Virgile
L’ÉNÉIDE
Traduction André Bellessort
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
À propos de cette édition électronique
Je chante les armes et le héros qui, premier entre tous, chassé par le destin des bords de Troie, vint en Italie, aux rivages où s’élevait Lavinium. Longtemps, et sur terre et sur mer, la puissance des Dieux d’En Haut se joua de lui, à cause du ressentiment de la cruelle Junon ; et longtemps aussi la guerre l’éprouva en attendant qu’il eût fondé sa ville et transporté ses dieux dans le Latium : ce fut là l’origine de la race latine, des Albains nos pères, et, sur les hauteurs, des remparts de Rome.
Muse, rappelle-moi les causes ; dis-moi pour quelle atteinte à ses droits sacrés, pour quelle blessure, la reine des dieux précipita un homme d’une insigne piété dans un tel enchaînement de malheurs et devant de si rudes épreuves. Entre-t-il tant de colère dans les âmes divines ?
Jadis une ville occupée par des colons tyriens, Carthage, regardait de loin l’Italie et les bouches du Tibre, opulente et passionnément âpre à la guerre. Junon la préférait, dit-on, à tout autre séjour, même à Samos. Là étaient ses armes ; là était son char. Si les destins ne s’y opposent pas, elle rêve et s’efforce déjà d’en faire la reine des nations. Mais elle avait ouï dire que du sang troyen naissait une race qui renverserait un jour cette citadelle tyrienne et qu’un peuple, roi partout et superbe dans la guerre, en sortirait pour la ruine de la Libye : tel est le sort filé par les Parques. C’est sa crainte ; et le souvenir des anciennes batailles qu’elle a livrées devant Troie, au premier rang, pour sa chère Argos, n’est pas encore sorti de l’esprit de la Saturnienne, non plus que la cause de sa haine et ses farouches ressentiments : au fond de son cœur vivent toujours le jugement de Paris, le mépris injurieux de sa beauté, une race odieuse, l’enlèvement et les honneurs de Ganymède. Elle en brûlait encore et repoussait loin du Latium, ballotté sur l’étendue des mers, ce qui restait de Troyens échappés aux Grecs et à l’implacable Achille. Depuis de longues années, ils erraient, poussés par les destins, de rivage en rivage. Tant c’était une lourde masse à émouvoir que de fonder la nation romaine !
À peine, hors de la vue des côtes siciliennes, les vaisseaux troyens faisaient voile vers la haute mer et soulevaient de leur proue d’airain l’écume salée, que Junon, son éternelle blessure au cœur, se dit à elle-même : « Moi, vaincue, renoncer à mon entreprise et m’avouer incapable d’écarter de l’Italie le roi des Troyens ! Assurément les destins me le défendent. Mais Pallas n’a-t-elle pu brûler la flotte des Grecs et les engloutir eux-mêmes pour la faute et la folie du seul Ajax, fils d’Oïlée ? Elle a lancé du haut des nuages la foudre rapide de Jupiter, dispersé les navires, bouleversé les flots au souffle des vents ; elle a saisi dans un tourbillon le malheureux, qui transpercé vomissait des flammes, et l’a cloué à la pointe d’un roc : et moi qui marche la reine des dieux, moi la sœur et l’épouse de Jupiter, j’en suis depuis tant d’années à guerroyer contre un seul peuple ! Qui, après cela, peut adorer la puissance de Junon ou viendra en suppliant apporter des offrandes à ses autels ? »
Ainsi s’agitait son cœur enflammé : elle arrive en Éolie, patrie des orages, terre grosse des autans furieux. Là, dans une vaste caverne, le roi Éole fait peser son empire sur les vents rebelles et les tempêtes sonores ; il les tient emprisonnés et enchaînés ; mais eux s’indignent, remplissent la montagne de leurs grondements et frémissent autour de leurs barrières. Assis sur le roc le plus élevé, Éole, le sceptre à la main, amollit leurs âmes et tempère leur courroux. Sinon, la mer, la terre, les profondeurs du ciel seraient certainement emportées dans leur course et balayées à travers l’espace. Mais, craignant cela, le Père tout-puissant les a enfermés dans des antres noirs sous l’entassement et la masse de hautes montagnes et leur a donné un roi qui, d’après un pacte immuable et selon ses ordres, sût les retenir ou leur lâcher les rênes.
C’est à lui que Junon s’adresse suppliante : « Éole, toi qui tiens du père des dieux et du roi des hommes le pouvoir d’apaiser et de soulever les flots au gré des vents, une race, mon ennemie, navigue sur la mer tyrrhénienne. Elle porte en Italie Ilion et ses Pénates vaincus. Déchaîne les vents, submerge la flotte de ces Troyens, abîme-la, ou disperse-les et sème la mer de leurs cadavres. J’ai quatorze Nymphes de formes admirables, et Déiopée en est la plus belle. Je l’unirai à toi d’un lien indissoluble et je te la donnerai pour toujours. Ce sera la récompense de tes services, qu’elle te consacre toute sa vie et qu’elle te fasse le père de beaux enfants. »
Éole lui répond : « C’est à toi, reine, de bien savoir ce que tu désires ; pour moi, mon devoir est de prendre tes ordres. Je te dois tout ce que j’ai de royauté, mon sceptre, la faveur de Jupiter, le lit où je m’étends au banquet des dieux, ma puissance sur les orages et les tempêtes. »
À ces mots, du fer de sa lance, il a frappé violemment sur le flanc de la montagne creuse. Les vents, comme formés en colonne, se ruent par la porte qui s’ouvre, et la terre n’est plus qu’un tourbillon. Ils se sont jetés sur la mer ; l’Eurus, le Notus, l’Africus chargé d’ouragans, se conjurent, l’arrachent tout entière de ses profonds abîmes et roulent sur les rivages des lames énormes. Les clameurs des hommes se mêlent au cri strident des câbles. Les nuages dérobent subitement aux yeux des Troyens le ciel et le jour. Une nuit ténébreuse se couche sur les eaux. Les cieux tonnent ; l’air s’illumine criblé d’éclairs. Les hommes ne voient autour d’eux que la présence de la mort. Énée sent tout à coup ses membres glacés. Il gémit et, les paumes de ses mains tendues vers les astres : « Trois et quatre fois heureux, s’écrie-t-il, ceux qui, sous les yeux de leurs parents, devant les hauts murs de Troie, eurent la chance de trouver la mort ! Ô fils de Tydée, le plus courageux de la race des Grecs, que n’ai-je pu tomber dans la plaine d’Ilion et rendre l’âme sous tes coups, là où le fer de l’Æacide étendit le farouche Hector, là où fut terrassé l’énorme Sarpédon, là où le Simoïs a saisi et roulé dans son onde tant de boucliers, de casques et de robustes corps ! »
Comme il jetait ces mots, la tempête, où l’Aquilon siffle, frappe en plein sa voile et soulève les flots jusqu’au ciel. Les rames se brisent ; la proue vire et découvre aux vagues le flanc du vaisseau ; et aussitôt arrive avec toute sa masse une abrupte montagne d’eau. Les uns restent suspendus à la cime ; les autres au fond du gouffre béant aperçoivent la terre ; l’eau et le sable bouillonnent furieusement. Le Notus fait tournoyer trois navires et les jette sur des rocs cachés (ces rocs que les Italiens nomment Autels, et qui, au milieu de la mer, en affleurent la surface comme un dos monstrueux). L’Eurus en précipite trois autres de la haute mer sur des bas fonds, des Syrtes, pitoyable spectacle ! et les broie contre les écueils ou les enlise dans les sables. Celui qui portait les Lyciens et le loyal Oronte, sous les yeux même d’Énée, reçoit un énorme paquet de mer qui de toute sa hauteur s’abat sur la poupe. Le pilote est arraché et roulé la tête en avant. Trois fois, sous la poussée du flot et sans changer de place, le navire tourne sur lui-même ; et le rapace tourbillon le dévore. Sur le gouffre immense de rares nageurs apparaissent, et des armes et des planches et les trésors de Troie. Déjà, ni le solide vaisseau d’Ilionée, ni celui du courageux Achate, ni ceux que montaient Abas et le vieil Alétès, n’ont résisté à la tempête. Leurs flancs disjoints laissent passer l’onde ennemie : ils se fendent et s’entr’ouvrent.
Cependant Neptune a entendu les convulsions tumultueuses de l’Océan et l’ouragan déchaîné ; et les nappes d’eau qui refluent des profondeurs l’ont gravement irrité. Il a levé sa tête calme au-dessus des vagues et promène au loin ses regards. Il voit la flotte d’Énée disséminée sur toute la mer, les Troyens écrasés sous les flots et sous l’écroulement du ciel. Le frère de Junon reconnaît les artifices et les colères de sa sœur. Il appelle à lui l’Eurus et le Zéphyr. « Est-ce de votre origine, leur dit-il, que vous tenez tant d’audace ? Vous bouleversez le ciel et la terre sans mon ordre, vous les Vents, et vous osez soulever ces énormes masses ! Je vous… Mais il vaut mieux apaiser l’agitation des flots. Une autre fois vous n’en serez pas quittes à si bon compte. Hâtez-vous de fuir et dites ceci à votre roi : ce n’est pas à lui que le sort a donné l’empire de la mer et le terrible trident ; c’est à moi. Il possède, lui, les rochers sauvages, vos demeures, Eurus, et sa cour. Qu’Éole s’y pavane et qu’il règne dans la prison des vents bien close. »
Il dit et, plus rapidement encore, il calme les flots gonflés, met en fuite le rassemblement des nuages et ramène le soleil. Tous deux, Cymothoé et Triton, pesant sur les navires, les détachent de la pointe des rocs. Le dieu lui-même les soulève de son trident, leur ouvre les vastes Syrtes, et aplanit les eaux dont il rase de ses roues légères la surface ondoyante. Il arrive souvent dans un grand peuple qu’une sédition éclate et que l’ignoble plèbe entre en fureur. Déjà les torches volent et les pierres ; la folie fait arme de tout. Mais alors, si un homme paraît que ses services et sa piété rendent vénérable, les furieux s’arrêtent, se taisent, dressent l’oreille : sa parole maîtrise les esprits et adoucit les cœurs. Ainsi tout le fracas de la mer est tombé, du moment que le dieu, la surveillant du regard, lance ses chevaux sous un ciel redevenu serein ; il leur lâche les rênes, et son char glisse et vole.
Épuisés, les compagnons d’Énée essaient de gagner les rivages les plus proches et se détournent vers les côtes de la Libye. Là, s’ouvre une baie profonde et retirée : le port est formé par une île dont les flancs s’opposent aux flots du large qui se brisent, se séparent et se replient en longues ondulations. Des deux côtés, de vastes rochers et deux pics jumeaux menacent le ciel. Sous leur escarpement s’élargit une eau tranquille et silencieuse. Au-dessus, comme un mur de fond, des bosquets frémissants, et un bois noir qui domine du mystère de son ombre. En face de l’île, sous des rocs qui le surplombent, se creuse un antre avec des eaux douces et des sièges dans la pierre vive, une demeure de Nymphes. Là aucune amarre n’enchaîne les navires fatigués et l’ancre ne les retient pas de son croc mordant. C’est là qu’Énée rassemble et fait entrer les sept derniers vaisseaux qui lui restent. Dans leur impatience de toucher terre, les Troyens s’élancent, s’emparent de ce sable tant désiré et s’étendent sur la grève tout ruisselants d’eau salée. Achate commence par frapper un caillou et en tirer une étincelle ; il la recueille sur des feuilles sèches, l’entoure et la nourrit de brindilles, et d’un mouvement rapide fait jaillir la flamme dans ce foyer. Puis, accablés de besoin, ils retirent de leurs navires les provisions de Cérès que l’eau de mer a gâtées, et les instruments de Cérès ; et ce grain sauvé du naufrage, ils s’apprêtent à le griller au feu et à le broyer sous la pierre.
Énée cependant escalade un rocher d’où il a une vue immense sur la mer. Son regard voudrait y découvrir, ballottés par les vents, quelques-uns de ses compagnons comme Anthée, et les birèmes phrygiennes, Capys ou la haute poupe et les armes de Caïcus. Aucun vaisseau à l’horizon. Mais il aperçoit trois cerfs errant sur le rivage et, derrière eux, un troupeau tout entier qui paît en longue file à travers la vallée. Il s’arrête, saisit dans les mains du fidèle Achate son arc et ses flèches rapides ; et d’abord les trois chefs, qui portaient haut leur tête aux longues ramures, sont abattus. Il poursuit de ses traits le reste de la troupe qui détale confusément sous la frondaison des bois, et il n’abandonne sa chasse victorieuse qu’après avoir étendu à terre sept énormes bêtes, autant qu’il a de vaisseaux. Il regagne le port, les distribue à ses compagnons et leur partage les amphores que le bon Aceste sur le rivage de Sicile avait remplies de vin et que ce héros leur avait données au départ. Puis il console leurs cœurs affligés.
« Ô mes compagnons, leur dit-il, ce n’est pas d’aujourd’hui que nous connaissons le malheur : vous avez souffert de pires maux, et la Divinité mettra encore un terme à ceux-ci. Vous avez vu de près la rage de Scylla et ses écueils mugissants ; vous avez éprouvé ce que sont les rochers des Cyclopes. Rappelez votre courage ; congédiez la tristesse et la crainte. Peut-être un jour aurez-vous plaisir à vous souvenir même de ces épreuves. Un long chemin de hasards et de périls nous conduit vers le Latium où les destins nous montrent de tranquilles foyers. Là ils nous permettront de ressusciter le royaume de Troie. Tenez bon, et conservez-vous pour cet heureux avenir. »
C’est ainsi qu’il leur parle : tourmenté d’énormes soucis, il se fait un visage plein d’espérance et refoule sa douleur au plus profond de son âme. Les Troyens se mettent en devoir de préparer les bêtes abattues pour le repas qui vient. Ils les écorchent, les dépècent, en dénudent les chairs. Les uns découpent et embrochent ces chairs palpitantes. Les autres sur le rivage attisent la flamme autour des vases de bronze. La nourriture les ranime ; étendus sur l’herbe, ils se rassasient d’un vieux Bacchus et d’une grasse venaison. La faim satisfaite et le service enlevé, ils s’entretiennent longuement de leurs compagnons perdus, flottant de l’espoir à la crainte. Vivent-ils encore ? ou ont-ils rendu le dernier soupir et n’entendent-ils plus l’appel de leur nom ? Surtout le pieux Énée pleure en lui-même la perte du vaillant Oronte et d’Amycus, et les cruels destins de Lycus, et le fort Gyas et le fort Cloanthe.
Ils avaient fini, quand, du haut de la voûte éthérée, Jupiter, tenant sous ses yeux la mer semée de voiles et l’étendue des terres et les rivages et les peuples qui les habitent au loin, s’arrêta au sommet du ciel et fixa ses regards sur le royaume de Libye. Et comme cette vue occupait sa pensée, triste, les yeux brillants à travers ses larmes, Vénus lui dit : « Toi qui gouvernes sous des lois éternelles l’empire des hommes et des dieux, et qui les épouvantes de ta foudre, quel crime mon Énée a-t-il commis envers toi, qu’ont pu faire les Troyens pour qu’après avoir subi tant de funérailles, leur désir de l’Italie leur ferme l’univers ? C’est d’eux pourtant qu’au cours des siècles devaient naître les Romains ; c’est du sang ranimé de Teucer que devaient sortir ces maîtres qui tiendraient en pleine souveraineté toutes les terres et l’océan : tu l’avais promis. Qui t’a fait changer, mon père ? Cette pensée me consolait de l’écroulement de Troie et de ses lamentables ruines : aux destins contraires j’opposais des destins réparateurs. Maintenant la même fortune poursuit ces hommes de malheur en malheur. Roi tout-puissant, quand finiront leurs épreuves ? Vois Anténor : échappé du milieu des Achéens, il a pu, sans danger, pénétrer dans le golfe d’Illyrie jusqu’au cœur même du royaume des Liburnes et franchir les sources d’où le Timave, par neuf bouches, au vaste grondement des montagnes, s’en va avec la violence d’une mer, et presse les campagnes de ses flots retentissants. Là pourtant il a fondé la ville de Padoue, il a établi ses Troyens, donné un nom à son peuple, suspendu les armes de Troie ; et il se repose aujourd’hui, tranquille, dans une paix profonde. Mais nous, tes enfants, à qui tu consens l’entrée des hautes demeures du ciel, il faut qu’abandonnés à la haine d’une seule divinité, ô douleur, nous perdions nos vaisseaux, et que nous soyons rejetés loin de la rive italienne ! Est-ce là le prix de la piété ? Est-ce ainsi que tu nous rends notre sceptre ? »
Le Père des hommes et des dieux, avec un sourire et ce visage qui rassérène le ciel orageux, effleura d’un baiser les lèvres de sa fille et lui répondit : « Rassure-toi, Cythérée. La destinée de tes Troyens reste immuable. Tu verras la ville et les murs promis de Lavinium, et tu emporteras dans l’espace jusqu’aux astres du ciel le magnanime Énée. Rien ne m’a fait changer. Je veux bien, puisque cette inquiétude te ronge, dérouler sous tes yeux toute la succession des secrets du destin : ton Énée soutiendra en Italie une terrible guerre ; il domptera des peuples farouches et donnera à ses hommes des lois et des remparts, jusqu’au moment où le troisième été l’aura vu régner au Latium et où le troisième hiver aura passé sur la soumission des Rutules. Mais l’enfant qui porte aujourd’hui le surnom d’Iule (il s’appelait Ilus tant que la fortune d’Ilion fut debout et son royaume), Ascagne, remplira de son règne le long déroulement des mois durant trente années, et, de Lavinium, il transférera le siège de sa royauté derrière les remparts d’une ville nouvelle, la puissante Albe la Longue. Là, pendant trois siècles pleins, régnera la race d’Hector, jusqu’au jour où une prêtresse de la famille royale, Ilia, grosse des œuvres de Mars, enfantera des jumeaux. Romulus, gorgé de lait à l’ombre fauve de sa nourrice la louve, continuera la race d’Énée, fondera la ville de Mars et nommera les Romains de son nom. Je n’assigne de borne ni à leur puissance ni à leur durée : je leur ai donné un empire sans fin. Mieux encore : l’âpre Junon, qui fatigue aujourd’hui de sa crainte et la mer et la terre et le ciel, reviendra à des sentiments meilleurs et protégera comme moi, le peuple qui portera la toge, les Romains maîtres du monde. Telle est ma volonté. Un jour, dans la suite des âges, la maison d’Assaracus pressera du joug de la servitude Phtie et la fameuse Mycènes et dominera sur Argos vaincue. De cette belle race naîtra le Troyen César dont l’Océan seul bornera l’empire et les astres, la renommée : son nom de Jules viendra du grand nom d’Iule. Un jour, chargé des dépouilles de l’Orient, tu le recevras au ciel en toute tranquillité ; et à lui aussi les hommes adresseront leurs prières. Alors les durs siècles renonceront aux guerres et s’adouciront. La Bonne Foi aux cheveux blancs et Vesta, Quirinus, de concert avec son frère Rémus, donneront des lois. Étroitement barrées de fer, les terribles portes de la Guerre se fermeront. À l’intérieur, la Fureur sacrilège, assise sur un sauvage monceau d’armes, les mains enchaînées derrière le dos par cent nœuds d’airain, frémira, hérissée et la bouche sanglante. »
Il dit et du haut des cieux il envoie le fils de Maia pour que l’hospitalité ouvre aux Troyens la terre et la ville nouvelle de Carthage, car il craignait que Didon, ignorante du destin, ne les repoussât de ses frontières. Le dieu vole et rame de ses ailes à travers l’immensité et touche en un instant aux bords de la Libye. Il accomplit les ordres donnés : sous la volonté divine, les Carthaginois déposent leur farouche humeur, et surtout la reine conçoit à l’égard des Troyens des sentiments de paix et de bonté.
Le pieux Énée, dont la nuit s’était passée à réfléchir, se lève et sort au premier rayon de la bonne lumière. Il veut explorer ces lieux inconnus, savoir sur quelles rives le vent l’a poussé, si ces terres, qu’il voit incultes, sont habitées par des hommes ou des bêtes sauvages, et rapporter à ses compagnons les précisions de son enquête. Sa flotte est bien cachée dans un enfoncement des bois sous une voûte de rochers, tout enveloppée d’arbres et d’ombre mystérieuse. Le seul Achate l’accompagne, balançant à la main deux javelots au large fer. Au milieu de la forêt sa mère s’avança à sa rencontre ; elle avait pris le visage et l’attitude d’une jeune fille : telle, une vierge de Sparte avec ses armes, ou telle la Thrace Harpalyce qui fatigue ses chevaux et devance à la course le vol de l’Eurus. Elle portait suspendu à son épaule l’arc flexible, comme une chasseresse, et elle avait abandonné sa chevelure au caprice du vent, la jambe nue jusqu’au genou et les plis ondoyants de sa robe relevés par un nœud. – « Hé, jeunes gens, fit-elle la première, dites-moi si par hasard vous n’avez pas vu une de mes sœurs, armée d’un carquois et couverte d’une peau de lynx tachetée, qui errait ou qui chassait à grands cris un sanglier écumant ? » Ainsi parle Vénus et le fils de Vénus répond : « Je n’ai vu ni entendu aucune de tes sœurs, ô jeune fille que je ne sais comment nommer. Tu n’as pas le visage d’une mortelle et l’on ne sent pas la mortelle au son de ta voix. Déesse certainement, (sœur de Phébus peut-être, ou vierge du sang des Nymphes ?) sois-nous propice, et, qui que tu sois, allège notre lourde tâche. Sous quel ciel enfin, sur quelles rives sommes-nous jetés ? Fais-le-nous savoir. Nous ignorons tout, les hommes, les lieux, et nous errons poussés ici par le vent et les vastes flots. Plus d’une victime tombera sous notre main au pied de tes autels. »
– « Je ne suis pas digne d’un tel honneur, répondit Vénus. La mode des jeunes filles tyriennes est de porter le carquois et de chausser haut le cothurne de pourpre. Tu vois le royaume punique, un État des Tyriens et d’Agénor ; mais tu es dans le pays des Libyens, race intraitable et guerrière. Le pouvoir appartient à Didon qui s’est sauvée de Tyr pour fuir son frère. L’injustice qu’elle a soufferte serait longue à raconter et longues les péripéties : je n’en effleurerai que les plus saillantes. Son mari Sychée était le plus riche seigneur de la Phénicie, et la malheureuse l’aimait d’un grand amour. Son père la lui avait donnée vierge et l’avait mariée sous les auspices d’un premier hymen. Mais son frère, qui possédait le royaume de Tyr, Pygmalion, était le plus abominable des scélérats. Une furieuse haine se mit entre les deux beaux-frères. Pygmalion, aveuglé par la passion de l’or, surprend et tue Sychée en secret devant l’autel domestique, le sacrilège, sans pitié pour l’amour de sa sœur. Le forfait demeura longtemps caché ; et ce misérable, à force d’impostures, trompait d’un vain espoir la douleur de l’amante. Mais elle vit dans son sommeil l’image de son mari privé de sépulture, le visage effroyablement pâle : il lui montrait l’autel ensanglanté, sa poitrine traversée d’une lame, et il lui découvrit tout le mystérieux crime de sa maison. Puis il lui conseille une fuite rapide et l’exil, et, pour l’aider dans sa route, il lui révèle d’anciens trésors enfouis dans la terre, une masse ignorée d’argent et d’or. Bouleversée, Didon préparait sa fuite et se cherchait des compagnons. Tous ceux à qui le tyran inspirait une haine violente ou une âpre crainte se joignent à elle. Ils s’emparent de vaisseaux qui, par hasard, allaient appareiller et les chargent d’or. Les richesses que Pygmalion avait convoitées sont confiées à la mer : une femme a tout conduit. Ils arrivèrent dans ce pays où tu verras aujourd’hui surgir d’énormes remparts et la citadelle d’une nouvelle ville, Carthage. Ils achetèrent tout le sol qu’on pouvait entourer avec la peau d’un taureau, d’où son nom de Byrsa. Mais vous enfin, qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Où allez-vous ? » À ces questions il soupire et répond d’une voix profonde :
– « Ô déesse, s’il me fallait remonter à la première origine de nos malheurs et si tu avais le loisir d’en entendre le récit année par année, Vesper, avant que j’eusse fini, fermerait les yeux du jour dans le sombre Olympe. Nous venons de l’antique Troie, dont le nom est peut-être arrivé à tes oreilles ; nous avons été traînés de mer en mer, et les hasards de la tempête nous ont jetés sur les côtes de la Libye. Je suis le pieux Énée qui emporte dans ses vaisseaux ses Pénates arrachés à l’ennemi, et que la renommée a fait connaître jusqu’au ciel. Je cherche l’Italie, ma patrie, et le berceau de ma race issue du souverain Jupiter. Je me suis embarqué sur la mer Phrygienne avec vingt navires ; la déesse ma mère m’indiquait la route et je suivais les oracles. C’est à peine s’il m’en reste sept désemparés par les flots et l’Eurus. Moi-même, inconnu, dénué de tout, j’erre dans les déserts libyens, chassé d’Europe et d’Asie. » Vénus n’en supporta pas davantage et interrompit ces plaintes douloureuses.
– « Qui que tu sois, non, je le crois, les dieux ne t’envient point le jour que tu respires, puisque tu es arrivé à la ville tyrienne. Poursuis donc et va d’ici jusqu’au seuil de la reine. Je t’annonce que tes compagnons et ta flotte sont revenus et qu’un heureux changement des Aquilons les a menés en lieu sûr, si toutefois la science des augures où mes parents m’ont instruite ne m’abuse pas. Vois ces douze cygnes heureux de s’être reformés en bataillon. L’oiseau de Jupiter, fondant des plaines éthérées, les avait dispersés dans le libre espace : maintenant en longue file ils atterrissent ou choisissent du regard la place où atterrir. Ils fêtent leur retour du battement strident de leurs ailes ; leur troupe a tournoyé dans le ciel et a chanté à pleine voix. Ainsi tes vaisseaux et tes jeunes équipages sont déjà au port ou y entrent à voiles déployées. Poursuis donc : ce chemin te conduit ; suis-le. »
Elle se détourne à ces mots, et son cou brille de l’éclat d’une rose ; du haut de sa tête ses cheveux parfumés d’ambroisie exhalent une odeur divine ; les plis de sa robe coulent jusqu’à ses pieds, et sa démarche a révélé la déesse. Énée a reconnu sa mère, et ses paroles courent après elle. « Pourquoi abuser si souvent ton fils de fausses apparences ? Tu es cruelle, toi aussi. Pourquoi ne m’est-il pas donné de te presser la main, de t’entendre et de te répondre sans feinte ? » Tout en lui adressant ces reproches, il se dirige vers la ville. Mais sa mère a enveloppé leur marche d’un obscur brouillard ; la déesse épaissit autour d’eux ce voile de nuages pour que personne ne puisse les voir ni les toucher, ni les retarder, ni leur demander la cause de leur venue. Puis elle s’élève dans les airs et s’en retourne à Paphos ; elle aime à revoir ce séjour où les cent autels de son temple fument de l’encens sabéen et embaument les fraîches guirlandes.
Cependant ils avaient pris vivement le sentier qui leur était indiqué, et ils gravissaient la colline qui de toute sa hauteur domine la ville et en face regarde les remparts. Énée admire la cité monumentale, jadis un amas de gourbis ; il admire les portes, le bruissement de la foule, le pavé des rues. Les Tyriens travaillent ardemment : les uns prolongent les murs, construisent la citadelle, roulent de bas en haut des blocs de pierre ; les autres se choisissent l’emplacement d’une demeure et l’entourent d’un sillon. Ils élisent des juges, des magistrats, un sénat auguste. Ici on creuse des ports ; là, on bâtit un théâtre sur de larges assises, et d’énormes colonnes sortent de la pierre, hautes décorations de la scène future. Ainsi, au retour de l’été, par les champs en fleurs, les abeilles en plein soleil s’évertuent sans trêve : elles font sortir les essaims déjà adultes ou elles condensent la liqueur du miel et gonflent leurs cellules d’un doux nectar, ou elles reçoivent la charge de celles qui rentrent, ou, en bataillon serré, elles repoussent de la ruche la troupe paresseuse des frelons. C’est un bouillonnement de travail, et des rayons odorants sort un parfum de thym. « Heureux, ceux qui voient déjà s’élever leurs murailles ! » dit Énée, et il regarde les hautains monuments de la ville. Ô merveille, enveloppé d’un nuage il marche dans la foule, se mêle aux hommes et n’est vu d’aucun d’eux.
Il y avait au centre de la ville un bois sacré riche d’ombre où les Carthaginois, ballottés par les flots et la tempête, déterrèrent dès leur arrivée le présage que leur avait annoncé la royale Junon : une tête de cheval fougueux, signe pour leur nation de victoires guerrières et de vie abondante à travers les siècles. Didon la Sidonienne y édifiait à Junon un vaste temple aussi considérable par les offrandes des hommes que par la puissance de la déesse. Des degrés s’élevaient à son parvis d’airain ; les linteaux de la porte étaient fixés par des attaches d’airain, et sur les gonds criaient des portes d’airain. Dans ce bois une chose inattendue et rassurante s’offrit pour la première fois aux regards d’Énée. Pour la première fois il osa espérer le salut et concevoir dans sa misère un meilleur Avenir. Comme, au pied du temple immense, il en parcourait les détails en attendant la reine et qu’il admirait la fortune de cette ville, l’émulation des artistes, leur travail et leur œuvre, il voit représentées dans leur ordre les batailles d’Ilion, toute cette guerre dont la renommée s’est répandue à travers le monde entier, les Atrides et Priam et Achille cruel pour les uns comme pour l’autre. Il s’arrête et verse des larmes : « Quel pays, Achate, quel canton de l’univers ne sont pas remplis de nos malheurs ? Voici Priam ! Ici même, les belles actions ont leur récompense ; il y a des larmes pour l’infortune, et les choses humaines touchent les cœurs. Ne crains plus : cette renommée, n’en doute pas, nous apportera quelque chance de salut. » Et il se repaît l’âme de ces vaines peintures, tout gémissant et le visage inondé d’un torrent de larmes. Il avait devant les yeux, se battant autour de Pergame, d’un côte les Grecs qui fuyaient pressés par la jeunesse de Troie, de l’autre les Phrygiens en fuite devant le char et l’aigrette d’Achille. Tout près, il reconnaît en pleurant les tentes de Rhésus d’une blancheur de neige : la trahison les a livrées dans le premier sommeil ; le fils de Tydée sanglant y promène le saccage et le massacre, et tourne vers son camp les chevaux ardents du Thrace avant qu’ils aient pu goûter les pâturages de Troie et boire aux eaux du Xanthe. Plus loin Troïlus a perdu ses armes et fuit, infortuné jeune homme, inégal adversaire d’Achille ; ses chevaux l’emportent tombé en arrière, attaché à son char vide et tenant encore les rênes ; sa tête et sa chevelure sont traînées sur le sol et sa lance renversée trace un sillon dans la poussière. Plus loin, les femmes d’Ilion montaient vers le temple de l’hostile Pallas. Les cheveux épars, elles lui apportaient le péplos, tristes suppliantes, et se frappaient la poitrine ; mais la déesse, les yeux fixés à terre, détournait la tête. Trois fois autour des murs d’Ilion Achille avait traîné Hector, et maintenant, à prix d’or, il vendait son cadavre. Alors Énée pousse du fond de sa poitrine un immense gémissement lorsqu’il aperçoit les dépouilles, le char, le corps de son ami et Priam qui tend ses mains désarmées. Lui-même il se reconnaît aux prises dans le combat avec les chefs Achéens, et il reconnaît les bataillons venus de l’Orient et les armes du noir Memnon. La furieuse Penthésilée conduit ses troupes d’Amazones avec leurs boucliers en forme de croissant ; et toute à son ardeur au milieu de ses milliers de combattantes, le baudrier d’or noué sous son sein nu, cette vierge de la guerre ne craint pas d’affronter les hommes.
Pendant que le Dardanien Énée admire, stupéfait, immobile, absorbé dans sa contemplation, la reine Didon, éclatante de beauté, s’est avancée vers le temple avec un nombreux cortège de jeunes Tyriens. Lorsqu’aux rives de l’Eurotas ou sur les jougs du Cynthe, Diane conduit ses chœurs, suivie de mille Oréades rassemblées de tous les points de la montagne, elle porte un carquois à l’épaule et en marchant dépasse de la tête ses compagnes divines ; et le cœur de Latone tressaille d’une joie silencieuse. C’était ainsi qu’apparaissait Didon ; ainsi qu’elle s’avançait rayonnante au milieu des siens, hâtant les travaux et la croissance de son royaume. Devant les portes du sanctuaire, sous la voûte du temple, entourée d’hommes en armes, elle s’assied sur un trône très élevé. Elle était en train de rendre la justice, d’édicter des lois, de distribuer équitablement l’œuvre à faire ou de la tirer au sort, quand, tout à coup, dans un grand mouvement de foule, Énée voit s’approcher Anthée et Sergeste et le fort Cloanthe et d’autres Troyens que le noir tourbillon avait dispersés sur la mer et entraînés très loin de lui vers d’autres rivages. Il demeure étonné et Achate est, comme lui, frappé de joie et de crainte. Ils désireraient ardemment leur presser les mains ; mais il y a là des choses qu’ils ignorent et qui les troublent. Ils se contiennent, et, en observation sous leur manteau de nuée, ils attendent de savoir quel a été le sort de leurs compagnons, où ils ont laissé leur flotte, ce qu’ils viennent faire, car, choisis dans tous les vaisseaux, ils allaient implorant la bienveillance royale et se dirigeaient vers le temple au milieu des clameurs.
Lorsqu’ils y furent entrés et qu’on leur eut permis de parler devant la reine, le plus âgé, Ilionée, commença tranquillement : « Ô reine, à qui Jupiter donna de fonder une ville nouvelle et de mettre le frein de la justice à des nations superbes, écoute la prière de malheureux Troyens que les vents ont traînés sur toutes les mers : écarte de nos vaisseaux un abominable incendie ; épargne une race pieuse ; examine ce que nous sommes. Nous ne venons point ravager avec le fer les pénates libyens ni piller vos richesses et les emporter vers le rivage. Nos cœurs n’ont pas une telle audace ni des vaincus une telle insolence. Il est un pays que les Grecs appellent Hespérie, terre vénérable, puissante par les armes et par la fécondité de la glèbe. Les Œnotriens l’ont habité : on dit qu’aujourd’hui leurs descendants ont nommé leur nation Italie du nom de leur roi. C’était là notre but. Mais soudain, se levant avec les flots, l’orageux Orion nous a entraînés sur des bas-fonds invisibles et, dans le déchaînement des Austers, à travers des vagues qui nous passaient par-dessus la tête, et à travers des rochers inextricables, il nous a dispersés. Peu d’entre nous ont abordé à vos rives. Mais quelle est cette race d’hommes ? Quelle patrie assez barbare souffre de pareilles mœurs ? On nous refuse l’hospitalité du rivage. On pousse des cris de guerre ; on nous défend de mettre le pied sur une bande de sable. Si vous méprisez le genre humain et les armes des mortels, comptez du moins que les dieux ont la mémoire de leurs lois obéies ou violées. Énée était notre roi : nul n’a jamais été plus juste, ni plus grand par la piété, ni plus grand dans la guerre. Si les destins nous ont conservé ce héros, s’il respire encore l’air du ciel, s’il n’est pas couché dans les cruelles ombres, sois-en certaine, tu n’auras pas à te repentir de l’avoir prévenu en générosité. Nous avons aussi dans les régions de la Sicile des villes, des armes et l’illustre Aceste de sang troyen. Permets-nous de tirer sur le rivage notre flotte maltraitée par les vents, de tailler des planches et d’émonder des rames dans les arbres de tes forêts, pour que nous puissions, si nos compagnons et notre roi nous sont rendus et, avec eux, la route de l’Italie, gagner joyeusement cette Italie et le Latium, et – s’il n’y a plus de salut, si les flots Libyens, ô père bienfaisant des Troyens, se sont refermés sur toi, s’il ne nous reste même pas Iule, notre espoir, – pour que du moins nous regagnions la mer sicilienne, les demeures toutes préparées, d’où nous sommes venus jusqu’ici, et le roi Aceste. » Les Troyens approuvent d’un long murmure ces paroles d’Ilionée.
Alors Didon, les yeux baissés, répondit brièvement : « Rassurez-vous, Troyens : bannissez vos alarmes. De dures circonstances et la nouveauté de mon empire m’imposent ces rigueurs et m’obligent à garder ainsi toutes mes frontières. Qui ne connaîtrait la race des gens d’Énée, et la ville de Troie, ses vertus, ses héros, cette guerre et son vaste incendie ? Nous autres, Carthaginois, nous n’avons pas l’esprit si grossier, et le Soleil n’attelle pas ses chevaux si loin de notre ville tyrienne. Que vous choisissiez la grande Hespérie et les champs saturniens ou la terre d’Éryx et le roi Aceste, vous pouvez compter sur mon appui pour vous y rendre, et je vous aiderai de mes ressources. Vous plairait-il de vous fixer avec des droits égaux dans mon royaume ? La ville que j’élève est la vôtre. Tirez vos vaisseaux sur le rivage. Je ne ferai aucune différence entre les Troyens et les Tyriens. Et plût au ciel que votre roi, poussé par le même Notus, plût au ciel qu’Énée fût ici ! Pour moi, j’enverrai le long des côtes des hommes sûrs avec ordre de s’enquérir jusqu’à l’extrémité de la Libye si le naufrage ne l’a pas jeté errant dans quelque ville ou dans quelque forêt. »
Réconfortés par ces mots, le courageux Achate et le divin Énée brûlaient depuis longtemps de s’élancer hors de leur nuage. Le premier, Achate prend la parole : « Fils d’une déesse, dit-il à Énée, que décides-tu maintenant ? Tout est sauvé, tu le vois : tu as retrouvé ta flotte et tes compagnons. Le seul qui manque, nous l’avons vu sous nos yeux s’abîmer dans les flots : pour le reste, les prédictions de ta mère se réalisent. » Il achevait à peine que soudain le nuage qui les enveloppait se déchire et se change en un air pur et transparent. Debout, Énée resplendit d’une vive lumière avec le visage et les épaules d’un dieu. D’un souffle sa mère lui avait donné la beauté de la chevelure, l’éclat de pourpre de la jeunesse et la séduction du regard. Ainsi l’artiste ajoute la grâce à l’ivoire et entoure d’or blond l’argent ou le marbre de Paros.
Alors, sous tous les yeux étonnés de la subite apparition, il s’adresse à la reine : « Me voici, dit-il : je suis celui que vous cherchez, le Troyen Énée échappé aux flots de la Libye. Ô toi, qui seule as eu pitié des indicibles souffrances de Troie, toi qui accueilles dans ta ville et dans ton palais, comme des alliés, ce qui reste du massacre des Grecs, ces malheureux épuisés par les hasards de la terre et de la mer, dénués de tout, il n’est pas en notre pouvoir de reconnaître dignement tes bienfaits, Didon, ni au pouvoir des survivants de la nation dardanienne, dispersés dans le vaste monde. Que les dieux, – si la piété trouve au ciel des témoins puissants qui la protègent, si quelque part la justice et la conscience du bien valent encore quelque chose, – que les dieux te récompensent comme tu le mérites. Ô temps heureux qui t’ont vue naître ! Quels admirables parents ont donné le jour à une telle fille ? Tant que les fleuves courront à la mer, tant que l’ombre glissera dans le repli des montagnes, tant que l’air du ciel nourrira le feu des astres, ta gloire, ton nom, tes louanges vivront sur toutes les terres où le sort m’appellera. » Il dit et tend la main droite à son ami Ilionée, la gauche à Séreste, puis aux autres, au fort Gyas et au fort Cloanthe.
Sa vue d’abord, et, aussitôt après, l’idée d’une si grande infortune avaient frappé de stupeur la Sidonienne Didon : « Fils d’une déesse, lui répondit-elle, comment nommer le sort qui te poursuit à travers tant de périls ? Quelle volonté furieuse t’a jeté sur ces côtes sauvages ? Est-ce toi cet Énée que la puissante Vénus a conçu du Dardanien Anchise en Phrygie, au bord du Simoïs ? Pour moi, il me souvient que Teucer vint à Sidon, chassé de sa patrie et cherchant, avec l’aide de Bélus, un nouveau royaume. Bélus, mon père, avait alors ravagé l’opulente Chypre et, vainqueur, la tenait sous sa domination. C’est depuis ce temps que je connais la chute de Troie et ton nom et les rois des Grecs. Bien que leur ennemi, Teucer faisait un grand éloge des Troyens et se flattait même de descendre comme vous de l’antique souche des Teucriens. Venez donc, jeunes gens ; entrez dans nos demeures. Moi aussi, j’ai traversé de longues épreuves ; la fortune, qui m’a enfin fixée sur cette terre, me ballotta comme vous ; et l’expérience du malheur m’apprit à secourir les malheureux. »
Elle dit, et elle conduit Énée sous son toit royal en même temps qu’elle ordonne des actions de grâces dans les temples des dieux. Elle envoie sur le rivage à ses compagnons vingt taureaux, cent porcs énormes au dos hérissé et cent agneaux bien gras avec leurs mères, présents d’un jour de fête. On décore l’intérieur du palais qui resplendit d’un luxe régalien ; et au centre le banquet se prépare : des tapis artistement travaillés et d’une pourpre superbe ; sur les tables, une lourde argenterie et, ciselés dans l’or, les hauts faits des ancêtres de la reine, toute une longue suite de gloire déroulée parmi tant de héros depuis l’origine de cette vieille nation.
Énée, car l’amour paternel ne permet pas de repos à son cœur, dépêche Achate vers ses navires : il annoncera ces nouvelles à Ascagne et l’amènera dans la ville : Ascagne, tout le souci, toute la tendresse de son père. De plus, il apportera des présents arrachés aux ruines d’Ilion, une robe que raidissent des figures brodées dans l’or, et un voile à la bordure d’acanthe couleur de safran : l’Argienne Hélène avait emporté, lorsqu’elle quittait Mycènes pour son coupable hymen de Pergame, ces parures dont sa mère Léda lui avait fait le don merveilleux. Il y ajoutera le sceptre qui appartenait jadis à l’aînée des filles de Priam, Ilioné, et son collier de perles et sa couronne doublement enrichie de gemmes et d’or. Empressé d’obéir, Achate se hâtait vers les vaisseaux.
De son côté, Vénus combine de nouveaux artifices, de nouveaux desseins : Cupidon changera de forme et de visage et viendra sous les traits du doux Ascagne ; de ses présents il embrasera la reine et fera couler dans ses veines la folie d’amour. Ce palais, en effet, lui demeure suspect ; elle craint l’homme de Tyr aux deux paroles ; et les noirceurs de Junon la brûlent d’une angoisse qui redouble avec la nuit. Elle s’adresse au dieu qui porte des ailes, à l’Amour. « Mon fils, lui dit-elle, toi qui es ma force et ma grande puissance, mon fils, toi qui seul dédaignes les traits dont le Père souverain a frappé Typhon, j’ai recours à toi et je fais appel en suppliante à ton pouvoir divin. Tu sais comment la haine de l’âpre Junon a ballotté ton frère Énée de rivage en rivage, et tu t’es souvent affligé de ma douleur. Aujourd’hui la Phénicienne Didon le retient et l’arrête de sa voix caressante : j’ignore ce qu’il adviendra de cette hospitalité junonienne, mais j’ai peur. Junon ne se relâchera pas dans une circonstance aussi décisive. C’est pourquoi je médite de la prévenir, de prendre la reine à mon piège et de l’enflammer si bien qu’aucune influence divine ne la change et qu’un grand amour l’attache, comme moi-même, à ton frère Énée. Voici comment tu pourrais le faire : écoute. À l’appel de son père, l’enfant royal, mon plus cher souci, va se rendre à Carthage : il porte des présents qu’ont épargnés les mers et l’incendie de Troie. Je l’endormirai et le déposerai dans mon enceinte sacrée sur les hauteurs de Cythère ou d’Idalie, de façon qu’il ignore mes ruses et ne puisse se jeter au travers. Toi, pour le temps d’une seule nuit, déguise-toi, prends sa forme, et, enfant, revêts ce visage d’enfant qui t’est si connu. Lorsque Didon, toute à la joie, te recevra sur ses genoux au milieu du festin royal et des libations de Bacchus, lorsqu’elle t’embrassera et te couvrira de doux baisers, souffle sur elle un feu secret et, sans qu’elle s’en aperçoive, verse-lui ton poison. »
L’Amour obéit à sa mère chérie ; il se dépouille de ses ailes, et c’est un plaisir pour lui d’imiter la démarche d’Iule. Vénus, elle, répand un tranquille sommeil dans les membres d’Ascagne et l’emporte, pressé contre son sein, sur les hauteurs d’Idalie, dans un bois sacré où la marjolaine l’enveloppe mollement de son ombre douce, de ses fleurs et de son parfum.
Et déjà Cupidon, obéissant à sa mère, s’en allait tout heureux sous la conduite d’Achate et portait aux Tyriens les présents royaux. Lorsqu’il arrive, la reine est déjà couchée sur un lit de parade tout doré, aux tentures magnifiques, occupant le centre du banquet. Le divin Énée et la jeunesse troyenne entrent et se placent sur des lits de pourpre. Les esclaves leur donnent de l’eau pour les mains, distribuent le pain des corbeilles et apportent des serviettes aux fins tissus. Dans l’intérieur du palais cinquante servantes sont là, dont le soin est de déposer les plats en longue file et de brûler des parfums à l’autel des Pénates. Il y en a cent autres et autant de serviteurs du même âge pour charger les tables de mets et y poser les coupes. Les Tyriens en grand nombre franchissent à leur tour le seuil de la fête, invités à prendre place sur des lits brodés. On admire les présents d’Énée ; on admire Iule, les yeux étincelants du dieu, ses paroles feintes, et la robe et le voile brodé d’un acanthe couleur de safran. Et surtout la malheureuse Phénicienne, vouée au fléau qui la perdra, ne peut assouvir son cœur ; elle se consume à regarder Iule, aussi émue par l’enfant que par les présents. Lui, il embrasse Énée ; il se suspend à son cou, et, lorsqu’il a rassasié le grand amour du père abusé, il court à la reine. Elle s’attache à lui de tous ses regards, de toute son âme ; parfois elle le presse contre son sein, l’infortunée Didon qui ne sait pas quel puissant dieu s’assied sur ses genoux ! Mais, docile à la leçon de sa mère l’Acidalienne, il commence à effacer peu à peu l’image de Sychée et il s’applique à surprendre et à bouleverser d’un vivant amour cette âme depuis longtemps paisible, ce cœur déshabitué d’aimer.
