Joseph Henri Boex dit
Rosny Aîné
LE FÉLIN GÉANT
Roman des âges farouches
(1918)
Table des matières
À propos de cette édition électronique
Aoûn, fils de l’Urus, aimait la contrée souterraine. Il y pêchait des poissons aveugles ou des écrevisses livides, en compagnie de Zoûhr, fils de la Terre, le dernier des Hommes-sans-Épaules, échappé au massacre de sa race par les Nains-Rouges.
Aoûn et Zoûhr, pendant des journées entières, longeaient le fleuve des cavernes. Souvent, la rive n’était plus qu’une corniche étroite ; parfois il fallait ramper dans les couloirs de porphyre, de gneiss ou de basalte. Zoûhr allumait des torches de térébinthe ; la lumière pourpre rebondissait sur le quartz des voûtes et sur les flots intarissables. Alors, ils se penchaient pour voir nager des bêtes blêmes, s’opiniâtraient à chercher des issues ou continuaient leur route, jusqu’à la muraille d’où jaillissait le fleuve. Ils s’y arrêtaient, longtemps. Ils auraient voulu franchir cette barrière mystérieuse à laquelle les Oulhamr se heurtaient depuis six printemps et cinq étés.
Aoûn, qui descendait de Naoh, fils du Léopard, appartenait, selon la coutume, au frère de sa mère, mais il préférait Naoh, dont il avait la structure, la poitrine infatigable et les instincts. Ses cheveux tombaient en masses rudes comme la crinière des étalons ; ses yeux étaient couleur d’argile. Sa force le rendait redoutable, mais, plus encore que Naoh, il faisait grâce aux vaincus quand ils s’aplatissaient contre la terre ; c’est pourquoi les Oulhamr mêlaient du mépris à l’admiration que suscitait son courage. Il chassait seul avec Zoûhr, que sa faiblesse rendait négligeable, encore qu’il fût habile à découvrir les pierres pour faire le feu et à préparer une substance inflammable avec la moelle des arbres.
Zoûhr avait la forme étroite d’un lézard ; ses épaules retombaient si fort que les bras semblaient jaillir directement du torse : c’est ainsi que furent les Wah, les Hommes-sans-Épaules, depuis les origines jusqu’à leur anéantissement par les Nains-Rouges. Il avait une intelligence lente mais plus subtile que celle des Oulhamr. Elle devait périr avec lui et ne renaître, dans d’autres hommes, qu’après des millénaires.
Plus encore qu’Aoûn, il aimait la contrée souterraine : ses pères, et les pères de ses pères, vivaient dans des pays pleins d’eau, dont une partie s’enfonçait sous les collines ou se perdait dans la montagne.
Un matin des temps, ils se trouvèrent au bord du fleuve. Ils avaient vu monter le brasier écarlate du soleil, et maintenant la lumière était jaune. Zoûhr savait qu’il prenait plaisir à voir couler les flots, mais Aoûn goûtait ce plaisir sans le savoir. Ils se dirigèrent vers le pays des cavernes. La montagne était devant eux, haute et inaccessible : sa cime formait une longue muraille. Au nord et au sud, où elle se prolongeait indéfiniment, elle élevait des masses infranchissables. Aoûn et Zoûhr souhaitaient de la dépasser ; tous les Oulhamr le souhaitaient.
Ils venaient du Nord-Occident ; ils marchaient depuis quinze ans vers l’Orient et vers le Sud. Au commencement, des cataclysmes les avaient chassés ; puis, voyant que la terre devenait toujours plus désirable et plus riche en proies, ils s’étaient accoutumés à ce vaste voyage.
Et ils s’impatientaient devant la montagne.
Aoûn et Zoûhr se reposèrent auprès des roseaux, sous les peupliers noirs. Énormes et bénévoles, trois mammouths passaient sur l’autre rive. On vit s’enfuir des saïgas ; un rhinocéros oscilla près d’un promontoire. Des énergies obscures agitaient le fils de Naoh ; son âme, plus vagabonde que celle des cigognes, voulait vaincre l’étendue. Et quand il se redressa, il alla vers l’amont, jusqu’à ce que parût l’ouverture farouche d’où sortait le fleuve. Des chauves-souris voletèrent dans l’ombre, une ivresse vagabonde enchanta le jeune homme ; il dit à Zoûhr :
« Il y a d’autres terres derrière la montagne ! »
Zoûhr répondit :
« Le fleuve vient des terres du soleil ! »
Son œil dormant, qui ressemblait à l’œil des reptiles, se fixa sur les yeux étincelants d’Aoûn. C’est Zoûhr qui avait donné une forme au désir de l’Oulhamr. En proie à l’intelligence pleine de rêves des Hommes-sans-Épaules, qui avait fait déchoir la race, il savait que les rivières et les fleuves ont un commencement.
L’ombre bleue devint l’ombre noire. Zoûhr alluma une des branches qu’il avait apportées. Ils auraient pu circuler sans lumière, tellement ils connaissaient la contrée. Ils avancèrent longtemps, passèrent par des couloirs, franchirent des crevasses et, vers le soir, ils dormirent après avoir rôti des écrevisses.
Une secousse les éveilla qui semblait la secousse du sol même. On entendit rouler des pierres, puis le silence revint. À peine née, leur inquiétude s’éteignit, et ils se rendormirent. Mais quand ils se remirent en marche, ils trouvèrent la route entravée par des blocs inconnus.
Alors des souvenirs montèrent dans Zoûhr :
« La terre a tremblé ! » affirma-t-il.
Aoûn ne comprit pas et ne chercha point à comprendre. Sa pensée était vive, hardie et courte ; elle s’attachait aux difficultés immédiates ou aux mouvements des créatures vivantes. Une impatience croissait en lui qui précipitait sa course, si bien qu’avant la fin du second jour, ils atteignirent la muraille où s’arrêtait la terre souterraine.
Pour mieux voir, Zoûhr alluma une nouvelle torche de térébinthe : la lueur, s’élevant le long du gneiss, mêlait la vie de la flamme à la vie mystérieuse des minéraux.
Les compagnons clamèrent : une large fissure s’était faite dans la muraille.
« C’est la terre ! » fit Zoûhr.
Aoûn s’avançait et se penchait dans l’ouverture. Elle était plus large qu’un homme. Quoiqu’il connût les pièges de la pierre fraîchement fendue, son impatience l’emporta vers la crevasse. La marche était pénible ; il fallait continuellement ramper ou franchir des blocs. Zoûhr suivit le fils de l’Urus ; il y avait en lui une tendresse obscure qui lui faisait partager les périls de l’autre et qui transformait sa prudence en audace.
Le passage devint si étroit qu’ils durent passer de biais ; un air pesant semblait jaillir du roc. Puis, une saillie aiguë rendit la passe plus étroite encore, et comme ils ne pouvaient pas se baisser, l’aventure parut sans issue.
Tirant sa hache de néphrite, Aoûn frappa avec colère, comme il aurait frappé un ennemi ; la saillie oscilla. Les deux guerriers comprirent qu’on pouvait la détacher du roc. Zoûhr fixa sa torche dans une fissure et unit son effort à celui d’Aoûn. La saillie oscilla davantage ; ils poussèrent de toute leur énergie. Le gneiss craqua, des pierres roulèrent ; on entendit un choc sourd : le passage était libre.
Il s’élargit ; ils purent marcher sans peine ; l’air devint plus pur et ils se trouvèrent dans une caverne. Exalté, Aoûn se mit à courir, jusqu’à ce qu’il fût arrêté par les ténèbres, car Zoûhr demeurait en arrière avec la torche. Mais l’arrêt fut court. L’impatience de l’Oulhamr gagnait l’Homme-sans-Épaules et ils avancèrent à grands pas.
Bientôt une lueur d’aube filtra, qui devenait plus claire à mesure ; l’ouverture de la caverne montra un défilé creusé entre deux murailles de granit.
Très haut, on apercevait une bande de ciel, qui avait la couleur du saphir.
« Aoûn et Zoûhr ont franchi la montagne ! » cria joyeusement le fils de l’Urus.
Il redressait sa grande stature ; un orgueil obscur et profond vibrait dans sa chair ; ses instincts nomades le transportaient d’une ardeur incoercible. Plus secrète et plus rêveuse, l’émotion de Zoûhr se subordonnait à celle de son compagnon.
Cependant, ce défilé étroit, perdu au fond de la montagne, ressemblait encore trop au pays des cavernes : Aoûn voulait revoir la terre libre et ne prit guère de repos. Le défilé parut interminable. Quand ils en atteignirent l’extrémité, la mort du jour était proche, mais leur rêve était accompli.
Devant eux s’étendait un long pâturage qui semblait entrer dans le firmament ; à droite et à gauche, se dressait la montagne, monde formidable de la pierre, du silence et des tempêtes, qui semble immuable et que la goutte d’eau creuse, emporte et dissout inlassablement. Aoûn et Zoûhr entendaient le battement de leurs poitrines. Une vie sans borne était là, d’où ruisselait toute la fécondité de la terre ; le sort des hommes tenait aux flancs noirs des basaltes, aux pics de granit, aux coulées de porphyre, aux gorges où hurlait le torrent et aux vallées douces où la source chantait d’une voix tendre ; il tenait aux armées du sapin et aux légions du hêtre, aux pacages apparus dans les crénelures, aux glaciers perdus parmi les cimes, aux moraines désertiques…
Dans un site de tourelles, de pics et de coupoles, le soleil allait mourir ; des mouflons apparaissaient mystérieusement au bord d’un abîme ; un vieil ours, sur un roc de gneiss, épiait la solitude, tandis qu’un aigle chauve planait lentement sous un nuage bordé d’ambre.
Une terre neuve appelait l’âme aventureuse d’Aoûn et l’esprit songeur du dernier Homme-sans-Épaules.
Aoûn et Zoûhr marchèrent pendant quatorze journées. Une force profonde leur défendait de revenir vers la Horde avant d’avoir découvert des savanes et des forêts où les Oulhamr trouveraient à foison la chair et les plantes dont se nourrit la bête verticale.
On ne peut pas vivre dans la montagne. Elle chasse l’homme à la fin de l’été ; la terre y reverdit longtemps après que la plaine est déjà couverte d’herbes fraîches ou de feuilles nouvelles.
Plus d’une fois, le soir vint sans qu’ils eussent abattu une proie ou découvert assez de racines pour éteindre leur faim. Ils allaient vers l’Orient et vers le Midi. Le neuvième jour, les hêtres devinrent plus nombreux que les sapins, puis les chênes et les châtaigniers se multiplièrent. Aoûn et Zoûhr surent qu’ils approchaient de la plaine. Les bêtes rôdaient plus nombreuses ; chaque soir, la chair et les racines rôtissaient au-dessus du feu, et les nomades dormaient sous des étoiles moins froides.
Le quatorzième jour, ils arrivèrent à l’extrémité de la montagne. La plaine s’étalait, interminable, aux abords d’un fleuve géant. Debout sur la déclivité d’un promontoire basaltique, qui s’enfonçait dans la savane, les compagnons regardaient la terre nouvelle où jamais n’avait marché la race des Oulhamr ni des Wah. À leurs pieds poussaient des arbres inconnus : banians dont chacun formait un boqueteau, palmiers aux feuilles semblables à des plumes immenses, chênes verts rampant au long des collines, bambous élevant leur herbe colossale. Des fleurs sans nombre semaient dans l’étendue la joie obscure, l’amour fécond et la volupté patiente du végétal sur qui toute vie repose.
Aoûn et Zoûhr épiaient préférablement les bêtes. Elles jaillissaient et disparaissaient selon les inflexions du site, la hauteur des herbes, des roseaux, des fougères arborescentes, la disposition des collines, des arbres et des bambous. On voyait fuir la troupe des antilopes, s’avancer les chevaux ou les onagres, pâturer les zébus. Des cerfs et des gaurs surgissaient au détour du fleuve ; une horde de dhôles cernait un saïga ; des crotales rampaient sournoisement parmi les gramens ; trois chameaux profilaient leurs torses bossus sur une éminence ; des paons, des faisans, des perruches se décelaient à la lisière des palmeraies, cependant que les singes se cachaient dans les ramures, que les hippopotames plongeaient dans le fleuve ou que les crocodiles flottaient comme des troncs d’arbres.
Jamais la chair ne manquerait le soir aux feux des Oulhamr ! La promesse d’une vie abondante faisait palpiter les nomades, et à mesure qu’ils descendaient le promontoire, l’atmosphère devint si chaude, que la pierre brûlait sous leurs pieds.
Tandis qu’ils croyaient n’avoir à franchir qu’une courte étendue pour atteindre la plaine, la roche à pic les arrêta.
L’Oulhamr poussait un cri de colère, mais le Wah dit :
« Cette terre est pleine de pièges ! Aoûn et Zoûhr n’ont pas assez de sagaies. Ici, aucune bête dévoreuse d’hommes ne peut nous atteindre. »
La silhouette d’un lion apparut au loin, dans l’échancrure d’une colline. Aoûn répondit :
« Zoûhr a dit ce qu’il fallait dire ! Nous taillerons des sagaies, des massues et des branches-à-lancer, pour abattre la proie et vaincre les mangeurs d’hommes. »
Les ombres étaient longues sur le promontoire ; la lumière eut la couleur du miel. Aoûn et Zoûhr se dirigèrent vers un jeune chêne pour en tirer leurs armes. Ils savaient construire des épieux et des massues, travailler dans la corne, aiguiser la pierre et durcir le bois à la flamme. Depuis la sortie des cavernes, leurs haches s’étaient émoussées ; ils n’avaient guère renouvelé leur outillage. Une prescience confuse les portait à s’armer puissamment avant d’entrer dans cette terre formidable.
Ils abattirent des branches jusqu’à ce que le soleil s’étendît au fond du paysage comme un vaste feu rouge. Puis, ils rassemblèrent les cornes, les os et les pierres qu’ils ramenaient de la montagne.
« La nuit va venir, fit Aoûn. Nous travaillerons au retour de la lumière. »
Cependant, ils avaient accumulé du bois sec où Zoûhr s’apprêtait à lancer le feu, par l’aide d’une pierre de marcassite et d’un silex, tandis que son compagnon enfonçait une branche aiguë dans un quartier d’ægagre.
Une clameur les redressa, qui retentissait comme un rugissement et haletait ainsi que le rire de l’hyène. Et ils virent, à cinq cents coudées du promontoire, une bête inconnue. Elle avait la taille du léopard, un pelage rouge ocellé de noir, des yeux larges et plus étincelants que ceux du tigre. Quatre dents très longues et très tranchantes se croisaient hors de ses mâchoires. Toute sa structure annonçait la vitesse.
Aoûn et Zoûhr concevaient qu’elle était de la race des carnivores, mais elle ne rappelait aucun des fauves qu’on trouve à l’autre versant des montagnes. Elle leur parut peu redoutable. Avec le harpon, la massue ou la sagaie, Aoûn triomphait des bêtes de sa taille. Il était aussi fort et aussi véloce que Naoh, vainqueur des Velus, de l’ours gris et du tigre.
Et il cria :
« Aoûn ne craint pas la bête rouge. »
Un nouveau rugissement, plus strident et plus saccadé, étonna les guerriers.
« Sa voix est plus grande que son corps ! remarqua Zoûhr ; ses dents sont plus tranchantes que celles de tous les mangeurs de chairs.
– Aoûn l’abattrait d’un coup de massue. »
La bête fit un bond de vingt coudées. Et se penchant, Aoûn aperçut une autre bête, géante, qui trottait au bas du promontoire. Elle avait la peau nue, les pattes semblables à de jeunes saules, une gueule énorme et stupide. C’était un hippopotame mâle, dans sa force. Il s’efforçait de regagner le fleuve. Mais le machairodus, à chaque détour, lui barrait la route, et l’hippopotame s’arrêtait, les mâchoires béantes, avec un grondement.
« La bête est trop petite pour abattre l’hippopotame ! fit Aoûn. L’hippopotame ne craint pas le lion. »
Zoûhr regardait sans rien dire. Une curiosité ardente soulevait la poitrine des compagnons, toute la passion de guerre qui veille dans les hommes.
Brusquement, le machairodus prit son élan. Il retomba sur la nuque de l’hippopotame et s’y accrocha de ses griffes aiguës. Le pachyderme, avec des cris immenses, galopa vers le fleuve. Mais les dents tranchantes traversaient le cuir dur et trouvaient la chair épaisse ; une plaie grandissait dans le cou colossal, le machairodus buvait le flot rouge avec des halètements de joie et de triomphe.
D’abord l’hippopotame accéléra sa course ; il ne meuglait plus ; son énergie était condensée dans la volonté de regagner le fleuve. Là, plongeant dans les pâturages natals, il réparerait sa blessure, il connaîtrait encore la douceur de vivre. Ses pattes massives battaient la savane et, malgré l’oscillation du corps lourd, il avançait aussi vite qu’un sanglier ou un onagre.
Le fleuve fut proche ; son odeur humide surexcitait le géant. Mais les dents farouches creusèrent encore ; une plaie nouvelle s’élargit ; l’hippopotame commença de chanceler. On voyait trembler les jambes courtes ; un râle s’échappait de la gueule monstrueuse : les dents du machairodus fouillaient sans relâche.
Au moment où il allait atteindre les roseaux, le vaincu tourna lentement sur lui-même, frappé de vertige. Un souffle rauque, et la masse immense s’écroula. Alors, le machairodus, se dressant sur ses pattes flexibles, poussa un rugissement qui faisait fuir au loin les buffles, et se mit à dévorer sa proie vivante.
Aoûn et Zoûhr gardaient le silence. Ils sentaient l’approche de la nuit carnivore ; un saisissement s’abattit sur leurs vertèbres ; ils devinaient obscurément que la terre nouvelle était une terre des autres âges, plus ancienne que la terre où rôdaient les Oulhamr, une terre où vivaient encore les bêtes qui avaient vécu avec les premiers hommes. L’ombre profonde du passé descendait avec les lueurs crépusculaires, et le fleuve chelléen roulait tout rouge à travers la savane.
Il leur fallut huit jours pour tailler les armes. Des pointes de silex ou des dents aiguës terminaient les sagaies ; ils avaient chacun un harpon dont l’extrémité était en corne ; deux propulseurs devaient lancer les traits à distance ; enfin, le chêne avait fourni des massues dont la plus lourde, maniée par Aoûn, était redoutable pour les plus grands fauves.
Ils descendirent de la pointe du promontoire dans la plaine, en s’aidant de lanières coupées dans le cuir d’un cerf. Quand ils furent sur la savane, la horde des Oulhamr sembla perdue dans une profondeur insondable. La force de la jeunesse entraînait Aoûn, et l’esprit de conquête des bêtes verticales. Autour de lui fuyait la proie innombrable. Il n’aurait eu qu’à se tapir dans l’herbe pour surprendre l’ægagre, l’axis ou le saïga. Mais il ne tuait pas en vain la bête herbivore, car la chair est lente à croître et l’homme doit manger chaque jour : lorsque la horde avait des provisions abondantes, Naoh, chef des Oulhamr, défendait la chasse.
D’ailleurs, la nouveauté des choses émerveillait les compagnons. Ils épiaient le gavial, long de douze coudées, et son museau interminable. On le voyait flotter sur le fleuve, se tenir en embuscade sur un îlot, ou parmi les roseaux de la rive. Le dryopithèque montrait dans les ramures ses mains noires et son torse humain. Des gaurs rôdaient en troupes, aussi puissants que les urus, dardant des cornes qui pouvaient ouvrir le poitrail du tigre et écraser le lion. Des gayals noirs développaient leurs rudes statures et leurs garrots saillants. Un guépard disparaissait soudain au tournant d’un hallier ; une troupe de loups, à la poursuite d’un nilgaut, passait furtive et sinistre, et les dhôles, le nez contre la terre, suivaient une piste ou bien, levant leurs têtes fines, hurlaient par saccades. Quelquefois, un tapir se dressait épouvanté dans sa bauge et fuyait dans les dédales du figuier banian.
Aoûn et Zoûhr, aux écoutes et les narines dilatées, se garaient des cobras et redoutaient les grands fauves : ceux-ci dormaient dans leurs repaires ou parmi les bambous ; seule une panthère rousse se montra vers le milieu du jour, dans le creux d’un roc, ses yeux de feu vert fixés sur les hommes.
Aoûn leva sa massue et dressa sa stature musculeuse, mais Zoûhr, se souvenant du machairodus, retint le bras de son compagnon :
« Le fils de l’Urus ne doit pas combattre encore ! »
Aoûn comprit la pensée de Zoûhr : puisque le machairodus s’était montré plus redoutable que le lion, cette panthère rousse pouvait avoir la puissance d’un tigre. Naoh, Faouhm et Goûn aux os secs enseignent la prudence autant que le courage : il faut connaître ses ennemis. Toutefois, l’Oulhamr n’abaissa pas tout de suite sa massue ; il criait :
« Aoûn ne craint pas la panthère ! »
Comme le fauve demeurait dans la caverne, les hommes reprirent leur route.
Ils cherchaient un repaire. Dans cette terre ardente, la nuit devait fourmiller de carnivores ; même auprès du feu, trop de périls menaçaient les nomades. Les Oulhamr avaient l’habitude et le sens du gîte ; ils savaient protéger les cavernes à l’aide de blocs, de branchages et de troncs d’arbres ; ils complétaient les abris en plein air ou ceux qu’offraient les rocs en surplomb.
Tout le jour, les compagnons ne trouvèrent rien et, vers le soir, ils s’éloignèrent du fleuve. Les premières étoiles paraissaient, quand ils firent halte sur une éminence où ne poussaient qu’une broussaille rare et quelques herbes chétives. Adossés à une arête de schiste, ils disposèrent le feu en demi-cercle. Chacun devait veiller à son tour. Parce qu’il avait l’ouïe plus fine et l’odorat plus subtil, et que le commencement de la nuit est plus redoutable, Aoûn veilla d’abord.
Une brise lente apportait les odeurs rudes de la bête et l’arôme caressant des végétaux. Les sens du jeune Oulhamr saisissaient dans leurs filets légers les rumeurs, les phosphorescences et les effluves.
Les chacals se montrèrent d’abord, furtifs, incertains et pleins de grâce. Le feu les attirait et les effarait. Ils demeuraient immobiles, puis, avec des grattements délicats, ils approchaient du mystère. Leurs ombres s’allongeaient derrière eux, leurs yeux brillants s’emplissaient d’une lueur rouge, leurs oreilles aiguës se tendaient en tous sens. Au moindre geste d’Aoûn, ils reculaient tous ensemble. Dès qu’il agitait le bras, ils fuyaient avec de faibles glapissements. Aoûn ne les craignait pas, même en multitude, mais leur senteur violente le gênait, en rendant moins sensibles les émanations des autres fauves.
Pour ne pas gaspiller ses armes, il ramassa de la pierraille. Au premier jet, ils se dispersèrent, puis des dhôles parurent, que le nombre et la faim pouvaient rendre audacieux. Ils rôdaient en grappes, avec des arrêts brusques, ou s’élançaient avec un grondement qui se répercutait de l’un à l’autre, comme s’ils se parlaient. Le feu les arrêta net. Aussi curieux que les chacals, ils flairaient la viande rôtie et l’odeur des deux hommes. Une confuse supplication se mêlait à leur convoitise.
Quand Aoûn jetait des pierrailles, l’avant-garde reculait et se tassait en angle ; une hurlée menaçante se répandait dans les pénombres. Ils s’obstinaient, hors de portée, déléguant des éclaireurs qui cherchaient sournoisement des ouvertures. Celles qui séparaient les ailes du feu de l’arête leur apparaissaient trop étroites : ils y revenaient pourtant ; ils flairaient avec une patience énervante. Parfois, ils feignaient une attaque, ou un groupe allait hurler derrière les rocs, dans l’espoir qu’une panique leur livrerait les viandes.
Peu à peu, les chacals étaient revenus, plus sournois, à distance des dhôles. Ils reculèrent devant douze loups surgis à l’orient, puis se dispersèrent pour laisser le passage à des hyènes. Celles-ci trottaient insupportablement, avec une vacillation convulsive de leurs dos déclives, et poussaient par intervalles un ricanement de vieille femme.
Deux chauves-souris naines tournoyaient sur leurs ailes molles ; plus haut, une roussette, qui avait l’envergure d’un aigle, vacillait sous les étoiles ; près du feu, les noctuelles éperdues palpitaient par myriades, les némocères formaient des colonnes bruissantes, les coléoptères fous tombaient sur les branches écarlates. On pouvait voir, dans un banian, surgir deux têtes de singes barbus, tandis que le hibou des marais gémissait sur un tertre et qu’un buceros passait son bec énorme entre les feuilles pennées d’un palmier.
L’inquiétude assiégeait Aoûn. Il observait les mâchoires béantes, les dents aiguës, toutes ces prunelles dont le feu faisait des flammeroles d’escarboucles.
La mort planait. Il y avait assez d’énergies assemblées pour détruire cinquante hommes. Les dhôles avaient la force des hordes ; les mâchoires des hyènes valaient celles des tigres ; les loups, de haute stature, montraient des nuques musculeuses, et les chacals mêmes, avec leurs canines pointues, auraient pu déchirer Aoûn et Zoûhr dans le temps qu’un rameau met à se consumer. La stupeur du feu arrêtait tant de bêtes faméliques ; la ruse vivait en elles, non l’audace, et la différence des espèces éparpillait les convoitises.
Elles attendaient un de ces événements qui récompensent le guet ou l’attente ; la haine, par intervalles, les dressait les unes contre les autres. Au hurlement des loups, les chacals se réfugiaient dans la pénombre, mais les dhôles ouvraient tous ensemble leurs gueules agiles ; tous cédaient le pas aux hyènes. Elles, qui menaçaient peu les hommes, ennemies du risque, accoutumées aux proies immobiles ou faibles, demeuraient là, retenues par la foule même des autres et par cette lueur étrange qui montait de la terre.
À la fin, arriva un léopard et Aoûn éveilla Zoûhr. Le fauve s’accroupit devant les dhôles. Ses yeux couleur d’ambre épiaient les flammes et, par-delà, les statures droites des hommes.
Indigné, Aoûn clama :
« Le fils de l’Urus a tué trois léopards ! »
La bête étendit ses pattes griffues, allongea son corps flexible et feula. Elle était de haute taille, plus massive que les léopards tachetés que connaissaient les Oulhamr. Sa peau flottait largement autour des muscles. Elle eût sans peine franchi le feu, puis atteint l’arête où se tenaient les hommes. Anxieuse, elle cherchait à reconnaître ces créatures verticales. L’odeur et le torse lui rappelaient le gibbon, mais le gibbon est plus petit et n’a pas cette allure. La lueur rouge les montrait plus hauts que des gaurs ; leurs gestes, les formes étranges qui se balançaient au bout de leurs membres, excitaient la prudence du léopard. Il était seul d’ailleurs, et ceux-ci lui faisaient face.
Aoûn clama plus fort ; sa voix sonna comme celle d’un ennemi puissant. Le léopard rampa vers la gauche, hésita devant l’hiatus qui séparait l’extrémité du feu et l’arête, puis passa sur les flancs et à l’arrière. Une pierre le frappa à la face. Il poussa un miaulement de rage, mais recula. Menaçant, il s’abaissa comme pour bondir ; gratta la terre de ses griffes, et obliqua vers le fleuve. Une partie des chacals le suivait ; les dhôles et les loups donnèrent des signes de lassitude, et les hyènes, élargissant le cercle de leurs rôderies, n’apparaissaient que par intermittences dans les lueurs tremblotantes.
Soudain, les hordes devinrent attentives ; toutes les narines flairèrent vers l’occident ; les oreilles aiguës se tendirent. Des rugissements brefs mordirent le silence et firent tressaillir les hommes sur leur arête. Puis, un corps onduleux, s’enlevant dans l’ombre, vint retomber en pleine lumière. Les dhôles s’étaient écartés, une tension passionnée immobilisait les loups et faisait flamber leurs prunelles ; les hyènes revenaient au trot ; deux chats viverrins miaulaient dans les ténèbres.
Aoûn et Zoûhr reconnurent ce pelage rouge et ces dents formidables.
La bête s’accroupit devant le feu. Sa taille ne dépassait guère celle du léopard et le cédait à celle des plus grandes hyènes, mais une puissance mystérieuse, reconnue par la foule des autres, émanait de ses gestes et de ses yeux immenses.
Cependant, Aoûn et Zoûhr tenaient leurs armes prêtes. Le fils de l’Urus tenait un harpon de la main droite ; la massue était à ses pieds ; moins fort, Zoûhr préférait les sagaies. Tous deux croyaient le machairodus supérieur au tigre, et peut-être aussi redoutable que ce fauve énorme, à qui jadis avaient échappé Naoh, Gaw et Nam, sur les terres des Dévoreurs d’hommes. Ils savaient déjà qu’il pouvait d’un seul bond franchir vingt coudées, distance supérieure à celle qui le séparait de l’arête. Mais le feu l’arrêtait. La queue rouge rebondissait sur le sol ; la voix tonnante retentissait par coupetées ; les muscles des deux hommes se raidissaient comme du granit.
Aoûn brandit le harpon, et visa… Un saut oblique du machairodus retarda le combat et Zoûhr dit à voix basse :
« Dès qu’elle sera atteinte, la bête rouge bondira, malgré le feu. »
Quoiqu’il fût aussi adroit que Naoh même, Aoûn ne pouvait, à vingt coudées de distance, blesser mortellement un grand fauve. Il écouta Zoûhr et attendit.
Le machairodus se trouva devant le brasier.
Il s’en approcha au point de n’être plus qu’à quinze coudées des compagnons. On le discernait mieux. Sa poitrine était couverte d’un poil plus pâle que le haut du torse, les dents luisaient comme de l’onyx, et, quand il tournait la tête vers l’ombre, le feu des yeux ressemblait à la lueur des lampyres.
Deux pointes du roc l’empêchaient de bondir et gênaient aussi les hommes pour lancer la sagaie ou le harpon.
Il lui fallait avancer de trois coudées. Il s’y apprêtait ; une dernière fois, il épiait les adversaires, tandis que sa poitrine palpitait d’une rage croissante, car il pressentait le courage des bêtes verticales.
Soudain, une clameur traversa les rangs des dhôles ; les loups tourbillonnèrent ; les hyènes battirent en retraite vers le banian. On discernait, sous les étoiles, une masse énorme qui tanguait. Bientôt, la lumière rougeâtre montra une face épaisse vers l’extrémité de laquelle se dressait une corne plus longue que celle d’un buffle. La peau rappelait l’écorce des vieux chênes ; des colonnes rugueuses supportaient le corps aussi pesant que celui de six chevaux. Rogue, myope et incohérente, agitée de quelque obscure colère, la bête trottait. Tout s’écartait devant elle ; un loup, qu’une poussée de panique avait jeté sur la route du rhinocéros, fut écrasé comme une bestiole : Aoûn savait que le lion et l’ours des cavernes auraient subi le même sort. Il semble que le feu même ne dût pas arrêter le monstre. Il l’arrêta pourtant. Le corps colossal oscillait devant les braises écarlates ; les petits yeux se dilataient ; la corne menaçait l’étendue…
Alors, le machairodus parut devant le rhinocéros.
Si allongé qu’il ressemblait à un reptile, la poitrine à ras du sol, le carnivore feulait d’une manière continue. Le souvenir vague qui inquiéta le pachyderme céda vite à la fureur. Sur la steppe, dans la jungle, au fond des landes, aucune vie n’avait résisté à sa masse ; tout ce qui ne fuyait pas était écrasé. La corne pointa vers la bête rouge, les pattes pesantes reprirent leur course. C’était la trombe. Il aurait fallu un roc ou un mammouth pour l’arrêter. Encore deux pas et le machairodus éclatait en lambeaux… mais le machairodus s’effaça.
Avant de pouvoir se tourner, le colosse roula jusqu’au banian, et la bête rouge fut sur son épaule.
Elle fit un rugissement rauque, s’incrusta des quatre griffes et commença son œuvre. L’artère qu’elle connaissait et que connaissaient les ancêtres millénaires, était là, sous un repli de peau plus épais que l’écorce des vieux cèdres, aussi dur que l’écaille des tortues, impénétrable aux crocs du tigre, du lion et du félin géant des cavernes. Seules ces longues dents tranchantes savaient s’y frayer passage. Le cuir, la chair s’ouvrirent, un flot de sang jaillit, haut d’une coudée ; la bête immense tentait de faire choir le fauve et, n’y pouvant parvenir, elle se roula sur le sol.
Le machairodus ne s’y laissa pas prendre. Avec des grondements de volupté, il rebondit, s’écarta et défia cette force qui valait vingt fois la sienne. Un instinct infaillible lui annonçait que la vie s’écoulait avec le flot chaud et qu’il n’y avait qu’à attendre. Déjà le rhinocéros vacillait ; les dhôles, les hyènes, les chacals, les chats viverrins, avec des clameurs de convoitise, se rapprochaient des antagonistes.
Le colosse vaincu pouvait donner à tous la nourriture d’un jour : plus qu’aucun autre fauve, le machairodus pourvoyait ces hordes parasites qui escortent les grands carnivores.
Encore un élan. La corne farouche fonce vers l’ennemi ; la gueule bave et rauque ; le désespoir palpite dans la masse impuissante. Puis, c’est la fin ; le flot tarit ; les énergies se perdent dans le mystère des choses évanouies ; la peur obscure de la mort s’efface dans la mort même ; le rhinocéros s’effondre comme un roc ; et le machairodus, élargissant la plaie qui a eu raison du monstre, dévore la chair chaude, cependant que les chacals lèchent le sang répandu sur la terre et que les dhôles, les hyènes, les loups attendent humblement que la bête rouge soit repue.
Après la victoire du machairodus, Aoûn et Zoûhr remirent des branches sur le feu. Puis Aoûn se coucha sous la garde de son compagnon. Le péril s’était éloigné ; ce cercle de gueules qui menaçait les hommes se pressait maintenant autour du rhinocéros. Zoûhr put voir les étoiles qui, naguère, touchaient la cime des ébéniers, descendre vers le fleuve. Plus craintif qu’Aoûn, il se sentait étrangement enveloppé par l’inconnu de cette terre nouvelle où le fauve, dont la taille dépassait à peine celle du léopard, détruisait les grands pachydermes.
Longtemps, le vainqueur dévora. Par caprice, par goût ou par suite d’une habitude héréditaire, il déchirait le cuir en tous sens, ne s’attardant guère à la même place. Les bêtes les plus faibles, chacals et chats viverrins, se glissaient sur les ouvertures abandonnées sans que le machairodus y prît garde, mais il grondait lorsque les dhôles, les loups, surtout les hyènes, resserraient trop leur cercle.
La lune à son dernier quartier montait à l’opposite du fleuve, lorsque le félin descendit de sa proie. Alors, frénétiques, loups, dhôles et hyènes se précipitèrent. On eût dit qu’ils allaient s’exterminer : les crocs parurent à quelques pouces les uns des autres, une hurlée immense s’éleva sous les astres. Mais une trêve se faisait au sein même du tumulte ; les loups se trouvèrent aux épaules et à la poitrine, les hyènes achevaient d’ouvrir le ventre, les dhôles s’acharnaient au dos et à l’arrière. Connaissant leur sort, chacals et chats viverrins s’évadèrent.
Un instant, la tête du machairodus resta tournée vers ce grouillement de gueules. Le sang s’égouttait à la lèvre, qu’il léchait avec indifférence ; la lassitude de la dévoration appesantissait ses mâchoires ; ses paupières s’entre-fermaient. Dans un sursaut, il se réveilla, il fit quelques pas vers le feu et vers cette bête verticale qui agaçait son instinct, puis, plein de la confiance d’une force invaincue, il s’allongea sur la savane et s’endormit.
Zoûhr l’épiait avec défiance. Il se demandait s’il ne fallait pas profiter de ce sommeil pour fuir, mais, songeant que sans doute la bête dormirait longtemps, il n’éveilla pas Aoûn.
La lune, rapetissée à mesure qu’elle montait au-dessus des collines, faisait blêmir les étoiles ; la masse du rhinocéros diminuait sous le grouillement des gueules ; l’aube était proche lorsque le fils des Hommes-sans-Épaules toucha la poitrine d’Aoûn.
« Il n’y a plus de bois, dit-il, tandis que le compagnon dressait son torse, la flamme est basse, la bête rouge est endormie. Aoûn et Zoûhr doivent partir. »
Le grand Oulhamr considéra le site. Il aperçut le machairodus immobile à deux cents coudées du campement. Une haine subite l’envahit. Il revit la bête rugissant devant la flamme, il revit les dents plongeant dans le cuir du colossal herbivore : toute la race des hommes et de ceux qui la font vivre était menacée par cette forme inconnue !
« Aoûn ne pourrait-il tuer la bête pendant qu’elle dort ? demanda-t-il.
– Elle s’éveillerait, répondit l’autre. Il vaut mieux passer au-delà du roc. »
Le fils de l’Urus hésitait. La force qui le portait à combattre venait du fond de l’espèce : ni Faouhra, ni Naoh n’auraient supporté qu’un fauve de cette taille les eût guettés pour faire d’eux sa proie.
