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Friedrich von Schiller

LES BRIGANDS

DRAME EN CINQ ACTES

1781
Édition traduite 1870

PERSONNAGES

 

MAXIMILIEN DE MOOR, comte régnant.

CHARLES DE MOOR,

FRANÇOIS DE MOOR, ses fils.

AMÉLIE D’EDELREICH, sa nièce.

HERMANN, fils naturel d’un gentilhomme.

SPIEGELBERG,

SCHWEIZER,

GRIMM.

SCHUFTERLE,

ROLLER,

RAZMANN,

KOSINSKY, jeunes libertins, qui finissent par se faire brigands.

UN MOINE.

DANIEL, vieux domestique du comte de Moor.

UN DOMESTIQUE.

PLUSIEURS BRIGANDS.

 

L’action se passe en Allemagne.

ACTE PREMIER

SCÈNE PREMIÈRE

En Franconie. – Un salon dans le château du comte de Moor

FRANÇOIS, LE COMTE DE MOOR

FRANÇOIS.

Mais, vous portez-vous bien, mon père ? Vous êtes pâle.

LE COMTE.

Je me porte bien, mon fils. Qu’avais-tu à me dire ?

FRANÇOIS.

La poste est arrivée. Une lettre de notre correspondant de Leipzig…

LE COMTE, vivement.

Des nouvelles de mon fils Charles !

FRANÇOIS.

Hem !… hem !… oui… Mais je crains… Si vous étiez malade… si vous sentiez la moindre disposition à le devenir… Ne me pressez pas, je vous conjure… Je parlerai dans un moment plus convenable. (À part, mais de manière cependant que son père puisse l’entendre.) Cette nouvelle n’est pas faite pour un faible vieillard.

LE COMTE.

Dieu ! Dieu ! que vais-je apprendre ?

FRANÇOIS, détournant la vue.

Permettez-moi d’abord de verser une larme de compassion sur mon frère perdu… Je devrais me taire à jamais… il est votre fils… je devrais à jamais cacher sa honte… il est mon frère… mais vous obéir est mon triste devoir, mon premier devoir ; vous devez donc me plaindre.

LE COMTE.

Ô Charles ! Charles ! si tu savais par quels tourments ta conduite déchire ce cœur de père. Qu’une seule nouvelle joyeuse de toi ajouterait dix ans à ma vie ! Hélas ! chaque nouvelle m’approche d’un pas vers la tombe.

FRANÇOIS.

C’est donc ainsi, mon père ? Laissez-moi aller… Voulez-vous qu’aujourd’hui encore nous arrachions nos cheveux sur votre cercueil !

LE COMTE.

Demeure… Il n’y a plus que le dernier pas à faire. Laisse-le suivre sa volonté. (S’asseyant.) Les crimes de nos pères sont punis jusque dans la troisième et la quatrième génération. N’empêche point que Charles accomplisse la fatale sentence.

FRANÇOIS, tirant une lettre de sa poche.

Vous connaissez notre correspondant. Tenez ; je donnerais un doigt de ma main droite pour oser dire que de sa plume impure découle un noir poison… Rappelez votre fermeté ; pardonnez si je ne vous laisse pas vous-même lire cette lettre. Il m’est impossible de vous accabler d’un seul coup.

LE COMTE.

D’un seul coup… d’un seul coup… Mon fils, tu m’épargnes la vieillesse[1].

FRANÇOIS, lisant.

« À Leipzig, ce 1er de mai. – Ton frère paraît avoir comblé la mesure de sa honte ; pour moi, je ne connais rien au-dessus de ce qu’il a fait ; à moins qu’en cela son génie ne surpasse le mien. Après 40,000 ducats de dettes, » cela fait une jolie somme, n’est-ce pas ? – « après avoir déshonoré la fille d’un riche banquier (et il a blessé à mort, dans un duel, le jeune et brave gentilhomme qui devait l’épouser), hier, à minuit, il a exécuté le grand projet de se soustraire au glaive de la justice, avec sept de ses camarades, tous débauchés comme lui… » Mon père, pour l’amour de Dieu ! comme vous pâlissez !

LE COMTE.

Assez… Assez ! mon fils !

FRANÇOIS.

Je vous ménage… « On a partout envoyé son signalement ; les plaignants demandent à grands cris justice. Sa tête est mise à prix. Le nom de Moor… « Non, mes pauvres lèvres n’assassineront jamais un père. (Il déchire la lettre). Ne le croyez pas, mon père, ne le croyez pas.

LE COMTE, pleurant amèrement.

Mon nom ! mon nom respecté !

FRANÇOIS.

Oh ! s’il pouvait ne pas porter le nom de Moor ! Pourquoi faut-il que mon cœur palpite si vivement pour lui ? tendresse impie, que je ne puis étouffer, qui m’accusera un jour au tribunal de Dieu !

LE COMTE.

Oh ! mes espérances !… mes songes dorés !

FRANÇOIS.

Je le sais bien. Ne l’avais-je pas prédit ?… « Cet esprit de feu qui couve en son jeune sein, disiez-vous toujours, qui le rend si sensible à tout ce qui porte un air de grandeur et de majesté, et son âme grande et belle qui semble se répandre avec ses regards, cette délicatesse exquise de sentiments, ce mâle courage, cette ambition enfantine, cette opiniâtreté invincible, et toutes ces fortes et brillantes vertus qui germent dans ce fils chéri, en feront un jour l’ami d’un ami ! un bon citoyen, un héros, un grand, grand homme… » Eh bien !… le voyez-vous à présent ?… cet esprit de feu s’est développé et porte des fruits délicieux… Regardez cette franchise qui a si bien tourné en effronterie. Voyez avec quelle délicatesse il roucoule tendrement pour des coquettes, et comme il est sensible aux charmes d’une Phryné. Voyez comme ce génie brûlant s’est éteint ; six petites années, et il n’y a plus d’huile dans la lampe de sa vie ; ce n’est plus qu’un cadavre ambulant, et alors vient le monde assez stupide pour dire : C’est l’amour qui a fait ça[2]… Ah ! regardez dans cette tête hardie, entreprenante : comme il forme de grands desseins qui éclipsent les héroïques actions des Cartouche et des Howard… Et quand ces germes superbes seront en pleine maturité !… Quelle perfection d’ailleurs peut-on espérer dans un âge si tendre ?… Peut-être, mon père, aurez-vous encore le bonheur de le voir chef de quelque troupe honorable qui habite le sacré silence des forêts, et qui soulage le voyageur fatigué de la moitié de son fardeau… Peut-être, avant de mourir, pourrez-vous encore faire un pèlerinage à son monument, qui lui sera érigé sans doute entre ciel et terre… Peut-être… ô mon père, mon père !… cherchez pour vous un autre nom, ou ils diront tous : Voilà son père !

LE COMTE.

Et toi aussi, mon François, et toi aussi ? Ô mes enfants ! Comme ils frappent droit au cœur !

FRANÇOIS.

Vous le voyez, je puis aussi faire de l’esprit ; mais mon esprit est plus venimeux que la morsure du serpent… Et puis ce François, sec et froid, cet homme ordinaire, cet homme de bois… Puis-je me rappeler tous les jolis noms que vous inspirait l’étonnant contraste entre lui et moi, lorsque, sur vos genoux assis, il vous pinçait les joues… Celui-là (c’était moi) mourra entre les quatre murs de son château, pourrira, et sera oublié, tandis que la gloire de cette tête universelle volera d’un pôle à l’autre… Ah oui ! les mains jointes, ce François sec et froid, cet homme de bois, te remercie, ô ciel !… de ne point ressembler à celui-ci.

LE COMTE.

Pardonne-moi, mon enfant, ne murmure point contre un père trompé dans ses plus douces espérances. Le Dieu qui m’envoie des larmes pour Charles, me donnera ta main, mon François, pour les essuyer.

FRANÇOIS.

Oui, mon père, il les essuiera. Votre François donnera toute sa vie pour prolonger vos jours. Dans tout ce que j’aurai à faire, je me dirai avec recueillement : Cela ne peut-il pas empoisonner quelques heures de sa vie ? Aucun devoir n’est assez sacré pour moi, que je ne sois prêt à le rompre, quand il s’agit de vos jours précieux… Vous n’en doutez pas ?

LE COMTE.

Tu as encore à remplir de grands devoirs, mon fils… Que Dieu te bénisse pour ce que tu as été pour moi, et aussi pour tout ce que tu feras pour moi à l’avenir.

FRANÇOIS.

Convenez donc que si vous pouviez ne pas nommer ce fils votre fils, vous seriez un homme heureux.

LE COMTE.

Que dis-tu ?… Ah ! quand la sage-femme me l’apporta, je le pris dans mes bras, je m’écriai : Ô ciel ! ne suis-je pas un homme heureux ?

FRANÇOIS.

Vous disiez cela. Et à présent… vous enviez le plus misérable de vos valets, qui n’est pas le père de ce… Vous aurez des chagrins tant que vous aurez ce fils ; ces chagrins croîtront avec Charles, ces cuisantes douleurs mineront votre vie.

LE COMTE.

Oh ! que d’années il entasse sur ma tête !

FRANÇOIS.

Mais si… si vous renonciez à ce fils ?

LE COMTE, vivement.

François ! François ! Toi, tu voudrais que je maudisse mon fils ?

FRANÇOIS.

Non, non ! votre fils… vous ne devez pas le maudire. Qui appelez-vous votre fils ?… Celui à qui vous avez donné la vie, et qui fait tout ce qui est en son pouvoir pour abréger la vôtre ?

LE COMTE.

Un fils sans tendresse ! Hélas ! c’est toujours mon fils !

FRANÇOIS.

Un aimable et charmant enfant, dont l’éternelle étude est de ne plus avoir de père. Oh ! puissiez-vous apprendre à concevoir ce qu’il est ! puissent vos yeux s’ouvrir ! Mais il faut bien que votre indulgence l’affermisse dans ses désordres, et que vos secours les autorisent. Il est vrai que vous détournerez loin de lui la malédiction ; mais la malédiction éternelle tombera sur vous, qui êtes père.

LE COMTE.

Châtiment trop juste !… je suis seul coupable !

FRANÇOIS.

Combien de misérables, que la coupe de la volupté avait enivrés, ont été corrigés par le malheur ! La douleur du corps, dont les crimes sont accompagnés, n’est-elle pas un indice de la volonté divine ? L’homme doit-il en empêcher les effets par une funeste et cruelle tendresse ? le père doit-il perdre à jamais le gage qui lui a été confié ? Pensez-y, vous êtes son père. Si vous l’exposez quelque temps à la misère, ne sera-il pas obligé de revenir et de se corriger ? Et si dans la grande école du malheur, il reste encore un scélérat, alors… Malheur au père qui, par scrupule et faiblesse, anéantit les décrets de la plus haute sagesse !… Eh bien ! mon père ?

LE COMTE.

Je veux lui écrire que je l’abandonne !

FRANÇOIS.

C’est bon, c’est sage.

LE COMTE.

Et je lui écrirai : « Ne parais jamais devant moi… »

FRANÇOIS.

Cela produira un bon effet.

LE COMTE, avec épanchement.

« Que tu ne sois changé. »

FRANÇOIS.

Très-bien, très-bien. Mais s’il vient, couvert d’un masque hypocrite, arracher une larme à son père, et par ses doucereuses caresses obtenir son pardon, et qu’il aille aussitôt se moquer de sa faiblesse dans les bras de ses filles de joie ?… Ne faites pas cela, mon père ! Il reviendra de lui-même à vos pieds quand sa conscience lui aura pardonné !

LE COMTE.

Il faut donc que je lui écrive sur-le-champ.

(Il va pour sortir.)

FRANÇOIS.

Écoutez, encore un mot, mon père. Je crains votre colère, elle pourrait vous faire écrire des paroles trop dures qui lui fendraient le cœur… et… aussi… Mais ne croyez-vous pas qu’il regardera déjà comme un pardon une lettre de votre propre main ? Je crois qu’il sera mieux de me charger de lui écrire.

LE COMTE.

Eh bien, mon fils, écris-lui… Pour moi, cela m’aurait brisé le cœur. Écris-lui…

FRANÇOIS, l’interrompant.

Eh bien ! c’est convenu.

LE COMTE.

Écris-lui que mille larmes de sang, que mille nuits sans sommeil… Mais ne porte pas mon fils au désespoir.

FRANÇOIS.

Ne voudriez-vous pas vous mettre au lit, mon père ? Cela vous a fait bien du mal.

LE COMTE.

Écris-lui que le cœur d’un père… Je te le dis encore, ne porte point mon fils au désespoir. (Il est accablé de douleur.)

FRANÇOIS, le suivant d’un œil moqueur.

Console-toi, vieillard !… Tu ne le presseras jamais contre ton cœur… Le chemin qui l’y ramènerait lui est fermé, comme le ciel l’est pour l’enfer… Il était arraché de tes bras, que tu ne savais pas encore s’il était possible que tu le voulusses… Il faut cependant que je ramasse ces papiers-là ; qui sait si l’on ne pourrait pas reconnaître mon écriture. (Il ramasse tous les morceaux de la lettre déchirée.) Il faudrait que je fusse bien novice, si je ne savais pas encore arracher un fils du cœur de son père, y fût-il enlacé avec des liens de fer !… Courage, François ! L’enfant chéri est écarté ! Un pas de géant vers le but… Et c’est à elle qu’il faut que j’arrache du cœur ce Charles ! dussé-je aussi arracher son cœur !… (Il marche à grands pas.) J’ai de grands droits pour haïr la nature, et, sur mon honneur, je les ferai valoir ! Pourquoi me charger moi seul de ce pesant fardeau de laideur ? Pourquoi précisément moi seul ? (Frappant du pied la terre.) Meurtre et mort ! Que sur moi seul ! Comme si elle n’eût employé à ma naissance que des restes déjà flétris !… Elle a conjuré contre moi à l’heure de ma naissance… Et je lui jure une haine éternelle. Je détruirai ses plus beaux ouvrages. Je n’ai rien de leurs grâces, ni de leur majesté. Je veux briser ce lien des âmes qui n’a pas de prise sur la mienne. Elle m’a refusé les douces émotions de l’amour, son éloquence voluptueuse… La force me fera des droits, et j’extirperai autour de moi tout ce qui m’empêche d’agir en maître.

 

SCÈNE II

FRANÇOIS, AMÉLIE, qui marche d’un pas languissant, paraît dans le fond.

FRANÇOIS.

Elle vient ! Ha ! ha ! cela opère ! Sa marche languissante me l’assure… Je ne l’aime point… mais je ne veux pas qu’un autre soit heureux par tant d’attraits. Hélas ! aux cœurs heureux les vertus sont faciles ! Beauté que je veux flétrir, étouffer dans mes bras, tu n’auras fleuri pour personne… Que fait-elle donc là ? (Amélie, qui ne l’aperçoit pas, déchire un bouquet de fleurs et l’écrase sous ses pieds. François s’approche d’un air moqueur.) Ces pauvres violettes, quel mal vous ont-elles fait ?

AMÉLIE, effrayée, mesurant François d’un long regard.

Toi ici ? je le désirais… C’est toi que je voulais, toi seul, toi seul dans toute la création.

FRANÇOIS.

Que je suis heureux ! Moi seul dans l’immense création.

AMÉLIE.

Toi, toi seul ! brûlante et affamée, je languis, je voudrais… j’ai soif de toi. Reste, je t’en conjure… je me sens soulagée quand je puis te maudire en face[3].

FRANÇOIS.

À moi ce traitement ! Mon enfant, tu te trompes ; va trouver le père !

AMÉLIE.

Le père ? Un père qui sert son fils sur la table du désespoir ? Dans son château il s’enivre de vins exquis, et il caresse ses membres flétris dans l’édredon voluptueux, tandis que son grand et magnanime fils manque du nécessaire. Rougissez, inhumains ! Âmes féroces et cadavéreuses, vous êtes la honte de l’humanité !… Son fils unique…

FRANÇOIS.

Je croyais qu’il en avait deux.

AMÉLIE.

Oui ! il méritait d’avoir deux fils tels que toi ! Sur son lit de mort il étendra ses mains livides vers son Charles, et frémira d’effroi en saisissant la main glacée de son François. Oh ! il est doux, délicieux d’être maudit par un père !

FRANÇOIS.

Tu es en délire, mon amie ; je te plains.

AMÉLIE.

Oh ! je t’en prie ! Plains-tu ton frère ? Non, cruel, tu le hais. Tu me hais aussi, j’espère ?

FRANÇOIS.

Je t’aime comme moi-même, Amélie.

AMÉLIE.

Si tu m’aimes, peux-tu me refuser une seule prière ?

FRANÇOIS.

Aucune, aucune ! si tu ne demandes pas plus que ma vie.

AMÉLIE.

Je te demande une grâce qui est de ta nature, et tu me l’accorderas volontiers (avec orgueil) : c’est de me haïr !… Je rougirais de honte si, en pensant à Charles, il me venait dans l’idée que tu ne me hais pas ! Tu me le promets, au moins ? Va-t’en maintenant, et laisse-moi.

FRANÇOIS.

Charmante rêveuse, j’admire ton cœur plein de douceur. (Mettant la main sur le cœur d’Amélie.) Là Charles régnait comme un dieu dans son temple ; tu voyais Charles partout où tu portais tes regards, Charles occupait tous tes songes, toute la création te paraissait concentrée en lui seul, ne te parler que de lui seul, ne t’animer que de lui seul.

AMÉLIE, émue.

Oui, je l’avoue. En dépit de vous, barbares, je veux le dire au monde entier… Je l’aime.

FRANÇOIS.

C’est inhumanité, c’est cruauté de récompenser ainsi tant d’amour ! d’oublier celle…

AMÉLIE, vivement.

M’oublier ?

FRANÇOIS.

Ne lui avais-tu pas mis au doigt un anneau ? un anneau de diamants pour gage de ta foi ?… Je sais bien qu’il est difficile à un jeune homme de résister aux charmes d’une courtisane : qui le blâmera, puisqu’il ne lui restait plus rien à donner ?… et ne l’a-t-elle pas payé avec usure par ses caresses et ses baisers ?

AMÉLIE, irritée.

Mon anneau à une courtisane ?

FRANÇOIS.

C’est infâme !… Encore si ce n’était que cela… De quelque prix que soit un anneau, l’on peut toujours, à force d’argent, le racheter… Peut-être la façon lui a-t-elle déplu !… peut-être aussi l’a-t-il changé contre un plus bel anneau.

AMÉLIE.

Mais mon anneau ! mon anneau !

FRANÇOIS.

Votre anneau, Amélie… Ah ! un tel bijou à mon doigt… et de la main d’Amélie !… La mort ne me l’aurait pas arraché… N’est-il pas vrai, Amélie ? Ce n’est pas la richesse du diamant, ce n’est pas l’art de l’ouvrier… C’est l’amour qui fait tout son prix !… Chère enfant, tu pleures ? Malheur à qui arrache ces perles si précieuses à ces yeux si célestes !… Ah ! et si tu savais tout ! Si tu le voyais lui-même, si tu le voyais avec ces traits ?

AMÉLIE.

Sous quels traits, monstre ?

FRANÇOIS.

Bonne Amélie, ne cherche point à en savoir davantage. (À part, mais de manière qu’Amélie puisse l’entendre.) Encore si, pour se dérober à l’œil de l’innocence, il avait un voile, ce vice horrible ! Mais il se montre et fait horreur dans un œil jaune et plombé. Sa figure pâle et creuse, et ses os desséchés qui percent ses joues livides, trahissent sa laideur ; sa voix altérée bégaye : qui ne haïrait la difformité de ce squelette tremblant et décharné ? Ce vice horrible pénètre jusque dans la moelle des os… Quel dégoût !… Amélie, tu as vu dernièrement dans notre hôpital, ce malheureux qui a exhalé son âme dans un soupir empoisonné… La pudeur, n’osant le regarder, fermait son œil timide ; tu l’as plaint avec horreur… Rappelle-toi son image tout entière, et Charles est devant toi. De ses lèvres coulent le poison et la mort sur les baisers d’Amélie.

AMÉLIE, se détournant.

Ah !… calomniateur sans pudeur !

FRANÇOIS.

Ce Charles te fait horreur ! son image seule t’inspire du dégoût ? Va donc le regarder, ton Charles, ce beau, ce divin jeune homme, un ange ! Va respirer avec volupté son haleine enflammée, et qu’il rafraîchisse tes joues de roses par ses baisers d’ambroisie. (Amélie se couvre le visage de ses mains.) Quelle ivresse amoureuse ! quelle volupté dans ses embrassements !… Mais n’est-il pas bien injuste de condamner un homme à cause de son extérieur malade ? Une âme grande et belle peut briller dans un misérable corps souillé d’ulcères, comme un rubis brille dans un bourbier (riant d’un rire méchant) ; sur des lèvres déchirées de boutons impurs, ne se peut-il pas que l’amour… Il est vrai que si l’âme est flétrie comme le corps, de toutes les souillures de la débauche, si la vertu se perd avec la chasteté, comme l’odeur dans une rose fanée…

AMÉLIE, avec un transport de joie.

Ah ! mon cher Charles ! je te reconnais ! je te revois aussi beau que tu étais… Tout ce qu’il a dit est mensonge… Ne sais-tu pas, misérable, qu’il est impossible… (François reste comme enseveli dans un morne silence, et tout à coup se détourne et sort. Amélie l’arrête.) Où vas-tu ? Est-ce ta honte que tu fuis ?

FRANÇOIS, cachant son visage.

Laisse-moi, laisse-moi, que je donne un libre cours à mes larmes. Père tyrannique ! livrer ainsi le meilleur de tes fils à la misère… à la honte qui l’entoure. Laisse-moi, Amélie, je vais tomber à ses pieds, le conjurer à genoux de me charger de sa malédiction, de la rouler sur moi seul, de me déshériter… Moi… mon sang… ma vie… tout…

AMÉLIE, se jetant à son cou.

Frère de mon Charles, bon et sensible François !

FRANÇOIS.

Ô Amélie ! je t’aime pour cette inébranlable fidélité que tu conserves à mon frère… Pardonne si j’ai osé mettre tant d’amour à une aussi rude épreuve !… Que tu as bien justifié mes désirs !… Par ces larmes, par ces brûlants soupirs, par cette indignation céleste… C’est ainsi que nos âmes fraternelles savaient s’entendre.

AMÉLIE, secouant la tête.

Non, non, par la chaste lumière du ciel ! pas une goutte de son sang, pas une étincelle de son génie… rien de sa sensibilité.

FRANÇOIS.

Dans une belle soirée, la dernière avant son départ pour Leipzig, il m’emmena avec lui dans ce berceau qui vous a vus tant de fois assis ensemble dans les douces rêveries de l’amour… Nous restâmes longtemps sans oser respirer… Enfin, il prend ma main, et tout baigné de larmes : « Je quitte Amélie, s’écrie-t-il d’une voix éteinte, je ne sais… j’ai un pressentiment que c’est pour toujours… Ne l’abandonne pas, mon frère… sois son ami… son Charles… si Charles… la perdait pour toujours… » (Il se jette aux genoux d’Amélie et baise sa main avec transport.) Et Charles ne reviendra… jamais. Et moi, je me suis engagé solennellement, je lui ai fait une promesse sacrée…

AMÉLIE, reculant d’effroi.

Traître, tu es démasqué. C’est dans ce même berceau qu’il m’a fait promettre que jamais un autre amour… même après sa mort… Vois-tu combien tu es impie, un exécrable monstre… Fuis loin de mes yeux.

FRANÇOIS.

Tu ne me connais pas, Amélie, non, tu ne me connais pas.

AMÉLIE.

Oh ! c’est en ce moment que je t’ai bien connu. Et tu voudrais lui ressembler ? Devant toi il aurait pleuré pour moi ? Devant toi ?… Il aurait plutôt écrit mon nom sur la potence. Sors.

FRANÇOIS.

Tu m’offenses.

AMÉLIE.

Sors, te dis-je. Tu m’as dérobé une larme précieuse ! Qu’elle soit prise sur ta vie !

FRANÇOIS.

Tu me hais.

AMÉLIE.

Je te méprise. Sors.

FRANÇOIS, frappant la terre dans sa fureur.

Attends. Voilà comme je te ferai trembler. Me sacrifier à un mendiant ! (Il sort comme un forcené.)

AMÉLIE.

Va-t’en, misérable !… Enfin, je suis avec Charles… À un mendiant ! Où sont tes lois, ô monde ! Des mendiants sont donc des rois, et les rois sont des mendiants… Je n’échangerais pas les haillons qu’il porte contre la pourpre des souverains… Le regard avec lequel il demande l’aumône doit être un grand regard… un regard qui anéantit la magnificence, la pompe, le triomphe des grands et des riches ! (Arrachant avec indignation les perles de son cou.) Parure splendide, je te foule à mes pieds. Soyez condamnés à vous charger d’or, d’argent et de diamants, grands et riches, je vous condamne à vous enivrer de mollesse et de volupté !… Charles, Charles, voilà comme je suis digne de toi !

 

SCÈNE III

Sur les frontières de la Saxe. – Une auberge.

CHARLES MOOR, seul, se promenant avec impatience.

Où diable peuvent-ils être ?… Ils auront fait une course à cheval… Holà ! du vin ici, je n’en ai plus !… Il est bientôt nuit et la poste n’est pas arrivée. (La main sur le cœur.) Jeune homme ! jeune homme ! comme il palpite là !… Du vin, du vin donc ! J’ai aujourd’hui doublement besoin de mon courage… pour la joie ou pour le désespoir… (On apporte du vin, il boit et frappe la table de son verre.) Maudite inégalité parmi les hommes ! L’argent se rouille dans les trésors de l’avarice, et la pauvreté attache du plomb à la plus noble entreprise de la jeunesse… Des drôles qui crèveraient dix fois avant de pouvoir compter leurs rentes, ont usé le seuil de ma porte pour arracher une poignée de misérables dettes… J’avais beau leur serrer la main avec un épanchement du cœur : « Je ne vous demande qu’un jour ! » Prières, serments, ils n’entendent rien. Les prières, les serments, les larmes rebondissent sur leur peau de bouc…

 

SCÈNE IV

SPIEGELBERG, avec des lettres, CHARLES MOOR.

SPIEGELBERG.

Mille diables ! coup sur coup ! Malédiction ! Sais-tu, Moor, sais-tu ?… C’est à devenir fou !…

MOOR.

Et quoi donc de nouveau ?

SPIEGELBERG.

Tu le demandes ?… Lis… lis toi-même… Notre métier est à vau-l’eau… La paix est en Allemagne. Que le diable emporte les moines !

MOOR.

La paix en Allemagne !

SPIEGELBERG.

Il y a de quoi se pendre… Le droit du plus fort détruit pour toujours… toute espèce de guerre défendue, sous peine de mort… Meurtre et mort !… Crève, Moor… Des plumes griffonneront où jadis nos glaives tranchants…

MOOR, jetant son sabre avec colère.

Que de vils poltrons gouvernent donc, et que les Hommes brisent leurs armes… La paix en Allemagne !… Allemagne, tu es flétrie pour toujours… Une plume d’oie au lieu de lance… Non, je ne veux pas y penser… Il faut enchaîner ma langue et ma volonté dans leurs lois !… La paix en Allemagne !… Malédiction sur cette paix… elle force à ramper qui allait s’élever d’un vol d’aigle… La paix n’a pas encore formé un grand homme, la guerre enfante des géants et des héros… (Avec feu). Ah ! si l’âme d’Hermann brûlait encore sous la cendre ! Qu’on me place devant une troupe d’hommes tels que moi et hors de l’Allemagne… hors de l’Allemagne… Mais non, non, non. Elle doit finir, et son heure est venue. Plus de battements de pouls libre dans les petits-fils de Barberousse. Je veux dans mes bois paternels oublier de combattre.