Le repas fini et les plateaux enlevés, on place devant les convives de larges cratères remplis de vin et couronnés de guirlandes. Le bruit des voix résonne dans le palais et se répand à travers le vaste atrium. Des lustres resplendissent suspendus à des chaînes dorées, et le feu des torches est vainqueur de la nuit. Alors la reine demande et remplit de vin la patère lourde de gemmes et d’or dont se servaient en pareille occurrence Bélus et tous les descendants de Bélus. Et au milieu du grand silence qui se fit dans le palais : « Jupiter, prononça-t-elle, – car c’est à toi que nous devons les lois de l’hospitalité, – veuille que ce jour soit un jour de fête pour les Tyriens et pour les hommes partis de Troie et qu’il reste dans la mémoire de nos arrière-neveux ! Que Bacchus donneur de joie et que la bonne Junon nous assistent ! Et vous, Tyriens, pressez-vous à ce banquet d’un cœur favorable ! » Elle dit et verse sur la table la libation aux dieux ; et, la première, cette libation faite, elle effleure sa coupe du bout des lèvres ; puis elle la tend à Bitias qu’elle provoque à boire. Bitias sans hésiter a vidé la patère écumeuse et s’est baigné le visage dans l’or. Après lui les autres chefs. Iopas à la longue chevelure fait hautement sonner la cithare d’or suivant les leçons du grand Atlas. Son chant dit la lune errante, les éclipses du soleil, l’origine des hommes et des bêtes, la cause des pluies et des éclairs, et l’Arcture et les pluvieuses Hyades et les deux Ourses, pourquoi les soleils d’hiver vont avec tant de hâte se plonger dans l’Océan et ce qui retarde les nuits d’été lentes à venir. Les Tyriens l’applaudissent et l’applaudissent encore et les Troyens font comme eux. La malheureuse Didon prolongeait dans la nuit et variait ses entretiens avec Énée et buvait l’amour à longs traits : elle avait tant de questions à poser sur Priam et tant sur Hector ! Et quelles armes portait le fils de l’Aurore ? Et ce qu’étaient les chevaux de Diomède ? Et le grand Achille, comment était-il ? « Fais mieux, mon hôte, dit-elle, et raconte-nous depuis l’origine les embûches des Grecs, les malheurs de ton peuple et tes voyages, car voici le septième été que tu erres dans tous les pays et sur tous les flots. »
Tous se turent, attentifs, les yeux fixés sur Énée et de son lit élevé le héros commença en ces termes :
« C’est une indicible douleur, ô reine, que tu m’ordonnes de renouveler en me demandant comment les Grecs ont abattu la puissance de Troie et son royaume à jamais lamentable. Ces pires misères, je les ai vues, j’en ai eu ma part, et grande. Qui, à ce récit, des Myrmidons ou des Dolopes ou des soldats du cruel Ulysse, retiendrait ses larmes ? Et puis déjà, l’humide vapeur de la nuit s’éloigne rapidement du ciel et les astres qui déclinent nous conseillent de dormir. Mais si tu éprouves un tel désir de connaître nos malheurs et d’entendre raconter brièvement l’agonie de Troie, bien que ces souvenirs me fassent horreur et que mon âme en ait toujours fui les funèbres images, je commence.
« Brisés par la guerre, repoussés par les destins, les chefs des Grecs, après tant d’années écoulées, construisent, sous la divine inspiration de Pallas, un cheval haut comme une montagne, dont ils forment les côtes de sapins entrelacés. C’est, prétendent-ils, une offrande à la déesse pour un retour heureux ; et le bruit s’en répand. Une élite de guerriers tirés au sort s’enferme furtivement dans ces flancs ténébreux ; et le ventre du monstre jusqu’au fond de ses énormes cavernes se remplit de soldats armés.
« Du rivage troyen on aperçoit Ténédos, une île très fameuse et qui fut opulente tant que subsista le royaume de Priam : elle n’est plus maintenant qu’une simple baie et pour les vaisseaux un peu fidèle abri. C’est là sur un rivage solitaire que les Grecs se retirent et se cachent. Nous pensions qu’ils étaient partis et que le vent les reconduisait à Mycènes. Toute la Troade se libère de la longue et lugubre oppression : on ouvre les portes ; c’est une joie de sortir, de visiter le camp des Grecs, son emplacement désert, le rivage abandonné. Ici campaient les Dolopes ; là le cruel Achille avait sa tente ; c’était là qu’ils avaient tiré leurs navires ; c’était là qu’on avait coutume de s’affronter en bataille rangée. Beaucoup, stupéfaits devant l’offrande à la Vierge Minerve, qui devait être si désastreuse pour nous, s’étonnent de l’énormité du cheval. Le premier, Thymétès nous exhorte à l’introduire dans nos murs et à le placer dans la citadelle. Était-ce perfidie de sa part ou déjà les destins de Troie le voulaient-ils ainsi ? Mais Capys et ceux dont l’esprit est plus clairvoyant nous pressent de jeter à la mer ce douteux présent des Grecs, sans doute un piège, ou de le brûler en allumant dessous un grand feu, ou d’en percer les flancs et d’en explorer les secrètes profondeurs. La foule incertaine se partage en avis contraires.
Mais voici qu’à la tête d’une troupe nombreuse, Laocoon, furieux, accourt du haut de la citadelle, et de loin : « Malheureux citoyens, s’écrie-t-il, quelle est votre démence ? Croyez-vous les ennemis partis ? Pensez-vous qu’il puisse y avoir une offrande des Grecs sans quelque traîtrise ? Est-ce ainsi que vous connaissez Ulysse ? Ou des Achéens se sont enfermés et cachés dans ce bois, ou c’est une machine fabriquée contre nos murs pour observer nos maisons et pour être poussée d’en haut sur notre ville, ou elle recèle quelque autre piège. Ne vous fiez pas à ce cheval, Troyens. Quoi qu’il en soit, je crains les Grecs, même dans leurs offrandes aux dieux ! » À ces mots, de toute sa force, il a lancé une énorme javeline sur le flanc de l’animal et sur son ventre aux ais bombés. Elle s’y est fixée en vibrant : sous ce coup le ventre a résonné et ses profondes cavités ont rendu un gémissement. Sans les arrêts des dieux, sans notre aveuglement, il nous eût poussés à porter le fer dans ces repaires d’Argiens. Troie serait aujourd’hui debout ; et tu te dresserais encore de toute ta hauteur, citadelle de Priam !
« Voici cependant que des pâtres troyens traînent à grands cris vers le roi un jeune homme, les mains liées derrière le dos, un inconnu qui s’était présenté volontairement à eux pour cette machination et pour ouvrir aux Grecs les portes de Troie, sûr de lui et préparé aussi bien à soutenir son rôle de traître qu’à tomber sous une mort certaine. Le désir de le voir fait de tous côtés accourir autour de lui la jeunesse troyenne, et c’est à qui insultera le captif. Écoutez maintenant les embûches des Grecs, et, d’après ce seul homme que j’accuse, apprenez à les connaître tous. Confondu, désarmé, dès qu’il fut là sous nos regards et que ses yeux eurent fait le tour des rassemblements phrygiens : « Hélas ! dit-il, quelle est la terre, quels sont les flots qui peuvent me recevoir ? Que me reste-t-il enfin dans ma misère, à moi qui n’ai plus nulle part de place chez les Grecs et dont les Dardaniens irrités veulent le supplice et le sang ? » Cette plainte a retourné les âmes ; l’emportement est tombé. Nous l’encourageons à parler. Quelle est sa race ? Que nous apporte-t-il ? De quelle révélation peut-il espérer le salut, maintenant qu’il est pris ?
« [Son épouvante l’a quitté ; il répond] : « Je t’avouerai tout, ô roi, quoi qu’il en puisse advenir ; je ne te dissimulerai rien. Et d’abord je suis Grec : je ne le nie pas. Si la Fortune a fait de Sinon un malheureux, elle ne fera pas de lui, dans son acharnement, un menteur et un fourbe. Peut-être le nom d’un homme qui se nommait Palamède, descendant de Bélus, sa gloire et sa renommée sont-ils venus à tes oreilles, ce Palamède coupable seulement d’avoir voulu la paix et que, sur une fausse accusation de trahison, sur des dénonciations abominables, les Grecs envoyèrent à la mort : ils le pleurent aujourd’hui qu’il est privé de la lumière. C’est à lui que mon père, qui était pauvre, me donna comme compagnon, uni d’ailleurs par les liens du sang, lorsqu’il m’envoya combattre ici dès les premières années de la guerre. Tant que son autorité fut intacte et que l’on comptait avec lui dans les assemblées des rois, nous aussi nous eûmes du renom et de l’honneur. Mais depuis que par la haine du perfide Ulysse, – tout ce que je dis est bien connu, – il a quitté la terre, je traînais ma vie déchue dans l’obscurité et le deuil ; et je m’indignais en moi-même du malheur de mon ami qui était innocent. Fou que j’étais, je ne sus pas me taire : si l’occasion s’en présentait, si jamais je revenais vainqueur dans Argos ma patrie, je promis que je serais son vengeur ; et mes paroles me suscitèrent d’âpres haines. Ce fut le commencement de ma ruine. De ce moment, Ulysse ne cessa de m’épouvanter par de nouvelles accusations ; il semait dans la foule des paroles ambiguës ; conscient de son crime, il cherchait des armes contre moi. Il n’eut pas de repos que son ministre Calchas… Mais à quoi bon revenir sur ces choses sans intérêt pour vous ? C’est inutile. Et pourquoi vous retarder ? Si vous mettez tous les Grecs sur le même rang, s’il vous suffit d’entendre ce nom, n’hésitez pas : ordonnez mon supplice. Voilà ce que voudrait l’homme d’Ithaque et ce que les Atrides vous paieraient cher. »
« Mais alors nous brûlons de l’interroger et d’éclaircir les choses, ignorant tous les artifices, toute la scélératesse des Grecs. Il poursuit en tremblant et l’hypocrite nous dit : « Plus d’une fois les Grecs ont eu le désir de préparer leur fuite, d’abandonner Troie, de renoncer à une longue guerre qui les épuisait. Plût aux dieux qu’ils l’eussent fait ! Mais au moment où ils se disposaient à partir, l’âpre tempête leur fermait les flots et l’Auster les épouvantait. Surtout, lorsque ce cheval fait de poutres d’érable se dressa, les nuages grondèrent dans tout le ciel. Anxieux, nous envoyons Eurypyle consulter l’oracle de Phébus, et il nous rapporte du sanctuaire ces tristes paroles : « Le sang d’une vierge égorgée apaisa les vents lorsque vous vîntes pour la première fois, ô Grecs, sur les rivages d’Ilion. Vous n’obtiendrez le retour qu’avec du sang : vous devez offrir aux dieux une vie argienne. » Lorsque ces mots arrivèrent aux oreilles de la foule, les cœurs furent consternés et le froid de la terreur courut dans toutes les moelles : à qui les destins réservent-ils ce sort ? quel est celui qu’Apollon réclame ? Alors l’homme d’Ithaque traîne au milieu de nous le devin Calchas et le somme de nous révéler la volonté des dieux. Déjà beaucoup me prophétisaient le crime atroce du fourbe, et ceux qui se taisaient le voyaient venir. Calchas, durant dix jours, garde le silence ; impénétrable, il refuse le mot qui va livrer un homme et le donner à la mort. Enfin, comme à regret, forcé par les cris redoublés de l’homme d’Ithaque et d’accord avec lui, il laisse échapper sa réponse et me voue à l’autel. Tous approuvèrent, et le coup que chacun d’eux redoutait pour soi, ils le virent sans peine se détourner et tomber sur un malheureux. Et déjà le jour abominable était arrivé : on me prépare les objets sacrés, la farine, le sel, les bandelettes autour des tempes. Je l’avoue : je me suis soustrait à la mort ; j’ai rompu mes liens. Dans un lac fangeux, pendant la nuit, comme une ombre, je me suis caché au milieu des roseaux en attendant qu’ils missent à la voile, si par hasard ils s’y décidaient. Il ne me reste plus aucune espérance de revoir ma vieille patrie, ni mes doux enfants ni mon père que je désirais tant retrouver : peut-être leur feront-ils payer ma fuite et laveront-ils ma faute dans le sang de ces infortunés. C’est pourquoi, par les dieux d’En Haut, par les Puissances divines qui savent la vérité, par ce qu’il y a encore chez les mortels de justice inviolée, je t’en supplie, aie pitié de si grandes épreuves, aie pitié d’un cœur qui ne les méritait pas ! »
« À ces larmes, nous lui donnons la vie ; nous lui donnons même de la pitié. Le premier, Priam ordonne de détacher ses mains étroitement enchaînées, et il lui dit amicalement : « Qui que tu sois, de ce moment oublie les Grecs ; ils sont perdus pour toi. Tu seras des nôtres ; mais réponds-moi la vérité : dans quelle intention ont-ils construit ce cheval énorme et monstrueux ? Qui l’a conseillé ? Qu’en attendent-ils ? Est-ce un vœu ? Est-ce une machine de guerre ? » À ces mots, le jeune homme, tout armé de ruse et d’artifice grec, leva vers le ciel les paumes de ses mains désenchaînées : « Je vous prends à témoin, dit-il, feux éternels, vous et votre inviolable puissance ; je vous prends à témoin, autels et glaives de mort que j’ai fuis, bandelettes des dieux que j’ai portées comme victime, les lois divines m’autorisent à rompre mes engagements sacrés avec les Grecs ; elles m’autorisent à haïr ces hommes et à produire au grand jour tout ce qu’ils cachent. Je ne suis tenu par aucune loi de mon pays. Toi seulement, ville de Troie, sois fidèle à tes promesses et, gardée par moi, garde-moi ta parole si je te dis la vérité et si je m’acquitte envers toi grandement. Tout l’espoir des Grecs, toute leur confiance dans leur entreprise guerrière se sont toujours appuyés sur le secours de Pallas. Mais du jour où le fils impie de Tydée et cet inventeur de crimes, Ulysse, ont entrepris d’arracher du temple consacré le fatal Palladium, où, après avoir égorgé les gardiens de la haute citadelle, ils ont saisi la sainte image, où de leurs mains sanglantes ils ont osé toucher les bandelettes virginales de la déesse, de ce jour l’espérance des Grecs s’en allait, s’effondrait ; leurs forces étaient brisées et l’esprit de la déesse se détournait d’eux. Ils ne pouvaient se tromper aux prodiges significatifs que leur donna la Tritonienne. À peine sa statue fut-elle placée dans le camp que de ses yeux grands ouverts et fixes jaillirent des étincelles et des flammes ; ses membres se couvrirent d’une acre sueur, et trois fois du sol, chose merveilleuse, elle bondit elle-même avec son bouclier et sa lance frémissante. Aussitôt Calchas vaticine qu’il faut s’embarquer et fuir, que Pergame ne peut être anéanti sous les coups des Argiens s’ils ne retournent à Argos chercher des auspices et s’ils n’en ramènent la faveur divine que, dans leur première traversée, ils avaient apportée avec eux sur leurs navires recourbés. Maintenant ils n’ont, au souffle des vents, regagné Mycènes leur patrie qu’afin d’y préparer des armes et des dieux qui les accompagnent ; ils repasseront la mer et vous les reverrez à l’improviste. C’est ainsi que Calchas interprète les présages. Sur son conseil, comme expiation de leur triste sacrilège, pour remplacer le Palladium, pour réparer l’outrage à la divinité, ils ont construit cette effigie. Calchas a voulu qu’ils en fissent une énorme masse et que cette charpente s’élevât jusqu’au ciel, et qu’ainsi elle ne pût entrer par vos portes ni être introduite dans vos murs ni replacer le peuple de Troie sous la protection de son ancien culte. Si vos mains profanaient cette offrande à Minerve, – que les dieux tournent plutôt ce présage contre Calchas lui-même ! – alors ce serait une immense ruine pour l’empire de Priam et pour les Phrygiens. Mais si, de vos propres mains, vous la faisiez monter dans votre ville, l’offensive d’une grande guerre conduirait l’Asie jusque sous les murs de Pélops : tels sont les destins qui attendent nos descendants. »
« Ces paroles insidieuses, cet art de se parjurer nous firent croire ce que disait Sinon ; et ainsi se laissèrent prendre à des ruses et à des larmes feintes ceux que n’avaient pu dompter ni le fils de Tydée, ni Achille de Larissa, ni dix ans de guerre, ni mille vaisseaux.
« À ce moment un prodige plus grand encore et beaucoup plus terrible se présente à nos regards infortunés et bouleverse nos cœurs qui ne s’attendaient à rien de pareil. Laocoon, que le sort avait désigné comme prêtre de Neptune, immolait à l’autel des sacrifices solennels un énorme taureau. Voici que, de Ténédos, par les eaux tranquilles et profondes, – je le raconte avec horreur, – deux serpents aux immenses anneaux s’allongent pesamment sur la mer et de front s’avancent vers le rivage. Leur poitrine se dresse au milieu des flots et leurs crêtes couleur de sang dominent les vagues. Le reste de leurs corps glissait lentement sur la surface de l’eau et leur énorme croupe traînait ses replis tortueux. Là où ils passent, la mer écume et bruit. Ils touchaient déjà la terre, et, les yeux ardents injectés de sang et de feu, ils léchaient de leur langue vibrante leur gueule sifflante. À les voir le sang se retire de nos veines ; nous nous enfuyons. Mais eux, sachant où aller, se dirigent sur Laocoon ; et d’abord les deux serpents entourent et enlacent les corps de ses deux jeunes enfants en se repaissant de leurs malheureux membres. Puis, comme le père se porte à leur secours les armes à la main, ils le saisissent et le ligotent de leurs énormes nœuds. Ils ont déjà enroulé deux fois leur croupe écailleuse autour de sa ceinture, deux fois autour de son cou, et ils le surmontent de toute leur tête et de leur haute encolure. Lui, il s’efforce avec ses mains d’écarter leurs replis ; ses bandelettes sont arrosées de bave et de noir venin ; et il pousse vers le ciel d’horribles clameurs. Ainsi mugit le taureau blessé quand il s’échappe de l’autel et secoue de sa nuque la hache mal assurée. Mais les deux dragons fuient en glissant vers les hauteurs où sont les temples ; ils gagnent le sanctuaire de la cruelle Tritonienne et se cachent aux pieds de la déesse sous l’orbe de son bouclier.
Pour le coup nous tremblons et une peur inouïe pénètre dans tous les cœurs : on se dit que Laocoon a été justement puni de son sacrilège, lui qui d’un fer acéré a profané ce bois consacré à la déesse et qui a brandi contre ses flancs un javelot criminel. On crie qu’il faut introduire le cheval dans le temple de Minerve et supplier la puissante divinité. Nous faisons une brèche à nos remparts ; nous ouvrons l’enceinte de la ville. Tous s’attellent à l’ouvrage. On met sous les pieds du colosse des roues glissantes ; on tend à son cou des cordes de chanvre. La fatale machine franchit nos murs, grosse d’hommes et d’armes. À l’entour, jeunes garçons et jeunes filles chantent des hymnes sacrés, joyeux de toucher au câble qui la traîne. Elle s’avance, elle glisse menaçante jusqu’au cœur de la ville. Ô patrie, ô Ilion, demeure des dieux, remparts dardaniens illustrés par la guerre ! Quatre fois le cheval heurta le seuil de la porte, et quatre fois son ventre rendit un bruit d’armes. Cependant nous continuons, sans nous y arrêter, aveuglés par notre folie, et nous plaçons dans le haut sanctuaire ce monstre de malheur. Même alors la catastrophe qui venait s’annonça par la bouche de Cassandre ; mais un dieu avait défendu aux Troyens de jamais croire Cassandre ; et, malheureux pour qui le dernier jour avait lui, nous ornons par toute la ville les temples des dieux d’un feuillage de fête.
« Cependant le ciel tourne et la nuit s’élance de l’Océan, enveloppant de sa grande ombre la terre, le ciel et les ruses des Myrmidons. Répandus dans l’enceinte de leurs murailles, les Troyens se sont tus et le sommeil presse leurs membres las. Et déjà de Ténédos, la phalange argienne s’avançait dans ses navires rangés en bon ordre sous le silence ami de la lune voilée, gagnant un rivage bien connu, quand, au signal d’une flamme s’élevant de la poupe royale, Sinon, que l’hostilité des dieux et des destins avait protégé, se faufile près du monstre où les Grecs étaient enfermés et abaisse les trappes de sapin. Le cheval qui s’ouvre les rend à l’air libre, et de ses cavernes de bois sortent allègrement, en se laissant glisser le long d’une corde, avant tous les autres, les chefs Thessandrus et Sthénélus, le féroce Ulysse, Acamas et Thoas, le petit-fils de Pelée Néoptolème, Machaon et Ménélas et l’inventeur de cette embûche, Epéus. Ils envahissent la ville ensevelie dans le sommeil et le vin : les sentinelles sont égorgées ; les portes, ouvertes ; ils y reçoivent leurs compagnons et rassemblent les troupes complices.
« C’était le moment où le premier sommeil commence pour les hommes aux durs soucis et, par un bienfait divin, insinue en eux son extrême douceur. Voici qu’en songe il me sembla que j’avais près de moi, sous mes yeux, désolé, Hector : il répandait des flots de larmes ; il était comme naguère lorsque le char le traînait tout souillé d’une poussière sanglante, les pieds traversés de courroies et gonflés. Misère de moi, dans quel état ! Comme il était différent de cet Hector que je vois encore revenir revêtu des dépouilles d’Achille, ou, la flamme phrygienne au poing, incendier les vaisseaux grecs ! La barbe hideuse, les cheveux collés par le sang, il portait toutes les blessures dont il avait été criblé autour des murs de sa patrie. Alors, pleurant moi-même, et avant qu’il parlât, il me sembla que je l’appelais et lui disais ces paroles de douleur : « Ô lumière de la Dardanie, le plus ferme espoir des Troyens, pourquoi nous as-tu fait si longtemps attendre ? Hector tant désiré, de quelles rives viens-tu ? Comme nous te revoyons, après tant de funérailles de tes compagnons et toutes les épreuves subies par ton peuple et ta ville, et si fatigués ! Quels indignes outrages ont souillé ton tranquille et beau visage ? Et pourquoi ces blessures que j’aperçois ? » Il ne me répond rien ; il ne s’attarde pas à ces vaines questions. Mais, tirant du fond de sa poitrine un sourd gémissement : « Hélas, fuis, me dit-il, fils d’une déesse, sauve-toi de cet incendie. L’ennemi tient nos murs ; Troie s’écroule de toute sa hauteur. On a fait assez pour la patrie et pour Priam. Si un bras pouvait défendre Pergame, certes le mien l’eût défendu. Troie te confie les objets de son culte et ses Pénates. Fais-en les compagnons de tes destins, et cherche-leur des remparts, de puissants remparts, que tu fonderas enfin après avoir couru les mers. » Il dit et des profondeurs du sanctuaire il apporte dans ses mains la puissante Vesta, ses bandelettes et son éternel feu.
« Cependant de tous les points de la ville se confondaient des cris de détresse ; et, bien que la maison de mon père Anchise fût reculée, solitaire, entourée d’arbres, les bruits deviennent de plus en plus distincts, et l’horrible tourmente des armes se rapproche. Réveillé en sursaut, je monte au plus haut de la terrasse et je m’y tiens l’oreille au guet. Ainsi, quand au souffle furieux des Austers le feu se met dans la moisson ou lorsque le torrent, grossi des eaux de la montagne, ravage les champs, ravage les grasses récoltes et les travaux des bœufs, arrache et entraîne les forêts, le pâtre, de la cime d’un roc, écoute ce fracas, dont il ne sait pas la cause, et demeure interdit. Mais alors la vérité éclate, les embûches des Grecs se découvrent. Déjà la vaste maison de Déiphobe s’effondre sous les flammes ; et déjà tout près celle d’Ucalégon prend feu ; les flots lointains du cap Sigée reflètent l’incendie. Les clameurs des hommes retentissent, mêlées à l’appel éclatant des trompettes. Hors de moi, je saisis mes armes ; je ne sais pas à quoi elles me serviront ; mais je brûle de rassembler une poignée d’hommes et avec mes compagnons de courir à la citadelle. La colère et la fureur précipitent ma résolution, et je songe qu’il est beau de mourir sous les armes.
« Et voici que Panthus, échappé aux traits des Achéens, Panthus, fils d’Othrys et prêtre d’Apollon au temple de la citadelle, chargé des objets sacrés et de nos dieux vaincus, et traînant par la main un enfant, son petit-fils, accourt éperdu vers notre maison : « Où en est notre salut, Panthus ? En quel état vais-je trouver la citadelle ? » J’avais à peine prononcé ces mots qu’il me répondit en gémissant : « C’est le dernier jour de la Dardanie, c’est l’heure inéluctable. Il n’y a plus de Troyens ; il n’y a plus d’Ilion ; l’immense gloire de Troie a vécu. Jupiter sans pitié a tout transporté à Argos. Les Grecs sont les maîtres de la ville en flammes. Le monstrueux cheval debout au milieu de nos murs vomit des hommes armés, et Sinon vainqueur nous insulte et répand l’incendie. Par nos portes ouvertes à deux battants il en vient autant de milliers qu’il en est venu jadis de la grande Mycènes. D’autres occupent en armes les rues étroites et nous y opposent une barrière de fer hérissée de pointes étincelantes prêtes à donner la mort. C’est à peine si les premières sentinelles des portes risquent le combat et résistent dans les ténèbres. » Ces paroles du fils d’Othrys et la volonté des dieux m’emportent au milieu des flammes et des armes, là où m’appellent la sauvage Érynnie et le tumulte et les clameurs qui montent jusqu’au ciel. Rhipée, Épytus, si grand à la guerre, Hypanis et Dymas, que la clarté de la lune offre à mes yeux, se joignent à moi, se groupent à mon côté, et aussi le jeune Corèbe, fils de Mygdon. Il était venu, par hasard, tout récemment à Troie, enflammé d’un fol amour pour Cassandre, et, gendre futur, il apportait des secours à Priam et aux Phrygiens : le malheureux qui ne sut pas entendre les inspirations prophétiques de sa fiancée !
« Quand je les vois réunis, malgré toute leur ardeur pour le combat, je leur adresse ces mots : « Jeunes gens, cœurs vainement héroïques, si vous avez le ferme désir de me suivre, moi qui suis décidé à tout, vous voyez l’état où la fortune nous réduit. Nos temples et nos autels sont désertés par tous les dieux qui maintenaient cet empire debout. Vous venez au secours d’une ville embrasée. Mourons ! Jetons-nous au milieu des armes. L’unique salut des vaincus est de n’espérer aucun salut. » C’est ainsi que l’ardeur de ces jeunes hommes se changea en fureur. Alors, – comme des loups ravisseurs dans l’ombre noire, quand l’insatiable rage de leur ventre les chasse en aveugles et que leurs petits laissés au gîte attendent, la gueule sèche, – à travers les traits, à travers les ennemis nous marchons à une mort certaine et nous suivons le chemin qui mène au cœur de la ville. La nuit noire vole autour de nous et nous enveloppe de son ombre.
« Quelles paroles pourraient dépeindre cette nuit de massacre et ces funérailles ? Quelles larmes répondraient à nos malheurs ? Une ville antique s’écroule dont l’empire avait duré tant d’années ; des milliers de cadavres jonchent ses rues, ses demeures, les saints parvis des dieux. Ce ne sont pas seulement les Troyens qui tombent payant de leur sang leur résistance ; parfois aussi le courage rentre au cœur des vaincus, et les Grecs vainqueurs sont abattus. Partout la cruelle désolation, partout l’épouvante et toutes les faces de la mort.
« Le premier, escorté d’une foule de Grecs, Androgée s’offre à nous : dans son ignorance il nous prend pour une troupe alliée et spontanément nous interpelle en ami : « Dépêchez-vous, les hommes ! Qu’avez-vous à être si paresseux et si lents ? Les autres saccagent et pillent Pergame incendié, et vous ne faites encore que de débarquer des hauts navires ! » Il dit, et aussitôt, à notre réponse équivoque, il s’aperçoit qu’il est tombé au milieu d’ennemis. Frappé de stupeur, il retient ses pas et sa voix. Lorsque, dans les âpres buissons, un homme de tout son poids a pressé sur la terre un serpent imprévu, tout à coup il frissonne et se jette en arrière devant le long cou bleuâtre qui dresse sa colère et se gonfle. Ainsi, tremblant à notre vue, Androgée fuyait. Nous nous ruons sur sa troupe ; nous nous répandons autour d’elle en cercle de fer. Perdus dans ces lieux qu’ils ignorent et pris de terreur, ça et là, nous les massacrons. La fortune sourit à nos premiers coups ; alors Corèbe, dont le succès exalte le courage, s’écrie : « Compagnons, la fortune pour la première fois nous déclare sa faveur et nous montre le chemin du salut : suivons-la. Changeons de boucliers ; armons-nous de tout ce qui distingue les Grecs. Ruse ou courage, qu’importe contre l’ennemi ? Il nous fournira lui-même des armes. » À ces mots, il se coiffe du casque chevelu d’Androgée, s’empare de son bouclier aux belles ciselures et suspend à son côté l’épée d’Argos. Rhipée fait de même, et Dymas, et toute la jeunesse avec joie. Chacun s’arme de ces fraîches dépouilles. Nous marchons mêlés aux ennemis, mais sans l’assentiment des dieux. À travers l’aveugle nuit nous livrons un grand nombre de batailles et nous envoyons un grand nombre de Grecs au séjour d’Orcus. Les uns se sauvent vers leurs navires et gagnent à la course un rivage sûr ; d’autres, sous le coup d’une honteuse frayeur, escaladent de nouveau l’énorme cheval et se cachent dans son ventre qu’ils ont appris à connaître.
« Hélas, il est interdit à l’homme de compter sur rien, contre la volonté des dieux. Voici que les cheveux épars, hors du temple et du sanctuaire de Minerve, la fille de Priam, Cassandre, était traînée : inutilement elle levait au ciel ses yeux ardents, ses yeux, car ses tendres mains étaient retenues par des chaînes. Corèbe, enivré de fureur, ne peut soutenir ce spectacle : il se jette, prêt à mourir, parmi ceux qui l’entraînent. Nous le suivons tous, et nous courons au plus épais des ennemis. Mais des sommets du temple les nôtres commencent par nous accabler de projectiles : la forme de nos armes et nos panaches grecs qui les trompent sont la cause du plus déplorable massacre. Puis les Grecs, indignés et furieux de se voir enlever la jeune fille, se rassemblent de toutes parts et nous attaquent, le violent Ajax, et les deux Atrides, et toute l’armée des Dolopes. Ainsi, parfois, lorsque leur tourbillon se déchaîne, les vents se heurtent et s’affrontent, le Zéphyr, le Notus, l’Eurus fier de ses chevaux d’Orient : les forêts hurlent ; Nérée blanc d’écume fait rage avec son trident et soulève les eaux du fond des abîmes. Et ceux qu’à la faveur des ombres de la nuit notre ruse avait mis en déroute et pourchassés dans toute la ville, reparaissent. Les premiers, ils comprennent le mensonge de nos boucliers et de nos armes et nous reconnaissent à la différence de notre accent. Aussitôt nous sommes écrasés par le nombre. C’est d’abord Corèbe qui, sous le bras de Pénélée, succombe devant l’autel de la déesse aux armes puissantes. Puis Rhipée tombe, l’homme le plus juste qui fût parmi les Troyens et le plus exact serviteur de l’équité. Les dieux en jugèrent autrement ! Hypanis et Dymas périssent sous les traits de leurs compagnons. Et toi, Panthus, ni ta profonde piété ni la tiare d’Apollon ne te protégèrent du coup mortel. Cendres d’Ilion, bûcher funèbre des miens, je vous prends à témoin que, dans vos ruines, ni de loin ni de près je n’évitai les chances du combat et que, si les destins l’avaient permis, j’en avais assez fait pour périr de la main des Grecs. Nous nous arrachons de là, Iphitus et Pélias avec moi, Iphitus déjà appesanti par les ans ; Pélias qui se traîne blessé par Ulysse. Et tout à coup des clameurs nous appellent au palais de Priam. Le combat y était si terrible qu’il ne semblait pas qu’on se battît ailleurs et que personne mourût dans le reste de la ville. Mars sévissait indomptable ; nous voyons les Grecs se ruer contre le palais et en assiéger le seuil sous une tortue. Ils appliquent des échelles aux murs ; ils y montent devant les portes même, opposant de la main gauche le bouclier à tout ce qu’on leur lance et saisissant de la main droite les saillies du toit. De leur côté, les Troyens démolissent les tours, arrachent les tuiles : puisque tout est perdu, c’est avec ces traits qu’ils veulent se défendre jusque dans la mort ; ils font tomber une avalanche de poutres dorées, toutes les hautes parures des demeures ancestrales. D’autres, l’épée nue, occupent le bas des portes et les gardent en rangs serrés. Nous nous refaisons du courage pour secourir le palais du roi, soutenir ses défenseurs et rendre de la force aux vaincus.
« Il y avait derrière le palais une entrée, une porte dérobée, un passage qui reliait entre elles les demeures de Priam, et qu’on avait négligé. C’était par là que souvent l’infortunée Andromaque, tant que le royaume subsistait, avait coutume de se rendre près de ses beaux-parents sans être accompagnée, et d’amener par la main à son grand-père le petit Astyanax. J’y pénètre et j’atteins le plus haut sommet du toit d’où les malheureux Troyens lançaient leurs projectiles impuissants. Une tour s’y dressait à pic, et, du faîte de l’édifice, montait vers le ciel. On en découvrait toute la ville de Troie, la flotte grecque et le camp des Achéens. Nous l’entourons et l’attaquons avec le fer sur la haute plate-forme où ses attaches pouvaient être ébranlées ; nous l’arrachons de ces fières assises et nous la poussons en avant : elle vacille, et soudain, s’écroulant avec fracas, elle tombe au loin sur les bataillons grecs. Mais d’autres prennent leur place ; et cependant ni les pierres ni les projectiles de tout genre ne cessent de pleuvoir.
« Devant la cour d’entrée, sur le seuil de la première porte, Pyrrhus exultant d’audace resplendit sous ses armes d’une lumière d’airain. Ainsi, quand reparaît à la lumière, gorgé d’herbes vénéneuses, le serpent que le froid hiver enfermait gonflé sous la terre : maintenant, hors de sa dépouille, brillant d’une jeunesse neuve, la poitrine haute, déroulant sa croupe luisante, il se dresse au soleil, et sa gueule darde une langue au triple aiguillon. En même temps l’énorme Périphas et le conducteur des chevaux d’Achille, l’écuyer Automédon, et avec eux toute la jeunesse de Scyros s’avancent au pied du palais et jettent des flammes sur les toits. Lui-même, au premier rang, Pyrrhus a saisi une hache à deux tranchants ; il s’efforce de briser les seuils épais de la porte et d’arracher de leurs pivots les montants d’airain. Déjà une poutre a été rompue, les durs battants de chêne éventrés ; et une énorme brèche ouvre son large orifice. On voit apparaître l’intérieur du palais et la longue suite des cours. On voit, jusqu’en ses profondeurs sacrées, la demeure de Priam et de nos anciens rois, et des hommes en armes debout sur le premier seuil.
« L’intérieur n’est que gémissements, tumulte et douleur. Toutes les cours hurlent du cri lamentable des femmes : la clameur va frapper les étoiles d’or. Les mères épouvantées errent ça et là dans les immenses galeries ; elles embrassent, elles étreignent les portes, elles y collent leurs lèvres. Pyrrhus, aussi fougueux que son père, presse l’attaque : ni barres de fer ni gardiens ne peuvent soutenir l’assaut. Les coups redoublés du bélier font éclater les portes et sauter les montants de leurs gonds. La violence se fraie la voie. Le torrent des Grecs force les entrées ; ils massacrent les premiers qu’ils rencontrent ; et les vastes demeures se remplissent de soldats. Quand, ses digues rompues, un fleuve écumant est sorti de son lit, et a surmonté de ses remous profonds les masses qui lui faisaient obstacle, c’est avec moins de fureur qu’il déverse sur les champs ses eaux amoncelées et qu’il entraîne par toute la campagne les grands troupeaux et leurs étables. J’ai vu de mes yeux, ivre de carnage, Néoptolème et sur le seuil les deux Atrides. J’ai vu Hécube et ses cent brus, et au pied des autels Priam dont le sang profanait les feux sacrés qu’il avait lui-même allumés. Ces cinquante chambres nuptiales, vaste espoir de postérité, leurs portes superbement chargées des dépouilles et de l’or des Barbares, tout s’est effondré. Les Grecs sont partout où n’est pas la flamme.
« Tu me demanderas peut-être quel fut le sort de Priam. Lorsqu’il vit la prise et la chute de sa ville, les portes de sa demeure arrachées, l’ennemi au cœur même de son palais, le vieillard suspendit à ses épaules, que l’âge faisait trembler, une vaine cuirasse dont il n’avait plus l’habitude ; il se ceignit d’un fer inutile, et il allait chercher la mort dans les rangs serrés des ennemis. Au milieu du palais, sous le ciel nu, il y avait un immense autel et tout près un très vieux laurier dont les branches s’y inclinaient et enveloppaient les Pénates de leur ombre. Là, vainement, autour de cet autel, Hécube et ses filles, comme un vol de colombes qui s’est abattu sous la noire tempête, étaient assises pressées les unes contre les autres et tenant embrassées les images des dieux. Lorsqu’elle vit Priam revêtu des armes de sa jeunesse : « Quel égarement, mon malheureux époux, t’a poussé à t’armer ainsi ? lui dit-elle. Où cours-tu ? Ce n’est pas un pareil secours ni les armes que tu portes qui peuvent nous défendre à cette heure. Personne ne le pourrait, pas même mon Hector, s’il était là. Viens plutôt près de nous : cet autel nous protégera tous ou tu mourras avec nous. » Et, en parlant ainsi, elle attire le vieux roi auprès d’elle et le fait asseoir sur un siège sacré.
« Et voici qu’échappé au massacreur Pyrrhus, Polîtes, un des fils de Priam, à travers les traits, à travers les ennemis, fuit sous les longs portiques et traverse les cours désertes, blessé. Pyrrhus ardent le poursuit du fer dont il veut l’achever ; déjà il l’atteint et le frappe de sa lance. Le jeune homme parvient encore à se sauver et va, devant ses parents, sous leurs yeux, tomber et rendre l’âme avec un flot de sang. Alors Priam, bien que la mort l’environne et déjà l’étreigne, ne se possède plus et ne retient ni sa voix ni sa colère : « Ah, s’écrie-t-il, cette audace, ce forfait, que les dieux, s’il en est un au ciel dont la justice prenne soin de nous venger, te les paient leur digne prix et qu’ils t’en récompensent comme tu le mérites, toi qui as fait d’un père le témoin du meurtre de son fils et qui as souillé mes regards de son cadavre ! Non, tu mens quand tu te dis le fils d’Achille. Ce n’est pas ainsi qu’il s’est montré avec son ennemi Priam. Il eût rougi d’outrager les droits et la confiance d’un suppliant. Il m’a rendu pour l’ensevelir le corps inanimé d’Hector et m’a renvoyé dans mon palais. » Sur ces mots, le vieillard lança de sa main débile un trait sans force qu’aussitôt le bronze repoussa d’un son rauque et qui resta vainement suspendu à la pointe du bouclier : « Eh bien donc, repartit Pyrrhus, tu seras mon messager et tu iras porter cette nouvelle au fils de Pelée, mon père. N’oublie pas de lui raconter les tristes exploits de ce Néoptolème qui dégénère. Pour l’instant, meurs. » Il dit ; il traîne devant l’autel le vieillard tremblant dont les pieds glissaient dans le sang de son fils, et, de la main gauche, le saisissant aux cheveux, il tire de sa main droite son épée flamboyante qu’il lui enfonce dans le côté jusqu’à la garde. Ainsi finit Priam ; ce fut ainsi que, sous la volonté des destins, il sortit de la vie, les yeux remplis des flammes de Troie et des ruines de Pergame, lui dont naguère ses peuples et ses terres innombrables faisaient le superbe dominateur de l’Asie. Il gît sur le rivage, tronc énorme, la tête arrachée des épaules, cadavre sans nom.
« Mais alors pour la première fois je me sentis enveloppé d’une sauvage horreur. J’étais atterré. La chère image de mon père s’offrit à ma pensée lorsque je vis le vieux roi, qui avait son âge, expirer sous l’horrible blessure, et aussi l’image de Créuse abandonnée, ma maison ouverte au pillage, et les dangers de mon petit Iule. Je me retourne ; je cherche des yeux ce qui me reste de mes compagnons. Tous m’ont quitté à bout de forces : ils se sont précipités sur le sol désespérés ou se sont jetés dans les flammes.
« J’étais donc resté seul, quand, à l’entrée du temple de Vesta, silencieuse, assise dans un coin et se cachant, j’aperçois la fille de Tyndare. Comme j’errais et que je regardais ça et là autour de moi, les reflets de l’incendie me l’éclairèrent. Le fer irrité des Troyens devant les ruines de Pergame, le châtiment des Grecs, la colère du mari délaissé, elle avait tout à craindre ; et cette Érynnie de sa propre patrie aussi bien que de Troie se dissimulait assise sur les marches de l’autel, l’odieuse femme ! Mon cœur brûla de colère ; j’éprouvai un violent désir de venger la chute de ma patrie et de châtier la scélérate : « Ainsi donc, elle vivra, elle reverra Sparte et Mycènes sa patrie ; elle y rentrera reine et triomphatrice ! Elle retrouvera son mari, la maison de son père, ses enfants, suivie d’une foule de Troyennes et d’esclaves phrygiens ! Et Priam aura péri par le fer ! Et Troie aura été dévorée par les flammes ! Et tant de fois le rivage dardanien aura sué du sang ! Non, ce ne sera pas. Bien qu’il n’y ait aucun titre de gloire à châtier une femme et qu’une telle victoire n’apporte aucun honneur, je serai loué d’avoir supprimé cette abomination et d’avoir fait payer son crime à la criminelle. Et quelle jouissance pour moi d’assouvir mon âme des feux de la vengeance et d’en rassasier les cendres des miens ! »
« Ainsi j’éclatais et je me laissais emporter par ma fureur quand devant moi, plus brillante que mes yeux ne l’avaient jamais vue, en pleine lumière, splendeur au milieu de la nuit, ma puissante mère s’offrit à mes regards, sans voiler sa divinité, dans toute la beauté et dans toute la majesté où elle se montre d’ordinaire aux habitants du ciel. Elle me prit le bras, me retint et me dit de ses lèvres couleur de rose : « Mon fils, quel est donc le ressentiment qui excite ton indomptable colère ? Pourquoi cette fureur ? Et qu’est devenue ton affection pour nous ? Quoi, tu ne cherches pas à savoir d’abord où tu as laissé ton père Anchise, un vieillard, si ta femme Créuse vit encore, et ton fils Ascagne ? De tous côtés autour d’eux rôdent des Grecs en armes ; et si je n’étais pas là pour veiller sur eux, les flammes les auraient déjà dévorés ou le glaive de l’ennemi aurait bu leur sang. Ce n’est pas, comme tu le crois, l’odieuse beauté de la Lacédémonienne, fille de Tyndare, ni la faute reprochée à Paris, c’est la rigueur des dieux, oui des dieux, qui jette à bas toute cette opulence et renverse Troie du faîte de sa grandeur. Ouvre les yeux : je vais dissiper le nuage qui maintenant émousse tes regards mortels et qui t’enveloppe d’une épaisse obscurité. Ne crains pas d’obéir aux ordres de ta mère et ne refuse pas de suivre ses conseils. Ici où tu vois cette dispersion de blocs énormes, ces rocs arrachés aux rocs, ces ondes de fumée mêlées de poussière, c’est Neptune dont le large trident secoue les murs, en ébranle les fondements, fait sauter la ville entière de ses profondes assises. Là, au premier rang, la cruelle Junon occupe les Portes Scées et furieuse, le glaive à la ceinture, appelle de leurs vaisseaux la troupe de ses alliés. Tourne la tête : sur le haut de la citadelle la Tritonienne Pallas s’est posée, splendide dans son nuage et farouche avec sa Gorgone. Le Père des dieux anime lui-même l’ardeur et les forces victorieuses des Grecs ; il lance lui-même les dieux contre les armes dardaniennes. Hâte-toi de fuir, mon fils, arrête là tes efforts. Je ne t’abandonnerai pas et je te conduirai en sûreté au seuil de ton père. » Ces mots achevés, les ombres épaisses de la nuit se refermèrent sur elle. Et les grandes faces terribles m’apparurent, les puissances divines conjurées contre Troie.
« Alors il me sembla voir tout Ilion s’abîmer dans les flammes et la ville de Neptune bouleversée de fond en comble. Lorsque, sur les hautes montagnes, les bûcherons attaquent avec la hache un orne antique, redoublent leurs coups et, rivalisant d’ardeur, travaillent à l’abattre, l’arbre menace longtemps et, tremblant à chaque secousse, incline sa tête chevelue jusqu’à ce que, vaincu peu à peu par ses blessures, il pousse un suprême gémissement et, arraché du sommet, fait une traînée de ruine. Je descends, et sous la conduite divine, je passe entre les flammes et les ennemis : les traits me cèdent la place et les flammes se retirent.
