Paul Nizan

ANTOINE BLOYÉ

(1933)

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Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE. 6

I. 6

II. 27

III. 33

IV.. 41

V.. 55

VI. 64

VII. 82

VIII. 89

DEUXIÈME PARTIE. 103

IX.. 103

X.. 120

XI. 141

XII. 146

XIII. 153

XIV.. 175

XV.. 187

XVI. 193

TROISIÈME PARTIE. 202

XVII. 202

XVIII. 220

XIX.. 231

XX.. 242

XXI. 255

XXII. 269

À propos de cette édition électronique. 281

 

 

 

« Ce livre raconte la vie d’un homme. Un homme qui a un métier, une femme, des enfants et qui finit par mourir… Antoine Bloyé est un homme qui est constamment rongé par la mort, parce qu’il n’accomplit pas les gestes qui l’annulent. Il n’accomplit rien : il existe comme tout le monde ; comme tous les hommes de la bourgeoisie, il vit d’une manière imaginaire dans un monde de fantômes : les fantômes du devoir, de l’amour, du travail, de l’ambition, du succès. Sa vie n’a pas de sens, pas d’espoir. Il connaît l’angoisse de la mort à cause de ce vide radical.

« Antoine Bloyé n’est pas une exception : toute la société bourgeoise est en proie à la mort. C’est une des raisons qui rendent sa domination intolérable. Antoine Bloyé devine confusément, en faisant appel à ses origines – qui ne sont pas bourgeoises – que cette société est le monde des vies manquées. Il comprend que sa réussite sociale a pour revers sa vie manquée.

La mort et la bourgeoisie sont les thèmes principaux de ce livre. Autour d’eux s’ordonne la description d’une époque et de mœurs, à peu près abolies. Le milieu où se déroule le roman est celui des chemins de fer, qui n’est pas moins singulier que celui des marins. »

P. N

 

 

Wenn der Kommunismus nun sowohl die « Sorge » des Bürgers wie die Not des Proletariers aufheben will, so versteht es sich doch wohl von selbst dass er dies nicht tun kann, ohne die Ursache Beider die « Arbeit », aufzuheben.

K. MARX, Die deutsche Ideologie, p. 198.

PREMIÈRE PARTIE

I

C’ÉTAIT une rue où presque personne ne passait, une rue de maisons seules dans une ville de l’Ouest. Des herbes poussaient sur la terre battue des trottoirs et sur la chaussée, des graminées, du plantain. Devant le numéro 11 et le numéro 20 s’étalaient les taches d’huile déposées par les deux automobiles de la rue.

Au numéro 9, le marteau qui figurait une main tenant une boule, comme la droite d’un empereur, portait un nœud de crêpe ; au pied des trois degrés de granit de l’entrée se trouvait une boîte noire à filets blancs, ornée d’une croix et de larmes blanches, c’était une maison où il y avait un mort.

La porte était entrouverte : les visiteurs pouvaient entrer sans frapper, car le tintement des sonnettes et l’écho des heurtoirs au fond des chambres troublent le sommeil des morts. Parfois, toutes les heures peut-être, un passant levait la tête vers le numéro d’émail bleu et blanc, et entrait. Il poussait la porte noire qui avait le marteau cravaté de noir et qui portait aussi un judas de cuivre, une ellipse de cuivre et la bouche de cuivre de la boîte à lettres : sur l’ellipse de cuivre était gravé un nom : Antoine Bloyé. Le visiteur faisait deux ou trois pas sur un carrelage rouge et blanc dont un carreau descellé sonnait sous le pied comme un avertissement : une vieille femme chaussée de feutre arrivait dans la pénombre et prenait le chapeau ou le parapluie du nouveau venu. Il demandait :

« Puis-je Le voir ? »

La femme répondait :

« Oui, il faut monter… nous l’avons transporté là-haut… il est tombé dans son bureau… on ne pouvait pas le laisser là. »

Il montait l’escalier de chêne luisant : sur le palier du premier étage, d’une porte verte entrebâillée sortait une lueur jaune insolite comme la lumière d’un jour d’éclipse. Il avançait, souffrant d’entendre le craquement insolent de ses semelles. Au fond de la chambre s’étendait le lit démesuré du mort ; les feux mobiles et flexibles des bougies dressées dans leurs chandeliers de cristal, qui n’avaient pas servi depuis des années, qui ne servaient qu’aux morts, illuminaient les draps. Un homme et une femme dont on distinguait mal les traits se levaient des fauteuils où ils étaient enfoncés et venaient de près reconnaître celui qui arrivait du dehors, avec le froid de février sur ses joues. Les hommes serraient leurs mains, les femmes embrassaient le visage humide de la femme, tous disaient :

« J’ai appris le grand malheur qui vous frappe… »

Ou bien :

« Qui aurait pu s’attendre, à Le voir si allant, si en train ? Quelle chose terrible !… Nous sommes bien peu de chose. »

Ou bien :

« Vous savez, n’est-ce pas, la part que je prends à votre douleur. »

L’homme, qui était Pierre Bloyé, le fils du mort, reculait vers la fenêtre, sans rien dire après avoir serré les mains qu’on lui tendait. La femme, qui était Anne Bloyé, la femme du mort, reprenait le cours de ses sanglots, taris et suspendus par la lassitude, que chaque parole d’amitié, chaque condoléance relançaient, alimentaient de nouveau, comme si elles lui avaient rappelé que son mari était vraiment mort, qu’elle l’avait déjà oublié. Tous les arrivants allaient prendre une branche de buis des derniers Rameaux qui trempait dans une assiette creuse à filets d’or et lançaient deux ou trois gouttes d’eau bénite sur le lit. Les femmes s’approchaient du corps, l’aspergeaient, se signaient avec cette sûreté des êtres qui accomplissent leurs mouvements dans la certitude et l’inconscience instinctives d’un insecte ; les hommes bénissaient, s’inclinaient maladroitement. Les visiteurs demandaient alors :

« Quel jour sont les obsèques ?

— Après-demain, demain, cet après-midi, à quatre heures », répondait Pierre Bloyé, à mesure que le temps passait.

Les gens partaient enfin et dans la rue, sur l’étendue de quelques mètres, retenaient l’élan et la sonorité de leurs pas, jusqu’à ce qu’ils fussent sortis du cercle magique où dominaient la présence et la puissance de la mort, jusqu’à ce qu’ils se sentissent le droit de se réjouir d’être en vie : et ils respiraient soudain sans avarice et laissaient craquer librement leurs souliers.

 

*

 

Dans les journaux de la ville, dans Le Populaire, dans Le Phare, on lisait :

 

Madame veuve Bloyé,

Madame Antoine Bloyé,

Monsieur Pierre Bloyé,

 

ont la douleur de vous faire part de la perte cruelle qu’ils viennent d’éprouver dans la personne de

 

Monsieur Antoine BLOYÉ,

 

Ancien Ingénieur aux Chemins de fer d’Orléans, Officier de l’instruction Publique

 

leur fils, mari, père, décédé dans sa soixante-troisième année.

Les obsèques auront lieu le jeudi 15 courant, à l’église Saint-Similien, sa paroisse. On se réunira à la maison mortuaire, 19, rue George-Sand, à 15 heures.

Le présent avis tient lieu de faire-part.

 

*

 

Dans sa chambre, Antoine Bloyé était étendu, sur une cime de soixante-cinq années. Son visage était à demi éclairé par les bougies de la table de nuit : comme, à l’autre bout de la pièce, une lampe à pétrole brûlait, son profil projetait trois ombres sur le mur.

Pierre Bloyé regardait ce visage qui n’était pas creusé comme celui des morts épuisés par des jours de bataille : son père était mort d’une embolie, sans combattre, il était de ces morts dont on dit :

« N’est-ce pas qu’il était bien beau, sur son lit de mort ?… »

La lèvre inférieure tombant sous une courte moustache blanche jaunie par la nicotine lui donnait une expression insoutenable de déception, de hauteur et de mépris. Pierre avait beau savoir que c’était là l’effet naturel de la mort sur une bouche sans dents, il ne pouvait s’empêcher d’y voir une dernière expression sentimentale de son père, une expression d’homme vivant, le dernier témoignage qu’il avait donné sur sa dernière pensée, sur sa dernière angoisse, la dernière signification qu’il avait accordée à la conclusion abrupte de toutes ses années. Pierre détournait les yeux de ce masque de pierre vers lequel un attrait invincible les ramenait toujours. Sa mère pleurait : tantôt avec des sanglots qui soulevaient son corps comme un gros rire, tantôt avec les larmes parcimonieuses de la fatigue, ce filet usé d’eau salée au coin des paupières brûlantes.

Ainsi veillèrent-ils le mort pendant trois nuits glaciales de février. La vieille bonne, un voisin, un cousin d’Anne Bloyé venaient de temps en temps les relever de leur garde. Dans la cuisine, du café chauffait sur la flamme en veilleuse du gaz ; Pierre et sa mère buvaient en frissonnant et allaient s’étendre deux heures comme des sentinelles qui ont achevé leur faction. Ils tombaient dans un sommeil tout-puissant d’où ils se réveillaient en sursaut, comme si le père avait été simplement malade et les avait appelés de son lit pour leur demander un remède, ou le vase, ou l’heure qu’il était, et ils se sentaient coupables d’avoir dormi ; ils rentraient dans la chambre où le voisin, la vieille bonne, le parent avaient veillé, enroulés jusqu’au ventre dans une vieille couverture écossaise. Comme cette chambre était froide ! La fenêtre était entrouverte : les glacières de la nuit conservent les cadavres. Ils regardaient Antoine, toujours étonnés en secret qu’il n’eût pas encore bougé, qu’il ne se fût pas retourné pour prendre les attitudes familières de son sommeil : devant l’immobilité des morts, tous les hommes retrouvent l’inquiétude des animaux, des enfants. Mais Antoine n’avait pas cherché à changer de position, il n’avait point tressailli, il possédait déjà cette raide patience des morts.

La dernière nuit, le fils resta seul. Le voisin, la bonne et le cousin s’étaient lassés ; ils étaient retournés à leurs lits, à leurs maisons qui ne connaissaient pas les charmes de la mort, le désordre qu’elle installe dans les coutumes de la vie : le voisin était parti à sa maison de campagne, le cousin était allé coucher avec sa femme. Anne Bloyé, vaincue par la fatigue, par l’empoisonnement de la douleur, dormait dans la chambre voisine et se retournait lourdement dans son sommeil, en faisant craquer son sommier dans le silence de l’hiver. La vieille montre d’or d’Antoine continuait à battre sur le marbre de la cheminée et découpait la nuit avec une exactitude terrible : ainsi les possessions des hommes, d’une matière plus dure que leurs possesseurs, poursuivent longtemps après eux leur destin ; leurs meubles leur survivent ; leurs vêtements, leurs édifices, leurs pensées ne les accompagnent pas. Parfois, Pierre que son immobilité de guetteur glaçait, se levait et marchait de long en large : chaque fois qu’il se retournait, près de la porte, il voyait son visage surgir à la surface de la grande glace au-dessus de la cheminée : cette ombre livide dans l’ombre montait comme la figure d’un noyé qui revient de ses explorations profondes et Pierre écartait ses regards de l’eau immobile derrière laquelle commençait le pays des morts. Plusieurs fois, il alla toucher le front dénudé de son père, les mains d’où s’était retiré le sang, désormais pris par les glaces, de cet homme puissant et sanguin ; il touchait le froid de cet être de pierre de qui il avait connu le rire et la chaleur. Pendant les heures qui avaient suivi la mort d’Antoine, Anne avait ainsi touché son mari, disant d’abord :

« Il est encore tiède… »

Puis :

« Il commence à se refroidir… »

Comme si elle avait voulu épier l’éloignement progressif de la vie, son retrait pas à pas, ou les preuves, les garanties d’elle ne savait quel espoir. Quand elle avait connu que le corps était vraiment rigide et froid, elle avait éclaté en sanglots, à cette seconde-là seulement, elle avait compris qu’Antoine était mort, elle avait cessé de lui parler, de l’appeler, de crier « Antoine, Antoine, réponds-moi ! » : elle avait commencé à parler de lui à la troisième personne, uniquement à la troisième personne.

La mort d’un homme déclenche une suite bien réglée d’actions et de paroles : cette transformation d’un vivant en un objet silencieux qui ne questionne plus, qui ne commande plus, qu’on n’interroge plus, qui ne répond plus Je, ce passage de la condition humaine à la situation du minéral mobilisent bien des gens qui décident pour lui et chacune de leurs décisions le repousse vers la falaise de la mort. Pendant les deux premières journées, les habitants du quartier, les amis, avertis par les volets clos, les avis des journaux, les conversations des bonnes chez le boulanger, le boucher, étaient venus offrir leur aide, accomplir les coutumes de la salutation des morts. Deux femmes de la rue Monselet, à qui Anne n’avait jamais adressé la parole, avaient enseveli le corps, avec l’aide d’une religieuse venue de Toutes Aides : la bonne sœur disait à Mme Bloyé :

« Madame, je vous demanderai seulement de lui passer son pantalon… »

Quel étonnement devant tant de pudeur ! Anne répéta plus tard :

« Comme ces religieuses sont prudes ! Pourtant, un mort, ce n’est pas un homme… »

Le deuxième jour, un employé des pompes funèbres se présenta : il avait des caoutchoucs noirs sur ses souliers, il portait une grande serviette de moleskine comme un voyageur de commerce qui vient montrer sa collection. Mme Bloyé le fit asseoir dans la salle à manger ; il sortit ses dessins, ses devis et ses phrases. Mme Bloyé parlait, et non son fils : la mort est la grande affaire des femmes, la douleur ne les empêche pas de conserver une horrible présence d’esprit, de discerner exactement l’inconvenant du convenable, de mesurer sur-le-champ l’ampleur des funérailles à l’état de leur fortune et à leur économie. Pierre adossé au buffet Henri II fumait et se rongeait les ongles en écoutant les obsèques s’ordonner avec une mise en scène qui ne laissait rien au hasard. Dans cette pièce du rez-de-chaussée, bien qu’il fût dix heures du matin, la suspension électrique brûlait, une suspension de fer forgé qui ressemblait à une couronne de roi mérovingien : Mme Bloyé dit :

« Nous aurions pu ouvrir les volets… Vous verriez mieux… »

Elle faisait cette proposition du bout des lèvres, tremblant que l’employé n’acceptât ; mais il connaissait les rites, depuis le temps qu’il faisait affaire avec les familles, il savait qu’on n’ouvre pas les persiennes chez un mort, il refusa. Anne Bloyé pleurait et négociait : elle cédait parfois aux habiletés de ce vendeur : il obtint enfin un enterrement de quatrième classe avec des tentures à la porte, des écussons, des boîtes à cartes : à peine pouvait-il espérer davantage d’une famille bourgeoise soucieuse de concilier les honneurs légitimes dus aux morts et la parcimonie qu’exige une fortune médiocre. Il refit ses comptes, en s’excusant :

« Il ne faut rien oublier : c’est toujours embêtant pour le client et pour nous d’avoir à redemander cent francs… »

On parla du cercueil : Anne aimait les beaux cercueils, les cercueils achevés comme des meubles. On lui avait appris à aimer le beau bois, à distinguer l’ébénisterie de la menuiserie vulgaire. Elle avait toujours souhaité pour elle-même, quand elle serait morte, un cercueil capitonné : elle aimait s’imaginer établie dans une mort confortable et aisée. Elle voulait que tous les êtres qu’elle avait aimés fussent assurés du même état, elle pleurait à l’idée qu’elle faisait don à Antoine du cercueil qu’elle lui avait si souvent fait promettre pour elle-même : son mari avait dix ans de plus qu’elle, elle se scandalisait de l’erreur du destin qui l’avait fait mourir le premier. L’employé résuma :

« Nous disons donc : un triple cercueil, sapin, chêne verni, zinc, avec six poignées, croix, vis, tire-fonds… Comment voulez-vous les poignées ? Nous livrons d’ordinaire de très grosses poignées, tout unies…

— Ce sera bien ainsi, dit Anne en soupirant. Mais je ne pensais pas au crucifix…, quand ma mère est morte, il n’y en avait pas…

— Cela se fait toujours ici, dit l’homme, pour les bières d’un certain prix : le crucifix ornemente le cercueil… Avec cent francs de plus, vous aurez un capiton, un tendu, avec bord dentelle. Ce sera le beau cercueil solide, simple, sans tralala… Il y aura de la ouate et un oreiller naturellement…

— Du moment que ce sera convenable, dit Anne… Dans l’ouate. Il sera bien.

— Certainement, conclut l’employé, il ne sera pas mal… Dans l’ensemble, cela se monterait environ à deux mille huit cents francs… »

Ainsi Mme Bloyé sentait qu’elle avait fait ce qu’elle devait en honorant son mari. Ce cercueil, ces obsèques, exactement ajustés à la vie solide et modeste des bourgeois… Solide, simple, sans tralala, c’était toute sa vie. Tout cela la satisfaisait entièrement. D’ailleurs, ces ornements funèbres étaient un dernier don, comme un dernier signe d’amour pour Antoine : elle aurait voulu le combler, lui donner tout d’un coup tous les cadeaux et toutes les preuves d’affection qu’il avait mérités, qu’elle avait peut-être négligé de lui prodiguer. Le cercueil était peut-être un peu cher, mais c’était bien ainsi :

« On lui doit bien cela, dit-elle… Il était si bon, si dévoué… »

Au moment de partir, l’agent des pompes funèbres qui savait son métier et connaissait les ressorts de la douleur humaine se tourna vers Mme Bloyé :

« D’ailleurs, j’ai prévu quatre employés de cérémonie, quatre chandeliers, enfin, tout ce qu’il faut… Il y aura d’autre part l’ouverture de la tombe, les insertions, les frais de cimetière, tout ce qui concerne la Régie des cimetières… Je vous dirai tout cela plus tard… J’ajoute, Madame, que vous pourrez acheter les couronnes chez nous… c’est le bénéfice des employés… »

Il s’en fut enfin, en donnant rendez-vous à Pierre Bloyé devant l’église pour régler l’office religieux. Pierre revint vers sa mère, il détestait sa science, son assurance, cette politesse à l’égard de son mari mort. Pour éviter qu’elle ne commentât la commande du cercueil, les tentures, il lui demanda :

« Pourquoi donc ne faut-il pas ouvrir les volets dans une maison où il y a un mort ? »

Sa mère lui dit qu’elle l’ignorait, que cela ne se faisait pas : dans la chambre mortuaire même, c’était plus « compréhensible », on y ferme parce que la lumière hâte la décomposition, mais on ne peut pas discuter les coutumes. Il y en a de plus étranges : dans certaines provinces, l’on vide tous les seaux, toutes les cuvettes de la maison pour que l’âme ne s’y noie pas. Pierre retenait une sorte de colère : il savait qu’elle était vaine, qu’il était impossible de convaincre sa mère, il haussa les épaules : il sentait que ces coutumes, ces croyances, ces politesses divertissaient sa mère de sa douleur, il ne voulait pas l’accabler encore en offensant cette sagesse proverbiale qui faisait la pensée de Mme Bloyé. On allait enterrer son père après un service religieux : il s’en irritait, il se disait :

« Après tout, c’est une espèce d’injure à mon père… Il se moquait de toutes ces histoires de l’âme immortelle… »

Il dit tout haut :

« C’est ridicule, il se foutait de toutes ces histoires… C’est comme un abus de confiance… »

Mme Bloyé qui s’était assise sursauta, éveillée du demi-sommeil de son chagrin qui la paralysait comme un poison :

« Comment peux-tu parler ainsi, Pierre… Si ton père était là… il accepterait tout cela, pour me faire plaisir… »

Pierre sortit de la salle à manger sans répondre : il songeait que son père avait été assez dupe de cette petite phrase pendant sa vie.

Plus tard, il se retrouva devant le presbytère de Saint-Similien avec l’employé qui marchait près de lui avec cette attitude humble et servile que prennent les entremetteurs de la mort comme les entremetteurs de certaines amours. Une vieille fille à la peau de calcaire, au chignon pauvre, les mena vers le vicaire de semaine. C’était un gros prêtre rouge au regard plissé, tapi derrière un bureau noir et taché de commissaire de police. Il rit d’aise en reconnaissant le représentant des pompes funèbres, il se leva, fit un pas sur les carreaux rouges du bureau et cria d’une voix où traînait un accent paysan :

« Bonjour à l’homme des convois ! »

En un éclair tout fut conclu : l’office correspondait à la classe. Le vicaire ferma son registre avec éclat et dit :

« Ce sera six cent huit francs, monsieur… Exactement, pas un demi-centime de plus… »

Le rire s’épanouissait de son front à son cou qui débordait sur le col gras de sa soutane. Que d’esprit chez le sauveur des âmes ! Il ajouta :

« Votre défunt avait-il vu un prêtre ? »

Pierre dit que son père n’en avait point vu : la mort subite soustrait bien des âmes aux conspirations des dévots, à l’arrachement de la dernière confession et à l’huile les dernières onctions. Le vicaire cessa de rire : le rire tomba de son visage comme un masque de carnaval, son visage laissa éclater avec une grande bassesse le mépris d’un marchand pour un chaland qui refuse la marchandise.

Pierre partit.

 

*

 

Le matin des obsèques, la mise en bière eut lieu. Les croque-morts posèrent la bière dans le salon : elle l’envahissait, elle repoussait les fauteuils, c’était un meuble sans mesure qui n’était pas à la taille des appartements de nains où s’assoient et se dressent les hommes vivants. Ouverte, elle découvrit son satin, sa dentelle pareille à celle des boîtes de dragées, au papier découpé sur lequel reposent les gâteaux du dimanche. Les hommes descendirent Antoine enveloppé dans son drap. Ils avaient du mal : l’escalier tournait court et glissait : le corps pesait le poids des morts. Un croque-mort dit à mi-voix :

« On n’aurait jamais pu descendre un cercueil par là… »

Un autre murmura :

« Il n’était que temps… »

Car le corps commençait à se défaire. Lorsqu’il fut étendu dans la bière une odeur de pourriture piquante et fade commença à tourner dans le salon obscur : elle contenait comme une arrière-odeur de jacinthes, un rappel surnaturel de la place du Carrousel, au début du printemps. Pierre ignorait cette odeur : il n’avait pas ce savoir amer des hommes qui ont tué, qui ont vécu parmi les morts, il n’avait pas été à la guerre, il ne connaissait de l’odeur de la mort que celle d’un rat crevé qu’il avait trouvé un jour dans son enfance. Comme il s’approchait pour embrasser son père, avant que le drap n’eût été tiré sur son visage, comme il se penchait vers l’immense front dénudé et l’épaisse arête du nez, cette odeur l’enveloppa, il recula, il s’enfuit jusqu’à la porte sur le seuil de laquelle sa mère se tenait, les yeux séchés enfin par l’horreur. Cette odeur montait comme une barrière infranchissable entre son père et lui, elle lui interdisait cette dernière approche, elle était comme la volonté du mort de repousser loin de lui les vivants, comme un signe de haine, la marque inimitable de la séparation. Pierre Bloyé connut la mort à cette seconde-là et pleura des larmes de désespoir et de dégoût. Les croque-morts versèrent un désinfectant rose sur le linceul et commencèrent à souder le couvercle de zinc. Leurs fers à souder chauffaient dans l’âtre, sur un réchaud à charbon de bois, et ils travaillaient avec les mouvements nets des bons ouvriers. La ligne blanche de la soudure fut fermée : la dernière apparence d’Antoine Bloyé qui était la forme de son corps sous le drap disparut. Pierre Bloyé offrit un verre de rhum aux croque-morts qui trinquèrent avec lui.

L’après-midi, les gens arrivèrent. Ils avaient mis des vêtements noirs et des figures grises qui tombaient un peu, qui avaient ce relâchement volontaire qui imite le masque du chagrin. Après avoir serré en entrant les mains de Mme Bloyé et de son fils, ils se massaient dans la salle à manger et dans la véranda. Ils jetaient au passage un coup d’œil hostile et furtif sur le cercueil dressé sur ses tréteaux, sous son drap noir, ses couronnes et ses franges d’argent. Ils n’osaient pas parler, ils toussotaient, la main gantée devant la bouche, ils se faisaient de petits signes de reconnaissance. Ils pensaient à leurs affaires, à leur vie, à leurs rendez-vous ; ils pensaient à la grippe qui courait dans la ville ; quelques-uns imaginaient leur propre mort, d’autres se souvenaient faiblement d’Antoine Bloyé. Tous remarquaient des détails des tapisseries, des assiettes peintes accrochées aux murs. Deux femmes soutenaient Mme Bloyé qui sanglotait, invisible sous son grand crêpe. Pierre Bloyé marchait sans relâche du cercueil à la porte, il guettait le corbillard comme on guette un taxi, un jour de départ de vacances. Il revenait vers la bière comme si cette boîte de métal et de bois, sans membres, sans visage avec sa peau de drap noir, rêche et froid, avait été le nouveau corps de son père : il avait envie de l’embrasser, de lui donner de petits coups avec la paume de sa main, comme on frappe l’épaule d’un homme pour lui montrer de l’amitié, pour le consoler, pour lui rappeler qu’on est toujours là. Il imaginait encore avec peine la succession de métamorphoses terrifiantes qui commençait à se dérouler sous cette carapace de métal et de bois, sous les vêtements de cérémonie dont on avait couvert Antoine. Dans le silence bruissant, impatient des invités qui prêtaient tous l’oreille, le corbillard arriva, au petit trot de ses chevaux noirs dont les fers sonnaient sur les pavés de pierre du bout de la rue : les porteurs assis à l’arrière laissaient leurs jambes se balancer comme des enfants qui ont longtemps couru pour grimper sur un camion, pour le plaisir de voir la route leur filer entre les genoux.

Le convoi se forma, partit en désordre comme une compagnie de soldats après la pause. Derrière les fenêtres des maisons, des mains soulevaient les rideaux, des mains sans corps qui battaient comme des oiseaux sournois. Ainsi le corps d’Antoine Bloyé fut emmené de sa demeure. Pierre Bloyé marchait seul derrière le char envahi par la végétation inerte des couronnes et des rubans mauves des inscriptions ; il voyait les hommes sur les trottoirs se découvrir, les femmes se signer, ces imbéciles qui avaient l’air de faire une politesse et d’en attendre de la gratitude. Les voix vaniteuses des chantres et des prêtres tour à tour tremblaient, baissaient, traînaient puis se gonflaient comme des jabots de pigeons. Dispersées dans l’air des rues et des places interminables où le grand vent filait, où il y avait eu autrefois des batailles, les voix se ramassèrent sous les draperies noires qui pendaient le long des piliers du chœur de Saint-Similien. Elles lançaient glorieusement le latin avec les ronds de voix qu’on enseigne dans les séminaires, c’étaient tantôt des clameurs, tantôt des bêlements : de profundis clamavi ad te, dooomine… dooomine, exaudi vocem meeeaaam… Dona eis requieeem sempiternam, dona eis, dooomine. De temps en temps, les pieds d’un prie-dieu raclait les dalles, la canne du suisse retombait, la foule se levait, se rasseyait, toussait. Les prêtres dans leurs chapes noires évoluaient devant l’autel comme les danseurs d’un ballet sinistre et dérisoire ; ils allaient s’asseoir dans les stalles du chœur, se levaient, saluaient le tabernacle, balançaient l’encensoir, retournaient à leurs stalles et chantaient. Cette parade n’avait pas de fin, elle s’éternisait comme la conclusion d’un mauvais rêve, et elle s’acheva pourtant d’un seul coup. Tout s’accéléra, les prêtres descendirent la nef, ils tournèrent au bas de l’église autour du catafalque comme des sorciers noirs autour d’une pierre magique ; l’encensoir oscillait au bout de ses vieilles chaînes, du goupillon une avare chevelure de pluie tombait sur l’armature de bois et d’étoffe.

Le cortège se reforma. Sur les marches de Saint-Similien, un enfant de chœur entraînait en courant un des chantres, un aveugle qui trébuchait derrière l’enfant impatient : le chantre élevait vers les nuages une figure de cendre, une grande bouche sinueuse d’hémiplégique, des sourcils noirs et des joues couvertes de poil dru. Du sommet des marches, on voyait la ville basse : ses toits d’ardoise noire descendaient jusqu’aux tours de la cathédrale Saint-Pierre, jusqu’au fleuve invisible ; dans le ciel couraient des bandes de nuages de plomb déchiré ; la pluie commença brusquement à tomber et voilà toute la ville ; à travers ce tissu passèrent les odeurs des abattoirs proches, de l’usine à gaz. Sur le parvis, le convoi piétinait et les chevaux noirs frappaient du sabot. Les porteurs glissèrent le cercueil sur les glissières, raccrochèrent les couronnes. Devant les chevaux, le clergé s’impatientait sous ses parapluies. L’employé de cérémonie heurtait le sol de sa canne noire et disait entre ses dents :

« Pressons, pressons… nous n’aurons jamais terminé avant la nuit… »

 

*

 

Le cimetière de Miséricorde ressemblait à une grande ville. Quand le cortège franchit le grand portail, une cloche sonna comme une de ces cloches qu’on entend tinter au bout des jetées des ports les jours de brouillard. L’avenue principale était bien bâtie : elle traversait le quartier des morts qui avaient été riches, bâtisseurs de domaines, d’entreprises et de tombeaux. Par les portes de fer forgé et de verre, on apercevait au fond de ces pavillons de belle pierre, de granit, de tuffeau, de petits autels domestiques couverts de nappes brodées, de vases bleus, de portraits sur émail, des statues peintes du Christ, de la Vierge, des Sacrés-Cœurs, des colombes. Plusieurs sépultures prenaient jour par des verrières de couleur, comme les ateliers de peintres riches dans le quartier Péreire. Il y en avait dans le style roman, dans le style gothique, d’autres étaient coiffées par des dômes à pan, des dômes surmontés, écailleux comme des lézards de céramique. D’autres portaient dans le style de 1900, des lis, des iris, des chevelures de pierre. C’étaient de ces caveaux où l’on n’entre pas sans s’essuyer les semelles et il y avait des paillassons de métal. Des squelettes de banquiers, d’armateurs, de généraux, de femmes du monde reposaient au fond de ces reliquaires : les cartouches portaient des noms nobles et ces doubles noms qui sont la noblesse bourgeoise et commémorent les grandes alliances des roturiers. Au bout de l’avenue, sur un tas de sable de Loire, les enfants pauvres du quartier Miséricorde avaient construit des jardins, des canaux, des forteresses et des ports et ils chantonnaient des airs de Paris dans le crépuscule pluvieux.

Le convoi arriva sur un rond-point qui était la grand-place de Miséricorde ; au centre, une calotte de ciment gris, coupée de plaques de tôle comme les ouvertures rectangulaires des égouts, bombait faiblement au-dessus du sable mouillé qui craquait sous les roues du char : c’était le toit de la fosse commune où l’on jette les corps qui ont fini leur temps de concession, les corps qui n’ont eu droit qu’à cinq ans de solitude : au pourtour se défaisaient des gerbes pourries, des couronnes, des palmes de perles défilées…

Les chevaux tournèrent sur la droite, entrèrent dans un nouveau quartier sans chapelles, sans autels, sans clochers. C’était un lieu simple et sans fastes, bâti de tombes solides, de grosses dalles de granit poli, noir ou gris, comme de gros livres sous des reliures jansénistes. De hautes croix de marbre, de granit avec des lettres d’or les dominaient, des croix tréflées, latines, recroisées, des croix de toutes les façons. Des tombes étaient abandonnées, mais la plupart attestaient la fidélité aux morts : elles étaient décorées de fleurs fraîches, de plantes vivaces, de couronnes de faïence tantôt hérissées de pensées et d’immortelles, tantôt lisses comme des pneus ; elles étaient entourées de bandeaux de sable ratissé, gaufré, goudronné. Derrière les tombes, on voyait passer et repasser, bien qu’il fût déjà tard, une femme en deuil portant un vase de zinc, un arrosoir vert de jardin. C’était le lieu des funérailles de l’aisance bourgeoise, le cimetière des gens qui avaient mené des vies que ne troublaient ni la grande richesse, ni l’inquiétude du lendemain. Le cimetière des commerçants, des ingénieurs, des professeurs, des hommes obscurs, économes, cruels, sur qui reposait avant le temps des catastrophes la certitude des États. Les concessions y étaient généralement trentenaires, quelques-unes étaient perpétuelles : parmi ces tombes se trouvait le caveau des Bloyé.

Les porteurs descendirent la bière avec des cordes ; la nuit tombait, ils distinguaient mal les aspérités des parois et le cercueil retentissait avec un bruit creux, dans un silence sans frontières au fond duquel jaillissaient seulement, dans l’éloignement de la cité des hommes, l’aboiement d’un chien, l’avertissement d’un tramway. Un fossoyeur dans l’ombre du caveau cria :

« Doucement !… Retenez, retenez ! »

Sa voix sortait comme celle d’un puisatier ; il remonta plein d’argile. Les assistants défilèrent alors, aspergèrent le cercueil invisible, des graviers tombaient et rebondissaient sur le bois avec un son de grosses gouttes d’eau. Mme Bloyé s’éloigna en butant sous le poids de sa douleur, Pierre Bloyé tint une seconde dans sa main un montant de fer gris de l’entourage comme pour communiquer encore une fois avec son père par cette dernière antenne. Puis un homme monta sur la tombe voisine et lut un bref discours en l’honneur d’Antoine Bloyé ; il hésitait souvent à cause de l’obscurité montante, approchait le papier de ses yeux.

« Antoine Bloyé débuta comme ajusteur à la Compagnie d’Orléans ; il gravit tous les échelons, fut chef de dépôt principal, sous-ingénieur. En 1920, il était désigné comme ingénieur au service Central, poste qu’il occupait encore il y a quelques mois. Partout où il a passé notre camarade Bloyé a laissé le souvenir d’un caractère, d’une force, d’une volonté, d’une intelligence claire. Doué d’une activité peu commune, d’un esprit d’initiative remarquable, il avait au plus haut degré le sentiment des réalisations. Sa conscience, sa loyauté, la cordialité de ses relations, la réelle sympathie qui se dégageait de sa personne avaient fait de lui un chef aimé et respecté de tous. Que sa famille à la douleur de laquelle nous compatissons tous reçoive un adoucissement de sa peine par l’expression de nos affectueuses condoléances. Mon cher Bloyé, après une belle vie consacrée au labeur et au dévouement, tu t’es éteint sans souffrances. Tes camarades, par ma voix, t’adressent le dernier adieu. »

Ces paroles renouvelaient le chagrin d’Anne Bloyé et le mêlaient cependant d’une timide consolation orgueilleuse. Pierre Bloyé se posait des questions difficiles :

« Ce grand imbécile solennel, comme il est content de parler… Voilà l’écorce de la vie de mon père… c’est comme un rapport de prix Montyon, un rapport de police… Je ne sais rien après tout de sa vie… En somme, quel homme était donc mon père ?… »

Tout le monde défila devant la femme et le fils qui remercièrent l’homme qui avait parlé. Il y avait d’anciens machinistes d’Antoine Bloyé en vêtements du dimanche, avec des gants de fil noir et des cache-cols tricotés, des retraités du chemin de fer qui serraient la main du fils avec un air de connivence. Puis le cortège s’égailla entre les tombes. Tous partirent sous le dôme luisant des parapluies, comme des escargots trop rapides. Dans la nuit complètement tombée luisait seule la lampe du gardien ; quand il n’y eut plus personne, il ferma les grilles et rentra chez lui.

Le corps d’Antoine, enfin délivré, enfin solitaire, poursuivit ses métamorphoses.

Anne essayait de penser à lui ; elle se réconfortait de le savoir en compagnie d’autres morts : de sa belle-mère, de son beau-père, de sa fille qui était morte depuis longtemps ; elle imaginait une sorte de conversation interminable entre les habitants du caveau de famille, une sorte de vie intime et renfermée qui avait sa chaleur et ses joies ; les derniers venus apportaient les nouvelles du monde, ils versaient dans le trésor commun leur part de souvenirs nouveaux, de nouvelles histoires et les anciens apprenaient par cœur ces richesses. Anne essayait aussi de croire que dans cette tombe les morts ne se corrompaient point : sa piété, ses souvenirs devaient s’attacher à des figures incorruptibles. Un jour elle avait demandé au gardien comment se conservaient les corps à Miséricorde ; le gardien lui avait dit :

« Il y a une nappe d’eau souterraine… Les bières sont dans l’eau… ça conserve les gens tout à fait… On en exhume qui sont là depuis des années et des années… À peine s’ils sont changés… on dirait qu’ils sont enterrés d’hier… »

Elle pensait vaguement que lorsqu’elle serait morte et viendrait occuper la dernière place du caveau, apporter la dernière provision d’images pour cette navigation immobile et glacée, elle reconnaîtrait son mari, elle pourrait lui dire :

« Mon Dieu, Antoine, tu n’as presque pas changé ! »

Rue George-Sand, Mme Bloyé ouvrit les fenêtres et enleva son chapeau. La femme, le fils et des parents qui étaient venus d’une autre ville mangèrent puis dormirent. Au grenier, il y avait une malle pleine des papiers, des carnets, des rapports qu’Antoine avait accumulés pendant sa vie ; dans la garde-robe, ses vêtements commençaient à perdre les plis que ses mouvements leur avaient donnés. Sa montre s’arrêta soudain, comme un cœur. Les lampes s’éteignirent. Par les croisées ouvertes, les dernières odeurs de la mort, des bougies et des fleurs s’évadaient.

C’est ainsi qu’une vie s’évapore, c’est ainsi qu’un homme quitte ses compagnons…

II

En 1864, un enfant naît. Il arrive au jour, comme tous les hommes, au milieu des cris, du sang et des caillots, de l’eau, des grandes douleurs maternelles. Il jette son premier cri, les yeux fermés. Cette naissance se place à Pont-Château : c’est un bourg de la Loire-Inférieure, au pied des dernières collines de la grande terre, en bordure du pays briéron. Le dimanche matin, à ces heures de la semaine où les bruits et les échos qu’éveillent les travaux des hommes, à ces heures de trêve où leurs voix et leurs mouvements sont suspendus, et lorsque le vent porte, on entend sonner depuis la place de l’église les clochers de la Brière, de Saint-Joachim, de Saint-André-des-Eaux, de la Chapelle-des-Marais, de Montoire. C’est un endroit étendu sous un vaste ciel recourbé, au plus secret du monde, un territoire rongé par les eaux et le sel de la mer. Au milieu de la Brière, entre les houppes des roseaux, des bateaux plats descendent les étiers, et les étiers descendent vers la Loire.

C’est alors le mois de mars : il fait un de ces temps humides et éventés de la Bretagne maritime, il bruine et les voies luisent comme du mercure sur le talus du chemin de fer qui domine la maison où vient de naître Antoine Bloyé. Un petit brouillard qui arrive du côté de la mer avec la marée remonte la vallée du Brivet, embarrassée de joncs, de plantes d’eau, de sagittaires.

L’enfant est déclaré le même jour sous les noms d’Antoine, Marie, Joseph Bloyé. Sur le chemin de l’hôtel de ville, des personnes de connaissance arrêtent le père et le félicitent parce qu’un fils lui est né : un fils leur paraît beaucoup plus important qu’une fille… Ensuite, le père va boire un verre avec ses deux témoins, au débit de boissons qui porte un drapeau de genêts secs, en face de la gare.

 

*

 

Jean-Pierre Bloyé est vêtu de l’uniforme des employés du Chemin de fer, il est facteur à la gare de l’Orléans. C’est un homme pauvre ; il connaît qu’il est attaché à une certaine place dans le monde, une place décrétée pour la vie entière, une place qu’il mesure d’avance comme une chèvre attachée mesure l’aire ronde de sa corde, et qui est voulue comme toutes les conditions du monde par le hasard, par les riches, par les gouvernants. « Par Dieu », dit sa femme. Dieu, c’est la même chose que le hasard et les gouvernements. C’est tout ce qui écrase. Il sait qu’il est promis à peu de titres, à peu de propriétés et à un petit commandement. Il ignore l’ambition, la révolte. Il est docile, il n’est pas de ces hommes qui attendent patiemment, éternellement, une chance et une bonne fortune qui ne viennent jamais. Il ne fait pas de projets. Il vit un jour après un jour, sachant que les années ne tiennent en réserve pour lui aucune transformation, aucune grande aventure. Il est à un endroit, il est dans une certaine situation et il y demeurera fixé : il voit comment vivent les hommes de son état, comment se succèdent leur vie, leur mort et leur pauvre héritage, c’est un chemin dont le débouché est visible de loin. Bien des hommes sont établis à vingt ans à un niveau au-dessus duquel ils ne s’élèveront guère, à peine peuvent-ils quelquefois en descendre. Ils naissent, ils vivent, ils meurent étranglés par le travail : au-dessus deux, il y a d’autres hommes qui savent simplement qu’ils mourront, mais les détours qu’ils font pour arriver à la mort ne sont pas aussi clairs et passent par des carrefours. Les bourgeois, ce sont des hommes qui peuvent changer d’avenir et qui ne connaissent pas toujours la figure qu’il prendra…

Les parents de Jean-Pierre Bloyé étaient de petits métayers, dans la montagne austère et verdoyante. Au hasard de lentes migrations dans le cœur de sa province, entre quinze et vingt ans, il a par hasard épousé la fille d’un fermier d’Allaire sur les confins du Morbihan et de l’Ille-et-Vilaine. Jean-Pierre Bloyé, sur le chemin de sa maison où doivent dormir sous le regard des voisines sa femme et son fils revoit le pays de « son jeune temps », cette terre grande et solitaire, tantôt sèche comme un os cuit par le soleil sur les hauteurs bâties de ces schistes coupants qui écorchent la peau des routes, tantôt humide et molle, faite de l’éponge des marais, dans les bas-fonds à herbages, dans les vallées étalées de ces rivières jaunes qui abandonnent leurs bancs de vase entre Saint-Nazaire et Damgan. C’est un pays où les hommes ne parlent pas beaucoup, Jean-Pierre Bloyé est silencieux comme eux. Bloyé est un nom de ce pays, il y a des Bloyé morts au fond des cimetières, des Bloyé vivants arrachant leur vie dans les fermes, les villages noirs. Un Bloyé était curé de la paroisse d’Allaire, au temps du premier empereur. Jean-Pierre Bloyé revoit les chemins encaissés entre les talus et les ronces, les champs fermés de grandes plaques d’ardoise verticales, les châtaigneraies, les batailles de sa jeunesse avec les autres domestiques de ferme. Il revoit son mariage avec Marie Lesœf, au temps où les filles le regardaient avec leurs vifs regards sournois et disaient entre elles qu’il était le plus beau garçon du village, avec ses os solides, sa couleur et ses yeux clairs. Il pense au jour où ils quittèrent la ferme des Lesœf, ses meubles bien cirés, ses images de la Vierge, ses grands chevaux blancs dressés dans l’écurie noire comme des statues de chevaux, ses noyers et ses houx, le pré où avait eu lieu l’énorme repas de leurs noces, pour les gares, les signaux, les horaires inflexibles des trains.

 

*

 

Depuis des années, le Chemin de fer s’insinue dans ces bouts du monde ; les lignes étendent, kilomètre après kilomètre, leurs rubans d’acier, leurs mâts, leurs fils sur tout le corps de la Bretagne. Antoine Bloyé n’a pas un an lorsqu’on inaugure le tronçon de ligne de Rennes à Brest. Toute la France, depuis vingt-cinq ans, voit passer les trains officiels des inaugurations. Les locomotives à grands tuyaux pavoisés de rubans, de drapeaux, tous leurs cuivres brillant comme le métal d’un casque, les wagons fidèles encore à la beauté encombrante des diligences filent, pleins d’invités, de journalistes qui découvrent la France pour la raconter à leurs abonnés sédentaires. Les dames posées au sommet de leurs grosses robes retiennent d’une main gantée de dentelle leurs petits chapeaux et agitent des mouchoirs aux fenêtres encadrées de feuillages verts et de fleurs déjà fanées, comme celles d’un train de soldats qui partent pour la guerre. Dans les gares à peine crépies, sur des estrades, des évêques mitrés, étincelant dans le soleil comme des insectes à élytres bénissent les trains ; les musiques militaires, assises dans des bosquets de palmiers verts, jouent les airs impériaux. Les poètes chantent les machines. M. Thiers lui-même les accepte. « Le Finistère est conquis à son tour par la vapeur », disent les journaux de l’Empire. Dans toute l’étendue de la France, des hommes installés dans les bureaux des villes attendent avec impatience que les charmes de la vapeur et les fumées de la houille anglaise métamorphosent cette terre immobile et rétive. Le roulement des premiers trains se fait entendre au cœur des champs de sarrasin, au pied des landes de Lanvaux, dans ces paysages résonnants de la Bretagne ; les coups de sifflet traînent dans les tranchées schisteuses, dans les vallonnements du pays lorientais serrés entre des bois de pins et de chênes et des collines plantées de pommiers.

Plus d’un garçon de la campagne est attiré par le halètement des locomotives au corps de cuivre, par ces abeilles de métal bourdonnant sur le tablier des nouveaux ponts de fer qui franchissent l’un après l’autre les estuaires profonds des fleuves côtiers, de la Vilaine à la Penfeld. Un jour ou l’autre, ces terriens se relèvent de la croûte de la terre, et ils sentent se dénouer les vieilles courbatures de leurs reins de laboureurs, de moissonneurs, de faucheurs. Ils font leur paquet et se dirigent vers les villes que la ligne traverse en se nouant, les villes où la Compagnie embauche. Ils abandonnent la maigre vie des champs cristallins, la parcimonie des landes, des champs d’orge et des champs d’oignons pour accoutumer leurs corps à d’autres postures, à d’autres sortes de fatigue, pour travailler sous d’autres maîtres, avec d’autres groupes de muscles, des matériaux et des objets inconnus des paysans.

C’est pourquoi Antoine Bloyé pénètre au milieu du monde vers les dernières années du second Empire, aux abords d’une station campagnarde à portée d’oreille des trains. Et non, comme tous ses ancêtres, au centre du silence pesant des bois et des terrains où son espèce a duré pendant des siècles qui avaient l’air interminable, avant l’époque bouleversée de Guizot, de Lamartine et du Prince-Président. Ces terriens, ces métayers têtus enracinés entre leurs seigneurs et leurs prêtres, ces royalistes qui grillaient les pieds des soldats bleus dans les cheminées de leurs fermes, qui mouraient fusillés par un parti de républicains le long des murs de leurs granges – c’est de cette mort qu’était mort l’arrière-grand-père d’Antoine Bloyé –, les orages de la Révolution n’étaient pas arrivés à les arracher de leur territoire et de la solidité de leurs pauvres coutumes. Ni l’Empire ni les colères du nouveau siècle ne les avaient transformés : les catastrophes des villes ne bouleversent pas facilement les campagnes. Ils n’avaient pas été lancés pour si peu sur la mer… Mais dans le temps des grands remue-ménage sentimentaux qui brassaient la matière confuse des villes, des faubourgs, le peuple avantageux des marchands, des manufacturiers, des avocats, et le peuple désespéré des manufactures, des hommes mystérieux, isolés dans des comtés perdus de l’Angleterre, dessinaient des plans de machines impossibles et rêvaient à l’emploi de mécanismes nouveaux. Un homme, surveillant humblement la marche des pompes à feu dans les houillères du Northumberland, voyait de loin le grand jeu des nouvelles forces motrices de la nature : un George Stephenson, qui n’avait pas encore jeté ses lignes sur les marécages mouvants, préparait un avenir compliqué aux descendants longtemps inébranlables du sol le plus antique de l’Europe. Les inventeurs transforment plus les hommes et le monde que les généraux et les hommes d’État. C’est ainsi qu’Antoine Bloyé naît à proximité des signaux qui gouverneront sa vie, c’est ainsi qu’il est définitivement détourné des faibles vitesses agricoles et du demi-sommeil des champs…

III

Lorsqu’Antoine eut deux ans, son père fut envoyé à Dirinon : il suivait l’étirement et l’allongement de la ligne de Paris à Brest par la côte sud de Bretagne. Dans ce temps-là déjà, des papiers à en-tête, mystérieux comme des connaissements maritimes, des feuilles de déplacement de soldats, lançaient des hommes le long des voies ferrées conformément aux exigences du trafic et aux règles difficiles à saisir de l’avancement et des changements de résidence. Jean-Pierre Bloyé, comme ses camarades de travail, pensait sans cesse aux régions inaccessibles d’où partaient les ordres qui dirigeaient son destin. Il vivait, comme eux, des jours soumis aux fantaisies d’une voie de communication et de ses maîtres. Ils étaient comme des boules enfilées sur un long fil d’acier, que lançaient et relançaient les volontés lointaines d’un inspecteur, d’un sous-chef de l’exploitation. Pour Jean-Pierre Bloyé, pour Antoine plus tard, Pont-Château fut, entre toutes les villes, la ville du kilomètre quatre cent quatre-vingt-quatre, Dirinon le village du kilomètre sept cent cinquante-neuf.

Mais à Dirinon, Antoine est encore éloigné par bien des années du jeu que les cheminots jouent. Les voies ferrées ne sont encore pour lui que la piste d’un monstre terrifiant : quand les trains passent comme des dragons, il enfouit son visage dans le tablier de sa mère et crie de peur. Il commence à vagabonder sur ses jambes incertaines…

Ce pays enfermé au fond des hauteurs de la rade de Brest est une contrée verte et claire-obscure pénétrée doucement par les estuaires que tachent des bancs de vase herbeux et arrondis comme des gouttes de cire sur l’eau. C’est un séjour autrefois choisi par des personnages miraculeux : tout le Finistère est habité par les miracles : il dissimule sous des boqueteaux des fontaines guérisseuses et prophétiques où les filles courent lire leur avenir et l’histoire de leurs amours ; des rochers portent des empreintes de genoux gravées dans le granit par le poids des saintes en prière, et les creux gravés par le corps des saints nouveau-nés pour qui le granit se faisait plume et laine. On découvre les auges de pierre qui ont flotté sur les eaux de la mer pour amener d’Irlande les apôtres de la nouvelle foi. Des chapelles poussent sous les arbres avec la grande patience des lichens jaunes et des mousses. Les fontaines, les sanctuaires émoussés, les sentiers bordés d’épine noire et de mûrier sont consacrés aux maladies enfantines : sainte Nonne, saint Divy président à la première croissance des enfants et guérissent le mal de Divy qui a pour signe une tache bleue sur le front. Toutes les puissances de l’ancienne magie circulent sur les rivières du vent. Marie Bloyé n’est pas en vain la petite-fille d’un sorcier qui savait jeter les sorts et tarir le lait des vaches et des femmes, elle croit à l’opération des miracles, aux secrets des sorciers et des prêtres et elle trempe son fils, les mois d’été, dans les bassins de pierre des dieux païens mal déguisés en saints de Rome, elle lui fait boire les eaux glaciales des fontaines et l’assoit sur les pierres de Divy. Antoine joue au bord des eaux froides de l’étang de Rouazlé. Il croît dru, il se prépare le corps paysan qui est celui de sa lignée.

 

*

 

Rien n’ébranle si loin, à l’extrémité de la longue terre européenne, de ce petit doigt de l’Asie, la paix de la campagne et la paix de l’enfance. Les saisons tournent, les pommes tombent dans l’herbe, on tue les cochons et leurs cris percent l’automne ; les orages éclatent ; les huttes rouges du blé noir montent dans les champs, les chars de foin rentrent sous le portail des fermes, les blés s’abattent, les trains passent, les enfants jouent, les filles se marient… À Paris, à Lyon, à Marseille tournoient les dernières années de l’Empire. À Paris tombent les obus du siège. À Paris, la Commune tient la ville ; ses combattants sont massacrés par les soldats de l’ordre, des hommes sont fusillés, d’autres partent en exil. M. Adolphe Thiers parle, M. Jules Simon parle, le Maréchal passe des revues et son portrait paraît dans la cuisine des fermes, avec son grand cordon de moire rouge sur le flanc. La République s’installe maladroitement et les ouvriers se tassent en silence dans les villes. Mais tous ces événements capables de fixer solidement les sentiments, les colères, les désirs simples et puissants d’un enfant de sa classe se déroulent si loin d’Antoine que le dernier cercle amorti de leurs ondes vient s’éteindre au pied des Montagnes de la Séparation. Il saura trop tard que son père faisait partie de l’espèce humaine dont les derniers défenseurs tombent alors dans le quartier du Père-Lachaise. Jean-Pierre Bloyé n’en sait rien non plus : aucune pensée de révolte n’effleure ce paysan déraciné que courbent sur sa tâche et sa misère le respect des puissants, l’ignorance, le sentiment d’un destin et d’une nécessité inébranlables. Marie Bloyé n’en sait rien non plus : elle nettoie sa maison, elle cultive les carrés de légumes du jardin, elle fait des lessives, elle est endormie dans les prières, dans le bain de fatigue de ses journées, et les lectures pieuses que lui apporte Le Pèlerin : elle parle avec crainte des Rouges, des Républicains qui sont en guerre contre Dieu.

 

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Antoine n’a rien à faire qu’à apprendre le monde étroit qui est disposé autour de lui. Il arrive à l’âge de l’école, il y part le matin, il en rentre le soir. L’école est située dans un autre village et il fait huit kilomètres par jour pour apprendre à lire et à réciter le catéchisme. Il marche sur les routes avec les garçons et les filles qui portent des cartables, des paniers : ils apprennent ensemble la figure et le nom des plantes, la vie de la forêt, les habitudes des animaux. Ils grimpent aux arbres et en redescendent avec des nids dans leurs poches. Dans le fond d’eau des fossés fuient les têtards transparents ; les rainettes bondissent lourdement, les oiseaux sautillent et s’envolent, les bouses des vaches bourdonnent sous les mouches. Parfois ils découvrent au milieu de la route une taupe morte, avec ses pattes roses de fouisseuse, bruissante de vermine et bientôt desséchée, une peau abandonnée par un serpent qui muait, qui a l’air d’un papier parchemin, d’une fabrication de l’homme. Ils capturent des hérissons qui font aboyer les chiens boueux des fermes, ils montent des pièges pour les oiseaux. Les écureuils sont insaisissables et les regardent entre les branches avec des yeux brillants comme des boutons. Un jour, ils trouvent une jeune chouette perdue, aveuglée par le grand jour, paralysée par le sommeil et ils la portent chacun à leur tour sous leur chemise, pour sentir contre leur peau cette chaleur étrange des oiseaux. L’été, ils cassent des branches pendantes de châtaigniers pour s’abriter du soleil et boivent dans le filet des fontaines. Dans les champs, les paysans répondent de loin à leurs cris, à leurs questions. Les jours de marché, des rouliers les emmènent au trot cahotant des chevaux parmi des sacs, des cageots où tombent à chaque tournant les poulets. L’école est une vieille maison sous des arbres : aux murs, des tableaux mystérieux représentent des paysages qui n’existent pas, des collections de plantes et d’animaux au pelage plus étincelant que dans la nature, des séries aux beaux reflets de poids ronds et de mesures en étain. Antoine commence à lire et à former des mots.

Pont-Château a plongé dans cette nuit des souvenirs de la première enfance que n’éclairent plus parfois que les grands feux des rêves. Dirinon s’éloigne à son tour par les longues avenues de la mémoire : Jean-Pierre Bloyé est à Pontivy, qui ne s’appelle plus Napoléonville. Les mois qui passent repoussent déjà les ombres de cette guerre franco-allemande qui a ému si faiblement ce coin du monde : il ne reste de son passage que quelques prisonniers allemands oubliés auxquels les enfants lancent des pommes à cidre par les fenêtres de la prison, en s’appliquant à viser juste entre deux barreaux.

Antoine joue avec les enfants du commandant Dalignac : ce sont des parents de Mlle Zénaïde Fleuriot. Cette romancière à la morale révoltante écrit de longs récits pour les livres à reliure rouge et or, où cette bande d’enfants pourrait se reconnaître. Peut-être Antoine Bloyé lui sert-il de modèle pour tracer la figure d’un enfant pauvre bien traité par les bons riches, ces riches dont les fils iront tous à l’École Navale, à Saint-Cyr, comme il se doit : l’un deux, le plus vertueux, sera prêtre et mariera les gens de la famille et il y aura de grands banquets émus. Mais les enfants du Commandant qui ont dix ans, onze ans, n’ont pas encore tant d’idées derrière la tête. Ils jouent bonnement avec un garçon de leur âge qui a de bons bras, qui sait courir et qui connaît mieux qu’eux les ressources de la campagne. Sans doute les parents d’Antoine ont-ils des obligations à cette riche famille : Marie Bloyé passe assez souvent par les communs de la maison pour faire les gros lavages, mais Antoine n’est pas encore en âge de penser à ces choses et d’en tirer des soucis. Il n’est pas humilié, il ne sait pas faire de comparaisons, il joue. Il se bat avec ses compagnons mal surveillés par une bonne noire ramenée des Antilles avec des souvenirs coloniaux : c’est une longue fille obscure qui rit, se roule dans l’herbe comme une chèvre, fait voir ses jambes maigres, sa poitrine épaisse et secoue ses cheveux de coton, mal retenus par son madras jaune et rouge. Toute la bande gîte dans une grotte de la campagne où elle entasse des provisions cueillies dans les champs et des butins volés dans les maisons. Elle est plongée dans l’insouciance de l’enfance qui ne distingue pas les divisions du temps, l’addition mortelle des années et les pièges de la morale. Ils font partie de la nature, la nature est posée contre eux et compose avec leurs désirs et leurs jeux un monde où la veille ne se distingue pas du rêve. Les Dalignac possèdent des livres qui alimentent leur vie comme les arbres et la course : Antoine lit avec eux les romans de Fenimore Cooper. Au bord du Blavet courent les derniers de Mohicans, le Chasseur à la longue carabine et les Chasseurs de Chevelures, les canifs de poche sont des bowie-knifes, les paysans qui passent des avant-gardes de Navajœs sur le sentier de la guerre, les ruisseaux sont le Rio Grande del Norte, la négresse Zoé est une reine indienne qu’ils capturent et renversent avec un plaisir dont ils ne soupçonnent pas la source : dans le jeu de l’enlèvement ces garçons qui ont fini, à force de laisser couler les années, les vacances, par avoir treize ans, quatorze ans, appuient leurs doigts sur les reins et les seins élastiques de la fille noire, ils la saisissent aux jambes pour la faire tomber et elle crie parce que leurs mains serrent ses chevilles couvertes de bas de laine. Ainsi parcourent-ils un univers qui n’a pas de contacts avec celui de leurs parents. Ce beau moment des aventures arrive pour tous les enfants, pour les enfants des pauvres et les enfants des riches. Tous les petits humains sont d’abord semblables, avant de laisser s’évanouir cette égalité naïve dans la lumière impitoyable des rencontres et des dressages mal accordés aux fantaisies de l’enfance. Entre cinq et douze ans, tous les hommes sont faits pour s’entendre : des enfants échappés à l’espionnage des grandes personnes se rencontrent, les coups de foudre des camaraderies enfantines négligent toutes les barrières et jouent sans respect avec les idoles sinistres et les chaînes des familles.