« Naoh a abattu la tigresse et l’ours gris ! fit sombrement l’Oulhamr.
– La tigresse et l’ours gris auraient fui devant le rhinocéros ! »
Cette réponse apaisa le guerrier. Il assujettit le harpon, le propulseur, les sagaies, et prit à la main sa massue. Après un dernier regard à la bête rouge, ils franchirent l’arête et descendirent du roc. Ils étaient mornes, ayant mal dormi, et songeaient à la horde perdue au-delà des montagnes.
Le jour allait poindre, le levant était pâle, les voix carnivores se taisaient au bord du fleuve, les feuilles et les herbes semblaient plus immobiles…
Un rauquement mordit le silence. Aoûn et Zoûhr, se tournant, virent le machairodus. Quelque circonstance ou simplement le départ des hommes l’avaient éveillé ; l’instinct le conduisait à la suite de ces créatures qui avaient surpris sa mentalité confuse.
« Aoûn devait combattre la bête rouge pendant son sommeil ! » fit l’Oulhamr en dégageant son harpon.
Un regret aigu lui pesait sur la poitrine. Le Wah, tête basse, concevait que sa prudence avait été néfaste et regardait Aoûn avec humilité. Mais Aoûn n’avait pas de rancune ; sa grande poitrine s’enflait à l’agitation de la lutte et Zoûhr était comme un élément de sa personne. D’abord, ils se tinrent épaule contre épaule, unifiant leurs énergies. Aoûn poussa son cri de guerre :
« Le fils de l’Urus et Zoûhr perceront la bête rouge et lui écraseront les os ! »
Le machairodus ne se hâtait point. Quand les bêtes verticales s’arrêtèrent, il s’arrêta à son tour ; il les regarda détacher les propulseurs avec les sagaies et allonger étrangement leurs membres. Ainsi que naguère, les cris articulés l’étonnaient : il se mit à suivre une route transverse qui ne le rapprochait guère.
« La bête rouge a peur des hommes ! » hurla Aoûn, et il brandit ensemble le harpon et la massue.
Un long rugissement lui répondit, le machairodus fit deux bonds colossaux. Avant qu’il eût repris son élan pour la troisième fois, les propulseurs d’Aoûn et de Zoûhr tournoyèrent. Atteint d’une sagaie au torse et dans la nuque, le fauve se rua frénétiquement sur les hommes. Le fils de l’Urus lança un harpon qui s’enfonça dans les côtes ; l’arme de Zoûhr écorcha le crâne dur. La bête était sur eux.
D’une détente, elle terrassa Zoûhr et lui enfonça ses crocs dans la poitrine. Aoûn attaquait avec la massue. Le noyau de chêne frappa horizontalement et rencontra le vide : le machairodus s’était reculé. L’Oulhamr et la bête se trouvèrent face à face. Il évita une première attaque par un saut oblique. Il repoussa la deuxième d’un tournoiement qui glissa contre l’épaule du fauve. Une masse foudroyante le renversa, et culbuta elle-même, emportée par l’élan. L’homme se retrouva sur un genou au moment où le machairodus revenait à la charge. Tandis que Zoûhr, défaillant, lançait sa hache, Aoûn abattit la massue des deux mains. Elle retentit sur la tête opaque ; le félin se mit à tourbillonner, comme s’il était devenu aveugle. Un deuxième coup lui paralysa la nuque. Puis Aoûn fracassa les côtes, rompit les pattes, écrasa les mâchoires. Il fallut deux coups de sagaie pour achever l’agonie, et Zoûhr, d’une voix rauque et faible, soupirait :
« Aoûn a tué la bête rouge. Aoûn est plus fort que Faouhm. Aoûn est aussi fort que Naoh qui a conquis le feu chez les Dévoreurs d’hommes ! »
L’Oulhamr s’enivrait des paroles de son compagnon ; l’orgueil dilatait ses narines ; cette tristesse qui appesantissait ses os, lorsqu’il fuyait dans la nuit, s’était dispersée ; son être triomphant s’exaltait à l’aventure, et, tourné vers les pourpres de l’aurore, il aima passionnément la terre inconnue.
Zoûhr balbutia encore :
« Le fils de l’Urus sera un chef parmi les hommes ! »
Puis il poussa une plainte ; sa face prit la couleur de l’argile et il s’évanouit. Alors, Aoûn, voyant que le sang ruisselait sur la poitrine du blessé, se troubla comme s’il avait vu ruisseler son propre sang, et le visage immobile le terrorisa. Une affection terrible et douce palpitait dans sa chair. Les temps qu’ils avaient vécus ensemble s’élevaient en images chaotiques ; il revoyait les sylves, les landes, les brousses, les marécages et les rivières où ils mêlaient leurs énergies, où chacun était pour l’autre une arme vivante.
Cependant, Aoûn, assemblant des feuilles et des herbes qu’il écrasait sur la pierre, les pressa contre les plaies de son compagnon, et les paupières de Zoûhr se relevèrent. Il s’étonna d’abord d’être couché là, il regarda autour de lui pour voir le feu, puis il se souvint et il répéta les paroles qui avaient précédé l’évanouissement :
« Aoûn sera un chef parmi les hommes ! »
Et, sentant sa faiblesse, il gémit :
« La bête rouge a percé la poitrine de Zoûhr. »
Aoûn continuait à panser ses blessures, tandis qu’un soleil immense montait derrière le fleuve. Les fauves nocturnes avaient disparu. Des semnopithèques s’agitaient dans les ramures ; les corbeaux à tête blanche ramaient au-dessus de la carcasse du rhinocéros ; deux vautours planèrent dans la brise, et les herbivores se levaient dans leur force. L’heure du péril était passée pour le Wah et pour l’Oulhamr ; les grands destructeurs dormaient dans leurs repaires ou dans la jungle.
Mais le jour aussi est un ennemi quand la lumière est rude et que la chaleur rôtit la terre. Il fallait transporter Zoûhr à l’ombre. Comme tous les Oulhamr, Aoûn avait l’instinct de la caverne : il scruta l’étendue, dans l’espérance de découvrir des rocs, mais il ne vit que la steppe, la brousse, quelques palmeraies, des massifs de banians, des îlots d’ébéniers ou de bambous.
Alors, ayant fixé les feuilles et les herbes sur la poitrine de son compagnon, il le chargea sur son dos et se mit en route. La marche était rude, parce qu’il fallait aussi emporter les armes, mais Aoûn avait hérité de la force de Faouhm, de Naoh et des Velus. Il marcha longtemps, s’opiniâtrant contre la lassitude. Souvent, il déposait Zoûhr à l’ombre, et sans le perdre de vue, montait sur un tertre ou sur un bloc pour examiner l’étendue.
Le matin s’écoulait ; la chaleur devint intolérable ; et aucune ligne rocheuse ne s’était décelée encore :
« Zoûhr a soif ! » fit l’Homme-sans-Épaules que la soif faisait grelotter.
Le fils de l’Urus se dirigea vers le fleuve. À cette heure ardente, on n’apercevait que quelque gavial allongeant son corps écailleux sur une île, ou quelque hippopotame un instant apparu à la surface des flots jaunes.
Le fleuve roulait, jusqu’au fond de l’espace, ses eaux fécondes d’où naissent les forêts millénaires, les herbes infatigables et les bêtes sans nombre. Père de la vie, il en avait le mouvement inlassable, il précipitait des hordes de vagues, de rapides et de cataractes.
Aoûn puisa de l’eau dans le creux de ses mains et abreuva le blessé. Il demanda avec inquiétude :
« Zoûhr souffre-t-il ?
– Zoûhr est très faible ! Zoûhr voudrait dormir. »
La main musculeuse d’Aoûn se posa doucement sur la tête du compagnon :
« Aoûn construira un abri. »
Dans la forêt, les Oulhamr savaient se protéger par un entrelacement de branches. Aoûn se mit à la recherche de lianes, qu’il détachait avec sa hache, puis, ayant choisi trois palmiers, qui croissaient sur un monticule, il y tailla des encoches, et enroula d’un tronc à l’autre les tiges flexibles. Cela formait un enclos triangulaire, dont les parois à claire-voie offraient une résistance souple mais solide. Le fils de l’Urus y travailla rudement, et les ombres étaient déjà longues sur le fleuve lorsqu’il se reposa. Il fallait encore recouvrir l’abri avec des lianes assez grosses pour supporter le poids d’un fauve jusqu’à ce qu’on lui eût crevé le ventre ou percé le cœur avec la pointe d’une sagaie.
La fièvre de Zoûhr persistait ; des lueurs vertes traversaient ses prunelles ; il s’assoupissait par intervalles et se réveillait d’un sursaut, en prononçant des paroles incohérentes. Pourtant, attentif au travail d’Aoûn, il lui donnait des conseils, car les Hommes-sans-Épaules furent des constructeurs plus ingénieux que les Oulhamr et que tous les autres hommes.
Avant de reprendre le travail, Aoûn mangea de la chair rôtie la veille. Ensuite, il assujettit des lianes épaisses, qui firent un toit au refuge, et il détacha deux grosses branches qui devaient clore l’ouverture d’entrée et de sortie.
Le soleil se rapprochait de la cime des plus hauts ébéniers, lorsque les hommes se réfugièrent dans leur hutte. Elle dominait le site. À travers la claire-voie, on apercevait distinctement le fleuve, distant de trois cents coudées.
C’était une heure de vie. Les monstrueux hippopotames remontaient de leurs prairies sous-marines et se hissaient sur les îles. Un long troupeau de gaurs s’abreuvait à l’autre rive. On voyait filer entre deux eaux le plataniste au museau pointu. Un crocodile à deux crêtes venait de surgir des roseaux et refermait ses mâchoires sur le col gracile d’une tchikara. Des rhésus agitaient éperdument, parmi les ramures, leurs torses humains, tandis que des faisans d’émeraude, de saphir et d’or s’abattaient auprès des roseaux ou qu’un vol neigeux d’aigrettes palpitait sur les îlots fleuris. Parfois, saisie de panique, une horde de nilgauts ou d’axis fuyait devant un parti de dhôles ou un couple de guépards. Puis des chevaux parurent, aux yeux fous, vies inquiètes et tumultueuses, dont la prudence tendait tous les muscles : ils avançaient avec des cabrements subits, qui faisaient osciller toute la troupe, ils dressaient des oreilles nerveuses, où chaque bruit répandait la terreur. Une file de gayals longeait gravement un foresticule de bambous.
Soudain, un frémissement immense et des bonds convulsifs : cinq lions descendaient vers le fleuve.
Ce fut la solitude. Les fauves aux grands poitrails faisaient refluer les herbivores au fond de l’étendue. Seul, le crocodile, ayant arraché la tête de sa proie, n’avait pas fui. On n’eût pu dire s’il flairait le danger. Son corps aux rudes écailles, long de douze coudées, aussi épais qu’un platane, ses yeux vitreux et sa tête stupide en faisaient un mélange formidable de bête et de minéral. Pourtant, un instinct confus porta sa longue gueule vers les survenants. Il hésita, puis, saisissant à pleines dents le corps de sa proie, il plongea parmi les lotus.
Deux des lions portaient la crinière. C’étaient des mâles trapus, dont les têtes s’élevaient comme des blocs de schiste, et qui, pesants au repos, se détendaient pendant la chasse en bonds de vingt coudées. Plus basses sur pattes, plus flexibles et plus allongées, les lionnes apparaissaient sournoises. Tous avaient de larges yeux jaunes qui regardaient en face comme les yeux des hommes.
Ils considéraient, au loin, la fuite des troupeaux magnifiques ; une même déception soulevait leurs poitrines, ils s’arrêtèrent pour rauquer et pour rugir. La voix immense des mâles couvrait la face du fleuve et faisait tressaillir jusqu’aux platanistes ; la panique se répandait à travers les palmeraies, les roseaux, les banians, aux détours des havres, des promontoires, jusqu’au confluent du fleuve et de la rivière. Les singes ricanaient frénétiquement entre les rameaux.
Quand ils eurent exhalé leur colère, les carnivores reprirent leur route. Les mâles aspiraient la brise faible ; les lionnes, plus fiévreuses, penchaient leurs mufles vers le sol. L’une d’elles flaira les hommes. Elle s’approcha en rampant de la hutte, à demi dissimulée par les hauts gramens ; les deux autres femelles suivirent, tandis que les lions s’attardaient.
Aoûn regardait venir les fauves.
Chacun avait cinq fois la force d’un homme ; leurs griffes étaient plus aiguës que des sagaies ; leurs crocs plus efficaces que des harpons. Il connut sa faiblesse et l’horreur d’être seul ; il regretta d’avoir quitté les plaines où ses semblables avaient la puissance du nombre.
Zoûhr avait levé la tête ; dans sa poitrine blessée, l’épouvante se mêlait à la douleur et à la tristesse de ne pouvoir combattre.
La première lionne fut proche. Elle voyait mal les bêtes singulières abritées par les lianes, elle tournait cauteleusement autour de l’enceinte. Parce qu’elle était si proche, le fils de l’Urus n’avait plus de crainte ; le sang des guerriers qui savent mourir sous la griffe, sans cesser de combattre, palpitait en tumulte dans ses artères ; ses prunelles phosphoraient autant que celles des lionnes, et, brandissant une hache, il clama son défi d’homme à la poitrine profonde :
« Aoûn répandra les entrailles des lions ! »
Mais Zoûhr lui dit :
« Que le fils de l’Urus soit prudent ! Quand leur sang coule, les lions ne craignent plus la mort. Il faut frapper sur les narines, en poussant le cri de guerre ! »
Aoûn reconnut la sagesse des Wah, plus grande que celle même de Goûn aux os secs. La ruse amortit le feu de ses prunelles.
Immobile maintenant, la lionne cherchait à voir distinctement l’être qui produisait cette voix menaçante. Un des lions rugit, puis l’autre ; Aoûn répondit formidablement ; tous les fauves furent devant le nid de lianes. Ils connaissaient la double force de leurs membres et de leur nombre, et cependant, ils retardaient l’attaque parce que la proie les défiait et demeurait voilée.
Ce fut une lionne, la plus jeune, qui tenta de forcer l’obstacle. Elle vint tout près, flaira et donna un coup de griffe. La liane céda mais ne se brisa point, tandis que le bout mousse d’un harpon frappait rudement la bête aux narines : elle bondit en arrière, avec un miaulement de rage et de douleur ; ses compagnons la considéraient avec une surprise anxieuse. Il y eut une pause. Les cinq lions, immobiles, semblaient ne plus songer aux hommes. Puis, un des mâles feula, s’enleva dans un saut effroyable, et la masse rousse retomba sur le toit de lianes, qui s’abaissa.
Aoûn s’était penché. Il attendit que le mufle fût accessible, puis, à trois reprises, il atteignit les narines. Folle de douleur, et comme aveugle, la bête roulait au hasard ; elle finit par retomber sur la steppe et s’éloigna en rampant.
Le fils de l’Urus menaçait :
« Si un lion bondit encore sur la tête des hommes, Aoûn lui crèvera les yeux. »
Mais les lions demeuraient pensifs. Ceux qui n’avaient pas attaqué reculaient comme les autres. Les bêtes cachées apparaissaient plus énigmatiques et tout à fait redoutables. Ni par la manière de combattre, ni par la voix, elles ne rappelaient les proies que les lions attendent à l’embuscade ou assaillent à l’abreuvoir. Les coups mêmes qu’elles portaient étaient inconnus et étrangement intolérables.
Les lions craignirent d’approcher de la hutte, mais une rancune tenace les tenait à l’affût. Tapis dans les hautes herbes ou sous les arches d’un banian, ils attendaient avec leur patience nonchalante et terrible. Parfois, l’un ou l’autre allait boire au fleuve ; et déjà des herbivores reparaissaient à grande distance.
Les oiseaux pullulaient. On voyait les ibis profiler au creux des havres leurs corps pâles et leurs têtes noires, les marabouts danser ridiculement sur les îles, le cormoran plonger d’un geste soudain, une flottille de sarcelles passer furtive, un essaim de grues voler à grand tapage au-dessus d’une bande de corbeaux à tête blanche, tandis que les perroquets cachés dans les palmes poussaient des clameurs déchirantes.
Lentement, une rumeur croissait à l’occident. Un des lions tendit la tête pour l’écouter, puis une lionne se dressa, vibrante. Tous grondaient ; la foudre des mâles déchira l’étendue.
À son tour, Aoûn écouta ; il crut entendre la marche d’un troupeau, mais son attention se reportait toujours sur les carnivores. Leur agitation croissait ; ils s’assemblèrent auprès de la hutte et s’élancèrent tous ensemble pour l’attaquer. La voix d’Aoûn les arrêta ; ceux qui avaient été frappés à la narine reculèrent ; un retentissement s’élevait de la terre profonde.
Alors le fils de l’Urus sut qu’un troupeau immense avançait vers le fleuve. Il songea aux aurochs qui paissaient les plaines au-delà des montagnes, puis aux mammouths avec qui Naoh fit alliance, dans le pays des Dévoreurs d’hommes.
Des barrits stridèrent.
« Ce sont les mammouths ! » affirma Aoûn.
À travers la fièvre qui le faisait grelotter, Zoûhr tendait l’oreille :
« Oui, ce sont les mammouths ! » répéta-t-il, mais avec moins d’assurance.
Les lions s’étaient dressés. Un moment, leurs têtes massives se tendirent vers l’occident, puis, à pas lents, ils descendirent vers l’aval ; leurs corps fauves se perdirent dans les broussailles.
Aoûn ne redoutait pas les mammouths. Ils n’écrasent ni les hommes ni les herbivores, ni même les loups ou les léopards ; il faut se tenir immobile sur leur passage et garder le silence. Mais dans ce refuge de lianes, ne s’irriteraient-ils pas contre les hommes cachés ? D’un choc, un seul des colosses romprait l’enceinte ; d’un geste, il anéantirait le fils de l’Urus.
« Aoûn et Zoûhr doivent-ils quitter la caverne de lianes ? demanda l’Oulhamr.
– Oui », répondit l’Homme-sans-Épaules.
Alors, Aoûn détacha les lianes aménagées pour la sortie, rampa sur la plaine et aida Zoûhr à le suivre. Des arbres craquèrent. On commençait à apercevoir des formes massives et couleur d’argile. Les trompes se profilèrent au bout de têtes pareilles à des rocs. Le troupeau formait trois groupes que précédaient six mâles colossaux. Ils écrasaient la terre, broyaient les cannas, perçaient les rideaux de banians. Leur peau était semblable à l’écorce des vieux cèdres, leurs pattes grosses comme le corps d’Aoûn, leur torse comparable au torse de dix aurochs…
L’Oulhamr dit :
« Ils n’ont point de crinières, leurs défenses sont presque droites ; ils sont plus grands que les plus grands mammouths !
– Ce ne sont pas des mammouths ! fit l’Homme-sans-Épaules. Ce sont les pères des mammouths ! »
Car les Hommes-sans-Épaules, connaissant leur propre faiblesse, croyaient à la puissance supérieure des vies ancestrales.
Bien plus que devant les lions, Aoûn perçut sa petitesse. Il se sentait aussi désarmé qu’un ibis devant des crocodiles. L’orgueil qui était en lui s’effaça ; immobile, les épaules fléchies devant son compagnon blessé, il attendait.
L’avant-garde fut proche. Les six conducteurs s’avançaient vers le refuge ; leurs yeux bruns ne cessaient d’épier Aoûn ; mais ils ne manifestaient aucune méfiance : peut-être connaissaient-ils la bête verticale…
Mort ou vie, la fin approchait. Si les chefs ne se détournaient point, il s’en fallait de dix pas pour que les hommes soient broyés sur le sol comme des cloportes et que l’enceinte de lianes s’effondrât. Aoûn regardait fixement le plus puissant des mâles. Haut de quinze coudées, sa trompe eût étouffé un buffle aussi facilement qu’un python aurait étouffé un axis.
Il s’arrêta devant les hommes. Parce qu’il donnait le rythme à l’avant-garde, les autres conducteurs l’imitèrent, et tout autour l’armée des géants s’épanchait en une vaste courbe cahotante. Sa massue à ses pieds, la tête basse, Aoûn accepta le sort.
Enfin le chef souffla et se dirigea vers la droite de l’enceinte.
Tous suivirent. Chaque éléphant-antique, parce que les précédents s’étaient écartés, s’écartait à son tour : aucun, pas même les plus jeunes, ne toucha aux hommes ni au refuge. Longtemps le sol trembla. Les herbes formaient une bouillie verte ; les roseaux et les lotus périssaient sous la plongée de l’avant-garde ; les hippopotames avaient fui ; un gavial long de vingt coudées était rejeté comme une grenouille ; et l’on apercevait, sur un monticule, les cinq lions qui levaient vers le soleil rouge leurs mufles rugissants.
Bientôt tout le troupeau s’engagea dans le fleuve. Les flots refluaient, les trompes aspiraient l’eau et la rejetaient en douches, puis ces rochers mouvants s’engloutirent : les crânes monstrueux et les rudes échines semblaient des blocs erratiques, descendus de montagnes avec les glaciers, les torrents et les avalanches.
« Naoh a fait alliance avec les mammouths, murmura Aoûn. Le fils de l’Urus ne pourrait-il pas faire alliance avec les mammouths-ancêtres ? »
Le jour mourait ; les lions disparurent du monticule ; les gaurs pesants et les axis légers se hâtaient vers les abris nocturnes. Puis le soleil toucha les collines, derrière l’autre rive du fleuve ; les carnivores s’éveillaient dans leurs repaires ; Aoûn rentra dans la hutte de lianes et y entraîna l’Homme-sans-Épaules.
Trois jours passèrent : les lions n’avaient pas reparu et les éléphants-ancêtres s’étaient perdus à l’aval du fleuve. Sous l’effrayant soleil et les vapeurs nocturnes, tant d’herbes et d’arbustes écrasés refaisaient leur chair verte : une vie inépuisable, plus forte que toute la faim des herbivores, jaillissait de l’humus et s’épanchait sur l’eau des havres. La proie était si abondante qu’Aoûn n’avait chaque jour qu’à lancer une sagaie ou à darder le harpon, pour assurer la subsistance. Naoh était en lui, qui lui défendait de tuer plus qu’il ne faut au ventre de l’homme.
Longtemps les frissons et le délire du compagnon avaient assombri Aoûn. Mais les plaies se cicatrisaient et la lueur verte quittait les prunelles du malade. Le quatrième jour, ils furent joyeux. L’ombre des lianes et des palmiers versait une fraîcheur douce. Assis à l’entrée de l’abri, l’Oulhamr et l’Homme-sans-Épaules goûtaient le repos immense et la volupté de l’abondance ; la vie des bêtes les émouvait, comme un signe qu’ils ne connaîtraient pas la famine et parce qu’il y a du plaisir à voir la force du monde. Des hérons pourpres s’abattaient sur les macres, deux cigognes noires s’élevaient sur l’autre rive, un marabout sautillait d’étrange et incohérente manière, et l’on voyait pendre les pattes d’un vol de grues à tête jaune, tandis que des sarcidiornis aux épais caroncules et des ibis carminés cherchaient aventure parmi les lotus.
Émergé de la vase, un python déroula sur la rive un corps lisse, aussi gros que le corps d’un homme et cinq fois plus long. Les nomades considéraient avec dégoût cette bête équivoque, ignorée des Oulhamr. Quoiqu’elle puisse atteindre la vitesse d’un sanglier, elle allait lourdement, au hasard, encore engourdie et adaptée à la nuit plutôt qu’au jour.
Aoûn et Zoûhr s’étaient réfugiés dans la hutte de lianes. Aucun souvenir ne leur permettait d’évaluer la force du reptile, ni si ses dents recelaient un poison comme celui des serpents rencontrés dans les terres occidentales. Il pouvait être aussi fort que les tigres, aussi venimeux que les vipères.
Peu à peu, il se rapprochait de l’enceinte. Aoûn, tenant prêtes sa massue et une sagaie, ne songeait pas à pousser son cri de guerre. Dans les grands fauves, il sentait une vie qui ressemblait à la sienne, mais ce long torse gluant et sans membres, cette tête trop petite, ces yeux immobiles, lui étaient plus étrangers que des larves ou des vers de terre.
Quand le python fut près du refuge, il se dressa et ouvrit sa gueule aux mâchoires plates.
« Faut-il frapper maintenant ? » demanda le fils de l’Urus.
Zoûhr hésita ; les Hommes-sans-Épaules tuaient les serpents de leur pays en écrasant les crânes, mais qu’étaient les serpents de là-bas devant ce monstre immense ?
« Zoûhr ne sait pas ! dit-il. Il ne frapperait pas avant que la bête attaque la hutte. »
La tête toucha les lianes et chercha à pénétrer par une ouverture. Aoûn piqua la mâchoire de la pointe d’une sagaie. Le python rebondit avec un long sifflement, se tordit de vertigineuse manière et repartit vers le fleuve. Dans ce moment, un jeune saïga traversait la plaine. Soit qu’il l’eût aperçu, soit qu’il cédât à sa nature indolente, le reptile s’immobilisa. Le saïga dressa son chanfrein bossu ; l’odeur des hommes l’inquiéta et l’éloigna du refuge. Alors seulement il aperçut le python : saisi d’un tremblement, ses yeux fixés sur les yeux froids, il demeura paralysé. Ce fut bref. Déjà il prenait du champ. Mais ce long corps mou s’élançait avec la rapidité d’une panthère. Le saïga se buta à une pierre, trébucha et fut culbuté par l’attaque du reptile. Il se releva avant d’être enveloppé et prit sa course au hasard : elle le mena au bord d’une crique où la bête sinueuse lui barra le passage.
Grelottant, le saïga considéra l’étendue. La vie était là, la vie des herbes, la vie à travers laquelle il projetait si joyeusement son corps agile. Deux bonds heureux, il était sauvé. Il tenta de passer entre la rive et le serpent, puis, désespéré, il franchit l’obstacle. Un coup énorme le frappa, la queue du python s’enroula autour du torse haletant, et l’herbivore, sentant venir la mort, poussa un chevrotement funèbre. Un instant encore, la créature gracieuse se débattit contre les longs muscles glacés, puis le râle succéda à la plainte et, penchant la tête, la gueule ouverte, la langue pendante, le vaincu exhala son souffle.
Cette scène éveillait en Aoûn des haines étranges. Un léopard, des loups, un machairodus eussent pu tuer le saïga sans que l’Oulhamr s’en émût, mais la victoire de cette bête froide semblait atteindre les hommes mêmes. Deux fois, le guerrier se baissa pour sortir du refuge ; Zoûhr le retenait.
« Le fils de l’Urus a de la viande en abondance. Que deviendrons-nous s’il est blessé à son tour ? »
Aoûn avait cédé ; sa propre colère lui demeurait incompréhensible ; elle était en lui comme la chaleur d’une plaie. Et que savait-il de la force du grand serpent ? Un coup de sa queue avait renversé le saïga et renverserait sûrement un homme.
Cependant, il demeura sombre et la hutte de lianes lui devint insupportable :
« Aoûn et Zoûhr ne peuvent vivre ici ! » dit-il, lorsque le python eut emporté sa proie derrière les roseaux. « Les Oulhamr ont besoin d’une caverne.
– Zoûhr se lèvera bientôt ! »
Deux jours coulèrent encore. Zoûhr était faible, mais il se tenait debout ; son sang jeune réparait rapidement les blessures. Aoûn quittait plus longtemps la hutte et explorait l’aval du fleuve. Quoiqu’il eût fait un voyage de quinze mille coudées, il n’avait trouvé aucun refuge. De-ci de-là, des rocs s’élevaient près du rivage, mais dont les fissures étaient trop étroites pour abriter les hommes ou même des dhôles. Zoûhr songeait à creuser une fosse, à la façon des Hommes-sans-Épaules, mais c’était un travail lent et les Oulhamr habitaient avec répugnance de telles tanières. Il se contenta de consolider l’enceinte de lianes. Constructeur plus habile qu’Aoûn, il la rendit impénétrable aux fauves ; toutefois, l’éléphant-ancêtre, le rhinocéros, l’hippopotame, un troupeau de grands herbivores eussent pu la renverser ; de plus, elle attirait les rôdeurs de la jungle ou de la brousse.
D’autres jours moururent. La fin du printemps était proche, une chaleur farouche s’abattait sur le fleuve, des vapeurs fiévreuses s’élevaient sous les étoiles et voilaient l’étendue, longtemps après l’aube.
Un matin, Zoûhr connut que sa force suffisait à reprendre le voyage. Il dit à son compagnon qui considérait avec impatience les végétaux foisonnant autour de l’abri avec une force invincible :
« Le Fils de la Terre peut suivre Aoûn. »
L’Oulhamr se dressa joyeux : le blessé était comme une liane roulée autour de ses épaules et qui gênait chacun de ses mouvements.
Des brumes traînaient encore sur les flots ; de jeunes hippopotames grognaient en jouant près du havre ; les oiseaux menaient leur vie rapide : Aoûn et Zoûhr se dirigèrent vers l’aval. À mesure que le soleil montait, ils cherchaient l’ombre ; il fallait prendre garde à ne pas heurter les serpents qui s’éveillaient à la chaleur et percevoir l’émanation de quelque brute carnivore endormie dans les pénombres. Au milieu du jour, ils se reposèrent sous des térébinthes. Ils avaient de la chair sèche, des racines et des champignons, qu’ils rôtirent sur un feu de ramilles. L’odeur seule de la viande chaude faisait rire Aoûn : il dévorait avec la hâte heureuse des jeunes loups, tandis que Zoûhr s’attardait à discerner les arômes. Un vaste engourdissement immobilisait les créatures. On n’entendait que la longue voix des eaux et le crissement des insectes ; la guerre était suspendue ; les deux hommes s’abandonnaient à la douceur de vivre, à la force de leur jeunesse, à l’enivrement des images qui flottaient en eux comme les macres fleuries sur le fleuve.
Zoûhr, encore faible, s’assoupit, tandis que le fils de l’Urus veillait : sa veille ressemblait au sommeil, à peine mue par les ombres de l’instinct, mais les sens étaient ouverts sur toutes les variations de l’ambiance.
Ils se remirent en route quand les ombres commencèrent à former des îles sur la plaine, ils ne s’arrêtèrent qu’à l’approche du crépuscule. Le lendemain et les jours suivants, ils persévérèrent. Il leur fallut passer par la jungle, contourner des marécages, franchir une rivière à la nage, rôder à travers des brousses. La faiblesse de Zoûhr avait disparu ; il suivait patiemment le compagnon à la grande poitrine. Leur amitié était profonde. Il n’y avait jamais entre eux aucune cause de colère ni de rancune : chacun trouvait chez l’autre des ressources qui lui manquaient. La force d’Aoûn rassurait Zoûhr et l’émerveillait ; Aoûn aimait la ruse de Zoûhr et les secrets qu’il tenait des Hommes-sans-Épaules.
Le matin du neuvième jour, des rocs parurent presque sur la rive du fleuve. Ils formaient une chaîne, qui s’étendait à plus de mille pas et que rompaient deux fissures ; les plus hauts s’élevaient à plus de trois cents coudées et se prolongeaient à l’arrière, jusqu’à la lisière d’une jungle ; les crevasses abritaient des aigles et des faucons.
À ce spectacle, le fils de l’Urus poussa un cri allègre, car il tenait de ses ancêtres l’amour des rocs, surtout lorsqu’ils sont près des cours d’eau. Zoûhr, plus calme, examinait le site. Ils découvrirent plusieurs de ces masses surplombantes sous lesquelles la Horde s’abritait à défaut de cavernes. Mais l’abri qui suffit à une troupe redoutable par son nombre, est insuffisant pour deux guerriers. Ils s’arrêtaient constamment et considéraient les murailles basaltiques, sachant qu’une mince ouverture peut cacher une caverne spacieuse.
À la fin, l’œil perçant d’Aoûn discerna une fissure de la hauteur d’un homme, large comme deux mains à la base, mais qui se distendait en s’élevant. Il fallait, pour l’atteindre, se hisser sur une saillie horizontale, ensuite grimper jusqu’à un entablement où trois hommes pouvaient se tenir debout.
Les guerriers atteignirent facilement la saillie, mais pour arriver sur l’entablement, il fallut qu’Aoûn montât sur les épaules de Zoûhr. Ensuite, l’Oulhamr pénétra dans la fissure, mais non de face : il dut se glisser obliquement sur une longueur de cinq coudées. Le passage s’élargit ; le nomade se trouva dans une caverne basse et spacieuse. Il la parcourut lentement jusqu’à ce qu’une dépression l’arrêtât ; une déclivité rapide s’enfonçait dans les ténèbres. Avant de poursuivre son exploration, Aoûn préféra hisser Zoûhr jusqu’à la plate-forme. Il ressortit de biais comme il était entré et dit :
« La caverne est grande ; elle a peut-être deux issues ; Aoûn n’en a pas encore vu le bout. »
Et, se penchant, il tendit un harpon. Zoûhr parvint à en saisir l’extrémité et s’éleva le long du roc ; ses pieds rencontraient des aspérités qui allégeaient son effort et celui du compagnon. À mesure qu’il montait, Aoûn se redressait et reculait vers la fissure.
Quand Zoûhr se trouva à son tour sur la plateforme, l’Oulhamr le conduisit dans la caverne et l’entraîna sur la déclivité. L’ombre croissante ralentissait leur effort ; une odeur de bête fauve les inquiétait, et ils songeaient à remonter, lorsqu’ils virent une lueur poindre par le bas :
« Il y a une autre issue ! » murmura Zoûhr.
Aoûn secoua la tête avec dépit, mais sans arrêter sa marche. D’ailleurs, la pente se faisait plus douce ; la lueur, quoique toujours faible, croissait continuellement. Elle venait d’une fente en zigzag, très longue, et trop étroite pour permettre le passage aux deux hommes. Quelques chauves-souris voletèrent avec des cris grêles.
« Aoûn et Zoûhr sont les maîtres de la caverne ! » gronda le fils de l’Urus.
Zoûhr avait passé sa tête dans la fente ; un rauquement s’éleva ; et dans un large repaire, se dressa une bête formidable. On n’eût pu dire si elle ressemblait plus au tigre qu’au lion. Elle portait une crinière noire, son poitrail se déployait comme le poitrail des gaurs ; allongée, sinueuse et toutefois trapue, elle dépassait par la stature, comme par l’épaisseur des muscles, tous les carnivores. Ses yeux immenses jetaient, selon les jeux de la pénombre, des feux jaunes ou des feux verts.
« C’est le lion des rocs ! » chuchota Zoûhr.
La bête, dressée contre la fente, battit ses flancs d’une queue velue.
Aoûn la considéra à son tour et dit :
« C’est le tigre du pays des Kzamms. »
Il avait saisi son harpon qu’il s’apprêtait à lancer par la fissure ; il ouvrait la bouche pour pousser un cri de guerre.
Zoûhr arrêta le bras levé :
« Aoûn ne peut pas frapper assez fort à travers la fente pour tuer le lion des rocs, et même il sera difficile de l’atteindre. »
Il montrait des saillies qui infléchiraient ou arrêteraient la course de l’arme. L’Oulhamr comprit le danger d’irriter inutilement la bête. Elle pourrait sortir du repaire et se mettre à la recherche des agresseurs. Or, elle s’apaisait déjà, et on devinait qu’elle ne chasserait pas la nuit prochaine : les restes abondants d’un onagre saignaient sur le sol couvert de squelettes.
« Peut-être Aoûn et Zoûhr pourront-ils lui tendre un piège », murmura le Wah.
Pendant un moment encore, on entendit le souffle du fauve, puis il s’étendit nonchalamment dans son ossuaire. Parce qu’il ignorait la crainte, sa fureur s’apaisait vite. Aucune bête n’était assez hardie pour l’attaquer, sinon l’aveugle rhinocéros. L’éléphant-ancêtre, sans le craindre, ne le combattait point ; les chefs des gaurs, des gayals et des buffles, qui défendaient leurs troupeaux contre le tigre ou le lion, s’épouvantaient devant lui ; sa puissance dépassait celles de tous les carnivores.
Les êtres qu’il flairait derrière la muraille de basalte lui rappelaient l’odeur des semnopithèques, des gibbons, des rhésus, créatures chétives qu’il écrasait d’un seul coup de griffe.
Aoûn et Zoûhr entrèrent vers le haut de la caverne. Quoiqu’il n’y eût pas de péril immédiat et que leur prévoyance fût courte, le voisinage du félin les tourmentait. À la vérité, il habitait de l’autre côté des rocs et sans doute ne chasserait guère pendant le jour, mais un événement pouvait le mettre sur leur route. Ainsi, cet abri si sûr, accessible seulement aux hommes, aux vampires et aux oiseaux, devenait incertain.
Ils résolurent pourtant de ne pas le quitter avant d’avoir découvert un autre refuge.
Le fils de l’Urus disait :
« Aoûn et Zoûhr ne sortiront que lorsque le tigre des Kzamms sera endormi dans son repaire.