« Dès que je fus arrivé à la maison paternelle, à notre vieille demeure, ma première idée était de transporter mon père sur les hauteurs, et ce fut lui que je vins tout d’abord trouver. Mais il refuse de survivre à la ruine de Troie et d’affronter l’exil : « Vous, dit-il, dont le sang est encore jeune et pur et dont la pleine vigueur se soutient par elle-même, préparez-vous à fuir. Si les habitants du ciel avaient voulu que je vécusse plus longtemps, ils m’auraient conservé ma demeure. C’est assez, c’est trop, d’avoir, une fois déjà, vu la destruction de ma ville et d’avoir survécu à sa captivité. Tel qu’il est, oui tel, mon corps est prêt pour le bûcher : faites l’adieu funèbre et partez. Je trouverai la mort en combattant. L’ennemi me la donnera par pitié et par convoitise de mes dépouilles. On se passe facilement de sépulture. Voici longtemps que, haï des dieux, je traîne inutilement ma vie, depuis que le Père des dieux et le roi des hommes m’a effleuré du vent de la foudre et touché de son feu. »
« Il persistait ainsi et demeurait inébranlable. Mais nous, les yeux noyés de larmes, ma femme Créuse, Ascagne, la maison tout entière, nous le supplions de ne pas vouloir tout perdre avec lui et de ne pas peser encore sur le destin qui nous écrasait. Il refuse et reste attaché à sa demeure et à sa résolution. Je me sens de nouveau entraîné au combat et, dans l’excès de mon malheur, je souhaite la mort. En effet, que faire ? Quel retour de fortune attendre ? « Moi, m’enfuir, et te laisser, mon père : l’as-tu donc espéré ? Ce conseil sacrilège est-il tombé d’une bouche paternelle ? S’il plaît aux dieux qu’il ne reste plus rien d’une telle ville, si ta résolution est bien arrêtée, s’il te convient d’ajouter à la perte de Troie la tienne et celle des tiens, voici la porte ouverte à la mort que tu désires. Pyrrhus va bientôt accourir des flots du sang de Priam, lui qui égorge le fils aux yeux du père et le père à l’autel. C’était donc pour cela, ma divine mère, que tu m’arrachais aux traits et aux flammes, c’était pour que je visse l’ennemi à l’intérieur de ma maison, et Ascagne et mon père, Créuse avec eux, tomber immolés dans le sang l’un de l’autre ! Aux armes, les hommes, aux armes ! L’heure suprême appelle les vaincus. Rendez-moi aux Grecs ; laissez-moi reprendre et continuer la bataille. Non, aujourd’hui nous ne mourrons pas tous sans vengeance ! »
« De nouveau je me ceins de mon épée ; je passai ma main gauche dans la poignée du bouclier, et je m’élançai au dehors. Mais sur le seuil ma femme embrassait mes genoux, s’attachait à moi, tendait le petit Iule à son père. « Si tu vas à la mort, emporte-nous aussi, et mourons avec toi. Et si tu as quelque raison d’espérer dans les armes que tu prends, commence par défendre ton foyer. À qui abandonnes-tu le petit Iule et ton père, et moi, celle que tu nommais ta femme ? » Ses cris et ses gémissements remplissaient toute la maison, quand il se produit soudain un merveilleux prodige. Dans nos bras, entre nous, sous nos yeux désespérés, voici que du haut de la tête d’Iule une légère aigrette de feu s’allume dont la flamme inoffensive lèche mollement sa chevelure et grandit autour de ses tempes. Saisis d’effroi, nous nous empressons ; nous secouons ses cheveux enflammés ; nous éteignons avec de l’eau ce feu sacré. Mais mon père Anchise a levé vers les astres des regards de joie et, les mains tendues, il s’écrie : « Jupiter tout-puissant, s’il y a des prières qui te fléchissent, jette les yeux sur nous : c’est tout ce que je te demande ; et, si notre piété le mérite, accorde-nous enfin ton assistance et confirme ce présage. »
« À peine le vieillard avait-il parlé, qu’un coup de tonnerre soudain éclata à notre gauche et que, tombée du firmament à travers l’ombre, une étoile fit dans sa course une traînée de lumière. Elle glisse au-dessus du faîte de notre maison, et nous la voyons toute brillante se plonger dans les forêts de l’Ida où elle marque sa route. Son sillage traverse la nuit d’une longue raie lumineuse, et tout autour se répand au loin une fumée de soufre. Alors seulement vaincu par ces présages, mon père se soulève pour regarder le ciel, invoque les dieux et adore la sainte étoile : « Plus de retard ! Je te suis, et, où vous me conduisez, je vais, Dieux paternels ; protégez ma maison ; protégez mon petit-fils. Ce présage vient de vous ; Troie est encore sous votre garde. Oui, je cède ; je ne me refuse plus, ô mon fils, à être ton compagnon. »
« Il dit : et déjà nous entendons plus distinctement à travers la ville la crépitation du feu, et l’incendie roule plus près de nous ses vagues bouillonnantes : « Eh bien donc, cher père, place-toi sur mon cou ; mes épaules te porteront, et cette charge ne me sera point lourde. Quoi qu’il puisse nous advenir, les dangers nous seront communs à l’un et à l’autre, et le salut aussi. Que mon petit Iule m’accompagne et que ma femme nous suive à quelque distance sans nous perdre de vue. Vous, mes serviteurs, retenez bien ce que je vais vous dire. Quand on sort de la ville, on trouve une hauteur et un vieux temple de Cérès isolé, et, à côté, un antique cyprès que depuis de longues années a protégé le culte de nos pères. C’est à cet endroit que par des routes différentes nous nous réunirons. Toi, mon père, prends dans tes mains les objets sacrés et les Pénates de la patrie. Pour moi qui sors à peine de ces rudes batailles et de ce carnage, il m’est interdit de les toucher avant de m’être purifié d’une eau vive. »
« À ces mots, j’étends sur mes larges épaules et sur mon cou baissé une couverture, une peau de lion fauve : et je me courbe sous mon fardeau. Le petit Iule a mis sa main dans la mienne et suit son père d’un pas inégal. Ma femme vient derrière. Nous nous avançons dans un clair obscur ; et moi qui tout à l’heure n’étais ému ni par la grêle des traits ni par les rangs serrés des Grecs en front de bataille, maintenant tous les souffles d’air m’épouvantent, le moindre bruit m’angoisse, suspend mes pas, me fait trembler également pour mon compagnon et pour mon fardeau.
« J’approchais déjà des portes, et il me semblait que j’étais au bout de ma route, quand tout à coup nous crûmes entendre près de nous un bruit de pas multipliés, et mon père qui regardait à travers l’ombre s’écrie : « Fuis, mon fils, fuis ! Ils approchent. Je vois les lueurs des boucliers et l’airain qui étincelle. » Je ne sais alors quelle divinité ennemie, profitant de mes craintes, acheva la déroute de mon esprit : je précipite mes pas, je me détourne de mon chemin, je m’engage dans une direction nouvelle. Hélas, Créuse, que me ravit un malheureux destin, s’est-elle arrêtée ? S’est-elle trompée de route ? Est-elle tombée de lassitude ? Je l’ignore ; mais elle n’a plus été rendue à mes regards. Je ne cherchai des yeux la disparue, je ne songeai à la chercher qu’une fois arrivé sur la hauteur de l’antique Cérès, près du temple sacré. Nous étions rassemblés tous : elle seule manquait et trompait l’attente de ses compagnons, de son fils, de son mari. Quel homme, quel dieu, dans mon désespoir, n’ai-je pas accusé ! Qu’avais-je vu de plus cruel dans le bouleversement de ma ville ? Je confie à mes compagnons Ascagne, mon père Anchise, les Pénates troyens, et je les cache dans le creux d’un vallon. Puis je me ceins de mes armes brillantes et je retourne à Troie. Je suis décidé à renouveler toutes mes courses hasardeuses, à traverser toute la ville, à offrir encore une fois ma tête à tous les dangers.
« Je regagne d’abord les remparts et le seuil obscur de la porte par où j’étais sorti, et, revenant sur mes pas, je cherche des yeux et j’essaie de relever dans la nuit les traces de notre passage. Partout l’horreur est sur mon âme, et le silence même me terrifie. De là je me dirige vers ma maison dans le cas où, par hasard, elle y fût revenue. Les Grecs y avaient fait irruption et l’occupaient toute. À l’instant même le feu dévorateur, activé par le vent, déferlait sur le haut des combles. Les flammes la surmontent et furieuses tourbillonnent dans les airs. Je vais plus loin : je revois le palais de Priam et la citadelle. Déjà, sous des portiques déserts, dans le temple asile de Junon, Phœnix et l’exécrable Ulysse, préposés à la garde du butin, surveillaient leur proie. Là, de toutes parts, on était venu entasser les trésors de Troie arrachés à l’incendie des sanctuaires, les tables des dieux, les cratères d’or massif, les pillages d’étoffes précieuses. À l’entour et debout, la longue file des enfants et des mères épouvantées. J’osai même jeter des cris dans l’ombre, je remplis les rues de mes clameurs ; désespéré, je les redoublai vainement et j’appelai Créuse et encore Créuse. Comme je la cherchais et que je me précipitais sans fin à travers toute la ville, un triste fantôme, l’ombre de Créuse elle-même, apparut à mes yeux : c’était bien elle, mais plus grande que je ne la connaissais. Je demeurai interdit ; mes cheveux se dressèrent, et ma voix s’arrêta dans ma gorge. Elle me dit alors ces paroles qui devaient apaiser mes soucis : « Pourquoi t’abandonner ainsi à une folle douleur, mon cher mari ? Rien n’arrive sans la volonté des dieux. Ni le destin ni celui qui règne sur le céleste Olympe ne te permettent d’emmener Créuse avec toi. Tu as devant toi un long exil et les vastes plaines de la mer à labourer. Tu aborderas enfin en Hespérie là où le Tibre lydien coule et pousse ses eaux lentes à travers de riches cultures. Une fortune prospère, un royaume et une épouse royale t’y sont réservés. Essuie les larmes que tu versais sur cette Créuse qui te fut chère. Je ne verrai pas les demeures superbes des Myrmidons ni des Dolopes ; je n’irai pas servir les femmes grecques, moi la descendante de Dardanus et la belle-fille de la divine Vénus. Mais la puissante Mère des dieux me retient sur ces rivages. Adieu donc ; garde ta tendresse à l’enfant de notre union. »
« Elle me parla ainsi et je voulais lui répondre longuement à travers mes larmes ; mais elle m’abandonna et s’évanouit dans les airs impalpables. Trois fois, là même, j’essayai d’entourer son cou de mes bras ; trois fois son image échappa à ma vaine étreinte, pareille au léger souffle de la brise et toute semblable à un songe qui s’envole. La nuit était consommée : alors seulement je retournai vers mes compagnons.
« J’eus la surprise de trouver leurs rangs grossis d’un nombre immense de nouvelles recrues : des femmes, des hommes, un peuple rassemblé pour l’exil, une foule misérable. Ils étaient venus de partout, munis de courage et de ce qu’il fallait pour s’embarquer et aller sur la mer coloniser le pays que je voudrais. Déjà l’Étoile du matin se levait au-dessus des jougs du haut Ida, et le jour la suivait. Les Grecs tenaient assiégées toutes les issues de la ville. Il ne nous restait aucune espérance de rien pouvoir. Je cédai à la fortune, et, mon père sur mes épaules, je gagnai les montagnes. »
« Lorsqu’il eut paru bon à Ceux d’En Haut, contre toute justice, de renverser l’empire d’Asie et la nation de Priam, et que la superbe Ilion fut tombée, et que tout ce qui avait été Troie bâtie par Neptune ne fut plus qu’un sol fumant, les signes que nous donnèrent les dieux nous poussèrent à chercher de lointains exils dans un monde désert. Au pied des hauteurs d’Antandre et des montagnes de l’Ida phrygien, nous construisons une flotte sans savoir où nous porteront les destins ni sur quel point il nous sera permis de nous fixer ; et nous rassemblons les hommes. L’été avait à peine commencé, que mon père Anchise nous ordonnait de tendre les voiles à la destinée. Je quitte alors en pleurant le rivage de la patrie, le port et la plaine où fut Troie. Exilé, je suis emporté vers la haute mer avec mes compagnons, mon fils, nos Pénates, les Grands Dieux.
« À quelque distance la terre de Mars, que labourent les Thraces, étend ses vastes plaines où régna jadis l’âpre Lycurgue. Une ancienne hospitalité et l’alliance de nos Pénates l’unirent à Troie tant que la fortune fut pour nous. J’y suis conduit ; au fond d’une baie, où de mauvais destins me font aborder, je jette les premiers fondements d’une ville, que de mon nom je nomme la ville des Énéades.
« J’offrais un sacrifice à ma mère la Dionéenne et aux dieux dont nos murs naissants sollicitaient les auspices, et sur le rivage j’immolais un taureau éclatant de blancheur au souverain roi des habitants du ciel. Il y avait, par hasard, tout près un tertre et, sur le sommet, un cornouiller et un myrte dru hérissé de tiges comme des hampes. Je m’en approchai, et, lorsque j’essayai d’arracher du sol ces branches vertes pour couvrir l’autel de rameaux feuillus, je vis un incroyable, un horrible prodige. La première branche que j’arrache en brisant ses racines laisse égoutter un sang noir et corrompu qui souille la terre. Une froide horreur secoue mes membres, et, d’épouvante, mon sang se fige, glacé. Je recommence ; je veux arracher une autre branche flexible et pénétrer les causes de ce mystère. Un sang noir s’échappe encore de cette autre écorce. L’âme bouleversée, je suppliais les Nymphes agrestes et le vénérable Mars Gradivus, qui protège les champs des Gètes, de rendre, comme ils le peuvent, ce prodige favorable et d’en conjurer la signification. Mais lorsqu’une troisième fois, d’un plus grand effort, je m’attaquai aux tiges de l’arbrisseau, agenouillé et luttant contre le sol, faut-il le dire ou le taire ? – j’entendis des entrailles du tertre un gémissement lamentable, et une voix monta vers moi : « Énée, pourquoi déchirer un malheureux ? Cesse ; épargne un homme enterré ; garde tes mains pieuses d’un sacrilège. Troyen, je ne suis pas un étranger pour toi, et ce sang ne coule pas du bois d’un arbre. Hélas, fuis ces terres cruelles ; fuis ce rivage de l’avarice. C’est moi Polydore : la moisson de fer, dont les traits ici même m’ont percé et recouvert, a pris racine et grandit en javelots aigus. » Et moi, j’étais là hésitant d’effroi, frappé de stupeur, les cheveux hérissés, la voix arrêtée dans la gorge.
« Ce Polydore accompagné d’un lourd poids d’or avait été secrètement confié aux soins du roi Thrace par l’infortuné Priam, lorsqu’il commençait à perdre confiance dans les armes dardaniennes et qu’il voyait se resserrer le siège de sa ville. Dès que la Fortune se retira de nous et que notre puissance fut brisée, le Thrace se rallia au parti d’Agamemnon et de ses armes victorieuses : il viole toutes les lois divines, décapite Polydore et fait main basse sur ses richesses. À quoi ne contrains-tu pas le cœur des hommes, exécrable appétit de l’or ! Quand la terreur m’eut quitté, je rapportai ce divin prodige aux chefs du peuple, et d’abord à mon père, et je demandai les avis. Ils sont unanimes : quitter cette terre scélérate, abandonner ce pays où l’hospitalité a été profanée et rendre à nos vaisseaux le souffle des vents. Nous célébrons donc les funérailles de Polydore : sur le tertre on amoncelle un énorme tombeau de terre ; on dresse des autels aux Mânes, décorés des bandelettes de deuil et du noir cyprès. Les femmes d’Ilion se rangent autour, les cheveux épars, selon la coutume. Nous apportons l’offrande funèbre des vases où écume un lait tiède et des patères remplies du sang des victimes ; nous enfermons l’âme dans son sépulcre et une dernière fois nous l’appelons à voix haute.
« Dès que la mer nous inspire confiance et que les vents nous donnent des flots calmés, au léger frisson de l’Auster qui nous appelle au large, mes compagnons tirent leurs vaisseaux et couvrent le rivage. Nous sortons du port ; la terre et la ville disparaissent. Au milieu des flots s’élève une terre sacrée, très chère à la mère des Néréides et à Neptune l’Égéen. Comme elle errait le long des côtes et des rivages, le divin Archer, reconnaissant, l’attacha à la montagneuse Mycone et à Gyaros : il lui donna l’immobilité, un peuple et le mépris des vents. C’est là que je suis conduit : elle nous reçoit fatigués dans ses eaux sûres et tranquilles. À peine descendus, nous saluons pieusement la ville d’Apollon. Le roi Anius, qui est à la fois un roi et un prêtre de Phébus, les tempes ceintes de bandelettes et du laurier sacré, s’avance à notre rencontre. Il reconnaît son vieil ami Anchise. Nous nous serrons les mains en vertu des liens de l’hospitalité, et nous entrons sous son toit.
« J’invoquais le dieu devant son vieux temple de pierre. « Ô Dieu de Thymbra, donne-moi une demeure assurée ; donne-nous, après tant de fatigues, des murs, une postérité, une ville durable ; protège le second Pergame troyen, les restes du massacre des Grecs et du farouche Achille. Quel sera notre guide ? Où veux-tu que nous allions ? Où nous ordonnes-tu de nous fixer ? Père, donne-nous un signe de ta volonté et descend dans nos cœurs. »
« J’avais à peine prononcé ces mots que soudain tout me sembla trembler et le parvis et le laurier du dieu ; la montagne entière s’ébranle ; le sanctuaire s’ouvre et le trépied mugit. Prosternés, nous embrassons la terre et nous entendons la voix. « Durs descendants de Dardanus, la terre qui la première vous a portés dès l’origine de vos ancêtres vous attend et vous recevra dans son heureuse fécondité : cherchez cette mère antique. La maison d’Énée y dominera sur tous les pays, et les fils de ses fils et ceux qui naîtront d’eux. » Ainsi parle Phébus : ces paroles causent une agitation d’où naît une immense joie ; et tous se demandent quels sont ces murs où Phébus appelle les exilés et leur commande de revenir.
« Alors mon père, déroulant dans sa mémoire les traditions des hommes d’autrefois, nous dit : « Chefs, écoutez et connaissez votre espérance. C’est au milieu des mers dans l’île du grand Jupiter, dans la Crète où s’élève le mont Ida, que se trouve le berceau de notre race. Elle est peuplée de cent villes puissantes qui sont autant de riches États. Si je me rappelle exactement ce que j’ai entendu, le premier de nos ancêtres, Teucer, en était parti lorsqu’il aborda au cap Rhétée et choisit la Troade pour y fonder son royaume. Ilion ni la citadelle Pergame n’étaient encore debout ; on habitait le fond des vallées. De la Crète nous vinrent la Mère, la déesse du mont Cybèle, et l’airain des Corybantes et le nom d’Ida donné à nos forêts. De la Crête nous vinrent le silence assuré aux Mystères et le char de la Souveraine traîné par un attelage de lions. Donc, en avant, et suivons le chemin où la parole des dieux nous guide. Apaisons les vents et gagnons les royaumes de Gnosse. Nous n’en sommes pas très loin : que Jupiter seulement nous assiste, et, à la troisième aurore, notre flotte touchera les rives de la Crête. » Il nous parla ainsi et au pied des autels il immola, – honneurs qui leur sont dus, – un taureau à Neptune, un taureau pour toi, ô bel Apollon, une brebis noire à la Tempête, une brebis blanche aux favorables Zéphyrs.
« Le bruit court que le roi Idoménée est parti, chassé de son royaume paternel, et que les rivages de la Crète sont déserts. Nos ennemis ont quitté le pays ; les maisons abandonnées nous attendent. Nous nous éloignons du port d’Ortygie et nous volons sur les flots. Nous rasons les collines de Naxos où vont criant les Bacchantes, et la verte Donuse, Oléare, la blanche Paros et les Cyclades éparses sur la mer et les détroits resserrés de tous ces archipels. Mes matelots rivalisent d’ardeur, et crient et s’encouragent : Gagnons la Crète et le pays de nos pères ! Un vent de poupe s’élève et nous pousse ; et enfin nous abordons aux antiques rivages des Curètes. Je m’empresse donc de construire les murs de la ville désirée ; je la nomme Pergamée, et j’exhorte mon peuple, que ce nom met en allégresse, à chérir ses foyers et à élever pour leur protection une haute citadelle.
« Juste au moment où les vaisseaux étaient à sec sur le rivage, où les mariages et les défrichements occupaient la jeunesse, où je donnais des lois et des demeures, tout à coup, dans la corruption de l’air, une déplorable contagion vint infecter les membres, attaquer les arbres, les moissons, et apporter la mort. Les hommes perdaient la douce lumière de la vie ou se traînaient douloureusement. Sirius brûlait les champs stérilisés, l’herbe se desséchait ; les récoltes flétries nous refusaient la nourriture. Mon père nous exhorte à repasser la mer, à retourner vers l’oracle d’Ortygie et à implorer la bienveillance de Phébus : qu’il nous dise quand finiront nos épreuves, d’où il nous ordonne d’attendre un soulagement à nos maux, de quel côté tourner notre course.
« C’était la nuit : tous les êtres animés dormaient sur la terre. Les images sacrées des dieux et les Pénates phrygiens, que j’avais emportés de Troie au milieu de la ville en flammes, m’apparurent dans mon sommeil devant le lit où j’étais couché. Ils resplendissaient des clartés de la pleine lune qui se répandaient par les ouvertures des murailles. Alors ils me parlèrent et m’enlevèrent ainsi mon angoisse : « Ce que te dirait Apollon si tu retournais à Ortygie, il te l’annonce ici : et c’est lui-même qui nous envoie vers ta demeure. Nous qui, Troie incendiée, avons suivi tes armes et qui, sous ta conduite, dans tes vaisseaux, avons traversé les mers orageuses, nous aussi nous porterons jusqu’aux astres tes futurs petits-neveux et nous donnerons à leur ville l’empire. Il t’appartient à toi de préparer à cette grandeur de grandes murailles et ne point te dérober aux longs travaux de l’exil. Tu dois changer de séjour. Ce ne sont pas ces rivages que le Dieu de Délos t’a conseillés ; ce n’est pas en Crète qu’Apollon t’a donné l’ordre de te fixer. Il est un pays que les Grecs appellent Hespérie, vieille terre puissante par les armes et par la fécondité de sa glèbe. Les Œnotriens l’ont habitée ; on dit qu’aujourd’hui leurs descendants l’ont nommée Italie du nom de leur roi. C’est la notre vraie demeure ; c’est de là que sont sortis Dardanus et le vénérable Iasius, première source de notre race. Allons, debout, et rapporte, joyeux, à ton vieux père ces paroles dont nul ne peut douter. Qu’il cherche Corythe et la terre Ausonienne : Jupiter te refuse les champs Dictéens. »
Étonné de cette apparition et de la voix des dieux, – car ce n’était pas un songe, mais là, devant moi, il me semblait bien reconnaître leurs traits, leur chevelure voilée de bandelettes, leur visage qui m’était si présent ; et une sueur froide me coulait sur tout le corps, – je m’élance hors de mon lit, j’élève vers le ciel mes mains et ma prière, et j’arrose mon foyer d’une libation de vin pur. Heureux d’avoir accompli ces rites, j’avertis Anchise et je lui expose point par point ce que j’ai entendu. Il convient de cette double origine, de ces deux ancêtres, et que, s’étant mépris, il s’est de nouveau abusé sur notre antique patrie. Alors il me dit : « Mon fils, toi que les destins d’Ilion mettent à l’épreuve, seule Cassandre m’annonçait bien ces événements. Je me le rappelle maintenant : elle assurait que cet avenir était promis à notre race. Elle parlait souvent d’Hespérie, souvent de royaume italien. Mais qui pouvait croire que les Troyens iraient en Hespérie ? Et qui alors se fût laissé émouvoir par les oracles de Cassandre ? Cédons à Phébus, et, en hommes avertis, suivons une meilleure route. » Nous applaudissons tous à ces paroles et nous lui obéissons. Nous quittons ce séjour où nous laissons quelques-uns des nôtres, et, les voiles au vent, nous courons dans nos nefs profondes sur la vaste mer.
« Lorsque nous fûmes au large, que la terre eut entièrement disparu et que nous ne vîmes plus partout que le ciel et l’eau, un sombre nuage s’arrêta au-dessus de nos têtes, chargé de nuit et d’orage ; et les flots se hérissèrent ténébreux. Aussitôt les vents roulent et dressent d’énormes vagues ; et nous voici ballottés, dispersés sur l’immense gouffre. Les nuages recouvrent la lumière du jour, et la pluie, comme une nuit, nous dérobe le ciel ; des feux redoublés fendent les nues. Jetés hors de notre route, nous errons sur des flots que nous ne distinguons plus. Lui-même, Palinure, déclare qu’il ne peut discerner au ciel le jour de la nuit ni reconnaître son chemin au milieu de cette mer. Trois jours incertains, dans une obscurité aveuglante, nous avons été perdus sur les eaux, et trois nuits sans étoiles. Le quatrième jour enfin la terre se leva à l’horizon ; nous découvrons au loin des montagnes et des spirales de fumée. On replie les voiles ; les matelots se courbent sur les rames, et, sans reprendre haleine, de toute leur force, ils font jaillir l’écume et balaient l’eau sombre. Sauvé de la tempête, ce fut le rivage des Strophades qui me reçut tout d’abord. Les Grecs ont nommé Strophades les îles qui se dressent dans la grande mer Ionienne et qu’habitent l’exécrable Céléno et les autres Harpyes, depuis que la maison de Phinée leur fut fermée et que la crainte les chassa de leurs premières tables. Aucun monstre plus lugubre, aucun fléau plus cruel, enfanté par la colère des dieux, n’a émergé des eaux du Styx : un visage de fille et des ailes, un ventre qui lâche des immondices, des griffes aux doigts, et toujours la pâleur de la faim.
« À peine étions-nous entrés au port où nous avait poussés l’orage, voici que nous apercevons ça et là dans la plaine des troupeaux florissants de bœufs et une troupe de chèvres, sans gardien, au milieu des herbages. Nous fonçons sur eux le fer à la main, en invitant les dieux et Jupiter lui-même au partage du butin. Puis au fond de la baie nous dressons des lits de verdure et nous nous régalons de ces chairs succulentes. Mais tout à coup de la montagne, glissement horrible dans l’air, les Harpyes s’abattent près de nous et secouent leurs ailes à grands cris ; elles arrachent nos mets, souillent tout de leur contact immonde ; et de plus leur voix est sinistre à travers leurs fétides odeurs. Retirés dans un long enfoncement sous une roche creuse [tout autour une clôture d’arbres et le mystère de leur ombre], nous réinstallons nos tables, nous replaçons le feu sur l’autel : aussitôt, d’un autre point du ciel et de ses retraites obscures, leur horde revient en tumulte ; elles volent autour de leur proie, les pieds crochus, et leur bouche infecte nos plats. Je commande alors à mes compagnons de prendre les armes et de faire la guerre à l’infernale engeance. Ils obéissent à mes ordres : ils posent en les dissimulant leurs épées dans les herbes et y cachent leurs boucliers. Dès que le vol des Harpyes retentit dans les sinuosités du rivage, Misène, du haut de son observatoire, donne le signal en sonnant de la trompette. Mes compagnons s’élancent, et, dans ce combat d’un nouveau genre, essaient de blesser ces sinistres oiseaux de la mer. Mais les coups se perdent dans leurs plumes, et leur dos est invulnérable. D’une fuite rapide, elles filent vers le ciel, nous laissant des mets à demi rongés et les traces de leurs déjections.
« Une seule est restée, posée sur le haut de la roche, Céléno, prophétesse de mauvais augure : « C’est donc la guerre ? nous crie-t-elle. C’est donc que, pour avoir massacré nos bœufs, abattu nos jeunes taureaux, vous voulez encore, race de Laomédon, nous apporter la guerre et chasser de leur royaume paternel les Harpyes qui ne vous ont rien fait ? Eh bien, écoutez et retenez ce que je vais vous dire. Moi, l’aînée des Furies, je vous révèle des choses qui ont été prédites à Phébus par le Père tout-puissant, à moi par Phébus Apollon. Vous cherchez à gagner l’Italie en appelant sur votre course la faveur des vents : vous irez en Italie, et il vous sera permis d’entrer dans les ports. Mais vous ne ceindrez pas de ses remparts la ville qui vous est destinée avant que l’exécrable faim n’ait puni votre attentat contre nous en vous réduisant à broyer dans vos mâchoires et à dévorer vos tables. » Elle dit et d’un coup d’aile s’enfuit dans la forêt. Le sang de mes compagnons, glacé de terreur, s’est subitement arrêté dans leurs veines ; leur courage est tombé. Plus d’armes : ils ne veulent que des vœux et des prières pour obtenir la paix, qu’elles soient des déesses ou d’impurs et sinistres oiseaux. Et du rivage, mon père Anchise, les paumes tournées vers le ciel, invoque les grandes Puissances divines et leur promet de justes sacrifices : « Dieux, écartez ces menaces ! Dieux, détournez de nous ce malheur ! Soyez-nous favorables et préservez ceux qui vous vénèrent. » Puis il nous ordonne d’arracher les amarres et de dénouer les cordages en les secouant. Le Notus tend nos voiles ; nous fuyons et nous fendons les flots qui écument sous le souffle des vents et sous la main du pilote. Déjà nous apparaissent au milieu de la mer les bois de Zacynthe, Dulichium, Samé et les rocs abrupts de Néritos. Nous évitons les écueils d’Ithaque, royaume de Laerte, et nous vouons à l’exécration la terre qui nourrit le féroce Ulysse. Bientôt la cime nuageuse du promontoire Leucate et le temple d’Apollon si redouté des matelots se découvrent à nos yeux. Nous le gagnons épuisés de fatigue et nous arrivons sous les murs d’une petite ville. Les ancres tombent de nos proues et nos poupes s’alignent sur le rivage. Heureux d’avoir enfin pris terre contre tout espoir, nous nous purifions en l’honneur de Jupiter, nous brûlons sur les autels les offrandes promises et nous célébrons par des jeux troyens le rivage d’Actium. Nus et l’huile coulant sur leurs membres, mes compagnons s’exercent à la palestre comme dans leur patrie. Ils se félicitent d’avoir échappé à tant de villes grecques et de s’être frayé la fuite à travers tant d’ennemis. Cependant le soleil achève le grand cycle de l’année et les Aquilons du glacial hiver hérissent les flots. Je suspends à l’entrée du temple le bouclier d’airain qu’avait porté l’illustre Abas et j’y inscris ce vers : Énée aux Grecs vainqueurs arracha cette armure. Puis j’ordonne que l’on quitte le port et que les rameurs prennent leurs places. Mes compagnons à l’envi frappent la mer et balaient les vagues. Très vite, nous voyons disparaître derrière nous les murailles aériennes des Phéaciens ; nous longeons les côtes de l’Épire et, entrés dans le port de Chaonie, nous nous dirigeons vers la haute ville de Buthrote.
« Là un bruit incroyable nous arrive aux oreilles : le Priamide Hélénus régnerait sur des villes grecques, maître de la femme et du sceptre de l’Éacide Pyrrhus ; une seconde fois Andromaque serait échue en partage à un homme de son pays. Je fus stupéfait, et un merveilleux désir me brûla le cœur d’interroger l’homme et d’apprendre une telle aventure. Je m’éloigne du port où je laisse mes vaisseaux sur le rivage. À ce moment, aux portes de la ville, dans un bois sacré, sur les bords d’un cours d’eau qui imitait le Simoïs, Andromaque offrait à la cendre d’Hector les mets accoutumés et les présents funèbres, et elle invoquait les Mânes devant un cénotaphe de vert gazon et deux autels consacrés pour le pleurer toujours. Dès qu’elle m’aperçut et qu’elle vit autour de moi les armes troyennes, égarée, épouvantée de ce prodige, elle demeura le regard fixe et la chaleur abandonna ses os. Elle s’évanouit, et ce n’est qu’après une longue défaillance qu’elle peut enfin murmurer : « Es-tu vraiment ce que je vois ? Es-tu vraiment ce que tu annonces, fils d’une déesse ? Es-tu vivant ? Mais si la douce lumière t’a quitté, où est Hector ? » À ces mots elle fond en larmes et remplit tout l’endroit de ses gémissements. Je ne sais que répondre à cette âme de douleur et, dans mon trouble, je lui dis d’une voix entrecoupée : « Je suis bien vivant et je traîne ma vie dans les pires infortunes. N’aie aucun doute : ce que tu vois est réel. Hélas, quel sort as-tu subi, une fois dépossédée d’un si grand époux ? Et quelle fortune, qui ne fût pas indigne d’elle, a visité l’Andromaque d’Hector ? Es-tu toujours la femme de Pyrrhus ? »
« Elle baisse les yeux et la voix et me dit : « Heureuse avant toutes la fille de Priam condamnée à mourir sur le tombeau d’un ennemi, devant les hauts murs de Troie : elle n’a pas eu à subir le tirage au sort et n’a pas touché, en captive, le lit d’un vainqueur et d’un maître. Nous, des cendres de notre patrie traînées sur toutes les mers, nous avons enduré l’orgueil du fils d’Achille et son insolente jeunesse et nous avons enfanté dans la servitude. Puis, lorsqu’il a suivi la petite-fille de Léda, Hermione, et qu’il a rêvé d’un hymen lacédémonien, il m’a passée moi son esclave à son esclave Hélénus, comme une chose. Mais, enflammé d’amour pour la femme qui lui était ravie et harcelé par les Furies de son parricide, Oreste le surprend devant l’autel d’Achille et l’égorge à l’improviste. Néoptolème mort, une partie de son royaume revint à Hélénus qui nomma la contrée Chaonienne et toute la Chaonie du nom de Chaon le Troyen et qui, de plus, éleva sur la hauteur une autre citadelle d’Ilion, un autre Pergame. Mais quels vents, quels destins ont conduit ta course ? Quel dieu t’a fait aborder, sans rien savoir, à nos rivages ? Que devient le petit Ascagne ? Vit-il, respire-t-il encore ? Quand il te fut donné, déjà Troie… Tout enfant qu’il est, sent-il qu’il a perdu sa mère ? Se prépare-t-il à imiter l’antique vertu et le mâle courage de son père Énée et de son oncle Hector ? » Elle pleurait en parlant et continuait de pousser de longs gémissements, quand le fils de Priam, le héros Hélénus, accompagné d’une nombreuse escorte, s’avance hors des remparts : il reconnaît ses concitoyens et heureux les conduit à son palais ; et chacune de ses paroles était mouillée de larmes. Sur mon chemin, je retrouve une petite Troie, un Pergame qui reproduit le grand, un ruisseau desséché qui porte le nom de Xanthe ; et je baise le seuil de la porte Scée. Comme moi, les Troyens jouissent de cette ville amie. Ils étaient reçus par le roi sous d’amples portiques ; dans la cour intérieure ils faisaient des libations de vin, devant les mets servis sur des plats d’or, la coupe à la main.
« Un jour puis un jour se passèrent ; déjà les souffles du ciel invitent nos voiles et l’Auster gonfle la toile de lin. Je m’adresse au roi devin et je lui dis : « Fils de Troie, interprète des dieux, écho des volontés de Phébus, du trépied prophétique, du laurier de Claros, de ce que disent les étoiles et les oiseaux et leur vol en avant, parle-moi, je t’en prie, car des oracles favorables m’ont tracé toute ma route, et tous les dieux se sont manifestés à moi pour me persuader de gagner l’Italie et de tenter cette terre lointaine. Seule, la Harpye Céléno nous annonce un prodige d’une nouvelle espèce, une chose indicible, et nous menace d’une lugubre vengeance des dieux et d’une faim sinistre. Quels périls dois-je d’abord éviter ? Par quels moyens surmonterai-je de si grandes épreuves ? » Alors Hélénus commence par immoler, selon l’usage, de jeunes taureaux en implorant la bienveillance des dieux : puis il détache les bandelettes de sa tête sacrée et m’introduit par la main dans ton sanctuaire, Phébus, dont la majesté divine me remplit de trouble ; et enfin de ses lèvres que tu inspires ton prêtre me rend ces oracles : « Fils d’une déesse, oui, c’est bien sous les auspices du plus grand des dieux que tu parcours l’océan, il y en a une preuve manifeste dans la manière dont le roi des dieux dispose les destins et en déroule les vicissitudes et dans l’ordre où les événements se succèdent. Je ne te révélerai que quelques-unes de ces nombreuses choses ; mais elles t’épargneront des dangers sur les mers qui doivent te recevoir et te faciliteront l’accès d’un port d’Ausonie. Le reste, les Parques en interdisent la connaissance à Hélénus, et la Saturnienne Junon défend qu’on en parle. D’abord cette Italie que tu crois très proche et dont tu t’apprêtes, dans ton ignorance, à gagner les ports voisins, une longue route déroutante et des terres qui s’allongent nous en séparent. Tes rames devront se ployer sous les flots trinacriens, tu devras passer par la mer d’Ausonie, les lacs infernaux, Ééa, l’île de Circé, avant de pouvoir organiser ta ville dans un pays sûr. Le signe que je vais te donner, tiens-le gravé dans ta mémoire. Lorsque, rempli d’inquiétude, au bord d’un fleuve solitaire, sous les chênes de la rive, tu trouveras étendue une énorme truie avec trente nouveau-nés, toute blanche, couchée sur le sol, et ses petits tout blancs autour de ses mamelles, là sera l’emplacement de ta ville ; là, le terme certain de tes épreuves. Quant aux tables où vous devez enfoncer les dents, n’en conçois aucune horreur : les destins trouveront un moyen de s’accomplir, et Apollon invoqué par toi ne t’abandonnera pas. Mais ces terres, cette bordure du rivage italien, si proches de nous et que baignent les flots houleux de notre mer, fuis-les : toutes les villes en sont habitées par de mauvais Grecs. Ici les Locriens de Naryx ont bâti leurs remparts, et le Crétois Idoménée a couvert de ses soldats la plaine de Salente ; là, le chef Mélibéen, Philoctète, a entouré d’une forte muraille la petite ville de Petilia. Surtout, lorsque ta flotte aura traversé la mer et se sera arrêtée et que tu t’acquitteras de tes vœux à des autels dressés sur le rivage, couvre-toi la tête d’un voile de pourpre, de peur qu’à travers les saintes flammes allumées en l’honneur des dieux, ton regard ne rencontre une figure ennemie et que les présages n’en soient troublés. Que tes compagnons observent ce rite des sacrifices ; observe-le toi-même, et que, pour se préserver de toute souillure, tes petits-neveux en gardent la religion. Mais, à ta sortie de ce pays, lorsque le vent t’aura porté aux rives de Sicile, et que le cap Pélore qui semble fermer le détroit fuira devant toi, prends à gauche et par un long circuit gagne à gauche la terre et la mer : à ta droite, fuis le rivage et le flot. Ces lieux, dans de violentes convulsions et de vastes effondrements, se sont jadis séparés, dit-on, – tant la durée des âges peut changer la face du monde ! Les deux terres ininterrompues n’en faisaient qu’une ; l’océan déchaîné vint au travers, coupa l’Hespérie de la Sicile ; et les eaux resserrées et bouillonnantes baignent les champs et les villes sur un double rivage. Scylla garde le côté droit ; l’implacable Charybde le côté gauche, et trois fois tour à tour elle abîme ses vastes flots au fond de son gouffre béant et les revomit dans les airs jusqu’à en fouetter les astres. Mais Scylla cachée sous une caverne ténébreuse avance la tête et attire les vaisseaux sur les rocs. Elle a le haut du corps d’un être humain, le sein d’une belle fille ; mais, passée la ceinture, c’est un monstrueux dragon avec un ventre de loup et des queues de dauphin. Il vaut mieux, sans te presser, doubler le promontoire sicilien de Pachynum et ne pas craindre un long détour, que de voir une seule fois l’informe Scylla sous son antre immense et ses écueils qui retentissent des aboiements de ses chiens glauques. De plus, si Hélénus a quelque science, si l’on peut se fier à son inspiration, si Apollon lui remplit l’âme de vérités, je te donne un avis, ô fils d’une déesse, qui à lui seul vaudrait tous les autres et je te le répète et te le répéterai : prie avant tout et adore la puissante divinité de Junon ; adresse de bon cœur à Junon les formules sacrées ; triomphe de cette dominatrice par tes offrandes de suppliant : c’est ainsi que, tes vœux exaucés et la Sicile derrière toi, tu auras la route libre vers la terre italienne. Dès que tu y seras porté et que tu approcheras de Cumes et des lacs sacrés de l’Averne aux forêts bruissantes, tu verras la prêtresse inspirée qui, sous sa roche profonde, chante les destinées et qui sur des feuilles d’arbres inscrit des lettres et des mots. Tous les vers prophétiques que la vierge a tracés sur ces feuilles sont disposés en ordre et restent enfermés dans son antre. Ils y demeurent immobiles, et l’ordre n’en est jamais troublé. Mais que la porte tourne sur ses gonds et que du seuil un souffle d’air chasse et disperse cette légère frondaison, elle les laisse voltiger dans sa caverne et ne se soucie point de les reprendre, de les ranger, d’en réunir les vers épars. On s’en va sans réponse et l’on maudit la retraite de la Sibylle. Même si tes compagnons s’impatientaient, même si le vent impérieux appelait au large tes navires et te promettait d’enfler leurs voiles, n’attache pas à la perte de temps un tel prix que tu n’ailles pas trouver la prêtresse et implorer ses oracles. Il faut qu’elle-même te les chante ; il faut qu’elle consente à desserrer les lèvres et à te répondre. Elle te dira les peuples d’Italie, les guerres à venir, comment éviter ou supporter toutes les épreuves ; elle te donnera, vénérée par toi, une route heureuse. Telles sont les choses qu’il m’est permis de te prescrire. Va maintenant, et que tes hauts faits élèvent jusqu’au ciel la grandeur de Troie. »
« Lorsque le roi devin m’eut ainsi parlé comme un ami, il commande qu’on porte à mes vaisseaux de lourds présents d’or et d’ivoire ; il y fait déposer toute une charge d’argent travaillé, des bassins de Dodone, une cuirasse en mailles tressées de trois fils d’or, un casque à l’éclatant cimier et à l’aigrette retombante, armure de Néoptolème. Il y ajoute des présents qui conviennent à mon père. Il nous donne des chevaux ; il nous donne des pilotes ; il complète nos équipages de rameurs ; il fournit des armes à mes compagnons.
« Cependant Anchise nous pressait d’appareiller pour profiter sans retard de la faveur du vent. L’interprète de Phébus lui dit avec une profonde déférence : « Anchise, toi qui fus jugé digne du superbe hymen de Vénus, noble souci des dieux, deux fois sauvé des ruines de Troie, voici devant toi la terre d’Ausonie : cours la saisir à pleines voiles. Cependant tu ne dois encore qu’en longer les rivages. La contrée de l’Ausonie que t’ouvre Apollon est plus loin. Va, père heureux de la piété de ton fils. Pourquoi en dire davantage et faire attendre l’Auster qui se lève ? » Andromaque à son tour, pour qui ce départ et ces adieux sont un deuil, apporte à Ascagne des vêtements brodés aux trames d’or et une chlamyde en point de Phrygie ; ses présents sont dignes de lui ; et elle le comble de précieux tissus : « Prends, lui dit-elle : que toutes ces choses te soient des souvenirs de mes mains, cher petit, et des témoignages de la longue tendresse d’Andromaque, femme d’Hector. Prends-les : ce sont les derniers présents que tu recevras de ta famille, ô seule image qui me reste de mon Astyanax ! Il avait tes yeux, tes mains, les traits de ton visage ; il aurait ton âge et serait un adolescent comme toi. » Et moi je leur disais en m’éloignant, les yeux remplis de larmes : « Vivez heureux : votre fortune à vous a terminé son cours. Nous, les destins nous appellent d’épreuves en épreuves. Vous, le repos vous est acquis. Vous n’avez pas à labourer les plaines de la mer ni à chercher une terre d’Ausonie toujours fuyante. Vos yeux contemplent l’image du Xanthe et une Troie que vous avez élevée de vos mains, sous de meilleurs auspices, je le souhaite, et qui laisseront moins de prise aux Grecs. Si jamais j’entre dans le Tibre et dans les champs voisins du Tibre, si je vois les murs promis à ma race, je veux que de ces villes unies par le sang, de ces peuples frères, de l’Épire et de l’Hespérie, qui ont le même ancêtre Dardanus et qui connurent les mêmes revers, enfin de ces deux Troie nous fassions par le cœur une seule patrie : puissent nos arrière-neveux en garder la mémoire ! »
« La mer nous emporte le long des monts Cérauniens tout proches d’où la traversée est la plus courte pour atteindre l’Italie. Cependant le soleil tombe et les montagnes se couvrent d’une ombre épaisse. Nous tirons au sort les gardiens des vaisseaux et, couchés près des flots sur le sein de la terre tant désirée, ça et là dans le sable du rivage nous nous reposons ; et le sommeil se répand dans nos membres las. La Nuit, traînée par les Heures, n’avait pas encore atteint la moitié de son cercle. Palinure, l’esprit toujours en éveil, se lève de sa couche ; il interroge les vents ; son oreille recueille les souffles de l’air ; il observe tous les astres qui cheminent en silence, l’Arcture et les pluvieuses Hyades et les deux Ourses ; et ses yeux qui font le tour du ciel aperçoivent Orion armé d’or. Lorsqu’il voit que tout respire l’ordre et la tranquillité dans le ciel serein, il donne du haut de sa poupe un appel clair : nous levons le camp et nous reprenons notre route sous l’aile déployée de nos voiles.
« Déjà dans la fuite des étoiles l’Aurore rougissait, lorsque nous distinguons au loin d’obscures collines et une terre basse, l’Italie. « Italie ! » s’écrie, le premier, Achate. « Italie ! » répètent mes compagnons en la saluant de leurs clameurs. Alors mon père Anchise couronna un large cratère, le remplit de vin, et, debout sur la haute poupe, invoqua les dieux : « Dieux puissants, seigneurs de la mer et de la terre, des beaux jours et des tempêtes, rendez-nous la route facile et que vos souffles nous accompagnent ! » Les brises désirées redoublent ; l’entrée du port s’élargit et se rapproche, et le temple de Minerve nous apparaît sur la hauteur. Mes compagnons carguent les voiles et tournent leurs proues vers le rivage. Du côté où les flots sont chassés par l’Eurus le port a la courbure d’un arc. Une avant-garde de rochers arrosés d’écume amère nous en cache l’intérieur ; car ces rocs en forme de tours, l’enserrent de leurs bras comme d’une double muraille, et le temple à nos yeux s’éloigne du rivage. Premier présage : je vois quatre chevaux d’une blancheur de neige, qui paissent le gazon dans une vaste plaine ; et mon père Anchise s’écrie : « Ô terre qui nous reçois, tu nous annonces la guerre : c’est pour la guerre qu’on arme les chevaux, c’est de la guerre que nous menacent ces bêtes puissantes. Mais parfois on les habitue à s’atteler à un char et à se mettre d’accord sous le joug qu’on leur impose. Il y a donc aussi espoir de paix. » Alors nous prions la sainte divinité de Pallas aux armes sonores qui, la première, nous accueillit dans notre joie triomphante, et, devant les autels, la tête couverte du voile phrygien selon les prescriptions qu’Hélénus nous avait données comme étant les plus graves, nous brûlons rituellement les offrandes ordonnées en l’honneur de l’Argienne Junon.