SPIEGELBERG.

Comment, diable ! tu ne voudrais pas jouer le rôle de l’enfant prodigue, j’espère ? Un homme comme toi, dont l’épée a plus écrit sur les figures que trois secrétaires n’en pourraient barbouiller sur des textes de lois dans une année bissextile ! Fi donc ! Rougis de honte… Il ne faut pas que le malheur fasse d’un grand homme un lâche.

MOOR.

Je veux demander pardon à mon père, Maurice, et je n’en rougirai point. Appelle, si tu veux, faiblesse ce respect pour mon père… c’est la faiblesse d’un homme, et celui qui ne l’a pas doit être un Dieu… ou une brute… Laisse-moi garder toujours un juste milieu.

SPIEGELBERG.

Va-t’en, va ! Tu n’es plus Moor. Te rappelles-tu combien de fois, le verre à la main, tu t’es moqué de ce vieux ladre ? « Qu’il grappille et qu’il entasse, disais-tu, cela servira pour user mon gosier à force de boire. » Te rappelles-tu cela ? hé ? te le rappelles-tu ?… Ô malheureuse et pitoyable jactance !… Encore c’était parler en homme, en gentilhomme ; mais…

MOOR.

Malédiction sur toi pour m’avoir rappelé mon crime ! Malédiction sur moi pour l’avoir commis !… C’était dans les vapeurs du vin, et mon cœur n’entendait pas les forfanteries de ma langue.

SPIEGELBERG, branlant la tête.

Non, non, non, cela ne se peut pas. Impossible, camarade, que ce puisse être sérieux. Dis donc, l’ami, ne serait-ce pas la nécessité qui te ferait chanter sur ce ton-là ? Oh ! n’aie pas peur, si l’on nous pousse à bout, le courage croît avec le danger, et la force s’élève avec la contrainte. Il faut que la destinée veuille faire de nous de grands hommes, puisqu’elle nous barre ainsi le chemin.

MOOR, avec humeur.

Il me semble qu’il n’y a plus rien pour éprouver notre courage : où ne l’avons-nous pas déployé ?

SPIEGELBERG.

Très-bien ! Et tu voudrais laisser se perdre les dons de la nature ? tu veux enfouir tes talents ? Crois-tu donc que tes espiègleries à Leipzig soient les bornes de l’esprit humain ? Entrons dans le grand monde, et tu verras bien autre chose. Paris et Londres ! – Là, c’est un ravissement d’y pratiquer le métier en grand… Bouche béante, tu ouvriras de grands yeux ébahis ! Comme on contrefait des signatures, comme on pipe les dés, comme on force les serrures ; et les entrailles des coffres-forts, avec quelle adresse on les vide ! C’est de Spiegelberg qu’il te faudra apprendre tout cela. L’imbécile qui veut mourir de faim dans la ligne droite mérite d’être attaché à une potence… Avec des doigts crochus.

MOOR, avec ironie.

Comment ? tu en es là déjà ?

SPIEGELBERG.

Je crois que tu n’as pas grande confiance en ma capacité. Attends, que je m’échauffe, et tu verras s’opérer des miracles. Ta petite cervelle ébranlée se retournera dans ta tête quand mon génie enfantera ses prodigieux desseins. (Frappant la table.) César, ou rien, aut Cæsar, aut nihil. Tu seras jaloux de moi.

MOOR, le regardant.

Maurice !

SPIEGELBERG, vivement.

Oui ! jaloux, là, dans le cœur ; toi, et vous tous, vous serez tous jaloux de moi, toute votre intelligence ne pourra comprendre les plans rusés que j’inventerai. Quel jour tout à coup m’éclaire ! De grandes pensées crépusculent dans mon âme, des rêves de géant s’agitent dans mon cerveau créateur. Maudit sommeil de ma raison (se frappant la tête), qui enchaînait ma force et mes espérances… Je m’éveille, je sens qui je suis, ce que je dois devenir ! Va, laisse-moi. Vous serez tous nourris de mes bienfaits.

MOOR.

Tu es un fat. C’est le vin qui gasconne dans ta cervelle.

SPIEGELBERG, encore plus animé.

« Spiegelberg, dira-t-on, es-tu sorcier, Spiegelberg ? – C’est dommage que tu ne sois pas général, dira le roi, tu aurais fait passer nos ennemis par une boutonnière. J’entends les médecins gémir. – Cet homme est inexcusable de n’avoir pas étudié la médecine ; il eût inventé un nouveau remède universel ! – Ah ! diront les Sully, dans leur cabinet, avec un soupir, pourquoi n’a-t-il pas donné dans la finance ; en pressant la pierre, par la magie il en eût exprimé de l’or. » Et le nom de Spiegelberg volera d’Orient en Occident… Et vous, lâches, sinistres crapauds, vous resterez dans la crotte, tandis que Spiegelberg d’un vol sublime volera vers le temple de la gloire.

MOOR.

Bon voyage ! Monte au faîte des honneurs par-dessus le poteau de l’ignominie. Dans l’ombre de mes bois paternels, dans les bras de mon Amélie, une plus noble joie m’appelle. Dès la semaine dernière, j’ai écrit à mon père, je lui demande pardon, je ne lui ai pas caché la moindre de mes fautes, et la sincérité trouve toujours compassion et secours. Faisons-nous nos adieux, Maurice, et pour toujours. La poste est arrivée. Le pardon de mon père est déjà dans les murs de cette ville.

 

SCÈNE V

SCHWEIZER, GRIMM, ROLLER, SCHUFTERLE, LES PRÉCÉDENTS.

ROLLER.

Savez-vous qu’on nous cherche ?

GRIMM.

Qu’à chaque instant nous devons craindre d’être arrêtés ?

MOOR.

Pourquoi s’étonner ? N’importe. N’avez-vous pas vu Razmann ? Ne vous a-t-il pas dit qu’il avait une lettre pour moi ?

ROLLER.

Je le crois, car il y a longtemps qu’il te cherche.

MOOR.

Où est-il ? Où ? où ? (Il veut sortir.)

ROLLER.

Reste. Nous lui avons dit de se rendre ici. Tu trembles ?

MOOR.

Je ne tremble pas. Et pourquoi tremblerais-je ? Camarades, cette lettre… Réjouissez-vous avec moi. Je suis le plus heureux des hommes ; pourquoi tremblerais-je ? (Schweizer s’assied à la place de Spiegelberg et boit son vin).

 

SCÈNE VI

RAZMANN, LES PRÉCÉDENTS.

MOOR, volant vers lui.

Camarade, camarade, la lettre, la lettre !

RAZMANN, lui donnant la lettre, qu’il ouvre avec précipitation.

Qu’as-tu donc ? Tu deviens pâle comme ce mur.

MOOR.

De la main de mon frère !

ROLLER.

Quelle comédie joue donc là Spiegelberg ?

GRIMM.

Il est fou. Il fait des gestes comme à la danse de Saint-Guy.

SCHUFTERLE.

Son esprit bat la campagne. Je crois qu’il fait des vers.

ROLLER.

Spiegelberg ! Hé, Spiegelberg !… L’animal n’entend pas.

GRIMM, le secouant.

Holà, hé ! dis donc si tu rêves ? (Spiegelberg qui, pendant tout ce temps-là, dans un coin de la chambre, s’est agité sur son siège comme un homme à projets, se lève en sursaut, l’œil égaré, et s’écrie :) La bourse ou la vie ![4] (Il prend Schweizer à la gorge ; celui-ci le jette contre le mur. Ils rient tous. Moor laisse tomber la lettre, et sort avec fureur. Ils se taisent tout à coup, et le regardent avec attention.)

ROLLER, courant après lui.

Moor ! où vas-tu, Moor ? Qu’as-tu ?

GRIMM.

Qu’a-t-il ? qu’a-t-il donc ? Il est pâle comme un mort.

MOOR.

Perdu ! perdu ! (Il sort désespéré.)

GRIMM.

Il faut qu’il ait reçu de bonnes nouvelles. Voyons donc cela.

ROLLER, ramassant la lettre et lisant.

« Malheureux frère. » – Le commencement est gai. – « En deux mots, il faut que je te dise qu’il ne te reste aucune espérance. Il peut s’en aller, dit ton père, où ses infamies le conduiront. Il dit encore que tu ne dois pas espérer d’obtenir jamais grâce si tu venais pleurer à ses genoux, tu peux compter que tu serais régalé de pain et d’eau dans le plus profond souterrain des tours de son château, jusqu’à ce que tes cheveux aient poussé comme des plumes d’aigle, et tes ongles comme les serres d’un vautour. Ce sont ses propres paroles. Il m’ordonne de finir la lettre. Adieu pour toujours : je te plains. – FRANÇOIS DE MOOR. »

SCHWEIZER.

Voilà, ma foi, un petit frère doux comme du sucre… Et cette canaille se nomme François ?

SPIEGELBERG, s’approchant à pas de loup.

Du pain et de l’eau ! Une belle vie ! Non, je vous donnerai quelque chose de mieux. N’ai-je pas toujours dit qu’il me faudrait à la fin penser pour vous tous ?

SCHWEIZER.

Que dit cet animal ? Cette tête de mouton veut penser pour nous tous ?

SPIEGELBERG.

Des lâches, des lièvres, des cœurs d’éponges des chiens boiteux, voilà ce que vous êtes tous, si vous n’avez pas le courage de hasarder quelque grand coup de maître.

ROLLER.

Eh bien ! nous serions des lâches, tu dis vrai… Mais ce que tu veux entreprendre nous peut-il tirer de ce mauvais pas ? Dis.

SPIEGELBERG, avec un éclat de rire plein de suffisance.

Pauvre tête ! vous tirer de ce mauvais pas ? Ha, ha, ha ! De ce mauvais pas ?… Je te croyais au moins un plein dé de cervelle, et ta rosse, après ce beau chef-d’œuvre, s’en retourne à l’écurie ? Il faudrait que Spiegelberg ne fût qu’un imbécile si pour si peu de chose il se donnait seulement la peine de penser. C’est pour faire de vous des héros, te dis-je, des barons, des princes, des dieux ?

RAZMANN.

C’est bien fort pour un coup d’essai ; c’est sans doute une œuvre de casse-cou ; cela nous coûtera pour le moins la tête.

SPIEGELBERG.

Pas à toi, Razmann, je t’en réponds. Il ne faut que du courage ; car, pour l’esprit, je m’en charge seul. Du courage, te dis-je, Schweizer, du courage, Roller, Grimm, Razmann, Schufterle ! Ce n’est que du courage qu’il faut…

SCHWEIZER.

Du courage ? S’il ne faut que cela, j’ai assez de courage pour traverser l’enfer à pieds nus.

RAZMANN.

J’ai assez de courage pour disputer à Satan même, sous la potence, le cadavre d’un scélérat.

SPIEGELBERG.

Voilà ce que j’aime. Si vous avez du courage, que l’un de vous s’avance et qu’il dise : « J’ai encore quelque chose à perdre. » (Ils restent sans répondre.) Point de réponse.

ROLLER.

Pourquoi tant de paroles perdues ? Si avec de la raison on peut le comprendre, si avec du courage on peut l’exécuter… Parle.

SPIEGELBERG.

Écoutez donc. (Il se met au milieu d’eux, et les regarde d’un air effaré.) S’il coule encore dans vos veines une goutte du sang des héros allemands, venez… Nous voulons établir notre demeure dans les forêts de la Bohême, y rassembler une bande de brigands, et… Comme vous me regardez ! Votre peu de courage s’est-il déjà glacé ?

ROLLER.

Tu n’es pas, il est vrai, le premier fripon qui ait regardé par-dessus la potence, et cependant… quel autre choix…

SPIEGELBERG.

Choix ? Vous ? Vous n’avez rien à choisir. Voulez-vous rester ensevelis dans la prison où pourrissent les débiteurs, y filer la laine jusqu’à ce que la trompette vous appelle au grand jour du jugement ? Voulez-vous, avec la pelle et la bêche gagner un petit morceau de pain grossier arrosé d’une sueur de sang ? Voulez-vous, par vos chants importuns, aller arracher aux fenêtres une maigre aumône ? Voulez-vous être soldats, et reste à savoir encore si l’on se fiera à votre physionomie ; et là, sous les ordres d’un sergent brutal, souffrir, dès ce monde tous les tourments de l’enfer, ou vous promener dans la grande allée,[5] au son du tambour, ou, dans le paradis des galériens, traîner toute la ferraille de la forge de Vulcain ? Voyez, voilà tout ce que vous avez à choisir.

ROLLER.

Tu es un maître orateur, Spiegelberg, lorsqu’il s’agit de faire d’un honnête homme un fripon… Mais dites-moi donc, vous autres, qu’est devenu Moor ?

SPIEGELBERG.

Honnête, dis-tu ? Crois-tu qu’alors tu serais moins honnête, Roller ? Qu’appelles-tu honnête ? Débarrasser des riches malheureux d’un tiers de leurs inquiétudes, qui chassent loin d’eux le doux sommeil et les songes dorés ; faire circuler l’argent embarrassé dans des canaux impurs, rétablir dans les fortunes la balance égale, rappeler l’âge d’or ; soulager la terre d’une charge importune, épargner au Dieu vengeur la guerre, la peste, la famine, les médecins ; dire avec orgueil : quand je m’assieds à mon repas, ce sont mes ruses, mon courage de lion et mes veilles qui me l’ont gagné… Être respecté des grands et des petits…

ROLLER.

Et finir par une ascension solennelle en dépit de l’orage et des vents, en dépit de la dent vorace du vieux Saturne ; planer sous le soleil et la lune, et tous les astres, où les oiseaux en chœur feront entendre leurs célestes concerts, n’est-ce pas ?… Et pendant que les rois et les grands de la terre seront mangés des vers, avoir l’honneur de recevoir les visites de l’oiseau royal de Jupiter ?… Maurice, Maurice, Maurice ! prends garde à toi, prends garde à la bête à trois pieds[6].

SPIEGELBERG.

Et cela te fait peur, cœur de lièvre ? Plus d’un génie universel qui aurait pu réformer le monde, a déjà pourri entre le ciel et la terre, et ne parle-t-on pas d’un tel génie des siècles entiers ? n’est-il pas l’éternel entretien de la postérité qui l’admire ? tandis que des foules de rois et d’électeurs ne seraient pas même comptés dans l’histoire des âges, si l’historiographe ne craignait d’interrompre la chaîne des successeurs, et s’il ne grossissait par là son livre de quelques pages avares, que son libraire, encore plus avide, lui paye à tant la feuille… Et quand le voyageur le voit ballotté par les vents : « Celui-là n’avait pas de l’eau dans la cervelle, » murmure-t-il entre ses dents, et il soupire sur la dureté des temps.

RAZMANN.

Tu parles en maître, Spiegelberg, en maître ! Comme un autre Orphée, tu as assoupi la bête hurlante, ma conscience. Prends-moi tout entier, me voilà.

GRIMM.

Et l’on appelle cette mort une flétrissure !… Eh bien ! ne peut-on pas à tout événement avoir toujours dans sa poche une poudre salutaire qui vous expédie en silence à l’Achéron, où il n’y a plus personne qui vous poursuive… Courage, camarade Maurice, tu viens aussi d’entendre la profession de foi de Grimm. (Il lui donne la main.)

SCHUFTERLE.

Tonnerre ! ils sont tous là dans ma tête… Charlatans… loterie… alchimistes, des coquins tous pêle-mêle… Celui qui fait l’offre la plus raisonnable m’aura… Prends cette main, cousin.

SCHWEIZER s’approche lentement.

Maurice, tu es un grand homme ! ou, pour mieux dire, un cochon aveugle a trouvé un gland.

ROLLER, après un profond silence pendant lequel il promène un long regard sur Schweizer.

Et toi aussi, ami ? (Il lui tend la main droite avec chaleur.) Roller et Schweizer… fût-ce pour entrer dans les enfers.

SPIEGELBERG, bondissant de joie.

Aux étoiles, camarades. Passage libre pour aller à César et Catilina !… Courage… Et ce vin-là, qu’on l’avale !… Vive le dieu Mercure !

TOUS, en buvant d’un trait.

Vivat !

SPIEGELBERG.

Et à présent, marchons à l’ouvrage. Dans un an d’aujourd’hui chacun de vous doit pouvoir acheter un comté.

SCHWEIZER, entre ses dents.

S’il n’est pas sur la roue. (Ils vont pour sortir.)

ROLLER.

Doucement, mes enfants, doucement, où allez-vous ? Il faut que l’animal ait aussi une tête. Sans chef, Rome et Sparte ont péri.

SPIEGELBERG, avec souplesse.

Oui, c’est bien dit, Roller parle bien ; et il faut que ce soit une tête rusée, éclairée… une tête d’une profonde politique… Ha ! Ha ! (Les bras croisés au milieu d’eux.) Quand je pense à ce que vous étiez il y a deux minutes, quand je regarde ce que vous êtes à présent par une seule pensée heureuse… oh ! certainement il vous faut un chef… Et une telle pensée… convenez-en… ne pouvait sortir que d’une tête rusée, d’une tête politique.

ROLLER.

Si l’on pouvait espérer… s’il était possible d’imaginer… Je désespère de son consentement.

SPIEGELBERG.

Et pourquoi en désespérer, mon bon ami ? Tout difficile qu’il soit de gouverner le vaisseau contre les flots soulevés par l’orage, quelque pesant que soit le poids des couronnes… Parle hardiment, mon enfant… peut-être, peut-être sera-t-il possible de l’attendrir.

ROLLER.

Ce ne sera qu’un brigandage s’il ne se met pas à notre tête… Sans Moor, nous sommes un corps sans âme.

SPIEGELBERG, se détournant avec humeur.

L’imbécile !

 

SCÈNE VII

C. MOOR, entrant avec des mouvements sauvages ; il marche à grands pas précipités, se parlant à lui-même ; LES PRÉCÉDENTS.

MOOR.

Des hommes ! des hommes ! Engeance de vipères, de crocodiles ! Des yeux en pleurs, des cœurs de fer ! Des baisers sur les lèvres, et dans le sein un poignard. Les lions et la panthère nourrissent leurs petits, les corbeaux donnent aux leurs la chair des cadavres, et lui, lui !… J’ai appris à supporter la plus affreuse malice, je puis sourire, quand mon ennemi, dans sa fureur, me présente à boire le sang du cœur… Mais quand l’amour paternel n’est plus qu’une haine implacable ; alors que tout mon courage s’allume, Moor, doux agneau, deviens tigre, et que toutes mes fibres frémissantes se tendent pour le désespoir et la destruction.

ROLLER.

Écoute, Moor, qu’en penses-tu ? Une vie de brigand ne vaut-elle pas mieux encore que d’être pour toujours au pain et à l’eau, enfermé dans la plus affreuse prison ?

MOOR.

Pourquoi cette âme n’anime-t-elle pas un tigre, qui d’un coup de gueule déchire un homme ? Est-ce là la fidélité paternelle ? Est-ce amour pour amour ? Je voudrais être ours, et appeler tous les ours du Nord contre cette race féroce… Repentir, et point de grâce ?… Oh ! j’empoisonnerais l’Océan pour leur faire boire la mort dans toutes ses sources ! Confiance, une pleine confiance, et point de pitié !

ROLLER.

Écoute donc, Moor, ce que je te dis.

MOOR.

C’est incroyable ! c’est un songe !… Une prière si fervente, un tableau si touchant de malheur, des larmes de repentir. L’ours le plus féroce eût été effrayé de ma douleur, il eût été sensible à mes gémissements ;… et cependant,… si j’osais le publier, on le prendrait pour un libelle contre le genre humain. Oh ! oh ! oh !… Puissé-je faire retentir la trompette de la révolte dans la nature entière, et pour combattre cette race de hyènes, l’air, la terre, les mers et la foudre, soulever tous les éléments.

GRIMM.

Écoute donc, Moor, écoute ; ta fureur t’empêche de rien entendre.

MOOR.

Fuis ! loin de moi ! Ton nom n’est-il pas homme ? N’es-tu pas né de la femme ?… Ne souille pas mes regards, toi qui as un visage d’homme !… Je l’ai si indiciblement aimé… Jamais enfant n’a tant aimé son père… J’aurais (frappant du pied la terre, écumant de rage)… Ah ! celui qui à présent offrirait à ma main un glaive pour tuer, d’un seul coup, toute la race humaine, je le saisirais… Celui qui me dirait où il faut frapper pour briser, pour anéantir le germe de tous les hommes… celui-là serait mon ami, mon ange, mon Dieu… Je l’adorerais.

ROLLER.

Eh bien ! nous serons tes amis ; laisse-nous donc parler.

GRIMM.

Viens avec nous dans les forêts de la Bohême, nous voulons y rassembler une bande de brigands, et toi… (Moor le regarde fixement).

SCHWEIZER.

Tu seras notre capitaine ! Il faut que tu sois notre capitaine !

SPIEGELBERG, furieux, se jette dans un fauteuil.

Esclaves et lâches !

MOOR.

Qui t’a inspiré cette pensée ? Réponds. (Saisissant Roller avec force). Tu ne l’as pas tirée hors de ton âme d’homme ! Qui t’a inspiré cette pensée ? Oui, par la mort à mille bras ! c’est là ce que nous voulons, ce que nous devons faire ! On doit adorer cette pensée !… Brigands et assassins !… Aussi vrai que je sens mon cœur palpiter, je suis votre capitaine.

TOUS, à grands cris.

Vive le capitaine !…

SPIEGELBERG, à part.

Jusqu’à ce que je lui expédie son passeport.

MOOR.

Le bandeau tombe de mes yeux ! Quel imbécile étais-je donc pour vouloir rentrer dans leurs tombeaux !… Non, j’ai soif de grandes actions, je brûle, j’étouffe, il faut que je respire la liberté !… brigands et assassins ! Voilà les lois foulées sous mes pieds. Les hommes ont caché l’humanité quand j’en appelais à l’humanité. Loin de moi sympathie et pitié !… Je n’ai plus de père, je n’ai plus d’amour. Le sang et la mort m’apprendront à oublier que jamais quelque chose d’humain me fut cher. Venez, venez !… Oh ! je veux quelque chose d’horrible pour me distraire… C’est dit, je suis votre capitaine, et vive le plus implacable d’entre vous qui brûlera, qui assassinera avec le plus de férocité ; car, je vous le dis à tous, il sera récompensé en roi. Formez tous un cercle autour de moi, et jurez-moi fidélité et obéissance jusqu’à la mort.

TOUS, lui donnant la main.

Jusqu’à la mort. (Spiegelberg se promène avec une fureur jalouse.)

MOOR.

Et à présent, par cette main d’homme (Il tend sa main droite), je vous jure ici de rester jusqu’à la mort votre fidèle et dévoué capitaine. Ce bras changera sur-le-champ en cadavre le premier qui tremble, hésite ou recule. Et qu’on en fasse autant de moi si je fausse mon serment. Êtes-vous contents ?

TOUS, jetant leurs chapeaux en l’air.

Nous sommes tous contents. (Spiegelberg rit d’un mauvais rire.)

MOOR.

Marchons donc ! Ne craignez ni le danger, ni la mort… Nos destins sont immuables, et chacun de nous sera enfin surpris par son jour de mort, ou sur les coussins voluptueux de la mollesse, ou à la potence, ou sur la roue. Une de ces morts-là nous est destinée. (Ils sortent.)

SPIEGELBERG, qui est resté seul.

Tu n’y as pas mis la trahison.

 

FIN DU PREMIER ACTE

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE

FRANÇOIS DE MOOR, pensif dans sa chambre.

Les médecins me font trop attendre… La vie d’un vieillard est une éternité… Faut-il donc que mes plans sublimes se traînent comme les heures d’un vieillard ? Si l’on pouvait frayer à la mort avide un chemin nouveau pour entrer dans le fort de la vie ?… Détruire le corps en déchirant l’âme… Ah ! pour qui en serait l’auteur, quelle découverte !… Une merveille… une conquête… Un second Colomb dans l’empire de la mort… Réfléchis, Moor… Ce serait un art digne de t’avoir pour inventeur… Et par où commencer mon ouvrage ?… Quelle espèce d’émotion furieuse briserait tout à coup la vie dans sa force ?… La colère ?… Souvent ce loup affamé se surcharge et s’étouffe… Le chagrin ? Ce ver se traîne trop lentement… La crainte ?… L’espérance ne lui permet pas de saisir sa victime… (Avec une affreuse méchanceté.) Sont-ce là tous les bourreaux de l’homme ?… L’arsenal de la mort est-il si facilement épuisé ?… Hum ! hum ! (Il s’arrête). Comment ? Eh bien !… quoi ?… Ah ! (Avec transport.) La frayeur ! que ne peut la frayeur ? Que peuvent la raison, l’espérance, la religion, contre les embrassements glacés de ce géant ?… Et… s’il résistait encore à cette secousse… Oh ! alors, viens à mon secours, Douleur, et toi, Repentir, furie infernale, serpent rongeur, monstre qui rumines ta nourriture ; et toi, Remords aux hurlements affreux, toi qui dévastes ta propre maison, qui blesses ta propre mère ; et vous aussi, Grâces bienfaisantes, venez à mon secours ; toi, Passé, aux traits riants, et toi, brillant Avenir, avec ta corne d’abondance, montrez-lui dans vos miroirs les joies du ciel, quand votre pied fugitif échappe à ses bras avides… C’est ainsi qu’assauts sur assauts, sans relâche, j’attaquerai cette vie fragile, jusqu’à ce qu’enfin la troupe des furies la livre… au désespoir !… Triomphe ! triomphe… Mon plan est fait…

 

SCÈNE II

FRANÇOIS, HERMANN.

FRANÇOIS, d’un air décidé.

Allons. (Hermann entre.) Ah ! Deus ex machina ! Hermann !

HERMANN.

Pour vous servir, mon gentilhomme.

FRANÇOIS, lui donnant la main.

Tu n’obliges point un ingrat.

HERMANN.

J’en ai des preuves.

FRANÇOIS.

Tu en auras d’autres sous peu… sous peu… Hermann !… J’ai quelque chose à te dire.

HERMANN.

J’écoute avec mille oreilles.

FRANÇOIS.

Je te connais… un homme décidé !… un cœur de soldat… Mon père t’a bien offensé, Hermann.

HERMANN.

Que le diable m’emporte si je l’oublie !

FRANÇOIS.

C’est là parler en homme. La vengeance convient à un cœur mâle. Tu me plais, Hermann. Prends cette bourse, elle serait plus pesante si aujourd’hui j’étais le maître.

HERMANN.

C’est toujours mon plus ardent désir, mon gentilhomme ; je vous remercie.

FRANÇOIS.

Vraiment, Hermann ? Désires-tu vraiment que je sois le maître ?… Mais mon père a dans les os la moelle d’un lion, et je suis son fils cadet.

HERMANN.

Je voudrais bien que vous fussiez l’aîné, et que votre père eût le sang appauvri d’un pulmonique.

FRANÇOIS.

Ha ! comme le fils aîné alors te récompenserait ! comme il te ferait sortir de cette ignoble poussière, qui convient si peu à ton âme, à ta noblesse ! Alors, tout entier comme te voilà, tu serais couvert d’or, et quatre chevaux superbes te feraient rouler comme la foudre. Oh ! cela serait, va !… Mais j’oublie ce que j’avais à te dire… As-tu déjà oublié mademoiselle d’Edelreich ?