– Le lion des rocs est trop lourd pour grimper aux arbres, ajoutait Zoûhr. Il y a partout des feuillages où nous pourrons nous cacher. »
Ils ne craignaient pas d’être surpris pendant la chasse ; le flair d’Aoûn valait presque celui des chacals ; la ruse de Zoûhr n’était jamais assoupie.
Pendant plusieurs jours, leur vie fut tranquille. Zoûhr s’approvisionnait de racines et de champignons, guidé par l’instinct de sa race ; Aoûn rapportait préférablement de la chair, et du bois pour le feu. On l’allumait sur la plate-forme ; il jetait dans les soirs une clarté rouge qui surprenait les rôdeurs de la plaine et les vampires, les hiboux, les aigles de la chaîne rocheuse.
Il y avait abondance de nourriture : les hommes mangeaient avec allégresse, à l’abri de ceux qui les guettaient d’en bas, dédaigneux des rapaces qui planaient sur leurs têtes.
Zoûhr descendait chaque jour plusieurs fois pour épier le repaire. Le grand fauve ne manifestait plus de colère, ni même d’impatience. L’odeur du jeune guerrier lui devenait familière et ne troublait pas même son sommeil. Quand il ne dormait point, il lui arrivait de se dresser contre la fente et ses prunelles de feu discernaient confusément la stature et le visage de l’homme.
Après quelque temps, le fils de la Terre lui dit :
« Aoûn et Zoûhr ne sont pas les ennemis du lion des rocs ! »
La bête, surprise de la voix articulée, poussa un feulement et sa griffe racla le basalte.
« Le lion des rocs est plus fort que Zoûhr ! reprit le guerrier. Mais Zoûhr est rusé. Si le lion des rocs, le fils de la Terre et le fils de l’Urus faisaient alliance, aucune proie ne leur échapperait. »
Il parlait ainsi sans espérance, parce que des souvenirs remontaient dans sa mémoire ; souvent les Hommes-sans-Épaules vécurent à côté de fauves qui se mêlaient à leurs chasses, et parmi les Oulhamr, Naoh, fils du Léopard, fit jadis alliance avec les mammouths. Descendant d’une race qui déclinait depuis bien des générations, Zoûhr se perdait parfois dans les songes. Il avait beaucoup plus de souvenirs que ses compagnons, et ces souvenirs, échauffés par sa jeunesse, prenaient des formes étranges aux jours où il se reposait à l’abri du péril et du besoin.
C’était la première fois qu’il se trouvait dans le voisinage constant d’un animal redoutable. Sur la steppe ou dans la forêt, la bête était inaccessible ou menaçante. D’ailleurs, lorsque Zoûhr songeait à imiter Naoh ou tel de ses ancêtres, Aoûn et les autres compagnons venaient dissiper sa rêverie. Naoh lui-même n’avait plus tenté de vivre auprès des mammouths. Devenu chef de la Horde, il oubliait son voyage avec Nam et Gaw, il veillait à mener les Oulhamr vers les terres favorables. La Horde était trop nombreuse et trop âpre à la chasse pour rassurer les bêtes : elles se tenaient à distance et n’étaient approchées que par ruse ou bien tombaient dans des embûches.
Ici, Zoûhr aurait pu toucher le mufle du lion des rocs en se penchant dans la fissure et en tendant le bras. Quoiqu’il eût préféré un fauve moins formidable, son imagination travaillait sourdement. Puis, l’habitude venait, qui relie les êtres. Toute chose qui se répète sans dommage cesse de paraître terrible. Cette vaste poitrine, cette tête pareille à un bloc de basalte, les feux mouvants des prunelles ne faisaient plus tressaillir Zoûhr. Et ses jeunes sens subtils percevaient que lui-même devenait familier au carnivore. Il était beaucoup moins une proie ; il cesserait sans doute complètement de l’être à mesure que son émanation se mêlerait plus souvent aux effluves du repaire.
L’été approchait. Une chaleur furieuse s’abattait sur les terres. Elle calcinait les steppes sans eau, elle multipliait encore l’effrayante énergie végétale des forêts, des jungles et des savanes humides, elle accroissait l’énorme vie verte qui dévorait les rives du fleuve ; la pullulation des bêtes devenait intolérable. Les vers, les arachnides, les insectes, les crustacés fourmillaient dans tous les replis de la feuille, de la tige et de la fleur ; les chairs visqueuses du ver, du reptile, du mollusque, du batracien s’amoncelaient dans toutes les anses ; les troupeaux d’herbivores arrivaient des plaines sèches et, malgré la présence d’un félin à grande aire, le tigre ou le lion chassaient à proximité de la chaîne rocheuse. Aoûn et Zoûhr ne sortaient que dans le matin clair et ne s’attardaient jamais jusqu’au crépuscule du soir. Ils connurent qu’un lion noir avec deux lionnes occupaient la jungle septentrionale, qu’on discernait du haut de l’observatoire, et qu’un tigre et une tigresse venaient d’envahir le confluent du grand fleuve et de la rivière. Il fallait marcher le tiers d’un jour d’été pour atteindre au repaire, un peu moins pour rejoindre la jungle. Parfois, dans la nuit tombante, on entendait approcher le rugissement du lion ou la clameur stridente du tigre ; le grand félin des cavernes, selon l’occurrence, poussait son cri de tonnerre.
Alors, Zoûhr et Aoûn songeaient à quitter leur refuge. Dès l’aurore, ils oubliaient ces voix dévorantes : la proie, de plus en plus abondante, rendait les affûts fructueux ; les grands fauves nocturnes s’endormaient avant l’aube, ivres de chair et de sang.
Zoûhr disait :
« Plus loin, il y a d’autres tigres, d’autres lions et des bêtes rouges… Aoûn et Zoûhr trouveront-ils une aussi bonne caverne ? »
Le fils de l’Urus ne répondait point. Son âme était plus nomade que celle de Zoûhr : il avait la curiosité obscure des pays nouveaux. Elle fermentait en lui sans qu’il en eût conscience et ne lui apparaissait clairement que par moments, comme un appétit. Certains matins, il descendait seul jusqu’au confluent du fleuve et de la rivière : il considérait les roches où dormaient les lions ; un désir soudain le saisissait de combattre ou bien un besoin de savoir quelles savanes, quelles terres de chasse, quelles bêtes se cachaient au-delà. Parfois, il allait vers l’amont de la rivière, mettant deux ou trois mille coudées de distance entre lui et la demeure des lions. Il lui arriva de passer à l’autre rive, partie à la nage, partie en bondissant sur des blocs erratiques. Alors, l’ardeur du voyage gonflait son torse ; il épiait une forêt bleue qui barrait le fond de l’horizon. Au retour, une inquiétude profonde crispait sa chair.
Pendant ces absences, Zoûhr séchait des lanières de chair sous le soleil ou bien augmentait la provision de racines. Il voulait qu’ils eussent une forte réserve de nourriture, pour être maîtres de leurs mouvements et de leur repos. Par intervalles, il descendait jusqu’à la fissure et, s’il trouvait le félin des cavernes éveillé, il l’habituait à reconnaître la voix articulée.
Un après-midi que l’ombre des rocs dépassait l’autre rive du fleuve, il s’étonna de ne pas voir revenir Aoûn, et comme il s’ennuyait, il descendit, à l’aide de lanières de cuir qui lui permettaient de passer là où les oiseaux et les vampires seuls pouvaient atteindre.
Il se dirigea vers le confluent, mais un long troupeau de buffles lui barra la route. Zoûhr savait déjà qu’ils ont l’humeur instable et qu’à la moindre alerte, les mâles deviennent dangereux. Il fit un grand détour vers l’occident, et il allait repartir vers le sud, lorsqu’un rhinocéros déboucha des hautes herbes. Le fils de la Terre s’effaça sous les voûtes d’un banian ; la bête pesante l’y suivit. Alors, il grimpa sur un tertre, tourna autour d’une longue mare, s’égara dans des broussailles et se retrouva en vue de la chaîne rocheuse, mais du côté où gisait le félin des cavernes.
Le rhinocéros avait disparu. Zoûhr considérait ce site où aucun des deux compagnons ne s’était jamais risqué. La chaîne des roches s’étendait plus sauvage et plus creusée que devant le fleuve. Deux faucons décrivaient des courbes en spirales et s’élevaient, sans presque donner un coup de penne, vers un grand nuage écumeux. Malgré l’approche du déclin, la lumière ruisselait sauvagement sur la désolation des basaltes et sur la végétation frénétique. Couché contre le sol, à l’ombre, le Wah cherchait à découvrir le repaire du félin géant. Il devait être là-bas, dans une des grandes cassures noires où la pénombre même semblait faite de blocs. À gauche, la mare se cachait derrière une jungle de roseaux ; à droite, une terre ravinée, avec des archipels de monticules, et vers la chaîne, des coulées de basalte qui formaient des crêtes basses, des murailles ruineuses, des prismes. Sans doute, la bête sommeillait en attendant l’heure où se lèveraient les voix carnassières.
Soudain, les poils de Zoûhr se hérissèrent. Là-bas, sur le plus haut monticule, un lion trapu venait de paraître. Ce n’était pas un lion jaune, comme ceux qui avaient attaqué la hutte de lianes, c’était un grand lion noir, d’une sorte inconnue. Sous l’arbre où gîtait Zoûhr, l’herbe était courte : le lion vit l’homme.
Zoûhr demeura paralysé contre la terre. Il n’avait pas la force ni l’impétuosité d’Aoûn ; son harpon ne pénétrerait pas assez loin dans la dure poitrine et sa massue ne saurait pas briser les vertèbres ou écraser les membres. Il fallait fuir : l’arbre était trop bas pour s’y réfugier. Là-bas, il apercevait une muraille dentelée qui le mènerait sur la chaîne rocheuse par une vire fine, inaccessible au Carnivore.
Il prit son élan ; il bondit vers la coulée la plus proche, tandis que le lion, avec un rauquement, dévalait le monticule. Quand Zoûhr atteignit la coulée, il fut invisible pour le fauve, et, tout en se hâtant, il observait les dentelures et les brèches. Il avait parcouru plus de mille coudées quand il se retourna : la piste était déserte ; le lion avait dû hésiter. Peut-être, nonchalant comme ses congénères, avait-il renoncé à la poursuite. Zoûhr l’espéra et se dirigea vers la muraille. Un grondement le fit tressaillir jusqu’aux entrailles et, d’un coup d’œil oblique, il reconnut la brute sombre. Elle arrivait par grands bonds, plus ardente et plus opiniâtre que les lions jaunes ; Zoûhr entendait le souffle grandir. Il était trop tard pour atteindre la chaîne. Quelques bonds encore et la bête verticale sentirait craquer ses os.
Soudain, trois saillies attirèrent le regard du fugitif. Elles étaient disposées comme des branches rompues ; elles permettaient d’atteindre, à l’aide d’une quatrième saillie, le haut de la coulée.
L’ascension n’était possible qu’à un animal pourvu de mains ou à un fauve léger. Zoûhr bondit, atteignit la première saillie, s’éleva des pieds et des mains jusqu’à la dernière, se trouva sur la crête. Le lion arrivait… Il fit un saut formidable, et retomba : la roche, presque verticale, n’offrait aucune prise qui pût soutenir sa massive structure. Trois fois, il tenta l’escalade, puis, avec un rauquement de rage, il y renonça. Sa face énorme restait tournée vers Zoûhr ; les yeux jaunes et les yeux bruns se fixaient dans la fureur et dans l’épouvante.
Et le Fils de la Terre se demanda s’il fallait demeurer sur la crête ou descendre l’autre versant de la coulée.
Par deux voies, l’une vers la plaine, l’autre auprès de la chaîne rocheuse, le lion pouvait rejoindre l’homme. Zoûhr hésita tant que le fauve demeura immobile. Dès qu’il le vit rôder, il se décida pour la fuite et, dévalant la pente, il s’élança vers le nord. Il ne courait pas au hasard, il examinait la chaîne avec l’espoir d’y découvrir un refuge : dans sa tête vertigineuse, il voyait la caverne et la silhouette du félin géant… Comme naguère, le lion était invisible ; peut-être se tenait-il à l’affût, avec la patience des carnivores, peut-être ne percevait-il pas les issues. À peine si Zoûhr se le demandait ; l’urgence d’un abri absorbait ses tentations ; involontairement, il se rapprochait des roches.
Il en était à cinquante pas, lorsqu’il sut que la poursuite reprenait. Le lion noir, revenant sur ses pas, avait revu l’homme ; ses bonds trouaient les hautes herbes ; les rocs ne décelaient aucune voie favorable ; Zoûhr ne suivait plus que l’instinct fugitif.
Enfin, la muraille basaltique fut proche et, de nouveau, un souffle grandissait dans le froissement des végétaux.
Zoûhr s’arrêta. Son cœur bondissait en lui, comme le lion dans l’étendue. La figure des choses tournait devant ses yeux dilatés. La vie était là qu’aimait sa jeune chair et qui, tantôt encore, semblait impérissable ; la mort était là aussi, que l’approche des fauves rend soudain présente. Le fils de la Terre se sentit aussi faible que l’ibis dans la serre de l’aigle. Il n’avait même plus d’armes ; il n’avait que ses membres sans griffes : les crocs allaient l’ouvrir comme un fruit.
L’instant qui passe semble plus long qu’un crépuscule. Zoûhr a le choix. Là le lion noir, ici le repaire où gîte le félin géant. Il n’a plus le temps d’hésiter. Celui qui veut le dévorer est à six bonds de distance. Alors, d’un jet, avec la vitesse du vertige, Zoûhr reprend la fuite ; c’est pour mourir… mais dans la caverne, près du refuge.
Il s’engouffre dans la gueule du basalte comme le passereau dans la gueule du naja.
Deux rauquements se menacent. Le lion dresse sa masse noire dans la lueur rouge ; une stature énorme s’étire au fond de la tanière. Puis, deux bonds, le froissement des griffes, le craquement des mâchoires, et déjà le félin géant est vainqueur. Le lion noir culbute, roule sur soi-même, et conscient d’une force insurmontable, il rampe et fuit, le flanc ouvert d’où la vie rouge coule sur les herbes.
L’autre, immobile, sa tête de granit haute, regarde fuir l’envahisseur et projette vers l’occident sa voix foudroyante.
À peine si Zoûhr a vu la bataille. Il sait seulement que celui-là est vainqueur dont il occupe le repaire. Prostré, les mains contre le sol, il attend dans le silence et l’immobilité. Il a tellement renoncé à la lutte que sa terreur même est engourdie ; le félin géant abolit l’espoir et le désespoir ; Zoûhr est soumis à ce qui va suivre ainsi qu’il était soumis à la douleur quand le machairodus lui ouvrait la poitrine.
Un moment encore, le colosse gronde, puis à pas lourds, et léchant une estafilade qu’a faite la griffe ennemie, il rentre dans la grotte. L’homme prosterné est sur sa route : il le flaire, il pose sur lui un pied épais comme le pied d’un gaur. Il peut déchirer cette chair pantelante, l’homme ne fera aucun mouvement. Mais le fauve ne déchire rien, son souffle est tranquille ; Zoûhr devine qu’il reconnaît l’émanation qui filtrait chaque jour à travers la fissure du basalte. Alors, l’espoir mort ressuscite ; il se fait dans la jeune chair une révolution qui ramène toute la vie et ses désirs inlassables. Il regarde d’en bas le mufle monstrueux et, se souvenant que le félin écoutait la voix articulée, il murmure :
« Zoûhr est comme un saïga sous la griffe du lion des rocs. »
La bête souffle plus fort et retire doucement sa patte. L’habitude qui était déjà entre eux, lorsque le roc les séparait, a pris une forme nouvelle. Le Wah pressent que chaque intervalle de paix accroît ses chances. Tout ce qui persiste, persiste par répétition. Si tantôt le carnivore n’a pas dévoré l’homme, sans doute ne le dévorera-t-il jamais plus. Zoûhr ne sera plus une proie ; il y aura alliance entre lui et la bête.
Le temps coule. Le brasier cramoisi du soleil va rouler derrière les collines. Et le félin géant n’a pas frappé. Il écoute par intermittences cette voix variable qui lui parle : accroupi devant le fils de la Terre, parfois il le flaire encore pour mieux le connaître, parfois il le touche de sa griffe rétractée, aussi doucement que lorsque, dans sa tanière maternelle, il jouait avec ceux qui étaient nés le même jour que lui. Par éclairs, la peur palpite à lourdes coupetées dans le torse de Zoûhr ; à chaque reprise, la palpitation est moins violente…
L’ombre se glissait sournoisement dans la nue orientale ; l’entrée de la caverne s’emplissait d’une cendre violette ; deux étoiles vacillèrent et la brise se heurta à la chaîne rocheuse.
Alors, le félin géant se releva. Le feu ardent de la chasse phosphora sur ses pupilles, la nuit pleine de proies enfla sa narine. Et Zoûhr sut que c’était de nouveau l’instant de la vie ou de la mort. Si la bête le confondait avec les herbivores tremblants, cachés dans la jungle, le fils de la Terre ne reverrait jamais Aoûn ! Plusieurs fois, le grand corps haletant revint vers l’homme, les feux verts, que l’ombre enveloppait d’un halo, se fixèrent sur la frêle silhouette verticale… Après un dernier feulement, le Carnivore sortit de la caverne, décrût et se confondit avec la nuit.
Le guerrier se dit :
« Le lion des rocs a fait alliance avec Zoûhr ! »
Il se dirigea vers la fissure, il clama d’une voix retentissante :
« Aoûn ! »
Peu de temps après, il entendit le pas de son compagnon ; un brandon répandit ses lueurs rousses ; le fils de l’Urus entrevit Zoûhr dans la caverne et poussa un cri de frayeur :
« Le tigre des Dévoreurs d’hommes va déchirer Zoûhr !
– Non », répondit le Wah.
Il raconta la poursuite du lion et l’arrivée dans la caverne. Aoûn, avec stupeur, écoutait l’histoire farouche et douce, plus surprenante que celle de Naoh et du chef mammouth : l’âme nomade, ouverte à l’aventure et avide de choses inconnues, se dilatait.
Il dit avec orgueil :
« Aoûn et Zoûhr sont maintenant égaux au chef des Oulhamr ! »
Mais l’inquiétude le ressaisit. Il annonça :
« Zoûhr ne peut demeurer plus longtemps dans la caverne. J’irai à sa rencontre. »
Les deux hommes se rejoignirent au sud de la chaîne rocheuse, puis, ayant allumé le feu sur la plate-forme, ils goûtèrent une sécurité profonde tandis qu’à tous les détours de la brousse ou de la jungle, se dressaient les embûches, que les herbivores plaintifs fuyaient dans les ténèbres, se cachaient parmi les végétaux ou mouraient sous les griffes des carnivores.
Aoûn et Zoûhr descendirent souvent jusqu’à la fissure. Lorsque le félin géant veillait, ils montraient leurs faces et leurs torses ; ils parlaient à tour de rôle. La présence d’Aoûn éveilla d’abord l’impatience ; un souffle plus fort sortait du lourd poitrail ; parfois, un feulement marquait la méfiance ou la colère. Enfin, la bête s’habitua à mêler les deux émanations ; si elle s’avançait vers la fissure, c’était par une sympathie confuse et parce que les fauves mêmes connaissent l’ennui de la solitude.
Un soir, Aoûn dit :
« Il est temps de renouveler l’alliance. Aoûn et Zoûhr iront dans la caverne un jour que le tigre des Kzamms aura fait une bonne chasse. »
Zoûhr ne refusa point, quoiqu’il fût moins prompt à risquer sa vie que le compagnon. L’alliance était son œuvre ; il y songeait souvent avec prédilection, et il se disait qu’aucun péril n’existerait plus s’ils étaient sûrs de n’être jamais menacés par le lion des rocs.
Un matin, ils virent dans la caverne le corps d’une grande antilope. Une cuisse avait suffi à rassasier le carnivore ; il dormait pesamment, las de la poursuite et gorgé de chair.
« Nous irons le voir à son réveil ! dit Aoûn. Il n’aura pas besoin de proie pendant deux nuits. »
Ils y pensèrent pendant qu’ils erraient près du fleuve ou qu’ils se reposaient à l’abri des basaltes. Une effrayante lumière calcinait les terres sèches et donnait une vie sans bornes aux sites humides. À peine si quelque silhouette furtive et vite disparue apparaissait dans la plaine ; les aigles et les faucons se cachaient ; les grues et les hérons demeuraient invisibles ; et l’on n’apercevait au loin que l’ébrouement d’un hippopotame replongeant vite, ou le repos torpide d’un gavial, à fleur d’eau.
Vers le milieu du jour, Aoûn et Zoûhr s’assoupirent. Ensuite, ils rêvassèrent, assis sur la plateforme. Le roc, brûlant d’abord, fraîchissait avec l’accroissement de son ombre et il vint une brise fine qui flattait la poitrine nue des hommes. Ils discernaient en eux-mêmes des choses innombrables qu’ils n’auraient pu exprimer. C’était la volupté de la jeunesse et de l’abondance, des mélancolies subites qui évoquaient la Horde lointaine, des scènes de chasse, les départs des Oulhamr vers l’Orient méridional, la montagne et le fleuve souterrain, et les images de la terre inconnue.
Quand il entreferme les yeux, Aoûn revoit les dhôles, les hyènes et les loups devant le feu clair, la bête rouge dévorant le rhinocéros et lui-même tuant la bête rouge. Son cœur se remet à battre ; la victoire palpite comme le fleuve ; le désir de vaincre encore soulève tous les muscles de l’Oulhamr. Cependant, les lions rôdent autour de la hutte de lianes, les éléphants-ancêtres écrasent la terre, le python dévore le saïga. Les mêmes images hantent Zoûhr ; elles prennent d’autres formes et d’autres nuances ; il songe préférablement au félin géant. Aoûn y songe aussi et il a hâte de voir venir le crépuscule.
Quand le soleil commença à rougir, ils descendirent dans le fond de la caverne. Le fauve ne dormait plus ; il avait ressaisi l’antilope et rongeait une épaule.
Le fils de la Terre céda au désir de l’Oulhamr. Son courage était plus lent à croître, mais quand un projet avait germé, il risquait sa chair aussi résolument qu’Aoûn.
Ils remontèrent jusqu’à la plate-forme, puis descendirent au pied de la chaîne rocheuse. Les troupeaux, s’étant abreuvés, cherchaient le gîte ; la voix des psittacidés stridait insupportablement ; un gibbon rampa sur le sol et rebondit parmi les palmes.
Dans le déclin proche, Aoûn et Zoûhr contournèrent les roches et parvinrent près de la caverne.
Alors, Aoûn dit :
« Je marcherai le premier. »
C’était son habitude ; sa poitrine précédait celle de Zoûhr et s’offrait d’abord au péril. Cette fois, Zoûhr résista, disant :
« Le lion des rocs me connaît mieux. Il est préférable que je sois entre lui et Aoûn. »
Il n’y avait pas d’orgueil entre les deux hommes. Chacun aimait les ressources qui étaient dans l’autre et en tirait de la sécurité. Aoûn conçut que Zoûhr avait raison :
« Va ! » dit-il.
Il tenait sa massue dans la main gauche et son harpon le plus dur dans la main droite. En ce moment, le danger lui apparaissait mieux qu’au fils de la Terre. Ils se regardèrent ; un aigle poussa son cri de guerre sur la cime des basaltes ; six gaurs énormes fuyaient dans l’échancrure des collines. Zoûhr marcha doucement et se profila devant le trou d’ombre. Il disparut. Et de nouveau il fut face à face avec la bête souveraine. Elle s’arrêta de déchirer les chairs ; les feux verts enveloppèrent la stature de l’Homme-sans-Épaules. Il dit à mi-voix :
« Les hommes viennent renouveler l’alliance !… Le temps des pluies arrivera, où la proie sera plus rare et plus difficile à prendre. Alors, le lion des rocs aura avec lui la ruse d’Aoûn et de Zoûhr ! »
Le félin géant entreferma et rouvrit les paupières, puis, se levant dans sa force nonchalante, il vint auprès de l’homme. Sa tête frôla l’épaule de Zoûhr et Zoûhr passa sa main sur la crinière rigide. Quand elles sont touchées, les bêtes les plus farouches connaissent la confiance. Il n’y avait plus de crainte dans la poitrine du fils de la Terre. Plusieurs fois, il renouvela son geste et même il frotta lentement le long de l’échine. Immobile, le fauve soufflait avec douceur.
Cependant, Zoûhr hésitait encore à faire venir son compagnon, lorsqu’une ombre parut devant la caverne. Aoûn était là, tenant toujours la massue et le harpon. Le félin géant cessa de souffler, et tendit son mufle trapu, où les crocs luirent. La peau de son crâne forma de grands plis ; ses muscles craquèrent ; les feux verts phosphoraient…
« Aoûn aussi est l’allié du lion des rocs ! murmurait l’Homme-sans-Épaules. Aoûn et Zoûhr vivent ensemble dans la caverne d’en haut. »
Le monstre avait bondi ; l’Oulhamr étreignait la massue ; mais Zoûhr, s’étant posé devant son compagnon, l’immense poitrail cessa de palpiter ; l’alliance fut complète.
Ils revinrent les jours suivants ; le félin s’accoutumait à les voir et désirait leur présence. L’immense solitude le rebutait : il était jeune ; depuis sa naissance jusqu’à l’automne dernier, il avait vécu avec ses semblables. Là-bas, à l’aval du fleuve, il occupait un repaire, au bord d’un lac, avec sa femelle. Ses petits commençaient à chasser. Une nuit, le lac s’était élevé en tumulte ; les eaux bramaient sur les brousses, le cyclone emportait les palmeraies ; un torrent avait écrasé la mère et sa descendance ; et le mâle, emporté avec les grands arbres, était retombé sur la terre libre…
L’ancien repaire demeura toute une saison sous les eaux. Le fauve l’avait cherché d’abord avec une véhémence soucieuse et opiniâtre ; ses rugissements appelaient la race, dans les pluies automnales ; des souvenirs tout vifs passaient dans le cerveau opaque. Les jours roulèrent ; le félin géant découvrit la chaîne rocheuse et s’y abrita contre les cataractes du ciel. Une tristesse obscure desséchait ses flancs ; aux heures de réveil, il flairait la caverne ; et quand il ramenait la proie, il regardait autour de lui, comme s’il attendait ceux qui, naguère, la déchiraient avec lui. À la longue, les images faiblirent et se dispersèrent ; il s’accoutuma à ne sentir aucune émanation à côté de la sienne ; mais son corps ne se résignait pas à l’ennui d’être seul.
Un soir, Aoûn et Zoûhr l’accompagnèrent à la chasse. Ils passèrent tous trois dans la jungle, où la lueur de la lune, à la moitié de son cours, jaspait l’humus. L’odeur effrayante du félin éveilla les herbivores dans leurs bauges. Tous reculaient aux profondeurs secrètes ou montaient dans les ramures. Ceux qui vivaient en troupes s’avertissaient mystérieusement. Au sein de cette vie innombrable, il était comme dans un désert. Ainsi sa masse immense était tenue en échec par les sens subtils, par les ruses, par l’agilité et par la souplesse des faibles. Il n’avait qu’un geste à faire pour égorger l’onagre, le saïga, le sanglier, le nilgaut ; d’un bond, il terrassait le cheval ou le gaur même ; mais ils savaient s’enfoncer dans l’impénétrable ou dévorer l’étendue. Seule leur abondance favorisait la bête souveraine en les contraignant à pulluler dans tous les recoins de la plaine, de la sylve ou de la jungle.
Malgré tout, l’aube voyait souvent le félin las de patience et d’efforts, qui rentrait affamé dans la chaîne rocheuse.
Cette nuit, il demeura longtemps impuissant à atteindre l’axis ou l’antilope. Son émanation rude et véhémente, encore accrue par les effluves plus légers des hommes, élargit l’aire dont les fugitifs n’enfreignaient pas les limites.
À la fin, il s’embusqua aux confins de la jungle et d’un marécage. Des fleurs puissantes répandaient leurs arômes, la terre sentait le musc et la pourriture. Les hommes s’écartèrent et se cachèrent aussi, l’un parmi des roseaux, l’autre dans un massif de bambous. Tout avait fui. D’énormes batraciens mugissaient comme des gayals ; on entendait au loin le galop d’une horde ; un hibou passait sur ses ailes cotonneuses ; puis un sanglier parut, qui fouillait le sol de ses défenses.
C’était une brute épaisse, à l’encolure renflée, aux pieds fins, qui avançait d’une manière bourrue, avec des souffles brusques et des grognements. Elle connaissait sa force ; un lourd courage animait sa chair hérissée de soies grises. Elle avait fait reculer les léopards, dédaignait les hyènes, mettait en déroute les loups et les dhôles ; elle ferait face au lion si la fuite devenait impossible ou si quelque blessure exaltait son humeur. La conscience d’avoir défait tous ceux qui l’avaient acculée atténuait sa vigilance.
Le sanglier arriva auprès des roseaux où se tenait Zoûhr et soudain, flairant l’effluve, il s’arrêta. L’odeur lui rappelait le gibbon ou le rhésus, dont il savait n’avoir rien à craindre. Il grogna seulement, et se dirigea vers les bambous. Alors, pour le rabattre vers le félin géant. Aoûn poussa son cri de guerre, tout de suite répété par le fils de la Terre. Le sanglier recula, non par crainte, mais par prudence. Un piège est dans toute chose inconnue : ni le rhésus ni le gibbon n’avaient cette voix singulière. Au deuxième cri, il se jeta vers l’embuscade du carnivore. Une masse colossale s’enleva ; le sanglier darda furieusement ses défenses, mais la bête qui croulait sur lui avait presque le poids d’un buffle. Il trébucha, ses flancs s’ouvrirent, deux mâchoires de granit s’enfoncèrent dans les jugulaires…
Quand la proie fut dans la caverne, Aoûn voulut savoir si l’alliance était complète. Il prit sa hache, il trancha une cuisse du sanglier, et le félin géant le laissa faire.
Les hommes surent que leur force était devenue aussi grande que celle d’une horde.
Plusieurs fois encore, ils chassèrent avec le félin. Souvent, ils arrivaient à une grande distance de la tanière, car la proie s’écartait toujours plus de l’hôte terrible des rocs. Le cœur d’Aoûn s’exaltait. Il aspirait à des courses plus lointaines encore ; une curiosité impatiente le harcelait. Un matin, il dit à Zoûhr :
« Il est bon que nous connaissions les terres de chasse. Peut-être beaucoup de bêtes s’éloigneront-elles en automne. Zoûhr veut-il m’accompagner, au-delà du repaire des tigres ? »
Zoûhr n’avait jamais refusé de suivre son compagnon. Quoique sa curiosité fût moins vagabonde, elle était vaste pourtant et nourrie par la jeunesse.
« Nous irons voir les terres où descend le fleuve ! » répondit-il.
Ils aiguisèrent leurs armes, fumèrent la viande séchée, rôtirent des racines, et partirent alors que le soleil émergeait à peine sur l’autre rive, immense et plus rouge que le minium. Zoûhr ne quittait pas la caverne sans peine. Il y avait connu la sécurité et l’abondance ; il y avait conclu l’alliance avec le félin géant. Mais l’âme d’Aoûn devançait ses pas vers les territoires inexplorés.
Jusqu’au milieu du jour, et après le sommeil qu’exigeait la rudesse du soleil, ils avancèrent sans inquiétude. La vue puissante d’Aoûn et son flair de dhôle décelaient les reptiles ; les carnivores dormaient et seuls les insectes troublaient la marche. Des mouches à tête rouge bourdonnaient insupportablement et suivaient par myriades l’odeur des viandes ; des némocères au dard aigu jaillissaient dans les pénombres ; il fallait se garder des grands frelons dont six ou sept pouvaient tuer un homme et, pendant les haltes, redouter le voisinage des termitières.
Il était tard quand ils parvinrent au confluent. Aoûn connaissait la rivière, l’ayant franchie à plusieurs reprises. Il guida Zoûhr dans le défilé de blocs erratiques et l’emmena sur le terrain de chasse des tigres. Alors, tout devint redoutable. Car, pendant le jour, le lion occupe son repaire. Il est pareil aux hommes : il préfère un abri fixe, qu’il retrouve en tout temps. Mais le tigre rôde à travers les sites ; son gîte est pris au hasard de la chasse et des errances ; il s’accommode des lieux qui rebuteraient d’autres fauves… Ainsi, l’homme ne peut prévoir ses démarches, et ne sait quelle route prendre pour l’éviter.
L’Oulhamr et le fils de la Terre marchaient à distance l’un de l’autre pour augmenter l’aire de leur vision. D’abord, la présence des herbivores les aida : ni les saïgas, ni les panoliers, ni les gaurs, ni les antilopes n’eussent pâturé dans le voisinage des tigres. Mais quand le vide se fit autour d’eux, les nomades subirent la fièvre et l’anxiété. C’était une terre ambiguë où, constamment, la jungle s’ouvrait en larges clairières, en savanes, en landes marécageuses, puis resserrait ses bambous et ses palmiers. Aoûn crut bon de se replier vers le fleuve à cause des îles qui s’élevaient en grand nombre. Car la solitude se faisait de plus en plus profonde sur la terre ferme, alors que fourmillait le monde des eaux. De longs gavials sillaient entre les îles ; des hordes de palmipèdes et d’échassiers barbotaient dans les anses ; des pythons endormis montraient leurs hélices gluantes.
« Nous nous sommes rapprochés des tigres ! » fit Zoûhr à voix basse.
Aoûn, attentif, avançait lentement. La jungle, d’abord éloignée de la rive, s’en rapprochait, toute hérissée d’aiguillons, toute tendue de lianes.
Le fils de la Terre, s’arrêtant, dit :
« C’est par ici que les tigres viennent boire au fleuve. »
Ils montraient une trouée dans les broussailles. D’ailleurs, des traces se décelaient, et Zoûhr se baissa pour mieux les reconnaître. Une odeur âcre s’en exhalait encore. Il chuchota :
« Ils ont passé par ici. »
Un frémissement agitait ses épaules. Aoûn, anxieux, détacha son harpon. Il semblait que quelque chose des fauves fût demeuré avec leur émanation.
Les fourrés craquèrent. Les deux hommes se firent aussi immobiles que les arbres. Toute fuite devenait inutile. Si les fauves étaient proches, il n’y avait qu’à combattre. Mais rien ne parut, et Aoûn, flairant la faible brise qui venait de la jungle, dit :
« Les tigres sont loin encore. »
Ils se remirent en route, se hâtant pour dépasser la zone dangereuse. Bientôt la jungle joignit le bord même du fleuve, et comme elle était plus impénétrable à la lisière, les hommes durent obliquer et s’enfoncer parmi les bambous.
Ils finirent par atteindre une lande où pâturaient quelques herbivores. Comme le crépuscule approchait, ils cherchèrent un lieu propice au campement. À perte de vue, il n’y avait pas un seul roc, et il ne fallait plus songer à gagner une île : la lande était enveloppée par la jungle ; le soir serait venu avant qu’ils pussent parvenir auprès des eaux.
Zoûhr découvrit un groupe de sept bambous qui, croissant très près les uns des autres, formaient une espèce d’enclos. Trois des interstices étaient si étroits qu’un homme ne pouvait y pénétrer ; deux ouvertures permettaient à Aoûn et à Zoûhr d’y entrer obliquement, mais refuseraient le passage à un lion ou à un tigre ; enfin les deux dernières avaient plus d’une coudée de largeur vers la base, mais se rétrécissaient vers le haut ; il était nécessaire de les fermer à l’aide de branches ou de lianes, jusqu’à une hauteur égale à deux fois celle d’Aoûn.
Ils arrachèrent rapidement des lianes et de jeunes bambous qui formeraient une barrière solide. Le fils de l’Urus les façonnait tandis que Zoûhr, plus habile constructeur, les attachait et les entrelaçait selon la manière de ses ancêtres.
Le crépuscule était venu quand ils eurent fini leur travail, et aucune silhouette suspecte n’apparaissait sur la lande. Alors, ils firent du feu et rôtirent de la viande séchée et des racines. Ce repas fut doux, car l’effort avait accru leur faim et ils goûtaient l’orgueil et la joie d’être des hommes. Aucune bête, même parmi celles qui savaient le mieux construire, n’aurait su s’abriter aussi vite et aussi sûrement contre les carnivores. Quand ils eurent mangé, ils demeurèrent quelque temps à l’entrée du refuge.
