comme il tarde à venir !

 

Puis elle s’asseyait au bord d’un banc de pierre ;

Et, sa main s’en prenant à des touffes de lierre,

Elle les effeuillait, et d’un pied agité

Les enterrait au fond du gazon argenté.

 

Lucien n’arrivait pas. – Ô mon Dieu ! disait-elle,

D’où vient que mon front brûle et que ma foi chancelle ?

Patience ! Sans doute il n’est pas assez tard.

Il ignore le mal que me fait son retard.

 

Elle essayait alors de chasser sa tristesse.

La nuit versait partout une limpide ivresse,

Et les plantes ouvraient à son tiède baiser

Leur sein d’or où la mouche aime à se reposer.

 

– C’est étrange pourtant, pensait la jeune fille,

Dont un tressaillement soulevait la mantille ;

La campagne est ce soir si douce à l’entretien ;

Cette nuit est si belle et rayonne si bien !

 

C’est qu’il ne m’aime plus ; et je suis effacée

De son cœur, à présent, comme de sa pensée.

Notre amour a duré notre enfance, c’est tout ;

Le ciel n’a pas voulu m’entendre jusqu’au bout.

 

Et Nicette penchait, entre ses mains voilée,

Sa jeune tête pâle et toute débouclée.

La brise s’en jouait, et courait par moment

Sous les sombres tilleuls harmonieusement.

 

Déjà, bande joyeuse ! au bas de la vallée

Les vendangeurs dansaient sous la treille étoilée.

Mais, traversant les prés, la danse et la chanson

Expiraient auprès d’elle ainsi qu’un faible son.

 

Pourtant, la pauvre enfant, elle espérait sans cesse.

Comme des diamants tombés dans l’herbe épaisse,

Ses pleurs longtemps tenus se répandaient tout bas.

Elle attendait toujours. – Lucien ne venait pas.

 

C’est qu’à l’heure où, cédant à sa pensée indigne,

Il accourait vers elle, en traversant la vigne,

Un remords généreux, au détour du chemin,

Comme un ange du ciel l’avait pris par la main.

 

Tout à coup, du milieu de son insouciance,

S’éleva contre lui sa jeune conscience ;

Et, dans la nuit sereine, il se sentit broncher

Lorsqu’il se demanda ce qu’il allait chercher.

 

Alors il reporta ses regards en arrière ;

Sa jeunesse à son cœur remonta tout entière ;

Et, retrouvant soudain son amour d’autrefois,

Il s’enfuit en cachant sa tête entre ses doigts.

VII

Un petit cabinet – nu, – blanc, – une croisée

Ouverte, – un lourd rideau tout trempé de rosée ;

Devant un noir pupitre un jeune homme, – c’est tout.

Au dehors la campagne, et le calme partout,

Il travaille. Un rayon égaré s’éparpille

Dans un coin du plancher dont la poudre scintille ;

Une brise suave agite l’air tiédi

Qu’emplit de son bourdon un frelon étourdi.

L’angélus argentin tinte au fond du village ;

Dans un arbre, – à côté, – les oiseaux font tapage.

 

Il écrit. Son front clair est à demi penché,

Comme fait un poëte à son livre attaché.

C’est Lucien ; il écrit une lettre à Nicette,

Une lettre d’excuse et d’amour, ainsi faite :

 

« – Il faut me pardonner, Nicette. Vois-tu bien,

Au rendez-vous d’hier comme j’allais me rendre,

Une voix, qui priait, à moi s’est fait entendre.

Sais-tu ? c’était la voix de ton ange gardien.

Je n’ai pu résister. C’est parce que je t’aime

Que je suis, ce soir-là, revenu sur mes pas ;

Cela te semble étrange et peu croyable même,

Nicette ; mais un jour tu me pardonneras.

 

« Ce n’est pas tout non plus. Ton front égal encore,

Qu’ont rarement terni de soucieux instants,

S’éclaire aux blancs rayons d’une durable aurore ;

Dans ta jeune pensée il est toujours printemps.

Néanmoins, tu n’es plus une enfant, ma Nicette :

La beauté de la femme en tes traits se reflète ;

Et celui qui te voit, beau lys épanoui,

S’arrête, et bien longtemps te regarde, ébloui.

Or, moi, je suis jaloux de cette candeur sainte ;

Je veux la préserver de toute sombre atteinte.

Écarter d’alentour tout soupçon alarmant ;

Car c’est mon bien, d’ailleurs ; et je veux constamment

Garder cette beauté sereine et fortunée

Que te donna le ciel et que tu m’as donnée… »

 

Lucien s’interrompit. Le vent frais du matin

Soulevait le rideau qui voilait sa fenêtre.

Les exploits des chasseurs s’entendaient au lointain.

Cramponné par dehors, et regardant en traître,

Se penchait dans la chambre un liseron mutin.

 

Il reprit : – « Maintenant, il faut plus de réserve

Dans nos mystérieux et tendres rendez-vous ;

– Cela me coûtera – pour que Dieu nous conserve

Son indulgent regard qui fait les jours plus doux.

Nicette, il ne faut plus, dans les vastes prairies,

Ainsi que nous faisions, nous égarer le soir ;

L’heure est trop dangereuse aux vagues rêveries ;

Il ne faut plus aller sur le banc nous asseoir.

Te souvient-il du jour où, sous l’épais ombrage,

Nous marchions côte à côte en chemin attardés ?

Nous voyant seuls tous deux, un homme du village

Nous a – se détournant – plusieurs fois regardés.

Cela te fit monter la rougeur au visage.

Il ne faut plus rougir, Nicette ; et pour cela

Il faut être ma femme ; or, mon bonheur est là.

 

« J’ai voulu te parler de la sorte, Nicette ;

J’ai fini. Mon souci, je l’ai dit tout entier ;

Et j’ai laissé tomber mon cœur sur ce papier.

J’ai l’âme maintenant légère et satisfaite.

C’est le ciel qui m’a fait cette douce leçon.

À mes yeux, désormais, la nature est plus belle ;

J’entends passer dans l’air comme un battement d’aile,

Et l’amour chante en moi sa plus jeune chanson ! »

VIII

Dans tous les environs la vendange était faite.

Du bourg de Valeyrac, ce soir, c’était la fête ;

Les vendangeurs partaient, on fêtait leur départ.

Adieu paniers ; – dansons et chantons sans retard !

 

On arrivait déjà d’une lieue à la ronde.

Les hommes avaient mis leur belle veste ronde,

Les femmes avaient mis leur plus rouge jupon ;

Et, gravement pimpants et la mine essoufflée,

Ils couraient, car déjà derrière la vallée

On entendait le bruit rauque d’un violon.

 

Je ne vous dirai pas, – à la façon flamande, –

L’enseigne de l’auberge et la folle guirlande

Que l’on avait ce soir appendue au brandon ;

Je ne vous dirai pas les rondes, les quadrilles,

Les buveurs accoudés et les joueurs de quilles ;

Je ne vous ferai pas le tour du rigaudon.

 

Ah ! parlez-moi plutôt des temps mythologiques

Où le ciel se peuplait de héros et de dieux,

Où le monde passait dans des splendeurs magiques,

Où l’Olympe entr’ouvrait son cycle radieux ! –

C’était sur quelque mont solitaire et sauvage,

À l’heure où le soleil déserte le rivage ;

On voyait accourir, partis dès le matin,

Les bergers empressés de maint vallon lointain ;

Sous l’odorant fardeau des roses d’Idalie

La façade du temple était ensevelie ;

Un satyre cornu sculpté sur le fronton,

Aux lèvres un hautbois, riait sous le feston ;

Et les nymphes, autour du satyre pressées,

Ployaient sous les raisins leurs têtes renversées.

 

Est-ce une vision, poëte, où sommes-nous ?

Ardente, l’œil pourpré, la bacchanale antique

Se dresse devant moi sous le sacré portique.

Voici le sanctuaire et le peuple à genoux !

 

Évohé ! Évohé ! quel feu divin m’embrase !

Je sens bouillir mon front sous l’éclair qui le rase ;

Dans le fond de mon cœur je sens gronder ma voix :

Le voile de mes yeux se déchire, et je vois !

 

En marche ! Promenez devant nous les corbeilles !

Que le son des tambours disperse les abeilles !

Et que l’oiseau qui vient picorer le pépin

S’enfuie au vent bruyant de nos branches de pin !

Mêlons à nos cheveux de douces violettes ;

Musiciens, prenez votre casque d’aigrettes,

Et d’une voix unie au mode lydien

Dites-nous les exploits de Bacchus l’Indien !

Allez, versez le miel de la muse lyrique ;

Ceignons nos ceinturons et dansons la pyrrhique !

Venez, les Égipans, les Faunes des jardins,

Les Satyres barbus avec vos peaux de daims ;

Venez, les chèvre-pieds ; accourez, les Bacchides ;

Ajustez vos bandeaux, rattachez vos chlamydes ;

Et dansons ! – Ébranlons sous nos pieds la forêt !

Comme déjà le sol tournoie et disparaît !

L’arbre semble alourdi comme un autre Silène ;

Brandissons nos roseaux, dansons à perdre haleine !

De notre cercle immense ardent à fendre l’air

Embrassons la forêt dans nos anneaux de chair !

Tout fuit autour de nous, mon front vibre et ruisselle.

Dansons ! – Hécate luit sur les pâles marais,

Le vent du soir se lève impétueux et frais ;

Je vois, je vois là-bas le temple qui chancelle.

Dansons ! – Et vous Cinthie, Euphrosine, Aglaé,

Versez-nous à pleins flots vos brûlantes rasades ;

Notre patère est vide ; encore, mes Thyades !

Et buvons, et dansons ! – Évohé ! Évohé !…

IX

Je sais une maison, du côté de Lesparre,

Qu’un fossé seulement de la route sépare.

– On y voit un perron et deux lions devant. –

Seul, à la regarder je m’arrêtais souvent ;

Elle a ces volets verts que désirait Jean-Jacques,

Et fleurit d’aubépin son grand portail à Pâques.

 

Cet enclos printanier, propice aux heureux jours,

Enferme deux époux que vous savez, – Madame ;

Ils n’ont plus que la joie et le calme dans l’âme,

Et le ciel a béni leurs charmantes amours.

Tout dans le fond du parc et parmi la grande herbe

Je les ai vus passer, l’un sur l’autre appuyés,

À travers la bruyère et les bluets ployés,

Elle, les yeux baissés, lui, le regard superbe.

– Un tout petit enfant se jouait à leurs pieds. –

Quand nous voyagerons, l’été prochain peut-être,

Nous passerons par là, car il faut les connaître.

 

Lucien est un chasseur habile dans son art,

Et puis un agronome. Il a mainte visite

Pour ses beaux dahlias en serre, que l’on cite.

Nul doute qu’on n’en fasse un préfet – mais plus tard.

 

Nicette a dix-neuf ans, elle est jolie et belle ;

J’ai dansé cet hiver une valse avec elle.

Un procureur du roi se montrait assidu

Sur ses pas ; – vous pensez si c’était temps perdu !

 

Mais, me voici, je crois, au bout de mon histoire.

Madame, vous avez fait acte méritoire

En l’écoutant ainsi, les pieds sur les chenets,

Comme s’il s’agissait de deux ou trois sonnets.

Aussi, puisqu’à présent vous n’attendez personne,

Restons encore une heure, et souffrez que je sonne,

Afin que vos laquais, en rallumant le feu,

Apportent vos albums sur la table de jeu.

Et puis nous causerons – près de la cheminée

Qui bourdonne en lançant sa flamme mutinée –

De tout ce qui n’est pas sérieux ou profond,

De l’amour toujours jeune et des vers qui se font.

CHAPITRE XII

PÉRIODE DOULOUREUSE


Bataille avec un rat. – Apologie des rongeurs. – Cadeaux de circonstance. – Bêtes étranges. – On m’accuse d’avoir mangé la trompe de l’éléphant.

BATAILLE AVEC UN RAT

Ceci est une historiette du temps du siège.

L’homme de lettres qui en est le héros – si héros il y a – habitait, sur le quai Voltaire, un appartement au quatrième étage, meublé principalement de livres, au milieu desquels il vivait seul et laborieux.

Un jour, il s’aperçut qu’il avait un compagnon de logement. C’était un rat.

Comment ce rat était-il venu ? Comment était-il monté au quatrième étage ? Mystère ! Après les harengs, les rats sont les plus intrigants des animaux, c’est un fait acquis à la science philosophique.

Ce rat, qui devait être un lettré, s’était naturellement installé dans la bibliothèque, à côté de la chambre à coucher. Il y faisait ses orges nuit et jour, ce dont il résultait un petit bruit presque continuel.

L’homme de lettres en fut agacé pendant les premiers temps ; il tendit des souricières, garnies des fromages les plus tentateurs.

Le rat laissa les fromages intacts ; il préférait les elzévirs.

L’homme de lettres employa le poison.

Le rat s’en moqua, comme Mithridate.

De guerre lasse, l’homme de lettres dut accepter cette cohabitation avec un rongeur. Il finit même par s’y accoutumer, car on s’accoutume à tout. – En quoi le grignottement d’un rat est-il plus désagréable, en effet, que le tic-tac d’un coucou ?…

Jusqu’alors, l’homme de lettres n’avait pas cherché à voir le rat ; il n’y tenait pas ; il avait encore des préjugés sur ces espèces.

Ce fut le rat, le premier, qui, piqué sans doute de cette indifférence, chercha à se montrer d’abord timidement, comme pour dire :

– Tu me prends peut-être pour un rat vulgaire, vulgaris en latin ; tu as bien tort ; regarde-moi un peu : j’ai le museau fin, l’œil intelligent, la moustache mignonne, le corps délié, les pattes agiles, la queue frétillante. Tout indique que je suis sorti d’une édition des fables de La Fontaine ou de Florian.

L’homme de lettres sourit.

Je dirai plus : il fit bon visage au rat, qui, peu après, y mit moins de façons et finit par se considérer entièrement chez lui.

À partir de ce moment, il y eut comme un accord tacite entre eux deux.

L’homme de lettres promettait de ne plus attenter à la liberté du rat.

De son côté, le rat s’engageait à restreindre ses dégradations dans un certain cercle, – moyennant quoi, on lui abandonnait un lot de volumes dépareillés, renouvelables de temps en temps.

Le rat étant très-friand de reliures, l’homme de lettres était tenu à lui céder, à toutes les grandes fêtes, soit un vieil almanach royal, soit un tome de l’Encyclopédie.

Sans avoir été signées ni paraphées, ces clauses furent remplies de part et d’autre avec une parfaite loyauté, pendant un an environ.

Pendant un an, l’homme de lettres et le rat firent un excellent ménage. Je crois même que l’affection s’en mêla, tant l’habitude a de puissance !

Vinrent les événements terribles que l’on sait.

Vint la guerre, vint la défaite, vint l’investissement de Paris, vint la disette.

L’homme de lettres souffrit, comme tout le monde ; il mangea peu et mal, jusqu’au jour où il se vit menacé de ne plus manger du tout.

Ce jour-là, il était abîmé dans une méditation dénuée de charmes, lorsqu’un bruit bien connu se produisit auprès de lui.

Il releva la tête et s’écria, saisi d’une inspiration soudaine :

– Le rat ! ! !

Presque aussitôt la voix de sa conscience lui fit murmurer :

– Oh !

Mais l’hésitation fut de courte durée. L’homme de lettres avait faim, la mort du rat fut décrétée.

Il ne s’agissait que de le prendre.

Cela devrait être facile, en raison de ses allures familières.

L’homme de lettres procéda d’abord par insinuation ; ce furent des : Petit ! petit ! murmurés à voix douce, avec des appels de la main.

Le rat faisait la sourde oreille.

– Où donc est-il, le joli rat, le gentil rat, le raton à son bon maître ? Qu’il vienne, pour que je lui donne un Horace à grignotter…

Le rat se tint coi.

Il se méfiait, évidemment.

L’homme de lettres le guetta ainsi pendant deux heures ; il savait où était son gîte et il ne le quittait pas du coin de l’œil.

Au bout de deux heures, le rat, qui s’ennuyait probablement, se hasarda à sortir.

L’homme de lettres bondit immédiatement et posa le pied sur le trou, qu’il boucha avec du papier, comme il avait fait soigneusement de toutes les autres issues.

Toute fuite était impossible.

Alors, dans cette petite chambre commença une chasse dont on se fera difficilement une idée.

Le rat fuyait, éperdu, devant l’homme de lettres.

Celui-ci s’était armé d’un bâton ; il rappelait vaguement Hamlet, l’épée à la main, prêt à larder la tapisserie derrière laquelle s’est tapi Polonius.

Le rat faisait des bonds surprenants ; il se cognait le nez à tous les angles, il grimpait à demi au mur, et il retombait lourdement, pour se sauver de plus belle.

L’homme de lettres le suivait partout.

Désespéré, le rat se retourna résolûment et fit jaillir deux éclairs de ses petits yeux, et mordit à la jambe son adversaire.

Un coup de bâton l’atteignit au même instant sur les reins ; le rat lâcha prise ; un second l’acheva en l’envoyant rouler au bout de la chambre.

Il fit un petit couic, eut une dernière convulsion, et demeura immobile, mort…

L’homme de lettres se sentit froid dans le dos et demeura quelques minutes sans oser ramasser ce petit cadavre.

– Bah ! dit-il en haussant les épaules.

Il prépara un feu de charbon, bien modeste, comme tous les feux de ce temps-là, et sur ce feu il plaça un gril.

Ensuite, se rappelant comment il avait vu faire par les tonneliers de Bordeaux, il prit sa victime ; avec un couteau il la… dépouilla, et la fendit en deux.

Ces deux parties furent déposées sur le gril.

Une assiette, où étaient disposées des herbages, du sel et une forte pincée de poivre, attendait auprès.

Bientôt une odeur délicieuse se répandit dans l’appartement.

– D’honneur, on dirait un rat musqué ! prononça l’homme de lettres.

Ce fut la seule épitaphe du pauvre animal.

CADEAUX DE CIRCONSTANCE

J’ai reçu la lettre que voici :

« Monsieur,

« Est-il vrai qu’ils soient de vous, ces vers que je copie sur l’album de madame F…, et qui portent la date de janvier 1871 ?

« Où pouviez-vous vous procurer d’aussi bonnes choses, alors que Paris manquait littéralement de pain ?

« UNE DE VOS LECTRICES,

« Qui désire garder l’anonyme. »

 

Suivaient ces huit petites strophes.

 

À MADAME F…

 

Dans cet écrin, je vous envoie

Un fragment de pâté de foie,

Merveilleusement conservé

Et retrouvé.

 

Un pâté, conquête suprême !

À peine y croirez-vous vous-même.

Rare trésor que Corcelet

Encor celait !

 

Puis, sous un fin papier de soie,

Quatre pommes de terre, ô joie !

Mieux qu’oranges de Portugal,

Friand régal !

 

Item, une mince rondelle

D’une attrayante mortadelle,

Qu’à l’étalage de Chevet

Mon œil couvait.

 

Hélas ! hélas ! le poisson manque :

Avec tout l’argent de la Banque

On ne trouverait chez Chabot

Pas un turbot.

 

Pourtant j’ai, ce matin, aux halles,

(Sonnez, trompettes triomphales !)

Mis sur un morceau de Mondor

Un monceau d’or.

 

Voilà votre menu, mignonne,

Peu digne de votre personne ;

Plaignez-vous, fille de Boucher,

À mon boucher.

 

Je pourrais y joindre autre chose ;

Mais à votre air, je le suppose,

Vous n’aimez qu’en poudre le riz,

Charmante Iris !

 

Ces vers sont bien de moi, madame ma lectrice.

Maintenant, vous me faites l’honneur de me demander où je pouvais me procurer tant de bonnes choses, alors que Paris manquait littéralement de pain.

D’abord, parmi ces bonnes choses, vous aurez remarqué que le pain ne figurait pas.

Le pain était, en effet, la rareté par excellence. Je n’en mangeais pas plus que les autres, – non plus que de la brioche.

