Pline le Jeune
(61 – 114)
LETTRES
TOME II
Traduction C. Sicard
Paris, Garnier, 1931
Table des matières
I. – C. PLINE SALUE SON CHER TIRO.
II. – C. PLINE SALUE SON CHER ARRIANUS.
III. – C. PLINE SALUE SON CHER VÉRUS.
La terre de la nourrice de Pline.
IV. – C. PLINE SALUE SA CHÈRE CALPURNIA.
V. – C. PLINE SALUE SON CHER URSUS.
Dispute entre Népos et Celsus.
VI. – C. PLINE SALUE SON CHER FUNDANUS.
VII. – C. PLINE SALUE SA CHÈRE CALPURNIA.
VIII. – C. PLINE SALUE SON CHER PRISCUS.
L’amitié de Pline pour Atilius Crescens.
IX. – C. PLINE SALUE SON CHER TACITE.
X. – C. PLINE SALUE SON CHER ALBINUS.
Le tombeau de Verginius Rufus.
XI – C. PLINE SALUE SON CHER MAXIMUS.
XII. – C. PLINE SALUE SON GRAND-PÈRE PAR ALLIANCE FABATUS.
XIII. – C. PLINE SALUE SON CHER URSUS.
Suite de l’affaire des Bithyniens.
XIV. – C. PLINE SALUE SON CHER MAURICUS.
XV. – C. PLINE SALUE SON CHER ROMANUS.
XVI. – C. PLINE SALUE SON CHER TACITE.
XVII. – C. PLINE SALUE SON CHER RESTITUTUS.
L’indifférence pour les lectures publiques.
XVIII. – C. PLINE SALUE SON CHER SABINUS.
XIX. – C. PLINE SALUE SON CHER NEPOS.
Cause de l’augmentation du prix des terres.
XX. – C. PLINE SALUE SON CHER TACITE.
Dangers de Pline le Jeune pendant l’éruption du Vésuve.
XXI. – C. PLINE SALUE SON CHER CANINIUS.
Succès de Verginius Romanus dans le genre comique.
XXII. – C. PLINE SALUE SON CHER TIRON.
XXIII. – C. PLINE SALUE SON CHER TRIARIUS.
XXIV. – C. PLINE SALUE SON CHER MACER.
XXV. – C. PLINE SALUE SON CHER HISPANUS.
La disparition d’un chevalier romain.
XXVI. – C. PLINE SALUE SON CHER SERVIANUS.
XXVII. – C. PLINE SALUE SON CHER SEVERUS.
XXVIII. – C. PLINE SALUE SON CHER PONTIUS.
XXIX. – C. PLINE SALUE SON CHER QUADRATUS.
Le choix des causes pour un avocat.
XXX. – C. PLINE SALUE SON GRAND-PÈRE PAR ALLIANCE FABATUS.
XXXI. – C. PLINE SALUE SON CHER CORNÉLIANUS.
Les travaux d’un prince avec un de ses sujets.
XXXII. – C. PLINE SALUE SON CHER QUINTILIEN.
XXXIII. – C. PLINE SALUE SON CHER ROMANUS.
XXXIV. – C. PLINE SALUE SON CHER MAXIMUS.
I. – C. PLINE SALUE SON CHER GEMINUS.
II – C. PLINE SALUE SON CHER JUSTUS.
III. – C. PLINE SALUE SON CHER PRESENS.
IV. – C. PLINE SALUE SON CHER PONTIUS.
V. – C. PLINE SALUE SA CHÈRE CALPURNIA.
VI. – C. PLINE SALUE SON CHER MACRINUS.
VII. – C. PLINE SALUE SON CHER SATURNINUS.
VIII. – C. PLINE SALUE SON CHER PRISCUS.
IX. – C. PLINE SALUE SON CHER FUSCUS.
X. – C. PLINE SALUE SON CHER MACRINUS.
Fin du procès de Varenus et des Bithyniens.
XI. – C. PLINE SALUE SON GRAND-PÈRE PAR ALLIANCE FABATUS.
XII. – C. PLINE SALUE SON CHER MINICIUS.
XIII. – C. PLINE SALUE SON CHER FEROX.
XIV. – C. PLINE SALUE SA CHÈRE CORELLIA.
XV. – C. PLINE SALUE SON CHER SATURNINUS.
XVI. – C. PLINE SALUE SON GRAND-PÈRE PAR ALLIANCE FABATUS.
XVII. – C. PLINE SALUE SON CHER CELER.
Utilité des lectures publiques.
XVIII. – C. PLINE SALUE SON CHER CANINIUS.
XIX. – C. PLINE SALUE SON CHER PRISCUS.
La maladie d’une femme célèbre.
XX. – C. PLINE SALUE SON CHER TACITE.
L’amitié de Tacite et de Pline.
XXI. – C. PLINE SALUE SON CHER CORNUTUS.
XXII. – C. PLINE SALUE SON CHER FALCON.
XXIII. – C. PLINE SALUE SON GRAND-PÈRE PAR ALLIANCE FABATUS.
XXIV. – C. PLINE SALUE SON CHER GÉMINUS.
XXV. – C. PLINE SALUE SON CHER RUFUS.
XXVI. – C. PLINE SALUE SON CHER MAXIMUS.
XXVII. – C. PLINE SALUE SON CHER SURA.
XXVIII. – C. PLINE SALUE SON CHER SEPTICIUS.
XXIX. – C. PLINE SALUE SON CHER MONTANUS.
XXX. – C. PLINE SALUE SON CHER GENITOR.
XXXI. – C. PLINE SALUE SON CHER CORNUTUS.
XXXII. – C. PLINE SALUE SON GRAND-PÈRE PAR ALLIANCE FABATUS.
Un affranchissement d’esclaves.
XXXIII. – C. PLINE SALUE SON CHER TACITE.
I. – C. PLINE SALUE SON CHER SEPTICIUS.
II. – C. PLINE SALUE SON CHER CALVISIUS.
III. – C. PLINE SALUE SON CHER SPARSUS.
IV. – C. PLINE SALUE SON CHER CANINIUS.
V. – C. PLINE SALUE SON CHER GEMINIUS.
VI. – C. PLINE SALUE SON CHER MONTANUS.
VII. – C. PLINE SALUE SON CHER TACITE.
VIII. – C. PLINE SALUE SON CHER ROMANUS.
IX. – C. PLINE SALUE SON CHER URSUS.
X. – C. PLINE SALUE SON GRAND-PÈRE PAR ALLIANCE FABATUS.
XI. – C. PLINE SALUE SA CHÈRE HISPULLA.
XII. – C. PLINE SALUE SON CHER MINICIANUS.
XIII. – C. PLINE SALUE SON CHER GENIALIS.
XIV. – C. PLINE SALUE SON CHER ARISTO.
XV. – C. PLINE SALUE SON CHER JUNIOR.
XVI. – C. PLINE SALUE SON CHER PATERNUS.
XVII. – C. PLINE SALUE SON CHER MACRINUS.
XVIII. – C. PLINE SALUE SON CHER RUFIN.
Le testament de Domitius Tullus.
XIX. – C. PLINE SALUE SON CHER MAXIMUS.
XX. – -C. PLINE SALUE SON CHER GALLUS.
XXI. – C. PLINE SALUE SON CHER ARRIANUS.
XXII. – C. PLINE SALUE SON CHER GEMINUS.
L’indulgence pour les défauts.
XXIII. – C. PLINE SALUE SON CHER MARCELLINUS.
XXIV. – C. PLINE SALUE SON CHER MAXIMUS.
I. – C. PLINE SALUE SON CHER MAXIMUS.
II – C. PLINE SALUE SON CHER SABINUS.
III. – C. PLINE SALUE SON CHER PAULINUS.
IV. – C. PLINE SALUE SON CHER MACRINUS.
V. – C. PLINE SALUE SON CHER TIRO.
VI. – C. PLINE SALUE SON CHER CALVISIUS.
VII. – C. PLINE SALUE SON CHER ROMANUS.
VIII. – C. PLINE SALUE SON CHER AUGURINUS.
IX. – C. PLINE SALUE SON CHER COLONUS.
X. – C. PLINE SALUE SON CHER TACITE.
Occupations de Pline à la campagne.
XI – C. PLINE SALUE SON CHER GEMINUS.
XII. – C. PLINE SALUE SON CHER JUNIOR.
XIII. – C. PLINE SALUE SON CHER QUADRATUS.
XIV. – C. PLINE SALUE SON CHER TACITE.
XV. – C. PLINE SALUE SON CHER FALCO.
XVI. – C. PLINE SALUE SON CHER MAXIMILIANUS.
XVII. – C. PLINE SALUE SON CHER GENITOR.
XVIII. – C. PLINE SALUE SON CHER SABINUS.
XIX. – C. PLINE SALUE SON CHER RUSO.
XX. – C. PLINE SALUE SON CHER VENATOR.
XXI. – C. PLINE SALUE SON CHER SABINIANUS.
XXII. – C. PLINE SALUE SON CHER SEVERUS.
XXIII. – C. PLINE SALUE SON CHER MAXIMUS.
XXIV. – C. PLINE SALUE SON CHER SABINIANUS.
XXV. – C. PLINE SALUE SON CHER MAMILIANUS.
Les passereaux et les colombes.
XXVI. – C. PLINE SALUE SON CHER LUPERCUS.
XXVII. – C. PLINE SALUE SON CHER PATERNUS.
XXVIII. – C. PLINE SALUE SON CHER ROMANUS.
XXIX. – C. PLINE SALUE SON CHER RUSTICUS.
XXX. – C. PLINE SALUE SON CHER GEMINUS.
XXXI. – C. PLINE SALUE SON CHER SARDUS.
XXXII. – C. PLINE SALUE SON CHER TITIANUS.
XXXIII. – C. PLINE SALUE SON CHER CANINIUS.
XXXIV. – C. PLINE SALUE SON CHER SUÉTONE.
XXXV. – C. PLINE SALUE SON CHER APPIUS.
XXXVI. – C. PLINE SALUE SON CHER FUSCUS.
Vie de Pline en été dans sa villa de Toscane.
XXXVII. – C. PLINE SALUE SON CHER PAULINUS.
Exigence des fermiers de Pline.
XXXVIII. – C. PLINE SALUE SON CHER SATURNINUS.
XXXIX. – C. PLINE SALUE SON CHER MUSTIUS.
XL. – C. PLINE SALUE SON CHER FUSCUS.
Vie de Pline en hiver dans sa villa de Laurente.
LIVRE DIXIÈME – CORRESPONDANCE DE PLINE ET DE TRAJAN
I. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Il le félicite sur son avènement au trône.
II – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Il le remercie de lui avoir accordé un privilège.
III. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Il lui explique les motifs de sa conduite.
IV. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Il le prie d’admettre Voconius au nombre des sénateurs.
V. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Il lui demande le droit de cité en faveur de son médecin Harpocras et de deux femmes affranchies.
VI. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
VIII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
X. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
XI. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
XII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
XIII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
XIV. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Il le félicite d’une victoire.
XV. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
XVII a. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Il lui mande son arrivée en Bithynie et en quel état il a trouvé cette province.
XVII b. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
XIX. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
XXI. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
XXIII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Demande de construction d’un nouveau bain à Pruse.
XXV. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
XXVI. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Il demande de l’avancement pour son questeur.
XXVII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
XXIX. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Éclaircissement donné par le prince.
XXXI. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Consultation au sujet de certains condamnés.
XXXIII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Projet d’une assurance contre l’incendie.
Instruction donnée à ce sujet.
XXXV. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
XXXVII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Demande de construction d’un aqueduc.
XXXIX. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Gymnase à Nicée, des bains à Claudiopolis.
Instruction donnée à ce sujet.
XLI. – C. Pline à l’empereur Trajan.
Instruction relative à ce projet.
XLIII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
XLV. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Les passeports périmés peuvent-ils servir ?.
XLVII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Consultation au sujet de la ville d’Apamée.
Instruction donnée à ce sujet.
XLIX. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Consultation au sujet du transfert d’un temple.
LI. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Remercîment pour une faveur accordée.
LI. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Célébration de l’anniversaire impérial.
LIV. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Placement des deniers publics.
LVI. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Distinction sur la pénalité encourue.
LVIII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
LIX. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
LXI. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Le canal de Nicomédie à la mer.
LXIII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
LXIV. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
LXV. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Au sujet des enfants entretenus.
LXVII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
LXVIII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Les Rithyniens et les cendres de leurs parents.
LXX. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
LXXII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
LXXIV. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Souhaits et testament de Julius Largus.
LXXVII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
LXXIX. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Consultation sur la loi Pompeia.
LXXXI. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
LXXXIII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Envoi des félicitations des Nicéens.
LXXXV. C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
LXXXVI a. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
LXXXVI b. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
LXXXVII. – C. PLINE SALUE L’EMPEREUR TRAJAN.
LXXXVIII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
XC. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
XCII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Requête au sujet de la ville d’Amise.
XCIV. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
XCVI. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Conduite de Pline envers les chrétiens.
XCVIII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
C. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
CII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
CIV. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Requête pour les enfants de Valerius Paulinus.
CVI. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
CVIII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Requête pour les villes de la province.
CX. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Requête en faveur de Julius Piso.
CXII. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Consultation au sujet des sénateurs de Bithynie.
CXIV. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Consultation sur le même sujet.
CXVI. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Au sujet d’assemblées trop nombreuses.
CXVIII. – C. PLINE À l’empereur Trajan.
Au sujet des récompenses aux athlètes.
CXX. – C. PLINE À L’EMPEREUR TRAJAN.
Passeport pour sa femme Calpurnie.
À propos de cette édition électronique
Tant que j’étais au delà du Pô et vous dans le Picenum, je vous réclamais moins vivement ; depuis que je suis à Rome et que vous êtes encore dans le Picenum, mon désir grandit ; c’est peut-être que les lieux où nous avons l’habitude d’être ensemble, me rappellent plus vivement votre souvenir ; ou peut-être que rien n’aiguise les regrets de l’absence comme le voisinage, et que plus se rapproche l’espoir de la jouissance, plus s’avive l’impatience de la privation. Quoi qu’il en soit, délivrez-moi de ce tourment. Revenez, ou c’est moi qui retournerai aux lieux d’où je me suis hâté de partir si inconsidérément, ne serait-ce que pour voir si, vous trouvant à Rome sans moi, vous m’écrirez des lettres pareilles à celle-ci. Adieu.
Il m’arrive souvent de chercher dans nos audiences M. Regulus ; je ne dis pas de le regretter. Pourquoi je le cherche, direz-vous ? Il tenait nos fonctions en honneur ; il tremblait, il pâlissait, il écrivait ses discours, quoique incapable de les apprendre par cœur. Certaines habitudes même, telles que de se border de fard tantôt l’œil droit, tantôt l’œil gauche, le droit, s’il avait à plaider pour le demandeur, le gauche s’il soutenait le défenseur, de transporter une mouche blanche d’un sourcil à l’autre ; de consulter sans cesse les aruspices sur l’issue du procès, témoignaient d’une superstition excessive, mais aussi de la haute idée qu’il se faisait de ses fonctions. Et ce qu’il y avait de très agréable quand on plaidait en même temps que lui, c’est qu’il réclamait un temps de parole illimité, qu’il se chargeait de réunir des auditeurs. Quel plaisir, que de pouvoir, sous la responsabilité d’autrui, parler aussi longtemps qu’on veut, et avec toute tranquillité, devant une assistance rassemblée par un autre et où l’on arrive à l’improviste.
Malgré cela, Regulus a bien fait de mourir. Il eût mieux fait encore de mourir plus tôt, car aujourd’hui il aurait pu vivre sans danger pour le public sous un prince, qui l’aurait mis dans l’impossibilité de nuire. Aussi est-il permis de le chercher quelquefois. Car depuis sa mort s’est répandue et a prévalu l’habitude de ne donner et de ne demander que deux ou qu’une et parfois même qu’une demi clepsydre. Car les orateurs aiment mieux avoir plaidé que plaider, et les auditeurs, en avoir fini que juger. Tant sont grandes la négligence, la paresse, l’absence d’égards pour nos propres travaux et pour les dangers des parties. Sommes-nous plus habiles que nos ancêtres, plus justes que les lois mêmes, qui dispensent tant d’heures, tant de jours, tant de remises[1] ? L’esprit de nos pères était-il si obtus et si lent ? Avons-nous la parole plus claire, l’intelligence plus prompte, le jugement plus sûr, nous qui demandons moins de clepsydres[2] pour bâcler des causes qu’ils ne mettaient de jours à les étudier ? Ou êtes-vous, Regulus, vous dont les intrigues obtenaient de tous ce qu’un si petit nombre accordent à la conscience ?
Pour moi toutes les fois que je remplis les fonctions de juge, ce qui m’arrive même plus souvent que celles d’avocat, plus on me demande d’eau, plus j’en accorde. C’est une vraie présomption, à mon avis, de deviner combien doit durer une cause qu’on n’a pas encore entendue, et de délimiter le temps accordé à une affaire dont on ignore l’ampleur, alors surtout que le premier devoir d’un juge envers sa conscience est la patience, qui est même une grande partie de la justice. Mais, objecte-t-on, que de paroles superflues ? Soit ; mais il vaut encore mieux les dire que de ne pas dire tout le nécessaire. D’ailleurs on ne peut savoir qu’elles sont superflues, qu’après les avoir entendues. Mais nous parlerons de cette question beaucoup mieux de vive voix, ainsi que de plusieurs travers de nos concitoyens. Car vous aussi, par amour du bien public, vous souhaitez de voir chasser des défauts qu’il est désormais difficile de corriger.
Maintenant jetons un regard vers nos familles. Tout va-t-il bien dans la vôtre ? Chez moi rien de nouveau. Or pour moi le bonheur me devient de plus en plus précieux par sa durée, et les désagréments de plus en plus légers par l’habitude. Adieu.
Je vous remercie de vous être chargé de faire valoir la petite terre que j’ai donnée autrefois à ma nourrice. Elle était estimée, quand je la lui ai donnée, cent mille sesterces ; plus tard, le revenu diminuant, le fonds aussi a baissé de prix ; mais maintenant grâce à vos soins il reprendra sa première valeur. Souvenez-vous toutefois que je vous confie moins les arbres et la terre, quoique j’y tienne aussi, que le petit présent dont je suis l’auteur. Qu’il rapporte le plus possible cela n’importe pas plus à celle qui l’a reçu, qu’à moi, qui l’ai donné. Adieu.
Jamais mes occupations ne m’ont causé plus d’ennui, qu’en m’empêchant de vous accompagner, quand vous êtes partie pour la Campanie, à cause de votre santé, ou de vous y rejoindre aussitôt après votre départ. C’est maintenant en effet que je désirerais surtout d’être avec vous, afin de juger par mes propres yeux des progrès de vos forces et de votre chère santé, et de voir enfin si les plaisirs de cette retraite et l’abondance de cette région ne vous font point de tort. D’ailleurs même si vous vous portiez bien, je supporterais avec peine votre absence. Rien ne vous inquiète et ne vous tourmente au sujet de la personne tendrement aimée, comme d’être par moments sans nouvelles. Aujourd’hui non seulement votre absence, mais encore votre santé me jettent dans toutes sortes d’inquiétudes et de terreurs. Je crains tout, je m’imagine tout, et comme il arrive aux caractères soucieux, je crois toujours voir arriver ce que je redoute le plus. Je vous prie donc d’autant plus vivement, de prévenir mes anxiétés par une ou même deux lettres chaque jour. Je serai plus rassuré, tant que je lirai ; et je retomberai dans mes craintes, aussitôt après avoir lu. Adieu.
Je vous ai écrit que Varenus[3] avait obtenu le droit d’obliger ses témoins à se présenter ; le plus grand nombre ont trouvé cette décision juste, quelques-uns l’ont jugée injuste et se sont entêtés dans leur opinion, en particulier Licinius Nepos qui, à la séance suivante du sénat, quand il s’agissait d’autres affaires, a parlé du dernier sénatus-consulte et a repris une question jugée. Il a même ajouté qu’il fallait inviter les consuls à proposer au sénat de conformer la loi de restitution à la loi sur la brigue, en décidant qu’à l’avenir on ajouterait à cette loi une disposition qui accorderait aux accusés aussi, le droit que cette loi reconnaît aux accusateurs de faire une enquête et d’obliger leurs témoins à se présenter. Il y en eut à qui ce discours déplut comme tardif, inopportun et hors de propos, puisque ayant laissé passer le moment de s’y opposer, il critiquait une décision prise qu’il aurait pu prévenir. Et le préteur Juventius Celsus lui reprocha avec abondance et avec force de s’ériger en censeur du sénat. Nepos répondit, Celsus répliqua et ni l’un ni l’autre ne s’abstint des injures. Je ne veux pas répéter ce que j’ai déjà eu de la peine à leur entendre dire. Je n’en ai que plus vivement blâmé ceux de nos sénateurs qui couraient de Celsus à Nepos, selon que l’un ou l’autre parlait, qui feignaient tantôt de les exciter et de les enflammer, tantôt de les apaiser et de les réconcilier, et qui invoquaient la protection de César le plus souvent pour un seul, quelquefois même pour tous les deux, comme dans un spectacle du cirque. Mais ce qui m’a laissé le plus d’amertume c’est qu’ils s’étaient prévenus de leurs intentions. Car Celsus lut sur un écrit sa réponse à Nepos et Nepos lut la sienne à Celsus sur des tablettes. L’indiscrétion de leurs amis avait été telle que ces hommes disposés à se disputer savaient réciproquement tout le détail de leur querelle, comme si elle eût été concertée. Adieu.
Si jamais j’ai désiré que vous soyez à Rome, c’est bien en ce moment et je vous supplie d’y venir. J’ai besoin d’un ami qui s’associe à mes désirs, à mes efforts, à mes préoccupations. Julius Naso brigue les honneurs ; il a beaucoup de concurrents, des concurrents de grand mérite sur qui il sera aussi difficile que glorieux de l’emporter. En proie à l’anxiété, tiraillé par l’espoir et la crainte, j’oublie que j’ai été consul, car je me crois de nouveau candidat à toutes les charges que j’ai remplies.
Naso mérite ces soucis par sa longue affection pour moi. Mon amitié pour lui n’est pas précisément un héritage paternel (car mon âge s’y opposait) ; cependant dès ma première adolescence on me montrait son père avec les plus grands éloges. Il aimait avec passion non seulement les lettres mais les lettrés, et presque chaque jour il accourait aux leçons de ceux que je fréquentais moi aussi alors, aux leçons de Quintilien, de Nicetes Sacerdos ; c’était d’ailleurs un homme connu et important et dont la mémoire devrait servir son fils. Mais des sénateurs d’aujourd’hui beaucoup ne l’ont pas connu, beaucoup d’autres l’ont connu, mais n’ont de considération que pour les vivants. Aussi Naso doit-il, ne comptant guère sur la gloire de son père, qui lui vaut beaucoup d’honneur, peu de crédit, tout attendre de ses efforts, de ses travaux personnels. C’est d’ailleurs ce qu’il a toujours fait avec constance, comme s’il prévoyait les circonstances présentes. Il s’est créé des amis et les a cultivés ensuite ; quant à moi, dès qu’il s’est cru en état de juger, il m’a choisi pour ami et pour modèle. Quand je plaide, il est dans l’assistance plein d’émotion, il s’assied près de moi pendant mes lectures publiques. Je l’associe aux débuts et même à la naissance de mes plus petits ouvrages, je l’associe seul maintenant, auparavant avec son frère, qu’il vient de perdre et dont je dois lui tenir lieu, dont je dois remplir la place vide. Quelle douleur pour moi ! L’un est enlevé cruellement par une mort prématurée, l’autre est privé de l’appui du meilleur des frères et abandonné à la protection de ses seuls amis.
Voilà pourquoi j’exige que vous veniez et que vous unissiez vos recommandations aux miennes. Il est d’une grande importance pour ma cause que je vous montre partout, que j’aille partout accompagné de vous. Telle est votre influence que mes prières, je crois, appuyées par vous, seront plus efficaces même auprès de mes amis. Rompez donc tous les liens qui peuvent vous retenir ; vous devez cet effort à mon intérêt, à ma réputation, et je dirai même à ma dignité. J’ai lancé une candidature, et tout le monde le sait ; c’est donc moi qui sollicite, moi qui cours les risques ; en somme si Naso réussit, à lui l’honneur ; s’il échoue, à moi l’affront. Adieu.
Vous m’écrivez que mon absence vous afflige beaucoup et que votre seule consolation est d’avoir mes livres au lieu de moi et de les mettre souvent aux places que je préférais. Il m’est agréable que vous me regrettiez, agréable que vous trouviez un apaisement dans de telles distractions. De mon côté je relis sans cesse vos lettres et de temps en temps je les reprends comme si je venais de les recevoir. Mais elles ne font que rendre mes regrets plus vifs. Car lorsque les lettres d’une personne ont tant de charme, quelle doit être la douceur de sa conversation ? Écrivez-moi pourtant le plus souvent possible, quoique j’en éprouve autant de tourment que de joie. Adieu.
Atilius Crescens est connu et aimé de vous ; car de quel personnage un peu en vue n’est-il pas connu et aimé ? Moi, j’ai pour lui non pas l’affection de beaucoup de gens, mais une tendresse profonde. Nos villes natales ne sont distantes que d’une journée de marche. Nous, notre amitié mutuelle est née, et ce sont les amitiés les plus ardentes, dès notre première adolescence. Elle a persisté depuis et le jugement, loin de la refroidir, l’a fortifiée. Ceux qui nous voient familièrement l’un et l’autre le savent bien ; car lui publie partout l’amitié qu’il a pour moi, et moi je me vante du souci que je prends de sa bonne conduite, de son repos et de sa tranquillité. Voyez même ! Comme l’insolence d’un futur tribun de la plèbe l’inquiétait et comme il m’en avait fait part, je lui répondis : « Nul n’oserait, tant que je vivrai. » Où tendent ces détails ? À vous apprendre que, de mon vivant, on ne fera tort à Atilius.
« Encore une fois, direz-vous, où voulez-vous en venir ? » Valerius Varus lui devait une somme. Son héritier est notre ami Maximus, avec lequel vous êtes encore plus lié que moi. Je vous prie donc, j’exige même, au nom des droits de l’amitié, que vous assuriez à mon cher Atilius le paiement intégral non seulement du capital, mais encore des intérêts de plusieurs années. C’est un homme respectueux du bien d’autrui, soigneux du sien, sans emploi lucratif, sans revenu autre que ceux de son économie ; car ses travaux littéraires, qui ont beaucoup de valeur, n’ont pas d’autre but que son plaisir et la renommée. La moindre perte lui est d’autant plus lourde qu’il a plus de peine à remplacer ce qu’il a perdu. Délivrez-le, délivrez-moi de cette inquiétude. Laissez-moi jouir de ses agréments, de son charme ; car je ne puis voir dans la tristesse, celui dont la gaieté dissipe mes chagrins. Enfin vous connaissez son enjouement ; prenez garde, je vous en prie, qu’une injustice ne le tourne en mauvaise humeur et en amertume. Mesurez la vivacité de ses ressentiments à celle de sa tendresse ; une âme si grande et si fière ne supportera pas un dommage aggravé d’un affront. Mais, s’il le supportait, je considérerais le dommage et l’affront comme personnels, et je m’en indignerais non pas comme s’ils m’atteignaient moi-même, mais bien plus vivement encore. Mais qu’ai-je besoin de déclarations et presque de menaces ? Il vaut mieux user, comme je l’ai fait en commençant, de prières et vous supplier de veiller qu’Atilius ne croie pas, ce que je redoute très fort, que j’ai négligé ses affaires, ni moi, que vous avez négligé les miennes. Or vous y veillerez, si vous êtes aussi sensible à ce dernier reproche, que moi au premier. Adieu.
Vous me recommandez la candidature de Julius Naso[4]. Me recommander Naso, à moi ? Pourquoi ne pas me recommander moi-même ? Je l’admets cependant et je vous pardonne, car je vous aurais adressé la même recommandation, si, vous étant à Rome, j’en eusse été absent. C’est le propre de l’inquiétude ; elle croit tout nécessaire. Cependant, je vous le conseille, sollicitez-en d’autres ; et moi, je seconderai, je soutiendrai vos instances, et je m’y associerai. Adieu.
Je suis allé voir ma belle-mère dans sa villa d’Alsium, qui appartint jadis à Verginius Rufus[5], et ce lieu a renouvelé mes regrets et ma douleur de la mort de cet homme excellent et illustre. Il aimait à vivre dans cette retraite qu’il avait coutume d’appeler le doux nid de sa vieillesse. Partout où je portais mes pas, c’était lui que mon cœur, lui que mes yeux cherchaient. J’ai voulu aussi voir son tombeau, et j’ai regretté de l’avoir vu ; car il est encore inachevé, non pas à cause des difficultés de l’ouvrage qui est modeste et plutôt petit, mais à cause de la négligence de celui à qui le soin en a été confié. On est saisi d’indignation et de pitié, quand on voit, dix ans après sa mort, ses restes et sa cendre oubliés, rester sans inscription, et sans nom, alors que sa gloire a répandu son souvenir dans le monde entier. Et pourtant, prenant lui-même ses précautions, il avait prescrit d’y graver ces vers qui rappelaient cette belle action, divine et immortelle :
« Ici repose Rufus, qui, autrefois, triompha de Vindex et revendiqua l’empire non pour lui, mais pour sa patrie. » Si rare est la fidélité de nos amis, si prompt l’oubli des morts, que nous devons bâtir nous-mêmes nos tombeaux et assumer d’avance tous les devoirs de nos héritiers. Car lequel de nous n’a-t-il pas à craindre ce qui arrive sous nos yeux à Virginius, dont la gloire seule rend cet affront plus indigne et plus notoire ? Adieu.
Ô jour heureux ! Appelé par le préfet de la ville[6] à siéger à ses côtés, j’ai entendu les plaidoiries opposées de deux jeunes gens du plus bel avenir, du plus grand talent, Fuscus Salinator et Ummidius Quadratus, couple remarquable qui fera honneur non seulement à notre temps, mais aux lettres mêmes. Tous deux ont une honnêteté parfaite qui ne nuit en rien à leur fermeté, un air distingué, un accent bien latin, une voix mâle, une mémoire sûre, une grande intelligence avec autant de jugement ; j’ai été charmé de toutes ces qualités, mais surtout de ce qu’ils tenaient les yeux fixés sur moi comme sur leur guide et leur maître, et qu’ils semblaient aux auditeurs n’avoir qu’un désir, celui de m’imiter et de marcher sur mes traces. Ô jour heureux ! car je ne saurais trop le répéter ; ô jour qui mérite d’être marqué par moi d’un caillou éblouissant de blancheur ! Quoi de plus heureux en effet pour la patrie que des jeunes gens des plus nobles familles qui cherchent le renom et la gloire dans les lettres, et quoi de plus désirable pour moi que de servir de modèle à ceux qu’anime une noble ambition. Puissent les dieux me permettre de goûter toujours cette joie ! Puissent-ils encore (soyez témoin de mon vœu) accorder à tous ceux qui croiront honorable de m’imiter d’être meilleurs que moi ! Adieu.
Ce n’est pas à vous de me recommander d’un geste hésitant ceux que vous jugez dignes de protection. Car il vous sied à vous de rendre beaucoup de services, et à moi de seconder tous vos efforts. J’aiderai donc de tout mon pouvoir Bittius Priscus, surtout sur ma piste, c’est-à-dire auprès des centumvirs. Vous me priez d’oublier les lettres que vous m’avez écrites, dites-vous, à cœur ouvert. Mais moi, je n’en ai pas dont le souvenir me soit plus cher ; car elles me font sentir mieux qu’aucune autre toute la délicatesse de votre affection, puisque vous en usez avec moi comme vous faisiez avec votre propre fils. Du reste je ne cache pas qu’elles m’ont causé d’autant plus de plaisir, que j’étais sans reproche, puisque j’avais mis tout mon zèle à l’affaire que vous m’aviez confiée. Je vous prie donc avec instance de me réprimander toujours avec la même franchise, toutes les fois que je vous paraîtrai manquer d’empressement (je dis : paraîtrai, car je n’en manquerai jamais), reproches que j’interpréterai toujours comme une preuve de votre profonde amitié, et dont vous aurez la joie de me trouver innocent. Adieu.
Avez-vous jamais vu personne en proie à tant d’ennuis et de tracas que mon cher Varenus ? Il a été obligé de défendre et comme de gagner une seconde fois une victoire qu’il avait acquise avec tant de peine. Les Bithyniens ont eu l’audace de critiquer et de battre en brèche devant les consuls le sénatus-consulte, et même de porter plainte contre lui à l’empereur, alors absent de Rome[7]. Renvoyés par lui au sénat, ils ne se tinrent pas tranquilles. Claudius Capito plaida plutôt avec insolence qu’avec énergie, osant accuser devant le sénat un décret du sénat. La réponse de Catius Fronto fut digne et ferme ; et le sénat, lui, merveilleux ; car ceux mêmes, qui avaient d’abord refusé à Varenus ce qu’il demandait, furent d’avis d’accorder ce qui avait été accordé ; chacun, disait-on, était libre de son opinion, quand l’affaire était intacte ; une fois les débats terminés, tous sans exception devaient respecter la décision de la majorité. Seul Acilius Rufus et avec lui sept ou huit, sept exactement, persistèrent dans leur première opinion. Dans ce nombre minuscule quelques-uns étaient risibles par leur gravité de circonstance ou plutôt par leur affectation de gravité. Jugez cependant des assauts que me réserve la véritable bataille, d’après les luttes qu’a provoquées ce prélude, cette escarmouche. Adieu.
Vous me pressez d’aller vous voir dans votre villa de Formies. J’irai à condition que vous ne vous gênerez en rien, accord qui m’apporte une garantie réciproque. Car ce n’est pas la mer et son rivage, mais vous, le repos, et la liberté que j’y vais chercher ; sinon, il vaudrait mieux rester à Rome. Il faut en tout agir ou au gré d’autrui, ou à son propre gré. Or mon caractère est ainsi fait, qu’il exige tout ou rien. Adieu.
Voici un adorable fait-divers auquel vous n’avez pas eu la chance d’assister ; moi non plus ; mais on me l’a raconté encore tout chaud. Passennus Paulus, brillant chevalier romain, et personnage fort érudit, écrit des vers élégiaques. C’est un don de famille, car il est compatriote de Properce et il compte même Properce parmi ses ancêtres. Un jour qu’il faisait une lecture publique, il débuta ainsi : « Priscus, vous désirez… » À ces mots Javolenus Priscus, qui se trouvait là, puisqu’il est l’ami intime de Paulus, s’écria : « Moi ? mais je ne désire rien ». Figurez-vous les éclats de rire, les plaisanteries de l’assistance. Priscus est apparemment d’une santé d’esprit douteuse ; il prend part cependant à la vie publique, il est appelé en conseil dans les tribunaux, il donne même des consultations de droit civil, c’est ce qui rendit sa sortie plus ridicule et plus frappante. Pendant un moment cette étourderie d’un autre refroidit un peu le débit de Paulus. Ceux qui font des lectures doivent veiller non seulement à se montrer sensés eux-mêmes, mais encore à n’inviter que des gens sensés. Adieu.
Vous me demandez de vous raconter la mort de mon oncle, afin de pouvoir en transmettre un récit plus exact à la postérité. Je vous en remercie, car je vois que sa mort, si vous la faites connaître au monde, jouira d’une gloire immortelle. Quoique dans le désastre de la plus belle contrée, emporté avec des peuples, avec des villes, il n’ait semblé périr que pour revivre à jamais dans le souvenir des hommes avec celui de cet événement mémorable, quoiqu’il ait laissé lui-même tant d’œuvres durables, l’immortalité de vos écrits n’ajoutera pas peu à la perpétuité de son nom[8]. Heureux les hommes auxquels il a été donné par un présent des dieux de faire des actions dignes d’être écrites ou d’écrire des livres dignes d’être lus, mais plus heureux encore ceux à qui est échu ce double privilège. Mon oncle se trouvera au nombre de ces derniers grâce à ses écrits et aux vôtres. J’entreprends donc volontiers la tâche dont vous me chargez, ou plutôt je la réclame.
Il était à Misène et commandait la flotte en personne. Le neuvième jour avant les calendes de septembre ma mère lui montre l’apparition d’un nuage d’une grandeur et d’un aspect inusités. Quant à lui, après un bain de soleil, puis un bain froid, il avait pris un léger repas allongé et travaillait. Il demande ses sandales, et monte à l’endroit d’où l’on pouvait le mieux observer ce phénomène. Un nuage s’élevait (de loin on ne pouvait savoir de quelle montagne, plus tard on apprit que c’était du Vésuve) ; son aspect et sa forme ne sauraient être mieux rendus que par un arbre et particulièrement par le pin parasol. Car, montant d’abord droit comme un tronc très élancé, il s’étalait ensuite en rameaux ; c’est que, je crois, soulevé d’abord par le souffle puissant du volcan, puis abandonné par ce souffle qui faiblissait et aussi s’affaissant sous sa propre masse, il se dispersait en largeur ; sa couleur était ici éclatante de blancheur, là grise et tachetée, selon qu’il était chargé de terre ou de cendre.
Ce phénomène parut curieux à mon oncle et en vrai savant il voulut l’étudier de plus près. Il fait appareiller un vaisseau liburnien[9], et me donne la permission de l’accompagner, si cela me plaît ; je lui répondis que je préférais travailler, et justement il m’avait lui-même donné quelque chose à écrire. Il sortait de la maison ; on lui remet un billet de Rectina, femme de Cascus, terrifiée par l’imminence du danger (car sa villa était située au pied du Vésuve et l’on ne pouvait plus fuir qu’avec une barque) ; elle le suppliait de l’arracher à un si grand péril. Alors il change de dessein, et ce qu’il avait entrepris par amour de la science, il l’achève par dévouement. Il fait avancer des quadrirèmes, s’y embarque lui-même pour porter secours non pas seulement à Rectina, mais à beaucoup d’autres (car cette côte était très peuplée à cause de son agrément) ; il se hâte vers ces lieux d’où tout le monde fuit, il dirige sa course, il dirige son gouvernail droit sur le danger, exempt de crainte, au point de dicter ou de noter lui-même tous les mouvements, toutes les formes du terrible fléau, à mesure qu’il les apercevait.
Déjà la cendre tombait sur les vaisseaux, plus chaude et plus épaisse à mesure qu’ils avançaient ; déjà même de la pierre ponce et des fragments de rochers que le feu avait fait éclater, noircis et brûlés ; déjà le fond de la mer s’était exhaussé et les éboulements de la montagne obstruaient le rivage. Il eut une courte hésitation, se demandant s’il retournerait en arrière, puis comme le pilote lui conseillait de prendre ce parti : « La fortune, dit-il, aide les braves ; dirige-toi sur l’habitation de Pomponianus. » Il était à Stabies, de l’autre côté du golfe (car le rivage se courbe et rentre légèrement laissant avancer la mer) ; là le péril n’était pas encore proche, mais visible cependant, et, à mesure qu’il grandissait, il se rapprochait ; Pomponianus avait donc transporté ses effets sur des bateaux, décidé à fuir dès que le vent contraire tomberait ; or ce même vent très favorable à mon oncle l’amène au port ; il embrasse Pomponianus tout tremblant, le rassure, l’encourage, et pour apaiser sa frayeur par son propre calme, il se fait porter au bain ; après, il se met à table et dîne plein de gaieté, ou, ce qui n’est pas moins grand, en affectant la gaieté.
Pendant ce temps, sur plusieurs points du Vésuve on voyait la lueur d’immenses flammes et de gigantesques embrasements, dont l’intensité et l’éclat étaient accrus par les ténèbres de la nuit. Lui allait répétant, pour calmer la frayeur, que c’étaient des feux laissés par les paysans dans leur fuite précipitée, et des villas abandonnées qui brûlaient dans la solitude ; enfin il se livra au repos et dormit d’un sommeil réel, car le bruit de sa respiration, que sa corpulence rendait forte et sonore, était entendu par ceux qui passaient devant sa porte. Cependant la cour par laquelle on entrait dans son appartement, remplie de cendres et de pierres mêlées, s’était exhaussée à tel point que, s’il était resté plus longtemps dans sa chambre, il n’aurait plus pu en sortir. On le réveille, il sort et se joint à Pomponianus et aux autres qui n’avaient pas dormi de la nuit. Ils tiennent conseil ; doivent-ils rester dans les maisons ou errer à découvert ? Car les maisons secouées par de fréquentes et larges oscillations chancelaient et, comme arrachées de leurs fondations, semblaient s’en aller tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, puis revenir à leur place. D’autre part en plein air on craignait la chute des pierres ponces, quoique légères et calcinées ; ce fut cependant ce parti qu’on choisit après comparaison des dangers. Mon oncle se décida d’après la raison la plus forte, les autres d’après la peur la plus vive. Ils mettent des oreillers sur leurs têtes et les attachent avec des linges, pour se protéger contre tout ce qui tombait.
Ailleurs le jour était déjà venu, là c’était encore la nuit et la nuit la plus noire, la plus épaisse, qu’éclairaient cependant à demi un grand nombre de feux et de lumières de toute sorte. On songea à se rendre au rivage et à voir de près si la mer permettait quelque tentative ; mais elle restait bouleversée et mauvaise. Là on étendit une étoffe sur laquelle mon oncle se coucha, puis il demanda de l’eau fraîche et en but à deux reprises. Des flammes et une odeur de soufre qui en annonçaient l’approche, mettent tout le monde en fuite et forcent mon oncle à se lever. Il se met debout en s’appuyant sur deux esclaves, mais retombe aussitôt. J’imagine que les vapeurs devenues trop denses avaient obstrué sa respiration et l’avaient suffoqué, car il avait la poitrine naturellement délicate, embarrassée et souvent haletante[10]. Quand le jour reparut (c’était le troisième depuis le dernier qui avait lui pour mon oncle), on trouva son corps intact, sans blessure, revêtu des vêtements qu’il portait ce jour là ; son corps étendu donnait l’impression du sommeil plutôt que de la mort.
Pendant ce temps à Misène ma mère et moi… Mais ceci n’intéresse pas l’histoire et vous n’avez désiré connaître que sa mort. Je m’arrête donc. Je n’ajoute qu’un mot : je vous ai rapporté fidèlement tout ce que j’ai vu moi-même et tout ce que j’ai appris sur le moment, quand les récits ont le plus de chance d’être vrais. À vous d’y puiser selon vos préférences ; car c’est tout autre chose d’écrire une lettre ou une histoire, de s’adresser à un ami ou au public. Adieu.
Je ne puis me retenir de vous faire part du léger accès d’indignation que j’ai éprouvé à l’audition d’un de mes amis, et, puisque ce n’est pas possible de vive voix, je veux du moins l’exhaler dans une lettre. On donnait lecture d’un livre parfait de tous points. Deux ou trois auditeurs, fins connaisseurs, à ce qu’ils croient eux-mêmes ainsi qu’un petit nombre de leurs amis, l’écoutaient avec l’air de sourds-muets. Pas un mouvement des lèvres, pas un geste des mains ; ils ne se levèrent pas même une fois au moins par fatigue d’être assis. Quelle gravité ! Quelle délicatesse ! Ou plutôt quelle indifférence ! Quelle vanité ! Quelle aberration ! que dis-je ! quelle folie ! Employer un jour entier à blesser un homme, à s’en faire un ennemi, alors qu’on est venu chez lui en ami intime ! Avez-vous plus de talent que lui ? Excellente raison pour n’être pas jaloux, car la jalousie est une preuve d’infériorité. Bref, que vous valiez plus, ou moins, ou autant, louez votre inférieur, votre supérieur, votre égal ; votre supérieur parce que, s’il ne mérite des éloges, vous ne pouvez en espérer ; votre inférieur ou votre égal, car il importe à votre gloire de grandir le plus possible dans l’opinion celui que vous surpassez ou égalez. Moi, j’ai l’habitude de respecter même et d’admirer tous ceux qui tentent quelque effort dans les lettres. C’est un art difficile, décevant, et qui rend à ses détracteurs mépris pour mépris. Peut-être en jugez-vous autrement. Et pourtant qui au monde montre plus que vous de respect, de bienveillante estime pour ces travaux ? Voilà le motif qui m’a poussé à vous dévoiler mon indignation, certain que personne ne pouvait mieux la partager. Adieu.
Vous me demandez de défendre la cause de la ville de Firmium ; je m’efforcerai de le faire, malgré les nombreuses occupations qui m’accablent, car j’ai le plus vif désir de m’attacher cette illustre colonie par mon assistance en justice et vous par un service que vous désirez vivement. Puisque en effet vous avez recherché dans mon amitié, comme vous vous plaisez à le publier, à la fois un appui et un honneur, je ne puis rien vous refuser, surtout quand c’est pour votre patrie que vous sollicitez. Qu’y-a-t-il de plus honorable que la prière d’un citoyen dévoué et de plus efficace que celle d’un ami ? Engagez donc ma parole à vos chers Firmiens, ou plutôt désormais aux nôtres ; car ils méritent mes efforts et mon dévouement ; j’en suis assuré par l’éclat de leur ville, et surtout parce qu’il faut les croire parfaits, puisque un homme de votre mérite consent à vivre parmi eux. Adieu.
