Pierre Alexis Ponson du Terrail

 

 

 

ROCAMBOLE

L’HÉRITAGE MYSTÉRIEUX

LES DRAMES DE PARIS – 1re série

 

 

 

La Patrie – 21 janvier au 4 octobre 1857 – 58 épisodes

E. Dentu Les Drames de Paris (3 volumes) 1866

(cf mémento bibliographique).

 

 

 

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Table des matières

 

PROLOGUE.. 6

I. 7

II. 21

III. 28

IV.. 32

V.. 34

VI. 36

VII. 51

VIII. 65

IX.. 68

L’HÉRITAGE MYSTÉRIEUX.. 85

I  SIR WILLIAMS. 86

II  ARMOR.. 100

III  CERISE ET BACCARAT.. 114

IV  FERNAND.. 130

V  GUIGNON.. 139

VI  THÉRÈSE.. 153

VII  COLAR.. 162

VIII  LE BARONNET.. 177

IX  JEANNE.. 191

X  LE SERRURIER.. 204

XI  LE BAL.. 215

XII  LA LETTRE.. 229

XIII  FANNY.. 238

XIV  BEAUPRÉAU.. 243

XV  LE PACTE.. 255

XVI  LE CAISSIER.. 261

XVII  LE COMMISSAIRE.. 272

XVIII  LA FOLLE.. 291

XIX  LE FIACRE JAUNE.. 300

XX  LE JUGE D’INSTRUCTION.. 317

XXI  ALERTE.. 331

XXII  GERTRUDE.. 344

XXIII  BASTIEN.. 359

XXIV  LA RUE MESLAY.. 375

XXV  L’HÔTEL DE LA RUE BEAUJON.. 383

XXVI. 391

XXVII. 408

XXVIII  LA MAISON DES CHAMPS. 416

XXIX  LE DUEL.. 422

XXX  PROMESSES. 439

XXXI. 451

XXXII  LES GENÊTS. 461

XXXIII  LE MARQUIS DE LACY.. 475

XXXIV.. 492

XXXV  LE CHEVALIER ERRANT.. 505

XXXVI  RÉVÉLATIONS. 523

XXXVII. 538

XXXVIII  LA DAME RUSSE.. 555

XXXIX  LE POIGNARD.. 573

XL  LE PRÉFET DE POLICE.. 592

XLI  FAUX INDICES. 607

XLII  ROCAMBOLE.. 625

XLIII  LE COUP DE PISTOLET.. 643

XLIV  COMPLOTS DE CHASSEURS. 660

XLV  LA CHASSE.. 684

XLVI  L’HALLALI. 692

XLVII  CONFIDENCES. 707

XLVIII  LE GÉNIE DE ROCAMBOLE.. 721

XLIX  LES SILHOUETTES. 735

L  LA FALAISE.. 750

LI  LES AVEUX.. 768

LII  LE JOURNAL.. 783

LIII  LE CADAVRE.. 789

LIV.. 797

LV.. 810

LVI. 824

LVII. 834

LVIII. 839

LIX.. 852

LX.. 861

LXI. 865

À propos de cette édition électronique. 876

 

PROLOGUE

I

C’était en 1812.

 

La Grande Armée effectuait sa retraite, laissant derrière elle Moscou et le Kremlin en flammes, et la moitié de ses bataillons dans les flots glacés de la Bérésina.

 

Il neigeait…

 

De toutes parts, à l’horizon, la terre était blanche et le ciel gris.

 

Au milieu des plaines immenses et stériles se traînaient les débris de ces fières légions, naguère conduites par le nouveau César à la conquête du monde, que l’Europe coalisée n’avait pu vaincre, et dont triomphait à cette heure le seul ennemi capable de les faire reculer jamais : le froid du nord.

 

Ici, c’était un groupe de cavaliers raidis sur leur selle et luttant avec l’énergie du désespoir contre les étreintes d’un sommeil mortel. Là, quelques fantassins entouraient un cheval mort qu’ils se hâtaient de dépecer, et dont une bande de corbeaux voraces leur disputaient les lambeaux.

 

Plus loin, un homme se couchait avec l’obstination de la folie, et s’endormait avec la certitude de ne se point réveiller.

 

De temps à autre, une détonation lointaine se faisait entendre ; c’était le canon des Russes. Alors les traînards se remettaient en route, dominés par le chaleureux instinct de la conservation.

 

Trois hommes, trois cavaliers, s’étaient groupés à la lisière d’un petit bois, autour d’un amas de broussailles qu’ils avaient à grand’peine dépouillés de leur couche de neige durcie, et auxquelles ils avaient mis le feu.

 

Chevaux et cavaliers entouraient le brasier, les hommes accroupis et les jambes croisées, les nobles animaux la tête basse et l’œil fixe.

 

Le premier de ces trois hommes portait un lambeau d’uniforme encore recouvert des épaulettes de colonel. Il pouvait avoir trente-cinq ans ; il était de haute taille, d’une mâle et noble figure, et son œil bleu respirait à la fois le courage et la bonté.

 

Il avait le bras droit en écharpe, et sa tête était enveloppée de bandelettes sanglantes. Une balle russe lui avait fracassé le coude, un coup de sabre lui avait ouvert le front d’une tempe à l’autre.

 

Le second de ces trois personnages avait dû être capitaine, si l’on en croyait son uniforme en haillons ; mais, à cette heure, il n’y avait plus ni colonels, ni capitaines, ni soldats.

 

La Grande Armée n’était plus qu’un triste amas d’hommes en haillons, fuyant l’âpre bise du nord bien plus que les hordes du Don et du Caucase, déchaînées à leur poursuite comme une bande affamée de loups et d’oiseaux de proie.

 

Ce dernier était également un jeune homme, au front bas, au teint olivâtre, au regard mobile et indécis ; ses cheveux noirs trahissaient l’origine méridionale ; à son accent traînant et à la vivacité de ses gestes, on devinait un de ces Italiens si nombreux, sous le premier Empire, dans l’armée française.

 

Plus heureux que son chef, le capitaine n’était point blessé, et il avait supporté plus facilement jusque-là les atteintes mortelles de ce froid terrible qui refoulait vers le sud les audacieuses légions de César.

 

Le troisième enfin de cette petite bande était un soldat, un simple hussard de la garde, dont le jeune, rude et mâle visage prenait parfois une expression farouche quand le canon des Russes tonnait dans le lointain, tandis qu’il devenait tout à coup anxieux et caressant si son regard s’arrêtait sur son chef épuisé et tout sanglant.

 

C’était le soir, la nuit tombait, et les brumes du crépuscule commençaient à confondre la terre blanche et le ciel gris.

 

– Passerons-nous la nuit ici, Felipone ? demanda le colonel au capitaine italien. Je me sens bien faible et bien las, ajouta-t-il, et mon bras me fait horriblement souffrir.

 

– Mon colonel, s’écria vivement Bastien, le hussard, avant que l’Italien eût répondu, il faut repartir, le froid vous tuerait.

 

Le colonel regarda tour à tour le soldat et le capitaine.

 

– Croyez-vous ? dit-il.

 

– Oui, oui ! répéta le hussard avec la vivacité de l’homme convaincu.

 

Quant au capitaine italien, il paraissait réfléchir.

 

– Eh bien, Felipone ? insista le colonel.

 

– Bastien a raison, répondit le capitaine, il faut remonter à cheval et marcher aussi longtemps que possible. Ici, nous finirions par nous endormir, et pendant notre sommeil le brasier s’éteindrait, et nul de nous ne se réveillerait plus… D’ailleurs, écoutez… les Russes approchent… j’entends le canon.

 

– Oh ! misère ! murmura le colonel d’une voix sourde ; qui m’eût dit jamais que nous en serions réduits à fuir devant une poignée de Cosaques !… Oh ! le froid… le froid !… quel ennemi acharné et terrible !… Mon Dieu ! si je n’avais pas froid…

 

Et le colonel s’était accroupi devant le brasier et cherchait à ranimer ses membres engourdis.

 

– Tonnerre et sang ! grommela Bastien, le hussard ; je n’aurais jamais cru que mon colonel, un vrai lion… se laisserait ainsi abattre par cette gueuse de bise qui siffle sur la neige durcie.

 

Le soldat, en parlant ainsi tout bas, enveloppait le colonel d’un regard plein d’amour et de respect.

 

La face de l’officier était devenue livide et trahissait ses horribles souffrances ; tout son corps grelottait et tremblait, et la vie, chez lui, semblait s’être concentrée tout entière dans ses yeux, qui conservaient leur expression de douce et calme fierté.

 

– Eh bien, reprit-il, partons, puisque vous le voulez, mais laissez-moi me réchauffer un instant encore. Quel horrible froid !… Ah ! je souffre, comme je n’ai jamais souffert… et puis je meurs de sommeil… Mon Dieu ! si je pouvais dormir une heure… rien qu’une heure !

 

Le capitaine italien et le hussard se consultèrent du regard.

 

– S’il s’endort, murmura Felipone, nous ne pourrons plus le réveiller et le remettre en selle.

 

– Eh bien, répondit le courageux Bastien, se penchant à l’oreille du capitaine, je l’emporterai tout endormi. Je suis fort, moi, et pour sauver mon colonel… ah ! je deviendrais un Hercule.

 

Le capitaine, la tête penchée en arrière, semblait écouter des bruits lointains :

 

– Les Russes sont à plus de trois lieues, dit-il enfin, la nuit approche, et ils camperont bien certainement avant d’arriver jusqu’à nous. Puisque le colonel veut dormir, laissons-le dormir ; nous veillerons, nous.

 

Le colonel entendit ces derniers mots, et il tendit la main à l’Italien.

 

– Merci, Felipone, dit-il, merci, ami ; tu es bon et courageux, toi, tu ne te laisses pas abattre par ce gredin de vent du nord. Oh ! le froid !

 

Et le colonel prononçait ces derniers mots avec l’accent de la terreur.

 

– Mais je ne suis point blessé, moi, répondit l’Italien, et il est tout simple que je souffre moins.

 

– Ami, reprit le colonel tandis que le hussard jetait dans le brasier tout ce qu’il trouvait de broussailles et de branches mortes autour de lui, j’ai trente-cinq ans. Soldat à seize ans, j’étais colonel à trente, c’est te dire que j’ai été brave et patient. Eh bien, mon énergie, mon courage, tout, jusqu’à l’indifférence avec laquelle j’acceptais les privations sans nombre de notre noble et dur métier, tout vient échouer contre cet ennemi mortel qu’on appelle le froid. J’ai froid !… Comprends-tu ?

 

» En Italie, j’ai passé treize heures sur un champ de bataille sous un monceau de cadavres, la tête dans le sang, les pieds dans la boue.

 

» En Espagne, au siège de Saragosse, je suis monté à l’assaut avec deux balles dans la poitrine ; à Wagram, je suis resté a cheval jusqu’au soir, la cuisse traversée d’un coup de baïonnette. Eh bien, aujourd’hui, je ne suis plus qu’un corps sans âme, un homme à moitié mort… un lâche qui fuit un ennemi qu’il méprise ! les Cosaques ! Et tout cela parce que j’ai froid !…

 

– Armand… Armand, courage ! dit le capitaine, nous ne serons pas toujours en Russie… nous regagnerons des climats moins durs… nous reverrons le soleil… et les lions sortiront alors de leur torpeur…

 

Le colonel Armand de Kergaz, c’était son nom, hocha tristement la tête.

 

– Non, dit-il, je ne reverrai ni le soleil, ni la France… Encore quelques heures de cet horrible froid, et je suis mort !

 

– Armand ! – Mon colonel ! exclamèrent en même temps le capitaine et le hussard.

 

– Je meurs de froid, murmura le colonel avec un sourire navré, de froid et de sommeil.

 

Et comme sa tête s’inclinait sur sa poitrine, et que cette torpeur invincible qui coûta la vie à tant de nobles cœurs, dans cette lamentable retraite de Russie, commençait à s’emparer de lui, le colonel fit un suprême effort, rejeta vivement la tête en arrière, et dit :

 

– Non, non, je ne peux pas dormir encore ; il faut que je songe à ceux qui sont là-bas.

 

Et son regard était tourné vers l’horizon, dans la direction de la France.

 

– Amis, continua-t-il, en s’adressant à la fois au soldat fidèle et dévoué et au capitaine, vous me survivrez tous deux, sans doute, et vous garderez mon souvenir. Eh bien, écoutez, je vous confie ma volonté dernière, je vous recommande ma femme et mon enfant.

 

Il tendit de nouveau la main au capitaine Felipone, et poursuivit :

 

– J’ai laissé là-bas, dans notre France aimée, une femme de dix-neuf ans et un enfant qui venait de naître. Bientôt peut-être, la femme sera veuve et l’enfant orphelin.

 

– Armand ! Armand ! dit le capitaine, ne parle donc point ainsi ; tu vivras !

 

– Oh ! je voudrais vivre ! murmura-t-il ; vivre et les revoir tous deux !…

 

L’œil du colonel étincelait, tandis qu’il parlait ainsi d’espérance et d’ardent amour.

 

– Mais, reprit-il avec un triste sourire, je puis mourir, aussi… et la veuve et l’orphelin ont besoin de protecteurs.

 

– Ah ! colonel, s’écria Bastien, vous savez bien que, s’il vous arrivait malheur, votre hussard donnerait sa vie seconde à seconde, et son sang jusqu’à la dernière goutte, pour votre femme et votre enfant.

 

– Merci ! dit le colonel, je compte sur toi.

 

Puis il regarda l’Italien.

 

– Et toi, dit-il, toi, mon vieux camarade, mon ami, mon frère ?

 

Le capitaine tressaillit, et un nuage passa sur son front. On eût dit que de lointains souvenirs venaient d’être évoqués chez lui par les dernières paroles du colonel.

 

– Tu viens de le dire, Armand, répondit-il ; ne suis-je pas ton camarade, ton ami, ton frère ?

 

– Eh bien, si je meurs, reprit le colonel, tu seras l’appui de ma femme, le père de mon enfant.

 

Une vive rougeur monta, à ces mots, au visage du capitaine ; mais le colonel n’y prit garde, et il ajouta :

 

– Je sais que tu aimais Hélène, et tu sais bien aussi que nous la laissâmes libre de choisir entre nous deux. Plus heureux que toi, je fus l’élu de son cœur, et je te remercie d’avoir accepté ce sacrifice et d’être demeuré l’ami de celui qui fut ton rival.

 

Le capitaine avait les yeux baissés. Une pâleur mate venait de succéder à l’incarnat de son front, et si son interlocuteur eût eu tout son sang-froid et n’eût été dominé par ce mélange atroce de souffrances morales et de douleurs physiques, il eût compris qu’une lutte violente s’élevait dans le cœur de l’Italien, torturé par un souvenir.

 

– Si je meurs, acheva le colonel, tu l’épouseras… Tiens…

 

En prononçant ce dernier mot, le colonel ouvrit son uniforme et tendit un pli cacheté à Felipone.

 

– Voilà mon testament, dit-il ; je l’ai écrit au début de notre malheureuse campagne, et agité d’un étrange pressentiment. Par ce testament, mon ami, je te laisse la moitié de ma fortune, si tu consens à épouser ma veuve.

 

De pâle qu’il était, le capitaine devint livide, un tressaillement nerveux s’empara de tout son corps, et il étendit vers le testament une main convulsive.

 

– Sois tranquille, Armand, murmura-t-il d’une voix sourde, s’il t’arrivait malheur, je t’obéirais… Mais tu vivras, ajouta-t-il, tu reverras ton Hélène, pour laquelle je n’éprouve plus désormais qu’une vive et respectueuse amitié.

 

– J’ai froid, répéta le colonel, avec la conviction d’un homme qui croit à sa mort prochaine.

 

Et sa tête s’inclina de nouveau sur sa poitrine, et le sommeil le prit avec une ténacité tyrannique.

 

– Laissons-le dormir quelques heures, dit le capitaine à Bastien, nous veillerons.

 

– Gueuse de bise ! murmura Bastien avec colère, et tout en aidant l’Italien à coucher le colonel en travers du brasier et à le couvrir de lambeaux de vêtements et de couvertures qu’ils possédaient encore.

 

Cinq minutes après, le colonel Armand de Kergaz dormait profondément.

 

Bastien, l’œil attaché sur lui, avec la caressante fixité du chien fidèle, alimentait sans cesse le brasier, et veillait à ce qu’aucune étincelle, aucun charbon ardent ne tombât sur son chef endormi.

 

Quant au capitaine, il avait la tête dans ses mains ; son regard était baissé, et mille pensées confuses s’agitaient sans doute dans son cerveau.

 

Cet homme, pour lequel le colonel avait une aveugle amitié, possédait tous les vices des peuples dégénérés. Avide et vindicatif, il était souple et insinuant avec tout le monde. Soldat de fortune, il avait eu l’art de se lier dans l’armée française avec des officiers riches et titrés. Ne possédant pas une obole, il n’avait que des amis millionnaires.

 

Felipone était devenu capitaine bien plus par la force des choses, en un temps où la mort faisait une ample moisson d’officiers, que par sa propre bravoure.

 

Il avait bien assisté à plusieurs batailles, mais jamais on ne l’y avait vu s’y distinguer personnellement. Peut-être n’était-ce point un lâche ; mais, à coup sûr, ce n’était pas un homme brave jusqu’à la témérité.

 

Felipone et le colonel Armand étaient amis depuis quinze années. Capitaines tous deux, trois ans auparavant, ils avaient rencontré à Paris mademoiselle Hélène Durand, fille d’un fournisseur des armées, belle et charmante jeune fille dont ils s’éprirent tous les deux. Hélène avait choisi le colonel.

 

De ce jour, Felipone jura à son ami cette haine violente et terrible qui ne peut germer que dans un cœur méridional, haine concentrée et muette, dissimulée sous les dehors de la plus cordiale affection, mais implacable, mortelle, et qui devait éclater au premier moment favorable. Vingt fois durant la campagne, au milieu d’une mêlée, Felipone avait ajusté le colonel dans l’ombre et la fumée du combat.

 

Vingt fois il avait hésité, cherchant une vengeance plus complète et plus cruelle que cet assassinat.

 

Or, cette vengeance, l’Italien venait de la trouver enfin, et il la méditait froidement, tandis que le colonel dormait sous le regard dévoué de Bastien.

 

– Le fou ! pensait Felipone qui jetait de temps à autre un sombre coup d’œil à l’officier endormi, le fou ! il vient de me donner à la fois son argent, à moi qui suis pauvre, et sa femme, à moi qu’elle a repoussé… On ne saurait prononcer plus éloquemment son arrêt de mort.

 

Le regard du capitaine s’arrêta l’espace d’une seconde sur Bastien.

 

– Cet homme me gêne, se dit-il, tant pis pour lui !

 

Et Felipone se dressa et s’approcha de son cheval.

 

– Que faites-vous, capitaine ? demanda le hussard.

 

– Je veux vérifier les amorces de mes pistolets.

 

– Ah ! dit Bastien.

 

– Avec cette neige du diable, poursuivit tranquillement le capitaine, il ne serait pas étonnant que les bassinets eussent pris de l’humidité, et si les Cosaques arrivaient…

 

Felipone mit à ces mots les mains sur les fontes, en retira un pistolet et en fit jouer négligemment la batterie.

 

Bastien le regardait tranquillement et sans défiance aucune.

 

– La poudre est sèche, dit le capitaine, le silex est en bon état. Passons à un autre.

 

Et il prit un second pistolet, qu’il vérifia avec le même soin.

 

– Sais-tu, dit-il tout à coup en regardant le hussard, que j’ai une adresse merveilleuse au tir de cette arme.

 

– C’est bien possible, capitaine.

 

– À trente pas, continua tranquillement Felipone, dans un duel, je touchais mon homme au cœur, et je le tuais toujours raide.

 

– Ah ! murmura Bastien avec distraction, et tout entier à ses fonctions de veilleur de nuit.

 

– Il y a mieux, poursuivit le capitaine, j’ai fait plusieurs fois le pari de crever un œil à mon adversaire, le gauche ou le droit, et j’ai toujours fait mouche… Mais, vois-tu, ami Bastien, le plus simple est de viser au cœur, on tue raide.

 

Et le capitaine abaissa le canon de son pistolet.

 

– Que faites-vous ? s’écria vivement Bastien, qui fit un saut en arrière.

 

– Je vise au cœur, répondit froidement Felipone, qui ajusta le soldat en disant : Je ne veux pas te faire souffrir.

 

Et il fit feu, ajoutant :

 

– Tu me gênais, mon garçon ; tant pis pour toi !

 

Un éclair illumina la nuit, une détonation se fit entendre, suivie d’un cri de douleur, et le hussard tomba à la renverse.

 

À ce bruit, à ce cri, le colonel fut brusquement arraché à son léthargique sommeil, et il se souleva à demi, croyant avoir affaire aux Russes.

 

Mais Felipone, qui s’était armé du second pistolet, lui appuya soudain son genou sur la poitrine et le renversa brutalement sur le sol, où il le tint couché.

 

Alors le colonel, stupéfait de cette brusque agression, put voir penchée sur lui la figure grimaçante et railleuse de son ennemi, animée d’un féroce sourire, et ce sourire lui révéla, avec la rapidité de l’éclair, toute la bassesse, toute la cruelle infamie de cet homme en qui il avait cru.

 

– Ah ! ah ! ricana l’Italien, tu as été assez niais, colonel Armand de Kergaz, pour croire à l’amitié de l’homme à qui tu avais volé la femme qu’il aimait… et tu as été assez niais pour t’imaginer qu’il te le pardonnerait jamais ! Ah ! tu as poussé la sottise et la stupidité jusqu’à faire ton testament, suppliant ce cher ami d’épouser ta veuve et d’accepter la moitié de ta fortune !… Et puis, tu t’es endormi tranquillement avec l’espoir de te réveiller, de voir luire des jours meilleurs et de rejoindre cette femme et cet enfant, objets de ta sollicitude ardente !… Triple sot !… Eh bien, non, acheva le capitaine, tu ne les reverras pas, et tu vas te rendormir pour toujours, cher ami !

 

Et le capitaine dirigea le canon de son pistolet vers le front d’Armand de Kergaz.

 

Celui-ci, dominé par l’instinct de la conservation, essaya de se débarrasser de son étreinte, de secouer ce genou qui pesait sur lui.

 

Mais Felipone le tint cloué à terre et lui dit :

 

– C’est inutile, mon colonel, il faut rester ici.

 

– Lâche ! murmura Armand de Kergaz, dont l’œil étincela de mépris.

 

– Sois tranquille, Armand, ton vœu sera accompli : j’épouserai ta veuve, je porterai ton deuil, et le monde me verra te pleurer éternellement. Je suis homme à observer les convenances.

 

Et le pistolet toucha le front du colonel, maintenu immobile sous le genou de l’Italien, et celui-ci fit feu avec le même sang-froid qu’il en avait mis tout à l’heure à tirer sur le hussard fidèle.

 

La balle brisa le crâne au colonel Armand de Kergaz, et les débris de sa cervelle rejaillirent sanglants sur les mains de l’assassin.

 

Bastien était étendu tout auprès dans une mare de sang, et le crime de l’Italien n’avait eu d’autre témoin que Dieu.

 

II

Quatre ans après la scène terrible que nous venons de raconter, c’est-à-dire au mois de mai 1816, nous aurions retrouvé le capitaine Felipone colonel et l’heureux époux de madame Hélène de Kergaz.

 

Le colonel habitait, durant l’été, une belle terre d’apparence seigneuriale, située en Bretagne, aux limites extrêmes du Finistère. Kerloven, c’était son nom, était une propriété de famille que feu le colonel Armand de Kergaz avait léguée à sa femme.

 

Le château était bâti au bord de la mer, en haut d’une falaise, et du côté de la terre il dominait une jolie petite vallée bretonne couverte de bruyères roses et bordée de grands bois.

 

Rien n’était plus sauvage et plus pittoresque, plus isolé et plus charmant d’aspect, que ce vieux manoir féodal complètement restauré dans le goût moderne à l’intérieur, grâce à la fortune immense du colonel Felipone, et auquel, à l’extérieur, on avait conservé son poétique manteau de vétusté.

 

Un grand parc aux ormes séculaires entourait le château de l’ouest à l’est. La façade était battue en brèche par la mer, cette mer houleuse et grise, aux grandioses colères, qui ronge éternellement les côtes bretonnes.

 

Une plate-forme, dont la construction remontait aux croisades, s’étendait, de ce côté, d’une tour à l’autre.

 

En bas, à plusieurs centaines de pieds, grondait le vieil Océan.

 

Le colonel était arrivé à Kerloven vers la fin d’avril, en compagnie de sa femme, qui touchait au terme d’une grossesse, fruit premier de son nouvel hymen, et d’un enfant de cinq ans environ qui s’appelait Armand, comme son père, l’infortuné colonel de hussards que nous avons vu mourir assassiné par l’Italien.

 

Le colonel Felipone avait été fait comte par la Restauration, ce qui faisait que la veuve de M. de Kergaz, qui était gentilhomme de la vieille roche, avait conservé ainsi son titre de comtesse.

 

Le comte, – nous appellerons ainsi désormais l’Italien, – le comte, disons-nous, passait son temps à chasser dans les environs, et s’était lié avec tous les hobereaux d’alentour.

 

La comtesse vivait dans la retraite la plus absolue.

 

Certes, ceux qui avaient connu jadis à la cour de l’empereur Napoléon la brillante et belle Hélène de Kergaz auraient eu peine à la reconnaître dans cette femme pâle et flétrie, au regard navré, à la démarche emplie de mornes lassitudes, au sourire triste et résigné.

 

Quatre années plus tôt, madame de Kergaz, qui depuis plusieurs mois était en proie à une mortelle inquiétude sur le sort de son mari, avait vu entrer chez elle, un matin, le capitaine Felipone tout vêtu de noir.

 

Le capitaine, on le sait, avait aimé Hélène ; mais son amour n’avait eu d’autre résultat que celui d’inspirer à la jeune femme une aversion profonde pour cet homme, dont elle devinait instinctivement la nature fausse et perverse.

 

Bien souvent, depuis son mariage, elle avait essayé d’ouvrir les yeux à M. de Kergaz sur son amitié pour l’Italien ; malheureusement, le colonel avait pour lui une aveugle affection que rien n’aurait su altérer.

 

À la vue du capitaine, la comtesse avait poussé un cri, devinant un malheur.

 

Felipone s’était approché d’elle lentement ; il avait pris ses deux mains dans les siennes, et dit, en essuyant une larme hypocrite :

 

– Dieu est sévère pour nous, madame : il nous a pris, à vous, votre époux ; à moi, mon ami. Pleurons ensemble…

 

Ce ne fut que quelques jours plus tard que la malheureuse veuve prit connaissance du testament de son mari, de ce testament où il la suppliait, l’insensé ! d’épouser celui qui devait être son meurtrier, et de donner un second père à son enfant.

 

Mais l’aversion de la comtesse pour Felipone était si grande, qu’elle se révolta et lui refusa sa main.

 

L’Italien était souple et patient : il parut s’étonner du vœu de son ami défunt ; il se déclara indigne de prendre sa place. Il sollicita l’humble faveur de demeurer le simple protecteur, l’ami dévoué de la pauvre veuve, le tuteur du jeune orphelin.

 

Et pendant trois années, cet homme joua si bien son rôle, il se montra si affectueux, si bon, si plein de dévouement et d’abnégation, qu’il finit par désarmer la comtesse ; elle crut s’être trompée et l’avoir mal jugé.

 

Puis, les revers de l’ère impériale arrivèrent.

 

Madame de Kergaz était de naissance entachée de roture, elle était la veuve d’un officier de l’empire, elle se trouva en butte à quelques persécutions ; plus que jamais elle comprit cet isolement terrible de la veuve qui est mère et qui se doit à son fils.

 

Felipone était devenu courtisan, il était bien en cour, et il pouvait beaucoup pour l’avenir de l’orphelin.

 

Cette dernière considération triompha en sa faveur dans l’esprit de la comtesse ; elle finit par céder à ses instances : elle épousa l’Italien.

 

Mais, chose bizarre, elle n’eut pas plus tôt lié son existence à celle de cet homme, que l’aversion première qu’il lui avait inspirée, et qu’il était parvenu à éteindre, se ranima vivace au fond du cœur de la comtesse.

 

Puis, le colonel, ayant atteint son but, jugea désormais inutile de continuer son rôle de longue et patiente hypocrisie. Son naturel haineux, son caractère sauvage et vindicatif reprirent insensiblement le dessus, et il parut vouloir se venger des premiers dédains d’Hélène.

 

Alors commença pour la pauvre femme cette vie d’isolement et de larmes qui cache ses cruels mystères sous la tyrannie conjugale. Felipone sourit à sa femme au grand jour du monde, et devint son bourreau dans l’ombre de l’intimité. Le misérable inventa des tortures sans nom pour cette noble femme qui avait cru en lui un seul jour.

 

Sa haine jalouse s’étendit jusqu’à l’enfant qui lui rappelait le premier époux de la comtesse, et lorsque cette dernière fut sur le point de devenir mère, l’Italien osa faire l’infâme calcul que voici :

 

– Si le petit Armand mourait, mon enfant hériterait d’une fortune immense… Et il est si facile qu’un enfant de quatre ans vienne à mourir !…

 

C’était en méditant cette pensée que le comte Felipone était arrivé à Kerloven.

 

La comtesse, dévorant ses larmes, vivait donc à Kerloven dans une retraite absolue, consacrant tous ses soins à son enfant, tandis que son mari menait joyeuse vie.

 

Un soir, – on était alors à la fin de mai, – elle avait laissé le jeune Armand jouant sur la plate-forme du manoir, et, dominée par ce besoin de prière et de recueillement qu’éprouvent les âmes meurtries, elle s’était retirée dans sa chambre pour s’y agenouiller devant un grand christ d’ivoire placé au chevet de son lit.

 

Elle était demeurée longtemps en prières, et la nuit était venue, une nuit nébuleuse et sombre comme on en voit si souvent sur les côtes brumeuses de la vieille Armorique. Le vent de la mer soufflait avec violence, les vagues agitées grondaient au bas des falaises. La comtesse songea à son fils, et, dominée par un pressentiment sinistre, elle allait quitter sa chambre pour appeler l’enfant, lorsque son mari entra.

 

Felipone était en habit de chasse, botté et éperonné. Il avait passé sa journée dans les bois voisins, et il paraissait arriver à l’instant même.

 

À sa vue, la comtesse sentit redoubler cette vague angoisse qui lui serrait le cœur.

 

– Où est donc Armand ? lui dit-elle avec vivacité.

 

– J’allais vous le demander, répondit tranquillement le comte ; car je suis étonné de ne point le voir auprès de vous.

 

La comtesse tressaillit au son de cette voix hypocrite, et son serrement de cœur s’en accrut encore.

 

– Armand ! Armand ! appela la comtesse en ouvrant la croisée qui donnait sur la plate-forme.

 

L’enfant ne répondit pas.

 

– Armand ! mon petit Armand ! répéta la mère avec angoisse.

 

Même silence.

 

Une lampe placée sur un guéridon n’éclairait qu’imparfaitement cette vaste pièce, à laquelle on avait laissé ses vieilles tentures, ses meubles de chêne noirci et son cachet de vétusté. Cependant un de ses reflets tomba sur le front bruni de l’Italien, et il sembla à la comtesse qu’une pâleur livide le couvrait.

 

– Mon enfant ! répéta-t-elle avec anxiété ; qu’avez-vous fait de mon enfant ?

 

– Moi ? répondit le comte avec un léger tressaillement dans la voix qui n’échappa point à la mère inquiète ; mais je ne l’ai pas vu, votre enfant, je descends de cheval à l’instant même.

 

En prononçant ces derniers mots, l’accent troublé de l’Italien avait retrouvé son intonation habituelle et un calme parfait.

 

Mais la comtesse ne s’élança pas moins au dehors, agitée des plus sinistres pensées, et appelant :

 

– Armand ! Armand ! où est Armand ?

 

III

Vingt minutes auparavant, le comte Felipone était arrivé de la chasse et avait mis pied à terre dans la cour de Kerloven.

 

Le domestique du château était peu nombreux et se composait d’une dizaine de serviteurs tout au plus, y compris le piqueur et les deux valets de chiens. Ces trois derniers demeuraient dans la cour, occupés au chenil et aux écuries ; les autres étaient disséminés dans le château.

 

Le comte gravit donc le grand escalier du manoir sans rencontrer personne sur son passage, et arriva à l’entrée d’une longue galerie qui régnait tout alentour du premier étage, conduisant de droite et de gauche aux divers appartements, et ouvrant par une porte vitrée sur la plate-forme.

 

Cette plate-forme était la promenade favorite de l’Italien. Il y venait d’ordinaire, après le déjeuner ou le dîner, fumer un cigare et jeter un regard rêveur et distrait sur la mer.

 

La porte vitrée était entr’ouverte ; machinalement Felipone en franchit le seuil.

 

Il était alors presque nuit. Un dernier rayon crépusculaire glissait à l’horizon et séparait encore les vagues extrêmes de l’Océan du dernier nuage du ciel. Le bruit de la mer se heurtant au pied de la falaise montait jusqu’à la plate-forme comme un sourd murmure.

 

Le comte fit trois pas et trébucha. Son pied venait de rencontrer un objet qui rendit un bruit sec à ce contact. C’était un cheval de bois avec lequel jouait l’enfant.

 

Felipone fit quelques pas encore, et, aux dernières et mourantes lueurs du soir, il aperçut l’enfant adossé au parapet de la plate-forme, dans un coin, et parfaitement immobile.

 

Armand, lassé de jouer avec son cheval de bois, s’était assis un moment pour se reposer, puis le sommeil était venu, ce sommeil invincible qui s’empare brusquement de l’enfance, et il dormait profondément.

 

À la vue de l’enfant, le comte s’arrêta tout à coup.

 

Il avait chassé seul tout le jour. La solitude est mauvaise conseillère pour ceux que tourmente une pensée criminelle.

 

Pendant cinq ou six heures, Felipone avait chevauché sous les vertes coulées de ces vastes forêts de Bretagne où le silence est si profond, l’isolement si complet.

 

Il avait perdu la chasse, il avait cessé d’entendre la voix des chiens, et peu à peu, en proie à une vague rêverie, il avait laissé flotter la bride sur le cou de son cheval.

 

Alors était revenue, ardente et tenace, cette pensée qui l’obsédait depuis que la comtesse était enceinte.

 

Le petit Armand, s’était-il dit, aura un jour vingt et un ans, et toute la fortune de son père lui reviendra. S’il mourait, sa mère hériterait de lui, et mon enfant à moi hériterait de sa mère.

 

Et, une fois encore, l’Italien avait caressé le rêve infâme de la mort de l’enfant. Or, voici qu’à son retour le premier être qui s’offrait à lui c’était cet enfant, cet enfant endormi là, dans ce lieu solitaire, loin de tout le monde, à cette heure nocturne où la pensée d’un crime germe si aisément dans une âme avilie.

 

Le comte n’éveilla point l’enfant, mais il s’accouda sur le parapet de la plate-forme et pencha la tête.

 

En bas, à plus de cent toises, les vagues moutonnaient, couronnées d’une écume blanche, et ces vagues pouvaient servir de cercueil.

 

Felipone se retourna, et d’un regard rapide explora la plate-forme.

 

La plate-forme était déserte, et l’obscurité de la nuit commençait à l’envelopper.

 

La grande voix de la mer montait jusqu’à lui et semblait lui dire : « L’Océan ne rend point ce qu’on lui confie. »

 

Un éclair infernal traversa l’esprit de cet homme, une tentation terrible le mordit au cœur.

 

– Il aurait pu se faire, murmura-t-il, que l’enfant, curieux de regarder la mer, eût escaladé le parapet qui n’a pas plus de trois pieds de hauteur ; il aurait pu se faire encore qu’il se fût assis imprudemment sur le parapet, et que, là, il se fût endormi, comme il s’est endormi au pied du parapet. Puis, en dormant, il aurait perdu l’équilibre…

 

Un sinistre sourire glissa sur les lèvres blêmes de l’Italien :

 

– Et alors, acheva-t-il, alors, mon enfant à moi n’aurait pas de frère, et je n’aurais plus à rendre des comptes de tutelle.

 

En prononçant ces derniers mots, le comte se pencha de nouveau vers la mer.

 

Les flots grondaient sourdement et semblaient lui dire : « Envoie-nous cet enfant qui te gêne, nous le garderons fidèlement et lui ferons un joli linceul d’algues vertes. »

 

Puis encore il jeta un second regard autour de lui, ce regard investigateur et rapide du criminel qui craint d’être épié. Le silence, l’obscurité, la solitude lui disaient : « Nul ne te verra, nul n’attestera jamais devant un tribunal humain que tu as assassiné un pauvre enfant ! »

 

Et alors le comte fut pris de vertige et n’hésita plus.

 

Il fit un pas encore, prit dans ses bras l’enfant endormi, et lança la frêle créature par-dessus le parapet.

 

Deux secondes après, un bruit sourd qui monta des profondeurs de l’Océan lui apprit que la vague avait reçu et englouti sa proie.

 

L’enfant n’avait pas même jeté un cri en s’éveillant dans le vide.

 

Pendant quelques minutes, Felipone demeura immobile et saisi d’une étrange fièvre à la place même où il avait commis son forfait ; puis le misérable eut peur et voulut fuir ; puis encore le sang-froid qui caractérise les grands criminels lui revint, et il comprit qu’il se trahirait s’il fuyait. Alors, d’un pas mal assuré encore, mais déjà le front calme, il quitta la plate-forme sur la pointe du pied et se dirigea vers l’appartement de sa femme, laissant enfin résonner ses éperons et le talon de ses bottes fortes sur les dalles de la galerie.

 

IV

La comtesse s’était précipitée hors de sa chambre, demandant son fils à tous les échos, et son mari l’avait suivie, manifestant à son tour une vive inquiétude, car l’enfant avait coutume de revenir à sa mère aussitôt qu’il avait joué.

 

Les cris de la comtesse eurent bientôt mis tout le château en rumeur. Les domestiques accoururent. Aucun n’avait vu le petit Armand depuis l’instant où sa mère l’avait laissé sur la plate-forme.

 

On explora le château, le jardin, le parc ; l’enfant n’était nulle part.

 

Deux heures s’écoulèrent au milieu de ces recherches infructueuses. La comtesse, éperdue, tordait ses mains de désespoir, et son œil ardent semblait vouloir scruter jusqu’au fond du cœur de Felipone, qu’elle regardait déjà comme le meurtrier de son fils, et deviner ainsi ce qu’il en avait fait.

 

Mais l’Italien jouait si bien l’affliction la plus profonde, il y avait dans sa voix et dans son geste tant de naïf désespoir et d’étonnement, que la mère, une fois de plus, crut qu’elle obéissait à cette insurmontable aversion qu’elle éprouvait pour son mari, en l’accusant de la disparition de son fils.

 

Tout à coup un domestique arriva tenant à la main le petit chapeau de l’enfant orné d’une plume blanche, et qui était tombé de sa tête à la rive de la plate-forme durant son sommeil.

 

– Ah ! le malheureux ! exclama Felipone avec un accent auquel se méprit la pauvre mère, il aura escaladé le parapet…

 

Mais au moment où la comtesse reculait d’épouvante à ces paroles et à la vue de cet objet qui semblait en confirmer la sinistre vérité, un homme apparut sur le seuil de la salle où se trouvaient alors les deux époux, et, à la vue de cet homme, le comte Felipone recula frappé de stupeur et devint livide.

 

V

Le personnage qui venait d’apparaître était un homme d’environ trente-six ans, vêtu d’une longue redingote bleue ornée d’un ruban rouge, et comme en portaient alors les soldats de l’Empire mis de côté par la Restauration.

 

Cet homme était de haute taille, un feu sombre brillait dans son regard, éclairant d’un reflet indigné son visage pâle de courroux.

 

Il fit trois pas à la rencontre de Felipone, qui reculait épouvanté, étendit la main vers lui, et lui cria :

 

– Assassin ! assassin !

 

– Bastien ! murmura Felipone saisi de vertige.

 

– Oui, répéta le hussard, car c’était lui, Bastien que tu as cru tuer raide, et qui n’est pas mort… Bastien, que les Cosaques ont trouvé gisant dans son sang, une heure après ta fuite et ton double crime, et à qui ils ont sauvé la vie… Bastien, prisonnier des Russes pendant quatre ans et qui, libre enfin, vient te demander compte du sang de son colonel dont tes mains sont couvertes…

 

Et comme Felipone, foudroyé, reculait toujours devant cette apparition terrible, Bastien regarda la comtesse et lui dit :

 

– Cet homme, madame, ce misérable, il a tué l’enfant comme il a tué le père.

 

La comtesse comprit.

 

Alors la mère, éperdue et folle naguère, devint une tigresse en présence de l’assassin de son enfant ; elle s’élança sur lui pour le déchirer avec ses ongles, en criant :

 

– Assassin ! assassin ! l’échafaud t’attend… je te livrerai moi-même au bourreau !…

 

Mais alors, comme l’infâme reculait toujours, la mère poussa un cri et sentit remuer quelque chose au fond de ses entrailles…

 

Elle poussa un cri et s’arrêta, pâle, chancelante, brisée…

 

L’homme qu’elle voulait dénoncer à la vindicte des lois, l’homme qu’elle voulait traîner sur les marches de l’échafaud, ce misérable, cet infâme était le père de cet autre enfant qui commençait à s’agiter dans ses flancs.

 

VI

Vers la fin du mois d’octobre de l’année 1840, c’est-à-dire vingt-quatre ans après les événements que nous racontions tout à l’heure, un soir, à Rome, un homme, qu’à sa tournure et à son costume on devinait être Français, traversa le Tibre et gagna le Transtevere d’un pas leste. Cet homme était de haute taille, il était jeune et pouvait avoir vingt-huit ans. Sa beauté mâle et hardie, son œil noir, où brillait un regard fier et doux, son large front, où déjà apparaissait ce pli précoce et profond qui n’est point une ride peut-être, mais qui trahit les soucis prématurés et les tristesses mystérieuses du penseur et de l’artiste, cet adorable mélange, en un mot, de jeunesse énergique et de mélancolie qui était en lui, attirait l’attention curieuse et pleine d’une secrète admiration des Transtévérines, ces femmes du peuple de Rome si connues par leur beauté et leur vertu. Le jour tombait, cependant il n’était pas encore nuit. Un dernier rayon de soleil, qui s’éteignait dans les flots du Tibre, glissait au sommet des édifices de la ville éternelle, couvrant d’un reflet de pourpre et d’or les fenêtres des palais et les vitraux des églises.

 

L’air était tiède et doux, et les Transtévérins étaient sur le pas de leur porte, les femmes tournant leur fuseau, les enfants jouant dans la rue, les hommes fumant avec gravité en écoutant une chanson venue des marais Pontins, en passant de bouche en bouche jusqu’à celle d’un artiste en plein vent qui glanait en ce moment quelques baiocchi dans la rue étroite et tortueuse où notre personnage venait de s’enfoncer.

 

Au milieu de cette ruelle était une petite maison d’apparence coquette, aux toits en terrasse et aux murs de laquelle grimpait un lierre d’Irlande dont les rameaux vivaces s’entrelaçaient à un pied de vigne aux grappes dorées et mûrissantes.

 

Cette maison était silencieuse et parfaitement close sur la rue. Aucun bruit, aucun mouvement ne se produisaient derrière les persiennes immobiles de son rez-de-chaussée et de son premier étage. On eût dit qu’elle était complètement inhabitée.

 

Le jeune Français s’arrêta devant la porte, et tira de sa poche une clef, au moyen de laquelle il pénétra dans la maison. Un petit vestibule en marbre blanc et rose conduisait à un escalier en coquille que le visiteur gravit lestement.

 

– Où donc est Fornarina ? se demanda-t-il en se dirigeant vers le premier étage de la maison. Malgré mes ordres, elle abandonne toujours sa maîtresse. J’ai là un pauvre dragon pour garder mon trésor… un trésor sans prix !

 

Il frappa discrètement à une petite porte ouvrant sur le palier de l’escalier.

 

– Entrez ! dit une voix douce à l’intérieur.

 

Le visiteur poussa la porte et se trouva dans un joli boudoir tendu d’une étoffe perse à fond gris perle, meublé en bois de rose, encombré de caisses de fleurs d’où s’exhalaient de pénétrants parfums, et au fond duquel, à demi couchée sur un divan à la turque, se trouvait une ravissante créature, devant laquelle le jeune homme s’arrêta, comme ébloui, bien qu’il fût loin de la voir pour la première fois.

 

C’était une femme d’environ vingt-trois ans, petite et délicate, au teint blanc et un peu pâle, aux cheveux d’un blond cendré, aux yeux bleus : une fleur éclose au tiède soleil du nord et transportée momentanément sous les arbres du ciel italien.

 

La beauté de cette jeune femme était merveilleuse, et ceux des Transtévérins qui l’avaient aperçue derrière ses persiennes, à la brune du soir ou au soleil levant, étaient demeurés muets d’admiration.

 

À la vue du Français, la jeune femme se leva et jeta un cri de joie :

 

– Ah ! dit-elle, je vous attendais, Armand ; et il me semblait que vous tardiez aujourd’hui plus que de coutume.

 

– Je sors de mon atelier à l’heure même, répondit-il, et je serais accouru plus tôt auprès de vous, chère Marthe, si je n’avais reçu la visite du cardinal Stenio Landy, qui veut acquérir une statue. Le cardinal est resté chez moi plusieurs heures… mais, reprit l’artiste, – c’était, en effet, un sculpteur français, prix de Rome, – vous êtes pâle et triste plus qu’à l’ordinaire, Marthe ; vous paraissez agitée…

 

Elle tressaillit.

 

– Vous trouvez ? demanda-t-elle.

 

– Oui, répondit-il en s’asseyant auprès d’elle et lui prenant les deux mains qu’il pressa avec amour et respect. Vous souffrez de quelque terreur inconnue, ma pauvre Marthe ; vous avez eu peur… il vous est arrivé quelque chose… dites, répondez-moi ?…

 

– Eh bien ! dit-elle avec effort, vous avez raison, Armand, j’ai eu peur… et je vous attendais avec impatience.

 

– Peur de quoi ?

 

– Écoutez, reprit-elle avec vivacité, il faut quitter Rome… il le faut ! En vain m’avez-vous cachée en ce faubourg solitaire de la grande ville où ne se hasarde jamais l’étranger… en vain avez-vous cru que là je serais à l’abri des poursuites de mon mauvais génie… là, plus qu’ailleurs, ici, comme à Florence, il faut partir !

 

Une pâleur étrange s’était répandue sur le visage de la jeune femme, tandis qu’elle parlait ainsi.

 

– Où est Fornarina ? interrogea brusquement le sculpteur.

 

– Je l’ai envoyée chez vous vous chercher. Elle aura pris la grande rue et vous la petite ; vous vous serez croisés.

 

– Cette femme que j’ai placée auprès de vous, avec mission de ne jamais vous quitter, cher ange, est peut-être…

 

– Oh ! ne le croyez pas, Armand ; Fornarina mourrait plutôt que de me trahir.

 

Armand s’était levé et se promenait de long en large dans le boudoir, d’un pas inégal et brusque, où se révélait son émotion.

 

– Mais enfin, s’écria-t-il, que vous est-il arrivé ?… qu’avez-vous vu, enfant, que vous vouliez ainsi partir ?

 

– Je l’ai vu.

 

– Qui ?

 

– Lui !

 

Et Marthe s’approcha de la croisée, et, à travers les persiennes, indiqua un endroit de la rue :

 

– Là, dit-elle, hier soir à dix heures, au moment où vous veniez de partir… il était blotti dans l’angle de cette porte, il attachait un regard de feu sur la maison. On eût dit qu’il me voyait… et je n’avais pas de lumière, alors que lui-même était exposé au clair de lune. J’ai reculé épouvantée… je crois que j’ai jeté un cri en m’évanouissant… Eh ! j’ai bien souffert…

 

Armand s’approcha de Marthe, la fit rasseoir sur le divan, reprit ses deux mains dans la sienne et s’agenouilla devant elle :

 

– Marthe, dit-il, voulez-vous m’écouter ? Voulez-vous avoir en moi la foi qu’on a en un père, en un vieil et sûr ami, en Dieu lui-même ?

 

– Oh ! oui, répondit-elle, parlez… protégez-moi… défendez-moi… je n’ai plus que vous en ce monde…

 

– Madame, reprit l’artiste, je vous ai rencontrée, il y a six mois, pleurant agenouillée, à minuit, sur les marches extérieures d’une église, si désespérée et si belle en ce moment, que j’ai cru voir un ange du ciel gémissant sur la perte de l’âme terrestre commise à sa garde et que l’enfer lui aurait ravie. Vous pleuriez, Marthe, vous pleuriez, madame, et vous demandiez à Dieu qu’il vous permît de retourner à lui en vous donnant la mort. Je m’approchai de vous, je pris votre main et vous murmurai quelques mots d’espérance à l’oreille. Je ne sais si ma voix vous parut éloquente alors et si elle trouva le chemin de votre âme, mais vous vous levâtes soudain et vous vous appuyâtes sur moi comme sur un protecteur.

 

« Vous vouliez mourir, je vous sauvai ; vous parliez de désespoir, je vous répondis espérance ; votre pauvre cœur était meurtri, j’essayai de le guérir.

 

« Depuis ce jour, enfant, j’ai été, moi, le plus heureux des hommes ; et peut-être avez-vous moins souffert, vous, n’est-ce pas ?

 

– Oui, Armand, vous êtes noble et bon, murmura-t-elle, et je vous aime !

 

– Hélas ! répondit le Français, je suis un pauvre artiste sans nom et peut-être sans patrie, car on m’a recueilli en pleine mer, à l’âge de cinq ans, cramponné à une épave en luttant contre la mort, malgré mon jeune âge. Je n’ai d’autre fortune que mon ciseau, d’autre avenir qu’un peu de gloire à acquérir ; mais je vous ai vue, je ferai de vous ma femme dans un temps qui n’est plus éloigné, et je saurai bien vous défendre et vous faire respecter de la terre entière.

 

« Mais, reprit le jeune homme après un moment de silence pendant lequel Marthe avait baissé les yeux, pour que je vous défende, madame, ne faut-il pas que j’aie votre secret ? Et me direz-vous encore, comme à Vienne, comme à Florence, partons ! partons, ne m’interrogez pas ?…

 

« Quel est donc cet homme terrible et maudit qui vous poursuit ? Et ne me croyez-vous point assez fort, assez brave pour vous défendre ?

 

Marthe était pâle et tremblait de tous ses membres, les yeux baissés vers la terre.

 

– Voyons, continua Armand d’une voix triste et douce à la fois et pleine de caresses ; voyons, ma bien-aimée, quel que soit ce passé dont le souvenir te tourmente, crois-tu donc que mon amour en pourra être altéré ?

 

Marthe redressa fièrement la tête :

 

– Oh ! dit-elle, à moins que l’amour ne soit un crime, mon passé ne me fera point rougir. J’ai aimé ardemment, saintement, avec la crédulité de mes dix-huit ans, un homme au sourire infernal, au cœur infâme, à l’âme lâche et vile, et que j’avais cru loyal et bon. Cet homme m’a séduite, arrachée à la maison de mon père ; cet homme a été mon bourreau ; mais Dieu m’est témoin que je l’ai fui du jour où je l’ai connu.

 

Armand s’était de nouveau agenouillé devant la jeune femme.

 

– Dis-moi tout cela, murmura-t-il, dis-le-moi, et je te défendrai, je tuerai ce misérable !

 

– Eh bien, répondit-elle, écoutez-moi.

 

Et, pleine de confiance dans ce regard rempli d’amour et de fier courage dont l’enveloppait l’artiste français, elle lui dit :

 

« – Je suis née à Blois, cette vieille et bonne ville qui mire dans la Loire les tours moussues de son château et ses coteaux chargés de vignes. Mon père était un honorable négociant, ma mère appartenait à la petite noblesse de la province.

 

« J’ai perdu ma mère à dix ans, et jusqu’à ma dix-septième année j’ai été enfermée dans un couvent à Tours. C’est en sortant du couvent que j’ai rencontré mon séducteur. Mon père, retiré du commerce avec une fortune médiocre, mais honnêtement acquise, avait acheté, à six lieues de Blois, en remontant la Loire vers Orléans, une petite propriété où il me conduisit à mon arrivée de Tours.

 

« À une heure de la Marnière, c’était le nom de notre habitation, se trouvait le château de Haut-Coin ; cette belle terre appartenait au général de division comte Felipone, un officier italien naturalisé Français.

 

« Le comte passait l’été au Haut-Coin avec sa femme et son fils, le vicomte Andréa.

 

« Le comte était un homme dur, violent, acariâtre, qui avait dû tourmenter sa femme et être son bourreau, car la pauvre comtesse était pâle, maladive et courbée sur elle-même comme une octogénaire, bien qu’elle eût cinquante ans à peine.

 

« Lorsque j’arrivai à la Marnière, quelques difficultés de limites, à propos de bois, avaient mis mon père en relation avec le comte.

 

« Je fus présentée au château.

 

« Le vicomte Andréa était absent. Il ne devait arriver de Paris que vers la fin du mois.

 

« La comtesse me prit en affection, et je devins pour elle une compagne que la solitude lui rendit chère bientôt. La pauvre femme était rongée par un mal mystérieux dont le comte et elle sans doute avaient seuls le secret. Jamais les deux époux ne se trouvaient en tête-à-tête. Échangeant devant les étrangers quelques mots affectueux, ils ne s’adressaient jamais la parole lorsqu’ils étaient seuls.

 

« Au bout d’un mois, j’étais devenue la commensale du Haut-Coin, lorsque le vicomte arriva.

 

« Il était beau : il avait ce regard ardent et moqueur à la fois des races méridionales, tempéré par la réserve du nord ; sa lèvre souriait d’un sourire railleur, et il me parut dès les premiers jours n’avoir pour sa mère qu’une affection banale.

 

« À partir de son arrivée, la comtesse, déjà si pâle et si souffrante, devint de plus en plus faible ; et me serrant un jour la main avec une effusion indicible, elle me dit :

 

« – Je crois que je m’en vais.

 

« Quelques jours plus tard en effet, au milieu de la nuit, un domestique arriva du Haut-Coin à la Marnière. Il venait me chercher.

 

« La comtesse était mourante et désirait me voir…

 

« Je suivis le domestique et je fus accompagnée par mon père. Nous arrivâmes au château vers le point du jour. C’était en automne, le ciel était gris, l’air froid. On eût dit un jour d’agonie.

 

« Nous trouvâmes la comtesse dans son lit, l’œil brillant de fièvre, les lèvres décolorées. Un prêtre récitait à son chevet les prières des agonisants ; les serviteurs pleuraient agenouillés.

 

« Mais nous cherchâmes en vain des yeux le comte et son fils :

 

« – Ils sont à la chasse depuis deux jours, murmura la mourante. Je ne les reverrai pas… Le comte et son fils étaient, en effet, depuis deux jours, chez leurs parents de l’Orléanais, à dix lieues de Blois ; et c’était chose sinistre à penser que cette femme, qui avait un fils et un époux, allait s’éteindre au milieu d’étrangers, et que la main de son enfant ne lui fermerait point les yeux…

 

« Elle mourut à dix heures du matin, et sa dernière parole fut celle-ci : “Andréa… fils ingrat !” Et j’entendis un vieux domestique murmurant tout bas :

 

« – C’est M. le vicomte qui a tué sa mère.

 

« Eh bien, le croiriez-vous, mon ami, j’aimais déjà cet homme, et il avait osé m’avouer lui-même la passion que je lui inspirais ?… Comment fit-il, de quelles séductions infernales m’environna-t-il pendant les trois mois qui suivirent la mort de sa mère ? Je ne sais… Mais il vint une heure où je crus en lui comme les anges croient en Dieu, une heure où il exerça sur moi un pouvoir étrange et fascinateur, et où il me dit :

 

« – Marthe, je te jure que tu seras ma femme ; mais comme jamais mon père ne consentira à notre union, car je suis riche et tu es pauvre, veux-tu fuir ? Nous irons en Italie ; là, nous nous marierons, et le temps, espérons-le, désarmera mon père.

 

« – Et le mien ? demandai-je épouvantée.

 

« – Le tien viendra nous rejoindre.

 

« – Mais pourquoi ne point nous ouvrir à lui ?

 

« Cette question parut l’embarrasser ; cependant il répondit :

 

« – Ton père est scrupuleux jusqu’à la chevalerie ; si nous le prenons pour complice, il ne voudra jamais tromper le mien ; il ira le trouver, et notre bonheur sera à jamais compromis.

 

« Je crus cet homme, je cédai, je le suivis.

 

« Ce fut par une sombre nuit d’hiver, mon ami, que la fille coupable abandonna furtivement le toit paternel pour suivre son ravisseur. Une chaise de poste nous attendait à une demi-lieue de la Marnière, et Andréa m’y porta à moitié folle d’émotion et de terreur.

 

« J’avais laissé sur une table, dans ma chambre, une longue lettre, dans laquelle je demandais pardon à mon père et l’instruisais de ma fuite.

 

« Huit jours après, nous étions en Italie et arrivions à Milan.

 

« Là, Andréa loua une maison, me présenta comme sa femme à la noblesse milanaise, tint table ouverte et mena grand train. Je le suppliai plusieurs fois d’écrire à mon père et de l’engager à venir nous rejoindre.

 

« – J’ai reçu, me répondit-il enfin, des nouvelles de votre père et du mien. Ils sont furieux ; mais le temps les apaisera… Attendons.

 

« Andréa commença alors à éluder toute conversation ayant trait à notre prochaine union.

 

« Deux mois s’écoulèrent. J’avais plusieurs fois écrit à mon père ; jamais il ne m’avait répondu. J’ai su, depuis, qu’Andréa faisait intercepter mes lettres par le domestique chargé de les jeter à la poste.

 

« Andréa, cependant, menait joyeuse vie à Milan : il avait des chevaux, des valets, de joyeux convives, et, en apparence, j’étais la plus heureuse des femmes ; mais, un jour, où je lui rappelais ses promesses, il me répondit avec impatience :

 

« – Attendez donc, ma chère ; mon père est vieux, il mourra au premier jour… alors, je vous épouserai. »

 

« Et comme j’étais atterrée d’une pareille réponse, il tira de sa poche une lettre qu’il me tendit. Elle était de son père, et je la lus en pâlissant :

 

« Mon très aimable fils, disait le comte, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous séduisiez les jeunes filles de nos environs et les emmeniez en Italie ; mais j’aime à croire que vous ne songez pas à les épouser ; d’autant mieux que j’ai pour vous, sous la main, un brillant mariage… »

 

« La lettre m’échappa des mains, et je regardai Andréa avec stupeur.

 

« – Eh bien ? lui dis-je, que comptez-vous donc faire, monsieur ?

 

« – Mais… répondit-il, attendre.

 

« – Attendre quoi ?

 

« – La mort de mon père, dit-il froidement. Je le connais, il serait homme à me déshériter »

 

« Et Andréa pirouetta sur les talons, et me quitta en fredonnant une ariette.

 

« Ah ! mon ami, murmura Marthe avec accablement, dès ce jour, je commençai à deviner l’odieux naturel de cet homme. Il n’avait jamais eu l’intention de faire autre chose de moi que sa maîtresse. Pendant huit jours, je fus en proie à une sorte de fièvre ardente, mélangée de délire… j’appelai mon père, je demandai pardon à Dieu… je me traînai aux genoux d’Andréa pour le supplier de me rendre mon honneur en me conduisant aux pieds des autels…

 

« Andréa me répondit par des lieux communs et des phrases évasives.

 

« Lorsque je fus rétablie, j’allai me jeter aux genoux d’un prêtre, je lui avouai ma faute, je lui demandai conseil.

 

« Le prêtre me dit :

 

« – Allez, mon enfant, rejoindre votre père, et Dieu, qui est grand et miséricordieux, vous pardonnera et touchera peut-être le cœur de cet homme qui refuse de réparer ses torts envers vous.

 

« Mon père !

 

« Oh ! je me souvins alors combien il était jadis indulgent et bon pour son enfant, et je regardai le conseil du ministre de Dieu comme un ordre venant d’en haut. Je voulus obéir…

 

« Un matin, j’annonçai mon départ à Andréa.

 

« – Et où vas-tu ? me demanda-t-il avec indifférence.

 

« – Je retourne en France, lui répondis-je avec fierté. Je vais rejoindre mon père…

 

« – Ton père ? fit-il avec un tressaillement dans la voix.

 

« – Oui, lui dis-je, et peut-être qu’il me pardonnera. »

 

« Il secoua la tête avec tristesse :

 

« – Ma pauvre Marthe, me dit-il, trop longtemps je t’ai caché la vérité… je n’osais point déchirer ton cœur… mais… mais… hélas ! il le faut bien, puisque décidément tu veux me quitter…

 

« – Mon Dieu ! m’écriai-je épouvantée, qu’allez-vous donc m’apprendre ? »

 

« Il ne répondit pas, mais il me tendit une lettre encadrée de noir et vieille d’un mois de date…

 

« Mon père était mort, mort de douleur… et je l’avais tué !… »

 

– Pauvre Marthe ! murmura l’artiste en prenant dans ses mains la main blanche de la jeune femme, qui s’était prise à fondre en larmes au souvenir de son père.

 

Marthe essuya ses pleurs et continua :

 

« – Mon père était mort. J’aimais encore Andréa, et je n’avais plus que lui à aimer en ce monde. Il redoubla pour moi de petits soins et de caresses, et je n’eus point le courage de l’abandonner.

 

« Pendant les premiers mois de mon deuil, il fut bon et plein de tendresse pour moi ; il me jura solennellement qu’il n’aurait jamais d’autre femme que moi, et j’eus la faiblesse de le croire.

 

« Mais bientôt sa nature, ardente et railleuse à la fois, reprit le dessus. Je redevins sa maîtresse et non plus sa femme. Il rouvrit notre maison à ses compagnons de débauche et d’orgie, et, dès lors, je dus comprendre que j’étais pour lui un simple jouet.

 

« Peut-être m’aimait-il, cependant, mais comme on aime un chien, un cheval, une chose que l’on possède et qui est à vous.

 

« Les égards dont il m’avait d’abord entourée s’évanouirent un à un ; il me traita cavalièrement…

 

« Je l’aimais encore…

 

« Il m’infligea la honte d’une rivale : une bouquetière qu’il avait rencontrée sous le portique du théâtre de la Scala.

 

« Alors je voulus fuir cet homme qui me devenait odieux… Mais où fuir ? où aller ?… D’ailleurs, il exerçait sur moi une étrange et odieuse domination du maître sur l’esclave, quelque chose comme la fascination d’un reptile sur un oiseau. L’empire qu’il exerçait sur moi allait, du reste, jusqu’à la terreur, car il ne prenait plus la peine de me dissimuler sa nature pervertie et ses instincts cruels.

 

VII

« Un soir, Andréa se prit de querelle, au théâtre, avec un jeune officier autrichien, et il se battit avec lui le lendemain.

 

« L’arme choisie était le pistolet.

 

« D’après les conditions du combat, les deux adversaires devaient marcher l’un sur l’autre et faire feu à volonté.

 

« L’officier tira le premier. Andréa ne fut point atteint et continua de marcher sur lui.

 

« – Tirez donc ! lui crièrent les témoins.

 

« – Pas encore, répondit-il.

 

« Et il marcha jusqu’à ce que, touchant son adversaire, il lui posât le canon de son pistolet sur la poitrine.

 

« L’officier attendait stoïquement, les bras croisés et le sourire aux lèvres.

 

« Un homme de cœur eût été touché d’une telle bravoure : le lâche n’en eut point pitié.

 

« – En vérité, dit-il avec un cruel sourire, vous êtes à peine de mon âge, monsieur, et ce sera un grand chagrin pour votre mère d’apprendre votre mort.

 

« Et il fit feu et tua l’officier, qui tomba sans pousser un cri. »

 

– Le misérable ! murmura Armand avec dégoût.

 

– Oh ! reprit Marthe, ce n’est point tout encore, mon ami ; écoutez… Cet homme est un assassin ! un assassin et un voleur…

 

Marthe s’interrompit un instant, le front couvert du rouge de la honte. Avoir aimé un tel homme était pour elle le dernier des abaissements.

 

« – Andréa, continua-t-elle enfin, Andréa était joueur, joueur effréné. Notre maison était devenue un tripot infâme, où chaque nuit se ruinait quelque fils de famille de la noblesse milanaise.

 

« Andréa avait un bonheur inouï, et il gagnait depuis quelques mois des sommes folles, quand ce revirement subit de la fortune, cette longue série de défaites que les joueurs appellent la déveine, arriva, implacable, inexorable comme le destin.

 

« Une nuit, il perdit une somme énorme, plusieurs centaines de mille francs. Tous ses invités étaient partis, à l’exception d’un seul, le baron Spoletti. Le baron était son partenaire depuis minuit ; il était près de cinq heures du matin. C’était lui qui gagnait tout ce qu’Andréa perdait.

 

« Ils jouaient au fond d’un pavillon qui s’élevait à l’extrémité du jardin, et, placée dans un coin où me retenait mon pénible devoir de maîtresse de maison, j’assistais à cette scène poignante et honteusement terrible.

 

« Andréa était pâle et ses lèvres frémissaient, tandis que la sueur perlait à son front à mesure que ses derniers billets de banque s’entassaient devant le baron.

 

« Le baron jouait froidement, en homme qui croit en sa veine. Il avait auprès de lui un portefeuille gonflé de billets de banque et représentant une somme énorme. Il tenait tout ce qu’Andréa voulait tenir.

 

« Andréa en arriva à son dernier billet de mille francs et le perdit.

 

« – Baron, dit-il d’une voix étranglée, je n’ai plus d’argent ici ; mais mon père a trois cent mille livres de rentes : je vous fais cent mille écus sur parole.

 

« Le baron parut réfléchir une minute, et puis il dit négligemment :

 

« – Je tiens vos cent mille écus, en cinq points d’écarté.

 

« Andréa était pâle, son visage s’enflamma, ses yeux brillèrent d’espoir.

 

« – Allons ! dit-il en battant les cartes d’une main fiévreuse.

 

« C’était une horrible chose à voir que cette partie. Pour Andréa, perdre, c’était la ruine : le comte son père était avare, il ne payerait pas et laisserait, à la rigueur, déshonorer son fils.

 

« Pour le baron, perdre, c’était abandonner tout ce qu’il avait gagné.

 

« Mais il avait été hardi, parce qu’il croyait toujours à sa veine, et il demeura calme et froid, en apparence du moins.

 

« En deux coups, Andréa eut marqué quatre points, et respira bruyamment.

 

« Mais il perdit le coup suivant, puis l’autre encore, et le baron marqua pareillement quatre points.

 

« Andréa redevint livide. C’était au baron à donner ; il avait l’avantage de la retourne.

 

« Les deux partenaires se regardèrent un moment, non moins émus l’un que l’autre, et comme deux champions prêts à s’égorger.

 

« – Je remets la partie… dit Andréa.

 

« Le baron hésita.

 

« – Non, dit-il enfin. À quoi bon ?

 

« Et il donna et retourna une carte.

 

« – Le roi ! dit-il. Vicomte, j’ai gagné, vous me devez cent mille écus.

 

« – Je les double ! murmura celui-ci d’une voix étranglée.

 

« Mais le baron se leva froidement.

 

« – Mon cher, dit-il, j’ai un principe dont je me suis fait l’esclave : je ne tiens jamais deux coups sur parole. D’ailleurs, voici le jour, et je meurs de sommeil. Adieu ! »

 

« Andréa demeura un moment immobile sur son siège et comme foudroyé ; il vit d’un œil atone le baron empocher son or et ses billets, puis prendre courtoisement congé de moi, en s’excusant de m’avoir fait veiller aussi tard.

 

« Et puis, soit qu’il obéît machinalement à l’usage, soit qu’une pensée infernale eût traversé son cerveau comme un éclair, Andréa se leva pour reconduire le baron et lui faire traverser le jardin, qui était planté de grands arbres.

 

« Les valets étaient couchés, nous étions seuls au pavillon, et le jardin était désert.

 

« J’étais peut-être aussi atterrée qu’Andréa de la perte énorme qu’il venait de faire, et, muette de stupeur, je le vis sortir du pavillon et s’éloigner en donnant le bras au baron.

 

« Cinq minutes après, j’entendis un cri, un seul, qui m’arriva comme un cri d’agonie ; puis le silence se fit complet et absolu ; puis encore, peu après, je vis reparaître Andréa, tête nue, l’œil hagard, les vêtements en désordre, et son gilet blanc couvert de sang.

 

« Le misérable tenait un poignard d’une main, de l’autre le portefeuille du baron, qu’il venait d’assassiner avec l’arme qu’il portait toujours sur lui depuis qu’il était en Italie.

 

« À mon tour, je poussai un cri, un cri d’horreur et de dégoût suprême.

 

« Et je m’enfuis éperdue, sans qu’il songeât à me retenir, et je m’élançai à travers le jardin.

 

« En courant, je trébuchai contre le cadavre du baron, et ce contact me donna la force de poursuivre mon chemin. Comment suis-je sortie de la maison ? comment, après une course insensée à travers la ville, déserte encore, suis-je tombée mourante sur les marches de cette église où vous m’avez trouvée agenouillée ? Hélas ! je ne le sais pas. »

 

– Ah ! murmura Armand, le sculpteur, je comprends ton désespoir, pauvre ange adoré… Je comprends pourquoi tu voulais fuir cet homme sans cesse !

 

– Vous ne savez point tout encore, murmura Marthe. Cet homme nous découvrit à Florence, et me fit passer un billet ainsi conçu :

 

« Reviens sur-le-champ, ou ton nouvel amant est un homme mort ! »

 

– Vous comprenez pourquoi, n’est-ce pas, je vous ai fait quitter Florence, maintenant ? car cet homme vous eût assassiné… Pourquoi il faut que nous quittions Rome, car il nous a découverts de nouveau ?

 

Et Marthe se jeta dans les bras du jeune artiste, et l’enlaçant avec tendresse :

 

– Fuyons, dit-elle avec l’expression d’une terreur profonde et d’une ineffable tendresse ; fuyons, mon bien-aimé… fuyons l’assassin !…

 

– Non, dit Armand avec vivacité, nous ne partirons point, mon enfant : et si cet homme osait pénétrer ici, je le tuerais !

 

Marthe frissonnait comme la feuille jaunie que les vents d’automne roulent sur la poussière.

 

Armand tira sa montre.

 

– Je cours jusqu’à mon atelier, dit-il ; je serai de retour dans une heure et passerai la nuit ici, couché sur le seuil de votre chambre. Je vais chercher des armes… Marthe, ma bien-aimée, malheur au traître Andréa s’il osait franchir la porte de ta maison !

 

Et le sculpteur sortit et se dirigea en courant vers le Tibre.

 

En quittant la petite maison du Trastevere, l’artiste rencontra Fornarina.

 

Fornarina était une vieille servante qu’il avait placée auprès de Marthe pour la soigner, et veiller sur elle.

 

– Je viens de voir ta maîtresse, lui dit-il ; elle t’attend. Ferme la porte à double tour, et, quoi qu’il puisse arriver, garde-toi d’ouvrir.

 

– Oui, Votre Seigneurie, répondit la vieille en s’inclinant avec cette souplesse de reins particulière au peuple italien.

 

Mais à peine Fornarina eut-elle atteint la maisonnette tapissée de vigne, qu’elle fit entendre un petit coup de sifflet mystérieux, et au lieu de refermer prudemment la porte d’entrée sur elle, elle la laissa secrètement entrebâillée.

 

Il était nuit close alors, et la rue était déserte. Au coup de sifflet de la vieille, une ombre se dessina à l’extrémité opposée au Tibre, puis cette ombre approcha à pas discrets jusqu’à la maison, et poussa la porte entr’ouverte, appelant tout bas :

 

– Fornarina !

 

– Me voilà, Votre Seigneurie, répondit l’Italienne ; est-ce bien vous ?

 

– C’est moi.

 

– Le maître est parti, mais il va revenir.

 

– C’est bon, nous aurons le temps… La litière est tout près d’ici, murmura l’ombre en aparté.

 

Puis l’inconnu mit une bourse dans la main de Fornarina, et lui dit :

 

– Prends, et va-t’en.

 

– Dieu garde Votre Seigneurie ! grommela la vieille en pesant dans sa main crochue l’or de sa trahison.

 

Et tandis qu’elle s’enfuyait hors de la maison, l’inconnu gravit le petit escalier et frappa trois coups à la porte du boudoir de Marthe.

 

À ce bruit, Marthe tressaillit et sentit son sang se figer ; ce ne pouvait être encore Armand, car il y avait loin du Trastevere à son atelier. Ce n’était pas non plus Fornarina, Fornarina entrait sans frapper.

 

Et comme elle hésitait à répondre, la porte s’ouvrit. Un homme apparut sur le seuil. Marthe poussa un cri et recula comme si elle eût vu surgir un démon devant elle.

 

– C’est moi ! dit l’homme en jetant son manteau et allant à elle.

 

– Andréa !… balbutia-t-elle d’une voix éteinte.

 

– Parbleu ! oui, Andréa. Cela t’étonnerait-il, par hasard ?

 

Marthe reculait toujours et ne répondait pas.

 

– Ma chère enfant, dit froidement le vicomte Andréa, vous m’avez quitté pour une niaiserie, vous avez eu des scrupules, fi ! Mais vous deviez bien penser que je ne vous laisserais point fuir impunément.

 

– Monsieur…

 

– Bon ! avez-vous pu supposer que le vicomte Andréa était un homme à se laisser enlever sa maîtresse par une sorte de sculpteur, une manière d’artiste sans fortune et sans nom ?

 

Le vicomte accompagna ces mots d’un railleur sourire.

 

Marthe s’était laissée tomber sur le divan, mourante d’émotion et d’effroi.

 

Le vicomte Andréa Felipone était un jeune homme de vingt-cinq ans environ, d’une beauté singulière et presque étrange ; de taille moyenne, d’apparence frêle, il avait des muscles d’acier, et possédait une agilité et une vigueur peu communes. Blond comme une Anglaise ou une Suédoise, il avait les yeux noirs, et son regard était à la fois ardent et moqueur. Ses traits, d’une régularité parfaite, eussent possédé un grand charme de séduction, sans une expression de raillerie amère qui crispait sans cesse les coins de sa bouche et courait sur ses lèvres.

 

La duchesse de L…, à Paris, avait dit de lui :

 

« Il a la beauté d’un ange déchu. »

 

Marthe contemplait cet homme avec l’épouvante de l’esclave évadé qui va retomber au pouvoir de son maître. Elle n’aimait plus Andréa, elle le méprisait, et cependant il exerçait encore sur elle un étrange pouvoir de fascination.

 

– Allons, cher ange, dit-il avec une hypocrite douceur, vous savez bien que je vous aime toujours…

 

Il fit un pas vers elle et lui prit la main.

 

Marthe jeta un cri.

 

– Non, non ! dit-elle vivement, sortez !

 

– J’y songe, répondit tranquillement Andréa ; mais vous m’accompagnerez, j’imagine ?

 

Et un sourire infernal glissa sur les lèvres du vicomte.

 

– Car enfin, ajouta-t-il, je suis venu vous chercher, moi. Tenez, au bout de la rue, là-bas, une litière nous attend. De l’autre côté du Tibre, nous trouverons une chaise de poste qui nous conduira à Naples. J’ai loué un palais à Ischia, un palais pour vous, ma chère âme.

 

– Jamais… jamais !… balbutia Marthe éperdue ; je vous hais !

 

– C’est possible, mais moi je t’aime, répliqua Andréa, dont les narines se dilatèrent comme celles d’un tigre. Je ne t’aimais plus, je t’aime encore… Tu me hais et me méprises… c’est une raison pour que je t’enlève. Allons, la belle fille, jetez une mante sur vos épaules et suivez-moi… le temps nous presse.

 

Et Andréa jeta ses deux bras autour de la jeune femme et l’enlaça vigoureusement.

 

– À moi ! à moi ! Armand ! Fornarina ! appela Marthe avec désespoir et cherchant à échapper à la rude étreinte du jeune homme.

 

Fornarina ne répondit point ; mais un pas rapide se fit entendre dans la rue, et, avec cette finesse prodigieuse d’ouïe que possèdent les personnes dont le système nerveux est surexcité, Marthe reconnut le pas de l’artiste.

 

Armand n’était point allé jusqu’à son atelier. En proie à un pressentiment bizarre, il était revenu sur ses pas, et, rencontrant un Transtévérin qui fumait à califourchon sur le parapet d’un pont, il lui avait acheté pour une pistole le poignard fidèle dont tout Italien de la vieille souche est toujours muni.

 

– Armand ! Armand ! au secours ! cria Marthe de cette voix aiguë qu’ont les femmes au moment du danger.

 

– Armand ne t’aura pas ! murmura Andréa.

 

Et il la chargea sur son épaule, comme la bête fauve fait de sa proie ; il l’emporta hors du boudoir et descendit l’escalier.

 

Marthe se débattait et criait.

 

Armand avait entendu.

 

Au moment où le ravisseur atteignait la porte de la petite maison, le sculpteur en touchait le seuil.

 

– Place ! cria Andréa.

 

– Arrière, bandit ! répondit Armand, qui se mit en travers de la porte et tira son poignard.

 

– Ah ! ah ! ricana le vicomte, il faut donc jouer du couteau ?

 

Et il recula de quelques pas et laissa tomber Marthe sur un de ces sièges longs en jonc canné qui garnissent les vestibules en Italie.

 

Puis il tira un poignard de sa poche comme avait fait Armand, et les deux rivaux se mesurèrent un instant du regard, en présence de Marthe, à demi morte de frayeur.

 

Le vestibule était éclairé par une petite lampe à globe d’albâtre suspendue au plafond, et qui projetait autour d’elle assez de clarté pour que les deux jeunes hommes pussent s’examiner attentivement.

 

Ils se regardèrent l’espace d’une minute, silencieux et immobiles tous deux, et de ce regard échangé jaillit une haine aussi violente qu’instantanée.

 

Les yeux de ces deux hommes s’étaient croisés comme deux lames d’épée, et ils étaient ennemis irréconciliables déjà avant de s’être porté le premier coup.

 

– Êtes-vous donc Andréa ? demanda le sculpteur.

 

– Seriez-vous celui qu’on appelle Armand ? interrogea le vicomte d’une voix railleuse.

 

– Misérable ! s’écria l’artiste, qui enveloppa Andréa d’un regard de flamme ; sors d’ici, misérable ! sors à l’instant !

 

– Rends-moi ma maîtresse, en ce cas, ricana le vicomte. Je réclame mon bien, donne-le-moi, et je sors.

 

– Infâme ! murmura Armand, qui s’avança vers Andréa, son poignard levé.

 

Mais Andréa fit un bond de tigre en arrière et brandit son arme.

 

– Il paraît, dit-il, que nous allons jouer cette pauvre Marthe au jeu de la vie ?

 

– Ce sera le jeu de la mort pour toi ! répondit Armand.

 

Et il se précipita furieux et menaçant, sur le vicomte, qui reculait toujours, mais comme recule le tigre, pour bondir avec plus de force.

 

En effet, il recula jusqu’au mur, et comme Armand le poursuivait toujours, son poignard à la main, Andréa s’élança sur lui à son tour et l’enlaça étroitement de son bras gauche, tandis qu’il lui portait un premier coup de la main droite. La pointe du stylet rencontra la coquille qui servait de garde à celui du sculpteur, et le coup se trouva paré.

 

Alors les deux adversaires se saisirent corps à corps, s’enlacèrent comme deux serpents et se frappèrent avec furie.

 

Marthe s’était évanouie et gisait immobile sur le sol, à quelques pas de cet horrible combat.

 

L’Italie fut de tout temps la patrie des drames nocturnes et des coups de stylet. On ne s’y préoccupe ni d’un assassinat ni d’un enlèvement.

 

Les habitants de la rue entendirent bien les cris de rage des deux combattants, mais ils jugèrent prudent de ne se point mêler de la querelle, et chaque Transtévérin demeura tranquillement chez lui en se disant :

 

– Il paraît que la belle Française avait deux amoureux. Les deux amoureux se battent, laissons-les faire ; ceci ne regarde personne.

 

Jamais lutte ne fut plus acharnée et plus atroce que celle de ces deux hommes se battant au poignard et confondant leur sang, qui coulait déjà par d’horribles blessures.

 

Pendant quelques minutes, ils trépignèrent enlacés sur les dalles du vestibule, et se traînèrent l’un l’autre comme deux reptiles enroulant leurs anneaux hideux ; puis ils s’arrêtèrent épuisés, chancelèrent et roulèrent ensemble sur le sol ; mais l’un d’eux se releva, parvint à se dégager de l’étreinte de son adversaire et le frappa d’un dernier coup qui l’atteignit dans la gorge.

 

Le vaincu poussa un cri sourd et vomit un flot de sang ; le vainqueur laissa échapper une exclamation de triomphe, et courut à Marthe évanouie, qu’il prit dans ses bras en disant :

 

– Elle est à moi !

 

Et bien qu’il perdît son sang par plusieurs blessures, il eut assez de force pour l’emporter hors de la maison.

 

Le vainqueur, c’était le vicomte Andréa ; le vaincu, Armand, le sculpteur, qui se tordait dans les convulsions de l’agonie, tandis que son ennemi lui arrachait la femme qu’il aimait comme jamais homme, peut-être, n’avait aimé avant lui !

 

VIII

Il est à Paris un quartier tout nouveau, où deux populations distinctes et bien différentes l’une de l’autre, mais que souvent le hasard et peut-être une certaine similitude de goût et d’habitudes réunissent, ont planté leur tente depuis tantôt quinze ou vingt ans.

 

Nous voulons parler de ces rues nombreuses qui convergent en tous sens vers la butte Montmartre, touchent, à leur point de départ, la rue Saint-Lazare, montent jusqu’au mur de ronde, et ont pris le nom collectif de quartier Breda.

 

Là, ces folles créatures qui naissent et meurent on ne sait où et brillent une dizaine d’années comme un météore, ces filles enivrées de plaisir et de paresse, qui égrènent des fortunes dans leurs doigts prodigues, escomptent par avance l’avenir et gaspillent le présent, le monde des pécheresses, enfin, a pris possession de l’entre-sol et du premier étage de chaque maison.

 

Les étages supérieurs, surtout ceux qui sont pourvus de terrasses, sont devenus la conquête de ce peuple intelligent et aristocratique dans ses goûts, à défaut d’opulence, qu’on nomme le monde des artistes. Peu de maisons, sur les hauteurs surtout, qui ne possèdent pas un ou deux ateliers ; beaucoup abritent un musicien déjà célèbre ou en chemin de le devenir, ou un poète qui se console de l’ingratitude du siècle de fer en respirant à pleins poumons, par les croisées de son cinquième, le grand air qui flotte dans l’azur du ciel.

 

Artistes et pécheresses, vivant un peu au jour le jour, les uns et les autres se sont fraternellement groupés pour peupler la ville nouvelle, humble colonie il y a quinze ans.

 

En effet, en l’année 1843, les extrémités de la rue Blanche et de la rue Fontaine-Saint-Georges étaient à peine bâties, et les maisons étaient éparpillées, çà et là et presque sans bornes, auprès du mur de ronde, comme un troupeau de moutons épars au flanc d’une colline.

 

Entre la rue Pigalle et la rue Fontaine, à la place même où l’on a percé depuis la rue Duperré, s’élevait une grande maison où toute une colonie artistique avait établi ses pénates.

 

Or, dans la nuit du mardi gras au mercredi des cendres de l’année 1843, le quatrième étage de cette maison était resplendissant de lumières. Et par les croisées entr’ouvertes, – car la nuit était tiède comme une nuit d’avril, bien que le mois de mars fût à peine à son début, – s’échappaient des voix bruyantes, joyeuses, et les sons d’une polka frénétique.

 

Un peintre de talent, à qui la fortune et la renommée étaient arrivées à la fois, et qui se nommait Paul Lorat, donnait une de ces fêtes d’atelier qui brillent par leur excentricité, et auxquelles les arts réunis apportent tout leur prestige.

 

Le vaste atelier du grand artiste avait été converti en salle de bal, et la terrasse, qui lui était contiguë, en jardin.

 

Le bal était travesti et même masqué.

 

Les invités se recrutaient un peu dans tous les mondes. Il y avait des artistes, des gens de lettres, des fils de famille qui se ruinaient gaiement, quelques employés des ministères, un douzième d’agent de change, un banquier célèbre, et, en somme, un échantillon de toutes les célébrités à la mode.

 

Les femmes appartenaient au théâtre, au monde de la galanterie.

 

Le costume historique était de rigueur, et aucun invité n’y avait manqué. Les dames de la cour de Louis XV dansaient avec des pages de Charles V, et la première contredanse avait vu réunis dans la même figure une reine Elisabeth d’Angleterre, un marquis de Lauzun, une Agnès Sorel et un Louis XIII.

 

IX

Or, tandis qu’on dansait dans l’atelier, quelques rares promeneurs demeuraient à l’écart sur la terrasse, et y bravaient l’air frais de la nuit et un commencement de petite pluie pénétrante et froide.

 

Il était alors onze heures du soir environ ; l’un d’eux s’était accoudé sur la rampe du balcon et regardait mélancoliquement à ses pieds, tandis que la valse lui envoyait par bouffées ses notes enivrantes et plaintives.

 

Vêtu de noir et portant un masque, cet homme, qui représentait un seigneur de la cour de Marie Stuart, était de haute taille et paraissait être jeune encore.

 

Le front appuyé dans ses mains, rêveur et triste comme s’il eût été à cent lieues de la fête, il murmurait tout bas :

 

– Ainsi va la vie ! les hommes courent après le bonheur, et n’atteignent, hélas ! qu’un peu de plaisir éphémère. Dansez, fous que vous êtes, jeunes fous qui n’avez point souffert encore, dansez et chantez… Vous ne songez point qu’à cette heure il en est qui pleurent et sont torturés.

 

Et l’œil du rêveur embrassa l’horizon d’un regard.

 

À ses pieds, le colosse de pierre et de boue, Paris, dormait de son fébrile et bruyant sommeil, enveloppé dans le brouillard.

 

Tout près, au bas de la colline, l’Opéra couronnait son fronton d’une auréole de clarté ; les boulevards étaient illuminés de guirlandes de feux gigantesques, et semblaient réunir le Paris brillant et doré de la Madeleine au Paris sombre et morne du faubourg Saint-Antoine, le Paris des riches et celui des pauvres, le Paris de l’oisiveté dorée et celui de l’opiniâtre travail.

 

Puis, plus loin encore, à l’horizon, sur l’autre rive de la Seine, à demi noyé dans les brumes pluvieuses, l’œil du rêveur découvrit le Panthéon élevant sa coupole sombre vers la sombre coupole du ciel. À droite de ce monument, l’austère faubourg Saint-Germain, capitale découronnée depuis quinze ans, quartier d’une monarchie sans roi, abri des vieilles races en deuil. À gauche, et s’étendant jusqu’aux berges bourbeuses de la Bièvre, le misérable faubourg Saint-Marceau, qu’éclairaient à peine, çà et là, de lointains réverbères, semblables à des phares dispersés sur une mer orageuse.

 

« Ô grande ville ! murmura cet homme qui embrassait du regard cet immense et sublime panorama de la reine de l’univers, n’es-tu point, à toi seule, l’emblème énigmatique du monde ? Ici le plaisir qui veille, là le travail qui dort ; à mes pieds les bruits du bal, à l’horizon la lampe matinale du labeur ; à droite la chanson des heureux, les sourires de l’amour, les rêves d’or et les mirages sans fin de cette ivresse qu’on nomme l’espérance, à gauche les pleurs de la souffrance, les larmes du père qui n’a plus de fils, de l’enfant qui n’a plus de mère, du fiancé à qui la mort ou la séduction a pris sa fiancée.

 

« Là, le bruit du carrosse emmenant deux époux jeunes, heureux et beaux ; plus loin, le coup de sifflet mystérieux des filous et le grincement de la fausse clef du voleur de nuit. Ô grande ville ! tu renfermes à toi seule plus de vertus et plus de crimes que tout le reste du monde !

 

« Patrie du drame sombre et terrible, il se commet dans tes murs de ces infamies ténébreuses, de ces crimes sans nom que la loi ne saurait punir… de ces transactions honteuses que la justice humaine ne peut atteindre et châtier.

 

« Dans ton océan de boue, de fumée et de bruit, un œil investigateur découvrirait bien vite de ces infortunes navrantes que la bienfaisance publique est impuissante à soulager, de ces vertus sublimes qui passent ignorées, auxquelles nul n’a songé à accorder leur juste récompense.

 

« Ô Paris ! continua le jeune homme, menaçant de son bras étendu la ville colossale, il ferait de grandes choses dans tes murs, l’homme qui, armé, comme d’un levier, d’une grande fortune, guidé par une vaste intelligence et une volonté à toute épreuve, se ferait le redresseur de tous ces torts, le bienfaiteur de toutes ces infortunes, et récompenserait toutes ces vertus ignorées.

 

« Ah ! si j’avais de l’or, de l’or à monceaux, je crois que je serais cet homme, moi ! »

 

Et il poussa un de ces soupirs qui n’appartiennent qu’à ceux dont le génie se heurte aux âpres nécessités de la vie.

 

Il quitta l’appui du balcon et se promena un moment de long en large sur la terrasse, aussi indifférent aux bruits de la fête qu’aurait pu l’être un passant dans la rue.

 

« Mon Dieu ! ajouta-t-il, ce serait une noble et grande mission que celle-là, une mission que je pourrais remplir, moi qui n’ai aimé au monde qu’un seul être, et qui l’ai perdu à jamais, et qui n’ai ni famille, ni nom, ni patrie ! »

 

En parlant ainsi, le promeneur se heurta à un autre promeneur qui était venu respirer sur la terrasse et s’y soustraire, comme le premier, à la brûlante atmosphère du bal.

 

Comme lui, il était masqué ; seulement, au lieu du sombre costume écossais, il portait le pourpoint rouge, les chausses bleu du ciel et la fraise de don Juan.

 

– Parbleu ! monsieur, dit-il à l’Écossais, d’un ton railleur et léger, vous êtes sombre d’attitude comme votre costume.

 

– Vous trouvez ? demanda le rêveur, qui tressaillit au son de cette voix, qu’il lui semblait avoir entendu déjà quelque part.

 

– Vous vous adressez, je crois, un discours bien pathétique et bien intéressant, si j’en juge par quelques mots qui vous sont échappés, continua le don Juan, raillant toujours.

 

– Peut-être…

 

– Ne disiez-vous pas tout à l’heure : « Oh ! si j’avais de l’or, je serais cet homme-là ! » Et vous regardiez Paris en parlant ainsi, n’est-il pas vrai ?

 

– Oui, répondit l’Écossais ; et je me disais qu’il y avait là, dans ce Paris immense qui dort sous nos pieds, une grande et noble mission à remplir pour celui qui aurait beaucoup d’or…

 

– Ma foi ! monsieur, dit le don Juan, je suis peut-être l’homme qu’il faudrait… moi.

 

– Vous ?

 

– Mon vieux père, qui ne peut tarder à rejoindre nos ancêtres, ce qui est dans l’ordre, me laissera bien quatre ou cinq cent mille livres de rente.

 

– À vous ?

 

– À moi.

 

– Eh bien, dit l’Écossais, regardez : voyez-vous ce géant qui s’allonge et déroule ses anneaux immenses aux deux bords de ce grand fleuve, cette Babylone moderne dix fois plus grande que la Babylone antique ? Là, le crime coudoie la vertu ; l’éclat de rire croise le cri de deuil dans l’air ; la chanson d’amour, les pleurs du désespoir ; le forçat marche sur le même trottoir que le martyr. Ne croyez-vous pas qu’un homme intelligent et riche y puisse jouer un grand rôle ?

 

– En effet, répondit le don Juan d’une voix railleuse et mordante qu’on eût dite sortie de l’enfer.

 

Et comme si le vrai don Juan, le don Juan de Marana des poètes, cet homme sans cœur, ce bandit qui foulait tout aux pieds, ce héros du scepticisme chanté par lord Byron, l’impie, ce ravisseur de nonnes et ce bourreau de vierges, eût fait passer son âme maudite et damnée toute entière dans l’âme de celui qui lui avait emprunté son costume :

 

– En effet, reprit-il, il y a là de grandes choses à faire, mon maître, et Satan, qui, sous la forme du diable boiteux, soulevait le couvercle de Madrid et en montrait l’intérieur à son élève pour prix de sa délivrance, Satan n’en saurait pas plus long que moi là-dessus. Voyez-vous cette ville immense ? eh bien, il y a là, pour l’homme qui a du temps et de l’or, des femmes à séduire, des hommes à vendre et à acheter, des filous à enrégimenter, des mansardes où le cuivre du travail entre sou à sou à convertir en boudoirs somptueux avec l’or de la paresse. Voilà comment je comprends cette mission dont vous parliez.

 

– Infamie ! murmura l’Écossais.

 

– Allons donc ! mon cher, il n’y a d’infâme que la niaiserie. D’ailleurs, en parlant ainsi, ne suis-je pas dans mon rôle ? Par l’enfer ! ne suis-je pas don Juan ?

 

Et riant toujours de ce rire où semblait s’incarner le souffle et le génie du mal, le nouveau don Juan ôta son masque. L’Écossais jeta un cri et recula d’un pas.

 

– Andréa ! murmura-t-il.

 

– Tiens, fit le vicomte, c’était lui ; vous me connaissez, vous ?

 

– Peut-être, répondit l’Écossais qui avait reconquis tout son calme.

 

– Eh bien, en ce cas, bas le masque, ô l’homme vertueux ! pour que je sache à qui j’ai développé mes théories.

 

– Monsieur, dit froidement l’Écossais, si vous le voulez bien, j’attendrai pour cela l’heure du souper.

 

– Et pourquoi cela ?

 

– J’ai fait une gageure, dit-il laconiquement.

 

Et il rentra brusquement dans le bal.

 

– C’est drôle, murmura Andréa, il me semble que j’ai déjà entendu cette voix.

 

– À table ! à table ! criait-on en même temps de toutes parts.

 

Le souper était servi.

 

Déjà une partie des invités s’étaient éclipsés ; la nuit s’avançait, et il ne restait plus pour le souper qu’une trentaine de personnes.

 

On se mit à table gaiement, et tous les masques tombèrent, tous, à l’exception de celui que portait l’homme vêtu en seigneur écossais de la cour de Marie Stuart.

 

Au lieu de s’asseoir, il demeura debout derrière sa chaise.

 

– Bas le masque ! lui cria une femme d’une voix joyeuse.

 

– Pas encore, si vous le voulez bien, madame, répondit-il.

 

– Comment ! vous soupez avec votre masque ?

 

– Je ne soupe pas.

 

– Eh bien, vous boirez.

 

– Pas davantage.

 

– Mon Dieu ! murmura-t-on à la ronde, quelle voix sépulcrale !

 

– Mesdames, reprit l’Écossais, j’ai fait un pari.

 

– Voyons le pari ?

 

– J’ai parié de n’ôter mon masque qu’après avoir raconté une histoire triste à des gens aussi gais que vous.

 

– Diable ! une histoire triste… c’est grave ! hasarda une jolie actrice de vaudeville vêtue en page.

 

– Une histoire d’amour, madame.

 

– Oh ! si c’est une histoire d’amour, s’écria une comtesse à paniers, c’est différent. Toutes les histoires d’amour sont drôles.

 

En sa qualité de femme du règne de Louis XV, la comtesse, on le voit, ne prenait point l’amour au sérieux.

 

– La mienne est triste pourtant, madame.

 

– Eh bien, contez-la.

 

– Mais elle est courte, reprit l’homme masqué.

 

– L’histoire ! l’histoire ! demanda-t-on à grands cris.

 

– Voici, dit le narrateur, c’est la mienne. Il y a des gens qui aiment plusieurs femmes ; moi, je n’en ai aimé qu’une. Je l’ai aimée saintement, ardemment, sans lui demander qui elle était ni d’où elle venait.

 

– Ah ! interrompit le page, c’était donc une inconnue ?

 

– Je la trouvai une nuit pleurant sur les marches d’une église. Elle avait été séduite et abandonnée. Son séducteur était un misérable, un assassin, un voleur.

 

La voix du narrateur était stridente, comme celle du don Juan naguère, et le vicomte Andréa tressaillit.

 

– Eh bien, continua l’Écossais, cet homme qu’elle méprisait et qu’elle avait fui avec horreur, il voulut me la reprendre un jour ; il s’introduisit chez elle comme un bandit, et il allait l’emporter dans ses bras lorsque j’arrivai…

 

« Lui et moi nous n’avions d’autre arme qu’un poignard… Cette femme était le prix de la victoire… Nous nous battîmes au poignard, près d’elle évanouie.

 

« Que se passa-t-il entre nous ? Combien dura cette horrible lutte ? Je ne l’ai jamais su… Cet homme fut vainqueur. Il me renversa d’un dernier coup, et l’on me trouva seul, deux heures après, baignant dans une mare de sang.

 

« Mon meurtrier avait disparu, et la femme que j’aimais avec lui.

 

Le narrateur s’interrompit et regarda le vicomte Felipone.

 

Andréa était pâle et la sueur perlait à son front.

 

– Or, poursuivit l’homme masqué, pendant trois mois je fus entre la vie et la mort. La vie et la jeunesse l’emportèrent enfin, je fus sauvé ; je me rétablis, et alors je voulus retrouver celle que j’aimais et son infâme ravisseur…

 

« Je la retrouvai seule, et je la retrouvai mourante, abandonnée de nouveau par le traître, dans une méchante auberge de la haute Italie, et elle expira dans mes bras en pardonnant à son bourreau…

 

L’homme masqué s’arrêta encore et promena un regard sur les convives. Les convives l’écoutaient en silence, et le rire avait fui de leurs lèvres.

 

– Eh bien, acheva-t-il, cet homme, ce voleur, cet assassin, ce bourreau d’une femme, je l’ai retrouvé, ce soir, il y a une heure… et je tiens enfin ma vengeance !… Je l’ai retrouvé, cet infâme, et il est ici… parmi vous !

 

L’homme masqué étendit la main vers le vicomte, et ajouta :

 

– Le voilà !

 

Et comme Andréa bondissait sur son siège, le masque du narrateur tomba :

 

– Armand, le sculpteur ! murmura-t-on.

 

– Andréa ! s’exclama-t-il d’une voix tonnante, Andréa ! me reconnais-tu ?

 

Mais au même instant, et comme les convives demeuraient pétrifiés de ce brusque et terrible dénouement, la porte s’ouvrit, et un homme vêtu de noir entra.

 

Cet homme, comme le vieux serviteur qui vint surprendre don Juan au milieu d’une orgie et lui annoncer la mort de son père, cet homme marcha droit à Andréa, sans même regarder les convives, et il lui dit :

 

– Monsieur le vicomte Andréa, votre père, le général comte Felipone, qui est gravement malade depuis quelque temps, se sent plus mal aujourd’hui, et il voudrait vous voir à son lit de mort, consolation que n’a pas eue madame votre mère à son agonie.

 

Andréa se leva, et, profitant du tumulte qu’excitait une pareille nouvelle, il sortit ; mais au même instant, l’homme qui lui avait annoncé l’agonie de son père, cet homme regarda Armand qui s’élançait pour retenir Andréa, et il poussa un cri :

 

– Ciel ! dit-il, l’image vivante de mon colonel !

 

Une heure plus tôt, une scène d’un autre genre, mais non moins poignante, se déroulait sur les hauteurs du faubourg Saint-Honoré.

 

À l’extrémité de la rue des Écuries-d’Artois, se trouvait un vaste hôtel silencieux et morne comme une demeure inhabitée.

 

Un grand jardin touffu s’étendait sur les derrières ; une cour moussue et triste précédait le corps de logis principal.

 

Dans cet hôtel, à cette heure avancée de la nuit, au premier étage, et dans une vaste salle meublée dans le goût de l’empire, un vieillard se mourait presque seul, comme il vivait seul et abandonné depuis longtemps.

 

Un autre vieillard, mais vert et fort, celui-là, se tenait au chevet du lit et préparait une potion au malade.

 

– Bastien, murmurait le mourant d’une voix faible, je vais mourir !… Es-tu assez vengé ?… Au lieu de me traîner à l’échafaud comme tu le pouvais, tu as préféré t’asseoir auprès de moi sans cesse, comme le vivant remords de mes crimes ; tu t’es fait mon intendant, toi qui me méprisais ; tu m’appelais monseigneur, et je sentais à toute heure dans ta voix l’amère ironie du démon… Ah ! Bastien ! Bastien ! es-tu assez vengé ?… suis-je assez puni ?…

 

– Pas encore, mon maître, répondit Bastien le hussard, qui, depuis trente années, torturait son meurtrier dans l’ombre et lui disait sans cesse : « Ah ! misérable, si tu n’avais point épousé la veuve de mon colonel !… »

 

– Que te faut-il de plus, Bastien ? Tu le vois, je vais mourir… et mourir seul.

 

– C’est là ma vengeance, Felipone, dit l’intendant d’une voix sourde. Il faut que tu meures comme est morte ta victime, ta femme… sans recevoir les derniers adieux de ton fils.

 

– Mon fils ! murmura le vieillard, qui, par un violent effort, se dressa sur son séant, mon fils !

 

– Ah ! ricana Bastien, il chasse de race, ton fils. Il est égoïste et sans cœur comme toi, il séduit les filles honnêtes, il triche au jeu, assassine les gens avec qui il se bat en duel, et Paris tout entier le cite comme un modèle de corruption élégante… Cependant, c’est ton fils… et tu serais soulagé n’est-ce pas ? si tu pouvais placer ta main déjà froide dans la sienne.

 

– Mon fils ! répéta le mourant avec un élan de tendresse paternelle.

 

– Eh bien, non, dit Bastien, tu ne le verras pas… ton fils n’est point dans l’hôtel… ton fils est au bal, et moi seul sais à quel bal, et je n’irai point le chercher.

 

– Bastien !… Bastien !… supplia Felipone en sanglotant ; Bastien, seras-tu donc implacable ?

 

– Écoute, Felipone, répondit gravement l’ancien hussard, tu as assassiné mon colonel, son fils et sa femme, est-ce trop pour trois vies ?

 

Felipone poussa un gémissement.

 

– J’ai tué Armand de Kergaz, murmura-t-il, j’ai fait mourir de douleur sa veuve devenue ma femme ; mais, quant à son fils…

 

– Infâme ! s’exclama Bastien, nieras-tu l’avoir jeté à la mer ?

 

– Non, dit Felipone, mais il n’est pas mort…

 

Cet aveu fit jeter un cri à Bastien, cri suprême où se mêlèrent l’étonnement, la stupeur, une joie immense.

 

– Comment ! s’écria-t-il, l’enfant n’est pas mort ?

 

– Non, murmura Felipone. Il a été sauvé par des pêcheurs, conduit en Angleterre, puis élevé en France… Je sais tout cela depuis huit jours.

 

– Mais où est-il ? et comment le sais-tu ?

 

La voix du malade était sifflante, entrecoupée, et le râle de l’agonie approchait.

 

– Parle, parle ! s’écria Bastien d’un ton impérieux.

 

– La dernière fois que je suis sorti, reprit Felipone, un embarras de voitures ayant arrêté un moment mon coupé à l’entrée de la chaussée d’Antin, je mis la tête à la portière et jetai un regard distrait aux passants ; je vis alors un homme qui marchait lentement et dont l’aspect m’arracha un cri de stupeur. Cet homme, qui pouvait avoir trente ans, c’était la vivante image d’Armand de Kergaz.

 

– Après ? après ? demanda Bastien haletant.

 

– Après ?… J’ai fait suivre cet homme… j’ai appris qu’il se nommait Armand, qu’il était artiste, ignorait sa naissance et ne se souvenait que d’une chose, c’est que des pêcheurs l’avaient recueilli dans leur barque au moment où il se noyait.

 

Bastien se dressa à ces derniers mots de toute sa hauteur devant le moribond.

 

– Eh bien, dit-il, si tu veux voir ton fils une dernière fois, misérable, si tu ne veux pas que, preuves en main et par un procès scandaleux, je déshonore ta mémoire, il faut que tu restitues sur-le-champ cette fortune dont tu jouis et que tu as volée. Il faut que, par un écrit authentique, signé de ta main, tu avoues que la fortune dont tu jouis tu l’as volée, et que l’homme dépouillé vit encore ; car il faudra bien que je le retrouve, moi !

 

– C’est inutile, murmura le vieillard ; je n’ai hérité des biens du colonel de Kergaz que par la mort supposée de l’enfant ; mais l’enfant n’a qu’à reparaître pour que la loi le remette en possession.

 

– C’est juste, murmura Bastien ; mais comment constater que c’est lui ?

 

Le mourant étendit la main vers un coffret placé sur un guéridon.

 

– En père, dit-il, pris de remords, j’ai écrit l’histoire de mon crime, et je l’ai jointe à tous les papiers qui peuvent faire reconnaître l’enfant.

 

Bastien prit le coffret et le porta au vieillard, qui l’ouvrit d’une main tremblante, et en retira une liasse de papiers qu’il parcourut rapidement des yeux.

 

– C’est bien, dit-il, je retrouverai l’enfant.

 

Puis il ajouta d’une voix émue :

 

– Je te pardonne… et tu verras ton fils une dernière fois.

 

Et Bastien s’élança hors de la chambre où le vieillard allait bientôt rendre le dernier soupir, et, se jetant dans une voiture qui attendait tout attelée en bas du perron, il cria au cocher :

 

– Barrière Pigalle, et ventre à terre !

 

Le mourant, resté seul, et en qui ne survivait plus déjà qu’un désir ardent et unique, « voir son fils ! » se cramponna à la vie avec acharnement, et il attendit, luttant contre l’agonie, le retour de Bastien. Une heure s’écoula, une porte s’ouvrit, et comme si Dieu eût voulu infliger un dernier et terrible châtiment à cet homme, son fils apparut en costume de bal masqué dans cette salle où la mort apparaissait déjà dans un coin.

 

– Ah ! murmura Felipone, dont cette apparition hâtait la dernière heure, c’en est trop !

 

Et il fit un brusque mouvement, se retourna la face vers la ruelle et mourut avant que son fils fût arrivé jusqu’à lui.

 

Andréa lui prit la main et la souleva, la main retomba inerte sur la courtine blanche du lit. Il appuya la sienne sur le cœur du malade, le cœur avait cessé de battre.

 

– Il est mort ! dit-il froidement et sans qu’une larme vînt mouiller ses yeux ; c’est dommage, en vérité, que la pairie ait cessé d’être héréditaire…

 

Telle fut l’oraison funèbre du comte.

 

Mais une voix tonnante se fit entendre sur le seuil de la porte ; Andréa se retourna brusquement et recula d’un pas.

 

Deux hommes franchissaient la porte de la salle : l’un était Bastien, l’autre Armand le sculpteur.

 

– La pairie n’est plus héréditaire, disait Bastien, mais le bagne attend les fils de pair comme toi, misérable !

 

Et cet homme qui, pendant trente années, avait courbé le front devant Andréa, cet homme se redressa ; et montrant au fils dénaturé le cadavre du père d’abord, la porte ensuite, et enfin l’artiste qui était demeuré sur le seuil :

 

– Monsieur le vicomte Andréa, dit-il, votre père avait assassiné le premier époux de votre mère, puis jeté à la mer votre frère aîné. Ce frère, poursuivit Bastien, ce frère n’est pas mort… le voilà !

 

Et il montrait alors Armand à Andréa, qui reculait foudroyé.

 

– Ce frère, acheva-t-il, votre père repentant, à sa dernière heure, lui a rendu cette fortune qu’il avait volée et qui devait vous échoir. Vous êtes ici chez M. le comte Armand de Kergaz, et non chez vous… Sortez !…

 

Et comme Andréa, frappé de stupeur, reculait et regardait Armand avec épouvante, celui-ci fit un pas vers lui, le saisit brusquement par la main, le conduisit vers une croisée de laquelle on apercevait Paris tout entier, comme on l’apercevait aussi de cette terrasse où les deux frères s’étaient rencontrés une heure plus tôt, et, ouvrant cette croisée, il étendit la main :

 

– Regarde, dit-il, le voilà, ce Paris où tu voulais être le génie du mal avec ton immense fortune ; moi, j’y serai le génie du bien ! Et maintenant, sors d’ici, car j’oublierai peut-être que nous avons eu la même mère, pour ne me souvenir que de tes crimes et de la femme que tu as assassinée… Sors !

 

Armand parlait en maître, et pour la première fois, peut-être, Andréa se sentait dominé et tremblant, et il obéit. Il sortit lentement, comme un tigre blessé qui se retire à reculons et menaçant encore, et puis, du seuil de la porte, promenant à son tour un regard par la croisée entr’ouverte sur Paris, que commençaient à baigner les premières clartés de l’aube, il s’écria, comme s’il eût jeté un terrible et suprême défi à Armand :

 

– À nous deux, donc, frère vertueux ! nous verrons qui l’emportera entre nous, du philanthrope ou du bandit, de l’enfer ou du ciel… Paris sera notre champ de bataille !

 

Et il sortit la tête haute, un rire infernal aux lèvres, abandonnant, comme l’impie don Juan, sans verser une larme, la maison qui n’était plus à lui, et où son père venait de rendre le dernier soupir.

 

L’HÉRITAGE MYSTÉRIEUX

I

SIR WILLIAMS


Décembre déployait ses ailes ternes et brumeuses sur l’immense cité qui s’allonge aux deux rives de la Seine.

 

Une pluie fine, pénétrante et glacée, s’échappait du brouillard qui couvrait Paris et mouillait lentement le pavé des rues. Les réverbères n’éclairaient qu’à demi les carrefours et les ruelles sombres des quartiers populeux. C’était la nuit ; – une froide nuit d’hiver remplie de solitude et de tristesse, et par laquelle les passants se sauvaient, ainsi que des spectres attardés sur la terre, et qui, voyant le jour approcher, regagnent en hâte leur cercueil.

 

Paris semblait désert, à cette heure de minuit qui retentissait lugubrement dans l’espace, sonnée au clocher de toutes les églises ; les halles elles-mêmes, ce grand foyer du mouvement et de la vie populaires, dormaient quelques instants en attendant les lourds chariots des maraîchers.

 

La dernière voiture de bal était rentrée, le premier camion ne roulait point encore. Un silence de mort pesait sur les deux rives du fleuve et permettait d’entendre à de grandes distances le pas sonore et régulier des patrouilles faisant leur ronde, ou le hurlement d’un chien de garde déchaîné dans la cour des vieilles maisons du Marais. Sur le quai Saint-Paul, non loin de la caserne des Célestins, un homme enveloppé dans son manteau cheminait lentement, peu soucieux du froid et de la pluie, et paraissait absorbé dans une profonde et tenace méditation. Parfois cet homme s’arrêtait et regardait alternativement le fleuve bourbeux roulant avec un bruit sourd entre ses deux rives de pierres, et ce pâté de vieilles maisons qui bordent le quai et restent là comme un vestige dernier, un débris chancelant, mais encore debout, du Paris de Charles VI et de Louis XI.

 

Puis son regard s’étendait et allait embrasser la noire silhouette des tours Notre-Dame, se détachant en vigueur sur le ciel sombre et montant vers la nue avec leur couronne de brume.

 

Alors il reprenait sa marche et semblait se parler à lui-même.

 

Il atteignit ainsi au pont de Damiette, sur lequel il s’engagea et qu’il traversa rapidement ; puis, en touchant le quai de l’île Saint-Louis, il leva la tête et explora d’un coup d’œil le faîte des toits environnants.

 

Derrière l’hôtel Lambert, au sixième étage d’une maison de la rue Saint-Louis, une lumière brillait au châssis d’une mansarde. Pourtant la maison était d’une modeste apparence, et paraissait habitée, sinon par des ouvriers, au moins par de paisibles petits bourgeois, qui, dans un quartier aussi retiré que l’île Saint-Louis, n’avaient point coutume de prolonger leurs veillées aussi tard.

 

Cette lumière, du reste, était placée au bord de la fenêtre tout près du châssis, et elle était évidemment un signal, car le promeneur nocturne, après l’avoir examinée un moment avec attention, murmura :

 

– C’est bien, Colar est chez lui, il m’attend.

 

Et il approcha deux doigts de ses lèvres et les posa en forme de sifflet, et envoya à travers l’espace le mystérieux avertissement des voleurs de nuit et des filoux à la fenêtre de la mansarde.

 

Presque aussitôt après, la lumière s’éteignit, et il ne fut plus possible désormais de distinguer des autres croisées du sixième étage celle où elle était apparue.

 

Dix minutes après, un coup de sifflet pareil au sien, mais moins fortement accentué, se fit entendre à une faible distance sur les derrières de l’hôtel Lambert, et bientôt un pas régulier et rapide retentit dans l’éloignement et s’approcha peu à peu ; puis une forme humaine se dessina à cent pas de l’inconnu, et le même coup de sifflet résonna une seconde fois.

 

– Colar ! dit l’inconnu en se levant et allant à la rencontre du nouveau venu.

 

– Me voilà, votre Seigneurie, répondit ce dernier à voix basse.

 

– C’est bien, Colar, tu es fidèle au rendez-vous, reprit le promeneur du quai des Célestins.

 

– Sans doute, Votre Seigneurie ; mais pas de noms propres, s’il vous plaît. La rousse a de bonnes oreilles et une excellente mémoire, et votre ami Colar est allé au bagne, où on lui a conservé une chambre d’ami, pour le cas où il lui arriverait d’y retourner.

 

– C’est juste ; mais nous sommes seuls, les quais sont déserts.

 

– N’importe ! si Votre Seigneurie veut causer, elle ferait bien de descendre tout au bord de la rivière, par ce petit escalier. Nous irons nous asseoir sous le pont et nous causerons en anglais, – une bien belle langue, ma foi ! et que les gens de la rue de Jérusalem ne parlent guère.

 

– Soit ! répondit l’inconnu, qui suivit celui qu’il avait appelé Colar, lequel lui montra le chemin.

 

Ils s’établirent sous le tablier du pont, s’assirent sur une pierre jetée en travers du chemin de halage, et alors Colar reprit la parole.

 

– D’abord, dit-il, nous sommes très bien ici, et nous nous moquons de la pluie. Il fait un peu froid ; mais, bah ! quand il s’agit d’affaires… Et puis, nous aurons bientôt conclu, j’imagine.

 

– C’est probable, dit l’inconnu.

 

– Quand Votre Seigneurie est-elle arrivée de Londres ?

 

– Ce soir, à huit heures, et, tu le vois, je n’ai pas perdu de temps… j’ai été exact.

 

– Je reconnais là mon ancien capitaine, murmura Colar avec une nuance respectueuse dans la voix.

 

– Voyons, reprit l’inconnu, qu’as-tu fait ici depuis trois semaines ?

 

– J’ai réuni une troupe fort convenable.

 

– Très bien.

 

– Mais voyez-vous, poursuivit Colar, les Parisiens ne valent pas les Anglais pour notre métier ; et bien que j’aie choisi ce qu’il y avait de mieux, il nous faudra quelques mois pour dresser tout à fait ces drôles. D’ailleurs, Votre Seigneurie en jugera et verra leurs binettes.

 

– Quand ?

 

– Mais sur-le-champ, si vous voulez.

 

– Leur as-tu donné rendez-vous ?

 

– Oui. Il y a mieux ; je vais conduire Votre Seigneurie en un lieu où elle pourra les voir entrer l’un après l’autre sans être vue elle-même.

 

– Allons, dit celui à qui Colar donnait alternativement le titre de capitaine et l’aristocratique qualification de Seigneurie.

 

– Mais, objecta Colar avec une certaine hésitation, si nous n’allions pas nous entendre ?

 

– Nous nous entendrons.

 

– Heu ! heu ! murmura Colar, voici que j’attrape la cinquantaine, Votre Seigneurie, et je songe à mes vieux jours.

 

– C’est fort juste, mais je serai plus que raisonnable. Voyons, combien te faut-il pour toi ?

 

– Mais il me semble, dit Colar, que vingt-cinq mille francs par an et une prime d’un dixième par chaque affaire…

 

– Soit, va pour les vingt-cinq mille francs.

 

– À présent, il y a les traitements de mes hommes.

 

– Ah ! dit le capitaine, je connais tes mérites, mais il faut voir tes hommes à l’œuvre pour les tarifier sûrement.

 

– C’est vrai, murmura Colar, convaincu de la justesse de l’argument.

 

– Eh bien, en route, et quand je les aurai vus, nous causerons. Combien sont-ils ?

 

– Dix. Est-ce suffisant ?

 

– Pour le moment, oui ; nous verrons plus tard.

 

Colar et le capitaine quittèrent le lieu où ils venaient d’échanger ces quelques mots et remontèrent sur le quai, qu’ils longèrent jusqu’au pont qui réunit l’île Saint-Louis à la Cité.

 

Là, ils prirent les derrières de l’église Notre-Dame, passèrent le second bras de la Seine au-dessus de l’Hôtel-Dieu, et se trouvèrent à la lisière du quartier Latin.

 

Colar s’engagea alors, servant de guide au capitaine, dans un labyrinthe de petites rues tortueuses, et ne s’arrêta qu’à l’entrée de la rue Serpente.

 

– C’est ici, mon capitaine, dit-il.

 

Le capitaine leva la tête et aperçut une vieille maison à deux étages seulement, et dont les contrevents disjoints étaient fermés et ne laisseraient échapper aucune clarté. On eût dit une demeure inhabitée.

 

Colar mit une clef dans la serrure de la porte bâtarde, l’ouvrit, et pénétra le premier dans une allée étroite et sombre où le capitaine le suivit.

 

– Voici les bureaux de l’agence, murmura-t-il en riant, à mi-voix, après avoir prudemment refermé la porte.

 

Il tira un briquet phosphorique de sa poche et alluma un rat-de-cave pour éclairer le chemin.

 

Au bout de l’allée, le capitaine aperçut les premières marches d’un escalier usé, auquel une corde graisseuse servait de rampe.

 

Colar s’y engagea et gagna le premier étage de la maison. Là, il poussa une seconde porte et dit au capitaine :

 

– Voici un endroit d’où Votre Seigneurie verra sans être vue, et pourra estimer le savoir-faire de mes hommes au juger, comme on dit.

 

En effet, laissant le capitaine seul et dans l’obscurité un moment, Colar passa avec son rat-de-cave dans une pièce voisine ouvrant sur le carré, et tout aussitôt son compagnon vit jaillir un jet lumineux devant lui, et reconnut un trou percé dans la cloison.

 

Grâce à ce trou, il pourrait voir et entendre, sans qu’on soupçonnât sa présence, tout ce qui se ferait ou se dirait dans la pièce où Colar venait d’entrer.

 

Il commença donc par jeter un coup d’œil sur l’ameublement, qui était celui d’un petit salon de bourgeois dont le revenu varie de deux à trois mille francs : canapé couleur acajou en vieux velours d’Utrecht, rideaux de damas rouge, pendule à colonnes, escortée, sur la cheminée, de deux vases de fleurs sous globe, console au-dessous d’une glace à trumeau, et carreau ciré avec soin.

 

– Voici, dit Colar, qui revint auprès du capitaine, le logement de mon sous-lieutenant, qui, pour tout le quartier, est un bon rentier retiré des affaires et vivant avec sa femme comme le tourtereau avec sa tourterelle.

 

– Ah ! dit le capitaine, il est marié ?

 

– À peu près.

 

– Et… sa femme ?

 

– Madame Coquelet, dit Colar gravement, est une femme de mérite ; elle joue, au choix, les dames de charité, les comtesses du faubourg Saint-Germain et les princesses polonaises. Dans la rue Serpente, elle passe pour un modèle de piété et de vertu conjugale.

 

– Très bien, dit le capitaine, où est ce Coquelet ?

 

– Vous allez le voir, répondit Colar, qui, du bout de sa canne à nœuds dont il était muni, heurta le plafond de trois coups régulièrement espacés.

 

Au même instant, un bruit se fit à l’étage supérieur, et peu après des pas résonnèrent dans l’escalier. Le capitaine vit alors apparaître, un bougeoir à la main, un homme de cinquante ans environ, chauve, maigre, l’œil cave et le front déprimé. Il était vêtu d’une vieille robe de chambre à ramages verts et chaussé de pantoufles en lisière.

 

À première vue, M. Coquelet était un honnête épicier retiré, achevant une paisible vieillesse entre les plaisirs de la table d’hôte, le dimanche, et le confort du pot-au-feu et de la salade de ménage dans la semaine. Il avait un sourire triomphant et naïf. Mais l’œil exercé du capitaine n’eut aucune peine à démêler sous cette bonhomie apparente un caractère hardi et résolu, des instincts féroces, une sorte d’hercule qui se faisait pardonner sa calvitie par ses bras et une poitrine velus, et sa maigreur par une vigueur musculaire peu commune. Certes, cet homme, comparé à Colar et au capitaine, était aussi peu semblable à eux qu’ils l’étaient eux-mêmes l’un à l’autre. Colar était un homme de trente-cinq à quarante ans, grand, mince, portant une barbe et des moustaches noires, et ayant la tournure d’un sous-officier en costume de ville.

 

Aux yeux d’une femme vulgaire, Colar aurait pu résumer le type idéal de l’homme beau, pour ne pas dire du bellâtre.

 

Colar avait servi, et il conservait la désinvolture militaire en dépit de sa nouvelle profession, qui était un peu mystérieuse peut-être et non autorisée par les lois qui régissent nos sociétés modernes, mais qui n’en a pas fait moins de fervents adeptes et de dévoués sectaires.

 

Le capitaine, au contraire, était un jeune homme de vingt-huit ans à peine, et qui ne paraissait pas en avoir vingt-quatre, tant il était blond et imberbe.

 

De taille moyenne, mince, délicat en apparence, il n’avait de réellement viril que l’ardent regard qui jaillissait de ses yeux noirs, contraste étrange avec ses cheveux d’un blond cendré.

 

On l’appelait à Londres, d’où il arrivait et où il avait laissé une mystérieuse et terrible renommée, le capitaine Williams ; mais, peut-être, n’était-ce point là son vrai nom.

 

Maître Coquelet salua le capitaine et regarda Colar d’un air interrogateur.

 

– C’est le maître, dit brièvement l’ancien soldat.

 

Coquelet examina alors le capitaine avec une respectueuse attention, et murmura tout bas :

 

– Bien jeune…

 

– À Londres, lui souffla Colar à l’oreille, on ne s’en est jamais aperçu. C’est un homme, va !

 

Puis Colar ajouta :

 

– Nos lapins vont venir d’ici à quelques minutes ; je leur ai donné rendez-vous à tous de une heure à deux du matin, et j’entends sonner une heure. Tu les recevras, Coquelet.

 

– Et vous, mon lieutenant ? demanda le faux épicier retiré.

 

– Moi, je vais causer avec Sa Seigneurie et lui montrer nos hommes par ce judas, avec un bout de biographie. C’est le plus simple pour aller vite en besogne.

 

– Suffit ! dit Coquelet, je comprends.

 

Un petit coup sec et significatif fut frappé en ce moment à la porte d’entrée à la maison.

 

– Bon ! dit Coquelet, en voici un.

 

Et il descendit, son bougeoir à la main, laissant Colar et le capitaine, qui s’enfermèrent dans la petite pièce contiguë au salon de M. Coquelet, et soufflèrent leur rat-de-cave.

 

Deux minutes après, le faux épicier remonta en compagnie d’un jeune homme mince, fluet, aux cheveux crépus, et mis avec une élégance qui sentait son boulevard des Italiens.

 

– Ceci, dit Colar à voix basse, tandis que le capitaine Williams collait son œil au trou percé dans le mur, ceci est un aristo, Votre Seigneurie, un jeune homme de bien bonne famille, qui, s’il n’avait eu quelques démêlés avec la rousse, qui l’a envoyé prendre les bains de mer à Rochefort, serait entré dans la magistrature ou la diplomatie. On l’appelle de son vrai nom le chevalier d’Ornit, mais il s’est prudemment débaptisé, et les dames de la rue Bréda, qui l’idolâtrent, l’ont surnommé Bistoquet.

 

« Bistoquet est un garçon d’esprit, il a de petits talents très suffisants. Personne, mieux que lui, ne fait le tiroir au lansquenet, et, au besoin, il joue du couteau très proprement. Il ouvrirait une serrure Fichet avec une paille, et passerait par le trou d’une aiguille, tant il est mince.

 

– Peuh ! fit dédaigneusement le capitaine, il faudra voir.

 

Après le chevalier Bistoquet arrivèrent successivement une sorte de géant à grande barbe rousse du nom de Mourax, un héros de la salle Montesquieu, et un petit homme sec et maigre, plein de vigueur, et dont les yeux verts brillaient comme ceux d’un chat.

 

– Voilà Oreste et Pylade, dit Colar. Mourax et Nicolo sont amis depuis vingt ans ; ils ont porté les mêmes breloques à Toulon pendant dix ans, et ils sont devenus associés en sortant du bagne. Mourax court les barrières, le dimanche, habillé en hercule, et Nicolo en pierrot ou en paillasse. Votre Seigneurie pourra utiliser leurs moments perdus.

 

– J’aime mieux ceux-là ! dit laconiquement le capitaine.

 

Après les deux artistes en plein vent arriva un grand jeune homme aux cheveux rouges et vêtu d’une blouse bleue. Il avait les mains noires d’un forgeron.

 

– C’est le serrurier de la troupe, dit Colar.

 

– Bien ! répondit Williams.

 

Au serrurier succéda un petit monsieur un peu gras, un peu chauve, décemment vêtu de noir des pieds à la tête et portant une cravate blanche et des lunettes bleues. Il avait sous le bras un grand portefeuille en chagrin noir, et son nez, un peu rouge, témoignait de son culte fervent pour la dive bouteille.

 

– Ça, murmura Colar à l’oreille du capitaine, c’est un clerc de notaire infortuné, que des revers ont conduit à quitter son étude pour un méchant cabinet d’affaires situé rue Mondétour, un quartier perdu. M. Nivardet a une assez belle écriture, et il fait le faux dans la perfection, imitant toutes les mains, depuis l’anglaise jusqu’à la ronde bâtarde. Un amour de plume, quoi !

 

– Nous verrons, dit Williams d’un ton bref.

 

Au notaire succédèrent tour à tour les quatre dernières recrues de Colar, dont les types insignifiants n’apparaîtront dans la suite de cette histoire qu’à titre de comparses de ce vaste drame que nous allons dérouler sous les yeux du lecteur.

 

Quand l’inspection fut terminée, Colar se tourna vers le capitaine :

 

– Votre Seigneurie désire-t-elle se montrer, enfin ?

 

– Non ! dit Williams.

 

– Comment ! fit Colar étonné ; Votre Seigneurie n’est-elle pas satisfaite ?

 

– Oui et non ; mais, dans tous les cas, je désire demeurer inconnu et n’avoir affaire à ma bande que par ton intermédiaire.

 

– Comme il vous plaira, répondit Colar.

 

– Nous causerons demain, ajouta Williams, et nous verrons ce qu’il peut y avoir à faire de tous ces braves gens.

 

En prononçant ces mots à voix basse, le capitaine quitta sur la pointe du pied son poste d’observation, et se dirigea doucement vers la porte entr’ouverte sur l’étroit palier de l’escalier.

 

– Demain, dit-il, à la même heure, au même endroit. Bonsoir !

 

Et le capitaine Williams disparut dans les ténèbres de l’escalier et gagna la rue, laissant Colar rejoindre les hommes qu’il avait embauchés.

 

De la rue Serpente, Williams déboucha dans la rue Saint-André-des-Arts, la remonta jusqu’à la place de ce nom, et ensuite se dirigea vers les quais. Là, il passa la Seine, traversa la cité et arriva sur la place du Châtelet.

 

En ce moment, une voiture à deux chevaux débouchait par la rue Saint-Denis, et le cocher criait « gare ! » au capitaine, qu’un sentiment de curiosité vague avait poussé à s’approcher. Le piéton et l’équipage se croisèrent sous un réverbère. Williams s’effaça, mais il jeta un coup d’œil dans la voiture dont les glaces étaient baissées, et à la lueur du réverbère, il aperçut un homme dont la vue lui arracha un cri étouffé : « Armand, » murmura-t-il. Mais la voiture passa au grand trot, emportant l’homme que Williams avait appelé Armand, et qui, sans doute, n’eut le temps ni de remarquer le piéton ni d’entendre son exclamation étouffée.

 

Un moment immobile, le capitaine Williams regarda l’équipage s’éloigner dans la direction des quais ; puis, croisant les bras, il murmura lentement et avec l’accent de la haine :

 

– Ah ! nous voilà donc enfin en présence, frère, toi l’idiote incarnation de la vertu, moi le génie du vice et la personnification du mal ! Tu cours sans doute soulager quelque infortune avec l’or que tu as volé ? Eh bien ! à nous deux ; car me voici de retour, et j’ai soif d’or et de vengeance !

 

Le lendemain, le capitaine Williams fut exact au rendez-vous qu’il avait donné à Colar, sous l’arche du pont, et fit entendre son coup de sifflet mystérieux.

 

Colar l’attendait, et se leva vivement au bruit de ses pas, puis il courut à sa rencontre :

 

– Capitaine, murmura-t-il, je crois que j’ai trouvé une fameuse piste.

 

Et, l’entraînant sous l’arche, il ajouta :

 

– Il s’agit de douze millions !

II

ARMOR


Deux jours après l’entrevue du capitaine Williams, l’ancien chef de pick-pockets et de Colar, qui avait servi à Londres sous ses ordres, tandis que ce dernier lui montrait par le judas de la maison Coquelet les divers membres de la future association, une voiture de maître s’arrêtait au Marais devant un vieil hôtel de la rue Culture-Sainte-Catherine. Nous l’avons dit, une pluie fine faisait reluire les pavés : les rues étaient désertes.

 

L’hôtel devant lequel s’arrêta la voiture était une antique construction dont les restaurations les plus récentes remontaient au règne de Henri IV, cette époque brillante du Marais. Bâti entre cour et jardin, il avait sur la rue une grande porte à deux battants de chêne lourdement ferrés, et dont le cintre était orné d’un écusson écartelé et supporté par deux sphinx.

 

La taille usée de cet écusson ne permettait plus d’en distinguer parfaitement les couleurs ; mais, au-dessous, le temps avait respecté une inscription annonçant que cet hôtel avait été bâti sous le règne du roi Charles VIII, restauré en 1530 et en 1608, et qu’il était la demeure de la noble maison de Kergaz-Kergarez, race bretonne venue à la cour de France à la suite de la duchesse Anne de Bretagne, devenue reine.

 

La voiture qui s’arrêta devant cet hôtel entra peu après dans la cour, les deux battants de la porte s’étant ouverts au coup de cloche d’un valet de pied, et un homme d’environ trente-cinq ans en descendit.

 

En même temps, une lumière brilla en haut du perron, et un vieillard descendit à la rencontre du jeune homme.

 

C’était bien un vieillard, de première vue, si l’on en jugeait par ses cheveux, ses moustaches et ses favoris blancs ; mais à sa démarche ferme et droite, à son regard plein d’énergie, on devinait en lui toute la force, toute l’ardeur virile de l’âge à peine mûr. Peut-être avait-il soixante-cinq ans ; mais, à coup sûr, il était plus robuste qu’un homme de cinquante.

 

Il alla d’un pas rapide à la rencontre du jeune homme, et lui dit vivement :

 

– Je commençais à être inquiet, maître ; vous ne rentrez jamais aussi tard.

 

– Mon pauvre Bastien, répondit Armand de Kergaz, car c’était lui, quand on veut remplir la mission que je me suis imposée, le temps est une monnaie courante qu’il faut pouvoir dépenser sans hésitation et sans remords.

 

Et le jeune homme s’appuya sur les bras de Bastien et entra avec lui dans l’hôtel. Armand habitait la rue Culture-Sainte-Catherine depuis qu’il avait été mis en possession de son immense fortune. La solitude, l’éloignement de ce quartier lui plaisaient et lui permettaient en même temps d’être à portée des classes laborieuses et pauvres, parmi lesquelles il répandait ses bienfaits et ses aumônes mystérieuses.

 

Bastien le conduisit à son cabinet de travail.

 

– Maître, lui dit-il, vous allez vous coucher, je présume ?…

 

– Pas encore, mon bon Bastien, j’ai quelques lettres à écrire, répondit Armand en s’asseyant devant son bureau, mon œuvre avant tout.

 

– Maître, maître, murmura le vieillard avec un accent tout paternel, vous vous tuerez à ce jeu-là…

 

– Dieu est bon, répondit Armand, et je le sers. Il me conservera fort et robuste longtemps.

 

En ce moment on frappa doucement à la porte.

 

– Entrez, dit le jeune homme, surpris d’une visite à cette heure indue.

 

Un inconnu, qu’on pouvait prendre à sa mise pour un commissionnaire du coin de rue, se montra sur le seuil, introduit par un valet de chambre.

 

– Monsieur le comte de Kergaz ? demanda-t-il.

 

– C’est moi, répondit Armand.

 

Le commissionnaire salua d’un air gauche, et tendit à Armand une lettre dont celui-ci brisa aussitôt le cachet. L’écriture lui en était inconnue ; il courut à la signature et lut un nom :

 

KERMOR

 

Pas plus que l’écriture, ce nom n’éveilla le moindre souvenir chez Armand.

 

– Lisons ! se dit-il.

 

Et il lut :

 

« Monsieur le comte,

 

« Vous êtes un grand et généreux cœur. Vous consacrez une fortune immense à faire le bien, et c’est un homme dont la conscience est bourrelée de remords, et qui sent approcher l’heure suprême qui s’adresse à vous. Les médecins me donnent six heures à vivre ; accourez, j’ai une noble et sainte mission à vous confier. Vous seul pouvez la remplir. »

 

Armand regarda le commissionnaire avec attention, et lui dit :

 

– Comment vous nommez-vous ?

 

– Colar, répondit-il. Je demeure dans l’hôtel de M. Kermor, et le suisse m’a chargé de vous apporter cette lettre.

 

Et Colar prit un air niais qui lui seyait à ravir et dissimulait parfaitement le lieutenant du capitaine Williams.

 

– Où demeure la personne qui vous envoie ?

 

– Rue Saint-Louis-en-l’Île, répondit Colar.

 

– Les chevaux, ordonna Armand.

 

Vingt minutes après, la voiture du comte de Kergaz franchissait la porte cochère d’un vieil hôtel dont la construction remontait aux premières années du règne de Louis XIV, et qui avait dû être bâti par un fermier des gabelles. Cet hôtel avait l’aspect lugubre et morne des demeures abandonnées ; l’herbe poussait verte et drue entre les pavés de la cour, et comme l’aube commençait à blanchir la cime des toits, Armand put remarquer les croisées hermétiquement closes du premier et du second étage, derrière lesquelles n’apparaissait aucune lumière.

 

Un vieux valet sans livrée, et dont le costume était aussi délabré que l’extérieur de l’hôtel, avait ouvert la porte cochère et dit à Armand :

 

– Monsieur le comte veut-il avoir la bonté de me suivre ?

 

– Allez ! dit Armand.

 

Le valet, armé d’un flambeau, fit gravir au visiteur, les huit marches vermoulues d’un perron à deux rampes, et l’introduisit dans un vaste vestibule d’apparence aussi sombre que les dehors de l’hôtel ; puis il lui fit traverser plusieurs salles aux meubles d’un autre âge, disposés en enfilade, selon la mode d’autrefois, et il souleva enfin une portière qui donna passage à un jet de clarté.

 

Armand se trouva alors dans une chambre à coucher style rococo. Un lit à colonnettes dorées, avec un baldaquin d’où s’échappaient les plis d’une étoffe de soie à grands ramages et passée de nuance était au milieu, le chevet adossé au mur, et, dans ce lit, M. de Kergaz aperçut un petit vieillard sec, maigre, au front jauni, dépourvu de cheveux, et dont les yeux brillaient d’un feu étrange.

 

Il salua Armand de la main et lui montra un siège au chevet de son lit.

 

Puis il fit un signe au valet introducteur, qui se retira discrètement et ferma la porte derrière lui.

 

Armand regardait le vieillard avec un étonnement profond, et se demandait si réellement cet homme, dont l’œil étincelait, était si près de la mort.

 

– Monsieur, dit le vieillard, qui devina les réflexions de son visiteur, j’ai l’apparence d’un homme qui est loin encore de sa fin prochaine. Il n’en est rien, cependant ; mon médecin, qui est un habile homme, m’a annoncé qu’un vaisseau se romprait dans ma poitrine à huit heures du matin environ, et qu’à neuf j’aurai cessé de vivre.

 

– Monsieur, dit Armand, la médecine se trompe…

 

– Oh ! dit le vieillard, mon médecin est un homme infaillible. Mais ce n’est point de cela qu’il s’agit, monsieur.

 

Armand continuait à regarder le vieillard.

 

– Monsieur, poursuivit-il, je suis le baron Kermor de Kermarouet, et je vais mourir le dernier de ma race, aux yeux du monde du moins ; car, moi, j’ai le pressentiment secret qu’un être de mon sang, homme ou femme, existe en ce monde. Je ne laisse derrière moi ni parents, ni amis, et nul ne me pleurera, car il y a vingt ans que je n’ai pas franchi le seuil de mon hôtel. À mon heure dernière, monsieur, je me suis ému en songeant que personne, si ce n’est ce vieux valet que vous avez vu et qui est mon unique compagnon depuis quinze années, que personne, dis-je, ne me fermerait les yeux, et que ma fortune s’en irait à l’État, faute d’héritiers. Or, monsieur, reprit le vieillard après s’être arrêté un moment pour reprendre haleine, car sa voix était souvent entrecoupée par une toux sèche et sifflante, j’ai une fortune immense, presque incalculable, et l’origine de cette fortune est aussi bizarre que le châtiment, que Dieu m’a infligé pour la faute de ma vie, est terrible.

 

Armand écoutait avec un étonnement croissant.

 

« Écoutez, poursuivit M. de Kermarouet, j’ai l’apparence d’un vieillard septuagénaire, et j’ai à peine cinquante-trois ans.

 

« En 1824, j’étais un petit sous-lieutenant de hussard, comme un gentilhomme breton que j’étais et n’ayant d’autre avenir que mon épée.

 

« La guerre d’Espagne commençait ; mon régiment, qui était le deuxième hussard, était cantonné à Barcelone.

 

« Moi je venais de passer à Paris un congé de six mois, et je m’étais mis en route pour rejoindre mon corps, en compagnie de deux autres officiers, comme moi au terme de leur congé.

 

« Nous voyagions à cheval, à petites journées, couchant tantôt dans une ville, tantôt dans une bourgade ou un village, quelquefois dans une auberge isolée sur le bord de la route.

 

« À trente-deux kilomètres de Toulouse, et presque au pied des Pyrénées, la nuit nous surprit à la porte d’une méchante hôtellerie, au milieu d’un site sauvage et presque désolé.

 

« Aux environs, nulle autre habitation ; devant nous, les gorges des montagnes ; derrière nous, une plaine inculte. Il ne fallait pas songer à aller plus loin ce jour-là.

 

« Nous nous résignâmes à passer la nuit dans l’hôtellerie, qui n’avait d’autre enseigne qu’une branche de houx, et pour tous habitants que deux vieillards, le vieillard et la femme.

 

« Mais, chose peu ordinaire pour elle, l’auberge devait avoir ce soir-là nombreuse clientèle. Deux femmes, accompagnées d’un muletier espagnol, étaient arrivées une heure avant nous, et s’étaient décidées à passer la nuit dans l’auberge.

 

« De ces deux femmes, l’une était vieille et ridée, l’autre était une belle jeune fille de vingt ans. Elles revenaient d’un petit vallon des Pyrénées, sur la frontière espagnole, où les médecins avaient envoyé la vieille dame prendre les eaux ; du moins, ce fut ce que nous apprit leur conversation, car nous fûmes admis à partager leur souper.

 

« Notre uniforme leur avait inspiré tout d’abord cette confiance qu’ont les femmes dans la loyauté du soldat, et ce fut sans la moindre défiance qu’elles gagnèrent les deux chambres habitables dans l’auberge, tandis que nous nous accommodions d’une botte de paille pour oreiller dans l’écurie.

 

« Nous étions jeunes, monsieur, nous avions bu, nous nous considérions déjà comme en pays conquis, et la beauté de la jeune fille avait produit un étrange effet sur nos imaginations de vingt ans.

 

« L’un de nous, Belge d’origine, et peu scrupuleux en matière d’honneur, osa nous proposer une chose infâme, et que, de sang-froid, nous eussions repoussée avec indignation ; nous étions ivres, nous l’accueillîmes en riant ; la pauvre fille, le croiriez-vous ? fut tirée au sort, et elle m’échut.

 

« Il se passa alors une infâme et terrible scène, monsieur, dans cette maison presque abandonnée ; le silence du muletier et des aubergistes fut acheté, et, tandis que mes deux complices demeuraient sourds aux cris de la vieille femme, je pénétrai par la fenêtre dans la chambre de la jeune fille.

 

Le mourant s’interrompit, et Armand vit couler deux larmes brûlantes sur ses joues pâlies.

 

– Au point du jour, reprit-il, nous avions déjà fait vingt-cinq kilomètres et laissé loin derrière nous l’auberge et la pauvre enfant déshonorée, dont je n’emportais d’autre souvenir que son prénom, Thérèse, et ce médaillon qu’elle avait au cou, et dont le cordon s’était brisé dans la lutte désespérée qu’elle soutint contre moi.

 

« Comment ce médaillon se retrouva-t-il dans la poche de mon habit ? Je n’ai jamais pu me l’expliquer.

 

« Nous entrâmes à Barcelone la veille d’une bataille ; le lendemain, nous allâmes au feu, et mes deux complices furent tués. Je crus voir alors dans cette double mort, la main de Dieu qui s’appesantissait sur nous, et le remords de mon odieuse action pénétra dans mon cœur.

 

« J’eus même ce pressentiment étrange que la mort ne m’avait épargné que parce que la Providence me réservait un châtiment plus terrible encore.

 

« Cependant, plusieurs affaires, plusieurs engagements eurent lieu, et je revins toujours sain et sauf ; les jours s’écoulèrent, puis les mois ; le souvenir de mon crime commençait à s’effacer, lorsque m’arriva cette fortune immense et inattendue que je possède et que je ne sais à qui léguer.

 

« J’étais à Madrid, et j’avais été logé chez un vieux juif qui faisait le commerce des cuirs de Cordoue. Ce juif, d’origine française, avait quitté Rennes en 1789.

 

« Lorsque je vins habiter sa maison, où m’amenait un billet de garnison, il était malade et au plus mal. Deux jours plus tard il était à l’agonie, et, dans le milieu de la nuit, je fus éveillé en sursaut par son unique servante qui appelait au secours, car il avait un accès de délire effrayant.

 

« Je descendis chez lui à demi vêtu et lui prodiguai mes soins ; à ma vue, il parut se remettre un peu et reprendre quelque force ; sa présence d’esprit lui revint, et, me remerciant, il me demanda mon nom.

 

« – Kermor de Kermarouet, lui répondis-je.

 

« – Kermarouet ! s’écria-t-il d’une voix étrange, vous vous nommez Kermarouet ?

 

« – Oui.

 

« – Une plume ! une plume ! me demanda-t-il en joignant ses mains d’un air suppliant et m’indiquant un vieux secrétaire, où, en effet, je trouvai une plume, du papier et de l’encre, que je mis devant lui, sans trop savoir ce qu’il voulait faire.

 

« D’une main tremblante le vieillard écrivit ces deux lignes :

 

« J’institue M. Kermor de Kermarouet mon « légataire universel. »

 

« Et il signa.

 

« Dix minutes après, il était mort.

 

« Je retrouvai dans les papiers du juif l’explication de sa conduite. Mon grand-père, le baron de Kermarouet, partant pour l’émigration, lui avait confié, à titre de dépôt, une somme de deux cent mille livres. La Terreur avait contraint le juif, qui passait à Rennes pour avoir des intelligences avec les royalistes, à s’expatrier.

 

« Il était venu en Espagne, avait fait du commerce, et avec l’argent de mon grand-père il avait fait une fortune immense. Mon aïeul lui avait confié deux cent mille francs, il me rendait douze millions.

 

« Vous comprenez quelle révolution étrange cette fortune amenait dans ma vie ; et quelle n’eût point été mon ivresse, car j’avais alors trente ans, si un remords n’eût pesé sur moi de tout le poids de la fatalité !

 

« Quitter l’Espagne et accourir à Paris, décidé à bouleverser le monde pour y retrouver Thérèse, et lui rendre, en l’épousant, l’honneur que je lui avais volé, ce fut mon premier soin ; mais là m’attendait le châtiment…

 

« À peine arrivé, à peine installé dans ce vieil hôtel où nous sommes, et que je venais de racheter, car il avait appartenu à ma famille, je fus pris d’un mal étrange et terrible, qui me coucha dans ce lit où vous me voyez, et que je n’ai pas quitté depuis vingt ans.

 

« Dieu me punissait enfin.

 

« Pendant plusieurs années, en proie à cet horrible mal qu’on nomme le ramollissement de la moelle épinière, je n’ai eu d’autre but, d’autre désir ardent que ma guérison ; j’ai appelé à mon aide les lumières de la science, les princes de l’art, tout a été inutile.

 

« Aujourd’hui, enfin, à l’heure suprême, mes yeux se sont tournés vers le passé, et je me suis demandé si cette pauvre enfant que j’ai déshonorée ne serait point de ce monde encore… si, par hasard, je ne serais pas père. Comprenez-vous, maintenant ?

 

– Oui, murmura Armand.