HERMANN.

Mille tonnerres ! pourquoi faut-il que vous m’en fassiez souvenir ?

FRANÇOIS.

Mon frère te l’a soufflée.

HERMANN.

Il le payera.

FRANÇOIS.

Elle t’a brutalement refusé. Et lui, je crois même qu’il t’a jeté en bas de l’escalier.

HERMANN.

Pour m’en venger, je le jetterai dans l’enfer.

FRANÇOIS.

Il a dit que l’on se chuchotait à l’oreille que jamais ton père n’avait pu te regarder sans se frapper la poitrine, et soupirer : « Grand Dieu, disait-il, prends pitié de moi, pauvre pécheur. »

HERMANN, furieux.

Par les éclairs, l’orage et le tonnerre ; arrêtez !

FRANÇOIS.

Il te conseillait de vendre tes lettres de noblesse pour faire repriser tes bas.

HERMANN.

Je lui arracherai les yeux avec ces ongles-là, par tous les diables !

FRANÇOIS.

Comment ! Tu te fâches ? Comment peux-tu te fâcher contre lui ? Quel mal lui feras-tu ? Que peut un rat contre un lion ? Ta colère ne fait que rendre son triomphe plus doux. Il ne te reste qu’à grincer les dents et mordre dans ta fureur un morceau de pain sec.

HERMANN, frappant du pied.

Je veux l’écraser… je l’écraserai sous mes pieds.

FRANÇOIS, lui frappant sur l’épaule.

Fi, Hermann ! Tu es gentilhomme, tu ne dois pas renoncer à la demoiselle ; non, pour tout au monde, non, tu ne le dois pas, Hermann… Grêle et tempête ! Il n’y a rien que je ne voulusse entreprendre si j’étais à ta place.

HERMANN.

Je ne resterai pas tranquille tant que je ne l’aurai pas foulé sous mes pieds.

FRANÇOIS.

Pas si orageux, Hermann : approche ! Tu auras Amélie.

HERMANN.

Je l’aurai, en dépit de Lucifer, il faut que je l’aie !

FRANÇOIS.

Tu l’auras, te dis-je, et de ma main,… Approche… Tu ne sais pas peut-être que Charles est pour ainsi dire déshérité ?

HERMANN, s’approchant.

C’est inconcevable !… En voilà la première nouvelle.

FRANÇOIS.

Sois calme, écoute… tu en sauras davantage une autre fois. Oui, te dis-je… depuis onze mois, il est comme exilé. Mais le vieillard se repent déjà du pas trop précipité, que cependant (il sourit), je l’espère au moins, il n’a pas fait de lui-même. Aussi la Edelreich le poursuit-elle sans relâche par ses reproches et par ses pleurs. Tôt ou tard, il le fera chercher aux quatre coins du globe, et si on le trouve, adieu Hermann, bonsoir. Humblement, tu pourras alors lui ouvrir la portière de son carrosse, lorsqu’il ira au temple pour célébrer son mariage.

HERMANN.

Je l’étranglerai à l’autel.

FRANÇOIS.

Le père bientôt lui cédera sa seigneurie, et vivra en paix dans la solitude de son château… Alors cette tête superbe et fougueuse se rira des haïsseurs, des envieux… et moi, qui voulais faire de toi un homme important et riche, moi-même, Hermann, je serai humblement prosterné devant l’orgueilleux.

HERMANN, avec chaleur.

Non, aussi vrai que je m’appelle Hermann, cela ne sera pas. S’il reste encore une étincelle d’esprit sous ce cerveau, cela ne sera pas.

FRANÇOIS.

Peux-tu l’empêcher ? À toi aussi, mon cher Hermann, il te fera sentir la tyrannie, il te crachera au visage lorsqu’il te rencontrera par les rues, et malheur à toi si tu haussais les épaules, si quelque geste d’indignation… Vois-tu, voilà où tu en es avec tes droits sur Amélie, avec tes espérances, avec tes grands desseins.

HERMANN, décidé.

Parlez donc, que faut-il que je fasse ?

FRANÇOIS.

Écoute-moi donc, Hermann, et tu vas voir si je prends ton sort à cœur comme un brave ami… Va… change tes habits, rends-toi tout à fait méconnaissable, fais-toi annoncer chez le vieillard, sous prétexte que tu reviens tout droit de la guerre ; dis que tu as assisté, avec mon frère, à la dernière bataille… que tu l’as vu expirer dans tes bras.

HERMANN.

Me croira-t-on ?

FRANÇOIS.

Ho ! ho ! c’est mon affaire. Prends ces paquets, tu y trouveras ta commission détaillée et des titres qui feraient croire le Doute lui-même… Hâte-toi seulement de sortir sans être vu… glisse-toi dans la cour, et, de là, tu sauteras par-dessus le mur du jardin… Quant au dénoûment de cette tragi-comédie, je m’en charge.

HERMANN.

Et l’on dira alors : « Vive le nouveau maître François de Moor ! »

FRANÇOIS, lui caressant la joue.

Tu es fin !… Car, vois-tu, comme cela, nous réussirons dans tous nos projets et promptement. Amélie renonce à toute espérance. Le bon vieillard s’attribue la mort de son fils, et tombe malade… Un édifice qui chancelle n’a pas besoin pour s’écrouler d’un tremblement de terre… Il ne survivra pas à ta nouvelle… Alors je suis fils unique… Amélie, sans protecteurs, est le jouet de mes volontés, alors tu peux facilement imaginer… Tout va au gré de nos vœux ;… mais il ne faut pas reprendre ta parole.

HERMANN.

Que dites-vous ? (Avec joie.) La bombe rentrerait plutôt dans son mortier. Comptez sur moi. Laissez-moi faire. Adieu.

FRANÇOIS, le rappelant.

Songe bien que tu travailles pour toi… (Il le suit des yeux, et revient en riant d’un rire de démon.) Tout zèle, toute volonté ! Avec quel empressement le sot trompé saute hors des sentiers de l’honnête homme pour attraper un bien que jamais… Pour découvrir l’impossibilité de l’obtenir, il faut tout simplement n’être pas un imbécile. (Avec humeur.) Ah ! c’est impardonnable !… C’est un coquin, cependant, et il se fie à mes promesses ! Sans la moindre inquiétude, il s’en va tromper un honnête homme, et jamais il ne se pardonnera de l’avoir trompé… Est-ce là ce vice-roi si vanté de la création ? Pardonne-moi donc, nature, si je t’ai juré ma haine pour les traits que tu m’as refusés, je veux que tu me dépouilles encore de ce peu qui me reste d’humanité… Homme, tu as perdu toute mon estime, et je ne veux plus croire désormais qu’à la possibilité de te nuire : à mes yeux ce n’est pas là un crime. (Il sort.)

 

SCÈNE III

La chambre à coucher du comte.

LE COMTE MOOR, endormi, AMÉLIE.

AMÉLIE.

Doucement ! doucement ! il sommeille. (Elle s’arrête devant le vieillard.) Comme il est bon, respectable !… Voilà comme on peint les saints ! Non ! je ne puis me fâcher contre toi, vieillard ! je ne puis m’irriter contre ces augustes cheveux blancs ! (Effeuillant sur le vieillard un bouquet de rose). Sommeille dans le parfum des roses !… Que dans le parfum des roses Charles t’apparaisse dans tes songes… Éveille-toi dans le parfum des roses… Je veux aller m’endormir sous le romarin. (Elle s’éloigne.)

LE COMTE, en songe.

Mon Charles ! mon Charles ! mon Charles !

AMÉLIE, s’arrêtant et revenant lentement.

Paix ! son ange a exaucé ma prière. (S’approchant tout près de lui.) L’air où son nom se mêle est doux à respirer ! Je veux rester ici.

LE COMTE, toujours en songe.

Es-tu là ?… réellement… (Il crie.) Ah ! ah !… ne me regarde pas avec cet œil désespéré… Je suis assez malheureux. (Il s’agite.)

AMÉLIE, s’élançant, l’éveillant en sursaut.

Réveillez-vous, mon oncle ! ce n’était qu’un songe.

LE COMTE, à demi éveillé.

Il n’était pas là ? Je ne pressais pas sa main ? Je ne respire pas le doux parfum de ses roses ?… Méchant François, veux-tu aussi l’arracher à mes songes ?

AMÉLIE.

L’as-tu bien entendu, Amélie ?

LE COMTE, réveillé.

Où suis-je donc ? Tu es là, toi, ma nièce ?

AMÉLIE.

Vous dormiez d’un sommeil digne d’envie.

LE COMTE.

Je revois mon Charles. Pourquoi mon rêve a-t-il été interrompu ? J’aurais peut-être obtenu mon pardon de sa bouche ?

AMÉLIE, l’œil enflammé.

Des anges ne conservent pas de haine… Il vous pardonne. (Pressant doucement sa main.) Père de Charles, je vous pardonne.

LE COMTE.

Non, ma fille ; cette pâleur mortelle sur tes joues m’accuse encore malgré ton cœur. Pauvre fille ! j’ai flétri la joie de ta jeunesse ; ne pardonne point… Seulement, ne me maudis pas.

AMÉLIE.

L’amour ne connaît qu’une seule malédiction. (Baisant la main du vieillard avec tendresse.) La voici.

LE COMTE, qui s’est levé.

Que trouvé-je donc là ? Des roses, ma fille ? Tu sèmes des roses sur l’assassin de ton Charles ?

AMÉLIE.

Des roses au père de mon amant (se jetant à son cou), à qui je n’en puis plus jeter.

LE COMTE.

Et à qui tu les aurais jetées avec bien plus de joie… Cependant, mon Amélie, sans le savoir, tu l’as fait… (Tirant un rideau à la ruelle de son lit.) Connais-tu ce portrait ?

AMÉLIE, se précipitant vers le portrait.

Charles !

LE COMTE.

Voilà comme il était à sa seizième année… Oh ! à présent, il est changé ! Mes entrailles paternelles frémissent. Cette douceur, c’est de l’indignation ; ce sourire, c’est du désespoir. N’est-ce pas, Amélie ? C’était à la fête de sa naissance que tu l’as peint dans le berceau de jasmin…

AMÉLIE.

Oh ! ce jour ne sortira jamais de ma mémoire !… ce jour ne reviendra plus pour Amélie ! Comme il était assis devant moi, les rayons dorés du soleil couchant rehaussaient la fraîcheur de son teint mâle et radieux, ses beaux cheveux noirs flottaient amoureusement. À tous les coups de pinceau, la jeune fille anéantissait le peintre ; le pinceau tombait, et mes lèvres tremblantes savouraient ses traits avec ivresse. Dans mon cœur vivait l’original, et sur la toile insensible il ne tombait plus que des traits affaiblis et sans couleur, comme le vague souvenir d’une harmonieuse musique.

LE COMTE.

Continue, continue. Tes images me rajeunissent. Ô ma fille ! votre amour me rendait si heureux !

AMÉLIE, les yeux encore attachés sur le tableau.

Non, non, ce n’est pas lui ! ce n’est pas Charles ! (Montrant son front et son cœur.) C’est là, c’est là… si ressemblant… et si différent. Le pinceau ne peut rien retracer de son âme céleste, qui se peignait dans ses regards… Loin de moi cette image, ces traits vulgaires ! je n’étais qu’une écolière.

 

SCÈNE IV

DANIEL, LES PRÉCÉDENTS.

DANIEL.

Il y a là un homme qui vous demande. Il prie qu’on le laisse entrer ; il a, dit-il, à vous apprendre des choses importantes.

LE COMTE.

Il n’y a qu’une chose au monde importante pour moi, tu le sais, Amélie… Est-ce un malheureux qui a besoin de mes secours ! Il ne s’en retournera pas en gémissant. (Daniel sort.)

AMÉLIE.

Si c’est un mendiant, qu’il entre tout de suite.

LE COMTE.

Amélie, Amélie, épargne ma vieillesse.

 

SCÈNE V

FRANÇOIS, HERMANN déguisé, DANIEL, LES PRÉCÉDENTS.

FRANÇOIS.

Le voilà, cet homme. Il a, dit-il, pour vous d’affreuses nouvelles ; pouvez-vous les entendre ?

LE COMTE.

Je n’en crains qu’une. Approche, mon ami, parle sans détour. Daniel, donne-lui du vin.

HERMANN, déguisant sa voix.

Monseigneur, ne vous irritez pas contre un infortuné s’il vous perçait le cœur malgré lui. Je suis étranger, mais vous, je vous connais bien, vous êtes le père de Charles de Moor.

LE COMTE.

D’où sais-tu cela ?

HERMANN.

J’ai connu votre fils.

AMÉLIE, se levant précipitamment.

Il vit, lui ? Tu le connais ? Où est-il ? où ? où est-il ? (Elle veut sortir.)

LE COMTE.

Tu connais mon fils ?

HERMANN.

Il a étudié à l’Université de Leipzig. Ensuite il a erré dans je ne sais quels pays. Il a parcouru toute l’Allemagne, et, comme il me l’a dit lui-même, tête et pieds nus, de porte en porte, mendiant son pain. Cinq mois après se ralluma la guerre, et n’ayant plus rien à espérer, il fut attiré par les tambours à la suite du roi vainqueur. « Permettez-moi, lui dit-il, de mourir sur le lit des héros, je n’ai plus de père. »

LE COMTE.

Ne me regarde pas, Amélie.

HERMANN.

On lui donna un drapeau. Il suivit la marche victorieuse du roi. Nous avons couché sous la même tente. Il parlait beaucoup de son vieux père, de jours autrefois plus heureux… d’espérances évanouies… Les larmes nous en venaient aux yeux.

LE COMTE, cachant sa tête dans un coussin.

Assez, assez ! tais-toi !

HERMANN.

Huit jours après, nous avions une chaude bataille… Votre fils, je puis vous l’assurer, se conduisit en brave soldat. Il a fait des prodiges de valeur aux yeux de toute l’armée. Cinq régiments tour à tour relevés, et il est resté. Une pluie de feu tombait de tous côtés, et votre fils est resté. Une balle lui avait écrasé la main droite, il a pris le drapeau de la main gauche, et il est resté.

AMÉLIE, dans l’enthousiasme.

Et il est resté, mon père, il est resté !

HERMANN.

Je l’ai trouvé le soir dans la bataille, tombé à la même place ; de la main gauche, il arrêtait le sang qui ruisselait d’une profonde blessure ; son bras droit était enfoui dans la terre. « Camarade, me dit-il, un bruit s’est répandu dans les rangs que le général est tombé il y a une heure. – Il est tombé il y a une heure, lui dis-je, et toi ? – Eh bien ! s’est-il écrié en retirant sa main gauche, que tout brave soldat suive, comme moi, son général ; » et bientôt il a exhalé sa grande âme.

FRANÇOIS, se précipitant furieux sur Hermann.

Que la mort scelle ta langue maudite ! Es-tu venu donner à notre père le coup de la mort ?… Mon père ! Amélie ! mon père !

HERMANN.

J’exécute les dernières volontés de mon camarade mourant. « Prends mon épée, soupirait-il, tu la porteras à mon vieux père ; elle est teinte du sang de son fils ; il est vengé ; qu’il s’en repaisse ! Dis-lui que sa malédiction m’a jeté dans les combats et conduit à la mort ; que je meurs désespéré… Amélie ! » Ce nom est sorti de sa bouche avec son dernier soupir.

AMÉLIE, se réveillant comme d’un sommeil de mort.

Amélie… et son dernier soupir.

LE COMTE, avec des cris affreux.

Ma malédiction t’a jeté dans les bras de la mort ! dans le désespoir !

HERMANN.

Voici l’épée, et voici un portrait qu’il tira de son sein. Il ressemble tout à fait à cette demoiselle. « C’est pour mon frère François… » Je ne sais ce qu’il a voulu dire par là !…

FRANÇOIS, feignant la surprise.

À moi le portrait d’Amélie ! À moi, Charles Amélie, à moi ?

AMÉLIE, se jetant en fureur sur Hermann.

Misérable fourbe, lâche et vendu ! (Elle le saisit rudement.)

HERMANN.

J’ai dit la vérité, mademoiselle. Regardez vous-même, ce sont là vos traits. Vous lui avez peut-être donné vous-même ce portrait ?

FRANÇOIS.

Par le ciel ! Amélie, c’est le tien… c’est vraiment le tien !

AMÉLIE, lui rendant le portrait.

Le mien, le mien ! ô ciel et terre !

LE COMTE, criant et se déchirant le visage.

Oh ! oh ! oh ! ma malédiction l’a conduit à la mort… j’ai été la cause de son désespoir !

FRANÇOIS.

À l’heure de la séparation éternelle, il a pensé à moi… à moi !… quand la mort allait rouler sur lui sa funèbre bannière… à moi !…

LE COMTE.

C’est moi qui l’ai maudit, qui l’ai tué, qui l’ai fait mourir désespéré !

HERMANN, troublé et vraiment ému.

Je ne puis pas voir cette désolation. Adieu, monseigneur ! (Bas à François.) Comment avez-vous pu faire cela, jeune homme ? (Il sort à la hâte.)

AMÉLIE, courant après lui.

Reste ! reste ! Quelle a été sa dernière parole ?

HERMANN, se retournant.

Amélie !… (Il sort.)

AMÉLIE.

Amélie !… Non tu n’es point un imposteur. Il est donc vrai ? il est vrai qu’il est mort… mort !… (Elle chancelle presque évanouie, et soupire en tombant.) Mort !… Charles est mort !

FRANÇOIS.

Que vois-je écrit sur cette épée ?… là… écrit avec du sang !… Amélie ?

AMÉLIE.

De son sang !…

FRANÇOIS.

Est-ce un rêve ? Vois donc cette sanglante inscription : « François, n’abandonne point Amélie. » Vois donc, vois !… Et de l’autre côté : « Amélie, la mort toute-puissante a brisé tes serments. » Vois-tu, maintenant, vois-tu ? Il a écrit ces mots d’une main mourante, il les a écrits avec le sang de son cœur, il les a écrits sur la solennelle limite de l’éternité.

AMÉLIE.

Dieu saint ! Dieu ! c’est sa main… Il ne m’a jamais aimée ! (Elle sort.)

FRANÇOIS, frappant du pied.

Malédiction ! tout mon art échoue contre cette tête de fer.

LE COMTE.

Malheureux vieillard !… Ne m’abandonne pas, ma fille… François, François, rends-moi mon fils !

FRANÇOIS.

Qui lui a donné la malédiction ? Qui a précipité ton fils dans l’horreur des combats, dans la mort, dans le désespoir ?… Oh ! c’était une âme d’élite, un digne jeune homme… Malédiction sur ses bourreaux !

LE COMTE, se frappant à grands coups le front et la poitrine.

Malédiction, malédiction, damnation ! Malédiction sur le père qui a assassiné son noble fils ! Et c’est moi qu’il a aimé jusque dans la mort ! C’est pour me venger qu’il s’est jeté dans les combats, qu’il a couru à la mort. Je suis un monstre ! un monstre !

FRANÇOIS.

Il n’est plus. À quoi bon vos plaintes tardives ! (Avec un sourire ironique.) Il est plus facile d’ôter la vie à un homme que de le ressusciter.

LE COMTE.

Et c’est toi qui as arraché à ma colère la malédiction paternelle ! oui, toi ! Rends-moi mon fils.

FRANÇOIS.

N’excitez pas ma fureur. Je vous abandonne dans la mort…

LE COMTE.

Monstre infâme ! monstre infâme ! Rends-moi mon fils ! (Il se lève et veut saisir à la gorge François, qui s’enfuit.)

 

SCÈNE VI

LE COMTE DE MOOR, seul.

Que mille malédictions te poursuivent comme le tonnerre ! Tu as volé mon fils dans mes bras. (Il tombe épuisé.) Oh, oh, oh ! désespéré !… et ne point mourir… Ils fuient, ils m’abandonnent dans la mort… Mon bon ange s’est enfui, les anges tutélaires s’éloignent de l’assassin aux cheveux blancs… Oh, oh ! personne ne viendra-t-il, par pitié, soutenir ma tête, personne ne veut-il délivrer mon âme ? Point de fils, point de fille, point d’amis !… Des hommes, seulement des hommes !… Personne ne veut… Seul, abandonné, désespéré, et ne point mourir. (Il soupire et s’évanouit.)

AMÉLIE, entrant silencieusement, l’aperçoit et jette un cri.

Mort ! tout est mort ! (Elle sort désespérée.)

 

SCÈNE VII

Les forêts de la Bohême.

RAZMANN, SPIEGELBERG, arrivant chacun d’un côté différent ; TROUPE DE BRIGANDS.

RAZMANN.

Sois le bien venu, camarade de guerre, sois le bien venu dans les forêts de Bohême. (Ils s’embrassent.) Dans quel coin du monde la tempête t’avait-elle jeté ? Quel vent t’amène, mon camarade ?

SPIEGELBERG.

J’arrive tout bouillant de la foire de Leipzig. Il faisait bon là. Demande à Schufterle. Il m’a chargé de te féliciter cordialement au sujet de ton heureux retour… Il a joint en chemin la grande bande de votre capitaine. (S’asseyant à terre.) Et comment avez-vous vécu depuis votre départ ? Comment va le métier ?… Oh ! je pourrais vous raconter de nos tours, à te faire oublier le boire et le manger jusqu’à demain matin.

RAZMANN.

Je le crois, je le crois. Tu as fait parler de toi dans les journaux. Mais où diable as-tu ramassé tous ces bandits ? Grêle et tempête ! tu nous en amènes un petit bataillon, tu es un excellent recruteur !

SPIEGELBERG.

N’est-ce pas ? Et ce sont là des gens adroits. Accroche ton chapeau au soleil, je parie qu’ils le volent et que de tous les habitants de la terre pas un seul ne s’en apercevra.

RAZMANN, riant.

Avec ces braves compagnons, tu seras bien accueilli du capitaine… Il a aussi engagé des gens solides.

SPIEGELBERG, avec humeur.

Tais-toi donc, avec ton capitaine… Et les miens, en comparaison !… Peuh !

RAZMANN.

Eh bien ! soit. Ils peuvent avoir des doigts bien exercés… mais je te dis que la réputation de notre capitaine a déjà tenté d’honnêtes gens.

SPIEGELBERG.

Tant pis.

 

SCÈNE VIII

GRIMM, accourant à pas précipités ; LES PRÉCÉDENTS.

RAZMANN.

Qui vive ? Qu’y a-t-il là ? Des voyageurs dans la forêt ?

GRIMM.

Allons, allons, où sont les autres ? Mille sapermente ! vous restez là, vous autres, à bavarder ? Vous ne savez donc pas… Vous ne savez donc rien ?… Et Roller…

RAZMANN.

Quoi donc ? quoi donc ?

GRIMM.

Roller est pendu, et quatre autres avec lui.

RAZMANN.

Quoi ! Roller ! Depuis quand ?… d’où le sais-tu ?

GRIMM.

Depuis trois semaines il était au cachot, nous n’en savions rien. Il a été interrogé trois fois, et nous n’en savions rien. On lui a donné la question extraordinaire pour qu’il dénonçât son capitaine… Ce brave garçon n’a rien avoué ; hier, on lui a lu sa sentence, et ce matin, il est allé en poste rejoindre le diable.

RAZMANN.

Malédiction ! Le capitaine le sait-il ?

GRIMM.

Il ne l’a su que d’hier. Il écume de rage comme un sanglier. Tu sais qu’il a toujours fait le plus grand cas de Roller… et la torture encore qu’on lui a fait subir !… Nous avons porté, pour le sauver de sa prison, échelles et cordes ; en vain même le capitaine, déguisé en capucin, est entré dans la prison ; il a voulu changer avec lui d’habits. Roller a toujours refusé. À présent le capitaine a juré… un serment qui nous a tous glacés d’effroi ! « Je lui allumerai une torche funèbre si effrayante, que jamais roi n’aura eu de si horribles funérailles ; je les brûlerai tout vivants. » J’ai peur pour la ville. Depuis longtemps il a une dent contre elle, parce qu’il y a trop de bigots, et tu sais que lorsqu’il a dit : « Je veux le faire ! » c’est comme si nous autres nous l’avions déjà fait.

RAZMANN.

Mais, mon Dieu, ce pauvre Roller ! le pauvre Roller !

SPIEGELBERG.

Memento mori, il faut mourir, frère ; mais tout cela ne me fait rien. (Il chante sur un air à boire :)

Suis-je auprès d’une potence ?

Je ne ferme que l’œil droit.

Et je dis : Pends-y tout seul.

Le plus sot de nous deux, ce n’est pas moi.

RAZMANN, se levant en sursaut.

Paix ! un coup de fusil ! (On entend au loin un grand tumulte et des coups de fusil de tous côtés.)

SPIEGELBERG.

Encore un autre !

RAZMANN.

Encore ! c’est le capitaine. (On entend chanter au loin avec des transports de joie.)

Les Nurembergeois ne pendent personne

Avant de les avoir pris.

(On entend les voix de Schweizer et Roller.)

Holà ! oh ! holà ! oh !

RAZMANN.

C’est Roller ! c’est Roller ! que mille diables m’emportent !

LES VOIX DE SCHWEIZER ET ROLLER.

Razmann, Grimm, Spiegelberg, Razmann.

RAZMANN.

Roller, Schweizer ! Éclairs, tonnerre, grêle et tempête ! (Ils courent au-devant d’eux.)

 

SCÈNE IX

CHARLES MOOR, à cheval, ROLLER, SCHWEIZER, SCHUFTERLE, BANDE DE BRIGANDS COUVERTS DE POUSSIÈRE ET DE BOUE.

MOOR, sautant à bas de son cheval.

Liberté ! liberté ! Te voilà sauvé, Roller… Emmenez mon cheval et lavez-le avec du vin. (Il s’assied à terre.) Il y faisait chaud.

RAZMANN, à Roller.

Par la forge de Pluton ! tu es donc sorti vivant de la roue ?

SPIEGELBERG.

Es-tu son ombre, ou suis-je fou ? es-tu Roller en chair et en os ?

ROLLER, haletant.

C’est moi-même tout vivant, Roller tout entier. D’où crois-tu que je vienne ?

GRIMM.

Demande à la sorcière. Ta sentence n’était elle pas déjà prononcée ?

ROLLER.

Oui vraiment, il y avait bien encore quelque chose de plus. Je viens tout droit du gibet. Laisse-moi d’abord respirer. Schweizer te racontera… Donnez-moi un verre d’eau-de-vie !… Et toi aussi, Maurice, te voilà de retour ? Je croyais bien te revoir ailleurs ?… Donnez-moi donc un verre d’eau-de-vie ! Mes os se détachent. Ô mon capitaine ! où est mon capitaine ?

RAZMANN.

Tout à l’heure, tout à l’heure ! Mais dis donc, parle donc. Comment t’es-tu échappé ? comment nous es-tu rendu ? La tête me tourne. Tu viens du gibet, dis-tu ?

ROLLER, après avoir avalé un grand verre d’eau-de-vie.

Ah ! c’est bon, ça brûle !… Tout droit du gibet. Vous êtes là ébahis, vous ouvrez une large mâchoire, vous ne pouvez pas vous imaginer… Je n’étais qu’à trois pas des sacrés échelons par où j’allais monter dans le sein d’Abraham, si près, si près !… Tu aurais eu ma vie pour une prise de tabac. Et c’est à mon capitaine que je dois l’air, la liberté, la vie !

SCHWEIZER.