Mais j’avoue qu’il m’est échu quelques bonnes fortunes gastronomiques. D’aimables gens, adoptant sans contrôle la légende de mon appétit, étaient heureux de m’inviter à des expertises culinaires. Y avait-il quelque part un jaguar à accommoder, un quartier d’antilope à faire rôtir, vite j’étais assuré de recevoir mon service, comme pour une première représentation.

C’est ainsi que mon estomac a servi de tombeau à des bêtes étranges, dont j’eusse toujours ignoré le goût sans les horribles événements d’alors.

J’ai contribué dans une forte mesure à la dépopulation des hôtes du Jardin d’acclimatation. – Ô mes bonnes petites chèvres du Thibet, si jolies, si douces, pardonnez-moi de vous avoir arrachées à vos gracieux bonds sur l’herbe !

C’est à ce moment que le perfide Cham essaya de faire courir le bruit que j’avais mangé la trompe de l’éléphant.

Cela pouvait me porter un tort considérable dans le public, car l’éléphant est un animal très-sympathique chez nous ; mais l’admirable bon sens de la population parisienne fit aisément justice de cette grossière invention.

CHAPITRE XIII

Un déjeuner de chanoine. – Le gâteau des rois.

UN DÉJEUNER DE CHANOINE

Eugène Sue n’a pas consacré moins d’un fort volume à la Gourmandise dans sa série des Sept Péchés capitaux. Il démontre avec un talent et une verve incontestables l’immense portée industrielle, politique et sociale de cette science, dont les divers pseudonymes sont ; commerce, marine, agriculture. Il combat les préjugés que l’ignorance et la débilité s’efforcent d’entretenir autour de la gastronomie.

Parmi les chapitres les plus attachants de cet ouvrage, nous citerons le menu d’un déjeuner du chanoine dom Diégo. Ce chanoine a perdu le boire et le manger dans une traversée de Cadix à Bordeaux ; il dépérit, il sent qu’il n’a plus que peu de temps à vivre ; lorsque tout à coup un inconnu se fait annoncer chez lui sous le nom bizarre d’Appétit. Cet inconnu promet au chanoine de rendre à son estomac toute sa sensibilité première ; il s’installe dans sa cuisine, s’enferme à double tour, et voici le premier déjeuner qu’il fait faire à dom Diégo :

« Le majordome parut.

Il marchait d’un air solennel, portant sur un plateau un petit réchaud d’argent de la grandeur d’une assiette, surmonté de sa cloche.

À côté de ce plat, on voyait un petit flacon de cristal rempli d’une liqueur limpide et couleur de topaze brûlée.

– Pablo, demanda le chanoine, qu’est-ce que cette argenterie ?

– Elle appartient à M. Appétit, seigneur ; sous cette cloche est une assiette à double fond, remplie d’eau bouillante, car il faut surtout, dit ce grand homme, manger brûlant.

– Et ce flacon, Pablo ?

– Son emploi est indiqué sur ce billet, seigneur, qui vous annonce les mets que vous allez manger.

– Voyons ce billet, dit le chanoine, et il lut :

– « Œufs de pintade frits à la graisse de caille, relevés d’un coulis d’écrevisses.

« N. B. – Manger brûlant, ne faire qu’une bouchée de chaque œuf, après l’avoir bien humecté de coulis.

« Mastiquer pianissimo.

« Boire, après chaque œuf, deux doigts de ce vin de Madère de 1807, qui a fait cinq fois la traversée de Rio-Janeiro à Calcutta.

« Boire ce vin avec recueillement.

« Il m’est impossible de ne pas prendre la liberté d’accompagner chaque mets que je vais avoir l’honneur de servir au seigneur Dom Diégo d’un flacon de vin approprié au caractère particulier du mets susdit. »

Le chanoine, dont l’agitation allait croissant, souleva la cloche d’argent d’une main tremblante et émue.

Soudain une émanation délicieuse s’épandit dans l’atmosphère.

Au milieu de l’assiette d’argent et à demi baignés d’un coulis onctueux et velouté, d’une belle nuance vermeille, le chanoine vit quatre petits œufs ronds, mollets, et semblant frémir encore dans leur friture fumante et dorée.

Le chanoine, frappé de la délicieuse senteur de ce mets, le mangeait littéralement du regard, et, pour la première fois depuis deux mois, une soudaine velléité d’appétit chatouilla son palais.

… Après la note qui annonçait les œufs de pintade, se déroula successivement le menu suivant, dans l’ordre où nous le présentons.

« Truite du lac de Genève au beurre de Montpellier, frappé de glace.

« Envelopper hermétiquement chaque bouchée de ce poisson exquis dans une couche de cet assaisonnement de haut goût.

« Mastiquer allegro.

« Boire deux verres de ce vin de Bordeaux (Sauterne 1834) ; il a fait trois fois la traversée de l’Inde.

« Ce vin veut être médité. »

– Un peintre ou un poëte eût fait de cette truite au beurre de Montpellier, frappé de glace, un portrait enchanteur, dit le chanoine. Voyez cette charmante petite truite, à la chair couleur de rose, à la tête nacrée, voluptueusement couchée sur ce lit d’un vert éclatant, composé de beurre frais et d’huile vierge, congelés par la glace, auxquels l’estragon, la ciboulette, le persil, le cresson de fontaine, ont donné cette gaie couleur d’émeraude ! Et quel parfum ! Comme la fraîcheur de cet assaisonnement contraste délicieusement avec le haut goût des épices qui le relèvent ! Et ce vin de Sauterne ! quelle ambroisie si bien appropriée, comme dit ce grand homme de cuisine, au caractère de cette truite divine qui me donne un appétit croissant !

Après la truite vint un autre mets accompagné de ce bulletin :

« Filets de grouse[20] aux truffes blanches du Piémont (émincées crues).

« Enchâsser chaque bouchée de grouse entre deux rouelles de truffe, et bien humecter le tout avec la sauce à la Périgueux (truffes noires), servie ci-joint.

« Mastiquer forte, vu la crudité des truffes blanches.

« Boire deux verres de ce vin de Château-Margaux 1834. (Il a aussi fait le voyage des Indes.)

« Ce vin ne se révèle dans toute sa majesté qu’au déboire.

« Râles de genêts rôtis sur une croûte à la Sardanapale.

« Ne manger que les cuisses et le croupion des râles ; ne pas couper la cuisse, la prendre par la patte qui la termine, la saupoudrer légèrement de sel, trancher net au-dessus de la patte, et tout broyer, chair et os.

« Mastiquer largo et fortissime ; manger presque simultanément une bouchée de la rôtie brûlante, enduite d’un condiment onctueux dû à la combinaison de foies et de cervelles de bécasse, de foies gras de Strasbourg, de moelle de chevreuil, anchois pilés, épices de haut goût, etc.

« Boire deux verres de Clos-Vougeot de 1817.

« Verser ce vin avec émotion, le boire avec religion. »

Après ce repas digne de Lucullus ou de Trimalcion, et savouré par le chanoine avec idolâtrie et une faim inassouvie, le majordome reparut avec deux entremets que le menu signalait ainsi :

« Morilles aux fines herbes et à l’essence de jambon ; laisser fondre et dissoudre dans la bouche ce champignon divin.

« Boire un verre de vin de Côte-Rôtie 1829 et un verre de Johannisberg de 1729 (provenant du grand foudre municipal des bourgmestres de Heidelberg).

« Aucune recommandation à faire à l’endroit du vin de Côte-Rôtie ; ce vin est fier, impérieux, il s’impose.

« À l’égard du vieux Johannisberg de cent quarante ans, l’aborder avec la vénération qu’inspire un centenaire, le boire avec componction.

« Bouchées à la duchesse, à la gelée d’ananas.

« Mastiquer amoroso.

« Boire deux ou trois verres de ce vin de Champagne frappé de glace (Sillery sec, année de la comète.)

« Dessert :

« Fromage de Brie de la ferme d’Estouville, près Meaux.

« Cette maison a eu, pendant quarante ans, l’honneur de servir la bouche de M. le prince de Talleyrand, qui proclamait le fromage de Brie le roi des fromages (seule royauté à laquelle ce grand diplomate soit resté fidèle jusqu’à sa mort).

« Boire un verre ou deux de vin de Porto tiré d’une barrique retrouvée sous les décombres du grand tremblement de terre de Lisbonne.

« Bénir la Providence de ce miraculeux sauvetage, et vider pieusement son verre.

« N. B. Jamais de fruits le matin, ils réfrigèrent, chargent et obèrent l’estomac aux dépens du repas du soir ; se rincer simplement la bouche avec un verre de crème des Barbades de madame Amphoux (1780), et faire une légère sieste en rêvant au dîner. »

LES ROIS

Accourez, vous que dévore

Le besoin de dominer !

L’heureux jour qui vient d’éclore

Pourra tous vous couronner.

Enfin vos sublimes rêves

S’accompliront une fois,

Car un seul boisseau de fèves

Va peupler Paris de rois !

 

Le fait est qu’il y a peu de familles où l’on ne tire le gâteau des Rois le soir du 6 janvier. Cette coutume se perd dans la nuit des temps. « Si l’on vous nomme roi d’un festin, dit l’Ecclésiaste, – ne vous élevez pas pour cela au-dessus des autres ; mais après avoir eu soin de tous les convives et avoir tout réglé, vous vous mettrez à table avec eux ; vous vous réjouirez de leur joie, et vous pourrez recevoir ou prendre la couronne.

On n’est pas fixé sur le mode d’élection du souverain. Anacréon suppose qu’on se servait de billets : « Esclaves ! apportez les billets ; je veux les mêler, afin que nous ayons un roi du festin. » Pythagore est pour les fèves, qui d’ailleurs ont prévalu. Horace donne à entendre qu’on tirait aux dés cette innocente couronne : « Quand tu seras dans l’étroite maison de Pluton, – dit-il à son ami Sextius, – les dés ne te donneront plus la royauté du festin. » Mais poëtes et historiens s’accordent tous pour constater qu’on faisait bonne et grande chère dans cette cérémonie annuelle. « Le roi du festin, – dit Arrien le philosophe, – exerce son autorité en commandant à l’un de boire, à l’autre de verser. » Tacite fait remarquer que Néron ne manquait pas de se trouver à cette fête, et qu’il attachait beaucoup de prix à être nommé roi.

En ces temps-là, le roi était obligé de débiter une harangue, dont quelques auteurs anciens nous ont conservé les traits suivants : « Buvons, mes amis, buvons à pleine coupe ! Enivrons-nous de cette douce liqueur, de ces délices des cieux ! Ô Bacchus ! toi qu’accompagnent les Jeux et les Ris, viens, avec nous, une couronne sur la tête, une large coupe à la main ; échauffe nos esprits. Esclaves, hâtez-vous ; donnez-moi trois coupes, ensuite neuf, puis trois fois neuf ; enfin, donnez-les sans compter : je veux me livrer à une aimable folie… Hercule, agité par les Furies, brisait l’arc et le pesant carquois d’Iphitus ; en proie à la douleur, Ajax frappait son bouclier avec l’épée d’Hector. Pour moi, je veux, une coupe à la main, les cheveux couronnés de fleurs, sans arc, sans épée, je veux me livrer à de tendres fureurs ; j’aime mieux perdre la raison que la vie ! »

Les rois d’à présent sont un peu moins littéraires dans leurs discours, mais ils sont toujours aussi joyeux. Ils chantent à tue-tête ; c’est ainsi que l’autre soir, chez de vieux amis, j’ai entendu répéter quelques vieux couplets d’une ancienne chanson d’Armand Gouffé, – un rival de Désaugiers.

 

AIR du vaudeville de Jean Monnet.

 

Pour fêter les Rois on mange ;

Pour fêter les Rois on boit ;

Amis, que chacun s’arrange

Pour bien faire ce qu’il doit.

Ces bons Rois

Étaient trois ;

Loin d’en vouloir rien rabattre,

Moi je mange comme quatre,

Et comme quatre je bois.

 

Je suis un Roi bon apôtre ;

Car, mes amis, entre nous,

Si le sort en nomme un autre,

Je ne m’en sens point jaloux.

Quel qu’il soit,

On me voit

Prosterné devant sa gloire.

Plus le Roi me verse à boire,

Plus je chante : Le Roi boit !

 

Armand Gouffé donne dans une erreur commune à beaucoup de personnes : il rapporte l’usage du gâteau des Rois à la fête des trois Rois Mages. Nous venons de démontrer l’antériorité de cet usage. Néanmoins on s’est accoutumé insensiblement à tirer les Rois le jour de l’Épiphanie, qui correspond à la date des Saturnales d’autrefois, époque des banquets. – La forme et le goût des gâteaux des Rois varient selon chaque pays, et même selon chaque ville : ceux de Bordeaux ont une réputation très-grande. À Paris, le gâteau des Rois n’est qu’une simple galette de boulanger, assez maussade à mon avis.

CHAPITRE XIV

Alexandre Dumas en tablier blanc. – Chevet. – La soupe au fromage.

ALEXANDRE DUMAS EN TABLIER BLANC

Il y aura toujours des historiettes sur Alexandre Dumas. Vous plaît-il que je vous en raconte une ?

En 1860 ou en 1859, l’auteur de tant de prodigieux récits habitait le village de la Varenne-Saint-Maur, – avec une poignée de secrétaires.

Alexandre Dumas partageait son temps, comme d’habitude, entre la littérature et la cuisine : lorsqu’il ne faisait pas sauter un roman, il faisait sauter des petits oignons.

On avait pour voisin de campagne un honnête et charmant garçon, bien connu dans les ateliers de peinture, dans les coulisses des petits théâtres, et surtout dans les cafés où l’absinthe est bonne. C’était Montjoye.

Il y a vingt-cinq ans, Montjoye était un caricaturiste de premier ordre ; il y a quinze ans, c’était un vaudevilliste éperdu ; le Palais-Royal lui doit une de ses farces en collaboration avec M. de La Rounat. L’originalité, à cette époque, allait le chercher jusque dans sa vie privée :

 

Dès l’an passé, Montjoye eut ce travers

D’aller au bal en bottes à revers.

 

racontent les Odes funambulesques. Lorsqu’il vint à la Varenne-Saint-Maur, c’était pour trouver la solitude et le silence. Il trouva Alexandre Dumas. C’était bien tomber. Ni l’un ni l’autre ne se connaissaient ; ils devinrent amis ardents.

Montjoye arrivait tous les jours régulièrement chez Alexandre Dumas ; il s’asseyait à une table, devant un verre rempli jusqu’aux bords des larmes empoisonnées de la Muse verte ; il restait là pendant de longues heures, silencieux, buvant, fumant. Quelquefois, les secrétaires prenaient leur volée. Alors Dumas et Montjoye demeuraient en tête à tête.

Dumas, qui n’aimait pas à écrire quand il ne se sentait pas suffisamment entouré, jetait bientôt la plume.

– Montjoye ! s’écriait-il.

– Maître ?

– Laissez-moi vous adresser une demande.

– Laquelle ?

– Combien avez-vous pris de verres d’absinthe aujourd’hui ?

– J’en suis à mon deuxième verre, répondait Montjoye.

– Vous devez avoir une faim atroce.

– Non.

– Bah !

– Je n’aurai faim qu’après le sixième.

– Eh bien ! Montjoye, savez-vous une chose ? continuait Alexandre Dumas.

– Non, disait machinalement Montjoye, accoutumé à ce despotisme de dialogue.

– Il est une heure, n’est-ce pas ?

– Une heure et demie.

– À un verre d’absinthe par heure, il sera cinq heures et demie quand vous aurez faim.

– Précisément.

– C’est donc quatre heures que vous avez devant vous, et quatre heures que j’ai devant moi.

– Eh bien ? disait complaisamment Montjoye.

– Eh bien ! vous ne voyez pas où je veux en venir ?

– Pas encore.

– À ceci : je vais vous faire à dîner.

Et Alexandre Dumas le faisait comme il le disait : il ceignait un tablier, il allait à la basse-cour et il tordait le cou aux volailles ; il allait dans le potager et il épluchait des légumes ; il allumait le feu ; il entamait le beurre, il cherchait la farine, il cueillait le persil, il disposait les casseroles, il jetait le sel à poignées, il agitait, il goûtait, – il recouvrait le tout avec le four de campagne.

Et juste à l’heure indiquée, lorsque Montjoye achevait son sixième verre d’absinthe, Dumas arrivait, ponctuel et triomphal, lui disant :

– Le dîner est servi !

Pendant six mois, Dumas a passé trois ou quatre jours par semaine à faire la cuisine à Montjoye.

Bizarre distraction !

CHEVET

Chevet, retiré des affaires depuis plusieurs années, est mort à soixante-quinze ans environ, presque sans douleur, après une courte maladie de quelques jours.

Je le rencontrais souvent dans le faubourg Saint-Germain, qu’il habitait. C’était une gaie figure, un corps bien en chair. Il aimait à répéter qu’il avait donné à manger, dans sa vie, à vingt-cinq têtes couronnées, – successivement, bien entendu.

Ce n’était pas pourtant Chevet Ier, ce n’était que Chevet II. Le fondateur de la maison florissait sous les premières années de l’Empire ; il occupait, comme ses successeurs aujourd’hui, un magasin au Palais-Royal, mais dont l’aménagement était loin d’avoir l’importance actuelle.

« Le petit trou obscur qui sert de boutique à M. Chevet, – écrivait à cette époque Grimod de la Reynière, – ne désemplit point d’acheteurs, et nous ne savons comment madame Chevet peut y suffire. Ce ne sont pas seulement les gourmands qui l’assiègent : elle est entourée de daims, de sangliers, de chevreuils, d’outardes et de monstres de tous les pays et de tous les éléments. Il est arrivé l’automne dernier, dans cette boutique, une perche de mer qui pesait soixante-quinze livres, et qui était d’un goût et d’une délicatesse extraordinaires. On venait de tous les coins de la capitale visiter ce monstre, tellement rare que c’est le second de cette espèce qui, depuis un siècle, a débarqué à Paris. »

Chevet Ier a fait dynastie. Le nom n’est pas près de finir.

LA SOUPE AU FROMAGE

C’est une profonde erreur de croire que l’homme d’une humble condition, – et même le pauvre, – ne peuvent participer aux jouissances de la cuisine. Pour formuler une telle hérésie, il faut n’avoir jamais pénétré sous ces toits de chaume d’où s’exhalent de si enivrantes odeurs de soupe aux choux ; il faut ne s’être jamais assis avec une troupe de moissonneurs autour de ces ragoûts homériques qui envoient vers le ciel des tourbillons où le laurier, le lard et l’oignon marient leurs puissants aromes ; il faut n’avoir jamais surveillé, sous le manteau d’une énorme cheminée de campagne, l’omelette au lard qui se dore en chantant !

Nous avons souvent entendu des grands seigneurs, des financiers, attachés comme Louis XIV au rivage de l’étiquette, aspirer après quelques-uns des mets plébéiens que nous venons de citer, commander vainement à leur maître d’hôtel une salade de pommes de terre ou une oie aux marrons, – ce faisan de la cordonnerie, – et n’en obtenir que des à peu-près insuffisants, défigurés.

Un homme qui a donné de nombreux gages à la gastronomie, M. Véron, entra un jour au Café de Paris, et, sous l’empire des préoccupations que nous venons d’indiquer, il demanda un plat de bœuf aux choux. Le garçon demeura stupéfait ; quant au chef, à qui l’on s’empressa de transmettre l’étrange désir de M. Véron, il en eut vite pris son parti. Il sourit avec fatuité et se mit à l’œuvre. Une demi-heure après, le bœuf aux choux était apporté devant l’Apicius de l’Opéra ; il n’y avait dedans ni bœuf, ni choux ; c’était exquis, sans doute.