 

– Eh bien ! acheva le moribond, j’ai appris que vous-même, monsieur, vous consacriez une grande fortune et votre noble intelligence à accomplir dans Paris la plus sainte, la plus élevée des missions : faire le bien, empêcher le mal. Vous avez vos agents, vous punissez et récompensez ; vous découvrez les infortunes les plus cachées, et les turpitudes les plus mystérieuses. J’ai pensé que vous pourriez peut-être retrouver celle à qui je lègue cette fortune que je vais abandonner.

 

– Mais, monsieur, observa Armand, si honorable pour moi que soit votre confiance, puis-je savoir si jamais…

 

– Vous vous efforcerez, monsieur…

 

– Et si cette femme est morte ; si, en dépit de vos pressentiments, elle n’a point d’enfant ?

 

– Eh bien, en ce cas, vous serez mon légataire universel.

 

– Monsieur…

 

– On n’est jamais trop riche, monsieur, dit le baron de Kermarouet, pour accomplir l’œuvre que vous vous êtes imposée ; vous consacrerez ma fortune à soulager les misères, à punir les forfaits qui s’abritent dans cet océan de bien et de mal qu’on nomme Paris. »

 

Et comme Armand faisait un dernier geste d’étonnement et de refus, le baron étendit la main vers la pendule de la cheminée :

 

« Tenez, dit-il, l’heure marche et le temps ne nous appartient pas. Je serai mort dans trois heures. Regardez ce coffret qui est là, sur ce guéridon ; la clef en est suspendue à mon cou. Vous prendrez cette clef quand j’aurai rendu le dernier soupir, et vous trouverez dans le coffre deux testaments portant deux dates différentes. Le premier vous institue mon légataire universel ; le second est en faveur de Thérèse ou de son enfant, si elle a un enfant. Vous trouverez joint à ce dernier testament le médaillon qu’elle portait pendant la nuit fatale. Ce médaillon renferme des cheveux et un portrait de femme, sans doute le portrait de sa mère. C’est le seul indice que j’aie à vous laisser. »

 

La voix du mourant s’éteignait par degrés, l’heure approchait.

 

« J’ai demandé un prêtre pour six heures, » murmura-t-il.

 

En ce moment, la cloche de la porte cochère se fit entendre : c’était le prêtre qui arrivait.

 

Armand se tint à l’écart pendant que le baron Kermor de Kermarouet se confessait et que l’homme de Dieu le réconciliait avec le ciel ; puis il s’agenouilla au pied du lit, et récita avec le prêtre les prières des agonisants.

 

Deux heures après, la prédiction du médecin s’était accomplie, M. de Kermarouet était mort.

 

Un commissaire de police fut appelé sur-le-champ et posa partout les scellés ; puis Armand se retira, emportant les deux testaments, et il ne resta au chevet du mort que le commissionnaire qui avait porté à M. de Kergaz la lettre de M. de Kermarouet.

 

Quand il fut seul, Colar se prit à rire :

 

– Pauvre vieux ! dit-il en regardant le cadavre, tu es mort bien tranquillement et ne te défiant de personne ; je suis entré chez toi comme un pauvre diable et tu m’as logé, sans présumer que je ne demandais à habiter une mansarde dans ton hôtel que pour savoir le parti qu’on peut tirer d’un homme riche et sans héritiers.

 

« Pauvre vieux ! va ! répéta le bandit avec un accent étrange.

 

« Et maintenant, voilà ce bon M. de Kergaz, un homme de bien, s’il vous plaît, qui va se mettre en mouvement pour trouver des héritiers. Sois donc tranquille, le capitaine Williams est un fameux homme, et nous trouverons Thérèse avant lui.

 

« À nous les millions ! »

 

Et Colar se reprit à rire devant ce cadavre, chaud encore.

 

Quant à M. de Kermarouet, il était bien mort, et il ne se dressa point sur son séant pour chasser cet impie qui ricanait au pied de son lit de mort…

 

Et Armand de Kergaz était parti !

 

III

CERISE ET BACCARAT


À l’angle du boulevard et de la rue du Faubourg-du-Tem-ple, au cinquième étage et auprès de la croisée d’une mansarde donnant sur la cour, par une journée de soleil du mois de janvier, c’est-à-dire environ quinze jours après l’entrevue du capitaine Williams et de Colar, une jeune fille travaillait avec ardeur devant une table surchargée des objets et des petits outils nécessaires à la confection de fleurs artificielles.

 

Elle pouvait avoir seize ans ; elle était grande, svelte, blanche comme un lis, avec des cheveux noirs et des lèvres dont le rouge ardent lui avait fait donner le surnom de Cerise dans l’atelier de fleuriste où elle avait fait son apprentissage.

 

Cerise avait entr’ouvert sa fenêtre pour laisser entrer un chaud rayon de soleil.

 

Et, tout en travaillant, la brune fille chantait avec insouciance cette romance, si fort à la mode alors d’Alfred de Musset, notée par Monpou, et qui commence ainsi :

 

Avez-vous vu dans Barcelone

Une Andalouse au teint bruni…

 

Au moment où elle arrivait au dernier couplet, les jolies mains de la jeune fille achevaient de lier la tige d’une pivoine, qu’elle laissa tomber sur la table avec insouciance :

 

– Là ! dit-elle avec un petit soupir de mutine satisfaction, encore dix minutes, et mon ouvrage est fini ; j’irai le porter, et, en revenant, je jetterai un petit coup d’œil par la porte de l’atelier de M. Gros.

 

Un joli sourire se dessina sur les lèvres rouges de Cerise, et elle ajouta :

 

– Enfin, voilà donc dimanche venu ! S’il fait demain un temps pareil à celui-ci, je vais être la plus heureuse des femmes. Mon prétendu m’emmènera dîner avec sa mère aux Vendanges de Bourgogne, à Belleville.

 

Et Cerise, après avoir ri, se prit à soupirer un peu et se remit à sa besogne.

 

– Pauvre Léon ! murmura-t-elle, comme il voudrait être déjà revenu de son pays, où il ira chercher ses papiers et vendre son petit lopin de terre. Ah ! si M. Gros ne lui avait pas promis de le nommer contremaître le mois prochain, il serait déjà parti…

 

Cerise jeta un regard moitié triste et moitié souriant à une cage appendue auprès de la fenêtre, et dans laquelle voltigeait une mésange.

 

– Vous aurez bientôt un joli petit maître, ma belle chanteuse, dit-elle, et nous serons deux à renouveler le mouron et le chènevis de votre mangeoire, dans deux mois. Comme c’est long deux mois, quand on s’aime !…

 

Et Cerise soupira de nouveau.

 

Un pas léger résonna alors dans l’escalier, et une voix non moins fraîche, quoique plus sonore que celle de Cerise, se fit entendre, disant ce couplet des Lorettes, la première œuvre musicale de Nadaud :

 

Dans un quadrille à part,

Voyez le grand Chicard,

Avec grâce étalant

Un pantalon qui dimanche était blanc.

 

« Et nous sommes au samedi, réfléchit Cerise, qui se leva à demi de sa chaise et ajouta : Bon ! voilà Baccarat. Ah çà ! qu’a-t-elle donc à venir me voir si souvent, la grande sœur, depuis tantôt quinze jours, elle qui n’aime pas à se déranger ? »

 

La porte s’ouvrit ; une femme entra.

 

Certes, celui qui se fût trouvé là par hasard aurait jeté un cri d’étonnement à la vue des deux femmes qui se trouvèrent alors en présence, tant elles se ressemblaient, malgré la diversité de couleur de leurs cheveux.

 

Cerise était brune et blanche, et elle avait les yeux noirs pleins de gaieté et de mutinerie.

 

Baccarat était blanche et blonde, et malgré sa chevelure cendrée, elle avait également les yeux noirs et les lèvres rouges de sa sœur Cerise.

 

Les traits du visage, contour et profil, étaient les mêmes.

 

Cependant, en les regardant de plus près et en dépit de cette ressemblance de famille, on remarquait tout de suite en elles de notables différences dans l’âge, les mœurs, les habitudes, les manières.

 

Cerise avait seize ans ; elle était frêle, mince ; ses petits doigts, un peu rouges, portaient à leur extrémité les marques du travail, et ses ongles, qu’elle s’efforçait de soigner, étaient cependant mal taillés.

 

Baccarat avait vingt-deux ans ; sa taille avait acquis cette rondeur élégante, ce demi-embonpoint que n’ont jamais les jeunes filles, et ses mains, blanches comme un lis, avaient la transparence de la cire vierge, et laissaient entrevoir de belles veines bleues sous leur peau diaphane. Ses ongles, durs et polis, terminaient des doigts irréprochables, où l’œil le plus exercé n’aurait certes pas pu découvrir une seule piqûre d’aiguille.

 

Cerise avait des mains d’ouvrière : Baccarat avait des mains de duchesse.

 

L’œil noir de Cerise était tantôt pétillant de joie mutine et tantôt empli d’une vague et douce mélancolie.

 

Baccarat avait ce regard ardent, fier et presque méchant de la femme qui se sait forte et s’est fait une arme de sa beauté : quelquefois ses yeux brillaient d’un feu sombre, où se révélaient à demi les découragements fiévreux et les ardeurs inassouvies des passions.

 

Cerise était charmante dans sa petite robe de laine brune à manches fermées sur le poignet par un simple bouton de nacre, et sur lesquelles se rabattaient des manchettes d’une irréprochable blancheur ; elle avait au cou une guimpe qu’elle avait festonnée elle-même, et sur la guimpe un foulard de six francs, qui lui seyait mieux qu’un collier de perles fines…

 

Baccarat avait une robe de moire antique ; elle drapait sa taille élégante dans un cachemire de l’Inde, et portait un bracelet de prix à son bras nu, qui disparaissait à demi dans un manchon de martre de Sibérie.

 

Cerise était belle et sage, et voulait avoir un mari.

 

Baccarat avait fui, un soir, il y avait six ans, la maison paternelle, – un pauvre logis d’ouvrier, – et du sixième étage où son père était graveur sur cuivre et gagnait péniblement la vie de sa famille, elle s’était laissée choir dans une calèche à deux chevaux qui l’avait emportée vers le quartier des existences dorées, et l’avait déposée sur le seuil d’un petit hôtel de la rue Moncey, bâti par le jeune baron d’O… tout exprès pour elle.

 

Pendant cinq années, la pauvre famille n’avait point revu la fille séduite ; l’honnête graveur l’avait maudite, et la douleur qu’il avait éprouvée de la fuite de son enfant avait hâté chez lui le dénouement fatal d’une maladie de cœur dont il était atteint depuis longtemps.

 

À son lit de mort, Baccarat était revenue, et le père avait pardonné en expirant.

 

Mais, le père mort, la lionne reprit son genre de vie, et, chose triste à dire, elle entraîna sa mère hors de cette maison où, jusqu’alors, n’était entré que l’argent rare et si pur du travail, pour lui faire partager cette existence que le vice et la paresse avaient dorée.

 

Entre la mère oublieuse et la sœur coupable, Cerise, on devait s’y attendre, ne pouvait que succomber. Dieu la protégea, cependant, et lui mit au cœur la fierté de son père et son amour du travail.

 

Tandis que Baccarat roulait voiture avec sa complaisante mère, Cerise louait cette petite chambre où nous venons de la voir, y transportait une partie du pauvre ménage de ses parents, et continuait à gagner deux francs par jour à l’aide d’un travail opiniâtre.

 

Depuis plus d’un an Cerise vivait seule, subvenait à tous ses besoins, payait régulièrement son petit loyer, et faisait des économies pour sa corbeille de noce…

 

Car Cerise allait se marier au premier jour ; elle aimait un honnête ouvrier qu’on nommait Léon Rolland, et qui avait la confiance absolue de son patron, M. Gros, principal ébéniste de la rue Chapon.

 

Et peut-être, du reste, que cet amour qu’elle avait au cœur n’avait pas peu contribué à l’empêcher de céder à la séduction, s’offrant à elle sous la double apparence d’une sœur pervertie et d’une mère qui foulait toute pudeur aux pieds.

 

Cependant, Cerise n’avait jamais cessé de voir sa mère et sa sœur ; toutes deux, ensemble ou à tour de rôle, venaient visiter la jeune ouvrière, et passer parfois une journée avec elle ; mais Cerise ne leur rendait jamais leurs visites. Elle eût rougi de mettre les pieds dans cet hôtel que Baccarat avait payé si cher.

 

Les deux sœurs s’embrassèrent avec affection.

 

– Bonjour, Cerisette, dit la pécheresse, bonjour, chère petite sœur.

 

– Bonjour, Louise, répondit la jeune ouvrière, qui avait une certaine répugnance à appeler sa sœur de ce sobriquet de Baccarat que lui avaient donné quelques viveurs, un soir d’orgie où elle gagnait des monceaux d’or au jeu de ce nom.

 

– Comment ! dit Baccarat en s’asseyant auprès de la fleuriste, tu as déjà fait tout cela depuis ce matin ?

 

– Ah ! dame, répondit Cerise en riant, je me suis levée au petit jour, et je me suis mise au travail bravement pour avoir plus tôt fini. C’est aujourd’hui samedi, et je veux être la première de l’atelier à rendre l’ouvrage… Et puis, ajouta Cerise, je me fais une robe pour demain, et j’aurai le temps de la finir en veillant un peu.

 

– Oh ! oh ! dit Baccarat avec distraction, tu te fais belle demain, il paraît ?

 

– Dame ! c’est dimanche…

 

– N’est-ce que pour cela ?

 

Cerise se prit à rougir comme le fruit dont elle portait le nom :

 

– Léon, dit-elle, m’emmènera dîner avec sa mère à Belleville.

 

Baccarat jouait distraitement avec un poinçon dont se servait sa sœur pour son métier de fleuriste.

 

– Ah ! dit-elle, tu l’aimes donc toujours, ton Léon ?

 

– Oui, répondit franchement Cerise ; n’est-il pas un brave cœur et un beau garçon !

 

– Je ne dis pas, murmura Baccarat ; mais en épousant un ouvrier, ma fille, tu seras dans la dêche toute ta vie.

 

– Bah ! dit Cerise ; quand on est deux à gagner sa vie et qu’on s’aime, on n’est jamais malheureux. D’ailleurs, Léon va être contremaître, il gagnera dix francs par jour, et il pourra m’établir un petit magasin où je me mettrai à mon compte. Il a du bien dans son pays, trois ou quatre mille francs au moins : c’est bien assez pour acheter un fonds de fleuriste.

 

Baccarat haussa imperceptiblement les épaules.

 

– Tu sais bien, dit-elle, que si tu as besoin de quatre ou même de dix mille francs pour t’établir, je te les donnerai.

 

– Nenni ! répliqua Cerise : une honnête fille n’accepte d’argent que de son père ou de son mari.

 

– Mais je suis ta sœur, moi.

 

– Si tu avais un mari, j’accepterais.

 

Baccarat se mordit les lèvres, et fronça ses sourcils olympiens.

 

– Tu me rendras cela, dit-elle, quand tu seras mariée… puisque Léon a de l’argent.

 

– Non, dit Cerise, je suis entêtée et fière, je n’emprunte pas : chacun son idée.

 

La jeune fille s’était remise à travailler tout en causant avec sa sœur ; et Baccarat s’était insensiblement approchée de la croisée, sur laquelle elle s’était accoudée avec une négligence affectée, mais en réalité pour jeter un regard ardent et curieux à une croisée de la maison voisine, qui donnait pareillement dans la cour, et qui était située à un étage inférieur à celui de la modiste.

 

Cette fenêtre était fermée, et les rideaux blancs en étaient soigneusement tirés.

 

– Il n’y est pas, murmura tout bas Baccarat avec dépit.

 

– Dis donc, Louise, fit Cerisette qui suivait du coin de l’œil les mouvements de sa sœur, et qui avait sur les lèvres un mutin sourire, sais-tu que tu es bien gentille avec moi depuis quelque temps, de venir ainsi me voir presque tous les jours ?

 

Baccarat tressaillit, et se retourna brusquement.

 

– Est-ce que tu as affaire dans le quartier ? continua Cerise avec une naïveté hypocrite.

 

– Non, répondit Baccarat. Je viens te voir parce que je t’aime, et que j’ai ma liberté.

 

– Bon, fit la jeune fille avec malice, il y a longtemps que tu as ta liberté, et je crois que tu m’as toujours aimée… Cependant…

 

– Ah ! ma foi ! dit Baccarat, tant pis pour ta bégueulerie ordinaire ! Puisque tu me questionnes, je te dirai tout, quitte à te faire rougir.

 

Cerise baissa les yeux à demi.

 

– Si tu as des secrets, dit-elle, c’est différent…

 

– Non, répondit Baccarat, il n’y a pas de secrets là-dedans. J’ai ce qu’on appelle une tocade. Ça t’étonne peut-être, car on dit dans tout Paris qu’en dehors de sa famille, la Baccarat n’a pas de cœur, et qu’elle se moque autant d’un homme qu’un Français d’un Chinois.

 

Cerise leva la tête et regarda sa sœur.

 

La Baccarat était devenue sérieuse et triste en parlant de la sorte, et il y avait dans ses yeux comme une rage secrète d’obéir ainsi à un sentiment tout nouveau, elle qui se riait des plus orageuses passions.

 

– Oui, continua-t-elle, j’ai vu un jour, ici, il y a un mois, de ta fenêtre où j’étais accoudée comme aujourd’hui, un jeune homme qui m’a bouleversée et fait battre le cœur, à moi qui n’aime jamais…

 

Et Baccarat étendit le doigt.

 

– Là, dit-elle, cette fenêtre du cinquième.

 

– Bon ! dit Cerise en souriant, je sais qui tu veux dire. C’est M. Fernand Rocher.

 

– Tu le connais ? dit Baccarat avec joie.

 

– Oui, dit Cerise.

 

– Eh bien ! murmura la sœur aînée avec l’accent de la passion vraie, je l’aime… oh ! mais je l’aime, vois-tu, comme tu n’aimes pas Léon, toi !

 

– Ah ! dit Cerise d’un ton de reproche et d’incrédulité tout à la fois.

 

– Je l’ai vu trois fois, poursuivit Baccarat, trois fois à sa fenêtre, et il ne m’a seulement pas regardée, moi pour qui on se brûle la cervelle… Et je viens ici pour le voir… ne fût-ce qu’une seconde… Et, vois comme je suis toquée, il y a des moments où j’ai envie de lui écrire, de monter chez lui, et de me mettre à ses genoux en lui disant :

 

« – Tu ne sais donc pas que je t’aime ?

 

Et Baccarat laissa jaillir de ses grands yeux noirs un regard de flamme.

 

– Est-ce bête et bizarre, continua-t-elle, qu’on se laisse aller ainsi à aimer un homme qu’on ne connaît pas, dont on ne sait même pas le nom, qui est marié, peut-être ; qu’on l’aime à en perdre le boire et le manger, qu’on en rêve le jour et la nuit.

 

Cerise regardait sa sœur avec étonnement, tant elle connaissait son insensibilité ordinaire.

 

– Comment ! dit-elle, tu l’aimes autant que cela ?

 

– Oh ! fit Baccarat, posant la main sur son cœur, j’en deviens folle… Tiens, depuis un quart d’heure je suis là, l’œil fixé sur cette fenêtre fermée, mon cœur bat… Mais il n’est donc jamais chez lui, ce jeune homme ? acheva-t-elle avec impatience.

 

– Il rentre tous les jours à deux heures précises, répondit Cerise.

 

– Mais parle-moi donc de lui ! s’écria Baccarat avec l’impétuosité de la passion, dis-moi qui il est, ce qu’il fait, où et comment tu l’as connu !

 

– C’est Léon qui me l’a fait connaître.

 

– Comment cela ?

 

– Le patron de Léon lui a vendu un bureau, des chaises et un bois de lit quand il a emménagé dans cette maison. C’est Léon qui lui a livré tout cela et qui lui a posé ses rideaux.

 

« Il paraît qu’il n’est pas riche, ce jeune homme, et qu’il a une petite place de deux cents francs par mois dans un bureau. Avec cela, on ne va pas bien loin, quand on est un monsieur, qu’on porte habit et qu’il faut tenir un rang. Tu sais comme Léon est bon enfant ; il devina que M. Fernand était gêné par l’achat de ce mobilier, et il lui dit :

 

« – Le patron vous a vendu au comptant, monsieur, mais si vous avez besoin d’un peu de temps, j’en fais mon affaire. »

 

« Les meubles vendus montaient à trois cents francs ; M. Fernand accepta l’offre de Léon, en qui son patron a toute confiance, et il donna cent cinquante francs à compte. Il a payé le reste en trois mois, et comme il n’est pas fier, malgré son éducation, il a pris Léon en amitié.

 

« Il paraît qu’il est employé dans un journal, car il a facilement des billets de spectacle ; il en a donc offert plusieurs fois à Léon, qui les a acceptés pour nous les donner, à sa mère et à moi.

 

« Puis il s’est trouvé que l’ouvrage chômait un peu pour moi, et M. Fernand ayant des chemises à faire, Léon me l’a envoyé, et nous avons fait connaissance. Depuis ce temps, il me dit bonjour quand nous nous voyons à la fenêtre, et voilà ! acheva Cerise.

 

– Et… demanda Baccarat avec un subit tremblement dans la voix, il est… seul ?

 

– Oui.

 

– Tu ne vois jamais personne… chez lui ?

 

– Jamais.

 

Baccarat respira.

 

– Je l’aime, murmura-t-elle… et il m’aimera.

 

Comme elle achevait, la fenêtre du cinquième s’ouvrit et encadra une tête d’homme. Baccarat sentit tout son sang affluer à son cœur, et elle devint fort pâle.

 

– Le voilà ! dit-elle à sa sœur en se rejetant en arrière vivement.

 

Cerise se mit à la fenêtre et se prit à fredonner pour faire lever les yeux au jeune homme, qui regardait avec distraction dans la cour.

 

Fernand Rocher aperçut la jeune fille et la salua, puis il parut étonné de voir apparaître derrière elle une figure qui avait avec la sienne une pareille ressemblance.

 

– C’est ma sœur, lui dit Cerise.

 

Fernand salua.

 

– Dis-lui donc, souffla Baccarat à l’oreille de la jeune ouvrière, dis-lui donc qu’il serait bien aimable de venir nous dire bonjour.

 

L’accent de Baccarat était suppliant et toucha Cerise, qui, sans réfléchir à la légèreté d’une pareille démarche, cria au jeune homme en lui faisant signe du doigt :

 

– Venez donc nous dire bonjour, monsieur Fernand, si vous n’avez autre chose à faire.

 

– Je vous remercie bien de votre invitation, mademoiselle, répondit le jeune homme ; malheureusement je suis un peu à l’heure : j’ai une visite à rendre : je dîne en ville, et il faut que je m’habille.

 

– Il sort ! murmura Baccarat, qui se mordit les lèvres de dépit. Oh ! je saurai où il va.

 

Le jeune homme salua de nouveau les deux sœurs et ferma sa fenêtre.

 

– Oui, répéta Baccarat, je veux savoir où il va, et je le saurai. Peut-être chez quelque femme… Oh ! je crois que je serai horriblement jalouse.

 

Cerise écoutait sa sœur avec étonnement.

 

– Mais, fit-elle observer, M. Fernand n’est ni ton mari, ni ton amant.

 

– Il le sera, dit Baccarat, dont les sourcils blonds se réunirent sous l’impulsion d’une volonté altière.

 

– Ton mari ?

 

Baccarat haussa les épaules et se tut.

 

– D’ailleurs, murmura Cerise, je crois que Léon m’a dit que M. Fernand songeait à se marier.

 

À ce mot, Baccarat bondit comme une panthère blessée qui entend le cri lointain des chasseurs qui la traquent.

 

– Se marier, lui ! murmura-t-elle.

 

– Pourquoi pas ? demanda Cerise ingénument.

 

– Je ne le veux pas, moi !

 

– Mais de quel droit ?…

 

– De quel droit ! s’écria la pécheresse en frappant du pied avec colère. Est-ce qu’il est question de droit en amour ? Je l’aime !…

 

– Mais s’il ne t’aime pas, lui ?…

 

– Il m’aimera…

 

Et la jeune femme jeta un regard superbe dans la petite glace placée sur la cheminée de Cerise, et semblait faire d’un coup d’œil l’inventaire de sa beauté fière et hardie.

 

– Par exemple ! dit-elle avec l’orgueil d’un ange déchu, il serait curieux que la première fois qu’une fille comme moi aurait eu fantaisie d’aimer un homme, cet homme ne l’aimât pas ! On s’est tué pour moi, et un petit employé qui demeure au cinquième ne deviendrait pas fou de moi ! Ah ! s’il en était ainsi, je ne serais plus la Baccarat.

 

Cerise venait de terminer ses fleurs, et elle jeta sur ses épaules un châle tartan à carreaux gris et blancs ; puis elle lissa ses cheveux, et mit sur sa tête un joli petit bonnet à nœuds de ruban ponceau.

 

– Je vais rendre mon ouvrage, dit-elle.

 

Les deux sœurs descendirent ensemble dans la rue.

 

Baccarat était venue en voiture, comme toujours.

 

Un joli coupé, attelé d’un cheval gris de fer et conduit par un cocher en livrée, attendait à la porte.

 

– Veux-tu que je te mène à ton magasin ? demanda la jeune femme en ouvrant la portière de sa voiture.

 

– Fi ! répondit la fière Cerise ; il ferait beau voir une pauvre ouvrière aller reporter quinze francs d’ouvrage dans un coupé traîné par un cheval de mille écus ! Adieu, Louise, je vais à pied…

 

– Adieu, petite sotte, répondit Baccarat, qui mit un baiser au front de sa sœur.

 

Cerise s’en alla d’un petit pas alerte et délibéré, traversa le boulevard et prit la rue du Temple, tandis que sa sœur s’installait dans le coupé.

 

– Où va madame ? demanda le cocher.

 

– Nulle part, répondit Baccarat, j’attends ici…

 

Elle attendit, en effet, dans le coupé, que M. Fernand Rocher sortît de la maison voisine, sur laquelle elle avait les yeux opiniâtrement fixés.

 

Dix minutes après, en effet, le jeune homme sortit et passa auprès de la voiture sans même y prendre garde.

 

– Suis ce jeune homme à distance, dit Baccarat à son cocher.

 

Le coupé partit au pas, et Baccarat abaissa prudemment les stores.

 

IV

FERNAND


Fernand avait vingt-cinq ans. C’était un grand jeune homme aux cheveux noirs, au teint pâle, et qui avait plutôt de la physionomie qu’une beauté régulière.

 

Fernand était orphelin. Il n’avait eu d’autre protecteur, en entrant dans la vie, qu’un oncle maternel, M. de Sainte-Lucie, un vieil officier de marine qui l’avait fait élever avec sa modique pension de retraite, et qui était mort sans fortune.

 

À vingt ans, Fernand entra au ministère des affaires étrangères aux appointements de quinze cents francs ; deux ans plus tard, ses émoluments furent portés à deux cents francs par mois.

 

À ses moments perdus, Fernand écrivait, avec ses camarades de bureau, un tiers ou un sixième de vaudeville.

 

Le vaudeville rapportait cent francs de droits d’auteur, coûtait quarante francs de frais de copie, et laissait un dividende de dix francs par collaborateur.

 

Ce qui n’empêchait point Fernand Rocher de rêver un grand avenir dramatique et de soupirer en songeant que messieurs tels ou tels, qui gagnent cent mille francs au théâtre, avaient commencé comme lui.

 

Et puis Fernand était amoureux ; il aimait, l’ambitieux ! la fille de son chef de bureau, mademoiselle Hermine de Beaupréau, qui aurait, disait-on, quatre-vingt mille francs de dot ; et Fernand savait bien qu’il n’obtiendrait sa main qu’avec des difficultés inouïes, car M. de Beaupréau était avare.

 

Or, le jeune homme ne s’était habillé, ce jour-là, en si grande hâte, et n’avait fait une si minutieuse toilette, que parce que M. de Beaupréau l’avait invité à dîner. Le chef de bureau, qui ne se doutait nullement de l’amour du jeune homme pour sa fille, amour partagé, du reste, par Hermine, l’invitait souvent à dîner et l’avait pris en amitié. Fernand était intelligent et actif ; il travaillait, à ses heures perdues, à un grand ouvrage sur le droit des gens, ouvrage que M. de Beaupréau comptait publier sous son nom pour arriver à la rosette d’officier de la Légion d’honneur et au poste de chef de division. De là, l’amitié et la protection du chef de bureau pour le petit employé.

 

– Venez à trois heures, lui avait dit M. de Beaupréau, nous travaillerons jusqu’à cinq.

 

Et Fernand, qui n’avait pas vu Hermine depuis trois jours, s’était juré d’être exact, d’autant mieux que le chef de bureau ne l’était point, et qu’il advenait presque toujours que les deux amants avaient le temps de causer quelques instants et d’échanger un nouveau serment d’inaltérable fidélité.

 

L’employé traversa donc le boulevard, tourna à gauche dans la rue du Temple, et prit la rue de Vendôme pour gagner la rue Saint-Louis-au-Marais, où demeurait son chef de bureau.

 

Le coupé de Baccarat suivait à distance. La pécheresse ne perdait point le jeune homme du regard, et quand elle l’eut vu franchir la porte cochère d’une grande et vieille maison située dans le haut de la rue Saint-Louis, tout près de la place Royale, elle ordonna au cocher d’arrêter.

 

Puis elle s’élança hors de la voiture avec la légèreté d’une biche, et entra aussi dans cette maison.

 

Baccarat avait baissé prudemment son voile, de façon à n’être pas reconnue de Fernand.

 

La loge du concierge, située au fond de la cour, était habitée par une vieille femme bavarde, que la pécheresse jugea d’un coup d’œil parfaitement corruptible.

 

Elle lui mit un louis dans la main et lui dit :

 

– Avez-vous une langue, la mère ?

 

– Je m’en vante, ma belle dame ! répondit la vieille en saluant et prenant le louis, qu’elle fit disparaître prestement dans les profondeurs de sa poche.

 

– Eh bien ! dit Baccarat, il faut vous en servir ; cela pourra vous être utile. Quel est ce jeune homme qui vient de monter dans le grand escalier, sous la voûte ?

 

– Ça, dit la portière, c’est un employé du milistère qui va chez son chef de bureau.

 

– Comment appelez-vous le chef de bureau ?

 

– M. de Beaupréau.

 

– Est-il marié ?

 

– Oui.

 

– Sa femme est-elle jeune ?

 

– Entre quarante et cinquante.

 

– Et,… demanda Baccarat, n’aurait-il pas une fille ?

 

– Ah ! oui, répondit la vieille, et une jolie, encore…

 

– Ah ! fit Baccarat qui se mordit les lèvres.

 

– Mademoiselle Hermine, acheva la portière, est belle comme les amours, et je crois bien que ce jeune homme en tient pour elle.

 

– Vous croyez ? fit la pécheresse dont la voix s’altéra.

 

– Dame ! il dîne ici trois ou quatre fois par semaine, au moins.

 

– À quelle heure sort-il d’ici, quand il dîne ?

 

– Vers dix heures du soir.

 

– C’est bien, merci.

 

Et Baccarat jeta un second louis sur la table graisseuse de la portière émerveillée, et disparut.

 

– C’est pour sûr une duchesse ! murmura la vieille femme.

 

Pendant que Baccarat prenait ses renseignements, Fernand Rocher, qui ne se doutait nullement de l’espionnage dont il était l’objet, montait lestement au troisième étage, et, le cœur palpitant, sonnait à la porte de M. de Beaupréau.

 

Le chef de bureau était un petit gentillâtre du comtat Venaissin qui était arrivé à Paris sans sou ni maille, avait obtenu, vers la fin de l’empire, une place de commis au ministère, et, au bout de vingt ans, à force de souplesse et de zèle envers tous les pouvoirs et tous les ministres, était parvenu au poste qu’il occupait depuis neuf ans déjà en l’année 1845.

 

M. de Beaupréau avait rencontré, dix-huit ans auparavant, une belle jeune fille qui n’avait d’autres parents qu’une vieille tante avare et despote et une dot assez ronde de deux cent mille francs.

 

La jeune fille, qui se nommait Thérèse d’Alterive, avait commis une faute, ou plutôt elle avait été victime d’un odieux guet-apens environné de circonstances mystérieuses qui rendaient impossible toute réparation.

 

Un pauvre enfant était venu au monde en cette douloureuse occurrence, et la jeune fille trahie avait au moins voulu être une bonne mère. Contrairement à tant d’autres, qui veulent conserver les apparences d’une irréprochable vertu, elle n’avait point abandonné la frêle créature à des mains étrangères.

 

M. de Beaupréau rencontra Thérèse, s’en éprit, flaira la dot de deux cent mille francs, et demanda la jeune fille en mariage. Thérèse lui avoua franchement sa situation ; M. de Beaupréau passa outre et lui dit :

 

– Votre enfant sera le nôtre, je le reconnaîtrai comme étant de mon sang.

 

Thérèse tressaillit de joie à la pensée que son enfant aurait un père, et bien que M. de Beaupréau fût laid, petit, presque difforme et d’un âge déjà mûr, elle l’épousa. Dans le monde, Hermine passa pour la fille légitime de M. de Beaupréau.

 

Le chef de bureau eut, quelque temps après et à deux années d’intervalle, deux fils de son mariage avec Thérèse. L’un de ces enfants mourut en bas âge, l’autre avait quinze ans à l’heure où commence notre récit.

 

Ce fut Hermine elle-même qui vint ouvrir à M. Fernand Rocher, l’unique servante de la maison étant sortie pour faire les provisions du dîner.

 

M. de Beaupréau était avare et voulait cependant garder un certain décorum. Il occupait un appartement de quinze cents francs de loyer et donnait des soirées ; mais les garçons de bureau du ministère y servaient les rafraîchissements, et le lendemain la bonne demeurait seule à réparer les désordres et le remue-ménage occasionnés par le bal.

 

À la vue de Fernand, Hermine rougit jusqu’aux oreilles, et Fernand, regardant la jeune fille, éprouva cette naïve et violente émotion qui s’empare toujours de l’homme épris en présence de la femme qu’il aime.

 

Madame de Beaupréau était dans un coin du salon, occupée à broder au métier. Elle tendit affectueusement la main au jeune homme, et lui dit :

 

– M. de Beaupréau n’est point rentré encore, mais il ne saurait tarder, j’imagine.

 

– Monsieur Fernand, dit Hermine rougissant toujours, voulez-vous m’accompagner au piano ?

 

– Avec plaisir, mademoiselle, répondit-il en s’approchant aussitôt de l’instrument, placé assez loin de l’endroit où se trouvait madame de Beaupréau.

 

– J’ai déchiffré une romance nouvelle de madame Loïsa Puget, continua Hermine pour cacher son trouble ; elle est charmante : vous allez voir…

 

Et Hermine développa le pupitre du piano, sur lequel elle étala sa musique.

 

Pendant ce temps, Fernand murmurait à voix basse :

 

– J’ai une bonne nouvelle à vous donner, Hermine… Mon drame est reçu au théâtre de la Porte-Saint-Martin. Il sera représenté cet hiver et me donnera, je l’espère, beaucoup d’argent… Alors j’oserai…

 

– J’ai parlé à ma mère… répondit Hermine à mi-voix.

 

Fernand tressaillit :

 

– Eh bien ? demanda-t-il.

 

– Eh bien ! répondit la jeune fille, dont le visage s’empourpra, ma mère prétend qu’il faut se hasarder à parler à mon père.

 

Le jeune homme hocha tristement la tête :

 

– Je connais M. de Beaupréau, murmura-t-il, il me refusera votre main… Je suis pauvre… et mon seul espoir est dans cet avenir dramatique sur lequel je compte.

 

– Écoutez, reprit Hermine, maman m’a demandé si j’étais bien sûre de votre amour.

 

– Ah ! pourriez-vous en douter ?

 

– Et, bien qu’elle ait une certaine appréhension de mon père, elle l’abordera franchement. Elle m’aime tant, ma pauvre mère !

 

– Mais… quand ? interrogea Fernand, dont le cœur se reprit à battre avec violence.

 

– Ce soir… si vous voulez.

 

Au moment où Hermine prononçait ces derniers mots, sa mère, qui s’était approchée, la prit dans ses bras avec tendresse, et regardant Fernand :

 

– Est-il bien vrai que vous l’aimiez ? demanda-t-elle de cette voix inquiète et presque alarmée qui n’appartient qu’à une mère.

 

Fernand ne répondit pas, mais il s’agenouilla devant madame de Beaupréau et jeta un long regard d’amour sur Hermine.

 

– Eh bien ! dit la mère avec émotion, pourquoi m’opposerais-je au bonheur de mon enfant ?

 

Elle mit la main de sa fille dans la main de Fernand, les fiançant ainsi par ce geste éloquent et simple.

 

– Après le dîner, dit-elle, Hermine vous emmènera dans le cabinet de travail de M. Beaupréau et vous me laisserez seule avec lui.

 

*

* *

 

Ce fut une après-midi charmante que celle qui s’écoula alors pour les deux jeunes gens sous les yeux de la mère, heureuse de leur bonheur ; et M. de Beaupréau fut si bien oublié, qu’on ne s’aperçut point qu’il était en retard, et que l’heure du dîner sonnait avant son arrivée.

 

Tout à coup, on le vit apparaître sur le seuil du salon, marchant d’un pas inégal et brusque, et le visage empourpré.

 

Ses petits yeux clignotaient derrière ses lunettes bleues, et toute sa personne trahissait une émotion mal contenue. Évidemment quelque chose d’insolite lui était advenu, et l’existence régulière et monotone du chef de bureau venait de subir quelque secousse mystérieuse.

 

V

GUIGNON


Cependant, et tandis que Baccarat suivait à distance Fernand Rocher se rendant rue Saint-Louis chez M. de Beaupréau, Cerise trottait lestement tout le long de la rue du Temple et gagnait la rue de Rambuteau, où se trouvait le magasin de fleurs pour lequel elle travaillait.

 

Elle était si gentille dans sa mise, ses mouvements et sa démarche, que les passants les plus affairés s’arrêtaient involontairement sur les trottoirs pour la regarder, et que plus d’un jeune homme, sur le seuil d’un magasin, murmurait avec envie :

 

– Oh ! la jolie fille ! Celui qu’elle aime est bien heureux !

 

Mais Cerise ne prenait pas plus garde aux coups d’œil amoureux qu’aux propos plus ou moins galants qui l’accueillaient sur sa route, et elle poursuivait son chemin en songeant à son cher Léon, dont elle serait bientôt la femme.

 

Elle atteignit ainsi son magasin, où elle fut accueillie par le sourire bienveillant du patron, content de son ouvrière.

 

Madame Legrand, la maîtresse du magasin, s’écria en la voyant entrer :

 

– Ah ! voici Cerise, ma meilleure ouvrière ! C’est bien, ma petite, c’est très bien d’arriver à l’heure. Me rendez-vous tout aujourd’hui ?

 

– Voilà, dit Cerise en étalant avec soin sur le comptoir tout son ouvrage ; je n’ai plus rien à la maison, madame.

 

– C’est que, fit madame Legrand, qui était une bonne et grosse femme très réjouie, c’est de la belle et bonne ouvrage, encore ! Au moins, voilà une ouvrière honnête et qu’il fait plaisir de mettre à ses pièces. Vous ne travaillez point comme cela, vous autres, mesdemoiselles les paresseuses.

 

Et, moitié souriante, moitié sévère, la fleuriste s’adressait aux cinq ou six jeunes filles travaillant la journée dans le magasin.

 

Puis elle se tourna vers un jeune commis préposé à la caisse de la maison, et qui, la plume à l’oreille, regardait Cerise avec la naïve admiration d’un amoureux.

 

– Allons, monsieur Eugène, dit-elle, au lieu de regarder ma Cerise avec vos yeux de sucre candi, comme si c’était une jeune fille à enjôler, faites-lui donc son compte.

 

Le commis rougit et baissa les yeux.

 

– Combien te doit-on, mignonne ? demanda la fleuriste.

 

– Mais, madame, répondit Cerise, cela doit faire dix-sept francs quarante-cinq centimes, je crois ; voyez plutôt, en comptant les groupes de fleurs.

 

– C’est bien cela, dit madame Legrand ; tu sais ton compte, ma belle, et je te soupçonne d’avoir dans un coin de ta chambre une belle tirelire pour tes économies.

 

– Dame ! fit Cerise en riant, c’est bien possible.

 

– Et qu’en feras-tu de tes économies, mademoiselle ?

 

– Ah ! dit Cerise d’un air sérieux que démentait à demi son minois mutin, il faut de l’argent pour s’établir.

 

– Comment ! tu veux t’établir !… Tu me quitterais !

 

– Non, dit Cerise, ce n’est pas ainsi que je l’entends.

 

– Bon ! tu veux te marier, peut-être ?

 

– Dame ! fit naïvement Cerise.

 

Le jeune commis qui débitait sur son livre le compte de la petite ouvrière laissa, à cet aveu, tomber un pâté sur sa page blanche, et sa plume lui échappa des doigts.

 

– Eh bien ! dit madame Legrand, voilà qui est bien parlé et avoir de bons sentiments, ma petite. Il vaut mieux épouser un brave garçon, et continuer à porter des bonnets, qu’avoir des plumes à son chapeau comme font beaucoup de jeunes filles qui se laissent entortiller par un tas de petits serins qui ont des gants jaunes et un morceau de vitre dans l’œil en manière d’agrément.

 

– Est-elle bête, la patronne ! murmura tout bas une grande fille maigre, grêlée et rousse, qui travaillait le nez sur son ouvrage ; si j’étais jolie comme Cerise, je ne m’échinerais pas, moi, à gagner trente sous par jour, et je roulerais voiture pendant six mois.

 

Cerise s’était approchée du comptoir, derrière lequel le jeune commis enlevait sa tache d’encre avec un grattoir.

 

– Ah ! mademoiselle, murmura-t-il tout bas en comptant l’argent de la jeune fille, si vous voulez un mari… je sais bien… moi… enfin…

 

– Et as-tu déjà un prétendu, petite ? demanda madame Legrand, interrompant ainsi la déclaration embarrassée du pauvre caissier.

 

– Dame ! oui… répondit Cerise.

 

Cette fois, de rouge qu’il était, le caissier devint pâle, et sa main trembla en étalant, selon l’habitude, les huit pièces de deux francs et l’appoint des dix-sept francs quarante-cinq centimes.

 

– Et peut-on vous demander, petite sournoise, continua la maîtresse fleuriste, quel est ce prétendu ?

 

– C’est un brave ouvrier, dit Cerise, et pas feignant, allez !

 

– L’aimes-tu ?

 

– Oh ! c’te bêtise, exclama la jeune fille en riant, plus souvent que j’épouserais un homme qui ne me conviendrait pas…

 

Et Cerise mit son argent dans sa poche, et prit l’ouvrage à faire et les commandes de sa patronne ; puis elle salua les demoiselles de l’atelier, souhaita le bonsoir à madame Legrand, et sortit.

 

Les commis d’étalage des magasins, qui l’avaient vue passer allant rue Rambuteau, auraient pu remarquer que Cerise trottait encore plus vite en revenant et remontant la rue du Temple dans la direction du boulevard.

 

On eût dit qu’elle avait hâte de rentrer chez elle.

 

Il n’en était rien cependant, car au lieu de poursuivre sa route vers le faubourg, elle prit la rue Chapon, où M. Gros, le patron de Léon Rolland, avait son atelier.

 

– J’aurai bien peu de chance, murmura Cerise, si je n’aperçois pas Léon.

 

Et, arrivée devant la boutique de l’ébéniste, elle ralentit le pas et feignit de lorgner un meuble à l’étalage.

 

Précisément le futur contremaître était sur la porte, et, voyant Cerise, il sortit.

 

Léon Rolland était un grand jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans, à la barbe blonde, au teint rose et frais, à la stature herculéenne, et qui devait être d’une force peu commune. Sans être précisément beau, Léon avait une de ces physionomies avenantes qui respirent la bonne humeur et la franchise, et son grand œil bleu était plein de douceur et de bonté. Il vint à la jeune fille un sourire aux lèvres, un regard d’amour dans les yeux, et lui dit, en prenant sa petite main dans sa robuste main d’ouvrier :

 

– Bonjour, mademoiselle Cerise ; vous êtes bien bonne de passer par ici…

 

– J’ai pensé que je vous verrais… répondit naïvement la jeune fille en rougissant un peu.

 

– Et vous avez bien deviné, Cerise. Mais, dans tous les cas, je vous aurais toujours vue aujourd’hui, car je serais allé chez vous ce soir, après la paye.

 

– Est-ce que vous aviez à me parler, Léon ?

 

– Oui, et par rapport au sérieux, dit-il, la voix légèrement émue.

 

– Ah ! mon Dieu ! dit Cerise inquiète. Et de quoi tourne-t-il donc ?

 

– Oh ! rien de fâcheux, allez, au contraire ! D’abord, il faut vous dire que ma mère et moi nous irons flâner à la barrière demain, histoire de dîner, et vous seriez bien gentille de venir avec nous.

 

– Dame ! fit Cerise avec diplomatie, si votre mère veut…

 

– Bon ! elle sait bien que vous serez ma femme.

 

Cerise baissa les yeux à demi, et regarda la pointe de son petit pied d’un air pensif.

 

– Est-ce que c’est votre invitation à dîner que vous regardez comme une chose aussi sérieuse ? demanda-t-elle d’un air futé.

 

– Non, répondit Léon, c’est autre chose. Vous savez que le patron m’a promis la place de contremaître pour dans deux mois.

 

– Oui, soupira Cerise, qui pensait que deux mois étaient deux siècles.

 

– Eh bien, fit joyeusement l’ouvrier, le patron s’est ravisé.

 

– Comment ! vous ne serez pas contremaître ?

 

– Au contraire, je le suis déjà !

 

– Bah ! exclama Cerise stupéfaite.

 

– Voici la chose, Cerise. Antoine, notre contremaître d’auparavant, qui devait s’établir à la fin du mois prochain, vient de faire un héritage et il est parti au pays. Alors je l’ai remplacé.

 

– Eh bien ? fit Cerise qui croyait comprendre.

 

– Alors le pays d’Antoine étant le mien, je l’ai prié de vendre mon lopin de terre et de m’apporter mes papiers.

 

– Et vous n’irez pas, vous ?

 

– Non, dit Léon ; et comme Antoine sera ici dans huit jours…

 

Il s’arrêta et regarda la jeune fille.

 

– Eh bien ? fit-elle avec une hypocrite naïveté, tandis que son petit cœur s’était pris à battre.

 

– Si vous vouliez… il me semble… dit Léon qui commençait à se troubler aussi, nous pourrions nous marier dans quinze jours.

 

Cerise devint pourpre et baissa les yeux.

 

– C’est bien près… murmura-t-elle.

 

– C’est bien loin encore… répondit Léon, qui pressa la jolie main de l’ouvrière dans les siennes.

 

– Nous verrons… dit-elle en se dégageant. Adieu, monsieur Léon… à demain !

 

– Cerise, demanda Léon, ne voudriez-vous pas aller jusqu’à la rue Bourbon-Villeneuve ?

 

– Chez votre mère ?

 

– Oui. Vous lui parlerez de notre idée pour demain à la bonne femme.

 

– Bien, j’y vais, dit Cerise. Adieu, Léon.

 

Les deux fiancés échangèrent un long regard et un dernier serrement de main, puis Cerise s’esquiva le cœur palpitant et plein de joie, à la pensée que son bonheur était avancé de six semaines.

 

La jeune ouvrière gagna la rue Saint-Martin, et elle allait atteindre le boulevard, lorsqu’elle s’entendit appeler par son nom :

 

– Bonjour, mademoiselle Cerise, disait une voix à côté d’elle.

 

Cerise se retourna et vit un homme arrêté sur le trottoir, et la saluant en ôtant sa casquette.

 

C’était un jeune homme d’une trentaine d’années, malingre et chétif, au visage couturé de petite vérole, mais au regard intelligent et gai et à la lèvre souriante et bonne.

 

C’était un peintre en bâtiment, à qui ses mésaventures nombreuses avaient valu le sobriquet de Guignon, bien qu’il s’appelât Louis Verdier.

 

Le voyant si petit et si délicat, son père, un robuste Auvergnat, marchand de ferraille et de bric-à-brac, avait haussé les épaules en murmurant :

 

– Ça ne fera jamais un maître ouvrier. Vaut mieux se résigner à en faire un artiste.

 

Et le digne brocanteur avait mis son fils en apprentissage chez un peintre-vitrier. Guignon devenu ouvrier, avait vu tous les malheurs, toutes les mésaventures du monde fondre sur lui.

 

Il était assez joli garçon ; la petite vérole le coutura à vingt ans.

 

Sa mère mourut, laissant du bien ; son honnête père le vola, sous prétexte que les artistes n’ont besoin de rien.

 

Enfin, la destinée de Guignon était d’être perpétuellement amoureux sans jamais arriver à son but.

 

S’il rencontrait une jeune fille, il commençait par lui plaire, la demandait en mariage, obtenait sa main et, au dernier moment, on ne sait pourquoi, le hasard, un événement sans importance, un rien remettait tout en question et le mariage se trouvait rompu.

 

Un jour, Guignon était allé jusqu’à la mairie, donnant la main à sa future : il avait même déjà ouvert la bouche pour prononcer le terrible oui, lorsqu’il fut pris d’un malaise subit et obligé de sortir sur-le-champ. Pendant les dix minutes que dura son absence, la future fit des réflexions et s’en alla. En revenant, Guignon trouva le maire prêt à le marier, mais la femme avait disparu.

 

Du reste, Guignon prenait philosophiquement son parti de cette persécution constante du sort ; il riait et chantait toujours, était serviable et bon, et on ne lui connaissait pas d’ennemis.

 

Il était lié depuis dix ans au moins avec Léon Rolland, le fiancé de Cerise, et c’est pour cela qu’il avait salué la jeune fille en l’appelant par son nom.

 

Cerise reconnut Guignon, et alla à lui.

 

– Ah ! bonjour, monsieur Louis, dit-elle. Vous allez bien ?

 

– Oh ! dit l’ouvrier, vous pouvez bien m’appeler Guignon, mademoiselle, je ne m’en fâche pas, allez ! Et puis, c’est bien mon nom, quand on y songe. Et où donc allez-vous comme ça ?

 

– Je vais rue Bourbon-Villeneuve, chez la mère de Léon, répondit Cerise.

 

– Tiens ! dit Guignon, je l’ai vu tantôt, Léon. Il paraît que ça va comme vous voulez, rapport au mariage, n’est-ce pas ?

 

– Oui, répondit Cerise, qui baissa modestement les yeux.

 

Et elle se hâta d’ajouter :

 

– Si vous étiez bien gentil, monsieur Guignon, vous viendriez avec nous demain à Belleville ?

 

– Ça va, mam’selle, d’autant que Léon m’en a parlé. C’est un bon zigue, Léon, et vous aurez là un fier mari tout de même. Pourtant…

 

Guignon s’arrêta indécis, et comme s’il avait à formuler une accusation contre l’ébéniste.

 

– Eh bien ? demanda Cerise.

 

– Il y a un nouveau camarade depuis quelque temps, dit Guignon, et ce camarade ne me va guère.

 

– Comment l’appelez-vous ?

 

– C’est un serrurier qu’on appelle Rossignol, un nom bien trouvé pour un serrurier ; une drôle de binette, allez ! et Léon a bien tort de le fréquenter ; mais, enfin, c’est son affaire, ça lui plaît.

 

– Tiens, dit Cerise, je ne l’ai jamais vu, ce Rossignol, moi.

 

– Oh ! c’est qu’ils se fréquentent depuis deux ou trois jours seulement. Enfin, si vous faisiez bien… vous empêcheriez Léon… J’ai une drôle d’idée…

 

Et Guignon salua encore une fois Cerise, et s’en alla à sa besogne, tandis que la jeune fille arrivait sur le boulevard et le remontait dans la direction de la porte Saint-Denis, pour gagner de là la rue Bourbon-Villeneuve.

 

En ce moment-là, précisément, un homme d’environ cinquante ans, petit, gras, les jambes courtes et grêles, le front chauve, le visage d’un rouge livide et les yeux abrités derrière des conserves bleues, descendait le boulevard et se dirigeait vers le Château-d’Eau.

 

Cet homme était vêtu d’un habit bleu à boutons d’or, orné du ruban de chevalier de la Légion d’honneur, et d’un paletot d’alpaga blanc ouvert et laissant voir l’habit.

 

Ce personnage, dont le physique était grotesque et dont la mise, cependant, accusait un homme distingué, n’était autre que M. Gaston-Isidore de Beaupréau, chef de bureau au ministère des affaires étrangères.

 

M. de Beaupréau revenait à pied de l’hôtel du boulevard des Capucines et rentrait chez lui, où il avait donné rendez-vous à Fernand Rocher, pour le faire travailler à son grand ouvrage sur le droit des gens.

 

Par le plus grand des hasards, le chef de bureau et la jeune fleuriste se trouvèrent nez à nez, et à peine M. de Beaupréau, qui lorgnait toutes les femmes en vieil amateur, eut-il envisagé la belle Cerise, qu’il se produisit chez lui une révolution étrange, et que tout son sang afflua à son cœur, tandis que ses yeux avaient un éblouissement derrière leurs conserves bleues.

 

Il s’arrêta net d’abord et la regarda ; puis, comme elle passait sans faire attention à lui, il rebroussa chemin, et, obéissant à une irrésistible attraction, il se mit à la suivre.

 

Certes, l’aventure n’était pas nouvelle pour le chef de bureau. Il avait suivi cent fois une grisette dans la rue, et l’avait abordée avec cette audace particulière aux hommes mûrs ; mais cette fois, soit que la démarche modeste et pleine de décence de la jeune fille lui imposât, soit qu’il fût dominé par un sentiment de timidité étrange chez un homme comme lui, il se contenta de marcher auprès d’elle, à distance, la dévorant des yeux. Ce ne fut qu’à l’entrée de la rue Saint-Denis que Cerise s’aperçut qu’elle était suivie ; alors elle doubla le pas…

 

Le chef de bureau l’imita.

 

Cerise prit la rue Bourbon-Villeneuve, M. de Beaupréau la suivit.

 

Elle entra chez la mère de Léon, qui demeurait au fond d’une maison formant le coin avec la place du Caire, et elle y passa une heure et demie à causer avec la vieille femme.

 

Quand elle sortit, elle aperçut M. de Beaupréau immobile sur le trottoir, et dans l’attitude d’un homme qui attend.

 

Alors elle se hâta de descendre la rue pour échapper à cette poursuite ; mais le chef de bureau, qui s’était enhardi, la rejoignit et voulut lui parler.

 

– Mademoiselle… dit-il.

 

Cerise se retourna brusquement.

 

– Monsieur, répondit-elle, vous vous trompez, et je n’ai pas l’habitude de parler aux hommes qui m’abordent dans la rue. Passez votre chemin.

 

Et, profitant du moment de stupeur que son ton sec et digne avait produit sur M. de Beaupréau, Cerise continua son chemin plus vite encore.

 

Mais le chef de bureau se remit en marche et continua à la suivre à distance, décidé à ne point la perdre de vue, et poussé par cet irrésistible entraînement qui l’avait déjà conduit rue Bourbon-Villeneuve.

 

Cerise rentra chez elle, et, au seuil de sa porte, se retourna pour voir si elle était enfin débarrassée de la poursuite de M. de Beaupréau.

 

Elle ne le vit point, et, rassurée, elle monta à son sixième étage en chantant. Cependant le chef de bureau ne l’avait point perdue du regard ; ne sachant si Cerise demeurait faubourg du Temple, ou si elle était en course dans cette maison, il attendit longtemps à la porte ; puis, ne la voyant pas reparaître, il prit le parti d’entrer, et, imitant Baccarat, mit cent sous dans les mains du portier, qu’il questionna.

 

– Ah ! monsieur, lui dit franchement celui-ci, vous perdez bien votre temps, allez ; mademoiselle Cerise est une fille honnête.

 

– Je suis riche, hasarda M. de Beaupréau.

 

– Quand vous le seriez plus que le roi, vous n’en seriez pas plus avancé. D’ailleurs, elle a un promis, la petite, et vous vous feriez casser les reins… Ah ! acheva le portier, si c’était sa sœur… je ne dis pas.

 

– Qu’est-ce que sa sœur ?

 

– Une fille qui a mal tourné, et qui a voiture.

 

– Comment la nommez-vous ?

 

– La Baccarat.

 

Une pensée infernale vint alors à M. de Beaupréau.

 

– Et où demeure-t-elle, cette sœur ? demanda-t-il.

 

– Rue Moncey, répondit le portier, que Cerise avait souvent envoyé chez Baccarat.

 

– C’est bien, dit le chef de bureau.

 

Et il s’en alla tout pensif.

 

M. de Beaupréau venait d’être atteint par la première douleur de ce mal sans remède qu’on nomme une passion de vieillard.

 

Il aimait déjà Cerise avec la sauvage brutalité d’un tigre, et il rumina dans sa tête les plans de séduction les plus machiavéliques, en se dirigeant vers la rue Saint-Louis, où nous l’avons vu arriver rouge, hors de lui et dans un état d’agitation extrême.

 

VI

THÉRÈSE


À la vue de M. de Beaupréau ainsi agité, sa femme et sa fille jetèrent un cri d’étonnement et d’inquiétude.

 

– Mon Dieu ! qu’avez-vous, monsieur ? lui demanda madame de Beaupréau.

 

– Moi ! fit le chef de bureau en tressaillant, absolument rien.

 

– Cependant, cette agitation…

 

– J’ai failli être écrasé par une voiture, répondit-il à tout hasard, mais me voilà remis. Ce n’est rien. À table ! il est six heures.

 

Et, obéissant à l’habitude, M. de Beaupréau offrit la main à Hermine et la conduisit dans la salle à manger, à la place qu’elle occupait habituellement à table.

 

Fernand était consterné. L’agitation de son chef de bureau lui paraissait devoir se changer en mauvaise humeur et le disposer peu, par conséquent, à écouter avec bienveillance la demande que madame de Beaupréau allait faire pour lui de la main d’Hermine. Cependant Fernand se trompait. M. de Beaupréau fut rêveur et presque triste, mais il ne manifesta aucune impatience, et un sourire plein de bonhomie sembla même glisser sur ses lèvres, lorsque, versant à boire au jeune employé, il lui dit :

 

– Il me semble que nous avons un peu oublié notre besogne, aujourd’hui.

 

– Je réparerai le temps perdu, monsieur, et aussitôt après le dîner…

 

– C’est cela, dit M. de Beaupréau. Vous vous installerez dans mon cabinet, et je vous y rejoindrai le plus tôt possible. Il faut que nous puissions mettre notre ouvrage sous presse d’ici à deux mois.

 

Le dîner s’acheva sans autre incident ; l’agitation de M. de Beaupréau disparut même tout à fait, et lorsqu’il revint au salon, où le café était servi, il était calme et souriant.

 

Sans doute le chef de bureau avait trouvé dans son imagination quelque moyen d’arriver jusqu’à Cerise, et sa bonne humeur alla si bien crescendo, que madame de Beaupréau jugea le moment des plus favorables pour lui parler de sa fille et de l’amour de Fernand.

 

Sur un signe d’elle, Hermine se retira dans sa chambre, tandis que Fernand allait s’installer dans le cabinet de travail pour y continuer le grand ouvrage diplomatique de son chef.

 

– Monsieur, dit alors madame de Beaupréau avec une certaine émotion, car son mari cachait un caractère intraitable et dur, et la plus cauteleuse des natures sous des dehors pleins de bonhomie, puis-je vous parler de choses sérieuses ?

 

– Hein ? fit le chef de bureau, que sa rêverie amoureuse avait repris.

 

– Je devrais dire graves, continua madame de Beaupréau s’enhardissant.

 

– Mon Dieu, madame, de quoi s’agit-il ?

 

– Il s’agit de ma fille, monsieur.

 

M. de Beaupréau laissa échapper un geste d’étonnement ; sa femme poursuivit :

 

– Hermine a dix-neuf ans, monsieur ; elle est dans l’âge où une jeune fille peut et doit se marier.

 

– Se marier, bon Dieu ! exclama M. de Beaupréau, et pour quoi faire ?

 

– Mais… dit la pauvre mère en tremblant, elle ne vous aura pas toujours… et…

 

– Soit, madame, interrompit brusquement M. de Beaupréau ; mais enfin, pour se marier, il faut trouver un mari.

 

– Peut-être l’a-t-elle trouvé…

 

– Est-il riche ? demanda le chef de bureau avec une vivacité où se révélait son caractère cupide.

 

– C’est un jeune homme distingué, de bonnes manières, rempli de bons sentiments, et qui aime Hermine assez ardemment pour la rendre la plus heureuse des femmes.

 

– Très bien… Est-il riche ?

 

– Non ; mais il a une carrière honorable.

 

M. de Beaupréau haussa les épaules.

 

– Ce n’est point assez, dit-il.

 

– Cependant, monsieur, Hermine l’aime comme elle en est aimée.

 

– Son nom ?

 

– Vous le connaissez et avez pu l’apprécier, répondit madame de Beaupréau. C’est M. Fernand Rocher.

 

M. de Beaupréau bondit sur son siège, et poussa un cri d’étonnement et d’indignation tout à la fois.

 

– Ah ! par exemple ! s’écria-t-il, voilà qui est trop fort ! Un employé à dix-huit cents francs, sans sou ni maille, sans protecteurs, sans avenir !… Vous êtes folle, madame, et jamais je ne prêterai les mains à une semblable sottise. Si vous avez voulu m’arracher mon consentement, vous vous êtes trompée. Cela ne peut être, cela ne sera pas !

 

Et M. de Beaupréau se leva, et se prit à marcher d’un pas saccadé, se promenant de long en large dans le salon, roulant d’un air furibond ses petits yeux fauves sous leur arcade creuse armée d’épais sourcils, et manifestant une vive agitation.

 

Madame de Beaupréau, assise au coin de la cheminée et dans cette attitude résignée de ceux qui souffrent un long martyre et n’osent plus même lutter contre leur tyran, madame de Beaupréau avait les yeux baissés, et deux larmes silencieuses roulaient le long de ses joues amaigries.

 

Tout à coup son mari s’arrêta brusquement devant elle et regarda fixement.

 

– Ah ! vous pleurez, ricana-t-il, vous pleurez parce que je refuse de donner votre enfant, à vous, à un homme sans le sou, sans avenir… au lieu de me remercier de veiller sur le bonheur de cette enfant, qui n’est pas à moi, après tout, qui est l’enfant du hasard… l’enfant de l’inconduite !

 

À ce dernier mot, à cet outrage, la malheureuse femme n’y tint plus ; la victime, résignée depuis vingt années, se révolta, et un éclair de fierté brilla dans ses yeux. Elle se leva tout d’une pièce, et comme si elle eût obéi à la tension d’un ressort mystérieux :

 

– Monsieur, s’écria-t-elle, vous m’insultez, et vous êtes le plus lâche des hommes !

 

À ces paroles, à cet accent de mépris indigné, M. de Beaupréau comprit qu’il était allé trop loin.

 

– Je ne vous insulte pas, dit-il d’un ton plus doux, vous me poussez à bout.

 

– Monsieur, continua madame de Beaupréau, j’étais, il y a vingt ans, une jeune fille honnête et pure, et je n’ai jamais été coupable. Une nuit, dans une chambre d’auberge, en revenant des Pyrénées avec ma tante, j’ai été la victime d’un odieux attentat, d’une brutalité sans nom. Quand vous avez demandé ma main, monsieur, je vous ai avoué noblement et franchement la vérité ; je vous ai présenté cette enfant, le fruit innocent du crime, et vous avez pris cette enfant dans vos bras, et vous m’avez dit : « Je serai son père ! »

 

– Eh bien, reprit M. de Beaupréau, dont la colère apaisée reparut, n’ai-je pas tenu parole ? À cette heure même, votre fille ne me croit-elle pas son père ?

 

– Oui, fit Thérèse, – car c’était elle, – mais elle se demande parfois, la pauvre enfant, pourquoi cet homme, qui se dit et qu’elle croit son père, qu’elle vénère et chérit comme tel, pourquoi cet homme lui témoigne parfois une sorte d’aversion…

 

– Vous mentez ! s’écria M. de Beaupréau ; je lui préfère mon enfant, à moi, c’est tout simple ; mais…

 

Madame de Beaupréau arrêta son mari d’un air dédaigneux.

 

– Elle se demande cela, reprit-elle, comme elle s’est demandé bien souvent pourquoi sa mère pleurait pendant de longues heures dans l’ombre, et pourquoi cet homme, qu’elle croit encore son père, était la cause de ces larmes qui coulaient sans bruit dans l’isolement et le silence du foyer domestique.

 

– Eh ! madame, s’écria le chef de bureau en frappant le parquet du pied, ne vous posez donc point ainsi en victime ; je ne suis ni un despote ni un bourreau. Vous m’avez apporté une dot, j’en conviens ; moi, je vous ai apporté ma position, la considération dont je jouis ; j’ai couvert de mon nom votre déshonneur… Nous sommes quittes !

 

– Vous vous trompez, monsieur ; car il est une chose qu’une mère préfère à son repos, à son bonheur, à sa réputation d’honnête femme… le bonheur de son enfant ! Eh bien, monsieur, acheva Thérèse, vous avez trouvé dans la femme une créature résignée, patiente, baissant le front devant vos odieux reproches, et demandant pardon à Dieu pour vous lorsque vous poussiez l’aveuglement de votre fureur jalouse jusqu’à me maltraiter ; mais vous vous adressez à la mère, et vous vous opposez au bonheur de cette enfant ? Eh bien, la mère relèvera la tête et vous résistera ! Hermine aime M. Fernand Rocher ; c’est un jeune homme honnête, laborieux. Mon Dieu, c’était votre avis hier encore. Il la rendra heureuse… Pourquoi empêchez-vous cette union ?

 

– Pourquoi, pourquoi ? murmura M. de Beaupréau qui écumait ; mais parce qu’il n’a pas le sou !

 

– Monsieur, dit froidement Thérèse, vous étiez dans la même position quand je devins madame de Beaupréau.

 

– Mais vous aviez un enfant ! s’écria le chef de bureau, ivre de rage. Tenez, dit-il, voulez-vous que je consente à ce mariage ?… Cela dépend de vous.

 

– Que faut-il faire ? demanda Thérèse, qui contenait ses larmes et son indignation, car elle voulait être forte et défendre jusqu’au bout le bonheur de sa fille.

 

– Ce qu’il faut faire ? dit le chef du bureau en s’asseyant en face de sa femme, le voici : nous nous sommes mariés sous le régime dotal : je vous ai donc reconnu votre dot tout entière, c’est-à-dire deux cent mille francs. Vous avez le droit, aux termes du Code, de faire un aîné, c’est-à-dire de disposer du quart en sus ; vous allez le faire en faveur de notre enfant à nous, de notre fils Emmanuel, et…

 

– Jamais ! s’écria madame de Beaupréau, jamais je ne dépouillerai l’un de mes enfants au profit de l’autre !

 

– Alors, dit froidement M. de Beaupréau, n’en parlons plus. J’ai reconnu Hermine en vous épousant ; elle est ma fille devant la loi, et une fille ne peut se marier sans le consentement de son père avant d’avoir atteint sa majorité. Je refuse mon consentement.

 

– Soit ! dit Thérèse, nous attendrons… dussé-je tout avouer à ma fille… dussé-je rougir devant elle ; mais au moment où madame de Beaupréau prononçait ces derniers mots, une porte s’ouvrit, et une voix dit sur le seuil :

 

– Ma mère, vous êtes une noble et sainte femme, et vous n’aurez jamais à rougir devant votre enfant.

 

Hermine venait d’apparaître pâle, sérieuse, comme l’enfant à qui le hasard révèle sa véritable destinée.

 

Elle s’avança vers madame de Beaupréau, et s’agenouilla devant elle.

 

– Ma bonne mère, murmura-t-elle en prenant dans ses mains la main amaigrie de Thérèse et la portant à ses lèvres, pardonnez-moi… j’ai tout entendu… Je sais que vous êtes la meilleure des mères et la plus noble des femmes, et votre fille est fière de vous…

 

Puis Hermine se leva, et regarda M. de Beaupréau en face.

 

– Monsieur, dit-elle, ma mère ne voulait point me dépouiller, mais j’ai bien le droit de renoncer moi-même à une partie de mon héritage. J’accepte vos conditions.

 

Et Hermine salua froidement le chef de bureau, courut à la porte et appela :

 

– Fernand ! Fernand !

 

Fernand Rocher se montra alors sur le seuil.

 

Hermine le conduisit par la main à M. de Beaupréau, et lui dit :

 

– N’est-ce pas, monsieur, que vous m’accepterez sans dot pour votre femme ?

 

– Ah ! s’écria le jeune homme, je serai fier de travailler pour vous rendre heureuse, et je ne demande que vous !

 

– Eh bien, dit Hermine, je serai votre femme. Asseyez-vous là, devant ce bureau, et écrivez le reçu de ma dot. Ce n’est qu’à cette condition que M. de Beaupréau consent à vous accorder ma main.

 

Et la jeune fille jeta un regard de dédain suprême au chef de bureau, stupéfait d’un pareil dévouement.

 

VII

COLAR


Le lendemain du jour où la Baccarat avait suivi Fernand Rocher, c’est-à-dire le dimanche matin, un personnage que nous connaissons déjà, Colar, cheminait, vers huit heures du matin, par la rue de la Chaussée-d’Antin, d’un pas rapide et qui semblait affairé.

 

L’ancien sous-officier n’était point, comme à l’ordinaire, vêtu d’une redingote boutonnant droit sur un pantalon à la hussarde. Il portait une blouse bleue, de celles qui descendent à peine sur les hanches et qu’on appelle bourgeron, et sa tête était coiffée d’une casquette, au lieu d’un chapeau pointu qu’il inclinait d’ordinaire crânement sur l’oreille. Un pantalon de grosse laine brune et une cravate noire nouée en corde complétaient ce costume.

 

Colar descendit la rue de la Chaussée-d’Antin jusqu’à la rue de la Victoire, qu’on venait alors de percer sur les derrières de quelques vastes hôtels de la rue Saint-Lazare.

 

À peine deux ou trois maisons commençaient-elles à s’élever sur la gauche ; tandis que le côté droit de la rue n’était séparé de vastes terrains vagues que par une cloison de solives et de planches.

 

Colar s’introduisit dans l’un de ces terrains par une ouverture que laissait une planche absente, et il se dirigea vers un petit pavillon démoli aujourd’hui, qui était situé à l’extrémité du jardin d’un vieil hôtel.

 

L’hôtel, qui appartenait à un vieux gentilhomme anglais fort riche et très original, était complètement inhabité ; c’est-à-dire qu’il était confié à la garde d’un concierge pareillement anglais, occupant un petit corps de logis ménagé au-dessus de la porte cochère, qui donnait rue de Saint-Lazare.

 

Derrière l’hôtel s’étendait un vaste jardin ; au bout du jardin était le pavillon, composé d’un rez-de-chaussée et d’un seul étage.

 

Par une bizarrerie assez singulière, lord Mac Ferl, s’il n’avait jamais voulu louer son hôtel, avait permis à son concierge de mettre le pavillon en location, et lui abandonnait le bénéfice qu’il en pouvait retirer.

 

Or, un matin, un mois auparavant, le concierge étant sur sa porte et fumant avec un flegme tout britannique, un jeune homme de vingt-cinq à vingt-huit ans, dont la tournure et les vêtements semblaient accuser une origine d’outre-Manche, lui adressa la parole en anglais et demanda à voir le pavillon.

 

Le pavillon, visité avec soin, plut à l’étranger, à cause surtout de son isolement ; il convint du prix de location, qui était, du reste, assez élevé, et le soir même il fit apporter ses malles et s’y installa avec un seul domestique.

 

Or, cet étranger n’était autre que le capitaine Williams, et lorsque Colar, qui avait dédaigné d’aller faire le tour par la rue Saint-Lazare et s’était introduit dans le jardin par la brèche faite à la clôture de planches, lorsque, disons-nous, Colar arriva, il trouva son chef sur pied et procédant à sa toilette.

 

Le capitaine Williams avait les cheveux noirs et de fines moustaches de même couleur ; il était beau garçon et d’une exquise distinction de manières.

 

À Londres, où il avait été le chef occulte d’une bande redoutable, le capitaine portait le titre de baronnet, dont il était parvenu à faire constater la propriété légale ; il était reçu dans le meilleur monde et habitait une maison charmante dans Belgrave-square.

 

Longtemps il était parvenu à se faire passer pour le fils d’un bon gentilhomme campagnard d’un comté du Nord, jouissant de deux mille cinq cents livres sterling de revenu, et il s’était acquis une double réputation d’homme comme il faut, de parfait gentleman et de sportman émérite.

 

Puis un jour, on ne savait pourquoi, le capitaine avait disparu, et de sourdes rumeurs avaient circulé sur son compte.

 

On prétendit, à New Market, que le noble baronnet était tout simplement un filou, un audacieux chef de pick-pocket, et que, malgré son langage, qui était du plus pur anglais, il était Français, et peut être même d’origine italienne.

 

Quoi qu’il en fût, à Londres, le capitaine Williams avait les cheveux d’un blond fauve et portait de véritables favoris à l’anglaise.

 

À Paris, il teignit ses cheveux, coupa ses favoris et laissa pousser ses moustaches. Or, au moment où Colar entra, le capitaine, vêtu d’une robe de chambre et d’un pantalon à pieds, assis au coin du feu et ayant devant lui une petite glace montée sur un pivot, peignait sa chevelure bouclée, en fumant un cigare. Le capitaine fumait gravement, mais une satisfaction visible était répandue sur son visage, et il murmurait entre ses dents l’aparté que voici :

 

– Depuis un mois à peine que je suis à Paris j’ai déjà fait quelque besogne, et mes petites affaires ne vont décidément pas trop mal. Si le diable continue à me servir, les douze millions du baron Kermor de Kermarouet sont à moi.

 

Williams aspira et rendit coup sur coup deux gorgées de fumée grise, et continua :

 

– Pauvre Armand de Kergaz… En vrai philanthrope et en homme fort que vous êtes, vous serez parfaitement joué et roulé, et vous aurez le déplaisir de restituer au baronnet sir Williams la fortune dont vous êtes le dépositaire fidèle… Et, acheva Williams avec un éclat de rire, grâce à la couleur nouvelle de ma barbe et de mes cheveux, grâce surtout à ce léger accent anglais que je me suis donné, vous ne reconnaîtrez jamais en moi votre frère chéri, le comte Andréa, à qui vous avez volé son héritage, sous le prétexte absurde que son père avait volé le vôtre.

 

Andréa, car c’était lui, se mit à rire de plus belle.

 

– Colar, continua-t-il, est décidément un garçon de quelque mérite. À Londres, il était plein de bon vouloir, mais ce terrain n’était pas le sien. Il manquait d’assurance. À Paris, au contraire, il est tout à fait chez lui et possède toute son audace. La bande qu’il m’a recrutée ne me va pas trop mal ; l’homme d’affaires et Bistoquet ont déjà rendu des services. Le serrurier est habile. Quant à Nicolo, on en tirera parti.

 

Deux coups frappés à la porte interrompirent le monologue du baronnet sir Williams, et Colar entra.

 

– Salut, mon capitaine, dit-il en portant militairement la main à sa casquette.

 

– Bonjour, Colar.

 

– Suis-je exact ?

 

– Parfaitement. Assieds-toi.

 

Et Williams alluma un nouveau cigare, puis il regarda Colar.

 

– Eh bien, dit-il, où en sommes-nous ?

 

– Mais, répondit Colar, j’ai du nouveau.

 

– Voyons ! dit Williams avec calme.

 

– Ma petite police travaille comme une troupe de chérubins, et c’est fort heureux, car nous n’avions pas encore la véritable clef de la situation.

 

– Tu crois ?

 

– Dame ! fit Colar, nous savions bien que madame de Beaupréau était la Thérèse que nous cherchons…

 

– C’est beaucoup déjà.

 

– Et que sa fille, mademoiselle Hermine, poursuivit Colar, était l’enfant du baron Kermor de Kermarouet.

 

– Mais, dit le capitaine, il me semble que là est la véritable clef de la situation. M. de Beaupréau est avare ; si on lui promet un million, il mariera sa fille… Et, acheva Williams, jetant sur la petite glace un complaisant regard, je suis, il me semble, un gendre très convenable, et la petite ?…

 

– La petite, dit Colar, a un amoureux.

 

Williams jeta vivement son cigare.

 

– C’est mieux encore, poursuivit Colar, c’est un fiancé, et le mariage a lieu dans quinze jours.

 

Williams devint pâle et murmura :

 

– C’est impossible !

 

– Ma foi ! dit Colar, voici la vérité pure, Votre Seigneurie. Le fiancé de mademoiselle Hermine est un petit employé du ministère des affaires étrangères.

 

– Est-il riche ?

 

– Pas le sou ; mais il est aimé.

 

– Son nom ?

 

– Fernand Rocher.

 

– Où demeure-t-il ?

 

– Rue des Marais, au coin du faubourg du Temple.

 

Williams prit un crayon, un petit carnet placé sur la cheminée, et écrivit deux lignes en caractères hiéroglyphiques.

 

– Après ? dit-il froidement, car il avait reconquis un calme tout britannique.

 

– D’abord, poursuivit Colar, il faut vous dire que je me suis embauché, depuis deux jours, rue Chapon, chez un fabricant d’ébénisterie… C’est mon ancien métier, le meuble…

 

– Et pour quoi faire ?

 

– Eh ! dit Colar mystérieusement, voici la chose, j’ai une amourette.

 

Williams fronça le sourcil.

 

– Nous n’avons pas le temps d’être amoureux, dit-il.

 

– Bah ! je ne perds pas une heure utile à Votre Seigneurie. Cela occupe mes moments perdus, voilà tout.

 

– Voyons, quel rapport…

 

– Voici, capitaine. J’ai rencontré un jour une jeune fille qui n’a pas seulement pris garde à moi, mais qui m’a tapé dans l’œil… à moi. Alors, j’ai pris mes renseignements. Or, la petite, qui est jolie comme un amour, est sage comme une forteresse, et elle a un promis. Quand on veut avoir une ville forte, c’est de principe, il faut affamer ou ruiner la garnison, et il est bon de jeter des espions dans la place.

 

« Je me suis donc fait l’ami du promis, et je suis entré, pour cela, dans l’atelier de la rue Chapon, où il vient de passer contremaître… Or, le promis de Cerise, elle s’appelle Cerise, la petite, est ami avec le fiancé de mademoiselle de Beaupréau, M. Fernand Rocher.

 

– Très bien ! interrompit Williams avec satisfaction.

 

– Hier soir, reprit Colar, M. Fernand Rocher, qui était ivre de joie, est venu conter à Léon Rolland, c’est le contremaître, qu’il épousait mademoiselle Hermine dans quinze jours… Et il lui a dit comment la chose s’était passée…

 

– Voyons ? interrogea Williams.

 

– Il paraît que M. de Beaupréau a jeté les hauts cris à la demande en mariage ; puis, mademoiselle Hermine ayant renoncé à sa dot, il a cédé.

 

Williams devint sérieux et rêveur.

 

– Voici, dit-il, qui est assez grave… Une fille qui aime a une volonté opiniâtre.

 

– Ce n’est pas tout, continua Colar. Il y a mieux. Cerise a une sœur… Cette sœur est lancée, elle a équipage, hôtel, et se nomme la Baccarat. Bistoquet a été au mieux avec elle.

 

– Mais, interrompit Williams, qui voulait en revenir à mademoiselle de Beaupréau et à son prochain mariage.

 

– Or, Baccarat a une tocade pour Fernand Rocher, le futur d’Hermine. Comprenez-vous ?

 

L’œil de Williams étincela.

 

– Est-elle belle ? demanda-t-il.

 

– Magnifique, une beauté de comtesse.

 

– Est-elle forte ?

 

– Un esprit de démon, une volonté de fer.

 

– Bon ! dit tranquillement Williams, voilà une femme qui me débarrassera de Fernand Rocher.

 

– Encore une histoire, poursuivit Colar… Le chef de bureau, M. de Beaupréau, est un vieux débauché qui court les fillettes. Hier il a suivi Cerise dans la journée ; le soir, il est venu rôder aux environs du faubourg du Temple, où elle demeure… Votre Seigneurie est-elle contente de mes renseignements ?

 

Le baronnet sir Williams, ou, si vous le préférez, le comte Andréa, était devenu rêveur, et ne répondit point à la dernière interrogation de Colar.

 

Andréa combinait déjà, avec son génie infernal, tout un plan machiavélique, dans les inextricables réseaux duquel il devait envelopper Thérèse, Hermine, madame de Beaupréau, son gendre futur Fernand Rocher, et Rolland lui-même, le promis de Cerise.

 

– Ah ! murmura-t-il en lui-même, Armand avait raison, le jour où, du haut de cette terrasse nous nous rencontrâmes, il me dit en me montrant la grande ville étalée sous nos pieds :

 

« Voilà la partie du drame mystérieux et sombre, voilà où il y a de grandes choses à faire. »

 

– Ah ! poursuivit tout bas Andréa, tu m’as défié à la lutte, frère, tu m’as dit que tu serais le génie du bien et que tu écraserais celui du mal. Eh bien ! tu t’es trompé ; le mal triomphera, car le mal, c’est moi.

 

Et Andréa, relevant la tête, s’adressa brusquement à Colar, qui avait respecté sa rêverie.

 

– Où demeure Baccarat ? demanda-t-il.

 

– Rue Moncey, dans un petit hôtel, à droite, en entrant par la rue Blanche.

 

– Très bien ! Il faut que cette fille me serve.

 

Et puis il ajouta :

 

– Aimes-tu beaucoup cette Cerise ?

 

– Peuh ! dit Colar, oui et non. Elle me plaît, la petite, et ce serait une jolie maîtresse…

 

– Mais enfin… si on en avait besoin…

 

Colar regarda Andréa d’un air étonné.

 

– C’est que, dit tranquillement le capitaine, on en pourrait faire une belle amorce pour le chef de bureau.

 

– Tiens, dit naïvement Colar, c’est une idée…

 

– Et il faudrait d’abord, poursuivit Andréa, nous débarrasser du promis… C’est toujours gênant.

 

– Bon ! dit Colar, je vais commencer aujourd’hui même, ce soir… à Belleville. Le serrurier me donnera un coup de main.

 

– Ainsi, demanda le capitaine, cela ne te chagrinerait pas trop…

 

– Oh ! répondit philosophiquement Colar, on n’est pas trop jaloux d’un vieux bonhomme comme le chef de bureau… et puis, quand il le faut…

 

Andréa sonna son unique valet de chambre, qui, en même temps, remplissait les fonctions de groom et soignait le cheval anglais dont le capitaine s’était donné le luxe.

 

– Mets Toby au tilbury, lui dit-il.

 

Le groom sortit pour aller exécuter les ordres de son maître.

 

– Maintenant, acheva le capitaine, s’adressant à Colar, il faut me trouver d’ici à trois jours, dans le quartier des Champs-Élysées, un petit hôtel à louer, avec des remises pour deux voitures et une écurie pour cinq chevaux.

 

– Ce sera fait, dit Colar, qui se leva pour s’en aller, tandis qu’Andréa s’habillait et revêtait un élégant négligé du matin.

 

Un quart d’heure après, sir Williams courait en tilbury rue Moncey, et faisait passer sa carte à Baccarat, qui était encore au lit.

 

L’hôtel que le jeune baron d’O… avait fait bâtir tout exprès pour Baccarat était situé, on le sait, dans cette petite rue Moncey qui joint le haut de la rue Blanche à celle de Clichy, et touche aux derrières de la prison pour dettes.

 

Cet hôtel n’était, à vrai dire, qu’un vaste pavillon haut de deux étages, perdu à demi dans un massif de verdure formé par de hauts tilleuls presque séculaires, et entouré d’un vaste jardin. Mais tout ce que le luxe moderne a de recherches et de délicatesses semblait y avoir été apporté dans la décoration, la disposition de chaque pièce et son ameublement.

 

Une pelouse verte, entourée de massifs d’arbres, conduisait au perron, haut de quelques marches et donnant accès, par une porte vitrée à deux vantaux, dans un vestibule dallé en marbre, rempli de fleurs en toute saison, et dont les murs étaient couverts de fresques délicieuses.

 

À gauche étaient la salle à manger, les offices et les cuisines ; à droite, une salle de bains, une serre et un joli salon d’été, dont la cheminée était surmontée d’une glace sans tain, à travers laquelle on apercevait les jardins. Ce salon, meublé en citronnier, avec des tapis de Smyrne et des jardinières pleines de fleurs dans l’embrasure des croisées, avait une porte-fenêtre qui conduisait, par trois marches, sur une pelouse verte.

 

Une riche collection de tableaux modernes, dus la plupart à l’école française, et signés des noms les plus célèbres, en garnissait les murs.

 

Au premier étage se trouvaient le salon d’hiver, la chambre à coucher, le cabinet de toilette et le boudoir de Baccarat ; plus une toute petite pièce disposée en fumoir, et dont le baron d’O… s’était réservé la jouissance.

 

C’était là qu’il recevait parfois, le soir, quelques intimes, auxquels Baccarat servait du thé de ses belles mains.

 

Le second étage était destiné à la mère de la courtisane et aux domestiques.

 

Au fond du jardin, on avait construit un petit bâtiment destiné aux écuries et aux remises, car Baccarat avait trois chevaux, dont un de selle, un coupé et une américaine.

 

La sœur de Cerise était encore au lit, à cette heure matinale où Andréa se disposait à pénétrer chez elle…

 

Cependant, elle ne dormait pas, et même elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit.

 

Rentrée chez elle, la veille, dans une agitation impossible à décrire, Baccarat, la tête perdue et déjà le cœur atteint par l’aiguillon de la jalousie, s’était mise au lit pour chercher, dans le sommeil, un peu de repos à son âme bouleversée, tant il est furieux, l’amour qui se déclare tout à coup dans le cœur blasé d’une courtisane.

 

Baccarat n’avait jamais aimé, et elle s’indignait de succomber enfin à ce mal jusqu’alors inconnu pour elle, et qu’elle avait si souvent et si impitoyablement raillé chez les autres.

 

Baccarat, avant qu’elle eût aperçu Fernand Rocher, était une femme au regard froid et moqueur, au sourire de sphinx.

 

C’était la tigresse sans cœur et sans âme, aimant l’or, méprisant les hommes, les laissant se tuer pour elle, et prononçant pour oraison funèbre sur leur tombe ce seul mot rempli de dédain : « Il m’ennuyait ! » Baccarat, devenue subitement amoureuse, s’était métamorphosée ; le marbre s’était changé en chair, le sourire satanique en désir ardent, et elle se tordait les mains de colère en prononçant tout bas le nom de Fernand.

 

Au jour, Baccarat n’avait point fermé l’œil encore ; elle avait passé la nuit à rouler dans sa tête mille projets de séduction, mille plans absurdes et grandioses tout à la fois pour obtenir l’amour de Fernand.

 

La cloche de la grille, qui annonçait un visiteur, s’étant fait entendre, Baccarat sonna sa femme de chambre.

 

– Je n’y suis pas, dit-elle. Je ne veux recevoir personne.

 

La camériste sortit, mais elle revint peu après, une carte à la main.

 

– Madame, dit-elle, c’est un jeune homme très comme il faut, qui a un groom en livrée et un cheval magnifique, et il insiste pour voir madame.

 

Baccarat prit la carte avec un mouvement d’impatience, et lut :

 

Sir Williams L…, baronnet.

 

– Je ne connais pas cet Anglais, dit-elle avec humeur.

 

Et elle se retourna sur le côté, la tête vers la ruelle, reprenant son rêve d’amour si malencontreusement interrompu.

 

Mais la femme de chambre reparut une troisième fois.

 

– Madame, dit-elle, milord prétend qu’il veut parler à madame pour une affaire grave.

 

– Je n’ai pas d’affaires, va-t’en !

 

– Il m’a chargé de prononcer un nom à l’oreille de madame.

 

– Je n’en veux point savoir.

 

Et l’accent de Baccarat était impérieux et irrité comme celui d’une tigresse troublée dans ses amours.

 

Cependant, la femme de chambre, qui, sans doute, avait été largement payée par Andréa, ne se tint pas pour battue, et ajouta :

 

– Cela n’engage madame absolument à rien d’entendre le nom que milord m’a chargé de prononcer devant elle.

 

– Fanny, dit sèchement Baccarat, je te chasse ; à partir d’aujourd’hui, tu n’es plus à mon service.

 

– Milord m’a dit, répliqua la camériste avec un sang-froid superbe, qu’il venait voir madame au sujet de M. Fernand Rocher.

 

À ce nom, sur lequel Fanny avait complaisamment appuyé, Baccarat bondit et sauta hors du lit.

 

– Fernand ! Fernand ! s’écria-t-elle… Il vient me parler de Fernand !… J’y suis, en ce cas… j’y suis… Cours, fais-le attendre.

 

Et la voix de Baccarat était étranglée par une étrange et subite émotion.

 

VIII

LE BARONNET


Baccarat s’était élancée hors du lit avec l’agile souplesse d’une panthère, et n’avait fait qu’un bond de sa chambre à coucher dans son cabinet de toilette.

 

Ordinairement, la folle créature mettait à s’habiller une nonchalance extrême, et s’abandonnait paresseusement aux mains de sa femme de chambre, avec le dédaigneux laisser-aller d’une duchesse ; mais en ce moment Baccarat redevint la fille du peuple qui sait se servir elle-même, et, chaussant ses petits pieds nus de babouches turques, glissant sa taille de couleuvre dans un long peignoir gris-perle à retroussis cerise, elle noua un foulard à son cou, et d’une main fiévreuse roula précipitamment les boucles luxuriantes de sa chevelure blonde, dégageant son front intelligent et les ramenant en arrière par grosses touffes. En quelques minutes, la courtisane se trouva dans ce négligé voluptueux, et cependant convenable, des femmes assez hardies ou assez indifférentes pour recevoir un inconnu dans leur chambre à coucher. Elle étendit la main vers le gland de sonnette pendu au fond de son alcôve : Fanny reparut.

 

– Fais entrer l’Anglais, dit-elle.

 

Et, tout agitée qu’elle était, en dépit de l’émotion qu’avait produite sur elle le nom de Fernand, quelle que fût enfin son anxiété, Baccarat redevint assez femme pour se pelotonner gracieusement au fond d’une dormeuse, laissant son peignoir s’arrondir en plis voluptueux, et faisant danser son soulier rouge au bout de son pied nu.

 

Le baronnet sir Williams entra sur-le-champ.

 

Andréa était un de ces hommes qui embrassent tout d’un seul coup d’œil, et jugent à la fois de l’oiseau par la cage, et de la cage par l’oiseau.

 

La chambre à coucher de Baccarat disait toute la vie et le caractère tout entier de Baccarat, à cette heure surtout où il y régnait ce délicieux et mystérieux désordre qui se répand autour d’une alcôve de femme, de minuit à midi, et auquel rien au monde ne saurait remédier.

 

Les murs étaient tendus d’une étoffe gris-perle à reflets de moire, encadrée par une mince baguette d’or ; un épais tapis à grandes rosaces rouges jonchait le sol.

 

Les rideaux du lit et des croisées étaient d’une étoffe semblable, mais lamée de larges bandes violettes qui en rompaient le ton monotone, et les fauteuils, les chaises, la dormeuse étaient en velours violet de même nuance que les bandes des rideaux.

 

Sur la cheminée, deux bergers de Watteau se contaient fleurette au-dessus d’une pendule rocaille, aux deux côtés de laquelle deux Amours bouffis supportaient une touffe de lis disposée en candélabres.

 

Une glace du même style, à cadre ovale, surmontait la cheminée.

 

Tout cela était un peu futile peut-être, mais de bon ton, et l’absence de ces étagères chargées de ces petits riens coûteux qu’on a nommé des bibelots, prouva tout de suite à sir Williams que Baccarat était une fille de goût.

 

L’œil du visiteur se reporta sur-le-champ de la cage à l’oiseau, pour continuer notre métaphore, et sur-le-champ il devina Baccarat tout entière.

 

– Un marbre, pensa-t-il, au fond duquel bout un cœur de lave, un esprit méchant par nature et dont on peut tirer parti, une beauté merveilleuse qui peut tourner une tête de jeune homme et le conduire jusqu’à l’infamie, si besoin est.

 

Et l’œil d’Andréa enveloppa une fois encore la femme roulée comme une chatte sur elle-même, la chambre où se répandait un vague parfum qui semblait s’échapper de ce lit tiède encore où demeurait, sous la courtine blanche et sur l’oreiller garni de dentelles, l’empreinte lascive du beau corps de la courtisane, et Andréa murmura :

 

– Voici le jardin d’Armide de Fernand Rocher. Si on l’y conduit jamais, il n’en sortira plus.

 

En même temps, Baccarat enveloppait son visiteur d’un seul regard, remarquait cet œil où brillait un feu sombre et satanique, cette lèvre mince où glissait un sourire railleur et mauvais, ce front large et intelligent où la pensée devait s’ébattre à l’aise, et elle faisait la réflexion suivante :

 

– Si c’est un ennemi qui m’arrive, il est digne de moi ; si c’est un allié, je triompherai, car ce doit être un homme fort.

 

Andréa salua la courtisane, qui lui indiqua de la main un siège auprès d’elle et jugea inutile de faire tout autre mouvement.

 

Puis, du regard, elle congédia Fanny.

 

Andréa s’assit et la regarda fixement, sans hésitation, comme un homme qui vient parler affaires et se soucie peu de la beauté et des charmes d’une femme.

 

– Chère madame, dit-il, je suis le baronnet sir Williams, et je viens vous proposer un marché.

 

– Voyons ! fit Baccarat, qui avait parfaitement dompté son émotion… Cependant, cher monsieur, ajouta-t-elle avec ce sourire moqueur de la femme naguère insensible, s’il était question de galanterie, je vous prierais de repasser un autre jour… j’ai mes nerfs aujourd’hui.

 

– Je comprends cela, dit sir Williams, quand on a mal dormi…

 

Baccarat se jeta un coup d’œil dans la glace, pensant qu’elle était pâle et devait avoir les yeux battus.

 

– Or, poursuivit l’Anglais avec flegme, l’amour non assouvi entraîne fatalement l’insomnie après lui.

 

– L’amour ! exclama Baccarat, redevenant la fille de marbre et rougissant d’avouer la défaite de son cœur, l’amour !… Que voulez-vous dire ?

 

– Tiens, fit tranquillement sir Williams, je croyais que vous adoriez Fernand Rocher.

 

Baccarat tressaillit, mais elle fut forte, et aucun muscle de son visage ne la trahit.

 

– Allons donc ! fit-elle, je n’aime personne, milord.

 

– Je suis simplement baronnet, observa sir Williams avec le plus grand calme ; mais je suis heureux d’avoir été induit en erreur…

 

– Vous l’avez été, baronnet, dit Baccarat avec non moins de tranquillité.

 

– Alors, tant mieux, ma chère dame.

 

– Plaît-il ? fit la courtisane, qui, une fois encore, tressaillit au fond de son cœur.

 

– C’est que, articula lentement sir Williams, absolument comme un acteur qui ménage ses effets, si vous l’eussiez aimé…

 

Il s’arrêta et parut hésiter.

 

– Eh bien ? demanda Baccarat, dont la voix subit une légère altération.

 

– Eh bien, c’eût été très malheureux pour vous, chère madame.

 

Cette fois, une pâleur livide monta au front de Baccarat.

 

– Pourquoi ? demanda-t-elle.

 

– Parce qu’il est toujours pénible pour une femme de voir lui échapper l’homme qu’elle aime.

 

– Mon cher, répliqua froidement la courtisane, dont l’orgueil domina l’émotion, une femme comme moi quitte les gens, mais on ne la quitte jamais.

 

– Ma chère, dit sir Williams sur le même ton laconique et sec, on ne quitte une femme comme vous que pour se marier… et M. Fernand Rocher se marie.

 

Ces mots tombèrent comme la foudre sur Baccarat frissonnante.

 

Elle jeta un cri et se renversa brusquement en arrière, à demi pâmée de douleur.

 

– Ah ! enfin, murmura sir Williams, vous l’aimez donc ?

 

– Eh bien, oui, je l’aime… avec passion, avec furie !… s’écria-t-elle, comme les lionnes doivent aimer dans le désert…

 

Et elle se redressa hautaine, terrible, l’œil plein d’éclairs, la lèvre frémissante, les narines dilatées.

 

– Il ne se mariera pas ! s’écria-t-elle, et il m’aimera, dussé-je poignarder ma rivale !

 

Il y avait sur la cheminée, auprès de la pendule, un charmant poignard à fourreau ouvragé, à lame damasquinée, jadis en la possession d’un jeune fou qui avait voulu s’en frapper pour la courtisane, et dont elle s’était emparée en lui arrêtant le bras et lui disant :

 

– Puisque vous êtes méchant, on va vous désarmer, na !

 

Baccarat ne tenait peut-être que médiocrement à la vie de l’amoureux incompris, car il était aux trois quarts ruiné, mais elle avait eu envie du poignard… Au moment où elle proférait cette menace de mort contre la femme que devait épouser Fernand Rocher, Baccarat s’élança vers le poignard, s’en saisit et le brandit avec fureur.

 

– Ah ! dit sir Williams avec le flegme d’un vrai fils d’Albion, vous seriez superbe ainsi, jouant la tragédie, chère madame.

 

Un mot froidement railleur produit l’effet d’un verre d’eau glacée jeté au visage d’un homme en colère.

 

Les paroles de sir Williams, de même qu’une pluie fine abat un grand vent, selon le proverbe, firent évanouir le courroux superbe de Baccarat, et changèrent son exaltation en un morne et subit découragement.

 

Le poignard lui échappa des mains, et elle se prit à trembler comme un enfant.

 

– Mon Dieu, mon Dieu ! murmura-t-elle d’une voix brisée où couvaient des sanglots.

 

– Ma chère, reprit sir Williams toujours impassible, je suis venu vous annoncer une mauvaise nouvelle, mais, en même temps, vous offrir mes services.

 

– Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle avec un frisson d’espoir.

 

– Regardez-moi bien, continua-t-il, laissant glisser sur ses lèvres ce sourire de démon qui révélait son infernale intelligence du mal, ne croyez-vous pas que je puisse être un allié de quelque valeur ?

 

– Vous, un allié ?

 

– Pourquoi pas ?

 

– Vous ! vous me serviriez ?…

 

– C’est possible, ma chère.

 

– Mais à quel titre ?… Pourquoi ?… Dans quel but ?

 

– Ah ! dit sir Williams, il est évident que j’ai un but et un intérêt… Sans cela…

 

Il n’acheva pas ; la porte s’ouvrit, et Fanny reparut, une carte à la main.

 

Baccarat prit la carte machinalement et y jeta les yeux.

 

La carte portait ce nom :

 

E. DE BEAUPRÉAU

 

Chef de bureau au ministère des affaires étrangères.

 

– Je ne connais pas cet homme, dit-elle en jetant la carte avec une impatience fébrile. Je n’y suis pas !

 

Ce jour-là, Baccarat aurait refusé sa porte à un ambassadeur, voire même à un czar de Russie.

 

Mais sir Williams ramassa la carte, y jeta les yeux, et tressaillit.

 

– Il faut le recevoir, dit-il, il le faut !

 

Et, s’adressant à Fanny d’un ton impérieux :

 

– Faites attendre au salon dix minutes, dit-il.

 

Fanny comprit que cet homme était le maître, et elle obéit.

 

Alors sir Williams regarda la jeune femme stupéfaite, et lui dit :

 

– M. de Beaupréau a une fille qui se nomme Hermine.

 

Baccarat jeta un cri, et se souvint de ce nom prononcé devant elle par la portière de la rue Saint-Louis.

 

– Ah ! dit-elle, c’est, à coup sûr, la fiancée de Fernand.

 

– Oui, dit tranquillement le baronnet, et vous allez voir son beau-père.

 

Et comme elle se reprenait à frémir de courroux :

 

– Il faut recevoir cet homme, dit-il.

 

– Mais que veut-il ? que vient-il faire ?…

 

– Il vient vous proposer quelque chose d’infâme… un marché sans nom… N’importe ! ne le jetez point dehors… Écoutez-le patiemment… puis remettez-le au lendemain. Nous verrons après…

 

Et sir Williams se dirigea vers le gland de la sonnette et l’agita violemment.

 

– Faites entrer M. de Beaupréau, dit-il à Fanny.

 

Puis il courut au cabinet de toilette et laissa retomber la portière derrière lui, plaçant un doigt sur sa bouche pour faire comprendre à Baccarat qu’il voulait voir sans être vu, entendre sans qu’on soupçonnât sa présence et, au moment où il disparaissait derrière la draperie, il jeta à la courtisane ces mots à mi-voix, prononcés comme un ultimatum terrible :

 

– Ne le refusez pas… ne vous indignez point… ou, dans huit jours, Fernand est marié.

 

Baccarat demeura seule pendant dix secondes, puis le chef de bureau entra. Mais déjà la femme forte avait dominé la femme tremblante et brisée d’émotions ; le sourire était revenu à ses lèvres, la sérénité à son front, le calme dans toute sa personne, et lorsque M. de Beaupréau parut, Baccarat avait repris sa nonchalante attitude sur la dormeuse ; elle put examiner à son aise les lunettes bleues, la face rougeaude, le vaste abdomen et les jambes courtes et grêles du chef de bureau.

 

M. de Beaupréau salua la jeune femme avec cet aplomb d’un vieux libertin qui se trouve toujours à l’aise dans le sanctuaire du vice ; mais Baccarat lui rendit son salut avec une froideur si aristocratique et une dignité si parfaite, qu’il en demeura un peu interdit.

 

– Madame, dit-il, oserais-je vous demander un entretien ?

 

– Demandez, monsieur, répondit la courtisane avec le sang-froid superbe d’une reine dont on implore la clémence.

 

Elle lui indiqua un siège du geste, et parut prête à l’écouter.

 

– Madame, continua timidement M. de Beaupréau, ma carte a dû vous apprendre qui j’étais ?

 

Baccarat fit un geste d’assentiment.

 

– J’ai de la fortune, poursuivit-il, et un beau traitement.

 

– Je vous en fais mon compliment sincère, répondit-elle du ton indifférent qu’on emploie pour dire une banalité.

 

– Et, continua le chef de bureau, ma position me permettrait de faire bien des choses pour une femme…

 

– Ah çà ! mon cher, interrompit Baccarat, qui oublia son rôle de duchesse pour redevenir fille de marbre, vous n’avez cependant pas un million à croquer, j’imagine, comme Villedieu, votre chef de division, qui s’est ruiné pour moi, et Léopold de Marlotte, qui a allumé ma cigarette avec son dernier billet de mille francs. On vous aura mal renseigné.

 

Et un sourire dédaigneux glissa sur les lèvres de la courtisane.

 

Mais la portière du cabinet de toilette, auquel le chef de bureau tournait le dos, se souleva à demi, et Baccarat vit apparaître le visage pâle de sir Williams, qui semblait lui dire :

 

– Oubliez-vous donc ma recommandation, et voulez-vous marier Fernand ?

 

Un moment interdit, M. de Beaupréau reprit courage, et dit :

 

– Vous avez une sœur ?

 

– Ah ! dit Baccarat, serait-ce donc ma sœur que vous aimez ?

 

– Peut-être…

 

– Je crois que vous perdez votre temps, alors, car elle est sage.

 

– Aussi, suis-je venu à vous…

 

Baccarat leva de nouveau les yeux sur la portière du cabinet de toilette.

 

– Soyez calme, semblait dire le visage sévère du baronnet.

 

– Mon cher, dit Baccarat, les affaires de ma sœur ne me regardent pas.

 

– Cependant… si vous vouliez… peut-être…

 

Une idée infernale traversa l’esprit de la courtisane.

 

– Si je lui marchandais la liberté de Fernand ! pensa-t-elle.

 

Mais soudain le rouge de la honte monta à son front, et une fois encore elle faillit jeter le chef de bureau à la porte. La tête de Williams était toujours encadrée par la draperie, et, pareille à celle de Méduse, elle épouvantait Baccarat, à l’oreille de qui résonnaient encore ces sinistres paroles :

 

– Si vous le chassez, Fernand est marié dans huit jours.

 

Et elle dit à M. de Beaupréau :

 

– Cerise est une petite sotte, et si elle m’avait crue, au lieu de se toquer d’un ouvrier… Mais, après tout, cela ne regarde qu’elle.

 

– Mais enfin, supplia le vieux débauché, ne me prendriez-vous pas sous votre protection ?

 

Baccarat hésitait.

 

– Dites oui, fit d’un signe la tête de sir Williams.

 

– Peut-être, murmura-t-elle tout bas.

 

– Je suis reconnaissant… insinua le vieillard.

 

Mais Baccarat ne répondit pas. Elle rêvait.

 

– Eh bien ?… supplia M. de Beaupréau, dont la voix tremblait d’émotion.

 

Baccarat leva encore les yeux vers sir Williams.

 

Le visage de l’Anglais était impassible.

 

– Monsieur, dit-elle en faisant un mouvement comme pour congédier le chef de bureau, je réfléchirai… je verrai…

 

– Ah ! dit-il avec une émotion qui trahissait la violence de sa passion, par pitié !… soyez bonne… soyez…

 

– Revenez demain, lui dit-elle brusquement.

 

Et elle se leva, comme si elle avait eu hâte de rompre cet odieux entretien.

 

M. de Beaupréau prit son chapeau et se leva à son tour.

 

– Demain, lui dit-il ; vous voulez que je revienne demain ?

 

– Oui, revenez.

 

– Et… vous la verrez ?

 

– Oui, oui, fit la tête muette de sir Williams.

 

– Oui, balbutia Baccarat en baissant le front.

 

Et elle reconduisit le chef de bureau, dont la face rubiconde était devenue écarlate de joie, et dont le cœur bondissait dans sa poitrine comme celui d’un amoureux de vingt ans.

 

Quand il fut parti, Baccarat se trouva face à face avec sir Williams.

 

– Ah ! quelle infamie ! murmura-t-elle ; moi, vendre ma sœur !… Jamais, jamais ! On a dit que la Baccarat n’avait pas de cœur : c’est vrai ; mais elle aime sa famille… Jamais, jamais ! répéta-t-elle avec force.

 

– Ma chère, dit froidement sir Williams, il n’y a que M. de Beaupréau qui puisse rompre le mariage de sa fille avec Fernand Rocher, et vous auriez tort de le rudoyer.

 

*

* *

 

Que se passa-t-il alors entre cette femme, en l’âme de qui subsistait un dernier sentiment de pudeur, et cet homme à l’infernal génie, qui semblait être la vivante incarnation du mal ? Par quels arguments irrésistibles, par quelles promesses vertigineuses Satan parvint-il à tenter cette fille d’Ève !

 

Nul ne le sut jamais.

 

Mais lorsque le comte Andréa sortit de chez Baccarat, la pauvre femme courbait son front livide de honte avec la résignation des vaincus, et une larme, la dernière peut-être qu’elle dût jamais verser, roulait lentement de ses yeux sur sa joue…

 

Cerise, la chaste et pure enfant, l’honnête ouvrière, fiancée à un brave ouvrier, venait d’être sacrifiée à la passion terrible qui brûlait le cœur de Baccarat comme la lave enflammée que le Vésuve répand sur les campagnes napolitaines dans ses jours de fiévreux courroux.

 

IX

JEANNE


Cependant, cette aurore du dimanche si désiré par Cerise venait de luire enfin, pour nous servir de la vieille expression des poètes, et la jeune fille, éveillée dès le point du jour, s’était empressée de mettre la dernière main à ses préparatifs de toilette, cousant un dernier point à sa robe neuve, et ajustant un dernier ruban à son modeste chapeau.

 

Puis elle avait fait son petit ménage avec ce soin et cette exquise propreté qui distinguent la grisette de Paris. Enfin, elle était descendue pour acheter le lait et le petit pain de son déjeuner.

 

Tous ces détails avaient amené l’heure de midi. Alors Cerise s’était habillée, et, joyeuse et insouciante comme le jeune oiseau qui quitte son nid et prend sa volée, elle se disposait à sortir, lorsqu’on frappa doucement à sa porte.

 

– Entrez ! dit Cerise, qui vit apparaître une jeune fille grande, pâle, vêtue de noir, et dont la beauté souffrante avait un cachet de douceur et de tristesse.

 

– Ah ! dit l’ouvrière avec une nuance respectueuse dans la voix, c’est vous, mademoiselle Jeanne ? Que vous êtes bonne de venir me voir !

 

Et Cerise prit dans ses petites mains les belles mains blanches et un peu amaigries de la jeune fille, et les pressa avec affection.

 

– Il y avait longtemps que je n’étais venue, répondit Jeanne, et je n’avais pas de vos nouvelles… Ensuite, j’ai voulu vous donner ma nouvelle adresse.

 

– Vous êtes donc déménagée ?

 

– Oui, répondit Jeanne, depuis huit jours. Je demeure à présent rue Meslay, n° 11.

 

Jeanne avait habité la maison où le père de Cerise était mort, et les relations des deux jeunes filles dataient de cette époque.

 

L’histoire de Jeanne était simple et touchante.

 

Au temps où le graveur sur cuivre demeurait rue Chapon avec sa femme et sa dernière fille, car Baccarat avait déjà fui le toit paternel, deux femmes vêtues de noir vinrent habiter, sur le même carré au cinquième étage, un modeste appartement de six cents francs. Une vieille bonne composait tout leur domestique.

 

C’était la mère et la fille.

 

Madame de Balder venait de perdre son mari, le colonel de Balder, tué au siège de Constantine, et le brave officier avait laissé sa veuve et sa fille sans autres moyens d’existence qu’une modeste pension de quinze cents francs et une inscription de rente de mille francs en trois pour cent.

 

Madame de Balder et sa fille étaient venues habiter ce quartier populeux, un peu par économie d’abord, ensuite pour se faire oublier de ce monde élégant et riche où elles brillaient, car l’année qui précéda sa mort avait vu la ruine presque complète du colonel, ruine consommée par la perte d’un procès important.

 

Avec ces modiques ressources, la veuve et la jeune fille vécurent toutes deux, pendant quelques années, dans un isolement presque complet ; puis madame de Balder succomba à une maladie de cœur et laissa Jeanne orpheline.

 

Jeanne avait alors dix-huit ans. Elle était belle de cette beauté hardie et fière qui semble être l’apanage exclusif des vieilles races. Son noble sang ne pouvait faillir et succomber aux vertigineuses tentations de la pauvreté et de l’isolement.

 

Seule au monde, elle demeura pure, semblable à ces fleurs qui croissent au bord des abîmes, et dressent, sans souci du gouffre ouvert au-dessous d’elles, leur corolle parfumée vers le bleu du ciel.

 

Il y avait un an que Jeanne était orpheline. Une sorte d’intimité s’était établie entre elle et la jeune ouvrière, surtout depuis la mort de madame de Balder, que Cerise avait soignée dans sa maladie et à qui elle avait fermé les yeux avec le douloureux respect d’une véritable fille.

 

Jeanne et Cerise se voyaient souvent. Jeanne disait « Cerise » tout court.

 

Cerise l’appelait « mademoiselle ».

 

Quelquefois la jeune ouvrière allait passer une soirée tout entière chez son ancienne voisine, que la vieille bonne, qu’on appelait Gertrude et qui l’avait vue naître, continuait à servir avec un dévouement et un désintéressement maternels.

 

Jeanne s’était assise auprès de la fleuriste et continuait à lui abandonner sa main.

 

– Comment, reprit Cerise, vous êtes déménagée ?

 

– Oui, répondit simplement la jeune fille, Gertrude et moi nous avons trouvé que c’était bien cher, six cents francs de loyer, surtout à présent que nous n’avons plus que mille francs de rente, car la pension de ma mère s’est éteinte avec elle.

 

Au souvenir de sa mère, Jeanne soupira profondément, et Cerise vit briller une larme dans ses grands yeux bleus.

 

Jeanne était blonde et blanche comme la Fornarina de Raphaël, et son profil rappelait les lignes correctes et pures du type franc auquel jamais ne s’est mêlée une goutte de sang gaulois.

 

– Pauvre mademoiselle ! murmura Cerise, qui oubliait qu’elle vivait, elle, avec un franc cinquante centimes par jour, et chantait comme un pinson du matin au soir.

 

– Je viens vous faire une petite visite intéressée, ma chère Cerise, poursuivit Jeanne avec un nouveau soupir, mais avec l’accent d’une noble franchise en même temps.

 

– Ah ! répondit Cerise, parlez, mademoiselle, disposez de moi… Je suis tout à votre service.

 

Une légère rougeur monta au front de Jeanne.

 

– Gertrude, dit-elle, est bien vieille, et n’y voit presque plus. La pauvre fille se tue à me servir, et s’impose quelquefois des privations pour me faire l’existence plus douce.

 

– Bonne Gertrude !… murmura Cerise.

 

– Or, reprit Jeanne, je voudrais pouvoir la soulager, et pour cela, il faut de l’argent…

 

– J’ai deux cents francs à la caisse d’épargne, s’écria Cerise. Les voulez-vous, mademoiselle ?

 

– Non, merci, chère amie, répondit Jeanne. Ce n’est point de cela qu’il s’agit… Je voudrais travailler…

 

– Vous, mademoiselle ! Ah ! dit Cerise, une demoiselle de votre rang ! Mais regardez donc vos belles mains… sont-elles faites pour le travail ? Vous, travailler ! une fille noble !

 

– Le travail, dit Jeanne simplement, est une seconde noblesse. Peut-être même est-ce la seule vraie… Pourquoi donc en rougir !

 

Cerise regarda la belle jeune fille avec une naïve admiration, et ne trouva pas un mot à opposer à cette noble réponse.

 

– Écoutez, Cerise, reprit Jeanne, j’ai appris au couvent à coudre et à broder, je suis même très adroite… et puis j’ai bon vouloir. Si vous m’aimez un peu, vous me trouverez un magasin de broderies où vous puissiez me présenter et où on me donnera de l’ouvrage à faire chez moi.

 

– Vous présenter dans un magasin ! s’écria Cerise à qui venait une inspiration sublime ; non, non, mademoiselle, je ferai mieux.

 

– Et que ferez-vous, Cerise ?

 

– Voici, dit la fleuriste avec son mutin sourire : je connais un magasin de broderies dont la première demoiselle est une de mes amies ; je lui demanderai de l’ouvrage pour vous, vous me le rendrez chaque semaine, et je le porterai au magasin en même temps que le mien, car mon magasin à moi est tout à côté… Vous sentez bien, mademoiselle, que ce sera beaucoup plus convenable pour vous, et cela me sera si grand plaisir d’avoir un prétexte pour aller vous voir plus souvent…

 

Et Cerise pressait avec effusion les mains de Jeanne, et la regardait d’un air suppliant qui semblait dire :

 

– Ne me refusez pas…

 

– Chère Cerise, murmura la jeune fille, que vous êtes bonne et combien je vous aime !…

 

– Ainsi, vous acceptez ?

 

– Oui, dit Jeanne simplement.

 

– Ah ! quel bonheur ! s’écria la fleuriste.

 

– Maintenant, reprit Jeanne, parlons de vous, Cerise. Que faites-vous ? Êtes-vous contente ?

 

Et Jeanne, qui savait les petits secrets de cœur de Cerise, appuya sur ces derniers mots. Cerise rougit un peu.

 

– Oh ! oui… dit-elle ; et j’ai eu une bonne nouvelle aujourd’hui.

 

– Vraiment ! fit Jeanne ravie.

 

– Oui, reprit Cerise. Vous savez, mademoiselle, que mon prétendu est ébéniste ?

 

– M. Léon ?

 

– Vous pouvez dire Léon tout court, mademoiselle ; le monsieur et le madame ne conviennent pas à de petits ouvriers comme nous. Eh bien, Léon vient de passer contremaître.

 

– Tant mieux, chère Cerise, je vous en félicite.

 

– Et je crois, acheva Cerise en rougissant un peu plus encore, que nous nous marierons dans quinze jours.

 

– Bonne amie, murmura Jeanne en embrassant la fleuriste comme une sœur, si mes vœux pour vous sont exaucés, vous serez aussi heureuse que vous le méritez… Mais vous alliez sortir, je crois ?

 

– Oh ! dit Cerise, j’ai bien le temps… et je suis si heureuse de vous voir ! Mon Dieu, mademoiselle, ajouta Cerise avec un certain embarras, il y a bien longtemps que je voudrais vous demander… mais je n’ose pas… Je sais votre rang… et peut-être…

 

– Parlez donc, mon amie. À mon tour, je suis prête à faire tout ce que vous voudrez. Ne sommes-nous pas ouvrières toutes deux maintenant, vous en fleurs, moi en broderie ?

 

– Ah ! dit Cerise en souriant, ce n’est pas la même chose.

 

– Enfin, chère amie, je vous écoute, parlez.

 

– Eh bien, écoutez, mademoiselle Jeanne, dit Cerise, je vous vois souvent si triste, que je me creuse la tête pour trouver un moyen de vous distraire.

 

– Pauvre Cerise !

 

– Rougiriez-vous de venir au spectacle avec moi ? j’ai quelquefois des billets…

 

– Rougir ! exclama Jeanne d’un ton de reproche, oh ! non, certes, ma bonne amie ; mais je suis en deuil, vous le savez bien.

 

– C’est juste, murmura Cerise ; mais vous ne refuserez pas de venir dîner avec… nous ? acheva la fleuriste en hésitant.

 

Et elle se hâta d’ajouter :

 

– Avec mon futur et sa mère… Nous ne sommes que des ouvriers… Mais nous serions si heureuses !…

 

– Oh ! de grand cœur, répondit Jeanne, qui ne voulait pas refuser Cerise.

 

– Eh bien, aujourd’hui… par exemple ?

 

– Soit, ma bonne amie.

 

– Nous irons dîner à Belleville, tous les quatre, dans un restaurant où ne vont que des gens honnêtes, comme nous… Tenez, la mère de Léon et moi nous passerons vous prendre sur les quatre heures.

 

– Soit, dit encore mademoiselle de Balder.

 

– Mais surtout, recommanda Cerise, ne vous faites pas trop belle, chère mademoiselle, car vous voyant avec nous, on verrait bien que vous n’êtes pas à votre place.

 

– Enfant ! murmura Jeanne en mettant un baiser au front de l’ouvrière, et se levant pour s’en aller.

 

Jeanne partie, Cerise descendit, gagna le boulevard et ensuite la rue Bourbon-Villeneuve.

 

La mère de Léon Rolland, vieille femme presque sexagénaire, habitait avec son fils un petit logement au quatrième étage, dont les croisées donnaient sur la cour.

 

Léon, qui était venu à Paris dix années auparavant faire son apprentissage, y avait fait venir la bonne femme lorsque, devenu excellent ouvrier, il avait pu gagner six francs par jour.

 

La vieille mère avait donc quitté son village, après avoir affermé son petit bien à ses voisins, et elle avait rejoint son unique enfant, qui réunissait toutes ses affections.

 

Mais la paysanne était demeurée paysanne ; elle avait conservé son bonnet blanc à large bavolet, ses robes de grosse laine, ses bas bleus et ses sabots ; et, hiver ou été, par le givre ou le grand soleil, la mère Marion, c’était son nom, ne serait pas sortie sans son parapluie.

 

Elle appelait Cerise mademoiselle, attendu que la jeune fille avait les mains blanches et portait des bonnets à rubans et des petits souliers, et elle trouvait que son fils ressemblait quasiment à un monsieur, lorsque, le dimanche, il endossait cette redingote à jupe un peu longue et à manches étroites, qui est, pour l’ouvrier, le vêtement de cérémonie et des jours fériés.

 

Lorsque Cerise arriva, la mère Marion était vêtue de ses habits du dimanche et prête à partir.

 

– Bonjour, mam’selle, dit-elle à Cerise ; Léon m’a bien promis qu’il serait ici à cinq heures, et vous savez qu’il est toujours exact.

 

– Oui, bonne mère, répondit Cerise rougissante et mettant un baiser au front de la vieille femme.

 

Et tandis que la fleuriste s’asseyait et se débarrassait de son châle, on entendit des pas d’hommes dans l’escalier, une voix mâle et joyeuse qui chantait un refrain populaire.

 

– C’est Léon, dit Cerise, dont le cœur se prit à battre, mais il n’est pas seul.

 

La porte s’ouvrit et les deux femmes virent entrer l’ébéniste, et, derrière lui, le malingre et chétif personnage que Cerise avait rencontré la veille et qu’on appelait Guignon.

 

Le pauvre garçon semblait vouloir justifier son nom jusqu’au bout. Un large bandeau lui couvrait l’œil droit et arracha à Cerise un geste d’étonnement.

 

– Ah ! voilà, répondit-il en riant, on ne s’appelle pas Guignon pour rien, mam’selle. Je suis bien nommé…

 

– Qu’avez-vous-vous donc, mon Dieu ?

 

– Ma foi c’est tout une histoire, allez. Figurez-vous qu’hier soir, comme je revenais de rendre mon ouvrage, j’ai passé dans la rue Guérin-Boisseau, une rue noire où on vous assassinerait que vous ne sauriez pas à qui vous avez eu affaire. Un homme a passé près de moi et m’a donné un grand coup de coude ; je l’ai appelé butor, et il m’a poché l’œil en me disant : « Voilà pour te faire joli garçon ! » Et tandis que je roulais étourdi dans le ruisseau, il s’est sauvé sans me donner seulement son nom et son adresse. J’en ai pour quinze jours au moins.

 

– Pauvre monsieur Guignon, murmura Cerise avec compassion.

 

– Oh ! répondit le pauvre diable, ce qui me contrarie le plus dans tout cela, c’est que je ne pourrai pas aller dîner avec vous aujourd’hui.

 

– Pourquoi ?

 

– Dame ! avec une tête ainsi ficelée, mam’selle, vaut mieux rester chez soi. Je venais vous faire mes excuses.

 

– T’es bête ! dit Léon, qui venait d’embrasser sa mère, un mauvais œil n’empêche pas de dîner.

 

– Oui, mais tout le monde vous regarde. C’est vexant.

 

– Monsieur Léon, dit Cerise, mademoiselle Jeanne a bien voulu consentir à nous accompagner. Nous passerons la prendre, n’est-ce pas ?

 

– Tiens ! répondit Léon, ça se trouve drôlement, tout de même. J’ai un camarade d’atelier, un bon garçon, qu’on appelle Colar, qui m’a donné rendez-vous ici et nous accompagnera.

 

Au nom de Colar, Guignon fit une grimace significative, mais Léon n’y prit garde et poursuivit :

 

– C’est un garçon très bien, ce Colar. Il a été sous-officier, et il a de bonnes manières. Il est très gai ; il nous amusera.

 

Comme Léon achevait, on frappa à la porte du modeste logis, et Colar se présenta. Le lieutenant du capitaine Williams était mis avec une certaine recherche de mauvais goût qui déplut à Cerise au premier coup d’œil, et il salua d’un ton cavalier qui acheva de mécontenter la jeune fille.

 

– Mon cher ami, dit Colar d’un air dégagé et s’adressant à Léon, je ne dîne pas avec vous. J’ai reçu, il y a une heure, la visite de mon vieux (mon père), qui me tombe de son village sur le dos, et je viens vous faire mes excuses.

 

Cerise laissa échapper un sourire de satisfaction, tout en examinant toujours avec une scrupuleuse attention le nouveau venu, qu’il lui semblait avoir déjà rencontré quelque part, et se souvenant vaguement peut-être d’avoir été suivie par lui dans la rue.

 

– Comment ! sur deux amis, pas un ne vient ! exclama Léon, mécontent.

 

– J’ai l’œil poché, dit Guignon, qui salua et sortit sur-le-champ.

 

– Mon vieux m’attend, ajouta Colar ; au revoir !

 

Et Colar sortit à son tour, gagna la rue et se jeta dans un fiacre qui stationnait sur la place du Caire, et dans lequel se trouvaient deux hommes en blouse.

 

– Changeons de costume ! murmura-t-il en se dépouillant de sa redingote et la remplaçant sur-le-champ par un bourgeron bleu, en même temps qu’il enfonçait sa casquette sur ses yeux. Je ne tiens pas à être reconnu.

 

Et il cria au cocher :

 

– Barrière de Belleville !

 

Tandis que le fiacre roulait et montait dans le faubourg du Temple, Léon Rolland, sa toilette terminée, descendait la rue Bourbon-Villeneuve jusqu’au boulevard, en compagnie de sa mère et de Cerise ; puis, là, il faisait monter les deux femmes dans une voiture de place et les conduisait rue Meslay, à la porte de mademoiselle Jeanne de Balder.

 

L’orpheline était prête à partir.

 

– À Belleville ! dit Léon Rolland au cocher, vous vous arrêterez devant le restaurant des Vendanges de Bourgogne.

 

– Non, dit Cerise, arrêtez-vous à la barrière, nous monterons bien à pied la rue de Paris. Il n’y a pas de petites économies. Hors barrières, l’heure de fiacre se paye cinquante centimes de plus.

 

X

LE SERRURIER


Tandis que Léon Rolland, sa mère et les deux jeunes filles descendaient du modeste fiacre à la barrière de Belleville et gravissaient à pied la montée de la rue de Paris pour gagner le restaurant des Vendanges de Bourgogne, trois hommes postés derrière le bâtiment de l’octroi, à une certaine distance, les considéraient avec attention.

 

L’un d’eux, vêtu d’une blouse bleue et sa casquette enfoncée jusqu’aux yeux, comme s’il eût voulu cacher soigneusement son visage, disait à mi-voix :

 

– Tu vois bien, Nicolo, et toi, le serrurier, tu vois bien ce grand dadais qui monte la rue avec ces trois femmes au bras ?

 

– Oui, répondirent Nicolo et le serrurier.

 

– Eh bien, c’est notre homme, dit Colar ; car c’était lui qui s’était ainsi embusqué sur le passage de Léon Rolland.

 

– Suffit ! murmura Nicolo, espèce d’hercule trapu qui eût assommé un bœuf d’un coup de poing.

 

– Bon ! dit le serrurier, j’ai ma leçon faite.

 

– T’en souviens-tu bien ?

 

– Parbleu ! nous nous mettrons dans la même salle qu’eux ; puis, j’aurai l’air de l’apercevoir, je pousserai un cri d’étonnement et j’irai lui donner la main. Et comme il sera étonné à son tour et dira qu’il ne me connaît pas, je lui répondrai : « De quoi ! de quoi ! tu fais le fier avec les amis ? tu es pourtant bien Léon Rolland, ouvrier ébéniste, et tu as une bonne amie qu’on nomme Pauline, à preuve que t’as deux enfants… »

 

– Parfait, murmura Colar.

 

– Ça fait que s’il se fâche, j’ajouterai : « Pauline, une grande blonde qui est passementière et qui demeure rue Vieille-du-Temple. »

 

– Très bien ! très bien !

 

– Alors, s’il me traite de menteur, je lui allonge un coup de poing…

 

– Et moi, dit tranquillement Nicolo, je l’assomme en cinq minutes.

 

– Bravo ! mes drôles, allons, à l’œuvre !… j’attendrai dans le voisinage.

 

Et Colar s’en alla, tandis que les deux bandits se mettaient à suivre de loin Léon Rolland.

 

Mais ni eux ni Colar n’avaient aperçu ou du moins remarqué un homme en blouse comme eux, assis sur un banc du bâtiment de l’octroi, fumant tranquillement une pipe et leur tournant le dos avec l’indifférence d’un honnête ouvrier qui ne s’occupe de personne.

 

Cet homme se leva alors, et il suivit le serrurier et Nicolo, absolument comme ceux-ci suivaient Léon Rolland.

 

C’était un grand garçon de trente à trente-cinq ans, brun, les épaules larges, et dont les mouvements et la démarche trahissaient une vigueur herculéenne. Malgré son costume, qui était celui d’un ouvrier, il avait les mains aristocratiques et blanches, et si l’on eût regardé de bien près, on aurait pu remarquer sous sa blouse une fine chemise de batiste qui eût attesté sur-le-champ que la blouse était un déguisement.

 

– Je crois, Dieu me pardonne ! murmura-t-il en se mettant en route, que je vais pouvoir empêcher une mauvaise action. La mine de ces deux drôles que j’ai rencontrés tout à l’heure m’a étrangement impressionné. Attendez, mes amis, acheva-t-il avec un demi-sourire, vous n’avez pas encore achevé votre besogne… Soyez tranquilles, Armand de Kergaz a le coup de poing aussi lourd que vous, et, de plus, il sait un peu de cette science redoutable qu’on appelle le chausson.

 

Et Armand, car c’était lui, l’homme de bien infatigable, à qui tous les déguisements étaient bons pour semer à travers Paris son or et prodiguer les élans de son noble cœur, continua à suivre les deux bandits.

 

Cependant Léon et les trois femmes auxquelles il servait de cavalier avaient atteint l’entrée des Vendanges de Bourgogne.

 

Ce restaurant, aujourd’hui disparu, se trouvait situé tout près de l’église de Belleville, et il était, le dimanche, le rendez-vous des petits bourgeois et des honnêtes ouvriers du faubourg du Temple et des quartiers environnants.

 

Tandis que dans les cabarets voisins on buvait du vin bleu en se querellant, aux Vendanges de Bourgogne, il n’y avait jamais ni bruit, ni tapage, ni disputes. On eût dit une succursale du paisible café Turc, ce club des bourgeois du Marais. Léon Rolland fit traverser aux jeunes filles et à sa mère la salle du rez-de-chaussée, où il n’y avait encore que peu de monde, et les conduisit au premier étage, où se trouvait un petit salon garni de trois tables, l’une ronde, placée devant la fenêtre et pouvant supporter six couverts, les deux autres dressées à gauche et à droite de la porte, et ne pouvant offrir de place qu’à deux convives, chacune.

 

Les murs de cette petite salle, qui prenait pompeusement sur les vitres du rez-de-chaussée le nom de Salon de société, étaient couverts d’un papier verdâtre à rosaces jaunes, et ornés de quelques lithographies enluminées et encadrées en bois noir qui représentaient Waterloo, la bataille d’Austerlitz et le siège de Constantine.

 

Sur la cheminée, une pendule à colonnes d’assez mauvais goût était symétriquement accompagnée des traditionnels vases de porcelaine dorée qui forment l’invariable assortiment de ces sortes de produits.

 

Léon prit possession de la table ronde ; il plaça Jeanne à la droite de sa mère, Cerise à sa gauche, et lui-même s’assit à côté de la jeune ouvrière.

 

Trois minutes après, Nicolo et le serrurier entrèrent, saluèrent et s’assirent.

 

Le garçon de restaurant, qui était peu habitué, le dimanche surtout, à voir des gens en blouse monter au premier, laissa un moment Léon, qui lui donnait des ordres, pour s’approcher des nouveaux venus :

 

– Est-ce que vous voulez dîner, ou simplement boire un litre ? demanda-t-il.

 

– Nous voulons dîner, répondit Nicolo.

 

– Voulez-vous descendre dans la salle du rez-de-chaussée ?

 

– Non, dit le serrurier, nous sommes très bien ici.

 

Et il s’installa, jetant un regard à l’ouvrier ébéniste qui lui tournait le dos en ce moment, mais qui avait laissé échapper un petit mouvement d’épaules qui trahissait son mécontentement de voir le petit salon ainsi envahi par des gens de mauvaise mine, surtout en présence de mademoiselle Jeanne.

 

Le serrurier et Nicolo avaient à peine témoigné leur volonté formelle de dîner au premier, qu’un nouveau personnage apparut sur le seuil de la salle.

 

C’était Armand.

 

Il salua poliment et s’assit tout seul à la table de gauche, de façon qu’il se trouvât placé en face de Léon Rolland et des trois femmes, et à trois pas de distance des deux misérables envoyés par Colar.

 

Armand demanda à dîner et commença par regarder fixement le serrurier et Nicolo. Ceux-ci, comme tous les gens qui s’apprêtent à commettre une mauvaise action et craignent d’être dérangés, ceux-ci, disons-nous, échangèrent un coup d’œil de vif mécontentement.

 

– Que veut-il, celui-là ? murmura Nicolo à voix basse.

 

– Il a l’air solide,… répondit le serrurier.

 

– Pourquoi donc qu’il me regarde ?… Je te vas lui pocher un œil, moi, continua Nicolo.

 

– Hum ! fit le serrurier, il a des épaules…

 

En ce moment, Léon Rolland tourna la tête et aperçut Armand.

 

La physionomie ouverte, noble et franche du jeune homme détruisit aussitôt chez l’ouvrier l’impression désagréable que venait de produire sur lui l’entrée des deux bandits.

 

– Tiens, s’écria le serrurier, c’est toi ?… Bonjour, camaro !…

 

Léon le regarda étonné.

 

– Est-ce à moi que vous parlez ? demanda-t-il.

 

– Parbleu ! répondit le serrurier.

 

– Je crois que vous vous trompez…

 

– Moi, je suis sûr du contraire, répondit le serrurier. Vous vous nommez Léon.

 

– C’est vrai.

 

– Léon Rolland, ouvrier ébéniste…

 

– C’est encore vrai ; mais je ne vous ai jamais vu.

 

– Bah ! fit le serrurier d’un ton insolent ; nous sommes donc fier avec les camarades, parce que nous avons du sexe avec nous ?

 

– Monsieur ! s’écria Léon indigné, je crois que vous insultez ma mère…

 

– Et même… continua le serrurier, tu as une bonne amie…

 

Le serrurier n’acheva pas, car les deux mains d’Armand, qui s’était levé brusquement, s’arrondirent autour de son cou et le pressèrent comme dans un étau.

 

– Lâche ! lui dit M. de Kergaz, tu as compté sans moi pour venir insulter des femmes…

 

– À moi ! Nicolo, hurla le serrurier d’une voix étranglée.

 

Nicolo, un moment stupéfait de la brusque intervention d’Armand, s’était déjà armé d’un couteau qu’il avait pris sur la table, et, le brandissant, il allait se précipiter sur M. de Kergaz, sous la rude étreinte duquel le serrurier, à demi asphyxié, fléchissait en roulant des yeux hagards. Mais une des mains d’Armand abandonna ce dernier, qu’une seule fut assez forte pour maintenir, et l’autre se trouva sur-le-champ et comme par miracle armée d’un pistolet à deux coups, dont le canon fit reculer Nicolo.

 

Tout cela s’était passé si rapidement et d’une façon si bizarre, que Léon, la paysanne et les deux jeunes filles en étaient encore frappés de stupeur.

 

L’ouvrier s’était levé à demi, les jeunes filles étaient pâles et tremblantes et attachaient un œil éperdu sur Armand, qui maintenait ses deux adversaires à distance.

 

La vue d’une arme à feu n’intimide que médiocrement l’homme réellement brave et loyal, mais elle fait toujours trembler le bandit, le lâche habitué à se servir du couteau ou du poignard, le misérable qui ne devient courageux que pour le vol ou la rapine. Le pistolet d’Armand produisit donc un effet de vraie terreur sur le saltimbanque, l’hercule forain habitué à avaler des lames de sabre, et il recula jusqu’au mur.

 

En même temps, Armand jetait rudement le serrurier à dix pas de lui, et leur disait :

 

– Maintenant, mes drôles, si vous ne vous tenez pas tranquilles et avez le malheur de m’interrompre, je vous casse la tête à tous deux.

 

Le ton de M. de Kergaz était froid et impérieux à la fois, et la résolution qui brillait dans son regard était si nette, que Nicolo et le serrurier demeurèrent quelques instants domptés et pour ainsi dire fascinés.

 

– Monsieur, dit alors Armand à Léon, vous avez sans doute un ennemi aussi acharné que lâche, car il a ameuté ces deux misérables contre vous, et ils ne sont venus ici que dans l’intention de vous faire un mauvais parti.

 

– Monsieur,… balbutia l’ébéniste au comble de l’étonnement.

 

Et tandis que, stupéfaits eux-mêmes, les deux drôles regardaient Armand d’un air hébété, celui-ci raconta brièvement à l’ouvrier ébéniste la conversation qu’il avait surprise entre Colar, Nicolo et le serrurier.

 

– Voilà qui est bizarre, murmura Léon, qui ne se savait pas d’ennemis et demeurait convaincu, plus il regardait les deux bandits, de ne les avoir jamais rencontrés.

 

– À présent, acheva Armand en leur montrant la porte, si vous ne voulez avoir affaire à moi, sortez !

 

Et l’accent de cet homme était si dominateur, que les deux drôles sortirent, mais en murmurant d’un ton de menace :

 

– Nous nous reverrons… canaille !

 

Nicolo et le serrurier partis, les trois femmes qui venaient d’assister à cette scène, aussi émouvante qu’imprévue, commencèrent à respirer, et Jeanne, qui était la plus tremblante, se remit peu à peu de son émotion.

 

En même temps, Léon courut à Armand les mains tendues, et se trompant à son costume, il lui dit :

 

– Camarade, vous êtes un brave cœur, et mon amitié vous appartient à la vie, à la mort.

 

– Merci, répondit Armand, qui, depuis quelques secondes, regardait avec attention le visage pâle, un peu souffrant, mais si noblement beau, de Jeanne.

 

– Et, tenez, continua l’ébéniste, avec cette naïve et franche expansion du peuple honnête, si vous voulez nous faire plaisir et nous donner le temps de vous remercier, ne soyez pas fier, dînez avec nous.

 

Armand tressaillit, hésita, et il eût refusé, si l’œil de Jeanne n’eût semblé lui dire :

 

– Ne nous refusez pas, monsieur.

 

– Soit, dit-il en saluant de nouveau la mère de Léon et les deux jeunes filles, j’accepte.

 

Cependant, Nicolo et le serrurier avaient rejoint Colar dans un cabaret du boulevard extérieur.

 

– Flambés ! dit le serrurier en abordant l’âme damnée du capitaine Williams.

 

– Vous l’avez assommé ? interrogea Colar, joyeux et se méprenant au sens du mot flambé.

 

– Ah ! bien oui, c’est-à-dire que nous avons été rossés, mais rossés d’importance.

 

– Par Léon ?… Deux hommes contre un seul !

 

– Léon ? Allons donc ! il n’a seulement pas bougé.

 

– Eh bien ! alors ?…

 

– Le diable s’en est mêlé, voyez-vous.

 

– Le diable ! fit Colar impatienté, connais pas.

 

– Ou un homme qui lui ressemble… Il m’a presque étranglé…

 

– Et moi, ajouta Nicolo, il a voulu me brûler la cervelle.

 

Et Nicolo, qui avait le don de la parole, raconta succinctement à Colar de quelle façon Armand était intervenu.

 

– Et vous avez lâché pied, imbéciles ! s’écria Colar avec colère.

 

– Vous en eussiez fait autant, à notre place.

 

– Mais quel est cet homme ?

 

– Je ne sais pas, dit Nicolo.

 

– Ni moi, murmura le serrurier. C’est le diable !

 

– Corbleu ! s’écria Colar, je le saurai, moi.

 

Et il s’installa derrière le volet d’une fenêtre du premier étage et darda un regard ardent sur la rue, disant à Nicolo :

 

– Tu le reconnaîtrais bien, n’est-ce pas ?

 

– Parbleu ! entre mille…

 

– Alors, attendons.

 

Ils attendirent une heure, enveloppant d’un coup d’œil investigateur tout homme qui descendait la rue de Paris pour franchir la barrière ; puis, tout à coup, le serrurier poussa un cri étouffé :

 

– Le voilà ! dit-il.

 

Et Colar vit Armand de Kergaz, qu’il reconnut malgré son déguisement, traverser le boulevard en donnant le bras à Jeanne de Balder, que suivaient Cerise, Léon et sa mère.

 

– Sang de Dieu ! exclama-t-il en se précipitant au dehors, nous sommes propres… c’est Armand !

 

XI

LE BAL


Colar laissa ses deux acolytes encore stupéfaits de son exclamation, se jeta dans un fiacre, et dit au cocher :

 

– Cent sous de pourboire, si tu vas rue Saint-Lazare, n° 75, en une demi-heure.

 

L’automédon à livrée crasseuse enveloppa ses deux rosses d’un homérique coup de fouet, et partit avec la rapidité de l’éclair.

 

– Pourvu que je trouve le capitaine… pensait Colar.

 

Et l’émotion du lieutenant était si grande, qu’il parlait tout haut dans son fiacre, mêlant les noms de Williams, d’Armand et de Cerise aux mots d’héritage et de séduction.

 

Si on eût entendu et vu gesticuler le digne vaurien, on eût juré qu’il était fou. Le cocher fit merveille, et ne mit guère que trente-cinq à quarante minutes pour franchir les six kilomètres qui séparent la barrière de Belleville de la rue Saint-Lazare.

 

Au moment où le fiacre s’arrêtait devant l’hôtel occupé par le capitaine Williams, celui-ci se faisait ouvrir la porte cochère et sortait en tilbury.

 

Mais Colar se montra, sortit précipitamment du fiacre et lui dit :

 

– Capitaine, il faut rentrer.

 

– Plaît-il ? fit Andréa un peu contrarié.

 

– Il le faut, dit Colar du ton convaincu de l’homme qui sait l’importance de la nouvelle qu’il apporte.

 

Le capitaine comprit, au visage bouleversé de Colar, qu’il s’agissait des intérêts les plus graves, et, jetant la bride à son groom, il lui ordonna de ranger le tilbury devant la porte, une roue dans le ruisseau, et d’attendre.

 

– Viens, dit-il à Colar.

 

Colar jeta cinq francs à son cocher et suivit Andréa, qui traversa rapidement la cour et le jardin, ouvrit la porte du pavillon, et fit entrer son lieutenant dans un petit salon du rez-de-chaussée.

 

– De quoi s’agit-il ? lui dit-il alors.

 

– Il s’agit, répondit Colar, d’un événement qui peut tout compromettre.

 

– Qu’entends-tu par tout ? demanda froidement le capitaine.

 

– L’héritage, répondit laconiquement Colar.

 

Andréa fit un mouvement d’étonnement mêlé d’effroi. Colar poursuivit.

 

– Armand est sur la trace.

 

– Sang-Dieu ! s’écria le capitaine, qui devint livide de colère et frappa du poing sur une table. Il veut donc que je l’assassine.

 

Et dans l’œil de celui qui s’était nommé Andréa brilla alors un de ces regards terribles qui eussent fait frissonner quiconque aurait porté le plus banal intérêt à M. de Kergaz.

 

– Voyons, capitaine, dit froidement Colar, ne cassez rien, et écoutez-moi.

 

Colar raconta alors la scène de Belleville succinctement, mais dans tous ses détails, puis il ajouta :

 

– Vous comprenez très bien que Léon Rolland et Cerise connaissent Fernand Rocher et Armand en même temps, il faut un rien, un mot échappé, un mot jeté au vent pour mettre cet homme du diable, qui fait le bien avec autant de génie qu’il en faut pour faire le mal, sur la trace de l’héritage ; alors nous sommes perdus.

 

– C’est mon avis, dit froidement Andréa.

 

– Comment ! c’est ainsi que vous le prenez ?…

 

Le capitaine Williams avait reconquis tout son sang-froid, et sa merveilleuse lucidité d’esprit habituelle était accourue à l’aide de son infernal génie.

 

– Mon cher lieutenant, dit-il avec calme, et laissant glisser sur ses lèvres un dédaigneux sourire, je vous croyais plus fort que vous n’êtes.

 

– Moi ? balbutia Colar, ahuri de cette tranquillité.

 

– Sans doute. Vous perdez la tête dès le début… Armand est l’exécuteur testamentaire du bonhomme Kermarouet ; nous, nous sommes les loups qui flairent la proie et veulent se l’approprier. Donc, nous aurions dû prévoir la lutte presque inévitable entre le dragon qui garde et les voleurs qui veulent dérober le trésor.

 

– C’est vrai, murmura Colar.

 

– Ceci posé, dit froidement Williams, il faut accepter la lutte et envisager la situation avec le sang-froid d’un général du génie, faire des levées de terrain et étudier le champ où se livrera la bataille.

 

– Eh bien ? demanda Colar, qui retrouva son calme en présence du calme superbe de son chef.

 

– Voici, dit le capitaine : tu dis qu’Armand a fait connaissance de Léon Rolland ?

 

– Oui.

 

– Lequel Rolland connaît Fernand Rocher ?

 

– Oui.

 

– Mais Fernand et Armand ne se connaissent pas encore ?

 

– C’est probable.

 

– Eh bien ! nous allons supprimer l’intermédiaire, dit froidement le capitaine.

 

– Comment ?

 

– Bah ! j’aurai trouvé le moyen d’ici à ce soir.

 

– Mais Cerise, observa Colar, si Léon disparaît… elle ira trouver Armand.

 

– On supprimera Cerise.

 

– Oh ! oh ! s’écria Colar, y songez-vous ?

 

– C’est-à-dire qu’on priera M. de Beaupréau de veiller sur elle.

 

– Et après ?

 

– Après, dit tranquillement Williams, si tu as toujours du goût pour cette petite… on verra.

 

– Mais Fernand ? Fernand, que connaissent peut-être les amis de Léon Rolland, et à qui ils s’adresseront, par la raison toute simple qu’il est employé au ministère, ce qui, aux yeux des ouvriers, est une haute position ?…

 

– Oh ! répondit Williams avec l’indifférence d’un juge corrompu qui prononce une sentence arbitraire, celui-là ne nous gênera plus demain soir… sois tranquille.

 

– Ma foi, capitaine, murmura Colar avec admiration, vous êtes un homme de génie.

 

Williams ne daigna point répondre au compliment de son acolyte, et il ajouta :

 

– T’es-tu occupé de mon hôtel ?

 

– Oui, j’ai presque retenu, rue Beaujon, à deux pas des Champs-Élysées, un petit hôtel charmant, un rez-de-chaussée et un premier étage… une écurie pour cinq chevaux.

 

– Je verrai cela demain matin ; car, ajouta Williams, mon futur beau-père, dont je dois faire la connaissance ce soir, au bal du ministère des affaires étrangères, ne doit point me voir logé dans ce taudis.