Vous savez que les terres ont augmenté de prix surtout dans la banlieue de Rome. La cause de ce renchérissement subit est un fait dont on s’est souvent entretenu ; aux derniers comices le sénat a émis des vœux fort honorables ; « que les candidats cessent de donner des banquets, d’envoyer des cadeaux, de consigner de l’argent[12] ». De ces abus les deux premiers s’étalaient au grand jour et sans aucune retenue ; le troisième, quoique pratiqué en secret, n’en était pas moins de notoriété publique. Alors notre ami Homullus, profitant avec diligence de cet accord du sénat, demanda aux consuls quand son tour d’opiner fut venu, de faire connaître ce désir unanime au prince et de prier sa prévoyance d’appliquer à ce désordre la même répression qu’aux autres. Il l’a fait. Car une loi sur la brigue a interdit les dépenses des candidats, ces dépenses indignes qui les déshonoraient. Elle les oblige aussi à placer le tiers de leur fortune en biens fonds : le prince a jugé, et avec raison, qu’il était honteux de voir des hommes, qui briguaient les charges publiques, regarder Rome et l’Italie non comme une patrie, mais comme une maison où l’on reçoit l’hospitalité, comme une auberge où passent des voyageurs. De là grande fièvre des candidats : ils se disputent tout ce qui est à vendre et leurs achats incessants font monter les prix de ce qui est mis en vente[13]. Ainsi donc, si vous êtes lassé de vos propriétés d’Italie, voici le moment de les vendre comme aussi bien d’en acquérir dans les provinces, profitant de ce que les mêmes candidats vendent là-bas, pour acheter ici. Adieu.
La lettre, dites-vous, que, sur votre demande, je vous ai écrite au sujet de la mort de mon oncle, vous a inspiré le désir de connaître les craintes et même les périls auxquels j’ai été moi-même exposé à Misène où il m’avait laissé (car j’en avais entamé, puis brusquement interrompu le récit) [14] ;
« Quoique mon âme frémisse d’horreur à ce souvenir,
Je vais commencer. »[15]
Après le départ de mon oncle je consacrai le reste du jour à l’étude (c’était dans cette intention que j’étais resté) ; puis ce fut le bain, le dîner, un sommeil agité et court. Déjà depuis plusieurs jours on avait ressenti des tremblements de terre avant-coureurs, dont on s’était peu effrayé, parce qu’ils sont habituels en Campanie ; mais cette nuit-là ils devinrent si forts que l’on eût dit que tout était non seulement secoué, mais renversé. Ma mère se précipite dans ma chambre ; je me levais de mon côté, pour aller la réveiller, si elle dormait encore ; nous nous assîmes dans la cour, qui sépare la maison de la mer par un étroit espace. Est-ce courage ou imprudence ? je ne sais (j’étais alors dans ma dix-huitième année), je demande un livre de Tite-Live, et comme pour passer le temps, je me mets à lire et même à en faire des extraits, comme j’avais commencé. Survient un ami de mon oncle, récemment arrivé d’Espagne pour le voir. En nous trouvant ma mère et moi assis, et moi en train de lire, il se fâche et nous reproche à elle son indolence, à moi mon insouciance ; je n’en reste pas moins appliqué à ma lecture.
C’était déjà la première heure du jour, et la lumière était encore incertaine et comme languissante. Déjà les maisons environnantes ébranlées quoique nous fussions dans un espace découvert, mais étroit, nous inspiraient des craintes très vives et justifiées, au cas où elles s’écrouleraient. C’est alors que nous décidons de quitter la ville ; nous sommes suivis d’une foule consternée, qui (la frayeur prend cela pour de la prudence) préférant l’idée d’autrui à la sienne propre, se forme en une longue colonne, qui nous pousse et presse notre marche. Arrivés hors des maisons nous nous arrêtons. Là mille prodiges, mille terreurs nous assaillent. Les voitures que nous avions fait venir avec nous, quoique en terrain plat, s’en allaient de droite et de gauche et, même calées avec des pierres ne restaient pas en place. En outre nous voyions la mer se retirer comme si elle était refoulée par les secousses du sol. Il est du moins certain que le rivage avait gagné sur la mer et que beaucoup d’animaux marins restaient à sec sur le sable. Du côté opposé une nuée noire et effrayante, déchirée par des vapeurs de feu, qui se tordaient et s’élançaient en zigzag, laissait échapper de ses flancs entrouverts de longues traînées de flammes, semblables à des éclairs, mais plus grands.
Alors le même ami venu d’Espagne revint à la charge avec plus de force : « Si votre père, dit-il, si votre oncle est vivant, il veut que vous soyez sauvés ; s’il a péri, il a voulu que vous lui surviviez ; que tardez-vous donc à fuir ? » Nous répondîmes que, tant que nous serions incertains de son salut, nous ne songerions pas au nôtre. Sans attendre davantage il s’élance et d’une course précipitée il se soustrait au danger. Peu après cette nue s’abaisse sur la terre, couvre les flots ; elle enveloppait et cachait Caprée et dérobait à nos yeux le promontoire de Misène. Alors ma mère se met à me prier, à me presser, à m’ordonner de fuir n’importe comment : c’était permis à un jeune homme, elle, appesantie par les ans et la maladie mourrait contente, si elle n’était pas cause de ma mort. Moi je lui dis que jamais je ne me sauverais qu’avec elle. Et la prenant par le bras, je la force à doubler le pas. Elle obéit à regret et s’accuse de me retarder. Voilà la cendre, peu épaisse encore cependant. Je tourne la tête ; une vapeur noire et épaisse nous pressait par derrière et, se répandant sur la terre à la manière d’un torrent, nous suivait. « Quittons la route, dis-je, pendant qu’on y voit encore, de peur que, renversés au passage de la foule qui nous suit, nous ne soyons écrasés dans les ténèbres. » À peine étions-nous assis, que ce fut la nuit, non pas une nuit sans lune ou voilée de nuages, mais la nuit d’une chambre close, toute lumière éteinte. On entendait les gémissements des femmes, les pleurs des petits enfants, les cris des hommes ; les uns appelaient leurs parents, les autres leurs enfants, d’autres leurs époux, et cherchaient à les reconnaître à la voix. Ceux-ci s’apitoyaient sur leur propre sort, ceux-là sur le destin de leurs proches. Certains par crainte de la mort imploraient la mort. Beaucoup tendaient les mains vers les dieux, d’autres plus nombreux pensaient qu’il n’y avait plus de dieux du tout et que cette nuit serait éternelle, serait la dernière pour l’univers. Il s’en trouvait même pour ajouter aux dangers réels des terreurs imaginaires et fausses. Des gens arrivaient disant qu’à Misène telle maison s’était écroulée, telle autre brûlait ; bruits mensongers auxquels on ajoutait foi. Le ciel s’éclaira faiblement ; nous y vîmes l’indice non pas du retour de la lumière, mais de l’approche du feu. Ce feu cependant s’arrêta assez loin, les ténèbres revinrent, et voilà de nouveau la cendre, abondante et lourde ; nous nous levions de temps en temps pour la secouer, sinon nous aurions été ensevelis et écrasés sous son poids. Je pourrais me vanter de n’avoir laissé échapper au milieu de tels périls ni une plainte, ni une parole trahissant de la faiblesse, si la conviction que je périssais avec l’univers, et l’univers avec moi, si faible, ne m’eût apporté une grande consolation de ma condition mortelle. Enfin cette sombre vapeur s’éclaircit et se dissipa comme une fumée ou un brouillard. Puis le jour véritable reparut, le soleil même brilla, mais d’une lumière pâle, comme celle qu’il répand dans une éclipse. À nos yeux encore clignotants tous les objets apparaissaient changés et couverts d’une épaisse couche de cendre, comme d’un manteau de neige. Nous revînmes à Misène et après y avoir réparé nos forces de notre mieux, nous passâmes la nuit dans l’attente, partagés entre la crainte et l’espérance. La crainte cependant l’emportait ; car les tremblements de terre persistaient, et la plupart, égarés, se plaisaient à exagérer par de terrifiantes prédictions et leurs maux et ceux d’autrui. Cependant, même alors, malgré les périls déjà courus, malgré les périls attendus encore, il ne nous vint pas la pensée de nous éloigner, avant d’avoir des nouvelles de mon oncle.
Ces détails ne méritent pas les honneurs de l’histoire et vous ne les ferez pas entrer dans vos ouvrages ; lisez-les cependant et ne vous en prenez qu’à vous, qui les avez réclamés, s’ils ne vous paraissent pas même dignes d’une lettre. Adieu.
Je suis de ceux qui admirent les anciens, sans cependant mépriser, comme certains, les talents de notre époque. Car il n’est pas vrai que la nature, comme si elle était lassée et épuisée, n’enfante plus rien d’estimable. En voici une preuve : je viens d’entendre Vergilius Romanus qui lisait à quelques amis une comédie écrite sur le modèle de la comédie ancienne et si bien réussie, qu’elle pourra un jour servir de modèle. Je ne sais si vous connaissez Romanus, cependant vous devez le connaître, car la pureté de ses mœurs, la finesse de son esprit, la variété de ses ouvrages le font remarquer. Il a écrit des mimes en vers iambiques[16] pleins de légèreté, de vivacité, de grâce et même éloquents dans leur genre (car il n’est pas de genre qui, porté à sa perfection, ne puisse être appelé éloquent) ; il a écrit des comédies dans lesquelles il rivalise avec Ménandre et les autres poètes de la même époque. On pourrait les ranger parmi celles de Plaute et de Térence. Il vient pour la première fois de se montrer dans la comédie ancienne, mais non pas comme un débutant. Il ne lui a manqué ni force, ni grandeur, ni délicatesse, ni mordant, ni douceur, ni grâce ; il a donné de l’attrait à la vertu, et flagellé le vice, il a usé de noms d’emprunt avec goût, de noms vrais avec convenance. À mon égard seulement il a péché par un excès de bienveillance, mais quelque mensonge est permis aux poètes. Enfin je tâcherai de lui ravir sa pièce et je vous l’enverrai pour que vous la lisiez, ou plutôt, pour que vous l’appreniez par cœur ; car je suis sûr que vous ne la quitterez plus, une fois que vous l’aurez entre vos mains. Adieu.
Il vient de se passer une affaire importante et d’un grand intérêt pour tous ceux qui sont destinés au gouvernement des provinces, pour tous ceux qui se fient aveuglément à des amis. Lustricius Bruttianus ayant découvert plusieurs actes coupables de son subordonné Montanius Atticinus, l’écrivit à l’empereur. Atticinus mit le comble à sa honte en accusant celui qu’il avait trompé, et sa demande d’enquête fut reçue.
Je fus parmi les juges. L’un et l’autre, ont plaidé leur cause eux-mêmes, mais en traitant les points essentiels séparément, ce qui permet à la vérité d’éclater aussitôt. Bruttianus présenta son testament, qu’il disait écrit de la main d’Atticinus. Ce fait prouvait bien et leur intimité secrète et la nécessité où s’était trouvé Bruttianus de dénoncer un ami si cher. Il énuméra ensuite des actes honteux, évidents ; Atticinus, ne pouvant se justifier, se défendit en accusant, mais sa défense prouva ses turpitudes, et son accusation ses crimes. Ayant corrompu l’esclave d’un secrétaire, il avait intercepté des registres, les avait altérés, et pour comble de scélératesse il tournait contre son ami son propre forfait. La conduite de l’empereur fut parfaite : ce n’est pas sur Bruttianus, mais tout de suite sur Atticinus qu’il demanda les avis. On l’a condamné et relégué dans une île. Bruttianus a obtenu un juste témoignage de son honnêteté, auquel s’est ajoutée une réputation de fermeté. Car après une défense fort habile, il a soutenu vivement l’accusation et a montré autant d’énergie que d’intégrité et de loyauté.
Je vous raconte cette affaire, pour vous avertir que, désigné comme gouverneur de province, vous devez compter surtout sur vous et ne vous reposer sur personne ; pour vous apprendre en outre, qu’au cas où l’on surprendrait votre bonne foi – puissent mes vœux vous en préserver – vous avez ici une vengeance toute prête ; mais appliquez tous vos efforts à ne pas en avoir besoin. Car le plaisir de se venger n’égale pas la douleur d’être trahi. Adieu.
Vous me priez avec insistance de plaider une cause qui vous tient à cœur, pleine d’intérêt d’ailleurs et glorieuse à défendre ; je m’en chargerai, mais pas gratuitement. Vous vous récriez : « Est-il possible, de ne pas plaider gratuitement, vous ! » C’est possible. Car le salaire que j’exigerai me fera plus d’honneur qu’une assistance gratuite. Je demande ou plutôt je stipule que Cremutius Ruso plaide avec moi. C’est mon habitude, et j’ai déjà rendu ce service à plusieurs jeunes gens en vue. Car je brûle du désir de présenter au barreau les jeunes gens bien doués et de les confier à la renommée. Or plus qu’à tout autre, je dois à mon cher Ruso ces bons offices, je les dois à sa naissance, je les dois à l’exquise affection qu’il a pour moi ; je prise beaucoup de le faire paraître, entendre dans les mêmes causes que moi, et surtout pour la même partie. Obligez-moi, obligez-moi avant qu’il parle, car après qu’il aura parlé vous me remercierez. Je vous suis garant qu’il répondra à vos préoccupations, à mes espérances, à l’importance de la cause. Il est doué de si belles qualités qu’il sera bientôt en état de produire les autres, pourvu qu’avant il ait été poussé par nous. Car il n’est pas de talent si éclatant dès les débuts, qui puisse percer, s’il ne rencontre un sujet, une occasion, et même un protecteur et un patron. Adieu.
Quelle différence dans l’appréciation des actes selon la personnalité de leur auteur ! Les mêmes actions, suivant que vous serez illustre ou obscur seront portées aux nues, ou ravalées plus bas que terre. Je naviguais sur mon cher Larius, quand un vieillard de mes amis me montra une villa, et même une pièce qui s’avance sur le lac : « De là, me dit-il, un jour une femme de notre ville s’est précipitée avec son mari. » Je lui en demandai la raison. Le mari, malade depuis longtemps, était rongé par un ulcère des parties secrètes. La femme obtint qu’il lui permît d’examiner son mal, l’assurant que personne ne lui dirait plus franchement s’il pouvait guérir. Elle le vit et ne garda aucun espoir ; alors elle l’exhorta à mourir et voulut même l’accompagner dans la mort, le guider, lui en donner l’exemple, l’y contraindre ; car elle s’attacha avec son mari et se jeta dans le lac. Cette belle action ne m’est connue, même à moi, qui suis de la même ville, que depuis peu, non qu’elle soit moins noble que le dévouement célèbre d’Arria, mais c’est son auteur qui était de moins noble naissance. Adieu.
Vous m’écrivez que Robustus, brillant chevalier romain, a fait route avec Atilius Scaurus, mon ami, jusqu’à Ocriculum sans le quitter, et puis n’a plus été revu nulle part ; vous me demandez de faire venir Scaurus pour que, s’il le peut, il oriente nos recherches. Il viendra, mais je crains que ce ne soit en vain. Je soupçonne que Robustus a été victime de quelque accident semblable à celui qui est arrivé à Metilius Crispus, mon compatriote. J’avais obtenu pour lui le commandement d’une centurie et je lui avais même donné à son départ quarante mille sesterces pour se monter et s’équiper ; et je n’ai reçu depuis ni lettre de lui, ni nouvelle de sa mort. À-t-il péri victime de ses gens, ou avec ses gens, on ne sait ; ce qui est sûr, c’est que, ni lui, ni aucun de ses esclaves, n’a reparu, de même que pour Robustus. Essayons cependant, appelons Scaurus ; accordons cela à vos prières si recommandables, accordons-le à celles de cet excellent jeune homme qui met une pitié filiale admirable et même une admirable adresse à rechercher son père. Que les dieux lui viennent en aide pour le lui faire retrouver, comme il a retrouvé déjà celui qui l’accompagnait. Adieu.
Je me réjouis que vous ayez fiancé votre fille à Fuscus Salinator et je vous en félicite. Sa famille est patricienne, son père digne de toute estime, sa mère d’un mérite égal ; lui aime les lettres, il est instruit et même éloquent ; il joint la naïveté d’un enfant, à la grâce d’un jeune homme, à la gravité d’un vieillard ; et ma tendresse pour lui me m’aveugle pas. Je l’aime certes vivement (il l’a mérité par ses attentions, par son respect), mais je le juge, et avec d’autant plus de sévérité, que je l’aime davantage ; aussi puis-je vous garantir, le connaissant à fond, que vous aurez en lui le meilleur gendre que vous puissiez rêver. Il ne lui reste qu’à vous rendre au plutôt grand-père de petits enfants qui lui ressemblent. Quel heureux temps que celui où j’aurai le bonheur de prendre dans vos bras ses fils, vos petits-fils, comme s’ils étaient mes fils ou mes petits-fils, et de les tenir dans les miens presque avec les mêmes droits que vous ! Adieu.
Vous me priez d’examiner quel honneur vous pourriez, à titre de consul désigné, proposer de décerner au prince. Il est facile de trouver, difficile de choisir, car ses vertus fournissent une ample matière. Je vous écrirai cependant mon avis, ou plutôt, comme je préférerais, je vous le donnerai de vive voix, après vous avoir exposé mes hésitations. Je ne sais si je dois vous conseiller le parti que j’ai pris moi-même autrefois. Désigné consul, je me suis abstenu de cette pratique[17], qui sans être une flatterie, en avait l’apparence ; je n’ai prétendu montrer ni indépendance, ni hardiesse ; mais je connaissais bien notre prince, et je savais que la plus belle louange à lui décerner, était d’éviter toute apparence d’honneur obligatoire. Je me rappelais aussi que les honneurs avaient été prodigués aux plus mauvais empereurs, et que l’on ne pouvait mieux distinguer le nôtre, qui est excellent, que par des propositions contraires. Je ne cachai pas d’ailleurs ma pensée et l’exprimai ouvertement, de peur de sembler agir ainsi non à dessein, mais par oubli. Telle fut alors ma conduite ; mais tout le monde n’a pas les mêmes idées, ni les mêmes convenances. D’ailleurs les raisons de prendre un parti ou un autre changent avec les personnes, les événements, les circonstances. Les récents travaux de notre grand prince[18] offrent l’occasion de lui déférer des honneurs nouveaux éclatants, mérités. Voilà pourquoi je ne sais, ainsi que je vous l’ai dit en commençant, si je dois vous conseiller le parti que j’ai pris moi-même autrefois. Mais ce que je sais bien, c’est que je devais comme participation à votre délibération vous exposer ma propre conduite. Adieu.
Je connais la raison qui vous a empêché d’arriver avant moi en Campanie. Mais, malgré votre absence, je vous ai trouvé ici tout entier ; tant on m’a prodigué en votre nom toutes les ressources de la ville et de la campagne, abondance que, malgré l’impolitesse, j’ai acceptée tout entière. Car vos gens m’en priaient, et je craignais de vous fâcher contre moi et contre eux, en refusant. À l’avenir si vous ne mettez pas, vous et eux, des bornes à votre générosité, c’est moi qui en mettrai et je leur ai déjà déclaré que, s’ils renouvelaient leurs profusions, ils remporteraient tout. Vous direz que je dois user de vos biens comme des miens ; soit ; mais je veux les ménager comme les miens. Adieu.
Avidius Quietus, qui eut pour moi beaucoup d’amitié, et, ce que j’apprécie encore davantage, beaucoup d’estime, entre autres propos de Thraséas[19] (car il vécut dans son intimité), rapportait souvent que celui-ci recommandait volontiers aux orateurs de se charger des causes de leurs amis, ou des causes dont personne ne veut, ou de celles qui contiennent un exemple. Pourquoi des causes de leurs amis ? Cela se passe de commentaires. Pourquoi des causes dont personne ne veut ? Parce que c’est là surtout que brillent le courage et la générosité du défenseur. Pourquoi celles qui contiennent un exemple ? Parce qu’il y a le plus grand intérêt à inspirer le goût du bien ou du mal. À ces trois genres de causes, j’ajouterai, ambitieusement peut-être, les causes célèbres et retentissantes. Il est juste de plaider quelquefois pour la gloire et la renommée, c’est-à-dire de plaider sa propre cause.
Voilà les limites que je fixe, puisque vous me demandez mon avis, à votre dignité et à votre délicatesse. Je sais qu’il n’y a pas et que l’on ne reconnaît pas de meilleur maître d’éloquence que la pratique. Je vois en effet bien des gens de petit talent, de culture nulle, qui sont parvenus à bien plaider à force de plaider. Mais je vérifie combien est vraie aussi cette pensée de Pollion ou qu’on lui attribue : « Plaidant bien, j’en suis venu à plaider souvent, plaidant souvent, à plaider moins bien. » C’est sans doute qu’une pratique trop répétée engendre du laisser aller plutôt que la facilité et plus de présomption que d’assurance. Isocrate n’a pas moins passé pour un grand orateur, quoique la faiblesse de sa voix et sa timidité naturelle l’aient empêché de parler en public. Lisez donc, écrivez, méditez, pour être en état de parler, quand vous voudrez ; et vous parlerez, quand il vous conviendra de le vouloir.
Voilà la règle que j’ai presque toujours observée. J’ai quelquefois obéi à la nécessité, qui est elle-même une forme de la raison. J’ai en effet plaidé quelques causes sur l’ordre du sénat ; elles rentraient, d’après la division de Thraséas, dans la catégorie des causes importantes par l’exemple. J’ai soutenu les habitants de la Bétique contre Bebius Massa ; il s’agissait de savoir s’ils obtiendraient le droit d’informer ; ils l’ont obtenu ; je les ai soutenus encore dans leur plainte contre Cecilius Classicus ; il s’agissait de savoir si des provinciaux pouvaient être punis comme complices et agents du proconsul ; ils l’ont été. J’ai accusé Marius Priscus qui, condamné d’après la loi de restitution, risquait de bénéficier de la douceur de la loi, dont la sévérité n’égalait pas l’énormité de ses crimes ; il a été banni. J’ai défendu Julius Bassus qui avait été imprudent et mal avisé à l’excès, mais pas du tout coupable ; on l’a renvoyé devant une commission et il a gardé sa place dans le sénat. J’ai parlé dernièrement pour Varenus qui demandait le droit, pour lui aussi, d’obliger des témoins à se présenter ; il l’a obtenu. Pour l’avenir je souhaite qu’on m’ordonne de plaider seulement les causes dont j’aurais pu avec honneur me charger de mon plein gré. Adieu.
Nous devons assurément célébrer votre anniversaire comme le nôtre ; car le bonheur de nos jours dépend des vôtres, puisque c’est votre zèle et vos soins qui nous donnent à Rome la joie, à Côme la sécurité. La villa des Camilles, que vous possédez en Campanie, a été fort maltraitée par le temps, cependant les parties qui ont le plus de prix demeurent intactes ou très peu endommagées. Nous veillons donc à les restaurer pour le mieux. Je crois avoir beaucoup d’amis, mais tels que vous les cherchez et que l’affaire les demande, je n’en ai presque aucun. Ce sont tous des gens de robe et des citadins. Or la direction de domaines ruraux réclame un robuste campagnard, qui ne trouve pas cette sorte de travail pénible, ces soins bas, la solitude ennuyeuse. Votre opinion sur Rufus l’honore ; il était en effet très lié avec votre fils. Mais de quelle utilité peut-il nous être dans la circonstance, je l’ignore ; je crois seulement qu’il a la meilleure volonté pour nous[20]. Adieu.
Appelé en conseil par notre cher empereur à Centumcellae[21] (c’est le nom du pays), j’y ai goûté le plus vif plaisir. Quelle joie en effet de voir de près la justice du prince, sa gravité, son affabilité, surtout dans une retraite où ces qualités se révèlent le mieux. On a jugé des procès variés, propres à prouver les capacités du juge en des sujets divers. On a entendu Claudius Ariston, le premier citoyen d’Éphèse, un homme bienfaisant et d’une popularité sans reproche, qui a excité l’envie et suscité un délateur poussé par les gens qui lui ressemblaient le moins ; aussi a-t-il été absous et vengé.
Le jour suivant on a jugé Gallitta accusée d’adultère. Elle était mariée avec un tribun militaire sur le point de briguer les charges publiques, et elle avait entaché son honneur et celui de son mari par son amour pour un centurion. Le mari en avait écrit au légat consulaire, et celui-ci à l’empereur. César après avoir recherché toutes les preuves, cassa le centurion et même l’exila. Il restait à punir la moitié du crime, qui ne peut exister sans deux coupables. Mais le mari dont la faiblesse n’allait pas sans blâme était retenu par l’amour de sa femme. Car même après avoir dénoncé l’adultère, il l’avait gardée chez lui, paraissant se contenter de l’éloignement de son rival. Invité à achever ses poursuites, il le fit à regret. Mais elle, de toute nécessité, devait être condamnée même malgré son accusateur. On la condamna et on la livra aux peines de la loi Julia ? [22] César dans sa sentence nomma le centurion et rappela la discipline militaire, pour ne pas avoir l’air d’évoquer devant lui tous les procès de ce genre.
Le troisième jour on introduisit une affaire qui avait été l’objet des conversations et des bruits les plus divers, on s’occupa des codicilles de Julius Tiro, dont une partie était reconnue authentique, dont l’autre passait pour fausse. Les accusés étaient Sempronius Senecio, chevalier romain, et Eurythmus, affranchi et intendant de l’empereur. Les héritiers, comme César était en Dacie, lui avaient écrit une lettre commune pour lui demander de se réserver cette instruction. Il y avait consenti ; à son retour il avait fixé le jour des débats ; et, quelques, héritiers paraissant, par respect pour Eurythmus, passer sous silence l’accusation contre lui, il leur avait dit cette belle parole : « Lui n’est pas Polyclète, ni moi Néron. » Il avait pourtant accordé un délai aux accusateurs, et ce temps écoulé, il avait tenu l’audience. Du côté des héritiers deux seulement se présentèrent et demandèrent que tous les héritiers fussent obligés de soutenir l’accusation, puisque tous l’avaient intentée, ou qu’on leur permît à eux aussi de s’en désister. César tint un langage plein de dignité, plein de sagesse, et l’avocat de Sénécio et d’Eurythmus ayant dit que les accusés resteraient exposés aux soupçons, si on ne les entendait pas, « je ne me soucie pas si eux y seront exposés, mais moi j’y suis exposé ». Puis se tournant vers nous : « Examinez ce que je dois faire ; car ces gens-là veulent se plaindre de ce qu’on leur permet de n’être pas accusés. » Puis d’après l’avis du conseil il fit déclarer aux héritiers qu’ils devaient ou poursuivre tous le procès ou faire accepter chacun à part ses motifs de désistement ; sinon il les condamnerait comme calomniateurs.
Vous voyez quelles nobles, quelles graves journées ! suivies du reste des plus agréables délassements. Nous étions invités chaque jour au dîner de l’empereur, dîner très simple, pour un prince. Parfois nous assistions à des récréations, parfois la nuit s’avançait dans les plus charmants entretiens. Le dernier jour, au moment de notre départ, tant la bonté de César est attentive, il nous envoya de menus présents. Mais pour moi, autant que la gravité des jugements, que l’honneur d’être admis au conseil, que la douceur et la simplicité de l’accueil, le charme du paysage lui-même m’a enchanté.
La villa magnifique, entourée de campagnes verdoyantes, domine le rivage qui forme un golfe où l’on construit juste en ce moment un port. La jetée de gauche déjà bâtie est un ouvrage très solide, celle de droite est en construction. À l’entrée du port on élève une île artificielle, qui, opposant ses flancs aux flots poussés par le vent, doit les briser et offrir deux passages latéraux tout à fait sûrs pour les navires. Elle s’élève grâce à des travaux d’art qui méritent d’être vus ; d’énormes blocs y sont apportés par un large chaland ; ces blocs précipités dans l’eau les uns sur les autres, se fixent par leur propre masse, et peu à peu s’amoncellent en forme de digue. Déjà émerge et apparaît un dos de rochers sur lequel les vagues se jettent, se brisent et rejaillissent en un nuage d’écume ; elles s’y heurtent avec un grand fracas et le bordent d’une ceinture blanche. Plus tard on complètera l’enrochement avec des pierres qui à la longue donneront à l’ouvrage l’apparence d’une île naturelle. On appellera, on appelle déjà ce port du nom de son fondateur et il sera d’une grande utilité. Car cette côte qui n’offre sur une très longue étendue aucun abri jouira désormais de ce refuge. Adieu.
Quoique vous soyez l’homme le plus rangé et que vous ayez donné à votre fille l’éducation qui convenait à votre fille et à la petite fille de Tutilius, puisqu’enfin elle doit épouser cet homme distingué, Nonius Celer, à qui l’exercice des fonctions publiques impose comme une nécessité une certaine représentation, il faut régler sur le rang de son mari, la toilette et le train de maison à lui donner, car si ce luxe n’ajoute rien au mérite, il lui sert de parure. Or je sais que, si vous êtes riche des biens de l’esprit, vous êtes moins bien partagé pour ceux de la fortune ; je réclame donc pour moi une partie de votre fardeau et à titre de second père j’apporte à notre enfant cinquante mille sesterces, désireux de lui en apporter davantage, si je n’étais sûr que seule là médiocrité de mon présent peut obtenir de votre délicatesse que vous n’y opposiez pas un refus. Adieu.
Enlevez tout, dit-il, emportez les travaux commencés[24].
Que vous écriviez ou que vous lisiez, faites enlever, faites emporter tout et prenez en main mon discours, ce discours divin comme l’armure fameuse (est-ce assez de fierté ?), ou plus exactement ce discours, beau pour un des miens, car c’est assez pour moi de rivaliser avec moi-même.
Je l’ai écrit pour Attia Viriola et le rang de la personne, la rareté de l’exemple, l’importance du tribunal, lui donnent de l’intérêt. Cette femme de haute naissance, mariée à un ancien préteur, avait été déshéritée par un père octogénaire onze jours après que, entraîné par une folle passion, il lui avait donné une belle-mère. Elle réclamait les biens de son père devant les quatre sections des centumvirs. Cent quatre-vingts juges siégeaient (c’est le nombre qui compose les quatre sections), de part et d’autre une foule d’avocats et d’intéressés garnissaient les bancs qui leur étaient réservés, en outre une assistance serrée entourait le vaste espace occupé par le tribunal de cercles multipliés d’auditeurs. On se pressait même sur l’estrade des juges, et des tribunes de la basilique[25], les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, se penchaient avides d’entendre, ce qui était difficile, et de voir, ce qui était facile. Grande était la curiosité chez les pères, chez les filles, chez les belles-mères même. Les sentences furent diverses. Deux sections nous donnèrent raison, deux autres nous donnèrent tort. Il est vraiment remarquable et étonnant que dans la même cause, avec les mêmes juges, les mêmes avocats, dans les mêmes circonstances on ait abouti à des jugements si opposés. Il est arrivé par un hasard, qui pourrait ne pas paraître un hasard, que la belle-mère a perdu son procès ; elle était héritière pour le sixième, et Suburanus aussi l’a perdu, lui qui, déshérité par son père, avait l’impudence de revendiquer les biens du père d’une autre, n’ayant pas osé réclamer ceux du sien.
Je vous donne ces détails, d’abord pour que vous appreniez par ma lettre ce que vous ne pouvez apprendre par mon plaidoyer ; et puis (j’avoue mon artifice), afin que la lecture de mon discours vous soit plus agréable, si vous croyez non pas lire, mais assister aux débats ; ainsi, quoique long, j’espère qu’il vous plaira autant que s’il était très court. Car la richesse du sujet, l’ingéniosité du plan, les courtes narrations qui y abondent, et la variété du style en renouvellent l’intérêt. Vous y trouverez, je n’oserais le dire à un autre, tantôt de l’ampleur, tantôt de la chicane, tantôt de la simplicité. Car à ces accents véhéments et sublimes j’ai été obligé de mêler des calculs et presque de demander des jetons et la tablette à compter[26], si bien que le tribunal des centumvirs se transformait brusquement en tribunal du juge unique[27]. J’ai déployé mes voiles au souffle de l’indignation, de la colère, de la douleur, et dans cette vaste cause, comme en pleine mer, j’ai confié ma barque à plusieurs vents. En un mot, quelques-uns de mes amis regardent ce discours, comparé, je le répète à mes autres plaidoyers, comme mon « discours pour Ctésiphon ». Ont-ils raison ? Vous en jugerez mieux que personne, vous qui savez si bien par cœur tous les autres, qu’il vous suffira de lire celui-ci pour faire la comparaison. Adieu.
Vous avez bien fait de promettre un combat de gladiateurs à nos chers habitants de Vérone, qui depuis longtemps vous aiment, vous admirent, vous honorent. C’est là aussi que vous avez trouvé une femme si aimée et si respectée, dont la mémoire méritait bien soit un monument, soit un spectacle et celui-ci de préférence, qui convient le mieux à un anniversaire de deuil. De plus on vous le demandait d’un vœu si unanime, que refuser eût paru non de la fermeté, mais de la dureté. Votre conduite a encore été admirable par la bonne grâce et la générosité avec lesquelles vous avez donné ces jeux ; car ces qualités aussi sont la marque d’une grande âme. J’aurais voulu que les panthères d’Afrique, dont vous aviez acheté un bon nombre, fussent arrivées au jour dit. Mais quoiqu’elles aient fait défaut, retardées par la tempête, vous gardez tout le mérite de votre intention, puisqu’il n’a pas dépendu de vous de les faire paraître. Adieu.
L’opiniâtreté de votre maladie m’effraye, et quoique je vous connaisse très maître de vous, je crains qu’elle ne se permette quelque assaut même contre votre caractère. Je vous exhorte donc à résister avec fermeté ; vous y gagnerez honneur, et santé. Ce que je vous conseille n’est pas au-dessus des forces humaines. Voici ce que je répète, en bonne santé, à mes gens : « J’espère que, si je viens à être malade, je ne demanderai rien, dont je puisse rougir ou me repentir ; si cependant la force du mal l’emportait, je vous défends de me rien donner sans la permission des médecins et sachez-le bien, si vous cédiez à mes désirs, je vous en punirais comme d’autres se vengent d’un refus. » Écoutez encore ceci : un jour j’étais brûlé d’une ardente fièvre ; enfin elle tomba et, après avoir été frictionné, je me disposais à prendre de la main du médecin une boisson, lorsque je lui tendis le bras en le priant de tâter mon pouls et je lui rendis la coupe déjà près de mes lèvres. Quelque temps après, le vingtième jour de la maladie, on me préparait pour le bain ; ayant vu les médecins chuchoter, je leur en demandai la cause ; ils répondirent qu’ils croyaient le bain sans danger, mais qu’ils ne pouvaient cependant pas se défendre de quelque inquiétude. « Eh quoi ! dis-je, est-ce absolument nécessaire ? » Et, renonçant avec tranquillité et avec douceur à l’espoir du bain, où je croyais déjà me voir porter, j’en acceptai la privation du même cœur et du même air que j’en avais reçu la promesse. Le but de tout cela ? C’est d’abord de ne pas vous donner de conseils sans les appuyer par l’exemple ; c’est aussi pour m’astreindre moi-même dans l’avenir à cette même force de caractère, en m’y obligeant par cette lettre, comme par une caution. Adieu.
Comment mettre d’accord et votre affirmation que les occupations continuelles vous assiègent et votre désir de recevoir mes livres, qui ont de la peine à obtenir des gens oisifs un peu de ce temps qu’ils gaspillent ? Aussi attendrai-je la fin de cet été que vous passez dans les travaux et les tracas et, en hiver seulement, quand on pourra croire que vos nuits au moins sont libres, je chercherai parmi mes bagatelles ce que je peux vous offrir de préférence ; jusque-là c’est bien assez si mes lettres ne vous sont pas importunes ; mais elles le sont certainement, aussi les ferai-je plus courtes. Adieu.
Jusques à quand persisterez-vous à rester tantôt en Lucanie, tantôt en Campanie ? « C’est que, dites-vous, moi je suis Lucanien et ma femme Campanienne. » Excellente raison sans doute d’être absent longtemps, mais non pas toujours. Revenez donc enfin à Rome, où vous attendent considération, honneurs, amitiés tant hautes qu’humbles. Jusques à quand vivrez-vous en prince ? Jusques à quand veillerez-vous, ou dormirez-vous selon votre bon plaisir ? Jusques à quand point de brodequins de cérémonie, la toge en congé, et la liberté tout le long du jour ? Il est temps de revenir goûter à nos ennuis, ne serait-ce que pour éviter à vos plaisirs la satiété qui les rendrait monotones. Revenez faire des visites matinales, pour éprouver plus de plaisir à en recevoir, vous perdre dans notre cohue, pour mieux jouir de la solitude. Mais quelle maladresse ? Voulant vous attirer, je vous rebute. Peut-être en effet ces exhortations mêmes vous engageront-elles à vous plonger encore davantage dans vos loisirs, que d’ailleurs je voudrais non pas supprimer, mais seulement interrompre. Car de même que, vous offrant à dîner, je mêlerais aux plats doux des mets épicés et piquants, afin de réveiller votre appétit lassé et rebuté par les premiers, de même maintenant je vous conseille de relever quelquefois les délices de votre vie par une pointe d’acidité. Adieu.
Vous avez lu, dites-vous, mes hendécasyllabes ; et vous vous demandez comment j’ai pu les écrire, moi qui suis, à votre avis, un homme austère, et de mon propre aveu, point du tout frivole.
Jamais pour reprendre les choses de plus haut, je ne me suis senti d’aversion pour la poésie. Et même à peine âgé de quatorze ans j’ai composé une tragédie grecque. Laquelle ? dites-vous. Je n’en sais rien ; j’appelais cet essai une tragédie. Peu après, revenant de l’armée, comme j’étais retenu par les vents dans l’île d’Icarie, je me suis plaint en vers élégiaques latins et de cette mer lointaine et de cette île. Je me suis essayé une fois aussi en vers héroïques ; quant aux hendécasyllabes, ce sont ici mes premiers. Et voici comment ils sont nés, quelle en fut l’occasion. On me lisait dans ma villa des Laurentes l’ouvrage d’Asinius Gallus[28] où il établit un parallèle entre son père et Cicéron. Il se présenta une épigramme de ce dernier sur son cher Tiron. Puis, comme à midi je m’étais retiré dans ma chambre pour faire la sieste (on était en été), et comme le sommeil ne venait pas, je me mis à penser que les plus grands orateurs avaient regardé ce genre d’ouvrages comme un délassement et s’en étaient fait un grand honneur. Je me mis à l’œuvre avec ardeur et, contre mon attente, malgré une si longue désaccoutumance, en un court instant, prenant pour sujet les motifs mêmes qui m’avaient invité à écrire, je les exprimai dans ces vers :
« Lisant un jour le livre de Gallus, où il n’a pas craint de décerner à son père, de préférence à Cicéron, la palme de la gloire, je rencontrai un léger badinage de Cicéron où brillait ce génie, qui donna au monde des œuvres si graves, et qui a prouvé aussi que les grands esprits, parés de charmes variés, se plaisent même aux aimables jeux de la plaisanterie. Il se plaint en effet que par une malice cruelle Tiron ait déçu son cœur et, que, le repas fini et le soir venu, il se soit soustrait au paiement de quelques faveurs bien dues. Pourquoi, dis-je alors, après de tels exemples, cachons-nous nos tendresses et fuyons-nous, tremblants, les yeux du public ? Pourquoi n’avouons-nous pas que nous connaissons les ruses des Tirons, leurs malicieuses cajoleries et les douceurs dérobées qui allument de nouvelles flammes ? »
Je passai ensuite à des vers élégiaques, que je fis aussi avec la même rapidité. J’en ajoutai d’autres et puis d’autres encore, séduit par la facilité que j’y trouvais. Revenu à Rome, je lus mes poésies à mes amis ; ils les approuvèrent. Depuis, dans mes loisirs et surtout en voyage, j’ai essayé d’autres mètres. Enfin je me suis décidé, à l’exemple de beaucoup d’autres, à donner un volume séparé d’hendécasyllabes, et je ne m’en repens pas. On les lit, on les copie, on les chante ; les Grecs mêmes, auxquels l’amour de ce petit livre a fait apprendre le latin, les accompagnent soit sur la cythare, soit sur la lyre.
Mais n’est-ce pas trop me vanter ? On pardonne, il est vrai, un peu de folie aux poètes. Et d’ailleurs ce n’est pas mon jugement, mais celui d’autrui que je cite ; et juste ou erroné, il me fait plaisir. Je ne demande qu’une chose : puisse la postérité porter le même jugement erroné ou juste. Adieu.
Vous ne sauriez croire combien je regrette votre absence. Mon amour d’abord en est la cause, et aussi le manque d’habitude d’être séparés. Il en résulte que je passe une grande partie de mes nuits à contempler, tout éveillé, votre image, que dans le jour, aux heures où j’avais coutume de vous rendre visite, mes pieds me portent d’eux-mêmes, comme on le dit avec tant de raison, dans votre appartement, que enfin indolent et triste et semblable à quelqu’un à qui on a refusé la porte, je reviens de votre chambre vide. Le seul temps où je suis affranchi de ce tourment, c’est celui que je consacre au forum, accablé par les procès de mes amis. Jugez donc quelle vie est la mienne, quand je ne trouve de repos que dans le travail, de consolation que dans les tracas et les soucis. Adieu.
Il est arrivé à Varenus[29] une aventure curieuse et digne d’attention, quoique l’issue en soit encore incertaine. On raconte que les Bithyniens abandonnent leur accusation contre lui, la déclarant mal fondée. On raconte ? dis-je. Il est arrivé un député de la province, il a apporté un décret de l’assemblée de cette province, il l’a remis à l’empereur, il l’a remis à plusieurs personnages importants, il nous l’a remis même à nous, les avocats de Varenus. Pourtant le même Magnus, dont je vous ai parlé, persiste et même il pousse obstinément cet excellent Nigrinus ; par sa bouche il demandait aux consuls de forcer Varenus à produire ses comptes.
Je n’assistais désormais Varenus qu’à titre d’ami et j’avais résolu de garder le silence. Quelle maladresse en effet, si, désigné par le sénat comme avocat, je traitais dans ma défense en accusé, celui à qui il importait de ne plus paraître accusé. Cependant, à la fin de la demande de Nigrinus, les consuls ayant tourné les yeux vers moi : « Vous saurez, dis-je, que notre silence a de solides motifs, quand vous aurez entendu les véritables députés de la province. » – « À qui ont-ils été envoyés ? » répliqua Nigrinus. – « À moi-même », dis-je, « j’ai en main, le décret de la province. » – « Vous pouvez donc voir clair dans l’affaire », reprit-il. Et moi : « Si vous y voyez clair dans un sens opposé, il n’est pas impossible que ce soit moi qui y voie le mieux. » Alors le député Polyenus exposa les raisons du désistement et demanda qu’on ne préjugeât rien de la décision de César. Magnus répondit, Polyenus répliqua. Et moi intervenant rarement et en peu de mots, je me confinai dans le silence. L’expérience en effet m’a appris qu’il est parfois aussi habile pour un orateur de se taire que de parler et je me rappelle avoir dans certaines accusations capitales servi les accusés plus par mon silence que par le discours le mieux apprêté. Une mère avait perdu son fils (qui empêche, en effet, bien que j’aie commencé cette lettre dans une autre intention, de parler de nos travaux ?), elle avait dénoncé au prince pour crime de faux et d’empoisonnement les affranchis de ce fils, qui étaient en même temps cohéritiers avec elle, et elle avait obtenu pour juge Julius Servianus. J’avais défendu les accusés devant une nombreuse assemblée, car la cause avait fait du bruit, et des deux côtés il y avait des orateurs illustres. On la termina, en ordonnant la question, qui décida en faveur des accusés. Plus tard la mère se rendit auprès du prince, et lui assura qu’elle avait trouvé de nouvelles preuves. Suburanus fut invité à entendre sa demande en revision, si elle apportait quelque fait nouveau. La mère était assistée de Julius Africanus, petit-fils de ce fameux orateur, qui avait fait dire à Passienus Crispus : « Bien, par ma foi, fort bien ; mais pourquoi si bien ? » Son petit-fils, jeune homme de talent, mais encore peu roué, après avoir parlé beaucoup, et rempli le temps assigné : « Je vous prie, Suburanus, dit-il, de me permettre d’ajouter une seule phrase. » Alors moi, sous les regards de tout l’auditoire qui attendait une longue réponse : « J’aurais répondu, dis-je, si Africanus eût ajouté cette unique phrase, qui contenait, je n’en doute pas, tous les faits nouveaux. » Je ne me souviens pas d’avoir obtenu en plaidant des applaudissements pareils à ceux que je recueillis alors en ne plaidant pas.
Aujourd’hui j’ai obtenu, la même approbation et le même succès, en gardant encore en faveur de Varenus à peu près le silence. Les consuls, comme le demandait Polyenus, ont réservé au prince l’affaire dans son intégralité, et j’attends sa décision avec anxiété. Car ce jour-là m’apportera pour Varenus la sécurité et le repos, ou m’obligera à reprendre la tâche avec de nouveaux soucis. Adieu.
Dernièrement déjà et maintenant encore, selon votre désir, j’ai adressé des remerciements à notre cher Priscus, et je l’ai fait de grand cœur. Je suis charmé en effet de voir des hommes d’un tel mérite et que j’aime tant, si étroitement liés, que vous vous croyiez obligés l’un envers l’autre à cause de cette amitié. Car lui aussi publie que votre affection lui procure la plus douce joie ; il rivalise avec vous par un noble combat de tendresse mutuelle, et le temps même ne fera que l’accroître. Je suis désolé que les affaires vous accaparent, parce que vous ne pouvez plus vous adonner aux études. Si pourtant vous terminez un de vos procès par l’intervention du juge, et l’autre par vous-même, comme vous le dites, commencez d’abord par jouir dans votre retraite du loisir gagné, puis, rassasié, revenez vers nous. Adieu.