M. Véron soupira, et ne toucha même pas au plat.

Voici une chanson qui, mieux que ce que nous pourrions dire, est faite pour remettre en honneur la cuisine, populaire ; elle a été chantée en notre présence sur une musique empreinte des allures solennelles de Lulli. L’effet en est merveilleusement apéritif :

 

La marmite est sur le feu,

Mettez-y du beurre ;

Ne craignez que le trop peu,

Et, sitôt qu’il pleure,

La farine et les oignons ;

Et de notre mieux soignons

La soupe au fromage !

 

Les oignons bien fricassés,

Versez l’eau bouillante ;

Puis faire à son gré laissez

La flamme brillante.

Un peu de sel, mais pas trop :

Et voilà lancée au trot

La soupe au fromage !

 

Du pain les plus beaux croûtons,

Vite à la soupière !

Et par couche aussi mettons

Notre vieux gruyère.

Quel ineffable fumet

Lance à notre nez gourmet

La soupe au fromage !

 

Quels superbes filets blancs

La soupière grise

Fait rayonner de ses flancs

Sitôt qu’on y puise !

J’ai soif à n’y plus tenir,

Mais il faut d’abord finir

La soupe au fromage !

Les paroles de ce petit poëme sont de M. Max Buchon ; la musique de M. Alex. Schanne.

CHAPITRE XV

PLUSIEURS RECETTES


Le canard à la portugaise. – L’entrecôte à la gauloise. – L’étuvée. – Le cassolet. – L’escargot à la méridionale. – La turtuline d’état-major. – Le pilau.

LE CANARD À LA PORTUGAISE

Ce plat doit fixer surtout l’attention du gourmand par la simplicité des éléments qui le composent et par le peu de temps qu’il faut pour le confectionner. Il est d’une grande ressource à la campagne où une visite imprévue vous oblige à augmenter sur l’heure le menu d’un dîner ordinaire.

Le canard à la portugaise se prépare soit avec le canard sauvage, soit avec le canneton de basse-cour. Quand vous vous servez de ce dernier, vous lui tordez vivement le cou, de façon qu’il saigne le moins possible, vous le trempez dans l’eau chaude pour le plumer très-facilement, puis vous le videz. Prenez le cœur, le gésier, le foie, hachez le tout très-fin avec trois échalotes. Saupoudrez avec beaucoup de sel et de poivre ; ajoutez un bon morceau de beurre frais. Pétrissez le tout avec une fourchette et introduisez-le dans l’intérieur du canard. Vous coupez le cou du canard, en observant de laisser un lambeau de peau qui recouvre l’ouverture, et que vous avez soin de coudre. Vous rentrez en dedans le croupion et vous cousez également de ce côté. Puis, prenant une serviette pliée en trois, vous y roulez le canard, et le ficelez comme un saucisson de Lyon.

Pour le faire cuire, vous le mettez dans l’eau bouillante, dans laquelle vous jetez une bonne poignée de sel de cuisine.

Au bout de trente-cinq minutes de cuisson, vous le retirez, vous enlevez la ficelle et la serviette, et vous servez sur un plat bien chaud garni de tranches de citron.

Le canard sauvage n’exige que trente minutes de cuisson.

ENTRECÔTE À LA GAULOISE

Prenez une entrecôte dont vous retirez les nerfs ; coupez-la de l’épaisseur de deux doigts, battez-la, saupoudrez-la de sel et poivre, faites-la mariner quatre heures dans l’huile, ajoutez-y pimprenelle, estragon, une feuille de laurier, une branche de thym, quatre clous de girofle. Faites cuire sur le gril à feu vif. Servez sur une pâte faite avec du beurre manié avec un hachis de fines herbes : persil, estragon, pimprenelle, appétits ; relevez ce hachis par deux gousses d’ail pilées avec une demi-douzaine d’amandes vertes dont on a enlevé la peau. Versez sur le tout une sauce épaisse faite avec des champignons écrasés dans du bouillon gras (un demi-verre) où vous avez râpé un soupçon de muscade ; parez avec gros champignons entiers, cuits dans la même sauce, cornichons en tranches, pistaches, et servez.

L’ÉTUVÉE[21]

Fi de la matelote !… honneur à l’étuvée !

Je vais la chanter dans mes vers.

Je les dédie à vous, qui l’avez conservée,

Braves mariniers de Nevers.

 

Puisqu’on écrit encor, dans le siècle où nous sommes,

Sur l’art de nous faire mourir,

Je crois qu’il est très-bon de révéler aux hommes

Les secrets de se bien nourrir.

 

Déjà, petit garçon, j’aimais les cuisinières.

L’utile, pour moi, c’est le beau.

Approchez, cordons bleus, alertes ménagères ;

Venez entourer mon fourneau.

 

Vous avez, je suppose, une carpe dorée,

Une tanche aux beaux reflets verts,

Une anguille d’eau vive à la robe cendrée ;

Trois beaux poissons de goûts divers.

 

Écaillez et videz, ménagez la laitance,

Coupez le reste par tronçons.

Vous avez sous la main, j’en suis certain d’avance,

Le plus brillant de vos chaudrons.

 

Mettez-y vos poissons, sel, poivre, ail une gousse,

Avec un sentiment profond ;

Baignez le tout de vin, pas de celui qui mousse ;

Du rouge, mais surtout du bon.

 

Suspendez le chaudron au moyen de chaînettes,

Ou bien sur un trépied de fer ;

Préparez du bois sec comme des allumettes,

Faites dessous un feu d’enfer.

 

Entretenez ce feu comme une autre vestale,

Sans quoi, le tout serait perdu.

Chauffez, chauffez toujours… Ah ! l’on sonne à la salle !

Madame attendra… c’est connu.

 

Partout la flamme mord et vient baiser, la folle,

Le vase en ébullition !

Voyez-vous au-dessus cette rouge auréole,

Comme du cuivre en fusion.

 

L’esprit s’est dégagé, vite saisissons l’heure,

Procédons aux derniers apprêts.

Doucement… du sang-froid… allons, mettez le beurre,

Un bon morceau, surtout très-frais.

 

Dix minutes encor, votre sauce se lie,

Chauffez un peu, mais à feu lent.

Posez votre chaudron sur la cendre rougie,

Recouvrez-le d’un torchon blanc.

 

On a sonné ! ! portez à madame qui boude,

L’étuvée : on n’est pas content,

Mais l’on va se lécher les doigts jusques au coude ;

Alors, vous aurez du talent.

 

À bord d’un bateau plat, en descendant la Loire,

Un jour d’été, sous le ciel bleu,

Un maître marinier, aimant très-fort à boire,

Me fit flamber sur un clair feu.

LE CASSOLET OU CASOLET

I

MON CHER MONSELET,

Vous m’avez dit maintes fois qu’un de vos hôtes vous avait servi du cassolet à Paris. Le fait en lui-même n’aurait rien de bien surprenant : notre capitale est, par excellence, la ville cosmopolite où toutes les branches de l’art convergent et semblent se donner un incessant rendez-vous, comme pour y trouver, avec leur perfectionnement une définitive consécration.

Mais veuillez bien me permettre de vous répondre ici que je suis obligé, à mon grand regret, de m’inscrire en faux contre la définition que des hôtes charmants, pleins de goût, ont donnée à un plat de leur facture qui vous a semblé délicieux.

II

Votre palais reconnaissant en a gardé un souvenir que j’ai vu se traduire en un jovial épanouissement, sur toutes les lignes gastronomiques de votre facies, et vous ne tarissiez pas alors d’éloges enthousiastes, fort mérités d’ailleurs par ce plat dont votre amphitryon de race méridionale vous a fait apprécier les saveurs exquises.

III

Il s’est trompé de bonne foi, je vous l’accorde ; il ne vous en a pas moins induit en erreur, en vous disant qu’il vous offrait un Cassolet.

La description que vous m’avez faite ne correspond absolument qu’à la façon la plus usuelle donnée chez nos méridionaux au ragoût des haricots au gras.

IV

Vous avez mangé du Salpiquet de haricots. Mais du Cassolet ? non pas.

Le Salpiquet vous a paru délicieux pourtant… habemus confitentem reum.

De pareils aveux se multipliant à l’exemple du vôtre, nous verrions enfin ce roi des légumes obtenir, je ne dis pas dans les ménages, mais même dans les restaurants du Nord, les ménagements et les égards qui lui sont dus.

V

Ici surtout où abondent les haricots d’excellente qualité, les Wissous par exemple, quel régal on pourrait offrir aux consommateurs, même dans les établissements de moyen ordre, avec le Salpiquet bien et dûment soigné ! Ce serait, dans les régions septentrionales, une période culinaire toute nouvelle, une révolution pacifique, dont la conséquence naturelle serait l’adoption du Cassolet, suprême quintessence dans l’art d’apprêter les haricots au gras.

VI

Qu’on nous offre le Salpiquet tout d’abord ; il y aura progrès sérieux : j’en atteste le bon souvenir que vous en avez gardé sous un nom d’emprunt.

Le Cassolet viendra plus tard, de lui-même, et comme une bonne et belle fleur surgit d’une plante bien cultivée. Les progrès se font par séries et alternances.

Ainsi le veut la loi de la vraie civilisation en matière de gastronomie. Elle a fait tomber pas mal de préjugés qui avaient cours dans les régions du Nord, au grand préjudice des estomacs et des goûts méridionaux. Déjà les haricots au jus y sont en honneur ; l’usage même en devient très-fréquent dans les restaurants et les ménages bien tenus.

VII

Et pourtant, si j’ai bonne mémoire, on ne voyait guère dans les restaurants parisiens, à l’époque de mes bonnes années (je veux dire celles de ma jeunesse), que des haricots à l’huile et au vinaigre.

Ces haricots étaient, la plupart du temps, de vraies pierres mi-cuites… et puis, quelle huile et quel vinaigre en certains endroits ? hélas !

Je ne vous dirai pas quels torrents d’imprécations j’ai mille fois lancées, sous les formes les plus variées, contre ces sortes d’empoisonnements, non systématiques sans doute, mais réels ; un tel soin m’amènerait à monter une gamme tragi-burlesque.

VIII

Comprenez d’ici, mon cher, vous qu’ont séduit les savoureuses et exquises douceurs du Salpiquet, comprenez bien les révoltes de mon estomac et de mon palais, gâtés de longue main par son usage à peu près bi-hebdomadaire au repas de famille ! jugez surtout de leur dépit et de leur déconvenue, si, à pareil moment, le Cassolet leur revenait en mémoire, avec tout ce qu’il recèle d’aromes et de substances nutritives, sous les apparences les plus simples et les plus modestes.

IX

Mais en quoi le Salpiquet et le Cassolet diffèrent-ils ? me direz-vous. Le voici.

Le Salpiquet est un plat riche d’apparence, même sur les tables les plus frugales. Il porte avec lui, outre les condiments chargés de corriger la fadeur naturelle du haricot, des tranches de petit lard salé, mais frais, avec addition de quartiers de saucisson, comme on en sait faire, vous le savez bien, dans tout le Périgord, le Quercy, le haut et bas Languedoc, le Bordelais, la Provence, le Lyonnais, le Béarn et le Bayonnais.

Parfois le Salpiquet est plus élevé de mode, avec un mélange de saucisses et de quartiers d’oie confits dans leur graisse ; et même par le temps des chasses, en beaucoup de maisons jouissant d’une certaine aisance, on lui fait les honneurs du perdreau farci et des cailles bardées. J’ai vu aussi bien des fois, entre Mont-de-Marsan et Orthez, le luxe du Salpiquet s’élever, aux jours des passes d’automne, jusqu’aux ortolans.

X

Que de pareils détails ne vous étonnent pas : ils trouvent leur justification dans un adage ayant cours depuis longtemps chez nos méridionaux qui voient encore debout, à côté des mouvements des deux plus grandes civilisations de l’antiquité, certaines de leurs méthodes traditionnelles de l’art culinaire.

Cet adage le voici : le haricot est le légume gourmand par excellence : plus on le soigne et on le condimente, plus il grandit en saveur, et mieux ses facultés nutritives se combinent dans l’économie des forces digestives, sans leur imposer ni tourment, ni lassitude.

XI

Contrairement au Salpiquet où, comme je vous l’ai fait comprendre déjà, quelques ménages déploient un certain luxe de mets gras plus ou moins variés, le Cassolet, aussi riche au moins, et bien souvent plus riche en substances grasses, ne porte pas la moindre trace extérieure des frais que la cuisine s’est imposés, afin de l’amener à perfection.

En effet, dans le Cassolet, tel qu’on le sert à table, il ne paraît jamais un atome de viande à l’état solide : mais il est préparé de telle sorte qu’il absorbe pas à pas la quintessence des jus tirés de pièces diverses qui suffiraient à monter dignement deux ou trois Salpiquets des plus opulents.

XII

Préparer le Cassolet est toute une science, et n’y réussit pas qui veut.

Il faut d’abord une cuisson préparatoire avec les fines herbes, le saucisson, le jambon maigre aux aromes et l’oie confite.

Les haricots doivent sortir de cette première épreuve cuits à point mais entiers, purs comme au sortir de la gousse. Séparés alors des viandes qui les ont imbibés et saturés de leurs sucs, on les met dans une tourtière à couvercle, non sans les avoir arrosés de jus de volailles, de cailles et de perdreaux, rehaussés d’un coulis de jambon maigre ; et on fait passer le tout dans un four tempéré en chaleur, qu’il faut surveiller avec la plus minutieuse exactitude.

Par sept ou huit fois, on retire le cassolet, afin de l’arroser de ces mêmes jus qui modèrent l’action de la chaleur, empêchent la dessiccation des légumes, et produisent à la surface du plat, non pas un gratin, mais une sorte de gluten onctueux aux teintes dorées.

XIII

Au dernier coup de feu, la ménagère jette avec discrétion quelques épices, retire le Cassolet, l’apporte fumant avec la dignité d’une canéphore antique… Et celui-là est un barbare, un vrai Scythe, un Pandour, qui ne sait pas apprécier à l’avance, rien qu’à en humer les fins aromes, ce plat d’apparence modeste, que ne dédaignait peut-être pas aux temps antiques le raffiné Lucullus.

L’ESCARGOT À LA MÉRIDIONALE

Quand ils ont garni de beurre, d’ail et de persil hachés la coquille d’un escargot desséché par une ébullition inintelligente, nos chefs de cuisine pensent avoir accompli leur mission gastronomique vis-à-vis des estomacs parisiens.

Cette légèreté est impardonnable.

Il semble que de nos jours, où l’escargot est appelé à partager, avec l’huître, la préférence des gourmets, nos cordons-bleus devraient connaître et savoir faire apprécier la meilleure manière de préparer ce mollusque terrestre.

Pardonnons à ces chefs félons cet oubli coupable, et ramenons-les dans le devoir en leur indiquant la recette employée dans les bastides de Marseille et dans les mazets nîmois.

L’escargot ne peut se manger qu’au mois de septembre, alors qu’il a rampé au printemps sur les lavandes et le thym, et que sa nourriture, composée des feuilles de la vigne, a suffisamment aromatisé son embonpoint automnal.

Avant d’être livré à la cuisson, l’escargot doit rendre toute sa bave. Pour le faire dégorger, on le soumet à un jeûne de cinq à six semaines. Si on n’a pas la patience d’attendre si longtemps, on le lave plusieurs fois à grande eau avec du sel et du vinaigre jusqu’à ce que le dernier lavage ne porte pas trace de ses sécrétions.

Une fois suffisamment nettoyé, l’escargot est mis à bouillir pendant une demi-heure à petit feu. Ce laps de temps écoulé, le feu doit être activé et le mollusque soumis, pendant une autre demi-heure, à une ébullition violente.

On égoutte alors les escargots et on rejette cette première eau.

Pendant qu’une nouvelle eau chauffe sur le feu, on retire l’escargot de sa coquille et on le larde d’un mince filet de jambon gras. Avant de le remettre dans sa carapace nacrée, on a soin de garnir le fond de celle-ci de deux ou trois gouttes d’huile d’olive.

Cette première préparation terminée, l’escargot est remis dans l’eau bouillante qu’on a primitivement assaisonnée de sel, de poivre, d’une ou deux cuillerées d’eau-de-vie, de thym, de fenouil, de laurier et de menthe. On le laisse se saturer ainsi d’aromates, à grand feu, pendant trois ou quatre heures.

Lorsque le cuisinier reconnaîtra que l’escargot est cuit, il puisera dans la casserole ou le chaudron une quantité proportionnelle de bouillon d’escargots. Il corsera ce bouillon en y ajoutant du jambon, des anchois, du persil haché menu et des fines herbes ; il saupoudrera de farine, de noix pilées, d’échaudes émiettés et humectera le tout d’huile d’olive. Il mélangera vigoureusement, et, lorsque l’eau dans laquelle cuisent les escargots sera suffisamment réduite, il liera la sauce avec des jaunes d’œufs et fera sauter ensemble sauce et escargots. L’escargot veut être servi dans le même plat qui a servi à sa cuisson et à sa préparation.

La recette méridionale que nous recommandons est un peu longue peut-être et assez compliquée. Mais elle ne sera pas répudiée par les gourmets qui, de tous les jouisseurs, comprennent le mieux la vérité du vieux proverbe : Il n’y a pas de plaisir sans peine.

LA TURLUTINE D’ÉTAT-MAJOR

Je dois cette recette à Antoine Gandon, le romancier-soldat, le Charlet de la littérature.

 

MON CHER MONSELET,

« Voici la recette de la turlutine d’état-major. Je laisse, bien entendu, de côté la turlutine vulgaire, simple soupe au biscuit de campagne. »

RECETTE

Prenez biscuits de campagne à raison de deux pour quatre personnes. Cassez, concassez, broyez, pulvérisez le plus finement possible. Faites revenir cette poudre de biscuit dans un bain de saindoux légèrement chauffé ; toute la poudre étant parfaitement humectée versez dessus de façon à la couvrir entièrement, un bouillon de pattes de grenouilles ; chauffer plus fort jusqu’à réduction en pâte presque compacte. La poudre de biscuit ainsi préparée, ajoutez-y le mélange suivant :

Œufs et foies de tortues terrestres sautés à la gamelle ou à la poêle et fortement assaisonnés avec sel, poivre et piment. Versez le tout sur un lit de champignons frits au beurre ou à la graisse et servez chaud.

NOTA. Ce plat délicieux a été inventé par le 1er régiment d’Afrique, à Ouel-ed-Halleg (ruisseau des sangsues), au milieu de la Mitidja, qui produit en abondance grenouilles, tortues et champignons de toute beauté et de qualité supérieure.

LE PILAU

PAR MÉRY

À cause de leur barbe, ennemis du potage,

Les Turcs se sont toujours transmis en héritage

Le pilau, mets solide, et qu’un peuple barbu

Avale proprement, sans jamais l’avoir bu ;

Car la soupe au bouillon, laissant sur le visage.

Les vestiges huileux d’un liquide passage,

Excite le dégoût des convives blasés,

Et ne peut convenir qu’à des peuples rasés.

Gens barbus, voulez-vous un pilau détectable

Qui, de ses rayons d’or, illumine une table,

Voici mon plan : prenez une livre de riz

Dans le Palais-Royal, chez Chevet, à Paris,

Mais un riz du Levant, vierge de la poussière

Que lui donne toujours l’Égypte nourricière ;

Il faut faire étuver, avec soin, au charbon,

Un peu de veau, du bœuf, un morceau de jambon,

Une poule fort jeune, et dans les champs nourrie

Des graines que le vent apporte à la prairie ;

Six heures, sur le feu, laissez mûrir le tout,

Et puis, dans un bouillon odorant, plein de goût,

Versez le riz ; il faut qu’il cuise une heure encore :

Prenez le fin safran, qui parfume et décore,

Jaunissez-en le riz, et mon art vous promet

Un pilau tel qu’au ciel en mange Mahomet !

CHAPITRE XVI

Le petit pâtissier. – Bourgogne et Bordeaux. – Petit restaurant. Les petits pois. – Le dîner que je veux faire.

LE PETIT PÂTISSIER

Le petit garçon pâtissier est habillé de blanc de haut en bas ; il a un pantalon blanc, une veste blanche et une toque blanche.