 

– Ah ! demanda Colar, vous verrez le Beaupréau ce soir ?

 

– Oui, lui, sa femme et sa fille.

 

Williams se leva, et congédia Colar.

 

– Je vais chez Baccarat, dit-il. Tu reviendras ici dans la soirée, et tu m’attendras, à quelque heure de la nuit que je puisse rentrer.

 

Le capitaine remonta dans son tilbury, aussi calme, aussi tranquille qu’il était tout à l’heure lorsqu’il avait rencontré Colar, et il gravit la rue Blanche au grand trot de son cheval anglais.

 

À la vue du tilbury, la femme de chambre de la courtisane, qui se trouvait par hasard dans la cour, rentra précipitamment.

 

– Madame ! madame ! dit-elle à Baccarat, encore l’Anglais ! Est-ce que vous allez le recevoir deux fois par jour, maintenant ?… Il me fait peur.

 

– Fanny, répondit Baccarat d’un ton sec, vous êtes une sotte !… Faites entrer le baronnet sir Williams au salon.

 

Au moment où Fanny lui apportait la nouvelle de la brusque arrivée de sir Williams, Baccarat s’habillait.

 

Le mystérieux entretien qu’elle avait eu avec Williams avait rendu à Baccarat ce calme superbe qui fera éternellement le triomphe et la force de la courtisane.

 

Maîtresse d’elle-même, la sœur de Cerise redevenait la femme de marbre qui se laissait désirer toujours sans se livrer jamais entièrement, et procédait à sa toilette avec le tact d’un général ordonnant un plan de bataille.

 

Williams attendit au moins dix minutes au salon, et cette attente fut loin de lui déplaire.

 

– Elle est redevenue forte, pensa-t-il, c’est bon signe.

 

Baccarat lui apparut dans une toilette charmante d’intérieur, – en robe de chambre de velours bleu de ciel décolletée, les bras demi nus et entourés de manches en dentelle noire, – ses beaux cheveux blonds emmêlés de bluets pour toute parure.

 

Elle salua Williams d’un « Bonjour, cher ! » prononcé du bout des lèvres, qui sentait son aristocratie du vice, et elle lui indiqua une place auprès d’elle sur un canapé, avec un geste de duchesse à paniers, poudrée à la maréchale.

 

– Ma belle amie, dit sir Williams, assez de pose comme cela, et causons.

 

– Je ne pose pas, répondit Baccarat, je reviens à mon naturel.

 

– Soit, causons.

 

– De quoi s’agit-il encore ?

 

– Voici, répondit Williams. Ce matin, vous étiez pâle, agitée ; ce soir, vous êtes calme et superbe…

 

– Après ? fit Baccarat avec impatience.

 

– Ce matin, vous aimiez Fernand avec le désespoir de la femme qui voit lui échapper celui que son cœur a rêvé et choisi ; ce soir, vous l’aimez avec la tranquillité d’âme de la femme assurée d’être aimée tôt ou tard.

 

– Peut-être… murmura Baccarat.

 

– Vous comptez, reprit sir Williams, sur la visite de M. de Beaupréau pour demain ?

 

– Sans doute, fit Baccarat inquiète ; est-ce qu’il ne viendrait pas ?

 

– Il viendra.

 

– Eh bien ! alors ?

 

– Alors, ma chère, je vous apporte le meilleur des prétextes à lui fournir pour éconduire Fernand de chez lui, et le perdre sans retour dans l’esprit de mademoiselle Hermine de Beaupréau.

 

Un éclair de joie infernale brilla dans les yeux de la courtisane.

 

– Vrai ? s’écria-t-elle.

 

– Mais, dit froidement Williams, il sera ici à vos genoux, tenant vos mains dans les siennes, dans quarante-huit heures…

 

Williams n’acheva pas ; Baccarat était déjà à demi folle de joie.

 

– Que faut-il donc faire ? demanda-t-elle.

 

– Mettez-vous devant cette table, prenez une plume, et écrivez sous ma dictée.

 

Baccarat obéit, et le capitaine dicta :

 

« Mon Fernand bien-aimé,

 

« Voici quatre jours, grands comme quatre siècles, que ta petite Nini t’attend…

 

– Mais, dit Baccarat s’interrompant brusquement, que me faites-vous donc écrire là ?

 

– Écrivez, chère amie, répondit le capitaine d’un ton sec.

 

– Mais je ne comprends pas…

 

– C’est inutile, écrivez toujours.

 

Baccarat courba le front sous cette volonté calme et froide, et reprit la plume.

 

« Quatre siècles, mon ange adoré, continua le baronnet, dictant toujours ; car, tu le sais bien, ta petite Baccarat ne vit que pour toi, comme vous ne viviez que pour elle, méchant ! avant d’avoir des projets… sérieux. Voilà bien les hommes ! Ils doivent vous aimer toujours, – toujours ne leur paraît même pas assez long, – et puis, un soir, ils rencontrent une poupée de fille honnête, comme ils disent, une petite chipie à bras rouges et à sourire niais, dont les épaules ont des salières, et parce qu’elle a deux cent mille francs de dot, les voilà qui s’embarquent sur le sentiment et veulent se marier…

 

« Dis donc, Fernand, je suppose que, lorsque tu auras fait le grand saut, tu trouveras bien un petit moyen pour me présenter chez ta femme ; d’autant que d’O… veut m’épouser… un de plus, par avance ! et je serai une femme honnête, moi aussi.

 

« Parole d’honneur, mon chéri, je vais m’amuser à ton mariage ; car j’irai, sois-en bien sûr… Ça sera drôle de voir mon fol amant, avec son habit noir et une cravate blanche, donner le bras à madame Rocher déguisée en oranger.

 

« Ah ! çà, vilain monstre, vous n’êtes pas marié encore, j’imagine, et il me semble que vous me négligez un peu… D’ailleurs, vous m’avez juré que votre légitime, que vous n’aimiez pas, ne vous empêcherait point d’aller voir, et tous les jours encore, votre vraie petite femme, la Baccarat de votre cœur, qui t’aime toujours et t’aimera longtemps, chéri…

 

« Je suis jalouse, vois-tu, et si, ce soir même, tu n’es pas ici, à mes genoux, je vais faire une scène à ta future.

 

« Mes lèvres sur tes lèvres, et ma main dans les tiennes.

 

« Baccarat. »

 

Quand elle eut écrit cette lettre étrange, la courtisane regarda le baronnet avec la stupéfaction de ceux qui servent d’instrument et accomplissent une besogne mystérieuse qu’ils ne comprennent pas.

 

– Comment ! dit Williams en souriant, vous ne devinez pas, ma chère ?

 

– Mais non, répondit franchement Baccarat, et je commence à me croire bête…

 

– Hum ! murmura le baronnet avec impertinence, ce serait le cas de dire : On ne sait pas… On n’a jamais pu savoir. Mettez l’adresse, ajouta-t-il.

 

À M. Fernand Rocher, rue des Marais.

 

Baccarat écrivit l’adresse, et Williams lui fit ajouter ce post-scriptum :

 

« Fanny te porte ma lettre. Tâche d’être sage, et ne lui fais pas, je te prie, des yeux en coulisse. Je ne veux pas croire encore, bien qu’on me l’ait affirmé, que vous soupiriez pour ma femme de chambre. Oh ! les hommes ! »

 

– Maintenant, ma chère, reprit sir Williams, vous ne comprenez pas qu’un soir, demain, par exemple, cette lettre puisse tomber dans les mains de mademoiselle Hermine de Beaupréau ?

 

– Ah ! exclama Baccarat, dont l’œil étincela soudain, je comprends. Mais… cette lettre… comment l’envoyer ?…

 

– M. de Beaupréau s’en chargera.

 

– Lui ?… Tiens, c’est une idée.

 

– Parbleu ! dit froidement Williams, on ne va pas lui donner Cerise gratis, à cet homme en lunettes bleues.

 

– C’est vrai, murmura Baccarat, à qui un dernier remords fit baisser la tête.

 

– Or, poursuivit Williams, il peut se faire que M. Fernand Rocher dîne demain soir chez son chef de bureau. M. Rocher parti, la lettre se trouve par hasard sur un meuble ou sur un tapis ; on l’ouvre, on la lit…

 

– Je devine, interrompit Baccarat.

 

– Et, acheva Williams, Fernand Rocher est un homme à jamais perdu dans l’esprit de mademoiselle Hermine et de sa mère.

 

– Ah ! s’écria Baccarat, voilà qui est bien trouvé. Mais le Beaupréau consentira-t-il ?

 

– Parbleu ! puisqu’il aime Cerise.

 

– C’est juste, murmura la courtisane, qui, une fois encore, baissa humblement le front.

 

Williams se leva.

 

– Ma chère amie, dit-il, je vais dans le monde ce soir, et il faut que je rentre chez moi pour m’habiller.

 

– Où allez-vous, sans indiscrétion ?

 

– Au bal du ministère des affaires étrangères, où je rencontrerai inévitablement notre chef de bureau.

 

– Je ne le verrai donc pas ce soir ?

 

– Non, très probablement ; mais je donnerais ma tête à couper que vous aurez sa visite dès demain matin.

 

– Alors, que ferai-je ? demanda Baccarat.

 

– Vous lui montrerez la lettre que vous venez d’écrire.

 

– Bien ; et après ?

 

– Après, vous lui direz que vous aimez Fernand, et que si Fernand épouse sa fille, lui, Beaupréau, peut renoncer à revoir jamais votre sœur Cerise. Puis vous lui remettrez cette lettre, en lui disant : « Arrangez-vous pour que votre fille la lise, qu’elle écrive deux lignes de rupture à son fiancé, et rapportez-les-moi. Je vous dirai alors où vous pourrez trouver ma sœur. »

 

– Et vous croyez qu’il consentira ?…

 

– À tout, j’en suis sûr. Je vous verrai demain, et nous aviserons alors. Au revoir !

 

Et sir Williams se leva, baisa galamment la main de Baccarat et sortit.

 

Deux heures plus tard, parmi les nombreux invités que le ministre des affaires étrangères réunissait à son bal, on remarquait un jeune gentleman du nom de sir Williams, baronnet, originaire d’Irlande, disait la chronique, et habitant ordinairement Venise.

 

Le baronnet était un homme d’une élégance parfaite, de manières chevaleresques ; il avait cette beauté un peu triste et rêveuse des fils d’Albion qui courent le monde, poussés par l’ennui.

 

Le baronnet, présenté par l’ambassadeur d’Angleterre, fut à la mode au bout d’une heure dans les salons du ministère ; mille légendes fabuleuses coururent bientôt sur sa fortune, ses excentricités ; le bruit même se répandit qu’il voulait se marier, ce qui encouragea beaucoup de mères à l’accueillir avec un sourire ; mais sir Williams dansa peu : il se mit à la recherche de M. de Beaupréau, se fit présenter à lui par un attaché d’ambassade, puis à la femme et à la fille du chef de bureau, qui prit peu d’attention à lui.

 

Cependant, il obtint d’Hermine la faveur d’une contredanse, lui conta quelques banalités et s’esquiva peu après.

 

– Je n’ai plus rien à faire ici, se dit-il. On m’a vu ; je ne suis plus un inconnu pour le Beaupréau, cela suffit. Plus tard, je ferai connaissance plus ample avec ma future femme.

 

Et sir Williams regagna son pavillon de la rue Saint-Lazare, vers minuit, en se disant :

 

– La petite est jolie ; avec une dot de douze millions, c’est un parti très convenable.

 

XII

LA LETTRE


Trois jours s’étaient écoulés depuis la scène domestique dont l’intérieur de M. de Beaupréau avait été témoin, et à la suite de laquelle le chef de bureau avait consenti au mariage de sa fille d’adoption avec Fernand Rocher.

 

M. de Beaupréau était un de ces hommes qui prennent leur parti de toutes choses, surtout des déceptions d’amour-propre. Le dédain de sa femme, le désintéressement de sa fille, l’abnégation complète de Fernand à l’endroit de la dot, l’avaient humilié outre mesure ; mais la pensée qu’il conserverait intacte la fortune de sa femme, et marierait Hermine sans bourse délier, l’avait promptement consolé, et il avait, dès le lendemain, témoigné à Fernand cette bienveillance ordinaire à l’aide de laquelle il contraignait le jeune homme à travailler à ce grand ouvrage sur la diplomatie dont lui, Beaupréau, attendait des merveilles.

 

Fernand avait vu le chef de bureau se révéler sous son véritable jour, et déjà il le méprisait souverainement ; mais, comme tous les amoureux qui marchent à leur but et tremblent de rencontrer un obstacle, il eut la lâcheté de l’amour, et répondit à l’accueil cordial de son futur beau-père par des protestations de dévouement et de bonne amitié.

 

Or, le lendemain du jour où M. de Beaupréau avait souscrit à toutes les conditions de Baccarat et mis dans sa poche la fameuse lettre dictée par l’infernal Williams, le jeune homme entra dans le bureau de son chef vers onze heures pour affaires de service. M. de Beaupréau donna les signatures que Fernand lui demandait ; puis il lui dit :

 

– À propos, cher enfant, vous savez que ces dames vous attendent à dîner.

 

Fernand tressaillit de joie et remercia M. de Beaupréau.

 

– Tenez, continua celui-ci avec bonhomie, si vous voulez leur offrir votre bras pour aller à ce concert, vous leur ferez plaisir… C’est à deux heures précises, salle Chantereine.

 

Et M. de Beaupréau tendit à Fernand le coupon d’une loge que lui avait envoyé, la veille, un pauvre artiste qui cherchait beaucoup de gloire et un peu d’argent.

 

– Vous avez le temps d’aller déjeuner et de vous habiller. Je vous donne congé jusqu’au dîner, acheva le chef de bureau en souriant ; mais, ce soir, vous me rendrez un petit service, n’est-ce pas ?

 

Le chef de bureau avait pris un air mystérieux et confidentiel qui flatta l’amour-propre du jeune homme.

 

– Monsieur, répondit Fernand, je suis à vos ordres et tout à vous.

 

Un sourire bonhomme et presque naïf se dessina sur les lèvres de M. de Beaupréau.

 

– Écoutez, dit-il, je vais vous avouer un gros péché.

 

Fernand, étonné, le regarda.

 

– Oui, mon cher, poursuivit le chef de bureau d’un ton dégagé, tel que vous me voyez, avec mon front chauve, mes lunettes et mon abdomen volumineux, je me sens très jeune encore ; si jeune, que… je suis amoureux…

 

– Vous ! exclama le jeune homme, qui ne put réprimer un geste de surprise.

 

– Chut ! murmura M. de Beaupréau en souriant ; oui, mon cher, je suis amoureux… comme à vingt ans… N’allez pas me trahir, au moins !

 

– Ah ! monsieur…

 

– Eh ! ma foi, tant pis ! puisque j’avoue… avouons tout… J’ai une maîtresse… une maîtresse de dix-neuf ans, dont je suis… un peu fou…

 

Fernand, à son tour, se prit à sourire ; puis, comme la jeunesse est toujours un peu railleuse à l’endroit de l’avenir, il demanda :

 

– Et elle ?

 

– Ma foi ! mon jeune ami, fit M. de Beaupréau naïvement, quand on a cinquante ans, il n’y faut pas regarder de trop près ; j’ai la foi, et la foi sauve !

 

– C’est juste.

 

– Or donc, poursuivit M. de Beaupréau, cette petite me prend un peu de mon temps, et, ce soir…

 

– Je comprends, dit Fernand.

 

– Malheureusement, M. de…, notre chef de division, donne une soirée à laquelle je ne puis me dispenser d’aller, à moins que je n’y envoie quelqu’un à ma place.

 

– J’irai, dit Fernand, et je présenterai vos excuses.

 

– Très bien ! Mais ce n’est pas tout : je voudrais encore que ces dames ignorassent cette substitution ; car, à leurs yeux, je dois y aller…

 

– Comment faire ? demanda le jeune homme, qui se souvint de l’invitation à dîner.

 

– Vous prétexterez une soirée de garçons, d’amis, dont l’un quitte Paris et donne un punch d’adieu, et vous réclamerez votre liberté en sortant de table, n’est-ce pas ?

 

– Comme vous voudrez, répondit Fernand.

 

– Puis vous irez mettre une cravate blanche, et vous vous présenterez chez M. de… en mon lieu et place, vers neuf heures au plus tard.

 

– Très bien, monsieur, dit Fernand avec tristesse, en songeant qu’il allait perdre une bonne soirée qu’il comptait passer auprès d’Hermine.

 

Le fiancé de mademoiselle de Beaupréau quitta son bureau vers onze heures et demie, alla modestement déjeuner à vingt-cinq sous, rentra chez lui, où il fit une toilette de ville minutieuse, et se rendit rue Saint-Louis, où la mère et la fille l’accueillirent avec un sourire affectueux et un tendre regard.

 

À cinq heures, madame de Beaupréau, Hermine et Fernand étaient de retour du concert ; à six heures, M. de Beaupréau rentrait et on se mettait à table.

 

Fernand, fidèle à ses devoirs de confident, avait déjà demandé la permission de se retirer de bonne heure. Après le dîner, il passa au salon, où le café était servi, accompagna Hermine au piano, causa dix minutes et prit congé, laissant au coin du feu M. et madame de Beaupréau, entre lesquels régnait désormais une certaine froideur. Hermine s’était mise au piano après avoir reconduit son fiancé jusqu’à la porte du salon et lui avait serré la main.

 

Tout à coup, pendant que Thérèse se baissait pour saisir les pincettes et reconstruire le feu, dont l’édifice embrasé commençait à s’écrouler, tandis que la jeune fille, assise au piano, tournait le dos à la cheminée, M. de Beaupréau laissa furtivement tomber la lettre sur le tapis, à deux pas du grand feu.

 

Madame de Beaupréau, un moment après, reposa les pincettes et leva la tête.

 

Le chef de bureau était plongé dans une somnolente rêverie, les yeux au plafond.

 

Hermine jouait une valse.

 

Madame de Beaupréau aperçut la lettre, fit un mouvement de surprise qui parut arracher son mari à ses méditations, et montrant le papier, elle lui dit :

 

– Cela est à vous, sans doute, monsieur ?

 

Le chef de bureau jeta un regard indifférent sur le tapis, se baissa, ramassa la lettre et jeta les yeux sur la suscription.

 

« À M. Fernand Rocher, » lut-il.

 

À ce nom, Hermine se retourna et ses doigts s’arrêtèrent immobiles sur le clavier.

 

– C’est Fernand, dit tranquillement M. de Beaupréau, qui aura laissé tomber cette lettre.

 

Hermine quitta le piano et s’approcha, dominée par une vague curiosité.

 

– Tiens, fit naïvement le chef de bureau, cette adresse est assez bizarre ; elle porte au bas ces mots : « Par ma femme de chambre. » Oh ! oh !

 

Hermine tressaillit, et une légère rougeur monta à son front.

 

– C’est une écriture de femme, ma foi ! acheva méchamment M. de Beaupréau.

 

De rouge qu’elle était, Hermine devint pâle, et sa mère se leva à demi, comme si elle eût pressenti qu’il y avait un drame tout entier, un drame fatal pour son enfant dans cette lettre décachetée, et que M. de Beaupréau ouvrit fort tranquillement, sans que les deux femmes songeassent à l’en empêcher.

 

M. de Beaupréau parut lire les premières lignes avec une sorte d’indifférence, la curiosité banale d’un beau-père futur qui veut savoir quelles sont les relations épistolaires de son gendre ; puis, tout à coup, il laissa échapper une exclamation de surprise indignée.

 

– Oh ! s’écria-t-il, voilà qui est trop fort, par exemple !

 

Et il approcha de lui un des candélabres de la cheminée, et continua sa lecture.

 

Hermine était devenue immobile et pâle comme une statue, et sa mère, qu’une sinistre appréhension dominait, s’était prise à trembler subitement en regardant M. de Beaupréau, dont le visage paraissait se décomposer à mesure qu’il lisait.

 

Quand il eut fini, le chef de bureau leva les yeux sur sa femme, et lui dit :

 

– Cette lettre, madame, est de mademoiselle Baccarat, une pécheresse à la mode, et elle est adressée à celui dont vous voulez faire votre gendre. Je vous fais mon compliment d’un pareil choix. Tenez, lisez.

 

Et il tendit la lettre à madame de Beaupréau frissonnante.

 

La pauvre mère lut à son tour ces lignes dictées par le vice, écrites par le vice, et dans lesquelles sa fille, son enfant si pure et si chaste, était odieusement insultée ; et comme si la douleur sans nom qui allait frapper son enfant l’eût atteinte elle-même par avance et plus violemment encore, elle jeta un cri et s’évanouit.

 

M. de Beaupréau s’empressa de lui porter secours, sonna, appela et fit grand bruit, bien moins par affection pour elle que dans le but de donner à Hermine le temps de lire à son tour la lettre fatale.

 

La jeune fille, en effet, s’était emparée du fatal papier et le parcourait avec cette avidité fiévreuse qu’on met souvent à apprendre une mauvaise nouvelle.

 

Elle lut jusqu’au bout, immobile, debout auprès de sa mère, à qui M. de Beaupréau faisait respirer des sels et qui commençait à revenir à elle ; puis elle laissa échapper cette lettre où on l’outrageait, cette lettre qui semblait lui révéler sous le jour le plus odieux l’homme qu’elle aimait, et en l’amour de qui elle avait cru.

 

Mademoiselle Hermine de Beaupréau ne jeta pas un cri, ne versa point une seule larme.

 

Immobile et comme foudroyée, elle regarda tour à tour d’un œil sec M. de Beaupréau et sa mère, semblant, par ce regard, attester que sa vie était désormais brisée et que le monde entier lui devenait indifférent.

 

Madame de Beaupréau, qui avait repris ses sens, se leva et courut à sa fille, les bras tendus, les yeux pleins de larmes…

 

Les deux femmes se pressèrent avec effusion, et comme si elles eussent voulu confondre leurs douleurs.

 

Puis, ce premier élan passé, Hermine se retrouva forte, résolue, presque calme, comme doit l’être la femme trahie qui se sent supérieure à la trahison.

 

– Mon père, dit-elle en s’adressant à M. de Beaupréau, et d’une voix ferme et triste, vous prierez M. Rocher, n’est-ce pas, d’oublier nos projets de mariage ?

 

– Oh ! s’écria le chef de bureau, jouant l’indignation la plus profonde, le misérable ! s’il osait revenir ici !

 

– Calmez-vous, mon père, dit fièrement Hermine, M. Rocher ne sera jamais mon époux.

 

La jeune fille se dirigea alors, la tête haute, l’œil fier, vers un guéridon où il y avait de quoi écrire, et elle traça ces quelques lignes :

 

« Monsieur,

 

« Un événement qu’il est inutile de mentionner me force à revenir sur nos projets antérieurs. Je suis décidée à entrer au couvent sous huit jours, et j’espère que vous n’insisterez pas. Vos visites seraient inutiles. »

 

Et elle signa cette lettre et la tendit à M. de Beaupréau avec la fierté d’une reine offensée qui pardonne d’avance un outrage qu’elle ne juge pas pouvoir atteindre.

 

M. de Beaupréau lut avidement cette lettre de congé en bonne forme, et une pensée emplie d’une joie infâme lui vint :

 

– Cerise est à moi, se dit-il.

 

Puis, continuant à jouer l’indignation, il s’écria :

 

– Je la lui remettrai moi-même, cette lettre, et cela ce soir, dans une heure, chez mademoiselle Baccarat, où il doit être déjà, lui qui paraissait si pressé de nous quitter tout à l’heure.

 

Et M. de Beaupréau prit sa canne et son chapeau, et, armé de la lettre d’Hermine, il sortit avant même que sa femme et sa fille eussent dit un mot ou songé à le retenir.

 

À la porte, le chef de bureau se prit à courir avec l’agilité d’un jeune homme, descendit la rue Saint-Louis jusqu’à la place Royale, trouva une voiture, y monta, et dit au cocher :

 

– Rue Moncey, et au galop.

 

Le cocher, voyant un homme en habit bleu et décoré, crut avoir affaire à un pair de France, et fouetta son cheval de telle façon qu’il déposa, au bout de vingt minutes, M. de Beaupréau à la grille du petit hôtel de Baccarat.

 

XIII

FANNY


Tandis que M. de Beaupréau courait chez Baccarat, celle-ci se trouvait de nouveau en tête à tête avec le capitaine Williams.

 

Le baronnet et la courtisane étaient seuls dans un petit boudoir où Baccarat ne recevait que ses plus intimes amis, et dont la situation isolée permettait d’y causer librement, sans crainte d’être entendu même par Fanny, qui avait la coutume d’écouter aux portes.

 

Baccarat était pâle, défaite, et une larme roulait dans ses yeux.

 

Williams était froid, calme, légèrement railleur, comme il convient au génie de la tentation.

 

– Suis-je assez abaissée ! murmurait la courtisane, en songeant à quel prix elle achetait le célibat de Fernand.

 

– Ma chère, répondit Williams, on n’a rien pour rien en ce bas monde. Ce bon M. de Beaupréau vous rend votre Fernand bien-aimé ; il est juste qu’il touche le prix de son abnégation.

 

– Mais c’est ma sœur !… exclama Baccarat, essayant de résister encore.

 

– Bah ! après tout, c’est à son bonheur que vous et moi nous travaillons…

 

– Elle est sage… elle est honnête… elle veut un mari… murmura Baccarat d’une voix sourde.

 

– Nous en ferons, dans six mois, une reine de la mode. Elle aura, comme vous, chevaux et voitures, au lieu de tirer l’aiguille du soir au matin. Au lieu d’un horrible ouvrier aux mains noires, au bourgeron sale, ivre du matin au soir, en vertu de son droit de mari, nous lui donnerons, après cet odieux et grotesque Beaupréau, un joli vicomte qui aura groom et tilbury, de fines moustaches noires et cent mille livres de rente.

 

– Démon ! fit Baccarat qui avait le vertige.

 

– Merci, dit galamment le baronnet.

 

Puis il tira sa montre :

 

– Voyons, dit-il, il est huit heures et demie. Le Beaupréau doit avoir joué sa scène à l’heure qu’il est. Décidez-vous, ma chère, ou je rétablis les faits tels qu’ils sont en allant offrir mes hommages à sa femme et à sa fille… et jamais Fernand ne mettra les pieds ici.

 

Baccarat courba le front et se tut.

 

Williams étendit la main vers une table :

 

– Asseyez-vous là, dit-il, et écrivez.

 

Baccarat, vaincue, se leva, alla vers la table et murmura :

 

– Dictez.

 

« Ma bonne sœur, dicta Williams, si tu ne me viens en aide sur-le-champ, ta Louise est perdue, perdue sans retour. Je n’ai point le temps d’aller chez toi, de m’expliquer, de te révéler mon affreuse situation. Seulement, sache-le, il y va de mon avenir et peut-être de ma vie… Cours sur-le-champ, aussi vite que tu le pourras, rue Serpente, 19 ; demande à voir madame Coquelet, et dis-lui : Je viens pour ma sœur… Tu sauras alors ce qu’il faut faire pour me sauver.

 

« Ta Louise, qui t’aime. »

 

La plume échappa aux mains de Baccarat, et deux larmes, longtemps contenues, roulèrent enfin sur ses joues.

 

– Pauvre sœur ! murmura-t-elle.

 

– Maintenant, dit Williams, attendons le Beaupréau.

 

Comme il achevait, un coup de sonnette qui retentit à l’intérieur du petit hôtel annonça l’arrivée d’un visiteur.

 

– C’est lui ! ce doit être lui, murmura le baronnet.

 

Et comme Baccarat se levait pour passer dans sa chambre à coucher et y recevoir le chef de bureau, Williams lui dit vivement :

 

– Si c’est lui, vous saurez d’abord ce qu’il a fait, et comment la scène a eu lieu. Puis vous le laisserez un moment et reviendrez me dire ce qui s’est passé avant de rien promettre.

 

Baccarat essuya ses larmes, et redevint femme sur-le-champ.

 

Elle se rajusta devant une glace, répara un léger désordre dans sa chevelure, et sortit d’un pas ferme.

 

Cerise était définitivement sacrifiée à cet amour pour Fernand Rocher qui brûlait le cœur de la courtisane.

 

C’était en effet M. de Beaupréau qui arrivait essoufflé et triomphant, la lettre d’Hermine à la main.

 

– Tenez, belle dame, dit-il à Baccarat en la lui tendant, lisez et voyez…

 

Baccarat s’empara de la lettre, la lut le cœur palpitant, et se dit à part elle :

 

– Jamais il ne l’épousera !

 

M. de Beaupréau, à qui l’audace était revenue, s’assit tranquillement sur une bergère, passa une main dans son habit bleu et regarda la courtisane.

 

– Eh bien ! belle dame, répondit-il, ne ferez-vous rien pour moi… maintenant ?

 

– Attendez ! reprit Baccarat, qui, sans aucune explication et fidèle aux ordres de Williams, laissa le chef de bureau stupéfait et seul, et retourna dans le boudoir où le baronnet l’attendait.

 

Williams prit la lettre que Baccarat avait gardée, la lut attentivement et dit :

 

– C’est bien, c’est très bien ; c’est beaucoup plus que je n’espérais.

 

Puis il ajouta, s’adressant à Baccarat :

 

– Maintenant, ma chère, vous allez conseiller au Beaupréau de s’en aller rue Serpente, n° 19, vers dix heures environ, d’y demander à voir madame Coquelet, et de se fier à elle pour Cerise.

 

– Est-ce tout ? fit Baccarat.

 

– Vous lui recommanderez, en outre, de ne donner demain aucune explication à Fernand Rocher, si celui-ci lui en demande.

 

– Bien, dit Baccarat.

 

– À présent, ma chère, quand le Beaupréau sera parti, je vous dirai ce qu’il faut faire de cette lettre, et à moins que vous ne manquiez de patience et de sagacité, votre beau Fernand sera ici demain et n’en sortira plus.

 

Baccarat frissonna de joie et rejoignit M. de Beaupréau.

 

En même temps, Williams sonna et Fanny parut.

 

– Petite, dit le baronnet, tu vas prendre le coupé de ta maîtresse et porter ce billet à mademoiselle Cerise. Si elle te demande des explications, tu diras que tu ne sais rien… mais que ta maîtresse est dans un état affreux. Voici pour toi.

 

Une heure après, Williams quittait Baccarat et courait rue Serpente.

 

– À nous deux, monsieur de Beaupréau ! murmura-t-il en prenant les rênes de son tilbury.

 

XIV

BEAUPRÉAU


Cependant, Fanny, à demi couchée dans le coupé de sa maîtresse, où, par parenthèse, elle se trouvait fort bien et nullement déplacée, Fanny courait vers le faubourg du Temple et y arrivait vers neuf heures. La jeune fleuriste venait de rentrer. Elle était allée dîner avec mademoiselle Jeanne et voir son nouveau domicile, rue Meslay ; et comme elle avait perdu trois grandes heures, Cerise avait allumé sa lampe, garni sa chaufferette, et elle s’était mise à l’ouvrage avec l’intention de veiller un peu.

 

Léon était venu la voir dans la journée, lui apportant une lettre de son pays. Jacques, le contremaître, lequel lui annonçait qu’il avait trouvé un acquéreur pour son petit bien, et en même temps l’avisait de son prochain retour.

 

Jacques allait revenir avec l’argent de Léon et ses papiers ; on ferait tout de suite afficher les bans, et dans quinze jours ou trois semaines, dût-on racheter un ban à l’église, Cerise serait mariée. Cette pensée lui donna du cœur à l’ouvrage, et Cerise se mit au travail en chantant son plus gai refrain.

 

Ce fut peu après que Fanny parut.

 

L’étonnement de la fleuriste fut grand à la vue de la femme de chambre de sa sœur lui arrivant à une heure aussi insolite ; et cet étonnement se changea subitement en consternation lorsqu’elle eut parcouru la lettre de Baccarat.

 

– Mon Dieu ! s’écria-t-elle, qu’est-il donc arrivé à Louise ?

 

– Je ne sais pas, répondit Fanny, fidèle à son rôle ; mais madame est désolée et comme folle.

 

Cerise se leva vivement, repoussa sa table à ouvrage, mit en un clin d’œil un bonnet sur sa tête et un châle sur ses épaules, et dit à Fanny :

 

– J’y vais… j’y vais… dites à ma sœur que j’y vais !

 

Fanny s’esquiva en courant, remonta dans le coupé et disparut.

 

Cerise descendit rapidement derrière elle, tout en relisant, à la lueur du quinquet fumeux qui éclairait l’escalier, l’étrange lettre de Baccarat.

 

– Rue Serpente, n° 19… murmura-t-elle ; mais il y a une lieue d’ici, et pas une minute à perdre !

 

Et Cerise, qui refusait de monter dans la calèche de sa sœur, courut à la station de voitures la plus voisine, se jeta dans un fiacre et donna l’adresse au cocher. Une demi-heure après, le fiacre s’arrêtait rue Serpente, à la porte de cette maison vermoulue, à deux étages, et aux volets toujours clos qui lui donnaient l’apparence d’un mauvais lieu, et dans laquelle nous avons vu Colar introduire le capitaine Williams à son arrivée de Londres.

 

Le cœur de Cerise se serra à l’aspect lugubre de cette maison ; ce fut avec une horrible angoisse qu’elle souleva le marteau de la porte ; et lorsque cette porte eut tourné en grinçant sur ses gonds rouillés et que la jeune fille eut aperçu devant elle une allée sombre, étroite, d’où s’échappait un air humide et nauséabond, et il lui sembla qu’elle entrait dans un sépulcre.

 

Elle avança en tâtonnant dans l’obscurité, et d’une voix émue, elle appela :

 

– N’y a-t-il donc pas de concierge ?

 

Une lumière brilla alors en haut de cet escalier tournant, aux marches usées, qui avait pour rampe une corde graisseuse, et Cerise, frissonnante, vit apparaître un hideux visage de vieille femme qui demanda d’une voix aigre :

 

– Qui est là ? Qui vient à cette heure ?

 

– Madame Coquelet ? interrogea Cerise toute tremblante.

 

– C’est moi, répondit la vieille.

 

Cerise monta les marches glissantes de l’escalier, et s’arrêta indécise en présence de la vieille femme.

 

– Madame, dit-elle, je viens au nom de ma sœur Louise…

 

– Louise, fit madame Coquelet, quelle Louise ? Cerise rougit, et songea au surnom de sa sœur.

 

– Baccarat, dit-elle.

 

– Ah ! ah ! dit la vieille, dont la voix parut se radoucir et devint meilleure ; entrez, ma petite, entrez.

 

Et Madame Coquelet ouvrit une porte sur le carré du premier étage, et conduisit, à travers un corridor aussi sombre que l’allée, la jeune fille jusqu’à une chambre où elle la fit entrer.

 

– Venez, ma petite, disait la vieille d’un ton caressant, venez par ici.

 

Et Cerise, émue et toujours frissonnante, suivait cette horrible femme vêtue d’une camisole de nuit, coiffée d’un bonnet à rubans d’un rouge criard, et portant par-dessus sa camisole un châle tartan à carreaux verts.

 

La chambre où elle fit entrer Cerise ressemblait à la salle d’apparat d’un lieu suspect : rideaux d’un rouge fané aux croisées, vieux divan dont les accrocs étaient dissimulés sous une housse au crochet, pendule Noblet sur la cheminée entre deux vases de fleurs, guéridon d’acajou plaqué, fauteuil en velours miroité et d’un ton verdâtre.

 

Cerise embrassa d’un coup d’œil cet horrible mélange de pauvreté et de luxe honteux ; puis son regard se reporta sur madame Coquelet, et la naïve enfant se demanda comment sa sœur, qui vivait au milieu d’un monde élégant, pût avoir des relations avec une pareille femme.

 

– Entrez, ma petite, entrez ! répéta l’affreuse vieille d’un ton caressant qui eût épouvanté une femme moins innocente que Cerise.

 

Cerise obéit et demeura debout au milieu de la chambre rouge, continuant à regarder alternativement et avec un muet effroi cette pièce sombre d’aspect et cette mégère hideuse.

 

– Ah ! répéta celle-ci, vous venez de la part de Baccarat ?

 

– C’est ma sœur, murmura Cerise en rougissant.

 

– Bien, bien, asseyez-vous, ma petite.

 

– Madame, reprit Cerise toujours émue, ma sœur m’a écrit qu’il fallait que je vinsse vous voir, que moi seule je pouvais la tirer de l’affreuse position où elle se trouve.

 

– C’est vrai, ma petite, c’est très vrai ; mais asseyez-vous donc.

 

Madame Coquelet, en parlant ainsi, avait un mauvais sourire qui consterna Cerise, et lui fit penser qu’en effet Baccarat était dans une situation terrible.

 

– Mais, reprit la vieille femme, ce n’est pas moi, c’est une personne que nous attendons qui va vous causer de votre sœur, ma petite… Asseyez-vous là et attendez ; ce ne sera pas long, la personne ne peut tarder.

 

Madame Coquelet posa le flambeau qu’elle tenait à la main sur la cheminée, entre l’un des vases de fleurs et la pendule, et avant que Cerise eût eu le temps de faire la moindre question elle se retira et ferma la porte sur elle.

 

Toute interdite, la jeune fille demeura seule, jetant autour d’elle un regard douloureusement étonné.

 

Ce qu’elle voyait, ce qu’elle entendait, tout, jusqu’à la lettre de sa sœur, était de nature à la plonger dans une inexprimable angoisse.

 

Cependant, elle s’assit sur le vieux divan à la housse au crochet d’un blanc douteux, et elle attendit, tressaillant au moindre bruit, et l’œil attaché sur la pendule, dont l’aiguille allait atteindre le chiffre dix.

 

Dix minutes, un quart d’heure s’écoulèrent ; un silence profond régnait autour de Cerise, un silence au milieu duquel on eût entendu les pulsations du cœur de la pauvre enfant, que précipitait un vague et indicible effroi.

 

Ses regards allaient de la pendule, qui mesurait le temps écoulé, à la porte, que masquait un rideau rouge pareil à ceux de l’unique croisée qui faisait face à la cheminée.

 

Et tandis qu’elle se perdait en conjectures sur ce malheur prêt à fondre sur sa pauvre sœur et qu’elle était chargée de conjurer, tandis qu’elle se demandait ce que pouvait être cette personne qu’elle attendait avec une anxieuse impatience, un bruit se fit derrière elle.

 

Cerise se retourna et laissa échapper un cri de frayeur…

 

Une porte recouverte du papier qui tendait les murs, et qu’elle n’avait point remarquée, par conséquent, venait de s’ouvrir à côté du divan, pour livrer passage à un homme qu’à première vue Cerise ne reconnut pas.

 

Il portait des lunettes bleues ; mais, au lieu d’un habit bleu comme ses lunettes, il avait une redingote noire boutonnée par-dessus un gilet blanc.

 

C’était M. de Beaupréau.

 

Le chef de bureau ferma la porte et salua Cerise de la main.

 

– Bonjour, chère enfant, dit-il d’un ton dégagé, en ôtant cependant son chapeau et laissant voir son front chauve.

 

Cerise, à la vue d’un homme, s’était levée avec vivacité, et, instinctivement, elle avait fait un pas en arrière. Mais l’apparence mûre et la calvitie de M. de Beaupréau la rassurèrent.

 

– Bonjour, bonjour, ma chère enfant, répéta-t-il d’un ton paternel où perçait néanmoins une légère émotion.

 

– Monsieur, fit Cerise en reculant d’un pas encore, seriez-vous la personne… que… j’attends ?…

 

– Oui, c’est moi, ma belle enfant !

 

Et le chef de bureau prit la main de la jeune fille.

 

– Asseyez-vous donc, dit-il.

 

Cerise retira sa main et demeura debout.

 

– Ma sœur, dit-elle, ma sœur Baccarat…

 

– Une charmante fille, presque aussi jolie que vous, interrompit le chef de bureau, qui prit une attitude et un ton régence.

 

– Ma sœur m’a écrit… poursuivit Cerise.

 

– Ah ! oui… je sais.

 

– Qu’elle était dans une situation critique.

 

– Très critique, ma belle enfant.

 

– Et qu’il fallait que moi…

 

– Oui, dit M. de Beaupréau, Baccarat, en effet, compte beaucoup sur vous… Eh ! mais, venez vous mettre là, près de moi… nous allons causer de cela tout à l’heure… Vous fais-je peur ?

 

– Non, balbutia Cerise, qui ne comprenait absolument rien aux paroles du chef de bureau, et se laissait prendre, cependant, à son accent bonhomme.

 

Et comme il s’agissait de sa sœur, que M. de Beaupréau était vieux et laid, et qu’en l’innocence de son cœur, la pauvre enfant était à cent lieues de la sinistre vérité, Cerise obéit et s’assit à l’extrémité opposée du divan sur lequel le chef de bureau s’était laissé tomber lourdement.

 

– Monsieur, supplia-t-elle d’une voix à attendrir un tigre, si vous pouvez sauver ma pauvre sœur…

 

– Oui, sans doute, chère petite ; mais causons de vous d’abord…

 

– De moi ? fit Cerise abasourdie.

 

– De vous, répéta M. de Beaupréau, qui prit la main de l’ouvrière et voulut la baiser galamment.

 

Cerise retira sa main, et, bien que ne soupçonnant rien encore, elle se recula vivement et comme obéissant à une vague terreur.

 

– Voyons, reprit-il, se rapprochant d’elle, regardez-moi bien. Ne me reconnaissez-vous pas ?

 

Et il exposait, aux yeux de Cerise, son visage jaune et son front chauve aux clartés de la lampe placée sur la cheminée.

 

Un souvenir traversa soudain l’esprit de Cerise.

 

– Oui… oui, dit-elle, rue Bourbon-Villeneuve… sur le boulevard… jusqu’à ma porte…

 

Et, cette fois, Cerise, devinant enfin, se leva précipitamment et voulut fuir.

 

Mais elle songea à Baccarat, et soudain elle se dit qu’un homme qui s’était attaché à ses pas, l’avait suivie peut-être à cause de sa sœur, pour lui parler d’elle, et elle resta debout, attendant encore.

 

M. de Beaupréau demeura assis, et reprit :

 

– Ma chère enfant, je vous semble peut-être un peu… mûr… et le fait est que je n’ai plus vingt ans… mais, croyez-le, je suis un homme comme il faut, très comme il faut même, et je saurai me conduire honorablement.

 

Cerise se méprit encore au sens de ses paroles et leva sur lui un timide regard.

 

– Oui, continua le chef de bureau, j’ai une assez belle position et je puis beaucoup. Voyons, que vous semblerait d’un joli entre-sol rue Blanche ou rue Saint-Lazare ? Mille francs de loyer, une bonne, cinq cents francs par mois et cent louis pour votre toilette ?…

 

– Monsieur ! s’écria Cerise suffoquée d’indignation et comprenant enfin.

 

Et alors la pauvre fille devina tout, tout, jusqu’à l’infamie de sa sœur. Et elle courut éperdue vers la porte pour fuir. Mais la porte était fermée.

 

En même temps, M. de Beaupréau se leva et alla vers elle, lui prit la taille et voulut l’embrasser.

 

Mais Cerise se dégagea et poussa un cri terrible :

 

– Misérable !… Au secours ! murmura-t-elle d’une voix étouffée.

 

Mais M. de Beaupréau répondit par un éclat de rire :

 

– Allons donc, petite, dit-il, ne soyons donc point méchante et farouche comme ça ; je tiendrai parole… et, pour preuve…

 

Il voulut l’enlacer ; mais Cerise, à qui le désespoir donnait de la présence d’esprit et des forces, Cerise le repoussa, glissa hors de ses bras avec la souplesse d’une couleuvre, et fit un bond en arrière jusqu’à la cheminée, où elle s’arma de l’un des flambeaux, qui était en zinc argenté et dont elle se fit une arme.

 

L’attitude résolue de la jeune fille arrêta un moment M. de Beaupréau, qui hésita à la poursuivre.

 

Mais il se souvint que madame Coquelet, dans les mains charnues de laquelle il avait glissé cinq louis il y avait dix minutes, lui avait dit en souriant :

 

– Je suis toute seule dans la maison, et je suis sourde comme un pot de grès. Si la petite criait, il faudrait ne pas avoir peur… On assassinerait ici, que je n’entendrais pas…

 

Et M. de Beaupréau, enhardi, voulut de nouveau s’élancer vers Cerise, qui continuait à appeler au secours.

 

Mais soudain la porte masquée auprès du divan fut brusquement ouverte, et un homme apparut qui fit jeter un cri de joie à la jeune fille éperdue et reculer d’un pas le séducteur, ainsi troublé dans son horrible tentative.

 

À la vue de cet homme, qu’elle ne connaissait pas cependant, Cerise devina que la Providence lui envoyait un libérateur.

 

En même temps, M. de Beaupréau murmurait avec stupeur :

 

– Sir Williams !

 

C’était, en effet, le baronnet sir Williams, dans les plans ténébreux duquel il était entré d’interrompre M. de Beaupréau dans l’accomplissement de son crime, qui venait d’apparaître, tête nue, un pistolet à la main, sur le seuil de cette chambre où Cerise s’était crue perdue ; le baronnet sir Williams, qui, la veille, avait été présenté au chef de bureau dans le ministère des affaires étrangères et ayant eu l’honneur de faire danser deux fois mademoiselle Hermine, la fiancée de M. Fernand Rocher.

 

La vue de cet homme rencontré au grand soleil du monde, qui connaissait sa haute position, ses fonctions administratives, et qui le surprenait ainsi se livrant aux brutalités d’un soudard, violentant une jeune fille sans défense, produisit sur M. de Beaupréau la stupeur qu’il aurait éprouvée à l’aspect de la tête de Méduse.

 

Il recula frissonnant et pâle devant Williams, qui alla vers Cerise et lui dit :

 

– Ne craignez rien, mademoiselle ; le ciel vous envoie un protecteur, et vous serez respectée par ce misérable.

 

En même temps, Williams appela :

 

– Colar ! Colar !

 

La porte principale, celle par où Cerise était entrée, s’ouvrit alors, et Cerise vit apparaître Colar, l’âme damnée de Williams, Colar, le nouvel ami de Léon, et à sa vue Cerise jeta un cri de joie et se précipita vers lui comme un enfant vers sa mère.

 

– Tu vas reconduire mademoiselle, lui dit Williams, et s’il lui arrivait quelque chose…

 

– Tonnerre et sang ! s’écria Colar, qui feignit une surprise profonde, c’est mademoiselle Cerise !… On ne nous avait donc pas trompés !

 

Et il entraîna la jeune fille sans lui donner l’explication de ses étranges paroles, tandis que Williams demeurait seul en présence de M. de Beaupréau.

 

Cerise, cependant, toute tremblante encore, mais confiante en l’ami de son fiancé, sortait de cette honteuse maison où elle avait failli être victime de la brutalité de ce vieillard en délire, et elle pressait les mains de Colar en murmurant :

 

– Merci ! merci !

 

XV

LE PACTE


M. de Beaupréau et Williams, demeurés seuls, se regardèrent un moment en silence, comme deux adversaires à l’heure d’un combat acharné.

 

Puis le baronnet alla fermer la porte, se plaça devant lui, et regarda froidement le chef de bureau.

 

– Monsieur, dit-il, vous êtes, il me semble, M. le baron de Beaupréau, chef de bureau au ministère des affaires étrangères, en passe de devenir chef de division, riche de deux cent mille francs, et père d’une charmante jeune personne, mademoiselle Hermine, avec laquelle j’ai eu l’honneur de danser hier soir ?

 

– Monsieur… balbutia M. de Beaupréau, dont le regard hébété semblait être rivé à ce canon de pistolet que Williams continuait à tenir à la main.

 

– Or, poursuivit le baronnet, voici que, par suite de circonstances que je vous raconterai plus tard, je vous surprends, à dix heures du soir, dans une maison borgne où vous avez fait attirer une jeune fille honnête et pure jusqu’ici… et vous livrant…

 

– Monsieur, interrompit le chef de bureau hors de lui, que vous importe ?

 

– À moi personnellement, rien, dit Williams. Mais attendez… Cette jeune fille a dix-huit ans, c’est donc un attentat odieux, infâme, aggravé des circonstances de séquestration et de violences… c’est-à-dire un crime qui peut conduire à la cour d’assises et de la cour d’assises à Toulon ou à Brest, c’est-à-dire aux galères. Comprenez-vous ?

 

M. de Beaupréau écoutait, frissonnant, et continuait à regarder le pistolet avec stupeur.

 

– Pour obtenir ce résultat, continua Williams, c’est-à-dire pour changer votre habit de haut fonctionnaire en casaque rouge, et remplacer par la chaîne du bagne le ruban qui s’étale à votre boutonnière ; pour faire, enfin, d’un chef de division futur un forçat, que faut-il ? Presque rien : deux témoins qui viennent confirmer à un juge d’instruction la déposition de votre victime.

 

– Monsieur… monsieur… balbutia M. de Beaupréau d’une voix tremblante, voulez-vous donc me perdre ?

 

– Dame ! cette jeune fille m’intéresse. Colar et moi, nous pourrions témoigner…

 

– Grâce ! exclama M. de Beaupréau éperdu, et tombant à genoux.

 

– Bon ! fit le baronnet, vous n’êtes réellement pas assez intéressant pour qu’on vous fasse grâce ainsi.

 

M. de Beaupréau était un de ces hommes qui sont insolents avec les inférieurs, rampants avec ce qui est au-dessus d’eux, forts avec les faibles, lâches et tremblants avec les forts.

 

Il fut infâme de bassesse devant cet homme, qui d’un mot pouvait le perdre à jamais ; il se roula à ses pieds avec des larmes dans les yeux et des sanglots dans la voix.

 

Le baronnet sir Williams parut savourer un instant cette lâcheté honteuse, ainsi que les tortures morales de cet homme tombé à sa merci ; puis il le releva, le fit asseoir et lui dit :

 

– Maintenant, bonhomme, cessez de vous lamenter, et causons.

 

– Vous me pardonnez ? exclama Beaupréau, qui passa subitement du désespoir à la joie.

 

– Non, dit Williams, je vais essayer de m’entendre avec vous.

 

Et comme le chef de bureau attachait sur lui un œil stupide, le baronnet poursuivit d’un ton calme et froid :

 

– Je ne suis pas un juge d’instruction, et je n’ai pas mission de pourvoir le bagne ; mais je suis maître de vous, maître de votre liberté, de votre honneur et de votre considération, et je vais voir si je puis tirer un parti convenable de cette situation.

 

M. de Beaupréau crut qu’il était tombé dans les mains de l’un de ces hommes qui font chanter par la possession d’un secret, et il se hâta de dire :

 

– Voulez-vous de l’argent ? Dites, quelle somme vous faut-il ?

 

Williams se prit à sourire.

 

Les instincts avares et cupides de M. de Beaupréau livrèrent alors un combat acharné à la terreur qui le dominait encore.

 

– Je ne suis pas… riche, murmura-t-il ; mais enfin, dites… parlez…

 

Le baronnet haussa les épaules :

 

– Allons donc, mon cher, dit-il, il me faut mieux que quelques chiffons de mille francs.

 

M. de Beaupréau frissonna.

 

– Vous voulez donc me ruiner ? murmura-t-il avec angoisse.

 

– Il est certain, répondit tranquillement Williams, que je ne ferais guère qu’une bouchée de votre fortune.

 

M. de Beaupréau devint livide, et eut le courage de s’écrier :

 

– Mais tuez-moi donc tout de suite, alors !

 

– Rassurez-vous, dit Williams, ce n’est point à votre fortune que j’en veux. Écoutez-moi…

 

M. de Beaupréau poussa un soupir de soulagement, et regarda Williams avec une stupeur croissante.

 

– Vous avez une fille, continua le baronnet, une fille que j’ai fait danser la nuit dernière ?

 

– Oui, balbutia le chef de bureau.

 

– Vous avez accordé sa main à M. Fernand Rocher ?

 

– C’est vrai.

 

– Vous avez eu tort, mon cher monsieur, car votre fille me plaît, et il m’a pris fantaisie de l’épouser.

 

L’étonnement de M. de Beaupréau, à ces paroles, atteignit les dernières limites.

 

– Écoutez, poursuivit Williams, je sais vos affaires aussi bien que vous. Hermine n’est pas votre fille…

 

M. de Beaupréau jeta un cri, et fit un soubresaut sur le siège où Williams l’avait contraint à se rasseoir.

 

– Écoutez donc, continua Williams avec calme, et ne m’interrompez pas. Je vous disais donc qu’Hermine n’est pas votre fille… Est-ce vrai ?

 

– C’est très vrai, balbutia M. de Beaupréau.

 

– Elle est la fille d’un homme dont moi seul, moi, sir Williams, je sais le nom.

 

Le chef de bureau fit un nouveau mouvement de surprise.

 

– Cet homme est mort… mort douze fois millionnaire, acheva froidement Williams, tandis que le chef de bureau avait un éblouissement… Il est mort, et moi seul sais son nom, moi seul sais où est déposé son testament.

 

À ce mot de testament, une lueur étrange se fit dans le cerveau du chef de bureau, qui devina à moitié les projets de Williams.

 

– Son testament, reprit le baronnet, porte un nom en blanc, le nom du légataire universel… Ce nom, ce devait être, dans la pensée du testateur, celui de la femme déshonorée ou de son enfant, si elle en avait un… Comprenez-vous ?

 

Et Williams et M. de Beaupréau se regardèrent alors comme deux bandits flairant une curée, et tout prêts à s’allier et à devenir amis, après avoir voulu s’égorger.

 

– Si j’épouse votre fille, poursuivit Williams, le testament caché se retrouvera, le blanc sera rempli par le nom d’Hermine, et il y aura pour le beau-père une belle part du gâteau.

 

M. de Beaupréau frissonna d’enthousiasme, comme naguère il avait frissonné de terreur.

 

– Dans le cas contraire, acheva le baronnet, je demeure muet, et les douze millions sont à jamais perdus.

 

– Oh ! s’écria M. de Beaupréau avec un sauvage emportement, vous l’épouserez !

 

Le baronnet regarda froidement son interlocuteur :

 

– Beau-père, dit-il, entre nous, vous êtes un assez joli scélérat, et je vous crois capable de tous les crimes ; seulement, la tête est faible chez vous, vous avez des passions, vous aimez les petites grisettes, et vous avez besoin d’être dirigé… Vous serez mon esclave !

 

– Je le serai, murmura Beaupréau, qui courba le front avec l’humilité du crime rencontrant une supériorité.

 

Ce qui se passa entre ces deux hommes, nul ne le sut, mais lorsque Beaupréau quitta la rue serpente, un pacte ténébreux le liait à sir Williams, et la perte de Fernand Rocher était résolue.

 

XVI

LE CAISSIER


Le lendemain, M. de Beaupréau, remis de ses terribles émotions de la nuit, arriva à son bureau vers dix heures.

 

Williams lui avait promis Cerise en lui disant :

 

– Beau-père, le soir de mes noces, vous trouverez à votre porte une chaise de poste attelée ; dans cette chaise, un sac de louis, et à côté de ce sac de louis, mademoiselle Cerise, ce qui vous permettra d’aller passer une lune de miel convenable quelque part, à cent lieues de Paris.

 

Williams tenait M. de Beaupréau par un double appât : Cerise et les missions du mystérieux héritage.

 

Donc, vers dix heures, M. de Beaupréau arriva à son bureau en habit bleu, rasé de frais, souriant et bonhomme derrière ses conserves comme un philanthrope ou un négrophile.

 

Mais à peine était-il installé dans son fauteuil de cuir vert, à peine plaçait-il auprès de lui sa tabatière et son mouchoir à carreaux bleus, – il était voué au bleu, – que Fernand Rocher entra.

 

Fernand n’avait point encore reçu cette terrible lettre de congé, écrite par Hermine et tombée aux mains de Williams.

 

Le jeune homme était donc calme et souriant, comme tous ceux qui aiment et croient toucher à l’heure suprême du bonheur.

 

– Ah ! vous voilà, cher ami, dit M. de Beaupréau en lui tendant la main.

 

Fernand salua le chef de bureau.

 

– Je viens vous rendre compte de ma petite mission, dit-il.

 

– Ah ! ah ! fit M. de Beaupréau, je gage que vous vous êtes fort ennuyé.

 

– Hélas ! soupira Fernand, qui songea que, pour complaire à son beau-père futur, il avait consenti à se priver d’une bonne et longue soirée passée auprès d’Hermine.

 

– Vous a-t-on parlé de moi ?

 

– Oui ; j’ai dit que vous étiez souffrant et n’aviez pu sortir.

 

– Très bien. Maintenant, cher enfant, poursuivit M. de Beaupréau, puisque vous êtes devenu mon confident, soyez-le jusqu’au bout.

 

Et M. de Beaupréau prit un petit air mystérieux, et son œil gris pétilla derrière ses lunettes bleues avec une expression de joie malicieuse.

 

– Je vous écoute, monsieur, répondit Fernand.

 

– Cette petite, poursuivit tout bas le chef de bureau, me prend, en réalité, beaucoup de temps… Tenez, il va falloir que je sorte… elle m’attend… et m’a fait un peu son esclave.

 

Fernand sourit avec complaisance, car, au fond du cœur, il éprouvait un violent dégoût de ce vieillard amoureux.

 

– Or, continua Beaupréau, vous allez vous installer ici en mon absence, et jetterez un coup d’œil à mon travail du jour. Je serai de retour dans une heure au plus. S’il survient quelque bon à payer, vous le payerez… Je vous laisse les clefs de ma caisse.

 

M. de Beaupréau avait, en effet, une caisse et la disposition de certains fonds secrets au ministère. Cette caisse renfermait parfois jusqu’à quinze et vingt mille francs, partie en or, partie en billets. On appelait cela, au ministère, la caisse des secours mystérieux.

 

Le bureau occupé par M. de Beaupréau était un grand salon précédé par une antichambre dans laquelle se tenaient deux garçons de bureau, et qui reliait cette pièce aux bureaux occupés par les commis.

 

À droite de la cheminée se trouvait un vaste pupitre garni de casiers et de cartons verts, devant lequel s’asseyait M. de Beaupréau.

 

À gauche de la cheminée était la caisse : un coffre-fort modèle garni de trois serrures, chacune munie de deux clefs ; l’une de ces clefs était dans les mains du caissier général du ministère, l’autre dans celles de M. de Beaupréau, de façon que ce dernier était soumis à un contrôle constant.

 

– Allez fermer votre bureau, dit Beaupréau à Fernand, et revenez vite vous installer ici.

 

Fernand sortit.

 

Rapide comme l’éclair, M. de Beaupréau se leva, ouvrit sa caisse, en retira un portefeuille qu’il fit disparaître dans les vastes poches de son pardessus d’alpaga, referma la caisse ensuite et vint se rasseoir dans son fauteuil.

 

Deux minutes après, Fernand reparut.

 

M. de Beaupréau se leva avec calme, mit son pardessus, le boutonna et dit au jeune homme, en lui tendant un trousseau de clefs :

 

– Voilà, mon cher enfant, une belle marque de confiance que je vous donne… il y a, par exception, trente-deux mille francs en caisse.

 

– Monsieur… fit Fernand blessé.

 

– Bon ! répondit le chef de bureau en souriant, n’allez-vous pas vous fâcher ? Vous savez bien qu’un beau-père est toujours un peu défiant à l’endroit d’un gendre.

 

Et M. de Beaupréau donna sur la joue du jeune homme une tape amicale, l’installa dans son fauteuil et gagna l’antichambre, d’où il passa dans ses bureaux :

 

– Messieurs, dit-il aux employés, je sors pour une heure et laisse ma besogne à M. Rocher. Vous vous adresserez à lui, si besoin est.

 

Cela dit, M. de Beaupréau descendit le grand escalier du ministère avec un calme parfait, tourna l’angle du boulevard et monta dans une voiture de place, criant au cocher :

 

– Rue Saint-Lazare, et au galop !

 

Cependant, Fernand, installé au bureau de M. de Beaupréau, dépouillait la correspondance de son chef depuis environ dix minutes, lorsqu’un commissionnaire de coin de rue pénétra dans l’antichambre, une lettre à la main, et, s’adressant à un huissier, demanda à voir M. Rocher. L’huissier ouvrit la porte du salon et fit entrer le commissionnaire.

 

– Monsieur, dit ce dernier, qui n’était autre que Colar et qui avait sa leçon faite, je viens du coin de la rue Saint-Louis. Deux dames, une âgée et une jeune qui descendaient vers le boulevard, m’ont remis cette lettre avec ordre de vous l’apporter ici sur-le-champ. Ma course est payée.

 

Et Colar tendit la lettre d’Hermine, qu’il tenait de Williams, salua et sortit sur-le-champ.

 

Fernand reconnut l’écriture de sa fiancée et tressaillit de joie en rompant le cachet ; mais à peine eut-il jeté les yeux sur les premières lignes, qu’il pâlit, chancela et éprouva comme un éblouissement.

 

Que signifiait ce congé, empli d’un froid dédain ? et comment celle qui lui souriait la veille encore avec amour pouvait-elle lui écrire ainsi ?

 

Pendant quelques secondes, Fernand demeura stupide d’étonnement et d’épouvante, tournoyant sur lui-même comme foudroyé ; puis une réaction se fit en lui ; il lut et relut cette lettre fatale, et s’élançant hors du bureau, oubliant l’absence de M. de Beaupréau et son devoir, il sortit, sans même prendre son chapeau, et, tête nue, il se précipita vers la rue Saint-Louis, voulant à tout prix voir Hermine sur l’heure. Les deux huissiers qui le virent sortir s’imaginèrent qu’il montait à l’étage supérieur pour affaires de service, surtout le voyant sans chapeau et sans pardessus.

 

Fernand n’emportait qu’une seule chose, les clefs de la caisse de M. de Beaupréau, qu’il avait mises dans sa poche au moment même où le chef du bureau les lui confiait.

 

Un quart d’heure, puis une demi-heure s’écoulèrent, Fernand ne reparut pas.

 

– M. Rocher vient de sortir, disaient les huissiers aux employés qui voulaient pénétrer dans le bureau de M. de Beaupréau.

 

Et les employés rebroussaient chemin.

 

Tout à coup, M. de Beaupréau rentra.

 

– M. Rocher est sorti, répéta l’huissier.

 

– Sorti ? fit le chef de bureau d’un ton surpris.

 

– Oui, monsieur.

 

– Sorti en mon absence ?

 

– Oui, mais il est dans l’hôtel, sans doute, car il est sorti sans son chapeau.

 

– C’est bizarre, murmura M. de Beaupréau entrant dans son bureau et s’y installant.

 

Puis il parut se mettre au travail et comme si Fernand, selon lui, eût dû rentrer tout de suite.

 

Dix minutes après, un monsieur vêtu de noir, et dont la visite avait été annoncée au chef de bureau par un billet du ministre, un monsieur vêtu de noir, cravaté de blanc, grand et maigre, portant des cheveux longs et gras, et pourvu d’un nez pointu et presque diaphane, un musicien allemand, en un mot, se présenta et salua jusqu’à terre.

 

Le musicien présenta à M. de Beaupréau un bon à payer de quinze cents francs.

 

À quel titre et pourquoi ce musicien touchait-il l’argent du ministère des affaires étrangères ? c’était ce que nul n’aurait pu dire, pas même M. de Beaupréau.

 

– Diable ! murmura M. de Beaupréau, votre visite est intempestive, monsieur ; je n’ai pas les clefs de ma caisse…

 

Une vive déception se peignit sur le visage maigre et bleuâtre du compositeur.

 

– Mais, reprit M. de Beaupréau, je vais les avoir dans un instant, j’imagine ; veuillez vous asseoir.

 

Le musicien s’assit sur le bord d’une chaise avec la timidité d’un solliciteur et les yeux tournés vers cette bienheureuse caisse dont on attendait les clefs.

 

M. de Beaupréau se remit à la besogne.

 

Une heure s’écoula. Fernand ne reparaissait point.

 

Le chef de bureau laissa échapper une exclamation d’impatience et sonna violemment :

 

– Comment ! dit-il à l’huissier, M. Rocher n’est pas encore rentré ?

 

– Non, monsieur.

 

– Cherchez-le, montez à l’étage supérieur… il doit être dans l’hôtel… puisque son chapeau est là.

 

Et M. de Beaupréau indiqua du doigt le chapeau que Fernand avait laissé sur une chaise.

 

L’huissier sortit. M. de Beaupréau se remit au travail.

 

Le musicien ne bougea point.

 

Dix minutes après, l’huissier revint :

 

– M. Rocher est sorti du ministère, dit-il.

 

– Sorti sans chapeau ?

 

– Oui, monsieur.

 

– C’est impossible ! exclama le chef de bureau qui jouait admirablement la surprise.

 

– Le concierge et les deux plantons en sentinelle l’ont vu passer et sortir de l’hôtel, répliqua l’huissier.

 

M. de Beaupréau se leva vivement :

 

– Mais où donc est-il allé ? s’écria-t-il.

 

– Le concierge, ajouta l’huissier, a remarqué chez lui une certaine agitation… Il s’est mis à courir, et l’un des plantons l’a vu prendre le boulevard dans la direction de la Bastille.

 

Cette fois, M. de Beaupréau eut le talent de pâlir et donner à son visage toutes les apparences d’une violente émotion.

 

– Non, non, murmura-t-il comme se parlant à lui-même… c’est impossible… c’est étrange… Fernand est un honnête homme…

 

– Monsieur, dit l’huissier stupéfait de ce monologue à haute voix, j’oubliais de vous dire qu’un commissionnaire était venu et avait remis une lettre à M. Rocher, et que c’était avec cette lettre à la main que M. Rocher était sorti.

 

– Oh ! alors, il aura reçu quelque mauvaise nouvelle… il aura été forcé de sortir… Oui, j’aime mieux croire cela, murmura tout haut le chef de bureau avec un soupir de soulagement.

 

Puis il regarda le musicien.

 

– Cependant, dit-il, je ne puis faire attendre éternellement monsieur…

 

Et s’adressant à l’huissier :

 

– Descendez à la caisse, et priez M. le caissier général de se donner la peine de monter chez moi tout de suite.

 

L’huissier obéit. M. de Beaupréau se mit à arpenter son cabinet de long en large, d’un pas inégal et brusque, laissant échapper des mots inarticulés et manifestant une extrême agitation.

 

Peu après, le caissier arriva.

 

– Monsieur, dit le chef de bureau, qui parut dominer son émotion, j’ai oublié les clefs de ma caisse ; pourriez-vous me prêter les vôtres ?

 

– J’ai pensé que c’était pour cela que vous me faisiez appeler, et je vous les apporte.

 

Et il tendit les clefs à M. de Beaupréau, qui courut au coffre-fort et l’ouvrit. Mais soudain le chef de bureau poussa un cri et recula, pâle, défait, chancelant, et comme si, au fond de cette caisse, il eût vu surgir quelque sinistre apparition.

 

– Mon Dieu ! s’écria-t-il d’une voix étouffée.

 

– Qu’avez-vous, monsieur ? exclama le caissier, qui, le voyant chanceler, courut à lui et le soutint.

 

Pendant quelques secondes, M. de Beaupréau parut être en proie à une sorte de vertige ; puis il se remit peu à peu et dit au caissier :

 

– Monsieur, nous avons fait ma caisse ensemble, hier soir, n’est-ce pas ?

 

– Oui, répondit le caissier. Elle contenait trente-deux mille cinq cent trente-trois francs soixante-dix centimes, dont trente mille francs en billets de banque, contenus dans un portefeuille de maroquin vert.

 

– Eh bien ! dit le chef de bureau d’une voix éteinte, le portefeuille a disparu.

 

– Vous êtes volé ! s’écria le caissier d’une voix retentissante qui fit accourir les huissiers et alla se répercuter jusque dans les bureaux des commis.

 

M. de Beaupréau se laissa tomber sur un siège comme un homme anéanti.

 

– J’ai confié les clefs de ma caisse, dit-il, il y a une heure… à M. Rocher.

 

Et M. de Beaupréau cacha son front dans ses mains, comme si la honte d’avoir accordé sa fille à un voleur y eût apposé déjà un stigmate indélébile.

 

Cependant, les exclamations du caissier général, les cris du chef de bureau, les chuchotements des huissiers avaient ameuté en un clin d’œil tout le personnel du ministère. Fernand Rocher était aimé et jouissait de l’estime universelle.

 

Il y eut un cri d’incrédulité unanime en sa faveur ; puis les charges s’élevèrent contre lui avec une logique désespérante.

 

Il avait eu les clefs de la caisse en sa possession pendant dix minutes.

 

On l’avait vu sortir pâle et troublé. Il avait laissé son chapeau pour faire croire à une absence momentanée, et n’éveiller aucun soupçon sur sa fuite.

 

Fernand, on le savait, n’était pas riche ; il avait pu être tenté par une somme aussi ronde que celle de trente mille francs.

 

Enfin les heures s’écoulaient, et, il ne revenait pas.

 

Fernand Rocher était perdu !…

 

XVII

LE COMMISSAIRE


Tandis que ces événements se déroulaient au ministère, le malheureux Fernand courait comme un fou le long des boulevards, et arrivait rue Saint-Louis à la porte de M. de Beaupréau.

 

Il gravit les deux étages du vieil escalier avec la rapidité de l’éclair, et sonna précipitamment.

 

L’unique servante du chef de bureau vint lui ouvrir.

 

Fernand voulut passer et entrer dans l’appartement.

 

Mais la servante demeura sur le seuil de façon à lui barrer le passage, et lui dit :

 

– Monsieur est sorti.

 

– Je veux voir ces dames.

 

– Ces dames sont sorties.

 

– Je les attendrai, dit Fernand, qui voulut écarter la servante.

 

Mais la robuste Cauchoise le repoussa et lui dit :

 

– Monsieur prendrait une peine inutile, ces dames ne rentreront pas.

 

– Elles… ne… rentreront pas ? articula Fernand d’une voix hébétée.

 

– Elles sont parties pour trois jours.

 

– Parties ! exclama-t-il hors de lui.

 

– Oui, monsieur.

 

– Mais c’est impossible !

 

– C’est vrai. Elles vont en province chez la tante de madame.

 

Fernand pirouetta deux fois sur lui-même comme un homme ivre ; puis il s’enfuit, descendit l’escalier quatre à quatre, prononçant des mots inarticulés, et s’élança au dehors de cette maison où Hermine n’était plus.

 

Pendant dix minutes, en proie à une fièvre violente qui le surexcitait et lui donnait des forces, Fernand courut dans la direction du boulevard sans trop savoir où il allait, obéissant à une habitude machinale, et n’ayant plus la conscience de ses actions ni de son existence.

 

Puis la fièvre qui le soutenait devint du délire, ses forces l’abandonnèrent ; il s’arrêta tout à coup comme un homme dominé par l’ivresse, chancela et finit par s’affaisser lourdement sur lui-même.

 

Il était évanoui !

 

Au moment où Fernand tombait, un coupé s’arrêtait à peu de distance.

 

Les rares passants qui sillonnaient la rue Saint-Louis en divers sens, les marchands debout sur le pas de leur porte, un vieil invalide qui passait alors sur le trottoir, tout le monde accourut pour relever le malheureux jeune homme et lui porter des soins.

 

Mais en même temps la portière du coupé s’ouvrit ; une femme merveilleusement belle et vêtue avec cette opulente simplicité des femmes riches s’élança sur le pavé et courut à Fernand.

 

Elle était pâle, agitée. Ses lèvres tremblaient, ses yeux étaient pleins de larmes ; elle fendit la foule avec la vivacité et l’autorité impérieuse de ceux à qui, d’ordinaire, rien ne résiste, et elle arriva jusqu’au jeune homme évanoui, autour duquel on s’attroupait.

 

Elle se pencha sur lui comme aurait pu le faire une mère pour son enfant, mit la main sur son cœur, s’assura qu’il battait encore, et poussa un cri de joie.

 

La foule s’était respectueusement écartée devant cette femme, dont la beauté semblait s’accroître encore de la douleur que manifestait son visage, et lorsqu’elle eut appelé à plusieurs reprises, par son nom, le jeune homme évanoui, disant :

 

– Fernand ! Fernand ! mon bien-aimé !…

 

Tout le monde crut à quelque désespoir d’amour causé par elle, et qu’elle se hâtait de réparer.

 

Le jeune homme évanoui, sur un signe et une prière de Baccarat, fut transporté dans la voiture, puis la courtisane y monta à son tour, prit dans ses belles mains la tête pâle et décolorée de Fernand, salua la foule d’un regard et d’un sourire, et cria au cocher :

 

– À l’hôtel ! vite, à l’hôtel !

 

Tout cela s’était accompli avec la fantastique rapidité d’un rêve, et les passants accourus pour relever Fernand, et qui s’étaient écartés devant Baccarat, enthousiasmés de la beauté hardie de la jeune femme, battirent des mains lorsque le coupé partit comme une flèche dans la direction de cet hôtel mystérieux où elle emportait sa proie.

 

– C’est pour le moins une comtesse, murmura une voix dans la foule.

 

– Bah ! répondit une autre, toutes les comtesses n’ont plus un hôtel aujourd’hui ; c’est la femme d’un pair de France ou une danseuse de l’Opéra.

 

Lorsque Fernand Rocher rouvrit les yeux, il crut faire un étrange rêve, et promena autour de lui un regard stupéfait.

 

Il était au lit, déshabillé, couché, dans cette chambre à tentures gris-perle lamées de bandes de velours violet, où nous avons vu Baccarat recevoir le baronnet sir Williams.

 

Le soir venait ; ce n’était plus le jour, ce n’était pas la nuit encore. Le peu de lumière qui venait du dehors à travers les croisées donnant sur le jardin luttait avec les clartés du foyer éparses sur le somptueux ameublement de la chambre à coucher, et envoyant un reflet rougeâtre aux dorures des candélabres, du lustre et des bras de cheminée, qui tempérait par leurs tons fauves la sévérité de couleur des sièges et des tentures.

 

Ni le modeste logement de l’employé au ministère, ni le salon bourgeois de son chef de bureau, ni même les salles de réception du ministre, où Fernand allait quelquefois, ne pouvaient être comparés, comme luxe délicat et comme parfum de bon goût, à la chambre à coucher dans laquelle il se trouvait en reprenant enfin l’usage de ses sens.

 

Pendant un moment, il fut comme ébloui, referma les yeux et crut rêver de plus belle.

 

Mais, en les rouvrant, il aperçut à deux pas de son lit, penchée sur lui dans l’attitude inquiète d’une mère inclinée sur un berceau, une forme humaine, une femme, dont il ne put d’abord saisir les traits, car elle tournait le dos à la lumière.

 

Au mouvement qu’il fit, cette femme s’approcha et prit sa main, qu’elle pressa doucement.

 

– Vous avez la fièvre, dit-elle d’une voix douce et charmante qui remua toutes les fibres du cœur de Fernand.

 

– Où suis-je ? murmura-t-il, au comble de l’étonnement, sans deviner ce qui s’était passé, et ne se souvenant point encore du malheur qui l’avait frappé quelques heures auparavant.

 

– Vous êtes chez une amie, répondit Baccarat avec émotion.

 

Et elle s’approcha de la cheminée et alluma deux bougies, dont les clartés l’enveloppèrent tout à coup et arrachèrent un cri de surprise et presque d’admiration à Fernand.

 

Fernand avait aperçu Baccarat une seule fois en sa vie, quelques jours auparavant, à la fenêtre de Cerise, mais il l’avait si peu vue, il l’avait regardée si peu attentivement, qu’il ne la reconnut pas, et ne vit en elle qu’une femme dont la beauté merveilleuse semblait réaliser les plus idéales créations des sculpteurs et des peintres.

 

Tandis que, par ordre d’un médecin appelé pour lui prodiguer ses soins, on avait laissé Fernand dormir et revenir peu à peu et naturellement à lui-même, semblable au général qui dresse en quelques minutes un plan de bataille, Baccarat s’était, en un tour de main et en un clin d’œil, rendue plus séduisante et plus belle que jamais.

 

Un peignoir de velours bleu foncé dessinait à demi sa taille de couleuvre et ses formes voluptueuses, ses cheveux roulés en torsades éparpillaient leurs boucles dorées sur ses épaules demi-nues ; la douleur et la joie réunies avaient imprimé à tout son visage une animation enchanteresse, et l’amour la rendait si belle, à cette heure, que la beauté d’Hermine et celle de Cerise, celle de Jeanne elle-même, la pâle jeune fille à l’aristocratique profil, eussent pâli auprès d’elle.

 

Fernand se demanda s’il n’avait pas un ange devant lui, et s’il ne s’éveillait pas dans un monde meilleur. Baccarat revint vers lui, se plongea, avec cette nonchalance pleine de volupté qui est le grand art des vierges folles, dans une vaste ganache roulée au chevet du lit, et reprit dans ses belles mains blanches veinées de bleu la main de Fernand, sur qui elle attacha un regard fiévreux et empli de magnétiques effluves.

 

– Le médecin vous ordonne du repos, dit-elle, un repos absolu… Il ne faut pas parler, il ne faut pas vous lever, il faut être raisonnable et bien sage…

 

Et la voix de Baccarat était si caressante et si douce, que Fernand tressaillait presque au fond de l’âme.

 

– Car enfin, continua-t-elle, vous avez été bien malade, monsieur ; vous êtes tombé évanoui dans la rue, et si je n’avais été là…

 

– Vous étiez là ? murmura le jeune homme avec un étonnement croissant.

 

– Mon Dieu ! répondit Baccarat rougissant un peu, je passais… par hasard… j’ai fait arrêter ma voiture… et comme je vous ai reconnu…

 

– Vous m’avez reconnu ? fit-il en la regardant attentivement et semblant se demander où déjà il l’avait vue.

 

– Oui répondit Baccarat. Vous ne me reconnaissez donc pas, vous ?

 

– Il me semble… je crois… murmurait Fernand, vivement impressionné par la beauté merveilleuse de la courtisane.

 

– Je suis la sœur de Cerise, dit-elle tout bas et en baissant les yeux.

 

Le nom de Cerise fut un trait de lumière pour Fernand.

 

– Ah ! oui, dit-il, je me souviens… Je vous ai vue à la fenêtre de Cerise.

 

– C’est cela… Mais, continua-t-elle avec une douce insistance et lui prenant les mains, nous causerons de tout cela plus tard… demain… quand vous serez mieux… Pour le moment, il ne faut pas trop parler… il faut être bien obéissant…

 

Et comme elle avait pris, en parlant ainsi, le ton d’une sœur aimée qui prêche une petite morale bien affectueuse, elle se pencha à demi et lui mit un baiser sur le front.

 

Ce baiser fit tressaillir Fernand et le brûla. Il lui sembla même qu’avec ce baiser une sorte de fièvre se communiquait à ses veines, et, dans la demi-obscurité où il se trouvait, il crut qu’il continuait un étrange rêve.

 

Baccarat était belle à damner un sage. La nuit cependant arrivait à grands pas. Les clartés mourantes du crépuscule avaient cessé de pénétrer à travers les rideaux de soie des croisées ; le feu, qui commençait à s’éteindre, ne jetait plus que de bizarres et de rapides lueurs sur les objets que Fernand avait sous les yeux, et Baccarat était là toujours, pressant ses deux mains, penchée sur lui, et le jeune homme crut entendre le cœur de la jeune femme battre précipitamment dans sa poitrine ; puis encore, était-ce la suite de son hallucination ? était-ce la réalité ? il lui sembla qu’un mot avait glissé sur ses lèvres rouges, un mot mélodieux et doux comme le soupir des vents du soir, un mot qui remuera toujours profondément toutes les fibres du cœur de l’homme ; un mot, hymne ou chanson, que les femmes seules savent dire avec de mystérieuses et d’ineffables harmonies :

 

– Je t’aime !

 

Et ce mot troublera toujours une âme de vingt ans.

 

La nuit s’écoula, le jour vint ; puis un rayon de soleil glissant à travers les arbres dépouillés du jardin, pénétra jusque sous les moelleux rideaux de l’alcôve de Baccarat, et se joua dans la blonde chevelure de la pécheresse et sur le front pâli de Fernand.

 

Fernand avait momentanément oublié Hermine, et croyait rêver encore.

 

Baccarat tenait sa tête dans ses deux mains, le contemplait avec amour et lui répétait avec enthousiasme :

 

– Je t’aime ! oh ! je t’aime !…

 

Mais tout à coup, au dehors, et comme la pendule de la cheminée marquait à peine neuf heures, il se fit un grand bruit de voix et de pas, et Baccarat sauta lestement à terre, effrayée de ce tumulte dont elle ignorait la cause. Elle avait à peine passé une robe de chambre et chaussé ses pieds nus de petites pantoufles rouges, qu’on heurta violemment à la porte.

 

– Au nom de la loi, ouvrez ! disait-on du dehors.

 

Baccarat était une honnête femme, dans la banale acception du mot ; elle n’avait jamais volé, elle ne se mêlait point de la politique : elle n’avait donc rien à craindre. Et cependant elle frissonna à cet ordre impérieux, tant est puissante la terreur qu’inspire en France ce qu’on appelle la police.

 

La pauvre femme se prit à trembler, jeta un regard stupéfait à Fernand, non moins surpris qu’elle, et elle ouvrit, aussi pâle qu’une de ces blanches statues qu’on apercevait disséminées dans le jardin.

 

Un commissaire de police, ceint de son écharpe et suivi de deux agents, était sur le seuil et saluait Baccarat.

 

Le magistrat, qui était un homme bien élevé, se découvrit devant la jeune femme, et lui dit avec une courtoisie parfaite :

 

– Pardonnez-moi, madame, de pénétrer chez vous à pareille heure et d’y venir remplir une pénible mission…

 

– Monsieur… murmura Baccarat défaillante, de quoi m’accuse-t-on ?

 

– De rien, madame, répondit le magistrat, qui aperçut le jeune homme… M. Fernand Rocher ? demanda-t-il.

 

– C’est moi, dit Fernand ému : que me voulez-vous ?

 

– Vous êtes bien Fernand Rocher, employé au ministère des affaires étrangères ?

 

– Oui, monsieur.

 

– C’est bien, dit le commissaire, veuillez vous habiller et me suivre.

 

– Mais… monsieur…

 

– Monsieur, dit gravement le magistrat, j’exécute un mandat d’amener décerné ce matin contre vous par le procureur du roi.

 

Fernand poussa un cri et devint d’une pâleur extrême.

 

– Mon Dieu ! dit-il ; qu’ai-je donc fait ?

 

– Habillez-vous ! dit sévèrement le commissaire.

 

Fernand sauta hors du lit et s’habilla en frissonnant comme frissonnent les innocents, qui redoutent le soupçon plus que le criminel ne redoute le châtiment.

 

Baccarat, frappée de stupeur, s’était laissée tomber sur un siège et jetait autour d’elle un regard égaré.

 

Le commissaire fit un signe à ses hommes.

 

– Emmenez monsieur, dit-il.

 

– Mais enfin, s’écria Fernand qui commençait à reconquérir son sang-froid et sa présence d’esprit, pourquoi m’arrêtez-vous, monsieur ? Quel crime ai-je donc commis ?

 

– Monsieur, répondit le commissaire, votre chef de bureau vous a confié hier les clefs de sa caisse, et vous avez soustrait dans cette caisse un portefeuille contenant trente mille francs.

 

– Ah ! exclama Fernand, un vol ? Moi, commettre un vol ? C’est faux ! c’est faux !

 

Et il tourna sur lui-même, anéanti, foudroyé, et il se laissa tomber dans les bras de deux agents de police, qui l’emportèrent à demi mort.

 

Quant à Baccarat, atterrée d’une pareille révélation, elle était accroupie immobile sur le sofa, les yeux fixes, les dents serrées, moulant pour ainsi dire la statue de la Terreur.

 

Puis, au moment où le commissaire se retirait, au moment où Fernand était emmené de force, elle bondit comme une tigresse à qui l’on enlèverait ses petits ; une lueur se fit dans son cerveau, lueur étrange et soudaine qui lui laissa entrevoir la vérité, et elle voulut s’élancer et arracher son amant des mains des agents en leur criant :

 

– Arrêtez !… arrêtez !… C’est Williams… c’est lui…

 

Mais la voix expira dans sa gorge, ses forces la trahirent, et elle tomba inanimée sur le parquet.

 

Le commissaire et Fernand étaient déjà loin.

 

Or, à peine Baccarat venait-elle de s’évanouir que la porte du cabinet de toilette s’ouvrit et livra passage au baronnet sir Williams.

 

Il était fort calme, et attacha sur la courtisane immobile et couchée sur le sol un tranquille regard.

 

– Oh ! oh ! dit-il, ma petite, j’avais prévu que tu devinerais, et j’ai bien fait de prendre mes précautions. Mais, sois tranquille, si Fernand ne sort de prison que grâce à toi, il y pourrira !

 

Et le baronnet sonna.

 

Trois secondes après, Fanny et un petit homme un peu obèse, vêtu de noir, cravaté de blanc et en qui on eût reconnu aisément ce clerc de notaire malheureux embauché par Colar pour le service du capitaine, accoururent.

 

– Petite, dit Williams en montrant Baccarat à la soubrette, tu vas mettre ta maîtresse au lit et lui faire respirer des sels. Tu sais ton rôle ?

 

– Oui, milord, répondit Fanny, qui appartenait déjà corps et âme à sir Williams.

 

– Quant à vous, poursuivit le capitaine s’adressant au bonhomme obèse, vous êtes médecin.

 

Le faux médecin s’inclina. Williams disparut.

 

Les deux complices du baronnet couchèrent alors Baccarat dans son lit, et le faux médecin s’assit dans un fauteuil au chevet.

 

En même temps, Fanny lui faisait respirer un flacon de sels.

 

– Fernand ! Fernand ! murmura la jeune femme en rouvrant les yeux.

 

Elle regarda autour d’elle, s’aperçut qu’elle était au lit, et ne vit d’abord que Fanny, paraissant occupée à lui prodiguer les soins les plus empressés.

 

– Fanny… Fanny… murmura-t-elle, où suis-je ? que s’est-il passé ?…

 

– Ah ! enfin ! s’écria la femme de chambre d’un ton joyeux qui surprit fort Baccarat. Enfin ! ma bonne maîtresse a donc recouvré la parole !

 

– La parole, dis-tu ? fit Baccarat étonnée.

 

Elle aperçut alors, assis à son chevet, le faux médecin placé là par sir Williams, et ne put réprimer un mouvement d’effroi.

 

– Quel est cet homme, Fanny ? dit-elle.

 

– C’est le médecin, répondit Fanny.

 

– Le médecin ! je suis donc malade ?

 

– Oh ! oui, madame… bien malade… vous l’avez été, du moins.

 

Le prétendu médecin s’était levé d’un air grave, et prenant dans sa main le poignet de Baccarat :

 

– Voyons votre pouls, madame, avait-il dit.

 

Puis regardant Fanny d’un air mystérieux :

 

– C’est aujourd’hui le huitième jour de la fièvre, dit-il.

 

– Le huitième jour ! s’écria Baccarat.

 

– La fièvre a diminué, continua le médecin d’un ton solennel, et s’adressant toujours à Fanny ; mais je crains qu’il n’y ait encore quelques traces de délire.

 

– Le délire ! j’ai eu le délire ? murmura Baccarat éperdue.

 

Fanny soupira profondément :

 

– Pauvre chère maîtresse ! dit-elle.

 

– Ce délire, reprit le docteur tout bas, et comme s’adressant à Fanny, mais en réalité de façon à être entendu de Baccarat, ce délire, je le crains, pourrait bien dégénérer en folie.

 

– En folie ! mais je suis donc folle ? s’écria Baccarat, qui se dressa sur son séant avec vivacité ; que s’est-il donc passé, mon Dieu ?

 

Et elle prit son front à deux mains, cherchant à rassembler ses souvenirs.

 

– Fernand… Fernand… Où est Fernand ? demanda-t-elle.

 

Fanny soupira et se tut.

 

Le médecin se tourna vers elle, et dit tout bas :

 

– Vous voyez, sa folie revient.

 

– Mais je ne suis pas folle ! exclama Baccarat.

 

– Ma pauvre maîtresse ! ma pauvre maîtresse ! dit Fanny, qui feignit d’essuyer une larme.

 

Fanny était depuis longtemps au service de Baccarat, et celle-ci avait fini par croire à son dévouement absolu ; aussi la feinte douleur de sa femme de chambre jeta-t-elle la courtisane en une horrible perplexité.

 

– Fanny ! dit-elle impérieusement et repoussant le faux médecin.

 

Fanny s’approcha.

 

– Regarde-moi bien, dit Baccarat, et dis-moi la vérité.

 

– Ma bonne madame ! murmura Fanny en étouffant un sanglot, que voulez-vous que je vous dise ?…

 

– La vérité !

 

– Ah ! madame… ai-je jamais menti ?

 

– Je suis donc malade ?

 

– Oui, madame.

 

– Depuis longtemps ?

 

– Depuis huit jours.

 

– C’est impossible !

 

Fanny leva les yeux au ciel.

 

– Comment ! s’écria Baccarat, je suis au lit depuis huit jours !… Mais là… tout à l’heure… ce commissaire…

 

– Quel commissaire ? demanda naïvement la soubrette.

 

– Le commissaire de police.

 

– Je n’ai pas vu de commissaire, madame.

 

– Mais Fernand… Fernand, qu’il venait arrêter… où est-il ?

 

– M. Fernand n’est jamais venu ici, répondit Fanny avec aplomb. Je ne connais pas M. Fernand autrement que pour en avoir entendu souvent parler à madame… surtout durant sa maladie.

 

Baccarat jeta un cri.

 

– Mais, fit-elle avec un indicible accent de terreur, je suis donc folle ? j’ai donc rêvé ?

 

– Madame a eu le délire huit jours.

 

– C’est impossible ! mille fois impossible ! s’écria la jeune femme hors d’elle-même, et se cramponnant à ses souvenirs comme la créature qui se noie se cramponne à la corde de sauvetage.

 

Et, comme se parlant à elle-même, Baccarat continua :

 

– Je ne suis pas folle… je n’ai pas rêvé… on me trompe… J’ai bien recueilli Fernand, hier, évanoui sur le trottoir de la rue Saint-Louis-au-Marais… Je l’ai fait mettre dans ma voiture, et je l’ai transporté ici… Là, j’ai fait appeler un médecin… Ce n’était pas celui-là… non… Et puis… ce matin… un commissaire…

 

Le faux docteur interrompit brusquement Baccarat en disant à mi-voix à Fanny :

 

– Ce genre de folie, qu’on nomme la monomanie sentimentale, ne peut se combattre avec succès qu’en employant des douches d’eau glacée, en les répétant de deux heures en deux heures.

 

Ces paroles furent le dernier coup porté à la raison chancelante de Baccarat.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-elle, cachant sa tête dans ses mains et se prenant à fondre en larmes.

 

Un moment chancelante et brisée, la jeune femme retrouva bientôt cette sauvage énergie qui était au fond de son caractère ; et tout à coup, un nom lui vint aux lèvres, une lueur se fit dans son cerveau troublé :

 

– Williams ! dit-elle, c’est Williams !

 

Et comme à de certaines heures l’esprit surexcité acquiert parfois une lucidité étonnante, Baccarat se prit tout à coup à songer que l’Anglais était peut-être l’auteur de la terrible mystification dont elle était victime, et qu’elle lui avait servi de dupe et de jouet contre Fernand.

 

Et alors elle attacha un regard calme, investigateur, sur le visage impassible de Fanny et sur la face jaunâtre et grasse du faux docteur, essayant d’y lire la vérité.

 

Mais Fanny et le docteur demeurèrent impénétrables.

 

Baccarat n’avait accompagné cet examen d’aucun mot, d’aucune réflexion. Avant que Fanny eût pu songer à la retenir, elle sauta hors du lit, et courut se placer, demi-nue, devant la glace de la psyché ; puis elle y jeta un coup d’œil à son visage.

 

– C’est singulier ! dit-elle, pour une femme qui a passé huit jours au lit, je n’ai pas la figure trop tirée ; en second lieu, je me sens forte, et pourtant j’imagine qu’on m’a tenue à la diète.

 

Et Baccarat fit jouer successivement ses bras et ses jambes, pour s’assurer de leur élasticité, et elle cambra sa taille de couleuvre, qui n’avait rien perdu de sa merveilleuse souplesse ; cela fait, elle regarda une seconde fois Fanny, qui courait à elle en disant :

 

– Madame, madame, recouchez-vous…

 

– Ma petite, dit-elle, tu joues gros avec moi, et il faut que l’Anglais t’ait payée bien cher. Cependant, tu as tort, car on ne roule pas une fille comme moi comme on roulerait une duchesse, et tu te repentiras d’avoir cru l’Anglais plus riche que moi.

 

En parlant ainsi, la courtisane s’empara de ce charmant petit poignard placé sur la cheminée, et dont nous avons raconté l’histoire ; puis, mesurant du regard le faux docteur, elle lui dit :

 

– Mon cher médecin, si vous m’approchez de trop près, je vous plante en pleine poitrine ce petit jouet que voilà.

 

Puis elle ajouta, se tournant vers Fanny :

 

– Et toi, ma petite, viens m’habiller, et lestement, car je veux sortir.

 

Fanny essaya bien encore de jouer son rôle avec audace, et elle jeta un regard désespéré au docteur ; mais celui-ci prit l’attitude froide, digne, majestueuse d’un prince de la science, et dit à la soubrette d’un ton impérieux :

 

– Obéissez à madame… Madame va mieux, le délire a disparu… cela se voit… Madame n’est plus folle… et elle a raison de vouloir sortir, le grand air lui fera du bien. Quant à moi, je me retire et reviendrai ce soir.

 

Et le faux docteur sortit en saluant Baccarat, stupéfaite et plus épouvantée de ce calme subit de l’homme qu’elle prenait pour un médecin que de tout ce qu’on lui avait dit jusque-là.

 

– Serais-je donc réellement folle ? murmura-t-elle, frissonnant jusqu’à la moelle des os.

 

XVIII

LA FOLLE


Le faux docteur et Fanny avaient échangé un rapide coup d’œil qui échappa à Baccarat, au moment où le premier quittait la chambre à coucher. Ce coup d’œil rendit à Fanny toute son audace.

 

– Madame veut que je l’habille ? dit-elle.

 

– Oui, et sur-le-champ, ordonna Baccarat.

 

Fanny courba le front, en servante docile qu’elle était, feignit d’essuyer une larme, et entra dans le cabinet de toilette, tandis que Baccarat jetait un peignoir sur ses épaules nues, et tordait derrière sa tête les longues et épaisses boucles de sa chevelure, en faisant les réflexions suivantes :

 

– Il est impossible, pourtant, que je sois folle… tout à fait impossible ! et il me semble que je jouis de toute ma raison. Cette impudente drôlesse a beau me dire que j’ai rêvé… cela n’est pas, cela ne peut être… et il est hors de doute, pour moi, que Fernand était bien ici ce matin, là, dans ce lit… que je le contemplais durant son sommeil… et que…

 

Baccarat s’arrêta brusquement dans ses réflexions mentales, et se frappa le front :

 

– Je vais bien savoir, dit-elle, si je suis folle et si j’ai rêvé…

 

Et elle courut au lit, que Fanny n’avait point pris la peine de refaire pour y coucher sa maîtresse.

 

– Fernand, dit-elle, réalité ou rêve, avait un médaillon suspendu au cou, et je lui ai ôté ce médaillon durant son sommeil. Je l’ai ouvert ; il contenait des cheveux… des cheveux de femme… J’ai eu un moment de colère et de jalousie, en pensant que c’étaient là ses cheveux, à elle, et j’ai coupé avec mes dents le cordon de soie qu’il avait au cou… puis j’ai glissé le médaillon sous le traversin du lit.

 

En parlant ainsi, Baccarat hésita et se prit à trembler.

 

– Si le médaillon n’y est pas, dit-elle d’une voix où perçait une affreuse anxiété, c’est que tout cela n’aura été qu’un rêve et que je serai folle !

 

Elle plongea sa main sous le traversin, chercha, et jeta un cri étouffé et si faible, que Fanny, toujours occupée dans le cabinet de toilette, ne l’entendit pas.

 

– Je le tiens ! murmura-t-elle.

 

En effet, le bras et la main de la jeune femme, un moment ensevelis sous le traversin, reparurent tenant le médaillon. Ce médaillon renfermait bien des cheveux, des cheveux châtain-clair, et le cordon auquel il adhérait était coupé et semblait porter encore la trace des dents de Baccarat.

 

Pendant un moment, la courtisane, tremblante et pâle d’émotion, s’appuya au lit pour ne point tomber, tant la joie qu’elle éprouva fut immense.

 

Elle n’était donc pas folle !

 

Et puis, à cette joie, succéda un mouvement de fureur subite :

 

– J’ai été roulée, pensa-t-elle ; je me vengerai !

 

Puis elle songea à Fernand, à Fernand accusé de vol, arrêté et jeté en prison, sans doute, tandis qu’elle se lamentait et s’évanouissait, et alors sa fureur tomba comme sa joie s’était envolée :

 

– Ah ! pensa-t-elle, tout cela est bien l’œuvre de Williams… Cet homme a quelque but ténébreux que j’ignore ; il s’est servi de moi comme d’un instrument ; mais je serai forte, je le déjouerai, et je sauverai mon Fernand.

 

Et Baccarat, subissant alors cette magique et mystérieuse influence du dévouement qui rend les femmes si fortes à de certaines heures, Baccarat se domina complètement tout à coup, dissimula son trouble et sa pâleur, dompta son émotion et cacha soigneusement le médaillon dans la poche de son peignoir, où elle fit disparaître en même temps, et comme si elle eût obéi à un pressentiment, le joli poignard à manche ciselé qui avait mis en fuite le prétendu médecin.

 

– À nous deux, sir Williams ! se dit-elle, devenant tout à coup souple, docile et prudente comme un serpent. On me nomme la Baccarat !

 

Fanny sortit du cabinet de toilette.

 

– Si madame veut venir… dit-elle.

 

– Oui, ma petite, répondit Baccarat d’un ton caressant, et je vois bien maintenant que tu ne me trompais pas… que j’ai bien réellement rêvé.

 

– Ah ! dit Fanny, madame pouvait-elle croire…

 

Et la soubrette pensait tout bas :

 

– Tiens, mais voilà qu’elle devient véritablement folle.

 

– Ainsi, tu es bien sûre, continua Baccarat, que j’ai eu le délire ?

 

– Oh ! très sûre.

 

– Je le crois volontiers, murmura la courtisane en soupirant ; c’est cet amour que j’ai au cœur qui m’aura tourné la tête et mise en cet état. L’extrême désir de voir, de posséder Fernand, m’aura fait croire qu’il était ici.

 

– Madame dit vrai, hasarda Fanny.

 

Baccarat soupira avec tristesse et songea à celui qu’elle aimait si ardemment et qu’on accusait d’un crime monstrueux ; comme si, à ses yeux, l’homme qu’elle avait aimé sans le connaître pouvait être coupable.

 

La courtisane eût peut-être manqué de présence d’esprit et de courage s’il se fût agi d’elle seule ; mais Fernand, son Fernand bien-aimé, était persécuté, emprisonné, frappé dans l’ombre par un ennemi implacable ; c’en était assez pour faire tomber la colère superbe d’une femme habituée à dominer et à être reine par la beauté et pour la rendre prudente et cauteleuse.

 

– Allons ! dit-elle à Fanny, dépêche-toi, ma fille, il fait un temps magnifique, un vrai soleil de printemps.

 

– Où va madame ?

 

– Puisque je suis malade, je vais chez mon médecin.

 

– Mais… il sort d’ici !

 

– Ah ! fit Baccarat en riant, merci de celui-là… il me déplaît ! D’abord il est jaune comme un coing : j’ai horreur du jaune. Et puis, à propos, pourquoi n’as-tu point envoyé chercher le docteur Bertrand, mon ami, celui-là… et un vrai savant ?

 

– Il était absent quand madame s’est trouvée mal, et comme il y avait précisément dans la même maison un autre médecin…

 

– Comment ! s’écria Baccarat en riant, deux médecins dans la même maison ! Mais on doit y mourir comme des mouches alors ; ce doit être une nécropole, cette maison-là !

 

Et elle jeta sur ses épaules un grand châle anglais rayé comme les plaids des montagnards chantés par Walter Scott.

 

– Viens, dit-elle à Fanny, puisque je suis souffrante, il est tout naturel que j’emmène avec moi ma femme de chambre.

 

Et Baccarat se disait à part elle :

 

– Tu feras bien, ma petite, de jaser un peu en route et de me dire la vérité, car je vais te conduire chez le préfet de police, à qui tu pourras donner des renseignements exacts sur ma folie.

 

Baccarat aurait pu être prétentieuse en parlant aussi aisément du préfet de police ; mais la vérité était qu’elle le connaissait assez intimement pour compter sur son intervention et sa bienveillance dans un cas urgent.

 

M. d’O…, l’amant de Baccarat, avait, dans les premiers temps de sa liaison avec elle, donné des fêtes chez elle, fêtes auxquelles il avait invité le monde masculin le plus élégant, et Baccarat en avait profité pour se créer de sérieuses et utiles relations.

 

Avec sa promptitude d’intelligence et sa sagacité ordinaire, la pécheresse avait vaguement entrevu et deviné tout un vaste plan ténébreux ourdi par Williams contre Fernand Rocher et contre elle.

 

Dans quel intérêt, dans quel but, elle l’ignorait encore ; mais comme l’imagination, dans ses écarts ordinaires, atteint toujours, quand elle ne les dépasse pas, les limites du possible, Baccarat soupçonnait le baronnet capable de tous les crimes, et elle prit la résolution de s’en ouvrir au préfet de police, dût-elle avouer son fol amour et sa coupable action.

 

Fanny avait pris l’attitude indifférente des gens sans défiance.

 

Baccarat sortit la première, traversa la salle et le vestibule qui précédaient sa chambre à coucher, puis le jardin, à la grille duquel son coupé attendait.

 

Fanny la suivait.

 

Baccarat ouvrit la portière ; puis, au moment de monter en voiture, elle parut s’apercevoir qu’elle avait oublié son manchon, et elle envoya Fanny le chercher.

 

Tandis que celle-ci obéissait, après avoir échangé un regard rapide avec le cocher, Baccarat dit à ce dernier :

 

– Quel jour sommes-nous aujourd’hui, Jean ?

 

– C’est jeudi, madame.

 

– C’est bien hier, n’est-ce pas, que nous sommes allés rue Saint-Louis ?

 

– Oui, madame.

 

– L’affirmerais-tu devant un commissaire de police ?

 

– Oui, madame.

 

– Très bien, fit Baccarat montant dans le coupé.

 

Fanny revint et s’installa auprès d’elle.

 

– Au pont Neuf, ordonna la pécheresse, se réservant d’indiquer ultérieurement au cocher la préfecture de police.

 

Le coupé s’ébranla et gagna la rue Blanche ; mais un égout en réparation obstruait la rue Boursault, et le cocher, tournant à gauche comme s’il eût dû prendre la cité Gaillard pour éviter l’obstacle, gagna rapidement la barrière Blanche.

 

– Que fais-tu donc, imbécile ? lui cria Baccarat en baissant vivement une des glaces du coupé ; est-ce donc là le chemin du pont Neuf ?

 

Mais, au même instant, une des portières s’ouvrit, et le petit homme jaune et chauve, qui tout à l’heure jouait le rôle de médecin, et qui, caché à deux pas de la rue Moncey, avait suivi le coupé en courant, le petit homme, disons-nous, s’élança dans la voiture avec l’agilité d’un chat, referma la portière et se trouva assis auprès de Baccarat, qui poussa un cri d’effroi.

 

– En vérité, madame, dit-il froidement, un médecin manquerait à tous ses devoirs s’il laissait courir son malade dans l’état où vous êtes. Vous avez un transport au cerveau et vous devenez folle incurable !

 

Et tandis que le faux docteur prononçait ces mots d’un ton moqueur, le coupé avait franchi la barrière et courait sur le boulevard extérieur.

 

– Où me conduisez-vous donc ? s’écria Baccarat, qui comprit que son cocher était, comme Fanny, vendu à Williams.

 

– À Montmartre, répondit le petit homme qui baissa prudemment toutes les glaces du coupé, et dit à Baccarat :

 

– N’ouvrez rien, madame, le grand air vous est nuisible ; n’appelez pas au secours, rien n’est dangereux comme de se mettre en colère dans votre situation.

 

Et le faux docteur, par un geste rapide, déboutonna son habit et retira de sa poche un poignard à manche de nacre, dont il appuya tranquillement la pointe sur le sein de la jeune femme.

 

– Ce jouet, dit-il, est pour les fous furieux, et il a le merveilleux avantage de ne faire aucun bruit dans l’exercice de ses fonctions.

 

Baccarat, elle aussi, avait pris un poignard, mais elle avait manqué de présence d’esprit en n’en faisant point usage sur-le-champ ; elle comprit que sa résistance pourrait lui coûter la vie, et elle eut assez de prudence et de sang-froid pour ne faire aucun mouvement qui pût trahir chez elle la possession de cette arme.

 

– C’est bien, docteur, dit-elle avec calme, je vois que je suis folle et je vous obéis. Où me conduisez-vous ?

 

– Je vous l’ai dit, madame, à Montmartre.

 

– Chez qui ?

 

– Chez le docteur Blanche, répondit froidement l’homme de sir Williams.

 

XIX

LE FIACRE JAUNE


Nous avons laissé Cerise emmenée par Colar hors de cette maison de la rue Serpente où l’avait attirée le génie infernal du baronnet sir Williams.

 

Tandis que ce dernier demeurait en présence de M. de Beaupréau, stupéfait de cette brusque apparition qui le forçait à lâcher sa proie, Colar entraînait Cerise au dehors en lui disant :

 

– Venez, ma petite demoiselle, avec moi vous n’avez rien à craindre, et je vous défendrai, soyez tranquille.

 

En parlant ainsi, il avait passé le bras de la jeune fleuriste sous le sien, et Cerise, trop émue pour avoir conscience de ses actions, n’avait point retiré son bras.

 

Et puis, à la vue de cet homme, qui naguère lui inspirait une aversion instinctive, elle s’était souvenue que c’était le compagnon d’atelier, l’ami de son fiancé, et alors elle ne l’avait plus considéré que comme un sauveur qui venait à temps l’arracher au plus terrible des dangers, à la plus affreuse des infortunes.

 

Colar n’était plus pour Cerise l’homme dont on se défie ; c’était l’ami auquel on se fie dans le péril, et dont la main semble aussi souple que robuste.

 

– Venez, venez, répétait-il d’une voix caressante et persuasive, au moment où il lui faisait franchir le seuil de la maison, et arrivait avec elle sur le trottoir.

 

À deux pas de la porte, une voiture stationnait.

 

Cette voiture, peinte en jaune, avait un aspect bizarre quand on l’examinait attentivement. Ce n’était point un coupé de maître, encore moins un cabriolet de remise ; on eût dit un de ces larges fiacres à six places destinés à toute une nombreuse famille de provinciaux accourus pour visiter la capitale ; mais l’apparence robuste des deux chevaux qui devaient le traîner détruisait sur-le-champ cette hypothèse. C’était évidemment un véhicule destiné à n’éveiller l’attention de personne et à accomplir quelque mission mystérieuse.

 

Cerise était toujours si troublée, si frissonnante, qu’elle ne remarqua ni cet assemblage étrange d’une vieille voiture et de deux chevaux vigoureux, ni l’attitude nonchalante du cocher, qui paraissait sommeiller sur son siège et ne tourna point la tête lorsque Colar ouvrit la portière.

 

Le lieutenant de sir Williams prit la jeune ouvrière dans ses bras et voulut la faire entrer dans le fiacre.

 

– Mais, dit-elle vivement, et comme si elle eût craint de s’exposer à un nouveau danger, pourquoi n’irions-nous point à pied jusque chez moi ?

 

– C’est trop loin pour vos petits pieds.

 

– Oh ! je marche très bien, monsieur.

 

– Oui, mais moi je suis las.

 

– Je m’en irai bien seule… hasarda-t-elle d’une voix tremblante.

 

– Cet homme pourrait vous poursuivre.

 

Cet argument était le meilleur que Colar pût employer pour vaincre la résistance de la jeune fille.

 

Elle céda.

 

D’un bras vigoureux, Colar la poussa dans la voiture, y entra après elle et referma brusquement la portière. Tout aussitôt, le prétendu fiacre partit au grand trot.

 

Et l’effroi de Cerise était tel encore qu’elle ne remarqua point la prodigieuse vitesse avec laquelle la voiture s’élança à travers les rues tortueuses du quartier Latin, pas plus qu’elle ne s’aperçut que Colar avait oublié de donner au cocher le numéro de sa maison et le nom de la rue qu’elle habitait.

 

Le cocher avait fouetté ses chevaux en homme qui, d’avance, sait où il va. Ce ne fut que sur les quais, à la hauteur du pont Neuf, que Cerise commença à se remettre un peu et à respirer.

 

Mais elle remarqua alors que la voiture, au lieu de traverser la Seine, tournait à gauche et longeait rapidement les quais de la rive gauche, se dirigeant vers les Invalides.

 

– Mon Dieu ! dit-elle, où allons-nous donc ? Le cocher se trompe… Je demeure au faubourg du Temple.

 

– Je le sais, dit laconiquement Colar.

 

– Mais nous lui tournons le dos.

 

– C’est possible, mais tout chemin mène à Rome.

 

Et Colar se tut, en homme qui ne veut pas donner d’explications plus amples.

 

– Monsieur… monsieur !… s’écria Cerise éperdue, où me conduisez-vous ? Je ne veux pas aller plus loin… je veux descendre !

 

Cerise voulut ouvrir la portière et s’élancer sur le pavé.

 

Mais ses efforts furent inutiles. La portière était solidement fermée, et, sans doute, un ressort caché empêchait de l’ouvrir.

 

Cerise jeta un regard épouvanté sur les quais.

 

Les quais étaient déserts.

 

Elle appela au secours d’une voix affaiblie par l’émotion.

 

Cette voix demeura sans écho.

 

Colar, lui, avait tranquillement allumé un cigare, et il se contenta de dire à la fleuriste :

 

– Ne vous tourmentez donc pas, ma petite ; la portière est bien fermée et vous ne pouvez pas sortir. Ensuite, il est inutile de crier et de vous désoler ainsi, on ne vous entendrait pas…

 

– Monsieur… monsieur !… supplia Cerise, se tordant les mains et en proie à un subit désespoir, que voulez-vous de moi ? Où me conduisez-vous ?… Que vous ai-je donc fait ?

 

– Mademoiselle, répondit le ravisseur d’un ton plus respectueux et plus poli, si vous voulez m’écouter cinq minutes, vous verrez que je ne veux vous faire aucun mal.

 

– Vous écouter !… Mais que me voulez-vous ?

 

– Je suis l’ami de Léon.

 

Ce nom rendit un peu de calme à Cerise, et elle osa regarder Colar en face.

 

– Pourquoi ne me conduisez-vous pas chez moi, alors ? demanda-t-elle.

 

– Parce que je ne peux pas…

 

– Mais, monsieur…

 

– Léon court un grand danger, continua Colar ; si vous tentiez de m’échapper et de retourner chez vous, vous l’exposeriez à mourir.

 

– Mourir ! lui, Léon ? s’écria Cerise hors d’elle-même et ne comprenant rien aux étranges paroles de son ravisseur.

 

– Oui, mademoiselle, dit Colar.

 

– Mais quel est ce danger, et comment peut-il se faire ?… interrogea la pauvre enfant prise de vertige.

 

– C’est mon secret, répondit-il ; ou plutôt, hélas ! ce n’est pas le mien… Tout ce que je puis vous dire, c’est que si vous ne m’obéissez pas aveuglément, vous ne reverrez jamais votre fiancé ; il sera mort avant demain !…

 

– Ah ! murmura Cerise, qui se prit à trembler comme une feuille des bois roulée par le vent d’automne, et dont la voix expira à demi sur ses lèvres… je ferai tout ce que vous voudrez, monsieur ; mais grâce, grâce pour lui !…

 

– À la bonne heure ! dit Colar, voilà que vous redevenez sage et gentille. Eh bien ! il faut rester là, près de moi, ne plus vous désoler, ne plus pleurer, et surtout ne pas me faire de questions inutiles, car je ne pourrais y répondre.

 

– Monsieur, murmura Cerise d’un ton suppliant, un seul mot, au nom de Dieu ?

 

– Voyons ? fit Colar.

 

– J’ai reçu, il y a deux heures, un mot de ma sœur.

 

– Je la connais. Elle s’appelle Baccarat.

 

– Ma sœur me disait qu’elle courait, elle aussi, un grand danger, et que si je ne venais à son secours en me présentant rue Serpente…

 

– Votre sœur est une misérable femme ! s’écria Colar, qui feignit une colère subite.

 

– Ma sœur !… Que voulez-vous dire ?

 

– Je veux dire, articula lentement le lieutenant de sir Williams, je veux dire que votre sœur vous a tendu un piège abominable, que le danger dont elle parlait n’existait pas, et qu’elle avait médité votre perte en vous livrant à cet infâme Beaupréau.

 

– Ô mon Dieu ! exclama Cerise, qui se prit à fondre en larmes, est-ce donc possible ?

 

– Oui, répondit Colar ; mais je ne puis rien vous dire, ma petite, absolument rien ! Il y va de ma vie, de celle de Léon, de la vôtre, peut-être.

 

– Oh ! tuez-moi ! s’écria la pauvre fille, tuez-moi, si vous voulez, mais ne faites pas de mal à Léon !…

 

Colar lui prit la main et la serra avec affection.

 

– Ne craignez rien, dit-il. Quand vous saurez tout, quand je pourrai parler, vous verrez que je suis votre ami.

 

Le fiacre jaune continuait à rouler avec une rapidité fantastique ; il avait gagné le pont de la Concorde, traversé la place de ce nom, et montait au grand trot l’avenue des Champs-Élysées.

 

La nuit était obscure, quelques gouttes d’une pluie fine et pénétrante commençaient à tomber, et le reflet seul des deux lanternes du fiacre éclairait la route et permettait à Cerise de voir son ravisseur. Malgré son regard mobile et qui ne s’arrêtait jamais, indice d’une fausseté profonde, Colar avait conservé ce visage à expression militaire qui rassure toujours un peu sur la moralité d’un homme, et il avait pris avec Cerise un ton si respectueux et si franc que la pauvre enfant avait fini par croire à cette amitié qu’il prétendait avoir pour Léon Rolland, son cher fiancé. Cette pensée avait fini par la rassurer un peu, et la réserve extrême de Colar, assis auprès d’elle, au milieu de la nuit, sur une route déserte, et par conséquent dans une situation qui aurait pu lui permettre d’user de violence envers elle, acheva de persuader à la jeune fille qu’il était bien réellement son protecteur et son ami au milieu de ces circonstances bizarres qu’un ténébreux mystère enveloppait.

 

Cependant le fiacre avait depuis longtemps laissé derrière lui la barrière de l’Étoile et l’Arc-de-Triomphe ; il avait longé l’avenue de Neuilly, passé une seconde fois la Seine à Courbevoie et pris la route de Saint-Germain.

 

– Me conduisez-vous donc bien loin ? demanda Cerise.

 

– Non, dit Colar, dans une heure, nous serons arrivés.

 

– Où allons-nous ?

 

– Chut ! mademoiselle, je ne puis pas vous le dire. Et même, ajouta le lieutenant de sir Williams, il faut à présent que je vous bande les yeux.

 

– Ah ! fit Cerise avec un geste de répulsion et d’effroi.

 

– Vous savez que vous m’avez promis de m’obéir, dit Colar froidement en tirant un foulard de sa poche. Ainsi, soyez gentille… ou Léon… Il n’acheva pas.

 

– Faites tout ce que vous voudrez, murmura-t-elle avec la résignation et la douceur d’un enfant malade.

 

Colar lui banda les yeux et noua solidement le foulard derrière la tête, en ajoutant :

 

– Ne cherchez pas à voir où vous allez, surtout, ce serait vouloir y rester longtemps.

 

Cerise s’était reprise à trembler. Tout cela lui paraissait tellement étrange que, privée de l’usage de ses yeux, elle commença à croire qu’elle était en proie à quelque horrible rêve et qu’elle allait bientôt s’éveiller dans sa petite chambrette du faubourg du Temple, sous ses rideaux de calicot blanc, à deux pas de la cage où ses oiseaux saluaient les premiers rayons du soleil de leur chant matinal.

 

Mais la voiture roulait toujours, et son mouvement régulier et monotone arracha bientôt Cerise à ses illusions.

 

Elle était bien réellement en voiture, auprès d’un homme qui lui parlait vaguement de sombres mystères, sur une route déserte, au milieu de la nuit, les yeux bandés, et allant elle ne savait où…

 

L’heure qui s’écoula alors fut peut-être plus terrible et plus poignante pour la jeune fille que celle qui avait précédé.

 

Les paroles de Colar, à propos de Baccarat, lui revenaient en mémoire, et elle essayait d’en repousser la sinistre signification ; mais elle se souvenait alors que bien souvent la pécheresse s’était efforcée de la détacher de Léon Rolland et de sa vie honnête et pauvre pour lui laisser entrevoir les splendeurs dorées du vice.

 

Et les paroles de Colar revêtaient à cette pensée un cachet de sombre vérité.

 

Cerise aimait sa sœur : elle plaignait ses fautes sans avoir le courage de les blâmer ; elle lui était dévouée, et avait cru jusque-là à son inaltérable affection.

 

Qu’on juge donc de la douleur qui l’étreignit lorsqu’elle songea qu’elle lui avait menti, qu’elle avait voulu l’arracher à son fiancé pour la jeter dans les bras de cet horrible vieillard, auquel elle n’avait échappé que grâce à l’intervention subite de Williams.

 

Toutes ces réflexions, mêlées au souvenir des événements dramatiques et bizarres qui venaient de se dérouler pour elle, achevèrent de jeter Cerise dans une sorte de prostration fiévreuse et de douloureuse torpeur, dont elle ne sortit qu’à la voix de Colar.

 

Le fiacre s’était arrêté.

 

– Allons, mam’selle, dit le ravisseur, réveillez-vous.

 

Colar s’imaginait que Cerise avait cédé à un sommeil plein de lassitude.

 

– Je ne dors pas, répondit-elle.

 

– Nous sommes arrivés… levez-vous… prenez ma main, continua Colar, qui sortit du fiacre le premier, et prit la jeune fille dans ses bras pour la poser à terre.

 

– Eh ! eh ! murmura-t-il tout bas, Dieu me pardonne ! ce n’est pas trop mal travaillé tout cela. L’oiseau va être en cage avant le point du jour.

 

La voiture se trouvait alors arrêtée dans une sorte de vallon assez profond, complètement désert, et où commençaient à glisser ces vagues et indécises lueurs qui annoncent l’aube prochaine.

 

Aucun point lumineux n’indiquait aux alentours l’existence d’une maison. Cependant, le fiacre stationnait auprès d’un grand mur au milieu duquel était percée une porte.

 

On eût dit la clôture d’une grande propriété.

 

– Brrr… dit Colar, cette pluie est glacée ; mam’selle, vous allez avoir un bon feu tout à l’heure…

 

– Je n’ai pas froid, murmura Cerise avec l’indifférence de ceux qui vivent repliés en eux-mêmes.

 

– Venez, reprit Colar, qui frappa à la petite porte, laquelle s’ouvrit tout aussitôt.

 

Colar en franchit le seuil, tenant Cerise par la main, et il se trouva dans un vaste jardin, à l’extrémité opposée duquel on devinait plutôt qu’on apercevait un pavillon dont les murailles blanches étaient masquées par de grands arbres.

 

– Ma parole d’honneur ! murmura le lieutenant du baronnet, il n’y a que mon capitaine qui soit capable de dénicher de pareilles solitudes. On se croirait ici à cent lieues du monde habité.

 

Cerise avait toujours les yeux bandés ; mais elle devinait, à l’air vif et pluvieux qui fouettait son visage et à la terre fangeuse sur laquelle elle marchait, qu’elle était en rase campagne.

 

Colar, la tenant toujours par la main, l’entraîna pendant quelques instants, en lui disant :

 

– N’ayez pas peur, mam’selle, vous marchez de plain-pied.

 

En même temps, Cerise entendit un bruit de pas qui résonnait dans l’éloignement, et paraissait cependant se rapprocher petit à petit : c’était un bruit de sabots se heurtant parfois ensemble, chaussure obligée des paysans et en général de tous les gens qui vivent à la campagne pendant l’hiver.

 

À mesure que le bruit des sabots s’approchait, Colar semblait se diriger vers lui, conduisant toujours Cerise, si bien qu’ils se rencontrèrent, et la jeune fille put les entendre échanger ces quelques mots :

 

– Voici l’oiseau, disait Colar.

 

– Bien, répondit une voix rauque et criarde, qui pourtant ne paraissait point appartenir à un homme ; la cage est bonne, on y veillera.

 

Colar lâcha la main de Cerise et lui dit :

 

– Adieu, mam’selle ; vous pouvez vous débander les yeux à présent.

 

Cerise porta vivement les mains au bandeau, qu’elle arracha, et, recouvrant enfin l’usage de la vue, elle jeta autour d’elle un regard rapide et curieux.

 

Les premières clartés du matin lui permirent alors de s’apercevoir qu’elle était au milieu d’un vaste jardin bordé de murs élevés, et entourés eux-mêmes d’une double haie de peupliers qui interceptaient la vue du dehors.

 

En face d’elle se trouvait une petite maison de deux étages, entourée de grands arbres, qui devaient, au printemps, la masquer à demi sous leur dôme de verdure. Au-dessus des murs et de quelque côté que se portât le regard, on apercevait une colline, ce qui laissait supposer que maison et jardin étaient situés au fond d’un vallon.

 

Du reste, nulle part aucune trace d’autre habitation, et Cerise aurait pu se croire transportée à quatre cents kilomètres de Paris, en quelque solitude d’une province reculée.

 

Après ce premier examen, la jeune fille se hasarda à regarder l’être bizarre à qui Colar, qui s’enfuyait vers la petite porte demeurée entr’ouverte, venait de la confier.

 

Était-ce un homme ! était-ce une femme ? Cerise s’adressa tout d’abord cette question à la vue d’une sorte de vieillard sans barbe et presque chauve, dont le visage, jauni comme du parchemin, était sillonné de rides profondes et de hideuses coutures.

 

Le costume de cette créature étrange n’appartenait à aucun sexe. Elle était coiffée d’un vieux madras jaune enroulé autour de sa tête et noué sur la nuque à la façon des Arlésiennes ou des Génoises ; une sorte de manteau en toile cirée, qui descendait très bas et l’enveloppait tout entière, ne permettait pas de deviner si elle avait une jupe ou un pantalon ; enfin, une paire de sabots, dans lesquels un peu de paille pourrie tenait lieu de bas, la chaussait.

 

Cette créature pouvait bien avoir soixante ans, et était d’une taille moyenne et d’un hideux embonpoint ; le visage, horrible à voir, avait une singulière expression de méchanceté railleuse ; la bouche ricanait un cruel sourire où l’on démêlait les hébétements de l’ivresse que produit l’alcool, et les yeux petits, caves, d’un gris de chat, étaient entourés d’un cercle rougeâtre qui achevait de donner au regard l’expression de celui d’une bête fauve.

 

À la vue de cet affreux personnage, Cerise recula instinctivement, et manifesta, par un cri, l’effroi qu’elle éprouvait.

 

– Eh ! eh ! la belle mignonne, ricana l’horrible vieille, car c’était bien une femme, vous fais-je peur ? Je ne suis pas jolie et blanche comme vous, c’est vrai ; mais j’ai eu mon temps, malgré ça… et la veuve Fipart avait bien son mérite il y a quelque vingt ans.

 

Elle se prit à rire d’un rire sauvage qui ressemblait à un grognement d’hyène, et Cerise épouvantée voulut fuir.

 

– Allons donc ! ma jolie mignonne, dit-elle en saisissant dans sa main rude et calleuse, comme si elle eût été recouverte d’écailles, la main blanche et menue de la fleuriste, est-ce que nous voudrions déjà retourner à Paris… sans même casser une croûte et boire une larme de cassis chez maman Fipart ? Venez donc, mignonne, venez… elle est bonne femme, maman Fipart… vous verrez…

 

Et, serrant la main de Cerise comme dans un étau, elle la força à la suivre vers la maison.

 

Cerise tremblait et sentait ses jambes se dérober sous elle.

 

– Colar ! monsieur Colar !… appela-t-elle avec un sentiment de terreur profonde, au moment où le lieutenant de sir Williams atteignait l’extrémité opposée du jardin.

 

Mais Colar ne l’entendit pas, ou plutôt il feignit de ne point l’entendre, et il disparut par la petite porte, qu’il referma sur lui aussitôt.

 

– Venez, la jolie fille, répétait la vieille, entraînant toujours Cerise, j’aurai soin de vous comme d’une perle fine !

 

Et Cerise se laissa emporter plutôt qu’elle ne marcha, fermant les yeux à demi, tant la hideuse laideur de la veuve Fipart l’épouvantait.

 

Elle atteignit ainsi la maison. La vieille la fit entrer au rez-de-chaussée, dans une sorte de cuisine où flambait un feu de javelle, et la poussa dans un vieux fauteuil éraillé au coin de la cheminée, en lui disant :

 

– Asseyez-vous donc et réchauffez-vous, la belle mignonne, vous êtes toute transie, et votre petite robe est mouillée.

 

Cerise continuait à trembler de tous ses membres.

 

– Voulez-vous boire quelque chose, mon ange ? poursuivit la vieille d’un ton toujours railleur, mais caressant. Quand on a froid, voyez-vous, une goutte vous remet très proprement.

 

– Merci… madame… balbutia Cerise sans lever les yeux, je n’ai plus soif…

 

– Je vas vous donner une croûte, toujours, continua la veuve Fipart, – c’était bien son nom, – d’une voix de plus en plus mielleuse, mais où perçait une sourde cruauté.

 

Cerise refusa encore d’un geste.

 

– Allons, ma petite, poursuivit la vieille, puisque vous n’avez ni faim ni soif, venez au moins pour que je vous montre votre logis.

 

– Mon logis ! fit Cerise, qui tressaillit soudain ; je vais donc rester ici ?

 

– Oui, ma bonne petite.

 

– Mais je ne veux pas ! s’écria la pauvre enfant avec un subit désespoir, je veux retourner à Paris.

 

– Ouais ! ricana la vieille, Paris est loin, la mignonne, et vous laisseriez vos jolis pieds en chemin.

 

– Non, non, dit Cerise, j’aurai bien la force de retourner ; si je suis trop lasse, je me reposerai.

 

– Pauvre enfant ! soupira la veuve Fipart avec une feinte compassion, à laquelle la jeune fille se laissa prendre.

 

– Oh ! oui, poursuivit Cerise, j’aurai bien la force de m’en aller, je veux joindre Léon.

 

– Léon ? Tiens, est-ce que c’est votre amoureux, la mignonne ?

 

– Vous ne le connaissez donc pas ? fit Cerise étonnée.

 

– Moi ?… Jamais. C’est-il un beau petit monsieur, bien riche ?

 

Le rouge de l’indignation monta au front de Cerise.

 

– Ah ! dit-elle, pour qui me prenez-vous ?

 

– Dame ! répondit naïvement la veuve Fipart, pour une jolie fille qui doit faire bien des caprices…

 

– Madame ! s’écria Cerise indignée.

 

Et puis un doute terrible traversa son esprit :

 

– Mais, dit-elle, si vous ne le connaissez pas, vous ne savez donc rien ?

 

– Moi ? fit la vieille, que voulez-vous que je sache ?

 

– Comment, Colar ne vous a pas dit qu’il m’amenait ici parce que Léon, mon fiancé, mon mari bientôt, courait un grand danger ?

 

La veuve Fipart se mit à rire.

 

– Vraiment ! dit-elle, Colar vous a dit cela ?

 

– Oui, madame.

 

– Et vous l’avez cru ?

 

– Cela n’est donc point vrai ? murmura Cerise éperdue.

 

La vieille continuait à rire.

 

– Ce Colar, disait-elle, est un gaillard bien drôle… oh ! bien drôle, ma foi !

 

– Madame ! madame ! supplia Cerise, au nom de Dieu, dites-moi ce que vous savez, pourquoi je suis ici, ce qu’on veut faire de moi.

 

– Eh bien ! je vais vous le dire, ma petite, répondit la vieille avec cette horrible douceur hypocrite qui glaçait le sang de la jeune fille ; vous avez donné dans l’œil d’un monsieur très comme il faut, bien honnête et bien riche, et qui… vous comprenez ?

 

– Ah ! s’écria Cerise, ce n’est pas vrai, madame, ce n’est pas vrai… ou plutôt vous avez raison… Oui, un vieillard, un monstre ; mais on est venu à mon secours ; un jeune homme m’a délivrée ; il m’a confiée à Colar…

 

– Eh bien, dit la veuve Fipart avec son rire de bête fauve, le jeune a enfoncé le vieux, voilà tout ! Le monsieur dont je parle, c’est celui qui vous a confiée à Colar, la mignonne ; vous êtes ici chez lui !

 

Cerise poussa un grand cri et tomba évanouie sur le plancher de la salle basse.

 

XX

LE JUGE D’INSTRUCTION


Abandonnons pour un moment Cerise pour revenir à Fernand Rocher, que nous avons laissé au moment où les agents du commissaire de police l’entraînaient hors de la chambre de Baccarat. Tant d’événements étranges s’étaient succédé depuis vingt-quatre heures pour le malheureux jeune homme qu’il se demanda un moment s’il n’était pas le jouet de quelque horrible cauchemar ; puis, et tandis qu’il passait au milieu des domestiques de la courtisane, accourus au bruit et étonnés de cette arrestation, il fut bien forcé de s’avouer qu’il ne rêvait pas, qu’il était, au contraire, très éveillé, et que rien n’était plus réel que ce qui lui advenait avec la rapidité d’un coup de foudre.

 

Un instant, dominé par le sentiment de son innocence, il voulut se débattre et lutter avec les agents ; mais ils étaient trois, trois hommes robustes et déterminés, et ils s’en rendirent maîtres en un tour de main.

 

– Monsieur, lui dit alors le commissaire d’un ton sévère et cependant plein de courtoisie, votre résistance est complètement inutile et ne ferait qu’aggraver votre position, en la compliquant d’un acte de rébellion à la loi. Croyez-moi, suivez-moi de bonne grâce. S’il est vrai, ce que je souhaite de tout mon cœur, que vous soyez innocent, la justice, qui est aussi impartiale que clairvoyante, aura bientôt retrouvé le coupable, et vous serez rendu à la liberté.

 

Comme tous les gens nerveux et surexcités, qui sont bientôt en proie à une sorte de prostration morale lorsque leurs forces physiques commencent à s’épuiser, Fernand Rocher se laissa conduire jusqu’au fiacre qui attendait à la grille du petit hôtel, et y monta sans prolonger sa résistance plus longtemps.

 

Le commissaire s’y assit auprès de lui ; deux des agents prirent place sur la banquette de devant, et le troisième monta sur le siège, à côté du cocher.

 

– Au Dépôt ! ordonna le commissaire.

 

Ordinairement, et quand il s’agit d’un voleur vulgaire, le magistrat qu’on nomme un commissaire de police ne se dérange point et fait opérer simplement l’arrestation par un de ses agents ; mais, ici, il s’agissait d’un vol considérable, d’un cas exceptionnel, qui était si grave, qu’on avait dérogé aux usages, et que le commissaire de police poussait la rigueur jusqu’à escorter lui-même son prisonnier à la Préfecture de police, où il allait avoir à subir un premier interrogatoire devant un juge d’instruction.

 

Pendant quelques minutes, Fernand fut sans forces, sans voix, sans regard et comme abîmé en lui-même ; pour un homme d’honneur qui, jusque-là, a joui de la considération universelle, une accusation de vol est plus terrible peut-être que l’aspect d’un échafaud tout dressé ; et le malheureux jeune homme se prit à récapituler avec épouvante les événements accomplis. C’était d’abord cette terrible lettre d’Hermine, sa fiancée de la veille, d’Hermine qu’il aimait, lettre dédaigneuse et glacée comme le mépris qui tue.

 

Puis ces clefs de la caisse de M. de Beaupréau qu’il avait emportées dans son trouble, en courant rue Saint-Louis, et qui allaient être pour tous la plus accablante des preuves.

 

Enfin, cette nuit d’ivresse, de folie, de vertige, passée dans les bras de cette femme inconnue la veille, et qui l’avait emporté chez elle, il ne savait comment. Et cette dernière pensée fut peut-être plus accablante, plus terrible, plus épouvantable que l’accusation qui pesait sur lui ; car il appartenait maintenant, lui, le fiancé d’Hermine, à une femme qui se nommait la Baccarat ; il avait été arrêté chez elle, et l’instruction allait révéler et porter à la connaissance d’Hermine, qu’il aimait toujours ardemment, ce fait monstrueux.

 

Fernand vit alors un abîme entr’ouvert entre mademoiselle de Beaupréau et lui ; abîme béant, impossible à combler, même avec la preuve de son innocence.

 

Et alors, pareil à un corps sans âme, à un homme privé de raison et qui n’a plus même la conscience de sa situation, il ne songea plus à se défendre ni à échapper à ses gardiens, et, comme le patient qu’on mène au supplice et qui voit déjà s’entr’ouvrir devant lui le gouffre incommensurable de l’éternité, il se laissa conduire à la Préfecture de police, traversa, les yeux baissés et chancelant, les voûtes sombres de la Conciergerie, écouta, sans l’entendre, le procès-verbal de son écrou, et ne retrouva quelque présence d’esprit que lorsque la porte du cachot destiné aux prisonniers mis au secret se fut refermée sur lui.

 

L’horreur d’une prison est telle, pour un homme qui a toujours vécu au soleil des lois, au grand air de la liberté, qu’elle parvient à dominer les plus sombres prostrations.

 

En songeant à Hermine trahie, à Hermine qui le mépriserait, Fernand avait momentanément oublié l’accusation de vol qui pesait sur lui ; mais lorsqu’il se trouva seul, seul et enfermé dans la cellule destinée aux criminels, l’instinct de la réhabilitation et de la liberté reprit violemment le dessus et lui rendit l’usage de ses facultés mentales.

 

Il essaya alors de se souvenir de ce qui s’était passé tandis qu’il avait eu en sa possession les clefs de la caisse, et chercha à sonder cet horrible mystère, en s’abandonnant à toutes les conjectures, à tous les calculs de probabilité.

 

Et puis, comme le plaideur qui pèse en lui-même les chances mauvaises de son procès, il devint pour lui-même un juge d’instruction des plus sévères, et calcula toutes les charges qui pourraient peser sur lui.

 

Il était bien vrai qu’il avait eu les clefs de la caisse ; il les avait emportées, quittant précipitamment son poste ; il était sorti tête nue, en courant, comme un homme troublé, et au lieu de revenir, de rapporter ces clefs, il les avait gardées et les possédait encore au moment où on l’avait arrêté et fouillé. Enfin, on l’avait trouvé, à près de vingt-quatre heures de distance, chez une de ces femmes qui font métier de ruiner les fils de famille, et il serait évident pour tous qu’un coupable amour, un aveugle désir de satisfaire les caprices coûteux d’une courtisane avaient pu le pousser à commettre un vol.

 

En réfléchissant à tout cela, Fernand sentait ses cheveux se hérisser et une sueur glacée mouiller ses tempes.

 

Comment sonder cet épouvantable mystère ?

 

Enfin, si le vol avait eu lieu, qui donc avait pu le commettre ? Qui accuser, qui soupçonner ?

 

– Je deviens fou ! murmurait le pauvre jeune homme, et je n’ai plus qu’à mourir pour éviter le bagne… Mon Dieu ! mon Dieu ! quel crime ai-je donc commis, que vous me châtiez ainsi ?

 

Et Fernand, comme l’enfant en péril qui appelle sa mère à son aide, Fernand jetait autour de lui un regard désolé et cherchait un protecteur.

 

Fernand était orphelin ; son tuteur était mort. Un seul homme aurait pu le protéger et s’efforcer de faire triompher son innocence, c’était M. de Beaupréau. Mais évidemment celui-là, plus que tout autre, devait le croire coupable, et il deviendrait son accusateur le plus acharné !

 

Comme il était en proie à ces épouvantables perplexités, on vint le chercher pour le conduire devant le juge d’instruction, magistrat terrible, dont le nom seul fait tressaillir les plus hardis, et dont les questions insidieuses et pressantes, les détours patients et habiles triomphent des accusés le plus déterminés à se taire et les forcent à se livrer.

 

Fernand suivit le gendarme chargé de le conduire à travers un corridor sombre, gravit avec lui un escalier en coquille qui menait à un étage supérieur du palais de justice et pénétra dans le cabinet du juge d’instruction.

 

Ce magistrat était un homme de trente-cinq à quarante ans, d’un visage froid et sévère, le front déjà un peu dégarni par le travail, et qui portait à sa boutonnière la rosette d’officier de la Légion d’honneur.

 

Lorsque Fernand entra, il était debout, adossé à la cheminée, et les mains croisées derrière le dos.

 

Le cabinet du juge d’instruction n’avait point cet aspect lugubre qu’un pareil nom semblait annoncer : c’était une grande pièce étendue d’un papier vert à raies, garni d’un vaste bureau, de fauteuils d’acajou recouverts en cuir également vert, et d’une table auprès de laquelle un petit homme gros et portant des conserves était assis, une plume derrière l’oreille, des manches de lustrine noire lui montant jusqu’au coude, et vêtu d’une redingote râpée.

 

Cette salle ressemblait à un bureau du ministère où Fernand travaillait la veille encore, et on s’y fût cru bien loin de ces voûtes sombres et de ces noirs corridors de la Conciergerie que le prisonnier venait de parcourir.

 

En second lieu, le magistrat était en habit de ville, lequel imposera toujours moins que la terrible toge du juge, et, malgré la sévérité de sa figure longue et pâle, il inspira tout de suite à Fernand cette sorte de confiance respectueuse qu’inspirera toujours un homme qui semble avoir chassé les passions personnelles loin de lui pour devenir la loi incarnée.

 

Le juge renvoya le gendarme, qui sortit et se tint dans l’antichambre. La physionomie pâle, bouleversée, mais ouverte et loyale de Fernand, sa jeunesse, la position qu’il occupait naguère, étaient pour le magistrat tout autant de garanties de tranquillité de la part de son prisonnier, et il lui indiqua un siège par un geste plein de bonté.

 

Le cœur du jeune homme battait à outrance, la sueur perlait à son front, et cependant un peu d’assurance lui revint, et il vit dans cet homme qui allait l’interroger bien moins un juge prévenu qu’un homme qui peut-être croirait à son innocence.

 

– Asseyez-vous, monsieur, dit le magistrat d’une voix calme et où perçait cependant une sorte de compassion pour ce jeune homme honorable jusque-là, et qui venait prendre place à la barre des criminels.

 

Fernand obéit et parut attendre que le juge lui adressât de nouveau la parole.

 

Celui-ci quitta la cheminée et s’assit devant son bureau, tandis que le petit homme gras, qui n’était autre qu’un greffier, s’apprêtait à écrire minutieusement chaque parole qui sortirait de la bouche de l’accusé.

 

– Vous vous nommez Fernand Rocher, reprit le juge d’instruction en consultant un dossier ; vous êtes né à Paris en 182… ?

 

– Oui, monsieur, répondit Fernand avec calme.

 

– Voici, poursuivit le magistrat, les faits qui sont à votre charge, et rendent votre position excessivement grave : hier, à dix heures du matin, votre chef, obligé de s’absenter, vous a installé dans son bureau et vous a confié les clefs de sa caisse. Cette caisse, vérifiée la veille par le caissier général du ministère, renfermait une somme de trois mille francs en or et différentes espèces, et une autre somme de trente mille francs en billets de banque.

 

– J’ignorais cela, monsieur, dit Fernand, et n’ai point ouvert la caisse.

 

– Cependant, les clefs ont été en votre possession ?

 

– Oui, monsieur.

 

– On les a même retrouvées sur vous en vous fouillant.

 

– C’est encore vrai, monsieur.

 

– Êtes-vous demeuré seul après le départ de votre chef de bureau ?

 

– Oui, fit Fernand d’un signe.

 

– Un homme, qu’il a été impossible de retrouver, s’est présenté un peu après, et un huissier l’a introduit auprès de vous ? Quel est cet homme ?

 

– Un commissionnaire, j’imagine.

 

– Le connaissiez-vous ?

 

– Je le voyais pour la première fois.

 

Le juge regarda Fernand avec sévérité.

 

– Prenez garde, dit-il, et ne cherchez point à égarer la justice. Cet homme ne serait-il point votre complice ?

 

– Monsieur, répondit Fernand avec émotion, mais d’une voix où perçait un profond accent de vérité, je vous jure que je ne puis avoir de complice, car je suis innocent du crime dont on m’accuse.

 

– Cependant, quel était cet homme ? Que désirait-il de vous ?

 

– Il m’apportait une lettre.

 

– De qui venait cette lettre ?

 

Fernand tressaillit et baissa les yeux.

 

– Monsieur… balbutia-t-il, dût mon innocence en souffrir, je ne puis compromettre un nom honorable… le nom d’une femme.

 

– Je m’attendais à cette réponse, dit le juge, et c’est même là, je le vois, un de vos moyens de défense, sur lequel m’a éclairé la déposition de votre chef de bureau. Vous deviez épouser mademoiselle de Beaupréau…

 

– Monsieur… monsieur… supplia Fernand.

 

– Mais, reprit le juge, vous aviez une maîtresse…

 

– Une maîtresse ! s’écria Fernand avec indignation.

 

– Cette maîtresse, qu’on nomme la Baccarat dans le monde galant, est une de ces femmes dont les faveurs s’achètent au poids de l’or ; il est présumable que, pour satisfaire cette ruineuse exigence…

 

– Monsieur, interrompit vivement l’accusé, hier encore je ne connaissais point cette fille…

 

– Cependant, vous avez été arrêté chez elle ?

 

– C’est vrai… Mais, à cette heure encore, j’ignore comment j’ai pu m’y trouver…

 

– Monsieur, dit le juge avec bonté, songez que des aveux valent toujours mieux que des dénégations obstinées et qui sont détruites par l’évidence. Vous aggravez votre position.

 

– Monsieur, répondit Fernand avec un accent de vérité si profond que la conviction du juge en fut ébranlée, un horrible mystère enveloppe cette affaire, mais je vous jure que je suis innocent.

 

– Je le désire, reprit le juge ému ; mais comment concilier à la fois le vol, votre brusque sortie, votre disparition pendant vingt-quatre heures, et enfin votre arrestation chez une femme bien connue par ses prodigalités ; comment concilier tout cela avec votre innocence ?

 

Fernand leva les yeux au ciel.

 

– Dieu est grand, dit-il, et il me juge à cette heure. Monsieur, je suis innocent.

 

– Vous allez être conduit chez vous par deux agents et un officier de paix, continua le juge d’instruction, et de là rue Moncey, chez votre maîtresse. Une perquisition sera opérée sous vos yeux chez elle et chez vous ; si le portefeuille ne s’y retrouve pas, ce sera pour vous une circonstance à décharge.

 

– Allons, monsieur, allons, s’écria le jeune homme, je suis innocent !

 

Le juge d’instruction sonna, un homme vêtu de noir se présenta. C’était l’officier de paix.

 

– Suivez monsieur, dit le juge à Fernand avec bonté. Nous allons déployer le moins de cérémonial possible en toute cette triste affaire et éviter le scandale.

 

Fernand salua le juge et sortit la tête haute, fort de son innocence.

 

Dans l’antichambre, deux agents en habit de ville se placèrent à ses côtés :

 

– Monsieur, lui dit l’officier de paix d’un ton poli, ordinairement les accusés sont conduits dans une voiture des prisons et par des agents en uniforme, mais M. le juge d’instruction a eu égard à votre situation antérieure, et j’espère que vous me suivrez sans résistance.

 

– Je vous le jure, monsieur. Je ne suis pas homme à chercher à vous fuir avant d’avoir victorieusement prouvé mon innocence.

 

L’officier de paix conduisit son prisonnier à la porte de la Conciergerie, où attendait un cabriolet de régie.

 

Le jeune homme y monta, et l’un des agents dit au cocher :

 

– Rue des Marais, n° 2.

 

La maison que Fernand habitait n’avait que de petits locataires, employés pour la plupart, et ne demeurant point chez eux pendant la journée. La concierge était une vieille femme peu intelligente et ne s’occupant que très médiocrement de ses locataires.

 

L’arrivée de Fernand en compagnie de trois inconnus, dont le costume ne trahissait pas suffisamment la profession, ne produisit donc aucune sensation dans la maison, et le jeune homme put gagner son cinquième étage sans attirer l’attention de personne.

 

Le modeste logis qu’il occupait se composait de deux pièces, un petit salon, une chambre à coucher, le tout meublé en noyer, et l’inspection en était des plus faciles.

 

Les agents se livrèrent à une perquisition minutieuse, fouillèrent le secrétaire, la commode, l’unique placard, sondèrent le lit, les sièges, et ne trouvèrent rien. Fernand était calme, et, quand ce fut fini, il dit à l’officier de paix, avec un sourire :

 

– Vous le voyez, monsieur, le portefeuille que vous cherchez n’est point ici.

 

– Allons rue Moncey, dit l’officier de paix. Mais je ne vous cacherai pas que si là, comme ici, nos recherches sont infructueuses, cela n’améliorera pas beaucoup votre position ; car on a négligé de lancer un mandat d’amener contre la Baccarat, qu’on aurait dû arrêter avec vous, et il se peut fort bien qu’elle ait fait disparaître le portefeuille depuis ce matin.

 

Fernand hocha la tête négativement :

 

– Elle ne l’a jamais eu en sa possession, dit-il.

 

On fit remonter l’accusé en voiture, et il fut conduit rue Moncey.