Je ne puis vous exprimer tout le plaisir que me fait notre cher Saturninus en m’écrivant lettre sur lettre pour me dire combien il vous est reconnaissant. Continuez ainsi que vous avez commencé ; chérissez le plus tendrement possible cet homme excellent, dont l’amitié vous donnera les plus grandes joies, et des joies nullement passagères ; car s’il est comblé de toutes les vertus, il se distingue surtout par une rare fidélité dans ses affections. Adieu.
Vous me demandez mon avis sur la manière dont vous devez, dans la retraite où vous vous plaisez depuis longtemps, diriger vos études. Un exercice très utile, et que beaucoup recommandent, est la traduction soit du grec en latin, soit du latin en grec. Par cet entraînement, on acquiert la propriété et l’éclat des termes, l’abondance des figures, la richesse des développements, en outre l’imitation de ces auteurs excellents donne la facilité de trouver des beautés semblables. Et puis des détails qui eussent passé inaperçus d’un lecteur ne peuvent échapper à un traducteur. Ainsi se forment et l’intelligence et le goût. Vous ne perdrez rien à lire d’abord un passage assez vite pour n’en retenir que le sujet et le plan, puis à le rédiger en vous proposant de rivaliser avec l’auteur, à faire ensuite la comparaison avec le modèle, et à examiner avec soin en quoi vous le surpassez, en quoi il vous est supérieur. Quelle joie si parfois c’est vous qui l’emportez, quelle confusion si c’est lui partout. Vous pourrez parfois choisir des morceaux célèbres et lutter avec eux. C’est un peu audacieux, mais non impudent, car la lutte est secrète. Nous voyons même bien des écrivains qui ont livré de tels combats avec gloire. Ils n’aspiraient qu’à suivre de près leur modèle et, n’ayant pas désespéré, ils l’ont dépassé. Vous pourrez aussi, après qu’un de vos discours sera sorti de votre mémoire, le reprendre, conserver beaucoup de parties, en retrancher davantage, tantôt ajouter et tantôt refaire. C’est sans doute un travail pénible et souvent ennuyeux, mais fructueux par sa difficulté même, de raviver sa première ardeur, et de reprendre un élan brisé déjà et abandonné, enfin d’insérer comme de nouveaux membres à un corps achevé sans troubler pourtant l’ordonnance première.
Je sais qu’en ce moment votre principale étude est l’éloquence du barreau. Je ne vous conseillerais pas cependant de vous en tenir à ce style de polémique et pour ainsi dire de guerre. De même que pour la culture de la terre il est bon de varier et de changer les semences, de même la culture de notre esprit demande tantôt un exercice, tantôt un autre. Je veux que de temps en temps vous traitiez quelque point d’histoire ; je veux que vous écriviez une lettre avec soin. Car souvent même dans un discours se présente la nécessité d’une description non seulement historique, mais même demi-poétique, et ce sont les lettres qui donnent, un style vif et châtié. Il est permis encore de se délasser en composant des vers ; je ne parle pas d’un ouvrage suivi et de grandes proportions, qui exige le loisir absolu, mais de ces petites pièces élégantes et brèves, qui s’intercalent fort bien parmi n’importe quelles occupations ou n’importe quels soucis. On les appelle des jeux ; mais ces jeux obtiennent parfois autant de succès que des écrits sérieux. Ainsi donc (pourquoi ne vous exhorterais-je pas par des vers à composer des vers ?)
« De même que c’est une gloire pour la cire de se plier molle et obéissante aux ordres des doigts habiles et de produire l’œuvre demandée, représentant tantôt Mars, tantôt la chaste Minerve, tantôt Vénus, tantôt le fils de Vénus, de même que les sources sacrées ne se consacrent pas seulement à éteindre les incendies, mais souvent aussi arrosent les fleurs et les prairies verdoyantes, de même l’esprit des hommes doit se plier et se conduire selon un art sans raideur avec une savante souplesse. »
C’est pourquoi les plus grands orateurs, et même les plus grands hommes, se livraient à ces exercices ou à ces délassements, disons plutôt à ces délassements et à ces exercices, car c’est merveille combien ces menus ouvrages raniment à la fois et reposent l’esprit. Ils admettent en effet l’amour, la haine, la colère, la pitié, le badinage, tous les sentiments enfin que l’on trouve dans la vie ordinaire, à la tribune du forum, ou dans les affaires judiciaires. Ils offrent aussi, comme tous les autres genres de poésie, cet avantage, que, après avoir été astreints à la contrainte du mètre, nous sommes heureux de retrouver la liberté de la prose et nous écrivons avec plus de plaisir dans un genre que la comparaison nous a montré plus facile.
En voilà plus peut-être que vous n’en demandiez ; j’ai omis cependant un point ; je ne vous ai pas dit quelles lectures je crois nécessaires, quoique je vous l’aie dit assez, en vous indiquant les exercices écrits à faire. Souvenez-vous de choisir avec soin dans chaque genre les meilleurs auteurs. On dit en effet fort bien qu’il faut lire beaucoup, mais non beaucoup de livres. Quels sont ces livres ? C’est une chose si connue et si répandue, qu’elle ne demande pas d’explication ; d’ailleurs j’ai déjà donné à ma lettre une étendue si excessive, que pour vous conseiller comment il faut étudier, je vous ai ôté le temps d’étudier. Reprenez donc au plus tôt vos tablettes et écrivez quelqu’un des ouvrages que je vous ai proposés ou continuez celui-là même que vous aviez en main[30]. Adieu.
Comme moi-même, quand j’ai su le début d’une histoire, je brûle d’y rattacher la fin, car il me semble qu’elle en a été arrachée, je suppose que vous désirez connaître la suite du procès de Varenus et des Bithyniens. La cause fut plaidée d’un côté par Polyenus, de l’autre par Magnus. Après les plaidoiries César dit : « Aucune des parties ne se plaindra d’un retard ; j’aurai soin de m’assurer des vœux de la province. » En attendant Varenus a obtenu un grand avantage. Il est en effet bien douteux que l’accusation contre lui soit fondée, puisqu’il n’est pas certain qu’il y ait seulement une accusation ! Il reste à souhaiter que la province n’approuve pas de nouveau le parti qu’elle a, dit-on, condamné et qu’elle ne se repente pas de son repentir. Adieu.
Vous vous étonnez qu’Hermès, mon affranchi, ait cédé à Corellia les terres dont j’ai hérité et que j’avais fait mettre en vente, sans attendre les enchères publiques, et en estimant mes cinq douzièmes à un prix qui mettrait toute la succession à sept cent mille sesterces. Vous ajoutez qu’elles pourraient se vendre neuf cent mille et vous désirez d’autant plus savoir si je ratifie ce marché. Oui, je le ratifie ; pour quelles raisons ? les voici ; car je désire que vous m’approuviez et que mes cohéritiers m’excusent, si, guidé par un devoir supérieur, je sépare mes intérêts des leurs.
J’ai pour Corellia l’affection la plus respectueuse ; d’abord elle est la sœur de Corellius Rufus, dont la mémoire m’est sacrée, ensuite elle était l’amie intime de ma mère. J’ai aussi avec son mari, Minicius Justus, le meilleur des hommes, des liens anciens ; j’en ai eu aussi de très étroits avec son fils, au point qu’il a présidé aux jeux que j’ai donnés pendant ma préture. Corellia, pendant mon dernier séjour là-bas, me témoigna le désir de posséder quelque domaine sur les bords de notre lac de Côme, et je lui offris de mes terres celles qu’elle voudrait et au prix qu’elle voudrait, exceptant seulement mes propriétés maternelles et paternelles ; car celles-là je ne puis les céder même à Corellia. Aussi, quand m’échut l’héritage, dans lequel se trouvent les domaines en question, je lui écrivis qu’ils allaient être mis en vente. Hermès lui porta cette lettre ; elle voulut qu’il lui adjugeât sur-le-champ ma part, et il la lui céda.
Vous voyez à quel point je dois ratifier un accord que mon affranchi a conclu selon mes sentiments. Il me reste à désirer que mes cohéritiers veuillent bien admettre ma vente séparée, puisque j’avais le droit de ne pas vendre du tout. Rien ne les oblige à suivre mon exemple ; car ils n’ont pas les mêmes liens avec Corellia. Ils peuvent donc considérer l’intérêt, dont l’amitié m’a tenu lieu. Adieu.
Je vous envoie le petit opuscule que j’ai composé, à votre demande, pour que votre ami, ou plutôt notre ami (car tout n’est-il pas commun entre nous ?) pût au besoin s’en servir ; je vous l’envoie exprès un peu tardivement, afin que vous n’ayez pas le temps de le corriger, c’est-à-dire de le gâter. Vous en trouverez, après tout, toujours assez, sinon pour le corriger, du moins pour le gâter ; car vous autres, les puristes, vous retranchez toutes les beautés. Si vous le faites, je m’en féliciterai, car plus tard, profitant de quelque occasion, je présenterai vos suppressions comme mon bien et grâce à votre goût dédaigneux, c’est moi qui serai loué ; il en ira de même pour les passages que vous trouverez en note ou entre les lignes d’un autre style que l’ouvrage. Car, soupçonnant que vous trouveriez plein d’enflure ce qui n’est qu’un peu éclatant et pompeux, j’ai cru à propos, pour vous éviter des tourments, d’ajouter aussitôt une rédaction plus concise et plus modeste ou pour mieux dire plus terre à terre et plus médiocre, mais bien meilleure à votre goût, (car pourquoi me priverai-je de pourchasser et de traquer sans merci votre délicatesse ?) Voilà pour vous faire rire un peu parmi vos graves occupations ; voici du sérieux : songez à me rembourser le prix que j’ai payé pour vous envoyer un courrier tout exprès. Ainsi je suis sûr qu’en lisant cette demande ce n’est pas quelques parties de mon opuscule, mais l’opuscule entier que vous désapprouverez et auquel vous refuserez toute valeur, puisqu’on vous en réclame le prix. Adieu.
Votre lettre m’annonce à la fois que vous travaillez et que vous ne travaillez pas. Je vous parle par énigmes. C’est bien vrai, mais je vais m’expliquer plus clairement. Elle affirme que vous ne travaillez pas, mais elle est si achevée, qu’elle ne peut avoir été écrite que par quelqu’un qui travaille ; autrement vous êtes le plus heureux des hommes, si vous écrivez avec cette perfection sans effort et en vous jouant. Adieu.
C’est vraiment de votre part une extrême délicatesse de me prier et même d’exiger avec tant d’instance que j’ordonne de recevoir de vous le prix de mes terres non sur le pied de sept cent mille sesterces, suivant le marché conclu avec mon affranchi[31], mais sur le pied de neuf cent mille, selon l’estimation que les publicains ont faite du vingtième de la succession. À mon tour, je vous supplie et j’exige que vous considériez non seulement ce qui est digne de vous, mais aussi ce qui est digne de moi, et que vous me permettiez sur ce point seul de vous résister avec les mêmes sentiments que je vous obéis sur tous les autres. Adieu.
Vous me demandez quelles sont mes occupations ? Celles que vous connaissez bien, je suis absorbé par ma charge, je me mets au service de mes amis, je consacre quelques moments à l’étude, à laquelle il serait, je n’ose dire mieux, mais à coup sûr plus agréable de les donner tous exclusivement. Quant à vous, je serais peiné que vous fissiez toute autre chose que ce que vous désirez, si vos occupations n’étaient très honorables, car il y a le plus noble mérite à diriger les affaires de l’état et à trancher les différends entre ses amis. Je savais bien que vous seriez heureux d’avoir pour compagnon notre cher Priscus. Je connaissais sa franchise, je connaissais son affabilité, qu’il soit en outre très reconnaissant, qualité que j’ignorais, je m’en rends compte, quand vous m’écrivez qu’il garde un souvenir si agréable de mes services. Adieu.
Calestrius Tiro est un de mes amis les plus intimes, auquel je suis attaché par tous les liens privés et publics. Nous avons fait campagne ensemble, ensemble nous avons été questeurs de César. Lui m’a devancé dans le tribunat par le privilège des enfants[32], mais je l’ai rejoint dans la préture, César m’ayant accordé une dispense d’un an. J’ai souvent goûté la retraite dans ses villas, souvent il a rétabli ses forces dans ma maison. Maintenant, il va, en qualité de proconsul, prendre possession de la province de Bétique en passant par Ticinum. J’espère ou plutôt je suis sûr d’obtenir facilement qu’il se détourne de sa route pour aller vous voir, si vous voulez affranchir par la baguette[33], les esclaves, auxquels vous avez dernièrement, en présence de vos amis, donné la liberté. Vous n’avez pas à craindre d’importuner un homme qui ne trouverait pas long de faire le tour du monde pour me rendre service. Quittez donc cette excessive discrétion qui vous est habituelle, et ne consultez que votre désir. Il a autant de plaisir à me complaire que moi à vous obéir. Adieu.
Chacun a son motif de donner une lecture ; le mien, comme je l’ai dit souvent, est, si quelque faute m’a échappé, et il m’en échappe sûrement, d’en être averti. Aussi suis-je d’autant plus surpris que quelques personnes, comme vous me l’écrivez, me blâment de lire mes discours ; peut-être en vérité pensent-elles que ces œuvres seules n’ont pas besoin d’être corrigées. Or je leur demanderais volontiers pourquoi elles concèdent, si toutefois elles le concèdent, qu’on doit lire en public un ouvrage historique, dont la composition vise non pas à l’éclat mais à l’exactitude et à la sincérité ; pourquoi une tragédie, qui demande non une salle de lecture et un auditoire, mais une scène et des acteurs ; pourquoi des poésies lyriques, qui veulent non un lecteur, mais un chœur et une lyre. C’est, dira-t-on, que la lecture publique de ces sortes d’écrits est déjà entrée dans l’usage. Faut-il donc condamner celui qui en a donné le premier l’exemple ? Quelques compatriotes et les Grecs n’ont-ils pas lu souvent même des plaidoyers ?
– Mais, dit-on, il est superflu de donner lecture d’un discours déjà prononcé en public. – Oui, si on lisait exactement le même discours, devant les mêmes auditeurs, et aussitôt après ; si au contraire vous faites des additions nombreuses, des changements nombreux, si vous invitez quelques auditeurs nouveaux, ou quelques-uns des premiers, mais après un intervalle assez long, pourquoi serait-il moins légitime de lire un discours que de le publier ? – Pourtant, il est difficile qu’un plaidoyer fasse plaisir à la lecture. – C’est une affaire d’adresse pour le lecteur, mais non une raison de ne pas lire. D’ailleurs moi je cherche à être loué non pas au moment où je lis, mais plus tard, quand on me lira. Aussi je ne néglige aucune occasion de me corriger ; d’abord, je retouche moi-même à loisir ce que j’ai écrit ; puis j’en donne lecture à deux ou trois amis ; ensuite, je le soumets à la critique de quelques autres, et si leurs critiques me laissent hésitant, je les pèse de nouveau avec un ou deux amis. Enfin je lis l’ouvrage devant une assemblée plus nombreuse et, vous pouvez me croire, c’est là que je suis le plus ardent à corriger. Car mon attention est d’autant plus éveillée que mon inquiétude est plus vive. Le respect des auditeurs, l’amour propre, l’appréhension sont d’excellents censeurs ; prenez-y garde en effet : n’est-il pas vrai que, si vous devez parler devant une personne, quelque savante qu’elle soit, mais seule, vous êtes moins ému que si vous vous adressez à un grand nombre d’auditeurs même ignorants ? N’est-ce pas que c’est, lorsqu’on se lève pour plaider, qu’on se défie le plus de soi et qu’on souhaiterait d’avoir écrit autrement, je ne dis pas une grande partie de son discours, mais son discours tout entier ? Surtout si le théâtre est vaste et le cercle étendu, car alors, même les mendiants et les ouvriers nous causent de l’appréhension ; n’est-ce pas que, si l’on croit n’avoir pas plu dans le début, on se sent découragé et abattu ? C’est que, à mon avis, il y a dans le nombre même un bon sens collectif qui impose ; si chacun en particulier a peu de goût, tous réunis en ont beaucoup.
Aussi Pomponius Secundus (c’était un auteur de tragédies), quand par hasard un de ses amis intimes était d’avis de supprimer un passage que lui-même tenait à conserver, disait-il souvent : « J’en appelle au peuple », et d’après le silence ou l’approbation du public, il suivait son propre sentiment ou celui de son ami. Tant il avait confiance dans la multitude. Avait-il tort ou raison ? peu m’importe. Car moi je n’invite pas la multitude, mais des auditeurs déterminés et choisis, dont je puisse consulter les visages, auxquels je me fie, dont enfin j’observe chacun et redoute l’ensemble. Car ce que Cicéron disait du travail écrit[34], je le pense de la crainte. C’est la crainte, la crainte seule qui est le plus rigide des censeurs. Cette seule pensée que nous devons lire en public nous corrige ; entrer dans la salle de lecture, nous corrige ; pâlir, trembler, parcourir des yeux l’auditoire, nous corrige. Je ne me repens donc pas de mon habitude, dont l’expérience me prouve l’utilité, et loin d’être intimidé par les bavardages dont vous me parlez, je vous demande même de m’indiquer quelqu’autre moyen nouveau de corriger mes écrits. Car mon souci de perfection n’est jamais satisfait. Je songe combien c’est chose grave de livrer un ouvrage aux mains du public et je ne puis me persuader qu’il ne soit pas utile de retoucher souvent et en s’entourant de nombreux amis, ce que l’on destine à plaire à tout le monde et toujours. Adieu.
Vous me consultez sur le moyen de garantir même après vous une somme que vous avez offerte à nos compatriotes en vue d’un festin public. Cette consultation m’honore, mais le conseil n’est pas aisé. Verserez-vous le montant à la cité ? Il est à craindre qu’il ne soit dilapidé. Donnerez-vous des terres ? Devenues domaine public, elles seront négligées. Je ne vois rien de plus sûr que ce que j’ai fait moi-même. En garantie de cinq cent mille sesterces que j’avais destinés à une fondation alimentaire[35] pour des garçons et des jeunes filles de naissance libre, j’ai fait à l’agent du fisc de la ville une vente fictive par mancipation d’une de mes terres, dont la valeur dépassait beaucoup la donation ; puis je l’ai reprise, chargée d’une redevance annuelle envers l’état de trente mille sesterces. Par ce moyen le fonds donné à l’état est en sûreté, le revenu certain, et la terre, donnant un rendement bien supérieur à la redevance, trouvera toujours un maître qui veuille la faire valoir. Je sais bien que j’ai pris sur ma fortune beaucoup plus que je ne parais avoir donné, puisque la charge de cette redevance ôte beaucoup de valeur à une très belle terre. Mais il convient de donner la préférence aux intérêts généraux sur les intérêts particuliers, aux choses éternelles sur celles qui périssent, et de prendre plus de précautions pour assurer son bienfait que son propre bien. Adieu.
Je suis vivement inquiet de la maladie de Fannia. Elle l’a contractée en soignant la vestale Junia, d’abord volontairement, car elle est sa parente, puis sur l’invitation même des pontifes. Car lorsque les vestales sont obligées par une maladie grave de quitter l’atrium de Vesta[36], on les confie aux soins et à la garde de matrones. Or c’est en s’acquittant avec dévouement de ce devoir que Fannia a été atteinte à son tour de ce mal. Les accès de fièvre persistent, la toux augmente, la maigreur est extrême, et la faiblesse très grande. Seuls son courage et son énergie restent entiers, bien dignes de son mari Helvidius, de son père Thraséas ; tout le reste s’en va et m’accable non seulement d’inquiétude, mais encore de douleur. Je suis désolé de voir cette femme admirable enlevée aux yeux de nos compatriotes qui peut-être n’en reverront plus jamais de pareille. Quelle pureté ! Quelle vertu ! Quelle dignité ! Quelle constance ! Deux fois elle suivit son mari en exil, une troisième elle fut elle-même bannie à cause de son mari. En effet Senecio était mis en accusation pour avoir composé un livre sur la vie d’Helvidius, et ayant dit dans sa défense qu’il l’avait fait à la prière de Fannia, Mettius Carus demanda à celle-ci sur un ton menaçant si elle l’en avait prié : « Oui », répondit-elle ; si elle lui avait donné des notes pour son livre : « Oui » ; si sa mère le savait « Non » ; enfin elle ne laissa échapper aucune parole inspirée par la peur. Bien mieux ; ce livre même, quoique interdit par un sénatus-consulte arraché par la contrainte et la terreur de ce temps malheureux, elle le sauva dans la confiscation de ses biens, le garda avec elle et emporta dans son exil la cause même de cet exil. Quel charme et quelle douceur aussi ! Combien enfin, par un don bien rare, elle méritait à la fois l’amour et le respect. Aurons-nous désormais un tel modèle à proposer à nos épouses ? Y aura-t-il une autre femme pour nous donner à nous autres hommes de pareils exemples de courage, une femme dont la vue, dont les paroles nous remplissent d’autant d’admiration que celles dont nous lisons l’histoire ? Et maintenant il me semble que cette maison même chancelle et que, ébranlée jusqu’à ses fondements, elle est prête à s’écrouler, bien que Fannia laisse des descendants ; car par quelles vertus, par quelles nobles actions pourront-ils effacer l’idée que leur race a fini avec cette illustre femme ?
Quant à moi, ce qui accroît encore mon affliction et ma douleur, c’est que je crois perdre une seconde fois sa mère, l’illustre mère d’une femme si admirable (je ne puis en faire un éloge plus éclatant) ; comme Fannia nous la représente et la fait revivre à nos yeux, elle nous l’enlèvera avec elle et, du même coup, me fera une blessure nouvelle tout en rouvrant l’ancienne. Je les ai vénérées toutes deux, chéries toutes deux ; laquelle plus vivement ? Je ne sais, et d’ailleurs elles ne voulaient pas de préférence entre elles. Elles ont éprouvé mon dévouement dans la prospérité, elles l’ont éprouvé dans l’adversité. J’ai été leur consolation dans l’exil, leur vengeur à leur retour. Je ne leur ai cependant pas rendu tout ce que je leur dois, et si je désire la conserver c’est surtout pour qu’il me reste le temps de m’acquitter. Voilà mes soucis pendant que je vous écris ; si quelque dieu les changeait en joie, je ne me plaindrais pas de mes alarmes. Adieu.
J’ai lu votre livre et j’ai noté avec le plus grand soin les changements ou les suppressions que j’ai cru nécessaires. Car j’ai autant l’habitude de dire la vérité, que vous aimez à l’entendre ; d’ailleurs personne ne supporte mieux les critiques, que ceux qui méritent le plus de louanges. Maintenant j’attends qu’à votre tour vous me renverrez mon livre avec vos annotations.
Quel charme, quel noble échange ! Quelle joie pour moi de penser que, si la postérité a quelque souci de nous, en tous lieux on vantera l’entente, la franchise, la confiance dans lesquelles nous aurons vécu ! Quel exemple rare et magnifique que celui de deux hommes d’âge et de rang à peu près égaux, de quelque renom dans les lettres, (je suis obligé de ménager aussi votre éloge, puisque je parle de moi en même temps) qui s’encourageaient mutuellement dans leurs travaux littéraires. Pour moi, encore tout jeune, quand vous étiez déjà dans l’éclat de la renommée et de la gloire, c’est vous que je rêvais de suivre, vous que je brûlais d’approcher et de paraître approcher loin en arrière, mais enfin le premier après vous. Il y avait alors une foule de brillants talents ; mais c’est vous qui me sembliez (ainsi le voulait la conformité de nos natures) le plus facile à imiter, le plus digne d’être imité. Aussi quelle est ma joie de savoir que, dans les entretiens littéraires, on associe nos deux noms[37], que, si l’on parle de vous, aussitôt on pense à moi. Il est plus d’un écrivain qu’on nous préfère à tous deux. Mais nous, peu m’importe à quel rang, on nous met ensemble. Pour moi en effet, le premier est celui qui vous suit immédiatement. Et bien mieux, vous avez dû remarquer que dans les testaments, excepté le cas de quelque amitié particulière à l’un de nous deux, on nous attribue des legs de même valeur et de même rang. Je vous rappelle tout cela pour nous encourager à rendre plus ardente encore notre affection mutuelle, puisque nos études, notre caractère, notre réputation, et enfin les dernières volontés des hommes nous unissent par tant de liens. Adieu.
Je vous obéis, mon bien cher collègue, et je ménage la faiblesse de mes yeux, comme vous m’y engagez. Je me suis fait conduire ici dans une voiture couverte et fermée de tous côtés qui formait une véritable chambre, et ici je m’abstiens avec regret, mais je m’abstiens, non seulement d’écrire, mais même de lire et je ne travaille plus que par les oreilles. Au moyen de rideaux je rends mon appartement sombre, sans aller jusqu’à l’obscurité. Dans ma galerie aussi j’entretiens, en tamisant le jour des fenêtres du bas, autant d’ombre que de lumière. Ainsi je m’habitue peu à peu à supporter le jour. J’use du bain, parce qu’il me fait du bien, et du vin parce qu’il ne m’est pas nuisible, mais modérément. Voilà les habitudes que j’ai prises et maintenant j’ai quelqu’un qui me surveille. J’ai reçu avec plaisir, parce qu’elle venait de vous, la poule que vous m’avez envoyée ; et j’ai eu les yeux assez bons, quoique encore malades, pour voir qu’elle était très grasse. Adieu.
Vous serez moins étonné que je vous aie prié avec tant d’instance d’accorder le tribunat à un de mes amis, quand vous saurez son nom et son mérite. Or je peux bien maintenant vous le nommer et vous faire son portrait, puisque vous avez donné votre parole. C’est Cornélius Minicianus, l’honneur de ma province et par son rang et par son caractère. Né d’une famille illustre, il possède une grande fortune, et il aime les lettres, autant que s’il était pauvre. Il est en même temps un juge plein de droiture, le plus courageux des avocats et un ami très sûr. Vous croiriez que c’est vous qui avez été obligé, quand vous aurez vu de près cet homme qui n’est au-dessous d’aucun honneur, d’aucun titre (je ne veux rien dire de plus flatteur, par égard pour le plus modeste des hommes). Adieu.
Je me réjouis que vos forces vous permettent d’aller à Milan à la rencontre de Tiro, mais, afin que vous les conserviez, je vous prie de ne pas vous imposer une si grande fatigue, qui ne convient plus à votre âge. Et même je vous supplie d’attendre Tiro chez vous, dans votre maison, et même sans quitter le seuil de votre chambre. Comme j’ai pour lui l’affection d’un frère, il ne doit pas exiger de celui que je vénère comme un père, une attention dont il aurait dispensé son propre père. Adieu.
Ummidia Quadratilla est morte, un peu avant sa quatre-vingtième année ; jusqu’à sa dernière maladie elle est restée verte et même plus solide et plus robuste que ne l’est d’ordinaire une dame romaine. Elle a laissé en mourant un testament fort raisonnable, instituant comme héritiers son petit-fils pour deux tiers, et sa petite-fille pour l’autre tiers.
Je connais peu la petite-fille, mais le petit-fils est de mes amis intimes ; c’est un jeune homme remarquable et qui mérite d’être aimé comme un parent même par ceux qui ne lui sont pas attachés par le sang. Et d’abord quoique d’une beauté rare, il a toujours échappé aux méchants propos, soit pendant son enfance, soit pendant sa jeunesse. Il s’est marié dans sa vingt-quatrième année, et il aurait été père, si les dieux l’eussent permis. Il a vécu dans l’intimité d’une aïeule raffinée, avec la plus grande réserve, qu’il sut allier à la plus profonde déférence. Elle avait des pantomimes et les traitait avec plus de bienveillance qu’il ne convenait à une femme du premier rang. Quadratus n’assistait à leurs jeux ni au théâtre, ni chez elle ; et elle ne l’exigeait pas. Je lui ai souvent entendu dire, quand elle me recommandait les études de son petit-fils, qu’elle aimait à se distraire comme femme et pour occuper les loisirs de son sexe, en jouant aux échecs, à regarder ses pantomimes, mais que toujours quand elle voulait se livrer à l’un ou à l’autre de ces plaisirs, elle renvoyait son petit-fils à son travail d’école ; elle agissait ainsi, je pense, moins par affection que par respect pour lui.
Vous allez être étonné, comme je le fus moi-même. Lors des derniers jeux des prêtres[38], où des pantomimes avaient été produits sur la scène, nous sortions ensemble du théâtre, Quadratus et moi, quand il me dit : « Savez-vous qu’aujourd’hui pour la première fois j’ai vu danser l’affranchi de ma grand-mère ? » Voilà le petit-fils. Mais en revanche des gens absolument étrangers à Quadratilla, pour lui faire honneur (je rougis d’employer ici ce mot honneur), pour lui plaire par des flagorneries, couraient à la représentation, bondissaient de leur siège, applaudissaient, s’émerveillaient, puis répétaient tous les gestes de la dame en les accompagnant de chansons ; et maintenant ils recevront des legs insignifiants, pour prix des services rendus au théâtre, de la main d’un héritier qui n’assistait jamais à ces spectacles.
Je vous raconte ces histoires, parce que je sais que vous apprenez volontiers les nouvelles, et parce qu’il m’est agréable de renouveler, en vous les écrivant, les joies que j’ai éprouvées. Je me réjouis en effet de la tendresse de la défunte, de l’honneur fait à un excellent jeune homme, je suis tout heureux aussi que l’ancienne maison de C. Cassius, le fondateur et le père de l’école Cassienne[39], ait à sa tête un maître non moins grand que le premier. Mon cher Quadratus en soutiendra dignement l’honneur ; il lui rendra sa dignité et sa popularité d’autrefois, aussi grand orateur que celui de jadis était savant jurisconsulte. Adieu.
Oh ! que de savants soustraits ou cachés à la renommée par leur modestie ou leur amour de la tranquillité ! Et cependant avons-nous à faire un discours ou à donner une lecture, nous ne craignons que ceux qui exhibent leurs œuvres, alors que ceux qui se taisent leur sont par cela même supérieurs, car ils témoignent par le silence tout leur respect pour les plus nobles travaux. C’est par expérience que je vous en parle.
Terentius Junior, après s’être acquitté d’une manière irréprochable des devoirs militaires des chevaliers et même de l’intendance[40] de la province de Narbonne, s’est retiré dans ses terres et a préféré aux honneurs qui l’attendaient un paisible loisir. Ayant été invité chez lui, je le regardais comme un bon père de famille, comme un diligent laboureur, et je me préparais à l’entretenir des sujets que je lui supposais familiers ; j’avais déjà commencé, quand lui, par une conversation fort cultivée, me ramena à la littérature. Quelle élégance dans tous ses propos ! Avec quelle pureté il s’exprime en latin ! Avec quelle pureté en grec ! Car il possède si bien les deux langues, qu’il semble toujours exceller dans celle qu’il parle sur le moment. Que de lectures ! Que de connaissances ! On croirait qu’il vit à Athènes, non dans une maison de campagne. Bref, il a redoublé mon appréhension et m’a induit à redouter moins ces hommes dont je connais la vaste science que ceux qui vivent retirés et pour ainsi dire en paysans. Faites-en de même, je vous le conseille ; il y a en effet dans nos lettres, comme dans les camps, des gens qui sous un costume civil cachent une armure complète, avec le plus généreux talent, que l’on découvre en y regardant de plus près. Adieu.
Dernièrement la santé languissante d’un de mes amis m’a inspiré cette réflexion, que nous ne sommes jamais plus vertueux que dans la maladie. Quel est en effet le malade que tourmente l’avarice, ou l’ambition, ou les passions ? On ne porte plus les chaînes de l’amour, on ne convoite plus les honneurs, on ne fait plus cas des richesses, et, quelque peu que l’on possède, on en a assez, pensant qu’on va le quitter. Alors on se souvient qu’il y a des dieux, qu’on est homme, on n’envie personne, on ne s’engoue de personne, on ne méprise personne, et même les médisances n’ont plus de saveur pour notre curiosité. On ne rêve que bains et fontaines. Tel est l’objet de nos soucis, le comble de nos vœux et pour l’avenir, si nous avons le bonheur d’échapper à la mort, nous ne nous proposons plus qu’une vie douce et oisive, c’est-à-dire innocente et heureuse[41]. Je peux donc résumer les enseignements que les philosophes s’épuisent à nous donner avec force paroles, et même avec force volumes, et nous conseiller en peu de mots à vous et à moi de nous conserver, dans la santé, tels que, dans la maladie, nous promettons d’être. Adieu.
Nos loisirs nous donnent à moi la possibilité d’apprendre, à vous celle d’enseigner. Je désirerais donc vivement savoir si vous croyez que les fantômes existent, qu’ils ont une forme propre et quelque puissance divine, ou si ce sont des ombres vaines qui ne tiennent que de notre frayeur leur apparence. Pour moi, ce qui me porte à croire à leur existence, c’est l’aventure arrivée, dit-on à Curtius Rufus. Encore humble et obscur, il avait accompagné le gouverneur de l’Afrique ; au déclin du jour, il se promenait sous un portique ; à ses yeux se présente une figure de femme, d’une taille et d’une beauté surhumaines ; dans sa frayeur il l’entendit dire qu’elle était l’Afrique et qu’elle venait lui prédire l’avenir. « Tu iras à Rome et tu y rempliras les plus hautes charges ; tu reviendras même revêtu du pouvoir suprême dans cette province et tu y mourras. » Toutes ces prédictions s’accomplirent. On ajoute que, comme il abordait à Carthage et débarquait, la même figure s’offrit à lui sur le rivage. Ce qui est certain, c’est qu’il tomba malade et que, augurant de l’avenir par le passé, de son malheur par son bonheur, il abandonna tout espoir de guérison, alors qu’aucun des siens ne désespérait.
Mais l’aventure suivante n’est-elle pas encore plus effrayante et non moins surprenante ? Je vais vous l’exposer telle qu’elle m’a été contée. Il y avait à Athènes une maison spacieuse et commode, mais mal famée et funeste. Pendant le silence de la nuit, on entendait un bruit de ferraille, et si l’on écoutait attentivement, un fracas de chaînes résonnait, lointain d’abord, puis plus rapproché ; bientôt apparaissait un spectre ; c’était un vieillard accablé de maigreur et de misère, avec une longue barbe et des cheveux hérissés. Ses pieds étaient chargés d’entraves, ses mains de chaînes, qu’il secouait. De là, pour les habitants, des nuits affreuses et sinistres, qu’ils passaient à veiller dans la terreur ; ces veilles amenaient la maladie et, l’épouvante croissant toujours, la mort. Car même pendant le jour, quoique le fantôme eût disparu, son souvenir restait devant les yeux, et la peur durait plus que la cause de la peur. Aussi la maison abandonnée et condamnée à la solitude, fut-elle laissée tout entière au spectre. On y avait pourtant mis une affiche, dans l’espoir que quelqu’un, ignorant un tel fléau, voudrait l’acheter ou la louer.
Le philosophe Athénodore vint à Athènes, lut l’écriteau, connut le prix, dont la modicité lui inspira des soupçons ; il s’informe, apprend tout, et ne se décide pas moins ou plutôt ne se décide que mieux à la louer. Vers le soir il se fait dresser un lit de travail dans la première pièce de la maison, demande ses tablettes, son stylet, de la lumière ; il renvoie tous ses gens dans l’intérieur de la maison, tandis que lui applique à écrire son esprit, ses yeux, sa main, de peur que son imagination oisive ne lui représente des fantômes bruyants et de vaines terreurs. Ce fut d’abord, comme partout, le profond silence de la nuit ; puis un battement de fer, un remuement de chaînes. Lui ne lève pas les yeux, ne quitte pas son stylet, mais affermit son attention et s’en fait un rempart devant ses oreilles. Le fracas augmente, se rapproche, et voilà qu’il retentit sur le seuil, voilà qu’il franchit le seuil. Le philosophe se retourne, il voit, il reconnaît l’apparition qu’on lui a décrite. Elle se dressait, immobile, et, d’un signe du doigt semblait l’appeler. Athénodore, d’un geste lui demande d’attendre un moment et se penche de nouveau sur ses tablettes et son poinçon. Elle, tandis qu’il écrivait, faisait résonner ses chaînes sur sa tête. Il se retourne et la voit répéter le même signe qu’auparavant ; alors, sans tarder davantage, il prend la lumière et suit l’apparition. Elle marchait d’un pas lent, comme alourdie par ses chaînes. Arrivée dans la cour de la maison, elle s’évanouit tout à coup, laissant seul son compagnon. Resté seul, il entasse des herbes et des feuilles pour marquer l’endroit. Le lendemain il va trouver les magistrats, il leur demande de faire fouiller ce lieu. On y découvre des ossements emmêlés et enlacés dans des chaînes ; le corps réduit en poussière par le temps et par la terre les avait laissés nus et usés par les chaînes. On les recueille et on les ensevelit officiellement. Depuis la maison fut délivrée de ces mânes qui avaient reçu une sépulture régulière.
Sur tous ces faits je me fie aux affirmations d’autrui ; mais en voici un que je puis affirmer à mon tour. J’ai un affranchi qui n’est pas sans culture. Il dormait avec son frère cadet dans le même lit. Il crut voir quelqu’un qui s’asseyait sur leur couche, approchait des ciseaux de sa tête, et même lui coupait les cheveux sur le sommet du crâne. Au lever du jour on trouva l’enfant tondu sur le crâne et ses cheveux répandus à terre. Quelque temps se passa et un deuxième fait semblable confirma le premier. Un jeune esclave était couché en compagnie de plusieurs autres dans leur appartement réservé. Par la fenêtre entrèrent (tel est son récit) deux hommes en tuniques blanches, qui rasèrent les cheveux de l’enfant endormi, puis se retirèrent par où ils étaient venus. Celui-là aussi fut trouvé tondu, quand le jour vint, et ses cheveux dispersés autour de lui. Il ne s’ensuivit rien de notable, sauf que je ne fus pas mis en accusation, alors que je devais l’être, si Domitien, sous lequel ces aventures arrivèrent, eût vécu plus longtemps. Car dans son coffret à papiers on trouva une dénonciation portée contre moi par Carus. On peut conjecturer de là, les accusés ayant coutume de laisser pousser leur chevelure, que les cheveux coupés de mes esclaves signifiaient que le péril qui me menaçait était écarté.
Je vous en prie donc, mettez en œuvre toute votre science. La question vaut la peine que vous l’examiniez longtemps et à fond. Et moi non plus je ne suis pas sans mériter que vous me fassiez part de votre savoir. Il vous est même permis de discuter le pour et le contre ; faites pencher cependant la balance d’un côté, pour ne pas me laisser dans l’hésitation et l’incertitude, puisque le motif de ma consultation a été de mettre fin à mes doutes. Adieu.
Vous me dites que vous avez entendu certaines personnes me blâmer de ce que je loue mes amis en toute occasion avec excès. J’avoue mon crime et je m’en flatte même. Quoi de plus honorable que de pécher par indulgence ? Quels sont d’ailleurs ces censeurs qui connaîtraient mieux mes amis que moi-même ? Mais supposons qu’ils les connaissent mieux, pourquoi m’envier une si douce erreur ? Si mes amis ne sont pas tels que je les déclare, je suis toujours heureux de le croire. Que ces critiques portent donc ailleurs leur zèle indiscret ; assez d’autres déchirent leurs amis sous couleur d’indépendance de jugement. Pour moi, ils ne me persuaderont jamais que j’aime trop les miens. Adieu.
Vous allez rire, puis vous indigner, puis rire encore, si vous lisez ce que, sans l’avoir lu, vous ne pourriez croire. Il y a sur la route de Tibur à moins d’un mille (je l’ai remarqué dernièrement) le tombeau de Pallas[43] avec cette inscription : « Ci-gît un homme à qui le sénat a décerné pour sa fidélité et son attachement à ses maîtres les insignes des préteurs, plus quinze millions de sesterces, et qui n’a accepté que la distinction honorifique. » Pour ma part je ne me suis jamais émerveillé de ces honneurs que procure souvent la fortune plutôt que le mérite ; plus que jamais pourtant cette épitaphe m’a rappelé combien il y a d’hypocrisie et de sottise dans ces distinctions que l’on ravale parfois jusqu’à cette boue, jusqu’à cette ordure, enfin dans celles que ce scélérat a osé accepter, a osé refuser, a osé même proposer à la postérité comme un exemple de sa modération. Mais à quoi bon s’indigner ? Il vaut mieux rire, pour que les favoris de la fortune ne se croient pas montés bien haut, quand elle n’a fait que les exposer à la risée publique. Adieu.
Je suis désolé que vous ayez perdu un élève, comme vous l’écrivez, qui donnait les plus hautes espérances. Que sa maladie et sa mort aient dérangé vos travaux littéraires, comment pourrais-je ne pas le comprendre, alors que vous mettez tant d’exactitude à remplir tous vos devoirs, et que vous témoignez une affection si tendre à ceux que vous estimez ? Quant à moi, les soucis de la ville me poursuivent jusqu’ici. Beaucoup me prennent pour juge ou pour arbitre. Et puis ce sont des plaintes de paysans, qui usent amplement de leur droit de se faire entendre après une longue absence. Je suis pressé aussi par l’obligation de louer mes terres, nécessité fort ennuyeuse, tant il est rare de mettre la main sur de bons fermiers. Tout cela rend mes travaux bien précaires, je travaille cependant, car j’écris un peu et je lis. Mais quand je lis, la comparaison me fait sentir combien j’écris mal, quoique vous vous efforciez de relever mon courage, en comparant mon petit ouvrage pour venger Helvidius au discours de Démosthène contre Midias ; il est vrai qu’en composant mon opuscule, je l’ai eu entre les mains, non pas pour l’égaler (il y aurait eu de la témérité et presque de la folie), mais du moins pour l’imiter et marcher sur ses traces, autant que le permettaient la distance des talents, la distance du plus grand au plus humble, ou la différence des causes. Adieu.
Claudius Pollion[44] désire une place dans votre amitié, et je l’en crois digne, d’abord à cause de son désir même, et puis à cause de sa propre affection pour vous ; car on ne demande guère cette faveur, sans avoir commencé soi-même. C’est d’ailleurs un homme droit, intègre, paisible et réservé presque outre mesure, si l’on peut ici dépasser la mesure. Je l’ai connu pendant que nous étions ensemble aux armées, mais plus intimement que comme un simple compagnon d’armes. Il commandait à une aile de cavalerie de mille hommes. Je reçus du légat consulaire l’ordre de vérifier les comptes des ailes et des cohortes, et je constatai autant de basse cupidité et de négligence chez certains autres que chez lui de parfaite honnêteté et d’attentive activité. Élevé ensuite aux plus importantes charges d’intendant, aucune occasion ne put le corrompre ni le détourner de son amour inné de la probité. Jamais il ne s’enorgueillit de ses succès, jamais la variété des fonctions ne lui fit démentir son perpétuel renom d’affabilité et il mena ses travaux avec la même force d’âme qu’il supporte maintenant la retraite. Il l’a interrompue et quittée quelque temps pour se couvrir de gloire, car notre cher Corellius chargé de l’achat et du partage des terres que l’on doit à l’empereur Nerva le prit comme collaborateur. Quelle gloire en effet d’avoir été préféré par un si grand homme à qui s’offrait le choix le plus large. Quant à la déférence, à la fidélité qu’il garde à ses amis, vous pouvez vous fier aux testaments de beaucoup d’entre eux et en particulier à celui d’Annius Bassus, homme d’une haute situation, dont Pollion sauvegarde et perpétue la mémoire avec tant de reconnaissance et tant d’éloges, qu’il a même publié un livre sur sa vie (car il n’a pas moins de goût pour les lettres que pour les autres arts). C’est une conduite pleine de noblesse et digne d’estime à cause de sa rareté même, car la plupart ne gardent le souvenir des morts que pour s’en plaindre. Accueillez donc cet homme si désireux de votre amitié, prenez la main qu’il vous tend, ou plutôt attirez-le à vous et aimez-le comme si vous lui deviez de la reconnaissance. Car dans le commerce de l’amitié celui qui a commencé le premier est non pas le débiteur, mais le créancier. Adieu.
Je suis charmé que l’arrivée de mon cher Tiro vous ait fait plaisir ; mais je suis surtout ravi que la présence du proconsul ait fourni, comme vous me l’écrivez, l’occasion de faire un grand nombre d’affranchissements. Je désire en effet que notre patrie s’accroisse en toutes choses, mais principalement en citoyens. C’est pour une ville le plus solide rempart. Et je suis heureux aussi, sans que j’y mêle de la vanité, mais j’en suis heureux, que, ajoutez-vous, on nous ait comblés, vous et moi, de remerciements et d’éloges. Car, ainsi que le dit Xénophon, la louange est une délicieuse musique pour nos oreilles, surtout quand on croit la mériter. Adieu.
J’ai le pressentiment, et ce n’est pas un pressentiment trompeur, que vos histoires seront immortelles. Aussi ai-je, je l’avoue sans fard, le plus vif désir d’y trouver place. Car si d’ordinaire nous prenons soin que notre portrait soit de la main de l’artiste le plus habile, ne devons-nous pas souhaiter que nos travaux aient la chance de rencontrer un historien et un panégyriste tel que vous ? Je vous signale donc un de mes actes, qui ne peut certes échapper à votre si minutieuse attention, puisqu’il est relaté dans les actes publics[45] ; je vous le signale cependant, pour vous convaincre du plaisir que j’éprouverai si ce fait, dont le péril a accru l’intérêt, reçoit de votre talent, de votre témoignage un nouvel éclat.