« Sans retard, nos vœux exactement accomplis, nous tournons vers la mer les pointes de nos vergues chargées de voiles et nous quittons ce séjour des Grecs et cette terre suspecte. De là, nous apercevons le golfe où, s’il faut en croire la tradition, Hercule fonda Tarente. En face s’élèvent à nos yeux le sanctuaire de Junon Lacinia et les murs de Caulon et Scyllacée la naufrageuse. Puis au delà du rivage nous distinguons l’Etna Trinacrien, et nous entendons de loin l’immense gémissement de la mer, ses grands coups sur les rocs et les voix des flots qui se brisent contre la côte ; les eaux jaillissent et bouillonnent mêlées de sable. « Voici certainement cette fameuse Charybde, dit mon père Anchise ; voici ces écueils, ces horribles rochers que nous annonçait Hélénus. Tirez-nous de là, compagnons, et pesez avec ensemble sur vos rames. » Ils s’empressent d’obéir. Le premier, Palinure tourne à gauche sa proue qui en grince ; et toute la flotte file à gauche sous l’effort des rames et du vent. Le gouffre qui s’enfle nous soulève jusqu’au ciel, et ses eaux qui se retirent nous laissent plongés jusqu’aux Mânes des Enfers. Trois fois dans leurs profondes crevasses les rocs ont poussé leurs clameurs ; trois fois nous avons vu l’écume jaillir et sa rosée retomber du ciel. Cependant avec le soleil le vent nous a quittés recrus de fatigue ; et incertains de notre route nous abordons aux rivages des Cyclopes.
« Le port, à l’écart des vents, est lui même immense et très calme ; mais tout près l’Etna, dans le tonnerre d’épouvantables écroulements, tantôt lance vers le ciel un sombre nuage où tournoient des fumées de bitume et des cendres blanches, et ses tourbillons de flammes vont lécher les astres ; tantôt il rejette et vomit des rocs et les entrailles arrachées à la montagne ; il amoncelle dans les airs des laves mugissantes et bouillonne jusqu’au fond de son gouffre. On dit que le corps à demi foudroyé d’Encelade est pressé sous cette masse et que l’énorme Etna pesant sur lui laisse passer par les fissures de ses fournaises les flammes qu’il respire. Chaque fois que, fatigué, il se met sur l’autre flanc, la Sicile tremble et gronde et le ciel se couvre de fumée. Toute cette nuit-là, sous les abris des bois, nous endurons le monstrueux prodige sans voir la cause du fracas : les feux des astres ne se montraient pas ; le ciel n’avait point de clarté là où brillent les étoiles ; mais l’obscurité était chargée de vapeurs, et la plus profonde nuit tenait la lune ensevelie dans un nuage.
« Le lendemain, au lever de l’Étoile du matin, comme l’Aurore avait chassé du ciel l’humide vapeur de l’ombre, tout à coup, venant de la forêt, effroyablement maigre, une forme humaine, un inconnu d’un étrange aspect dont toute la personne criait misère, s’avance et tend vers le rivage ses mains suppliantes. Nous le regardons : une saleté sauvage, une barbe pendant sur la poitrine, des vêtements rattachés par des épines ; pour le reste, un Grec, un de ceux que leur patrie arma et envoya contre Troie. Dès qu’à notre extérieur il reconnut des Dardaniens et qu’il aperçut de loin les armes troyennes, épouvanté, il hésita un instant et s’arrêta ; mais bientôt il se précipita vers le rivage, et pleurant et priant : « Je vous en supplie, s’écrie-t-il, par les astres, par les dieux d’En Haut, par cette lumière du ciel que nous respirons, enlevez-moi d’ici, Troyens ! Emmenez-moi où vous voudrez ! C’est tout ce que je demande. Je le sais et je l’avoue, je suis de ceux qui, descendus des vaisseaux grecs, firent la guerre aux Pénates d’Ilion. Pour ce crime, si rien ne peut en effacer l’injure, dispersez mes membres à travers les flots, engloutissez-moi dans la vaste mer. Que je périsse, soit ! Mais qu’au moins je périsse de la main des hommes ! » Et aussitôt il embrassa nos genoux ; et il se roulait et s’attachait à nos genoux. Qui est-il ? De quel sang est-il né ? Quelle mauvaise fortune le poursuit ? Nous l’engageons à parler, à tout nous dire. Mon père Anchise lui-même, sans plus attendre, donne la main droite à ce jeune homme, et la valeur de ce gage le rassure. Dès qu’il eut enfin déposé sa terreur : « Ithaque est ma patrie, nous dit-il : j’ai accompagné le malheureux Ulysse ; je me nomme Achéménide. Mon père Adamaste était pauvre, et je partis pour Troie : plût au ciel que mon humble condition m’eût suffi ! Au moment où ils fuyaient en tremblant ces lieux barbares, mes compagnons m’oublièrent et me laissèrent ici dans la vaste caverne du Cyclope. Un repaire de sang corrompu et de mets sanglants, profondément ténébreux et immense. Lui, un colosse : il frappe de la tête les hautes étoiles. Ô dieux, délivrez la terre d’un pareil fléau ! Personne n’ose ni le regarder ni lui parler. Il se repaît des entrailles et du sang noir de ses victimes. Je l’ai vu, couché sur le dos au milieu de son antre, saisir de sa grande main deux d’entre nous et les écraser contre le roc : son seuil éclaboussé au loin nageait dans cette infection. Je l’ai vu manger leurs membres qui ruisselaient d’un liquide noir ; et les chairs encore tièdes palpitaient sous sa dent. Mais il en fut puni. Ulysse ne supporta pas ces horreurs et, dans un si grand péril, l’homme d’Ithaque se souvint de lui-même. Comme le monstre, gorgé de nourriture et enseveli dans le vin, avait reposé sa tête appesantie et gisait à travers son antre, corps immense, vomissant en plein sommeil de la sanie et un mélange de chairs, de vin et de sang, nous, après avoir prié les puissances divines et tiré au sort chacun notre rôle, tous ensemble et de tous côtés nous fondons sur lui, nous l’entourons et d’un pieu aiguisé nous crevons son œil énorme, l’œil unique qui se cachait sous les plis farouches de son front, cet œil pareil à un bouclier d’Argos ou à l’orbe du soleil : enfin nous vengeons avec joie les ombres de nos compagnons. Mais fuyez, malheureux, fuyez, rompez vos amarres ! Aussi sauvage, aussi gigantesque que ce Polyphème, qui dans le creux de son antre enferme ses brebis laineuses et presse leurs mamelles, cent autres monstrueux Cyclopes habitent ça et là dans les sinuosités du rivage et errent dans les hautes montagnes. Trois fois les cornes de la lune se sont remplies de lumière depuis que je traîne ma vie dans les forêts parmi les retraites solitaires et les tanières des bêtes sauvages, et que je vois ces vastes Cyclopes sortir de leurs rochers et que je tremble au bruit de leur pas et de leur voix. Les branches des arbres me donnent une misérable nourriture de baies et de cornouilles dures comme des pierres, et je mange des racines que j’arrache. Promenant partout mes regards, j’ai vu pour la première fois des vaisseaux, les vôtres, s’approcher du rivage. Qui que vous fussiez, je me suis livré à vous. C’était assez d’échapper à cette abominable race. Voici ma vie : prenez-la ; n’importe quelle mort vaut mieux. »
« À peine avait-il parlé que nous le voyons sur le haut de la montagne, lui, le pasteur Polyphème, dont la lourde masse se meut au milieu d’un troupeau de brebis ; il descend vers la rive familière, monstre horrible, informe, énorme, à qui la lumière est ravie. Un pin ébranché qu’il tient dans sa main dirige et assure ses pas. Ses brebis laineuses l’accompagnent : c’est son dernier plaisir, l’unique soulagement de son malheur. Lorsqu’il entre dans la mer et qu’il atteint les flots profonds, il prend de l’eau et lave le sang, qui coule de son œil crevé, avec des gémissements et des grincements de dents, et il s’avance au large sans que la vague mouille encore ses flancs gigantesques. Mais nous, effrayés, nous hâtons notre fuite : nous recevons à bord le suppliant qui l’avait bien mérité ; sans bruit nous coupons les amarres ; et couchés sur les rames, luttant d’efforts, nous fendons les eaux. Il l’a senti, et il a tourné ses pas au bruit des rameurs. Mais comme il ne peut étendre la main jusqu’à nous ni égaler à la course les vagues ioniennes, il pousse une immense clameur qui ébranle tous les flots de l’Océan, épouvante au loin la terre de l’Italie et se répercute en mugissements dans les antres de l’Etna. Et voici qu’à cet appel, des forêts et des hautes montagnes, la race des Cyclopes dévale vers le port : ils couvrent le rivage. Nous les voyons debout, fixant sur nous leur œil vainement formidable, ces frères Etnéens qui portent jusqu’au ciel leur tête altière, épouvantable rassemblement : ainsi sur la cime des monts les chênes aériens et les cyprès aux longs fruits se dressent, haute forêt de Jupiter ou bois sacré de Diane.
« Sans savoir où nous allons, sous l’âpre crainte qui nous harcèle, nous déroulons nos cordages en les secouant et nous tendons nos voiles au vent qui favorise notre fuite. Par contre, les ordres d’Hélénus avertissent nos pilotes de ne pas cingler vers Charybde et Scylla, [le risque de mort, par l’une et l’autre route, étant à peu près égal.] Nous décidons de revenir en arrière. Heureusement du détroit resserré de Pélore Borée accourt : je double les roches vives de l’embouchure du Pantagias, le golfe de Mégare et les terres basses de Thapsus. Telles étaient les côtes que nous montrait, pour les avoir déjà parcourues, le compagnon du malheureux Ulysse.
À l’entrée du golfe Sicanien, vis-à-vis du cap de Plémyre battu par les flots, s’étend une île que ses premiers habitants nommèrent Ortygie. C’est là, dit-on que le fleuve d’Élide Alphée s’est creusé sous la mer un chemin mystérieux, et maintenant, Aréthuse, mêle par ta source ses ondes aux ondes de Sicile. Nous adorons, selon l’ordre donné, les puissantes divinités de ce lieu. De là, je dépasse les terres qu’engraisse le stagnant Hélore. Puis nous côtoyons les hauts rochers et les récifs avancés de Pachynum. De loin nous apparaît Camarine que les destins ont enchaînée pour toujours ; puis la plaine de Gela et Gela qui a pris le nom de son fleuve sauvage. Agrigente escarpée nous découvre au loin ses puissantes murailles, nourricière jadis de chevaux magnanimes. Et je te laisse, emporté par les vents, Sélinonte, ville des palmes. Je longe les écueils que Lilybée cache traîtreusement sous ses eaux. De là, le port de Drépane me reçoit sur son triste rivage. C’est là qu’après tant de traversées et d’orages, hélas, je perdis mon père Anchise, mon unique soutien dans la peine et le malheur. C’est là, ô le meilleur des pères, que tu m’as abandonné à mes fatigues, hélas, toi qui avais vainement échappé à de si grands périls. Ni le devin Hélénus, dans toutes les horreurs qu’il m’annonçait, ne m’avait prédit ce deuil ni l’exécrable Céléno. Là fut ma dernière épreuve ; là fut le terme de mes longs voyages. J’en partis et un dieu me fit aborder à vos rivages. »
Ainsi le divin Énée, que seul tous écoutaient en silence, redisait les destins arrêtés par les dieux et racontait ses courses errantes. Enfin il se tut, et, son récit fini, reprit sa tranquille attitude.
Mais la reine, déjà gravement atteinte du mal d’amour nourrit sa blessure du sang de ses veines et se consume d’un feu secret. Le courage de cet homme tant de fois éprouvé, et la splendeur de sa race ne cessent de la hanter. Ses traits, ses paroles lui restent fixés au cœur, et le mal d’aimer ne lui laisse ni calme ni repos.
Le lendemain, l’Aurore éclairait à peine la terre du flambeau de Phébus et avait à peine dissipé l’humide vapeur de l’ombre que, l’esprit frappé, elle s’adresse à sa sœur, la moitié de son âme : « Anna, ma sœur, quelles visions nocturnes m’épouvantent et m’angoissent ! Quel hôte extraordinaire est entré dans notre maison ! Quelle prestance ! Quel courage ! Quels exploits ! Ah certes, je crois bien, – et l’on ne peut s’y tromper, – qu’il est de la race des dieux. La peur est la marque d’une basse naissance. Hélas, quels destins se sont joués de lui ! Que d’épreuves guerrières supportées jusqu’au bout ! Quelle épopée ! Si je n’avais pas pris la résolution ferme et définitive de ne jamais consentir à m’enchaîner par le mariage depuis que la mort a trompé et trahi mon premier amour, si je n’avais pas conçu l’horreur de la couche et des torches nuptiales, peut-être eût-il été, lui seul, la faiblesse à laquelle j’aurais pu succomber. Anna, je te l’avouerai, depuis le jour où mon malheureux époux Sychée a péri, où mon frère a éclaboussé mes Pénates de son crime sanglant, cet homme est le seul qui ait touché mes sens et qui m’ait fait chanceler : je reconnais en moi les traces du feu dont j’ai brûlé. Mais que la terre s’ouvre et m’engloutisse dans ses abîmes, que le Père tout-puissant d’un trait de sa foudre me précipite chez les ombres, les pâles ombres de l’Érèbe et dans les profondes ténèbres, avant que je te viole, ô Pudeur, et que je rompe mes serments. Le premier qui m’unit à lui a emporté tout mon amour : qu’il l’ait et le garde avec lui dans son tombeau ! » Et sur ces mots elle inonda de ses larmes les plis de sa robe. Anna lui répond : « Ô toi que ta sœur chérit plus que la lumière, toute ta jeunesse se consumera-t-elle dans le deuil du veuvage ? Ne connaîtras-tu pas la douceur d’être mère et les joies de Vénus ? Crois-tu que les cendres des morts et que les Mânes ensevelis dans la tombe se soucient de notre fidélité ? Qu’aucun prétendant n’ait fléchi ta douleur en Libye ou d’abord à Tyr : soit. Tu as refusé Iarbas et d’autres chefs que nourrit la terre d’Afrique riche en triomphes. Vas-tu combattre maintenant un amour qui t’es cher ? Ne songes-tu pas chez quels peuples tu es venue t’établir ? Tu es entourée d’un côté par la race guerrière et indomptable des Gétules, par les Numides, cavaliers sans frein, et par la Syrte inhospitalière ; de l’autre, par une contrée dont la soif fait un désert et par les Barcéens dont la fureur déborde au loin. Ai-je besoin de te rappeler les levées d’armes de Tyr et les menaces de ton frère ? Oui, je le crois, c’est sous les auspices des dieux et par la faveur de Junon que les vents ont ici poussé les navires troyens. Quelle ville, ma sœur, deviendra ta Carthage et quel royaume tu verras grandir avec un tel mari ! Accompagnée des armes de Troie, jusqu’où ne porteras-tu pas la gloire punique ? Demande seulement l’indulgence des dieux, et, d’heureux sacrifices accomplis, donne-toi tout entière à l’hospitalité ; trouve chaque jour des prétextes pour retarder le départ de tes hôtes : la tempête qui sévit sur la mer, le pluvieux Orion, leurs vaisseaux désemparés, le ciel intraitable. »
Ces paroles attisent le feu qui brûlait le cœur de Didon ; elles rendent l’espoir à son âme anxieuse et délient sa pudeur. D’abord elles vont dans les temples et d’autel en autel cherchent la paix. Elles choisissent et immolent, selon l’usage, des brebis à Cérès législatrice, à Phébus, au divin Bacchus et, avant tous, à Junon qui veille aux liens du mariage. Didon, dans toute sa beauté, la patère à la main, verse elle-même le vin entre les cornes d’une blanche génisse, ou devant les images des dieux fait d’un pas grave le tour de l’autel humide de sang. Elle renouvelle ses sacrifices comme si le jour recommençait et penchée, les lèvres béantes, sur les flancs ouverts des victimes, elle consulte leurs entrailles palpitantes. Hélas, que les haruspices sont ignorants ! Que servent à une âme passionnée les vœux et les temples ? La flamme dévore ses tendres moelles et la silencieuse blessure se creuse dans son cœur. La malheureuse Didon brûle et va, errante, égarée, à travers toute la ville. Ainsi la biche atteinte à l’improviste d’une flèche que, de loin, dans les bois de la Crète, le pâtre qui la poursuivait a lancée : elle emporte avec elle, sans qu’il le sache, le fer ailé, et elle fuit, elle parcourt les forêts et les fourrés dictéens ; mais le mortel roseau demeure attaché à son flanc. Tantôt la reine conduit Énée au milieu de la ville ; elle lui montre avec orgueil les ressources de Sidon et de la cité prête à le recevoir. Elle commence une phrase et tout à coup s’arrête. Tantôt, à la tombée du jour, elle veut retrouver le même banquet que la veille et dans son délire redemande au Troyen le récit des malheurs d’Ilion et de nouveau reste suspendue à ses lèvres. Lorsqu’on se sépare, lorsqu’à son tour la lune pâlissante amortit son éclat et que le déclin des astres conseille de dormir, seule et triste dans sa maison déserte elle se jette sur le lit qu’il a quitté. Absente, absent, elle le voit, elle l’entend, ou elle retient dans ses bras Ascagne, séduite par sa ressemblance avec son père, pour essayer de tromper son indicible amour. Les tours commencées ne s’élèvent plus ; la jeunesse ne s’exerce plus aux armes ; le port et les ouvrages de défense sont abandonnés ; tous les travaux s’interrompent, demeurent suspendus, et les énormes menaces des remparts et les échafaudages qui atteignaient les cieux.
Dès que la chère épouse de Jupiter, la Saturnienne, vit de quelle peste Didon était possédée et que le souci de sa gloire n’entravait pas sa fureur d’aimer, elle se tourna vers Vénus et lui dit : « En vérité, voilà un grand honneur et un beau trophée pour toi et ton jeune garçon ! Quel titre imposant et mémorable : une femme sans défense vaincue par la ruse de deux divinités ! Certes, il ne m’échappe pas que tu redoutes nos murs et que la ville altière de Carthage t’est suspecte. Mais quand cesseront nos querelles ? Jusqu’où ira une telle rivalité ? Que ne faisons-nous plutôt une paix éternelle et un hymen qui en soit le gage ? Tu as ce que tu désirais de toute ton âme. Didon brûle d’amour, et la passion court dans ses veines. Réunissons nos peuples, gouvernons-les sous des auspices égaux : laissons Didon obéir à un mari Phrygien et mettre sous ta main les sujets de Tyr qu’elle lui apportera en dot. »
Vénus comprit la feinte et que Junon ne cherchait qu’à détourner sur la terre libyenne l’empire promis à l’Italie ; elle lui répondit : « Qui serait assez insensé pour refuser et pour préférer la guerre contre toi ? Encore faut-il que la fortune approuve ce que tu proposes. Les destins m’inquiètent : je me demande si Jupiter veut ne faire qu’une ville des Tyriens et des hommes partis de Troie, s’il consent que ces deux peuples se mêlent ou s’allient. Tu es sa femme : tu as le droit d’essayer sur lui l’effet de tes prières. Va ; je te suivrai. » La royale Junon reprit : « Ce soin me regarde. Pour l’instant, écoute-moi, je te dirai en peu de mots comment aller au plus pressé. Énée et avec lui la malheureuse Didon se préparent à chasser dans la forêt demain, dès que le Soleil se lèvera et que ses rayons dégageront l’univers de son voile d’ombre. Pendant que les piqueurs se hâteront de tendre les filets autour des taillis, je ferai crever sur leur tête un sombre nuage chargé de grêle, et le tonnerre ébranlera tout le ciel. Leur entourage prendra la fuite et sera recouvert d’une nuit épaisse. Didon et le chef Troyen arriveront sous la même grotte. Je serai là, et, si je puis compter sur toi, je les unirai par les lois du mariage et la lui donnerai pour toujours : l’Hymen sera présent. » Cythérée se garde bien de s’opposer à ce désir : elle l’approuve et sourit de la ruse imaginée.
Cependant l’Aurore s’est levée et a quitté l’Océan. Dès les premiers feux du soleil, les jeunes gens qui ont été choisis sortent des portes. Filets aux grandes mailles, panneaux, épieux au large fer ; galop des cavaliers Massyliens, et la meute qui flaire le vent. Au seuil du palais, les grands de Carthage attendent la reine qui s’attarde dans sa chambre ; son cheval caparaçonné de pourpre et d’or est là qui frappe du pied et mord fièrement son frein blanc d’écume. Enfin la voici au milieu d’un nombreux cortège. Elle est enveloppée d’une chlamyde sidonienne à la frange brodée. Son carquois est d’or ; ses cheveux sont noués d’un nœud d’or ; sa robe de pourpre, relevée d’une agrafe d’or. En même temps les Phrygiens qui doivent l’accompagner et le joyeux Iule s’avancent, et, le plus beau entre tous, Énée se place à ses côtés, et joint sa troupe à celle de la reine. Lorsqu’Apollon abandonne l’hiver de Lycie et les flots du Xanthe, lorsqu’il vient revoir la maternelle Délos et y renouer les chœurs, et qu’autour de ses autels Crétois, Dryopes, Agathyrses au corps peint se mêlent et bondissent, le dieu marche sur les jougs du Cynthe, la chevelure ondoyante mollement pressée de feuillage et ceinte d’un diadème d’or ; et ses flèches bruissent à son épaule. Énée marchait d’un pas aussi alerte, et la même beauté rayonnait de son noble visage.
Quand on fut arrivé dans les hautes montagnes et dans les retraites où tous les chemins cessent, voici que les chèvres sauvages, se jetant du haut de leurs escarpements, dévalent sur la pente des sommets ; d’autre part les cerfs traversent au galop l’étendue des plaines : ils abandonnent les monts, se rassemblent en troupe et fuient dans des nuages de poussière. Mais Ascagne au milieu de la vallée presse joyeusement sa vive monture, tour à tour les gagne de vitesse et fait des vœux pour qu’au milieu de ce lâche bétail surgisse un sanglier baveux ou descende de la montagne un lion fauve.
Cependant le ciel commence à se remplir d’un lourd grondement, suivi d’une pluie mêlée de grêle. L’escorte tyrienne, la jeunesse de Troie, le petit-fils dardanien de Vénus courent au hasard et, effrayés, cherchent ça et là des abris dans la campagne. Des torrents se précipitent du haut des monts. Didon et le chef troyen arrivent sous la même grotte. La Terre et Junon l’Hyménéenne donnèrent le premier signal. Des feux brillèrent dans le ciel complice de ces noces, et sur le haut des montagnes les Nymphes hurlèrent le chant nuptial. Ce fut le premier jour des malheurs de Didon, la première cause de sa mort. Ni les convenances ni le souci de sa gloire ne l’émurent : ce n’est plus un amour clandestin qu’elle couve dans son cœur ; elle l’appelle un mariage, et ce mot lui couvre sa faute.
Soudain la Renommée parcourt les grandes villes de Libye, la Renommée plus rapide qu’aucun autre fléau. Le mouvement est sa vie et la marche accroît ses forces. Humble et craintive à sa naissance, elle s’élève bientôt dans les airs ; ses pieds sont sur le sol et sa tête se cache au milieu des nues. On dit qu’elle est fille de la Terre qui, furieuse d’une fureur contre les dieux, enfanta cette dernière sœur de Céus et d’Encelade, aux pieds rapides, aux ailes promptes, monstre horrible, énorme, qui a autant d’yeux perçants que de plumes sur le corps, et, sous ces plumes, ô prodige, autant de langues, et de bouches sonores et d’oreilles dressées. La nuit, elle vole entre ciel et terre, dans l’ombre, stridente ; et jamais le doux sommeil n’abaisse ses paupières. Le jour, elle demeure en observation assise sur le faîte des maisons ou sur les tours des palais, et elle épouvante les vastes cités, messagère aussi attachée au mensonge et à la calomnie qu’à la vérité. Sa joie était alors de remplir l’esprit des peuples de mille bruits où elle annonçait également ce qui était arrivé et ce qui ne l’était pas : Énée, issu du sang troyen, était venu et la belle Didon ne dédaignait pas de s’unir à cet homme. Maintenant ils se choyaient dans les délices toute la longueur de l’hiver, oublieux de leurs royaumes, captifs d’une honteuse passion. Voilà ce que l’orde déesse faisait ça et là courir sur la bouche des hommes. Elle se détourne et vole jusque chez le roi Iarbas dont ses rumeurs enflamment l’esprit et amassent la colère.
C’était le fils d’Hammon et de Garamantis, une nymphe enlevée par le dieu. Il avait élevé à Jupiter dans son vaste royaume cent énormes temples, cent autels où un feu sacré brûlait éternellement en l’honneur des dieux ; la terre était grasse du sang des troupeaux ; les parvis, diaprés de guirlandes et de fleurs. Hors de lui, embrasé de fureur à ces nouvelles amères, on dit qu’au pied des autels, parmi les statues des dieux, tendant au ciel ses mains suppliantes, il pria longuement Jupiter : « Tout-puissant Jupiter, toi en l’honneur de qui les Maures, couchés sur des lits brodés, versent aujourd’hui dans leurs festins des libations lénéennes, vois-tu ce qui se passe ? Ou, quand tu brandis ta foudre, mon père, n’est-ce pour rien que nous en éprouvons de l’horreur ? Sont-ce des feux aveugles qui traversent les nuages et terrifient nos âmes ? Tout leur fracas n’est-il qu’un bruit vain ? Une femme, une vagabonde venue sur notre terre acheter à prix d’argent l’emplacement d’une misérable petite ville et qui a reçu de nous, en subissant nos lois, un morceau de rivage à labourer, m’a rejeté comme mari et accueille dans son royaume Énée comme un maître ! Et maintenant ce Paris, avec un cortège d’eunuques, son menton et sa chevelure tout humide de parfums soutenus par la mître de Méonie, jouit de sa prise : c’est pour cela sans doute que nous apportons des offrandes à tes autels, et que nous rendons hommage à ta prétendue puissance. »
Le Tout-Puissant a entendu ces prières ; il l’a vu embrasser son autel ; il a tourné ses yeux vers les murs de la reine et vers les deux amants oublieux d’une plus haute renommée. Alors il s’adresse à Mercure et lui donne ces ordres : « Va, mon fils, appelle les Zéphirs et descends à tire-d’aile. Le chef Dardanien s’attarde chez les Tyriens à Carthage et ne songe plus à la ville que lui accordent les destins. Parle-lui et sur les souffles rapides porte-lui mon message. Il n’est pas l’homme que sa mère, la plus belle des déesses, nous avait promis et que, pour cette raison, elle a sauvé deux fois des armes grecques : l’homme qui gouvernerait l’Italie frémissant et guerrière et grosse d’une moisson d’empires, l’homme qui propagerait la race issue du noble sang de Teucer et qui mettrait sous ses lois l’univers tout entier. Si l’honneur de ces grandes choses n’a plus rien qui l’enflamme, s’il ne veut plus se donner delà peine et travailler pour sa gloire, le père refusera-t-il à son fils Ascagne les hauteurs de Rome ? À quoi pense-t-il ? Quel espoir le retient chez un peuple, son ennemi ? Oublie-t-il sa postérité ausonienne et les champs de Lavinium ? Qu’il reprenne la mer. C’est mon dernier mot. Dis-le-lui de ma part. »
Il avait à peine parlé que Mercure se préparait à obéir aux ordres de son souverain père. Il attache à ses pieds ses sandales d’or dont les ailes, aussi rapides que le vent, le portent dans les airs au-dessus des eaux et de la terre. Puis il prend sa baguette : c’est avec elle qu’il évoque du fond de l’Orcus les pâles Ombres et qu’il en conduit d’autres dans le triste Tartare, qu’il donne et enlève le sommeil et qu’il rouvre les yeux fermés par la mort. Armé de cette baguette, il excite les vents et nage dans l’air trouble des nuées. Il vole et aperçoit déjà la cime et les flancs escarpés du robuste Atlas qui soutient le ciel sur son front, d’Atlas dont la tête couronnée de pins et de sombres nuages, est continuellement battue par les pluies et les vents. Des tombées de neige couvrent ses épaules ; des torrents se précipitent de son menton et des glaces hérissent la barbe raidie du vieillard. Soutenu par ses ailes grandes ouvertes le Cyllénien s’est posé d’abord sur lui ; puis de tout son élan il plonge vers la mer, comme l’oiseau qui, le long des rivages et autour des roches poissonneuses, rase la surface des eaux Ainsi l’enfant du mont Cyllène, quittant son aïeul maternel, volait entre la terre et le ciel vers les grèves de la Libye et coupait les vents.
Dès qu’il eut touché de ses pieds ailés les gourbis de Carthage, il aperçut Énée occupé aux fondations des remparts et des nouveaux édifices. Et voilà qu’il portait une épée constellée de jaspe fauve ; et, tombant de ses épaules, un manteau de pourpre tyrienne flamboyait. La riche Didon lui avait fait ces présents et elle-même avait brodé d’or le tissu. Le dieu l’aborde aussitôt : « Te voici donc en train de fonder l’altière Carthage et, pour plaire à ton épouse, de lui bâtir une belle ville. Hélas, c’est ainsi que tu oublies ton royaume et ta destinée ! Le roi des dieux lui-même, dont la volonté dirige le ciel et la terre, m’envoie vers toi du haut de l’Olympe lumineux. Il m’a lui-même ordonné de t’apporter son message sur les souffles rapides. À quoi penses-tu ? Dans quelle espérance perds-tu tes jours sur les rives libyennes ? Si l’honneur des grandes choses n’a plus rien qui t’enflamme, [si tu ne veux plus te donner de la peine et travailler pour ta gloire,] regarde Ascagne qui grandit, songe à l’héritage de cet enfant à qui sont dus le royaume d’Italie et la terre romaine. » Le Cyllénien n’a pas encore achevé ces paroles qu’il échappe aux regards humains et s’évanouit loin des yeux en légère vapeur.
Énée, lui, s’est tu, jeté hors de lui-même par cette apparition. Ses cheveux se sont dressés d’horreur ; sa voix s’est arrêtée dans sa gorge. Il brûle de fuir, de quitter cette terre trop douce, frappé, comme de la foudre, par un tel avertissement et un tel ordre des dieux-, Hélas, que faire ? De quelles paroles osera-t-il circonvenir une reine passionnée ? Comment l’aborder ? Les plans les plus divers se partagent rapidement son esprit et l’entraînent tour à tour et le laissent bouleversé. Las d’hésiter, il s’arrête à ce parti qui lui semble le meilleur : il appelle Mnesthée, Sergeste et le fort Sereste : qu’ils arment la flotte en secret, qu’ils réunissent leurs compagnons sur le rivage, qu’ils se tiennent prêts à appareiller et qu’ils dissimulent la cause de ces nouveaux préparatifs. Pour lui cependant, du moment que la généreuse Didon ne sait rien et ne s’attend point à la rupture d’un si grand amour, il choisira, pour tenter les approches de cette âme, les occasions les plus favorables, la manière la plus adroite. Tous ses compagnons s’empressent joyeux d’obéir et accomplissent ses ordres.
Mais qui peut tromper une femme amoureuse ? La reine est la première à pressentir la ruse et à surprendre les mouvements qui se préparent, elle qui craint même quand tout est sûr. Puis, la même Renommée impitoyable allume sa fureur en lui apportant la nouvelle que la flotte s’arme et s’apprête au départ. Elle ne se possède plus, elle se déchaîne, et, le cœur enflammé, court dans toute la ville comme une bacchante : elle est pareille à la Thyiade qu’excite le passage des objets sacrés, quand l’orgie triennale l’aiguillonne aux cris d’Évohé Bacchus et que le nocturne Cythéron l’appelle de ses clameurs, Enfin elle prend les devants et interpelle Énée. « Espérais-tu encore, perfide, pouvoir dissimuler un tel sacrilège et, à mon insu, quitter ma terre ? Donc, rien ne t’arrête, ni notre amour, ni tes serments d’hier, ni la cruelle mort dont mourra Didon ? Te voici même, sous les constellations de l’hiver, réparant tes vaisseaux et, au plus fort des Aquilons, impatient de gagner le large, cruel ! Quoi, si tu n’étais point en quête de champs étrangers et de demeures inconnues, si l’antique Troie était encore debout, irais-tu la chercher, cette Troie, à travers les mers orageuses ? Est-ce donc moi que tu fuis ? Je t’en supplie, par mes larmes, par cette main, la tienne, – puisque dans ma misère je ne me suis rien laissé que la prière et les larmes, – par notre union, par les prémices de notre hymen, si jamais je t’ai fait quelque bien, si jamais tu m’as dû quelque douceur, prends pitié de mon palais qui va crouler et, si tu es encore accessible à la prière, rejette ton odieux dessein ! Pour toi j’ai affronté la haine des peuples de la Libye, des tyrans numides et l’hostilité des Tyriens. Pour toi, toujours pour toi, j’ai étouffé ma pudeur et cette renommée qui naguère suffisait à m’élever jusqu’au ciel. À qui abandonnes-tu celle qui va mourir, mon hôte, puisque, de l’époux, ce nom seul me reste ? Pourquoi m’attarder à vivre ? Pour que mon frère Pygmalion vienne renverser mes murailles ou le Gétule Iarbas m’emmener en captivité ? Si du moins, avant ta fuite, j’avais mis au monde un enfant de toi, si je voyais jouer dans ma cour un Énée, un petit être qui me représenterait au moins les traits de ton visage, non, en vérité, je ne me sentirais pas tout à fait délaissée et trahie. »
Elle avait achevé. Lui, sous le coup des avertissements de Jupiter, tenait ses yeux fixes et s’efforçait de maîtriser le tourment de son cœur. Il lui répond enfin brièvement : « Moi te renier ! Tu peux énumérer tout ce que je te dois : jamais, reine, je ne le désavouerai. Jamais Élissa ne sortira de ma mémoire, tant qu’il me souviendra de moi-même, tant qu’un souffle de vie animera mes membres. Ma défense sera brève. Ne t’imagine pas que j’aie espéré te cacher ma fuite en rusant ; je ne t’ai jamais promis les flambeaux de l’hymen, je n’ai jamais contracté de pareil engagement. Si les destins m’avaient permis d’ordonner les choses à mon gré, de conduire ma vie sous mes propres auspices, j’habiterais avant tout la ville de Troie, honorant mes chers morts. Le haut palais de Priam se fût redressé et ma main aurait fait pour les vaincus un autre Pergame. Mais maintenant c’est la grande Italie qu’Apollon de Grynia et les oracles Lyciens m’ont ordonné d’atteindre : l’Italie, c’est là que sont mes amours, là qu’est ma patrie. Si les murs de Carthage, si la ville de Libye, que tu as sous les yeux, te retiennent, toi qui viens de Phénicie, pourquoi envierais-tu à ceux qui viennent de Troie le séjour de la terre ausonienne ? Les dieux nous permettent à nous aussi d’aller en quête d’un royaume étranger. Chaque fois que la nuit recouvre la terre de son humide vapeur, chaque fois que les astres de feu se lèvent, l’image soucieuse de mon père Anchise m’admoneste dans mon sommeil et m’épouvante. Et je pense au jeune Ascagne et au tort que je fais à une tête si chère en le frustrant du royaume d’Italie et des terres qui lui sont prédestinées. Aujourd’hui encore le messager des dieux, envoyé par Jupiter lui-même, j’en atteste nos deux têtes, est venu sur des souffles rapides me transmettre ses ordres. J’ai vu, de mes yeux, avec l’éclat lumineux qui le révèle, le dieu entrer dans tes murs, et j’ai de mes oreilles entendu sa voix. Cesse donc et pour toi et pour moi ces plaintes irritantes. Ce n’est pas de mon plein gré que je poursuis le rivage italien. »
Pendant qu’il parle ainsi, depuis longtemps déjà Didon lui lance des regards obliques ; puis ses yeux, qui roulaient ça et là, le parcourent des pieds à la tête, en silence, et, toute brûlante de colère, elle s’écrie : « Non, une déesse n’est pas ta mère ; Dardanus n’est pas l’auteur de ta race, perfide ! Mais le Caucase t’a engendré dans les durs rochers qui le hérissent, et les tigresses d’Hyrcanie t’ont donné le sein. Qu’ai-je à dissimuler ? Quels outrages plus grands puis-je encore attendre ? A-t-il gémi de ma douleur ? A-t-il tourné les yeux vers moi ? Lui ai-je arraché des larmes ? A-t-il eu pitié de son amante ? Qu’imaginer de pire ? Et pas plus la puissante Junon que le Saturnien père des dieux n’ont pour ce qui m’arrive un regard de compassion. On ne peut se fier à rien. Il n’était qu’une épave ; il manquait de tout : je l’ai recueilli. Dans ma démence j’ai partagé mon trône avec lui. Sa flotte, ses compagnons étaient perdus : je les ai sauvés de la mort. Hélas, la fureur m’embrase et m’emporte ! Aujourd’hui ce sont les augures d’Apollon ; aujourd’hui ce sont les oracles de Lycie ; aujourd’hui c’est encore le messager des dieux, envoyé par Jupiter lui-même, qui lui apporte à travers les airs ces ordres abominables. Beau travail pour les dieux d’En Haut, soucis bien dignes de troubler leur quiétude ! Je ne te retiens plus ; je n’ai rien à te répondre. Va, poursuis l’Italie sous le souffle des vents ; gagne ton royaume à travers les flots. Pour moi, j’espère que, si les justes divinités ont quelque pouvoir, tu épuiseras tous les supplices au milieu des écueils en répétant le nom de Didon. Absente, je te suivrai armée de mes torches funèbres, et, lorsque la froide mort aura séparé mon âme de mes membres, partout où tu iras mon ombre sera là. Misérable, tu paieras ton crime. Je le saurai, et la nouvelle en viendra jusqu’à moi dans l’abîme des Mânes ! » À ces mots, elle s’arrête brusquement. Épuisée, elle fuit la lumière ; elle se dérobe, elle s’arrache aux yeux d’Énée, qui se préparait à lui répondre longuement, et le laisse plein de crainte et d’hésitation. Ses femmes la reçoivent, la portent défaillante dans sa chambre de marbre et la déposent sur son lit.
Mais, bien qu’il désire adoucir sa douleur, la consoler, écarter d’elle les idées torturantes, Énée, tout gémissant et l’âme ébranlée d’un grand amour, n’en obéit pas moins pieusement aux ordres des dieux et retourne à ses vaisseaux. Alors les Troyens s’attellent au travail : de tout le rivage ils tirent les hautes nefs à la mer. Les carènes enduites de poix sont mises à flot. Ils apportent de la forêt des rames encore feuillues et des troncs encore bruts, le cœur tout à la fuite. Vous les verriez, désertant la ville, accourir de tous les points ; et vous croiriez voir des fourmis lorsqu’elles dévalisent un monceau de blé et qu’en prévision de l’hiver elles l’emportent dans leur trou. Elles vont à travers la plaine, noir bataillon, et charrient leur butin parmi les herbes sur d’étroits sentiers ; les unes, de toute la force des épaules, poussent d’énormes grains ; les autres rallient les troupes et harcèlent les retardataires : toute la route n’est qu’agitation et travail.
Mais toi qui voyais cela, que pensais-tu, Didon ? Quels gémissements lorsque, des hauteurs de ton palais, tu apercevais au loin cette agitation du rivage et que, sous tes yeux, toute la mer retentissait confusément de ces clameurs ! À quoi ne réduis-tu pas les cœurs humains, ô dur amour ! La voici réduite à revenir aux larmes, à essayer encore de la prière, à courber sous l’amour sa fierté suppliante : il faut qu’elle ait tout tenté pour s’épargner une mort inutile : « Anna, tu vois quelle hâte sur tout le rivage ? De partout ils sont rassemblés. Déjà la voile appelle les vents, et joyeux les marins ont couronné leurs poupes. Si j’ai pu m’attendre à une si grande douleur, je pourrai aussi la supporter jusqu’au bout. Rends-moi pourtant ce service dans ma misère, Anna : tu étais la seule que ce perfide aimait à voir, la seule confidente de ses pensées secrètes ; tu étais seule à connaître les accès faciles de son cœur et les moments favorables. Va, ma sœur, parle suppliante à ce fier étranger. Je n’étais pas à Aulis, je n’ai pas juré avec les Grecs la ruine de la nation troyenne ; je n’ai pas envoyé de vaisseaux contre Pergame ; je n’ai pas violé la cendre et les mânes de son père Anchise. Pourquoi ferme-t-il à mes paroles ses oreilles impitoyables ? Où court-il ? Sa malheureuse amante n’implore de lui qu’une grâce, la dernière : qu’il attende pour fuir, une saison plus heureuse et des vents qui le porteront. Je n’invoque plus l’hymen d’hier qu’il a trahi ; je ne veux pas qu’il soit privé de son beau Latium ni qu’il renonce à son royaume. Je lui demande si peu de chose, un délai, une trêve, le temps de me calmer et de faire que la fortune qui m’a vaincue m’apprenne à souffrir. C’est la grâce suprême que j’implore. Aie pitié de ta sœur ! S’il me l’accorde, ma mort l’en récompensera avec usure. »
Elle priait ainsi, et sa malheureuse sœur porte et reporte à Énée ses gémissements. Mais aucune larme ne l’émeut ; aucune parole ne le fléchit. Les destins s’y opposent, et un dieu ferme ses oreilles à la pitié. Lorsque les Borées des Alpes luttent entre eux à déraciner un chêne dont les ans ont durci le tronc et qu’ils l’enveloppent de leurs assauts, dans l’air strident, sous les coups qui le frappent, ses feuilles couvrent la terre d’une épaisse jonchée ; mais lui reste attaché aux rocs, la tête dans le ciel, les racines plongées jusqu’au Tartare. Ainsi le héros est assailli par cet ouragan de plaintes et son grand cœur en éprouve des déchirements ; mais sa raison demeure inébranlée, et c’est en vain que roulent ses larmes.
Alors l’infortunée Didon, épouvantée de son destin, invoque la mort : le dégoût la prend de voir au-dessus de sa tête la voûte du ciel. Tout l’affermit dans son dessein d’abandonner la vie : devant ses yeux, sur les autels chargés d’encens où elle portait ses offrandes, – chose horrible ! – l’eau sacrée est devenue toute noire et, par un sinistre présage, le vin répandu s’est changé en sang. Elle seule l’a vu et ne l’a pas dit à sa sœur. De plus, il y avait dans son palais, consacrée à son premier mari, une chapelle de marbre qu’elle honorait d’un culte particulier, la décorant de blanches bandelettes et de feuillage sacré. Quand l’obscurité de la nuit enveloppe la terre, il lui semble que la voix de Sychée en sort et l’appelle. Souvent sur le faîte du palais le hibou solitaire a poussé son chant de mort et traîné ses cris en longs gémissements. D’anciennes et nombreuses prophéties l’épouvantent aussi par leurs terribles avertissements. Dans ses songes, le farouche Énée lui-même la chasse devant lui désespérée : toujours seule, abandonnée à elle-même, sans personne à ses côtés, elle se voit marchant sur une longue route et cherchant ses Tyriens dans le désert. Elle est pareille à Penthée en délire qui voit apparaître des troupes d’Euménides, deux soleils et deux Thèbes ; elle est comme l’Agamemnonien Oreste poursuivi sur la scène, qui fuit sa mère armée de torches et de serpents noirs et qu’attendent sur le seuil du dieu les Furies vengeresses.
Quand, vaincue par la douleur, elle a perdu la raison, quand elle a décidé de mourir, elle en fixe dans la solitude de sa pensée l’heure et la manière, puis elle vient trouver sa sœur que le chagrin accable, composant son visage, masquant sa résolution et le front éclairé d’espoir : « Félicite-moi, ma sœur, lui dit-elle : j’ai enfin le moyen de le ramener à moi ou de m’affranchir de mon amour. Vers les confins de l’Océan, là où tombe le soleil, s’étend la contrée des Éthiopiens ; tout au fond, le puissant Atlas fait tourner sur son épaule la voûte constellée du feu des astres. On m’a signalé, venue de là, une prêtresse de la race Massylienne, la gardienne du temple des Hespérides, celle qui veillait sur les rameaux de l’arbre sacré et donnait à manger au dragon en répandant devant lui du miel liquide et des pavots endormeurs. Elle assure que ses enchantements peuvent à son gré délier les cœurs, faire passer leurs durs soucis dans d’autres cœurs, arrêter l’eau des fleuves et forcer les étoiles à rebrousser chemin. La nuit, elle évoque les Mânes ; tu entendras mugir la terre sous ses pieds et tu verras à sa voix les ornes descendre des montagnes. J’en atteste les dieux, ma chère sœur, et toi-même et ta douce tête, c’est malgré moi que je m’apprête à recourir aux arts magiques. Fais élever en secret un bûcher très haut dans la cour intérieure, et que dessus on mette les armes qu’il a laissées suspendues aux murs de sa chambre, l’impie, et tous ses vêtements et la couche où nous nous sommes unis pour ma perte. Il me plaît d’abolir tous les souvenirs de cet homme exécrable, et la prêtresse me l’ordonne. À ces mots elle se tait et son visage se couvre de pâleur. Anna pourtant n’a pas l’idée que cet étrange sacrifice cache des funérailles ; elle ne se figure pas jusqu’où va la violente passion de sa sœur ; elle ne craint rien de plus grave qu’à la mort de Sychée. Elle accomplit donc ces ordres.