 

Baccarat venait de quitter l’hôtel avec Fanny, et, à cette heure, le faux médecin la faisait entrer dans la maison de santé, d’où elle ne devait pas sortir.

 

Le domestique de Baccarat se composait d’un cocher, d’une cuisinière, d’une femme de chambre, d’un groom et d’un jardinier. Sa mère, comparse qui n’a que faire dans notre histoire, tenait la maison. Au moment où l’officier de paix se présenta, la mère était absente depuis une heure ; elle était allée au marché avec la cuisinière, ne sachant rien de ce qui s’était passé dans la chambre de Baccarat.

 

Le cocher conduisait sa maîtresse à la maison d’aliénés ; Fanny, la femme de chambre, l’accompagnait.

 

Il n’y avait donc à l’hôtel que le jardinier et le groom.

 

À la vue de ces hommes qui parlaient au nom de la loi, le jardinier, garçon assez niais que Williams avait jugé inutile d’acheter, témoigna une profonde terreur et protesta de l’honnêteté de sa maîtresse ; mais le groom, jeune drôle intelligent et dont la leçon était faite, conduisit l’officier de paix tout droit à la chambre de Baccarat, qui était encore dans le même désordre qu’à l’heure de son départ.

 

– Commençons par ici, dit l’un des agents qui se mit à fouiller les meubles, dont les clefs traînaient après les serrures.

 

Les jolis bahuts de Boule, les armoires, les placards, les cabinets de toilette, furent visités successivement avec soin.

 

– Tiens ? dit tout à coup un des agents, voici un paletot d’homme.

 

Fernand, la veille, avait un pardessus, lorsqu’il était tombé évanoui sur le trottoir de la rue Saint-Louis. Ce pardessus lui avait été retiré chez Baccarat.

 

Le lendemain, c’est-à-dire le matin de ce jour, la vue du commissaire de police lui ordonnant de s’habiller et de le suivre l’avait tellement ému qu’il avait simplement mis sa redingote et oublié son paletot.

 

– Ce vêtement est à moi, dit-il, au moment où l’agent l’apercevait jeté négligemment sur un fauteuil et le désignait du doigt.

 

L’agent le prit et dit :

 

– Il est lourd… et je sens quelque chose de volumineux dans la poche de côté.

 

– Je ne crois pas, dit Fernand avec calme ; à moins que ce ne soit une clef.

 

La main de l’homme de police disparut dans les profondeurs de la poche de côté, celle qui, le vêtement boutonné, se trouve sur la poitrine, et elle en ressortit, tenant un gros portefeuille en maroquin vert.

 

À cette vue, Fernand pâlit et jeta un cri. L’agent tendit le portefeuille à l’officier de paix, qui l’ouvrit, et soudain une liasse de billets de banque tomba sur le tapis de la chambre.

 

– Ah ! par exemple, dit-il, l’accusé ne niera pas plus longtemps, j’imagine…

 

Fernand ne répondit pas ; il venait de s’évanouir !

 

L’infernal génie de sir Williams triomphait, et l’innocence de sa victime était désormais impossible à prouver.

 

XXI

ALERTE


Tandis que le génie infernal de sir Williams enveloppait un à un tous les personnages de cette histoire qui pouvaient entraver ses projets et l’empêcher d’atteindre à son but ténébreux ; que Fernand, accusé de vol, était arrêté et mis en prison, Baccarat enfermée comme folle, Cerise confiée à la garde de la hideuse vieille qu’on nommait la veuve Fipart, et qu’enfin se trouvaient tout d’un coup et mystérieusement séparés les uns des autres tous ceux qui pouvaient mettre Armand de Kergaz sur la trace de Thérèse et de sa fille, celui-ci s’occupait cependant avec une courageuse activité de retrouver celle ou celui à qui devait échoir l’immense fortune de feu le baron Kermor de Kermarouet, dont il était le dépositaire.

 

Aidé du fidèle et vieux Bastien, servi par une police secrète largement payée, Armand n’était cependant encore parvenu à aucun résultat à l’époque où nous l’avons vu suivre, à Belleville, les deux acolytes de maître Colar, intervenir assez à temps pour éviter à Léon Rolland une mauvaise querelle, et, après avoir accepté la cordiale invitation de l’ouvrier, offrir son bras à mademoiselle Jeanne de Balder et la reconduire rue Meslay.

 

Il est de mystérieuses attractions que l’esprit ni le cœur humain n’expliqueront jamais, et qui cependant agissent avec une rapidité merveilleuse et qui tient presque du prodige.

 

En entrant dans la salle du restaurant où s’étaient installés Léon Rolland et les trois femmes, M. de Kergaz avait jeté aux deux jeunes filles ce regard distrait et bienveillant que l’homme occupé de vastes intérêts accorde à peine à la beauté et à la jeunesse ; puis, tout à coup, obéissant à une de ces attractions étranges, il s’était pris à considérer ce pâle et noble visage de l’orpheline, où de récentes douleurs avaient laissé leur trace : il avait tressailli à la vue de ces vêtements noirs, indiquant un deuil non achevé encore, et cette jeune fille aux mains délicates, à la taille aristocratique, dont toute la personne avait un cachet de distinction peu commune, lui avait paru singulièrement dépaysée en ce lieu et avec cet ouvrier et ces deux autres femmes, dont l’une avait la tournure et la mise d’une paysanne, l’autre la beauté rieuse et les manières gracieuses et coquettes de la grisette parisienne.

 

À ses yeux, Cerise résumait la fille de Paris, poussée tout d’une venue en plein air ; Jeanne, la fleur délicate et fine, éclose dans la chaude atmosphère d’une serre.

 

Cerise était jolie et gaie comme le bonheur ; Jeanne était belle et triste comme la plus noble des infortunes.

 

Au premier coup d’œil, on devinait que le malheur seul avait pu rapprocher mademoiselle de Balder et la jeune fleuriste et établir entre elles une sorte d’intimité.

 

Armand comprit, devina tout cela ; et irrésistiblement entraîné vers Jeanne, obéissant à une de ces attractions dont nous parlions tout à l’heure, il accepta l’invitation de Léon Rolland. De son côté, la jeune fille crut voir chez M. de Kergaz, malgré son costume qui était celui d’un ouvrier, mieux qu’un homme du peuple, et lorsqu’il lui offrit son bras, elle l’accepta sans hésitation.

 

D’ailleurs, avec cette finesse d’observation que possède toute femme, Jeanne avait remarqué en un clin d’œil la blancheur de ses mains, la finesse de son linge, et cette taille svelte et droite qui n’accusait aucune profession manuelle.

 

En quittant les Vendanges de Bourgogne, et passant, à leur insu, devant la maison où Colar et ses complices étaient en observation, Armand offrit donc son bras à mademoiselle de Balder, tandis que Léon Rolland donnait le sien à sa mère, auprès de laquelle marchait Cerise.

 

Ils descendirent ainsi le faubourg du Temple, et là, Léon Rolland s’arrêta devant la porte de Cerise.

 

– Chère petite mère, dit la fleuriste à la paysanne, vous ne voulez pas monter un peu ?

 

– Oh ! certainement oui ! répondit Léon avec empressement.

 

– Ma bonne Cerise, dit Jeanne, il est tard, je suis un peu souffrante, permettez-moi de vous quitter.

 

Léon tendit la main à M. de Kergaz, qu’il persistait à prendre pour un ouvrier.

 

– Adieu, camarade, lui dit-il ; au revoir, plutôt, car nous nous reverrons, n’est-ce pas ?

 

– Certainement, répondit Armand.

 

– Je m’appelle Léon Rolland, poursuivit l’ouvrier, je demeure rue Bourbon-Villeneuve, et je travaille rue Chapon, chez M. Gros, ébéniste.

 

– Très bien, je m’en souviendrai… Moi, dit Armand, j’habite rue Culture-Sainte-Catherine, chez M. le comte de Kergaz. Si jamais vous avez besoin de moi, venez me voir et demandez à parler à M. Bastien.

 

– J’irai, dit Léon, qui s’imagina que Bastien était le nom d’Armand, et que ce dernier occupait quelque poste de confiance auprès du noble personnage qu’il venait de désigner.

 

Les deux jeunes filles s’embrassèrent, tandis que l’ébéniste pressait la main d’Armand, et l’on se sépara à la porte de Cerise.

 

– Où dois-je vous conduire, mademoiselle ! dit alors Armand à Jeanne d’un ton respectueux et légèrement ému.

 

– Rue Meslay, répondit-elle.

 

Ils se remirent en marche et traversèrent le boulevard à petits pas.

 

On eût dit que les deux jeunes gens inconnus l’un à l’autre il y avait une heure, et qui avaient à peine échangé quelques mots, appréhendaient déjà l’instant de leur séparation.

 

– Connaissez-vous beaucoup mademoiselle Cerise ? demanda Armand avec une sorte d’hésitation, et comme s’il eût craint d’être indiscret.

 

– Je me suis liée avec elle dans la maison qu’elle habitait du vivant de son père, et où je demeurais alors moi-même avec ma mère, répondit Jeanne en soupirant.

 

– Cependant, fit observer Armand, il me semble… pardonnez-moi, mademoiselle… il me semble que votre éducation…

 

Jeanne soupira.

 

– C’est vrai, monsieur, dit-elle, mais Cerise est un excellent cœur, une bonne et charmante créature… et puis, il est des circonstances, des malheurs qui rapprochent…

 

Et Jeanne soupira si profondément que M. de Kergaz acheva de deviner la situation précaire où la belle jeune fille était tombée.

 

– Seriez-vous orpheline ? demanda-t-il d’un ton si triste, si respectueux, que Jeanne en tressaillit profondément.

 

– Hélas ! répondit-elle, ma mère est morte il y a quelques mois…

 

– Et monsieur votre père ?

 

– Mort aussi, tué sur le champ de bataille, répondit-elle avec un nouveau soupir et d’une voix dominée par l’émotion.

 

– Chère demoiselle ! murmura Armand.

 

Un instant de silence accompagna ces quelques mots ; on eût dit que les deux jeunes gens, absorbés par les mêmes pensées, se recueillaient en eux-mêmes.

 

Ils arrivèrent ainsi rue Meslay, à la porte de Jeanne.

 

– Adieu ! monsieur, dit-elle en lui tendant la main, je vous remercie bien. Je vous remercie surtout du service que vous nous avez rendu.

 

Armand prit la main de la jeune fille et la porta respectueusement à ses lèvres. Puis il la salua silencieusement et comme s’il n’eût osé ajouter un mot.

 

Et M. le comte de Kergaz s’était éloigné, puis il avait longé la rue du Temple, traversé le marché de ce nom, et gagné à travers le Marais la rue Culture-Sainte-Catherine, où il était rentré chez lui, préoccupé et tout pensif.

 

– C’est étrange ! murmura-t-il ce soir-là en se mettant au lit, serais-je encore jeune, y aurait-il encore au fond de mon cœur une fibre qui n’eût point vibré ?

 

Le lendemain, M. de Kergaz, après une nuit agitée et presque sans sommeil, appela Bastien au chevet de son lit.

 

– Mon vieil ami, lui dit-il, tu vas mettre ta redingote bleue, qui rappelle si bien en toi le militaire en retraite, et tu iras rue Meslay, n° 11, voir s’il n’y a pas un logement à louer.

 

– Très bien, dit Bastien, qui exécutait ponctuellement les ordres d’Armand, et ne les discutait point.

 

– S’il n’y en a pas, continua M. de Kergaz, tu glisseras dix louis dans la main du concierge pour qu’il engage un de ses locataires à déménager dans les vingt-quatre heures : on trouve toujours un locataire disposé à cela, si son terme est payé.

 

– Oui, dit Bastien d’un signe de tête.

 

– Ce logement trouvé, tu y feras transporter quelques meubles, et tu t’y installeras sous ton nom de Bastien, officier retraité.

 

– Très bien ! Après ?

 

– Cette maison est habitée par une fille qu’on appelle Jeanne, et qui m’intéresse. Tu prendras tout d’abord des renseignements sur elle. Si, ce dont je suis persuadé, c’est une jeune personne de bonne famille tombée dans le malheur et demeurée honnête et pure, tu t’arrangeras de façon à te lier avec elle. Ton âge te le permet. Va, et dans tous les cas, reviens au plus vite me dire ce que tu auras fait.

 

Après avoir donné ces instructions à Bastien, Armand se leva, ouvrit un grand livre, sorte de volumineux registre couvert de caractères mystérieux et hiéroglyphiques, et il y écrivit ces deux noms :

 

Léon Rolland, rue Bourbon-Villeneuve.

 

Cerise, faubourg du Temple.

 

Puis, sur le verso de la page, il ajouta cette note :

 

Rechercher dans quel but ce saltimbanque appelé Nicolo et cet homme qu’on nomme le serrurier ont cherché querelle à Léon Rolland.

 

Cela fait, M. de Kergaz voulut s’asseoir devant son bureau et ouvrir sa correspondance quotidienne ; mais une rêverie inexplicable s’empara de lui ; il se renversa en arrière sur le dos de son fauteuil, et se prit à songer à Jeanne, la pâle et triste jeune fille à peine entrevue.

 

Deux heures s’écoulèrent, et il rêvait encore, lorsque Bastien reparut.

 

– Eh bien ? demanda le comte avec vivacité.

 

– Le hasard a de merveilleuses combinaisons, répondit Bastien. La jeune fille à laquelle vous vous intéressez, mon cher maître, demeure au quatrième étage sur le devant. Précisément sur le même carré, il y a un appartement vacant, et où l’on peut emménager sur-le-champ. Il est de 600 francs. J’ai payé un terme d’avance.

 

– Parfait, dit Armand.

 

– J’ai fait jaser le concierge, poursuivit Bastien. Cette jeune fille est nouvellement emménagée ; elle se nomme mademoiselle Jeanne de Balder, et elle paraît avoir reçu une très bonne éducation.

 

« Elle habite avec une vieille servante, qui lui paraît très dévouée, un appartement de 300 francs, et jamais on ne voit venir personne chez elle.

 

« Depuis deux jours, m’a dit le concierge, on voit de la lumière chez elle fort avant dans la nuit, et tout laisse supposer qu’elle travaille à quelque ouvrage de femme, comme en font en cachette bien des jeunes filles qui ne sont pas riches, et qui cependant veulent sauver un reste de dignité.

 

– Est-ce tout ? demanda M. de Kergaz avec émotion.

 

– Non, dit Bastien. Mademoiselle de Balder demeurait auparavant rue Chapon, et c’est là que le concierge est allé aux renseignements lorsqu’elle a voulu louer dans la maison de la rue Meslay.

 

« Il a appris là, m’a-t-il dit, que mademoiselle de Balder venait de perdre sa mère, veuve d’un colonel tué en Afrique, que cette mort avait privé la jeune fille d’une grande partie des faibles ressources qu’elle avait, et que ce nouvel amoindrissement de fortune était la seule cause qui la forçât à déménager et à prendre un appartement plus petit. Du reste, mademoiselle Jeanne jouissait de l’estime et du respect de tous ceux qui la connaissaient, avait ajouté le concierge, et depuis quelques jours qu’elle habitait rue Meslay, sa tristesse digne, sa réserve pleine de distinction et de politesse, et sa conduite exemplaire lui avaient attiré toutes les sympathies. »

 

À mesure que Bastien parlait, le cœur de M. de Kergaz se prenait à battre d’une émotion inconnue, et une sorte de joie secrète se traduisait lentement sur son visage.

 

Bastien avait appris à peu près tous les détails que nous connaissons déjà sur la modeste et noble existence de la jeune fille, et chacun d’eux ajoutait à la généreuse émotion d’Armand. L’un, surtout, le toucha jusqu’aux larmes.

 

– Il paraît, disait Bastien, que mademoiselle de Balder avait un piano. Le concierge l’a vu dans son ancien logement, lorsqu’il est allé s’assurer qu’elle avait assez de meubles pour répondre de son nouveau loyer ; mais le piano n’est point rentré rue Meslay. Sans doute, la jeune fille a été contrainte de s’en défaire.

 

– Bastien, dit vivement Armand, un vieux brave comme toi n’est pas musicien, n’est-ce pas ?

 

– Ma foi, non, mon cher maître, et le seul instrument auquel j’ai jamais touché est une clarinette de cinq pieds, c’est-à-dire un fusil de munition.

 

– Eh bien ! tu te trompes, mon bon Bastien, tu dois être musicien. Tu auras un piano.

 

Bastien fit un geste d’étonnement.

 

– Tu vas courir chez Erard, continua M. de Kergaz, et tu lui demanderas un piano de forme un peu ancienne déjà, quelque chose comme sept ou huit ans de date.

 

– Je crois comprendre, murmura le vieux soldat, qui eut une larme dans les yeux, et vous êtes noble et bon, mon cher maître ; seulement, comment le faire accepter, ce piano ? Elle doit être fière, cette pauvre demoiselle… Une fille de colonel ! vous pensez…

 

– Ce n’est point cela, dit Armand, et tu n’as compris qu’à moitié. Ce piano que tu vas acheter, tu le garderas ; seulement, tu t’arrangeras de façon à avoir trop de meubles, et tu paraîtras très embarrassé pour les caser…

 

– Mais, interrompit Bastien, quand on a un piano, il faut avoir l’air de pouvoir s’en servir…

 

– Ce n’est pas cela encore. Ce piano, vieux de forme, c’est une relique ; il a appartenu à une fille que tu as perdue, ton unique enfant. C’est un léger mensonge, je le sais bien, mon vieil ami, car tu n’as jamais eu d’autre enfant que moi, mais Dieu nous le pardonnera… Or, ce piano que tu ne sauras où loger, qui sait si ta voisine ne voudra point s’en charger pour quelques jours, jusqu’à ce que tu aies pu faire transporter à la campagne un ou deux meubles inutiles ?

 

– Ah ! s’écria Bastien, c’est bien trouvé, mon cher maître. Bravo !

 

– D’abord, ce sera un moyen de faire connaissance avec elle par l’intermédiaire du concierge ; et puis, tu lui diras que l’enfant que tu pleures affectionnait telles ou telles rêveries, et que tu voudrais bien les entendre encore. Comprends-tu toujours ?

 

– Oui, oui, dit Bastien, et je cours chez Erard.

 

– Va, dit le comte de Kergaz, qui redevint tout rêveur et murmura : Mon Dieu ! l’aimerais-je ?

 

Et tandis que Bastien sortait pour exécuter ses ordres, Armand laissa tomber sa tête sur sa poitrine et l’appuya dans ses mains en s’accoudant sur une table.

 

Une ombre venait de passer devant lui, peut-être une ombre pâle et triste, celle de Marthe, cette femme qu’il avait tant aimée, qu’en vain il avait essayé d’arracher à l’infâme Andréa, et qu’Andréa lui avait reprise.

 

Et le souvenir de cet unique et fatal amour qui avait si hâtivement mûri son cœur, se présentant tout à coup à son esprit, avait cherché à lutter contre ce sentiment tout nouveau qui commençait à se faire jour ; mais il en est des amours éteintes depuis longtemps par la mort comme de tout ce que le vent du passé emporte : tendres souvenirs ou amers regrets, tout s’efface insensiblement et s’amoindrit et dans cette même âme, longtemps emplie de deuil, et où l’espérance paraissait ne pouvoir désormais plus germer, une affection nouvelle éclot sans bruit et se développe petit à petit auprès de l’affection brisée ; une joie inconnue pousse sous cette douleur dans laquelle on s’est complu longtemps, comme on voit pousser l’herbe verte semée de liserons bleus sur la terre qui recouvre une tombe. La vie succède à la mort, et souvent, comme le phénix de l’antiquité, l’amour renaît de ses cendres.

 

L’ombre de Marthe s’était donc dressée devant Armand pendant quelques secondes, mais derrière il avait vu poindre ce sourire un peu triste et ce visage pâle et charmant de Jeanne, et alors il lui sembla que la morte s’effaçait comme un songe, comme ces fantômes de brume qui courent sur les monts alpestres au matin, qui s’évanouissent au premier rayon du soleil, et qu’en s’effaçant la trépassée lui disait : « Vous avez souffert pour moi et par moi, Armand, soyez heureux enfin… »

 

Cependant, le souvenir de Marthe en avait évoqué un autre chez M. de Kergaz : il avait songé à Andréa… à Andréa, le génie du mal incarné, ce frère dénaturé qui avait tué sa mère, à lui, Armand ; cet homme qui lui avait jeté le plus terrible des défis en sortant de cette maison où reposait le cadavre encore tiède du comte Felipone !

 

Du jour où il avait appris quels liens de sang l’unissaient à Andréa, la haine d’Armand s’était éteinte et avait fait place à un sentiment de compassion douloureuse ; car il savait bien que son cœur était à jamais corrompu, et qu’il avait franchi cet abîme qui séparera éternellement le mal du bien.

 

En devenant maître tout à coup de cette fortune immense qui, naguère, devait échoir à Andréa, Armand avait failli obéir à un sentiment de générosité en offrant au déshérité de partager avec lui ; mais un sentiment de terreur subite l’en avait empêché. Que ne ferait point cet homme, né pour le mal et l’aimant comme un artiste aime son art, s’il avait beaucoup d’or à sa disposition ? Andréa ne songerait-il point à mettre à exécution ce programme infernal qu’il avait développé si complaisamment pendant le bal masqué, sous le costume de don Juan, le blasphémateur et l’impie ?

 

Armand avait donc laissé sortir Andréa, puis, le lendemain, quand les derniers devoirs eurent été rendus au comte Felipone, il le fit chercher dans tout Paris.

 

Peut-être voulait-il essayer de ramener au bien, en lui ouvrant ses bras, le maudit qui l’avait défié…

 

Ce fut en vain : Andréa avait disparu.

 

Pendant plusieurs mois, pendant une année même, les recherches les plus actives de M. de Kergaz pour retrouver son frère furent infructueuses ; on aurait pu croire que, cédant au désespoir de se voir dépouillé, il avait mis fin à ses jours.

 

Mais Armand n’admit point une semblable hypothèse. Il se souvenait du regard de haine que lui avait jeté Andréa en quittant la maison de son père ; de ce défi que le déshérité portait au spoliateur, et il sentait bien que la lutte n’était point finie, et qu’un homme de la trempe du vicomte vivrait pour se venger, sa vie lui fût-elle devenue odieuse. Il s’attendait donc à le voir reparaître comme un démon acharné, et dans ce Paris immense où il s’était imposé la plus noble tâche, le comte de Kergaz devinait que son adversaire se montrerait quelque jour ardent à la lutte et prêt à tenir son serment, de convertir en champ de bataille cette Babylone nouvelle, où le mal et le bien seront éternellement aux prises. Jusqu’alors, et quelque dangereux que pût être Andréa, Armand avait attendu son ennemi de pied ferme, acceptant d’avance cet étrange combat, fort de cette conviction que le crime finit toujours par succomber ; mais en ce moment, alors que le souvenir de Marthe venait se mêler pour lui au souvenir de Jeanne, le comte Armand de Kergaz, le loyal et le brave, l’homme sans reproche comme il était sans peur tout à l’heure, fut pris d’un frisson d’épouvante.

 

– Mon Dieu ! murmura-t-il, si j’allais aimer Jeanne, et que cet homme reparût… qu’il devinât mon nouvel amour, que cette jeune fille chaste et pure, et naïve comme l’est toujours la vertu, vînt à trouver un soir sur son chemin ce démon au visage d’ange, ce corrupteur au langage de séraphin, cet impie qui a tué ma mère, qui était la sienne, et séduisit la femme que j’aimais…

 

Et cette pensée, après avoir fait trembler Armand, souleva en lui un ouragan de colère.

 

XXII

GERTRUDE


Avant d’aller plus loin, transportons-nous rue Meslay, et pénétrons un moment dans le modeste logis de mademoiselle de Balder.

 

Une petite antichambre de quelques pieds carrés précédait une salle à manger dont Jeanne avait fait un salon ; à droite, une porte conduisait à la chambre à coucher de la jeune fille ; à gauche était la cuisine, et un cabinet noir où Gertrude faisait son lit.

 

Rien n’était plus modeste que ce petit appartement : du papier à soixante centimes le rouleau couvrait les murs ; les portes et les croisées étaient peintes en gris, et le parquet était remplacé par un affreux carreau rouge, passé à l’encaustique.

 

C’était, à vrai dire, un logement d’ouvrier ; mais Jeanne, en y transportant les débris de son mobilier, – mobilier jadis fort beau et qui s’était en allé pièce à pièce, surtout depuis la mort du colonel, – lui avait donné une apparence presque opulente, eu égard à sa petitesse et à la modestie de ses décorations. Un meuble en velours, soigneusement couvert de housses grises, et que Gertrude époussetait minutieusement chaque jour, avait pris place dans la salle à manger, convertie en salon. Un tapis un peu fané de ton et commençant à montrer la corde avait dissimulé les briques rouges ; des rideaux de soie, un peu décolorés il est vrai, garnissaient les croisées.

 

Au milieu, un guéridon d’acajou, dont la forme un peu lourde rappelait les meubles du premier empire, supportait quelques livres, un album, une boîte de pastilles ; dans un coin, on voyait encore un cahier rempli de musique, mais le piano avait disparu. Jeanne avait été contrainte de le vendre pour payer les dettes qu’elle avait contractées durant la maladie de sa mère, se réservant d’en louer un, un peu plus tard, lorsque Cerise lui aurait procuré de l’ouvrage.

 

La chambre à coucher de la jeune fille était en damas bleu. Un grand christ en ivoire, relique de famille, était appendu au chevet de son lit, entre une branche de buis bénit et les deux croix de son père, celle de Saint Louis et celle d’officier de la Légion d’honneur.

 

Tout cela était impuissant à dissimuler une gêne profonde.

 

Dès le matin, Gertrude, une femme encore robuste malgré ses cinquante ans, ayant conservé l’embonpoint et le visage des campagnards, bien qu’elle fût venue à Paris dès son jeune âge, Gertrude se mettait à la besogne, cirait, frottait, époussetait, préparait l’humble déjeuner de sa chère maîtresse, puis donnait un coup d’œil au linge, qu’elle raccommodait avec le plus grand soin, et, tout cela fini, elle entrait sur la pointe du pied dans la chambre à coucher de Jeanne. Jeanne se levait tard : c’était peut-être la seule habitude qu’elle eût conservée de son ancienne aisance.

 

Cependant, le lendemain du jour où la jeune fille avait accompagné Cerise à Belleville, et où Armand de Kergaz lui avait offert le bras jusqu’à sa porte, la vieille Gertrude était à peine levée, qu’elle vit apparaître Jeanne déjà habillée, déjà coiffée.

 

– Jésus Dieu ! s’écria la pauvre servante, qu’avez-vous donc, mademoiselle, que vous vous levez si matin ?

 

– Je me suis éveillée de bonne heure et je me suis levée, ma bonne Gertrude.

 

– Comment ! sans feu dans votre chambre ?… Quelle imprudence !

 

– Bah ! fit Jeanne en souriant, je n’ai pas eu froid…

 

– Vous étiez déjà enrhumée… Mais pourquoi ne m’avez-vous point appelée… pourquoi ?

 

– Rassure-toi, dit la jeune fille, je ne suis plus enrhumée : et comme il est toujours temps de renoncer à une mauvaise habitude, je veux désormais me lever de grand matin.

 

– Vous lever de grand matin, Seigneur !… et pour quoi faire ?

 

– Ah ! dit Jeanne, ceci est tout un gros secret que je vais te confier, ma bonne Gertrude, surtout si tu me promets de ne pas gronder encore en prenant ta méchante voix.

 

– Jésus Dieu ! mademoiselle, pouvez-vous parler ainsi ? murmura la vieille servante en prenant dans sa grosse main la main blanche et longue de Jeanne et la portant respectueusement à ses lèvres. Moi, vous gronder !

 

– Donc, reprit la jeune fille d’un ton caressant, si je te dis quelque chose de bien étrange pour toi, tu ne te fâcheras pas ?

 

Gertrude enveloppa sa jeune maîtresse de ce regard dévoué et rempli de suaves tendresses que le chien fidèle lève sur son maître.

 

– Bonne Gertrude, poursuivit Jeanne, sais-tu que tu te donnes bien de la peine depuis longtemps, et que tu travailles toujours comme si tu n’avais que vingt ans ? Notre petit ménage te prend les trois quarts de la journée, et tu travailles encore le soir pour gagner de l’argent.

 

– Je travaille avec tant de joie ! mademoiselle, murmura la servante qui, en effet, travaillait chaque soir jusqu’à minuit pour gagner soixante-quinze centimes à un ingrat ouvrage de couture. Et puis, voyez-vous, le travail, c’est ma vie, à moi. Je m’ennuierais à ne rien faire.

 

– C’est ce que je me dis, interrompit la jeune fille d’une voix câline, et moi qui ne travaille pas, ma bonne Gertrude, je m’ennuie très fort.

 

– Vous n’êtes pas faite pour travailler, mademoiselle ! s’écria la vieille servante avec vivacité. Cela ne se peut pas, cela ne saurait être. D’ailleurs, si vous voulez vous occuper, n’avez-vous pas votre boîte à couleurs, vos livres, votre…

 

Gertrude s’arrêta tout émue ; elle se souvenait que le piano était vendu.

 

– Mais, dit Jeanne avec gravité, je suis allée voir hier, tu le sais, la petite Cerise, et elle m’a promis de m’avoir de l’ouvrage.

 

– Jésus Dieu ! s’écria Gertrude indignée, vous, travailler, mademoiselle ! vous, gagner votre vie tant que je serai là, moi ? Ah ! jamais… jamais !…

 

– Tu le vois bien, dit Jeanne avec tristesse, tu m’avais promis de ne pas gronder comme à ton ordinaire, et tu ne tiens pas parole.

 

– C’est vrai, c’est vrai, mademoiselle, murmura Gertrude un peu confuse, mais cependant…

 

– Ma bonne Gertrude, reprit Jeanne d’un ton caressant, tu ne veux pas empêcher ta chère enfant, comme tu m’appelles, de chercher à se distraire un peu, et le travail sera pour moi une véritable distraction. Je te le jure, je brode très bien, tu le sais ; Cerise me fera avoir de la broderie… Allons ! c’est convenu…

 

– Mais… voulut objecter Gertrude.

 

– Non, je n’écoute rien ; si tu grondes encore, je me fâche.

 

Et Jeanne mit une gentille caresse sur le front de cette vieille servante qui l’aimait comme une mère, et dont l’existence était un poème de dévouement et d’abnégation.

 

Gertrude courba le front et essuya une larme.

 

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, pourquoi n’envoyez-vous pas à mon cher ange un peu de ce bonheur que vous donnez à tant d’autres !

 

Puis elle ajouta tout haut :

 

– Pourquoi vous lever si matin, pourtant, mademoiselle ?

 

– D’abord pour en prendre l’habitude, ensuite pour aller chez Cerise.

 

Et Jeanne s’habilla lestement, drapa sa taille svelte dans ces sombres habits de deuil qui la rendaient cependant si belle, et sortit.

 

Il était environ huit heures.

 

De la rue Meslay au faubourg du Temple le trajet est court. En dix minutes, Jeanne eut atteint le sixième étage de Cerise. C’était deux jours avant cette soirée funeste où, trompée par la lettre de sa sœur, la pauvre enfant devait tomber aux mains de M. de Beaupréau. Cerise était déjà à l’ouvrage, chantant comme une fauvette, et songeant à son bonheur prochain.

 

– Déjà ! fit-elle en voyant entrer Jeanne.

 

– Vous savez bien qu’il a été convenu hier, ma bonne Cerise, répondit mademoiselle de Balder, que nous irions ce matin à ce magasin de broderies.

 

– Oui, oui, répondit Cerise, et je suis prête. Seulement, je ne veux pas qu’on vous voie, ma chère demoiselle ; vous m’attendrez à quelque distance dans la rue, n’est-ce pas ?

 

– Mais je ne rougis point du travail, dit Jeanne, le travail est une noble chose.

 

– N’importe ! j’ai mon idée, répondit Cerise avec la ténacité mutine d’un enfant gâté.

 

Les deux jeunes filles sortirent, et une heure après, Jeanne rentrait chez elle triomphante avec un petit rouleau de canevas, et se disait :

 

– Je vais donc enfin travailler et soulager ma vieille Gertrude.

 

Sur le carré de son quatrième étage, elle trouva le concierge de la maison ouvrant portes et fenêtres dans l’appartement que Bastien venait de louer il y avait quelques minutes à peine.

 

Le concierge salua avec respect, et lui dit :

 

– Vous allez avoir un voisin, mademoiselle.

 

– Ah ! dit Jeanne avec indifférence.

 

– Un vieux monsieur décoré, qui a l’air d’un officier en retraite, poursuivit le loquace concierge.

 

Jeanne tressaillit.

 

– Un officier ? dit-elle en songeant à son père.

 

– Oui, mademoiselle, et il emménage ce matin même, m’a-t-il dit.

 

Jeanne rentra chez elle toute rêveuse et ne songea pas davantage au voisin qu’on venait de lui annoncer.

 

Un autre sentiment la dominait à son insu.

 

Elle avait bien dit à Gertrude qu’elle ne s’était levée de bonne heure que parce qu’il est toujours temps de renoncer à une mauvaise habitude, mais la vérité était que Jeanne n’avait point dormi de la nuit ; et nous allons tâcher d’expliquer cette insomnie.

 

Jeanne avait vingt ans, une âme ardente et pleine de foi, et un esprit déjà plein de raison et de maturité. Jeanne avait passé son adolescence auprès de sa mère, son unique affection, l’être qui devait naturellement absorber toutes ses tendresses. Sa mère morte, elle avait reporté une partie de ses affections sur Gertrude, cette servante que son noble cœur plaçait au-dessus de sa condition ; mais alors, et d’abord à son insu, un vide avait commencé à se faire dans le cœur de la jeune fille, ce vide fatal et inévitable qui s’opère à vingt ans dans une âme vierge. Un jour, la pauvre orpheline s’éveilla en songeant qu’elle n’avait plus autour d’elle qu’un seul être qu’elle aimât, un être que la mort lui prendrait bientôt peut-être, qu’alors elle demeurerait seule, isolée au milieu du monde ainsi qu’en un vaste désert, sans qu’une main amie pressât la sienne, sans qu’un autre cœur battît à l’unisson du sien. Et alors encore, Jeanne se prit à songer qu’il y avait peut-être de par le monde un homme loyal et bon, un noble cœur exempt des âpres calculs et des cupidités vulgaires de ce siècle, qui, rencontrant sur sa route une femme chaste et belle, à l’âme aimante et dévouée, pourrait se réjouir de sa pauvreté, et ne lui demander qu’une affection sans bornes en échange de son nom et de sa main. Et Jeanne, à cette pensée, s’était sentie tressaillir, elle avait rêvé cet homme, encore et peut-être toujours inconnu, ce protecteur que lui enverrait la Providence, et elle s’était juré, dans l’austère religion de son cœur, de lui dévouer sa vie et d’entourer la sienne de toutes les tendresses de son âme.

 

Cette pensée, pensée touchante et sublime en sa vulgarité, et qui vient à toutes les jeunes filles, s’était si bien emparée de l’imagination de mademoiselle de Balder, que l’orpheline pauvre et brisée, l’enfant à demi abandonnée et demeurant le front pur et l’âme chaste au bord béant de l’abîme, s’était prise insensiblement à vivre de ce parfum qui vient de l’avenir et qu’on nomme l’espérance…

 

Elle avait fini par espérer un rayon de soleil, un sourire du ciel, une vie calme et heureuse en ses joies, cette jeune fille, dont l’enfance avait vu se fermer deux tombes, et dont les larmes avaient coulé si abondamment.

 

Or, l’espérance soutient et fait vivre ; Jeanne était pleine de foi, elle avait foi en Dieu, le père des orphelins ; elle semblait attendre avec courage et demi-souriante ce cœur inconnu à qui elle donnerait le sien.

 

Eh bien ! la veille de ce jour, son âme avait tressailli tout à coup et comme agitée par une sensation toute magnétique : un homme lui était apparu l’espace d’une heure, qui avait fait vibrer soudain cette corde, muette jusque-là, que l’amour éveille au fond d’un cœur de jeune fille.

 

Jeanne avait vu Armand, Armand beau comme un jeune roi sous sa blouse d’ouvrier, dont le visage noble et un peu triste respirait une distinction et une douceur infinies, dont les mains étaient blanches et longues comme des mains de duchesse, dont la voix caressante était empreinte d’une vague et mystérieuse harmonie.

 

Elle avait passé quelques minutes à peine appuyée à son bras, à peine avait-elle échangé avec lui quelques paroles insignifiantes, et pourtant elle était rentrée chez elle toute rêveuse, et l’insomnie s’était assise à son chevet, et sous les rideaux de son alcôve de jeune fille, il lui avait semblé voir encore dans l’ombre ce visage à demi souriant, à demi rêveur et sérieux du comte de Kergaz.

 

Et le jour était venu, et Jeanne, en proie à un trouble inconnu, n’avait point fermé l’œil encore. Mais alors, cependant, à l’aide de cette froide raison qui suit presque toujours les plus fiévreuses hallucinations d’une nuit sans sommeil, Jeanne s’était prise à réfléchir ; elle avait songé à son père, mort en soldat et en gentilhomme, à ce noble nom qu’il lui avait laissé et qu’elle ne devait point mésallier ; elle s’était demandé si les distinctions sociales n’avaient point creusé un abîme entre elle et cet homme qu’elle avait aperçu sous l’humble bourgeron d’un ouvrier ; et si, tout honorable et loyal qu’il pût être, elle aurait le droit de lui tendre la main…

 

Ce qu’il y avait de race et de sang aristocratique dans ses veines s’était révolté alors contre les faiblesses de son cœur, puis un grain de romanesque était entré dans son âme ; et, songeant à cette noblesse de maintien, à ces mains blanches qui n’accusaient aucune profession manuelle, Jeanne s’était rappelé ces histoires d’autrefois, représentant des grands seigneurs déguenillés ; et un vague pressentiment lui avait dit qu’Armand était autre chose que ce qu’il paraissait être.

 

Toutes ces rêveries, tous ces babillages de l’âme, toutes ces suppositions d’une jeune et poétique imagination, s’étaient donc emparés petit à petit de l’esprit de mademoiselle de Balder ; elle était sortie et rentrée en s’y abandonnant ; elle y demeura en proie en se mettant à l’ouvrage ; elle répondit aux questions de la vieille Gertrude avec distraction.

 

La première rêverie d’une jeune fille l’absorbe si complètement, que Jeanne vit s’écouler une partie de la journée sans y prendre garde, et ne fut distraite que par le bruit qui se fit sur le carré et dans l’appartement voisin, où le nouveau locataire emménageait son mobilier.

 

Le logement de Jeanne avait fait partie autrefois de celui que venait de louer le vieux Bastien, et n’en était séparé que par une porte condamnée, et qui réunissait, lorsqu’elle était ouverte, le salon de la jeune fille à celui du nouveau locataire.

 

Jeanne entendit donc malgré elle quelques mots échangés entre Bastien et le concierge.

 

– Monsieur, disait ce dernier, a beaucoup trop de meubles, il ne pourra jamais placer dans cette pièce ce piano et cette grande armoire.

 

– Je ne puis cependant me séparer de mes meubles.

 

– Monsieur, s’il n’est pas musicien, pourrait vendre son piano.

 

– Vendre mon piano ! s’écria Bastien avec une feinte émotion qui trompa mademoiselle de Balder, le piano de ma pauvre fille ! Ah ! jamais… plutôt tout jeter par la fenêtre, que vendre ce cher piano.

 

Jeanne tressaillit, et elle pensa que cet homme, ce vieux militaire, lui avait-on dit, pleurait sans doute son unique enfant ; et, comme la douleur réunit ceux qui sont séparés, la jeune orpheline, qui pleurait son père, éprouva une sympathie subite pour ce père qui n’avait plus sa fille.

 

Alors, cédant à un mouvement de pieuse curiosité, mademoiselle de Balder marcha sur la pointe du pied et alla coller son œil au trou de la serrure de la porte condamnée.

 

Elle put voir ainsi son nouveau voisin. C’était un homme de haute taille, vêtu d’une redingote bleue ornée d’une rosette et boutonnée militairement. Son visage était noble et bon, une forêt de cheveux blancs taillés en brosse couronnait son front. Jeanne crut revoir son père, et l’expression de tristesse, la voix émue du vieux soldat achevèrent de lui gagner le cœur de l’orpheline.

 

– Oh ! non, poursuivait Bastien, je ne veux me défaire ni de cette armoire ni de ce piano ; mais j’ai une maison de campagne près de Paris, où je ferai transporter l’armoire. Seulement, comme cette maison est louée jusqu’au terme d’avril, si vous aviez encore dans la maison quelque chose à louer, ne fût-ce qu’une mansarde ?

 

– Nous n’avons rien, monsieur, dit le concierge, à qui, sans doute, Bastien avait déjà fait la leçon en lui glissant quelques louis dans la main.

 

– Mais, reprit-il sur-le-champ, peut-être y aurait-il moyen de tout arranger.

 

– Comment cela ?

 

– Si un locataire se chargeait de votre piano pour quelques jours.

 

Bastien poussa une exclamation de joie qui fit tressaillir la jeune fille.

 

– Il y a ici, sur le carré, poursuivit le concierge, une demoiselle bien honnête et bien complaisante ; je crois qu’elle aurait de la place dans son salon.

 

– Ah ! murmura Bastien, si elle pouvait me garder mon piano quelque temps, quel service elle me rendrait !

 

La voix du vieillard était émue, et le cœur de Jeanne battait d’émotion, et elle avait momentanément oublié Armand.

 

– Écoutez, poursuivit Bastien, élevant un peu la voix, ce qui aurait pu donner à penser qu’il espérait être entendu, je suis une vieille bête de soldat, et je n’ai jamais su manier autre chose qu’un sabre de cavalerie, mais l’ange que je pleure m’avait fait aimer la musique… et lorsque, à présent, j’entends une de ces valses allemandes si tristes qu’elle me jouait autrefois, je me prends à pleurer, à pleurer comme un enfant, mais les larmes que je verse me font du bien.

 

– Je vais sonner chez mademoiselle de Balder, dit le concierge, et lui demander si elle veut prendre votre piano. Justement, je crois qu’elle est un peu musicienne.

 

Le cœur de Jeanne battait à rompre.

 

– Mademoiselle de Balder ! interrompit brusquement Bastien qui avait entendu un léger bruit dans la pièce où se trouvait la jeune fille, et était désormais sûr d’être entendu, mais j’ai connu un officier de ce nom, il me semble !

 

– Le père de cette demoiselle, en effet, était colonel, m’a-t-on dit.

 

– Et il a été tué à Constantine, n’est-ce pas ?

 

– Oui, je crois, monsieur.

 

– Eh bien ! acheva Bastien, allez dire à cette demoiselle que si elle voulait garder mon piano, elle rendrait un grand service à un ancien ami de son père.

 

Jeanne avait les yeux pleins de larmes, et il lui sembla que Dieu lui envoyait un ami.

 

Une minute après, le concierge sonnait, et la jeune fille courait lui ouvrir, car Gertrude était partie.

 

Un sentiment de pudeur aisé à comprendre empêcha Jeanne de dire qu’elle avait tout entendu ; elle se laissa donc exposer le motif de la visite du concierge, et accueillit avec empressement la demande de Bastien.

 

– Le capitaine Bastien, dit le concierge, tandis que les hommes de peine chargés de l’emménagement installaient le piano dans le petit salon, viendra remercier mademoiselle dans la journée.

 

Et il se retira.

 

Demeurée seule, la jeune fille retourna à son trou de serrure, et aperçut le vieux soldat chassant des clous et posant des tableaux sur les murs.

 

Les déménageurs étaient partis, et Bastien achevait de s’installer.

 

Alors, obéissant à une pieuse inspiration, et se souvenant des paroles du vieillard à propos des valses allemandes, Jeanne ouvrit le piano, laissa errer ses belles mains sur le clavier, et entama ce morceau sublime échappé de la plume d’un pauvre maître de chapelle, et qu’on nomme la Dernière Pensée de Weber, hymne suprême, chant du cygne de ce maître si tôt disparu au milieu de sa gloire, et que ses œuvres ont inspiré, s’il ne l’a point écrit lui-même.

 

Et, les yeux pleins de larmes, Jeanne arracha à l’instrument ces notes plaintives qui ont fait verser tant de pleurs, et lorsqu’elle eut fini, lorsque retournant à son poste d’observation, elle regarda de nouveau, Bastien était assis, la tête dans ses mains, dans l’attitude d’un homme qui vit tout entier dans la pensée et s’abîme en ses souvenirs.

 

Certes, le vieux soldat, dont Jeanne ne pouvait voir le visage, ne pleurait point cette enfant imaginaire dont il venait de parler, mais il murmurait à part lui, et le cœur palpitant d’émotion, car il avait déjà deviné le noble cœur de l’orpheline :

 

– Mon Dieu ! je viens de mentir, mais si je n’ai jamais eu de fille, il est un homme que j’aime comme mon enfant, un cœur qui a souffert et à qui vous devez sa part de joie en ce monde. Faites que cet homme soit heureux, mon Dieu ! et que cette noble enfant, qu’il aime déjà, vienne à l’aimer.

 

L’emménagement était terminé ; Bastien n’avait plus rien à faire rue Meslay, sans avoir pris les ordres et les instructions d’Armand ; il se leva donc, prit son chapeau, ferma sa porte à double tour et sortit.

 

Jeanne l’entendit descendre l’escalier à pas lents.

 

Arrivé dans la rue, Bastien, qui s’en allait rue Culture-Sainte-Catherine, où se trouvait, on s’en souvient, l’hôtel de Kergaz, prit par le boulevard, et se jeta dans un cabriolet de régie qui passait.

 

Comme il atteignait l’angle de la rue du Pas-de-la-Mule, un élégant tilbury attelé d’un cheval anglais passa rapidement comme le vent, venant de la Bastille et se dirigeant vers le boulevard Saint-Martin.

 

Un jeune homme conduisait ; il avait auprès de lui son groom, les bras croisés.

 

Bastien, du fond de son fiacre, eut le temps de regarder tour à tour le cheval, la voiture et le jeune homme, et quand il eut envisagé ce dernier, il tressaillit et étouffa une exclamation de surprise.

 

– Mon Dieu ! dit-il, mon Dieu ! c’est Andréa ! Andréa dont la barbe et les cheveux sont devenus noirs.

 

Et il dit au cocher avec vivacité :

 

– Cent sous ! un louis, deux louis, s’il le faut ! mais suis ce tilbury et ne le perds pas de vue.

 

– Oh ! oh ! répondit le cocher, si monsieur est un prince russe et qu’il paye de la sorte, mon vieux cheval aura des ailes aux pieds !

 

Et il enveloppa sa rosse du plus magnifique coup de fouet qu’un cocher en colère ait jamais laissé tomber du haut de son siège.

 

Le vieux cheval partit comme une flèche à la poursuite du brillant tilbury, que traînait un des plus vigoureux demi-sang qui jamais aient passé le détroit.

 

XXIII

BASTIEN


Le tilbury allait bon train, mais le boulevard était encombré de voitures, et souvent il était forcé de ralentir sa marche, ce qui permit au cabriolet de régie de le suivre à courte distance.

 

D’ailleurs, les deux louis de pourboire stimulaient si bien le cocher de Bastien, que son fouet donnait en réalité des ailes à son cheval.

 

– Andréa, murmurait cependant Bastien, Andréa avait les cheveux blonds ; mais les cheveux se teignent, et c’est bien lui ! c’est lui, je le jurerais sur le salut de mon âme ! Or, Andréa à Paris, Andréa mis comme un lion et roulant tilbury, est devenu riche, à coup sûr. Riche, ce démon est capable de tout, et mon cher Armand est en péril !

 

Et Bastien, après un moment d’anxieuse réflexion, se dit encore :

 

– Tant que le comte de Kergaz a eu le cœur saignant, tant qu’il ne s’est occupé que d’œuvres philanthropiques, je n’ai point redouté Andréa. Il est trop vil pour oser le provoquer, et, s’il le faisait, je ne craindrais rien encore… Le fils de mon colonel est brave comme un lion !… Mais voici que mon cher Armand, mon fils, est peut-être sur le point d’être heureux, et je ne veux pas que ce misérable, ce séducteur, vienne se jeter au travers de son bonheur. Dussé-je le tuer, il quittera Paris sur-le-champ.

 

Pendant que Bastien se tenait cet énergique raisonnement, le tilbury avait quitté le boulevard, et bientôt il arrivait rue Saint-Lazare ; mais le cocher de cabriolet avait tenu parole, et, grâce aux deux louis, Bastien eut le temps de voir l’élégant attelage s’engouffrer sous la porte cochère de cet hôtel, au fond des jardins duquel le baronnet sir Williams occupait provisoirement un pavillon.

 

Le baronnet, qui était sur le point de louer un petit hôtel tout meublé, rue Beaujon, et que Colar avait déniché la veille, songeait à monter ses écuries sur un bon pied.

 

Au moment où Bastien l’avait aperçu, il revenait de la rue de Picpus, où il avait assisté à une vente de chevaux faite après décès, et où il avait acquis, à raison de deux mille écus, une magnifique pouliche irlandaise alezan brûlé, âgée de cinq ans, et qui avait couru à Chantilly l’automne précédent.

 

En entrant dans la cour de l’hôtel, sir Williams jeta les rênes à son groom et traversa le jardin à pied.

 

En ce moment même, Bastien franchissait le seuil de la porte cochère, s’approchait du groom, occupé à dételer, et lui disait :

 

– Pardon, l’ami, pourriez-vous me dire si ce cheval est à vendre ?

 

Et il passait sa main sur l’encolure lustrée du noble animal, qu’il examinait en fin connaisseur.

 

– Ce cheval n’est pas à vendre, répondit le groom.

 

– Cependant, si on en offrait un bon prix ?…

 

Et Bastien mit un louis dans la main du groom.

 

– Ma foi, dit celui-ci, voyez mon maître.

 

– Qui est votre maître ?

 

– C’est un Anglais, le baronnet sir Williams.

 

– Où demeure-t-il ?

 

– Là-bas, dans ce pavillon, au fond du jardin.

 

– Serait-ce le jeune homme qui conduisait ce tilbury ? demanda naïvement Bastien.

 

– Oui, mon officier, dit le groom, fasciné par la rosette qui ornait la boutonnière de l’ancien hussard.

 

Cependant Andréa ôtait déjà son habit et revêtait une robe de chambre, tout en méditant les plans de cette vaste intrigue qu’il ourdissait lentement, lorsque trois coups discrètement frappés à la porte de son fumoir lui annoncèrent une visite.

 

– Entrez, dit-il, assez étonné, car il n’attendait personne à cette heure.

 

La porte s’ouvrit, et Bastien entra.

 

Il y avait trois ans que le vicomte Andréa avait quitté Paris, et il n’avait point revu l’ancien intendant du comte Felipone depuis le soir où ce dernier le chassa de la maison paternelle.

 

Mais trois années apportent peu de modifications au visage d’un homme de soixante années. Bastien avait les cheveux blancs depuis dix ans, et il n’avait point vieilli. Sir Williams le reconnut donc sur-le-champ. Tout autre que l’ancien chef de picpockets aurait tressailli, laissé échapper un cri, un geste de surprise.

 

Sir Williams, lui, resta impassible, et son visage ne trahit que l’étonnement banal qu’occasionne la vue d’un homme qu’on ne connaît pas.

 

– Sir Williams ? demanda Bastien, que cette immobilité de traits déconcerta un peu.

 

– C’est moi, monsieur, répondit sir Williams avec un léger accent britannique.

 

– Monsieur, dit Bastien, qui le regardait avec une scrupuleuse attention, daignerez-vous m’accorder un moment d’entretien ?

 

Sir Williams indiqua un siège à son visiteur, de ce geste un peu raide qui n’appartient qu’aux Anglais.

 

– C’est pourtant bien lui, pensait l’ancien hussard, qui continuait à le regarder ; c’est bien, sauf l’accent anglais, le même timbre de voix.

 

Puis il reprit tout haut :

 

– Monsieur, vous avez un superbe cheval anglais.

 

– Oui, monsieur ; je l’ai payé deux cents louis, et j’en ai refusé trois cents.

 

– Les refuseriez-vous encore ?

 

– Oui, monsieur.

 

Sir Williams se leva, prit une boîte à cigares sur la cheminée et l’offrit à Bastien ; mais, dans les deux pas qu’il fit, il s’oublia, et laissa échapper un mouvement qui fit jeter un cri à Bastien.

 

– C’est lui ! dit-il.

 

Dans sa jeunesse, le vicomte Andréa s’était cassé le bras en tombant de cheval, et il lui en était resté une sorte de tic dont Bastien se souvenait à merveille.

 

À cette exclamation : « C’est lui ! » le baronnet tourna son visage impassible vers l’ancien hussard.

 

– Plaît-il ?… Vous me connaissez ?… fit-il avec le plus grand calme.

 

– Oui, je vous connais.

 

– Ah ! je ne crois pas vous avoir vu, cependant.

 

– Vous vous nommez le baronnet Williams ? m’a-t-on dit.

 

– Yes, sir.

 

– Vous avez les cheveux bien noirs, pour un Anglais.

 

– Je ne suis pas Anglais, je suis Irlandais, répondit Williams, toujours calme.

 

– Je crois plutôt, répliqua froidement Bastien, que vous êtes né en France.

 

– Vous vous trompez, monsieur.

 

– À Kerloven, en Bretagne.

 

– Non, fit le baronnet d’un signe de tête.

 

– Votre père, sir Williams, poursuivit Bastien qui s’était levé et le regardait en face, votre père se nommait le comte Felipone.

 

– Vous vous trompez, monsieur.

 

– Il avait épousé la veuve du colonel comte de Kergaz, qui avait un fils aîné, votre frère.

 

– Je n’ai pas de frère, monsieur.

 

– Ce frère, poursuivit Bastien, toujours calme, se nomme le comte Armand de Kergaz, comme vous êtes, vous, le vicomte Andréa.

 

– Erreur profonde ! je n’ai jamais porté ce nom.

 

L’aplomb froid de sir Williams commençait à déconcerter un peu l’ancien hussard.

 

Il continua cependant :

 

– Monsieur Andréa, veuillez m’écouter. Votre frère vous a fait chercher, il vous a demandé à tous les échos, vous pardonnant par avance et décidé à vous ouvrir ses bras, à partager avec vous sa fortune… Son noble cœur est inaccessible à la haine ; vous avez eu la même mère, et il veut que vous ayez le même toit pour abri… J’ai fini par vous retrouver, pourquoi vous cacher encore ?

 

– Monsieur, dit sir Williams, toujours impassible, je vous jure que vous vous méprenez. Je ne connais pas le comte de Kergaz, je ne suis pas le vicomte Andréa, et je n’ai jamais eu l’honneur de vous voir.

 

À mesure que l’aplomb imperturbable du gentleman se traduisait en dénégations d’une logique rigoureuse, Bastien sentait, au contraire, son sang-froid lui échapper peu à peu.

 

Il avait usé de ruse d’abord ; il avait parlé du partage de cette immense fortune que le comte de Kergaz possédait seul, espérant, à l’aide de cet appât, contraindre sir Williams à se démasquer et à reprendre son vrai nom.

 

Espérance vaine ! Andréa était muet comme la statue du Destin.

 

Bastien, malgré son âge, était d’une force herculéenne, et peu d’hommes jeunes et forts eussent pu lutter avantageusement avec lui. Un éclair de colère passa dans ses yeux, et il regarda sir Williams d’une façon si étrange que celui-ci tressaillit involontairement, et glissa une de ses mains dans la poche de sa robe de chambre pour y caresser le manche d’un petit poignard caché dans la doublure.

 

Le pavillon, on le sait, était situé au fond du jardin et dans un isolement complet ; le groom, avec qui sir Williams demeurait seul, était occupé à panser le cheval, dont l’écurie se trouvait dans un des corps du logis de l’hôtel, et par conséquent Bastien et le baronnet se trouvaient parfaitement seuls.

 

Rapide comme la pensée, et tandis que Williams posait froidement sa boîte à cigares sur la cheminée, l’ancien hussard se plaça devant la porte, et, mesurant son interlocuteur, il lui dit :

 

– Vicomte Andréa, vous ne m’abuserez pas plus longtemps, et vous allez convenir sur-le-champ que vous ne vous nommez point sir Williams.

 

– Ah çà ! monsieur, répondit le baronnet avec un flegme tout britannique, allez-vous enfin me laisser tranquille ? Je commence à vous croire fou.

 

– Fou ! exclama Bastien d’une voix irritée ; je vais savoir si je le suis.

 

Et il s’approcha de Williams et l’enlaça de ses bras robustes.

 

– Monsieur le vicomte Andréa, dit-il, je suis plus fort que vous, et je vous étoufferais en trois secondes… Ainsi, ne criez pas… N’appelez pas à votre aide, c’est inutile…

 

Andréa caressait toujours le manche de son poignard, mais avec un si grand calme, que Bastien ne soupçonna point une minute que cet homme, qu’il croyait à sa merci, tenait, en réalité, sa vie dans ses mains et pouvait, se dégageant de son étreinte avec la souplesse d’une couleuvre, bondir en arrière et lui planter en pleine poitrine la lame de son stylet.

 

– Vous voulez m’assassiner ? dit le baronnet qui manifesta une feinte émotion. J’ai donc affaire à un fou furieux ?

 

– Je veux vous déshabiller… répondit Bastien.

 

– Pour quoi faire ? demanda le faux Anglais. Suis-je un forçat ?

 

– Non… mais vous devez avoir sur le corps une marque, un signe indélébile, ce qu’on appelle une envie…

 

– Vous croyez ? ricana le gentleman, feignant toujours un violent effroi.

 

– Oui, dit Bastien, oui, j’en suis sûr. Vous devez avoir une tache noire sous le sein gauche… je vous ai vu enfant, je vous ai vu tout nu…

 

– J’en ai plusieurs, répondit sir Williams, qui glissa des mains du hussard avec une merveilleuse souplesse, déchira sa chemise et mit à nu sa poitrine.

 

Cette poitrine, velue comme celle d’un singe, était couverte de taches brunes que les femmes nomment des grains de beauté ; et cependant Bastien se souvenait très bien que le vicomte Andréa n’en avait qu’une, et que son corps était entièrement blanc.

 

Ceci suffisait pour ébranler cette conviction profonde qu’il avait, une minute auparavant, de l’identité de sir Williams, baronnet, avec le vicomte Andréa, et son visage, que la colère avait d’abord empourpré, se couvrit tout à coup d’une pâleur mortelle.

 

– Ce n’est pas lui ! murmura-t-il.

 

C’était pourtant bien, en réalité, le vicomte Andréa que Bastien avait sous les yeux, mais l’honnête vieillard ne savait pas que l’ancien chef de picpockets, contraint de quitter Londres précipitamment, de teindre en noir ses cheveux blonds et de faire disparaître en lui tout signe particulier, avait eu recours à un de ces jongleurs anglo-indiens que les navires de la compagnie des Indes amènent en Angleterre, et qui possèdent l’art merveilleux de bizarres tatouages, qu’ils obtiennent à l’aide de poisons et de sucs de certains végétaux de leurs pays.

 

Puis le hasard, ou plutôt le temps, avait servi miraculeusement sir Williams. Sa poitrine, d’abord sans poil, et demeurée telle jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, s’était peu à peu couverte d’un duvet blond que le baronnet avait teint en noir comme ses cheveux ; et les taches artificielles du jongleur indien ressemblaient si bien parfaitement à celle qu’il portait depuis sa naissance, qu’il devenait impossible de distinguer cette dernière.

 

Bastien était devenu très pâle en s’apercevant de sa méprise ; et si un vague sentiment de joie devait s’emparer de lui à la pensée que cet homme n’était point Andréa, et que, par conséquent, Armand de Kergaz ne courait plus aucun danger, cette joie devait nécessairement être précédée d’une impression toute contraire.

 

Sir Williams, malgré cette ressemblance frappante, n’avait rien de commun avec le vicomte Andréa. Or, cédant à une conviction contraire, Bastien s’était introduit chez lui, l’avait menacé et pour ainsi dire outragé.

 

Il avait usé de violence et de voies de fait avec un honorable gentleman, qui ne le connaissait pas et ne l’avait jamais vu, et cela chez lui, ce qui constituait une offense grave, difficile à réparer.

 

Il y eut donc un moment d’angoisse indicible pour le vieux soldat, dans les quelques secondes qui s’écoulèrent alors.

 

Sir Williams et lui se regardèrent d’abord en silence, et comme s’ils eussent été embarrassés l’un et l’autre de leur situation.

 

Enfin, le baronnet ouvrit le premier la bouche. Il était redevenu calme, froid, et il attachait un regard tranquille sur Bastien.

 

– Monsieur, dit-il, laissez-moi croire que vous avez été pris d’un accès de folie, car votre conduite à mon égard est étrange.

 

– Monsieur… balbutia Bastien d’un ton suppliant.

 

– Vous vous introduisez chez moi sans être annoncé, sans me faire passer votre carte, j’ignore jusqu’à votre nom ; – vous me demandez avec une insistance discourtoise si je ne suis pas un certain vicomte Andréa dont je n’ai jamais ouï parler, – et comme je décline poliment l’honneur de cette identité, vous vous jetez sur moi comme un furieux…

 

– Monsieur… monsieur… veuillez me pardonner, murmura Bastien, dont la voix tremblait.

 

Un sourire dédaigneux glissa sur les lèvres du baronnet.

 

– Vous m’avez insulté, dit-il.

 

– Monsieur, supplia Bastien, daignez m’écouter… Daignez m’entendre une minute…

 

– Parlez, fit le gentleman en réparant le désordre de sa toilette et s’asseyant dans un grand fauteuil. Je désire que vous me donniez une explication plausible de votre étrange façon d’agir.

 

– Monsieur, reprit Bastien, l’homme à qui vous ressemblez si parfaitement est un misérable, un infâme, capable de tous les crimes.

 

– Ceci est flatteur pour moi, fit observer le baronnet avec cette ironie grave qui caractérise le parfait gentilhomme.

 

– Ce misérable, cet infâme a un frère utérin, le comte de Kergaz, dont le cœur est aussi noble que celui de cet homme est vil. Le vicomte Andréa a voué une haine féroce à son frère. Une femme, jadis, a été le premier mobile de leur haine ; une fortune immense, volée par le père du vicomte, et restituée par lui au fils aîné de sa femme, a creusé entre eux un abîme. Depuis trois années, le vicomte a disparu ; mais un homme comme lui ne renonce pas aisément à son œuvre de haine et de vengeance : il reparaîtra au premier jour, et je crains, moi, cette apparition. Car vous ne savez pas de combien de mal cet homme est capable, monsieur…

 

Sir Williams paraissait écouter avec une grave attention.

 

– Le comte de Kergaz, que j’aime comme mon fils, reprit Bastien, aime une jeune fille… une jeune fille que ce misérable chercherait certainement à séduire…

 

– Ah ! dit sir Williams avec une indifférence parfaite, bien qu’en lui-même il eût éprouvé une violente émotion.

 

– Car, acheva Bastien, cet infâme possède de merveilleux secrets de séduction ; il sait envelopper une femme de ses artifices comme un reptile fascine un oiseau… Vous comprendrez donc, monsieur, que, persuadé d’abord, tant votre ressemblance avec lui est étrange, que le vicomte Andréa et vous ne faisiez qu’un, j’aie pu agir comme j’ai agi…

 

Et Bastien, dont la tête était couronnée de cheveux blancs, qui portait à sa boutonnière le signe de l’honneur ; Bastien, qui n’eût pas, lui tout seul, reculé devant une armée tout entière, Bastien s’approcha de sir Williams et lui dit humblement :

 

– Monsieur, je vous fais mes excuses.

 

Sir Williams garda un moment le silence, puis on eût dit que cet homme, qui avait le génie du mal, se plaisait à torturer celui qui l’avait offensé et savourait l’humilité de ce vieillard, persuadé de sa méprise.

 

Mais, en réalité, sir Williams réfléchissait ; et comme chacune de ses pensées se rattachait énergiquement au but ténébreux vers lequel il marchait, son infernal esprit venait d’entrevoir de merveilleuses ressources dans cette circonstance fortuite, qui lui livrait Bastien pieds et poings liés.

 

– Monsieur, dit-il enfin avec cet accent glacé de l’homme toujours maître de lui, l’histoire que vous venez de me narrer est évidemment très intéressante, et elle ferait les délices de ceux qui cherchent à introduire par toutes les portes le roman dans la vie réelle, mais elle ne me satisfait point complètement. Veuillez me donner votre nom et votre adresse, car, enfin, rien ne me prouve que vous n’êtes pas un spirituel mystificateur.

 

– Monsieur !… s’écria Bastien qui se redressa.

 

– J’attends, dit froidement sir Williams.

 

– Je m’appelle Bastien… dit le vieillard.

 

– Bastien… quoi ? fit dédaigneusement le baronnet.

 

– Bastien tout court, monsieur, répondit l’ex-hussard avec une noble fierté. Je suis un enfant de Paris, je n’ai jamais connu mes parents ; mais j’ai été décoré par l’Empereur à Wagram, et j’ai porté l’uniforme des hussards de la garde impériale.

 

– Eh bien, monsieur… Bastien, reprit le baronnet, de soldat à gentleman la distance est nulle ; et j’imagine que vous ne verrez aucun inconvénient à me donner satisfaction de votre conduite. Entre nous, qu’est-ce qu’un coup d’épée ? Une misère, n’est-ce pas ?

 

Bastien s’était redressé comme le vieux destrier de bataille qui entend retentir le clairon. Du moment qu’il s’agissait d’une rencontre, le vieillard ne tremblait plus, ne suppliait plus, n’adressait plus d’humbles excuses.

 

– Comme vous voudrez, monsieur, dit-il. Je demeure rue Culture-Sainte-Catherine, à l’hôtel de Kergaz.

 

– Très bien, monsieur, dit le baronnet. Seulement il me sera impossible de vous envoyer mes témoins avant quarante-huit heures, car je ne m’appartiens ni ce soir, ni demain. Ignorant que j’aurais l’honneur de recevoir votre visite aujourd’hui, j’ai pris de sérieux engagements pour des affaires d’une haute gravité et qu’on ne saurait remettre.

 

– Je serai à vos ordres le jour qu’il vous plaira, monsieur, répondit Bastien.

 

L’ancien hussard tira une carte de sa poche, la posa sur la cheminée, prit son chapeau et salua sir Williams.

 

Le baronnet s’inclina à son tour et reconduisit son visiteur jusqu’à la porte extérieure du pavillon.

 

Puis il monta dans le fumoir, alluma un cigare, croisa ses jambes devant le feu et laissa bruire entre ses lèvres un éclat de rire moqueur.

 

– Allons ! murmura-t-il, décidément, monsieur le comte Armand de Kergaz, vous êtes mal servi, et votre bras droit n’est qu’un imbécile plein de zèle.

 

Et, continuant à rire, le baronnet ajouta :

 

– J’ignorais véritablement, mon cher frère, que vous fussiez amoureux de nouveau, et je croyais que Marthe ne dût pas être votre unique et dernier amour. Cet excellent Bastien a pris soin de me l’apprendre, et j’en ferai mon profit.

 

« Or, puisque Bastien est désormais convaincu que le baronnet sir Williams n’a rien de commun avec le vicomte Andréa, ce sera pour moi une excellente chose, car vous serez bien forcé de partager avec lui cette conviction, et l’ennemi qu’on ne reconnaît pas est d’autant plus fort. Vous serez le témoin de Bastien, c’est incontestable ; nous nous verrons face à face, et je vous persuaderai si bien de mon origine irlandaise, que le jour où, devenu l’époux de mademoiselle Hermine de Beaupréau, je vous réclamerai les onze millions du bonhomme Kermarouet, vous me les compterez sans difficulté.

 

Le baronnet parut réfléchir quelques minutes et poursuivit à part lui :

 

– Ah ! tu aimes de nouveau, Armand de Kergaz ; eh bien, voici qui me permettra de distraire un peu ton attention et d’entraver tes actives recherches à l’endroit des héritiers de Kermor. À la rigueur, monsieur le comte, on fera disparaître l’objet de vos amours.

 

« Mais, s’interrompit le baronnet, songeons d’abord à nos petites affaires avec Baccarat, Fernand et le Beaupréau.

 

Or, ce fut ce soir-là que sir Williams retourna chez Baccarat, que cette dernière écrivit à Cerise pour l’envoyer rue Serpente, que M. de Beaupréau tomba aux mains du baronnet et fut contraint de devenir son complice.

 

Et, pendant que tous ces événements s’accomplissaient, l’infatigable Colar transmettait à son capitaine la note suivante :

 

« La jeune fille qu’aime le comte Armand de Kergaz demeure rue Meslay, et se nomme mademoiselle Jeanne de Balder. Elle est fort belle. »

 

– Tiens ! dit le baronnet, quand j’aurai tué Bastien, j’en ferai ma maîtresse.

 

XXIV

LA RUE MESLAY


Bastien était revenu pâle et agité chez Armand, en lui disant :

 

– C’est étrange ! j’ai cru voir Andréa.

 

À ce nom, Armand tressaillit et se leva vivement :

 

– Andréa ! s’écria-t-il, tu as vu Andréa ?

 

– Non, dit Bastien, ce n’est pas lui, ce ne peut être lui !

 

M. de Kergaz était devenu pâle subitement, comme l’homme saisi d’un mouvement de terreur ; et, en effet, il avait peur, lui qui était brave toujours, au seul nom de cet homme qui avait brisé son premier amour.

 

– Jeanne… murmurait-il en lui-même ; s’il allait rencontrer Jeanne !

 

Mais Bastien lui raconta succinctement ce qui lui était arrivé, demeurant convaincu qu’il s’était trompé, qu’il n’y avait rien de commun entre Andréa et le baronnet sir Williams…

 

Et alors Armand respira bruyamment, tant son émotion avait été grande.

 

– Voyons, maintenant, dit-il à Bastien se remettant un peu, songeons à toi. Ton dévouement, l’affection que tu m’as vouée, t’ont poussé si loin, que tu t’es attiré une mauvaise querelle. Il s’agit d’aviser. Je ferai, s’il le faut, une visite à cet intraitable insulaire, mais je ne veux pas que tu te battes. À ton âge, mon vieil ami, c’est presque ridicule.

 

– Bon ! fit Bastien d’un ton piqué, vous me croyez plus vieux que je ne suis, monsieur le comte. Je n’ai que soixante-cinq ans, et je suis solide encore, soyez-en bien sûr.

 

– Soit, mais tu ne te battras pas ; je me battrai plutôt, moi !

 

Bastien haussa les épaules.

 

– L’Anglais a affaire à moi et non à vous, dit-il. Par conséquent…

 

M. de Kergaz comprit qu’avec un vieillard entêté la ruse est la seule arme qu’on puisse employer, et il se décida à chercher quelque moyen détourné d’empêcher cette rencontre.

 

– C’est bien, dit-il, nous verrons plus tard… À présent, parle-moi de Jeanne.

 

– J’aime mieux cela ! répondit Bastien, qui raconta ce que nous savons déjà de son emménagement rue Meslay et du plein succès qu’avait obtenu le petit mensonge à l’endroit du piano.

 

– Eh bien, dit Armand, tu vas retourner rue Meslay, tu feras une visite à cette jeune fille à titre de voisin et d’ancien ami de son père ; puis, tandis que tu seras chez elle, je me présenterai chez toi et sonnerai à ta porte.

 

« Au bruit de la sonnette tu te lèveras. Sans doute que Jeanne t’accompagnera jusqu’à la porte et que je pourrai l’entrevoir…

 

– Je comprends, dit Bastien, qui se leva sur-le-champ pour obéir.

 

Comme ce dernier sortait, le valet de chambre du comte entra, une lettre à la main. Depuis qu’il s’était imposé cette œuvre mystérieuse à l’accomplissement de laquelle il dépensait ses immenses revenus ; depuis que, sous tous les costumes, dans tous les quartiers de Paris, le comte Armand de Kergaz recherchait des infortunes pour les soulager, et poursuivait ces malfaiteurs qui échappent si souvent à la loi, il avait une sorte de police secrète dont les ramifications embrassaient tous les degrés de l’échelle sociale.

 

Chaque jour lui parvenaient de longs et minutieux rapports remplis de renseignements : tantôt c’était une honnête famille à soulager, tantôt un enfant à soustraire à de mauvais traitements, tantôt encore un de ces crimes ténébreux de tyrannie domestique, qui échappent à la loi et qu’il était urgent de punir.

 

Armand rompit le cachet de la lettre apportée par le valet de chambre, et lut ce qui suit :

 

« En octobre 18.., pendant la guerre d’Espagne, une jeune femme, nommée Thérèse, se retira, en compagnie d’une femme âgée qui passait pour sa tante, dans les environs de Fontainebleau, à Marlotte, et y passa l’hiver et le printemps qui suivirent. La jeune femme était enceinte. Était-elle veuve, ou avait-elle commis une faute ? Cette dernière hypothèse est la plus admissible.

 

« À la fin du printemps, la jeune femme mit au monde un enfant du sexe féminin, qui reçut le nom d’Hermine.

 

« Les deux femmes, la nièce et la tante, passèrent encore une année à Marlotte, la mère allaitant son enfant.

 

« Vers le mois de novembre suivant, elles partirent pour Paris.

 

« Le bruit courut à Marlotte que la jeune femme allait se marier. Ce qui confirmait ce bruit, du moins en apparence, c’étaient les visites réitérées, pendant les derniers mois de leur séjour, d’un homme jeune encore, qui occupait, disait-on, un emploi dans un ministère. »

 

Là s’arrêtaient les renseignements transmis à M. de Kergaz.

 

Armand demeura rêveur pendant quelques minutes ; puis il écrivit sur son livre mystérieux ces quelques lignes :

 

« Rechercher si, en novembre 18…, un employé de ministère n’aurait point épousé une jeune femme du nom de Thérèse ; et si cette jeune femme n’était point déjà mère d’une enfant appelée Hermine. »

 

Quand il eut refermé le livre, M. de Kergaz s’habilla, sortit à pied et se dirigea vers la rue Meslay, où Bastien l’avait précédé.

 

L’ancien hussard, boutonné militairement jusqu’au menton, était d’abord entré dans son nouveau logement ; puis il avait sonné à la porte de Jeanne.

 

Mademoiselle de Balder était tout heureuse d’avoir provisoirement la jouissance d’un piano ; depuis que Bastien était parti, elle était assise devant l’instrument et n’avait cessé de promener ses belles mains sur le clavier, répétant tous les morceaux qui lui rappelaient son enfance. Lorsque le vieux soldat se présenta, elle était encore au piano, et elle le reçut en rougissant.

 

Bastien avait, depuis trente années, pris du monde, comme on dit. En vivant d’abord auprès du père d’Andréa, puis, avec M. de Kergaz, il était devenu peu à peu un de ces hommes rigoureusement distingués, à qui un reste de tournure militaire donne ce qu’on appelle du cachet.

 

Bastien avait été nommé sous-lieutenant après la campagne de Russie ; et bien qu’il n’eût jamais rempli l’emploi de son grade, car il avait quitté le service en 1815, on l’eût pris, grâce à sa rosette d’officier de la Légion d’honneur, pour un colonel retraité, ou même pour un officier général dans le cadre de réserve.

 

Rien n’était donc plausible, aux yeux de Jeanne, comme l’intimité qui avait pu exister entre lui et son père.

 

– Pardonnez-moi, mademoiselle, dit-il en baisant respectueusement la main de la jeune fille, pardonnez-moi d’avoir abusé de vos bontés.

 

– Monsieur… dit Jeanne d’un ton de doux reproche.

 

Bastien regarda le piano.

 

– J’y tiens, dit-il, j’y tiens beaucoup, je n’aurais point voulu m’en défaire : aussi je vous serai reconnaissant toute ma vie de ce service.

 

– Ah ! dit Jeanne, pouvez-vous appeler cela un service ? N’êtes-vous point un ancien camarade de mon père ?

 

Bastien s’inclina ; puis comme s’il eût voulu éviter de rappeler à la jeune fille de pénibles souvenirs, il mit la conversation sur un terrain neutre.

 

– Habitez-vous ici depuis longtemps ? demanda-t-il.

 

– Depuis le dernier terme, répondit-elle.

 

– Connaissez-vous déjà quelques personnes dans la maison ?

 

– Aucune. Je vis si retirée !…

 

Le vieux soldat regardait la jeune fille, admirant sa beauté aristocratique, ses belles mains blanches, et jusqu’à cette expression de mélancolie qui imprimait à son visage une distinction suprême. Il se disait tout bas que si elle était vertueuse autant que belle, Armand serait heureux en l’aimant, et le cœur de l’ancien hussard tressaillait de joie à la pensée qu’un jour peut-être il verrait une jeune et belle femme entrer, pour n’en plus sortir, dans ce vieil hôtel de la rue Culture-Sainte-Catherine, où le dernier comte de Kergaz vivait triste et seul.

 

Et, bien que le vieux soldat n’eût point de très grandes ressources dans l’esprit, il trouva moyen cependant d’amener peu à peu la conversation sur Armand, sur la noble mission qu’il s’était imposée, sur sa vie si austère et si triste jusque-là, et sur ce charme grave et indéfinissable qui était en toute sa personne.

 

Et, bien qu’il n’eût prononcé ni le nom de Kergaz, ni le sien à lui Bastien, qui auraient pu faire souvenir la jeune fille des paroles d’Armand en quittant Léon : « Je demeure à l’hôtel de Kergaz, rue Culture-Sainte-Catherine ; si vous venez me voir, demandez M. Bastien, » Jeanne tressaillit au portrait de cet homme qui, sous tous les déguisements, portait aide et secours à ceux qui souffraient, et elle songea au jeune ouvrier aux mains blanches, et murmura tout bas :

 

– Si c’était lui !

 

Le cœur de la pauvre enfant battait déjà d’une émotion inconnue, lorsqu’un coup de sonnette vigoureux se fit entendre sur le carré.

 

– On sonne chez vous, dit-elle à Bastien.

 

Bastien se leva, demanda à la jeune fille la permission de revenir la voir quelquefois, permission qu’elle lui accorda en souriant, et il se retira.

 

Ce qu’Armand avait prévu se réalisa : Jeanne reconduisit Bastien jusqu’à la porte qui donnait sur l’escalier ; mais à peine cette porte était-elle ouverte, que mademoiselle de Balder pâlit et sentit tout son sang affluer à son cœur.

 

Elle venait d’apercevoir sur le palier de l’escalier, tenant encore dans sa main le cordon de sonnette de Bastien, un homme de trente-deux à trente-cinq ans, de haute taille, beau de cette beauté hardie et sévère où la tristesse de l’âme a mis son cachet, et dans lequel elle reconnut sur-le-champ celui que déjà elle aimait…

 

C’était Armand.

 

Non plus Armand vêtu d’un bourgeron d’ouvrier et coiffé d’une casquette, mais le comte Armand de Kergaz, mis avec une élégante simplicité, Armand qui fit un mouvement de surprise à la vue de Jeanne, et la salua avec respect.

 

La jeune fille s’inclina et referma précipitamment sa porte.

 

Mais son trouble n’avait point échappé au comte, et une joie immense envahit son âme.

 

Il se sentait aimé !

 

XXV

L’HÔTEL DE LA RUE BEAUJON


Deux jours s’étaient écoulés depuis celui où le baron sir Williams avait reçu la visite de Bastien dans le pavillon de la rue Saint-Lazare, et lui avait annoncé son intention formelle d’obtenir de lui une réparation par les armes.

 

Pendant ces deux jours, bien des événements que nous connaissons déjà, mais qu’il est nécessaire de récapituler, s’étaient accomplis.

 

D’abord Cerise avait été attirée rue Serpente, arrachée par Williams à M. de Beaupréau, emmenée par Colar hors de Paris, et confiée à la veuve Fipart.

 

Ensuite M. de Beaupréau avait joué chez lui cette terrible comédie de la lettre qui devait briser le cœur d’Hermine.

 

Puis Fernand, accusé de vol et arrêté chez Baccarat, avait été écroué à la Conciergerie.

 

Enfin Baccarat elle-même, que le baronnet redoutait après s’en être servi, avait été conduite chez Blanche, où nous la retrouverons bientôt.

 

Or donc, ces événements accomplis, le baronnet sir Williams prit possession du petit hôtel loué par Colar rue Beaujon, et cela le lendemain même du jour où Bastien s’était présenté rue Saint-Lazare. L’hôtel n’était, à vrai dire, qu’un pavillon de deux étages, situé entre cour et jardin. Bâtie par un jeune fou, le duc de L…, deux années auparavant, et meublée par lui avec une élégante prodigalité, cette charmante retraite s’était trouvée abandonnée de son maître au bout de six mois à peine. Le jeune duc, à la suite de sa rupture avec mademoiselle X…, de l’Opéra, s’était brûlé la cervelle.

 

L’héritier du duc, bon gentilhomme de province, peu soucieux d’habiter Paris, avait loué l’hôtel tout meublé. Un prince russe venait de le quitter lorsque sir Williams en prit possession, au prix annuel de vingt-cinq mille francs de loyer.

 

Le baronnet s’y installa en quelques heures, avec un domestique composé d’un groom, d’un valet de chambre, d’un cocher et d’une cuisinière ; cinq chevaux prirent possession des écuries. Les remises reçurent trois voitures, un coupé bas, un phaéton et un de ces tilburys à quatre roues d’égale dimension, qu’on nomme araignées. Sir Williams avait payé six mois de loyer en entrant.

 

Les chevaux et les voitures avaient été achetés au comptant.

 

Or, le lendemain de son installation, le gentleman s’éveilla vers dix heures, se fit apporter du chocolat, et, ce repas du matin terminé, il se tint le petit discours que voici :

 

– Sir Williams, mon cher, vous venez de dépenser soixante mille francs en un mois ; c’est juste la moitié de vos économies de Londres, et il est grand temps de palper les douze millions du bonhomme Kermarouet. Or, vos affaires vont un assez joli train jusqu’à présent, et, si cela continue, vous aurez épousé mademoiselle Hermine de Beaupréau avant un mois. Seulement, il faut être hardi et prudent à la fois, et ne point oublier que votre honoré frère, M. le comte Armand de Kergaz, est le dépositaire des douze millions que vous convoitez…

 

En prononçant ces derniers mots, sir Williams laissa errer un demi-sourire sur ses lèvres :

 

– Ce pauvre Armand ! dit-il, le voilà amoureux fou de cette petite fille de la rue Meslay, et il est assez bête pour confier son secret à Bastien. Or, les vieillards sont encore moins discrets que les enfants : Bastien s’est empressé de m’apprendre l’histoire de cet amour, et c’est bien heureux, ma foi, car j’en vais profiter !

 

Un éclat de rire diabolique accompagna ces paroles du baronnet.

 

– Vous devez vous souvenir, monsieur le comte, reprit-il, que, lorsque nous nous rencontrâmes devant le lit de mort de mon père, et que je sortis, la tête haute, de cette maison dont vous me chassiez, je vous montrai Paris, à mon tour, comme vous me l’aviez montré naguère, et vous disant : « Voilà notre champ de bataille ! » Eh bien ! il y a mieux pour moi que cette fortune immense que je convoite dans la guerre que je vous fais, il y a aussi une haine inextinguible que je poursuis, et Jeanne, cette jeune fille que tout bas peut-être déjà vous appelez votre femme, moi j’en ferai ma maîtresse !

 

Certes, si Armand de Kergaz avait pu voir, en ce moment l’expression de joie infernale qui brillait dans les yeux du baronnet, il eût tremblé pour son nouvel amour et il eût cru voir se dresser devant lui le fantôme de Marthe, lui criant : « Prends garde ! cet homme est un démon. »

 

Un coup de sonnette, qui se fit entendre à l’intérieur de l’hôtel et annonçait l’arrivée d’un visiteur, interrompit les réflexions de sir Williams.

 

– Voici le Beaupréau, se dit-il.

 

Et, en effet, le chef de bureau entra peu après, vêtu de son éternel habit bleu et de son paletot blanc.

 

M. de Beaupréau avait l’aspect calme et la mine satisfaite d’un homme pour qui tout marche à souhait.

 

– Bonjour, cher beau-père, lui dit Williams en lui tendant le bout des doigts d’un air protecteur. Vous êtes exact.

 

– C’est tout simple, répondit le chef de bureau, je vous apporte des nouvelles.

 

– Voyons, sont-elles bonnes ?

 

– Excellentes ! Ma femme et ma fille sont parties.

 

– Pour quel pays ?

 

– Elles vont en Bretagne, chez une parente qui habite un château dans le Finistère. Ce pays est si reculé, qu’on s’y croirait au bout du monde, et bien certainement notre amoureux n’ira point les y chercher.

 

– Il faudrait pour cela, d’abord, dit sir Williams en riant, qu’il eût été acquitté par la cour d’assises.

 

– Et il ne le sera pas, cela est certain. Sa culpabilité est évidente.

 

– Beau-père, murmura le baronnet d’un ton railleur, n’êtes-vous point de mon avis, que la justice est infaillible et qu’elle met toujours la main sur le vrai coupable ?

 

– C’est mon avis, dit M. de Beaupréau avec un sang-froid superbe.

 

– Ainsi ces dames sont parties ?

 

– Oui. Hermine a voulu mourir d’abord, du moins elle a cru qu’elle en mourrait, et puis elle s’est décidée à suivre sa mère, à qui, du reste, j’avais conseillé ce voyage pour la distraire.

 

– Le moyen est bon, cher beau-père, et je ne sais pas d’amour malheureux dont la guérison résiste à un mois de voyage. On part la mort au cœur, on revient avec l’oubli. L’antidote unique de l’amour s’appelle le grand air. Il n’y a pas d’autre remède.

 

– Aussi Hermine reviendra guérie, surtout lorsqu’elle apprendra le crime de Fernand.

 

– Elle ne doit point l’apprendre tout de suite ; les femmes ont une si bizarre nature, que souvent l’infamie de ceux qu’elles aiment les attache, au lieu de les éloigner. Ne jouons pas ce jeu-là, et attendons les débats de la cour d’assises, si c’est possible.

 

– Très bien, dit M. de Beaupréau.

 

– Seulement, poursuivit sir Williams, n’y aurait-il pas moyen que je fisse un petit voyage en Bretagne ? Vous pourriez me faire présenter dans un château voisin…

 

– J’y ai songé, et précisément je suis fort lié avec un vieux gentillâtre chasseur, dont la héronnière s’élève à trois lieues du château où vont ces dames. Cela ira tout seul ; avant un mois, vous serez mon gendre.

 

– Alors vous aurez Cerise.

 

– Un mois ! murmura Beaupréau qui devint pourpre à ce nom, attendre un mois !…

 

– Dame ! si vous pouvez me faire épouser Hermine dans huit jours, dans huit jours vous aurez la fleuriste. Troc pour troc, c’est mon système.

 

– Cependant, fit observer le chef de bureau, vous savez bien que j’ai tout intérêt à vous faire épouser ma fille, puisque vous seul savez…

 

– Où sont les douze millions, c’est vrai. Mais le hasard a d’incalculables trahisons, et qui me dit que précisément l’homme qui est le détenteur de cette fortune, et cherche ceux à qui elle appartient, ne vous rencontrera point, sans qu’il soit besoin de mon intermédiaire ?

 

– C’est juste, murmura M. de Beaupréau, touché de la logique de cet argument.

 

– Or, reprit sir Williams avec l’impertinence d’un valet de comédie, si cela était et que je vous eusse rendu cette petite Cerise que vous adorez, vous chercheriez un tout autre gendre que moi, ne fût-ce que pour disposer à votre guise des douze millions.

 

– Vous oubliez que je suis votre complice ?

 

– Non, mais deux garanties valent mieux qu’une. Or, un bonhomme comme vous, dont la tête est enflée de toutes les passions violentes, traversera peut-être le déshonneur, le bagne, le ridicule pour avoir de l’or ; mais il sacrifiera l’or à cet amour de bête fauve qui vous tient. Vous me serviriez avec la nonchalance d’un complice, je veux que vous me serviez avec un zèle absolu. Je veux épouser Hermine d’abord ; foi de baronnet, vous aurez Cerise le jour même de mes noces.

 

Beaupréau courbait le front, et son cœur bouillonnait d’une fiévreuse impatience.

 

– Quand je devrais la traîner moi-même devant un officier de l’état civil, Hermine sera votre femme, murmura-t-il.

 

– J’y compte, répondit sir Williams.

 

Puis le baronnet ajouta :

 

– Ainsi, je pourrai aller en Bretagne ?

 

– Sur-le-champ, si vous voulez.

 

– Non, j’ai affaire à Paris quelques jours encore… Mais vous, cher beau-père, vous devriez demander un congé au ministère et rejoindre votre femme. De là vous m’enverrez chaque jour un petit bulletin de l’état moral de ma fiancée, et vous me préparerez tout doucement les voies.

 

– À merveille ! répondit Beaupréau.

 

– À présent, dit le gentleman, voulez-vous visiter mon hôtel ? voir mes écuries ? J’ai acheté avant-hier une jument irlandaise qui est superbe : quatre ans, robe alezan brûlé, par Éclair et Dinah. J’ai également une voiture de chasse qui est un bijou. À première vue, c’est un simple phaéton ; mais en pressant un ressort, le siège de derrière, qui est destiné à un domestique, se développe outre mesure et finit par devenir une sorte de grande caisse sans couvercle dans laquelle dix à douze chiens peuvent tenir à l’aise.

 

– Si vous chassez, dit M. de Beaupréau, votre présentation en Bretagne sera fort simplifiée.

 

– Je chasse, dit laconiquement Williams, qui sauta hors de son lit sans daigner appeler son valet de chambre, passa un pantalon à pied et endossa une de ces vestes longues appelées vestes d’écurie ; puis il prit le chef de bureau par le bras et lui dit :

 

– Venez, beau-père. Je veux que vous ayez une certaine opinion du bon goût et des ressources de votre gendre futur.

 

Sir Williams prit M. de Beaupréau par le bras et le conduisit d’étage en étage, ne lui faisant grâce d’aucun recoin. Puis, cette inspection terminée et les écuries visitées, il le congédia en lui disant avec une bonhomie sous laquelle perçait l’ordre le plus formel :

 

– Vous devriez demander votre congé aujourd’hui même et partir ce soir pour la Bretagne.

 

XXVI

M. de Beaupréau parti, sir Williams s’habilla et fit une minutieuse toilette du matin ; puis il demanda son tilbury, y monta, saisit les rênes et prit le chemin de l’ambassade d’Angleterre.

 

Le baronnet était incontestablement un homme habile. Forcé de quitter Londres où la police était à ses trousses, il était venu à Paris, et son premier soin avait été de se recommander de l’ambassadeur anglais, dont il avait surpris la bonne foi et capté la confiance à l’aide de faux papiers.

 

Au bout de huit jours, sir Williams était au mieux dans les bureaux de l’ambassade, et il s’était lié avec deux jeunes secrétaires dont il comptait bien se servir à la première occasion. Or, cette occasion se présentait : sir Williams avait un duel, – un duel avec Bastien, – et il lui fallait d’honorables témoins.

 

Il sauta lestement à terre dans la cour de l’hôtel et se dirigea la tête haute vers les bureaux, à l’entrée desquels il fit passer sa carte aux deux gentlemen.

 

Sir Arthur G… et sir Ralph O… étaient deux jeunes gens à peu près de l’âge du baronnet.

 

Sir Williams possédait un très grand charme de séduction, et ce charme s’exerçait sur les hommes aussi bien que sur les femmes ; il avait plu énormément aux deux jeunes gens, et ils l’accueillirent avec une cordialité sans égale.

 

– Mes amis, dit sir Williams, je viens vous demander un service, un service réel.

 

– Parlez, dirent-ils tous deux.

 

– J’ai une affaire d’honneur.

 

– Vous cherchez des témoins ?

 

– Oui, et j’ai songé à vous.

 

– Nous sommes prêts, dit sir Ralph.

 

– De quoi s’agit-il ? demanda sir Arthur.

 

Le baronnet leur raconta de point en point son entrevue avec Bastien, et manifesta toute son indignation d’avoir pu être un moment pris pour un drôle de la taille du vicomte Andréa.

 

Les deux secrétaires d’ambassade étaient jeunes, et par conséquent ils manquaient de sagesse et d’indulgence, ces deux qualités si nécessaires à ceux qui ont un rôle de témoin à jouer ; de plus ils étaient Anglais, c’est-à-dire fort chatouilleux sur le point d’honneur et les convenances.

 

– Il n’y a point à hésiter, dit sir Arthur, et ce monsieur… Bastien doit vous rendre raison.

 

– Une seule chose me chagrine, objecta sir Ralph, c’est qu’un homme qui se conduit ainsi ne saurait être un parfait gentleman.

 

– Raison de plus pour le corriger, répondit sir Williams.

 

L’argument était sans réplique.

 

Les deux gentlemen demandèrent une voiture de l’ambassade et prirent leurs paletots.

 

– Je vous attends chez moi, dit le baronnet ; mais, je vous en prie, soyez inflexibles et posez bien mes conditions : demain au bois de Boulogne, à sept heures du matin, l’épée. Je ne veux pas tuer ce monsieur ; je lui percerai un bras ou lui ferai une boutonnière à la poitrine.

 

Sir Williams remonta dans son tilbury en se disant :

 

– Je joue gros jeu en me trouvant demain en présence d’Armand, mais cette audace me sauvera. À moi les douze millions… et Jeanne ! Un homme comme moi doit avoir une maîtresse de bonne race.

 

Cependant sir Arthur et sir Ralph couraient au galop de deux chevaux anglais vers la rue Culture-Sainte-Catherine, et tandis que le baronnet rentrait chez lui, ils arrivaient à l’hôtel de Kergaz. Bastien n’était pas à l’hôtel ; il se trouvait rue Meslay, auprès de Jeanne ; mais Armand, qui s’attendait depuis deux jours à la visite des deux témoins de sir Williams, avait prévenu son suisse, et lorsque les deux secrétaires d’ambassade se présentèrent et prononcèrent le nom de Bastien, ils furent introduits dans un salon au rez-de-chaussée, où le comte les reçut avec une froide courtoisie.

 

– Monsieur… Bastien ? demanda sir Arthur avec une nuance de dédain dans la voix pour ce nom roturier.

 

– Messieurs, répondit Armand, je ne suis pas celui que vous désirez voir, mais bien le comte Armand de Kergaz.

 

Les deux gentlemen s’inclinèrent.

 

– En ce cas, monsieur le comte, dit sir Ralph en s’inclinant, veuillez nous pardonner notre méprise, et nous indiquer…

 

– Ceci est inutile, messieurs. M. Bastien est un ami de mon père, feu le colonel de Kergaz, il est le mien, il habite sous mon toit, et je le remplace en toutes choses.

 

– Cependant, monsieur le comte, permettez-nous d’insister…

 

– Bastien est sorti ; il ne rentrera que ce soir fort tard.

 

– Alors nous reviendrons.

 

– Inutile encore, messieurs. Bastien m’a muni de ses pleins pouvoirs.

 

– Vous connaissez donc, monsieur, quel motif nous amène ?

 

– Je m’en doute… Vous venez de la part de sir Williams ?

 

– Précisément, monsieur.

 

Le comte indiqua un siège aux deux jeunes gens et reprit :

 

– Bastien a été abusé par une ressemblance étrange ; dominé par une conviction profonde, il s’est présenté chez sir Williams.

 

– Il l’a grossièrement violenté, dit sir Ralph.

 

– Outragé… insista sir Arthur.

 

– Mais, interrompit froidement le comte, il lui a sur-le-champ, en reconnaissant sa méprise, adressé de franches et loyales excuses.

 

– Que sir Williams n’accepte point, monsieur.

 

– Cependant, messieurs, poursuivit le comte de Kergaz, pensez-vous que nous ne puissions trouver un biais, un arrangement convenable pour empêcher une rencontre entre un jeune homme et un vieillard ?…

 

Un sourire dédaigneux glissa sur les lèvres de sir Arthur. Ce sourire froissa Armand, qui désirait ardemment empêcher ce duel, et le rappela à des sentiments plus fiers.

 

– Monsieur Bastien, dit-il, est brave comme une lame d’épée. S’il était là il se lèverait et vous demanderait simplement votre heure et vos armes, messieurs. Mais moi, son témoin, je crois pouvoir…

 

– Monsieur le comte, interrompit sir Arthur d’un ton impertinent, nous ne sommes venus ici que pour vous dicter nos conditions.

 

Armand réprima un mouvement de fierté blessée, et répondit :

 

– Je le vois, messieurs, vous êtes entêtés. Dites vos conditions : je les écoute.

 

– Le baronnet sir Williams, notre ami, désirerait rencontrer M. Bastien demain.

 

– Très bien ! En quel lieu ?

 

– Au bois de Boulogne, non loin du pavillon d’Armenonville.

 

– Nous y serons, monsieur.

 

Sir Ralph et sir Arthur s’inclinèrent.

 

– À quelle heure ? demanda Armand.

 

– À sept heures, monsieur.

 

– Très bien… Quelles sont vos armes ?

 

– L’épée, si vous n’y voyez pas d’inconvénients.

 

– Aucun. C’est l’arme des soldats et des gentilshommes.

 

Les deux gentlemen se levèrent et prirent congé du comte, qui les reconduisit cérémonieusement jusqu’à la porte de son hôtel.

 

Sir Ralph et sir Arthur couraient rue Beaujon, où le baronnet les attendait.

 

– Eh bien ? demanda-t-il.

 

– Tout est accepté.

 

– Pour demain ?

 

– Pour demain, sept heures.

 

– Tout est pour le mieux.

 

Et sir Williams, avec le plus grand calme, offrit des cigares aux deux gentlemen, causa négligemment de toutes sortes de choses, et finit par laisser entendre qu’il était accablé de courses pour le reste de la journée et qu’il désirait mettre un peu d’ordre dans ses affaires, ainsi qu’il convient à un homme qui va jouer sa vie le lendemain.

 

Sir Ralph et sir Arthur se levèrent, après avoir pris rendez-vous pour six heures le lendemain.

 

On devait partir de chez Williams dans son américaine, dans le coffre de laquelle on placerait les épées, et de là se rendre au bois de Boulogne.

 

À peine les deux témoins de sir Williams étaient-ils partis, qu’un nouveau personnage entra dans l’hôtel, traversa cour, vestibule, sans rien demander à personne, et monta jusqu’au cabinet de travail du baronnet.

 

C’était Colar.

 

Sir Williams avait reçu le Beaupréau et les jeunes Anglais avec courtoisie, mais sans empressement, et il ne s’était point départi avec eux de ce flegme tout britannique qu’il affectait si bien ; mais à la vue de Colar, il redevint Français des pieds à la tête, et laissa échapper une exclamation de joie.

 

– L’affaire marche, dit Colar, tout va bien.

 

– Comment cela ?

 

– Le vieux ne couchera point rue Meslay.

 

– En es-tu sûr ?

 

– Très sûr. Le comte est venu le chercher.

 

– Qu’en sais-tu ? et comment le sais-tu ?

 

Avec la familiarité des subalternes se sentant nécessaires, Colar s’assit sur un divan, jeta dans le feu le bout de son cigare et regarda le baronnet.

 

– Mon capitaine, dit-il, j’ai écouté aux portes, comme c’était convenu, ou plutôt, pour parler franc, j’ai écouté à travers les planchers.

 

– Plaît-il ? demanda sir Williams.

 

– Comme c’était convenu du reste, j’ai pris mes renseignements dès hier soir. J’ai appris que l’étage au-dessus de celui où loge la petite était habité par une ouvrière qui va en journée, mais qui, à l’occasion, fait une partie fine. Je l’ai attendue au sortir de son magasin, et je lui ai conté un tas de bêtises qui lui ont tourné la tête.

 

– Et puis ? fit sir Williams pressé de savoir.

 

– Si bien, poursuivit Colar, qu’elle m’a emmené chez elle, que j’y suis resté ; que ce matin nous avons fait une noce à tout casser en mangeant du pâté de foie gras et en buvant du bordeaux, et que, tandis que la petite allait et venait par sa chambre, je me suis aperçu qu’on entendait tout ce qui se faisait et se disait à l’étage inférieur. Alors, j’ai grisé mes amours, si bien grisé même qu’elle s’est endormie, et que j’ai pu me coucher à plat ventre et écouter tout à mon aise.

 

– Et qu’as-tu entendu ?

 

– Des choses insignifiantes chez la petite ; puis, vers deux heures, la voix du comte chez le vieux Bastien.

 

– Et que disait le comte ?

 

– Il venait d’arriver sans doute, et il disait : « Mon vieil ami, tu as la tête verte comme un jeune homme, et maintenant que le vin est tiré, il faut le boire. Tu te bats demain.

 

« – Très bien, a répondu Bastien. Quelle heure et quelle arme ?

 

« – À sept heures, l’épée. » Or, a ajouté le comte : « Il faut revenir à l’hôtel et y coucher ce soir, c’est le plus simple. »

 

– Oh ! oh ! interrompit sir Williams, nous aurons le champ libre : en ce cas, Jeanne est à nous !

 

Deux jours s’étaient écoulés depuis que mademoiselle de Balder, reconduisant Bastien jusqu’à sa porte, avait entrevu Armand de Kergaz.

 

La jeune fille était rentrée chez elle toute pensive et le cœur palpitant.

 

C’était donc lui.

 

Lui dont avait parlé le vieux soldat avec enthousiasme, lui que déjà elle aimait et qu’elle avait deviné.

 

Et comme le premier amour d’une femme se développe avec une merveilleuse rapidité, Jeanne, toute frissonnante d’émotion, était allée s’enfermer dans son petit salon, et s’était prise à écouter la voix d’Armand qui lui arrivait affaiblie, mais distincte, à travers cette porte condamnée, et voici ce qu’elle entendit :

 

– Mon vieux Bastien, disait le comte à mi-voix, dis-moi donc quelle est cette jeune fille chez qui tu étais tout à l’heure ?

 

– Une orpheline, monsieur le comte, répondit Bastien. C’est la fille de feu le colonel de Balder.

 

– Je l’ai entrevue un soir, il y a deux jours, reprit Armand ; c’est elle à qui j’ai donné le bras le soir où j’ai tiré un ouvrier d’un mauvais pas, à Belleville.

 

– Elle ? fit Bastien qui jouait la surprise.

 

– Oui, elle, répondit Armand ; elle qui m’a paru vertueuse et belle, à moi qui, depuis si longtemps, rêvais…

 

Armand s’arrêta, et Jeanne sentit son cœur battre violemment.

 

Elle entendit alors le comte parler bas à Bastien, si bas qu’elle ne put saisir le sens de ses paroles ; mais aux pulsations précipitées de son cœur elle devina qu’il parlait d’elle, et elle pensa qu’Armand l’aimait déjà peut-être.

 

Alors, obéissant à cette innocente curiosité des jeunes filles, elle se glissa sur la pointe du pied jusqu’à ce trou de serrure par où, le matin, elle avait entrevu Bastien, et elle put voir Armand assis, tenant sa belle tête grave et un peu triste dans ses mains, l’œil empli d’une mélancolie charmante, dans l’attitude d’un homme qui fait, tout éveillé, un rêve d’amour. Et Jeanne, une fois encore, se prit à songer que c’était là peut-être ce protecteur mystérieux que lui destinait la Providence, cet époux du ciel réservé à l’orpheline, ce bras robuste et loyal sur lequel le sien devait s’appuyer un jour.

 

– Bastien, dit tout à coup le comte en élevant un peu la voix, je crois que je l’aime.

 

Jeanne chancela, et, toute pâle, appuya la main sur son cœur.

 

Son cœur battait à briser sa poitrine.

 

– Mon Dieu ! reprit le comte, qui sait si ce n’est point là l’être que j’ai rêvé pour lui faire partager ma vie ?…

 

Jeanne, frémissante, entendit alors M. de Kergaz dérouler à son confident tout un vaste plan de bonheur conjugal, le programme charmant de cette vie à deux qui ne finira que par la mort de l’un de ceux que l’amour a réunis… existence toute de joies calmes et pures : l’hiver, au fond de ce vaste hôtel si triste, si désert aujourd’hui, si empli et si gai le jour où une femme en franchirait le seuil, des fleurs d’oranger au front ; l’été, en quelque vieux manoir perdu sous les coulées ombreuses de cette noble Bretagne où l’on aime si bien… Vie d’extases sublimes et de félicités sans nombre que celle-là, et qui s’écoulerait comme un rêve pour cet homme à genoux devant la femme aimée, pour cette femme à qui le bonheur et la fortune allaient peut-être arriver par la porte du hasard, cette suprême sagesse de Dieu !…

 

Armand passa environ une heure chez Bastien, puis Jeanne l’entendit sortir disant au vieillard :

 

– À ce soir.

 

Et son cœur battit, à la pensée que le soir, peut-être, elle le verrait encore.

 

Lorsque Armand fut parti, le vieux Bastien vint sonner de nouveau à la porte de Jeanne.

 

– Mademoiselle, lui dit-il, vous avez aperçu le jeune homme qui est venu chez moi tout à l’heure ?

 

– Je l’ai entrevu, dit Jeanne en rougissant.

 

– Ne l’avez-vous pas reconnu ? demanda Bastien avec ce sourire bienveillant et fin des vieillards interrogeant les jeunes gens.

 

– Oui, répondit Jeanne, je me suis souvenue l’avoir vu, il y a deux jours, à Belleville. Il était vêtu en ouvrier, il m’a donné le bras.

 

– C’était le comte Armand de Kergaz, dit Bastien.

 

Jeanne rougit de nouveau.

 

– Il m’a chargé, poursuivit Bastien, de vous demander la permission de se présenter chez vous avec moi, dans la soirée.

 

La jeune fille était si émue qu’elle ne put répondre, mais sa tête s’inclina en signe d’acquiescement.

 

Le soir, en effet, vers neuf heures, Armand franchit le seuil de Jeanne, en compagnie du vieux Bastien.

 

Ce fut charmant à voir que ce premier tête-à-tête de ces deux jeunes gens qui s’aimaient déjà et ne se l’étaient point avoué.

 

Armand était musicien : Jeanne avait fait un peu de peinture : les arts sont un trait d’union pour les âmes élevées et les intelligences d’élite. Ils causèrent musique, peinture, sculpture ; ils oublièrent le temps qui passait, et le vieux Bastien qui, à l’écart, souriait à cet amour naissant.

 

Et lorsque Armand se retira, il avait obtenu la permission de revenir le lendemain ; et le cœur de Jeanne éclatait La bonne Gertrude, elle aussi, avait deviné que sa jeune maîtresse allait bientôt perdre cette vie calme en son isolement qu’elle menait depuis son enfance, pour entrer dans cette phase d’émotions, de joies, de douleurs souvent, qui a nom le premier amour.

 

Mais, d’un coup d’œil, la vieille servante avait jugé et apprécié Armand, et elle s’était dit les larmes aux yeux :

 

– Ma pauvre chère enfant aurait-elle donc trouvé un mari ?

 

Et Gertrude avait fait pour Jeanne ce rêve de chien fidèle que Bastien faisait pour Armand.

 

La servante et le vieux soldat se rencontrèrent sur le carré le lendemain matin. Jeanne dormait encore, ou plutôt elle avait fini par s’assoupir à la fin d’une nuit sans sommeil.

 

Bastien salua Gertrude avec déférence, et, sur la pointe du pied, il entra avec elle dans l’appartement et la suivit dans le petit salon où était son piano.

 

– Ma bonne Gertrude, lui dit-il en clignant confidentiellement de l’œil, je voudrais causer un peu avec vous.

 

Gertrude lui fit la révérence à la mode de son pays ; ce qui était la façon la plus respectueuse de saluer.

 

– C’est bien de l’honneur pour une pauvre servante comme moi, dit-elle en avançant un fauteuil à Bastien. Je vous écoute, capitaine.

 

On s’en souvient, l’ancien hussard avait loué rue Meslay sous le nom du capitaine Bastien.

 

– Ma chère Gertrude, dit-il en s’asseyant, vous aimez beaucoup votre jeune maîtresse, n’est-ce pas ?

 

– Si je l’aime, Seigneur Dieu ! répondit Gertrude. Mais je l’ai vue naître, monsieur, je l’ai portée dans mes bras, et, sauf votre respect, je la regarde censément comme mon enfant.

 

– Vous voudriez la voir heureuse, n’est-ce pas ?

 

– Ah ! murmura la servante avec un accent parti du cœur, je donnerais ma part de paradis pour cela ! Quand on pense, mon bon monsieur, que cette chère enfant du bon Dieu, qui semble faite pour habiter un palais et rouler voiture comme une jeune fille de bonne maison qu’elle est, s’est mise à travailler depuis deux jours, ni plus ni moins qu’une mercenaire, une pauvre servante comme moi… C’est à fendre le cœur !

 

– Bonne Gertrude, murmura Bastien ému.

 

– Est-ce Dieu possible, monsieur, continua la servante avec véhémence, que la fille d’un colonel, une demoiselle noble et belle comme les amours, en soit tout à l’heure réduite à travailler pour vivre !…

 

Et Gertrude essuya une larme.

 

Bastien prit la grosse main de la servante dans les siennes, la pressa affectueusement, et lui dit :

 

– Qui sait ! peut-être que mademoiselle Jeanne s’éveillera riche, heureuse, aimée, un matin ?

 

– Oh ! murmura Gertrude dont la voix tremblait d’émotion, Dieu serait juste et bon s’il faisait cela…

 

– Il le fera peut-être, répondit Bastien.

 

Et il ajouta d’un air mystérieux.

 

– Vous avez vu le jeune homme qui est venu hier soir ?…

 

– Oui, dit Gertrude, un beau garçon, distingué autant qu’un prince.

 

– C’est le comte Armand de Kergaz.

 

– Ah ! dit la servante avec joie.

 

– Il a six cent mille livres de rente, poursuivit l’ancien hussard.

 

Gertrude soupira.

 

– C’est trop, dit-elle, beaucoup trop.

 

– Pourquoi cela, Gertrude ?

 

– Parce que lorsqu’on est si riche, on n’aime pas une pauvre demoiselle comme mademoiselle Jeanne.

 

– Vous vous trompez, Gertrude, il l’aime déjà !

 

Un cri de joie étouffé vint mourir sur les lèvres de la vieille servante.

 

– Oui, murmura Bastien, il l’aime… il l’aime éperdument.

 

Mais Gertrude était devenue toute rouge, et une sorte de terreur se manifestait sur son visage.

 

– Monsieur, dit-elle, monsieur le capitaine… Si vous me trompiez, cependant ?

 

– Moi, vous tromper, Gertrude ?

 

– Je m’entends, dit-elle… Si le comte aimait mademoiselle… comme on aime, quand on est riche, une jeune fille… qui est pauvre…

 

– Gertrude ! s’écria Bastien qui comprit la subite défiance de la servante.

 

– Ah ! c’est que, voyez-vous, s’écria-t-elle, je suis sa mère à présent, moi, je dois veiller sur elle comme sur un trésor… Je mourrais plutôt… il faudrait me mettre en pièces avant qu’un homme arrivât jusqu’à elle… si cet homme n’était pas son mari…

 

– Rassurez-vous, Gertrude. M. le comte de Kergaz est un gentilhomme, il ne séduit pas les jeunes filles… Il aime votre jeune maîtresse… et il veut l’épouser.

 

– Ah ! dit Gertrude avec joie, à la bonne heure ! Nous pouvons parler maintenant.

 

– Eh bien ! reprit Bastien, il faut nous entendre, nous, Gertrude. J’aime M. de Kergaz autant que vous aimez mademoiselle Jeanne, je le regarde comme mon enfant et je veux qu’il soit heureux.

 

– Que dois-je faire, monsieur ?

 

– Il faut m’aider, faire comprendre à mademoiselle Jeanne qu’elle ne vous aura pas toujours ; qu’un jour viendra où il lui faudra un protecteur, un mari, et vous parlerez de M. de Kergaz.

 

– Soyez tranquille, monsieur, répondit Gertrude avec une joie d’enfant.

 

Et Gertrude, en effet, s’acquitta de sa mission avec cette diplomatie du cœur qui rend intelligentes et fortes les natures les plus incultes. Et Jeanne, que son secret étouffait, se laissa aller à des confidences : elle avoua qu’elle aimait Armand, et la bonne Gertrude se prit à fondre en larmes, tant elle se sentait heureuse à la pensée que sa jeune maîtresse allait quitter bientôt cet affreux taudis où elle était, pour habiter un bel hôtel, avoir des chevaux, des gens, un train de maison.

 

L’imagination de la pauvre servante lui déroulait l’avenir sous les plus riantes couleurs.

 

XXVII

Cependant Jeanne ne vit pas Armand de la journée.

 

Armand se devait à sa mission : il lui fallait retrouver les héritiers du baron Kermor de Kermarouet, et il employa sa journée à rechercher les noms des employés des différents ministères qui avaient pu se marier à l’époque indiquée par la note qu’on lui avait transmise. Mais, le soir, il revint et se présenta chez Jeanne vers neuf heures.

 

L’intimité va grand train entre deux cœurs qui s’aiment. Ce soir-là, Armand risqua un aveu, et Jeanne rougit bien fort…

 

Et le temps passa si vite, que minuit sonnait au moment où Armand se levait pour se retirer.

 

Quand il fut parti, Jeanne se jeta dans les bras de Gertrude, et murmura :

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! que je suis heureuse !…

 

La nuit s’écoula pour elle en rêves de bonheur ardent ; elle entrevit une toute longue existence passée auprès de celui qui, déjà, était le bien-aimé de son âme, sa main dans la sienne, ses yeux attachés sur les siens, leurs deux cœurs n’ayant plus qu’une seule et même pulsation.

 

Elle s’éveilla souriant à son bonheur futur, et elle compta les heures durant la journée, qui lui parut horriblement longue.

 

Mais, vers quatre heures, un pas qui retentit dans l’escalier la fit tressaillir, et son cœur se prit à battre, car elle entendit la voix d’Armand chez Bastien.

 

C’était le jour où M. de Kergaz avait reçu les témoins de sir Williams, et il venait chercher Bastien pour l’emmener rue Culture-Sainte-Catherine, où celui-ci devait coucher ce soir-là, afin d’être prêt à partir le lendemain.

 

Armand aimait Bastien avec la tendresse d’un fils, et la pensée qu’il allait jouer sa vie le lendemain avait répandu sur son visage une teinte de mélancolie profonde. Sa voix était triste, et Jeanne eut le pressentiment d’un malheur…

 

Cependant, le comte avait parlé si bas à Bastien, que la jeune fille ne put rien saisir de leur conversation pendant un moment.

 

Armand n’éleva la voix que lorsqu’il eut raconté à Bastien son entrevue avec les témoins de sir Williams.

 

Mais voici ce que Jeanne entendit :

 

– Mon bon Bastien, disait Armand, tu vois bien comme moi qu’elle m’aime, et je sais, moi, que je l’aime ardemment. Pourquoi hésiterais-je ?

 

Et comme Jeanne frémissait et sentait ses genoux se dérober sous elle, Armand poursuivait :

 

– Nous n’irons pas ce soir : puisque cette mauvaise affaire de demain nous forcera à nous coucher de bonne heure…

 

Jeanne eut un frisson par tout le corps. De quelle mauvaise affaire parlait-il donc ?

 

– Mais demain, poursuivit Armand, au retour, tu te présenteras chez elle et tu lui feras officiellement la demande de sa main.

 

Jeanne, éperdue, se laissa tomber sur un siège, et elle crut que son cœur s’en allait avec Armand, qu’elle entendit sortir et descendre l’escalier en compagnie de Bastien.

 

Pendant une heure, la jeune fille demeura repliée sur elle-même et absorbée en son rêve.

 

Un coup de sonnette l’arracha à sa méditation, et elle vit entrer Gertrude tenant une lettre à la main.

 

– Un homme que je ne connais pas, dit-elle, vient d’apporter cette lettre, et il s’est retiré sur-le-champ.

 

Jeanne, étonnée, prit la lettre, cachetée avec des armoiries, l’ouvrit et lut :

 

« Pardonnez-moi, mademoiselle, d’oser vous écrire… »

 

Mademoiselle de Balder crut que cette lettre venait d’Armand, et elle courut à la signature, mais la lettre n’était point signée.

 

Elle poursuivit :

 

« Je vous aime, mademoiselle, et la première fois que je vous vis, je sentis que ma vie était désormais liée à la vôtre et que de vous dépendait le bonheur de mon avenir. »

 

Jeanne appuya sa main sur son cœur :

 

– C’est lui… c’est lui… murmura-t-elle.

 

« Savez-vous, continuait le correspondant anonyme, que si jamais homme a éprouvé un frisson de joie et d’orgueil en songeant qu’il était riche, cet homme c’est moi. Je rêve pour vous un joli petit hôtel entre cour et jardin, dans un quartier neuf, un palais de fée dont vous seriez la reine et où je passerais ma vie à vos genoux.

 

« Jeanne, ma bien-aimée, la demeure que je vous destine et où nous cacherons notre amour est entourée de grands arbres qui abritent des regards importuns ; il y a pour vous une jolie chambre à coucher bleu et blanc avec des tentures gris-perle : un nid de colombe, cher ange du ciel… »

 

Jeanne s’interrompit ; elle trouvait que M. de Kergaz, – car quel autre aurait osé écrire ainsi, – s’arrêtait à de bien futiles détails.

 

« Jeanne ma bien-aimée, lut-elle encore, j’ose vous écrire aujourd’hui et vous avouer mon amour parce que demain je vais courir un grand danger. Je me bats à sept heures du matin… »

 

La lettre échappa aux mains de Jeanne, elle poussa un cri et tomba évanouie sur le parquet.

 

*

* *

 

Lorsqu’elle revint à elle, la nuit était venue ; elle se trouvait couchée sur son lit et Gertrude lui prodiguait ses soins.

 

Auprès de Gertrude, Jeanne aperçut un visage inconnu ; c’était une femme, jeune encore, mais dont les traits fatigués décelaient une longue lutte avec la misère et les plaisir factices dans lesquels l’ouvrière parisienne essaye d’oublier le labeur et les angoisses du lendemain.

 

C’était cette jeune femme qui demeurait à l’étage supérieur et chez laquelle Colar était entré la veille.

 

L’ouvrière avait entendu le cri poussé par Jeanne, puis la chute du corps sur le parquet, puis les lamentations de Gertrude ; et, poussée par Colar, elle était descendue et avait offert ses services que la servante avait acceptés.

 

La jeune fille, en revenant à elle, jeta autour d’elle un regard plein d’étonnement ; puis elle se souvint de cette lettre fatale qu’elle croyait être d’Armand, et où celui qui écrivait disait : « Je me bats demain matin. »

 

Et Jeanne, maîtresse d’elle-même et retrouvant ses forces, voulut se lever, courir rue Culture-Sainte-Catherine et empêcher à tout prix ce combat dont elle ignorait les motifs.

 

Mais alors une ombre se dressa devant elle, une ombre pâle et triste qui semblait lui dire : « Les femmes ne doivent point empêcher l’homme qu’elles aiment de venger son honneur outragé. »

 

Cette ombre, c’était celle de son père, de feu le colonel de Balder, le loyal soldat mort devant l’ennemi, le gentilhomme qui avait eu pour linceul le drapeau lacéré de son régiment.

 

Et la jeune fille se souvint qu’autrefois – il y avait bien longtemps, et elle était alors toute petite – son père était rentré, un soir, triste et pensif, comme le sont les vrais braves à la veille d’un duel : tristes parce qu’ils savent que c’est toujours une navrante chose aux yeux de Dieu de jouer sa vie contre une autre vie ; pensifs, parce que, si détaché qu’on soit des affaires de ce monde, on y laissera toujours des êtres qu’on aime ou qui vous aiment, et que ceux que le trépas sépare ne se réunissent plus.

 

Or, le père de Jeanne avait passé une heure à écrire quelques lettres, à mettre un ordre rigoureux dans ses affaires, il avait achevé la soirée entre sa femme qui baissait le front et contenait ses larmes, et son enfant qui ne comprenait point encore, et qui, cependant, était triste à la vue de cette tristesse.

 

Après quoi le soldat s’était couché et s’était endormi, calme comme les preux d’autrefois. Mais la mère de Jeanne, elle, ne s’était point mise au lit, elle avait pris sa fille par la main et lui avait dit, en la conduisant devant un crucifix :

 

« – Mets-toi à genoux, mon enfant, et prions pour ton père. »

 

La mère et l’enfant avaient prié toute la nuit ; puis, au matin, alors qu’à peine glissaient à l’horizon les premières clartés de l’aube, sa mère s’était levée, elle s’était approchée lentement du lit où dormait le colonel, et elle l’avait éveillé en lui disant d’une voix où couvaient des sanglots, mais calme et ferme cependant :

 

« – Il est temps. – Allez, mon ami. »

 

Le père s’était habillé, et il était parti, posant une caresse sur le front de la petite fille qui pleurait, et serrant dans ses bras sa femme, forte comme celle de l’Écriture, qui l’éveillait à l’heure du combat.

 

Alors la mère et la petite fille s’étaient remises à genoux, et elles avaient encore prié. Une heure s’était écoulée, puis le soldat avait reparu, arrachant un cri de joie à sa femme et à son enfant.

 

Mais il les avait pressées toutes deux sur son cœur, silencieusement, sans se réjouir, laissant rouler sur sa joue une larme longtemps contenue, et il s’était agenouillé à son tour devant le crucifix, en leur disant :

 

« – Prions ensemble pour le trépassé, prions pour celui qui, comme moi, était époux et père et que pleurent à cette heure une femme et un enfant. » Le colonel avait eu le malheur de tuer son adversaire.

 

Ce lointain souvenir s’empara de la pensée de Jeanne et la retint. Elle se dit qu’un homme aussi noble, aussi calme que M. de Kergaz, ne pouvait sérieusement aller jouer sa vie que forcé par des circonstances de la dernière gravité.

 

Et, comme sa mère s’était agenouillée autrefois, elle s’agenouilla et pria. La bonne Gertrude eut toutes les peines du monde à la contraindre de prendre quelques aliments, tant la douleur de la jeune fille était profonde. Cependant Jeanne consentit à tremper ses lèvres dans un bouillon, et la servante l’imita.

 

Mais dix minutes à peine après ce léger repas, Jeanne fut prise subitement d’une somnolence invincible ; en vain se cramponna-t-elle à cette pensée que, le lendemain, Armand aurait l’épée au poing ; en vain voulut-elle prier, sa tête retomba lourdement sur sa poitrine, son corps s’affaissa sur le parquet, et Gertrude, cette fois, n’accourut point pour la relever.

 

Gertrude elle-même s’était endormie sur une chaise, à deux pas de sa jeune maîtresse.

 

Une heure plus tard, un homme ouvrait, à l’aide d’une fausse clef, la porte de mademoiselle de Balder, et entrait d’un pas hardi dans la pièce où Jeanne dormait d’un léthargique sommeil.

 

Cet homme c’était Colar, qui murmurait en souriant :

 

– Décidément la petite, – il parlait de l’ouvrière qui avait donné ses soins hypocrites à Jeanne, – décidément la petite a bien rempli sa mission, et le narcotique était dans le potage. Le canon du Palais-Royal ne réveillerait pas maintenant la future maîtresse du capitaine sir Williams.

 

XXVIII

LA MAISON DES CHAMPS


Jeanne s’était endormie en priant.

 

Lorsqu’elle s’éveilla, un rayon de soleil levant glissait sur sa chevelure en désordre, et elle jeta autour d’elle un regard étonné.

 

La jeune fille n’était plus auprès de son prie-Dieu dans le petit salon de la rue Meslay, où elle s’était endormie, vaincue par un sommeil étrange. Elle était couchée toute vêtue sur un canapé, dans une chambre inconnue, par les fenêtres de laquelle on apercevait de grands arbres que l’hiver avait dépouillés.

 

Au milieu de cette chambre et vis-à-vis des croisées, adossé au mur par le fronton, Jeanne remarqua d’abord un grand lit de palissandre, à colonnes torses, supportant un baldaquin de velours gris-perle à bordures d’un bleu tendre. Ce lit était non foulé, et par conséquent il était impossible d’admettre que la jeune fille y eût sommeillé, ne fût-ce que quelques minutes.

 

Rien de plus charmant, de plus coquet et de meilleur goût à la fois que cette chambre à coucher où un architecte mystérieux semblait avoir réuni tout ce qu’il y a de luxueux et d’élégant dans les magasins à la mode de Paris : garniture de cheminée rocaille, tableau de maîtres, meubles de Boule et bahuts en bois de rose, glaces de Venise à biseaux dans leurs cadres à incrustations merveilleusement sculptées, placées en trumeaux entre les croisées.

 

Jeanne crut faire un rêve en embrassant d’un coup d’œil cette jolie retraite, ou plutôt le continuer, car, la veille, elle avait lu dans cette lettre mystérieuse qu’elle attribuait à Armand la description d’une chambre à coucher semblable.

 

Il se passa alors pour elle un phénomène assez bizarre : son esprit retrouva toute sa lucidité ; sa mémoire, tous ses souvenirs mais avec la conviction qu’elle rêvait, et que c’était là la suite de son rêve : que tandis qu’elle dormait et croyait se promener dans cette chambre dont Armand lui parlait et qu’il lui destinait, ce dernier était sur le point d’aller se battre, et Jeanne, la sueur au front, murmurait :

 

– Je voudrais pourtant bien m’éveiller.

 

Elle se leva, s’approcha d’une croisée et l’ouvrit.

 

L’air frais du matin, lui fouettant le visage, vint lui prouver qu’elle ne rêvait point.

 

– Je suis bien éveillée ! se dit-elle avec stupeur.

 

Et elle jeta un nouveau regard autour d’elle sur chacun de ces objets inconnus, à l’intérieur, puis elle se pencha au dehors. Elle avait sous les yeux, à l’extérieur, un jardin planté de grands arbres, et à l’extrémité de ce parc borné en tous sens par des murs élevés, on apercevait les murailles blanches et les volets verts d’une maisonnette.

 

La jeune fille sentait bien qu’elle ne dormait plus ; mais son étonnement était si grand qu’elle ne trouvait ni un cri ni un geste et paraissait pétrifiée.

 

Au delà des murs du parc, elle entrevoyait une colline nue, aride, sans trace d’habitation.

 

Dans le jardin, nul être humain.

 

Autour de la maison où Jeanne se trouvait, aucun bruit.

 

Où était-elle ? Comment était-elle venue en ce lieu ?

 

C’était là pour elle un incompréhensible mystère.

 

– Non, non, murmura-t-elle, tout cela est trop étrange, je continue à rêver !

 

Mais l’air du matin qui baignait son front brûlant, le soleil qui montait radieux à l’horizon sans nuages, arrachant mille étincelles au givre qui couvrait les branches dépouillées des arbres ; le chant des oiseaux dans les haies, et ce murmure confus qui s’élève dès l’aube des guérets et des bois, venaient démentir cette croyance.

 

Jeanne ne dormait point.

 

Une feuille de papier, étendue tout ouverte sur un guéridon au milieu de la chambre, attira son attention.

 

Jeanne s’approcha vivement.

 

C’était une lettre, une lettre tout ouverte.

 

La jeune fille y jeta les yeux et poussa un cri.

 

Elle avait reconnu l’écriture. Cette écriture était la même que celle de la lettre reçue la veille et qui lui annonçait – elle le croyait du moins – qu’Armand devait se battre.

 

Mademoiselle de Balder s’en empara et lut avidement ces quelques lignes :

 

« Neuf heures du matin.

 

« Je me suis battu à sept heures, et je suis sain et sauf… »

 

Jeanne poussa un cri étouffé, un cri de joie suprême et chancela sous le poids de son bonheur.

 

Que lui importaient, à présent, et le lieu où elle se trouvait, et le mystère qui semblait l’envelopper d’une manière impénétrable.

 

Il était vivant !

 

Cependant elle continua :

 

« Je viens d’entrer dans votre chambre, ma Jeanne bien-aimée, mais vous dormiez et je n’ai point voulu vous éveiller ; j’ai mis un baiser sur votre front, comme un frère embrasserait sa sœur, et je me suis retiré sur la pointe du pied.

 

« Ange mille fois aimé, je me figure votre réveil, votre étonnement, votre stupeur, en vous retrouvant loin de chez vous, dans un lieu inconnu, sans savoir comment vous y êtes venue, et quel génie tout-puissant a profité de votre sommeil pour vous transporter dans ce petit palais qui fut bâti tout exprès pour vous.

 

« Mais rassurez-vous, ma Jeanne adorée, ce génie n’a rien de malfaisant, et il n’est fier de sa force et de sa toute-puissance que pour la mettre à vos pieds.

 

« Ce génie se nomme l’Amour… »

 

Jeanne tressaillit et jeta autour d’elle un nouveau regard, mais, cette fois, plein de défiance et de terreur.

 

Comment, celui qui, la veille, disait à Bastien : « Tu iras lui demander officiellement sa main, » avait-il pu agir ainsi ?

 

Et Jeanne frissonna à la pensée que M. de Kergaz avait peut-être voulu faire d’elle simplement sa maîtresse, et que durant cette nuit…

 

Elle n’osa compléter sa pensée et continua sa lecture :

 

« Jeanne, poursuivait le correspondant anonyme, je suis un galant homme et veux rester digne de votre amour, si tant il est vrai que vous deviez m’aimer jamais… »

 

La jeune fille respira et lut encore :

 

« Quand vous vous éveillerez, vous vous retrouverez aussi chaste et aussi pure que vous l’étiez la veille… Et pourtant, pardonnez-le-moi, je vous ai enlevée…

 

« Oui, ma Jeanne bien-aimée, celui qui vous aime n’a pu supporter plus longtemps la pensée que celle qui était faite pour habiter un palais demeurait dans un bouge affreux d’un quartier populaire ; et alors il a usé de ruse et de violence, corrompant vos voisins, se servant d’un narcotique et, grâce à lui, vous transportant endormie dans une voiture qui a roulé toute la nuit et vous a amenée ici…

 

« Mais rassurez-vous encore, vous êtes chez vous… et dans peu vous serez ma femme… »

 

Mademoiselle de Balder appuya sa main sur sa poitrine et tâcha de comprimer les battements de son cœur.

 

« Jeanne, continua-t-elle à lire, il y a dans la vie des événements bizarres qui l’enveloppent parfois d’impénétrables mystères. Je me suis battu ce matin, et je suis sain et sauf cependant ; mais je cours, à cette heure encore, un nouveau, un plus grand péril. Vous seule le pouvez conjurer, et voici ce que j’attends de vous… »

 

L’étonnement de la jeune fille était à son comble ; mais elle poursuivit avidement, à la pensée que d’elle pouvait dépendre le sort de celui qu’elle aimait :

 

« Mon secret ne m’appartient pas, Jeanne, ma bien-aimée, et je ne puis, par conséquent, vous le confier. Plusieurs jours s’écouleront peut-être avant que vous ne m’ayez vu ; mais ayez confiance en moi, je vous aime.

 

« Si vous ne cherchez point à savoir où vous êtes, et à quitter par conséquent cette maison ; si vous ne faites aucune question aux domestiques que je mets à votre service, dès aujourd’hui, je ne courrai aucun danger ; mais une indiscrétion de vous peut me perdre… songez-y…

 

« Chaque jour, du reste, vous recevrez une lettre de moi. Ne vous inquiétez point de Gertrude. Elle est dans la confidence de mon amour, et je l’emmène avec moi. Encore un mystère que je ne puis vous expliquer. Adieu ; je vous aime… »

 

Cette lettre, pas plus que la première, n’était signée.

 

XXIX

LE DUEL


Faisons un pas en arrière, et laissons mademoiselle de Balder lire et relire avec étonnement l’étrange lettre trouvée sur le guéridon de la chambre inconnue.

 

Armand, on s’en souvient, emmena Bastien rue Culture-Sainte-Catherine.

 

– Mon vieil ami, lui dit-il, les gens qui aiment sont égoïstes, partant, oublieux. Si je t’avais laissé rue Meslay, nous aurions passé la soirée chez mademoiselle de Balder, et les heures se fussent écoulées si vite, que nous eussions, comme hier, entendu sonner minuit. Or, quand il faut être au bois de Boulogne à sept heures du matin le lendemain, afin d’y défendre sa vie, une nuit de sommeil est nécessaire.

 

– Bah ! monsieur Armand, répondit Bastien, cela me connaît, ça. De mon temps, dans la vieille garde, on se battait tous les matins, ce qui n’empêchait pas de joyeusement souper vers minuit, chaque soir, lorsque les eaux n’étaient pas trop basses.

 

– Mais il y a trente ans de cela ?

 

– Peut-être bien trente-cinq, même.

 

– Tu étais un jeune homme, alors.

 

– Bon ! je suis solide encore, allez.

 

Armand secoua la tête et dit avec mélancolie :

 

– Tirais-tu passablement l’épée ?

 

– Pas trop pour dire vrai. Du temps de l’empereur, voyez-vous, on se battait tous les jours sur le champ de bataille, et on n’avait pas le temps d’aller à la salle d’armes ; mais quand on tient son épée avec son cœur…

 

– Tarare ! murmura Armand tout pensif.

 

Et il ajouta presque mentalement :

 

– Les Anglais, en général, se battent peu, ils exècrent, ils méprisent le duel ; mais ceux qui font exception à cette règle, et toute exception devient une originalité, doivent professer pour lui un culte excentrique, précisément parce que leurs compatriotes n’en font aucun cas et l’abhorrent. Et cela doit être ainsi chez ce sir Williams, puisqu’il veut absolument aller sur le terrain pour une semblable misère.

 

– Eh bien, dit Bastien, qui avait surpris l’aparté de M. de Kergaz, puisqu’il le veut absolument, je tâcherai de lui donner une leçon.

 

Armand conduisit Bastien au second étage de l’hôtel, où il avait disposé une vaste pièce en salle d’armes, car il aimait passionnément l’escrime jadis, et il y prit des fleurets et des masques, disant au vieux soldat :

 

– Refais-toi un peu la main, c’est toujours une bonne précaution à prendre.

 

Le comte et son vieil ami ferraillèrent à peu près une heure.

 

– La méthode est bonne, dit enfin le premier, le poignet est ferme et assez léger, mais le jarret manque de souplesse. Il faudra tuer ton homme à la première passe, ou toi-même tu es un homme mort.

 

– On tâchera, répondit tranquillement Bastien, qui dîna d’un excellent appétit, se coucha avec le calme d’un vieux brave devant lequel la mort a toujours reculé, et dormit d’une seule traite jusqu’au matin.

 

Armand, qui avait passé la nuit sur un canapé, l’éveilla à six heures, et lui dit :

 

– Allons ! il y a une grande heure d’ici au Bois, et il nous faut cependant arriver les premiers. La France ne peut pas être en retard.

 

Bastien s’habilla lestement, mais il mit à sa toilette ce soin minutieux des officiers d’autrefois, qui se faisaient poudrer et demandaient leur habit de gala pour monter à l’assaut.

 

Il se mit un gilet de piqué blanc sur une fine chemise de batiste qu’attachait une grosse épingle en diamant, souvenir de l’infortunée mère d’Armand.

 

Il boutonna par-dessus son gilet une redingote bleue, à la boutonnière de laquelle brillait sa rosette ; puis il chaussa des bottes vernies et un pantalon de casimir noir un peu large et à la hussarde, ce qui acheva de lui donner une tournure militaire.

 

Armand était entièrement vêtu de noir, et, comme Bastien, il portait sa décoration.

 

Le roi Louis-Philippe avait daigné décorer le sculpteur Armand, prix de Rome, et le comte de Kergaz était loin de renier l’artiste.

 

Une paire d’épées de combat, rapportées d’Italie et dont la trempe était merveilleuse, furent placées dans le caisson de la voiture, et l’on partit. L’équipage du comte de Kergaz monta l’avenue des Champs-Élysées au grand trot sans rencontrer aucune autre voiture, tant à cette heure matinale le plus élégant quartier de Paris est désert ; mais, à la barrière, il fut rejoint par une américaine attelée d’un seul cheval et qu’un jeune homme conduisait.

 

– Voilà sir Williams, dit Bastien en montrant le jeune homme à côté de qui était assis Ralph O…, tandis qu’Arthur G… était placé sur le siège de derrière.

 

Armand regarda avec curiosité cet homme que Bastien avait pris pour Andréa, et, à son tour, il tressaillit et dit vivement :

 

– Es-tu bien certain que ce ne soit pas lui ?

 

– Oh ! certes, oui, dit Bastien, j’en ai la conviction. Mais cette ressemblance est étrange.

 

Le baronnet et ses témoins saluèrent Armand et Bastien ; puis, en gens bien élevés, ils rangèrent le tilbury côte à côte de la calèche, ne voulant point dépasser leurs adversaires, ni cependant rester en arrière. Les deux équipages descendirent donc de front l’avenue de Neuilly et arrivèrent à la porte Maillot, où un cavalier les attendait en travers de la route.

 

Ce cavalier était un chef d’escadron d’un régiment de hussards alors caserné au quai d’Orsay, que M. de Kergaz connaissait beaucoup et qu’il avait prié la veille, par un mot de vouloir bien assister Bastien en qualité de second témoin.

 

Le chef d’escadron mit pied à terre, Armand et sir Williams descendirent de voiture, et les six personnages se dirigèrent à pied vers le Bois, dans lequel ils trouvèrent, à cent mètres du pavillon d’Armenonville, un fourré convenable pour la rencontre. Le terrain était bon, dépourvu d’herbe et couvert d’un sable fin.

 

Tandis que sir Williams et Bastien, après s’être salués de nouveau, demeuraient à distance, Ralph O… et le chef d’escadron réglaient les conditions sommaires du combat ; et M. de Kergaz, qui attachait toujours sur sir Williams un regard scrutateur, disait à Arthur G…, son second témoin :

 

– Nous sommes, monsieur, à un moment assez grave pour qu’on puisse causer librement, loyalement en mettant de côté toute intention personnelle et blessante.

 

– Je suis de votre avis, monsieur.

 

– Voulez-vous me permettre une question ?

 

– Parlez, monsieur, je vous écoute.

 

– Connaissez-vous sir Williams depuis longtemps ?

 

– Depuis deux mois seulement.

 

– Êtes-vous bien persuadé qu’il soit réellement baronnet et d’origine irlandaise ?

 

– J’ai vu ses titres de famille, monsieur.

 

– C’est étrange ! murmura Armand, je jurerais que c’est mon frère…

 

– Monsieur, répondit Arthur G…, vous sentez bien cependant que, cela fût-il, je n’ai pas le droit, moi qui ai vu des papiers, des titres, des lettres de recommandation au nom de sir Williams, baronnet et gentilhomme d’Irlande, d’admettre son identité avec le vicomte Andréa votre frère. D’ailleurs, il serait trop tard.

 

– Aussi, monsieur, fit observer froidement Armand, est-ce à titre de simple renseignement que je vous ai fait cette question.

 

Les deux jeunes gens se saluèrent, témoignant ainsi que l’entretien se terminerait d’un commun accord, et ils s’approchèrent de Ralph O… et du chef d’escadron.

 

– Le motif de la rencontre est léger, disait ce dernier ; ensuite, il y a entre les deux adversaires une énorme disproportion d’âge ; ceci me paraît être plus que suffisant pour ne point donner à cette affaire un caractère trop sérieux.

 

– C’est mon avis, monsieur, répondit Ralph O…

 

– Je pense donc que ces messieurs doivent se battre au premier sang.

 

– C’est tout à fait suffisant.

 

– Et ne point engager le fer à plus de deux pouces.

 

Ralph O… s’inclina en signe d’assentiment.

 

– Messieurs, ajouta-t-il, s’adressant aux deux adversaires, qui se rapprochèrent, veuillez mettre habit bas sur-le-champ.

 

Sir Williams, que M. de Kergaz continuait à examiner avec une scrupuleuse attention, demeurait impassible sous le poids de ce regard, et il dit avec le plus grand calme et d’un ton où perçait légèrement l’accent britannique :

 

– Le temps est beau, mais il fait froid, et j’aurais dû choisir le pistolet pour me dispenser de me déshabiller.

 

Puis il ôta son habit et dit à Bastien, qui venait d’en faire autant et oubliait sa cravate :

 

– Pardon, monsieur, puisque vous gardez la vôtre, je vais remettre la mienne. J’éviterai un rhume de poitrine.

 

– Non pas, dit Armand d’un ton sec ; ôtez votre cravate, monsieur Bastien, cela peut parer un coup d’épée.

 

– Comme vous voudrez… aoh ! murmura sir Williams avec un calme si parfait que, cette fois, les derniers doutes de M. de Kergaz s’évanouirent.

 

– Cet homme est bien Anglais, pensa-t-il, ce n’est pas Andréa.

 

Les épées avaient été tirées ; le sort fut pour sir Williams : il devait se battre avec les siennes.

 

– Allez, messieurs, dit sir Ralph O…, au moment où les deux adversaires se mettaient en garde.

 

M. de Kergaz avait touché juste en disant que lorsqu’un Anglais se battait, il était vraisemblablement excellent tireur, et il put s’en apercevoir dès la première passe.

 

Sir Williams, cet homme si flegmatique et dont tous les mouvements accusaient la raideur britannique, devenait sur le terrain d’une souplesse merveilleuse, d’une agilité féline qui déjouèrent la loyale impétuosité du vieux soldat. Son épée, qu’il semblait tenir au bout des doigts, tant il avait la main légère, semblait se dédoubler et se multiplier, arrivant à la parade avec une prodigieuse souplesse, tandis que celui qui la maniait rompait ou marchait avec une foudroyante vitesse.

 

Pendant près de cinq minutes, Bastien, essoufflé, furieux, porta les plus terribles coups à sir Williams. Tous furent parés, et le baronnet ne riposta point.

 

À toute minute le vieux soldat, ignorant des galantes finesses de ce jeu terrible, devenu un art véritable dans les mains des maîtres modernes, entassait faute sur faute, se fendait faux, écartait le bras, se découvrait… L’épée de sir Williams parait et n’attaquait pas.

 

– Il me ménage, murmurait Bastien hors de lui, il me ménage, moi, un hussard de l’empire.

 

Et Armand, qui voyait bien qu’avec tout autre qu’un parfait gentleman Bastien eût été mort déjà, Armand se disait :

 

– Andréa serait moins généreux… Décidément, ce n’est pas lui.

 

Enfin, cependant, et pour mettre un terme à cette lutte stérile, au moment où Bastien rendait à demi l’épée, le baronnet la lui lia rapidement tierce sur tierce, l’enleva d’un énergique coup de poignet, et, tandis qu’elle roulait à vingt pas, il appuya la sienne sur la poitrine du vieux soldat, unissant si intimement l’acte du désarmement à celui de la riposte, que le coup devenait loyal et qu’il pouvait sans remords tuer son adversaire.

 

Mais l’épée effleura à peine sa chemise ; et content de cette victoire sans effusion de sang, le baronnet fit un saut en arrière et releva son épée la pointe en l’air.

 

– Assez, messieurs, assez ! s’écria Armand, qui avait frissonné des pieds à la tête en ce terrible moment.

 

Bastien laissa échapper un énergique juron et voulut courir ramasser son épée, mais M. de Kergaz l’arrêta.

 

– Trop tard, dit-il. Tu n’as plus le droit de recommencer ; il pouvait te tuer, et ne l’a pas fait.

 

Sir Williams s’était vivement rapproché de son adversaire, et lui disait au même instant :

 

– Voulez-vous à présent, monsieur, accepter mes excuses pour mon excessive susceptibilité et me tendre loyalement la main ?

 

La mauvaise humeur du grognard ne pouvait tenir contre ces paroles ; il tendit la main à sir Williams, qui ajouta, sans se départir de son accent d’outre-Manche :

 

– Il faut à présent, messieurs, que je vous donne l’explication de ma conduite. Mon honorable adversaire m’avait adressé, il y a deux jours, de loyales excuses qui étaient plus que suffisantes, j’en conviens ; mais, la veille, à mon club, interrogé sur les opinions de mes compatriotes à l’endroit du duel, qu’au fond j’abhorre comme eux, j’avais, par esprit d’opposition, soutenu qu’un gentleman accompli doit se battre, ajoutant que je serais très heureux de donner l’exemple. Il me fallait donc mon petit duel, et M. Bastien m’en avait fourni l’occasion, je l’ai saisie aux cheveux, aoh !

 

– C’est égal ! murmura Bastien avec un reste de rancune, tempérée cependant par son franc et loyal sourire, il n’y a qu’une vieille bête comme moi, capable de se laisser désarmer ainsi… C’est honteux !

 

Et Bastien serra une seconde fois la main de sir Williams.

 

Celui-ci s’approcha alors de M. de Kergaz :

 

– Il paraît, monsieur le comte, dit-il, que je ressemble bien parfaitement à un frère que vous cherchez de par le monde ?

 

– C’est frappant, répondit Armand tout rêveur. Pourtant Andréa a les cheveux blonds…

 

– Et moi, noirs… Les miens sont bon teint…

 

Et sir Williams ajouta :

 

– Cependant, monsieur, si vous conserviez encore le moindre doute, vous m’honoreriez en acceptant une invitation à déjeuner chez moi, un de ces jours. Je pourrais vous montrer, avec pièces authentiques à l’appui, mon arbre généalogique.

 

– Monsieur… dit Armand…

 

Le baronnet prit un air confidentiel, et s’adressant indistinctement à Armand, à Bastien et aux témoins :

 

– Messieurs, dit-il, vous avez, sans nul doute, été amoureux, au moins une fois en votre vie. Moi je le suis. Le plaisir de me trouver avec vous ce matin m’a privé de celui de voir ma maîtresse hier soir, et j’ai hâte de réparer le temps perdu… Or, ma maîtresse habite un mystérieux cottage perdu à la lisière des bois, et dans lequel nul ne doit entrer. Je la garde avec la jalousie sauvage d’un dragon… par conséquent, je vais être obligé de vous quitter.