Le sénat m’avait désigné avec Hérennius Senecio comme avocat de la province de Bétique contre Bebius Massa, et après la condamnation de Massa, il avait décrété que ses biens seraient confiés à la garde de l’état. Senecio ayant flairé que les consuls allaient écouter les réclamations, vint me trouver et dit : « Avec la même entente, dit-il, que nous avons soutenu l’accusation dont nous étions chargés, allons trouver les consuls et demandons-leur de ne pas permettre qu’on dissipe les biens dont ils doivent être les gardiens. » Je lui répondis : « Puisque c’est le sénat qui nous a donnés pour avocats, faites attention si, à votre avis, notre rôle n’est pas entièrement terminé avec la fin du procès que devait juger le sénat. » Il reprit : « Vous pouvez fixer à votre devoir les limites qu’il vous plaira, car vous n’avez avec cette province d’autre lien que celui du service que vous lui avez rendu, et encore d’un service récent, mais moi j’y suis né et j’y ai été questeur. » – « Si votre résolution est ferme et bien réfléchie, dis-je, je vous suivrai, pour que, au cas où il en résulterait quelque ennui, il ne soit pas pour vous seul. »
Nous nous présentons aux consuls ; Senecio dit ce qu’exigeait l’affaire ; j’ajoute peu de mots. Nous avions à peine fini de parler, quand Massa se plaint que Senecio montre non la loyauté d’un avocat, mais d’un ennemi, et dépose contre lui une accusation de lèse-majesté. Chacun frémit de terreur ; je me lève et : « Je crains, illustres consuls, que Massa par son silence à mon égard ne m’expose au soupçon de prévarication, en ne me comprenant pas dans l’accusation qu’il dépose. » Ces paroles furent recueillies sur-le-champ et plus tard répétées par tout le monde. Le divin Nerva (car même simple particulier il était déjà attentif à ce qui se faisait de bien dans l’état) m’envoya une lettre des plus honorables, pleine de félicitations non seulement pour moi, mais pour le temps, où il avait été donné de voir un trait (ce sont ses propres termes) digne des vertus antiques. Voilà les faits ; quels qu’ils soient, vous leur donnerez plus de notoriété, plus de renom plus de grandeur ; je ne vous demande point cependant d’en exagérer l’importance. L’histoire ne doit pas sortir de la vérité, et la vérité suffit aux belles actions. Adieu.
J’ai fait un bon voyage, sauf que quelques-uns de mes gens ont été rendus malades par l’extrême chaleur. Encolpius, mon lecteur, le ministre de mes travaux comme de mes délassements, a eu la gorge irritée par la poussière et a craché le sang. Quelle tristesse pour lui, quel chagrin pour moi, s’il faut qu’il devienne inhabile aux travaux de l’esprit, alors qu’il tient tout son mérite des travaux de l’esprit. Qui dès lors lira mes ouvrages comme lui, qui les aimera comme lui ? Qui aurai-je autant de plaisir à entendre ? Mais les dieux me permettent un meilleur espoir. Le crachement de sang a cessé, la souffrance s’est calmée. D’ailleurs il est prudent, je suis attentif, les médecins sont vigilants. En outre la pureté de l’air, la retraite, le repos lui permettent autant de santé que de loisirs. Adieu.
D’autres s’en vont dans leurs domaines pour en revenir plus riches, moi pour en revenir plus pauvre. J’avais vendu mes vendanges à des marchands qui enchérissaient à l’envi ; ils étaient attirés par le prix, celui du moment et celui qu’on espérait pour l’avenir. Cet espoir a été trompé. Il eût été commode de faire à tous la même remise, mais ce n’était pas assez équitable. Or ce qui me paraît très bien c’est de pratiquer la justice chez soi comme au dehors, dans les affaires peu importantes comme dans les grandes, dans les siennes comme dans celles d’autrui. Car s’il est vrai que les fautes sont égales, les mérites le sont aussi. J’ai donc remis à tous, afin que personne ne s’en allât « sans cadeau de ma part », la huitième partie du prix d’achat ; puis pour ceux qui avaient employé les plus grosses sommes à leurs achats j’ai pris une mesure particulière ; car s’ils m’avaient rendu à moi un plus grand service, ils avaient subi, eux, un plus grand dommage. À ceux donc qui avaient acheté pour plus de dix mille sesterces, outre la remise commune et, si j’ose dire, publique du huitième, j’ai accordé le dixième de la somme qui dépassait dix mille sesterces. Je crains de ne pas me faire bien comprendre, je vais rendre ce calcul plus clair. Si quelques-uns avaient acheté, je suppose, pour quinze mille sesterces, ils ont bénéficié d’abord du huitième de quinze mille, puis du dixième de cinq mille sesterces.
De plus, réfléchissant que, sur ce qu’ils devaient, les uns avaient versé immédiatement un assez fort acompte, d’autres un tout petit, d’autres rien, je n’estimais pas juste de traiter avec une égale bonté dans la remise, ceux qui ne m’avaient pas traité avec une égale exactitude dans le paiement. J’ai donc encore à ceux qui avaient fait un versement remis le dixième de leur versement. J’ai cru que c’était le meilleur moyen pour le passé de m’acquitter envers chacun selon son mérite, et pour l’avenir d’intéresser tout le monde soit à acheter, soit même à payer.
Cette méthode, ou si vous voulez, cette complaisance m’a coûté cher, mais elle valait ce qu’elle m’a coûté. Car dans le pays c’est un concert d’éloges sur la nouveauté de cette remise et la manière dont elle a été faite. Parmi ceux mêmes que je n’ai pas mesurés, comme on dit, à la même aune, mais avec des distinctions et une gradation convenable, les meilleurs et les plus honnêtes ont emporté le plus de reconnaissance envers moi, se rendant compte que chez moi :
« Le bon et le méchant ne sont pas en égale estime. »45b
Adieu.
Le dernier livre que je vous ai envoyé, est, de tous les miens, celui qui vous plaît le mieux, dites-vous. C’est aussi l’opinion de quelqu’un de très cultivé. Je suis d’autant plus enclin à croire que vous ne vous trompez ni l’un ni l’autre, parce qu’il n’est pas vraisemblable que vous vous trompiez tous les deux, et aussi parce que je me flatte volontiers. Je veux toujours en effet que mon dernier ouvrage soit regardé comme le plus parfait ; c’est pourquoi dès maintenant j’accorde ma faveur, contre le livre que vous avez en main, au discours que je viens de donner au public, et que je vous communiquerai, aussitôt que j’aurai trouvé un messager diligent. J’ai éveillé votre attente, mais je crains qu’elle ne soit déçue par mon discours, quand vous l’aurez sous les yeux. Attendez-le cependant comme s’il devait vous plaire, et peut-être vous plaira-t-il. Adieu.
Votre idée est excellente d’écrire la guerre contre les Daces[46]. Car comment trouver un sujet aussi plein d’actualité, aussi riche, aussi vaste, aussi poétique enfin et, quoiqu’il traite de faits très vrais, qui ressemble autant à la fable. Vous direz de nouveaux fleuves s’élançant à travers la campagne, de nouveaux ponts jetés sur les fleuves, des camps suspendus aux flancs escarpés des montagnes, un roi chassé de son palais, chassé même de la vie, malgré une audace qui ne désespérait jamais ; vous y joindrez la célébration de deux triomphes, dont l’un fut le premier remporté sur une nation invincible, et l’autre le dernier.
Il n’y a qu’une difficulté, mais elle est très grande, c’est d’égaler ces exploits par votre style, tâche ardue, immense, même pour votre talent, bien qu’il sache s’élever jusqu’au sublime et puiser de nouvelles forces dans la grandeur même de ses entreprises. Il y aura bien de la peine aussi à faire tenir dans des vers grecs des noms barbares et sauvages, celui du roi en particulier. Mais il n’est pas de difficulté que l’adresse et les efforts ne parviennent, sinon à surmonter, du moins à aplanir. Au surplus, s’il est permis à Homère, quand il s’agit de mots grecs faciles à prononcer, de les abréger, pour la légèreté du vers, de les élargir, de les modifier, pourquoi n’userions-nous pas du même privilège, nous aussi, surtout quand il n’y a pas là recherche, mais nécessité[47]. Pour le moment voici mes conditions : envoyez-moi les premières pages dès que vous les aurez achevées, ou plutôt avant de les achever, telles qu’elles seront dans leur premier jet, ébauches encore semblables à des nouveau-nés. Vous me répondrez que des fragments ne peuvent plaire comme une œuvre complète, ni des essais comme un travail fini. Je le sais. Aussi les apprécierai-je comme des tentatives, les regarderai-je comme des membres d’un tout, et attendront-ils dans mon coffret à manuscrits votre dernier coup de lime. Souffrez que j’aie, outre tous les autres, ce gage de votre amitié, de connaître même ce que vous ne voudriez laisser connaître à personne. Bref, il est possible que, pour vos écrits, plus vous mettrez de lenteur et de circonspection à me les envoyer, plus je les trouve beaux et plus je les loue, mais pour vous, je vous aimerai et je vous louerai d’autant plus, que vous mettrez plus de célérité et moins de circonspection dans vos envois. Adieu.
Notre cher Macrinus vient de recevoir un coup bien cruel : il a perdu sa femme dont la rare vertu eût servi d’exemple, même si elle avait vécu dans les temps anciens. Il a passé avec elle trente-neuf ans sans une querelle, sans une brouille. Quel respect elle a toujours témoigné à son mari, alors qu’elle en méritait tant elle-même. Combien de hautes vertus, propres à tous les âges, elle a réunies et associées ! Sans doute Macrinus a la grande consolation d’avoir possédé si longtemps un tel trésor, mais sa perte n’en est que plus amère ; la jouissance du bonheur accroît la douleur d’en être privé. Aussi serai-je inquiet pour cet ami si cher, jusqu’à ce qu’il puisse laisser distraire son chagrin et cicatriser sa blessure ; c’est un effet surtout de la résignation à la nécessité, du temps, et de la satiété de la douleur. Adieu.
Vous devez avoir appris par ma dernière lettre que j’ai remarqué dernièrement un tombeau de Pallas portant cette inscription : « Ci-gît un homme à qui le sénat a décerné pour sa fidélité et son attachement à ses maîtres les insignes des prêteurs plus quinze millions de sesterces, et qui n’a accepté que la distinction honorifique. » Plus tard j’ai cru qu’il vaudrait la peine de rechercher le décret même du Sénat. Je l’ai trouvé si pompeux et si débordant de flatterie, que cette orgueilleuse épitaphe en devenait un modèle de modération et d’humilité. Que les illustres Romains – je ne parle pas des anciens, des Africains, des Achaïques, des Numantins, mais des plus rapprochés de nous, des Marius, des Sylla, des Pompée, sans remonter plus haut – qu’ils viennent tous réunis se comparer à lui, leur gloire restera bien au-dessous de celle de Pallas. Est-ce des plaisants qui votèrent ce décret ou des malheureux ? Je dirais des plaisants, si la plaisanterie convenait au sénat ; des malheureux donc, mais il n’y a pas de malheur, qui contraigne à une telle bassesse. Est-ce alors de l’ambition et le désir de s’élever ? Mais qui serait assez fou, pour vouloir, au prix de son propre déshonneur et de celui de sa patrie, s’élever dans un état, où l’avantage de la plus haute dignité serait de pouvoir être le premier dans le sénat à louer Pallas ?
Je passe qu’on offre à Pallas, à un esclave, les insignes des prêteurs ; ce sont des esclaves qui les offrent. Je passe qu’ils décrètent qu’on doit non seulement l’exhorter mais même l’obliger à porter l’anneau d’or. C’eût été un affront pour la majesté du sénat, si un sénateur prétorien avait porté l’anneau de fer. Ce sont bagatelles négligeables. Mais voici qui mérite attention : au nom de Pallas, le sénat – et l’on n’a pas encore après cela purifié la curie par des cérémonies expiatoires ! – au nom de Pallas, le sénat remercie César d’avoir fait grand honneur à son affranchi en parlant de lui en termes élogieux, et d’avoir permis au sénat d’attester sa bienveillance envers lui. Quoi de plus beau pour le sénat que de montrer à Pallas toute la reconnaissance désirable ? Le décret ajoute : « Pour que Pallas, à qui chacun se reconnaît obligé pour sa part, reçoive la récompense si méritée de sa singulière fidélité au prince, de sa singulière activité… » Ne croirait-on pas qu’il a reculé les frontières de l’empire, qu’il a conservé des armées à l’état ? Il continue : « Puisque le sénat et le peuple romains ne pouvaient trouver d’occasion plus agréable d’exercer leurs libéralités, qu’en ayant le bonheur d’accroître la fortune de ce gardien si intègre et si fidèle des finances du prince… » Voilà quels étaient alors les vœux du sénat, la plus chère joie du peuple, et l’occasion de libéralités la plus agréable, avoir le bonheur d’accroître la fortune de Pallas en vidant le trésor public. Et voici la suite : il avait plu au sénat de décréter un don de quinze millions de sesterces à prélever sur le trésor, et plus son âme répugnait à des désirs de cette sorte, plus on demandait avec insistance au père de l’état de le contraindre à complaire au sénat. Il ne manquait plus, en effet, que de mettre l’autorité de l’état au service de Pallas, que de supplier Pallas de céder aux avances du sénat, que de demander à César lui-même de prendre sa protection et sa défense contre cet insolent désintéressement et d’obtenir que Pallas ne dédaignât pas quinze millions de sesterces. Il les dédaigna pourtant ; c’était le seul moyen, devant l’offre publique de si grandes richesses, de montrer plus d’arrogance encore qu’en les acceptant. Le sénat feignant de se plaindre de cette attitude, la comble en même temps d’éloges en ces termes : mais notre prince si bon et le père de l’état ayant consenti, à la prière de Pallas, qu’il fût dispensé de la partie du décret qui visait à lui faire un don de quinze millions de sesterces pris sur le trésor public, le sénat déclarait que c’était assurément de son plein gré et en toute justice qu’il avait désiré, parmi les autres honneurs, décréter à Pallas cette somme pour sa fidélité et son zèle, que cependant, se conformant à la volonté du prince, à laquelle il ne lui paraissait pas permis de résister en rien, il s’y soumettrait en cette occasion aussi. Figurez-vous Pallas opposant pour ainsi dire son veto à un décret du sénat, mesurant lui-même ses honneurs, et refusant une somme de quinze millions de sesterces, comme si c’était trop, alors qu’il acceptait les insignes prétoriens, comme si c’était moins. Figurez-vous César, obéissant, en plein sénat, aux prières, que dis-je ? aux ordres de son affranchi (car c’est un ordre qu’un affranchi adresse à son patron, quand il le prie devant le sénat) ; figurez-vous le sénat attestant partout que c’est en toute justice et de son plein gré qu’il a désiré décerner cette somme à Pallas parmi ses autres honneurs, et qu’il serait allé jusqu’au bout, s’il ne déférait à la volonté du prince, à laquelle il n’était permis de résister en rien. Ainsi pour que Pallas ne tirât pas quinze millions de sesterces du trésor public, il a fallu sa propre discrétion et l’obéissance du sénat, qui sur ce point seul n’aurait pas obéi, s’il avait jugé qu’il lui fût permis de désobéir en rien.
Vous croyez que c’est la fin ? Ne bougez pas et écoutez le plus beau : en tout cas, comme il est utile que la bonté du prince, si prompte à honorer et à récompenser ceux qui le méritent, soit connue en tous lieux et en particulier dans ceux où elle peut engager à l’imitation les hommes qui sont préposés au soin de ses affaires, et où l’éclatante fidélité et l’honnêteté de Pallas peuvent exciter par leur exemple le goût d’une si noble émulation, il a été décidé que le discours lu par le prince dans notre auguste assemblée le dix des calendes de février dernier, et le sénatus-consulte porté à ce sujet, seraient gravés sur une table d’airain et que cette table serait fixée près de la statue cuirassée du divin Jules César. C’était trop peu que la curie eût été témoin de telles turpitudes ; on a choisi le lieu le plus fréquenté[48], pour les exposer à la lecture des générations présentes et futures. On a jugé bon de consigner sur l’airain tous les honneurs de cet esclave dédaigneux, même ceux qu’il avait refusés, même ceux qu’il n’avait exercés qu’autant qu’il dépendait des auteurs du décret. On a buriné et gravé sur des monuments publics et éternels les insignes prétoriens de Pallas, comme si c’étaient des traités antiques, comme les lois sacrées. Tant le prince, tant le sénat, tant Pallas lui-même, ont montré de… je ne trouve pas de mot, pour décider d’étaler aux yeux de tous, Pallas son insolence, César sa faiblesse, le sénat sa dégradation ! Et on n’a pas rougi de donner un prétexte à cette honte, un beau, un noble prétexte vraiment, le désir d’exciter, par l’exemple des récompenses décernées à Pallas, le goût de l’émulation chez les autres. Tel était l’avilissement des honneurs, de ceux mêmes que Pallas ne dédaignait pas ! On trouvait cependant des hommes d’une naissance distinguée qui briguaient et désiraient ce qu’ils voyaient donner à un affranchi, promettre à des esclaves. Quelle joie de n’avoir point vécu dans ces temps, dont je rougis, comme si j’y avais vécu ! Je ne doute pas que vous n’éprouviez les mêmes sentiments ; je sais quelle est votre délicatesse, votre noblesse. Il y a donc des chances pour que, malgré quelques endroits où l’indignation m’a emporté peut-être hors de la mesure d’une lettre, vous pensiez que je ne me plains pas assez, plutôt que trop. Adieu.
Ce n’est pas comme de maître à maître ni comme d’élève à élève (ainsi l’écrivez-vous), mais comme de maître à élève (car vous êtes un maître et moi le contraire ; aussi me rappelez-vous à l’école tandis que je prolonge encore les Saturnales) que vous m’avez envoyé votre livre. Pouvais-je allonger plus maladroitement ma phrase et vous mieux prouver par là que non seulement je ne mérite pas d’être appelé votre maître, mais pas même votre élève ? Je vais cependant assumer le rôle de maître et exercer sur votre livre le droit que vous m’avez donné, avec d’autant plus de liberté, que je n’ai pendant ce temps à vous envoyer aucun de mes ouvrages, sur lequel vous puissiez vous venger. Adieu.
Avez-vous jamais vu la source du Clitumne[49] ? Si vous ne l’avez pas encore vue (et je le crois, sinon vous m’en auriez parlé), voyez-la ; moi je l’ai vue dernièrement, et je regrette d’avoir tant tardé. Une modeste colline s’élève, boisée d’antiques cyprès qui l’ombragent. À sa base sort une source qui jaillit par plusieurs veines inégales ; elle se fraye une issue en bouillonnant, puis s’étale en un large bassin si limpide et si transparent que l’on peut y compter les pièces de monnaie qu’on y jette et les cailloux brillants du fond. Elle coule de là, non pas entraînée par la pente du terrain, mais par sa propre abondance et comme par son poids. C’est encore une source et c’est déjà une rivière, capable de porter même des bateaux, auxquels elle permet de passer même quand ils se rencontrent et se croisent : son courant est si puissant, que dans le sens où il se hâte lui-même, quoiqu’il coule en plaine, la barque n’a pas besoin de l’aide des rames, tandis qu’on a toutes les peines du monde à le remonter à force de rames et de perches. C’est un double plaisir pour ceux qui y voguent par distraction et amusement de passer, selon le sens dans lequel on dirige sa promenade, de l’effort au repos, du repos à l’effort.
Les rives sont revêtues de nombreux frênes, de nombreux peupliers, que la transparence de l’eau permet de compter, comme s’ils y étaient plongés, par leur image verdoyante. La fraîcheur de l’eau rivaliserait avec celle de la neige, et sa couleur ne lui cède en rien. Tout près est un temple antique et respecté ; le Clitumne lui-même y est représenté debout, vêtu et orné de la robe prétexte. La présence d’une divinité, et d’une divinité qui rend des oracles est marquée par les sorts qu’on y voit. Tout autour sont dispersées des chapelles nombreuses ayant chacune leur dieu, chacune leur culte, leur nom, quelques-unes mêmes leurs sources, car outre la principale qui est comme la mère des autres, il y en a de plus petites, distinctes par leur naissance, mais qui se mêlent à la rivière, sur laquelle est jeté un pont.
Ce pont est la limite des lieux sacrés et des lieux profanes. En amont il est seulement permis de naviguer, en aval on peut en outre s’y baigner. Les Hispellates, auxquels le divin Auguste a donné ce lieu, offrent les bains aux frais de la cité, ils offrent aussi l’hospitalité. Et il ne manque pas de villas, qui, attirées par l’agrément de la rivière, se dressent sur ses bords.
Bref, tout vous charmera dans ce lieu ; vous pourrez même y exercer votre esprit en lisant les nombreuses inscriptions qu’une foule de gens ont tracées sur toutes les colonnes, sur tous les murs, en l’honneur de cette source et de ce dieu. Vous en louerez beaucoup, vous rirez de quelques-unes ; ou plutôt, vous êtes si indulgent, que vous ne rirez d’aucune. Adieu.
Il y a longtemps que je n’ai plus touché un livre, un stylet, longtemps que je ne connais plus loisirs, ni repos, ni enfin ce charme indolent, mais délicieux de ne rien faire, de n’être rien ; tant les multiples affaires de mes amis m’ôtent toute possibilité de retraite, d’étude. Car aucune étude n’a assez de prix, pour faire déserter les devoirs de l’amitié, que les études elles-mêmes enseignent à observer religieusement. Adieu.
Plus vous désirez que nous vous donnions des arrière-petits-fils, plus vous aurez de chagrin d’apprendre que votre petite-fille a fait une fausse couche. Elle ne se doutait pas de sa grossesse, car c’était la première ; aussi a-t-elle négligé certaines précautions que doit prendre une femme enceinte, et s’est-elle permis ce qui lui est défendu ; la façon dont elle a expié sa faute lui servira de leçon, car elle a couru le plus grand danger. Ainsi donc, s’il est impossible que vous ne vous affligiez pas de voir votre vieillesse privée d’une postérité qui semblait assurée, vous devez cependant remercier les dieux de ce que, en vous refusant pour le présent des arrière-petits-fils, ils vous ont conservé votre petite-fille, et pourront vous en donner plus tard. C’est un espoir que nous garantit cette maternité elle-même quelque malheureuse qu’en ait été l’issue. J’use en ce moment des consolations que je me donne à moi-même pour vous encourager, vous raisonner, vous fortifier. Car vous ne désirez pas plus ardemment des arrière-petits-fils, que je ne souhaite des enfants, auxquels je me flatte de laisser, soit de mon côté, soit du vôtre, un chemin facile vers les honneurs, un nom assez connu, et une noblesse qui ne sera pas celle de parvenus. Puissent-ils naître seulement, et changer notre douleur actuelle en joie ! Adieu.
En pensant à votre affection pour votre nièce, plus tendre même que celle d’une mère pour sa fille, je sens qu’il faut vous donner d’abord les nouvelles que je devrais vous donner après, afin qu’une joie anticipée ne laisse plus de place à l’inquiétude. J’ai peur cependant que même après vous être félicitée vous ne retombiez dans la crainte, et que tout en vous réjouissant de savoir votre nièce hors de danger, vous ne frémissiez d’apprendre qu’elle a été en péril. Enfin sa gaieté renaît, enfin, rendue à elle-même et à moi, elle commence à reprendre ses forces et à remonter dans sa convalescence la pente dangereuse qu’elle avait descendue. Car elle a couru un très grand danger – que cette parole ne nous soit pas funeste ! – et elle l’a couru non par sa faute, mais un peu par celle de son âge. De là sa fausse couche et la triste expérience d’une grossesse qu’elle ignorait. Ainsi, quoiqu’il ne vous soit pas donné d’adoucir le regret que vous cause la perte d’un frère, par la naissance de son petit-fils ou de sa petite-fille, souvenez-vous que ce bonheur est différé plutôt que perdu, puisque nous conservons celle de qui nous pouvons l’attendre. Excusez aussi auprès de votre père ce malheur, que les femmes sont toujours plus disposées à pardonner. Adieu.
Je me donne vacances pour aujourd’hui seulement ; Titinius Capito[50] doit faire une lecture publique et c’est pour moi un devoir autant qu’un plaisir de l’entendre. C’est un homme éminent et qu’on doit regarder comme un des principaux ornements de notre siècle. Il cultive les lettres, il aime ceux qui s’y adonnent, il les aide, il les pousse ; pour beaucoup de ceux qui écrivent, il est un port, un asile, des bras ouverts, pour tous un exemple, enfin pour les lettres elles-mêmes, tombées en décadence, un restaurateur et un réformateur. Il offre sa maison à ceux qui donnent des lectures, il fréquente les salles de lecture, même hors de chez lui, avec une admirable complaisance ; quant aux miennes, sûrement il n’y a jamais manqué, s’il se trouvait à la ville. Il serait donc d’autant plus honteux pour moi de ne pas lui rendre la pareille, quand j’ai des motifs si pressants de le faire. N’est-ce pas que, si j’étais pressé par un procès, je me croirais obligé envers celui qui m’accompagnerait à l’audience ? Et maintenant que ma seule affaire, mon unique souci est celui des lettres, je serais moins obligé envers celui qui m’assiste avec tant d’empressement, dans le cas où l’on peut, je ne dirai pas exclusivement, mais à coup sûr le mieux m’obliger ! Même si je ne lui devais aucun retour, aucune réciprocité, dirai-je, de bons offices, je cèderais cependant à l’attrait soit de son talent si grand, si noble, si doux dans son austérité, soit de son sujet si beau. Il écrit la fin d’hommes illustres, dont quelques-uns m’ont été très chers. Je crois donc accomplir un pieux devoir, à l’égard de ceux dont il ne m’a pas été permis de suivre les obsèques, en assistant à ces sortes d’oraisons funèbres, tardives certes, mais d’autant plus sincères. Adieu.
Vous avez eu raison de lire mes modestes ouvrages avec votre père. Il est utile à vos progrès d’apprendre d’un homme si éclairé ce qu’il faut louer, ce qu’il faut blâmer et en même temps de vous former sous sa direction à l’habitude de dire la vérité. Vous voyez qui vous devez imiter, de qui vous devez suivre la trace. Que vous êtes heureux, vous qui avez eu le bonheur de trouver un modèle excellent à la fois et tendrement aimé, vous qui enfin avez à imiter juste celui à qui la nature a voulu que vous ressembliez le plus. Adieu.
Comme vous êtes fort savant aussi bien dans le droit privé que dans le droit public, dont fait partie le droit sénatorial, je désirerais apprendre surtout de vous si dernièrement je me suis trompé au sénat ou non ; ce n’est pas pour le passé – car il serait trop tard – mais pour l’avenir, si un cas semblable venait à se présenter, que je serais heureux d’être renseigné. Vous me direz : « Pourquoi demander ce que vous devriez savoir ? » La servitude des derniers temps a amené l’oubli et l’ignorance de beaucoup d’autres connaissances utiles et en particulier du droit sénatorial. Combien trouvera-t-on d’hommes assez patients pour se résoudre à apprendre ce qui ne doit leur être d’aucun usage ? Ajoutez qu’il est difficile de retenir ce qu’on a appris, si on ne le met pas en pratique. Aussi le retour de la liberté nous a trouvés novices et inexpérimentés ; séduits par sa douceur nous sommes forcés d’agir parfois avant de savoir. Les anciennes institutions voulaient que nos aînés nous apprissent non seulement par les oreilles, mais encore par les yeux, les règles que nous devions ensuite appliquer nous-mêmes et puis transmettre comme à tour de rôle à nos cadets. C’est pourquoi les jeunes gens étaient tout de suite initiés au service militaire, afin de s’habituer à commander en obéissant, et à marcher en tête à force de suivre ; c’est pourquoi ceux qui visaient aux honneurs se tenaient aux portes de la curie et assistaient en spectateurs au gouvernement de l’état avant d’y être acteurs. Chacun avait son père pour maître, et celui qui n’avait plus son père, en trouvait un parmi les plus illustres ou les plus anciens sénateurs. Quel était le pouvoir de ceux qui proposaient les affaires[52], le droit de ceux qui opinaient, l’autorité des magistrats, la liberté des autres citoyens, quand fallait-il céder, quand devait-on résister, dans quel cas se taire, combien de temps parler, comment séparer les parties contradictoires d’une proposition, comment ajouter à une proposition déjà faite, en un mot toutes les règles sénatoriales étaient apprises par l’exemple, le plus sûr de tous les maîtres. Nous, au contraire, nous avons bien passé une partie de notre jeunesse dans les camps, mais c’était au moment où le zèle était suspect, l’incapacité estimée, les chefs sans autorité, les soldats sans respect, le commandement nulle part, nulle part l’obéissance, le relâchement partout, partout le désordre et même la révolte, enfin toutes les disciplines bonnes à être oubliées plutôt que retenues. Nous avons contemplé aussi la curie, mais une curie tremblante et muette, car, dire ce que l’on pensait était périlleux, et dire ce que l’on ne pensait pas, misérable. Quelles leçons pouvait-on recevoir, quelle utilité de les avoir reçues, dans un temps où l’on ne demandait au sénat que le plus parfait désœuvrement ou les plus grands crimes, où il n’était maintenu que pour servir tantôt de jouet, tantôt de souffre-douleur, et où ses décisions n’étaient jamais sérieuses, mais souvent terribles. Ce sont les mêmes maux que, devenus sénateurs, devenus victimes à notre tour, nous avons vus et subis durant de longues années, et dont nos esprits ont été même pour l’avenir émoussés, brisés, écrasés. Depuis peu de temps – car le temps passe d’autant plus vite qu’il est plus heureux – nous désirons savoir ce que nous sommes, nous désirons pratiquer ce que nous savons.
J’ai donc bien le droit de vous demander d’abord d’excuser mon erreur, si erreur il y a, ensuite d’y appliquer le remède de votre science, qui s’est toujours préoccupée du droit public comme du droit privé, des usages anciens comme des nouveautés, des pratiques rares autant que des plus communes. De plus, je pense que ceux mêmes, à qui l’habitude de traiter des affaires variées ne permet de rien ignorer, risquent ou d’être peu instruits du genre de question que je vous soumets ou même de ne l’avoir jamais rencontré. Je suis donc plus excusable, si par hasard je me suis trompé, et vous êtes plus digne de louanges, si vous pouvez m’instruire même de ce qu’il n’est pas sûr que vous ayez appris.
On traitait l’affaire des affranchis du consul Afranius Dexter, dont on ne savait s’il avait péri de sa propre main ou de celle de ses gens, par un crime ou par un acte d’obéissance. L’un de nous (qui ? demandez-vous ; moi, mais peu importe) était d’avis de les renvoyer absous après la question, un autre de les reléguer dans une île, un autre de les punir de mort. Ces sentences étaient si différentes, qu’elles s’excluaient l’une l’autre. Qu’ont de commun en effet la mort et le bannissement ? Rien de plus, vraiment, que le bannissement et l’acquittement ; encore la proposition d’acquittement se rapproche plus du bannissement que de la mort (les deux premières en effet laissent la vie, la dernière l’ôte), et pourtant ceux qui punissaient de mort et ceux qui condamnaient au bannissement s’étaient groupés ensemble et, feignant un accord momentané, suspendaient pour un moment leur désaccord.
Moi je demandais que chacun des trois avis formât son groupe et que deux ne se réunissent pas à la faveur d’une courte trêve. J’exigeais donc que ceux qui opinaient pour la condamnation à la peine capitale se séparassent de ceux qui bannissaient, et que ces deux partis, tout prêts à se séparer ensuite, ne s’unissent pas momentanément contre les partisans de l’acquittement, parce qu’il importait fort peu s’ils s’entendaient sur un point, mais ne s’entendaient pas sur l’autre. Il me semblait en outre bien étrange que celui qui avait été d’avis de bannir les affranchis, de condamner à mort les esclaves eût été obligé de diviser sa proposition, tandis que celui qui punissait de mort les affranchis était réuni avec celui qui les bannissait. Car s’il fallait diviser l’avis d’une même personne, parce qu’il contenait deux parties, je ne comprenais pas comment on pouvait réunir les avis de deux groupes dont les propositions étaient si contraires. Mais, je vous prie, permettez-moi d’exposer les raisons de mon sentiment à votre barre, comme là-bas, après que l’affaire est terminée comme lorsqu’elle était intacte, et de vous présenter maintenant avec suite dans le loisir mes paroles d’alors qui furent hachées de mille interruptions.
Supposons que l’on eût nommé trois juges seulement pour cette affaire, que l’un demandât la mort des affranchis, le deuxième leur bannissement, le troisième leur acquittement. Les deux premiers avis, unissant leurs forces, supprimeront-ils le dernier, ou bien chacun des trois séparément sera-t-il aussi fort que les autres, sans qu’il soit possible de joindre plutôt le premier avec le second que le second avec le troisième ? Donc, dans le sénat aussi, il faut tenir pour contraire des avis que l’on y a donnés comme visant à des résultats opposés. Que si un seul et même opinant votait la mort et le bannissement, pourrait-on en vertu de cette unique sentence à la fois les mettre à mort et les bannir ? Regarderait-on enfin comme une sentence unique celle qui réunirait des alternatives si opposées ? Comment donc peut-on, quand l’un vote la mort, l’autre le bannissement, considérer comme une sentence unique, sous prétexte qu’elle est prononcée par deux opinions, une sentence qui ne paraîtrait pas unique, si elle était prononcée par un seul ?
Mais la loi ne vous enseigne-t-elle pas clairement que l’on doit séparer la sentence de mort de celle du bannissement, quand elle ordonne que, pour recueillir les votes, on se serve de ces termes : « Vous qui êtes de cet avis, rangez-vous de ce côté-ci ; vous qui êtes d’une opinion tout opposée, allez de ce côté-là, avec ceux de votre sentiment. » Examinez et pesez chaque mot : « Vous qui êtes de cet avis », c’est-à-dire, qui opinez pour le bannissement, « rangez-vous de ce côté-ci », c’est-à-dire du côté où est assis celui qui a opiné pour le bannissement. D’où il résulte clairement que ceux qui se décident pour la mort ne peuvent rester du même côté. « Vous qui êtes d’une opinion tout opposée », vous remarquez que la loi ne se contente pas de dire « opposée », mais ajoute « tout ». Peut-on douter qu’ils soient d’un sentiment tout opposé ceux qui veulent la mort et ceux qui veulent le bannissement ? « Allez de ce côté-là, avec ceux de votre opinion » ; n’est-il pas visible que la loi avec précision invite ceux qui sont d’avis différents à se ranger de côtés opposés, les y pousse, les y contraint ? Et le consul aussi n’indique-t-il pas à chacun, non seulement par une formule solennelle, mais encore de la main et du geste, où il doit rester, où il doit passer ?
Mais, dira-t-on, il arrivera que, si l’on sépare les sentences de mort et de bannissement, l’acquittement l’emporte. Quelle valeur a cette objection pour les opinants ? N’est-il pas certain que leur devoir ne consiste pas à mettre tout en œuvre, à user de tous les moyens pour écarter la décision la plus douce ? Il faut cependant, ajoute-t-on, que ceux qui condamnent à la peine capitale, et ceux qui bannissent soient d’abord confrontés avec ceux qui acquittent, et puis entre eux. Il en est donc comme dans certains spectacles où le tirage au sort sépare et réserve un concurrent pour lutter contre le vainqueur, ainsi dans le sénat il y a de premiers combats, de seconds et de deux avis celui qui l’emporte sur l’autre doit se mesurer avec un troisième qui l’attend. Mais, quand le premier avis est adopté, tous les autres ne tombent-ils pas d’eux-mêmes ? Comment donc peut-on ne pas donner un seul et même rang à des sentences, qui toutes doivent ensuite n’être comptées pour rien ? Je reprends plus clairement. Si, au moment même où celui qui opine pour le bannissement exprime son avis, ceux qui condamnent à mort ne se rangent pas aussitôt à l’avis contraire, c’est en vain qu’ensuite ils repousseront un parti auquel ils se seront associés peu avant. Mais quelle idée de m’ériger en maître, quand je désire apprendre si l’on devait diviser les avis ou voter après en avoir groupé deux ensemble chacun des trois séparément ?
J’ai obtenu ce que je réclamais ; mais je n’en demande pas moins si j’ai eu raison de le réclamer. Comment l’ai-je obtenu ? Celui qui proposait le dernier supplice, vaincu, je n’ose dire par la légalité de ma réclamation, mais certainement par son équité, a renoncé à son avis et s’est rangé du côté de celui qui concluait au bannissement, dans la crainte sans doute que, si l’on séparait les avis, ce qui sans cela paraissait inévitable, celui qui concluait à l’acquittement ne prévalût. Car cette sentence réunissait à elle seule beaucoup plus de partisans que chacune des deux autres. Alors ceux mêmes que son autorité entraînait, désemparés par ce revirement, renoncèrent à un avis que son auteur lui-même abandonnait et suivirent comme transfuge celui qu’ils suivaient comme chef. Ainsi les trois avis se réduisirent à deux et de ces deux le second l’a emporté, par l’exclusion du troisième, qui, ne pouvant triompher des deux réunis, a choisi celui auquel il céderait. Adieu.
Je vous accable en vous envoyant tant de volumes à la fois ; mais je vous en accable, d’abord parce que vous me l’avez demandé, ensuite parce que vous m’avez écrit que les vendanges étaient très maigres chez vous, d’où j’ai bien compris que vos loisirs de vendangeur fourniraient, suivant le dicton, des loisirs au lecteur. Je reçois de mes modestes terres les mêmes nouvelles. J’aurai donc aussi le temps d’écrire pour vous fournir des lectures, pourvu que j’aie de quoi acheter du papier ; sinon je serai contraint d’effacer tout ce que j’aurai écrit, bon ou mauvais. Adieu.
J’ai été accablé par des maladies de mes gens, par des morts même, et des morts de jeunes serviteurs. Deux consolations me restent, bien insuffisantes pour un tel chagrin, mais des consolations cependant. La première, c’est d’accorder avec facilité les affranchissements ; car il me semble que je n’ai pas perdu tout à fait avant l’âge ceux que j’ai perdus après qu’ils eurent reçu la liberté ; la seconde, c’est mon habitude de permettre aux esclaves mêmes de faire une sorte de testament que j’observe aussi exactement que s’il était légal. Ils expriment leurs volontés, leurs vœux en toute liberté ; j’y obéis comme à des ordres. Ils partagent, ils donnent, ils lèguent, pourvu que tout reste dans la maison ; car pour des esclaves la maison est comme leur patrie, leur cité. Mais, quoique je trouve quelque apaisement dans ces consolations, je reste meurtri et brisé par le sentiment d’humanité même qui m’a inspiré ces complaisances.
Je ne voudrais pas toutefois en devenir plus dur. Je n’ignore pas que d’autres se contentent d’appeler perte d’argent les malheurs de ce genre et se croient après cela de grands hommes et des sages. Qu’ils soient grands ou sages, je l’ignore ; mais des hommes, non. Un homme doit être accessible à la douleur, la ressentir, y résister cependant et accepter les consolations, non pas n’avoir besoin d’aucune consolation.
Mais en voilà sur ce sujet plus peut-être que je n’aurais dû, moins certainement que je n’aurais voulu. Car il y a même dans la douleur une certaine volupté, surtout lorsqu’elle s’épanche dans le cœur d’un ami, auprès duquel nos larmes trouvent toutes prêtes ou une approbation ou une excuse. Adieu.
Est-ce que dans votre pays aussi le temps est maussade et orageux ? Ici ce sont des tempêtes continuelles et de fréquentes inondations. Le Tibre est sorti de son lit et coule à flots profonds par dessus les parties basses de ses rives. Quoiqu’un canal, creusé par l’admirable prévoyance de l’empereur, recueille une partie des eaux, il remplit les vallées, il couvre les campagnes, partout où le terrain est plat, au lieu du terrain on ne voit que lui. Par suite, au lieu de recevoir comme d’ordinaire ses affluents et de rouler leurs eaux mêlées aux siennes, il semble aller au-devant d’eux et les refouler, recouvrant ainsi d’eaux qui ne lui appartiennent pas les terres qu’il n’atteint pas lui-même. L’Anio, la plus charmante des rivières, que les villas bâties sur ses bords ont l’air d’inviter et de retenir, a brisé et emporté en grande partie les bois qui l’ombragent. Minées par lui des hauteurs se sont éboulées et leur masse l’obstruant sur plusieurs points, tandis qu’il cherchait son cours perdu, il a jeté bas des maisons, puis s’est répandu et élevé sur leurs ruines. Ceux qui ont été surpris par cet ouragan en des lieux plus élevés ont vu ici les mobiliers des riches, de la vaisselle massive, là des instruments agricoles, ici des bœufs avec les charrues et les laboureurs, là des troupeaux de bœufs lâchés et livrés à eux-mêmes, et parmi tout cela des troncs d’arbres, des poutres de villas qui flottaient de tous côtés. Le désastre n’a pas même épargné les lieux que n’atteint pas le niveau du fleuve. Car au lieu du fleuve ce furent des pluies incessantes et des trombes précipitées des nuages, l’écroulement des ouvrages qui entourent les campagnes les plus riches, des tombeaux lézardés ou renversés ; beaucoup de personnes ont été blessées, ensevelies, écrasées par des accidents de ce genre et les deuils s’ajoutent aux dommages[53].
Je crains qu’il n’en soit arrivé autant chez vous, et je mesure ma crainte à la grandeur du péril ; s’il n’en est rien, je vous supplie d’apaiser au plus tôt mon inquiétude ; mais même s’il en était ainsi, faites-le moi toujours savoir. Car il y a fort peu de différence entre subir un malheur ou l’attendre, si ce n’est toutefois que l’affliction a une limite, tandis que la crainte n’en a pas. Car on s’afflige dans la mesure du malheur que l’on sait arrivé, on craint dans la mesure où il peut arriver. Adieu.
Il n’est sûrement pas vrai, comme on le croit généralement, que le testament soit le miroir du caractère, puisque Domitius Tullus[54] vient de se montrer bien meilleur dans la mort que dans la vie. En effet, après s’être prêté aux captateurs, il a laissé son héritage à sa fille, qui était en même temps celle de son frère, car elle était née de son frère, et lui l’avait adoptée. Il a gratifié de legs nombreux et fort agréables ses petits-fils, il en a gratifié aussi son arrière petit-fils, bref toutes ses dispositions respirent l’amour de la famille et en sont d’autant plus surprenantes. On en parle donc très diversement dans toute la ville ; les uns le traitent de fourbe, d’ingrat, d’oublieux, et, en le déchirant, se trahissent eux-mêmes par de honteux aveux, puisqu’ils osent se plaindre d’un homme qui était père, grand-père, arrière-grand-père, comme s’il était sans enfants ; les autres au contraire le portent aux nues précisément pour avoir frustré les espérances malhonnêtes de gens, que nos mœurs actuelles aiment à voir duper ainsi. Ils ajoutent même qu’il n’a pas été libre de laisser un testament différent ; car il ne léguait pas, mais rendait à sa fille des richesses, qu’il avait acquises grâce à sa fille. Car Curtilius Mancia détestant son gendre Domitius Lucanus, (c’était le frère de Tullus), avait institué héritière la fille de Lucanus, sa propre petite-fille, à la condition que son père l’émancipât. Le père l’avait émancipée, l’oncle l’avait adoptée, et ainsi, éludant le testament, le frère, qui vivait en communauté de biens avec son frère, avait, par une adoption fictive, remis sous la puissance de celui-ci sa fille malgré son émancipation, avec de grandes richesses.
D’ailleurs il semble que la destinée de ces frères ait été de s’enrichir contre le gré de ceux qui les ont enrichis. Voici une nouvelle preuve : Domitius Afer, qui les adopta, laissa un testament enregistré depuis dix-huit ans déjà et sur lequel il avait depuis si fort changé de sentiment, qu’il poursuivit la confiscation des biens de leur père. Dureté surprenante chez lui, car il chassa du nombre des citoyens celui avec qui il eut tout en commun même les enfants ; chance chez eux, car ils retrouvèrent un père dans celui qui leur avait enlevé leur père. Mais cet héritage d’Afer, ainsi que les autres biens acquis par les deux frères ensemble devaient passer à la fille de Lucanus qui avait institué Tullus son légataire universel au détriment de sa propre fille, pour concilier à celle-ci la bienveillance de son oncle. Aussi ce testament mérite-t-il d’autant plus de louanges, que la nature, la loyauté, la conscience l’ont dicté et qu’il fait enfin à chacun, selon son degré de parenté, selon ses droits, sa part, qu’il la fait même à la veuve du testateur. Elle a reçu de délicieuses villas, elle a reçu une grande somme d’argent ; il est vrai qu’elle fut la meilleure des épouses, la plus patiente et qu’elle a d’autant mieux mérité de son mari, qu’elle s’est plus exposée au blâme pour l’avoir épousé. Car cette femme de noble naissance, de mœurs éprouvées, sur le déclin de l’âge, veuve depuis longtemps, mère autrefois, semblait déchoir en acceptant pour mari un riche vieillard, si usé par la maladie qu’il aurait été un objet de dégoût même pour une femme qui l’aurait épousé jeune et plein de santé ; car estropié et paralysé de tous les membres, il ne parcourait ses immenses richesses que des yeux et ne pouvait bouger même dans son lit qu’avec l’aide d’autrui. On devait même, quelle humiliation, quelle pitié ! lui laver et brosser les dents. On l’entendit souvent dire lui-même, quand il déplorait les outrages de la maladie, que chaque jour il léchait les doigts de ses esclaves. Il vivait cependant et il voulait vivre, soutenu surtout par sa femme, qui, à force de dévouement, avait fait tourner à sa gloire la faute de cette union.