Sur sa belle toque blanche, son patron a posé une large corbeille où s’étale un glorieux vol-au-vent, flanqué de plusieurs douzaines de petits-fours. Le vol-au-vent fume, les petits-fours fument. C’est un plaisir.

Le patron a dit au petit garçon pâtissier :

« Hâte-toi ; la famille Dubroca a commandé ce vol-au-vent pour six heures ; il en est six et demie ; tu n’as pas un instant à perdre ! La facture est sous la serviette. »

Le petit garçon pâtissier part comme une flèche ; mais, au détour de la rue, son pas se ralentit, et, après s’être assuré qu’il n’est point suivi, il se plante en contemplation à la devanture d’un marchand d’estampes. Le vol-au-vent fume toujours : les petits-fours fument toujours !

Ce n’est qu’au bout d’un quart d’heure que le petit garçon pâtissier se décide à continuer sa route, lentement, le nez aux aguets. – Un cheval de voiture s’abat sur le macadam ; les sergents de ville accourent pour dresser procès-verbal ; la foule s’amasse. Le petit garçon pâtissier est au premier rang, avec sa corbeille sur sa toque blanche.

Il va ainsi, s’arrêtant à propos de tout : pour une affiche qu’on pose, pour une partie de billes entre gamins, pour un homme qu’on transporte chez un pharmacien, pour un régiment qui rentre à la caserne.

Heurté par tout le monde, c’est miracle si son fardeau conserve l’équilibre. – Le vol-au-vent ne fume plus, les petits-fours ne fument plus.

Cependant la famille Dubroca est dans l’anxiété. Elle a envoyé trois fois chez le pâtissier. On se penche toutes les cinq minutes sur la rampe de l’escalier ; rien n’arrive. La famille Dubroca maugrée justement.

Sept heures et demie sonnent. Aux premiers jets de becs de gaz, le petit garçon pâtissier s’aperçoit qu’il n’est plus dans son chemin. Il s’informe : il veut regagner le temps perdu ; le voilà qui court.

– Oh ! L’imprudent !

Comme il passe par une rue déserte, un chien aboie après lui et saute sur sa veste, qu’il tire à belles dents. Le petit garçon pâtissier veut se débattre. Dans ce débat, la corbeille se renverse et roule à terre avec son contenu.

Les passants rient, le petit garçon pâtissier pleure. Il ne rentrera pas, ce soir, chez son patron ; il sait qu’il serait battu et renvoyé. Sa mère a la main moins lourde, il rentrera chez sa mère, c’est un bon fils.

Le petit garçon pâtissier est habillé de blanc du haut en bas : il a un pantalon blanc, une veste blanche et une belle toque blanche.

Il est joli comme un amour, même au milieu de ses larmes, et sa corbeille vide à la main.

Mais le petit garçon pâtissier est trop jeune pour les fonctions importantes dont on l’investit si maladroitement à Paris.

Pour porter en ville un vol-au-vent et des petits-fours, ce n’est pas trop de toute la prudence et de toute la célérité d’un homme fait.

BOURGOGNE ET BORDEAUX

SONNET

Au seul bordeaux toujours fidèle,

Buveur d’hier et d’aujourd’hui,

J’admets que pour plus d’un rebelle,

L’éclair d’un autre vin ait lui.

 

À quoi bon fuir le parallèle

Avec un loyal ennemi ?

Disons que le bordeaux c’est Elle.

Et que le bourgogne c’est Lui.

 

À Lui les airs fiers et superbes !

Coquelicot parmi les herbes,

Il se croit l’honneur du bouquet.

 

Elle, plus discrète en sa flamme,

Sourit d’un sourire coquet…

Le vin de Bordeaux, c’est la femme.

PETIT RESTAURANT

RONDEAU

C’est au Rocher que, certains soirs, je dîne,

Vers Saint Germain-des-Prés au long clocher :

Rideaux proprets, hôtes de bonne mine,

Dessins qu’au mur les jeunes vont percher ;

Rodolphe y vient causer avec Colline.

Bruit et chansons ! – Quand j’ai l’humeur chagrine,

Je saute en fiacre et je dis au cocher :

« Passez les ponts ! » Et lui qui me devine :

« C’est au Rocher ? »

 

Bon feu, bon gîte, et l’entre-côte fine !

Flacons poudreux que je fais déboucher !

Quoi ! Rose est seule à la table voisine :

Nos deux couverts s’en vont se rapprocher,

Et nous boirons à la gaieté divine.

C’est au Rocher !

LES PETITS POIS

Comme un essaim d’enfants en blouse verte,

Sous le soleil s’ébattant à la fois,

Voici venir tout à coup, bande alerte,

Voici venir les gentils petits pois !

 

Au potager, la terre en est couverte ;

Pour les cueillir, paniers sont trop étroits.

Clamart triomphe ! Et partout j’aperçois

Leur primeur gaie à chaque table offerte.

 

Les petits pois ont leur histoire ; il paraît qu’ils ont été longtemps méconnus ; les Romains les jetaient à leurs chevaux.

Ce n’est que sous Louis XIV qu’on a commencé à leur rendre justice : – ils brillent, ils s’épanouissent aux rayons du Roi-Soleil !

Madame de Maintenon écrivait en 1696 :

« Le chapitre des pois dure toujours ; l’impatience d’en manger, le plaisir d’en avoir mangé, et la joie d’en manger encore, sont les trois points que nos princes traitent depuis quatre jours. Il y a des dames qui, après avoir soupé avec le Roi, trouvent des pois chez elles pour manger avant de se coucher, au risque d’une indigestion. C’est une mode, une fureur… »

La vogue des petits pois n’a pas décru depuis lors ; c’est un manger délicieux. Les variétés en sont innombrables, ainsi que les manières de les accommoder : – au lard, au beurre, à la crème, à la bonne femme, à l’anglaise, et à la Mire… poix.

LE DÎNER QUE JE VEUX FAIRE

Le dîner que je veux faire,

Avec toi je le ferai,

Sous la treille verte et claire,

Un des derniers jours de mai.

 

Je te sais Parisienne,

Nous n’irons pas loin d’ici :

Nous choisirons Louvecienne,

Sèvres ou Montmorency.

 

À l’auberge où se balance

Le lion tout en cheveux,

Ou le cheval qui s’élance,

Nous entrerons, si tu veux.

 

Nous aurons, ô ma charmante,

Alors même qu’elle bout,

La soupe épaisse et fumante,

Où la cuiller tient debout ;

 

Puis, le jambon de Mayence,

Aux magnifiques couleurs,

Sur l’assiette de faïence

Peinte de grossières fleurs.

 

Et l’omelette charnue,

Si jaune, qu’en ton erreur

Tu la croiras revenue,

Pour toi, de chez le doreur.

 

Rien ne te paraîtra fade ;

Tout ira selon ton gré :

Tu sais que pour la salade

J’ai les soins d’un émigré.

 

Dieu sait les chansons de merle

Que ton gobelet tiendra !

Tu peux y jeter ta perle,

L’Argenteuil la dissoudra.

CHAPITRE XVII

Le café des malades. – Souper parisien. – Jaune-d’œuf. – Fusion.

LE CAFÉ DES MALADES

Méry allait rarement au café. Je lui en demandai un jour la raison :

– Que voulez-vous, me répondit-il ; rien de ce qu’on boit dans les cafés ne saurait me convenir. Vous savez que je suis malade.

– Vous ? m’écriai-je avec étonnement.

– Certainement, fit-il d’un air sérieux.

Et il continua :

– Ah ! si les cafés entendaient mieux leurs affaires ! Si, au lieu de breuvages excitants et destructeurs, on y débitait des cordiaux salutaires et des philtres apaisants ! Si, régénéré par une direction exclusivement médicale, le café, tout en conservant ses avantages de distraction, pouvait devenir une succursale du foyer domestique ! Ce serait charmant ! Quelle idée honnête et riante que la fondation d’un Café des Malades !

Je flairai une de ces boutades comme il en échappait au spirituel Marseillais.

– Un Café des Malades ! Allons donc ! m’écriai-je en vrai compère de comédie.

– Oui, oui, un Café des Malades ! répliqua Méry ; ce n’est pas d’aujourd’hui que j’y pense. Il est tout bâti dans ma tête. Le Café des Malades serait aussi grand que les autres, plus grand peut-être. Comme les autres, il aurait vingt billards, trente billards. Le gaz y serait remplacé par la bougie, qui donnerait une lueur plus douce, inodore, et mieux appropriée au caractère discret de l’établissement. L’usage du tabac y serait rigoureusement proscrit. Sauf ces légères différences, tout se passerait au Café des Malades absolument comme dans les autres cafés.

Méry était lancé ; il n’y avait plus qu’à le laisser aller.

– Bravo ! lui dis-je.

Il s’arrêta sur le trottoir et me saisit le bras.

– Voyez-vous d’ici l’aspect animé des tables du grand Café des Malades ? Entendez-vous les interpellations qui se croisent et s’entre-choquent : « Garçon ! – Voilà ! voilà ! – Eh bien ! mon infusion de tilleul ? – Elle va bien, monsieur ; vous allez l’avoir dans une minute. – Mon bouillon d’herbes, garçon ? – On vous l’apporte. » Et les dominos de s’agiter et de grincer ; et les dés de rouler dans la boîte du jacquet ; et les pièces des échecs de s’ajuster en rang de bataille. « Je vous joue une bouteille d’eau de Sedlitz. – En combien ? » Un tousseur dit à un autre : « Faisons-nous une boîte de jujubes en trente carambolages ? » Les rentiers réservés, les bourses modestes se contentent de jouer la moindre des choses, un morceau de réglisse ou un petit pot de miel rosat. Quelques instants avant la fermeture, qui a toujours lieu vers dix heures, pas plus tard, les consommateurs se groupent, s’échangent. « Vous avez perdu trois camomilles, je vous les joue contre ma graine de moutarde. » – « Garçon, vous mettrez à mon compte deux sirops de limaçons. » Un autre s’approche galamment de la dame du comptoir et lui dit, la bouche en cœur : « Les pilules de M. Frémont sont pour moi ! »

Et Méry, ayant fini sa tirade, me lâcha le bras.

SOUPER PARISIEN

C’est ici l’endroit redouté des mères.

(H. Meilhac et Halévy,

Vie parisienne).

 

C’est ici l’endroit adoré des pères,

C’est ici, le soir,

Qu’ils viennent s’asseoir.

Savez-vous, parmi les riches repaires.

Un lieu mieux choisi ?

Messieurs, allez-y !

 

Minuit va sonner, « heure solennelle, »

Comme dit Adam

En un hymne ardent.

Une belle nuit pour la tour de Nesle !

Notre grand dix-neuf

Est plein comme un œuf.

 

La température est celle d’Hyères :

Au lieu du ciel bleu,

La bougie en feu,

La bisque a paru : flots incendiaires,

Étang copieux !

Silence pieux !

 

Puis, viennent alors égayer la nappe

La crevette et nos

Homards-cardinaux.

(Espérons qu’un d’eux sera nommé pape) !

Et pour compagnons,

Les vins bourguignons.

 

Superbe et fumant, le filet s’avance,

Monté sur réchaud,

Flanqué d’artichaut.

Que ces perdrix font noble contenance !

Ô mes chers amis,

Vivent les salmis !

 

Un instant d’arrêt : c’est une volaille ;

Parfum belliqueux !

Sauce Périgueux.

Jules a pâli… « Fallait pas qu’y aille ! »

Au garçon futé

Blanche dit : – Un thé !

 

Les cailles bientôt jusque dans l’assiette

Ont l’air de crier

Qu’il faudra payer.

On voit s’avancer truffe à la serviette,

Cèpes, céleri…

Vénus a souri !

 

Pour finir la fête, une armée entière

De fruits, de parfaits,

De fromages faits.

Général en chef à la tête altière,

Le vin de Clicquot

Fait tripler l’écot.

 

Les pères alors accourent en foule ;

Et leurs appétits

Ne sont pas petits.

Car c’est chez Brébant que leur nuit s’écoule,

Endroit bien choisi ;

Messieurs, allez-y !

JAUNE-D’ŒUF

Auriez-vous connu par hasard, au café H…, un garçon qu’on appelait Jaune-d’œuf ?

C’était un individu alerte, empressé, toujours l’air de bonne humeur, malgré la cravate blanche et les escarpins.

Il devait ce sobriquet de Jaune-d’œuf à la nuance étonnante de ses cheveux et à la coloration hollandaise de son teint.

Lui-même avait accepté ce surnom ; il ne se donnait plus la peine d’en rire. Nous ne l’appelions jamais autrement.

– Jaune-d’œuf, une demi-tasse !

– Jaune-d’œuf, l’Événement !

– Des cigares, Jaune-d’œuf !

– Le jacquet, Jaune-d’œuf !

Et Jaune-d’œuf d’aller et de venir, en répétant :

– Oui, monsieur Paul ! Voilà, monsieur Gombaud ! Tout de suite, monsieur Émile !

Ce n’était pas lui qui nous eût jeté du sable à travers les jambes pendant une partie de dominos ; ce n’était pas lui qui, lorsque je lui demandais tout ce qu’il faut pour écrire, m’aurait apporté une plume sans bec et de l’encre blanchâtre.

Il ne nous a jamais rendu une de nos familiarités, – ce qui est beau ; il n’a jamais laissé échapper une marque d’impatience, – ce qui est rare.

Bref, c’était un garçon modèle.

L’autre jour, entrant au café H…, je ne vis point Jaune-d’œuf.

Je ne m’en inquiétai pas, pensant que c’était peut-être son jour de sortie.

Le lendemain, pas de Jaune-d’œuf encore. Cette fois, je demandai au nouveau garçon qui me servait :

– Où est donc Jaune-d’œuf ?

– Mais, monsieur, vous ne savez donc pas !… dit-il en hésitant.

– Non. Quoi ?

– Jaune-d’œuf est mort.

Je fus tellement surpris par cette nouvelle que j’eus de ces phrases qui dénotent ce qu’on appelle des absences.

– Comment… Mort… lui, Jaune-d’œuf… Et pourquoi ?

– Dame ! monsieur…

– Mort ?

– Oh ! bien mort ; d’avant-hier soir.

Jaune-d’œuf était mort. Qu’est-ce que cela signifiait ? Lui, si athlétique, si constamment joyeux !

Je demeurai immobile devant mon café qui refroidissait. J’aurais appris la mort d’un parent, d’un ami, d’un homme célèbre, que j’en aurais été plus affligé – cela va sans dire – mais moins étonné. On s’attend toujours à perdre ceux qu’on aime ou qu’on admire ; on s’y prépare chaque jour un peu, – tandis que le trépas d’un indifférent, tel qu’après tout était pour moi ce pauvre garçon, vous prend parfois au collet, vous étourdit, vous laisse troublé, embarrassé, comme j’étais alors.

Et je revenais toujours à mon pourquoi.

Jaune-d’œuf n’avait aucun motif de quitter le monde. C’était là une mort bien inutile, et qui me faisait tort d’une habitude. On s’habitue à une chose, à un arbre, à un meuble, à un vêtement, à un animal, à une canne, à une enseigne, à un mets. Moi, je m’étais habitué à Jaune-d’œuf.

Je m’y étais habitué petit à petit, sans m’en douter, et plus que je ne le croyais, – je m’en aperçois bien aujourd’hui. Il allait me manquer maintenant. Serai-je compris, et ne jugera-t-on pas mon chagrin trop puéril ? Hamlet a bien eu un regret pour Yorick. Mon Yorick à moi s’appelait Jaune d’œuf.

Les habitués du café H… me parurent révoltants d’insensibilité. J’allai à eux leur disant :

– Jaune-d’œuf est mort !

Ils levèrent les yeux, sans lâcher leur journal ou leur verre, se contentant de murmurer : « Ah ! »

Un d’entre eux, le meilleur, poussa jusqu’au : « Pas possible ! »

Il était évident que cela ne les touchait guère.

J’interrogeai le maître du café, espérant trouver en lui plus de compassion pour ce pauvre Jaune-d’œuf.

– Ah ! on vous a dit… fit-il en dirigeant ses regards de tous les côtés, la serviette sous le bras.

– De quoi est-il mort ?

– Il buvait… Georges ! voyez donc au numéro 4.

Le monde est froid.

FUSION

Il est une heure où se rencontrent

Tous les grands vins dans un festin,

Heure fraternelle où se montrent

Le laffite et le chambertin.

 

Plus de querelles à cette heure

Entre ces vaillants compagnons ;

Plus de discorde intérieure

Entre Gascons et Bourguignons.

 

On fait trêve à l’humeur rivale,

On éteint l’esprit de parti.

L’appétit veut cet intervalle.

Cette heure est l’heure du rôti !

 

Comme aux réceptions royales

Que virent les deux Trianons,

Circulent à travers les salles

Ceux qui portent les plus beaux noms.

 

À des gentilshommes semblables

Et non moins armoriés qu’eux,

Les grands vins, aux airs agréables,

Échangent des saluts pompeux.

 

Ils ont dépouillé leurs astuces.

Tout en conservant leur cachet.

– Passez, monsieur de Lur-Saluces !

– Après vous, mon cher Montrachet !

 

Pomard, en souriant regarde

Glisser le doux Branne-Mouton.

Nul ne dit à Latour : « Prends garde ! »

Pas même le bouillant Corlon.

 

Volney raconte ses ruines

Au digne Saint-Émilion,

Qui l’entretient de ses ravines

Et des grottes de Pétion.

 

Jamais les vieilles Tuileries,

Dans leurs soirs les plus radieux,

Ne virent sous leurs boiseries

Hôtes plus cérémonieux.

 

On cherche le feutre à panache

Sur le bouchon de celui-ci,

Et, sous la basque qui la cache,

L’épée en acier aminci.

 

Voici monsieur de Léoville

Qui s’avance en habit brodé,

Et qui, d’une façon civile,

Par Chablis se voit abordé.

 

Musigny, que d’orgueil on taxe,

Dit à Saint-Estèphe : « Pardieu !

J’étais chez Maurice de Saxe

Quand vous étiez chez Richelieu ?

 

« – Moi, sans que personne s’en blesse,

J’ai, dit monsieur de Sillery,

Conquis mes lettres de noblesse

Aux soupers de la Dubarry ! »

 

Un autre, encore moins sévère :

« J’ai parfois déridé le front

Du fameux proconsul Barrère… »

Aussitôt chacun l’interrompt.

 

Destournel se tait et se guinde,

Destournel, ami du flot bleu,

Qui voyagea deux fois dans l’Inde,

Coloré par un ciel de feu.

 

« Sans chercher si loin mon baptême,

Prophète chez moi, dit Margaux,

À la duchesse d’Angoulême

J’ai fait les honneurs de Bordeaux. »

 

Le jeune et rougissant Montrose,

Ayant quitté pour un instant

Le bras de son tuteur Larose,

Jette un regard inquiétant,

 

Et cherche, vierge enfrissonnée,

Rouge comme un coquelicot,

Mademoiselle Romanée

Auprès de la veuve Clicquot.

 

Certaine d’être bien lotie,

Malgré son air un peu tremblant,

Dans un coin la Côte-Rôtie

Sourit à l’Ermitage blanc ;

 

Tandis qu’avec un doigt qui frappe,

Impatient de se montrer,

Le fougueux Château-Neuf-du-Pape

Demande si l’on peut entrer.

 

Meursault estime l’or moins jaune

Que Barsac ; – lorsque Richebourg

Recommence sur ceux de « Beaune

Et de Nuits » un vieux calembour.

 

Rauzan découvre mille charmes

Chez Mercurey, ce fin rougeaud.

J’entends le cri de : « Portez armes ! »

On acclame le Clos-Vougeot.

 

Il en est du temps des comètes,

Qui, dépouillés, usés, fanés,

Sont dans des fauteuils à roulettes

Respectueusement traînés.

 

Un tel, souffrant qu’on le décante,

Fat, dans sa fraise de cristal :

« Ah ! dit-il, plus d’une bacchante

M’aima dans le Palais-Royal ! »

 

À ce rendez-vous pacifique

Aucun ne manque, ils sont tous là.