 

Et regardant Armand :

 

– Monsieur le comte, ajouta-t-il, vous seriez l’homme le plus aimable du monde si vous offriez deux places à mes amis dans votre calèche, afin que j’aie la possession entière de mon tilbury. Je ne retourne pas à Paris.

 

Armand s’inclina en signe d’assentiment, et l’on regagna la porte Maillot où les voitures attendaient.

 

Là, sir Williams monta lestement dans son tilbury, et dit à Armand :

 

– N’est-ce pas, monsieur le comte, que le temple du bonheur n’est autre chose que la maison de la femme que l’on aime ?

 

– Peut-être… murmura Armand qui se prit à songer à Jeanne.

 

– Et que lorsqu’on a une fiancée qu’on adore, il faut la cacher à tous les yeux…

 

Sir Williams laissa bruire entre ses lèvres ce sourire moqueur où l’âme satanique du vicomte Andréa semblait reparaître.

 

Et Armand tressaillit, assailli de nouveau par tous ses doutes.

 

– Si vous aimez une femme, acheva sir Williams, qui enveloppa son cheval d’un coup de fouet et partit rapide comme l’éclair, gardez-la bien, je vous le conseille.

 

Cette fois, Armand devint pâle comme un mort, et pour la seconde fois il songea à Jeanne et eut peur.

 

Sir Williams avait eu la voix railleuse d’Andréa le maudit en s’exprimant ainsi, et son éclat de rire satanique retentit au fond du cœur de M. de Kergaz comme un glas funèbre.

 

*

* *

 

Cependant sir Williams, filant comme une flèche sur l’avenue de Neuilly, traversa le pont, gagna Courbevoie, puis Nanterre et Rueil, longea le parc de Malmaison, et arriva à l’entrée du petit vallon qui s’ouvre derrière Bougival, cette colonie de pêcheurs et d’artistes en même temps.

 

Puis il monta au trot l’unique rue du village, dépassa l’église, arriva tout en haut du vallon, près de Luciennes, et finit par s’arrêter devant la grille d’une vaste propriété plantée d’arbres, entourée de murs, à l’extrémité de laquelle on apercevait un joli petit castel de moderne structure, tandis que, dans une direction opposée et dans un coin du parc se dressait une maisonnette.

 

Cette maisonnette n’était autre que celle où Colar avait, deux jours plus tôt, amené Cerise, la confiant à la garde de la veuve Fipart.

 

Seulement, Colar était entré par une petite porte bâtarde, tandis que le tilbury de sir Williams franchit la grille de maître, qui, du reste, était ouverte à deux battants.

 

En même temps, le baronnet aperçut sur le sable frais de l’avenue les traces du passage récent d’une voiture.

 

– Allons ! dit-il avec un soupir de satisfaction, le coup est fait… Jeanne est à moi.

 

Le tilbury s’arrêta devant le perron, en haut duquel sir Williams aperçut Colar qui fumait tranquillement son cigare et humait les rayons du soleil levant.

 

– Eh bien ? lui demanda vivement le baronnet en lui jetant les rênes.

 

– L’oiseau dort, répondit Colar.

 

– Ici ? fit Williams anxieux.

 

– Parbleu ! mon capitaine.

 

– À quelle heure a-t-elle pris le narcotique ?

 

– À dix heures du soir.

 

Sir Williams consulta sa montre.

 

– Il est huit heures du matin, dit-il, elle a encore deux heures à dormir.

 

Et le baronnet suivit Colar, monta lestement l’escalier de la petite villa et pénétra, après avoir traversé le salon, dans cette chambre à coucher où naguère nous avons vu mademoiselle de Balder s’éveiller, tout étonnée de se trouver en pareil lieu.

 

Lorsque sir Williams entra, la jeune fille dormait toujours, étendue sur le canapé.

 

Le baronnet s’arrêta devant elle et se prit à la contempler.

 

– Véritablement, murmura-t-il, la petite est fort belle. Je ne l’avais jamais vue, et j’en fais mon compliment à Armand. Il avait très bon goût.

 

Puis, tout à coup, fronçant le sourcil et regardant Colar :

 

– Est-ce que… par hasard… tu n’aurais pas été… tenté ?…

 

– Ma foi ! non, dit Colar. Elle est gentille, c’est vrai… mais trop pâle… j’aime les couleurs, moi…

 

– Oh ! dit-il tranquillement, je te l’eusse pardonné… Après tout, je n’ai pas de préjugés… per Bacco ! comme disait feu mon honoré père.

 

Et Williams ajouta :

 

– Qu’as-tu fait de la vieille ?

 

– Je l’ai couchée simplement sur son lit, plaçant à la portée de sa main la lettre que vous savez, et dans laquelle votre ancien clerc de notaire avait si bien imité l’écriture de mademoiselle.

 

– À merveille !

 

– Quant à Cerise, reprit Colar, il paraît que la Fipart et elle ne peuvent s’entendre. La petite pleure ; la vieille, qui est plus mauvaise qu’une teigne, lui fait endurer misère sur misère.

 

– Voilà précisément ce que je ne veux pas, dit Andréa ; et si cela est, c’est à toi qu’on doit s’en prendre.

 

– Dame ! fit Colar d’un ton de mauvaise humeur, vous m’avez demandé quelqu’un de confiance, j’avais sous la main cette vieille, qui est la maîtresse de Nicolo, nous l’avons employée, voilà tout. À présent, je ne savais pas qu’elle eût un mauvais caractère.

 

Sir Williams ne répondit pas, et peut-être qu’il n’entendit point la justification de Colar, tant il était absorbé en sa méditation.

 

Les bras croisés, devant la jeune fille endormie qu’il contemplait, il semblait avoir oublié Colar.

 

– Va-t’en, lui dit-il enfin ; va trouver cette femme, cette veuve Fipart, et dis-lui qu’elle prépare Cerise à ma visite.

 

Colar sortit, laissant sir Williams en présence de mademoiselle Jeanne de Balder en proie à un sommeil léthargique.

 

Le baronnet s’assit devant le guéridon et écrivit cette longue lettre que nous avons vu trouver par Jeanne à son réveil.

 

Puis, quand il eut fini, un amer et terrible sourire glissa sur ses lèvres.

 

– Ah ! dit-il, mon cher frère, mon Armand bien-aimé, il me vient une fameuse idée, allez… et je crois que je tiendrai, à côté des millions du bonhomme Kermarouet, une bien belle vengeance ! Ah ! tu m’as chassé comme un voleur ; ah ! tu m’avais pris Marthe, la seule femme que j’aie aimée ; ah ! tu m’as appelé Andréa le maudit, et tu espères être heureux ? Allons donc !

 

« La voilà cette jeune fille dont la beauté a fait battre votre cœur, elle est là endormie, immobile, en mon pouvoir… Un autre que moi se contenterait d’être ignoble et brutal en sa vengeance ; moi, je serai raffiné, élégant et cruel…

 

« Ce n’est point la possession de Jeanne qu’il me faut, c’est son cœur ! Elle commençait à t’aimer… Elle m’aimera !

 

« Tu étais hier à ses yeux le comte Armand de Kergaz, un homme du monde vertueux et riche, tu seras un effronté coquin qui s’affuble de l’habit et du nom de son maître, et elle te méprisera !

 

Le sourire de sir Williams dégénéra en un éclat de rire strident.

 

– Oh ! monsieur le comte, acheva-t-il, il m’est venu une bien belle idée, je vous prie de le croire. Ce n’est plus vous qui êtes le comte de Kergaz, c’est moi ! et le jour où j’aurai épousé Hermine, le jour où l’or de Kermarouet sera mien, ce jour-là je te crierai : « Armand ! Armand ! Jeanne, ta bien-aimée, est devenue ma maîtresse, et elle t’a pris pour un laquais ! »

 

Sir Williams, dont le visage rayonnait d’une infernale joie, sir Williams sonna violemment.

 

Mariette, la femme de chambre destinée à Jeanne, parut.

 

– Fais monter les autres, ordonna le baronnet.

 

Mariette sortit et revint peu après avec la femme de charge, le valet de pied et le groom.

 

– Écoutez-moi bien, dit sir Williams, cent louis pour un mois de gages à chacun de vous, si pour vous, je suis le comte Armand de Kergaz, et si votre nouvelle maîtresse en est persuadée… Sinon, vous serez chassés !

 

Et sir Williams ajouta mentalement, en renvoyant les domestiques et sortant lui-même de la chambre où Jeanne dormait toujours :

 

– Maintenant, je vais faire la leçon à Cerise, et si Jeanne ne devait pas croire ses gens, elle croira bien certainement la petite fleuriste, qui est son amie d’enfance.

 

Sir Williams quitta la villa et se dirigea vers la maisonnette au fond du parc, où nous allons le précéder et retrouver Cerise.

 

XXX

PROMESSES


Nous avons laissé Cerise tombant à la renverse sur le parquet de la salle basse, dans cette petite maison du parc où l’avait entraînée la veuve Fipart.

 

La révélation de l’horrible vieille était la cause de cet évanouissement.

 

Lorsqu’elle revint à elle, la veuve Fipart l’avait transportée au premier étage de la maisonnette, et l’y avait laissée seule. Cerise enveloppa d’un regard tous les détails de cette chambre, le carreau ciré, les rideaux de coutil rayé, la pendule à colonnes entre deux vases de fleurs, le lit et la commode en noyer.

 

C’était la chambrette d’une ouvrière parisienne.

 

Cerise ne se trouva point dans cette situation assez vulgaire des gens qui, sortant d’un long évanouissement, cherchent à rassembler leurs souvenirs et à relier au moment présent celui qui a précédé leur syncope.

 

Cerise se souvint de tout ; en se trouvant seule dans cette chambre où elle n’était jamais entrée, elle se rappela la veuve Fipart et son odieuse révélation.

 

Son premier mouvement, sa première pensée furent de courir à la porte. La porte était fermée.

 

Dans un premier accès de désespoir, elle tâcha de l’ébranler, elle cria, appela.

 

Nul ne répondit.

 

Alors la pauvre enfant se prit à fondre en larmes, et demeura pendant plusieurs heures la tête dans ses mains, dans l’attitude de la douleur.

 

Vers midi, la porte s’ouvrit, et la veuve Fipart entra :

 

– Allons, ma mignonne, dit-elle, venez dîner, au lieu de pleurer.

 

Cerise répondit par un geste négatif. La veuve Fipart se retira et ferma la porte.

 

Elle ne revint que le soir.

 

La pauvre Cerise s’était endormie. La vieille l’éveilla et réitéra son offre de prendre quelques aliments.

 

Cerise refusa encore, et dormit toute vêtue et vaincue par la fatigue. Le lendemain, Cerise était plus calme. Le besoin la pressait, elle accepta quelque nourriture, mais elle ne voulut pas sortir de sa chambre.

 

Alors la vieille se mit à l’injurier et la maltraita.

 

Cerise appelait au secours et voulait mourir.

 

La veuve Fipart l’enferma de nouveau et ne revint que le soir, toujours irritée, toujours railleuse et lui prédisant la visite prochaine du maître.

 

Trois jours s’écoulèrent ainsi ; Cerise sentait sa raison chanceler, et traduisait son désespoir par des larmes.

 

Enfin, le matin du troisième jour, comme elle était accoudée à sa fenêtre et dans un état d’horrible prostration, une clef tourna dans la serrure.

 

La pauvre enfant frissonna et crut qu’elle allait revoir son tyran.

 

Mais la porte s’ouvrit et un homme entra.

 

C’était le baronnet sir Williams.

 

Alors Cerise perdit tout à fait la tête, laissa échapper un cri d’épouvante et se réfugia tremblante et pâle à l’autre extrémité de la petite chambre.

 

On eût dit que le baronnet était entré une arme à la main.

 

Mais sir Williams était calme, souriant, et sa physionomie, à laquelle il savait donner une rare expression de franchise, ne pouvait épouvanter la jeune fille.

 

– Mademoiselle, lui dit-il en la saluant avec une politesse exquise, rassurez-vous, je suis un galant homme.

 

Cerise, immobile, s’appuyait au mur, dans l’angle le plus obscur de la chambre, et continuait à regarder avec un sentiment de défiance qui, cependant, n’était point de la terreur.

 

– Voulez-vous m’écouter ? reprit-il d’une voix caressante, et se tenant toujours debout devant elle avec un respect qui toucha beaucoup la jeune fille, je vous expliquerai bien des choses, mademoiselle.

 

– Ah ! monsieur, murmura Cerise, à qui revint le sentiment de toutes ses douleurs, il est impossible que tout le mal qu’on m’a fait ait été ordonné par vous, n’est-ce pas ?

 

– On vous a fait du mal ? exclama sir Williams avec une feinte colère ; qui donc a osé…

 

– Cette affreuse femme dont je suis prisonnière me tyrannise, monsieur. On m’a amenée ici violemment, on m’a dit…

 

– Tout ce qu’on vous a dit est faux, mon enfant, répondit le baronnet avec douceur, et si on vous a maltraitée, je vous vengerai…

 

– Monsieur, monsieur, supplia la jeune fille avec des larmes dans la voix, il y a trois jours que je suis ici, sans savoir où, sans nouvelles de ceux que j’aime, de mes amis, de…

 

Cerise hésita.

 

– De Léon Rolland, votre fiancé, n’est-ce pas ? dit sir Williams, toujours affectueux dans son accent et son geste. Léon est un brave garçon qui mérite tout votre amour, et je vous doterai, mon enfant, afin que vous soyez heureux tous deux.

 

– Ah ! s’écria Cerise avec un élan de joie, je savais bien, monsieur, je ne pouvais pas croire… ce que cette vilaine femme me disait…

 

– Que vous disait-elle, mon enfant ?

 

– Que c’était par vos ordres que j’étais ici… Que parce que vous étiez riche, et que je ne suis qu’une pauvre fille…

 

– Ah ! interrompit le baronnet jouant une vive indignation, la misérable ! Comment ! moi, le comte Armand de Kergaz ?

 

– Vous êtes le comte de Kergaz ? demanda vivement la jeune fille.

 

– Oui, mon enfant, et vous allez voir que nous sommes en pays de connaissance, tous deux. Je connais Léon… par Bastien… vous savez ? cet ouvrier qui a dîné avec vous dimanche dernier, et qui a indiqué mon hôtel pour sa demeure.

 

– Oui… oui… dit Cerise, je me souviens.

 

– Eh bien, écoutez-moi, et ne craignez rien surtout, ma chère enfant. Sans doute vous êtes belle et vertueuse, ma petite, et l’homme que vous aimez est digne d’envie… Mais j’aime ailleurs, moi… et je veux être votre ami, votre père… rien de plus.

 

Sir Williams prit alors la main de Cerise dans les siennes, et elle ne la lui retira point.

 

Il la regarda avec une bonté pleine de compassion et murmura à mi-voix :

 

– Pauvre enfant !… qu’eût-on fait de vous sans moi ?

 

Et comme Cerise, encore tout émue, regardait cet homme qui, une fois déjà, lui était apparu comme un sauveur, et qu’elle se sentait gagner par une douce confiance, sir Williams poursuivit :

 

– La femme Fipart, qui n’est autre que la veuve de mon jardinier, vous a dit une moitié de la vérité, mon enfant. Colar vous a conduite ici par mon ordre, mais non point pour que j’y pusse attenter à votre honneur. Il fallait sauver Léon, votre fiancé, il fallait sauver Jeanne.

 

– Jeanne ? fit Cerise stupéfaite.

 

– Oui, Jeanne de Balder, que j’aime, et dont je veux faire ma femme… Jeanne, qui a failli devenir comme vous la victime du plus odieux des attentats.

 

– C’est à devenir folle, mon Dieu ! murmurait la fleuriste, qui ne comprenait rien aux étranges paroles de sir Williams.

 

– Écoutez-moi avec attention… et parlons de vous d’abord, nous causerons ensuite de Jeanne, car vos deux destinées ont subi des chances à peu près semblables… Vous aimez un honnête ouvrier, Léon Rolland, et il vous aime… Vous devez être mariés dans un mois, n’est-ce pas ?

 

– Oui, répondit Cerise.

 

– Mais vous avez une sœur, ma pauvre enfant ! une sœur aussi dépravée que vous êtes vertueuse vous-même ; une sœur entrée depuis longtemps dans la vie par la porte du vice, et dans le cœur de qui tout sentiment de pudeur s’est promptement éteint…

 

« Eh bien ! cette sœur, cette… Baccarat, a vendu par avance l’honneur de sa sœur à un homme assez riche pour jeter l’or par les fenêtres, assez haut placé pour espérer l’impunité, assez puissant pour tout oser…

 

« Cet homme, à qui je vous ai arrachée une première fois déjà, et qui s’est pris d’une belle passion pour vous, d’une de ces passions brûlantes qui poursuivent leur but jusqu’au pied de l’échafaud ; cet homme, capable de tous les crimes, s’est juré que nul autre que lui ne vous posséderait jamais, et il a payé des bandits…

 

– Mon Dieu ! s’écria Cerise éperdue.

 

– Heureusement, mon enfant, je veillais sur Léon et sur vous… J’ai éloigné celui-ci de Paris, et je vous ai fait enfermer ici, où, sans doute, M. de Beaupréau ne viendra jamais vous chercher. Comprenez-vous, maintenant ?

 

– Oui, murmura Cerise. Mais, monsieur, qu’avons-nous donc fait pour vous, pour que vous soyez ainsi noble et bon ?

 

– Mon enfant, répondit sir Williams d’un ton pénétré, j’ai une grande fortune que je dépense à faire le bien et à empêcher le mal… une police à mes ordres, par laquelle je sais tout… Averti du danger qui vous menaçait, je suis accouru… Là est tout le secret de ma conduite.

 

– Monsieur, murmura la jeune fille en prenant la main du baronnet et la portant à ses lèvres, vous êtes bon comme le bon Dieu, et je mourrais pour vous s’il le fallait.

 

Sir Williams ne répondit pas ; il se disait avec un sourire infernal :

 

– Décidément, je suis un Armand de Kergaz accompli, et j’ai tout imité, jusqu’à ses phrases philanthropiques.

 

Puis le baronnet reprit tout haut en pressant la main de Cerise :

 

– Maintenant, parlons de Jeanne.

 

– Vous la connaissez donc aussi ?

 

– Je l’aime… murmura sir Williams, appuyant sa main sur son cœur avec le geste passionné d’un jeune premier ; je l’aime !…

 

Et il ajouta :

 

– Comme vous, Cerise, ma Jeanne bien-aimée a couru le plus grand des dangers ; et c’est une étrange histoire que celle que je vais vous dire. Figurez-vous qu’il y a un homme assez hardi pour avoir osé prendre mon nom… cet homme, c’est Bastien !

 

– Bastien ! fit Cerise, celui que nous avons vu à Belleville ?

 

– Oui, celui-là même. Vous avez cru, pauvre enfant, que le hasard seul l’avait amené là, assez à temps pour porter secours à Léon ?… Eh bien ! non, tout était prévu, calculé. Les deux hommes à mauvaise mine qui ont querellé votre fiancé étaient les complices de Bastien…

 

– Que dites-vous ? s’écria Cerise au comble de l’étonnement.

 

– La vérité, mon enfant. Bastien avait suivi Jeanne plusieurs fois ; il s’était épris d’amour pour elle, et il a arrangé avec ses amis cette petite comédie que vous avez sue. De cette façon, vous l’avez engagé, Léon et vous, à partager votre dîner, et il a reconduit mademoiselle de Balder.

 

– Ah ! murmura Cerise, je commence à comprendre…

 

– Vous ne comprenez rien encore, chère enfant. Attendez…

 

Cerise regarda sir Williams, qui avait décidément pris l’attitude et la bonhomie de l’homme qui raconte la vérité pure et simple avec l’éloquence qui vient du cœur.

 

– Bastien, reprit sir Williams, est un garçon de quelque esprit, et il est doué d’une physionomie distinguée. Effronté comme un laquais qu’il était, car il était mon valet de chambre, il a osé se flatter d’être aimé de Jeanne ; et faisant prendre son nom et la qualité de capitaine à un vieux drôle de ses amis, il s’est affublé lui-même de mon titre et de mon nom.

 

« Le prétendu capitaine est venu se loger dans la maison de Jeanne ; il s’est présenté chez elle comme un ancien ami de son père, il lui a parlé de Bastien, lui donnant mon nom, et l’effronté a été bientôt introduit chez elle comme le comte de Kergaz. Alors Jeanne a reconnu l’homme de Belleville, et comme les jeunes filles ont la tête romanesque, elle a vu dans mon Bastien un héros de roman, elle s’est prise à l’aimer.

 

– Ah ! s’écria Cerise indignée, un valet de chambre aimé par mademoiselle de Balder, jamais !

 

– Le hasard, ou plutôt ma police, m’a révélé tout cela, ma chère Cerise. J’ai voulu voir alors mademoiselle de Balder, et je l’ai vue à son insu, comme déjà je savais sa touchante histoire. Et moi aussi, je l’ai aimée.

 

« Mais je l’ai aimée loyalement, la tête haute, comme on doit aimer celle à qui on rêve de donner son nom. Seulement, le mal était avancé : Jeanne aimait un imposteur… Il fallait continuer l’œuvre de cet imposteur, avant de le démasquer.

 

« J’ai fait enlever la jeune fille hier soir, après lui avoir écrit, et on l’a transportée, pendant son sommeil, dans le petit château que vous voyez au fond du parc.

 

– Elle est là ! s’écria Cerise avec joie.

 

– Venez, vous allez la voir, dit sir Williams en prenant la jeune fille par la main.

 

Au rez-de-chaussée, le baronnet trouva la veuve Fipart ; il la regarda d’un œil sévère, et lui dit :

 

– Votre mari était un honnête homme, et je le plains d’avoir passé sa vie avec une méchante femme comme vous. Je vous avais donné la mission de garder cette jeune fille, et je sais de quelle honteuse façon vous avez rempli votre tâche. Sortez ! je vous chasse !

 

Cerise vit alors le baronnet indiquer du doigt la porte à la vieille ; mais elle ne vit point un signe imperceptible qu’il lui fit en même temps, et qui voulait dire :

 

– Ceci est encore de ton rôle. Comédie, pure comédie !

 

Sir Williams traversa le parc avec Cerise, et la conduisit dans cette chambre à coucher où Jeanne dormait encore.

 

– Mon Dieu ! comme tout cela est beau, murmura la fleuriste, émerveillée et s’agenouillant devant Jeanne endormie.

 

– Tout cela est à Jeanne, dit sir Williams, à la future comtesse de Kergaz.

 

« Maintenant, chère petite Cerise, écoutez-moi bien. Jeanne dort, et lorsqu’elle s’éveillera, je serai parti ; il faut que je m’éloigne huit jours. Vous allez rester au château ; Mariette, sa femme de chambre, la préparera à vous revoir, et pendant les quelques jours où je dois vous cacher pour vous soustraire à votre sœur et à l’infâme Beaupréau, vous habiterez avec elle, vous serez sa sœur, son amie… sa confidente.

 

– Oui, monsieur le comte, dit Cerise.

 

– Chaque jour je lui écrirai. Elle vous lira sans doute mes lettres. Vous ne chercherez point à lui faire comprendre que le vrai comte de Kergaz, celui qu’elle aime, n’est pas ce drôle de Bastien… Laissons agir mes lettres, et le temps…

 

Cerise regarda sir Williams avec enthousiasme et lui dit :

 

– Ah ! comment ne vous aimerait-elle pas, rien qu’à vous voir ?

 

– Adieu, Cerise, dit sir Williams ; il faut que je parte, et je ne veux pas que Jeanne me voie.

 

– Monsieur, demanda Cerise, quand reverrai-je Léon ?

 

– Je ne sais au juste… mais espérez et ayez foi en moi. Je vous jure que vous serez sa femme dans quinze jours !

 

Et sir Williams, laissant Cerise tranquillement sur cette promesse, regagna son tilbury, et dit à Colar qui tenait les rênes :

 

– Je crois, Dieu me pardonne ! que le tour est joué… J’ai fait mieux que de voler sa femme à Armand, je lui ai pris son nom ! À présent, occupons-nous des millions du bonhomme Kermarouet, puisque ma vengeance est en bonne voie.

 

– Les millions ! dit Colar avec un accent de convoitise, voilà l’essentiel !

 

– C’est mon avis, et je pars ce soir pour la Bretagne, où je vais épouser mademoiselle Hermine de Beaupréau.

 

*

* *

 

Ainsi donc l’infâme Andréa triomphait sur tous les points :

 

Fernand était prisonnier.

 

Cerise et Jeanne séquestrées.

 

Baccarat, enfermée comme folle.

 

Et le comte Armand de Kergaz ne pourrait désormais trouver la trace des héritiers de feu M. le baron Kermor de Kermarouet.

 

XXXI

Le jour où Cerise, guidée par la traîtreuse lettre de Baccarat, s’était rendue rue Serpente, et de là avait été conduite par Colar dans la maisonnette de Bougival, la jeune fille avait passé, vers quatre heures de l’après-midi, dans la rue Chapon, et s’était arrêtée à la porte de M. Gros, l’ébéniste.

 

Tout aussitôt Léon Rolland était sorti et venu à elle, son bon et amoureux sourire aux lèvres :

 

– Bonjour, Cerise, lui avait-il dit en lui prenant la main.

 

– Bonjour, Léon, avait répondu Cerise.

 

– Ma bonne petite Cerise, continua l’ouvrier après avoir serré la main de sa fiancée, j’ai le cœur tout gros.

 

– Vous ? dit Cerise, vous avez du chagrin ?

 

– Oh ! dit-il en souriant, il ne m’arrive pourtant pas malheur… mais j’ai si bien pris l’habitude de vous voir quelques minutes tous les jours, que je pense avec épouvante que je ne pourrai pas demain…

 

– Et pourquoi ? demanda-t-elle avec émotion.

 

– Le patron m’envoie à Montmorency livrer des meubles et les placer. Il y a un tas de bricoles à faire qui me prendront la journée et la matinée du jour suivant.

 

– Ah ! dit Cerise, c’est bien ennuyeux !

 

– J’avais bonne envie de prier le patron d’y aller lui-même… mais je n’ai pas osé… Il faut se tenir bien dans l’esprit de ceux qui vous font travailler.

 

– Vous avez raison, Léon.

 

– Tout de même ça me coûte, allez.

 

– Et vous reviendrez après-demain soir ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, dit Cerise en souriant, vous viendrez à la maison, nous passerons un bout de soirée ensemble ; de cette façon, nous regagnerons le temps perdu.

 

Et Cerise envoya son meilleur sourire, montra ses dents blanches à son fiancé, et lui serra la main en le quittant.

 

– À après-demain, dit-elle.

 

Le lendemain, en effet, Léon Rolland alla à Montmorency, y passa la journée et y coucha ; puis le jour suivant, il fut de retour vers midi et se rendit à son atelier, attendant avec impatience que l’heure d’aller chez Cerise arrivât. Vers huit heures, il grimpait lestement les six étages de la fleuriste et frappait à la porte de la petite chambre, bien qu’il n’eût vu filtrer aucun rayon de lumière à travers ses ais mal joints.

 

Cerise ne répondit pas.

 

Léon frappa de nouveau.

 

Même silence.

 

Il pensa que la jeune fille était descendue pour chercher quelque chose, du bois ou de la lumière, et il attendit sur la dernière marche de l’escalier.

 

Mais une heure s’écoula… Cerise ne revenait point.

 

Alors, perdant patience, l’ouvrier descendit et passa sa tête dans le carreau de la loge.

 

– Mademoiselle Cerise n’est donc point chez elle ? demanda-t-il.

 

– Mademoiselle Cerise ? fit la concierge… Ah ! c’est vous, monsieur Léon ?

 

– Oui, madame.

 

– Eh bien, voilà deux jours que je ne l’ai vue, mam’selle Cerise.

 

– Comment, deux jours ! s’écria Léon. Que voulez-vous dire, la mère ?

 

– Dame ! monsieur Léon, je dis la vraie vérité. Avant-hier j’ai vu Fanny… Vous savez, la bonne de madame Baccarat ?

 

– Eh bien ? fit l’ouvrier, devenant soucieux à ce seul nom, car il redoutait la perverse influence de la vierge folle sur sa jeune sœur.

 

– Faut croire, poursuivit la portière, tout à fait au courant des affaires de la famille de Cerise, faut croire qu’il est arrivé quelque histoire à la belle dame ou à sa mère, que l’une ou l’autre était bien malade, car la bonne avait un air tout drôle, et mademoiselle Cerise est sortie tout de suite avec une figure chagrinée. Depuis avant-hier, je ne l’ai pas revue.

 

Léon n’en entendit pas davantage ; il prit ses jambes à son cou et courut rue Moncey, à l’hôtel de Baccarat. Mais là, une nouvelle surprise l’attendait.

 

La grille de l’hôtel, les fenêtres, les portes, tout était hermétiquement clos. Il sonna à plusieurs reprises… on ne vint point lui ouvrir.

 

Enfin, au coin de la rue Blanche, un commissionnaire couché sur son crochet et fatigué de voir le jeune homme sonner inutilement se leva et vint à lui :

 

– Il n’y a personne, dit-il.

 

– Comment, personne !

 

– Non ; cette dame qui demeurait là, je la connaissais bien, moi, et je lui ai souvent fait des courses…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, elle est partie.

 

– Partie ! s’écria Léon.

 

– Oui, d’hier matin. Et la mère, les domestiques, tout a filé d’aujourd’hui.

 

– Mais c’est impossible ! s’écria Léon hors de lui. Et où est-elle allée ?

 

– Je ne sais pas, dit le commissionnaire.

 

Léon perdit la tête, et s’imagina que Baccarat avait enlevé sa sœur pour la livrer à quelque débauché.

 

Il poussa un rugissement de bête fauve, et, ne sachant ce qu’il faisait, n’ayant plus conscience de ses actions, il regagna machinalement la rue Bourbon-Villeneuve, espérant que sa mère lui pourrait donner des nouvelles de Cerise.

 

La paysanne n’avait point vu Cerise depuis deux jours.

 

De chez sa mère, Léon retourna rue du Faubourg-du-Temple.

 

Cerise n’avait point reparu.

 

Alors il courut à son atelier et s’adressa à son patron, qui venait de se mettre au lit, et lui demanda conseil.

 

L’ébéniste était un homme sage et froid ; il calma le désespoir de son ouvrier, lui persuada que sa fiancée était sans doute à la campagne avec sa sœur et lui promit, au surplus, de l’accompagner le lendemain au commissariat de police du quartier, où il témoignerait avec lui de la disparition de la jeune fille, si, d’ici là, elle n’était point rentrée.

 

Léon Rolland se coucha tout vêtu, et passa une nuit d’agitation et d’angoisses.

 

Au petit jour, il retourna faubourg du Temple.

 

On n’y avait encore aucune nouvelle de Cerise.

 

Alors, il courut chez son patron.

 

Celui-ci l’accompagna chez le commissaire.

 

Ce magistrat accueillit la déposition des deux ouvriers, puis ajouta :

 

– Les jeunes filles qu’on enlève, à Paris, sont généralement enlevées de leur plein gré ; cependant, je vais transmettre une note à la Préfecture. Revenez dans deux jours.

 

– Deux jours !

 

C’était à mourir d’anxiété d’ici là. Alors, ne sachant plus où donner la tête, Léon eut la pensée de courir chez mademoiselle de Balder et de lui demander des nouvelles de Cerise, espérant qu’elle saurait, peut-être, ce qu’elle était devenue. Or, c’était précisément à l’heure même où sir Williams quittait Armand et Bastien à la porte Maillot et courait à Bougival, où l’attendait Jeanne endormie.

 

Léon ne fit qu’une enjambée du commissariat à la rue Meslay, où une autre scène de désolation avait lieu.

 

Il trouva Gertrude sanglotant. Gertrude s’était endormie, la veille au soir, sur une chaise, et elle se trouvait couchée sur son lit sans pouvoir se rendre compte de ce qui s’était passé.

 

Elle se leva et frappa à la porte de Jeanne.

 

Jeanne ne répondit pas.

 

Alors elle entra, pensant que la jeune fille dormait.

 

La chambre était vide et le lit non foulé.

 

Jeanne avait disparu.

 

Sur le petit pupitre où Jeanne écrivait, se trouvait une lettre tout ouverte ; Gertrude la lut en tremblant et poussa un cri :

 

– Jésus Dieu ! murmura-elle en chancelant et joignant les mains, mon enfant est perdue !

 

Or, voici ce que contenait cette lettre qui était signée Jeanne, et dont l’écriture, tant elle était merveilleusement contrefaite, semblait être celle de la jeune fille :

 

« Ma bonne Gertrude,

 

« Quand tu t’éveilleras, tu ne trouveras plus ta petite Jeanne auprès de toi. Je serai partie.

 

« Partie pour un temps que je ne puis préciser et pour un lieu que je ne puis te dire.

 

« Or, sais-tu pourquoi je pars ? Je pars pour fuir un homme que j’ai cru aimer et que je n’aime pas : M. le comte de Kergaz ; je pars pour suivre l’homme que j’aime et que je ne puis nommer.

 

« Pardonne à ta petite Jeanne qui t’aime et s’éloigne, le cœur bien gros. »

 

À la lecture de cet étrange billet, la vieille servante avait eu le vertige, et s’était demandé si elle ne rêvait pas, si elle n’était pas folle…

 

Mais c’était bien l’écriture de Jeanne ; et comment supposer que la jeune fille avait été enlevée, et que, cette lettre, elle ne l’avait point écrite ?

 

Gertrude n’avait pas même songé à analyser la conduite de sa jeune maîtresse ; elle ne s’était pas demandé s’il n’était pas plus qu’invraisemblable que mademoiselle de Balder prétendît en aimer un autre que M. de Kergaz, alors que, la veille au soir, elle s’était mise à genoux pour prier pour lui.

 

La vieille servante n’avait vu, n’avait compris qu’une chose : c’est que Jeanne était partie, qu’elle ne la reverrait plus peut-être.

 

Et comme Jeanne était son enfant, qu’elle n’aimait qu’elle au monde, Gertrude fondait en larmes et s’arrachait les cheveux, lorsque Léon Rolland arriva tout bouleversé lui-même.

 

La douleur de la servante, qu’il trouvait seule, força le jeune homme à imposer un moment de silence à sa propre douleur.

 

– Mon Dieu ! lui dit-il, qu’avez-vous, madame Gertrude, et où est mademoiselle Jeanne ?

 

– Elle est partie ! répondit Gertrude en pleurant.

 

– Partie pour où ?… quand ?… avec qui ?

 

– Je ne sais pas, dit Gertrude qui tendit à Léon le billet trouvé sur la table.

 

L’ouvrier lut ces quelques lignes avec stupéfaction et la lettre lui échappa des mains.

 

– Tout cela est à rendre fou ! murmura-t-il avec un accent d’hébétement profond. Cerise aussi est partie !

 

– Cerise est partie ? demanda Gertrude.

 

– Oui, avec sa sœur, répondit Léon, qui chancelait et tournait sur lui-même, semblable à un homme ivre.

 

Et comme il achevait, des pas montaient rapidement l’escalier, et sur le seuil de la porte demeurée ouverte, Gertrude et Léon virent apparaître un vieillard et un jeune homme, et tous deux jetèrent un cri.

 

– Monsieur de Kergaz ! exclama Gertrude.

 

– L’ouvrier de Belleville ! s’écria Léon, qui reculait tout étourdi de reconnaître, en celui qu’on appelait le comte de Kergaz, l’homme qui l’avait secouru dans le cabaret des Vendanges-de-Bourgogne et qu’il avait appelé camarade.

 

*

* *

 

C’étaient en effet Bastien et Armand qui revenaient, et que nous avons laissés à la porte Maillot avec les témoins de sir Williams.

 

Ce dernier, au moment où il s’éloignait, avait envoyé au comte un éclat de rire si strident et si railleur, que M. de Kergaz avait cru reconnaître Andréa tout entier ; et il avait songé à Jeanne… Jeanne qu’il aimait, et que le baronnet lui conseillait de garder avec la vigilance d’un dragon.

 

Armand était remonté en voiture tout pensif, ordonnant au cocher de marcher ventre à terre ; il avait laissé les deux jeunes gens sur le boulevard, et, toujours poursuivi par ce strident éclat de rire qui retentissait lugubrement au fond de son cœur, il avait dit à Bastien :

 

– J’ai un horrible pressentiment… allons rue Meslay !

 

À la vue de Léon consterné, de Gertrude fondant en larmes, M. de Kergaz devina qu’un malheur était arrivé.

 

– Jeanne ! dit-il, où est Jeanne ?

 

Léon lui tendit silencieusement la lettre. Armand la lut, la relut en chancelant, et s’appuya au mur pour ne point tomber.

 

– Andréa ! murmura-t-il, tout cela est bien l’œuvre d’Andréa !

 

C’était Andréa.

 

XXXII

LES GENÊTS


Il est temps de revenir à madame de Beaupréau et à Hermine, que nous avons laissées sous le coup de cette foudroyante lettre écrite par Baccarat à Fernand Rocher.

 

M. de Beaupréau, on s’en souvient, sous le spécieux prétexte d’aller porter à Fernand, en l’accompagnant d’un rude commentaire, la lettre d’Hermine, mais en réalité pour courir porter cette lettre à Baccarat, M. de Beaupréau, disons-nous, était sorti presque sur-le-champ, laissant seules la jeune fille et sa mère.

 

Hermine était demeurée debout, l’œil fixe, dans la morne attitude de ceux que la fatalité frappe si violemment qu’ils n’ont pas même la force de s’abandonner au désespoir, et qu’il y a en eux comme un doute de la réalité.

 

Madame de Beaupréau regardait sa fille avec l’anxieuse attention d’une mère qui voit mourir son enfant, et elle ne trouvait pas un mot, pas un cri, pas un élan du cœur pour la consoler, tant la douleur d’Hermine paraissait immense en sa résignation.

 

Enfin elle se leva lentement, alla vers sa fille, toujours immobile et l’œil sec, la prit dans ses bras et l’y étreignit silencieusement.

 

– Ma mère, dit alors Hermine, je veux entrer au couvent… Je ne me marierai jamais.

 

– Au couvent ! s’écria la pauvre mère éperdue, tu veux… entrer… au couvent ?… Mais tu me quitterais donc, moi, ta mère ?

 

Hermine jeta un cri.

 

– Non, non, dit-elle, pardonnez-moi, je suis folle, folle de douleur. Non ! je ne vous quitterai pas, ma mère.

 

Hermine alors fondit en larmes et pleura longtemps sur le sein de sa mère, qui la couvrait de muettes caresses.

 

Pendant plusieurs heures, les deux pauvres femmes se tinrent enlacées étroitement, mêlant leurs sanglots et confondant leurs soupirs ; puis Hermine se redressa forte et résolue et dit à sa mère :

 

– Il y a longtemps que votre tante, madame de Kermadec, désire nous voir. Voulez-vous partir ? Je ne puis rester à Paris ; j’y mourrais…

 

Madame de Beaupréau accueillit cette proposition de sa fille avec un élan de joie. Partir, n’était-ce pas tromper un moment la douleur de sa fille en la dépaysant ? N’était-ce point demander une distraction de quelques jours aux accidents du voyage ?

 

M. de Beaupréau rentra vers minuit ; il était soucieux et avait le front un peu pâle ; il venait d’avoir sa première entrevue avec sir Williams, dans cette chambre de la rue Serpente où le baronnet était arrivé à temps pour lui arracher Cerise. Madame de Beaupréau et sa fille étaient trop émues elles-mêmes pour prendre garde à son trouble.

 

– Le drôle est invisible, dit le chef de bureau, faisant allusion à Fernand Rocher ; je l’ai cherché de tous côtés dans le bal et ne l’y ai point vu. Il était sans doute chez mademoiselle Baccarat. Mais, demain, au ministère…

 

– Monsieur, interrompit madame de Beaupréau en prenant son mari à part et l’entraînant dans une embrasure de croisée, ma fille aimait ce jeune homme, elle l’aimait avec passion ; elle peut en mourir, il faut la distraire à tout prix.

 

– Je suis de votre avis ; mais que faire ?

 

– Lui faire quitter Paris.

 

– Et où ira-t-elle, en ce cas ?

 

– Je l’emmènerai chez ma tante, madame de Kermadec.

 

– Au château des Genêts ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Mais l’idée est excellente ! s’écria M. de Beaupréau, qui songea sur-le-champ qu’il allait être libre… libre pour quelques jours, et par conséquent en position de chercher à revoir Cerise.

 

– Si vous le voulez bien, continua Thérèse, nous partirons demain matin.

 

– Le plus tôt possible est le meilleur, répondit le chef de bureau.

 

Madame de Beaupréau et sa fille passèrent une partie de la nuit à faire leurs préparatifs de départ.

 

Dès le matin, des chevaux de poste et une berline furent commandés, et, à neuf heures, Thérèse et son enfant quittaient Paris et prenaient la route de Bretagne. De telle sorte que la servante n’avait point menti à Fernand Rocher, lorsque celui-ci, à demi fou de douleur, après avoir lu cette lettre fatale où Hermine le congédiait, et que Colar, déguisé en commissionnaire, lui apporta ; lorsque celui-ci, disons-nous, s’était présenté rue Saint-Louis. Ces dames étaient bien réellement parties pour le château des Genêts.

 

L’habitation des Genêts, où Thérèse et sa fille arrivèrent, n’avait plus que des titres douteux à la pompeuse dénomination de château.

 

C’était, à vrai dire, une ruine mal conservée, dont une aile seule était encore habitable et qui ne rachetait sa vétusté et son apparence misérable que par le site charmant qui l’environnait et le bel étang qui s’étendait sous ses fenêtres.

 

Cet étang était pourvu d’une barque, et, dans la belle saison, la barque et l’étang jouaient un grand rôle dans les rares plaisirs qu’on rencontrait aux Genêts.

 

Les Genêts avaient été, il est vrai, jadis un château, un vrai castel du moyen âge, avec fossés bourbeux, mâchicoulis, pont-levis et créneaux ; il avait soutenu des sièges et enduré de longs blocus ; ses vieilles salles avaient retenti sous l’éperon sonore des chevaliers, et l’un de ses maîtres était tombé, à la droite de l’héroïque Beaumanoir, sur le champ de bataille des Trente.

 

Mais le temps était venu avec sa faux destructrice, et son souffle dévastateur ; sous Henri IV, pendant les guerres de la Ligue, il fut pris d’assaut et démantelé ; reconstruit sous Louis XIII, il avait été brûlé sous la Fronde.

 

Un sire de Kermadec, sous Louis XV, avait employé ses dernières ressources à lui rendre sa physionomie féodale ; mais ce Kermadec, entré dans l’association des gentilshommes bretons qui rêvaient l’indépendance de leur pays, avait été compromis et fait prisonnier avec M. de La Chalotais, et il avait eu la tête tranchée, ne laissant pour héritier qu’un enfant en bas âge que l’échafaud révolutionnaire devait prendre à son tour. Le dernier Kermadec avait été tué pendant la guerre d’Espagne, en 1823, simple lieutenant de hussards.

 

Depuis ce temps, le manoir des Genêts ne s’était plus relevé de ses ruines, et comme le vieillard résigné à mourir, et, se contentant de vivre au jour le jour, il semblait attendre que la baronne douairière de Kermadec, mère de l’officier de hussards, et qui survivait seule à cette vieille race héroïque, fût couchée dans sa tombe pour s’écrouler jusqu’à la dernière pierre et ne point rester debout auprès de ses maîtres défunts.

 

Seulement, à côté de cette vétusté navrante, de ces haillons de pierres, dont chaque orage arrachait un lambeau, la nature semblait avoir déployé ses plus délicates coquetteries.

 

Les Genêts n’étaient point, comme on aurait pu le croire, perchés sur quelque aride falaise et bercés par le bruit monotone de l’Océan.

 

Bien au contraire, le manoir s’élevait au fond d’un joli vallon couvert de prairies et de haies d’aubépine, courant entre deux chaînes de collines boisées, et descendant par une pente douce d’une demi-lieue environ jusqu’à la mer, qui venait mourir sur une plage de sable fin et dépourvue de tout écueil.

 

De grands arbres, des chênes et des châtaigniers pour la plupart, entouraient la ruine féodale en manière de parc ; une pelouse toujours verte et que respectaient les âpres haleines des vents d’hiver s’étendait alentour ; les fossés, comblés à demi et convertis en jardin, avaient donné asile à de beaux arbres fruitiers et à de larges buissons d’aubépine où vivaient pêle-mêle, au printemps, des merles moqueurs et des fauvettes.

 

À voir cette pauvre demeure dont les vieux murs étaient étayés par des lierres géants et dans les crevasses desquels les hirondelles venaient nicher au printemps ; à la voir ainsi placée au fond de la vallée, sans autre rempart que son rempart de verdure, on se demandait tout d’abord comment elle avait pu, aux âges héroïques, se convertir en place de guerre et soutenir de véritables sièges.

 

C’est qu’alors les collines environnantes supportaient des tours, des fortifications, des ouvrages avancés se reliant au manoir.

 

Fortifications et tours s’étaient écroulées, avaient disparu, et le manoir lui-même n’avait plus d’habitable qu’un corps de logis où madame la baronne de Kermadec, vieille femme presque octogénaire, essayait encore de faire bonne contenance et de tenir un rang, avec ses trois mille livres de rente.

 

Mais Dieu est bon pour les pauvres demeures abritant les races déchues ; il bouche avec des touffes de lierre les trous des murailles, et il envoie de préférence son premier rayon de soleil, son premier sourire printanier à ceux qui n’ont point les enivrements du luxe des villes, pour les consoler des rigueurs nébuleuses et tristes de l’hiver.

 

Lorsque madame de Beaupréau et sa fille Hermine arrivèrent aux Genêts, janvier tirait à peine à sa fin, et pour la froide et pauvre Bretagne, les beaux jours n’arrivent guère qu’au commencement d’avril.

 

Cependant la neige avait disparu et les arbres secouaient déjà, à l’aide d’un vent plus tiède, le manteau de givre que les bises de décembre avaient laissé tomber de leurs ailes noires sur leurs branches dépouillées.

 

Déjà au flanc des coteaux flottait une brume floconneuse et bleue, diaphane messagère du printemps ; l’herbe jaunie et couchée se redressait peu à peu au revers des ruisseaux qui venaient de briser leur glace de trois mois, et, dégagés de sa rude étreinte, recommençaient à couler avec un murmure empli de vagues espoirs.

 

Le moineau franc reprenait sa chanson monotone aux lézardes du clocheton de l’église rustique, le laboureur poussait devant lui, l’aiguillon à la main, ses bœufs blancs et roux, répétant ce refrain monotone et bizarre du village qui, en tous pays, est à peu près noté de la même manière, quoique s’adaptant à des paroles différentes.

 

Le feu pétillait bien encore dans l’âtre des chaumières et dans les cheminées du manoir ; mais la fumée, au lieu de raser les toits, montait verticalement en spirales grises dans un ciel entièrement bleu où le soleil épanchait à profusion ses rayons d’or.

 

Il y avait une sorte de joie secrète dans la nature, quelque chose comme un hymne mystérieux et confus exécuté par un orchestre aux mille voix pour célébrer le départ de l’hiver, cette saison morose que Dieu infligea à la création pour la faire souvenir que rien n’est parfait – hors lui.

 

Le soir approchait, lorsque la berline de voyage qui renfermait madame de Beaupréau et sa fille apparut au versant de la côte, du haut de laquelle on apercevait le vallon au fond duquel était le manoir des Genêts.

 

La brise de mer, tout imprégnée de l’âcre parfum des algues, commençait à s’élever et courbait la tige des genêts d’or qui bordaient la route.

 

La berline descendit au grand trot, guidée par un rayon de soleil couchant qui faisait étinceler comme une fournaise, – selon la belle expression de Victor Hugo, – les vitres des croisées ogivales du manoir, et elle entra dans la cour des Genêts, avec grand bruit et grand fracas, passant par une brèche, car la grande porte, celle dont le fronton supportait le vieil écu des Kermadec, s’était écroulée récemment.

 

Il y avait longtemps, un siècle peut-être, que le vieux manoir ne s’était trouve à pareille fête et n’avait vu arriver une chaise de poste conduite à la Daumont par un postillon à culotte jaune et à gilet rouge, dont le fouet retentissant arracha mille échos endormis à ses murs chancelants.

 

Au bruit, deux serviteurs, presque aussi âgés que leur maîtresse, accoururent tout étourdis.

 

Le premier était un grand vieillard à barbe blanche en éventail, dont la taille était encore ferme et droite, et qui avait dû, au temps des guerres de Vendée, être un rude champion, un redoutable adversaire des bleus.

 

L’autre était une femme, une sorte de gouvernante, cumulant les fonctions de cuisinière, la femme de charge et de camérière.

 

Ces deux êtres composaient toute la maison de la baronne de Kermadec, si on y ajoutait un petit gardeur de vaches, nourri et logé à la ferme, mais qui passait sa vie au château et que la douairière avait pris en amitié.

 

– Madame la baronne de Kermadec est-elle au château ? demanda madame de Beaupréau en descendant de voiture.

 

– Madame la baronne ne sort jamais, répondit le vieillard qui se nommait Yvon ; depuis près d’un an, hélas ! elle n’a pu quitter son fauteuil.

 

Et il fit entrer Thérèse et sa fille au manoir, les précédant avec solennité, comme un majordome de bonne maison qui sent le poids de ses fonctions.

 

Madame de Beaupréau traversa un vestibule sombre, dallé de grosses pierres grises devenues luisantes sous le pied des générations, puis un grand salon du temps de Louis XIV, si on en jugeait par ses tentures fanées, ses meubles vermoulus et ses noirs portraits de famille, représentant les Kermadec éteints, sous leur armure de guerre, leur rochet de prélat ou leur habit de cour.

 

À l’extrémité opposée de ce salon, le Caleb breton ouvrit une porte à deux battants et annonça :

 

– Madame et mademoiselle de Beaupréau.

 

La mère et la fille venaient de franchir le seuil d’une chambre à coucher où la baronne passait sa vie, occupée à chiffonner ou à lire des romans de chevalerie, qui l’amusaient toujours beaucoup, et à l’aide desquels elle se réfugiait dans le monde idéal et trompait l’amertume de l’heure présente.

 

La baronne de Kermadec était une femme de l’ancienne cour, dans toute l’acception du mot ; elle avait été dame d’honneur de Marie-Antoinette, elle était demeurée ancien régime des pieds à la tête, en dépit des révolutions. Sa mise, ses habitudes, son langage, n’avaient jamais varié.

 

Elle portait des robes de brocatelle ouvertes par devant, poudrait sa chevelure blanche chaque matin, et se posait parfois une mouche au coin de la lèvre si elle donnait à dîner à quelque vieux voisin. Elle dînait à midi, soupait à sept heures, ne permettait jamais que ses vieux serviteurs s’écartassent de la plus stricte étiquette, et donnait sa main à baiser à ses visiteurs.

 

Elle parlait, en outre, comme on parlait à Versailles un demi-siècle plus tôt, s’exprimait fort librement sur le roi, la reine et les princesses, persistait à n’appeler Louis-Philippe que le duc d’Orléans, et trouvait que le jeune desservant de la paroisse voisine avait des idées bien révolutionnaires, depuis que, en faisant son trictrac, le pauvre prêtre avait émis cette humble opinion que tous les hommes étaient égaux devant Dieu.

 

Du reste, madame de Kermadec était la plus séduisante vieille de son époque. Malgré ses quatre-vingts ans, elle n’était ni sourde, ni aveugle, conservait une mémoire parfaite des hommes et des choses, avait beaucoup d’esprit et faisait les délices de deux ou trois chevaliers de Saint-Louis, un peu plus jeunes qu’elle et retirés dans le voisinage, entre autres le chevalier de Lacy, bon gentilhomme chasseur, qui habitait un petit château des environs, qu’on appelait le Manoir.

 

La baronne de Kermadec n’avait qu’un travers, elle aimait les romans de chevalerie et finissait par y croire. Elle eût juré qu’Amadis de Gaule avait existé, et que son fils Esplandian fut toujours un modèle d’héroïsme et de vertu. Quand elle était sur ce thème, Amadis, Esplandian et Galaor lui tournaient un peu la tête et sa raison finissait par chanceler ; mais, la conversation ramenée à de plus modernes sujets, la baronne retrouvait un esprit sérieux, sensé, pénétrant.

 

Quand madame et mademoiselle de Beaupréau entrèrent dans sa chambre, – pièce qui, par parenthèse, était meublée tout entière au goût du dernier siècle et rappelait un boudoir de madame du Barry, – la baronne était à demi couchée sur une bergère jaune où la clouait un accès de goutte, et elle avait auprès d’elle Jonas.

 

Jonas était à la fois le gardeur de vaches et le chasseur des forêts. L’enfant était braconnier. Il passait souvent de longues nuits, couché dans les broussailles, à l’affût d’un chevreuil.

 

Cette passion du braconnage avait été le marchepied de sa faveur. Une nuit, il était à l’affût, lorsqu’une colonne de fumée frappa ses regards.

 

Le feu était aux Genêts.

 

Jonas accourut, réveilla les hôtes du manoir et sauva madame la baronne de Kermadec.

 

Jonas était un garçon de quinze ans, mince, élancé, avec des cheveux blonds, de grands yeux bleus, un visage de séraphin, une tournure de page, sous sa veste bretonne et en dépit de ses sabots.

 

Le regard de Jonas était malicieux et doux à la fois ; son visage offrait un mélange d’esprit moqueur et de vague mélancolie. On eût dit un de ces anges compromis dans la révolte de l’enfer, et que Dieu ne trouvant pas assez coupable pour le précipiter au fond de l’abîme avait simplement exilé sur la terre. Il était railleur et sceptique, mais le fond du cœur était triste et plein de bonté.

 

Soit qu’elle eût deviné en lui une nature plus élevée que celle d’un paysan, soit égoïsme pur et simple besoin d’avoir une compagnie, la baronne avait pris Jonas en grande amitié. Elle le gardait auprès d’elle tous les soirs, et se faisait lire par lui ses chers romans, dans lesquels l’enfant trouvait à s’exalter un peu outre mesure.

 

À la vue de madame de Beaupréau et sa fille la vieille baronne se souleva à demi, et, bien qu’elle n’eût point vu sa nièce depuis nombre d’années, la baronne la reconnut sur-le-champ, avant même que son majordome l’eût annoncée.

 

– Ma tante, dit madame de Beaupréau en se jetant au cou de la baronne, nous venons, ma fille et moi, vous demander une hospitalité de quelques jours.

 

Le visage de madame de Kermadec refléta sur-le-champ une joie sans égale.

 

La baronne était pauvre, mais elle était trop grande dame pour descendre jamais à de mesquins calculs ; elle se fût endettée chaque année pour traiter toute la province, si la province était venue s’asseoir tout entière à sa table.

 

Elle ne vit donc qu’une chose dans l’arrivée de sa nièce et de sa petite-nièce, c’est que, pendant quinze ou vingt jours peut-être, elle ne serait plus seule et qu’elle aurait une compagnie.

 

L’âge avait un peu séché le cœur de la baronne ; elle ne pleurait plus les morts, et parlait de son fils, le dernier des Kermadec, sans trop d’émotion. Pour elle, maintenant, l’essentiel était de vivre, de vivre le plus longtemps possible, sans secousses, sans chagrins, avec le plus de distractions ; et les distractions devenaient de plus en plus rares pour elle, depuis surtout que les infirmités la clouaient dans son fauteuil et ne lui permettaient plus, comme autrefois, de faire atteler l’unique cheval du manoir à une carriole demi-séculaire et s’en aller en cet équipage mener la vie de château à droite et à gauche. Chaque année avait vu s’éteindre autour d’elle quelque gentillâtre, son contemporain. Il n’y avait plus guère que le chevalier de Lacy, dont l’habitation était distante d’une lieue environ, qui la vint visiter une ou deux fois par semaine.

 

Et encore n’était-ce que lorsque le digne gentilhomme n’avait pas la goutte lui-même, ou que la chasse était fermée ; car, tant qu’il pouvait se livrer à son exercice favori, il s’y abandonnait avec passion et négligeait sa vieille voisine, au point de ne plus lui consacrer que son après-midi du dimanche, jour où le pieux gentilhomme ne chassait point. Madame de Beaupréau comblait donc de joie sa vieille parente, surtout en lui annonçant sa fille, que madame de Kermadec n’avait vue qu’enfant, au dernier voyage qu’elle fit à Paris, durant le cours de la Restauration.

 

Elle interrompit sans regret, et de sa part ce sacrifice avait bien son mérite, la lecture de son cher Amadis, pour faire fête à ses nièces et mettre en mouvement toute sa maison, c’est-à-dire ses deux vieux serviteurs et Jonas, afin de les recevoir de son mieux.

 

Le lendemain, madame de Beaupréau et sa fille étaient tout à fait installées aux Genêts. Au bout de trois jours, elles s’étaient faites à ce nouveau genre de vie. Enfin, soit pur effet du grand air, soit que, en effet, les distractions du voyage y eussent contribué, il semblait à Thérèse que la pâleur nerveuse d’Hermine s’effaçait insensiblement, que son regard était moins triste.

 

Et Thérèse espérait beaucoup, pour la guérison morale de son enfant, de cet éloignement momentané de Paris et de cette absence de personnes, de lieux et d’objets qui ravivent ordinairement la douleur, lorsque, le soir du troisième jour, une voiture entra bruyamment dans la cour des Genêts et un homme en descendit aux yeux étonnés de Madame de Beaupréau et de sa fille Hermine.

 

C’était le chef de bureau.

 

Il embrassa les deux femmes et leur dit :

 

– Le ministre m’a accordé un congé… j’en ai profité pour vous rejoindre… et me voilà !

 

M. de Beaupréau n’ajoutait pas quels secrets et ténébreux desseins l’amenaient aux Genêts.

 

XXXIII

LE MARQUIS DE LACY


Alors même que M. de Beaupréau n’eût point été tout entier au pouvoir de sir Williams, il était trop dominé par l’appât des douze millions et la possession de Cerise pour ne point obéir au baronnet sur-le-champ.

 

Il alla donc, en sortant de chez ce dernier, voir le ministre et il lui demanda un congé, motivé sur la maladie de sa fille.

 

Le congé lui fut accordé ; le soir même, il montait en voiture, et deux jours après il arrivait aux Genêts.

 

Thérèse et sa fille s’y étaient déjà installées, et commençaient à s’y créer des habitudes, essayant de dominer leur mutuelle tristesse.

 

Comme toutes les fières natures, Hermine s’était repliée en elle-même, ne versant plus une larme, ne formulant aucune plainte ; et quoiqu’elle eût le cœur brisé, elle essayait parfois de sourire à sa mère.

 

Mais Madame de Beaupréau n’était pas dupe de ce calme mensonger, de cette résignation apparente ; elle devinait qu’une œuvre de lente dévastation s’opérait chez sa fille, et elle voyait arriver avec terreur et désespoir le jour où Hermine, vaincue par la douleur, la laisserait déborder.

 

Hermine était frêle, délicate, comme ces belles fleurs des champs que l’âpre bise de novembre dessèche en quelques heures.

 

La douleur devait produire sur elle l’effet du vent d’hiver sur les fleurs.

 

L’arrivée de M. de Beaupréau, qu’on était loin d’attendre, produisit un étonnement profond aux Genêts.

 

Le chef de bureau arrivait souriant, affectueux, bonhomme au dernier point. Il pressa sa femme et sa fille sur son cœur avec une effusion extraordinaire, et leur dit qu’il avait été tellement affecté de leur séparation, qu’il avait supplié le ministre de lui accorder un congé. Madame de Beaupréau n’était point habituée à de semblables marques de tendresse de la part d’un homme qui avait passé sa vie à la tyranniser ; cependant, comme il était difficile qu’elle pénétrât le mobile de la conduite de son mari ; elle pensa que, sans doute, l’habitude avait eu chez lui la force de l’affection ; que, pour la première fois depuis vingt ans, rentrant chez lui et n’y trouvant personne, rendu brusquement à l’existence vide du garçon, il avait pu s’abuser lui-même et se persuader qu’il aimait sa femme et la fille de sa femme.

 

Mais M. de Beaupréau, après le souper et tandis qu’Hermine faisait la lecture à la vieille baronne, M. de Beaupréau, disons-nous, offrit son bras à sa femme et la conduisit sous les grands arbres du château.

 

– Venez, madame, lui dit-il, j’ai d’importantes choses à vous dire.

 

Thérèse suivit son mari, toute tremblante et prévoyant un nouveau malheur.

 

– Madame, reprit le chef de bureau, vous aviez de moi, je le sais, une bien mauvaise opinion, et mes brusqueries de caractère m’ont fait passer à vos yeux pour un homme méchant.

 

– Monsieur…

 

– Mais laissons cela, poursuivit M. de Beaupréau, et parlons d’Hermine…

 

Thérèse tressaillit à ce nom.

 

– D’Hermine, que j’aime comme si elle était ma propre fille, et dont le bonheur m’est cher avant toute chose, quoi que vous en puissiez dire…

 

Et comme madame de Beaupréau baissait les yeux et se taisait, le chef de bureau continua :

 

– Je savais depuis longtemps, moi, la conduite irrégulière et les entraînements de jeunesse de ce malheureux enfant qui est venu jeter le trouble et le deuil dans notre maison ; et si, jusqu’au dernier moment, j’ai refusé la main d’Hermine à Fernand Rocher, c’est que je savais qu’il était indigne d’elle… et pourtant tout n’était point désespéré encore…

 

M. de Beaupréau poussa un profond soupir, et Thérèse sentit battre son cœur violemment, sous le poids d’une émotion inconnue.

 

– Qu’y a-t-il donc encore, monsieur ? demanda-t-elle.

 

– Madame, reprit M. de Beaupréau, il y a un grand malheur de plus dans la vie de ce misérable jeune homme… cette vie longtemps honnête et qu’avait bouleversée une fille perdue… une de ces femmes dont l’amour fatal pousse irrésistiblement vers le crime.

 

– Monsieur… monsieur ! murmura Thérèse, qui avait encore un reste d’affection pour celui qu’elle avait longtemps regardé comme son fils.

 

– Écoutez, poursuivit le chef de bureau, savez-vous pourquoi il voulait épouser Hermine ?

 

Et le chef de bureau eut un sourire d’indignation :

 

– Pour employer la dot de sa femme à satisfaire les prodigalités ruineuses de sa maîtresse. Cette fille l’avait ensorcelé.

 

– Monsieur, par grâce, supplia Thérèse, ne le jugez point aussi sévèrement !

 

– Ah ! vous ne savez rien encore !

 

– Mon Dieu ! qu’est-il donc arrivé ?

 

– Fernand Rocher est en prison.

 

– En prison ! s’écria madame de Beaupréau éperdue.

 

– Accusé et convaincu de vol.

 

Thérèse poussa un cri et s’appuya, défaillante, sur le bras de son mari.

 

Mais celui-ci ne lui fit grâce d’aucun détail : il lui raconta avec une cruelle complaisance le prétendu crime du malheureux Fernand Rocher, sans omettre les circonstances de son arrestation chez Baccarat, où il avait passé la nuit et où le portefeuille contenant les trente mille francs avait été retrouvé. Madame de Beaupréau était foudroyée de toutes ces révélations, et elle attachait un regard atone sur son mari, comme si elle eût voulu pouvoir douter de ses paroles.

 

– Or, ma chère amie, continua le chef de bureau d’un ton de plus en plus affectueux, Fernand Rocher est arrêté, et il sera jugé aux prochaines assises, c’est-à-dire dans quinze jours ; vous savez que de pareilles affaires acquièrent, hélas ! une publicité très grande. Tous les journaux répéteront la procédure et la condamnation.

 

Thérèse frissonnait des pieds à la tête.

 

– Cela peut être un coup mortel pour Hermine, poursuivit M. de Beaupréau ; car, voyez-vous, prenant un journal par hasard, et y lisant ces horribles détails…

 

– Monsieur… monsieur… supplia Thérèse ; au nom du ciel, taisez-vous !

 

– C’est pour cela, chère amie, que j’ai demandé un congé, que je suis accouru en toute hâte. Il faut éviter ce dernier et terrible coup à la pauvre enfant…

 

Madame de Beaupréau avait les yeux pleins de larmes.

 

Son mari reprit :

 

– Écoutez, aux grands maux les grands remèdes… il faut distraire Hermine… la distraire à tout prix.

 

Thérèse hocha tristement la tête.

 

– Il est, dit-elle, des douleurs qui résistent à tout.

 

– Un clou chasse l’autre… murmura philosophiquement le petit homme à conserves bleues ; on guérit l’amour par l’amour.

 

– Que voulez-vous dire, monsieur ?

 

– Écoutez-moi encore. Vous souvenez-vous du dernier bal du ministère des affaires étrangères ?

 

– Oui, certes, dit Thérèse. Pourquoi me faites-vous cette question ?

 

– Vous souvenez-vous encore d’un jeune Anglais, le baronnet sir Williams, qui vous fut présenté par son ambassadeur et qui a dansé avec Hermine ?

 

– Un jeune homme très brun, n’est-ce pas ? fort joli garçon, l’air très doux ?

 

– Précisément, chère amie.

 

– Parlant le français très purement ?

 

– C’est bien lui… Vous vous le rappelez.

 

– Eh bien ? demanda madame de Beaupréau, regardant son mari.

 

– Ma chère amie, dit M. de Beaupréau, sir Williams a vingt-huit ans, une fortune colossale ; il n’a plus de famille et passera sa vie aux genoux d’une femme qu’il aimera. Eh bien ! il est devenu amoureux d’Hermine au bal, amoureux fou, à en perdre la tête. Il est venu me voir la veille de votre départ, il est revenu le lendemain…

 

– Monsieur, dit gravement Thérèse, je crois qu’une femme qui a au cœur un amour malheureux est insensible à tout autre.

 

– Mais si elle s’aperçoit qu’elle s’est trompée, interrompit le petit homme avec chaleur, que l’homme qu’elle aimait la trompait honteusement, qu’il est devenu criminel, voleur… croyez-vous que le cœur de cette femme reste à jamais fermé, qu’il ne puisse tressaillir encore, si un homme jeune, beau, riche, doué des plus nobles qualités, vient à se trouver sur sa route et essaye de panser les plaies saignantes de son âme ?

 

Madame de Beaupréau était mère, elle eut un frisson d’espoir… elle espéra que son enfant pouvait être heureuse encore.

 

– Et vous dites, fit-elle en tremblant, que ce jeune Anglais aime ma fille ?

 

– À en mourir, madame.

 

– Mais Hermine l’a à peine vu, peut-être même ne l’a-t-elle pas remarqué.

 

– C’est probable, soupira M. de Beaupréau.

 

– Monsieur, reprit Thérèse, Dieu m’est témoin que si je connaissais un homme dans le monde qui pût inspirer un nouvel amour à ma fille et lui faire oublier ce malheureux enfant qui nous a si indignement trompés, j’irais me traîner à ses pieds et embrasser ses genoux en lui disant : sauvez mon enfant, sauvez-le !

 

– Eh bien, qui vous dit que sir Williams n’est point cet homme ?

 

– Il faut donc retourner à Paris ?

 

– Non, du tout. Sir Williams peut venir ici.

 

– Ici ! ici ! s’écria Thérèse saisie de vertige ; mais comment ? sous quel prétexte ?

 

– Attendez… j’ai, ou plutôt nous avons trouvé le moyen, car, il faut bien vous l’avouer, je suis le complice de sir Williams.

 

– Vous, monsieur, vous ?

 

– Moi, madame. Je serais heureux si Hermine pouvait aimer un tel homme ; je serais fier, si elle l’aimait, d’une alliance semblable. Sir Williams appartient à la plus vieille noblesse irlandaise, il est riche à millions, jeune, indépendant… il peut arriver à tout ! Si votre fille l’aimait, et c’est un des hommes les plus séduisants que je connaisse, elle aurait une existence à faire envie à une reine.

 

M. de Beaupréau s’exprimait avec éloquence, avec chaleur ; il parlait sans cesse de son affection pour Hermine, et quelle est la femme qui ne se laisse séduire quand on flatte ses instincts de mère ?

 

– Mais enfin, monsieur, demanda Thérèse, quel est ce moyen ?

 

– Sir Williams, comme tous les Anglais, est d’humeur vagabonde, cosmopolite, il voyage. Il lui a pris fantaisie de faire un voyage en Bretagne, de parcourir à cheval les grèves armoricaines. Il a plusieurs lettres de recommandation et se rend dans un château des environs. Un soir, la nuit le surprend dans les bois, il s’égare et vient demander l’hospitalité aux Genêts.

 

– Bien, dit Thérèse, mais il repartira le lendemain ?

 

– Sans doute, mais pour aller à deux lieues, chez le voisin de notre tante, M. le chevalier de Lacy ; de là il pourra revenir.

 

– Le connaît-il ?

 

– Non, mais il a, il doit avoir rencontré son neveu, le marquis Gontran de Lacy, qui vit à Paris. S’il n’a point vu le marquis, s’il ne le connaît pas, il a des amis qui le voient. Le marquis sera enchanté d’adresser à son vieil oncle, qu’il cajole pour son héritage, un Anglais excentrique et chasseur passionné. Le chevalier sera ravi d’avoir pour huit jours un compagnon de chasse, et peut-être que, pendant ces huit jours, Hermine se laissera toucher par la beauté, l’esprit, la distinction de sir Williams, auprès duquel, entre nous, ce misérable Fernand Rocher, eût-il été doué de toutes les vertus, n’aurait pu supporter le parallèle.

 

M. de Beaupréau donna encore à sa femme plusieurs autres bonnes raisons, de telle façon que Thérèse, vaincue, consentit à tout ce qu’il voulut.

 

Le soir même, M. de Beaupréau écrivit à sir Williams la lettre suivante :

 

« Mon cher gendre,

 

« Accourez ! madame de Beaupréau est déjà pour vous, grâce à mes éloquentes insinuations, et vous êtes assez beau, assez spirituel, assez roué pour emporter d’assaut le cœur d’Hermine.

 

« Il faut que vous vous procuriez une lettre de recommandation pour le chevalier de Lacy. Son neveu, le marquis Gontran, habite Paris, où il est très répandu, grâce à quelques aventures galantes, entre autres sa passion pour la courtisane Léona, une Italienne qu’il a beaucoup aimée et qu’il aime encore. Le marquis va dans le monde ; cent personnes de vos connaissances pourront vous présenter à lui.

 

« Avec une lettre du marquis Gontran, vous arriverez tout droit en Bretagne chez le chevalier. Pourvu que vous aimiez passionnément la chasse, rien ne vous empêchera de passer un an au Manoir. C’est le nom du château qu’habite le vieux chevalier.

 

« Les Genêts, la terre d’où je vous écris, se trouvent sur la route du Manoir. Tâchez d’arriver tard, la nuit, à cheval, comme un héros de roman ; demandez l’hospitalité à la façon d’un personnage de Walter Scott, et tout ira pour le mieux.

 

« Je vous serre la main.

 

« C. de Beaupréau. »

 

*

* *

 

Lorsque sir Williams reçut cette lettre, il revenait de Bougival, où il était allé après son duel avec Bastien, et où nous l’avons vu capter par d’habiles mensonges la confiance de la pauvre Cerise.

 

Bien qu’il n’eût point reçu encore la lettre de M. de Beaupréau, lorsqu’il avait annoncé son départ pour la Bretagne à Colar, le baronnet était tellement sûr de la ponctualité du chef de bureau, qu’il était convaincu de trouver cette lettre en rentrant chez lui.

 

Il la lut attentivement et sans manifester la moindre émotion.

 

Sir Williams était toujours calme, même au milieu des plus grandes joies.

 

– Je crois que je tiens les millions, murmura-t-il froidement.

 

Puis il songea à la lettre de recommandation que le Beaupréau lui conseillait de se procurer, et il chercha parmi ses connaissances un ami du marquis Gontran. Mais sir Williams, à vrai dire, n’avait d’autres connaissances à Paris que celles du vicomte Andréa, et le vicomte Andréa devait être mort pour tout le monde. Quant à sir Williams, ses relations se bornaient à l’ambassade anglaise. Mais le baronnet était avant tout un homme d’une rare audace ; au lieu de chercher un intermédiaire, il alla droit au marquis. Le marquis Gontran de Lacy s’était battu la veille, et il avait eu le malheur de tuer son adversaire.

 

Sir Williams trouva le marquis faisant ses malles et sur le point de quitter la France pour longtemps. Il allait demander aux pays étrangers un peu de repos et d’oubli, quelques adoucissements à ses nombreuses douleurs.

 

Il ne connaissait point et n’avait jamais vu le baronnet, mais la physionomie de sir Williams lui plut, et il l’accueillit courtoisement.

 

– Monsieur le marquis, dit sir Williams, qui avait l’attitude et les manières d’un véritable Anglais de distinction, un de mes proches parents, lord B…, a eu le plaisir de faire avec vous l’année dernière, en Italie, un voyage de quelques jours. Vous étiez avec une femme.

 

Sir Williams avait saisi tous ces détails au vol, un soir, dans une conversation qui avait lieu aux Italiens, dans une loge voisine de la sienne, et il s’en souvenait à propos, car il n’était pas même connu de lord B…

 

En se rendant chez Gontran, il avait appris, en outre, son duel avec Octave de Verne, la mort de ce dernier et le prochain départ du marquis.

 

– Monsieur, répondit Gontran, qui froissait entre ses doigts la carte armoriée que lui avait fait passer le baronnet pour être introduit, puisque vous êtes le parent de lord B…, qui est le meilleur et le plus spirituel compagnon de voyage qu’on puisse voir, vous pouvez me tenir comme tout à votre service.

 

Sir Williams s’inclina.

 

– Monsieur le marquis, dit-il, sans oublier de laisser percer son léger accent britannique, hier encore j’aurais attendu le retour de lord B… pour me faire présenter à vous, mais aujourd’hui une circonstance tout à fait fortuite et d’une impérieuse gravité me force à passer outre et à m’adresser directement à vous, sans nul souci des convenances.

 

Gontran de Lacy regarda sir Williams avec un certain étonnement.

 

– Monsieur, continua le baronnet avec un imperturbable aplomb, je ne puis vous expliquer la démarche que je fais auprès de vous et la rendre excusable qu’en vous racontant mon histoire en peu de mots.

 

– Je vous écoute, monsieur, dit le marquis en s’inclinant.

 

– Monsieur ; reprit sir Williams, je suis Anglais, d’origine irlandaise ; je possède une fortune considérable, quelque chose comme dix mille livres sterling de revenu, et je n’ai plus de famille directe. J’ai déjà voyagé beaucoup, promenant mon ennui de ville en ville, de France en Italie et d’Espagne en Allemagne ; revenu à Paris, j’y ai vu le ciel s’entr’ouvrir pour moi, je suis devenu amoureux.

 

– Vous êtes amoureux ? interrompit M. de Lacy, comme si c’eût été chez le gentleman un titre à sa bienveillance.

 

– Oui, répondit sir Williams, amoureux fou d’une jeune personne que je désire épouser.

 

– Et, demanda le marquis, puis-je en cela quelque chose pour vous ?

 

– Tout, ou presque tout, monsieur.

 

– Parlez, en ce cas, je suis tout à votre service.

 

– Monsieur, poursuivit sir Williams, la jeune personne que j’aime me connaît à peine, elle a dansé avec moi une heure au ministère des affaires étrangères. Elle avait, dit-on, un amour au cœur, un amour impossible, elle aimait un homme tout à fait indigne de son affection. Or, le jour où elle a reconnu l’erreur de son cœur, elle a quitté Paris, elle est allée ensevelir sa douleur au fond d’un château de province.

 

Sir Williams s’arrêta un moment et soupira à propos.

 

– Pauvre jeune homme ! pensa M. de Lacy, qui avait passé par les rudes étreintes de l’amour.

 

– Or, si la jeune fille que j’aime, reprit le baronnet, me connaît à peine, je connais beaucoup son père, moi ; je lui ai demandé la main de sa fille, et il me l’a accordée ; le difficile est de me faire présenter dans la maison… sous un prétexte… Mais, acheva le baronnet, voici, monsieur, une lettre du père, qui vous apprendra mieux que mes paroles le but de ma visite.

 

Et sir Williams tendit à M. de Lacy la lettre de M. de Beaupréau.

 

Gontran la parcourut et s’écria :

 

– Vous voulez une recommandation pour M. de Lacy mon oncle ? Mais rien n’est plus facile, et je suis heureux de la donner à un parent de lord B…

 

Et le marquis, prenant une plume, écrivit :

 

« Mon cher oncle,

 

« Permettez-moi de vous adresser, de vous recommander un bon, un excellent ami à moi, le baronnet sir Williams, un Irlandais de la vieille roche et qui a conservé les saines traditions de la grande vénerie, cette royale passion des gentilshommes.

 

« Je vais, en outre, vous faire une confidence : mon ami sir Williams est amoureux fou d’une jeune fille qui habite en ce moment une terre voisine de la vôtre, les Genêts, et que je soupçonne être la parente de votre vieille amie la baronne de Kermadec. Or, mon cher oncle, vous avez été trop vert-galant, en votre temps, pour ne point comprendre ce qu’est un pauvre amoureux qui cherche à se frayer un passage jusqu’à l’objet aimé. Sir Williams est, du reste, orné de deux cent mille livres de rente, ce qui n’est pas un mince avantage par le temps qui court. En recevant sir Williams comme vous m’auriez reçu, vous me ferez le plus grand plaisir, mon cher oncle, et je vous en remercierai chaleureusement à mon retour, car je vous ai écrit, il y a une heure, pour vous annoncer que j’allais en Allemagne.

 

« Votre neveu affectueux et dévoué,

 

« Marquis Gontran de Lacy. »

 

Cette lettre écrite et signée, le marquis la tendit tout ouverte à Sir Williams, qui la lut et lui dit avec un accent de profonde reconnaissance :

 

– Dans cette bonne et chaleureuse lettre, monsieur, vous me donnez le titre d’ami. Merci mille fois ; je ne l’oublierai point, et j’espère vous prouver un jour que vous ne vous êtes point trop aventuré.

 

– Monsieur, répondit le marquis avec tristesse, je ne sais si je reviendrai jamais en France ; je fuis emportant, non l’ennui, mais une douleur profonde et de cuisants remords au fond du cœur ; mais si nous nous revoyons, je serai satisfait d’apprendre que ma lettre a pu contribuer à votre bonheur. Heureux ceux qui aiment… et, ajouta-t-il d’une voix brisée, qui aiment une femme digne de leur amour !

 

Il tendit à sir Williams une main que celui-ci serra avec effusion, et le baronnet se retira muni de la précieuse lettre de recommandation.

 

– Imbécile ! murmura-t-il en remontant en tilbury.

 

Sir Williams rentra chez lui, où Colar lui préparait une valise de voyage.

 

– À présent, lui dit-il, causons sérieusement.

 

– Je vous écoute, capitaine.

 

– Je pars et vais m’occuper de happer les douze millions, continua le baronnet ; mais je te laisse en face de l’ennemi réel, sérieux à craindre.

 

– Armand de Kergaz, n’est-ce pas ?

 

– Oui, fit sir Williams d’un signe de tête.

 

– On y veillera, dit Colar.

 

– Voyons, dit le baronnet, récapitulons un peu : Fernand Rocher est en prison et n’en peut sortir ; Cerise et Jeanne sont à Bougival, et tu m’en réponds ?

 

– Sur ma tête, capitaine.

 

– Reste un homme qui va devenir dangereux, Léon Rolland.

 

– Il faut le supprimer, lui aussi.

 

– C’est mon avis. Voyons…

 

Et le baronnet parut réfléchir.

 

– Ton Nicolo, dit-il, est-il capable de l’assommer d’un coup de poing ?

 

– D’un seul, je ne sais pas, mais avec deux…

 

– Soit, mettons-en trois même ; l’essentiel, c’est qu’il l’assomme.

 

– Mais où et comment ?

 

Le baronnet se prit à sourire.

 

– Tu ne seras jamais qu’un niais, Colar, mon ami.

 

– Merci, capitaine, bien obligé.

 

– Est-il donc bien difficile d’entraîner un homme quelque part, dans un cabaret, hors Paris, n’importe où ?

 

– Oh ! s’écria Colar, j’ai une idée… et une fameuse, allez !

 

– Voyons l’idée, drôle ?

 

– Je pense, dit Colar, que moi, qui suis son ami, je pourrais lui dire que je suis sur la trace de Cerise, l’emmener du côté de Bougival, un soir, et le faire assommer par Nicolo et le serrurier.

 

– L’idée est bonne. Eh bien ! crois-moi, mets-la à exécution le plus tôt possible. Cependant, attends que je t’aie écrit.

 

Et sir Williams donna encore quelques ordres à son lieutenant, et, le soir même, il partit pour la Bretagne.

 

XXXIV

Il y avait cinq jours que madame de Beaupréau et sa fille étaient arrivées aux Genêts, et trois que le chef de bureau les y avait rejointes. Les habitudes étaient déjà prises, et ces deux femmes, qui vivaient si retirées à Paris, n’avaient eu aucune peine à se faire à cette bonne et simple existence de province, si calme et si noble en sa monotonie. D’ailleurs, la vie matérielle le cédait si bien en elles à la vie morale, les angoisses de l’esprit et du cœur y tenaient une si grande place, qu’elles eussent vécu dans un désert sans s’en apercevoir.

 

Hermine, repliée en elle-même, semblait se complaire en sa douleur, et sa mère, cette mère attentive aux souffrances de sa fille, épiait avec inquiétude sur son visage les progrès de ce mal qui rongeait son cœur.

 

Les visiteurs avaient adopté l’existence patriarcale de la baronne de Kermadec.

 

Le dîner avait lieu à midi, on soupait à sept heures ; la soirée réunissait au salon M. et Mme de Beaupréau, Hermine, le recteur du village et la douairière. Quand, toutefois, le temps était mauvais, M. de Beaupréau, Mme de Kermadec et le recteur jouaient au whist, Thérèse et sa fille faisaient de la tapisserie dans un coin.

 

Si le temps était beau, si la bise de janvier ne soufflait point trop rudement, le chef de bureau et sa famille sortaient dans le milieu du jour, et s’égaraient dans les bois voisins.

 

Un matin, le facteur rural apporta une lettre à M. de Beaupréau ; elle contenait deux lignes et était ainsi conçue :

 

« Je pars dans une heure et ne m’arrêterai qu’à Saint-Malo. D’après mes renseignements, Saint-Malo est à seize kilomètres des Genêts ; venez m’y attendre, j’y serai après-demain matin. »

 

M. de Beaupréau détruisit la lettre de sir Williams, et prétexta l’inquiétude où le mettait la non-arrivée d’une dépêche importante qu’il attendait de son ministère pour faire atteler un cheval à un tilbury et se rendre à Saint-Malo, où il fallait la réclamer au bureau de poste.

 

– Emmenez Jonas avec vous, lui dit madame de Beaupréau.

 

– Non, c’est inutile.

 

– Vous n’avez point l’habitude de conduire des chevaux… ce serait prudent.

 

– Inutile, vous dis-je, ma chère amie.

 

Et M. de Beaupréau se pencha à l’oreille de sa femme.

 

– Je vais, dit-il, chercher des nouvelles de sir Williams.

 

Thérèse tressaillit, comprit et se tut.

 

– Écoutez, lui dit encore M. Beaupréau, j’espère être de retour avant la nuit ; si vous veniez à ma rencontre… jusqu’au Saut-du-Moine ?

 

– Nous irons, répondit Thérèse.

 

M. de Beaupréau partit, méditant déjà tout un plan de mise en scène pour la présentation de sir Williams.

 

Il arriva à Saint-Malo, où le baronnet était depuis une heure et l’attendait, les pieds sur les chenets, dans une chambre d’hôtel.

 

– Pardieu ! beau-père, s’écria sir Williams, vous êtes ponctuel… c’est bien.

 

– Je suis parti au reçu de votre lettre.

 

Le baronnet et M. de Beaupréau se serrèrent la main cordialement, et le premier reprit :

 

– Voyons, parlons sérieusement. Où en sommes-nous ?

 

– Tout va bien. Madame de Beaupréau est tout à fait pour vous.

 

– À merveille. Comment me présenterez-vous ?

 

– Oh ! dit fièrement le Beaupréau en clignant de l’œil derrière ses lunettes bleues, j’ai mon plan.

 

– Voyons, quel est-il ?

 

– De Saint-Malo aux Genêts, poursuivit le chef de bureau, il y a une route assez mauvaise.

 

– Je la connais, dit froidement sir Williams, lequel, au temps où il se nommait le vicomte Andréa, avait, on s’en souvient, habité la Bretagne et le manoir de Kerloven, aujourd’hui la propriété d’Armand de Kergaz.

 

Or, Kerloven n’était qu’à vingt kilomètres des Genêts, en se dirigeant vers l’ouest, et le vicomte Andréa avait fait vingt fois cette route.

 

– Vous la connaissez ? murmura M. de Beaupréau avec étonnement.

 

– Mieux que vous, beau-père.

 

– Alors, vous voyez d’ici le Saut-du-Moine ?

 

– Parbleu !

 

– Eh bien, ces dames viendront à ma rencontre jusque-là, et j’ai médité un petit plan de présentation fortuite. Le Saut-du-Moine, vous le savez, est l’endroit le plus sauvage de la falaise.

 

– Oui. Eh bien ?

 

– Si, lorsque ces dames y arriveront, elles vous y trouvaient… pour peu que vous ayez l’air triste et fatal…

 

– Parfait ! je comprends… Mais il y a mieux encore, beau-père.

 

– Et quoi donc ?

 

– Je pourrais vous sauver d’un grand péril.

 

– Moi ?

 

– Vous. Écoutez donc.

 

Et sir Williams, avec son infernal génie, développa à M. de Beaupréau toute une vaste mise en scène dramatique, faite pour séduire l’imagination d’une jeune fille, et que nous allons lui voir mettre à exécution avec ce sang-froid et cette précision qui caractérisent tous les actes de sa vie.

 

*

* *

 

M. de Beaupréau avait donc donné rendez-vous à sa femme et à sa fille à cet endroit de la route de Saint-Malo aux Genêts qu’on nommait le Saut-du-Moine.

 

Il n’est rien au monde, peut-être, d’aussi pittoresque et d’aussi sauvage d’aspect que cette route.

 

En quittant le vallon au fond duquel se trouve le marais des Genêts, elle commence à s’élever par rampes brusques, vers l’ouest, dans la direction de la mer, et court bientôt au bord des falaises, dentelle gigantesque de granit, dont les colossales déchirures, les crevasses béantes, au fond desquelles rugit et gronde toujours le vieil Océan, rappellent les côtes de la Manche et les environs d’Étretat.

 

La falaise, qui, au fond du vallon des Genêts, s’abaisse au niveau de la mer et disparaît presque à la marée montante, s’élève insensiblement en se dirigeant vers l’ouest, monte toujours et sans cesse, et atteint les proportions d’une montagne, ou plutôt d’une succession de masses granitiques superposées comme les marches d’un escalier de Titans.

 

La route suit fidèlement ces accidents de terrain, au sortir d’un bois de châtaigniers, et souvent elle se rapproche de la lèvre des falaises, à ce point qu’une voiture rencontrant une pierre sous sa roue, et venant à verser, irait se précipiter dans la mer.

 

En quelques endroits même, elle est assez étroite, assez rapidement inclinée pour qu’il soit besoin d’une grande prudence, si l’on conduit un véhicule quelconque attelé d’un cheval fougueux. Les coudes brusques formés par elle, et venant mourir tout au bord de la falaise, sont effrayants à voir.

 

Il y a surtout ce qu’on nomme dans le pays le « Saut-du-Moine », où besoin est de tenir solidement un cheval en main et de serrer le frein des roues, car la route tourne subitement, décrivant un angle aigu, et, au sommet de cet angle, n’est séparée du précipice que par une étroite bande de gazon d’où surgissent quelques garde-fous impuissants.

 

Cet endroit dangereux est cependant un but de promenade de temps immémorial, et de ce point culminant, bien qu’il ne soit en réalité qu’aux deux tiers de l’élévation de la falaise, on aperçoit le plus splendide panorama du monde. D’un côté la terre, de l’autre l’Océan, l’Océan immense, borné par un horizon toujours brumeux, dont le flot couronné d’écume vient battre cette muraille de granit taillée à pic, à une profondeur de plusieurs centaines de mètres.

 

Le Saut-du-Moine, qui tirait son nom d’une légende perdue dans la nuit des temps, était à deux kilomètres environ du manoir des Genêts, et, ainsi que cela avait été convenu entre M. de Beaupréau, sa femme et sa fille, ces dames s’acheminèrent à sa rencontre vers les trois heures de l’après-midi, profitant d’un soleil tiède et d’une température moins âpre qu’on n’eût pu l’attendre de la saison où l’on était alors.

 

Au moment où elles allaient atteindre le Saut-du-Moine, les deux femmes aperçurent, perchée sur une pointe de la falaise, au-dessus du Saut-du-Moine, et si près du précipice qu’on avait le vertige en la regardant, une silhouette immobile, celle d’un homme qui paraissait abîmé dans la contemplation de l’Océan, cet éternel sujet de rêverie pour les âmes où Dieu a mis un grain de poésie mélancolique.

 

On aurait pu, grâce à la distance, prendre cet homme pour un douanier ; mais un cheval de main, d’une grande beauté, attaché au bord de la route et paraissant lui appartenir, venait détruire une semblable hypothèse. Le Saut-du-Moine formait comme un étroit vallon au sommet des falaises, et le cavalier s’était assis un peu plus haut encore sur la pointe d’un rocher, les pieds pendant dans le vide. La tête appuyée dans une de ses mains, il semblait fixer avec une ténacité étrange cette mer immense, dont le murmure sourd montait jusqu’à lui, sans tourner ses yeux vers la terre, sans paraître savoir qu’il existât autre chose que ce bloc de granit qui lui servait de siège, et cet Océan sans fin qu’il contemplait.

 

– Oh ! le beau cheval, mère, murmura Hermine en caressant, en passant, la croupe lustrée de la monture.

 

– En effet, répondit Thérèse, assez étonnée de voir en ce lieu sauvage et dans un pauvre pays éloigné des grands centres de la fashion une bête de prix. Il appartient sans doute à l’homme que nous voyons là-haut.

 

Une petite valise bouclée sur la selle en même temps qu’un manteau de voyage, et les crosses luisantes d’une paire de pistolets sortant à demi des fontes, attestaient, du reste, que le cavalier n’accomplissait point une simple promenade, et qu’à la suite d’une longue route, à en juger par l’écume qui blanchissait le mors et la fange séchée qui mouchetait le ventre et le poitrail de sa monture, il s’était arrêté là par hasard, séduit sans doute par ce spectacle imposant qu’il avait sous les yeux.

 

Toute jeune fille a une certaine dose d’imagination qui cherche sans cesse ses aliments. Pour elle, tout est le point de départ d’un roman, et la circonstance la plus fortuite devient un prétexte à l’étrangeté. Dans cet homme dont elle ne pouvait saisir la physionomie, le costume, ni deviner l’âge, à cause de l’éloignement, elle vit tout de suite un jeune homme rêveur et malheureux, demandant aux voyages, aux grands spectacles de la nature, à l’aspect austère et triste de l’Océan, des consolations pour son âme où déjà peut-être les passions avaient fait naître de cruelles tempêtes.

 

De là à bâtir tout un roman, c’était, pour une jeune fille exaltée déjà en sa propre douleur, la chose la plus facile et la plus simple.

 

Quant à madame de Beaupréau, elle avait tressailli sous le poids d’une émotion subite :

 

– Qui sait ? avait-elle pensé tout à coup, si ce n’est point là sir Williams B…

 

Déjà Hermine s’était assise au bord de la falaise sur une bande de gazon qui poussait verte et drue au bord du précipice, et elle avait subi cette attraction mystérieuse de l’Océan qui force à le contempler ; mais, cependant, et de temps à autre, elle levait la tête et jetait à la dérobée un regard curieux et plein de sympathie à cet homme qui semblait avoir oublié la terre pour embrasser la mer d’un regard ardent.

 

Madame de Beaupréau s’était assise auprès de sa fille.

 

– Mère, dit tout à coup Hermine, qui sentait en cet endroit plus vivement l’étreinte de sa morne douleur et s’efforçait de la tromper, que peut faire cet homme en ce lieu ?

 

– Je ne sais, répondit Thérèse. Peut-être est-ce un peintre…

 

– Un pauvre artiste posséderait-il un si beau cheval ?

 

– C’est juste, mon enfant.

 

– Et puis, ajouta Hermine, un peintre dessinerait, il aurait un album sur ses genoux… un crayon à la main.

 

– C’est un voyageur, en ce cas, un touriste qui aura été séduit par la beauté et le grandiose de ce site sauvage.

 

– Ou peut-être, murmura Hermine, un homme qui souffre et se réfugie dans la grandeur de Dieu…

 

Madame de Beaupréau tressaillit encore, mais cette fois, il y eut au fond de son émoi une joie et une espérance secrètes…

 

Hermine avait un moment laissé dormir sa propre douleur pour songer à ceux qui pouvaient souffrir comme elle ; et l’on prétend que la douleur n’est éternelle et inguérissable qu’alors qu’elle est égoïste et ne vit qu’en elle-même.

 

Et madame de Beaupréau se disait :

 

– Si cet homme était jeune, s’il était beau, si son front portait l’empreinte d’une tristesse du cœur, cette tristesse qui rend sympathiques ceux dont elle voile le regard ; si enfin cet homme était celui que nous attendons… une première entrevue, dans ce lieu, qui sait ?

 

Et, dans son égoïsme de mère, la pauvre Thérèse aurait voulu douer l’inconnu de toutes les vertus, de toutes les perfections, afin que sa fille vînt à l’aimer.

 

Cependant, le soleil déclinait vers l’horizon ; le ciel, terne déjà, reprenait insensiblement ses tons gris et nuageux ; la brise de mer, se levant peu à peu, courbait les bruyères en sifflant, et le tilbury de M. de Beaupréau n’apparaissait point encore au point culminant d’où la route descendait verticalement et par une pente rapide vers le Saut-du-Moine, lorsqu’un bruit lointain se fit entendre, ressemblant au trot d’un cheval et au roulement d’une voiture.

 

L’inconnu se leva alors lentement, quitta son rocher et descendit, s’enveloppant dans les vastes plis d’un manteau qui le faisait ressembler ainsi au Manfred de lord Byron. Sa démarche pensive attira les regards d’Hermine, comme son immobilité l’avait séduite tout à l’heure, et les deux femmes, si elles ne purent tout à fait distinguer ses traits, remarquèrent cependant qu’il était jeune et paraissait mis avec cette élégante simplicité qui caractérise l’homme du monde en voyage.

 

Mais il y avait dans ses mouvements, dans sa marche, dans tout l’ensemble de sa personne, un mélange de tristesse et d’étrangeté qui frappait. Il semblait traîner le fardeau d’une destinée fatale.

 

Les deux femmes le virent s’éloigner, mettre le pied à l’étrier et pousser son cheval dans la direction de Saint-Malo. Mais en ce moment aussi un point noir apparut au sommet de la côte ; ce point noir grandit et ressembla à un attelage qu’un cheval fougueux eût emporté. En même temps, Mme et Mlle de Beaupréau, qui avaient suivi l’inconnu du regard, entendirent des cris lointains qui semblaient provenir de cette voiture aperçue à un kilomètre de distance ; puis elles virent le cavalier s’élancer au grand trot à sa rencontre.

 

Puis encore une lueur rougeâtre suivie d’une détonation s’y fit, et l’attelage emporté s’arrêta.

 

Tout cela s’était passé à une certaine distance, et il avait été impossible aux deux femmes de s’en rendre un compte bien exact ; mais devinant un malheur et pensant que cette voiture était celle de M. de Beaupréau, elles se prirent à courir, et, arrivées sur les lieux, elles purent deviner ce qui s’était passé.

 

Le cheval de M. de Beaupréau, car c’était bien lui, était tombé mort, frappé au front d’une balle, et le chef de bureau pressait avec émotion les mains de l’inconnu, qui n’était autre que sir Williams, lequel lui disait tout bas :

 

– Eh bien ! beau-père, est-ce bien joué, hein ?

 

Mais Thérèse et sa fille n’entendirent que la voix tremblante de M. de Beaupréau.

 

– Mes pauvres enfants, sans monsieur j’étais mort… Ce maudit cheval avait pris le mors aux dents et il m’entraînait au bord des falaises…

 

Mais au moment où Beaupréau achevait, sir Williams, qui baissait modestement les yeux et avait mis pieds à terre, sir Williams regarda Hermine, l’envisagea et étouffa un cri…

 

Puis il salua brusquement, se retira avec précipitation, et, sautant en selle, il partit au galop.

 

Les trois témoins de cette retraite non moins étrange que précipitée, trop émus d’abord pour songer à s’opposer à ce départ, se regardèrent enfin, mus par la même pensée.

 

– Bizarre personnage ! murmura M. de Beaupréau. Quel est-il ? d’où vient-il ?

 

– Je ne sais, répondit Thérèse.

 

– Je crois l’avoir déjà vu… reprit le chef de bureau.

 

– Moi aussi…, fit tout bas Hermine déjà rêveuse.

 

– Sans lui, j’étais perdu, poursuivit M. de Beaupréau, qui achevait de calmer ses esprits et de remettre un peu d’ordre dans sa toilette. Drôle d’idée aussi que celle que j’ai eue de vouloir partir seul et conduire moi-même au lieu d’emmener Jonas. Ce cheval était vicieux. Il a pris le mors aux dents, il m’entraînait dans l’abîme. Ah ! que j’ai eu peur !

 

Après cette longue tirade débitée d’une haleine, le chef de bureau respira bruyamment deux ou trois fois, se moucha, prit du tabac dans une boîte d’or marquée à son chiffre, – ce qui est du meilleur goût, – et poursuivit avec volubilité :

 

– Mais où diable l’ai-je donc vu déjà ? et pourquoi est-il parti ? Pourquoi se dérobe-t-il à mes remerciements et à ma reconnaissance ?

 

– Il a jeté comme un cri de douleur en s’en allant… hasarda Hermine, dont l’imagination romanesque était déjà frappée par les bizarres allures du mystérieux personnage.

 

– Il était là tout à l’heure… lorsque nous sommes arrivées, reprit madame de Beaupréau en montrant du doigt la pointe du rocher qui avait servi de siège à sir Williams.

 

– Et, ajouta la jeune fille, il paraissait bien absorbé… bien malheureux… bien triste.

 

– Quelque chagrin d’amour… murmura M. de Beaupréau avec intention.

 

– Pauvre jeune homme !… soupira Hermine.

 

– Ah ! çà, mais, s’écria le chef de bureau, tout cela est bel et bon ; mais voilà un cheval mort… et comment faire ?

 

– Nous retournerons à pied, dit Hermine.

 

– La nuit vient, mon enfant.

 

– Je sais déjà la route par cœur, mon père, dit Hermine qui prit le bras de M. de Beaupréau, tandis que Thérèse marchait à côté de son mari.

 

On eût dit que la jeune fille, qui se mettait en marche d’un pas rapide, désirait rejoindre l’inconnu, cet homme qu’elle n’avait pas eu le temps d’envisager, et qui, cependant, paraissait jeune, beau et le front marqué d’une tristesse profonde.

 

Et puis, il avait semblé à Hermine que c’était à sa vue qu’il avait jeté un cri, et qu’après ce cri il était devenu tout pâle…

 

Le chef de bureau enveloppa d’un regard le cheval mort et le tilbury à demi renversé.

 

– Après tout, dit-il, c’était une rosse de cent écus, et le mal n’est pas grand. Quant à la voiture, elle n’est point cassée et rien n’a souffert. Cette bonne madame de Kermadec me pardonnera.

 

Et comme la nuit venait, et que déjà le soleil avait disparu, s’abîmant dans les flots, tandis que la brume épaisse du soir enveloppait l’horizon terrestre, M. de Beaupréau se mit en route avec sa famille, marchant d’un pas alerte, afin d’arriver aux Genêts à l’heure du souper.

 

À chaque coude décrit par la route, l’œil d’Hermine interrogeait son sillon blanc courant dans le lointain.

 

Peut-être espérait-elle revoir cet inconnu qui lui paraissait avoir, comme elle, le désespoir au fond du cœur, mais le sillon était toujours blanc ; aucun point noir ne le mouchetait, et le mystérieux sauveur de M. de Beaupréau avait disparu !

 

XXXV

LE CHEVALIER ERRANT


Laissons M. de Beaupréau, sa femme et Hermine regagner à pied les Genêts, et précédons-les un moment.

 

La vieille baronne de Kermadec était, avec Jonas, dans sa chambre à coucher ; cette pièce, aux tentures à ramages fanés, aux fauteuils dont les dorures s’en allaient, aux dessus de portes peints, et qui rappelait un boudoir de Versailles du dernier siècle.

 

La baronne était couchée sur une chaise longue, la tête appuyée sur un oreiller.

 

Au pied de la chaise, assis sur un tabouret, le petit Jonas, un livre à la main, lui faisait la lecture.

 

Le roman de chevalerie qu’il lisait commençait ainsi :

 

« La châtelaine était seule en son oratoire, seule avec son page, et ses doigts jouaient dans la blonde chevelure de l’enfant, qui lui chantait un lai d’amour.

 

« La châtelaine n’était plus tout à fait au printemps de la vie ; son été mûrissant s’annonçait par quelques plis légers qui sillonnaient l’ivoire de son front, tandis que ses cheveux noirs comme l’ébène étaient çà et là semés d’un filet d’argent.

 

« Cependant, la châtelaine avait encore le cœur sensible, et le veuvage lui était à charge…

 

« Elle songeait, en son âme, à quelque chevalier égaré par les bois, à quelque jouvenceau en quête d’aventures, et elle se disait, la pauvre châtelaine, qu’à trente-huit ans on peut aimer encore, si ce n’est point à cet âge seul qu’on aime réellement.

 

« Soudain, le son du cor se fit entendre à la herse du manoir et ébranla de ses notes sonores les vitraux coloriés de l’oratoire.

 

« Le page interrompit sa chanson.

 

« Le cœur de la châtelaine tressaillit… Et puis il se prit à battre violemment…

 

« Et comme depuis longtemps le manoir était silencieux et solitaire, veuf de tout visiteur et de tout bruit, la châtelaine se leva…

 

« Son cœur battait toujours !

 

« Et elle s’approcha de la croisée ogivale qu’elle ouvrit…

 

« Le page la suivait du regard, et son cœur à lui battait aussi…

 

« Le page aimait la châtelaine.

 

« La châtelaine s’approcha donc de la croisée et se pencha au dehors.

 

« Un beau chevalier, enveloppé dans son manteau, monté sur un noble genêt d’Espagne, noir comme l’aile du corbeau, se présentait au pont-levis.

 

« La châtelaine poussa un cri de joie et donna des ordres. »

 

Ici madame de Kermadec, quoique violemment intéressée ; poussa un soupir et interrompit Jonas.

 

– Sais-tu, dit-elle, que cette situation de la châtelaine ressemble fort à la mienne ?

 

Jonas leva ses yeux bleus sur la vieille baronne, ses yeux pétillants de finesse et de malice, et il se demanda si madame de Kermadec, plus qu’octogénaire, pouvait se comparer à une châtelaine de trente-huit ans.

 

– Je suis veuve, poursuivit la baronne… et si tu n’es pas précisément un page, tu as les cheveux blonds comme celui de la châtelaine, et tu me fais la lecture.

 

Et madame de Kermadec passait sa main blanche et ridée dans les cheveux en broussailles du petit paysan.

 

– Madame la baronne a raison, répondit le malicieux enfant ; cependant…

 

– Plaît-il ? fit la baronne.

 

– Le château des Genêts est bien encore un château, continua Jonas, et il y a eu, dit-on, un pont-levis…

 

– Plusieurs, maître Jonas, fit la baronne, un peu piquée du dit-on ; il y a plusieurs pont-levis.

 

– Mais il manque le chevalier, acheva Jonas en riant de ce rire franc et moqueur de la jeunesse.

 

– C’est juste, soupira la baronne.

 

– Et, pensa Jonas, je ne sais pas trop ce que c’est qu’être amoureux, bien que tous les jours je lis ce mot-là dans les livres ; mais si je l’étais, j’aimerais mieux que ce fût d’Yvonaïc, la sœur du recteur, qui est blanche et mignonne, et dont les cheveux sont aussi blonds que les miens.

 

Jonas, en songeant ainsi, regardait le visage parcheminé, la main amaigrie, surchargée de bagues, et les cheveux blancs de la baronne.

 

– Oui, répéta-t-elle en soupirant, il manque le chevalier.

 

Mais au moment où elle achevait, le pas d’un cheval retentit dans la cour du manoir.

 

– Le voilà ! dit Jonas d’un ton moqueur.

 

Et il s’élança vers la croisée, qu’il ouvrit.

 

On eût dit que le diable s’en était mêlé, car il y avait effectivement dans la cour un cavalier monté sur un cheval noir, enveloppé dans un grand manteau et qui mettait pied à terre.

 

– Ah ! madame, s’écria Jonas stupéfait, c’est bien lui !

 

– Qui, lui ? demanda-t-elle.

 

– Le chevalier.

 

– Es-tu fou, Jonas ?

 

– Non, madame, c’est bien lui… le chevalier du livre… avec son manteau, son cheval noir…

 

Madame de Kermadec se leva avec peine de sa bergère et se traîna vers la fenêtre, en s’appuyant sur l’épaule de Jonas.

 

– Voyez, dit l’enfant.

 

La baronne se pencha et vit en effet sir Williams qui jetait sa bride au vieux domestique, accourant avec empressement.

 

– Mon ami, disait sir Williams, je me suis égaré dans les bois, voici la nuit… les maîtres de ce château pourraient-ils me donner l’hospitalité jusqu’à demain ?…

 

Le cœur desséché de madame de Kermadec avait retrouvé sa jeunesse et battait avec violence.

 

– Antoine ! cria-t-elle, faites entrer ce gentilhomme ; mon château lui est ouvert…

 

Sir Williams leva la tête, salua et suivit le vieux Caleb.

 

Madame de Kermadec se crut revenue à Versailles et retrouva ses trente ans ; elle regagna sa bergère sans le secours de Jonas, bien persuadée qu’il rêvait, et elle attendit ce beau cavalier qui arrivait à point et comme à la fin d’un feuilleton.

 

Sir Williams entra une minute après, annoncé par Antoine.

 

– Madame, dit-il en saluant avec cette distinction de manières qu’il possédait, veuillez me pardonner mon indiscrétion, qui serait réellement sans excuses si un accident…

 

Avec un geste qui sentait encore sa dame d’honneur, la baronne indiqua un fauteuil au gentleman.

 

– Monsieur, lui dit-elle en l’examinant avec cette finesse rapide qui n’appartient qu’aux femmes, mon château est ouvert depuis des siècles aux cavaliers attardés, aux pèlerins lassés, à tous ceux qui réclament un secours quelconque.

 

Sir Williams lui baisa galamment la main.

 

– Je me rends au Manoir, dit-il.

 

– Au Manoir ? fit vivement la baronne.

 

– Oui, madame.

 

– Chez le chevalier de Lacy ?

 

– Son neveu, le marquis Gontran, est mon meilleur ami.

 

– Mais alors, dit la baronne, vous êtes ici chez vous monsieur, le chevalier est mon voisin.

 

Sir Williams s’inclina.

 

– Permettez-moi, madame, dit-il, de me nommer, afin que vous ne puissiez croire que vous recevez un vagabond.

 

– Monsieur…

 

– Je suis Irlandais, madame, dit le baronnet sir Williams.

 

La baronne s’inclina à son tour.

 

– Madame, reprit sir Williams avec tristesse, je viens de faire à travers les bois une course folle et sans but.

 

– Comment, sans but ?

 

– Hélas ! oui, madame.

 

Madame de Kermadec revenait au réalisme de la vie, et oubliant que tout s’explique dans les livres, regarda le jeune homme avec étonnement.

 

Sir Williams était pâle, son front portait l’empreinte d’une douleur morale, et jusqu’à son costume sombre, tout semblait se réunir pour lui donner un air fatal qui plaira éternellement aux femmes, fussent-elles octogénaires comme la baronne de Kermadec.

 

– Madame, reprit-il, je suis obligé d’entrer dans quelques détails intimes de ma vie pour me faire pardonner mon indiscrétion et vous expliquer cette course sans but à travers les bois.

 

Et la voix de sir Williams était émue et accentuée d’une mélancolie profonde.

 

– Je cours le monde, madame, un peu comme vagabond, un peu comme ces malheureux que poursuit le souvenir d’une faute ou que ronge une pensée fatale.

 

Ce début avait un cachet romanesque qui plut à la douairière ; elle continua à regarder sir Williams, dont la physionomie mélancolique et sombre lui paraissait tout à fait en harmonie avec le ton de son récit.

 

– Hélas ! oui, madame, poursuivit-il, je cours le monde, avec une ride d’ennui au front, une torture au cœur, et le destin m’emporte. J’aime une femme qui ne peut m’aimer…

 

– Pauvre jeune homme ! murmura la baronne de Kermadec avec compassion, car elle se souvenait des infortunes du bel et brave Amadis, longtemps rebuté par la fille du roi Périon.

 

– Eh bien ! madame, acheva tristement sir Williams, il y a deux heures environ, au moment où je me croyais loin d’elle, et tandis que je ne songeais qu’à arriver au Manoir avant la nuit…

 

– Eh bien ? interrogea la baronne, qui prenait un plaisir extrême à ce récit.

 

– Eh bien ! je l’ai trouvée sur ma route… je l’ai revue…

 

– Comment ! elle ?

 

– Oui, madame.

 

– Celle que vous aimez ?

 

– Elle ! dit sir Williams, qui donna à ce mot une intonation étrange.

 

Et il poursuivit d’une voix sombre :

 

– Vous comprenez que j’ai pris la fuite… Enfonçant l’éperon aux flancs de mon cheval, je l’ai lancé à travers les champs et les bois, ne sachant où j’allais, et n’écoutant d’autre bruit que les violentes pulsations de mon cœur… Les animaux ont plus de raison que l’homme ; mon cheval m’a amené ici, à votre porte… Je ne savais si j’étais près ou loin du Manoir, j’avais perdu ma route… la nuit venait…

 

– Monsieur, interrompit la baronne, puisque nous en sommes aux biographies, laissez-moi vous dire que je suis une pauvre vieille châtelaine fort ennuyée, à peu près dépourvue de voisins, vivant toujours seule, et que je regarde comme une bonne fortune les visites que le hasard m’envoie. Cessez donc de vous excuser, et laissez-moi vous remercier, au contraire.

 

Sir Williams s’inclina et baisa la main de la baronne.

 

– Mais, poursuivit celle-ci, ne vous exagérez-vous pas l’état de votre cœur ?…

 

– Je souffre, murmura le baronnet avec un geste des plus éloquents.

 

– Et ne se peut-il que cette femme, touchée de votre amour…

 

Le baronnet hocha la tête.

 

– Je n’ai aucun espoir, dit-il.

 

– Elle est donc sans cœur ?

 

– Je lui crois toutes les qualités qui font adorer une femme.

 

– Serait-elle mariée ? interrogea la douairière, avec un fin sourire qui semblait signifier qu’après tout il n’y a pas d’obstacles qu’on ne puisse surmonter à la longue.

 

– Sa main est libre, répondit sir Williams.

 

– Alors, vous-même…

 

– Moi ? dit le baronnet avec fierté, j’ai vingt-huit ans, je n’ai plus de famille, j’ai deux cent mille livres de rente et ne suis lié par aucun contrat.

 

– Ainsi, vous pourriez l’épouser ?

 

– Si elle m’aimait… oui.

 

– Et elle ne vous aime pas ?

 

– Hélas ! non.

 

– Peste ! murmura la baronne, qui décidément trouvait le gentleman fort de son goût, elle est difficile, il me semble.

 

Le baronnet salua.

 

– Elle aime ailleurs ! dit-il tout bas d’une voix navrée qui fendit le cœur de madame de Kermadec.

 

– Ah ! çà, mon cher hôte, interrompit la baronne, tout ce que vous me dites là est fort étrange !…

 

– Étrange, en effet, madame, soupira le baronnet d’un air fatal.

 

– Il y a quarante ans que j’habite notre province, et n’en ai bougé qu’une fois, en 1829, pour aller à Paris. Or, je connais par conséquent, de nom au moins, tous mes voisins, et je me demande quelle peut être cette femme que vous aimez avec une semblable ardeur. Car, enfin, elle est ma voisine, puisque vous l’avez rencontrée il y a deux heures ; et c’est une jeune fille, puisqu’elle est à marier.

 

Sir Williams ne répondit pas.

 

– Donc, continua la baronne, je ne vois dans les environs que mademoiselle de B…, une perche blond filasse, ou mademoiselle de R…, une petite boule brune, avec de grands pieds et des mains de blanchisseuse…

 

– Je ne connais pas ces demoiselles.

 

– Où donc l’avez-vous rencontrée ? Était-elle seule, accompagnée, à pied, en voiture ?

 

– Elle était à pied.

 

– Seule.

 

– Non, avec sa mère.

 

– Sur quelle route ?

 

– Sur la route de Saint-Malo.

 

– Ah ! mon Dieu ! s’écria la douairière, se nommerait-elle Hermine ?

 

– Oui, madame, balbutia sir Williams avec une confusion si admirablement jouée, que M. de Beaupréau lui-même eût crié bravo.

 

– Mais c’est ma nièce ! s’écria la baronne.

 

– Votre… votre nièce ?

 

Et le baronnet sut pâlir et rougir tour à tour, puis faire un soubresaut sur son siège.

 

– Certainement, ma nièce… mademoiselle Hermine de Beaupréau, n’est-ce pas ? la fille de M. de Beaupréau, chef de bureau au ministère des affaires étrangères ?

 

Sir Williams répondit par un nouveau oui qui ressemblait à un soupir.

 

– Comment ! s’écria la baronne, ma nièce Hermine, monsieur, a le mauvais goût de ne pas vous aimer, vous, un cavalier accompli ? Et qui donc aime-t-elle ?

 

– Un homme indigne de son amour.

 

– Par exemple, je voudrais bien voir cela ! Ah ! nous allons voir, elle va venir…

 

Sir Williams jeta un cri.

 

– Elle va venir ? dit-il.

 

– Mais sans doute.

 

– Venir ici ?

 

– Au premier moment… nous l’attendons pour souper.

 

Sir Williams se leva brusquement.

 

– Non, non, dit-il, adieu, madame… je ne pourrais supporter sa vue.

 

Et avant que la baronne, étonnée, eût pu songer à le retenir, sir Williams s’enfuit précipitamment, comme s’il eût été poursuivi, laissant la douairière stupéfaite.

 

– C’est pour sûr le diable ! murmura Jonas. Voyez, madame, comme il se sauve.

 

Et, en effet, madame de Kermadec n’était point encore revenue de sa surprise, que déjà le baronnet était hors du château, sautait en selle et s’enfuyait.

 

– C’est le diable ! c’est bien lui ! continuait à grommeler Jonas.

 

Mais, tandis que sir Williams, après avoir joué cette petite comédie, galopait vers le Manoir, M. de Beaupréau, sa femme et sa fille rentraient aux Genêts, et trouvaient madame de Kermadec encore ahurie de son brusque départ.

 

La physionomie bouleversée de la baronne n’étonna point le chef de bureau, qui était dans les secrets de sir Williams, mais elle combla de surprise Thérèse et sa fille.

 

– Qu’avez-vous donc, ma tante ? demandèrent-elles toutes deux.

 

– Peste soit de l’original ! répondit la douairière, qui commençait à trouver que sir Williams l’avait quittée bien cavalièrement.

 

– De quel original parlez-vous ? ma tante.

 

– De l’Anglais…

 

– Quel Anglais ? fit naïvement M. de Beaupréau.

 

– Vous ne l’avez pas vu, pas rencontré ?

 

– Mais, chère madame, dit le chef de bureau avec flegme, de quel Anglais parlez-vous ?

 

– Du baronnet sir Williams.

 

M. de Beaupréau poussa un cri de surprise qui parut fort naturel à la baronne et à Hermine.

 

– C’est lui, dit-il, c’est bien lui !

 

– Qui, lui ? demanda la baronne.

 

– Le jeune homme qui m’a sauvé, il y a deux heures.

 

– Il vous a sauvé ?

 

– D’une mort certaine.

 

Et M. de Beaupréau raconta ce qui lui était arrivé à madame de Kermadec émerveillée ; tandis qu’Hermine écoutait toute pensive.

 

– Eh bien, dit la baronne, il est venu ici tout à l’heure, prétendant s’être égaré et demandant l’hospitalité.

 

– Où donc est-il, alors ?

 

– Il est reparti tout à coup… sur un mot… dit la baronne qui parut ne point vouloir s’expliquer plus catégoriquement devant Hermine.

 

– J’étais donc bien ému tout à l’heure, dit M. de Beaupréau, que je ne l’ai point reconnu.

 

– Vous le connaissiez donc, mon père ? demanda Hermine avec un sentiment de curiosité.

 

– Et vous aussi, ma fille.

 

– Moi ? fit-elle étonnée.

 

– Vous l’avez vu une fois… chez le ministre…

 

– C’est possible, murmura la jeune fille, mais je ne m’en souviens pas.

 

– Sir Williams, poursuivit M. de Beaupréau, est un original pour le vulgaire, mais pour d’autres c’est un homme malheureux à qui on doit pardonner ses bizarreries.

 

– Ah ! dit Hermine avec intérêt, et sentant renaître en elle cette sympathie que lui avait inspirée tout d’abord l’attitude pensive de l’inconnu, contemplant la mer du haut d’un rocher.

 

– Nul ne sait au juste quelle est la nature du mal de sir Williams, mais il est positif qu’il est torturé par une souffrance secrète. Selon les uns, il pleurerait une femme à jamais perdue, morte ou infidèle.

 

M. de Beaupréau s’arrêta à dessein, et, du coin de l’œil, observa la jeune fille.

 

Hermine était émue et baissait les yeux.

 

– D’autres disent, continua le chef de bureau, que sir Williams, qui est riche, beau, jeune, de grande noblesse, que tant de femmes seraient heureuses et fières d’aimer, s’est pris d’amour pour une jeune fille à peu près sans fortune, et qui déjà avait au cœur une autre passion.

 

À mesure que son mari parlait, madame de Beaupréau regardait sa fille.

 

Certes, Hermine était loin de se douter que tout cela n’était qu’une comédie, que la femme dont sir Williams était amoureux, disait-on, n’était autre qu’elle-même ; et cependant cette communauté d’infortunes, qui semblait exister entre elle et lui, achevait de la rendre rêveuse. Elle plaignait le baronnet au fond de son cœur, songeant involontairement à son amour à elle, à cet amour violemment brisé…

 

– Chère petite, dit la vieille baronne qui cherchait un prétexte pour éloigner Hermine un moment, voudrais-tu descendre aux offices et faire un peu presser le souper ?…

 

Hermine sortit aussitôt.

 

– Çà, dit la douairière, savez-vous, monsieur mon neveu, et vous, madame ma nièce, de qui sir Williams est amoureux ?

 

– Oui, fit M. de Beaupréau d’un signe de tête.

 

– Vous le savez ?

 

– Oui, ma tante. Il aime Hermine. Il m’a même demandé sa main… il y a un mois.

 

– Et vous l’avez refusée ?

 

– Hermine devait se marier.

 

M. de Beaupréau s’assit et raconta à la baronne comment on lui avait arraché son consentement à l’endroit de Fernand Rocher ; comment enfin le misérable s’était perdu à jamais…

 

– Mais c’est épouvantable ! s’écria madame de Kermadec.

 

Thérèse soupira, et deux larmes roulèrent dans ses yeux.

 

– Et Hermine aime un pareil drôle ?

 

– Hélas ! ma tante, je crains qu’elle n’en meure.

 

– Vertudieu ! s’écria madame de Kermadec qui jurait au besoin, cela ne sera pas… elle aimera sir Williams… un jeune homme charmant, plein de noblesse…

 

Et la baronne, qui abandonnait volontiers les réalités de la vie pour se replonger dans ses chers romans, la baronne ajouta :

 

– Puisque sir Williams se rend chez mon voisin le chevalier, rien ne sera plus facile que de le recevoir, et par conséquent de le présenter à Hermine. J’aimerais assez pour cela une chasse, un rendez-vous dans les bois… Jonas ! Jonas ! appela-t-elle.

 

Jonas accourut de la pièce voisine.

 

– Donne-moi de quoi écrire, lui dit la baronne.

 

Et elle écrivit d’une main un peu tremblante, mais fort lisiblement cependant, la lettre suivante au chevalier de Lacy, son voisin.

 

« Mon cher ami,

 

« J’ai de bien grands motifs de vous faire une querelle, car il y a longtemps que je ne vous ai vu ; mais je réserve pour un autre jour ma rancune et mes reproches, pour vous demander un service aujourd’hui.

 

« J’ai, aux Genêts, mon neveu M. de Beaupréau, sa femme et sa fille.

 

« Ma petite-nièce Hermine est une jeune personne charmante, un peu exaltée, et à qui la vie retirée que nous menons ici ne plaît que médiocrement. Ne trouveriez-vous pas un moyen de la distraire ? Hermine monte bien à cheval, je suis persuadée que vous la combleriez de joie en l’invitant à une de vos chasses… d’autant qu’on m’a dit que vous alliez avoir pour quelques jours un compagnon en saint Hubert, le baronnet sir Williams, l’ami intime du marquis Gontran, votre neveu.

 

« Répondez-moi un mot par Jonas, qui vous porte ma lettre, malgré le vent et la nuit, et baisez la main que je vous abandonne.

 

« Votre amie,

 

« Baronne de Kermadec. »

 

– Jonas, mon ami, dit la baronne en cachetant son poulet, tu vas monter à cheval et courir au Manoir porter cette lettre au chevalier de Lacy.

 

– À cette heure ? demanda Jonas.

 

– Sans doute ; as-tu peur de voyager la nuit ?

 

– Oh ! non, madame, répondit l’enfant piqué au vif dans son amour-propre ; et il partit.

 

Ainsi donc sir Williams triomphait déjà, et le Beaupréau recrutait un nouvel auxiliaire dans la vieille douairière. Hermine allait avoir à lutter contre toute sa famille, encourageant la séduction et dévouée désormais à l’infâme Andréa.

 

XXXVI

RÉVÉLATIONS


Tandis que sir Williams s’insinuait dans l’esprit et la confiance de la vieille baronne de Kermadec et de madame de Beaupréau, le comte Armand de Kergaz mettait tout en œuvre pour retrouver Jeanne et Cerise, aidé en cela par Léon Rolland et Bastien. Mais depuis trois jours que duraient les recherches, et que cette police secrète, dont disposait le comte, fouillait Paris en tous sens, on n’avait obtenu encore aucun résultat. Le matin du quatrième jour, Armand, qui avait passé la nuit à courir lui-même aux environs de la rue Meslay se trouvait assis dans son cabinet de travail, la tête dans ses mains, dans la douloureuse attitude d’un homme qui croit à jamais perdue pour lui la femme aimée.

 

Une larme roulait lentement sur sa joue.

 

– Mon Dieu ! murmurait-il, c’est à devenir fou… je l’aimais tant !

 

Léon Rolland entra.

 

Le malheur de l’ouvrier, qui avait perdu Cerise, était exactement le malheur d’Armand. On leur avait pris leur fiancée à tous deux… et cette communauté d’infortune les avait réunis.

 

Léon était d’ailleurs un homme intelligent, actif, courageux, et le comte, devinant tout cela, n’avait point hésité à en faire son auxiliaire et son ami.

 

Léon était non moins triste, non moins abattu que M. de Kergaz, car Cerise était aussi introuvable que Jeanne. L’ouvrier tenait à la main une lettre qu’il tendit à Armand :

 

– Tenez, monsieur le comte, dit-il, je crois décidément que le malheur est tombé sur tous ceux que je connaissais.

 

– Qu’est-ce ? demanda M. de Kergaz avec vivacité ; que vas-tu m’apprendre encore ?

 

– J’avais un ami, dit Léon ; quand je dis un ami, je vais loin peut-être, car c’était un homme comme il faut ; mais enfin je l’aimais comme un frère, et lui il m’aimait un peu.

 

– Eh bien, que lui est-il arrivé ?

 

– Lisez, monsieur le comte.

 

Armand déplia la lettre et lut :

 

« Mon cher Léon,

 

« Vous êtes la seule personne à qui je puisse m’adresser désormais, et demander aide et consolation.

 

« La dernière fois que je vous ai serré la main, c’était il y a huit jours ; vous avez vu un homme heureux et prêt à devenir l’époux de la femme qu’il aimait.

 

« Cet homme portait alors la tête haute ; il était fier, il était honnête, et tout le monde l’estimait tel.

 

« Aujourd’hui, mon cher Léon, l’homme qui vous écrit a été congédié, chassé par sa fiancée ; il est accusé de vol, il est en prison en attendant qu’il aille au bagne.

 

« Venez me voir une seule, une dernière fois, car je crois que je mourrai de douleur avant mon jugement.

 

« À vous,

 

« Fernand Rocher. »

 

– Qu’est-ce que Fernand Rocher ? demanda Armand.

 

– C’était un employé au ministère.

 

– Il était votre ami ?

 

– À peu près. Il connaissait aussi Cerise.

 

– Est-il en prison ?

 

– Depuis trois ou quatre jours.

 

– Mais quel crime a-t-il commis ?

 

– Oh ! pour cela, monsieur le comte, s’écria Léon Rolland, je suis bien sûr qu’il n’en a commis aucun. C’est un honnête homme, allez ! je répondrais de lui sur ma tête.

 

– Où demeurait-il ?

 

– Rue des Fossés-du-Temple. De ses croisées on voyait la fenêtre de Cerise.

 

– Connaissait-il Jeanne ?

 

– Il avait dû la voir souvent avec Cerise.

 

Le comte de Kergaz garda un moment un sombre silence.

 

– Tout cela est bien extraordinaire, bien étrange, murmura-t-il. Voilà quatre personnes qui disparaissent presque en même temps, et ces quatre personnes se connaissaient entre elles, et nous touchaient nous-mêmes de près ou de loin.

 

– C’est vrai, dit Léon, dont l’attention fut attirée par ce raisonnement.

 

– Il est évident, murmura Armand, que la même personne doit avoir contribué à tous ces événements. Mais pourquoi ? dans quel but ? et quelle est-elle ? Où est Fernand Rocher ? acheva-t-il.

 

– À la Conciergerie, je crois.

 

– Il faut le voir, dit Armand.

 

Et il demanda ses chevaux, monta en voiture avec Léon Rolland, et se fit conduire à la Préfecture de police.

 

La haute situation du comte, sa réputation de bienfaisance et sa grande fortune étaient des titres plus que suffisants pour lui faire avoir accès partout et lui ouvrir toutes les portes.

 

Armand obtint donc sans peine l’autorisation de pénétrer dans la prison de Fernand, lequel, du reste, n’était plus au secret, car l’instruction de son affaire était terminée.

 

Le malheureux jeune homme avait passé par toutes les phases de la prostration, du désespoir et de la folie.

 

Le comte et son compagnon le trouvèrent assis sur son lit, la tête appuyée dans ses mains, le regard fiévreux, l’œil fixe et dans un état voisin de l’idiotisme.

 

Léon fut obligé de le secouer et de prononcer son propre nom pour l’arracher à sa sombre rêverie.

 

– Monsieur, lui dit Armand, vous ne me connaissez point, il est vrai, cependant je vous porte un intérêt très grand, et dont je ne puis encore vous révéler la cause ; mais il est impossible que vous ne soyez point innocent du crime dont on vous accuse, et, dans ce cas, toutes mes relations, tous mes efforts seront employés à faire reconnaître votre innocence. Mais il faut que vous me disiez de quoi et comment on vous accuse, et comme encore vous êtes ici ?

 

– Monsieur, répondit Fernand, on m’accuse d’avoir volé trente mille francs.

 

– En quel lieu ?

 

– Au ministère, dans une caisse dont les clefs m’ont été confiées une heure.

 

Fernand raconta alors à Armand les circonstances qui avaient précédé sa sortie du ministère, cette lettre fatale d’Hermine que Colar lui avait apportée, puis son évanouissement dans la rue, son réveil chez Baccarat qu’il ne connaissait point, et enfin son arrestation.

 

M. de Kergaz écoutait attentivement le récit du prisonnier. Quand il eut fini, il regarda Léon :

 

– Tout cela, dit-il, est plus étrange, plus terriblement embrouillé qu’un mélodrame du boulevard ; mais il est évident pour moi, maintenant, que tous ces malheurs réunis, l’accusation de vol qui pèse sur ce jeune homme, la disparition de Jeanne et de Cerise sont l’œuvre de la même main. Il faudrait voir Baccarat.

 

– Hélas ! dit Léon Rolland, où la trouver ?… Elle aussi a disparu.

 

– Mais, murmura Fernand, ce qu’il y a de plus incompréhensible, c’est ce portefeuille auquel je n’ai jamais touché et qu’on retrouve dans ma poche, le lendemain.

 

– Monsieur, continua M. de Kergaz, je vous jure qu’avec le temps nous arriverons à la vérité, car j’ai besoin autant que vous de démasquer cette odieuse et terrible intrigue, de sonder cet abominable mystère ; seulement il faut que je vous questionne et que vous m’appreniez bien des choses. – Mademoiselle de Beaupréau, votre fiancée, est-elle belle ?

 

– Je ne sais pas, murmura naïvement le prisonnier, mais je l’aime…

 

– Est-elle riche ?

 

– Non ; et même lorsque M. de Beaupréau a consenti à m’accorder sa main, c’était à la condition qu’elle se marierait sans dot, bien que la fortune vient de sa mère, et que M. de Beaupréau ne fût point le père d’Hermine.

 

– Comment ! dit M. de Kergaz, brusquement assailli par un souvenir, madame de Beaupréau a donc épousé son mari en secondes noces ?

 

– Je ne sais trop, balbutia Fernand en rougissant, je crois qu’elle avait… commis une faute…

 

Armand se souvenait de la note qui lui avait été transmise sur la jeune femme du nom de Thérèse, qui vivait autrefois à Marlotte avec sa tante et une petite fille, laquelle femme se nommait Thérèse, et avait, disait-on à Marlotte, épousé, en retournant à Paris, un employé de ministère.

 

– Mon Dieu ! pensa-t-il, si c’était elle !

 

Et il reprit tout haut, interrogeant toujours Fernand :

 

– Savez-vous le prénom de madame de Beaupréau ?

 

– Je crois qu’elle se nomme Thérèse ?

 

À ce nom, Armand jeta un cri.

 

– Thérèse ! dit-il, elle se nomme Thérèse ?

 

– Oui, monsieur ; la connaîtriez-vous ?

 

Mais Armand ne répondit pas.

 

– Tout cela, pensait-il, est étrange et semble se rapporter tout à fait aux renseignements qui m’ont été transmis. Mademoiselle Hermine de Beaupréau serait-elle donc la fille du baron Kermor de Kermarouet ? Il faut que je voie Madame de Beaupréau. Peut-être aurons-nous ainsi la clef de tous ces mystères.

 

Et M. de Kergaz ne voulut point parler à Fernand de cet immense héritage qui peut-être appartenait à Hermine ; il se contenta de lui promettre qu’il reviendrait le voir le lendemain, et il partit, laissant quelques mots d’espoir au prisonnier.

 

Armand rentra chez lui avec Léon Rolland, et s’y munit de ce médaillon que le baron Kermor de Kermarouet lui avait donné, à son lit de mort, comme un signe de reconnaissance.

 

Cependant, avant de courir rue Saint-Louis, où, lui avait dit Fernand, demeurait M. de Beaupréau, Armand se prit à réfléchir.

 

– Dans ce dédale de mystères, pensa-t-il, le moindre faux pas, la moindre démarche hasardée pourrait nous perdre… Depuis trois jours ma police est en défaut et n’arrive à aucun résultat ; donc, nous avons affaire à forte partie et il faut jouer aussi serré qu’elle.

 

Et le comte de Kergaz, qui s’apprêtait à ressortir et voulait aller droit à Madame de Beaupréau, son médaillon à la main, obéissant à une seconde inspiration, replaça ce médaillon dans un tiroir.

 

– Non, dit-il, cette démarche serait dangereuse.

 

Alors cet homme, qui avait pour le bien cette intelligence que sir Williams appliquait au mal, exposa à Léon Rolland la situation où ils se trouvaient avec une lucidité qui tenait de la divination.

 

– Il est évident, dit-il, que si Fernand Rocher est innocent du crime dont on l’accuse, – et c’est ma conviction, – cette accusation ne peut être le résultat fortuit des circonstances ; il est évidemment la victime d’une odieuse machination, d’une intrigue infernale dans les replis de laquelle il a été habilement enveloppé.

 

« Or, si les faits sont tels qu’il les expose, un seul homme aurait volé ce portefeuille, et cet homme serait M. de Beaupréau. Mais quel intérêt aurait-il eu à cela ? Fernand allait devenir son gendre, il épousait sa fille sans réclamer la dot ; jusque-là, il s’était montré son protecteur… d’où proviendrait ce revirement subit ?

 

– C’est à n’y rien comprendre, murmura Léon Rolland.

 

– Ou bien alors, poursuivit Armand, cette accusation, ce portefeuille retrouvé chez Baccarat sont l’œuvre d’un rival, d’un homme qui aimait et qui voulait épouser Hermine… Mais, en ce cas, il y avait mille autres moyens de le perdre aux yeux de la jeune fille… Et puis, par quel conflit de circonstances ce jeune homme qui s’évanouit dans la rue se retrouve-t-il chez Baccarat, qui est précisément la sœur de Cerise ? Or, Cerise disparaît presque en même temps, Baccarat et Jeanne disparaissent… Évidemment, si tout cela est l’œuvre d’un seul homme, cet homme doit avoir plus qu’un intérêt amoureux à se conduire ainsi.

 

– C’est incontestable, dit l’ouvrier.

 

– Or, reprit Armand, l’intérêt est peut-être immense. Si madame de Beaupréau est la femme que je cherche, sa fille est riche, sans le savoir, de douze millions. Ces douze millions, qui sont entre mes mains, une seule personne en sait la destination et la source, c’est moi. Le baron Kermor de Kermarouet m’a confié son testament, un testament olographe, dont nul, si ce n’est moi, n’a eu connaissance. Est-il vraisemblable que celui ou ceux qui ont voulu perdre Fernand et l’empêcher d’épouser Hermine sachent tout cela ? Comment l’auraient-ils appris ? Comment sauraient-ils que précisément cette femme que je cherche est mademoiselle de Beaupréau ?

 

– Mystère ! fit Rolland.

 

– Mais, poursuivit Armand de Kergaz, admettons tout cela : admettons que mademoiselle de Beaupréau est la fille du baron Kermor, que l’ennemi occulte de Fernand le sait et convoite les douze millions, comment expliquerons-nous ce triple enlèvement de Cerise, de Jeanne et de Baccarat ?

 

– Oh ! murmura Léon, c’est Baccarat qui doit avoir fait le coup.

 

– Dans quel but ?

 

– Elle aimait Fernand.

 

– Si elle l’aimait, elle ne pouvait vouloir le perdre.

 

– C’est juste, soupira l’ouvrier.

 

– Il y a donc, continua M. de Kergaz, un fil de cette intrigue qui est insaisissable pour nous, et il est certain que Baccarat n’a été qu’un instrument, le bras qui exécute, mais non la tête qui pense. Où est cette tête ? Baccarat seule nous le pourrait dire, et il faut la retrouver à tout prix.

 

– Monsieur le comte, dit Léon qui avait suivi avec une scrupuleuse attention le raisonnement de M. de Kergaz et en saisissait parfaitement toutes les faces, il me vient une idée.

 

– Voyons, je t’écoute, dit Armand.

 

– Si vous admettez que mademoiselle de Beaupréau n’est autre que l’héritière des douze millions ; que celui ou ceux qui ont perdu M. Fernand n’ignorent point cette circonstance, et que, même, elle a été le mobile de leur conduite, il faut bien admettre aussi qu’ils savent parfaitement entre les mains de qui se trouvent les douze millions.

 

– Ceci est très juste, dit Armand.

 

– Or, s’ils le savent, peut-être ont-ils un intérêt direct à ce que mademoiselle de Beaupréau l’ignore, provisoirement du moins.

 

– Ceci est probable, en effet.

 

– Ainsi, mademoiselle de Beaupréau, riche de six cent mille livres de rente, peut très bien ne vouloir qu’un époux de son choix ; et si elle apprend sa nouvelle situation…

 

– Tout cela est vrai, logique, raisonnable, dit Armand ; mais pourquoi Cerise et Jeanne auraient-elles disparu ?…

 

– Ah ! dame ! répondit l’ouvrier, c’est bien facile à comprendre : Cerise et Jeanne connaissent Fernand comme Fernand connaît M. de Beaupréau ; c’est une chaîne dont il faut briser les anneaux…

 

Armand tressaillit.

 

– Et, acheva Léon Rolland, vous connaissiez Jeanne et Cerise.

 

M. de Kergaz jeta un cri : il avait deviné enfin.

 

– Oui, dit-il, là est la vérité. Mais la vérité est plus sombre encore que le doute, car, elle ne nous apprend rien, et nous laisse plongés dans les ténèbres.

 

– Cerise, qu’ont-ils fait de Cerise ? murmura Léon Rolland avec un soupir.

 

– Jeanne… pensait Armand dont le cœur était brisé, ma Jeanne adorée…

 

Et un nom vint aux lèvres de M. de Kergaz, un nom exécré et fatal :

 

– Andréa !

 

Et il sonna violemment.

 

– Appelez Bastien, dit-il.

 

Le vieux Bastien parut.

 

– Écoute, dit Armand. Es-tu plus que jamais convaincu que sir Williams et Andréa sont deux êtres différents ?

 

– Oh ! pour cela, oui, dit Bastien.

 

– Moi je jurerais le contraire.

 

– Écoutez, monsieur le comte, dit le vieux soldat, la meilleure preuve que je vous en puisse donner, c’est qu’Andréa m’eût tué comme un chien, sans sourciller, comme son père tua votre père.

 

Armand haussa les épaules.

 

– Ce n’est pas une preuve, dit-il. Andréa aurait intérêt à n’être point reconnu.

 

– Raison de plus pour me tuer.

 

– N’importe ! dit le comte, il faut le revoir encore, l’examiner attentivement.

 

– Je l’ai dévisagé, monsieur le comte. Ma conviction est inébranlable.

 

– J’ai le pressentiment du contraire, moi. Il n’y a qu’Andréa qui soit capable d’avoir ourdi cette vaste et ténébreuse intrigue.

 

Et le comte ajouta :

 

– Sir Williams t’a envoyé sa carte, le soir même de la rencontre, n’est-ce pas ?

 

– Oui, c’est l’usage.

 

– Donc, tu lui dois une visite ?

 

Bastien hocha affirmativement la tête.

 

– Eh bien ! il faut la lui faire.

 

– Quand ?

 

– Sur-le-champ. Demande mon tilbury. Il est midi ; c’est une heure convenable pour aller chez un garçon.

 

– Soit. Que lui dirai-je ?

 

– Rien que de banal ; mais tu l’examineras encore, tu épieras ses moindres gestes, tu l’écouteras parler avec une scrupuleuse attention. S’il se départit une seconde de son accent anglais, c’est Andréa.

 

Bastien partit.

 

– Maintenant, pensa M. de Kergaz, admettons qu’Andréa et sir Williams ne font qu’un : cela prouve-t-il que le persécuteur de Fernand, le ravisseur de Cerise et de Jeanne… Oh ! non, s’interrompit-il tout haut ; si, c’est bien Andréa : je sens aux pulsations de mon cœur que c’est lui, lui seul !

 

Bastien revint.

 

– Sir Williams, dit-il, était absent.

 

– Tu y retourneras.

 

– Il a quitté Paris.

 

Armand frémit.

 

– Mon Dieu ! pensa-t-il, aurait-il emmené Jeanne ?

 

Et il ajouta avec vivacité :

 

– Où est-il allé ? Quand est-il parti ? Que t’a-t-on dit ?

 

– Il est parti avant-hier. Son valet de chambre l’a conduit à la diligence du Havre ; il va, dit-on, en Irlande, où il a des terres.

 

– Sait-on s’il reviendra ?

 

– Dans quinze jours.

 

– Étrange ! étrange ! murmura M. de Kergaz.

 

Léon Rolland revint à son tour :

 

– Madame de Beaupréau est partie ! dit-il.

 

– Partie ! s’écria Armand.

 

– Avec sa fille.

 

– Mais quand ? Pour quel pays ?

 

– La veille de l’arrestation de Fernand Rocher. Elles allaient en Bretagne.

 

M. de Kergaz se frappa le front.

 

– Tout cela s’enchaîne et coïncide, murmura-t-il ; c’est la main d’Andréa, je le jurerais.

 

Mais, en ce moment, un valet de chambre entr’ouvrit la porte du cabinet d’Armand :

 

– Une dame, dit-il, demande à voir M. le comte.

 

M. de Kergaz tressaillit.

 

– Son nom ? demanda-t-il vivement.

 

– Monsieur ne la connaît pas.

 

– Faites entrer, alors.

 

Une femme enveloppée dans un grand châle parut sur le seuil, et Léon Rolland jeta un cri de joie.

 

– Baccarat ! dit-il, c’est Baccarat !

 

C’était la vierge folle, en effet, non plus la femme élégante au sourire calme et moqueur, mais Baccarat pâle et frémissante, les vêtements en désordre, et qui voulait sauver Fernand !

 

D’où venait-elle ?

 

XXXVII

Pour savoir d’où venait Baccarat et pour expliquer comment, elle qui n’avait jamais vu Armand, elle arrivait ainsi chez lui, il faut nous reporter au jour et à l’heure où elle avait été conduite à Montmartre par l’ancien clerc de notaire malheureux que sir Williams venait de convertir en médecin.

 

On s’en souvient, Baccarat se trouvait placée entre sa femme de chambre et le faux docteur, lorsque ce dernier lui dit : « Nous allons à Montmartre, chez le docteur Blanche ! » L’impression que ces paroles, on le devine, produisirent sur la courtisane fut foudroyante. D’abord, elle ne trouva ni un mot, ni un cri, ni un geste, et elle demeura comme atterrée, tant cette accusation de folie qui se prolongeait devenait terrible…

 

Puis ce premier étourdissement, cette première prostration dissipés, elle voulut parler, appeler au secours, s’élancer hors du coupé au risque de se tuer ; mais le faux médecin l’arrêta en la saisissant par le bras et lui dit froidement :

 

– Choisissez, la maison de fous ou la cour d’assises !

 

Ce mot de cour d’assises épouvanta Baccarat et étouffa ses cris.

 

– La cour d’assises, moi ? murmura-t-elle éperdue, la cour d’assises !

 

– Sans aucun doute, répondit le petit homme avec un sourire ignoble.

 

– Mais je n’ai commis aucun crime !… je n’ai pas fait de mal !… balbutia-t-elle anéantie.

 

– Vous vous êtes rendue coupable d’un vol.

 

– Jamais ! Jamais !

 

– Vous vous trompez, ma petite. Vous êtes complice du vol d’un portefeuille contenant trente mille francs.

 

– Moi !… moi ! ! !… s’écria-t-elle avec un accent étrange. C’est faux !… Jamais ! jamais !

 

– Ce portefeuille, poursuivit froidement le faux docteur, a été volé par Fernand Rocher, votre amant ; Fernand Rocher a été arrêté chez vous.

 

– Mais c’était donc vrai, s’écria-t-elle, il a donc volé ?…

 

– Ma chère, dit le petit homme, qu’il ait volé le portefeuille ou qu’on l’ait mis dans sa poche, il n’est pas moins vrai qu’en ce moment même la justice fait une perquisition chez vous, et que le portefeuille va être retrouvé.

 

– Chez moi ! le portefeuille est chez moi ?

 

– Oui, dans la poche de son paletot, et le paletot est dans votre chambre.

 

Baccarat laissa échapper une exclamation étouffée, et murmura, affolée :

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! je crois que je vais mourir !…

 

En ce moment, le coupé s’arrêta ; une tête apparut à la portière, c’était celle de sir Williams.

 

L’Anglais souriait à la courtisane, de ce rire froid et moqueur qui glace les plus forts.

 

– Ma petite, dit-il, tu es une fille d’esprit, et tu seras sage, j’en suis convaincu.

 

La pauvre fille le regardait avec une stupeur pleine de mépris.

 

– Je savais bien que c’était vous, dit-elle ; vous êtes un misérable !

 

– Fanny, dit le baronnet à la femme de chambre, monte sur le siège à côté du cocher, et cède-moi ta place.

 

La soubrette obéit, et le baronnet se plaça à côté de Baccarat, qui n’eut pas même la force de le repousser.

 

– Ma chère enfant, dit-il alors, tu es une charmante fille, et Dieu m’est témoin que je ne te veux pas le moindre mal. Seulement, tu me gênes pour quelques jours ; après m’avoir été très utile, tu pourrais me nuire au dernier moment, et c’est pour cela que je prends mes précautions ; me comprends-tu ?

 

– Je ne vous ai jamais fait de mal ! murmura-t-elle.

 

– Ma chère biche, poursuivit le baronnet, au fond, je t’aime beaucoup et je ferais de toi ma maîtresse sans sourciller, si je n’avais d’autres occupations. Mais des circonstances graves, d’importants intérêts me forcent à me garer de toi, pour le moment du moins, et à te mettre provisoirement à l’ombre…

 

– Mais je n’ai pas volé ! murmura-t-elle, je n’ai pas volé le portefeuille !

 

– Soit ! mais le voleur a été trouvé chez toi.

 

– Oh ! infamie ! dit-elle, il est innocent !

 

– C’est encore possible ; seulement, il est nécessaire à mes projets qu’il soit trouvé coupable.

 

– Mais je ne veux pas moi ! je vous démasquerai ! Vous êtes un infâme ! s’écria la jeune fille indignée.