Voilà tous les racontars de la ville ; car Tullus fait le sujet de tous les racontars. On attend les enchères. Il était en effet si riche, qu’ayant acheté de vastes jardins, il les peuplait le jour même de l’achat d’une foule de statues fort anciennes ; tant il avait de ces œuvres d’art magnifiques dans ses gardes-meubles, où elles restaient oubliées.
À votre tour, si vous avez chez vous quelque nouvelle digne d’une lettre, ne reculez pas devant la peine d’écrire. [55] Car d’une part la nouveauté charme les oreilles des hommes, et d’autre part les exemples nous enseignent à vivre. Adieu.
Je trouve dans les lettres et joie et consolation ; il n’est rien de si agréable qu’elles ne rendent plus agréable, rien de si triste qui ne devienne par elles moins triste. Aussi bouleversé par la mauvaise santé de ma femme, par les maladies graves de mes gens, et même par la mort de quelques-uns, j’ai recours à l’unique adoucissement de la douleur, à l’étude, qui me donne le sentiment plus vif de mes maux, mais aussi le courage de les supporter. Or, j’ai l’habitude, quand je dois livrer quelque ouvrage au public, de le soumettre au jugement de mes amis, et surtout au vôtre. Ainsi donc, si vous avez quelquefois accordé votre attention à mes écrits, appliquez-la tout entière à celui que vous recevrez avec cette lettre car je crains que la mienne, à cause de mon abattement, n’ait été insuffisante. J’ai bien pu imposer à mon chagrin d’écrire, mais d’écrire avec un esprit libre et content, je ne l’ai pu. Or, comme la joie naît de l’étude, l’étude profite de la gaieté. Adieu.
Nous n’hésitons pas à nous mettre en route, à franchir les mers pour voir des curiosités, qui, placées sous nos yeux, nous laissent indifférents, soit que, par la volonté de la nature, nous soyons peu soucieux de ce qui est près de nous, et passionnés pour ce qui en est très éloigné, soit que tous les désirs s’émoussent, quand il est aisé de les satisfaire, soit enfin que nous renvoyions, sous prétexte que nous verrons souvent ce que nous avons la facilité de voir chaque fois qu’il nous plaira de le remarquer. Quelle que soit la raison, il y a beaucoup de curiosités soit dans notre ville, soit dans les environs, que nous ne connaissons ni de vue, ni même par ouï-dire ; or, si elles se trouvaient en Grèce, en Égypte, en Asie, ou dans tout autre pays fertile en merveilles et habile à la réclame, nous les connaîtrions à fond soit par des récits, soit par des lectures multiples, soit par des visites[56].
Ce qui est sûr c’est ce qui m’est arrivé dernièrement à moi-même : il y avait une chose dont je n’avais jamais entendu parler et que je n’avais jamais vue, or le même jour j’en ai entendu parler et je l’ai vue. Mon grand-père par alliance m’avait pressé d’aller visiter ses domaines d’Amerina. Tandis que je les parcourais, on me montre au-dessous un lac appelé Vadimon[57], et en même temps on m’en raconte mille prodiges. J’allai sur le bord même. Le lac est arrondi en forme d’une roue couchée et offre une circonférence parfaite, sans aucune baie, sans aucune sinuosité ; tout est mesuré, régulier, comme creusé et taillé par la main d’un artiste. La couleur de ses eaux est plus pâle que l’azur marin, plus foncée que le bord verdoyant du lac ; elles ont une odeur de soufre, un goût d’eaux minérales, et la vertu de souder les fractures. Sa petite étendue est suffisante cependant pour qu’il soit sensible aux vents et forme des vagues. Il n’admet aucune barque, car il est sacré, mais on y voit flotter des îles, verdoyantes de roseaux et de joncs, et toutes les plantes que produit un marais assez fertile et le bord même du lac. Chacune de ces îles a sa forme et sa grandeur ; toutes ont les bords escarpés, parce que, se heurtant souvent à la rive ou entre elles, elles se rongent mutuellement. Toutes ont la même hauteur, la même légèreté, car terminées en forme de carène, leur base plonge peu profondément. On l’aperçoit de tous côtés et elle est à la fois flottante et immergée. Parfois se joignant et se soudant elles ressemblent à la terre ferme, parfois des vents contraires les dispersent, quelquefois enfin, paisibles, dans le calme, elles flottent séparées. Souvent les petites s’attachent aux grandes comme des barques aux vaisseaux de charge, souvent petites et grandes engagent entre elles comme une lutte de vitesse ; puis de nouveau toutes poussées au même point s’y arrêtent et y forment un promontoire ; elles laissent voir le lac ou le cachent tantôt ici, tantôt là, et c’est seulement lorsqu’elles en occupent le milieu, qu’elles n’en diminuent pas l’étendue. Il est certain que des troupeaux cherchant l’herbe s’avancent souvent sur ces îles comme sur une extrémité de la rive et ne se rendent compte de la mobilité du sol, qu’au moment où ils se voient avec effroi emporter loin du bord, comme au large et sur un navire, au milieu du lac qui les environne de tous côtés ; puis ils quittent ces îles là où il plaît au vent de les porter, et ils ne s’aperçoivent pas plus de leur débarquement que de leur embarquement. De plus le lac se déverse par un torrent, qui, après s’être offert quelque temps à la vue, s’enfonce dans une grotte et coule caché dans les profondeurs du sol ; si, avant qu’il disparaisse, on y jette quelque objet, il le conserve et le rend à sa sortie. Je vous envoie ces détails, parce que je crois qu’ils vous sont tout aussi inconnus et qu’ils vous plairont tout autant qu’à moi. Car vous comme moi vous n’aimez rien tant que les œuvres de la nature[58]. Adieu.
Dans les lettres comme dans la vie, rien n’est meilleur, à mon avis, ni plus conforme à la nature humaine que d’alterner la gravité et l’enjouement, afin que l’une ne dégénère pas en morosité et l’autre en légèreté. Suivant ce principe j’entremêle les ouvrages sérieux avec les amusements et les badinages. Pour mettre au jour ces bagatelles, j’ai choisi le moment et le lieu les plus favorables, et pour les accoutumer dès maintenant à être entendues par des gens oisifs et dans une salle à manger, j’ai pris le mois de juillet, où les tribunaux chôment surtout, et, disposant des sièges devant les lits des convives, j’y ai placé des amis. Le hasard fit que juste ce jour-là on vint dans la matinée me demander à l’improviste de plaider, circonstance qui me fournit le thème de mon préambule. Je suppliai en effet que personne ne m’accusât d’avoir peu d’égards pour mon ouvrage, si, devant en donner lecture, à des amis seulement, il est vrai, et en petit nombre, je ne m’étais pas cependant abstenu du forum et des affaires, où des amis encore m’attendaient. J’ajoutai que même dans mes travaux littéraires j’avais pour règle de faire passer le devoir avant le plaisir, l’utile avant l’agréable, et de travailler d’abord pour mes amis, et pour moi après.
Mon livre était composé de petites pièces variées de sujets et de mètres. C’est par ce moyen que, n’ayant guère confiance en mon talent, je tâche d’éviter l’écueil et l’ennui. J’ai lu pendant deux jours, l’empressement des auditeurs l’a exigé. Et pourtant, alors que d’autres passent certains endroits et pensent qu’on doit leur en savoir gré, moi je ne retranche rien et même je déclare que je ne fais grâce de rien. Je lis tout, pour tout corriger, ce que ne peuvent faire ceux qui choisissent. Ils montrent, dira-t-on, plus de modestie et peut-être plus de respect pour leurs auditeurs ; mais moi, plus de simplicité et d’amitié ; car c’est aimer vraiment que de se croire assez aimé, pour ne pas craindre d’ennuyer. Et d’ailleurs quel service rendent des confrères qui ne s’assemblent que pour leur plaisir ? C’est faire le difficile et agir presque en indifférent que d’aimer mieux entendre un bon ouvrage d’un ami, que de contribuer à le rendre tel. Je ne doute pas que vous ne désiriez, avec votre amitié ordinaire, lire le plus tôt possible ce livre à peine sorti du pressoir. Vous le lirez, mais retouché, puisque ce fut le but de ma lecture. Pourtant vous en connaissez déjà quelques parties. Ces passages, améliorés ensuite, ou, comme il arrive souvent quand on met trop de temps à un ouvrage, gâtés, vous paraîtront nouveaux et refaits. Car lorsque presque tout est changé, il semble que l’on ait changé même ce qui a été conservé. Adieu.
Ne connaissez-vous pas de ces gens qui, esclaves de toutes les passions, s’indignent contre les vices des autres, comme s’ils en étaient jaloux, et demandent les punitions les plus sévères contre ceux qu’ils imitent le plus ? Et pourtant même à ceux qui n’ont besoin de l’indulgence de personne rien ne sied mieux que la bonté. Je pense même que l’homme le meilleur et le plus parfait est celui qui pardonne aux autres, comme s’il péchait tous les jours, et qui se garde de pécher, comme s’il ne pardonnait à personne. Ayons donc pour règle, soit dans la vie privée, soit dans la vie publique, soit dans n’importe quelle situation, d’être inflexibles pour nous, indulgents même pour ceux qui ne savent excuser qu’eux-mêmes, et souvenons-nous de la parole que cet homme si doux et, par cela même, si grand, Thraséas, aimait à répéter : « Qui hait les vices, hait les hommes. » Vous vous demandez peut-être quelle mouche me pique pour que j’écrive cela. Un individu, ces jours derniers,… mais il vaudra mieux en parler de vive voix, ou plutôt pas du tout car je crains que poursuivre, blâmer, rapporter ce que je désapprouve en lui, ne soit en contradiction avec la conduite que j’ai préconisée. Qui que ce soit et quel qu’il soit, silence ; le signaler ne serait pas utile pour l’exemple, ne pas le signaler importe beaucoup à la bonté. Adieu.
Travaux littéraires, affaires, distractions, tout s’en est allé, tout est tombé de mes mains, arraché par la douleur – une douleur immense – que j’ai éprouvée de la mort de Junius Avitus[59]. Il avait revêtu le laticlave dans ma maison, mon suffrage l’avait soutenu dans la recherche des honneurs, de plus il avait pour moi une telle affection, un tel respect qu’il me regardait comme le guide de sa conduite, et presque comme un maître. C’est chose rare parmi les jeunes gens de notre époque. Combien en voit-on qui, reconnaissant leur infériorité, se montrent déférents envers l’âge, ou envers l’autorité ? Tout de suite ils ont la raison, tout de suite ils savent tout, ils ne respectent personne, n’imitent personne, et se prennent eux-mêmes pour modèles.
Ce n’était pas le cas d’Avitus, dont la sagesse consistait surtout à croire les autres plus sages que lui, et la science à vouloir s’instruire. Toujours il demandait quelque conseil, soit sur les lettres, soit sur les devoirs de la vie ; toujours en vous quittant il se croyait devenu meilleur, et il l’était devenu, soit pour avoir appris, soit pour avoir cherché à apprendre. Quelle déférence il témoigna à Servianus, le plus accompli des hommes ! Quand Servianus était légat et lui tribun, il estima ce chef et le captiva au point que celui-ci passant de Germanie en Pannonie, il le suivit non comme compagnon d’armes, mais comme attaché à sa personne et à sa suite. Avec quelle activité, quelle exactitude, devenu questeur, il a servi ses consuls, et il en a eu plusieurs, se montrant aussi agréable et aimable qu’utile ! Par combien de démarches, avec quelle diligence il brigua cette édilité même, que la mort l’empêcha d’exercer ! Cruauté du sort qui avive ma douleur. Je me représente sans cesse ces peines perdues, ces prières inutiles et cet honneur qu’il a seulement mérité ; je me rappelle ce laticlave pris à mon foyer ; je me rappelle mes recommandations en sa faveur, les premières, les dernières, et ces entretiens, et ces consultations.
Je déplore sa jeunesse, je déplore le malheur de sa famille. Il avait encore sa mère très âgée, il avait une femme qu’il avait épousée jeune fille depuis un an, une fille qu’il venait d’accueillir au monde. Tant d’espérances, tant de joies ont été changées en deuils dans un seul jour. Récemment désigné édile, nouveau mari, nouveau père, il a laissé sa charge avant d’y être entré, sa mère sans fils, sa femme veuve, sa fille orpheline et qui ne connaîtra pas son père. Ce qui fait encore plus couler mes larmes, c’est que, absent et ignorant du mal qui le menaçait, j’ai appris du même coup et sa maladie et sa mort, sans pouvoir me préparer par l’inquiétude à une si cruelle douleur.
Je suis dans une telle peine, en vous écrivant, que ma lettre n’est pleine que de ce sujet ; je ne puis en effet en ce moment ni songer à autre chose, ni parler d’autre chose. Adieu.
Mon affection pour vous m’oblige, non pas à vous apprendre (car vous n’avez pas besoin de maître), mais à vous rappeler que vous devez observer et mettre en pratique ce que vous savez, sinon il vaudrait mieux ne pas le savoir. Songez que l’on vous envoie dans la province d’Achaïe, c’est-à-dire au cœur même de la véritable Grèce, où naquirent, selon la croyance commune, la civilisation, les lettres, et même l’art de cultiver la terre ; que l’on vous envoie pour ordonner le gouvernement de cités libres, c’est-à-dire vers des hommes vraiment hommes, vers des hommes libres par excellence, qui ont conservé ce droit donné par la nature grâce à leur courage, à leur mérite, à leurs alliances, aux traités, grâce enfin au respect de la religion. Respectez les dieux fondateurs des cités et leurs noms[61], respectez cette ancienne gloire et cette vieillesse même, qui, vénérable chez l’homme, est sacrée dans les villes. Rendez honneur à l’antiquité, honneur aux grandes actions, honneur même aux légendes. N’attentez en rien à la dignité de personne, en rien à la liberté, en rien même à la vanité. Ayez devant les yeux que cette terre est celle qui nous a transmis notre droit, qui nous a donné nos lois, non à titre de vaincus, mais sur notre demande ; que c’est dans Athènes que vous allez entrer, à Lacédémone que vous allez commander ; leur ravir l’ombre et le nom de la liberté, qui leur reste seul, serait cruel, inhumain, barbare. Voyez les médecins ; quoique dans la maladie il n’y ait point de différence entre les esclaves et les hommes libres, ils traitent cependant avec plus de douceur et plus de ménagements les hommes libres. Rappelez-vous la gloire passée de chaque peuple, mais non pour le mépriser de l’avoir perdue. Gardez-vous de la fierté, comme de la rudesse, et ne craignez pas le dédain de votre autorité ; dédaigne-t-on celui à qui appartiennent le pouvoir suprême, les faisceaux, à moins qu’il ne le mérite par sa bassesse, son incorrection et son propre dédain de lui-même ? C’est un mauvais moyen pour le pouvoir d’éprouver sa puissance en insultant aux autres, un mauvais moyen de chercher le respect par la terreur, et l’on obtient ce que l’on veut bien plus sûrement par l’affection que par la crainte. Car la crainte s’évanouit, aussitôt qu’on s’éloigne ; l’affection reste, et tandis que celle-là se tourne en haine, celle-ci se change en respect.
Pour vous, vous devez sans cesse, je ne crains pas de le répéter, vous rappeler le titre de votre charge et vous faire une idée exacte de l’importance et de la grandeur d’une mission qui consiste à ordonner le gouvernement de cités libres. Y a-t-il rien de plus nécessaire aux cités que l’ordre, rien de plus précieux que la liberté ? Quelle honte donc, si l’ordre donne naissance au bouleversement et la liberté à la servitude !
Il faut ajouter que vous avez à rivaliser avec vous-même ; vous portez le poids de l’excellente réputation que vous avez rapportée de Bithynie à travers les mers, le poids du témoignage que vous a donné le prince, le poids de votre tribunat, de votre préture, et même de votre légation présente, véritable récompense accordée à vos services. Raison de plus pour vous appliquer à ne pas laisser croire que vous avez été plus humain, plus patient, plus habile dans une province éloignée que dans un faubourg de Rome, parmi des populations esclaves que chez des peuples libres, désigné par le sort que choisi par le prince, inexpérimenté et inconnu qu’éprouvé et admiré ; n’y a-t-il pas d’ailleurs, comme vous l’avez souvent entendu dire, souvent lu, beaucoup plus de déshonneur à perdre la réputation qu’à n’en point acquérir ?
Veuillez prendre tous ces conseils, comme je vous l’ai dit au début, pour un rappel, non pour des leçons ; quoiqu’il y ait leçon aussi. Car je ne crains pas en affection de dépasser la mesure ; aucun risque en effet d’excès dans ce qui doit être porté au plus haut degré. Adieu.
Je vous ai souvent averti de publier le plus tôt possible les opuscules que vous avez écrits, soit pour votre défense, soit contre Planta, ou plutôt à la fois pour votre défense et contre Planta, car le sujet le voulait ainsi ; mais aujourd’hui que l’on a appris sa mort, c’est avec plus d’instance que je vous y engage et vous le recommande. Car, quoique vous les ayez lus et donnés à lire à beaucoup de gens, je ne voudrais pas que personne pût croire que vous les avez commencés seulement après sa disparition, alors qu’ils ont été achevés de son vivant. Gardez entière votre réputation de fermeté. Elle le restera, s’il est prouvé à tous, bien disposés ou mal disposés, que vous n’avez pas attendu la mort d’un ennemi pour oser écrire, mais que cette mort a prévenu la publication de votre ouvrage toute prête. Vous éviterez en même temps ce reproche : « C’est une impiété que de faire injure aux morts. » Car ce que l’on a écrit sur un vivant, ce qu’on a lu en public sur un vivant, c’est encore, même quand cet homme est mort, le publier presque de son vivant, si on le publie aussitôt. Si donc vous avez quelque autre ouvrage sur le chantier, ajournez-le ; mettez la dernière main à celui-ci ; il me parut à moi, qui l’ai lu, achevé depuis longtemps. Mais aujourd’hui il doit vous paraître tel à vous aussi, car un retard n’est pas demandé par l’œuvre et vous est interdit par les circonstances. Adieu.
Vous me faites plaisir de me réclamer non seulement des lettres fréquentes, mais encore très longues. Je les ai ménagées jusqu’ici d’abord parce que je voulais respecter vos grandes occupations, ensuite parce que moi-même j’étais accaparé par une foule d’affaires le plus souvent futiles, mais qui dispersent l’attention et la fatiguent. En outre je n’ai pas non plus matière à écrire plus longuement. Je ne suis pas en effet dans la même situation que Cicéron, dont vous me proposez l’exemple ; il avait un génie d’une extrême fécondité et, égales à son génie, la variété et la grandeur des événements lui fournissaient une ample matière. Tandis que moi, dans quelles étroites limites je suis enfermé, vous le voyez clairement, sans que je vous le dise, à moins que je ne me décide à vous envoyer en fait de lettres des exercices d’école et qui sentent le rhéteur[63]. Mais rien ne me paraît plus déplacé, quand je me représente vos faits d’armes, vos étapes, vos cors et vos trompettes, quand je me représente les sueurs, la poussière, les soleils brûlants que vous endurez. Voilà, je pense, une excuse suffisante ; et pourtant je ne sais si je désire que vous l’admettiez. Car une tendre affection ne pardonne pas les courtes lettres à ses amis, même en sachant qu’ils y mettent tout le compte. Adieu.
Chacun a son idéal de bonheur ; pour moi le plus heureux des hommes est celui qui s’enivre de la jouissance anticipée d’une bonne et durable renommée et qui, sûr de la postérité, vit entouré de sa gloire future. Et si cette récompense de l’immortalité ne brillait à mes yeux, ce qui me plairait serait l’indolence d’un profond repos. Car enfin tous les hommes doivent, à mon avis, songer à leur immortalité, soit à leur condition mortelle, et les premiers lutter, s’acharner, les seconds chercher le repos, la détente, et ne pas fatiguer une vie éphémère par des peines stériles, comme j’en vois beaucoup qui dépensent une misérable et fastidieuse apparence d’activité pour aboutir au mépris de soi-même. Je vous dis tout cela, que je me dis chaque jour à moi-même, afin que je cesse de me le dire, si ce n’est pas votre opinion ; vous ne serez pas d’une opinion contraire, vous qui sans cesse méditez quelque œuvre grande et immortelle. Adieu.
Je craindrais que vous ne trouviez trop long le plaidoyer que vous recevrez avec cette lettre, s’il n’était d’une composition telle qu’il semble commencer et finir plusieurs fois, car chaque grief forme comme une cause distincte. Vous pourrez donc, en quelqu’endroit que vous commenciez votre lecture, en quelqu’endroit que vous l’arrêtiez, la poursuivre comme si c’était un commencement ou comme si c’était une suite, et me juger très long dans l’ensemble et très bref dans chaque partie. Adieu.
C’est fort bien de votre part (car je prends mes renseignements) et il faut continuer de faire estimer votre justice à vos administrés[64] à force de bienveillance. Elle consiste surtout à s’attacher tout ce qu’il y a d’honnêtes gens et à se faire aimer des humbles de telle façon qu’elle soit en même temps chérie des grands. La plupart en effet, craignant le soupçon de partialité en faveur des puissants, encourent la réputation de maladresse et même de méchanceté. Vous vous êtes tenu bien éloigné de ce défaut, je le sais. Mais je ne puis m’empêcher de donner à mes éloges l’apparence d’avertissements, pour la mesure que vous savez mettre à conserver les différences de rangs et de situations. Car les confondre, les bouleverser, les mêler, c’est chercher une égalité qui devient une suprême inégalité. Adieu.
J’ai passé tous ces derniers temps entre mes tablettes et mes livres dans la plus douce tranquillité. « Comment, dites-vous, est-ce possible à Rome ? » On donnait les jeux du cirque, et ce genre de spectacle ne m’intéresse nullement. Je n’y vois rien de nouveau, rien de varié, rien qu’il ne suffise d’avoir vu une fois. Je trouve d’autant plus étrange ce désir si puéril que tant de milliers d’hommes[65] éprouvent de revoir de temps en temps des chevaux qui courent et des cochers assis sur des chars. Si encore on était attiré par la rapidité des chevaux ou l’adresse des cochers, il y aurait un semblant de motif à cette passion ; mais c’est la casaque qu’on acclame, la casaque qu’on aime, et, si en pleine course et au milieu même de la lutte une couleur prenait la place d’une autre et réciproquement, les vœux et les acclamations changeraient de camp, et tout à coup on délaisserait les conducteurs fameux, les fameux chevaux, qu’on reconnaît de loin, dont on ne cesse de crier les noms. Telle est la faveur, telle est la considération qu’obtient une vile tunique, je ne dis pas chez la populace, plus vile encore que la tunique, mais chez quelques hommes sérieux. Quand je songe que c’est un spectacle si futile, si niais, si uniforme, dont la soif insatiable les tient sur leurs sièges, je goûte un certain plaisir à ne pas goûter ce plaisir. Et c’est avec bonheur que je consacre mes loisirs aux lettres pendant ces jours, que d’autres perdent dans les plus frivoles occupations. Adieu.
Vous m’écrivez que vous bâtissez ; tant mieux ; voilà pour ma défense ; car je bâtis aussi, et désormais avec raison, puisque je suis en votre compagnie, car nous ne nous séparons pas même en ceci que vous, c’est au bord de la mer et moi, au bord du lac Larius[66]. J’ai sur les rives de ce lac plusieurs villas, mais deux surtout font à la fois mes délices et mon tourment. L’une, perchée sur des rochers à la manière de Baïes, a vue sur le lac ; l’autre, à la manière de Baïes encore, borde le lac. Aussi ai-je l’habitude d’appeler la première « Tragédie », la seconde « comédie » ; car elles semblent porter l’une le cothurne, l’autre le brodequin. Chacune a ses agréments, et leur diversité même ajoute au charme de chacune d’elles pour leur possesseur. L’une jouit du lac de plus près, l’autre sur une plus large étendue ; celle-ci embrasse une seule baie par une courbe gracieuse ; celle-là en sépare deux de son haut promontoire ; ici, la promenade pour les litières s’étend en ligne droite par une longue allée qui borde le rivage ; là elle suit les douces sinuosités d’une large terrasse. L’une est hors de l’atteinte des flots, l’autre les brise ; de l’une on peut voir les pêcheurs en bas ; de l’autre on peut pêcher soi-même et jeter l’hameçon de sa chambre, presque de son lit de repos, comme d’une barque. Voilà mes raisons d’ajouter à chacune les avantages qui lui manquent en considération de ceux dont elle surabonde. Mais pourquoi vous donner mes motifs à vous, pour qui le meilleur motif sera que vous en faites autant ? Adieu.
Si à vos éloges je réponds en entreprenant le vôtre, je crains qu’on ne regarde mes louanges moins comme l’expression de mon jugement que comme le témoignage de ma reconnaissance. Mais, dût-on le croire, je trouve tous vos écrits excellents, surtout pourtant ceux qui parlent de moi. La raison en est simple et unique. C’est que vous, quand vous écrivez sur vos amis, vous écrivez admirablement, et que moi, quand je lis ce que vous me consacrez, je le juge admirable. Adieu.
J’approuve vivement la profonde douleur dont vous afflige la mort de Pompéius Quintianus, et qui prolonge par vos regrets votre affection pour l’ami perdu ; vous ne ressemblez pas à la plupart des hommes, qui n’aiment que les vivants, ou plutôt qui feignent de les aimer et même ne feignent cet amour qu’à l’égard de ceux qu’ils voient en pleine prospérité. Car ils confondent dans le même oubli les malheureux et les morts. Mais vous, votre fidélité est à l’épreuve du temps et votre constance en amitié est telle qu’elle ne peut finir que par votre propre mort. D’ailleurs Quintianus méritait cette affection dont il donnait le premier l’exemple. Il aimait les heureux, soutenait les malheureux, regrettait les disparus. Quel air de dignité sur son visage ! Quelle réserve dans la conversation ! Quel juste équilibre de gravité et d’affabilité, quelle passion pour les lettres ! quel goût ! Avec quelle piété filiale il vivait auprès d’un père qui lui ressemblait si peu ! Comme sa conduite d’excellent fils ne nuisait en rien à sa réputation d’homme excellent ! Mais pourquoi aviver votre chagrin ? Pourtant vous l’aimiez assez de son vivant pour préférer à son sujet l’éloge au silence, surtout de ma part, puisque vous jugez ma louange capable d’embellir sa vie, de prolonger sa mémoire, et de lui rendre même cette fleur de jeunesse à laquelle il vient d’être enlevé. Adieu.
Je désirerais obéir à vos prescriptions. Mais il y a une telle pénurie de sangliers, qu’il n’est pas possible que Minerve et Diane, qui, selon vous, doivent être honorées toutes deux ensemble, arrivent à s’entendre[67]. Il faut donc se contenter de servir Minerve, avec ménagement toutefois, comme il sied à la campagne et en été. En chemin j’ai lâché la bride à quelques bagatelles, bonnes à effacer aussitôt, avec le laisser-aller des conversations que l’on tient en voiture. J’y ai un peu ajouté une fois dans ma villa, n’ayant rien de mieux à faire. Aussi ai-je laissé dormir les poèmes, qui, dites-vous, ne peuvent s’achever nulle part plus heureusement que parmi les forêts et les bois sacrés. J’ai retouché un ou deux menus discours ; mais ce genre de travail, sans agrément, sans charme, tient plus des fatigues que des plaisirs de la campagne. Adieu.
J’ai reçu votre lettre avec d’autant plus de plaisir que vous y exprimez le désir de recevoir quelque chose de moi, pour l’insérer dans vos ouvrages. Je trouverai un sujet, soit celui que vous m’indiquez, soit quelqu’autre qui sera préférable. Il y a dans le vôtre quelques dangers d’offense ; regardez bien de tous côtés, et ils vous frapperont.
Je ne pensais pas qu’il y eût des libraires à Lyon[68], aussi ai-je été d’autant plus heureux d’apprendre par votre lettre que mes ouvrages y sont mis en vente ; je suis charmé qu’ils gardent dans ces pays étrangers la faveur qu’ils ont acquise à Rome. Je commence à croire assez parfaits des ouvrages, sur lesquels des hommes de contrées si éloignées les unes des autres portent le même jugement. Adieu.
Un père réprimandait vivement son fils parce qu’il dépensait un peu trop en achats de chevaux et de chiens. Après le départ du jeune homme je lui dis : « Eh quoi ! vous même, n’avez-vous jamais rien fait qui pût être repris par votre père ? Avez-vous fait, ou plutôt ne faites-vous pas parfois des actions que votre fils, si lui devenait tout à coup le père et vous le fils, pourrait blâmer avec une égale sévérité[69]. Tous les hommes n’ont-ils, pas leur faible ? N’est-ce pas que l’un se pardonne telle fantaisie, l’autre telle autre ? » Je vous fais part de ces réflexions, que m’a inspirées cet exemple de sévérité excessive, au nom de notre mutuel attachement, pour que vous-même par hasard vous ne traitiez pas aussi votre propre fils avec trop de rigueur et de dureté. Pensez que c’est un enfant, que vous l’avez été et usez de votre qualité de père, en vous souvenant que vous êtes un homme et le père d’un homme. Adieu.
Plus vous avez mis d’empressement et d’attention à lire les ouvrages que j’ai composés pour la vengeance d’Helvidius[70], plus vous me pressez de vous écrire en détail tout ce qui n’est pas dans ces ouvrages, tout ce qui s’y rapporte, toute la suite enfin de cette affaire, à laquelle vous n’avez pas pu assister à cause de votre âge.
Quand Domitien fut mort, je jugeai, après avoir bien réfléchi, que c’était une grande et belle occasion de poursuivre des criminels, de venger des innocents, de se faire valoir soi-même. Or parmi tant de crimes dont se rendaient coupables tant de gens, aucun ne me paraissait plus atroce que l’attentat commis en plein sénat par un sénateur sur un sénateur, par un ancien préteur sur un ancien consul, par un juge sur un accusé. J’avais d’ailleurs été lié avec Helvidius d’une amitié aussi étroite qu’on le pouvait avec un homme obligé par la terreur des temps à cacher dans la retraite un nom glorieux et des vertus égales ; j’avais été lié avec Arria et Fannia dont l’une était la belle-mère d’Helvidius, et l’autre la mère de sa belle-mère. Mais c’était moins les droits de l’amitié que l’intérêt de la morale publique, la monstruosité du fait et le souci de l’exemple qui me déterminaient.
Dans les premiers jours où la liberté nous fut rendue, chacun se hâta de traduire en justice, avec des cris confus et tumultueux, ses ennemis, les moins puissants du moins, et de les y accabler aussitôt. Pour moi, pensant qu’il y aurait plus de modération et de fermeté à terrasser un criminel si abominable sous le poids non de la haine générale, mais de son propre forfait, quand le premier feu se fut un peu ralenti, quand la colère, se calmant de jour en jour, eut fait place à la justice, quoique je fusse précisément alors en proie au plus vif chagrin à cause de la perte récente de ma femme, j’envoie chez Antéia, veuve d’Helvidius, je la prie de venir vers moi, puisque mon deuil[71] encore nouveau ne me permettait pas de sortir. Dès qu’elle arriva : « J’ai pris la résolution lui dis-je, de ne pas laisser votre mari sans vengeance. Annoncez-le à Arria et à Fannia (elles étaient revenues d’exil) ; consultez vous vous-même ; consultez-les ; voyez si vous vous voulez vous associer à mon dessein ; ce n’est pas que j’aie besoin d’aide, mais je ne suis pas si jaloux de ma gloire que je vous en refuse une part. » Antéia leur rapporte mes paroles et elles ne tardent pas. Justement il y avait séance du sénat deux jours plus tard. En tout j’ai toujours pris l’avis de Corellius[72], l’homme le plus prévoyant, le plus avisé que j’aie connu de notre temps. Cependant dans cette circonstance je n’ai pris conseil que de moi-même, craignant une opposition de sa part ; car il était un peu hésitant et d’une prudence exagérée. Mais je ne pus prendre sur moi de ne pas lui communiquer, le jour même de l’exécution, un dessein dont l’accomplissement n’était plus pour moi en délibération, car je savais par expérience qu’il ne faut pas, sur une décision bien arrêtée, consulter ceux à qui on devrait obéir si on les consultait. Je viens au sénat, je demande la parole, je dis quelques mots qui furent fort bien accueillis. Mais dès que j’abordai l’accusation, que je désignai le coupable, sans le nommer encore, de tous côtés s’élevèrent des protestations. L’un criait : « Sachons qui vous poursuivez ainsi avant votre tour » ; un autre : « Qui accuse-t-on, avant que la poursuite soit autorisée ? » un autre : « Nous devons être hors de danger, nous qui y avons échappé. » J’écoute tout sans trouble, sans frayeur ; tant vous donne de force la noblesse d’une entreprise, tant il y a loin pour inspirer la confiance ou la crainte, que le public s’oppose simplement à vos efforts ou qu’il les désapprouve !
Il serait long de vous rapporter en détails toutes les paroles qui furent lancées alors de part et d’autre. Enfin le consul : « Secundus, dit-il, quand votre tour d’opiner sera venu, vous exposerez ce que vous avez à dire. » – « Vous m’aviez permis, répliquai-je, ce que jusqu’ici vous avez permis à tout le monde. » Je m’assieds, et l’on passe à d’autres affaires. Entre temps un consulaire de mes amis, me prenant à part et à mots voilés, trouvant que je m’étais aventuré avec trop d’audace et d’imprudence, me gronde, me reprend, me presse d’abandonner mon projet ; il ajoute même : « Vous vous êtes signalé à l’attention des futurs empereurs. » – « Tant mieux, dis-je, pourvu que ce soit à celle des méchants. » À peine celui-là m’avait-il quitté, qu’un autre revient à la charge : « Quelle audace est la vôtre ? Où vous précipitez-vous ? À quels périls vous exposez-vous ? Pourquoi vous fier au présent, sans être sûr de l’avenir ? Vous attaquez un homme qui est déjà préfet du trésor et sera bientôt consul ; de quel crédit, en outre, de quelles amitiés n’est-il pas soutenu ! » Il me nomme un personnage qui alors en orient était à la tête d’une armée puissante et glorieuse, mais sur lequel couraient des bruits assez forts et équivoques. Je lui réponds :
« Tout est résolu et accompli d’avance en mon âme[73] et je ne refuse pas, si le destin le veut ainsi d’être puni pour une action généreuse, tandis que je vengerai un crime abominable. »
Arrive le moment d’opiner. Parlent Domitius Apollinaris, consul désigné, Fabricius Veiento, Fabius Postumius, Bittius Proculus, collègue de Publicius Certus, de qui il s’agissait, et beau-père de la femme, que je venais de perdre, après eux Ammius Flaccus. Tous défendent Certus, que je n’avais pas encore nommé, comme si je l’eusse fait, et entreprennent d’écarter une accusation laissée pour ainsi dire en l’air. Que dirent-ils, je ne crois pas nécessaire de vous le raconter ; vous le trouverez dans mes écrits ; j’y ai tout consigné avec leurs propres termes.
En sens contraire parlent Avidius Quietus, Cornutus Tertullus ; Quietus soutient que c’est une injustice criante de ne pas écouter les plaintes des victimes, qu’on ne doit donc pas priver Arria et Fannia des droits de plainte, ni regarder la condition de la personne, mais la nature de la cause. Cornutus dit que les consuls l’ont donné comme tuteur à la fille d’Helvidius, sur la demande de sa mère et de son beau-père ; même en ce moment il ne peut souffrir de manquer aux devoirs de sa mission ; tout en la remplissant, il saura cependant imposer des limites à son propre ressentiment et se conformer à l’attitude si modérée de ces admirables femmes, qui se contentent de rappeler au sénat les sanglantes adulations de Publicius Certus et de demander, si on lui fait grâce de la peine méritée par un crime manifeste, qu’il soit du moins marqué d’une flétrissure semblable à celle du censeur. Alors Satrius Rufus dans un langage neutre et équivoque : « Je pense, dit-il, que nous ferions injure à Publicius Certus, si nous ne l’absolvions pas ; il a été nommé par les amis d’Arria et de Fannia, il a été nommé par ses amis à lui. Nous ne devons avoir aucune inquiétude ; car c’est nous, qui, à la fois, avons bonne opinion de lui, et qui le jugerons aussi. S’il est innocent, comme je l’espère et le désire, et comme je le crois, jusqu’à ce que l’on apporte quelque preuve contre lui, vous pourrez l’absoudre. »
Ainsi parla chacun, à mesure qu’on le citait. Mon tour vient. Je me lève, j’entre en matière comme dans mon écrit, je réponds à chacun. Ce fut merveille de voir avec quelle attention, avec quels applaudissements toutes mes paroles furent accueillies par ceux qui tout à l’heure protestaient ; tel fut le revirement produit, soit par l’importance de la cause, soit par le succès du discours, soit par l’énergie de l’orateur. Je finis. Veiento[74] entreprend de répondre, personne ne le lui permet ; on interrompt, on murmure, au point qu’il s’écrie : « Je vous en supplie, pères conscrits, ne m’obligez pas à implorer le secours des tribuns. » Aussitôt le tribun Murena dit : « Je vous permets de parler, très illustre Veiento. » Des protestations s’élèvent encore. Au milieu de cette obstruction, le consul, ayant fait l’appel nominal et compté les voix, lève la séance et laisse Veiento presque encore debout et s’efforçant de parler. Il s’est plaint amèrement de cet affront (c’était son expression) en se servant du vers d’Homère :
« Ô vieillard, combien durement te pressent les jeunes gens belliqueux[75]. »
Il n’y eut presque personne dans le sénat qui ne vînt m’embrasser, me baiser, m’accabler à l’envi d’éloges, pour avoir rétabli la coutume, depuis longtemps perdue, de veiller à l’intérêt de l’état au risque de s’attirer des haines personnelles, pour avoir enfin déchargé le sénat du mépris, dont l’accablaient les autres ordres, lui reprochant de réserver sa sévérité pour les autres citoyens et d’épargner les sénateurs seuls, qui feignaient pour ainsi dire de ne pas voir les fautes les uns des autres.
Tout cela s’est passé en l’absence de Certus ; soit qu’il ait flairé quelque chose de semblable, soit, selon l’excuse qu’on donnait[76], qu’il fût malade. L’empereur ne demanda pas au sénat de poursuivre l’affaire. J’obtins cependant ce que j’avais cherché. Car le collègue de Certus reçut le consulat et Certus un successeur ; on fit exactement ce que j’avais demandé dans ma conclusion : « Que Certus restitue sous le meilleur des princes la récompense qu’il a reçue du pire. »
Dans la suite j’ai rédigé mon discours de mémoire, aussi bien que j’ai pu, et j’y ai ajouté beaucoup. Il survint un événement fortuit, mais que l’on ne crut pas fortuit : très peu de jours après la publication de mon discours écrit, Certus tomba malade et mourut. J’ai ouï dire qu’une image hantait sans cesse son esprit, se présentait sans cesse devant ses yeux ; il croyait me voir le menacer une épée à la main. Est-ce vrai ? Je n’oserais l’affirmer ; mais il serait d’un bon exemple qu’on le crût vrai.
Voilà une lettre qui, par rapport à la mesure ordinaire d’une lettre, n’est pas moins longue que les écrits que vous avez lus ; mais prenez-vous en à vous seul, qui n’avez pas su vous contenter des écrits. Adieu.
Vous êtes avare d’éloges pour vous, et moi je n’écris jamais avec plus de confiance que quand je parle de vous. La postérité prendra-t-elle quelque intérêt à nous ? Je ne sais, mais il est certain que nous le méritons, je ne dis pas par notre talent (ce serait de l’orgueil), mais par notre application, notre travail et notre respect de la postérité. Continuons seulement dans la voie que nous nous sommes tracée ; si elle n’en a toujours conduit qu’un petit nombre à une renommée éclatante, elle en a sauvé beaucoup de l’obscurité et du silence. Adieu.
Je me suis réfugié dans ma villa de Toscane[77] afin de pouvoir y vivre entièrement à mon gré. Mais c’est impossible, même en Toscane ; tant les paysans me tracassent de leurs innombrables requêtes et de leurs plaintes, que je lis avec un peu plus de répugnance encore que mes propres écrits ; car même les miens m’ennuient. Je retouche en effet quelques petits plaidoyers, travail à la fois fastidieux et pénible, après un assez long intervalle. Mes comptes sont négligés, comme si j’étais absent. Pourtant je monte quelquefois à cheval et je joue le rôle de propriétaire jusqu’à parcourir quelque partie de mes domaines, mais à titre de promenade. Vous, conservez votre habitude, et tenez-moi au courant, pauvre campagnard que je suis, des faits de la ville. Adieu.
Que vous ayez pris le plus vif plaisir à votre genre de chasse si fructueux, rien d’étonnant, puisque vous m’écrivez en historien que l’on n’a pu faire le dénombrement du butin. Pour moi, je n’ai ni le loisir, ni l’envie de chasser ; le loisir, parce que les vendanges sont en train ; l’envie, parce qu’elles sont maigres. J’encaverai cependant en guise de moût nouveau quelques petits vers et pour satisfaire à votre si aimable demande, aussitôt qu’ils me paraîtront assez dépouillés par la fermentation, je vous les enverrai. Adieu.
J’ai reçu la lettre dans laquelle vous vous plaignez de l’ennui que vous a causé un dîner, d’ailleurs somptueux, à cause des bouffons, des mignons, des fous, qui circulaient autour des tables[78]. Ne voulez-vous pas vous dérider un peu ? Moi, je n’ai point de ces gens chez moi, mais je tolère ceux qui en ont. Pourquoi n’en ai-je point ? Parce que je ne trouve aucun agrément de surprise et de gaieté, aux mots obscènes d’un mignon, aux impertinences d’un bouffon, aux inepties d’un fou. Ce n’est pas une règle de conduite que je vous donne, mais mon goût. Et même ne savez-vous pas combien de gens sont choqués par ces plaisirs qui nous séduisent et nous charment, vous et moi, parce qu’ils les jugent tantôt sots, tantôt insupportables ? Combien, dès qu’un lecteur, un joueur de lyre ou un comédien paraît, demandent leurs chaussures pour s’en aller ou bien restent allongés, n’éprouvant pas moins d’ennui que vous, quand vous avez subi ces monstruosités, ainsi que vous les appelez ! Montrons donc de l’indulgence pour les plaisirs d’autrui, afin d’en obtenir pour les nôtres. Adieu.
Votre lettre me montre avec quelle attention, avec quel soin, avec quelle mémoire enfin vous avez lu mes opuscules. C’est donc vous-même qui vous cherchez de l’embarras, en me priant et me sollicitant de consentir à vous en communiquer le plus grand nombre possible. Je le ferai, mais par fractions et comme par lots, afin que cette excellente mémoire, à laquelle je rends grâce, ne soit pas brouillée par la continuité et l’abondance de mes envois, et ne risque pas, surchargée et presque accablée, de sacrifier chaque ouvrage à tous les autres et les premiers reçus aux derniers. Adieu.
Vous me dites avoir lu dans une de mes lettres que Verginius Rufus ordonna de graver sur son tombeau :
« Ici repose Rufus qui, après avoir abattu Vindex, chercha l’empire non pour lui, mais pour son pays. » Vous le blâmez de l’avoir ordonné. Vous ajoutez qu’avec plus de raison et de sagesse Frontinus[79] défendit de lui élever aucun tombeau, et, en terminant, vous me demandez ce que je pense de tous les deux.
Tous les deux ont été mes amis, et celui que vous blâmez est celui que j’admirais le plus. Je l’admirais au point de ne pas croire qu’on pût jamais louer assez un homme, dont je me vois obligé aujourd’hui de prendre la défense. À mon avis, tous ceux qui ont accompli quelque grande action, digne de mémoire, me paraissent non seulement très excusables, mais tout à fait louables, s’ils recherchent l’immortalité, qu’ils ont méritée, et s’ils s’efforcent d’assurer une longue gloire à un nom qui ne doit pas périr, même par des inscriptions funéraires.
Et je ne vois guère que Verginius, pour montrer autant de réserve dans son apologie, qu’il a mérité de gloire par sa conduite. Je puis l’attester, quoiqu’il m’accordât en toute intimité son amitié et sa confiance, une seule fois en tout je l’ai entendu s’enhardir jusqu’à rapporter cet unique trait de lui : un jour Cluvius lui aurait dit : « Vous savez, Verginius, quelle fidélité est due à l’histoire ; si donc vous lisez dans la mienne quelque récit différent de ce que vous désireriez, pardonnez-moi, je vous prie. » Il répondit : « Ignorez-vous donc, Cluvius, que le but de toute ma conduite a été de vous donner, à vous autres, la liberté d’écrire ce qui vous plait ? »
Maintenant comparons-lui cet excellent Frontinus en cela même où il vous paraît plus modeste et plus retenu. Il défendit qu’on lui érigeât un tombeau, mais en quels termes ! « La dépense d’un tombeau est superflue ; ma mémoire durera, si je l’ai mérité par ma vie. » Jugeriez-vous donc plus réservé d’après vous de donner à lire à tout l’univers que votre mémoire durera, que de marquer en un coin du monde par deux petits vers ce que vous avez fait ?
Mon intention d’ailleurs n’est pas de blâmer l’un, mais de défendre l’autre ; or quelle défense peut trouver plus de crédit auprès de vous que la comparaison avec celui que vous lui avez préféré ? Mais, à mon avis, ni l’un ni l’autre n’est blâmable, puisque tous deux ont marché à la gloire, avec une égale ardeur, mais par des chemins contraires, l’un en réclamant les titres qui lui sont dus, l’autre en préférant montrer qu’il les méprisait. Adieu.