Beaucoup d’années plus tard, Antoine se rappellera la pauvreté de ses parents à cette époque-là, il sera tourmenté par le souvenir de vieilles misères enfin comprises et des années où il était inscrit sur la liste des indigents de l’école primaire ; il parlera de ces souvenirs à son fils, tout se retrouvera : rien ne se perd finalement des comptes qui sont établis dans le monde… Mais dans les prés des environs de Pontivy, tout est facile aux jeux d’un enfant, toute enfance fabrique aisément ses bonheurs, plus aisément encore dans ce pays lointain qu’au milieu des allées ratissées des jardins publics, où les enfants ne se mêlent pas, que le long des rues noyées de fumée des banlieues dévorantes où grandissent mal les fils d’ouvriers.

Cependant les pommiers fleurissent et passent fleur, le sarrasin monte en graine. À l’école, Antoine est le premier de sa division, l’instituteur parle de lui à l’adjoint, l’adjoint au député : en faveur de ce fils bien doué d’ouvrier respectueux, de ce garçon anonyme au fond de sa province, des influences se nouent, des échanges de services sont rappelés : Antoine reçoit une bourse au collège, une bourse pour l’enseignement spécial naturellement. Il y a des classes d’enseignement spécial à Pontivy : il n’est pas question qu’on fasse apprendre le latin à Antoine, le grec moins encore : les parents de Mlle Fleuriot font du latin, mais Antoine ne saura jamais réciter par cœur les trois premiers vers de la première églogue de Virgile, les deux premiers vers du premier chant de l’Odyssée, il ne sera pas un homme bien, il ne glissera pas dans sa conversation les gerbes empruntées à la Flore latine de M. Larousse ni les immortelles du Jardin des Racines grecques. Des fils de fermiers, d’artisans, de petits fonctionnaires reçoivent l’enseignement spécial : que feraient-ils donc des Humanités ? Les belles volutes des Arts libéraux ne sont pas réservées à leurs fronts. Arts des hommes libres ? Les hommes libres sont ceux qui sont rentiers… Antoine, dans sa première année de collège, éprouve confusément qu’il ne disposera jamais des mêmes mots de passe et de ralliement que les fils de M. le commandant Dalignac, officier et propriétaire, mais il ne mesure pas encore la portée de ce savoir réservé et il conquiert en attendant avec une grande avidité de boursier pauvre le savoir particulier qu’on lui offre. Des forces dont les origines sont très éloignées de sa vie le poussent déjà vers des canaux bien tracés de la société : il les ignore, il ne pense pas si loin ; à la sortie du lycée il court encore la campagne, il s’y perd à moitié volontairement, il tire des sonnettes et casse des carreaux, il revient tard sans coiffure et les genoux en sang, il est brutal et rouge, avec des mouvements de chien. Il se fait ces blessures de l’adolescence dont l’homme mûr retrouve encore la trace blanche et mince sur sa peau : il se casse le nez, qui restera dévié et gonflé toute sa vie ; un autre jour, en jouant à la balle au chasseur, il se fend le front contre un arbre : il reste couché avec la compagnie amère de la fièvre, tout le monde croit qu’il va mourir d’une méningite, mais au bout de deux jours, il est debout. Les hommes de sa race ne meurent pas facilement.

Lorsqu’il rentre hagard, dans la nuit, tête nue, sa mère lui crie :

« Antoine, Antoine, où as-tu encore été driver ? Où as-tu perdu ta casquette ?… je n’ai pas les moyens de te coiffer tous les huit jours… »

Et parfois son père, assis devant la cheminée, se lève, détache sa grosse ceinture de cuir noir et le bat sans rien dire, la boucle d’acier dans sa large main, en le fixant de ses yeux pâles. Antoine domine sans grands combats sa révolte : il connaît le prix de la liberté. Il sait déjà que tout se paie, le repos par la peine, la liberté par les coups, l’amour par l’ennui et la vie par la mort…

IV

En 1878, Jean-Pierre Bloyé fut nommé contrôleur de route à la gare des voyageurs de Saint-Nazaire : il fut cet homme qui part de jour et de nuit avec son sac et ses nourritures et qui réveille les voyageurs endormis dans l’odeur noire de leurs wagons. Saint-Nazaire n’est pas loin de Pont-Château : Antoine revenait passer son adolescence dans le pays où il était né. Au collège de la ville, où sa bourse avait été transférée, il eut des camarades promis à des destinées plus brillantes que la sienne, des destinées qu’il suivit plus tard sur le Bulletin de l’Association des Anciens Élèves, sur les journaux : il y avait parmi eux Aristide Briand, le fils du cafetier, et Antoine se dit longtemps qu’il pourrait avoir recours à lui, lui demander des services : il ne le fit jamais, c’était simplement un de ces appuis presque magiques que les hommes obscurs gardent en réserve…

Le collège n’était pas très éloigné de la mer : du fond des aquariums sombres où ils apprenaient ce qu’on consentait à leur apprendre : la grammaire de Larive et Fleury, la morale, l’histoire de Victor Duruy, l’algèbre et l’anglais, les élèves entendaient les grands coups de vent montant et descendant de l’équinoxe ; la grande bête marine du vent criait, et ils sentaient passer le long de leurs jambes des envies de courir au bord de la mer. Les fenêtres laissées ouvertes par mégarde battaient, des carreaux tombaient ; les enfants, appelant à leur secours contre l’ennui des classes les souvenirs du dimanche, les images du jeudi, imaginaient de loin leurs plates secouées sur les courtes vagues du bassin et les longues lames blanches et vertes brassant de biais les sables sur la plage du Petit Traigt.

Cependant, autour des leçons récitées, des devoirs corrigés, des dimanches, des congés, des pensums, des gronderies, des querelles, des problèmes, Saint-Nazaire grandissait d’un mouvement plus vif encore que ces enfants.

Saint-Nazaire n’était pas une de ces vieilles idoles de villes, immobiles, rêvassant dans un corset de murailles, de bastions et de mémoire, où tous les coins racontent une antiquité dont les gens se souviennent avec orgueil. Un jour, sur les sables bas, il y avait eu une cité celtique, puis une cité ornée de chapelles par les nouveaux chrétiens et saint Grégoire de Tours avait parlé de cette nouvelle ville ; puis ce début d’histoire s’était évanoui, il y avait eu un village de pêcheurs oublié sur ses dunes et ses débris de coquillages. Aucun habitant de Saint-Nazaire ne se souciait de ces vestiges disparus qui n’avaient pas laissé de monuments, d’héritages légendaires. La ville, après des siècles de silence, de petits travaux marins, était, au temps de l’adolescence d’Antoine, une invention de l’Empire.

Treize ou quatorze ans plus tôt, les augures du haut commerce, les spécialistes du transit maritime avaient jeté les yeux sur les cartes de l’Ouest. Le grand commerce calculait que les départs de Saint-Nazaire abrégeraient de trois jours le long parcours atlantique ; il comptait : tant de tonnes de charbon de moins, tant de journées de paie à la mer, et ainsi de suite. La Compagnie transatlantique décida finalement que cette bourgade de pêcheurs en Loire serait tête de ligne comme Le Havre. C’était dans le temps que le corps législatif proposait à l’ambition de tous les Français l’orgueil et les profits des grandes entreprises publiques ; l’empereur essayait de séduire tous les cœurs ombrageux, de désarmer les dernières révoltes et les derniers ressentiments par des promesses de grandeur séculière et de bénéfices commerciaux ; les vivaces mots d’ordre de Guizot se remettaient en mouvement, l’Enrichissez-vous du vieux ministre était comme le Sermon sur la Montagne de la jeune bourgeoisie aux dents longues. Les journaux se mirent à parler de la future cité de l’Atlantique Sud ; L’Illustration publiait des gravures sur bois plus compliquées que la nature qui représentaient les futurs monuments. On lisait dans les feuilles de Paris : « Faut-il s’étonner des vives émotions qui surexcitent l’opinion quand on voit Saint-Nazaire, une simple bourgade perdue dans un pli des rives de l’Atlantique s’élever en quelques années à la hauteur de nos premières cités maritimes ? » Les financiers de Nantes installés dans les appartements Louis XV de la Fosse, de l’île Feydeau, de l’île Gloriette où les négriers avaient jadis drainé les profits de la traite surveillaient cette naissance qui se déroulait à la sortie de leur grand-rue de la Loire. MM. Cézard frères, qui tenaient alors le premier rang sur la place de Nantes, prenaient en main l’avenir de Saint-Nazaire et fondaient la Compagnie des Crédits généraux.

Le Grand-Hôtel monta comme une plante hâtive ; les Halles couvertes se mirent un jour à briller au soleil blanc de l’Atlantique de toutes leurs verrières, de toutes leurs charpentes de métal ; les bassins à flot rongèrent peu à peu les rives molles de l’estuaire ; en 79 se bâtirent, à Trignac les Usines métallurgiques de la Basse-Loire ; en 81, les Chantiers de la Loire.

Antoine Bloyé tombait à quatorze ans au centre de cette ville qui se haussait et s’agitait de son mieux au-dessus de la plaine lisse des eaux, qui multipliait ses toits d’ardoise ; les maisons proliféraient comme des coraux, les bassins se maçonnaient, les mâts des vapeurs, des grands voiliers se balançaient au-dessus des faîtages, apparaissaient de loin aux paysans briérons qui venaient au marché. Une sorte de fièvre attirait vers les quais, les chantiers, les échafaudages, les hommes en quête d’ouvrage et les capitaux en quête de profits. Entre des rangées de palissades se taillaient de grandes rues perpendiculaires où le vent de mer arrachait les chapeaux durs des Parisiens et des Nantais et les casquettes d’hommes étrangers au pays : il n’y retrouvait plus ses obstacles, ses creux, ses terrains de jeu et ses vieilles cachettes, il tourbillonnait à la croisée des nouveaux carrefours, soulevant des nuées de plâtre et de poussière, il s’effilochait à la pointe des cheminées d’usines qui fumaient dans un ciel longtemps pur.

Les journaux se laissaient aller à des élans trop faciles : « Tout rappelle à Saint-Nazaire, disaient-ils, les féeriques créations que les placers du Sacramento ont fait naître en Californie… » Antoine vivait ce grand remue-ménage de fondation ; il était entraîné par la croissance de cette ville : dans une époque où les hommes mûrs s’abandonnaient à l’ivresse de construire, les jeunes gens se laissaient émerveiller à moindres frais. Comment un garçon de quinze ans eût-il pu résister à cette exaltation industrielle qui saisissait les grandes personnes ? Antoine allait du même pas que ses compatriotes de la Grande Brière qui abandonnaient la misère, la liberté désertique de leurs tourbières et de leurs marécages, le lent trafic de leurs bateaux plats sur les étiers pour aller à l’embauche des usines dont ils voyaient rougeoyer les feux lorsqu’ils se promenaient le soir sur les chaussées de leur royaume des ombres. Indret vidait déjà la Brière : les machines commençaient à aspirer dans tous les coins de France les adolescents des campagnes.

Tous les mouvements concertés de l’industrie et des fleuves, des voies ferrées et des grandes lignes maritimes achevaient d’arracher Antoine au sillon terrien où il avait germé, et d’où il avait été ébranlé avant l’âge. Il se sentait pauvre, il connaissait de bonne heure cette ambition douloureuse des fils d’ouvriers qui voient s’entrouvrir devant eux les portes d’une nouvelle vie. Comment se refuseraient-ils à abandonner le monde sans joie où leurs pères n’ont pas eu leur content de respiration, de nourriture, le content de leur loisir, de leurs amours, de leur sécurité ? Le malheur c’est qu’ils oublieront ce monde promptement et se feront les ennemis de leurs pères. Antoine n’imaginait plus à quinze ans que son avenir pût se dérouler ailleurs que dans les régions où résonnent les plaques de tôle, où l’on rive, où l’on frappe, où les sirènes à vapeur mettent le ciel en lambeaux, et où grandissent les hauts squelettes des chantiers. Il s’y voyait naïvement sous la figure d’un chef. L’indifférence, la passivité paysanne qu’il avait d’abord absorbées par tous les pores sous les arbres, au pied des collines usées du Finistère, s’évanouissaient à chaque mise en marche de moteur, à chaque départ de bateau, à chaque démarrage de train.

Les jours de congé, il s’aventurait du côté des chantiers de construction de Penhoët ou d’Indret : c’est pourquoi son destin ressemblera plus qu’on eût pu le croire à celui des hommes de Saint-André-des-Eaux qui passent leur vie dans les incendies des usines. Toutes ses forces étaient attirées par ce grand jeu qui commençait : un Antoine Bloyé, à seize ans, n’est plus capable de concevoir les actions d’un homme que sous les apparences industrielles qui dominent l’âge dangereux où son adolescence se déroule. La mer qui baigne les longues plages environnantes, qui s’insinue jusque dans la ville et repousse les places et les rues, ne parvient pas à détourner Antoine de l’attraction qu’exercent sur lui la construction des paquebots et la circulation des trains. Les vagabondages en plate d’une rive à l’autre de la Loire, les baignades sur la grève, au pied des hautes murailles verticales des bassins, les courriers de Santander et des Antilles, les perroquets de l’Amérique du Sud, les cigares de La Havane et l’essence de rose que les navigateurs rapportent dans les bouteilles de plomb, les casquettes à galons d’or des officiers des paquebots ont pour lui un attrait moins puissant que les forces mécaniques, les balanciers des machines, les ceintures de voies ferrées, de hauts fourneaux et d’usines que la France est en train de se nouer autour de la taille. Peut-être éprouve-t-il d’ailleurs cette répulsion obscure, cette défiance de chats que les paysans éprouvent à l’égard de la mer : ils n’aiment guère quitter la solidité rassurante de la terre et la perdre de vue. Antoine suit ses camarades pour qu’ils ne le raillent pas, mais il s’avoue qu’il n’aime pas l’eau.

Antoine connaît aussi le prestige qui entoure les hommes qui conduisent le travail et mettent les machines en mouvement. Son père, employé du Service de l’Exploitation, parle avec une sorte de jalousie des machinistes du Service de la Traction : l’homme qui compte le plus est celui qui touche du plus près à la production : Antoine saisit qu’un machiniste occupe sur l’échelle interminable des métiers un rang plus enviable qu’un facteur ou qu’un surveillant. Dans Saint-Nazaire, les titres magiques d’ingénieur, d’ingénieur en chef ouvrent toutes les portes ; ces mots expriment complètement l’idée qu’Antoine peut se faire de l’importance et de la puissance véritables. Il s’aperçoit aussi que les mécaniciens vivent mieux que son père, que les paysans et que les marins. Il distingue mal entre le machiniste et l’ingénieur, hommes des machines, mais il commence à faire des rêves de grandeur, à se promettre un avenir important, au milieu des vapeurs, des commandements, des membres lisses et huilés des machines. Il aura peut-être du mal à y parvenir, mais il se connaît, il connaît sa dureté, sa résistance au travail, il se promène le soir en se disant qu’il y arrivera…

En attendant, il passe en fraude sous le regard des douaniers défiants les fameuses bouteilles d’essence de rose apportées d’outre-mer : il va être pris, cette odeur passe à travers le plomb, il croit qu’il est environné dans un nuage de rose, qu’on le sent de loin. Mais il n’est jamais pris, les douaniers lui disent bonjour, comme à tous les garçons du port qu’ils voient passer et repasser. Jean-Pierre Bloyé fraude la douane, comme son fils : il introduit des boîtes de Havane achetées aux cuisiniers, aux chauffeurs des transatlantiques, il les revend aux inspecteurs, aux chefs de district, aux patrons des grands hôtels, au chef de gare. Chaque courrier des Antilles amène l’argent à la maison, la fraude facilite une vie étroitement mesurée. Autour des Bloyé, personne ne réprouverait des entreprises si naturelles : plus tard, Jules Ferry chargera l’école laïque d’enseigner aux ouvriers le respect de la loi et la vénération des finances de l’État. À Dirinon, Jean-Pierre Bloyé tuait les cochons de la bouchère, Marie Bloyé gagnait un peu d’argent en allant porter de nuit les dépêches : elle traversait souvent dix kilomètres de bois noirs, au centre de ces bruits de guet et de préparatifs que font les fuites des petits animaux nocturnes et les gémissements des chouettes, elle marchait ainsi avec son bâton prête à mal accueillir les fantômes et les mauvais garçons : elle tirait de ces courses un franc, deux francs, il y avait des châteaux dont les maîtres pensaient bien payer la peine des porteurs de nouvelles, les annonciateurs des visites, des naissances, des morts. À Saint-Nazaire, la contrebande valait mieux.

Cependant, Antoine, avec les années, commençait à souffrir de plusieurs choses qu’il voyait… Par exemple, qu’on fît à ses parents des charités déguisées, qu’on leur envoyât, parce qu’ils étaient dociles et respectueux, de vieux pantalons, de vieilles vestes qui pouvaient encore faire bon usage sur des dos moins exigeants que ceux de leurs anciens maîtres. Sa mère allait, par faveur, faire les grosses lessives du chef de gare : ce sont des services qu’on ne peut refuser à des supérieurs. On payait son père pour de petites commissions qu’il faisait. Antoine prenait de l’orgueil pour se défendre contre ces histoires… Des hommes bien vêtus arrêtaient dans la rue Jean-Pierre Bloyé ; ils lui demandaient de haut des nouvelles de sa santé, puis ils donnaient le mot de leur politesse :

« Dites donc, Bloyé, il n’y aurait pas moyen d’avoir des cigares, ma provision commence à s’épuiser… »

Bloyé répondait qu’il avait des amis, un paquebot allait bientôt arriver, il y avait toujours moyen de s’arranger. Le client lui disait alors de prendre garde aux douaniers, moins bêtes qu’ils n’en avaient l’air, il craignait vaguement d’être compromis un jour dans une histoire qui ferait du bruit si Bloyé était pris, mais Bloyé répondait :

« Le gabelou qui m’attrapera n’est pas encore né… »

L’autre riait, complice après tout à l’abri des retours du sort. Antoine n’aimait pas le ton que prenaient ces messieurs de Saint-Nazaire, ces inspecteurs de Nantes, qui ne portaient pas d’uniforme, il était gêné de voir son père saluer si docilement, endurer si poliment qu’on lui frappât sur l’épaule avec un air de suffisance, de protection.

« Il faut respecter ceux qui sont au-dessus de nous, disait Jean-Pierre, qui acceptait les paroles et les gestes comme ils venaient, qui n’y voyait jamais malice. Il ne pensait pas à mal. Il y aura toujours des gros et des petits, il y en aura toujours. C’est comme les guerres, ça n’est pas nous qui changerons le monde… »

Et Marie Bloyé ajoutait :

« C’est la chance et les volontés de Dieu qui nous placent. »

Antoine ne savait pas ce que son père pensait, quelles idées il y avait derrière ces paroles passives, peut-être Jean-Pierre acceptait-il ces choses moins docilement que l’apparence ne disait, il y avait des jours où il réfléchissait avec une sorte de colère triste, on voyait se contracter les muscles de sa mâchoire. Mais il n’est pas dans la coutume des hommes que les fils pénètrent toutes les pensées qui se forment dans la tête des pères comme de grosses bulles douloureuses, et les fils ne sont pas des juges sans passions.

Parfois, des dames chez qui Marie Bloyé allait en journée rencontraient Antoine en compagnie de sa mère. Elles commandaient à celle qu’elles appelaient la mère Bloyé de venir chez elles en journée, tel jour, à telle heure, pour un grand nettoyage ou pour une grosse lessive. Elles remarquaient soudain, distraitement, la présence d’Antoine, elles interrogeaient sa mère, elles voulaient savoir ce qu’elle allait faire de « son grand fils ». Marie Bloyé répondait qu’on ne savait pas encore, qu’Antoine tournait toujours du côté des usines, du chemin de fer, qu’il ne fallait pas songer en tout cas à en faire un marin :

« Il est comme son père, il n’aime pas l’eau… »

Les dames donnaient des conseils : il faudrait faire ci et il faudrait faire ça. Comme si elles savaient tout, comme si elles pouvaient diriger le monde entier du haut de leurs chapeaux. Antoine n’ouvrait pas la bouche, ce qu’il ferait ne regardait pas ces longues jupes, ces guipures, ces cols à baleines, il ne savait où mettre ses poignets qui sortaient un peu trop de ses manches, ses manches qui venaient peut-être d’un vieux pardessus donné par ces dames, il regardait ses gros souliers, les fillettes debout à côté des dames regardaient aussi ces gros souliers. Antoine haïssait les dames et leurs filles…

 

*

 

Les journées filaient. Antoine travaillait, comme un garçon qui n’a d’autres ressources que ses bras et que sa tête, ses propres bras, sa propre tête et non les bras des autres, la tête d’un oncle, les tiroirs pleins d’un père, comme un garçon sans héritage. Il apprenait la géométrie, l’algèbre, la physique, l’histoire, il retenait des noms qui ne lui disaient rien, qui ne faisaient pas partie de sa vie de tous les jours, Athalie, Andromaque… Quel rapport avaient-elles, ces héroïnes des familles cultivées, avec le service de nuit du père, les cigares de contrebande, le sang fumant des cochons égorgés ? Le Cid, Chimène… Quel rapport avec les lessives de Mme Dubuis et la crasse des gens à l’aise ? Une année, il fut envoyé au Concours régional de l’Académie de Rennes pour les lycées et collèges : commentez cette pensée de Pascal : Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. Antoine pouvait faire le singe savant comme un autre. Il eut un premier accessit, il eut tous les prix cette année-là, au collège.

Un dimanche, il se trouva debout sur le plancher sonore d’une estrade tapissée de rouge, il avait le soleil dans le dos, il le sentait qui traversait sa veste, il voyait devant lui les professeurs dans leurs robes, une sorte de général qui était le préfet, un prêtre. On venait de lire le palmarès de sa classe : enseignement spécial, classe de 3e et de 2e années : Français, premier prix : Bloyé (Antoine), de Pont-Château, externe ; Mathématiques : Bloyé (Antoine). Le préfet distribuait des couronnes vertes ; renseigné au creux de l’oreille par le principal, il parlait, mais Antoine, la tête un peu perdue dans un brouillard de lumière, n’entendait que des morceaux de parole, de vous féliciter, espoir, de nos populations laborieuses. Un homme dressé derrière une table lui tendit un tas de livres. Il se retourna, il vit le petit mouvement de vagues que faisaient les têtes et les chapeaux qui venaient déferler mollement sur le dos même des musiciens, des marrons d’Inde tombaient dans le silence matinal que la foule ne troublait pas, un transatlantique en partance cria, tout à coup, plusieurs personnes applaudirent ; au premier rang, une dame bien mise dans une robe violette garnie de dentelles un peu jaunes battit des mains, ces mains blanches volaient comme une paire d’ailes de chair au-dessus des cheveux frisés du trombone, elles étaient indépendantes comme des êtres aériens. Plus loin, Antoine découvrit sa mère, avec sa raide jupe noire, son corsage ajusté et sa coiffe redonnaise qui remuait, elle fixait l’estrade et applaudissait ; ses pommettes rondes étaient rouges de plaisir. Antoine apercevait sous les mailles noires de la résille les bandeaux de cheveux blancs de sa mère, qui avait blanchi à trente ans. Un camarade qui avait reçu à son tour sa portion de prix le poussa, il descendit et passa devant les musiciens ; la dame qui était assise au premier rang se pencha vers sa voisine et se mit à rire, sans doute riait-elle de lui, elle le suivait des yeux, il croyait l’entendre : « ce petit paysan »… Son père n’était pas là, il était de service dans le train de Nantes. Plus tard, la distribution des prix s’acheva vers la fin de la matinée, sa mère le conduisit chez le photographe qui ne manqua pas de le féliciter. Antoine portait une sorte de redingote étroite qui faisait des plis, il dut poser, une main posée sur la pile de ses prix étagés en une pyramide à degrés comme un petit temple assyrien rouge et or. Pour quoi faire ? se disait Antoine. Le photographe lui envoyait du fond de l’atelier aux verrières bleues les paroles de sa profession :

« Regardez bien en face droit devant vous… l’air vif et décidé… Levons bien la tête, le regard droit, le bras gauche naturel… c’est très bien, ne bougeons plus… Et voilà ! »

Antoine se demandait s’il avait réellement lieu d’être fier, si ce succès de collège signifiait quelque chose pour sa vie à venir. Cependant, son père, rentré de Nantes, parlait de lui aux voisins…

Mais ce soir-là, ce soir de victoire enfantine, Antoine pense soudain que sa mère ne sait pas écrire, qu’elle lit seulement les caractères d’imprimerie mais non les lettres manuscrites, qu’elle prononce de travers les mots compliqués, elle dit un translantique, elle emploie des mots patois de son pays gallo, driver pour vagabonder, caballer pour tomber, sia pour oui et cela fait rire les gens des villes, elle croit aux mauvais sorts, aux bons sorts, elle parle avec foi de son grand-père qui était sorcier à Béganne et allait écouter les morts la nuit, elle croit à la vérité des proverbes, des dictons sur le temps, toute sa science est enfermée dans un vieux livre moisi et piqué qui contient tous les secrets du grand Albert. Ainsi Antoine commence à éprouver, maladroitement encore ce soir-là, assis à la porte de la maison, que le monde vers lequel ses études le poussent, où l’entraîne une naïve ambition est assez loin du monde où depuis leur jeunesse ont vécu ses parents, il sent un commencement de séparation, il n’est plus exactement de leur sang et de leur condition, il souffre déjà comme d’un adieu, comme d’une infidélité sans retour. Ce soir-là même, le 4 août 1879… Après souper, il essaie de lire le livre qu’il a reçu comme prix d’excellence : c’est Le Devoir, par M. Jules Simon, de l’Académie française, il découvre au hasard :

« L’homme est libre… il reconnaît toujours à lui-même le pouvoir de ne pas faire ce qu’il fait, de faire ce qu’il ne fait pas… »

Antoine réfléchit sur ces paroles et sur quelques autres, il les entend mal. Son père est-il libre de ne pas être pauvre, de ne pas faire de service de nuit, de ne pas aller là où il va, sa mère libre de ne pas avoir le dos noué de travail, d’être recrue et vieillie avant son temps ? Lui-même, comment est-il libre ? Libre, être libre, cela signifie peut-être simplement ne pas être pauvre et toujours commandé. Les riches ont une sorte de liberté. Les rentiers. Ainsi prend-il au rebours des intentions de M. Jules Simon des paroles trop célestes pour un fils d’ouvrier. Il n’est pas fin, il ne saisit pas les pensées trop nobles, il a une simplicité qu’il perdra difficilement, mais il referme pour toute sa vie le livre aux filets dorés de M. Jules Simon.

Cependant, on parlait de lui, comme autrefois à l’école primaire : des gens qu’il ne connaissait guère que pour les voir et les saluer lorsqu’il les croisait dans la rue se mêlaient de conseiller Jean-Pierre Bloyé, qui était favorablement regardé de ses supérieurs. Le chef de gare, M. Dubuis, qui était jeune, dont la jeune femme provoquait bien des jalousies à Saint-Nazaire en chantant d’une belle voix tremblante dans les salons et les fêtes de charité, disait à Bloyé :

« Votre fils vaut la peine d’être poussé… C’est dommage de laisser un enfant bien doué comme lui entrer en apprentissage… Il serait assez malheureux de ne faire qu’un ouvrier, il a déjà trop d’instruction… Cela fait des ouvriers aigris… Vous pourriez essayer des Arts et Métiers, il pourrait se faire une belle situation, n’importe où, dans la marine, ou dans les chemins de fer, il serait cheminot comme son père… Il y a des élèves des Arts qui font de belles carrières dans l’industrie… »

Jean-Pierre Bloyé était tenté par l’idée de faire de son fils un monsieur, un bourgeois, malgré les sacrifices qu’il faudrait faire encore. Un garçon qui étudie ne gagne pas, il coûte plutôt et les voisins critiquent votre ambition derrière votre dos, comme si vous les trahissiez, en essayant de faire échapper votre enfant à la dureté de la vie ouvrière… Mais le pli des études était pris et Bloyé faisait des rêves d’avenir : il voyait son fils placé un jour au centre même de ces régions écartées où s’agitent les ingénieurs et les inspecteurs principaux, régions inconnues. Il avait le respect de l’instruction, il la regardait comme une magie qui ouvre les portes de la liberté et du pouvoir : ses secrets délivreraient Antoine des chaînes qu’il avait lui-même portées. Comment un père empêcherait-il son fils d’échapper, s’il le peut, au malheur : il avait beaucoup battu Antoine, mais il l’aimait. Un an de collège encore, Antoine suivit docilement les conseils que lui transmettait son père : un fils ne discute point. D’ailleurs ces plans s’accommodaient trop étroitement à ses projets de commandement et de machines pour qu’il eût envie de leur résister. Un jour vint, au bout de l’année 80, où il prit seul le train qui menait à Angers.

V

Pendant ce voyage, Antoine était heureux, léger comme les voyageurs qui vont vers la richesse, les aventures ; sur le quai de la gare de Nantes, en attendant la correspondance, il marchait impatiemment, il allait à la pointe du trottoir comme au bout de la jetée où va venir accoster un navire d’outre-mer. Toute la France et toute la vie, à l’est de son pays, étaient disponibles et ouvertes, il abandonnait sa province pour la première fois et la gare de Nantes était comme une gare frontière.

Il se sentait pourtant en pays de connaissance, simplement parce que son fleuve de Loire suivait la ligne du chemin de fer : cette bonne compagnie du fleuve, qui s’écartait du remblai puis accourait vers lui à travers des prés à demi inondés et des files de saules à grosse tête, l’empêchait de se sentir tout à fait dépaysé. C’était comme un fil tendu entre Saint-Nazaire et Angers, entre ce qu’il laissait et ce qu’il allait rencontrer, son passé et son avenir : plusieurs mois plus tard, lorsqu’il se penchait, les jours de sortie, au-dessus de la Loire, aux Ponts-de-Cé, il croyait entendre sous le bruit coulant du grand fleuve sableux les marteaux de Penhoët et les sirènes des grands navires qui lèvent l’ancre vers Santander.

Angers, 80, 81, 82, 83 : pendant trois ans, Antoine mena cette existence sévère des Écoles nationales d’arts et métiers, qui préparent des sous-officiers et des officiers subalternes pour les armées de la grande industrie française.

Tout encourageait alors la jeunesse ouvrière, les descendants ambitieux des artisans, des petits fonctionnaires à entrer dans le complot du commandement ; Antoine y avait été entraîné comme les autres et il ignorait tout des ressorts qui tendaient cette grande entreprise, il ne savait pas qu’il faisait avec bien d’autres adolescents de son âge un des enjeux de la vaste partie que commençaient à engager les principaux maîtres de la bourgeoisie française. On lui avait dit simplement qu’il pourrait échapper à la misère, aux incertitudes ouvrières, et ces promesses avaient trop bien répondu aux tentations que sa ville lui offrait pour qu’il se refusât à les entendre. Il ne savait rien. Loin de lui, avant même qu’il fût né, dans des bureaux, dans des assemblées d’actionnaires, des parlements, des corps savants, depuis trente ans se faisaient entendre les exigences des usiniers : l’industrie réclamait de nouveaux matériaux humains, elle sentait grandir le besoin qu’elle avait d’hommes capables de lire un dessin, de diriger la fabrication d’une pièce, de commenter des ordres venus de haut, de mettre en place ces projets modestes et ces inventions de détail qui nourrissent le progrès industriel et accroissent la production. Ce n’était point pour l’amour des hommes que le parlement avait voté, le 15 mars 1858, un texte de loi sur l’enseignement professionnel ; l’enseignement spécial n’avait pas été une fantaisie dans une époque où la puissance des machines, les stocks de matières premières et de produits fabriqués, la vitesse des locomotives augmentaient tous les ans.

Au moment où Antoine Bloyé naît sur la bordure de sa Brière pacifique qui somnole, il y a en France cent cinquante mille usines de toutes les puissances ; quinze cent mille ouvriers de fabrique, cinq cent mille chevaux-vapeur sont mis au service de l’industrie : il faut des hommes habiles à manier ces masses de manœuvre, des maréchaux des logis capables de faire travailler cette cavalerie abstraite. Les conseils d’administration réclament des cadres, ce que la marine de guerre appelle du personnel de maistrance, les actionnaires laissent entendre aux Pouvoirs publics qu’il leur faut des spécialistes, des contremaîtres et des chefs ouvriers ; M. le général Morin et M. Tresca, hommes savants dans la mécanique appliquée, calculent en revenant en 1862 de l’Exposition industrielle de Londres que les trois écoles d’arts et métiers d’Aix-en-Provence, d’Angers et de Châlons, l’École centrale, l’École des mines et l’École des ponts-et-chaussées produisent bon an mal an sept cents hommes : cent diplômes à Centrale, trois cents élèves sortant des Mines et des Ponts, trois cents certificats de sortie aux Arts ; ils voient en même temps que les usines emploient, à leur estimation, qui est modeste, douze cent mille personnes ; la proportion des cadres moyens et de la troupe est comme un à deux mille : voilà bien peu de fourriers et d’adjudants. De plus hauts destins sont réservés aux fils des grands bourgeois, des bourgeois des métiers libéraux, des destins ornés par les mots de passe des Humanités, mais quelles réserves parmi les fils d’ouvriers bien doués, quelles inépuisables sources de bons serviteurs. On a besoin d’eux, on les séduit donc en leur promettant le grand avenir des chances égales, c’est la démocratie qui monte comme un soleil, chaque fils d’ouvrier a dans son cartable un diplôme de Conducteur d’Hommes, un diplôme en blanc de bourgeois…

Ces causes massives qui sont à l’œuvre au milieu des grandes villes où se décide l’histoire des pays, qui opèrent dans les conseils du gouvernement, ont lancé Antoine Bloyé sur une pente qu’il croit peut-être avoir librement choisie ; il va descendre cette longue pente à une allure qui n’empruntera pas son rythme aux désirs nuageux d’un garçon de dix-huit ans aux regards de qui le monde apparut sous les couleurs grises des abords des gares et des maisons au sol de terre battue.

Le doucereux, l’hypocrite M. Jules Simon a dit un jour : « Les Écoles d’arts et métiers… peuvent être à la rigueur considérées comme des écoles d’apprentissage, puisqu’on y apprend à fond théoriquement et pratiquement l’un des métiers suivants : forgeron, fondeur, ajusteur-serrurier, tourneur sur métaux et menuisier. Déjà pourtant, ces écoles s’élèvent au-dessus de l’apprentissage proprement dit : elles ne forment que des ouvriers d’élite et des chefs ouvriers… » C’est pourquoi le 15 octobre 1880, Antoine Bloyé débarque sur la place nue qui est devant la gare, à Angers.

 

*

 

Angers sommeille, avec ses beaux arbres, son haut château aux tours rondes comme des tuyaux, ses souvenirs du roi René, ses promenades brodées de mosaïques florales, ses maisons secrètes dont les façades s’écaillent, ses réserves de vins blancs, ses officiers et ses belles provinciales, orgueilleuses de leurs seins. Au bord de la rivière Maine, les ateliers des Arts et Métiers tournent dans un mouvement de machines bien huilées et fabriquent les hommes qui sont leurs produits. Antoine, dans l’insouciance de ses dix-huit ans, absorbe tout ce que l’École lui donne, nourriture et savoir, avec un grand appétit de sa tête et de son corps : il est plus avide des choses terrestres qu’il ne s’en doutera jamais. Il rit des professeurs qui sont là, qui regardent comme des ennemis les adolescents qu’ils enseignent : presque tous les maîtres sont ainsi. Il va « au cadre » dresser de beaux édifices éphémères de chiffres et de traits ; il passe des couleurs dans un bonnet de coton pour orner ses lavis de machines, d’engrenages, il a des amis : dans la troisième division qui est la sienne, cent un jeunes hommes de son âge vivent au même rythme militaire que lui, sans avoir le loisir de penser à mal ni bien : ils circulent au milieu des actions réglées de la journée, des lourds sommeils nocturnes qui suivent la prière du soir aux réveils secoués par l’eau glacée des lavabos. Il y a les cris des adjudants, qui sont d’anciens militaires, les repas grossiers de vingt minutes, où l’on trouve de grandes étiquettes cuites dans la purée de pois cassés, les haricots rouges qu’ils nomment brutalement la biture, la prison, la salle de police, l’infirmerie avec la chaleur religieuse des poêles et les voix des bonnes sœurs, les heures interminables des cours théoriques, les heures ouvrières dans l’atelier de forge et de fonderie. De courtes sorties sont écrasées entre deux bouts de semaine, avec le franc hebdomadaire qu’autorise la direction. Les heures s’entassent sur les heures : cinq heures trois quarts de cours, sept heures d’atelier par jour. Cet entassement d’actions, le manque d’argent, les roues aux dents vives d’un mécanisme soigneusement serré ne laissent pas à Antoine beaucoup de loisirs pour rêver et apprendre à se connaître : ces loisirs n’appartiennent qu’aux jeunes gens qui tombent du lycée dans les études ouvertes, libres et lentes des universités : tout le monde ne fait pas son droit. Dans ces années 80, qui songerait à accoutumer un Bloyé à une existence, à des pensées libérales. À peine d’ailleurs le trompe-t-on, on ne lui fait plus guère de promesses que la vie ne tiendrait pas, ces promesses étaient bonnes pour les discours de distribution des prix. On n’annonce pas à ces jeunes gens un avenir trop éclatant, on leur apprend à quelles tâches ils seront voués, qu’ils entreront à leur sortie de l’École comme mécaniciens dans la Flotte, la Marine marchande, les Chemins de fer, ou qu’ils seront artisans, conducteurs de petits métiers, contremaîtres, chefs d’atelier ; d’autres dessineront, attentifs au-dessus des tables inclinées, des plans dans des bureaux d’études éclairés par des verrières ; quelques-uns dépasseront le troupeau, et ils seront cités, et ils seront les têtes d’épis élevées au-dessus des tiges du champ, les têtes qui justifieront des vies médiocres sans nombre…

Antoine grandit, bien tard, il y a eu une interruption dans sa croissance, il a été, après sa robuste enfance campagnarde, l’adolescent des quartiers ouvriers aux cheveux trop longs, aux bras maigres et aux tempes transparentes : ces trois années d’Angers lui valent de larges épaules et ces muscles denses que façonnent les masses de frappeur maniées dans l’atelier de forge et de fonderie. Le maigre garçon qui arrivait à l’École dans l’automne de 80, pour passer les mois d’hiver et de printemps dans l’étouffante douceur de l’infirmerie, aux mains des sœurs, après tout moins brutales que celles des hommes, pour traverser la fièvre, la furonculose des jeunes gens qui grandissent trop, et les pensées alimentées par le souvenir des attitudes des filles, par le mouvement des hanches de la jeune bonne sœur Sainte-Marguerite, n’est plus qu’un frère mort du jeune forgeron en tablier de cuir qui pose derrière une enclume pour la photographie annuelle de la troisième division. Il a changé de peau, il a laissé se dégager l’homme qu’il contenait, il est bâti à dix-neuf comme les paysans d’Allaire qui le reconnaîtraient pour un des leurs s’il allait les visiter un jour, à sa couleur et à sa charpente : il a un mètre soixante-quinze, les cheveux un peu roux et des yeux bleus dans un visage sanguin. Soudain, il se met à ressembler à son père. Une certaine puissance habite ce grand corps qui la connaît vaguement et la retient assez maladroitement : c’est une force qui s’annonce d’une manière humble, qui demeurera anonyme, mais qui sera capable de se manifester sûrement, mais Antoine n’a guère de loisirs pour penser qu’il a de la puissance et de plus vastes désirs qu’il n’en pourra jamais satisfaire : il manie la craie, le porte-plume, le marteau, il échange des plaisanteries de soldat, il est hébété de fatigue comme un soldat, sa force s’épanouit comme elle peut dans des tumultes, des épanchements de grand écolier. Cette fortune lui manque du temps à gaspiller : pendant ces années de connaissance de soi qu’on a du mal à remplacer dans la vie des hommes mûrs, il n’a même pas de vacances : en août et en septembre, à Saint-Nazaire, il passe ses deux mois aux chantiers de la Loire à l’atelier de forge. Son père lui dit :

« Il te faut de l’argent pour l’année, pour tes vêtements. Je ne l’ai pas… Tu dois le gagner, mon garçon… »

Il le gagne, il le gagne durement treize heures par jour et ces francs de salaire ne font pas une très grosse somme pour toute l’année : à partir de mai il ne sort plus le dimanche à Angers. Toute cette hâte, toute cette besogne ! Ce n’est pas assez de savoir que le temps de pauvreté finira, il se révolte, il sent toutes ces choses en lui sans emploi, tous ces pouvoirs, ces désirs qui voudraient des vacances pour s’épanouir, il devine que des forces ennemies conspirent contre l’épanouissement des jeunes hommes de sa classe, il connaît la colère, il y a place pour la haine dans cette tête de dix-neuf ans, la haine pour les gardes-chiourme de l’École, pour les ingénieurs des Chantiers. De quel côté est-il placé ? Il se sent envahi par les colères ouvrières, mais il est cependant suspendu au bord d’une vie où il sait qu’il commandera des ouvriers : comment s’y reconnaître ?

Un jour, dans la cour des Chantiers, il monte sur un tas de poutrelles au moment de la sortie et il parle à ses compagnons de la nécessité de faire grève, il laisse couler une source du fond de sa colère :

« Compagnons, nous ne pouvons pas endurer ces choses plus longtemps, nous sommes comme des domestiques devant ces messieurs de la Direction. Il y a vos femmes et vos enfants que vous ne pouvez pas nourrir, il y a ces quatorze heures par jour que vous faites, il y a ces amendes que vous payez. Notre malheur c’est d’être isolés, nous sommes chacun dans notre coin et nous nous tirons dans les jambes… les patrons ne pourront plus rien sur nous quand nous serons unis… »

Des cris ont résonné dans la cour et les hommes se sont en allés, Antoine est reparti seul sur la route, toute sa colère tombée, impuissant sous la nuit. Il n’y a pas eu de grève, le directeur lui a dit :

« Vous êtes un enfant, je veux bien fermer les yeux pour cette fois, mais n’y revenez pas… Je ne me serais pas attendu à pareille chose de la part d’un garçon instruit comme vous, qui sera peut-être un chef demain… »

On ne le prend pas au sérieux, on ne voit en lui qu’un ouvrier provisoire et ses colères ne troublent personne. Un chef demain ? C’est ce que dit Jean-Pierre :

« Tu es fou de risquer ton avenir pour des enfantillages… Les mauvaises notes peuvent te suivre… Tu me récompenses mal de t’avoir poussé, d’avoir fait des sacrifices pour toi… »

Comment y voir clair ? Antoine a eu cette révolte sans rien savoir, il n’a jamais entendu parler de socialisme, de syndicats : le temps n’est pas encore venu où Pelloutier fondera à Saint-Nazaire la première bourse du travail. Ce discours dans l’usine lui reviendra plus tard, bien des années plus tard, comme un des souvenirs importants de sa vie. Il ne s’explique pas sa colère : c’est que depuis l’âge de quinze ans, il est lancé sur une voie inflexible où il n’y a pas de place pour la relâche du corps et de l’esprit, où il n’y a pas de carrefours, de vagabondages, mais seulement de brefs arrêts. Dans les campagnes, on trouve encore aujourd’hui de petites lignes de chemins de fer d’intérêt local où le temps ne coûte pas cher : entre Brest et Ploudalmézeau, le mécanicien s’arrête pour cueillir des bouquets, pour faire monter en pleine voie des fermières qui vont au marché de Saint-Renan, pour faire une partie de manille avec un ami de la gare. Mais la vie d’Antoine ressemble déjà aux rapides qu’il conduira demain et qu’emporte une force pleine de certitude et d’étouffement.

 

*

 

Antoine sortit des Arts, redevint un homme en civil parmi les hommes, un homme avec un diplôme qui le consacrait d’avance à des années sans accidents, où presque toutes choses étaient déjà établies. Ses dernières vacances passèrent. Quand il les eut usées, il se trouva au bord de la vie au courant de laquelle il allait s’abandonner sans même savoir s’il était capable de nager et de se soutenir dans son cours. Au milieu de cette année 83, il se prépare à jouer un jeu dont personne ne lui a enseigné les règles : il a en main sa jeunesse, une ambition sans insolence, des ressources de force et de colère, et un certificat de classement à l’en-tête du ministère du Commerce qui apprendra à ses futurs maîtres qu’il sortit des Arts et Métiers dix-huitième sur soixante-dix-sept : premier en mathématiques et soixante-quinzième en dessin.

VI

Antoine Bloyé entra à la Compagnie d’Orléans : tout son passé, toute son histoire l’inclinaient vers les belles courbes des voies ferrées. On lui avait offert d’entrer dans une compagnie de navigation qui ramenait les charbons gallois sur les quais de Nantes, de Bordeaux : il aurait fait un stage de deux ans à Cardiff, à Swansea, c’était, pour Jean-Pierre Bloyé, pour Marie, l’aventure, le départ au-delà des mers : comment embrasser une carrière du commerce, avec des risques qu’on a de la peine à imaginer, une profession qui ne comporte pas de retraites, où l’on peut « manquer de tout » du jour au lendemain, parce que l’on a « mangé » tout ce que l’on gagne. Ses parents lui disaient ces mots-là, ils lui disaient aussi :

« Si nous mourions pendant que tu serais chez les Anglais ?… Tu ne peux pas nous abandonner ainsi… nous laisser mourir tout seuls, dans notre coin, comme de vieux chiens ? »

Il est difficile de résister à ces appels pitoyables : d’ailleurs, il y avait encore dans les familles ouvrières, en Bretagne, dans ce temps-là, un pouvoir paternel. Les enfants d’ouvriers disaient souvent « vous » à leurs parents et n’imaginaient même pas qu’ils pussent désobéir à leurs ordres : quand Jean-Pierre Bloyé eut dit à son fils :

« Si tu pars en Angleterre, tu pourras y rester… Tu ne remettras plus les pieds à la maison… »

Antoine céda. Il n’allait pas combattre pour une vie dont il voyait assez confusément les avantages : peut-être préférait-il céder, la défense le dispensait de choisir. Ses ambitions ne voyaient pas très loin, il visait simplement à s’élever un peu au-dessus de son père : les ambitions des jeunes gens sont bien souvent limitées au désir de dépasser leur père… Ce dépassement les venge des petites humiliations de l’enfance. Il était plus facile à un Antoine Bloyé de se voir machiniste de rapides que directeur d’une grande agence maritime…

Ajusteur au dépôt de Tours, il fit connaissance avec les rotondes noires aux verrières fumeuses et rompues, les ateliers de chaudronnerie où s’allongent les carcasses des locomotives, les marchands de vin-restaurants et les premières filles de sa vie : c’étaient des filles en cheveux et en pantoufles qui circulaient le long des murs sans fin du chemin de fer sous les halos verts des becs de gaz : de leurs chambres on entendait les trains siffler, elles connaissaient les horaires et les heures de service, elles ne coûtaient pas cher : un ajusteur gagnait cinq francs par jour, et l’amour était soumis au salaire des ouvriers. Ainsi entre l’amour dans la vie de bien des hommes : une femme qui vous aborde dans la nuit pluvieuse et qui s’ouvre pour vous dans une chambre pauvre, ou debout dans l’encoignure d’un hangar où traîne encore l’odeur des vieilles urines des passants : à peine Antoine avait-il embrassé des fillettes sur le port à Saint-Nazaire, à peine avait-il touché leurs seins les soirs d’été, à peine avait-il glissé sa main sous leurs jupes, dans la molle étoffe de leurs pantalons festonnés…

 

*

 

Vint l’âge du service militaire : il partit. C’était alors l’hiver de 1885 ; le 2e régiment du génie était caserné à Montpellier. Quand on n’a jamais dépassé Tours, quelle ivresse de découvrir le sol languedocien, les grands étangs salins, les horizons interminables, la mer étincelante du sud ! Le colonel baron Berge commandait le régiment et dédaignait les hommes, c’était un régiment tranquille… À Palavas-les-Flots, le dimanche, les soldats s’étalaient sur le sable et mangeaient des olives à pleins képis ; ils se baignaient dans des caleçons à rayures bleues et pinçaient les fesses des servantes d’auberge. À Montpellier, après la soupe du soir, ils allaient au bout de la promenade du Pêyrou, à l’ombre héroïque de la statue de Louis XIV, regarder les plaines à vignobles monter à la rencontre du ciel sans limites. En marche, ils parcouraient des routes couvertes d’une farine de poussière ; il y avait sur le canal l’école des Pontonniers et les hommes traînaient paresseusement au fond des bachots plats. À l’automne, les villages bruns et rouges sentirent le raisin et le marc ; sur le seuil des fermes, des tas violets de marc séchaient, dont l’odeur envahissait le soir ; des alambics roulants qu’un cheval conduisait de maison en maison tremblaient et crachotaient et les soldats buvaient des litres de lourd vin rouge à deux sous, du vin qui leur brisait les jambes. Dans ces années-là, les casernes n’étaient pas encore les grandes usines de guerre d’aujourd’hui où des adolescents écrasés de fatigue servent des machines mortelles qui préparent la mort avec une propreté de chaise électrique : le génie était une arme tranquille où Antoine connut le désœuvrement militaire, les après-midi de sommeil sur le lit dur de la chambrée, où le sommeil est à peine ridé par les cris des gradés qui retombent dans la grande lumière dure du quartier, par le clairon du poste sonnant au caporal de semaine. Il flânait sous les beaux arbres de la ville, sans penser à rien ; aux cuisines, il se faisait griller de longs morceaux de viande rouge. C’étaient comme de grandes vacances hébétées qui durèrent un an…

 

*

 

Au bout de son congé, Antoine regagna l’Orléans ; au dépôt de Paris, il fut élève machiniste, puis machiniste. Cette vie dura…

Le dépôt, les gares d’Austerlitz et d’Orléans-Ceinture formaient un petit monde turbulent au sein du XIIIe arrondissement. L’arrondissement même était une ville parmi les villes de Paris : on ne voyageait pas promptement d’un bout à l’autre de Paris comme aujourd’hui, les omnibus descendaient les rues comme des péniches, arrêtées à toutes les écluses des places, des carrefours, il y avait des gens qui avaient le temps de faire des parcours sur l’impériale, simplement pour le plaisir de voir le paysage ; on allait passer des vacances à Auteuil. Les quartiers s’isolaient, avaient leurs coutumes et leurs mœurs. Antoine était un provincial de Paris, qui était fait de provinces mal cousues : quand il allait sur la rive droite, le temps de passer le pont qui conduit à Bercy, il se disait, parce qu’il montait vers la Bastille, les Boulevards : « je vais en ville… » Et lorsqu’il revenait, en apercevant les dos d’âne des grandes avenues éventées qui se jettent dans la place d’Italie, en reconnaissant le dôme de la Salpêtrière, le clocher de l’église Jeanne d’Arc, il entrait dans un monde familier comme une mairie de village. Les hommes se composent plus d’un pays natal, il y en a qui se reconnaissent dans vingt coins du monde : c’est qu’ils sont nés plus d’une fois… Ce monde fermé suffisait à Antoine, il baignait alors dans une solitude éclairée et pauvre à laquelle il échappe lentement.

Antoine habitait rue du Chevaleret, au premier étage d’un petit restaurant peint en rouge où il prenait pension : Mme Decailly faisait sa chambre et visitait son linge. De chaque côté de la porte étaient peintes deux queues de billard que nouait un ruban soigneusement dessiné : une inscription annonçait : Beaujolais, Pelure d’Oignon. Depuis longtemps le billard avait disparu et les veillées dans la salle n’étaient enveloppées que dans le sifflement entrecoupé du gaz. La rue du Chevaleret formait une longue suite de maisons basses entre lesquelles s’ouvraient des allées, des passages qui retentissaient à longueur de journée des coups de maillet frappés sur les douves et les cercles des futailles au fond des tonnelleries ; il y avait des blanchisseries ternes à la porte desquelles des repasseuses décoiffées venaient respirer l’air fumeux, des terrains vagues, des hôtels ouvriers, sous la lumière froide et blanche des quartiers pauvres. Tout le quartier était plein de masures en planches, de longs murs d’hôpitaux et de chantiers ; la misère, la fatigue et la mort composent le ciel des rues des ouvriers. Au fond des culs-de-sac, des charrettes de fourrage attendaient, les bras en l’air, comme dans les champs ; des branches d’arbre, les palmettes des acacias dépassaient quelques murs de nourrisseurs comme un dernier espoir.

L’été, lorsqu’il n’était pas de service, Antoine dînait à la terrasse de la pension Decailly, derrière le feuillage poussiéreux des fusains ; près de lui, deux ou trois employés du quartier parlaient de leurs bureaux et racontaient des histoires de femmes dont ils inventaient les péripéties honorables ; des maçons, des plâtriers s’asseyaient parfois, la journée faite, et serraient des verres de vin rouge dans leurs épaisses mains blanches comme des moulages de mains ; des tonneliers parlaient de leur métier. Antoine voyait passer des machinistes, des chauffeurs, des chefs de train, des conducteurs qui allaient prendre leur service ou rentraient, en balançant leur panier noir et il les saluait presque tous, il était l’un d’eux. De jolies filles pâles avec de gros chignons et des rubans au cou, leurs jupes cloches serrées à la taille passaient, des femmes qui avaient la démarche lasse et qui ramenaient les provisions du soir dans un filet qui leur tirait l’épaule, des enfants aux joues translucides qui absorbaient lentement dans les chambres trop peuplées de la misère les germes des maladies les plus révoltantes. Les dernières voitures, les derniers fardiers avec leurs forts chevaux attelés en flèche roulaient, le bruit des trains qui passaient en contrebas de la rue montait jusqu’aux tristes arbres de la rue de Patay et se glissait le long des murailles écaillées de la rue du Dessous-des-Berges. Antoine pensait alors avec beaucoup de netteté à la misère de son quartier, aux regards pourchassés des femmes, à la douleur des maisons noires de la rue Jeanne-d’Arc où les cabinets débordaient, étiraient de marche en marche d’escalier un perpétuel courant de puanteur. Il y avait en lui une colère sans éclats, une de ces colères qui font partie des battements du cœur : Antoine unissait les pavés du XIIIe et les masures de Saint-Nazaire où les métallurgistes vivaient : c’était une colère qui était là, contre les choses qu’on ne peut pas accepter, elle l’habiterait peut-être toute sa vie. Pourtant il était déjà écarté de ces compagnons parmi lesquels il avait grandi, il y avait des jours où il pensait à eux comme quelqu’un qui ne participait plus à leur angoisse et à leur malheur, il souffrait pour ces passants et ces passantes désolés, mais de loin déjà, leur misère n’était plus sa misère, il y avait déjà une séparation, il ne souffrait pas avec eux ; il se divisait et sa sympathie venait comme du dehors, elle semblait se détacher de son corps : ce monde sans joie était comme un pays qu’on va bientôt quitter – et les préparatifs du départ empêchent les voyageurs de prendre garde à ses habitants.

 

*

 

Parmi les machinistes du dépôt de Paris, il y avait un petit groupe de jeunes gens qui n’étaient là que pour un temps, dans une vie provisoire : ils sortaient des Arts et Métiers, l’un d’eux même était passé par l’École centrale. Ils étaient, pour quelques années, montés sur les machines, comme l’on dit : ils étaient cinq inséparables que paraissaient unir solidement leur solitude de célibataires, la communauté des souvenirs et des vocabulaires, des allusions, et la certitude d’un avenir à peine assez incertain pour les faire parfois rêver de ce qu’ils seraient devenus vingt ou trente ans plus tard… Bloyé, Vignaud, Rabastens, Le Moullec et Martin étaient de la même promotion et ils possédaient des images communes qui se disposaient comme un texte facilement déchiffrable sous un titre décoré de festons et d’enclumes : Angers 1880-1883. C’étaient des images auxquelles ils avaient rarement recours : ils les réservaient pour l’époque où la vie, les alliances, les succès, les mariages, les enfants, les maladies les auraient tellement séparés les uns des autres, modelés à part, qu’il leur faudrait faire appel à toute leur adolescence pour ne pas se taire, s’ennuyer, trembler ensemble.