Dès qu’au fond du palais s’érige dans les airs un énorme bûcher de bois résineux et de chêne coupé, la reine tapisse la cour de guirlandes et suspend partout des couronnes de feuillage funéraire ; sur le faîte elle place le lit avec les vêtements du Troyen, l’épée qu’il a laissée et son image, sachant bien ce qu’elle va faire. À l’entour se dressent des autels : les cheveux flottants, la prêtresse trois fois d’une voix de tonnerre invoque les cent dieux, l’Érèbe, le Chaos, la triple Hécate, les trois visages de la vierge Diane. Elle avait commencé par répandre une eau qui figurait celle de l’Averne. Maintenant elle prend des herbes duvetées qu’une faulx d’airain a moissonnées au clair de lune et dont le suc laiteux est un noir poison. Elle prend aussi l’aphrodisiaque arraché du front d’un poulain nouveau-né, et soustrait aux dents de la mère. Didon elle-même, le gâteau du sacrifice dans ses mains purifiées, près de l’autel, un pied débarrassé de sa chaussure, la ceinture de sa robe dénouée, atteste, sur le point de mourir, les dieux et les astres témoins de sa triste destinée ; et, si quelque puissance divine a, dans sa justice et sa mémoire, le souci des amants qui ne sont point payés de retour, elle la supplie.
Il faisait nuit, et par toute la terre les corps fatigués goûtaient la paix du sommeil ; les forêts et les plaines farouches de la mer avaient trouvé le repos ; c’était l’heure où les astres qui roulent au ciel sont au milieu de leur course, où toute la campagne se tait, les bêtes et les oiseaux à l’éclatant plumage, et ceux qui hantent au loin les eaux des lacs et ceux qui hantent les buissons des âpres landes, tous immobiles de sommeil sous la nuit silencieuse… [Ils allégeaient leurs soucis et oubliaient les peines du jour]. Tout repose ; mais non le cœur infortuné de la Phénicienne : elle ne connaît plus la détente du sommeil ; il n’y a plus de nuit pour ses yeux ni pour son âme. Au contraire, ses douleurs redoublent ; son amour se redresse et s’exaspère et flotte sur des remous de fureur. Elle s’absorbe dans une pensée, et la tourne et la retourne en elle-même.
« Eh bien, que fais-je ? Irai-je, objet de risée, rechercher mes anciens prétendants et mendier un mari Numide, moi qui ai tant de fois dédaigné leur hymen ? Suivrai-je les vaisseaux d’Ilion et me soumettrai-je, en esclave, aux ordres des Troyens ? Ne sont-ils pas, en effet, très reconnaissants de mon aide, et ne gardent-ils pas intact dans leur mémoire le souvenir de mes anciens bienfaits ? Mais, en admettant que je le veuille, qui me le permettra, qui acceptera une femme odieuse sur leurs superbes navires ? Hélas, ne connais-tu pas, pauvre femme, n’as-tu pas encore senti la force de parjure des descendants de Laomédon ? Et alors ? Accompagnerai-je seule et fugitive ces matelots triomphants ? M’élancerai-je avec mes Tyriens et toutes mes forces à leu ? poursuite, et ces hommes que j’ai à grand’peine arracha de Sidon, les pousserai-je de nouveau sur la mer et leur ordonnerai-je de mettre encore à la voile ? Meurs plutôt comme tu las mérité, et que le fer te sauve de la douleur !… Ô ma sœur, c’est toi qui, vaincue par mes larmes, c’est toi qui, la première, as chargé mon âme passionnée de tous ces maux et m’as livrée à l’ennemi. Il ne m’était pas permis de mener, comme les bêtes sauvages, une vie sans reproche en dehors du mariage, ni, sans crime, de connaître une telle passion ! Je n’ai pas gardé la foi promise aux cendres de Sychée. » Telles étaient les plaintes qu’exhalait son cœur déchiré.
Énée, sur la haute poupe, bien décidé à partir, dormait : tous les préparatifs avaient été exécutés de point ce en point. Dans son sommeil l’image du dieu revenu sous les mêmes traits s’est offerte à ses yeux et semble l’avertir encore. C’était bien Mercure : il avait sa voix, son teint, ses cheveux blonds, la beauté de la jeunesse : « Fils d’une déesse, peux-tu donc dormir sous de si grands risques ? Ne vois-tu pas quels dangers vont enfin se dresser autour de toi ? Insensé, n’entends-tu pas le souffle favorable des Zéphyrs ? Cette femme, décidée à mourir, médite des ruses et un crime abominable, et son âme bouillonne dans des remous de colère. Pourquoi ne prends-tu pas la fuite en toute hâte pendant que tu peux encore te hâter ? Tu verras d’ici peu la mer écumer sous les navires et briller des torches cruelles et tout le rivage en feu, si l’Aurore te retrouve attardé sur ces rives. Va, pars, plus de délai ! La femme est toujours chose variable et changeante. » À ces mots il s’est confondu avec les ténèbres de la nuit.
Épouvanté de cette subite apparition, Énée s’arrache au sommeil : il presse et harcèle ses compagnons : « Hommes, éveillez-vous ! Saisissez les rames ; déployez les voiles, rapidement. Voici qu’un dieu, envoyé du ciel, pour la seconde fois, m’excite à précipiter notre fuite et à trancher nos amarres. Nous te suivons, sainte divinité, qui que tu sois, nous obéissons pour la seconde fois à ton commandement, avec allégresse. Assiste-nous. Sois-nous bienveillante et fais luire au ciel des étoiles qui nous préservent ! » Sur ces mots, il dégaine son épée de foudre et frappe de sa lame le câble qui retenait le vaisseau. La même ardeur s’empare de tous : c’est une hâte fiévreuse, une ruée. Le rivage est loin ; la mer disparaît sous les voiles. De toutes leurs forces, les rameurs font jaillir l’écume et balaient les eaux glauques.
Déjà l’Aurore, quittant la couche empourprée de Tithon, commençait à baigner la terre de sa lumière nouvelle. Du haut de son palais la reine vit à la fois le matin blanchir et s’éloigner les vaisseaux, tous du même coup d’aile : le rivage était désert et le port sans rameur. Alors trois et quatre fois elle frappa de sa main sa belle poitrine et arracha ses blonds cheveux : « Ô Jupiter, s’écrie-t-elle, il s’en ira donc ? L’étranger se sera joué de notre royauté ? On ne courra pas aux armes ; on ne le poursuivra pas de toute la ville, on ne lancera pas derrière lui tous les vaisseaux de mes chantiers ? Allez, apportez vite des flammes, donnez des traits, faites force de rames !… Que dis-je ? Où suis-je ? Quelle folie m’égare ? Infortunée Didon, ce que peut faire cet impie te touche-t-il donc maintenant ? C’était bon lorsque tu lui donnais ton sceptre ! Voilà les serments et la bonne foi de l’homme qui porte avec lui, dit-on, les Pénates de sa patrie et qui chargea sur ses épaules son père accablé par l’âge ! Et je n’ai pu le saisir, déchirer ses membres, les disperser sur les flots ? Je n’ai pas égorgé ses compagnons, égorgé son Ascagne pour le lui donner à manger sur la table paternelle ? Mais dans cette lutte la fortune eût été douteuse. Et quand elle l’eût été ? Que craint-on lorsqu’on va mourir ? J’aurais porté les torches dans son camp, j’aurais incendié ses tillacs ; le père et le fils et toute leur race, je les aurais abîmés dans les flammes et je m’y serais jetée après eux. Ô Soleil, dont les feux éclairent tous les travaux du monde, et toi Junon, médiatrice de mon union et témoin de mes douleurs, et toi Hécate, qu’on invoque en hurlant la nuit aux carrefours des villes, et vous, divinités vengeresses, Furies et dieux de la mourante Élissa, écoutez ceci, je mérite que votre volonté divine se tourne vers mes maux : exaucez mes prières. Si la nécessité veut que cet homme exécrable atteigne le port et aborde au rivage, si les destins de Jupiter l’exigent, si l’arrêt en est immuable, que, du moins, assailli dans la guerre par les armes d’un peuple audacieux, chassé de ses frontières, arraché des bras de son Iule, il soit réduit à mendier des secours et voie les indignes funérailles de ceux qui le suivront ; et qu’après avoir subi les lois d’une paix honteuse, il ne puisse jouir ni de sa royauté ni de la douce lumière, mais qu’il tombe avant le temps et qu’au milieu des sables son cadavre gise privé de sépulture. Voilà mes prières ; voilà le dernier vœu qui s’échappera de mon cœur avec mon sang. Et vous, Tyriens, harcelez de votre haine toute sa race tout ce qui sortira de lui, et offrez à mes cendres ce présent funèbre : qu’aucune amitié, qu’aucune alliance n’existe entre nos peuples. Et toi, qui que tu sois, né de mes ossements, ô mon vengeur, par le fer, par le feu, poursuis ces envahisseurs Dardaniens, maintenant et plus tard et chaque fois que tu en auras la force. Rivages contre rivages, mer contre mer, armes contre armes, entendez mes imprécations : que nos peuples combattent, eux et leurs descendants ! »
Elle dit et son âme flottante et bouleversée cherche à en finir le plus vite avec l’odieuse lumière. Alors elle s’adresse brièvement à Barcé, la nourrice de Sychée, car la cendre funèbre de la sienne était restée dans la vieille patrie : « Chère nourrice, va chercher ma sœur Anna : dis-lui qu’elle se hâte de verser sur elle l’eau lustrale et qu’elle amène les victimes avec les offrandes expiatoires qui me sont prescrites. Qu’elle vienne ; et toi-même ceins ton front d’une pieuse bandelette. Je veux achever le sacrifice à Jupiter Stygien, dont j’ai commencé les apprêts selon les rites, et mettre un terme à mes chagrins en livrant aux flammes le bûcher du Dardanien. » À ces mots, la nourrice s’empresse ; et elle hâtait son pas de vieille femme.
Aussitôt, frémissante, farouche de sa terrible résolution, Didon, des lueurs sanglantes dans les yeux, les joues tremblantes et marbrées, pâle de sa mort prochaine, se précipite à l’intérieur de son palais, gravit d’un élan désespéré les hauts degrés du bûcher et tire l’épée du Dardanien. Ah, ce n’était pas pour cet usage qu’il lui en avait fait présent ! Elle a regardé les vêtements d’Ilion et la couche si familière ; elle a donné un instant aux larmes et au rêve ; puis elle s’est jetée sur le lit et elle prononce ces dernières paroles : « Vêtements qui me furent chers tant que les destins et la divinité le permirent, recevez mon âme et libérez-moi de mes souffrances. J’ai fini de vivre ; j’ai accompli la route que m’avait tracée la fortune. C’est une grande ombre qui maintenant va descendre sous la terre. J’ai fondé une ville magnifique ; j’ai vu mes remparts ; j’ai vengé mon mari et puni le crime de mon frère. Heureuse, hélas, trop heureuse si seulement les vaisseaux dardaniens n’avaient jamais touché nos rivages ! » Elle dit, et collant ses lèvres sur le lit : « Je mourrai sans vengeance ; mais mourons. Il m’est doux d’aller ainsi, oui même ainsi, chez les Ombres. Que de la haute mer le cruel Dardanien repaisse ses yeux des flammes de mon bûcher et qu’il emporte avec lui le mauvais présage de ma mort. »
Elle parlait encore que ses femmes voient l’infortunée s’affaisser sous le fer mortel et le sang écumer sur l’épée et ses mains en être éclaboussées. Un cri monte sous des voûtes du palais ; et la Renommée fait la bacchante dans la ville frappée de terreur. Toutes les maisons retentissent de lamentations, de gémissements et du hurlement des femmes. L’air résonne de clameurs aussi lugubres que si tout Carthage ou l’antique ville de Tyr s’écroulait sous l’irruption des ennemis et que si les flammes furieuses déferlaient sur les toits des hommes et des dieux.
Sa sœur a entendu : pâle comme une morte, épouvantée, se meurtrissant le visage de ses ongles, la poitrine de ses poings, elle se jette éperdue à travers la foule et appelle la mourante et crie son nom : « Voilà donc ce que tu méditais, ma sœur ! Et c’était moi que tu trompais ! Et c’était cela que me préparaient ce bûcher que tu voulais, ces feux, ces autels ! De quoi me plaindre d’abord, moi que tu as abandonnée ? Est-ce par mépris que tu as refusé à ta sœur de t’accompagner dans la mort ? Que ne m’appelais-tu à partager ton destin ? La même blessure, la même heure nous eût emportées toutes les deux. J’ai donc dressé ce bûcher de mes mains, j’ai invoqué de ma voix les dieux de la patrie, pour que la cruelle que je suis fût absente au moment où tu t’y serais placée ? Ô ma sœur, tu nous as frappés du même coup mortel toi et moi, ton peuple et ton sénat sidonien et ta ville. Donnez-moi de l’eau, je veux laver sa plaie, et, si quelque souffle flotte, encore sur ses lèvres, le recueillir dans un baiser. » Elle avait, en parlant ainsi, gravi les hauts degrés ; elle pressait dans ses bras sa sœur expirante, la réchauffait et gémissait et avec sa robe étanchait les sombres flots de sang. Didon essaya de soulever ses lourdes paupières et de nouveau s’évanouit : on entend au fond de sa poitrine siffler sa blessure. Trois fois elle s’est redressée et s’est appuyée à son coude ; trois fois elle est retombée sur son lit. De ses yeux errants elle a cherché là-haut la lumière du ciel et elle a gémi de l’avoir retrouvée.
Alors la toute-puissante Junon, ayant pitié de sa longue souffrance et de sa pénible agonie, a dépêché Iris du haut de l’Olympe pour qu’elle déliât cette âme qui se débattait dans les liens de ses membres. Comme sa mort n’était due ni à la nécessité ni à un châtiment, mais que la malheureuse succombait avant le temps aux accès d’une fureur soudaine, Proserpine n’avait pas encore arraché de sa tête blonde le cheveu fatal ni consacré son front à l’Orcus Stygien. Iris, dont les ailes de safran étincellent de rosée et qui traîne par le ciel mille reflets divers sous les rayons adverses du soleil, descend et s’arrête au-dessus de la mourante. « J’ai reçu l’ordre d’apporter au dieu des Enfers son tribut sacré et je te délie de ton corps, dit-elle. » De sa main droite elle coupe le cheveu. Aussitôt toute la chaleur de Didon se dissipe et sa vie s’exhale dans les airs.
Déjà cependant Énée, allant droit à son but, atteignait avec sa flotte la haute mer et fendait les flots, noirs du souffle de l’Aquilon, les yeux tournés vers les murs de Carthage qu’enflammait le bûcher de la malheureuse Élissa. On ignore la cause de cet embrasement ; mais on sait la souffrance d’un grand amour profané et tout ce que peut faire une femme en délire ; et le cœur des Troyens en conçoit de funèbres pressentiments. Dès que leurs vaisseaux eurent atteint le large et qu’on ne vit plus la terre, mais partout la mer, partout le ciel, un nuage sombre s’arrêta sur leur tête, les flancs chargés de nuit et d’orage ; et l’eau se hérissa dans les ténèbres. Et le pilote Palinure lui-même du haut de la poupe s’écria : « Hélas, pourquoi le ciel s’est-il enveloppé de nuages si lourds ? Que nous prépares-tu, Père Neptune ? » Il ordonne aussitôt de faire force de rames et de serrer les voiles, et il en présente les plis de côté au souffle des vents. « Magnanime Énée, dit-il, non, même si Jupiter s’en portait garant, je n’espérerais pas toucher l’Italie avec un ciel comme celui-ci. Les vents qui ont tourné mugissent sur nos flancs et accourent des brumes noires de l’Occident. L’air s’épaissit en nuage. Nous ne sommes pas de force à résister et à lutter comme il faudrait. Puisque la fortune l’emporte, obéissons-lui et tournons-nous du côté où elle nous appelle. Nous ne sommes pas loin des rivages amis et fraternels d’Éryx et des ports de Sicile, du moins je le présume, si ma mémoire ne me trompe pas sur la position des astres que j’avais exactement observés. » Le pieux Énée lui répond : « Oui, c’est bien ce que veulent les vents et je vois depuis quelque temps déjà tes vains efforts à leur résister. Change la direction de tes voiles. Aucune terre peut-elle m’être plus chère, aucune peut-elle offrir un refuge plus enviable à mes vaisseaux fatigués que celle où je retrouverai le Dardanien Aceste, et qui s’est refermée sur les os de mon père Anchise ? » À ces mots, ils se dirigent vers le port et les Zéphyrs qui les suivent gonflent leurs voiles ; la flotte est emportée rapidement sur le gouffre ; et, joyeux, ils abordent enfin à un rivage qui leur est bien connu.
Mais là-bas du sommet de la montagne, étonné de l’arrivée des vaisseaux amis, Aceste accourt hérissé sous ses javelots et sous la peau d’une ourse libyenne. Il était le fils d’une femme de Troie qui l’avait conçu du fleuve Crinisus ; et, comme il n’avait jamais perdu la mémoire de ses ancêtres, il félicite les Troyens de leur retour et leur offre avec joie ses richesses agrestes : les ressources de son amitié les restaurent de leur fatigue.
Le lendemain, dès qu’à l’orient la première clarté du jour eut mis en fuite les étoiles, Énée rassemble ses compagnons de tous les points du rivage et du haut d’un tertre leur dit : « Nobles descendants de Dardanus, issus du sang des grands dieux, les mois ont accompli le cercle de l’année depuis que nous avons déposé sous la terre les restes et les ossements de mon père divin et que nous lui avons consacré des autels de deuil. Voici revenu, si je ne me trompe, le jour qui me sera douloureux à jamais et qu’à jamais j’honorerai de pieux sacrifices. Ainsi vous l’avez voulu, ô dieux ! Même exilé dans les Syrtes de Gétulie, ou surpris sur les mers d’Argos et captif à Mycènes, j’accomplirais chaque année mes vœux et, comme il convient, les processions solennelles, et je chargerais ses autels des présents qui leur sont dus. Mais aujourd’hui, – et ce n’est pas sans l’intention, sans la volonté des dieux, je le pense, – nous sommes près de ses cendres et de ses ossements, et les flots nous ont ramenés dans un port ami. Venez donc, et rendons-lui de riches honneurs ; demandons-lui des vents favorables, et puisse-t-il accorder que chaque année, quand j’aurai fondé ma ville, je lui fasse, dans des temples qui lui seront dédiés, de pareils sacrifices. Aceste, ce fils de Troie, vous donne deux taureaux par chaque navire ; appelez à ce banquet les Pénates de notre patrie et les Pénates que notre hôte honore. De plus, lorsque la neuvième aurore rendra aux hommes la bienfaisante lumière du jour et que ses rayons dégageront l’univers de son voile d’ombre, je proposerai d’abord pour les Troyens une joute des navires ; puis, que les bons coureurs, que ceux qui ont confiance dans leurs forces, lanceurs de javelots et tireurs de flèches rapides ou, s’il en est, lutteurs qui ne craignent pas de lutter avec le ceste en peau crue, se présentent et aspirent aux récompenses de la victoire ! Gardez tous un religieux silence et ceignez vos tempes de feuillage. »
Ayant ainsi parlé, il se voile les tempes du myrte maternel. Hélymus le fait aussi, et le vieil Aceste et le jeune Ascagne ; et toute la jeunesse l’imite. Du lieu de l’assemblée, Énée avec ses milliers d’hommes se rend au tombeau, entouré d’un immense cortège. Là, selon le rite des libations, il répand sur la terre deux coupes d’un vin pur, deux coupes d’un lait fraîchement trait, deux coupes de sang sacré, et il jette des fleurs éclatantes en disant : « Pour la seconde fois, salut à toi, mon divin père ; salut aux cendres qui me sont vainement rendues, à l’âme et à l’ombre paternelles. Il ne m’a pas été donné de chercher avec toi le rivage italien, les champs que les destins me promettent et, quoiqu’il soit, le Tibre d’Ausonie ! »
Il achevait ces mots quand, sorti des saintes profondeurs du sépulcre, un reptile luisant, qui traînait immense sept anneaux, sept replis, enlaça tranquillement la tombe et se laissa glisser au milieu des autels. Son dos est moucheté de taches bleues, et ses écailles flamboient d’un éclat d’or. Tel, un arc-en-ciel dans les nuages jette sous les rayons adverses du soleil mille reflets divers. À cette vue Énée est frappé de stupeur. Enfin le reptile se déroule en rampant à travers les patères et les coupes brillantes ; il goûte aux mets sacrés et rentre, inoffensif, au fond du tombeau, abandonnant les autels où les offrandes sont consumées. Énée reprend avec plus d’ardeur le sacrifice commencé, car il se demande s’il vient de voir le génie du lieu ou le serviteur de son père. Il immole alors, suivant la coutume, deux brebis de deux ans, autant de porcs, autant de jeunes taureaux, au dos noir ; et il répandait le vin de la patère, et il invoquait l’âme du grand Anchise et ses mânes remontés de l’Achéron. Et ses compagnons, chacun selon ce qu’il peut, s’empressent d’apporter des présents ; ils en chargent les autels et immolent de jeunes taureaux. D’autres disposent en ordre les vases de bronze, et agenouillés dans l’herbe attisent la braise ardente sous les broches et font rôtir les chairs.
Le jour attendu était arrivé ; les chevaux de Phaéton ramenaient la neuvième Aurore dans la sérénité de sa lumière. La nouvelle des jeux et le nom célèbre d’Aceste avaient attiré les peuples voisins. Ils emplissaient le rivage de leur joyeux rassemblement ; les uns, curieux de voir les compagnons d’Énée ; les autres, prêts à disputer les prix. Et d’abord on place bien en vue au milieu de l’enceinte les trépieds sacrés, les vertes couronnes et les palmes, les armes, les vêtements de pourpre, un talent d’argent et un talent d’or, tous les prix des vainqueurs. Puis, du haut d’un tertre, la trompette annonça l’ouverture des jeux.
Quatre galères choisies dans toute la flotte, d’une égale vitesse, commencent la lutte avec leurs lourdes rames. Mnesthée conduit la rapide Baleine à l’ardente équipe, Mnesthée, bientôt italien et qui donnera son nom aux Memmius ; Gyas, l’énorme Chimère à l’énorme masse, ville flottante que poussent sur les eaux trois rangs de matelots dardaniens dont les rames se lèvent sur trois étages. Le vaste Centaure est monté par Sergeste dont la famille Sergia tire son nom ; et la Scylla couleur de mer, par Cloanthe de qui tu descends, ô Romain Cluentius.
Il y avait à quelque distance dans la mer, en face du rivage écumeux, un rocher que les flots battaient et recouvraient parfois quand les bises d’hiver cachent les astres : silencieux en temps calme, il élève au-dessus des flots immobiles une plate-forme où les plongeons aiment à se sécher au soleil. Le divin Énée y fait dresser, comme une borne, un chêne verdoyant et feuillu : c’est le but d’où les matelots devront revenir quand ils l’auront tourné par un large circuit. Le sort a désigné les rangs ; et debout sur les poupes les capitaines resplendissent au loin de pourpre et d’or ; les jeunes équipages se sont couronnés de peuplier, et les épaules nues brillent baignées d’huile. Ils ont pris place sur les bancs de rameurs et tiennent les avirons à bras tendus. Attentifs, ils guettent le signal. Les cœurs bondissent et semblent se vider de leur sang sous la crainte qui les étreint et sous l’aiguillon passionné de la gloire. Dès que la trompette a lancé ses notes claires, tous, d’un même bond, se sont élancés de leur ligne de départ, et le cri des marins frappe le ciel. Les eaux retournées blanchissent au rythme des bras ramenés en arrière. Ils creusent sur la plaine de la mer des sillons égaux, la fendent et la déchirent de leurs rames et de leurs éperons à trois dents. Les chevaux ne sont pas plus rapides accouplés dans la course des chars, quand ils se précipitent hors des carcères et qu’ils dévorent l’espace, ni les cochers plus ardents, quand, leurs attelages lancés, ils secouent les rênes flottantes et se penchent, tout le corps en avant, pour les en fouetter. Les applaudissements, les cris des spectateurs, les vœux des partis enthousiastes se répercutent dans toute la forêt, roulent par toute l’enceinte du rivage, et les collines en renvoient les échos.
Gyas a pris les devants ; le premier, il rase les eaux devant une foule qui se bouscule et l’acclame. Cloanthe le suit avec de meilleures rames ; mais le poids de son navire le ralentit. Derrière, à une égale distance, la Baleine et le Centaure s’efforcent de se dépasser : tantôt la Baleine y arrive ; tantôt l’énorme Centaure passe devant elle ; tantôt ils courent tous les deux bord à bord ; et leur carène effilée sillonne les eaux amères.
Ils approchaient déjà du rocher et touchaient au but, quand Gyas qui tient la tête et se sent vainqueur pour la moitié de cette course sur l’abîme, interpelle son pilote Ménœtès de toute sa voix : « Où me mènes-tu si loin à droite ? Tourne de ce côté. Rase le bord et laisse à gauche la rame effleurer le récif. Aux autres la haute mer ! » Mais dans la crainte des écueils invisibles, Ménœtès tourne sa proue vers le large. « Où vas-tu, Ménœtès ? Pourquoi ce détour î Gagne le rocher ! » s’écrie de nouveau Gyas, et il le rappelait à grands cris. Et voici qu’en se retournant il aperçoit Cloanthe qui le presse à son arrière et qui déjà l’atteint. Cloanthe glisse à gauche entre le navire de Gyas et les rochers sonores, dépasse tout à coup le vainqueur, laisse la borne derrière lui et court maintenant sur la mer libre. Une violente irritation s’est allumée dans les veines du jeune homme ; des larmes ruissellent sur ses joues. Oublieux de sa dignité et du salut de ses compagnons, il saisit l’indolent Ménœtès et, du haut de la poupe, le précipite dans les flots. Il s’empare du gouvernail, se fait lui-même son pilote, encourage les rameurs et tourne la barre du côté de la terre. Cependant, remonté non sans peine du fond de l’abîme, alourdi par son âge et par ses vêtements trempés et ruisselants, Ménœtès escalade le rocher et s’assied sur la pierre sèche. Les Troyens ont ri en le voyant tomber et se débattre ; ils rient en le voyant vomir son eau salée.
Alors les deux derniers, Sergeste et Mnesthée, s’enflamment du joyeux espoir de devancer Gyas ainsi retardé, Sergeste prend la tête et s’approche du rocher ; mais il ne peut dépasser son rival de toute une longueur ; il ne le dépasse qu’à demi ; l’éperon de la Baleine presse son flanc d’arrière, et, marchant à grands pas au milieu de son navire et de ses rameurs, Mnesthée les exhorte : « Allons, forcez de rames, compagnons d’Hector qu’au jour suprême de Troie j’ai choisis pour les miens. C’est le moment de déployer vos forces, le moment de montrer le même courage que naguère dans les Syrtes de Gétulie, la mer Ionienne et les flots pressants du cap Malée. Mnesthée ne demande plus le premier rang ; je ne lutte plus pour vaincre. Si pourtant… ! Mais qu’ils emportent la palme, ceux à qui tu l’as donnée, Neptune ! Du moins n’ayons pas à rougir d’arriver les derniers : remportez au moins, compagnons, cette victoire de nous épargner la honte ! » Les rameurs, dans une suprême émulation, se couchent sur les rames. La poupe d’airain tremble et la mer se dérobe sous leurs larges coups. Leur souffle haletant secoue leurs membres, dessèche leur bouche ; et leur sueur coule en ruisseaux. Le seul hasard leur apporta l’honneur qu’ils convoitaient. Comme Sergeste entraîné par son ardeur poussait peu à peu sa proue vers le rocher et s’engageait dans le passage trop étroit que lui laissait Mnesthée, le malheureux vint se clouer sur les pointes du roc. Le récif est ébranlé ; les rames éclatent contre ses saillies aiguës ; la proue fracassée y reste suspendue. Les marins s’arrêtent et se dressent avec un grand cri : ils saisissent des crocs et des gaffes garnies de fer et repêchent du gouffre leurs rames brisées. Mais l’heureux Mnesthée, dont le succès double l’ardeur, grâce à son équipe d’agiles rameurs et aux vents qu’il invoque, gagne la mer libre et glisse rapidement sur le plan incliné des eaux. Quand, chassée tout à coup de la grotte où dans la pierre aux cavités sombres elle a fait sa demeure et sa douce nichée, la colombe prend son vol vers la plaine, d’abord épouvantée elle quitte son abri avec un très fort battement d’ailes : mais bientôt, glissant sur l’air calme, elle file dans la limpidité du ciel et n’agite même plus ses ailes rapides. Ainsi Mnesthée, ainsi la Baleine elle-même fend les dernières vagues de sa course ; ainsi, emportée par son élan, elle accomplit son vol. Elle laisse d’abord derrière elle Sergeste aux prises avec le haut rocher : engravé dans les bas-fonds, il appelle vainement au secours et s’apprend à marcher, les rames rompues. Puis elle atteint Gyas et l’énorme Chimère qui lui cède la place, privée de son pilote.
Il ne reste plus à devancer que Cloanthe qui touche presque au terme. Mnesthée cherche à l’atteindre et, donnant toutes ses forces, il le presse. Les cris redoublent ; l’enthousiasme des spectateurs anime encore la poursuite ; l’air retentit de leurs clameurs. Cloanthe et ses matelots s’indignent à l’idée de perdre une gloire qui leur appartient déjà, un honneur qu’ils ont conquis. Ils achèteraient la victoire de leur vie. Quant aux autres, le succès nourrit leur audace : ils peuvent, parce qu’ils croient pouvoir. Et peut-être les deux vaisseaux sur la même ligne eussent-ils remporté le prix, si Cloanthe, les deux mains tendues vers la mer, ne se fût répandu en prières et n’eût invoqué les dieux en leur promettant des offrandes : « Dieux, qui possédez l’empire de cette mer dont je parcours les flots, je ne demande qu’à sacrifier à vos autels un taureau blanc sur le rivage, si vous faites de moi votre heureux débiteur. J’en lancerai les entrailles aux eaux salées et je leur verserai des libations de vin ! » Il dit et, sous les flots profonds, tout le chœur des Néréides et de Phorcus et la vierge Panopée l’ont entendu, et le divin Portunus de sa main puissante pousse lui-même le navire. Plus rapide que le Notus et que la flèche ailée, le navire fuit vers la terre et a pénétré jusqu’au fond du port.
Alors le fils d’Anchise, ayant selon la coutume appelé tous les rivaux, proclame par la grande voix du héraut Cloanthe vainqueur, et couronne ses tempes d’un laurier verdoyant. Chaque équipage reçoit sa récompense : trois jeunes taureaux à choisir, du vin et un grand talent d’argent. Il ajoute comme présents d’honneur aux capitaines : pour le vainqueur, une chlamyde brodée d’or autour de laquelle la pourpre de Mélibée court en double méandre. On y avait tissé l’image de l’enfant royal qui, sous les forêts de l’Ida, fatigue de son javelot et de sa course les cerfs rapides, ardent et comme hors d’haleine : soudain l’oiseau qui porte les armes de Jupiter fond sur lui du haut de l’Ida, l’emporte et l’enlève au milieu des airs dans ses serres crochues. Ses vieux gardiens tendent vainement les mains vers les astres, et l’aboiement furieux des chiens le poursuit à travers les airs. Celui qui par sa valeur a obtenu le second rang reçoit, à la fois comme une parure et comme une défense dans les combats, une cuirasse de mailles polies à triple fil d’or. Énée vainqueur l’avait arrachée lui-même à Démoléos, près du rapide Simoïs sous les hauts murs de Troie. C’est à peine si, réunissant leurs forces, les deux serviteurs, Phégée et Sagaris, pouvaient porter sur leurs épaules ces innombrables mailles, et pourtant Démoléos en était revêtu lorsqu’il courait et chassait devant lui les Troyens dispersés. Au troisième Énée donne deux bassins d’airain et des coupes d’argent ciselées en relief.
Tous s’en allaient déjà, fiers de ces riches trophées, le front ceint de rubans couleur de pourpre, lorsque dégagé fort adroitement, mais non sans peine, de son cruel rocher, des rames perdues et mutilé de tout un rang de rameurs, Sergeste ramène son vaisseau, sans honneur, au milieu des risées. Souvent quand un serpent dans sa marche oblique a été surpris sur la chaussée de la route et foulé par une roue d’airain ou qu’un passant l’a laissé meurtri d’un violent coup de pierre et à demi mort, c’est en vain que, dans son désir de fuir, il se tord et veut s’allonger : toute une partie de lui-même reste encore féroce ; ses yeux brûlent ; son cou qui siffle se redresse âprement ; mais le reste de son corps estropié par la blessure le retient en arrière ; il s’efforce inutilement de s’appuyer à ses nœuds et de se replier sur lui-même. Ainsi la lente galère se traînait avec son attirail de rames brisées. Mais elle hisse ses voiles et, à voiles déployées, rentre au port. Énée, heureux que son navire soit sauvé et que ses compagnons lui soient rendus, accorde à Sergeste la récompense promise. Il lui fait don d’une esclave experte aux travaux de Minerve, une Crétoise, Pholoé, qui nourrit deux jumeaux.
Cette joute terminée, le pieux Énée se dirige vers une plaine de gazon, que des forêts entourent sur une couronne de collines. Le milieu du vallon forme l’arène de cet amphithéâtre. Le héros, escorté d’une foule innombrable, prend place au centre et s’assied sur une estrade. Là, il excite l’ardeur de ceux qui voudraient lutter de vitesse à la course par la vue des prix qu’il expose. De toutes parts accourent, confondus, Troyens et Siciliens, et les premiers de tous, Nisus et Euryale : Euryale remarquable par sa beauté et sa verte jeunesse ; Nisus, par son tendre amour pour l’adolescent. Derrière eux, le royal Diorès de l’auguste race de Priam, puis Salius ainsi que Patron, l’un Acarnanien, l’autre du sang Arcadien d’une famille de Tégée ; puis deux jeunes Siciliens, Hélymus et Panopès, qui connaissaient bien les forêts, compagnons du vieil Aceste, et beaucoup d’autres encore que l’oubli a recouverts de son ombre. Énée les réunit autour de lui et leur dit : « Écoutez mes paroles et prêtez-moi une joyeuse attention : nul d’entre vous ne s’en ira sans un présent de ma main. À chacun je donnerai deux javelots de Gnosse au fer lisse et brillant et une hache à deux tranchants et à la monture d’argent ciselé. Tous auront cette commune récompense. Les trois premiers recevront d’autres prix et couronneront leur tête du blond feuillage de l’olivier. Le vainqueur aura donc un cheval richement harnaché ; le second, un carquois d’Amazone, rempli de flèches thraces, avec le large baudrier d’or qui l’entoure et que fixe par-dessous une agrafe de gemme polie ; le troisième se contentera de ce casque venu d’Argos. » Dès qu’il a parlé, ils prennent leur place et soudain, le signal donné, ils quittent la barrière, dévorent l’espace, se répandent comme un nuage, tous, les yeux fixés sur le but. Nisus, le premier, se détache du groupe, et, loin devant tous ces coureurs nus, étincelle, plus rapide que les vents et que l’aile de la foudre. Le plus proche de lui, mais à un long intervalle, Salius le suit, puis à quelque distance vient Euryale, le troisième. Hélymus suit Euryale ; et derrière voici Diorès qui court sur les talons d’Hélymus et se penche sur son épaule. S’il leur restait plus d’espace à franchir, il le dépasserait d’un bond ou laisserait la victoire incertaine. Déjà presque à l’extrémité de la piste, épuisés, ils arrivaient au but lorsque Nisus glisse et tombe, le malheureux, là où le sang de taureaux égorgés avait trempé le sol et l’herbe verte. Le jeune homme, déjà vainqueur et triomphant, ne put affermir sur le sol ses pas qui chancelaient ; et, la tête en avant, il s’abat dans la fange impure et le sang des sacrifices. Mais il n’oublie pas Euryale, il n’oublie pas ses amours. Il s’est redressé au milieu de ces flaques glissantes et s’est mis en travers de Salius. Salius tourna sur lui-même et fut par terre dans le sable gluant. Euryale s’élance, et, vainqueur grâce à son ami, il prend la tête et vole au bruit des applaudissements et des acclamations. Hélymus vient ensuite et la troisième palme appartient à Diorès. Alors Salius remplit de ses clameurs tout l’immense amphithéâtre ; il en appelle aux chefs qui occupent les premiers rangs et réclame un honneur qui lui a été arraché par la ruse. Mais Euryale a pour lui la faveur publique, ses larmes qui le rendent plus charmant et sa valeur si puissante sur les cœurs quand elle s’offre dans la beauté du corps. Diorès le seconde et l’appuie de sa forte voix, lui qui n’a fait qu’approcher de la victoire et qui prétendrait vainement au dernier prix si on rendait à Salius l’honneur du premier rang. Alors le divin Énée leur dit : « Vos prix vous demeurent assurés, jeunes gens ; et personne ne changera l’ordre des récompenses. Mais qu’il me soit permis de compatir à la disgrâce d’un ami qui ne l’avait pas méritée. » Sur ces mots il donne à Salius la dépouille monstrueuse d’un lion Gétule, chargée d’une lourde crinière et de griffes d’or. Mais Nisus s’écrie : « Si telles sont les récompenses des vaincus, si tu as pitié de ceux qui sont tombés, quels présents dignes de lui réserves-tu à Nisus dont la valeur eût mérité la première couronne, n’eût été le mauvais tour que la fortune m’a joué, comme à Salius ? » Et il montrait en parlant sa figure et ses membres souillés de boue grasse. Le paternel Énée lui sourit : il envoie chercher un bouclier, chef-d’œuvre de Didymaon, détaché par les Grecs des portes sacrées de Neptune et il fait ce présent magnifique au noble jeune homme.
La course finie, les prix distribués : « Maintenant, dit-il, si quelqu’un se sent dans la poitrine du courage et du cœur, qu’il avance et qu’il lève au bout de ses bras des mains bandées de cuir ! » Et il propose deux prix pour le combat du ceste : un jeune taureau au front voilé de bandelettes d’or récompensera le vainqueur ; une épée et un casque remarquable consoleront le vaincu. Point de retard. Darès se montre aussitôt dans tout l’étalage de sa force : il se lève au milieu d’un murmure d’admiration. C’était le seul qui eût l’habitude de se mesurer à Paris ; c’était encore lui qui, près du tombeau où repose le grand Hector, renversa Butés jusque-là victorieux, le gigantesque Butés si fier de descendre de la maison royale du Bébryce Amycus, et retendit mourant sur la fauve arène. C’est ce Darès qui le premier dresse pour le combat sa tête altière. Il expose ses larges épaules, déploie et lance ses bras l’un après l’autre et frappe l’air de ses coups. On lui cherche un adversaire ; mais personne de l’immense assemblée n’ose affronter l’homme ni s’armer les mains du ceste. Alors plein d’allégresse, convaincu que tous renoncent à lui disputer le prix, il s’est arrêté aux pieds d’Énée, et, sans plus attendre, il saisit de la main gauche la corne du taureau : « Fils d’une déesse, dit-il, si personne n’ose engager la bataille, qu’ai-je à me tenir là plus longtemps ? Jusques à quand sied-il que j’attende ? Donne l’ordre que j’emmène mon présent. » Un murmure d’approbation s’élevait et tous les Dardaniens demandaient qu’on lui remît la récompense promise.
Alors Aceste gourmande rudement Entelle qui se trouvait par hasard assis tout près de lui sur un lit de gazon verdoyant : « Entelle, n’est-ce donc pour rien que tu as été naguère le plus courageux des héros et peux-tu souffrir qu’on enlève sans combat d’aussi belles récompenses ? Qu’avons-nous fait de notre dieu, de cet Éryx que tu proclames vainement ton maître ? Où sont cette renommée répandue par toute la Sicile et ces trophées qui pendent sous ton toit ? » – « Non, répond Entelle, la crainte n’a point chassé de mon cœur l’amour de l’éloge et le souci de la gloire. Mais la pesante vieillesse engourdit et refroidit mon sang et les forces épuisées se glacent dans mes membres. Ah, si j’avais aujourd’hui ma jeunesse d’autrefois, cette jeunesse qui exalte la confiance de cet insolent, certes ce n’eût pas été le prix ni le beau taureau qui m’eût fait descendre dans l’arène : je ne me souci pas des récompenses. » Il dit et jette ensuite au milieu du cirque deux cestes d’un poids monstrueux dont le vaillant Éryx, lorsqu’il s’armait pour la lutte, avait accoutumé d’attacher autour de ses bras les dures lanières de cuir. La foule est frappée de stupeur devant l’énormité de ces lanières formées de sept cuirs, toutes cousues et hérissées de fer et de plomb. La stupeur de Darès passe encore celle des autres : il repousse violemment ces gantelets. Le magnanime fils d’Anchise en tourne et retourne la masse et en déroule les liens immenses. Alors le vieil athlète reprit : « Que serait-ce donc si vous aviez vu le ceste dont s’armait Hercule lui-même et la funeste bataille qu’il livra sur ce rivage ? Ton frère Éryx portait jadis ces armes : regarde, elles sont encore souillées de sang et d’éclats de cervelle. Ce fut avec elles qu’il tint contre le grand Alcide ; c’est avec elles que j’avais coutume de combattre quand un sang meilleur me donnait des forces et que l’envieuse vieillesse n’avait pas encore parsemé mes tempes de cheveux blancs. Mais si le Troyen Darès refuse ces armes, les nôtres, si telle est la volonté du pieux Énée, si Aceste qui m’invite au combat l’approuve, égalisons les chances. Je te fais grâce des cestes d’Éryx ; cesse de craindre ; et toi, dépouille-toi de tes cestes troyens. » À ces mots il a rejeté de ses épaules son manteau à la double épaisseur ; il découvre ses vastes membres, ses bras, sa puissante ossature et s’arrête, immense, au milieu de l’arène. Alors le divin fils d’Anchise a pris deux cestes égaux et les a passés aux mains des deux rivaux également armés.
Tous deux immobiles, dressés soudain sur la pointe des pieds, lèvent sans peur leurs bras vers le ciel ; ils ont rejeté en arrière leur tête haute pour éviter les coups ; puis leurs mains s’entrelacent et le combat s’engage. L’un a le pied plus léger et se fie à sa jeunesse ; l’autre est fort de ses muscles et de sa masse ; mais ses genoux pesants fléchissent et tremblent ; et un souffle pénible secoue ses vastes membres. Les deux athlètes se portent sans s’atteindre de nombreux coups ; de nombreux coups tombent sur leurs flancs creux, et leur poitrine en résonne profondément. Leurs mains passent et repassent sans relâche autour de leurs tempes et de leurs oreilles ; et leur mâchoire craque sous les dures blessures. Entelle, affermi par sa masse, se tient immobile, arc-bouté sur le sol. L’œil attentif, il esquive les coups par une simple inclinaison du corps. Quant à l’autre, comme celui qui bat avec des machines de guerre les hauts murs d’une ville ou qui assiège en armes une redoute assise sur un mont, il tente un accès, puis un autre, court adroitement autour de la place et la presse d’assauts aussi variés qu’impuissants. Entelle se dresse, tend le bras et le lève très haut ; mais l’agile Darès a vu venir le coup suspendu sur sa tête et l’évite d’un rapide écart. Toute la force d’Entelle se perd dans l’air et, entraîné par son vaste poids, le lourd combattant s’abat lourdement sur la terre, comme parfois s’abat aux flancs de l’Érymanthe ou du grand Ida un pin creusé par les ans et déraciné. Les Troyens et la jeunesse sicilienne sont debout agités par des passions contraires. Une clameur monte vers le ciel et, le premier, Aceste accourt et relève en le plaignant son vieil ami. Mais sa chute n’arrête ni n’effraie le héros qui revient plus ardent au combat et que la colère stimule. L’humiliation et la conscience de sa valeur attisent ses forces ; il fait fuir Darès précipitamment à travers toute l’arène, redoublant ses coups tantôt de la main droite, tantôt de la main gauche. Ni trêve, ni repos : le nuage chargé de grêle ne crépite pas davantage sur nos toits : de ses deux poings, à coups pressés, le héros, qui se multiplie, frappe et culbute Darès.
Mais le paternel Énée n’admet pas que la colère aille plus loin ni qu’Entelle s’emporte jusqu’à la rage et la cruauté. Il a mis fin au combat et en a tiré Darès accablé qu’il console de ces mots : « Malheureux, de quelle démence ton âme a-t-elle été saisie ? Ne sens-tu pas que tes forces ne sont plus les mêmes et que les dieux se sont retournés contre toi ? Il faut céder à la divinité. » Il dit ; sa voix a séparé les combattants. Des amis fidèles ramènent aux vaisseaux Darès qui se traîne, les genoux douloureux, la tête ballotante, et qui vomit un sang noir et ses dents avec le sang ; mais Énée les rappelle, et ils reçoivent le casque et l’épée, laissant à Entelle la palme et le taureau. Le vainqueur, gonflé de sa victoire et fier de son taureau, s’écrie : « Fils d’une déesse, et vous, Troyens, regardez-moi : sachez quelle force j’ai eue dans ma jeunesse et de quelle mort vous avez rappelé et sauvé Darès. » À ces mots, il s’est planté debout devant le mufle de la bête, devant le prix de sa victoire qui était là ; le poing droit ramené en arrière, de toute sa hauteur, il lui asséna un coup de ceste entre les cornes et de son crâne brisé fit jaillir la cervelle. Le bœuf s’abat et tombe palpitant sur le sol. Et Entelle ajoute ces mots : « Éryx, je t’offre au lieu de Darès cette victime qui te sera plus agréable ; et, vainqueur, je dépose ici mon ceste et mon art. »
Aussitôt Énée convie à la lutte ceux qui veulent lancer la flèche rapide et propose des récompenses. De sa puissante main il dresse le mât du vaisseau de Séreste, et, comme cible, il y suspend tout en haut, à un nœud, une colombe qui bat des ailes. Les rivaux se rassemblent ; un casque d’airain reçoit les noms ; le premier qui sort, accueilli d’une flatteuse rumeur, est celui de l’Hyrtacide Hippocoon ; le second, de Mnesthée qui vient de triompher dans les régates, Mnesthée, couronné d’olivier verdoyant. Le troisième est Eurytion, ton frère, illustre Pandarus, toi qui, sur l’ordre que te donna la déesse de violer le traité, as jadis, le premier, lancé un trait au milieu des Achéens. Le nom d’Aceste est resté le dernier au fond du casque : il ne craint pas de tenter cet exercice de la jeunesse. Alors les concurrents bandent leurs arcs flexibles, chacun de toute la force qu’il peut, et tirent les traits de leur carquois. La première flèche que le nerf strident lance à travers le ciel et dont le vol fend les airs, celle du jeune Hyrtacide, arrive au but et s’enfonce dans le bois du mât. Le mât a tremblé ; les plumes de l’oiseau s’agitent d’épouvante et tout l’air résonne du fort battement de ses ailes. C’est le tour de l’ardent Mnesthée qui, le pied ferme, l’arc bien tendu, vise haut, l’œil et la flèche également fixés sur la cible. Mais le malheureux n’a pas réussi à toucher la colombe : la pointe de fer a seulement coupé le nœud et l’attache de lin où, la patte retenue, elle pendait à l’extrémité du mât. Elle s’envole et fuit dans les vents et vers les sombres nues. Alors, rapide, Eurytion, qui tenait déjà sa flèche prête sur son arc bandé, invoqua son frère et lui fit un vœu. Il l’a suivie des yeux tout heureuse de battre des ailes dans l’air libre et il l’atteint sous la nuée sombre. La colombe tombe inanimée ; elle a laissé sa vie dans les étoiles de l’éther et rapporte en tombant le trait qui l’a percée.