Ô le spectacle magnifique !

Ô le resplendissant gala !

 

Et quel bel exemple nous donnent

Ces vins, dans leur rare fierté,

Qui s’acceptent et se pardonnent

Leur triomphante égalité !

CHAPITRE XVIII

LE CALENDRIER RÉPUBLICAIN


Nous donnons ici, à titre de curiosité, le Calendrier républicain, d’abord parce qu’il s’appuie sur une base gastronomique, ensuite parce qu’il n’est pas facile à rencontrer.

 

VENDÉMIAIRE

Du 22 Septembre au 31 Octobre.

VENDÉMIAIRE

Du 22 Septembre au 31 Octobre.

Jours de la décade.

Jours de la décade.

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Primidi.

Duodi.

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Quartidi.

Quintidi.

Raisin.

Safran.

Châtaigne.

Colchique.

Cheval.

Balsamine.

Carotte.

Amaranthe.

Panais.

Cuve.

Pom. De Terre.

Immortelle.

Potiron.

Réséda.

Âne.

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Quintidi.

Sextidi.

Septidi.

Octidi.

Nonidi.

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Belle-de-nuit.

Citrouille.

Sarrasin.

Tournesol.

Pressoir.

Chanvre.

Pêche.

Navet.

Grenesienne.

Bœuf.

Aubergine.

Piment.

Tomate.

Orge.

Tonneau.

 

BRUMAIRE

Du 22 Octobre au 20 Novembre.

FRIMAIRE

Du 21 Novembre au 20 Décembre.

Jours de la décade.

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Primidi.

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Primidi.

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Quartidi.

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Pomme.

Céleri.

Poire.

Betterave.

Oie.

Héliotrope.

Figue.

Scorsonnère.

Alisier.

Charrue.

Salsifis.

Macre.

Topinambour.

Endive.

Dindon.

Chervi.

Cresson.

Dentelaire.

Grenade.

Herse.

Bacchante.

Azerole.

Garance.

Orange.

Faisan.

Pistache.

Macjonc.

Coing.

Cormier.

Rouleau.

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Raiponce.

Turneps.

Chicorée.

Nèfle.

Cochon.

Mâche.

Chou-fleur.

Épicia.

Genièvre.

Pioche.

Chuya.

Raifort.

Cèdre.

Sapin.

Laye.

Ajonc.

Cyprès.

Lierre.

Bouleau.

Hoyau.

Érable-sucre.

Bruyère.

Roseau.

Oseille.

Grillon.

Pignon.

Liège.

Truffle.

Olive.

Pelle.

 

NIVÔSE

Du 21 Décembre au 19 Janvier 1794.

PLUVIÔSE

Du 20 Janvier au 18 Février.

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Neige.

Glace.

Miel.

Cire.

Chien.

Fumier.

Pétrole.

Houille.

Résine.

Fléau.

Poix.

Térébenthine.

Argile.

Marne.

Lapin.

Plâtre.

Pier. à chaux.

Ardoise.

Sable.

Van.

Grès.

Silex.

Mercure.

Plomb.

Chat.

Étain.

Cuivre.

Fer.

Sel.

Crible.

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Primidi.

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Primidi.

Duodi.

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Primidi.

Duodi.

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Quartidi.

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Lauréole.

Mousse.

Fragon.

Perce-neige.

Taureau.

Laurier-thym.

Mnie.

Mézéréon.

Peuplier.

Coignée.

Ellébore.

Brocoli.

Laurier.

Coudrier.

Vache.

Buis.

Lichen.

If.

Pulmonaire.

Serpette.

Thlaspi.

Thymelé.

Chiendent.

Traînasse.

Veau.

Guède.

Noisetier

Ciclamen.

Chélidoine.

Traîneau.

 

VENTÔSE

Du 19 Février au 20 Mars.

GERMINAL

Du 21 Mars au 19 Avril.

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Primidi.

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Tussilage.

Cornouiller.

Voilier.

Troêne.

Bouc.

Asaret.

Alaterne.

Violette.

Marceau

Bèche.

Narcisse.

Orme.

Fumeterre.

Vélar.

Chèvre.

Épinard.

Doronic.

Mouron.

Cerfeuil.

Cordeau.

Mandragore.

Persil.

Cochléaria.

Pâquerette.

Chevreau.

Pissenlit.

Silvye.

Capilaire.

Frêne.

Plantoir.

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Primevère.

Platane.

Asperge.

Tulipe.

Coq.

Blète.

Bouleau.

Jonquille.

Aulne.

Greffoir.

Pervenche.

Charme.

Morille.

Hêtre.

Poule.

Laitue.

Mélèze.

Ciguë.

Radis.

Ruche.

Gainier.

Romaine.

Maronnier.

Roquette.

Pigeon.

Lilas.

Anémone.

Pensée.

Myrtile.

Couvoir.

 

PRAIRIAL

Du 20 Avril au 19 Mai.

FLORÉAL

Du 20 Mai au 18 Juin.

Jours de la décade.

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Luzerne.

Hémérocale.

Trèfle.

Angélique.

Canard.

Mélisse.

Fromental.

Martagon.

Serpolet.

Faulx.

Fraise.

Bétoine.

Pois.

Acacia.

Canne.

Œillet.

Sureau.

Pavot.

Tilleul.

Fourche.

Barbeau.

Camomille.

Chèvre-feuille.

Caille-lait.

Tanche.

Jasmin.

Verveine.

Thym.

Pivoine.

Chariot.

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Rose.

Chêne.

Fougère.

Aubépine.

Abeille.

Ancolie.

Muguet.

Champignon.

Hyacinthe.

Râteau.

Rhubarbe.

Sainfoin.

Bâton-d’or.

Chamerisier.

Ver-à-soie.

Consoude.

Pimprenelle.

Corbeille-d’or.

Arroche.

Sarcloir.

Staticé.

Fritillaire.

Bourrache.

Valériane.

Carpe.

Fusain.

Civette.

Buglose.

Sénevé.

Houlette.

 

MESSIDOR

Du 19 Juin au 18 Juillet.

THERMIDOR

Du 19 Juillet au 17 Août.

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Seigle.

Avoine.

Oignon.

Véronique.

Mulet.

Romarin.

Concombre.

Échalotte.

Absinthe.

Faucille.

Coriandre.

Artichaut.

Giroflée.

Lavande.

Chamois.

Tabac.

Groseille.

Orge.

Cerise.

Parc.

Menthe.

Cumin.

Haricots.

Orcanète.

Pintade.

Sauge.

Ail.

Vesce.

Blé.

Chalémie.

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Sextidi.

Septidi.

Octidi.

Nonidi.

Decadi.

Primidi.

Duodi.

Tridi.

Quartidi.

Quintidi.

Sextidi.

Septidi.

Octidi.

Nonidi.

Decadi.

Épeautre.

Bouil.-blanc.

Melon.

Ivraie.

Bélier.

Prêle.

Armoise.

Carthame.

Mûre.

Arrosoir.

Panis.

Salicot.

Abricot.

Basilic.

Brebis.

Guimauve.

Lin.

Amande.

Gentiane.

Écluse.

Carline.

Caprier.

Lentille.

Aunée.

Agneau.

Myrte.

Colza.

Lupin.

Coton.

Moulin.

 

FRUCTIDOR

Du 18 Août au 21 Septembre.

FRUCTIDOR

Du 18 Août au 21 Septembre.

Jours de la décade.

Jours de la décade.

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Primidi.

Duodi.

Tridi.

Quartidi.

Quintidi.

Sextidi.

Septidi.

Octidi.

Nonidi.

Decadi.

Primidi.

Duodi.

Tridi.

Quartidi.

Quintidi.

Prune.

Millet.

Lycopode.

Escourge.

Barbeau.

Turbereuse.

Sucrion.

Apocyn.

Réglisse.

Échelle.

Pastèque

Fenouil.

Épine-vinette.

Noix.

Goujon.

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Sextidi.

Septidi.

Octidi.

Nonidi.

Decadi.

Primidi.

Duodi.

Tridi.

Quartidi.

Quintidi.

Sextidi.

Septidi.

Octidi.

Nonidi.

Decadi.

Orange.

Cardière.

Nerprun.

Tagette.

Hotte.

Églantier.

Noisette.

Houblon.

Sorgno.

Écrevisses.

Bigarade.

Verge-d’or.

Maïs.

Marron.

Corbeille.

 

LES SANS-CULOTTIDES

– Fin de l’année. –

1

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3

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5

Primidi.

Duodi.

Tridi.

Quartidi.

Quintidi.

Fête de la Vertu.

Fête du Génie.

Fête du Travail.

Fête de l’Opinion.

Fête des Récompenses.

ANNÉE SEXTILE

6

Sextidi.

La Sans-Culottide.

CHAPITRE XIX

Les cuisinières au sermon. – Rubans bleu de ciel et rubans coquelicot. – L’anse du panier foudroyée. – Une jolie page sur le macaroni. – Menu d’un dîner de garçon. – Le Sonnet de l’Asperge.

SERMON POUR LES CUISINIÈRES[22]

Une bonne, pensée nous conduisit l’autre soir à une église d’un de nos grands faubourgs. Il y avait foule ; je ne dis pas foule choisie. Le tartan dominait et le bonnet à gros rubans coquelicots et bleu de ciel s’épanouissait à fleur de sol : sous ces bonnets se montraient des visages jeunes, mais peu d’une aristocratie souveraine ; beaucoup, au contraire, portaient aux joues le reflet jaune doré d’une batterie de cuisine bien entretenue. L’école flamande aurait trouvé là à saisir plus d’un type : je coudoyais des Mieris, je foulais des Van Ostade, mais surtout des Téniers.

Qu’était-ce donc ? où m’étais-je aventuré ? quel motif avait réuni mille à douze cents femmes dans la maison du Seigneur ce soir-là ? Et qu’étaient enfin ces femmes où je ne reconnaissais ni les incomprises du faubourg Saint-Germain, ni les repenties du quartier de Notre-Dame de Lorette, ni l’ancienne grisette d’un monde éteint ? Je m’informai autour de moi : ces douze cents femmes, m’apprit-on, étaient des cuisinières ; douze cents cuisinières accourues des arrondissements proches ou lointains. Elles avaient étouffé leurs fourneaux, accroché la rôtissoire, lavé leur vaisselle pour consacrer leur soirée à l’audition d’un sermon. Mais pourquoi en aussi grand nombre ? Voilà : le sermon était pour elles ; oui, celui qu’allait prononcer l’orateur, déjà en chaire quand j’entrai, avait été médité à leur intention.

Ma bonne étoile me donnait donc d’assister à cette originale particularité du carême. J’avoue que je n’aurais pas échangé cette rare satisfaction contre le plaisir d’entendre un discours de lord John Russell à la Chambre des communes ; je ne l’aurais pas même échangée contre la joie orgueilleuse d’entendre à Versailles un sermon de Bossuet.

Bossuet, que j’admire, est un baldaquin à grandes franges d’or et de soie ; il ne se pose jamais que sur des fronts à diadème ; il lui faut la conversion de Turenne ou la mort d’Henriette d’Angleterre pour le mettre en mouvement. Il ne se dérange pas à moins. Pour lui, l’humanité commence majestueusement à l’Orangerie et finit à la pièce d’eau des Suisses.

Le prêtre que j’aime par-dessus tous, c’est Bridaine, Bridaine se frappant la poitrine, pleurant en chaire toutes ses larmes pour avoir prêché pendant la moitié de sa vie la simplicité et l’humilité à des gens qui n’avaient pas de chemise, et la sobriété à des pauvres qui mouraient de faim. Quelle prédication et en même temps quelle profonde critique des prédicateurs !

Il y a un mérite réel très-grand à faire fléchir l’éloquence, si l’on peut appeler cela fléchir, aux menues questions de tous les jours, aux affaires de la vie, aux petites mais incessantes luttes au milieu desquelles se débattent les intérêts matériels, qui sont bien aussi quelque chose selon le bon Chrysalde, lui qui a dit avec un si admirable bon sens par la plume de Molière :

 

Je vis de bonne soupe et non de beau langage.

 

La soupe nous ramène naturellement à notre auditoire de cuisinières, et nous allons y revenir.

Nous nous demandons pourquoi les nombreuses professions de la vie active ne seraient pas prises de temps en temps corps à corps et vertement moralisées en chaire, comme allait être attaquée sans ménagements en notre présence celle des cuisinières.

S’il y a des critiques générales faites pour arriver au niveau commun de toutes les classes, il y en a aussi, et en assez grande quantité, qui, véritablement, ne sont applicables qu’à certaines d’entre elles ; et si on les confond, on tombera dans la faute du père Bridaine : on tonnera contre les chiffonniers parce qu’ils vont trop souvent en voiture à quatre chevaux, et contre les laboureurs parce qu’ils énervent leur corps et leur intelligence en dormant sous des lambris dorés jusqu’à midi.

Je voudrais donc des sermons uniquement destinés aux banquiers, aux administrateurs, aux écrivains, aux juges, aux avocats, aux notaires, aux artistes, aux militaires, aux médecins, aux marchands, aux tailleurs, aux épiciers, aux boulangers, etc., et des affiches annonçant dans les rues, par exemple, que tel jour tel prédicateur prêchera uniquement contre les limonadiers et l’empoisonnement public par l’absinthe.

Je crois au succès de ces enseignements partiels beaucoup plus qu’à l’effet d’un sermon sur la modestie ou la charité qui, s’adressant à tout le monde, ne s’adresse à personne.

Les cuisinières avaient été prévenues la veille que le sermon roulerait entièrement sur leurs devoirs envers leurs maîtres, les services auxquels elles étaient soumises en compensation des gages qu’elles touchent, et surtout sur l’extrême probité dont elles sont tenues de faire preuve si elles veulent mériter la confiance de leurs patrons et une place dans le royaume des cieux, où il n’y a pas deux balances.

À vrai dire, je ne remarquai pas sur leur visage une préparation heureuse à la grande leçon où elles étaient accourues ; j’y vis même un certain défi porté d’avance aux rudes atteintes qui les attendaient. Il n’y avait pas de feu, mais beaucoup de fumée. C’étaient des regards hautains dirigés vers la chaire, des plis de lèvres retenant mal le poison d’une ironie voltairienne. Ce scepticisme m’effraya pour l’orateur. Il faut des voûtes à la persuasion, comme il en faut à la voix pour la transmettre.

À sa place j’aurais eu le vertige, si je m’étais trouvé face à face avec une telle armée hybride qu’il fallait vaincre dans l’intérêt de quinze cent mille Parisiens, dont la santé, l’ordre, l’économie, la fortune, la sécurité et même la vie, sont livrés toute l’année à ces hordes de femmes sans origine avouée, sans famille connue, venues de tous les points obscurs de l’horizon pour s’asseoir à leurs foyers, entrer dans leurs secrets les plus délicats, partager les mets de leurs tables, dormir près de leurs lits, élever leurs enfants sans avoir que des titres vagues à toutes ces confiances qu’on leur abandonne.

Incroyable conduite ou inconduite que celle-là ! Le Parisien ne prendra pas un pauvre petit commis à vingt-cinq francs par mois sans rechercher quels ont été ses antécédents ; il lui demande presque ses aïeux ; il n’achètera pas un cheval sans consulter plusieurs experts ; il s’entoure de sûretés inouïes contre des dangers impossibles, imaginaires ou de nulle valeur ; et il ne se donne même pas la facile peine de connaître à fond le témoin intime qu’il va attacher à son existence, l’espion qu’il introduit auprès de lui, la double clef qu’il rapproche de son secrétaire, l’ombre qui va se cacher sous son ombre ! Pourtant, de ces témoins-là, il y en a près de cent mille, de ces doubles clefs, près de cent mille, dans ce Paris qui se croit si bien défendu.

Hâtons-nous de dire ici que la police ne peut rien contre ce danger incessant, perpétuel. Que voulez-vous qu’elle fasse ? Vous la honniriez, si elle osait pénétrer dans votre sanctuaire domestique pour garder ceux qui ne vous gardent pas. Elle avait bien une arme avant la révolution de 1848, mais on la lui a retirée ; nous en parlerons plus loin. Son rôle maintenant est d’attendre, pour vous venir en aide, que vous vous plaigniez d’avoir eu tous vos diamants emportés, votre fille assassinée ; tant que les choses ne vont pas jusque-là, vous ne vous plaignez pas, et de son côté elle ne fait rien ; car, encore une fois, que voulez-vous qu’elle fasse ?

Soulevons un peu plus le coin du rideau. La France ne tire sa domesticité que de ses provinces du centre, de l’Est et de l’Ouest. Le Midi ne fournit presque pas de sujets. La majeure partie des domestiques vient de l’Alsace et de la Lorraine, provinces pauvres, têtues, ferrugineuses, indomptables, indisciplinables, excepté à la guerre : les domestiques alsaciennes sont des artilleurs déguisés en femmes pour faire croire qu’il y a deux sexes sur les bords de la Meurthe et de la Moselle. Les Bretonnes sont d’une malpropreté druidique, d’une malpropreté que Victor Hugo a immortalisée en parlant des Bretons. Et si les Bretons ne sont pas la fleur de la propreté, que peuvent être les domestiques bretonnes ? À coup sûr elles n’en sont pas le parfum.

Restent les Bourbonnaises, les Champenoises, les Bourguignonnes…, mais la question n’est pas dans le plus ou moins d’intelligence ou de suavité de cette classe si peu intéressante de la société ; elle est dans sa moralité. Parlons donc à voix basse de sa moralité.

Cette moralité, il faut bien le dire pour appeler le remède, s’il y en a un, cette moralité est déplorable.

On a laissé le mal prendre des proportions de banian, cet arbre indien dont les branches deviennent des arbres en touchant la terre. Ces misérables intelligences de femmes, que la bonté bourgeoise récompensait autrefois au delà de leurs mérites en les payant douze à quinze francs par mois, aujourd’hui, sous le beau prétexte, qui ne les touche en rien, que tout a augmenté, elles n’exigent pas moins de trente-cinq à quarante francs par mois ! Et ce qu’il y a de curieux dans ces prétentions, c’est, je le répète, que rien n’a enchéri pour les domestiques : que le loyer soit plus élevé, que le pain, le vin, la viande, l’huile, soient plus chers, en quoi ces chertés-là les frappent-elles ? En rien. Elles mangent et boivent davantage, voilà tout.

C’est le contraire, en bonne logique, qui aurait dû avoir lieu. Du jour où la vie matérielle devenait plus difficile, plus onéreuse, les gages des domestiques auraient dû descendre, diminuer en proportion. Mais cela n’ayant pas été, se faire servir aujourd’hui est pour beaucoup d’honnêtes familles parisiennes un problème des plus douloureux ; dans plus d’une maison, dans plus de mille, devrais-je dire, la fille aînée est devenue la domestique de la communauté aux dépens de sa grâce, de sa santé et de son avenir. Multipliez par un certain nombre d’années le chiffre de ces avilissements causés par l’impossibilité pour ces familles de se faire servir, et vous le trouverez énorme, deux grands maux sans compensations. Les filles de la bourgeoisie se dégradent, et les vaches de la Moselle et les cochons de la Normandie n’ont plus personne pour les garder.

Le plus grand mal n’est pas là : je vais et je veux le dire, le plus grand mal. L’improbité domestique n’a jamais mieux justifié la terrible appellation que lui donne le Code. Sur cent mille créatures que renouvelle sans cesse la gueule enflammée des chemins de fer, autre service qu’ils nous ont rendu, combien y en a-t-il qu’il faut écarter du bénéfice de l’accusation définie par cette appellation ? Je l’ignore, Dieu le sait.