 

– Tarare ! voilà que tu vas crier et faire des sottises… Tu dirais à l’univers entier qu’il n’est pas coupable, que, du moment qu’on a trouvé le portefeuille chez toi, ce serait comme si tu chantais… Il y a mieux, tu serais complice, et je n’aurais qu’à dire un mot.

 

Baccarat fondait en larmes.

 

– Ainsi, dit sir Williams, voici qui est bien convenu : la maison des fous ou la cour d’assises. Tu vas être bien sage, tu ne te fâcheras pas trop fort, tu seras raisonnable, enfin ; et dans quinze jours, dans huit jours peut-être, tu rentreras bien tranquillement chez toi, où tu retrouveras tes habitudes, ton amant le baron d’O…, à qui tu as écrit que tu partais pour la campagne.

 

– Moi ! j’ai écrit au baron ?

 

– Certainement, ma petite.

 

– C’est faux ! je n’ai pas écrit.

 

– Cependant, le baron a reçu ce matin une lettre signée de toi, et il paraît que ton écriture était si parfaitement imitée qu’il n’a pas eu le moindre soupçon.

 

– Ah ! démon ! murmura la jeune femme, qui comprit qu’elle était tout entière au pouvoir de sir Williams, et que le seul homme qui pourrait s’inquiéter de son absence, se mettre à sa recherche, la protéger, la défendre… cet homme ne s’occuperait pas d’elle, fidèle en cela à ces traditions de négligente indifférence des jeunes gens à la mode pour tout ce qui n’est point chevaux de race ou courses de haies.

 

Le coupé venait de s’arrêter à la grille de la maison d’aliénés.

 

– C’est convenu, n’est-ce pas, dit sir Williams, tu seras sage ?…

 

– Mais Fernand, demanda-t-elle d’une voix brisée, il ira donc aux assises, lui ?… il sera donc condamné ?

 

– Je pourrais bien ne pas te répondre, ma fille, mais je veux être bon diable et te rassurer un peu. Écoute bien : Fernand est accusé, convaincu de vol, ceci est sûr ; mademoiselle de Beaupréau cessera donc de l’aimer et m’épousera…

 

– Et après ? demanda Baccarat avec anxiété.

 

– Après, je prouverai clair comme le jour que Fernand est innocent.

 

Baccarat poussa un cri de joie.

 

– Mais comment ? dit-elle.

 

– Ceci est mon secret.

 

– Et Fernand sera libre ?

 

– Libre de t’épouser, ma petite.

 

Sir Williams paraissait sincère ; Baccarat reprit quelque espoir ; d’ailleurs, toute résistance devenait impossible pour elle devant cette épée de Damoclès que l’Anglais suspendait sur sa tête.

 

Elle courba le front et se résigna.

 

– Faites ce que vous voudrez, dit-elle.

 

Le cocher venait de sauter à bas de son siège et sonnait à la grille.

 

Deux gardiens vinrent ouvrir.

 

– Ma fille, souffla Williams à l’oreille de la courtisane, garde-toi de faire trop de folies. Tu es ma maîtresse, ici, et tu ne dois pas me contredire.

 

Le coupé entra dans la cour ; sir Williams en descendit et referma la portière, laissant Baccarat sous la garde du faux docteur ; puis il se fit conduire auprès de l’économe de la maison, lequel, on le sait, inscrit les malades, perçoit un mois de pension d’avance, en donne un reçu aux correspondants qui les amènent, et, toutes ces formalités remplies, le malade est conduit dans son nouveau logement.

 

– Monsieur, dit le baronnet, qui sut donner à son visage les apparences d’une tristesse profonde, je viens remplir ici le plus pénible des devoirs, je vous amène une pauvre femme qui vient de perdre la raison.

 

– Bien, très bien, dit l’inconnu, habitué à ces sortes d’entrées en matière.

 

Il releva ses lunettes sur son front, prit sa plume derrière l’oreille et la tailla à l’œil nu, selon l’usage des gens qui portent des lunettes et les ôtent et les relèvent chaque fois qu’ils ont réellement besoin de voir.

 

– Le nom de la malade ? dit-il.

 

– Anaïs Heurtier, dit sir Williams.

 

– Son âge, s’il vous plaît ?

 

– Vingt-deux ans.

 

– Après ? fit l’économe en inscrivant méthodiquement sur son registre l’âge et le nom de la nouvelle pensionnaire. Son dernier domicile ?

 

– Rue Godot-de-Mauroy, n° 7.

 

Sir Williams donnait un faux nom et une fausse adresse dans l’unique but de dépister la police elle-même, au cas où celle-ci éprouverait le besoin d’arrêter Baccarat.

 

– Monsieur, dit l’économe, il y a ici des pensions de différents prix.

 

– Je le sais, monsieur.

 

– Nous avons des dortoirs communs, des salles où les malades sont deux par deux, enfin les pavillons où ils ont des logements séparés, de une ou plusieurs pièces.

 

– Monsieur, dit sir Williams, vous êtes homme et on peut vous avouer bien des choses : la jeune femme dont il s’agit est ma maîtresse ; je suis riche, et j’entends qu’elle soit traitée avec les plus grands égards, peu importe à quel prix.

 

– Alors, dit l’économe, on va lui donner un appartement au fond du jardin. Il se compose d’un petit salon, d’une chambre à coucher et d’un cabinet de toilette. Il y a un piano, ajouta le grave personnage du ton d’un opulent propriétaire qui fait valoir son immeuble.

 

– C’est parfait, monsieur.

 

– Un médecin visite les malades deux fois par jour, et même trois, si leur état l’exige ; deux femmes sont mises à la disposition du sujet, et couchent près d’elle. Cette dame aura la faculté de se promener dans le jardin réservé, et n’y rencontrera que des folles convenables et de mœurs fort douces, continua l’économe avec complaisance, et comme un restaurateur, dressant une carte à payer, s’amuserait à détailler les hors-d’œuvre en lettres majuscules. Le prix de cette pension exceptionnelle est de vingt francs par jour.

 

Sir Williams présenta un billet de mille francs à travers le guichet ; l’économe rendit vingt louis, donna un superbe reçu d’une belle écriture bâtarde, et sonna :

 

– Conduisez la dame qu’amène monsieur, dit-il aux infirmiers, dans le fond du jardin, pavillon B, l’appartement numéro 3.

 

Et l’économe remit ses lunettes sur son nez, sa plume derrière l’oreille, et salua sir Williams.

 

Le baronnet rejoignit la voiture dans laquelle Baccarat, émue et pâle, attendait, comme doit attendre le condamné à mort dans la charrette qui le mène au supplice. Fanny, fidèle à son rôle, pleurait à chaudes larmes, et tenait, à côté du cocher, son mouchoir sur ses yeux.

 

Sir Williams ouvrit la portière et donna la main à Baccarat, qui descendit sans résistance.

 

– Tu t’appelles Anaïs Heurtier, dit-il tout bas, tu habites rue Godot-de-Mauroy, 7 et tu as perdu la raison à la suite d’une violente discussion que tu as eue avec une de tes amies, la Baccarat, dont tu aimais l’amant. Ta folie consiste à te croire la Baccarat elle-même. Comprends-tu ?

 

– Vous êtes un démon ! murmura la jeune femme d’une voix brisée.

 

– Soit ! mais songe à la cour d’assises.

 

Et sir Williams dit tout haut :

 

– Allons, ma chère Anaïs, prenez mon bras et venez voir le petit hôtel que je vous ai acheté.

 

Il parlait ainsi pour donner le change aux infirmiers qui le précédaient, et comme on s’y prend habituellement pour introduire un malade dans une maison d’aliénés, en lui déguisant l’affreuse vérité.

 

– L’hôtel, poursuivit-il, avait des locataires quand je l’ai acquis. J’ai donné congé à tout le monde, mais il vous faudra subir leur voisinage pendant un terme encore… et, provisoirement du moins, vous pouvez, il me semble, habiter un délicieux pavillon au rez-de-chaussée.

 

Et sir Williams entraînait Baccarat muette et stupide.

 

On arriva au pavillon ; l’appartement fut ouvert ; on y introduisit Baccarat.

 

L’économe n’avait point trop surfait sa marchandise, en réalité. Le salon était joli, bien meublé, ouvrant par deux grandes fenêtres sur le jardin ; la chambre à coucher, plus grande que le salon, était fraîchement décorée. Une femme moins habituée au luxe que ne l’était Baccarat aurait trouvé ce logis plus que convenable.

 

Deux femmes, ni jeunes ni vieilles, d’une propreté parfaite et d’une véritable politesse de domestique, accoururent prendre les ordres de la nouvelle pensionnaire, et l’une dit tout bas à sir Williams :

 

– Le médecin viendra tout à l’heure. Monsieur ne désirerait-il pas le voir d’abord ?

 

– Certainement, répondit sir Williams.

 

Il mit un baiser sur le front de Baccarat, et lui dit :

 

– Je reviens, chère amie, je vais voir où en sont les écuries qu’on répare. Viens, Fanny.

 

Fanny prit la main de sa maîtresse, la baisa avec effusion, et suivit sir Williams en continuant à pleurer.

 

Le baronnet fut conduit chez le docteur de service.

 

– Est-ce vous, monsieur, demanda celui-ci, est-ce vous qui avez amené cette jeune femme à qui je viens de voir traverser la cour ?

 

– Oui, monsieur ; c’est une pauvre enfant que j’aime, murmura sir Williams avec émotion.

 

– Quel est son genre de folie ?

 

Sir Williams feignit un grand embarras.

 

– Monsieur, dit-il, vous comprendrez qu’il est de pénibles, de cruels aveux. Anaïs m’a trompé.

 

Le docteur regarda le baronnet et se fit sans doute cette réflexion : que la jeune personne était difficile, de ne point aimer un homme jeune, beau garçon et qui paraissait fort distingué.

 

Cependant, il dit avec un sourire :

 

– C’est évidemment là, monsieur, une grande preuve de folie ; mais, entre nous, s’il n’y a que celle-là, je ne vois pas ce qu’y peuvent nos soins.

 

– Monsieur, dit le baronnet avec amertume, ce n’est point en cela qu’elle a été folle ; mais pardonnez-moi d’entrer dans de fastidieux détails, c’est absolument nécessaire.

 

– Je vous écoute, monsieur.

 

– Cette jeune femme se nomme Anaïs Heurtier ; je l’ai connue petite ouvrière, je l’ai aimée, je lui ai donné chevaux, voiture, – une faute impardonnable quand on veut être aimé…

 

Et le baronnet plaça à propos un profond soupir.

 

– Or, reprit-il, Anaïs avait une amie, une femme galante à la mode, qu’on nomme la Baccarat.

 

– J’en ai ouï parler, dit le docteur.

 

Sir Williams s’inclina et poursuivit :

 

– La Baccarat avait un amant, un petit jeune homme insignifiant, qu’elle aimait à l’adoration, et pour lequel elle trompait un homme distingué, le baron d’O…

 

Le docteur s’inclina à son tour.

 

– Ce nom m’est parfaitement connu, dit-il.

 

– Figurez-vous, monsieur, que cette petite sotte d’Anaïs est devenue amoureuse, amoureuse folle, de ce jeune homme, et m’a trompé pour lui…

 

– Bien, dit le docteur.

 

– Mais la Baccarat est une fille d’esprit ; furieuse d’avoir perdu son amant, elle a voulu le reprendre… et elle a employé un assez singulier moyen.

 

Le docteur regarda sir Williams avec curiosité.

 

– Il y a quelques jours, un matin, deux amis de la Baccarat ont pénétré dans la chambre d’Anaïs, où l’amoureux se trouvait, se sont donné pour un commissaire de police et un agent, et ont arrêté le jeune homme en l’accusant de je ne sais plus quel crime.

 

– Voilà qui est hardi et aurait pu être puni sévèrement, dit le médecin.

 

– Sans doute, monsieur ; mais le châtiment n’aurait point empêché le malheur.

 

« La vue de ces hommes, qu’elle a pris pour de véritables agents de police, lui a occasionné une révolution dans le cerveau, et elle est devenue folle. Or, sa folie consiste à se croire par instants la Baccarat elle-même, à prétendre qu’elle demeure rue Moncey, et à vouloir tirer de prison son nouvel amant, qu’elle m’accuse, moi qui l’aime et à qui elle doit tout, de l’avoir fait mettre en prison en l’accusant d’un vol dont il n’était pas coupable.

 

– Depuis combien de jours est-elle folle ?

 

– Depuis trois jours.

 

– Quelle est cette fille ? demanda le docteur en apercevant Fanny qui continuait à tenir son mouchoir sur ses yeux et à manifester une grande douleur.

 

– C’est la femme de chambre d’Anaïs, monsieur, une fille qui lui est très attachée, et qui éprouve une violente douleur d’être obligée de s’en séparer. Ne pourrait-on pas la lui laisser ?

 

– Je ne vois pas à cela un grand inconvénient, dit le docteur. Cette dame sera peut-être plus aisée à guérir, si on laisse auprès d’elle la femme habituée à la servir.

 

Fanny poussa un cri de joie, le cri convenu entre elle et Williams, qui ne se fiait pas entièrement à la maison de santé pour garder Baccarat, et tenait à placer auprès d’elle un gardien plus vigilant encore.

 

– Ma fille, dit le baronnet en sortant du cabinet du docteur, tu vas rester ici.

 

– Oui, milord.

 

– Et tu veilleras sur ta maîtresse comme sur la prunelle de tes yeux.

 

– Oh ! soyez tranquille, dit Fanny, si elle s’échappe, il n’y aura pas de ma faute.

 

Et Fanny se prit à sourire à travers ses larmes feintes, de ce sourire bas et cruel des domestiques devenus les bourreaux de leurs maîtres.

 

Ils retournèrent au pavillon.

 

Baccarat était seule ; les deux infirmières s’étaient retirées.

 

Assise sur un canapé, la tête dans ses mains, la jeune femme était en proie à une sombre prostration, et elle s’aperçut à peine de la présence de sir Williams.

 

– Chère madame, lui dit le baronnet, au lieu de vous laisser abattre ainsi, prenez donc patience. D’ailleurs il me semble que votre prison n’est pas trop désagréable.

 

Baccarat ne répondit point.

 

– Voici Fanny, continua sir Williams, qui demeurera avec vous. J’ai pensé qu’il vous serait agréable de conserver votre femme de chambre.

 

– Un espion ! murmura Baccarat d’un ton de mépris.

 

Et elle tourna le dos à sir Williams.

 

Le baronnet se retira.

 

– Je reviendrai vous voir demain, dit-il en s’en allant.

 

Sir Williams était à peine sorti que le médecin entra.

 

Le médecin était un homme jeune, intelligent, au front grave cependant, comme il sied à ceux qui ont pâli durant de longues nuits sur des livres et ont interrogé les arcanes de la science.

 

Il congédia Fanny d’un geste et salua Baccarat.

 

– Pardonnez-moi, madame, lui dit-il, de me présenter chez vous sans m’être fait annoncer.

 

Le docteur, en parlant ainsi, avait l’intention de déguiser, selon l’usage, sa profession à son malade ; mais Baccarat se hâta de lui dire :

 

– Je devine l’objet de votre visite, monsieur, vous êtes le médecin de l’établissement.

 

Ce ton calme, cette réponse faite avec douceur et tristesse, firent tressaillir l’homme de science, peu habitué à voir des fous convaincus de leur folie.

 

– Je sais où je suis, dit-elle encore, et vous venez voir, sans doute, quelle est ma monomanie.

 

– Madame…

 

– Monsieur, reprit-elle toujours calme, je ne commettrai point la sottise de presque tous ceux qu’on vous amène, je ne vous dirai point tout d’abord que je ne suis pas folle.

 

Le médecin laissa glisser un sourire d’incrédulité sur ses lèvres.

 

– Je tâcherai de vous le prouver.

 

Le médecin s’assit auprès de la jeune femme et lui prit la main.

 

– Votre état n’a rien de grave, dit-il, et un traitement de quelques jours suffira, je l’espère…

 

Baccarat attachait un regard profond, investigateur sur cet homme qui venait lui prodiguer ses soins pour un mal qui n’existait pas ; elle étudiait cette physionomie ouverte et intelligente, ces lèvres un peu fortes qui respiraient la bonté, et elle venait de concevoir l’espérance qu’en lui elle trouverait un protecteur.

 

– Monsieur, dit-elle, pourriez-vous m’accorder une minute d’attention, et m’écouter jusqu’au bout ?

 

– Parlez, madame, je vous écoute.

 

– N’est-il jamais arrivé, demanda Baccarat, que des êtres parfaitement raisonnables, aussi sains d’esprit que de corps, mais qu’on avait intérêt à faire disparaître, aient été taxés de fous, et, comme tels, enfermés dans une maison de santé ?

 

Le médecin tressaillit.

 

– Cela a pu arriver, dit-il. Seriez-vous dans le même cas ?

 

Et l’homme de science, à son tour, examinait la jeune femme avec cet œil profond et clair des gens habitués à chercher le sûr indice de la folie dans l’attitude et les paroles les plus sensées.

 

Une autre que Baccarat se fût écriée aussitôt :

 

– Oui, oui, je suis dans ce cas, on a intérêt à me croire folle.

 

Mais Baccarat avait essuyé ses larmes, elle était devenue forte tout à coup, et prudente autant que forte. Elle voulait convaincre le docteur à la longue, et non point l’effaroucher.

 

– Écoutez, monsieur, dit-elle, en le faisant asseoir auprès d’elle et déployant ces câlineries charmantes de la femme habituée à plaire, je vais vous raconter une histoire aussi extraordinaire, aussi compliquée qu’un drame du boulevard.

 

– Oh ! oh ! pensa le docteur, voici l’indice de folie, c’est incontestable. Le fou aime à raconter, se croit toujours victime d’une persécution quelconque.

 

Cependant, l’homme de science demeura impassible, et prêta complaisamment l’oreille.

 

Alors Baccarat lui raconta de point en point son histoire, depuis le jour où elle avait aimé Fernand, la visite inattendue de sir Williams, et enfin l’arrestation du jeune homme chez elle.

 

Et elle s’exprima avec calme, avec esprit, entrant dans de minutieux détails, et parlant de toutes les personnes qu’elle connaissait, prête à se faire réclamer par elles si le docteur voulait les faire prévenir.

 

XXXVIII

LA DAME RUSSE


Le docteur écouta Baccarat avec le plus grand calme, souvent ébranlé par son récit, car la jeune femme parlait aussi raisonnablement que possible. Il lui dit enfin :

 

– Vous êtes bien persuadée, n’est-ce pas, d’être vous-même la femme qu’on nomme Baccarat ?

 

– Allez rue Moncey où est mon hôtel ; demandez à voir ma mère et amenez-la ici, répondit-elle.

 

– Madame, dit le docteur, dans l’esprit duquel pénétrait le doute, je vous répondrai ce soir. Si réellement vous êtes la victime d’une odieuse machination, vous trouverez en moi un protecteur et non un médecin.

 

Elle se jeta aux pieds du docteur et prit l’attitude d’une suppliante :

 

– Ah ! monsieur, lui dit-elle, si vous faites cela, si vous m’aidez à confondre mes ennemis, je vous bénirai comme on bénit Dieu, je vous aimerai comme on aime son père.

 

Le docteur quitta Baccarat, tout pensif de ce qu’il venait d’entendre.

 

Mais il avait vu tant de fois les fous lui tenir ce langage et essayer de lui prouver par une logique rigoureuse leur sanité d’esprit, qu’il ne pouvait que douter, et pour croire aux paroles de la jeune femme, il lui fallait une preuve.

 

Il monta en voiture et se présenta rue Moncey.

 

Baccarat lui avait dit :

 

– Vous trouverez ma mère, et vous lui direz où je suis.

 

Le docteur sonna à la grille ; le jardinier vint ouvrir.

 

– Madame y est-elle ? demanda-t-il.

 

– Oui, monsieur, dit le jardinier.

 

Le docteur recula d’un pas ; ses doutes sur la folie de Baccarat s’évanouirent, et il se souvint des détails que sir Williams lui avait donné, prétendant que la jeune femme inscrite sous le nom d’Anaïs Heurtier persisterait à se croire la Baccarat elle-même.

 

Le jardinier conduisit le docteur au rez-de-chaussée, le fit entrer dans le salon, le pria d’attendre, et, deux minutes après, une jeune femme vêtue d’une robe de chambre à ramages, les cheveux nattés et dans tout le désordre d’une pécheresse qui se lève à trois heures de l’après-midi, apparut sur le seuil et salua le médecin.

 

– Mademoiselle, dit celui-ci, connaissez-vous Anaïs Heurtier ?

 

– Ah ! pauvre fille !… murmura la fausse Baccarat, elle est devenue folle, monsieur, et elle se prend pour moi-même.

 

Et la jeune femme s’exprima avec un sang-froid parfait, et raconta au docteur la même version que sir Williams. Le baronnet, on le devine, avait prévu cette visite du docteur ; il avait bien pensé que Baccarat ne se résignerait point ; qu’elle essayerait de persuader et de prouver qu’elle n’était pas folle, et qu’alors, si le directeur de la maison de santé, ébranlé dans ses convictions, faisait une démarche, il irait tout droit rue Moncey.

 

Sir Williams avait sous la main une femme galante, fort belle encore, bien qu’un peu mûre ; cette femme avait consenti à jouer le rôle pour vingt-cinq louis, et elle le joua si bien que le docteur se retira persuadé de la folie de Baccarat.

 

*

* *

 

Cependant, celle-ci attendait avec une mortelle inquiétude une seconde visite du docteur, et elle s’était décidée, pour tuer le temps, à entrer dans le jardin réservé, où trois ou quatre folles se promenaient au soleil.

 

Il était alors midi.

 

C’était une belle journée d’hiver ; l’air était tiède comme au mois de mai ; le soleil inondait le jardin de ses rayons. Baccarat fit en tremblant quelques pas dans une allée sablée qui conduisait à un banc de verdure.

 

Elle éprouvait comme un sentiment de terreur secrète à la pensée qu’elle allait se trouver en contact perpétuel avec des êtres privés de raison, elle qui n’était pas folle.

 

Une femme, en la voyant, vint à elle.

 

C’était une dame d’environ quarante ans, l’œil triste et le visage un peu pâle. Elle était belle encore, et avait sur les lèvres un sourire mélancolique plein de charme.

 

Elle était vêtue de noir avec quelques échappées de blanc çà et là, comme pour un demi-deuil.

 

Elle était assise sur un banc adossé à un arbre au moment où Baccarat pénétra dans le jardin, et elle lisait attentivement un volume à couverture jaune. Au bruit des pas de la pécheresse criant sur le sable, la femme en noir s’était levée et vint à elle.

 

D’abord elle l’examina avec une curiosité défiante, et puis, rassurée sans doute par ses investigations, elle la salua et lui sourit :

 

– Bonjour, madame, lui dit-elle.

 

Baccarat s’inclina et rendit le salut.

 

– Je gage que vous arrivez, continua la femme au volume jaune.

 

– En effet, madame, répondit la pécheresse.

 

– Pardonnez-moi ma familiarité, mon enfant, reprit la dame vêtue de noir et d’un ton affectueux et un peu protecteur, mais vous êtes si jolie et si jeune que vous me plaisez infiniment. Je m’ennuie fort ici, et vous êtes le premier visage qui me revient depuis dix ans que je suis ici.

 

– Mon Dieu ! murmura Baccarat, il y a dix ans que vous êtes ici ?

 

– Hélas ! oui, mon enfant.

 

La pécheresse frissonna.

 

– Si j’allais rester ici dix ans ! pensa-t-elle.

 

– Venez, mon enfant, dit la folle en la prenant par le bras, faisons un tour de jardin. Le temps est beau, le soleil est chaud comme au printemps. Comment vous nommez-vous ?

 

– Louise, madame.

 

– Bien, dit la folle, c’est un joli nom. Moi, je me nomme Jeanne. J’ai encore un autre nom, mais je ne le porte plus, hélas ! on me l’a volé.

 

Baccarat regarda la femme vêtue de noir avec étonnement ; celle-ci parut deviner la signification de ce regard, et, à son tour, elle sembla vouloir pénétrer jusqu’au fond de sa pensée.

 

– Mon enfant, dit-elle, je ne sais pas comment vous êtes ici, mais ce que je sais bien, c’est que vous n’êtes pas folle.

 

Baccarat poussa un cri :

 

– Ah ! dit-elle, vous le voyez donc, vous, madame ?

 

– Il n’est pas besoin d’être médecin pour cela, mon enfant. La folie et la raison mettent chacun leur empreinte sur le visage. J’ai bien vu tout d’abord que vous n’étiez pas folle.

 

La pécheresse prit dans ses mains la main de la femme vêtue de noir et la baisa avec effusion.

 

– Mais vous, madame ? demanda-t-elle en tremblant.

 

– Moi ? soupira-t-elle ; oh ! moi, je suis folle… depuis dix ans. Du moins, c’est l’opinion de mon mari ; c’est celle des médecins, celle de Saint-Pétersbourg tout entier.

 

– Saint-Pétersbourg ? fit Baccarat avec surprise.

 

– Oui, dit tout bas la femme au livre jaune, je suis Russe.

 

Elle entraîna Baccarat vers le banc de gazon et l’y fit asseoir auprès d’elle.

 

– Qu’avez-vous donc fait, ma pauvre enfant ? dit-elle ; quel homme avez-vous trompé, quel tyran vous poursuit que vous soyez ici ? Car, pas plus que moi, je le vois bien…

 

La dame vêtue de noir s’interrompit brusquement.

 

– Tenez, dit-elle, il est des hommes sans pudeur et dont l’âme vénale se prête à tous les calculs. Vous n’êtes pas folle, pas plus que moi, mais il est des gens qui affirmeront le contraire et prouveront votre démence. Quand on entre ici, mon enfant, on n’en sort plus.

 

La dame russe parlait avec douceur, sans emportement, sans colère, et elle continua avec un amer sourire :

 

– Souvent la folie est un prétexte pour punir ou sauver de grands coupables. J’ai été criminelle un jour, et depuis dix ans j’expie mon crime en vivant avec des fous…

 

Baccarat regardait son interlocutrice avec un étonnement mêlé d’effroi. Quel crime avait donc commis cette femme ?

 

– Figurez-vous, poursuivit-elle, que j’ai mérité la peine de mort, moi ; mais je l’ai méritée dans des circonstances telles que je ne me considère pas comme coupable et que je me crois une victime.

 

Au moment où sans doute la dame au livre jaune allait raconter son histoire, elles furent abordées par une jeune fille blonde, grande, mince, blanche comme un lis, et dont les yeux cernés brillaient d’un feu étrange.

 

Elle portait une robe blanche, des fleurs d’oranger desséchées dans ses cheveux, et souriait d’un air triste et rêveur qui faisait mal à voir.

 

– Ah ! dit-elle en touchant l’épaule de la femme vêtue de noir du bout de son doigt, vous êtes en retard, ma chère tante ; tout le cortège est parti, ils sont à l’église, on n’attend plus que vous et moi… venez, venez !

 

Et elle salua Baccarat et passa son chemin, marchant avec rapidité.

 

– Pauvre femme ! murmura la dame russe en regardant la folle s’éloigner d’un pas rapide et inégal.

 

– Qu’a-t-elle donc ? demanda Baccarat.

 

– Elle est folle depuis le jour où, c’était la veille de son mariage, son fiancé et un rival éconduit se prirent de querelle dans un bal masqué et allèrent sur le terrain. Elle arriva, sépara les combattants… mais il était trop tard : elle avait perdu la raison !

 

Baccarat et la dame russe avaient quitté le banc de gazon et repris leur promenade ; elles aperçurent une femme âgée assise devant une table de jardin, et contemplant un objet qui tournait avec une attention profonde.

 

Cet objet était une roulette en miniature, dans le cylindre de laquelle tournait une bille d’ivoire dont la vieille dame semblait écouter le roulement avec une anxieuse joie.

 

– C’est une vieille joueuse, dit la conductrice de Baccarat. Elle a fait sauter la banque de Bade l’année dernière, et la joie saisissante qu’elle en a éprouvée l’a rendue folle sur-le-champ. Depuis qu’elle est ici, elle cherche un système pour gagner à coup sûr, une chose bien facile, en vérité ! Et elle est si bien absorbée dans ses calculs, que vous tireriez le canon auprès d’elle sans l’émouvoir ou lui faire lever la tête. C’est un Archimède en jupons. Mais, reprit la dame russe, je ne vous ai point dit encore pourquoi j’étais ici, moi qui, pas plus que vous, ne suis folle.

 

– Je vous écoute, madame, dit Baccarat, qui trouvait fort sensées les paroles de son interlocutrice, et avait surtout été frappée de cette perspicacité qu’elle avait déployée en s’apercevant bien tout de suite qu’elle n’était pas folle.

 

– Je suis la fille du général D… qui commandait dans le Caucase, poursuivait la dame russe, et j’ai épousé, il y a quinze ans, le colonel K…

 

« Le colonel était un homme farouche, acariâtre, jaloux de son ombre, et qui devint non mon mari, mais mon tyran. Il ne voulut point me laisser à Pétersbourg dans la maison de mon père ; il m’emmena en Livonie, où il avait le commandement d’une forteresse, et m’y réduisit à la plus grande solitude, à l’isolement le plus absolu, me plaçant sous l’œil vigilant de deux cosaques qui lui étaient tout dévoués…

 

« Mais j’avais, à Pétersbourg, inspiré une passion, une passion réelle et sérieuse, à un jeune officier des gardes, du nom de Stewan. Stewan avait eu l’imprudence et la folie de me suivre, d’entrer sous un déguisement dans la maison de mon mari et d’y remplir les plus humbles fonctions.

 

« Pendant quelques mois, notre amour et notre bonheur demeurèrent secrets, et la jalousie du colonel K… n’eut aucun aliment sérieux ; mais un soir, et tandis que le comte Stewan, sous son habit de laquais, était à mes genoux, la porte s’ouvrit brusquement, et nous vîmes apparaître le colonel…

 

À cet endroit de son récit, la dame russe s’interrompit et fondit en larmes :

 

– Pauvre Stewan ! murmura-t-elle.

 

Baccarat était intéressée au plus haut point, et elle attendait la suite de l’histoire avec impatience, lorsqu’un nouveau personnage vint à elles et les salua.

 

C’était un homme vêtu de noir des pieds à la tête ; la boutonnière de son habit était ornée de plusieurs rubans de différentes couleurs, et il marchait la tête haute et en arrière, comme il convient à un grand seigneur.

 

Seulement, sur sa tête chauve, car il pouvait bien avoir cinquante ans, se trouvait placé un chapeau de femme, et il portait à son bras un sac à ouvrage.

 

– Bonjour, belles dames, bonjour, dit-il en les saluant d’un geste protecteur ; vous êtes belles à croquer toutes deux, et si j’étais homme encore… eh ! eh !

 

Le bizarre personnage passa sa main sous le menton de Baccarat et se prit à sourire.

 

– Vous devez être une belle impure du théâtre ou de la galanterie, vous, dit-il, et quand j’étais homme…

 

– Vous ne l’êtes donc plus ? demanda naïvement la pécheresse.

 

– Non, ma belle, j’ai été changé en femme.

 

– Allons donc ! fit Baccarat en riant.

 

Mais le grave personnage reprit :

 

– Rien n’est plus vrai, petite. Mon frère cadet, le duc de Miropoulo, car je ne suis autre chose que le prince souverain de Miropoulo, voulant me détrôner et me remplacer avec des apparences de légalité, s’est entendu avec un nécroman très habile, et j’ai été métamorphosé en femme. Les ministres de la principauté de Miropoulo ont constaté, en séance solennelle, ce changement de sexe qu’avait subi mon individu ; j’ai été déclaré déchu de mon titre et de mes fonctions de prince régnant, et nommé duchesse douairière.

 

Baccarat ne put s’empêcher de sourire ; mais la dame russe lui pressa doucement le bras.

 

– Chut ! dit-elle, ne riez pas !

 

– Ma foi ! madame, dit Baccarat, vous comprendrez que quand on n’a pas l’habitude de voir des fous…

 

– Le prince n’est pas fou, mon enfant, dit tout bas la Moscovite, pas plus fou que moi. Le fait est vrai, il a été changé en femme…

 

Cette fois, Baccarat jeta un cri de stupeur et regarda son interlocutrice, que, longtemps, elle avait crue parfaitement saine d’esprit, et à l’histoire de laquelle elle était tentée de croire : la malheureuse était folle comme les autres, folle à lier.

 

Baccarat s’enfuit, en proie elle-même à ce doute vertigineux, à cette hallucination étrange qui s’empare des esprits raisonnables en contact avec des esprits troublés.

 

Elle ne voulut point savoir la suite de l’histoire du comte Stewan, de la dame russe et du colonel K…, son mari, et elle courut s’enfermer chez elle, dans ce petit appartement devenu depuis deux heures son nouveau domicile, et là, elle se sentit étreinte par cette accablante pensée que si les fous ressemblaient parfois si exactement à des gens raisonnables, comment ceux qui étaient habitués à en voir pourraient-ils discerner en elle la vérité du mensonge ; d’autant mieux que la monomanie la plus vulgaire chez les fous est de se croire parfaitement raisonnables et persécutés par une famille avide ou des héritiers pressés de jouir de leur héritage ?

 

Et Baccarat, qui espérait si fort naguère dans le docteur dont elle avait reçu la visite, commença à trembler qu’il n’eût jugé inutile de prendre sur elle le moindre renseignement, et que, convaincu des assertions de sir Williams, il l’eût classée, sans plus ample informé, dans la catégorie des fous qui ont la manie de vouloir changer de nom et d’individualité.

 

Le docteur revint dans l’après-midi ; il était calme, souriant, et regarda Baccarat avec une sorte de compassion.

 

– Pauvre femme ! dit-il, si belle, si jeune !…

 

– Monsieur, lui dit vivement la pécheresse, êtes-vous allé rue Moncey ?

 

– Oui, mon enfant, répondit-il.

 

Baccarat étouffa un cri de joie.

 

– Ah ! dit-elle, je le savais bien que vous étiez un bon, un honnête homme… qu’avant d’enfermer une pauvre fille comme moi, vous vous assureriez si elle est folle ou non. Vous avez vu ma mère, n’est-ce pas ? poursuivit-elle avec volubilité, elle va venir me réclamer… et vous m’accompagnerez, vous, monsieur, n’est-ce pas, vous viendrez à la Préfecture dénoncer ce misérable Williams ? Je connais le préfet de police. Oh ! soyez tranquille, l’affaire sera en bonnes mains, et Fernand ne restera pas longtemps en prison. Ah ! l’affreux sir Williams !… et Fanny, cette drôlesse, cette gueuse, qui a vendu sa maîtresse…

 

Et Baccarat pressait la main du docteur, riait et pleurait de joie, et disait :

 

– Je vais donc sortir d’ici… sortir tout de suite, et ne plus voir tous ces affreux fous qui donnent le vertige…

 

Fanny, qui se tenait dans l’antichambre avec l’infirmière, entra en ce moment.

 

– Ah ! drôlesse, lui dit Baccarat, tu me payeras tout à l’heure ta trahison.

 

Fanny regarda le docteur.

 

Le docteur était calme et souriait toujours avec tristesse :

 

– Voici le premier accès sérieux, dit-il à Fanny tout bas. Je crois qu’il faudra lui administrer une douche ce soir.

 

Et il dit tout haut à Baccarat :

 

– Certainement, madame, vous sortirez, mais pas aujourd’hui… demain… quand vous serez tout à fait bien… Aujourd’hui, vous êtes un peu souffrante…

 

– Ah ! murmura Baccarat, qui recula tremblante et pâle, il me croit folle !

 

– Oh ! si peu, mon enfant, si peu, que c’est moins que rien… Donnez-moi huit jours, et vous serez guérie… Mais il faut être sage, ne pas se désoler… prendre patience.

 

Baccarat demeurait anéantie, et, songeant à la dame russe, elle commençait à se demander si, réellement, elle n’était pas folle elle-même.

 

– Mais, dit-elle tout à coup avec vivacité, vous n’êtes donc pas allé rue Moncey ?

 

– J’en reviens, mon enfant.

 

– Avez-vous vu ma mère ? mes domestiques ?

 

– J’ai vu madame Baccarat, répondit le docteur.

 

Cette fois, la pécheresse comprit tout. Sir Williams l’avait remplacée, et désormais elle ne devait plus compter sur personne pour obtenir sa délivrance.

 

Un moment, chancelante, brisée, l’œil fixe et morne, Baccarat s’abandonna tout entière à son désespoir et se demanda s’il ne vaudrait pas mieux pour elle mourir tout de suite que de se voir en cette épouvantable situation. Et puis, cette énergie morale qu’elle possédait reprit bientôt le dessus, et cette sourde pensée qui s’empare du prisonnier à sa première heure de captivité, et n’est autre qu’une vagabonde aspiration vers la liberté, commença à germer dans sa tête.

 

Elle s’assit, la tête dans ses mains, désormais indifférente au bruit qui se faisait autour d’elle, aux paroles échangées entre Fanny et le docteur.

 

Cependant elle entendit ce dernier dire à la femme de chambre :

 

– J’ai demandé au directeur de la maison l’autorisation de vous laisser passer la nuit auprès de votre maîtresse ; mais il me l’a refusée, et je me suis trop avancé ce matin avec votre maître le baronnet sir Williams. Un article de notre règlement s’oppose à ce que, passé dix heures, il ne reste dans la maison d’autres personnes que les malades et le personnel ordinaire. Mais vous pourrez venir tous les matins, vers sept heures, et ne vous en aller qu’à dix heures du soir.

 

– Mais, monsieur, dit Fanny, quelqu’un au moins couchera-t-il dans la chambre de ma maîtresse ?

 

– Oui, une infirmière dressera un lit ici, dans le salon.

 

– Ma pauvre maîtresse ! soupira Fanny qui se prit à larmoyer.

 

Baccarat, toujours immobile, et paraissant en proie à une rêverie profonde, avait fort bien entendu ce colloque et en avait saisi tous les détails.

 

Mais aucun mouvement n’avait trahi son attention ; elle n’avait point levé les yeux, elle n’avait pas prononcé un seul mot.

 

Et tout aussitôt une espérance ardente avait germé dans son cerveau déjà surexcité, et cette espérance était basée sur la sortie quotidienne de Fanny. Baccarat rêvait déjà sa liberté avec cette intelligente ténacité qui prépare les évasions, et sa main caressait le manche de ce petit poignard qu’elle avait furtivement glissé dans sa poche, le matin, au moment de sortir de chez elle.

 

Le docteur sortit ; Fanny demeura seule avec Baccarat.

 

– Petite, lui dit celle-ci, tu joues avec moi un vilain rôle.

 

– Je le sais, répondit effrontément la soubrette, mais c’est dans l’intérêt de madame.

 

– Plaît-il ? fit Baccarat stupéfaite d’un pareil aplomb.

 

– Sans doute, Madame aurait fait des bêtises avec ce petit Fernand. Ici, elle sera raisonnable.

 

La pécheresse enveloppa Fanny d’un regard de mépris.

 

– Tu me payeras cela, murmura-t-elle tout bas, si bas que Fanny devina plutôt qu’elle n’entendit.

 

– Madame a un mauvais caractère, dit-elle. Plus tard elle saura combien je lui étais dévouée.

 

On vint demander à Baccarat si elle voulait dîner seule, chez elle, ou dîner avec la prétendue dame russe.

 

– Cela m’est égal, répondit-elle.

 

Et Baccarat suivit une infirmière à la salle à manger, où elle retrouva déjà à table les trois ou quatre fous qu’elle avait rencontrés dans le jardin.

 

– Ah ! ma chère petite, dit la dame russe en lui indiquant une place à côté d’elle, vous êtes bien aimable de dîner ici. Je n’ai point fini de vous dire mon histoire.

 

– C’est vrai, dit Baccarat, qui, tout entière déjà à la pensée de son évasion, n’écoutait que distraitement.

 

– Je vous disais donc, reprit la dame russe, que le colonel K…, mon mari, entrant tout à coup dans ma chambre, y avait trouvé le comte Stewan à mes genoux.

 

– Je m’en souviens, madame.

 

– Le comte, qui était un noble cœur, se releva précipitamment et dit au colonel :

 

« – Grâce ! monseigneur… grâce !… je suis un pauvre laquais pris d’un transport au cerveau, et qui a osé insulter sa maîtresse… Tuez-moi comme un chien, mais grâce pour elle, car elle me repoussait avec indignation et mépris !…

 

« Alors, ma petite, le colonel, qui avait déjà appuyé un pistolet sur mon front, releva son arme et me dit :

 

« – Cet homme dit-il vrai, madame ? N’est-il bien qu’un laquais, et non votre amant ?

 

« – Oui… balbutiai-je atterrée…

 

« – Alors, me dit-il, comme cet homme est un esclave, et qu’on a toujours le droit de tuer le chien qui se révolte, puisque cet homme vous a insultée… tuez-le.

 

« Et le colonel mit son pistolet dans ma main… ajoutant :

 

« – Visez au cœur, et tirez ! »

 

La dame russe en était là de son dramatique récit, lorsque l’un des pensionnaires de l’établissement, lequel était placé à la gauche de Baccarat, s’écria en s’adressant à la dame russe :

 

– Chère madame, quand donc renoncerez-vous à cette histoire que vous prétendez être la vôtre ? Vous savez pourtant bien que vous l’avez lue dans un roman de moi, roman publié il y a cinq ans, et intitulé : Lodoiska, nouvelle russe.

 

Baccarat regarda le pensionnaire avec surprise.

 

C’était un grand jeune homme mince et blond, un peu pâle, très maigre et qui portait ses cheveux longs.

 

Il se pencha à l’oreille de Baccarat et lui dit :

 

– Tel que vous me voyez, madame, je suis homme de lettres. J’ai commencé par l’École normale et fini par le théâtre de la Porte-Saint-Martin. Je suis l’auteur d’une foule de mélodrames qui ont eu cent et cent cinquante représentations ; le dernier, entre autres, un sujet flamand, a fait la fortune de ce théâtre pendant six mois. Le sujet du reste, m’avait été donné par une femme d’infiniment d’esprit et qui l’eût signé avec moi, si j’avais eu sa manière.

 

Baccarat n’écoutait plus la dame russe, et s’était retournée vers l’auteur dramatique.

 

– Eh ! bien, madame, acheva-t-il, croiriez-vous que je suis enfermé ici comme fou et passant pour tel ? La haine, l’envie me poursuivent. Les romanciers ont été jaloux de mes romans ; les poètes de mes vers, et les dramaturges, de mes drames. Ils m’ont fait enfermer.

 

Baccarat laissa échapper un éclat de rire un peu moqueur, qui ne déconcerta pas le poète. Celui-ci du reste, venait de passer à un autre ordre d’idées, et entamait une discussion politique avec son voisin de droite, oubliant tout à fait Baccarat.

 

Celle-ci quitta la table de bonne heure et rentra chez elle, peu soucieuse de la fin de l’histoire que la dame russe ne parvenait pas à raconter.

 

À neuf heures, elle se mit au lit, aidée en cela par Fanny, dont elle accepta les services sans aucune résistance, après avoir toutefois glissé le petit poignard sous son oreiller, pendant que la soubrette tournait la tête.

 

– Madame désire-t-elle que je lui rapporte quelque chose de Paris ? demanda Fanny en s’en allant.

 

– Oui, répondit Baccarat, apporte-moi ma boîte à ouvrage qui est dans mon cabinet de toilette.

 

– Adieu, ma chère maîtresse, dit Fanny d’un ton railleur, à demain !

 

– À demain ! répondit Baccarat.

 

Et elle murmura tout bas :

 

– Demain nous réglerons nos comptes, ma fille, et nous verrons…

 

Si Fanny avait surpris en ce moment l’éclair qui jaillit des yeux de Baccarat, elle aurait frissonné.

 

XXXIX

LE POIGNARD


Baccarat ne dormit point, et passa la nuit à méditer son plan d’évasion ; elle aurait bien pu en tenter l’exécution le soir même, mais le succès eût été douteux, et la jeune femme était si persuadée qu’elle était destinée à vivre longtemps dans la maison de fous, qu’elle en voulait sortir à tout prix.

 

D’ailleurs, il fallait sauver Fernand, et mieux valait perdre un jour que rien compromettre. Ceci établi, Baccarat se leva fort calme, le lendemain, cachant de nouveau soigneusement dans son corset le petit poignard.

 

Fanny en arrivant la trouva de bonne humeur, presque souriante, et crut qu’elle s’était résignée et comptait sur une délivrance prochaine.

 

Baccarat prit la boîte à ouvrage et en ouvrit les différents compartiments. Dans l’un d’eux était une pelote de ficelle rouge assez grosse, qui servait à la jeune femme, lorsqu’elle faisait de la tapisserie, à fixer son canevas au métier.

 

C’était pour posséder cette ficelle que Baccarat avait demandé sa boîte à ouvrage.

 

Elle s’habilla avec une certaine recherche, parut fort calme toute la matinée, et passa la journée sans sortir de chez elle, occupée à broder des pantoufles.

 

Le docteur qui vint la voir trouva un mieux sensible dans son état, et réduisit le nombre de douches.

 

Vers le soir, la pécheresse, qui avait voulu dîner seule dans sa chambre, prétexta une grande lassitude, et dit à Fanny :

 

– Je veux me coucher. Tu pourras ainsi t’en aller une heure plus tôt.

 

– Non, dit Fanny, car l’infirmière qui couche dans le salon ne vient pas avant neuf heures et demie, et on ne peut laisser madame toute seule.

 

– Ah ! dit Baccarat, qui jeta un coup d’œil à la pendule.

 

La pendule marquait huit heures précises.

 

– Eh bien, reprit-elle, cela ne m’empêche nullement de me coucher, tu resteras auprès de moi. Ferme les volets.

 

Baccarat quitta le petit salon, et entra dans la chambre à coucher.

 

Fanny la suivit, ferma les volets, tira les rideaux et fit la couverture du lit, comme si elle eût encore été rue Moncey.

 

Tandis qu’elle remplissait ces devoirs multiples, Baccarat l’enveloppait d’un coup d’œil et se regardait elle-même dans une glace, comme si elle eût voulu établir un parallèle entre elle et sa femme de chambre.

 

Baccarat était grande, elle avait les épaules larges ; sa peau blanche et transparente recouvrait des muscles puissants, et la force des natures populaires était demeurée en elle, en dépit de son aristocratique beauté et de son existence toute de nonchalance et de paresse.

 

Ses moindres mouvements trahissaient la vigueur et la souplesse ; on eût dit une tigresse toujours prête à saisir et à broyer sa proie.

 

Fanny, au contraire, bien que de la taille de sa maîtresse, était malingre, chétive, et ressemblait à une fleur depuis longtemps étiolée. Fanny était de l’âge de Baccarat, mais elle paraissait avoir dix années de plus.

 

Le regard que lui jeta Baccarat semblait dire :

 

– Je suis assez forte pour t’étouffer comme une bête venimeuse.

 

Fanny, sans défiance, préparait le coucher de sa maîtresse, et celle-ci s’assurait en entr’ouvrant la porte que le salon et l’antichambre étaient déserts.

 

Tout à coup elle referma brusquement cette porte à clef et en poussa les verrous ; puis, d’un bond, elle tomba sur Fanny, l’enlaça comme une couleuvre, la saisit à la gorge de façon à l’empêcher de pousser un cri, la renversa sous elle, lui mit un genou sur la poitrine, et la soubrette, étourdie, épouvantée, vit luire au-dessus d’elle, à deux doigts de sa gorge, la lame du poignard que la pécheresse avait si prudemment caché.

 

– Ma chère enfant, dit-elle, il ne faut pas crier, il ne faut pas bouger, c’est inutile… Si tu ouvres la bouche, si tu fais un simple mouvement, je te tue !

 

– Grâce… grâce !… murmurait Fanny à demi étranglée… grâce, ma bonne maîtresse !

 

– Il n’y a pas de maîtresse ici, répondit Baccarat, dont les ongles roses s’enfonçaient dans le cou de la soubrette, il n’y a que Louise, la fille du graveur, la fille du peuple, qui a le poignet solide et qui va tuer la drôlesse qui l’a vendue.

 

L’œil de Baccarat étincelait de courroux, et Fanny, frissonnante, crut sa dernière heure arrivée.

 

– Ah ! je suis folle, disait-elle d’une voix sourde où rugissaient des tempêtes de colère longtemps contenues, je suis folle, ma fille ? Tu dis que je suis folle ? Mais les fous sont assurés de l’impunité. On n’envoie pas un fou à l’échafaud parce que, dans un accès de démence, il a tué son gardien.

 

Fanny à demi suffoquée par la strangulation qu’opérait la main crispée de Baccarat, roulait des yeux hagards et suppliants…

 

Baccarat appuya la pointe de son stylet sur sa gorge, et lui dit :

 

– Si tu pousses un cri, j’enfonce !

 

Et puis sa main se desserra :

 

– Tu peux parler maintenant, dit-elle, mais tout bas… et prends garde… Si j’entends un pas dans le salon, je fais de ton cou un fourreau à mon poignard… parle bas.

 

– Que voulez-vous ? balbutia Fanny mourante de terreur.

 

– Je veux sortir d’ici… et il n’y a que toi qui peux m’aider.

 

– Les portes sont fermées…

 

– Oui, mais on les ouvre pour toi…

 

– On ne vous laissera pas sortir avec moi…

 

– Non, mais on peut me prendre pour toi…

 

Et Baccarat regarda fixement la soubrette :

 

– Rappelle-toi, dit-elle, que je suis plus forte que toi, que je pourrais t’étouffer dans mes bras avant que tes cris eussent été entendus, alors même que je n’aurais pas ce poignard à la main ; ainsi, pas de résistance, ou tu es morte !

 

Le genou de la pécheresse cessa de peser sur la poitrine de Fanny.

 

– Lève-toi, ordonna Baccarat.

 

Fanny se releva toute tremblante.

 

– Maintenant, déshabille-toi… et vite ! nous n’avons pas le temps de flâner.

 

Fanny obéit, et la terreur que lui inspirait le poignard que sa maîtresse brandissait en levant son bras demi-nu était telle, qu’elle fut déshabillée en cinq minutes et ne garda que sa chemise.

 

Baccarat lui indiqua sa boîte à ouvrage qu’elle avait rapportée le matin :

 

– Donne-moi, dit-elle, la ficelle rouge.

 

Fanny obéit encore.

 

Cette ficelle rouge, dont la pelote était volumineuse, était assez grosse et très forte. Cependant Baccarat la tressa en deux doubles avec une adresse merveilleuse, puis elle dit à Fanny :

 

– Mets tes mains derrière le dos.

 

La soubrette se laissa lier les mains et étouffa un cri, car la corde, serrée vigoureusement, lui meurtrissait les poignets.

 

– Encore une exclamation comme celle-là, dit froidement Baccarat, et tu es morte !

 

Fanny frissonna et se tut.

 

Alors Baccarat lui lia les jambes et la poussa sur le lit, où elle tomba à la renverse, et se trouva dans l’impossibilité de faire un mouvement.

 

Baccarat se pencha alors sur elle et lui dit :

 

– Je vais mettre ta robe, ton châle et ton bonnet, me coiffer comme toi et me donner ta tournure le plus possible ; on ne te connaît pas encore assez pour y faire attention. Seulement, je veux savoir ce que tu as été obligée de faire hier pour sortir.

 

Pour disposer Fanny à l’éloquence, Baccarat lui remit la pointe du stylet à deux pouces de la gorge.

 

– Surtout, lui dit-elle, parle la vraie vérité et ne cherche pas à me tromper, ce ne serait pas ton intérêt. Par où as-tu passé hier ?

 

– Par le corridor qui est au bout de l’antichambre et mène au jardin.

 

– Ensuite ?

 

– J’ai traversé le jardin et gagné la grille.

 

– La grille était-elle ouverte ?

 

– Non ; mais un gardien qui fumait m’a demandé qui j’étais ; j’ai dit que j’étais la femme de chambre de madame, et il m’a ouvert.

 

– T’a-t-il regardée avec attention ?

 

– Non ; et puis la cour et le jardin sont mal éclairés.

 

– Très bien. Après ?

 

– J’ai traversé la cour et suis entrée chez le concierge. Les gens de la maison passent par son guichet et la petite porte ; les malades entrent et sortent par la grande.

 

Baccarat fronça le sourcil.

 

– Que t’a dit le concierge ?

 

– Je crois bien qu’il n’a pas fait attention à moi, et qu’il lui serait difficile de dire la couleur de mes cheveux et de mes yeux. Il lisait son journal et a à peine levé la tête.

 

Baccarat prit Fanny dans ses bras, l’enleva comme une plume et la porta au fond d’un cabinet de toilette, où elle la coucha par terre.

 

– Écoute bien, dit-elle, tu as intérêt à ne pas mentir : je vais te laisser là et refermer la porte, après t’avoir mise dans l’impossibilité de crier ; si je ne puis sortir, si tes indications ont été fausses, si enfin on m’arrête et qu’on me réintègre ici, j’aurai bien le temps d’entrer dans ce cabinet de toilette et de t’y tuer : c’est l’affaire de trois secondes… Maintenant, vois si tu m’as menti.

 

– J’ai dit la vérité, balbutia Fanny.

 

Baccarat prit son mouchoir et la bâillonna ; puis elle ferma la porte du cabinet de toilette et mit la clef dans sa poche, peu soucieuse d’exposer ainsi la soubrette à être oubliée et à mourir de faim.

 

La pendule marquait huit heures et demie. Baccarat se déshabilla à son tour et revêtit la robe de Fanny ; elle dénoua ses cheveux, les peigna et les lissa en bandeaux très longs, de façon à se rétrécir le front et à cacher une partie de son visage.

 

Puis elle posa sur sa tête le bonnet de la camériste, s’enveloppa dans son grand châle à carreau et chaussa ses claques à talons.

 

Après quoi, elle se regarda dans la glace. À trois pas de distance, l’illusion était complète, et elle ressemblait trait pour trait à sa femme de chambre.

 

Cela fait, la pécheresse plaça son traversin en long dans le lit, ramena par-dessus les couvertures, tira à demi les rideaux, et l’on eût juré qu’elle-même était couchée et dormait.

 

– L’infirmière, pensa-t-elle, entrera ici vers dix heures, me croira endormie, pensera que Fanny est partie, et elle ira elle-même se coucher. On ne s’apercevra de ma fuite que demain.

 

Et Baccarat souffla les flambeaux et sortit, emportant le précieux poignard.

 

Fanny avait dit la vérité. À l’aide de ses indications, Baccarat traversa le jardin, arriva jusqu’à la grille, et aperçut de l’autre côté, dans la cour, un infirmier qui fumait sa pipe, allongé sur un banc.

 

– Voulez-vous m’ouvrir, m’sieu ? demanda-t-elle, imitant la voix de Fanny qui bégayait légèrement.

 

L’infirmier obéit sans difficulté et s’effaça pour laisser passer Baccarat.

 

– Merci, dit-elle… Vous prenez le frais ?…

 

– Le froid, ma petite dame, répondit l’infirmier ; ça cuit, ce soir…

 

– Bonsoir, m’sieu… bonne nuit !

 

– Bonsoir, ma petite dame !

 

Et Baccarat passa effrontément devant l’infirmier, persuadé qu’il l’avait vue la veille à peu près à la même heure.

 

Baccarat traversa la cour sans hésitation, et, guidée par la clarté douteuse d’un réverbère, elle arriva à la porte du concierge, qui, comme la veille, lisait son journal.

 

Baccarat frappa deux coups au carreau.

 

– Qui est là ? demanda-t-il.

 

– La femme de chambre de la dame du pavillon, dit Baccarat en pénétrant dans la loge.

 

– Ah ! bien, dit le concierge qui lisait en ce moment le feuilleton, je vais vous ouvrir.

 

Et comme le feuilleton l’intéressait, il se leva, continuant à lire, et mit la clef dans la serrure de la petite porte sans même interrompre sa lecture et regarder Baccarat.

 

– Merci ! dit-elle, ne pouvant maîtriser une certaine émotion.

 

Mais le concierge n’y prit garde et la laissa sortir, tout entier qu’il était à son roman.

 

Baccarat s’élança dans la rue avec la souplesse d’une biche qui bondit devant les chiens.

 

Elle était libre !

 

Et comme un flot d’air, qu’elle aspirait à pleins poumons, gonflait sa poitrine, elle se prit à courir et descendit sans s’arrêter jusqu’au boulevard extérieur.

 

Le boulevard était à peu près désert.

 

Là, Baccarat s’arrêta et se prit à réfléchir. Tout entière à son plan d’évasion, la jeune femme n’avait point songé à se demander ce qu’elle ferait une fois libre.

 

Deux jours avant, Baccarat était sortie de chez elle avec quelques louis seulement ; c’était tout ce qu’elle possédait sur elle, et il n’était pas prudent qu’elle rentrât tranquillement rue Moncey.

 

Sir Williams avait dû prévoir le cas d’une évasion et donner des ordres en conséquence ; et puis, tous ses gens lui étaient vendus !

 

Enfin, si Baccarat voulait se soustraire au baronnet et sauver Fernand, elle devait commencer par se cacher et faire disparaître ses traces.

 

Un fiacre passait ; elle s’y jeta et dit au cocher :

 

– Rue Neuve-des-Mathurins, 35, chez le baron d’O…

 

Baccarat venait de songer à l’homme qui l’aimait et qu’elle n’aimait pas, comme on songe à un protecteur.

 

Le fiacre s’ébranla lourdement.

 

– Je sais bien que c’est là le dernier homme à qui je devrais m’adresser pour sauver Fernand, pensa-t-elle ; mais il est bon, il me pardonnera.

 

Le fiacre franchit en quelques minutes la distance qui sépare la barrière Blanche de la rue Neuve-des-Mathurins.

 

Baccarat mit cinq francs dans la main du cocher et sonna, peu soucieuse de passer, dans son costume de femme de chambre, devant le concierge de la maison.

 

L’appartement du baron, qui vivait en garçon, était un rez-de-chaussée exhaussé de plusieurs marches et situé entre la cour et le jardin.

 

Baccarat traversa la cour et sonna en femme habituée à arriver à toute heure. Le valet de chambre vint ouvrir, et recula stupéfait à la vue de celle qu’il appelait « madame » ainsi travestie.

 

– Ton maître y est-il ? demanda-t-elle vivement et sans prendre garde à l’étonnement du valet.

 

– M. le baron sort à l’instant.

 

– Sais-tu où il va ? demanda-t-elle.

 

– Je ne pourrais le dire à madame.

 

– Est-il à pied, est-il en voiture ?

 

– Monsieur a son tilbury. John est avec lui.

 

– C’est bien. Je l’attendrai.

 

Et Baccarat traversa l’antichambre et entra dans le salon, où elle se jeta sur un canapé.

 

Il était alors environ dix heures.

 

Puisque M. d’O… était sorti, il était évident qu’il ne rentrerait pas avant le milieu de la nuit, et Baccarat s’y résigna.

 

Elle se coucha à demi sur le sofa, entassant son oreiller sous sa tête, s’enveloppant dans une pelisse de voyage que le valet de chambre lui apporta, et refusant d’entrer dans la chambre à coucher du baron, ce qu’elle avait fait cent fois. Quand ce dernier rentra, vers quatre heures du matin, il la trouva endormie. La fatigue avait fini par l’emporter chez elle sur ses anxieuses préoccupations.

 

Le baron avait, comme sir Williams l’avait annoncé à Baccarat, reçu deux jours auparavant un billet de la pécheresse, ou plutôt signé de son nom, et dont l’écriture était si merveilleusement contrefaite que Baccarat elle-même eût juré l’avoir écrit.

 

Dans ce billet, très affectueux du reste, la jeune femme, aux nombreux caprices de laquelle le baron était depuis longtemps habitué, l’avertissait d’un petit voyage qu’elle faisait le jour même avec sa mère, et lui demandait un congé de huit jours.

 

Le baron avait trente ans ; il appartenait à cette génération de gentilshommes dont le sport prend la vie tout entière et qui ont des maîtresses comme ils ont des chevaux.

 

M. d’O… aimait Baccarat à peu près comme on aime un cheval ; il y avait dans cette affection beaucoup d’habitude et un peu d’orgueil. Depuis six ans, Baccarat lui avait coûté un argent fou, mais il ne s’était jamais trop ému de ces prodigalités de la courtisane et l’en avait aimée davantage.

 

Aussi fut-il très étonné de retrouver Baccarat chez lui, en châle tartan, en petit bonnet, et dormant sur son canapé.

 

Il la toucha du doigt et l’éveilla.

 

Baccarat se frotta les yeux, se rappela dans quelles circonstances elle s’était endormie, et tendit la main au baron en lui adressant son meilleur sourire.

 

Baccarat trompait le baron ; au fond elle avait pour lui un respectueux attachement.

 

– D’où sors-tu donc, mon Dieu ? demanda M. d’O… en baisant la main qu’elle lui tendait.

 

Mais Baccarat était devenue sérieuse, et songeait à se garer de sir Williams.

 

– Mon cher baron, dit-elle, vous avez reçu un mot de moi, n’est-ce pas ?

 

– Oui. Tu m’apprenais ton départ…

 

– Pour quel endroit ?

 

– Je ne sais plus trop… je n’y ai pas fait attention…

 

– Ni moi non plus, je ne le sais pas.

 

Le baron regarda Baccarat attentivement.

 

– Es-tu folle ? dit-il.

 

– Folle ? fit-elle en tressaillant. Oh ! ne prononcez jamais ce mot devant moi, j’en ai assez.

 

– Cependant… murmura le baron de plus en plus étonné des paroles, de l’attitude et du costume de sa maîtresse.

 

– Montrez-moi le billet que je vous ai écrit…

 

– Cherche-le, ma foi !

 

Et le baron indiqua du doigt une grande coupe en porcelaine de Chine, placée sur le guéridon, et dans laquelle il jetait ses lettres après les avoirs lues.

 

Baccarat y retrouva la sienne, ou plutôt celle de sir Williams, et elle l’examina avec une attention scrupuleuse.

 

– On jurerait, dit-elle enfin, que c’est moi qui ai écrit cela.

 

– Comment, dit le baron, ne serait-ce pas toi ?

 

– Certes, non.

 

– Qui donc, alors ?

 

– Oh ! je devine ; mais tout ceci est trop long à raconter. Qu’il vous suffise de savoir que ce n’est pas moi qui vous ai écrit, et que je n’ai pas fait de voyage.

 

Le baron ouvrait de grands yeux.

 

– Ah çà, ma chère amie, dit-il, vous venez de quelque part, cependant ; est-ce de chez vous ?

 

– Non, je viens de Montmartre.

 

– Dans ce costume ?

 

– C’est la robe de Fanny, que j’ai laissée à ma place.

 

– Où l’avez-vous laissée ?

 

– Dans la maison de fous où j’étais enfermée.

 

Le baron recula stupéfait.

 

– Vous étiez enfermée, vous, dit-il, enfermée comme folle ?

 

– Oui ; vous voyez si j’en ai l’air.

 

– Ma chère, dit froidement le baron, je suis loin de dire cela, mais je pourrais bien le croire, si vous ne vous expliquez…

 

– Eh bien, dit la pécheresse, on croit dans le monde que je ne dépens que de vous, et qu’il appartiendrait à vous seul de me mettre un jour hors de chez moi.

 

– On vous a mise hors de chez vous ? s’écria le baron. Par exemple !

 

– À peu près. C’est-à-dire qu’il y a eu une main assez puissante pour forcer les portes de chez moi, corrompre mes gens, m’enlever et me conduire dans une maison de fous, tandis que vous étiez tranquillement au lit ou à une table de lansquenet.

 

Le baron laissa échapper un cri de surprise.

 

– Ceci est trop fort, dit-il, et, morbleu !…

 

– Ce n’est pas tout encore, il existe dans ce moment une autre Baccarat ; il y a à cette heure, chez moi, dans mon hôtel, une femme installée sous mon nom.

 

Cette fois, M. d’O… regarda Baccarat et se demanda si réellement elle n’était pas folle.

 

– Écoutez, reprit celle-ci, tout ce qui m’est arrivé est venu par ma faute ; vous n’y êtes pour rien, et je ne viens pas me plaindre, je viens vous demander un service.

 

– Ma chère, interrompit vivement M. d’O…, tout ce que vous me dites est étrange à faire douter de votre raison.

 

– Soit. Mais comme je ne veux pas vous initier à toute une intrigue, vous occasionner un duel et vous voir faire grand bruit et grand tapage là où je crois une prudence excessive, indispensable, je ne vous dirai rien pour aujourd’hui.

 

– Mais alors ?… balbutia le baron, interdit de tout ce que lui disait Baccarat.

 

– D’abord, mon cher, reprit-elle, il faut que vous ne m’ayez pas vue, ni vous ni Laurent, votre valet de chambre.

 

– Et pourquoi cela ?

 

– Parce qu’on me poursuit, et les gens qui me traqueront demain viendront droit ici me chercher.

 

– Ah çà, quel crime avez-vous donc commis ?

 

– Aucun… À moins qu’une faiblesse, un caprice… balbutia Baccarat ; mais la police ne s’en mêle pas… Aussi n’est-ce point la police qui me traque.

 

– Ma foi, dit le baron, je m’y perds. Vous auriez dû rester à Montmartre, vous êtes folle.

 

– Soit. Mais promettez-moi de ne pas vous mêler de mes affaires, à moins que je ne vous en prie. Vous avez mauvaise tête, vous casseriez les vitres trop tôt.

 

– Que voulez-vous donc de moi ?

 

– D’abord, mon cher, prêtez-moi cinquante louis. Je suis sortie de chez moi, il y a deux jours, avec ce que vous voyez.

 

Et Baccarat montra sa bourse au baron.

 

– En voilà cent, ma chère amie, au lieu de cinquante. Après ?

 

– Après ? dit Baccarat, vous allez me donner un mot pour le préfet de police, à qui j’ai affaire… et un mot pour le juge d’instruction, dont j’ai besoin.

 

– Ah çà, mais, s’écria M. d’O…, vous avez donc votre amant sous les verroux ?

 

– Précisément, répondit-elle avec un imperturbable sang-froid.

 

– Ah ! dit négligemment le baron, je m’en doutais… Les femmes ne se compromettent jamais que pour ces petits jeunes gens sans aveu qui fument nos cigares et mettent nos bottes en notre absence.

 

Et il ajouta avec un indulgent sourire :

 

– Je vous ai laissé votre liberté et vous la mienne, par conséquent je n’ai trop rien à dire. Mais enfin, convenez que cette existence que vous menez est un peu… romanesque ?

 

– Soit, dit Baccarat ; mais il y a un mystère que je ne puis vous expliquer. Contentez-vous de m’aider et d’être mon ami.

 

– Comme vous voudrez. Ainsi, vous me demandez une lettre pour le préfet de police ?

 

– Oui, et une autre pour M. A…, juge d’instruction, que vous devez connaître.

 

– Très certainement ; A… est mon ancien camarade de collège.

 

– Eh bien, écrivez-leur à tous deux que vous comptez sur leur amitié dans une circonstance des plus sérieuses ; priez le préfet de m’écouter, car j’ai des choses fort graves à lui confier, et demandez au juge d’instruction qu’il me laisse arriver jusqu’à un jeune homme qui doit être détenu depuis deux jours sous la prévention de vol. M. Fernand Rocher.

 

Le baron, habitué à plier devant Baccarat et comprenant qu’elle ne voulait pas être questionnée, s’assit devant une table, prit une plume, et écrivit les deux lettres qu’elle demandait.

 

– À présent, dit Baccarat, faites-moi faire un lit dans le salon, et laissez-moi dormir jusqu’au jour. Au jour, vous m’éveillerez et ferez atteler votre coupé bas.

 

Dix minutes après, Baccarat se recouchait et s’endormait.

 

Quatre heures plus tard, le baron l’éveillait lui-même.

 

Il était alors huit heures.

 

Baccarat qui, jadis, venait beaucoup chez le baron, surtout à l’époque où celui-ci en était amoureux, avait chez lui un fonds de garde-robe pour parer aux circonstances fortuites. Elle put donc s’habiller convenablement et draper dans un grand châle sa taille élégante.

 

– Maintenant, dit-elle au baron, je ne sais à quelle heure je vous reverrai ici ; j’ignore même si je pourrai y revenir ; mais, à tout hasard, ne sortez pas de la journée.

 

– Comme il vous plaira, dit le baron.

 

Baccarat avait calculé que, alors même que l’on se serait déjà aperçu de son évasion dans la maison de santé, sir Williams n’en pouvait encore être averti, et qu’elle avait le temps d’aller faire des révélations au préfet de police avant que son ennemi fût sur ses gardes.

 

Elle trempa un biscuit dans un verre de malaga, tendit sa main au baron en lui disant : « Au revoir ! » et monta en voiture.

 

À huit heures et demie, Baccarat, sa lettre de recommandation à la main, se faisait annoncer chez le préfet.

 

XL

LE PRÉFET DE POLICE


Le nom du baron d’O… avait un crédit assez grand pour ouvrir toutes les portes à Baccarat.

 

La jeune femme pénétra donc jusqu’au grave magistrat chargé de veiller sur la sécurité des Parisiens. Malgré l’heure matinale, le préfet de police s’habilla à la hâte en voyant la carte de Baccarat, et ordonna qu’on l’introduisît dans son cabinet.

 

Depuis deux jours, la police de Paris s’était fort occupée de Baccarat, et il n’avait fallu rien moins que l’amitié du préfet pour M. d’O… pour empêcher qu’un mandat d’arrêt ne fût décerné contre elle, tant elle paraissait compromise dans l’affaire Fernand Rocher.

 

Donc, en apprenant que Baccarat désirait le voir, le préfet éprouva un grand soulagement et se dit :

 

– Si elle était coupable, elle n’oserait venir ici.

 

Et il passa dans son cabinet, où la pécheresse l’attendait.

 

– Madame, lui dit-il, le parquet me presse de vous faire arrêter…

 

Baccarat tressaillit.

 

– Mais je vois, à la démarche que vous faites auprès de moi, poursuivit-il, que je n’aurai point cette douleur, et je suis persuadé que vous m’apportez des explications.

 

– Oui, monsieur, dit Baccarat, et je crois qu’elles vous suffiront.

 

– J’en étais tellement convaincu d’avance, que je n’ai pas même averti M. d’O… D’ailleurs, ajouta le grave magistrat avec un sourire, il est des choses que la police doit voir, mais non savoir, et il eût été difficile d’expliquer à M. d’O… comment M. Fernand Rocher… vous comprenez ?

 

– Oui, monsieur, dit Baccarat qui rougit légèrement.

 

– Cependant, madame, si vous n’étiez venue aujourd’hui, j’aurais été obligé…

 

– Monsieur le préfet, dit Baccarat avec calme, regardez-moi bien en face, entre les deux yeux, comme vous regardez les criminels, ai-je l’air d’une voleuse ?

 

– Non, assurément, je suis persuadé que vous ignoriez à quel homme vous donniez l’hospitalité.

 

– Il y a mieux, monsieur le préfet, dit Baccarat avec un accent de conviction qui étonna le magistrat, le jeune homme dont vous parlez est aussi innocent que moi du vol dont on l’accuse.

 

– Mais, c’est impossible !

 

– C’est vrai, monsieur.

 

– Mais il y a des preuves ?

 

– Je le sais. Qu’importe !

 

– Des preuves authentiques, matérielles, écrasantes !

 

– Qu’importe encore ! si vous voulez m’écouter, peut-être cette affaire changera-t-elle d’aspect dans votre esprit.

 

– Voyons, dit le magistrat, je vous écoute.

 

Baccarat raconta alors de point en point, quoique succinctement, tout ce qui lui était arrivé depuis huit jours, sa folle passion pour Fernand, l’arrivée chez elle de sir Williams, sa domination étrange et subite ; elle n’omit ni son infamie envers sa sœur Cerise, ni cette lettre ambiguë dictée par le baronnet, adressée à Fernand Rocher et remise à M. de Beaupréau.

 

– Enfin, dit-elle en terminant, je suis persuadée, j’ai la conviction profonde que tout cela est l’œuvre de sir Williams.

 

– Madame, dit le préfet demeuré pensif un moment, savez-vous que tout cela est excessivement grave, et que, en admettant que vous disiez vrai et que vous ne vous trompiez pas, un chef de bureau au ministère, un homme ayant une haute situation, se trouverait sérieusement compromis ?

 

– J’ai la certitude de ce que j’avance, monsieur le préfet, dit Baccarat. Maintenant, est-il possible que je voie Fernand Rocher ?

 

– Avec une permission du parquet, oui, dit le préfet. L’instruction de son affaire est terminée.

 

– On y reviendra, murmura Baccarat avec un accent de vérité qui impressionna vivement le préfet.

 

Ce magistrat écrivit quelques lignes, les mit sous enveloppe avec la lettre de M. d’O… au juge d’instruction, et dit à Baccarat :

 

– Attendez quelques minutes, on va vous conduire.

 

L’huissier revint peu après, muni de la permission, et le préfet lui dit :

 

– Conduisez madame.

 

Ensuite il ajouta, s’adressant à Baccarat :

 

– Vous reviendrez ici, madame ; il faut que je réfléchisse au parti à prendre à votre égard.

 

Baccarat était trop émue à la pensée qu’elle allait revoir Fernand, pour s’inquiéter d’elle-même.

 

Elle suivit donc l’huissier à travers ce dédale de corridors sombres, de salles humides et froides qu’on appelle la Conciergerie. Elle entendit, en frissonnant, grincer les verrous et les serrures, crier les gonds, retentir les pas des gardiens et des sentinelles ; et ce fut avec un profond sentiment d’horreur qu’elle entra dans une chambre de la pistole où Fernand avait été transféré.

 

Au moment où Baccarat entrait, Léon Rolland et M. de Kergaz venaient de quitter le prisonnier, lui laissant un vague espoir de délivrance et de réhabilitation. Depuis qu’il était en prison, le pauvre jeune homme était en proie à une sorte de torpeur morale qui le rendait presque insensible aux bruits extérieurs.

 

La jeune femme put donc entrer dans sa cellule sans lui faire même lever la tête, et elle eut le temps de le contempler à son aise pendant quelques secondes, en embrassant d’un coup d’œil tous les détails de sa cellule.

 

Il était assis, le coude appuyé sur son lit et la tête dans ses deux mains. Ses cheveux en désordre, son attitude abattue, cet air désespéré et souffrant qui était en toute sa personne, émurent la pécheresse jusqu’aux larmes. Et comme le guichetier se retirait, fermant la porte derrière lui, elle fit quelques pas vers Fernand et lui jeta ses bras autour du cou.

 

À cette étreinte inattendue, le jeune homme tressaillit, sortit de sa léthargie, leva la tête, reconnut Baccarat, poussa un cri. D’abord ce fut un cri de joie, celui que laisse échapper le prisonnier à la vue d’un visage ami.

 

Et puis, à ce premier élan succéda un autre sentiment, tout de haine et d’aversion ; et Fernand ne vit plus dans cette femme que celle qui l’avait perdu, déshonoré, et chez laquelle on était venu l’arrêter.

 

Et il la repoussa et lui dit avec amertume :

 

– Venez-vous donc me poursuivre jusqu’ici ?

 

La pécheresse comprit la répulsion qu’elle lui inspirait ; mais elle était forte et avait pour ainsi dire prévu cette réception du jeune homme.

 

En effet, pour Fernand qui ne pouvait deviner l’horrible intrigue dans laquelle il était enveloppé, Baccarat devait nécessairement être au nombre de ses persécuteurs.

 

– Monsieur, dit-elle avec émotion, en essayant de lui prendre la main, vous avez peut-être le droit de me mépriser ; mais vous m’écouterez, j’en suis sûre, car je vous apporte les moyens de prouver votre innocence.

 

– Ah ! murmura Fernand d’une voix sourde, vous convenez donc que je ne suis pas coupable ?

 

– Je sais mieux, monsieur, répondit Baccarat, je sais le nom de ceux qui le sont.

 

– Vous… peut-être ?… dit-il avec cruauté.

 

Baccarat cacha sa tête dans ses mains et étouffa un sanglot.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elle, il me croit leur complice !

 

Il y avait tant de douleur et de franchise dans l’accent de ces paroles, que Fernand tressaillit et lui dit avec plus de douceur :

 

– Ce n’est donc pas vous qui m’avez perdu ?

 

– Ah ! fit-elle avec un élan de tendresse désespérée, perd-on ceux qu’on aime ?

 

Et elle se mit à genoux devant lui et le contempla, les yeux pleins de larmes, murmurant :

 

– Tu ne sais donc pas que j’aurais voulu te donner un trône ?

 

Il y avait tant d’amour, d’abnégation, de tendresse idolâtre dans ces paroles, que le jeune homme en fut touché et la releva.

 

– Je le sens bien, dit-il, il est impossible que vous ayez voulu me perdre, puisque vous prétendez m’aimer… Mais alors expliquez-moi… Parlez…

 

– Fernand, Fernand ! dit-elle en lui prenant les mains, voulez-vous m’écouter ?

 

– Oui, je vous écoute.

 

– Pardonnez-moi, continua-t-elle humblement, pardonnez-moi si je vous dis que je vous aime, moi qui suis indigne d’être aimée de vous, moi qui ne suis qu’une pauvre fille perdue ; mais, pour que vous compreniez ma conduite, il faut bien que je vous l’avoue.

 

Fernand regardait Baccarat ; il la trouvait si belle, qu’il songeait involontairement à ces quelques heures enivrantes qu’il avait passées dans le petit hôtel de la rue Moncey, oubliant Hermine auprès de la belle pécheresse.

 

– Écoutez, écoutez, dit-elle avec une voix brisée, je suis une indigne femme ; mais on dit que l’amour vrai purifie, qu’il rend meilleurs les méchants, et que Dieu pardonne leurs fautes à ceux qui l’éprouvent…

 

– C’est vrai, murmura Fernand, ému.

 

– Eh bien, dit-elle, moi, la Baccarat, cette femme sans cœur aux yeux de tous, je sens que je suis devenue meilleure depuis que je vous aime, et je crois que, si vous m’aimiez, je deviendrais une honnête fille.

 

Fernand courba le front et ne répondit pas.

 

– Mais, continua la pécheresse, il ne s’agit point de cela : il s’agit de vous… il faut vous sauver… écoutez-moi donc.

 

Baccarat raffermit sa voix, émue jusqu’aux larmes et reprit :

 

– La première fois que je vous ai vu, monsieur Fernand, j’étais à la fenêtre de ma sœur ; vous, à la vôtre… Vous ne m’avez pas parlé, vous ne m’avez pas regardée, peut-être même ne m’avez-vous pas vue, mais ça ne m’a point empêchée de vous aimer… de vous aimer sur-le-champ… dès la première heure… aussi ardemment qu’on peut aimer… et, depuis lors, cet amour-là a pris mon cœur, mon esprit, ma vie tout entière… Quand une femme comme moi, voyez-vous, une femme qui a fait poser des millionnaires, et pour laquelle des niais se sont cassé la tête d’un coup de pistolet, quand cette femme-là se prend à aimer !… eh bien, elle est folle, elle est furieuse !…

 

Et Baccarat s’était remise à genoux ; et Fernand écoutait et la regardait, obéissant en cela à l’orgueil de l’homme qui lui fait aimer les flatteries de l’amour, alors même qu’elles viennent de la femme qu’il n’aime pas.

 

– Pauvre femme ! murmura-t-il.

 

– Oh ! ne me plaignez pas, dit-elle avec vivacité, ne me plaignez pas, je ne l’ai point mérité ; j’ai droit à votre mépris, au contraire.

 

– Si cela est, je vous pardonne, madame.

 

– Écoutez, écoutez, reprit-elle. Un jour, ma sœur me dit que vous alliez vous marier…

 

Fernand tressaillit.

 

– Est-ce vous ?… dit-il avec hésitation, est-ce vous qui…

 

– Non, pas moi seule, fit-elle. Moi et lui.

 

– Qui, lui ? demanda Fernand.

 

– Un misérable, un monstre !… sir Williams !…

 

– Je ne le connais pas, dit le jeune homme étonné d’entendre prononcer ce nom.

 

– Vous allez voir, poursuivit Baccarat avec animation. Le jour où j’appris que vous deviez vous marier, j’étais chez ma sœur… Vous savez, nous vous saluâmes. Vous sortîtes ; j’avais ma voiture, je vous suivis.

 

Fernand fit un geste de surprise.

 

– Je vous suivis jusqu’à la rue Saint-Louis, et là, j’appris que la jeune fille que vous deviez épouser s’appelait Hermine, et son père, M. de Beaupréau…

 

« Je rentrai chez moi, livrée à mille pensées confuses, mais n’ayant point encore eu celle d’empêcher votre mariage.

 

« Je passai une nuit sans sommeil, me tordant convulsivement sur mon lit, et prononçant tout bas votre nom.

 

« Le lendemain, quand je m’éveillai, un homme m’apparut, un démon ! On le nommait sir Williams !

 

– Mais je ne connais point cet homme, murmura Fernand Rocher.

 

– Attendez !… Cet homme me dit : « Vous aimez Fernand ; moi, j’aime mademoiselle de Beaupréau. »

 

À cette révélation de Baccarat, le jeune homme pâlit et se mit à trembler.

 

– Et derrière sir Williams, continua-t-elle, un autre homme arriva : c’était M. de Beaupréau.

 

– Lui ! s’écria Fernand dont la voix tremblait d’émotion.

 

– M. de Beaupréau était amoureux de ma sœur, acheva Baccarat, dont le front rougissait de honte ; alors, je ne sais pas quel langage empoisonné il me tint, ce démon qu’on nomme sir Williams ; je ne sais pas ce qu’il me dit, comment ses paroles vertigineuses arrivèrent à me tourner la tête ; mais, une heure plus tard, j’avais vendu ma sœur Cerise à cet homme dont vous deviez épouser la fille, à la condition qu’il vous refuserait sa main.

 

Baccarat s’interrompit et se laissa aller à sangloter.

 

Fernand lui prit la main.

 

– Je vous pardonne, dit-il.

 

– Ah ! s’écria la pécheresse, ne me pardonnez point encore, je ne vous ai pas tout dit. Sir Williams me dicta une lettre, – une lettre à votre adresse, – dans laquelle je vous tutoyais comme si vous aviez été mon amant depuis longtemps et où je me moquais de votre femme future, vous rappelant que vous aviez promis de ne point me quitter, même marié…

 

– Vous avez écrit cela ? murmura Fernand, dans l’esprit duquel la lumière commençait à se faire.

 

– Oui, et j’ai remis cette lettre à M. de Beaupréau, et M. de Beaupréau l’a laissée tomber chez lui sur le tapis, le soir où vous y avez dîné ; et cette lettre a été retrouvée après votre départ, et Mlle Hermine l’a lue…

 

Cette révélation foudroya Fernand. Il comprit la froide lettre de congé écrite par Hermine.

 

Mais ce qui demeurait toujours un mystère pour lui, aussi bien que pour Baccarat, c’était ce vol des trente mille francs et ce portefeuille retrouvé dans la poche du paletot.

 

Évidemment, tout cela était l’œuvre de sir Williams, mais de sir Williams complice de M. de Beaupréau, et si Baccarat n’avait aucune preuve de cette complicité, elle en avait la conviction la plus profonde.

 

– Je vous sauverai, dit-elle à Fernand, je confondrai ces deux misérables.

 

– Ah ! dit-il, l’un est le père d’Hermine !

 

À ces mots, Baccarat courba le front, et deux larmes brûlantes tombèrent de ses joues sur les mains de Fernand.

 

– C’est vrai… murmura-t-elle, c’est elle que vous aimez !

 

Elle étouffa un nouveau soupir et reprit :

 

– C’est égal, je vous sauverai ! Je réparerai ma faute… Et si vous êtes heureux… eh bien, je souffrirai moins…

 

Fernand se souvint alors de la visite du comte de Kergaz et de ces paroles qu’il avait répétées plusieurs fois :

 

« Il faudrait voir cette Baccarat. »

 

– Écoutez, dit-il, il y a un homme qui m’a promis de me sauver, lui aussi, et cet homme voudrait vous voir… Il est venu ici avec Léon Rolland, le fiancé de votre sœur Cerise, il sortait au moment où vous êtes entrée.

 

– Son nom ? demanda Baccarat.

 

– Le comte de Kergaz.

 

– Où puis-je le voir ?

 

– Rue Culture-Sainte-Catherine, à son hôtel.

 

Baccarat prit dans ses mains la tête du jeune prisonnier et la baisa avec effusion.

 

– Dussé-je m’accuser moi-même du vol, dit-elle, je prouverai votre innocence. À nous deux, sir Williams !

 

Et, après ces mots, elle sortit la tête haute, le cœur palpitant d’une noble émotion ; on eût dit que son amour la purifiait à ses propres yeux.

 

Les révélations faites par Baccarat, jointes à celles de Fernand, jetaient sur toute cette affaire un nouveau jour ; du moins, ce fut l’opinion du préfet de police, lorsque la pécheresse fut de retour dans son cabinet. Un magistrat habitué à voir, à interroger de grands coupables, se trompe rarement dans ses investigations morales, et possède en général le grand secret des physionomies. Le préfet n’avait pas eu besoin d’examiner longtemps avec attention Baccarat, pour se convaincre de sa complète innocence, et bien qu’il n’eût point interrogé et vu l’accusé, il n’était pas éloigné de le croire également étranger au vol du portefeuille, en dépit des preuves accablantes qui s’élevaient contre lui.

 

Il n’y avait donc pas lieu, dans son esprit, à faire arrêter la jeune femme, et il se contenta de lui dire :

 

– Madame, tout ceci est très embrouillé, et je veux bien croire, puisque vous en êtes si convaincue, à l’innocence de votre protégé, comme je crois à la vôtre, en cette affaire ; j’admets même qu’il est la victime d’une horrible intrigue, dont les fils mystérieux échappent à nos investigations… Il n’en est pas moins vrai que, jusqu’à preuve contraire aux yeux de la loi, il est coupable, qu’on ne peut pas le mettre en liberté, et qu’il serait presque de mon devoir de vous faire provisoirement arrêter.

 

– Eh bien ! dit Baccarat avec insouciance, laissez-moi voir le comte de Kergaz, puisque Fernand a foi en lui, laissez-moi lui raconter ce que je sais, et je reviens me constituer prisonnière.

 

– Non, dit le préfet, c’est inutile. Seulement, ne quittez point Paris, ne vous cachez pas. Il faut vivre au grand soleil quand on est innocent.

 

Et le préfet congédia Baccarat, qui se fit conduire au grand trot rue Culture-Sainte-Catherine, où nous l’avons vue arriver au moment où M. de Kergaz disait à Léon Rolland :

 

– Nous n’aurons la clef de cette horrible intrigue qu’après avoir vu Baccarat.

 

Or, Baccarat entrait comme à point nommé, et arrachait un cri à Léon Rolland, qui courait à elle et lui disait :

 

– Cerise ! où est Cerise ? qu’avez-vous fait de Cerise ?

 

Au nom de sa sœur, la pécheresse, qui avait oublié Cerise pour ne songer qu’à Fernand, pâlit et balbutia :

 

– Elle n’est donc pas chez elle ? demanda-t-elle en tremblant.

 

– Non, depuis trois jours.

 

– Ah ! les misérables ! murmura-t-elle, ils l’ont enlevée !

 

– Mais, quels sont-ils ? De quels misérables parlez-vous, madame ? interrogea Armand de Kergaz en avançant un siège à Baccarat.

 

– Sir Williams et Beaupréau, répondit-elle à demi brisée.

 

Au nom de sir Williams, Bastien et Armand se regardèrent, et M. de Kergaz murmura en pâlissant :

 

– Tu le vois bien, j’avais deviné ! c’est Andréa !

 

Et M. de Kergaz imposa silence à Léon Rolland, qui accablait la jeune femme de questions. Il lui prit la main et lui dit :

 

– Expliquez-vous, madame, et voyez en nous des amis…

 

– Monsieur le comte, répondit Baccarat, j’aime à en mourir un homme qui est prisonnier et que je veux sauver… Je vais donc tout vous dire.

 

Et elle fit alors à M. de Kergaz le même récit qu’elle avait déjà fait au préfet de police, et quand elle eut fini, Armand, après avoir longuement réfléchi, regarda Bastien :

 

– Tout ceci, dit-il, devient clair comme le jour. Andréa, car c’est lui, – lui seul est capable de pareilles machinations, – Andréa sait que mademoiselle de Beaupréau est la fille de Kermor. Il y a eu un pacte entre lui et le chef de bureau ; tous deux sont complices du vol, s’ils ne l’ont commis eux-mêmes.

 

– Ma pauvre Cerise !… murmurait Léon en sanglotant.

 

– Jeanne ! pensait Armand, dans le cœur duquel s’élevait un ouragan de colère.

 

Mais M. de Kergaz ressemblait à ces volcans qui cachent leur lave enflammée sous une couche de neige.

 

Il avait la mort au cœur, mais pas un muscle de son visage ne tressaillit.

 

– À nous deux donc, cher frère, murmura-t-il, à nous deux ! c’est désormais une lutte sans trêve, une lutte à mort entre nous !

 

XLI

FAUX INDICES


Le comte Armand de Kergaz tenait donc enfin le fil de cette ténébreuse intrigue si habilement et si péniblement ourdie par sir Williams, dans le but d’accaparer cet immense héritage du baron Kermor de Kermarouet.

 

Mais ce premier fil n’était rien, si ce n’est la preuve morale que le baronnet avait fait enlever Jeanne et Cerise, accuser de vol Fernand Rocher, et enfermer Baccarat comme folle. Les preuves matérielles manquaient.

 

D’ailleurs, sir Williams était absent.

 

Enfin, il devenait évident que M. de Beaupréau était en tout cela son complice. Or, le comte de Kergaz avait deux partis à prendre.

 

S’adresser à l’autorité, faire arrêter à la fois sir Williams et M. de Beaupréau, compromettre ainsi, et peut-être inutilement, l’homme dont Hermine portait le nom, et n’avoir d’autre témoignage à produire que celui de Baccarat, un témoignage que l’amour de la jeune femme pour Fernand rendait suspect ; ou bien laisser provisoirement Fernand Rocher sous le poids de l’accusation, suivre sir Williams pas à pas, épier ses mouvements, ses démarches, et le forcer à se trahir lui-même.

 

En même temps essayer de retrouver Cerise et Jeanne à l’aide de sa police particulière, sans même signaler leur disparition à l’autorité.

 

La situation était difficile et pleine d’anxiété. Il fallait arracher deux femmes à leurs séducteurs et prouver l’innocence d’un homme sans pour cela dénoncer les vrais coupables.

 

L’infernal génie de sir Williams s’était si bien développé dans ce vaste plan d’attaque aux millions, qu’un homme aussi fort que lui devenait indispensable pour le déjouer.

 

Or, pour déjouer et vaincre sir Williams, il devenait dangereux, pour ne pas dire imprudent, de l’attaquer ouvertement ; il fallait user de ruse, de patience, et lui faire cette guerre occulte et sourde que la police fait aux voleurs. Sir Williams avait quitté Paris, il fallait rejoindre sir Williams.

 

Jeanne et Cerise avaient disparu ; besoin était de retrouver leurs traces.

 

Enfin, avant d’entamer la lutte avec le baronnet, il fallait savoir si réellement madame de Beaupréau et sa fille étaient bien celles que cherchait l’exécuteur testamentaire du baron Kermor de Kermarouet.

 

Pour suivre pas à pas et débrouiller cette vaste intrigue, il fallait, en un mot, employer autant de génie pour le bien que sir Williams en déployait pour le mal.

 

Baccarat se souvenait avoir, sous la dictée du baronnet, écrit à Cerise de se rendre rue Serpente, 19.

 

Évidemment, c’était déjà là un indice, et avant toutes choses, M. de Kergaz jugea utile de faire surveiller cette maison.

 

Il s’y rendit donc vers le soir, en examina attentivement les murs délabrés, les persiennes demi-closes, la porte bâtarde, qui paraissait ne s’ouvrir qu’à de longs intervalles.

 

Cerise s’y trouvait-elle ?

 

Deux agents du comte passèrent la nuit en sentinelle dans la rue ; nul ne sortit de la maison, nul n’y entra. Les voisins, adroitement questionnés, répondirent que le dernier propriétaire, qui se nommait Coquelet, était absent depuis deux jours, ainsi que sa femme.

 

En même temps, M. de Kergaz apprit que M. de Beaupréau avait quitté Paris pour rejoindre sa femme et sa fille parties pour la Bretagne.

 

Ce départ du chef de bureau coïncidait avec celui de sir Williams.

 

Il était à présumer que le baronnet allait faire sa cour à Hermine et demander sa main.

 

Mais, en admettant cette hypothèse, où était Jeanne ?

 

Or, Armand était homme, c’est-à-dire que si grande que fût son abnégation de lui-même, il ne pouvait que reléguer au second plan Fernand, Cerise, Hermine, et tous ceux qu’enveloppait l’astuce criminelle de sir Williams. Ce qu’il voulait, ce qu’il fallait faire avant tout, c’était retrouver Jeanne… C’était la venger si elle avait eu le sort de Marthe.

 

Cependant, si le baronnet sir Williams avait quitté Paris, il n’était point probable qu’il eût emmené en même temps Jeanne et Cerise et qu’il n’eût laissé personne chargé de le représenter ; car il était évident qu’il n’était pas le seul à conduire cette vaste intrigue, et que s’il était la tête qui pense, bien certainement il avait à sa disposition des bras pour exécuter.

 

Armand comprit donc qu’il était nécessaire, avant tout, de soustraire Baccarat à toute poursuite, et il la garda chez lui, avec la défense expresse de sortir.

 

Enfin, Léon Rolland eut ordre de ne plus venir à l’hôtel que le soir, en passant par la rue des Lions-Saint-Paul et entrant par les jardins, au lieu de pénétrer par la porte cochère. Il ne fallait point éveiller l’attention de l’ennemi, il fallait le laisser poursuivre tranquillement son œuvre et ne pas le mettre sur ses gardes…

 

Mais tandis que M. de Kergaz s’apprêtait à cette lutte sourde et terrible, l’éveil était donné aux gens de sir Williams par l’évasion de Baccarat.

 

Ainsi que l’avait prévu la courtisane, l’infirmière qui couchait auprès d’elle ne s’était aperçue de rien, le soir en rentrant, et, croyant Fanny partie et sa maîtresse endormie, elle s’était mise au lit à son tour.

 

Mais, le lendemain, elle avait été éveillée par des gémissements étouffés qui paraissaient s’échapper du fond de l’appartement. Elle était donc entrée dans la chambre de Baccarat, avait écarté les rideaux, soulevé les couvertures… et découvert le traversin !

 

Les gémissements se faisaient toujours entendre ; l’infirmière avait couru alors à la porte du cabinet de toilette et avait essayé de l’ouvrir…

 

Cette porte, on s’en souvient, Baccarat l’avait fermée à double tour, emportant la clef.

 

L’infirmière appela à son aide, on accourut ; la porte fut enfoncée et l’on trouva dans le cabinet la malheureuse soubrette liée, bâillonnée et à demi étouffée.

 

Elle raconta alors que, dans un accès de fureur folle, – car Fanny, malgré son émoi, n’était pas femme à trahir le secret de sir Williams et à convenir que la folie de sa maîtresse n’existait pas, – Baccarat l’avait renversée, foulée aux pieds, étranglée à moitié, et qu’alors elle avait perdu la tête et s’était évanouie.

 

Quand il eut été bien constaté que Baccarat s’était évadée la veille en prenant les habits de sa femme de chambre, Fanny exprima le désir de prévenir sir Williams avant qu’aucune recherche fût faite ; et comme ce désir paraissait fort naturel, on la laissa partir et courir rue Beaujon.

 

Mais le baronnet sir Williams était parti la veille au soir, et Fanny trouva en son lieu et place Colar, déguisé en intendant.

 

En apprenant l’évasion de Baccarat, le lieutenant du baronnet bondit comme s’il eût été mordu par un reptile.

 

– Sangdieu ! s’écria-t-il, si Baccarat trouve Léon, nous sommes propres ! Avant trois jours, nous sommes tous pincés, et je retourne au bagne. Il faut supprimer Léon.

 

Colar songea alors à écrire à sir Williams pour l’engager à revenir sur-le-champ. Mais il hésita. Rappeler le baronnet, n’était-ce point retarder le mariage et le gain des douze millions.

 

Colar renonça donc à ce parti extrême, mais il se rendit tout de suite à l’atelier de M. Gros, l’ébéniste de la rue Chapon, où, on le sait, il s’était fait admettre comme ouvrier aux pièces, moyen à l’aide duquel il s’était lié avec Léon Rolland.

 

À la vue du faux ouvrier qu’on n’avait pas aperçu à l’atelier depuis plusieurs jours, le brave maître ébéniste ne put s’empêcher de lui dire :

 

– Tu es donc devenu millionnaire, Colar ?

 

– Vous voulez rire, patron, dit celui-ci ; si j’étais millionnaire, je m’établirais.

 

– C’est donc pour cela que tu ne fais rien n’étant qu’ouvrier ?

 

– J’ai été malade ces temps derniers ; et puis… j’étais un peu bu.

 

– Reviens-tu travailler, au moins ?

 

– Pas aujourd’hui, patron. Je venais pour voir votre contre-maître, Léon Rolland.

 

– Ah ! dit M. Gros, le pauvre garçon a une plus rude besogne que le travail depuis trois jours.

 

– Qu’est-ce qu’il a donc, patron ?

 

– C’est toute une histoire… Sa promise l’a quitté… ou on l’a enlevée… ou elle s’est périe… il ne sait pas au juste. Mais enfin, elle a disparu.

 

– Vrai ! s’écria Colar avec une émotion subite…

 

– Voici trois jours qu’il est quasiment comme un fou…

 

– Il faut que je le voie, dit Colar. Où le trouverai-je ?

 

– Il est venu ici ce matin, répondit un ouvrier ; faut croire qu’il reviendra ce soir encore. Il s’imagine toujours que sa promise lui écrira et qu’elle adressera sa lettre ici.

 

Colar, n’ayant point trouvé Léon Rolland chez l’ébéniste, alla rôder aux environs de la rue Bourbon-Villeneuve, pensant bien qu’il finirait par le rencontrer.

 

Léon, en effet, sortait de chez sa mère vers quatre ou cinq heures de l’après-midi, lorsqu’il se trouva face à face avec Colar.

 

Il alla à lui et lui serra la main :

 

– Bonjour, mon vieux, lui dit-il avec tristesse, comment vas-tu ?

 

– Mal, dit Colar, j’ai le cœur gros.

 

– Tu as le cœur gros, toi ?

 

– Oui, parce que, après tout, je suis bon enfant, et que le chagrin des amis, c’est mon chagrin à moi.

 

Léon Rolland tressaillit et regarda attentivement Colar.

 

– Oui, dit celui-ci, je sais tout.

 

– Tu sais tout ? Tu sais…

 

– Que la petite est partie, oui.

 

– Partie ? Oh ! non, on me l’a enlevée.

 

– Allons donc ! fit Colar, est-ce qu’on enlève les filles de dix-huit ans, en plein Paris ?

 

– Colar, murmura l’ouvrier d’un ton sévère, Cerise était une honnête fille.

 

– Je ne dis pas non, mais…

 

– Nom d’une pipe ! s’écria Léon, oserais-tu dire le contraire ?

 

– Moi, non, murmura Colar avec tristesse ; seulement, je sais ce que je dis…

 

L’ébéniste lui secoua vivement le bras :

 

– Que dis-tu donc alors ? fit-il avec colère. Tu oublies que Cerise sera ma femme !

 

– Même enlevée ?

 

– Oh ! murmura Léon, je me vengerai va ! ou plutôt M. le comte me vengera.

 

À son tour, Colar tressaillit.

 

– De qui parles-tu ? demanda-t-il.

 

– De mon protecteur, le comte de Kergaz.

 

– Je ne le connais pas… dit froidement Colar, qui, cependant, était en proie à une émotion terrible.

 

– Maintenant, poursuivit Léon, nous savons qui a fait le coup.

 

– Comment, vous savez ?…

 

– Oui, c’est un faux Anglais… sir Williams.

 

Colar fit des efforts surhumains pour cacher son trouble à ces derniers mots :

 

– Nous sommes pincés, pensa-t-il ; les millions sont perdus !

 

Mais Colar n’était pas homme à perdre la tête ; il se domina complètement en deux secondes, et n’eut plus qu’un désir, qu’une préoccupation tenace : se débarrasser de Léon.

 

– Ce sera toujours un de moins, pensa-t-il.

 

– Léon, dit-il, je viens de chez le patron.

 

– T’es-tu remis au travail ?

 

– Non, j’allais pour te voir. Je voulais te parler de la petite.

 

– Tu voulais m’en parler, toi ?

 

– Oui, mais comme c’est une histoire, entrons quelque part.

 

Colar entraîna Léon Rolland dans un petit café, au coin de la rue de la Lune, rechercha du regard une table isolée et s’y assit avec son compagnon, demandant un verre de vin.

 

– Écoute, vieux, dit-il alors, je suis ton ami, parce que tu es bon enfant et que tu me plais…

 

– Toi aussi ! dit Léon.

 

– Ça fait que je ne voudrais pas que tu fisses des bêtises, moi.

 

– Mais de quelles bêtises parles-tu ?

 

– Suffit, je m’entends, fit Colar d’un air mystérieux.

 

– Colar, s’écria l’ouvrier, si tu sais quelque chose sur Cerise, dis-le-moi.

 

– Je ne sais rien, dit Colar ; seulement je l’ai vue.

 

– Tu l’as vue, toi ? tu l’as vue ?

 

– Oui, mon vieux.

 

Léon jeta un cri de joie :

 

– Mais où ? mais quand ? demanda-t-il avec anxiété.

 

– Je l’ai vue hier, à Bougival.

 

– Hier, dis-tu ? à Bougival ?… mais avec qui ? comment l’as-tu vue ?

 

– Elle était dans une voiture fermée, une voiture à deux chevaux…

 

– Mais avec qui ? avec qui ? demanda Léon, dont les tempes se baignaient de sueur.

 

Colar parut hésiter.

 

– Mais parle donc ! fit Léon, parle donc !

 

– Avec un jeune homme, murmura Colar, un jeune homme brun, mis comme un prince…

 

– Mais, s’écria le malheureux ouvrier, cela n’est pas possible !… Elle se débattait, alors, elle appelait au secours, n’est-ce pas ?

 

– Pauvre vieux ! dit Colar avec compassion, comme tu ne connais pas les femmes… Elle était bien tranquille, au contraire : le jeune homme lui parlait, et elle souriait…

 

– Colar ! Colar ! s’écria Léon Rolland, tu t’es trompé ou tu mens, ce n’était pas Cerise.

 

– Allons donc ! je l’ai bien reconnue, moi.

 

– Mais où allait cette voiture ?

 

– Elle a monté le vallon.

 

– Et puis ?

 

– Ah ! dame, je ne l’ai pas suivie.

 

– Colar, dit Léon en serrant la main de l’ouvrier avec force, tu vas venir avec moi, n’est-ce pas ?

 

– Où veux-tu aller ?

 

– À Bougival ; je veux retrouver Cerise.

 

– Mais, dit Colar, il est presque nuit… c’est trop tard.

 

– Nous y coucherons, dit Léon.

 

Colar parut réfléchir.

 

– Au fait, dit-il, allons-y, j’ai mon idée ; mais, dans une heure, j’ai une course à faire.

 

Colar avait besoin de préparer le piège où Léon Rolland allait tomber.

 

Et il ajoutait comme après réflexion :

 

– Veux-tu être ici dans une heure, ou m’y attendre ?

 

– Je t’y attendrai ! dit Léon, dont le visage était pâle et qui tremblait de tous ses membres.

 

Et Léon ne songea point à courir chez M. de Kergaz et à lui faire part des révélations de Colar ; démarche toute naturelle cependant, et qui semblait lui devoir être impérieusement dictée par le respect et la confiance qu’il avait pour Armand.

 

Mais Léon était trop ému pour songer à autre chose qu’à Cerise.

 

À Cerise, que Colar avait rencontrée avec un jeune homme dans une voiture fermée. Et l’honnête ouvrier, en songeant à tout cela, crispait ses poings et se sentait de force à assassiner un géant.

 

Colar partit. L’heure que dura son absence parut mortelle à Léon ; ce fut une heure d’angoisse et d’attente.

 

Cependant, la pensée lui vint de prévenir Armand par un mot, et il lui écrivit au crayon ces deux lignes :

 

« Monsieur le comte,

 

« Un ouvrier de mon atelier a vu Cerise à Bougival ; je pars avec lui pour la chercher. »

 

Et Léon sortit sur le pas de la porte pour appeler un commissionnaire et lui donner sa lettre à porter.

 

Un homme en blouse passait en ce moment, fredonnant entre ses dents.

 

– Guignon ! dit Léon qui reconnut son ami.

 

– Moi-même, répondit l’ouvrier. Tu es donc par ici ?

 

Guignon connaissait le malheur qui frappait son ami ; il avait reçu la confidence de son désespoir, de ses vaines recherches et de cette mystérieuse alliance qu’il avait faite avec M. de Kergaz.

 

– On a vu Cerise, lui dit-il vivement.

 

– On l’a vue ? où ça ?

 

– À Bougival, mon ami.

 

– Qui l’a vue ?

 

– Colar.

 

Ce nom de Colar produisit une impression d’étrange dégoût sur Guignon.

 

– Méfie-toi ! dit-il. Colar m’a l’air d’une canaille.

 

– Tu as tort, c’est un bon enfant.

 

– Possible ! mais je crois à ce que je dis : il n’a pas l’œil franc.

 

– C’est égal, dit Léon, je vais aller avec lui à Bougival ; nous chercherons ensemble.

 

– Quand y vas-tu ?

 

– Je l’attends ici pour partir. Tiens ! puisque te voilà, veux-tu me porter une lettre au comte, rue Culture ?

 

– Avec plaisir, mon vieux.

 

– Je le préviens que je vais avec Colar à la recherche de Cerise.

 

Guignon fronça le sourcil.

 

– Veux-tu que je te donne un conseil ?

 

– Parle, dit Léon.

 

– Eh bien ! ne va pas avec Colar.

 

– Mais il a vu Cerise ?

 

– C’est possible. Mais cependant…

 

– Tu es bête, dit l’ouvrier. Colar est un honnête garçon qui est mon ami vrai.

 

– C’est possible encore, grommela Guignon, mais j’ai mes idées, moi.

 

Et Guignon prit la main de l’ébéniste et ajouta :

 

– Moi aussi, je suis ton ami.

 

– Je le sais, répondit Léon.

 

– Eh bien ! si je te demande de faire quelque chose pour moi, le feras-tu ?

 

– Oui. De quoi s’agit-il ?

 

– Colar t’a donné rendez-vous ici ?

 

– Oui, dans une heure. Il avait affaire.

 

– Lui as-tu dit que tu allais écrire à M. le comte ?

 

– Non, dit Léon Rolland.

 

– Eh bien ! promets-moi de ne pas le lui dire, acheva Guignon en mettant lestement la lettre dans sa poche. J’ai mon idée.

 

– Soit, dit Léon, je ne lui en parlerai pas. Mais à quoi bon ?

 

– J’ai dans l’idée, murmura Guignon, que cela te portera bonheur.

 

Et il serra la main de l’ébéniste et s’en alla en courant rue Culture-Sainte-Catherine, à l’hôtel Kergaz.

 

Armand s’apprêtait à sortir.

 

Guignon lui remit la lettre de Rolland ; il la parcourut et parut étonné.

 

– Qu’est-ce que ce Colar ? demanda-t-il.

 

– Léon le croit un bon diable, répondit Guignon, mais moi je suis bien sûr que c’est une canaille.

 

– Oh ! oh ! pensa M. de Kergaz, à qui vint un soupçon ; serions-nous prévenus et serait-ce un piège ?

 

Il envoya chercher un fiacre, car c’était à ce véhicule que le comte avait recours lorsqu’il voulait garder l’incognito ; il y fit monter Guignon avec lui et lui dit :

 

– Allons rue de la Lune ; je veux voir de près cet homme.

 

Guignon avait couru pour aller chez le comte de Kergaz ; celui-ci était parti sur-le-champ, et cependant ils arrivèrent trop tard.

 

Déjà Léon et Colar avaient quitté le petit café.

 

Colar, en se séparant de l’ébéniste, était allé dans la rue Saint-Denis, à l’angle de la rue Guérin-Boisseau, l’une des plus fangeuses de Paris, et il avait sifflé d’une façon particulière.

 

Au coup de sifflet, une fenêtre s’était ouverte au quatrième étage, puis refermée après avoir laissé tomber ces mots :

 

– On y va !

 

Et, en effet, un homme était descendu dans la rue, et avait salué Colar avec le respect d’un soldat pour son capitaine.

 

Cet homme n’était autre que le saltimbanque Nicolo, encore vêtu de ses habits de tréteaux, et coiffé d’un kolback surmonté d’une immense plume jaune.

 

– Allons ! lui dit Colar, il ne faut pas flâner aujourd’hui… Va me quitter tout ça, et habille-toi comme tout le monde.

 

– Nous avons donc de la besogne ?

 

– Oui, c’est pour ce soir…

 

– Ah ! j’y suis, le grand dadais du restaurant de Belleville, celui qui faisait le panier à trois anses avec toutes ces femmes ?

 

– C’est celui-là même.

 

– Eh bien ? demanda Nicolo.

 

– Mais, dit froidement Colar, je serais assez d’avis de le noyer… C’est une mort comme une autre, et puis ça ne fait pas de bruit. Et comme notre homme est au désespoir, on croira qu’il s’est suicidé.

 

– Bonne affaire ! dit Nicolo, si le capitaine y met le prix.

 

– Vingt-cinq louis, dit Colar.

 

– Mettez quelque chose de plus, murmura humblement Nicolo, et je l’étrangle avant de le noyer : il ne souffrira pas.

 

Colar haussa les épaules :

 

– Cela m’est bien égal ! dit-il.

 

Nicolo remonta chez lui et redescendit, quelques minutes après, complètement métamorphosé de saltimbanque en paysan des environs de Paris : blouse bleue un peu longue, sabots garnis de paille, casquette ronde sans visière, et grosse chemise de toile rousse.

 

Colar, qui était un peu fier, bien qu’il fût vêtu avec une élégance de mauvais goût, prit le bras de Nicolo, et ils remontèrent la rue Saint-Denis à petits pas, causant à voix basse, et, un peu avant d’arriver à la rue de la Lune, ils se séparèrent.

 

Nicolo gagna le boulevard ; Colar rejoignit Léon au petit café.

 

L’ébéniste, surtout depuis le départ de Guignon, avait compté les minutes avec la plus vive impatience.

 

Six heures sonnaient au moment où Colar entra.

 

– Allons, dit celui-ci, dépêchons-nous. Il fera nuit comme dans un four avant une heure ; le ciel est noir comme la fenêtre du diable.

 

Et Colar entraîna Léon Rolland, dont la perte était résolue.

 

XLII

ROCAMBOLE


Léon Rolland suivait donc Colar sans défiance et tout entier à ses pensées.

 

Il allait donc peut-être revoir Cerise.

 

Mais où et dans quelles terribles circonstances ?

 

Les poings de l’ouvrier se fermaient avec colère, et il éprouvait comme une sorte de folie curieuse en songeant que peut-être Cerise n’était plus digne de son amour.

 

Colar le fit monter dans un fiacre qui stationnait sur le boulevard à la hauteur de la rue Mazagran, fiacre attelé de deux chevaux plus vigoureux que ne sont d’ordinaire ceux des voitures de place, et que Cerise aurait reconnu sans doute pour ce grand fiacre jaune qui l’avait enlevée de la rue Serpente et transportée à Bougival.

 

– Cocher, dit Colar, tu vas nous conduire à Bougival en une heure et demie. On payera bien.

 

Et Léon étant monté avec lui, Colar referma la portière, et le fiacre jaune partit au grand trot tout le long du boulevard, puis il monta l’avenue des Champs-Élysées ; le rond-point de la barrière de l’Étoile une fois atteint, il fila comme une flèche entre Neuilly et le bois, alla un train de prince en montant la côte de Courbevoie, et traversa Nanterre sans s’arrêter.

 

Certes, Léon Rolland aurait dû s’apercevoir de cette célérité inusitée et remarquer que Colar était devenu bien silencieux ; mais il était tout entier à ses préoccupations, et il se croyait déjà face à face avec cet homme inconnu et abhorré à la fois qui lui avait ravi Cerise.

 

Cependant, un esprit moins crédule et plus perspicace aurait rapproché plusieurs circonstances les unes des autres, et il se serait, par conséquent, tenu sur ses gardes au lieu de s’abandonner aveuglément à Colar.

 

Ainsi tout autre que Léon se fût souvenu du récit de Baccarat, récit d’après lequel, si Cerise avait réellement été enlevée, elle aurait dû l’être par M. de Beaupréau, par conséquent par un vieillard, et non un jeune homme, ainsi que l’avait dit Colar.

 

En second lieu, comment admettre que Cerise tombée dans un piège, Cerise qui la veille aimait son fiancé, avait si philosophiquement pris son parti et s’était consolée à ce point de sourire aux paroles de son ravisseur, en tête-à-tête avec lui, dans une voiture fermée ?

 

Mais l’honnête ouvrier ne fit aucune de ces réflexions ; il ne songea qu’à une chose : arriver, trouver Cerise, l’arracher aux mains de qui elle était tombée.

 

Cependant il fit cette observation :

 

– Voici qu’il est nuit… Comment ferons-nous ?

 

– La nuit, répondit Colar, on y voit moins que le jour, c’est vrai ; mais on a l’esprit plus ouvert, on devine… D’ailleurs, en y allant le soir, j’ai mon idée.

 

– Ah ! fit Léon, quelle est-elle ?

 

– Il y a un cabaret, à Bougival, sur la chaussée, de l’autre côté de la machine en allant à Port-Marly ; il y a un cabaret, dis-je, où vont les domestiques des châteaux voisins, avec quelques paysans des environs. Nous entendrons peut-être jaser, nous saurons bien des choses, même sans avoir fait une question.

 

– Bien, très bien, murmura Léon ; est-ce loin encore ?

 

– Non, nous voici hors de Rueil ; il nous faut dix ou quinze minutes encore…

 

Le fiacre jaune continua de rouler, et Colar retomba dans son mutisme, laissant son compagnon livré à une anxieuse rêverie. Enfin on atteignit la chaussée, sur le pavé de laquelle le fiacre roula avec fracas ; puis, à quelque distance de la célèbre machine de Marly, sur un signe de Colar, le cocher arrêta net ses chevaux.

 

– On n’arrive pas en voiture au cabaret, dit Colar à Léon.

 

Ils descendirent. Léon prit le bras de son guide, et le fiacre tourna et repartit.

 

Si l’ébéniste eût été moins préoccupé, il aurait remarqué encore que la course du fiacre, n’était point payée et que le cocher ne la réclamait point.

 

Le cabaret indiqué par Colar était une maison isolée, la dernière du pays, bâtie au bord de l’eau, à cent mètres en aval de la machine.

 

Rien de chétif et de sinistre à la fois comme son aspect extérieur ; bâtie en pisé, en vieux matériaux provenant de démolitions, elle était couverte d’une couche de peinture rougeâtre, sur le fond de laquelle se détachait en blanc, au-dessus de la porte, l’inscription suivante :

 

Au rendez-vous des Ussards de la garde, on sert à boire et à manger. Tenu par le débardeur.

 

On se demandait tout de suite quel était ce débardeur.

 

Le débardeur était une femme, une vieille grondeuse et acariâtre, à moitié homme, ayant une grosse voix enrouée, portant des sabots et un manteau de caoutchouc en tout temps.

 

Elle était seule avec un bambin de douze ans, malicieux et insolent, déjà corrompu, et qu’on surnommait Rocambole.

 

Rocambole était un enfant trouvé ; un soir, il était entré dans le cabaret, s’était fait servir à boire et à manger, puis avait voulu s’en aller sans payer. La vieille l’avait pris au collet, une lutte s’était engagée, et, s’armant d’un couteau, Rocambole allait tuer la cabaretière sans plus de façon, lorsqu’il se ravisa :

 

– La mère, dit-il, tu vois que je suis une pratique finie et que je pourrais te refroidir et emporter ton magot. D’ici à demain, personne n’en saurait rien. Mais tu n’as peut-être pas vingt francs dans ton comptoir, et je préfère m’associer avec toi.

 

Et comme la vieille, toute tremblante encore, regardait avec stupeur cet effronté, il poursuivit avec un grand calme :

 

– J’ai déjà eu des affaires avec la rousse, la correctionnelle m’a pincé. Tel que tu me vois je sors de la colonie pénitentiaire, ou plutôt j’ai filé… Ça m’est égal d’être repincé, vu que je n’ai pas le sou ; mais tu ferais une bonne affaire de me prendre. Tu es seule et tu es vieille ; quoique voleuse, tu ne vaux pas cher à l’ouvrage, et je te donnerais un bon coup de main, moi.

 

Ce langage, d’une cynique franchise, plut à la cabaretière ; elle adopta Rocambole, qui devint un associé réellement fidèle et l’appela maman avec une sorte de tendresse égrillarde.

 

En l’absence de la vieille, et elle s’absentait souvent, sans que, dans le pays, on eût jamais su où elle allait, Rocambole tenait le débit de boisson, allumait la pratique en trinquant avec elle, et se laissait aller à la fouiller et à la dévaliser quand cette dernière roulait ivre-morte sous la table.

 

Or, la cabaretière n’était autre que la veuve Fipart, la maîtresse du saltimbanque Nicolo, l’horrible vieille à qui Colar avait confié Cerise dans la maisonnette du vallon.

 

Lorsque Colar et Léon Rolland arrivèrent, le cabaret était désert, du moins la salle principale, celle où l’on voyait des bancs entourant des tables carrées couvertes d’une toile cirée graisseuse, un comptoir d’étain surchargé de pots, une sorte d’étagère au-dessus du comptoir, où l’on voyait rangées en ordre symétrique bon nombre de bouteilles entamées et portant diverses étiquettes telles que : parfait amour, crème des amants heureux, ratafia des Indes, élixir de la Chartreuse verte (sic), et quelques autres dénominations non moins pompeuses.

 

Au comptoir trônait Rocambole, qui lisait une pièce de comédie, tandis que la veuve Fipart sommeillait sur une chaise, au coin du feu.

 

Une chandelle, placée dans un chandelier de fer battu, éclairait à elle seule ce bouge aux murs noircis, sur lesquels se détachaient çà et là une bataille d’Austerlitz d’un rouge vif, un Poniatowski violet et un Juif errant bleu de ciel, coiffé d’un chapeau jaune.

 

– Hé ! la mère, dit Colar en entrant et en frappant du poing sur la table placée près de la porte, y aurait-il moyen de boire un coup chez vous ?

 

– Entrez les amis, dit Rocambole du haut de son comptoir et sans interrompre sa lecture.

 

La veuve Fipart s’éveilla en sursaut et en maugréant.

 

– Rocambole ! hé ! Rocambole, sers donc ces messieurs.

 

Mais en se frottant les yeux, elle reconnut Colar et changea subitement de ton.

 

– Ah ! c’est vous, monsieur Colar, dit-elle ; donnez-vous la peine d’entrer… Depuis le temps qu’on ne vous a vu…

 

Colar et la vieille avaient déjà échangé un signe mystérieux.

 

– Et votre petite dame ? demanda la cabaretière en adoucissant jusqu’au fausset son horrible voix enrouée.

 

– Elle va bien, maman, cria Rocambole, elle va bien, l’épouse de m’sieu Colar, ricana le drôle.

 

– Tu es donc marié ? demanda naïvement Léon à l’oreille de son guide.

 

– Oui, à l’arrondissement où le divorce est permis.

 

– Est-ce que vous avez divorcé, m’sieu Colar ? demanda Rocambole en goguenardant.

 

– Avec madame mon épouse, oui, jeune drôle ! répondit Colar en prenant le bambin par l’oreille.

 

– Bon ! ça tombe bien, moi qui cherche une femme. Ne pourriez-vous pas me recommander ?

 

– Tais-toi, blanc-bec ! dit Colar ; puis s’adressant à la vieille : – Donne-nous le cabinet vert, maman ?

 

– Peux pas, m’sieu Colar.

 

– Pourquoi cela, maman ?

 

– Parce qu’il est retenu pour sept heures.

 

– Et par qui ?

 

– Par des gens bien comme il faut, fit la vieille en se redressant : un cocher et un valet de chambre de la haute.

 

– Peste ! murmura Colar, donnant un coup de coude significatif à Léon Rolland. Eh bien ! la mère, donne-nous le cabinet jaune.

 

– Rocambole, dit la veuve Fipart d’un ton majestueux, conduisez ces messieurs au cabinet de société qui reste libre, et prenez leurs ordres.

 

– Voilà, voillà, voilllà ! accentua graduellement le jeune vaurien.

 

Et il s’arma de la chandelle de suif, et précéda Colar et Léon sur les marches d’un petit escalier tournant en bois et qui conduisait au premier et unique étage de la maison.

 

Ce premier étage était divisé en trois pièces : une grande, qui était l’appartement particulier de madame veuve Fipart et de son époux illégitime le saltimbanque Nicolo ; – et deux petites, deux affreux taudis qui prenaient le nom pompeux de cabinets dans la bouche de la veuve, et qui étaient séparés l’un de l’autre par une cloison assez mince.

 

Rocambole ouvrit avec fracas la porte du cabinet jaune dont tout l’ameublement se composait d’une table et de quatre chaises accompagnées de lithographies ornant les murs, et représentant les quatre saisons.

 

Le cabinet jaune possédait l’Automne et l’Été, – le cabinet vert était agrémenté de l’Hiver et du Printemps.

 

Colar et Léon s’assirent.

 

– Que faut-il servir à ces messieurs ? demanda le jeune vaurien.

 

– Du vin à quinze la bouteille.

 

– Baoum ! répondit Rocambole, qui avait consommé au café de la Rotonde, au Palais-Royal, et retenu ce cri d’un garçon fameux. Après ?

 

– Donne-nous du fromage…

 

– Et puis ? interrompit Rocambole.

 

– Du gruyère, acheva paisiblement Colar.

 

– Comme en revenant d’un enterrement, murmura Rocambole en redescendant à cheval sur la rampe.

 

Léon, malgré ses préoccupations, n’avait pas laissé que de remarquer et de trouver un peu étrange la familiarité de Colar dans le cabaret, et le ton à demi respectueux qu’employait avec lui la veuve Fipart.

 

– Tu viens donc souvent ici ? dit-il.

 

– Plus maintenant, répondit Colar.

 

– Mais tu y venais autrefois ?

 

– Souvent, très souvent, avec ma femme du treizième. La maison n’a pas d’apparence, c’est vrai, mais elle est bonne…

 

– Et tu crois qu’ici nous pourrons savoir quelque chose ?

 

– Je donnerais ma tête à couper que les domestiques qui vont venir souper dans ce cabinet à côté doivent connaître le jeune homme à la voiture.

 

Léon crispa ses poings avec colère.

 

– Oh ! si je le tiens jamais !… dit-il.

 

Rocambole remonta, portant deux bouteilles sous son bras, un pain et une large tranche de fromage dans ses deux mains.

 

Colar poussa le coude à Léon d’une façon qui voulait dire : « Laisse-moi faire et questionner l’enfant. »

 

Puis il dit à Rocambole en clignant de l’œil.

 

– Dis donc, jeune môme, peut-on te proposer deux roues de derrière ?

 

– Pour quoi faire, m’sieu Colar ?

 

– Ah ! voilà, dit Colar, faut être fin…

 

– Je suis d’ambre, moi.

 

– Et ne pas flouer son ami… en lui contant des bêtises en place de la vérité, poursuivit Colar.

 

– Bon ! dit Rocambole, je suis franc comme l’or, moâ.

 

Et Rocambole s’assit.

 

– Est-ce qu’il n’y a rien de neuf, par ici ? demanda Colar.

 

– De neuf ! Rien, répliqua Rocambole.

 

– Il n’y a pas de nouveaux bourgeois dans les environs ?

 

– Non… je ne crois pas… Ah ! si fait, un jeune homme… comme qui dirait un Anglais millionnaire…

 

Léon tressaillit et songea à ce sir Williams, dont avait tant parlé Baccarat.

 

– Et où demeure-t-il, cet Anglais ?

 

– Il a acheté ce château qui est sur la hauteur.

 

– Est-il marié ? est-il seul ?

 

– Je ne sais pas, dit naïvement Rocambole.

 

– Comment est-il ?

 

– Jeune, environ trente ans ; brun, avec de petites moustaches noires.

 

– C’est cela, dit Colar, c’est bien cela.

 

– Rocambole ! appela la voix criarde et enrouée de la veuve Fipart, Rocambole !

 

– On y va, maman, on y va !

 

– Viens servir ces messieurs… dépêche-toi…

 

Rocambole en resta là de ses confidences, dégringola de nouveau l’escalier, et Léon entendit des pas et des voix retentir au rez-de-chaussée du cabaret.

 

– Tu le vois, dit-il à Colar avec une sorte de découragement, l’enfant ne sait rien…

 

– Ou ne veut rien dire.

 

– Tu crois ?

 

Colar fit un signe de tête affirmatif et posa en même temps un doigt sur ses lèvres, pour lui recommander le silence.

 

Les deux convives qui avaient retenu le cabinet vert montaient l’escalier. Colar entr’ouvrit la porte, et jeta au dehors un rapide coup d’œil.

 

Rocambole, une chandelle à la main, montait le premier ; Colar vit apparaître deux hommes, dont l’un était jeune et pouvait avoir vingt-sept ou vingt-huit ans, tandis que l’autre en paraissait avoir quarante ou cinquante ; et il échangea avec eux un rapide regard d’intelligence, puis referma la porte précipitamment et avant que Léon eût pu, comme lui, voir les nouveaux venus.

 

Ces deux hommes portaient la livrée ; mais on eût facilement reconnu en eux les deux garnements qui déjà avaient voulu faire un mauvais parti à Léon, le jour du dîner à Belleville, c’est-à-dire Nicolo et le serrurier.

 

Nicolo avait dû faire diligence pour arriver aussi promptement et embaucher le serrurier en passant ; car il avait précédé Colar au cabaret, et s’était caché dans les environs lorsque celui-ci arriva en compagnie de Léon.

 

Ce dernier entendit alors Rocambole leur dire :

 

– Ces messieurs sont ici chez eux, ils peuvent faire tout ce qui leur plaira, le bruit n’est pas défendu.

 

– Même casser les bouteilles ?

 

– En les payant, oui, m’sieu.

 

Et Rocambole s’en alla.

 

– Sais-tu, dit alors Colar bas à Léon, que c’est une maison commode, celle-ci ; on y assassinerait les gens que personne ne le saurait.

 

Léon regarda son interlocuteur avec étonnement.

 

Colar souriait d’une sorte de rire sinistre qui donnait à sa physionomie une expression étrange.

 

– Oui, poursuivit-il : supposons qu’un homme soit assassiné ici, je veux dire étranglé… la rivière est à deux pas… et les roues de la machine tournent toujours… Eh bien ! on prend l’homme déjà mort, on le porte sous la machine, une roue le saisit, le broie, et maintenant constatez donc que sa mort est le résultat d’un crime ou d’un accident… C’est difficile.

 

– En effet, balbutia Léon tout étonné de la tournure que prenait la conversation.

 

– Chut ! dit Colar, étonné…

 

Dans le cabinet vert, Nicolo disait au serrurier :

 

– Vois-tu, l’enfant, pour tortiller proprement un homme, ce n’est pas plus malin que ça… On lui prend le cou entre ses dix doigts, et puis on appuie le pouce juste sur la pomme d’Adam, tu sais ? On appuye un coup sec, bien fort… et v’là tout, l’homme est flambé !

 

– Ah ! tu crois que c’est le bon moyen ? demanda le serrurier.

 

– Je l’ai essayé plusieurs fois… Il m’a toujours réussi, répliqua froidement Nicolo.

 

On entendait à travers les fentes de la cloison ce qui se disait d’un cabinet à l’autre, comme si la cloison n’eût pas existé.

 

Léon regarda Colar et lui dit :

 

– Cet homme est donc un assassin ?

 

– Peuh ! répondit l’ancien forçat avec calme, c’est selon.

 

– Comment ! c’est selon.

 

– Se débarrasser des gens qui vous gênent n’est pas, après tout, un bien grand crime.

 

Et comme Léon stupéfait se demandait si déjà il n’était pas un peu ivre, Colar poursuivit :

 

– Ainsi toi, par exemple, supposons que tu me gênes…

 

– Moi ! s’écria l’ouvrier encore sans défiance.

 

– Histoire de causer, censément. Mais supposons toujours…

 

– Soit, dit Léon avec distraction, et songeant toujours à Cerise.

 

– Tu es, l’ami, je continue à supposer, de gens qui m’embêtent… ton comte de Kergaz, par exemple !

 

Léon tressaillit et regarda Colar avec inquiétude.

 

– Tu le connais donc ? dit-il.

 

– Oui, pour t’avoir entendu parler de lui.

 

– Eh bien ! comme le comte de Kergaz et toi vous m’embêtez… je continue à supposer…

 

Cette fois, l’ouvrier attacha sur Colar un regard plein d’anxiété ; ces paroles lui semblaient étranges.

 

– Ce qui me gêne, poursuivit Colar, toujours d’un ton léger et railleur, c’est votre connaissance… J’ai mes raisons pour cela, moi… mes vraies raisons… Eh bien ! je t’amène ici… un soir comme aujourd’hui.

 

– Colar, dit Léon ému, tu me fais là une bien singulière plaisanterie, au lieu de me parler de Cerise.

 

– Ah ! oui, dit Colar ricanant toujours, je l’oubliais un peu, ta Cerise.

 

– Je ne l’oublie pas, moi… C’est bien ici que tu l’as vue ?

 

– C’est possible…

 

– Comment ! c’est possible ?

 

Et Léon Rolland se leva à demi et enveloppa Colar d’un coup d’œil soupçonneux.

 

– Ma foi ! répliqua celui-ci avec calme, et si je t’ai amené ici, c’est que j’avais mes raisons…

 

Colar frappa à la cloison du cabinet vert et cria :

 

– Ohé ! les amis, nous tenons le pigeon, enfin, et, cette fois, ce ne sera pas comme à Belleville.

 

Et tout aussitôt Léon Rolland, stupéfait de cette exclamation subite, vit la porte s’ouvrir et Nicolo et le serrurier entrèrent, ayant aux lèvres un sourire qui était un arrêt de mort !

 

L’apparition de ces deux hommes, jointe aux sinistres paroles de Colar, produisit sur Léon Rolland l’effet de la foudre.

 

Il reconnut en eux, sur-le-champ, les deux drôles qui l’avaient insulté, et l’eussent maltraité sans l’intervention d’Armand ; il comprit que Colar était un traître, que Cerise n’était point à Bougival, et qu’il était tombé dans un guet-apens… Il devina enfin qu’il était perdu.

 

Cependant, et obéissant en cela à l’instinct puissant de la conservation, il s’arma d’un couteau qui était sur la table, et fit un saut en arrière pour faire face à ses trois ennemis.

 

Léon était un robuste garçon, grand et bien bâti ; il pouvait, à la rigueur, se défendre contre trois hommes, si ces trois hommes n’avaient pas d’autres armes que lui.

 

– Ah ! misérable ! dit-il à Colar, tu veux m’assassiner !

 

– Tu me gênes, répondit laconiquement Colar.

 

Et s’adressant à ses complices, il ajouta :

 

– Le petit veut jouer du couteau, c’est bien, on en jouera. Mais il aurait mieux valu l’étrangler ; il ne reste pas de traces, après la noyade.

 

Le cabinet jaune était une pièce large de six pieds carrés, au milieu de laquelle était la table servant aux consommateurs. La fenêtre faisait face à la porte.

 

En se réfugiant vers la fenêtre, Léon Rolland avait donc la table pour rempart entre ses agresseurs et lui.

 

Il s’adossa à la fenêtre, brandit le couteau dont il s’était armé et s’empara en même temps d’une chaise pour s’en faire un bouclier.

 

L’ouvrier, naturellement doux et timide, était devenu intrépide en présence de la mort.

 

– Approchez, leur cria-t-il, approchez ; j’en tuerai bien un au moins !

 

Colar et ses deux acolytes s’étaient bien attendus, sans doute, à cette résistance désespérée, et ils n’avaient point songé un seul instant qu’un homme de l’âge et de la taille de l’ouvrier se laisserait égorger sans crier gare ; mais ils hésitèrent cependant une minute et se prirent à le regarder comme la bête fauve mesure de l’œil la proie qu’elle va attaquer et combattre.

 

Léon faisait tournoyer son couteau au-dessus de sa tête et décrivait un moulinet effrayant.

 

– Petit, lui dit Colar, tu fais des bêtises pour rien ; tu ne t’échapperas pas, sois tranquille, et tu peux bien renoncer à ne jamais revoir Cerise. Il faut rester ici, mon ami, et se résigner à aller coucher au fond de l’eau.

 

– Au secours ! cria l’ébéniste en voulant ouvrir la croisée.

 

Mais Nicolo, avec cette adresse merveilleuse des acrobates, s’était armé d’une bouteille et l’avait jetée à la tête de Léon.

 

Léon, atteint au front, fut étourdi du coup, poussa un cri étouffé et tomba sur ses genoux, laissant échapper le couteau.

 

Alors, d’un seul bond, le saltimbanque fut sur lui et l’enlaça dans ses bras robustes.

 

– Faut-il l’étouffer ? demanda-t-il.

 

– Non, répondit Colar… il faut l’étrangler, c’est plus simple !

 

Et Colar jeta à Nicolo un foulard de soie noire qui lui servait de cravate.

 

Léon, étourdi, mais non évanoui, cependant, se débattait encore et poussait des cris étouffés. La bouteille lui avait meurtri le visage et il était inondé de sang.

 

– Allons, dépêchons ! dit Colar… Je sais bien que nous sommes tranquilles ici et qu’on ne viendra pas nous déranger ; mais c’est égal… il faut en finir.

 

Et tandis que le serrurier et Nicolo étreignaient le malheureux ouvrier dans leurs robustes bras, Colar lui passa le foulard autour du cou et se mit en devoir de l’étrangler.

 

Mais soudain une ombre apparut derrière la croisée, une ombre plus opaque encore que les ténèbres de la nuit, et la croisée vola en éclats… et une lueur se fit, rapide, sinistre, suivie d’une détonation… et Colar, frappé d’un coup de pistolet, tomba à la renverse et cessa de serrer les deux bouts du foulard.

 

Quel était donc ce secours inattendu qui arrivait à Léon Rolland et l’arrachait à une mort certaine ?

 

XLIII

LE COUP DE PISTOLET


Nous avons laissé Armand de Kergaz montant en tilbury avec Guignon, et, guidé par lui, courant rue de la Lune, dans l’espoir d’y retrouver Léon Rolland. Mais, on s’en souvient, l’ouvrier était parti. Le comte et son compagnon se regardèrent.

 

– Que faire ? demanda le premier.

 

– Monsieur le comte, répondit Guignon, j’ai le pressentiment que mon pauvre ami court un grand danger avec cet homme, peut-être un danger de mort… Ce Colar a une figure de bandit.

 

– Eh bien ! dit Armand, il faut les retrouver. Ne t’a-t-il pas dit que ce Colar allait l’emmener à Bougival ?

 

– Oui, monsieur le comte.

 

– Allons à Bougival.

 

Et Armand, qui conduisait, fouetta son cheval, un cheval de race qui marchait avec la rapidité de la foudre.

 

À cette époque, le chemin de fer de Saint-Germain n’existait point encore : il n’y avait donc, pour aller à Bougival, qu’une seule route, la route royale passant par Rueil et Port-Marly, et un seul moyen de locomotion, les voitures. Il était donc évident que si Léon Rolland était réellement entraîné vers Bougival par cet homme dont se défiait tant Guignon, il s’y rendrait par la route, à pied ou en voiture.

 

Le tilbury du comte fila comme une flèche jusqu’à la Madeleine ; mais là, Armand ralentit l’allure de son cheval, faisant cette réflexion judicieuse que celui qu’il voulait rejoindre pouvait être dans l’une des nombreuses voitures de place qui montaient la grande avenue des Champs-Élysées, et qu’alors il pourrait bien le dépasser ; tandis qu’en lui donnant le temps de dépasser Neuilly et de franchir la Seine, la route devenant à peu près déserte à partir de Courbevoie, et la présence d’un fiacre devant être assez insolite, il serait assuré de le rejoindre en rendant la main à son cheval.

 

Or, en exécutant cette manœuvre, le comte se disait en même temps :

 

– Ou Guignon se trompe et l’homme qui emmène Léon n’a aucun mauvais dessein ; et alors il a dit vrai, il a vu Cerise, et si nous retrouvons Cerise nous retrouverons Jeanne peut-être… Ou les pressentiments de Guignon sont fondés ; et alors cet homme qui en veut à Léon ne peut-être qu’un agent de sir Williams, ou plutôt de l’infâme Andréa.

 

Et, dans ce cas, pensait Armand, je le forcerai bien à parler et à me dire où est Jeanne.

 

M. de Kergaz atteignit la barrière de l’Étoile en réfléchissant ainsi, puis il rendit un peu la main à son cheval, qui allongea le trot, et dix minutes après il atteignait le pont de Neuilly.

 

Comme il le traversait, Guignon lui montra une voiture qui gravissait la montée de Courbevoie au grand trot.

 

– Si c’est un fiacre, dit-il, il va bien vite.

 

Armand retint de nouveau son cheval et il ramena sur son visage le collet de son paletot et les bouts de son cache-nez, de façon à ne pouvoir être reconnu.

 

En même temps, Guignon enfonçait sa casquette sur ses yeux et passait par-dessus sa blouse la longue redingote du groom d’Armand, posée en travers sur le siège de derrière.

 

Cela fait, le comte pressa son cheval, atteignit le fiacre et le dépassa.

 

Il était à peu près nuit alors, mais Armand eut le temps d’envelopper d’un coup d’œil ce singulier fiacre jaune, que traînaient deux vigoureux chevaux, et de jeter un regard furtif à travers les glaces des portières. La lumière des lanternes se projetait au dedans, et Guignon dit vivement au comte :

 

– Les voilà ! c’est bien eux !

 

Armand reconnut Léon, et puis, tout à coup, il tressaillit.

 

– L’homme de la barrière ! murmura-t-il en envisageant Colar et en reconnaissant en lui le personnage qu’il avait surpris donnant ses instructions à Nicolo et au serrurier, le jour où ceux-ci insultèrent Léon Rolland, à Belleville.

 

Puis un lointain souvenir lui vint :

 

– J’ai vu cet homme-là ailleurs encore, se dit-il.

 

Et il fouetta son cheval, qui fila rapide comme la foudre, atteignit Nanterre dix minutes avant le fiacre jaune, et rangea son tilbury dans une ruelle sombre, aux environs de la route, de façon à n’éveiller aucun soupçon dans l’esprit de Colar, lequel, du reste, n’avait pu le reconnaître, car on n’apercevait qu’imparfaitement son visage. En outre, les fanaux du tilbury, suspendus au para-crotte, n’éclairaient point en arrière et laissaient dans l’ombre la caisse du véhicule.

 

Et puis Armand avait passé comme le vent.

 

Tandis qu’il attendait que le fiacre jaune le dépassât à son tour et perdît ses traces, le comte disait à Guignon :

 

– Cet homme avec qui est Léon Rolland est un misérable traître, et bien certainement il l’entraîne dans un piège ; mais, pour le secourir, il faut attendre le moment convenable, il faut arriver à l’heure du péril… pas avant.

 

Et M. de Kergaz se frappa de nouveau le front, et dit tout à coup :

 

– Ah ! je me souviens… cet homme est venu chez moi un soir… il y a deux mois… il venait me chercher… il m’a conduit chez le baron Kermor de Kermarouet…

 

Un monde d’idées confuses se pressait dans la tête d’Armand.

 

– J’y suis… j’y suis, pensa-t-il ; cet homme vivait chez le baron, cet homme a eu son secret… cet homme est le complice de sir Williams !

 

Et alors M. de Kergaz ne songea plus seulement à sauver Léon, il songea à s’emparer de Colar et à lui faire avouer, le pistolet ou le poignard sous la gorge, où sir Williams avait conduit Jeanne.

 

Le fiacre passa au grand trot, et traversa Nanterre.

 

– Il faut les suivre, dit Armand, qui fit éteindre les fanaux de son tilbury, les suivre à distance, et ne point les perdre de vue un seul instant.

 

Le fiacre jaune roulait toujours ; il gagna Rueil qu’il traversa dans toute sa longueur, longea le parc de la Malmaison, et ne s’arrêta que sur la chaussée de Bougival, un peu au delà de la rue qui monte à l’église.

 

M. de Kergaz, une seconde fois, quitta la route pour une rue adjacente, tandis que Guignon sautait lestement à terre, et, avec l’agilité d’un chat, se prenait à courir après le fiacre et arrivait à dix pas de lui.

 

C’est alors que, couché à plat ventre, il entendit Colar dire à Léon Rolland :

 

– Il vaut mieux descendre ici. Dans le cabaret où nous allons, ce serait drôle de nous voir arriver en voiture.

 

Guignon les vit mettre tous deux pied à terre ; puis il entendit renvoyer le cocher, et remarqua qu’on ne le payait pas ; et tandis que le fiacre tournait et reprenait la route de Paris, en même temps que Colar et Léon se mettaient en marche vers le cabaret tenu par la veuve Fipart, le jeune ouvrier rebroussa chemin et rejoignit M. de Kergaz.

 

– Venez, monsieur le comte, dit-il, venez ! Ils vont au cabaret rouge.

 

Armand jeta les rênes à son groom, arma ses pistolets, qu’il emportait toujours avec lui, et suivit Guignon.

 

– Qu’est-ce que le cabaret rouge ? demanda-t-il.

 

– Un méchant bouchon, bien mal famé, monsieur, répondit tout bas Guignon, qui savait son Bougival par cœur.

 

« Il est tenu par une femme qui a été souvent en prison et qui vit avec un misérable saltimbanque, un forçat libéré, dit-on. Quand la police cherche quelqu’un par ici, c’est toujours là qu’elle va tout d’abord.

 

– C’est là qu’il faut aller, nous aussi, dit Armand.

 

Ils arrivèrent à trente pas du cabaret, dix minutes environ après que Colar et Léon Rolland y eurent pénétré, et là ils s’arrêtèrent.

 

Malgré l’obscurité de la nuit, Guignon, qui avait des yeux de chat, passa une minutieuse inspection des lieux.

 

Le cabaret, nous l’avons dit, était une misérable maison peinte en rouge et isolée sur la chaussée, loin des autres habitations, comme un maudit qu’on tient à l’écart. Sa porte principale donnait sur le chemin de halage, mais une autre petite porte le mettait en communication avec une cour entourée d’un vieux mur facile à escalader. Le premier et unique étage de la maison était peu élevé. La fenêtre du cabinet vert ouvrait sur la rivière, celle du cabinet jaune, sur la cour.

 

Sous cette dernière, par hasard, était amoncelé un énorme amas de javelles et de broussailles, la provision de bois de la veuve Fipart.

 

Armand et son conducteur se glissèrent jusqu’à la porte, étouffant le bruit de leurs pas et retenant leur haleine.

 

La porte avait été refermée par Colar ; mais, à travers ses ais mal joints, le comte aperçut Léon Rolland, son faux ami, la veuve Fipart, dont l’ignoble figure le frappa, et Rocambole, le vaurien à mine éveillée et cynique.

 

Peut-être, obéissant à un premier moment de réflexion, Armand allait-il pousser cette porte et entrer, puis marcher droit à Colar, le saisir au collet et le forcer à se trahir, – si un bruit de pas ne se fût fait entendre derrière eux, à une faible distance.

 

Instinctivement, Guignon et le comte quittèrent la porte et se jetèrent derrière des planches et des solives entassées devant le cabaret.

 

Deux hommes s’avançaient et causaient à voix basse.

 

– Pour cette fois, disait l’un, son affaire est bonne, il ne mourra que de ma main.

 

– C’est bien assez de l’avoir raté à Belleville…

 

À ce mot de Belleville, M. de Kergaz, qui entendait ce colloque, devina que c’étaient là les mêmes chenapans aux mains de qui il avait déjà arraché Léon.

 

Nicolo et le serrurier entrèrent dans le cabaret, et Guignon et le comte se glissèrent de nouveau vers la porte.

 

– Ah ! vous v’là, dit la veuve Fipart s’adressant au serrurier, c’est pas malheureux ! il y a longtemps qu’on vous cherche. Colar est arrivé ici, il y a au moins une heure, m’apporter les ordres du bourgeois.

 

– Sont-ils venus ? demanda Nicolo.

 

– Oui, je leur ai donné le cabinet jaune.

 

Rocambole redescendait alors en chantant. Il échangea un regard et des signes mystérieux avec les nouveaux venus, puis il leur dit :

 

– Venez, le pigeon est en haut.

 

Guignon se pencha alors à l’oreille du comte :

 

– Ils vont l’assassiner, monsieur, dit-il, si nous ne nous hâtons.

 

Armand allait enfoncer la porte d’un coup de pied, et faire irruption dans la salle, mais Guignon le retint.

 

– Pas par là, dit-il.

 

Et il lui fit tourner la maison et lui montra la clarté qui s’échappait de la croisée du cabinet jaune.

 

– C’est là qu’est Léon, dit-il.

 

Guignon était leste et souple, il escalada le mur de la cour.

 

Armand le suivit, et tous deux se mirent en devoir de se hisser sur le monceau de javelles qui arrivait presque à la hauteur de la croisée.