La lune, presque à la moitié de son cours, s’inclinait vers l’occident ; quelques étoiles scintillaient sur la lande ; Zoûhr se demandait quels hommes les allumaient chaque soir. Leur petitesse était étonnante. On eût dit la pointe de faibles brandons, tandis que le soleil et la lune ressemblaient à ces feux qui sont faits de quelques rameaux. Mais puisqu’ils brûlaient si longtemps, c’est qu’on les entretenait sans cesse : Zoûhr cherchait à discerner ceux qui renouvelaient le bois, et ne pouvait comprendre pourquoi ils restaient invisibles… Parfois aussi, il songeait à la chaleur immense que donnait le soleil, plus forte quand il était au haut du ciel que lorsque, vers le soir, il devenait beaucoup plus grand. Ces songes décevaient et fatiguaient vite Zoûhr. Il les abandonnait, il les oubliait même complètement. Ce soir, il se souvint des nuages qui s’étaient remplis de flammes après le départ du soleil. Il y avait dans l’occident plus de feux que si l’on avait réuni en un seul soir tous les feux que les Oulhamr allumaient pendant tous les soirs d’un hiver. Et tant de feux produisaient moins de lumière et de chaleur que le soleil. Zoûhr y pensa un instant, puis il fut presque effrayé par sa réflexion. Personne parmi les Hommes-sans-Épaules ni parmi les Oulhamr n’avait jamais paru s’en émouvoir. Il dit machinalement :
« Quels hommes allument le ciel quand le soleil est parti ? »
Aoûn, après avoir songé aux tigres, tombait dans cette torpeur qui ne l’empêchait pas de percevoir, par les sens, tous les périls de la nuit. La question de Zoûhr l’éveilla. Il ne la comprit pas bien d’abord, et n’en fut pas surpris, car Zoûhr avait des idées qui étaient étrangères aux autres hommes.
Levant la tête vers le zénith, il considéra les étoiles :
« Zoûhr parle-t-il des petits feux qui sont dans le ciel ?
– Non… Zoûhr parle des grands feux rouges et jaunes qui viennent de s’éteindre. Sont-ce des hordes qui les allument ?… Alors, elles sont plus nombreuses que les Oulhamr, les Kzamms et les Nains-Rouges. »
Le front d’Aoûn se plissa. Il conçut vaguement des êtres qui seraient cachés en haut et cette idée lui fut désagréable :
« La nuit éteint les feux ! répondit-il avec peine… La nuit fait briller notre feu plus fort ! »
Cette réponse déconcerta le fils de la Terre, et il songeait encore lorsque Aoûn eut oublié une question qui ne l’intéressait pas.
Cependant, la brise fraîchissait et elle apportait des rumeurs lointaines. Des bêtes furtives trottaient sur la lande et disparaissaient. Quelques-unes s’arrêtaient pour considérer le feu dont la lueur était de plus en plus éclatante. Cinq ou six dhôles rôdèrent sournoisement, flairant l’odeur des viandes rôties, mais bientôt ils disparurent. Soudain des panoliers sortirent de la jungle et se sauvèrent violemment.
Aoûn s’était dressé. Il tendit la narine et l’oreille ; il chuchota :
« Il est temps d’entrer dans le refuge ! »
Puis il ajouta :
« Le tigre est proche ! »
Ils se glissèrent par les interstices des bambous.
Là-bas, des broussailles s’étaient écartées. Une bête rayée parut dans la lueur d’argent et de cendre. De masse égale au lion, elle était plus basse sur pattes, plus allongée et plus flexible. Les Oulhamr et les Hommes-sans-Épaules la redoutaient plus que toutes les créatures vivantes, car le lion avait moins de ruse, d’acharnement et de vitesse, le machairodus était inconnu de l’autre côté des montagnes, et parmi les Oulhamr, Naoh, Goûn aux os secs, deux guerriers vieillis, avaient seuls rencontrés le félin géant.
Le tigre marchait sans hâte, avec une ondulation sinueuse, d’une manière formidable. La vue des flammes l’arrêta. Il dressa sa tête trapue, montrant le poitrail pâle ; ses yeux jetaient une lueur pareille à celle des lampyres. C’était le plus grand tigre qu’Aoûn et Zoûhr eussent aperçu. Le fils de l’Urus, malgré l’inquiétude qui précipitait la course de son sang, l’admirait, car il avait une prédilection pour les bêtes puissantes, même lorsqu’elles étaient ennemies.
Il dit cependant :
« Le tigre des Dévoreurs d’hommes est plus fort que celui-ci. »
Et Zoûhr ajouta :
« Il n’est qu’un léopard devant le lion des rocs ! »
Ils sentaient toutefois que, pour un homme, le tigre était aussi redoutable que leur fauve compagnon de la caverne.
Après une halte, le tigre s’approcha obliquement, effaré. Il craignait le feu, il avait fui devant lui sur la prairie frappée par le tonnerre, mais celui-ci ressemblait à ces lueurs qui s’allument à la fin des nuits. Il arriva si près qu’il commençait à sentir la chaleur ; en même temps, il discernait les palpitations de la flamme ; il entendait un souffle et des craquements. Sa défiance devint plus forte, il tourna autour du foyer en se tenant à distance, et cette manœuvre le mena près des bambous. Les hommes lui apparurent presque en même temps qu’il recevait leurs effluves.
Il feula, il poussa deux cris de chasse qui ressemblaient à ceux des dhôles.
Sans réfléchir, Aoûn riposta par son cri de guerre. Le tigre tressaillit, étonné, et examina les adversaires. Ils lui parurent faibles. Leur odeur ne rappelait que celle des proies timides, leur masse semblait à peine supérieure à celle des loups.
Or, tous ceux qui lui tenaient tête étaient d’immense stature. Toutefois, ceux-ci étaient inconnus et le tigre, dans la force de l’âge, ayant connu des surprises, pratiquait la prudence. La proximité du feu ajoutait son mystère à la singularité des hommes.
Il approcha des bambous avec lenteur, puis il en fit le tour. Après tant de courses dans la jungle, il avait perfectionné son instinct des distances, cet instinct qui lui faisait invariablement atteindre la proie lorsqu’il n’y fallait qu’un bond. Il connaissait aussi la solidité des bambous. Il n’essaya pas de forcer les intervalles trop étroits ; il ne s’arrêta que devant les entrelacements de lianes et de branches. Sa griffe les tâta et il essaya d’arracher les plus minces, lorsque le harpon d’Aoûn faillit le heurter aux naseaux.
Il recula en grondant, et demeura incertain. Cette attaque rendait la bête inconnue plus étrange. Sa colère montait, un souffle furieux lui raclait la gorge, et, prenant toute sa vitesse, il tenta l’attaque foudroyante. Cette fois, le harpon l’atteignit à l’angle de la mâchoire, car l’oscillation des branches et les mouvements du carnivore n’avaient guère permis de viser. L’assaillant perçut la résistance de l’obstacle et le courage de l’homme : il recula de nouveau, se tapit contre le sol et attendit.
Ce n’était pas l’heure de la chasse. Le tigre avait soif. Sans le feu, il aurait d’abord marché jusqu’au fleuve. Après quelque temps, sa colère se ralentit ; il sentit de nouveau cette aridité des glandes que seule pouvait apaiser l’eau fraîche.
Alors, avec un long feulement, il se redressa, fit deux fois le tour du refuge et s’éloigna. Une trouée était là-bas, qui devait le conduire sur la rive. Aoûn et Zoûhr le virent disparaître.
« Il reviendra ! dit Zoûhr… peut-être avec la tigresse.
– Aucune liane n’a été déchirée », répondit le fils de l’Urus.
Ils songèrent pendant quelque temps au péril, mais leur âme ne tremblait guère pour l’avenir. Le refuge les avait protégés et les protégerait encore. Il était même inutile de veiller : dès qu’ils se furent étendus, ils sombrèrent dans le sommeil.
Aoûn s’éveilla vers le tiers de la nuit. La lune était descendue derrière la jungle occidentale, et sa lumière rougissait les vapeurs qui se condensaient sur les rainures. Une ténèbre cendreuse couvrait la lande ; près des sept bambous, le feu ne jetait plus qu’une lueur évanescente.
D’abord le guerrier ne vit que les végétations immobiles, mais son odorat l’avertissait d’une présence. Puis une ombre évolua ; elle se détachait auprès d’un îlot de palmiers ; elle approchait précautionneusement. Aoûn savait, depuis qu’il avait ouvert l’œil, que c’était le tigre ; il le regardait venir avec anxiété et colère. Cette audace, qui soufflait en lui comme un ouragan sur les eaux, dilata sa poitrine. Quoiqu’il connût la supériorité du tigre sur l’homme, et malgré l’horreur secrète qui le pénétrait, il avait envie de combattre. Naoh n’avait-il pas abattu l’ours gris et la tigresse, lui-même n’avait-il pas tué le machairodus vainqueur du rhinocéros ? Un vertige tournoya dans son crâne et se dissipa aussitôt : la prudence des ancêtres calma son sang ; il savait bien que ni Naoh, ni Faouhm, ni les Velus n’eussent attaqué le tigre, sinon pour sauver leur vie.
D’ailleurs, quelqu’un venait de s’éveiller qui l’eût retenu. À son tour, le fils de la Terre était averti de la présence formidable. Il considéra son compagnon qui avait soulevé sa massue ; il dit : « Le tigre n’a point trouvé sa proie.
– S’il approche, dit l’autre d’une voix frémissante, Aoûn lui jettera la sagaie et le harpon.
– Il est dangereux de blesser le tigre. Sa fureur est plus grande que celle du lion.
– Et s’il ne veut pas s’éloigner du refuge ?
– Aoûn et Zoûhr ont des provisions pour deux jours.
– Nous n’avons pas d’eau ! Pourquoi la tigresse ne viendrait-elle pas le rejoindre ? »
Zoûhr ne répondit pas. Il y avait déjà songé. Il savait que les fauves se relaient parfois pour épier une proie peu accessible. Ce n’est qu’après un moment d’incertitude qu’il répondit :
« Le tigre est seul depuis la fin du jour. La tigresse est peut-être loin de la lande. »
Aoûn ne voyait pas assez clairement l’avenir pour insister ; son attention se condensait sur le tigre, qui était parvenu à cinquante coudées des bambous.
On voyait distinctement sa gueule trapue, bordée à l’arrière d’un poil dur ; les yeux luisaient plus fort que naguère. Aoûn détestait étrangement leurs lueurs vertes ; elles faisaient trembler Zoûhr. Par intervalles, un grondement se faisait entendre sur la lande. Le tigre vint plus près encore, puis il se mit à rôder de long en large ou à faire le tour de l’abri, avec une patience épouvantable et exaspérante. On eût dit qu’il espérait que les interstices allaient s’élargir ou les entrelacements de lianes et de bambous se détendre. Et les deux hommes, chaque fois qu’il se rapprochait, avaient une palpitation, comme si l’espérance du fauve allait se réaliser.
Il finit par se tapir parmi des herbes sèches. De là, il épiait patiemment, ou bien il ouvrait ses mâchoires et la lueur affaiblie du feu faisait reluire les crocs.
« Il sera encore là au matin ! » disait Aoûn.
Zoûhr ne répondit pas. Il considérait deux petites branches de térébinthe qu’il avait exposées au feu, car il aimait à avoir toujours du bois sec. Il fendit la plus mince dans toute sa longueur et rassembla des brindilles.
« Zoûhr ne va pas faire de feu ! s’exclama le fils de l’Urus avec réprobation.
– Il n’y a pas de vent ; la terre du refuge est nue ; les bambous sont jeunes », remarqua Zoûhr, en frappant avec le silex la pierre de marcassite… « Zoûhr n’a besoin que d’un petit feu ! »
Aoûn n’insista point. Il regarda les flammèches s’élever sur les brindilles, tandis que son compagnon allumait le bout d’une baguette de térébinthe. Elle jeta bientôt une lueur vive. Alors, se penchant vers une des ouvertures, le fils de la Terre lança ce brandon vers le tigre… La flamme décrivit une parabole et tomba parmi les herbes sèches. Elles étaient dans la partie la plus aride de la lande, où les vapeurs nocturnes ne s’étaient pas formées encore.
Le tigre sursauta devant le projectile étincelant, qui disparut au milieu des plus hautes tiges. Aoûn riait silencieusement. Zoûhr, attentif, se demandait s’il faudrait allumer une nouvelle torche.
On n’apercevait plus, parmi les végétations, qu’un scintillement rougeâtre. Le tigre s’était recouché.
Après une hésitation, Zoûhr alluma la seconde baguette de térébinthe. Le feu commençait à dévorer sa pointe, lorsque, là-bas, un jet livide monta sur les herbes, puis traça une ligne brillante. Le fauve se releva avec un rauquement ; il allait s’élancer lorsque Zoûhr lança le deuxième brandon.
Il atteignit la bête au poitrail. Affolée, elle tourbillonna et bondit en zigzag. Le feu, avec un crépitement sec, parut galoper parmi les gramens ; puis il se dissémina en gerbes et enveloppa le fauve. Alors, avec une plainte furieuse, le carnivore traversa les flammes et s’enfuit.
« Il ne reviendra pas ! affirma Zoûhr. Aucune bête ne repasse dans l’endroit où elle a été brûlée. »
La ruse de son compagnon ravissait Aoûn. Son rire n’était plus silencieux ; il retentissait sur la lande comme un joyeux cri de guerre.
« Zoûhr est plus rusé que Goûn aux os secs ! » fit-il avec enthousiasme.
Et sa main musculeuse se posait sur l’épaule du fils de la Terre.
Le tigre ne revint pas. Aoûn et Zoûhr dormirent jusqu’à l’aube. Une vapeur couvrait la lande et la jungle, le silence et l’immobilité durèrent jusqu’au milieu de l’aurore. Puis les bêtes du jour frémirent. Une rumeur profonde monta du fleuve et des arbres innombrables. Le fils de l’Urus sortit du refuge, scruta l’étendue. Aucune émanation suspecte ne se décela et des axis passèrent, qui rassuraient l’homme davantage.
Il retourna vers Zoûhr et dit :
« Nous continuerons notre route ; mais nous passerons d’abord vers l’Occident, afin de ne pas rencontrer le tigre. »
Ils partirent avant la fin de l’aurore. Les vapeurs se déchiraient lentement et se perdaient dans un ciel pâle, qui bleuissait à mesure. Les bêtes, d’abord rares, se multipliaient : les guerriers conjecturèrent qu’ils avaient dépassé le domaine du tigre. Mais Aoûn aspirait l’air avec inquiétude. Une chaleur fiévreuse enveloppait les frondaisons ; les mouches à tête rouge harcelaient les deux hommes ; les lames de soleil, à travers les branches, mordaient dans la chair comme des termites ; les semnopithèques montraient des faces véhémentes, les perroquets élevaient des voix sèches, stridentes et frénétiques.
« Le tonnerre grondera sur la forêt ! » dit le fils de la Terre.
Aoûn s’arrêta pour considérer l’Occident. Une clairière commençait ; on discernait une longue bande de firmament couleur de lazulite et sans un seul nuage. Pourtant, les deux hommes sentaient ce trouble qui se propage dans l’étendue comme une crainte des choses.
Cela dura longtemps. Aoûn et Zoûhr se rabattaient obliquement vers le fleuve, selon des lignes que déterminaient les variations des végétaux. Vers le milieu du jour, l’orage demeurait lointain, encore. Ils ne firent pas de feu ; ils mangèrent, sans plaisir, une tranche de viande rôtie la veille et prirent un repos que troublait l’attaque des insectes.
Quand ils se remirent en route, les premières vapeurs se montraient au couchant. Une couleur de lait se répandit dans le bleu, on entendait le raire inquiet des barasangs et la bramée des buffles ; des najas filaient dans les gramens.
Un instant, les guerriers hésitèrent à se remettre en route. Mais la halte n’était pas favorable, des arbres millénaires élevaient des cimes trop hautes, la terre était spongieuse ; ils n’apercevaient aucun abri contre les météores qui allaient ravager les sylves. Par intervalles, la vie des fluides coulait sur les cimes avec un bruit de fleuve ou bien s’élevait en spirales qui écartaient les feuillages. Des silences épais et lourds suivaient. Une muraille de vapeurs croissait vers le zénith, fumée noire qui phosphorait à la bordure. Puis des lueurs furieuses et livides transpercèrent le pays des arbres. Comme elles naissaient très loin d’Aoûn et de Zoûhr, elles n’ajoutaient pas leurs clameurs aux tumultes de la tempête. Quand la muraille couvrit le milieu du firmament et commença de descendre vers l’est, une terreur croissante avait terré les êtres ; on n’apercevait qu’une bête fugitive qui cherchait sa bauge ou un insecte inquiet qui gagnait la fente d’une écorce. La vie des créatures était enveloppée d’une autre vie, la vie qui, répandue subtilement, crée et nourrit la sylve, mais qui, déchaînée, détruit l’arbre, l’herbe et l’animal.
Les compagnons connaissaient ces fièvres féroces. Aoûn ne songeait qu’au refuge ; Zoûhr levait de temps en temps la tête avec l’idée que des fauves monstrueux déferlaient parmi les nuages. Déjà on en percevait les rugissements. La distance les rendait graves comme la voix des lions perdus derrière les collines. Puis ils rauquèrent, et les lueurs devenaient intolérables. Un bruit de sources se répandit qui devint une clameur de rapides et de torrents. La jungle s’ouvrit devant un lac précédé de mares ; aucun abri n’était visible dans la buée ; et le tonnerre s’écroulait par intervalles. Sous les arcades d’un banian où les deux hommes s’arrêtèrent, un léopard rampa ; on entendit la plainte aiguë des semnopithèques. L’eau roula comme si un océan venait de rompre les digues du ciel ; l’odeur de la foudre et des plantes passait avec les rafales. En une heure le lac monta ; les mares s’emplirent ; l’une d’elles déborda et commença d’envahir la forêt.
Les nomades durent reculer ; mais d’autres eaux arrivaient dont le grondement se mêlait aux rumeurs de l’orage. Il leur fallut fuir au hasard, vers l’orient. Les fluides farouches les harcelaient. À peine avaient-ils échappé aux flots que d’autres survenaient à l’improviste. Aoûn galopait comme un étalon et Zoûhr suivait, incliné, levant à peine les pieds, selon la manière des Hommes-sans-Épaules. Quand ils eurent mis un intervalle entre eux et l’inondation, ils persévérèrent vers l’est, dans l’espoir de rencontrer le fleuve.
Ils traversèrent des landes, filèrent parmi les bambous, les palmiers et les lianes. Un marécage débordé les força à obliquer vers le nord. L’orage s’apaisait ; les rafales hurlaient moins haut dans l’étendue ; ils finirent par atteindre une éclaircie où ruisselait un torrent formé par la pluie…
Là, ils s’arrêtèrent, cherchant à se rendre compte de la profondeur des eaux.
La foudre hacha un groupe d’ébéniers ; à l’autre bord, un long corps éperdu s’éleva en bonds énormes ; Aoûn et Zoûhr reconnurent le tigre. Il tourbillonna pendant quelque temps dans l’épouvante, puis, arrêté, il aperçut les bêtes verticales.
L’instinct d’Aoûn l’avertit que c’était celui qui avait rôdé autour du refuge. Zoûhr en fut sûr lorsqu’il remarqua sur le poitrail un roussissement qui avait dû être produit par le feu des herbes. Plus vaguement, le tigre reconnut ces proies que rendaient singulières le feu, la barrière de lianes et l’incendie des herbes. Il les retrouvait au moment même où un autre feu venait de frapper les ébéniers. Ainsi leurs images, s’associant à des choses redoutables, faisaient hésiter le fauve.
Tous trois demeurèrent un temps immobiles. Une distance trop courte séparait les hommes et la bête pour que la fuite fût possible.
Aoûn avait déjà détaché son harpon, et Zoûhr, craignant que la retraite fût suivie de la poursuite, s’apprêtait aussi à combattre.
Ce fut lui qui lança le premier son arme. Elle siffla au-dessus des eaux, elle atteignit le fauve près de l’œil droit. Avec un rauquement immense, il prit son élan, mais le sang troublait sa vue : le bond n’eut pas cette précision terrible qui condamnait à mort toute proie prochaine. Le long corps roula dans le torrent, tournoya et s’accrocha en avant. Aoûn s’était précipité ; le harpon frappa le poitrail, au défaut de l’épaule. Frénétique, la bête se hissa sur le bord et chargea les hommes. Elle boitait ; sa course était ralentie ; une seconde sagaie de Zoûhr s’enfonça dans son flanc, tandis que le fils de l’Urus blessait la nuque.
Puis, la massue haute, ils attendirent. Aoûn reçut l’attaque de face et abattit son arme sur le crâne, tandis que le Wah, se jetant sur les flancs, visait les vertèbres. Une griffe déchira le torse de l’Oulhamr, mais un mouvement oblique la fit glisser, et la massue, craquant sur les narines, arrêta une seconde le félin. Avant qu’il eût repris son élan, la massue d’Aoûn résonna pour la troisième fois, d’une telle force que le tigre demeura immobile et comme endormi. Alors, sans relâche, les deux compagnons martelèrent les vertèbres et les pattes. L’énorme corps s’abattit, avec des convulsions épouvantables, et le fils de l’Urus ayant crevé l’œil gauche, le fauve fut à la merci des hommes.
La pointe d’une sagaie lui ouvrit le cœur.
Ensuite, les jours furent cléments. Les guerriers avançaient hardiment dans les terres où le fleuve était large comme un lac. La joie des vainqueurs était en eux qui, sans diminuer leur prudence, leur rendait presque agréable l’image du péril. Ils trouvèrent des gîtes, dans la jungle et sur le rivage, dans le roc, dans le creux d’arbres millénaires, dans des fourrés pleins d’épines si fortes, qu’après y avoir creusé avec la hache un couloir dont on bouchait l’extrémité, on pouvait défier les carnivores.
Un lac les arrêta, qui les fit s’écarter du fleuve, et ils se trouvèrent devant une montagne. Elle n’était pas haute. Après un quart de jour, ils atteignirent un plateau qui commençait en savane et se continuait en forêt ; il s’allongeait du nord-est au sud-ouest ; au nord-ouest, un contrefort le dominait, d’où il recevait deux rivières qui alimentaient un nouveau lac.
Aoûn et Zoûhr n’arrivèrent près de la forêt que vers l’heure rouge. Un roc de porphyre leur offrit un abri sûr dans une crevasse dont ils défendirent l’entrée à l’aide de branchages. Puis, ils allumèrent un grand feu dans la savane où ils rôtirent un iguanidé. La température était moins ardente que dans la plaine et, des montagnes voisines, une brise coulait qui rafraîchissait le plateau. Après tant de soirs torrides, les deux hommes goûtaient cette atmosphère qui rappelait les veillées des Oulhamr. Ils prenaient presque autant de plaisir à respirer qu’à manger. Le bruissement de la forêt ressemblait à l’écoulement d’une eau lointaine. Parfois, on entendait le miaulement d’un fauve, le rire sinistre de l’hyène ou les hurlements des dhôles.
Une clameur soudaine s’éleva, puis on vit des silhouettes étranges dans les arbres. Elles ressemblaient à des chiens et aux Nains-Rouges. Leur visage trop mobile s’éclairait d’yeux ronds et proches. Leurs quatre pattes se terminaient par des mains.
Aoûn et Zoûhr les reconnurent. C’étaient des rhésus, dont le poil est vert sur le dos, jaunâtre sur la poitrine, et dont la face est rouge comme le soleil couchant. Ils considéraient le feu. Le fils de la Terre ne les détestait point. En un sens, il les croyait ses semblables, autant que les Dévoreurs d’hommes. Aoûn partageait cette croyance. Depuis l’arrivée dans la terre nouvelle, les compagnons les avaient rencontrés presque chaque jour ; ils les savaient inoffensifs. Cependant, à cause de leur ressemblance avec les Nains-Rouges, les rhésus inspiraient une confuse inquiétude.
Dans les dernières lueurs du jour, on en discernait une douzaine. Après avoir regardé un moment les flammes, ils bondissaient de branche en branche, et d’arbre en arbre, avec une rapidité vertigineuse, puis, s’arrêtant, recommençaient à épier le spectacle insolite. À la fin, un grand mâle – il avait la taille d’un loup – descendit lentement jusqu’à terre et s’avança vers le feu. Quand il eut franchi une dizaine de coudées, il s’arrêta, il poussa une sorte de plainte douce qui était aussi un appel.
Aoûn avait levé son harpon, se souvenant des traîtrises des Nains-Rouges, qui n’étaient guère plus grands que le rhésus. Il le laissa retomber en entendant la plainte. Après une halte, le singe avança encore de quelques coudées. Puis, il parut s’arrêter définitivement, immobilisé par une crainte et une curiosité égales.
Un hurlement retentit, puis un autre : trois loups parurent au sommet d’un mamelon. Comme ils étaient sous le vent, ni les hommes ni les rhésus n’avaient perçu leur approche.
Le rhésus voulut gagner les arbres. Le plus agile des loups l’arrêta dans sa course, tandis que les deux autres prenaient position de manière à barrer la retraite. Seule la direction du feu restait libre. Le grand singe demeura quelques secondes éperdu, tandis que ses compagnons clamaient désespérément. Il tourna sa face anxieuse vers les hommes, vit les loups resserrer leur triangle et, affolé, se précipita.
Au moment où il arrivait près du feu, les trois fauves convergeaient vers lui ; le plus leste n’était qu’à dix coudées. Le rhésus poussa un gémissement funèbre. Entre les flammes farouches et les mangeurs de chair, il n’y avait plus d’étendue libre. La mort était là, dont le simien sentit l’horreur froide. Il se tourna d’abord vers la forêt, vers cet océan de feuillages d’où il échapperait si facilement aux dents des adversaires… puis, une seconde fois, sa face en détresse implora les hommes.
Zoûhr se leva, la sagaie haute. Un instinct de race bouillonnait dans sa chair ; il bondit vers le singe. Le loup recula devant la silhouette verticale, et Aoûn, à son tour, dressa sa stature ; les loups hurlèrent ; tout en se tenant à distance, ils esquissaient des attaques, les lèvres retroussées.
Aoûn, avec dédain, jeta une pierre. Atteint à l’épaule, le loup le plus proche se replia vers les autres.
« Les loups ne valent ni le harpon ni la sagaie ! » ricana le fils de l’Urus.
Là-bas, dans les ramures, on voyait bondir et rebondir les rhésus, tandis que le fugitif, immobile, observait ceux qui venaient de le sauver. Ses longs bras tremblotaient. La peur demeurait tapie dans sa poitrine : il redoutait le feu inconnu, il redoutait les loups, il redoutait aussi ces formes qui s’élançaient si droites, et cette voix singulière qui ne rappelait aucune voix de la sylve et de la steppe. Peu à peu, son cœur battit moins vite, et ses yeux ronds se fixèrent de préférence sur les hommes. Il commençait à se rassurer : lorsque le fort n’a pas frappé d’abord, le faible, après quelque temps, croit qu’il ne frappera point. Le rhésus n’eut plus peur que du feu et des loups. Puis, le feu, parce que sa course ne dépassait pas les branches entassées, cessa à son tour de paraître épouvantable.
Aoûn et Zoûhr, ayant éloigné les fauves, considérèrent leur hôte. Il était assis comme un enfant ; ses petites mains complétaient la ressemblance, et sa poitrine aussi qui était presque plate.
« Les loups ne mangeront pas le nain vert, dit Aoûn avec un rire qui fit sursauter le singe.
– Aoûn et Zoûhr le ramèneront jusqu’aux arbres ! » ajouta le Wah.
Comme ils approchaient, il se remit à trembler. Leurs gestes lents, leurs voix qui n’avaient plus ces intonations rudes qui menaçaient les loups, calmèrent le rhésus, et il y eut une douceur entre ces trois êtres. Pour Aoûn et Zoûhr, c’était la joie sourde d’un compagnon nouveau, qui excitait leur curiosité et rendait la vie moins farouche.
Le temps passa. Les loups veillaient toujours ; ils hurlaient par intervalles, furieux contre le feu, contre les hommes, contre cette proie qui leur échappait non par sa ruse ni son agilité, mais par une intervention incompréhensible.
À la fin ils disparurent. On les vit se fondre dans la nuit, et, comme ils n’étaient plus sous le vent, leur approche ne pourrait passer inaperçue.
Le rhésus ne s’éloigna pas tout de suite. Il commençait à s’habituer au feu ; la brise arrivant plus froide de la montagne, sous un ciel trop pur, qui buvait la chaleur, la bête imitait les hommes et prenait plaisir à l’haleine tiède que soufflaient les flammes.
Puis le rhésus poussa un cri léger, regarda fixement ses hôtes et bondit vers les arbres.
Aoûn et Zoûhr le regrettèrent.
Le lendemain, les deux hommes s’engagèrent dans la sylve. Elle les étonnait par l’immensité de ses arbres et des broussailles. Il y avait moins de serpents que dans la plaine ; des tribus de corbeaux à tête blanche croassaient sur les cimes ; des gaurs traversaient la clairière, tandis que des ours noirs se montraient dans les fourches des grosses branches ; parfois un léopard surgissait au déclin des jours, sans oser s’attaquer aux hommes. Ensuite apparurent des hordes de semnopithèques, aux longues queues et aux visages barbus. Ils s’assemblaient par grappes dans les ramures, avec des cris éperdus ; ils connaissaient la joie d’être ensemble et la sécurité de s’unir pour défendre leurs vies et leurs territoires.
La quatrième nuit, Aoûn sentit une émanation singulière. Aucune encore, depuis l’arrivée dans les terres nouvelles, n’avait eu une telle ressemblance avec l’odeur humaine. Il tressaillit ; l’inquiétude dressa les poils sur sa chair. Ni l’odeur du tigre, ni celle du lion, du machairodus, du félin géant ne lui eussent semblé aussi effrayantes.
Il éveilla Zoûhr afin d’être prêt au combat, et tous deux tendirent leurs sens. Ceux du Wah n’ayant pas la perfection de ceux de l’Oulhamr, il ne discerna qu’un effluve vague, mais Aoûn, dilatant ses narines, affirma :
« L’émanation est pareille à celle des Kzamms. »
Les Kzamms étaient les plus féroces des hommes. Un poil comparable à celui des renards couvrait par touffes leur face et leur torse ; ils montraient des bras longs comme ceux de l’Homme-des-Arbres ; leurs jambes étaient brèves et recourbées ; leurs cuisses à trois pans et leurs orteils énormes. Ils mangeaient les Oulhamr vaincus et avaient dévoré les rares Hommes-sans-Épaules échappés à l’extermination.
Pendant quelque temps, l’odeur parut s’affaiblir ; l’être mystérieux s’éloignait. Puis, elle redevint plus forte et Zoûhr finit par chuchoter :
« Le fils de l’Urus dit vrai : c’est comme l’odeur des Kzamms. »
Une angoisse impatiente précipitait le souffle d’Aoûn. Sa massue était à ses pieds ; il avait apprêté son propulseur, afin de lancer le harpon à grande distance.
Maintenant, il était sûr qu’il y avait plus d’un être ; l’émanation venait de deux côtés. Il dit :
« Ils nous voient et nous ne les voyons pas… Il faut que nous les apercevions nous-mêmes ! »
Plus temporisateur que l’Oulhamr, Zoûhr hésitait.
« Le feu nous éclaire », reprit Aoûn.
Il avait ramassé sa massue. Le Wah essaya encore de sonder les ténèbres ; il ne discerna rien et, concevant que les inconnus pouvaient attaquer à l’improviste, il approuva.
Déjà le fils de l’Urus s’éloignait, et Zoûhr le suivit en silence. Penchés, scrutant chaque accident du site, ils s’arrêtaient par intervalles. Aoûn tendait sur l’espace le réseau délicat de sa vue, de son ouïe et surtout de son odorat. Il tenait d’une main sa massue, de l’autre son propulseur où la sagaie était posée d’avance. À mesure qu’il avançait, il percevait les émanations, et il se persuadait qu’il n’y avait pas plus de deux êtres.
Un froissement. On vit onduler un buisson, puis une course légère trembla sur le terreau. Aoûn et Zoûhr discernèrent, à travers les branchages, une silhouette si confuse qu’ils n’eussent pu dire si elle était verticale ou horizontale. Mais la course ne décelait que deux pattes : ni le rhésus, ni le semnopithèque ni même le gibbon n’eussent fui ainsi.
Aoûn dit à voix basse :
« Ce sont des hommes. »
Ils s’arrêtèrent, transis. L’ombre prit une signification effroyable. Et soudain, devant le péril, Aoûn poussa son cri de guerre. Alors, une deuxième course s’entendit, latéralement à la première, les pas et les émanations décrurent. L’Oulhamr prit son élan. Des lianes l’arrêtèrent, puis une mare ; Zoûhr demanda :
« Pourquoi Aoûn a-t-il poussé son cri de guerre ? Peut-être ces hommes ne veulent-ils pas nous combattre.
– Ils ont l’odeur des Kzamms !
– L’odeur des Hommes-au-Poil-Bleu ressemble aussi à celle des Kzamms. »
Cette réflexion frappa l’Oulhamr. L’instinct de prudence le tint un moment immobile ; il flaira longuement la pénombre et dit :
« Ils sont loin !
– Ils connaissent la forêt et nous ne la connaissons pas ! fit Zoûhr. Nous ne les verrons pas cette nuit. Il faut attendre le matin. »
Aoûn ne répondit point. Il fit quelques pas vers la gauche et se coucha contre la terre. Toutes espèces de bruits légers devinrent sensibles, et parmi ces bruits, le fils de l’Urus distingua avec peine la course des êtres inconnus. Elle s’affaiblit ; elle devint indiscernable, tandis que la rôderie d’une faible troupe de dhôles se rapprochait.
« Les Hommes-de-la-Forêt n’ont pas osé combattre ! fit-il en se relevant, ou bien ils sont allés avertir leurs frères. »
Ils revinrent auprès du feu et y jetèrent des rameaux : leurs cœurs ressentaient un lourd malaise. Puis, un silence se faisant dans le pays des arbres, le péril parut très lointain, et l’Oulhamr s’endormit, tandis que Zoûhr veillait auprès des flammes cramoisies.
Au matin, ils demeurèrent irrésolus. Fallait-il continuer le voyage ou retourner en arrière ? Moins aventureux, Zoûhr désirait revivre au bord du fleuve, dans la chaîne rocheuse, où l’alliance avec le grand félin les rendait invincibles. Mais Aoûn, emporté par l’élan des actions ébauchées, répugnait au recul. Il dit :
« Si nous nous retirons, les Hommes-de-la-Forêt ne sauront-ils pas nous suivre ? Pourquoi n’y en aurait-il pas d’autres dans les terres que nous avons traversées ? »
Ces raisons semblèrent d’autant plus valables à Zoûhr qu’elles lui étaient apparues avant qu’Aoûn les eût données. Il savait bien que les hommes rôdent plus encore que les chacals, les loups et les dhôles. Seuls les oiseaux parcourent de plus vastes espaces. Parce qu’on n’avait rencontré aucune horde sur la route, ce n’était pas une raison pour qu’il n’y en eût pas vers la gauche ou la droite, et qu’on rencontrerait au retour.
Zoûhr accepta le hasard. Plus prévoyant qu’Aoûn, moins prompt à combattre, son courage était égal, sa résignation supérieure. Il avait en lui la fatalité de sa race ; tous les siens ayant péri, il s’étonnait quelquefois d’être parmi les vivants. Sans Aoûn, il eût été seul : toutes ses joies se rattachaient à l’alliance conclue avec le jeune Oulhamr, et il n’y avait pas de péril comparable à l’ennui de vivre sans son compagnon.
Le jour se passa sans alerte : quand ils eurent choisi la halte, aucune présence singulière ne se décela.
C’était dans les profondeurs de la sylve, mais le feu de la foudre avait incendié plusieurs arbres et dévoré les herbes. Trois blocs de schiste offraient un refuge qu’il suffisait de fortifier avec des épines. Aoûn et Zoûhr rôtirent une cuisse d’axis dont ils aimaient la saveur, puis se couchèrent sous les étoiles. L’aube était proche lorsque Aoûn s’éveilla. Il vit le Wah debout, l’oreille tendue vers le sud, attentif.
« Zoûhr a-t-il entendu passer le lion ou le tigre ? »
Zoûhr ne savait pas ; il lui avait paru sentir l’émanation suspecte. Aoûn aspira l’air à pleines narines et affirma :
« Les Hommes-de-la-Forêt sont revenus. »
Il écarta la barrière d’épines et se dirigea lentement vers le sud. L’odeur s’évanouissait : ce n’était que la trace laissée par les bêtes mystérieuses. Dans l’ombre, la poursuite était impossible. Les deux hommes rentrèrent au refuge et attendirent le jour. Il commençait à répandre parmi les vapeurs orientales une lueur cendrée. Un oiseau enfla sa petite cornemuse et pépia. Les feux parurent, indécis, qui se glissaient parmi les nuées. Ils éclatèrent. Les lacs d’ambre, les fleuves d’émeraude et les montagnes de pourpre naquirent et moururent sur le pays des arbres. Puis, à travers les fumées, on entrevit une forme écarlate.
Déjà le Wah et l’Oulhamr s’étaient mis en route. Ils allaient vers le sud, attirés par l’énigme. Le danger d’être surpris leur paraissait plus grand que celui d’aller à la poursuite de ceux qui les épiaient. L’instinct leur disait qu’il fallait connaître la nature et la force de ces êtres, afin d’organiser la défense, et la prudence de Zoûhr s’accordait avec la fougue d’Aoûn.