Ces machinistes des rapides qui apprenaient patiemment pendant cinq ou six ans les règlements, les habiletés, les coutumes et les pièges des chemins de fer avaient d’autres habitudes que les mécaniciens de carrière dont l’ambition se limitait aux grades assez lointains de chef machiniste, de sous-chef ou de chef de réserve. Ils étaient tous garçons et logeaient dans des chambres meublées du côté de la rue Nationale, du boulevard de la Gare. C’étaient des hommes sans maisons. Des enfants, des femmes lasses, vidées comme des sacs de peau sans lustre et sans reflet, ou gonflées de mauvaise graisse par les allaitements, les lessives, les ménages, ne les attendaient point ; les femmes sans pesanteur et sans ancrages qui les accueillaient quelquefois le soir n’étaient pas des ménagères ou des mères de familles, c’étaient des compagnes au linge trop orné, aussi provisoires pour eux que leur métier de conducteurs de trains. Les primes de dépôt, les économies de charbon et d’huile leur faisaient des revenus qu’ils dépensaient entièrement avec une insouciance de navigateurs, elles accroissaient dans des proportions incroyables le salaire fixe qu’ils touchaient. En 89, l’année de l’Exposition où les provinciaux arrivèrent en masse vers les merveilles étrangères du Champ de Mars, Antoine gagna des mois de neuf cents francs…

Toutes les semaines, la bande des amis allait à l’entrée des Grands Boulevards dîner aux Quatre Sergents de La Rochelle ; ils prenaient dans les théâtres des places de balcon et ils avaient mis pour ces soirs de fête des chapeaux de forme qu’ils payaient cinq francs. Ils connaissaient les répertoires de l’Ambigu, de l’Opéra-Comique, du Châtelet. Manon chantait devant le chevalier des Grieux, pâle comme un jeune prêtre débauché ; à l’Hippodrome, les chevaux défilaient avec des ronds de jambes, conduits par des écuyères aux fortes cuisses, les Saintes de Jeanne d’Arc descendaient des cintres, suspendues à des fils invisibles ; Michel Strogoff passait une main tremblante sur ses yeux brûlés au fer rouge, l’employé de la poste criait : dix kopecks par mot ! Le fil est coupé… Sur le boulevard des filles couvertes de plumes, de dentelles, de velours terne comme un rideau de province – elles avaient des tailles serrées et des poitrines hautes, des bottines lacées, leur véritable corps était invisible –, les invitaient à les suivre : souvent ils les suivaient. Leurs apparences de machines inhumaines et luxueuses séduisaient peut-être plus profondément les hommes que les filles d’aujourd’hui avec leurs robes qui les couvrent comme une eau fidèle et nue. Ils marchaient souvent, au hasard, dans les rues de Paris : la ville était calme : il y flottait un air sournois des provinces, à peine ébranlé par le trot d’un cheval de fiacre ; à minuit, on pouvait tenir le milieu de la chaussée et les cinq amis le tenaient. Ils allaient de front, parlant peu, mêlant les histoires du dépôt et les remarques obscènes. Ils traversaient les quartiers nord et montaient vers Montmartre où ils ne s’attardaient pas : c’était un lieu vraiment trop éloigné de leur contrée, des grilles du Jardin des plantes, des eaux dangereuses de la Contrescarpe. Ils y restaient le temps de boire dans un café dont toutes les coutumes leur paraissaient étrangères, où chantaient de grands phonographes à pavillons rouges ou bleus épanouis comme des fleurs stériles, le temps de regarder Paris étendu à leurs pieds, avec une espèce d’inquiétude, comme une mer trop vagissante et trop vaste pour eux : les files de réverbères montaient et descendaient, les trains de l’Est et du Nord sifflaient en approchant des gares et en partant vers les provinces ou les parties les plus lointaines de l’Europe. Ils étaient un peu fiers de dominer la ville : impossible sur les hauteurs de ne pas se sentir un cœur de montagnard qui traite les plaines de haut, – mais ces jeunes gens ne pensaient pas à la conquête de Paris, ce rêve n’était pas pour eux. Puis ils redescendaient, traversant les quartiers de la Banque, de la laine, de la toile et ils mangeaient aux Halles sur les quatre heures du matin. À toutes les heures de la nuit, dans le quartier Sébastopol où flottait l’odeur des montagnes de légumes, d’autres filles les prenaient par le bras, à la porte d’hôtels aux façades étroites et d’une hauteur inquiétante, des filles qui portaient encore le costume romanesque des chansons réalistes. Quand ils avaient quitté les Halles, les Boulevards, la chaleur des cafés, les visages trop précis qu’on apercevait alors chez le père Lunette, la mère Moreau, ils étaient seuls dans le monde nocturne voué au feu jaune du gaz et à l’incertitude des amours vénales. Ils marchaient sans but et sans raisons, pour le plaisir d’être ensemble et de sentir que tous les autres hommes dormaient dans la mollesse en remuant et en gémissant dans leur sommeil comme des chiens ; les places et les carrefours étaient abandonnés comme des glaciers dans la haute montagne, comme les villes que les savants dépouillent de leur poids de sables ou de laves ; sur certains bancs dormaient des hommes, la tête sur une musette, sur un sac de grosse toile plein de souvenirs en lambeaux ; des chats filaient, seuls avertis de dangers que les hommes ne savent pas soupçonner ; des avenues interminables s’effilaient, des églises, des asiles, des prisons, des hangars dressaient leurs murs inimitables. Antoine et ses amis se sentaient les derniers vivants attentifs de la Ville, assemblés en un seul faisceau, ils faisaient d’elle ce qu’ils voulaient. Ce monde de la nuit n’avait aucune frontière commune avec celui du jour, il leur semblait que des aventures les guettaient qui leur auraient permis d’affirmer leur pouvoir, mais sauf cet espoir brumeux et la possession même de leur jeunesse, il ne leur arrivait presque jamais rien. Un soir seulement, Antoine et Le Moullec furent attaqués rue du Château-des-Rentiers par deux rôdeurs : Antoine, son trousseau de clefs dans la main, abattit l’un d’eux d’un coup dans la tempe, l’autre s’enfuit comme un petit rat d’égout glissant ; Antoine et Le Moullec poursuivirent leur route et n’entendirent jamais parler de rien, mais Antoine plus tard se souvint parfois de cette rencontre, en se disant avec un plaisir qui l’effrayait : Peut-être ai-je tué un homme ? Un autre soir, la maîtresse de Martin, qu’on appelait la grande Marie, était avec eux : ils avaient beaucoup bu et ils riaient comme des hommes qui vont laisser couler au coin de leur bouche un filet de vin, la fille marchait mal :

« Tu le fais exprès, chameau », disait Martin.

Et la grande Marie éclatait d’un rire de jument. Ils la traînaient, ils protestaient contre Martin, car ils n’aimaient pas avoir de femmes avec eux. Boulevard de l’Hôpital, elle retroussa ses jupes et s’accroupit dans une encoignure, ses compagnons marchaient et elle criait :

« Ne me lâchez pas ! »

Martin revint sur ses pas, les autres lui disaient :

« C’est ta femme, après tout, soigne-la si elle est soûle… »

La grande Marie se soulageait et Martin lui disait : « Fais vite. » Elle n’arrivait pas à se remettre sur ses jambes, elle retomba assise dans ses déjections en riant encore comme un nouveau-né orgueilleux des productions de son ventre. Ils la relevèrent, dégrisés ; Rabastens, avec son accent de Libourne, disait :

« Ce qu’elle peut puer, la garce ! »

Plus tard, quand Martin et Le Moullec furent décorés de la Légion d’honneur, ils se rappelèrent cette nuit dans le XIIIe comme le symbole le plus aventureux de leur vie de garçons à Paris.

Ainsi, les machinistes vivaient-ils une existence qui imitait d’assez près les divertissements coûteux des fils de gens riches dont ils lisaient les exploits entre les dessins des petits journaux. Antoine sentait parfois qu’il avait mieux à faire, mais comment résister au plaisir de se dire, comme les autres : nous sommes des noctambules ? Ils cédaient à l’attrait des reflets assez bas venus des quartiers riches. Ces soirées séparaient aussi Antoine de ses frères…

 

*

 

Il arrivait qu’Antoine fût invité par Martin à dîner chez sa mère. Mme Martin tenait dans un passage privé entre la rue Bréa et la rue Notre-Dame-des-Champs une pension de famille silencieuse où séjournaient de vieilles dames veuves dont les enfants mariés habitaient la province. Cette maison était pleine de meubles noirs recouverts de panne rouge ; devant toutes les fenêtres pendaient des rideaux alourdis par la poussière et le brouillard, bordés de grecques brodées, retenus par des embrasses à glands d’or ; le salon débordait de fauteuils crapauds, de bergères, de guéridons à pied tourné, de chaises basses, de poufs, de coussins, on y palpait un confort bourgeois qui datait du Second Empire ; dans une vitrine en forme de chaise à porteurs peinte et vernie, il y avait de petits animaux et des bergers de porcelaine, des danseuses aux dentelles glacées de Saxe, de grands coquillages épineux aux noms de monstres, Mme Martin les désignait de ses mains gantées de mitaines, elle disait :

« Voici les strombes, on les trouve dans l’océan Indien, voici le murex fine-épine qui vit en Méditerranée, le Murex monodon, la delphinule… »

Et on croyait entendre le bourdonnement de toutes les mers. Des boîtes de laque liées par un cordonnet de soie contenaient des médailles de Crimée, du Mexique ; des gravures enfumées représentaient des chasses et des rencontres d’amants fidèles ; dans un cadre de bois de fer, des cheveux composaient l’image d’un tombeau ombragé par un saule, Mlle Martin disait :

« Ce sont les cheveux de mon grand-père, de mon petit frère qui est mort à un an, de ma grand-mère. »

Elle n’était pas dupe, son sourire laissait entendre qu’elle était d’un autre temps, qu’elle jugeait sa mère. Ainsi tout s’accordait au silence du Passage fermé de grilles où les voitures n’entraient pas et où les fillettes de la rue Bréa donnaient le soir leurs premiers rendez-vous, devant les petits jardins au terreau humide de cimetière déclassé. Au fond du corridor passaient les vieilles dames qui saluaient en inclinant la tête avant de monter dans les chambres. Les deux servantes en manchettes blanches glissaient sur leurs patins de feutre…

Antoine touchait là à un monde de petits industriels, de fonctionnaires sédentaires qui avaient des principes, des traditions et des façons dont son père se fût bien mal accommodé, où il ne se fût pas reconnu : le père de Martin avait été chef de bureau au ministère des Travaux publics. En 1815, les ancêtres de Mme Martin étaient déjà des commerçants de Paris. Antoine apprenait là les premiers éléments d’une politesse très exigeante et très ancienne qui était celle de la petite bourgeoisie parisienne ; sous l’œil sévère de Mme Martin et sous l’œil railleur de sa fille, il s’efforçait vers les bonnes manières de la table, il avait beaucoup de mal à s’interdire de couper son pain avec son couteau ; ces dîners ordonnés, ces soirées sans fin dans le salon noir et rouge semé de pièges le forçaient à quelques-unes des contraintes et des délicatesses bourgeoises : à la lumière des grandes lampes à colonne voilées par des abat-jour à ruches, Valentine Martin jouait du piano, des romances et des valses de jeune fille, Mme Martin racontait de sa voix égale les soirées du Ministère où elle était allée du vivant de son mari, de qui elle laissait entendre qu’il avait été un imbécile. À dix heures, elle faisait monter Valentine :

« Valentine, mon enfant, il est l’heure… Fais tes adieux. »

Valentine partait. Alors Mme Martin racontait d’autres histoires : les scandales des Tuileries, les aventures de Morny, les débordements des dames de peu du Second Empire et les bals de l’Opéra. Il y avait là des quantités de noms qu’Antoine ne connaissait pas, des noms qui faisaient partie de l’héritage bourgeois qu’il n’avait pas reçu, mille allusions lui étaient étrangères, qui touchaient au théâtre, aux concerts où Mme Martin était beaucoup allée. C’était comme des mots de passe qu’il ne comprenait pas. Il n’entrait pas dans le monde qu’ils commandaient. Il faisait semblant de les entendre, il sentait vaguement qu’il ferait toujours « semblant »… Mme Martin trouvait sans doute quelque contentement inavouable à conter à de jeunes hommes des anecdotes assez libres, elle n’en était que plus à l’aise pour flétrir avec beaucoup de sincérité le scandale du Passage : une jeune femme vivait seule dans le petit hôtel particulier du numéro 7, une jeune femme qui avait quitté son mari, on le savait assez par sa femme de chambre, qui recevait des hommes, peut-être un seul homme, pendant des nuits, des journées, des semaines entières où les amants ne sortaient pas : la débauche ne semblait permise à Mme Martin que dans une Cour, dans le faubourg Saint-Germain, elle la détestait chez une femme de son monde, de sa rue :

« Cette Catherine, disait-elle… cette sale femme… c’est une honte, quand je pense à Valentine, à cette enfant que j’élève en lui cachant le mal… les hommes sortent de chez cette femme épuisés, comme des chiens… On dit qu’elle leur fait fumer de l’opium. De l’opium, dans mon Passage… » Comme ces gens sont compliqués, pensait Antoine. Tant d’indulgence pour les aristocrates, tant de sévérité pour eux-mêmes, j’aurai du mal à m’y reconnaître. Qu’arriverait-il, si je lui disais que Martin a attrapé la vérole de la grande Marie. Elle aurait peut-être un coup de sang… Ces soirées m’ennuient beaucoup.

Il s’ennuyait, mais il s’éloignait peut-être tout doucement des difficultés et des simplicités ouvrières, des décors de son enfance, il apprenait tout de même, comme l’on dit, à se tenir. Il se séparait des siens dans le salon de Mme Martin, sans s’en douter. Il croyait s’y ennuyer seulement, mais il était flatté en secret de faire partie d’un salon tranquille. Certaines forces l’attiraient du côté de la bourgeoisie. D’autres forces cherchaient à ralentir son passage. Il y avait la force Martin, il y avait aussi la force Marcelle…

 

*

 

Marcelle était la veuve d’un chauffeur qui tenait avec sa mère un petit café au bout de la rue du Chevaleret, isolé au sein des terrains vagues : en face de la porte, la rue Watt s’enfonçait sous un pont de fer d’où l’eau tombait goutte à goutte sur le cou des chevaux ; plus loin, on apercevait le talus vert du chemin de fer de ceinture avec quelques pauvres arbustes : le café était à une pointe de rues, c’était comme un promontoire sur lequel venait mourir le flot de pierre de la rue Jenner qui dévalait entre des palissades de chantiers et des mamelons boueux.

Une sorte de désespoir extraordinairement lumineux, un désespoir interdit au soleil régnait sur ce carrefour. C’était comme le carrefour de la fin du monde. Toutes les nuits, à l’angle de la rue Jenner, le long des pieux aigus d’une palissade, une femme attaquait les rares passants, ce n’était pas une attente et une demande, mais une violence et un assaut qu’elle dirigeait contre les hommes, elle ne leur parlait pas, elle venait sur eux, elle entrouvrait son corsage, sa jupe, et son sein, son ventre avaient le faible éclat d’une lampe cernée par la nuit, elle ne disait mot, elle réduisait son art à l’essentiel, à la provocation la plus brutale comme si elle était sûre du pouvoir irrésistible que lui donnaient l’ombre, l’humidité, le désert à peine peuplé par les fantômes que compose l’angoisse des hommes. Elle était comme la reine de ce pays, une Hécate des carrefours. Personne ne lui connaissait de souteneur, aucun des passants qui l’avaient suivie ne parlait d’elle. Elle était au plus creux repli des abîmes de la misère. Après sa bassesse, il n’y avait plus que la mort.

Antoine passait sur l’autre trottoir où elle n’allait pas, mais il savait qu’elle était là, il se hâtait vers le café qui brillait de ses rideaux rouges, comme le premier soir où il y était entré par hasard pour fuir l’horreur du quartier et la tentation de cette fille. Il y était retourné souvent.

Marcelle aimait plaisanter avec les hommes et leur rire de ses yeux jaunes et sa grande bouche aux lèvres gonflées. Il la suivait du regard, elle balançait les hanches entre deux tables. Il causait avec elle, et elle comprenait le langage des hommes des trains ; elle finit par venir s’asseoir près de lui sur la banquette de moleskine, quand les derniers clients du soir étaient partis. Le gaz chuintait, des mouches bourdonnaient ; quand Marcelle croisait les jambes, il entendait crisser les bas fins de cette jeune femme attentive à son corps. Il ne plaisantait plus, dès qu’il était seul avec elle, il tournait sa cuillère dans sa tasse en essayant de trouver une forme à son désir :

« Buvez donc, disait-elle, votre café sera froid… »

Et elle se mettait à rire. Il buvait et se sentait rougir, elle l’intimidait, elle éveillait en lui des sentiments difficiles que les filles qu’il avait connues n’avaient jamais éveillés et qui lui faisaient battre le cœur. Un soir, Marcelle dit :

« Attendez-moi, je monte me changer. »

Et avec un léger rire amorti comme un mouvement du cœur, elle ajouta :

« Je vais même enlever mon corset, il fait tellement chaud… »

Au fond de la salle, un escalier tournant, tendu d’andrinople rouge, conduisait à l’étage : Antoine la regardait monter. Il attendait. Les pas de Marcelle frappaient le plancher au-dessus de sa tête. Un objet tomba avec un bruit de verre ; il entendait aussi la pluie et les sifflets humides d’Austerlitz. Il se leva, monta les marches de cette tour sans murailles ; au fond de sa chambre, à la lueur d’une lampe à pétrole, Marcelle était debout, immobile comme une lièvre près de l’édredon rouge de son lit. Antoine mit la main sur l’épaule nue de la jeune femme, elle se retourna et se laissa saisir :

« Ah ! toi… » disait-elle entre les dents.

Les grandes ombres de la lampe escaladaient les murs dont les nielles s’emmêlaient comme des cheveux.

Antoine abandonna les longues marches nocturnes avec ses compagnons, il abandonna les dîners de Mme veuve Martin, toutes les contraintes, toutes les imitations étaient abolies, il respirait, il traînait longtemps, fumant, les coudes sur la table. Au Café d’Orléans, Marcelle lui révélait des mouvements, des élans dont il n’avait jamais soupçonné la puissance. Ses seins écartés comme ceux des femmes noires, ses cuisses larges couvertes par des bas noirs aux jours compliqués dont le pouvoir invincible mettait en jeu les séductions les plus sûres pour un homme qui avait d’abord touché la peau des femmes à travers les bas de la négresse Zoé, à Pontivy, ses cheveux roux, les taches de rousseur éparses sur ses bras, son odeur, ses rires de colombe faisaient entrer Antoine sans détours dans un monde où sombraient toutes ses connaissances et les premières tentations bourgeoises. Comment l’image bien élevée de Mlle Martin eût-elle lutté contre une présence si brutale et si chaude ? Ses amis le raillaient et moquaient « ta rouquine », mais il franchissait sans arrière-pensée, sans honte les complots décents de l’amitié, de l’ambition, il s’enfonçait dans le lit de plume de Marcelle comme dans l’univers brûlant et pauvre qui lui convenait le mieux. L’amour de Marcelle luttait contre l’attrait d’une destinée solidement préméditée. Couché près de la jeune femme, il lui parlait de son travail avec des mots professionnels qu’elle comprenait ; elle lui contait avec une grande ardeur de haine contre les gens riches de tristes histoires de Paris.

Cependant, la Seine coulait le long des berges de Bercy, de la Râpée vers des provinces inconnues limitées par la mer, les voies se glissaient entre les entrepôts, les usines de Bercy et d’Ivry vers Châteauroux, vers Quimper, vers d’autres provinces encore que d’autres mers bordaient…

VII

Tous les ponts n’étaient pas coupés… Antoine était aussi un homme qui vivait complètement son métier. Le plus grand nombre d’heures, il le passait en compagnie des machinistes ordinaires, des chauffeurs : ils étaient ses compagnons les plus nombreux, ces hommes qui avaient vingt ans, vingt-cinq ans de machines et dont les façons n’étaient pas celles de tout le monde. Il les rencontrait sur la ligne, dans les dépôts de la Compagnie, il mangeait avec eux au hasard des horaires, dans de petits restaurants de Saint-Pierre-des-Corps, de Saint-Sulpice-Laurière, des Aubrais, de Vierzon, il dormait près d’eux dans les corps de garde enfumés par de courts poêles mobiles. Après les années d’apprentissage, il était préposé au service des grandes lignes : c’était bien ainsi, il filait sur la ligne Paris-Bordeaux, sur la ligne Bordeaux-Limoges, Limoges-Paris. Il avait connu les trains de marchandises, il avait, comme l’on dit, « fait le détail » de gare en gare, avec une longue file de wagons dans le dos. Les gares vous attendent entre deux trains de voyageurs : le chef de gare, les employés courent le long du train, font jouer les aiguilles, le train abandonne des wagons sur des voies de garage et les employés crient au machiniste :

« Tu ne pourrais pas venir nous donner un coup de main, hé ! feignant ? »

Et le machiniste les regarde de haut. On traîne sur la voie, les rapides qui viennent à votre rencontre, qui vous poursuivent sont loin ; quand ils passent, on se range pour les laisser passer. La main qui manœuvre le régulateur est paresseuse, les regards parcourent le paysage. Travail paisible, la vitesse est endormie dans les membres de la machine ; sur les routes, surtout le dimanche, les jeunes filles passent en bandes, on a le temps de les suivre des yeux, et de leur crier des plaisanteries qu’elles n’entendent pas ; les femmes sont debout devant les passages à niveau ; on reconnaît une garde-barrière, on lui crie :

« En voiture !… Vous ne montez pas ? »

Et elle fait non, d’un mouvement de tête. Le compagnon entre deux pelletées de charbon plaisante :

« Je vais dire à son homme que tu fais de l’œil à sa femme en cours de route… »

Aux arrêts, il demande :

« Veux-tu un coup de rouge, compagnon ? »

On sort le panier du coffre, on boit sur le quai des petites stations, le soir tombe, on navigue comme sur une péniche, vers des feux accueillants. Mais Antoine conduisait les rapides. Il traitait de haut les omnibus qui n’arrivent pas à s’arracher à la séduction des gares campagnardes, dans des pays perdus, – le village est à des kilomètres de la gare, il y a des tournesols dans le jardin du chef de gare. Mais sur les machines des rapides, on brûle sa vie… Antoine trouvait que c’était une assez belle vie… Dans ces années-là, le machiniste, le chauffeur et la machine composaient une association peut-être plus solide que maintenant : ils restaient associés pendant des années. Les hommes de l’équipe et la locomotive formaient un petit monde mobile qui se déplaçait conformément à ses propres lois, le long de ses propres trajectoires, qui avait ses coutumes, son langage, ses vertus. Toute machine est comme un être, elle a ses mœurs, ses facilités, ses résistances, et des caprices. Les hasards du métal et de ses assemblages combinent une personnalité difficile à saisir. Une longue familiarité de la machine et de l’équipe produisait enfin une sorte de fidélité, de mariage : il fallait patiemment pénétrer ce grand animal noir et jaune, réticent comme une personne. Et lorsque Antoine arrivait au dépôt pour préparer sa machine, il la reconnaissait de loin avec son corps de cuivre, son dôme, sa sablière, sa cheminée, ses trop hautes roues, cette allure de locomotive du temps de Stephenson qu’avaient encore aux environs de 1887 les locomotives des rapides : Grand, son chauffeur, disait :

« Il faut la soigner… c’est plus plaisant d’avoir une machine propre… C’est notre habitation, on y est des fois plus souvent que chez nous… C’est pas crainte des punitions, non, mais si quelqu’un monte, on a notre amour-propre…

— C’est vrai, compagnon », répondait Antoine.

Ils éprouvaient une sorte d’affection pour elle, semblable à celles des marins pour leur bateau. Ils parlaient d’elle comme d’une personne : Grand, lorsqu’il chargeait le foyer avec ces gestes certains des bons chauffeurs, ces coups de pelle qui étalent bien le charbon, une pelletée à droite, une pelletée à gauche, une pelletée en éventail, disait :

« Faut lui donner à bouffer, pour pas qu’Elle gueule, la garce ! »

En descendant vers Bordeaux, Antoine et Grand étaient plus fiers d’eux qu’ils n’auraient consenti à l’avouer. Les aiguilles des manomètres tremblaient comme des aiguilles de boussole, la machine tanguait, roulait et cédait à ce mouvement de tire-bouchon que redoutent les marins, il y avait des bonds verticaux, aux virages, il fallait se retenir aux montants de l’abri pour lutter contre l’arrachement. Tous les mouvements que les navires subissent d’une façon ample et onduleuse au sein même des bourrasques, les machines les éprouvent serrés, pressés les uns sur les autres : le machiniste vit dans une concentration de tempête. La machine descendait les rampes avec une allégresse de coureur, elle s’inclinait dans les grandes courbes musicales. Sur cette plate-forme tumultueuse, Antoine sentait couler une sorte de puissance de la machine dans ses membres, une puissance que transmettaient à son corps la tension de la vapeur, la course impatiente des bielles. Impossible de beaucoup parler dans le tonnerre du métal, il faut rester avec ses pensées et son attention, la main bondissant sans repos du volant de changement de marche au régulateur, aux graisseurs, au souffleur, le visage penché sur les voies qui accourent, les signaux qui composent une trame d’avertissements qu’il faut interpréter, voie libre, avancé, arrêt absolu, sémaphore. On sait qu’il y a des signaux douteux. Les gestes du chauffeur sont accordés une fois pour toutes à ceux du compagnon : le moindre mouvement du machiniste déclenche celui de son chauffeur. Il n’y a pas besoin de mots. Le chauffeur surveille le giffard, pique le feu, enfourne les tonnes de charbon dans l’incendie du foyer, et chaque fois que la porte s’ouvre un bain de feu éclabousse le corps, la nuit illumine le nuage éternel qui couronne le paravent… Aux arrêts, on peut parler, Antoine dit :

« Eh ! Grand, il va falloir chauffer… nous avons pris trois minutes de retard à Châtellerault… »

Ou bien : « Après Saint-Sulpice, il va falloir courir. »

Ou bien : « Ils peuvent dire qu’ils nous ont foutu du sale charbon… »

Parfois un sous-chef arrive et la tête levée annonce :

« Vous trouverez le signal fermé à 300 mètres, il ne fonctionne plus, vous ralentirez… »

Les gares brûlées tombaient, dans un bref tumulte, une brève illumination, Antoine tirait la tige du sifflet dont le cri déchirait la nuit. Il ne voyait pas défiler le paysage, il n’y a pas de paysage pour un mécanicien de rapide, il n’y a que des lignes étirées par la vitesse à droite et à gauche du train, les rivières les plus larges ne sont qu’un bruit de métal. Il n’y a que la voie, l’extrême tension des yeux, des oreilles, de l’esprit, l’attention à la dictée sonore que fait entendre la machine : tout peut arriver, la vaporisation peut manquer, une roue peut chauffer, une chape de bielle sauter, il y a ces hommes et ces femmes du train qui dorment, qui lisent, qui causent et qui n’aiment pas arriver en retard, leur vie est précieuse… Il y a les passages à niveau où des gens passent comme si les rapides avaient le temps de les laisser flâner, les suicidés qui surgissent au milieu de la voie et il est trop tard pour freiner, pour renverser la vapeur, ces tonnes de métal ne s’arrêtent pas comme un homme qui marche et on croit sentir le petit choc mou de leur corps plein de sang et d’eau : Antoine avait tué trois personnes, comme les autres…

Un machiniste ne résiste pas à l’amour de la vitesse et à l’ardeur de son métier : Antoine avait l’orgueil de cette profession difficile et ces heures de course vers Bordeaux étaient les premières heures de sa vie. Il se marquait pour toujours. Ces années-là étaient dures pourtant : les maîtres de la compagnie faisaient assez peu de cas de la peine de leurs hommes, et dans les repas, les dortoirs des corps de garde, plus d’une colère naissait dont Antoine prenait sa part. Quand les machinistes et les chauffeurs disaient :

« Là-haut, au service central… »

Ils semblaient désigner le siège de leurs ennemis. Des ennemis qui se souciaient peu de leurs peines. Ils rebondissaient d’une gare à l’autre, presque sans aucun répit. Il allait marcher comme dans l’armée. Paris-Tours : deux cent trente-six kilomètres, une heure de battement, Tours-Paris : deux cent trente-six kilomètres. À Tours, le chauffeur avait à peine le temps de faire un feu neuf. Il y avait dans les trains de détail des journées de douze heures, de quatorze heures sur la ligne. Parfois, les équipes arrivaient à Tours, le chef de dépôt les lançaient vers Bordeaux : c’étaient des journées de six cents kilomètres. Les maîtres de la Ligne faisaient assez peu de cas des réglementations du travail : au temps des fêtes, à Pâques, à la Pentecôte, aux grandes vacances, pendant l’Exposition, les trains dédoublés devaient être assurés. Les équipes arrivaient, repartaient, les heures de route s’ajoutaient comme des grains de blé dans un sac et la fatigue fermait les yeux des compagnons. Parfois, il y avait des avalanches de trains de pèlerins qui descendaient vers Lourdes, et les machinistes regardaient avec colère les curés courir le long des wagons comme des chiens de berger, montrer aux pèlerins, aux bonnes sœurs, le chemin du buffet, des urinoirs ; et ils partaient avec leur cargaison de maladies, de lupus, de mal de Pott, de cancer, des névroses, de magie et de sottise. Les sous-chefs de feuille des dépôts se mettaient à conduire des trains. Antoine raconta toute sa vie l’histoire des journées où il avait été soixante-douze heures de service. La Compagnie faisait des expériences : il y avait des machines qu’on chauffait avec du menu qui brûlait comme du papier, et dans les corps de garde, les équipes calculaient la diminution de leurs primes. Il y avait des chefs de dépôt qui lésinaient sur l’huile de graissage et les machinistes, aux arrêts, regardaient les bielles blanches d’un air soucieux. Tout le long de la ligne, les hommes renâclaient :

« Ça n’est pas la vie », disaient-ils…

Les blâmes restaient suspendus sur leurs têtes. L’orgueil du métier qui était encore pour eux le plus beau du monde, cet orgueil grâce auquel leurs chefs savaient les duper, disparaissait dans l’énervement, l’irritation, la colère contre les maîtres du trafic qui faisaient bon marché de leurs forces. Ils pensaient à leurs rhumatismes, à leurs varices, à leur cœur, et ils disaient des chefs de la Ligne :

« Ils ont peur de se mouiller, eux autres… On se crève et ils s’en vont tranquillement, la queue en trompette… Mais ça ne durera pas éternellement… »

Mais ça durait.

Antoine prenait parti pour cette colère. Il était parmi ces hommes, leurs histoires étaient ses histoires. Grand lui racontait ses « ennuis », les maladies de ses enfants, l’usure de sa femme. Antoine formait alors des pensées ouvrières : entre Marcelle et le service des trains, il oubliait complètement qu’il pourrait être un jour, demain, du côté des maîtres. Il n’avait pas assez d’imagination pour se décrire son avenir, il adhérait à la vie présente. Il ne pensait pas au lendemain. Il était un machiniste parmi tous les autres, un homme soumis à tous les commandements, qui dominait seulement une machine dont il connaissait les façons. Il ne pensait pas que ces années finiraient, – tout le temps du moins qu’il était sur sa machine, ou dans la chambre de son amie…

VIII

Dans le dépôt de Paris, à une extrémité de ce territoire vallonné de collines de briquettes et de petit charbon où finissaient par pousser des herbes nées des graines qu’apportaient les trains au sol coupé de voies, de plaques tournantes, saturé d’huiles et de poussière de houille, bosselé par des mamelons de mâchefer, s’élevait la maison du chef de dépôt. C’était une de ces maisons noires à toits d’ardoise, avec des cordons de brique jaunes, une bâtisse longue et plate comme les maisons de tous les dépôts, – et les hommes qui y sont nés n’arrivent pas à les oublier. Elle avait des fenêtres arrondies en plein cintre, elle était entourée d’un jardin noir planté de troènes, d’asters, de pommiers du Japon, de yuccas, ceint d’une palissade de traverses taillées en biseau.

Chaque jour, Antoine passait devant cette maison lorsqu’il entrait au dépôt et lorsqu’il en sortait, en venant au repos à « la résidence » ; il la comparait à une grosse briquette pleine de trous.

Dans cette maison qui s’ouvrait aussi rue du Chevaleret, il y avait une jeune fille qui soulevait les rideaux de peluche verte à pompons et les brise-bise de tulle, lorsque les machinistes passaient. C’était la fille de M. Guyader, chef de dépôt. Antoine ne se doutait pas qu’une fillette qui avait encore les cheveux dans le dos et une taille à peine dessinée guettait son passage et demandait à son père :

« Comment s’appelle le grand machiniste qui a une moustache un peu rousse, qui porte une sacoche de toile cirée marron et a toujours un faux col ?

— Ça doit être Bloyé, Antoine Bloyé…

— Quel vilain nom… », disait Anne.

 

*

 

M. Guyader sortait également des Arts et Métiers. Il avait été second maître mécanicien dans la marine impériale entre 64 et 71. Il avait fait la campagne du Mexique, il avait eu la fièvre jaune, le scorbut, à cause du lard salé que les équipages mangeaient pendant les traversées interminables des bateaux mixtes. Sur le stationnaire d’Islande il avait vu planer le soleil de minuit ; à travers les brouillards des lieux de pêche, le navire se glissait et ramenait les doris égarées ; à terre, les marins allaient voir les geysers, les volcans, ils erraient dans les rues boueuses de Rejkawick où passaient de petits chevaux hérissés. En Nouvelle-Calédonie, il avait navigué quatre ans, d’île en île, de baie en baie, sur la canonnière Caïman, les Canaques ramenaient les forçats évadés, accrochés à un bâton, comme des sangliers morts et les insectes grouillaient dans les plaies que les armes de pierre avaient ouvertes ; les tribus dansaient autour de leurs grands feux. Il avait franchi le cap Horn au milieu de ces tempêtes décoratives qui ornent les récits des anciens marins, d’avant le percement du canal de Suez, de Panama. La guerre de 70 avait arrêté l’avancement, M. Guyader avait refusé à Lyon de servir les pièces de marine contre les insurgés de la Commune : « On se bat pas entre Français », disait-il… Il avait quitté une marine républicaine désormais sans avenir et dont les mœurs paraissaient étrangères à des hommes qui avaient eu quatorze ans au temps de la guerre de Crimée. C’était une faillite de sa vie que M. Guyader ne pardonnait pas à l’empereur qu’il appelait Badinguet : ce vagabond devenu sédentaire gardait au milieu des dépôts, des gares, des rotondes, le souvenir magique de ses campagnes au long cours sur des frégates à voile et les premières frégates cuirassées, il aspirait aux années de sa retraite pour orner des images de sa jeunesse la fin d’une existence dont il n’avait pas choisi le cours. Au travail, dans son bureau noir, il était parfois balayé par les coups de vent des grandes brises et il courait de nouveau sur une mer tropicale ou sur une mer vitreuse du Cercle arctique. Il exécutait avec beaucoup de rigueur les devoirs d’une profession qu’il n’aimait pas : cet homme silencieux et rigide ne pardonnait pas les fautes. Sa femme disait :

« Il est dur aux autres comme à lui-même… »

Il portait une grosse moustache épaisse et des sourcils touffus qui enfonçaient son regard. Dès qu’il s’endormait, il rêvait : à peine assoupi, dans son lit, sur une chaise, il était traversé par des ondes venues de loin et son visage prenait le masque de la douleur, il avait de petits gémissements, toute sa dureté était amollie, au réveil, il ne parlait jamais de ses rêves, qui n’étaient pas souvent alimentés par les événements de sa vie présente… Mme Guyader parlait sans relâche, elle roulait sur ses jambes courtes d’un bout à l’autre de sa maison, absorbée par des tâches qu’on ne comprenait pas toujours ; elle portait en avant un ventre dur et pointu, gonflé par une hernie ombilicale ; elle avait des cheveux gris tordus en un maigre chignon sur la nuque ; son visage était taché et jauni comme celui d’une femme enceinte. Mme Guyader était née à Brest, dans un hôtel où descendaient pendant leurs séjours à terre des capitaines au long cours et des maîtres de la marine militaire : c’est ainsi qu’elle avait connu le second maître lorientais Guyader, à Recouvrance, de l’autre côté du Pont Tournant. Ils avaient été fiancés quatre ans ; les lettres qu’ils recevaient l’un de l’autre avaient plus de six mois de date, c’était au temps où la traversée de Brest à Nouméa demandait cent dix jours ; les campagnes s’éternisaient, et les femmes des marins les attendaient pendant des années, sous la petite pluie des rues glissantes et le brouillard du Léon. Ainsi se formaient, du temps que la vie était lente, des fidélités que peu de personnes avaient le courage de rompre et qui bouleversaient des destins. Une sorte d’honneur fidèle avait empêché M. Guyader de rompre avec sa fiancée lorsqu’elle lui avait commandé de choisir entre les aventures de mer et elle-même : elle était l’image facilement remplaçable des avantages faciles des métiers terriens. Elle avait, devenue vieille, économe comme une fourmi, irritable, sentencieuse, le prix d’une femme à laquelle on s’est sacrifié : que de femmes possèdent cette seule force ! Il ne faut pas s’être sacrifié pour rien : M. Guyader exaltait les vertus domestiques de sa femme. Mais cet homme qui avait laissé échapper comme bien d’autres le seul avenir qui l’eût peut-être comblé, n’était pas un homme heureux.

Antoine fut invité chez son chef de dépôt. M. Guyader songeait à marier sa fille, il jugeait que son meilleur machiniste devait faire un bon mari, il ne pesait les hommes qu’au poids de leur métier. Comme Valentine Martin, Anne Guyader jouait au piano Estudiantina et des variations brillantes et fades sur Faust, sur le Désert. Ses parents disaient :

« Il faut bien qu’une jeune fille possède quelques arts d’agrément… »

Tous leurs amis le disaient aussi. C’était une jeune fille bien élevée… Ces soirées auraient été très semblables à celles de Mme Martin si un air de Chemins de Fer n’avait point régné dans le petit salon, qu’apportaient du dehors M. Guyader et ses amis : d’ailleurs, à quelques mètres seulement de la maison, les rapides grondaient, les machines haut-le-pied manœuvraient pour entrer dans la rotonde et faisaient siffler les purgeurs des cylindres. Il y avait des assiettes peintes de Quimper qui tremblaient sur les murs, Mme Guyader rappelait souvent que le cordon du portrait de sa mère s’était un soir brisé au passage d’un express, toute la maison s’était réveillée en sursaut, c’était un bien mauvais présage, heureusement, sa mère était déjà morte depuis des années, le présage était inapplicable… M. Guyader exposait à Antoine l’expérience qu’il avait des chemins de fer et les idées qu’il s’était faites.

« Ce qui manque le plus, disait-il, c’est l’instruction… Il arrive qu’on nomme chefs de dépôt des machinistes et des chefs machinistes sortis du rang… c’est une fonction qu’ils ne sont pas capables de remplir. J’ai connu un de ces machinistes devenus chefs de dépôt dont sa femme rédigeait les rapports. Quand elle est morte, il a demandé à remonter sur les machines. De pareils faits ne devraient pas se produire. Je me demande comment certains d’entre eux étaient arrivés à monter sur les machines, n’étaient pas restés monteurs. Notre profession devient chaque jour plus complexe… Il faut souhaiter que tous les chefs de dépôt sortent des grandes écoles. Je n’aime pas ce nivellement qui existe encore chez nous : les ouvriers sont des ouvriers, il faut qu’ils restent à leur place… C’est bien assez – que leurs fils arrivent. »

M. Guyader détestait les ouvriers, qu’il peignait paresseux et avides. Son père avait été sous Louis-Philippe ouvrier à l’arsenal de Lorient à une époque impitoyable où cinquante centimes de salaire quotidien ne permettaient pas de donner du pain à une famille de sept enfants : M. Guyader gardait de l’extrême misère de son enfance et des grands plats de riz qui remplaçaient le pain au temps de la guerre de Crimée un souvenir mélangé de colère et de honte. Il était sorti de la dure existence ouvrière, il en tirait un orgueil impatient, il disait encore :

« On se tire toujours d’affaire par son travail. Mais cela ne se fait pas en un jour, il faut une ou deux générations. Il faut de la patience et de l’économie. Aujourd’hui la situation des ouvriers est énormément améliorée, on a fait beaucoup pour eux, je ne comprends pas qu’ils réclament… Quand je pense à ce qu’était leur vie dans ma jeunesse ! Ils n’avaient pourtant pas ce mauvais esprit, ils attendaient ; aujourd’hui, ils voudraient tous être patrons. »

M. Guyader avait de la haine contre les curés, parce qu’une de ses sœurs avait été séduite par des prêtres et engagée dans les ordres, elle était morte à vingt ans à la mission de Tahiti : il voyait dans les religions la source des maux humains, il admirait Voltaire luttant contre la « superstition ». C’était là tout ce qui demeurait en lui de rebelle… À l’autre extrémité de la pyramide des Chemins de fer, il y avait les Grands Ingénieurs. M. Guyader les jugeait comme il avait fait autrefois le capitaine de frégate qui commandait la Danaé : cet officier du « grand corps » connaissait mal les exigences d’un bouilleur et les lois d’un excentrique : M. Guyader parlait encore avec colère de ce « frégaton », comme d’un « incapable ». Les « Grands Chefs » connaissaient souvent assez mal les détails modestes qui occupent les journées d’un chef de dépôt, ils ne voyaient de loin que des ensembles. Tant de négligence nécessaire paraissait à M. Guyader le comble de la sottise : il donnait à Antoine l’impression qu’il ne serait jamais dirigé que par des imbéciles. Entre les ouvriers insolents dont on pouvait s’estimer assez heureux d’être enfin séparé – et ils pouvaient vous imiter, on leur recommandait de vous imiter – et les chefs absorbés et lointains au centre de leurs trames de rêves irréels et de plans inintelligibles, comptaient seuls les gens du juste milieu, c’étaient eux qui faisaient aller la machine du monde… Ainsi M. Guyader enseignait aux jeunes gens qu’il estimait assez pour leur communiquer son expérience, l’orgueil d’une petite bourgeoisie industrielle attentive à ses consignes, mal récompensée de ses vertus domestiques, à laquelle ses maîtres savaient peu de gré d’avoir quitté, trahi les ouvriers.

Mme Guyader mettait les petits plats dans les grands : la politesse d’Antoine lui plaisait, qui lui parlait avec tant de respect et inclinait la tête à ses avis, son appétit lui convenait aussi, une bonne ménagère tire quelque orgueil de ses convives qui reprennent de tous les plats. Antoine sentait qu’un piège de tranquillité, d’avenir se tissait autour de lui, il s’amollissait dans cette maison où il faisait si chaud, où les voix ronronnaient :

« Qui s’occupe de votre linge, mon pauvre ami ? disait Mme Guyader…

— Vous n’êtes pas assez ambitieux, Bloyé, disait M. Guyader, un garçon de votre valeur devrait viser assez haut…

— Est-ce que vous aimez les enfants, monsieur Bloyé ? » disait Anne…

La paix la plus sournoise s’avançait vers lui, c’était comme une mer montante qui étale sur le sable ses protoplasmes doucereux. Après le dîner, il se sentait légèrement assoupi ; cet assoupissement ne manquait pas de charmes. Anne Guyader le regardait à la dérobée, elle rougissait lorsqu’il lui parlait. Elle contait les souvenirs qu’elle avait, ils n’étaient pas nombreux : cette jeune fille aux grosses nattes et à la taille étroite avait dansé avec ses compagnes sur les parquets bien cirés du couvent des Ursulines à Quimperlé ; au couvent, il y avait un beau jardin qui finissait sur les terrasses ; sous les hêtres, au-dessus de la rivière, on voyait la descente des toits gris, les rubans de fumée des trains de Bretagne ; certaines jeunes filles avaient beaucoup de prestige, elles étaient les « petites mères » des plus jeunes ; il y avait une bonne sœur qui riait comme tout le monde et qui rougissait lorsqu’elle avait ri ; l’aumônier donnait de petites tapes sur les joues des fillettes ; on racontait que les nonnes se donnaient la discipline, on montrait le coffre couvert de gros clous où elles enfermaient leurs disciplines ; dans le dortoir, des jeunes filles toussaient mais le médecin, qui était un homme, n’avait pas le droit d’entrer chez ces cloîtrées ; il y avait un fantôme de bonne sœur qui se promenait la nuit dans les couloirs ; il y avait des mûriers dans le parc, des rubans bleus, des buissons de fleurs dans la chapelle, des dévotions sucrées… Antoine écoutait : au-dessus de lui, chez le sous-chef, des gens marchaient avec de petits pas de rats, des bruits de conversation passaient ; le feu chauffait : le monde était arrêté par ces murs, ces récits, cette chaleur, cette sûreté de rongeurs… Anne Guyader appartenait à un tout autre univers sentimental que Marcelle : Antoine se demandait sans beaucoup de clarté dans les idées, si l’ardent royaume des femmes sans avenir et sans caution n’était pas d’un plus grand prix pour un homme que les douceurs virginales, les chastes conspirations des vertus bourgeoises. C’est là une sagesse qu’un Antoine Bloyé n’a pas eu le temps d’acquérir, qu’il acquerra trop tard, qu’il n’acquerra peut-être jamais… M. Guyader lui disait :

« Bloyé, vous n’êtes plus un petit jeune homme… vous avez vingt-sept ans. Peut-être serait-il temps de vous faire une position… Pourquoi ne vous mariez-vous pas ? Vous allez un de ces jours être nommé contrôleur, c’est un poste qui convient à un homme marié… »

Son père lui écrivait :

« Il faut te marier, je trouve qu’il est grandement temps de t’établir… »

Tous ces « devoirs » que les gens lui proposent, ces séductions qu’ils déploient… Il faudrait pourtant céder à toutes ces séductions. Ou résister, se ranger définitivement du côté de la vie Marcelle… Antoine a les dehors de la force, mais il est aussi un homme incertain et faible ; les combats les plus minces le laissent désarmé ; il se dit qu’il serait fait pour de grands combats : c’est ainsi qu’on se console de ses faiblesses. Marcelle, le refus de parvenir, c’est le côté du grand vent, une marche difficile ; Anne, c’est le côté abrité du monde, le coton de la paix, l’air étale, les bons sentiments et l’approbation de son père, de ses chefs, c’est le côté de l’ordre. Anne possède les attraits de toutes les jeunes filles, il peut s’y laisser prendre, après les filles qu’il connut. Il la domine de toute sa taille, elle vient à lui avec son air de vouloir être protégée ; Mme Guyader dit :

« Une femme doit se reposer sur son mari comme sur la force… »

S’il épouse Anne, il sent aussi qu’il « s’élève ». Il se persuade qu’il l’aime, c’est comme s’il l’aimait. On peut aimer presque toutes les jeunes filles… Tout irait bien s’il n’avait une sorte de remords lorsqu’il pense à Marcelle qu’il néglige : il ne se sent pas la conscience absolument tranquille.

 

*

 

Au bout des dîners, des anecdotes, des entretiens, des scrupules, Antoine fut le fiancé d’Anne Guyader. Ces fiançailles furent assez longues, comme c’était la coutume des familles prudentes qui connaissaient la vie, qui n’engageaient pas à la légère l’avenir des enfants ; on attendait qu’Antoine fût descendu des machines, qu’Anne eût fini sa croissance. Le dimanche, ils allaient à l’Exposition, dont les édifices en meringue et les belles fermes métalliques, les pavillons exotiques séduisaient tous les cœurs parisiens. L’année 89 était une belle année, pleine de fêtes sociales et de discours civiques : il y régnait une atmosphère de grand 14 Juillet, les Parisiens allaient manger sous les arbres creux de Robinson, le président Carnot commémorait à Versailles le centenaire de la Révolution. Il y avait des bals, le phonographe commençait à régner. Les maires de France faisaient de grands banquets démocratiques. Les fontaines lumineuses ruisselaient. Les femmes pincées dans la foule criaient. Il faisait chaud. Quelle atmosphère de mariages bourgeois ! Les fiacres étaient chargés de noces, dans les mairies, on faisait des mariages civils en musique, la République avait de plus gros seins que jamais, les maires de plus grosses barbes, les cariatides croulaient sous le poids des bronzes, des balustres…

Antoine faisait connaissance avec les cousins, il prenait des enfants inconnus sur ses genoux et Anne lui disait en soupirant :

« Comme cela vous va bien ! »

Il pensait à Marcelle, se sentant coupable : et sans doute il l’était, il sentait que son mariage couperait tous les liens avec les gens de son espèce, ce serait sa première ascension sociale, sa première mutilation. Son déclassement… Tous les déclassements ne se font point par en bas.

Au mois de juin 1890, Antoine épousa Anne à la mairie du XIIIe arrondissement, puis à l’église Notre-Dame de la Gare : cette Vierge présidait à la naissance, à la vie, à la mort de bien des employés de chemin de fer. Un cousin des Guyader qui avait une cure en Bretagne prononça un discours que Mme Bloyé conserva toute sa vie, qu’elle relisait parfois, à mesure que son papier jaunissait, que ses plis devenaient cassants…

 

Monsieur, ma chère enfant,

Le prêtre est pour tous le dispensateur des grâces divines, et ce n’est jamais sans émotion qu’il exerce son ministère. Mais il est des circonstances où cette émotion se fait plus vive et sa prière plus ardente : c’est lorsqu’il devient près des membres de sa famille le canal des bienfaits célestes.

J’ai quitté mon humble village pour vous apporter en cette solennelle circonstance les bénédictions du prêtre et du parent…

Je n’ai point ici, monsieur, à vous faire l’éloge de votre fiancée, laissez-moi vous dire que la Providence a bien guidé votre choix en mettant votre main dans celle d’une jeune fille chrétiennement élevée, sous la direction d’une bonne mère. Son digne père, grâce à un labeur dont j’ai pu voir les premiers débuts, a su conquérir dans la hiérarchie du travail un rang honorable et élevé. Vous aussi monsieur, partageant dans l’exploitation des chemins de fer les mêmes travaux et conduit dans cette voie par un excellent père, vous êtes appelé au même succès. La religion, quoi qu’on en dise, approuve tous les progrès de la science et des arts et les bénit.

Et vous aussi, ma chère enfant, vous devez remercier la Providence qui vous accorde de donner votre main à un époux dont les qualités d’intelligence et de cœur et dont les sentiments chrétiens se confondent avec les vôtres. L’union que vous allez contracter est un engagement sacré comme l’autel qui en est le dépositaire. Élevés l’un et l’autre à l’école de la Foi, et persuadés que la religion doit présider à tous les grands actes de la vie, vous voici venus au pied des autels vous jurer cette affection, cette fidélité inviolables que déjà vos cœurs se sont promises. De ce serment sacré découle l’amour constant, fidèle, chrétien que vous vous porterez l’un à l’autre.

Vous, monsieur, vous aimerez votre épouse qui va devenir votre premier bien sur la terre, vous lui servirez de guide et de conseil, vous serez sa force et son appui dans les jours heureux ou malheureux de votre pèlerinage terrestre.

Vous, mon enfant, vous aimerez votre époux comme votre chef et votre soutien, vous répondrez à ses soins par votre dévouement, votre attention à lui plaire, vous partagerez ses peines comme il partagera les vôtres.

Et maintenant, prions le Dieu d’Isaac et de Rebecca, de Jacob et de Rachel, de Tobie et de Sarah, de répandre sur vous ses bénédictions les plus abondantes. Vos familles, vos amis sont là qui vous entourent. Tous ensemble nous allons demander au Dieu bon et miséricordieux, sous les auspices de la Vierge auguste, patronne de cette église, les prospérités qui font les heureux et les grâces qui font les saints. Tous les deux, vous marcherez d’un pas égal dans le chemin de l’honneur et de la vertu. Vous continuerez d’être, dans l’avenir comme dans le passé, l’espérance et la joie de vos dignes parents, afin que plus tard, vous receviez, s’il plaît à la divine Providence, de vos propres enfants, les mêmes récompenses, gage et prélude de celles que Dieu vous réserve au ciel.

 

On sentait que tous les invités retenaient leur envie d’applaudir, Anne pleurait sous son voile blanc, M. Guyader semblait dressé au garde à vous, Anne était touchante et Antoine la regardait de biais. Il ne se savait pas si chrétien, si engagé dans les aventures célestes, il y avait dix ans qu’il n’était pas entré dans une église…

Ainsi, toutes choses étaient désormais réglées, établies, il n’y avait pas d’appel, il y avait cette petite angoisse des grands voyages. Marcelle s’enfonçait doucement dans cette ombre des pensées condamnées où sombrent les forces humaines : elle n’était pas morte, elle remonterait au jour en son temps avec bien d’autres germes en sommeil, bien d’autres forces en vacance. C’était fini, il lui avait dit qu’il se mariait. Elle avait ri. Elle ne s’était pas mise en colère, elle lui avait dit :

« Eh bien, marie-toi… Cela devait finir de cette façon-là. »

Antoine avait demandé :

« Tu m’en veux ? »

Elle avait répondu :

« Mais non, ne crois pas ça. Je ne t’en veux pas, c’est toi qui t’en voudras… Tu quittes le monde où nous étions, tu vas devenir un monsieur, un bourgeois, vraiment un bourgeois… Tu t’ennuieras, Antoine, tu feras des économies, tu feras des enfants…

— Alors ?

— Alors, adieu. »

C’était ainsi, c’était l’ordre. Marcelle l’avait regardé s’éloigner ; elle était restée sur le seuil du café d’Orléans comme Ariane sous le soleil de Naxos regardait Thésée se perdre en haute mer.

Après la messe, les félicitations dans la sacristie, la noce monta en landau pour aller déjeuner à Robinson, sous les arbres de juin de cette belle année 90. Le soir, les nouveaux mariés partirent en voyage. Ils descendirent vers Sète, Montpellier, Marseille. Le grand soleil effrayait Anne, tout l’effrayait, l’huile, les olives, les filles, les hommes venus d’Orient qui traînaient sur le Vieux Port, la poussière. Elle pensait à sa mère. Les ports sentaient mauvais, les gens parlaient trop fort. Elle avait encore un peu de crainte quand elle était seule dans une chambre avec son mari. Ce voyage dura quinze jours, puis ils remontèrent vers Paris, et dans l’été écrasant des gares et des voies, dans la torpeur noire de leur quartier. Antoine Bloyé et sa femme commencèrent leur nouvelle vie.

DEUXIÈME PARTIE

IX

Les années passaient, comme des bateaux sans amarres qu’enlève le courant d’un fleuve. Antoine et sa femme traversaient des villes différentes, qui avaient toutes leurs figures et leurs coutumes, mais ils faisaient hâtivement connaissance avec elles et elles n’arrivaient pas à les attacher, à les séduire. Ils vivaient toujours provisoirement, ils ne s’installaient pas ; ils dépensaient, sans même s’en aviser, les jours de leur jeunesse. Ils emménageaient, ils apprenaient à connaître les détours des nouvelles maisons qu’ils habitaient :

« Il n’y a guère de placards », disait Anne…

Et ils s’accoutumaient aux noms propres, aux accents, aux climats de provinces nouvelles, puis ils partaient. Anne aurait voulu toujours s’enraciner, s’établir pour toute la vie : c’était une femme sédentaire qui souffrait d’être nomade. À chaque ville nouvelle, elle pleurait, elle disait :

« N’essaie pas de me persuader… Je sens que je ne m’habituerai jamais… »

Mais Anne s’habituait à chaque nouvelle vie, elle recomposait avec une sûreté d’insecte son cocon détruit.

Antoine Bloyé était en marche sur les pistes que dessinaient dans la partie occidentale de la France les lignes de sa Compagnie. À chaque déplacement, il montait d’un degré dans la hiérarchie que le curé breton lui avait représentée le jour de son mariage, il avait, comme l’on dit, de l’avancement : contrôleur de traction à Paris, sous-chef de dépôt à Brive, à Aurillac, à Montluçon, à Limoges, à Angers, contrôleur du matériel et de la traction, chef de dépôt à Tours. Il parcourait les longues routes inflexibles de la traction : à chaque poste, aux anciens gestes, aux anciennes décisions, venaient s’ajouter des gestes nouveaux, des décisions nouvelles qu’il lui fallait apprendre promptement ; à chaque poste, il sentait s’alourdir la Charge de responsabilité dont ses chefs, au fond de leurs bureaux du service central, les ingénieurs du « Quarante et Un », lui confiaient le poids : cet alourdissement le rapprochait d’eux, il lui signifiait qu’il avait fait son entrée dans cette société longtemps mystérieuse dont il avait souvent rêvé autrefois, en se promenant sur les quais de Saint-Nazaire, la société des hommes qui commandent. Des machines et des ouvriers chaque année plus nombreux relevaient de son commandement et il n’avait pas de comptes à rendre à ceux qui étaient au-dessous de lui.

À mesure que ces années tombaient dans le passé, dans la distraction de l’oubli – et il ne remarquait point leur chute, il faut tant de loisirs pour remarquer que le temps passe –, ses bras, ses mains, son corps connaissaient le désœuvrement, mais il donnait plus de besogne à son cerveau : les horaires, les abaques, les graphiques, les tableaux de marche, les rapports d’essais se multipliaient dans sa tête. Chaque année, le service s’élargissait, les locomotives devenaient plus complexes, les dépôts comprenaient plus de machines, plus d’équipes de conduite et d’entretien.

Sur tous les réseaux du monde, le trafic montait comme une courbe de température : l’élan du capitalisme entraînait de gré et de force les machines et les hommes qui travaillaient pour lui.

Les hommes de la génération d’Antoine avaient franchi sans s’en apercevoir la ligne de partage qui séparait deux époques : à partir de l’année 1900, les chemins de fer avaient pénétré dans une nouvelle ère qui coïncidait avec l’arrivée éclatante des tourbillons du XXe siècle. Une ère qui avait commencé au premier voyage de la Fusée de Stephenson entre Stockton et Darlington cédait la place à l’âge des bogies, des compoundages et des hautes pressions. La vitesse et la charge des trains avaient crû pour suivre les exigences du trafic ; la puissance des locomotives avait crû pour suivre les exigences de la vitesse et du poids. Entre 1890 et 1910, la vitesse moyenne des trains de voyageurs augmente de vingt-cinq pour cent, le poids mort par voyageur passe, entre 1898 et 1908, de 350 kilos à 916 : pour les voitures A T 5 de la ligne de Paris à Bordeaux, on monte jusqu’à 1 120 kilos de poids mort ; en 1909, les grands express pèsent 200 tonnes, un an plus tard, 400. En 1900, la compagnie d’Orléans possède 1 430 locomotives d’une puissance de 692 000 chevaux ; en 1910, 1 826 machines d’une puissance de 1 381 079 chevaux. En onze ans, la puissance des grosses locomotives monte de 1 000 à 1 600 chevaux…

La pression de la vapeur dans les nouveaux types de machines faisait l’étonnement des vieux machinistes et des chefs de dépôt qui allaient prendre leur retraite. Lorsqu’Antoine voyait son beau-père, M. Guyader mettait en doute les chiffres que son gendre lui citait ; il ressentait ces accroissements comme des insultes qu’on lui aurait adressées, car ils lui annonçaient que le temps était venu où il était déposé et laissé de côté, trop lent pour l’agilité de ces nouveaux élans. Cet homme, qui avait vu les lignes de diligence de Bretagne disparaître devant l’assaut des trains, disait avec une sorte de colère :

« Mais elles sauteront, vos chaudières, avec des pressions pareilles !

— Mais non, voyons, répondait Antoine en riant, elles ne sauteront pas… »

Antoine suivait la course, parce qu’il était l’un des hommes qui avaient vécu cette crise de croissance, sans quitter l’univers recouvert de poussier des gares et des dépôts, aussi continu, parmi tous les autres mondes divers composés de morceaux, aussi unique que l’univers des ports, des bassins et des docks que n’abandonnent jamais les marins. Il était l’un des exécutants de cette métamorphose industrielle, l’un des hommes qui avaient sans répit dans la tête le souci des machines, de leurs conducteurs, du Mouvement et du Trafic. À suivre les pas si rapides de cette danse, ces gens-là ne songeaient guère à se ménager des loisirs pour se demander ce qu’ils faisaient sur la terre, à quoi ils étaient bons, dans quelle direction ils allaient, qu’est-ce que toute l’histoire de la vie voulait dire. Ils se divertissaient peu, et mal, et rarement, ils ne jetaient pas le loch dans le sillage trop écumeux qu’ils laissaient derrière eux. Antoine ne se retournait pas, il ne se posait pas, il ne se détendait pas, il faisait simplement son « service ». Mille grandes machineries dévorantes entraînent ainsi les hommes dans leur rotation : les banques, les mines, les grands magasins, les navires, les réseaux, presque personne ne respire, il faut trop d’attention pour travailler aussi promptement que leurs engrenages, pour éviter les courroies, les moteurs.

Antoine était pris comme un insecte dans cette toile vibrante des voies ferrées, que surveillaient à distance des araignées calculatrices et abstraites ; il était lié à ces milliers de kilomètres de rails qui s’élançaient au cœur de l’Europe par les issues faciles des gares frontières ; il y avait partout cette fuite des voies uniques, doubles, quadruples, partout ces convois en marche de jour et de nuit, aimantés par les chiffres des horaires, avec leurs machinistes tendus vers l’apparition des signaux, leurs chauffeurs noirs illuminés par la bouche éclatante du foyer, et les conducteurs à leur tour de guet glaciale des vigies, – partout ces nœuds brillants de communications, ces gares régulatrices illuminées par les constellations des lampes à arc, ces plaques tournantes, ces chariots, ces cabestans de manœuvre polis comme des armes par le frottement des câbles d’acier, ces dos d’âne d’où les wagons descendent mollement vers l’éventail des voies, ces postes d’aiguillage plus sensibles que des passerelles de navires, ces rotondes fumeuses, partout ces hommes soigneux dans leurs bureaux tristes qu’ébranlent le passage des rapides, que décorent des coupes rouges, vertes et bleues de westinghouse, de cylindres, ces milliers d’hommes vivant, peinant, mourant pour le service des Lignes, anonymes.