Votre lettre m’a fait d’autant plus de plaisir, qu’elle était plus longue, surtout qu’elle roulait tout entière sur mes modestes ouvrages ; que vous y trouviez de l’agrément, je n’en suis pas surpris, puisque vous aimez tout ce qui vient de moi comme moi-même. Pour moi, je suis, juste en ce moment, en train de cueillir des vendanges maigres certes, mais pourtant plus abondantes que je ne l’espérais ; si c’est cueillir la vendange que de couper une grappe de-ci de-là, visiter le pressoir, goûter le vin doux à la cuve, traîner mes pas vers les esclaves de la ville, qui, maintenant, chargés de surveiller ceux de la campagne, m’ont laissé à mes secrétaires et à mes lecteurs. Adieu.
Votre affranchi, contre lequel vous disiez que vous étiez irrité, est venu à moi et se jetant à mes pieds comme il l’eût fait aux vôtres, il s’y tient attaché. Beaucoup de larmes, beaucoup de prières, beaucoup même de silence ont fini par me convaincre de son repentir. Vraiment je le crois corrigé, parce qu’il sent qu’il a commis une faute.
Vous êtes fâché, je le sais, et vous êtes fâché avec raison, je le sais aussi ; mais jamais la douceur n’est plus estimable que quand la colère a de plus justes motifs. Vous avez aimé cet homme, et, je l’espère, vous l’aimerez encore ; en attendant il suffit que vous vous laissiez fléchir. Vous pourrez vous fâcher de nouveau, s’il le mérite, et après vous être laissé fléchir, vous serez plus excusable. Accordez quelque chose à sa jeunesse, accordez-le à ses larmes, accordez-le à votre bonté naturelle. Ne le tourmentez plus, ne vous tourmentez plus vous-même ; car c’est vous tourmenter, vous d’un caractère si doux, que de vous fâcher.
Je crains de vous paraître non pas prier, mais exiger, si à ses prières je joins les miennes. Je les joindrai pourtant avec d’autant plus de force et d’instances, que je l’ai réprimandé lui-même avec plus de vigueur et de sévérité, l’ayant menacé nettement de ne jamais plus intercéder en sa faveur. Mais cette menace était pour lui qu’il fallait intimider, non pas pour vous, car il m’arrivera peut-être encore d’implorer, encore d’obtenir grâce, pourvu que le cas soit de nature à rendre honorable pour moi de prier, pour vous d’exaucer. Adieu.
J’ai ressenti une vive inquiétude de la maladie de Passienus Paulus, et pour des raisons aussi nombreuses que légitimes. C’est un homme excellent, d’une grande vertu, et plein d’amitié pour moi ; en outre dans les lettres il rivalise avec les anciens, les fait revivre, nous les rend, surtout Properce, dont il tire son origine, dont il est le véritable descendant et auquel il ressemble surtout dans ce que ce grand poète a de meilleur. Prenez ses élégies et vous lirez des vers élégants, tendres, agréables, et réellement écrits dans la maison de Properce. Depuis peu il s’est tourné vers la poésie lyrique, dans laquelle il reproduit Horace, avec autant de bonheur que dans l’autre genre il imitait l’autre poète. On le croirait, si la parenté a quelque valeur dans les lettres, proche parent aussi d’Horace. Beaucoup de variété, beaucoup de mobilité ; il dépeint l’amour comme le sincèrement épris, la douleur en homme désolé, il loue comme les plus bienveillants, il badine comme les plus spirituels, en chaque genre enfin il atteint la perfection, comme s’il n’en cultivait qu’un. C’est pour un ami si cher, pour un si grand talent, que j’étais non moins malade d’esprit que lui de corps ; mais enfin il m’est rendu, je suis rendu à moi-même. Félicitez-moi, félicitez aussi les lettres mêmes auxquelles son péril a fait courir autant de danger, que son salut leur vaudra de gloire. Adieu.
Souvent, quand je plaidais, il m’est arrivé que les centumvirs[80], après s’être longtemps renfermés dans leur dignité et leur gravité de juges, tous ensemble brusquement comme vaincus et contraints, se levaient et applaudissaient. Souvent j’ai obtenu du sénat une gloire qui répondait à tous mes vœux ; mais je n’ai jamais éprouvé une joie pareille à celle que me causa une récente conversation avec Cornélius Tacite. Il racontait qu’aux derniers jeux du cirque il s’était trouvé assis auprès d’un chevalier romain. Celui-ci, après des propos variés et savants, lui demanda : « Êtes-vous de l’Italie ou de quelque province ? » Tacite répondit : « Vous me connaissez, et c’est aux lettres que je le dois. » L’autre reprit : « Êtes-vous Tacite ou Pline ? » Je ne puis vous exprimer combien il m’est agréable que nos noms, devenant comme les noms mêmes des lettres, au lieu de noms propres d’hommes, soient employés pour désigner les lettres, et que chacun de nous soit connu par ses travaux littéraires, même de ceux auxquels il est inconnu par ailleurs.
Il est arrivé un autre fait semblable, il y a à peine quelques jours. À table j’étais voisin d’un homme distingué, Fabius Rufinus ; de l’autre côté, il avait un de ses compatriotes, qui ce jour-là était arrivé à Rome pour la première fois ; Rufinus lui dit en me montrant : « Voyez-vous celui-ci ? » Puis il parla longuement de mes travaux. Et notre homme : « C’est Pline », dit-il. J’avoue la vérité : je reçois une belle récompense de ma peine. Est-ce que, si Démosthène a eu raison de se réjouir qu’une vieille Athénienne, heureuse de le reconnaître, se soit écriée : « Voilà Démosthène », je ne devrais pas être heureux de la célébrité de mon nom ? Eh bien, moi j’en suis heureux et je le dis. Car je ne crains pas d’être taxé de vanité, puisque je ne rapporte sur moi que le jugement des autres, non le mien ; surtout m’adressant à vous, qui ne portez envie à la gloire de personne et qui vous réjouissez de la mienne. Adieu.
Vous avez bien fait d’accueillir de nouveau dans votre maison et dans votre affection, escorté de mes lettres, l’affranchi qui vous fut cher autrefois. Vous vous en féliciterez ; pour moi je m’en félicite, d’abord parce que je vous vois assez traitable pour vous laisser fléchir même dans la colère, ensuite parce que votre amitié pour moi va jusqu’à céder à mes conseils, ou plutôt à déférer à mes prières. Recevez donc mes éloges et mes remerciements. J’y joins pour l’avenir la recommandation d’avoir de l’indulgence pour les fautes de vos gens, même s’ils n’ont point d’intercesseur. Adieu.
Vous vous plaignez de la multitude de vos occupations militaires, et pourtant, comme si vous jouissiez d’un parfait loisir, vous lisez mes amusements et mes sottises, vous les aimez, vous les réclamez et vous me pressez même vivement d’en composer d’autres. Je commence en effet à espérer de ce genre de travaux non seulement une distraction, mais même de la gloire, depuis qu’ils obtiennent l’approbation d’un homme si savant, si sérieux, et surtout si sincère que vous. En ce moment la défense de quelques causes, quoique modérément, m’absorbe cependant. Dès que j’en serai quitte, je vous enverrai encore quelques essais de ces mêmes muses, puisque vous leur ouvrez un cœur si bienveillant. Vous, donnez l’essor à mes passereaux et à mes mignonnes colombes en même temps qu’à vos aigles, si toutefois votre confiance dans leurs forces égale la leur ; s’ils ont seuls confiance, vous veillerez à les garder dans la cage ou dans le nid. Adieu.
Parlant d’un orateur de notre temps, correct certes et pur, mais sans grandeur et sans ornement, j’ai dit, je crois avec justesse : « Il n’a qu’un défaut, c’est de ne pas avoir de défaut. » L’orateur en effet doit s’élever, s’exalter, parfois même être bouillonnant, emporté, et surtout s’approcher du précipice ; car généralement les hauteurs et les sommets touchent aux abîmes. Plus sûr est le chemin de plaine, mais plus bas et plus terre à terre ; plus fréquentes les chutes pour ceux qui courent, que pour ceux qui rampent, mais ceux-ci n’ont aucun mérite à ne pas tomber, ceux-là en acquièrent même en tombant ; car à l’éloquence comme à d’autres arts rien ne donne plus de prix que de s’exposer au risque. Vous voyez les gymnastes qui, le long d’une corde s’efforcent d’atteindre le sommet ; quelles acclamations ils soulèvent, toutes les fois qu’ils paraissent sur le point de tomber. Ce que nous admirons le plus, c’est le plus inattendu, le plus hasardé, ce que les grecs appellent plus exactement du mot παβάβολα, aventureux. Voilà pourquoi un pilote montre moins d’habileté à voguer sur une mer calme que dans la tempête ; dans un cas, personne ne l’admire, et il entre au port sans compliments et sans gloire ; mais quand les cordages sifflent, quand le mât plie, quand le gouvernail gémit, alors il est le brillant nautonnier, presque l’égal des dieux de la mer.
Pourquoi ces réflexions ? C’est que vous m’avez paru noter dans mes écrits certains passages où vous trouviez de l’enflure, et moi du sublime, du mauvais goût et moi de l’audace, un manque de mesure et moi de la plénitude. Or il importe au plus haut point que vous distinguiez dans vos annotations les endroits blâmables et les endroits saillants. Chacun aperçoit ce qui s’élève au-dessus de la moyenne et la dépasse ; mais il faut un fin discernement pour juger entre l’excès et la grandeur, entre l’élévation et l’extravagance. Et, pour citer d’abord Homère, à qui donc pourront échapper, qu’on les prenne en bien ou en mal, les vers suivants :
« tout autour retentit la trompette du vaste ciel…
sa lance était appuyée sur un nuage…
et tout le passage :
« Même la vague marine ne hurle pas ainsi…[83] ? »
Mais il faut l’aiguille de la balance pour décider si c’est de l’emphase absurde et creuse, ou de la poésie magnifique et divine.
Ce n’est pas que je m’imagine d’avoir dit ou de pouvoir dire rien de semblable, je ne suis pas fou à ce point ; mais je veux faire entendre ceci : on doit lâcher les rênes à l’éloquence et ne pas abattre les élans du génie en l’enfermant dans un cercle trop étroit.
Mais, dira-t-on, autre est la liberté des orateurs, autre celle des poètes. Comme si, en vérité, M. Tullius était moins hardi ! Mais laissons Cicéron ; car il n’y a pas, je pense, d’hésitation à son égard. Or, Démosthène lui-même[84], ce type, ce modèle de l’orateur, songe-t-il à retenir et à comprimer son élan, quand il dit ces paroles fameuses :
« hommes corrompus, flatteurs, mauvais génies… »
et encore :
« Ce n’est pas avec des pierres que j’ai fortifié la ville, moi, ni avec des briques… »
et bientôt après : « Ne fallait-il pas, du côté de la mer, jeter l’Eubée devant l’Attique… »
Et ailleurs : « Pour moi, Athéniens, je pense, oui par les dieux, je crois que cet homme est enivré par la grandeur de ses exploits… » Est-il rien de plus hardi que cette magnifique et longue digression : « Une maladie… ? » Voici d’autres traits plus courts que les précédents, mais d’une hardiesse égale : « alors moi à Python plein d’orgueil, qui répandait contre vous les flots de son éloquence… » Et ceci du même genre : « Lorsqu’un homme, comme celui-ci, tire toute sa force de son ambition et de sa méchanceté, le premier prétexte et le moindre heurt renverse et détruit tout l’édifice… » Et de même encore : « exclu de tous les droits de citoyen… » Et dans le même discours : « Vous avez négligé, Aristogiton, la pitié que ces faits pouvaient inspirer, que dis-je, vous l’avez étouffée dans tous les cœurs ; n’essayez donc pas, après avoir vous-même ensablé et comblé les ports, d’y chercher un abri… » Il avait déjà dit : « Je ne vois pour cet homme aucun point accessible, mais partout ce ne sont que précipices, ravins, abîmes… » Et plus loin : « Je crains que vous n’ayez l’air d’enseigner à être criminel à ceux de la ville, qui y sont bien décidés… » Ce n’est pas tout : « Je ne suppose pas que vos ancêtres vous aient bâti ces tribunaux pour y faire l’élevage d’hommes de cette sorte… » Il ajoute : « Si c’est un marchand de malhonnêteté et un revendeur et un trafiquant… » Enfin mille autres traits pareils, pour ne pas citer ce qu’Eschine appelle « des tours de force, non pas des paroles ».
Je donne des arguments contre moi ; vous allez dire que mon modèle aussi est accusé des défauts que vous me reprochez. Mais voyez la supériorité de celui qui est critiqué sur celui qui critique, supériorité fondée sur ces hardiesses mêmes ; car si dans d’autres passages brille la force de Démosthène, dans ceux-ci éclate la sublimité de son génie. D’ailleurs Eschine lui-même s’est-il abstenu des audaces qu’il blâmait dans Démosthène ? « Il faut, Athéniens, que l’orateur et la loi prononcent les mêmes paroles ; mais quand la loi tient un langage, et l’orateur un autre… » Ailleurs : « Ensuite il apparaît clairement que tout dans son décret ne vise… » Dans un autre passage encore : « Mais méfiez-vous, épiez-le, en l’écoutant et maintenez-le dans le chemin de la discussion sur l’illégalité… » Comparaison qu’il aime au point de la reprendre : « Mais, comme dans les hippodromes, maintenez sa course dans le chemin de l’affaire… » Ceci est-il plus prudent et plus mesuré : « Mais vous, vous nous faites de nouvelles blessures… ou l’arrêtant comme un pirate qui navigue à travers votre gouvernement… » et tant d’autres passages ?
Je m’attends que certains endroits de cette lettre, tels que « le gouvernail gémit » et « presque l’égal des dieux de la mer », soient criblés par vous des mêmes notes que ceux dont je prends la défense. Car je m’aperçois qu’en voulant demander grâce pour les fautes passées, je suis retombé dans les défauts mêmes que vous aviez notés. Mais criblez tant que vous voudrez, pourvu que, dès maintenant, vous me donniez un jour où nous puissions discuter de vive voix et mes anciennes audaces et les nouvelles. Ou vous me rendrez timide, ou je vous gagnerai à la témérité. Adieu.
Quelle est la puissance, la dignité, la majesté, la divinité enfin de l’histoire, je l’ai senti souvent, mais jamais plus vivement que dans une circonstance récente. Quelqu’un avait lu en public un ouvrage plein de sincérité et en avait réservé une partie pour un autre jour. Voilà les amis de ce quelqu’un le priant et le suppliant de ne pas donner lecture du reste. Tant ils avaient honte d’entendre le récit de ce qu’ils avaient fait, alors qu’ils n’en avaient point eu de faire ce qu’ils rougissaient d’entendre raconter. Notre auteur accorda ce qu’on lui demandait ; il le pouvait sans manquer à la vérité. Cependant l’ouvrage, aussi bien que l’action demeure ; il demeurera et sera lu toujours, d’autant plus qu’il ne l’est pas sur-le-champ. Car la curiosité des hommes est excitée par la longueur de l’attente. Adieu.
J’ai enfin reçu vos lettres, mais trois à la fois, toutes pleines de charme, toutes d’une tendresse exquise, et telles qu’elles devaient m’arriver de vous, surtout après avoir été longtemps attendues. Dans l’une vous me chargez d’une commission très agréable, de faire remettre votre lettre à Plotine, cette femme si digne de respect. Ce sera fait. Dans la même vous me recommandez Popilius Artémisius. J’ai satisfait immédiatement à son désir. Vous m’annoncez aussi que vous avez cueilli de maigres vendanges. Je partage avec vous, quoique dans des contrées bien différentes, les mêmes regrets.
Dans la deuxième lettre vous me dites que tantôt vous dictez, tantôt vous écrivez des ouvrages qui me rendent présent à vos yeux. Je vous en remercie ; je vous en remercierais davantage, si vous aviez bien voulu me faire lire ces ouvrages mêmes que vous écrivez ou dictez. Car il aurait été juste que, vous connaissant mes écrits, moi j’eusse communication des vôtres, même s’ils ne m’étaient pas consacrés. Vous me promettez en finissant qu’aussitôt que vous aurez une certitude sur mon plan de vie, vous vous évaderez de toutes vos affaires domestiques et vous envolerez aussitôt vers moi, qui en ce moment même vous prépare des entraves que vous ne réussirez à briser à aucun prix.
La troisième m’apprenait qu’on vous a remis mon plaidoyer pour Clarius[85] et que vous l’avez trouvé plus développé que le jour où je l’ai prononcé et où vous l’avez entendu. Il est en effet plus développé ; car j’y ai ajouté beaucoup postérieurement. Vous me dites encore que vous m’avez envoyé une autre lettre écrite avec plus de soin, et vous me demandez si je l’ai reçue. Je ne l’ai pas reçue et je suis impatient de la recevoir. À la première occasion envoyez-la donc, sans manquer d’y joindre les intérêts, que je vous compterai (puis-je y mettre plus de modération ?) à douze pour cent. Adieu.
S’il vaut mieux exceller en une chose que d’être médiocre en plusieurs, du moins vaut-il mieux être médiocre en plusieurs, quand on ne peut exceller en une seule. Guidé par cette règle je m’essaye dans divers genres de travaux, n’ayant confiance en mes forces pour aucun. Ainsi quand vous lirez de moi ceci ou cela, vous serez indulgent pour chaque ouvrage en pensant qu’il n’est pas le seul. Est-il juste, puisque dans les autres arts la quantité est une excuse de la médiocrité, que les lettres subissent une loi plus dure, quand le succès y est plus difficile ? Mais qu’ai-je besoin de parler d’indulgence comme un ingrat ? Car si vous accueillez mes derniers ouvrages avec la même complaisance que les premiers, ce sont des éloges que j’ai à espérer plutôt que l’indulgence à implorer. Je me contenterais cependant de l’indulgence. Adieu.
Vous me faites l’éloge, souvent de vive voix, et maintenant dans votre lettre, de Nonius, votre ami, pour sa générosité envers certains ; j’y joins le mien, à condition qu’il ne la limite pas à ces seules personnes. Je veux en effet qu’un homme vraiment généreux donne à sa patrie, à ses parents, à ses alliés, à ses amis, et j’entends à ses amis pauvres, sans imiter ces gens qui font des largesses surtout à ceux qui peuvent le mieux les leur rendre. Ce sont, à mon goût, des personnes intéressées, qui veulent avec leurs présents couverts de glu et armés d’hameçons non pas dépenser leurs trésors, mais ratisser ceux d’autrui. Il y en a d’un talent analogue, qui donnent à l’un ce qu’ils enlèvent à l’autre et aspirent à se faire une réputation de libéralité à force de rapine. Le premier devoir est de se contenter de son bien ; le second, en prêtant appui et assistance à ceux que l’on sait les plus nécessiteux, de former comme un cercle fermé de bienfaisance. Si votre ami suit toutes ces règles, il mérite des éloges sans réserve ; s’il n’en suit qu’une, il en mérite moins, mais il en mérite encore, tant est rare un exemple, même imparfait, de générosité. Une telle passion des richesses a envahi les hommes, qu’ils en paraissent possédés, plutôt que possesseurs. Adieu.
Depuis que je vous ai quitté, je n’ai pas moins été avec vous, que lorsque j’étais auprès de vous. J’ai lu votre livre, reprenant plusieurs fois certains passages, surtout ceux (car je ne veux point vous mentir) que vous avez écrits sur moi, et dans lesquels vous avez été d’une rare générosité. Quelle abondance ! Quelle variété ! Que de choses sur un même sujet qui évitent la répétition, sans tomber dans la contradiction. Oserais-je vous adresser à la fois des éloges et des remerciements ? Je ne puis m’acquitter dignement ni des uns ni des autres, et si je le pouvais, je craindrais qu’il n’y eût de la vanité à vous louer d’un ouvrage, dont je vous remercierais. J’ajouterai seulement que tout votre ouvrage m’a paru d’autant plus louable, qu’il m’était plus agréable, et d’autant plus agréable, qu’il était plus louable. Adieu.
Que faites-vous ? Qu’allez-vous faire ? Moi, je mène la vie la plus délicieuse, c’est-à-dire la plus oisive. C’est pourquoi je ne voudrais pas écrire de longues lettres, mais je voudrais bien en lire ; l’un satisfait à mes goûts voluptueux, l’autre à mon oisiveté. Car rien n’est plus paresseux qu’un homme voluptueux, ni plus curieux qu’un homme oisif. Adieu.
Je suis tombé sur une histoire vraie, bien qu’elle ait tout l’air d’une fable, et qui serait très digne de votre talent si fertile, si noble, si véritablement poétique ; j’y suis tombé, alors qu’à table chacun à l’envi contait son prodige. On reconnaît au garant une grande véracité ; mais un poète se préoccupe-t-il de véracité ? Cependant c’est un garant en qui vous auriez foi, même pour écrire l’histoire.
Il y a en Afrique la colonie d’Hippone toute voisine de la mer. Elle touche à une lagune navigable, d’où sort, comme un fleuve, un canal, qui, alternativement, selon que la marée descend ou monte, se déverse dans la mer, ou revient vers la lagune. Tous les âges sont attirés là par le plaisir de la pêche, du canotage, et même de la natation, surtout les enfants, qu’invitent les loisirs et le jeu. Ils mettent leur amour-propre et leur courage à s’avancer le plus loin possible en mer ; la victoire est à celui qui a laissé le plus loin derrière lui le rivage et ses concurrents. Dans cette lutte, un enfant, plus audacieux que les autres, s’aventurait fort loin. Un dauphin vient au-devant de lui, et tantôt il précède l’enfant, tantôt il le suit, tantôt il tourne autour de lui, enfin il se glisse dessous, le laisse, le reprend, l’emporte, d’abord tout tremblant vers le large, puis retourne à la côte et le rend à la terre ferme et à ses camarades[86].
La nouvelle s’en répand dans la colonie ; tout le monde accourt ; l’enfant est regardé comme un prodige et on ne se lasse pas de l’interroger, de l’écouter, de raconter le fait. Le lendemain on se presse sur le rivage, on tient les yeux fixés sur la mer et sur tout ce qui lui ressemble. Les enfants se mettent à nager, et parmi eux le héros, mais avec plus de précaution. Le dauphin reparaît au même moment, près du même enfant. Lui s’enfuit avec les autres. Le dauphin, comme pour l’inviter, l’appeler, bondit, plonge, l’enlace et le délivre de mille cercles. Même scène le lendemain, le surlendemain, plusieurs jours après, jusqu’à ce que les habitants, nourris sur la mer, eussent honte de leur crainte. On s’approche, on joue avec le dauphin, on l’appelle, on le touche même, on lui donne des caresses auxquelles il se prête. L’audace grandit à mesure qu’on éprouve sa douceur. Surtout l’enfant qui l’avait le premier éprouvée, nage auprès de lui, se hisse sur son dos, se laisse emporter et rapporter, croît être reconnu, aimé, et aime à son tour ; ni l’un ni l’autre n’a plus de crainte, n’inspire plus de crainte ; la confiance de l’un, la docilité de l’autre croissent. Même d’autres enfants les accompagnent à droite et à gauche et les encouragent de leurs cris. Non loin, nouveau prodige, nageait un autre dauphin, qui se contentait de regarder et de suivre. Il ne participait pas à ces jeux et ne souffrait pas d’y être mêlé, mais il conduisait et ramenait le premier, comme les autres enfants leur camarade.
Fait incroyable et pourtant aussi vrai que les précédents, le dauphin porteur et compagnon de jeux des enfants, était même souvent tiré hors de l’eau ; après s’être séché sur le sable, quand il sentait la chaleur, il se rejetait à la mer en roulant sur lui-même. Il est certain qu’Octavius Avitus, légat du proconsul, cédant à une superstition absurde, ayant attiré l’animal sur le rivage, le fit arroser d’un parfum, dont l’odeur, étrange pour lui, le mit en fuite pour la haute mer ; on ne le revit que plusieurs jours après, tout languissant et triste ; puis ses forces revenues, il reprit sa gaieté antérieure et ses service ; accoutumés. Tous les magistrats accouraient pour le voir ; leur arrivée et leur séjour écrasaient de frais imprévus les modestes ressources de la ville. Enfin le pays même perdait sa vie paisible et retirée ; on décida de tuer en cachette la cause de cette affluence.
Avec quelle pitié, quelle abondance vous pleurerez de tels événements, vous les embellirez, vous les glorifierez ! D’ailleurs il n’est pas besoin d’inventions ni d’ornements ; il suffit de ne pas diminuer la vérité. Adieu.
Tirez-moi d’embarras ; on me dit que je lis mal, du moins les vers ; car, pour les discours, j’y suis convenable, mais c’est justement une raison pour l’être beaucoup moins dans les vers. Je songe donc, pour une lecture que je veux faire devant quelques amis en toute familiarité, à essayer mon affranchi[87]. C’est aussi beaucoup de familiarité que d’avoir choisi un lecteur, non pas habile, mais meilleur que moi, je le sais, pourvu qu’il ne se trouble pas ; car il est aussi nouveau lecteur, que je suis nouveau poète. Quant à moi, je ne sais quelle attitude prendre, pendant qu’il lira ; resterai-je assis, les yeux baissés, muet, avec l’air indifférent, ou bien, comme certains, accompagnerai-je son débit d’un murmure, des yeux, du geste ? Mais je crois que je sais aussi peu mimer que lire. Je vous le répète donc, tirez-moi d’embarras, et répondez-moi en toute franchise s’il vaut mieux lire très mal, que de faire ou de ne pas faire ce que je vous ai dit. Adieu.
J’ai reçu le livre que vous m’avez envoyé et je vous en remercie. Mais je suis en ce moment fort occupé et je ne l’ai pas encore lu, malgré mon bien vif désir. Je dois ce respect aux lettres et à vos écrits, de regarder comme un sacrilège de ne pas y donner un esprit entièrement libre. J’approuve tout à fait votre application à retoucher vos ouvrages. Il faut cependant qu’elle ait des bornes, d’abord parce qu’un excès de soin gâte plutôt qu’il n’améliore, ensuite parce qu’il nous détourne de questions plus récentes, et ne nous permet ni d’achever les anciens ouvrages, ni d’en entreprendre de nouveaux. Adieu.
Vous me demandez comment je règle ma journée en été dans ma villa de Toscane. Je m’éveille quand il me plaît, ordinairement vers la première heure, souvent plus tôt, rarement plus tard. Mes fenêtres restent closes ; car, merveilleusement protégé par le silence et l’obscurité contre tout ce qui distrait, libre et laissé à moi-même, je soumets non pas mon esprit à mes yeux, mais mes yeux à mon esprit ; ils voient en effet les mêmes choses que lui, toutes les fois qu’ils n’ont pas autre chose à voir. Je travaille de tête, si j’ai quelque ouvrage en train, je travaille, soignant les mots aussi minutieusement que si j’écrivais et corrigeais ; je rédige tantôt moins, tantôt plus, selon que le texte est plus difficile ou plus facile à composer et à retenir. J’appelle mon secrétaire, et, faisant ouvrir mes fenêtres, je dicte ce que j’ai mis au point ; il s’en va, je le rappelle et puis le renvoie une seconde fois. Vers la quatrième ou cinquième heure (car mes moments ne sont pas rigoureusement mesurés et distribués), suivant que le temps le permet, je me rends sur la terrasse ou sous la galerie voûtée, je continue de composer et de dicter. Je monte en voiture. Là encore même travail que pendant la promenade ou dans mon lit ; mon attention se soutient, ranimée par le changement même. Je refais un petit somme, puis je me promène ; je lis ensuite un discours grec ou latin d’une voix claire et ferme, moins pour fortifier ma voix même que ma poitrine ; mais du même coup elle s’en trouve elle aussi affermie. Et puis nouvelle promenade, friction, exercices physiques, bain. Pendant le dîner, si je le prends avec ma femme ou avec quelques amis, on me fait une lecture ; après le repas, comédie ou musique, et puis promenade en compagnie de mes serviteurs, parmi lesquels il y en a de fort instruits. La soirée se prolonge ainsi dans des conversations variées, et les jours, même très longs, finissent vite.
Parfois cet emploi du temps subit quelques modifications : car si je me suis attardé au lit ou à la promenade, c’est seulement après mon petit somme que je monte, non pas en voiture, mais à cheval, pour mettre moins de temps, en allant plus vite. Des amis surviennent des villes voisines, s’adjugent une partie de ma journée et quelquefois apportent à ma fatigue le secours d’un dérangement fort opportun. Je chasse de temps en temps, mais jamais sans mes tablettes, afin que, même si je ne prends rien, je ne revienne pas sans rien. Je donne aussi à mes fermiers quelque temps, mais trop peu à leur gré ; leurs plaintes rustiques me font aimer davantage nos lettres et nos occupations de la ville. Adieu.
Il n’est pas dans votre caractère d’exiger de vos amis intimes, contre leur intérêt, les devoirs traditionnels et pour ainsi dire officiels, et moi je vous aime trop fermement, pour craindre que vous ne preniez en mauvaise part, si, le jour même des calendes, je ne vais pas vous faire visite à l’occasion de votre consulat, surtout alors que je suis retenu par la nécessité de régler pour plusieurs années la location de mes domaines[88], et de prendre, à cette occasion des dispositions nouvelles. Car, pendant le lustre écoulé, malgré de fortes remises, les reliquats de compte se sont accrus ; aussi la plupart des fermiers ont perdu tout souci de diminuer leurs dettes, désespérant de pouvoir s’acquitter entièrement ; ils pillent et engloutissent toutes les récoltes, poussés par l’idée que ce n’est pas pour eux qu’ils économiseraient. Il faut donc arrêter l’accroissement de ces maux et y porter remède. Et de même il n’y en a qu’un, c’est d’affermer non à rente fixe, mais à la moitié et ensuite de préposer quelques-uns de mes serviteurs à la surveillance des travaux et à la garde des récoltes. D’ailleurs, il n’est pas de revenu plus juste que celui que donnent la terre, le temps, l’année. Mais ce genre d’exploitation exige une grande honnêteté, des yeux vigilants, beaucoup de bras. Il faut pourtant l’essayer et, comme dans une maladie invétérée, tenter tous les secours du changement de remèdes. Vous voyez que ce n’est pas le souci de ma tranquillité qui m’empêche de me trouver à vos côtés le premier jour de votre consulat ; je le célébrerai d’ailleurs ici même, comme si j’y assistais, par mes vœux, par ma joie, par mes félicitations. Adieu.
Oui certainement, je ferai l’éloge de notre cher Rufus, non parce que vous m’en avez prié, mais parce qu’il en est tout à fait digne. J’ai lu son livre parfait en tous points et auquel mon affection pour l’auteur a ajouté encore beaucoup de prix à mes yeux. Je l’ai jugé cependant ; car juger ce n’est pas seulement lire avec des intentions malignes. Adieu.
J’ai à rebâtir d’après les indications des haruspices le temple de Cérès situé sur mes terres ; je dois l’embellir et l’agrandir, car il est vraiment bien vieux et petit, étant le jour de la fête très fréquenté. En effet aux ides de septembre une grande foule accourt de toute la contrée ; on s’y occupe de beaucoup de choses, on y émet bien des vœux, on en acquitte beaucoup. Mais il n’y a tout près aucun abri contre la pluie ou le soleil. Je crois donc agir avec générosité à la fois et avec piété, en construisant le plus beau temple possible et en y ajoutant des portiques, l’un pour la déesse, les autres pour les pèlerins.
Je vous prie donc de m’acheter quatre colonnes de marbre, du genre qui vous plaira, d’acheter des marbres pour en revêtir le sol et les murs. Il faudra aussi faire faire ou acheter une statue de la déesse, car l’ancienne en bois a perdu, à force de vieillesse, quelques fragments.
Quant aux portiques, je ne vois rien à vous demander si ce n’est que vous en traciez un plan approprié aux lieux. Car ils ne peuvent entourer le temple, dont le terrain est bordé d’un côté par une rivière aux rives très escarpées, de l’autre par une route. Il y a, de l’autre côté de la route, une prairie très large, où l’on pourrait fort bien développer les portiques en face même du temple, à moins que vous ne trouviez mieux, vous dont l’art sait si bien vaincre les difficultés des terrains. Adieu.
Vous m’écrivez que vous avez eu le plus grand plaisir à lire la lettre, qui vous a appris comment je passe les loisirs de l’été dans ma villa de Toscane. Vous me demandez ce que je change à cette règle, quand je suis dans ma villa des Laurentes en hiver. Rien, si ce n’est que la sieste du milieu du jour est supprimée et que j’empiète beaucoup sur la nuit, soit avant le lever du jour soit après son déclin ; de plus, s’il se présente quelque plaidoyer pressant, comme il arrive souvent en hiver, il n’y a plus place après le dîner pour la comédie ou la musique, mais je reprends plusieurs fois ce que j’ai dicté et par ces corrections répétées je viens en outre en aide à ma mémoire. Vous connaissez mes habitudes d’été et d’hiver ; vous pouvez maintenant[89] y ajouter le printemps et l’automne, qui tiennent le milieu entre l’hiver et l’été, et ne perdant rien du jour, n’ont que fort peu à gagner sur la nuit. Adieu.
Votre amour filial, noble empereur, vous avait fait souhaiter de ne succéder que le plus tard possible à votre père ; mais les dieux immortels ont eu hâte d’appeler vos vertus au gouvernail de l’état, déjà confié à vos soins[90]. Je les prie donc de vous donner et, par vous, de donner au monde une entière prospérité, telle que la mérite votre règne. Joie et santé pour vous, excellent prince, voilà mes vœux d’homme privé et de magistrat.
Je ne puis exprimer, seigneur, de quelle joie vous m’avez comblé en me jugeant digne du privilège réservé aux pères de trois enfants. Je sais que vous avez accordé cette grâce aux prières de Julius Servianus[91], homme d’une rare probité et qui vous aime tendrement ; mais, je le devine aux termes du rescrit, vous avez cédé d’autant plus volontiers à sa demande, que j’en étais le bénéficiaire. Tous mes vœux sont donc exaucés, puisque dès le début de votre heureux principat vous me donnez la preuve d’une bienveillance particulière. Cette faveur redoublera mon désir d’avoir des enfants ; j’en ai souhaité sous le plus malheureux des règnes, ainsi que mes deux mariages peuvent vous en convaincre ; mais les dieux en ont mieux ordonné en réservant le champ libre à votre bonté. Ils ont préféré que je devinsse père dans un temps où je pourrais me promettre la sécurité et le bonheur.
Du jour, seigneur, où votre bonté m’a promu à la préfecture du trésor de Saturne[92], j’ai entièrement renoncé aux fonctions d’avocat, que d’ailleurs je n’ai jamais remplies qu’avec circonspection, pour me consacrer de toute mon âme à la charge qui m’était confiée. Aussi, des provinciaux m’ayant demandé au sénat pour avocat contre Marius Priscus, je sollicitai la permission de récuser cet office et je l’obtins. Mais ensuite le consul désigné ayant émis l’avis qu’il fallait demander à tous ceux, dont la récusation avait été acceptée, de se mettre à la disposition du sénat, et de souffrir que leurs noms fussent jetés dans l’urne avec les autres, j’ai cru que je devais, par égards pour la quiétude de votre règne, ne pas résister à la volonté, d’ailleurs si modérée, de cet ordre illustre. Puisse ma déférence vous paraître justifiée, car mon plus vif désir est que toutes mes actions et toutes mes paroles méritent l’approbation de votre parfaite sagesse.
Vous avez accompli le devoir d’un bon citoyen et d’un bon sénateur, en accordant à l’ordre le plus élevé de l’état, la déférence, qu’il exigeait très justement. Quant à ce ministère, je suis certain que vous le remplirez avec toute la loyauté, à laquelle vous vous êtes engagé.
Votre bienveillance, excellent empereur, que vous m’accordez si entière, m’enhardit à vous demander des faveurs même pour mes amis, parmi lesquels Voconius Romanus[93] tient la première place. Dès notre âge le plus tendre nous avons été élevés ensemble et nous avons vécu dans une étroite intimité. Ces motifs m’avaient engagé à prier déjà votre auguste père de l’élever au rang de sénateur. Mais l’accomplissement de ce vœu a été réservé à votre bonté, parce que sa mère, qui avait déclaré par des codicilles, écrits à votre père, vouloir attribuer à son fils un don de quarante millions de sesterces, n’avait pas encore rempli toutes les prescriptions légales pour le lui assurer ; elle l’a fait depuis, sur mes conseils. En effet elle lui a fait une vente fictive[94] de biens fonds, et a accompli toutes les formalités exigées pour rendre la cession valable. Aujourd’hui qu’est levé l’obstacle qui tenait nos espérances en suspens, c’est avec une grande confiance que je me porte garant devant vous de l’honorabilité de mon cher Romanus. Elle est rehaussée encore par son goût des nobles études, par sa tendresse filiale si délicate, qui lui a valu la largesse de sa mère, dont je viens de parler, l’avantage de recueillir sur-le-champ la succession de son père, et la faveur d’être adopté par son beau-père. Ajoutez à ces mérites l’éclat de sa famille et des talents de son père. J’espère assez en votre bienveillance pour penser que mes prières donneront beaucoup de poids à ces raisons. Je vous prie donc, seigneur, de me mettre à même de lui adresser les félicitations qui sont le plus cher de mes désirs ; et, par votre condescendance pour mes affections, qui sont honorables (je l’espère du moins), faites que je puisse me glorifier de votre estime non seulement pour moi, mais encore pour un ami.
L’an dernier, seigneur, une très grave maladie a mis ma vie en danger ; j’eus recours à un médecin, dont je ne peux reconnaître dignement la sollicitude et le zèle, si vos bontés ne m’aident à m’acquitter. Je vous prie donc de lui accorder le droit de cité romaine. Il est en effet de condition étrangère, puisqu’il a été affranchi par une étrangère. Lui, s’appelle Harpocras. Sa patronne était Thermutis, femme de Théon, morte depuis longtemps. Je vous prie encore de donner le droit des citoyens romains, à Helia et à Antonia Harméridès, affranchies d’Antonia Maximilla, femme d’une grande distinction ; ceci, je vous le demande à la prière de leur maîtresse.
Je vous remercie, seigneur, d’avoir bien voulu accorder sans retard le plein droit des citoyens aux affranchies d’une dame de mes amies et le droit de cité romaine à mon médecin, Harpocras. Mais quand j’ai voulu donner son âge et son revenu, comme vous me l’aviez recommandé, des gens plus instruits que moi m’ont averti que je devais obtenir pour lui d’abord le droit de cité à Alexandrie, puis à Rome, puisqu’il était égyptien. Mais moi, croyant qu’il n’y avait aucune différence entre les Égyptiens et les autres étrangers, je m’étais contenté de vous écrire qu’il avait été affranchi par une étrangère et que sa patronne était morte depuis longtemps. Je ne me plains pas cependant de mon ignorance, puisqu’elle me permet de recevoir de vous plusieurs faveurs pour le même homme. Je vous prie donc, pour que la loi m’autorise à jouir de votre bienfait, de lui accorder le droit de cité à la fois d’Alexandrie et de Rome. Pour que rien ne pût retarder encore l’effet de vos bontés, j’ai envoyé son âge et son revenu à vos affranchis, comme vous me l’aviez prescrit.
J’ai résolu, suivant la règle établie par les empereurs précédents, de ne donner le droit de cité à Alexandrie qu’avec précaution. Mais, puisque vous avez déjà obtenu pour Harpocras, votre médecin, le droit de cité romaine, je n’ai pas le courage de dire non à votre nouvelle demande Seulement vous devrez me faire savoir de quel nome il est, afin que je vous envoie une lettre pour Pompéius Planta, gouverneur d’Égypte, qui est mon ami.
Votre divin père, seigneur, ayant exhorté tous les citoyens à la magnificence par un très beau discours et par l’exemple le plus honorable, je lui demandai la permission de transporter dans mon municipe les statues des empereurs, qui m’étaient échues dans des terres lointaines à la suite de plusieurs successions, et que je gardais telles que je les avais reçues. Je le priai de m’autoriser à y joindre la sienne[95]. Dès qu’il m’eut donné son consentement, accompagné de sa plus entière approbation, j’écrivis aux décurions, de m’assigner un emplacement, pour y faire bâtir un temple à mes frais. Eux, pour honorer mon entreprise, me laissèrent le choix du lieu. Mais d’abord ma santé, puis celle de votre père, enfin le souci de la charge que vous m’avez confiée, m’ont retenu ; aujourd’hui je crois pouvoir aisément me rendre sur les lieux. Car mon mois de service finit aux calendes de septembre et le mois suivant a beaucoup de jours fériés. Je vous demande donc avant tout la permission d’orner aussi de votre statue le temple que je vais bâtir. Je vous prie ensuite, afin que je puisse exécuter ce projet le plus tôt possible, de m’accorder un congé. Mais il n’est pas digne de ma franchise de dissimuler à votre bonté, que du même coup vous servirez beaucoup mes intérêts particuliers. La location des terres, que je possède dans le même pays, et qui d’ailleurs excède quatre cent mille sesterces, est très pressante, car le nouveau fermier doit faire la prochaine taille de la vigne. De plus de mauvaises récoltes répétées m’obligent à songer à des remises, dont je ne puis établir le montant que sur place. Je devrai donc à votre bienveillance et le prompt accomplissement de mon devoir religieux et la mise en ordre de mes affaires, si vous voulez bien en vue de ce double résultat m’accorder un congé de trente jours. Je ne puis en effet fixer d’avance un délai plus court, vu que mon municipe et les terres, dont je vous parle, sont à plus de cent cinquante milles.
Vous m’avez donné, pour obtenir votre congé, beaucoup de raisons et en particulier toutes celles qui touchent à l’intérêt public. Mais votre désir seul m’aurait suffi ; car je ne doute point qu’aussitôt que vous le pourrez, vous n’alliez reprendre des occupations si absorbantes. Quant à ma statue, quoique je veuille garder la plus grande réserve sur ce genre d’honneurs, je consens que vous la placiez dans le lieu qui vous plaira, afin de ne pas avoir l’air de gêner l’expression de votre affection pour moi.
Je ne peux vous exprimer, seigneur, toute la joie que m’a causée votre lettre, en m’apprenant que vous avez accordé à Harpocras, mon médecin, même le droit de cité à Alexandrie, quoique, selon les règles établies par les autres princes, vous vous fussiez fait une loi de ne le conférer qu’à bon escient. Je vous indique qu’Harpocras est du nome de Memphis.
Je vous prie donc, empereur d’une extrême bienveillance, de m’envoyer comme vous me l’avez promis, une lettre pour Pompéius Planta, préfet d’Égypte, votre ami.
Désirant aller à votre rencontre, seigneur, afin de jouir le plus tôt possible de votre arrivée, impatiemment attendue, je vous demande la permission d’aller au-devant de vous aussi loin que possible.
Par suite de ma dernière maladie, seigneur, j’ai de grandes obligations au médecin Postumius Marinus ; je ne puis m’en acquitter que par votre secours, si vous voulez bien témoigner à mes prières la faveur qu’elles rencontrent d’ordinaire dans votre bonté. Je vous prie donc de donner le droit de cité à ses parents, à Chrysippe, fils de Mithradate, à sa femme Stratonice, fille d’Épigone, et en outre aux fils de ce même Chrysippe, Épigone et Mithradate, de manière qu’ils soient en la puissance de leur père et qu’ils gardent leur droit de patrons sur leurs affranchis. Je vous demande encore de concéder le plein droit des citoyens romains à L. Satrius Abascantus, à Caesius Phosphorus, et à Ancharie Sotéridès. C’est avec le consentement de leurs patrons, que je vous demande ceci.
Je sais, seigneur, que nos prières sont gravées dans votre mémoire, si fidèle quand il s’agit de faire le bien. Cependant, puisque vous m’avez donné même cette permission, je vous rappelle et vous prie en même temps avec instance, de vouloir bien honorer Accius Sura de la préture, puisqu’elle est vacante. Il est encouragé à l’espérer avec la plus grande patience d’ailleurs, et par l’éclat de sa naissance, et par sa parfaite intégrité dans la pauvreté, et surtout par le bonheur de notre temps, qui invite et enhardit les citoyens dont la conscience est pure à user de votre bienveillance.
Persuadé, seigneur, que rien ne peut donner plus de renom, ni faire plus d’honneur à mon caractère, que les marques d’estime dont m’aura honoré un si bon prince, je vous prie, de vouloir bien ajouter à la dignité, où votre bienveillance m’a déjà élevé, soit l’augurat, soit le septemvirat[96], qui sont vacants. Le droit de sacerdoce me permettra d’adresser aux dieux au nom de l’état les prières que leur adresse maintenant ma piété privée.
Je félicite, excellent prince, et vous même et l’état de votre victoire si complète, si belle, si importante ; et je prie les dieux immortels de couronner tous vos projets d’un succès aussi heureux, car vos rares mérites renouvellent et accroissent la gloire de l’empire.
Comme je suis persuadé, seigneur, que cette nouvelle vous intéresse, je vous annonce que je suis arrivé par mer à Éphèse avec toute ma suite, après avoir passé le cap Malée. Quoique je sois retenu par des vents contraires, je me dispose maintenant à regagner mon gouvernement, tantôt par bateaux côtiers, tantôt par voitures. Car, si le voyage par terre est rendu pénible par les chaleurs, les vents étésiens empêchent de faire tout le trajet par mer.
Vous avez bien fait de me donner de vos nouvelles, mon cher Pline. Car il importe à mon affection de savoir par quelle voie vous vous rendez dans votre gouvernement. Et c’est une sage décision d’user tantôt de vaisseaux, tantôt de voitures, selon que les lieux vous y invitent.