Le curé que j’écoutais l’autre soir ne paraissait pas le savoir beaucoup plus que moi. Aussi il a été impitoyable pour l’anse du panier. Sa foudre ne l’a pas épargnée : on sentait fortement la paille brûlée. Son indignation est surtout tombée à bras raccourci sur certaine théorie de haute cuisine, qui prétendrait admettre en principe que faire danser cette anse terrible n’est pas voler ; que c’est chipper seulement, et le chippage, selon cette doctrine peu approuvée par le concile de Trente, serait permis. La distinction a été pulvérisée par l’orateur. Chipper ou voler, c’est voler, et le vol est crime sur la terre aussi bien qu’au delà. Tel est l’arrêt.

Ici orage des bonnets ; tous les rubans coquelicots et les rubans bleus furent agités par le vent d’une colère sourde. Je vis le moment où toutes les cuisinières allaient demander leur congé.

La passion du luxe, cette lèpre des civilisations malsaines, est, il est juste d’en convenir, un grand élément de corruption et de démoralisation pour la domesticité parisienne. L’exemple des maîtresses n’est pas perdu pour les servantes : quand il y a des lionnes pauvres qui vendent jusqu’à l’honneur de leur maison pour avoir un cachemire indien de six mille francs sur les épaules, quoi de bien étonnant que la domestique vole la maîtresse pour acheter un cachemire français de trois cents francs ? Il n’y a de différence que dans la main-d’œuvre.

La cuisinière aspire, par la contagion du luxe, à égaler la femme de chambre, et la femme de chambre, à son tour, aspire à devenir grande dame. Elle devient lorette, autre métamorphose de la domesticité à Paris. Les sérails du quartier Breda ne sont guère peuplés que de cuisinières qui ont fait un saut des fourneaux au boudoir en ne passant pas par le salon, mais après avoir vu ce qu’on y fait.

L’orateur a été entraînant encore quand il a répondu à quelques cuisinières burgraves, infâmes corruptrices des jeunes, qui soutiennent cette thèse abominable que la religion ne voyait pas une faute dans certains marchés clandestins passés entre les cuisinières et les fournisseurs aux dépens des maîtres. Elle a repoussé par la bouche de l’orateur avec tant de véhémence cette supposition impossible, que le frémissement de l’auditoire a dû arriver, d’ondulation en ondulation, jusqu’aux épiciers et aux bouchers de la banlieue la plus éloignée. Plaise au ciel qu’il en ait été ainsi !

Pourtant nous n’avons vu couler aucune larme des yeux de ces amazones endurcies ; quelques-unes se sont peut-être promis de réduire de moitié pendant le carême leur part de prise ; quant aux autres, ce beau sermon n’aura pas obtenu sur elles, j’en ai peur, tous les résultats que les honnêtes gens étaient en droit d’en attendre.

C’est que la malversation n’est pas seulement une tradition parmi la généralité des domestiques, elle est passée chez eux en habitude, elle s’est durcie en loi. Le sens moral y est resté. Qu’on en juge. Il y a quelques années, une grande maison du faubourg Saint-Honoré, à bout d’indulgence, traduisit son maître d’hôtel en justice.

Au nombre des rapines formidables dont on l’accusait, on remarquait celle-ci : pendant plusieurs années il avait volé dix bouteilles de vin par jour. Et quels vins ! Sur tous les chefs d’accusation le prévenu se défendit plus ou moins habilement ; mais quand on arriva au vol des dix bouteilles de vin par jour, il argua de l’usage avec tant de chaleur, avec tant de conviction, que le tribunal, un peu surpris, appela plusieurs maîtres d’hôtel de grandes maisons, afin de s’éclairer sur ce point.

Beaucoup déclarèrent que le prévenu était allé peut-être un peu loin en prenant dix bouteilles par jour, c’est-à-dire près de quatre mille bouteilles par an, mais qu’en réalité cette dîme se prélevait depuis des siècles sur les caves des riches maisons par les maîtres d’hôtel et autres grands employés de la bouche, sans qu’il y eût le moins du monde délit qualifié pour cela.

Le tribunal resta confondu… pas d’admiration.

Nous avons promis de parler d’une sage mesure que la révolution de 1848, dans son besoin immodéré d’innovations, crut devoir abolir sous prétexte de relever la condition des domestiques. Cette mesure consistait dans la faculté accordée aux maîtres de maisons, aux chefs de famille, de coucher sur un livret, quand ils renvoyaient un domestique, les motifs pour lesquels ils le renvoyaient. C’était bien vu. Le domestique était tenu de montrer ce livret au nouveau maître chez lequel il entrait, et celui-ci ensuite le prenait ou ne le prenait pas.

Le gouvernement d’alors vit dans cette bonne garantie une trop grande liberté laissée aux bourgeois d’accuser leurs domestiques de paresse, d’ivrognerie ou de vol. Il ne leur permit plus que d’inscrire sèchement sur le livret la date de l’entrée et celle de la sortie de la personne restée à leur service. Les choses en sont encore là aujourd’hui.

Ainsi, les maîtres n’ont plus l’ombre d’une sauvegarde contre les nombreux et périlleux accidents auxquels ils sont exposés. Il leur reste, dira-t-on, les tribunaux. Ils ne s’adressent jamais aux tribunaux ou que très-rarement. Ils ont peur d’un Code dont la sévérité les effraye plus que les voleurs eux-mêmes. Ils aiment mieux être spoliés que de faire envoyer à Melun ou à Cayenne leur servante ou leur serviteur. Et la conséquence de tout cela est qu’on tue les pies, et que les servantes de Palaiseau achètent des Autrichiens et des obligations du Nord. Les Ninettes coupables assistent à l’opéra de Rossini en loge de velours. La pie est empaillée.

SUR LE MACARONI

Fiorentino a laissé une jolie page sur le macaroni :

« Que de fois, dit-il, j’ai été la victime de la bonne volonté de mes hôtes, et quelle affreuse colle ne m’a-t-il point fallu avaler, pour ne pas demeurer en reste de politesse ! On ne me tourmentait pas trop pendant le premier service ; on me laissait à peu près libre de ne toucher à rien ; mais, lorsque le plat fatal arrivait, la maîtresse du logis, prenant son air le plus gracieux, ne manquait jamais de me dire : – Cette fois, monsieur, vous ne pouvez pas me refuser ; c’est un macaroni à l’italienne ; on l’a fait exprès pour vous.

Que répondre ? que devenir ? où fuir ? où se cacher ? Que n’aurais-je pas donné pour être à cent pieds sous terre ! Mais la terre est si contrariante que, dans ces cas-là, elle ne s’ouvre jamais pour vous engloutir.

Macaroni d’Italie, c’est facile à dire…

Si l’on savait quel coulis de viandes, quelle purée de tomates, quelle fleur de parmesan, quelle crème de beurre, quelle finesse de pâte et quel point de cuisson, quelle surveillance active et quels soins minutieux exige ce mets compliqué, on renoncerait à des contrefaçons pitoyables, qui déshonorent la cuisine française, la première cuisine du monde ! Il faut tout le génie de Rossini, l’auteur de Guillaume Tell, pour composer un macaroni parfait. On en mangeait d’excellent chez Lablache ; mais le grand artiste en a emporté le secret dans sa tombe, avec bien d’autres secrets.

« Aucun restaurateur de Paris ne se doute de ce que c’est qu’un macaroni à l’italienne. Il n’y a que Brébant qui ait la vraie recette, – et encore ! »

MENU D’UN EXCELLENT DÎNER DE GARÇONS

Copié dans le Vert-Vert et la Chronique de Paris de 1833.

 

… « Ce spirituel et charmant festin, ce petit dîner modèle a été donné dans le grand cabinet sur le jardin du Palais-Royal, aux Frères-Provençaux. »

MM.

LE COMTE DE COURCHAMPS,

Amphitryon rétrospectif et progressif.

ROGER DE BEAUVOIR,

Auteur de l’Escollier de Clugny, c’est tout dire !

LE MARQUIS ALFRED DE MONTEBELLO,

Qui passe avec raison, pour un des gourmets les plus intelligents et les plus spirituels de Paris.

ALPHONSE ROGER,

Auteur de Manoël, et dégustateur attentif.

LE PRINCE H. DE GALITZIN,

Poète lauréat d’Archangel et gastronome académique.

LOUIS DE MAYNARD DE QUŒILLE.

 

UN POTAGE.

Une copieuse et forte bouille-à-baisse,

Au turbot, au surmulet, aux rougets de roche, aux éperlans de Quillebœuf, aux huîtres d’Ostende et aux moules de Dieppe.

QUATRE HORS-D’ŒUVRE.

Beurre de Vanves au vert-pré de cerfeuil.

Cantaloup de Bagneux.

Filets de soles marines, aux câpres d’Antibes.

Figues d’Argenteuil.

UN RELEVÉ.

Hochepot de queues de bœuf aux sept racines à la bonne femme.

DEUX ENTRÉES.

Concombres farcis, au blanc de volaille et à la moelle.

Cailles à la Pompadour, au laurier.

UN RÔTI.

Trois canetons de Rouen farcis à l’anglaise. (Bread-sauce au catchup et à la sauce verte.)

UN RELEVÉ DE RÔT.

Pâté froid d’un filet de biche, de M. Corcelet.

UNE SALADE.

De chicorée blanche et de concombres verts émincés, avec chapon de Gascogne à la pointe d’ail et queues d’écrevisses au jus de bigarade et au soya de la Chine.

QUATRE ENTREMETS.

Tomates gratinées à l’huile verte et aux anchois,

Beignets de mirabelles glacées au candi,

Flan à la crème de Viry et à la purée d’amandes fraîches.

DESSERT.

Macédoine aux quatre fruits rouges à la glace et au jus d’orange,

Fromage du Mont-d’Or et d’Entremont-les-Gruyères,

Biscuits de fécule d’iris,

Nougat marbré de la Ciotat aux pignons et aux pistaches.

VINS ET LIGUEURS.

Vin de Lunel Paille avec le potage au poisson (suivant l’excellente coutume hollandaise).

Vin de Mercurey (de la comète) au relevé comme avec les hors-d’œuvre.

Vin d’ (de Moët) non mousseux et bien frappé, vers la fin des entrées.

Vin de la Romanée-Conty, avec le rôti.

Vin de Château-Laffite (1825) à l’entremets.

Vieux porter de Londres, avec la salade ainsi qu’avec les fromages.

Vin de Pacaret sec et Malvoisie de la Commanderie de Chypre pour le dessert.

Glaces à la crème au pain bis et au beurre frais panachées.

Après le café : – liqueur d’absinthe au candi et mirobolan de madame Amphoux (que Dieu bénisse !)

LE SONNET DE L’ASPERGE

Oui, faisons-lui fête :

Légume prudent,

C’est la note honnête

D’un festin ardent.

 

J’aime que sa tête

Croque sous la dent,

Pas trop, cependant !

Énorme, elle est bête ;

 

Fluette, il lui faut

Plier ce défaut

Au rôle d’adjointe,

 

Et souffrir, mêlée

Au vert de sa pointe,

L’or de l’œuf brouillé.

CHAPITRE XX

SUITE DE POTAGES

Le Couscoussou, la Farine de châtaignes, la Purée Richelieu, le Sagou. – La journée du marchand de vin. – Les Sonnets Du Docteur : la Diffa. les Gaudes. – Notes sur les gaudes.

LE COUSCOUSSOU

Un mot a résonné sous l’africaine hutte,

Couscoussou !

Ne croit-on pas ouïr un soupir de la flûte

De Tulou ?

 

De ce plat indigène, et que nul ne discute,

Je suis fou.

J’irais pour en goûter, bravant péril ou chute,

N’importe où.

 

Que d’échos dans ta plaine il éveille sans cesse,

Mitidja !

S’il faut qu’il soit vendu pour lui, mon droit d’aînesse

 

L’est déjà,

Ô couscoussou ! régal de ma brune maîtresse,

Kadoudja !

LA FARINE DE CHÂTAIGNES

Loin des terres labourées,

Quand de hardis villageois

Exécutent des bourrées

Dont tremble tout l’Angoumois ;

 

Comme la châtaigneraie

Forme un tapis de velours

Sous la danse qui s’essaie

En groupes joyeux et lourds !

 

Eh bien ! sous la même écorce,

Cette grâce et cette force

Se retrouvent à la fois ;

 

C’est toi, que nul ne dédaigne,

Toi, farine de châtaignes,

Toi, la synthèse du bois.

LA PURÉE RICHELIEU

Elle naquit en haut lieu,

Duchesse de gourmandise,

Au siècle qu’immortalise

Le beau nom de Richelieu.

 

Garniture, elle est exquise ;

Potage, il est plein de feu ;

Il jure par la sambleu ;

Elle éclipse la Soubise.

 

Qu’il s’annonce avec fracas !

Cependant ne craignez pas

Qu’aucun convive ne bouge.

 

Au boudoir, comme au festin,

Toujours vaincre est ton destin,

Ô potage talon-rouge.

LE SAGOU

Rappelez-vous, chère Éliante,

Ces jours où, me traitant de fou,

Vous disiez, moqueuse et riante :

« Qui peut se nourrir de sagou ?

 

Un singe, soit, jamais un homme !

Il n’est qu’un roi d’Amatibou

Pour digérer semblable gomme.

Et puis, s’appelle-t-on Sagou ?… »

 

Eh bien ! la foi vous a touchée.

Il a suffi d’une bouchée

Pour vous convertir au sagou.

 

Le suc dégusté, le mot passe,

Et je vous entends, à voix basse,

Dire : « Encore un peu de sagou ! »

LA JOURNÉE DU MARCHAND DE VIN

Celui qui écrira le grand drame parisien de ces dernières années devra audacieusement l’appeler : le Marchand de vins.

C’est chez le marchand de vins en effet que tout s’est préparé, que tout s’est passé, que tout s’est accompli. Le marchand de vins est la clef de voûte de l’édifice social enclos dans le terrible département de la Seine.

Hélas ! qui est-ce qui peut prévoir pendant combien de temps s’exercera encore sa funeste influence !

Et cependant, le marchand de vins lui-même n’est pas l’être heureux et joyeux qu’on pourrait s’imaginer.

Verser le plaisir et l’oubli à tout le monde et ne se réserver pour soi que la fatigue, – tel est son lot.

On va en juger par le simple exposé d’une des journées du premier marchand de vins venu.

À six heures en été, à sept heures en hiver, le marchand de vins est invariablement debout chaque matin, pour présider à l’ouverture et au nettoyage de sa boutique.

Puis il s’assied à son comptoir de plomb, avec la majesté d’un fonctionnaire public, et attend venir le client.

Sur le comptoir il y a tout ce qu’il faut pour… boire ; c’est-à-dire, d’un côté les mesures connues sous les noms de litre, demi-litre, cinquième, canon ; de l’autre côté, des verres de toutes les dimensions.

Au-dessus du comptoir, une pendule.

Le long du mur, le tourniquet, témoin des défis bachiques.

Et l’ardoise qui reçoit les additions.

Le premier client du marchand de vins est quelquefois cet ouvrier nocturne dont le nom seul réclame toutes les délicatesses de la plume.

D’autres fois, c’est le laitier.

Mais, à coup sûr et invariablement, le troisième client est le charbonnier, – le charbonnier du coin ou d’en face, éveillé lui aussi dès la première heure, et tourmenté du besoin bien naturel de tuer le ver.

Voyez-le, cet enfant de l’Auvergne à la figure joviale et demi-noire, aux dents blanches, à la démarche indolente et lourde ; il apparaît sur le seuil du marchand de vins, l’air à la fois indécis et malin.

– Bonjour, monsieur Louis (ou monsieur Jean, ou monsieur Thomas), dit-il.

– Bonjour, monsieur Chambournac.

– Et qu’est-che que vous nous raconterez de nouveau, che matin, monsieur Louis ?

– Pas grand’chose, monsieur Chambournac.

– Che crois bien que ch’est votre tour de payer le vin blanc, ajoute-t-il en se grattant l’oreille.

– Je suis sûr du contraire, réplique le marchand de vins, puisque c’est moi qui l’ai payé hier.

– Alors, comme chela, monsieur Louis, il faut que je régale aujourd’hui.

– Vous voyez bien que les verres sont remplis.

– Ch’est juste. À vostre santa, monsieur Louis !

– À la vôtre, monsieur Chambournac !

Et l’on trinque.

Après avoir bu et s’être essuyé les lèvres du revers de la main, l’honnête Auvergnat ne manque pas d’ajouter avec un gros sourire :

– Chavez-vous, monsieur Louis, que vos verres deviennent plus petits tous les jours ?

– Attendez, je vais les remplir une seconde fois et payer la tournée ; je suis sûr que vous les trouverez plus grands.

– Oh ! oh ! ch’est pourtant vrai ! s’écrie joyeusement le charbonnier.

Et l’on trinque encore, on trinque toujours. Il faut que le marchand de vins soit en fer pour y tenir. Les tournées succèdent aux tournées ; après le charbonnier, c’est le boulanger, c’est le coiffeur, c’est le marchand de couleurs, ce sont tous les voisins, empressés successivement d’écraser un grain.

Le marchand de vins tient tête à tous.

Notez qu’il n’est pas encore huit heures.

À huit heures, une soupe plantureuse se dresse et fume pour tout le monde, pour les ouvriers de l’atelier voisin, pour les cochers de la station de vis-à-vis.

Je laisse à juger si on l’arrose !

Le vin rouge a remplacé le vin blanc ; – désormais le vin rouge régnera toute la journée.

Jusqu’à midi, déjeuners par-ci, déjeuners par-là ; l’entre-côte traditionnelle ou l’omelette au lard ; souvent la modeste andouillette ; quelquefois moins encore, deux œufs durs épluchés sur le coin du comptoir…

Il est reconnu que l’œuf dur est un puissant éperon pour la soif.

Puis, la cafetière se promène, versant le petit noir aux indigents, le gloria aux opulents.

C’est aussi le moment où l’on apporte les cadres de tapis verts et les cartes ; on joue les consommations passées et les consommations futures, prétextes sans cesse renaissants ; parties en lié et en renoué, coupées par l’éternel choc des verres, – sans oublier l’apostrophe continuelle au marchand de vins :

– Eh bien ! patron, est-ce que vous ne prendrez pas quelque chose avec nous !

– Tout de même ! répond l’héroïque patron.

Pendant l’après-midi la consommation se diversifie, s’étend, s’ingénie, emprunte mille formes, touche à tout, goûte à tout. L’après-midi est surtout le moment du casuel, des buveurs envoyés par le hasard.

Nous touchons à une heure importante, – à l’heure de l’absinthe.

L’heure de l’absinthe est aussi l’heure du vermouth, et l’heure du bitter, et l’heure du madère, – l’heure des apératifs enfin.

Versez ! et reversez encore ! Paris n’a pas soif, mais il veut s’exciter à boire.

Et il arrivera à son but, soyez-en sûr.

Le voilà à table en effet.

Il dîne chez le marchand de vins, qui a toujours un noyau de dix ou douze habitués.

Le dîner, c’est le crescendo de la symphonie, le couronnement, le bouquet, les digues rompues, l’inondation, l’explosion, l’éruption !

Et vous vous imaginez bien que le marchand de vins a sa part des trésors liquides qu’il monte de la cave, – surtout lorsque c’est lui-même qui, armé de son foret, délivre de sa prison transparente l’âme du vin.

– Allons, patron, apportez votre verre !

– Vous me faites bien de l’honneur, messieurs, répond le patron obéissant.

Entre onze heures et minuit, vous le croyez peut-être harassé, abattu, brisé.

Vous vous le représentez vaincu par cette mer de liquides de toutes les couleurs qu’il a engloutie.

Vous vous le figurez demandant grâce…

Erreur ! Son œil est peut-être plus brillant, ses joues plus enflammées, sa voix plus retentissante ; – mais il est ferme à son poste.

Ne faut-il pas qu’il surveille les bischofs et les punchs par lesquels les buveurs triomphalement obstinés terminent leurs glorieux travaux ?

Certes, il faut être spécialement et énergiquement constitué pour accepter les rudes fonctions de marchand de vins.

Je n’ai trace qu’un croquis insuffisant et incomplet d’une de ces journées si effrayamment remplies.