Antoine était un homme en série parmi eux. Il aimait les enchaînements de leurs travaux, il les comprenait, il était au centre de cette connaissance, prisonnier de tous ses rameaux. Comme beaucoup d’agents des Chemins de fer, il avait l’orgueil de son métier : il faut bien qu’un homme trouve sa dignité. Il vivait entouré des symboles de sa tâche, il posait sur sa table des photographies luisantes de Consolidations, de Pacifics ; des pièces brisées dont on voyait encore la paille, des copeaux bleuis par l’effort d’arrachement de l’outil lui servaient de presse-papiers ; pendant des années, il eut sur sa table de nuit, posé sur une Vie de George Stephenson, un morceau rouge et entartré de tubulure. Il pensait presque continuellement à ses machines courant comme des chevaux noirs sur les grands chemins du jour et de la nuit, à ces hautes bêtes brûlantes qui avaient pris de nouvelles façons, et il songeait à ses débuts, à ses années de machiniste, où elles n’avaient pas l’air sombre et orgueilleux des compounds et des machines à surchauffe. À mesure que les vieilles machines Trois cents, celles qui amenaient les rapides de Paris à Bordeaux en dix heures deux, passaient aux omnibus, aux marchandises, au détail des manœuvres, il sentait que sa jeunesse s’en allait avec elles en dehors des grandes routes, et il disait, comme pour justifier sa jeunesse :

« Tout de même, ce sont encore ces machines-là qui ont gagné le plus d’argent à la Compagnie… »

Les profils des lignes, les tableaux de service, les rapports de route de ses mécaniciens, le jeu des remplacements, de la réserve tournaient dans son cerveau comme des roues soigneusement calibrées : jusque dans sa maison, il vivait hanté par les heures, toujours pressé, contre la montre. La nuit, sa femme éveillée écoutait parfois les paroles qu’il laissait émerger du fond d’un rêve, c’étaient des numéros de machines, de trains. Dans cette période de transformations trop promptes, les dépôts manquaient de matériel : la gare demandait des machines au dépôt, pas une n’était en état, les trains partaient pourtant, ils n’étaient pas à cinq cents mètres des quais qu’Antoine s’inquiétait déjà, doutant toujours qu’ils pussent arriver au bout de leur parcours ; il tremblait qu’une machine n’eût fléchi, atteinte enfin par la faiblesse, par l’âge, par l’usure d’un organe, comme un vieillard qui tombe d’un seul coup, il avait cette tension des gens comptables de vies humaines, d’appareils : qu’est-ce qui les angoisse davantage, la perte des appareils, la mort des hommes ? Ils finissent par aimer le fer à l’égal de l’homme. À l’heure du déjeuner, Antoine, chez lui, allait écarter avec impatience les rideaux de la cuisine, il demandait à la bonne :

« Avez-vous vu arriver mon rapide de Bordeaux ? »

Le rapide surgissait enfin : il le voyait filer sur la longue courbe de la voie, incliné comme un cycliste qui prend un virage, avec sa fumée aplatie le long des toits et son long coup de sifflet qui s’étirait comme elle ; il respirait alors. Il disait :

« À présent, vous pouvez servir… »

Il harcelait les hommes qu’il commandait, à cause de cette inquiétude du travail : les sous-chefs du service de nuit le voyaient soudain pousser la porte de leur bureau à minuit, à deux heures du matin. Il disait :

« Je viens voir si tout marche droit… »

Il ne pardonnait pas les faiblesses, les failles dans le travail ; il y avait un sous-chef intérimaire, un petit Gascon noir, qui pouvait descendre dans les fosses pour visiter les machines sans se salir, à cause de sa petite taille et Antoine lui criait :

« Vous avez visité les nouvelles compounds ?… Oui ? Vraiment ! Vous marchiez courbé, vous aviez peur de vous salir… Pas une tache d’huile sur le dos… Vous appelez ça du travail ! »

Les dernières machines Trois Cents faisaient encore Bordeaux-Tours, la direction les faisait chauffer avec du menu, à peine arrivaient-elles à finir leur route.

« Quelle purée ! » disaient les sous-chefs.

Il y avait des jours où les mécaniciens manquaient : Antoine prenait la place du sous-chef de feuille, les sous-chefs faisaient le service des mécaniciens de route. Antoine restait seul avec le souci de ses cent cinquante machines. Les voyages se précipitaient : des bielles, des roues chauffaient, et les machinistes à l’autre bout de la ligne demandaient la réserve, attendaient leur machine dans des dépôts étrangers : les femmes venaient au dépôt demander des nouvelles de leur mari. Des chapes de bielles sautaient en pleine voie. Antoine guettait le retour de ses mécaniciens, leurs rapports, leurs explications, il pensait aux demandes qui descendraient de « là-haut, du Service central »…

Le soir, Antoine, après seize heures, dix-sept heures de travail au dépôt, s’endormait brusquement sur la table de la salle à manger, la tête sur les bras, exténué comme un enfant qui a trop joué. Les hommes de la Traction jouaient alors un jeu viril qui ne pardonnait pas les distractions, les défaillances des joueurs : ainsi accumulaient-ils de la vieillesse dans tous les recoins de leurs corps.

M. Guyader disait à son gendre :

« Vous vous tuez, mon pauvre ami. Je ne comprends pas que vous fassiez du zèle pour la Compagnie. Vous savez qu’On ne vous en saura aucun gré en haut lieu…

— Et après ? répondait Antoine. On a toujours raison de bien faire ce qu’on fait… »

Dans ces années-là, Antoine adhérait à son métier ; il était au plein de sa vie, accomplissant sans coupures et sans trêve ce qu’il fallait accomplir, capable de tenir réunies dans sa tête toutes les parties de son action, sans lacunes, sans omissions, trouvant sans délais et sans rêves les solutions qui vainquaient les problèmes de toutes les heures, les problèmes d’une réparation de giffard, d’une bielle sautée, d’un relevage de wagons, d’un rapport, d’un remplacement d’équipe, d’un dédoublage de train, d’une machine de réserve à expédier. Il y avait les déraillements et il fallait dégager les voies, les accidents – des hommes d’équipe, des nettoyeurs mouraient la poitrine écrasée entre deux tampons, – les demandes de secours des chauffeurs, des monteurs, l’arbitrage des querelles, – les problèmes d’un homme. À Aurillac, il y avait eu le service du chasse-neige : il conduisait dans la nuit la machine de secours vers Vic-sur-Cère, vers Murat, et une espèce d’allégresse emplissait sa poitrine, à cause de la neige et du vent qui hachaient son visage, tendu comme autrefois, au-dessus de la fuite des voies. Il fallait remporter à toutes les heures une petite victoire, contre le temps, contre la fatigue, les mécanismes, les absences, les hommes. La grande machine des Réseaux était moins bien huilée, moins inflexible que maintenant : elle laissait passer dans le jeu de ses pièces quelques inventions de ses hommes. Lorsqu’Antoine expliquait les difficultés de son service aux inspecteurs, aux ingénieurs de la traction, ils répondaient avec un clin d’œil :

« La Compagnie manque de personnel, de matériel. Nous le savons comme vous, monsieur Bloyé, c’est un mauvais moment à passer… Qu’est-ce que vous voulez ? on se débrouille… Vous vous en tirerez très bien… »

Cette exactitude, cette connaissance qui créait toujours des décisions, des mouvements définis occupaient entièrement la vie d’Antoine et prolongeaient l’époque ardente où il était lui-même mécanicien ; dans son langage passaient encore des façons de parler mécaniciennes, il disait d’un homme qui boit :

« Il a un giffard qui fonctionne bien… »

d’une femme enceinte :

« Elle a gondolé sa plaque avant d’enveloppe… »

Ces souvenirs de l’argot des machines l’attachaient à sa jeunesse : ils montraient aussi aux machinistes qu’il avait sous ses ordres qu’il était un homme du métier, qui connaissait les ficelles et qu’on ne trompait point. Ainsi ces survivances de la jeunesse servaient-elles son commandement : tout conspire au succès des pouvoirs. Sa longue pratique des machines, sa connaissance des ouvriers qui les mènent donnaient à Antoine une prise efficace sur les hommes : il leur faisait fournir leur plus haut rendement, il les entraînait dans sa propre action…

Sa femme, qui n’aimait guère ces rappels d’une époque où elle n’avait tenu aucune place, disait :

« Mon Dieu, Antoine, tu ne peux donc pas parler comme tout le monde ?… »

Mais il riait : il riait volontiers dans ce temps-là, puisqu’il agissait, puisqu’il se sentait fort, malgré les heures de lassitude. Il n’avait point de doutes sur son langage et sur sa vie, il croyait du moins n’en point avoir. Tout paraissait assez clair : il assurait ses trains. Il faut que les trains marchent, comme il faut que les navires arrivent aux escales. Un homme comme Antoine est trop simple pour se demander les raisons de cette nécessité : elle lui paraît aussi unie, aussi peu étrange que la nécessité qui fait que les eaux coulent, que la nuit vient après le jour. Les trains partent, les gens travaillent : c’est ainsi, cela fait partie de la figure du monde, et les trains doivent passer à l’heure, et les gens achever leur tâche.

Antoine ne cherchait pas plus loin, il se contentait de cette certitude, elle lui suffisait alors pour ne pas se sentir étranger sur la terre. À peine doutait-il de la justice de son monde aux heures de trop grande fatigue, où l’on désire la chaleur de son lit avec une impatience de blessé, aux heures où les accidents du travail, le désespoir parmi les hommes qu’il aimait l’avertissaient que tout ne va pas droit comme la tige d’un piston. Mais ces doutes s’évanouissaient dans la promptitude et l’exaltation trop docile de sa vie, il les oubliait, il les laissait s’enfoncer parmi les pensées réservées qui savent attendre longtemps l’occasion de leur victoire…

 

*

 

Une nuit, pendant qu’il était sous-chef à Aurillac, on vint le réveiller : il y avait eu un déraillement. Il s’habilla dans le froid des cheminées éteintes, il traversa la petite ville… Les torrents descendus des collines rondes qui rayonnaient sous la neige, coulaient avec un bruit inlassable de fontaines vers les eaux de la Jordane chuintant sur ses galets.

La gare bourdonnait faiblement dans la nuit, comme une bête qui rêve de ses mouvements diurnes : c’étaient les heures creuses d’après minuit où un express passe en faisant trembler la marquise. Une sonnerie grelotte du côté du bureau du chef de gare ; les hommes d’équipe de service attendent le petit jour et résistent mal au sommeil de deux heures du matin. Le long du premier quai, une machine lâchait des bouffées de vapeur, deux employés couraient le long d’une rame de wagons de marchandises, balançant des lanternes. Le chef de gare, mal réveillé, passait la main sur le poil nocturne de ses joues et renseignait Antoine : c’était un de ces accidents comme il en arrive tous les jours, un de ces petits déraillements qui n’attirent pas les journalistes de Paris : pas d’envoyés spéciaux pour les incidents du trafic ; les déraillements des trains de marchandises, des locomotives haut le pied n’atteignent que les hommes des réseaux…

Du dépôt, la machine et le wagon de secours partirent : Antoine conduisait, cela ne lui arrivait plus guère que les jours de déraillement, de chasse-neige, mais il sentait que les machines lui obéissaient toujours, qu’il n’avait pas oublié leurs façons. L’accident ne s’était pas produit loin du dépôt : il y avait quatre wagons hors des rails, la locomotive, le tender, les roues en l’air. Les serre-freins jetaient des appels et couraient. Dans le lacis des voies couvertes de la petite neige gelée de la nuit, la machine était renversée, on voyait son ventre noir, le cendrier écrasé d’où les escarbilles coulaient comme un sang de feu ; la vapeur sortait en sifflant des tubulures tordues ; les tôles étaient enfoncées ; dans la débâcle du métal luisaient encore, glacées et droites, les pièces d’acier des bielles : c’était comme un cadavre sans figure, où la forme humaine s’est déchirée, mais dans la débandade de la chair une jambe nue, intacte et blanche, brille encore comme un morceau de marbre. Le charbon du tender avait pris feu, des flammes bleues couraient et la neige fondait, découvrait la terre noire imprégnée de charbon, le mâchefer, les traverses.

La garde-barrière regardait son petit jardin triangulaire dévasté par le dernier wagon, qui était couché dans les choux et les fraisiers ; ce grand être de bois n’avait aucun rapport avec les plantes naturelles, il était insolite, il tombait d’un autre monde, comme un morceau d’étoile filante qui a fait son trou dans les blés.

Le chef de section jurait entre ses dents : l’accident semblait dû au mauvais état des voies, mais le chef de dépôt se sentait tranquille. Il pensait :

« Ça n’est toujours pas moi qui trinquerai… Pas trop tôt que le service de la voie soit emmerdé à son tour… »

Et il prenait des notes sur un carnet à papier quadrillé, relié de toile noire, qu’un élastique fermait ; chaque page était marquée d’une empreinte de doigt huileux.

Antoine disposait l’outillage du wagon de secours, il n’y avait pas de temps à perdre. Les trains doivent passer. Sur la ligne, les voyageurs mettent le nez à la portière et protestent contre le retard, ils vont en tête du convoi harceler le machiniste, le chef de train. Les vérins à chariot, les Stroudlay travaillaient à la lueur des torches ; un à un les wagons se redressaient. Bientôt, une grue arriverait, ferait tourner au-dessus des débris son bras défiant de machine aveugle, son antenne de grand poisson des abîmes…

Sur le ballast, les corps du mécanicien et du chauffeur étaient étendus : des draps prêtés par la garde-barrière couvraient leurs visages écrasés. Le chef de dépôt dit :

« Bloyé, allez donc prévenir les femmes de ma part… Je n’aime pas beaucoup ça… Vous m’excuserez de vous laisser la corvée… Non, non… inutile de revenir, vous pourrez aller vous recoucher… »

Antoine partit à côté des deux civières, dont les porteurs ne disaient rien. Il marchait : dans un dépôt, la nuit, il faut prendre garde à ses pieds, le sol est plein de pièges, de trappes, de pointes d’aiguille, de fosses, les machines sous pression chauffent, avec un petit filet de fumée qui sort de la cheminée. Antoine pensait, il ne prenait pas facilement l’habitude de ces morts-là. Les gens disent : accident du travail, et ils voudraient faire croire que le travail est une espèce de champ d’honneur, et la Compagnie verse une pension à la veuve, une pension rechignée, elle lâche avec avarice ses sous, elle croit que la mort est toujours trop payée, elle embauche plus tard les fils des morts, et tout est dit… Rien n’est dit. Antoine, chaque matin, voyait encore à son bras la cicatrice de mécanicien que lui avait faite l’explosion d’un niveau d’eau, elle datait d’hier cette coupure de l’artère radiale… Il y avait trop peu d’années qu’il était « descendu des machines », pour ne pas se sentir proche des hommes qui meurent de leur métier, des coups de leur métier : les ingénieurs, les gens qui ordonnent de loin, les administrateurs meurent plus souvent dans leurs lits que les hommes d’équipe, les chauffeurs et les chefs de train. Les états-majors tombent rarement sur le front de combat. Comment s’accoutumer à ces choses-là ? Déjà tant de brancards dans son souvenir, de poitrines défoncées, de figures rongées comme de vieux tisons… Il connaissait la vie des conducteurs de trains, leurs plaisirs, leurs travaux, leur honneur et leur mort et il allait à cette heure annoncer le dernier épisode, c’est une mission de chef, les chefs annoncent les morts, les blessures ; les chefs font les condoléances ; les chefs éprouvent quelquefois le sentiment gênant d’être coupables…

Les porteurs et Antoine arrivèrent devant la maison du mécanicien, puis devant celle du chauffeur. Antoine montait leurs escaliers sombres, en étouffant sa respiration, en retenant ses pas, comme pour réveiller les nouvelles veuves le plus tard possible, pour retarder le moment où il lui faudrait enfin affronter les cris, les bredouillements des femmes aveuglées par le poivre de la douleur, embarrassées dans les entraves du sommeil. Il fallait pourtant frapper, attendre la toux des femmes, le glissement de leurs pantoufles, le tâtonnement de leurs mains sur la porte : elle s’ouvrait et toute la chaleur, la sécurité des chambres s’évanouissaient, il pénétrait dans cette pénombre tranquille comme un voleur, comme un démon. Et il parlait d’abord de blessures, il disait :

« Nous l’avons ramené chez lui… »

puis de blessures graves, puis à la fin – et les femmes avaient compris depuis le commencement –, de mort :

« Soyez courageuse, madame… c’est une fatalité… »

Tous ces cris entrant dans ses oreilles, ces lampes rallumées en hâte, les assiettes sur la toile cirée à côté d’une bouteille de vin, ces corps rigides transportés lourdement dans les lits encore chauds du corps des femmes, un enfant hébété dans un coin, la colère des veuves :

« Vous nous prenez nos hommes, vous nous les rendez en bouillie… Compagnie d’assassins ! »

Cette nuit-là, Antoine découvrait la mort, une certaine mort qui ne pouvait pas se faire pardonner.

Pour étendre le cadavre du mécanicien sur son lit, il l’avait pris dans ses bras : quel poids terrible pèse un mort, il n’y a pas seulement les soixante-quinze, les quatre-vingts kilos de sa chair, de ses os, de son sang, de tous ses liquides, il y a le poids même de sa mort, comme si toutes les années vécues par lui se mettaient brusquement à se rassembler dans son corps, à s’alourdir, à se coaguler comme du plomb qui refroidit : un blessé sait encore s’alléger, il a la merveilleuse chaleur de la respiration, de la circulation du sang, mais ce mort était rigide et fermé comme un marbre souillé, ce mort ne ressemblait plus à un homme, ses vêtements seuls étaient comme tous les vêtements ! Antoine le tenait contre lui, il embrassait ce corps fraternellement. Les hommes vivants ne se saisissent pas ainsi, leurs corps n’entrent en contact que par leurs mains ; les étreintes, ils ont la pudeur de les réserver à l’amour, ils osent à peine se toucher. Il fallait donc la mort pour étreindre cet homme…

Antoine ne pouvait plus rien pour lui que l’étendre et le poids de ce mort l’entraînait vers le lit. Il avait envie de lui dire :

« Allons, mon vieux, aide-toi un peu… »

Il avait envie de se faire pardonner, comme s’il l’avait tué de ses deux mains.

Comme ce métier était plus dur qu’un métier de marchand, de bureaucrate… Il mettait en jeu la vie et la mort. Pourquoi les hommes meurent-ils donc ? Antoine était assez fier de sa profession, de son habileté, de son honneur professionnel. Mais ces ouvriers qui mouraient ? Il faut mourir au moins pour des fins qui en valent la peine, mais mourir parce que la voie n’était pas en bon état, parce qu’il y avait une traverse pourrie, parce qu’une éclisse avait sauté, mourir pour les actionnaires, pour ces hommes inconnus qui ne connaissent des lignes que des gares, des coupons, des wagons de première, des trains de luxe, pour des barons de Rothschild, pour de petits rentiers porteurs d’obligations, pour des combinaisons de négociants, de financiers ? Il y avait une machine qui évaluait les vies à un certain tarif : et les actionnaires jugeaient que tout était bien et les obligataires trouvaient sans doute que c’était cher… Quand on ne mourait pas, on recevait, avant la retraite, une médaille de bronze, d’argent, une médaille frappée d’une locomotive, au bout d’un ruban tricolore, comme une médaille de sauvetage, on recevait une lettre :

« En échange de vos bons et loyaux services… »

Mourir, vivre, pour une médaille, pour rien…

Mais lui Antoine Bloyé qui commandait, qui transmettait les commandements, comme un adjudant – et les soldats peuvent aussi mourir pendant la paix, dans un tir, dans une marche, d’une balle égarée, d’une insolation –, mais lui, qui n’était pas l’ennemi de ces hommes, était-il donc complice de leurs ennemis ? Il avait beau se défendre, se dire qu’il y avait faute du service de la voie, appeler à son secours des pensées de fonctionnaire, il savait bien qu’il était passé du côté des maîtres, qu’il était leur complice : tous ses efforts, tous ses souvenirs, ne changeaient absolument rien à cette complicité. Il pensait à son père, qui était de ceux qui subissent les ordres, aux camarades de son père, aux compagnons qu’il avait eus aux Chantiers de la Loire et dans les corps de garde des dépôts, qui étaient aussi du côté des serviteurs, du côté de la vie sans espoir. Et, en rentrant chez lui, dans le petit matin glacial de l’Auvergne, il se disait une parole valable pour toute sa vie, une parole qu’il s’efforcerait d’oublier, qui ne disparaîtrait que pour reparaître au temps de sa déchéance, à la veille de sa propre mort :

« Je suis donc un traître… »

Et il l’était.

X

Dans le vacarme des machines, dans son réseau serré d’actions, Antoine n’avait pas de loisirs pour d’autres mouvements humains que les mouvements du travail. Comme tant d’hommes, il était mené par les exigences, les idées, les jugements du travail, il était absorbé par le métier. Point d’occasion de penser à soi, de méditer, de se connaître, de connaître le monde. Il ne lisait pas, il ne se tenait même pas « au courant », comme l’on dit. Chaque soir, avant de s’endormir, il ouvrait sa Vie de George Stephenson et quand il en avait parcouru deux pages qu’il avait fini par savoir par cœur, il s’endormait. Il regardait distraitement les journaux : les événements qu’ils contaient se déroulaient dans une autre planète, ils ne le concernaient pas. Il ne se passionnait que pour des revues techniques, des descriptions de machines. Pendant quatorze ou quinze ans, il n’y eut pas d’homme moins conscient de soi et de sa propre vie, moins averti du monde qu’Antoine Bloyé. Il vivait sans doute, qui ne vit pas ? Il suffit d’avoir un corps bien étanche pour imiter les attitudes de la vie. Il agissait, mais les ressorts de sa vie, les mobiles de son action n’étaient pas en lui.

L’homme ne sera-t-il donc toujours qu’un fragment d’homme, aliéné, mutilé, étranger à lui-même ? Que de parties en friche dans la personne d’Antoine, que de choses avortées, dévorées par le mariage, par cette Compagnie qui mangeait ses « agents » avec un appétit si puissant, si indifférent ! Et sans doute, Antoine n’ignorait pas complètement ces absences, il soupçonnait qu’il aurait pu être ce qu’il était, faire ce qu’il faisait, et quelque chose de plus qui n’avait point de figure. Il laissait se dissiper une force intérieure plus grande qu’il ne pensait, une force qui dépendait de son corps, comme toutes les forces et toutes les puissances véritables. À trente-cinq ans, Antoine Bloyé avait des membres noueux, couverts d’une peau sanguine qui devenait blanche sur la poitrine et sur le dos ; il portait facilement des sacs, des poutrelles ; il pouvait résister longtemps à la fatigue, au manque de sommeil ; il avait une tête bien ordonnée. Il abattait la besogne, il avançait dans le travail avec une souplesse, une aisance, une foulée d’animal ; ses ouvriers disaient :

« Il faut être juste, le travail ne lui fait pas peur… »

Et ils le surnommaient le Pur Sang. Mais cette force s’usait sur la meule d’un travail étranger, il ne l’utilisait pas pour son propre compte, il ne la faisait pas servir à un développement humain, il la consumait au profit des gens qui le payaient, des actionnaires anonymes et de leurs intérêts abstraits. C’est le malheur de bien des hommes.

Il faut gagner sa vie, il faut faire son travail, pensait-il, on lui avait toujours enseigné ces choses-là, comme des vérités que personne n’a pensé à mettre en question depuis que le monde tourne. Mais tout ce qu’il aurait pu atteindre lui coulait entre les doigts comme du sable de mer qu’on verse dans le désœuvrement des vacances : tout son travail cachait le désœuvrement essentiel. Ainsi éprouvait-il parfois une ombre de vertige, comme lorsqu’on monte dans un rêve un escalier qui tourne à l’intérieur d’un dôme sans fin ; il sentait que des puissances compliquées l’empêchaient d’être complètement posé sur la terre, comme il appartient à un homme de l’être, il était traversé par ces inquiétudes-là dans les courtes promenades du dimanche, du lundi de paye, dans ses brefs repos à la maison : ces puissances existaient, elles étaient sans doute aussi précises que des objets qui ont des poids, des formes et des arêtes vives, peut-être avaient-elles des noms et des visages humains. Mais il ne les démêlait pas, il ne pouvait, il n’osait s’élever contre elles. Il y avait des moments où il aurait voulu abandonner cette existence qu’il menait, pour devenir quelqu’un de nouveau, quelqu’un d’étranger, qui serait vraiment lui-même. Il s’imaginait, tout seul, perdu, comme un homme qui n’a pas laissé d’adresse, et qui fait des choses et qui respire… Un jour, on lui proposa une situation en Chine, comme autrefois, en Angleterre :

« Tu iras seul si tu y tiens, dit Anne… Moi, je ne quitterai pas mon pays, mes parents, pour aller vivre chez des sauvages, dans un pays où nous ne connaîtrons personne… Pour une position où il n’y a pas de retraite, pour une aventure ! »

Tant de liens à rompre, de timidité secrète à vaincre, de petits combats à livrer pour prendre une décision qui aiguille l’avenir sur une nouvelle voie ! Se révolter contre la figure présente de sa vie pour mettre en liberté le double qu’on enferme peut-être ! On craint des cris de femme, les habitudes brisées, on redoute d’être un « monstre » d’une singularité insoutenable, de ne plus être pareil à n’importe qui, on manque de foi : le faux courage attend les grandes occasions, les périls extraordinaires qui ne viennent jamais vous mettre à l’épreuve. Mais le courage véritable consiste chaque jour à vaincre les petits ennemis, Antoine manquait de ce vrai courage, comme tant d’hommes… Il pensa quelque temps à cette chance de métamorphoses qu’il avait eue, puis il feignit de l’avoir oubliée :

« Comme tu as bien fait d’écouter mes conseils, disait Anne.

— Oui… peut-être… Enfin, n’en parlons plus, c’est une affaire réglée », répondait-il.

C’était un échec de plus, comme l’Angleterre, comme Marcelle. Il ne faut pas tant de défaites pour renverser un homme.

Ces moments d’inquiétude, ces velléités de changement, d’achèvement ne duraient qu’un éclair. Ils tombaient dans tous les pièges de la sagesse coutumière. Quand son beau-père voyait Antoine absorbé, inquiet, il lui disait :

« Ne vous rongez donc pas, vous prenez les choses infiniment trop à cœur… Il faut être plus philosophe dans la vie… »

Être philosophe, c’était accepter n’importe quoi, les jours comme ils venaient. C’était tomber dans les fosses les plus creuses. Antoine vivait dans un monde où le mot philosophie signifiait paresse et lâcheté. Et ainsi tout le reste de la personne d’Antoine n’arrivait pas à l’existence : bien des éléments inconnus de lui-même demeuraient au fond du tableau. Antoine était un homme qui avait un métier et un tempérament : c’était tout. C’est tout ce qu’est un homme dans le monde où vit Antoine Bloyé. Il y a des marchands nerveux, des ingénieurs sanguins, des ouvriers bilieux, des notaires coléreux : les gens disent ces choses-là et ils croient avoir travaillé à la définition d’un homme : ils disent aussi, un chien noir, un chat tigré. Un médecin avait un jour dit en regardant Antoine avec cet air de sûreté suffisante, de science vaniteuse des guérisseurs :

« Vous, vous êtes un nerveux sanguin… »

Quand Antoine était abattu, montrait un visage tourmenté, sa femme lui disait :

« Le docteur l’a dit, tu es un nerveux sanguin… Vite abattu, vite relevé… »

Voilà, tout était dit. Tout le monde pouvait le manier comme une pièce au titre connu. Il circulait parmi d’autres pièces. Quelle vie ! Au premier plan, se trouvaient les machines, les routines des ordres et des actes adaptés au travail : le plan de l’ingénieur. Derrière, se groupaient et s’estompaient des personnages réduits, dans les paysages vagues de la famille, des loisirs : le plan du nerveux sanguin…

L’ingénieur en chef du matériel et de la traction disait :

« Je m’y connais en hommes, messieurs… Bloyé, qui est à Tours, c’est un de nos meilleurs chefs de dépôt… »

Anne disait :

« Antoine est extraordinairement consciencieux… Trop consciencieux… Il ne faut pas en faire tant ! »

Les machinistes du dépôt, les nettoyeurs disaient :

« Le patron, il est quelquefois bien emmerdant… Mais c’est un bœuf à l’ouvrage… »

Antoine se disait pour se rassurer et se donner du cœur :

« Qu’est-ce que je suis ?… Je suis un homme qui connaît son métier… »

 

*

 

Mais plus tard, quand il fut devenu vieux. Antoine murmura un jour à son fils, qui avait fini par avoir la même taille que lui :

« Vois-tu, je crois que je n’ai pas donné toute ma mesure… »

L’homme n’est-il donc qu’un meneur de machines ?

 

*

 

Qu’est-ce qu’une femme, qu’est-ce que l’amour pour un homme envahi par le travail des hommes ? Les femmes et l’amour, les faux devoirs du travail aveugle les condamnent, comme ils font tous les biens… Les vieux ménages disent avec orgueil à leurs enfants :

« Nous avons vécu trente ans, trente-cinq ans ensemble… Nous avons eu nos mauvais moments, nos disputes… Qui ne les a pas ? Personne n’est parfait sur cette terre… Mais nous avons tout de même eu une belle existence… »

Quelle fidélité ! Que de Philémons et de Baucis chez les fonctionnaires, les commerçants, que de ménages Berthelot ! On meurt à cinq minutes d’intervalle, comme deux pendules qui ont été remontées presque au même moment… Mais ils n’ont pas même passé ensemble le quart de ce temps fidèle dont ils tirent gloire : lorsqu’on a retiré des vingt-quatre heures du jour et de la nuit, les heures du travail, du sommeil, des rendez-vous, des silences, des voyages, il reste bien peu d’heures consacrées à une femme, à l’amour. Ces heures mêmes sont gâchées : les hommes n’aiment pas, ni les femmes. C’est un ouvrage qui exige trop de patience, de présence, de fins communes, de communauté, d’amitié. Ils ont inventé les passions, les coups de foudre pour servir leurs lâches illusions, excuser leur sécheresse par la mauvaise chance. Ils savent bien dire :

« Paris ne s’est pas fait en un jour… »

mais ils n’appliquent ce proverbe qu’aux carrières, aux fortunes, aux maisons, au progrès…

L’univers des femmes, l’univers des hommes, un profond abîme les sépare, comme l’univers des blancs et l’univers des noirs. Un homme et sa femme ne cherchent point à franchir la distance : tant de nuit, d’aventure les effraie… Dans les premiers temps d’un mariage, il y a eu les jeux de la jeunesse, le désir facilement pris pour l’amour, les rires, les apprentissages, la nouveauté d’un lit où l’on n’est plus jamais seul la nuit, où l’on ouvre plus librement l’éventail de ses jambes comme au temps de la solitude. Une nouvelle existence limite tous les mouvements, toutes les pensées : que de gestes ferait l’homme seul que la moindre présence défend, à peine oserait-il les ébaucher timidement devant une glace : son reflet est déjà un autre être qui le juge. Il faut un amour presque parfaitement inhumain pour perdre toute la pudeur, risquer les gestes que se permet seule l’activité des rêves. Une femme défend à son mari de s’oublier jamais : ainsi cette sorte de politesse et de discipline, ces contraintes occupent beaucoup dans les commencements d’un mariage, les moins délicats sont pris par cette nécessité de s’observer. Les services domestiques qu’un mari rend à sa femme, les secours de maître qu’il lui rend dans la société des petits bourgeois où les femmes ne sont rien le rendent important à ses propres yeux, il trouve des raisons d’orgueil dans ces premiers soins qui lui donnent une idée flatteuse de sa force protectrice. Ainsi l’amour est imité…

Comme les autres, Antoine fut occupé de ces nouveautés ; Anne était très jeune, cette jeunesse ignorait tout. Élevée derrière les écrans épais d’une société qui tenait étroitement en lisières les jeunes filles, Anne avait dû apprendre beaucoup de son mari, les actes de l’amour, le sens de quelques mots et les titres de quelques livres, les refrains de quelques chansons. Cette « initiation » se couvre facilement des apparences de l’amour : l’amour n’est pas cette pauvre complicité.

D’ailleurs Antoine eut bien vite « autre chose à faire ». Il s’engagea à côté de sa femme dans la vie qui est le modèle le plus commun des vies humaines. Le couple forme un seul être tourné vers le dehors : les gens mariés disent :

« Nous ne faisons plus qu’un… »

et ils confondent avec l’amour leur unité d’intérêts, de recettes, de dépenses, d’économies, de jugements, de phrases toutes faites… On cède si promptement à l’habitude de cette fausse unité, on se dit si vite qu’on est comme les deux doigts de la main qu’on a l’illusion de se bien connaître. Mais les deux doigts de la main ne sont pas si intimes, ni si simples… Les gens qu’on connaît disent :

« Quel petit ménage uni ! »

Uni, parce qu’on fait les comptes ensemble ! Les parents s’attendrissent :

« Comme ils s’aiment ! »

Et les époux s’embrassent : il faut bien faire plaisir aux familles… Chacun de ces deux êtres associés par le hasard, les convenances d’une société qui déteste l’amour, par un bref moment de désir ou simplement d’attendrissement, de faiblesse, n’est bientôt plus pour l’autre qu’une présence matérielle, un objet à peine plus mobile dans l’espace que les maisons, les arbres, les meubles, les instruments domestiques : qu’est une femme pour un mari bourgeois sinon le plus mobilier de ses biens ? Cet objet charnel parle, il émet des signaux, qu’on a vraiment peu de mal à comprendre, des paroles dépourvues de secrets et de charmes. La plupart des couples se contentent pour toute leur vie, pour tout leur amour, toute leur compagnie, de cinq cents mots peut-être, mais il y en a des dizaines de milliers… On apparaît à certaines heures, comme les petits personnages des plus célèbres horloges astronomiques : quelles inquiétudes si l’horloge retarde ! Aucune ombre à percer, tous les gestes, tous les regards sont transparents : cette transparence donne l’impression de la sécurité. On est comme tout le monde, après tout… Un ménage est rarement le lieu que les grands événements humains choisissent pour se manifester. Les gens mariés ne pensent pas à l’autre comme à un être difficile à pénétrer, digne peut-être d’une vie humaine, capable de la vivre. Ils ne vont pas chercher les mystères qui servent de terreau à l’homme…

« Je gagne l’argent du ménage, disent les hommes…

— Je tiens bien ma maison, j’élève les enfants », disent les femmes,

et ils croient que tout est dit, que le gain de l’argent et l’encaustique des meubles, les feux de la lessive, les petits plats dans les grands, les pâtisseries du dimanche, les fêtes de famille et les souliers des enfants font toute la vie…

À peine interprètent-ils les humeurs nées du corps : un bon mari sait qu’une femme qui a ses règles est irritable, une bonne épouse sait qu’un homme surmené parle peu à table et se met en colère pour des riens. Et ils s’efforcent à l’indulgence, ils se « font des concessions » comme dans une petite guerre.

« Je le connais si bien », dit la femme…

Mais c’est de cette manière-là qu’on connaît les appareils ménagers, les animaux domestiques…

 

*

 

Antoine pensait rarement à Anne comme à une personne singulière. Peut-être ne l’était-elle guère en effet, mais qui osera décider qu’un autre être ne renferme rien ? Il vivait avec elle, cinq ou six heures par jour, c’était tout… Leur vie conjugale était un échange de phrases et de services, où les seules entreprises humaines étaient sans doute les accouplements nocturnes : la plus absurde pudeur les maintenait dans les prisons de la nuit. Ces aventures de l’ombre entraînent des mouvements, des battements de cœur autrement forts, autrement sanguins et chauds que les cérémonies glaciales des repas, des promenades, des anniversaires, des leçons des enfants, des comptes de la semaine : les hommes n’en font rien, n’en tirent pas profit. Ces animaux savants, dressés sur leurs pieds, si fiers de leur station verticale disent : nous ne sommes pas des chiens, et ils jettent avec fureur des seaux d’eau sur les chiens liés par leur accouplement ; leurs oreilles ne remuent pas comme celles des lièvres ; ils sont assez contents de leur pouce opposable aux autres doigts et de n’avoir pas les pieds prenants – nous ne sommes pas des singes –, ces animaux savants rougissent des animaux qui se révèlent à eux avec tant de cynisme sous la tente chaude des lits. On leur a appris à rougir de ces profondes vagues qui les soulèvent trop souvent. Ils se consolent de tant de hontes en exaltant le faux amour poétique des chansons et des livres, en balbutiant les phrases de la fausse tendresse. Ils fuient la véritable union comme des prêtres… Ces choses sont le secret du pouvoir des filles.

« On ne traite pas sa femme comme sa maîtresse, disent-ils avec leur sagesse des proverbes.

— Il faut respecter celle qu’on aime et se respecter soi-même… nous ne sommes pas des bêtes… »

Anne Bloyé prenait pour l’amour les politesses vulgaires de la Grande Marnière et du Roman d’un jeune homme pauvre, qu’elle avait lus à la bibliothèque municipale de Tours. Antoine pensait brièvement, aussi vite que possible à la chambre de Marcelle et aux secrets de cette jeune femme qui lui avait promis, le dernier jour, l’ennui ; il se rappelait ces après-midi où Marcelle le regardait d’un regard noir et lui disait :

« Baise-moi… »

Il écartait ce monde du scandale, cet homme rangé…

Un jour, pendant un voyage à Paris, il passa devant le café d’Orléans : peut-être Marcelle serait-elle adossée comme autrefois à la porte, avec cet air de distraction qu’elle avait, elle n’aurait pas vieilli, elle aurait la même robe, – mais il y avait seulement une grosse dame brune assise qui lisait et un homme en tablier bleu qui rinçait des verres derrière le comptoir de zinc… Il était impossible d’imaginer l’endroit où Marcelle s’était enfoncée, l’endroit à partir duquel il aurait pu recommencer quelque chose.

 

*

 

À mesure que le tas des années montait, le ménage des Bloyé se façonna sur le type commun des « bons ménages » ; ce fut une union où la puissance des gestes communs, le besoin de maintenir les apparences, les coutumes lentement formées imitaient l’amour. Antoine rentrait le soir, Anne l’attendait, Anne qui avait simplement usé sa journée, dans la compagnie de la petite bonne qu’on payait vingt francs par mois, elle avait brodé, elle avait fait de la pâtisserie, elle avait vu telle ou telle dame, la femme du sous-chef de dépôt, le concierge du dépôt lui avait prédit le temps qu’il ferait le lendemain, elle avait lu un roman, La Femme de trente ans, Une Vie, ou les Petits secrets de la femme… Antoine sonnait, Anne arrivait et ouvrait la porte, embrassait son mari et lui disait : « Raconte.

— Mais qu’est-ce que tu veux que je te raconte, répondait-il, il ne s’est rien passé… C’est la même chose, tu sais bien… »

Antoine se déshabillait, il demandait :

« Qu’est-ce qu’on mange ? »

À table, ils parlaient des histoires du dépôt, de la gare : c’étaient de petites anecdotes de services, de rivalités, d’avancement, on disait que la femme du chef de district trompait son mari ; parfois Antoine alignait des chiffres sur la marge de son journal, c’était un homme qui avait le souci d’un budget serré. Puis ils dormaient.

Parmi ces mouvements, le temps s’usait…

 

*

 

En 97, ils eurent une fille. Et elle arriva dans la vie d’Antoine comme une présence inattendue, il ne l’avait point désirée, il avait tout fait pour que sa femme n’eût point d’enfant :

« Il faut prendre toutes nos précautions, disait-il, tu es beaucoup trop fragile… »

Mais il pensait – c’était une pensée formée dans une plus secrète région que les pensées qui vont à la rencontre des paroles – qu’un enfant conclut toutes les unions. Sans enfant, quel mariage est définitif, quel mariage ne se peut dissoudre ? Une porte demeure toujours ouverte sur la liberté, sur un nouveau départ et une nouvelle chance. Sans même l’avoir soupçonnée, Anne sut déjouer cette espérance : elle voulait de toutes ses forces un enfant qui chasserait son vague ennui, qui lui tiendrait compagnie, qui comblerait le plus vivant de ses besoins : c’était cette faim et cette soif qui viennent du fond du corps chez bien des femmes.

« Les enfants que j’ai eus, disait-elle plus tard, je peux bien dire qu’ils sont Mes enfants… C’est moi qui les ai voulus. »

Ainsi Marie-Antoinette Bloyé naquit, dans les ruses du lit conjugal. Elle naquit, et six ans après, elle mourut…

C’était une enfant aux yeux pâles, comme son père, et aux tempes creuses, et quand elle criait, plus tard, quand elle courut, ses lèvres devenaient bleues. Les médecins répétaient :

« On ne peut vraiment rien faire… Cette petite ne peut pas vivre… elle ne passera pas l’âge de la puberté…

— Tout le monde doit porter sa croix », disait Anne…

Pendant six ans que l’enfant vécut, les Bloyé furent élevés au-dessus d’eux-mêmes par leur lutte contre un malheur auquel ils savaient ne pouvoir à la fin échapper. Ils vivaient avec une attention inflexible, une présence d’esprit qui ne cédait jamais : c’était une guerre pleine de stratagèmes contre la mort qui volait autour de leur fille comme une guêpe plus grande qu’un aigle. Ils la défendaient, instruits par les médecins, par leur propre angoisse. Chaque journée gagnée leur paraissait une victoire, chaque nuit passée sans crise, sans étouffement, chaque repas accepté. Toute la bassesse machinale de l’existence, cette lutte, cette protection active et tendre la suspendaient : elles introduisaient les deux Bloyé dans une vie presque héroïque.

Presque toutes les nuits, il leur semblait que la fin allait arriver, et ils ne dormaient plus que d’un sommeil attentif et sensible, où l’ouïe savait veiller. L’enfant criait soudain, étouffait : il fallait lui donner des remèdes, la promener pendant des heures pour l’apaiser, et elle regardait fixement la lampe, comme les grandes personnes qui ont la fièvre et que rien n’éblouit plus. Pendant toutes ces années, Antoine usa bien des heures de son sommeil à promener sa fille, et il partait le matin au dépôt hébété, les reins coupés, le dos traversé de longues barres de courbature :

« Quand donc pourrai-je dormir ? » pensait-il…

Les malaises qui effleurent simplement les enfants, qui les parcourent comme une onde, jetaient Marie sur son lit blanc et bleu les narines pincées, les joues creuses, comme une mourante. Des convulsions, des syncopes l’abattaient : Anne la frictionnait et Antoine, à l’autre bout de la chambre, disait timidement, sans oser regarder du côté de sa femme :

« Est-ce qu’elle revient ? »

Son cœur se remettait à battre avec des bonds de flamme, de longs arrêts qui suspendaient la respiration de ses parents, comme une lampe presque vide qu’on s’obstine à rallumer et qui saute et charbonne. Il y avait des jours où il fallait pour la faire revenir à elle la plonger dans des bains de moutarde : sa mère pensait :

« Je ne l’en sortirai jamais vivante… »

Marie avait cette attention pensive, cette gaieté inquiète des enfants malades ; elle suivait les grandes personnes avec des yeux sévères, qui accusaient leur impuissance à la secourir, à ouvrir librement la voie à sa respiration. Elle sentait cette grosse éponge de son cœur se gonfler sous ses côtes. Lorsqu’elle sut marcher, elle n’explora guère le petit monde au ras du sol qui l’entourait, elle restait des heures assise sur sa chaise, sur ses coussins, économisant ses forces avec une expérience avare d’ancien malade. Puis elle parla et ses parents pouvaient à peine supporter ses paroles, Anne détournait la tête pour pleurer. Ces mots enfantins que les pères rapportent avec orgueil à leurs amis, au café, que les mères citent dans leurs lettres, ces jugements faussement sages comme des inventions poétiques, ces jeux que l’enfance fabrique avec les syllabes, ouvraient autant de blessures : dans la bouche de Marie, ils exprimaient une sagesse trop profonde, nourrie par des puissances et des avertissements trop redoutables pour que la simplicité des Bloyé n’en fût pas effrayée. Comment lui interdire quelque chose, quand elle savait répondre :

« Il faut me laisser faire… tu sais bien que le docteur défend qu’on me contrarie… »

Elle devinait qu’elle ne vivrait pas longtemps, qu’un jour tout serait noir autour d’elle ; la mort ignorée des enfants était pour elle comme une compagnie intérieure :

« Quand je serai au Ciel, disait-elle encore, je vous donnerai tout ce que vous voudrez… »

Elle suivait des yeux les autres fillettes qui couraient, qui sautaient à la corde, qui jouaient aux grâces, se balançaient, comme des êtres d’une autre race, d’un autre monde peut-être, celui des chats, des oiseaux. Sa mère travaillait l’été dans le jardin de la maison du dépôt, avec les femmes des sous-chefs qui habitaient au premier étage et elle restait assise au milieu des conversations des grandes personnes, des histoires de bonnes, de fournisseurs, de cuisine, d’ouvrages de dames ; les herbes de la pelouse, les yuccas avec leurs cheveux coupants, les pommiers du Japon étaient couverts d’une poudre de charbon et les enfants qui se roulaient dans l’herbe se relevaient tout noirs ; les machines passaient derrière la maison, on entendait le doux sifflement de la vapeur et des coups de marteau dans les ateliers du dépôt, les oiseaux passaient dans le ciel, les insectes se poursuivaient et Marie écoutait, regardait : parfois des morceaux de suie tombaient sur ses cheveux comme les restes d’une pluie de cendres jaillie d’un volcan, sur l’autre rive du monde. Lorsque les autres fillettes venaient lui demander de jouer avec elles, elle répondait, avec une petite fierté de ne pas être comme tout le monde, de promener dans son corps un mystère mortel :

« Je ne peux pas courir avec vous… à cause de mon cœur… c’est défendu… »

Tout était défendu, par ses parents, par sa propre fatigue qui l’envahissait si vite, ses palpitations, ses angoisses ; mille poids, mille liens invisibles attachaient ses membres, alourdissaient ses mouvements d’oiseau, elle ne pouvait jouer qu’à des jeux tranquilles, à la marchande, aux visites, au ménage, faire des découpages… Elle avait de brusques accès de passion avide, de colère : quand un autre enfant s’approchait de sa mère, touchait sa robe, elle s’élançait vers lui en criant :

« Je te défends… C’est ma mère à moi… Va-t’en, va-t’en, va trouver ta mère… »

Elle avait toutes les grâces fragiles des petites filles qui sont condamnées à mort ; sous sa peau on voyait courir des réseaux de veines :

« Maman, regarde les rivières », disait-elle…

Pendant des heures, assise aux pieds d’Anne qui cousait, elle chantonnait sur des airs qu’elle inventait des paroles que ses parents ne comprenaient pas :

 

Quand les mamans ont été mortes

Les papas ont tout fait à leurs enfants…

 

Ou bien :

 

Quand on tue les oiseaux la nuit

Les oiseaux noirs se forment en pluie…

 

Sa mère se penchait pour écouter ces chansons qui ressemblaient aux paroles de la poésie, de la folie ; elle tremblait devant le monde des mystères de l’enfance, et elle finissait par dire :

« Tais-toi un peu, ma petite fille… tu me fatigues… »

Et enfin, Marie eut une congestion cérébrale et elle mourut. Pendant sa maladie, elle gémissait, comme une femme qui accouche :

« J’ai mal… j’ai mal… »

Et elle enfanta ainsi sa propre mort…

 

*

 

On l’enterra. Antoine ne parlait à aucune des personnes qui étaient là. Des larmes coulaient jusqu’à la commissure de ses lèvres et il les rattrapait machinalement avec sa langue. Il y avait peut-être vingt ans, vingt-cinq ans qu’il n’avait pas pleuré. Il s’y prenait mal, il ne s’abandonnait pas, il s’efforçait d’avaler cette boule qui montait et descendait en haut de sa poitrine, cette espèce de nausée. Des bruits perçants faisaient vibrer les parties les plus sensibles de sa tête. Il remuait les épaules comme un homme attaqué : va-t-il se défendre ou s’enfuir ? Car les hommes agitent leur corps pour chasser leur douleur comme pour prendre complètement possession de leur joie : on voit les hommes heureux étendre leurs bras pour dilater leur thorax, ou courir, les hommes malheureux tremblent comme les petits animaux qui se refroidissent rapidement, ils diminuent autant qu’ils peuvent la superficie de leur corps. Les porteurs descendirent ; les angles de la courte bière où Marie reposait au milieu de ses jouets, de ses découpages, de ses poupées, de ses cubes comme un mort égyptien – c’était la coutume de Limoges –, arrachaient la tapisserie et écaillaient l’enduit du mur : les escaliers des maisons ne sont pas faits pour les enfants morts. On partit, Antoine oubliait complètement sa femme : elle pouvait bien pleurer dans son coin, la douleur ne se partage pas, la douleur ne se porte pas à deux comme un panier à deux anses, sa peine ne regardait qu’elle. Personne ne l’aidait lui-même, Antoine, les hommes sont forts, on ne les console pas, on n’enveloppe pas de précautions leur chagrin… Il faisait ce qu’il pouvait pour ne plus pleurer, on a de la dignité, on sait se tenir à table et dans les deuils, un homme qui pleure manque à la politesse ; chaque fois qu’il apercevait un pavé saillant, il se disait qu’il allait buter, le pavé se bombait comme une taupinière, il essayait de l’éviter, mais il était impuissant, il ne savait plus mesurer les distances, il ne commandait plus à ses muscles, c’était un rêve où la moindre pierre, le moindre fossé sont des aimants, et il butait sur le caillou rouge. Il regardait la comète et son petit dais à franges jaunâtres ; les porteurs et leur chef en serre-file marchaient à un pas cadencé singulièrement lent, leurs jambes s’attardaient dans l’air et se posaient sur le sol mollement sans faire de bruit. Il aurait bien voulu les voir s’embrouiller, ces marcheurs réguliers, n’importe quel incident pouvait rompre cet enchantement des funérailles, un coup de tonnerre, un éclat de rire, un passant qui aurait refusé de se découvrir et quelqu’un aurait giflé ce mauvais patriote de la mort. Mais la foule piétinait derrière lui en silence, le ciel était clair, les Limousins étaient polis, pas une femme ne manquait son signe de croix ; on traversa une place sur laquelle des forains montaient un manège de chevaux de bois : Marie n’avait jamais tourné sur un pareil manège, à cause de son faible cœur…

Mais tout s’acheva, Antoine éprouvait une sorte de soulagement terrible…

Le lendemain, il se leva avec la tête creuse des grandes débauches et des grandes douleurs. Il était défait, ses idées fuyaient comme des nuages, la maison était dans le désordre de la mort, sa femme dormait les yeux rouges, la bouche ouverte, il ne fallait évidemment pas la réveiller ; il revoyait Marie dans son cercueil avec ses cheveux blonds, ses paupières bombées et sa peau de cire, Marie dans le jardin, malade, essoufflée, partant à l’école dans la gelée blanche de cet unique mois où elle avait voulu aller en classe pour ressembler à tous les enfants… Les hommes ne comprennent pas la mort du premier coup : Antoine s’imaginait encore qu’elle respirait dans la pièce voisine ; il savait simplement qu’il ne la verrait plus, comme on sait que l’hiver reparaît tous les ans. S’étendre, dormir, sans réveils, plusieurs jours, s’éveiller enfin complètement guéri, complètement oublieux, avec cette mutilation complètement cicatrisée… Tous ses mouvements lui paraissaient inutiles. Le départ d’un être qu’on aimait, qui va pourrir suspend toute la signification de la vie ; chaque geste réveille la douleur, cette ennemie qu’il faudrait endormir dans l’immobilité, envelopper de paresse et de ruses…

Pourtant, il se lava, il se rasa, il brossa son veston, il roula la première cigarette de la journée, on ne doit pas fumer à jeun, c’est la meilleure du jour, il marcha jusqu’à son bureau, il acheta le journal. Les papiers, les dossiers, les graphiques attendaient sur sa table, les machines en manœuvre glissaient devant ses vitres qu’on ne lavait jamais et leur grande ombre passait sur lui comme celle d’un nuage. Un mécanicien entra, un sous-chef entra, il leur répondit. Le travail de la journée montait devant lui comme un petit tas d’ordures qu’il fallait déblayer avant le soir, pour préparer la place libre du prochain tas d’ordures et de besogne. Il fallait faire l’ouvrage. Toute sa vie, il avait eu conscience qu’il faut faire d’abord l’ouvrage, on lui avait toujours dit qu’il fallait d’abord faire l’ouvrage, son père, à coup de ceinture, ses maîtres d’école, ses donneurs de conseil, il n’y avait pas d’autre devoir que d’obéir au travail, il n’y avait pas d’autre péché que de manquer au travail, il n’y avait pas d’autre hérésie que de se demander si le travail a un sens… Mais ce jour-là, pourtant, Antoine accomplissait son travail comme un acte de trahison vis-à-vis de sa fille Marie qui était glacée et humide comme un chat noyé dans la moisissure de sa petite tombe, parmi ses jouets de bois et de carton dont le papier de couleur se décollait déjà dans la nuit sans étoiles. Il avait un poids immense à soulever pour faire sa besogne, car il luttait contre le puissant attrait, la puissante tentation paresseuse de l’amour des morts. Il se battait déjà contre le fantôme bien-aimé de Marie, et avec lui l’entêtement des hommes vivants, en guerre contre la mort, combattait son combat. Toute sa morale lui commandait l’ouvrage, toute sa morale lui ordonnait de surmonter la douleur qui parlait en lui au nom même de la mort. Il travailla, parce que la douleur et la mort sont des oisivetés, et que toute sa sagesse contenait simplement l’obéissance au travail. Il ne pensait pas qu’il y avait contre le travail bien d’autres désirs de paresse, bien d’autres tentations en lui que la mort : c’était un homme qui ne se souvenait presque jamais des cauchemars et des rêves victorieux qu’il faisait la nuit… Il faut que les trains marchent, comme il faut que les navires arrivent aux escales, les trains roulent, les gens travaillent, et les trains doivent passer à l’heure et les gens achever leur tâche… on n’a jamais tort de bien faire ce qu’on fait… le travail c’est la liberté… Le laboureur m’a dit en songe… toutes ces phrases… Marie partageait le sort de tous les morts : les plus simples arguments de la vie sociale commençaient doucement à l’exclure, comme ils excluent tout l’homme.

On vint chercher Antoine pour qu’il visitât une machine rentrée au dépôt, dont l’injecteur fonctionnait mal. Il sortit, chacun de ses pas était une victoire contre son envie de s’asseoir et de s’abandonner. Mais l’ouvrage, la chose qui n’attend pas, l’activité des hommes l’attiraient de toutes leurs forces, il n’aurait jamais le loisir d’être complètement indulgent à ses plus grandes douleurs, jamais le loisir d’être complètement indulgent aux aventures enroulées dans les crevasses de son corps…

En passant près d’une locomotive, il entendit le chauffeur dire au mécanicien qui graissait les bielles :

« La vie est bien une lutte quand même, tu sais… »

Il y a de ces coïncidences qui vous feraient croire à la magie, aux mystères… c’était une de ces phrases qu’on surprend par hasard, en l’air, dans de grands passages de la vie, elles ont une entente inexplicable avec l’événement qui vous tient, elles ont l’air chargées d’un avertissement et d’un sens, comme si elles arrivaient d’un monde où de sages puissances préparent leurs leçons, elles ont un air de connivence…

Une lutte contre la douleur, contre le travail, contre la mort, contre l’amour, contre la victoire, quelle victoire, de quel côté la victoire qui compte aussi longtemps qu’il y aura place pour des victoires jusqu’à la dernière défaite, jusqu’à Ma propre paresse et à Ma propre mort… Antoine dépassa les deux compagnons, il remonta les épaules d’un geste de soldat qui relève le sac et il demanda au mécanicien ce qui se passait avant de descendre dans la fosse par les trois marches couvertes d’une pâte d’huile et de poussier…

XI

Les Bloyé vécurent alors comme des convalescents. Ils retombèrent peu à peu sur eux-mêmes comme des hommes faibles qui se sont mis en colère, ils s’abandonnèrent, soudain détendus, après avoir vécu toutes ces années à leur plus haut degré d’attention et d’angoisse. Ils recomposaient avec une patience d’animal inférieur leur vie mutilée par la perte de leur fille… Ils pensaient sans relâche à ses premiers gestes, à ses premières paroles, à sa maladie et à sa mort dans cette année où, même les mois d’hiver, il avait fait si beau qu’il semblait impossible de penser que, comme les infirmes, comme les criminels, comme les vieillards, les enfants pussent aussi mourir. D’abord, ils ne parlèrent jamais d’elle, un animal qui soigne ses blessures les lèche dans la solitude, il les cache, il se ramasse ; ils se mettaient chacun dans leur coin et ils ruminaient avec une sorte d’hostilité l’un contre l’autre… Peut-être la douleur est-elle le plus animal des sentiments humains.