Ils marchaient vite. Peu d’obstacles les arrêtaient ; il semblait que des sentes eussent été tracées par le passage fréquent d’individus ou de hordes. Aoûn continuait à percevoir l’émanation. Longtemps, elle demeura faible, mais, vers le milieu du jour, elle se ranima. Impatient, Aoûn précipita sa course. La forêt commençait à s’éclaircir. Une lande apparut, semée d’arbres rares, de buissons, de fougères ; quelques mares stagnaient. Un moment Aoûn hésita, puis l’odeur reparut plus véhémente, et, soudain, il poussa un cri : dans la terre molle, il venait de découvrir des traces fraîches. Elles révélaient des pieds élargis, avec cinq orteils, qui ressemblaient plus aux pieds de l’homme que les pieds du dryopithèque.
Penché sur le sol, le fils de l’Urus considéra longuement ces traces et déclara :
« Les Hommes-de-la-Forêt sont proches… Ils n’ont pas encore regagné le couvert. »
Les compagnons se remirent en route. Leurs poitrines battaient ; ils n’approchaient d’aucun buisson sans l’avoir contourné. Quand ils eurent parcouru trois ou quatre mille coudées, Aoûn montra un fourré de lentisques, disant à voix basse :
« Ils sont là ! »
Un frisson les saisit ; cette tendresse que tant de jours passés ensemble resserraient dans leurs cœurs se mêla d’inquiétude profonde. Rien ne révélait la force des ennemis. Tout ce qu’Aoûn savait, c’est qu’ils n’étaient que deux. Or il se croyait égal à Naoh, le plus fort de tous les Oulhamr, mais Zoûhr était parmi les faibles ; presque tous les guerriers maniaient des massues plus lourdes, et se mouvaient plus rapidement. Il fallait essayer de combattre à distance ; et si les autres n’avaient pas de propulseurs, l’avantage serait à l’Oulhamr et au Wah.
« Zoûhr est-il prêt à combattre ? demanda Aoûn avec une douceur anxieuse.
– Zoûhr est prêt… mais il faut essayer de faire alliance avec les Hommes-de-la-Forêt comme les Wah ont fait jadis alliance avec les Oulhamr.
– Les deux hordes étaient ennemies des Nains-Rouges. »
Aoûn marcha d’abord, parce qu’il percevait mieux les effluves et qu’il voulait recevoir le premier choc. Son instinct d’audace le voulait, en même temps que la crainte de perdre son compagnon.
Lorsqu’ils furent à cent coudées, ils se mirent à tourner autour des lentisques, s’arrêtant pour épier longuement les éclaircies du fourré. Mais aucune forme animale ne se révéla parmi les tiges ni les feuillages.
À la fin, l’Oulhamr éleva sa voix retentissante :
« Les Hommes-de-la-Forêt se croient cachés, mais nous connaissons leur retraite. Aoûn et Zoûhr sont forts… ils ont tué la bête rouge et le tigre ! »
Le fourré gardait son énigme. Aucun bruit, sinon le passage léger de la brise, le vrombissement des mouches rouges, le chant lointain d’un oiseau. Aoûn s’impatientait :
« Les Oulhamr ont le flair des chacals et l’ouïe des loups ! Deux Hommes-de-la-Forêt sont cachés parmi les lentisques ! »
Des grues à tête jaune s’abattirent auprès d’une mare couverte de lotus, un faucon plana sur les cimes et l’on vit passer au loin une troupe légère d’antilopes dans la lumière violente qui calcinait les herbes. La peur, la prudence ou la ruse conseillaient le silence aux êtres inconnus.
Aoûn avait fixé une sagaie dans son propulseur. Se ravisant, il cueillit quelques branches fines et les égalisa. Zoûhr l’imita.
Quand ils eurent terminé le travail, ils ne se décidèrent pas tout de suite. Zoûhr aurait préféré attendre, Aoûn même était plein d’incertitude. Toutefois, l’idée d’un péril latent lui devenant de plus en plus insupportable, il appliqua une des branches au propulseur, et fit tournoyer l’arme. Le trait partit sans produire aucun effet. Trois fois, ils renouvelèrent l’effort sans plus d’efficacité. Au cinquième trait, un cri sourd s’entendit, les branchages s’écartèrent, et un être velu parut devant les lentisques.
Comme Zoûhr et Aoûn, il se tenait sur les pattes de derrière ; son dos formait un arc convexe ; ses épaules, presque aussi étroites que celles des Wah, s’infléchissaient en avant ; la poitrine saillait comme la poitrine des chiens ; la tête était épaisse, avec une gueule énorme, et le front évanouissant ; deux oreilles pointues rappelaient ensemble l’oreille des chacals et celle des hommes ; une lame de poils formait une crête sur le crâne, tandis que sur les côtés poussait une végétation courte et hérissée ; les bras semblaient plus courts que ceux des singes. Le survenant tenait à la main une pierre pointue.
Plus petit que les Oulhamr, plus grand que les Nains-Rouges, il montrait une musculature sèche. Pendant un instant, ses yeux ronds se fixèrent sur les guerriers ; la peau du front houlait avec fureur ; on entendait le craquement des mâchoires.
Aoûn et Zoûhr examinaient sa stature et scrutaient ses mouvements. Leurs derniers doutes s’évanouissaient : l’être qui se tenait là était bien un homme. La pierre qu’il avait à la main était taillée ; il se dressait mieux sur ses pattes de derrière que les Hommes-au-Poil-Bleu ; il y avait dans ses gestes quelque chose d’inexprimable qui ne se retrouve ni chez le semnopithèque, ni chez les rhésus, ni même chez le gibbon ou le dryopithèque.
Zoûhr demeurait anxieux, mais le grand Oulhamr, comparant l’arme de l’adversaire à sa massue, à ses sagaies, à son harpon, et sa haute taille à cette stature ramassée, se conçut supérieur. Il fit quelques pas vers les lentisques en clamant :
« Le fils de l’Urus et le fils de la Terre ne veulent pas tuer l’Homme-de-la-Forêt ! »
Une voix rauque lui répondit, qui ressemblait au grognement de l’ours, mais qui était confusément articulée. Et une autre voix, moins grave, s’éleva aussitôt, en même temps qu’une deuxième silhouette surgissait du couvert. Plus grêle, la poitrine étroite, le ventre renflé et les jambes cagneuses, elle montrait des yeux ronds et vacillants ; une peur agressive distendait ses mâchoires.
Aoûn se mit à rire. Il montra ses armes, il éleva ses bras à la rude musculature :
« Comment l’homme et la femme aux grands poils lutteraient-ils contre Aoûn ? »
Son rire étonnait les autres et atténuait leur crainte. Une curiosité parut sur leurs faces épaisses ; et Zoûhr parla doucement :
« Pourquoi les hommes velus ne feraient-ils pas alliance avec l’Oulhamr et le Wah ? La forêt est sans bornes ; la proie est abondante. »
Il pressentait qu’ils ne pouvaient pas le comprendre, mais, comme Aoûn, il croyait à la vertu de la parole articulée. Il ne se trompait point : la femme et l’homme velus tendaient l’oreille avec une curiosité qui, peu à peu, faisait naître la confiance.
Lorsque Zoûhr se tut, ils demeurèrent penchés, encore aux écoutes, puis la femme fit entendre des sons qui, proches encore de l’animalité, contenaient le rythme humain. Aoûn se remit à rire, d’une manière amicale et, jetant ses armes à ses pieds, il fit les signes qui marquaient l’apaisement. La femme aussi s’était mise à rire, un rire roide, cassé, embryonnaire, que l’homme imita pesamment.
Alors l’Oulhamr et le Wah se rapprochèrent des lentisques. Ils allaient lentement, avec des haltes ; ils n’emportaient que leurs massues. Les autres les regardaient venir avec des sursauts ; ils esquissaient des gestes de fuite, puis le rire de l’Oulhamr les ramenait. Enfin, ils furent à deux pas les uns des autres.
Ce fut la minute trouble et décisive. Toute la méfiance reparut dans les bouches camuses des indigènes ; leurs yeux roulèrent, le front eut sa houle de plis. Involontairement, l’homme leva sa pierre, mais Aoûn, tendant sa massue énorme, recommençait à rire :
« Que peut la petite pierre de l’homme velu contre la grande massue ? »
Le Wah ajouta sur un ton de mélopée :
« Aoûn et Zoûhr ne sont ni des lions ni des loups ! »
Déjà le trouble s’apaisait. Ce fut la femme qui fit le premier pas. Elle toucha le bras de Zoûhr en articulant de vagues syllabes. Puis, parce que le péril n’avait pas jailli, il parut impossible. La confiance animale, née de tout contact inoffensif, se mit à grandir doucement ; Zoûhr tendit une lanière de viande sèche que l’homme dévora, tandis qu’Aoûn donnait une racine cuite à la femme.
Bien avant la fin du jour, ils étaient comme s’ils avaient vécu des mois ensemble.
Le feu n’effraya guère les nouveaux compagnons. Ils le regardèrent courir le long des branches, ils s’habituèrent vite à y chauffer leurs membres. Un vent frais s’était abattu. À travers l’air pur et léger, la chaleur du sol rayonnait rapidement vers les étoiles. Les nomades s’égayaient à voir ces êtres étranges accroupis auprès des flammes. Cela leur rappelait les soirs de la Horde. Et ils sentaient cette sécurité plus grande que donne le nombre.
Zoûhr essayait de comprendre les sons obscurs et les gestes des nouveaux compagnons. Il savait déjà que l’homme était désigné par une appellation comparable à Rah, que la femme répondait au cri de Waô, et il essayait de savoir s’il y avait d’autres hommes dans la forêt et s’ils formaient une horde. Plusieurs fois, il y avait eu des concordances de gestes ; la compréhension, à peine entrevue, s’éparpillait ou devenait ambiguë.
Les jours suivants, la familiarité devint plus étroite. La femme et l’homme velus n’avaient point de méfiance. Dans leur cerveau plus embryonnaire que celui d’Aoûn et de Zoûhr, l’habitude était établie. Il y avait en eux une douceur native, une tendance à la soumission, qui ne faisaient place à la brutalité que dans la peur ou la colère. Ils cédaient à l’ascendant du grand Oulhamr et à la patience ingénieuse de Zoûhr. Leurs sens égalaient ceux du fils de l’Urus. Nyctalopes, par surcroît, ils voyaient dans les ténèbres, aussi distinctement qu’une panthère. Leur agilité à grimper aux arbres ne le cédait guère à celle des rhésus et des semnopithèques. Ils mangeaient volontiers la chair, mais savaient se sustenter de feuilles, de jeunes tiges, d’herbes, de racines crues, de champignons. Leur course, moins véloce que celle d’Aoûn, égalait celle de Zoûhr. Quant à leur force musculaire, elle dépassait celle du Wah mais se révélait très inférieure à celle du grand Oulhamr. Sans autres armes que leurs pierres pointues, dont ils se servaient aussi pour couper des tiges ou des écorces, ils ne savaient ni faire du feu ni l’entretenir.
Jadis, dans la forêt du tertiaire, les ancêtres lémuriens avaient inventé la parole et taillé grossièrement les premières pierres. Ils s’étaient répandus sur le monde. Tandis que les uns apprenaient à se servir du feu, que d’autres découvraient l’art de le tirer des pierres et du bois sec, que des outils et des armes se perfectionnaient entre les mains plus habiles, eux, à cause d’une vie plus abondante et plus facile, demeuraient les hommes-lémuriens des anciens âges. Leur parole, presque invariable à travers les millénaires, avait peut-être perdu quelques articulations ; leurs gestes demeuraient au même stade : cependant, ils savaient faiblement les adapter aux circonstances nouvelles, mais au détriment des circonstances passées.
Tels quels, ils tenaient tête au léopard, à la panthère, aux loups, aux dhôles qui les attaquaient rarement. Leur agilité de grimpeurs les mettait à l’abri du lion et du tigre, dont ils percevaient de loin la présence. À cause de leur aptitude à se nourrir de substances très diverses, ils ignoraient presque la faim. L’hiver même, ils découvraient sans grand-peine les racines et les champignons utiles. D’ailleurs, ils échappaient à ces froids terribles que les Oulhamr, les Wah, les Nains-Rouges, les Kzamms subissaient au-delà des montagnes, dans les terres du Nord et du Couchant.
Néanmoins, leur race s’éteignait, après avoir habité des sylves et des jungles nombreuses. Des causes mystérieuses l’avaient détruite à l’Orient et au Midi. D’autres hommes, plus forts, qui usaient mieux de la parole articulée, taillaient des armes redoutables et se servaient du feu, avaient refoulé les hommes-lémuriens sur le plateau. Depuis mille ans, les vainqueurs y montaient à peine deux ou trois fois par génération et ne se fixaient point. À leur approche, les primitifs fuyaient au plus profond de la forêt. C’étaient des périodes d’épouvante, dont le souvenir se gravait plus encore dans l’instinct que dans le cerveau, et les seules pendant lesquelles la vie des hommes-lémuriens devenait triste.
Rah et Waô ignoraient ces vicissitudes. Ils étaient jeunes, ils n’avaient pas souffert de l’invasion. Deux ou trois fois, à l’extrémité du plateau, ils avaient vu les feux d’un campement. Et c’était une image vague, qui s’était ravivée devant le feu d’Aoûn et de Zoûhr.
Cependant, Zoûhr et Waô apprenaient de mieux en mieux à se comprendre. Le Wah savait maintenant qu’il y avait d’autres hommes-lémuriens dans la forêt et il en avait averti Aoûn. Le fils de l’Urus accueillit la nouvelle avec insouciance. Parce qu’il avait fait alliance avec Rah, il croyait qu’il n’aurait pas la guerre avec les autres et il se figurait aussi qu’ils n’oseraient pas le combattre. Zoûhr ne partageait pas cette quiétude. Il n’imaginait pas que les Lémuriens fussent enclins au combat – Rah et Waô ne chassaient aucune bête fauve – mais il craignait qu’ils ne se crussent attaqués.
Un soir, le feu bondissait au long des branches sèches. Rah et Waô le regardaient avec béatitude et, enseignés par Zoûhr, s’amusaient à y jeter des rameaux. Les chasseurs avaient embroché un quartier de daim qui commençait à répandre l’odeur grisante de la viande rôtie. Des champignons cuisaient sur une pierre plate. À travers les arcades feuillues, on discernait les cornes fines du croissant parmi les étoiles.
Lorsque les aliments furent cuits, le grand Aoûn donna une part aux Lémuriens et partagea le reste avec son compagnon. Quoique l’abri fût médiocre, ils se sentaient en sécurité. Des arbres les environnaient, au tronc trop haut pour que le tigre pût les escalader, et où ils se réfugieraient avant que le carnivore fût assez proche pour l’attaque.
L’heure fut douce. Aucune défiance ne séparait les êtres sauvages : inoffensifs les uns pour les autres, prêts à se défendre ensemble contre les pièges du dehors, ils goûtaient le grand bonheur des corps sains, du repos, de la nourriture abondante.
Brusquement, Aoûn et Rah, puis Waô, tressaillirent. Un effluve venait de passer, furtif. Rah et Waô eurent une sorte de rire ; l’Oulhamr, soucieux, dit à Zoûhr :
« Voilà que de nouveaux hommes sont proches. »
Le Wah se tourna vers la femme. Elle inclinait la tête, ses yeux nyctalopes se fixaient sur les ténèbres. Il lui toucha l’épaule et l’interrogea par la voix comme par les signes. La question qu’il posait était claire, l’événement la rendait plus claire encore. Waô hochant la tête, tendit les deux bras et articula un son affirmatif.
« Aoûn a raison, fit le fils de la Terre, d’autres Hommes-de-la-Forêt sont venus. »
L’Oulhamr se dressa ; Rah rampa dans les herbes ; il y eut un moment de trouble. La défiance tendait les mâchoires d’Aoûn, abaissait les sourcils de Zoûhr. Cependant, Rah s’était remis en route. Zoûhr le rappela ; le Lémurien avait la face incertaine, et cette apparence des êtres qui hésitent. Il aurait voulu bondir vers ses semblables, il craignait Aoûn.
Après une pause, le fils de l’Urus saisit ses armes et marcha vers les effluves. Ils devenaient plus forts et plus nombreux. Le guerrier compta qu’il devait y avoir six ou sept hommes dans la futaie ; il accéléra sa course. Un instant, les émanations parurent toutes proches, puis elles s’éparpillèrent. Dans la lueur cendreuse qui filtrait par les ramures, l’Oulhamr crut discerner des silhouettes. Tout de suite, elles disparurent. Le guerrier donna son maximum de vitesse, retardé parfois par quelque broussaille, et, tout à coup, s’arrêta. Une nappe d’eau s’étalait, large de deux cents coudées ; des batraciens bondirent ; d’autres élevaient parmi les lotus leurs voix séniles et clapotantes ; le croissant jetait une longue traînée écailleuse.
À l’autre rive, successivement, des formes bondirent, qui semblaient jaillir des algues. Aoûn les interpella :
« Le fils de l’Urus et le fils de la Terre sont les alliés des Hommes-Velus ! »
À cette voix retentissante, les fugitifs s’arrêtèrent pour regarder. Puis, poussant des clameurs sombres, ils agitèrent leurs pierres aiguës. Et ils allaient reprendre leur route vers le sud, lorsque Rah surgit à son tour. Sa voix répondit à celles des hommes de sa race. Il montrait Aoûn, puis posait les deux mains sur sa poitrine. Des voix glapissantes résonnaient et les bras gesticulaient abondamment. Avec leurs vues nyctalopes, les fugitifs discernaient le Lémurien et l’Oulhamr comme en plein jour ; Rah ne perdait rien des mimiques de ses semblables.
Lorsque Waô et Zoûhr apparurent, les clameurs se firent plus éclatantes. Puis, il y eut une sorte de pause.
« Comment les Hommes-Velus ont-ils passé le marais ? » s’exclamait Aoûn.
Le Wah se tourna vers Waô et parvint à lui faire comprendre la question. Elle se mit à rire, elle entraîna Zoûhr vers la gauche. Alors, sous l’eau transparente, il aperçut une ligne grisâtre et Waô, sur un signe, quittait la rive. Elle enfonça jusqu’aux cuisses puis se mit à marcher sur une sorte de chaussée sous palustre. Aoûn la suivit sans hésitation ; Rah précéda Zoûhr.
Un instant, les Lémuriens de l’autre rive demeurèrent immobiles, puis la panique se dessina ; et une femme ayant donné le signal, ils prirent la fuite. Rah leur parlait d’une voix aiguë. Un mâle, le plus trapu de la troupe, s’arrêta d’abord ; par degrés, tous cessèrent de fuir. On les voyait, formant une longue ligne zigzagante.
À l’atterrissage d’Aoûn, il y eut une nouvelle panique, vite interrompue. Rah, ayant à son tour atteint la rive, prit les devants. L’homme trapu attendait. Ce fut une minute frémissante. Tous les yeux des Lémuriens se fixaient sur la grande stature d’Aoûn. Ceux qui avaient rencontré les Hommes-du-Feu ne se souvenaient pas d’en avoir vu aucun de cette taille. L’image d’implacables massacres s’élevait en eux ; leurs membres de vaincus grelottaient de terreur. À mesure que Rah multipliait les gestes, ils se rassurèrent. L’homme trapu, après un mouvement de recul, laissa Aoûn lui poser la main sur l’épaule ; Zoûhr, qui venait d’atterrir, faisait les signes d’alliance qu’il avait appris de Waô. Alors, il y eut un élan d’allégresse parmi ces pauvres créatures et peut-être un obscur orgueil de s’allier à ce géant qui dépassait les plus terribles de leurs vainqueurs. Les femmes rejoignirent d’abord l’homme trapu ; Aoûn riait de son grand rire, plein d’une joie de horde qui lui paraissait plus douce après tant de jours passés loin des Oulhamr.
Pendant plusieurs semaines, Aoûn, Zoûhr et leurs alliés errèrent dans la sylve. La vie demeurait abondante et facile. Les Lémuriens découvraient sans peine les sources, percevaient de loin les fauves, déterraient des racines comestibles et extrayaient la moelle du sagou. Le soir, autour du feu, la sécurité était complète. La petite horde défiait les attaques : Aoûn et Zoûhr avaient taillé des massues et des haches pour leurs compagnons qui, après quelque temps, s’en servirent sans maladresse. Tous semblaient prêts à braver les carnivores sous le commandement de l’Oulhamr. Comme les semnopithèques, ils avaient des âmes faites pour le troupeau ; ils pouvaient devenir redoutables, pourvu qu’on leur inspirât confiance. Celle que leur inspirait Aoûn devenait peu à peu absolue. Ils aimaient naïvement cette poitrine de colosse et ces bras irrésistibles ; la voix tonnante les ravissait jusqu’au rire ; le soir, quand les lueurs cuivreuses du feu dansaient sur les herbes ou se prolongeaient sous les arches des arbres, ils se rassemblaient autour de l’Oulhamr avec des cris de bonheur. Tout ce qui les terrifiait chez les Hommes-du-Feu se transformait en sécurité. La présence de Zoûhr leur était presque aussi agréable. Ils connaissaient sa ruse ingénieuse, ils savaient que le géant écoutait ses conseils, il comprenait leurs gestes et leurs obscures paroles. Mais il y avait une sorte d’égalité entre eux et lui ; ils l’aimaient presque à la manière dont ils s’aimaient entre eux, tandis que leur prédilection pour Aoûn avait un caractère fétichique.
À mesure qu’on avançait vers le sud, les Lémuriens montraient une hésitation qui, souvent, prenait une allure de crainte. Waô expliqua qu’on arrivait au bout de la sylve. Le plateau s’inclinait, la chaleur devenait plus vive, les palmiers, les lianes, les banians, les bambous recommençaient à se multiplier.
Un après-midi, ils furent arrêtés par une déclivité presque verticale. Une rivière torrentielle coulait dans une vallée étroite. À l’autre rive, le versant remontait, sans s’élever à la hauteur où se trouvaient les nomades. Et l’on apercevait une grande savane, entrecoupée d’îles arborescentes.
Les Lémuriens, longtemps tapis parmi les arbustes, scrutaient la savane avec des prunelles vacillantes. Et Zoûhr, ayant interrogé Waô, dit au fils de l’Urus :
« C’est le pays des Hommes-du-Feu ! »
Aoûn l’épia avec une curiosité farouche.
Zoûhr ajouta :
« Quand ils viennent dans la forêt, ils tuent les Hommes-Velus et les mangent comme des axis ou des antilopes. »
Alors, une colère s’éleva dans la poitrine de l’Oulhamr, car il se souvint des Kzamms, dévoreurs d’hommes, sur qui Naoh avait reconquis le feu.
L’endroit était propice au campement. Il y avait dans le roc une longue caverne facile à défendre contre les fauves et contre les hommes et, devant la caverne, un espace découvert où l’on pouvait allumer un feu que d’épaisses broussailles rendraient invisible de l’autre rive. Aidés par les Lémuriens, Aoûn et Zoûhr fortifièrent l’entrée de la caverne. Quand le soir approcha, elle était solidement défendue pour résister à l’attaque de trente hommes.
Le fils de l’Urus dit :
« Aoûn, Zoûhr et les Hommes-Velus sont plus forts que les Hommes-du-Feu ! »
Il se mit à rire, de son rire de victoire, et sa gaieté se répandit parmi les autres. Le soleil doubla dans la rivière son image écarlate ; les nuages s’emplirent de gloires fabuleuses : ils furent pareils à ces rocs rouges qui s’élèvent au nord du pays des Wah, ils s’ouvrirent sur des savanes de scabieuses et des abîmes de soufre. Et le feu fut beau dans la chute des ombres. Un vent frais l’aidait à dévorer les écorces et les branches ; un axis entier rôtissait pour la horde ; les Lémuriens, guidés par Zoùhr, cuisaient leurs racines, leurs fèves et leurs champignons.
À la fin du repas, Rah, qui se tenait près des broussailles, se dressa en sursaut, en proférant des sons confus. Son bras se tendait vers l’autre rive.
Aoûn et Zoûhr pénétrèrent dans le fourré et tressaillirent : à la gauche du campement, sur l’autre rive, un feu commençait à luire. Il était faible encore, il hésitait le long des rameaux et des ramilles. Puis, il s’anima, des flammes s’élevaient en bonds brusques. Une fumée rouge flottait. Les flammes grandirent et parurent vaincre les ténèbres ; leur palpitation se prolongeait sur la steppe ; on apercevait des silhouettes tantôt noires, tantôt cuivreuses, selon qu’elles passaient devant ou sur les côtés du feu.
Tous les Lémuriens avaient suivi Aoûn. Ils regardaient ardemment, à travers les interstices des broussailles, les mouvements de leurs ennemis. Un frémissement de crainte les agitait par intervalles. Les plus vieux se souvenaient de fuites éperdues ; ils revoyaient des compagnons assommés à coups d’épieu ou de hache.
À mesure qu’il épiait, Aoûn percevait mieux la scène. Les Hommes-du-Feu embrochaient des morceaux de gibier et les faisaient rôtir à la flamme. Ils étaient sept, tous des mâles, et formaient sans doute une de ces expéditions de chasse comme il y en avait fréquemment chez les Oulhamr, les Nains-Rouges, les Kzamms, et jadis les Wah. L’un d’eux chauffait au feu, pour la durcir, la pointe d’un épieu. Il ne semblait pas qu’ils se fussent avisés de la présence d’un autre feu. Leur campement était situé plus bas que celui de Aoûn et de Zoûhr. La broussaille formait pour eux un rideau presque impénétrable. Mais Aoûn devina bientôt qu’ils s’étaient aperçus de quelque chose. Parfois, l’un ou l’autre se tournait vers le roc-plateau et regardait.
« Ils voient la lueur de notre feu ! » dit Zoûhr.
Leur tranquillité l’étonnait. Peut-être croyaient-ils que le campement était occupé par des hommes de leur horde. Il interrogea Waô. Elle montra la rivière, puis l’aval et l’amont, et fit comprendre qu’il n’y avait aucun passage, sinon très loin. Le courant était si rapide qu’aucun homme ni aucune bête ne pouvait le traverser à la nage. Il faudrait marcher jusqu’au jour pour atteindre le campement ennemi. De part et d’autre, la sécurité était momentanément complète.
Longtemps encore, Aoûn observa ces êtres plus proches de sa race que les Lémuriens et qui, toutefois, ressemblaient plus aux Kzamms qu’aux Oulhamr. Malgré la distance, il percevait les jambes brèves, les torses plus profonds que larges, mais il ne voyait guère leurs crânes plus étroits que ceux des Dévoreurs d’hommes, leurs gueules pesantes et leurs énormes arcades sourcilières.
« Les Hommes-du-Feu ne nous attaqueront pas cette nuit ! affirma Aoûn. Oseront-ils nous attaquer demain ? »
Son cœur belliqueux ne redoutait pas la bataille ; il croyait à la victoire. Si les Lémuriens étaient plus faibles que les ennemis, ils les dépassaient par le nombre, et l’Oulhamr comptait sur sa propre force comme sur la ruse de Zoûhr. Il demanda :
« Les Hommes-du-Feu ont-ils des sagaies et des harpons ? »
Interrogée par le fils de la Terre, Waô mit quelque temps à comprendre, puis elle s’adressa au plus ancien de ses compagnons.
« Ils lancent des pierres », répondit Zoûhr quand il eut démêlé la gesticulation des Lémuriens.
« Et ils ne tirent pas le feu des pierres ! » s’exclama joyeusement Aoûn.
Il avait fini par discerner deux feux menus, à quelque distance du grand feu, qui brûlaient dans des cages de pierre. Si on leur tuait le feu, comme jadis on l’avait fait aux Oulhamr, avant que Naoh eût rapporté le secret des Wah, ils retourneraient vers leur horde.
La nuit fut paisible. Aoûn, qui prit la première veille, put d’autant plus facilement surveiller l’ennemi, que la lune se coucha plus tard que le soir précédent. En même temps, deux Lémuriens veillaient. Ils avaient appris la nécessité de la vigilance et ils se relayaient naturellement lorsqu’un péril les menaçait. Aucun ne les excitait davantage que le voisinage des Hommes-du-Feu.
Quand Zoûhr dirigea à son tour la veille, la lune était couchée et, là-bas, le feu ne jetait plus que des lueurs pâlissantes. Les guerriers étaient endormis, sauf un dont on voyait la silhouette circuler dans la demi-ombre. Bientôt, Zoûhr ne le discerna plus, mais les yeux nyctalopes de Rah continuaient à le voir malgré la distance. La nuit avança. Des centaines d’astres avaient croulé dans l’occident, d’autres ne cessaient de paraître et de monter vers le zénith. Seule une étoile rouge demeurait immobile dans le septentrion. Vers l’aube, la vapeur qui se formait sur la rivière voila peu à peu le versant opposé.
Le campement des Hommes-du-Feu devint invisible.
Après le lever du jour, le brouillard persista. Le vent du matin y faisait des trouées ; le soleil l’évaporait. Peu à peu le site devint visible. On ne discerna d’abord que la cime ; puis la brume refluée, déchiquetée, laissa apercevoir le versant.
Enfin, les Lémuriens poussèrent une sorte de plainte : il n’y avait plus d’Hommes-du-Feu. Seules, quelques cendres, quelques braises noirâtres montraient la place où ils avaient campé.
Aoûn, Zoûhr et les Lémuriens passèrent une grande partie du jour à fortifier la caverne de manière à la rendre imprenable. Ces précautions, suffisantes contre les carnivores, qui finiraient toujours par s’éloigner, étaient insuffisantes contre des hommes. L’Oulharnr et le Wah savaient bien que les Nains-Rouges et les Kzamms étaient capables de cerner leurs ennemis pendant des semaines entières. S’enfermer dans la caverne devant un ennemi nombreux, c’était se condamner à mort. Mais contre une dizaine d’adversaires – et les hommes aperçus pendant la nuit n’étaient que sept – la caverne pouvait servir de piège.
Dans l’après-midi, on abattit plusieurs antilopes dont la chair devait être séchée au soleil et au feu ; les Lémuriens accumulèrent des provisions végétales.
En même temps, tous guettaient. Ils guettaient, naturellement, comme les dhôles et les chacals. Le terroir était difficile à envahir : au sud, la rivière et les rocs ; à l’orient, une longue lande ; à l’occident, une terre marécageuse. Il n’y avait qu’une voie franchement accessible, la forêt, qui s’étendait à l’arrière, mais en laissant entre elle et la caverne une surface commode à surveiller. En somme, aucune attaque à couvert n’était possible. Pour parvenir jusqu’au gîte, il fallait que les Hommes-du-Feu parcourussent de cinq cents à neuf cents pas sous la menace des propulseurs, des sagaies et des harpons.
Jusqu’au soir, aucune émanation suspecte ne fit pressentir une approche ennemie. Au crépuscule les Lémuriens s’éparpillèrent dans un rayon de trois mille coudées. Aoûn monta sur les plus hauts rocs sans rien découvrir. Si l’ennemi était venu, il se tenait à grande distance. L’Oulhamr commençait à se rassurer. Il dit à Zoûhr :
« Les Hommes-du-Feu n’étaient que sept : ils se sont éloignés. »
Il voulait dire que la présence d’un grand feu avait dû leur faire soupçonner un groupe assez nombreux pour se défendre. Zoûhr gardait son inquiétude. Plus prévoyant que les Oulhamr et peut-être que tous les autres hommes, il gardait une éternelle méfiance à cause de l’anéantissement de sa race par les Nains-Rouges. Il répondit :
« S’ils ne sont pas venus, ils sont allés chercher des guerriers dans leur horde !
– Leur horde est loin ! affirma insoucieusement l’Oulhamr. Pourquoi reviendraient-ils ?
– Parce que les Hommes-de-la-Forêt n’allument pas le feu. Ils voudront savoir quels hommes nouveaux sont dans la forêt. »
La réponse préoccupa Aoûn. Ayant disposé les guetteurs de manière à éviter toute surprise, il se rassura. Comme d’habitude, il prit la première veille. Le croissant, plus large et plus lumineux, ne devait se coucher que vers le milieu de la nuit. Cette circonstance, favorable à Aoûn, importait peu aux Lémuriens nyctalopes ; les ténèbres leur donnaient plutôt l’avantage. Dans la grande nuit, à peine si l’on percevait la voix de quelque fauve en chasse. Assis auprès du feu, Aoûn vivait sans pensée et sans rêve ; ses sens seuls veillaient. Les trois guetteurs lémuriens étaient plus engourdis encore, mais la moindre émanation suspecte les eût dressés en sursaut. Leur ouïe et leur odorat, aussi infaillibles que ceux des dhôles, étaient tendus comme des réseaux subtils sur l’ambiance.
Le croissant arrivait aux deux tiers de sa course, lorsque Aoûn leva la tête. Il vit le feu réduit en braises écarlates et, machinalement, y jeta une brassée de bois. Puis, flairant l’espace avec incertitude, il regarda les veilleurs. Deux s’étaient redressés, imités bientôt par le troisième.
De faibles effluves arrivaient de la sylve.
Cela ressemblait si fort aux effluves des Lémuriens qu’Aoûn crut à la présence de rôdeurs de cette race. Il marcha vers Rah ; Rah, l’oreille tendue, les narines larges ouvertes, avait un grelottement des épaules. Quand Aoûn fut proche, il tendit la main vers la forêt, il balbutia des syllabes incompréhensibles. Aoûn comprit : les hommes-chelléens étaient venus !
Cachés dans les futaies profondes, ils voyaient le feu, ils voyaient l’Oulhamr, tandis qu’ils demeuraient invisibles.
Pourtant, aucune surprise immédiate ne paraissait possible. Tout autour de la caverne, la terre était plantée d’herbes dont à peine quelque arbre isolé, quelque faible îlot de broussailles rompaient la monotonie.
Sous la lueur cendreuse de la lune, l’œil aigu d’Aoûn percevait les détails du site. Sa poitrine se gonflait d’audace ; il eut peine à retenir le cri de guerre qui lui montait de la gorge. La haine bouillonnait en lui, parce que les Hommes-du-Feu avaient passé la rivière, contourné la lande, pour attaquer le campement. Ils montraient ainsi leur acharnement, leur courage et leur hostilité.
Avant d’éveiller Zoûhr, il rôda dans l’aire qui enveloppait la caverne, cherchant à mieux situer les émanations et à dénombrer les ennemis. Il tenait à la main son propulseur ; deux sagaies, un harpon étaient suspendus à ses épaules. Il désirait attirer les Chelléens hors de la forêt : comme ils ne savaient que lancer des pierres à l’aide de leurs mains, il en blesserait ou en tuerait plusieurs avant qu’ils fussent assez proches pour le blesser lui-même.
Cependant, les Lémuriens sortaient un à un de la caverne, avertis d’une présence insolite ; Zoûhr les accompagnait. Grâce à Waô, il connut tout de suite le danger.
Le grand Oulhamr épiait alternativement ses alliés et la masse frémissante des ramures. Ceux qui se dissimulaient là-bas ne devaient pas dépasser le nombre de sept. Or, il y avait huit Lémuriens mâles, quatre femmes, qui valaient presque les hommes, plus Aoûn et Zoûhr. Si les Lémuriens montraient du courage, les chances étaient pour les alliés. Mais, visiblement, la plupart étaient terrifiés et ne tiendraient pas devant une attaque vigoureuse. Seuls, le Trapu, Rah, Waô et un adolescent aux yeux vifs montraient du courage.
« Y a-t-il autant de guerriers qu’hier autour du feu ? demanda Zoûhr.
– Il n’y en a pas plus ! répondit Aoûn. Faut-il pousser le cri de guerre ? »
Zoûhr préférait l’alliance à la bataille. Il finit par dire :
« La forêt est grande… il y a des proies pour tous les hommes. Zoûhr peut-il parler aux Hommes-du-Feu ? »
Malgré son irritation, Aoûn accepta, et le Wah éleva la voix, sur un ton de mélopée qui la rendait plus douce :
« Le fils de l’Urus et le fils de la Terre n’ont jamais combattu les Hommes-du-Feu ! Ils ne sont pas leurs ennemis. »
La forêt demeurait silencieuse. Aoûn clama à son tour :
« Aoûn a tué la bête rouge ! Aoûn et Zoûhr ont tué le tigre… Ils ont des massues, ils ont des harpons et des sagaies ! Si les Hommes-du-Feu veulent la guerre, aucun ne rejoindra sa horde. »
On n’entendit que le frôlement léger de la brise. Aoûn fit cent pas vers la sylve et sa voix s’éleva plus retentissante :
« Les Hommes-du-Feu ne veulent-ils pas répondre ? »
Maintenant qu’il était plus proche, il percevait mieux les effluves. Et, sachant qu’on le guettait, il fut saisi d’une fureur grandissante. Frappant du poing contre sa poitrine, son cri s’éleva comme le hurlement des loups :
« Aoûn ouvrira vos poitrines. Il donnera vos chairs aux hyènes. »
Un grondement se répercuta sous les arches sombres. L’Oulhamr fit cent pas encore. Il n’était plus qu’à trois coudées de la lisière. Il cria à Zoûhr de ne pas le suivre, et menaça :
« Le fils de l’Urus écrasera vos faces ! »
Il espérait que les autres, le voyant isolé, prendraient l’offensive.