Encore n’ai-je point parlé des discussions où il est naturellement forcé d’intervenir ;

Des rixes qu’il est appelé à étouffer ;

Des pochards qu’il lui faut éconduire plus ou moins poliment.

Voyez le temps qui lui reste pour la vie de famille, pour les distractions, pour la pensée !

Et portez-lui envie, si vous l’osez…

Minuit !

C’est l’heure de la délivrance !

Les volets sont fermés, le gaz va être éteint.

Le marchand de vins compte sa recette, il est enfin seul – et, malgré lui, sa tête s’incline dans ses mains…

Mais il se reproche bien vite ce moment de faiblesse, et, d’un pas encore assuré, il monte dans sa chambre à coucher.

Six heures après… il recommence.

LES SONNETS DU DOCTEUR

I

LA DIFFA


Au seuil de la maison, dont la blancheur éclate

Dans l’azur transparent du ciel algérien,

Parmi les arbres verts, au bizarre maintien,

Où le fruit d’or se mêle à la fleur écarlate,

 

Le maître rôtisseur de Ben-Aly-Chérif[23]

Promène un goupillon plein de graisse brûlante

Sur les flancs d’un agneau qui cuit, mets primitif,

Percé de part en part d’une perche sanglante.

 

Treille, dont le rideau nous cachait au soleil,

Tu nous vis dévorer un festin non pareil,

Près du bassin de marbre où l’eau rit et s’élance ;

 

Et, joyeux mécréants, nés pour scandaliser

Le Prophète et sa loi, tu nous vis arroser

Le rôti du désert des meilleurs vins de France.

II

LES GAUDES

– SCÈNE D’AUTOMNE –


Aux sommets du Jura, le jour ciel pâlit à peine ;

L’oiseau n’a pas encor quitté l’abri des bois.

Et déjà, s’échappant du front des humbles toits,

La fumée en flots gris se répand sur la plaine.

 

Levée avant le jour et tournant le fuseau,

La mère est là, veillant près du feu qui pétille.

Sur la vaste marmite, où s’épaissit dans l’eau

Le maïs blond, régal de la jeune famille.

 

À son appel, voilà les enfants réunis,

Et c’est plaisir de voir leurs museaux réjouis,

Plongés dans la vapeur de leurs assiettes chaudes.

 

Puis dans les prés, où l’aube éclaire leur chemin,

S’en vont, poussant les bœufs, une perche à la main.

Les petits Francs-Comtois tout barbouillés de gaudes.

Docteur GEORGES CAMUSET.

NOTES SUR LES GAUDES

Les garnies ne sont autre chose qu’une bouillie de farine de maïs. C’est un mets grossier, qui entre dans la nourriture des paysans d’une partie de la Franche-Comté.

La farine de maïs est jaune pâle, d’un grain assez gros. On la délaye dans l’eau et on la fait cuire pendant deux ou trois heures, en la remuant de temps en temps avec une cuiller de bois que l’on nomme pochon.

On sale et on sert chaud. Le bonheur des enfants est de racler le fond de la marmite où s’incruste une sorte de gratin ou razin, plus savoureux que les gaudes mêmes.

On peut faire avec les gaudes un premier repas excellent, surtout en automne, époque où l’on vient de les moudre. Quand les gaudes sont servies sur l’assiette, ajoutez-y un bon morceau de beurre fin. Puis, ayez à côté de vous, sur la table, un bol rempli de crème fraîche et épaisse. Complétez chaque cuillerée de gaudes en la trempant dans la crème, et avalez. Il vous passera sur les pupilles linguales une double sensation de fraîcheur et de saveur des plus délicates, en même temps que la chaleur onctueuse de la crème corrigera ce que celle des gaudes peut avoir de rugueux et de plat. Voilà les gaudes civilisées.

Quand la proportion de farine est supérieure à celle de l’eau, les gaudes s’agglomèrent en cuisant et forment des grumeaux que l’on nomme catons. C’est une pâtée dont il faut se défier, si l’on a quelque tendance à l’apoplexie.

La farine de maïs sert encore à confectionner un gâteau assez bon, quoique fort compact. On l’appelle flamusse. Il se cuit au four et doit être mangé brûlant. Il a quelque affinité avec la galette de sarrasin, sa tante à la mode de Bretagne.

DR GEORGES CAMUSET.

CHAPITRE XXI

CHOIX DE RECETTES

SÉRIEUSES, PLAISANTES, EXTRAORDINAIRES


FILET D’AGNEAU À LA CONDÉ

Après avoir paré des filets d’agneau, coupez-les depuis les carrés jusqu’au collet ; après les avoir piqués d’anchois, de truffes et de cornichons ; on les fait mariner dans du beurre mélangé avec de bonne huile d’olive et assaisonné avec des champignons, de la ciboule, des échalotes, des câpres, hachés le plus menu possible. On y ajoutera du sel, du poivre, des quatre épices, du basilic en poudre, de la chapelure de pain en quantité suffisante, et finalement deux jaunes d’œufs cuits durs ; on enveloppera les morceaux de filets dans une couche épaisse de cette farce par le moyen de morceaux de crépine ; ensuite, avec des attelets, on les attachera sur une broche, après les avoir recouverts d’un fort papier huilé ou beurré. Lorsqu’ils sont cuits, on les retire pour les paner et verser dessus une sauce au blond de veau, avec des citrons coupés en tranches minces et de la muscade râpée ; on laisse sur le feu jusqu’à ce qu’elle ait acquis une consistance convenable.

GARBURE À LA BÉARNAISE

Émincez quatre choux de moyenne grosseur et douze laitues pommées. Ciselez un morceau de petit lard jusqu’à la couenne, sans couper celle-ci, et mettez-le, ainsi que les choux et les laitues, dans une braisière, avec un saucisson sans ail, deux cuisses d’oie marinées et un combien de jambon bien dessalé. Faites cuire le tout ensemble et mouillez avec de bon bouillon non salé ; ajoutez deux oignons piqués de deux clous de girofle, quelques racines et un bouquet de persil. Après la cuisson, égouttez vos légumes et vos viandes. Après avoir passé le fond au tamis, dégraissez-le et clarifiez-le ; coupez le plus mince possible la mie d’un pain de seigle ; dressez en couronne vos choux, vos laitues, votre petit lard et votre mie de pain de seigle que vous aurez trempés dans votre dégraissis, sur un plat creux qui puisse aller au feu ; mettez dans le puits de cette garbure une purée de pois verts : vous mettez sur les bords votre saucisson coupé par tranches, et votre combien de jambon au milieu avec vos cuisses d’oie ; gratinez sur un fourneau doux ; servez avec votre fond bouillant que vous aurez clarifié séparément.

MAQUEREAUX AU FENOUIL

Prenez trois ou quatre maquereaux de la plus grande fraîcheur ; videz-les par l’ouïe, ficelez-leur la tête, coupez le petit bout de la queue, et ne leur fendez point le dos ; mettez une bonne poignée de fenouil vert dans une poissonnière, et vos maquereaux par-dessus ; mouillez-les d’une légère eau de sel ; faites-les cuire à petit feu : leur cuisson faite, tirez-les sur votre feuille, égouttez-les, dressez-les sur un plat, et saucez-les d’une sauce au fenouil, dont voici la recette : – Ayez quelques branches de fenouil vert ; épluchez-les comme du persil ; hachez-les très-fin ; faites-les blanchir ; rafraîchissez-les ; jetez-les sur un tamis ; mettez dans une casserole deux cuillerées à dégraisser de blond de veau, autant de sauce au beurre ; faites-les chauffer ; ayez soin de les vanner à l’instant de servir ; jetez le fenouil dans ladite sauce ; passez-la bien pour que votre fenouil soit bien mêlé ; mettez-y le sel convenable et un peu de muscade râpée.

ALOYAU À LA GODARD

L’aloyau est la pièce ou quartier de bœuf coupé le long des vertèbres et vers le haut du dos. On distingue entre les morceaux d’aloyau celui de première, celui de seconde et celui de troisième place. Celui de la première a beaucoup plus de mérite que les deux autres, attendu qu’il contient une plus grande partie du filet. Quand il est gras et tendre, on le sert le plus souvent cuit à la broche, avec son propre jus ; une heure et demie de cuisson lui suffisent.

Si vous levez le filet d’un aloyau que vous coupez en tranches assez minces, mettez-les dans une casserole avec une sauce aux câpres, anchois, champignons, une pointe d’ail, le tout haché, passé dans un peu de beurre et mouillé avec un bon coulis. Quand vous avez dégraissé la sauce, assaisonnez-la de bon goût ; mettez-y les tranches de filet avec le jus de l’aloyau, faites chauffer sans qu’il bouille, et servez sous l’aloyau.

Vous pouvez encore servir cette même pièce entière avec une garniture de petits pâtés au naturel, ou bien entourée d’un cordon de raiforts, ou sur des ragoûts de céleri, de concombres ou de laitues farcies. On les sert quelquefois, quand on a besoin d’un gros plat au premier service, en fricandeau, à la Godard, à la braise et à l’allemande.

Voici la recette de l’aloyau à la Godard. – Ôtez le dos de l’échine à votre aloyau sans le désosser tout à Tait ; lardez-le de gros lardons bien assaisonnés ; ficelez-le de manière à lui donner une belle forme ; mettez-le dans une braisière avec un bouquet garni de fines herbes, oignons et carottes en suffisantes quantités ; mouillez-le avec du bon bouillon et une bouteille de vin de Madère ; mettez-y sel et gros poivre ; faites-le cuire à petit feu, et de manière que son fond soit réduit presque en glace ; retirez-le de sa braise, et servez-le avec le ragoût énoncé ci-après : – Mettez quatre cuillerées à dégraisser de glace de viande dans une casserole ; ajoutez-y la cuisson de votre aloyau, que vous aurez fait passer et dégraisser ; coupez quelques ris de veau en tranches, des champignons tournés, des culs d’artichauts en quartiers, de petits œufs ; dégraissez le ragoût avant de servir et saucez votre aloyau avec ce ragoût.

TURBOT À LA RÉGENCE

Faites cuire dans une casserole deux ou trois livres de veau en tranches, bardées de lard, avec sel et poivre, persil en bouquet, fines herbes, oignons piqués de clous de girofle, et deux feuilles de laurier ; faites suer ; le tout étant attaché, mettez du beurre frais avec un peu de farine. Le roux fait, mouillez avec du bouillon ; détachez le fond avec la cuiller ; bardez le turbot, et faites-le cuire avec une bouteille de vin de Champagne ou autre vin, avec le jus de veau, et le veau par-dessus ; étant cuit, laissez-le mitonner sur des cendres chaudes ; dressez-le ; servez dessus un ragoût d’écrevisses, et liez d’un coulis d’écrevisses.

NOIX DE BŒUF AU SUIF

– RECETTE DE GRIMOD DE LA REYNIÈRE –

On porte une belle noix de bœuf bien marinée, chez un fondeur de suif en branche ; et lorsque le suif est prêt à bouillir, on la descend avec une corde dans la chaudière, et on l’y laisse jusqu’à ce qu’elle soit à moitié cuite. On la fait ensuite égoutter, puis on la porte dans un lieu frais, en sorte que le suif, saisi par le froid, forme une enveloppe, et en quelque sorte une croûte autour de cette pièce de viande. Lorsqu’on veut la faire rôtir, on la met à la broche devant un feu très-clair, alors tout le suif en découle, et l’on se garde bien de l’arroser avec. Mais ce suif, en s’emparant des pores de la noix de bœuf, a empêché le jus d’en sortir, en sorte que, lorsqu’elle est cuite (toujours saignante), qu’on la sert sur la table, et qu’on l’y découpe en tranches fort minces, il en résulte une telle abondance de jus, que c’est une véritable inondation.

COCHON DE LAIT

– D’après Le Vieux Formulaire –

En choisissant un cochon de lait, vous devez avoir soin de le prendre court, gras et jeune, c’est-à-dire qu’il n’ait pris pour nourriture que le lait de sa mère, et alors il doit être bon : préférez les tonquins aux autres espèces, ils sont beaucoup plus délicats ; lorsque vous voudrez le tuer, prenez-lui le corps entre vos genoux, en lui serrant le groin dans la main gauche, et vous lui enfoncerez le couteau au bas de la gorge, ce qu’on appelle le petit cœur : il est nécessaire que le couteau soit étroit de lame et fort pointu ; dirigez-le bien droit, afin d’atteindre l’animal au cœur. Prenez garde de l’épauler, car alors il serait difficile à échauder, et comme il saignerait peu, les chairs en seraient noires et moins délicates : vous aurez fait chauffer une chaudronnée d’eau un peu plus que tiède, vous aurez eu la précaution d’avoir un peu de poix-résine. Avant de tremper votre cochon dans de l’eau, ayez soin de lui casser les défenses, de crainte qu’elles ne vous blessent en l’échaudant ; trempez-lui la tête dans cette eau ; si le poil des oreilles commence à quitter, retirez votre eau du feu et trempez en entier votre cochon ; mettez-le sur la table, et la résine près de vous ; posez votre main à plat sur cette résine (ce qui vous donnera l’aisance de bien approprier votre cochon) ; frottez-le, trempez-le plusieurs fois dans l’eau, et frottez-le enfin jusqu’à ce qu’il n’y reste aucun poil ; déchaussez-le, c’est-à-dire, ôtez-lui les sabots ; videz-le et prenez garde de faire l’ouverture trop grande ; ôtez-lui tout ce qu’il a dans le corps, hors les rognons ; passez votre doigt entre le quasi pour lui faire sortir le gros intestin, supprimez-le ; ciselez-lui le chignon ; faites-lui quatre incisions sur la croupe, pour lui retrousser la queue entre la peau et les chairs ; passez-lui trois brochettes, une dans les cuisses pour lui assujettir les pieds de derrière, comme ceux d’un lièvre au gîte ; une autre à travers la poitrine pour lui trousser les pieds de devant, et une autre auprès des rognons pour l’empêcher de faire le dos de chameau : cela fait, mettez-le dégorger dans de l’eau fraîche ; égouttez-le, laissez-le se ressuyer et mettez-le à la broche ; s’il lui restait quelques poils, flambez-le avec du papier ; lorsqu’il aura fait trois ou quatre tours de broche, frottez-le d’huile avec un pinceau de plumes, pour que la peau soit croquante ; faites cette opération plusieurs fois pendant le temps de la cuisson ; quand il sera cuit, débrochez-le, faites-lui une incision autour du cou, afin que la peau reste croquante, et servez-le très-chaudement.

PIGEONS À LA SIERRA-MORENA

Procurez-vous quatre beaux pigeons de volière et coupez-les en quatre portions, de manière que chaque membre reste adhérent à la partie du corps la plus voisine ; sautez-les à l’huile fine et sur un feu tempéré ; joignez-y, après quelques minutes de cuisson, des champignons tranchés, des lames de truffes noires, une pointe d’ail écrasée, du gros poivre, du sel en quantité suffisante, et finalement une demi-cuillerée de ciboulette verte et finement hachée. Lorsque ces quartiers de pigeons, ainsi que les tranches de champignons, vous paraîtront bien rissolés, vous retirerez du feu votre sautoir, dans lequel vous verserez un demi-verre de vin de Malaga. Remuez et vannez votre appareil, et puis vous garnirez avec des croûtons frits et glacés cet excellent plat d’entrée.

POTAGE À LA JAMBE DE BOIS

Carême l’appelle aussi potage à la moelle ; mais la première dénomination nous semble préférable. Voici la recette du potage à la jambe de bois : – On prend un jarret de bœuf dont on coupe les deux bouts, en laissant le gros os d’un pied de longueur ; on l’empote dans une marmite avec de bon bouillon, un morceau de tranche de bœuf et une casserole d’eau froide ; lorsque cette marmite est écumée, on l’assaisonne avec du sel et des clous de girofle ; on y met deux ou trois douzaines de carottes, une douzaine d’oignons, une douzaine de pieds de céleri, douze navets, une poule et deux vieilles perdrix ; observez qu’il faut mettre votre marmite au feu de bon matin, et la faire aller très-doucement, afin que votre bouillon se fasse plus aisément, et qu’il soit meilleur.

Prenez ensuite un morceau de rouelle de veau d’environ deux livres ; faites-le suer dans une casserole, et mouillez-le avec votre bouillon ; lorsqu’il sera bien dégraissé, vous y ajouterez une douzaine de petits oignons et quelques petits pieds de céleri ; vous mettrez le tout dans votre marmite environ une heure avant de servir.

Le bouillon étant assez fait et de bon goût, vous prenez du pain à potage bien chapelé ; vous en levez les croûtes et les mettez dans une casserole ; vous les mouillez avec votre bouillon bien dégraissé et les faites mitonner ; lorsqu’elles le sont assez, vous les dressez dans votre pot-à-oille, et vous les garnissez de toutes les sortes de légumes qui sont dans votre empotage ; vous mettez ensuite l’os de votre jarret sur votre potage ; vous achevez de le mouiller, et vous le servez très-chaudement.

FILETS DE MERLAN À LA CUSSY

Découpez en filets six gros merlans, et parez-les comme il est dit ci-dessus ; faites une farce avec la chair de trois autres merlans de taille commune, et pilez cette chair dans un mortier, après quoi vous la passerez dans un tamis à quenelles ; pilez et passez de la même manière une quantité égale de mie de pain, que vous aurez fait tremper dans du lait ; faites trois parts égales de cette mie ; mêlez-les aux trois merlans, au moyen d’une quantité équivalente de beurre frais ; pilez le tout ensemble, assaisonnez de sel, de poivre et d’un peu de muscade ; ajoutez-y une truffe coupée en petits dés ; fouettez deux blancs d’œuf, que vous incorporez dans cette farce, en remuant légèrement.

Ces préparatifs faits, couvrez de votre sauce le fond d’un plat d’argent à trois lignes d’épaisseur ; couchez-y vos filets du côté de la peau, et étendez sur chacun d’eux un peu de ladite farce.

Ayez soin que vos filets soient artistement roulés, et qu’ils aient la forme de boudons ; ainsi arrangés sur le plat de manière que la farce remplisse tous les vides, faites-les cuire dans un four de campagne une demi-heure avant de les servir.

SOUFFLÉ DE PERDREAUX

Prenez deux perdreaux cuits à la broche ; levez-en les chairs ; supprimez-en soigneusement les peaux et les nerfs ; hachez ces chairs, et les pilez, en y joignant les foies que vous aurez fait blanchir, et desquels vous aurez ôté l’amer ; retirez le tout du mortier ; mettez-le dans une casserole avec environ quatre cuillerées à dégraisser de consommé réduit ou d’espagnole ; chauffez le tout sans le faire bouillir ; passez-le à l’étamine à force de bras ; ramassez avec le dos de votre couteau ce qui peut être resté au dehors de cette étamine ; déposez-le dans un vase ; mettez dans une casserole quatre cuillerées à dégraisser d’espagnole et deux de consommé ; concassez vos carcasses ; joignez-les à votre mouillement ; faites-le réduire, et mettez-y gros comme le pouce de glace ou de réduction de veau ; faites-la réduire de nouveau plus qu’à demi-glace ; retirez du feu votre casserole ; mettez-y votre purée, et mélangez le tout ; ajoutez-y gros comme un œuf d’excellent beurre, un peu de muscade râpée, et incorporez-y quatre jaunes d’œufs frais, desquels vous aurez mis les blancs à part ; fouettez ces blancs comme pour faire un biscuit ; incorporez-les petit à petit dans votre purée, quoique chaude ; le tout étant bien mêlé, versez-le dans une casserole d’argent ou dans une caisse de papier, ronde ou carrée ; mettez-le dans un four ou sous un four de campagne, avec un feu doux, par-dessous et par-dessus : lorsque votre soufflé sera bien monté, vous appuierez légèrement les doigts dessus ; s’il résiste moyennement au toucher, c’est qu’il est à son degré ; servez-le aussitôt, de crainte qu’il ne retombe.