Mais un jour, sans soupçonner que c’était le commencement de leur guérison qui arrivait ainsi, ils se mirent à échanger les souvenirs qu’ils avaient, des souvenirs qui n’étaient pas les mêmes, qui ne les renvoyaient pas aux mêmes dates, aux mêmes heures : Anne possédait beaucoup d’images qu’Antoine ne soupçonnait même pas : les hommes travaillent, les hommes connaissent moins bien que leurs femmes la vie de leurs enfants. Antoine éprouvait une sorte de jalousie devant cette mémoire plus riche que la sienne, il avait besoin de sa femme pour compléter le portrait de sa fille. Il ne se satisfaisait pas de savoir que Marie lui avait physiquement ressemblé… Cette demi-jalousie, ce besoin, ces échanges, ces années qu’il était impossible de supprimer, pendant lesquelles ils avaient pour la première fois accompli une tâche commune – il n’y avait pas eu de discussion pour l’éducation de l’enfant, sa maladie de cœur l’avait mise en dehors des querelles que fomentent les parents autour des catéchismes, des leçons, des écoles libres et des écoles laïques –, où il y avait eu entre eux, au-delà de la fausse unité des ménages, une communication profonde, une communauté d’inquiétude, d’amour, comme s’ils avaient travaillé à la même œuvre d’un unique élan et d’une unique volonté, tous ces éléments de la douleur mirent enfin entre Anne et son mari les liens d’un amour véritable. Il y eut entre eux une liaison, une complicité plus puissantes que toutes les habitudes ménagères, qui demeurèrent longtemps efficaces sous les petits gestes, les petits entretiens de leur vie. Leur mariage prenait une force et une solidité véritables, comme s’il avait été fondé sur un grand dessein, sur une grande passion. Antoine se sentait lié enfin, comme malgré lui, par une fidélité qui ne pourrait jamais complètement s’évanouir : il était enchaîné, il était installé dans le mariage. Tout l’avenir se découvrait devant lui…

Antoine et sa femme savaient simplement qu’ils n’oublieraient jamais cette petite vie et cette mort, mais ils ne devinaient pas que ce souvenir amer prendrait à son heure une figure semblable à celle d’un ancien amour, que ce grand ravage finirait par avoir pour eux les charmes mêmes de la jeunesse. Aucun désert de la vie humaine n’est si sec que l’herbe n’y puisse repousser, aucune mutilation n’est si profonde que la chair ne se puisse reformer : les Bloyé se tournaient vers de nouveaux espoirs, avec cette unité d’intentions dont ils avaient pris l’habitude autour du lit de Marie ; la fidélité à leur deuil subissait chaque jour une défaite, chaque jour se transformait en attente : ils faisaient des projets de voyages, de vacances, d’avenir. Ou plutôt Anne faisait des projets auxquels son mari s’associait docilement : il s’était lié à elle, mille chemins détournés, mille accès à d’autres figures de sa vie se fermaient ainsi devant lui… Anne était une femme exigeante, une de ces bonnes ménagères qui sont bien plus « fatales » aux hommes que les femmes fatales des légendes. Il y a des milliers de ces femmes dans la petite bourgeoisie : ces araignées tapies au fond des maisons seules des provinces enveloppent leurs maris de toiles qu’il faudrait un effort, un dessein héroïques pour déchirer. Elles sécrètent un doucereux esclavage : la haine qu’elles éprouvent pour les « filles » est dirigée contre ces complices imprévoyantes de la liberté des hommes. Leurs vertus domestiques les protègent : comment se révolter contre elles ? Cette révolte frapperait l’ordre, la morale, tout un édifice dangereux, un navire de haut bord dont elles sont les figures de proue. Anne était l’une d’elles : on lui eût parlé de sa tyrannie, elle eût éclaté en sanglots, incomprise, frappée au point le plus sensible ; elle se croyait bonne, elle l’était à la façon que sa mère lui avait enseignée, sa mère qui n’était « pas commode tous les jours »… La cuisine était bonne et les jours où Antoine invitait un collègue, l’hôte reprenait de tous les plats. Les parquets luisaient et il y avait à la porte d’entrée des patins de feutre sur lesquels on glissait à la surface de la cire glacée ; les recoins du buffet Henri II, les moulures de l’armoire ne cachaient pas un atome de poussière, sous les lits ne traînaient pas les moutons cotonneux, le linge était repassé tous les jeudis, les comptes étaient à jour, la pharmacie ne manquait pas de teinture d’iode, d’ouate thermogène, d’antipyrine… Il faut que les hommes trouvent leur maison en ordre. Anne avait l’orgueil de sa maison, elle l’ornait de rideaux, de napperons, de têtières, elle relevait des modèles, des points dans La Femme chez elle : elle ne sortait pas, elle avait l’instinct du nid, elle construisait son cocon comme un insecte, son « nid » comme un oiseau casanier ; en quelques années la jeune fille qu’elle avait été s’était transformée en une femme identique à Mme Guyader. Mme Guyader avait eu beaucoup d’importance dans la vie de sa fille : elle lui interdisait presque tout : Anne disait :

« Quand je me suis mariée, je ne savais même pas faire un œuf sur le plat ! ma mère m’empêchait de mettre les pieds à la cuisine… »

Elle avait pris sa revanche, elle avait voulu dépasser sa mère, être plus économe, plus ordonnée qu’elle. Elle y avait assez bien réussi. Et quand Mme Guyader venait chez elle, elle l’obligeait à rester désœuvrée, inutile, comme elle l’avait été autrefois. Elle montrait à sa mère qu’elle était maîtresse dans sa maison et Mme Guyader tournait dans l’appartement de sa fille, les mains vides, les lunettes relevées sur le front, deux aiguilles à tricoter glissées dans ses cheveux tirés et lisses… Que de vertus ! Anne les faisait orgueilleusement sentir : on ne pouvait les mettre en doute, négliger le sacrifice des plaisirs, des divertissements qu’elle dédiait à la tenue de son ménage. Elle exigeait beaucoup en échange, sans colères, sans commandements, Anne n’était pas, comme l’on dit, une femme « impérieuse » ; mais il fallait qu’on fût là, autour d’elle ; les retards de son mari lui semblaient une offense, une preuve d’éloignement ; il la voyait qui l’attendait ces jours-là sur le pas de la porte et il hâtait le pas, en se sentant coupable. Il avait bu un demi avec des sous-chefs, des gens de l’exploitation, de l’entretien : elle lui disait :

« Mon dieu, Antoine, mais tu sens encore le café… tu as bu de la bière…, tu sais pourtant bien que tu n’endures pas l’alcool… Tu as tes petits yeux que je n’aime pas ! »

Et elle pleurait, au nom de sa « sensibilité » blessée, de son besoin « d’affection » trahi. C’était comme un petit chantage du cœur contre lequel Antoine se sentait sans force. Il essayait de se faire pardonner des fautes qu’il n’avait pas commises. C’était vrai après tout, elle ne sortait jamais, elle ne s’amusait guère, entre ses quatre murs de maison, elle l’attendait, il devait avoir du remords de sa légèreté… Il ne fallait pas qu’il y eût d’intervalle, de répit entre le travail et le ménage, d’épanouissement avec des amis, de conversations paresseuses entre hommes, de plaisirs virils… Il tombait du bureau, des machines aux petites histoires du ménage : il n’y avait pas autre chose sur la terre… Qu’il lui eût fallu de courage pour combattre ! Anne faisait de ses moindres mouvements les entreprises d’un « monstre » : peu d’hommes ont le cœur d’être des monstres, d’endurer les larmes des femmes qui pleurent au commandement… Et il restait là, il ne vagabondait pas. Le cocon tissé par Anne l’enveloppait… Ainsi, peu à peu, il mentit. Il mentit sans motifs, sans mystères, il « n’avait rien à cacher », il n’avait pas d’aventures, il ne trompait pas sa femme, il ne lui cachait pas une partie de l’argent qu’il gagnait, il mentait avec beaucoup de désintéressement, pour des choses qui n’avaient pas d’importance : quand il avait été au café, il lui disait le nom d’un café où il n’était pas allé. Quand ces mensonges avaient réussi, il éprouvait une sorte de plaisir, le sentiment d’une victoire. Il s’assurait, en s’en rendant à peine compte, une retraite pour le jour où il aurait besoin de faire sans se troubler des mensonges sur des choses capitales. Il défendait sa vie en s’étudiant à la dissimuler. Il se protégeait contre l’envahissement dont sa femme le menaçait, il se réservait des retraites.

Et le souvenir de Marie protégeait toutes ces trames…

XII

En 1905, pour la seconde fois, un enfant naît dans la maison d’Antoine Bloyé. Un enfant qu’il a désiré cette fois comme sa femme, afin que leur guérison commune soit accomplie. C’est un jour situé au centre de l’hiver, un jour couronné des fumées noires que les vents du nord rabattent au-dessus du dépôt et de ce quartier de Tours couvert d’escarbilles et de suie, qu’on appelle Beaujardin…

Antoine, qui a pris un jour de congé, regarde bouger sur l’oreiller de son lit un faible amas de chair rouge ; il est dans un coin où la sage-femme l’a placé, comme un animal domestique inutile, encombrant au milieu des affaires importantes des humains.

« Restez là si vous voulez, dit Mme Guyader, mais ne bougez pas, ne nous gênez pas… »

Il distingue confusément les traits écrasés de son fils, ces lèvres, ces paupières gonflées, infiltrées, cette peau plissée comme une feuille nouvelle ; il écoute les cris ténus qui sortent de cette nouvelle chair : un homme nouveau, expulsé de la chaleur et des liquides maternels, apprend à respirer dans la solitude des airs.

Mme Guyader, qui est venue assister sa fille, tourne dans la chambre, elle heurte avec de petits gémissements aux angles des meubles, aux moulures du lit son ventre gonflé comme un abdomen d’insecte ; elle apporte une brassière, un paquet d’ouate, elle repart pour accomplir une mission dont la sage-femme l’a chargée, dont elle est seule capable, faire bouillir de l’eau, chercher un citron pour les yeux du nouveau-né ; elle fait entendre une sorte de bourdonnement joyeux, elle se penche sur sa fille, exténuée, allongée sur le dos, vague, satisfaite et affamée comme une nageuse qui fait la planche au grand soleil, elle s’écrie :

« Ma fille, ma fille, qu’il est beau ! Tu as vraiment donné le jour à un homme ! »

Elle sort de la chambre maternelle, en murmurant entre ses dents :

« Pauvre petit magaden. »

Quand Mme Guyader est émue, elle retrouve toujours les mots bretons qu’elle prononçait dans son enfance.

Antoine est à part et les femmes n’ont point affaire avec lui, il est rejeté comme un mâle d’abeille, il se sent de trop, mais au fond de lui-même commencent à prendre forme de grands espoirs dont il n’oserait parler à personne dans cette confusion des heures de l’accouchement. La défaite de la mort de sa fille est effacée et une victoire lui succède. Il repart, il reprend tout du commencement avec une mesure de contentement qu’il n’avait pas connue quand sa fille était née, sa fille qui l’attachait dans la pâture rase du mariage. La naissance de son fils peut changer bien des choses, il ne sera plus seul avec Anne. Un futur compagnon vient de naître, qui est un être de sa fonction et de son genre ; un homme aime bien sa fille, mais comme une future femme, avec précautions ; entre son fils et lui, il n’y aura pas de mystères. La naissance d’un fils apporte immédiatement la promesse du principal bien viril de la terre, un homme pressent que s’il est habile, s’il ne gaspille pas des espoirs, des possibilités si fragiles, son fils pourra lui donner, mieux peut-être que les amis, l’occasion des sentiments simples et exaltants de l’amitié. Il sent qu’un fils exigera des précautions moins difficiles qu’une fille, tant de choses capitales peuvent être sous-entendues sans danger entre deux hommes. Bien des pères sont maladroits et secrètement irrités en présence de leurs filles, qui annoncent les manières concertées et les petites ruses des femmes, Antoine avait connu parfois cette maladresse, cet énervement devant Marie bien qu’elle n’eût été qu’une enfant malade, une petite flamme menacée…

Ainsi, dans l’angle obscur où il diminue comme il peut sa surface, Antoine, qui n’a pas beaucoup de compagnons, se promet d’avoir un ami : il attendra dix ans, il attendra vingt ans, il attendra tout le temps qu’il faudra attendre, il attendra même que son fils se soit bâti son lieu d’habitation viril, et ils se réjouiront ensemble. Il l’aidera de toutes les façons, cet être sans force et sans savoir, il écartera les pierres devant lui, il lui épargnera les échecs… Toutes ces pensées souterraines qui coulent au fond de tous les hommes, il leur permet de paraître au grand jour. Il pense soudain :

« Mon fils me vengera… »

Car Antoine est un homme qui a des revanches à prendre, qui n’est pas épanoui dans sa vie, qui sait qu’il ne prendra pas lui-même sa revanche contre sa vie.

Antoine est autorisé à s’approcher de sa femme, que la sage-femme a achevé de soigner. Il embrasse Anne avec une sorte de reconnaissance qui n’a pas de ressemblance avec l’amour. Elle veut parler, elle va dire une de ces paroles maladroites qui gâteraient son contentement, il lui fait signe de se taire avec un petit geste impatient de la main, il lui dit, à voix basse, quoiqu’il ait envie de parler haut – ce commencement de la vie n’est pas une maladie, seigneur !

« Tais-toi, tais-toi… Ne te fatigue pas, le docteur a défendu que tu parles… demain… »

Il n’ose embrasser son fils, il le regarde et le trouve mystérieux et laid. Mais il prend le poignet du nouveau-né entre deux doigts, comme pour faire passer un courant de puissance de son corps à ce corps sans ressources : ainsi l’enfant touche la terre paternelle et prend courage après la grande angoisse et l’étouffement de sa mise au monde, il s’est tu, un grand calme règne.

Au milieu de cette bonace, Antoine entend tous les bruits du monde qui commence de l’autre côté des rideaux de peluche, des vitres, des murailles, il écoute le sifflet d’un train qui demande la voie, il tire machinalement sa montre, six heures dix-sept, c’est le rapide de Bretagne… Dans cette heure dont il se souviendra, entre les bruits de son métier et les signes de sa connaissance, et les courtes respirations haletantes de son fils, toutes les ressources de sa vie sont contenues, il les possède d’un seul mouvement et d’une seule possession, il ose espérer qu’il en fera bon usage.

Que de choses sont engagées par la venue de ce petit animal aveugle et mou – on voit battre la peau chauve des fontanelles, on le tuerait d’un seul doigt –, il aura besoin pendant des années de la chaleur des lits bien bordés et de la température égale des chambres, il tombera, il aura des maladies, des blessures, il faudra le défendre de la mort, il faudra le bien munir, lui donner cet héritage, cette armure de secrets qu’il faut que les hommes se transmettent. Antoine pense encore que cet enfant aura une vie plus achevée, plus « juste » que la sienne : c’est un espoir, c’est un engagement.

Antoine n’est pas un être qui médite, il forme rarement des pensées à longue portée, il ne réfléchit qu’au plus près, mais cette soirée est une soirée de paresse et d’examen qu’on peut consacrer à des projets qui seront peut-être écrasés, dont rien ne naîtra peut-être… Antoine pense soudain à sa propre mort, qui viendra, et il contemple ce fils qui n’est rien encore, qui le trahira, qui le détestera peut-être, ou qui mourra – comme la très grande puissance qui le délivrera lui-même, qui le sauvera de la mort. Il surveille le feu de coke dans la grille pour que l’enfant et sa mère ne prennent pas froid, il regarde sans les voir le marbre de la cheminée, les vases de Limoges, la pendule, et soudain ces objets se détachent, s’isolent, ils ne font plus partie du décor continu de la chambre, il se demande ce qu’ils veulent dire… Il est assis dans le fauteuil, il compte, il y a de ces jours de loisir et de vertige où les hommes se mettent à compter :

« Trois ans d’école, dix-sept et trois font vingt… Vingt ans. Si je dure jusqu’à soixante ans, c’était le tiers… il me restait deux tiers de vie… Un an de Montpellier, vingt et un ans… Six ans de chemin de fer, sur les machines… Vingt-sept ans, j’étais marié… Ma fille est morte quand j’avais trente-cinq ans… Nous sommes en 1905, j’ai quarante ans, j’aurai quarante et un ans le mois prochain… Terrifiant… Si je vis jusqu’à soixante ans, il me reste vingt ans, un tiers… il ne s’est jamais rien passé, quelque chose allait toujours arriver mais rien n’est arrivé, il ne peut plus rien m’arriver, il serait trop tard maintenant… Vingt ans, comme de ma naissance à ma sortie de l’École, de ma sortie de l’école à maintenant. Si vite… J’ai fait les deux tiers, les quatre sixièmes de ma vie… et il ne s’est rien passé, ça se raconte en trois mots, c’était tous les jours la même chose… Il y a vingt-quatre heures dans une journée, il est quatre heures de l’après-midi et la journée finit à minuit, je meurs à minuit. Minuit égale soixante ans… À quatre heures, on pense au dîner, on sent que sa journée finit, on pense qu’on va bientôt se coucher… Entre huit heures et minuit, il ne se passe presque rien, on dort… Je pourrais aussi vivre à cent ans… impossible, on ne vit pas à cent ans, quelquefois dans les journaux… à quatre-vingts… à soixante-dix c’est plus raisonnable… Quarante et un ans ; si seulement je n’en étais qu’à la moitié… »

Il se voit étendu sur son lit de mort. Quarante et un ans, tout ce poids d’années lui pèse sur les épaules, il s’enfonce dans son fauteuil, il se voit sur une hauteur d’où il domine son fils avec la clairvoyance et la détresse des gens qui vont mourir. Il y a cette mort à laquelle il sera livré, et cette vie qui commence et qui la combattra, qui continuera une branche d’hommes. Il pense à son avenir comme s’il n’y avait désormais que son fils et lui, tout est repoussé, il oublie sa femme, la souffrance à peine éteinte qui la faisait gémir, les événements qui éclatent sur la terre, ses amis ; il entreprend de poser l’édifice des années qui lui restent et qui lui sont comptées sur l’existence incertaine d’un enfant, sur cette relation d’un père avec son fils. S’il n’a que ces fondations, qu’il se prépare de mécomptes ! D’ailleurs, il les oubliera souvent…

L’enfant crie soudain. Est-ce un premier cauchemar ? La sage-femme ouvre la porte, elle le prend dans ses bras, elle le rendort avec une chanson de sa province. Les pensées d’Antoine s’évanouissent comme une goutte de vin dans la mer, il va s’assoupir dans son angoisse et dans son contentement, en entendant les paroles de la chanson insaisissables pour lui comme une comptine :

 

Som som som

Beni beni beni

Som som som

Beni beni don

 

La vie est ainsi, un soir dans l’hiver. La lampe charbonne, sous son abat-jour de papier glacé couleur vert d’eau. On mourra, mais on a des fils : après tout il n’y a pas lieu, de regretter d’être un homme et de vivre…

XIII

Dans la vie des hommes, il y a des années qui semblent posées en équilibre : elles tiennent debout, elles ont l’assurance d’un être solidement établi, qui va s’avancer avec certitude, les bras étendus… Ou encore, elles coulent comme des cours d’eau et les jours affluent vers elles comme les filets qui font finalement les fleuves : les uns arrivent sur des lits de cailloux, ils sont nés de la petite fusion continuelle des glaciers, d’autres sont sortis d’une nappe tendue sous une colline et ils descendent la pente des chemins ; l’affluent les entraîne au fleuve, le fleuve tombe à la mer, comme les années vont à la vie. Mais l’océan n’est jamais empli et toute vie arrive à sa réplétion ; elle s’évapore d’un seul coup, elle s’élève comme une soudaine vapeur, comme la fumée caillée d’une explosion, il ne reste plus rien que la petite empreinte promptement nivelée de cette ancienne mer fermée qui s’évanouit : c’est ce que les hommes appellent la mort.

Antoine n’en était pas là, il était bien éloigné encore de cette évaporation instantanée de sa vie, il descendait le courant de son fleuve facilement nourri par des jours et des heures qui arrivaient de toutes les sources, du travail, du repos, de la maison, de l’espoir. Une sorte de paix paresseuse régnait sur ce courant invisible qui se déroulait à travers les rues, les demeures, les ateliers, les campagnes d’une des provinces les plus silencieuses et les plus pacifiques de la France. Cette paix n’était peut-être qu’une usure et qu’un rabotement, mais Antoine n’en savait rien.

Cette vie n’occupe pas une aire extraordinairement étendue et elle n’est pas exposée aux regards : Antoine est un de ces hommes dont les journaux de province disent seuls quelques mots, lorsqu’ils meurent, lorsqu’ils ont des enfants, lorsqu’ils sont décorés. Son existence ne comporte vraiment pas d’événements, elle alimenterait une bien pauvre chronique. Elle a ce dessin bien réglé, cette pente lentement montante des vies de fonctionnaires soumis à l’avancement. Elle n’est pas bouleversée par les accidents du monde : dans ces années d’avant-guerre, la bourgeoisie française s’épanouit dans un grand calme et un grand contentement, elle est installée, il ne lui arrive pas de malheurs, les catastrophes ne sont pas suspendues au-dessus de sa tête, elle est étalée dans un pouvoir que nulle force ne semble menacer. Elle ne lit pas les journaux avec l’angoisse qu’elle connaît aujourd’hui à la veille de sa mort…

Dans le courrier d’Antoine arrivaient périodiquement des lettres du service central de sa Compagnie, elles lui annonçaient ses changements de poste et de résidence, ses augmentations de traitement : elles lui disaient :

 

Monsieur,

Par décision du conseil d’administration de la Compagnie, prise sur ma proposition le…, vous avez été nommé…

Votre traitement, fixé à… courra du…

Recevez, monsieur, l’assurance de ma considération.

Pour le directeur de la Compagnie,

L’ingénieur en chef du matériel et de la traction.

 

Lorsque ces lettres annonçaient une augmentation, il y avait une phrase de plus :

 

« Il m’a été agréable de pouvoir provoquer cette décision. »

 

Ainsi les hommes qui menaient le jeu se rappelaient-ils par une formule imprimée la reconnaissance difficile des pièces qu’ils poussaient. Ces lettres marquaient les étapes de la vie ; le commentaire qu’on faisait de leurs termes, de leurs chiffres, les espoirs qu’elles faisaient naître occupaient bien des entretiens, bien des heures. Que de calculs pour répartir les quelques centaines de francs qu’elles apportaient chaque année ! Que de vœux à satisfaire parmi lesquels il fallait choisir : des tentures pour les chambres, un piano, des fauteuils neufs pour le salon, une plus forte assurance sur la vie ! Toute la vie est tissée par ces éléments, ces papiers imprimés dont les blancs sont remplis par les lettres soigneuses d’un employé de bureau à la belle main sont les uniques traces du passage sur la terre des hommes obscurs : on les retrouve au fond d’une caisse, d’une armoire, lorsqu’ils sont morts…

 

*

 

Jusqu’au mois d’août 1914, où la vie d’Antoine Bloyé sera soumise à une accélération invincible, cessera d’être protégée par la paix bourgeoise, toute sa durée se résumerait pour un observateur étranger aux intentions et aux passions d’Antoine dans une page jaune de dossier, dans ce que les services administratifs du réseau, les grands bureaux, comme disent les agents du service actif, appellent une feuille de renseignements : ajusteur, élève machiniste, machiniste de 4e et de 5e classe, contrôleur de traction, sous-chef de dépôt, contrôleur du matériel et de la traction, chef de dépôt, chef des ateliers. En 88, Antoine Bloyé gagne dix-huit cents francs, en 95, deux mille sept cents, en 1904, quatre mille deux cents, en 1909, six mille, en 1914, sept mille deux cents.

Ces titres, ces signes monétaires expriment toute l’armature sociale de la vie d’Antoine Bloyé : à sa mort, des fiches déposées au service des pensions de la Compagnie, rue de Londres, tiendront lieu des mémoires que les hommes de son espèce n’écrivent pas : toute la substance de la vie est cachée sous ces lignes – toutes les réunions avec d’autres hommes, toute la solitude, tous les moments d’enthousiasme, de dépression, tout l’orgueil, toute l’humiliation, le travail, le loisir, la fatigue, la déception, les rencontres avec la mort, et ce qu’Antoine nomme, docilement, comme ses semblables, le Devoir, le devoir de faire son métier, le devoir d’être fidèle à sa femme, le devoir d’élever son fils, le devoir de faire marcher dans leur sillon les ouvriers, le devoir d’être du côté des maîtres, le devoir d’achever « sa tâche » avant de mourir… Mais quelle tâche ?

 

*

 

Dans sa vie, à cette période de calme, il y a d’abord sa maison et la ville qui l’entoure. Comme il gagne plus d’argent, la maison qu’il loue est la plus grande des demeures qu’il ait habitées : il peut se permettre une location assez lourde : comme son loyer avait été modeste, quinze ans plus tôt, rue du Chevaleret, à Paris ! Anne Bloyé ne pensait jamais à ce premier logement sans une vague honte :

« Nous avions un véritable logement d’ouvriers », disait-elle.

Vers 1907, la vie n’était pas chère dans cette nouvelle province : à l’hôtel du Commerce et des Postes, on mangeait du foie gras et du gibier, les chambres coûtaient deux francs cinquante, les jours de marché les gros fermiers qui venaient y déjeuner, marchandaient le prix de leur repas ; une voiture de place coûtait un franc cinquante de l’heure… Antoine calculait enfin son budget domestique sans inquiétudes : ses nouveaux appointements lui permettaient d’y voir clair, il ne doutait plus du lendemain.

La ville qu’il habitait n’est pas loin du Limousin : quand on prend les tramways à vapeur qui partent de la place Francheville, on aperçoit tout à coup un changement dans la couleur des labours, l’odeur des champs, l’humidité des airs, on voit sur les collines des boqueteaux de chênes, des broussailles, des villages à demi ruinés, sur la pente des collines, les bergères tricotent, on guette la première borne pour lire un nom de village, pour le plaisir de se dire :

« Tiens, nous sommes déjà dans le Limousin… »

Si on descend au midi de la ville, les toits de tuile des fermes, les vignes qui montent aux arbres, les grands horizons poudreux traversés par des rivières, les platanes sur les places, les grandes perches des puits, les palmiers en pleine terre dans la cour des maisons de campagne annoncent les pays du Sud, les gens qui ont fait des voyages se rappellent la Lombardie… C’était un pays tempéré, et sans rudesse, où il paraissait qu’il ne fût pas difficile d’être heureux.

La ville est entourée par un cirque de collines : les vents descendus des montagnes ne violeront pas ses secrets. Elle est repliée, elle est avare d’elle-même. Elle se sent protégée par des forêts de hêtres, de noyers, de chênes, de châtaigniers. Elle a naturellement une histoire comme toutes les villes, mais cette histoire ne joue aucun rôle dans la vie de ses citoyens : sur les 31 973 habitants qu’elle possède en 1906, seule une minorité distinguée se rappelle avec quelque orgueil que les fondateurs de la cité étaient les hommes aux Quatre Armées et qu’ils adoraient Vesuna. Seuls, les membres de la société archéologique, qui se réunissent tous les mois dans le donjon d’un ancien château féodal, se font gloire du passé dont ils secouent la poussière. Antoine Bloyé était de ceux qui ne sont point touchés par la gloire et l’antiquité des villes, il ne faisait pas partie de ces amateurs d’histoire, il vivait dans le présent, sans traditions de famille, et il était transplanté périodiquement de ville en ville, comme tous les hommes qui font marcher les chemins de fer. Le pays où il était né était éloigné de lui depuis tant d’années, il le traversait seulement une fois par an, lorsqu’il rejoignait sa femme et son fils en vacances au fond du Morbihan…

Dans cette ville, Antoine s’installa : il y prit ses aises et ses habitudes. Ce vagabondage forcé auquel il avait été si longtemps soumis, qui ne lui laissait pas le temps de faire vraiment connaissance avec les villes et leurs habitants, cette succession d’installations provisoires et de départs qu’il avait connue, firent place à un établissement durable, qui ressemblait à une prise de possession. Antoine pour la première fois fut semblable à la plupart des hommes, qui se sentent propriétaires de leur ville…

Le chef-lieu entassé autour de sa préfecture, de son évêché, de sa loge maçonnique, de son théâtre municipal, de son tribunal, était plus un marché agricole qu’un centre d’usines ou qu’un nœud de grandes routes : il y régnait encore, comme dans presque toutes les villes de la province française, une atmosphère rurale : on y voyait passer beaucoup de paysans en blouse bleue et en chapeau rond, on y croisait des bandes de chèvres, des escouades de vaches, des charrettes attelées de bœufs, des chars de foin. Ce décor n’avait aucun rapport avec ceux qui avaient contenu jusque-là la vie d’Antoine.

Les Bloyé habitèrent le quartier le plus récemment bâti de la ville. Les chemins qui y conduisaient, lorsqu’on arrivait du centre, donnaient à tous ses habitants un sentiment agréable de la situation qu’ils occupaient sur la terre. Ils pouvaient prendre à leur gré la rue Lamartine et l’avenue de Paris, ou bien la longue rue Louis-Mie, mais quel que fût le détour, ils éprouvaient toujours en arrivant dans leur quartier l’impression de plonger au sein d’un monde indépendant. Il était écarté des rues et des places consacrées au commerce, groupées autour des monuments essentiels, dont les ruines définiront la forme de la ville, dans deux mille ans : les halles, la mairie, l’hôtel des postes, le palais de justice, la Banque de France, les Nouvelles-Galeries : là, vivaient les marchands, derrière les vitrines de leurs magasins, préoccupés jusqu’au milieu de leur repas de l’ordonnance de leurs devantures, attentifs à leurs tiroirs-caisses, toujours menacés par les entreprises des mauvais garçons de la basse ville ; un client pouvait à chaque instant pousser la porte, faire sonner le timbre, il était le bienvenu, on lui faisait bon visage, on essayait de le séduire par des sourires et des paroles soigneusement concertés, qui étaient comme des masques. Les voisins d’Antoine disaient :

« Dans le commerce, on est trop esclave, vraiment… Il faut toujours être sur la brèche, toujours à la disposition du client… On est obligé d’être aimable, même quand on n’a pas le cœur à la politesse… on dépend des autres… »

Dans le centre vivaient encore les gens des professions libérales, ceux qui dorment et mangent à côté de leur cabinet de consultations, de leur étude. Le proviseur, le censeur, l’économe dormaient dans leur lycée, comme les internes.

Mais les habitants du quartier neuf étaient privilégiés : leur existence était divisée, elle avait double visage, elle était répartie entre deux univers qui ne communiquaient pas, où l’on pénétrait par des ouvertures aussi différentes que la porte d’ivoire et la porte de corne des rêves prophétiques : l’un d’eux contenait les soucis professionnels, les pensées de métier, les mouvements, les ennuis, les routines de la tâche quotidienne, c’était l’univers sans grâce où l’on gagne sa vie. Il y flottait l’odeur des ateliers, la poussière des bureaux, des chambrées, des magasins d’armes ; on y entendait les bruits qu’un homme libre doit savoir oublier au fond de la maison, coups de marteau, sirènes, notes de contrebasse des toupies, des scies circulaires ; choc des tiroirs refermés, enroulement du volet des classeurs, bruissement feuillu des papiers commerciaux, mitraille des machines à écrire, sonneries de clairons, cliquetis de gourmettes, crosses retombant sur le sol du quartier, téléphones, commandements, vitesse, fumées, travail… Presque tous les chefs de famille étaient ingénieurs, fonctionnaires, employés, officiers subalternes. Mais le second de ces deux mondes contenait la lenteur et la paix qui conviennent aux hommes délivrés qui ont fini leur tâche pour une nuit et prennent leur repos en attendant la tâche qui viendra. Ils entraient chaque soir en possession de cette sérénité domestique qui est le bien des hommes dont le métier expire toutes les nuits : personne ne leur demandera des comptes, leur responsabilité meurt à la même minute que les bruits du travail : de grandes machines silencieuses, toutes leurs courroies débrayées, des bureaux déserts, tous leurs tiroirs fermés, les attendent loin de leurs lits. Les lieux où se déroulent leurs journées ne concernent point leurs nuits. Ils ne pensent aux occupations du jour que pour des motifs sentimentaux de satisfaction ou d’humiliation solitaires…

Les rues qu’ils parcouraient pour rentrer chez eux les écartaient également du quartier du Toulon où vivaient les ouvriers, aux portes des usines dont la plus importante était l’atelier du Chemin de Fer : les ouvriers étaient dressés, aux premières approches du matin, par le premier appel des sirènes, ils étaient éternellement plongés dans les échos du travail, troublés par les charrois de la grand-route, par les sifflets et les accrochages des trains de marchandises manœuvrant vers minuit sous les lampes à arc des bâtiments de la Grande Vitesse. Quel contentement de ne pas être mêlés aux ouvriers, de se sentir séparés d’eux par une longue distance, par tant de pas ! Ils s’arrangeaient aussi pour tirer de la satisfaction de ne point « résider » dans les quartiers du Sud-Ouest, placés fort au-dessus du leur dans une hiérarchie urbaine que personne ne songeait à nier. On pénétrait dans cette région hautaine après avoir franchi la place Francheville où avaient lieu les feux d’artifice de la fête nationale, les défilés civiques, les prises d’armes, les marchés aux bestiaux. Les tramways de Vergt, de Saint-Yriex, de Saint-Pardoux en partaient. Cette place sans forme et sans mesure inclinée comme la pente d’une colline ressemblait aux territoires volontairement dévastés, à ces déserts héroïques que les peuplades menacées par une invasion établissent entre elles et l’ennemi : et en effet, les mois d’été, le dimanche, lorsque les gens de l’Est, les gens du Nord, allaient en promenade avec leurs enfants et leurs femmes, ils hésitaient devant cette vaste solitude sans arbres, ravinée par les orages, calcinée par le soleil de juillet, ils cédaient au pouvoir de répulsion de ce rempart et dirigeaient leurs pas vers la route de Bordeaux, en suivant comme le lit d’un ruisseau la bande d’ombre bleue du trottoir, ils partaient vers la rivière, le jardin du lycée… S’ils parvenaient plus tard au cœur du quartier riche, c’était après un long détour, un mouvement tournant qui avait permis aux assiégés de verrouiller toutes les portes, de faire rentrer dans leurs murs leurs animaux, leurs enfants : ils arrivaient comme des vainqueurs dans une place abandonnée. Dans ces rues si bien défendues vivaient au fond de maisons de belle pierre, à l’abri des portes cochères, les industriels, les rentiers à l’aise, les grands négociants, les officiers supérieurs du 32e régiment d’artillerie et du 50e d’infanterie, les religieuses de Sainte-Marthe, les familles nobles pourtant appauvries, qui émigraient dès le printemps vers les biens qu’elles possédaient encore du côté des rivières.

Les rues du Centre portaient comme dans toute la France les noms abstraits des institutions, des régimes, des grands hommes, des monuments publics : les noms de la République, de la Banque, de la Halle, de Victor Hugo, de Louis Blanc. Les voies nobles du sud-ouest devaient les titres de leurs plaques aux souvenirs les plus lointains de l’histoire régionale, aux vestiges glorieux de l’ancienne ville : on avait fait appel pour les nommer au moyen âge, au culte des dieux gallo-romains, aux monuments bâtis par Rome : il y avait la rue Bertrand-de-Born, la rue de Vésone, la rue des Arènes, la rue Romaine. On se demandait quels scrupules avaient empêché de remonter plus haut, de nommer un boulevard des Eyzies, une avenue Quaternaire… Mais les rues du quartier d’Antoine empruntaient leurs noms à des célébrités plus modestes, à Lagrange Chancel, à Louis Mie, elles gardaient encore des traces d’un passé campagnard qui finissait à peine : Antoine habitait la rue Combe-des-Dames.

Les voisins des Bloyé ne voulaient pas envier le quartier riche : ils faisaient semblant de croire qu’une vie opprimante s’y déroulait, soumise à des lois de fer, à des disciplines coutumières incompatibles avec l’idée qu’un petit bourgeois de la province française peut se faire des agréments et de la liberté de la vie. Ils se contentaient, faute de mieux, de se sentir également distants des ouvriers qu’ils méprisaient et des grands bourgeois de qui les mœurs insolites leur fournissaient sans cesse des motifs de ne point désirer plus de pouvoir ou de fortune qu’ils n’en avaient… Ils disaient que les gens riches sont mal élevés, car ils n’avaient pas les mêmes obligations de politesse qu’eux, ils répandaient sur leur compte des médisances, des calomnies qui faisaient du quartier sud-ouest un univers étincelant de luxure, de débauche et de maladies. Ils parlaient de ses adultères, de ses stupéfiants, de ses pourritures, de ses vices et ils croyaient à leurs paroles. Tous les hommes s’exagèrent beaucoup les vices, les soucis, les malheurs de ceux qui sont placés plus haut qu’eux ; il leur semble que le mal croisse avec la richesse, le pouvoir : rien n’étonne de la part des « grands », car on pense qu’ils sont capables de tout, sont exposés à tout, dans leur monde démesuré de personnages tragiques et de héros oisifs : c’est l’univers d’Andromaque, d’Ajax, des Atrides. Et le destin irrité dirige ses coups contre ces êtres si recrus de plaisirs, de fortune et d’orgueil : chaque scandale qui éclate, chaque drame, chaque décès, chaque ruine confirment cette croyance naïve des petits bourgeois qui se veulent vertueux, laborieux et sages… Ainsi les habitants des rues modestes se défendaient-ils contre la jalousie sociale, justifiaient-ils leur peu d’éclat : leurs indignations, leurs étonnements les vengeaient, ils se consolaient de cette manière-là de l’échec de leurs rêves de puissance, de vanité, de richesse : ils enseignaient à leurs fils et à leurs filles, afin qu’ils n’eussent pas de visées trop hautes pour leur condition, la sagesse du juste milieu, la modestie des violettes, la philosophie de l’honnête et de la médiocrité dorée. Vers 1910, en province, toutes choses étaient établies, la société comportait des étages, et il arrivait rarement au cours de ces années paresseuses qu’un homme bondît soudain au sommet de cet édifice si solide. On ne voyait guère que les gros lots des obligations qui pussent favoriser d’un seul coup une ascension : par acquit de conscience, avec un demi-sourire, pour montrer qu’ils n’étaient pas dupes, les chefs de famille surveillaient soigneusement les tirages des Communales, des Foncières. On essayait de justifier la beauté, les plaisirs, la vertu d’un état obscur d’où il était difficile de sortir, mais qui avait après tout tellement plus de charmes que la destinée enchaînée et précaire d’un ouvrier, d’un manœuvre…

Quand les riverains de la Combe des Dames regagnaient leurs demeures, ils connaissaient en effet une relâche du corps, une détente de l’attention qui avaient beaucoup de prix. Ils s’imaginaient que leurs concitoyens plus riches, plus importants ignoraient ces biens-là, toujours soucieux de s’élever encore, de ne point déchoir, d’offrir aux yeux de leurs enfants, de leurs serviteurs et de leurs amis un tableau concerté de leur retenue, de leur « importance », de leur présence d’esprit, toujours préoccupés d’un grand rôle exigeant où il leur était interdit de s’oublier jamais…

 

*

 

À sept heures, en attendant le dîner, à neuf heures, après le repas, pendant les mois de beau temps, ils se livraient à des plaisirs aujourd’hui oubliés de leurs pareils, qui connaissent enfin, comme les ouvriers qu’ils méprisent encore, l’angoisse des semaines, des mois qui vont arriver… Ils causaient avec leurs voisins par-dessus des buissons d’épine, des massifs de soleil, des haies de piquets et de lauriers, de troènes et de seringas, dans les jardins qui s’alignaient derrière « les maisons seules » ; ils faisaient un tour dans leurs allées, comme s’ils avaient eu l’intention d’arracher les mauvaises herbes, d’écheniller un pêcher, d’interdire aux limaces par une bande de chaux vive l’accès de leurs plants de salade, de sulfater leur pied de vigne, mais ils venaient bientôt s’accouder à la barrière mitoyenne – car il faut voir le visage de l’homme avec qui l’on cause – et ils parlaient de la pousse de leurs légumes, des promesses de leurs espaliers, étant tous jardiniers, des grandes dates saisonnières, des événements, étant tous météorologues, tous politiques. Et il y avait tout le long de ces années-là qui précédaient la Guerre, beaucoup d’événements de toutes les façons, beaucoup de prétextes, de personnages et de changements dont ils parlaient d’abondance, sans soupçonner une seconde que plusieurs d’entre eux poussaient doucement, sournoisement dans l’aventure leur petit monde de diamant – Agadir, la canonnière Panther, les dividendes des grandes firmes, la lutte pour les marchés du monde, M. Joseph Caillaux, des grèves, les attentats de la bande Bonnot, la mort théâtrale de Garnier, la défense d’Andrinople, le passage de la comète de Halley, – des gens se suicidaient, au Japon, pour fuir leur terreur de la fin du monde, – les inondations de Paris, – on se promenait en barque devant la gare Saint-Lazare, – la mode des jupes-culottes, les courses d’automobiles, les premiers meetings d’aviation, les actrices célèbres, la mort de Lantelme, des drames, des catastrophes, des famines, des guerres, – le sous-marin Pluviôse coulait et les bonnes chantaient aux enfants une complainte :

 

Le Pluviôse a coulé

Très léger…

 

– le cuirassé Liberté sautait, comme jadis l’Iéna, – des coups de vent sur la terre, des visites de souverains, des canons pavoisés, des images de revue à Longchamp, l’attentat de Sarajevo, l’écorce enfin de l’univers sous laquelle travaillaient des puissances que personne ne connaissait, personne parmi eux…

Toutes ces nouvelles furent alors commentées par des centaines d’hommes en bras de chemise dans les jardins de bien des villes françaises : ils en parlaient avec détachement, avec indifférence, comme par désœuvrement, ils avaient tous l’illusion de croire que les aventures du monde, les sursauts mêmes de leur planète ne les concernaient pas, ils se sentaient définitivement à l’écart, merveilleusement certains et protégés et toutes ces choses arrivaient pour leur servir de spectacle et de divertissement, pour servir de prétextes à leur jeu des commentaires et des jugements. Les semaines où il ne s’était presque rien passé, ils disaient, comme si on les avait volés, comme si le destin les trompait sur la marchandise :

« Il n’y a vraiment rien à lire dans les journaux…, ils sont complètement vides… »

Quand la comète de Halley fut annoncée – et les journaux cette fois déclaraient que la terre serait peut-être menacée –, ils disaient :

« Voyez-vous cette sacrée comète ! Il n’y a pas moyen d’être tranquille… C’est donc notre dernière soirée… Nous nous réveillerons peut-être morts demain. Ces journalistes ne savent plus qu’inventer. Est-ce que c’est possible la fin du monde ? Comme ça, tout d’un coup ? Allons ! à demain, si nous sommes encore en vie… Enfin, nous aurons une belle nuit pour passer de vie à trépas… »

Et ils riaient, et ils ne savaient pas que la Guerre était déjà un astre plus prochain que les comètes et que la fin de leur monde approchait.

Ils se croyaient sages, ils se croyaient stables, ils se croyaient heureux. Ils étaient capables des plus fortes colères, des plus violents courages pour défendre contre tous les changements, toutes les forces la sagesse, la stabilité, le bonheur de leur petite vie exigeante. Ils pensaient avec une haine profonde aux révolutions, aux ouvriers qui les feront. C’étaient des hommes qui aimaient les gendarmes. Et Antoine vivait parmi eux, il était l’un d’eux ; mois après mois, il s’enfonçait dans cette confiture douceâtre d’habitudes, il s’endormait, il ne pensait plus guère à ses échecs, à ses anciens rêves, à ses anciennes colères, peut-être se croyait-il comme ses voisins sage, stable et heureux. Comment tant de sûreté apparente et de contentement de soi n’eussent-ils point gagné, corrompu un homme dont la vie avait été difficile et prompte, qui ne s’était pas mêlé depuis des années à la vie d’un groupe d’humains, depuis le temps où il était sur les machines, parmi de tout autres hommes ? C’était l’ouate de la vie bourgeoise, elle l’empêchait de sentir le vent. Les soirées étaient ainsi…

Cependant les femmes et les bonnes étaient occupées dans les cuisines et les salles à manger, on entendait tinter les assiettes, les verres, les couverts. Plus tard, dans la soirée, elles desservaient les tables et couchaient les enfants : aux premiers étages, les persiennes claquaient, les lampes s’allumaient.

Les jours où le temps se mettait à la pluie, les hommes pensaient à leurs pouvoirs d’électeurs menaçants, pour se plaindre des mauvaises odeurs que répandait l’usine à gaz pauvre. M. Baud, qui était chef de division à la préfecture, disait :

« Cette usine est un scandale permanent… Son odeur d’œufs pourris me gâte ma soirée ! »

Ils commentaient alors les décisions municipales et pesaient sévèrement leur préfet, leurs députés. Mais ils n’abordaient pas les sujets interdits, ils ne parlaient qu’à mots couverts de la Loge, des prêtres politiques de la cathédrale Saint-Front, ils n’échangeaient jamais de remarques sur les autres habitants de la Combe-des-Dames, de peur qu’elles ne prissent leur vol au-dessus des potagers et ne fissent entrer la discorde parmi les amateurs de jardins : c’étaient des hommes qui savaient vivre. Les mauvais bruits naissaient et croissaient ailleurs que dans l’atmosphère pacifique de ces soirées : dispersés dans la ville, les voisins savaient s’accuser avec toute la bassesse venimeuse que contenait le soir leur désir égoïste de la tranquillité. Ainsi les petits bourgeois isolés comme des îles dans les mers faisaient-ils des efforts pour mener une vie de société, à peine interrompue par l’hiver et la fin pluvieuse de l’automne : peut-être cela signifiait-il qu’ils étaient moins éloignés qu’ils ne pensaient de la cordialité populaire et de la liaison des quartiers ouvriers. Les officiers mêmes, qui habitaient dans cette rue, jusqu’au jour où un nouveau galon leur donnerait le droit de traverser la ville, ne jugeaient pas qu’il fût indigne de leur honneur d’endosser une vieille tunique sans galons pour se mêler au commerce des civils et leur confier au-dessus de la fraîcheur des salades, dans l’odeur des lilas, des seringas, que la France était forte, que rien ne saurait prendre ses armées au dépourvu, car le 50e, le 32e au moins étaient prêts, et l’on pouvait juger sur eux de tous les autres régiments…

Aux mêmes heures, les ouvriers du Toulon causaient pareillement de porte à porte, de cour à cour, ou revenaient ensemble du marchand de vins, au bord de rues nouvellement ouvertes où les pluies d’orage laissaient sur le sol argileux des mares troublées par les enfants en sarrau noir de l’école communale. Tous les hommes regrettent les plaisirs des jeux collectifs : ils imitent longtemps les associations et les divertissements de leur enfance et les femmes comprennent mal que les soirées de café remplacent comme elles peuvent l’amitié, l’absence de soucis des parties de barres et de billes… Mais les foules du Toulon étaient moins sûres du lendemain et de la paix que les tribus trop tranquilles de la Combe-des-Dames : il y avait dans leurs propos des sujets, des accents que les puissances de la rue de la Cité et de la rue Bertrand-de-Born soupçonnaient suffisamment pour en tirer de l’inquiétude. Les gens du Toulon épiaient dans le monde les signes de changement ; la colère qui les soulevait parfois, les difficultés de leur vie, qu’ils arrivaient à peine à tourner, à écarter pour un temps à force de fraternité, l’espoir d’un univers nouveau mettaient dans leurs journées une chaleur, une solidité ignorées des petits bourgeois sereins de la Combe, qui cachaient sous leur humeur égale leur solitude, leur envie, leur méfiance, leurs intrigues, comme de petits animaux rongeurs et menacés…

 

*

 

Jour après jour, nuit après nuit, Antoine vivait cette vie. Elle l’investissait de sa facilité, de ses mille puissances d’indifférence et d’oubli. Il se laissait aller : personne ne combattait plus contre elles. Il s’était arrangé. Il disait :

« Tout s’arrange… Comme on se calme en vieillissant ! »

Il se disait ces choses-là parce qu’il avait besoin de se les dire, parce qu’il n’était pas si sûr, après tout, qu’elles fussent vraies. Mais Dieu sait où on se laisserait entraîner si on ne se disait pas les paroles les plus rassurantes ? Les feuilles des calendriers, avec leurs anniversaires historiques, leurs bons mots – cela dépendait des années :

« Je vais prendre cette année un éphéméride humoristique », disait Anne,

les feuilles des calendriers avec les lunaisons, les marées, les levers et les couchers de soleil s’arrachaient l’une après l’autre : les mois ne se distinguaient les uns des autres que par la température et la végétation des saisons, par ce que la peau connaissait des changements de l’univers, tout semblait si bien fixé qu’Antoine lui-même faisait tous les projets qui lui passaient par la tête :

« Quand j’aurai pris ma retraite, disait-il à Anne, j’achèterai une maison à Palavas-les-Flots… »

Anne détestait le Midi depuis le court voyage qu’elle y avait fait, au temps de son voyage de noces, elle n’irait jamais finir ses jours dans ce pays de l’huile et du gros vin, elle savait qu’elle aurait le dernier mot et que ces projets n’étaient qu’un jeu qu’elle permettait à Antoine… Il finissait par se représenter le terme de son ambition : il pensait qu’il serait complètement satisfait s’il arrivait à être ingénieur des ateliers.

Le matin, il allait au bureau, il accrochait son parapluie ou son pardessus ; c’était tantôt l’hiver, tantôt l’été, la saison des chapeaux melons, puis celle des chapeaux de paille, des panamas, des canotiers. Il s’asseyait, allumait une cigarette, puis il allait ouvrir la porte du bureau voisin lorsqu’il y entendait des bruits d’homme, une toux, des pas, un petit sifflotement, un refrain entre les dents, le son épais d’un corps qui étend tout son volume dans un fauteuil : c’était l’ingénieur qui arrivait. Ils échangeaient les phrases qui inaugurent le jour, quelques anecdotes, des bons mots, les premières paroles du service. Antoine soulevait les rideaux de tulle un peu gris : devant lui s’étendaient les bâtiments et la longue avenue centrale des ateliers que traversaient des hommes vêtus de bleus : sur les voies de raccordement s’alignaient des essieux de wagons avec leurs fusées enduites de blanc, les hautes roues motrices des machines ; le long des murs de brique et des verrières noires de la fonderie et de la chaudronnerie s’entassaient des tas de poutrelles, des chaudières rouillées comme de vieilles carènes de cargos, des tas de ferrailles rouges, des copeaux de cuivre et d’acier. À gauche du bureau, il y avait un petit sapin bleu et, certains jours de fatigue, il suffisait à Antoine de le regarder pour se sentir de nouveau du courage. Des ateliers sortaient de petits jets de vapeur, la grande cheminée de la Centrale laissait monter son arbre tremblant de fumée noire. Dans le bureau trop chauffé, Antoine entendait l’air usinier plein de bruits : des coups de sifflets traversaient un rideau confus de chocs métalliques, de vibrations, de ronflements que scandait comme une suite réglée de coups de caisse le son sourd et coléreux du gros marteau pilon de l’atelier de forge. Les contremaîtres arrivaient, les sous-chefs d’atelier, comme des gradés au rapport et tout de suite après Antoine allait se plonger dans le tumulte des ateliers, il allait « faire sa tournée » à la forge, à la fonderie, à la chaudronnerie, à l’ajustage, au montage, au wagonnage, il poussait même parfois les portes de l’atelier où l’on repiquait les limes, il visitait la baraque de planches où un homme nettoyait les chaudières au jet de sable – et malgré son grand masque respiratoire les petits éclats de silice allaient déchirer les lobules de ses poumons ; au nickelage des pièces d’acier baignaient dans les cuves aux reflets perfides et les hommes du nickelage avaient souvent les joues creuses : c’étaient des bâtiments où Antoine n’aimait pas beaucoup pénétrer, des bâtiments où il ne se sentait pas la conscience absolument en repos…

Les grands ateliers formaient l’univers où il était puissant et dont il connaissait les secrets : il marchait parmi les machines-outils comme un paysan parmi ses bêtes : les machines avaient des personnalités comme en ont les animaux vivants, il y en avait qu’on pouvait aimer, parce qu’elles ne menaçaient pas les hommes ; les grands tours à bandages tournent lentement et l’avance de l’outil arrache des gros rubans en hélice à la surface de l’acier, il suffit de les surveiller, ils ne mordent pas ; il y en avait qu’on détestait, des machines mortelles qui entraînaient les hommes dans leur vitesse sifflante et les mains de leurs conducteurs volaient autour de la pièce comme des animaux prompts et prudents qui savent où se ferment les mâchoires des pièges ; la seule chose pacifique de ces machines est le petit filet d’eau qui coule sur les pièces ; les fraiseuses, les tours revolvers, les presses provoquent cette défiance et cette haine, mais les machines les plus cruelles sont les machines à bois. Antoine pensait à ces organismes de fonte et d’acier, il y pensait de cette façon-là. Dans l’atelier du bois, une lumière blanche tombait des verrières, une lumière d’hôpital, les scies, les raboteuses tranchaient les planches avec des emballements de moteur, des colères d’hélice qui sort de l’eau, à la crête d’une lame, la sciure coulait. Les lames tournaient avec une avidité terrible, c’était un atelier où bien des mains n’étaient pas complètes, où bien des doigts sautaient comme un simple éclat de bois. Antoine surveillait les dispositifs de sécurité : il était comptable des doigts et des mains, comme des machines, il pensait que les machines n’étaient jamais assez protégées, il fallait qu’il pût regarder sans se sentir en faute les délégués du personnel, les responsables du syndicat…

À la chaudronnerie, au montage, les locomotives malades étaient désœuvrées comme des navires en cale sèche : les marteaux pneumatiques frappaient avec rage les têtes rougies à blanc des rivets ; les flancs des foyers, les entretoises rivées à neuf luisaient comme des portes cloutées ; une chaudière s’avançait pendue au pont roulant… Antoine circulait ; parfois il s’arrêtait derrière un ouvrier en pensant qu’il en était arrivé à ce point de l’ambition où l’on regarde travailler les mains des autres, son travail n’était plus que d’ordre et de plans ; il faisait des plans, il calculait, il prenait des notes sur son carnet, il surveillait le progrès des tâches qu’il avait lui-même fixées et qui se traduisaient par des graphiques et des bleus, et quand une tâche avait un retard, il demandait des comptes aux chefs d’équipe, aux contremaîtres. Il lui arrivait à la forge de prendre une masse de frappeur pour montrer comment elle doit s’abattre sur la pièce, c’était moins pour donner un exemple que pour retrouver dans son corps les mouvements d’autrefois. Il se disait que c’était là un acte hors de sa fonction : un chef d’usine n’a pas à se mêler des démonstrations qui regardent les chefs d’équipe, mais il ne pouvait résister à ce plaisir qui le délivrait de son importance, de son bureau : il pensait qu’il savait commander et qu’il connaissait le travail et les hommes, mais quelle vanité d’écrire des rapports, des projets ! Pourquoi tant écrire ? Tout ce qu’on écrit en dehors des formules et des chiffres revient à des formules de politesse, à une rhétorique. Mais il revenait dans son bureau, il disait à l’ingénieur :

« La tournée est faite… »

Et il se mettait aux rapports, aux projets : combien de jours à prévoir pour réparer la plaque tubulaire C.R. de foyer de la machine 3 635 ? Comment commencer le rapport à l’ingénieur en chef sur la rupture du cylindre supérieur de la presse de 300 tonnes ? Comment juger le projet de disposition nouvelle des machines-outils dans la chaudronnerie, machines à percer les entretoises, tours à forer les entretoises, tours à tirants, avec toutes les commandes, les poulies, les moteurs ? Toutes ces réponses se montaient, s’ordonnaient : l’usine marchait, les locomotives réparées sortaient du montage, luisantes de peinture, leurs bielles brillant comme des muscles de cyclistes. Quand Antoine les voyait partir par les voies de raccordement, il se disait qu’il y avait de quoi être fier… Il se disait aussi qu’on « ne lui mettait pas de bâtons dans les roues » ; l’ingénieur des ateliers le laissait tranquille, il se réservait les parties administratives et traitait la technique d’assez haut. Antoine avait un certain mépris pour M. Huet : c’était un homme mince, avec des yeux d’un bleu lavé, immobile comme des yeux de verre, ce regard faisait croire à des mystères, à des secrets, mais il ne cachait rien. M. Huet était simplement alcoolique. Il tirait encore à quarante ans un orgueil enfantin de sortir de Polytechnique, de faire partie de cet Ordre puissant des maîtres des Mines, des Ponts, des Grands Réseaux, des Constructions Navales et des armes savantes. M. Huet était un grand bourgeois qui avait des traditions de famille : il y avait dans la parenté de sa femme un général, un ambassadeur, le prestige de ces parentés élevaient les Huet à un rang plus haut que celui qui eût convenu dans la ville à l’ingénieur des ateliers. M. Huet paraissait exilé dans les bureaux noirs, parmi les tribus grossières des chemins de fer : il combattait son exil aux feux modestes des cafés provinciaux. La nuit, un inspecteur de la traction que l’alcool n’enivrait jamais le ramenait chez lui. Il savait le latin et il citait Barrés et Nietzsche, il faisait sentir à Antoine que cette culture lui manquerait toujours, qu’il ne pénétrerait jamais parmi les grands bourgeois. M. Huet baisait la main des provinciales nobles dans des salons où les Bloyé n’entraient pas. Mais l’ambition d’Antoine n’avait jamais visé si haut… Ainsi les journées prenaient leurs aises. Plusieurs fils se tissaient pour former une trame solide, une étoffe qui s’allongeait régulièrement : c’était la vie entière.

XIV

Antoine Bloyé eût été complètement perdu, anonyme dans une des puissantes capitales industrielles qui croissent et fument au bord des fleuves, en bordure des bassins houillers et des gisements de fer. Mais à la tête des Ateliers de la Compagnie, qui étaient la principale entreprise du chef-lieu, il prenait de l’importance. Pour la première fois de sa vie, il dépassait le cercle de ses ouvriers, de ses voisins immédiats, il pouvait entrer en relation avec les personnages qui dirigeaient l’économie, la politique médiocres de la ville. Il échappait à l’aire étroite du métier qui l’avait longtemps attaché aux quartiers des Chemins de Fer comme à un petit monde fermé à l’écart des villes, il se mêlait à la bourgeoisie, il allait pouvoir partager le sentiment qu’elle avait de son poids social, faire partie des notables que les journaux locaux appellent les « notabilités ». Le journal Le Combat avait annoncé immédiatement sa nomination…

Il y avait moins d’hommes en position de lui donner des ordres et il s’accordait enfin le droit de les discuter, il y avait moins de donneurs de conseils que le souci de l’avancement, la crainte des disgrâces persuadent d’écouter. Il voyait se réaliser les premiers désirs de puissance, du temps de sa jeunesse. Quel bilan pour le fils de Jean-Pierre Bloyé, employé obscur du service de l’exploitation ! Quinze cents ouvriers sous son commandement, tant de machines réparées par an, tant de wagons. Les actions industrielles se déroulaient selon les voies qu’il leur avait tracées. Il percevait sa force et son savoir professionnels.