Les émanations parurent un moment plus proches, puis elles s’éloignèrent. Et Aoûn ayant avancé encore de cent cinquante coudées, dressa sa grande stature. Avec le propulseur, il aurait pu maintenant lancer une sagaie jusqu’à la lisière.
Un cri d’alarme s’éleva. À gauche, d’un buisson avancé, trois hommes venaient de surgir. Ils prirent le galop, transversalement, dans le but de couper la retraite à Aoûn. Le nomade avait vu… Avec un rire de défi, il se retira sans hâte, ayant glissé une sagaie dans le propulseur. Au même instant, trois autres hommes surgirent à droite… L’épouvante rapetissa le cœur des Lémuriens. La moitié de la troupe s’éparpilla, mais Rah, Waô, l’adolescent, le Trapu et un vieillard tinrent ferme : même Waô s’élança pour rappeler une femme qui se sauvait vers la sylve.
Les six Chelléens cherchèrent à se rejoindre pour couper la retraite à l’Oulhamr. Le propulseur tournoya, la sagaie se planta dans l’épaule d’un des agresseurs ; Zoûhr dessina une attaque avec Rah. Surpris de la distance à laquelle l’Oulhamr avait frappé, étonnés de voir le Wah mener les Lémuriens, et craignant une surprise, les Hommes-du-Feu se retirèrent.
Ceux de droite avaient capturé Waô.
La trêve fut courte. Rah poussait des plaintes furieuses ; l’idée de l’enlèvement de Waô fut intolérable à Aoûn comme une défaite. Zoûhr lui-même oubliait sa prudence. À cinq, ils se lancèrent à la poursuite.
Les émanations s’étaient éloignées à l’opposite du vent. Pendant quelque temps, elles devinrent insensibles. Quand elles reparurent, les Hommes-du-Feu avaient de l’avance ; la trace, reprise parmi des fourrés et des mares, fut difficile à suivre et ne redevint précise qu’après des détours.
Une ardeur farouche emportait le grand Oulhamr. Confiant dans son agilité, il précédait de loin ses compagnons. Zoûhr et Rah s’efforçaient pour le suivre ; le Lémurien trapu montrait de l’endurance et de l’acharnement.
À la fin, les émanations se condensèrent, et la piste, après s’être enfoncée dans la sylve, s’infléchit vers la rivière. Bientôt elle divergea et le fils de l’Urus, hésitant, finit par choisir la route où les effluves de Waô se mêlaient à ceux des ravisseurs. Les arbres s’espacèrent, une surface plantée d’herbes sèches apparut, une flamme jaillit, qui bondissait à travers la clairière : Aoûn dut se replier vers Zoûhr. On entendit une plainte aiguë et, après des soubresauts, l’incendie s’arrêta ; Aoûn et ses compagnons marchaient vers le sud : la trace était perdue.
Au sortir de la forêt, la lande dressa son étendue morne et l’on aperçut à l’orient, à deux mille coudées, la clarté d’un feu. Assis sur une pierre, un homme veillait, qui se dressa à la vue des survenants. Presque au même instant, six autres hommes surgirent, qui entraînaient Waô : l’un d’eux marchait péniblement et tenait la main à son épaule.
Aoûn avait repris son galop. Il bondit pendant quinze cents coudées puis, avec un gémissement, il s’arrêta. Le gouffre était devant lui, une large fissure du sol au fond de laquelle bruissaient les eaux… Les Hommes-du-Feu le huèrent, avec des rires de mépris.
La distance qui séparait Aoûn du feu était quatre fois plus grande que la portée du propulseur. Un désappointement immense soulevait le nomade ; il répondit par une clameur haineuse aux risées de ses ennemis.
Eux se dressaient dans leur force, supérieurs en nombre et pleins de dédain pour les alliés d’Aoûn. Les Lémuriens étaient moins redoutables que des loups ; Zoûhr semblait misérable avec sa structure cylindrique et ses bras courts ; seul le grand Oulhamr les étonnait. Mais eux-mêmes, invaincus, n’étaient-ils pas doués de la force des ours ? Moins haut de stature qu’Aoûn, leur chef montrait une poitrine spacieuse et de longs bras qui étouffaient les panthères. Il tourna sa face énorme vers le fils de l’Urus ; il ricanait sinistrement.
Épars autour du feu, de grands blocs rendaient plus forte la position des Chelléens. Toute chance était de leur côté, hors les armes de trait. Aoûn le voyait bien, Zoûhr mieux encore, mais tous deux étaient exaltés. Le Wah avait conçu une manière de tendresse pour la Lémurienne ; l’Oulhamr ne pouvait endurer son échec. Pourtant, ils demeurèrent aux aguets. Les ténèbres allaient venir. La lune rouge se perdait déjà dans une nue qui s’élargissait dans l’occident. Un vent rude tournoyait par saccades.
Soudain, le fils de l’Urus se décida. Il longea le bord de l’abîme, il rentra dans la sylve. Après deux mille pas, la fissure se rétrécit, puis disparut.
« Je marcherai en tête, dit Aoûn à son compagnon. Vous me suivrez de loin, jusqu’à ce que le feu soit en vue. Les Hommes-du-Feu ne me surprendront point. Leur course n’est pas assez rapide. »
Quand il se retrouva dans la lande, les Chelléens n’avaient pas bougé. Trois d’entre eux se tenaient dans l’interstice des blocs et surveillaient l’espace ; les autres étaient auprès du feu. Tous avaient leurs épieux, leurs haches et leurs pierres de jet. En voyant surgir Aoûn, ils hurlèrent comme des dhôles, et le chef, levant son épieu, fit le geste de l’attaque. L’Oulhamr ralentit sa marche. Il savait bien qu’il ne fallait pas songer à un assaut ; il s’exclama :
« Si vous nous rendez Waô, nous vous laisserons retourner vers vos terres de chasse. »
Ils ne pouvaient interpréter sa parole, mais les gestes, analogues à ceux de tous les nomades, leur firent comprendre qu’il réclamait la captive. Des rires bourrus répondirent. Le chef à la poitrine profonde saisit Waô par la chevelure et, d’un coup de poing sur le crâne, il l’abattit. Puis montrant le corps étendu, le feu et ses mâchoires, il signifia que les Chelléens rôtiraient et dévoreraient la femme.
Aoûn bondit comme un léopard. Les Hommes-du-Feu disparurent derrière les blocs.
Cependant Zoûhr approchait. Quand les compagnons furent à la distance où les propulseurs devenaient efficaces, le Wah dit :
« Qu’Aoûn marche vers la droite ; quelques-uns de ceux qui se cachent deviendront visibles. »
L’Oulhamr décrivit un arc de cercle autour du feu. Deux des Chelléens, se voyant découverts, voulurent se retirer. Une sagaie siffla, une plainte rude passa sur la lande.
À son tour, le Wah brandit le propulseur ; un second Chelléen, atteint à la cuisse, s’affaissa.
« Les Hommes-du-Feu ont maintenant trois blessés », fit la voix retentissante de l’Oulhamr.
L’orage montait dans la nue noire ; les énergies éternelles, sourdant de la terre et du ciel, enveloppaient les hommes d’ondes sournoises, insaisissables et féroces. La lune ayant disparu, il n’y avait plus que la lueur décroissante du feu et les éblouissements livides des éclairs. Les Chelléens, devenus invisibles, redoutaient de s’exposer aux sagaies et aux harpons ; l’Oulhamr, le Wah et les Lémuriens sentaient l’impossibilité d’attaquer l’ennemi abrité par les blocs.
Dans le déferlement mystérieux de l’orage, il y eut un silence. Le vent s’affaissait sur la lande ; la foudre ne s’entendait pas encore ; les bêtes tapies dans la sylve se taisaient… Puis la nue gronda comme un troupeau d’aurochs, l’eau, mère des origines, croula par gouttes épaisses, et une fureur saisit les Chelléens. Leur feu allait périr ; ils ne pouvaient veiller sur les cages où ils le conservaient pour les haltes prochaines ; ils se trouvaient dans la savane et dans la forêt comme une troupe de loups.
Le chef donna des ordres. Avec une clameur unanime, les Hommes-du-Feu se précipitèrent. Quatre, dont deux blessés, se dirigeaient vers Zoûhr et les Lémuriens. Le chef à la poitrine profonde et le plus fort des guerriers bondissaient vers Aoûn. Deux sagaies sifflèrent, puis deux autres, que les ténèbres et le galop des assaillants rendirent inefficaces. Afin d’avoir le temps de lancer les harpons, Aoûn recula vers la rivière, Zoûhr et les Lémuriens vers la sylve.
Les harpons ne firent que des écorchures : les Chelléens, avec des cris de victoire, accélérèrent leur course ; l’Oulhamr continuait à battre en retraite et le Wah approchait du couvert. Soudain, l’eau du ciel coula comme mille torrents ; le feu jetait des flammes sautelantes ; seul, le guerrier blessé à la cuisse demeurait au campement et abritait les cages sous des pierres.
Zoûhr et les siens furent enveloppés. Le plus jeune des Lémuriens, épouvanté, voulut s’abriter dans un arbre : un coup d’épieu lui ouvrit le ventre, un silex lui écrasa la tempe. Rah et le Trapu se défendaient avec les massues que leur avait taillées l’Oulhamr ; Zoûhr assomma d’un coup de hache le Chelléen déjà blessé à l’épaule, mais un autre, se glissant à l’arrière, saisit le Wah à la nuque et le terrassa.
Dès qu’Aoûn vit qu’une distance de quinze coudées séparait ses agresseurs, il fit trois sauts énormes et abattit sa massue.
D’un premier choc, elle fit craquer un épieu ; d’un second, elle fendit un crâne. Le chef chelléen et l’Oulhamr se trouvèrent face à face. C’étaient deux formidables structures. Celle du chef rappelait l’ours et le sanglier : un poil crépu couvrait le torse ; les yeux circulaires phosphoraient. Plus haut de taille, la poitrine large qui ne ressemblait à aucune poitrine de bête, campé droit sur des cuisses rondes, Aoûn tenait la massue à deux mains. L’épieu de l’antagoniste, en bois d’ébène, lourd et très pointu, pouvait ouvrir la chair et fracasser les os.
Le Chelléen frappa d’abord, et son arme frôla à peine le fils de l’Urus. La massue tournoya. Elle ne rencontra que la terre, tandis qu’un grondement ouvrait les lèvres du Chelléen ; sa face énorme exprima la haine, le meurtre et l’injure.
Un moment, ils se guettèrent, chacun ayant battu en retraite. L’immense pluie les enveloppait de brume ; les dernières lueurs du feu les éclairaient à peine ; tous deux sentaient passer la mort, dans le retentissement de la foudre et les tremblements de la lande.
Aoûn reprit l’offensive. La massue tournoyait ; elle écorcha le torse fauve du Chelléen tandis que la pointe aiguë de l’épieu lacérait une épaule de l’Oulhamr. Puis les armes s’emmêlèrent. L’épieu toucha la poitrine d’Aoûn au moment où celui-ci rebondissait en arrière. Le sang coulait de deux plaies. Aoûn, clamant le cri des batailles, saisit l’épieu d’une main et de l’autre frappa. Atteint en plein crâne, le Chelléen demeura paralysé ; un second coup lui brisa la clavicule ; d’autres, énormes, fracassèrent les côtes.
Le feu venait de s’éteindre ; les ténèbres effaçaient l’espace ; les éclairs, plus rares et plus faibles, perçaient à peine la buée ; Aoûn cherchait vainement Zoûhr et les Lémuriens ; l’orage dissipait les émanations.
Il appela :
« Où se cache Zoûhr ? Le fils de l’Urus a terrassé ses ennemis ! »
Un grognement lointain répondit, qui venait de la sylve et qui ne ressemblait pas à la voix de l’Homme-sans-Épaules. Aoûn tâtonnait dans les ténèbres ou galopait à la lueur des éclairs. Quand il fut à l’orée de la sylve, la silhouette de Rah émergea, puis s’évanouit dans l’ombre. Le Lémurien balbutia des syllabes obscures, Aoûn devina que le Wah avait disparu. Parfois le passage d’un éclair montrait quelque geste, plus net que des paroles. À la longue, le Lémurien trapu surgit à son tour. Ce qu’il tentait d’expliquer était plus confus encore que ce qu’articulait l’autre.
Toute action était impossible. La pluie sans bornes enveloppait les hommes ; ils étaient aussi impuissants que les insectes cachés sous les feuilles ou dans le creux des écorces, et le grand Oulhamr connut la plus lourde douleur de sa vie. Des plaintes grondantes montaient de sa poitrine, ou de rudes sanglots ; ses larmes se mêlaient à la pluie. Tout son passé était avec Zoûhr. Il l’avait aimé depuis les jours où Naoh l’avait ramené du pays des Nains-Rouges. Et parce que Zoûhr le préférait à tous les êtres, Aoûn aussi préférait Zoûhr. Parfois, il poussait un grand cri d’appel ; une palpitation d’espoir soulevait ses épaules. Les heures passèrent ; la pluie cessa ; une lueur pâle monta dans l’orient ; on entrevit l’Homme-du-Feu tué par Zoûhr ; on trouva aussi les cadavres du chef et du guerrier terrassé par Aoûn. Près des cendres et des braises, un Chelléen gémissait, la cuisse percée. Waô, recroquevillée auprès d’un bloc, avait été si longtemps évanouie qu’elle n’avait pas entendu les appels d’Aoûn ni de Rah. Faible et grelottante, elle eut un rire rauque lorsqu’elle vit son compagnon et le fils de l’Urus.
Le Chelléen se jeta devant Aoûn en proférant une supplication rauque. Cette douceur que les nomades lui reprochaient inclina le fils de l’Urus à faire grâce.
Mais déjà les deux Lémuriens frappaient l’homme de leurs massues. Aoûn s’en indignait, mais il savait bien que c’était la loi de la guerre.
Waô, ayant mieux que Rah appris les gestes des Oulhamr, se souvenait de quelques mots enseignés par Zoûhr. Elle écouta les Lémuriens, elle fit comprendre à Aoûn que les Chelléens avaient entraîné le fils de la Terre dans la forêt. À cause de la pluie, les yeux nyctalopes avaient à peine vu et pendant peu de temps. Rah s’était égaré ainsi que le Lémurien trapu, blessé par surcroît et presque évanoui. Ainsi le sort du Wah demeurait incertain, l’espérance et la détresse se suivaient dans la poitrine d’Aoûn. Tout le matin, il chercha la piste. Elle ne devait se retrouver qu’à distance, ou bien Zoûhr était mort. Les Lémuriens s’éparpillaient ; les fugitifs de la veille revenaient, et l’aide de tant de vues perçantes, de tant d’odorats subtils, était inestimable. À la fin, un parti remonta vers l’amont de la rivière, un autre vers l’aval, qui tous deux devaient franchir les gués. Celui de l’aval était avec le fils de l’Urus. Il marcha jusqu’aux deux tiers du jour, et passa la rivière. Waô s’arrêta avec un cri aigu : la piste était trouvée ! On voyait la trace des pieds sur la terre argileuse, on discernait la présence de Zoûhr.
La joie bouillonna dans le cœur de l’Oulhamr, tout de suite mêlée de crainte. La piste n’était plus fraîche ; les Chelléens avaient passé au matin et il serait impossible de les rattraper avant le jour suivant. Encore fallait-il qu’Aoûn marchât seul. Les Lémuriens ne pourraient pas, même de loin, suivre sa course. Il s’assura qu’il avait ses armes bien attachées : trois sagaies, reprises sur le champ de combat, deux harpons, sa hache, sa massue. En outre, il n’oubliait pas la pierre de silex et la pierre de marcassite pour faire le feu. Un moment, immobile, le cœur battant, il se sentit plein d’une tendresse obscure pour ces hommes faibles et mal armés, à la parole informe et aux gestes rudimentaires, qui avaient chassé avec lui, vécu auprès de son feu, et dont plusieurs s’étaient montrés pleins de courage dans la lutte contre les ravisseurs. Il murmura avec douceur :
« Rah, Waô et Ohn sont les alliés des Oulhamr. Mais les Hommes-du-Feu ont l’avance et sont rapides… Aoûn seul peut les rattraper. »
Waô comprit ses gestes et les expliqua aux autres. Une tristesse pesante descendit sur les Lémuriens.
Quand Aoûn commença de gravir le versant, Waô pleurait et Rah poussait une plainte semblable à celle des dhôles blessés. Ils allèrent jusqu’à la cime où le plateau recommençait. L’Oulhamr filait comme un loup : les Lémuriens l’appelèrent, et lui, s’arrêtant, les consola :
« Le fils de l’Urus reverra les Hommes-Velus ! »
Puis il reprit sa course. Parfois la piste devenait incertaine, parfois elle se révélait avec force. Quand les haltes des fugitifs imprégnaient la terre d’effluves persistants, le nomade retrouvait des herbes que Zoûhr avait longtemps tenues dans sa main et qu’il avait rejetées ensuite : Aoûn reconnaissait la ruse subtile du Wah. Il s’étonnait de ce que les Chelléens laissassent vivre leur prisonnier qui, moins agile qu’eux, devait entraver la fuite.
Jusqu’au soir, il ne prit d’autre repos que deux haltes très courtes. Le soir même, il continua à chercher au clair de lune et des étoiles. La piste était de plus en plus fraîche. Mais quand il se coucha, épuisé parmi des rocs, il était loin encore des fugitifs.
À l’aube, il contourna un petit lac et se retrouva dans la sylve. Plus d’une fois, il eut des incertitudes et s’égara, mais vers le milieu du jour, lorsqu’il allait prendre du repos, il eut un long tressaillement. La piste devenait plus nette : le nombre des Chelléens avait doublé, un faible parti de chasse s’étant joint à ceux qui emmenaient Zoûhr. Même, Aoûn put déterminer la route par où les nouveaux étaient arrivés. Il y avait maintenant six adversaires à combattre et, sans doute, on approchait des territoires de la horde.
La lutte semblait impossible. Tout autre Oulhamr qu’Aoûn ou Naoh eût renoncé à la poursuite. Un instinct plus fort que toute prudence emporta le fils de l’Urus et il se fiait aussi à sa vélocité, égale à celle des hémiones : jamais les Chelléens aux jambes brèves ne pourraient l’atteindre.
De nouvelles heures coulèrent ; le déclin du second jour approchait, lorsque, malgré le nombre de ceux qu’il poursuivait, Aoûn se trouva perdu, au passage d’une rivière. Comme elle était peu profonde, le nomade l’avait franchie sans peine, mais, à l’autre rive, il n’y avait plus de piste.
Il chercha désespérément : le soir était venu depuis longtemps sans qu’il eût rien découvert. Alors, il s’assit las et triste, sans courage pour allumer du feu.
Après un court repos, il se remit en route. Dans une terre inégale, où les éclaircies succédaient aux boqueteaux, des émanations lui parvinrent, que le vent favorable rendait plus intenses. C’étaient bien les émanations des Hommes-du-Feu, et pourtant, il croyait percevoir des différences. Rien n’annonçait la présence de Zoûhr.
Il marcha avec précaution parmi les broussailles et les bambous, rampa parmi les herbes hautes, et se trouva à proximité de ceux qu’il cherchait. Un grondement le fit tressaillir ; deux silhouettes verticales se dressèrent, dont il n’avait pas deviné la présence, à cause du vent qui emportait les effluves.
On l’avait vu. Il fallait se tenir prêt au combat. La lune, déjà grande, éclairait vivement les deux silhouettes : il reconnut que ce n’était pas des hommes, mais des femmes. Trapues, les jambes courtes, avec le torse et le visage épais des Chelléens, elles tenaient chacune un long et lourd épieu.
Chez les Oulhamr, les femmes maniaient rarement les armes. Quoiqu’il eût vu les Lémuriennes presque égales aux mâles, le nomade s’étonna de voir celles-ci dans une attitude menaçante. Aucune colère ne s’élevait en lui ; il parla d’une voix amicale :
« Aoûn n’est pas venu pour tuer des femmes. » Elles écoutaient, leurs faces crispées se détendirent. Pour les rassurer davantage, le fils de l’Urus se mit à rire, puis il avança lentement, la massue basse. L’une des femmes recula, bondit et tout à coup elles prirent le galop, soit par peur, soit pour aller avertir des compagnons. Mais leurs jambes courtes ne pouvaient lutter contre les jambes de l’Oulhamr : il les rejoignit, puis les dépassa. Alors, côte à côte, les épieux pointés, elles attendirent… Il secoua nonchalamment la massue en murmurant :
« La massue romprait sans peine les épieux. » Par un mouvement où il y avait plus de crainte que d’animosité, une des femmes darda son arme. Aoûn la rabattit, en brisa la pointe et, sans riposter, il reprit :
« Pourquoi faites-vous la guerre au fils de l’Urus ? » Elles comprirent qu’il les épargnait et l’épièrent, ébahies. La confiance croissait en elles. Celle qu’il n’avait pas frappée baissa son épieu et fit des signes de paix, bientôt répétés par l’autre. Puis elles se mirent en marche. Confiant dans ses sens et son agilité, Aoûn les suivait. Tous trois avancèrent contre le vent, sur une longueur de quatre mille coudées. Ils atteignirent une terre plantée de fougères où, à la clarté de la lune, le nomade aperçut d’autres femmes. À la vue de l’homme, elles s’étaient dressées, elles gesticulaient, en poussant des clameurs, auxquelles répondaient les arrivantes.
Quelque temps, Aoûn craignit des pièges. Il pouvait encore fuir, la route était libre ; mais une insouciance, née de la fatigue, de la solitude et de la douleur, s’élevait en lui. Quand l’inquiétude revint, il était arrivé au campement : les femmes le cernaient.
Il y en avait douze, avec celles qui avaient amené le nomade ; plusieurs enfants se tenaient parmi elles et on en voyait dormir deux ou trois, encore tout petits. La plupart des femmes étaient jeunes, de rude structure, avec des mâchoires énormes, mais l’une d’elles avait la taille flexible des filles de Gammla, les plus belles des Oulhamr. Une crinière étincelante coulait sur ses épaules ; ses dents luisaient comme la lune de nacre. Une force douce et craintive pénétra le cœur du guerrier ; les souvenirs brillants, s’élevant tous ensemble, s’unirent à l’image fraîche de l’étrangère.
Les femmes formaient un cercle plus étroit. L’une d’elles aux bras durs, aux épaules épaisses, se tenait face à face avec le fils de l’Urus. L’énergie s’exhalait de ses prunelles étincelantes et de son visage aux joues musculeuses. Il comprit qu’elle lui proposait l’alliance, et comme il ignorait les races où les hommes et les femmes forment des hordes séparées, il chercha des yeux les mâles. N’en apercevant aucun, il fit des gestes d’acquiescement. Toutes alors eurent un rire, suivi de signes amicaux, qu’il comprenait mieux que les signes des Lémuriens.
Cependant, elles demeuraient étonnées. Jamais aucun guerrier de cette stature et dont la parole fût si différente de la leur, n’avait paru devant elles. Leur horde connaissait trois sortes d’humains : ceux dont Aoûn avait rencontré un parti de chasse et dont Zoûhr était prisonnier ; les Lémuriens, qu’elles avaient rarement vus et qu’elles ne combattaient point ; enfin, les êtres de leur race, où les hommes et les femmes ne se mêlaient pas d’habitude, et dont des rites farouches consacraient les mariages. Même si Aoûn eût appartenu à leur propre race, elles l’eussent rejeté, ou soumis à de rudes épreuves. Elles ne l’accueillaient qu’attirées par la singularité de l’aventure et parce qu’elles passaient par une période néfaste. La moitié d’entre elles avaient péri à la suite de désastres ou sous les coups des Chelléens ; la plupart des enfants étaient morts.
En outre, ayant perdu le feu, elles erraient misérables sur la terre, abattues par le sentiment de leur déchéance et pleines de haine contre leurs ennemis.
Il leur fut doux d’avoir pour allié cet étranger à la haute stature, qui semblait aussi fort que les gayals. Longtemps, pressées autour de lui, tentant de comprendre ses gestes et de lui apprendre les leurs, elles finirent par savoir qu’il recherchait un compagnon dont il avait perdu la piste. Il leur plaisait d’imaginer que les adversaires de l’Oulhamr étaient les hommes mêmes qu’elles exécraient.
Aoûn, devinant qu’on avait tué leur feu, se mit à rassembler des herbes sèches. À l’aide de brindilles et de ses pierres, il fit naître la flamme. Avec des cris d’enthousiasme, les plus jeunes sautaient autour de lui en prononçant des paroles qui, répétées en chœur, formaient une manière de mélopée. Quand la vie rouge se répandit sur les branches, les acclamations devinrent frénétiques. Seule la fille aux joues fines ne criait pas : elle contemplait le feu et le nomade dans un ravissement silencieux ; lorsqu’elle parlait, c’était à voix basse, d’une manière craintive et séduisante.
Chaque matin, Aoûn se remettait à chercher la piste de Zoûhr. Les femmes le suivaient, pleines d’une confiance grandissante. À force d’accomplir les mêmes actes et d’échanger des gestes, elles comprenaient clairement le but de l’Oulhamr. Lui-même se familiarisait avec leurs signes. Sa force et son agilité les ébahissaient, elles admiraient ses armes, surtout ces harpons et ces sagaies qui tuaient les bêtes à distance. Affaiblies par leurs misères et leurs défaites, elles se rassemblaient humblement autour de l’inconnu, elles aimaient à lui obéir. Ce n’étaient pas des auxiliaires négligeables. Quatre d’entre elles étaient plus robustes, plus flexibles et plus véloces que Zoûhr ; toutes montraient une grande résistance à la fatigue. Celles qui avaient des petits enfants les portaient sans peine pendant tout un jour. Les jeunes garçons et les fillettes avaient l’endurance des chacals.
Sans la perte du Wah, les soirs et les matins eussent été doux. Quand Aoûn tirait le feu des pierres, les femmes montraient la même joie et les mêmes extases que le premier soir, et cette émotion heureuse plaisait au grand Oulhamr. Surtout aimait-il à voir Djêha aux cheveux lourds refléter les flammes dans ses yeux frais : il rêvait le retour dans la horde natale avec elle ; sa poitrine se mettait à battre.
Au bout de la semaine, les arbres diminuèrent encore en nombre : une longue steppe s’étendit, à peine entrecoupée de halliers, de petits bois, de broussailles éparses. Ils s’y engagèrent dans l’espoir de découvrir une hauteur d’où ils pourraient scruter les horizons. Vers le milieu du jour, à l’heure de la sieste, une femme qui s’était écartée vers l’est appela les autres. Aucune explication ne fut nécessaire : toutes reconnaissaient les traces d’un feu.
« Les Hommes-du-Feu ! » fit Aoûn.
Les femmes montraient une émotion vive. Celle qui commandait, Ouchr, se tourna vers Aoûn avec des gestes de colère : il sut que les Chelléens étaient les ennemis de ses compagnes. Non seulement elles avaient été décimées par eux, mais sans doute avaient-ils détruit la horde mâle alliée aux femmes et qui, depuis l’automne, n’avait pas reparu.
Le campement datait de plusieurs jours ; les émanations étaient dissipées. Il fallut quelque temps pour s’assurer qu’il ne comportait pas une troupe nombreuse ; rien ne démontrait que Zoûhr en faisait partie. Cependant, grâce à des indices légers, Aoûn et les femmes purent organiser la poursuite. Peu à peu, la piste devint plus précise : elle fut d’autant plus facile à suivre que les Chelléens se dirigeaient, suivant une ligne presque droite, vers le nord. Deux fois, les cendres d’un feu témoignèrent de présences récentes.
Le troisième matin, une jeune femme qui allait en tête de la troupe se tourna avec des exclamations. Quand Aoûn fut proche, il vit sur le sol meuble la trace de plusieurs pieds : avec un tremblement de joie, il reconnut la trace de Zoûhr. D’ailleurs, la poursuite devenait facile : le sol révélait des émanations, preuve que l’on gagnait du terrain. Ce soir-là, on prolongea la marche, quoique la lune ne fût pas encore levée, mais deux des femmes étaient nyctalopes, quoique à un moindre degré que les Lémuriens. Une chaîne de collines barra la route. Ayant gravi la plus haute, jusqu’à mi-pente, Aoûn alluma le feu dans une combe, afin de le rendre invisible à distance : la proximité de l’ennemi commandait une prudence croissante.
Aoûn avait abattu un rucervus dont les femmes faisaient rôtir des quartiers. La sûreté de l’abri, l’abondance de la nourriture et la vie brillante du feu égayaient la petite horde. Ce fut une de ces haltes heureuses où la créature oublie la loi cruelle et les pièges du monde. L’Oulhamr lui-même eût connu la béatitude des soirs tranquilles, sans l’absence de Zoûhr. Djêha aux grands yeux était assise auprès de lui, et, vaguement, il songeait que Ouchr, la femme-chef, la lui donnerait peut-être en mariage. L’âme rude du jeune Oulhamr était pleine de tendresses secrètes. Près de Djêha, il ressentait une crainte qui hâtait la marche de son cœur : il voulait être doux pour sa compagne comme Naoh pour Gammla.
Après le repas, quand les enfants et les voyageuses les plus lasses furent endormies, Aoûn se mit à gravir la colline. Ouchr se leva pour l’accompagner en même temps que Djêha et trois autres guerrières. La pente n’était guère rude ; ils atteignirent vite la cime. Il fallut traverser des broussailles avant d’apercevoir l’autre versant. Une longue plaine s’étendait sous les étoiles et, presque au pied de la pente, un lac tremblotait.
À la pointe septentrionale, sur l’autre rive pourtant, on voyait reluire des flammes. Elles condensaient toute l’attention du fils de l’Urus. En ligne droite, le feu était situé à quatre ou cinq mille coudées, mais on devait contourner le rivage et peut-être éviter des obstacles.
Le vent soufflait du sud. Il permettait de s’avancer jusqu’auprès du campement, sans être découvert. Il fallait arriver avant le lever de la lune, et seul Aoûn était assez véloce pour le faire.
Il considéra le feu et les silhouettes tantôt pourpres et tantôt noires qui se mouvaient autour. Elles étaient au nombre de cinq : le fils de l’Urus apercevait distinctement Zoûhr assis à côté du lac, et un septième homme couché.
Alors, il dit à Ouchr :
« Aoûn va s’approcher des Hommes-du-Feu… et il demandera la délivrance de Zoûhr. »
Ouchr comprit et répondit :
« Ils ne relâcheront pas le prisonnier. »
L’Oulhamr reprit :
« Ils l’ont enlevé comme otage parce qu’ils redoutaient Aoûn.
– Ils le redouteront bien plus quand ils n’auront plus d’otage. »
Le nomade demeura un moment indécis. Mais il ne voyait aucun autre moyen de délivrer Zoûhr que la ruse, la violence ou la douceur ; de toute manière, il fallait approcher du campement chelléen.
« Aoûn doit délivrer son compagnon ! » fit-il d’une voix sombre.
Ouchr le concevait comme lui. Elle ne trouva rien à répondre. Il ajouta :
« Il faut qu’Aoûn aille vers le feu !
– Ouchr et les Femmes-Louves le suivront ! » Aoûn, ayant jeté un long regard vers la plaine, acquiesça :
« Le fils de l’Urus attendra là-bas l’arrivée des femmes, remarqua-t-il. Il sera seul, mais les Hommes-du-Feu ne peuvent pas l’atteindre à la course, et lui, il peut les combattre à distance ! »
Ouchr commanda à la plus jeune de ses guerrières d’aller chercher du renfort. Déjà l’Oulhamr descendait vers la plaine. La pente était facile, presque égale, sans crevasses, et plantée d’herbes. Lorsqu’il aborda la plaine, le vent chassait ses effluves vers le nord et les replis du terrain favorisaient son entreprise. La lune était cachée encore ; il se trouva rapidement sur la même rive que les Chelléens, à moins de mille coudées du campement.
Des bouquets d’arbres, des herbes hautes, quelques monticules lui permirent de continuer sa route pendant quatre cents coudées, mais alors, il se trouva devant la terre nue. Rien ne pouvait plus celer ses mouvements à l’œil aigu des nomades. Saisi de crainte, non pour lui-même, mais pour Zoûhr, il s’immobilisa parmi des végétaux. S’il apparaissait, les Chelléens tueraient-ils le Wah ou, au contraire, épargneraient-ils sa vie pour mieux préserver la leur ? S’il leur offrait l’alliance, se riraient-ils de lui ?
Il attendit longtemps. La lune monta rouge et fumeuse, au fond de la savane. Cinq Chelléens s’étaient couchés. Le sixième veillait, parfois dressé, aux écoutes, les yeux mobiles et les narines frémissantes. À l’autre extrémité du feu, près de la rive, Zoûhr veillait aussi. Le Chelléen ne s’occupait guère du prisonnier qui, faible et peu agile, ne pouvait songer à la fuite.
Cependant, un projet finit par hanter le nomade. Il savait que Zoûhr, si lent à la course, était, comme tous les Hommes-sans-Épaules, un nageur très habile. Dans une rivière ou un marécage, il dépassait de loin les plus lestes des Oulhamr ; il plongeait comme un crocodile et pouvait demeurer longtemps sous l’eau. S’il bondissait dans le lac, il gagnerait l’autre rive qui, dans cette région, n’était pas très éloignée. Aoûn attirerait les ennemis au combat. Mais il fallait être vu par le Wah et lui donner le signal : la moindre alerte rendrait le sauvetage impossible.
Or, à cause du vent, le veilleur scrutait préférablement le nord. À chaque instant, sa face se tournait vers le buisson qui dissimulait le fils de l’Urus. La lune s’élevait plus fine, plus acérée et plus claire. Une impatience furieuse gonfla la poitrine du nomade, et il désespérait lorsque, là-bas, au sud, un profond rugissement traversa l’espace : la silhouette d’un lion se profila sur un tertre. Le veilleur avait sursauté ; successivement, les Chelléens se levèrent autour du feu et tournèrent leurs faces vers le carnivore.
Zoûhr, presque immobile, épiait en tous sens, plein de ce vœu de sauvetage que les péripéties rendent plus âpre.
Soudain, Aoûn se montra, la main tendue vers le lac. La minute était propice : une distance de trente coudées séparait le Wah du plus proche de ses vainqueurs. Eux ne songeaient qu’au grand fauve.
Or, le lac n’était qu’à vingt pas de Zoûhr. S’il s’élançait à temps, il atteindrait l’eau avant aucun des Chelléens.
Zoûhr avait vu. Incertain, ébloui, il marcha furtivement vers le buisson. De nouveau, Aoûn montra le lac ; le Wah comprit et, d’un pas nonchalant d’abord, puis, à grands bonds, il se précipita vers la rive.
Au moment où il se laissait couler dans l’eau, un Chelléen se retourna.
Plus étonné qu’inquiet, il n’avertit ses compagnons qu’en voyant le fugitif s’éloigner du rivage. Deux guerriers se détachèrent, dont l’un essaya de rattraper Zoûhr à la nage. Après une poursuite vaine, il revint vers la terre ferme et se mit à jeter des pierres. Mais Zoûhr, ayant plongé, devint invisible.
La proximité du lion paralysait les résolutions de la troupe. Un seul homme fut dépêché à la poursuite. En tournant la pointe du lac, il devait inévitablement rejoindre Zoûhr qui, désarmé, lent et faible de musculature, serait facilement capturé.
Aoûn, voyant s’avancer le guerrier, eut un rire silencieux et battit en retraite. Pendant quelque temps, il demeura invisible, mais une surface unie le décela. Alors, le harpon haut, il attendit.
Le Chelléen était de ceux qui avaient combattu dans la nuit orageuse. Effaré, il reconnut le grand nomade qui avait tué son chef, et battit en retraite, avec une clameur d’alarme.
Aoûn, inquiet du sort de Zoûhr, ne tenta aucune poursuite. Il se dirigea vers la pointe du lac et la contourna. Le Wah n’avait pas encore abordé ; on le voyait nager comme un reptile, avec des mouvements onduleux. Lorsqu’il arriva, le fils de l’Urus le souleva avec un grondement de joie, et ils demeurèrent à se regarder, dans le saisissement de la délivrance. Enfin, l’Oulhamr hurla son triomphe :
« Aoûn et Zoûhr se rient des Hommes-du-Feu. »
Le lion venait de disparaître. Un moment les Chelléens continuèrent à guetter le tertre, puis, sur un signe du chef, ils se dirigèrent vers le nord.
« Ils sont plus agiles que Zoûhr ! » fit le Wah avec tristesse. Leur chef est fort comme un léopard !
« Aoûn ne les craint pas… Et nous avons des alliés. »
Il entraînait son compagnon, et lorsque les poursuivants arrivèrent au détour, une rumeur s’éleva sur la colline. Ouchr et sept autres Femmes-Louves venaient d’apparaître : découragés, les Chelléens cessèrent la poursuite.