Si ma navigation, seigneur, avait été excellente jusqu’à Éphèse, en revanche, dès que j’ai voulu voyager en voiture, les chaleurs excessives et même des accès de fièvre m’ont fatigué et j’ai dû m’arrêter à Pergame. Je n’ai guère été plus heureux, quand je suis passé sur les bateaux côtiers ; car, retenu par des vents contraires, je suis entré en Bithynie un peu plus tard que je ne l’avais espéré, c’est-à-dire le quinzième jour avant les calendes d’octobre[97]. Je ne puis pas pourtant me plaindre de retard, puisqu’il m’a été donné, ce qui était mon vœu le plus ardent, de célébrer votre anniversaire dans ma province. Je scrute en ce moment les affaires de l’état des Prusiens, ses dépenses, ses revenus, ses débiteurs. Plus je les examine, plus j’en comprends la nécessité. En effet des sommes nombreuses sont, sous divers prétextes, indûment retenues par des particuliers ; d’autres sortent du trésor pour des dépenses qui n’ont rien de régulier. Je vous écris cela, seigneur, dès mon arrivée.
C’est le quinzième jour avant les calendes d’octobre que je suis entré dans la province, et je l’ai trouvée dans les sentiments de soumission et de fidélité envers vous, que vous méritez de tout le genre humain. Voyez, seigneur, si vous jugez nécessaire d’envoyer ici un ingénieur. Il semble que l’on peut faire restituer des sommes importantes par les entrepreneurs, si l’on contrôle exactement leurs travaux. Voilà du moins mon avis d’après l’examen des finances des Prusiens que je poursuis avec Maxime.
J’aurais souhaité que vous fussiez arrivé en Bithynie sans ennui pour votre constitution délicate, ni pour vos gens, et que votre voyage à partir d’Éphèse eût été aussi heureux que votre navigation jusque-là. J’ai appris par votre lettre, mon bien cher Secundus, le jour de votre arrivée en Bithynie. Les habitants de votre province comprendront bientôt, je pense, que je me suis préoccupé de leur bonheur. Car vous vous appliquerez, je suis sûr, à rendre évident à leurs yeux, que je vous ai choisi pour me remplacer auprès d’eux[98]. Vous aurez avant tout à éplucher les comptes de ces états : car il est clair qu’ils sont lésés. Quant aux ingénieurs j’en ai à peine assez pour les travaux qui s’exécutent à Rome ou dans les environs. Mais dans toute la province on trouve des hommes à qui l’on peut se fier ; vous n’en manquerez donc pas, si vous vous donnez bien la peine d’en chercher.
Je vous prie, seigneur, de m’éclairer de vos conseils dans un doute : dois-je faire garder les prisons dans chaque ville par ses esclaves publics, comme on l’a pratiqué jusqu’ici, ou par des soldats ? Je crains en effet que les esclaves publics ne fassent une garde peu sûre, que d’autre part ce soin ne distraie un nombre important de soldats. En attendant une décision, j’ai ajouté quelques soldats aux esclaves. Mais j’y vois un danger, c’est que cette précaution même ne devienne une cause de négligence pour tous, en leur fournissant l’espérance de pouvoir rejeter les uns sur les autres une faute commune.
Il n’est pas nécessaire, mon très cher Secundus, de transformer de nombreux soldats en gardiens de prisons. Tenons-nous en à la coutume, observée dans la province où vous êtes, d’en confier la garde à des esclaves publics. Il dépend de votre sévérité et de votre diligence qu’ils s’en acquittent avec fidélité. Car avant tout il est à craindre, comme vous me l’écrivez, que, si on mêle des soldats aux esclaves publics, ils ne se reposent les uns sur les autres et n’en deviennent plus négligents. Mais surtout ne perdons pas de vue qu’il faut distraire le moins possible de soldats de leurs drapeaux.
Gavius Bassus, préfet de la côte du Pont, a mis beaucoup de déférence et d’empressement, seigneur, à venir me trouver et il est resté plusieurs jours avec moi. Autant que j’ai pu en juger, c’est un homme distingué et digne de votre bienveillance. Je lui ai notifié l’ordre par lequel vous prescrivez que, des cohortes dont vous avez bien voulu me confier le commandement, il se contente de dix gardes du corps[99], de deux cavaliers, d’un centurion. Il m’a répondu que ce nombre ne lui suffisait pas, et qu’il vous en écrirait. Pour ce motif je n’ai pas cru devoir appeler sur-le-champ les hommes qu’il a de plus.
En effet, Gavius Bassus m’a écrit qu’il ne pouvait se contenter du nombre de gardes du corps que mes dernières instructions lui avaient destinés. Quelle a été ma réponse, demandez-vous ? Pour vous en donner connaissance, je l’ai fait ajouter à la suite de cette lettre. L’important est de distinguer ce qu’exigent les circonstances[100], et ce que réclament les hommes avides d’étendre leur pouvoir plus que de droit. Pour nous, l’utilité seule doit être notre règle et nous devons, autant que possible, veiller à ce que les soldats ne s’éloignent pas de leurs enseignes.
Les Prusiens, seigneur, ont des bains misérables et vieux ; aussi désirent-ils les remettre en état[101] ; mais j’estime qu’il faut en construire de nouveaux ; et je crois que vous pouvez accéder à leur désir. On aura pour les bâtir d’abord les sommes que j’ai déjà fait restituer aux particuliers et qui sont rentrées ; ensuite celles qu’ils avaient l’habitude de dépenser pour l’huile du bain, et qu’ils consentent, à consacrer aux travaux. C’est d’ailleurs un ouvrage que réclament à la fois la beauté de la ville et l’éclat de votre règne.
Si la construction de nouveaux bains ne surcharge pas les forces des Prusiens, nous pouvons accéder à leur désir, pourvu que pour cet ouvrage ils n’imposent aucune contribution nouvelle, ou ne prennent rien qui risque de leur faire défaut plus tard pour les dépenses nécessaires.
Servilius Pudens, votre légat, seigneur, est arrivé à Nicomédie le huitième jour avant les calendes de décembre et m’a délivré de l’inquiétude d’une longue attente.
Les bienfaits que vous me prodiguez, seigneur, m’ont uni par les liens les plus étroits avec Rosianus Géminus[102]. Je l’ai eu pour questeur pendant mon consulat, et je l’ai toujours trouvé plein d’attentions à mon égard. Depuis mon consulat il me témoigne tout autant de déférence, et aux preuves d’amitié, qu’il m’avait données comme magistrat, il met le comble par sa complaisance à titre privé. Je vous prie donc d’accueillir ma prière en sa faveur, selon son mérite, et même, si vous avez quelque confiance en moi, vous lui accorderez votre bienveillance. Il saura bien lui-même par son dévouement dans les fonctions que vous lui avez confiées en mériter de plus hautes. J’abrège son éloge, persuadé que son intégrité, sa probité, son activité vous sont bien connues non seulement par les charges qu’il a remplies sous vos yeux à Rome, mais encore par les campagnes qu’il a faites avec vous. Il n’y a qu’un devoir dont je ne crois m’être pas encore acquitté aussi pleinement que le veut mon amitié pour lui, et je m’empresse de l’accomplir, c’est de vous supplier, seigneur, de me donner au plus tôt la joie de voir croître la dignité de mon questeur, c’est-à-dire la mienne en sa personne.
Maxime, votre affranchi et votre intendant, seigneur, m’affirme qu’outre les dix gardes du corps que j’ai donnés, sur votre ordre, à l’excellent Gemellinus, il lui faut pour lui aussi des soldats. J’ai cru devoir lui en laisser de ceux que j’avais déjà trouvés attachés à son service, surtout le voyant partir pour s’approvisionner de blé en Paphlagonie. Et même j’y ai ajouté pour sa garde, deux cavaliers, selon son désir. Pour l’avenir je vous prie de me dire quelle conduite je dois tenir.
Pour le présent, comme Maxime, mon affranchi, partait pour faire des provisions de blé, vous avez eu raison de lui donner des soldats ; car il accomplissait justement une mission extraordinaire. Quand il sera revenu à ses premières fonctions, il aura assez des deux soldats que vous lui avez donnés, et des deux qu’il a reçus de Virdius Gemellinus, mon intendant, dont il est le collaborateur.
Sempronius Celianus, jeune homme plein de distinction, ayant trouvé deux esclaves parmi les recrues, me les a envoyés. Mais j’ai différé leur supplice, pour vous consulter, vous le fondateur et le soutien de la discipline militaire, sur la nature de la peine. J’hésite en effet surtout parce que, s’ils avaient déjà prêté le serment militaire, ils n’étaient cependant encore versés dans aucun corps de troupes. Je vous prie donc, seigneur, de m’indi-quer le parti à prendre, surtout qu’il y va de l’exemple.
C’est sur mon ordre que Sempronius Celianus vous a envoyé les hommes au sujet desquels il faudra décider s’ils paraissent avoir mérité la peine de mort. Or il importe de savoir s’ils se sont présentés volontairement, s’ils ont été choisis, ou s’ils ont été donnés comme remplaçants. Si on les a choisis, la faute retombe sur le service de recrutement ; s’ils ont été donnés en remplacement, les coupables sont ceux qui les ont donnés ; s’ils sont venus d’eux-mêmes, avec la pleine connaissance de leur condition, c’est contre eux qu’il faudra sévir. Il importe peu en effet qu’ils n’aient encore été versés dans aucun corps : car du jour où ils ont été agréés, ils devaient la vérité sur leur origine[103].
Sans déroger à votre grandeur, il faut, seigneur, que vous descendiez jusqu’à mes inquiétudes, puisque vous m’avez donné le droit de vous consulter sur mes doutes. Dans la plupart des villes, en particulier à Nicomédie et à Nicée, des hommes condamnés soit aux travaux forcés, soit aux jeux du cirque, soit à d’autres peines du même genre, remplissent le rôle et la fonction d’esclaves publics, et même, à ce titre, reçoivent un salaire. Quand je l’ai appris, j’ai beaucoup hésité sur ce que je devais faire. Car les rendre au supplice après un long temps, alors que la plupart sont arrivés à la vieillesse, et que leur conduite, m’assure-t-on, est rangée et honnête, m’a paru bien sévère ; maintenir dans des emplois publics des hommes condamnés, m’a semblé peu convenable ; en revanche les nourrir aux frais de l’état dans l’oisiveté, était inutile ; et ne pas les nourrir, était même dangereux. J’ai donc, par force, en attendant de vous consulter, laissé toute l’affaire en suspens. Vous allez peut-être demander comment ils ont pu échapper aux peines auxquelles ils avaient été condamnés. Moi aussi je l’ai recherché ; mais je n’ai rien trouvé que j’ose vous assurer. On m’a bien présenté les sentences de leur condamnation, mais aucun document qui prouvât leur libération. Cependant certains m’ont dit que, sur leurs pressantes supplications, les proconsuls ou les légats avaient ordonné de les relâcher. Ce qui donnait créance à ce bruit, c’est que, vraisemblablement, personne n’eût osé agir ainsi sans en avoir reçu l’ordre.
Souvenons-nous que vous avez été envoyé dans la province où vous êtes, parce qu’il y est apparu beaucoup d’abus à réformer. L’un des premiers à réprimer, c’est que des hommes condamnés à la peine capitale, non seulement en aient été libérés, sans ordre supérieur, comme vous l’écrivez, mais encore qu’ils rentrent dans la condition des serviteurs irréprochables. Ainsi ceux dont la condamnation ne remonte pas au delà des dix dernières années, et qui en ont été affranchis sans autorisation valable, devront subir leur peine. S’il s’en trouve qui aient été condamnés depuis plus de dix ans, et qui soient devenus des vieillards, répartissons-les dans des travaux qui se rapprochent d’une peine. On les emploie d’ordinaire à soigner les bains, à nettoyer les égouts, à réparer les routes et les chemins.
Tandis que je visitais une autre partie de ma province, un immense incendie a dévoré à Nicomédie[104] beaucoup de maisons particulières, et deux édifices publics, la maison de retraite pour les vieillards et le temple d’Isis, quoiqu’ils fussent séparés par une rue. Ce qui a contribué à en étendre les ravages, c’est d’abord la violence du vent, ensuite l’indifférence de la population ; car il semble prouvé qu’elle s’est contentée d’assister à un si grand désastre, les bras croisés et sans bouger. D’ailleurs cette ville ne possédait ni pompe, ni seaux, ni instruments d’aucune sorte pour combattre les incendies. On va en acquérir ; j’en ai donné l’ordre. Vous, seigneur, examinez si vous jugez bon de créer une corporation de pompiers de cent cinquante hommes au plus. Je veillerai que l’on n’y reçoive que des artisans et qu’on n’emploie pas à d’autres fins le privilège accordé. Il ne sera pas difficile de surveiller un groupement si peu nombreux.
Vous avez pensé qu’on pourrait, à l’exemple de plusieurs villes, créer à Nicomédie une corporation de pompiers. Mais souvenons-nous que cette province et en particulier ces villes ont été troublées par des associations de ce genre. Quelque nom que, sous n’importe quel prétexte, nous donnions à des hommes ainsi réunis en un corps, il s’y formera bien vite des cabales et des factions. Il suffit donc d’organiser les secours propres à combattre le feu, d’inviter les propriétaires d’immeubles à l’arrêter eux-mêmes, et, au besoin de faire appel au concours de la population.
Nous avons renouvelé, seigneur, et en même temps acquitté nos vœux solennels pour votre conservation, à laquelle est attaché le salut de l’empire, et nous avons prié les dieux de permettre qu’ils soient toujours accomplis et exaucés.
Je suis heureux, mon très cher Secundus, d’apprendre par votre lettre, que vous et les habitants de votre province, vous vous êtes acquittés des vœux faits aux dieux immortels pour ma conservation et mon salut, et que vous en avez fait de nouveaux.
Pour la construction d’un aqueduc, seigneur, les habitants de Nicomédie ont dépensé trois millions trois cent dix-huit mille sesterces ; mais avant qu’il fût achevé, ils l’ont abandonné, et même démoli. Ils en ont entrepris un autre et y ont consacré deux cent mille sesterces. Ils l’ont encore abandonné et il faut de nouvelles dépenses pour leur procurer de l’eau, après qu’ils ont gaspillé tant d’argent. Je me suis rendu moi-même à une source très pure, d’où il semble que l’eau peut être amenée, ainsi qu’on l’avait tenté tout d’abord, par un canal supporté par des arcades, afin qu’elle ne parvienne pas seulement aux quartiers de la ville qui sont dans la plaine et bas. Quelques rares arcades subsistent encore. On peut en bâtir quelques-unes avec la pierre de taille tirée du premier ouvrage. Une autre partie, à mon avis devra être construite en briques ; c’est plus facile et moins cher. Mais surtout il faut que vous envoyiez ou un ingénieur des eaux ou un architecte, pour éviter le retour de pareils déboires. Ce que je puis vous assurer, c’est que l’utilité et la beauté de l’entreprise sont tout à fait dignes de votre règne.
Il faut prendre soin d’amener de l’eau à Nicomédie. Je suis bien convaincu que vous conduirez cette entreprise avec tout le zèle désirable. Mais excusez ma franchise, c’est aussi un soin qui vous incombe de rechercher par la faute de qui les habitants de Nicomédie ont jusqu’à ce jour gaspillé tant d’argent ; car il ne faut pas que les responsables aient entrepris et abandonné ces aqueducs afin de se faire des largesses mutuelles. Donnez-moi donc connaissance du résultat de votre enquête.
Le théâtre de Nicée, seigneur, construit en grande partie, cependant encore inachevé, a déjà englouti, d’après ce qu’on me rapporte (car je n’en ai pas vérifié le compte), plus de dix millions de sesterces ; et en pure perte, je le crains. En effet, il s’affaisse et s’entr’ouvre avec d’énormes fentes, soit parce que le sol est humide et mou, soit parce que la pierre est tendre et friable. Il est urgent d’examiner si on doit l’achever, l’abandonner, ou même le démolir. Car les appuis et les murs de soutènement dont on ne cesse de l’étayer, me paraissent moins solides, que coûteux. Des particuliers ont promis beaucoup d’accessoires, tels que des basiliques autour du théâtre, et une galerie pour couronner les gradins ; mais tous ces travaux sont ajournés, tant qu’est suspendue la construction principale qu’il faut achever avant. Les Nicéens ont encore entrepris avant mon arrivée la réfection de leur gymnase, détruit par un incendie et ils le veulent beaucoup plus vaste, avec un plus grand nombre de places qu’auparavant. Ils y ont déjà passablement dépensé ; mais il est à craindre que ce ne soit sans grande utilité. C’est une œuvre sans ordonnance et sans unité. En outre un architecte, rival sans doute de celui qui l’a commencé, affirme que les murs, quoique épais de vingt-deux pieds, ne peuvent supporter le poids dont on les charge, parce que l’intérieur est garni de pierre sèches et que l’extérieur n’est pas revêtu de briques. Les habitants de Claudiopolis aussi creusent plutôt qu’ils ne bâtissent des bains immenses dans un bas fond, dominé même par une montagne ; ils y consacrent l’argent que les sénateurs supplémentaires, accordés par votre faveur, ont déjà versé pour leur admission, ou verseront dès que je le leur demanderai. Aussi craignant que là les deniers publics, ici, ce qui est plus précieux que tout l’argent du monde, vos bienfaits ne soient mal employés, je suis dans l’obligation de vous demander, non seulement pour le théâtre, mais aussi pour ces bains, de m’envoyer un architecte, qui examinera s’il vaut mieux, après la dépense déjà faite, terminer ces ouvrages tant bien que mal, tels qu’ils ont été commencés, ou faire les corrections et les transformations qui paraîtront nécessaires. Car il faut éviter, pour vouloir sauvegarder les dépenses faites, d’en faire de nouvelles inutilement.
Étant sur les lieux vous examinerez et déciderez mieux que personne ce qu’il convient de faire relativement au théâtre entrepris par les Nicéens. Il suffira que vous me disiez à quel parti vous êtes arrêté. Quant aux travaux promis par des particuliers, il sera temps d’en exiger l’exécution quand le théâtre, qui en a été l’objet, sera terminé. Ces Grecs légers ont un faible pour les gymnases ; et les Nicéens pourraient bien avoir entrepris celui-ci un peu trop orgueilleusement. Mais il faut qu’ils sachent se contenter de ce qui peut leur suffire. Quel conseil doit-on donner aux habitants de Claudiopolis au sujet de leurs bains, qu’ils ont commencés, comme vous dites, sur un emplacement peu approprié ? vous en déciderez vous-même. Vous ne pouvez manquer d’architectes. Il n’est pas de province où l’on ne trouve soit des hommes de métier, soit des hommes ingénieux, à moins que vous ne croyiez plus court de vous les envoyer de Rome, quand nous les faisons venir nous-mêmes de Grèce.
Quand je considère l’élévation de votre fortune et de votre caractère, il me paraît tout à fait séant de vous proposer des ouvrages dignes aussi bien de l’immortalité que de la gloire de votre nom, et dont l’utilité égalera la beauté. Il y a dans le territoire de Nicomédie un lac très étendu, sur lequel les marbres, les récoltes, les bois de chauffage et de construction sont transportés avec peu de dépense et de peine par des navires jusqu’à la route, et de là à grand peine et à plus grands frais encore par des chariots jusqu’à la mer… (Aussi s’efforcent-ils de joindre ce lac à la mer[105].) Mais un tel travail exige beaucoup de bras ; cependant l’entreprise n’en manquerait pas, car la campagne est peuplée, la ville très peuplée et l’on peut compter que tout le monde s’emploierait très volontiers à une œuvre profitable pour tous. Il faut seulement que vous envoyiez, si vous le jugez à propos, un niveleur ou un ingénieur des ponts et chaussées[106], pour étudier avec soin si le lac est plus haut que la mer, car les entrepreneurs de ce pays-ci assurent qu’il est plus haut de quarante coudées. Je trouve dans les mêmes lieux un canal percé par un roi. Mais on ne sait pas s’il était destiné à recueillir les eaux des terres voisines ou à joindre le lac à un fleuve ; car il est inachevé. Il est incertain également si ce canal a été abandonné parce que ce roi fut surpris par la mort, ou parce qu’on désespéra du succès. Mais c’est une raison (vous excuserez ma flatterie) pour que je souhaite et que je brûle du désir de vous voir mener à bonne fin un ouvrage que des rois n’ont pu que commencer.
Je pourrais avoir la tentation, à propos du lac dont vous me parlez, de le joindre à la mer. Mais il faut étudier avec le plus grand soin s’il ne risque pas, après avoir été relié à la mer plus basse, de s’y vider entièrement ; et savoir avec exactitude quelle quantité d’eau il reçoit et d’où elle vient. Vous pourrez demander un géomètre à Calpurnius Macer ; de mon côté je vous enverrai d’ici quelqu’un qui soit expert dans ces sortes d’ouvrages.
Comme je demandais des explications sur les dépenses publiques des Byzantins, qui sont très grandes, on m’a indiqué, seigneur, que tous les ans ils envoyaient pour vous offrir leurs hommages et vous en porter le décret, un député, auquel ils donnaient douze mille sesterces. Me rappelant vos intentions, j’ai cru devoir retenir le député, mais vous envoyer le décret, afin d’alléger les dépenses, tout en accomplissant ce devoir officiel. À la même ville a été imputée une dépense de trois mille sesterces, que l’on donne chaque année à titre de frais de voyages à un député qui porte au gouverneur de la Mésie les salutations de la cité. J’ai cru bon de rayer cette dépense pour l’avenir. Je vous prie, Seigneur, de me donner votre avis dans votre réponse et de daigner confirmer ma décision ou corriger mon erreur.
Vous avez fort bien fait, mon très cher Secundus, d’épargner aux Byzantins ces douze mille sesterces alloués au député qui m’apporte leurs hommages. Cette mission sera remplie, même si vous m’envoyez seulement leur décret. Ils seront excusés aussi par le gouverneur de Mésie, s’ils l’honorent à moins de frais.
Au sujet des passe-ports, dont le terme est expiré, votre volonté est-elle qu’ils soient encore valables et pour combien de temps ? dites-le moi, je vous prie, et délivrez-moi de mon hésitation. Car je crains qu’en penchant, dans mon incertitude, pour l’une ou l’autre solution, je n’autorise une illégalité, ou je n’empêche une décision nécessaire.
Les passe-ports dont le terme est expiré ne doivent plus servir. Aussi une des premières obligations que je m’impose est-elle d’envoyer dans toutes les provinces de nouveaux passe-ports avant qu’on puisse en manquer.
Ayant voulu connaître, seigneur, les débiteurs de la ville d’Apaméa, ainsi que ses revenus et ses dépenses, on m’a répondu que tous voulaient bien que je prisse connaissance des comptes de la colonie, mais que cependant aucun des proconsuls ne l’avait fait avant moi ; car la cité avait de toute antiquité le privilège et l’habitude de s’administrer à son gré. J’ai exigé que tout ce qu’ils disaient, tout ce qu’ils exposaient oralement fût consigné dans un mémoire écrit. Je vous l’envoie tel que je l’ai reçu, quoique je voie fort bien que la plus grande partie ne se rapporte point à la question. Daignez, je vous prie, me prescrire la conduite que vous croyez utile que je tienne ; car je crains de paraître ou dépasser les bornes, ou ne pas remplir toute l’étendue de mon devoir.
Le mémoire des Apaméens, joint à votre lettre, me dispense d’examiner la nature des raisons pour lesquelles, d’après eux, les proconsuls de cette province se seraient abstenus de vérifier leurs comptes, puisque à vous ils ne refusent pas de vous les laisser contrôler. Pour récompenser leur droiture, je veux donc qu’ils sachent désormais que cette inspection vous la ferez par ma volonté, mais en sauvegardant les privilèges dont ils jouissent.
Avant mon arrivée, seigneur, les habitants de Nicomédie avaient entrepris d’ajouter un nouveau forum à l’ancien, dans un coin duquel se trouve un très vieux temple de la Mère Vénérable, Cybèle, qu’il faut reconstruire où transporter ailleurs ; la raison en est surtout qu’il est tout à fait en contre-bas du nouvel ouvrage, dont la hauteur actuelle est considérable. En m’infor-mant s’il y avait eu pour ce temple quelque acte de consécration légale, j’ai appris que les règles de la consécration ne sont pas les mêmes ici que chez nous. Voyez donc, seigneur, si vous jugez qu’un temple qui n’est soumis à aucun acte légal de consécration, peut sans offense à la religion être transféré ailleurs. Du reste rien ne sera plus facile, si la religion ne s’y oppose pas.
Vous pouvez, mon très cher Secundus, sans vous préoccuper de la religion, si la situation des lieux semble le demander, transférer le temple de la Mère des dieux dans l’emplacement qui lui convient mieux. Et ne vous inquiétez pas, si l’on ne trouve aucune loi de consécration, car le sol d’un état étranger n’est pas susceptible de la consécration, telle qu’elle se fait selon notre droit.
Il serait difficile, seigneur, d’exprimer toute la joie que j’ai éprouvée, de ce que vous avez bien voulu, à ma prière et à celle de ma belle-mère transférer son parent, Célius Clémens, dans cette province-ci. J’apprécie pleinement l’étendue de la faveur dont vous m’honorez, quand je reçois avec toute ma famille les preuves d’une bienveillance si complète. Je n’ose pas même essayer de m’acquitter, quelque facilité que je puisse en avoir. C’est donc aux vœux que je recours, et je prie les dieux de ne me rendre jamais indigne à vos yeux des bienfaits dont vous ne cessez de me combler.
Nous avons célébré, seigneur, avec toute l’allégresse que doit inspirer votre règne, le jour où, prenant en main l’empire, vous l’avez sauvé ; nous avons prié les dieux de vous donner, pour le bonheur du genre humain, dont la sûreté et la tranquillité reposent sur votre conservation, salut et prospérité. Prononçant le premier la formule, j’ai fait prêter serment selon l’usage solennel à vos troupes et fait jurer fidélité aux provinciaux, qui ont rivalisé avec les soldats d’affection pour vous.
J’ai été heureux d’apprendre par votre lettre, mon très cher Secundus, avec quelle loyauté et quelle allégresse mes troupes et les provinciaux ont, sous votre direction, célébré le jour de mon avènement à l’empire.
Les revenus publics, seigneur, que votre prévoyance et mes soins ont déjà fait rentrer et continuent à faire rentrer, risquent, je le crains, de rester en caisse sans emploi. Car les occasions d’acheter des domaines sont nulles ou très rares ; et l’on ne trouve personne qui consente à être débiteur de l’état, surtout à douze pour cent, taux auquel on emprunte aux particuliers. Voyez donc, seigneur, si vous jugez que l’on puisse diminuer quelque chose sur l’intérêt, et par là attirer des débiteurs solvables ; et si, au cas où même ainsi on n’en trouverait point, on ne peut répartir l’argent entre les décurions, en leur demandant de solides garanties envers l’état. Cette obligation, même s’ils ne s’y soumettent qu’à contre cœur et en protestant, leur sera moins amère, pourvu qu’on allège un peu l’intérêt.
Moi aussi, je ne vois d’autre remède, mon très cher Secundus, que de diminuer le taux de l’intérêt, pour faciliter le placement des revenus publics. Vous en fixerez vous-même le cours d’après l’affluence des emprunteurs. Quant à forcer quelqu’un à se charger malgré lui de sommes, dont il n’aurait peut-être pas l’emploi, cela ne sied pas à la justice qui doit honorer mon règne.
Je vous suis, seigneur, infiniment reconnaissant de daigner, malgré les plus hautes occupations, me guider moi-même dans les affaires que je vous ai soumises. Accordez-moi encore aujourd’hui la même faveur, je vous prie. Un homme est venu me trouver et m’a exposé que ses adversaires exilés pour trois ans par Servilius Calvus, homme d’un grand renom, restaient encore dans la province. Eux au contraire m’ont soutenu que le même Calvus les a rappelés et ils m’en ont lu le décret. Aussi ai-je cru bon de renvoyer toute l’affaire à votre jugement. Car si vos instructions prescrivent que je ne rappelle aucun exilé condamné soit par un autre, soit par moi, il n’y est rien dit de ceux qui auront été à la fois exilés et rappelés par un autre que moi. C’est donc à vous, seigneur, que je dois demander quelle conduite vous désirez me voir tenir tant au sujet de ces derniers, qu’à propos de ceux qui exilés à perpétuité et non rappelés, se trouvent quand même dans la province. Car ce cas aussi est soumis à ma décision. On m’a amené en effet un homme exilé à perpétuité par le proconsul Julius Bassus. Moi, sachant que les actes de Bassus ont été cassés, et que le sénat a donné à tous ceux qui ont été l’objet d’une décision quelconque de ce magistrat, le droit de reprendre l’affaire dans un délai de deux ans, j’ai demandé à l’homme qu’il avait exilé, s’il s’était rendu devant le proconsul et lui avait exposé son cas. Il m’a répondu que non. D’où ma consultation présente : faut-il le rendre à sa première peine, ou lui imposer une peine plus grave, et laquelle de préférence, à lui-même et à ceux qui peuvent se trouver dans la même situation ? Je joins à cette lettre le décret et l’édit de Calvus, ainsi que le décret de Bassus.
Quelle décision il faut prendre au sujet de ceux qui, exilés pour trois ans par le proconsul P. Servilius Calvus, puis rappelés par un édit du même magistrat, sont cependant restés dans la province, je vous l’écrirai bientôt, quand je me serai informé auprès de Calvus des motifs de sa conduite. Quant à celui qui a été exilé à perpétuité par Julius Bassus et qui, ayant eu pendant deux ans la faculté de se pourvoir s’il se croyait injustement exilé, ne l’a pas fait et a persisté à rester dans la province, il doit être arrêté et envoyé aux préfets de mon prétoire : car ce n’est pas assez de l’astreindre à sa première peine, à laquelle il s’est soustrait par contumace.
Comme je convoquais des juges, seigneur, pour tenir ma séance, Flavius Archippus m’a demandé une dispense à titre de philosophe. Quelques-uns ont prétendu que non seulement il fallait le libérer de l’obligation de juger, mais même le rayer tout à fait du nombre des juges et l’astreindre au châtiment, auquel il s’était soustrait en s’évadant de prison. On a lu la sentence du proconsul Vélius Paulus qui prouve qu’Archippus a été condamné aux mines pour crime de faux. Lui ne produisait aucune preuve de sa réhabilitation. Il alléguait cependant à défaut d’acte de réhabilitation un écrit remis par lui à Domitien, des lettres à son honneur de ce prince et un décret des Prusiens. Il y ajoutait des lettres que vous lui aviez écrites ; il y ajoutait aussi un édit et une lettre de votre père, par lesquels ce prince confirmait les faveurs accordées par Domitien. Aussi, malgré la gravité des crimes qu’on lui impute, je crois devoir ne rien décider, avant de vous avoir consulté sur un point qui me paraît mériter d’être fixé par vous. Je joins à cette lettre toutes les pièces qui ont été lues de part et d’autre.
LETTRE DE DOMITIEN À TÉRENCE MAXIME
« Le philosophe Flavius Archippus a obtenu de moi que je fisse acheter pour lui aux environs de Pruse, sa patrie, un domaine de cent mille sesterces, dont le revenu lui permît de nourrir sa famille. Ma volonté est de lui en faire don. Vous porterez la somme dépensée au compte de mes libéralités. »
LETTRE DU MÊME À APPIUS MAXIMUS
« Le philosophe Archippus est un honnête homme qui honore sa profession même par son caractère ; je désire que vous vous intéressiez à lui, mon cher Maximus et que vous lui accordiez votre entière bienveillance pour toutes les demandes raisonnables qu’il pourra vous adresser. »
ÉDIT DU DIVIN NERVA
Il est sans contredit, Romains, des vertus que le bonheur même des temps commande et l’on ne doit pas admirer la bonté du prince dans les actes qui paraissent tout naturels quand on le connaît, car tous mes concitoyens ont la conviction, même sans qu’on le leur rappelle, et la pleine assurance que j’ai préféré la tranquillité de tous à mon repos particulier, désirant répandre avec joie de nouveaux bienfaits, et conserver ceux qui ont été accordés avant moi. Cependant, pour qu’aucun doute ne trouble la joie publique soit à cause de la défiance des bénéficiaires, soit à cause du donateur j’ai cru à la fois nécessaire et agréable d’envoyer mon indulgence au secours de ceux qui ne sont pas rassurés. Je ne veux pas que personne pense que les faveurs obtenues d’un autre prince, soit à titre privé, soit à titre public, pourraient être retirées par moi, dans le seul but de me réserver le mérite de les rendre. Qu’elles soient confirmées et assurées, et que la reconnaissance de personne ne croie nécessaire d’adresser de nouvelles prières à celui que la fortune de l’empire a regardé d’un œil plus favorable. Qu’on me laisse employer mon temps à des bienfaits nouveaux, et qu’on sache qu’il faut solliciter seulement ceux qu’on n’a pas.
LETTRE DU MÊME À TULLIUS JUSTUS
« Comme toutes les dispositions prises et établies dans le passé doivent être respectées, on devra se conformer aussi aux lettres de Domitien. »
Flavius Archippus m’a supplié, par votre salut et votre éternité, de vous envoyer le mémoire qu’il m’a remis. J’ai cru bon de déférer à sa demande, mais en instruisant de cet envoi son accusatrice ; j’en ai reçu aussi un mémoire que je joins à ma lettre, afin que vous voyiez plus facilement, comme si vous aviez entendu les deux parties, la décision que vous croirez devoir prendre.
Domitien a bien pu ignorer la vraie situation d’Archippus, quand il faisait de lui tant d’éloges dans ses lettres. Mais il est plus conforme à mon caractère de croire qu’il a voulu aussi lui apporter le secours d’une intervention du prince ; cela est d’autant plus vraisemblable que l’honneur d’une statue[107] lui a été tant de fois décerné par ceux qui n’ignoraient pas le jugement porté sur ce philosophe par le proconsul Paulus. Cela ne doit pas cependant, mon très cher Secundus, si cet homme vient à être l’objet d’une nouvelle accusation, vous empêcher de le poursuivre. J’ai lu les mémoires de Furia Prima l’accusatrice, et aussi ceux d’Archippus lui-même que vous avez joints à votre précédente lettre.
Dans votre admirable prévoyance, seigneur, vous craignez qu’une fois joint au fleuve et par suite à la mer le lac ne se vide. Mais étant sur les lieux, je crois avoir trouvé un moyen de prévenir ce danger. On peut en effet par un canal amener les eaux du lac jusqu’auprès du fleuve, mais sans les y déverser, en laissant une sorte de quai qui les arrêtera et les séparera du fleuve. Nous obtiendrons ainsi que sans risquer[108] de se vider, si on le joint au fleuve, le lac soit cependant comme s’il y était joint : il sera en effet facile à travers cette étroite bande de terre interposée de transborder sur le fleuve les chargements amenés par le canal. Voilà ce que l’on pourra faire, si l’on y est contraint, mais on n’y sera pas contraint, je l’espère. Le lac en effet est par lui-même assez profond ; de plus en l’état actuel il émet en sens contraire un cours d’eau, qui barré de ce côté et détourné du côté où nous en avons besoin, sans aucun inconvénient pour le lac, lui apportera autant d’eau qu’il en emporte maintenant. En outre sur le parcours du canal à creuser aboutissent des ruisseaux, qui, recueillis avec soin, accroîtront le débit du lac. Toutefois, si l’on préférait prolonger le canal et l’approfondir jusqu’au niveau de la mer, et le faire aboutir non dans le fleuve, mais dans la mer elle-même, la résistance des vagues contiendrait et refoulerait toute l’eau qui viendrait du lac. Si aucune de ces solutions n’était permise par la nature des lieux, il resterait la ressource de retenir le cours des eaux par des écluses. Mais ces moyens et d’autres seront recherchés et examinés avec beaucoup plus de compétence par le géomètre, que vous m’enverrez certainement, seigneur, comme vous me l’avez promis. C’est une entreprise digne de votre grandeur et de vos soins. En attendant j’ai écrit, d’après vos instructions, à l’illustre Calpurnius Macer[109] de m’envoyer un géomètre aussi habile que possible.
Il est évident, mon très cher Secundus, que ni votre prévoyance ni votre diligence m’ont été en défaut au sujet du lac en question, puisque vous avez prévu tant de moyens d’éviter le danger de l’épuiser et d’en accroître l’utilité pour nous. Choisissez donc celui que la situation conseillera de préférence aux autres. Je pense que Calpurnius Macer ne manquera pas de vous procurer un géomètre ; les provinces où vous êtes ne sont pas dépourvues de pareils techniciens.
Votre affranchi Lycormas m’a écrit, seigneur, que, si quelque ambassade du Bosphore passait ici se dirigeant vers Rome, je la retinsse jusqu’à ce qu’il arrivât lui-même. Or d’ambassade, du moins dans la ville où je suis il n’en est encore venu aucune ; mais il est venu un courrier du roi Sarmate[110]. J’ai cru devoir profiter de cette occasion, offerte par le hasard, et vous envoyer avec ce courrier, celui qui a précédé Lycormas, afin que vous puissiez apprendre par les lettres et de Lycormas et du roi les nouvelles qu’il vous importe peut-être de connaître en même temps.
Le roi Sarmate m’a écrit qu’il se passait certains faits dont vous deviez être instruit au plus tôt. Pour cette raison afin de hâter le courrier qui vous porte ses dépêches, je le munis d’un passe-port.
Une question importante, seigneur, et qui intéresse toute la province est celle de la condition et de l’entretien de ceux, qu’on nomme θρεπτούς (nourris). À ce sujet, j’ai consulté les institutions des empereurs, et n’y trouvant aucune décision soit particulière, soit générale, qui s’appliquât aux Bithyniens, j’ai cru bon de vous demander vos intentions à cet égard. Je ne pense pas en effet pouvoir, dans une question qui réclame l’autorité de votre décision, me contenter des précédents. On m’a lu, il est vrai, un édit, qu’on attribue au divin Auguste, visant Annia ; on m’a lu aussi des lettres du divin Vespasien aux Lacédémoniens, et du divin Titus aux mêmes, et aux Achéens, d’autres de Domitien à Avidius Nigrinus et à Armenius Brocchus, proconsuls, ainsi qu’aux Lacédémoniens. Je ne vous les envoie pas, parce que le texte m’en paraît peu sûr, et que quelques-unes même ne semblent pas authentiques, parce qu’aussi les textes authentiques et sûrs se trouvent, je crois, dans vos archives.
La question que vous posez au sujet de ceux qui nés libres ont été exposés, puis recueillis par quelqu’un et élevés dans la servitude, a été souvent traitée. Mais dans les décisions de mes prédécesseurs il ne s’en trouve aucune qui s’applique à toutes les provinces. Il y a bien des lettres de Domitien à Avidius Nigrinus et à Armenius Brocchus, que l’on devrait peut-être suivre. Mais parmi les provinces dont il parle, il n’y a point la Bithynie. Je ne crois donc pas qu’on puisse refuser le droit de revendiquer leur liberté à ceux qui s’appuieront sur ce motif pour la réclamer, ni qu’ils doivent la racheter par le remboursement des frais de leur entretien.
L’ambassadeur du roi Sarmate s’étant, de sa propre initiative, arrêté deux jours à Nicée, où il m’avait trouvé je n’ai pas cru devoir, seigneur, prolonger son séjour ; d’abord on ne sait pas encore au juste quand arrivera votre affranchi Lycormas ; ensuite je pars moi-même pour une autre partie de la province, appelé par les obligations de ma charge ; je pense que je dois porter ces faits à votre connaissance, parce que je vous ai écrit dernièrement que Lycormas m’a demandé, s’il venait quelque députation du Bosphore, de la retenir jusqu’à son arrivée à lui. Or je ne vois aucune raison valable de la garder plus longtemps ; d’autant plus que les lettres de Lycormas, que je n’ai pas voulu retarder, comme je vous l’ai dit, auront devancé de quelques jours, je pense, l’ambassadeur.
Quelques personnes, voyant les restes de leurs parents en péril, par suite soit des injures du temps, soit des débordements du fleuve, soit de tout autre accident analogue, me demandent, en se fondant sur l’exemple des autres proconsuls, la permission de transférer ces cendres ailleurs ; mais sachant que dans notre ville pour des cas de ce genre on en réfère toujours au collège des pontifes, j’ai cru, seigneur, devoir vous consulter, vous grand pontife, sur la règle que vous voulez que j’observe.
Il serait excessif d’imposer à des provinciaux l’obligation d’en référer aux pontifes, quand ils veulent pour de justes motifs transférer les restes de leurs parents d’un lieu dans un autre. Vous devez suivre plutôt l’exemple de vos prédécesseurs et selon le cas de chacun donner ou refuser l’autorisation.
Comme je cherchais à Pruse, seigneur, où pourraient être construits les bains, que vous avez bien voulu autoriser, j’ai choisi un emplacement sur lequel était autrefois une maison fort belle, me dit-on, mais aujourd’hui tombée en ruines. Ce choix aura d’heureuses conséquences : d’abord un quartier d’aspect fort laid sera restauré et la ville elle-même s’en trouvera embellie ; ensuite aucun bâtiment n’est démoli et ceux qui tombent de vieillesse seront relevés. Voici d’ailleurs la situation de cette maison. Claudius Polyénus l’avait léguée à Claude César, en exprimant la volonté qu’un temple fût élevé à cet empereur dans le péristyle, et que le reste de la maison fût loué. La ville en a touché quelque temps le revenu. Puis peu à peu le pillage ou la négligence ruinèrent entièrement cette maison ainsi que le péristyle, et maintenant il n’en reste plus rien que le terrain. Si vous daignez, seigneur, ou le donner ou le faire vendre à la ville, comme l’emplacement est très avantageux, elle le recevra ainsi que le plus grand bienfait. Pour moi, si vous le permettez, j’ai l’intention de mettre les bains dans la cour qui est vide ; quant à la partie où étaient les bâtiments je songe à l’entourer d’une exèdre[111] et de portiques, et à vous les consacrer, puisque c’est à vous qu’on devra ce bel ouvrage, digne de porter votre nom. Je vous envoie une copie du testament quoiqu’elle soit pleine de fautes. Vous y apprendrez que Polyénus avait laissé beaucoup d’objets pour orner cette maison, qui ont péri comme la maison même. Je les rechercherai cependant dans toute la mesure du possible.
Nous pouvons nous servir, pour bâtir les bains des Prusiens, de la cour dont vous me parlez, ruinée ainsi que la maison, et qui est vide, dites-vous. Mais vous n’avez pas précisé si le temple dédié à Claude a été construit dans le péristyle. Car s’il a été construit, même ruiné aujourd’hui, la place lui reste toujours consacrée.
Quelques-uns me pressent à propos de la reconnaissance des enfants et de leur rétablissement dans tous les droits de leur naissance, de prononcer moi-même, en me fondant à la fois sur une lettre de Domitien à Minitius Rufus, et sur l’exemple des proconsuls ; mais j’ai songé au décret du sénat qui vise ces affaires et qui parle seulement des provinces administrées par des proconsuls ; aussi ai-je renvoyé toute la question jusqu’à ce que vous-même, seigneur, m’ayez prescrit la règle que vous voulez me voir suivre.
Quand vous m’aurez envoyé le décret du sénat, qui a causé vos doutes, je jugerai si vous devez prononcer sur la reconnaissance des enfants et leur rétablissement dans tous les droits de leur naissance.
Apuléius, seigneur, soldat de la garnison de Nicomédie m’a écrit qu’un nommé Callidromus, emprisonné par les boulangers Maximus et Dionysius, auxquels il avait loué ses services, s’était enfui et avait cherché asile au pied de votre statue ; conduit devant les magistrats, il avait déclaré qu’il avait été autrefois esclave de Labérius Maximus et qu’ayant été pris par Susagus en Mésie, puis envoyé par Décibalus comme cadeau au roi des Parthes, Pacorus, il était resté à son service plusieurs années, puis s’était échappé et était enfin arrivé à Nicomédie. Amené en ma présence, il m’a confirmé ce récit, et j’ai cru devoir vous l’envoyer. J’ai un peu tardé, pour faire rechercher une pierre précieuse, portant l’image du roi Pacorus, revêtu de ses insignes, qu’il prétendait qu’on lui avait volée. J’aurais voulu, si on avait pu la retrouver, vous l’envoyer aussi, en même temps que l’envoi, que je vous ai fait, d’un lingot, rapporté, disait-il, d’une mine du pays des Parthes. Il est scellé du cachet de mon anneau, dont l’empreinte est un quadrige.
Julius Largus du Pont, seigneur, que je n’ai jamais vu, ni même entendu (il s’est sans doute fié à votre jugement sur moi) m’a confié l’administration, si j’ose dire, et le service des derniers hommages de son affection pour vous. Par testament il m’a prié d’accepter son héritage et d’en prendre possession ; puis, après avoir prélevé pour moi cinquante mille sesterces, de remettre tout le surplus aux villes d’Héraclée et de Thiane, me laissant juge soit de faire des ouvrages qui seraient consacrés à votre gloire, soit d’instituer des jeux publics quinquennaux, qu’on appellerait jeux de Trajan. J’ai cru bon de porter ces dispositions à votre connaissance, afin que surtout vous voyiez quel parti je dois choisir.
Julius Largus a choisi votre loyauté, comme s’il vous connaissait parfaitement. C’est donc à vous, pour immortaliser sa mémoire, de voir ce qui conviendra le mieux, d’après les conditions de chaque pays, et de suivre le parti que vous aurez jugé le meilleur.