 

Mais si rapide que fut cette escalade, Léon Rolland était déjà en péril, et lorsque Armand se dressa contre la croisée, le malheureux ouvrier, atteint à la tête par la bouteille, tombait sur ses genoux, et Colar était en train de l’étrangler, pendant que Nicolo et le serrurier l’étreignaient dans leurs bras. M. de Kergaz n’eut donc pas le temps de la réflexion, il enfonça la fenêtre d’un coup de poing, ajusta Colar et fit feu. Atteint en pleine poitrine, Colar tomba.

 

En même temps, Nicolo et le serrurier épouvantés, car ils étaient aussi lâches que féroces, abandonnèrent leur victime dont le visage était couvert de sang, et se réfugièrent à l’autre extrémité de la pièce.

 

Armand enjamba la croisée, et, son second pistolet à la main, sauta dans la chambre.

 

– L’homme de Belleville ! murmura Nicolo qui reconnut le comte sur-le-champ, et se précipita dans l’escalier, fermant la porte derrière lui à double tour, espérant ainsi pouvoir gagner le dehors et fuir.

 

*

* *

 

En bas, la veuve Fipart et Rocambole étaient fort tranquillement attablés en face l’un de l’autre, jouant au bézigue.

 

Au moment où le coup de pistolet se fit entendre, la veuve tressaillit, mais Rocambole jeta avec calme ses cartes sur la table, et dit :

 

– Le voilà flambé ! C’est embêtant de claquer comme ça à propos de bottes !

 

Et cette oraison funèbre terminée, Rocambole reprit ses cartes en disant :

 

– Allons ! maman, faites donc attention à votre jeu, je marque quarante d’atout…

 

Mais les pas précipités de Nicolo descendant de l’escalier quatre à quatre interrompirent le vaurien, et la veuve Fipart, encore émue, vit apparaître son illégitime époux, l’œil hagard, le visage bouleversé en lui disant :

 

– Nous sommes propres ! Colar est mort… L’homme de Belleville… le comte… tu sais ?… Je me sauve… tâche de t’en tirer.

 

Et Nicolo ne fit qu’un bond au dehors et disparut dans les ténèbres, laissant Rocambole et la veuve Fipart muets d’étonnement et se demandant l’un à l’autre l’explication de cette étrange scène.

 

– Nous sommes perdus ! murmura la veuve, qui avait déjà tant de méfaits sur la conscience qu’elle ne redoutait rien tant qu’un esclandre.

 

Mais Rocambole avait repris son sang-froid.

 

– As pas peur, maman ! dit-il, Rocambole est là ! Il peut bien se commettre un assassin chez toi sans que, pour cela, ce soit ta faute… Évanouis-toi… ça fait bien et ça prouve l’innocence…

 

Et l’enfant, qui était intrépide, se mit à gravir l’escalier, criant à tue-tête :

 

– Au voleur ! à l’assassin !

 

Et comme la porte du cabinet jaune était fermée, il l’enfonça et se trouva en présence du comte de Kergaz.

 

Le comte était penché sur Colar à demi mort, et Léon Rolland, qui avait retrouvé son courage et sa force à ce secours inespéré, s’était emparé du serrurier qu’il avait renversé sous lui, et sur la poitrine duquel il appuyait son genou.

 

En voyant apparaître Rocambole, Guignon, simple spectateur jusque-là, se précipita sur le jeune cabaretier.

 

– Au voleur ! à l’assassin ! répéta le jeune bandit, qui voulut fuir et devina qu’il ne faisait pas bon pour lui en ce lieu.

 

Mais Guignon l’atteignit, et bien qu’il fût malingre et chétif et que le jeune vaurien fût fort et bien découplé, il l’enlaça de ses bras et de ses jambes en même temps, et le fit tomber.

 

– Au voleur ! à l’assassin !… hurla Rocambole.

 

Mais Guignon ramassa le couteau que Léon avait laissé échapper quelques minutes auparavant et le lui appuya sur la gorge.

 

– Si tu cries encore, si tu bouges, lui dit-il, je te tue !

 

– Puisque tu es brutal, on se taira ! murmura le vaurien, qui ne perdit rien de son atroce sang-froid et se tint tranquille.

 

Pendant ce temps, et tandis que le serrurier, à demi étouffé par Léon, roulait autour de lui des yeux hagards, M. de Kergaz était penché sur Colar.

 

Le lieutenant de sir Williams était mortellement blessé, mais il avait conservé toute sa présence d’esprit :

 

– Bien joué ! murmura-t-il en regardant Armand avec une expression de haine et d’étrange et féroce joie ; vous avez la partie belle… mais elle n’est pas gagnée… le capitaine me vengera !

 

– Misérable ! disait Armand, mourras-tu donc comme un chien sans avouer tes crimes, sans t’être repenti ?

 

– Vous ne saurez rien… balbutia Colar.

 

– Au nom de Dieu qui va te juger, supplia M. de Kergaz, dis-moi où est Jeanne, où est Cerise ?

 

– Ah ! ah ! ricana le moribond, vous voulez le savoir, monseigneur ? Eh bien, Jeanne est la maîtresse de sir Williams !… Vous ne sauriez rien…

 

Et après avoir prononcé ce mensonge, Colar rendit un flot de sang, fit un mouvement convulsif et expira.

 

Colar emportait son secret avec lui.

 

Alors M. de Kergaz alla au serrurier et lui appuya son pistolet sur le front :

 

– Dis ce que tu sais, lui ordonna-t-il, ou je te tue.

 

Le serrurier ne savait rien du secret. Agent subalterne dans ce grand drame conduit par le baronnet, il n’avait pas été jugé digne de recevoir la moindre confidence. Il ignorait même que douze millions fussent l’enjeu de cette partie ténébreuse.

 

Il balbutia, demanda grâce, et finit par dire :

 

– Je ne sais rien, moi ; mais puisque Colar ne veut pas parler, le petit doit savoir quelque chose, lui…

 

Et le serrurier désignait Rocambole, tenu immobile sous le genou de Guignon, qui le menaçait de la pointe du couteau. Rocambole entendit, et il dit avec ce sang-froid qui ne s’était pas démenti un seul instant :

 

– Je sais tout, moi !

 

Armand jeta un cri.

 

– Je sais où elles sont, répéta Rocambole.

 

– Parle donc alors, lui dit Guignon en lui appuyant son couteau sur la poitrine.

 

– Non, répondit-il, tuez-moi si vous voulez.

 

Guignon regarda le comte : Armand l’arrêta d’un geste.

 

– Attends, dit-il, peut-être se décidera-t-il à parler.

 

Et M. de Kergaz dit au vaurien :

 

– Est-ce de l’argent qu’il te faut ?

 

– Oui, m’sieu ; autrement tuez-moi… La vie sans le sou est embêtante.

 

– Combien te faut-il ?

 

– Dix louis, d’abord.

 

– Les voilà, dit Armand jetant sa bourse à terre.

 

– À présent, lâchez-moi.

 

Sur un signe du comte, Guignon laissa Rocambole se relever.

 

L’enfant était calme et froid comme s’il se fût agi pour lui d’une partie de bouchon. Il regarda Armand et lui dit :

 

– Colar a menti ; sir Williams a enlevé la personne que vous cherchez, mais elle n’est pas sa maîtresse… elle ne veut pas.

 

– Où est-elle ?… Parle donc ! demanda le comte vivement.

 

– À dix minutes d’ici, dans une maison où on la garde prisonnière ; je vais vous y conduire.

 

– Allons ! dit M. de Kergaz bouillonnant d’impatience.

 

– Il faut franchir la passerelle de la machine, poursuivit Rocambole. Suivez-moi.

 

Le vaurien mit dans sa poche la bourse d’Armand, fit un pas vers le seuil, puis se retourna :

 

– Monsieur le comte, dit-il, j’imagine que vous serez raisonnable… Cela vaut plus de dix louis.

 

– Si je retrouve Jeanne, tu en auras cinquante.

 

– Voilà qui est parler ! dit-il.

 

Armand, Guignon et Léon Rolland le suivirent.

 

Ce dernier avait lâché le serrurier, en lui disant :

 

– Si jamais tu te trouves sur mon chemin, méchante canaille, je t’engage à filer droit.

 

Et le serrurier s’enfuit.

 

Guignon tenait toujours Rocambole au collet.

 

– Es-tu bête ! lui dit l’enfant ; as-tu donc peur que je m’échappe ? Je veux gagner les cinquante louis, moi !

 

En traversant la salle basse, ils virent la veuve Fipart qui feignait l’évanouissement, fidèle aux injonctions de Rocambole, en qui elle avait pleine confiance.

 

– Pauvre maman ! dit-il, elle a eu bien peur…

 

Et il ajouta d’un air moqueur et sentimental à la fois :

 

– Faut que je l’embrasse !

 

Il se pencha sur la vieille femme, feignit de l’embrasser, et lui glissa rapidement ces mots à l’oreille :

 

– File vite, maman… je vas leur jouer un tour… ils ne sauront rien…

 

La vieille ne fit aucun mouvement et parut réellement évanouie.

 

Rocambole passa, montrant le chemin au comte, et tirant après lui Guignon qui s’obstinait à ne point le lâcher.

 

– Les deux femmes, mademoiselle Jeanne et puis mademoiselle Cerise, dit-il, sont dans l’île… vous allez voir… dans la petite maison…

 

Il s’engagea sur la passerelle de la machine, et dit à Guignon :

 

– Marchez droit, camarade ; si vous tombiez à l’eau, vous boiriez un fameux coup.

 

– Marche droit toi-même, dit Guignon.

 

– Savez-vous nager ? demanda Rocambole.

 

– Non, répondit l’ouvrier.

 

– Quelle mauvaise chance ! murmura Rocambole.

 

En ce moment, ils atteignirent l’extrémité de la passerelle et se trouvaient hors des roues ; le vaurien fit un brusque mouvement, se dégagea de l’étreinte de Guignon, lui donna un croc-en-jambe, et le précipita dans l’eau.

 

– T’as réellement pas de chance de te nommer Guignon, murmura-t-il.

 

Et comme l’ouvrier tombait à l’eau en poussant un cri terrible, Rocambole, qui nageait comme un poisson, s’écria :

 

– Adieu, m’sieu le comte, vous ne saurez pas où est Jeanne.

 

Et Rocambole s’élança dans la Seine, plongea à plusieurs reprises et disparut dans les ténèbres qui couvraient le fleuve, avant même que, stupéfait de tant d’audace, M. de Kergaz eût essayé de faire un mouvement.

 

L’enfant avait mystifié l’homme, et Rocambole, demeurant fidèle à sir Williams, échappait à Armand qui se trouvait désormais, grâce à la nuit, dans l’impossibilité de le rejoindre…

 

– Plus souvent ! avait murmuré le vaurien, qu’on perdra la tête parce qu’on aura vu des couteaux et des pistolets, et qu’on ira livrer les secrets du capitaine à un philanthrope. J’aime pas ces gens-là, moi.

 

*

* *

 

M. de Kergaz et Léon Rolland retournèrent en grande hâte au cabaret, comptant arracher à la vieille le secret si bien gardé par Rocambole.

 

Mais la veuve Fipart avait disparu.

 

Le cabaret était désert, et ne renfermait plus que le cadavre encore chaud de Colar.

 

XLIV

COMPLOTS DE CHASSEURS


Tandis qu’Armand de Kergaz sauvait Léon Rolland d’une mort certaine, sir Williams faisait en Bretagne le siège du cœur de mademoiselle Hermine de Beaupréau, et il est temps de revenir aux événements qui suivirent son départ du château des Genêts.

 

Nous avons vu le baronnet sortir précipitamment du salon de la vieille baronne de Kermadec, feindre l’émotion la plus grande et remonter à cheval comme un homme qui fuit un immense péril.

 

Sir Williams, nous l’avons déjà dit, avait une connaissance approfondie du pays, bien qu’il ne l’eût point habité depuis longtemps, et il serait allé les yeux fermés au Manoir, la propriété du chevalier de Lacy.

 

Il mit donc son cheval au galop, gagna les bois, et aperçut, au bout de vingt minutes, les tourelles du castel, qui se détachaient en vigueur sur le ciel éclairé par la lune.

 

Cependant, et bien que Kerloven fût situé à une très petite distance, sir Williams était bien certain que nul, au Manoir, et surtout le vieux chevalier, ne reconnaîtrait en lui le vicomte Andréa, et cette certitude prenait sa source dans deux motifs différents.

 

D’abord, il y avait dix ans au moins que le vicomte avait quitté le pays ; il en était parti adolescent, les cheveux blonds et la lèvre imberbe ; il y revenait homme, le visage couvert d’une belle barbe noire, et il avait fini par adopter une démarche, une attitude, un accent qui trahissaient, à s’y méprendre, l’origine britannique.

 

La seconde raison qui le portait à croire en l’inviolabilité de son incognito, était la solitude dans laquelle, depuis son crime, le comte Felipone, son père, avait toujours vécu, fuyant ses voisins et ne les recevant jamais.

 

Le jeune vicomte Andréa n’avait jamais fait une seule visite au chevalier de Lacy, pas plus qu’à la baronne de Kermadec.

 

Sir Williams entra donc la tête haute et le cœur bien calme dans la cour du Manoir.

 

– Monsieur le chevalier de Lacy ? demanda-t-il au valet qui accourut au bruit du cheval et auquel il jeta la bride.

 

– Monsieur le chevalier n’est point encore rentré, répondit le valet ; il a chassé un peu loin aujourd’hui ; le rendez-vous était à deux kilomètres, au bois Redon, et sans doute que l’animal aura pris un grand parti, car nous n’avons pas entendu les trompes ni les chiens de toute la journée. Mais si monsieur veut l’attendre…

 

– Certainement, dit sir Williams, qui mit pied à terre et entra dans le Manoir du pas délibéré d’un homme mettant les deux pieds chez un ami.

 

Le valet conduisit sir Williams jusqu’à la salle à manger, que le vieux chevalier avait convertie en salon, en cabinet de travail, en musée cynégétique, en capharnaüm enfin, et dans laquelle il passait sa vie, les jours de pluie ou de froid, lorsqu’il gardait la maison.

 

Un grand feu de souches brûlait dans la cheminée, dont le manteau haut et large, surmonté des armes de Lacy, aurait pu abriter douze personnes ; à deux pas du feu, le couvert du chevalier était dressé.

 

C’était une petite table supportant une vaisselle plate bosselée et aux armoiries effacées ; un pâté entamé, deux flacons de vieux vin et un de ces gobelets homériques où les fils des croisés seuls peuvent boire encore, tant leur capacité est effrayante.

 

Sur les murs, on voyait des fusils supportés par des bois de cerfs, des couteaux de chasse suspendus çà et là, et le sol était couvert d’un gigantesque tapis formé de peaux de loup réunies ensemble.

 

Aux quatre angles de la salle étaient quatre portraits de famille, distraits de la grande galerie du manoir. C’étaient ceux de quatre marquis de Lacy, morts, à différentes époques, de blessures reçues à la chasse. Ces armes, ces portraits, ces dépouilles attestaient, comme on le voit, la passion cynégétique du chevalier, et sir Williams, en s’asseyant sans façon dans un grand fauteuil au coin du feu, calcula tout de suite le parti qu’il en pourrait tirer.

 

Quelques minutes s’écoulèrent ; puis le son lointain d’une trompe, ralliant les chiens, se fit entendre, et peu après le pas de plusieurs chevaux résonna sur le pavé de la cour.

 

M. de Lacy rentrait avec son piqueur et ses deux valets de chiens.

 

Le piqueur portait, en travers de sa selle, un superbe sanglier qui avait été tué devant les chiens.

 

Le valet qui avait introduit sir Williams vint annoncer cette visite à son maître, et le chevalier, ne sachant à qui il avait affaire, mit pied à terre sur-le-champ et courut à la salle à manger.

 

Sir Williams vit entrer un homme de haute taille, et qui pouvait avoir soixante-cinq ans, mais fort, robuste, les épaules carrées, le jarret sec et nerveux, l’œil plein de jeunesse et le front presque sans rides sous ses cheveux blancs.

 

Il était vêtu d’un habit de chasse en velours vert, portait de grandes bottes à l’écuyère, un cor en bandoulière, et tenait à la main son fouet et une petite carabine d’arçon.

 

– Monsieur, lui dit sir Williams en se levant et allant à lui, avant de me nommer, car mon nom, je le crois, ne vous apprendrait rien de ma visite, laissez-moi vous remettre cette lettre du marquis Gontran, votre neveu.

 

– Vous connaissez Gontran ? dit le chevalier avec vivacité.

 

– Je suis de ses amis, répondit modestement sir Williams.

 

– Alors vous êtes ici chez vous, monsieur, s’écria le chevalier avec rondeur, et je crois que nous pouvons remettre à plus tard, après souper par exemple, l’ouverture de cette lettre. Asseyez-vous donc, monsieur ; les amis de mon neveu sont chez eux ici.

 

Sir Williams s’inclina.

 

– Jean ! appela le chevalier, un couvert !

 

Et tandis qu’on lui obéissait, le vieux gentilhomme ajouta :

 

– Vous ferez un maigre souper ce soir, mon cher hôte, un souper de chasseur…

 

– Je suis disciple de saint Hubert comme vous, monsieur le chevalier, répondit sir Williams.

 

– Vous aimez la chasse ?

 

– Avec passion, chevalier, comme un gentilhomme irlandais ; car, ajouta sir Williams, me voici forcé, puisque vous n’avez point encore ouvert ma lettre d’introduction, de vous décliner mon nom… le baronnet sir Williams…

 

Le chevalier s’inclina.

 

– Or, poursuivit le baronnet, mon ami Gontran me recommande précisément à vous, monsieur, comme un disciple passionné de saint Hubert… et qui brûle de faire connaissance avec la vénerie bretonne.

 

– Mais, s’écria le chevalier joyeux, Gontran est une perle de neveu, en vérité, puisqu’il m’envoie un compagnon de chasse ! Ainsi, monsieur, vous allez me rester ?…

 

– Si ce n’est être trop indiscret.

 

– Allons donc ! c’est moi qui serai l’indiscret en vous faisant partager un gîte aussi médiocre que le mien.

 

– Monsieur, dit sir Williams, je vous supplie maintenant d’ouvrir la lettre de Gontran.

 

– À quoi bon ?

 

– Oh ! j’y tiens, dit sir Williams, qui poursuivait son idée avec une froide ténacité.

 

– Si vous l’exigez, répondit le chevalier, je n’ai aucune objection à faire.

 

Et il ouvrit la lettre de Gontran.

 

Tandis qu’il la parcourait rapidement, sir Williams l’observait et se disait :

 

– Voilà réellement un bonhomme bien rond et dont je ferai tout ce que je voudrai.

 

– Comment ! dit le chevalier en se tournant vers lui, sa lecture terminée, vous êtes amoureux, monsieur ?

 

– Hélas ! soupira le baronnet en baissant les yeux.

 

– Mais, s’écria le vieillard, je n’y vois pas le moindre mal, moi, bien au contraire, et je vous trouve bien bon de soupirer.

 

Et il continua en souriant :

 

– Voyez-vous, mon cher hôte, je ne vois qu’une chose en fait d’amour : il faut mener les femmes comme l’ennemi, à la façon des conquérants. J’ai été garde du corps, moi, et j’ai eu, tout comme vous, trente ans et la moustache noire… Eh bien ! morbleu ! j’en tirais parti, je vous jure…

 

Sir Williams se prit à sourire.

 

– Vous autres Français, dit-il, vous avez l’humeur chevaleresque en amour, cela date des croisades… mais nous, Irlandais…

 

Ici, le baronnet crut devoir prendre une attitude penchée, méditative et un peu fatale d’un gentleman de la verte Erin, initié à la secte des lakistes, et passant ses jours à rêver sur les ponts en ruines et au bord des étangs.

 

Ce qui fit que le chevalier de Lacy demeura persuadé que son jeune visiteur était atteint sérieusement du mal d’amour, et qu’il était nécessaire d’apporter quelque soulagement à sa douleur.

 

Or, le premier de tous les remèdes à appliquer en pareil cas, c’est de parler de la femme aimée et absente, et de l’orner de toutes les qualités qu’elle a ou qu’elle pourrait avoir.

 

Le valet de chambre apporta le potage, et M. de Lacy dit au baronnet :

 

– Voyons, mon cher hôte, mettez-vous à table, et nous allons voir un peu ce qu’il y a à faire pour vous guérir.

 

Sir Williams eut un assez beau sourire navré, auprès duquel le sourire d’Obermann était un vrai sourire.

 

– Je suis incurable ! murmura-t-il.

 

– Bah ! il n’est pas de maux sans remède. À propos, continua le vieux veneur en servant son hôte, savez-vous qu’elle est charmante ?

 

– Qui ? demanda sir Williams en tressaillant.

 

– La dame de vos pensées, parbleu !

 

– Vous la connaissez ?

 

– Sans l’avoir vue ; mais c’est la petite nièce de la baronne de Kermadec, ma vieille amie ; et je sais qu’elle est ravissante.

 

Ici, après avoir soupiré encore, sir Williams éprouva le besoin de rougir jusqu’aux oreilles.

 

– Et, poursuivit le chevalier, je la croyais hier aussi spirituelle que jolie.

 

– Elle l’est, murmura sir Williams.

 

– Hum ! dit le chevalier, j’en douterais volontiers, si elle n’est pas folle de vous. Sur l’honneur, mon cher hôte, vous êtes un charmant cavalier.

 

Sir Williams s’inclina.

 

– Hélas ! dit-il, elle ne m’aime pas.

 

– Qu’en savez-vous ?

 

– Je suis arrivé trop tard.

 

– Oh ! oh ! la place est occupée ? Eh bien ! il faut l’assiéger, parbleu ! Nous ne sommes pas gens à perdre la tête s’il faut faire un siège ; nous le ferons dans toutes les règles.

 

Comme le chevalier débitait cette fanfaronnade avec tout le sang-froid d’un vieux brave dont la tête est encore chaude, sous ses cheveux blancs, le piqueur se montra sur le seuil de la salle à manger.

 

– Madame la baronne de Kermadec, dit-il, a sans doute affaire à M. le chevalier, car voici le petit Jonas qui arrive avec une lettre.

 

– Faites entrer Jonas, dit le chevalier.

 

Jonas, qui était venu au manoir, monté sur un cheval de ferme, fit son entrée dans la salle avec la dignité malicieuse d’un page apportant un message d’amour.

 

Il jeta un regard oblique et moqueur à sir Williams, et tendit sa lettre qu’il avait placée dans le fond de son chapeau à larges bords.

 

– Je crois qu’il y a une réponse, dit-il.

 

– Eh bien ! dit le chevalier avant de rompre le cachet de cire rouge portant l’écusson de Kermadec, va-t’en aux offices, fais-toi donner à souper et attends.

 

Jonas enveloppa sir Williams d’un second coup d’œil plein d’ironie et s’esquiva.

 

Alors M. de Lacy ouvrit la lettre de la baronne, cette lettre où la douairière reprochait au chevalier la rareté de ses visites, lui exposait le caractère un peu romanesque de sa nièce et lui demandait d’organiser une chasse qui pût séduire un peu l’imagination d’une jeune fille peu faite à la monotonie de la vie de campagne.

 

– Voilà qui semblait fait exprès et tombe à merveille ! dit-il en tendant la lettre à sir Williams.

 

Le baronnet la lut et devina presque mot pour mot, d’après elle, la conversation qui devait avoir eu lieu entre M. de Beaupréau, sa femme et la baronne, après son départ des Genêts.

 

Et comme la baronne n’en parlait point dans sa lettre, sir Williams jugea inutile d’apprendre au chevalier sa visite aux Genêts et la façon plus que romanesque dont il en était parti.

 

– Morbleu ! mon cher hôte, dit M. de Lacy, il ne sera pas dit que mon neveu vous aura adressé à moi pour que je vous aide, sans que j’y puisse parvenir. Cornes de cerf, monsieur, vous serez aimé !

 

– Monsieur… monsieur, balbutia sir Williams, qui feignit un grand embarras, au nom du ciel, ne me donnez point une espérance dont la non-réalisation me tuerait.

 

– Voyons, parlons raison, fit le chevalier avec calme, et ne demeurons point dans les nuages. Vous êtes riche ?…

 

– Trop riche ! fit sir Williams avec un geste de dégoût. Peut-être m’aimerait-elle si j’étais pauvre…

 

– Bah ! murmura le chevalier en haussant les épaules, les hommes qui n’ont que ce défaut-là, d’être trop riches, rencontrent rarement des répugnances… Donc, vous êtes riche… vous êtes gentilhomme…

 

Sir Williams s’inclina.

 

– Et vous êtes assez beau garçon pour tourner la tête à la femme la plus blasée qui soit au monde.

 

Sir Williams témoigna par un geste de l’embarras que ces éloges infligeaient à sa modestie.

 

– Or donc, reprit le chevalier, votre bilan établi, faisons un peu celui de la jeune fille que vous aimez… D’abord, mademoiselle de Beaupréau n’a pas le sou, ou à peu près…

 

– Qu’importe ! s’écria sir Williams d’un ton chevaleresque.

 

– À vous, rien, puisque vous l’aimez. Mais, enfin, raison de plus pour que vos deux cent mille livres de rente aient quelque influence sur son esprit.

 

– Ah ! fit le baronnet avec dédain.

 

– Tout beau ! mon hôte : la femme la plus désintéressée préférera toujours un château à une chaumière. La chaumière des amoureux, le grenier où l’on est bien à vingt ans, chansons que tout cela !

 

Sir Williams se tut.

 

– Je poursuis, dit le chevalier. Donc mademoiselle de Beaupréau n’a pas le sou : voilà qui est convenu. Ensuite elle est d’une noblesse… douteuse… douteuse est un mot poli. M. de Beaupréau est un petit gentillâtre venu du Comtat, il y a trente ou quarante ans, sans sou ni maille, sans protections, parlant à tout propos d’un sien oncle qui était chanoine, et, je crois, le personnage le plus important de sa famille.

 

« Dans le Comtat, mon cher, au temps de la domination pontificale, on faisait ériger une ferme en duché, un pigeonnier en marquisat, une prairie en comté, et un simple fossé bordé de deux pommiers en baronnie. Pour six cents livres, on était duc, mais il suffisait de dix écus pour devenir baron.

 

Sir Williams se prit à sourire. Le gentilhomme breton continua :

 

– Donc, fortune et noblesse : néant ! Reste une jolie fille dont l’éducation est accomplie et qui a pour mère une sainte ; par conséquent, vous vous mésallierez bien un peu, mais vous aurez épousé la femme que vous aimez… C’est beaucoup !

 

– Ah ! monsieur, murmura sir Williams, que me dites-vous là ? Un tel rêve… un bonheur si grand…

 

– Tarare ! dit le chevalier. Si mademoiselle Hermine n’est pas folle de vous avant quinze jours, et si sa famille ne vous vient offrir sa main à deux genoux, je veux y perdre mon nom.

 

– Monsieur… vous me rendez fou…

 

– Très bien, l’exaltation est toujours une excellente chose en amour.

 

Et le chevalier continua froidement :

 

– Les jeunes filles ont l’esprit romanesque, elles aiment tout ce qui touche au mystère et sort des sentiers battus.

 

Il est probable que si je vous conduisais vulgairement aux Genêts et que je vous présentasse tout simplement, mademoiselle Hermine, si elle a une amourette en tête, ne ferait pas grande attention à vous. Mais nous voici sur nos gardes, et l’occasion est bonne… nous chasserons demain, mon cher hôte. J’ai mes plans.

 

Le chevalier sonna.

 

– Jean, dit-il, envoyez-moi mon piqueur.

 

Le piqueur arriva et se tint respectueusement debout devant son maître, sa casquette à la main.

 

– Maître Pornic, dit le chevalier, que penseriez-vous de ce vieux sanglier que nous avons déjà couru plusieurs fois sans jamais en revoir ?

 

– Le solitaire du bois Carreau ? dit le piqueur.

 

– Précisément, il faudra le détourner cette nuit.

 

– C’est une belle bête, murmura le piqueur avec admiration, qui doit avoir bien près de quinze ans, et peser quatre cents ; c’est une bête de chasse comme le roi n’en a pas.

 

– Eh bien ! nous la chasserons demain.

 

– Ce sera dommage de le tirer, poursuivit le piqueur ; mais si monsieur le chevalier veut le forcer, il faut qu’il envoie chercher les chiens de Kerloven, les nôtres sont las.

 

– J’écrirai au piqueur de madame de Sainte-Luci, dit le chevalier.

 

– Sans compter que nous en aurons bien une demi-douzaine de décousus.

 

– Tant pis ! Allez, maître Pornic.

 

Et le chevalier, congédiant le piqueur, dit à sir Williams :

 

– Un gentilhomme irlandais est brave, cela va sans dire.

 

– Je le crois, répondit le baronnet avec calme.

 

– Courez le moindre danger demain, serrez de près l’animal, et la petite vous aimera, acheva M. de Lacy.

 

– Je tuerai le sanglier à coups de couteau, répliqua froidement le baronnet.

 

– Bravo ! Alors elle est à vous.

 

Le chevalier se leva de table, s’approcha d’un bureau et écrivit la lettre suivante à madame de Kermadec, dont il connaissait depuis longtemps la folle passion pour les romans de chevalerie et tout ce qui pouvait leur ressembler.

 

« Ma chère voisine,

 

« Merci d’abord de votre bon souvenir, bien qu’il soit enveloppé de durs reproches ; mais puisque j’ai des torts à réparer, je le veux faire sans retard.

 

« Je viens, en effet, de recevoir la visite du baronnet sir Williams, un gentilhomme accompli et grand chasseur, dont j’attendais l’assistance pour attaquer une superbe et terrible bête, un gibier de roi s’il en fut, le plus vieux solitaire de mes bois et qui m’a déjà tué plusieurs chiens.

 

« Nous l’attaquerons demain au bois Carreau ; il gagnera vraisemblablement le Vallon des Cyprès pour aller faire tête au Carrefour du Diable, dans vos environs, par conséquent. Si vos hôtes veulent se joindre à nous et se trouver à la croix de pierre du bois Carreau, à dix heures du matin, je présenterai à votre romanesque petite-nièce le plus romanesque fils de la vieille Irlande. Je vous baise les mains et demeure à vos pieds.

 

« Chevalier de Lacy. »

 

Le chevalier passa sa lettre à sir Williams.

 

– Remarquez, dit-il, ce joli assemblage de noms : le Vallon des Cyprès et le Carrefour du Diable. Voilà déjà de quoi charmer l’esprit d’une jeune fille éprise de mystère.

 

Sir Williams soupira et se tut.

 

Le chevalier fit appeler Jonas.

 

Jonas reparut, la bouche pleine et le teint enluminé par un verre de cidre.

 

– Mon bonhomme, lui dit M. de Lacy, tu vas retourner aux Genêts.

 

– Ce soir ? demanda Jonas avec un air de piteux désappointement.

 

– Parbleu ! dit le chevalier, est-ce que tu as peur en route, la nuit ?

 

– Dame ! murmura le petit pâtre, il pourrait bien y avoir des revenants de çà et de là par les traînes.

 

– Eh bien, tu les prieras de t’accompagner, répliqua le chevalier en riant. Mais, en attendant, remonte sur ton roussin. Il faut que ta maîtresse ait cette lettre ce soir. Voilà pour te donner du courage.

 

Le chevalier glissa cinq francs dans la main de l’enfant, et le congédia.

 

– À présent, mon cher hôte, dit-il à sir Williams, je ne vous retiens plus et vous laisse libre d’aller prendre un peu de repos, afin que demain nous puissions chasser gaillardement et avancer vos affaires.

 

M. de Lacy sonna et donna des ordres pour que son hôte fût conduit à la chambre à coucher qu’on réservait, chez lui, aux étrangers.

 

– Cependant, dit-il au moment où le baronnet se levait et lui souhaitait le bonsoir, si vous n’êtes pas trop las, je vous montrerais volontiers mes écuries et mon chenil. Vous choisiriez le cheval que vous désirez monter demain.

 

– Je suis prêt à vous suivre, dit le baronnet.

 

Et tous deux sortirent.

 

La cuisine du Manoir faisait vis-à-vis à la salle à manger dont elle était séparée par un vaste vestibule ; la porte était grande ouverte, et sir Williams put apercevoir les domestiques du château rangés et devisant autour de l’âtre.

 

En entendant les pas du chevalier dans le vestibule, un grand vieillard accroupi au coin du feu se leva et développa sa longue taille droite encore.

 

– Tiens, dit le chevalier, le fou est ici ?

 

– Oui, monsieur le chevalier, répondit un des valets, il a demandé à souper.

 

Le vieillard que l’on désignait sous le nom du fou s’approcha.

 

– Bonjour, monseigneur, dit-il au chevalier.

 

Le chevalier avait un flambeau à la main ; la clarté de ce flambeau tomba d’aplomb sur le visage du vieillard, et à sa vue sir Williams tressaillit.

 

– C’est un pauvre diable, dit le chevalier se tournant vers son hôte, qui est idiot depuis trente ou quarante ans, et qui pourrait bien être centenaire. Nul ne se souvient dans le pays de l’avoir vu autrement qu’il est. Moi-même, et j’ai la soixantaine, je l’ai toujours connu les cheveux blancs.

 

– Ah ! dit sir Williams d’un ton de parfaite indifférence.

 

– On l’appelle Jérôme, poursuivit le chevalier ; il a été longtemps au service de la comtesse Felipone et de son premier mari, le comte de Kergaz. Ce n’est qu’à la mort de la comtesse Felipone qu’il a quitté Kerloven, et n’y est jamais rentré. Depuis ce jour, il vit un peu comme un vagabond, mendiant et courant tantôt ici et tantôt là. On lui donne souvent l’hospitalité chez moi.

 

Et le chevalier, cette courte explication donnée, voulut passer outre ; mais la clarté du flambeau, changeant alors de direction, tomba sur le visage de sir Williams, et soudain le fou poussa un cri :

 

– Tiens ! dit-il, je te reconnais bien, va !

 

Sir Williams tressaillit encore.

 

– Oh ! dit le fou, se frappant le front, je ne me souviens pas bien, mais je me souviendrai… je te connais ! tu es un méchant…

 

Et l’idiot montra le poing au gentleman, qui ressentit au fond de l’âme une vague terreur.

 

En entendant les paroles du fou, le chevalier se prit à rire et haussa les épaules :

 

– Ne faites pas attention à ce pauvre diable, dit-il, il est fou et il croit reconnaître tout le monde.

 

– Oh ! non, non, murmura le vieil idiot avec colère, je suis fou, c’est vrai, mais je le connais…

 

– Soit, dit le chevalier ; bonsoir, Jérôme !

 

Et il prit le bras au baronnet et l’emmena. Mais le fou les suivit à distance en grommelant :

 

– Je le connais… je le connais… il ressemble à son père… C’est un méchant !

 

– Voilà un drôle plus heureux que moi, dit sir Williams d’un ton léger ; il trouve que je ressemble à mon père, preuve qu’il l’a connu, et il a en cela un avantage sur moi, car j’étais au berceau quand mon père est mort.

 

Le baronnet prononça ces mots du bout des lèvres, avec un accent de pitié railleuse, mais, au fond, il était tout troublé de l’apostrophe véhémente du vieillard ; on eût dit qu’il avait le pressentiment de quelque sinistre événement.

 

Ce fut sous le poids de cette bizarre appréhension que le baronnet accompagna son hôte dans cette visite du chenil et des écuries, que le chevalier avait coutume de faire tous les soirs ; et l’émotion qu’il en éprouvait le suivit jusque dans son lit et le tint éveillé une partie de la nuit.

 

Sir Williams avait une haute intelligence, et savait fort bien que les grandes catastrophes de la vie arrivent presque toujours par suite d’un événement de mince importance, et que rien n’est plus à craindre que ce qu’on nomme la pierre d’achoppement. Dans cet idiot, sir Williams voyait l’homme qui pouvait, à un moment donné, le forcer à se trahir, à révéler le vieil homme, c’est-à-dire le vicomte Andréa, et cela dans un pays qui avait su le crime du père et les infâmes actions du fils ; car là, comme ailleurs, le jeune roué avait laissé une odieuse réputation de corrupteur.

 

Cependant, le baronnet n’était pas homme à se laisser longtemps dominer par un sentiment de crainte, et il eut bientôt pris son parti.

 

– S’il me gêne par trop, pensa-t-il, je m’en débarrasserai.

 

Et, sur cette réflexion consolante, il s’endormit, et ne s’éveilla qu’au point du jour, au moment où M. de Lacy entra dans sa chambre.

 

Le vieux gentilhomme était tout botté et éperonné selon son habitude, bien que le rendez-vous ne fût qu’à dix heures.

 

– Mon cher hôte, dit-il en entrant, et tandis que sir Williams se frottait encore les yeux et achevait de s’éveiller, je vous demande pardon de vous faire lever si matin ; mais nous avons besoin de partir de très bonne heure, car il m’est venu une bien belle idée.

 

– Vraiment ? demanda le baronnet.

 

– Vous allez en juger.

 

Le chevalier prit un air mystérieux et s’assit.

 

– Je dors peu, dit-il, c’est de mon âge. Je réfléchis beaucoup la nuit, et, depuis deux heures du matin, je médite la petite mise en scène de votre présentation.

 

– Très bien ! dit sir Williams. Et quelle est-elle ?

 

– Voici : nous disions hier, je crois, que le moyen le plus sûr de séduire une jeune fille à imagination exaltée était de lui apparaître environné d’un certain prestige romanesque, et nous avions déjà trouvé cette chasse au sanglier et cette scène dramatique de l’animal tué à coups de couteau…

 

– C’est vrai, chevalier, j’y suis tout disposé.

 

– Eh bien ! moi, poursuivit M. de Lacy, à force de me représenter la scène telle qu’elle doit arriver, j’ai trouvé mieux encore.

 

– Oh ! oh ! voyons, chevalier.

 

– Il faut vous dire que le lieu du rendez-vous, le bois Carreau, renferme une sorte de trou formé par d’immenses blocs de roche taillés à pic, quelque chose comme un entonnoir gigantesque renversé.

 

« On y arrive par un étroit vallon, et on y atteint ensuite une sorte de cul-de-sac à muraille de granit, et où l’on ne trouve d’issue qu’en revenant sur ses pas.

 

« Or, voici à quoi j’ai songé : nous allons prendre la chasse au rebours ; au lieu d’attaquer la bête à dix heures du matin, nous l’attaquerons à huit. Elle délogera, gagnera la plaine, et, si nous la menons chaudement, elle reviendra précisément se faire battre dans le bois Carreau d’où elle sera partie. Alors, si les chiens sont bien conduits, et j’ai un excellent piqueur, le sanglier suivra naturellement le vallon, arrivera au cul-de-sac et sera forcé de faire tête.

 

– Bon, dit sir Williams, mais je crois que ce programme était déjà arrêté hier.

 

– Avec cette différence, répondit le chevalier, que nous devions attendre dix heures du matin pour chasser, ne découpler qu’en présence de mademoiselle Hermine, et compter sur l’éventualité au lieu de forcer la main au hasard, comme nous allons le faire. Lorsqu’elle arrivera au rendez-vous, nous serons en pleine chasse, on entendra sans doute la voix des chiens dans le cul-de-sac, et le premier soin de mademoiselle Hermine et de ceux qui l’accompagneront sera de courir au bord des rochers qui le dominent, de façon à voir la mort. C’est alors, mon cher hôte, que vous pourrez apparaître, votre couteau de chasse à la main.

 

– Je comprends, chevalier, dit sir Williams, qui sauta sur-le-champ à bas du lit et s’habilla.

 

Dix minutes après, il était botté, éperonné, suivait M. de Lacy à la salle à manger, où la halte du matin était servie ; puis dans la cour du manoir, où piaffaient déjà leurs chevaux.

 

Le cheval de sir Williams était une vaillante bête pleine de feu, et, bien qu’il eût fait la veille une longue course, le baronnet avait résolu de le monter ce jour-là de préférence aux chevaux de M. de Lacy. Le chevalier avait dans ses écuries une petite jument limousine très douce, chassant très bien et qu’il montait quelquefois ; le matin même, au point du jour, il l’avait envoyée au Genêts pour Hermine, afin qu’elle fût convenablement montée, car il n’y avait guère chez madame de Kermadec que des chevaux de labour ou de trait.

 

Au moment où M. de Lacy et sir Williams mettaient le pied à l’étrier, le vieux Jérôme, l’idiot de Kerloven, se montra dans la cour.

 

Le mendiant avait couché dans la grange, et il se disposait à continuer son chemin, car il allait à Saint-Malo à peu près tous les deux jours, demandant la charité à toutes les portes et revenant le bissac plein.

 

Il aperçut Williams.

 

– Ah ! ah ! dit-il, tu es encore là, toi ?

 

Le baronnet tressaillit et éprouva un singulier malaise en revoyant le vieillard.

 

– Ah ! ah ! continua celui-ci, te voilà encore ? On ne te connaît donc pas ici ?

 

Et Jérôme regarda fixement sir Williams en ajoutant :

 

– Tu as été à Kerloven… tu es le fils de l’assassin !

 

Au moment où le vieillard parlait ainsi, M. de Lacy était auprès du baronnet.

 

– Que chantes-tu donc là, maraud ? s’écria le chevalier en levant sa cravache.

 

– Je sais ce que je dis, murmura l’idiot.

 

Et il s’en alla, répétant toujours :

 

– Je le reconnais bien, moi.

 

– Mon cher baronnet, dit M. de Lacy, je vous demande humblement pardon des paroles incohérentes de cet homme ; il est fou.

 

Sir Williams, bien que troublé au fond du cœur, était impassible de visage.

 

– Il doit être fou, en effet, dit le baronnet. Mon père, que je sache, n’a assassiné personne, et moi, je n’ai jamais été à…

 

Sir Williams parut chercher le nom qu’avait prononcé l’idiot.

 

– À Kerloven, dit le chevalier.

 

– Qu’est-ce que Kerloven ?

 

– Kerloven est le château du comte Armand de Kergaz.

 

– Ah ! dit vivement le baronnet, je le connais !

 

– Vous le connaissez ?

 

– Oui ; il y a huit jours, je me suis battu avec un homme à qui il servait de témoin. Et maintenant, ajouta sir Williams, maintenant je comprends les paroles du fou… Il paraît que je ressemble à un vaurien, au frère utérin du comte… au vicomte Andréa.

 

– Un misérable ! dit froidement le chevalier ; mais je ne l’ai jamais vu de près, et il me serait bien difficile de constater la ressemblance.

 

– Il paraît qu’elle est frappante, car j’ai été pris pour lui.

 

– En vérité ! et comment cela ? demanda M. de Lacy étonné.

 

– Je rentrais un soir chez moi, à Paris ; j’étais en tilbury. Un monsieur me croisa, dans un fiacre ; il me prit pour le vicomte Andréa, me suivit, pénétra violemment chez moi, m’insulta… toujours persuadé que j’étais le vicomte, et malgré mes dénégations les plus formelles.

 

– Mais, interrompit le chevalier, que lui avait donc fait le vicomte ?

 

– Je n’en sais rien. Toujours est-il que je fus obligé de lui demander raison, et que le comte de Kergaz, qui lui servit de témoin, constata lui-même cette ressemblance bizarre, tout en reconnaissant que j’avais les cheveux noirs, tandis que le vicomte les avait blonds.

 

– Et avez-vous tué votre adversaire ?

 

– Nullement. Je l’ai désarmé.

 

– Ma foi ! dit le chevalier, c’était là, je le crois, la meilleure preuve que vous puissiez donner de votre non identité avec le vicomte Andréa.

 

– Ah çà, demanda le baronnet d’un ton naïf, c’est donc un bien grand misérable ?

 

– Il chasse de race, répondit le chevalier. Son père avait assassiné le colonel de Kergaz pour épouser sa veuve ; puis il avait jeté à la mer, dit-on, le comte de Kergaz actuel, qui fut miraculeusement sauvé. Le fils a séduit et enlevé des filles honnêtes, perdu au jeu, assassiné celui qu’il avait dépouillé, il a fait mourir sa mère de chagrin, que sais-je ?

 

– Je suis assez marri, dit froidement le baronnet, de ressembler à une pareille canaille, et un tel drôle mériterait au moins le bagne.

 

– C’est mon avis, répondit le chevalier ; mais, en attendant, mon cher hôte, n’oublions pas que nous avons, nous aussi, une séduction à exercer aujourd’hui à cheval !

 

XLV

LA CHASSE


Retournons aux Genêts.

 

Jonas avait fait diligence la veille.

 

Moitié par crainte des sorciers, moitié par zèle, il avait si bien talonné son cheval de ferme, que personne n’était encore couché aux Genêts lorsqu’il arriva.

 

Madame de Kermadec jouait au piquet avec M. de Beaupréau ; Thérèse et sa fille lisaient un chapitre de l’Imitation dans un coin du salon.

 

Jonas entra.

 

Le drôle était fier d’avoir traversé la bruyère et la traîne sans rencontrer le moindre revenant ; et persuadé que les revenants avaient eu peur, il portait la tête haute et avait les poses d’un vrai page rendant compte à sa châtelaine d’un important message.

 

– Approchez ici, Jonas, dit la baronne, et dites moi comment vous avez trouvé M. le chevalier ?

 

– M. le chevalier était à table, dit l’enfant. Il soupait avec le monsieur, – celui qui doit être le diable.

 

Un regard sévère de madame de Kermadec fit rentrer la langue de Jonas dans sa gorge, et il tendit silencieusement la lettre du chevalier.

 

Madame de Kermadec rompit le cachet armorié et lut attentivement. Puis elle tendit la lettre à M. de Beaupréau.

 

Le chef de bureau manifesta une grande satisfaction.

 

– C’est cela, dit-il tout bas. C’est à merveille !

 

– Petite ! appela la baronne en se tournant vers Hermine, qui n’avait pas même pris garde à la triomphante entrée de Jonas.

 

Hermine s’approcha.

 

– Monsieur le chevalier de Lacy, mon voisin, dit madame de Kermadec, vous invite, ma belle mignonne, à assister à une de ses chasses demain. Vous plaît-il d’y aller ?

 

– Comme vous voudrez, ma tante, répondit Hermine avec indifférence.

 

– Mais certainement, dit M. de Beaupréau, certainement nous irons. Cela me rappellera ma jeunesse et nos chasses du Comtat.

 

Beaupréau se vantait comme un dentiste. D’abord il n’avait jamais chassé, dans son indigente jeunesse ; ensuite il savait bien que ce pays doré du soleil et battu du mistral, qu’on nomme le comtat Venaissin, est dépourvu de tout gibier, et que les vieillards y racontent, les soirs d’hiver, de fantastiques légendes sur l’unique lièvre qu’on y ait jamais aperçu, il y a plusieurs centaines d’années.

 

– Le chevalier m’avise, belle mignonne, poursuivit madame de Kermadec, de l’envoi qu’il vous fera demain de Pierrette, sa petite jument, une bête charmante et docile, qui sera toute fière de vous porter.

 

Mademoiselle de Beaupréau, comme toutes les jeunes filles dont l’imagination est un peu exaltée, devait accueillir avec une sorte d’empressement, malgré sa douleur, cette distraction tout aristocratique qui lui était offerte.

 

Hermine avait appris à monter à cheval ; mais elle n’avait jamais suivi dans le bois, à travers les taillis et les clairières, et sous le dôme verdoyant des grands chênes bretons, une meute ardente, à la poursuite d’un noble animal, et stimulée par les notes éclatantes du cor.

 

Elle avait souvent ouï parler, sans les voir jamais, de ces mille détails épisodiques, de ces accidents souvent prévus et non évités à dessein, qui remplissent une journée de laisser-courre.

 

Et malgré cette douleur morne et sombre qui était au fond de son cœur, Hermine tressaillit de joie à la pensée qu’elle verrait tout cela le lendemain, qu’elle se laisserait emporter sous la futaie par un cheval généreux.

 

– Il paraît, dit la baronne, tandis que l’imagination de sa petite-nièce trottait déjà par monts et par vaux, il paraît que M. de Lacy a un compagnon de chasse, le baronnet sir Williams.

 

Hermine tressaillit, mais elle ne répondit point.

 

Seulement, elle rentra chez elle toute pensive, en proie à une sorte d’hallucination fiévreuse.

 

Hermine aimait toujours Fernand ; mais elle l’aimait, comme on aime les morts, d’un amour sans espoir et sans issue. Fernand, indigne d’elle, était à jamais perdu pour elle. Elle voulait l’oublier, ou du moins essayer de vivre, de vivre pour sa mère qui mourrait de sa propre mort, et lui faire croire qu’elle était guérie, ou, du moins, en voie de guérison.

 

La jeune fille dormit peu ; elle eut comme un pressentiment bizarre que la journée du lendemain serait pour elle féconde en événements, en émotions, et que la présence de cet homme étrange qu’elle avait à peine entrevu pourrait avoir un poids dans sa destinée.

 

Sa mère, le lendemain matin, la trouva tout éveillée.

 

La pauvre Thérèse avait passé la nuit à prier avec ferveur, invoquant la protection du ciel pour son enfant et lui demandant de permettre qu’elle vînt à aimer sir Williams et oubliât l’indigne Fernand. Madame de Beaupréau procéda à la toilette de sa fille avec ces soins, cette attention minutieuse, cette joie qui n’appartiennent qu’aux mères ; elle lui fit revêtir une amazone de drap vert, qui avait appartenu à madame de Kermadec, et que la baronne avait conservée comme un précieux souvenir de sa jeunesse.

 

Ce vêtement était aussi frais que s’il eût été fait de la veille, et comme la mode varie peu à propos de ces sortes de costume, l’amazone paraissait avoir été faite pour Hermine elle-même, tant elle seyait bien à sa taille élégante et souple. La jeune fille prit le bras de sa mère et descendit dans la cour des Genêts, où piaffait déjà la jolie bête que le galant chevalier mettait au service de la jeune écuyère.

 

M. de Lacy n’avait point fait les choses à demi ; en envoyant Pierrette à mademoiselle de Beaupréau, il avait également envoyé un de ses chevaux au chef de bureau. M. de Beaupréau était un de ces Gascons de l’est qui prétendent tout savoir et ne doutent de rien. Il s’étendait avec complaisance sur la chasse et l’équitation, et parlait à chaque instant de son orageuse jeunesse.

 

Or, M. de Beaupréau n’était pas monté à cheval dix fois en sa vie ; il était incapable de distinguer une bête de sang d’un courtaud, et ses exploits cynégétiques se bornaient à la mort d’un pierrot assassiné, il y avait plus de trente ans, sur la plus haute branche d’un mûrier de grande route.

 

Aussi il arracha un malin sourire à la vieille baronne de Kermadec qui, de sa croisée, assistait au départ d’Hermine, lorsqu’il se mit pesamment en selle, après avoir failli se croire d’église et monter au remontoir ni plus ni moins qu’un curé, c’est-à-dire du côté droit. Quant à Hermine, elle plaça son pied dans la main de maître Jonas et sauta lestement sur Pierrette.

 

Pierrette était une charmante pouliche, de la taille d’un cheval arabe, de robe gris pommelé, la tête petite et un peu carrée, le jarret sec, l’œil plein de feu.

 

Le cheval que M. de Lacy avait envoyé à M. de Beaupréau était un demi-sang irlandais bai brûlé, avec une étoile au front. Il se nommait Éclair et avait couru, avant de devenir cheval de chasse.

 

Le marquis Gontran de Lacy en avait fait cadeau à son oncle l’année précédente.

 

Pierrette releva noblement la tête sous le poids de sa belle amazone, et comprit qu’elle serait dignement montée.

 

Éclair fit un mouvement d’impatience, et parut comprendre la sottise inexpérimentée de son cavalier.

 

– Mignonne, cria la baronne de Kermadec de sa fenêtre, vous avez réellement fort bel air à cheval. Bien, très bien, ma petite…

 

Le chef de bureau leva la tête et parut mendier le même compliment.

 

– Vous, monsieur mon neveu, dit la douairière, vous ressemblez fort à un procureur, et je vous engage à vous bien tenir. Vous n’avez pas l’air très solide.

 

Le pauvre M. de Beaupréau rougit jusqu’aux oreilles, et, derrière ses lunettes bleues, ses petits yeux gris flamboyèrent de courroux.

 

On partit.

 

Jonas devait servir de guide au père et à la fille, et les conduire au rendez-vous à travers les méandres du bois. Le petit paysan avait pris ses habits des dimanches, sa veste bleue à boutons de cuivre, ses brayes de toile fine, son chapeau à large bord garni d’un ruban de velours.

 

Mais il avait ôté ses sabots pour courir plus vite, et il détala à travers la bruyère, pieds nus et plus rapide qu’un chevreuil.

 

Hermine rendit la main à la pouliche, qui prit le galop.

 

Quant à M. de Beaupréau, qui n’avait jamais enfourché que des bêtes vulgaires, il s’imagina qu’un demi-sang avait besoin de sentir l’éperon.

 

L’animal, indigné, hennit de douleur et de colère, bondit et se précipita à travers les halliers, semblable à un sanglier blessé.

 

M. de Beaupréau comprit que ce n’était pas le moment de la fierté ; que mieux valait encore renoncer à toute prétention équestre et ne point se rompre les reins.

 

Il se cramponna donc au pommeau de la selle et se laissa emporter à travers le bois, tandis que Jonas prenait un petit sentier qui conduisait directement au rendez-vous.

 

Hermine le suivait sans prendre garde à la course furieuse de M. de Beaupréau, qui, bientôt, disparut à ses yeux.

 

Tout à coup, Jonas s’arrêta.

 

– Les chiens ! dit-il, on entend les chiens !

 

Hermine prêta l’oreille à son tour, et, en effet, elle entendit, à la distance d’un kilomètre, les aboiements de la meute qui donnait avec un admirable ensemble.

 

– Ils sont dans le vallon, poursuivit Jonas, qui se reprit à courir ; dans le vallon du bois Carreau !… Hardi ! hardi !

 

Comme tout paysan d’une contrée où la vénerie est encore en honneur, Jonas sentait son cœur bondir en écoutant les chiens et le son du cor.

 

Et, pris d’un bel enthousiasme, il se retourna vers Hermine, trottant toujours derrière lui.

 

– Venez, venez ! dit-il ; nous allons à la voix des chiens. Nous verrons la mort.

 

Et Jonas s’élança comme un daim effarouché, et Pierrette fut contrainte de prendre le galop pour suivre le bouillant enfant, que les notes éclatantes d’une fanfare sonnée gaillardement commençaient à électriser.

 

XLVI

L’HALLALI


Il était environ dix heures du matin. C’était une belle matinée d’hiver comme en rêvent les chasseurs.

 

Le soleil faisait fondre le givre aux branches des arbres, le sol était gelé et retentissait sous le pied des chevaux, l’air était vif, sonore, et permettait de percevoir le moindre bruit à grande distance.

 

Jonas courait toujours sous la futaie ; le bonhomme avait oublié Hermine, qui continuait à le suivre ; il n’avait plus qu’une préoccupation, qu’une pensée, qu’un désir, qu’un but : assister à l’hallali.

 

Dans les pays de chasse, quand la trompe résonne, les laboureurs abandonnent leur charrue, les pâtres leurs troupeaux, les vignerons leur bêche ou leur serpe pour courir à la voix des chiens.

 

Courir à la voix des chiens signifie couper au plus court, en ligne droite, à travers bois, à travers champs, et se diriger vers la tête de la meute de façon à voir l’animal.

 

Pour les tireurs, c’est un moyen plus sûr et plus expéditif de tuer que d’attendre la chasse à ses passages différents et dans les retours forcés et périodiques de la bête courue, qu’on nomme randonnées.

 

Tout cela était nouveau pour Hermine, et cependant l’enthousiasme de Jonas la gagna. La trompe fit battre son cœur, les aboiements de la meute semblèrent lui prédire qu’un grand événement allait s’accomplir.

 

Elle oublia momentanément ses douleurs, son désespoir de la veille, sa mère, M. de Beaupréau que le bouillant Éclair continuait à emporter, et elle rendit la main à Pierrette frémissante d’ardeur, obéissant à cette fièvre subite que saint Hubert laisse tomber de sa trompe comme un souffle enthousiaste, par les belles journées de laisser-courre. Elle aussi, elle courait à la voix des chiens et ne suivait plus Jonas, qu’elle avait perdu de vue.

 

Jonas savait par cœur les bois environnants ; il avait assisté à tant de chasses à courre du chevalier, soit que le vieux gentilhomme suivît à cheval, sonnant de vigoureux bien-aller, soit qu’il se contentât d’appuyer, à pied, de la voix une couple de bassets à jambes torses.

 

Il avait donc une connaissance parfaite du pays, savait qu’une bête lancée en tel endroit venait se faire battre à tel autre, et il n’eut qu’à prêter l’oreille attentivement pour juger que le sanglier chaudement poussé, et presque à vue, remontait le vallon encaissé par les rochers et viendrait faire tête dans le cul-de-sac.

 

Jonas courut donc tout droit devant lui, et mademoiselle de Beaupréau le suivit.

 

Le cul-de-sac s’ouvrait comme un entonnoir gigantesque au milieu d’une clairière. Les derniers grands arbres du bois en étaient distants d’environ cent mètres ; et lorsque la jeune amazone atteignit la clairière, elle aperçut Jonas immobile sur le bord d’un précipice et criant avec enthousiasme :

 

– Tayaut ! Tayaut ! hardi, mes petits chiens ! hardi !

 

Hermine poussa sa monture, rejoignit Jonas et s’arrêta à la même place.

 

Alors un spectacle grandiose et étrange lui apparut.

 

Le vallon était étroit, encaissé par deux murailles de roches granitiques, et il ne s’agrandissait qu’au cul-de-sac.

 

Mais là les roches avaient une telle élévation, que l’escalade en était défendue à tout être vivant. Il fallait, pour en sortir, revenir sur ses pas.

 

Du point culminant où elle se trouvait, la jeune fille pouvait embrasser du regard toute l’étendue du vallon qui descendait jusqu’à la mer, dont on voyait dans le lointain la nappe bleue étinceler au soleil et se confondre avec l’azur du ciel.

 

De droite et de gauche, l’œil pouvait embrasser les pittoresques accidents de la terre bretonne, ses coteaux couverts de chênes et de bruyères roses, ses champs de genêts d’or et ses landes grises.

 

Au fond du vallon, un grand mouvement et un grand bruit se produisaient.

 

La chasse arrivait.

 

Ce fut d’abord l’animal que mademoiselle de Beaupréau vit sortir des broussailles et monter au galop vers le cul-de-sac.

 

Il avait le poil hérissé, l’œil sanglant ; il passait comme un boulet, en droite ligne, coupant avec ses boutoirs les baliveaux et les joncs qui gênaient sa marche.

 

Puis, derrière lui, à cent pas, arrivait la meute haletante, féroce, hurlant de courroux et si pressée, si bien réunie, qu’on l’eût couverte d’un manteau, bien qu’il y eût au moins dix-huit à vingt têtes.

 

Puis encore, derrière les chiens, Hermine aperçut un cavalier.

 

Il montait un cheval noir comme la nuit ; il le maniait avec une hardiesse inouïe, lui faisait franchir les rochers et les haies, et, la trompe à la bouche, il sonnait un bien-aller retentissant, qui parut plus harmonieux à la jeune fille que la plus gracieuse des mélodies.

 

Ce cavalier paraissait jeune et plein de feu. Hermine reconnut cet homme étrange entrevu la veille, et à qui, – du moins elle le croyait, – M. de Beaupréau devait la vie.

 

C’était sir Williams.

 

Hermine aimait toujours Fernand, et le baronnet lui était aussi indifférent que peut l’être un inconnu.

 

Pourtant son cœur battit d’une singulière et inexplicable émotion.

 

Suivant les prévisions de maître Jonas, le sanglier, aveugle et furieux, vint se heurter aux parois des rochers et reconnut qu’il ne pouvait passer outre.

 

Alors il fit deux fois le tour du cul-de-sac, comme un ours ferait dans une fosse, cherchant une issue et ne la trouvant pas.

 

Et il prit son parti en brave : il fit tête aux chiens, qui arrivaient sur lui avec le téméraire et sanglant courage des races vaillantes.

 

M. de Lacy avait eu raison, la veille, lorsqu’il avait dit à sir Williams que l’animal qu’il chasserait le lendemain était une bête vraiment royale.

 

C’était un solitaire de la plus haute taille, maigre, allongé, haut sur jambes, d’un brun roussâtre avec une mâchoire énorme et les plus redoutables défenses qu’on pût voir.

 

L’heure de la fuite, il le comprit, était passée pour lui, et il s’apprêta pour le combat.

 

Acculé contre les rochers, à demi accroupi et ramassé sur son arrière-train, il attendit, l’œil sanglant et la bouche béante, ses redoutables adversaires.

 

Les premiers chiens qui arrivèrent furent culbutés, foulés aux pieds, éventrés.

 

Alors les autres commencèrent à réfléchir, continuant à hurler, cherchant à coiffer l’animal, mais échappant par des bonds rapides à ses redoutables coups de boutoir. Ce fut en ce moment que sir Williams arriva.

 

Derrière lui galopait le piqueur de M. de Lacy.

 

Soit calcul, soit qu’il fût moins bien monté, M. de Lacy était demeuré en arrière et hors de vue.

 

Hermine, saisie par la grandeur poignante du spectacle, assistait immobile aux préludes de cette lutte terrible, dans laquelle sans doute l’homme allait intervenir.

 

En effet, sir Williams mit pied à terre, épaula sa carabine et fit feu… mais la balle effleura le sanglier et ne le renversa point.

 

Alors, jetant sa carabine, sir Williams continua à marcher vers le sanglier, sans autre arme que son couteau de chasse et son fouet.

 

Le baronnet marchait la tête haute, comme un conquérant ; et son habit de chasse rouge, selon la mode anglaise, le sauvage aspect du lieu, les hurlements des chiens, les sourds grognements du sanglier l’attendant de pied ferme, tout semblait continuer à l’envelopper d’un prestige étrange.

 

Le cœur d’Hermine battait à se rompre, et cependant elle ne devinait point encore ce qui allait se passer.

 

Sir Williams marchait toujours.

 

Il écarta les chiens qui entouraient le sanglier, et dont quelques-uns déjà étaient décousus, les frappant à grands coups de fouet, et il continua à s’avancer vers l’animal.

 

Alors Hermine comprit…

 

Elle comprit que cet homme téméraire jusqu’à la folie allait jouer sa vie pour le plaisir de la jouer…

 

Et elle frissonna et sentit son sang abandonner ses veines pour refluer violemment à son cœur.

 

Derrière sir Williams, le piqueur avait embouché sa trompe et sonnait la mort. Autour du baronnet, les chiens hurlaient toujours.

 

Enfin, le sanglier lui-même, devinant qu’il allait avoir à lutter contre un plus noble ennemi, s’était débarrassé des deux chiens les plus acharnés, et, ramassé sur lui-même, comme un chat prêt à bondir, il attendait que sir Williams eût fait deux pas encore pour se ruer sur lui avec l’aveugle impétuosité de la bête fauve acculée en ses derniers retranchements.

 

En ce moment, le baronnet, qui cheminait lentement, leva la tête, vit Hermine et la salua, semblable à ces chevaliers du moyen âge qui, avant d’entrer en lice, cherchaient du regard la dame de leurs pensées.

 

Hermine crut qu’elle allait mourir, et elle se cramponna à sa selle pour ne point tomber.

 

Jonas battait des mains.

 

Ce qui se passa alors aux yeux épouvantés de la jeune fille, qui n’avait plus une goutte de sang dans les veines, fut une chose inouïe.

 

Elle vit sir Williams et le sanglier s’aborder, se confondre en une seule masse… Alors elle ferma les yeux, poussa un cri d’angoisse et se laissa tomber de sa selle, évanouie et mourante, dans les bras de Jonas qui la soutint et l’empêcha de rouler dans le précipice.

 

En même temps, au cri d’effroi de la jeune fille, un sourd grognement, puis un cri de triomphe répondirent…

 

Avec une habileté merveilleuse, un sang-froid superbe, une rare intrépidité, sir Williams avait frappé le sanglier au défaut de l’épaule, et y avait enfoncé son couteau de chasse jusqu’à la garde.

 

Le sanglier était tombé foudroyé, et le vainqueur lui appuyait triomphant son pied sur la gorge, lorsque Hermine s’était évanouie…

 

*

* *

 

Lorsque mademoiselle de Beaupréau revint à elle, elle était couchée sur l’herbe, à quelques pas du théâtre du glorieux exploit de sir Williams.

 

Trois personnes étaient penchées sur elle : sir Williams, ému et pâle ; le chevalier de Lacy, qui venait d’arriver, et Jonas qui, à genoux, lui jetait au visage de l’eau qu’il était allé puiser à la source voisine dans le creux de sa main. Son évanouissement avait duré vingt minutes environ.

 

Il est une chose qui touchera toujours profondément le cœur d’une femme, c’est l’émotion que produira le péril qu’elle a couru ou le mal qu’elle a éprouvé chez l’homme demeuré impassible devant son propre péril, et qui a vu venir la mort en souriant.

 

Sir Williams avait attaqué l’horrible bête le front haut, l’œil plein de fierté, sans que son cœur battît plus vite, sans qu’un muscle de son visage tressaillît.

 

Et Hermine, qui avait pu apprécier cette froide et terrible bravoure, retrouvait, en rouvrant les yeux, ce même homme tremblant, pâle, la voix émue, à genoux devant elle et lui demandant pardon de l’avoir si fort épouvantée.

 

Certes, soit que le baronnet, toujours maître de lui, eût savamment médité son attitude, soit que, en effet, il fût encore sous cette impression nerveuse qui naît du péril, quand le péril vient d’être vaincu, il était comme transfiguré, et beau comme les femmes à la recherche de l’homme qu’elles espèrent, dans leur rêve, rencontrer et aimer. Pâle, l’œil en feu, les narines frémissantes, il passait sa main fine et blanche dans ses longs cheveux noirs.

 

Sa culotte de daim blanc était maculée par quelques gouttes du sang de sa victime, et un large accroc fait à son habit témoignait qu’il s’en était fallu de bien peu que les redoutables boutoirs ne lui eussent fait une grave blessure. Mademoiselle de Beaupréau le regarda avec ce naïf enthousiasme que la femme accordera toujours à un homme brave, et elle éprouva une seconde fois l’influence de cette étrange fascination que sir Williams semblait exercer autour de lui.

 

– Mademoiselle, murmura le baronnet dont la voix tremblait, pardonnez-moi de vous avoir causé un si grand effroi par ma sotte conduite.

 

– Monsieur, balbutia-t-elle, c’est le danger que vous avez couru… Mais vous voilà sain et sauf… et…

 

La jeune fille rougit et n’acheva pas.

 

– Corbleu ! mon cher hôte, dit le chevalier de Lacy avec expansion, si vous chassez le sanglier souvent ainsi, je vous proclame le roi des veneurs britanniques.

 

Jonas grommelait tout bas.

 

– Je disais hier à madame la baronne que c’était le diable… Je soutiens mon idée… Ce ne peut être que lui…

 

On entendit alors un galop de cheval sous la futaie ; bientôt on vit déboucher dans la clairière M. de Beaupréau, toujours emporté par Éclair, et l’aspect piteux du digne chef de bureau rompit le charme plein d’émotion qui s’était emparé d’Hermine.

 

En effet, M. de Beaupréau, qui arrivait bride abattue, couché et cramponné sur sa selle, poussait des cris lamentables. Le bouillant Éclair l’avait emporté par monts et par vaux, à travers les haies, les futaies, les broussailles, et il revenait ses vêtements en lambeaux, ayant cessé de songer à maîtriser le fougueux animal, et laissant flotter la bride sur son col. Le hasard seul ramenait Éclair en cet endroit.

 

Aux cris poussés par le chef de bureau, Jonas se dressa sur ses pieds, laissa échapper un éclat de rire, puis il s’élança à la rencontre du cheval, lui sauta à la bride et l’arrêta net.

 

Le noble animal hennit de colère sous la main de l’enfant qui l’avait saisi par les naseaux, se cabra à demi et rejeta son cavalier en arrière.

 

M. de Beaupréau roula sur l’herbe en jetant un dernier cri de terreur.

 

Mais il se releva presque aussitôt. Il ne s’était fait aucun mal.

 

Un éclat de rire du chevalier de Lacy, de sir Williams et d’Hermine elle-même l’accueillit.

 

– Ah ! mon cher voisin, dit le chevalier, vous n’êtes pas un cavalier consommé.

 

– Excusez-moi, répondit le Beaupréau encore pâle et tout défait, mais ce cheval a le diable au corps.

 

– Bah ! il est doux comme un agneau…

 

– Merci ! il a pris le mors aux dents.

 

– Vous l’avez donc éperonné ?

 

– Sans doute.

 

– Alors, dit le chevalier en riant, je comprends ; vous avez cru avoir affaire à un courtaud ou à un cheval de moulin.

 

Puis, comme M. de Lacy avait pitié de l’embarras du bonhomme, à jamais battu dans ses prétentions d’écuyer, il changea de conversation ; et lui montrant le sanglier gisant dans une mare de sang, il lui conta les événements de la chasse.

 

– Ah ! dit le chef de bureau en regardant le baronnet avec admiration, c’est un beau coup cela, un très beau coup, par la sambleu !

 

Sir Williams affecta un maintien plein de réserve et de modestie, qui acheva de séduire Hermine.

 

– Monsieur le chevalier, dit alors Jonas, qui venait d’attacher Éclair à un arbre, madame la baronne m’a donné ce matin une lettre pour vous.

 

– Voyons, dit M. de Lacy.

 

Jonas tira de la poche de sa veste le poulet de la baronne.

 

Le chevalier rompit le sceau armorié, parcourut d’abord la lettre des yeux, puis lut tout haut :

 

« Mon cher voisin,

 

« Invitation pour invitation.

 

« Vous avez prié mon neveu et ma petite-nièce à votre chasse.

 

« Très bien et merci de la galanterie.

 

« Permettez-moi, à mon tour, de vous prier à dîner.

 

« J’espère que vous m’amènerez votre hôte, le baronnet sir Williams ; et, en vous attendant, je vous abandonne mes deux mains.

 

« Baronne de Kermadec. »

 

La douairière écrivait au chevalier de Lacy comme elle eût écrit cinquante années plus tôt, quand elle était fille d’honneur, à un abbé de cour ou à un mousquetaire.

 

Le chevalier regarda sir Williams :

 

– Eh bien ? lui demanda-t-il d’un air interrogateur.

 

Sir Williams, à son tour, regarda Hermine.

 

Hermine rougit et sembla lui dire :

 

– Acceptez !

 

– Allons ! dit le chevalier, en route, en ce cas ! Il y a encore loin d’ici aux Genêts, et il est déjà midi passé. La baronne dîne de bonne heure… Mon cher voisin, ajouta-t-il, je ne vous propose plus de monter Éclair ; mais je vais vous faire donner le cheval de mon piqueur, celui-là est assez lourd pour ne pas prendre le mors aux dents.

 

Le Beaupréau baissa la tête en homme résigné à sa honte.

 

Hermine remonta à cheval, et sir Williams lui tendit respectueusement le genou.

 

Puis, tandis que la jeune fille rassemblait sa bride, le baronnet se pencha à l’oreille du chef de bureau.

 

– Eh bien ! beau-père ? lui dit-il en souriant.

 

Le Beaupréau le regarda.

 

– Trouvez-vous que j’ai joué mon rôle en conscience ?

 

– Oui, oui, merveilleusement.

 

– Si votre fille n’avait pas douze millions de dot, croyez-le bien, ajouta le baronnet, je ne me serais pas risqué. J’ai joué ma vie.

 

– Vous êtes un brave ! murmura le Beaupréau avec enthousiasme.

 

On se mit en route.

 

Sir Williams rangea son cheval à côté de la pouliche d’Hermine.

 

Le chevalier de Lacy chevaucha auprès de M. de Beaupréau.

 

Le piqueur et les valets couplèrent les chiens, chargèrent le sanglier sur un mulet qui suivait la chasse, et prirent le chemin du Manoir.

 

Ce fut une course charmante à travers les bois que celle que firent le baronnet et la jeune fille galopant côte à côte. L’âme désolée d’Hermine semblait faire silence en ce moment ; elle écoutait la voix douce et mélancolique de sir Williams, qui lui parlait avec enthousiasme de la verte Erin, sa nébuleuse patrie, cette terre des martyrs qui marchent le front haut sous la persécution et tournent parfois leurs regards vers la France. Le baronnet disait son horreur de l’Angleterre et de la vie anglaise, l’ennui de sa vie errante, le rêve qu’il avait fait souvent de se fixer en France, d’y chercher une compagne digne de lui et qui sût le comprendre.

 

Hermine l’écoutait rêveuse, et songeait à Fernand.

 

À Fernand à jamais perdu.

 

Et cependant elle l’écoutait.

 

L’homme qui s’exprime avec tristesse sur son isolement, et semble regretter un bonheur rêvé et irréalisable, inspirera toujours une vive sympathie à une femme, surtout s’il est jeune et beau comme l’était sir Williams.

 

Et puis, cet homme possédait si bien tous les charmes, toutes les roueries, toutes les ruses infernales de la séduction ; il savait si bien faire vibrer, par un seul mot, la corde muette du cœur des femmes !

 

Certes, le vicomte Andréa ne s’était point vanté, le jour où, déguisé en don Juan de Marana, il avait mesuré Paris du regard en disant :

 

– Don Juan n’est pas mort… c’est moi.

 

Quand ils arrivèrent aux Genêts, Hermine était toute rêveuse, et madame de Beaupréau, qui attendait avec anxiété le retour de son enfant, crut lire sur son visage que sir Williams ne lui était déjà plus indifférent.

 

Et la pauvre mère tressaillit de joie, et elle enveloppa le baronnet d’un regard ardent de reconnaissance et qui semblait dire :

 

– Oh ! sauvez, sauvez mon enfant !

 

En même temps, la vieille baronne de Kermadec donnait sa main à baiser à sir Williams, le mettait à table à côté d’elle et lui disait tout bas :

 

– Enfin, vous voilà raisonnable et non plus fou comme hier…

 

– Madame… balbutia-t-il, en feignant un grand embarras.

 

– Chut ! elle vous aimera…

 

Le baronnet hocha tristement la tête.

 

– Fiez-vous-en à moi, dit-elle ; je suis de bon conseil… je vous prends sous ma protection, et, vertudieu !…

 

Vertudieu était un innocent juron par lequel la douairière avait coutume de traduire ses résolutions les plus irrévocables.

 

– Décidément, pensait le baronnet, j’ai pour moi la tante, le père et la mère… si la fille ne m’aime pas sous huit jours, c’est que je serai un niais, indigne de jamais épouser une dot de douze millions !

 

XLVII

CONFIDENCES


Nous sommes obligés, grâce à la multiplicité de nos personnages et à l’étendue du drame dont nous sommes l’historien, de changer de place souvent et d’abandonner un moment quelques-uns de nos héros pour retourner à ceux que nous avions délaissés momentanément.

 

Nous avons laissé Jeanne s’éveillant dans le petit castel de Bougival, promenant autour d’elle un regard étonné, cherchant à s’expliquer sa présence en ce lieu inconnu, et découvrant enfin, sur le guéridon placé au milieu de la chambre, cette lettre écrite par sir Williams, non signée comme celle de la veille, et dans laquelle mademoiselle de Balder avait cru reconnaître l’esprit et la main d’Armand de Kergaz ; lettre bizarre, étrange, où aucun fait n’était articulé sans être enveloppé de réticences sans nombre, où régnait, de la première à la dernière ligne, un ton mystérieux qui devait avoir fatalement une certaine influence sur une imagination de jeune fille.

 

Le mystère est l’agent le plus actif de l’amour.

 

Certes, il semble qu’un soupçon aurait dû venir à l’esprit de mademoiselle de Balder, qu’elle aurait pu penser qu’un autre que M. de Kergaz était le deus ex machina de cet étrange drame où elle avait le premier rôle.

 

Mais Jeanne aimait Armand, et pour ceux qui aiment, tout événement paraît avoir pour cause ou pour point de départ l’objet aimé. Ensuite, si excentrique, si bizarre que fût sa conduite, comment n’aurait-elle pas cru que l’auteur de ces deux lettres et M. de Kergaz ne faisaient qu’un, alors que, la veille, elle avait entendu ce dernier chuchoter avec Bastien et prononcer les mots de « mauvaise affaire », faisant ainsi allusion au duel du lendemain ?

 

Tout cela semblait si naturel, que Jeanne ne douta point un seul instant, et se contenta de laisser son esprit s’abandonner aux plus bizarres conjectures, sans pour cela soupçonner la non identité d’Armand et de celui qui lui écrivait. Ensuite, à la pensée que de sa discrétion à elle dépendait peut-être la vie d’Armand, elle se promit de ne point chercher à sonder tous ces mystères, et elle se contenta d’examiner attentivement le lieu où elle se trouvait. Nous l’avons dit, rien de plus coquet, de plus élégamment joli que cette chambre à coucher qu’une fée semblait avoir meublée et décorée pour l’habiter elle-même. Ce n’était peut-être pas, dans son ensemble, assez sévère pour une duchesse de l’austère faubourg Saint-Germain ; ce n’était pas non plus la demeure de l’une de ces folles créatures du monde galant, que l’or de la finance va chercher dans les coulisses des théâtres de vaudeville pour leur construire des palais.

 

On aurait dit le boudoir d’une de ces femmes que le talent a fait indépendantes en leur donnant le cœur et les hautes aspirations de l’homme, et qui veulent rester femmes dans leur vie privée.

 

Jeanne, la pauvre fille d’un officier sans fortune, n’avait jamais rêvé de semblables coquetteries, et elle demeura éblouie. Et puis, comme tout cela venait de l’homme aimé, de celui dont elle porterait le nom, elle éprouva une joie d’enfant et sentit son cœur battre de reconnaissance et d’amour ; et puis encore, elle voulut voir jusqu’où s’étendaient ses domaines, c’est-à-dire cette maison qui appartenait déjà à la future comtesse de Kergaz.

 

Elle ouvrit la première porte qu’elle vit devant elle, et se trouva dans un grand salon dont les murs étaient tendus d’une magnifique tapisserie des Gobelins. Un guéridon placé au milieu supportait des albums, des gravures, un journal de modes, une gazette de femmes. En face de la cheminée était un piano.

 

Jeanne traversa le salon, dont les portes étaient ouvertes, et se trouva dans un petit vestibule dallé en marbre, aux murs peints à fresques, encombré de caisses de fleurs exotiques et d’arbustes rares.

 

Dans ce vestibule, couché sur une banquette, un grand laquais chamarré qui dormait s’éveilla au bruit des pas de la jeune fille, et, se levant, se tint respectueusement devant elle en disant :

 

– Mademoiselle désire-t-elle sa femme de chambre ?

 

Et, sans attendre de réponse, le valet appela :

 

– Mariette ! Mariette !

 

Une jolie soubrette, comme on n’en voit plus guère qu’à la Comédie française, accourut et salua la jeune fille.

 

Puis, derrière la soubrette, arrivèrent successivement une femme de charge entre deux âges et un groom. C’était là le domestique mis aux ordres de Jeanne.

 

– Si mademoiselle veut me suivre dans son cabinet de toilette, dit la jolie camériste qui portait le nom de Mariette, j’habillerai mademoiselle.

 

Jeanne s’aperçut alors qu’elle était en robe de chambre, dans le costume qu’elle avait la veille en s’endormant, et elle suivit, toujours étonnée et ravie, Mariette qui la conduisit dans un vaste cabinet de toilette, où la jeune fille retrouva toute sa garde-robe, transportée là comme par enchantement.

 

– Monsieur le comte, dit Mariette, a dû passer, en retournant à Paris, chez les fournisseurs de mademoiselle, qui viendront dans la journée prendre ses ordres.

 

Et Mariette se mit en devoir de peigner et de tordre les beaux cheveux noirs de Jeanne qui se laissa faire, rêveuse et toujours éblouie.

 

Une heure après, mademoiselle de Balder, en négligé du matin, entrait dans la salle à manger située au rez-de-chaussée de cette mystérieuse maison, et y trouvait son déjeuner servi.

 

Jeanne trempa ses lèvres dans une tasse de thé après y avoir émietté un gâteau, et elle lut et relut avidement la mystérieuse lettre de cet homme que les gens qui la servaient appelaient M. le comte.

 

Mariette la servait à table et lui dit, au moment où elle se leva :

 

– La campagne n’est pas très agréable à habiter en hiver, et mademoiselle s’ennuiera peut-être…

 

Jeanne aurait bien voulu savoir dans quelle campagne elle se trouvait ; mais elle se souvint de la recommandation formelle de la lettre et elle se tut.

 

– Mais, reprit Mariette, M. le comte a pensé que mademoiselle reverrait avec plaisir une ancienne amie.

 

– Une amie à moi ? exclama Jeanne avec surprise.

 

– Une amie de mademoiselle, insista Mariette, qui ouvrit une porte et appela :

 

– Mademoiselle Cerise !

 

Et Jeanne, stupéfaite, vit entrer la fleuriste, émue et pâle, qui vint se jeter dans ses bras.

 

*

* *

 

Les deux jeunes filles s’accablèrent de questions d’abord. Comment se retrouvaient-elles ? où étaient-elles ? Ni l’une, ni l’autre ne le savait. Mais sir Williams avait si bien pris ses précautions, il avait si bien su écrire à l’une et parler à l’autre de périls imaginaires, que toutes deux s’observèrent et ne se firent que des demi-confidences. Une partie de la journée s’écoula pour elles en une douce causerie.

 

Jeanne confia à Cerise que son cœur avait parlé ; elle lui dit combien elle aimait un inconnu, sans doute l’auteur de ces deux lettres qu’elle avait reçues, le comte Armand de Kergaz.

 

Cerise lui parla de son amour pour Léon, de son bonheur qui n’était que retardé et qui s’accroîtrait de tout le charme de l’obstacle vaincu, de la difficulté surmontée.

 

Vers le soir, comme les deux jeunes filles, après s’être longtemps promenées dans le jardin, dont les murs élevés ne permettaient point de voir au dehors, rentraient à la villa, un homme se présenta à Jeanne et la salua avec respect.

 

C’était Colar.

 

À la vue de cet inconnu, mademoiselle de Balder éprouva une vague inquiétude ; mais Cerise la rassura.

 

– C’est un ami, dit-elle, c’est un serviteur de M. le comte.

 

– Mademoiselle, dit Colar en s’inclinant devant Jeanne, je suis l’intendant de M. le comte.

 

– Ah ! fit Jeanne remise de son trouble ; venez-vous de sa part ?

 

– Oui, mademoiselle.

 

Et Colar prit un air mystérieux et tendit une lettre à la jeune fille.

 

Jeanne la prit en tremblant, et son cœur battit bien fort.

 

C’était encore la même écriture.

 

Cette lettre venait de lui.

 

Elle l’ouvrit et lut :

 

« Jeanne, ma bien-aimée, quand cette lettre vous parviendra, j’aurai déjà mis entre nous une grande distance. Ainsi le veut la fatalité. Mais, rassurez-vous, mon absence ne sera point de longue durée ; quelques jours à peine, et vous me verrez à vos pieds, baisant vos deux mains et vous demandant à genoux d’accepter mon nom et de faire le bonheur de ma vie. Chaque jour l’homme qui vous portera cette lettre, et qui a toute ma confiance, vous en remettra une autre que je lui ferai parvenir des divers lieux où je m’arrêterai pendant ce voyage que m’imposent de graves et mystérieuses circonstances.

 

« Cet homme, nommé Colar, est mon ami plus que mon serviteur ; il m’est entièrement dévoué, et il exécutera tous vos ordres avec joie. Soyez reine dans cette maison qui est à vous, et qui n’est peuplée que de mes gens, âmes dévouées à leur maîtresse future, et qui mourraient pour elles avec joie. Je ne vous demande qu’une seule chose, Jeanne, ma bien-aimée, mais je vous la demande à genoux, au nom de l’amour que j’ai pour vous, au nom de notre bonheur à venir : n’essayez point de sortir de la villa ou du moins du jardin, ne demandez point où vous êtes… Ceci est un mystère que je vous expliquerai plus tard.

 

« Adieu… à demain. Mon corps s’éloigne, chère femme adorée ; mais mon cœur est resté près de vous. »

 

Cette fois, la lettre était signée d’un A.

 

Il y avait progrès.

 

– Mademoiselle, dit Colar, lorsque Jeanne eut terminé la lecture de cette lettre, si vous désirez répondre à M. le comte, je lui ferai parvenir votre missive.

 

Jeanne rougit.

 

– Je verrai, dit-elle d’une voix émue.

 

Et, en effet, que pouvait-elle, qu’allait-elle répondre ?

 

Se plaindrait-elle de cet espèce d’enlèvement ?

 

Lui avouerait-elle qu’elle l’aimait ?

 

Elle regarda Cerise, comme si elle eût voulu lui demander conseil.

 

Cerise comprit et dit à Colar :

 

– Mademoiselle écrira demain à M. le comte.

 

Colar s’inclina.

 

– Je reviendrai demain, dit-il, et si mademoiselle veut faire venir de Paris quelque chose…

 

– Je n’ai besoin de rien, merci.

 

Une cloche qui sonnait le dîner se fit entendre.

 

Le lieutenant de sir Williams salua de nouveau la jeune fille et s’en alla. Mais au lieu de sortir par la grande grille de la villa, il gagna le pavillon où était encore la veuve Fipart, bien que sir Williams eût feint, le matin, de la chasser.

 

– La mère, lui dit-il, le capitaine a réfléchi. Il vaut mieux que tu ne restes pas ici. Tu as maltraité Cerise, et si les deux petites te rencontrent, elles finiront par avoir des soupçons.

 

– C’est bon, dit la cabaretière de Bougival, on s’en ira.

 

– Tous les matins, poursuivit Colar, tu donneras une manne à Rocambole, et tu lui recommanderas d’avoir, s’il le peut, un air bien honnête.

 

– Oh ! dit la veuve Fipart avec orgueil, c’est mon élève, et, quand il le veut, il ressemble à un petit saint.

 

– Et tu l’enverras ici porter du poisson.

 

– Suffit, on l’enverra.

 

– Rocambole, qui est fin comme une mouche, donnera son coup d’œil et veillera au grain mieux que toi ; car je ne me fie qu’à moitié à tout notre monde. – Si le vrai comte venait à flâner par ici…

 

Colar désignait Armand par ce mot de vrai comte.

 

La veuve Fipart redescendit à Bougival en compagnie de Colar, qui retourna à Paris, où il avait mission d’observer et de surveiller les actes de M. de Kergaz.

 

Le lendemain, il retourna à la villa.

 

Sir Williams lui avait écrit d’Orléans et envoyé une seconde lettre pour Jeanne. Cette lettre, plus tendre et plus brûlante encore que la précédente, acheva de jeter le trouble dans le cœur de la jeune fille. Le faux comte de Kergaz avait, cette fois, écrit au bas tout au long le nom d’Armand. C’était donc bien lui.

 

– Mademoiselle, demanda Colar, ne répondra-t-elle point à M. le comte ?

 

À cette question, le cœur de Jeanne battit à rompre sa poitrine ; ses joues s’empourprèrent ; elle hésita encore…

 

– Ah ! murmura Colar, je vois d’ici M. le comte ouvrant ma lettre et trouvant, sous le même pli, quelques lignes de mademoiselle. Cher et bon maître, quelle joie !

 

Jeanne n’y tint plus, à la pensée qu’il serait heureux si elle lui répondait.

 

Elle prit la plume et écrivit :

 

« Monsieur, bien que votre conduite me paraisse étrange, bien qu’il soit inouï qu’on fasse les gens prisonniers pour leur prouver quelque affection, je veux bien ne vous point juger trop sévèrement et attendre votre retour pour avoir l’explication de tous ces mystères. D’ici là je suivrai vos conseils et garderai la réserve que vous me demandez. »

 

Malgré la froideur de cette lettre, on devinait que l’âme tout entière de la jeune fille avait dû passer par sa plume, et les caractères tremblés, la signature presque illisible attestaient son émotion.

 

Mais Jeanne était fille de noble race ; elle savait bien que la première vertu de la femme est la réserve, et la conduite mystérieuse de sir Williams ne méritait pas de plus tendres expressions. Cependant, au-dessous de son nom, elle écrivit un mot :

 

« Revenez ! »

 

Ce post-scriptum laconique résumait la pensée tout entière de la lettre et en atténuait la sécheresse.

 

Colar s’en alla.

 

Le lendemain il revint, apportant encore une lettre du faux comte de Kergaz.

 

Comme les précédentes, elle avait un parfum de chaste honnêteté, d’amour ardent qui continua à opérer de profonds ravages dans l’âme de mademoiselle de Balder.

 

Les jeunes filles se laisseront toujours séduire par des lettres.

 

Pourtant Jeanne ne crut point devoir répondre.

 

Mais chaque heure qui s’écoulait rivait par un lien de plus le cœur de la pauvre enfant à cet amour dont elle croyait envelopper Armand.

 

Et les jours passaient.

 

Et Jeanne oubliait Gertrude, dont cependant le faux Armand parlait toujours dans ses lettres comme l’accompagnant, – lettres qui n’étaient jamais datées, et lui arrivaient, elle ne savait d’où, par l’entremise de Colar.

 

Elle attendait avec impatience le retour de celui qu’elle aimait, comme Cerise attendait Léon.

 

Et ni l’une ni l’autre ne songeaient à quitter la villa. Cependant un jour, Colar ne vint point. Jeanne attendit en vain la lettre bien-aimée qui était devenue la nourriture de son âme.

 

La lettre ne vint pas. Le lendemain, Colar ne parut point encore.

 

Le lieutenant de sir Williams avait, pour motiver son absence, la meilleure de toutes les raisons : il était mort.

 

On se souvient de la fin tragique de Colar dans le cabaret de la veuve Fipart.

 

Colar était mort sans prononcer un mot qui pût éclairer Rocambole sur la marche à suivre vis-à-vis de Jeanne et de Cerise. Trois jours, puis un quatrième s’écoulèrent. Jeanne ne recevait plus de lettres de son mystérieux correspondant, et cependant rien n’était changé à la villa.

 

Les domestiques continuaient à la servir, la grille du parc à demeurer fermée ; Mariette parlait de M. le comte chaque fois qu’elle coiffait ou habillait sa maîtresse.

 

Mais Jeanne ne voyait plus Colar, et ne recevait plus de lettres.

 

Elle interrogea les domestiques sur le sort du messager ; les domestiques ne savaient rien dire ou ne voulaient rien dire, et répondaient invariablement :

 

– L’intendant de M. le comte est peut-être en voyage.

 

Alors Jeanne se mit en tête les plus noires idées ; elle se souvint que, dans la première lettre trouvée sur le guéridon, celui qu’elle croyait être Armand de Kergaz disait qu’il allait courir de grands périls…

 

Jeanne eut le vertige à ce souvenir ; elle se dit que peut-être son Armand bien-aimé était mort…

 

Puis l’espoir vint faire place à ce doute cruel, à cette épouvantable anxiété ; elle pensa que, puisqu’il n’écrivait plus, c’est qu’il allait revenir.

 

Le quatrième jour cependant, comme Jeanne s’éveillait et disait bonjour à Cerise qui couchait dans un cabinet voisin de sa chambre et dont la porte restait ouverte durant la nuit, elle aperçut un paquet de lettres sur le guéridon.

 

Jeanne ne fit qu’un saut de son lit au guéridon, et poussa un cri de joie.

 

Il y avait là quatre lettres, autant de lettres que de jours écoulés…

 

Et elle les reconnut et en brisa le cachet avec une émotion violente.

 

Armand n’était donc pas mort !

 

Il lui annonçait son retour prochain ; il allait arriver… Elle pouvait le voir au premier moment.

 

C’était du moins ce que disait sa dernière lettre.

 

– Cerise ! Cerise ! s’écria Jeanne folle de joie, il est vivant, il va revenir !

 

Et Cerise qui, depuis trois jours, essuyait les larmes de la pauvre Jeanne, Cerise accourut toute joyeuse et l’embrassa avec effusion.

 

Alors Jeanne voulut savoir qui avait apporté ces lettres et les avait déposées sur le guéridon durant son sommeil.

 

Elle sonna, Mariette parut.

 

– Colar est donc venu ? demanda-t-elle.

 

– Non, madame.

 

– Qui donc, alors ?… fit Jeanne surprise et montrant les lettres.

 

– Mademoiselle, répondit la camériste, c’est Rocambole.

 

– Qu’est-ce que Rocambole ? demanda Jeanne, qui jamais n’avait entendu prononcer ce nom.

 

– C’est le petit marchand de poisson.

 

– Il a donc vu Colar ?

 

– Je ne sais pas.

 

Mariette ne savait pas, en effet.

 

La vérité était que, depuis trois jours, maître Rocambole s’était métamorphosé aux yeux des gens de la villa, et il nous faut expliquer cette métamorphose avant d’aller plus loin.

 

XLVIII

LE GÉNIE DE ROCAMBOLE


Le fils adoptif de la veuve Fipart, maître Rocambole, avait été plus fort que ne l’eût été Colar lui-même, le soir où celui-ci mourut frappé par le comte de Kergaz.

 

Cet enfant de seize ans, qui pouvait se laisser éblouir par la promesse d’une somme aussi importante que cinquante louis, ne perdit point la tête un seul instant et se fit le raisonnement suivant, qui n’était pas dépourvu de logique :

 

– Il est évident que si le comte donne mille francs pour savoir où sont les petites, le capitaine en donnerait le double et le triple pour qu’il ne le sût pas. Or, le comte est un homme de bien et le capitaine, un luron ; entre le bien et le mal, Rocambole n’a jamais hésité. Donc, hourra pour le capitaine !… Je vais rouler le philanthrope.

 

C’était pour obéir à ce programme que maître Rocambole avait entraîné le comte, Guignon et Léon Rolland sur la passerelle de la machine pour les conduire de là dans l’île de Croissy, où, disait-il, les deux femmes étaient prisonnières.

 

On sait ce qui arriva :

 

Rocambole, leste et fort, donna un croc-en-jambe à Guignon pris à l’improviste, le précipita dans l’eau et y tomba avec lui.

 

Guignon ne savait pas nager, et il était dans sa destinée de ne pas avoir la moindre chance, comme l’avait judicieusement observé Rocambole.

 

Il jeta un cri en tombant à l’eau, essaya de se débattre à la surface, disparut, et, entraîné par le courant, le pauvre ouvrier alla trouver la mort sous les rouages de la monstrueuse machine. Rocambole, au contraire, était cet enfant de Paris par excellence, qui est adroit à tous les exercices sans avoir jamais rien appris : s’improvise cavalier en huit jours, fait des armes d’instinct, tire le fusil et le pistolet, et nage comme un poisson à la troisième pleine eau qu’il fait du haut d’un pont du canal ou de la Seine.

 

Rocambole se jeta donc à la rivière avec le sang-froid qu’il eût mis à plonger dans un établissement de bains au pont Neuf ou au pont Louis-Philippe.

 

– Hum ! murmura-t-il en sentant le contact de l’eau glacée, car on était alors en plein mois de janvier, elle est un peu fraîche, et ce bain froid est risqué pour la saison… Bah !

 

Et ce dernier mot prononcé à la surface de l’eau, Rocambole ferma la bouche, enfonça la tête, plongea l’espace de cinquante brasses pour se mettre à tout hasard, à l’abri d’une balle que le comte aurait pu diriger sur lui, guidé par le bruit de sa chute ; puis il revint respirer, plongea encore, respira de nouveau, et finit par nager entre deux eaux, de façon à ne faire aucun bruit.

 

La nuit était noire et on n’y pouvait voir à vingt pas.

 

Rocambole, tout en nageant vigoureusement, prêtait l’oreille, et, servi en cela par le vent, qui soufflait de l’est à l’ouest, il put entendre les paroles irritées du comte et de Léon Rolland, appelant en vain Guignon dont la mort avait été instantanée.

 

– Sont-ils vexés ! pensa Rocambole, ravi de lui-même et se mettant sur le dos pour faire la planche et ne point user ses forces.

 

Quand il fut assez loin de la machine pour ne plus craindre une balle, le vaurien jugea convenable de se reposer.

 

– Échouons-nous, se dit-il en gagnant la berge opposée à la route de Bougival à Port-Marly.

 

Il se coucha dans l’herbe, entre deux tas de bois coupé, amoncelé et destiné à être transporté par eau ; et tout grelottant il se déshabilla, préférant encore être nu que vêtu d’habits mouillés.

 

Une fois déshabillé, Rocambole se roula dans le sable et s’y enterra à moitié :

 

– Voilà, pensa-t-il, un drôle de paletot pour attendre le jour, mais cela vaut encore mieux que rien. S’il pouvait passer une péniche…

 

Rocambole exprimait ce vœu, parce qu’il connaissait les habitudes de ces sortes d’embarcations qui sillonnent le fleuve nuit et jour de leur sourd et lent sillage.

 

Deux hommes, trois au plus, les conduisent et vivent éternellement à bord.

 

Ils ont toujours du feu, quelque chose à manger, et ils accueillent assez complaisamment les canotiers et les pêcheurs qui montent à leur bord.

 

Or précisément, en prêtant l’oreille, Rocambole, qui n’entendait plus la voix d’Armand et de Léon, distingua tout à coup le craquement monotone d’un gouvernail pesamment manœuvré, et bientôt il vit se détacher au milieu des ténèbres une masse plus noire encore qu’éclairait un point lumineux.

 

C’était une péniche vide de son chargement et que deux hommes conduisaient à la dérive, sans le secours des chevaux qui, en remontant le cours du fleuve, remorquent les embarcations.

 

Le point lumineux n’était autre qu’une lanterne suspendue à l’avant.

 

– Ohé ! de la barque ! cria le vaurien.

 

– Oh ! répondit-on à bord de la péniche.

 

Rocambole s’arracha à son linceul de sable, se rhabilla en trois secondes, se rejeta bravement à l’eau, se laissa dériver de quelques brasses au-dessous de l’embarcation, l’aborda par le travers et se suspendit à la corde à nœuds qui pendait en guise d’échelle.

 

Puis là, bien qu’il fût parfaitement reposé et n’eût rien perdu de son agilité et de sa vigueur, il feignit une grande fatigue et se hissa à bord en gémissant. Le patron de la péniche, qui tenait la barre en ce moment, fut fort étonné, par le froid de la nuit, de voir un homme sortir de l’eau habillé et tout grelottant.

 

– Ah ! mon Dieu, murmura Rocambole d’une voix lamentable, quel malheur !…

 

Les deux mariniers qui montaient la péniche, reconnaissant qu’ils avaient affaire à un enfant qui paraissait exténué de besoin, de fatigue et de froid, commencèrent par lui donner des soins, le firent changer de vêtements, et lui donnèrent quelques gorgées d’eau-de-vie.

 

Une fois restauré, Rocambole descendit dans la cabine, où il y avait du feu, et s’y coucha à côté du patron, qui avait cédé la barre à son second.

 

Le vaurien raconta alors au patron qu’il était tombé à l’eau en longeant le bord de la rivière, et que, vaincu par le courant, il lui avait été impossible de regagner la berge.

 

Il ajoutait qu’il allait précisément à Saint-Germain lorsque cet accident lui était arrivé.

 

Or, comme l’accident dont il prétendait avoir été victime paraissait s’expliquer par l’opacité de la nuit, et que, d’ailleurs, Rocambole avouait qu’il était un peu bu, selon l’expression populaire, lorsque cela lui était arrivé, le patron de la péniche ajouta foi entière à ses paroles.

 

Rocambole fit sécher ses habits, se garda bien de lui montrer la bourse que lui avait jetée M. de Kergaz et qui renfermait vingt-cinq louis, et, vers minuit, la péniche le déposa au Pecq, sous Saint-Germain.

 

Rocambole avait jugé prudent de ne point retourner à Bougival sur-le-champ.

 

Il passa le reste de la nuit dans un cabaret dont il connaissait le maître, et qu’il éveilla en heurtant à la porte ; puis, au point du jour, il se remit en marche, décidé à aller flâner aux alentours de la maison où Colar avait été tué.

 

– Il est probable, se disait-il en arpentant la route de Port-Marly, que le comte sera retourné au cabaret, qu’il n’y aura plus trouvé maman, et que, comme après tout il a tué Colar, il aura filé sans redemander son reste.

 

Ce raisonnement était plein de justesse et se trouva pleinement confirmé par l’événement.

 

Rocambole trouva la chaussée déserte à cette heure matinale, la porte du cabaret entr’ouverte et le cabaret vide. La veuve Fipart avait jugé prudent de filer, comme disait Rocambole ; et elle était montée au pavillon du parc, dans la villa où se trouvaient Jeanne et Cerise.

 

Rocambole monta au premier étage, où était toujours le cadavre de Colar, noyé dans une mare de sang.

 

– Voilà le plus embêtant, se dit-il. Le comte a filé, il ne reviendra pas tout de suite ; mais la première personne qui va venir ici va voir couler ce sang à travers le plancher, elle criera à l’assassin… et nous serons propres !… Il faut faire disparaître le bourgeois (c’était le nom que Rocambole et la veuve Fipart donnaient à Colar). Pauvre vieux ! murmura-t-il en soulevant le cadavre avec précautions pour ne se point ensanglanter, tu n’as pas plus de chance que Guignon ! Sans compter que tu n’auras pas le moindre curé à ton enterrement et que nous te priverons du cimetière.

 

Comme il terminait cette oraison funèbre, Rocambole entendit un bruit de pas au rez-de-chaussée.

 

Il tressaillit, crut qu’il allait avoir affaire à Armand ou à quelqu’un des siens, et, à tout hasard, il s’arma du couteau que la veille, Guignon lui avait appuyé sur la gorge et qui était demeuré à terre.

 

Mais une voix bien connue se fit entendre :

 

– Hé ! Rocambole ! appelait-elle.

 

– Bon ! dit l’enfant, as pas peur, c’est Nicolo !

 

C’était en effet le saltimbanque qui, après avoir erré toute la nuit à travers champs, avait un peu calmé sa terreur vers le matin, et se hasardait à revenir savoir ce qui s’était passé après sa fuite.

 

– Montez, papa, montez, cria Rocambole à l’illégitime époux de la veuve Fipart, par ici, on a besoin de vous.

 

Nicolo monta et s’arrêta tout frémissant encore sur le seuil du cabinet jaune.

 

Le facétieux Rocambole avait mis le cadavre de Colar sur son séant et l’avait adossé à la muraille.

 

– Flambé ! dit le vaurien en le désignant du doigt à Nicolo.

 

– Et la mère ? demanda le saltimbanque avec tout l’intérêt d’un amant épris, inquiet sur le sort de l’objet aimé.

 

– Esbignée ! répondit Rocambole.

 

Puis il ajouta vivement.

 

– Allons, papa, faut pas flâner à demander un tas de choses ; je vous conterai cela plus tard. Il faut d’abord cacher M. feu Colar. Ça ne peut pas le chagriner et ça nous rendra grand service.

 

– Mais, dit Nicolo, ce n’est pas nous qui l’avons tué, après tout… et la rousse ne peut pas nous accuser de cet assassin.

 

Rocambole, qui avait retrouvé son sang-froid moqueur, haussa les épaules et regarda dédaigneusement le saltimbanque.

 

– Papa, dit-il, vous n’êtes point l’auteur de mes jours, et, entre nous, je ne le regrette pas.

 

– Plaît-il ? fit Nicolo surpris de l’apostrophe.

 

– Vous êtes bête comme un saltimbanque que vous êtes, poursuivit Rocambole complétant ainsi sa pensée ; vous avez de l’esprit dans les jambes, mais pas dans la tête.

 

– Insolent ! dit Nicolo, habitué cependant aux impertinences de l’enfant.

 

– Supposez donc, continua Rocambole, que la rousse vienne ici. On commence par nous mettre à l’ombre, vous et moi, et le curieux fouille ses petites notes et ses paperasses, puis il reconnaît que papa Nicolo a habité un port de mer d’où il est parti avec un passeport sur papier jaune et la marque d’un anneau à la cheville ; ce qui fait qu’il est en rupture de ban.

 

– Diable ! murmura Nicolo, je n’y songeais pas.

 

– Quant à moi, reprit Rocambole, comme je me suis échappé du pensionnat où m’avait logé la correctionnelle pour y attendre ma majorité, on me repincera tout de bon.

 

– Tu as raison, dit Nicolo ; mais où le mettre, ton monsieur Colar ?

 

– S’il était nuit, je vous dirais : nous allons l’enterrer dans le jardin ; mais, vu qu’il est jour, il vaut mieux le descendre à la cave. Nous avons une vieille futaille vide, on la défoncera d’un côté, et puis on rebouchera le trou où on posera le côté défoncé contre la muraille.

 

Nicolo et Rocambole s’emparèrent alors du cadavre ; l’un le prit sous les bras, l’autre par les pieds, et ils le descendirent ainsi à la cave, où Rocambole, toujours maître de lui, défonça la futaille vide.

 

Feu Colar, comme disait le spirituel vaurien, fut placé dans cette bière improvisée, puis la futaille fut tournée contre le mur ; après quoi les deux bandits s’occupèrent de faire disparaître tout indice du meurtre.

 

Le sang qui couvrait le parquet du cabinet jaune et coulait à travers le plancher fut lavé à grande eau, et, en moins de vingt minutes, il n’en resta aucune trace.

 

Les verres brisés furent jetés dans la cour, les meubles remis en place ; et lorsque tout fut terminé, Rocambole se versa une rasade d’eau-de-vie, bourra une pipe qu’il avait toujours dans sa poche, s’assit sur un escabeau et regarda fièrement le saltimbanque :

 

– À présent, papa, dit-il, si vous le voulez bien, nous allons causer un peu.

 

– Causer de quoi ? demanda l’acrobate dont l’intelligence n’était pas le côté saillant.

 

– Parbleu ! dit Rocambole avec humeur, ce ne sera pas de politique ; d’abord, je n’ai pas d’opinion, moi.

 

Nicolo se prit à rire.

 

– Nous voici à l’abri de la rousse, reprit le vaurien, et il est évident que môssieu le comte qui a tué feu Colar ne s’en vantera pas ; mais comme il tient à savoir où sont les petites…

 

– Il ne le sait donc pas ?

 

– Tiens ! dit Rocambole, qui le lui aurait dit ? Le serrurier ne le savait pas, et maman et moi nous ne sommes pas des enfants.

 

Alors le fils adoptif de la veuve Fipart raconta succinctement à Nicolo sa belle conduite de la nuit, et le saltimbanque émerveillé s’écria :

 

– Décidément, tu as une fière sorbonne, petit !

 

Rocambole affecta un maintien modeste en écoutant ce compliment.

 

– Mais, poursuivit-il, si nous sommes parés vis-à-vis de la rousse, nous ne le sommes pas vis-à-vis du comte, et il ne fera pas bon ici désormais. Il m’est donc avis que le meilleur est de filer, vous et maman à Paris, et moi à Port-Marly, où le père Maurice me logera.

 

Le père Maurice dont parlait Rocambole était un pêcheur tenant un cabaret presque aussi mal famé que celui de la veuve Fipart.

 

Le père Maurice et l’objet aimé de Nicolo avaient eu ensemble plus d’une ténébreuse affaire étrangère au commerce des liquides ; Rocambole pouvait donc compter sur lui, comme le père Maurice aurait compté lui-même sur la veuve et son fils adoptif, dans l’occasion.

 

– Tu as raison, dit Nicolo, approuvant le conseil de l’enfant. Mais, ajouta-t-il, qu’allons-nous faire maintenant par rapport au capitaine qui est absent ? Lâcherons-nous les petites ? Colar étant mort, je ne sais plus que faire, moi.

 

– Moi, je le sais, dit Rocambole, et je vais me mettre à la hauteur des événements. As pas peur ! c’est moi qui remplace feu Colar.

 

Le vaurien se versa un second verre d’eau-de-vie, bourra et alluma une seconde pipe, puis il se leva :

 

– Allons, dit-il, filons ! il s’en va sur huit heures.

 

Ils sortirent.

 

Rocambole prit un morceau de charbon dans la cheminée et écrivit sur la porte qu’il ferma à double tour :

 

Fermé pour cause de faillite.

 

Nicolo monta à la villa et emmena la veuve Fipart à Paris.

 

Rocambole gagna Port-Marly.

 

Le lendemain, de grand matin, il se présenta à la villa.

 

Il portait, comme les jours précédents, une manne de poisson sur la tête ; mais le drôle n’avait plus cette attitude humble et modeste des jours précédents ; il portait la tête haute, sifflotait d’un air insolent, et il rassembla les domestiques de la villa.

 

– Çà, leur dit-il, M. Colar est parti rejoindre le patron, et c’est moi qui le remplace ; il vous ordonne de m’obéir comme à lui-même.

 

Rocambole parlait avec tant d’assurance, que personne, à la villa, ne songea une minute qu’il prenait sous son bonnet ce ton impérieux et cette attitude omnipotente.

 

On le crut sur parole.

 

Transformé en maître de sa propre autorité, Rocambole donna des ordres, recommanda qu’on obéît toujours aussi respectueusement à Jeanne, à moins qu’il ne lui prît fantaisie de vouloir s’échapper, et annonça qu’il reviendrait le lendemain.

 

Il revint en effet et questionna Mariette.

 

– Mademoiselle est triste, dit la soubrette.

 

– Ah ! fit Rocambole, est-ce qu’elle trouve la cage étroite ?

 

– Non, elle s’ennuie après M. le comte.

 

– Bon ! dit Rocambole, qui possédait par la veuve Fipart les secrets de sir Williams ; il paraît que ça mord, l’amour…

 

– Et puis, M. le comte ne lui a pas écrit.

 

– Il lui écrira, répondit le vaurien.

 

Le fils adoptif de la veuve Fipart songea alors que sir Williams devait écrire à Jeanne par l’intermédiaire de Colar, et que, celui-ci étant mort, les lettres du capitaine demeuraient sans doute closes à l’hôtel de la rue Beaujon. Ce fut pour lui un trait de lumière. Il courut à Paris, dit au valet de chambre, qui, lui aussi, ne savait ce qu’était devenu Colar, que ce dernier, retenu à Bougival, le chargeait de venir chercher ses lettres.

 

Le valet de chambre les remit sans difficulté, et crut ce que Rocambole lui disait.

 

Ce qui fit que, le lendemain matin, M. Rocambole, comme l’appelait déjà Mariette, remit à la soubrette les lettres de sir Williams, après avoir déchiré la première enveloppe qui portait le timbre de la poste, et lui avoir recommandé de les placer sur la table, afin que sa maîtresse les trouvât à son réveil.

 

*

* *

 

Voilà donc où en étaient les choses, lorsque Jeanne apprit par la dernière lettre de sir Williams son prochain retour.

 

Sous le poids d’un vague pressentiment, mademoiselle de Balder se prit à penser qu’en effet celui qu’elle attendait pourrait bien arriver le jour même.

 

Et, pour la première fois de sa vie, la jeune fille fut coquette et mit une recherche extrême à sa toilette.

 

Elle voulait lui paraître belle.

 

Une partie de la journée se passa.

 

Au moindre bruit qui se faisait au dehors, Jeanne tressaillait et courait à la croisée ; les heures lui semblaient couler avec une désespérante lenteur ; elle allait et venait par la villa, anxieuse, le cœur palpitant.

 

Enfin, vers le soir, au coucher du soleil, le bruit d’une voiture roulant sur le sable de la grande allée se fit entendre.

 

Jeanne devint toute pâle, et sentit tout son sang affluer à son cœur… Elle voulut se lever, courir à la rencontre de celui qu’elle attendait…

 

Ses forces la trahirent, et elle ne put quitter son siège.

 

Tout à coup la porte s’ouvrit, et Mariette, paraissant sur le seuil, annonça :

 

– M. le comte Armand de Kergaz !

 

Jeanne jeta un cri étouffé, et crut qu’elle allait mourir !

 

*

* *

 

XLIX

LES SILHOUETTES


Faisons un pas en arrière.

 

Tandis que Rocambole se jetait à la nage et échappait ainsi à la poursuite d’Armand de Kergaz et de Léon Rolland, ceux-ci, on s’en souvient, rebroussaient chemin et couraient au cabaret où ils avaient laissé la veuve Fipart évanouie, mais qui avait disparu. Ils fouillèrent la maison, le jardin, les environs.

 

– Personne ! dit Armand.

 

– Mais ce cadavre, demanda Léon, qu’en ferons-nous ?

 

– Rien, répondit Armand.

 

– Mais il faut faire une déclaration…

 

– C’est inutile.

 

Léon ouvrit de grands yeux.

 

– Mon cher ami, dit le comte, à coup sûr, ce ne sont pas ces gens-là qui iront chez le commissaire de police pour le prévenir qu’un meurtre a été commis. Par conséquent, mon avis est qu’il faut laisser les choses telles qu’elles sont et nous en aller.

 

Léon comprit que M. de Kergaz avait raison.

 

– Seulement, reprit le comte, comme il est évident que ces gens-là savent où sont Jeanne et Cerise, il faudra établir une sorte de souricière aux environs, et, quand nous les tiendrons, il faudra bien qu’ils disent la vérité.

 

– Pauvre Guignon ! murmurait l’honnête ouvrier en pleurant, c’est moi qui ai causé sa mort…

 

– Sois tranquille, nous le vengerons !

 

L’œil d’Armand étincela de colère.

 

Le comte et son compagnon remontèrent en tilbury et regagnèrent Paris, où ils arrivèrent à une heure avancée de la nuit.

 

Le vieux Bastien attendait son maître avec anxiété.

 

– Monsieur le comte, lui dit-il en le voyant entrer, nous savons maintenant où est sir Williams.

 

Et Bastien tendit à Armand un rapport de cette police secrète qui fonctionnait pour lui nuit et jour.

 

Ce rapport contenait ces quatre mots :

 

« L’individu connu à Paris sous le nom de sir Williams, et qui se donne comme Irlandais d’origine, n’a point gagné le Havre et ne s’est point embarqué : il a pris, au contraire, la route de Bretagne et se rend chez le chevalier de Lacy. »

 

Armand parut réfléchir.

 

– Andréa, dit-il enfin, car c’est bien lui, est allé en Bretagne, au Manoir, chez M. de Lacy. Or, madame de Beaupréau et sa fille habitent précisément les Genêts ; le Manoir et les Genêts sont à huit kilomètres de distance… Il est donc évident qu’il faut se hâter, et que bien certainement la jeune fille, séduite, entraînée, peut accorder sa main… Il n’y a donc pas de temps à perdre si nous voulons sauver Hermine.

 

– Assurément non, dit Bastien.

 

– Il faut, dit M. de Kergaz, que tu partes sur-le-champ, mon vieux Bastien, et que tu ailles en Bretagne. De Kerloven, tu pourras savoir à la fois ce qui se passe au Manoir et ce que l’on fait aux Genêts. Tu m’écriras chaque jour, et, s’il le faut, j’irai te rejoindre.

 

– Très bien, dit Bastien, je suis prêt.

 

Et Bastien, muni d’instructions minutieuses, partit le soir même en berline et fit une telle diligence, qu’il arriva à Kerloven vingt-quatre heures après que sir Williams eut franchi le seuil du chevalier de Lacy.

 

Au moment où il descendait de sa chaise de poste, vers sept heures du soir, un piqueur à cheval passait devant la grille de Kerloven poussant devant lui une douzaine de chiens.

 

C’était le piqueur de madame de Sainte-Luce, la châtelaine de Kerloven.

 

On se le rappelle, M. de Lacy avait envoyé à Kerloven, la veille au soir, réclamer le secours du piqueur et de sa meute pour attaquer le sanglier que sir Williams devait tuer d’un coup de couteau de chasse.

 

Le piqueur avait assisté à la chasse et ramenait ses chiens couplés à Kerloven.

 

– Bonjour, monsieur Bastien, dit-il en saluant l’intendant en entrant à Kerloven pour y boire un coup.

 

– Bonjour, Yaume, répondit Bastien. Tu reviens de la chasse ?

 

– Oui, monsieur Bastien, sauf votre respect, et la journée a été rude.

 

– As-tu chassé seul ?

 

– Non, monsieur Bastien, je suis allé donner un coup de main à M. le chevalier de Lacy.

 

– Ah ! dit Bastien devenant subitement attentif.

 

– Il faut vous dire, poursuivit le piqueur Yaume, que nous avons couru un solitaire comme on n’en verra plus.

 

– L’avez-vous forcé ?

 

– Non, c’est l’Anglais qui l’a tué.

 

– Quel Anglais ? interrogea Bastien, espérant apprendre quelque chose de sir Williams.

 

– Oh ! un crâne, allez, monsieur Bastien, un intrépide. Je ne sais pas d’où il vient et s’il a chassé l’ours, mais il vous tue des sangliers à coups de couteau, et si proprement que les femmes s’évanouissent.

 

– De quelles femmes parles-tu ?

 

– De la demoiselle de Paris qui est aux Genêts ; une nièce de la baronne.

 

– Elle a donc assisté à la chasse ?

 

– Oui, monsieur Bastien.

 

– Et elle s’est évanouie ?

 

– Tout net… Ah ! c’est que c’est un beau garçon, l’Anglais, et j’ai dans l’idée…

 

Le piqueur s’arrêta et parut hésiter dans ses confidences.

 

– Eh bien ? demanda Bastien.

 

– J’ai dans l’idée, voyez-vous, que ça pourra bien être un mariage… et sous peu.

 

Bastien tressaillit, puis il demanda quelques détails encore sur la journée de chasse, sur l’installation de sir Williams au Manoir.

 

Le piqueur partit, Bastien écrivit à Armand :

 

« Monsieur le comte,

 

« Je viens d’arriver, et déjà j’ai des nouvelles d’Andréa ou de sir Williams, si vous l’aimez mieux…

 

« Il est installé chez M. de Lacy. Il y a eu une chasse à courre dans les bois qui avoisinent les Genêts ; mademoiselle de Beaupréau y assistait.

 

« Andréa a tué le sanglier à coups de couteau.

 

« Hermine s’est évanouie.

 

« À cette heure, le baronnet sir Williams et M. de Lacy sont à table aux Genêts, chez madame de Kermadec.

 

« On parle déjà d’un prochain mariage. Heureusement, j’ai vos instructions et je suis là. »

 

« À vous !

 

« Bastien. »

 

Au moment où l’ancien hussard fermait cette lettre, un homme entra dans la salle où il venait d’écrire : c’était Jérôme l’idiot.

 

– Je l’ai vu, dit-il, je l’ai bien vu… je l’ai reconnu… c’est lui… oh ! c’est lui…

 

– Qui lui ? demanda Bastien étonné.

 

– Le fils de l’assassin, répondit l’idiot.

 

– Voici déjà un auxiliaire ! pensa Bastien, puisqu’il reconnaît Andréa. Dieu est pour nous !

 

Retournons au manoir des Genêts, où nous avons laissé sir Williams, à table, à la droite de la baronne de Kermadec, qui lui promettait son chaleureux appui.

 

Le baronnet triomphait ; il avait pour lui le père, la mère, la grand’tante, le vieux chevalier de Lacy ; il était apparu à Hermine dans deux de ces circonstances dramatiques où les hommes se montrent aux femmes sur un piédestal et enveloppés d’un merveilleux prestige.

 

Il n’avait donc plus à livrer qu’un assaut réellement sérieux : le cœur de la jeune fille à battre en brèche.

 

Mais sir Williams était un homme habile ; dans sa longue vie de séductions, il avait remarqué que la femme aime chez l’homme une froide réserve faisant place parfois à des élans de passion.

 

Le baronnet s’était montré d’abord à mademoiselle de Beaupréau sous un jour éminemment romanesque et dramatique ; il était apparu comme le héros des sombres aventures, l’homme qui joue sa vie pour un sourire. Il voulut qu’elle pût voir en lui le gentleman, l’Anglais froid, réservé, mélancolique, obéissant aux convenances les plus rigoureuses. Pendant le souper, il leva à peine les yeux sur elle, mais il causa avec esprit, laissa percer sa haute intelligence et voulut être à ses yeux au moral ce qu’il était au physique.

 

Après le dîner, M. de Lacy demanda la permission de se retirer ; le vieux gentilhomme redoutait un accès de goutte, mais il laissa sir Williams libre de rester.

 

Sir Williams demeura deux ou trois heures encore, causant tantôt avec madame de Kermadec et tantôt avec madame de Beaupréau, dont il acheva de faire la conquête, et il se retira après avoir échangé à peine quelques mots avec Hermine.

 

Quand il fut parti, accompagné par M. de Beaupréau qui le reconduisit l’espace d’un kilomètre, madame de Kermadec s’écria :

 

– Voilà un jeune homme charmant et qui sent sa race !

 

Hermine rougit un peu et baissa les yeux.

 

– Le baronnet, en effet, dit Thérèse en tremblant et regardant sa fille avec émotion, est un homme du monde accompli. Il est beau, il a de l’esprit, un rare courage personnel.

 

– Et il est riche à désespérer, paraît-il, ajouta la douairière.

 

Puis elle regarda sa petite-nièce du coin de l’œil.

 

Mais Hermine était retombée dans sa rêverie ; elle écoutait l’éloge de sir Williams avec indifférence, et songeait à Fernand, dont elle ignorait du reste encore le misérable sort.

 

Pendant ce temps, M. de Beaupréau accompagnait sir Williams, et tous deux, par un clair de lune superbe, s’en allaient à pied, le second tirant son cheval par la bride, sous la traîne des grands arbres qui servaient d’avenue au Manoir.

 

– Monsieur mon gendre, dit M. de Beaupréau en prenant sir Williams par le bras, vous allez un train d’enfer en matière de sentiment. Vraiment, je vous trouve superbe !

 

– Heu ! heu ! fit modestement le baronnet, c’est affaire d’habitude. La séduction est un art.

 

– Soyez tranquille, Hermine vous aimera.

 

– C’est assez probable, répondit sir Williams avec une fatuité calme.

 

– Ou, du moins, elle consentira à vous épouser.

 

– Cela me suffit, je ne tiens pas à l’amour.

 

– Et, dit le Beaupréau, qui à ce mot d’amour tressaillit et songea à Cerise, nous irons vite en besogne.

 

– Je l’espère.

 

– Nous pourrons faire publier les bans et en finir en quinze jours.

 

– C’est mon avis.

 

– Me promettez-vous toujours Cerise ?

 

– Toujours, beau-père.

 

– Oh ! alors, s’écria de Beaupréau, dont l’œil étincela de passion, vous épouserez Hermine, je vous le jure.

 

– Et moi j’y compte. Adieu, beau-père.

 

– Au revoir, voulez-vous dire ?

 

– Sans doute, je reviendrai demain. Je trouverai bien un prétexte convenable.

 

– Et moi je ferai d’ici là votre éloge.

 

Sir Williams tira de sa poche un briquet phosphorique et alluma un cigare.

 

Puis, il mit le pied à l’étrier, serra une dernière fois la main à son complice et partit au galop tandis que le Beaupréau revenait tout pensif aux Genêts, songeant toujours à Cerise.

 

La passion du vieillard s’accroissait chaque jour.

 

Deux routes conduisaient des Genêts au Manoir : l’une passait par les bois, et était la plus longue et la plus carrossable ; l’autre, beaucoup plus courte, suivait les falaises et le bord de la mer.

 

Ce fut celle-là que prit sir Williams qui connaissait parfaitement le pays. Et ce n’était point que le baronnet fût pressé ou que, nature essentiellement poétique, il éprouvât le moindre charme à écouter la grande voix de la mer et à contempler l’aspect des vagues moutonnantes au clair de la lune. Non ! sir Williams avait un autre but.

 

La route, ou plutôt le sentier des falaises passait à Kerloven, cette terre patrimoniale des Kergaz où était né le vicomte Andréa, et qui, volée par le comte Felipone, était enfin retournée à Armand.

 

Le baronnet avait une crainte depuis quelques heures : c’est qu’Armand ne fût sur ses traces, et qu’il ne fût venu à Kerloven pour le surveiller.

 

La présence du comte en Bretagne pouvait faire avorter le plan si habilement conduit de sir Williams. Il voulut donc passer par Kerloven, et, en passant, tâcher de savoir si M. de Kergaz s’y trouvait ou y était attendu. Il était alors environ huit heures du soir, la lune brillait au ciel et resplendissait au loin sur la mer.

 

Le baronnet chevauchait au petit trot, rêvant des douze millions, et se disant :

 

– Je veux bien rencontrer Armand, je veux même qu’à la rigueur il me reconnaisse, mais, auparavant, je veux être l’époux de mademoiselle Hermine.

 

Comme il achevait ce raisonnement, il arrivait en haut des falaises et pouvait voir Kerloven dressant ses vieilles tours féodales au-dessus de l’Océan.

 

Mais en contemplant le vieil édifice et se laissant aller à d’amères rêveries, car longtemps il avait regardé Kerloven comme son héritage, il tressaillit tout à coup et arrêta brusquement son cheval.

 

Il venait de voir briller une lumière au premier étage de l’édifice, derrière les croisées de ce qu’on appelait la grande salle.

 

Or, pour que cette pièce fût éclairée, il fallait que le maître fût au château, les gens qu’on laissait à Kerloven ne montant du rez-de-chaussée aux étages supérieurs que pour y secouer la poussière des meubles et des draperies, et cela en plein jour, et non point à une heure avancée de la soirée.

 

– Oh ! oh ! pensa sir Williams dont le cœur se prit à battre, Armand serait-il à Kerloven ?

 

Il poussa son cheval et continua sa route, prenant l’utile précaution de se couvrir le visage d’un pan de son manteau, précaution du reste qu’expliquait et rendait toute naturelle le froid piquant de la nuit.

 

Le sentier passait devant la grande porte. Sir Williams jeta à travers la grille entr’ouverte un regard dans la cour, et y aperçut une chaise de poste ; alors il eut le frisson, et il rendit la main à son cheval, comme s’il eût craint de rester plus longtemps dans le voisinage du château et de faire quelque mauvaise rencontre.

 

Comme il avait déjà mis un kilomètre entre Kerloven et lui, et descendait au grand trot vers le Manoir, il entendit une voix pleine et sonore qui chantait ce refrain breton si connu :

 

Vous n’irez plus au bal, madame la mariée,

Vous garderez la maison, tandis que nous irons…

 

Et il put voir un paysan qui marchait d’un pas alerte et venait à sa rencontre, ou plutôt suivait son chemin en sens inverse.

 

Le baronnet ramena bien soigneusement son manteau sur son visage et continua sa route, marchant ainsi à la rencontre du paysan.

 

Celui-ci était un gars de vingt ans, valet de ferme à Kerloven, et qui, sa bêche sur l’épaule, revenait des champs.

 

– Hé ! l’ami ? dit sir Williams l’interpellant.

 

– Monsieur… répondit le paysan, j’ai bien l’honneur de vous saluer et suis à votre service.

 

La Bretagne est un pays où le cultivateur daigne encore saluer l’étranger.

 

– Suis-je sur la route du Manoir ? demanda le baronnet.

 

– Oui, monsieur, toujours tout droit.

 

– Merci, l’ami.

 

Et sir Williams fit deux pas encore, puis il se retourna sur sa selle :

 

– À qui appartient ce château qui est sur la hauteur ? demanda-t-il.

 

– À M. le comte de Kergaz, répondit le paysan ; mais il n’y est pas.

 

– Ah ! dit négligemment le baronnet ; et où est-il ?

 

– Il est à Paris, et il ne viendra pas avant l’automne.

 

Sir Williams respira.

 

– En passant, dit-il, j’ai vu une voiture dans la cour ?

 

– C’est M. Bastien qui est arrivé ce soir.

 

– Qu’est-ce que M. Bastien ? interrogea hypocritement le baronnet.

 

– C’est l’intendant de monsieur le comte. Bonsoir, monsieur, et que Dieu vous garde !

 

– Bonsoir, mon ami, et merci du souhait.

 

Le paysan continua son chemin vers Kerloven et sir Williams le sien vers le manoir. M. de Lacy s’était mis au lit de bonne heure, et sir Williams ne le revit que le lendemain.

 

Le lendemain, le digne gentilhomme avait la goutte pour tout de bon, et il renonça à chasser ce jour-là.

 

Sir Williams profita de ce chômage forcé pour aller aux Genêts.

 

La baronne de Kermadec était folle du jeu de trictrac, qui était fort de mode au temps de sa jeunesse. Sir Williams avait fait sa partie la veille et feint une passion non moins vive que celle de la douairière pour ce jeu de nos pères.

 

Le désir de faire le trictrac de la baronne était donc un prétexte suffisant pour lui, et il se présenta aux Genêts sans la moindre hésitation.

 

Hermine rougit à sa vue, et madame de Beaupréau l’accueillit avec un sourire indulgent et plein de promesses. Comme la veille, on l’invita à dîner et il passa la soirée au Manoir, d’où il ne partit, cette fois, que vers neuf heures.

 

Comme la veille aussi, il prit le sentier des falaises.

 

– Je redoute beaucoup moins cette brute de Bastien, pensait-il, qu’Armand lui-même, mais il est bon de le surveiller un peu.

 

Sir Williams ignorait l’évasion de Baccarat et les révélations qu’elle avait faites à Armand, révélations qui ne pouvaient plus laisser aucun doute ni au comte ni à Bastien sur son identité. Donc, tout en redoutant le voisinage de Bastien, il espérait encore que ce dernier, en admettant qu’il vînt à le rencontrer, persisterait dans sa méprise. Or, comme il approchait de Kerloven, une idée vint au baronnet :

 

– J’ai bonne envie, se dit-il, d’aller frapper à la porte du château et d’y faire une visite à Bastien. Peut-être est-il venu ici sous l’impulsion de ses premiers soupçons ; peut-être aussi n’y est-il appelé que par ses fonctions d’intendant.

 

Le baronnet s’enhardissait dans cette pensée, et il était parvenu à un certain endroit où le chemin courait sur le bord extrême de la falaise.

 

Ce lieu était étrange d’aspect. Le sentier descendait au fond d’une sorte de vallon pour remonter un peu plus loin et courir alors sur une surface plane. De ce point, on n’apercevait plus ni la terre ni les tours de Kerloven ; on ne voyait que la mer qui rugissait en bas à une grande profondeur, et s’engouffrait avec un bruit formidable et qui dominait tous les autres, à un kilomètre à la ronde, dans les anfractuosités de la falaise.

 

En ce lieu, la détonation d’une arme à feu ou le cri le plus perçant aurait été étouffé par le fracas des flots mugissants.

 

Aux rayons de la lune qui brillait de tout son éclat, et au moment où il atteignait le fond de cette sorte d’entonnoir, sir Williams vit une silhouette d’homme se détacher sur la crête opposée de la falaise.

 

Puis il la vit s’agiter et descendre lentement dans le fond du petit ravin et venir à sa rencontre.

 

Puis encore une autre silhouette apparut et suivit le même chemin que la première, et tout à coup le baronnet se trouva en présence de deux hommes.

 

– Bonjour, sir Williams ! dit une voix qui le fit tressaillir.

 

– C’est lui ! je le reconnais bien… murmura le second personnage.

 

Le baronnet reconnut la voix de Bastien et celle du vieux Jérôme, l’idiot. Et, instinctivement, il porta la main aux fontes de sa selle pour y prendre ses pistolets.

L

LA FALAISE


Sir Williams éprouva comme un frisson ; ses fontes étaient vides !

 

La veille, en sellant son cheval pour la chasse, le palefrenier de M. de Lacy avait enlevé les pistolets pour les nettoyer, et il avait oublié de les replacer dans leurs fontes.

 

– Bonjour, sir Williams, répéta Bastien, qui vint se placer en face du baronnet.

 

– Tiens ! dit sir Williams qui joua la surprise, je ne me trompe pas, c’est bien… c’est mon adversaire ?

 

– Lui-même, monsieur…

 

– Par exemple ! s’écria sir Williams, voilà qui est bizarre !

 

– Vous trouvez ? dit Bastien.

 

– Ma foi, oui, monsieur…

 

Sir Williams parut chercher le nom de son interlocuteur.

 

– Bastien, dit le hussard.

 

– C’est cela : monsieur Bastien. Eh ! diable ! fit le baronnet, d’où sortez-vous donc ?

 

– Je viens de Paris. Je suis arrivé hier. Et, ajouta Bastien, vous devez le savoir, car un valet de Kerloven, que vous avez rencontré hier, vous l’a dit.

 

– C’est juste ; je l’avais oublié, dit sir Williams avec un sang-froid superbe.

 

– Mais vous-même, monsieur ?… interrogea Bastien.

 

– Moi, je vais au Manoir.

 

– Je le sais. Mais d’où venez-vous ?

 

– Je viens des Genêts, monsieur Bastien.

 

– De faire la cour à mademoiselle de Beaupréau ?

 

– Précisément.

 

– C’est sa voix… c’est bien sa voix… comme c’est bien son visage… murmurait l’idiot d’une voix sourde.

 

– Que dit cet homme ? demanda sir Williams à Bastien.

 

– Il prétend vous reconnaître.

 

– Moi ? Allons donc !

 

– Vous savez bien, sir Williams, répliqua Bastien avec un grand calme, que vous ressemblez si parfaitement au vicomte Andréa, le frère du comte de Kergaz, mon maître, que tout le monde vous prend pour lui…

 

– Comment ! cet homme…

 

– Cet homme a passé sa vie à Kerloven. Il a connu ce misérable assassin qu’on nommait le comte Felipone.

 

Bastien s’arrêta sur ce mot.

 

Un autre que sir Williams eût rougi de colère en entendant traiter son père d’assassin ; mais le baronnet ne sourcilla pas.

 

– Et, dit-il, complétant la pensée de Bastien, il a connu le fils ?

 

– Comme vous dites.

 

– En sorte que, lui aussi, me prend pour le vicomte Andréa ?

 

– Précisément. Comme moi-même…

 

– Heureusement que vous…

 

– Oh ! moi, je sais à quoi m’en tenir.

 

Sir Williams, qui éprouvait une légère oppression, respira.

 

– Ah çà, dit-il, où alliez-vous, quand je vous ai rencontré ?

 

– Au-devant de vous, sir Williams.

 

– Vous saviez donc que je devais passer par ici ?

 

– Je m’en doutais.

 

– Vous avez, convenez-en, des pressentiments bizarres.

 

– Mon Dieu ! non. Jugez-en vous-même.

 

– Voyons ? fit le baronnet.

 

– Vous êtes venu en Bretagne, chez le chevalier de Lacy, pour chasser, n’est-ce pas ?

 

– C’est vrai.

 

– La chasse est un délicieux passe-temps, sir Williams ; mais quand on est jeune et bien tourné comme vous…

 

– Vous êtes trop bon, fit le baronnet en s’inclinant.

 

– La chasse ne suffit pas, poursuivit Bastien avec bonhomie… on rêve un peu d’amour.

 

– Oh ! si peu…

 

– Soit, mais on en rêve…

 

– Après tout, c’est possible.

 

– Alors, on cherche autour de soi, dans les environs… une jolie fille…

 

– Vous êtes plein d’esprit, monsieur Bastien.

 

– Et vous avez cherché…

 

Sir Williams eut un sourire.

 

– Mais, reprit Bastien, dans notre Bretagne, les filles belles et jeunes ne manquent pas ; seulement, quand on cherche femme, les dots manquent.

 

– Bah ! dit sir Williams, je ne marchande pas.

 

– Je le crois ; mais vous n’épouseriez pas une fille sans dot.

 

– Qui sait ? murmura le baronnet, qui trouvait à la voix de Bastien un singulier ton de raillerie.

 

– Donc, vous cherchez une dot.

 

– Monsieur…

 

– Ah ! ne vous en cachez pas, je suis bien informé.

 

– Vous ?

 

– Moi.

 

L’accent avec lequel Bastien prononça ce dernier mot était froid et convaincu. Il poursuivit :

 

– Mademoiselle de Beaupréau est belle, jeune, vertueuse…

 

– Vous la connaissez ?

 

– De réputation, sir Williams. Elle aura une belle dot.

 

– Peuh ! dit sir Williams, une misère, cher monsieur Bastien : cinquante ou soixante mille francs de sa mère. Le père n’a rien.

 

– Mais elle est menacée d’un héritage…

 

– Allons donc ! que me dites-vous ?

 

– La vérité. Feu le baron Kermor de Kermarouet lui laisse, par son testament, toute sa fortune.

 

– Qui s’élève ? interrogea sir Williams, feignant toujours l’ignorance la plus grande.

 

– Vous le savez sans doute, sir Williams.

 

– Moi ? du tout. J’ignorais même…

 

– Ah ! mille pardons, en ce cas…

 

– C’est lui ! c’est bien lui ! interrompit tout à coup l’idiot, qui s’était assis sur une pierre, au-dessus du chemin.

 

– Ah ! fit sir Williams, qui aurait voulu changer de conversation, cet homme m’ennuie.

 

– Ne faites pas attention, dit Bastien, il est fou. Je disais donc que la fortune du baron Kermor de Kermarouet, dont mademoiselle de Beaupréau hérite, s’élève à douze millions.

 

– Vous êtes fou ! s’écria sir Williams.

 

– Non, je dis vrai.

 

– Douze millions ! mais c’est à en perdre la tête !

 

– Vous ne la perdrez pas, sir Williams.

 

– Monsieur, dit froidement le baronnet, si vous avez voulu me mystifier, vous prenez mal votre temps.

 

– J’en suis incapable, sir Williams.

 

– Dans le cas contraire, permettez-moi d’attendre à demain pour réfléchir sur vos paroles. Ce soir, je pourrais bien perdre la tête… Douze millions !…

 

– Soit, dit Bastien, demain je vous dirai la même chose, en ajoutant ce que, peut-être, vous saviez encore…

 

– Je ne savais rien, monsieur Bastien.

 

– Que le comte Armand de Kergaz est l’exécuteur testamentaire du baron Kermor de Kermarouet…

 

– Monsieur, interrompit le baronnet, ne m’avez-vous pas dit que vous veniez tout à l’heure à ma rencontre ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Était-ce dans le simple but de me dire bonjour ?

 

– Non, j’avais affaire à vous.

 

– Vraiment ! De quoi s’agit-il ?

 

– J’ai à vous parler de choses graves.

 

– Diable ! fit sir Williams qui malgré tout son sang-froid, ne laissait pas que d’être inquiet et jetait autour de lui un regard investigateur.

 

Ils étaient en un lieu sauvage et désert, où montait du fond de l’abîme la grande voix de l’Océan ; ils foulaient un sentier de quatre pieds de largeur à peine, séparé du précipice au bas duquel la mer rugissait par une étroite bande de gazon et de plantes parasites poussées dans les anfractuosités de la falaise. Ils étaient deux et il était seul, lui sir Williams, et, pour la première fois de sa vie peut-être, il était sans armes…

 

Et le fou s’était assis sur une pierre, et il continuait à murmurer des paroles de menace et à faire des gestes furieux. Cependant sir Williams était un de ces hommes qui ne sauraient perdre leur sang-froid en présence du danger.

 

Quelque critique et réellement terrible que pût devenir la situation, il était homme à ne point se démoraliser par avance.

 

– En vérité, dit-il, vous avez des choses graves à me dire ?

 

– Oui, sir Williams, très graves, répondit Bastien.

 

– Je suppose que ce n’est point en ce lieu ?

 

– Mais si… au contraire…

 

– Singulière fantaisie, monsieur Bastien. D’abord le bruit de la mer… et puis… cet isolement…

 

– Raison de plus, sir Williams. Tenez, mettez pied à terre… et puis, asseyez-vous là… à côté du fou…

 

– Mais, monsieur, dit sir Williams, je vous trouve réellement sans gêne… pourquoi ne demeurerais-je pas à cheval ?

 

– Parce que, peut-être, nous causerons longtemps.

 

– Qu’importe !

 

– Monsieur, dit froidement Bastien, je voudrais vous parler d’abord d’une femme que vous connaissez.

 

– Comment la nommez-vous ?

 

– Baccarat, répondit Bastien.

 

Sir Williams tressaillit.

 

– Je ne la connais pas, dit-il avec calme.

 

– Votre mémoire vous fait assurément défaut, car vous l’avez fait enfermer comme folle dans une maison d’aliénés…

 

– Monsieur ! s’écria sir Williams qui devint pâle.

 

– La Baccarat est sortie…

 

– Sortie ! exclama-t-il, oubliant son rôle.

 

– Ah ! enfin ! s’écria Bastien, vous vous trahissez.

 

Et comme le baronnet se mordait les lèvres jusqu’au sang :

 

– Oui, dit-il, la Baccarat est sortie… elle s’est évadée et elle est venue trouver M. le comte de Kergaz.

 

Le baronnet étouffa un cri.

 

– Voyons, monsieur, dit Bastien avec calme, vous voyez bien qu’il s’agit de choses graves, et vous ne me refuserez pas de mettre pied à terre maintenant ?

 

Sir Williams voulut faire un geste négatif.

 

Alors Bastien tira un pistolet de sa poche, ajusta sir Williams et lui dit :

 

– Descendez, monsieur, ou vous êtes mort.

 

– Tirez ! tirez ! hurlait l’idiot. Tuez le fils de l’assassin ! tuez-le !

 

Sir Williams était trop fort lui-même pour ne point obéir à la force.

 

Il mit silencieusement pied à terre.

 

Bastien s’empara de la bride du cheval ; puis, toujours son pistolet à la main, il mit à son tour le pied à l’étrier et sauta en selle avec une légèreté juvénile.

 

– À présent, dit-il, vous ne pourrez fuir, ou du moins je pourrai vous atteindre et vous jeter à la mer, si besoin est.

 

– Monsieur, répondit sir Williams, je croyais avoir affaire à un homme d’honneur, je vois que je me suis trompé. Je suis à la merci d’un bandit.

 

– Soit ! mais écoutez-moi jusqu’au bout. Je vous disais donc que la Baccarat était venue voir M. de Kergaz.

 

– Après ? dit sèchement le baronnet.

 

– La Baccarat, poursuivit Bastien, a raconté au comte une histoire assez singulière.

 

– Ah ! ah ! ricana le baronnet.

 

– Vous allez en juger vous-même…

 

Depuis que sir Williams avait mis pied à terre, il demeurait les bras croisés auprès de son cheval, qu’avait enfourché Bastien.

 

Seulement, il ne lui avait point tendu sa cravache, et Bastien n’avait point songé à la lui demander.

 

– Oui, monsieur, continua Bastien, l’histoire est assez singulière. Il s’agit d’abord d’une lettre dictée par un misérable… le vicomte Andréa… à qui vous ressemblez si parfaitement.

 

– Après ?… après ? insista sir Williams, qui commençait à frémir de colère.

 

– Cette lettre, dictée par Andréa, était adressée par la Baccarat à M. Fernand Rocher, qui ne la connaissait point, mais qui était aimé d’elle. Or, cette lettre fut remise à M. de Beaupréau. M. de Beaupréau était devenu complice du vicomte Andréa, et il se chargea de laisser tomber cette lettre chez lui sur le tapis. Mademoiselle de Beaupréau lut cette lettre, et, trompée par les apparences, elle écrivit à M. Fernand Rocher que tout était rompu entre elle et lui. Que se passa-t-il ensuite ? le vicomte Andréa et M. de Beaupréau pourraient seuls le dire. Toujours est-il qu’un portefeuille fut volé au ministère et retrouvé le lendemain dans la poche de M. Fernand Rocher…

 

Bastien s’arrêta et regarda sir Williams.

 

– Cependant, dit-il, M. Fernand Rocher était innocent du vol, aussi bien que la Baccarat.

 

Sir Williams écoutait attentivement ; tout à coup il interrompit Bastien d’un geste.

 

– Où voulez-vous en venir ? demanda-t-il.

 

– À ceci, sir Williams, que le vicomte Andréa, en agissant ainsi, en accumulant une à une toutes ces infamies, avait un but ténébreux, mais sur lequel maintenant la lumière s’est faite.

 

– Ah ! vous croyez ?

 

– Sans nul doute. Le vicomte Andréa voulait épouser la fille présumée de M. de Beaupréau et s’approprier les douze millions du baron Kermor de Kermarouet. Or, acheva Bastien, vous conviendrez, sir Williams, que ce vicomte Andréa est un bien grand scélérat, et que celui qui porte le moindre intérêt, soit à mademoiselle de Beaupréau, soit à M. Fernand Rocher, venant à le rencontrer comme je vous rencontre, dans un lieu isolé, désert, où le bruit qui monte de l’Océan couvre tous les bruits, même les cris d’agonie, le rencontrant sans armes, alors que lui a un pistolet à la main, n’a qu’une chose à faire, c’est de lui casser la tête.

 

Et Bastien ajusta de nouveau sir Williams, et le baronnet, malgré son courage, frissonna et pensa qu’il allait mourir.

 

– Ainsi donc, murmura-t-il d’une voix où perçait une certaine angoisse impossible à contenir, vous persistez à croire que je suis le vicomte Andréa ?

 

– Moi, je ne crois rien, dit froidement l’ancien hussard, je fais une comparaison, voilà tout : seulement, je crois que, si vous étiez le vicomte Andréa, vous n’auriez qu’une chance de salut.

 

– Ah ! et quelle est-elle ?

 

– Voici. Vous renonceriez d’abord à épouser mademoiselle de Beaupréau, et vous vous engageriez à quitter le pays sur-le-champ.

 

– Ah ! ah ! la condition est dure.

 

– Ensuite, vous indiqueriez positivement, sans mentir, le lieu où le vicomte Andréa a caché mademoiselle Jeanne de Balder et Cerise.

 

– Plaît-il ? fit le baronnet conservant un reste d’audace, bien qu’il eût toujours dirigé sur sa poitrine le pistolet de Bastien.

 

– Je répète, dit celui ci, qu’à la place de sir Williams, je n’hésiterais pas à indiquer cet endroit.

 

Et Bastien, changeant tout à coup de ton, ajouta :

 

– Andréa, monsieur le vicomte Andréa, l’heure des artifices, des mensonges sans nombre, des trahisons infâmes et des enlèvements est passée ; voici celle de l’expiation qui sonne. Allons ! bas le masque ! hypocrite, tu ne t’appelles point sir Williams ! bas le masque ! et fais une prière si tu en sais une, car tu vas mourir et tu auras l’Océan pour linceul.