Dans les Chemins de Fer, il y a comme une hiérarchie des services : chaque profession juge ses diverses spécialités, elle a ses valeurs, ses respects, ses mépris, sa morale enfin. Les services de la voie et bâtiments, les approvisionnements sont dédaignés ; le matériel et la traction se placent fort au-dessus d’eux, les plaisanteries gauloises que les permissionnaires lancent par la portière aux chefs de gare à casquette dorée ne sont pas accueillies sans un sournois plaisir par les mécaniciens et les chefs de dépôt qui ne font pas partie du service de l’exploitation. L’exploitation souffre avec impatience d’être traitée d’assez haut par la traction : elle connaît sa propre importance, les chefs de station des gares perdues se croient les maîtres des Chemins de Fer et veulent replacer à leur rang les agents des autres services habillés comme des civils ; ils gagnent l’argent que le matériel, la traction dépensent, ils font rentrer l’argent que les producteurs gaspillent. Il y avait à l’époque héroïque des Chemins de Fer un chef de gare à Angers qui se disait en regardant les machines : « Cette machine ME coûte 50 000 francs » et la traction soulignait avec mépris « cet impudent mensonge »… Jean-Pierre Bloyé avait été un des rouages les plus ténus de l’exploitation : Antoine mesurait son ascension en revoyant son père comme il avait vécu, dans son costume d’employé des gares. Il sentait qu’il faisait partie de la noblesse de sa profession : sans doute y avait-il des postes auxquels il n’était point question de viser : les anciens élèves de Polytechnique y sont voués. Il y a peu d’exemples qu’un « Gad’z Art » soit devenu ingénieur en chef du matériel et de la traction, mais Antoine songeait que beaucoup de ses camarades ne dépassaient pas la direction d’un dépôt, le titre d’inspecteur : son beau-père avait pris sa retraite comme inspecteur de la traction. Comment ne point s’approuver de ce qu’il était devenu et de ce que l’avenir paraissait encore lui promettre ? Comment se poser encore des interrogations, comment ne pas céder à la molle satisfaction bourgeoise épandue autour de lui ? Il ne savait plus rien. Pourquoi penser au monde, aux choses abandonnées, aux anciens compagnons, au souvenir de Marcelle, au temps de Saint-Nazaire ? Il agissait comme si toutes ces puissances étaient mortes…

 

*

 

Les Bloyé avaient le loisir de connaître des gens de la ville. Ils se faisaient, comme l’on dit, des relations. Jusque-là ils avaient été accrochés à la ligne, vivant dans la maison du dépôt, au fond du quartier des cheminots semblable aux dépendances enfumées des gares. Ils ne connaissaient que les ménages du réseau, les familles des sous-chefs. Mais dans leur nouvelle vie, ils respiraient, Antoine faisait des journées réglées comme celles des employés, des militaires, ils n’étaient plus logés par la Compagnie, ils avaient pris rang parmi les habitants ordinaires des cités…

Anne avait choisi un jour pour « recevoir », le deuxième vendredi de chaque mois : cette cérémonie avait marqué pour elle une étape de son progrès social. Une année était venue où elle avait eu assez d’argent pour penser à l’achat d’un salon, une année où les primes d’assurances payées et les Rentes 3 %, les Ville de Paris achetées, elle avait eu de l’argent « devant elle » : le traitement de son mari permettait un loyer comportant une pièce de luxe où pourrait se dérouler quelques jours par an une vie détachée des nécessités quotidiennes, une vie soumise à des règles flatteuses de politesse et d’apparat : quand un ménage bourgeois peut ajouter aux chambres consacrées à la nourriture, au sommeil, une salle destinée aux hôtes, il sent qu’il a fait un pas en avant vers l’honneur et la considération, il tire gloire d’inviter ses amis dans des décors construits pour eux. Dans les années sévères qui suivirent la guerre, le malheur des temps contraignit souvent les maîtresses de maison à renoncer à cette gloire : l’abandon du salon, de la chambre d’amis leur parut une déchéance bien profonde. Le salon des Bloyé était dans le style Louis XV : les chaises, les fauteuils, le canapé étaient de chêne ciré recouvert de velours vert frappé ; dans un coin il y avait une table à jeu Empire, en acajou, avec des filets de cuivre doré, une table achetée dans une vente devant laquelle Antoine ne passait jamais sans songer qu’il ne savait jouer ni aux échecs, ni au jacquet, ni au whist, mais seulement à la manille parce qu’il l’avait apprise dans les corps de garde des dépôts. Un tapis couvrait le plancher, du plafond tombait un lustre de cristal, aux murs pendaient quelques tableaux dans des cadres trop lourds, une mandoline de porcelaine, une grande assiette de Limoges sur un fond de velours grenat ; sur la cheminée deux potiches de Giens encadraient une pendule de marbre noir. Les rideaux avaient de grands entre-deux au crochet, les fauteuils portaient des têtières, les pots de fleurs avaient des cache-pot de velours vert soigneusement drapé : les amies d’Anne Bloyé lui disaient :

« Quel goût vous avez, madame ! »

Et Anne répondait, avec modestie :

« C’est tout naturel, j’aime tellement mon chez-moi… je n’ai vraiment aucun mérite… »

Dans cette pièce, un après-midi par mois, arrivaient cinq ou six dames qui parlaient de l’avancement de leurs maris, de leurs enfants qui allaient en classe, qui avaient la rougeole, la coqueluche, des bruits qui circulaient en ville, des sujets réservés aux femmes. Il y avait la femme d’un inspecteur de traction, dont les mœurs étaient légères, mais qui « avait tant d’esprit », la femme d’un chef de division à la Préfecture, d’un avoué, d’un capitaine, d’un ingénieur de l’industrie privée, d’un entrepreneur : c’étaient des dames orgueilleuses qui parlaient avec beaucoup de hauteur des « humbles », des ouvriers, elles disaient d’une personne au-dessous d’elle qu’elle était « ordinaire » ou « commune » : elles voulaient se distinguer, être « distinguées », le mot « commun » leur semblait horrible, elles avaient des paroles d’horreur pour parler de la fosse commune, de la communauté des femmes ; elles se sentaient rares ; leurs enfants n’allaient pas à l’école communale, mais au lycée, à l’institution Saint-Joseph. Leurs maisons jouaient un grand rôle dans leurs vies. Elles disaient :

« Il n’y a rien de plus laid qu’une maison sans personnalité, une maison où on ne sent pas la main de la Femme… »

Elles s’intéressaient aux amours de leurs bonnes, il leur arrivait de les favoriser avec une certaine ironie, quand ils étaient légitimes, « pour le bon motif ». L’amour de leurs domestiques était touchant, elles ne s’y intéressaient pas de la même manière qu’à l’amour d’un ingénieur, d’un membre de la chambre de commerce, si grave, si pathétique, si scandaleux. Elles semblaient parler alors des mœurs d’une autre espèce animale que la leur, une espèce moins rare… Elles détestaient les ouvriers, qui ne sont jamais contents : elles sentaient qu’il leur était difficile de rire d’eux comme par exemple des paysans : les paysans sont comiques, mais un ouvrier ne fait pas rire, un manœuvre sur son chantier ne se laisserait pas regarder par des dames « comme une bête curieuse… » Elles avaient leurs Œuvres, elles allaient dans le quartier du Toulon porter des conseils et montrer aux mères de famille qu’elles avaient besoin d’être guidées, éclairées par la sagesse des bourgeoises ; la philanthropie leur faisait passer bien des heures flatteuses, elle leur donnait une grande idée de leur capacité, de leurs talents, de leurs missions près des « pauvres ». Elles étaient nées pour diriger les pauvres, leur donner des leçons, elles étaient sages pour eux, elles disaient :

« Ces gens-là sont extraordinaires, ils sont dans la vie comme des enfants… Quel désordre chez ces femmes, si vous saviez, quel manque d’hygiène… Que feraient-elles, mon Dieu, si elles n’avaient pas des femmes comme nous pour les guider ! Il y a des spectacles écœurants, imaginez-vous que je suis tombée dans une famille, au Toulon, où le mari appelle ses aînés lorsqu’il… parfaitement, avec sa femme, et il leur dit : « Il faut bien que « vous sachiez comment on vous a faits ! » Quelle horreur ! Quelle dégradation ! Ils vivent dans une promiscuité d’animaux… »

Anne racontait ces choses à son mari : il se sentait envahi par une sorte de colère qui n’était pas claire pour lui. Les insultes que ces dames si « bien » adressaient au « peuple », il lui semblait qu’elles s’adressaient au plus vif de lui-même, qu’elles visaient son père par exemple, sa mère, qui avaient été de ces gens que les dames conseillent. Comment prendre part à leurs jugements sans être définitivement infidèle à sa propre enfance, à des hommes, à des femmes qu’il avait aimés ? Mais lui-même il était contre eux, il les commandait de haut ? Ces pensées étaient embrouillées, elles entraînaient loin, elles étaient à repousser. Et il éclatait parfois :

« Ne me parle pas de toutes ces chipies ! Je sais ce que c’est qu’un ouvrier et il n’a pas besoin des conseils de ces dames… Elles veulent peut-être sa reconnaissance en échange de leurs simagrées ? Elles me font rire avec leur dégradation ! Je voudrais voir Mme Brun vivre avec un salaire de manœuvre… Les ouvriers valent cent fois ces gens-là ! »

Il comprenait bien que ces protestations étaient insuffisantes, qu’elles ne compensaient pas son passage de l’autre côté de la barrière : c’était comme un acte timide de bonne volonté impuissante, qui laissait le monde intact… Il défendait à sa femme de faire partie des Œuvres : elle cédait, mais elle pensait avec regret que les Œuvres lui auraient pourtant permis de monter encore d’un degré dans le monde, de « voir » les dames nobles qui dirigeaient les Œuvres, d’être reçue par elles sous prétexte de charité… Et elle répondait :

« Vraiment je ne peux pas m’occuper de charité… je suis tellement prise par mon mari, mon fils, ma maison ! Je sais bien que c’est peut-être de l’égoïsme, mais vous me pardonnerez, n’est-ce pas ?

— Nous sommes désolées », disaient les dames…

Et Anne pensait avec une sorte de colère contre Antoine qu’il ne se dépouillerait jamais de sa première peau, elle pensait à cette formule grossière qu’elle eût rougi de prononcer à haute voix :

« La caque sent toujours le hareng ! »

Ainsi les Bloyé ne montaient pas plus haut : il y avait une résistance dans Antoine qui l’empêchait de franchir certains pas. Il trouvait qu’il n’était pas simple. Mais il donnait congé à ces idées-là… Elles avaient tout de même contre elles les plaisirs de la vanité… Sans doute y avait-il à la pointe de la pyramide sociale un groupe dont il ne partageait ni les secrets ni les jeux mais il n’était point tenu à l’écart, il ne recevait point d’humiliations, il avait des cartes d’invitation pour le bal annuel de la Chambre de Commerce, pour le bal de l’Union des Femmes de France ; quand Mme Blanche Toutain vint dans la ville jouer Le Voleur, de M. H. Bataille, les Bloyé furent placés à cette soirée du Cercle du Commerce et de l’industrie au second rang des fauteuils d’orchestre, derrière le sénateur et le préfet. Le dimanche, lorsqu’ils allaient écouter la musique au kiosque des allées de Tourny, ils saluaient bien des gens qui leur rendaient leur salut, des magistrats, des négociants, des professeurs, de ces personnages qu’on ne connaît pas intimement mais avec qui on peut échanger quelques mots à la sortie de la messe, dans une fête, à la pâtisserie, avec le sentiment agréable d’une certaine communauté… Ces petits contentements-là font oublier assez bien les hommes parmi lesquels on est né et qui continuent leur marche au milieu de leur nuit…

 

*

 

Une année une grève éclata, une grève qu’on avait senti venir de loin, qui s’était formée dans tous les coins de la France, des mouvements des hommes des réseaux. Tout l’été, elle avait monté comme un orage et les conseils d’administration attendaient son éclat. Tous les besoins, toutes les colères avaient fini par prendre une forme simple et claire pour les chauffeurs des machines, les nettoyeurs des dépôts et les facteurs des gares. Le secrétaire du syndicat national avait dit : « C’est la thune que nous voulons et que nous aurons. » Ces cinq francs par jour éternellement promis, éternellement éloignés, animaient les hommes d’un élan où l’argent n’était pas seul en jeu. À l’automne, les événements s’entassèrent. La grève éclata à La Chapelle, à La Plaine. La Compagnie du Midi augmenta les salaires de douze centimes par jour. Le Nord tout entier cessa le travail, puis le P.L.M., puis l’Est. M. Briand fit arrêter vingt et un cheminots. M. Briand convoqua les réservistes des chemins de fer pour une période de vingt et un jours. Les grévistes pensaient qu’ils avaient quinze jours devant eux avant l’insoumission. M. Briand fit perquisitionner à L’Humanité ; au manège Saint-Paul, Jaurès parla à huit mille hommes au milieu des menaces de l’état de siège. Jaurès demandait :

« Les sergents de ville feront-ils marcher les trains ? »

Jaurès dénonçait la transformation illégale des ouvriers en soldats. La police de Lépine régnait sur Paris.

Dans la ville, Antoine et l’ingénieur attendaient la mort de la grève. Il y avait eu des groupes dans les cours, où les ouvriers parlaient à voix basse, des groupes qui se dispersaient lentement quand un inspecteur, quand Antoine arrivait. Puis la grève s’était déclarée comme une maladie. Le long des ateliers, sous la lumière blanche des verrières, où les arbres des courroies dormaient comme la nuit, des contremaîtres marchaient à grands pas désœuvrés. Antoine portait un brassard rouge orné de quatre galons d’or. Comme pendant une guerre. C’était vraiment une guerre où il avait l’impression d’être passé à l’ennemi. Dans la ville, les gens lui demandaient :

« Vous êtes sûr, monsieur Bloyé, qu’il n’y aura rien ?

— Tout sera calme, répondait-il.

— On doit avoir à l’œil vos mauvaises têtes », ajoutaient les marchands qui avaient peur.

Aux ateliers, des soldats avaient formé les faisceaux. Les ateliers ressemblaient à un état-major de guerre, où les gendarmes arrivaient avec des notes de service dans leur sac. Le commissaire de police, le préfet arrivaient à l’improviste.

« Pourvu qu’il n’y ait pas de sabotage ! » pensaient-ils.

C’étaient des hommes prêts à tuer des ouvriers. Antoine les détestait, mais il leur donnait des conseils pour briser sans violences la grève des ouvriers. Je suis mon propre ennemi, se disait-il. Cette division de lui-même, ce déchirement de sa vie, cet abîme qui séparait sa jeunesse de son âge mûr, ce malheur éclataient dans ces conciliabules avec les policiers.

Antoine couchait aux ateliers, dans son bureau où on lui avait dressé un lit de camp. Il n’arrivait pas à dormir ; en se soulevant sur son coude, il apercevait la pointe de son sapin bleu qui se balançait dans la nuit d’octobre. Mais le sapin bleu ne le consolait pas. Il était possédé par les pensées de la grève. Au petit matin, quand il rentrait chez lui par les rues du Toulon où dormaient encore les puissances de la grève, les femmes ouvraient leurs volets en les faisant claquer sur les murs des maisons. Antoine sentait leurs regards le suivre comme ils auraient suivi un espion. D’une fenêtre à l’autre, les femmes causaient :

« Il n’y aura pas une rentrée ce matin », disaient-elles.

Un soir, les grévistes manifestèrent. Ils sortirent des quartiers où ils vivaient, des Barrils, du Toulon, ils montèrent vers le centre de la ville où ils ne montaient d’habitude que le dimanche, en famille. Ils chantaient. Leur chant dominait la ville. Sur les boulevards, les consommateurs des cafés s’esquivaient en longeant les murs. La colonne s’engagea dans l’avenue de Paris. Ce n’était pas une foule attirée par n’importe quelle route où elle peut s’étaler et proclamer sa force, c’était un seul être qui suivait un dessein.

« Ils vont chez Huet », se dit Antoine qui regardait de loin la manifestation.

Ils y allaient, en effet. Au coin de la rue Lamartine et de la route de Paris, la maison des Huet élevait ses deux étages de belle pierre. C’était une maison orgueilleuse et glacée défendue par une grille. Tous les volets étaient clos. La foule l’entoura : l’Internationale s’était tue. Il n’y avait qu’une rumeur de voix, de piétinements. La foule était comme un nuage. Des cris jaillirent du nuage.

« À mort Huet ! À mort ! » criaient les ouvriers. Une pierre vint frapper la maison, puis deux, puis une averse de pierres. L’Internationale monta de nouveau. Dans sa maison, l’ingénieur descendait à la cave et tremblait pour sa peau. Du haut de la montée de la route de Paris, les gendarmes descendirent. Les grévistes sifflèrent, quelques pierres tombèrent du côté des soldats bleus de la police. La manifestation redescendit vers le Toulon. Antoine la regardait descendre en chantant : il était seul, les grévistes emportaient avec eux le secret de la puissance ; ces hommes sans importance emportaient loin de lui la force, l’amitié, l’espoir dont il était exclu. Ce soir-là, Antoine comprenait qu’il était un homme de la solitude, un homme sans communion. La vérité de la vie était du côté des hommes qui regagnaient leurs maisons obscures, du côté des hommes qui n’avaient pas « réussi ».

« Ceux-là ne sont pas seuls, pensa-t-il. Ils savent où ils vont… »

La grève s’acheva. Les cheminots rentraient dans les ateliers, les dépôts, au chant de l’Internationale. Les dernières flammes de la grève s’éteignirent ; les grévistes condamnés pensaient dans les cellules des prisons à d’autres batailles ; les troupes regagnaient leurs garnisons ; les policiers rédigeaient leurs rapports. Le jour de la rentrée, Huet regardait passer les ouvriers battus ; il soulevait les rideaux de tulle de son bureau et disait à Antoine :

« Nous les avons eus, ces salauds… »

Antoine ne répondait rien, puisqu’il était complice de cet homme. Il éprouvait des sentiments difficiles et cruels. Il participait à la joie d’avoir remporté la victoire sur la grève, une joie de briseur de grève. Il était stupéfait de cette joie. Il détestait alors les ouvriers, parce qu’il les enviait en secret, parce qu’il savait au plus profond de lui-même qu’il y avait plus de vérité dans leur défaite que dans sa victoire de bourgeois.

Huit jours après la grève, Antoine rencontra un ancien compagnon de machine qu’il avait eu six mois pour chauffeur à Paris :

« Qu’est-ce que tu es devenu, compagnon ? demanda Antoine.

— Révoqué, révoqué à cause de cette grève… »

Antoine rougit. Il parla maladroitement, comme un coupable. Le chauffeur s’en alla. C’est un homme qu’Antoine ne revit jamais.

XV

Pierre grandissait. D’abord, il sut lire, puis écrire. Il disait de bons mots qu’on citait aux vendredis de sa mère. Le soir, il était debout devant le portillon vert du jardin qui précédait la maison et il courait vers Antoine, silencieux sur ses chaussons…

En 1912, il entra au lycée en huitième et il eut le prix d’excellence. Il jouait dans le jardin, toujours seul, avec cette habileté, ces ressources des enfants uniques. Antoine, traversant l’atelier de peinture ou signant des pièces sur son bureau pensait que c’était jeudi et que son fils courait, et criait et peut-être marchait sur les laitues, les fraisiers… Il collectionnait des timbres, il réclamait des billes, des revolvers à amorces, il avait les meilleures joues du monde, dans la cave il jouait seul à Fantômas, parce qu’on projetait ce film au Jardin de Paris… Le soir, Antoine lui faisait réciter ses leçons et disait :

« Il ne faut jamais apprendre tes leçons au dernier moment. Tu les lis le soir, avant de te coucher. Quand la nuit aura passé là-dessus, tu verras que tu les sauras. La mémoire travaille pour toi pendant que tu dors… »

Le dimanche arrivait à son rang. Antoine, quand il faisait beau, emmenait son fils en promenade sur les routes.

« Cet enfant ne prend pas assez d’exercice, disait-il à sa femme. Tu le fourres dans du coton. Il n’est que trop tenté de rester plongé dans ses livres… »

Les deux Bloyé partaient.

Ces marches qu’Antoine avait d’abord regardées comme une partie de ses devoirs paternels devinrent la source d’une habitude à laquelle il ne renonça que plusieurs années plus tard lorsque le temps de son déclin fut venu.

Presque toutes les routes qu’ils prenaient pour sortir de la ville grimpaient en tournant vers les collines ; seule la grand-route de Bordeaux suivait la vallée de la rivière à l’endroit où elle commence à s’ouvrir dans la plaine. Les dimanches de soleil, entre Pâques et la Toussaint, les dimanches secs et blancs de décembre et de janvier, ils se dirigeaient vers des pays qui s’appelaient Chancelade, Champcevinel, Campniac, Port-à-l’Anglais. Ils coupaient à travers des bois de chênes, de châtaigniers et de noyers, ils franchissaient l’échine de hauteurs plantées seulement de genévriers et de hauts buissons de prunelliers ; il y avait des vignes, des vergers, des labours ; parfois de la terre montait la buée grasse de la pluie, parfois elle était sèche comme une falaise. À l’automne les pressoirs étaient dressés dans la cour des fermes ou sous des granges. Pierre ramassait des châtaignes dans leurs coques pareilles à des hérissons éclatés, Antoine arrachait avec la terre des racines, des plants de genévriers, des scolopendres, des capillaires, des ruines de Rome et il les enveloppait en pressant fortement la terre dans ces pages arrachées aux journaux qui traînaient dans ses poches et dont il ne lisait que les manchettes : ce sont là des plantes qu’on fait pousser entre les pierres des rochers artificiels ; ces rocailles décoraient beaucoup de jardins dans la ville. Le père et le fils allaient à la découverte, chacun de son côté du chemin ; l’enfant pouvait courir, il n’y avait pas encore beaucoup d’automobiles sur les chemins ; ils s’arrêtaient, ils repartaient, ils se faisaient part de leurs découvertes et ils sentaient le vent… Ils allaient aussi du côté de la plaine, où s’étendaient des champs de tabac avec leurs grandes feuilles de salades orgueilleuses, des alignements de topinambours que les sangliers venaient dévaster à l’automne. À la fin de la saison, des paquets de feuilles de tabac séchaient au bord des chemins couverts de poudre blanche sous des hangars en plein vent, au printemps le vent inclinait les tiges de la belle herbe du blé ; dans les endroits humides fleurissaient des narcisses, des jacinthes sauvages, des renoncules avec leurs pétales vernissés… Sur la route de Bordeaux, un grand sureau poussait : certains dimanches, Antoine annonçait à son fils qui revenait de la grand-messe, un paquet de gâteaux au bout de son index douloureux :

« Tiens vieux, tantôt, nous irons couper du sureau… »

La route avait des collines à gauche, à droite la rivière tournait sur les prés. C’était la grand-route parmi toutes les routes qui se nouent et se dénouent sur la surface des pays, elle convenait au pas de deux hommes qui n’ont pas peur du monde. À cinq kilomètres de la ville on trouvait le sureau, et Antoine, qui conservait depuis son enfance la science des petits objets, des pièges à oiseaux, des lance-pierres, des moulins, des frondes, des collets fabriquait à son fils une pétoire. Ils revenaient ensuite dans la fraîcheur et Antoine prenait son fils sur ses épaules, il chantait des bouts de chansons de marche, et il se sentait heureux, un homme sans failles et sans contradictions. Quand, plus tard, il se rappelait ces années du Midi qui paraissaient au milieu de toutes les autres si sûres, comme des oiseaux planant sur leurs ailes étalées, ces années où il avait tenté de croire qu’il avait réussi sa vie, qu’on ne lui avait pas menti lorsqu’on lui disait qu’il arriverait, qu’il serait quelqu’un, la première image qu’il retrouvait était son image de marcheur sur ces routes méridionales, à côté d’un enfant qu’il dominait de sa grande stature. Il y reconnaissait ce sentiment de la force autrefois possédé puis perdu, du temps qu’il marchait avec ses camarades machinistes du dépôt de Paris, du temps qu’il ne faisait qu’un avec son compagnon de route, sur la machine. Antoine ne regardait pas du haut de son importance l’enfance de son enfant, il le prenait pour un égal, un égal ignorant qui avait besoin de leçons. Il lui expliquait ce que Pierre appelait « des choses » pour l’aider à se reconnaître dans le monde ; il lui disait ce qu’il savait : le moment favorable pour semer les petits pois téléphone et repiquer les choux Milan frisés, il lui disait comment on tient une bêche, un marteau, comment il faut lancer des pierres et comment on fait des ricochets sur l’eau. Il lui disait aussi qu’il est difficile de changer une entretoise ou une plaque avant d’enveloppe, difficile de conduire un rapide à bon port quand on a du mauvais charbon ou que l’injecteur fonctionne mal. Il lui montrait qu’il faut aimer le travail bien fait : le travail bien fait garde toujours sa valeur, ce que les hommes font de mieux, c’est le travail : on a sa tâche devant les yeux, on la contemple, on a le droit d’être fier, on l’élève devant soi comme une œuvre. On ne craint personne, on ne craint pas la nature, on peut tout vaincre : un jour il avait été faire un relèvement dans la Creuse : une locomotive était tombée dans la rivière, il était vraiment impossible de la relever, il avait fait détourner la rivière, il avait sauvé sa machine, les herbes au bord de l’eau grouillaient de vipères et les équipes avaient des trousses Calmette, il restait des journées entières les jambes dans l’eau et le soir, harassé, gelé il avait des vomissements, les équipes et lui n’étaient qu’un seul être qui se battait contre la rivière. Quel orgueil le jour où la machine avait été rétablie sur son remblai et sur ses rails : ils la regardaient tous comme un astre, comme une personne, ils avaient vaincu la pesanteur, le courant, la masse du métal, la saison :

« Ah ! vieux, disait Antoine, c’était du beau travail, ce relevage-là… »

Pierre écoutait de toutes ses forces : les hommes sont pleins de secrets, les enfants attendent beaucoup de ces devins et de ces professeurs de sagesse. Antoine devinait qu’il devait apprendre à son fils à fabriquer des jeux et à aimer les ouvrages bien conduits par la tête et les mains. Il lui enseignait aussi les signes vérifiés du beau et du mauvais temps…

Certains dimanches, Anne accompagnait son mari et son fils : comme elle avait beaucoup grossi après la naissance de Pierre, elle était lourde, elle détestait les longues marches, à peine sortaient-ils de la ville. Antoine n’aimait pas le désert de ces dimanches-là. Les dimanches sans campagne, il trouvait que la matinée seule était agréable, avec le lever plus tardif que de coutume, les allées et venues désœuvrées de sa chambre au cabinet de toilette, les cigarettes, le journal, l’eau chaude de la barbe, les courses de Pierre dans l’escalier : la plus grande partie de la matinée lui appartenait, car Anne et Pierre partaient à dix heures pour la grand-messe dans des vêtements orgueilleux et ne revenaient qu’à midi. Antoine lisait dans la salle à manger, il entendait la bonne remuer des casseroles ou heurter son balai contre les plinthes du salon, il descendait au jardin voir où en étaient ses plantations, il échangeait avec un voisin les salutations du septième jour, parfois il s’habillait et allait à la rencontre des siens… Certains jours de beau temps, ces jours où on regarde le ciel à sept heures en se disant :

« Il va faire beau… »

et à onze heure, la brume de chaleur s’est levée, il n’y a pas un nuage, toute la ville est plus italienne, plus romaine que jamais, – ils prenaient une voiture, un de ces chars de noce nommés, landaus couverts d’une tente blanche à franges comme les charrettes anglaises des enfants. Ils allaient au pas vif des chevaux, descendaient, marchaient un peu, goûtaient dans un café de village. Le long du canal, le chemin de halage courait sous les tilleuls ; sur le canal les reflets des branches ne bougeaient pas d’une ride, à droite, au bout des jardins, la rivière suivait le canal au pied des collines boisées, elle était d’un vert olive profond presque noir avec une bande de soleil ; on n’entendait que le bruit des roues et des sabots ; de temps en temps, des casernes montaient les notes de l’appel au caporal de semaine ; des oiseaux battaient de l’aile dans les roseaux du canal. Dans les cours des maisons à tuiles rondes entre le canal et la ville poussaient des magnolias, des palmiers :

« Quel temps ! » disait Anne.

Et Antoine qui s’amollissait dans la chaleur – et l’étoffe de son veston était brûlante par endroits – répétait docilement, comme si la vie humaine était vraiment bonne, entièrement claire, entièrement simple et sans questions :

« Quel beau temps… »

Au camp de César, de l’autre côté du bac de Campniac, Anne cueillait des crocus, des colchiques à leur saison, des églantines, mais sa toilette noire, son chapeau qui portait des plumes d’autruche trop frisées venues d’Aden dans des tubes de métal enlevaient tout leur sens à ces pas dans la campagne, il y manquait les entretiens virils, la seule complicité des hommes et le père et le fils se sentaient plus contraints que d’habitude…

XVI

Tous les ans, Antoine allait passer son mois de congé dans un village du Morbihan. Anne et son fils étaient déjà partis, le lendemain de la distribution des prix et il les rejoignait le 1er ou le 15 août. Il faisait presque toujours le tour par Paris pour aller prendre l’air des bureaux du service central comme un marin entre deux campagnes va rendre visite à l’agent général de sa compagnie. Il voyait deux ou trois amis, puis il partait par cette gare d’Austerlitz où il était venu autrefois s’accrocher avec sa machine en tête de tant de trains, il traversait ce dépôt dont il connaissait encore tous les recoins ; entre le dôme de la Salpêtrière et le pont d’Orléans-Ceinture s’étirait le décor de ses vingt-cinq ans ; au-dessus des palissades s’élevaient des immeubles de la rue du Chevaleret qui n’existaient pas dans ce temps-là ; toutes les pierres, tous les trottoirs du XIIIe étaient bourrés de souvenirs et ce jeune homme en casquette qui s’engageait sous le pont sinistre de la rue Watt, c’était lui-même qui montait vers le café d’Orléans, vers Marcelle, vers cette autre vie qui aurait pu tenir la place de la sienne, qui n’aurait eu aucune ressemblance avec la sienne… Puis le rapide de Bretagne, une fois franchis la grande banlieue, le pont royal de Juvisy, la grande rampe d’Étampes, les vallonnements des environs de Brétigny, commençait à glisser à la surface de la Beauce, le train et Antoine oubliaient les dernières maisons de meulière, les derniers tas de scories de la ville, la Beauce s’étalait comme la mer, les clochers émergeaient comme des mâts de navires. Il faisait presque toujours un de ces beaux temps de l’Ouest en été, du linge séchait dans la cour des fermes, de grands chiens couraient après leur ombre ; aux passages à niveau, devant les lauriers des petites gares, des groupes, des enfants, des jeunes filles faisaient des signaux. Les caves tourangelles s’ouvraient dans les falaises de tuffeau et les vignes dévalaient le dos rond des hauteurs de l’Anjou. Entre Angers et Nantes, vers Champtoceau, vers Ingrandes, vers Oudon de grands draps d’eau étaient tendus sur les prés ; au bord du remblai des bateaux plats de Loire étaient amarrés, des filets carrés séchaient sur leurs perches… Antoine mesurait les heures à la longueur des rails, aux chocs périodiques des bogies. Quand il prenait les trains de nuit, il arrivait à Pont-Château à l’heure où le soleil se lève : sur la place, en face de la gare des marchandises, se dressait comme autrefois le grand bâtiment de la minoterie avec son inscription : moulins à cylindres et à plansichters : jamais Antoine n’était retourné à Pont-Château ; qui l’aurait reconnu dans son pays natal ? Il était complètement coupé de son enfance. Il connaissait chaque gare de ce pays, Drefféac, Saint-Gildas-des-Bois, Saint-Nicolas-de-Redon, Redon où ses parents vivaient encore. À Redon on sentait à la couleur des champs, au vent, que le train était entré en Bretagne, et on arrivait tout de suite à Vannes, à Auray.

À Auray, il prenait un petit train où finissaient leur temps les vieux wagons sans couloir, les anciennes machines de cuivre de la Compagnie. Cette ligne passait par Belz-Plœmel, par Plouharnel-Carnac, par Kerhostin, par Saint-Pierre-Quiberon, elle se déroulait comme une rivière à travers les landes d’ajonc, les champs de sarrasin, les boqueteaux de pins maritimes. Personne n’était pressé d’arriver, car aux deux bouts de la presqu’île et de l’embranchement on parlait le même dialecte, on portait la même coiffe. En bordure de la voie poussaient des champs d’oignons avec leurs grosses têtes violettes, des tas d’herbes brûlaient ; par les fenêtres ouvertes pénétraient les odeurs de la marée, de la résine, du cornail qui brûlait au loin au bord des falaises dans des fosses de sable et de pierre. Les coups de vent claquaient sur le visage comme des linges mouillés. À l’arrêt de Saint-Pierre, Antoine descendait : il longeait la voie par le sentier des poseurs, tout de suite il découvrait ce pays rasé, étiré en longueur, avec tous ses villages, Kergroix, Kervihan, Kervidenvel, Kerbouleven, Kerniscop, le Manémeur, qui se groupaient autour de lui chaque été. Les mouettes, les cormorans, les pétrels volaient et il les reconnaissait, d’une année à l’autre, il n’avait pas oublié parmi les oiseaux du Midi la forme de leurs becs, la couleur et la répartition de leurs plumes et la façon dont ils attaquaient l’air, le coupaient du tranchant de leur aile et se laissaient porter sur lui comme des nageurs ; ils volaient haut pour annoncer le maintien du beau temps. Le premier soir des vacances, Antoine vêtu des libres vêtements de l’été partait avec Pierre sur le port : des pêcheurs marchaient sur le môle, lents à se mouvoir, difficiles à ébranler. Les bateaux de pêche doublaient le môle en silence avec le seul grincement de leurs poulies, comme des hollandais volants apprivoisés par ces eaux tranquilles ; un brick ou une goélette étaient amarrés le long de la jetée et les hommes faisaient cuire la soupe, un filet de fumée sortait de la cambuse peinte en vert ou en bleu. Parfois sur la place, devant le bâtiment bas de la douane, des filles dansaient la ridée sur des airs mélangés de tristesse et d’impatience comme des airs venus de l’Asie. Des coups de marteau sur la coque d’un sardinier qu’on calfatait s’éteignaient tout à coup et une grande paix s’établissait dans le soir. Antoine oubliait alors la rumeur et les hommes des usines, il entrait dans le loisir pour dépenser un mois arraché à l’existence du travail.

Cette presqu’île était un pays étroit à peine vallonné, elle était coupée de villages tous orientés dans le même sens pour ne présenter au vent de mer que le pignon de leurs maisons ; chacun de ces villages contenait de petits jardins effilés entre des murs de granit, pleins de figuiers, de tamaris, de vignes vierges, d’hortensias, de belles-de-jour et de passe-roses. À l’entrée de la presqu’île s’étendait une longue forêt de pins maritimes où résonnaient les craquements des troncs comme un feu d’artifice végétal, la chute sourde des pommes sur les aiguilles et les églantiers nains. L’air battait au sommet d’un paysage pur environné par la mer. Antoine montrait à son fils le marécage où se cachaient des vipères – ils en virent une un jour qu’ils longeaient la voie –, la maison du taureau, les fermes…

« L’an prochain », répétait Antoine,

et il aurait aussi bien répété :

« Dans vingt ans, dans cent ans… »

Car ce mois coulait dans la sûreté et Antoine disposait de l’avenir : une pareille chose existait-elle, fallait-il même compter avec elle ? Il ne forgeait ni soucis ni projets, il était complètement en vacances, vacant, à la disposition de la nature, possesseur d’une liberté que ne menaçaient jamais la plénitude et la cordialité de la saison. C’était une trêve et une suspension. Toutes les chaînes de la vie industrielle, de la vie bourgeoise, toutes les chaînes de la vanité étaient brisées, les conflits suspendus…

Les Bloyé louaient soixante francs par an une maison de garde-barrière qui était isolée sur la falaise maritime ; du grenier on découvrait toute la presqu’île, la demi-lune éclatante de la baie, les forts herbeux, le sémaphore de Kerbouleven, les moulins ; le soir les phares lançaient à la nuit leurs avertissements et le grand bras lumineux du phare de Belle-Île-en-Mer tournait, jetait son bref éclat au fond des chambres. Le dimanche, sur le chemin, des groupes marchaient vers le bourg, on rencontrait des tombereaux pleins de tiges de maïs, parfois un enterrement descendait vers l’église de Saint-Pierre : c’était un noyé arrivé à la Grande Côte qui retournait à la terre sur un chariot recouvert d’un drap blanc que deux vaches traînaient. Antoine connaissait depuis le temps le nom de tous les passants et il causait avec eux. Seuls les étrangers en pantalon blanc, en casquettes de yachtmen qui accompagnaient des femmes en robes claires avec de grands chapeaux de paille et des voilettes de tulle blanc s’arrêtaient pour demander le chemin de Port-Blanc ou l’heure du train d’Auray avec beaucoup de hauteur et d’insolence… Sur la voie poussaient, au milieu des roseaux et des ronces, des avoines sauvages, des fougères et des fenouils, des plantes à fleurs, des bouillons blancs, des bourraches, des mauves, des bourses-à-pasteur, des plantes nées des graines que semaient au passage les trains de marchandises et les vents…

De l’autre côté du passage à niveau, dans un triangle de terrain sablonneux, Antoine faisait pousser sa récolte de pommes de terre et vers le commencement de septembre il les arrachait, il retournait cette terre poudreuse qui filait entre les doigts : il gardait avec le sol une dernière familiarité, il n’oubliait pas entièrement les gestes paysans que ses pères avaient faits, il satisfaisait vaguement le terrien qu’il aurait pu devenir, qui n’était pas complètement mort en lui : le terrien meurt rarement tout à fait chez les hommes de l’Extrême-Occident ; les promenades des Parisiens aux environs de Paris, les petits jardins ouvriers qui s’accrochent à la ceinture des villes, le goût de la nature attestent sa présence…

Ainsi le temps coulait délivré des barrages, des écluses qu’élèvent sur son cours les emplois du temps industriels et les calendriers urbains ; le soleil, du matin à la nuit, faisait seul de larges partages naturels. Antoine perdait ses façons d’habitant de la Combe-des-Dames, d’important de sa ville, dans les fermes où les valets portaient sur leurs épaules des veaux nouveau-nés enroulés comme des colliers : comment penser à autre chose qu’aux bêtes, aux cultures, à la mer ? Comment ne pas être satisfait de respirer, loin de ces gens des villes, durs à connaître, à posséder, parmi toutes leurs réticences, leurs ambitions, leurs haines, leurs complots ? Antoine ne voulait pas penser qu’il y avait aux champs des colères, des défaites, des maîtres et des serviteurs, comme parmi les pierres bâties et les courroies des perceuses. Pour lui au moins, nul combat, nul labeur. Anne, reposée des travaux domestiques, ne se mettait jamais en colère, ne s’inquiétait, ne s’irritait jamais pour des raisons imaginaires, elle se promenait aussi, elle brodait, elle allait avec son mari et son fils s’asseoir sur des grèves désertes et les navires de sable que Pierre creusait se dissolvaient dans la marée montante comme des projets d’homme. On avait le monde appuyé contre soi, il faisait assez beau pour qu’on pût s’endormir sans défiance. Il y avait parfois un tel silence qu’on entendait battre au loin les longues rames des bateaux de pêche, grincer les poulies des voiles que les hommes d’équipage hissaient ou larguaient. Sur le dos de la mer montaient les mâts d’un vapeur, puis sa cheminée, puis sa coque : la terre était vraiment ronde. Certains jours, Antoine partait à la pêche sur la baie avec des marins de Saint-Pierre ; les synagots à voilure rouge de Port-Navalo ou d’Arzon traînaient ; à midi les cloches se répondaient d’une berge à l’autre de la baie ; au bout des lignes sautaient des maquereaux de métal, Antoine pensait vaguement qu’il est facile d’être heureux. Quelle trêve… dans l’oubli de l’impatience, de la fatigue, de la guerre, dans ce petit monde recourbé qui s’achevait à l’isthme de Penthièvre où il n’y a que la route et les voies… Cet espace suffisait à combler un homme établi sur ces sables, ces herbes, ces rivages sinueux pleins de coquillages, parmi les longs coups de brise, les odeurs de la résine et de l’iode… Peut-être cette vie était-elle la vie véritable, la vie des usines une erreur irréparable dont personne ne s’apercevait ?

 

*

 

Mais vers la quatrième semaine des vacances, l’été commençait à baisser, les fanes des pommes de terre, qui brûlaient dans tous les champs, annonçaient la nouvelle incarnation de l’année, il fallait rentrer plus tôt le soir, Anne disait :

« Les jours diminuent… As-tu pensé à prendre les manteaux ? »

Et vers ce moment, Antoine se mettait à penser à d’autres choses. Les images de son travail, les visages des hommes au travail se levaient. Un monde rural et marin basculait mollement dans l’indifférence, un nouveau monde s’élevait mollement à sa place. Antoine éprouvait une impatience de besogne et de commandement, il se demandait comment les ateliers avaient marché sans lui, il se trouvait maladroit, inutile, désœuvré, il s’ennuyait enfin, il tournait en rond avec une espèce d’inquiétude jusqu’à ce que le jour du départ arrivât enfin, – parce qu’il n’avait pas l’habitude des longs loisirs et que l’air des machines était son aliment…

 

*

 

C’est ainsi que se déroulait l’existence d’Antoine Bloyé dans son âge mûr. Il y avait autour de lui une paix doucereuse. Parmi toutes les comparaisons dont les hommes se servent pour décrire les existences, on peut choisir celle des profils montagneux : il y a des plaines, des pentes abruptes, des abîmes, des plateaux, les gens disent eux-mêmes qu’ils sont « au bas », « au sommet » de la côte, qu’ils descendent « l’autre versant », ils devinent bien qu’ils sont des marcheurs, et que leur marche franchit des lignes invisibles de partage des eaux, et de grandes étendues sans tempêtes et sans accidents où leur œil découvre de loin les étapes prochaines… Antoine avait monté des pentes et il en avait redescendu, à certains moments, tous ses efforts paraissaient inutiles et il connaissait la lassitude et le désespoir : il avait trébuché dans des creux profonds où le jour ne parvenait pas, où la hauteur des parois l’étouffait d’une ombre hostile. Puis il avait remonté, il avait abandonné les charges qui l’alourdissaient sans se soucier de la valeur qu’elles avaient peut-être, – et soudain il se trouve marchant avec tout le compas de ses jambes, il respire de tout le développement de ses poumons, la campagne qui l’entoure a l’air tellement interminable et tranquille qu’il ne se demande même pas s’il est intact ou mutilé, il ne voit pas où sa marche finit. Voici un plus grand plateau qu’il n’en parcourut jamais, et ses compagnons de route se félicitent de la facilité de leur marche sans obstacles, sans pensées. Antoine est à cet âge où l’homme croit posséder ses forces les plus certaines. Il croit qu’il exploite toutes ses ressources. Il se croit fixé sur la terre et les repères de sa position sont visibles de loin. Il avance avec des pas égaux. Antoine pense que sa vie a pris sa figure définitive : il est un homme arrivé, beaucoup de personnes le saluent et l’envient. Sa femme ne regrette pas de l’avoir épousé. Ses parents dans le fond de leur vieillesse et de leur solitude se disent qu’ils n’ont pas fait en vain des efforts pour l’élever. Il est l’homme que des maîtres d’école offrent en modèle aux enfants d’ouvriers. Quand Anne lui demande s’il se trouve heureux, il répond qu’il l’est, à peine y a-t-il dans un recoin de sa personne une résistance, une petite force de protestation et d’angoisse solitaire qui est écrasée sous les tissus de l’homme social et qui ne demande qu’à grandir, qui ne peut pas mourir : c’est à cause d’elle qu’Antoine attend toujours une seconde avant de répondre qu’il est heureux : car il faut qu’il l’écarte… Lorsqu’elle est écartée, il se voit enfin du même regard que les autres hommes, il s’approuve comme ils l’approuvent et il étend les bras à droite et à gauche dans l’espace de sa journée, comme un être agréable à la terre. Le soleil est pour lui à mi-course : il est comme éternellement suspendu à une place nuageuse de l’été d’où il ne déclinera plus.

Le soleil déclinera.

TROISIÈME PARTIE

La nuit passa. Toutes les nuits – même la nuit sans étoiles qui précédera la fin du monde – doivent se consumer.

CHARLOTTE BRONTË : Villette.

XVII

Le mois de juillet 1914 fut un beau mois de juillet…

Les journées se succédaient sans orages, la température montait doucement dans la direction du mois d’août ; les arbres épais des allées de Tourny, du cours Bugeaud, du cours Montaigne, les tilleuls du canal commençaient à laisser tomber leurs feuilles les moins rustiques, à se couvrir d’une poussière blanche. Les tuyaux d’arrosage étalaient des flaques d’eau aussitôt évaporées et la poussière voilait la peinture rouge ou noire des boutiques. Tous les fiacres, tous les landaus portaient leur tente ; tous les cafés, à l’abri de leurs toiles à raies rouges et de leurs caisses de fusain, exerçaient un attrait auquel les passants ne pouvaient résister, les garçons vidaient sur les trottoirs l’eau tiède des carafes, les amateurs de manille, dans la fraîcheur des arrière-salles, accrochaient leurs vestons aux patères et jouaient en bras de chemise. Les jardins publics étaient pleins d’enfants dont les mères tricotaient paresseusement des cache-nez, des chandails qui ne serviraient qu’en automne. Au lycée les dernières classes s’achevèrent et il ne resta plus dans les murs sonores et vides que le censeur, le sous-économe, les garçons…

Dans les usines, les ouvriers n’avaient plus que leur salopette sur le corps. Les rues étaient vides, et les femmes s’étendaient à moitié nues sur leur lit, derrière leurs persiennes fermées, seuls passaient des hommes avec des vestons d’alpaga noir et des chapeaux de paille. Dans la cour de la gare, les chevaux baissaient la tête sous leurs chapeaux de toile à la grecque et les cochers discutaient mollement à l’ombre des acacias…

Le soir, la ville s’animait ; les familles d’ouvriers se promenaient le long des berges du canal et descendaient les ruelles de la ville basse ; sur la rivière des barques descendaient jusqu’au bac de Campniac, jusqu’à la Maladrerie et les jeunes filles rafraîchissaient leurs mains moites au fil de l’eau ; sur les boulevards, des hommes en pantalons blancs, des femmes en robes claires, avec des dentelles blanches, des guipures, circulaient comme les soirs de fête. Aucun feu d’artifice n’avait été plus beau que celui de cette année-là… Dans les grands cafés, à la Comédie, au café de Paris, des orchestres jouaient des romances, des valses : les violons faisaient descendre dans tous les cœurs les tourbillons faciles de Rêve de valse, de La Veuve joyeuse. Des cinémas en plein air déroulaient à la hauteur des premiers étages leurs images bleues qui tremblaient au premier souffle de vent. Les journaux traînaient sur le marbre des guéridons et la direction des cafés distribuait aux dames des éventails de papier plissé qui portaient l’image de femmes élancées dans des robes flottantes, avec des chignons tombants pleins de volutes, des fleurs et des bandeaux…

Vers le 15 juillet, après la distribution des prix, les familles bourgeoises commencèrent à partir : on voyait dans les quartiers tranquilles du sud-ouest des files de volets fermés ; des landaus chargés de malles et de valises descendaient l’avenue de la Gare. Les trains qui se dirigeaient vers la montagne, vers les plages, étaient pleins ; il fallait dédoubler les express et l’exploitation « était sur les dents ». Les gens qui restaient dans la ville attendaient leur tour de vacances ; les hommes dont les femmes, les enfants étaient déjà à la montagne, à la mer, se retrouvaient au café de la Comédie et traînaient en longueur ces belles soirées de juillet avec une maladresse de célibataires. Puis ils rentraient chez eux, dans leurs maisons qui sentaient la naphtaline et dont les fauteuils étaient couverts de housses à petites rayures : sur leur route, ils apercevaient des couples qui s’embrassaient longuement sur les lèvres et ils se sentaient troublés par le spectacle de l’amour. Certains allaient passer ces soirées au fond des bordels de la ville basse ; des gouttes de sueur roulaient sur la peau odorante des filles de maison : il faisait si chaud qu’elles se levaient parfois, étouffant dans la torpeur des salons sans fenêtres, pour aller s’asseoir à la porte et laisser la nuit tomber sur elles. D’autres couchaient avec leurs bonnes. D’autres dormaient seuls…

 

*

 

Il y avait peut-être cent personnes dans la ville qui chaque matin dépliaient avec impatience, un certain pincement d’inquiétude, les journaux de Paris, quelques pessimistes, quelques ouvriers syndiqués, quelques socialistes, des gens qui attendaient un autre événement que les vacances. Dans toutes ces maisons, au milieu de toutes ces rues, quelques têtes attentives aux bruits les plus sourds de la terre guettaient avec angoisse la formation des catastrophes, étaient sensibles aux avertissements de l’Europe… Mais tout le reste de la ville vivait dans la paix, avec une belle assurance du lendemain : l’assassinat de Sarajevo, les notes diplomatiques, les entretiens de Cambon, de Grey, de Sazonov, faisaient partie des nouvelles de la saison : de sages commentateurs remarquaient qu’en été, les moindres nouvelles grossissent ; d’autres disaient que la puissance des armes avait rendu la guerre définitivement impossible. Aux ateliers, les ouvriers croyaient de toutes leurs forces que le socialisme empêcherait la guerre : les lecteurs de L’Humanité faisaient circuler leur journal, à cause des articles de Jaurès. Mais le procès Caillaux passionnait plus de gens que l’oiseau noir de la guerre ; on commentait longuement les rudes interventions de Caillaux, le combat de ses deux femmes autour du héros républicain, tout cet étalage d’amour, de politique, qui donnait une apparence scandaleuse et romanesque à la lutte séduisante de la gauche et de la droite. Il y avait aussi le voyage de Poincaré près du tsar : et les premières images des défilés de troupes à Tsarkoié Selo apparaissaient sur l’écran agité des cinémas. Les habitants de la ville se sentaient fiers de l’accueil que l’antique Russie avait fait au petit homme… La dernière semaine de la paix passa, les ordres de mobilisation générale traversaient l’Europe comme des éclairs, les derniers télégrammes diplomatiques filaient dans le ciel. Ces chocs ébranlaient à peine la sérénité de la ville. Le nombre des hommes angoissés avait légèrement augmenté : Antoine Bloyé était enfin parmi eux. Il y avait déjà dans le monde des chemins de fer un certain remue-ménage, une certaine rumeur de préparatifs sensible à un homme aussi familier que lui avec l’air de sa Compagnie. Des instructions commençaient à descendre des grands bureaux. Il sut que la guerre était complètement montée, comme une grande machine ; il n’y avait plus qu’à donner le contact pour qu’elle tournât… Le 31 juillet, Antoine acheta L’Humanité, comme pour trouver une raison d’espoir ; il devinait que la seule voix capable de vérité se faisait entendre là. Il lut :

« À ces paniques folles, les foules peuvent céder et il n’est pas sûr que les gouvernements ne cèdent pas. Ils passent leur temps (délicieux emploi) à s’effrayer les uns les autres et à se rassurer les uns les autres. Et cela, qu’on ne s’y trompe pas, peut durer des semaines. C’est à l’intelligence du peuple, c’est à sa pensée que nous devons aujourd’hui faire appel si nous voulons qu’il puisse rester maître de soi, refouler les paniques, dominer les énervements et surveiller la marche des hommes et des choses, pour écarter de la race humaine l’horreur de la guerre… »

Antoine était un homme qui n’avait pas d’idées politiques, c’était simplement un homme qui voulait continuer à faire en paix le travail qu’il savait faire, et il se tournait vers ses ouvriers comme vers la seule force capable de protéger sa propre vie, sa propre paix. Il y avait des millions d’hommes en France semblables à lui, mais qui ignoraient comme lui pourquoi se forment les guerres. Antoine télégraphia à sa femme de rentrer immédiatement de Bretagne…

Le soir du 31, Jaurès fut tué…

 

*

 

Sur les murs parurent les affiches blanches de la mobilisation générale. Au soleil d’août, une grande exaltation patriotique emplit soudain les cœurs pacifiques de cette ville trop lointaine, trop enfoncée dans son ancien bonheur, pour se croire menacée par le mauvais sort des batailles. Des cortèges balayèrent les rues, et les magasins juifs fermèrent en hâte leurs volets. Rue de Bordeaux, la succursale Maggi fut incendiée. Les habitués des cafés sentaient naître en eux des cœurs civiques et guerriers. Ils entraient dans l’aventure, ils laissaient leurs instincts de combat, de haine, longtemps ensevelis dans le coton de la vie bourgeoise, prendre leur élan. Les histoires que les journaux commençaient à raconter alimentaient leur ardeur : toutes les anecdotes, tous les chants qu’on leur avait appris à l’école, les saluts qu’ils avaient machinalement adressés au drapeau, les légendes de l’Alsace lointaine, les mots qui avaient fait partie de leur langage – le droit, la civilisation, la science, la liberté –, tout accourait. Sur les places, ils commentaient les premières nouvelles de la guerre. Des hommes annonçaient :

« Moi, je pars le deuxième jour…, le troisième jour… »

Les officiers de réserve, déjà en uniforme, s’appuyaient aux portes de la gare, leurs jumelles, leurs porte-cartes en sautoir. Le chef d’orchestre du théâtre dressait son petit corps et criait :

« Je suis réformé, messieurs, mais je m’engage, je demande à partir im-mé-dia-te-ment ! Avez-vous lu ce récit admirable de Lavedan ? Il nous trace notre devoir… »

Il sortait alors une coupure de sa poche. Il lisait :

« — C’est à ce moment, et comme je débouchais sur la place de la Concorde, que j’aperçus Barrés à quelques pas, au coin de la rue Royale. Je pris la main qu’il me tendait. Je m’écriai d’une voix étranglée : « Ah ! mon ami ! que vous dire ? – Il n’y a rien à dire, me répondit-il. Que pourrions-nous dire ? C’est l’heure. Voilà. J’ai confiance. » Et avec un accent de simplicité charmante, jeune, et un gentil mouvement du menton relevé comme s’il s’agissait d’un coup de tête qu’il fallait lui pardonner, il me déclara : « Je m’engage. » Et c’est sur ce mot que me quitta le président de la Ligue des Patriotes, pour se perdre dans la foule qui s’entrouvrait, cordiale et respectueuse, comme si elle avait compris et deviné qu’il ne fallait pas le mettre en retard… » Voilà, messieurs. L’exemple ! »

Le régiment d’infanterie et le régiment d’artillerie partirent au milieu des hurlements et des bouquets de la guerre. Sur les trottoirs, les hommes et les femmes criaient : « Vive la guerre ! Vive la France ! Vive l’armée ! » La statue des combattants de 1870 émergeait d’une mare de couronnes et de gerbes. Le président des Anciens de 70 disait dans les cafés :

« Il fallait bien que cette chose arrive, depuis quarante-quatre ans qu’ils nous insultent ! »

Les trains se succédaient en gare : dans les salles d’attente, des civils se lamentaient d’avoir manqué le dernier convoi disponible avant les transports de troupes. Les dames de la Croix-Rouge, déjà vêtues de la toile blanche qu’elles allaient garder jusqu’au dernier jour de la guerre, organisaient des buffets sous les marquises de la gare, en attendant les premiers convois de blessés, de malades…

Dans les bureaux des ateliers, on établissait les fiches de départ des ouvriers mobilisables : c’était un travail qui se faisait le soir lorsque les machines-outils dormaient et qu’il ne sortait plus de la cheminée de la centrale qu’un mince filet de fumée. Les ouvriers attendaient, piétinant dans le silence, et ils pénétraient dans le bureau par petits groupes lorsque l’ingénieur était arrivé. L’ingénieur se penchait sur le dos des employés et ricanait à ses pensées. Le deuxième soir, il dit soudain :

« Il faut les faire rire, ces enfants ! »

Et il se mit à jongler avec deux chaises : elles retombaient, il s’obstinait. Antoine le tirait par la manche et lui disait à mi-voix :

« Tenez-vous donc ! »

Les ouvriers condamnés à mort disaient entre leurs dents, avec la haine qu’ils portaient en eux :

« Il est encore soûl, le cochon ! »

Les premières dépêches parurent sous le grillage de l’agence Havas : les journaux patriotiques firent leur apparition, et tous les enfants commencèrent à lire Les Trois Couleurs et à épingler de petits drapeaux sur les cartes du front. Aux ateliers de la Compagnie, les tours revolvers oublièrent leurs productions pacifiques et se mirent à mordre l’acier des obus, le cuivre des fusées : sous les hangars montèrent des piles d’obus de 75 rapidement aspirées par la guerre. Les hommes des usines étaient dans la guerre, Antoine était dans la guerre, il l’acceptait enfin, avec la docilité crédule de la France, et quand les troupes défilaient, il se découvrait, comme tout le monde. Il répétait :

« C’est une affaire de six mois, d’un an… »

La ville avait rapidement pris ses habitudes de la guerre. Au bout d’un mois d’été, quand l’automne arriva sur les collines, quand la victoire de la Marne eut répandu dans tous les départements français une ivresse de triomphe qui rappelait les souvenirs illustres des champs catalauniques, de Bouvines, de Poitiers, de Valmy, elle fut installée dans sa nouvelle vie : les villes sont dociles comme les femmes les plus molles, il ne faut pas beaucoup d’hommes virils pour les façonner. Comme toutes les autres années les odeurs de truffe et de foie gras, de pommes et de noix montaient dans le quartier Saint-Front, du marché aux truffes, du Coderc. La ville n’oubliait pas ses plaisirs de la paix. Dans l’institution Saint-Joseph, au couvent de Sainte-Marthe, les premiers convois de blessés arrivèrent avec leur charge de mutilations, de gangrène, de pus et de malheur. Les dames infirmières volaient autour du chevet des blessés ; quelques-unes d’entre elles qui passaient pour légères du temps que la paix était encore là séduisaient les convalescents. Mme Astier à Saint-Joseph ne passait pas près d’un sergent qui avait eu les testicules arrachés sans se dire en soupirant :

« Quel dommage ! mon plus beau blessé !… »

Les dames qui n’avaient pas quitté la vie civile allaient porter aux blessés des paniers de pêches et de raisins : à l’automne de 14, le raisin coûtait trois sous la livre… Elles tricotèrent quand l’hiver fut là des passe-montagnes, des cache-nez, des chandails, elles faisaient avec leur vieux linge de la charpie, des bandages que les médecins n’osaient leur refuser, car elles vivaient sur les histoires de la guerre de 71 que leurs mères leur avaient contées. Les maisons bourgeoises s’ouvraient aux convalescents, mais les maîtresses de ces maisons se sentaient soulagées quand ces « héros » qui tenaient tant de place dans leur salle à manger repartaient vers le front. Bientôt, on apprit les noms des premiers morts de la ville : le vieux monsieur de Leyment connut que ses deux fils avaient été tués sur la Marne et la ville le vit passer comme un fantôme de la guerre, il marchait la tête baissée et soudain il relevait le front et aboyait comme un chien excité par la lune… Au lycée, l’aumônier venait dire sa messe en culotte rouge et capote bleue : il avait une grosse face blanche de chanteur de refrains troupiers et il marchait comme une femme travestie. Des convois de réfugiés du Nord, du Pas-de-Calais, des Belges descendant vers le sud arrivèrent dans la ville. L’hiver installé, la guerre s’insinua doucement comme un poison sournois. L’enthousiasme fleuri des premiers mois fléchissait. On entendait des gens dire, des gens qui avaient fait les braves :

« Il faut bien penser à soi… Que chacun prenne ses précautions… »

Le chef d’orchestre était dans un bureau.