C’est avec une admirable prévoyance, seigneur, que vous avez prescrit à Calpurnius Macer, homme d’un grand renom, d’envoyer à Byzance un centurion légionnaire. Voyez s’il n’y aurait pas lieu de prendre la même décision en faveur aussi des habitants de Juliopolis. Leur ville, quoique très petite, supporte de très grandes charges, et elle est d’autant plus accablée d’injustices, qu’elle est plus faible. D’ailleurs le bien que vous ferez aux habitants de Juliopolis profitera à toute la province ; car ils sont à l’entrée de la Bithynie et ils fournissent le passage aux nombreux voyageurs qui la traversent.
La ville de Byzance[112] est si considérable par le concours des voyageurs qui y arrivent en foule de toute part, que nous avons dû, selon l’usage de nos prédécesseurs, lui accorder un centurion légionnaire pour veiller à la conservation de ses privilèges. Octroyer la même faveur aux habitants de Juliopolis, ce serait nous lier par un précédent. Beaucoup d’autres villes réclameront le même traitement avec d’autant plus de vivacité qu’elles seront plus faibles. J’ai assez de confiance dans votre activité, pour être sûr que vous n’oublierez rien afin de préserver les habitants de Juliopolis de toute injustice. Mais si quelqu’un viole mes instructions, qu’on le réprime aussitôt ; dans le cas où la faute serait trop grave pour recevoir sur place une punition suffisante, si le coupable est soldat, vous informerez son général des faits découverts, s’il doit venir à Rome, vous m’en aviserez par lettre.
Il est interdit, seigneur, par la loi Pompéia, donnée aux Bithyniens, d’exercer aucune magistrature et d’entrer au sénat avant trente ans. La même loi prescrit que ceux qui auront exercé une magistrature, entrent au sénat. Puis est venu un édit du divin Auguste, qui permit d’exercer les magistratures inférieures dès l’âge de vingt-cinq ans. On demande donc si celui qui a été magistrat avant trente ans, peut être admis par les censeurs dans le sénat, et, au cas qu’il le puisse, si ceux-là aussi, qui n’ont pas été magistrats, pourraient, par la même interprétation de la loi, être admis au sénat, dès l’âge où il leur est possible d’exercer une magistrature. C’est d’ailleurs, dit-on, une pratique courante jusqu’ici et même une nécessité, car il est préférable d’admettre dans la curie des jeunes gens de bonne famille plutôt que des plébéiens. Les censeurs nouvellement élus m’ayant demandé mon avis, j’ai pensé que ceux qui ont été magistrats avant trente ans pouvaient entrer au sénat, en vertu à la fois de l’édit d’Auguste et de la loi Pompéia, puisque Auguste permettait d’exercer une magistrature avant trente ans et que la loi accordait l’entrée au sénat à celui qui avait été magistrat. Mais pour ceux qui n’ont pas été magistrats, tout en ayant l’âge de ceux qui l’ont été, j’hésite beaucoup. C’est pourquoi, seigneur, je vous consulte sur la règle que vous voulez que je suive. Je joins à cette lettre les titres de la loi et l’édit d’Auguste.
Je m’associe, mon très cher Secundus, à votre interprétation et je pense que le décret du divin Auguste a modifié la loi Pompéia, en permettant d’exercer une magistrature à ceux qui n’ont pas moins de vingt-cinq ans, et à ceux qui l’ont exercée, d’entrer au sénat de chaque ville. Mais je ne suis pas d’avis que, sans avoir été magistrats, ceux qui ont moins de trente ans, sous prétexte qu’ils peuvent l’être, soient admis dans le sénat de chaque pays.
Pendant qu’à Pruse, près du mont Olympe, seigneur, j’expédiais quelques affaires dans la maison où je logeais, me disposant à partir le jour même, le magistrat Asclépiade m’informa que Claudius Eumolpus faisait appel à ma justice. Cocceianus Dion voulait dans le sénat de cette ville faire recevoir un ouvrage, dont il avait été chargé ; alors Eumolpus, soutenu par Flavius Archippus, dit qu’il fallait demander compte à Dion de l’ouvrage, avant de le livrer à l’état, parce qu’il l’avait exécuté autrement qu’il ne devait. Il ajouta que dans ce même monument on avait placé votre statue et enterré les corps de la femme et du fils de Dion. Il me demanda d’entendre l’affaire à mon tribunal. Je répondis que j’étais tout prêt et que je différerais mon départ. Alors il me pria d’accorder un délai plus long pour instruire la cause, et de la juger dans une autre ville. J’indiquai Nicée. Là, à peine avais-je pris place pour entendre l’affaire que le même Eumolpus, sous prétexte qu’il n’était pas encore prêt, demanda un sursis ; Dion, au contraire, insistait pour être entendu. On parla beaucoup de part et d’autre, même sur le fond. Moi, estimant qu’il fallait accorder le sursis et vous consulter sur une question qui pouvait servir de précédent, je dis aux deux parties de mettre par écrit leurs requêtes. Je voulais en effet que vous pussiez juger d’après leurs propres termes des raisons qu’ils alléguaient. Dion dit qu’il donnerait son mémoire ; Eumolpus répondit qu’il exposerait dans le sien ce qu’il demandait pour l’état ; que du reste, pour les sépultures, il n’était pas l’accusateur de Dion, mais l’avocat de Flavius Archippus, dont il avait suivi les instructions. Archippus, pour qui Eumolpus plaidait comme à Pruse, dit qu’il donnerait le mémoire. Mais ni Eumolpus, ni Archippus, même après de longs jours d’attente, ne m’ont encore remis leur mémoire. Dion m’a remis le sien, que je joins à cette lettre. Je me suis rendu en personne sur les lieux et j’ai vu votre statue placée dans une bibliothèque. Quant à l’ouvrage, dans lequel on dit que sont enterrés le fils et la femme de Dion, il se trouve dans une cour entourée de portiques. Je vous en prie, seigneur, daignez me guider dans le jugement de cette affaire délicate ; elle suscite d’ailleurs une très vive curiosité, comme il est naturel, soit parce que le fait a été reconnu, soit parce qu’on allègue pour le soutenir plus d’un exemple.
Vous auriez pu ne pas hésiter, mon très cher Secundus, dans la question sur laquelle vous avez jugé bon de me consulter ; car vous connaissez mon intention de n’user ni de la crainte ni de la terreur, ni des accusations de lèse-majesté pour m’attirer le respect. Laissez donc cette information, que je n’admettrais pas, même si elle s’appuyait sur des exemples ; mais que les comptes de l’ouvrage exécuté sous la direction de Cocceianus Dion soient vérifiés minutieusement, puisque l’intérêt de la ville l’exige, et que Dion ne s’y oppose pas, ou ne doit pas s’y opposer.
Supplié, seigneur, officiellement par les Nicéens, au nom de ce que j’ai et dois avoir de plus sacré, c’est-à-dire par votre immortalité et votre salut, de vous transmettre leurs prières, je ne crois pas qu’il me soit permis de refuser, et je joins à cette lettre le mémoire qu’ils m’ont remis.
Puisque les Nicéens affirment que le divin Auguste leur a accordé le privilège de recueillir la succession de leurs concitoyens décédés sans testament, vous devrez donner vos soins à cette affaire. Réunissez tous ceux qu’elle intéresse, adjoignez-leur Virdius Gémellinus avec mon affranchi Epimachus, comme mes représentants, mes intendants, et, après avoir examiné aussi les arguments contraires, prenez la décision qui vous paraîtra la meilleure.
Maxime, votre affranchi et votre intendant, seigneur, s’étant toujours montré, pendant tout le temps que nous avons été ensemble, honnête, actif, sérieux, et aussi attaché à la discipline que dévoué à vos intérêts, je lui en rends avec plaisir ce témoignage auprès de vous, avec toute la fidélité que je vous dois.
J’ai trouvé, seigneur, Gavius Bassus, préfet de la côte du Pont, honnête, probe, habile, et avec cela très respectueux pour moi : je lui accorde mes vœux et mon suffrage, avec la fidélité que je vous dois.
Il s’est formé en servant sous vos ordres, et il doit à vos leçons d’être digne de votre bienveillance. J’ai reçu et des soldats et des habitants, pénétrés de sa justice et de son humanité, les plus beaux témoignages d’estime, qu’ils lui apportaient à l’envi soit officiellement soit à titre privé. Je porte cela à votre connaissance, avec toute la fidélité, que je vous dois.
J’ai eu, seigneur, le primipilaire[113] Nymphidius Lupus comme compagnon d’armes, lorsque j’étais moi-même tribun militaire et lui préfet de cohorte ; c’est de là qu’est née ma vive amitié pour lui ; cette affection n’a fait que croître dans la suite par la durée même de notre mutuel attachement. Aussi ai-je osé porter la main sur sa tranquillité et exigé qu’il m’assistât de ses conseils en Bithynie. Il l’a fait avec la plus grande amabilité, et, ne tenant compte ni de son repos ni de sa vieillesse, il est prêt à continuer. Pour ces motifs je partage toutes ses affections, en particulier sa tendresse pour son fils, Nymphidius Lupus, jeune homme honnête, actif, bien digne d’un père si distingué, capable de donner satisfaction à votre bienveillance, ainsi que vous avez déjà pu vous en rendre compte à ses premiers essais de préfet de cohorte, qui lui ont valu les plus hauts témoignages d’hommes aussi éminents que Julius Ferox et Fuscus Salinator[114]. Les honneurs du fils, seigneur, seront pour moi un nouveau sujet de joie et de reconnaissance envers vous.
Je vous souhaite, seigneur, de passer cet anniversaire de votre naissance, ainsi que beaucoup d’autres dans un parfait bonheur ; que la gloire de vos vertus fleurisse éternellement, et puissiez-vous, plein de santé et de force, l’accroître encore en ajoutant travaux sur travaux.
Je vous reconnais, mon très cher Secundus, dans les vœux que vous formez pour que je passe dans un parfait bonheur une longue suite d’anniversaires, au milieu de la prospérité de notre pays.
Les habitants de Sinope, seigneur, manquent d’eau. Il y en a de fort bonne et très abondante, à seize milles, que l’on pourrait amener. Il se trouve cependant près de la source un terrain peu sûr et humide, guère plus long de mille pas ; en attendant je l’ai fait explorer sans grande dépense, pour savoir s’il peut recevoir et supporter les constructions. L’argent réuni par mes soins ne manquera pas, si vous voulez bien accorder ce travail à la salubrité et à l’agrément de la colonie qui a grand besoin d’eau.
Comme vous avez commencé, mon très cher Secundus, explorez avec soin ce terrain qui vous paraît peu sûr, pour savoir s’il peut supporter les constructions de l’aqueduc. Car je crois qu’il ne faut pas hésiter à amener de l’eau dans la colonie de Sinope, pourvu qu’elle puisse, par ses propres moyens, se procurer un avantage, qui doit contribuer beaucoup à sa salubrité et à son agrément.
La ville d’Amisus, libre et fédérée[115], se gouverne, grâce à votre indulgence, par ses propres lois. J’y ai reçu un mémoire officiel relatif à leurs cotisations de secours mutuels. Je le joins à cette lettre, afin que vous voyiez ce que l’on peut ou tolérer ou défendre et dans quelle mesure.
Si les habitants d’Amisus, dont vous avez joint le mémoire à votre lettre, ont le droit, aux termes de leurs lois, autorisées par le traité d’alliance, de s’imposer des cotisations de secours mutuels, nous ne pouvons pas les en empêcher, d’autant plus facilement que ces cotisations sont employées, non pas à fomenter des troubles et à former des associations illicites, mais à soulager les pauvres. Dans toutes les autres villes soumises à notre obéissance, cette pratique doit être interdite.
Suétone, le plus désintéressé, le plus honorable, le plus savant des hommes, dont j’admirais le caractère et les travaux, depuis longtemps, seigneur, partage ma maison ; et mon affection pour lui a grandi, à mesure que je l’ai connu de plus près. Le privilège accordé à ceux qui ont trois enfants lui revient de droit pour un double motif. D’abord il mérite toute l’estime de ses amis, ensuite son mariage n’a pas été fécond. Il faut donc qu’il obtienne de votre bonté par mon intercession, ce que la malignité de la fortune lui a refusé. Je sais combien est grande la faveur que je sollicite. Mais c’est à vous que je la demande, à vous dont je trouve toujours la bienveillance si complaisante à tous mes désirs. Vous pouvez d’ailleurs juger à quel point je désire cette grâce, que je ne demanderais pas de loin, si je ne la désirais que médiocrement.
Vous vous souvenez assurément, mon très cher Secundus, combien je suis avare de ces faveurs ; vous m’avez même entendu souvent assurer le sénat, que je n’ai pas dépassé le nombre dont j’ai déclaré à cet ordre auguste que je me contenterais. Je souscris néanmoins à votre désir ; j’accorde le privilège de ceux qui ont trois enfants à Suétone, sous la condition accoutumée et j’en fais porter la décision sur mes registres.
J’ai l’habitude, seigneur, de vous consulter sur tous mes doutes. Qui pourrait en effet mieux guider mes incertitudes ou instruire mon ignorance ? Je n’ai jamais assisté aux procès des chrétiens[116] ; j’ignore donc à quels faits et dans quelle mesure s’applique ou la peine ou l’information. Je n’ai pas su décider si l’on doit tenir compte de l’âge, ou si les enfants de l’âge le plus tendre ne doivent pas être traités autrement que les hommes faits ; s’il faut pardonner au repentir, ou si celui qui a été une fois chrétien ne gagne rien à cesser de l’être ; si c’est le nom seul, même exempt de toute souillure, ou la souillure attachée au nom, que l’on punit. Dans cette ignorance voici la règle que j’ai suivie à l’égard de ceux qui ont été déférés à mon tribunal comme chrétiens. Je leur ai demandé s’ils étaient chrétiens : quand ils l’ont avoué, j’ai répété ma question une seconde et une troisième fois, en les menaçant du supplice ; quand ils ont persisté, je les y ai envoyés. Car, de quelque nature que fût le fait qu’ils avouaient, je ne doutais pas qu’on dût au moins punir leur résistance et leur inflexible obstination. J’en ai réservé d’autres, possédés de la même folie, pour les envoyer à Rome, car ils étaient citoyens romains. Bientôt la publicité même, comme il arrive, répandant la contagion de l’accusation, elle se présenta sous un plus grand nombre de formes. On afficha un écrit anonyme, contenant les noms de beaucoup de personnes. Ceux qui niaient être chrétiens, ou l’avoir été, et qui ont, suivant la formule que je leur dictais, invoqué les dieux, offert de l’encens et du vin à votre image, que dans ce but j’avais fait apporter avec les statues des dieux, qui enfin ont blasphémé le christ, tous actes auxquels on ne peut contraindre, dit-on, aucun de ceux qui sont réellement chrétiens, j’ai pensé qu’il fallait les absoudre. D’autres, cités par un dénonciateur, dirent d’abord qu’ils étaient chrétiens, mais aussitôt se rétractèrent, assurant qu’ils l’avaient été, il est vrai, mais qu’ils avaient cessé de l’être, les uns depuis trois ans, les autres depuis plus longtemps, quelques-uns même depuis vingt ans. Tous ont adoré votre image et les statues des dieux ; tous aussi ont blasphémé le christ.
Au reste ils affirmaient que toute leur faute, ou leur erreur n’avait jamais consisté qu’en ceci : ils s’assemblaient à date fixe avant le lever du jour et chantaient chacun à son tour un hymne à Christ, comme à un dieu ; ils s’engageaient par serment, non à quelque crime, mais à ne commettre ni vol, ni brigandage, ni adultère, à ne point manquer à leur parole, à ne point nier un dépôt réclamé en justice : ces rites accomplis, ils avaient coutume de se séparer, puis de se réunir à nouveau pour prendre leur repas, qui se composait d’ailleurs de mets tout à fait ordinaires et par suite innocents : ils avaient du reste renoncé à toutes ces pratiques depuis mon édit, par lequel, suivant vos ordres, j’avais défendu les associations. Je ne crus que plus nécessaire d’user de deux femmes esclaves, que l’on disait prêtresses de ce culte, pour découvrir la vérité même en employant la torture. Mais je n’ai trouvé que superstition ridicule et sans bornes ; aussi ai-je suspendu l’information pour recourir à vos avis. L’affaire m’a paru en effet mériter votre avis, surtout à cause du nombre des prévenus. Car une foule de gens de tout âge, de tout rang, de tout sexe même, sont impliqués dans la même prévention. Ce n’est pas seulement dans les villes, mais dans les villages et dans les campagnes que la contagion de cette superstition a étendu ses ravages ; je crois pourtant possible de l’arrêter et de la guérir. Ce qui est certain c’est que les temples, qui étaient presque déserts, sont de nouveau fréquentés et que les sacrifices annuels, longtemps négligés, recommencent ; on vend de la pâture pour victimes, qui trouvait auparavant de rares acheteurs. Par là il est facile de juger quelle foule de gens on peut ramener, si l’on fait grâce au repentir.
Vous avez agi comme vous deviez, mon cher Secundus, dans l’examen des faits reprochés à ceux qui vous furent dénoncés comme chrétiens. Car il n’est pas possible d’établir pour tous les cas une sorte de procédure uniforme et invariable. Ne les recherchez pas ; mais s’ils sont accusés et convaincus, punissez-les ; cependant, si quelqu’un nie qu’il soit chrétien, et le prouve d’une façon manifeste, je veux dire en invoquant nos dieux, même s’il a encouru des soupçons dans le passé, que son repentir obtienne grâce. Quant aux listes de dénonciations anonymes, elles ne doivent donner lieu à aucune poursuite. Ce serait d’un déplorable exemple, et contraire aux maximes de notre règne.
La ville d’Amastris, seigneur, à la fois belle et riche, compte parmi ses principaux ornements une place magnifique et très longue, dont un côté, sur toute sa longueur, est bordé par ce qu’on appelle une rivière, mais qui n’est en réalité qu’un cloaque infect, aussi repoussant et immonde d’aspect, que malsain par ses odeurs affreuses. Il importe donc autant à la salubrité qu’à la beauté de le couvrir ; ce qui se fera, si vous le permettez ; je veillerai d’ailleurs que l’argent non plus ne fasse pas défaut pour un ouvrage aussi grandiose que nécessaire.
Il est juste, mon très cher Secundus, de couvrir la rivière dont vous me parlez et qui traverse la ville d’Amastris, puisque à découvert elle nuit à la santé publique. Vous veillerez, j’en suis certain, avec votre diligence ordinaire, que l’argent ne manque pas pour cet ouvrage.
Nous nous sommes acquittés, seigneur, avec allégresse et joie, des vœux solennels que nous avions adressés aux dieux pour vous les années précédentes ; nous venons d’en faire de nouveaux, auxquels les troupes et les provinciaux, se sont associés de tout cœur ; nous avons prié les dieux pour vous et pour l’état, leur demandant de veiller sur votre prospérité et votre conservation avec la bienveillance que vous avez méritée par vos hautes et abondantes vertus, et en particulier par votre piété, votre soumission, votre respect à leur égard.
J’apprends avec plaisir par votre lettre, mon très cher Secundus, que, à la tête des troupes et des provinciaux, vous avez dans une allégresse unanime, acquitté envers les dieux les vœux que vous aviez formés pour ma conservation, et que vous en avez fait de nouveaux pour l’avenir.
Nous avons célébré avec la vénération qu’il mérite le jour où une heureuse succession vous a transmis la tutelle du genre humain, recommandant aux dieux, qui vous ont donné l’empire, et les vœux publics et la joie de tous.
J’apprends avec plaisir par votre lettre, mon très cher Secundus, que, à la tête des troupes et des provinciaux, vous avez célébré avec toute la joie et la vénération convenables le jour de mon avènement à l’empire.
Valérius Paulinus, seigneur, m’a laissé ses pouvoirs sur ses affranchis de droit latin, à l’exception de Paulinus ; je vous prie de donner d’abord à trois d’entre eux le plein droit des citoyens romains. Car je craindrais qu’il n’y eût indiscrétion à faire appel pour tous à la fois à votre bienveillance, dont je dois user avec d’autant plus de modération que vous me l’accordez plus complète. Voici les noms de ceux pour qui je sollicite : C. Valerius Arstiaeus, C. Valerius Dionysius, C. Valerius Aper[117].
Puisque vous avez le désir si honorable de veiller aux intérêts de ceux que Valérius Paulinus a confiés à votre protection, hâtez-en l’accomplissement avec mon aide. Pour commencer, j’ai accordé à ceux pour qui vous l’avez demandé, le plein droit des citoyens romains, et j’ai ordonné de porter la décision sur mes registres, prêt à en faire autant pour tous les autres, quand vous me le demanderez.
Accius Aquila, seigneur, centurion de la sixième cohorte de cavalerie, m’a prié de vous transmettre une requête où il implore votre bienveillance pour sa fille. J’ai cru qu’il y aurait de la dureté à refuser, sachant avec quelle douceur et quelle bonté vous écoutez les prières de vos soldats.
J’ai lu la requête que vous m’avez envoyée de la part de P. Accius Aquila, centurion de la sixième cohorte de cavalerie ; touché par ses prières, j’ai donné le droit de cité romaine à sa fille. Je vous envoie le texte du rescrit, pour que vous le lui remettiez.
Je vous prie, seigneur, de m’indiquer quel droit il vous plaît qu’on accorde aux villes de Bithynie et du Pont pour le recouvrement des sommes qui leur sont dues soit pour des loyers, soit pour des ventes, soit pour d’autres causes. Je vois que la plupart des proconsuls leur ont reconnu un privilège sur les autres créanciers et que cette pratique a pris force de loi. J’estime cependant qu’il serait digne de votre prévoyance, d’établir quelque règlement définitif, qui assure à jamais leurs intérêts. Car les décisions des autres, même nées d’une sagesse indulgente, sont de courte durée et sans force, si votre autorité ne les confirme.
Le droit à accorder aux villes de Bithynie et du Pont sur les sommes qui leur sont dues pour une cause quelconque, doit être déterminé d’après les lois propres à chacune d’elles. Car si elles ont le privilège de passer avant les autres créanciers, il faut le leur conserver ; si elles ne l’ont pas, il ne convient pas que je le leur donne au préjudice des particuliers.
Le syndic de la ville d’Amisus poursuit devant moi Julius Pison en restitution de quarante mille deniers environ, qui lui ont été donnés par la ville il y a vingt ans, avec le consentement de son sénat et de l’assemblée du peuple ; il se fonde sur vos édits qui interdisent ces sortes de donations. Pison répond qu’il a fourni beaucoup à la ville, et qu’il a presque dépensé toute sa fortune pour elle. Il s’appuie en outre sur le long espace de temps écoulé, et supplie qu’on ne lui arrache pas, avec ce qui lui reste de moyens de vivre dignement, une somme qu’il a reçue en retour de tant d’autres et depuis si longtemps. Aussi ai-je cru bon de suspendre tout jugement, afin de vous consulter, seigneur, sur la conduite à suivre.
Il est vrai que mes édits interdisent les largesses faites avec les deniers publics ; mais, pour ne pas ruiner la tranquillité de nombreux particuliers, il sied de ne pas révoquer et annuler celles qui ont été accordées depuis un certain temps. Ainsi donc laissons là toutes les mesures de ce genre prises il y a vingt ans. J’ai à cœur l’intérêt des habitants, autant que celui du trésor public de chaque pays.
La loi Pompéia[118], seigneur, qui est en vigueur dans la Bithynie et le Pont, n’assujettit pas ceux qui sont choisis par les censeurs pour faire partie du sénat, à donner de l’argent. Mais les sénateurs que votre bienveillance a permis à quelques villes d’ajouter au nombre légal, ont versé au trésor soit mille, soit deux mille deniers. Plus tard le proconsul Anicius Maximus a invité même ceux qui étaient choisis par les censeurs, dans très peu de villes il est vrai, à verser, les uns plus, les autres moins. C’est donc à vous de décider, si, dans toutes les villes, tous ceux qui désormais seront choisis comme sénateurs, doivent verser une somme fixe pour leur admission. Car toute mesure destinée à durer toujours doit être prise par vous, dont les actes et les paroles sont assurés de l’éternité.
Il ne m’est pas possible de décider en général si le don pour l’admission au sénat est dû, ou non, par tous ceux qui, dans chaque ville de Bithynie, sont nommés sénateurs. Mais, pour nous en tenir à ce qui est toujours le plus sûr, je crois qu’il faut suivre la loi de chaque ville, du moins à l’égard de ceux qui sont nommés malgré eux sénateurs. Je pense que les censeurs devront faire en sorte de préférer aux autres ceux qui sont disposés à accepter.
La loi Pompéia, seigneur, permet aux villes de Bithynie d’admettre ceux qu’elles veulent au nombre de leurs citoyens, pourvu qu’ils ne soient pas de quelque autre ville de Bithynie. La même loi énonce les raisons qui autorisent les censeurs à exclure quelqu’un du sénat. De là quelques censeurs ont cru bon de me demander s’ils devaient exclure du sénat un homme qui était d’une cité étrangère. Or, si la loi défend d’admettre comme citoyen un homme d’une ville étrangère, elle n’ordonne pas de l’exclure du sénat pour ce motif ; de plus quelques uns m’affirment que dans toute ville il se trouve nombre de sénateurs qui sont citoyens d’autres villes, que beaucoup de familles, beaucoup de villes seraient bouleversées, qu’enfin cette partie de la loi depuis longtemps d’un accord tacite, est tombée en désuétude ; j’ai donc pensé que je devais vous consulter sur le parti à prendre. Je joins à cette lettre les divers titres de la loi.
C’est avec raison, mon très cher Secundus, que vous avez hésité sur la réponse à faire aux censeurs, qui vous demandaient s’ils pouvaient choisir pour sénateurs des citoyens d’autres villes que la leur, mais de même province ; car vous pouviez être partagé entre l’autorité de la loi et une longue habitude qui avait prévalu contre elle. Voici le moyen terme que je crois devoir prendre : ne touchons point au passé ; laissons dans leur état ceux qui ont été faits sénateurs, même contre la loi, de quelque ville qu’ils soient citoyens ; mais pour l’avenir suivons exactement la loi Pompéia, dont nous ne pourrions faire remonter l’effet dans le passé, sans causer beaucoup de troubles.
Quand on prend la robe virile, quand on se marie, quand on entre en fonctions, quand on dédie quelque ouvrage public, la coutume est d’inviter tous les sénateurs et un grand nombre de plébéiens, et de donner à chacun deux deniers, quelquefois un seul. Je vous prie de me dire si vous jugez qu’il faut maintenir cette pratique et dans quelle mesure. Car pour moi, si je crois qu’il n’y a pas d’imprudence, surtout dans les occasions solennelles, à autoriser ces invitations, je crains cependant que ceux qui invitent jusqu’à mille personnes et parfois plus, ne dépassent les bornes et n’aient l’air de procéder à des distributions d’argent séditieuses.
Vous avez raison de craindre que ces invitations, dont le nombre des invités est excessif, et qui rassemblent, pour des distributions de jetons habituelles, non des particuliers isolés, invités par connaissance, mais pour ainsi dire des corps entiers de citoyens, ne prennent l’allure de répartitions de subsides séditieux. Mais j’ai choisi votre sagesse précisément pour que vous présidiez vous-même à la formation des mœurs de cette province, et y fondiez les institutions qui peuvent lui procurer une perpétuelle tranquillité.
Les athlètes, seigneur, prétendent que le prix que vous avez établi pour les combats isélastisques[119], leur est dû dès le jour où ils ont été couronnés ; car il importe peu quel jour ils font leur entrée solennelle dans leur patrie, mais quel jour ils ont remporté la victoire, qui leur permet de faire cette entrée. Moi au contraire j’écris « appelés isélastiques » ; aussi suis-je tout à fait indécis si pour ces vainqueurs il ne faudrait pas plutôt considérer le moment où ils ont fait leur entrée triomphale. Ces athlètes demandent aussi leurs frais de table pour le combat, que vous avez rendu depuis isélastique, bien qu’ils aient été vainqueurs avant qu’il ne le fût devenu. Ils allèguent qu’il est logique, puisqu’on ne les leur donne pas pour les combats, qui ont cessé d’être isélastiques, depuis qu’ils ont remporté la victoire, de les leur donner pour ceux qui l’ont été depuis. Sur ce point aussi mon embarras est grand : une décision peut-elle avoir un effet rétroactif, et doit-on donner un prix, qui n’était pas dû, au moment de la victoire ? Je vous prie donc de guider mon hésitation, c’est-à-dire, de vouloir bien préciser l’étendue de vos faveurs.
La récompense des combats isélastiques ne me paraît due que du jour où le vainqueur a fait sa propre entrée dans sa ville. Les frais de table pour les combats que j’ai bien voulu rendre isélastiques, ne sont pas dus rétroactivement pour le temps où ils ne l’étaient pas. Et les prétentions des athlètes ne peuvent s’appuyer sur le fait qu’ils ont cessé de recevoir ces frais de table pour les combats qui n’ont pas été maintenus isélastiques par ma loi, après que ces athlètes avaient pris leur repos. Car même si les conditions des combats changent, on ne leur demande pas de recommencer ceux qu’ils ont soutenus auparavant.
Jusqu’à ce jour, seigneur, je n’ai accordé à personne de passe-port[120] de faveur, ni donné de mission à personne, si ce n’est pour vos affaires. Mais une nécessité imprévue m’a forcé de manquer à cette réserve, que je m’étais toujours imposée. Ma femme ayant appris la mort de son aïeul a voulu se rendre au plus tôt auprès de sa tante, et j’ai cru qu’il serait cruel de lui refuser cette facilité, puisque le mérite d’une pareille attention résidait dans la diligence, et puisque je savais que vous approuveriez un voyage dont la raison était un devoir de piété familiale. Je vous en informe, seigneur, parce que je croirais manquer de gratitude, si je dissimulais que, parmi tous vos bienfaits, je dois celui-ci aussi à votre bonté, d’avoir osé, confiant en elle, faire, comme si je vous avais consulté, ce que j’aurais fait trop tard, en voulant vous consulter.
Vous avez eu raison, mon très cher Secundus, de compter sur mon affection ; vous n’aviez même pas à hésiter, si vous attendiez de me consulter sur la facilité à donner à votre femme de voyager avec une lettre de service, puisque je les ai remises à votre discrétion ; car c’était un devoir pour votre femme d’accroître aux yeux de sa tante par sa diligence même le plaisir de son arrivée.
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Juillet 2010
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[1] La comperendinatio (comperendinus dies) était une remise au surlendemain par engagement des deux parties.
[2] V. note 44 du t. I. pour la durée de la clepsydre.
[3] V. précédemment la lettre V, 20 et pour la suite du procès, VI, 13 ; VII, 10.
[4] V. même livre, lettre 6.
[5] Cf. lettre II, 1.
[6] Personnage consulaire, commandant la garde urbaine, véritable préfet de police.
[7] Trajan faisait alors la guerre aux Daces (106-107).
[8] La première éruption du Vésuve eut lieu le 24 août 79 ap. J. -C. La lettre III, 5 nous a fait connaître le genre de vie de Pline l’Ancien et la liste de ses œuvres.
[9] Vaisseau de guerre léger à deux rangs de rames.
[10] Pline le naturaliste n’a sans doute pas été asphyxié par l’effet du volcan ; il a peut-être succombé à une syncope ou tout autre malaise subit, auquel l’exposait son état de santé révélé par une phrase précédente.
[11] Probablement Maecilius Nepos. Cf. IV, 26.
[12] Cf. Cicéron Pro Murena, 33-36.
[13] Voici une cause inattendue de Vie chère, comme on dirait aujourd’hui.
[14] V. lettre VI, 16 : Interim Miseni ego et mater…
[15] Virgile. Énéide II, 12.
[16] Après Térence, la comédie s’était abaissée jusqu’aux mimes et même, sous l’empire, jusqu’aux pantomimes. La tragédie était réservée pour les lectures de société. Ainsi se terminait l’histoire du théâtre latin.
[17] Le consulat n’étant plus dès lors qu’une preuve de la faveur impériale, chacun de ces magistrats faisait sa cour en proposant l’attribution au prince de quelque honneur nouveau.
[18] C’est déjà le ton du Panégyrique de Trajan.
[19] Lire sur cet illustre personnage le XVIe livre des Annales de Tacite.
[20] Lettre un peu décousue, qui semble répondre, sans enchaînement, à divers sujets proposés successivement par Fabatus.
[21] Gentumcellae, les cent chambres, est le nom ancien de Civita Vecchia. Trajan y avait une villa.
[22] Aux termes de la loi, la femme adultère était condamnée à la perte d’une grande partie de ses biens, et à la relégation dans une île. Elle devait porter la tenue des courtisanes.
[23] Il ne s’agit pas du rhéteur latin, maître de Pline.
[24] Virgile. Enéide VIII, 439.
[25] Cf. I, 16. On peut, d’après les détails donnés par Pline, imaginer les dispositions de la Basilique.
[26] Une véritable machine à calculer semblait nécessaire.
[27] Le privatus judex était désigné par le préteur (cf. VII, 6, 8 et 10).
[28] Fils d’Asinius Pollion. Lire le récit de Tacite (Annales VI, 23).
[29] Cf. précédemment lettres V, 20 ; VI, 13 et 29.
[30] Cette lettre contient tous les conseils pratiques qu’un maître averti peut donner à un débutant dans la carrière de l’éloquence. Sur Fuscus Salinator, cf. VI, 11.
[31] Cf. une lettre précédente, VII, 11, à Fabatus.
[32] Le Jus trium liberorum accordait des privilèges aux pères de familles nombreuses. L’empereur pouvait l’accorder par faveur à des gens qui n’avaient pas d’enfants, comme Pline ou comme l’historien Suétone (X, 94).
[33] En présence du magistrat, un citoyen romain touche avec une baguette symbolique un esclave qui se trouve ainsi affranchi (manumissus). La lettre 32 du même livre nous apprend que ces affranchissements ont été faits.
[34] Cicéron de Oratore I, 33. Stilus optimus et praestantissimus dicendi effector et magister.
[35] Cf. I, 8. Les empereurs avaient organisé un système de prêts à des propriétaires. Pour la vente par mancipation, consulter : Daremberg et Saglio. Dict. hist.
[36] Atrium de Vesta, adossé au Palatin, et regardant le forum.
[37] Cf. plus loin IX, 23.
[38] Suétone (Aug. 44) parle de pontificales ludi d’où les femmes étaient écartées.
[39] C. Cassius Longinus, chef de l’École Cassienne, était un jurisconsulte célèbre (I, 17) qui périt sous Néron.
[40] Les Procurateurs impériaux étaient chargés, dans les provinces, au nom de l’empereur, de répartir les impôts et d’ordonnancer les dépenses.
[41] On lit dans Sainte-Beuve, Port-Royal, t. III, 1. 3, un ingénieux commentaire de cette lettre.
[42] Cf. IV, 30. Ce sont ici quatre histoires de fantômes que Pline propose à l’interprétation de son savant ami.
[43] C’est l’affranchi de Claude, dont Suétone et Tacite nous font connaître la toute-puissance, et contre qui s’indigne Pline. Cf. plus loin VIII, 6.
[44] Nous ne connaissons guère que par cette lettre et par une inscription la brillante carrière de ce personnage, porteur d’un grand nom.
[45] Lire J. V. Le Clerc. Journaux chez les Romains. Ces journaux contenaient non seulement les actes officiels, mais certains faits du jour. Ils étaient publiés sous forme de libelli, ou affichés à la porte de monuments publics. Nous ne pouvons savoir si Tacite a relaté le fait que lui signale son ami puisque nous n’avons que les premiers livres des Histoires.
45b Homère. Iliade IX, 319.
[46] Les Daces habitaient sur la rive gauche du Danube inférieur. Trajan pénétra à plusieurs reprises chez eux, en franchissant le fleuve, s’empara de leur capitale, vainquit leur roi Décibale qui se tua, et réduisit le pays en province (102 à 105). Il célébra un triomphe grandiose. Les événements furent représentés en relief sur la Colonne Trajane. Mais il n’est guère possible de noter toutes les opérations militaires auxquelles Pline fait allusion en style pompeux au début de cette lettre. On voit que c’est un poème que Caninius se propose d’écrire.
[47] Pline ajoute : En vertu du droit des poètes, après avoir invoqué les dieux, et parmi eux le héros dont vous allez dire les actions, les œuvres et les desseins, détachez les amarres, déployez vos voiles, et voguez plus que jamais au gré de votre génie. Ne puis-je moi aussi, parlant à un poète, user à mon tour d’images poétiques ?
[48] Le forum Julium. Le forum de César, celui d’Auguste, et celui de Trajan étaient au nord du grand Forum. Les tribunaux se trouvaient dans les basiliques de ces forums.
[49] Affluent du Tibre, en Ombrie. À sa source se trouvait un temple du dieu, avec un oracle fréquenté, ainsi que de petites chapelles consacrées à d’autres sources. Cette jolie description révèle, comme quelques autres, chez Pline, un vif sentiment de la nature.
[50] Cf. I, 17 et V, 8.
[51] Pline a eu déjà recours (I, 22) à l’érudition de ce jurisconsulte, célèbre alors. Il le consulte ici sur un point de droit sénatorial assez délicat.
[52] Les consuls avaient ce pouvoir. Les sénateurs anciens magistrats donnaient leur avis. Certains autres se contentaient, pour voter, de passer de droite à gauche.
[53] Pline fut en 105 curator riparum et alvei Tiberis et cloacarum urbis.
[54] Comme son frère, désigné plus loin, il avait passé par toutes les magistratures sous Néron, Vespasien et Domitien, et même gouverné la province d’Afrique.
[55] Il sera obligé d’effacer, pour employer le papier à écrire de nouveau, s’il n’a pas de quoi en acheter.
[56] On n’écrirait pas autrement aujourd’hui.
[57] Le lac Vadimon, célèbre dans la guerre contre les Étrusques, était près du municipe d’Amérie.
[58] Cf. Sénèque : De ira, II, 8.
[59] Beaucoup de personnages ne nous sont ainsi connus que par les renseignements que donne Pline à leur sujet.
[60] Quinctilius Maximus. Même observation que pour le précédent. Destinataire de plusieurs lettres.
[61] Cf. une lettre de Cicéron à son frère Quintus. Pline fait l’éloge de la Grèce proprement dite, province sénatoriale, dont Corinthe était la tête. Il veut respecter les noms grecs des divinités.
[62] Vibius Maximus, qui fut préfet d’Égypte après Planta, en 104.
[63] Convenant donc aussi peu que possible à la vie d’un soldat en campagne.
[64] Tiron était gouverneur de Bithynie en 107.
[65] Plus de deux cent mille spectateurs trouvaient place dans le Grand Cirque. Les concurrents se distinguaient par les quatre couleurs, bleu, vert, rouge et blanc. L’engouement que signale Pline est-il bien différent de ce que l’on constate aujourd’hui ?
[66] Cf. II, 8 ; VI, 24 ; VII, 11.
[67] Ces mots rappellent la dernière phrase de la lettre I, 6 ; à Tacite. Cf. Dialogue des Orateurs, 9.
[68]La multiplication des copies et la vente des livres étaient parfaitement organisées à Rome et dans les provinces. Lire sur ce sujet : Gow et S. Reinach Minerva p. 23 sqq. et E. Egger. Histoire du Livre IV, p. 46 sqq.
[69] Ainsi parle l’un des deux pères de la comédie de Térence les Adelphes.
[70] Helvidius, fils d’Helvidius Priscus, accusé par le sénateur Publius Certus en 93 avait été condamné à mort (Cf. III, 11 ; IV, 21 ; VII, 30 et les notes sur Arria et sur Fannia).
[71] Selon l’usage, le deuil confinait les Romains dans leur demeure.
[72] Cf. I, 12 et V, 1.
[73] Enéide VI, 105.
[74] Personnage connu comme délateur.
[75] Homère. Iliade VIII, 102.
[76] Un sénateur absent devait, sous peine d’amende, produire une excuse.
[77] Cf. plusieurs lettres précédentes, et surtout la description détaillée qu’on lit dans la lettre V, 6. Cf. aussi plus loin IX, 36.
[78] Ce sont les divertissements qui accompagnaient les soupers et qui constituaient ce qu’on appelait les acroamata ; nous savons cependant, d’après la lettre VIII, 21, qu’il pouvait y en avoir d’un ordre plus relevé.
[79] Sur Verginius Rufus, cf. II, 1, VI, 10. – Et sur Julius Frontinus, IV, 8.
[80] Cf. note 11.
[81] Cf. la lettre précédente, IX, 21.
[82] Cf. sur les opinions littéraires de Pline, la lettre I, 20.
[83] Homère, Iliade XXI, 388 et V, 356.
[84] Ces citations de Démosthène sont extraites des discours sur la couronne, sur l’Ambassade, la deuxième Olynthienne, etc. Celles d’Eschine sont tirées des harangues contre Ctésiphon et contre Timarque.
[85] Personnage totalement inconnu, et dont le nom d’ailleurs varie dans les manuscrits. Douze pour cent était le taux le plus élevé autorisé par la loi : Pline plaisante sur sa modération.
[86] Cf. une histoire analogue rapportée par Pline l’Ancien Hist. Nat., IX, 8. Hippone est aujourd’hui Bône.
[87] Cf. Lettres V, 3 ; VII, 17, etc.
[88] Cf. III, 19. Les baux étaient d’ordinaire de cinq ans.
[89] Nunc est une conjecture qui permet de donner un sens à ce passage. Les manuscrits donnent à cette place non, qui est inexplicable.
[90] Nerva, avant sa mort (janv. 98) avait adopté M. Vulpius Trajanus, déjà illustre comme général.
[91] Julius Servianus était beau-frère du futur empereur Hadrien.
[92] Magistrature créée par les empereurs. Pline l’exerçait quand il plaida contre Marius Priscus (Cf. II, 11).
[93] Ami intime de Pline, qui lui a adressé diverses lettres. Cf. II, 13 pour la carrière de ce personnage. Trajan fît droit à la demande de Pline.
[94] L’émancipatio était une vente fictive par laquelle elle aliénait son droit.
[95] Le culte divin rendu aux empereurs, même de leur vivant, date d’Auguste, si l’on ne veut pas remonter jusqu’à Romulus-Quirinus, et aux plus vieilles traditions italiennes.
[96] Pline fut nommé augure cf. IV, 8. Quant aux Septemviri epulonum (cf. II, 11) ils étaient chargés des repas sacrés au Capitole.
[97] Donc, le 17 septembre, de l’an 111 probablement.
[98] Pline avait le titre de legatus Caesaris pro praetore, et gouvernait ainsi la Bithynie et le Pont.
[99] Les Bénéficiaires sont des soldats attachés à la personne d’un chef, ou gardes du corps.
[100] Texte incertain et incomplet. Nous adoptons la correction d’Orelli.
[101] Le texte présente certainement des lacunes qu’on n’a pas pu combler. Nous donnons le sens général probable.
[102] Plusieurs lettres lui sont adressées. On manque de renseignements certains sur ce que devint par la suite cet ancien questeur de Pline.
[103] Les esclaves ne pouvaient entrer dans l’armée. Ce fut exceptionnellement qu’on en recruta après Cannes. Il y eut des esclaves dans les armées de Marius et de Pompée.
[104] Capitale de la Bithynie, aujourd’hui Ismid. Gerusian et Iseion sont la transcription de noms grecs. Autres villes de Bithynie, nommées par Pline : Pruse, Sinope, Claudiopolis, Amastris, Nicée. Pruse est aujourd’hui Brousse.
[105] Le texte présente ici une lacune qu’un éditeur a comblée de la façon que nous traduisons en italique.
[106] Les professions d’architecte et d’ingénieur n’étaient pas nettement séparées.
[107] Ils voulaient par là remercier Domitien d’avoir réhabilité Archippus, flatteurs aussi malhonnêtes que le prince.
[108] Le texte présente une lacune. Nous donnons le sens d’après le contexte.
[109] Gouverneur de la Mésie inférieure, à cette époque.
[110] Les Sarmates habitaient, plus au nord que les Scythes, la plaine qui s’étend entre le Dnieper et le Don.
[111] On appelait exèdre une galerie couverte et garnie de bancs ou de sièges, que l’on ménageait devant les maisons pour s’y réunir.
[112] Byzance, en Thrace, auj. Constantinople. Le texte présente à la quatrième ligne de cette lettre une lacune dont on peut seulement deviner le sens général. Il en est de même au début des lettres 80 et 86.
[113] Le centurion de la première cohorte, puisqu’à ce moment la division en hastati, principes et triarii a disparu. Cf. note 64.
[114] Julius Ferox qui fut proconsul d’Asie (cf. II, 11), et Fuscus Salinator, autre grand personnage (cf. VI, 11 ; VII, 9 ; IX, 36 et 40) furent amis et correspondants de Pline.
[115] Les cités fédérées battaient monnaie et jugeaient chez elles. Un citoyen exilé de Rome pouvait s’établir dans la ville alliée avec droit de cité ; mais l’autorité de Rome était toujours maintenue par quelque clause réservée. Amisus était une ville du Pont.
[116] Lettre célèbre. V. la notice sur Pline le Jeune.
[117] Les provinces pouvaient obtenir le droit latin, c’est-à-dire les privilèges accordés jadis aux Latins proprement dits, puis facilement le droit de cité complet, que Caracalla (211-217) accorda à tous les habitants de l’empire.
[118] Pompée avait été gouverneur de la Bithynie, du Pont et de la Cilicie.
[119] Terme grec désignant ce qui concerne le triomphe des athlètes et la récompense qui leur est octroyée officiellement.
[120] Passe port, permis donnant droit d’user, pour un parcours déterminé, des moyens de transport de l’état (Saglio). Cf. Lettre LXIV.