Les femmes descendirent auprès d’Aoûn, et Ouchr dit :
« Si nous ne tuons pas les Hommes-Dhôles, ils reviendront avec leur horde. »
Après qu’elle eut répété ses gestes et sa phrase, l’Oulhamr la comprit :
« Ont-ils parlé de leur horde ? demanda-t-il au Wah.
– Elle est à deux longues journées de marche. »
Ayant épié les femmes, Zoûhr ajouta :
« Ils tueront plusieurs femmes, si nous les attaquons et, sans doute, quelques-uns réussiront à fuir. »
Le sang d’Aoûn bouillonnait, mais la crainte de reperdre son compagnon l’emporta et il éprouvait aussi un sentiment de bienveillance, parce que les Chelléens n’avaient pas tué leur captif.
Aoûn, Zoûhr et les femmes fuyaient. Depuis une semaine, ils étaient poursuivis par la horde chelléenne. Une femme l’avait signalée d’abord, et, du haut d’un massif rocheux, Aoûn avait compté près de trente hommes. À cause du Wah, la marche des fugitifs était retardée, mais Ouchr connaissait des détours à travers la sylve ou les marécages et Zoûhr inventait des stratagèmes pour égarer l’ennemi. Chaque fois qu’un cours d’eau était peu profond, on marchait dans le lit vers l’aval ou l’amont ; à plusieurs reprises, Ouchr ou Aoûn mirent le feu aux herbes sèches à travers lesquelles on avait cheminé. Ainsi les Chelléens perdaient la trace : nombreux et opiniâtres, ils se dispersaient pour la retrouver. Le huitième jour, la troupe traversa la rivière torrentueuse au bord de laquelle Aoûn avait quitté les Lémuriens. L’Oulhamr aurait voulu marcher vers l’amont ; Ouchr indiqua une route plus sûre et ils remontèrent au sud du plateau.
Le jour de la lune nouvelle vint, sans qu’on eût revu les Chelléens. La halte fut heureuse. C’était dans la jungle, car, peu à peu, les fugitifs avaient obliqué vers la plaine et on approchait du fleuve. D’immenses bambous enveloppaient l’éclaircie. Le jour était clair encore ; hommes et femmes préparaient le bûcher et construisaient un refuge d’épines, de lianes ou de tiges. Le jour rouge suivit le jour d’ambre ; une haleine fine semblait rejoindre les nuages ; on entendait le bruissement des végétaux innombrables, et l’âme d’Aoûn s’emplit d’une douceur solennelle. Cette même faiblesse qui lui faisait donner la vie aux vaincus, le rendait tendre auprès de Djêha aux épaules flexibles. Sa force se sentait peureuse devant les lourds cheveux ou la lueur charmante des prunelles ; sa crainte était plus enivrante qu’une victoire. Des rêves couraient en lui, obscurs et fugitifs. Parfois, lorsqu’il songeait que le consentement d’Ouchr était nécessaire, la violence des Oulhamr secouait ses côtes et il se révoltait contre la possibilité d’un refus. Mais, au fond, il se soumettait aux coutumes de ces femmes, qui partageaient ses périls.
Quand les étoiles parurent entre les bambous, il joignit la femme-chef, qui finissait son repas, et demanda :
« Ouchr me donnera-t-elle Djêha comme femme ? »
Ouchr, ayant compris, demeurait indécise. Les lois de sa race étaient anciennes ; à force de se répéter, elles avaient pris de la force et de la précision. Les femmes de la horde ne devaient s’unir ni aux Chelléens ni aux Lémuriens. Mais le malheur avait apporté une incertitude profonde. Ouchr ignorait s’il y avait encore des hommes de sa race. Et Aoûn était son allié.
Elle répondit :
« Voici. Il faut d’abord échapper aux ennemis. Alors, Ouchr frappera Djêha à la poitrine – et elle sera la femme d’Aoûn. »
L’Oulhamr ne comprit qu’une partie de la réponse ; une joie fervente entra dans son cœur. Il ne vit pas qu’Ouchr était triste ; elle ne comprenait pas pourquoi il préférait cette jeune fille flexible à la femme-chef, aux mains musculeuses et aux lourdes mâchoires.
Le lendemain et le surlendemain, la fuite continua. Maintenant le fleuve était tout proche. Une ligne de rochers parut qui ressemblait à celle où gîtait le félin géant. Aucun indice n’annonçait les ennemis ; Ouchr elle-même commençait à croire qu’ils avaient renoncé à la poursuite. Pour en être sûre, elle monta, avec Aoûn et Zoûhr, sur un roc élevé d’où l’on dominait l’espace. Parvenus sur la cime, ils virent, à grande distance, le fleuve qui s’infléchissait entre deux steppes, puis, plus loin, à l’orée d’une jungle, des formes verticales qui s’avançaient.
« Les Hommes-Dhôles ! » fit Ouchr.
Aoûn s’assura que leur nombre n’avait pas décru et remarqua :
« Ils ne suivent pas notre trace.
– Ils la trouveront ! » affirma Ouchr.
Zoûhr ajouta pensif :
« Nous devons traverser le fleuve ! »
C’était une tentative à peine possible aux meilleurs nageurs, et les crocodiles abondaient dans la vase, sur les îles, sur les promontoires. Mais les Wah connaissaient l’art de passer sur les eaux à l’aide de grosses branches ou de troncs fendus, reliés par des lianes et des tiges. Zoûhr emmena la troupe jusqu’à la rive du fleuve où foisonnaient les peupliers noirs. Deux troncs échoués dans un havre rendirent la construction plus rapide. Avant le milieu du jour, le radeau se trouva prêt. Mais l’ennemi était proche. On discernait son avant-garde au tournant, à une distance de trois à quatre mille pas.
Quand l’esquif se détacha de la rive, les Chelléens poussèrent une vocifération retentissante. Aoûn répondit par le cri de guerre tandis que les femmes hurlaient comme des louves. Les fugitifs dérivaient obliquement. Comme ils étaient en amont, ils se rapprochaient de leurs ennemis, et les deux bandes finirent par se trouver face à face. Une distance de deux cents coudées à peine les séparait. On voyait les Chelléens assemblés sur un promontoire, au nombre de vingt-neuf, tous trapus, avec des mâchoires de dhôles et des mains musculeuses. Une férocité violente faisait reluire leurs yeux circulaires. Plusieurs firent mine de se jeter à la nage, mais un python et plusieurs crocodiles apparaissaient parmi les lotus.
Cependant, Aoûn, Zoûhr et les femmes, à l’aide de branches, faisaient dévier l’embarcation. Elle passa entre deux îles, tournoya sur elle-même, revint un moment vers la rive où se tenaient les Hommes-Dhôles, puis se dirigea vers le sud-est. Enfin, elle atterrit sur l’autre rive et les femmes insultèrent les Chelléens.
La troupe s’enfonça dans la jungle jusqu’à ce qu’elle fût arrêtée par un affluent du fleuve. C’était un cours d’eau peu profond dont on pouvait facilement suivre le lit. Mais auparavant Zoûhr fit couper en fragments la peau d’un rucervus et il expliqua qu’au sortir de la rivière, chacun s’emmailloterait les pieds. Ils débarquèrent sur un cap rocheux et, tous ayant les pieds enveloppés, on aspergea d’eau le lieu de la halte.
« Zoûhr est le plus rusé des hommes ! s’exclama l’Oulhamr… Les Hommes-Dhôles croiront reconnaître le passage d’un troupeau ! »
Cependant, les Chelléens avaient si souvent retrouvé la piste que, jusqu’à la nuit, les fugitifs marchèrent sans relâche.
La terre devint marécageuse. Il fallait se glisser parmi les boues ou se traîner sur la rive. Pendant deux jours, les fugitifs n’avancèrent pas plus vite que les bêtes qui rampent. Puis le fleuve se resserra entre des rives escarpées, un énorme mur de schistes barra la route. Il était long de trois mille coudées et haut de six cents ; à l’occident, il baignait dans le fleuve ; à l’orient, dans un immense et impénétrable marécage. Une seule issue se trouva, un défilé étroit qui se creusait à la hauteur de trois cents coudées et auquel on accédait par des pentes semées de blocs fauves. Aoûn, qui marchait le dernier, parvint à l’entrée de la passe, et s’arrêta pour considérer le site. Pendant ce temps, Ouchr avançait. Elle revint bientôt sur ses pas et annonça :
« Le marécage s’étend de l’autre côté des rocs.
– Il faudra repasser le fleuve ! dit le Wah, qui avait suivi la femme-chef. Il y a des arbres… nous pourrons construire un radeau. »
Aoûn poussa une exclamation et tendit la main. Là-bas, entre deux mares, des hommes venaient d’apparaître. On en compta sept dont l’aspect était trop caractéristique pour laisser un doute.
« Les Hommes-Dhôles ! » s’écria Ouchr.
Leur nombre s’accroissait sans cesse. La poitrine d’Aoûn s’enfla ; il aspira le souffle fiévreux des eaux palustres, il épia l’abîme.
« Bien avant que le radeau soit construit, murmura-t-il, les Hommes-Dhôles seront auprès de nous ! »
De lourdes pierres gisaient autour de lui. Il en roula plusieurs à l’entrée de la passe, tandis qu’Ouchr, le Wah et les femmes en transportaient d’autres. Entre les deux mares, on voyait ramper les Chelléens. La mort s’avançait avec ces êtres sombres.
Aoûn dit :
« Le fils de l’Urus et trois femmes défendront le défilé. Zoûhr et les autres femmes construiront le radeau. »
Le Wah hésitait. Il fixait sur son compagnon des prunelles tremblantes. L’autre, comprenant son angoisse :
« Il y a quatre sagaies, deux harpons ! J’ai ma massue, les femmes ont leurs épieux. Si nous ne sommes pas assez forts, je demanderai du secours. Va ! le radeau seul peut nous sauver. »
Zoûhr céda. Aoûn choisit Ouchr pour demeurer avec lui, et une autre femme à la poitrine profonde. Quand il se tourna pour choisir la troisième, il vit Djêha qui s’avançait en secouant sa chevelure. Il voulait l’écarter, mais elle le regardait avec une douceur fiévreuse. L’amour fut en lui, le choix tendre que seul Naoh avait connu parmi les Oulhamr… et les temps innombrables s’étendirent ; il oublia le péril et la mort.
Les Hommes-Dhôles arrivaient. Après s’être frayé passage entre les mares, ils se répandaient sur la rive rocheuse. L’un d’eux, le corps aussi velu que les ours, montrait des bras énormes ; il maniait sans peine un épieu plus lourd que la massue d’Aoûn. À mesure qu’ils s’approchaient du massif, ils s’éparpillaient pour découvrir les passages. Plusieurs voies se creusaient dans le roc, mais toutes aboutissaient à des murailles verticales : seul le défilé paraissait praticable.
Aoûn, Ouchr, Djêha et la troisième femme achevaient de le fortifier ; ils amassaient aussi des blocs pour écraser les assaillants. On pouvait accéder à la passe par deux chemins : directement, dans le lit où l’eau du printemps et de l’automne se frayait passage ; obliquement, à travers un dédale de rocs. La voie directe permettait un assaut en trois ou quatre rangs ; la voie oblique forçait les assiégeants à se précipiter un par un, mais elle permettait une attaque de haut en bas.
À cent coudées des rocs, les Chelléens s’arrêtèrent. Ils épiaient les mouvements d’Aoûn et des femmes ; leurs faces larges ricanaient et les lèvres bleues s’écartaient sur les dents brillantes. Soudain, ils poussèrent un hurlement lugubre qui rappelait ensemble les hurlements des loups et des dhôles. Aoûn montra son harpon et sa massue :
« Les Oulhamr prendront les terres de chasse des Hommes-du-Feu ! »
Ouchr joignait sa voix rauque à celle du fils de l’Urus ; elle vociférait :
« Les Hommes-Dhôles ont massacré nos sœurs et nos frères. Nos alliés détruiront les Hommes-Dhôles jusqu’au dernier. »
Puis il y eut un long silence. Un vent humide et chaud s’élevait des marécages. Des aigles et des vautours planaient sur les cimes. On apercevait de monstrueux gavials sur les îles ; la voix du fleuve s’élevait dans l’immense solitude, fraîche, vivante et intarissable comme aux premiers jours du monde.
Les Chelléens se divisèrent en deux bandes. Le chef conduisait la première parmi les méandres ; les autres s’efforçaient d’atteindre directement le défilé, en se dissimulant dans les fissures et derrière les blocs.
Les prunelles étincelantes d’Aoûn dénombraient les ennemis. Il élevait le propulseur armé d’une sagaie ; Ouchr et ses compagnes, au premier signal, lapideraient les survenants. Mais ceux-ci demeuraient invisibles ou apparaissaient entre des obstacles où il était presque impossible de les atteindre. Cependant, un Chelléen se découvrit ; le propulseur tournoya et la sagaie s’enfonça entre les côtes de l’homme. Des rauquements s’élevèrent, le blessé disparut. Attentif, Aoûn tenait prêt un deuxième projectile.
Bientôt, la marche reprit, surtout sur la voie indirecte où plusieurs guerriers arrivèrent à la hauteur du défilé. On ne les voyait pas. Pour attaquer les assiégés, il leur fallait s’élever encore et escalader une corniche étroite, d’où ils pourraient bondir un à un.
Dans l’intervalle, la voie directe fut envahie ; une voix puissante gronda et, d’un élan furieux, quinze hommes se ruèrent. La sagaie siffla, des blocs rebondirent ; des cris féroces et plaintifs se répercutaient sur les roches. Les Chelléens n’avaient pas arrêté leur course. Malgré une lapidation incessante et le jet d’un harpon, ils parvinrent à huit coudées de la passe. Trois avaient roulé dans la ravine, deux autres étaient blessés. Aoûn voyait de près la houle des faces, les feux des pupilles, et il entendait souffler les poitrines. Alors, avec un ahan, il lança un bloc énorme, tandis que les femmes faisaient rouler les pierres désespérément. Un hurlement lugubre retentit sur les roches ; les assiégeants, pêle-mêle, se rejetaient en arrière, et Aoûn allait détacher un deuxième bloc, lorsqu’une pierre le toucha au crâne.
Il leva la tête ; une face rousse ricanait ; coup sur coup, quatre corps bondirent. Aoûn avait reculé. Il tenait à deux mains sa massue. Ouchr et Djêha dardaient les épieux. De part et d’autre, trois combattants pouvaient se tenir de front.
Il y eut une manière de trêve. La crainte de l’inconnu tenait les Hommes-Dhôles immobiles ; Aoûn se demanda s’il fallait appeler à l’aide. En face de lui, le chef ennemi développait sa stature trapue. Son épieu dépassait d’une coudée celui de ses compagnons ; tout son être exhalait la force et l’habitude des victoires.
Ce fut lui qui mena l’attaque et son épieu déchira le flanc d’Ouchr. Mais Aoûn, d’un coup rude, rabattit l’arme ; la massue écrasa l’épaule d’un guerrier qui venait de bondir à son tour.
L’homme roula sur le sol, tout de suite remplacé par un autre ; de nouveaux assaillants survenaient à l’arrière. Alors, Ouchr poussa le cri de secours, que répétèrent Djêha et l’autre femme, tandis que les Chelléens se précipitaient avec des grondements de loups. En trois coups, le fils de l’Urus rabattit trois épieux dont deux avaient les pointes brisées ; Ouchr blessa un Homme-Dhôle à la poitrine, mais la troisième femme s’affaissait, agonisante.
Devant la massue colossale, les agresseurs avaient reculé. Ils se tassaient à l’entrée de la passe ; le chef, ayant relevé son épieu, se tenait à une demi-coudée devant ses hommes ; ceux dont les armes étaient faussées cédaient la place à d’autres.
Avec un rire farouche et des grincements de mâchoires, ses yeux agiles percevant chaque geste des antagonistes, le chef chelléen fonça. L’Oulhamr s’effaça, mais l’épieu lui déchira la hanche ; il trébucha ; l’autre poussait un cri de victoire. La massue riposta. Le crâne épais du chef craqua ; et, rebondissant en arrière avec un cri rauque, l’homme fauve tomba parmi les siens.
Pendant un moment les Chelléens tournoyèrent ; leur nombre s’accroissant toujours, ils reprirent la charge. La formidable massue rompait les pointes, écrasait les poitrines ; Ouchr et Djêha frappaient sans relâche. Il fallait reculer cependant, devant le nombre, et l’on approchait de l’endroit où, le défilé s’élargissant, l’attaque des Chelléens deviendrait efficace.
D’un effort immense, brisant de toutes parts les épieux, le fils de l’Urus réussit à immobiliser l’ennemi. Une clameur furieuse montait ; à l’autre issue du défilé, les Louves parurent ; le propulseur de Zoûhr, par deux fois, lança des sagaies qui trouaient les épaules, et la massue s’élevait pour un écrasement suprême.
Ce fut la panique ; les Dhôles reculaient tous ensemble, entraînant les blessés et même les morts ; ils renversaient les blocs, roulaient sur la pente, se réfugiaient dans les anfractuosités et les fissures. Il ne restait qu’un mort et un blessé qui rauquait lamentablement. Les femmes l’achevèrent.
L’incertitude tint les assiégés immobiles à l’ouverture du défilé. Les Chelléens étaient redevenus invisibles ; des cadavres gisaient parmi les schistes.
Alors la victoire exalta les femmes. Elles se penchaient sur les blocs, elles clamaient sauvagement. Aoûn, malgré ses blessures, connaissait une joie orgueilleuse. N’est-ce pas lui qui avait brisé le choc des épieux, terrassé le chef et répandu l’épouvante parmi les Hommes-Dhôles ? Il avait aussi sauvé Djêha de la pointe qui allait lui percer la poitrine ; son regard rencontra le regard de la guerrière, si bien qu’une émotion subtile se mêlait au triomphe, devant les beaux yeux d’ombre, devant les grands cheveux répandus comme une végétation plus douce que toutes les plantes fines de la savane ou de la jungle.
Le Wah disait :
« Zoûhr et les femmes ont trouvé du bois en abondance. Le radeau est presque fini.
– C’est bien ! Le fils de l’Urus demeurera avec six Louves pour défendre le défilé… Zoûhr achèvera le radeau avec les autres. »
Une lamentation s’élevait. La femme blessée sentait venir l’horreur mystérieuse, le souffle glacé du néant. Son âme étroite et précise s’emplit d’un vœu immense. Elle revit les sylves et les aurores, les jours où la vie abonde, les soirs où le feu répand sa vie chaude. La mémoire de la Durée était en elle que n’ont point les gaurs, les dhôles ni les lions, la mémoire née de la parole, qui ressuscite les jours révolus. Un moment, elle connut le regret amer, la fièvre ardente du passé… Puis, elle ignora. L’éclair s’évanouit, qui avait montré la mort. Elle ne fut qu’une bête obscure qui s’éteint dans l’immensité impassible, et son visage devint roide, tandis que ses compagnes poussaient une clameur grave, une mélopée confuse où s’ébauchaient les rythmes et les chants de l’Homme.
Le temps a passé. On dirait que les Chelléens ont disparu, mais Aoûn les entend grouiller vers la gauche et sait qu’ils se frayent une voie pour franchir les cimes et fermer la retraite, à l’autre issue de la passe. S’ils parviennent au but, leur victoire est certaine. Malgré leurs pertes, ils conservent la supériorité du nombre, de la force et de l’agilité. Seul l’Oulhamr les domine, et seuls Ouchr et Aoûn sont affaiblis par leurs blessures. Et l’Oulhamr écoute avec une inquiétude croissante les mouvements de l’adversaire.
À la longue, plusieurs Chelléens deviennent visibles. Ils sont parvenus à cinq coudées d’une corniche, tantôt en grimpant sur les épaules des compagnons, tantôt en creusant des marches dans le schiste friable. Pour atteindre la corniche, il suffira de pratiquer cinq ou six marches, sur une pente lisse, légèrement inclinée. Ils commencent à tailler les deux premières. Pour les arrêter, Aoûn lance son dernier harpon, mais l’arme ricoche sur une saillie ; il jette aussi quelques pierres que la distance rend inefficaces.
Aucune attaque directe n’apparaît possible. La lutte est entre ceux qui relient les branches du radeau et ceux qui creusent le sol. Puisque aucune attaque du défilé n’est imminente, Aoûn renvoie deux femmes pour hâter l’œuvre du Wah.
La troisième marche, puis la quatrième sont tracées. Encore une et les Hommes-Dhôles atteindront la corniche d’où ils s’élanceront vers la cime. Cette dernière marche semble plus difficile à réussir que les autres, mais déjà un Chelléen, perché sur les épaules d’un autre, l’entame.
Alors Aoûn dit à ses compagnes :
« Allez rejoindre Zoûhr. Il faut que le radeau soit terminé… Aoûn défendra seul le passage ! »
Ouchr, ayant scruté les rocs, appelle les autres femmes ; Djêha enveloppe Aoûn d’un regard suppliant et s’éloigne avec une faible plainte. Penché sur les crénelures, il lance des pierres sans pouvoir arrêter les Chelléens. La marche est terminée. Un premier guerrier se hisse sur la corniche, puis un autre. Le chef même, que la massue de l’Oulhamr avait stupéfié, rampe le long des schistes. En peu de bonds, Aoûn atteint l’autre issue de la passe, puis descend vers le fleuve. Déjà, les premiers Chelléens surgissent à la cime.
« Le radeau n’est pas fini, dit Zoûhr, mais il nous portera jusqu’à l’autre rive. »
Sur un signe d’Aoûn, les femmes saisirent l’informe enchevêtrement de branches et de lianes et le firent descendre sur le fleuve. Un long rugissement s’éleva ; les Chelléens arrivaient. Pêle-mêle, les femmes s’embarquèrent, et l’ennemi n’était qu’à cinquante coudées, lorsque Aoûn et Zoûhr les suivirent.
« Avant huit matins, nous aurons anéanti les Dhôles ! » gronda le fils de l’Urus, tandis que l’eau emportait l’embarcation.
Le radeau dériva. Les remous du fleuve le faisaient tournoyer, ou bien le courant l’emportait avec une vitesse inquiétante. Plusieurs fois les Louves s’étaient jetées à l’eau pour alléger l’embarcation qui, hâtivement construite, menaçait de se disloquer. À cause des crocodiles, il avait fallu abandonner cette manœuvre.
Cependant, on approcha de la rive. Là-bas, très loin, on apercevait les silhouettes des Chelléens. Pour reprendre la poursuite, il leur fallait passer le fleuve, et ils ne pouvaient le faire d’autre manière que les fugitifs.
Aoûn dit à Zoûhr :
« Il faut marcher jusqu’au soir. Avant quatre jours, nous aurons atteint la caverne. »
Ils se regardèrent ; une même pensée germait dans leurs crânes.
« Aoûn et Ouchr sont blessés ! » remarqua tristement le Wah.
L’Oulhamr répondit :
« Si nous ne prenons pas l’avance, les Hommes-Dhôles nous extermineront ! »
Ouchr leva dédaigneusement les épaules ; sa blessure était peu profonde. Elle cueillit quelques herbes qu’elle appliqua sur la plaie, tandis que Zoûhr pansait son compagnon. Puis, la bande s’orienta. La route fut rude à travers les terres marécageuses, mais, vers le soir, Aoûn et Zoûhr commencèrent à s’y reconnaître. Le lendemain, le surlendemain s’écoulèrent sans alerte : on était à deux journées de la chaîne basaltique ; Zoûhr multipliait les ruses pour dérober les traces.
Le cinquième matin, la chaîne basaltique apparut. Du haut d’une colline, près d’un détour du fleuve, on discernait la longue arête de ses crénelures. Aoûn, qui grelottait, fixa ses yeux ardents sur la masse sombre et saisit l’épaule du Wah, en murmurant :
« Nous allons revoir le tigre des Kzamms ! »
Un rire bas distendit ses lèvres. Le refuge où ils avaient vécu des jours pleins de sécurité, la bête immense qui était leur amie, les matins clairs et les soirs où le feu rougeoyait sur la plate-forme, reparaissaient en images incohérentes et heureuses… Et le grand Oulhamr, tournant vers Djêha son visage amaigri par la perte du sang, reprit :
« Dans la caverne, nous pourrons braver cent Hommes-Dhôles ! »
Ouchr fit entendre une exclamation étouffée. Sa main se tendit vers l’aval du fleuve : tous virent distinctement les Chelléens, à sept ou huit mille coudées. La fuite reprit, aussi rapide que le permettaient les blessures de l’Oulhamr et de la femme-chef. Si l’on n’atteignait pas avant l’ennemi la chaîne basaltique, le sauvetage devenait impossible. Or, il fallait franchir au moins vingt mille coudées.
La moitié de la distance fut parcourue, mais les Chelléens regagnaient quatre mille coudées. On les voyait accourir comme des chacals. Celui qu’ils redoutaient plus que tous les autres ensemble était affaibli par sa blessure : ils le voyaient boiter à l’arrière de la petite horde et, avec une allégresse triomphale, ils proféraient leur cri de guerre.
Il y eut une courte halte. Aoûn fixait sur Zoûhr des yeux où la fièvre du sang se mêlait à une fièvre inquiète. Dans ce moment terrible l’Oulhamr retint le Wah par l’épaule. Mais on entendit plus proche les hurlées ; Aoûn regarda Djêha, baissa la tête vers sa hanche sanglante, mesura la distance qui le séparait des Hommes-Dhôles.
Avec un grand soupir, il lâcha Zoûhr qui s’enfuit vers le repaire du félin géant, tandis qu’Aoûn conduisait les femmes et les enfants à la caverne.
À l’arrivée devant la caverne, Aoûn et les femmes avaient à peine deux mille coudées d’avance. Il grimpa le premier, avec Ouchr, jusqu’à la plateforme, pour organiser l’escalade, puis, successivement, les autres arrivèrent. On hissa d’abord les enfants ; les femmes suivirent ; les trois dernières étaient encore à mi-hauteur lorsque les Hommes-Dhôles lancèrent des pierres aiguës. Elles rebondissaient sur le roc ; Aoûn brandit sa dernière sagaie ; Ouchr et ses compagnes jetèrent des cailloux : trop peu nombreux encore pour tenter l’assaut, les Chelléens se retirèrent à l’abri des projectiles, et quand l’arrière-garde survint, les Louves occupaient la caverne.
Elle était inexpugnable. Un homme ou une femme à la fois pouvait atteindre la plate-forme ; il fallait ensuite grimper sur les épaules d’un compagnon. Un ou deux coups d’épieu défieraient chaque tentative. Les Chelléens le comprirent. Ils épiaient la chaîne basaltique dans l’espoir de trouver une voie parallèle : tout autour de la caverne, la muraille se décela infranchissable.
Peu importe aux Dhôles. Il suffira d’attendre. La faim, la soif livreront les assiégés. Là-bas, au défilé, ils ont pu fuir et traverser le fleuve. Ici, le jour de la sortie sera le jour de la mort. Que peuvent onze femmes et deux hommes contre vingt guerriers pleins de force ?
Lorsque les femmes sont sauves, Aoûn place deux guetteuses sur la plate-forme et défend qu’on le suive. Puis, ayant allumé un brandon, il descend vers la caverne profonde. L’inquiétude tenaille sa chair. Il croit impossible que le félin géant n’ait pas reconnu Zoûhr, et toutefois il doute.
À mi-chemin, un grondement hâte sa course. La fissure est là, où si souvent il est venu épier la Bête. Et soudain, sa poitrine s’élargit ; il a vu Zoûhr auprès du Carnivore, et deux yeux énormes phosphorent, tandis qu’un souffle haletant accueille l’Oulhamr.
« Le lion des Rocs est toujours l’allié du fils de la Terre et du fils de l’Urus ! » dit le Wah.
C’est un moment de joie sourde et de vaste espérance.
« Les Hommes-Dhôles n’ont pas suivi la piste de Zoûhr ?
– Ils ne l’ont pas vu se séparer des autres : Zoûhr s’était caché parmi les blocs. »
Après avoir longuement flairé Aoûn, le félin géant s’était recouché et commençait à se rendormir. Aoûn reprit :
« Zoûhr ne sortira que la nuit, avec le tigre des Kzamms… il ne fera rien contre les Hommes-Dhôles avant qu’Aoûn soit redevenu fort.
– Pendant le jour, Zoûhr ne s’éloignera de la caverne que jusqu’à la mare… la mare est proche. Aoûn et les femmes auront besoin d’eau. »
Aoûn soupira. Il vit la mare, le fleuve, les sources. La soif le harcelait, exaltée par sa blessure. Il ne put s’empêcher de dire :
« La soif brûle Aoûn… mais il attendra jusqu’au soir.
– La mare est proche ! répéta Zoûhr. Pour qu’Aoûn guérisse et puisse combattre, il doit boire. J’irai jusqu’à la mare. »
Il se dirigea vers l’entrée du repaire. Le félin entrouvrit les yeux, mais à peine, car il ne flairait rien d’insolite. Zoûhr se glissa jusqu’à la mare. La configuration du site le rendait invisible à distance. Il but d’abord, puis il plongea dans l’eau une outre rudimentaire, faite avec la peau d’un axis et fixée, dans sa partie supérieure, avec des épines. Elle contenait assez de liquide pour étancher la soif de plusieurs hommes. Zoûhr la remplit et regagna la tanière. Aoûn but à longs traits l’eau vivante, qui ramenait l’énergie, la fraîcheur et la confiance.
« Ouchr aussi est blessée ! dit-il. Les autres boiront cette nuit. »
Il emporta l’outre dans la caverne haute, mais quand Ouchr eut bu, il donna aussi de l’eau à Djêha.
Il dormit jusqu’au soir et, dans ce sommeil, sa force et sa jeunesse travaillèrent. La fièvre décrut ; les chairs, qui n’attendaient que le repos, se ressoudèrent aux bords de la plaie. Quand le crépuscule fut mort sur les jungles, il se leva pour épier les Chelléens. Ils avaient allumé un grand feu ; les visages épais se tournaient vers la chaîne de basalte ; on y devinait la volonté opiniâtre de vaincre et de détruire.
Une grande angoisse étreignait les femmes. Harassées par la longue poursuite, elles aussi avaient dormi. Bien plus que la faim, la soif les éveillait. Toutes tournaient vers l’Oulhamr des yeux de détresse, et songeaient à l’eau qu’il avait apportée dans la peau de cerf, mais dont seules Ouchr et Djêha avaient eu leur part. La confiance des faibles dans le fort alternait avec la crainte.
Ouchr demanda :
« Où est allé Zoûhr ? »
Le fils de l’Urus répondit :
« Zhoûr nous donnera de la chair et de l’eau avant la nuit.
– Pourquoi n’est-il pas avec nous ?
– Ouchr le saura plus tard ! »
Il ajouta, voyant que la femme-chef se tournait vers les ténèbres :
« Aoûn seul descendra au fond de la caverne !… Sinon, nous aurons faim et soif. »
Le mystère excita les mentalités obscures, puis elles se résignèrent : il suffisait qu’Aoûn eût donné de l’espoir. Toutes les louves, connaissant les temps de disette et d’aridité, toutes, et les enfants mêmes, avaient enduré les longues privations et les attentes farouches.
Les astres tournèrent dans l’éternité ; les Hommes-Dhôles dormaient. La plupart des femmes aussi s’étaient rendormies ; Aoûn même reposait.
Vers le milieu de la nuit, un appel monta de l’abîme et réveilla l’Oulhamr. Il alluma un brandon et descendit. Le félin géant et le Wah avaient terminé la chasse ; la carcasse d’un énorme rucervus gisait dans le repaire. Déjà l’Homme-sans-Épaules avait détaché une cuisse, qu’il glissa par la fissure, puis il alla puiser une première outre d’eau.
Lorsque Aoûn reparut avec la chair et l’outre, il y eut un frémissement parmi les femmes et un confus éveil de fétichisme. La caverne contenait encore quelques branches abandonnées par les deux compagnons avant leur exode. Aoûn, après être redescendu pour chercher de l’eau, alluma le foyer et fit cuire la chair du cervidé. C’était un défi et une imprudence. Les veilleurs chelléens avertirent le chef qui se dressa, stupéfait. L’événement était trop complexe : le chef devina qu’il y avait du bois dans la caverne, mais il crut que la chair venait d’une bête tuée pendant la poursuite. S’il y avait une seconde issue, les fugitifs s’en seraient servis pour fuir. Néanmoins, il envoya des guerriers de l’autre côté de la chaîne basaltique.
Ils contournèrent l’éperon méridional et, à la clarté de la lune, s’efforcèrent de discerner les crevasses et les cavernes. Rien que des fissures étroites, des replis et quelques abris sous des roches surplombantes. La coulée par où Zoûhr avait échappé au lion les arrêta quelque temps, quand ils l’eurent dépassée, ils distinguèrent un antre ténébreux. Une odeur forte flottait dans la nuit : les guerriers connurent qu’un fauve était proche et firent halte. Leurs propres émanations se répandirent jusqu’au repaire. Une forme massive s’avança, un rugissement ébranla l’atmosphère et les nomades, épouvantés, s’enfuirent éperdument, ayant reconnu le plus redoutable des carnivores.
Le chef demeura persuadé qu’aucune autre issue n’était ouverte aux assiégés que celle que surveillaient ses guerriers. S’il avait pu avoir un doute, il se dissipa les jours suivants, car Aoûn et les femmes se montraient régulièrement sur la plate-forme : donc la fuite était impossible. Il suffirait d’attendre et de veiller. Il attendait l’heure du massacre.
La guérison de l’Oulhamr fut rapide ; son sang ardent réparait la blessure, la fièvre avait disparu et il apprenait aux femmes à mieux tailler les pierres qui leur servaient d’armes de jet. En bas, Zoûhr continuait à pourvoir les réfugiés de chair et d’eau. Il accoutumait le félin géant à le suivre : la bête, obscurément consciente des ruses salutaires de l’homme, consentait à être guidée. Zoûhr prévoyait ses impulsions et devinait ses actes selon les circonstances, il percevait les nuances de son humeur et s’y conformait avec tant de souplesse que le fauve s’attachait plus sûrement au Wah qu’il ne se fût attaché à un animal de sa propre espèce.
La huitième nuit, Aoûn étant descendu pour prendre la proie, dit :
« La blessure est refermée. Le fils de l’Urus peut maintenant combattre les Hommes-Dhôles. La nuit prochaine, Zoûhr amènera le tigre des Kzamms de l’autre côté des roches. »
Le Wah demeura quelque temps silencieux. Puis il répliqua :
« Voici !… Zoûhr a senti ce matin qu’une pierre de la fissure tremble. Si nous pouvions l’arracher, l’ouverture serait assez large pour laisser passer un homme et trop étroite pour le lion des Rocs. »
Il posait la main sur la saillie la plus basse et, la secouant, il lui imprimait une oscillation d’abord imperceptible, mais qui s’accusait à mesure. Aoûn, plein d’admiration, joignit son effort à celui du Wah : son bras musculeux fit basculer la pierre. Alors, il tira de toute sa force, tandis que Zoûhr poussait des deux mains. Un fragment se détacha, puis deux autres. L’Oulhamr les rejeta derrière lui et, s’aplatissant sur le sol, il pénétra dans le repaire.
Le félin géant, impatienté par cette agitation, avait cessé de dévorer la proie. Il bondit, presque menaçant ; tout de suite, une caresse de Zoûhr l’apaisa et il flaira Aoûn amicalement.
« Nous pourrons surprendre les Hommes-Dhôles ! » s’écria l’Oulhamr.
Le Wah montra, vers l’entrée de la caverne, une dizaine de sagaies qu’il avait taillées pendant les longs jours solitaires :
« Nous combattrons à distance ! »
Le jour suivant, Aoûn et Zoûhr taillèrent encore des sagaies, en sorte que le nombre total s’élevait à quatorze. Au crépuscule, l’Oulhamr avertit Ouchr et les compagnes :
« Aoûn et Zoûhr combattront cette nuit les Hommes-Dhôles ! Que les Femmes-Louves se tiennent prêtes. »
Ouchr écoutait avec étonnement :
« Comment Aoûn et Zoûhr se rejoindront-ils ? »
Il se mit à rire :
« Nous avons élargi le passage entre deux cavernes. Nous passerons de l’autre côté des rocs et nous attaquerons les Hommes-Dhôles avec notre allié.
– Aoûn et Zoûhr ont donc un allié ?
– Ils ont fait alliance avec le tigre des Kzamms ! »
Ouchr écoutait, stupéfaite. Parce que son âme était simple, elle ne chercha pas longtemps à comprendre. La confiance qu’elle avait dans le grand Oulhamr était plus forte que toute surprise.
Le guerrier reprit :
« Les femmes ne devront pas descendre dans la plaine avant l’appel d’Aoûn ! Le tigre des Kzamms les déchirerait. »
Djêha, plus émerveillée que les autres femmes, tournait vers Aoûn des yeux brillants de curiosité.
« Le tigre ne peut-il passer d’une caverne à l’autre ? demanda-t-elle.