Les habitants de la ville retombaient dans leur petite vie solitaire et défiante. Les traces de la guerre s’effaçaient peu à peu dans la ville : simplement, il y avait plus d’uniformes dans ses rues, d’hommes marchant avec des cannes, des béquilles, les femmes élégantes portaient des chapeaux qui imitaient les bonnets de police. Au lycée, les enfants mal surveillés par de vieux professeurs qui avaient repris du service s’échappaient et allaient faire des glissades sur les eaux glacées du bassin, du canal. Il y avait un petit désordre invisible… À la cathédrale commencèrent les services à la mémoire des morts…

Aux ateliers, Antoine pensait aux obus, à l’entretien des machines qui souffraient de la grande usure de la guerre. Des contrôleurs militaires circulaient dans l’usine et Antoine ne se sentait plus chez lui. Il connaissait de nouveau la tension d’autrefois, du temps où il craignait les catastrophes, de nouveau la fatigue, de nouveau la crainte de commettre des erreurs irréparables : ces fusées, ces obus n’étaient pas des objets familiers. L’ingénieur lui disait :

« Ne vous inquiétez pas, Bloyé… Je suis là, je vous couvre, je suis moi-même un ancien officier d’artillerie… tout ira bien, j’ai d’excellents rapports avec les contrôleurs… »

Comment se fier à cet homme toujours ivre, affolé par la guerre qui exaltait lorsqu’il avait bu la puissance allemande, l’ordre allemand et prophétisait la défaite des armées alliées ? La catastrophe arriva, avec un télégramme menaçant et obscur confirmé deux jours après par une lettre aux formules militaires :

 

18e RÉGION

ARTILLERIE

Inspection des forges de Toulouse

Dépôt de Bordeaux

N° 457 Confirmation télégramme

 

Le chef d’escadron, chef du détachement à M. l’ingénieur des ateliers…

J’ai l’honneur de vous confirmer mon télégramme de ce jour, ainsi conçu :

Avez commis erreur dans vérification balourd obus 75 couteaux devraient porter en dehors évidemment qui peut être excentré pour corriger balourd. Arrêtez vérifications supplémentaires. Explications suivent lettre.

 

Antoine lut ces explications, il n’arrivait plus à saisir le sens de ces mots dont l’habitude était nouvelle dans sa tête :

« Il n’en est pas de même pour les obus qui ont été retouchés pour cause de balourd, la surface du corps n’est plus une surface de révolution… Il faut donc faire rouler sur le renflement et sur la tranche comprise entre la ceinture et le culot… »

L’ingénieur disait :

« Nous sommes empêtrés dans une sale histoire, nom de dieu. Ils sont foutus de nous accuser de sabotage volontaire… Qu’est-ce qu’ils fabriquaient donc, ces contrôleurs ? »

Bloyé répondait :

« Nous ne pouvons pas tout voir, nous ne pouvons pas vérifier nous-mêmes toutes les livraisons… Les artilleurs sont faits pour ça… »

M. Huet ricanait :

« C’est nous qui trinquerons, mon cher Bloyé, et non pas eux. Nous sommes les responsables et il y a bien des gens qui seront trop contents d’avoir votre situation et la mienne… On voit bien que vous ne connaissez pas comme moi ces chers camarades de l’artillerie… Nous sauterons, c’est moi qui vous le dis ! »

Une enquête commença. Antoine saisissait qu’il serait jugé coupable d’un accident de fabrication capable de gêner cette défense nationale qui était devenue l’unique divinité de ces années bouleversantes. Il rendait des comptes et se défendait : mais les anciennes vertus de la paix, « un passé d’honneur et de travail », protégeaient mal contre les exigences rigoureuses de la guerre et des fabrications d’armes. Il y avait eu toute sa vie montante et les progrès de son importance. Et qu’est-ce qui les menaçait ? Quelques dixièmes de millimètre d’écart dans l’épaisseur d’un culot d’obus, dans le diamètre du fossé, cette ombre d’excentricité dénoncée au balourd… Ces détails n’avaient aucun rapport avec sa vie et son effort et ses anciens doutes. Des contrôleurs minutieux étudiaient les obus de la livraison refusée. Ces officiers prenaient des airs d’instructeurs… L’enquête traînait : on ne questionnait plus M. Huet ni Antoine, mais les inspecteurs, les chefs d’équipe, la ville commençaient à parler de l’aventure des ateliers. C’était le temps où le patriotisme des Français les lançait tous dans une sorte de fièvre de soupçons, dans une paranoïa agressive : les gens parlaient des obus ratés sur les avenues et dans les cafés. Ils disaient :

« Une erreur ? À d’autres… Un défaut de surveillance ? Peut-être, mais ce défaut est un crime. Il y a des circonstances où le défaut de surveillance, où l’erreur touchent à la malfaçon volontaire… »

Antoine répétait :

« On ne peut tout de même pas être à chaque machine… »

Les gens lui répondaient, avec un air froid :

« Sans doute, sans doute, mais c’est bien fâcheux pour vous tout de même… »

Dans la ville basse, les femmes qui faisaient leurs provisions racontaient :

« Les obus étaient tellement mal faits qu’ils devaient revenir sur les Français pour les tuer… Il y a eu quelqu’un d’acheté… »

Dans les jardins, ses voisins faisaient semblant de ne pas reconnaître Antoine : ces flâneurs sentaient peser sur eux le souci du salut public. Quand Antoine arrivait vers un groupe de promeneurs, il devinait souvent que l’entretien venait de prendre un nouveau cours. L’inspecteur racontait à ses amis :

« Bloyé est cuit… Il y a une place à prendre… »

On répétait ces choses-là à Antoine. On lui laissait entendre qu’une campagne provinciale était menée contre lui, et ses défenses ne pouvaient rien contre elle. Il tombait du haut de son importance, il n’était plus rien. Il fut déplacé en effet. M. Huet « sauta », comme il l’avait prédit. On leur fit entendre qu’ils étaient assez heureux de s’en tirer à si bon compte, dans une époque qui fourmillait de « traîtres » et d’espions… Antoine partit enfin : le journal local n’annonça point son départ. Simplement la veille du jour où il prit le train, ses ouvriers lui remirent un bronze sur un socle de velours vert. C’était une femme aux cuisses de forgeron, aux bras d’équarrisseur, debout derrière une enclume, c’était la figure dérisoire de l’industrie. Dans un hangar des ateliers, le long d’une table chargée de bouteilles, de coupes, de biscuits, les chefs de service et les ouvriers s’alignèrent : au moment des discours, M. Huet dit en ricanant :

« Les adieux de Fontainebleau… »

Un contremaître se leva pour lire un discours. À la même minute, les ouvriers qui n’étaient pas venus au vin d’honneur disaient :

« C’est un contrecoup qui va couvrir de fleurs le patron. Ça veut dire quelque chose… »

Le discours se déroulait :

 

« Monsieur Bloyé,

« Le personnel des ateliers vous exprime aujourd’hui ses sentiments de considération et de reconnaissance à l’occasion de votre départ.

« Vous avez été, pour ce personnel, un chef intelligemment bienveillant, ayant depuis longtemps jeté aux orties la forme surannée et les attitudes trop orgueilleuses et théâtrales qui convenaient parfaitement à nos chefs de jadis, mais qui dans les temps sociaux où nous vivons n’ont plus cours monétaire. Épris de justice et de vérité, vous avez su, en dépit de la rigueur inflexible des règlements de la Compagnie, obtenir de votre important personnel le maximum d’efforts et d’assiduité au travail, tout en le traitant avec l’aménité qui vous a rendu si populaire parmi nous. Au moment où une décision supérieure vous appelle à un poste éloigné, il nous est particulièrement pénible de nous séparer de vous, mais laissez-nous vous dire publiquement combien grand sera le souvenir que vous laisserez de votre séjour. Le nom de Bloyé, s’il n’a pas été gravé à l’instar des grands hommes de bien dans le marbre de la postérité, ce nom restera gravé profondément dans nos mémoires. Avoir été un grand chef, avoir assumé dans les moments les plus difficiles les plus lourdes responsabilités, partir en emportant les regrets unanimes de son personnel, n’est-ce pas là la plus haute des récompenses, la plus sublime des satisfactions morales ? Puisse le bronze qui vous est offert aujourd’hui et dans lequel chacun a placé un peu de son cœur en ramenant votre pensée vers nous, vous faire revivre les longues années de bonne entente et de labeur opiniâtre que nous avons écoulées ensemble. Au nom de tous, monsieur Bloyé, merci ! »

 

C’était comme le jour de la distribution des prix, au collège de Saint-Nazaire. Quelles images d’Épinal ! Le Bon élève… Puis le Bon patron… Mais où étaient les « fortes têtes » de l’usine, le secrétaire du syndicat ? Antoine, pendant que les phrases pompeuses de la harangue se déroulaient mollement, pensait aux hommes qui n’étaient pas là : il y avait dans leur absence une énorme désapprobation silencieuse. C’était à leur présence qu’il eût davantage tenu. Leur présence l’aurait justifié. Mais il savait qu’il existait des hommes en bleu, aux mains pleines d’huile, qui n’oubliaient pas la grève de 1910 et les faisceaux des fantassins dans la cour des ateliers… Ce contremaître avec ses grosses moustaches d’agent de la sûreté et ses grosses flatteries inutiles ! J’ai été poli avec eux, je ne les ai pas traités comme des chiens, comme des soldats, j’ai fait obtenir des secours à leurs femmes en couches et après je les ai tout de même fait marcher pour le roi de Prusse pour le baron Rothschild il y en a qui ont eu un bras arraché et Brevet qui a eu le crâne fracturé sa cervelle coulait les compagnons avaient mis ses souliers à droite et à gauche de sa tête comme des cierges quand je leur parlais ils étaient polis ils savaient garder leurs distances je les flattais pour leur donner du cœur au travail c’était à leur orgueil que je parlais obtenir de votre personnel le maximum d’efforts les locomotives sortent réparation totale en vingt jours ça leur fait une belle jambe et je ne les commanderai plus je ne serai plus le maître et j’aime être le maître et ils sont plus d’un à savoir que je suis contre eux et ça ne m’a servi à rien d’être contre eux je suis remercié comme un manœuvre. Ils ont placé leur cœur dans le bronze c’est faux je voudrais que ce soit vrai mais c’est faux complètement faux – des années de bonne entente parce que je n’étais pas grossier en leur parlant, hypocrite, vieux malin qui connaît l’ouvrier au bénéfice de la Compagnie et qu’est-ce que celui-là qui se lève, c’est Lafarge, c’est celui-là qui a fait le briseur de grève, encore un discours, non, une poésie

 

— Monsieur, nous vous offrons ce bronze au nom de tous !

Il est le résultat d’un élan unanime

Hommage au digne chef qui laisse parmi nous

Le regret cette fleur d’inaltérable estime

Acceptez notre bronze il vous rappellera

Dans l’avenir qui s’ouvre un passé de lumière

Belle page où l’honneur de toute une carrière

S’inscrit en lettres d’or d’un immortel éclat

Ce bronze porte en lui notre éclatant hommage

D’un personnel aimant c’est la vivante image

L’hommage qui survit au-delà des grands coups

C’est un bloc ciselé dans la plus franche estime

Où chacun mit son cœur en donnant ses gros sous !

 

Imbécile avec ses alexandrins d’école maternelle. Il n’en pense pas un mot…

Antoine répondait, remerciait ces hommes qui ne savaient pas la vérité, il les remerciait sur le ton qu’il fallait, comme s’il avait été un prêtre… Quelqu’un chanta. C’était décidément une petite fête, ces adieux tournaient en réunion de corps. L’inspecteur qui avait une voix de basse chanta à son tour :

 

Ô ma locomotive

Quand ton âme captive

en vapeur fugitive

sort de tes flancs brûlants

tu pars, belle d’audace,

tu dévores l’espace

et ta colonne passe

comme un éclair dans l’air…

 

C’était celui-là même qui comptait sur son poste, à lui, Antoine Bloyé. Salaud, disait Antoine entre ses dents…

Puis on partit, Antoine franchit pour la dernière fois les portes de l’usine qui avait été le lieu de sa fierté et de son avancement, le séjour de son importance ; le petit sapin bleu se dressait parfaitement immobile ; les hommes passaient sur les voies, tout continuait parfaitement bien sans lui, il n’y avait plus un seul papier, un seul objet personnel dans son ancien tiroir, sur son ancien bureau. Dehors il faisait beau, le soir allait venir, un petit vent d’est glissait au-dessus des toits, le cimetière abandonné devant lequel il passait tous les jours débordait de plantes vertes, d’herbes et de fleurs comme un jardin et la croix de fer du carrefour des allées était couverte de liserons, de clématites ; un ruisseau descendu des collines dévalait sur un lit de pierres où l’on voyait des empreintes creuses de coquillages fossiles, un ruisseau singulièrement vif et joyeux ; le visage des femmes commençait à être doré par le déclin du soleil, certains hommes un peu gros s’épongeaient déjà le front, les enfants criaient sur les escaliers, les chats commençaient à rentrer dans les maisons après une journée de paresse ; sur les boulevards les passants s’arrêtaient pour lire le communiqué, c’était la quarante-quatrième semaine de la guerre, les pentes de Notre-Dame de Lorette étaient attaquées, les Allemands attaquaient la sucrerie de Souchez, les troupes françaises attaquaient le Labyrinthe de Neuville-Saint-Vast. Dans les journaux on reproduisait le discours de Manchester de Lloyd George qui avait dit : « Il nous faut des obus, des canons, des mitrailleuses… chaque fois que vous enverrez à notre armée toutes les munitions qu’elle vous demande, dites-vous que c’est autant d’existences humaines, autant de braves soldats que vous sauvez… Des obus, encore des obus… » Quelle ironie ! Antoine courbait le dos, le printemps était plus pesant que le gel ou le soleil du mois d’août. Il marchait comme un homme humilié, comme un homme qui sort de prison et la honte est sur son front et sur ses vêtements qui n’ont pas des plis de vêtements d’homme libre. Quand il arriva au bas de la rue de Paris, il sentit qu’il avait faim, il pensa :

« C’est étrange d’avoir tout de même envie de manger… »

Voilà. Il allait continuer à manger, toute sa vie, les choses allaient se dérouler, il allait continuer à dormir, à manger. Il n’aurait plus aucun orgueil, il était comme un soldat qui vient d’être dégradé… Il se rappela soudain des phrases que sa belle-mère citait : un sac vide ne tient pas debout, tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir… Il rentra chez lui. Sa femme se mit à pleurer en le voyant. Pierre regardait ses parents avec angoisse parce qu’il sentait dans la maison un air de débandade et de défaite. La bonne servit le dîner :

« Mange, disait Anne. Il faut prendre des forces… »

C’est ainsi que des traits partis du nuage même de la guerre allèrent frapper au loin un homme qui croyait être heureux.

XVIII

C’est ainsi que commença le déclin d’Antoine Bloyé…

Les hommes qui, au fond des bureaux de Paris qui dominent les voies d’Austerlitz comme un éperon de falaise, gouvernaient le réseau, l’avaient nommé directeur des magasins de la banlieue sud…

Antoine tomba de ses quinze cents ouvriers, du commandement et de la force à un désœuvrement humilié, au commandement de soixante hommes…

Entre Vitry et Choisy, au milieu d’une grande plaine désespérée qui s’étendait entre la Seine et les collines de Thiais, il y avait un tas confus de bâtiments et de hangars étalé le long des voies : dans ces magasins étaient entassées des provisions : des graisses, des savons, des ballots d’étoupe, du bois de Campêche, des rangées de fûts d’huile et de tonneaux de brai. Derrière les bâtiments s’ouvraient les caves à vin des économats de la Compagnie : elles s’ouvraient dans l’ombre épaisse des marronniers. On fabriquait aussi des bâches qui séchaient dans des étuves, étendues comme de gros draps noirs. La seule machine qu’il y eût était une raboteuse qui faisait voler en éclats les pièces de bois de Campêche, et Antoine allait la regarder travailler dans son recoin obscur, parce qu’elle lui rappelait sa puissance perdue sur un peuple de machines étincelantes. Il était diminué, humilié, il se sentait devenu « un épicier en gros » : pour un homme de son espèce, c’est un malheur irréparable que d’être arraché à la production. Il n’était qu’un producteur et le voici soudain devenu stérile comme une femme desséchée…

Il imaginait avec beaucoup de honte que ses amis d’hier disaient de lui :

« Bloyé, tu ne savais donc pas ? Mais il a eu une sale histoire, il a été envoyé en dégringolade, je ne sais pas trop où… »

Dégringolade, c’était le mot qu’ils employaient, c’était presque un mot de métier, comme les militaires disaient limoger. C’était cela : une chute… Il était mis de côté comme un objet qui ne sert plus : dans l’enceinte des magasins, il y avait de vieilles locomotives, de vieux châssis, des chaudières rouillées, des files de roues envahies par les ronces et les armoises, il était vraiment semblable à ces morceaux de métal qui avaient travaillé… On ne l’avait pas tout à fait chassé, on avait eu une sorte de pitié, comme pour les militaires retraités, les ouvriers mutilés à qui on trouve un emploi tranquille, un poste de gardien, de veilleur de nuit… Un homme qui n’a finalement fondé toute sa vie que sur l’orgueil de son métier ne laisse pas cet orgueil se dissoudre sans douleur.

Antoine n’avait pas beaucoup de travail, cette oisiveté lui pesait. Il n’avait jamais appris à combler l’oisiveté. Et il tournait comme une machine à faible rendement. Il traînait dans les allées des magasins silencieux. Quand il avait achevé dans son petit laboratoire quelques essais d’huile de lin, qui séchait en se ridant sur une plaque de cuivre, quand il avait fait le tour des magasins et signé le courrier, la journée était faite. Il allait s’asseoir sur des tonneaux à la pointe de l’usine : au bord des voies, les trains électriques de Paris à Juvisy montaient et descendaient et de longues étincelles jaillissaient de leurs patins. Sur la plaine un ciel fumeux et bas était étalé : il y avait quelques champs de lilas où venaient travailler les pépiniéristes de Vitry, puis une grande étendue sans accidents qui allait mourir au pied des usines lointaines qui fumaient sur l’horizon. De temps en temps les remorqueurs qui traînaient vers Bercy un train de péniches jetaient un hurlement de navire dans la brume, le grondement d’un rapide grandissait. C’était un paysage pauvre et rongé où l’air avait une odeur de goudron et d’acide, où les herbes étaient grises et semées de tessons, de morceaux de fer, un paysage étiré et mortel que les maisons commençaient à entamer du côté de Vitry. Des maisons en parpaings où vivaient des ouvriers au centre d’un carré de légumes. C’était un morceau de steppe comme les territoires sans arbres et sans attraits où les nomades d’Asie s’arrêtent pour camper : Antoine regardait cette plaine comme il aurait regardé la mer, avec une sorte de vertige et le cœur aussi vide que ce monde sinistre de la banlieue…

De l’autre côté des voies du chemin de fer une usine de produits chimiques allongeait ses murs de briques blanches : il flottait autour d’elle une odeur aigre de chimie, on y fabriquait des gaz asphyxiants et il y avait des jours, lorsque le vent était mauvais, où Antoine et ses ouvriers mettaient des masques pour travailler. Le poison de la guerre grillait des plantes sauvages qui avaient poussé en bordure des voies. Les hommes crachaient et essuyaient leurs yeux, tremblant qu’une explosion ne fît jaillir de l’usine d’en face un torrent de gaz et de mort. Il y avait simplement parfois une bonbonne qui sautait et l’air serrait soudain la gorge des ouvriers : dans l’usine d’en face, il y avait un mort.

La maison des Bloyé s’élevait à cinq cents mètres des magasins au bout d’une série de jardins : c’était une longue maison à un étage avec une longue annexe de bois peint en marron. Autour de la maison poussait une couronne de grands arbres de hêtres, de vernis du Japon : sur la pelouse un grand acacia montait. À cause des arbres et d’un talus sur lequel la route d’Alfortville franchissait les voies, la maison ne sortait jamais d’une ombre verte et pesante à peine traversée le matin par les flèches du soleil. Il y avait encore un très grand jardin fermé par une haie de houblon plus haute qu’un homme, dans laquelle vivaient des hérissons. De l’autre côté de la haie s’étendait un morceau de zone où végétaient des chiffonniers, des ouvriers étrangers : mais les houblons étaient trop denses pour qu’ils pussent voir ce qui se passait chez les Bloyé, qui savaient simplement qu’il existait à quelques mètres d’eux un repaire terrible de la misère, des maladies d’où les fumées s’élevaient comme d’un village nègre enseveli dans la boue et les détritus où les enfants et les chiens couraient à la recherche des aubaines. Quelle déchéance pour Anne Bloyé qu’un pareil voisinage, au lendemain des jours glorieux de la Combe-des-Dames ! Mais la maison, l’usine et le jardin formaient un petit monde assez clos : quelquefois, pourtant, des enfants en haillons, des fillettes aux cheveux pâles avec des jambes marbrées de boue montaient sur le talus et regardaient de loin le jardin touffu et fleuri des Bloyé ; lorsque les fillettes apercevaient Anne qui brodait assise sur la pelouse, Pierre qui jouait près d’elle, elles criaient à ces gens tranquilles des insultes pleines d’une haine farouche qui sortait de leur misère :

« Encu-lé-é-é-s », criaient-elles.

Ces jours-là, Anne se levait et disait à son fils : « Rentrons ! »

Et elle murmurait :

« Ces sales petites traînées… »

Antoine fatiguait son corps dans ce grand jardin qu’il avait. Il fauchait sa luzerne, buttait ses pommes de terre ; à la saison, il allait le matin au marché aux fleurs, il passait des après-midi entiers à flâner le long du quai de la Mégisserie, autour des étalages des marchands de graines et d’oiseaux. Mais ce n’était pas ce divertissement qui pouvait user son ennui et son humiliation… Il avait plus de cinquante ans et il était en dehors des grandes voies frayées par les hommes, en dehors des événements de la guerre, en dehors des accès de fièvre qui secouaient les grandes entreprises. Son passé lui tombait soudain sur les épaules. Il sentait soudain sa grande fatigue et ce qu’on nomme le retour d’âge tourmentait ce grand corps sans emploi. Il pensait à son âge, il se disait que l’âge ne retourne pas, il n’était pas parti pour revenir, cette expression l’exaspérait ; l’âge s’est accumulé, a déposé dans tous les recoins du corps et de la mémoire ses sédiments et ses poisons : les années se sont additionnées les unes aux autres et l’accroissement de cette somme s’est faite dans le silence et dans la distraction. Les hommes croient pendant toutes ces années qu’ils ont encore la légèreté de la jeunesse et les espérances se déroulent devant eux, sans diminuer, sans se fondre, ils voient devant eux leur petit monceau d’avenir, toujours intact, mais la somme des années éclate tout à coup. Elle se manifeste sans avertissements. Antoine, qui avait vécu toute sa vie en attendant quelque chose de neuf qui n’avait pas de nom – et chaque année, il se disait, ce sera pour l’année prochaine, comme les juifs qui se consolent en répétant l’an prochain à Jérusalem –, Antoine qui ne s’était point aperçu de sa métamorphose d’adolescent en homme, subissait soudain sa transformation d’homme en vieil homme : cette transformation était plus dure qu’un changement de peau… Il y avait eu d’abord le calme pauvre et étroit de l’enfance, le trouble de la jeunesse, puis le métier et sa courte respiration haletante, les machines, les outils, les ouvriers, le mariage, les bureaux, la paternité, les petites ambitions nourries par les humiliations de l’adolescence et les petits succès de l’âge mûr, la vanité, la solitude. Antoine n’avait jamais trouvé le temps de faire le point : il attendait. Il attendait peut-être de découvrir qu’il était heureux… Rien ne l’avait intéressé particulièrement à lui-même, que de brefs accès fiévreux. Rien ne lui avait signalé les occasions où il avait été un homme, jamais il ne s’était sérieusement demandé le sens de l’expression, être un homme. À peine avait-il connu le sens des mots de son milieu : être « quelqu’un ». Et après tout, entre quarante et cinquante ans, il avait été « quelqu’un », au sens où les bourgeois l’entendent, l’homme qui connaissait mieux que personne les locomotives et dont plusieurs milliers de personnes n’ignoraient pas le nom. Comme cela lui avait été arraché, il s’apercevait brutalement que ce n’était rien, que c’était un succès qui ne comptait pas, un succès qui ne lui laissait rien. Il se sentait mis à nu et plus pauvre qu’il ne l’avait jamais été. Dans cette vacance redoutable de tout son corps, de toute sa tête. Son destin se perdait dans l’ombre. Il avait plus de cinquante ans… Comment renverser la vapeur ? Changer le sens de sa vie ? Qu’est-ce qu’il pouvait attendre encore sur son île déserte, hors du passage des navires ? Il n’y avait plus rien à attendre. Aucune bataille humaine, aucun loisir, aucune invention. Il ne trouvait rien dans sa vie passée qui pût l’aider : il n’avait acquis aucune possession dans ces années rongées par la course des jours et des nuits – ah ! ces journées interminables du dépôt de Tours et cette espèce de fierté imbécile qu’il en tirait dans ce temps-là. Villes, enfants, amis, compagnons, Marcelle, toutes ces choses sont nées, toutes ces choses sont mortes, promenades du dimanche, brèves vacances oisives, oubliées comme la fabrication d’un monde sans histoire dans un ciel inconnu.

 

*

 

En 1917, Jean-Pierre Bloyé mourut. Tous les êtres qu’on aime meurent un par un. Tout ce qui était édifié sur leur présence, ils l’emportent avec l’avidité dédaigneuse des morts, tous ces édifices de cordialité, d’occupations, d’habitudes, de querelles, de plaisanteries, de conversations, de promenades dont ils étaient les fondations et comme la visible charpente, s’effondrent au moment où les cœurs cessent de battre, où la bouche reste ouverte sur la dernière respiration… Antoine Bloyé, c’était, entre dix autres personnages, un homme qui était le fils d’un autre homme comme il était le père d’un fils. Il n’était pas unique dans la descendance des hommes, il avait des liens vers l’amont et vers l’aval. Et l’un de ces liens cédait : sa fille Marie était morte, M. et Mme Guyader étaient morts, et Jean-Pierre Bloyé mourait. Déjà dans son enfance, ses grands-parents étaient morts, il les avait à peine connus, à peine conservait-il de sa grand-mère paternelle le souvenir usé d’une vieille figure blanche couverte d’une gaze au-dessus de laquelle des mouches vertes bourdonnaient, écartées par des femmes bavardes. Que de vies emportées au pas rêveur des convois funèbres et de leurs chevaux noirs distraits et mous. À chaque mort, il y a cette destruction, cette ruine, cette sorte de défaite. Toute une partie de l’existence est précipitée dans une crevasse ouverte, toute une partie de l’être est mortifiée.

Antoine partit vers Redon, Anne resta près de Pierre. Dans le train, Antoine essayait de franchir l’abîme qui le séparait de son enfance.

Tous les ans en rentrant de vacances, les Bloyé s’arrêtaient à Redon : depuis leur retraite, Jean-Pierre Bloyé et sa femme vivaient dans un hameau nommé La Châtaigneraie, sur la route de Rennes, où ils habitaient une petite maison qui ne comprenait qu’une grande salle et un grenier. Elle était entourée de grands noyers et de buissons de houx ; par de profonds chemins creux on allait vers les fermes du hameau et vers un plateau couvert de blé qui s’appelait le plateau de Galerne. Dans la salle commune, sur le sol de terre battue, il y avait deux grands lits avec des édredons rouges et des couettes de plume molles comme le sommeil, une table, une armoire et une commode de poirier : aux murs que Jean-Pierre Bloyé passait une fois par an au lait de chaux étaient cloués des images de la Vierge et un crucifix entouré d’un chapelet qui avait la forme d’un cœur. Sur la commode, une pendule à balancier battait entre une fleur d’oranger sous globe et une boule de verre qui contenait un paysage montagneux : la neige tombait lorsqu’on agitait l’eau savonneuse de la bulle et le paysage qui avait fini par se décoller se retournait comme un poisson. Toutes les possessions terrestres des vieux Bloyé auraient tenu sur une charrette à bras :

« C’est bien assez bon pour des vieux comme nous », disaient-ils.

À mesure qu’ils vieillissaient, la surface de leur vie diminuait encore, cette vie qui avait toujours été si mince, si peu importante, qui avait éveillé si peu d’échos, touché de ses ondes si peu d’êtres. Jean-Pierre Bloyé gardait sa grande taille droite et ses dents éclatantes dont il avait toujours été fier, depuis que les filles le regardaient, à Allaire ; Marie Bloyé était devenue une vieille femme extraordinairement maigre et voûtée ; sur son front, sur ses joues, autour de ses lèvres couraient des réseaux de rides profondes, elle avait des pommettes rouges et des yeux enfoncés au creux d’orbites qui annonçaient la mort. Sous sa coiffe du Redonnais, sous sa résille noire, on voyait les bandeaux blancs de ses cheveux qu’elle lissait souvent de la paume…

Tous les ans, trois ou quatre jours par an, Antoine retrouvait les meubles, les fantômes des mouvements, les vestiges des pas de son enfance. Il ouvrait l’armoire, la commode : le linge, les objets ne changeaient pas de place, il y avait encore sur la dernière planche de l’armoire des prix qu’il avait eus autrefois à Pontivy, à Saint-Nazaire… À table, ses parents racontaient des histoires qu’il pouvait seul comprendre : sa femme était en dehors de cette connivence, elle ne connaissait pas ces gens de Saint-Nazaire, elle s’ennuyait un peu, elle souriait un peu des fautes que ses beaux-parents faisaient en parlant, et elle se sentait d’une descendance plus élevée que son mari.

« Comme ta mère est désordre… » disait-elle à Antoine.

Pierre courait dans les chemins de La Châtaigneraie. Bientôt, ils partaient.

« À l’année prochaine », disaient-ils.

Antoine donnait de l’argent à ses parents. Il songeait qu’on ne vit guère avec les gens qu’on aime, trois jours, quatre jours par an, quelle dérision ! Il leur demandait de venir passer l’hiver chez lui, mais ils refusaient, ils disaient :

« Nous vous gênerions… »

Car ils avaient pris l’habitude de vivre avec un fils imaginaire qui leur semblait trop haut placé pour eux. Les souvenirs d’enfance, les nouvelles du village épuisés, ils n’avaient pas grand-chose à lui dire. Ils étaient chacun dans un monde. Antoine sentait peut-être plus vivement qu’eux d’ailleurs la solitude où ils vieillissaient. Dans le train qui le ramenait chez lui, il éprouvait un regret, une détresse obscure que le mouvement de sa vie écartait rapidement.

Dans la maison de La Châtaigneraie, Antoine regardait le cadavre de son père, ce corps si maigre, si effacé, qui avait été un corps solide, qui faisait de l’ombre sur la terre quand il marchait. Il pensait à sa fille qui était morte autrefois, à cette vieille blessure encore sensible. Sa mère récitait des chapelets. Une autre partie de sa vie venait de finir, avec Jean-Pierre, fils de Joseph, fils d’Aoustin.

Il y a eu les occupations de la vie, les repas en commun, les arrivées, les départs, les lettres, les retours, la présence réelle d’un humain, une familiarité, une entente à demi-mot, le jeu commun des souvenirs et les mots à moitié secrets, à moitié révélés des gens qui s’aiment, qui ont respiré à côté les uns des autres, et quand la mort saisit la vie, il ne reste plus qu’un désert de pensées brisées. Imprudents humains, avec leurs vies composées d’autres vies, mourant d’autres morts que de leur propre mort… Antoine n’était plus jeune, la mort de son père le heurtait plus durement qu’il n’eût pensé. Les blessures des corps usés ne se cicatrisent pas aisément, la chair n’a plus les ressources de sa jeunesse, ses tissus ne se recomposent pas vite : cette mort touchait un homme dont les pouvoirs de régénération étaient déjà amoindris. Toute cette durée, cette étendue de vie impossibles à réparer, à refaire, toute cette mort présageaient sa propre mort : cette mort était comme la première partie de sa mort. Antoine éprouvait une douleur maladroite de vieillard privé d’avenir, qui ne sent pas résonner en lui l’avertissement mystérieux que connaissent les jeunes gens, qu’ils triompheront de la douleur. Sa mère était une très vieille femme, elle gémissait sur la mort de son mari avec cette secrète négligence des êtres en qui l’âge tarit la source véritable de la douleur : elle ne saisissait pas le vide où se perdait sa vie… Presque tous ses souvenirs lointains étaient déjà perdus, sur le chemin qui revenait du cimetière à travers le plateau de Galerne, Antoine lui demandait :

« Te rappelles-tu le jour, maman… »

pour essayer de rentrer en possession de son enfance, de la chaleur des commencements, mais elle répondait :

« C’est si loin, Antoine… Je ne me souviens plus… »

Ainsi Antoine perdit sa première existence : il ne pourrait plus confronter ses souvenirs avec d’autres images, son père ne lui répondrait plus comme il faisait pendant ces trois, ces quatre jours par an au moment des vacances où Antoine reprenait sa charge d’adolescence, rétablissait le passage entre les extrêmes limites de ses années. Il repartit. Sa mère resta seule dans la maison de La Châtaigneraie.

XIX

Antoine rêvait. Il ne rêvait pas éveillé, il ne cherchait pas à s’en aller dans un monde fabriqué au grand jour, il rêvait réellement, la nuit, et ces rêves prenaient de l’importance au milieu de cette vie en lambeaux, une importance que les rêves qu’il faisait n’avaient jamais eue…

Les expéditions et les rencontres que l’homme fait en dormant ont après tout une certaine sagesse, ses rêves ne sont pas toujours des conseillers qui parlent de mauvaise foi ; ils ne mentent pas toujours et ils connaissent mal les préceptes que doivent savoir par cœur les habitants des maisons du jour et les gardiens de la morale : l’homme qu’ils hantent n’arrive pas à se défaire à bon compte de leur sincérité cachée. Quand ils sont questionnés à la conscience de la veille ils répondent par des paroles efficaces, malgré leurs façons de faire les mystérieux, de parler par paraboles, par calembours et de tourner en dérision les plus respectables idoles de la bonne morale et de la géométrie. Mais l’homme qui dort sait mal les interroger au réveil, il ne sait pas qu’il sert d’écho à une voix si sage, il fait ce qu’il peut pour être sourd et oublier. Tant d’années on lui a fait croire à la vertu de la présence d’esprit : il fait peu de cas de cette absence d’esprit, de cette sagesse secrète qui ne parle que pour elle-même dans le désert de la vertu. L’homme réveillé perd les bénéfices nocturnes… Tout être est divisé, il est celui qui veille, plus tard celui qui s’endort et le dormeur et le veilleur font rarement bon ménage. Quel homme est identique à lui-même, quel homme est la réunion, la camaraderie de la présence d’esprit et de l’absence d’esprit ? Quel homme sait triompher de sa division ? Il n’en triomphera point tout seul car les causes de sa division ne sont pas en lui…

Au sein de la paresse solitaire de la nuit paraît sous un voile tout ce que le jour interdit, les désirs condamnés par les tribunaux bons citoyens du jour, par leurs ordres, par leurs vertus. La pudeur, la discipline, les désirs manqués, l’absence de loisirs écrasent la partie obscure de l’être où se cachent peut-être ses plus authentiques besoins. Aussi longtemps que les hommes ne seront pas complets et libres, assurés sur leurs jambes et la terre qui les porte, ils rêveront la nuit. Ils assouviront toutes leurs faims, leurs faims réelles – car il y a tous les hommes qui ne mangent pas à leur faim dans le monde, qui ne boivent pas à leur soif, il y a les hommes de la misère – leurs faims de vengeance, ils remporteront des victoires sur leurs oppresseurs du jour, ils conquerront des femmes consentantes. L’homme de la nuit fera ses confidences à son ombre diurne qui ne les écoute pas. Un petit nombre d’hommes possède la clef de ses rêves : ils ne les prennent pas pour des secrets prophétiques, pour des images de leur avenir, ils ne sollicitent pas une fausse magie, le mystère de ces aventures où ce ne sont pas des dieux, des démons, des fantômes qui paraissent, mais l’enfant autrefois humilié, l’homme écrasé sous les devoirs, les fardeaux, les défenses, l’homme privé de tout. Dans cette période de désespoir où la menace de la mort atteignait Antoine sans qu’il pût se défendre contre elle par les preuves, les témoignages d’une vie, d’un passé, sans qu’il pût l’accepter comme les hommes dont les puissances se sont réalisées, dont les désirs ont été comblés, où il ne découvrait dans son passé réel que le vide et les nuées de la vie bourgeoise, il rêvait. C’était comme une défense souterraine. Il s’accoutumait peu à peu à accepter ses rêves aux heures de veille, à leur accorder quelque créance, simplement parce que toutes les apparences véritables s’écroulaient, s’envolaient autour de lui comme une toile de tente sous le vent, et l’abandonnaient au seuil d’un grand désert pareil à la plaine qui commençait à la pointe de son usine. C’étaient des rêves qui n’étaient pas tous écartés de lui, qui ne se formaient pas tous dans des recoins inaccessibles, il y en avait dont il pouvait enregistrer les témoignages, les conseils. Il en rougit d’abord mais la mauvaise humeur, la colère mortelle au sein desquelles il vivait lui firent enfin oublier le scandale de quelques-unes de ces explorations de la nuit. À peine continua-t-il à les craindre parce qu’elles énonçaient des exigences qu’il n’aurait sans doute jamais le courage de satisfaire. Certains rêves étaient trop compliqués pour qu’il sût les traduire, ils lui faisaient se dire le matin :

« J’ai encore fait la nuit dernière un rêve absurde… Où va-t-on chercher ces choses qu’on rêve et qu’on n’a jamais vues ? »

D’autres étaient oubliés avec les premières lueurs du jour qui passaient par les lames obliques des volets, et il essayait de les retrouver, il sentait qu’il y avait quelque part un souvenir bizarre, ou séduisant ou terrible, mais il lui échappait comme un petit animal des buissons, qu’on entend traverser les herbes sans savoir s’il est rongeur ou lézard ou oiseau, il ne demeurait de ce rêve qu’une vague présence insaisissable. Certains d’entre eux ne s’effaçaient pas, ils l’accompagnaient toute la journée, à peine moins brillants qu’un souvenir malfaisant ou aimable ; c’est vers le soir seulement qu’ils s’affaiblissaient et fondaient…

Qu’est-ce qui est plus humilié dans un homme que ses besoins virils ? L’orgueil peut bien se laisser écraser, il n’est pas la propriété la plus profonde. Les pensées sur l’orgueil ne sont pas des pensées interdites. Cette passion que les groupes enseignent ne survit guère à leur dispersion nocturne ; l’orgueil est une passion des veilles laborieuses, des termitières du soleil : le dormeur perd l’orgueil. Antoine, comme la plupart de ses semblables, abandonnait l’orgueil, lorsqu’il s’endormait, les relations qu’il avait avec autrui entre huit heures du matin et sept heures du soir suffisaient à alimenter, à blesser, à tourner l’orgueil. Mais sa vie sexuelle était pauvrement comblée.

Antoine était un homme marié, un homme fidèle à sa femme depuis vingt-six ans. Il y a beaucoup d’hommes fidèles à leur femme, par paresse, par manque de loisirs, par crainte des colères domestiques ; la plupart des fidélités ne sont pas des vertus héroïques, les sacrifices consentis à un grand amour, mais des amollissements, des abandons : c’est pour être infidèle qu’il faudrait du courage, des efforts. On se dit pour se consoler :

« Cet acte est le même avec toutes les femmes… », on se satisfait de ce mensonge. Antoine avait une femme légitime, une femme qu’il avait été persuadé d’aimer autrefois, quand il avait trente ans. Depuis le temps, depuis ces interminables années consumées comme un vieux journal, il n’y avait plus que l’habitude paresseuse. Mais une femme après toutes ces années de voisinage ne donne pas beaucoup plus de joie que mille autres habitudes, que mille autres filets où se prennent une à une les journées, les années, que les repas, les cigarettes, les tiroirs du bureau qu’il faut se décider de temps en temps à ranger, – et il y a une quantité de papiers à brûler… Que de scrupules, de leçons, de vertus pour protéger cette habitude légitime ! L’amour n’en exige pas tant, ni la liberté : personne ne parle des codes de l’amour, des scrupules de la liberté. Anne sentait le regard d’Antoine la parcourir, la peser. Elle était devenue une femme lourde et sans formes ; le vieillissement n’avait pas seulement ridé son front, les commissures de ses lèvres, fait saillir des varices sur ses jambes, il s’était fait année sur année graisse et poids. Anne commençait à marcher dans sa maison avec le pas pesant, roulant qui avait été celui de Mme Guyader. Les années avaient ajouté à loisir leurs concrétions épaisses de manies domestiques, d’habitudes sacrées : c’était comme une coquille minérale qui recouvrait une psychologie de fillette sentimentale. Anne lisait encore avec le même genre de sentiments qu’à seize ans de petits romans romanesques sous des couvertures illustrées. Elle était l’image des années où il ne s’était rien passé. Dans la chambre des Bloyé, de chaque côté du lit, il y avait une petite table : la table du côté Antoine, la table du côté Anne ; sur la table d’Anne traînait depuis quinze ans un livre qui perdait des pages à chaque déménagement, les Petits secrets de la femme, il contenait des recettes de beauté et de ménage. Sur la table d’Antoine il y avait ce livre inusable et fidèle : La Vie de George Stephenson. Quand Antoine avait lu son journal dans son lit, il ouvrait encore son « livre de chevet », il tombait toujours sur la même page, à cause d’une cassure du dos :

« Tu ne fermes pas la lumière ? » disait Anne.

Il posait le livre, il étendait le bras vers la poire : c’était la nuit, c’était l’image de la vie. Cette vie ne comportait plus la chaleur et l’élan de l’amour…

Cependant toutes les jeunes femmes de la terre marchaient autour d’Antoine, elles étaient absolument hors de sa portée, un verre mystérieux les séparait de lui, il ne lui aurait pas suffi d’étendre la main pour les atteindre et les entraîner dans son triste univers. Sans doute pensaient-elles en le croisant qu’il était vieux, ou même elles ne pensaient rien, il faisait partie des objets immobiles ou mobiles, il faisait partie des pierres des rues, elles ne pensaient pas à lui comme une femme pense à un homme, mais comme un passant pense à un pavé, à un bec de gaz. Jadis il n’avait pas songé qu’il perdait toutes les femmes en en choisissant une si promptement, en fermant les yeux pour conserver l’image de l’amour ; cette perte était irréparable, il était trop tard, aucune autre femme ne l’aimerait, il ne toucherait plus la peau de la jeunesse, les sources de la jeunesse ne jailliraient plus en lui.

Il était continuellement attentif à la présence de tous ces corps, il vivait dans une sorte d’affût, comme celui où vivent presque tous les adolescents : des femmes s’assoient dans un train, un tramway, montrent leurs genoux, des femmes vêtues d’une blouse de toile qu’entrouvre le vent, lavent les vitres des magasins le matin, des femmes passent à bicyclette ; des coups de vent collent des jupes contre des corps ; tous ces morceaux de corps apparus dans un éclair composaient une sorte de vaste corps anonyme qui manifestait sa présence en tous lieux. Pourquoi toute la vie en compagnie d’une seule femme, d’un seul corps ? Presque tous les hommes se posent cette question, peu d’entre eux savent y répondre. Antoine n’était pas plus savant que ses semblables. La force la plus sûre l’empêchait de faire un dernier effort vers l’une de ces femmes inconnues. Qu’est-ce qui faisait la puissance de cette force ? Il n’en savait rien. Il était enchaîné, il continuait sa vie enchaînée, toujours contrainte et sans épanouissement. Comme le travail lui manquait soudain, il avait, pour la première fois, une vie intérieure, il s’étonnait de se sentir une « âme », puisqu’il rêvait. Tout un monde se levait dans les basses mers de la nuit, lorsque le reflux du sommeil découvrait au loin leurs récifs, leurs végétations insolites, leurs personnages sous-marins faits à la caricature de l’homme. Il faisait des rêves de puissance, il tuait des gens dans le sang et l’eau, et il remportait des victoires, il suivait des enterrements où des files d’hommes l’acclamaient. Les femmes occupaient la plus grande partie de ces royaumes mous, de ces colonies sans couleur. Elles les occupaient avec une insouciance femelle. Il était parmi elles un homme nu et non plus un électeur, un père de famille, un ingénieur : les hommes perdent jusqu’à leur nom dans ce monde qui enflamme toutes les lois sur l’état civil, chaque homme y devient un animal dressé sur ses pattes de derrière, qui se relève dans le corps paralysé des dormeurs des chambres noires, délivré des maisons et des pièges, des vêtements et des idées ; aucune ville, aucun ciel n’enferment ces bêtes ignorantes, qui ne savent que les plus anciens secrets de l’humanité. L’homme rougit au réveil de ces visiteurs, Antoine rougissait comme un autre. Il y eut toute une époque de sa vie où il rêva ainsi, où il fut dominé par ces rêves, exactement comme il l’avait été autrefois par le travail et par l’image de l’action. Bien des femmes passaient, bien des aveux lui étaient faits, bien des corps étaient possédés ; les postures, les costumes de ces possessions auraient été jugées obscènes ou comiques par le censeur du matin. Ces femmes réelles qu’il croisait, qu’il rencontrait dans la journée, qu’il saluait, auxquelles il parlait de leur mari, de la guerre, la nuit les lui livrait. Il n’avait pas pensé à mal, il y avait eu simplement une idée vague comme une allusion détournée. Et elles emplissaient brutalement la nuit. Ces images empiétèrent sur ses veilles, il les accueillit, il « pensa à mal », il fut absorbé par ce « mal », il ne rougit plus d’accueillir ces désirs, de leur donner toute la lumière qu’il leur fallait : une barrière chaque jour plus basse le séparait du désordre réel. Il descendait dans un monde où son usine, sa femme, son fils devenaient de plus en plus ténus. Il les détestait comme des obstacles. Et il s’effrayait encore de cette descente dont il ne devinait pas la fin : certaines voix condamnaient encore cette métamorphose, cette fuite, cet envahissement par une tentation permanente. Un homme moral ne se voit pas mourir sans débat…

 

*

 

Les Bloyé avaient une bonne qui s’appelait Lucie. C’était une fille du Midi qui portait des robes roses et qui mettait des bas de soie. Elle parcourait la maison en chantant. Pierre qui avait treize ans rougissait quand elle le regardait dans les yeux et lui disait :

« Est-ce que je vous fais peur ? »

Antoine se mit à la suivre du regard, à guetter lorsqu’il était chez lui les mouvements de cette jeune fille qui parlait peu. Quand on guette une femme patiemment, on voit paraître bien des secrets de son corps, la forme d’un sein, l’aisselle d’un bras, un genou, la peau d’une cuisse, la naissance de la gorge, la courbe des reins : c’est de ces éclats que s’alimente le désir. Lucie commençait à jeter sur Antoine des regards sournoisement dirigés et Antoine détournait les yeux comme son fils. Les jours où Anne allait à Paris, – et elle ne reviendrait qu’à six heures, ramenant Pierre du lycée –, Antoine revenait à la maison chercher des objets qu’il avait volontairement oubliés. Il entrait à la cuisine où Lucie préparait le dîner, ou repassait, ou cousait : il lui demandait :

« Vous n’avez pas vu traîner mon briquet ? »

Lucie répondait :

« Non, je n’ai rien vu. Monsieur a dû l’oublier dans une poche… »

Antoine faisait quelques pas dans la cuisine, il allait boire un verre d’eau au-dessus de l’évier, puis il repartait en se tâtant machinalement les poches sans rien dire. Il ne savait plus aborder une jeune femme, depuis le temps… Il était chauve. Il tremblait qu’elle ne se moquât de lui, qu’elle n’allât tout raconter à Anne le soir. Déjà Anne lui disait :

« Pourquoi es-tu toujours à traîner dans la cuisine ? Tu empêches la bonne de faire son travail. »

Elle disait à Lucie :

« Il me semble que vos jupes sont bien courtes, ma fille… »

La nuit, lorsqu’il ne dormait pas, il pensait à la jeune fille avec une ardeur maladroite d’adolescent. Il se souvenait qu’il l’avait vue, dans la journée, assise dans un transatlantique, et l’on découvrait ses cuisses jusqu’au linge, et son fils avait suivi son regard d’un œil haineux. Il n’aurait qu’à se lever sans bruit, monter prudemment les marches du second étage, qui criaient, pousser une porte sans verrou, toucher l’épaule de Lucie. Mais elle crierait peut-être, il valait mieux lui parler d’abord prudemment, lui offrir quelque chose. Elle avait cette insolence de la jeunesse. Elle riait de lui. Antoine prenait des gouttes de valériane pour se rendormir.

Un dimanche matin, il aperçut Lucie qui causait avec un jeune homme ; elle était adossée à un mur d’usine couvert d’affiches, dans une rue déserte et l’homme se penchait sur elle et la regardait fixement dans les yeux. Antoine passa vite, avec une sorte d’angoisse enfantine.

Puis elle partit. Anne disait :

« A-t-on jamais vu ! Vous pouvez faire votre malle, mademoiselle… »

 

*

 

Autour de la maison, les événements roulaient sans qu’Antoine y prît garde. Le long des rues, beaucoup de soldats de toutes les armes circulaient ; il y avait des convalescents qui traînaient la jambe, les femmes portaient des robes plus martiales que jamais. Ces passants annonçaient la présence de la guerre, cette aventure à laquelle Antoine ne prenait aucune part – à peine de temps en temps avec son fils, plantait-il de petits drapeaux sur une grande carte du front, avec indifférence, comme s’il s’était agi de refaire une partie d’échecs jouée quelque part, dans l’hémisphère sud de la terre… Les raids d’avions commencèrent à secouer les nuits des gens de l’arrière : des feux de navire flottaient dans le ciel noir balayé par les projecteurs de forts, les canons de la défense tonnaient, des morceaux d’acier tombaient sur les toits. Quand l’alerte était passée, Antoine montait avec son fils sur le talus du chemin de fer et lui montrait les lueurs des incendies.

« Regarde, disait-il, ça brûle du côté des Magasins Généraux… »

Ces incendies l’emplissaient d’une sorte de satisfaction honteuse.

Dans l’abri que les hommes de l’usine avaient creusé, des gens du quartier venaient trembler d’énervement et de froid, des chiens gémissaient comme un jour d’orage, des femmes poitrinaires toussaient, des enfants pleuraient. Les hommes disaient, à voix basse, comme s’ils avaient craint d’être entendus des pilotes allemands qui passaient à trois, à quatre mille mètres :

« Cela s’éloigne… Entendez-vous ? On sonne la berloque en ville… »

L’armistice arriva. Puis la paix. Il y avait des cortèges que les enfants regardaient avec leurs yeux vides. Dans les parcs les plus calmes, des canons allemands étaient pointés vers les nuages. Les soldats rentraient. Les femmes s’ouvraient au sexe des hommes revenus. On croyait respirer. Tout le monde oubliait le grondement des canons qu’on avait entendu de Paris pendant la seconde Marne. Antoine ricanait devant cet épanouissement des hommes…

XX

Un jour du mois de juin 1920, Antoine marchait sur le boulevard de la Gare ; il tourna vers son ancien quartier, par hasard, parce qu’il avait une heure avant de reprendre son train de banlieue à Orléans-Ceinture et qu’il faisait beau. On voyait partout les premiers signes du printemps. Antoine ne pensait à rien, il marchait, la pointe de ses souliers apparaissait sous ses yeux puis se dérobait. Il marchait. Il y avait en lui un grand vide, un vide qui attendait la présence des idées, l’entrée des sentiments. Ce n’était pas ce vide épanoui du contentement, de la joie, ou simplement de l’insouciance…

Et soudain sur le trottoir de la rue de Tolbiac où les hommes et les femmes passaient avec leur démarche, leur occupation de tous les jours, Antoine éprouva qu’il devait mourir. Il se sépara tout d’un coup de tous les passants qui avançaient tranquillement dans leur vie éternelle. Il connut cette chose d’un seul mouvement de connaissance, d’un savoir particulier et parfait.

Il y a dans la pensée humaine des événements révélés, des mouvements qui entraînent l’adhésion du jugement comme une invention, un poème : une idée a cheminé dans les canaux de l’angoisse et du souvenir, elle s’est cherché et s’est trouvé des affluents, elle apparaît au grand jour comme une source nouvelle, comme l’épanchement d’une nappe que l’homme n’avait jamais sondée. Elle n’était pas attendue, elle inonde l’homme vivant. Ainsi Antoine fut-il inondé par la présence de la mort : c’était un déchirement de son ennui et de son vide, un coup de lumière éblouissant : le monde disparaissait dans cette clarté trop pure… Sans doute avait-il toujours connu qu’il mourrait, mais comme tous ses semblables d’une manière si confuse que ce savoir ne le troublait pas profondément. On dit :

« Nous sommes tous mortels. Je mourrai comme tout le monde… »

On plaisante sur ses funérailles, on raconte des histoires, on dit :

« J’aimerais bien être brûlé, mais c’est vraiment bien cher, la crémation est hors de prix… »

Et le jour se lève, la nuit revient, les repas sont mangés, les sommeils consommés, les tâches accomplies, les femmes sont aimées. C’est une de ces connaissances qu’on reçoit par ouï-dire, comme celle du mouvement des planètes, de la course du système solaire, de la destruction du temple de Jérusalem. La terre tourne autour du soleil. Tous les hommes sont mortels… Rien n’est changé, rien n’est troublé par la prédiction de la mort : personne ne s’applique les conséquences de cette vérité exemplaire qui paraît à chacun concerner plutôt l’humanité que sa personne de chair. Mais ce jour-là, Antoine savait tout d’un savoir certain et non plus comme un dicton que les gens citent ; ce n’était plus, tous les hommes sont mortels, mais, Moi, je dois mourir ; ce n’était plus comme le récit d’un crime, d’un malheur, les détails d’une mauvaise affaire dans laquelle on pourrait bien ne point être impliqué, ce n’était pas comme le gros lot d’une loterie, c’était un avertissement lancé des profondeurs remuantes et humides du corps, du tissu des muscles et des veines, c’était la voix trop savante du cœur.

Antoine était un homme corporel, il n’avait pas une conscience assez pure pour qu’elle se désintéressât du corps qui la nourrissait et lui fournissait depuis tant d’années, à chaque seconde, la preuve admirable de l’existence. La mort est le cataclysme du corps : le corps d’Antoine cessait de vivre avec son insouciance et sa sécurité d’animal, la mauvaise nouvelle arrivait de ses cachettes les plus secrètes, elle émanait de l’édifice même de ses organes, de ses éléments et de ses fonctions. Ce corps étouffait : Antoine sentait au fond de sa poitrine une angoisse essentielle, une angoisse des racines : c’était une suspension des mouvements, une pause qui écrasait les parois de sa poitrine, ses poumons. Il levait la tête et il essayait d’aspirer l’air qui manquait.

Il se trouvait alors sur une petite place sans passants qui lui paraissait tout à fait familière. Une place en demi-cercle avec des maisons basses et ombragées par des acacias, précédées de jardins et de grilles qui convergeaient vers le centre de la place ; sur la ligne droite de la corde, s’élevaient des immeubles démesurés aux murailles verticales et aveugles. L’odeur sucrée des acacias donnait des nausées à Antoine. Il ouvrait la bouche et un passant aurait pu voir jusqu’au fond de sa gorge ses gencives où la moitié des dents manquaient et cette ombre rouge où passe l’air. Il se rappelait des chiots qu’il avait tués un jour à coups de revolver : de leur poitrine noire sortait un chapelet de bulles sanglantes qui crevaient et ils ouvraient ensemble leurs gueules de monstres pour respirer, – exactement comme lui aujourd’hui –, et il voyait leur palais noir et rose strié comme un étrange coquillage. Il était assis sur un banc, il tenait son chapeau melon sur les genoux, il cherchait à savoir où il avait vu cette place dormante, – dans des rêves évidemment, mais les rêves ne naissent pas du néant, c’était une place où il était passé autrefois du temps de Marcelle et des machinistes et dont il n’avait jamais osé se souvenir ailleurs qu’en rêve…

La mort était en lui, elle l’emplissait d’une anxiété écœurante, sans images, sans idées, – on n’a pas d’idées de la mort, on n’éprouve qu’une angoisse parfaitement nue… Il resta longtemps solitaire sur son banc, il aurait pu mourir, personne ne l’aurait vu mourir comme il avait vu mourir les quatre chiens, on l’aurait simplement trouvé le matin suivant à l’heure où passent les balayeurs, les agents. Il eut un répit, il arriva à respirer, prudemment pour ne pas réveiller cette araignée glacée qui avait saisi ses poumons et son cœur, qui s’était épanouie contre ses côtes, son sternum, il ne resta plus de l’avertissement mortel qu’une lourdeur presque agréable qui coulait le long de son bras gauche et qui se nouait à la saignée du bras.

Quand il fit nuit il prit un train, qui passait bien plus tard que celui qu’il avait dû prendre. Dans la rue Danton, personne ne marchait entre les longs murs interminables d’un parc où Danton s’était promené et les voies du chemin de fer ; dans le bassin de la faïencerie deux vieilles péniches pourrissaient sous les marronniers ; plus loin, rue des Épinettes, dans un ruisseau moiré par les eaux résiduelles d’une usine, les enfants du quartier couraient pieds nus ; au-dessus des arbres de sa maison, une cheminée d’usine en construction commençait à monter entre des échafaudages comme une tour encore molle qui a besoin d’étais. Chez lui, son fils faisait une version latine ; l’acacia de la pelouse était en fleurs comme les acacias de la place ; Anne vint vers lui :

« Comme tu rentres tard, lui dit-elle, je commençais à m’inquiéter… Pourquoi n’as-tu pas pris le train habituel ? Tu n’as pas été au café, encore ?

— Justement si, je suis allé prendre un demi… répondit-il avec tant de lassitude qu’Anne ne s’irrita pas, un demi, avec Huet et Rabastens, que j’ai rencontrés au Quarante et Un… »

Un homme a bien le droit de mentir pour cacher sa mort…

 

*

 

Antoine ne cessa plus de penser à sa mort. Il se demandait ce qui se passerait le jour où le verdict atteindrait son corps. Comment prendrait-il sa perte ? Se révolterait-il ? Comment apparaîtraient les choses lorsqu’il serait mort ? On ne peut pas penser ces événements, on ne peut pas être réellement mort et se voir mort, étendu dans la mort, il n’y a que le vertige : sa propre mort n’était pas imaginable, à peine pouvait-il se voir flottant au-dessus de son corps, comme une ombre, mais ce dédoublement n’était pas la mort. Il s’irritait comme devant un problème de saisir que son néant n’était pas représentable. L’homme joue trop souvent avec les idées, les images pour s’accommoder d’une angoisse dédaigneuse de toutes les formes.