ESCALOPES DE LEVRAULTS AU SANG

– FORMULE DE BEAUVILLIERS

Ayez un ou deux levrauts, selon leur grandeur ; dépouillez-les, videz-les, conservez en le sang ; levez-en les filets, ainsi que les mignons et les noix des cuisses ; supprimez les nerfs de vos filets, en les posant sur la table et faisant glisser votre couteau comme si vous leviez une barde de lard ; ôtez les nerfs et les peaux de vos noix ; coupez le tout de l’épaisseur et de la grandeur d’un écu ; battez-les l’un après l’autre, avec le manche du couteau, que vous tremperez dans l’eau ; arrondissez vos escalopes ; arrangez-les l’une après l’autre (ainsi que les rognons, partagés en deux) dans un sautoir ou un plat d’argent creux, où vous aurez fait fondre du beurre ; saupoudrez ces escalopes d’un peu de sel et de gros poivre ; couvrez-les de beurre fondu et d’un rond de papier blanc, et laissez-les jusqu’à l’instant de vous en servir ; concassez les os, la tête et tous les débris de vos levrauts ; mettez-les dans une petite marmite, avec quelques larmes de jambon, un morceau de rouelle de veau, deux oignons, un piqué de deux clous de girofle, deux ou trois carottes tournées, un bouquet de ciboules, une feuille de laurier et la moitié d’une gousse d’ail ; mouillez le tout avec de bon bouillon et un verre de bon vin de Bourgogne rouge ; faites cuire ce fumet une heure ou davantage : sa cuisson faite, dégraissez-le, passez-le au travers d’une serviette ; mettez-le sur le feu de nouveau ; faites-le réduire plus qu’à la moitié ; ajoutez-y trois cuillerées à dégraisser d’espagnole ; faites-le réduire de nouveau à consistance de demi-glace : à l’instant de servir, mettez vos escalopes sur un feu ardent ; lorsqu’elles seront raides d’un côté, faites-les raidir de l’autre ; cela fait, égouttez-en le beurre sans perdre le jus de vos filets ; mettez le tout dans votre fumet, sautez-le, liez-le avec le sang de vos levrauts ; ajoutez-y un pain de beurre, un jus de citron ; goûtez s’il est d’un bon goût, et servez.

Si vous n’aviez point d’espagnole, faites un petit roux ; liez-en votre fumet avant de le passer, et, pour en obtenir à peu près le même résultat que ci-dessus, faites-le réduire au même degré.

PÂTÉ DE CYGNE

Le pâté de cygne est souvent mentionné dans les histoires de chevalerie, et ce noble comestible a toujours sa place marquée dans les anciens dispensaires. Il ne faut pas s’imaginer que l’usage de ce comestible est une marque de l’ignorance ou de l’insouciance alimentaire de nos aïeux. La chair du jeune cygne, et surtout du cygne sauvage, est beaucoup plus tendre et plus savoureuse que celle de nos meilleurs palmipèdes, y compris les rouges de rivière et les albrans. On en mange beaucoup dans la Nord-Hollande et l’Oost-Frize, où l’on en fait des pâtés exquis à la façon d’Amiens, c’est-à-dire enfermés dans une croûte de seigle et bien imbibés de lard fondu. C’est une sorte de pâtisserie qui ne date pas d’hier, car on la trouve indiquée dans un dispensaire wallon du quinzième siècle.

Nous ne conseillerons pas à nos amis les châtelains de manger leurs cygnes ; on n’en a jamais autant qu’il en faudrait pour animer et létifier les eaux d’un parc ; mais nous recommandons à messieurs les chasseurs qui (pendant un rude hiver) auraient l’adresse et la joie d’abattre un cygne sauvage, nous leur demandons instamment de ne pas le donner à manger à leurs chiens, ce qui ne manque jamais d’arriver en France, au mépris de Palmerin des Gaules et du comte Gaston de Foix en son Traité des chasses et nutrition giboyeuse. (Manuscrit n° 7097, à la Bibliothèque impériale.)

CHAPITRE XXII

Variations poétiques sur un recueil où sont incluses toutes les chansons à boire et à aimer. – Tout commence et tout finit par des chansons.

LA CLEF DU CAVEAU

L’autre jour, chez un bouquiniste,

Parmi plusieurs in-octavo,

J’ai, de Nodier suivant la piste,

Acheté la Clef du Caveau.

 

À la fois jovial et tendre,

Ce bon vieux recueil délaissé

Renferme, comme une autre cendre,

Tous les airs dont je fus bercé.

 

Les chants ont eu première place,

Dans la mémoire, près du cœur.

Tout fuit, tout change, tout s’efface,

Hors un refrain triste ou moqueur.

 

La serinette des grand’mères,

Dont la note semble une toux,

Souvent sur les heures amères

Jette un son consolant et doux.

 

Et voilà pourquoi je vous aime,

Ô timbres naïfs du Caveau,

Où je me retrouve moi-même.

Dans un amusant renouveau !

 

Caveau, – disons plutôt bocage -

Au galant et facile accès !

Clef charmante, rouvrant la cage

Où gazouille l’esprit français !

 

Il n’est pas de Paris au Caire

Lèvres n’ayant fredonné la

Famille de l’Apothicaire,

Ou Turlurette, ou Lon lan la.

 

Il suffit d’une ritournelle,

D’un vague et tremblotant solo

Pour qu’aussitôt je me rappelle

Un homme pour faire un tableau.

 

Quels éclats de rire à la ronde !

Où courez-vous, monsieur l’abbé ?

Sur Ce mouchoir, belle Raimonde,

Cet abbé-là sera tombé.

 

Que de Tircis et de Grégoire !

Combien de baisers, de glouglous !

Elle aime à rire, elle aime à boire,

Elle aime à chanter comme nous !

 

J’en guette un petit de mon âge !

Dit Lise, au bord d’un frais ruisseau.

Sa voix charme le voisinage,

Car… Une fille est un oiseau.

 

Fanchon, Dans les Gardes françaises,

S’en va réclamer son amant :

Des fraises, des fraises, des fraises,

Lui répond ce beau garnement.

 

Quand je parcours ces folles pages,

Je reconnais tous ces lurons,

Bergers sournois, effrontés pages,

Dénichant merles et fendrons ;

 

Satyres transformés en drilles,

S’en allant, dès le point de jour,

Chasser, derrière les charmilles,

Gibier des bois, gibier d’amour.

 

Il cache encore sa fauvette,

Le gros Lucas sous son chapeau ;

La Harpe dit : Ô ma Musette !

Barré dit : Mon père était pot !

 

Aimable musique de poche !

Alors, en ces temps ingénus,

Un air nouveau de M. Doche

M’ouvrait des mondes inconnus.

 

Aussi, lorsque j’entends bruire

L’écho lointain d’un flageolet,

Je me surprends à reconstruire

Une époque avec un couplet.

 

Je vous revois, sensibles femmes,

Avec vos manches à gigot :

Et vous, Enfants chéris des dames.

Roucoulant dans votre jabot.

 

N’ayant rien qui le réconforte,

Un rimeur dit, d’un ton fatal :

Pégase est un cheval qui porte

Les grands hommes à l’hôpital !

 

Pendant toute une matinée,

La Clef du Caveau dans les mains,

J’ai rêvé, l’âme abandonnée

Au courant des anciens chemins,

 

Jusqu’au moment où, jeu féroce,

Une voix soudain me souffla :

Allez-vous-en, gens de la noce !

C’est l’air de la fin, celui-là.

 

Et puis j’ai refermé le livre,

Sans me cacher d’être attendri,

Le livre qui m’a fait revivre…

À la façon de Barbari !

 

FIN.

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Juin 2015

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[1] Sainte-Ménehould.

[2] Amateur de tableaux et de livres, en dépit des railleries, il a laissé une magnifique collection, vendue à Paris, en 1797. Son portrait et celui de sa femme, faits par La Tour, ont figuré à l’Exposition de peinture en 1751. – Le portrait de M. de la Reynière est aujourd’hui au musée de Saint-Quentin ; il est représenté en habit de velours cramoisi, brodé d’or, assis dans un fauteuil, ayant une main dans sa veste et l’autre sur sa cuisse.

[3] Parmi ces gourmands despotes dont les noms peuvent s'ajouter à ceux de La Harpe et de Grimod de la Reynière, mentionnons le poëte comique Barthe, l'auteur des Fausses infidélités. Barthe n'était pas pour rien de Marseille. Il avait un caractère épouvantablement irascible, en même temps que très-personnel ; néanmoins on le recherchait pour ses saillies. Son habitude était de manger de tous les plats d'une table ; mais comme il avait la vue basse et qu'il craignait toujours d'en laisser échapper quelques-uns, il se retournait à chaque instant vers son domestique et lui demandait avec un grand sérieux : « Ai-je mangé de ceci ? ai-je mangé de cela ? »

Grimod de la Reynière, chez qui il allait quelquefois, nous a conservé quelques-unes de ses boutades. La plus extraordinaire est sans contredit celle que nous allons raconter.

Barthe était alors au régime, ce qui ne l'empêchait pas de dîner en ville. Invité dans une grande maison, il y arrive sur les trois heures ; mais, avant de monter au salon, il entre dans la cuisine, et, s'adressant au chef : « Monsieur, lui dit-il, comme je suis au régime, je vous prie de ne point trop saler la soupe. » Le cuisinier se retourne, regarde avec beaucoup d'étonnement l'homme qui lui fait une pareille demande, et n'y répond que par une inclinaison assez embarrassée, que Barthe prend pour une adhésion. Dès la première cuillerée, il s'aperçoit que, loin d'avoir fait droit à sa requête, le cuisinier y a prodigué les assaisonnements. Furieux, il se lève, prend son chapeau et sort ; il entre dans la cuisine, s'approche du chef, et, sans lui dire un seul mot, lui applique la plus vigoureuse paire de soufflets qui ait retenti ; puis il sort tranquillement de la maison pour aller chercher ailleurs un dîner moins épicé.

« Son intérieur était terrible, dit Grimod de la Reynière, et nous n'avons jamais connu d'homme qui méritât mieux le nom de tyran domestique ; sa veuve et ses valets fourniraient là-dessus de très-bons mémoires. Il a fini par mourir, en 1786, des suites d'un accès de colère enté sur une indigestion. »

[4] Les Nuits de Paris, ou le Spectateur nocturne (1789), tome VII, XIIIe partie, p. 2931.

[5] M. Paul Lacroix, dans une Histoire des mystificateurs, s'est fait, croyons-nous, l'écho trop complaisant de ces extravagances. Voici quelques-uns des faits qu'il avance ou qu'il répète :

« Quelquefois, s'il savait que madame de la Reynière se disposât à sortir en voiture avec une amie, il allait s'asseoir sur les marches du perron d'honneur, avec un panier de salades ou de légumes, qu'il épluchait avec une dextérité réjouissante. À cette vue, l'orgueilleuse femme du fermier général rougissait et se cachait dans ses coiffes. « Madame ma mère, lui disait l'inflexible railleur, ce qui distingue la salade d'une quantité de gens que nous connaissons, c'est qu'elle a du cœur. »

« ... Il convoquait dans la cour de l'hôtel une bande de mendiants couverts de haillons ; il les faisait ranger en haie sur le passage du financier, qui n'osait les faire chasser par les laquais, et s'avançant vers son père le chapeau à la main : « Monsieur, lui disait-il,  la charité, s'il vous plaît, pour ces pauvres diables qui ont été ruinés ou qui peuvent l'être par les fermiers généraux !

« Deux amies de sa mère l'avaient prié avec tant d'instance de vouloir bien ôter ses gants, qu'il finit par se rendre à leur désir, mais il le leur fit payer cher, car en leur montrant ses mains contrefaites, il leur déchira les bras avec ses ongles crochus.

« Les toits de l'hôtel de la Reynière étaient hérissés de paratonnerres ; une nuit, il les fit peindre en rouge et il voulut persuader à son père que c'était là un effet de la foudre. Une autre fois, il les fit peindre en bleu et en vert, pour égayer le paysage, disait-il. » (Histoire des mystificateurs et des mystifiés.) (Le Pays des 11, 12 et 13 mai 1855).

[6] Mémoire à consulter, etc. ;  40 pages in-4° ; à Paris, chez P.-G. Simon et N.-H. Nyon, imprimeurs du Parlement, rue Mignon, 1786.

[7] Cette lettre et les suivantes sont extraites du Drame de la vie, tome V.

[8] Nous possédons cette pièce. C'est une brochure de 20 pages in-8° avec une épître dédicatoire à M. le marquis Ducrest, signée Grimaud (sic) de la Reynière. Le sel n'y est pas répandu à pleines mains. Entre autres choses, on fait dire ceci à la Reynière : « On sait que, dans Adèle et Théodore, une comtesse de Genlis a fait, parmi tous les portraits des gens de sa connaissance, celui de madame de la Reynière, sa bienfaitrice, sous le nom de madame d'Osly ; de sorte que cette parodie est moins une vengeance qu'un acte de piété filiale. » Condorcet et Buffon sont très-attaqués dans le Songe d'Athalie.

[9] À cette époque se rattache une série de lettres dont la Revue du Lyonnais a entrepris la publication en 1855, sous le titre de Lettres inédites de Grimod de la Reynière à un Lyonnais de ses amis. Ces lettres sont fort longues, et traitent de toutes les matières. La politique n'y est qu'effleurée :

« ... J'avais cru que c'était M. Chalier qui était maire de Lyon ; il se trouve que c'est M. Bertrand, son associé. Vous ne me dites mot de ce tribunal érigé par le peuple, et dont je n'ai appris l'existence que par l'exposition que la constitution vient d'en faire. Vous ne me parlez point de la guillotine en permanence et de plus de quinze cents personnes arrêtées. J'ai su tout cela par les gazettes qui n'entrent pas dans d'autres détails. »

Grimod de la Reynière, dans cette même lettre, s'inquiète beaucoup de ce qu'est devenu Linguet : « Il est bien étonnant, dit-il, qu'un homme qui a joui d'une aussi grande réputation que M. Linguet, soit tombé dans une telle obscurité qu'on ne puisse savoir s'il existe ou non. Pour moi j'avoue que j'en suis encore à connaître l'opinion de cet homme célèbre. Il me semble même que cette opinion n'a jamais été prononcée d'une manière bien marquée dans les numéros de son journal qui ont paru en 1788 et 1790 ; il me semble qu'il se moquait alternativement des deux partis. Depuis ce temps, je ne l'ai pas lu et je ne sais pas auquel il s'est attaché ; mais je le connais personnellement assez pour être sûr qu'il a été révolté de toutes les horreurs de notre Révolution, et qu'il aura pris le parti de se tenir de côté. Il est sûr au moins que s'il avait voulu y jouer un rôle actif, dans le sens des patriotes, rien ne lui eût été plus facile. On n'aurait rien négligé pour s'assurer d'un homme du mérite, des talents et de la célébrité de M. Linguet, qui pouvait être d'un grand poids dans la balance. Ce qui m'étonne le plus dans tout ceci, c'est son silence : il me paraît difficile que M. Linguet existe et qu'il ne fasse point parler de lui. »

Continuons nos citations : « Je suis vraiment ravi d'apprendre que M. de Fontanes voit madame la comtesse de Beauharnais, et je serais charmé d'apprendre que j'ai contribué en quelque chose à ce rapprochement. Tous les deux étaient faits pour aller ensemble ; ils ont les mêmes goûts, les mêmes habitudes, les mêmes penchants. J'aurais pardonné à M. de Fontanes le mariage, s'il eût épousé cette aimable veuve. C'eût été là une union bien assortie et avantageuse aux lettres. Ils aiment tous deux à veiller ; ce goût appartient presque exclusivement aux gens d'esprit ; vos bons Lyonnais se couchent avec les poules, tandis qu'à minuit on ne songe qu'à veiller à Paris. Vivent les bougies ! Les femmes mêmes ne sont vraiment jolies, vraiment aimables qu'aux lumières, et les gens de lettres ont cela de commun avec elles. Tous les plaisirs de la vie (je parle des plaisirs les plus vifs) se passent aux bougies. Spectacles, soupers, bals, divertissements de toute espèce, sont brouillés avec le soleil. Laissons cet astre faire croître la salade et mûrir les choux. »

Mais ce qui préoccupe par-dessus tout Grimod de la Reynière, c'est le théâtre, ce sont les gens de théâtre ; il revient sans cesse à ce thème. Que joue-t-on à Lyon ? qui est-ce qui joue à Lyon ? « Et cette fameuse demoiselle Jolly est-elle toujours au théâtre des Terreaux ? Sa vertu a-t-elle enfin fait naufrage ? Nomme-t-on l'heureux possesseur de ses charmes ? Acquiert-elle vraiment du talent ? » Grimod veut tout savoir. (Revue du Lyonnais, nos des 1er février et 1er avril 1855.)

[10] Histoire de la Société française pendant le Directoire, par MM. Ed. et J. de Goncourt.

[11] Méot et Beauvilliers étaient les plus renommés. Méot s'était installé dans les magnifiques appartements de la Chancellerie d'Orléans, rue de Valois, où sont aujourd'hui les bureaux du Constitutionnel. Plus tard, sous la Restauration, Méot surveilla la table du prince de Condé, qui lui demandait souvent comment faisait monsieur Bonaparte.

Beauvilliers demeurait rue de Richelieu, vis-à-vis l'emplacement où est maintenant le monument de Molière. Il se promenait dans ses salons, vêtu d'un habit à la française, à boutons d'acier ; quand il apercevait un plat qui ne lui paraissait point confectionné selon les règles de l'art, il l'enlevait, malgré les réclamations du dîneur, et en faisait préparer un autre.

Les élégants allaient manger la poule au riz, en sortant du spectacle, à la Grande-Taverne, chez Naudet, au Palais-Royal, galerie de Valois. — Archambaud, rue de Louvois, avait la foule dans les nuits des bals masqués de l'Opéra.

[12] Sixième année, pages 165 et 225.

[13] Des amateurs estiment très-haut le Journal des Gourmands et des Belles ; l'histoire de la cuisine depuis les temps les plus reculés y est particulièrement traitée sous une forme très-piquante de dialogues.

[14] Almanach perpétuel des pauvres diables ; Paris, 1803, chez madame Caillot, libraire, galerie du Théâtre de la République.

[15] Cette lettre, de trois immenses pages remplies jusqu'aux bords, est datée du 7 juin 1822. Elle a un en-tête imprimé : « Au château de Villers-sur-Orge, poste restante à Linas (Seine-et-Oise). A.-B.-L. Grimod De La Reynière, homme de lettres et propriétaire. » La suscription est ainsi conçue : — À monsieur, monsieur le marquis L. de Cussy, chevalier de l'ordre royal de la Légion d'honneur et de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, etc., etc.) rue de Grammont, n° 26, à Paris.

[16] C'est sans doute à cet épisode que se rapporte l'autographe suivant (Catalogue Laverdet, avril 1855. — GRIMOD DE LA REYNIÈRE) : Lettre de faire part, imprimée, avec la suscription et trois mots aut., du mariage de François Tarnier, artiste culinaire, à M. Margueritte. Château de Villers-sur-Orge, 11 février 1829. « … La séance commencera vers cinq heures de relevée et se prolongera, Dieu aidant, jusqu'à six heures du matin, dimanche 15 ; sauf les jeunes époux, que des motifs faciles à deviner obligeront sans doute à prendre congé plus tôt de l'honorable compagnie, qui est suppliée de ne point s'en offenser, d'autant qu'elle restera en séance mangeante, dansante et buvante, jusqu'au lever de l'aurore. » À cette époque, Grimod de la Reynière avait soixante-dix ans. Aimable vieillard !

[17] Le Droit des 11, 13 et 15 décembre 1849.

[18] Voir cet article au chapitre XV.

[19] La Fontaine, Pyrame et Thisbé.

[20] Grouse, grosse perdrix d'Écosse infiniment supérieure à la bartavelle et aux gélinottes.

[21] C'est M. Charles Jobey qui a bien voulu rimer pour moi la recette de l'Étuvée.

[22] C'est l'article de Gozlan dont il est question chapitre 7.

[23] Mustafa, près d'Alger.