Ah ! l’histoire est drôle, par ma foi ! Nous apprenons la veille, par nos espions, que Roller en avait jusque par-dessus la tête, et que si le ciel ne se hâtait de crouler demain, – c’est-à-dire aujourd’hui, – il serait forcé de prendre la route universelle[7]. « Allons ! dit le capitaine, que ne risque pas un ami ? Ou nous le sauverons, ou nous ne pourrons pas le sauver ; ce que je promets bien, c’est que plus d’un fera avec lui le grand voyage. » Toute la bande reçoit ses ordres. Nous lui dépêchons un courrier qui lui fait savoir nos projets en lui jetant un billet dans sa soupe.

ROLLER.

Je désespérais du succès.

SCHWEIZER.

Nous guettions le moment où toutes les rues seraient désertes. Toute la ville était au grand spectacle : cavaliers, fantassins, carrosses, tout pêle-mêle. Le tumulte et le cantique de la potence retentissaient déjà dans les airs. « À présent, dit le capitaine, mettez le feu. » Nos gens partent comme des flèches ; le feu est à la ville dans cinquante endroits différents ; on jette des mèches enflammées près du magasin à poudre, dans les églises, dans les granges… Morbleu ! Il n’y avait pas encore un petit quart-d’heure, que le vent du nord, qui sans doute a aussi une dent contre la ville, nous favorise et fait merveille ; la flamme tourbillonnante s’élance jusqu’aux plus hautes maisons, et nous autres, nous allions hurlant par les rues, comme des furies : Au feu ! au feu ! et nous traversons toute la ville. Des cris, des cris de rage et de désespoir… puis un bruit terrible qui glace tous les cœurs. Le tocsin sonne, la poudrière saute… On eût dit que le globe venait de se fendre jusque dans son centre, que le ciel s’en était détaché et que l’enfer en était baissé de dix mille toises.

ROLLER.

Et mon cortège alors regarde en arrière… La ville ressemblait à Sodome et Gomorrhe, tout l’horizon n’était que feu, soufre et fumée ; quarante montagnes épouvantées renvoyaient dans la ville les grondements de la foudre et le bruit des hurlements de ces démons déchaînés ; une terreur panique les renverse tous, mes fers étaient ôtés, tant j’étais près de la mort ; leur trouble me rend à moi-même, je me recueille, et, leste comme le vent… je suis loin de mes guides maudits, et cela si vite, qu’ils restent pétrifiés comme la femme de Loth… La foule était rompue, je m’y perds, je leur échappe ; déchirant mes habits, je me plonge dans la rivière, je nage entre deux eaux pour que pas un être ne me découvre ; mon capitaine était déjà sur le rivage avec des chevaux et des habits… Voilà… voilà…, et me voilà ! Moor, Moor, puisses-tu bientôt tomber entre leurs mains, pour qu’à mon tour je te rende pareil service.

RAZMANN.

Souhait stupide de bête féroce, pour lequel on devrait te pendre… Mais après tout, bonne histoire ! C’est un tour à crever de rire.

ROLLER.

C’était là du secours dans le besoin ! Vous ne pouvez pas l’apprécier !… Il vous aurait fallu, la corde au cou… marcher tout vivant au tombeau, comme moi… et ces apprêts de démons, de bourreaux, et, à chaque pas fait d’un pied tremblant, voir, d’une vue plus présente et plus horrible, l’affreuse potence où j’allais monter, éclairé par l’effroyable soleil levant qui préside chez nous aux exécutions ; et la voix des bourreaux, et l’abominable musique : je l’entends encore retentir à mes oreilles… Et les croassements des corbeaux voraces qui s’envolaient… une trentaine au moins… du cadavre à moitié pourri de mon prédécesseur… Et tout cela, et par-dessus tout, les démons que j’entendais déjà se réjouir de mon arrivée… Non, pour tous les trésors de Mammon, je ne voudrais pas y passer une seconde fois. Mourir est quelque chose de plus qu’une cabriole d’arlequin, et les angoisses de la mort sont plus affreuses que la mort.

SPIEGELBERG.

Et la poudrière qui dansait !… Voilà donc pourquoi on sentait le soufre à quelques lieues à la ronde, comme si les diables eussent mis à l’air toute la garde-robe de Moloch.

SCHWEIZER.

Si la ville se faisait une fête de voir dépecer notre camarade comme un cochon engraissé, pourquoi diable devions-nous nous faire un scrupule de mettre la ville à sac pour sauver notre camarade ? Ne sais-tu pas, Schufterle, combien il y a eu de morts ?

SCHUFTERLE.

On dit quatre-vingt-trois. La poudrière seule en a écrasé soixante.

MOOR, d’un air sérieux.

Roller, tu as coûté cher !

SCHUFTERLE.

Bah ! que sont ces morts-là ?… À la bonne heure, si l’on eût tué des hommes… C’étaient des enfants au maillot, des marmots qui dorent leurs couchettes ; de vieilles racornies qui en chassaient les mouches, et des squelettes desséchés qui n’avaient pas assez de vie pour gagner la porte. Tout ce qu’il y avait de jambes agiles était accouru à la comédie, et il n’y avait plus que les infirmes pour garder les maisons.

MOOR.

Oh ! les pauvres malheureux ! Des vieillards, dis-tu, des malades et des enfants ?

SCHUFTERLE.

Oui, par le diable ! Et des femmes en couches, ou en passe d’avortement sous le gibet. En passant par hasard près d’une de ces baraques, j’entends des lamentations, j’y jette les yeux, et je vois que c’était un enfant par terre, sous la table, où le feu allait prendre… « Pauvre petit, ai-je dit, tu meurs ici de froid, va te chauffer, » et je l’ai jeté dans le feu.

MOOR.

Serait-il vrai, Schufterle ? Que cette flamme dévore tes entrailles jusqu’au jour de l’éternité ! Loin d’ici, monstre ! qu’on ne te voie jamais dans ma troupe ! (Il s’élève un murmure). Vous murmurez, vous raisonnez ; qui ose murmurer quand j’ordonne ?… Loin d’ici, te dis-je… Il y en a d’autres parmi vous qui sont mûrs pour ma colère… Je te connais, Spiegelberg ; mais je ne tarderai pas à vous rassembler, et faire une revue qui vous fera frémir. (Ils sortent en tremblant.)

 

SCÈNE X

MOOR, seul, se promenant avec agitation.

Ne les écoute pas, vengeur céleste !… Est-ce ma faute, est-ce ma faute si ta peste, ta disette et tes fleuves débordés dévorent à la fois les justes et les scélérats ? Qui peut commander à la flamme de ne détruire que les insectes, sans ravager les moissons bénies ?… L’enfant est là, honteux et bafoué ; il osait toucher à la foudre de Jupiter, et il renverse des Pygmées au lieu d’écraser des Titans… Va, va, ce n’est pas à toi de t’armer du glaive vengeur du Tout-Puissant ; vois ton coup d’essai… je renonce à mon téméraire projet, je vais me cacher dans quelque caverne où l’œil du jour n’éclairera point ma honte. (Il va pour s’enfuir.)

 

SCÈNE XI

ROLLER, MOOR.

ROLLER, hors d’haleine.

Prends garde à toi, capitaine ! Il y a des revenants dans cette forêt ; des troupes de cavaliers nous entourent… Il faut que l’infernal Bas-Bleu nous ait trahis.

 

SCÈNE XII

GRIMM, LES PRÉCÉDENTS.

GRIMM.

Capitaine ! capitaine ! ils ont découvert nos traces, des escadrons de soldats cernent le milieu de la forêt.

 

SCÈNE XIII

SPIEGELBERG, LES PRÉCÉDENTS.

SPIEGELBERG.

Ah ! mille démons ! nous sommes pris, rompus, écartelés ; des milliers de hussards, de dragons, de chasseurs s’avancent au galop vers les hauteurs, et tous nos passages sont assiégés (Moor s’éloigne.)

 

SCÈNE XIV

SCHWEIZER, RAZMANN, SCHUFTERLE, TROUPE DE BRIGANDS entrant de tous côtés ; LES PRÉCÉDENTS ; ROLLER, GRIMM et SPIEGELBERG.

SCHWEIZER.

Ah ! nous les avons donc arrachés de leurs lits ? Réjouis-toi donc, Roller ! Il y a longtemps que j’ai souhaité de me battre avec des cavaliers de pain-de-munition… Où est le capitaine ? Toute la bande est-elle rassemblée ? Nous ne manquons pas de poudre, j’espère.

ROLLER.

Nous avons assez de poudre ; mais nous sommes en tout quatre-vingts, et c’est à peine un contre vingt.

SCHWEIZER.

Tant mieux ! ils risquent leur vie pour dix kreutzers ; et nous, ne combattons-nous pas pour la vie et pour la liberté ?… Nous tomberons sur eux comme le déluge, nous les frapperons comme la foudre… Où diable est donc le capitaine ?

SPIEGELBERG.

Il nous abandonne dans le danger !… N’y a-t-il donc plus moyen de leur échapper ?

SCHWEIZER.

Échapper ? Je voudrais te voir étouffer dans la boue, misérable poltron ! Tu ouvres toujours une large mâchoire ; et quand tu entends un coup de fusil… Lâche, montre-toi à présent à la tête, ou tu vas être cousu vivant dans une peau de sanglier, et dévoré par les chiens.

RAZMANN.

Le Capitaine ! le Capitaine !

 

SCÈNE XV

MOOR, entrant lentement, LES PRÉCÉDENTS.

MOOR, à part.

Je les ai fait tous bien envelopper, il faut à présent qu’ils se battent en désespérés. (Haut.) Mes enfants, choisissez, nous sommes perdus, ou il faut combattre comme des sangliers blessés.

SCHWEIZER.

Ha ! je leur ouvrirai le ventre avec mon couteau de chasse. Conduis-nous sur eux, Capitaine ! Nous te suivrons jusque dans la gueule de la mort.

MOOR.

Chargez tous les fusils. Vous avez assez de poudre ?

SCHWEIZER, se levant en sursaut.

Assez de poudre pour faire sauter la terre jusqu’à la lune.

RAZMANN.

Nous avons déjà tous cinq paires de pistolets chargés, et encore trois arquebuses carabinées.

MOOR.

À merveille ! une partie de la bande montera sur les arbres, ou se cachera dans les taillis, et fera feu sur eux en embuscade.

SCHWEIZER.

C’est là ton poste, Spiegelberg.

MOOR.

Nous autres, tombons sur leurs flancs comme des furies.

SCHWEIZER.

J’en suis, moi, j’en suis !

MOOR.

Il faut en même temps que chacun de nous fasse retentir son sifflet, et galope dans la forêt, pour que notre nombre paraisse plus terrible. Détachez tous nos chiens, qu’on les excite, et qu’ils s’élancent dans leurs rangs, qu’ils y jettent le désordre, et les fassent tomber sous votre feu. Roller, Schweizer et moi, nous trois, nous combattrons là où l’ennemi sera le plus fort.

 

SCÈNE XVI

UN MOINE, LES PRÉCÉDENTS.

GRIMM.

Ha ! voici déjà un chien de la justice qui s’avance.

SCHWEIZER.

Tuez-le tout de suite, et qu’il ne parle pas.

MOOR.

Paix ! Je veux l’entendre.

LE MOINE.

Avec votre permission, Messieurs. Humble serviteur de l’Église, je suis chargé de toute la puissance de la justice, et là, aux environs, huit cents soldats veillent sur tous les cheveux de ma tête.

SCHWEIZER.

Parfait ! une clause touchante pour se conserver chez nous l’estomac chaud.

MOOR.

Tais-toi, camarade. En deux mots, père, dites-moi : Qu’y a-t-il pour vous servir ?

LE MOINE.

Je suis l’envoyé du magistrat qui prononce sur la vie et sur la mort. Un mot à toi,… deux à la bande.

MOOR, appuyé sur son épée.

Par exemple…

LE MOINE.

Homme abominable ! le noble sang du comte de l’Empire, assassiné, n’est-il pas encore collé à tes doigts maudits ? N’as-tu pas porté sur le sanctuaire du Seigneur des mains sacrilèges, et enlevé, brigand, nos vases sacrés ? N’as-tu pas jeté des tisons enflammés dans notre ville pieuse, et fait crouler le magasin à poudre sur la tête des bons chrétiens ? (Les mains jointes.) Abominables, abominables horreurs, dont l’odeur impure s’élève jusqu’au ciel, hâtez le dernier jugement qui s’avance pour te payer de tes forfaits, toi, depuis longtemps déjà mûr pour sa justice éternelle.

MOOR.

C’est un chef-d’œuvre d’éloquence jusqu’ici ; mais au fait, qu’avez-vous à m’apprendre de la part du respectable magistrat ?

LE MOINE.

Une grâce, que tu ne seras jamais digne de recevoir… Regarde, incendiaire, aussi loin que ton œil peut s’étendre, tu te verras cerné par nos cavaliers… Il n’y a point de fuite à espérer, vous vous sauverez sains et saufs quand ces chênes et ces sapins porteront des cerises et des pêches.

MOOR.

L’entendez-vous, Schweizer et Roller ?… Mais continuez.

LE MOINE.

Écoute donc avec quelle bonté, avec quelle patience les juges te traitent, scélérat. Si tu te soumets sans retard, si tu implores ta grâce, alors la sévérité même se changera en miséricorde, la justice ne sera plus qu’une mère aimante, elle fermera les yeux sur la moitié de tes crimes, et s’en tiendra, penses-y bien, au supplice de la roue.

SCHWEIZER.

L’as-tu entendu, capitaine ? Faut-il aller couper la gorge à ce chien-là, et que son sang jaillisse de tous ses membres déchirés[8] ?

ROLLER.

Capitaine !… ouragan !… tempête et enfer !… Capitaine !… comme il mord sa lèvre inférieure ! faut-il que je dresse ce drôle, la tête en bas, comme une quille ?

SCHWEIZER.

À moi ! laisse-moi le broyer comme de la bouillie.

MOOR.

Ne l’approchez pas ; que personne n’ose le toucher… (Au moine). Voyez, mon père, voici soixante-dix-neuf hommes dont je suis le capitaine ; pas un d’eux ne sait obéir à un signal ni à un commandement, ni danser à la musique du canon ; et là, pour nous combattre, il y en a huit cents qui ont blanchi sous les armes… Mais, écoutez à présent,… voilà comment parle Moor, le capitaine des Incendiaires. Il est vrai, j’ai assassiné le comte de l’Empire, j’ai incendié et pillé l’église des Dominicains, j’ai jeté des brandons de feu dans votre ville bigote, et j’ai renversé le magasin à poudre sur la tête de vos bons chrétiens ; mais ce n’est pas tout, j’ai fait plus encore (il étend sa main droite) : regardez ces quatre bagues précieuses que je porte à cette main… Ce rubis ; je l’ai tiré du doigt d’un ministre que j’ai terrassé à la chasse aux pieds de son prince. Par ses viles flatteries, il s’était élancé des bas-fonds de la populace jusqu’au rang de premier favori ; il s’était élevé sur les ruines de son voisin, et des torrents de larmes, de larmes d’orphelins, l’avaient mené jusqu’au pied du trône. Ce diamant, je l’ai ôté à un financier de la cour, qui vendait au plus offrant des charges importantes, des honneurs dus à de longs services, et qui repoussait du seuil de sa porte le patriote attristé. Je porte cette agate en l’honneur d’un moine de ton espèce, que j’ai étranglé de ma propre main, après l’avoir entendu pleurer en chaire la décadence de l’Inquisition… Je pourrais te faire encore plus au long l’histoire de mes bagues, si je ne m’étais déjà repenti d’avoir parlé à qui n’est pas digne de m’entendre.

LE MOINE.

Se peut-il qu’un scélérat soit encore si fier !

MOOR.

Ce n’est pas tout encore… C’est maintenant que je puis te parler avec orgueil. Va-t’en ! dis à ce respectable tribunal, qui jette les dés sur la vie et la mort des hommes, que je ne suis point un voleur qui conspire avec le soleil et la nuit, et qui sait le grand art d’escalader les murs à la faveur des ténèbres… Ce que j’ai fait sera gravé au livre sur lequel sont écrites toutes les actions humaines ; mais avec ces misérables ministres qui se croient le droit de se substituer à la justice céleste, je ne veux plus perdre mes paroles. Dis-leur que mon métier est d’appliquer la loi du talion, que la vengeance est mon métier ! (Il lui tourne le dos avec mépris.)

LE MOINE.

Tu ne veux donc pas qu’on t’épargne, qu’on te pardonne ?… C’est bien ! j’en ai donc fini avec toi. (Se tournant vers la troupe.) Écoutez, vous autres, ce que la justice me charge de vous annoncer… Si vous livrez sur-le-champ ce malfaiteur condamné, on vous remet jusqu’au souvenir de vos crimes… La sainte Église vous recevra dans son sein maternel comme la brebis égarée, et on vous ouvre à tous la carrière pour obtenir des places honorables. Lisez vous-mêmes, voici votre grâce ! la voilà signée ! (Avec un sourire de triomphe, il donne l’arrêt du pardon à Schweizer.) Eh bien ! eh bien ! Comment Votre Majesté trouve-t-elle cela ?… Courage donc, lisez-le, et soyez libres.

MOOR.

L’entendez-vous aussi ? l’entendez-vous ? pourquoi vous étonner ? pourquoi rester là embarrassés ? La justice vous offre la liberté, et déjà vous êtes réellement ses prisonniers… Elle vous fait grâce de la vie, et ce n’est point une fanfaronnade, car, sur ma foi, vous êtes jugés… Elle promet honneurs et charges, et quel peut être votre partage, quand vous seriez vainqueurs, sinon malédiction, ignominie et persécutions. Elle vous réconcilie avec le ciel, et vous êtes vraiment damnés. Vous tous, vous n’avez pas un cheveu qui ne soit destiné aux enfers. Réfléchissez-vous, raillez-vous encore ? choisissez-vous encore ? Est-il si pénible de choisir entre le ciel et l’enfer ? Aidez-moi donc, mon père. C’est moi seul qu’ils veulent avoir ; mes compagnons ne comptent pas, ils ont été entraînés ; leurs fautes, folies de jeunesse ! Donc ils sont innocents. N’est-ce pas bien cela ?

LE MOINE.

Comment s’appelle ce démon qui parle par sa bouche ? Oui, sans doute c’est la vérité. Cet homme m’a tout bouleversé.

MOOR.

Comment ! Point de réponse encore ? Croyez-vous que vos armes pourront vous rendre libres ? Regardez donc autour de vous, regardez donc. Vous ne le pensez pas, certes, ou ce serait une espérance d’enfant… Vous flatteriez-vous peut-être de tomber en héros, parce que vous m’avez vu me réjouir du fracas horrible de la bataille que nous allions livrer ?… Oh ! ne le croyez pas ! Vous n’êtes pas Moor… Vous êtes de malheureux bandits, misérables instruments de mes grands desseins, méprisables comme la corde entre les mains du bourreau… Des voleurs ne peuvent pas tomber comme tombent les héros… Les voleurs ont droit de trembler quand la mort s’approche. Entendez-vous les trompettes qui retentissent dans ces forêts ? Voyez les éclairs sinistres de leurs sabres menaçants ! Eh quoi ! encore irrésolus ? Avez-vous perdu toute raison ? êtes-vous en délire ?… Je ne vous remercie point pour ma vie, et j’ai honte de votre sacrifice. (On entend au loin le son des instruments guerriers.)

LE MOINE, étonné.

J’en perdrais la raison et je m’enfuis. A-t-on jamais rien entendu de semblable ?

MOOR.

Vous craignez peut-être que je ne me tue de mes mains, et que ne m’ayant pas livré vivant, votre pacte de trahison soit annulé ? Non, mes enfants, cette crainte est inutile. Je jette à vos pieds mon poignard, mes pistolets et ce poison, ce poison libérateur que je n’ai jamais quitté… Et vous êtes encore indécis ? Vous croyez peut-être que je me défendrai quand vous viendrez pour me garrotter ? Voyez !… j’attache ma main à cette branche de chêne, je suis sans défense, un enfant peut me renverser… Quel est le premier qui abandonne son capitaine dans le danger ?

ROLLER, avec un geste féroce.

Et quand l’enfer nous aurait entourés neuf fois (il brandit son sabre autour de sa tête), quiconque n’est pas un chien enragé sauve son capitaine !

SCHWEIZER, déchirant le pardon, et jetant les morceaux au nez du moine.

La grâce est dans nos balles ! Décampe, canaille. Dis au magistrat qui t’envoie que, dans la bande de Moor, tu n’as pas trouvé un traître… Va-t’en… Sauvez le capitaine ! sauvez le capitaine !

TOUS, avec de grands cris.

Sauvez, sauvez, sauvez le capitaine !

MOOR, détachant sa main avec force et avec des transports de joie.

Oh ! à présent, nous sommes libres ! Camarades… je sens une armée dans ce poing-là… Mort ou liberté !… Ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils n’en auront pas un seul vivant. (On sonne l’attaque, un grand tumulte ; ils sortent en frappant la terre, et le sabre à la main.)

 

FIN DU DEUXIÈME ACTE

ACTE TROISIÈME

SCÈNE PREMIÈRE

AMÉLIE, pensive dans le jardin, puis FRANÇOIS. Ils sont tous deux en grand deuil.

FRANÇOIS.

Encore ici, petite tête exaltée ? Tu t’es dérobée à mes heureux convives, et tu as troublé leur joie.

AMÉLIE.

Troublé leur joie ! Les chants funèbres qui ont accompagné ton père au tombeau doivent retentir encore dans ton oreille.

FRANÇOIS.

Veux-tu donc éternellement larmoyer ? Laisse les morts dormir, et rends les vivants heureux. Je viens…

AMÉLIE.

Quand t’en iras-tu ?

FRANÇOIS.

Oh ! que cette sombre fierté n’obscurcisse point tes regards ! Tu m’affliges, Amélie. Je viens te dire…

AMÉLIE.

Il faut bien que j’entende ; François de Moor est aujourd’hui souverain maître.

FRANÇOIS.

Justement ! voilà sur quoi je voulais te parler… Maximilien est descendu dormir au tombeau de ses aïeux. Je suis le maître ; mais je voudrais l’être tout à fait, Amélie… Tu sais ce que tu étais dans notre maison. Tu as été traitée comme la fille de Moor ; son amitié pour toi survit même à sa mort. Je pense que jamais tu ne l’oublieras ?

AMÉLIE.

Jamais, jamais ! Je ne suis pas assez insensible pour écarter un si doux souvenir par des idées de fêtes et de festins.

FRANÇOIS.

Tu dois récompenser l’amour de mon père dans ses fils ; et Charles est mort… Tu t’étonnes, et ta tête semble tourner, n’est-ce pas ?… Cette espérance est si flatteuse et si haute, qu’elle surprend même l’orgueil d’une femme. François foule aux pieds les vœux superbes des plus nobles familles. François vient offrir à une orpheline pauvre et sans appui son cœur, sa main, tous ses trésors, ses châteaux et ses forêts,… François, qu’ils envient, qu’ils craignent, se déclare volontairement l’esclave d’Amélie.

AMÉLIE.

Pourquoi la foudre ne fend-elle pas la langue scélérate qui a prononcé ces horreurs ? Tu as assassiné mon bien-aimé, et Amélie pourrait te nommer son époux ? Toi !…

FRANÇOIS.

Pas tant de violence, très-gracieuse princesse… Il est vrai que François ne peut ramper devant toi comme un Céladon roucoulant ses amours. Il n’a point appris, comme les languissants bergers d’Arcadie, à soupirer ses plaintes amoureuses aux échos des forêts, des antres et des rochers… François parle, et si l’on ne veut pas répondre, François… commande.

AMÉLIE.

Ver impur, toi commander ? Me commander à moi ?… Et si l’on méprise tes ordres ?

FRANÇOIS.

Tu ne le feras pas. Je sais encore plier l’orgueil opiniâtre… Les murs d’un cloître…

AMÉLIE.

Je serais donc à l’abri de ton regard d’aspic, et je pourrais enfin recueillir toute ma vie pour aimer Charles. Que ton cloître me semble doux ! Viens donc me séparer de toi pour l’éternité.

FRANÇOIS.

Ha ! ha ! à merveille !… Prends garde. Tu viens de m’enseigner l’art de te désespérer. Ma tête hérissée de serpents et de flammes, comme une furie armée de fouets vengeurs, chassera ton Charles de ta pensée. Comme un dragon enchanté, couché sur un trésor, l’horrible image de François sera toujours entre toi et le souvenir de ton bien-aimé… Je te traînerai par les cheveux jusqu’aux autels, je lèverai sur toi mon poignard, et de ton âme épouvantée je ferai sortir le serment nuptial.

AMÉLIE, lui donnant un soufflet.

Prends d’abord ceci pour dot.

FRANÇOIS, irrité.

Ah ! comme j’en serai vengé dix fois, et encore dix fois… Non, tu ne seras pas mon épouse… Tu n’auras point cet honneur !… Tu ne seras que ma concubine, et les honnêtes villageoises te montreront au doigt, quand tu seras assez hardie pour traverser la rue. Grince des dents ! que ton œil s’allume de tous les éclairs de la vengeance[9]. La fureur d’une femme me ravit ; elle en devient plus belle, plus désirable. Viens,… cette résistance ornera mon triomphe, ces jouissances arrachées à la beauté sont plus délicieuses… Viens à l’autel, je veux que tu me suives à l’instant. (Il veut l’entraîner.) Oui, je le veux, il le faut.

AMÉLIE, se jetant à son cou.

Pardonne-moi, François. (Lorsqu’il veut l’embrasser, elle lui arrache son épée et fait un bond en arrière.) Vois-tu, scélérat, ce qu’à présent je pourrais faire de toi ?… Je suis femme ; mais une femme dans sa fureur… Ose donc ; et ce fer… Et la main de mon oncle conduira la mienne pour l’enfoncer dans ton sein. Fuis sur le champ. (Elle le chasse.)

AMÉLIE, seule.

Ah ! je puis donc respirer en liberté. Je me sentais forte comme le cheval écumant de rage, furieuse comme la tigresse à laquelle un lion a ravi ses petits, et qui rugit sa victoire. Dans un cloître, a-t-il dit ?… Je te remercie, ô ciel, de lui avoir inspiré cette heureuse pensée… L’amour trompé a donc trouvé son asile… Le cloître, voilà le refuge de l’amour trompé.

 

SCÈNE II

Les environs du Danube.

Les brigands sont campés sur une hauteur, sous des arbres, les chevaux paissent sur le penchant de la colline.

MOOR, LES BRIGANDS.

MOOR.

Il faut que je me couche ici (il se jette à terre), mes membres sont brisés, ma langue est sèche comme un morceau de brique… Je vous aurais prié de m’aller chercher à cette rivière un peu d’eau dans votre main, mais vous êtes tous mortellement fatigués. (Pendant que Moor achève ces paroles, Schweizer s’est éloigné sans qu’on s’en soit aperçu pour aller lui chercher de l’eau.)

GRIMM.

Et il y a longtemps qu’il n’y a plus de vin dans les outres… Comme le soleil se couche là-bas majestueusement !

MOOR, perdu dans la contemplation du soleil couchant.

C’est ainsi qu’un héros meurt, digne d’adoration !

GRIMM.

Tu parais bien ému.

MOOR.

Dans ma jeunesse, c’était ma pensée favorite de vivre comme lui (regardant toujours le soleil couchant), de mourir comme lui. (Avec une douleur concentrée.) C’était une pensée de jeune homme.

GRIMM.

Je le crois.

MOOR, abaissant son chapeau sur ses yeux.