Aceste restait seul : le prix était perdu pour lui. Il n’en lance pas moins sa flèche dans les airs pour montrer qu’il sait encore tendre son arc et le faire retentir. Mais voici qu’à tous les regards s’offre un prodige qui devait être d’un grave augure : un événement considérable le prouva plus tard, et la voix terrifiante des devins ne l’interpréta qu’après coup. La flèche qui volait dans la nuée transparente s’enflamma ; elle marqua sa route d’un sillon de feu et s’évanouit consumée dans les airs subtils, comme souvent les étoiles détachées du ciel traversent l’espace et traînent en volant une longue chevelure. Les esprits frappés d’étonnement hésitèrent ; Troyens et Siciliens se tournèrent suppliant vers les dieux. Mais le grand Énée, loin de repousser ce présage, embrasse l’heureux Aceste et le comble de riches présents : « Prends, mon père, lui dit-il : par ces auspices le puissant roi de l’Olympe marque sa volonté de te voir honoré en dépit du sort. Tu auras ce présent qui vient du vieil Anchise lui-même, cette coupe ornée de figures en relief que jadis le Thrace Cissée, par grande faveur, avait donnée à mon père Anchise pour qu’il l’emportât en souvenir de lui et comme gage de son amitié. » À ces mots, il lui ceint le front d’un laurier vert et proclame Aceste le premier vainqueur avant tous les autres, et le bon Eurytion ne lui envie point l’honneur de cette préférence bien que lui seul ait abattu l’oiseau du haut des airs. Celui qui a coupé la corde vient chercher le troisième prix ; le dernier est pour celui qui a fixé dans le mât sa flèche légère.
Mais le divin Énée, avant même la fin de la lutte, appelle près de lui Épytidès, gouverneur et compagnon du jeune Iule, et lui murmure à l’oreille confidemment : « Va vite, et dis à Ascagne que, si sa troupe d’enfants est prête, s’il a tout disposé pour les jeux équestres, il amène ses pelotons de cavaliers en l’honneur de son aïeul et se présente sous les armes. » Il fait lui-même écarter la foule, qui s’était répandue dans toute la longueur du cirque, et ordonne qu’on laisse le champ libre. Les enfants s’avancent, et en files symétriques, sous les yeux de leurs parents, resplendissent sur leurs chevaux dociles au frein. Toute la jeunesse de Sicile et de Troie frémit d’admiration devant leur défilé. Ils portent tous sur leur chevelure une couronne taillée selon l’usage ; ils tiennent deux javelots de cornouiller à la pointe de fer ; quelques-uns ont à l’épaule un brillant carquois. Un souple collier d’or tordu leur descend du cou sur le haut de la poitrine. Ils forment trois pelotons en tout, commandés par trois chefs. Chacun d’eux est suivi de douze jeunes gens qui étincellent sur deux files entre deux écuyers. Le premier peloton s’enorgueillit de marcher sous les ordres du jeune Priam, qui portait le nom de son aïeul, ton fils, Politès, dont la race ajoutera à la gloire de l’Italie ; il monte un cheval thrace, au poil de deux couleurs, tacheté de blanc, la pointe des pieds blanche et le front superbe éclatant de blancheur. Le second chef est Atys, dont les Atius du Latium tirent leur origine, le petit Atys enfant cher à l’enfant Iule. Le dernier, qui l’emporte sur tous les autres par la beauté, c’est Iule : il s’avance sur un cheval sidonien que la radieuse Didon lui avait donné en souvenir d’elle et comme un gage de sa tendresse. Les chevaux trinacriens du vieil Aceste portent les autres enfants. Les Troyens applaudissent les jeunes cavaliers intimidés et se réjouissent en les regardant de reconnaître sur leur visage les traits de leurs ancêtres. Lorsqu’ils eurent fait à cheval le tour de la piste, heureux de défiler sous ces regards amis, Épytidès leur donna de loin le signal : un cri et un claquement de fouet. Les trois pelotons au galop se dédoublent et forment des troupes séparées ; à un nouveau commandement, ils opèrent une conversion et courent les uns sur les autres la lance en arrêt. Puis ce sont d’autres évolutions en avant et en arrière, toujours se faisant face mais à distance, et des cercles enchevêtrés, et, avec leurs armes, les simulacres d’une bataille. Tantôt ils fuient et découvrent leur dos ; tantôt ils chargent, les javelots menaçants ; tantôt c’est la paix et ils marchent en files parallèles. Jadis, dans la Crète montagneuse, le labyrinthe, dit-on, déroulait entre ses murs aveugles les entrelacements de ses chemins et la ruse de ses mille détours, si bien qu’aucun signe ne permettait à l’égaré de reconnaître son erreur ni de revenir sur ses pas. Ainsi les fils des Troyens entrecroisent leurs traces et entremêlent dans leurs jeux la fuite et la bataille, pareils aux dauphins qui fendent en nageant les mers de Carpathos et de Libye [et se jouent parmi les vagues.] La tradition de cette course, ces jeux publics, Ascagne le premier, lorsqu’il entoura de murs Albe la Longue, les renouvela et apprit aux anciens Latins à les célébrer comme il l’avait fait enfant et comme l’avait fait avec lui la jeunesse troyenne. Les Albains les enseignèrent à leurs fils, et ce fut d’eux que, dans la suite des temps, les reçut la puissante Rome qui conserva cette tradition des ancêtres. Le jeu porte le nom de Troie, et les enfants, celui de troupe troyenne. Ainsi se terminèrent les fêtes célébrées à la mémoire sacrée d’un père.
Alors la Fortune commence à renouveler ses perfidies. Pendant que les Troyens, en variant leurs jeux, rendent au tombeau les honneurs solennels, la Saturnienne Junon a envoyé du ciel Iris vers la flotte troyenne et fait souffler des vents favorables à sa messagère. L’esprit toujours en travail, elle n’a pas encore rassasié son ancien ressentiment. La vierge ailée se hâte sur l’arc aux mille couleurs et, sans être vue, descend par un chemin rapide. Elle aperçoit l’immense assemblée, parcourt la côte, trouve le port désert, la flotte abandonnée. Mais à l’écart, sur un coin solitaire du rivage, les Troyennes s’étaient retirées et pleuraient la perte d’Anchise, et toutes regardaient en pleurant la mer profonde : « Hélas, nous sommes si fatiguées et il nous reste encore à traverser tant d’écueils et tant d’eau ! » Elles n’ont toutes que ces mots à la bouche. Lasses de supporter les travaux de la mer, elles implorent une ville. Iris, qui n’ignore pas l’art de nuire, se jette au milieu d’elles. La déesse a déposé son visage et son vêtement : elle est maintenant Béroé, la vieille épouse de Doryclus le Tmarien, qui eut jadis un rang, un nom, des enfants. C’est ainsi qu’elle se mêle aux femmes des Dardaniens : « Ô malheureuses, dit-elle, celles que la main des Grecs n’a pas traînées à la mort sous les murs de la patrie ! Ô race infortunée ! Quelle fin misérable la fortune te réserve-t-elle ? Voici le septième été qui s’achève depuis la chute de Troie ; et que de mers, que de terres on nous a fait parcourir, que de rochers sauvages et sous combien de ciels orageux, toujours ballottées sur les flots et poursuivant à travers l’Océan une Italie qui recule devant nous ! Mais ici, c’est le pays fraternel d’Éryx et l’hospitalité d’Aceste : qui empêche Énée d’y élever des murailles et de donner une ville à ses concitoyens ? Ô patrie, ô Pénates vainement arrachés à l’ennemi ! Aucune cité ne portera-t-elle plus le nom de Troie ? Ne reverrai-je nulle part les fleuves d’Hector, le Xanthe et le Simoïs ? Allons, venez, brûlez avec moi ces navires de malheur : l’image de la prophétesse Cassandre m’est apparue en songe et m’a tendu des torches ardentes : « C’est ici votre Troie, m’a-t-elle dit, c’est ici votre demeure. » Le temps d’agir est venu. On ne tarde pas après un tel prodige. Voyez ces quatre autels élevés à Neptune : le dieu nous donne lui-même le courage et les torches. »
À ces mots, la première, elle saisit violemment un feu plein de colère ; le bras levé, elle le brandit de toute sa force et le lance. Les femmes d’Ilion, le cœur saisi, la regardent stupéfaites. Une d’elles, la plus vieille, Pyrgo, la nourrice royale de tant d’enfants de Priam, s’écrie : « Non, ce n’est pas votre Béroé, la Rhœtéienne, ce n’est pas l’épouse de Doryclus, ô femmes : reconnaissez l’éclat qui révèle la divinité ; voyez ces yeux étincelants, cette fierté, ces traits, le timbre de cette voix, cette démarche ! Il n’y a qu’un instant, j’ai quitté Béroé malade et désolée d’être la seule à ne pouvoir s’associer au sacrifice et rendre à Anchise les honneurs qui lui sont dus. » Elle parle ainsi, et les femmes d’abord incertaines et les yeux mauvais regardent les vaisseaux, partagées entre leur malheureux amour de la terre qu’elles foulent et le royaume où les destins les appellent, quand tout à coup la déesse, les ailes toutes grandes, s’élève vers le ciel et, dans sa rapide ascension, découpe sous les nues un arc immense. Alors, étonnées de ce prodige et poussées par la fureur, elles unissent leurs clameurs, et mettent au pillage les foyers allumés dans les sanctuaires ; d’autres dépouillent les autels et font voler sur les vaisseaux le feuillage, les branches, et les torches. Le feu déchaîné fait rage à travers les bancs et les rames et les peintures des poupes de sapin.
Eumélus apporte au tombeau d’Anchise et aux spectateurs de l’amphithéâtre la nouvelle que les vaisseaux brûlent, et, de leurs propres yeux, les Troyens voient en se retournant un nuage de fumée noire et des tourbillons de cendres. Le premier, Ascagne, tel qu’il était, dans son costume de fête, conduisant les jeux équestres, presse sa monture et atteint au galop le camp bouleversé : ses écuyers hors d’haleine ne peuvent le retenir : « Quelle est votre étrange folie ? s’écrie-t-il. Que faites-vous ? Que prétendez-vous faire, malheureuses Troyennes ? Ce n’est pas l’ennemi, ce n’est pas le camp détesté des Argiens, ce sont tous vos espoirs que vous brûlez ! Me voici, moi, votre Ascagne ! » Et il jette à leurs pieds le casque de parade sous lequel il menait dans les jeux le simulacre de la guerre. Énée accourt en même temps, suivi de la foule des Troyens. Mais les femmes, dispersées par terreur, s’enfuient de tous côtés à travers le rivage et gagnent en se cachant les bois et les creux des rochers qu’elles rencontrent. Elles ne peuvent plus voir ni leur œuvre ni la lumière. Revenues à elles-mêmes, elles reconnaissent les leurs et elles ont chassé Junon de leur poitrine.
Mais les flammes incendiaires n’arrêtent pas pour cela leur marche indomptable. Sous le bois qu’on arrose, l’étoupe continue de brûler en vomissant une lourde fumée. L’épaisse et ardente vapeur dévore les carènes, et déjà le fléau descend dans toute la membrure. Les efforts des chefs, l’eau répandue à flots n’y font rien. Alors le pieux Énée arrache de ses épaules et déchire ses vêtements ; il appelle les dieux à son secours et tend vers eux des mains suppliantes : « Jupiter tout-puissant, si tu ne hais pas encore les Troyens jusqu’au dernier, si ta pitié d’autrefois jette encore un regard sur les misères humaines, donne à notre flotte d’échapper maintenant aux flammes, ô Père, et sauve de la destruction les faibles ressources des Troyens, ou, si je le mérite, que ta foudre anéantisse ce qui reste de nos vaisseaux et engloutis-les de ta main ! » Il avait à peine prononcé ces mots que, la pluie tombant à verse, un ténébreux orage éclate avec une force extraordinaire. Les hauteurs et la plaine tremblent aux coups du tonnerre. De tout le ciel s’écroule l’eau violente des sombres nuages, amoncelés par les vents. Elle submerge les poupes ; elle noie le feu dans le chêne à demi consumé. L’incendie finit par s’éteindre, et, sauf quelques vaisseaux perdus, la flotte est préservée du désastre.
Mais le divin Énée, que ce cruel malheur ébranle, tournait et retournait dans son âme les plus graves soucis. Restera-t-il sur la terre sicilienne, oublieux des destins ? Essaiera-t-il encore d’atteindre les rivages de l’Italie ? Alors, le vieux Nautès, que la Tritonienne Pallas enseigna et rendit entre tous fameux et habile dans son art, – c’est elle qui lui inspirait ses réponses, lui soufflant ce que présageait la terrible colère des dieux et ce que voulait l’ordre des destinées, – console Énée en lui parlant ainsi : « Fils d’une déesse, poursuivons la route où nous poussent et nous repoussent les destins. Quoi qu’il advienne de ce prodige, on peut toujours triompher de la fortune à force de constance. Tu as près de toi le Dardanien Aceste, issu des dieux. Associe-le à tes desseins ; unissez-vous : il ne demande pas mieux. Remets-lui les compagnons que tu as en trop par suite de tes navires perdus, et ceux que rebutent tes hautes entreprises et ta destinée. Choisis les vieillards accablés par les ans, les femmes fatiguées par la mer, tout ce qui autour de toi manque de vigueur et craint le danger. Laisse-les se bâtir des murs sur cette terre, puisqu’ils sont las. Ils appelleront leur ville Acesta, si tu le veux bien. »
Animé par les paroles de son vieil ami, c’est alors que le cœur d’Énée se partage entre mille soucis. Déjà la Nuit noire, traînée dans son char à deux chevaux, parcourait la voûte céleste. L’image de son père Anchise lui sembla tout à coup descendre du ciel et prononça ces paroles : « Mon fils qui, tant que je vécus, me fus plus cher que la vie, mon fils que les destins de Troie ont durement éprouvé, je viens ici sur l’ordre de Jupiter qui a chassé l’incendie de tes vaisseaux et qui du haut des cieux a pris enfin pitié de toi. Suis les conseils que t’a donnés le vieux Nautès : ce sont les meilleurs. Ne transporte en Italie que l’élite de ta jeunesse et les cœurs les plus courageux. Une race dure et sauvage que tu devras vaincre t’attend au Latium. Mais avant, pénètre dans les demeures infernales de Pluton et, par le gouffre profond de l’Averne, viens t’entretenir avec moi, mon fils. Ce n’est pas le Tartare impie ni les tristes ombres qui me possèdent : j’habite les doux Champs Élysées où les hommes pieux se rencontrent. C’est là que te conduira la chaste Sibylle, quand tu auras abondamment versé le sang des noires victimes. Tu connaîtras alors toute ta postérité et quels remparts te sont promis. Adieu. La nuit humide atteint la moitié de sa course, et je sens sur moi le souffle haletant des chevaux de l’Aurore implacable. » Il dit et s’évanouit dans l’air subtil, comme une fumée : « Où cours-tu si vite ? s’écrie Énée. Où t’élances-tu ? Est-ce moi que tu fuis ? Ou qui t’arrache à nos embrassements ? » À ces mots il ranime le feu endormi sous la cendre ; puis il se prosterne devant le dieu Lare de Pergame et le sanctuaire de la Vesta aux cheveux blancs et les honore avec de la farine sacrée et sa boîte à encens toute pleine.
Il mande aussitôt ses compagnons et le premier de tous Aceste : il leur fait part du commandement de Jupiter, des avertissements de son père bien-aimé et de la résolution où son esprit s’arrête. Rien ne retarde ses desseins ; Aceste ne refuse pas de s’y prêter. On inscrit les femmes pour la nouvelle ville. On s’y défait de tous ceux qui le désirent, de tous les cœurs qui ne sentent nullement le besoin d’un grand titre de gloire. Les autres réparent les bancs des rameurs, remplacent le chêne des vaisseaux que les flammes ont rongé, disposent les rames et les cordages. Ils sont peu nombreux, mais ils respirent l’ardeur guerrière. Cependant Énée trace avec la charrue l’enceinte de la ville et tire au sort l’emplacement des demeures. « Ceci, dit-il, sera Ilion, et ces lieux seront Troie. » Le Troyen Aceste se réjouit d’en être le roi : il fixe les jours des tribunaux et donne les règles du droit aux sénateurs convoqués. Puis on fonde en l’honneur de Vénus Malienne sur le sommet du mont Éryx un temple voisin des étoiles ; et désormais le tombeau d’Anchise aura son prêtre et son vaste bois sacré.
Déjà pendant neuf jours tout le peuple avait célébré les repas funèbres ; et les sacrifices sur les autels étaient accomplis. Les vents bénins ont fait la mer unie ; et de nouveau le souffle incessant de l’Auster appelle au large. Un immense gémissement s’élève sur toute la courbe du rivage ; les embrassements se prolongent jour et nuit. Les femmes elles-mêmes, et ceux-là même pour qui la mer avait eu une face terrible et qu’en épouvantait la puissance divine, voudraient partir et endurer jusqu’au bout toutes les épreuves du voyage. Le bon Énée les console amicalement et les recommande en pleurant au roi Aceste du même sang que lui. Il ordonne ensuite d’immoler trois jeunes taureaux à Éryx, une brebis aux Tempêtes et de détacher les amarres l’une après l’autre. Lui-même, la tête ceinte de feuilles d’olivier taillées en couronne, debout à la proue, une patère dans la main, lance aux flots salés les entrailles des victimes et y répand des libations de vin. Le vent, qui s’élève de la poupe, accompagne leur départ, et les compagnons à l’envi frappent la mer et balaient les eaux.
Cependant, de son côté, Vénus, toujours inquiète, s’adresse à Neptune et son âme tourmentée s’épanche ainsi : « Junon, avec sa violente colère et son cœur que rien ne rassasie, me force, Neptune, de descendre à toutes les prières. Ni le temps ni aucun témoignage de piété ne l’adoucit. Les ordres de Jupiter, les arrêts des destins ont beau briser ses efforts : elle ne se tient pas tranquille. Ce n’est pas assez que du milieu de la nation phrygienne, son indicible haine ait effacé, dévoré Troie et en ait traîné les restes par tous les supplices : elle s’acharne sur les cendres et les os de cette morte. Elle sait probablement les causes d’une telle fureur ! Toi-même tu m’en es témoin : tu as vu naguère de quelles énormes masses elle a subitement soulevé les flots de Libye ; mer et ciel, elle a tout bouleversé, forte, mais en vain, des tempêtes d’Éole ; et, cela, elle l’a osé dans ton empire !… Voici maintenant que, poussant au crime les femmes troyennes, elle a honteusement brûlé nos vaisseaux, et, la flotte perdue, nous oblige à laisser des compagnons sur une terre inconnue. Que nos derniers navires, je t’en supplie, puissent sans danger déployer leurs voiles à travers les ondes, et atteindre le Tibre des Laurentes, si je ne demande que ce qui nous est accordé, si c’est bien là que les Parques nous ont promis des remparts. » Alors le Saturnien, dompteur des mers profondes, lui répondit : « Tu as tous les droits, Cythérée, de te fier à mon royaume dont tu es sortie. J’ai aussi mérité ta confiance : souvent j’ai réprimé les fureurs et la rage effroyable du ciel et de la mer. Sur la terre même, j’en atteste le Xanthe et le Simoïs, je n’ai pas pris moins à cœur le salut de ton Énée. Quand Achille, poursuivant les bandes terrifiées des Troyens, les refoulait dans leurs murs et les livrait par milliers à la mort, quand les fleuves gémissaient sous leur charge de cadavres, et que le Xanthe ne pouvait retrouver sa route et rouler vers la mer, j’ai enlevé au sein d’un nuage Énée que les dieux et ses forces rendaient inégal dans son combat contre le robuste fils de Pelée, moi qui cependant ne désirais que détruire de fond en comble l’ouvrage de mes mains, les remparts de Troie la parjure ! Je suis aujourd’hui dans les mêmes sentiments ; chasse tes craintes ; il abordera en toute sûreté au port de l’Averne que tu souhaites pour lui. Tu n’auras à regretter qu’un seul homme abîmé dans les flots. Un seul paiera de sa tête le salut de beaucoup d’autres. »Dès qu’il eut ainsi apaisé et dilaté le cœur de la déesse, le père des eaux attelle ses chevaux à son joug d’or, met à leur bouche des freins écumants et leur lâche toutes les rênes. Le char couleur de mer effleure d’un vol léger la crête des vagues. Les flots s’inclinent et sous le grondement de l’essieu leur surface gonflée s’aplanit ; les nuages s’enfuient du vaste éther. Le dieu est accompagné de figures étrangement diverses : les monstrueuses baleines, Glaucus et son chœur de vieillards, Palæmon, fils d’Ino, les Tritons rapides et toute l’armée de Phorcus ; à sa gauche, Thétis et Mélité, la vierge Panopée, Nisée, Spio, Thalie et Cymodocé.
Alors une joie très douce émeut à son tour l’âme si longtemps incertaine du divin Énée ; il fait à l’instant dresser tous les mâts et déployer les voiles sur les bras des vergues. Tous ensemble allongent les écoutes et larguent les ris tantôt à droite, tantôt à gauche ; tous ensemble tournent et détournent les cornes des antennes. La flotte est emportée par le vent qui lui convient. Le premier avant tous, Palinure dirige la file serrée des vaisseaux ; c’est sur lui que les autres doivent régler leur marche.
Déjà la Nuit humide avait dans le cirque du ciel touché presque au milieu de sa course ; les marins couchés à la dure le long des bancs et sous leurs rames détendaient leurs membres dans une paix profonde, quand, descendu des astres de l’éther, le Sommeil léger écarta le voile des ténèbres et repoussa les ombres. C’est toi qu’il cherche, Palinure, c’est à toi qu’il apporte de funestes visions, ô victime innocente. Le dieu s’est assis tout au haut de la poupe, sous les traits de Phorbas et laisse tomber ces mots : « Fils d’Iasos, Palinure, la mer elle-même conduit ta flotte. Les vents d’arrière nous portent d’un souffle égal. L’heure est au repos. Appuie ta tête et dérobe à la tâche tes yeux qui sont las. Je te remplacerai moi-même quelque temps à ton gouvernail. » Palinure lève à peine les yeux et lui dit : « Est-ce à moi que tu conseilles d’oublier ce que peuvent cacher la face paisible de la mer et les flots tranquilles ? Tu veux que je me fie à ce calme prodigieux ? J’irais, n’est-ce pas ? confier Énée aux souffles trompeurs du ciel, quand j’ai tant de fois été la dupe de sa fausse sérénité ? » Et tout en parlant, attaché à la barre, il l’étreignait et resserrait son étreinte, les yeux fixés sur les étoiles. Et voici que le dieu secoue au-dessus de ses tempes une branche humide des eaux du Léthé et endormeuse par la vertu du Styx ; il ferme les yeux noyés de songe du pilote qui lutte encore. À peine cette langueur imprévue avait-elle détendu ses membres que, s’appesantissant sur lui, le dieu le précipite dans les flots calmes avec une partie de la poupe arrachée et le gouvernail. Il tombe, la tête en avant, et jette plus d’un vain appel à ses compagnons. Et le dieu, comme un oiseau qui s’envole, s’est élevé déjà dans les airs limpides. La flotte n’en court pas moins sur la mer une route très sûre et vogue sans crainte selon les promesses du divin Neptune. Déjà elle approchait, jusqu’à les côtoyer, de l’écueil des Sirènes, jadis si dangereux et blanchi d’ossements, [sous le choc répété des flots résonnaient au loin les rochers rauques], quand Énée sentit que son vaisseau flottait à l’aventure, sans pilote, et prit lui-même le gouvernail sur les eaux nocturnes, tout gémissant, le cœur frappé du malheur de son ami. « Tu as eu trop de confiance dans la sérénité du ciel et de la mer, ô Palinure, et pour cela tu seras gisant, nu sur un sable ignoré. »
Ainsi parle Énée en pleurant : il lâche les rênes à sa flotte et finit par aborder aux rives Eubéennes de Cumes. Les Troyens tournent leurs proues vers la mer ; et les navires, fixés par la dent tenace des ancres, bordent le rivage de leurs poupes recourbées. Une troupe ardente de jeunes gens s’élance sur la terre Hespérienne. Les uns cherchent les semences de feu cachées dans les veines du silex ; les autres explorent rapidement la forêt, sombre asile des bêtes sauvages, et signalent les eaux courantes qu’ils ont découvertes.
Mais le pieux Énée gagne à quelque distance sur le sommet de la montagne le temple où veille la haute statue d’Apollon, et la retraite solitaire de la Sibylle, cet antre énorme qu’elle remplit d’une horreur sacrée, quand le dieu prophétique de Délos fait passer en elle son âme et sa volonté, et lui découvre l’avenir. Les Troyens s’engagent déjà sous les bois sacrés d’Hécate et sous les voûtes du temple aux caissons d’or.
On raconte que Dédale, fuyant le royaume de Minos et ayant osé se confier au ciel sur des ailes qui l’emportaient très haut, cingla par cette nouvelle route vers les Ourses glaciales et enfin se posa légèrement sur la hauteur chalcidienne. Là, rendu pour la première fois à la terre, il te consacra, Phébus, ses rames aériennes et bâtit un temple énorme. Sur les portes, le meurtre d’Androgée : d’un côté, les descendants de Cécrops étaient condamnés, ô misère, à payer leur crime en livrant chaque année sept de leurs enfants ; l’urne est là pour le tirage au sort. Sur le battant opposé, la terre de Gnosse s’élevait au-dessus de la mer. On y voit Pasiphaé, son amour d’un sauvage taureau, leur furtif accouplement, leur progéniture de sang mêlé, le monstre à double forme, le Minotaure, monument d’une passion abominable. On y voit aussi le fameux édifice si laborieusement construit et ses chemins inextricables. Mais, dans sa pitié pour le grand amour d’une princesse, Dédale en débrouille lui-même les ruses et les détours, guidant avec un fil les pas aveugles de l’amant. Et toi aussi, tu occuperais une grande place en cet admirable travail, Icare, si la douleur l’avait permis : deux fois l’artiste essaya dans l’or de ciseler ta chute ; deux fois ce furent ses mains paternelles qui tombèrent. Les Troyens auraient continué de parcourir des yeux toutes ces sculptures, si Achate, envoyé en avant, n’était survenu accompagné de la prêtresse de Phébus et d’Hécate, Déiphobe, fille de Glaucus : « Ce n’est pas le moment, dit-elle au roi, de s’absorber dans ces spectacles. Il vaudrait mieux maintenant immoler sept jeunes taureaux d’un troupeau qui n’a pas subi le joug et autant de brebis choisies selon les rites. » Quand elle eut ainsi parlé à Énée, – et les Troyens accomplissent aussitôt les sacrifices qu’elle leur commande, – elle les appelle dans les profondeurs du temple.
L’énorme flanc de la roche Eubéenne était taillé en forme d’antre où cent larges avenues conduisaient et cent portes : il en sortait autant de voix, réponses de la Sibylle. Ils en atteignaient l’entrée lorsque la vierge s’écria : « C’est le moment d’interroger les destins : le dieu, voici le dieu ! » Comme elle parlait ainsi devant les portes, soudain elle changea de visage, elle changea de couleur, ses cheveux s’échappèrent en désordre ; sa poitrine halète, son cœur farouche se gonfle de rage ; elle paraît plus grande, sa voix n’est plus humaine, quand le souffle puissant du dieu se rapproche et la touche. « Tu tardes à faire des vœux et des prières, Troyen Énée ! dit-elle. Tu tardes ! Mais elles ne s’ouvriront pas avant, les grandes portes de cette demeure frappée de stupeur. » À ces mots, elle se tut. Un frisson glacé parcourut les membres des rudes Troyens, et le roi tire ces prières du fond de son cœur : « Phébus, toi qui eus toujours pitié des lourdes épreuves de Troie, toi qui as dirigé la flèche Dardanienne et la main de Paris contre le corps de l’Éacide, c’est sous ta conduite que j’ai pénétré dans tant de mers qui baignent de vastes contrées et jusqu’au pays reculé de la nation Massylienne et jusqu’aux champs bordés par les Syrtes. Aujourd’hui enfin nous tenons les rivages de l’Italie qui fuyaient devant nous. Puisse la fortune de Troie ne pas nous accompagner plus loin ! Les destins vous permettent à vous aussi d’épargner la nation de Pergame, ô dieux et déesses, vous tous à qui portaient ombrage Ilion et l’immense gloire de la Dardanie. Et toi, très sainte prophétesse qui sais l’avenir, – je ne demande pas un royaume que ma destinée ne me doit pas, – dis aux Troyens qu’ils peuvent s’établir dans le Latium, eux et leurs dieux errants et les Pénates de Troie si longtemps ballottés. Alors j’élèverai un temple tout en marbre à Phébus et à Trivia, et j’instituerai des jours de fête au nom de Phébus. Pour toi, je te réserve un grand sanctuaire dans mon royaume, où je disposerai tes oracles et les secrets des destinées annoncées à mon peuple, et je te choisirai des prêtres et te les consacrerai, ô Bienfaisante. Seulement ne confie pas tes vers prophétiques à des feuilles qui peuvent s’envoler, en désordre, jouets des vents rapides : je t’en prie, chante-les toi-même. » Il s’arrêta sur ces mots.
Mais la prophétesse qui résiste encore à l’étreinte du dieu, se débat dans son antre comme une sauvage bacchante et cherche à secouer de sa poitrine le dieu tout puissant. Il n’en fatigue que davantage sa bouche qui écume et, dompteur de son cœur farouche, il l’assouplit en la pressant. Et voici que les cent énormes portes du sanctuaire se sont ouvertes d’elles-mêmes et livrent passage dans les airs aux réponses de la prêtresse. « Ô toi qui es enfin libéré des durs périls de la mer, la terre t’en réserve de plus durs encore. Les descendants de Dardanus entreront au royaume de Lavinium : chasse ce souci de ton cœur ; mais ils regretteront aussi d’y être entrés. Je vois des guerres, toute l’horreur des guerres, et les flots du Tibre couverts d’une écume sanglante. Rien ne te manquera, ni le Simoïs, ni le Xanthe, ni le camp dorien. Un second Achille a été enfanté pour le Latium, né, lui aussi, d’une déesse. Et tu retrouveras Junon acharnée contre les Troyens. Et toi, dans ta détresse, quelles nations italiennes, quelles villes n’iras-tu pas prier en suppliant ? Encore une fois une femme étrangère, encore une fois un hymen étranger seront la cause de grands malheurs pour les Troyens. Ne cède pas à l’adversité ; mais affronte-la avec plus de confiance que la fortune ne semblera te le permettre. La première voie de salut, – tu es loin de le penser, – partira d’une ville grecque. »
Ainsi, de son sanctuaire, la Sibylle de Cumes répand l’horreur sacrée de ses oracles ambigus et mugit dans son antre où la vérité s’enveloppe d’ombre : tels sont les freins dont le dieu secoue sa fureur et les aiguillons qu’il retourne dans sa poitrine. Dès que son délire est tombé et que sa bouche écumeuse se calme, le héros Énée prend la parole : « Ô vierge, aucune épreuve ne se dresse devant moi avec une face nouvelle ou inattendue. J’ai tout prévu ; j’ai déjà tout vécu par la pensée. Je ne t’adresse qu’une prière : puisque c’est ici, dit-on, la porte du roi des Enfers et le ténébreux marais des débordements de l’Achéron, fais que j’aie le bonheur d’aller voir le cher visage de mon père : enseigne-moi la route et ouvre-moi les portes sacrées. C’est lui qu’à travers les flammes et sous une grêle de traits j’ai enlevé sur mes épaules et retiré du milieu des ennemis ; c’est lui mon compagnon de route, qui, infirme, a supporté toutes mes traversées, toutes les menaces du ciel et de la mer, au delà des forces et de a condition d’un vieillard. Enfin c’est encore lui qui m’a prié et ordonné de venir vers toi en suppliant et de franchir ton seuil. Je t’implore, ô Bienfaisante : aie pitié du fils et du père, – car tu peux tout et ce n’est pas en vain qu’Hécate t’a préposée à la garde des bois sacrés de l’Averne, – si Orphée a pu ramener les Mânes de sa femme, fort d’une lyre de Thrace aux cordes harmonieuses, si Pollux a racheté son frère de la mort en mourant à son tour et si tant de fois il fait et refait cette route. Et Thésée ? Et le grand Alcide ? Moi aussi, je suis de la race du souverain Jupiter. »
Il priait ainsi et mettait sa main sur l’autel. Alors la prêtresse lui répondit : « Troyen, fils d’Anchise, né du sang des dieux, il est facile de descendre à l’Averne. La porte du noir Pluton est ouverte nuit et jour. Mais revenir sur ses pas et remonter à la lumière d’en haut, c’est là le pénible effort, la dure épreuve. Quelques-uns seulement l’ont pu, fils des dieux que favorisa l’amitié de Jupiter ou que leur ardente vertu éleva jusqu’au ciel. Les forêts tiennent tout l’espace qui nous en sépare et les eaux du Cocyte l’entourent de leurs noirs replis. Si tu as un si grand désir, une telle avidité de traverser deux fois les flots Stygiens, de voir deux fois le sombre Tartare, et s’il te plaît d’entreprendre cette tâche insensée, écoute d’abord ce que tu dois faire. Un rameau, dont la souple baguette et les feuilles sont d’or, se cache dans un arbre touffu, consacré à la Junon infernale. Tout un bouquet de bois le protège, et l’obscur vallon l’enveloppe de son ombre. Mais il est impossible de pénétrer sous les profondeurs de la terre avant d’avoir détaché de l’arbre la branche au feuillage d’or. C’est le présent que Proserpine a établi qu’on apporterait à sa beauté. Le rameau arraché, il en pousse un autre, d’or comme le premier, et dont la baguette se couvre des mêmes feuilles de métal précieux. Ainsi lève les yeux et cherche. Quand tu l’auras trouvé, cueille-le, selon le rite, avec la main : il viendra facilement et de lui-même, si les destins t’appellent ; autrement, il n’y a point de force qui puisse le vaincre ni de fer l’arracher. Écoute encore, – tu ne le sais pas, hélas ! – le corps d’un de tes amis gît inanimé sur le rivage, et ce cadavre souille toute ta flotte, pendant que tu m’interroges, arrêté sur mon seuil. Commence par lui donner la demeure qui lui convient ; enferme-le dans un sépulcre. Conduis à l’autel des brebis noires : que ce soit là tes premières expiations. À cette seule condition, tu verras les bois du Styx et le royaume qui n’a pas de chemin pour les vivants. » Elle dit et, les lèvres serrées, se tait.
Énée le visage affligé, les yeux vers la terre, sort de l’antre et s’éloigne, agitant dans son cœur ces événements mystérieux. Le fidèle Achate l’accompagne et marche près de lui avec les mêmes soucis. Tous deux s’entretiennent longuement de ce qu’ils ont entendu et se demandent quel est ce compagnon inanimé, ce cadavre à ensevelir dont parlait la prêtresse. Et voici qu’en arrivant, ils aperçoivent à sec, sur le rivage, Misène frappé d’une mort qu’il ne méritait pas, Misène, fils d’Éole, sans égal pour appeler les guerriers aux sons de la trompette et pour enflammer de ses accents l’ardeur de Mars. Il avait été le compagnon du grand Hector : aux côtés d’Hector il affrontait les batailles, fameux par son clairon et par sa lance. Lorsque Achille vainqueur eut arraché la vie au héros, ce grand cœur était venu s’ajouter aux compagnons du Dardanien Énée, ne voulant pas déchoir. Mais justement alors, comme il frappait les eaux des sons retentissants de sa conque, l’insensé, et que par ses sonneries il défiait les dieux, Triton jaloux, – si toutefois on peut le croire, –l’avait saisie à l’improviste et abîmé au milieu des rocs sous les flots écumants. Ils étaient donc tous autour de lui se lamentant et poussant des cris, et surtout le pieux Énée. Point de retard : ils se hâtent en pleurant d’accomplir les ordres de la Sibylle et s’empressent à l’envi d’élever un bûcher funéraire en forme d’autel et de le dresser vers le ciel. On va dans la vieille forêt, dans ces profonds repaires des bêtes sauvages ; les pins tombent ; l’yeuse résonne sous les coups des haches ; les coins fendent et font éclater les troncs des frênes et des rouvres ; des ornes immenses roulent sur la pente des monts.
Le premier au travail, Énée encourage ses compagnons et prend la hache comme eux. Mais en lui-même, dans son cœur triste, il songe, à la vue de la vaste forêt, et il exprime ce vœu : « Oh si maintenant l’arbre au rameau d’or se montrait à nous dans ces grands bois, car tout ce qu’a dit la Sibylle à ton sujet, Misène, n’était que trop vrai, hélas ! » Il avait à peine prononcé ces mots que soudain deux colombes, sous ses yeux même, descendirent du ciel en volant et se posèrent sur le gazon. Alors le magnanime héros reconnaît les oiseaux de sa mère et joyeux leur adresse cette prière : « Oh, soyez mes guides, et, s’il y a quelque chemin, que votre vol dirige mes pas vers le bouquet d’arbres où le précieux rameau ombrage la terre féconde. Et toi, ma mère divine, ne m’abandonne pas dans mon incertitude. » Ayant ainsi parlé il s’arrêta, observant les signes que lui donnent et la direction que prennent les colombes. Elles volent devant lui picorant dans l’herbe et s’avancent jusqu’où le regard peut les suivre. Puis, arrivées aux gorges empestées de l’Averne, elles s’élèvent d’un coup d’aile et, glissant dans l’air limpide, elles se posent toutes deux à l’endroit rêvé, dans l’arbre où le reflet de l’or éclate et tranche sur le feuillage. Comme sous les brumes de l’hiver, au fond des bois, le gui, étranger aux arbres qui le portent, renaît avec ses nouvelles feuilles et entoure leurs troncs arrondis de ses fruits couleur de safran, la frondaison d’or apparaissait dans l’yeuse touffue, et ses feuilles brillantes crépitaient au vent léger. Aussitôt Énée attire à lui et arrache avidement le rameau trop lent à venir, et le porte sous le toit de la Sibylle.
Cependant, rassemblés sur le rivage, les Troyens pleuraient Misène et rendaient les suprêmes honneurs à sa cendre insensible. Ils ont d’abord élevé un énorme bûcher de bois résineux et de chêne coupé ; ils en tapissent les côtés d’un feuillage sombre ; devant, ils dressent des cyprès funèbres, et ils en décorent le faîte d’armes étincelantes. Les uns font chauffer de l’eau dans des vases d’airain qui bouillonnent sur la flamme ; ils lavent le corps glacé et le baignent de parfums. On gémit. Puis le lit funéraire reçoit le cadavre sur lequel on a pleuré, et l’on jette dessus ses vêtements de pourpre, son costume familier. D’autres soulèvent l’énorme civière, triste devoir, et, détournant la tête, tiennent leur torche inclinée, selon le rite des aïeux. Tout ce qu’on entasse sur le bûcher est brûlé, les offrandes d’encens, les chairs des victimes, les cratères dont l’huile a été répandue. Quand les cendres se sont affaissées et les flammes éteintes, on a lavé les restes du cadavre dans le vin, dont s’imprègne cette chaude poussière, et Corynée a enfermé dans une urne d’airain les os recueillis. Et trois fois le même Corynée a fait le tour de ses compagnons en les aspergeant d’eau lustrale avec une branche légère de romarin et un rameau d’olivier fertile ; il les a purifiés et a prononcé les dernières paroles. Mais le pieux Énée élève à son compagnon un énorme tombeau, où l’on pose ses armes, sa rame et sa trompette, au pied d’un mont aérien qui porte encore en son honneur le nom de Misène et qui le gardera éternellement.
Cela fait, il se hâta d’exécuter les recommandations de la Sibylle. Il y avait une caverne profonde qui s’ouvrait monstrueuse dans le rocher comme un vaste gouffre, défendue par un lac noir et par les ténèbres des bois. Aucun oiseau ne pouvait impunément traverser l’air au-dessus de cette sombre gorge, tant les émanations qui s’en dégageaient montaient vers la voûte du ciel. [Aussi les Grecs ont-ils nommé ce lieu Aornos]. La prêtresse y fait d’abord amener quatre jeunes taureaux au dos noir et verse sur leur front des libations de vin ; puis, entre leurs cornes, elle coupe le bout des poils et jette dans le feu sacré cette première offrande en appelant à haute voix Hécate qui règne au ciel et sur l’Érèbe. D’autres plongent le couteau dans le cou baissé des victimes et recueillent dans des patères le sang tiède. Énée frappe lui-même de son épée une brebis à la toison noire pour la mère des Euménides et sa puissante sœur, et pour toi, Proserpine, une vache stérile. Puis, dans l’ombre de la nuit, il dresse des autels au roi du Styx et livre à la flamme la chair entière des taureaux répandant une huile grasse sur les entrailles ardentes. Et voici qu’à la première apparition du soleil levant, la terre commença de mugir sous ses pieds, les cimes des forêts s’agitèrent, et l’ombre se remplit du hurlement des chiennes aux approches de la déesse : « Loin d’ici ! Loin d’ici, profanes ! crie la Sibylle ; retirez-vous de tout le bois sacré. Et toi, en avant, l’épée hors du fourreau : c’est le moment, Énée, d’avoir du courage et un cœur ferme. » Sans en dire plus, d’un geste inspiré, elle s’est élancée dans la caverne béante ; et lui, sans peur, règle son pas sur le pas résolu de son guide.
Dieux qui possédez l’empire des âmes, Ombres silencieuses, Chaos, Phlégéton [lieux qui vous étendez dans la nuit muette], que vos lois me permettent de redire ce que j’ai entendu, et que votre volonté m’accorde de dévoiler les choses ensevelies dans les profondeurs sombres de la terre.
Ils allaient comme des ombres par la nuit déserte à travers l’obscurité et les vastes demeures de Pluton et son royaume de simulacres, ainsi que, sous la lune incertaine et sa clarté douteuse, des voyageurs dans la forêt quand Jupiter a couvert le ciel d’ombre et que la noirceur de la nuit a tout décoloré. Devant le vestibule même, à l’entrée des gorges étroites de l’Orcus, le Deuil et les Remords vengeurs ont fait leur lit ; les pâles Maladies y habitent et la triste Vieillesse et la Peur et la Faim mauvaise conseillère et la hideuse Pauvreté, apparitions terribles, et la Mort et la Souffrance et le Sommeil frère de la Mort, et les Joies coupables de l’âme, et, sur le seuil, en face, la Guerre tueuse d’hommes et les couches de fer des Euménides et la Discorde en délire avec sa chevelure de vipères nouée de bandelettes sanglantes.
Au milieu du vestibule un orme touffu, immense, étend ses rameaux et ses bras séculaires : les vains Songes, dit-on, y nichent un peu partout, attachés à toutes les feuilles. Là se pressent des fantômes monstrueux et divers animaux sauvages : les Centaures parqués devant les portes, les Scylla à la double forme, Briarée aux cent bras, la bête féroce de Lerne qui siffle horriblement, la Chimère armée de flammes, les Gorgones, les Harpyes, l’Ombre au triple corps. Agité d’une soudaine épouvante, Énée saisit son épée et en tourne la pointe acérée contre toute cette engeance menaçante. Si sa compagne, qui sait, ne l’eût averti qu’il ne voyait voltiger que des âmes légères, sans corps, sous la vide apparence de fantômes, il se fût rué sur elles et il eût vainement de son épée pourfendu des ombres.
De là, part la route qui conduit, dans le Tartare, aux flots de l’Achéron. Ce sont des tourbillons de boue, un gouffre, un vaste abîme qui bouillonne et vomit tout son limon dans le Cocyte. Un horrible passeur garde ces eaux et ce fleuve, d’une saleté hideuse, Charon. Une longue barbe blanche inculte lui tombe du menton ; ses yeux sont des flammes immobiles ; un sordide morceau d’étoffe attaché par un nœud pend à son épaule. Seul, il pousse la gaffe et manœuvre les voiles de la barque, couleur de fer où il transporte des ombres de corps, très vieux déjà, mais de la solide et verte vieillesse d’un dieu. Toute une foule répandue se précipitait vers la rive : des mères, des époux, des héros magnanimes qui ont accompli leur vie, des enfants, des vierges, des jeunes gens qui furent placés sur le bûcher funèbre devant les yeux de leurs parents. Les premiers froids de l’automne ne font pas glisser et tomber en plus grand nombre les feuilles des bois ; les oiseaux qui viennent du large ne s’attroupent pas plus nombreux à l’intérieur des terres quand la saison glaciale les met en fuite à travers l’océan et les envoie à tire-d’aile aux pays du soleil. Tous debout suppliaient qu’on les fît passer les premiers et tendaient leurs mains dans leur grand désir de l’autre rive. Mais le dur nocher prend ceux-ci, puis ceux-là, et repousse loin du rivage ceux qu’il écarte.