 

La voix de Bastien était lente et grave comme celle d’un juge prononçant un arrêt de mort.

 

Sir Williams crut que c’en était fait de lui, et alors il perdit son assurance et son sang-froid superbe :

 

– Allez-vous donc m’assassiner ? dit-il.

 

– On n’assassine que les honnêtes gens, on tue les assassins. N’as-tu pas assassiné toi-même le chevalier à Florence ?

 

– Grâce ! dit sir Williams ; si vous me tuez, vous ne saurez rien.

 

– Parle donc, alors ! Où est Jeanne ? où est Cerise ?

 

Sir Williams hésita.

 

– Monsieur le vicomte Andréa, dit Bastien, entendons-nous bien. Je suis chargé par M. de Kergaz de vous remettre cent mille francs, si vous voulez quitter le pays, renoncer à séduire mademoiselle de Beaupréau et indiquer la véritable retraite des deux jeunes filles que vous avez enlevées. Seulement, remarquez bien ceci : au cas où vous avouerez, je vous forcerai à marcher devant moi jusqu’à Kerloven ; là, je vous enfermerai et veillerai sur vous nuit et jour, jusqu’à ce que M. de Kergaz, à qui j’aurai écrit, m’ait répondu. S’il a retrouvé les deux jeunes filles, vous serez libre ; si vous m’avez menti encore, je vous tuerai.

 

– Je dirai vrai, murmura sir Williams, qui comprenait bien que Bastien serait sans pitié, et qu’il était perdu s’il ne se décidait à parler.

 

– Voyons ! insista Bastien.

 

– Jeanne et Cerise, dit sir Williams d’une voix sourde, sont à Bougival, tout en haut du vallon, dans une villa close de grands murs. Elles y sont sous la garde d’une femme nommée la veuve Fipart et d’un homme appelé Colar.

 

– Bien ! dit Bastien, qui tenait toujours son pistolet à la hauteur du front de sir Williams ; mais là ne se bornent point mes instructions.

 

– Qu’est-ce encore ? articula sir Williams d’une voix sourde.

 

– Je vous l’ai dit, je vais vous conduire à Kerloven. Vous allez marcher devant moi, de façon que je puisse vous tuer si vous essayez de fuir.

 

– Je ne fuirai pas.

 

– Puis, continua Bastien avec calme, je vous y garderai prisonnier jusqu’à ce que M. le comte de Kergaz, à qui je vais écrire, m’ait répondu qu’il a retrouvé Jeanne et Cerise. Car si vous m’aviez menti, si vous m’aviez donné de fausses indications, je vous tuerais comme un chien !

 

Sir Williams courba le front ; il était vaincu.

 

– Marchons ! dit-il.

 

– Tuez-le ! tuez le maudit ! murmurait toujours le vieil idiot assis sur sa pierre.

 

Andréa fit un pas en avant du cheval, Bastien le suivit.

 

Le fou, les voyant se mettre en marche, se leva et prit les devants.

 

– Monsieur le vicomte, dit Bastien avec un accent qui emportait une conviction profonde, le comte Felipone, votre père, me renversa sanglant sur la neige d’un coup de pistolet, à la retraite de 1812. Je serais l’homme le plus heureux du monde de prendre ma revanche sur vous, si vous tentiez de m’échapper.

 

Sir Williams ne répondit pas et se prit à marcher lentement ; mais le baronnet, si extrême et si critique que fût la situation, avait reconquis son sang-froid en quelques secondes ; à peine remis de sa défaite, il songeait à triompher.

 

Il marchait, regardant du coin de l’œil le sentier, si étroit que deux chevaux n’auraient pu y marcher de front, le précipice au fond duquel la mer grondait et que rasait le sentier.

 

Et il se disait qu’il suffirait d’un faux pas du cheval pour précipiter dans l’abîme la monture et le cavalier.

 

Le fou cheminait, vomissant des imprécations ; Bastien suivait sir Williams le pistolet au poing, et bien convaincu que le baronnet n’avait pas d’armes, car il s’en fût servi tout d’abord.

 

En effet, sir Williams avait trouvé ses fontes vides ; mais il avait toujours sur lui un poignard, qu’il avait rapporté d’Italie ; le même qu’il teignit du sang de son partner, à l’issue de cette nuit funeste où il perdit cent mille écus sur parole.

 

Songer à poignarder un homme qui le menaçait d’un coup de pistolet eût été folie, et sir Williams n’y songea point un instant.

 

Mais il mesurait toujours le précipice du regard.

 

Le cheval était si près de lui que sa tête touchait presque au dos du baronnet.

 

– Cette fois, pensait Bastien, nous tenons notre ennemi, et, dussé-je le tuer, il ne nous échappera pas…

 

Tout à coup sir Williams heurta du pied un caillou, parut trébucher et se laisser choir ; puis, tandis que Bastien, sans défiance, s’imaginait qu’il allait se relever et continuer sa marche, rapide comme l’éclair, souple comme une couleuvre, le baronnet se baissa, se glissa sous le ventre du cheval et lui enfonça son poignard dans le flanc.

 

Le cheval se cabra.

 

Et soudain Bastien poussa un cri terrible et se trouva lancé dans l’espace.

 

Sir Williams avait précipité le cheval et le cavalier du haut de la falaise dans la mer.

 

Au cri poussé par Bastien, un bruit sourd répondit.

 

Puis le silence, un silence de mort.

 

La monture et l’homme s’étaient brisés sur les rocs à fleur d’eau que le flot couronnait d’écume.

 

À ce cri, à ce bruit, le fou se retourna.

 

Il ne vit plus le cheval, il ne vit plus Bastien.

 

Sir Williams seul était debout au milieu du sentier, regardant l’abîme d’un œil tranquille, et tenant toujours son poignard à la main.

 

Le fou devina : il jeta un cri de rage, revint sur ses pas et se précipita sur sir Williams.

 

Le baronnet était jeune, adroit et souple ; le vieillard, d’une stature herculéenne, avait conservé une rare vigueur en dépit de son grand âge.

 

Tous deux s’enlacèrent étroitement et cherchèrent mutuellement à se jeter du haut de la falaise.

 

Pendant dix secondes, on eût pu les voir piétiner, tourner, hurler de fureur sur cet étroit champ de bataille d’où la moindre secousse pouvait les précipiter dans l’abîme.

 

Mais l’idiot n’avait d’autre arme que ses bras nerveux.

 

Sir Williams tenait toujours son poignard.

 

Tout à coup le vigoureux vieillard poussa un gémissement étouffé, ses bras crispés se distendirent.

 

– Assassin ! murmura-t-il.

 

Et il tomba à la renverse.

 

Et sir Williams le poussa du pied et l’envoya rejoindre Bastien.

 

Alors le baronnet se croisa les bras avec calme.

 

– Décidément, murmura-t-il, je suis plus fort que tous ces gens-là… mais je l’ai échappé belle !

 

Et le baronnet continua sa route à pied et ajouta :

 

– Cependant, je regrette mon cheval ; c’était une bête charmante… un demi-sang dont j’avais refusé deux mille écus.

 

Ce fut l’oraison funèbre de l’ancien hussard.

 

Une fois de plus, sir Williams triomphait.

 

LI

LES AVEUX


Depuis trois jours, sir Williams se présentait régulièrement tous les soirs aux Genêts pour y faire sa cour à Hermine.

 

La jeune fille avait, dès l’abord, compris qu’elle était aimée ; du moins elle l’avait cru, car sir Williams possédait l’art merveilleux de feindre une passion alors qu’il ne l’éprouvait point.

 

Mademoiselle de Beaupréau ne s’était point révoltée contre cet amour. Sir Williams était jeune, il était beau, il avait cette voix mélancolique et voilée de ceux qui souffrent ; elle l’avait rencontré comme on rencontre un héros de roman.

 

C’étaient là tout autant de raisons, et de raisons suffisantes, pour que la jeune fille ne pût être blessée de cette adoration qu’elle inspirait. Mais Hermine aimait toujours Fernand : Fernand ingrat et vil à ses yeux, Fernand indigne de son amour.

 

Elle l’aimait comme on aime les morts, avec le souvenir et non avec l’espérance : car c’est une fatalité de la vie que ces affections qui nous rivent à ceux qui ne nous aiment point, et qui font qu’on aime sans espoir d’être aimé.

 

Le jour où Hermine avait cru posséder la preuve de la trahison de Fernand dans la lettre de Baccarat dictée par sir Williams, son cœur s’était fermé pour toujours.

 

Comme ces fiancées dont le fiancé meurt au matin qui précède l’hyménée et qui prennent pour toujours le voile, ne voulant plus aimer que Dieu, Hermine s’était vouée, dans le silence de son cœur, à un célibat éternel.

 

Elle n’aimerait plus.

 

Aussi plaignait-elle sir Williams et se trouvait-elle plus malheureuse encore de ce que lui-même pouvait endurer.

 

Cependant, elle ne le repoussait point ; elle trouvait même un charme infini à le voir assis près d’elle, à entendre sa voix triste et légèrement nuancée d’accent anglais.

 

Peut-être même obéissait-elle en cela à une pensée secrète.

 

Hermine avait observé que sa mère avait pris sir Williams en amitié, qu’elle se montrait presque impatiente de le voir arriver chaque jour, et elle avait compris quel sentiment faisait naître cette affection.

 

Elle avait deviné que sa mère aurait voulu la guérir de son fatal amour par un autre, la voir aimer le baronnet et oublier Fernand, qu’elle avait rêvé son bonheur et plaçait ce rêve d’avenir sur la tête de sir Williams.

 

Et la jeune fille se complaisait dans ces illusions et ces espoirs de sa mère, et elle eût voulu lui laisser croire qu’elle aimait déjà ou qu’elle aimerait bientôt le jeune Anglais. C’était pour cela qu’elle ne l’éconduisait point par un de ces mots, une de ces confidences qui éloignent à jamais un homme et arrêtent sur ses lèvres l’aveu prêt à s’en échapper ; pour cela qu’elle avait, plusieurs fois déjà, accepté son bras pour une promenade dans les alentours, tandis que M. de Beaupréau et sa mère cheminaient derrière eux, à quelques pas de distance.

 

Pourtant le baronnet n’avait point encore ouvert son cœur, il n’avait point encore prononcé un seul mot d’amour ; mais ses regards, mais l’accent ému et troublé de sa voix, son trouble quand il abordait Hermine, sa pâleur subite si elle levait les yeux sur lui, n’étaient-ils pas de muets témoignages plus éloquents que l’aveu le plus formel ?

 

Hermine se croyait aimée.

 

Or, il y a toujours chez la femme la plus pure de toute pensée d’égoïsme comme une satisfaction secrète d’inspirer un amour malheureux et qu’on ne récompensera jamais.

 

Hermine savait bien qu’elle ne répondrait jamais à l’amour de sir Williams, mais elle était jusqu’à un certain point fière de l’avoir inspiré.

 

Sir Williams arrivait tous les soirs vers sept ou huit heures, et ne s’en allait qu’à onze ; et chaque fois qu’il partait, il semblait à Hermine qu’il avait voulu lui avouer son amour, et ne l’avait osé.

 

Un soir, cependant, le baronnet fut plus hardi.

 

– Mademoiselle, dit-il à Hermine d’une voix qui lui parut trembler d’émotion, voudriez-vous m’accorder un moment d’entretien ?

 

Hermine et sir Williams se trouvaient alors dans le grand salon des Genêts. M. de Beaupréau, sa femme et la baronne de Kermadec jouaient au whist. Sir Williams entraîna Hermine dans le parc.

 

– Il faut que je vous parle, dit-il.

 

– Parlez, monsieur, répondit Hermine, qui éprouva une subite émotion.

 

– Je vais partir, mademoiselle.

 

– Partir ! dit-elle, et pourquoi ?

 

– Je retourne en Irlande, continua le baronnet, et je quitte à jamais la Bretagne ; je vais porter ailleurs le fardeau de ma destinée.

 

La voix de sir Williams tremblait dans sa gorge, et mademoiselle de Beaupréau le crut sous le poids d’une immense douleur.

 

– Oui, dit-il tout bas, j’étais venu chercher ici un peu de repos pour mon esprit tourmenté, un peu d’oubli pour mon cœur, et j’en vais repartir plus navré, plus désolé que jamais.

 

Hermine devinait, Hermine savait bien ce que sir Williams voulait dire par ces mystérieuses paroles ; aussi garda-t-elle le silence.

 

– Mademoiselle, reprit le baronnet, je ne veux point vous dire un adieu, probablement éternel, sans vous raconter une page de ma triste vie.

 

Hermine tressaillit et comprit que le moment approchait où un aveu glisserait sur les lèvres de sir Williams ; elle éprouva une émotion pénible et anxieuse, et elle regretta de l’avoir autorisé à parler.

 

– Orphelin dès mon berceau, poursuivit sir Williams, élevé par des mains salariées et étrangères, j’ai vécu longtemps isolé de toute affection, et, comme l’homme résigné à son sort, je promenais mon isolement et mon ennui à travers le monde, sans jamais souhaiter un ami.

 

« Les hommes que j’avais rencontrés me semblaient méchants, et je n’avais jamais levé les yeux sur une femme ; je n’avais jamais…

 

« Un jour, jour fatal ! une jeune fille se trouva sur mon chemin. Elle était belle, elle était pure comme un lis ; elle avait ce sourire rêveur, un peu triste, qui décèle les âmes d’élite, ce front pensif des natures élevées et intelligentes…

 

« Je la vis quelques minutes à peine, et une réaction se fit en moi, instantanée et terrible comme toutes les révolutions de l’âme et du cœur.

 

« Moi, l’homme fatigué de la vie avant d’avoir vécu, résigné à courir éternellement à travers le monde sans me fixer jamais, je me pris tout à coup à souhaiter, à rêver, à désirer ardemment une vie heureuse et calme, une affection, une famille ; il me sembla qu’aimer cette jeune fille, avoir le droit de passer ma vie à ses genoux, interrogeant ses yeux du regard pour y lire ses plus secrets désirs et les réaliser avec l’empressement d’un esclave, serait le paradis sur la terre. »

 

Sir Williams s’arrêta ému, et il sembla à Hermine qu’il comprimait à grand’peine un sanglot.

 

– Alors, reprit-il, j’eus la folie de concevoir une espérance… J’étais jeune, libre, riche, je portais un noble nom, pur de toute souillure dans le présent et le passé, je crus que je pourrais être aimé…

 

« Amère erreur ! cette jeune fille que j’avais aimée tout à coup et à qui ma vie appartenait désormais, elle-même… elle aimait ailleurs… »

 

Hermine éprouva comme un frissonnement qui parcourut tout son corps. Elle songea à Fernand.

 

– Alors encore, mademoiselle, acheva le baronnet, j’ai compris que ma destinée était à jamais marquée d’un sceau fatal, et je me suis résigné à continuer cette existence errante et vagabonde sans souvenir de la veille, sans espoir du lendemain…

 

Le baronnet s’arrêta, et il sembla à Hermine qu’il ne pouvait plus dominer son émotion.

 

Cependant, il reprit :

 

– Depuis huit jours, mon cœur brisé avait cru retrouver un peu de calme, mon esprit s’était égaré dans les régions du rêve, et les jours et les heures passaient pour moi sans que je m’en aperçusse et osasse songer aux jours et aux heures à venir… Hélas ! le réveil est venu…

 

« J’ai compris que si je demeurais ici plus longtemps, je laisserais peut-être au fond de votre vie ce trouble que font naître dans les cœurs généreux et bons les infortunes des autres, et je me suis résolu à partir…

 

– Monsieur, balbutia Hermine, non moins émue que ne le paraissait sir Williams.

 

– J’ai voulu vous dire adieu, mademoiselle, un adieu éternel, et vous supplier de me garder un souvenir… À vos heures de joie et de bonheur, quand celui que vous aimez…

 

Sir Williams s’arrêta à ce mot et regarda Hermine.

 

La jeune fille était devenue pâle comme une statue de marbre, elle secoua la tête et murmura :

 

– Je n’aime personne…

 

Le baronnet tressaillit et crut qu’en effet elle était guérie de son amour pour Fernand.

 

– Ou, du moins, reprit-elle, si j’aime, j’aime un mort. Avec un tel amour, il n’y a ni espoir, ni bonheur, ni joie.

 

– Un mort !… murmura sir Williams, qui eut l’air de ne pas comprendre.

 

– Ou c’est tout comme, répondit Hermine. Il est mort pour moi…

 

Et puis, comme elle voyait sir Williams le front courbé, l’œil morne, dans l’attitude d’un homme plus désespéré de sa douleur à elle que de sa propre douleur, elle lui tendit la main.

 

– Vous le voyez, dit-elle, je ne suis pas plus heureuse que vous…

 

– Eh bien ! dit-il tout bas, ne pourrions-nous associer nos douleurs et en faire une joie ? Et si je vous demandais à genoux de consacrer ma vie à vous faire oublier un misérable… – pardonnez-moi ce mot, votre père m’a tout dit… – si je vous jurais qu’il n’y aurait pas une minute, une action, une pensée de mon existence tout entière qui ne vous fussent dévouées… si, prosterné devant vous comme devant un ange…

 

Elle lui tendit encore la main :

 

– Non, dit-elle, en secouant la tête, non, sir Williams, vous êtes un noble cœur, et vous méritez mieux en ce moment que passer votre vie auprès d’une pauvre femme brisée et vivant d’un souvenir… Adieu, partez… oubliez-moi… je ferai des vœux si ardents pour votre bonheur, que Dieu m’exaucera… qu’une autre jeune fille, une autre dont le cœur sera libre et battra pour vous…

 

– Adieu, dit sir Williams.

 

Il se leva pâle, morne, semblable à une statue du désespoir ; mais du désespoir solennel et digne, qui ne se trahit point par des sanglots…

 

Il fit quelques pas, revint à elle, lui baisa la main :

 

– Adieu… adieu ! dit-il.

 

Et il s’approcha de la table de whist où la pauvre Thérèse était assise, d’où son oreille et son cœur de mère avaient tout entendu.

 

– Adieu, madame, lui dit-il à mi-voix, je reviendrai demain prendre congé de vous.

 

Et il sortit après avoir baisé la main de la vieille baronne et reconduit par M. de Beaupréau.

 

*

* *

 

– Eh bien ? dit le chef de bureau au moment où ils mettaient le pied dans la cour.

 

– Je crois que vous serez mon beau-père, répondit sir Williams.

 

Le baronnet s’était tout à coup transformé.

 

Ce n’était plus le jeune homme pâle, triste, désespéré, s’en allant la mort au cœur.

 

C’était un homme froid, railleur, souriant ; Don Juan riant de la comédie qu’il venait de jouer, et se moquant de la crédulité de sa victime…

 

Ce n’était plus le baronnet sir Williams, l’enfant mélancolique et rêveur de la verte Erin, la terre des martyrs résignés, la patrie de ceux à qui leurs pères ont dès longtemps appris à souffrir…

 

C’était Andréa !

 

Le vicomte Andréa, le cœur de marbre, l’âme de boue, le bourreau de Marthe, le ravisseur de Jeanne, l’assassin de Bastien !

 

M. de Beaupréau fit un pas en arrière et regarda le gentleman.

 

– Il me semble pourtant, dit-il, que vous n’êtes pas… encouragé. J’écoutais, tout en jouant… et la petite est entêtée.

 

– Cher beau-père, répondit froidement le baronnet, vous ne comprendrez jamais rien au cœur des femmes.

 

– Eh ! eh ! fit M. Beaupréau d’un air fat, et comme s’il eût voulu laisser croire que, dans sa jeunesse, il avait fait de nombreuses victimes.

 

– Si votre fille n’avait douze millions de dot, dit le baronnet avec impertinence, du diable si je voudrais de vous pour beau-père ; vous ne comprenez rien.

 

– Merci !

 

– Comment ! s’écria le baronnet, vous ne savez donc pas quelle est la progression de l’amour ?

 

– Non, répondit naïvement le Beaupréau.

 

– Eh bien ! écoutez, la voici.

 

Et sir Williams prit le bras du chef de bureau et l’entraîna à l’écart.

 

– En matière de sentiment, dit-il, la distance se compte par mois, par année ou par jour.

 

– Ah ! dit le Beaupréau, voyons comment ?

 

– Cette distance se compose de trois relais : l’indifférence, la compassion, l’amour.

 

– La division est ingénieuse !

 

– Chez une femme, poursuivit le baronnet, de l’indifférence à la compassion il peut y avoir des mois, des années, l’éternité… mais de la compassion à l’amour, il n’y a que quelques jours et souvent quelques heures. Comprenez-vous ?

 

– Pas encore, sir Williams.

 

– Hermine ne m’aime pas encore, poursuivit-il, complétant sa pensée, mais elle me plaint…

 

– Très bien, je comprends.

 

– Seulement, comme nous n’avons pas le temps d’attendre, il faut brusquer les choses.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Il faut, non pas attendre que votre fille m’aime, mais il faut la forcer à me promettre de m’aimer.

 

– Est-ce possible ?

 

– Rien n’est plus facile. Écoutez.

 

On amenait en ce moment son cheval au baronnet.

 

Il passa la bride à son bras, et dit à M. de Beaupréau :

 

– Accompagnez-moi quelques pas, nous causerons.

 

– Soit, dit le Beaupréau. Causons.

 

– Je vous disais donc, reprit le baronnet, qu’il fallait amener Hermine à une promesse ?

 

– Oui, et vous prétendiez que c’était facile.

 

– Très facile. Vous en jugerez. Il n’est besoin pour cela que d’une chose, c’est qu’elle m’ait de la reconnaissance.

 

– À vous ! et comment ?

 

– Beaupréau, dit le baronnet en souriant, écoutez bien ceci, et proclamez-moi un homme de génie.

 

– Je ne demande pas mieux.

 

– Nous avons fait accuser Fernand de vol, nous l’avons fait enfermer, et il sera jugé dans huit jours, aux prochaines assises, n’est-ce pas ?

 

– Je le crains, dit le Beaupréau.

 

– Eh bien ! de même que nous avons eu besoin de le perdre, nous avons besoin de le sauver.

 

– Je ne comprends pas pourquoi.

 

– Attendez, supposez une chose : Hermine aime toujours Fernand, c’est incontestable. Fernand est un traître d’amour, un misérable qui n’en voulait qu’à sa dot et aimait la Baccarat.

 

Beaupréau se mit à rire.

 

– Il faut convenir, dit-il, que nous avons assez bien joué cette petite comédie.

 

– On ne peut mieux ; mais attendez encore. Donc, Fernand est perdu dans le cœur d’Hermine ; mais il ne l’est point dans son esprit ; elle ignore son prétendu crime.

 

– Eh bien ? fit le Beaupréau.

 

– Eh bien ! il faut qu’elle l’apprenne.

 

– Ah ! je crois comprendre…

 

– Quand elle le saura, de deux choses l’une : ou elle le méprisera et sera guérie, et alors elle m’aimera ; ou, obéissant à ce sentiment de généreuse protection qui est inné dans le cœur des femmes pour celui qu’elles ont aimé, elle voudra le sauver.

 

– Mais alors…

 

– Attendez donc !… Je serai là, je promettrai d’éviter à Fernand la honte de la cour d’assises et du bagne…

 

– Mais comment le pourrez-vous ?

 

– Ceci me regarde. Alors Hermine reconnaissante finira par m’aimer. Je prévois même une jolie scène.

 

– Tout cela me paraît moins facile que vous ne dites, mon cher gendre.

 

– C’est tout simple, au contraire ; mais il faut agir. Or, vous êtes le bras, moi la tête. Exécutez ce que j’ordonne, c’est tout ce que je demande.

 

– Que faut-il donc faire ?

 

– Une chose fort simple : faire que, demain, Hermine sache le crime de Fernand.

 

– Je le lui apprendrai moi-même.

 

Sir Williams haussa les épaules.

 

– Ce n’est pas cela, dit-il, il faut qu’elle l’apprenne par hasard. Écoutez bien. Vous avez eu soin, c’était d’abord nécessaire, de ne point laisser arriver les journaux de Paris jusqu’à votre fille, et vous avez bien fait ; maintenant, il faut faire tout le contraire.

 

– Mais on ne reçoit point de journaux aux Genêts ?

 

– Pardon, madame de Kermadec est abonnée à la feuille de la localité voisine, la Foi bretonne.

 

– C’est juste, je l’oubliais.

 

– Maître Jonas n’en fait-il point chaque jour la lecture à sa maîtresse ?

 

– C’est vrai ; mais la Foi bretonne ne contiendra rien de relatif à Fernand.

 

– C’est ce qui vous trompe. Son numéro d’aujourd’hui, celui que le facteur rural apportera demain matin, renferme au contraire un long article à ce sujet : c’est moi qui l’ai envoyé à la rédaction.

 

– Ah ! dit Beaupréau. Eh bien ?

 

– Ordinairement, n’est-ce pas, c’est vers une heure de l’après-midi que le facteur arrive ?

 

– À peu près.

 

– En ce moment-là, on est à table aux Genêts ?

 

– Oui, répondit le Beaupréau.

 

– Eh bien ! vous prierez maître Jonas, si la baronne ne l’en prie elle-même, ce qu’elle fait je crois, de parcourir le journal. Nous aurons bien du malheur si le drôle ne met pas, du premier coup, le doigt sur le fameux article.

 

– Eh bien ! en ce cas ? interrogea Beaupréau anxieux.

 

– Le reste me regarde, dit froidement le baronnet, ne vous en préoccupez pas. Bonsoir, beau-père.

 

Et sir Williams, qui avait ourdi déjà un nouveau plan de bataille, congédia Beaupréau et sauta en selle.

 

Comme à l’ordinaire, il prit le sentier des falaises.

 

Lorsqu’il fut arrivé au lieu même où, l’avant-veille, il avait précipité Bastien et le fou dans l’abîme, un froid et cruel sourire lui vint aux lèvres.

 

– Monsieur le comte de Kergaz, murmura-t-il, décidément vous n’êtes pas fort, et un enfant en ferait autant que vous. Il ne fallait pas envoyer Bastien à Kerloven. Il fallait y venir vous-même. On fait toujours mieux ses affaires. La partie est perdue pour vous. J’épouserai Hermine et vous serez bien obligé de rendre les douze millions.

 

Sir Williams mit son cheval au galop, et arriva au manoir vers minuit. Une lettre l’y attendait.

 

Le baronnet l’ouvrit et poussa un cri de joie.

 

Cette lettre était celle que Jeanne lui avait écrite, et que Colar lui avait envoyée le matin même du jour où il devait tomber sous la balle du comte de Kergaz.

 

Cette lettre était demeurée sur la table de Colar, qui n’avait pas eu le temps de la mettre à la poste, tant la nouvelle de l’évasion de Baccarat l’avait bouleversé. Rocambole l’avait trouvée toute fermée, et portant la véritable adresse de sir Williams, écrite de la main de Colar.

 

Par hasard, le vaurien l’avait mise à la poste.

 

– Ah ! murmura sir Williams, je crois que ma partie est assurément plus belle que jamais. J’épouserai Hermine, et Jeanne sera ma maîtresse ! Pauvre Armand !

 

LII

LE JOURNAL


Le baronnet avait prévu ce qui devait arriver.

 

La nuit s’était écoulée pour Hermine sans que la jeune fille eût fermé l’œil.

 

En proie à une douloureuse agitation, elle avait jeté un regard en arrière et y avait embrassé d’un coup d’œil son bonheur perdu, son rêve brisé.

 

Puis elle avait envisagé l’avenir.

 

Et, dans l’avenir, elle avait vu sir Williams portant le fardeau de son existence décolorée, l’aimant et la maudissant tour à tour.

 

Le baronnet avait si bien joué cette douleur immense et résignée qui séduira éternellement le cœur des femmes, que la jeune fille s’accusait de son malheur et en éprouvait déjà du remords…

 

Et du remords à la compassion, et de la compassion à l’amour, la distance est si faible ! comme avait dit sir Williams.

 

Pendant toute la matinée, Hermine demeura enfermée dans sa chambre, partagée entre ces deux sentiments : l’amour qu’elle avait encore pour l’ingrat Fernand Rocher ; la pitié que lui inspirait cet homme jeune et beau, au cœur généreux, à l’esprit plein d’élévation, aux manières distinguées, qu’on nommait sir Williams et que tant de femmes eussent été fières d’aimer.

 

L’heure du dîner arriva.

 

Hermine descendit à la salle à manger, triste et la mort au cœur, mais essayant de sourire pour rassurer sa mère, dont l’œil inquiet épiait sur son visage la trace et la marche rapide de cette douleur qui la consumait lentement. On se mit à table.

 

– Mignonne, dit la baronne de Kermadec en baisant sa petite-nièce au front, je vous trouve les yeux battus.

 

– Vous croyez, ma tante ?…

 

– Vous n’avez pas dormi…

 

Hermine se troubla et baissa les yeux.

 

– Je gage, ma mignonne, poursuivit la douairière, que cette insomnie avait une cause sérieuse ?…

 

– Ma tante… balbutia la jeune fille qui devint fort pâle.

 

– À propos, dit la baronne, qui n’avait point dit tout cela sans intention, sir Williams part donc ?

 

Hermine tressaillit, et Thérèse crut que sa fille allait se trouver mal.

 

– Quel homme charmant ! poursuivit la douairière ; la femme qu’il aimera sera la plus heureuse des femmes.

 

Hermine se sentait mourir ; elle eût voulu pouvoir aimer sir Williams.

 

La cloche placée à l’entrée de la cour et qui annonçait l’arrivée des visiteurs se fit entendre en ce moment.

 

– C’est le facteur, dit M. de Beaupréau, qui courut à la croisée.

 

– Ah ! dit la baronne, c’est aujourd’hui mercredi, n’est-ce pas ?

 

– Oui, ma tante.

 

– C’est le jour où paraît ma gazette.

 

Le vieux domestique parut, en effet, apportant la Foi bretonne, le seul journal que lût et voulût lire madame de Kermadec.

 

– Jonas ! dit la douairière, qui, dans son égoïsme de vieillard, oublia tous ceux qui l’entouraient et se laissa aller à sa passion pour la lecture, Jonas !

 

L’enfant servait à table. Il jeta sur une chaise la serviette qu’il avait sous le bras, et vint prendre la gazette des mains de madame de Kermadec.

 

– Parcourez ce journal, Jonas, dit la baronne.

 

L’enfant s’assit sur un tabouret et déchira la bande du journal.

 

Le cœur de M. de Beaupréau, battit violemment ; il savait trop ce qui allait se passer, bien que sir Williams lui eût dit avec tranquillité :

 

– Ne vous alarmez point, le reste me regarde.

 

Thérèse et sa fille s’étaient mises à causer à mi-voix.

 

M. de Beaupréau retaillait un cure-dent avec son couteau.

 

La baronne ouvrait ses oreilles toutes grandes.

 

D’abord, maître Jonas lut le premier article, l’article de fond, ce qu’on nomme dans la grande presse le premier-Paris ; puis il passa aux nouvelles locales ; enfin il arriva au courrier des tribunaux, et lut ce qui suit, d’un ton égal, monotone, habitué qu’il était à s’acquitter machinalement de ses fonctions de lecteur :

 

« C’est la semaine prochaine, disait le journal, que se déroulera, devant la cour d’assises de la Seine, une affaire des plus mystérieuses, et qui a déjà produit une vive sensation dans les régions ministérielles… »

 

– Tiens, dit M. de Beaupréau, il est question de ministère ?… Ceci me regarde un peu.

 

Madame de Beaupréau et sa fille continuaient à causer.

 

« Il s’agit, poursuivit Jonas, d’un employé du ministère des affaires étrangères… »

 

À ces mots, Hermine tressaillit et leva vivement la tête.

 

« Accusé d’avoir volé dans une caisse, dont les clefs lui avaient été confiées par son chef de bureau, un portefeuille renfermant trente mille francs… »

 

M. de Beaupréau crut nécessaire, en ce moment, de pousser un cri et d’arracher le journal des mains de Jonas.

 

Mais Jonas avait lu la ligne suivante et il dit de mémoire :

 

« Cet employé se nomme Fernand Rocher. »

 

Madame de Beaupréau jeta un cri terrible et soutint sa fille dans ses bras.

 

Hermine venait de s’évanouir.

 

*

* *

 

En ce moment même, la porte s’ouvrit, et on annonça :

 

– Le baronnet sir Williams !

 

Le baronnet embrassa la scène tout entière d’un seul coup d’œil.

 

Il vit Hermine évanouie, M. de Beaupréau froissant le journal, la baronne stupéfaite et ne comprenant rien encore à ce qui venait de se passer ; enfin, la pauvre Thérèse affolée et croyant que son enfant allait mourir.

 

Il entra, Thérèse le vit et jeta un cri :

 

– Ah ! dit-elle, comme si cet homme qui arrivait là comme un agent de la Providence eût eu en ce moment quelque pouvoir surnaturel, sauvez, sauvez mon enfant !…

 

Sir Williams prit la jeune fille évanouie des mains de la mère folle de terreur, il tira de sa poche un flacon de sels et l’approcha du visage d’Hermine qui, soudain, rouvrit les yeux et revint à elle.

 

Madame de Beaupréau était tombée à genoux, et fondait en larmes.

 

M. de Beaupréau froissait toujours le journal.

 

La baronne de Kermadec continuait à demander des explications.

 

Sir Williams prit le journal des mains de M. de Beaupréau, le lut et parut comprendre.

 

Et Hermine le vit porter la main à son front avec tous les témoignages d’une vive douleur.

 

– Je le savais, murmura-t-il.

 

*

* *

 

Une heure après, sir Williams, seul avec la jeune fille livrée à un énorme désespoir, la conduisait dans le parc des Genêts, lui prenait la main et lui disait :

 

– Si je le sauvais… si je l’arrachais à la honte, au bagne, si je parvenais à prouver qu’il est innocent, que feriez-vous pour moi ?

 

– Je vous aimerais, dit-elle.

 

Et puis elle courba le front, une larme longtemps contenue roula sur sa joue, et elle dit d’une voix brisée :

 

– Au moins, si je ne vous aimais pas, je vous épouserais.

 

Le baronnet jeta un cri.

 

– Oh ! alors, dit-il, alors je le sauverai !

 

Hermine le regarda avec une indéfinissable expression de joie et de prière à la fois.

 

– Sauvez-le, dit-elle, sauvez-le, monsieur… et je vous bénirai à genoux… et je tiendrai la promesse que je vous ai faite… ma main vous appartiendra.

 

– Je pars sur-le-champ, répondit-il, je vole à Paris… et j’en reviendrai pour vous dire : j’ai fait croire à son innocence… il est libre !

 

– Allez, dit-elle, et revenez… je serai votre femme !

 

*

* *

 

– Beau-père, disait une heure après sir Williams en montrant une chaise de poste, vous pouvez faire publier mes bans. Je serai de retour sous huit jours.

 

Et sir Williams partit.

 

LIII

LE CADAVRE


Sir Williams ne perdit pas une minute en route, il fit le trajet en cinquante heures de chaise de poste ; il arriva le surlendemain de son départ, vers huit heures du matin, traversa Paris en vingt minutes, et ne s’arrêta qu’à la porte du petit hôtel de la rue Beaujon.

 

Au bruit de la chaise de poste, les valets accoururent et vinrent ouvrir les deux battants de la porte de la cour. Le baronnet sauta lestement à terre, et comme s’il n’eût point passé cinquante heures en voiture.

 

Durant tout le trajet, il avait médité le moyen le plus convenable de faire sortir Fernand de prison, après l’y avoir plongé ; il avait même trouvé plusieurs expédients, et ne s’était cependant arrêté à aucun, les trouvant tous plus ou moins mauvais.

 

Cependant, il en était un qui lui souriait assez et qu’il croyait facile à mettre à exécution, car il ne savait pas encore que Colar était mort.

 

– Colar est un ancien forçat, s’était dit le baronnet, tandis que sa chaise roulait vers Paris au grand trot ; il s’est évadé du bagne de Brest il y a cinq ans. Il était condamné à vingt années de travaux forcés pour vol et assassinat ; il s’est sauvé en tuant un garde-chiourme, et s’il était repris, bien certainement il serait condamné, sinon à mort, du moins aux galères à perpétuité… Mais pour qu’il soit repris, il faut que la police ait l’éveil… On a cru qu’il s’était noyé en essayant de se sauver à la nage, et, tous comptes faits, je crois que la police ne l’a jamais recherché.

 

« Il faudrait trouver un moyen adroit de la mettre sur ses traces.

 

« Donc, si on arrêtait Colar, il serait bien certain de retourner au bagne. Alors, en lui promettant deux cent mille francs et tous les moyens possibles d’évasion, il ne serait pas difficile de le déterminer à se déclarer l’auteur du vol… Nous arrangerions une fable pleine de vraisemblance… les garçons de bureau du ministère reconnaîtraient du reste en lui le commissionnaire qui apporta à Fernand Rocher la lettre d’Hermine.

 

« Le tout, s’était dit sir Williams en terminant ce beau raisonnement, le tout et le difficile, c’est que Colar soit arrêté et n’ait pas un moment la pensée que je suis la cause de son arrestation.

 

« Encore un expédient à trouver. »

 

C’était en faisant ces réflexions que le baronnet était descendu de voiture dans la cour du petit hôtel de la rue Beaujon.

 

– Colar est-il là ? demanda-t-il à son valet de chambre.

 

– Non, monsieur, répondit le valet.

 

– Où est-il donc ?

 

– Nous ne l’avons pas vu depuis plusieurs jours.

 

– Comment ! s’écria sir Williams, voici qui est bizarre ! Et les lettres que je lui ai adressées ?

 

– Rocambole est venu les prendre. Il paraît que M. Colar est à Bougival.

 

Sir Williams fronçait déjà le sourcil et se demandait ce que signifiait cette absence prolongée de son lieutenant, lorsque précisément Rocambole apparut sur le seuil de la cour.

 

Le drôle entrait en sifflant, sa casquette inclinée sur l’oreille, la mine insolente et narquoise. Mais à la vue de sir Williams, il se découvrit aussitôt, cessa de siffler et prit une attitude plus humble.

 

– Le capitaine ! dit-il tout bas.

 

– Approche ici, vaurien, lui dit Williams d’un ton sec.

 

– Voilà, j’avance à l’ordre.

 

Un moment interdit, Rocambole avait repris son aplomb accoutumé.

 

– Me diras-tu d’où tu viens et où est Colar ? demanda le baronnet.

 

– Oui, c’est facile.

 

Rocambole prit un air mystérieux.

 

– Mais ça ne peut pas se dire en plein air, dit-il.

 

Sir Williams comprit qu’il avait dû se passer de graves événements durant son absence, et il ne fit aucune objection.

 

Il fit entrer Rocambole dans une salle du rez-de-chaussée de l’hôtel, en ferma soigneusement la porte et dit :

 

– Voyons, parle maintenant. Qu’y a-t-il ?

 

– Il y a eu du nouveau, et vous l’avez échappé belle, capitaine ; les oiseaux ont failli s’envoler.

 

– Jeanne et Cerise ?

 

– Oui, capitaine.

 

– Mais Colar ? où est Colar ? demanda sir Williams.

 

– Il est à Bougival, dans le cabaret de maman ; il y est couché depuis cinq jours dans une futaille, à la cave…

 

– Que me chantes-tu là ?

 

– Dame ! capitaine, une futaille est une bière comme une autre.

 

– Que parles-tu de bière ?

 

– Colar est mort, capitaine, il a donc fallu l’enterrer.

 

– Mort ! s’écria Williams ; tu dis qu’il est mort ?

 

– Oui, capitaine, mort.

 

– Mais où ?… quand ? comment ? demanda sir Williams, bouleversé par cette nouvelle.

 

– Il est mort à Bougival… il y a cinq jours… d’un coup de pistolet… Il a reçu la balle en pleine poitrine.

 

– À Bougival… il y a cinq jours… d’un coup de pistolet ?… répétait sir Williams lentement et avec stupeur.

 

– Oui, capitaine. C’est le comte qui l’a tué.

 

– Le comte ! exclama sir Williams en tressaillant.

 

– Le comte Armand de Kergaz !

 

Le baronnet poussa un cri terrible.

 

– Mais alors, dit-il, Armand a retrouvé Jeanne ?

 

Un sourire plein d’orgueil glissa sur les lèvres de Rocambole :

 

– Sans moi, dit-il, c’est bien possible ; mais Rocambole veillait au grain. Rocambole n’est pas un enfant, allez !

 

Et le garnement raconta succinctement à sir Williams ce qui s’était passé à Bougival, comment Colar avait été tué au moment où il étranglait Léon Rolland, et comment, lui, Rocambole, avait échappé à M. de Kergaz et dérouté ses investigations.

 

Le baronnet écouta froidement ce récit.

 

– Colar était un homme actif et intelligent, murmura-t-il lorsque Rocambole eut fini ; mais enfin on verra à le remplacer… Jusqu’à présent, il n’y a pas grand mal.

 

– Amen ! dit Rocambole.

 

Telle fut l’oraison funèbre de Colar.

 

Sir Williams se prit alors à réfléchir.

 

– Puisque je voulais faire arrêter Colar et le forcer à s’avouer l’auteur du vol des trente mille francs, qui sait s’il n’y aurait pas moyen de l’accuser mort comme il se serait accusé lui-même vivant ? Il faudra y songer.

 

Le génie de sir Williams entrevoyait vaguement déjà dans cette mort de son lieutenant le moyen de tirer Fernand de prison, et, par conséquent, d’épouser Hermine.

 

– Ainsi, demanda-t-il à Rocambole, le cabaret est inhabité depuis le meurtre ?

 

– Oui, capitaine.

 

– Penses-tu que Colar soit reconnaissable encore ?

 

– Les caves conservent. Feu M. Colar, ricana Rocambole, doit être frais comme une rose.

 

– Eh bien, dit le capitaine, ce soir nous verrons cela.

 

Et le baronnet ajouta :

 

– Nicolo assistait au meurtre, n’est-ce pas ?

 

– Oui, et il s’est sauvé…

 

– Ta mère, la veuve Fipart, est-elle très attachée à lui ?

 

– Ça dépend… mais, dans le fond, on l’enverrait au diable que ça lui serait égal.

 

– Et toi, l’aimes-tu ?

 

– Moi, dit Rocambole, je ne peux pas le souffrir. J’irais le voir guillotiner de grand cœur.

 

Sir Williams ne répondit pas, mais il ouvrit un pupitre et en retira un petit carnet couvert de notes hiéroglyphiques. Ce carnet n’était autre chose que le dossier de tous les agents subalternes qu’il avait fait embaucher par Colar.

 

Il feuilleta ce carnet et s’arrêta à une note ainsi conçue :

 

« Nicolo, condamné à vingt ans de bagne pour vol nocturne, escalade et tentative de meurtre ; évadé de Rochefort en 184… Recherché activement, il est parvenu à faire disparaître ses traces et à se défigurer complètement.

 

« Cependant, il est reconnaissable à une cicatrice qu’il porte sous le sein droit, et qui ressemble à une entaille qu’on aurait faite avec un couteau. »

 

Sir Williams referma le carnet.

 

– Il est évident, dit-il, qu’aux yeux de la police, un homme qui a de pareils antécédents est parfaitement capable d’un nouveau meurtre.

 

Rocambole regarda curieusement le baronnet.

 

– Et, poursuivit celui-ci, on l’accuserait d’avoir tué Colar…

 

– Mais il niera !…

 

– Nous aurons des témoins.

 

– Lesquels ? demanda Rocambole.

 

– Toi, d’abord, mon jeune drôle. Tu affirmeras sous serment que tu as vu Nicolo assassiner Colar.

 

– Et l’autre témoin ?

 

– Ce sera la veuve Fipart. Tu dis qu’elle ne tient pas à lui…

 

– Ah çà ! dit Rocambole, mais on lui coupera le cou !…

 

– Naturellement. Après ?

 

– Mais il est innocent !

 

– Mon cher enfant, dit froidement le baronnet, tu es jeune, et il faut que je fasse ton éducation. Rappelle-toi bien ceci : il n’y a d’innocents en ce monde que les gens qui ont de la chance. Nicolo n’en a pas, voilà tout.

 

– À ce compte-là, dit Rocambole, ce pauvre M. Guignon était un grand coupable.

 

Et il ajouta à part lui :

 

– Quelle drôle d’idée tout de même qu’il a là, le capitaine, de vouloir faire guillotiner Nicolo ! Au fait, je n’en suis pas fâché, il ennuyait maman et il nous ruinait.

 

LIV

Revenons à Jeanne, que nous avons laissée jetant un cri, au moment où la porte s’ouvrait, tandis qu’on annonçait : « Monsieur le comte Armand de Kergaz ! »

 

Jeanne crut voir apparaître Armand, et son cœur se fondit, et elle se prit à trembler sous l’étreinte d’une indomptable émotion.

 

Mais soudain elle recula.

 

Elle recula pâle, frappée de stupeur, l’œil atone, comme si elle eût vu un abîme s’entr’ouvrir devant elle.

 

L’homme qui entrait n’était point celui qu’elle attendait…

 

Ce n’était pas Armand.

 

C’était le baronnet sir Williams !

 

Le baronnet était vêtu d’un élégant costume de voyage ; il était tête nue, et sa physionomie était empreinte d’une mélancolie grave et douce.

 

Il marcha lentement vers Jeanne, immobile et comme foudroyée ; il lui prit silencieusement la main et la baisa.

 

– Mademoiselle, murmura-t-il, après quelques secondes de silence, veuillez me pardonner… je suis bien le comte Armand de Kergaz !

 

Ces mots déterminèrent chez Jeanne une explosion de paroles, et lui permirent de manifester enfin sa stupeur :

 

– Vous ! dit-elle, vous, Armand ?

 

– Moi, répondit-il, moi le comte de Kergaz !

 

– Ah ! s’écria la jeune fille indignée, vous mentez !

 

Sir Williams s’attendait à ce mot. Il se tourna vers Cerise immobile et l’interrogea du regard.

 

Cerise balbutia :

 

– Oui… mademoiselle… c’est bien lui…

 

Puis, comme si ce témoignage lui eût paru insuffisant, sir Williams s’empara du gland de soie d’une sonnette, et le secoua violemment.

 

Mariette parut.

 

– Depuis combien de temps êtes-vous à mon service ? demanda le baronnet.

 

– J’ai servi cinq ans la mère de M. le comte, madame la comtesse de Kergaz, et je suis restée auprès de M. le comte, après la mort de madame la comtesse, répondit Mariette qui avait sa leçon faite par avance.

 

Jeanne chancelait éperdue et regardait cet homme qu’elle n’avait jamais vu, et qui lui apparaissait sous un nom qu’elle avait toujours cru celui d’un autre homme qu’elle aimait avec adoration.

 

D’un regard, sir Williams congédia Cerise et Mariette.

 

Puis il fléchit un genou devant Jeanne.

 

– Daignerez-vous m’entendre, mademoiselle ? demanda-t-il d’une voix respectueuse et pleine d’émotion.

 

Jeanne était immobile, pétrifiée, et regardait toujours cet homme inconnu.

 

Il la fit asseoir et demeura debout devant elle :

 

– Écoutez-moi, reprit-il, et tout ce qui vous paraît étrange vous sera expliqué.

 

Et comme elle se taisait, il continua :

 

– Je suis bien le comte Armand de Kergaz. Maître d’une immense fortune, dès ma jeunesse, j’avais à choisir : la gaspiller sottement, comme font bien des fils de famille, ou dépenser noblement mes revenus et les employer à faire un peu de bien. Le souvenir de ma sainte mère et Dieu m’ont inspiré. J’ai pris ce dernier parti. Depuis six ans, je marche dans cette voie, et le bonheur qu’on trouve à soulager le malheur me suffisait encore naguère. Un jour je vous ai vue…

 

Jeanne fit un geste d’étonnement et de dénégation.

 

– Oh ! je sais bien ce que vous allez me dire, reprit-il. Je sais bien que vous allez me demander où je vous ai vue, car vous ne m’avez jamais vu, moi…

 

« Eh bien ! écoutez : j’ai appris un jour que vous alliez tomber dans un piège infâme. Je ne vous connaissais pas, mais une note qui m’était transmise m’apprenait vos malheurs, votre isolement, votre beauté et votre vertu… Je voulus vous voir, je vous vis à la dérobée et je vous aimai… »

 

Sir Williams prononça ce dernier mot tout bas, en rougissant, comme un jeune homme timide et plein de suaves hésitations de l’adolescence.

 

Jeanne commençait à se remettre de sa stupéfaction en présence de cet homme jeune, beau, distingué, qui lui parlait avec un respect profond ; et elle recouvra l’usage de la parole :

 

– Mais, monsieur, lui demanda-t-elle d’une voix tremblante, quel est donc le danger que j’ai couru, quel est donc ce piège infâme dont vous parlez ?

 

– Vous êtes allée un dimanche à Belleville, n’est-ce pas, en compagnie de Cerise, de son fiancé et de la mère de ce dernier ?

 

– Oui, répondit mademoiselle de Balder.

 

– Là deux hommes sont venus et ont cherché querelle à Léon Rolland ?

 

– Oui, fit encore Jeanne.

 

– Puis un troisième est venu. Celui-là s’est posé en libérateur. Il a chassé les deux autres ?…

 

– C’est vrai… monsieur.

 

– Cet homme vous a donné le bras jusqu’à votre porte, n’est-ce pas ?

 

Jeanne hocha affirmativement la tête.

 

– Le lendemain, un autre homme, un vieillard, vêtu militairement, décoré, est venu se loger dans votre maison, sur votre carré, il s’est donné la qualité de capitaine, il a prétendu avoir été l’ami de votre père… Puis cet autre qui vous avait reconduit la veille est venu chez lui. Il a pris mon nom, il a volé mon titre… et vous l’avez cru…

 

Sir Williams pesait sur chaque mot.

 

– Eh bien, acheva-t-il, cet homme était un infâme, cet homme mentait et jouait une odieuse comédie, à Belleville, à Paris, chez le prétendu capitaine, chez vous !…

 

– Ah ! s’écria Jeanne, c’est impossible !

 

– Et savez-vous, continua sir Williams avec l’accent d’une conviction profonde, savez-vous quel était cet homme ?…

 

Il s’arrêta.

 

– Non, dit-il, je ne puis vous le dire encore… Écoutez toujours.

 

« Le hasard, ou plutôt cette police infatigable que j’ai mise au service du bien, m’apprit de quelle trame épouvantable vous alliez être enveloppée ; je ne voulais d’abord que vous sauver ; je vous vis, je vous aimai… Je vous vis un soir, dans l’ombre, à votre porte, caché que j’étais dans le coin le plus obscur de ma voiture…

 

« Hélas ! reprit sir Williams avec un soupir, je sais bien ce que vous allez me dire. J’aurais dû aller à vous et vous avertir du danger que vous couriez… Mais le mal était déjà grand… vous étiez sur le point d’aimer cet homme…

 

« Et il fallait vous laisser, en vous sauvant, dans votre erreur première ; il ne fallait pas vous tuer par une révélation subite… »

 

Jeanne écoutait, haletante, et il lui semblait lire dans les yeux, dans l’attitude respectueuse, dans la voix de sir Williams, un immense amour.

 

Il continua :

 

– Je mis Gertrude dans la confidence ; elle approuva mon plan. Je vous fis enlever et transporter ici durant votre sommeil. Alors, n’osant me montrer, je vous écrivis… Oh ! que mon cœur battait chaque fois que je prenais la plume… Et comme j’eus peur de mourir de joie lorsque m’arriva cette lettre de vous… »

 

Sir Williams se remit à genoux et baisa la main de Jeanne ; et Jeanne, qui croyait faire un rêve, lui dit :

 

– Mais enfin, monsieur, puisque c’est vous… puisque vous êtes le comte de Kergaz, quel était donc cet homme ?

 

– Un misérable ! Cet homme était mon laquais !

 

Jeanne jeta un cri, se renversa en arrière et ferma les yeux.

 

Elle avait aimé un laquais !

 

Lorsque la jeune fille sortit d’un long évanouissement, sir Williams avait disparu et Cerise était auprès d’elle, lui prodiguant ses soins.

 

Elle lui remit une lettre du baronnet.

 

Cette lettre était ainsi conçue :

 

« Mademoiselle,

 

« Après la pénible révélation qu’il m’a fallu vous faire, je sens qu’il faut que je m’éloigne, au moins pour quelques jours. Vous ne pouvez m’aimer sur-le-champ, et pourtant il me semble que je vous rendrais la plus heureuse des femmes. Jeanne, ma bien-aimée, je passerai huit jours encore loin de vous ; mais je vous écrirai chaque soir, et peut-être que, lorsque je reviendrai vous supplier d’accepter mon nom et ma main, votre noble cœur et votre esprit auront fait la différence du véritable et du faux comte de Kergaz.

 

« Adieu, je vous aime.

 

« Comte Armand de Kergaz. »

 

Jeanne lut cette lettre et fondit en larmes. Tout ce qu’il y avait de sang aristocratique dans ses veines se révoltait à la pensée qu’elle avait aimé cet homme que sir Williams avait osé appeler son laquais.

 

En quittant Jeanne évanouie, sir Williams avait donné quelques ordres mystérieux à Mariette ; puis il avait quitté la villa et était descendu à Port-Marly, où l’attendait Rocambole.

 

– Mon capitaine, lui dit le gamin, il est presque nuit…

 

– Eh bien ! est-ce trop tard ? demanda sir Williams.

 

– Au contraire, je serais assez d’avis d’admettre qu’il fasse nuit tout à fait.

 

– Pourquoi ? interrogea le baronnet.

 

– Parce que, pour vous dire la vérité vraie, je suis persuadé que le comte fait faire guet aux alentours du cabaret ; il espère me repincer et savoir où sont les petites.

 

– Oh ! oh ! dit sir Williams, prenons garde, alors…

 

Ils attendirent la nuit.

 

Elle vint, opaque, pluvieuse, froide comme le sont parfois les nuits d’hiver.

 

Alors ils se mirent en route à travers champs, évitant les chemins de halage et le bord de la rivière, et ils pénétrèrent dans le cabaret par les derrières.

 

Rocambole y voyait la nuit comme les chats, ou plutôt il connaissait si parfaitement les aîtres de la maison qu’il guida sir Williams dans l’obscurité, se munit d’une chandelle qui était sur la cheminée de la salle basse, et ne l’alluma point.

 

– On pourrait voir, dit-il, la clarté au dehors ; allons dans la cave.

 

Il fit descendre le baronnet en le tenant par la main.

 

Puis, arrivé dans le caveau, il battit le briquet et alluma la chandelle.

 

Alors sir Williams put jeter un regard autour de lui.

 

La cave était spacieuse et les murs étaient garnis de futailles, les unes pleines, les autres déjà vides.

 

Aidé de sir Williams, il amena à lui une futaille, la tourna l’orifice défoncé du côté de la porte, et le baronnet put apercevoir le cadavre de Colar ; il était reconnaissable encore.

 

Le capitaine, comme l’appelait Rocambole, se souvint que Colar avait ordinairement sur lui un portefeuille, et pensa que ce portefeuille pouvait bien contenir des lettres ou des papiers compromettants pour lui, sir Williams.

 

Sa main blanche s’allongea donc sans hésitation, toucha le cadavre sans scrupule, déboutonna la redingote, et y prit le portefeuille dans la poche de côté.

 

Puis, à la lueur fumeuse de la chandelle, le baronnet en passa l’inspection, retira une lettre que Colar lui adressait et n’avait pas eu le temps de mettre à la poste, y laissa un passeport que l’ancien forçat s’était fait délivrer au nom de Louis Duroc, et y ajouta une lettre qu’il tira de sa poche à lui, sir Williams.

 

– Le tour est fait, murmura-t-il.

 

Cette lettre cachetée et écrite par le baronnet, qui avait si parfaitement imité l’écriture de son ancien lieutenant que ce dernier, s’il fût revenu à la vie, aurait juré l’avoir écrite lui-même, portait cette suscription :

 

À mademoiselle Émilie Foulbeuf, modiste,

 

Belgrave-square, 2 ter, à Londres.

 

Elle était signée Colar, et ainsi conçue :

 

« Ma belle adorée,

 

« Encore trois jours, et ton vainqueur est hors des griffes de la rousse parisienne. Je compte arriver à Boulogne après-demain et m’y embarquer. Je brûle de te revoir et de devenir honnête et considéré. Avec nos économies, nous irons nous retirer à Midlesex ou ailleurs, nous y achèterons un cottage, et nous nous ferons passer pour des princes russes, si ça nous plaît. J’ai cent cinquante mille francs de bon argent, et qui, à Londres, ne devront rien à personne. À Paris, si j’étais pincé, ils me renverraient au bagne.

 

« Il faut que je te conte un bon tour que j’ai joué à un petit employé du ministère des affaires étrangères et qui le conduira un peu loin, j’imagine, s’il est pincé.

 

« C’est à mourir de rire.

 

« Figure-toi que, il y a six mois, le drôle s’est avisé de faire de l’œil à une femme très jolie et qui me voulait du bien. Je ne te la nomme pas, parce que je ne veux pas que vous soyez jalouse, madame Colar, et que vous passiez le détroit pour venir lui arracher les yeux… Mais n’importe !

 

« Il y avait longtemps que je cherchais une bonne occasion : voilà que le hasard, qui est un grand maître, s’est mis à mon service… Un matin, je flânais dans la rue Saint-Louis ; j’avais une veste de commissionnaire pour ma commodité, vu que j’avais affaire dans le quartier. Une demoiselle s’approche de moi et me dit : « Vous allez me faire une course. » Elle me donne une lettre ; je regarde l’adresse et je lis : « À M. Fernand Rocher, au ministère des affaires étrangères. »

 

« Je prends la lettre et j’y vais. En route, je coupe l’enveloppe et je lis le poulet. La demoiselle, qu’il devait épouser sans doute, lui signifiait son congé.

 

« – Bon ! me dis-je, voilà une nouvelle qui va l’amuser.

 

« Et je continue mon chemin en riant. J’arrive, je demande mon homme, on me fait entrer dans le bureau du chef de division. Il était seul, et il y avait une caisse après laquelle pendaient les clefs et qui était ouverte.

 

« Les caisses, ça me connaît. D’un coup d’œil, j’en fais l’inventaire. Je vois dans celle-là un portefeuille, et d’abord j’ai l’idée de mettre la main dessus ; mais bah ! il n’y a jamais gras dans une caisse de ce genre, et je me prends à songer qu’il ne faut pas, pour quelques mille francs de plus, risquer d’être repris et de perdre le fruit de mes petites économies.

 

« Une autre idée me vient, une fameuse ! Mon jeune homme avait ouvert la lettre et sa figure se décomposait. Tout à coup, il se lève et se met à marcher à grands pas, comme un fou et sans faire attention à moi.

 

« Alors, je mets la main sur le portefeuille et je le lui fourre dans la poche de son paletot.

 

« Puis, je m’en vais et j’attends dans la rue.

 

« Trois minutes après, je le vois sortir tête nue et prendre en courant le boulevard, emportant le portefeuille sans s’en douter, et volant ainsi l’État à son propre insu.

 

« Ça a dû lui faire une vilaine affaire… »

 

Cette explication, on le voit, était assez plausible, surtout donnée par lettre à une femme habitant Londres, et par un homme qui avait de déplorables antécédents judiciaires.

 

Afin de la rendre plus vraisemblable encore, sir Williams avait ajouté plusieurs détails tout intimes, relatifs à de prétendus vols et tout à fait étrangers à l’affaire du portefeuille.

 

– Mademoiselle Émilie Foulbeuf, s’était-il dit, était en effet, à Londres, la maîtresse de Colar. Le fait pourra être vérifié.

 

Lorsqu’il eut mis cette lettre dans le portefeuille du mort, replacé le portefeuille dans la poche et reboutonné la redingote, le baronnet, aidé de Rocambole, rendit à la futaille défoncée sa position première, après avoir toutefois ôté au cadavre sa montre d’or et une bourse qui contenait une vingtaine de francs en monnaie blanche.

 

– Maintenant, dit-il au vaurien, comprends bien ce que je vais te dire.

 

– Je vous écoute, capitaine.

 

– Colar a été assassiné.

 

– Parbleu ! je le sais bien, par le comte de Kergaz.

 

– Non, par Nicolo.

 

– Ah ! bien, dit Rocambole. Au fait, j’aime autant cela. Je vous l’ai déjà dit, il m’ennuie, papa Nicolo.

 

– Ta mère va aller chez le commissaire…

 

– Hum ! vilaine visite, capitaine.

 

– N’importe ! elle ira.

 

– Que lui dira-t-elle ?

 

– Elle lui dira que le remords s’est emparé d’elle, et que la crainte d’être accusée plus tard l’engage à tout révéler.

 

Rocambole écoutait attentivement.

 

– Elle parlera de ses relations intimes avec Nicolo, poursuivit sir Williams, et des relations qui existaient entre lui et l’ancien forçat Colar. Elle dira que, la nuit du crime, Nicolo et Colar sont venus chez elle, qu’ils y ont causé longtemps et tout bas ; mais que, cependant, elle a pu comprendre à leurs demi-mots que Colar partait et quittait la France ; puis qu’une querelle à propos de partage de certaines valeurs s’étant élevée, Nicolo a tué Colar d’un coup de pistolet, lui a volé sa montre et sa bourse, et puis, que, à l’aide de menaces, il a obtenu qu’elle, la veuve Fipart, et Rocambole garderaient le silence. La crainte d’être pareillement assassinés par ce furieux les a contraints à se taire, et ils ont aidé Nicolo à transporter le cadavre de Colar ici et à le cacher dans cette futaille.

 

– Bon ! dit Rocambole ; mais combien maman aura-t-elle pour ce petit mensonge ?

 

– Trois billets de mille.

 

– C’est peu… hasarda Rocambole. Le cou de papa Nicolo, que nous allons faire couper, vaut bien mille francs de plus pour elle…

 

– Soit, va pour mille francs de plus.

 

– Et quatre pour moi, acheva froidement le vaurien. Oh ! c’est pour rien, capitaine ; vous verrez comme je déposerai… la main en l’air… sans sourciller… comme un homme qui dit la vraie vérité.

 

– Soit, dit encore le capitaine.

 

Ils remontèrent, soufflèrent leur chandelle, gagnèrent les derrières de la maison et s’esquivèrent.

 

Le tilbury de sir Williams l’attendait entre Bougival et Rueil, et il regagna Paris.

 

Quant à Rocambole, il monta au pavillon où la Fipart se tenait cachée, et lui fit sa leçon.

 

La Fipart pleurnicha bien un peu à la pensée qu’elle allait faire couper le cou à son époux illégitime et qu’elle avait tant aimé, suivant l’expression classique, mais Rocambole fut éloquent, persuasif ; il lui prouva que Nicolo devenait insupportable et qu’une veuve, dans sa position, pouvait prétendre à beaucoup mieux…

 

Et la veuve Fipart se décida.

 

Elle alla chez le commissaire de police dès le point du jour, tandis que Rocambole courait à Paris, s’introduisait dans la demeure de Nicolo, qui n’était pas rentré la veille, et y cachait la montre et la bourse de « feu M. Colar », comme il disait.

 

LV

On s’en souvient, c’était dans la rue Guérin-Boisseau que Colar, prêt à partir pour Bougival avec Léon Rolland, était allé avertir le saltimbanque Nicolo.

 

Nicolo habitait, dans cette rue, une méchante chambre garnie à douze francs par mois, au sixième, où, du reste, il ne faisait que de rares apparitions, car il courait les barrières et les villages des environs de Paris, associé qu’il était à une troupe d’acrobates. Le garni de la rue Guérin-Boisseau était plutôt pour lui un refuge qu’un domicile. C’était là qu’il se cachait, chaque fois qu’il avait commis quelque méfait et redoutait les pièges de la police.

 

En effet, cette rue, située au centre d’un quartier populeux et presque entièrement habitée par des cordonniers et des ouvriers en chambre, était par cela même moins suspecte, et Nicolo y vivait fort tranquille depuis quatre ou cinq années.

 

Il payait régulièrement son loyer, rentrait et sortait sans bruit, ne recevait guère que Rocambole, qui passait dans la maison pour son neveu, et savait donner à son visage une expression de gaieté et de bonne humeur qui lui avait attiré une sorte de sympathie de la part des différents locataires.

 

Depuis la nuit où Colar avait été tué, Nicolo n’avait point reparu rue Guérin-Boisseau. Il avait été successivement à Saint-Denis, à Belleville et à Vincennes, exercer son métier d’acrobate. Mais un soir, précisément celui où sir Williams et Rocambole s’introduisaient dans le cabaret de Bougival et y visitaient le cadavre de Colar, Nicolo éprouva le besoin de faire un tour de son métier. Son paletot était usé, il en décrocha un tout neuf à la devanture d’un marchand d’habits et l’emporta. Malheureusement, un agent de police l’aperçut, le poursuivit, et finit par le perdre de vue dans la foule.

 

Cela se passait à Belleville.

 

Nicolo se sauva à toutes jambes, dépista l’agent de son mieux, et rentra rue Guérin-Boisseau vers minuit.

 

Une vieille femme qui remplissait les graves fonctions de concierge lui tendit sa chandelle et sa clef.

 

– Monsieur Nicolo, lui dit-elle, votre neveu est venu.

 

– Rocambole ? demanda le saltimbanque.

 

– Oui, m’sieu Nicolo.

 

– A-t-il laissé quelque chose pour moi ?

 

– Il a demandé votre clef.

 

– Et il est monté ?…

 

– Et descendu tout de suite.

 

Nicolo pensa que le vaurien était venu lui apporter des nouvelles de la veuve Fipart, et il monta chez lui espérant y trouver un mot, un signe quelconque qui eût pour lui une signification. Mais tout était dans le même état, et Nicolo eut beau chercher, son logement ne conservait aucun indice du passage de Rocambole. Le saltimbanque était épuisé par cette course désordonnée à travers ce dédale de rues tortueuses qu’il avait parcourues pour faire perdre sa trace aux agents. Il se jeta sur son lit, tout vêtu, et s’endormit d’un profond sommeil.

 

Le jour ne l’éveilla point, et, vers dix heures, il dormait encore, lorsqu’on frappa rudement à sa porte.

 

– Qui est-là ? demanda-t-il.

 

– Au nom de la loi, ouvrez ! répondit une voix du dehors.

 

– Je suis pincé, murmura le saltimbanque.

 

Il voulut cacher le paletot volé sous son lit, mais la porte fut enfoncée et il n’en eut pas le temps.

 

Deux agents de police entrèrent.

 

– Hum ! pensa Nicolo en les voyant, j’en ai pour six mois à la correctionnelle, peut-être même un an.

 

Nicolo avait été au bagne, il était même en rupture de ban ; mais il s’était si bien défiguré qu’il avait la conviction qu’on ne le reconnaîtrait pas.

 

Les agents le prirent au collet et le mirent en état d’arrestation, sans prendre garde au paletot à moitié caché sous les couvertures.

 

– Vous vous expliquerez chez le commissaire, lui dirent-ils.

 

Nicolo fut conduit au bureau de police.

 

Le magistrat lui fit subir un interrogatoire sommaire sur son nom, sa profession, ses habitudes, et ne lui dit pas un mot du vol du paletot.

 

Lui commença à s’inquiéter.

 

– De quoi suis-je donc accusé ? demanda-t-il.

 

– D’un assassinat, lui répondit-on.

 

Nicolo fit un haut-le-corps et s’écria :

 

– Ce n’est pas vrai… je n’ai assassiné personne !

 

– Vous êtes accusé, dit le commissaire, d’avoir, il y a huit jours, dans un cabaret de la banlieue tenu par une veuve Fipart, assassiné un ancien forçat du nom de Colar.

 

– Moi ! moi ! s’écria Nicolo, ce n’est pas moi !

 

– C’est ce que l’instruction éclaircira, répondit le commissaire.

 

Et il envoya Nicolo au Dépôt.

 

Deux heures après, le saltimbanque comparaissait devant le juge d’instruction et niait énergiquement la part qu’on voulait lui faire dans le meurtre de Colar.

 

Cependant, honnête comme le sont les voleurs entre eux, il ne chargea personne et ne parla ni de la veuve Fipart, ni de Rocambole, ni de sir Williams.

 

Mais alors il fut confronté avec la veuve et son fils adoptif.

 

La veuve Fipart, devant Nicolo frappé de stupeur, déposa sans sourciller que Nicolo et Colar s’étaient pris de querelle, et que ce dernier avait été frappé d’un coup de pistolet ; elle ajouta qu’à partir de ce moment elle avait pris la fuite et ne savait plus rien.

 

Jusque-là, comme le comte de Kergaz s’était introduit par la fenêtre et qu’il avait fort bien pu se faire que, dans son effroi, la veuve Fipart eût cru Nicolo l’auteur du meurtre, d’autant plus qu’il s’était sauvé précipitamment, jusque-là, disons-nous, le saltimbanque n’entrevoyait que vaguement la trahison de sa maîtresse ; mais lorsque Rocambole eut déposé à son tour, il comprit qu’il était vendu et que sa perte était jurée.

 

Rocambole, avec ce cynique sang-froid qui le caractérisait, confirma d’abord la déposition de la veuve, puis il entra dans de minutieux détails, parla de la terreur que Nicolo inspirait, des menaces de mort à l’aide desquelles il avait obtenu son silence et l’avait contraint à l’aider pour faire disparaître le cadavre et les traces du crime.

 

Alors Nicolo, indigné, furieux, hors de lui, voulut dire la vérité, accuser Armand qu’il ne connaissait que sous le nom du comte, désignation souvent échappée à Colar ; il voulut parler du capitaine, de Léon Rolland, et essayer de jeter un jour quelconque, dont il pût profiter, dans cette ténébreuse affaire ; mais il avait compté sans son tempérament sanguin et son caractère emporté. Il entra en fureur, ne put prononcer un mot Son visage enflammé devint livide et violacé, et il faillit avoir un coup de sang.

 

Il fut placé à demi mort dans une voiture et conduit à Bougival, où, en présence d’un commissaire de police, le cadavre fut retiré de la futaille et reconnu pour celui de Colar, forçat évadé.

 

– Canaille ! lui dit alors Rocambole en menaçant Nicolo du poing, nieras-tu que tu lui as volé sa montre et sa bourse ? tu les as cachées dans ta paillasse…

 

Nicolo comprit qu’il était perdu ; son accès de fureur le reprit ; il essaya de se débattre et d’échapper aux agents ; mais il fut solidement garrotté, et, à partir de ce moment, ce ne fut plus qu’une bête fauve dont les hurlements et les cris de rage achevaient de prouver la culpabilité et d’égarer la justice. La tête du saltimbanque était vouée à l’échafaud.

 

Pendant qu’on se rendait maître de lui, le commissaire passait une inspection minutieuse des objets trouvés sur le cadavre, et principalement du portefeuille.

 

Ce que sir Williams avait prévu arriva.

 

La prétendue lettre de Colar à mademoiselle Émilie Foulbeuf, modiste à Londres, fut décachetée et lue.

 

Par une singulière coïncidence, le commissaire devant lequel Nicolo avait comparu, et qui s’était transporté à Bougival, était le même qui, quelques jours auparavant, avait arrêté Fernand Rocher chez la Baccarat, et dans l’esprit de qui un doute sur la culpabilité du jeune homme s’était toujours élevé.

 

En dépit des preuves qui paraissaient accabler Fernand, ce magistrat avait toujours eu la conviction qu’il n’était pas coupable.

 

On comprend donc quelle révolution la lecture de cette lettre opéra dans son esprit, et il crut tenir dans ses mains la preuve de l’innocence de Fernand.

 

Il ordonna le transport du cadavre à la Morgue ; puis, tandis que Nicolo était ramené à Paris et reconduit en prison, il avisa le parquet de sa découverte et lui transmit la lettre.

 

Pendant qu’on faisait remonter en voiture le prétendu coupable du meurtre de Colar, la veuve Fipart fut prise d’un accès de sensibilité.

 

– Pauvre vieux ! murmura-t-elle, ça me fend tout de même le cœur de penser que c’est moi qui vais le faire raccourcir…

 

– Bah ! maman, répondit Rocambole, vous trouverez mieux que votre vieux saltimbanque ; car, c’est pas pour vous fâcher, maman, mais vous aviez là un drôle de goût, tout de même.

 

Tandis que ces événements s’accomplissaient, Fernand Rocher était toujours en prison.

 

L’instruction de son affaire était terminée, l’acte d’accusation dressé, et il allait comparaître devant la cour d’assises, dont la première session s’ouvrait dans la quinzaine.

 

Le pauvre jeune homme, en proie à une prostration terrible, n’avait plus, depuis quelques jours, conscience de ses actions et de son existence.

 

Il était frappé d’atonie.

 

Armand, Léon, Baccarat l’avaient visité deux fois et lui avaient promis de le sauver ; mais huit jours s’étaient écoulés depuis leur dernière visite, et il ne les avait point revus.

 

Un moment, il avait espéré ; puis l’espoir s’était évanoui.

 

Un matin, il fut averti qu’il était renvoyé devant la cour d’assises et qu’il n’avait plus que huit jours à attendre…

 

À partir de ce moment, Fernand sentit sa raison s’égarer et la folie arriver à grands pas. Il fallait lui faire violence pour prendre quelques aliments. Il voulait se laisser mourir de faim. Depuis que l’instruction était terminée, il n’était plus au secret du reste, et il avait été transféré à la pistole. Là, il pouvait rencontrer d’autres prisonniers et causer avec eux ; mais, sombre et farouche, il n’adressait la parole à personne et ne descendait jamais dans le préau.

 

Ses compagnons de captivité l’avaient surnommé laristo.

 

Un matin, cependant, Baccarat se présenta.

 

Il la regarda sans lui parler, d’un regard terne, sans rayons, et où se peignait l’hébétude.

 

Baccarat lui prit la main et se mit à genoux devant lui.

 

– Pauvre monsieur Fernand, murmura-t-elle d’une voix émue, comme il est changé !

 

Et, en effet, le prisonnier était devenu pâle, hâve, amaigri ; il n’était plus que l’ombre de lui-même.

 

Baccarat, elle aussi, était bien changée. Ce n’était plus cette jeune femme élégante et folle dont la vie était une longue fête pleine de bruits et d’éclats de rire, insoucieuse du lendemain et ne songeant qu’au plaisir.

 

C’était une femme courbée par la douleur et dont le front pâli attestait les sombres veilles du remords.

 

Elle était vêtue simplement, et l’on eût dit qu’elle voulait racheter par son humilité présente son orgueil d’autrefois.

 

– Ah ! c’est vous ? lui dit Fernand d’une voix sourde et comme si la vue de la pécheresse lui eût rappelé toutes ses tortures.

 

– Oui, répondit-elle bien bas, c’est moi… c’est moi qui viens, une fois encore, vous demander pardon et vous dire d’espérer… Nous travaillons à vous sauver.

 

Fernand hocha la tête.

 

– C’est impossible, murmura-t-il.

 

– Non, non, dit Baccarat avec véhémence, ce n’est pas impossible ; il n’est jamais impossible de prouver l’innocence. Espérez, monsieur Fernand, espérez plus que jamais aujourd’hui.

 

Et comme un triste sourire où se peignait son incrédulité glissait sur ses lèvres, elle continua :

 

– M. le comte de Kergaz vous sauvera, et il peut ce qu’il veut ; mais il faut du temps pour cela, monsieur Fernand.

 

– Du temps ! fit-il avec un élan de désespoir ; mais vous ne savez donc pas que je serai jugé dans huit jours, jugé et condamné ?

 

– Huit jours ! répéta la jeune femme avec stupeur, mais c’est impossible !

 

– Cela sera pourtant…

 

– D’ici à huit jours, s’écria Baccarat, Bastien sera revenu de Bretagne ; il aura contraint sir Williams à parler. Oh ! nous vous sauverons de la honte de la cour d’assises… je vous le jure !

 

Au moment où Baccarat disait ces paroles avec une indicible émotion, un guichetier et un gendarme parurent :

 

– Mon Dieu ! murmura Fernand épouvanté, est-ce donc déjà l’heure ?

 

Mais le guichetier répondit :

 

– Le juge d’instruction veut vous voir !

 

Baccarat eut un frisson d’espoir.

 

– Peut-être, pensa-t-elle, a-t-on découvert le vrai coupable…

 

Et elle quitta Fernand, en lui promettant de revenir le lendemain.

 

Fernand suivit le gendarme et fut conduit devant le magistrat qui avait instruit son affaire :

 

– Monsieur, lui dit ce dernier, connaissiez-vous le commissionnaire qui vous apporta une lettre au ministère, la veille de votre arrestation ?

 

– Non, répondit Fernand, je ne l’avais jamais vu.

 

– C’est assez bizarre. Il vous connaissait, lui.

 

Et le juge d’instruction lut à Fernand la lettre écrite par sir Williams et signée Colar.

 

– Or, poursuivit le magistrat, cette lettre prouverait infailliblement votre innocence, sans une légère contradiction qui existe entre les faits qu’elle énonce et une des réponses de votre interrogatoire : selon elle, les clefs de la caisse adhéraient à la serrure et la caisse était ouverte. D’après votre interrogatoire, au contraire, vous n’auriez pas même ouvert la caisse.

 

– C’est vrai, murmura Fernand. Mais, monsieur, la foudroyante nouvelle que renfermait pour moi cette lettre que le commissionnaire m’apportait a fort bien pu me faire perdre la tête… Peut-être M. de Beaupréau avait-il laissé la caisse ouverte… Tout ce que je sais, c’est que je suis innocent.

 

L’accent de Fernand était si vrai, si convaincu, qu’à tout prendre on pouvait supposer que sa mémoire lui faisait défaut.

 

– Monsieur, lui dit le juge d’instruction, malgré ces contradictions, la lettre que je tiens dans les mains ne me laisse plus aucun doute sur votre innocence ; je vais vous faire mettre en liberté…

 

Fernand jeta un cri de joie et se laissa tomber défaillant sur un siège…

 

Il était libre, on le déclarait innocent !

 

*

* *

 

Une heure plus tard, Fernand Rocher se présentait à l’hôtel de Kergaz.

 

Armand, Baccarat et Léon Rolland s’y trouvaient réunis, et leur étonnement fut au comble à la vue du jeune homme.

 

Comment était-il libre ? par quels moyens avait-il prouvé son innocence ?

 

C’était à n’y rien comprendre.

 

Mais lorsque Fernand eut résumé la substance de la prétendue lettre écrite par Colar ; quand M. de Kergaz sut que le cadavre de ce dernier avait été retrouvé dans la cave du cabaret, et que le saltimbanque Nicolo était accusé de cet assassinat, alors un grand jour se fit dans son esprit :

 

– Encore Andréa ! murmura-t-il.

 

Et les cheveux du comte se hérissèrent à la pensée que peut-être, à cette heure, puisque Fernand était libre, le baronnet sir Williams était l’époux d’Hermine.

 

– Et Bastien qui ne m’écrit pas ! murmura-t-il. Voici trois jours que j’attends de ses nouvelles… et rien !

 

Tout à coup, une porte s’ouvrit, un homme entra.

 

À la vue de cet homme, qui était vêtu comme un paysan breton et portait simplement une petite casquette verte à galon d’argent, au lieu du large chapeau, Armand s’écria :

 

– Ah ! voilà des nouvelles de Bretagne. Voici mon garde-chasse de Kerloven.

 

Le garde-chasse était couvert de boue ; il était venu à cheval et à franc étrier.

 

– Monsieur le comte, dit-il, je vous apporte une mauvaise nouvelle : M. Bastien est mort.

 

– Mort ! Bastien est mort ! exclama le comte frappé de stupeur.

 

– Oui, monsieur, il y a cinq jours.

 

Et le garde-chasse raconta que, le soir du meurtre, Bastien était sorti à pied, avec le vieux Jérôme l’idiot, et qu’il n’avait point reparu.

 

On les avait attendus longtemps, toute la nuit, toute la journée du lendemain et la nuit suivante.

 

Ils n’avaient point reparu…

 

Mais, deux jours après, la mer avait roulé un cadavre sur la plage, celui de Bastien.

 

Et, chose surprenante peut-être, le corps du cheval, précipité avec lui dans l’abîme, avait sans doute été entraîné par un autre courant, et on ne l’avait pas retrouvé ; de telle sorte que la seule preuve du crime de sir Williams avait disparu.

 

Mais Armand ne s’y trompa point ; il devina que l’infâme Andréa triomphait une fois encore, et demanda des chevaux de poste.

 

– En Bretagne ! s’écria-t-il, s’adressant à Fernand, nous allons en Bretagne, et Dieu veuille que nous arrivions à temps !

 

LVI

La mise en liberté de Fernand Rocher n’avait pu s’opérer que trois ou quatre jours après la découverte du cadavre de Colar, et de cette lettre qui proclamait son innocence. Cela avait donc donné le temps à sir Williams de partir sur-le-champ et de retourner en Bretagne, bien avant que le comte de Kergaz eût appris la mort de Bastien.

 

Le baronnet arriva un soir, à la nuit tombante, chez le chevalier de Lacy, au moment même où le vieux gentilhomme revenait de la chasse. M. de Lacy était à moitié dans les confidences de sir Williams.

 

Il savait que le baronnet était parti pour Paris dans le but de sauver Fernand et d’obtenir ainsi la main d’Hermine.

 

– Eh bien ? demanda le vieux Breton avec vivacité en voyant entrer sir Williams.

 

– Eh bien ! répondit-il, c’est fait.

 

– Vous l’avez sauvé ?

 

– Complètement.

 

– Il n’était donc pas coupable ?

 

– Au contraire, mon cher chevalier.

 

– Alors, comment avez-vous pu ?… Comment avez-vous fait ?

 

– Ah ! dit le baronnet avec calme, cela m’a coûté cent mille francs.

 

Le chevalier ne put s’empêcher de regarder avec admiration cet homme qui dépensait cent mille francs dans le seul but de plaire à la femme qu’il aimait.

 

– Mais enfin, insista-t-il, est-ce donc un secret ?

 

– Non, certes, et voici ce que j’ai fait.

 

– Voyons ? dit le chevalier.

 

– Fernand Rocher était ou n’était pas coupable.

 

– Ceci est évident, dit le chevalier.

 

– S’il ne l’était pas, il fallait trouver le voleur ; s’il l’était, on ne pouvait le sauver qu’en prouvant qu’il était innocent.

 

– Rien de plus juste. Eh bien ?

 

– Mais la justice, en France surtout, poursuivit le baronnet, est ce qu’il y a de moins poétique au monde ; elle procède mathématiquement et ne croit qu’aux preuves matérielles.

 

– Bon ! dit le chevalier, je vous vois venir.

 

– Fernand était coupable, ceci est incontestable. Donc, pour prouver le contraire, il fallait trouver un homme qui consentît à s’avouer l’auteur du vol.

 

– Et vous l’avez trouvé ?

 

– Oui, dit impudemment sir Williams.

 

– Moyennant cent mille francs ?

 

– Comme vous le dites. Mais ces cent mille francs-là ne lui ont pas porté bonheur…

 

– Comment cela ? fit le chevalier étonné.

 

– Ah ! vous allez voir… C’est une histoire qui tient du roman. L’homme que j’avais trouvé se nommait Colar ; c’était un forçat évadé qui tirait le diable par la queue et se cachait de son mieux. Un moment vint où sa position ne fut plus tenable ; la police était sur ses traces, il allait être repris au premier jour. Ce fut dans ces circonstances que je le rencontrai. Il consentit à écrire une lettre qu’il signerait et adresserait à une prétendue maîtresse à Londres ; puis il m’amena un complice, un voleur devenu cabaretier, et une petite comédie fut montée. Colar devait louer un garni chez le cabaretier ; celui-ci le dénoncerait, la police arriverait, ne trouverait point Colar, qui, depuis quelques heures, serait sur la route d’Amérique avec les cent mille francs ; mais elle trouverait des lettres, et, parmi elles, celle qu’il adressait à Londres et dans laquelle il se vantait du vol du portefeuille, attribué à Fernand Rocher.

 

– Tiens, s’écria le chevalier émerveillé, mais c’était fort ingénieux, tout cela.

 

– Assez, répondit Williams d’un ton modeste.

 

– Et l’on a trouvé la lettre ?

 

– Ah ! mieux que cela… dit le baronnet, on a trouvé Colar.

 

– Mais alors il a nié ?…

 

– Non, il était mort, acheva froidement le baronnet. Le cabaretier l’avait assassiné pour s’approprier les cent mille francs…

 

– Et la lettre ?

 

– La lettre était encore dans un portefeuille que Colar portait sur lui. On a trouvé le cadavre et le portefeuille.

 

Telle fut la version que raconta le baronnet au chevalier de Lacy sur les événements qui s’étaient accomplis à Paris et à Bougival.

 

Aux yeux du chevalier, le baronnet demeurait donc un parfait gentilhomme, au caractère chevaleresque, et qui ne reculait devant aucune extrémité pour arriver jusqu’à la femme qu’il aimait.

 

– Eh bien, dit M. de Lacy après avoir réfléchi quelques minutes, je ne vois plus qu’une chose à faire…

 

– Laquelle ?

 

– Avertir mademoiselle de Beaupréau du succès de vos démarches.

 

– C’est ce que je vais faire.

 

– Et réclamer l’exécution de la promesse qu’elle vous a faite.

 

– Non pas, dit le baronnet.

 

– Comment ! s’écria M. de Lacy, vous renonceriez ?…

 

– Nullement, répondit sir Williams avec une feinte tristesse. Mais mademoiselle Hermine m’a fait cette promesse dans un moment de fièvre et d’exaltation, et ce serait peu généreux à moi de la lui rappeler.

 

M. de Lacy haussa les épaules :

 

– Allons donc ! fit-il, ce qui est promis est promis. Hermine vous accordera sa main.

 

– Je l’espère, mais ne veux point l’y contraindre.

 

Et sir Williams se disait en lui-même : Ce brave chevalier n’est pas fort, il ne se doute pas qu’on obtient tout d’une femme en ne lui demandant rien…

 

M. de Lacy et sir Williams en étaient là de leur conversation, lorsqu’un pas de cheval se fit entendre dans la cour, puis on vit apparaître maître Jonas.

 

Le lecteur intime de madame de Kermadec venait des Genêts en droite ligne, et il était porteur d’une lettre de la baronne au chevalier.

 

M. de Lacy en rompit le cachet et lut :

 

« Mon cher voisin,

 

« Voici huit jours que sir Williams est parti.

 

« Depuis son départ, Hermine n’a plus qu’une existence fiévreuse, et elle change à vue d’œil.

 

« Le baronnet lui a-t-il fait la promesse de revenir ? l’aime-t-elle déjà ? Nous n’en savons rien. Mais elle demande chaque jour si je n’ai pas de vos nouvelles ; d’où je conclus aisément, mon cher chevalier, que ce n’est pas vous qui occupez son esprit, mais lui.

 

« Savez-vous où est le baronnet ?

 

« Reviendra-t-il ? vous a-t-il écrit ?

 

« Un mot, je vous prie, et à vous.

 

« Baronne de Kermadec. »

 

Le chevalier tendit cette lettre à sir Williams.

 

Le baronnet tressaillit de joie et se dit :

 

– Je crois que voici l’heure du triomphe.

 

Puis il tira un journal de sa poche, s’approcha d’une table et se mit à écrire.

 

Une heure après, maître Jonas remontait à cheval, porteur d’un pli assez volumineux pour M. de Beaupréau, et d’une lettre du chevalier à la baronne.

 

Le chevalier disait :

 

« Madame et chère voisine,

 

« Sir Williams arrive à l’instant, il est plus triste que jamais ; j’en conclus qu’il aime toujours votre petite-nièce. Il a le projet de monter à cheval demain et de se rendre aux Genêts, et il a l’espoir de voir se dissiper ce nuage de tristesse qui couvre le beau front de mademoiselle Hermine, à qui je baise, ainsi qu’à vous, respectueusement les deux mains.

 

« Chevalier de Lacy. »

 

Le baronnet sir Williams à M. de Beaupréau,

 

au château des Genêts.

 

« Cher beau-père,

 

« Je crois que la partie est gagnée !

 

« Votre intéressante fille m’a formellement promis sa main si je sauvais son cher Fernand. Ci-joint une lettre pour elle, et un article de la Gazette des Tribunaux.

 

« J’attends votre réponse au Manoir.

 

« À vous,

 

« Sir Williams. »

 

M. de Beaupréau reçut cette lettre une heure après l’arrivée du baronnet chez le chevalier de Lacy.

 

Hermine ressemblait depuis quelques jours à un fantôme ; elle avait pleuré, elle avait prié…

 

Elle avait fait le vœu d’épouser le baronnet, s’il sauvait Fernand… elle espérait mourir après.

 

La lettre de sir Williams, que lui remit M. de Beaupréau, était ainsi conçue :

 

« Mademoiselle,

 

« Hélas ! il était coupable…

 

« Et cependant je l’ai sauvé, et tout Paris, à cette heure, croit à son innocence. Vous pourrez vous en convaincre par la lecture du journal que je vous transmets.

 

« Au moment de m’éloigner pour toujours de ce pays de France où j’ai tant souffert, mademoiselle, je voudrais vous revoir une dernière fois, non pour vous rappeler une promesse que vous me fîtes dans un moment d’égarement ou de douleur, mais pour vous dire un éternel adieu.

 

« Me refuserez-vous ? »

 

*

* *

 

Hermine lut cette lettre, puis elle ouvrit la Gazette des Tribunaux :

 

« Un drame qui devait se dérouler devant la cour d’assises, disait le journal, vient d’avoir son dénouement d’une façon moins bruyante dans le cabinet du juge d’instruction.

 

« Nos lecteurs se souviennent encore sans doute de l’arrestation d’un employé au ministère des affaires étrangères, accusé d’avoir volé un portefeuille renfermant trente mille francs et contenu dans la caisse du chef de bureau, M. de B…, qui avait en cet employé toute confiance.

 

« L’accusé protestait énergiquement de son innocence, mais les preuves l’accablaient.

 

« La découverte d’un homme récemment assassiné dans un cabaret de la banlieue, et une lettre trouvée sur le cadavre, viennent de jeter un jour tout nouveau sur cette mystérieuse affaire.

 

« Dans la matinée où le vol fut accompli, un homme vêtu en commissionnaire s’introduisit, une lettre à la main, dans le bureau où l’employé travaillait auprès de la caisse ouverte… »

 

Suivaient tous les détails renfermés dans la prétendue lettre de Colar à mademoiselle Émilie Foulbœuf, et l’article du journal judiciaire se terminait par ces mots :

 

« M. Fernand Rocher a été sur-le-champ mis en liberté, et il rentrera sans doute au ministère, dont il était un des employés les plus distingués. »

 

Pendant quelques minutes, mademoiselle de Beaupréau crut qu’elle allait mourir de joie ; puis elle se souvint de sa promesse à sir Williams, et elle lui écrivit ces quelques lignes :

 

« Monsieur,

 

« On n’aime, hélas ! qu’une fois en sa vie : mais, si une affection reconnaissante peut vous faire oublier l’amour que vous auriez le droit d’exiger de la femme qui portera votre nom, vous pouvez faire demander ma main par le chevalier de Lacy. Je m’efforcerai de vous consacrer ma vie, et je serai une honnête femme.

 

« Hermine. »

 

Quand le baronnet reçut cette lettre, à laquelle, du reste, il s’attendait, car il avait compté sur la loyauté d’Hermine, il se contenta de murmurer :

 

– Pauvre fille ! elle se donnera bien du mal inutilement. Je tiens à la dot et non à l’amour. Je ne suis pas un homme sentimental, et si j’avais à aimer, je crois que j’aurais un faible très déterminé pour cette petite Jeanne, dont je me ferais une maîtresse ravissante à la barbe de ce pauvre Armand…

 

Et le baronnet écrivit à M. de Beaupréau :

 

« J’ai rapporté de Paris toutes les pièces nécessaires qui établissent que je suis le baronnet sir Williams, gentilhomme irlandais. Elles sont en règle.

 

« Le chevalier de Lacy monte à cheval pour aller faire ma demande officielle à mon honoré beau-père ; il faut presser les choses, racheter deux bans à l’église et célébrer le mariage d’ici à huit jours.

 

« Le lendemain, cher complice, nous réclamerons, je sais bien à qui, les douze millions, et je vous permettrai d’aimer Cerise, que je vous ai gardée bien soigneusement, vieux misérable !

 

« À vous,

 

« Sir Williams. »

 

LVII

Huit jours après l’envoi de cette lettre, le vieux manoir des Genêts avait, dès huit heures du matin, un air de fête ; les domestiques, les métayers, les paysans des environs accouraient endimanchés, et madame la baronne de Kermadec elle-même avait mis une robe de gala, qui remontait aux premiers jours de l’Empire.

 

À neuf heures, plusieurs voitures étaient arrivées des environs, amenant les châtelains d’alentour et le notaire qui devait rédiger le contrat.

 

Puis on avait vu paraître un élégant tilbury, et de ce tilbury étaient descendus le baronnet sir Williams et le chevalier de Lacy, son hôte et son témoin.

 

Sir Williams était radieux.

 

Encore quelques heures, et il était l’époux d’Hermine, et les douze millions étaient à lui.

 

Quant à mademoiselle de Beaupréau, elle s’était levée comme se lèvent les martyrs pour marcher au supplice.

 

Esclave de sa parole engagée pour sauver Fernand, elle allait épouser sir Williams, puisque celui qu’elle avait tant aimé et qu’elle aimait encore était libre.

 

Plus pâle qu’une statue de marbre dans sa parure blanche de fiancée, Hermine apparut aux invités réunis dans le salon comme ces victimes humaines dévouées au couteau du sacrificateur. M. de Beaupréau lui donnait le bras. Sa mère marchait auprès d’elle.

 

Hermine avait si bien dissimulé sa torture depuis quelques jours, elle avait si bien laissé croire que Fernand était effacé de son cœur et que sir Williams en avait pris possession, que l’œil clairvoyant de la mère elle-même s’y était trompé.

 

Thérèse croyait sa fille heureuse, et mit sa pâleur extraordinaire sur le compte de l’émotion inséparable du grand acte qui allait s’accomplir pour elle.

 

Le contrat devait être signé vers neuf heures ; à dix, les époux monteraient en voiture pour se rendre au village voisin et y être mariés par l’officier de l’état civil ; à midi, aurait lieu la messe nuptiale.

 

Le soir même, les nouveaux époux devaient partir pour Paris, emmenant, malgré son grand âge, la vieille baronne de Kermadec et le chevalier de Lacy qui désiraient accompagner sir Williams. Donc, au moment où neuf heures sonnaient, les portes du grand salon des Genêts furent ouvertes, et la jeune fiancée entra, appuyée au bras de M. de Beaupréau et suivie de sa mère, à qui sir Williams donnait le bras.

 

Les invités des alentours et leurs femmes, déjà réunis dans une pièce voisine, ne tarissaient point en éloges sur la tournure charmante, l’air noble et distingué de cet étranger opulent que l’amour conduisait à épouser une jeune fille à peu près sans fortune.

 

Le notaire, un petit vieillard sec et portant perruque, s’était assis devant la table du contrat en murmurant :

 

– Belle fortune, ma foi ! si les documents transmis d’Irlande par le tabellion et le shérif de Dublin sont exacts, fortune magnifique, princière !

 

Le baronnet, on le devine, avait produit tout autant de pièces fausses qu’il en pouvait être nécessaire pour laisser croire à ces dix mille livres sterling de revenu qu’il s’était libéralement octroyées.

 

Les invités étaient au complet, les futurs époux présents, l’heure sonnait.

 

Madame de Kermadec, à demi couchée sur sa chaise longue, ordonna de fermer les portes et congédia les domestiques.

 

– Monsieur le notaire, dit-elle, voudriez-vous nous lire le contrat que vous avez dû rédiger ?

 

Le notaire se leva, posa sa plume, mit ses lunettes, toussa et déplia un volumineux cahier de papier timbré. Mais, au moment où il commençait sa lecture, il fut interrompu par un bruit de roues, de claquements de fouet et de grelots, qui se fit entendre dans la cour.

 

Les invités se regardèrent ; l’un d’eux ouvrit une croisée et se pencha au dehors.

 

– C’est une chaise de poste, dit-il, et trois personnes en descendent.

 

Sir Williams éprouva, à ce bruit, à ces paroles, comme un malaise subit, et il pâlit.

 

Hermine, qui n’avait déjà plus qu’un vague instinct de son existence et se sentait défaillir à mesure que l’heure fatale approchait, Hermine tressaillit et eut le cœur envahi d’un frisson d’espoir…

 

Soudain la porte s’ouvrit, et un homme apparut sur le seuil.

 

– Monsieur le comte Armand de Kergaz ! annonça un valet.

 

Et Armand, vêtu de noir, pâle, solennel comme un juge, entra lentement et alla droit à madame de Kermadec, sans même regarder sir Williams.

 

– Madame, lui dit-il, pardonnez-moi si j’ose me présenter chez vous sans y être attendu, et dans une circonstance aussi sérieuse que celle-ci ; mais un intérêt majeur, impérieux m’y oblige.

 

– Monsieur le comte, répondit la baronne étonnée, quel que soit le motif qui vous amène, soyez le bienvenu.

 

– Madame, reprit M. de Kergaz, je suis l’exécuteur testamentaire de feu le baron Kermor de Kermarouet, un gentilhomme d’origine bretonne, mort il y a deux mois, et laissant une fortune d’environ douze millions de francs.

 

Armand se tourna vers le baronnet sir Williams.

 

– N’est-ce pas, monsieur, dit-il, que ce chiffre est exact ?

 

Sir Williams était fort pâle ; cependant, il répondit :

 

– Je ne sais, monsieur, pourquoi vous m’adressez cette question. Je ne connais pas plus le baron que le chiffre exact de sa fortune.

 

– Ah ! dit Armand, je croyais le contraire. Passons…

 

Et il s’adressa de nouveau à la baronne :

 

– Madame, dit-il, pourriez-vous prier M. le notaire de nous laisser seuls un moment.

 

Le notaire s’inclina et sortit, passant dans la salle voisine où étaient les invités.

 

LVIII

Alors Armand s’approcha de madame de Beaupréau émue et pâle, et ne sachant quel nouveau malheur venait fondre sur son enfant, car Hermine s’était laissée tomber défaillante à la vue d’Armand, et il lui présenta silencieusement ce médaillon que Kermor, à sa dernière heure, lui avait donné comme signe de reconnaissance, comme moyen de retrouver celle qu’il cherchait depuis si longtemps.

 

– Ce bijou, lui dit-il, ne vous aurait-il jamais appartenu, madame ?

 

À la vue du médaillon, madame de Beaupréau poussa un cri, et tout un monde de souvenirs vint l’assaillir ; elle se revit dans cette auberge de la frontière espagnole, elle se rappela tous les détails de cette horrible nuit.

 

Et, bien que les années eussent passé, bien que la vie entière de cette noble femme eût été exemplaire, ses joues s’empourprèrent, elle baissa les yeux et courba le front comme un coupable.

 

– Madame, lui dit Armand tout bas, cet homme s’est repenti, car Dieu l’a cruellement châtié, et, à sa dernière heure, il m’a chargé de vous demander pardon… à vous et à son enfant.

 

Puis, élevant la voix et s’adressant à M. de Beaupréau :

 

– Il faudra, monsieur, que le contrat de mariage de mademoiselle Hermine soit refait, eu égard à la fortune immense qu’elle apporte à son époux. Le baron Kermor de Kermarouet, dont je suis l’exécuteur testamentaire, institue pour sa légataire universelle mademoiselle Hermine de Beaupréau, votre fille aux yeux de la loi.

 

Le chef de bureau étouffa un cri, et regarda sir Williams et les autres témoins de cette scène.

 

Sir Williams était foudroyé.

 

Madame de Kermadec croyait faire un rêve ; Hermine et sa mère tremblaient comme les feuilles des bois au vent d’automne. Alors Armand alla droit au baronnet et le mesura du regard.

 

– Vous avez été habile, monsieur, lui dit-il ; et si je fusse arrivé un jour plus tard, vous deveniez l’époux de mademoiselle de Beaupréau, et vous eussiez touché les douze millions.

 

Mais sir Williams était un homme fort ; un moment ébranlé par la tempête, il redressait et levait la tête :

 

– En vérité, monsieur, je ne sais ce que vous entendez par mon habileté, répondit-il. J’ignorais, il y a cinq minutes, que mademoiselle de Beaupréau eût une dot, et je me trouvais assez riche pour elle et pour moi.

 

– Vraiment ? dit M. de Kergaz. J’ai ouï dire le contraire. On m’a parlé même d’un homme portant un nom d’emprunt, chassé de Londres comme voleur et chef de bandits, qui était venu chercher fortune à Paris. Cet homme, paraît-il, avait eu connaissance du testament de M. de Kermarouet, et il avait lentement ourdi une vaste intrigue dont je tiens à peu près tous les fils aujourd’hui…

 

Et, dédaignant d’entrer dans une autre explication, Armand courut à la porte et appela :

 

– Fernand ! Fernand !

 

À ce nom, sir Williams frissonna, Hermine jeta un cri et s’appuya au mur pour ne point tomber…

 

Fernand entra.

 

Une femme marchait derrière lui, une femme vêtue de noir, le front courbé, l’attitude humble et suppliante comme il sied au repentir. C’était Baccarat.

 

Fernand alla droit à M. de Beaupréau, et le regarda face à face.

 

Baccarat alla devant Hermine et se mit à deux genoux devant elle.

 

Armand se plaça alors devant sir Williams et le mesura de ce regard superbe dont l’archange céleste dut envelopper l’ange déchu au moment de le terrasser.

 

– Monsieur, dit Fernand avec l’accent dominateur de l’innocence qui repousse victorieusement la calomnie, il n’y a ici ni juge d’instruction ni procureur du roi : il n’y a qu’une famille dont, hélas ! vous êtes le chef et qui ne vous trahira point. Vous savez ce que sont devenus les trente mille francs de votre caisse, vous mieux que personne, et je vous dispense de nous le dire ; mais vous ne me refuserez pas, j’imagine, de proclamer bien haut que jamais ils ne furent dans mes mains, et que je ne suis point un voleur !

 

– Mademoiselle, murmura Baccarat, j’ai été une indigne et folle créature, et je viens réparer le mal que j’ai fait, autant qu’il me sera possible. Je me nomme la Baccarat.

 

Et Baccarat, en quelques mots, d’une voix entrecoupée, les yeux pleins de larmes, agenouillée comme une suppliante devant la jeune fille ; Baccarat raconta comment, obéissant à cet étrange amour qui la mordait au cœur, elle s’était faite l’instrument aveugle de sir Williams et de M. de Beaupréau.

 

En même temps, Armand disait à sir Williams :

 

– Entends-tu, démon ? ton édifice croule, et le mal est vaincu… entends-tu, Andréa ?

 

Et M. de Kergaz montra la porte au frère maudit, le génie du mal enfin vaincu, et lui dit un seul mot :

 

– Va-t’en !

 

Puis il prit Fernand par le bras et le conduisit auprès d’Hermine, et réunissant leurs mains à tous deux :

 

– Vous êtes dignes l’un de l’autre, dit-il.

 

Ils poussèrent un seul et même cri et Fernand tomba aux pieds d’Hermine, sous l’œil attendri de Thérèse, qui souriait à travers ses larmes.

 

Sir Williams sortit la rage au cœur, l’œil étincelant d’un feu sombre, la lèvre écumante et la tête fièrement rejetée en arrière.

 

Il passa devant Armand et lui dit :

 

– Tu triomphes encore, frère, mais mon heure viendra. Je serai vengé !

 

En même temps, madame de Beaupréau regardait son mari avec ce dédain suprême des victimes pour leur bourreau :

 

– Monsieur, lui dit-elle, j’espère que vous n’assisterez point au mariage de ma fille et de l’homme que vous avez voulu déshonorer, et je vous engage à retourner à Paris.

 

Et cette femme courbée vingt années sous la tyrannie de cet homme ; cette femme, indignée et révoltée enfin, étendit la main et montra la porte à celui qui avait été son bourreau :

 

– Sortez ! lui dit-elle.

 

Et M. de Beaupréau, le front bas, sortit comme était sorti sir Williams.

 

Alors Baccarat, qui pleurait agenouillée, se leva et murmura :

 

– Adieu, mademoiselle… Adieu, monsieur Fernand… Soyez heureux !

 

Elle se dirigea vers la porte d’un pas chancelant, comme ceux qui vont à la mort.

 

Mais Armand courut à elle et la soutint :

 

– Viens, mon enfant, dit-il, viens et appuie-toi sur moi. Quelles que soient leurs fautes et quel qu’en soit le nombre, Dieu pardonne à ceux qui ont aimé, parce qu’ils ont beaucoup souffert.

 

*

* *

 

– Venez, beau-père, disait sir Williams en entraînant M. de Beaupréau jusqu’à la chaise de poste de M. de Kergaz, où il le fit monter, nous sommes battus, mais nous nous vengerons. Venez, vous aurez Cerise, et Jeanne sera ma maîtresse !

 

Nous avons laissé Jeanne sous l’impression des derniers adieux de sir Williams, de ce faux comte de Kergaz qui prétendait l’aimer avec fanatisme et dont le langage était insinuant et vertigineux comme celui du démon de la tentation.

 

Depuis huit jours qu’il était parti, mademoiselle de Balder était en proie à une agitation extrême et bizarre, et les plus étranges combats se livraient dans son âme.

 

Était-ce donc bien lui qu’elle aimait ? Lui ! c’est-à-dire cet être longtemps pris pour un autre, dont les brûlantes lettres avaient fait battre son cœur, dont les soins délicats, les attentions infinies l’avaient fait rêver d’un bonheur éternel et sans nuages… Ou bien n’éprouvait-elle pour cet homme, qui l’avait arrachée aux mains d’un misérable, d’un valet affublé de l’habit de son maître, qu’une reconnaissante amitié, qu’une froide et stérile affection ?

 

Et n’était-ce point encore cet autre homme au front pensif, à la beauté mâle et triste, au regard fin et plein de noblesse, qui, gentilhomme ou laquais, avait séduit son imagination et son cœur, et qui, à cette heure encore régnait despotiquement en son âme ?

 

Et Jeanne se sentait devenir folle d’heure en heure, et elle se demandait lequel de ces deux hommes elle aimait, du laquais ou du maître, de celui dont le front était calme et grave à la fois comme un front de génie, ou de cet autre au sourire tentateur, aux grands yeux bleus plein de séductions, don Juan à la parole envenimée, au geste fascinateur, au regard empli de charmes mystérieux.

 

– Non ! non ! disait-elle parfois à Cerise, cela est impossible !… Ce n’était point, ce ne pouvait être un laquais… Horreur !

 

Et Cerise demeurait muette.

 

Un soir, un bruit se fit entendre dans la cour, celui d’une voiture arrivant.

 

Les deux jeunes filles étaient assises l’une près de l’autre dans la chambre à coucher de Jeanne.

 

La nuit venait, le feu commençait à s’éteindre, et aucun flambeau n’était encore allumé sur la cheminée. Une demi-obscurité régnait dans la chambre.

 

La porte s’ouvrit, livrant passage à un flot de lumière et encadrant dans cette clarté la silhouette d’un homme.

 

C’était sir Williams.

 

– Monsieur le comte de Kergaz ! annonça un laquais.

 

Jeanne tressaillit et se leva vivement.

 

Sir Williams courut à elle, fléchit un genou et lui baisa la main :

 

– Enfin ! murmurait-il, enfin, je vous revois ! Jeanne, ma bien-aimée…

 

Elle le regarda…

 

L’enfer en avait fait le plus séduisant de ses démons ; il était beau à rendre jaloux Lucifer lui-même ; beau, pâle et triste comme ceux qui ne vivent plus que par le cœur.

 

Et Jeanne se sentit défaillir et laissa échapper un cri étouffé.

 

Il la prit dans ses bras et lui dit :

 

– Jeanne, ma bien-aimée, Jeanne, mon seul et unique amour… Jeanne, toi qui es devenue ma vie tout entière, me voilà, enfin… me voilà pour toujours… je ne te quitterai plus, et tu seras ma femme !

 

Et Jeanne fermait les yeux à demi et frissonnait d’émotion.

 

Et pourtant il lui semblait qu’il y avait dans cette voix caressante et fascinatrice un timbre railleur, un accent sardonique et infernal ; dans ce regard plein d’amour, un éclair de sombre joie ; dans ce sourire plein d’adoration, une pensée de haine ténébreuse.

 

Et Jeanne songeait à Armand.

 

Sir Williams regarda alors Cerise.

 

– Mon enfant, lui dit-il, vous allez revoir Léon…

 

Cerise jeta un cri et chancela.

 

– Vous allez le revoir… Demain, vous serez sa femme… poursuivit sir Williams.

 

La pauvre fille se laissa tomber sur un siège à demi évanouie.

 

Sir Williams courut à elle, tira de sa poche un flacon et lui fit avaler quelques gouttes de son contenu.

 

Soudain Cerise se sentit ranimée et elle se redressa.

 

– Chère enfant, reprit sir Williams, courez au pavillon du parc, vous savez ? là où cette horrible vieille vous tourmentait naguère et où vous ne la trouverez plus, soyez tranquille… Montez dans la chambre où vous avez passé deux jours, et attendez… Vous n’attendrez pas longtemps, Léon va venir.

 

Et sir Williams mit un baiser de frère au front de Cerise, qui se jeta dans les bras de Jeanne éperdue et s’enfuit légère comme une chevrette effarouchée, laissant en tête-à-tête mademoiselle de Balder et le faux comte de Kergaz, la colombe et le vautour !

 

Et sir Williams l’accompagna jusqu’à la porte, qu’il ferma, puis il revint auprès de Jeanne.

 

Et, dans l’ombre, ses yeux brillaient d’une infernale joie, et il se disait sans doute :

 

– Je vais donc enfin me venger !

 

Le cœur de Cerise battait à rompre sa poitrine. Sir Williams venait de lui dire :

 

– Vous allez revoir Léon.

 

Et Cerise s’enfuyait à travers salles et corridors, sans prendre garde que nulle part elle ne trouvait de lumières, et que cette maison, habitée par un nombreux domestique, paraissait déserte.

 

En effet, on eût dit que le souffle d’une fée avait fait disparaître, en un clin d’œil, tous les êtres vivants qui, une heure plus tôt, peuplaient cette demeure.

 

Il n’y avait pas jusqu’à la voiture, dont on venait d’entendre bruire les roues sur le pavé de la cour, qui n’eût disparu comme par enchantement.

 

Sir Williams semblait avoir fait le vide autour de lui, afin de n’être point inquiété dans ses criminels desseins.

 

Mais Cerise ne vit rien de tout cela ; elle courut sans s’arrêter à travers le parc, jusqu’au pavillon, le cœur bondissant, le front baigné de sueur.

 

Elle allait le revoir !

 

Comme la maison, le parc était désert et enveloppé de ténèbres.

 

Cerise atteignit la porte du pavillon.

 

Cette porte était entre-bâillée et laissait filtrer un rayon de clarté. Cerise la poussa et vit une lampe posée à terre dans le vestibule.

 

Le vestibule était pareillement désert.

 

La jeune fille, frissonnante d’émotion, prit la lampe, monta au premier étage, obéissant ponctuellement aux instructions de sir Williams et entra dans cette chambre où la Fipart l’avait tenue prisonnière pendant trois jours.

 

Elle posa la lampe sur la cheminée et s’assit, confiante en la promesse du baronnet, et persuadée que Léon Rolland, son fiancé, son époux, le seul être qu’elle aimât réellement, allait venir et la presser sur son cœur.

 

Et, en effet, à peine était-elle assise, qu’un bruit se fit au dehors, que des pas d’homme résonnèrent dans l’escalier.

 

Cerise appuya la main sur son cœur pour en comprimer les bruyantes pulsations ; elle voulut se lever et n’y put parvenir.

 

L’émotion la clouait sur son siège.

 

Tout à coup, un homme apparut.

 

– Léon ! murmura Cerise.

 

Mais elle poussa un cri aussitôt, un cri de déception et d’épouvante.

 

Ce n’était pas Léon ; c’était M. de Beaupréau.

 

Et Cerise le reconnut sur-le-champ, cet homme à l’habit bleu, au paletot blanc, hideux et difforme, au front déprimé, le visage violacé comme une face de satyre.

 

Beaupréau entra et ferma la porte.

 

– Ah ! petite, dit-il d’un ton moitié galant, moitié railleur, chère petite, quelle joie de vous revoir !…

 

Cerise, dominant sa terreur, s’était levée et réfugiée à l’autre extrémité de la chambre.

 

– Comment ! ricana le Beaupréau, nous fuyons notre ami… celui qui nous veut du bien ?… Ah ! ah ! ah !

 

Et il courut à elle ; mais Cerise bondit avec la légèreté d’une biche et mit une table entre elle et lui.

 

– Allons ! dit l’odieux vieillard avec calme, pas de bêtises, mon cher ange ; quand vous serez lasse, j’aurai mon tour.

 

– Léon ! Léon ! appela la jeune fille éperdue.

 

Le Beaupréau se prit à rire.

 

– Bon ! dit-il, est-ce que vous l’avez cru ? Farceur de sir Williams, va ! Mais c’est moi que vous attendiez, chérie, moi… rien que moi, et Léon ne viendra pas !

 

« Nous sommes seuls… la porte est fermée, et sir Williams, cette fois, n’a plus de raisons pour jouer la comédie et le rôle de protecteur…

 

– Au secours ! à moi, Léon !… cria Cerise d’une voix mourante, car elle comprit qu’elle était perdue.

 

Et elle voulut fuir encore.

 

Beaupréau la poursuivit.

 

Pendant cinq minutes, ce fut une course furieuse, insensée, où la victime cherchait à éviter son bourreau et se faisait des barrières entre elle et lui, de la table, des chaises, du lit.

 

Mais, soudain, une lourdeur étrange s’empara d’elle ; ses jambes fléchirent ; il lui sembla qu’un nuage rouge passait devant ses yeux.

 

Sir Williams lui avait fait avaler un narcotique au lieu d’un cordial.

 

Elle fit quelques pas encore, jeta un cri, un cri terrible rempli de désespoir et d’angoisse, un cri à faire hésiter un tigre.

 

Et elle s’affaissa sur elle-même, vaincue par cette étrange torpeur, dominée par cette ivresse somnolente de l’opium qu’elle avait avalé.

 

Et Beaupréau jetait déjà un cri de joie et de triomphe, lorsque soudain des cris et des pas se firent entendre dans l’escalier ; une minute après la porte enfoncée vola en éclats.

 

Alors deux hommes apparurent menaçants, l’œil en feu, foudroyants comme le glaive de la justice, et l’un d’eux, se précipitant sur cet homme prêt à outrager la pauvre enfant sans défense, le renversa sous lui et lui mit un pied sur la poitrine :

 

– Ah ! misérable, dit-il, j’arrive à temps. Et tu as eu tort de lui dire que je ne viendrais pas.

 

Cet homme, c’était Léon Rolland ; l’autre, Armand de Kergaz.

 

– Léon… murmura Cerise d’une voix éteinte, Léon… je crois que je vais mourir.

 

Elle ferma les yeux et renversa sa belle tête en arrière, comme si elle eût dû, en effet, rendre le dernier soupir, au moment même où l’ouvrier la prenait dans ses bras et l’y étreignait avec passion ; mais alors elle eut un reste de force et de présence d’esprit, ses yeux se rouvrirent violemment, une lueur se fit dans son intelligence déjà obscurcie par les vapeurs du narcotique, et sa voix éteinte laissa entendre ces mots :

 

– Jeanne, là-bas, dans la maison, sauvez Jeanne !

 

LIX

Comment ce secours inespéré arrivait-il à la pauvre Cerise ?

 

Comment Léon Rolland et M. de Kergaz, qui avaient si longtemps et si inutilement cherché la retraite des deux jeunes filles, avaient-ils pu la découvrir ?

 

C’est ce que nous ne pouvons expliquer qu’en faisant un pas en arrière et en retournant à des personnages un peu négligés depuis quelques chapitres.

 

Nous voulons parler de Rocambole et de la veuve Fipart.

 

Le baronnet sir Williams avait deviné dans le fils adoptif de la veuve, dans ce vaurien sans pudeur, les rares qualités qui font le scélérat sans préjugés, l’assassin philosophe et le voleur plein d’astuce.

 

Rocambole avait du sang-froid, de l’audace, une grande pénétration d’esprit, un courage à toute épreuve, et il était muet comme la tombe sur toute chose.

 

Si Rocambole possédait un secret, il ne le livrait que contre espèces, c’est-à-dire après en avoir tiré tout le parti possible.

 

Le baronnet avait donc deviné toutes ces qualités, et il s’était dit :

 

– Voilà le remplaçant de Colar, si le malheur veut que je n’aie pas les douze millions, ce qui me paraît bien difficile, et même si je les ai en épousant Hermine, car je continuerai sourdement la guerre que je fais à Armand.

 

Dans son esprit donc, Rocambole était du bois dont on fait les hommes d’action, et il l’investit, en repartant pour la Bretagne, de pouvoirs illimités.

 

– Je vais, lui dit-il, faire un petit voyage assez fructueux, quelque chose comme un million à prendre…

 

Rocambole fit un geste d’admiration, bien que sir Williams n’eût accusé qu’un million au lieu de douze.

 

– Le coup sera fait probablement d’ici à quinze jours, poursuivit le baronnet.

 

– Un beau coup, capitaine.

 

– Si, à mon retour, les petites ont été bien gardées, tu auras ta part du gâteau.

 

– Pourrait-on savoir combien ? demanda effrontément le vaurien.

 

– Cela dépendra.

 

– Mais encore ?

 

– Eh bien, dit sir Williams, peut-être dix ou douze billets de mille.

 

– Bah ! capitaine, dit Rocambole, faisons le compte rond…

 

– Plaît-il ? demanda le baronnet.

 

– Et je vous promets que vous serez bien servi, et que le préfet de police lui-même ne découvrira point ces demoiselles.

 

– Qu’appelles-tu le compte rond ?

 

– Vingt, au lieu de douze.

 

– C’est cher !

 

– Le bon ouvrage ne l’est jamais.

 

– Soit, dit sir Williams.

 

Et il partit, donnant à Rocambole de minutieuses instructions, et lui laissant une poignée de louis pour faire face aux dépenses imprévues que pourrait nécessiter la surveillance à exercer sur les deux jeunes filles.

 

– Décidément, s’était dit sir Williams, tandis que sa chaise de poste montait au grand trot la rue d’Enfer, je crois que je tiens autant à être aimé de cette petite Jeanne qu’à tenir les douze millions de ma future. Don Juan, chez moi, se réveille toujours sous le masque de l’homme positif.

 

Lorsque le baronnet fut parti, Rocambole s’installa dans le petit hôtel de la rue Beaujon et y commanda en maître, puis il alla à Bougival et y rejoignit la veuve Fipart.

 

L’horrible vieille avait des remords ; elle se repentait d’avoir vendu Nicolo à sir Williams, et Rocambole la trouva tout affligée.

 

– Maman, dit le vaurien, pas de regrets ; ce qui est fait est fait.

 

– Ah ! soupira la veuve Fipart, il n’était pas mauvais, ce pauvre Nicolo.

 

– Non, seulement il vous battait comme plâtre, chère maman.

 

– C’est vrai, mais ça n’empêche pas…

 

Et la veuve mit la main sur ses yeux.

 

– On le guillotinera pour sûr, dit-elle en pleurant.

 

– Bah ! ça ne dure qu’une minute.

 

La veuve frissonna.

 

– J’ai vu ça souvent, moi, poursuivit froidement Rocambole, à la barrière Saint-Jacques… Faut tout voir, en ce monde, et puis faut s’habituer à tout… on ne peut pas savoir… je serai peut-être fauché, moi aussi, et j’ai voulu me rendre compte de l’opération…

 

La veuve Fipart poussa un gémissement.

 

– Foi de Rocambole, murmura le vaurien, si on en revenait, je me ferais volontiers faucher pour voir… ça ne doit pas être désagréable…

 

La veuve Fipart pleurait pour tout de bon. Cette mégère avait senti se réveiller en elle une sorte d’attachement pour son ancien amant, attachement qu’on n’oserait appeler de l’amour sans profaner ce mot, mais qu’on aurait pu définir par le mot d’affection brutale. Nicolo la battait, comme avait dit Rocambole, et la femme avilie aime à être battue.

 

Rocambole comprit que, dans un moment d’exaltation, la veuve pourrait bien retourner chez le commissaire et faire de nouveaux aveux qui changeraient tout à fait la face des choses.

 

– Maman, dit-il, tout ça c’est bête ! Ce qui est dit est dit, et vous trouverez bien un gars qui vaudra mieux que Nicolo… sous tous les rapports… Jamais Nicolo n’a valu les quatre mille francs que le capitaine vous a donnés pour le faire faucher.

 

Les mots de « quatre mille francs » calmèrent un peu le désespoir de la veuve.

 

– Écoutez, maman, poursuivit Rocambole, ce n’est pas quatre mille francs de plus ou de moins qui gêneront beaucoup le capitaine : je vous en promets huit mille, si vous êtes sage.

 

La veuve Fipart releva la tête :

 

– Toi ? dit-elle, tu me promets…

 

– Je promets et je tiens.

 

– Toi ?

 

Et la veuve regarda Rocambole avec étonnement.

 

– Soyez calme, dit le gamin, se servant d’une expression bien connue dans les faubourgs de Paris, je sais ce que je dis ; le capitaine fera tout ce que je voudrai.

 

– Alors, dit la veuve Fipart en essuyant tout à coup ses larmes, au lieu de huit mille, demandez-en dix.

 

– Va pour dix mille ! répondit Rocambole, charmé de voir la veuve revenir à d’autres sentiments. Mais vous serez sage ?

 

– Nous achèterons un fonds à Bercy, reprit la veuve entrant dans un autre ordre d’idées. C’est la place aux marchands de vins, Bercy ; ils y font tous fortune…

 

– Oui, dit Rocambole, mais vous déposerez bien à la cour d’assises ?

 

La veuve poussa un dernier soupir :

 

– Il le faudra bien, dit-elle.

 

– Et carrément, n’est-ce pas ? sans sourciller… et sans dire un mot de vérité ?…

 

– Oui… oui… je te le promets.

 

– D’ailleurs, dit Rocambole, le capitaine est parti, il ne reviendra que dans quinze jours. Nicolo sera jugé d’ici-là, peut-être… et, dans tous les cas, vous n’aurez l’argent qu’après la rentrée des foins, c’est-à-dire après la fauchaison.

 

Et Rocambole se prit à rire de cet atroce calembourg.

 

La veuve Fipart eut un dernier frisson ; puis la perspective d’un fonds de marchand de vins à Bercy la calma tout à fait.

 

– Après tout, murmura-t-elle en songeant une dernière fois à Nicolo, il commençait à vieillir, le pauvre homme, il était tout chauve…

 

– Et il n’avait plus de dents, acheva le vaurien.

 

À partir de ce jour, la veuve Fipart ne songea plus à Nicolo, et demeura fort tranquillement cachée, tantôt dans le petit pavillon de Bougival, tantôt à Port-Marly, chez le vieux pêcheur, son ancien complice.

 

Rocambole allait et venait de Paris à Bougival et de Bougival à Paris, veillant à ce que les ordres du capitaine fussent exécutés, et ne s’aventurant jamais en plein jour dans les environs du cabaret où Colar avait trouvé la mort, car il craignait que le comte de Kergaz ne fît surveiller ce lieu. Dix jours s’écoulèrent.

 

Un soir, – Rocambole se trouvait rue Beaujon, – la chaise de poste de sir Williams franchit la grille du petit hôtel, et Rocambole aperçut sir Williams et le Beaupréau qui arrivaient de Bretagne.

 

On sait ce qui s’était passé, et comment l’arrivée subite du comte de Kergaz avait à jamais ruiné les espérances du baronnet. Sir Williams accourait donc à Paris avec l’intention d’enlever Jeanne et d’abandonner Cerise à Beaupréau.

 

Sir Williams avait le front soucieux ; s’il n’était pas homme à se laisser abattre par un aussi rude échec, du moins il ne pouvait surmonter une certaine exaspération concentrée au fond de son cœur, et qui se reflétait par instants sur son visage.

 

Ce n’était plus cet homme à froideur britannique, dont l’impassible visage ne trahissait jamais les émotions secrètes. Le sourire railleur et tranquille qui plissait d’ordinaire ses lèvres avait disparu.

 

C’était un homme transformé.

 

Un feu sombre brillait dans son regard, une pâleur nerveuse couvrait son front.

 

– Oh ! oh ! pensa Rocambole à qui rien de tout cela n’échappa, est-ce que le coup serait manqué, et le million serait-il tombé dans l’eau ?

 

Mais le baronnet lui dit d’un ton sec :

 

– Sont-elles toujours là-bas ?

 

– Toujours, capitaine.

 

Un soupir de soulagement s’échappa de la poitrine de M. de Beaupréau.

 

– Ah ! beau-père, dit le baronnet, au moins nous n’aurons pas tout perdu !

 

Alors sir Williams donna à Rocambole de nouvelles instructions, et l’envoya à Bougival préparer cet enlèvement et cet attentat dont Cerise avait failli être victime et qui peut-être attendait Jeanne.

 

Rocambole laissa le baronnet et M. de Beaupréau se reposer à l’hôtel de la rue Beaujon et y attendre la nuit, puis il courut à Bougival exécuter les ordres qu’il avait reçus. Depuis huit ou dix jours, le vaurien faisait cette route presque tous les jours, et jamais il n’avait rencontré personne de suspect dans le petit sentier détourné qui montait de Bougival à la villa.

 

Comme toujours, le chemin était désert lorsqu’il monta ; mais lorsqu’il redescendit, la nuit était venue, et elle était assez sombre.

 

– Cette nuit, se disait Rocambole, je crois qu’il se passera d’assez drôles de choses à la villa ; mais c’est égal… le capitaine a une mine de déterré, et je crois que le million… Ah çà ! s’interrompit-il tout à coup, s’il allait me flouer… si les vingt mille francs… Diable ! c’est que j’aurais pu les avoir du comte, moi, en lui disant où sont les petites.

 

Rocambole en était là de son monologue, lorsqu’une ombre muette se dressa tout à coup devant lui…

 

Une ombre muette qui marchait lentement et lui barrait le passage.

 

– Qui est là ? demanda le vaurien, qui chercha à tout hasard un couteau dans sa poche.

 

Mais l’ombre ne répondit pas ; elle ne lui donna ni le temps de réfléchir, ni le temps d’ouvrir son couteau. D’un bond, elle s’élança vers lui, et Rocambole se sentit étreint par deux bras vigoureux, et une voix sourde lui murmura à l’oreille :

 

– Ah ! je te tiens, petit brigand ! je te tiens enfin, et, cette fois, tu parleras !…

 

Et Rocambole, qui cherchait toujours à ouvrir son couteau, Rocambole sentit qu’on lui appuyait sur la gorge quelque chose de froid et de pointu…

 

Une lame de poignard !

 

LX

Avant d’aller plus loin, expliquons cette désagréable rencontre que faisait Rocambole.

 

Le comte Armand de Kergaz avait laissé Léon Rolland à Paris, avec mission de continuer ses recherches et de tâcher de découvrir ce que sir Williams avait fait des deux jeunes filles.

 

Léon avait erré plusieurs nuits de suite aux environs du cabaret, espérant toujours rencontrer soit la veuve Fipart, soit Rocambole lui-même.

 

Son espérance avait été déçue.

 

Rocambole était invisible.

 

Or, ce jour-là, précisément à l’heure où sir Williams arrivait à Paris, Armand de Kergaz, saisi d’un pressentiment funeste en apprenant le brusque départ du baronnet, Armand, disons-nous, rentrait dans son hôtel de la rue Culture-Sainte-Catherine.

 

Le comte avait crevé dix chevaux en route, et bien que sir Williams eût cinq heures d’avance sur lui, il l’avait constamment suivi, ayant de ses nouvelles à chaque relais de poste, et il n’avait perdu ses traces qu’à la barrière d’Enfer.

 

Mais il était persuadé, du reste, que sir Williams s’arrêterait rue Beaujon. Léon l’attendait à l’hôtel.

 

Sur un ordre du comte, l’ouvrier courut aux Champs-Élysées et se cacha dans les environs du petit hôtel du baronnet.

 

Léon aperçut en passant la chaise de poste encore toute poudreuse du voyage.

 

Puis il vit sortir Rocambole et il le suivit. Le vaurien monta l’avenue des Champs-Élysées, traversa la place de l’Arc-de-Triomphe, prit un fiacre et dit au cocher :

 

– Mène-moi à Bougival.

 

Léon le suivait toujours, il entendit très distinctement ces mots, et tirant un petit carnet de sa poche, il en arracha un feuillet et écrivit à la hâte un mot sur son genou au crayon et le donna à un commissionnaire qui le porta à l’hôtel de Kergaz.

 

Dans ce billet il disait : « Rocambole va à Bougival, je ne le perds pas de vue ; trouvez-vous le plus tôt possible sur la chaussée, en face de la machine de Marly. Des armes ne seront point inutiles peut-être. »

 

Et tandis que le commissionnaire se hâtait de porter cette lettre, Léon Rolland continua à suivre Rocambole, prenant pareillement un fiacre et donnant l’ordre au cocher de ne point perdre de vue celui qui le précédait.

 

Seulement à Rueil, il mit pied à terre et continua sa poursuite en courant à toutes jambes. La nuit était assez sombre lorsque le fiacre de Rocambole atteignit Bougival.

 

Là, le vaurien imita Léon, et mit pied à terre. Seulement, au lieu de renvoyer son cocher, il lui enjoignit de l’attendre.

 

Léon le suivait toujours.

 

Rocambole s’engagea dans l’unique rue qui monte de la chaussée à l’église, prit un sentier détourné, s’enfonça dans un chemin creux et pénétra dans la mystérieuse villa où Jeanne était prisonnière par la petite porte du parc.

 

Obéissant à un premier mouvement, Léon allait continuer à le suivre et y pénétrer avec lui.

 

Un pressentiment l’avertissait que Cerise était là.

 

Mais heureusement la réflexion vint à son aide ; il se prit à penser que pénétrer dans la villa serait peut-être tomber dans les mains d’ennemis inconnus qui s’empareraient de lui, et lui ôteraient ainsi tout moyen de communication avec Armand.

 

Il s’arrêta et se dit que, sans doute, Rocambole ressortirait, et qu’alors il en aurait meilleur marché.

 

Et Léon Rolland se coucha en travers du chemin, après avoir ouvert un grand couteau périgourdin qui se transformait en poignard lorsqu’on avait tourné une petite virole en cuivre qui l’empêchait désormais de fermer.

 

Il attendit, l’oreille tendue, l’œil ouvert dans les ténèbres : une heure s’écoula, un bruit se fit.

 

C’était la petite porte de la villa qui se rouvrait.

 

Léon Rolland ne bougea point.

 

Rocambole sortit et se prit à redescendre le sentier ardu qu’il avait gravi tout à l’heure.

 

Ce fut alors que Léon se leva tout à coup, se précipita sur lui, l’étreignit dans ses bras nerveux et lui appuya son couteau sur la gorge.

 

Rocambole voulut se débattre et crier au secours.

 

Mais il sentit la pointe du couteau effleurer sa gorge ; Léon lui dit froidement :

 

– Si tu dis un mot, si tu pousses un cri, je te tue comme un chien.

 

Et l’ouvrier, qui était d’une rare vigueur, renversa le vaurien sous lui, lui appuya son genou sur la poitrine, le maintenant ainsi comme dans un étau ; puis il lui ôta sa cravate et le bâillonna.

 

– À présent, dit-il, tu ne crieras plus.

 

Et, après l’avoir bâillonné, il lui attacha solidement les mains avec son mouchoir, le chargea sur son épaule et prit sa course vers l’endroit de la chaussée où il avait donné rendez-vous à M. de Kergaz.

 

Léon calculait que le comte, qui avait d’excellents chevaux et qui serait parti tout de suite, devait être arrivé depuis quelques minutes déjà.

 

Il ne se trompait point.

 

Un coupé stationnait à peu de distance de la machine, dont le bruit couvrait tous les autres bruits, et Léon, voyant cette voiture dépourvue de fanaux, ne douta pas que ce ne fût celle du comte.

 

LXI

C’était Armand, en effet.

 

Le comte attendait avec anxiété le résultat de la poursuite de Léon Rolland.

 

Il était descendu de voiture et se tenait à deux pas de distance.

 

Entendant marcher dans la nuit, il cria :

 

– Léon, est-ce vous ?

 

– C’est moi, répondit Léon.

 

L’ouvrier arrivait en courant, malgré son fardeau, et il jeta Rocambole aux pieds du comte en disant :

 

– Voilà le petit bandit ; cette fois, nous le tenons.

 

Et il lui appuya de nouveau son genou sur la poitrine, son couteau sur la gorge, et lui retira son bâillon.

 

– Parleras-tu, maintenant ? lui dit-il.

 

Pendant cette course de dix minutes, Rocambole, un moment étourdi par la brusque agression de Léon Rolland, avait eu le temps de reconquérir cette présence d’esprit et ce sang-froid qui l’abandonnaient si rarement.

 

– Il est évident, s’était-il dit, que je suis pincé, et qu’ils ne me lâcheront pas cette fois. Si je ne dis rien, ils me tueront ; si je parle, le capitaine me tuera, ou bien il ne me donnera pas mes vingt mille francs. De toutes façons je suis volé.

 

Cette alternative peu rassurante étant posée, Rocambole essaya de tourner et de retourner la situation.

 

Tout à coup un éclair jaillit de son imagination et illumina son cerveau ; et tandis que Léon le jetait rudement aux pieds de M. de Kergaz, le vaurien se disait :

 

– Le capitaine avait un air bien soucieux aujourd’hui, il est bien capable d’avoir raté le million. Si cela est ainsi, je suis floué… d’autant plus qu’il va enlever la petite et filer avec elle… Et qui sait s’il reviendra ? Je risque ma vie pour peu de chose.

 

Et continuant son raisonnement, Rocambole ajouta mentalement :

 

– Le comte aime la petite. Si je lui vends la vérité, il est capable de la payer plus cher que le capitaine… Faudra voir !

 

– Parleras-tu ? répéta Léon Rolland d’une voix impétueuse et brève.

 

– Sans doute, pensa Rocambole, je parlerai, mais contre espèces… il ne faut pas se presser. Ces gens-là se garderont bien de me tuer tout de suite… ils veulent savoir.

 

Et Rocambole dit tout haut, répondant à la question de l’ouvrier :

 

– Que voulez-vous que je dise ?

 

– Je veux que tu nous dises où est Cerise ?

 

– Je ne sais pas.

 

– Où est Jeanne ? demanda le comte, jusque-là muet et impassible.

 

– Je ne sais pas.

 

Rocambole sentit le couteau de Léon peser davantage sur son cou et le piquer.

 

– Je ne sais pas, répéta-t-il.

 

Léon se tourna vers le comte :

 

– Faut-il le tuer ? demanda-t-il.

 

– Tout à l’heure, répondit froidement M. de Kergaz.

 

– Bah ! pensa Rocambole peu ému, tu es trop philanthrope pour cela, mon bonhomme.

 

– D’où venais-tu quand je t’ai pris ? continua Léon Rolland.

 

– De me promener, répondit Rocambole, conservant tout son calme, malgré la menace de mort qui pesait sur lui.

 

– Tu mens…

 

– C’est possible, répondit effrontément Rocambole.

 

– Il ne dira rien, fit le comte ; autant le tuer.

 

Le couteau de Léon pesa plus fort sur lui.

 

– Pardon, monsieur le comte, dit Rocambole : il est évident que si vous me tuez, je ne dirai rien ; mais il est évident aussi que je ne parlerai point pour ne pas mourir.

 

– Pourquoi donc parlerais-tu ?

 

– Pour de l’argent. Les paroles valent de l’or.

 

– Combien te faut-il ?

 

Et Armand fit un signe à Léon, qui releva son couteau, tout en continuant à maintenir Rocambole immobile et hors d’état de se dégager.

 

– Monsieur le comte, répondit froidement Rocambole, avant de demander un prix d’une marchandise quelconque, on étale la marchandise. Quand vous saurez ce que je veux vous vendre, nous causerons de prix.

 

– Voyons ce que tu veux vendre ?

 

– Auparavant, monsieur le comte, répondit Rocambole, il faut que vous me donniez un renseignement.

 

– Parle…

 

– Avez-vous eu connaissance d’un voyage que le baronnet sir Williams a fait en Bretagne ?

 

– Oui, dit M. de Kergaz.

 

– Et d’un certain million…

 

– L’affaire est manquée, répondit Armand qui devina la pensée secrète de Rocambole. Je suis arrivé à temps.

 

– Oh ! oh ! pensa Rocambole, le vent change… Je crois que j’ai bien fait de réfléchir… le capitaine me volait.

 

Et Rocambole reprit tout haut :

 

– Monsieur le comte, je sais où est mademoiselle Jeanne, je sais où est Cerise. C’est moi qui les garde. Il n’y a que moi qui puisse vous dire où elles sont. Le capitaine m’a promis vingt mille francs pour me taire…

 

– Tu les auras pour parler, dit Armand.

 

– Ce n’est point assez, monsieur le comte, et pour deux raisons : la première, c’est que vous êtes un homme vertueux, et que la vertu doit toujours payer plus cher que le vice.

 

– Je double la somme, fit M. de Kergaz avec dégoût.

 

– Pas assez encore, monsieur le comte ; car, dans une heure, monsieur le comte, vous donneriez la moitié de votre fortune pour que ce qui va arriver n’eût pas eu lieu.

 

Armand frissonna, et Léon sentit une sueur froide mouiller ses tempes.

 

– Qu’arrivera-t-il donc ? murmura Armand d’une voix sourde.

 

– Mademoiselle Jeanne, à qui le baronnet a persuadé qu’il était bien, lui, le comte de Kergaz, et vous son domestique…

 

Le comte jeta un cri de rage.

 

– Dans une heure, acheva froidement Rocambole, le capitaine sir Williams, si vous l’aimez mieux, aura séduit et enlevé votre fiancée.

 

– Parle donc ! s’écria Armand, que veux-tu ? Foi de gentilhomme, tu seras payé. Mais dis-moi où elle est.

 

– Nous avons encore le temps de faire nos conditions, fit le vaurien avec calme. Laissez-moi vous donner quelques détails encore.

 

Et Rocambole ajouta :

 

– Tandis que mademoiselle de Balder tombera aux mains du capitaine, un vieux décoré, un M. de Beaupréau, je crois, contera des histoires à mam’selle Cerise, qui aura bu une certaine potion.

 

Léon jeta un cri étouffé…

 

– Vous voyez, monsieur le comte, poursuivit Rocambole, que ma petite marchandise a bien son mérite et je vais vous dire mon prix… Depuis quelque temps il me vient des idées… j’ai envie de devenir vertueux… de m’établir convenablement en province, et de me marier… Si j’avais seulement cent mille francs…

 

– Tu les auras, dit le comte.

 

– Vrai ?

 

– Je t’en donne ma parole.

 

– Hum ! dit Rocambole, si c’était le capitaine qui me parlât ainsi, j’aimerais mieux une lettre de change, mais vous… Bah ! je me risque… Venez…

 

Léon cessa d’appuyer son genou sur la poitrine de Rocambole, qui se releva aussitôt et ajouta :

 

– Venez, monsieur le comte, venez… nous avons tout juste le temps…

 

Rocambole guida Léon Rolland et M. de Kergaz jusqu’à la villa, et les conduisit au pavillon où déjà M. de Beaupréau violentait la pauvre Cerise.

 

Et l’on se souvient que la jeune fille, se sentant dominée et étreinte tout à coup par l’ivresse du narcotique, n’avait eu que le temps d’étendre la main et de crier :

 

– Sauvez Jeanne, sauvez-la !…

 

Tandis que Léon renversait sous lui M. de Beaupréau, Armand s’élança au dehors.

 

Rocambole l’attendait.

 

– Venez vite, monsieur le comte, dit-il, venez, vous n’avez que le temps… et armez vos pistolets.

 

Et Armand se dirigea en courant vers la villa, où Jeanne peut-être était déjà au pouvoir de l’infâme Andréa…

 

Jeanne et le faux comte de Kergaz étaient demeurés seuls.

 

Le valet qui avait annoncé le baronnet avait posé son flambeau sur la cheminée, et s’était retiré.

 

La jeune fille, assise sur une bergère, était sans force et sans voix, en proie à une indicible émotion.

 

Sir Williams était à ses genoux, baisant ses mains et lui murmurant les plus douces paroles que jamais homme passionnément épris ait laissées tomber de ses lèvres dans l’oreille de la femme aimée…

 

Et Jeanne, oppressée, palpitante, étourdie, Jeanne à demi folle écoutait ce démon et se sentait prise de vertige au magnétisme de son regard, au son de sa voix, au feu de ses baisers dont il couvrait ses mains.

 

– Jeanne !… Jeanne, ma bien-aimée, disait sir Williams, Jeanne, je vous aime… et vous allez m’aimer…

 

Et il osait lui parler de bonheur, d’avenir, d’une longue vie à deux, passée, les mains enlacées, dans un désert dont il saurait faire un Eden ; et il y avait dans sa voix de mystérieuses et frémissantes harmonies, d’inexprimables tendresses, de magiques séductions… Jeanne, éperdue, essayait de fermer l’oreille aux fiévreux propos de ce discours, elle essayait encore de se cramponner à cette image à demi effacée d’Armand, et qui était en son cœur malgré tout.

 

Mais l’œuvre de séduction continuait, et le moment allait venir peut-être où, brisée, vaincue, affolée, elle s’évanouirait dans les bras de ce tentateur, lorsqu’il arriva une chose étrange : Soit qu’il eût oublié un moment son rôle et qu’il obéît lui-même à une tentation, soit qu’il crût prématurément à sa victoire, sir Williams osa approcher vivement ses lèvres des lèvres de la jeune fille…

 

Et alors, brûlée par ce contact, Jeanne poussa un cri, une réaction se fit en elle, la raison revint, elle le repoussa et se dégagea de son étreinte.

 

– Non, non ! dit-elle, jamais ! je ne vous aime pas…

 

Puis il se fit comme un jour subit dans son esprit, comme une demi-révélation de la vérité ; elle crut lire dans les yeux de cet homme qu’il mentait, et elle lui dit :

 

– Non, vous n’êtes pas, vous ne pouvez être le comte de Kergaz ! Un gentilhomme ne se conduit point ainsi…

 

Jeanne, à ces mots, recula et voulut fuir.

 

Sir Williams lut dans son regard une froide résolution de résistance ; il comprit que le mépris venait d’entrer dans le cœur de cette femme naguère fascinée, que ce mépris montait chez elle du cœur aux lèvres, et des lèvres au regard… que Jeanne, enfin, ne l’aimerait jamais ! Mais sir Williams voulait se venger, et don Juan jeta soudain le masque !

 

– Oui, dit-il, vous avez raison, je ne suis pas le comte de Kergaz, non ! Je m’appelle Andréa, Andréa le déshérité et le maudit ; Andréa le frère de celui que vous aimez et que je hais, moi, comme l’enfer hait le ciel…

 

Un ricanement de damné passa dans sa gorge, un regard de flamme jaillit de ses yeux.

 

– Et vous m’aimerez malgré vous ! s’écria-t-il.

 

Et il prit Jeanne dans ses bras robustes, l’enlaça comme le tigre enlace sa proie, et lui mit un second baiser sur les lèvres…

 

– Nous sommes seuls… dit-il, bien seuls… Armand ne vous sauvera pas !…

 

Mais comme il prononçait cette parole impie, une voix tonnante et semblable à celle de l’ange qui ferma le paradis terrestre se fit entendre sur le seuil de la porte violemment ouverte :

 

– Tu te trompes, Andréa, disait-elle, et ce n’est point pour toi l’heure de la vengeance, c’est celle de la mort !

 

Alors un homme au regard de feu, à la démarche altière, un homme que le courroux semblait avoir transfiguré, alla droit à sir Williams, et lui appuya sur le front le canon d’un pistolet :

 

– À genoux ! dit-il, à genoux, misérable ! Tu vas mourir.

 

Sir Williams était brave, mais l’approche de la mort répandit sur son visage une pâleur livide, un frisson parcourut tout son corps… Le pistolet était appuyé sur son front.

 

Armand se tourna alors vers Jeanne, et lui dit lentement :

 

– Madame, cet homme vous a outragée, et il mérite la mort ; mais cet homme et moi nous avons eu la même mère… voulez-vous lui pardonner ?

 

– Oh ! grâce, grâce ! Armand, mon bien-aimé… murmura Jeanne, dont toute l’âme passa dans ces paroles.

 

Armand releva son arme, et dit froidement à sir Williams, immobile et muet :

 

– Au nom de notre mère que tu as tuée, au nom de Marthe, ta victime, au nom de cette chaste et noble enfant que tes lèvres impures ont voulu souiller, je te pardonne ! Va, maudit, et Dieu puisse-t-il te faire miséricorde un jour, à toi qui n’as eu pitié de personne !

 

*

* *

 

À huit jours de là, un matin, vers onze heures, un triple mariage se célébrait dans l’église Saint-Louis.

 

M. le comte Armand de Kergaz épousait mademoiselle Jeanne de Balder.

 

M. Fernand Rocher s’unissait à mademoiselle Hermine de Beaupréau.

 

Cerise venait de passer à son doigt la bague d’alliance de Léon Rolland, l’honnête ouvrier.

 

Agenouillée sur la dalle de l’église, près de la porte, où, au moyen âge, se tenaient les pauvresses et les filles repenties, à gauche du bénitier, une femme pleurait et priait avec ferveur.

 

Cette femme était vêtue de la robe des Sœurs-Grises novices…

 

On l’appelait sœur Louise.

 

Dans le monde des jeunes fous et des femmes galantes, elle avait eu nom la Baccarat !

 

 

 

 

 

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Avril 2008

 

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