Il fut un temps… Laissez-moi seul, mes camarades.

GRIMM.

Moor ! Moor ! que diantre a-t-il ? Comme il change de couleur !

RAZMANN.

Mille diables ! qu’a-t-il donc ? se trouve-t-il mal ?

MOOR.

Il fut un temps où je ne pouvais dormir quand j’avais oublié ma prière avant de me coucher.

GRIMM.

Es-tu en délire ? veux-tu te laisser gouverner, comme par un précepteur, par les années de ta jeunesse ?

MOOR, posant sa tête sur la poitrine de Grimm.

Camarade, camarade !

GRIMM.

Allons donc ! ne sois donc pas un enfant, je t’en prie.

MOOR.

Ah ! si je l’étais !… si je le redevenais encore !

GRIMM.

Fi donc, fi donc. Ranime-toi, Moor… Regarde ce paysage pittoresque… cette belle soirée.

MOOR.

Oui, mes amis, ce monde est si beau…

GRIMM.

Eh bien ! cela s’appelle parler.

MOOR.

Cette terre si magnifique…

GRIMM.

Bien, très-bien !… J’aime cela, au moins.

MOOR.

Et moi si affreux, dans ce monde si beau !… et moi, un monstre sur cette terre magnifique ! (Il retombe en arrière.) L’enfant prodigue ?

GRIMM, avec attendrissement.

Moor ! Moor !

MOOR.

Mon innocence ! mon innocence !… Voyez, tout est sorti pour se réchauffer aux doux rayons du printemps… Pourquoi faut-il que, dans cet air si pur, si frais pour eux, je respire tous les feux de l’enfer[10] ? Lorsque tout est si heureux !… Quand la bienfaisante paix les a tous réunis… Le monde entier, une famille, et un père là-haut… qui n’est pas mon père ! Moi seul exclu, l’enfant prodigue !… Moi seul rejeté du partage des élus… (se reculant avec fureur) entouré d’assassins, de reptiles impurs… attaché au crime avec des chaînes de fer.

RAZMANN, aux autres.

C’est inconcevable ! je ne l’ai jamais vu comme cela.

MOOR, avec attendrissement.

Ah ! s’il m’était possible de rentrer dans le sein de ma mère ; si je pouvais être né mendiant ! Non ! je n’en voudrais pas davantage, ô ciel !… Si je pouvais devenir comme un de ces journaliers !… Oh ! à force de travailler, je voudrais connaître la fatigue… Le sang tomberait de mon front à grosses gouttes… pour m’acheter les délices d’un instant de sommeil à midi… la volupté d’une seule larme !

GRIMM, aux autres.

Un peu de patience, la crise commence déjà à diminuer.

MOOR.

Il fut un temps où elles coulaient si volontiers !… Ô jours de la paix !… Ô château de mon père… ô belle verdure, ô vallées faites pour l’enthousiasme ! Scènes célestes de mon enfance !… ne reviendrez-vous jamais ? Ne rafraîchirez-vous jamais mon sein brûlant par un souffle délicieux ?… Nature, porte avec moi le deuil ! Elles ne reviendront jamais, elles ne rafraîchiront jamais mon sein de leur souffle bienfaisant ; elles sont passées, passées !… pour toujours !

 

SCÈNE III

LES PRÉCÉDENTS, SCHWEIZER, avec son chapeau plein d’eau.

SCHWEIZER.

Bois, capitaine. Voici assez d’eau, fraîche comme la glace.

GRIMM.

Tu saignes. Qu’as-tu donc fait ?

SCHWEIZER.

Une plaisanterie, imbécile, qui a manqué me coûter deux jambes et une tête. Je m’en allais trottant le long du rivage sur le penchant de la colline ; c’est tout sable par ici, tout se détache ; je fais un saut de vingt pieds, et m’y voilà ; comme je cherchais à remettre mes sens en ordre, je me trouve sur le gravier, je vois l’eau la plus claire. Pour cette fois, ai-je dit, ma danse est récompensée ; le capitaine trouvera l’eau excellente.

MOOR lui rend le chapeau et lui essuie le visage.

On ne verrait pas les découpures que les cavaliers bohémiens ont faites sur ton front… Ton eau était bonne, Schweizer… Ces coups de sabre te vont bien !

SCHWEIZER.

Bah !… il y a encore de la place pour trente autres.

MOOR.

Oui, mes enfants… c’était une chaude journée ; et qu’un ami de perdu ; mon Roller est mort d’une belle mort. Où il est tombé, on lui aurait élevé un monument éternel s’il n’était pas mort pour moi. Contentez-vous de ça (il essuie une larme en soupirant.) Vous rappelez-vous combien d’ennemis sont restés sur la place ?

SCHWEIZER.

Soixante hussards, quatre-vingt-treize dragons, quarante chasseurs ; en tout, près de deux cents.

MOOR.

Deux cents pour un !… Chacun de vous a des droits sur cette tête ! (Ôtant son chapeau et mettant son poignard sur son front.) Je lève mon poignard, et aussi vrai que j’ai une âme, je ne vous abandonnerai jamais.

SCHWEIZER.

Ne jure pas, tu ne sais pas : si un jour tu redevenais heureux, le repentir peut-être…

MOOR.

Par les restes de mon Roller, je ne vous abandonnerai jamais !

 

SCÈNE IV

KOSINSKY, LES PRÉCÉDENTS.

KOSINSKY, à part.

Dans ces environs, ont-ils dit, je le rencontrerai… Hé, holà ! quels sont ces visages ?… Serait-ce ?… Comment, si ceux-là… Ce sont eux-mêmes !… je vais leur parler.

GRIMM.

Prenez garde à vous. Qui va là ?

KOSINSKY.

Pardon, messieurs, je ne sais si je m’adresse bien ou mal.

MOOR.

Et qui faut-il être pour que vous sachiez si vous avez raison ?

KOSINSKY.

Des hommes.

SCHWEIZER.

L’avons-nous prouvé, capitaine ?

KOSINSKY.

Je cherche des hommes qui regardent la mort en face et qui laissent le danger jouer autour d’eux comme un serpent apprivoisé, qui estiment plus la liberté que la vie et l’honneur ; dont le nom seul console le pauvre et l’opprimé, rende les plus courageux lâches, et fasse pâlir les tyrans.

SCHWEIZER, au capitaine.

J’aime ce garçon-là… Écoute, mon ami, tu as trouvé tes hommes.

KOSINSKY.

Je le crois, et j’espère bientôt, mes frères… Vous pourriez me montrer mon véritable homme ? Car je cherche votre capitaine, l’illustre comte de Moor.

SCHWEIZER, lui serrant chaleureusement la main.

Cher enfant, nous sommes camarades.

MOOR, s’approchant.

Connaîtriez-vous le capitaine ?

KOSINSKY.

C’est toi… Dans ces traits… qui peut te regarder et en chercher un autre ? (Après l’avoir longtemps fixé.) J’ai toujours désiré voir un homme au regard foudroyant, assis sur les ruines de Carthage… À présent, je ne le désire plus.

SCHWEIZER.

Le drôle !

MOOR.

Et qui vous amène vers moi.

KOSINSKY.

Ô capitaine ! ma destinée plus que cruelle… Naufragé sur la mer impétueuse de ce monde, j’ai vu s’anéantir les espérances de ma vie, et il ne me reste rien que le souvenir déchirant de leur perte, qui me rendrait fou si je ne cherchais à l’étouffer, en portant sur d’autres objets ma dévorante ardeur, que l’oisiveté détruirait à jamais.

MOOR.

En voici encore un que le ciel a rejeté !… Continue.

KOSINSKY.

Je me suis fait soldat. Là encore, le malheur m’a persécuté sans trêve et sans relâche… Je partis pour les Indes, et mon bâtiment s’est brisé sur des rochers… Partout, des plans manqués… Enfin, j’ai entendu se répandre le bruit de tes exploits ou assassinats, comme ils les appellent, et j’ai fait un voyage de cent quarante milles dans l’inébranlable résolution de t’offrir mes services si tu daignes les agréer… Je t’en conjure, digne capitaine, ne les refuse pas.

SCHWEIZER, gambadant.

Bravo ! bravo ! voilà notre Roller mille fois remplacé. Un digne camarade pour notre bande.

MOOR.

Ton nom ?

KOSINSKY.

Kosinsky.

MOOR.

Eh bien, Kosinsky, tu es bien jeune, et tu fais imprudemment le grand pas de la vie, comme une fillette sans expérience. Ici, tu ne joueras ni au ballon ni aux quilles, comme tu te l’imagines peut-être.

KOSINSKY.

Je sais ce que tu veux dire. J’ai vingt-quatre ans, mais j’ai vu des épées étinceler et j’ai entendu siffler les balles.

MOOR.

Oui ?… n’as-tu donc appris à manier les armes que pour tuer de pauvres voyageurs pour un rixdale ou pour poignarder des femmes par derrière. Va, va, tu as fui devant ta nourrice, qui t’a menacé des verges.

SCHWEIZER.

Que diable, capitaine ! à quoi penses-tu ? Veux-tu renvoyer cet Hercule ? N’a-t-il pas l’air de chasser d’un regard au delà du Gange le maréchal de Saxe ?

MOOR.

Parce que tes fredaines n’ont pas réussi au gré de tes désirs, tu viens à nous, tu viens trouver un assassin, et tu veux devenir un assassin ? Meurtre ! Jeune homme, comprends-tu bien ce mot-là ? Tu t’es couché tranquillement après avoir abattu des têtes de pavots, mais porter un meurtre sur la conscience !…

KOSINSKY.

Je répondrai sur mon âme de tous les meurtres dont tu m’auras chargé.

MOOR.

Comment ! de l’esprit ? Veux-tu prendre un homme par la flatterie ? Que sais-tu de moi ? Qui te dit que je ne fais pas de mauvais rêves, et que je ne pâlirai point sur mon lit de mort ? Combien as-tu déjà fait de choses avec cette idée : « il faut que j’en rende compte ? »

KOSINSKY.

Bien peu sans doute jusqu’ici ; cependant… ce voyage pour venir à toi, noble comte.

MOOR.

Ton gouverneur, l’idiot, t’aurait-il fait lire la vie de Robin Hood ? (On devrait envoyer aux galères cette ignorante canaille.) Cela aura probablement échauffé ton imagination d’enfant et allumé en toi la folle envie de jouer au grand homme. Es-tu insatiable de gloire et d’honneur ? Veux-tu acheter l’immortalité par des assassinats ? Penses-y bien, jeune ambitieux, les lauriers ne verdissent jamais pour les assassins. Aucun triomphe ne suit les victoires d’un brigand… il y a toujours au bout des périls sans nombre, des malédictions, la mort, l’ignominie… Vois-tu la potence là-bas, sur la colline !

SPIEGELBERG, se promenant avec humeur.

Ah ! que c’est bête ! C’est abominable, impardonnable, triplement sot ! Ce n’est pas là le moyen. Je m’y suis pris tout autrement.

KOSINSKY.

Que peut craindre celui qui ne craint pas la mort ?

MOOR.

Bravo ! à merveille ! Ton temps de collège t’a profité ; tu sais ton Sénèque par cœur… Mais, mon cher ami, avec ces belles sentences tu n’endormiras pas la nature souffrante ; avec elles tu n’émousseras jamais les traits de la douleur… Songe bien à ce que tu vas faire, mon fils ! (Il le prend par la main.) Réfléchis bien, mon fils, je te donne ici des conseils de père… Apprends d’abord à connaître la profondeur de l’abîme avant de t’y précipiter… Si tu sais encore de par le monde une joie, une seule, à laquelle tu puisses raccrocher l’espoir… il pourrait y avoir des moments… où tu… te réveillerais ! et, alors, il serait trop tard peut-être. Pense que tu vas sortir du cercle de l’humanité… plus qu’un homme, ou un démon… Prends garde… Encore une fois, mon fils, si une étincelle d’espérance couve encore pour toi, cachée sous la cendre de ton cœur, fuis cette effroyable alliance. On peut se tromper, caresser une illusion… Crois-moi, prendre pour force d’esprit ce qui n’est après tout que du désespoir… crois-en Moor, crois-moi, et éloigne-toi d’ici.

KOSINSKY.

Non, je ne fuirai pas. Si ma prière ne peut t’émouvoir, écoute l’histoire de mes malheurs… Tu me mettras toi-même le poignard vengeur à la main… tu… Asseyez-vous tous ici, par terre, et prêtez-moi une oreille attentive.

MOOR.

J’écoute.

KOSINSKY.

Sachez donc que je suis gentilhomme de Bohême, et que, par la mort prématurée de mon père, je devins maître d’un fief considérable… Le pays était un paradis !… car là habitait un ange, une jeune fille parée de tous les attraits de la jeunesse, et pure comme la lumière du ciel. Mais, pourquoi vous en parler ? Vous ne m’entendez pas. Vous n’avez jamais aimé, vous n’avez jamais été aimé !

SCHWEIZER.

Doucement, doucement ! comme le visage du capitaine s’enflamme !

MOOR.

Laisse-moi… je t’écouterai un autre jour… demain… quand j’aurai vu du sang.

KOSINSKY.

Du sang, du sang ! Écoute seulement. Toute ton âme sera altérée de sang… Elle était d’une famille allemande de la bourgeoisie… mais son regard dissipait les préjugés de la noblesse. Elle avait accepté avec modestie le titre de ma fiancée, j’allais le lendemain conduire mon Amélie à l’autel. (Moor se lève précipitamment). Au milieu de l’ivresse du bonheur qui m’attendait, et des apprêts si doux de notre éternelle union, je suis mandé à la cour. Je m’y rends. On me présente des lettres pleines de trahison, et l’on m’accuse de les avoir écrites… Cette accusation me fait monter le rouge au front. On prend mon épée, on me jette dans un cachot… Ma raison m’abandonne.

SCHWEIZER.

Et pendant ce temps… continue… Je devine ce qui va arriver.

KOSINSKY.

Je restai là un long mois, sans savoir ce qui allait m’advenir. Je pensais aux tortures qui déchiraient le cœur de mon Amélie à chaque minute de ma captivité. Enfin le premier ministre vient me féliciter sur la découverte de mon innocence ; et d’une voix mielleuse me lit l’ordre de mise en liberté et me fait rendre mon épée. J’accours triomphant à mon château, les bras joyeusement tendus pour y serrer mon Amélie sur mon cœur. Elle avait disparu. À minuit on l’avait enlevée, personne ne savait où… personne n’avait rien vu. Ce fut un trait de lumière… Je vole à la ville, je sonde les courtisans… Tous les regards étaient fixés sur moi, personne ne voulait me répondre. Enfin je la découvre dans le palais, derrière une grille. Elle me jette un billet.

SCHWEIZER.

Ne l’ai-je pas dit ?

KOSINSKY.

Enfer ! mort et diable ! la voilà !… On lui avait offert cet horrible choix, ou me voir expirer dans l’opprobre et les tortures, ou devenir la maîtresse du prince… et… (souriant avec amertume) je fus sauvé.

SCHWEIZER.

Que fis-tu alors ?

KOSINSKY.

Je restai là comme frappé de mille tonnerres. Du sang ! fut ma première pensée, et ma dernière pensée encore du sang ! L’écume à la bouche, je prends une épée bien affilée et je cours avec ma vengeance dans le palais du ministre, car lui seul avait été l’infernal et infâme entremetteur. On m’avait sans doute aperçu dans la rue, car je trouvai tous les appartements fermés. Je cherche, je demande ; il était allé chez le prince. J’y vole ; on ne l’avait point vu. Je retourne encore chez le misérable, je force les portes, je le trouve ; cinq a six domestiques embusqués derrière une porte se jettent sur moi et m’arrachent mon épée.

SCHWEIZER, frappant du pied.

Et il ne lui arriva rien ? Et tu revins sans avoir rien fait ?

KOSINSKY.

Je fus chargé de fers, accusé, poursuivi, déclaré infâme… et… remarquez bien cela… par grâce singulière, chassé de la principauté comme un scélérat. On fait présent au ministre de tous mes biens. Mon Amélie, épuisée de soupirs et de larmes, reste entre les griffes du tigre, tandis que ma vengeance jeûne, courbée sous le joug du despotisme.

SCHWEIZER, se levant et aiguisant son épée sur un quartier de roc.

C’est de l’eau sur notre meule, capitaine. Voilà de quoi brûler.

MOOR, qui depuis longtemps se promenait violemment agité, semble tout à coup se calmer et dit aux brigands :

Il faut que je la voie !… Allons, levez-vous… Tu restes avec nous, Kosinsky… Vite, préparez-vous à partir.

LES BRIGANDS.

Où ?… quoi ?…

MOOR.

Où ? Qui est-ce qui demande où ? (Vivement à Schweizer.) Traître, tu veux me retenir ? mais, par l’espérance du ciel !…

SCHWEIZER.

Moi traître !… Va jusqu’aux enfers, je t’y suivrai.

MOOR, lui sautant au cou.

Cœur de frère ! tu m’y suivras… Elle pleure ! elle pleure ! elle mène une vie de deuil, le désespoir est dans son cœur ! Allons, courage, tous ! En Franconie ! Il faut que nous soyons là dans huit jours. (Ils s’éloignent.)

 

FIN DU TROISIÈME ACTE

ACTE IV

Une galerie dans le château de Moor

SCÈNE PREMIÈRE

CHARLES MOOR sous le nom de comte de BRAND, et AMÉLIE devant un portrait.

Un habit de religieuse est sur la table.

MOOR, très-ému.

C’était un excellent homme !

AMÉLIE.

Le comte de Brand paraît prendre à lui un vif intérêt.

MOOR, comme perdu dans le plaisir que lui cause le portrait de son père.

Oh ! un excellent homme !… un digne homme… Et il serait mort…

AMÉLIE.

Ainsi passent sans retour nos plus doux plaisirs. (Prenant la main de Moor avec douceur). Comte, aucune félicité ne mûrit ici-bas.

MOOR.

C’est bien vrai… c’est bien vrai. Mais en auriez-vous déjà fait la triste expérience ? À peine avez-vous vingt-deux ans.

AMÉLIE.

Oui, je l’ai faite, cette expérience… Tout vit pour mourir tristement… Nous ne gagnons que pour perdre… Nos cœurs ne s’intéressent aux objets que pour les perdre avec douleur.

MOOR.

Vous avez déjà perdu quelque chose ?

AMÉLIE.

Rien… Tout… Rien.

MOOR.

Et sous l’habit sacré que voilà, voulez-vous apprendre à l’oublier ?

AMÉLIE.

Demain, j’espère… Voulez-vous continuer notre promenade, monsieur le comte ?

MOOR.

Déjà ?… Quel est ce portrait, là, sur la droite ? Je me trompe, ou c’est une physionomie malheureuse.

AMÉLIE.

Ce portrait à gauche, c’est le fils du comte, le seigneur actuel.

MOOR.

Fils unique ?

AMÉLIE.

Venez… venez…

MOOR.

Mais ce portrait-là, sur la droite ?

AMÉLIE.

Vous ne voulez pas descendre dans le jardin ?

MOOR.

Mais ce portrait-là, sur la droite ?… Tu pleures, Amélie ?

(Amélie s’éloigne précipitamment.)

 

SCÈNE II

MOOR, seul.

Elle m’aime ! elle m’aime ! Ses larmes la trahissent ! Elle m’aime !… Ô vous tous, les témoins de mon amour heureux, est-ce vous que je revois ? Est-ce là le palais de mon père ?… Le printemps de la jeunesse, les années de mai d’or[11] revivent dans l’âme du malheureux. C’est ici que tu devais agir… Considéré, respecté, un grand homme… Ici, tu devais revoir, pour la seconde fois, ton heureuse enfance dans les enfants d’Amélie… Ici, tu devais recevoir les hommages de tes sujets… Non ! je retourne dans mon malheur ! Adieu, bien-aimée maison de mon père. Tu as vu le jeune Charles, et le jeune Charles était un enfant heureux. Aujourd’hui, tu l’as vu homme, et il était désespéré. (Il se tourne tout à coup vers la porte, et s’y arrête avec attendrissement.) Ne jamais la revoir !… Plus d’adieu !… plus de baiser sur ses douces lèvres !… Non ! il faut que je la voie encore… il faut que je l’embrasse… Je veux savourer encore le poison de cette volupté qui embrasera tous mes sens ; et puis je pars… aussi loin que pourront me conduire les mers et… le désespoir. (Il sort.)

 

SCÈNE III

FRANÇOIS DE MOOR, plongé dans une rêverie profonde.

Fuis, horrible image !… Fuis ! lâche cœur ! Pourquoi trembles-tu ? qui te fait trembler ?… Ne semble-t-il pas que ce comte est un espion des enfers qui s’attache à mes pas ? Je dois le connaître ! Il y a quelque chose de grand… de déjà vu[12] dans ses traits sauvages, brunis par le soleil, qui me font frémir. (Il se promène, et enfin tire le cordon de la sonnette.) Holà ! François ! prends garde à toi, il y a là-dessous quelque monstre caché pour ta ruine.

 

SCÈNE IV

DANIEL, FRANÇOIS DE MOOR.

DANIEL.

Qu’ordonnez-vous, mon maître ?

FRANÇOIS, après l’avoir regardé longtemps avec attention.

Bien ! sors ! verse-moi du vin dans ma coupe… mais vite. (Daniel sort.)

 

SCÈNE V

FRANÇOIS, seul.

Il confessera tout, celui-là, si je le mets à la torture ! Je veux le frapper d’un regard si terrible, que sa conscience troublée pâlisse au travers du masque. (Il s’arrête devant le portrait de Charles.) Son long cou de cigogne… ses sourcils épais et noirs… qui se joignent… ses yeux roulant du feu… (Frémissant tout à coup.) Enfer, joyeux de nuire, est-ce toi qui me donnes ce pressentiment ?… C’est Charles ! (Il marche avec agitation.)

 

SCÈNE VI

FRANÇOIS DE MOOR, DANIEL, avec du vin.

FRANÇOIS.

Mets-le ici… Regarde-moi fixement !… Comme tes genoux chancellent !… comme tu trembles ! Avoue, vieillard. Qu’as-tu fait ?

DANIEL.

Rien, sur ma pauvre âme, aussi vrai que Dieu est là-haut !

FRANÇOIS.

Bois ce vin… Quoi ! tu hésites ? Parle ! Vite ! Qu’as-tu jeté dans le vin ?

DANIEL.

Ah ! mon Dieu ! Comment ! moi ! dans le vin !

FRANÇOIS.

C’est du poison… Te voilà pâle comme la neige ? Avoue ! avoue ! Qui te l’a donné ? C’est le comte, n’est-ce pas ?… C’est le comte qui te l’a donné.

DANIEL.

Le comte ? Jésus Maria ! le comte ne m’a rien donné.

FRANÇOIS, le saisissant brutalement à la gorge.

Je veux t’étrangler, je veux que tu deviennes bleu, menteur blanchi dans la trahison ! Rien ?… Et pourquoi êtes-vous fourrés toujours ensemble, lui, toi et Amélie ? Et que chuchotez-vous toujours ? Ne promène-t-elle pas sur cet homme des yeux effrontés, elle qui affecte tant de modestie ? N’ai-je pas vu comme elle a laissé tomber deux larmes furtives dans le vin, que derrière mon dos il précipitait dans son gosier avide, comme s’il eût voulu avaler verre et tout ? Oui, je l’ai vu… dans la glace, je l’ai vu de mes yeux.

DANIEL.

Dieu, qui sait tout, sait si j’y entends une syllabe.

FRANÇOIS.

Veux-tu le nier ? veux-tu me dire en face que j’en ai menti ? Quels complots avez-vous machinés pour vous débarrasser de moi ? De m’étrangler dans mon sommeil, n’est-ce pas ? de me couper la gorge en me rasant ? de m’empoisonner dans du vin ou du chocolat ?… avoue donc ; ou de me donner dans ma soupe un sommeil éternel ? Avoue, vite ! Je sais tout.

DANIEL.

Que Dieu me protège au jour du danger, comme il est certain que je vous dis la vérité.

FRANÇOIS.

Cette fois-ci, je te pardonne ; mais, j’en suis sûr, il a mis de l’argent dans ta bourse ; il t’a serré la main plus fort qu’il n’est d’usage, à peu près comme on la serre à une ancienne connaissance.

DANIEL.

Jamais ! mon maître.

FRANÇOIS.

Il t’a dit, par exemple, qu’il t’avait déjà connu… que tu devrais presque le connaître… qu’un jour le voile qui couvrait tes yeux tomberait,… que… Comment ! il ne t’aurait rien dit de tout cela.

DANIEL.

Pas la moindre chose.

FRANÇOIS.

Qu’il se vengerait… de la plus horrible vengeance ?

DANIEL.

Pas un mot.

FRANÇOIS.

Comment ! rien du tout ?… rappelle-toi bien… qu’il a connu singulièrement le défunt seigneur… très-particulièrement… qu’il l’avait aimé… infiniment… comme un fils aime son père ?

DANIEL.

Je me rappelle, je crois, lui avoir entendu dire quelque chose de semblable.

FRANÇOIS, effrayé.

Il l’a dit ? il l’a vraiment dit ? Il a dit qu’il était mon frère ?

DANIEL.

Non, il n’a pas dit cela. Mais quand mademoiselle l’a promené dans la galerie (j’écoutais à la porte), il s’est arrêté, comme frappé du tonnerre, devant le portrait de feu notre maître. Mademoiselle, en lui montrant le portrait, a dit : « Un excellent homme !… – Oui, un excellent homme ! » lui a-t-il répondu, en s’essuyant les yeux.

FRANÇOIS.

Assez. Va, cours, cherche-moi Hermann.

(Daniel sort.)

 

SCÈNE VII

FRANÇOIS, seul.

C’est clair : c’est Charles… Il viendra, il demandera : « Où est mon héritage ? » Est-ce pour cela que j’ai dépensé mon sommeil, que j’ai transplanté les rochers, comblé des abîmes sans fond ? J’ai étouffé tous les cris de l’humanité, et au moment de jouir de mon chef-d’œuvre, ce vagabond fuyard viendrait de sa main de lourdaud déchirer tous mes plans, tissus avec tant d’art ? Doucement ! n’allons pas si vite ! Ce qui reste n’est plus qu’un jeu… une espèce d’assassinat… Il n’y a que l’imbécile qui laisse son ouvrage inachevé, et qui regarde d’un œil oisif comment le temps l’achèvera.

 

SCÈNE VIII

HERMANN, FRANÇOIS DE MOOR.

FRANÇOIS.

Ha ! sois le bien venu, mon Euryale ! instrument armé de mes profonds desseins.

HERMANN, brusquement.

Vous m’avez fait demander, comte ?

FRANÇOIS.

Pour que tu mettes le sceau à ton chef-d’œuvre.

HERMANN, entre ses dents.

Vraiment !

FRANÇOIS.

Le dernier coup de pinceau au tableau.

HERMANN.

Ha, ha !

FRANÇOIS, étonné.

Faut-il que je fasse avancer la voiture ? Arrangeons-nous cela à la promenade ?

HERMANN, avec fierté.

Sans façon, s’il vous plaît. Pour ce que nous avons à démêler aujourd’hui ensemble, ce pied carré peut nous suffire… À tout événement, je pourrais faire précéder votre entretien de quelques paroles qui ménageront sans doute vos poumons à l’avenir.

FRANÇOIS, avec méfiance.

Hein ! quelles paroles donc ?

HERMANN, avec ironie.

« Tu auras Amélie, te dis-je… et de ma main… »

FRANÇOIS, étonné.