Énée, naturellement étonné et troublé par cette foule en désordre, se tourne vers la Sibylle : « Ô vierge, dis-moi ce que signifie une telle course au fleuve ? Que demandent ces âmes ? Et pourquoi cette différence entre elles, les unes éloignées de la rive, les autres emportées par des rames qui balaient des flots livides ? » La prêtresse, chargée d’années, lui répondit brièvement : « Fils d’Anchise, toi qui es vraiment de la race des dieux, tu vois les eaux stagnantes et profondes du Cocyte et le marécage du Styx dont les dieux craignent d’invoquer la puissance divine dans un faux serment. Toute cette foule que tu aperçois a été dénuée d’assistance et privée de sépulture. Ce passeur est Charon. Ceux que les eaux emportent ont été ensevelis. Il ne lui est pas permis de faire traverser aux morts ces rives d’horreur et ces flots rauques avant que leurs ossements aient reposé dans un tombeau. Durant cent années, ils errent et voltigent sur ces bords. Alors seulement, reçus dans la barque, ils voient enfin les marécages si désirés. » Le fils d’Anchise s’est arrêté et demeure immobile, absorbé par ses pensées, l’âme pitoyable au sort de ces déshérités. Il reconnaît, frustrés des honneurs funèbres, et désolés, Leucaspis et le chef de la flotte Lycienne, Oronte, qui, partis de Troie avec lui sur les mers orageuses, furent assaillis par l’Auster et engloutis, eux, leur navire et leur équipage.
Et voici que s’avançait vers lui le pilote Palinure qui, tout récemment, dans la traversée de Libye en Italie, pendant qu’il observait les astres, était tombé de sa poupe, jeté au sein des flots. À peine eut-il reconnu dans l’ombre épaisse ce fantôme triste, qu’il lui parla le premier : « Quel dieu, Palinure, t’a enlevé à nous et t’a plongé sous la mer ? Dis-le-moi. Apollon, dont je n’avais jamais encore trouvé un oracle trompeur, m’a une seule fois abusé quand il me répondit et m’annonça que tu n’avais rien à craindre de la mer, et que tu aborderais vivant au rivage d’Ausonie. Est-ce ainsi qu’il tient ses promesses ? » Palinure répondit : « Le trépied de Phébus ne t’a pas trompé, fils d’Anchise, notre chef. Je ne suis point mort englouti par un dieu, car ce gouvernail dont tu m’avais donné la garde, auquel je me cramponnais et qui dirigeait notre marche, a été d’aventure violemment arraché ; et, précipité dans les flots, je l’entraînai avec moi. J’en jure par les mers irritées : je n’ai pas tremblé pour moi autant que pour ton navire qui, dépouillé de sa barre et privé de son pilote, pourrait succomber sous l’assaut des grandes lames. Durant trois nuits de tempête, le Notus, qui fouettait impétueusement les eaux, me roula sur l’immense étendue. Le quatrième jour naissait à peine que du haut d’une vague, soulevé dans l’air, j’aperçus l’Italie. À force de nager j’approchai de la terre ; je tenais déjà un endroit sûr, si, au moment où, sous le poids de mes vêtements trempés, je saisissais de mes mains crispées les âpres saillies d’un roc, des barbares armés ne m’avaient attaqué et dans leur ignorance n’avaient escompté de riches dépouilles. Maintenant j’appartiens au flot, et les vents me tournent et me retournent sur le rivage. Aussi, je t’en supplie par la douce lumière du ciel, par l’air que tu respires, par ton père, par l’espoir d’Iule qui grandit, ô héros invincible, tire-moi de cette misère : jette de la terre sur mon cadavre, tu le peux, tu n’as qu’à chercher le port de Vélia. Ou, s’il y a quelque moyen, si ta mère divine t’en indique un, – car ce n’est pas, je pense, sans la volonté des dieux que tu te prépares à traverser un fleuve pareil et le marais Stygien, – tends la main à ton malheureux compagnon et emporte-moi sur ta barque au delà de ces ondes, pour qu’au moins je puisse trouver dans la mort un asile où reposer. »
Il avait à peine parlé que la prophétesse s’écria : « D’où te vient, Palinure, un désir aussi insensé ? Toi qui n’as pas reçu de sépulture, tu verrais les eaux du Styx et le sombre fleuve des Euménides et, sans un ordre des dieux, tu aborderais à la rive opposée ? Cesse d’espérer que tes prières puissent fléchir les arrêts immuables des dieux. Mais garde dans ta mémoire ces paroles qui consoleront ton dur malheur : des prodiges célestes par toutes les villes forceront les peuples voisins de purifier tes os, de t’élever un tombeau et de rendre à ce tombeau des honneurs solennels ; et l’endroit portera éternellement le nom de Palinure. » Ces paroles pour un temps dissipent son chagrin et chassent le tourment de son triste cœur : il se réjouit qu’une terre porte son nom.
Ils poursuivent donc leur route et s’approchent du fleuve. Aussitôt que, des eaux Stygiennes, le passeur les aperçut qui traversaient le bois silencieux et tournaient leurs pas vers la rive, sans attendre qu’ils aient ouvert la bouche, il les interpelle en grondant : « Qui que tu sois qui sous tes armes te diriges vers notre fleuve, arrête et, de la place où tu es, dis-moi ce qui t’amène. C’est ici le séjour des Ombres, du Sommeil et de la Nuit endormeuse. Il m’est défendu de transporter dans ma barque des corps vivants. D’ailleurs mal m’en a pris d’avoir accepté sur ces eaux, lorsqu’ils vinrent ici, Alcide, Thésée, Pirithous, tout fils de dieux qu’ils étaient et guerriers invincibles. L’un de sa main enchaîna le gardien du Tartare qu’il avait arraché tout tremblant du trône même de Pluton ; les autres essayèrent d’enlever la reine des Enfers de la couche du roi. » La prêtresse du dieu d’Amphryse lui répondit brièvement : « Nous ne méditons pas de semblables perfidies ; cesse de t’émouvoir. Ces armes n’apportent pas la guerre. Nous laisserons l’énorme chien de garde dans son antre épouvanter de son éternel aboiement les ombres exsangues, et la chaste Proserpine pourra dormir tranquille dans le palais de son oncle. Le Troyen Énée, remarquable par sa piété et par ses armes, descend dans la nuit profonde de l’Érèbe pour y voir son père. Si l’idée d’une telle piété filiale ne te touche pas, reconnais du moins ce rameau. » Et elle lui montre le rameau qu’elle cachait sous ses voiles. Alors le cœur gonflé de colère du passeur s’apaisa. La Sibylle n’ajoute rien : il s’incline devant le présent vénéré, la branche fatale qu’il n’a pas vue depuis si longtemps, et, tournant sa sombre poupe, il l’approche du rivage. Il chasse les autres âmes assises le long des bancs, vide le tillac et reçoit dans sa coque le puissant Énée. La barque faite de pièces rapportées a gémi sous ce poids et par ses crevasses se remplit de l’eau marécageuse. Enfin on passe, et il dépose sans accident l’homme et la prophétesse sur un informe limon, dans des algues glauques.
Là, l’énorme Cerbère de ses trois gueules aboyantes fait retentir le royaume des morts, monstre couché dans un antre en face du débarcadère. La Sibylle, voyant déjà les couleuvres se dresser sur son cou, lui jette un mélange assoupissant de graines préparées et de miel. L’animal, affamé et vorace, la triple gueule béante, avale ce qu’on lui jette et détend son dos monstrueux, étalé par terre de tout son long sous l’antre qu’il remplit. Énée se hâte de franchir le seuil dont le gardien est enseveli dans le sommeil et d’un pas rapide s’éloigne des bords du fleuve qu’on ne passe point deux fois.
Tout d’abord il entend des voix et un immense vagissement, les âmes des enfants qui pleurent, de ces petits êtres qui ne connurent pas la douceur de vivre, et qu’un jour de malheur arracha, au seuil même de l’existence, du sein de leur mère pour les plonger dans la nuit précoce du tombeau. Près d’eux, les innocents dont une fausse accusation entraîna la mort. Ces places n’ont point été assignées sans juge ni tribunal tiré au sort. Minos préside et agite son urne ; il convoque le conseil des Silencieux, s’enquiert de la vie et des fautes. Tout à côté, se tiennent, accablés de tristesse, ceux qui, n’étant souillés d’aucun crime, se sont de leur propre main donné la mort et, en haine de la lumière, ont rejeté la vie. Comme ils voudraient aujourd’hui remonter à l’air pur et supporter la pauvreté et les durs labeurs ! Le destin s’y oppose et l’odieux marais. [Son flot lugubre les enchaîne et les replis du Styx les enferment neuf fois.]
Non loin de là s’étendent de tous côtés les champs des Pleurs : c’est ainsi qu’on les nomme. Ceux dont le dur amour a rongé le cœur de son poison impitoyable y trouvent à l’écart des sentiers cachés et l’ombre des forêts de myrtes : le mal d’aimer les accompagne jusque dans la mort. Énée y aperçoit Phèdre et Procris, Ériphyle désolée et saignante des blessures de son cruel fils, Évadné, Pasiphaé et près d’elles Laodamie et cette femme, Cénée, qui fut jadis jeune homme, et que les destins ont rendue à sa forme d’antan. Et parmi ces âmes, la Phénicienne Didon, sa blessure encore fraîche, errait dans les grands bois. Dès que le héros Troyen fut près d’elle et la reconnut dans l’obscurité, ombre pâle, comme aux premiers jours du mois on voit ou l’on croit voir se lever la lune à travers les nues, il se prit à pleurer et lui dit d’une douce voix d’amour : « Malheureuse Didon, on ne m’avait donc pas trompé ; tu n’étais plus et, le fer à la main, tu avais été jusqu’au bout de ton désespoir. Hélas, ai-je donc été la cause de ta mort ? J’en jure par les astres, par les dieux d’En Haut, par tout ce qu’il y a de sacré dans ces profondeurs de la terre, reine, c’est malgré moi que je me suis éloigné de tes rivages. Les ordres de ces dieux, qui me forcent aujourd’hui d’aller à travers ces ombres et les hideux taillis et la nuit épaisse, m’y ont impérieusement poussé. Et je ne pouvais pas penser que tu ressentirais une si grande douleur de mon départ… Arrête ; ne te dérobe pas à mes yeux. Est-ce bien moi que tu fuis ? C’est la dernière fois que les destins me permettent de te parler. » Ainsi Énée essayait d’adoucir cette âme de colère aux farouches regards et de lui tirer des larmes. Mais elle, détournant la tête, attachait ses yeux sur le sol ; et ces paroles n’émeuvent pas plus son visage que si elle était un rocher ou un marbre de Paros. Enfin, d’un geste brusque, elle s’enfuit hostile sous la forêt ombreuse où son premier mari Sychée répond à son amour et partage sa tendresse. Et cependant Énée, frappé d’une si grande infortune, la suit longuement de ses yeux en pleurs et la voit qui s’éloigne, plein de pitié.
Il continue péniblement la route qui lui est permise. Et déjà les deux voyageurs atteignaient l’extrémité de cette région, séjour écarté des guerriers illustres. Il y rencontre Tydée, Parthénopée célèbre par ses armes et l’image du pâle Adraste. Là se pressent les Dardaniens tombés dans les combats et longuement pleurés sur la terre. Il les voit tous en longue file et gémit : Glaucus, Médon, Thersilochus, les trois fils d’Anténor, Polybœtès, un prêtre de Cérès, Idéus qui tenait encore ses rênes, encore ses armes. Toutes ces âmes, à droite, à gauche, se rassemblent autour de lui. Elles ne se contentent pas de l’avoir regardé une fois ; elles s’attachent à ses côtés, elles l’accompagnent ; elles voudraient savoir pourquoi il est venu. Mais les chefs grecs et les phalanges Agamemnoniennes, dès qu’ils aperçurent dans l’ombre le héros et l’éclat de ses armes, furent agités d’une immense terreur ; les uns tournent le dos comme jadis lorsqu’ils fuyaient vers leurs navires ; les autres poussent un faible cri : la clameur commencée trahit leur bouche grande ouverte.
Et voici que, tout le corps en lambeaux, il vit le Priamide Déiphobe, son visage cruellement déchiré, son visage et ses deux mains, ses tempes ravagées dont on arracha les oreilles, ses narines mutilées d’une hideuse blessure. Il ne l’avait qu’à peine reconnu tout tremblant et cherchant à dissimuler ces horribles stigmates, et il lui parla aussitôt le premier d’une voix familière : « Déiphobe, si brave sous les armes, issu du noble sang de Teucer, qui donc a eu le cœur de t’infliger ces cruels supplices ? À qui fut-il permis de te traiter aussi sauvagement ? J’avais entendu dire, dans la dernière nuit de Troie, qu’épuisé à force de massacrer les Grecs tu étais tombé sur un amas confus de cadavres. Alors de mes propres mains je t’élevai un cénotaphe au rivage du cap Rhétée et à haute voix j’appelai trois fois tes mânes : ton nom et un trophée d’armes consacrent le lieu ; mais toi, ami, je n’ai pu te retrouver, ni, avant mon départ, te déposer dans la terre de la patrie. » Le Priamide lui répondit : « Ami, tu n’as rien négligé ; tu as rendu tous les devoirs à Déiphobe et à son ombre funèbre. Mais mon destin et le crime désastreux de la Lacédémonienne m’ont accablé de ces maux : voilà les souvenirs qu’elle m’a laissés. Tu sais dans quelles joies trompeuses nous avons passé cette nuit suprême. Et comment pourrions-nous l’oublier ? Lorsque, voulu par la fatalité, le cheval escalada les hauteurs de Pergame et y apporta ses flancs lourds de fantassins armés, cette femme, feignant de diriger un chœur, menait à la ronde les femmes Phrygiennes comme des Bacchantes et, au milieu d’elles, une immense torche à la main, elle faisait, du haut de la citadelle, des signaux aux Grecs. Pour moi, recru de fatigue, appesanti par le sommeil, j’étais étendu sur mon malheureux lit de noces, plongé dans un profond et doux repos, pareil au calme de la mort. Cependant mon excellente épouse, qui avait retiré de dessous ma tête l’épée fidèle, enlève toutes les armes de la maison ; puis elle appelle Ménélas, elle lui ouvre la porte, espérant regagner par un si beau présent l’homme qui l’aimait et anéantir ainsi la mémoire de ses anciens crimes. Que te dirai-je ? Tous deux se précipitent sur ma couche, et, avec eux, l’homme de tous les forfaits, le petit-fils d’Éole, Ulysse. Dieux, renouvelez ces horreurs contre les Grecs, si c’est d’une bouche pieuse que je vous crie vengeance ! Mais toi, voyons, dis-moi à ton tour quels hasards t’ont conduit vivant ici. Est-ce ta course errante sur la mer qui t’y a amené ? Est-ce un ordre des dieux ? Ou de quelle autre fortune es-tu poursuivi pour venir dans ces tristes demeures sans soleil, dans ces lieux troubles ? »
Pendant qu’ils causaient, le quadrige de l’Aurore à la rose lumière avait déjà dans sa course éthérée franchi le milieu du ciel ; et tout le temps consenti se fût peut-être écoulé dans de pareils entretiens, si la Sibylle n’avait averti son compagnon et ne lui avait dit brièvement : « La nuit tombe, Énée : et nous, nous passons les heures à parler. Voici l’endroit où la route bifurque : à droite, elle conduit sous les murs du grand Pluton ; c’est le chemin de l’Élysée, le nôtre. Mais à gauche, elle châtie les criminels et mène au Tartare impie. » Déiphobe reprit la parole : « Ne t’irrite pas, puissante prêtresse : je m’éloigne, je rejoins la foule des Ombres et je retourne aux ténèbres. Va, notre gloire, va ; et jouis d’une destinée plus heureuse. » Il n’en dit pas davantage et sur ces mots il se détourna.
Tout à coup Énée regarde derrière lui et, à gauche, au pied d’un rocher, il voit une large enceinte fermée d’un triple mur, entourée des torrents de flammes d’un fleuve rapide, le Phlégéton du Tartare, qui roule des rocs retentissants. En face, une énorme porte et des montants d’acier massif tels qu’aucune force humaine, aucun engin de guerre, même aux mains des habitants du ciel, ne pourrait les enfoncer. Une tour de fer se dresse dans les airs. Tisiphone, sa robe sanglante relevée, assise et toujours en insomnie, garde l’entrée nuit et jour. Il en sort des gémissements, le cruel sifflement des verges, le bruit strident du fer et des traînements de chaînes. Énée s’est arrêté et, saisi de terreur, il écoute attentivement ce fracas : « Quels sont les crimes qu’on châtie, vierge, dis-le-moi ? Et par quels supplices ? Quelles lamentations effrayantes viennent à mes oreilles ? » La prophétesse lui répondit : « Illustre chef des Troyens, les lois divines interdisent à l’homme pur de franchir ce seuil de scélératesse. Mais Hécate, lorsqu’elle me confia la garde des bois sacrés de l’Averne, m’instruisit des châtiments institués par les dieux et me conduisit partout. Le Gnossien Rhadamante exerce dans ces lieux un pouvoir impitoyable. Il met à la torture et interroge les auteurs de crimes cachés, et il les force d’avouer les forfaits qu’ils se réjouissaient vainement d’avoir dissimulés parmi les hommes et dont ils reculèrent l’expiation jusqu’au jour trop tardif de la mort. Aussitôt la vengeresse Tisiphone, armée d’un fouet, bondit sur les coupables, les flagelle et, de sa main gauche dirigeant sur eux ses farouches reptiles, elle appelle la troupe barbare de ses sœurs. Alors seulement les portes maudites crient et roulent sur leurs gonds avec un horrible fracas. Tu vois quelle est la garde assise à l’entrée, quelle terrible face occupe le seuil ? Dedans, plus cruelle encore, une Hydre monstrueuse se tient avec ses cinquante gueules béantes et noires. Alors c’est le Tartare qui s’ouvre en profondeur et s’enfonce dans les ténèbres deux fois autant que le regard mesure d’espace jusqu’à l’Olympe éthéré. Là, les vieux fils de la Terre, les Titans, renversés par la foudre, ont roulé au fond de l’abîme. Là, j’ai vu les deux fils d’Aloée, corps monstrueux, qui de leurs mains avaient voulu forcer les portes du vaste ciel et chasser Jupiter de son trône d’En Haut. J’ai vu aussi le cruel châtiment de Salmonée. Traîné par quatre chevaux et agitant sa torche, cet imitateur des éclairs de Jupiter et des tonnerres de l’Olympe, à travers les peuples de la Grèce, à travers sa ville du milieu de l’Élide, allait triomphant et réclamait pour lui déshonneurs divins, l’insensé, qui se flattait de contrefaire l’orage et la foudre inimitable avec des sabots de chevaux sur des ponts d’airain. Mais le Père tout-puissant lança entre ses amas de nuages un trait, – non des torches ni des brandons aux lueurs fumeuses, – et l’abîma dans un énorme tourbillon. Je pouvais voir encore Tityos, le nourrisson de la terre, mère universelle : son corps recouvre sept arpents entiers ; un monstrueux vautour, qui, d’un bec crochu, ronge son foie immortel et ses entrailles fécondes en tourments, y fouille de quoi manger et loge dans sa profonde poitrine ; et aucun repos n’est donné à ses chairs renaissantes. Te parlerai-je des Lapithes, d’Ixion, de Pirithous ? Les uns roulent un énorme rocher ; d’autres pendent écartelés sur les rayons d’une roue. L’infortuné Thésée est cloué à son siège et y demeurera éternellement cloué. Phlégyas, le plus malheureux, les avertit tous de sa grande voix et les prend à témoin dans l’ombre : « Apprenez par mon exemple à respecter la justice et à ne pas mépriser les dieux. » Au-dessus de sa tête un noir rocher, qui glisse et qui semble prêt à tomber, le menace de sa chute. Sur de hauts lits de fête luisent des accoudoirs d’or, et des mets sont servis sous ses yeux avec un luxe royal. Mais l’aînée des Furies est couchée près de lui et, dès qu’il fait mine de toucher aux tables, elle l’en empêche, debout, la torche levée, et la voix tonnante. Là, ceux qui ont haï leur frère, leur vie durant, les fils qui ont frappé leur père, ceux qui ont ourdi des perfidies contre leur client, la foule innombrable des avares qui ont couvé des richesses amassées pour eux seuls et qui en ont frustré les leurs, et ceux qui ont été tués comme adultères et les séditieux aux armes impies qui ne craignirent pas de trahir la foi jurée à leurs maîtres : tous enfermés en ces lieux attendent le châtiment. Ne cherche pas à savoir quel est ce châtiment, ni quelle forme de crime et quelle destinée les y a plongés. L’un a vendu à prix d’or sa patrie et lui a imposé le joug d’un maître tyrannique. L’autre a tour à tour affiché et retiré des lois pour de l’argent. Un autre a envahi le lit de sa fille, dans un cruel hyménée. Tous ont osé des forfaits monstrueux et ont joui de leur audace. Non, même si j’avais cent bouches, cent langues et une voix de fer, je n’arriverais pas à t’exprimer toutes les formes de crimes ni à t’énumérer tous les noms des supplices. »
Et la vieille prêtresse de Phébus ajouta : « Mais allons, poursuis ta route et achève ce que tu as entrepris avec le rameau d’or. Pressons le pas : j’aperçois les murs sortis de la forge des Cyclopes, et, en face de nous, la porte cintrée où il nous est prescrit de déposer cette offrande. » Comme elle parlait, tous deux, marchant du même pas dans le clair obscur, traversent rapidement l’espace intermédiaire et s’approchent de l’entrée. Énée prend les devants, se lave dans une eau fraîche et, devant lui, fixe au seuil le rameau.
Ces ablutions accomplies, et l’offrande faite à la déesse, ils arrivent à une plaine riante, aux délicieuses pelouses, des bois fortunés, séjour des bienheureux. L’air pur y est plus large et revêt ces lieux d’une lumière de pourpre. Ils ont leur soleil et leurs astres. Parmi ces ombres, les unes sur le gazon s’exercent à la palestre, se mesurent dans leurs jeux et luttent sur un sable doré ; les autres, frappant la terre, forment des chœurs mêlés de chants.
Le prêtre de Thrace en longue robe fait harmonieusement résonner les sept notes du chant et tour à tour frappe sa lyre de ses doigts et de son plectre d’ivoire. Là sont les descendants de l’antique Teucer, noble postérité, héros magnanimes nés en des temps meilleurs : Ilus, Assaracus et le fondateur de Troie, Dardanus. Énée admire près d’eux des armes et des chars fantômes. Leurs javelots sont fichés à terre ; et ça et là leurs chevaux dételés paissent dans la plaine : le plaisir des armes et des chars, que vivants ils goûtaient, et le soin qu’ils avaient de faire paître leurs chevaux à la robe brillante les suivent dans leur descente sous la terre. Et voici qu’à sa droite et à sa gauche il en aperçoit d’autres qui prenaient leur repas sur l’herbe et chantaient en chœur un joyeux Péan sous le bosquet de lauriers odorants d’où le puissant fleuve de l’Éridan, qui roule à travers la forêt, sort pour monter à la surface de la terre. Là, un groupe de héros qui souffrirent des blessures en combattant pour leur patrie ; les prêtres qui, toute leur vie, observèrent saintement les rites ; les poètes pieux et dont la voix fut digne d’Apollon ; et ceux qui rendirent la vie plus belle par l’invention des arts et ceux dont les bienfaits leur ont valu de vivre dans la mémoire d’autres hommes : et leurs tempes à tous sont ceintes d’une bandelette blanche comme la neige. La Sibylle s’adresse à ces Ombres répandues autour d’elle, et surtout à Musée, car elle le voyait au milieu de l’innombrable foule qu’il dépassait de ses hautes épaules : « Dites-moi, Ombres heureuses, et toi, le meilleur des poètes, quel est le séjour d’Anchise et l’endroit où il reste ? C’est pour lui que nous sommes venus et que nous avons traversé les grands fleuves de l’Érèbe. » Le héros lui répondit en peu de mots : « Nous n’avons point de lieu fixe ; nous habitons des bois ombreux ; nous nous couchons sur le gazon de ces rives, et nous vivons dans de fraîches prairies que des ruisseaux arrosent. Mais vous, si votre cœur le désire, franchissez cette colline et je vous mettrai sur un chemin facile. » Il dit, marche devant eux, et d’en haut leur montre une plaine brillante : ils descendent aussitôt de ce sommet.
Or, le vénérable Anchise, au fond d’une vallée verdoyante, parcourait d’un regard tendre et pensif les âmes qui y étaient rassemblées et qui monteraient un jour à la lumière de la vie, et, en ce moment même, il passait en revue tous les siens, ses chers descendants, leurs destins, leur fortune, leur caractère, leurs exploits. Dès qu’il vit Énée qui s’avançait devant lui sur le gazon, il lui tendit ses deux mains, plein d’allégresse, et, les joues ruisselantes de larmes, il lui dit : « Enfin te voici : ta piété sur laquelle comptait ton père a triomphé de l’âpre route. Il m’est donné de voir ton visage, mon enfant, d’entendre ta voix chère et de te répondre ! Ah certes, je l’espérais ; je pensais bien que cela viendrait ; je comptais les jours. Mon attente inquiète ne m’a pas trompé. Que de terres tu as traversées, que de flots, avant de m’arriver ! Combien de périls, mon enfant, t’éprouvèrent ! Comme j’ai eu peur du mal que pouvait te faire le royaume de Libye ! » Énée lui répondit : « C’est toi, mon père, c’est ta triste image, venue si souvent à moi, qui m’a décidé à franchir le seuil de ces demeures. Ma flotte est à l’ancre dans les eaux Tyrrhéniennes. Donne-moi ta main, mon père ; donne-la-moi que je la serre, et ne te dérobe pas à mes embrassements. » Et en parlant ainsi de larges pleurs coulaient sur son visage. Trois fois il essaya de lui entourer le cou de ses bras ; trois fois, vainement saisie, l’ombre lui coula entre les mains comme un souffle léger, comme un songe qui s’envole.
Énée cependant voit, dans un vallon retiré, un bois solitaire, des halliers bruissants et le fleuve du Léthé qui arrose ce paisible séjour. Sur ses rives voltigeaient des nations et des peuples innombrables, comme dans les prairies, sous la lumière sereine de l’été, les abeilles se posent sur les fleurs diaprées et se déploient autour de la blancheur des lys ; et toute la plaine bourdonne de leur murmure. À cette vue soudaine, Énée est parcouru d’un frisson sacré et demande la cause de ce mystère. Quel est donc ce fleuve là-bas et quels sont les hommes dont la multitude en a couvert les rives ? Alors son père Anchise lui répondit : « Ce sont les âmes à qui les destins doivent une seconde incarnation et qui, le long du Léthé, boivent la paix et les longs oublis. Pour moi, depuis longtemps, je veux te dire et te montrer en face de nous et te dénombrer cette postérité qui sera la tienne, afin que tu te réjouisses encore plus avec moi d’avoir trouvé l’Italie. » – « Ô mon père, faut-il donc penser qu’il y a des âmes qui remontent à l’air du ciel et qui aspirent de nouveau à rentrer dans les liens épais du corps ? D’où vient à ces malheureuses le désir insensé de la lumière ? » – « Je te le dirai, mon fils : je ne te tiendrai pas en suspens », lui répond Anchise ; et il lui expose successivement tous ces beaux secrets.
« Et d’abord le ciel, la terre, les plaines liquides, le globe lumineux de la lune, l’astre Titanique du soleil, sont pénétrés et vivifiés par un principe spirituel : répandu dans les membres du monde, l’esprit en fait mouvoir la masse entière et transforme en s’y mêlant ce vaste corps. C’est de lui que naissent les races des hommes, des animaux, des oiseaux et de tous les monstres que porte l’Océan sous sa surface brillante comme le marbre. Ces germes de vie ont une vigueur ignée qu’ils doivent à leur céleste origine, tant que les impuretés du corps ne les engourdissent pas et que nos ressorts terrestres et nos membres voués à la mort ne les ont pas émoussés. Dès lors les âmes connaissent les craintes, les désirs, les douleurs, les joies et ne distinguent plus clairement la lumière du ciel, emprisonnées dans leurs ténèbres et leur geôle aveugle. Et même, au jour suprême, lorsque la vie les a quittées, les malheureuses ne sont pas encore absolument débarrassées de tout le mal et de toutes les souillures du corps ; leurs vices, endurcis par les années, ont dû s’enraciner à une profondeur étonnante. Il faut donc les soumettre à des châtiments, et qu’elles expient dans des supplices ces maux invétérés. Les unes, suspendues dans l’air, sont exposées au souffle léger des vents ; d’autres, au fond d’un vaste abîme, lavent leur souillure ; d’autres s’épurent dans le feu. Chacun de nous subit ses Mânes. Nous sommes peu nombreux à passer ensuite dans le vaste Élysée, et à occuper à jamais ces riantes campagnes. Ce n’est qu’après de longs jours que le cours des temps enfin révolus a effacé les anciennes flétrissures, et laisse rendu à sa pureté le principe éthéré de l’âme, cette étincelle du feu céleste. Alors, toutes ces âmes que nous apercevons, lorsqu’elles ont vu tourner la roue de mille années, un dieu les appelle en longue file aux bords du Léthé, afin qu’ayant perdu tout souvenir elles puissent revoir encore la voûte du ciel et commencent à vouloir rentrer dans des corps. »
Quand il eut ainsi parlé, Anchise entraîna son fils et la Sibylle au milieu des rassemblements et de la foule bruissante ; il se place sur une éminence d’où le héros puisse examiner en face de lui le long défilé et apprendre à connaître les visages à mesure qu’ils passeront : « Et maintenant, je vais te dire la gloire réservée à la postérité de Dardanus, les descendants que tu auras de race italienne et les âmes illustres qui porteront le nom de notre famille ; et je te révélerai tes destins.
« Ce jeune homme, tu le vois, qui s’appuie sur une lance sans fer, le sort l’a placé le plus proche de la lumière : il est le premier qui se dressera au séjour des hommes, avec du sang italien mêlé au nôtre : c’est Silvius, de race Albaine, le dernier enfant que ta femme Lavinia te donnera tardivement à la fin de ta vie et qu’elle élèvera dans une retraite sylvestre, roi et père de rois. Par lui notre famille dominera sur Albe-la-Longue.
« Tout près de lui, c’est Procas, honneur de la nation Troyenne, et Capys et Numitor et celui qui fera revivre ton nom, Sylvius Æneas, et qu’illustreront également sa piété et ses armes, s’il peut jamais obtenir la royauté d’Albe. Quels jeunes hommes ! Regarde. Quelles forces ils déploient, et comme leurs tempes sont ombragées du chêne civique ! Tu vois en eux des fondateurs de villes, les uns de Nomentum, de Gabies, de Fidène ; les autres élèveront sur les montagnes la citadelle de Collatie, la cité des Pométiens, Castrum Inui, Bola, Cora. Tels seront les noms de ces terres aujourd’hui sans nom.
« Mais voici celui qui assistera son aïeul, Romulus, le fils de Mars, qu’enfantera sa mère Ilia du sang d’Assaracus. Vois-tu les deux aigrettes qui se dressent sur son front, et comme son père, en lui donnant son propre insigne, le range déjà au nombre des dieux ? C’est sous ses auspices, mon enfant, que cette illustre Rome égalera son empire à l’univers, sa grande âme à l’Olympe et d’un seul rempart enfermera sept collines. Ô ville féconde en héros ! Ainsi la Mère du mont Bérécynte, couronnée de tours, est traînée dans un char à travers les cités Phrygiennes, heureuse d’avoir porté des dieux et d’embrasser cent petits-fils, tous habitants de l’Olympe, tous seigneurs des hauteurs du ciel.
« Maintenant tourne les yeux : regarde cette nation, tes Romains. Voici César et toute la postérité d’Iule qui doit venir à la lumière sous l’immense voûte des cieux. Le voici, c’est lui, cet homme qui, tu le sais, t’a été si souvent promis, César Auguste, fils d’un dieu : il fera renaître l’âge d’or dans les champs du Latium où jadis régna Saturne, il reculera les limites de son empire plus loin que le pays des Garamantes et des Indiens, jusqu’à ces contrées qui s’étendent au delà des signes du Zodiaque, au delà des routes de l’année et du soleil, là où Atlas, qui porte le ciel, fait tourner sur son épaule la voûte parsemée d’étoiles étincelantes. Et déjà, au bruit de sa venue, les réponses des dieux jettent une horreur sacrée dans les royaumes de la Caspienne et sur les bords du Palus Méotide ; et les sept embouchures du Nil s’agitent confusément et s’épouvantent. Ni Alcide n’a parcouru autant de pays, bien qu’il ait percé la biche aux pieds d’airain, pacifié la forêt d’Érymanthe et fait trembler de son arc les marécages de Lerne ; ni Bacchus vainqueur qui, des hauts sommets de Nysa, conduit son attelage de tigres et les rend dociles à ses rênes de pampre. Et nous hésiterions encore à déployer notre valeur ! La crainte nous empêcherait de nous fixer sur la terre d’Ausonie !
« Plus loin, quel est cet homme que distingue une couronne d’olivier et qui porte des objets sacrés ? Je reconnais la chevelure et la barbe blanches du roi Romain qui donnera à la ville naissante les fondements de la loi et à qui sa petite cité de Cures et sa terre pauvre commettront une puissante royauté. Celui qui viendra après lui, Tullius, rompra les jours calmes de sa patrie et appellera aux armes les hommes endormis dans la paix et leurs troupes désaccoutumées des triomphes. Ancus le suit de près, avec jactance, et déjà, ici même, trop sensible à la faveur populaire. Veux-tu voir les Tarquins, et l’âme fière du vengeur Brutus et les faisceaux reconquis ? Le premier, il recevra le pouvoir consulaire et les terribles haches, et, comme ses fils voudront rallumer les guerres, il les sacrifiera à la belle liberté. Malheureux, de quelque louange que les siècles futurs exaltent cet acte : l’amour de la patrie triomphera dans son cœur et aussi une immense passion pour la gloire.
Mais plus loin, regarde les Décius, les Drusus, Torquatus et sa hache ensanglantée, et Camille qui revient avec les enseignes reconquises. Ces deux âmes que tu vois resplendir sous une armure toute pareille, marchent d’accord aujourd’hui et tant que la nuit pèse sur elles : hélas, quels combats elles se livreront, si elles atteignent à la lumière de la vie ; que d’armées rangées en bataille, que de massacres : le beau-père descendant du rempart des Alpes et de la forteresse de Monœcus ; le gendre appuyé sur l’Orient qu’il lui oppose ! Ô mon fils, n’habituez pas vos cœurs à ces abominables guerres ; ne tournez pas vos forces vives contre les entrailles de la patrie ! Et toi, donne l’exemple de la modération, toi qui tires ton origine de l’Olympe ; rejette loin de toi ces armes, ô mon sang !… Celui-ci, vainqueur de Corinthe, montera au Capitole dans le char du triomphe, glorieux à jamais du massacre des Achéens. Celui-là jettera par terre Argos et la Mycène d’Agamemnon et même un Éacide, descendant d’Achille puissant par les armes, ayant ainsi vengé les ancêtres Troyens et le temple profané de Minerve. Qui te passerait sous silence, ô grand Caton, et toi, Cossus ? Qui oublierait la famille des Gracques et les deux Scipions, ces deux foudres de guerre, ruine de la Libye, et Fabricius si puissant et, pourtant si pauvre, et toi, Serranus, semeur de tes sillons ? Fatigué, où m’entraînez-vous, ô race des Fabius ? Te voici, tu es ce Maximus qui, seul, par ta sagesse de temporiser, remettras nos affaires debout.
« D’autres, je le crois, seront plus habiles à donner à l’airain le souffle de la vie et à faire sortir du marbre des figures vivantes ; d’autres plaideront mieux et sauront mieux mesurer au compas le mouvement des cieux et le cours des astres. À toi, Romain, qu’il te souvienne d’imposer aux peuples ton empire. Tes arts à toi sont d’édicter les lois de la paix entre les nations, d’épargner les vaincus, de dompter les superbes. »
Ainsi parlait à ses deux compagnons émerveillés le vénérable Anchise, et il ajoute : « Vois comme Marcellus s’avance, fier de ses dépouilles opimes, et comme ce vainqueur dépasse tous les hommes de la tête ! Dans la perturbation d’une grande guerre, il arrêtera sur sa pente ruineuse la puissance romaine, et, cavalier, couchera dans la poussière les Carthaginois et le Gaulois révolté ; et, lui troisième, il suspendra au temple du divin Quirinus l’armure d’un chef ennemi. »
Et voici qu’Énée l’interrompt, car il voyait venir en même temps un jeune homme d’une grande beauté sous des armes resplendissantes ; mais la joie n’était guère sur son front, et il marchait les yeux baissés : « Ô mon père, quel est ce jeune homme qui accompagne ainsi les pas du héros ? Est-ce son fils ? Est-ce un rejeton de sa noble souche ? Quelle rumeur d’acclamations chez ceux qui lui font cortège ! Quelle majesté ! Mais l’ombre triste d’une affreuse nuit vole autour de sa tête. » Le vénérable Anchise lui répondit en versant des larmes : « Ô mon enfant, ne cherche pas à connaître le deuil immense des tiens. Ce jeune homme, les destins le montreront seulement à la terre et n’accorderont rien de plus. Dieux, la nation romaine vous eût paru trop puissante, si ce présent eût été durable ! Quels gémissements du Champ de Mars iront frapper tous les échos de la grande ville de Mars ! Quelles funérailles tu verras, fleuve du Tibre, quand tes eaux passeront devant sa tombe récente ! Aucun fils de la race Troyenne ne portera plus loin l’espérance de ses aïeux Latins ; jamais la terre de Romulus n’aura été aussi fière d’un enfant nourri par elle. Hélas, piété, antique honneur, bras invincible à la guerre, hélas ! Personne ne se fût impunément porté contre ce jeune homme en armes, soit qu’il marchât de pied ferme à l’ennemi ou qu’il labourât de ses éperons les flancs d’un cheval écumeux. Hélas, enfant, cause de tant de larmes, puisses-tu rompre la rigueur des destins ! Tu seras Marcellus. Donnez des lis à pleines mains, que je répande des fleurs éblouissantes, que je prodigue au moins ces offrandes à l’âme de mon petit-fils, et lui rende ces vains hommages. » C’était ainsi qu’ils allaient ça et là, à travers l’Élysée, dans les larges plaines nébuleuses et qu’ils les parcouraient de leur regard. Lorsque Anchise eut promené son fils par toutes ces merveilles et eut ranimé dans son cœur l’amour de sa gloire future, il lui parla des guerres qu’il aurait bientôt à soutenir, le renseigna sur le peuple des Laurentes, sur la ville de Latinus et sur les moyens d’éviter ou de supporter les épreuves.
Il y a deux portes du Sommeil : l’une est de corne, dit-on, par où les ombres réelles sortent facilement ; l’autre, brillante et d’ivoire éclatant ; mais par cette porte les Mânes n’envoient vers le monde d’en haut que des fantômes illusoires. Anchise, tout en parlant ainsi, reconduit Énée et la Sibylle et les fait sortir par la porte d’ivoire. Le héros coupe au plus court vers sa flotte et retourne près de ses compagnons. Puis, sans s’éloigner des côtes, il gagne le port de Gaieté. Les proues jettent leurs ancres, et les poupes se dressent le long du rivage.
Toi aussi, nourrice d’Énée, tu as donné par ta mort un éternel renom à nos rivages, ô Gaieté ; maintenant l’honneur qu’on te rend garde ta sépulture, et, si c’est une gloire, tes ossements immortalisent ton nom dans la grande Hespérie.
Cependant le pieux Énée avait, selon les rites, achevé les funérailles et fait élever le tertre du tombeau ; et comme les eaux profondes sont apaisées, il met à la voile et quitte le port. Les vents soufflent avec la nuit ; la lune sereine ne refuse pas d’éclairer le voyage, et sa tremblante lumière met de la splendeur sur les flots. Les Troyens longent de très près les rivages de la terre circéenne où l’opulente fille du Soleil fait résonner de son chant assidu des bois inaccessibles. Sous son toit superbe elle éclaire ses nuits à la flamme du cèdre odorant, pendant que sa sonore navette court dans sa toile légère. On entendait, venant de là, les frémissements et la rage des lions qui secouaient leurs chaînes et rugissaient fort avant dans le soir. Des sangliers et des ours s’agitaient furieusement dans leurs cages ; et des formes de grands loups hurlaient. Tous avaient eu une face humaine, mais Circé, la cruelle déesse aux herbes puissantes, leur avait donné des figures et des croupes de bêtes sauvages. De peur que les pieux Troyens n’eussent à souffrir ces monstrueuses sorcelleries, s’ils étaient entraînés vers le port, et pour les écarter de ces sinistres rivages, Neptune remplit leurs voiles d’un vent favorable, accéléra leur fuite et les emporta au delà des remous et des bouillonnements.
Déjà la mer rougissait des rayons du jour, et du haut de l’éther l’Aurore dans son char de rose brillait d’une teinte orangée, lorsque les vents expirèrent. Soudain il n’y eut plus aucun souffle, et les rames peinèrent sur les ondes immobiles. Mais, des flots même, Énée aperçoit un bois immense. Le Tibre, qui le traverse de son flot riant, va, en tourbillons rapides et tout jaune du sable qu’il roule, se jeter dans la mer. Autour de ses eaux et au-dessus, mille oiseaux divers, accoutumés à ses rives et à son cours, charmaient les airs de leur chant et voltigeaient dans la forêt. Énée commande à ses compagnons de virer de bord, de tourner leurs proues vers la terre, et il entre allègrement dans les flots ombragés du fleuve.
Et maintenant, Érato, quels étaient les rois, les circonstances, l’état de l’antique Latium lorsque la flotte des étrangers en armes aborda aux rivages ausoniens, je l’exposerai et je remettrai en mémoire l’origine de leurs premiers combats. À toi, déesse, à toi d’instruire ton poète. Je dirai les guerres et leur horreur ; je dirai les armées rangées en bataille, les rois poussés par leur ardeur aux luttes meurtrières, la troupe tyrrhénienne et l’Hespérie tout entière rassemblée sous les armes. Plus mon sujet s’élargit, plus grandit mon entreprise.
Le roi Latinus, déjà vieux, gouvernait ses terres et ses cités endormies dans une longue paix. Il était né de Faunus et d’une Nymphe Laurentine, Marica, nous dit-on ; Faunus était fils de Picus, et Picus se flatte de t’avoir pour père, Saturne ; c’est toi la source de leur sang. Les dieux n’avaient pas voulu que Latinus eût une descendance mâle ; le fils qui lui était né avait été emporté dans sa prime jeunesse ; seule à son foyer, héritière de ce grand domaine, lui restait une fille, déjà mûre pour le mariage et pleinement nubile. Beaucoup la demandaient du grand Latium et de l’Ausonie tout entière. Turnus les passe tous en beauté, puissant par ses pères et par ses ancêtres ; et c’est lui que la royale épouse de Latinus désirait ardemment pour gendre. Mais la terreur de différents prodiges envoyés par les dieux y mettait des obstacles.
Il y avait au milieu du palais, entre les hauts murs de la cour intérieure, un laurier dont le feuillage était sacré. La crainte l’avait protégé de longues années : on rapportait que le pieux Latinus l’avait trouvé comme il jetait les premiers fondements de la citadelle, et l’avait consacré à Phébus. Ce laurier lui avait fait donner à son peuple le nom de Laurentes. Des abeilles en rangs serrés, – chose merveilleuse, – traversant l’air limpide avec un grand bruit strident, investirent la haute cime de l’arbre, et, les pattes entrelacées, suspendirent tout à coup leur essaim à un rameau vert. Aussitôt le devin s’écrie : « Nous voyons un étranger qui arrive ; et partie du même lieu que l’essaim, se dirigeant vers le même lieu, une troupe en marche vient établir sa domination dans la haute citadelle. » Autre prodige : pendant que Latinus allume d’une torche pure le feu de l’autel, et que la jeune Lavinia se tient à ses côtés, ô spectacle néfaste ! on vit la flamme saisir sa longue chevelure, consumer toute sa parure en crépitant, embraser son bandeau royal, embraser sa couronne constellée de pierres précieuses, et elle-même, enveloppée de fumée et de fauve lumière, répandre l’incendie par toute la maison. C’était, disait-on, le présage de choses étonnantes et terribles : la princesse serait un jour illustre par la gloire de son nom et sa destinée ; mais tout cela annonçait au peuple une grande guerre.
De son côté, le roi, tourmenté par ces prodiges, va consulter les oracles de Faunus, son père le devin, et interroger le bois sacré, au pied de la haute Albunée, la grande forêt qui retentit de sa source sainte et, dans une ombre épaisse, exhale de sauvages vapeurs méphitiques. C’est là que les nations italiennes et toute la terre d’Œnotrie viennent demander des réponses à leurs incertitudes. C’est là, quand le prêtre a apporté ses offrandes, quand, dans la nuit silencieuse, il s’est couché sur les peaux étendues des brebis sacrifiées et s’est endormi, c’est là que de nombreux simulacres lui apparaissent volant d’une étrange manière et qu’il entend des voix diverses et qu’il jouit de l’entretien des dieux, et qu’il parle aux ombres de l’Achéron dans les profondeurs des enfers. C’est là que le vénérable Latinus, en quête lui aussi d’une réponse, immolait alors, selon le rite, cent brebis couvertes de leur toison et se couchait sur leurs dépouilles comme sur un lit. Tout à coup du fond de la forêt une voix lui parvint : « Ne songe pas pour ta fille à un hymen latin, mon fils ; n’aie pas confiance dans les noces qui se préparent. Un gendre viendra de l’étranger, dont le sang mêlé au nôtre portera notre nom jusqu’au ciel et dont les petits-neveux verront tourner sous leurs pieds, soumis à leur pouvoir, tout ce que le Soleil regarde dans sa course de l’un à l’autre Océan. » Latinus n’étouffe pas sur ses lèvres la réponse de son père Faunus et cet avertissement reçu dans le silence de la nuit. Mais déjà la Renommée, qui vole de tous côtés, en avait semé la nouvelle dans les villes d’Ausonie, lorsque les fils de Laomédon vinrent attacher leur flotte aux talus gazonnés de la rive.