Tous les autres hommes, les amis rencontrés, les femmes aperçues étaient des complices de la vie, ils vivaient dans un autre monde, ils jouaient un tout autre jeu, ils allaient, ils aimaient, ils avaient encore de l’ambition, ils formaient des plans, ils tiraient des espèces de traites sur le temps, assurés que l’avenir les accepterait, – ces sales vivants, ces égoïstes vivants qui n’étaient pas vides, qui avaient l’espoir devant eux –, Antoine les prenait en haine, il prenait en haine son fils même qui disait :

« Quand je serai grand… »

Son fils qui était comme la statue visible de toutes les années qui lui avaient échappé, qu’il avait vécues. Qui de ces fous l’aimait assez habilement pour le protéger de la mort, lui donner des raisons de continuer à vivre, de se continuer ? Mais tous le regardaient comme un de leurs égaux en vie : des camarades qu’il rencontrait lui disaient :

« Eh bien, Bloyé, tu ne commences pas à penser à ta retraite ? Moi j’y songe, j’ai encore deux ans à faire et je pars, je tire mon chapeau à cette sale boutique… En aurons-nous donné des coups de collier pour elle depuis le temps où nous étions élèves machinistes ! »

Mais Antoine répondait vaguement :

« Je me tâte, je me demande ce que je dois faire. Qu’est-ce qu’on fabriquera quand on sera en retraite ? J’ai bien le temps d’y penser… La retraite, c’est une vie qui ne réussit pas aux vieux cheminots : nous sommes comme les vieux chevaux, ils meurent dès qu’ils ne sentent plus les brancards. Je ne fais pas de projets, les projets ne réussissent jamais, est-ce que ça existe, des projets ? Dans trois ans, dans quatre ans, mais nous serons peut-être tous morts… »

Les camarades lui disaient qu’il voyait la vie bien en noir, qu’il les enterrerait tous et ferait un discours à leur enterrement. Antoine pensait avec colère à ces gens qui arrangeaient leur vie comme si l’avenir était une possession, comme si on pouvait décréter que telle année aurait telle forme et telle autre une forme différente : l’avenir n’est pas une maison reçue en héritage à laquelle on ajoute quand on veut une aile, une mansarde, une cheminée. Les imbéciles se croyaient éternels, ils agissaient comme si quelqu’un de tout-puissant leur avait promis l’éternité sur la terre, comme s’ils avaient été faits de matériaux incorruptibles, de diamant, et non de sang, de graisse, d’albumine, de mémoire, de choses qui pourrissent, qui se désagrègent, qui ne durent pas. Ils voyaient les années sortir des nuages avec des figures distinctes et reconnaissables, ils étaient d’avance familiers avec les apparences simplement possibles de leur vie. Antoine sentait qu’un projet n’est pas une entreprise vulgaire : la décision la plus légère engage un morceau démesuré du temps et peut-être le temps tout entier. Il finissait par hésiter à donner un ordre, à fixer un rendez-vous, à dire à sa secrétaire :

« Mademoiselle, je sors, si quelqu’un me téléphone, répondez que je serai de retour dans deux heures et que je rappellerai… »

C’étaient pourtant de ces phrases qui se déroulent machinalement, des habitudes de phonographe, mais il sentait qu’au moment où il les prononçait, il demandait un miracle, le miracle même de sa vie continuée. Les embolies menacent, les crises d’angine de poitrine ; on tombe dans la rue et des gens vous traînent vers une pharmacie, un petit groupe se forme devant les bocaux de couleur, vous êtes souillé de poussière et de boue comme un chat écrasé… malin que tu crois être avec ton je serai de retour dans deux heures… Voilà, il allait mourir, tout à l’heure, – il n’avait pas eu de vie. Sa femme disait quelquefois, – c’était un aspect de cette philosophie des salles à manger, de cette philosophie de tout le monde – :

« Est-ce que tu aimerais recommencer ta vie, sachant tout ce que tu sais ?… Moi pas, j’ai eu ma part de peine, j’ai eu mes joies… On ne vit qu’une fois, je ne voudrais pas recommencer, ce serait sûrement la même chose… »

Mais Antoine répondait mal à cette question, elle l’entraînait trop loin, elle l’entraînait à dire à Anne des choses qu’elle ne lui pardonnerait plus, qui gâcheraient ses dernières années. C’était une question dont il sentait que l’étude véritable l’aurait conduit loin, l’aurait fait rougir, fuir, pleurer ! Même dans la philosophie de tout le monde, il y a des pièges. Quelle question ! Recommencer une vie où la menace de la mort ne viendrait pas – trop tôt ! Si seulement on pensait qu’on a peu de temps avant la mort, si seulement on ne vivait pas légèrement, comme si les erreurs ne comptaient pas, n’étaient toujours que des erreurs, des mauvais chemins qui ramènent après tout aux grandes routes… Mais tout défend aux hommes de faire attention à leur future mort. Ce n’est pas une connaissance qu’ils ont en eux, – ce n’était pas une connaissance qu’Antoine avait eue, avant le jour de juin sur la petite place, – rien ne les incline à cette contemplation, ils ne savent pas qu’ils perdent leur temps, ils ne savent même pas que le temps peut se perdre au milieu de toutes ces choses vivantes qui peuplent le monde. Les hommes, les femmes sortent et circulent au milieu des rues ; ces lâches ont des travaux, des enfants, des compagnons de table et de lit, ils se laissent entraîner par le mouvement irrésistible des chaînes de leur vie ; des êtres de l’autre sexe dorment dans leur lit, marchent à leur côté, leur donnent des apparences de bonheur, conjurent pour eux des ombres de malheur ; ils sont entourés des barrières, des remparts que l’espèce édifie avec son obstination, sa patience de corail pour cacher à tous les yeux ouverts les abîmes et la profonde aspiration de la mort. Les falaises bien crépies des maisons, les jeux des enfants, l’orgueil, la misère, les courses des chiens errants au printemps, la floraison des arbres, les transformations des nuages, les usines, les casernes, les prisons, les façades des théâtres, les tables blanches des cafés, les lettres imprimées, les drapeaux, les écrans, les familles, les devoirs, les profits, les États, les dieux, tout les assure sans relâche de la stabilité, des motifs inébranlables de la vie. Mais il y a la pauvreté humaine derrière ces écrans qui empêchent les hommes de se dire que le temps presse et qu’il faut vraiment vivre.

Antoine avait longtemps vécu à l’intérieur de ces fortifications élevées autour de lui, autour de ce bon mari, de ce bon travailleur, de tous ces bons « personnages » qu’il avait été, il avait longtemps pris part à la conspiration en faveur de la vie, de cette vie qui n’était pas la vie. Et voici : il révoquait la certitude en doute, il rejetait ces haies protectrices, ces boulevards dérisoires, ces farces solennelles : il n’y avait plus qu’un vertige intérieur, un tourbillon d’une puissance sans pitié, un gouffre marin qui tournait doucement au fond de sa poitrine et absorbait dans son mouvement aveugle toutes les apparences, toutes les assurances qui passaient à portée de son avide attraction. Toutes les eaux vont à la mer, toutes les épaves vont aux abîmes, – ces choses arrivaient parce qu’une des barrières qui lui avaient caché la mort, le néant, s’était abattue, la barrière sociale de l’orgueil, la barrière du métier, parce qu’il avait eu un jour un avertissement du côté du cœur, pour si peu…

Dans cette vaste et indifférente aspiration du néant, Antoine abandonnait ses plus anciens prétextes, sa femme, son fils, qui posait sur lui les regards d’animal inquiet des enfants qui devinent la souffrance des adultes, cette usine ridicule où il rôdait, son jardin plein de fruits, de légumes, de dahlias, de glaïeuls, ses amis oubliés, – tout l’édifice qu’il avait nommé sa vie et qui était dressé au-dessus de lui comme une coquille de mollusque. Il errait dans un monde d’apparitions, de personnages et de décors mortels, il ne se peignait pas très clairement cet état du désespoir, de l’absence d’espoir, il n’aurait pu expliquer à personne le sujet de son mal, il était un homme sans vocabulaire et les mots lui auraient sans doute fait défaut s’il avait voulu décrire sa faillite et son dénuement. Cette angoisse ne pouvait pas être traduite, énoncée. Il se retournait, il s’agitait, il promenait sa maladie. Dans ce temps-là, il marcha beaucoup, il ne pouvait plus tenir en place, il s’égarait. Les plus simples objets sensibles lui semblaient parfois méconnaissables ; il lui arrivait de toucher un arbre dont l’écorce était rugueuse comme le cuir d’un gros animal et de laisser sa main contre elle, comme pour se rassurer ; il maniait ses instruments les plus familiers, sa bêche au manche et au pommeau polis et comme huilés par ses propres mains, ses éprouvettes, sa balance de précision et il oubliait tout à coup leur maniement : sous son regard, dans ses mains, ils changeaient de sens et de forme, ils semblaient provenir d’un monde incompréhensible dont il ignorait les façons – et il les jetait, il les écartait.

La nuit, son lit l’emportait comme une barque des ombres dans un pays dont on ne revient pas ; les murs déformés de sa chambre étaient les quais d’embarquement d’un voyage mortel ; il ne dormait pas, il essayait d’abord de rester parfaitement immobile pour ne pas réveiller ce qui était en lui, il étendait ses bras à droite et à gauche de son ventre, comme s’il était mort, comme si on avait fait sa toilette mortuaire, ou bien il croisait ses bras sur sa poitrine, il essayait de se rendre compte de ce qui se passerait après sa mort mais c’était une tentative absurde, – il ne se verrait pas, impossible d’être mort et de se voir mort ; plus tard il commençait à s’agiter, son lit le brûlait, il cherchait des places encore froides sur ses draps mais elles devenaient tout de suite brûlantes et il lui fallait se lever ; il prenait garde d’éveiller sa femme qui dormait lourdement près de lui, il emportait ses vêtements sur son bras et s’habillait au pied de l’escalier avec des précautions de voleur. Il sortait : dans le jardin noir, il éprouvait comme un sentiment de ruse victorieuse, comme si sa femme et son fils étaient des ennemis qui voulaient le retenir à tout prix dans leur petit monde bien rangé, dans leur petit monde des barrières, des fausses barrières contre la mort. Il ricanait alors, et il partait. Il grimpait en s’aidant de ses mains sur le talus qui était en face de sa maison et il atteignait la route du passage supérieur ; après le pont du chemin de fer, la route d’Alfortville descendait vers la Seine puis la longeait. Cette route de berge suivait d’immenses terrains vagues traversés par des voies perdues de raccordement, de tristes murailles d’usines ; de distance en distance des appontements s’avançaient au-dessus de la Seine avec une grue ; il flottait dans l’air des relents de produits chimiques ; une odeur aigre de gaz montait dans les buées du fleuve. Antoine butait sur des tas de déblais, de mâchefer, il enfonçait le pied dans des flaques. Certaines nuits, il pleuvait et il remontait le col de son veston, il était pénétré par le froid et l’humidité. Il regardait au loin vers Alfortville clignoter des files de lumières voilées ; près de lui coulait le fleuve éclairé de place en place par un maigre réverbère à grosse tête de connivence avec la mort ; sur la peau épaisse de la Seine couverte de sa pellicule d’huile comme une vague, de grands tourbillons qui luisaient faiblement se déplaçaient vers l’aval sans modifier dans leur rotation traînante et veule leur vitesse et leur forme ; ces tourbillons le regardaient comme des yeux fixes et l’attiraient vers les secrets du fleuve. Ces nuits-là, Antoine « ruminait » ce que sa femme et tout le monde appelaient « ses idées noires », ses idées de la nuit. Sa vie était trop légère pour mériter d’être épargnée, que faire de cette vie ? Ma vie m’est donnée par-dessus le marché, elle s’ajoute à la vie des autres comme un pavé à un tas de pavés, inutile de m’entêter, ma vie ne diminue personne, elle ne profite à personne, si je pense à ma mort, c’est bien fait, c’est que ma vie est creuse, ne mérite que la mort. Il y a des hommes qui se taillent une place et on ne peut pas se passer d’eux ; ce n’était pas le cas d’Antoine Bloyé. Quand ces hommes meurent, leur place est longtemps marquée comme la trace d’un feu parmi les herbes de falaise, c’est comme une cicatrice sur la terre ; à force de se tourner et de se retourner comme les chiens qui font leur lit, ils se fabriquent une couche presque parfaite. Mais moi, se disait Antoine ? Aucun bâtiment fondé, aucune route ouverte, aucune preuve fournie. J’aurais pu construire des ponts. Pas de preuve pour moi. Je suis en surnombre, je suis de trop, je ne sers à rien, je n’existe déjà plus, si je me laissais tomber à l’eau personne ne s’en apercevrait, il y aurait simplement des faire-part, Anne mettrait un grand crêpe sur un chapeau noir, je suis manqué, je suis fini… Il se sentait congédié après un essai manqué comme un mauvais ouvrier, un mauvais vivant : toutes les vies qui n’ont pas connu la plénitude sont repoussées dans l’ombre des tentatives manquées. C’était la clef, c’était la conclusion, et il pouvait se laisser mourir, puisqu’il n’y avait aucune raison pour qu’on lui accordât un sursis, puisqu’aucune force n’était capable de le retenir, puisque toutes les puissances humaines étaient hors de sa portée dans ces sorties nocturnes à l’heure où les autres hommes s’agitaient vaguement près du corps de leurs femmes. Antoine n’adhérait plus à la terre. Où donc étaient les visages qui auraient pu lui donner la confiance ? Il était au-dessus de la vie et cette vie était lisse et dure comme la glace. Il n’y avait plus rien que l’angoisse, la terre qui manque sous les pas, et ce malaise, de la gorge au creux de l’estomac, et cette lourdeur dans l’épaule et ces doigts insensibles. Il marchait comme un aveugle et il savait que son mal n’était pas imaginaire, que c’était un mal irréparable qui ne le conduisait qu’à la mort. Quand il avait marché deux heures, il rentrait : comme il avait traversé des herbes, les jambes de son pantalon étaient presque toujours mouillées jusqu’au genou et il grelottait, il passait la main sur sa face et il sentait que sa barbe avait poussé pendant la nuit. Près de la maison, sa femme et son fils éveillés le cherchaient, l’appelaient : il entendait de loin leurs voix aiguës, mais il ne leur répondait pas, il les laissait jusqu’au dernier moment dans leur inquiétude comme pour les punir. Ils craignaient qu’il ne se fût tué, qu’il n’eût pas résisté à l’attrait du rail électrique en charge ou des tourbillons qui couraient sur la Seine. Arrivé près d’eux il leur disait avec une colère étouffée :

« Je n’ai donc plus le droit de faire ce qui me plaît… Il faudra donc toujours que je sois espionné… »

Il remontait dans sa chambre sans s’occuper d’eux, il se couchait, silencieux comme une pierre.

Les gens qui le rencontraient disaient :

« Avez-vous remarqué comme Bloyé a blanchi et vieilli, comme il a l’air sombre… Il doit filer un mauvais coton. »

D’autres disaient :

« Bloyé est complètement neurasthénique… »

Il était neurasthénique : on pouvait mettre sur son mal une étiquette médicale rassurante, une fiche familière ; il avait des maux de tête et il fixait une ampoule électrique pendant des heures, il avait mal à l’estomac, il ne mangeait plus, il avait des douleurs qui filaient comme des éclairs le long de ses membres : il y avait de quoi faire le tableau d’une maladie ordinaire, d’une maladie qui relève de la médecine, qui se guérit comme un rhume ; il avait cette haine familiale, cette « méchanceté » rusée des malades, ces colères absurdes, il présentait une écorce vraiment connue de maladie et sa femme, son fils se donnaient de l’espoir en se disant qu’il était malade, en lui disant :

« Dis-nous enfin si tu souffres, si tu as mal quelque part, soigne-toi, tu ne peux pas rester ainsi… »

Mais sous cette coquille, se cachait une amande de misère plus essentielle que toutes les maladies pourvues d’un nom et docile aux remèdes, l’aspiration même du néant. Rien ne pouvait le défendre : quand le néant paraît, tout s’abat ; tous les soucis, tous les divertissements, tous les visages, tous les remèdes, tous les plaisirs défendent mal les hommes contre l’angoisse de n’être pas. Il faut beaucoup de force et de créations pour échapper au néant. Antoine n’avait rien créé, il avait laissé se dissiper sa force, il n’avait rien inventé, il n’avait pas frayé avec les hommes, il comprenait enfin vaguement qu’il n’aurait pu être sauvé que par des créations qu’il aurait faites, par des exercices de sa puissance. Tout ce qui avait empli sa vie tombait en poussière. Vraiment, s’il pouvait recommencer sa vie et la remplir !

XXI

On répétait à Antoine qu’il était malade : sa femme, ses collègues nommaient maladie cette visible transformation de son visage, de sa démarche, de sa voix, de son « caractère » : les cadres où ils avaient accoutumé de le placer ne contenaient plus sa nouvelle apparence. Antoine s’accrocha à l’idée de cette maladie : s’il était malade, il n’était plus coupable, il n’était plus perdu. Il céda enfin, il alla voir un célèbre neurologue, un célèbre professeur qui guérissait la neurasthénie, les phobies, les angoisses, qui avait une renommée de mage…

Boulevard Haussmann, il y avait une grande maison avec des cariatides qui regardaient les maisons d’en face par-dessus les arbres grillés de l’été. C’était une de ces maisons emplies d’ombre et d’orgueil que les policiers de service regardent avec respect. Elles contiennent des mondes de caves, de garages, de chambres de domestiques, elles sont ornées de tulipes de verre, de banquettes de velours, de rampes de fer forgé : on ne peut leur comparer que les cages et les aquariums où vivent des oiseaux, des poissons précieux. Antoine ne prit pas l’ascenseur, il préféra l’escalier qui montait entre des murs de pierre aussi nus que les parois d’une crypte. Ses pieds s’enfonçaient dans un tapis rouge. Il s’assit dans un grand salon où il était seul, dans le silence de ces grands appartements où les habitants sont séparés par des espaces sacrés, des épaisseurs opaques de murailles. Il y avait un piano à queue couvert d’un châle de soie brodée dont les franges pendaient, des bronzes qui représentaient des animaux, des aquarelles de fleurs, des meubles de style dont les bronzes luisaient. Une portière se souleva : Antoine entra dans le cabinet du professeur.

Le professeur était un homme au poil blanc qui ressemblait à Henri IV ; il avait cette autorité polie, facile d’un homme qui domine toujours autrui, qu’on redoute, qu’on respecte, qui l’emporte aisément sur des malades, des disciples. Il vous faisait sentir sur-le-champ qu’on n’était rien, qu’il pouvait tout sur la mort et sur la guérison. Il parlait : sa voix célèbre par sa chaleur, sa profondeur, sa voix de moine orateur emplissait les malades de foi. Il examina longtemps Antoine, il tournait autour de lui, son marteau à réflexes frappait les genoux, les poignets d’Antoine comme s’il avait voulu provoquer des échos dont il était seul capable de reconnaître le sens. Il regarda longtemps Antoine dans les yeux et lui dit :

« Vous avez dû prendre beaucoup d’antipyrine dans votre vie…

— C’est vrai, docteur », dit Antoine, comme s’il avait avoué un péché.

Le professeur dit encore :

« Quelle existence avez-vous donc menée entre trente et quarante ans ?

— J’ai énormément travaillé, répondit Antoine.

— Le travail se paie comme la noce, monsieur. »

Antoine répondait aux questions qui concernaient son corps, les angoisses les plus claires, celles auxquelles il pouvait assigner une place, un nom. Mais l’angoisse essentielle, il ne pouvait pas la nommer : il sentait que les plus sages sorciers du corps n’avaient pas de remèdes pour elle. Il dit seulement :

« Et je pense sans arrêt à la mort… j’ai des idées de suicide… »

Il partit de cette belle maison avec un régime pour son cœur, un régime pour son foie, un régime pour ses reins. Et des conseils.

« Vous êtes à l’âge dangereux, disait le professeur. Tous les hommes travaillent trop. Vous êtes neurasthénique. Qu’est-ce que ça veut dire ? cela veut dire que vous êtes déchargé comme une pile. Une pile se recharge. Il faut recharger la pile. Avec de la volonté, vous y arriverez. Ne vous fatiguez pas, mais changez-vous les idées. Faites de grandes promenades, dans la foule, perdez-vous dans la foule, l’isolement ne vous vaut rien, et permettez-moi un conseil qu’un médecin peut donner, un médecin est un peu au-dessus de la morale, essayez des femmes… vous m’entendez bien. Occupez-vous, voyez du monde… Et revenez me voir dans trois mois… Je vous ai donné du véronal pour le cas d’insomnies trop pénibles, – mais n’en abusez pas… »

Dans la rue, Antoine pensait que toute cette consultation avait été complètement à côté de la question. Il obéirait. Une ordonnance, c’était aussi un moyen pour sortir de sa vie. Il pouvait se dire : Je suis neurasthénique. Ce médecin lui avait au moins donné un nom pour nommer sa solitude et sa mort.

 

*

 

Antoine se « soigna ». Il y avait des fioles sur la table. Anne lui disait :

« As-tu pensé à tes gouttes ? »

Il avait l’illusion de faire quelque chose. Il y avait autour de lui une atmosphère d’activité, d’espoir. Sa femme, son fils collaboraient à cette guérison. Cette maladie qui avait un nom rassurait tout le monde : une maladie est une chose familière, intelligible, contre laquelle on ne se sent plus impuissant. Malade, Antoine cessait d’être redoutable, mystérieux, cruel aux yeux des siens. Anne disait à son fils :

« Il ne faut pas énerver ton père, tu sais, avec « sa » maladie… »

Tout était simple, comme s’il avait eu des rhumatismes, une de ces longues maladies dans lesquelles on s’installe pour des mois, des années. Mais Antoine n’était pas dupe de lui-même, des efforts qu’il faisait pour croire à sa maladie, à cet état qui possédait une étiquette si claire. « Avec de la volonté, vous y arriverez… une pile se recharge… » Quels efforts pour sortir de la conscience de l’anéantissement, pour briser la coque de la solitude mortelle, pour relever les barrières qui lui avaient si longtemps caché l’avance du néant, pour s’enfoncer la tête dans le sable !

 

*

 

Les aventuriers, les fous ne sont pas les seuls êtres sans racines, sans amitiés : dans les maisons bourgeoises alignées dans les rues vivent des habitants sédentaires que rien n’attache au monde, qui ne se mêlent pas plus aux hommes que l’huile à l’eau. Antoine cherchait à se mêler aux hommes. Toute sa vie, il avait traversé des groupements humains, il avait imité leurs façons, il avait parlé leurs langages et adopté leurs proverbes, mais il n’avait pas été pénétré par eux, il ne s’était pas épanoui parmi eux : c’étaient peut-être de ces groupes qui ne sont pas faits pour l’épanouissement. Sans doute était-il bien tard pour qu’une association, un groupement lui donnât l’illusion de n’être plus seul. Les atomes humains perdus dans le vide de la vie bourgeoise s’associent pour oublier qu’ils ne sont qu’une poussière : Antoine aurait dû s’y prendre plus tôt pour partager cette grande illusion. C’est vingt ou trente ans plus tôt qu’il aurait dû entrer dans une de ces constellations que forment les bourgeois des provinces : une Loge avec ses secrets, ses signes, ses complots transparents, un comité politique agité par les remous des élections, une association de musique, de chasse, de pêche. Un groupe enfin auquel il aurait été assez jeune pour croire. Cette heure était passée. Antoine avait su d’une manière obscure toute sa vie que l’union véritable, l’union qui défiait déjà la solitude, qui balayait déjà la poussière de la vie bourgeoise était l’union des ouvriers. Il pensait toujours à cette saison de sa jeunesse où il avait connu à Saint-Nazaire la chaleur d’une grève, à ce cortège qui descendait en 1910 vers les portes des Ateliers comme si un nouveau monde avait déjà pris la place du monde de la solitude…

Antoine se souvenait qu’il sortait des Arts et Métiers. Comme tous les élèves des grandes écoles, les élèves des Arts se suivent, comme l’on dit, « se tiennent les coudes ». Ils publient un gros annuaire bleu. Quand l’un d’eux meurt, l’annuaire contient une notice nécrologique et l’Association lui donne une palme de bronze pour orner son dernier passage dans les villes. Ils donnent des banquets. Antoine était rarement allé aux banquets de sa promotion. Il se mit à accepter toutes ces invitations écrites dans un style qui ne faisait sourire que les initiés :

 

Cher camarade,

Voici cinq lustres, – ou huit lustres, – bien sonnés que tu as quitté l’École, et sûrement tes cheveux disparus ou blanchis, ou ton bedon proéminent nous dispenseraient de te le rappeler si ce n’était la coutume parmi les Gadz’Arts de fêter comme il sied le 25e, – ou le 40e – anniversaire de ta liberté.

Nous t’aurions volontiers convoqué pendant les beaux jours : mais nous avons été retenus par un sentiment d’humanité : certains des nôtres sont devenus poussifs et il n’eût pas été convenable d’exposer leur lard à la température d’étuve des wagons : nous avons choisi le temps frais de décembre, nous rappelant qu’à ce moment aurait lieu l’exposition d’automobiles qui intéresse un si grand nombre de camarades.

Donc, le 6 décembre, à midi, nous nous réunirons en un banquet chez Marguery, boulevard Bonne-Nouvelle.

Surtout pas d’abstentions et aux fourchettes.

 

Dans le salon étouffant de Marguery, au milieu des ornements de stuc, des lampadaires de fer forgé, des rampes, des verrières, des palmiers, ces hommes qui avaient vieilli agitaient des souvenirs d’école avec une sorte de mélancolie qui ne leur paraissait pas d’une qualité trop basse. Pendant la première demi-heure du repas, ils redevenaient peut-être une bande de garçons sans avenir et sans passé, luttant de toutes leurs forces contre une vie de caserne sans joie, une bande de compagnons unis par l’identité des travaux. Puis ils faisaient l’appel des manquants : ils ne s’attristaient pas plus des morts que des jeunes gens bien défendus par leur force commune et les ressources vivantes d’un groupe capable de réparer ses blessures, de combler ses vides. Mais au fromage, ces hommes séparés par les distances sociales, par les familles qu’ils avaient faites, la diversité des métiers, les cibles différentes qu’ils avaient visées avec une adresse et une réussite inégales, n’avaient plus grand-chose à se dire. Quand les souvenirs des salles d’étude, des réfectoires, des promenades, les incidents des dortoirs, les mots d’un argot dont ils ne se servaient plus avaient épuisé leurs charmes dont chaque année diminuait la puissance, ils redevenaient des hommes de leur âge, alourdis par les viandes en sauce et les crus trop riches, et ils causaient, comme des gens qui se connaissent mal, qui viennent de se rencontrer pour la première fois. Ils se connaissaient mal : leurs années avaient recouvert les adolescents qu’ils avaient été de leurs concrétions et de leurs sédiments. Ils parlaient d’affaires, de professions, et parfois ils concluaient des marchés, ils proposaient des situations, des recommandations. Cette première gaieté de la jeunesse s’achevait dans la rumeur étouffée d’un déjeuner d’affaires. À la fin, pour obéir aux coutumes, ceux qui avaient été les « boute-en-train » de la promotion chantaient ces chansons que les hommes mûrs ne chantent pas ; tous les autres se forçaient à rire et de cette réunion montait la tristesse dérisoire qu’amène le passage imaginaire du temps perdu, l’évocation des ombres. Sur le boulevard Bonne-Nouvelle qui s’élargissait comme un lac devant le restaurant, la foule circulait autour de ces provinciaux que leurs camarades parisiens renseignaient avec une certaine fierté. Le double courant des voitures passait, les omnibus partaient avec un bruit de verre cassé. C’était l’après-midi ; le désœuvrement les gênait et ils commençaient à penser aux courses qu’ils avaient à faire, à l’heure de leur train. Ils marchaient, ils se sentaient lourds, ils parlaient des camarades qui étaient morts au cours de l’année, entre deux banquets, et ces départs qu’ils avaient accueillis avec légèreté au moment de la sole Marguery pesaient sur leurs épaules comme des avertissements de leur propre mort. Antoine retrouvait Vignaud, Le Moullec, Martin : Rabastens était mort à trente ans. Antoine disait à Martin :

« Tu te rappelles la grande Marie ? »

Martin répondait :

« Et Marcelle, te souviens-tu de Marcelle ? »

Vignaud les quittait : Vignaud était devenu un homme important, qui leur disait :

« Il faut que je vous quitte, mes affaires m’attendent… »

Quand il avait disparu dans la foule, Le Moullec qui était resté chef de dépôt murmurait :

« Il y en a qui ont eu une sacrée veine, tout de même… »

Et ils se séparaient jusqu’à l’année suivante, jusqu’au prochain banquet.

Antoine essaya quelques mois de vivre avec le groupe régional des Anciens Élèves : on l’y traitait avec un respect conventionnel comme un « ancien ». Il étudiait les questions qui occupaient le groupe, il faisait des rapports, des projets, il prenait la parole dans les réunions sur la maison de retraite et sur la caisse de secours, il faisait des discours sur les prêts d’honneur, sur le recrutement, sur l’apprentissage, des discours qui se terminaient par des « vœux » aux Pouvoirs publics. Antoine n’était pas dupe, il savait bien que ce n’était qu’un remède qu’il essayait. Aucune fin humaine n’unissait profondément ces hommes : ils ne poursuivaient que des intérêts assez minces auxquels des mots cordiaux fournissaient des déguisements. Ces techniciens de l’industrie, des transports, placés sur l’échelle des travaux entre les contremaîtres et les chefs d’entreprise tentaient de prendre de l’importance. Dans les discours, on disait : « À l’heure où la concurrence se fait plus âpre parmi les ingénieurs de toutes les écoles, il y a nécessité absolue à voir nos camarades se réunir souvent, apporter de partout leurs idées, les échanger et les remporter dans leurs diverses formations. » Comme les écoles industrielles nouvelles accroissaient la concurrence, il leur fallait aussi s’efforcer de ne point déchoir. Ils se défendaient, ils défendaient leurs fonctions et leurs privilèges. La solidarité dont ils parlaient comme d’une vertu n’était après tout qu’une arme dirigée contre les centraux, les polytechniciens. Antoine, dans ces débats assez sordides, éprouvait amèrement l’artifice de son activité nouvelle. Il s’agissait simplement pour ces hommes situés entre les possesseurs qu’ils servaient et les ouvriers qu’ils dominaient de flotter entre ces deux eaux : leur action pauvrement embellie par une certaine exaltation sentimentale ne visait guère qu’à les maintenir à leur rang, avec l’espoir que nourrissaient quelques succès clairsemés de s’élever dans le ciel bourgeois. Antoine sentait que l’esprit de corps n’a jamais fourni à personne de raisons valables de vivre. Son détachement mortel le rendait plus clairvoyant qu’il ne l’avait jamais été. Il s’éloigna ; il resta les soirs de réunion dans sa maison perdue au milieu des usines. D’ailleurs, les nouveaux venus des jeunes promotions, les anciens combattants apportaient des façons nouvelles, des appétits et des mots qu’un homme de l’âge d’Antoine ne pouvait déjà plus comprendre…

 

*

 

Perdez-vous dans la foule, avait dit le célèbre professeur. Antoine partait à travers Paris, il fatiguait son corps, mais ce malheur intérieur qu’il emportait partout ne se fatiguait pas. Les hommes, les femmes passaient. Ils étaient séparés de lui par un espace glacé, impénétrable. Il y en avait qui parlaient seuls en marchant ; il y en avait qui avaient des tics. C’était une poussière de gens qui tourbillonnaient au vent des boulevards, un amas de corps dont les actions étaient moins intelligibles que celles d’une bande de fourmis ; les autos, les voitures les divisaient, les hachaient ; ils n’avaient aucune relation entre eux, ils s’écoulaient en débandade. Les jeunes femmes avaient beau porter des robes et des manteaux de couleur, tous ces gens formaient une foule noire. En France, presque tous les hommes, presque toutes les femmes sont vêtus de noir. Ils avaient des visages flétris, ils avaient le même visage ; et on oubliait dans cette flétrissure grise les accidents de tel ou tel visage particulier, un nez bourgeonneux, des yeux globuleux, un goitre, une tache de vin, un beau visage de femme qui arrivait d’un autre monde. Ces gens entraient sous des porches, dans des magasins, dans des bouches de métro, ils prenaient des tramways, des autobus, ils avaient l’air de savoir où ils allaient, où ils couraient. Certains quittaient les avenues, les grandes voies, s’enfonçaient dans des ruelles qui couraient entre des falaises à pic. Antoine les suivait parfois machinalement, les voyait entrer dans des magasins noirs, des allées, des cafés d’où sortaient des vagues de bruit : et quelquefois ils jetaient un regard furtif derrière eux. C’était une foule aussi étrangère qu’une eau noire avec laquelle il aurait dérivé ; des bras, des épaules le heurtaient comme s’il avait été invisible ou comme si ces passants avaient été aveugles. Il ne rencontrait aucun regard ; aucun signe ne jaillissait de tous ces fronts. Étrangers comme le front corné des insectes. Il n’avait plus jamais cette chance qu’ont les jeunes hommes de rencontrer un regard pesant et souriant de jeune femme dans la foule : simplement le soir, quand les lampes étaient allumées, des filles qui étaient les seuls êtres lents et attentifs du monde, l’abordaient, lui offraient leurs faces étincelantes ; il y en avait qui étaient belles et séduisantes comme des jeunes filles corrompues ; d’autres étaient des femmes déjà vieilles avec de gros bras nus et de grands plis de graisse sous les seins ; d’autres avaient des dents d’or qui brillaient comme dans la bouche des morts ; il les écartait toutes et elles rentraient dans l’ombre. Il regardait les vitrines pleines d’objets que leur assemblage faisait paraître insolites : il y avait des amas de couteaux, de fusils, de valises, de vaisselle, de boîtes coloriées, de chaînes, de tableaux, de portraits. Certaines vitrines étalaient des bas, des chemises, des corsets tendus sur des corps de femme décapités ou sur des corps complets avec des sourires glacés : presque tous les hommes lançaient un regard vers ces cuisses de soie, ces seins brillants, ces franges de dentelle. D’autres cherchaient parmi des pyramides d’éponges, de remèdes, de tuyaux de caoutchouc rouge, à découvrir des préservatifs ; des femmes se regardaient longuement dans les glaces.

Antoine marchait. Des boulevards traversaient des chemins de fer ; sous les arches du métro, des hommes et des femmes s’injuriaient avec des mots sifflants. Quelquefois, Antoine était porté vers une fête populaire : c’étaient des nœuds de foule. La foule y devenait enfin intelligible. Des adolescents en casquette visaient les œufs des tirs ; des cris, des rires tombaient du vol des balançoires, des vagues des montagnes russes. De hauts manèges ornés de guerriers en armure qui soufflaient dans des trompes tournaient dans la musique coléreuse, métallique des orgues Limonaire. Des filles étaient emportées sur des poissons qui avaient des noms de souteneurs, sur des vaches, des cochons et une couronne de têtes guettait leurs jambes que le vent de la course dénudait. Les roues des loteries tournaient en cliquetant. Les boules des billards japonais se heurtaient. Ce médecin était un imbécile. Antoine fuyait, rentrait harassé au fond de sa banlieue ; il arrivait comme un bouchon qui a tourbillonné pendant des heures arrive au fond d’un creux de ruisseau avec des pailles, des papiers, des épaves.

Un jour, il entra dans un bordel. C’était un lieu où il n’était pas entré depuis vingt-cinq ans. Il se sentait pourtant à peine coupable. C’était un bordel sans gloire, sur un boulevard où passait le métro. Il ressemblait à un petit hôtel de province : le couloir était brillant des porcelaines qui tapissaient les murs. Au fond, derrière un comptoir de caissière, une femme faisait des comptes. Antoine entra dans la grande salle. À une table, deux sous-officiers causaient à voix basse avec deux filles, qui portaient des combinaisons vertes. D’autres filles entrèrent, l’une d’elles vint s’asseoir près d’Antoine, essaya de causer. Antoine, la nuque appuyée au dossier de la banquette, regardait le mur, les glaces, les peintures champêtres faiblement érotiques.

« Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas, mon gros, dit la fille. Tu n’es guère causant… »

Elle posa la main sur la jambe d’Antoine et la massa de la paume.

« Je ne t’excite pas ? demanda-t-elle.

— Pas beaucoup », dit Antoine.

Elle continua. Un sous-officier mettait en marche le piano mécanique, qui démarra avec des à-coups, comme un vieux camion. Les deux rengagés et les filles dansèrent : l’une d’elles avait l’air d’une vieille fillette aux joues plissées, avec un nœud grenat dans les cheveux ; l’autre était courte et ronde ; à chaque tour de valse, sa combinaison se soulevait, découvrait le bas de ses fesses blanches et poudrées. La compagne d’Antoine lui dit :

« Alors, tu ne montes pas ?… Je serai gentille…

— Non, répondit Antoine, j’étais entré pour prendre quelque chose… je vais partir… »

La fille vida son verre et se leva. Antoine quitta lourdement la banquette. Dans l’entrée, la femme de la caisse lui parla :

« Monsieur ne se décide pas aujourd’hui ?… Ce sera pour un autre jour… »

Sur le boulevard, il pleuvait ; de grands coups de vent chassaient les passants ; chacun d’eux était aussi solitaire dans la ville que s’il avait marché sur une falaise, un jour de tempête. Tous les hommes étaient en déroute au milieu de la nuit montante qui étouffait rapidement la lumière blanche de l’orage. Antoine courbait les épaules et essuyait de la main les gouttes d’eau qui roulaient sur ses joues…

 

*

 

Toute la vie se réduisait à ce maigre filet d’eau qui descendait vers la mort. Rien ne défendait plus Antoine ; aucun écran ne lui cachait sa fin. Les espoirs mêmes engagés autrefois sur son fils, il les avait lui-même négligés et détruits, il n’était plus capable depuis des années d’échanger avec Pierre un seul mot humain. Parfois il regardait cet adolescent taciturne enfoncé déjà dans les aventures de la jeunesse, qui désertait l’enfance avec une sorte d’avide exaltation ; il lui demandait, quand c’était le temps des vacances, de venir faire un tour avec lui. Mais ils ne parlaient que de choses étrangères, des événements, des études, de l’avenir de Pierre. Il était trop tard pour reprendre comme autrefois l’échange de paroles efficaces et viriles : ce secret-là était aussi perdu. Il n’y avait aucun secours à attendre de ce jeune homme aussi solitaire que lui-même, qui n’avait plus aucun rapport avec l’enfant qui avait marché jadis à ses côtés, entre les peupliers de la route de Bordeaux…

XXII

Nantes est une ville où le commerce de mer, les banques, les usines, les faces blanches des femmes dévotes, la mort et l’inquiétude sont les éléments mystérieux d’une vie que nulle autre ville française n’impose à ses habitants. Les gens de Nantes, accoutumés depuis leur enfance aux façons de leur ville, ne prennent plus garde à l’air qu’on respire sur les deux rives de la Loire. Cette ville était peut-être celle où Antoine pouvait le moins facilement trouver le repos qu’il cherchait, l’absence d’inquiétude qui doivent composer pour un homme au bout de sa tâche l’atmosphère morale de la vieillesse. Il se fixait là par hasard, et pour cette raison puissante sur l’esprit d’Anne que sa fille et ses parents y étaient enterrés, qu’elle pourrait aller aussi souvent qu’elle le voudrait « faire une visite à ses morts ». Ce motif funèbre suffisait peut-être à maintenir les dernières années d’Antoine dans cette capitale de province sous les signes du deuil et de la mort. Nantes ne pouvait être pour lui que la ville où l’on s’installe pour attendre la mort, la ville d’où l’on ne déménagera plus. Il lui aurait fallu sans doute pour vieillir une de ces villes du Sud qui paraissent défier la mort : longtemps il avait rêvé de prendre sa retraite à Palavas-les-Flots, où il avait été autrefois le dimanche. L’appel des morts, le dessein confus de se rapprocher du lieu de sa naissance, des campagnes de ses dix-huit ans, ce dessein si puissant sur la plupart des hommes qu’une fidélité dérisoire attache aux pierres et aux paysages, la présence à Nantes de plusieurs camarades de jeunesse qu’il avait « perdus de vue » et avec lesquels il se promettait de reprendre le cours de sa vie comme si tout son âge mûr n’avait pas existé, comme si la vieillesse succédait sans coupure à l’adolescence, tous ces motifs l’avaient finalement écarté des pays faciles du sud pour le placer dans une ville qu’il n’avait jamais aimée, où il avait toujours éprouvé comme une oppression et le sentiment obscur qu’il ne pourrait y être heureux.

Quand il fut installé une fois encore au milieu des meubles, des « bibelots » qui le suivaient depuis si longtemps, dans une de ces maisons particulières que les Nantais nomment hôtels et les Parisiens pavillons, quand il eut pris l’habitude d’orienter ses pas dans ces pièces nouvelles, de faire des gestes accordés aux angles et aux détours de cette tente inconnue, quand il connut les endroits d’où il pouvait appeler sa femme et entendre ses réponses sans bouger, il sentit tout le désœuvrement de sa retraite.

La « retraite » avait été pour un homme comme lui emplie de tout le sens sévère qu’elle pouvait comporter : c’était un retrait, il était retiré de la foule des hommes qui travaillent, montrent leur habileté et leur savoir, se rencontrent et parlent. Il était en retrait de toutes les choses qui avaient été essentielles dans sa vie. Son fils était déjà un homme engagé sur sa propre piste, qui lui inspirait une sorte de timidité. Pierre écrivait des lettres concises comme des rapports, des lettres qui ne faisaient pas appel à l’expérience du père. Aucun être humain n’avait besoin de lui.

Il était finalement venu, ce temps redoutable de la vie, où la terre achève de se dérober sous les pas de l’homme enfin situé sur le versant qui descend à la mort. C’était une époque pleine de peur. La lumière baissait. Du fond de l’air arrivaient de grandes figures anonymes, couvertes de voiles, des allégories froides comme des morts en promenade. Antoine appelait à l’aide toutes ses justifications, mais aucune d’elles ne lui faisait une réponse valable. Il faisait comme tous les hommes qui veulent mourir contents d’avoir vécu : à une certaine altitude de la vie paraît le besoin des justifications. C’est l’heure où bien des hommes adoptent Dieu, et ils veulent croire qu’ils paraîtront devant lui, justes et purs et conformes à sa Volonté ; d’autres ignorent les dieux et sont leurs propres juges et leurs propres témoins. Il leur faut obéir à une prescription redoutable : « Homme, prouve-toi toi-même. » Ainsi le roi de l’Écriture tremble devant les paroles que le prophète lui traduit : « Tu as été pesé et jugé trop léger. » Combien d’hommes seront trop légers ? Comment accepter que tant de journées identiques, d’efforts, de chagrins, de courtes joies vite consumées retombent dans un immense oubli ? La mort qu’ils ont combattue pendant des saisons plus vite évanouies qu’un feu d’herbes élève une voix glacée et forte qu’il leur faut étouffer sous les preuves de leur action : l’homme né dans l’Occident n’accepte pas facilement sa vanité.

Mais le passé d’Antoine était entassé dans une ombre si noire, restait enseveli dans un silence plus terrible que les figures qu’il croyait voir… C’était une masse indécise comme une campagne qu’on traverse de nuit dans la saison des brouillards : Antoine n’avait pas d’imagination, mais lorsqu’il cherchait dans son passé, il le comparait toujours à un pays qu’il connaissait : autrefois, pendant des vacances d’été, il était monté au mont Saint-Michel de Brasparts, un jour venteux de la mi-août et il revoyait ce vaste horizon sous-marin de marécages noirs et de croupes nues, cette longue et large étendue indécise et sans voix, défiante, pliée sur elle-même, sans forme, sans dessin, avec des chemins tournant entre des haies, et parfois, à l’extrême limite du ciel, l’éclair inexplicable de la mer. Son passé ressemblait à ce pays des ombres qui ne fait entendre aucune voix, qui ne délivre pas de l’inquiétude. Où étaient les amis qui auraient pu justifier son passé, lui expliquer sa vertu et son poids, découvrir pour lui ce qu’il ne savait pas voir ? Dispersés sur la surface de la France, sous la surface de la France, vivants, morts, l’un maire d’une commune des Pyrénées – et il aurait pu lui écrire pour lui demander des adresses d’hôtels au moment de partir en voyage, mais non un témoignage favorable à sa vie –, un autre occupé encore par les gestes et les décisions de son métier, d’autres comme lui désœuvrés et maladroits dans le loisir boiteux de la retraite, ennuyés déjà de l’ennui des morts, un autre paralytique, ruminant les lambeaux des paroles qu’il avait prononcées, ricanant, riche à mille milliards, tant d’autres réellement morts, résidents des cimetières, égarés parmi des tombes d’inconnus. Comment les questionner ? Ces amis étaient complètement évadés. Ils n’avaient pas légué de traces, de conseils. Quelques hommes laissent de profondes traces dans la terre, on peut longtemps demander des secrets, des avis à leurs livres, à leurs actions, à une certaine sérénité ou à une certaine puissance qu’ils avaient. Mais les morts qu’Antoine avait connus, comme lui debout, riant, parlant dans les bureaux, devant des tables servies, au coin des rues, dans les cours des usines ne lui avaient rien légué. En vain cherchait-il refuge auprès des derniers amis vivants qui habitaient la ville. Que savaient-ils ? Qu’ignoraient-ils ? Cherchaient-ils aussi leurs preuves impossibles, leurs preuves qui n’existaient pas ? Que se disaient-ils le soir, lorsqu’ils s’étendaient auprès de leurs vieilles épouses, ou dans leurs lits de veuf, de vieux garçons, le matin quand ils se lavaient, en repassant les pensées mal dépliées du sommeil ? Calmes, inquiets, indifférents, sages, terrifiés, ou pareils à des machines ? Antoine ne se posait pas très clairement ces demandes, il ne les habillait pas de paroles bien coupées, mais il sentait bien qu’elles existaient, qu’elles étaient menaçantes, qu’elles comptaient par-dessus tout. Mais il ne questionnait pas à haute voix ses amis. Les hommes perdus dans leurs petites îles solitaires appellent pudeur ce silence.

Antoine marchait près de ses amis et il retournait gauchement toutes ces choses. Ils parlaient des apparences qui arrivaient à leur hauteur, au hasard de leurs pas, des nouvelles de leurs journaux, ou des gens dont ils avaient eu des nouvelles, des mariages, des naissances et des morts… Un navire nouveau battant pavillon étranger était amarré devant la Bourse, près du Pont Transbordeur, en face des Escaliers de Sainte-Anne, comme autrefois les transatlantiques de Santander dans le bassin à flot de Saint-Nazaire. Ces hommes immobiles connaissaient tous les pavillons de la terre. La Loire battait entre les pilotis verts de la Fosse, elle coulait vers son estuaire, elle descendait du même élan qu’autrefois vers son grand épanouissement marin entre Saint-Nazaire et Mindin. Le rapide de Bretagne avec ses longs wagons métalliques talonnait les voies. Des groupes de marins passaient sur la Fosse, ils allaient vers les petits cafés peints en vert d’eau dont les vitres étaient étoilées par les taches de boue des charrois, vers les marchands de souvenirs, les porte-plumes, les encriers coloriés, les vues entourées de nacre, les peintures du Transbordeur et du château de la duchesse Anne peintes sur des tranches d’arbre. Des cordages étaient roulés comme des serpents gris à la devanture des ship-chandlers, entre des lanternes d’habitacles et des feux de position. Le long des ruelles qui grimpaient au-dessus de la Fosse apparaissaient les portes cloutées, les grosses lanternes des maisons closes : on apercevait parfois une femme debout, adossée dans la pénombre, et on voyait luire ses genoux couverts de soie au-dessous de l’ourlet de sa combinaison. Il arrivait qu’elle fît de loin aux retraités qui passaient dans la lumière du quai un signe qu’ils feignaient de ne pas voir, parce qu’ils pensaient avec une humiliation aussi terrible que la peur de la mort à leurs verges d’hommes impuissants qui n’étaient plus entre leurs cuisses qu’un lambeau de chair, un passage de l’urine et non une source de puissance et de joie, une affirmation de l’homme.

D’autres jours, Antoine et ses compagnons allaient s’asseoir au jardin des plantes, où des cygnes ramaient sous les branches des magnolias et de ces arbres exotiques dont on ne connaît pas les noms. À la fin de l’après-midi, ils allaient s’attabler à la terrasse des cafés et ils buvaient du muscadet, de l’anjou ; certains buvaient de la bière, parce qu’ils avaient habité des villes de l’Est et du Nord. Rue Crébillon, une longue foule pressée par les maisons montait et descendait ; à la sortie des magasins et des bureaux, des dactylographes, des vendeuses s’arrêtaient devant les vitrines ; les jeunes gens qui portaient leur tête bien peignée avec des mouvements d’oiseaux vaniteux leur lançaient quelques mots en passant. De grandes filles avec des yeux et des lèvres fardés, des joues luisantes, des cheveux lisses, marchaient avec une paresse de navires en regardant les hommes dans les yeux. Leurs robes marquaient leurs cuisses et leurs seins et les passants se retournaient furtivement pour suivre le mouvement de leurs fesses.

À l’automne, il y avait à certains jours des brouillards chargés de fumées et d’une odeur de terre humide, de vase et de papier d’Arménie. Les retraités guettaient l’hiver et la pluie :

« Le baromètre a encore baissé cette nuit », disaient-ils.

Ils roulaient des cigarettes et ils disaient :

« Le tabac est humide… Les cigarettes ne sont plus fumables… »

Des silences interminables coupaient ces promenades, des silences qui n’avaient pas tous pour prétextes le bruit des autos, les cloches des tramways, les sirènes des vapeurs sur le fleuve, et le tonnerre des camions chargés de barres d’acier. Dans les villes où les hommes âgés se promènent, ils sont vides et sans espoir, ils ne savent comment remplir leurs heures, ils prennent mal l’habitude de la vieillesse et lorsqu’ils se taisent, c’est qu’ils la regardent peut-être avec leurs yeux de quarante ans…

Les retraités tombaient parfois par mégarde au milieu de rues et de places parfaitement calmes et désertes, de murs le long desquels ils étaient les seuls passants : leur silence était alors celui de leur solitude, il était comme une maladie introduite sournoisement parmi eux. Ce n’était pas assez du son étouffé des pas de deux ou trois hommes de soixante ans pour briser ce silence. Ce n’était pas le retentissement du monde qui les obligeait à se taire dans ces longues rues blanches avec leurs jardins, leurs murs de couvents, de casernes, de maraîchers…

Ils parlaient aussi. Mais les mots n’étaient plus liés par des verbes au présent ou par ces merveilleux verbes au futur que les jeunes gens et les hommes mûrs emploient. Ils parlaient au passé. Ils avaient beau s’arrêter parfois pour se faire face, les mains derrière le dos, comme pour un entretien important que les mouvements de la marche troubleraient, quelle dignité y avait-il dans ces phrases au passé ? Comme ces hommes avaient tous été des ingénieurs, des faiseurs de calculs, des constructeurs de machines, des surveillants d’horaires, comme il s’était passé beaucoup d’événements professionnels dans leurs vies et qu’ils avaient connu beaucoup d’hommes, ils avaient encore des souvenirs dont ils savaient les dates et les chiffres, ils possédaient encore les plans exacts de ces souvenirs qui différaient autant de la possession véritable du temps que les bleus couverts de chiffres et de traits blancs diffèrent d’une machine dans la jeunesse de son élan. Leurs souvenirs étaient des morceaux détachés de leur existence. Ils essayaient bien d’en tirer de l’orgueil, ils se contaient des exploits qu’ils avaient accomplis : les machines qu’ils avaient relevées, les records industriels qu’ils avaient battus avec leurs têtes et les bras de leurs ouvriers, ils répétaient de vieilles histoires sur des ouvriers qu’ils avaient commandés, sur les supérieurs qui les avaient eux-mêmes dirigés, sur de célèbres ingénieurs en chef, qui avaient fini d’ailleurs par mourir…

Mais ces hauts faits, ils sentaient bien qu’ils ne leur appartenaient pas : c’étaient des actes solitaires que leur avait imposés une puissance extérieure et inhumaine aussi froide que celle qui domine les ouvriers, les manœuvres, des actes qui n’avaient pas fait partie d’une authentique existence humaine, qui n’avaient pas eu de suites véritables. C’étaient des actes simplement enregistrés dans des dossiers ficelés et poussiéreux, des actes qui avaient simplement assuré le maintien des profits des usines et des Compagnies et la docilité des ouvriers qui travaillaient pour elles. Ils ne se souvenaient point de créations véritables, ni de relations humaines, leurs ouvriers, comme leurs chefs, avaient été pour eux des étrangers, ou des ennemis. Ils avaient été des acteurs solitaires, des acteurs sans aucune dignité. Ils feignaient d’être fiers de leurs souvenirs, mais dans le secret de leur cœur, ils ne les aimaient pas.

Il eût fallu dans ce temps-là qu’Antoine trouvât un homme qui fût capable de lui démontrer que son passé était digne d’être aimé, qu’il contenait des parties qui méritaient la reconnaissance, l’amitié. Il était bien tard pour trouver des secrets depuis longtemps perdus. Il les cherchait désormais sans espoir. C’est pourquoi il ne dormait pas toutes ses nuits dans la paix. Il avait mangé, il avait parlé à Anne de l’écorce familière des journées ; toutes les avenues des habitudes l’avaient conduit vers le sommeil, comme une bête guidée vers son enclos : fermer toutes les portes pour la nuit, vérifier les fenêtres, assurer les verrous, contre les voleurs, contre les incertitudes de la nuit, couvrir de cendres les braises du chauffage central, recevoir le bonsoir de la bonne, éteindre toutes les lumières, défaire ses vêtements en traînant dans les chambres du premier étage, se sentir les yeux alourdis par le gravier du sommeil… Il s’étendait largement sur sa moitié de lit :

« Antoine, disait Anne, ne remue pas tant… Je veux dormir… »

Dormir. Dans l’épaisse paix nocturne, dormir ?

Il n’osait allumer la lampe, – un corps est à ses côtés comme depuis trente et des années, un corps qui n’a plus la respiration légère de la jeunesse, un corps de cinquante ans qui n’aime pas qu’on trouble son premier sommeil moins facilement repris qu’autrefois. Antoine avait pris l’habitude de demeurer les yeux ouverts dans toute cette ombre qui ne l’aimait pas, de ne pas irriter sa femme.

« Tu es insupportable avec ta lumière, répétait-elle, tu sais bien que ça me réveille et je ne peux pas arriver à me rendormir… Éteins, ou va coucher dans la chambre d’amis… »

Et elle se retournait d’un seul coup, lourdement, comme pour chercher le sommeil de son côté du lit, du côté qui lui appartenait, sur le mur qu’elle voyait, qui était son mur. Elle l’interrogeait aussi :

« Il y a quelque chose qui ne va pas ?… Tu as des ennuis ?… Tu es malade ?…

— Mais non, répondait Antoine, je n’ai pas envie de dormir, simplement… Dors, allons, dors… »

Il restait seul dans sa prison de la nuit, en proie aux pensées qui montaient sans qu’il eût la force de les chasser : il ne savait pas penser seulement à ce qu’il voulait, il ne pouvait pas s’endormir à volonté, comme il l’avait lu de grands hommes d’État, de Napoléon, d’Hannibal. L’inquiétude le retournait sur les draps irritants ; elle était à l’intérieur de son corps comme un enfant dans une femme et elle remuait en lui, elle vivait en lui comme ses poumons, comme son cœur. Peut-être était-ce l’aorte ? Voir le médecin, suivre un régime… combien ai-je de tension ?… Mais cette profonde angoisse qu’il traînait depuis des années n’avait peut-être aucun rapport avec des accidents organiques. C’était la peur. Dans une région plus profonde encore que ces endroits sanglants du corps où se forment les avertissements des maladies, il y avait un mal plus radical encore que l’artério-sclérose, que l’aortite. Ce n’était plus de la mort corporelle qu’il avait peur, mais du visage informe de toute sa vie, de cette image vaine de lui-même, de cet être décapité qui marchait dans la cendre du temps à pas précipités, sans direction, sans repères. Il était ce décapité, personne ne s’était rendu compte qu’il avait tout le temps vécu sans tête. Comme les gens sont polis… personne ne lui avait jamais fait remarquer qu’il n’avait pas de tête… Il était trop tard, il avait tout le temps vécu sa mort. Mais un homme ne peut endurer longtemps ces pensées extrêmes et Antoine finissait par s’accrocher à l’inquiétude la plus précise, la plus claire. Il se disait que c’était simplement le cœur qui n’allait pas, qu’il faudrait décidément consulter un médecin, depuis le temps qu’il ne se surveillait pas… À soixante ans, les artères sont cassantes comme des tuyaux de terre… Je vais prendre rendez-vous avec le docteur, je vais me faire faire une prise de sang. Il se voyait au téléphone, chez le médecin, achetant des boîtes de cachets, des gouttes, mesurant son tabac, sa viande. Ces soucis l’endormaient enfin, comme un conte.

 

*

 

Un jour parmi tous les jours, Antoine rentra chez lui, enleva son veston et mit un vieux vêtement dont ses épaules et ses bras avaient une longue habitude. Antoine embrassa sa femme et entra dans son bureau, il ouvrit son journal, il roula une cigarette. Il ne se sentait pas en train. Il éprouvait une sorte de nausée. Il jeta sa cigarette qui tirait mal sur le marbre de la cheminée. Quelle impatience l’agitait ? La pendule battait fort, son balancier faisait un bruit retentissant. Les murs autour de lui s’écartaient : au-dessus du divan son portrait le regardait avec une insistance terrible. De la cuisine arriva le son familier d’une assiette choquée : il montait comme d’un abîme marin. Antoine sentait cette lourdeur dans son bras gauche qu’il avait plusieurs fois connue. Quel sens avait cette lourdeur ? Elle poussait le long du bras vers l’attache de l’épaule. Il étendit les doigts et les replia. Il voulut parler à un être vivant, pour être rassuré par la pacifique présence humaine. Il se dirigea vers la porte ; le bouton de porcelaine était d’une blancheur éclatante comme un os verni, comme un œuf illuminé. Toute autre lumière baissait. Il fit un nouveau pas, un pas unique, un pas arrivé à la suite des millions de pas qu’il avait faits depuis qu’il savait marcher, dans les rues, les chambres, les usines, les campagnes, un pas lentement formé comme une action héroïque ; il voulut crier Anne, Anne qui l’avait aimé, mais il ne dit rien, il avait la langue et les lèvres immobiles comme la glace, il ne pouvait plus rien dire ; autour de lui la vie était soudain étale comme la mer ; il y eut un éclatement, un bruit de foudre dans une grande lumière. Antoine tomba de toute sa hauteur sur le tapis et ne bougea plus.

Plus tard, Anne entra et elle poussa un si grand cri qu’un passant l’entendit de la rue et sonna. Mais Antoine isolé parmi les apparences humaines ne pouvait plus entendre la voix familière d’Anne, ni aucune voix, ni aucun message du monde. Il était couché sur son tapis bleu dans la mort ; tout le sang s’était déjà retiré de son visage plus apaisé que la mer, une grosse veine noire commençait à saillir entre les deux bosses de son front.

Anne l’appelait, mettait une glace contre ses lèvres ; elle fendit le lobe d’une oreille avec ses ciseaux : aucun sang ne coula.


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Septembre 2018.

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