Hermann !

HERMANN, toujours ironique et tournant le dos à François.

« Amélie sans protecteur est le jouet de mes volontés… Alors tu peux bien imaginer… tout va au gré de nos vœux… » (Il rit avec un accent de rage, et reprenant sa fierté.) Qu’avez-vous à me dire, comte Moor ?

FRANÇOIS, cherchant à lui donner le change.

Rien à toi… J’ai envoyé chercher Hermann…

HERMANN.

Point de détours… Pourquoi m’a-t-on fait accourir ici ? Pour être dupe encore, pour tenir l’échelle au voleur ? que je vous serve d’assassin à gages pour deux kreutzers ? ou me voulez-vous autre chose ?

FRANÇOIS, avec réflexion.

À propos !… pour ne point oublier l’essentiel en nous échauffant l’un et l’autre… mon valet de chambre te l’aura dit, sans doute… Je voulais te parler de la dot…

HERMANN.

Vous me prenez, je pense, pour votre jouet, ou pis encore… C’est pis encore, vous dis-je, si vous ne voulez pas vous jouer de moi… Moor, prenez garde à vous… Moor, n’allumez pas ma fureur. Nous sommes seuls ; d’ailleurs, j’ai encore une réputation à mettre au jeu avec vous pour être quitte. Ne vous fiez pas au diable que vous avez recruté.

FRANÇOIS, avec noblesse.

Est-ce ainsi que tu parles à ton souverain maître ?… Tremble, esclave.

HERMANN, avec ironie.

Ce ne sera pas du moins d’encourir votre disgrâce. Celui qui est irrité contre lui-même, craint-il cette disgrâce ? Fi ! Moor ! J’abhorre déjà en vous le scélérat, ne faites pas que je me rie encore du sot. Je puis ouvrir des tombeaux et ressusciter des morts… Qui de nous deux à présent est l’esclave ?

FRANÇOIS, très-souple.

Ami, sois donc raisonnable, et ne te parjure pas.

HERMANN.

Taisez-vous. Vous maudire, c’est sagesse ; vous garder fidélité, folie. Fidélité ! à qui ? Fidélité à l’éternel imposteur ?… Oh ! mes dents grinceront dans les enfers à cause de cette fidélité, tandis qu’une petite dose d’infidélité aurait pu de moi faire un saint… Cependant, patience ! patience ! la vengeance est rusée.

FRANÇOIS.

Ah ! c’est parfait. Il est heureux que je m’en souvienne. Tu as perdu dernièrement dans cette chambre une bourse de cent frédérics. Peu s’en est fallu qu’on ne l’ait prise à mon insu… Reprends, camarade, ce qui t’appartient. (Il le force à prendre une bourse.)

HERMANN, la jetant à terre avec mépris.

Malédiction sur cet argent de Judas ! C’est l’engagement de l’enfer ! Vous avez déjà cru corrompre mon cœur par ma pauvreté, mais vous vous êtes trompé, comte, étrangement trompé !… Cette autre bourse pleine d’or m’est on ne peut plus utile… pour nourrir certaines gens…

FRANÇOIS, effrayé.

Hermann ! Hermann ! ne me laisse pas imaginer de toi certaines choses… Si tu en faisais… plus que tu ne dois, ce serait horrible, Hermann !

HERMANN, avec joie.

Oui, vraiment ? Eh bien ! apprenez, comte Moor (avec force) que j’engraisse votre honte, que je vous prépare un mets exquis ; un jour, je vous servirai votre jugement pour régal et j’inviterai les peuples de la terre à ce gala. (Avec ironie.) Vous m’entendez, je pense, mon sévère souverain, mon gracieux maître ?

FRANÇOIS, décontenancé.

Ah ! démon ! faux joueur ! (Le poing sur le front.) Nouer ma fortune à la tête d’un imbécile ! Ô repentir stupide ! (Il ne peut plus parler et se jette dans un fauteuil.)

HERMANN, sifflant dans ses doigts.

Ah ! le rusé !

FRANÇOIS, se mordant les lèvres.

Il est donc vrai, il sera toujours vrai, qu’il n’y a pas sous le soleil de fil aussi faible et qui ne se brise aussi aisément que les nœuds qui lient les scélérats !

HERMANN.

Doucement, doucement ! Les anges sont-ils démoralisés au point que les démons en soient réduits à moraliser ?

FRANÇOIS, se levant brusquement et riant d’un rire méchant.

Et, dans cette découverte, certaines gens remporteront infiniment d’honneur.

HERMANN, battant des mains.

Bien dit, mon maître ! Inimitable ! Vous pouvez jouer votre rôle à vous embrasser. D’abord on attire le crédule imbécile dans le piège, et ensuite on appelle le malheur sur sa tête !… (Avec un grincement de dents). Oh ! comme les Belzébuths raffinent !… Cependant, comte (lui frappant sur l’épaule), vous n’avez pas étudié à fond votre infernale malice… Par le ciel ! il faut d’abord que tu saches ce que le perdant veut risquer… Le feu au magasin de poudre, dit le pirate, et sautons en l’air, amis et ennemis !

FRANÇOIS, s’élançant vers le mur pour saisir un pistolet.

Trahison !… il faut !…

HERMANN, tirant vivement de sa poche un pistolet et couchant François en joue.

Ne vous donnez pas tant de peine. Avec vous, on est préparé à tout événement.

FRANÇOIS. (Il laisse tomber son pistolet et se rejette dans un fauteuil comme un homme qui a perdu la tête.)

Garde mon secret, au moins jusqu’à ce que… j’aie pu y penser.

HERMANN.

Jusqu’à ce que vous ayez engagé une douzaine d’assassins à m’estropier la langue pour toujours ! Mais (à son oreille) le secret est caché dans un testament, et… mes héritiers l’ouvriront.

(Il sort.)

 

SCÈNE IX

FRANÇOIS, seul.

François ! François ! Que s’est-il donc passé ? Où étaient ton courage et ta présence d’esprit ordinaire ?… (Comme suffoqué.) Ah ! mes propres créatures me trahissent… Les soutiens de ma fortune commencent à chanceler, et l’ennemi superbe entre avec fureur… Allons ! une prompte résolution !… Eh !… si j’allais moi-même… lui percer le dos d’un coup d’épée… Un homme blessé est un enfant. (Il marche à grands pas et s’arrête tout à coup avec un découragement qui décèle toute sa frayeur)… Qui suit tout doucement mes pas ? (Il roule autour de lui des yeux hagards.) Des figures que je n’ai jamais vues, des voix qui font grincer les dents ! Du courage ! certes, j’en ai… du courage… autant qu’un homme peut en avoir… Si une glace me trahissait, ou mon ombre, ou le vent de mon geste meurtrier ? Je frémis, mes cheveux se hérissent de peur, la moelle de mes os est sèche !… (Un poignard échappé de ses vêtements tombe à terre.) Je ne suis pas lâche… j’ai le cœur trop tendre… oui, c’est cela !… Ce sont les convulsions de la vertu mourante… Je l’admire… Il faudrait que je fusse un monstre pour tuer de mes mains mon propre frère. Non ! non ! non ! Loin de moi cette pensée… Ces restes d’humanité que je sens bouleverser mon être… Ah ! écoutons-les… Je ne veux pas tuer… Triomphe, nature… et moi aussi je sens encore quelque chose qui ressemble à l’amour… Qu’il vive ! (Il sort.)

 

SCÈNE X

Un jardin.

AMÉLIE, seule sous un berceau où viennent aboutir plusieurs allées couvertes.

« Tu pleures, Amélie !… » et il a dit cela avec une expression… une expression… J’ai cru sentir le temps se rajeunir et s’épanouir tous les printemps d’or de l’amour… Le rossignol chantait comme il chante en ce moment, et j’étais ivre de joie… Il me pressait contre son cœur… Ah ! si les âmes des morts ont commerce avec les vivants, cet étranger est l’ange, le bon génie de Charles !… Vois-tu, cœur faux et perfide, avec quel artifice tu embellis ton parjure ? Non ! non ! sors de mon âme, tu me fais horreur ! Loin de mon cœur, vœux impies ! Jamais fils de la terre n’habitera dans ce cœur où Charles est enseveli… Cependant, pourquoi mes pensées s’attachent-elles si fortement, si longtemps à cet inconnu, entrelacées dans les traits de mon Charles, comme confondues dans l’image de mon Charles bien-aimé ? « Tu pleures, Amélie ? » Ah ! fuis ! fuis ! Demain, je serai une sainte. (Elle se lève.) Une sainte ? Pauvre cœur ! quel mot as-tu prononcé ? Les sons en étaient si doux à mon oreille charmée… et maintenant… maintenant… tu m’as trahi, mon cœur. Tu me persuadais que c’était une victoire que je remportais sur toi (la main sur son cœur) ; tu m’as trahi. C’était du désespoir. (Elle s’assied sur un banc de gazon et se cache la figure dans ses mains.)

 

SCÈNE XI

AMÉLIE, HERMANN, venant le long d’une allée couverte.

HERMANN, à part.

Le premier pas est fait… Maintenant, que la tempête éclate, dût-elle monter jusqu’à mon gosier. (Haut.) Mademoiselle Amélie ! mademoiselle Amélie !

AMÉLIE, effrayée.

Un espion ! Que cherches-tu ici ?

HERMANN.

J’apporte des nouvelles plaisantes, joyeuses et horribles. Si vous êtes disposée à pardonner des offenses, vous entendrez des prodiges.

AMÉLIE.

Je n’ai point de mémoire pour des offenses, fais-moi grâce de tes nouvelles.

HERMANN.

Ne pleurez-vous pas un fiancé ?

AMÉLIE, le mesurant d’un long regard.

Enfant du malheur ! où sont tes droits à me faire cette question ?

HERMANN, avec un regard sombre.

Haine et amour.

AMÉLIE, amèrement.

Y a-t-il au monde quelqu’un qui aime ?

HERMANN, roulant des yeux féroces.

Jusqu’à se faire scélérat !… Depuis peu, ne vous est-il pas mort un oncle ?

AMÉLIE, tendrement.

Un père !

HERMANN.

Le père, le fiancé… Ils vivent !… (Il s’enfuit.)

 

SCÈNE XII

CHARLES MOOR, sortant d’une allée couverte ; AMÉLIE, qui est restée pétrifiée, se levant presque en délire.

AMÉLIE.

Charles vit encore ! (Elle se précipite sur les pas d’Hermann et rencontre Moor.)

MOOR.

Où courez-vous donc, l’œil en feu, mademoiselle ?

AMÉLIE.

Lui !… Terre, engloutis-moi !

MOOR.

Je venais vous faire mes adieux. Mais, ô ciel ! dans quelle émotion faut-il que je vous retrouve ?

AMÉLIE.

Adieu, comte, restez… Que je serais heureuse si vous n’étiez venu… Ah ! pourquoi êtes-vous venu en ce moment ?

MOOR.

Vous auriez donc été heureuse, alors ? (Se détournant.) Adieu !

AMÉLIE, l’arrêtant.

Pour l’amour de Dieu, restez !… Ce n’était pas là ce que je voulais dire. (Levant les mains.) Dieu ! Et pourquoi n’était-ce pas ma pensée ?… Comte, que vous a fait une jeune fille pour la rendre criminelle à ses propres yeux ? Que vous a fait l’amour que vous détruisez ?

MOOR.

Vous me tuez.

AMÉLIE.

Mon cœur si pur avant que mes yeux ne vous aient vu… Oh ! puissent-ils pour toujours s’éteindre, ces yeux qui ont souillé mon cœur !

MOOR.

À moi ? à moi cette malédiction, fille céleste ! Vos yeux et votre cœur sont innocents.

AMÉLIE.

C’est là son regard !… Comte, je vous en conjure… Détournez de moi ces regards qui remplissent mon âme de trouble. C’est lui que l’imagination perfide m’offre tout entier dans ce regard… Partez, venez sous la forme d’un reptile, je m’en trouverai mieux.

MOOR, avec un long regard d’amour.

Tu mens, jeune fille !

AMÉLIE, plus tendrement.

Ah ! comte ! que n’as-tu le cœur faux et menteur ? Si tu pouvais faire un jouet d’un pauvre cœur de femme… Oh ! la fausseté n’a jamais pénétré dans des yeux qui ressemblent à… ses yeux… comme s’ils étaient réfléchis dans une glace ?… je devrais le désirer… Heureuse ! si j’étais forcée de te haïr… Malheureuse !… si je ne pouvais pas t’aimer. (Moor pose avec une ardeur dévorante ses lèvres sur la main d’Amélie.) Tes baisers brûlent…

MOOR.

C’est mon âme qui brûle en eux.

AMÉLIE.

Va-t’en, pars, il en est temps encore… encore ! Il y a de la force dans l’âme d’un homme… Donne-moi l’exemple du courage, homme à l’âme forte.

MOOR.

Le fort qui te voit trembler succombe ! Ici, je prends racine. (Il cache son visage dans le sein d’Amélie.) C’est là que je veux mourir.

AMÉLIE, dans le plus grand désordre.

Fuis… ah ! laisse-moi… qu’as-tu fait ?… Éloigne tes lèvres. (Elle essaye en vain de le repousser.) Un feu sacrilège se glisse dans mes veines… (Avec abandon et fondant en larmes.) Fallait-il que tu vinsses de lointains rivages pour éteindre un amour qui a défié la mort ? (Le serrant plus fortement contre son sein.) Que Dieu te le pardonne, jeune homme !

MOOR, dans les bras d’Amélie.

Ah ! si c’est là la séparation de l’âme et du corps, mourir est le chef-d’œuvre de la vie !…

AMÉLIE, avec attendrissement et dans le délire.

Là où tu es présent, il y a été mille fois, et près de son cœur celle qui près de lui oubliait ciel et terre… Là son œil embrassait voluptueusement la nature dans toute sa majesté. C’est là qu’il a tant de fois paru sentir les ineffables bonheurs du regard qui soutient et récompense le juste. Et je voyais ses traits resplendir à l’idée des bienfaits de son souverain maître ; ses chants célestes enchaînaient le rossignol attentif à ses accords… Ici… sur ce rocher, il cueillait des roses… pour moi… ici… il me serrait sur son cœur… brûlait ses lèvres sur les miennes. (Moor n’est plus maître de ses sens, leurs baisers se confondent ; elle tombe pâle et presque évanouie.) Punis-moi Charles… j’ai violé mon serment.

MOOR, comme en délire, s’arrache des bras d’Amélie.

Quelque enfer me guette ! Je suis si heureux ! (Il attache ses regards sur Amélie.)

AMÉLIE, voyant briller l’anneau que Charles lui avait donné, se lève avec emportement.

Tu es encore au doigt de la criminelle ? Devais-tu être le témoin du parjure d’Amélie ?… Va-t’en… (Elle arrache l’anneau de son doigt et le donne à Moor.) Prends-le, prends-le, séducteur adoré… et avec lui mon amour… mon tout… mon Charles. (Elle tombe sur le banc de gazon.)

MOOR, pâlissant.

Ô toi ! là-haut ! est-ce là ce que tu voulais ?… C’est ce même anneau que je lui donnai pour gage de l’alliance… Entre dans l’enfer, amour. Mon anneau m’est rendu !

AMÉLIE, effrayée.

Qu’as-tu donc ?… Tu roules sur moi des regards féroces… Tes lèvres sont pâles comme la neige !… Infortunée ! la joie du crime se passe-t-elle si rapidement ?…

MOOR, redevenu maître de lui-même.

Rien, rien… (levant les yeux au ciel.) Je suis encore un homme ! (Il ôte son anneau et le met au doigt d’Amélie.) Prends aussi celui-ci… celui-ci… douce furie de mon cœur… et avec lui mon amour… mon tout… mon Amélie !

AMÉLIE, se levant tout à coup.

Ton Amélie ?

MOOR, avec attendrissement.

Oh ! une file qui m’était si chère et fidèle comme les anges. En nous quittant, elle m’avait donné son diamant pour adieu. Je lui laissai le mien pour gage d’une alliance éternelle. On lui dit que j’étais mort ; elle est restée fidèle au mort. On lui apprit ensuite que je vivais encore, et alors elle a violé la foi qu’elle m’avait jurée. Je vole dans ses bras… C’était la volupté des immortels… sens le coup de foudre qui a frappé mon cœur ! Elle me rend son diamant ; je lui ai rendu le sien.

AMÉLIE étonnée, les yeux baissés.

C’est singulier !… horrible !… singulier !…

MOOR.

Oh ! oui, horrible et singulier, chère enfant, beaucoup… encore beaucoup et beaucoup encore ; il reste à savoir à l’homme avant qu’il connaisse l’Être au-dessus de lui, qui se rit de ses serments et pleure sur ses projets… Mon Amélie est une fille bien malheureuse !

AMÉLIE.

Malheureuse… parce qu’elle t’a repoussé.

MOOR.

Malheureuse pour m’avoir donné un baiser, lorsqu’elle cessait de m’être fidèle.

AMÉLIE, avec une douceur douloureuse.

Oh ! alors, elle est bien malheureuse… la pauvre fille ! ah ! qu’elle soit ma sœur !… Mais il existe encore un monde meilleur.

MOOR.

Où les voiles tombent et l’amour, qui a vu, recule d’horreur… L’éternité est son nom. Mon Amélie est une fille bien malheureuse !

AMÉLIE, avec finesse.

Est-ce que toutes celles qui t’aiment et qui se nomment Amélie sont malheureuses ?

MOOR.

Toutes… lorsqu’elles pensent embrasser un ange, et qu’elles trouvent… un assassin dans leurs bras… Mon Amélie est une fille bien malheureuse !

AMÉLIE, exaltée.

Je la pleure !

MOOR, prenant la main d’Amélie pour lui faire reconnaître l’anneau qu’il vient de lui donner.

Pleure sur toi-même. (Il s’enfuit.)

AMÉLIE, qui a reconnu l’anneau.

Charles !… Charles !… Ô ciel et terre !… (Elle tombe évanouie.)

 

SCÈNE XIII

Une forêt. – Au fond, les ruines d’un château. – Il fait nuit.

LES BRIGANDS, campés ; SPIEGELBERG ET RAZMANN, causant sur le devant de la scène.

RAZMANN.

La nuit s’avance ! Et le capitaine qui n’est point arrivé.

SPIEGELBERG.

Écoute, Razmann, j’ai un secret à te confier… (Il parle bas.) Le capitaine, dis-tu ? Qui l’a fait notre capitaine ? N’a-t-il pas usurpé ce titre qui de droit m’appartient ?… Comment ! est-ce pour cela que nous mettons notre vie à la merci d’un dé, et n’essuyons-nous toute la mauvaise humeur du sort que pour avoir à nous féliciter d’être les esclaves d’un esclave ? Des esclaves ! quand nous pourrions être des princes !… Par Dieu ! Razmann, cela ne m’a jamais plu.

RAZMANN.

Tonnerre ! ni à moi, crois-le bien… Mais qu’y faire ?

SPIEGELBERG.

Tu me le demandes, et pourtant tu es de la bande… Razmann, si tu es ce que je t’ai cru jusqu’à ce jour… Razmann… on s’est aperçu de son absence… ils le croient à moitié perdu… Razmann… il me semble que son heure funèbre a sonné. Comment ! tu ne sautes pas de joie quand l’heure de la liberté sonne pour toi ! Tu n’as même pas assez de courage pour écouter la confidence d’un grand dessein !

RAZMANN.

Ah ! Satan ! de quels liens enlaces-tu mon cœur ?

SPIEGELBERG.

Cela aurait pris ?… Bon ! suis-moi donc. J’ai bien remarqué par quel chemin il s’est échappé. Viens. Deux pistolets manquent rarement, et puis…

SCHWEIZER, qui a saisi quelques mots de l’entretien, se lève avec fureur, son coutelas à la main.

Ah ! scélérat ! tu me rappelles bien à propos les forêts de la Bohême… N’étais-tu pas ce lâche qui a commencé à crier comme un canard à la vue de l’ennemi ?… J’ai alors juré sur mon âme… Meurs, assassin !… (Il se jette sur Spiegelberg ; tous deux se battent avec rage.)

LES BRIGANDS, en tumulte.

Au meurtre ! au meurtre !… Schweizer… Spiegelberg… séparez-les !

SCHWEIZER, après avoir poignardé Spiegelberg.

Tiens !… crève !… Soyez tranquilles, camarades !… Que cette chasse au lapin ne vous effraye pas. Cet animal jaloux a toujours haï le capitaine, et n’a pas une seule blessure sur sa peau huileuse… Cette vile canaille !… C’est par derrière qu’il voulait assassiner des hommes ! Assassiner par derrière !… Des sueurs de sang ont-elles desséché nos joues pour que nous sortions du monde comme des lâches ? Bête brute ! nous sommes-nous campés sous le sifflement des balles, sous le feu et la fumée, pour crever empoisonnés comme des rats ?

GRIMM.

Diable ! le capitaine sera furieux.

SCHWEIZER.

C’est mon affaire… Schufterle en a fait autant ; aussi, à présent, il se balance en Suisse, au haut d’une potence, comme le capitaine le lui avait prédit. (On entend un coup de feu.)

GRIMM, sursautant.

Un coup de pistolet !… Un autre !… Holà !… le capitaine !

KOSINSKY.

Un moment, il faut qu’il tire un troisième coup. (Nouveau coup de feu.)

GRIMM.

C’est lui ! c’est lui ! Cache-toi, Schweizer ! laisse-moi lui parler. (Ils sonnent du cor.)

 

SCÈNE XIV

MOOR, LES PRÉCÉDENTS.

SCHWEIZER, courant à sa rencontre.

Sois le bien venu, mon capitaine !… J’ai été un peu vif pendant ton absence. (Il le conduit près du cadavre.) Sois juge entre cet homme et moi : c’est par derrière qu’il a voulu t’assassiner.

MOOR, étonné, s’écrie tout à coup :

Ô doigt inconcevable de la Némésis vengeresse ! n’est-ce pas lui dont la voix de sirène nous a séduits ?… Consacre ce glaive à l’incompréhensible déesse. Ce n’est pas toi qui as fait cela, Schweizer ?

SCHWEIZER.

Pardieu ! c’est bien moi qui l’ai fait, et, mille diables ! ce n’est pas la plus mauvaise action de ma vie. (Il jette son épée sur le mort et s’en va de mauvaise humeur.)

MOOR, pensif.

J’entends… Roi des cieux !… j’entends… les feuilles desséchées tombant… Mon automne est venu. Ôtez celui-ci de mes yeux. (On emporte le cadavre de Spiegelberg.)

GRIMM.

Donne-nous tes ordres, capitaine. Que faut-il faire ?

MOOR.

Bientôt,… bientôt tout sera accompli. Je me suis perdu moi-même en allant… Prenez vos cors, et sonnez, il faut que je me reberce dans les jours de ma force… Sonnez du cor !

KOSINSKY.

Il est minuit, capitaine. Le sommeil pèse sur nous comme du plomb. Depuis trois jours nous n’avons pas fermé les yeux.

MOOR.

Le sommeil balsamique tombe-t-il donc aussi sur les yeux des bandits ? Pourquoi me fuit-il, moi ? Ai-je été un lâche ou un misérable !… Sonnez, je l’ordonne !… Il faut que j’entende une musique guerrière pour que mon génie endormi se réveille. (Ils jouent une marche. Moor, absorbé dans sa pensée, se promène devant eux, et d’un geste les fait tous cesser.) Allez dormir. Bonne nuit ! demain je vous parlerai.

LES BRIGANDS.

Bonne nuit, capitaine, (Ils s’endorment. – Profond silence.)

 

SCÈNE XV

MOOR.

Une longue… longue nuit… Elle n’aura jamais d’aurore !… Tremblerai-je ?… Ombres de ceux que j’ai étranglés, je ne tremblerai point. Vos râles, votre visage bleuâtre, vos horribles et larges plaies ne sont que les anneaux de la chaîne éternelle de la destinée, et cette chaîne tout entière est attachée aux heures de mes joies, à l’humeur de ma nourrice et de mon gouverneur, au caractère de mon père, au sang de ma mère. Pourquoi mon Perillus n’a-t-il fait de moi qu’une bête sauvage, dont les entrailles brûlantes dévorent l’humanité ? (Il pose le bout d’un pistolet sur son front.) Sur ce canon s’embrassent le temps et l’éternité… Affreuse clef, qui ferme derrière moi la prison de la vie, qui m’ouvre le séjour de la liberté éternelle ! dis-moi, oh ! dis-moi, où me conduiras-tu ?… Terre étrangère, que n’a encore foulée aucun pied humain ! L’humanité succombe, accablée de cette effrayante image ; les fibres se détendent, et l’imagination, singe malicieux des sens, fait bondir des fantômes devant nos yeux épouvantés… Non, non, un homme ne doit pas trembler. Sois ce que tu voudras, inconnue, au-delà sans nom ! pourvu que mon moi me reste fidèle, et que je l’emporte !… Les dehors ne sont que la couleur de l’esprit. Je suis moi-même mon ciel et mon enfer. (Étendant au loin ses regards). Si tu me laissais un univers réduit en cendres, que tu aurais banni de tes yeux, où je serais seul avec la nuit solitaire et les déserts éternels… alors je peuplerais le vide silencieux de mes rêves, et j’aurais l’éternité pour analyser à loisir le tableau embrouillé des misères humaines… Ou voudrais-tu, par des transformations renaissantes, par un spectacle de misères toujours nouveau, de degrés en degrés, me conduire au néant ? Ne pourrai-je plus briser le fil de la vie qui me sera filé au delà de la mort, aussi facilement que je brise celui-ci ?… Tu peux me réduire à rien, mais cette liberté, tu ne peux me la ravir. (Il arme son pistolet et tout à coup s’arrête.) Et je mourrai par la crainte d’une vie pleine de tourments ? Me laisserai-je vaincre par le malheur ? Non, non ! je dois le supporter. Ô mon orgueil ! épuise la douleur ! Je veux accomplir ma destinée. (La nuit devient toujours plus sombre. Minuit sonne.)

 

SCÈNE XVI

LES PRÉCÉDENTS ; HERMANN, ensuite UNE VOIX dans la tour.

HERMANN.

Silence ! horribles hurlements !… C’est le hibou qui pousse ses cris sinistres !… Minuit sonne dans le village… Bien ! tout dort… Le remords seul veille… et la vengeance. (Il s’approche de la tour et frappe.) Viens, homme de douleur !… Habitant de la tour, ton repas est prêt.

MOOR, frémissant.

Qu’entends-je ?

UNE VOIX, sortant de la tour.

Qui frappe ? Est-ce toi, Hermann, mon corbeau ?

HERMANN.

Oui, c’est moi Hermann, ton corbeau. Viens à la grille et mange… Tes camarades de nuit, les hiboux, hurlent d’horribles chants. Tu manges avec appétit, vieillard.

LA VOIX.

J’avais bien faim… Je te remercie, envoyeur de corbeaux, pour ce pain envoyé dans le désert. Et comment va ma chère enfant, Hermann ?

HERMANN.

Paix !… Écoute… On dirait des gens qui ronflent !… N’entends-tu rien ?

LA VOIX.

Comment ? Entends-tu quelque chose ?

HERMANN.

C’est le sifflement du vent au travers des fentes de la tour. Une musique de nuit qui vous fait claquer les dents et bleuir les ongles… Écoute ! écoute !… Il me semble toujours entendre ronfler. Tu as de la compagnie, vieillard !… Hou ! hou ! hou !

LA VOIX.

Vois-tu quelque chose ?

HERMANN.