– L’entrée est trop petite pour lui ! »
L’immense illusion commençait à pâlir dans les nuages ; on voyait palpiter une étoile claire. Aoûn redescendit vers la caverne inférieure.
Le feu des Chelléens ne répandait plus qu’une lueur imprécise. Trois hommes cependant veillaient encore. Les autres étaient couchés dans une enceinte rocheuse qui les mettait à l’abri des surprises. Deux des guetteurs somnolaient ; le troisième, selon les ordres du chef, rôdait autour du feu et levait souvent les yeux vers la caverne.
Le Chelléen venait de jeter quelques menues branches parmi les braises lorsque, se relevant, il aperçut une silhouette sur la plate-forme. C’était une femme. Elle se penchait au bord des roches, elle épiait. Le guerrier tendit vers elle sa main armée de l’épieu et ricana silencieusement. Mais le ricanement s’effaça tout de suite. Au bas de la chaîne basaltique, une autre forme venait de surgir, dont il était impossible de méconnaître la haute taille et la vaste poitrine. L’Homme-Dhôle la considéra quelque temps, interdit, et se demandant comment l’autre avait pu et osé descendre dans la plaine. Il appela les autres veilleurs, et tous trois, brandissant leurs armes, poussèrent le cri d’alarme.
Cependant, Aoûn se détachait des rocs. Il approcha hardiment du feu et, quand il fut à portée, il lança une pierre aiguë. Elle atteignit un des veilleurs à la tête et lui fit une blessure légère, car l’Oulhamr l’avait jetée trop loin. Une deuxième pierre écorcha l’épaule d’un autre guerrier. Des vociférations retentirent et, de toutes parts, des silhouettes surgissaient de l’enceinte rocheuse. Alors, développant sa puissante stature, Aoûn répondit par le cri de guerre.
Il y eut une courte pause, pendant laquelle les Chelléens considéraient alternativement l’Oulhamr et le site. Là-haut, deux autres femmes venaient de rejoindre la première ; dans la plaine, on n’apercevait qu’Aoûn sans autres armes que sa massue et quelques pierres. Effaré, le chef dhôle cherchait à comprendre ; d’obscures méfiances se mêlaient à la certitude que l’Oulhamr était seul. L’instinct de guerre l’emporta ; une voix gutturale donna l’ordre d’attaquer et ce fut la ruée. Vingt structures agiles convergèrent vers le fils de l’Urus.
Il jeta une dernière pierre et se mit à fuir. Sa vitesse semblait diminuée ; les plus véloces des chasseurs gagnaient du terrain et les autres, exaltés par l’imminence de la capture, suivaient à grande vitesse. Par instants on eût dit que l’Oulhamr trébuchait ; parfois aussi, il semblait faire un grand effort et reprenait une avance vite reperdue. Le chef n’était qu’à trente coudées du fugitif lorsqu’on approcha de l’éperon qui terminait la chaîne basaltique. Les Chelléens hurlèrent de triomphe.
Aoûn, avec une sorte de plainte, obliqua et se réfugia dans les roches. Elles formaient une série de couloirs qui, tous, se terminaient au midi, dans une passe plus large.
Le chef s’arrêta, jeta un coup d’œil rapide sur l’ambiance et commanda à plusieurs guerriers de barrer l’issue tandis qu’il lançait huit hommes à la poursuite directe.
Un rire farouche retentit, puis un rugissement et l’on vit un corps énorme retomber parmi les roches…
Déjà le félin géant était sur les Chelléens. Trois hommes roulèrent éventrés, un quatrième retomba, la gorge béante. Mais Aoûn et Zoûhr avaient gravi une roche plate ; les propulseurs tournoyèrent ; les sagaies s’enfonçaient dans les poitrines, perçaient les cuisses et les épaules, tandis que le carnivore, émergeant des défilés, broyait un fuyard et en déchirait un autre.
La panique emportait les Hommes-Dhôles. Dans leurs cervelles opaques, un mystère vertigineux se mêlait à l’horreur de la mort. Le chef même fuyait. Toute son agilité était revenue à l’Oulhamr. En bonds de léopard, il rejoignit l’arrière-garde et la massue sonna sur les crânes durs.
Quand les Chelléens rejoignirent leur enceinte de roches, ils n’étaient plus que huit : les autres gisaient dans l’herbe, morts ou incapables de participer à la lutte.
« Que Zoûhr arrête le tigre des Kzamms ! » s’écria Aoûn.
Abrités dans leur fort, les vaincus devenaient redoutables. Le désespoir était en eux ; leurs épieux, à travers les crénelures, auraient pu éventrer le fauve.
Celui-ci se laissa retenir sans peine. Il voyait partout les proies éparses. Tranquille, il saisit une carcasse dans ses mâchoires et prit la route du repaire.
L’incertitude immobilisa pendant quelque temps le fils de l’Urus. Puis il dit :
« Zhoûr accompagnera le tigre des Kzamms. Il reviendra par la caverne haute et dira aux femmes de se tenir prêtes ! »
Le Wah et le félin géant disparurent derrière les roches ; Aoûn se mit à ramasser les sagaies ou à les retirer des blessures, puis il revint lentement vers les Chelléens. Il les apercevait à travers les interstices de leur enceinte ; il aurait pu en atteindre plusieurs ; mais l’âme de Naoh était en lui, pleine de pitiés obscures :
« Pourquoi les Dhôles ont-ils attaqué les Hommes-Velus ?… Pourquoi ont-ils voulu tuer Aoûn et les Femmes-Louves ? »
Sa voix retentissante avait des inflexions tristes ; les Chelléens l’écoutaient en silence. Un moment, le chef à la poitrine profonde surgit entre deux blocs et fit un geste d’attaque. L’Oulhamr éleva son propulseur et reprit :
« Aoûn est plus fort et plus rapide que le chef dhôle ! Et il peut le tuer à distance. »
Là-haut, les femmes élevaient des clameurs triomphales. Elles avaient vu les péripéties de la lutte, l’apparition extraordinaire de la bête, et leurs âmes s’emplissaient d’une confiance mystique.
Djêha descendit la première, puis Ouchr, puis les autres, sauf une qui devait garder la caverne.
Elles s’assemblaient autour d’Aoûn ; elles épiaient l’enceinte avec une ardeur sombre, et, se souvenant de leurs souffrances, elles injuriaient les Chelléens. Eux gardaient le silence, mais rudes et résolus, ils tenaient prêts leurs longs épieux. La position était inexpugnable ; sans la présence d’Aoûn, ils eussent été les plus forts. Hors Ouchr, aucune des femmes n’aurait résisté au choc : elles le savaient ; malgré leur haine, elles rôdaient avec prudence.
Cependant, rapprochées du feu, elles prenaient plaisir à y jeter des branches, des broussailles et des herbes. Il se ranima, il bondit magnifiquement sur la savane. De toutes parts, les femmes apportaient du bois ; plusieurs criaient :
« Les Hommes-Dhôles n’osent pas combattre ! Ils mourront de faim et de soif ! »
À mesure que les constellations tournaient au septentrion ou se levaient à l’orient, l’inquiétude et l’impatience se mirent à croître. Les assiégés parurent plus formidables. On craignait leurs pièges ; aucune femme n’osait dormir… Aoûn et Zhoûr même concevaient la nécessité de combattre. Le Wah dit :
« Il faut forcer les Hommes-Dhôles à quitter leur refuge. »
À force d’y songer une idée lui était venue.
« Ils ne résisteront pas au feu… Aoûn, Zoûhr et les femmes leur lanceront des tisons enflammés ! » reprit-il.
L’Oulhamr poussa une exclamation d’enthousiasme. Tous deux se mirent à tailler des rameaux dont ils exposaient la pointe à la flamme. Ensuite, ils appelèrent les femmes, et le Wah, ayant expliqué son stratagème, toutes saisirent les tisons et se précipitèrent vers l’enceinte.
Une pluie de feu s’abattit sur les Chelléens. Ils résistèrent d’abord, mais la crainte et la fureur s’enflaient dans leurs poitrines. La fumée les suffoquait, les brûlures leur donnaient le vertige ; peu à peu, tout péril parut préférable à celui qui menaçait de les anéantir sans combattre.
La masse trapue du chef se dressa sur un bloc ; il poussa un hurlement rauque et, lorsqu’il se précipita, sept guerriers bondirent à sa suite. Sur un ordre d’Aoûn, les femmes battirent en retraite. Deux fois, les propulseurs tournoyèrent et deux Hommes-Dhôles s’abattirent. Des six qui restaient, cinq chargèrent le groupe des femmes et du Wah ; le sixième fonça sur Aoûn, qui se tenait à l’écart. Le fils de l’Urus lança une nouvelle sagaie, qui effleura une épaule, puis, déployant sa belle stature, il attendit. Il aurait pu fuir, lasser l’adversaire ; il préféra la lutte. Celui qui venait, c’était le chef aux grandes épaules, à la tête de granit. Il dardait l’épieu ainsi qu’une corne immense. L’arme rencontra la massue, fléchit et se déroba, revint en foudre. La poitrine d’Aoûn saigna, mais la massue, à son tour, fit craquer les os du chef. Il tomba sur les genoux, en lâchant l’épieu, dans la résignation des fauves vaincus, sachant que la fin était venue. Aoûn avait relevé la massue, et ne l’abaissa point. Un dégoût étrange contractait sa poitrine, cette pitié qui était sa faiblesse et la faiblesse de Naoh.
Là-bas, deux femmes gisaient sur l’herbe, mais les sagaies de Zoûhr et les épieux avaient fait leur œuvre : trois Chelléens hurlaient, que les Louves achevaient. Le quatrième, le plus jeune, fou d’épouvante, fuyait vers Aoûn. Quand il se vit devant la massue énorme, ses muscles défaillirent, il tomba prosterné. Les femmes accouraient pour l’immoler ; le fils de l’Urus, étendant le bras, clamait :
« Sa vie est aux mains d’Aoûn ! »
Elles s’arrêtèrent, la haine crispa leurs visages, puis entendant gémir les blessés de la première rencontre, elles allèrent leur porter les coups fatals. Sombre, Aoûn écoutait les cris d’agonie et il se réjouit obscurément de voir que Djêha ne suivait pas ses compagnes.
Aoûn, Zhoûr et les Femmes-Louves demeurèrent un mois dans la chaîne basaltique. Une seule femme était morte ; quatre autres étaient blessées ; la plaie d’Aoûn n’avait aucune gravité. Délivrés des Chelléens, ils furent les maîtres de la savane, de la jungle et du fleuve. Par sa seule présence, le félin géant chassait au loin les grands fauves.
Ainsi, la vie fut ample et facile. Parce qu’ils avaient couru tant de périls, Aoûn et Zoûhr goûtaient le repos dans sa plénitude. Zoûhr aimait ces heures vagues où les souvenirs et les images déferlent dans la tête. Son âme connaissait la douceur des repliements, que lui avait transmise une race destinée à s’éteindre. Il ne s’éveillait que pour inventer des pièges, pour aller cueillir des racines comestibles.
Dans le repos même, Aoûn était la proie d’instincts tumultueux et de besoins confus qui dilataient son être. Il était continuellement surpris par le flottement épars de la chevelure, par la lueur changeante des prunelles de Djêha. Tout en elle semblait se renouveler comme les matins sur le fleuve, comme les fleurs sur la savane. Parfois, une révolte traversait la poitrine du nomade. Il devenait comme les autres hommes ; il méprisait la faiblesse ; l’instinct tendre devenait rude et belliqueux ; et il se tournait vers Ouchr, prêt à lui demander de célébrer les rites de sa race, de terrasser Djêha et de lui blesser la poitrine avec une pierre de silex.
Les femmes ne demandaient pas une autre existence que celle qui leur donnait une sécurité si profonde. Elles perdaient le sens de leur liberté ; elles abritaient leur destin sous celui du grand Oulhamr. L’avenir échappant à leurs imaginations courtes, elles n’avaient plus, après la longue infortune, d’autre désir que cette abondance tranquille qui se renouvelle chaque soir et chaque matin. Elles avaient même accepté qu’Aoûn relâchât les deux captifs. Lui-même les avait conduits jusqu’à la fourche du fleuve et de la rivière.
On ne fut plus qu’à cinq semaines de la saison des pluies. Aoûn songeait plus souvent à sa horde, à Naoh vainqueur des Kzamms, des Nains-Rouges et d’Aghoo-le-Velu, aux feux des soirs et aux rudes compagnons dont, pourtant, il n’aimait point la férocité.
Un matin, il dit à Ouchr :
« Voici, Aoûn et Zoûhr vont revoir leur horde ; les Louves choisiront une caverne près de la montagne. Après les temps froids, les Oulhamr viendront. Ils seront les alliés des Louves. »
Ouchr et les Louves sentirent peser la menace du monde. C’était dans la plaine, près de la rive du fleuve. Elles se pressaient auprès du fils de l’Urus ; les plus jeunes gémirent. Djêha avait bondi. Sa poitrine était haletante, ses yeux immenses se remplissaient de larmes. Aoûn, ivre, la contempla quelque temps en silence. Il dit :
« Ouchr a promis que Djêha serait la femme d’Aoûn. Djêha obéira. »
Il se tourna vers Ouchr et murmura avec un léger tremblement :
« Donne-moi Djêha comme compagne. » Ouchr jeta au chef un regard où passait une longue mélancolie, puis elle saisit Djêha par la nuque et la terrassa. Ensuite, abaissant la pierre aiguë, elle fit une longue blessure qui allait d’une épaule au milieu de la poitrine. Le sang jaillit, où Aoûn trempa ses lèvres. Ouchr prononça des paroles qu’avaient prononcées les ancêtres, et qui donnaient la femme à l’homme.
Le lendemain, la petite troupe se mit en route. Aoûn et Zoûhr avaient quitté tristement le félin géant. Le Wah était plus chagrin que son compagnon, n’ayant pas d’amour au cœur ; sa race devait finir en lui : il regrettait amèrement la caverne et cette alliance avec le fauve qui était son œuvre. Car rien ne l’attirait vers la Horde ; il y était étranger et les jeunes Oulhamr le méprisaient.
Ils traversèrent l’endroit où les lions jaunes s’étaient enfuis devant les éléphants-ancêtres ; ils passèrent près de l’arête granitique où le machairodus avait dévoré le rhinocéros, où Aoûn avait tué le machairodus, puis ils arrivèrent devant ce dur promontoire que la montagne avançait dans la terre chelléenne.
De là-haut, ils avaient découvert le fleuve et l’étrange bête rouge qui vivait déjà aux temps où le félin géant, précurseur du lion et du tigre, n’existait pas encore. C’est là que les Louves choisirent une caverne spacieuse pour passer la saison des pluies. Ensuite, elles aidèrent Aoûn et Zoûhr à trouver une voie vers la montagne.
Et la séparation fut farouche. Elles ne sentiraient plus auprès d’elles cette force qui les avait délivrées des Chelléens ; elles vivraient seules devant le monde plein de pièges. Au pied de la ravine où les trois voyageurs s’engagèrent, elles poussèrent une longue plainte. Aoûn clamait :
« Nous reviendrons au bord du grand fleuve. » Son propre cœur était lourd. La terre qu’il quittait était pleine d’embûches et d’ennemis, mais il avait triomphé, mais il avait été le maître des périls ; les hommes et les bêtes s’étaient pliés sous sa force. Il emportait Djêha.
Zoûhr ne rêvait pas d’autre joie que de retourner vers la chaîne basaltique.
Les matins et les soirs moururent. Aoûn, Zoûhr et Djêha suivaient les sentiers violents de la montagne. Aoûn avait hâte de revoir la Horde. Chaque étape qui le rapprochait rappelait des joies à son âme jeune.
Le temps vint où ils retrouvèrent ce haut défilé qui s’était présenté au sortir de la montagne ; puis ils arrivèrent devant la fissure. Comme elle s’était élargie, ils eurent moins de peine à la traverser. Les cavernes furent là, où retentissait la voix des eaux. Ils y dormirent, puis ils passèrent deux jours avant de retrouver la Horde.
C’était vers le déclin du jour, au pied d’une colline, sous le surplomb d’un énorme roc de porphyre. Les femmes entassaient les branches sèches où Naoh devait mettre le feu. Les guetteurs clamèrent et Aoûn parut le premier devant le fils du Léopard. Il y eut un grand silence. Les femmes épiaient Djêha avec malveillance.
Naoh dit gravement :
« Il y a une saison que vous êtes partis.
– Nous avons traversé la montagne et nous avons découvert de grandes terres de chasse ! » répondit Aoûn.
Le visage de Naoh s’épanouit. Il se souvint de ces temps farouches où il s’était mis en route avec Nam et Gaw pour conquérir le feu ; il revécut la bataille avec l’ours gris et la tigresse, la poursuite des Dévoreurs d’hommes, l’alliance avec le chef des Mammouths, la perfidie des Nains-Rouges et la douceur des Wah, la forêt des Hommes-au-Poil-Bleu, la surprise de l’Ours-des-Cavernes et la rencontre terrible, au retour, d’Aghoo-le-Velu. Il avait rapporté le feu, et le secret de le tirer des pierres, appris chez les Hommes-sans-Épaules.
« Va ! dit-il… Naoh écoute le fils de l’Urus. »
Il mit le feu au bûcher et laissa parler son fils. À mesure, son âme aventureuse s’exaltait. La bête rouge le remplit d’étonnement, mais il se révolta quand Aoûn déclara que les éléphants-ancêtres étaient plus grands que les mammouths :
« Aucune bête n’est plus grande que le mammouth, avec qui Naoh a vécu dans le pays des Kzamms ! »
Il reconnut le fauve qui vivait dans la chaîne basaltique et il interpella Nam :
« Il tue le tigre aussi facilement que le lion tue une panthère ! »
L’alliance avec le félin géant l’enthousiasma. Il tourna vers Zoûhr sa face bienveillante :
« Les Wah furent les plus rusés des hommes. Ce sont eux qui trouvèrent le feu dans la pierre. Ils traversaient les eaux sur des branches entrelacées et connaissaient les eaux qui coulent sous la terre ! »
Les combats avec les Chelléens firent haleter sa poitrine ; les yeux étincelants, il posa la main sur l’épaule du jeune homme :
« Aoûn a le cœur et la force d’un chef ! »
Tout autour, les Oulhamr écoutaient, mais ils demeuraient pleins de méfiance : ils songeaient que Naoh avait reconquis le feu et sauvé la Horde qui mourait de froid sur les roches, tandis qu’Aoûn ne rapportait qu’une fille étrangère et ce compagnon chétif, que personne n’aimait.
Khouam, fils de l’Ægagre, s’exclama : « Aoûn n’a-t-il pas dit que ces terres sont beaucoup plus chaudes que les nôtres ?… Les Oulhamr ne pourront pas y vivre. Quand nous avons traversé la Plaine Calcinée, les guerriers et les femmes mouraient comme les sauterelles en automne. »
Des voix sourdes approuvèrent ; Aoûn connut que la Horde l’aimait moins encore qu’avant son départ.
Pendant une semaine, le fils de l’Urus goûta la douceur d’être parmi les hommes de sa race. Il s’en allait à la chasse avec les autres ou bien il se tenait auprès de Djêha, à qui les femmes de la Horde ne parlaient point. Peu à peu, une tristesse contracta sa poitrine. Il avait le sentiment d’avoir accompli une tâche égale à celle de Naoh ; s’il ne rapportait pas le feu, il venait annoncer qu’une terre immense et inépuisable de vie existait au-delà des montagnes. Il se connaissait supérieur à tous les jeunes hommes et aussi fort que le chef. Or, les Oulhamr ne l’admiraient point. Tous lui préféraient Khouam dont la massue ni le harpon n’eussent pu lutter contre la massue et le harpon d’Aoûn. C’est Khouam qui serait chef, si le fils du Léopard mourait, c’est à Khouam qu’il faudrait obéir. Et son commandement serait dur pour Aoûn ; il exciterait contre lui, contre Djêha et contre Zoûhr des haines qui ne demanderaient qu’à grandir.
Déjà, avant son départ, on reprochait au fils de l’Urus de préférer la compagnie du Wah, et maintenant, il s’était uni à une fille née sur une terre où jamais la Horde n’avait pénétré. Ainsi, il devenait un étranger. Et les femmes surtout le détestaient.
Elles se détournaient de Djêha avec des paroles injurieuses ; quand elles étaient plusieurs, un murmure rauque s’élevait au passage de l’intruse. Les sœurs même d’Aoûn la fuyaient.
Au crépuscule, isolé avec la jeune Louve et le Wah, Aoûn sentait plus vivement son humiliation. Une impatience terrible brûlait ses veines.
Après quelques jours, il se révolta. Il n’essayait plus de se rapprocher des autres ; il s’isolait opiniâtrement, avec Zoûhr et Djêha ; à la chasse, il s’écartait chaque fois que les ordres de Naoh ne le retenaient pas auprès de la horde : il fuyait pendant des journées entières auprès du fleuve souterrain et, souvent, poussé par une impulsion trop forte, il se retrouvait devant cette fissure qui menait vers les pays de l’aventure.
Un matin, il se mit à la recherche d’un léopard. Les léopards abondaient dans les forêts voisines. De grande taille, prudents et audacieux, voraces et agiles, ils exterminaient les élaphes, les saïgas, les onagres et même les jeunes aurochs. Naoh ne les chassait point, lié à eux par d’obscurs totémismes ; beaucoup d’Oulhamr les redoutaient parce que, blessés, ils se défendent avec acharnement ; peu de chasseurs solitaires osaient les attaquer.
Dans la forêt, Aoûn rôda longtemps sans trouver aucune trace de la bête. Un faible cours d’eau ruissela dans un lit de silex ; le nomade perçut l’odeur du léopard. Il se coucha parmi les fougères et s’immobilisa.
À l’amont du rio, sous de longues arcades feuillues, il discernait une faible élévation rocheuse, dont l’avancée formait une manière de caverne. Une bête y sommeillait, la tête entre les pattes, dans une sécurité profonde. Aoûn, malgré la distance et la lumière affaiblie, reconnut le léopard. Près de douze cents coudées séparaient l’homme de la bête. Le guerrier avança de huit cents coudées sans que la bête sortît de son assoupissement. Comme il s’engageait dans un fouillis de hautes herbes, la tête ronde se dressa, deux feux d’ambre et d’émeraude s’allumèrent dans l’ombre des roches.
Aoûn s’aplatit contre la terre, tandis que le fauve flairait longuement. Un moment, les yeux étincelants épièrent l’ambiance, puis le mufle s’abaissa, le torse ocellé redevint inerte. Aoûn laissa passer de longues minutes avant de se remettre en route. Il lui fallait encore franchir près de deux cents coudées. Ensuite, à l’aide du propulseur, il pourrait lancer une sagaie. À cette distance, si l’arme atteignait au but, la blessure ne pouvait être mortelle, mais Aoûn espérait que la bête, furieuse, accepterait le combat.
Une faible brise souffla, qui emportait obliquement l’émanation du chasseur. Il se hâta, il gagna cent cinquante coudées puis se cacha derrière un arbre.
De nouveau, le léopard relevait la tête, aux écoutes. Puis il sortit du repaire, pour mieux aspirer les effluves suspects.
Soudain, une bramée se fit entendre, une biche bondit entre les sycomores et le léopard s’élança. La biche fit un crochet vers l’arbre qui cachait Aoûn ; le guerrier se leva et fit tournoyer le propulseur ; atteint à la nuque, le léopard poussa un miaulement frénétique. Il hésitait pourtant ; il épiait l’adversaire, et il se glissa parmi les fougères.
Pour éviter une surprise, Aoûn se plaça dans un endroit découvert, tenant d’une main la massue et de l’autre une sagaie. Le léopard ne se décidait pas à l’attaque. À travers les végétaux, il apercevait distinctement l’homme et il cherchait un moyen de l’approcher à couvert et de sauter sur la nuque.
Sa fureur était tombée ; il sentait à peine sa blessure, et quoiqu’il eût déjoué toutes les embûches des Oulhamr, il pressentait un ennemi dangereux. Il tenta de tourner la position et se vit partout à plusieurs bonds de l’homme. Aoûn, apercevant le pelage ocellé, lança la sagaie. Elle dévia dans les fougères ; le léopard battit en retraite vers les futaies profondes.
Depuis quelque temps, d’autres êtres s’agitaient dans la sylve ; le chasseur flaira l’approche d’une troupe d’hommes. Poussant un cri de ralliement, il s’élança à la poursuite du félin. Des têtes surgirent, éparses, des sagaies volèrent sans résultat. Soudain, Khouam montra son torse musculeux et, brandissant le propulseur, lança un harpon. Atteint au flanc, le léopard rebondit et tournoya, prêt à la bataille. Khouam avait disparu ; toutes les têtes s’étaient dissimulées ; seul Aoûn demeurait visible.
Le léopard n’hésita plus ; en trois bonds, il fut sur le fils de l’Urus et il s’élança. La massue l’arrêta et le rejeta sur la terre ; puis elle fracassa le crâne, et la bête, roulant sur elle-même, avec un cri rauque, expira.
Alors, Khouam et ses compagnons accoururent. Appuyé sur sa massue, le fils de l’Urus les regardait venir. Il croyait qu’ils admireraient sa force ; une douceur amicale, l’attrait de la race, montaient en lui. Mais les faces étaient dures. Un de ceux qui suivaient Khouam, ainsi que Zoûhr suivant Aoûn, s’exclama :
« Khouam a vaincu le léopard ! »
Des grognements l’approuvèrent ; Khouam se dressait devant le cadavre, montrant le harpon profondément enfoncé dans ses côtes. Aoûn se révolta :
« Ce n’est pas Khouam qui a vaincu le léopard !… »
Les Oulhamr ricanèrent en montrant le harpon ; l’homme qui avait parlé d’abord reprit :
« C’est Khouam !… Aoûn a achevé la victoire. »
Le fils de l’Urus éleva sa massue ; la colère hurlait dans sa poitrine ; il clama avec dédain :
« Qu’est-ce qu’un léopard ! Aoûn a vaincu la bête rouge, le tigre et les Hommes-Dhôles !… Naoh seul est aussi fort ! »
Khouam ne recula point. Il sentait autour de lui les poitrines des compagnons :
« Khouam ne craint ni le lion ni le tigre ! »
Une tristesse amère pesa sur le cœur d’Aoûn. Il fut comme un étranger devant ces hommes de sa race. Saisissant la carcasse, il la jeta devant eux :
« Voilà ! Le fils de l’Urus ne frappera pas des Oulhamr… Il leur donne le léopard. »
Ils ne ricanaient plus ; leurs yeux féroces se fixaient sur la haute stature et la massue énorme ; tous reconnaissaient sournoisement cette force pareille à celle des grands fauves. Mais ils la détestaient et ils en dédaignaient la douceur.
Aoûn retourna vers le campement, plein de dégoût et d’ennui. Quand il arriva près de la roche surplombante, il trouve Djêha, toute seule, recroquevillée sur un bloc. Elle se leva à sa vue, avec une plainte,… sa joue saignait.
« Djêha s’est blessée ? » fit-il en lui passant le bras autour des épaules.
Elle répondit à voix basse :
« Les femmes ont jeté des pierres.
– Elles ont jeté des pierres à Djêha ? »
Elle inclina la tête ; un tremblement parcourut le nomade ; et voyant que le camp était désert :
« Où sont-elles ? demanda-t-il.
– Je ne sais pas. »
Il baissa la tête, farouche. La peine qui était en lui devint intolérable. Et dans le silence qui suivit, il sentit qu’il ne voulait plus vivre avec la horde :
« Djêha aimerait-elle retourner auprès des Louves avec Aoûn et Zoûhr ? » murmura-t-il.
Elle leva vers lui une face où la joie hésitait à naître. C’était une créature soumise et craintive. Elle souffrait parmi les Oulhamr ; elle endurait la haine, le mépris et la risée des femmes, plus accablée d’entendre à peine la langue de la Horde. Elle n’osait se plaindre, et n’aurait pas parlé de sa blessure, si Aoûn ne l’avait interrogée. Elle s’exclama :
« Djêha ira où ira Aoûn !
– Mais ne préfère-t-elle pas vivre avec sa horde ?
– Oui ! chuchota-t-elle.
– Nous retournerons donc au bord du grand fleuve ! »
Elle poussa un soupir de délivrance et appuya sa tête sur l’épaule de l’homme.
Au retour du Wah, qui revenait des terres souterraines, le fils de l’Urus l’attira à distance du campement, car les femmes et les chasseurs étaient revenus.
« Voici ! fit-il brusquement. Aoûn voudrait revoir les Louves, le tigre des Kzamms et la haute caverne. »
Zoûhr leva ses yeux vagues ; un rire ouvrit ses lèvres. Il savait que son compagnon vivait des jours chagrins dans la Horde, et lui-même avait le cœur lourd :
« Zoûhr sera heureux dans la haute caverne ! »
Ces mots dissipèrent la dernière incertitude du nomade. Il se rendit auprès de Naoh qui reposait à l’écart, sous une saillie de porphyre, et déclara :
« Les guerriers n’aiment pas le fils de l’Urus. Il veut repartir de l’autre côté de la montagne. Il vivra avec les Femmes-Louves et il sera l’allié des Oulhamr. »
Naoh écoutait gravement. Il avait de la prédilection pour le jeune homme, mais il connaissait l’aversion de la Horde, il prévoyait des luttes pénibles :
« La horde est mécontente de voir Aoûn avec des étrangers, acquiesça-t-il. Elle ne lui pardonnera pas s’il demeure avec elle. Mais les Oulhamr respectent les alliés. Ils ont combattu avec les Hommes-sans-Épaules. Ils préféreront Aoûn quand il les aura quittés. Et voici. Au printemps, Naoh conduira les siens de l’autre côté de la montagne. Il occupera les plateaux, tandis que les Louves occuperont la plaine. S’il descend, pendant les saisons froides, il ne chassera pas sur la même rive qu’Aoûn. Ainsi l’alliance sera sûre ! »
Il posa la main sur l’épaule du jeune homme et ajouta :
« Le fils de l’Urus aurait été un grand chef parmi les Oulhamr, s’il n’avait pas préféré le Wah aux hommes et une étrangère aux femmes ! »
Le fils de l’Urus reconnut la force de ces paroles. Mais il ne regretta rien : il préférait plus que jamais Zoûhr et Djêha. Seule l’absence de Naoh lui serait dure.
« Aoûn apportera des dents et des pierres brillantes au fils du Léopard ! » murmura-t-il.
Le crépuscule venait. Une mélancolie douce s’abattait sur les deux hommes ; leurs âmes étaient aussi semblables que leurs destins étaient différents ; chacun avait porté au loin sa force et son audace. Mais des actes presque identiques faisaient du père un chef et du fils un exilé.
Depuis la veille, un couple de machairodus s’était établi parmi les roches, à trois cents pas de la caverne des Louves. Elles connaissaient l’agilité, la force, la ruse et l’audace de ces dévoreurs de pachydermes. Aucune n’osait sortir. La nuit précédente, les bêtes rouges avaient longtemps rôdé auprès du refuge. Parfois, elles se rapprochaient ; on entendait des feulements ou des souffles rudes. Alors, les femmes, hurlant toutes ensemble, jetaient des pierres aiguës. À cause des blocs, des épines et des branches accumulés pour la défense, les projectiles se perdaient. À la fin, d’autres proies les sollicitèrent, mais pendant le jour, tantôt le mâle, tantôt la femelle, entre deux sommeils, revenaient guetter ces êtres énigmatiques.
La saison des pluies était proche.
Derrière leurs barrières, dans l’ombre des porphyres, les femmes songeaient au nomade dont les bras terribles avaient vaincu les Hommes-Dhôles ; ce souvenir accroissait leur angoisse. Avec ses sagaies et sa massue, il aurait combattu les bêtes rouges.
Sans doute, les machairodus n’avaient capturé la veille qu’une proie insuffisante, car ils vinrent épier la caverne bien avant le crépuscule. Le jour était déjà sombre à cause des nuages accumulés dans le firmament ; un vent âpre montait de la plaine et se lamentait parmi les pierres ; des enfants pleuraient ; les Louves, entassées près de l’ouverture, considéraient lugubrement l’étendue ; Ouchr songeait que les fauves continueraient sans doute à habiter les roches.
Le vent se lança plus durement à l’assaut de la montagne, les machairodus parurent ensemble devant le refuge et enflèrent leurs voix rugissantes. Ouchr, avec détresse, s’avança pour préparer la défense.
Soudain, une arme longue fendit l’espace et, atteint à la nuque, un des fauves, le mâle, se rua frénétiquement vers les Louves. Les épieux se tendirent par les crénelures ; un second trait s’enfonça dans le torse rouge, une clameur domina les rafales, et un grand corps bondit, une massue tournoya formidablement.
Pêle-mêle, les femmes renversaient les blocs qui défendaient leur repaire. Le machairodus gisait immobile ; la femelle, effrayée par son cri d’agonie et l’apparition de tant d’êtres, fuyait vers le fleuve.
Les Louves, grondantes de joie, se pressaient autour du sauveur. Toutes ces faces massives s’éclairèrent ; les yeux larges se fixaient sur Aoûn avec une exaltation fétichique. Il ramenait la sécurité, la certitude de vaincre les éléments, les bêtes et les hommes. Et le fils de l’Urus, sentant que sa vie avec les Oulhamr ne recommencerait jamais plus, s’écria :
« Voilà ! Aoûn et Zoûhr sont revenus parmi les Louves. Ils ne les quitteront plus. Ils vivront tous ensemble dans la grande caverne auprès de laquelle ils ont exterminé les Hommes-Dhôles ! »
À mesure qu’il parlait, l’allégresse était plus profonde ; les Louves se courbaient devant lui en signe d’obéissance et d’amour. Le cœur dilaté, il oublia le retour amer parmi les hommes de sa race, il songeait qu’une horde nouvelle grandirait sous son commandement.
« Ouchr et les Louves seront tes guerrières, dit la femme-chef. Où tu vivras, elles vivront. Elles accompliront ta volonté et elles suivront tes usages.
– Elles deviendront redoutables, affirma Aoûn. Elles apprendront à manier et à construire des harpons, des sagaies, des haches, des propulseurs. Elles ne craindront ni les Hommes-Dhôles, ni la bête rouge. »
Les femmes rassemblèrent des branches ; le feu magnifique parla aux ténèbres ; la nuit n’avait plus d’embûche et le bonheur qui emplissait ces jeunes êtres s’étendait sur le grand fleuve ; ils n’en voyaient pas la fin !
Zoûhr gardait seul une mélancolie confuse ; sa volonté ne serait satisfaite que lorsqu’il reverrait la chaîne basaltique et le félin géant.
À travers les rafales, le douzième jour, la petite horde atteignit la caverne. Des roussettes y avaient cherché refuge, qui s’envolèrent à l’apparition d’Ouchr ; un faucon s’éleva avec un cri rauque. Debout sur la plate-forme, Aoûn étendit la main vers la savane et la jungle. On voyait de toutes parts le fourmillement des bêtes : les eaux nourrissaient une population intarissable de silures, de tortues, de crocodiles, d’hippopotames, de pythons, de hérons pourpres, de grues à tête jaune, de cigognes noires, d’ibis, de cormorans, de sarcidiornis ; la savane, la jungle et la sylve étaient surpeuplées de rucervus, d’axis, de saïgas, de daims, d’hémiones, de chevaux, d’onagres, de gaurs, de buffles et d’ægagres ; les psittacides, les colombes, les passereaux, les faisans emplissaient les ramures ; les végétaux sans nombre offraient leurs racines, leurs tiges et leurs fruits. Aoûn se sentit plus puissant que les plus grands fauves, et riche de la sève d’une race conquérante. Autour de lui, Djêha, Ouchr et les autres palpitaient comme des prolongements de sa personne.
Le Wah descendait lentement vers la caverne profonde. Il vint à la fissure et, avançant la face, il regarda : le repaire était vide. Zoûhr, frissonnant, rampa par l’ouverture et se mit à explorer les pénombres. Des ossements frais encore se mêlaient aux os secs, l’odeur du félin géant persistait dans la pénombre. Le fils de la Terre sortit de la caverne et il erra, longtemps, dans une grande inquiétude, sans songer aux fauves qui pouvaient se cacher parmi les broussailles. Mais il était à peine entré dans la jungle que sa face s’éclaira :
« Le lion des Rocs ! »
Là-bas, parmi les bambous, la forme colossale était accroupie sur la carcasse d’un barasang. À la voix de l’homme, le félin releva sa tête monstrueuse, puis, avec un feulement, il prit sa course.
La joie de Zoûhr fut complète. Quand la bête fut proche, il lui passa ses deux mains dans la crinière, et un orgueil égal à celui d’Aoûn enfla sa faible poitrine.
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :
Ebooks libres et gratuits
http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits
Adresse
du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/
—
Octobre 2009
—
– Élaboration de ce livre électronique :
Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : PatriceC, MichelB, Jean-Marc, Coolmicro et Fred.
– Dispositions :
Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…
– Qualité :
Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.
Votre aide est la bienvenue !
VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.