Adieu ! Adieu !… quel affreux désert !… Redescends dans ton souterrain… Ton sauveur est près, ton vengeur… (Il veut fuir.)

MOOR, s’approchant avec horreur.

Reste !…

HERMANN, poussant un cri effrayé.

Qui est là ?…

MOOR.

Arrête… parle… qui es-tu ? que viens-tu faire ici ? parle !

HERMANN, s’avançant.

C’est un des espions de François… c’est certain… Je ne crains plus rien. (Mettant l’épée à la main). Défends-toi, lâche ! Tu as un homme devant toi.

MOOR, lui faisant sauter au loin son épée.

C’est une réponse que je veux. À quoi bon ce jeu de scélérat ?… Tu parlais de vengeance… C’est à moi seul dans ce monde qu’appartient la vengeance… Qui ose attenter à mes droits ?

HERMANN, effrayé et reculant.

Par le ciel ! celui-là n’est pas né d’une femme !… Il a un coup de poignet qui vous énerve comme la mort.

LA VOIX.

Hélas ! Hermann, est-ce toi qui parles ?… À qui parles-tu, Hermann ?

MOOR.

Encore là-bas. Que se passe-t-il ici ? (Courant vers la tour). Quelque abominable secret est caché dans la tour… Avec cette épée, je le découvrirai.

HERMANN, tremblant.

Terrible étranger, serais-tu par hasard le lutin de ce désert ?… Ne serais-tu pas un des sbires de l’obscure déesse qui font patrouille dans ce bas monde, et passent en revue les naissances de minuit ?… Oh ! s’il est vrai, sois le bien venu près de cette affreuse tour.

MOOR.

Tu l’as deviné, voyageur nocturne. Ange exterminateur est mon nom ; j’ai des os et des membres comme toi. Est-ce un infortuné que les hommes ont jeté dans les fers ? Je les briserai… Ô voix ! fais-toi donc entendre encore !… Où est la porte ?

HERMANN.

Belzébuth forcerait plus aisément les portes du ciel que toi celle-ci. Retire-toi, homme fort ; l’esprit des scélérats surpasse le sens des hommes. (Il touche la tour de son épée.)

MOOR.

Mais non pas l’esprit des voleurs. (Il tire quelque passe-partout de sa poche.) Ô Dieu ! je te remercie de m’avoir mis à leur tête !… Ces clefs-là se rient de la prudence des enfers. (Avec une de ses clefs il ouvre la porte. Il sort de la tour un vieillard décharné comme un squelette. Moor recule d’horreur.)À part. – Effroyable illusion ! Mon père !

 

SCÈNE XVII

LE VIEUX COMTE MAXIMILIEN DE MOOR, LES PRÉCÉDENTS.

LE VIEUX COMTE.

Ô mon Dieu ! je te rends grâce, l’heure de ma délivrance est arrivée.

MOOR.

Ombre du vieux Moor, qui t’a troublé dans la tombe ? As-tu traîné après toi dans l’autre monde un crime qui te ferme l’entrée du Paradis ? Je ferai dire des messes. Je veux prier Dieu qu’il rappelle ton ombre errante. As-tu enterré l’or des veuves et des orphelins ? Est-ce pour t’en punir que tu erres à cette heure en gémissant ?… Je veux arracher ce trésor souterrain aux griffes du dragon magique, dût-il vomir sur moi des torrents de flamme, et se ruer sur mon épée avec d’horribles grincements de dents. Ou viendrais-tu là, à ma demande, m’expliquer les énigmes de l’Éternité ? Parle, parle ! je ne suis point l’homme de la pâle crainte.

LE VIEUX COMTE.

Je ne suis point un esprit ; touche mes os, je vis, oh ! d’une vie misérable et douloureuse !

MOOR.

Quoi, tu n’as pas été enterré ?

LE VIEUX COMTE.

J’ai été enterré : c’est-à-dire, un chien mort gît à ma place dans le tombeau de mes pères. Et moi… depuis trois lunes, je languis dans cette sombre tour, où pas un rayon de lumière ne m’a éclairé, où jamais un air doux et pur ne m’a rafraîchi, où les aigres corbeaux croassent, où la chouette hurle ses présages sinistres.

MOOR.

Ciel et terre ! qui a fait cela !

HERMANN, avec une joie horrible.

Un fils !

LE VIEUX COMTE.

Ne le maudis pas.

MOOR.

Un fils ? (Se jetant avec rage sur Hermann.) Menteur, à la langue de serpent ! Un fils ! répète encore un fils, et je plonge mille poignards dans ton gosier sacrilège ! Un fils !

HERMANN.

C’est peut-être un démon qui a fait tout cela, mais moi je ne puis pas dire autrement : oui, son fils !

MOOR, comme pétrifié.

Ô chaos éternel !

LE VIEUX COMTE.

Si tu es un homme et si tu as un cœur d’homme… Sauveur ! que je ne connais pas, oh ! alors, écoute le désespoir d’un père que ses fils lui ont préparé… Depuis trois lunes, je ne m’en suis plaint qu’à ces murs de roc, et leur voix barbare n’a fait que singer mes gémissements… C’est pourquoi si tu es un homme et si tu as un cœur d’homme…

MOOR.

Cette prière attendrirait des bêtes féroces !

LE VIEUX COMTE.

J’avais été malade, je gardais encore mon lit, à peine avais-je recueilli un peu de force après une longue et douloureuse maladie ; on m’amena un homme qui m’annonça que mon premier né était mort dans une bataille, et dans ses derniers adieux, c’était ma cruelle malédiction qui l’avait jeté dans les combats, dans la mort, dans le désespoir.

HERMANN.

Mensonge ! Horrible imposture ! Ce lâche c’était moi-même, qu’il avait acheté avec de l’or et des promesses, pour empêcher vos recherches sur ce fils, et empoisonner d’un seul coup le reste de vos jours.

LE VIEUX COMTE.

Toi, toi ? Ô ciel ! Et c’était une infernale machination ! J’ai été trompé ?

MOOR, s’éloignant.

L’entends-tu, Moor, l’entends-tu ? Un jour horrible commence à m’éclairer.

HERMANN.

Écrasez-moi comme un reptile impur ! J’étais son complice, je supprimais les lettres de votre Charles ; je changeais les vôtres, et j’en faisais passer d’autres remplies de haine et de cruauté. C’est ainsi qu’on vous a trahi… c’est ainsi qu’ils l’ont arraché de votre testament et de votre cœur.

MOOR, dans le plus affreux déchirement de cœur.

Et pour cela, voleur et assassin ! (Le poing tantôt sur la poitrine et tantôt sur le front.) Oh insensé… insensé… Des ruses infâmes… Et pour cela incendiaire et assassin. (Il marche avec fureur).

LE VIEUX COMTE, avec une colère qui s’éteint graduellement.

François, François !… Mais je ne veux plus maudire… Et moi, qui n’ai rien vu, qui n’ai rien soupçonné. Malheur au père indulgent et aveugle !

MOOR, s’arrêtant.

Et ce père dans la tour ? (Il concentre sa douleur.) Ce n’est pas à moi de me plaindre et d’entrer en fureur. (Au vieillard avec un calme forcé.) Continuez.

LE VIEUX COMTE.

Je m’évanouis à cette nouvelle… Il faut que l’on m’ait cru mort ; car, en revenant à moi, j’étais déjà dans la bière, enseveli dans un linceul. Je grattai les planches du cercueil : on l’ouvrit. Autour de moi la nuit sombre… Mon fils François était là qui me regardait… « Quoi ! s’écria-t-il d’une voix terrible, veux-tu donc vivre éternellement ?… » Et il referma le cercueil. Le tonnerre, de sa voix, m’avait privé de tous mes sens ; à mon réveil, je sentis le cercueil soulevé, puis roulé sur une voiture. Où me conduisaient-ils ? Enfin ils ouvrent mon cercueil, je me trouvai à l’entrée de ce souterrain, mon fils y était aussi, et l’homme qui m’avait apporté l’épée tachée du sang de mon Charles… Comme j’embrassai ses genoux ! Je l’ai prié, je l’ai conjuré le front dans la poussière de ses pieds !… Les prières de son père n’arrivaient point à son cœur… « Jetez là cette charogne. (J’ai entendu tonner ces épouvantables paroles dans sa bouche.) Il a assez vécu ! » Et je fus poussé dans ce souterrain sans pitié, et mon fils François ferma sur moi cette grille de fer.

MOOR.

Ce n’est point possible ! Il faut que vos malheurs aient égaré votre raison.

LE VIEUX COMTE.

Cela pourrait bien être. Écoute, mais ne t’irrite pas. Voilà comme je suis resté pendant vingt heures, et personne qui pensât à ma peine. Jamais pied mortel n’approche ce désert ; car on dit que les esprits de mes pères traînent des chaînes bruyantes sur ces ruines, et hurlent leurs chants de mort à l’heure de minuit. Enfin j’entendis la porte s’ouvrir ; cet homme m’apporta du pain et de l’eau, et m’apprit que j’avais été condamné à mourir de faim, et qu’il exposait sa vie si l’on venait à découvrir qu’il osât m’apporter à manger. C’est ainsi que j’ai été douloureusement conservé pendant ce long temps, mais le froid continuel… l’air souillé de mes excréments… un chagrin sans bornes, j’ai perdu toutes mes forces, mon corps s’est desséché… Mille fois, avec des larmes, je demandais à Dieu la mort ; mais il faut que la mesure de ma punition ne soit pas comblée ou peut-être quelque joie m’attend encore, puisque j’ai été si miraculeusement conservé. Mais je souffre avec justice… Mon Charles ! mon Charles !… et il n’avait pas encore de cheveux blancs.

MOOR.

C’est assez. Levez-vous ! cœurs de pierre ! Dorment-ils d’un sommeil de fer ! Allons, aucun d’eux ne s’éveillera-t-il ? (Moor tire un coup de pistolet au-dessus de sa bande endormie.)

 

SCÈNE XVIII

LES PRÉCÉDENTS ET LES BRIGANDS qui se lèvent en sursaut.

LES BRIGANDS.

Hé ! holà ! holà ! Qu’y a-t-il ?

MOOR.

Est-ce que cette histoire ne vous a pas fait sortir du sommeil ?… Le sommeil éternel s’en fût éveillé ! Regardez, regardez, les lois du monde ne sont plus que des jeux du hasard ; les liens de la nature sont brisés ; l’antique Discorde est détachée dans les enfers. Le fils a tué son père.

LES BRIGANDS.

Que dit le capitaine ?

MOOR.

Non, pas tué ! c’est embellir la cruauté ! Le fils a mille fois roué, empalé, mis à la torture, écorché son père. Ces mots sont trop humains : ce qui fait rougir le crime, ce qui fait frémir le cannibale, ce que, depuis l’éternité, aucun démon n’a imaginé… le fils à son propre père !… Oh ! regardez, regardez, il s’est évanoui… Dans un souterrain, un fils a jeté son père tout vivant… Froid ! nudité ! faim ! soif ! Oh ! regardez donc, regardez donc !… C’est mon père, je veux vous en faire l’aveu.

LES BRIGANDS, s’avançant et entourant le vieillard.

Ton père ? ton père ?

SCHWEIZER s’approche respectueusement et se jette aux pieds du vieillard.

Père de mon capitaine, je baise la poussière de tes pieds. Commande à mon poignard.

MOOR.

Vengeance ! Vengeance ! vengeance pour toi, vieillard, si cruellement profané ! (Il déchire son habit du haut en bas.) Voilà comme je déchire pour jamais les nœuds fraternels ; voilà comme je maudis, à la face du ciel ouvert, chaque goutte du sang de mon frère. Ô lune ! et vous, astres de la nuit, écoutez-moi ; entends mes cris, ciel funèbre, qui jettes tes regards sur cette abomination. Écoute-moi, Dieu trois fois terrible, toi qui règnes là-haut au-dessus de la lune, qui venges et condamnes au-dessus des étoiles, et qui allumes ta foudre au-dessus de la nuit : me voici à genoux… Voici que je lève les trois doigts dans le frémissement de la nuit… Ici, je jure, et que la nature me jette hors de son enceinte si je manque à mon serment, je jure de ne plus saluer la lumière du jour que le sang du parricide ne soit répandu sur cette pierre, et que la vapeur impure n’en monte vers le soleil ! (Il se lève.)

LES BRIGANDS.

C’est un tour de Bélial ! qu’ils disent encore que nous sommes des coquins ! Non, par tous les démons ! nous n’avons jamais rien fait d’aussi affreux !

MOOR.

Oui, et par tous les terribles soupirs de ceux qui sont tombés sous vos poignards, par ceux que mes flammes ont dévorés, et que ma tour dans sa chute a écrasés… aucune idée de meurtre ou de vol ne s’arrêtera dans votre sein que vos habits à tous ne soient teints du sang de ce maudit… Auriez-vous imaginé jamais que vous fussiez le bras de la plus haute Majesté ? Le nœud de notre destinée se débrouille. Aujourd’hui, aujourd’hui, une invincible puissance ennoblit notre métier ! Adorez celui qui vous charge de sublimes desseins, qui vous amène dans ces déserts, qui vous a jugés dignes d’être les anges terribles de son impénétrable justice. Découvrez vos têtes, agenouillez-vous dans la poussière, et relevez-vous sanctifiés. (Ils tombent tous à genoux et se prosternent.)

SCHWEIZER.

Commande, capitaine, que faut-il faire ?

MOOR.

Lève-toi Schweizer, et touche ces cheveux sacrés. (Il le conduit vers son père, et lui fait serrer dans sa main une boucle de ses cheveux.) Tu sais comme tu as fendu la tête à ce cavalier bohémien, lorsqu’il levait le sabre sur moi, lorsqu’épuisé de fatigue et de sang, mes genoux tremblants se dérobaient sous moi. Alors je t’ai promis une récompense digne d’un roi : jusqu’à présent, je n’ai point encore pu te payer ma dette.

SCHWEIZER.

Tu me l’as juré, il est vrai, mais laisse-moi te nommer à jamais mon débiteur.

MOOR.

Non, dès aujourd’hui, je veux te payer. Jamais, Schweizer, mortel ne fut honoré comme toi !… Venge mon père ! (Schweizer se lève).

SCHWEIZER.

Grand capitaine ! aujourd’hui, pour la première fois, tu m’as rendu orgueilleux… Ordonne ! Quand, comment, où, dois-je frapper ?

MOOR.

Les minutes sont comptées, il faut te hâter. Choisis les plus dignes de la bande, et conduis-les tout droit au château du seigneur. Traîne-le hors du lit s’il dort, ou s’il est couché dans les bras de la volupté ; enlève-le de la table où il s’est enivré ; arrache-le des pieds du crucifix si tu l’y trouves prosterné. Mais, prends garde, c’est un ordre rigoureux, ne me l’amène pas mort. Je taillerai en pièces, et je donnerai à manger aux vautours affamés les membres déchirés de celui qui osera seulement effleurer sa peau, ou arracher un seul de ses cheveux. Il faut que je l’aie tout entier, et si tu l’amènes tout entier et vivant, tu auras un million pour récompense. Aux dépens de ma vie, je le volerai à un roi, et toi, tu seras libre comme l’air… Si tu m’as compris, hâte ma vengeance.

SCHWEIZER.

Il suffit, capitaine. Touche. (Il lui tend la main.) Ou tu ne verras personne, ou tu nous verras revenir deux. Anges exterminateurs de Schweizer, venez. (Il part, suivi d’une bande de brigands et de Hermann.)

MOOR.

Vous autres, dispersez-vous dans la forêt… Je reste.

 

FIN DU QUATRIÈME ACTE

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE

Une suite de chambres. – Il fait nuit noire.

FRANÇOIS DE MOOR, en robe de chambre, entrant à pas précipités ; DANIEL, accourant derrière lui.

FRANÇOIS.

Trahi ! Trahi ! Les tombeaux vomissent des esprits… L’empire de la mort, réveillé du sommeil éternel, mugit contre l’assassin !… Qui remue là-bas ?

DANIEL, inquiet.

Que le ciel ait pitié de nous ! Est-ce vous, monseigneur, qui poussez des cris si horribles sous ces voûtes, que tous ceux qui dorment s’éveillent en sursaut ?

FRANÇOIS.

Ceux qui dorment ? Qui vous a dit de dormir ? Personne à cette heure ne doit dormir, entends-tu ? Tout doit être éveillé… armé… Qu’on charge tous les fusils… Les as-tu vus là-bas se glisser le long des corridors ?

DANIEL.

Qui, monseigneur ?

FRANÇOIS.

Qui ? triple brute ! qui ? Tu demandes qui, froidement, sottement… Cela m’a pris comme un étourdissement ! Qui ? âne ? qui ? des ombres et des démons ! La nuit est-elle bien avancée ?

DANIEL.

On vient de crier deux heures.

FRANÇOIS.

Quoi ! cette nuit va-t-elle donc durer jusqu’au jour du jugement dernier ? N’as-tu point entendu de tumulte dans le voisinage, des cris de victoire, un bruit de chevaux au galop… Où est Char… ? le comte, veux-je dire ?

DANIEL.

Je ne sais pas, maître.

FRANÇOIS.

Tu ne sais pas ?… Tu es aussi du complot. De mon pied je ferai sortir ton cœur à travers tes côtes, avec ton maudit « je ne sais pas ! » Et aussi des mendiants conjurés contre moi. Ciel ! enfer ! tout ! contre moi conjurés !

DANIEL.

Mon maître !…

FRANÇOIS.

Non !… je ne tremble pas ! ce n’était qu’un songe. Les morts ne ressuscitent point encore… Qui dit que je tremble et que je suis pâle ?… Je me trouve si bien, si à mon aise !

DANIEL.

Vous êtes pâle comme la mort, votre voix tremblante est entrecoupée de soupirs.

FRANÇOIS.

J’ai la fièvre, je me ferai saigner demain.

DANIEL.

Oh ! vous êtes sérieusement malade !

FRANÇOIS.

Oui, certainement, tu l’as dit ; c’est là tout… Et la maladie trouble la raison et nous donne des rêves bizarres qui tiennent du prodige… Des rêves ne signifient rien… n’est-ce pas, Daniel ?… Les rêves viennent de l’estomac, et des rêves ne signifient rien. J’avais tout à l’heure un rêve très gai… (Il tombe évanoui.)

DANIEL.

Dieu ! qu’est-ce que tout cela veut dire ? Georges, Conrad, Bastien, Martin ! Donnez seulement un signe de vie. (Il le secoue.) Écoutez, par pitié !… On va dire que je l’ai tué ! Que Dieu ait pitié de moi !

FRANÇOIS, dans le plus grand trouble.

Va-t’en, va-t’en !… Qu’as-tu à me secouer ainsi, abominable squelette ! Les morts ne ressuscitent point encore.

DANIEL.

Ô bonté éternelle !… Il a perdu la raison !

FRANÇOIS, se levant épuisé.

Où suis-je ?… Daniel ! qu’ai-je dit ?… N’y fais pas attention : quelque chose que j’aie pu dire, j’ai dit un mensonge. Viens ! aide-moi… C’est un étourdissement subit… parce que… parce que… je n’ai pas assez dormi.

DANIEL.

Je vais appeler du secours… un médecin.

FRANÇOIS.

Reste. Assieds-toi près de moi, sur ce sofa… Comme cela… Tu es un homme raisonnable, un brave homme ; je veux te raconter…

DANIEL.

Pas à présent, une autre fois. Je veux vous coucher ; le repos vous vaudra mieux.

FRANÇOIS.

Non, je t’en prie, écoute-moi, et moque-toi bien de moi ! Tiens, il me semblait avoir fait un repas de roi, et mon cœur était joyeux ; dans ma riante ivresse, je sommeillais sur le gazon, dans un des jardins du château. Tout à coup… tout à coup… Mais, je te le répète, moque-toi bien de moi…

DANIEL.

Tout à coup ?…

FRANÇOIS.

Un coup de foudre frappe mon oreille engourdie ; je me lève en chancelant et avec le frisson de la mort… et… regarde : je vois l’horizon tout en flammes, et les montagnes, les villes et les forêts se fondre comme la cire sur un brasier, et mille tempêtes de vents irrités chassaient devant eux les mers, le ciel et la terre.

DANIEL.

C’est le vrai tableau du jugement dernier.

FRANÇOIS.

Quelle folie, n’est-ce pas ?… Je vis un être qui s’avançait, qui portait à sa main étendue une balance d’airain ; il la suspendait entre l’Orient et l’Occident. « Approchez, s’écria-t-il, enfants de la poussière, je pèse les pensées ! »

DANIEL.

Que Dieu ait pitié de moi !

FRANÇOIS.

Ils restaient tous immobiles, pâles comme la neige ; une horrible attente serrait douloureusement tous les cœurs. Alors je crus entendre mon nom sortir le premier des éclairs de la montagne, et la moelle se gela dans mes os, et mes dents frémissantes s’entrechoquaient comme des dents de fer.

DANIEL.

Oh ! que Dieu vous pardonne !

FRANÇOIS.

Il ne l’a pas fait… regarde !… Un vieillard se présente, courbé sous le poids des chagrins, et le bras à moitié rongé, tant sa faim avait été affreuse ; tous les regards, terrifiés, n’osaient s’arrêter sur cet homme. Ce vieillard, je le connaissais. Il coupa une boucle de ses cheveux blancs… et la jeta… la jeta… dans la balance maudite… et j’entendis une voix éclatante comme le tonnerre sortir des rochers enflammés : « Grâce ! grâce pour tous les pécheurs de la terre et de l’abîme… Tu es seul réprouvé. » (Longue pause.) Eh bien ! tu ne ris pas ?

DANIEL.

Puis-je rire quand tous mes os tressaillent ! Les songes viennent de Dieu.

FRANÇOIS.

Fi donc, fi donc ! ne dis pas cela ! Appelle-moi, te dis-je, un fou, un enfant ; appelle-moi comme tu voudras ; je t’en prie, Daniel, moque-toi bien de moi.

DANIEL.

Les songes viennent de Dieu. Je vais le prier pour vous. (Il sort.)

FRANÇOIS.

Sagesse populaire ! terreurs vaines d’une multitude superstitieuse !… Il n’est pas encore décidé si le passé n’est point passé, et s’il se trouve là haut un œil au-dessus des étoiles… Hum, hum ! qui m’a inspiré cette pensée ? Est-ce qu’il y aurait là-haut un Vengeur ?… Non, non ! oui, oui ! Quels sifflements viennent bruire à mon oreille ? Y a-t-il là-haut un juge ? Paraître cette nuit devant le suprême Vengeur ! Non ! Misérable refuge où veut se cacher ton lâche cœur… là-haut, au-dessus des étoiles, tout est vide, solitaire et sourd… Si pourtant… Non ! cela n’est pas. Je veux que cela ne soit pas… Mais s’il était vrai ? Ah ! malheureux ! si tout est compté ! si tu devais régler ton compte dès cette nuit !… Pourquoi ce frémissement qui ébranle tous mes os ? Mourir ! Pourquoi ce mot, qui n’est rien, a-t-il glacé mon sang ?… Rendre compte au Vengeur là-haut… Et s’il est juste… s’il est juste ?…

 

SCÈNE II

FRANÇOIS, UN VALET.

UN VALET, accourant tout effrayé.

Amélie s’est enfuie et le comte a disparu.

 

SCÈNE III

LES PRÉCÉDENTS, DANIEL, encore plus effrayé, puis SCHWEIZER, GRIMM.

DANIEL.

Monseigneur, une troupe de cavaliers de feu vient au galop le long de l’avenue. Ils crient : « Au meurtre ! au meurtre ! » Tout le village est en alarme.

FRANÇOIS.

Va ! Fais sonner toutes les cloches. Que tout le monde coure à l’église se prosterner… et prie pour moi… Qu’on mette les prisonniers en liberté… Je veux rendre aux pauvres le double, le triple… Je veux… Va donc !… Appelle donc le confesseur, que sa bénédiction chasse au loin mes péchés… Tu n’es pas encore parti ? (Le tumulte augmente.)

DANIEL.

Que Dieu me pardonne !… Je ne sais, voulez-vous sérieusement ce que vous demandez ? Vous qui avez si obstinément refusé de plier, et qui tant de fois…

FRANÇOIS.

Tais-toi… Mourir, vois-tu ? mourir ! Il sera trop tard. (On entend les cris de Schweizer.) Prie donc, prie donc !

DANIEL.

Je vous l’ai toujours dit !… Vous méprisez tant la prière… Mais prenez garde, prenez garde. Quand vous serez dans la peine, quand l’eau vous ira jusqu’à l’âme…

SCHWEIZER, dans la rue devant le château.

À l’assaut ! Tuez-les ! forcez les portes ! Je vois de la lumière, c’est là qu’il doit être.

FRANÇOIS.

Écoute ma prière, Dieu du ciel… C’est pour la première fois… Exauce-moi, Dieu du ciel.

SCHWEIZER, toujours dans la rue.

Fais-les reculer à coups d’épée, camarade… C’est le diable qui vient chercher votre seigneur… Où est Schwarz avec sa troupe ? Poste-toi près du château, Grimm !… Franchis les murs !

GRIMM.

Allez chercher des torches… Nous monterons ou il descendra… Je vais mettre le feu à son château.

FRANÇOIS, priant.

Mon Dieu ! je n’ai pas été un assassin ordinaire… Je ne me suis jamais arrêté à des misères, mon Dieu…

DANIEL.

Que Dieu ait pitié de nous ! Jusqu’à ses prières, qui sont des péchés ! (On brise les vitres à coups de pierres : des torches tombent de tous côtés dans la chambre. Le château brûle.)

FRANÇOIS,

Je ne puis pas fuir. (Se frappant le front et la poitrine.) Ici et là tout est vide et desséché… (Il se lève.) Non, je ne veux pas fuir.

DANIEL.

Jésus, Maria ! aidez-nous… sauvez-nous ! Tout le château est en feu.

FRANÇOIS.

Prends cette épée et pousse-la moi par derrière jusque dans le ventre… Je ne veux pas servir de jouet à ces scélérats. (Le feu éclate.)

DANIEL.

Que Dieu m’en garde ! Je ne voudrais envoyer personne trop tôt dans le ciel, bien moins encore dans… (Il se sauve.)

 

SCÈNE IV

FRANÇOIS, seul, suivant Daniel des yeux.

Dans l’enfer, veux-tu dire ?… Oui, je me doute bien de quelque chose de semblable… Sont-ce là leurs chants de joie ? Est-ce vous que j’entends siffler, serpents de l’abîme ?… Ils montent… ils assiègent ma porte… Pourquoi la pointe de mon épée me fait-elle frémir ?… La porte craque… elle tombe… impossible d’échapper ! (Il va pour se jeter dans les flammes ; les brigands le poursuivent.)

 

SCÈNE V

Le lieu de la scène est le même que dans la scène XIII du quatrième acte.

LE VIEUX COMTE, assis sur une pierre ; MOOR, debout devant lui ; LES BRIGANDS, épars dans la forêt.

MOOR.

Il vous fut cher, votre autre fils.

LE VIEUX COMTE.

Tu le sais, ô ciel ! Pourquoi me suis-je laissé tromper par les ruses d’un mauvais fils ? J’étais un père heureux entre tous les pères ! Autour de moi mes enfants, mes radieuses espérances, s’élevaient comme des fleurs printanières… Mais, ô heure infortunée ! un mauvais génie est entré dans le cœur de mon second fils ; je me fiai au serpent… et j’ai perdu mes deux enfants !… (Il cache son visage dans ses mains tremblantes ; Moor s’éloigne de lui.) Oh ! je sens profondément ce que m’a dit Amélie ; c’est la vengeance elle-même qui a parlé par sa bouche : « Tu étendras en vain ta main mourante vers un fils ; en vain tu croiras saisir la main brûlante de ton Charles, jamais il ne sera près de ton lit. » (Moor, sans le regarder, lui tend la main.) Mais il est loin d’ici dans la maison étroite, il doit déjà du sommeil de fer ; il n’entendra jamais la voix de ma douleur… Malheureux père ! Mourir dans les bras d’un étranger !… Plus de fils ! plus de fils pour me fermer les yeux !

MOOR, dans la plus violente émotion.

Il faut que ce soit à l’instant, il le faut… (Aux brigands.) Laissez-nous seuls… Et pourtant… Puis-je lui rendre son fils ? je ne puis lui rendre son fils ! Non, je ne le ferai pas.

LE VIEUX COMTE.

Quoi, mon ami, que disais-tu là tout bas ?

MOOR.

Ton fils… oui, vieillard. (Balbutiant.) Ton fils, est… éternellement perdu !

LE VIEUX COMTE.

Éternellement ?

MOOR, regardant le ciel, le cœur horriblement serré.

Oh ! pour cette fois, seulement, ne permets point que mon âme succombe… Pour cette fois seulement, soutiens ma force épuisée !

LE VIEUX COMTE.

Éternellement, dis-tu ?

MOOR.

Ne me demande plus rien… Oui, te dis-je, éternellement !

LE VIEUX COMTE.

Étranger, étranger, pourquoi m’as-tu tiré de la tour ?

MOOR, à part.

Eh quoi ! si je lui dérobais sa bénédiction, comme un voleur, et si je m’échappais avec ce butin céleste !… (Il se jette à ses pieds.) J’ai brisé la porte de fer. Bénis-moi, vieillard.

LE VIEUX COMTE, le serrant sur son cœur.

Pense que c’est le baiser d’un père, et moi, je penserai que je tiens mon Charles entre mes bras… Tu peux pleurer, toi aussi !

MOOR.

J’ai pensé que c’était le baiser d’un père. (Il se jette à son cou. Silence. On entend un bruit sourd et l’on aperçoit la lueur qui précède les flambeaux qu’on ne voit pas encore. Moor se lève précipitamment.) Écoute ! la vengeance va s’accomplir ! ils viennent ! (Il jette un triste regard sur le vieillard et lève au ciel ses yeux pleins d’une fureur sombre.) Agneau souffrant, embrase-moi de la fureur du tigre sanguinaire ; je veux te porter une telle victime, que les astres se couvriront de ténèbres et que la nature se raidira d’un frémissement de mort. (Les flambeaux apparaissent ; le bruit augmente ; on entend plusieurs coups de pistolet.)

LE VIEUX COMTE

Malheureux que je suis ! qui vient là ? quel horrible tumulte !… Sont-ce les complices de mon fils ? veulent-ils me traîner de la tour à l’échafaud ?

MOOR, de l’autre côté, les mains levées au ciel, avec fureur.

Juge du ciel, écoute la prière d’un assassin. Rends-le immortel…, fais à chaque coup de poignard que son cœur se ranime, se rafraîchisse.

LE VIEUX COMTE.

Hélas ! que murmures-tu donc, étranger ?… C’est horrible ! horrible !

MOOR.

Je prie Dieu. (Musique sauvage des brigands qui arrivent en foule.)

LE VIEUX COMTE.

Oh ! n’oublie pas mon François dans ta prière.

MOOR, d’une voix étranglée par la rage.

Je ne l’oublie pas.

LE VIEUX COMTE.

Est-ce là la voix d’un homme qui prie ?… Cesse de prier… cesse… Tes prières me font frémir.

 

SCÈNE VI

LES PRÉCÉDENTS, SCHWEIZER, paraissant le premier ; ensuite UN DÉTACHEMENT DE BRIGANDS ; au milieu d’eux, FRANÇOIS DE MOOR, enchaîné ; HERMANN.

SCHWEIZER.

Triomphe, capitaine ! Le voici… Mon honneur est dégagé.

GRIMM.

Nous l’avons arraché à l’incendie qui dévorait son château… Ses vassaux ont pris la fuite.

KOSINSKY.

Son château est tombé en cendres derrière lui, et jusqu’à la mémoire de son nom, tout est anéanti. (Pause pleine d’horreur.)

CHARLES DE MOOR, s’avançant lentement.

(À François de Moor d’une voix calme et sévère.) Me connais-tu ? (François reste immobile, les yeux fixés à la terre ; Charles le conduit vers son père et lui dit avec le même son de voix :) Connais-tu celui-ci ?

FRANÇOIS, reculant d’horreur.

Tonnerre ! tombez sur moi ! Mon père !

LE VIEUX COMTE, se détournant, profondément ému.

Va… que Dieu te pardonne !… J’oublie…

MOOR, éclatant.

Et que ma malédiction, pesât-elle dix millions, s’accroche à cette prière et l’empêche de s’élever vers le Dieu de miséricorde !… Connais-tu aussi cette tour ?

FRANÇOIS, à Hermann.

Quoi ! monstre ! ta haine envers ma famille a poursuivi mon père jusque dans cette tour ?

HERMANN.

À merveille ! Aucun démon n’est donc assez lâche pour abandonner son vassal dans le dernier mensonge ? Horrible !

MOOR.

Assez !… Emmenez ce vieillard dans la forêt… Je n’ai que faire ici des larmes d’un père. (On emmène le vieux comte sans connaissance.) Approchez, bandits. (Ils forment une demi-lune autour des deux frères, les yeux hagards, ils restent appuyés sur leurs fusils.) À présent, point de bruit !… Aussi vrai que j’espère le pardon de mes crimes !… Au premier qui seulement remuera la langue avant mon ordre, je lui fais sauter la cervelle… Silence !

FRANÇOIS, à Hermann, dans le transport de la rage.

Ah ! monstre ! que ne puis-je cracher dans cette écume tout mon poison sur ta hideuse face !… Oh ! c’est infâme ! (Il mord ses chaînes en pleurant.)

MOOR, dans une attitude majestueuse.

Me voici comme l’envoyé du Tout-Puissant qui viendra juger tous les mortels… Je vais faire prononcer une sentence où pas un homme pur n’aura donné sa voix… des criminels sont assemblés pour juger… et moi, le plus scélérat d’entre eux, je suis à leur tête… Que celui qui ne se sent pas pur comme un saint à côté de celui-ci s’éloigne du tribunal et brise son poignard… (Tous les brigands jettent leur poignard sans le briser.) Sois fier ! tu as aujourd’hui transformé des malfaiteurs en anges ! Il vous manque un poignard. (Il tire le sien. Longue pause.) Sa mère fut aussi ma mère… (À Kosinsky et à Schweizer.) Jugez… (Il brise son poignard, et, profondément ému, s’éloigne du cercle de ses compagnons.)

SCHWEIZER, après une pause.

Ne suis-je pas là comme un écolier qui tourmente son cerveau vide pour y trouver quelque chose de neuf ?… La vie, si riche en joies ! la mort, si pauvre en tortures ! (Frappant la terre.) Parle, toi, je ne puis rien trouver.

KOSINSKY.

Pense à ses cheveux blancs, jette un regard sur la tour, et que ta tête s’inspire. Je suis un apprenti ; rougis, maître.

SCHWEIZER.

Moi qui ai blanchi dans les scènes de la douleur, je n’en pourrais inventer pour le punir… N’a-t-il pas commis ces horreurs dans cette affreuse tour ? Ne jugeons-nous pas auprès de cette horrible tour ?… Allons ! en bas ! Qu’il y pourrisse !

LES BRIGANDS, applaudissant tumultueusement.

En bas ! en bas ! (Ils veulent se jeter sur François.)

FRANÇOIS, s’élançant dans les bras de son frère.

Sauve-moi des griffes des assassins ! sauve-moi, mon frère !

MOOR, glacial.

Tu m’as fait leur chef. (François recule effrayé.) Me prieras-tu encore ?

LES BRIGANDS, redoublant leurs cris.

En bas ! en bas !

MOOR, s’approchant de son frère ; d’un air plein de noblesse et de douleur.

Fils de mon père, tu m’as volé mon ciel ! Que ce crime ne pèse jamais sur toi !… Va dans l’enfer, fils de corbeau. Je te pardonne, mon frère. (Il l’embrasse et s’enfuit. Les brigands précipitent François dans le souterrain de la tour en jetant des éclats de rire.)

MOOR, revenant plongé dans ses réflexions.

Tout est consommé !… Toi, mon Dieu, qui diriges tout, je te remercie ! Tout est consommé !… (Il reste absorbé dans ses pensées.) Si cette tour était le but vers lequel tu me conduisais par des chemins de sang ? Si c’est pour cela que je suis devenu le chef de ces brigands !… Providence éternelle, ici, je frémis… et j’adore !… Eh bien ! j’y veux croire, mon œuvre touche à son but… Le vainqueur tombe avec éclat dans le plus beau de ses combats. Je veux m’éteindre ce soir, avec ces nuages de pourpre et d’azur. Faites approcher le père. (Quelques brigands s’écartent et vont chercher le vieillard.)

LE VIEUX COMTE.

Où me conduisez-vous ? où est mon fils ?

MOOR, s’avançant avec dignité.

Astres et grains de sable ont chacun leur place dans la création… Ton fils a aussi la sienne. Sois tranquille et assieds-toi.

LE VIEUX COMTE, fondant en larmes.

Plus d’enfants ? plus d’enfants du tout ?

MOOR.

Sois calme et assieds-toi.

LE VIEUX COMTE.

Oh ! qu’ils ont un cœur tendre, ces barbares ! Ils retirent un vieillard mourant des ombres d’un souterrain, pour lui dire : « Tes enfants sont tués ! » Oh ! de grâce ! À votre pitié mettez le comble et reprécipitez-moi dans la tour.

MOOR, saisissant sa main avec violence, et la levant avec transport vers le ciel.

Ne blasphème pas, vieillard ! Ne blasphème pas ce Dieu devant lequel je prie aujourd’hui avec plus de joie. De plus méchants que toi l’ont vu aujourd’hui face à face.

LE VIEUX COMTE.

Et ils ont appris à assassiner.

MOOR, d’une voix irritée.

Sexagénaire, ne parle plus ainsi. (Avec une triste douceur.) Si sa divinité même échauffe les pécheurs, les saints doivent-ils donc les repousser ? Et où trouverais-tu des paroles pour lui demander pardon, si aujourd’hui il t’avait baptisé un fils ?

LE VIEUX COMTE, amèrement.

Baptise-t-on aujourd’hui avec du sang ?

MOOR.

Que dis-tu ?… Est-ce que le désespoir révéla aussi la vérité ? Oui, vieillard, la Providence peut aussi baptiser avec du sang… C’est avec du sang qu’elle a aujourd’hui baptisé pour toi… Ses voies sont merveilleuses et terribles ; mais des larmes de joie couleront au bout de la carrière.

LE VIEUX COMTE.

Où les pleurerai-je ?

MOOR, se jetant dans ses bras.

Sur le cœur de ton Charles !

LE VIEUX COMTE, dans les transports de sa joie paternelle.

Mon Charles vit ?…

MOOR.

Ton Charles vit… Envoyé dans ces déserts pour être ton sauveur, ton vengeur !… Ainsi t’a récompensé ton fils chéri (montrant la tour.) Voilà comme se venge l’enfant prodigue. (Il le serre encore plus tendrement sur son sein.)

LES BRIGANDS.

Il y a du monde dans la forêt… des voix !…

MOOR.

Appelez les autres. (Les brigands s’écartent pour rassembler leurs compagnons. – À part.) Il en est temps… éloigne de ta bouche la coupe de la volupté avant qu’elle ne se change en poison.

LE VIEUX COMTE.

Ces hommes sont-ils tes amis ? Je crains presque leurs regards.

MOOR.

Demande tout, mon père… ne me demande pas cela.

 

SCÈNE VII

LES PRÉCÉDENTS, AMÉLIE, les cheveux épars ; toute la bande la suit et se groupe.

AMÉLIE.

Les morts, disent-ils, sont ressuscites à sa voix… Mon oncle est vivant… est sorti de ces noirs souterrains… Mon Charles ! mon oncle ! où sont-ils ?

MOOR, reculant en frémissant.

Ce tableau sous mes yeux ?

LE VIEUX COMTE se lève en tremblant.

Amélie, ma nièce ! Amélie !

AMÉLIE, se jetant dans les bras du vieillard.

Tu m’as rendu mon père… et mon Charles !… et tout.

LE VIEUX COMTE.

Mon Charles vit… tout… moi… tout… Mon Charles vit.

MOOR, avec fureur à sa bande.

Partons, camarades, un démon m’a trahi (Amélie s’arrache aux étreintes du vieux comte et se précipite dans les bras de Charles qu’elle embrasse avec extase.) Je l’ai ! Ô vous, étoiles… je l’ai !

MOOR.

Arrachez-la de mes bras !… Tuez-la… tuez-le… moi, vous tous !… Que le monde entier s’anéantisse !

AMÉLIE.

Mon fiancé ! mon Charles ! tu es en délire ! ah ! de ravissement !… Pourquoi suis-je si insensible ? Au milieu de ces torrents de joie, je me sens glacée…

LE VIEUX COMTE.

Venez, mes enfants ! Ta main, Charles… la tienne, Amélie… Oh ! je n’espérais pas, avant de mourir, goûter cette joie paternelle !… Je veux les unir à jamais.

AMÉLIE.

À jamais à lui ! Pour jamais ! Éternellement à moi ! Ô puissances du ciel, ne me laissez pas succomber sous le poids de cette volupté mortelle !

MOOR.

Fuis ! fuis ! la plus malheureuse des fiancées ! Regarde, interroge, prête l’oreille !… Ô le plus malheureux des pères ! laissez-moi m’éloigner pour toujours.

AMÉLIE.

Où ? comment ? amour ! éternité ! joie infinie ! Et tu fuis ?

LE VIEUX COMTE.

Mon fils qui fuit ! mon fils qui s’enfuit !

MOOR.

Il est trop tard !… c’est en vain ! Ta malédiction… père !… ne cherche pas à savoir… Je fuis… j’emporte ta malédiction… la malédiction qu’on t’a surprise. (Avec plus de fermeté.) Meurs donc, Amélie ! et toi, mon père, meurs ! Meurs par moi pour la seconde fois… Ceux-là, que voici, qui t’ont sauvé, sont des brigands, des assassins ! Ton fils est… leur capitaine.

LE VIEUX COMTE.

Dieu ! mes enfants ! (Il meurt.)

(Comme un marbre inanimé, Amélie reste immobile. Toute la bande garde un silence terrible.)

MOOR, dans son désespoir, se frappe la tête contre un chêne.

Les ombres de ceux que j’ai étranglés dans les jouissances de l’amour… de ceux que j’ai écrasés dans le sommeil heureux… de ceux… Entendez-vous sauter le magasin à poudre qui étouffe sur le lit de douleur la mère et son fils qui vient au monde ? Voyez-vous ces langues de feu lécher le berceau de son premier né ?… C’est là le flambeau nuptial. Ce sont les chants de noces… Oh ! il n’oublie pas… Il sait bien demander à chacun sa dette… Ainsi donc, loin de mon cœur toutes les jouissances de l’amour ! C’est pour me punir que l’amour… C’est compensation !…

AMÉLIE, comme se réveillant d’un éternel sommeil.

C’est vrai, maître du ciel, c’est vrai ! Qu’ai-je donc fait, moi, agneau sans tache ? J’ai aimé celui-ci. Tu m’as fait aimer un assassin !

MOOR.

C’est plus qu’un homme n’en peut supporter. J’ai entendu la mort et ses mille bouches de feu siffler sur ma tête, et je n’ai pas reculé devant elle de la moitié d’un pas… Dois-je apprendre aujourd’hui à frémir comme une femme ? à frémir à l’aspect d’une femme ?… Non, une femme n’ébranle pas mon courage d’homme. Du sang ! du sang !… Ça se passera. C’est du sang que je veux, et je défie alors la destinée d’empêcher mes grands desseins de s’accomplir. (Il veut fuir.)

AMÉLIE, se précipitant dans ses bras.

Assassin ! démon ! Je ne saurais renoncer à toi, ange !

MOOR, étonné.

Est-ce un songe ? suis-je en délire ? L’enfer a-t-il inventé une ruse nouvelle pour me livrer à sa risée infernale ?… Elle est dans les bras de l’assassin !

AMÉLIE.

Inséparables ! et pour l’éternité !

MOOR.

Et elle m’aime encore !… Je suis pur comme la lumière ! Elle m’aime avec tous mes crimes. (Son cœur nage dans la joie.) Les enfants de la lumière pleurent dans les bras des démons pardonnés… Mes furies étouffent leurs serpents. L’enfer est vaincu… Je suis heureux ! (Il cache son visage sur le sein d’Amélie ; ils restent dans une extase muette. – Pause.)

GRIMM, s’avançant furieux.

Arrête, traître !… quitte à l’instant les bras de cette femme… ou je te dirai un mot qui te fera frissonner.

SCHWEIZER, mettant son épée entre Moor et Grimm.

Pense aux forêts de la Bohême. Entends-tu ? Trembles-tu ? Je te dis de penser aux forêts de la Bohême. Parjure ! où sont tes serments ? Oublie-t-on si vite les blessures… la fortune,… l’honneur et la vie, que nous avons méprisés pour toi… Lorsque nous soutenions la foudre, inébranlables comme des murs d’airain, n’as-tu pas alors levé ta main, et, par un serment de fer, n’as-tu pas juré de n’abandonner jamais tes camarades, qui ne t’ont jamais abandonné ? Homme sans honneur et sans foi ! Et tu nous quittes séduit, quand une femme pleure ?

LES BRIGANDS, avec un bruit confus découvrent leurs poitrines.

Regarde ici, regarde ! Connais-tu ces cicatrices ? Avec le sang de notre cœur nous t’avons acheté pour esclave… tu es à nous, et quand l’archange Michel et Moloch devraient combattre ensemble à qui t’aurait !… marche avec nous : Sacrifice pour sacrifice, une femme pour la bande !

MOOR, se dégageant des bras d’Amélie.

C’est fini ! Je voulais retourner vers mon père ; mais celui qui est dans le ciel a dit : Non !… Ne roule pas ainsi de sombres regards, Amélie… Il n’a pas besoin de moi… N’a-t-il pas des milliers de créatures ? Il peut si aisément se passer d’un seul être… Cet un, c’est moi. Venez, camarades. (Il se tourne vers la bande).

AMÉLIE, s’attachant à lui.

Attends donc, arrête ! un seul coup ! un coup mortel ! Encore abandonnée !… (Touchant la garde de son épée d’une main tremblante.) Tire donc ton épée, aie pitié de moi.

MOOR.

La pitié est dans le cœur des tigres. Je ne tue point.

AMÉLIE, embrassant ses genoux.

Oh ! pour l’amour de Dieu, par toute ta pitié ! Je renonce volontiers à l’amour… Je sens bien que là-haut nos astres sont ennemis… La mort ! c’est ma seule prière. Vois ma main trembler. Je n’ai pas le courage de percer mon cœur. J’ai peur des éclats de l’épée. C’est pour toi si peu de chose !… Tu es un maître dans les assassinats… Frappe donc, que je sois heureuse.

MOOR.

Veux-tu être seule heureuse ? Va-t’en ! je ne tue pas les femmes.

AMÉLIE.

Ah ! Assassin ! tu ne peux tuer que les heureux, tu laisses là ceux qui sont las de vivre. (S’adressant à la bande.) Ayez donc pitié de moi, vous, ses ministres assassins. Dans vos regards, il y a une pitié altérée de sang, qui est la consolation des malheureux… Faites feu… Votre maître n’est qu’un lâche glorieux, qui affecte l’orgueil du courage. (Quelques brigands la couchent en joue.)

MOOR, comme un tigre irrité.

Retirez-vous, harpies. (Il se jette entre les fusils et Amélie, avec la plus terrible majesté.) Qu’un d’entre vous ose violer mon sanctuaire : elle est à moi. (Il passe son bras autour de son corps.) Que le ciel et l’enfer tirent maintenant chacun de son côté ; l’amour est au-dessus des serments ! (Il la soulève en l’air, et la montre sans crainte à toute la bande.) Ce que la nature a joint, qui osera le séparer ?

LES BRIGANDS les couchent tous deux en joue.

Nous.

MOOR, avec un rire amer.

Impuissants ! (Il pose Amélie, presque sans connaissance, sur une pierre.) Lève tes regards vers moi, ma fiancée. La bénédiction d’un prêtre ne nous unira pas, mais je sais quelque chose de mieux. (Il découvre le sein d’Amélie.) Contemplez cette beauté, hommes. (Avec une tristesse mêlée de sensibilité,) N’attendrit-elle pas des bandits ? (Après quelques instants de silence.) Regardez-moi, bandits… je suis jeune, et de l’amour j’ai toutes les fureurs… je suis aimé… ici… adoré. Je suis venu jusqu’à la porte du bonheur. (D’une voix suppliante.) Mes frères m’en repousseraient-ils ? (Les brigands se mettent à rire ; Moor continue avec fermeté.) C’en est assez ; jusqu’ici la nature a parlé ! à présent, ce sera l’homme ! Et moi aussi, je suis un assassin, un incendiaire ! et… (S’avançant vers la bande avec une majesté inexprimable.) votre capitaine. L’épée à la main, vous voulez traiter avec votre capitaine, bandits ! (D’une voix imposante.) Bas les armes ! c’est votre maître qui vous parle. (Les brigands effrayés mettent bas les armes.) Voyez ! vous n’êtes plus rien à présent que des enfants, et moi,… je suis libre. Il faut que Moor soit libre s’il veut être grand. Je ne donnerais pas ce triomphe pour toutes les jouissances de l’amour. (Son épée à la main). N’appelez pas délire, bandits, ce que vous n’avez pas le courage de nommer grandeur. L’esprit du désespoir vole plus vite que la tranquille sagesse à la marche traînante… On réfléchit sur des actions comme celles-ci quand on les a faites… J’en parlerai après. (Il plonge son épée dans le sein d’Amélie.)

LES BRIGANDS, en tumulte et battant des mains.

Bravo ! bravo ! Cela s’appelle dégager son honneur en prince de bandits. Bravo !

MOOR, regardant Amélie en face.

Et maintenant, elle est à moi !… à moi !… ou l’Éternité ne fut que la chimère d’un imbécile. Bénie par mon épée, j’ai amené ma fiancée devant tous les chiens magiques de mon implacable ennemie, la destinée. (S’éloignant d’Amélie avec fierté.) La terre pourra faire encore plus de mille danses autour du soleil avant de produire une action semblable… (Tendrement à son Amélie.) La mort des mains de ton bien-aimé doit avoir été douce ?… n’est-ce pas, Amélie ?

AMÉLIE, baignée dans son sang.

Douce ! (Elle lui tend la main ; elle expire.)

MOOR, à la bande avec majesté.

Et vous, pitoyables camarades ! votre demande de scélérats s’attendait-elle à rien d’aussi sublime ? Vous m’avez sacrifié une vie déjà déchue, souillée d’opprobres et de crimes… Je vous ai sacrifié un ange. (Il leur jette avec mépris son épée.) Bandits, nous sommes quittes… Sur ce corps ensanglanté, voyez mon engagement déchiré. Je vous fais grâce du vôtre.

LES BRIGANDS, s’approchant en foule.

Tes esclaves jusqu’à la mort.

MOOR.

Non, non, non ! Certainement tout est consommé. Mon génie me dit tout bas : Ne va pas plus loin, Moor ; c’est ici la borne de la force humaine… et la tienne… Reprenez-le, ce panache sanglant… (Il jette son panache à ses pieds.) Que celui qui veut être capitaine après moi le relève !

LES BRIGANDS.

Ah ! lâche ! Que deviennent tes grands desseins ? C’étaient donc des bulles de savon, que les râlements de mort d’une femme font éclater.

MOOR.

Quand Moor agit, n’en cherchez-pas les raisons… C’est là mon dernier ordre. Venez en cercle autour de moi, écoutez les dernières volontés de votre capitaine mourant. (Il les regarde tous longtemps.) Vous m’étiez fidèlement attachés… Fidélité sans exemple !… Si la vertu vous eût unis aussi fermement que le crime, vous eussiez été des héros, et l’humanité prononcerait vos noms avec délices. Partez, sacrifiez à l’État votre inconcevable courage. Servez un roi qui combatte pour les droits de l’humanité. C’est avec cette bénédiction que je vous renvoie… Schweizer et Kosinsky, restez.

 

SCÈNE VIII

MOOR, SCHWEIZER ET KOSINSKY.

MOOR.

Donne-moi ta main droite, Kosinsky ; Schweizer, ta main gauche. (Il prend leurs mains, et se met au milieu d’eux, à Kosinsky.) Tu es encore pur, jeune homme… Parmi les impurs, le seul sans tache. (À Schweizer.) J’ai trempé bien avant cette main dans le sang… C’est moi qui l’ai fait. Par ce brûlant serrement de main, je reprends ce qui est à moi. Schweizer, tu es pur. (Élevant leurs mains vers le ciel avec ferveur.) Notre père à tous ! c’est ici que je te les rends. Ils te seront plus ardemment attachés que ceux qui n’ont jamais tombé, j’en suis certain. (Schweizer et Kosinsky s’embrassent.) Pas à présent, de grâce, pas à présent, mes bons amis. Épargnez mon courage à cette heure décisive. Un comté m’est échu… un trésor sur lequel aucune malédiction n’a donné un coup de son aile de harpie… Partagez-le entre vous, mes enfants, devenez bons citoyens, et si, pour dix de ceux que j’ai assassinés, vous faites seulement un heureux, vous sauverez mon âme… Allez… Point d’adieu… Nous nous reverrons là-bas… ou jamais… Allez ! allez vite, avant que je ne m’attendrisse. (Schweizer et Kosinsky se cachent le visage, et s’éloignent.)

 

SCÈNE IX ET DERNIÈRE

MOOR, seul.

Et moi aussi, je suis bon citoyen… Est-ce que je ne satisfais pas à la loi la plus terrible ? Est-ce que je ne l’honore pas ? est-ce que je ne la venge pas ?… Près d’ici, sur ma route, je me rappelle avoir rencontré un pauvre officier qui travaillait à la journée, et qui a onze enfants… On a promis cent ducats à celui qui livrerait en vie le grand brigand… Je puis tirer ce pauvre officier d’embarras. (Il s’éloigne.)

 

FIN

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Décembre 2016

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[1] Du erspahrst mir die Krucke (tu m’épargnes les béquilles.)

[2] Ces mots sont en français dans l’original.

[3] Wenn ich meinen Schmerz in dein Angesicht geifern kann (quand je puis te cracher ma douleur au visage).

[4] Ces mots sont en français dans l’original.

[5] Passer par les courroies.

[6] La potence.

[7] Den Weg alles Fleisches gehen müssen (faire le chemin de toute chair).

[8] Il y a dans le texte : Der rothe Saft aus allen Schweisslœchern sprudelt (pour que le jus rouge sorte par tous ses pores).

[9] Speie Feuer und Mord aus den Augen. (Crache feu et meurtre par les yeux).

[10] Warum ich allein die Hœlle saugen aus den Freuden des Himmels (pourquoi faut-il que moi seul je suce l’enfer dans les joies du ciel.)

[11] Die goldenen Maienjahre der Knabenzeit.

[12] Oftegeschenes.