Énée, les principaux chefs et le bel Iule se reposent sous la ramure d’un grand arbre. Ils se préparent à manger et, dans l’herbe, ils posent sous leurs plats des galettes de pur froment : l’idée leur en venait de Jupiter lui-même. Ils chargent de fruits sauvages ces plateaux de Cérès. Les autres mets consommés, comme ils avaient encore faim, ils s’attaquèrent à cette pâte légère ; de leur main et de leurs dents audacieuses ils profanèrent le gâteau voulu par les destins et n’en épargnèrent pas les larges quartiers. « Hé ! dit Iule en plaisantant, nous mangeons même nos tables ! » Il ne dit rien de plus. On l’entendit, et ce mot, pour la première fois, annonça la fin des malheurs. À peine prononcé, Énée le saisit sur les lèvres de son fils et l’y arrêta, stupéfait de la manifestation divine. Puis il s’écria : « Salut, terre que les destins me devaient ! Et vous, fidèles Pénates de Troie, salut ! Voici votre demeure ; voici votre patrie. Maintenant je me le rappelle, mon père m’a révélé ainsi le secret des destins. « Mon fils, m’a-t-il dit, lorsque sur le rivage inconnu où tu auras été porté, la faim te réduira à terminer ton repas en mangeant tes tables, alors souviens-toi d’espérer que ta fatigue a trouvé une demeure ; souviens-toi d’y jeter les fondements d’une ville et d’en faire un camp retranché. » C’était bien là cette faim prédite : elle nous attendait au bout de notre course pour mettre un terme à nos infortunes. Aussi, courage ! Et joyeux, dès les premiers feux du jour, reconnaissons les lieux, les habitants, la ville, et partant du port répandons-nous de tous les côtés. Maintenant faites des libations à Jupiter ; priez et invoquez mon père Anchise, et rapportez le vin sur les tables. »
Il parle ainsi, se couronne les tempes d’un rameau vert et prie le Génie du lieu et, avant tous les dieux, la Terre, puis les Nymphes, les Fleuves qu’il ne connaît pas encore, et successivement la Nuit, les étoiles naissantes de la Nuit, Jupiter adoré sur l’Ida, la Mère Phrygienne, et ses parents, Vénus et Anchise, l’une au ciel, l’autre dans l’Érèbe. Alors le Père tout-puissant tonna trois fois du haut d’un ciel clair, et lui-même, de sa main, il déploya en l’agitant une nue éthérée ardente de lumière et de rayons d’or. Et subitement parmi les troupes troyennes le bruit circule que le jour est arrivé où l’on va fonder la ville promise. On s’empresse de recommencer le repas, et joyeux de ce grand présage, on dresse les cratères remplis de vin et couronnés de guirlandes.
Le lendemain, comme le jour naissant éclairait la terre de ses premières lueurs, ils se dispersent pour aller reconnaître la ville, les frontières du pays, les côtes. Voici la source aux eaux dormantes du Numicus et le fleuve du Tibre et la contrée habitée par les rudes Latins. Le fils d’Anchise décide alors de choisir dans tous les rangs cent ambassadeurs et de les envoyer vers les murs sacrés du roi : ils seront voilés des rameaux de Pallas, lui apporteront des présents et lui demanderont la paix pour les Troyens. Aussitôt ceux qui en ont reçu l’ordre se hâtent et se mettent rapidement en route. Lui-même, il trace par un fossé peu profond l’emplacement des murs ; il bâtit les premières demeures, et il ceint d’un retranchement crénelé, à la façon d’un camp, la ville qui commence à s’élever sur la rive.
Déjà les jeunes hommes avaient parcouru la route, voyaient se dresser les tours et les toits des Latins et atteignaient les remparts. Devant la ville, des adolescents, toute une jeunesse en fleur, s’exercent à monter des chevaux et à maîtriser des chars dans la poussière, à tendre des arcs puissants, lancent d’un bras robuste les souples javelots, se provoquent à la course ou à la lutte. Un de ces cavaliers porte au vieux roi la nouvelle que des inconnus très imposants, étrangement vêtus, sont là. Le roi donne l’ordre de les amener au palais et, entouré des siens, s’assied sur le trône ancestral.
Il y avait, au sommet de la ville, un auguste palais énorme et très haut, soutenu par cent colonnes. C’était la résidence royale du Laurente Picus, que les bois et la vénération héritée des ancêtres entouraient d’une horreur sacrée. Un usage solennel voulait que chaque nouveau roi y reçût le sceptre et fît porter devant lui les premiers faisceaux. Le sénat siégeait dans ce temple ; les festins sacrés s’y tenaient ; c’était là que, le bouc immolé, les sénateurs avaient accoutumé de s’asseoir à de longues tables. On y voyait même dans leur ordre les statues des ancêtres taillées en du vieux cèdre : Italus, et, avec une serpe recourbée gravée sur le socle, le vénérable Sabinus qui planta la vigne, et l’antique Saturne et Janus au double front ; ils se dressaient dans le vestibule, eux et les autres rois qui, depuis l’origine, avaient souffert des blessures de Mars en combattant pour la patrie. Et il y avait encore, trophées suspendus aux battants de la porte sacrée, des chars pris à l’ennemi, des haches recourbées, des panaches, des verrous énormes de villes conquises, des javelots, des boucliers, des rostres arrachés à des carènes. Picus, lui-même, était assis tenant le bâton augural, vêtu d’une courte trabée, le bouclier au bras gauche, Picus, dompteur de chevaux, que Circé sa femme, dans sa passion jalouse, frappa de sa baguette d’or et, par l’effet de ses breuvages, transforma en un oiseau dont les ailes sont teintes de diverses couleurs. Tel est l’intérieur du temple des dieux où Latinus, sur le trône de ses aïeux, donne audience aux Troyens. Dès qu’ils sont introduits, il prend la parole et leur adresse ces mots pacifiques :
« Dites, fils de Dardanus, – car nous n’ignorons ni votre ville ni votre race, et nous avons entendu parler de vous avant que votre course se fût tournée vers nos bords, – que demandez-vous ? Quelle raison, quelle nécessité a porté vos vaisseaux à travers tant de mers glauques jusqu’au rivage ausonien ? Que vous vous soyez trompés de route ou que la tempête vous ait forcés d’entrer dans notre fleuve et de relâcher dans notre port, comme elle éprouve si souvent les marins au large, acceptez notre hospitalité, et n’ignorez pas que les Latins, race de Saturne, pratiquent la justice, non par obligation ou par obéissance aux lois, mais d’eux-mêmes et pour suivre l’exemple du dieu des vieux âges. Du reste, il me souvient, – c’est une tradition que les années ont obscurcie, – qu’autrefois les Auronces racontaient comment, originaire de ce pays, Dardanus avait pénétré jusqu’aux villes idéennes de Phrygie et à Samos en Thrace qu’on nomme aujourd’hui Samothrace. Il était parti de la place tyrrhénienne de Corythe ; maintenant la cour royale du ciel aux astres d’or le voit assis sur un trône ; et ses autels augmentent le nombre des dieux. »
Il dit, et Ilionée lui répondit ainsi : « Ô Roi, race illustre de Faunus, ni la noire tempête, nous chassant sur les flots, ne nous a contraints d’aborder à vos rivages, ni les étoiles ni les côtes ne nous ont trompés sur notre route. C’est délibérément, par notre volonté, que tous nous sommes venus en cette ville, expulsés du plus grand royaume que voyait jadis le soleil en partant des extrémités du ciel. Jupiter est à l’origine de notre race. Les descendants de Dardanus se réjouissent d’avoir Jupiter pour aïeul ; et il est lui-même de la suprême famille de Jupiter, le Troyen Énée, notre roi, qui nous a envoyés à ton seuil. Quelle tempête s’est déchaînée dans les plaines de l’Ida par la cruauté des Mycéniens ; quels destins ont poussé et jeté l’un contre l’autre les deux mondes de l’Europe et de l’Asie, tous le savent, même celui qu’une terre lointaine, qui refoule l’Océan, sépare du reste de univers, même celui qu’isole, au milieu des quatre autres, la zone du soleil implacable. Au sortir de cette dévastation, traînés à travers tant d’immensités marines, nous demandons pour les dieux de notre patrie une petite place, un rivage qui ne lèse personne, l’eau et l’air qui sont le bien de tous. Nous ne serons pas sans apporter quelque honneur à votre royaume ; ce ne sera pas une légère gloire qui vous en reviendra ; le souvenir d’un aussi grand bienfait ne s’effacera point, et l’Ausonie n’aura pas à regretter d’avoir accueilli Troie dans son sein. Ne nous méprise pas parce que nos bras sont chargés de bandelettes et que nous parlons en suppliants. Je le jure par la destinée d’Énée et par sa droite puissante, qu’on l’ait éprouvée dans les traités ou dans les combats et à la guerre : beaucoup de peuples, beaucoup de nations ont sollicité notre alliance et nous ont demandé de nous joindre à eux. Mais c’est votre terre que la volonté des dieux nous a impérieusement commandé de rechercher. Dardanus en est sorti ; Apollon nous y rappelle, et ses ordres souverains nous pressent d’atteindre le Tibre tyrrhénien et l’onde sacrée de la source du Numicus. Énée t’offre aussi ces humbles présents, ces restes d’une ancienne fortune sauvés des flammes de Troie. Voici une coupe d’or dans laquelle son père Anchise faisait des libations devant les autels. Voici ce que portait Priam lorsque, suivant la coutume, il rendait la justice à ses peuples rassemblés, son sceptre, sa tiare sacrée et ses vêtements, œuvre des femmes d’Ilion. »
À ces paroles d’Ilionée, Latinus, la tête baissée, regarde fixement la terre, immobile, roulant ses yeux d’un air pensif. Ni la pourpre brodée, ni le sceptre de Priam ne l’émeuvent : il ne songe qu’au mariage et aux noces de sa fille ; et il retourne dans son esprit l’oracle du vieux Faunus. C’est bien là le gendre prophétisé que les destins lui envoient d’une terre étrangère et qu’ils appellent à partager son trône sous les mêmes auspices, l’homme dont la race par sa valeur doit se mettre hors de pair, et par sa force occuper le monde entier ! Enfin joyeux il répond : « Que les dieux secondent notre entreprise et leurs propres présages ! On t’accordera, Troyen, ce que tu désires ; je ne repousse pas tes présents. Tant que Latinus sera roi, ni les riches campagnes ni l’opulence de Troie ne vous manqueront. Qu’Énée lui-même, s’il éprouve un tel désir de nous connaître, s’il a hâte de s’attacher à nous par les liens de l’hospitalité et de se nommer notre allié, vienne et ne redoute pas des visages amis. Ce sera pour moi le traité à demi conclu que d’avoir serré la main de votre maître. Vous, de votre côté, portez-lui mon message : j’ai une fille que des oracles issus d’un sanctuaire paternel et de nombreux prodiges célestes ne me permettent pas de marier à un homme de notre nation. Ils m’ont annoncé qu’un gendre viendra des rives étrangères, – telle est la fortune du Latium, – un gendre dont le sang mêlé au nôtre portera notre nom jusque dans les astres. Le voilà, cet homme prédestiné ; je le crois et, si mes pressentiments ne me trompent pas, cela répond à mes vœux. »
Ayant ainsi parlé, le bon roi choisit des chevaux parmi tous ceux qui lui appartiennent. Il avait trois cents bêtes au poil brillant dans ses hautes étables. Aussitôt, sur son ordre, on amène à chacun des Troyens une de ces montures ailées sous son caparaçon de pourpre et de broderies. Des colliers d’or pendent et flottent sur leur poitrail ; couverts d’or ils mâchent entre leurs dents des freins d’or fauve. Énée, qui n’est pas là, recevra un char attelé de deux chevaux d’origine céleste ; leurs narines soufflent un feu ardent ; ils sont de la race bâtarde que l’artificieuse Circé obtint en accouplant furtivement sa cavale à un étalon de son père le Soleil. Les ambassadeurs d’Énée reviennent sur leurs hautes montures avec les présents et les paroles de Latinus et apportent la paix.
Mais voici que la cruelle épouse de Jupiter revenait de l’Inachienne Argos ; son char traversait les airs, quand elle aperçut au loin, du haut des cieux, jusque du promontoire sicilien de Pachynum, la joie d’Énée et la flotte dardanienne. Elle les voit construire déjà leurs maisons et, les flots abandonnés, se fier à la terre. Elle s’arrêta percée d’une vive douleur. Alors, secouant la tête, elle se répand en paroles irritées : « Ah, race odieuse ! Destins des Phrygiens si contraires aux nôtres ! Ont-ils succombé dans les champs de Sigée ? A-t-on pu tenir ces prisonniers en prison ? L’incendie de Troie a-t-il réduit en cendres ces guerriers ? Non : ils se sont frayé un passage à travers les armées et les flammes. Ah, sans doute, ou ma puissance divine tombe d’épuisement ou ma haine rassasiée s’est assoupie. Que dis-je ? je n’ai pas craint de poursuivre implacablement sur les mers ces gens chassés de leur patrie, et il n’en est pas une où ces fugitifs ne m’aient trouvée barrant leur route. J’ai épuisé contre les Troyens toutes les ressources du ciel et de l’océan. À quoi m’ont servi les Syrtes ou Scylla, à quoi le gouffre de Charybde ? Voici maintenant qu’ils sont cachés dans le lit même du Tibre tant désiré, sans souci de la mer ni de moi ! Mars a eu le pouvoir de ruiner la monstrueuse nation des Lapithes ; le père des dieux lui-même a abandonné l’antique Calydon au ressentiment de Diane. Cependant quel si grand crime avait mérité ce châtiment à Calydon et aux Lapithes ? Mais moi, l’auguste épouse de Jupiter, moi qui ai pu tout oser, tout tenter, malheureuse ! je suis vaincue par Énée ! Si mon pouvoir divin ne suffit plus, pourquoi hésiterais-je à implorer n’importe quel secours ? S’il m’est impossible de fléchir les dieux du ciel, je soulèverai l’Achéron. Je n’arriverai pas à empêcher Énée de régner sur les Latins, et l’arrêt inébranlable du destin lui réserve Lavinia pour épouse : soit ! Mais il m’est permis de faire traîner les choses et de retarder ces grands événements. Mais il m’est permis d’exterminer les peuples des deux rois. Que le gendre et le beau-père achètent leur union au prix de cette ruine. Le sang troyen et le sang rutule seront ta dot, ma fille ! et Bellone t’attend pour présidera tes noces. La fille de Cissée n’aura pas été la seule qui, grosse d’une torche, aura dans son lit nuptial accouché d’un incendie. Il en arrivera autant à Vénus : elle aura enfanté un second Paris, un second flambeau de mort pour Troie renaissante. »
Quand elle eut ainsi parlé, la terrible déesse descendit sur la terre. Elle appelle des ténèbres infernales et du séjour des divinités sinistres la faiseuse de deuils Allecto. Les tristes guerres, les fureurs, les embûches, les calomnies tiennent au cœur de cette Furie. Son père Pluton lui-même la hait ; ses sœurs tartaréennes haïssent un pareil monstre, tant elle prend de figures, tant son aspect est toujours sauvage, tant sa sombre tête fourmille de serpents. Junon lui parle et l’aiguillonne ainsi : « Vierge, fille de la Nuit, rends-moi un service personnel ; assiste-moi ; ne permets pas que mes honneurs, ma réputation fléchissent et périssent, que les gens d’Énée puissent circonvenir Latinus au sujet du mariage de sa fille et investir la terre italienne. Tu peux armer l’un contre l’autre les frères les plus unis, insuffler des haines qui bouleversent les familles ; tu peux y déchaîner les coups, y lancer les torches funèbres ; tu as mille moyens, mille talents de nuire. Secoue ton esprit fécond ; romps la paix conclue ; sème les mauvais motifs de guerre. Que la jeunesse veuille des armes, les réclame, les arrache ! »
Aussitôt Allecto, chargée de poisons gorgoniens, commence par le Latium et gagne le haut palais du roi des Laurentes. Elle s’assied sur le seuil silencieux d’Amata. L’arrivée des Troyens et l’hymen projeté avec Turnus brûlaient cette femme passionnée de soucis et de colère. La déesse détache un des serpents de sa chevelure azurée, le jette et le cache jusqu’au fond dans le sein de la reine afin de lui inspirer par ce prodige une fureur qui bouleverse tout le palais. Le reptile s’est glissé entre les vêtements et la douce poitrine : il se déroule sans la toucher, et à son insu lui souffle une haleine vipérine qui excite sa fureur. Le monstrueux serpent n’est plus qu’un collier d’or au cou d’Amata ; il n’est plus qu’une longue bandelette qui retient ses cheveux et coule sur ses membres. Tant que les premières atteintes du visqueux poison ont seulement commencé à toucher ses sens, tant que le feu court dans ses os sans que, dans toute sa poitrine, la vie en ait encore été saisie, la reine parle doucement comme une mère et verse d’abondantes larmes sur l’hymen de sa fille et du Phrygien.
« Est-ce donc à ces exilés, à ces Troyens que tu vas donner Lavinia en mariage, toi, son père ? Tu n’as donc aucune pitié de ta fille et de toi-même ? Aucune pitié de sa mère qu’au premier souffle de l’Aquilon ce perfide ravisseur abandonnera pour gagner la haute mer avec sa proie, notre enfant ? N’est-ce pas ainsi que le berger phrygien entra à Lacédémone et emporta la fille de Léda, Hélène, vers la ville de Troie ? Qu’as-tu fait de ta parole religieusement donnée ? Qu’as-tu fait de ton ancien amour pour les tiens et de ta main tant de fois mise dans la main de Turnus qui est de notre sang ? S’il te faut pour les Latins un gendre d’une nation étrangère, si c’est bien cela que tu veux, si les commandements de ton père Faunus t’y obligent, tout pays libre et indépendant de nous est à mes yeux une terre étrangère, et c’est ainsi, je le crois, que l’entendent les dieux. Au surplus, si nous remontons aux origines de sa famille, les ancêtres de Turnus sont Inachus et Acrisius, et ils viennent du milieu de la Grèce, de Mycènes. »
C’est ainsi qu’elle éprouve vainement Latinus qui reste inébranlable. Le venin du serpent, cette fièvre des Furies, court dans ses veines profondément et l’envahit tout entière. Alors l’infortunée, excitée par de monstrueuses visions, tombe dans le délire, ne connaît plus de règle, se jette égarée à travers la ville immense. Avez-vous vu voler sous les coups de fouet la toupie que les enfants en grand cercle, attentifs à leur jeu, font tourner autour de l’atrium désert ! Activée par la lanière, elle décrit des courbes rapides ; la troupe enfantine, immobile, émerveillée, se penche sans comprendre, admire le buis qui tourne et qu’animent les coups. C’est avec la même vitesse que la reine court au milieu de la ville et de son ardente population. Bien plus, comme si elle était au pouvoir de Bacchus, en femme qui ne craint pas de commettre un pire sacrilège, et sa fureur grandissant, elle s’enfuit vers les bois et cache sa fille dans la montagne verdoyante et touffue, pour l’arracher aux noces du Troyen et retarder les torches nuptiales. « Évohé, Bacchus ! » s’écrie-t-elle toute frémissante ; « seul, tu es digne de ma vierge. Vois : c’est pour toi qu’elle prend le thyrse flexible ; c’est autour de ton autel qu’elle mène la ronde ; c’est en ton honneur qu’elle laisse croître sa chevelure consacrée. » La Renommée prend son vol ; la même fureur enflamme le cœur de toutes les mères et les jette à la recherche de nouveaux foyers. Elles ont déserté leurs demeures, le cou et les cheveux livrés aux vents. D’autres, de leur côté, remplissent l’air de hurlements plaintifs et, ceintes de peaux, brandissent des javelots couverts de pampres. Au milieu d’elles, Amata, bouillante de rage, un brandon de pin à la main, chante l’hymen de sa fille et de Turnus. Elle roule des yeux sanglants et, soudain, elle lance ce cri farouche : « Io ! Femmes latines, qui êtes mères, en quelque lieu que vous soyez, écoutez-moi. Si votre cœur pieux garde encore quelque tendre sentiment pour la malheureuse Amata, si le souci des droits maternels vous mord, dénouez les bandelettes de vos cheveux et célébrez avec moi les divines orgies. » Voilà comment, parmi les forêts et les déserts des bêtes sauvages, Allecto livre la reine aux aiguillons de Bacchus, et la harcèle.
Quand il lui sembla qu’elle avait suffisamment aiguisé ces premières fureurs et renversé les projets et toute la maison de Latinus, aussitôt la sinistre déesse s’envole sur ses sombres ailes vers les remparts de l’audacieux Rutule, vers cette ville que Danaé, emportée par un violent Notus, fonda, dit-on, avec les colons de son père Acrisius. Les ancêtres la nommèrent jadis Ardée, et aujourd’hui ce grand nom lui demeure. Mais sa splendeur a passé. Là, dans son haut palais, Turnus goûtait un repos profond dans la nuit noire. Allecto dépouille son corps de Furie et sa face hideuse ; elle prend le visage d’une vieille femme ; elle laboure de rides son sinistre front ; elle se donne des cheveux blancs noués d’une bandelette, et les enlace d’un rameau d’olivier. Elle est maintenant Calybé, la vieille prêtresse du temple de Junon ; et elle se présente aux yeux du jeune homme en parlant ainsi : « Turnus, souffriras-tu que tant de travaux soient perdus et que le sceptre qui t’est dû passe aux colons dardaniens ? Le roi te refuse sa fille et la dot que tu avais achetée de ton sang et c’est un étranger qu’il va chercher pour faire de lui l’héritier de son trône. Va maintenant t’offrir aux périls et à l’ingratitude, dupe risible ! Va ! Renverse les bataillons tyrrhéniens ; étends la paix sur les Latins ! Voilà ce que m’a chargée de te dire ouvertement, pendant que tu te reposes dans la nuit tranquille, la toute-puissante fille de Saturne. Allons ! ordonne joyeusement à la jeunesse de prendre les armes ; que les portes s’ouvrent devant ses pas et qu’elle coure au combat, et que ces chefs phrygiens, qui ont campé aux bords du beau fleuve, et leurs carènes peintes soient livrés aux flammes. C’est l’ordre des puissances célestes. Le roi Latinus lui-même, s’il ne consent pas à te donner sa fille et à tenir sa promesse, devra sentir ta force et apprendre enfin à connaître Turnus en armes. »
Le jeune homme alors se prit à rire de la prêtresse et lui répondit : « Ne t’imagine pas que l’annonce d’une flotte entrant dans les eaux du Tibre ait échappé à mes oreilles ni que j’en conçoive de telles alarmes : la royale Junon ne m’a point oublié. La décrépitude de la vieillesse et son impuissance à discerner la vérité, ô mère, t’assiège de vains soucis et, au milieu du bruit d’armes des rois, t’abuse de fausses terreurs. Ta fonction est de garder les images des dieux et le temple ; laisse aux hommes, dont c’est le métier de faire la guerre, le soin de faire la guerre ou la paix. »
Ces paroles embrasèrent Allecto ; et voici qu’un tremblement subit s’empare des membres de Turnus au moment où il parle : ses yeux sont devenus fixes, tant cette Érynnis fait siffler d’hydres, tant elle lui découvre sa hideuse figure. Alors roulant des regards enflammés, comme il hésitait et s’efforçait d’en dire davantage, elle le repoussa, fit se dresser deux serpents sur sa tête et claquer son fouet, et, la bouche écumante, elle s’écrie : « Ah, je suis celle que la décrépitude de la vieillesse et son impuissance à discerner la vérité, au milieu du bruit d’armes des rois, abusent de fausses terreurs ! Regarde-moi bien ; je viens du séjour des sinistres sœurs ; je porte dans ma main les guerres et la mort. » Elle jeta au jeune homme une torche et lui enfonça dans la poitrine des brandons fumants et leurs feux noirs. Un immense saisissement réveille Turnus en sursaut, et une sueur qui coule de tout son corps inonde ses membres et ses os. Hors de lui, il demande en frémissant ses armes ; il les cherche au chevet de son lit et dans toute la maison. L’amour du fer, la scélérate folie de la guerre sévissent en lui, et aussi la colère. Ainsi, lorsque le bois enflammé fait un grand bruit sous les flancs d’une chaudière d’airain et que l’eau se met à bouillonner, la masse liquide, furieuse et fumante, se gonfle et monte en écume ; le flot ne se contient plus ; une épaisse vapeur s’élance dans les airs. Il porte donc à la connaissance des chefs de son armée que, la paix ayant été violée, il faut marcher contre le roi Latinus ; il leur ordonne de s’armer, de défendre l’Italie, de chasser l’ennemi des frontières. Lui seul en face de ces deux adversaires, les Troyens et les Latins, et c’est assez. Cela dit, lorsqu’il eut invoqué les dieux à son aide, ce fut parmi les Rutules une émulation au combat. Les uns sont plus touchés par la beauté rare et la jeunesse de Turnus ; les autres, par son ascendance royale ; d’autres, par l’éclat de ses prouesses.
Pendant que Turnus remplit d’audace le cœur des Rutules, Allecto, sur ses ailes stygiennes, vole vers les Troyens. Elle prépare une nouvelle perfidie, ayant vu l’endroit du rivage où le bel Iule donnait la chasse aux bêtes sauvages et les poussait dans ses filets. Là, la fille des Enfers souffle aux chiens une rage soudaine et touche leurs narines de l’odeur d’un cerf, de cette odeur qu’ils connaissent bien et qui excite leur ardeur à la poursuite. Ce fut la première cause des malheurs, celle qui enflamma les âmes paysannes d’une passion guerrière.
Il y avait un cerf d’une remarquable beauté et d’une immense ramure que les enfants de Tyrrhus et leur père avaient pris à la mamelle même de la mère et nourrissaient. Tyrrhus était le maître des troupeaux du roi et son pouvoir de surveillance s’étendait au loin dans la campagne. Sa fille Silvia prenait un grand soin à parer cet animal qui obéissait à sa voix ; elle enlaçait sa ramure de guirlandes flexibles ; elle peignait son poil sauvage et le baignait dans une eau pure. Il supportait la main, était accoutumé à la table du maître, et, errant dans les forêts, il revenait de lui-même au seuil familier, bien que la nuit tardive fût tombée. Les chiens furieux d’Iule en chasse le relancèrent comme il errait au loin, se laissait porter au cours du fleuve, et se reposait de la chaleur sur la rive verdoyante. Ascagne lui-même, enflammé du désir de se couvrir de gloire, a lancé une flèche de son arc recourbé. La divinité ne manqua pas de diriger le trait, et la flèche, avec un dur sifflement, se fixa dans le ventre et les entrailles de l’animal. Aussitôt, blessé, il s’est réfugié sous le toit qu’il connaît, et il est entré dans l’étable en gémissant ; et ensanglanté, pareil à un suppliant, il remplissait toute la demeure de ses plaintes. Silvia, la première, se frappant les bras de ses mains, demande secours à ses frères et appelle à grands cris les rudes paysans. Ceux-ci arrivent bien plus tôt qu’on ne pouvait le prévoir, car la sauvage Furie se cachait dans le silence des bois : l’un est armé d’un gourdin durci au feu ; l’autre, d’un lourd bâton noueux. La colère fait une arme de tout ce qui leur tombe sous la main. Tyrrhus, qui était occupé d’aventure à fendre avec des coins un chêne en quatre, appelle sa troupe de bûcherons, et accourt la hache haute, respirant une sauvage fureur.
De son côté, la cruelle déesse, qui de son observatoire a guetté l’occasion de faire du mal, gagne le toit abrupt d’une bergerie et de la pointe du faîte donne le signal qui réunit les pâtres. Dans sa trompe recourbée elle enfle sa voix tartaréenne dont aussitôt tout le bois vibre et qui résonne dans les profondeurs de la forêt. Et là-bas le lac de Diane l’a aussi entendue ; le fleuve Nar aux blanches eaux sulfureuses l’a entendue, et les sources du Vélinus ; et tremblantes les mères ont pressé leurs enfants sur leur sein. À ce cri, à ce signal de la terrible trompette accourent rapides, avec des armes saisies de partout, les indomptables hommes des champs. Et la jeunesse troyenne se répand hors du camp pour porter secours à Ascagne. Les deux troupes se sont rangées en bataille. Il ne s’agit pas d’une mêlée rustique à coups de bâtons ou de pieux durcis au feu. On se bat avec le fer à deux tranchants. Les épées se hérissent au loin, affreuse moisson ; les airains jettent des feux sous les rayons du soleil et les renvoient aux nuages. Ainsi, lorsqu’au premier souffle du vent le flot commence à blanchir, la mer peu à peu se soulève et dresse plus haut ses vagues, puis du fond de l’abîme surgit jusqu’au ciel. Là, au premier rang, le jeune Almon, l’aîné des fils de Tyrrhus, est couché par terre sous une flèche stridente. La pointe cruelle est restée dans la gorge ; le sang a fermé l’humide chemin de la voix et arrêté le souffle de la vie. Autour de lui de nombreux hommes tombent, et le vieux Galésus au moment où il offrait sa pacifique médiation : il était le plus juste des Ausoniens et aucun d’eux n’était aussi riche en terres ; cinq troupeaux de brebis, cinq troupeaux de bœufs revenaient le soir dans ses étables ; et il retournait la terre avec cent charrues.
Pendant qu’un combat aux chances égales se prolonge dans la plaine, la déesse, qui a tenu ce qu’elle avait promis, maintenant que la guerre est commencée par l’effusion du sang et que les premiers meurtres ont été commis sur le champ de bataille, quitte l’Hespérie et, s’en retournant à travers le ciel, adresse superbement à Junon ces paroles victorieuses : « La voici consommée dans une sinistre guerre, cette discorde que tu voulais ! Dis-leur de nouer une amitié et de conclure des traités ! Maintenant que j’ai éclaboussé les Troyens du sang de l’Ausonie, je ferai mieux encore, si c’est ta volonté. Mes rumeurs entraîneront aux combats les villes voisines et j’enflammerai les cœurs de la folie de Mars, afin que de tous côtés on se porte au secours des Latins ; je sèmerai des armes à travers les champs. » Mais Junon lui répondit : « Assez de ruses et de terreurs. Nous tenons les causes de guerre ; les corps-à-corps ont commencé ; le sang a déjà coulé sur ces premières armes que le hasard leur a mises dans les mains. Que l’illustre fils de Vénus et que le roi Latinus lui-même célèbrent maintenant cette union, cet hyménée ! Mais que tu erres librement dans les régions éthérées, le père des dieux ne le supporterait pas, lui qui règne sur le sommet de l’Olympe. Retire-toi. S’il reste quelque chose à faire, moi, je m’en chargerai. » Ainsi parla la fille de Saturne. Allecto déploie ses ailes toutes sifflantes de serpents, et, quittant les régions supérieures, elle regagne le séjour du Cocyte.
Il y a au centre de l’Italie, et au pied de hautes montagnes, un endroit bien connu et dont la renommée est grande sur de nombreux bords, la vallée d’Ampsanctus : des deux côtés le flanc noir de la forêt la presse de son feuillage épais, et, au milieu, un torrent fait sonner sur les pierres le fracas de son flot tourbillonnant. Là se montrent une caverne pleine d’horreur et les soupiraux du cruel Pluton ; et l’énorme gouffre de l’Achéron débordé ouvre sa gueule pestilentielle. La Furie s’y plonge, l’odieuse divinité, et délivre le ciel et la terre.
La royale Saturnienne n’en met pas moins cependant la dernière main à la guerre. Toute la foule des pâtres se rue du champ de bataille dans la ville. Ils y apportent le corps du jeune Almon et le cadavre défiguré de Galésus ; ils implorent les dieux, ils supplient Latinus. Turnus est là : au milieu des protestations contre le meurtre et du feu des colères il redouble la panique. « On appelle un Troyen au trône ; on s’unit à une famille phrygienne ; lui-même, il est chassé du palais. » Alors ceux dont les femmes égarées par Bacchus parcourent les bois écartés en dansant, – car l’influence d’Amata est forte, – se réunissent de toutes parts et réclament Mars de leurs cris assourdissants. C’en est fait : contre les présages, contre les oracles, au mépris de la volonté divine, tous exigent l’exécrable guerre. Ils assiègent à l’envi la demeure du roi Latinus. Lui, comme un roc immobile au milieu des flots, il résiste, comme un roc de la mer qui, lorsque vient la houle à grand fracas, entouré de l’aboiement des innombrables vagues, tient par sa masse ; autour de lui les récifs et les roches écumantes mugissent, et l’algue se déchire sur ses flancs qui la refoulent. Mais comme nul n’aurait le pouvoir de surmonter cet aveugle entraînement et que tout va comme le veut la cruelle Junon, le vénérable Latinus prend plus d’une fois à témoin les dieux et le ciel insensible. « Hélas, dit-il, la fatalité nous accable et l’ouragan nous emporte. Vous expierez vous-mêmes de votre sang ce sacrilège, malheureux ! Turnus, Turnus, un terrible châtiment expiatoire t’attend, et il sera trop tard quand tu honoreras les dieux de tes prières. Pour moi, le repos m’est acquis ; je touche presque au port ; je ne suis spolié que d’une heureuse mort. » Il n’en dit pas davantage et s’enferma chez lui, abandonnant les rênes.
Il existait au Latium hespérien une coutume que les villes albaines ont gardée religieusement sans interruption et qu’aujourd’hui Rome, la plus grande des choses, observe quand on commence à exciter Mars aux combats, soit qu’on se prépare à porter la guerre et les larmes chez les Gètes, les Hyrcaniens ou les Arabes, soit qu’on veuille marcher vers les Indiens, poursuivre l’Orient et redemander aux Parthes les aigles prises. Il y a deux portes de la Guerre, – c’est ainsi qu’on les nomme, – consacrées par la religion et par l’épouvante du cruel Mars. Cent verrous d’airain les ferment et des barres de fer indestructibles ; et Janus, qui en a la garde, ne s’en éloigne pas. Lorsque le sénat a décidé qu’on se battra, le consul en personne, qui se distingue par sa trabée quirinale et sa toge ceinte à la manière gabienne, ouvre ces portes stridentes : il annonce lui-même les combats ; toute la jeunesse le suit, et les clairons d’airain unissent leurs rauques accords. Cet usage commandait à Latinus de déclarer la guerre aux compagnons d’Énée et d’ouvrir les portes sinistres. Mais le vieux roi s’abstint d’y toucher ; il se détourna de cet office qui lui répugnait, se retira loin de la lumière, dans l’ombre. Alors la reine des dieux, la Saturnienne, descendue du ciel, poussa elle-même de sa main les portes hésitantes, les fit rouler sur leurs gonds et rompit les battants de fer de la Guerre.
L’Ausonie, qui était tranquille et qui ne bougeait pas s’enflamme. Les uns se préparent à marcher en fantassins dans la plaine ; les autres s’élancent dans des nuages de poussière, dressés sur leurs hautes montures. Tous cherchent des armes. Ceux-ci, avec une graisse onctueuse, polissent les boucliers et font briller les dards : ils aiguisent les haches sur la pierre. On se plait à déployer des étendards et à entendre le son des trompettes. De plus, cinq grandes villes forgent sur leurs enclumes de nouvelles armes, la puissante Atina, l’orgueilleuse Tibur, Ardée, Crustumerium et Antemnes couronnée de tours. Les uns creusent les armets qui protègent la tête et courbent l’osier des boucliers bombés. Les autres façonnent des cuirasses d’airain ou polissent des jambières en souple argent. C’est à cela qu’ont abouti les honneurs rendus au soc et à la faux et tout l’amour de la charrue. On retrempe à la flamme des forges les lames des aïeux. Déjà la trompette appelle au combat ; et déjà la tessère emporte de rang en rang le signe de ralliement. Celui-ci court chez lui et saisit son casque ; celui-là attelle ses chevaux frémissants, prend son écu, sa cotte de mailles aux triples mailles d’or et attache à son côté son épée fidèle.
Maintenant, Muses divines, ouvrez-moi l’Hélicon, inspirez mes chants, dites quels rois se levèrent pour cette guerre et quelles armées à leur suite se déployèrent dans la plaine, et quels étaient alors les hommes dont se fleurissait la féconde Italie, et sous quelles armes elle fut en feu. Vous vous en souvenez, ô divines, et vous pouvez le raconter ; mais nous, à peine un faible bruit nous en est-il parvenu.
Le premier qui marche aux combats, terrible, issu des rivages tyrrhéniens, est le contempteur des dieux Mézence ; le premier il arme ses troupes, il a près de lui son fils Lausus, le plus beau des Ausoniens après le Laurente Turnus ; Lausus, dompteur de chevaux, chasseur de bêtes sauvages, conduit, mais en vain, mille guerriers qui l’ont suivi de la ville Agylline : il était digne d’être plus heureux sous les ordres paternels et d’avoir un autre père que Mézence.
Derrière eux, dans un char orné d’une palme, traîné sur l’herbe par des chevaux victorieux, s’avance le fils du bel Hercule, le bel Aventinus : il porte sur son bouclier les armes de son Père, les cent reptiles dont l’hydre est ceinte. Ce fut dans la forêt de la colline Aventine que la prêtresse Rhéa le mit clandestinement au jour, femme unie à un dieu, quand le Tirynthien, vainqueur et meurtrier de Géryon, atteignit les champs laurentins et baigna les vaches ibériennes dans les eaux du Tibre. Ses hommes sont armés de javelots qu’ils tiennent à la main et de cruels épieux ; ils combattent avec une courte épée et la lance sabellienne. Leur chef lui-même, à pied, roule autour de son corps la peau monstrueuse, au poil sauvage et terrible, d’un lion dont le mufle et les dents blanches lui servent de coiffure. Il entrait ainsi au palais du roi, tout hérissé, les épaules recouvertes de ce vêtement herculéen.
Puis voici les jumeaux qui ont quitté les remparts de Tibur, de ce Tibur qui a pris le nom de leur frère Tiburtus, Catillus et l’ardent Coras, d’origine argienne : ils se portent au premier rang de leur troupe, à travers les lances pressées. Ainsi deux Centaures, fils des Nues, lorsqu’ils descendent en courant du sommet d’un mont et quittent les neiges de l’Homole ou de l’Othrys : l’immense forêt s’ouvre devant eux et sur leur passage s’élève un fracas de branches brisées.
Le fondateur de la ville de Préneste n’a pas manqué d’accourir, ce roi que tous les âges ont cru fils de Vulcain, né parmi les champs et les troupeaux et trouvé sur un foyer, Céculus. Une légion rustique s’élargit autour de lui : les hommes viennent, les uns des hauteurs de Préneste, les autres des champs de la Junon Gabienne, des bords du frais Anio, des roches berniques que des ruisseaux arrosent ; et d’autres des riches pâturages d’Anagnia et d’autres que tu envoies, vénérable fleuve Amasène. Ces hommes n’ont pas tous des armes ; ils ne font sonner ni boucliers ni chars. Ceux-ci, les plus nombreux, lancent des balles de plomb livide ; ceux-là tiennent à la main deux javelots ; ils se couvrent la tête de bonnets fauves en peau de loup. Ils vont le pied gauche nu, le pied droit chaussé de cuir brut.
Mais Messape, le dompteur de chevaux, le fils de Neptune, divinement invulnérable au fer et au feu, a tout à coup appelé aux armes ses peuples depuis longtemps endormis, ses troupes déshabituées de la guerre, et de nouveau il a tiré l’épée. Voici l’armée de Fescennium, les Èques de Faléries, et ceux qui tiennent les cimes du Soracte, les champs Flavinians, le lac et le mont Ciminius, les bois sacrés de Capène. Ils allaient en rangs égaux et chantaient leur roi : ainsi, quelquefois, par un temps clair, les cygnes couleur de neige, qui reviennent de la pâture, poussent de leurs longs cous des chants mélodieux ; le fleuve en résonne et le marais asien en est au loin frappé. À voir cette multitude en marche, personne ne la prendrait pour des bataillons d’airain : on croirait plutôt à une nuée, dans l’air, d’oiseaux à la voix rauque qui de la haute mer se pressent vers le rivage.
Maintenant c’est Clausus, du vieux sang des Sabins, qui conduit une armée considérable, et qui en vaut une aussi considérable à lui seul, père de la tribu et de la famille Claudia répandue encore aujourd’hui à travers le Latium, depuis que les Sabins furent admis à faire partie de Rome. Il commande une immense cohorte d’Amiterne, les anciens habitants de Cures, toute la troupe d’Éretum et de Mutusca, féconde en oliviers, et les habitants de la ville de Nomentum, ceux des champs Rosiens du Vélinus, ceux des abrupts rochers du mont Tetricus et du mont Sévère, de Caspéria, de Foruli et du fleuve Himelle ; et ceux qui boivent au Tibre et au Fabaris, et ceux qu’a envoyés la froide Nursia, et les contingents d’Horta et le peuple latinien et ceux que sépare dans son cours l’Allia au nom sinistre : ils sont aussi nombreux que les flots roulés par la mer de Libye, quand le sauvage Orion se cache dans les eaux hivernales ; aussi pressés que, sous la nouvelle ardeur du soleil qui les mûrit, les épis des plaines de l’Hermus ou des campagnes blondissantes de Lycie. Les boucliers résonnent et la terre frémit d’épouvante sous le piétinement des guerriers.
Puis l’Agamemnonien Halésus, l’ennemi du nom troyen, a attelé son char et, en faveur de Turnus, entraîne mille peuples fiers, ceux dont les boyaux retournent les champs massiques féconds en vins, les Auronces que leurs pères ont envoyés de leurs hautes collines, et leurs voisins qui ont quitté les plaines de Sidicinum et ceux qui viennent de Calès, les riverains des eaux limoneuses du Vulturne, et aussi les hommes rudes de Saticula et la troupe des Osques. Ils portent des massues arrondies, armes de jet ; mais ils ont coutume d’y attacher de souples lanières. Un petit bouclier couvre leur bras gauche ; et, pour combattre de près, ils se servent du cimeterre.
Et je ne t’oublierai pas dans mes chants, Œbalus, né de Télon et de la nymphe Sébéthis, dit-on, lorsque, déjà d’un certain âge, Télon régnait à Caprée sur les Télébœns. Mais le fils ne s’était pas contenté du territoire paternel et avait réduit à son obéissance le peuple lointain des Sarrastes et les plaines que baigne le Sarnus et les peuples qui occupent Rufres, Batulum, Célemne, et ceux que regardent de haut les remparts d’Abella riche en pommiers. Ils sont accoutumés à lancer la javeline selon la mode teutonique ; ils se couvrent la tête d’un casque en liège ; leurs rondaches garnies d’airain étincellent et étincelle leur glaive d’airain.
La montagneuse Nersa t’a envoyé, toi aussi, aux combats, Ufens, illustre par ta renommée et par le bonheur de tes armes. Tu conduis surtout les Équicules, nation sauvage, rompue à la chasse dans les bois et au travail d’une terre dure. Ils labourent en armes ; leur joie est toujours de faire main basse sur une nouvelle proie et de vivre du vol.
Et voici, venu sur l’ordre du roi Archippe, et le casque couronné d’un épais rameau d’olivier, le prêtre de la nation marruvienne, le très courageux Umbro. Il savait avec ses chants et sous la caresse de sa main endormir les vipères et les hydres à l’haleine empoisonnée ; il adoucissait leurs colères et guérissait leurs morsures. Mais il ne fut pas capable de trouver un remède au coup de la lance dardanienne ; ni les chants endormeurs ni les herbes cueillies sur les monts des Marses ne purent refermer sa blessure. Umbro, le bois d’Angitia, l’eau cristalline du Fucin, les lacs limpides t’ont pleuré.
Et le fils d’Hippolyte, un très beau guerrier, Virbius, s’avançait. Sa mère Aricie l’avait envoyé dans tout son éclat, élevé sous le bois sacré d’Égérie, près des rives humides où, arrosé du sang des sacrifices, se dresse l’autel secourable de Diane. On raconte en effet qu’Hippolyte, lorsque la perfidie de sa belle-mère l’eut tué et que, mis en pièces par ses chevaux épouvantés, il eut satisfait de son sang à la vengeance paternelle, revint au monde, revit les étoiles et le ciel éthéré, grâce aux herbes de Péon et à l’amour de Diane qui l’avaient rappelé à la vie. Alors le Père tout-puissant, indigné de voir un mortel sortir des ténèbres infernales et renaître à la clarté du jour, plongea lui-même, d’un coup de foudre, dans les eaux stygiennes Esculape, l’inventeur de ce remède, le découvreur de cet art. Mais, de son côté, la bonne Trivia cache Hippolyte dans un refuge secret et le confie aux bois et à la nymphe Égérie : là, seul, il passerait sa vie dans la forêt italienne sans être connu, et son nom serait changé en celui de Virbius. Les chevaux aux pieds de corne ne peuvent approcher du temple de Trivia et de son bois sacré, parce que ce sont des chevaux qui, épouvantés par le monstre marin, ont renversé sur le rivage le jeune homme et son char. Son fils n’en conduisait pas moins un fougueux attelage dans la plaine, et c’était encore dans un char qu’il se ruait aux combats.
Turnus, lui-même, au premier rang, s’avance dans sa noble prestance, les armes à la main, et surpassant de toute la tête ceux qui l’entourent. Son haut casque, orné d’une triple crinière, soutenait une chimère dont la gorge vomissait les feux de l’Etna. Plus le combat s’exaspérait et devenait sanglant, plus elle frémissait et plus croissait la fureur de ses sombres flammes. Quant à son bouclier poli, Io y était représentée dans l’or, les cornes levées, déjà couverte de poils, déjà génisse, étonnant sujet ; et l’on voyait Argus, le gardien de la jeune fille, et son père Inachus dont l’urne ciselée versait l’eau d’un fleuve. Une nuée orageuse de fantassins le suit ; toute la plaine est remplie de bataillons en marche aux boucliers pressés : la jeunesse d’Argos, les troupes des Auronces, les Rutules, les anciens Sicanes, l’armée sacranienne, les Labiées aux boucliers peints, et ceux qui labourent tes vallées, ô Tibre, et le rivage sacré du Numicus et dont le soc travaille les collines des Rutules, le joug des monts circéens, les champs auxquels président Jupiter Anxurus et Féronie, fière du feuillage de son bois sacré : c’est là que s’étend le sombre marais de Satura et que le froid Ufens cherche sa route à travers les vallées profondes et se cache dans la mer.
Enfin, venue de la nation volsque, Camille poussait devant elle des escadrons d’airain étincelants comme une floraison, la guerrière ! Elle n’a point habitué ses mains de femme à la quenouille ni aux corbeilles de Minerve ; mais, vierge, elle est faite aux durs combats, et ses pieds devanceraient les vents à la course. Elle volerait sur la cime d’une moisson de blé encore debout, et ne blesserait pas les tendres épis ; elle courrait, au milieu de la mer, sur la surface des flots soulevés, et elle ne mouillerait pas la plante de ses pieds rapides. La jeunesse accourt des maisons et des champs pour la voir, et la foule des mères l’admire et la regarde avec ébahissement s’avancer sous un voile de pourpre ; ah ! ce voile royal, qui recouvre ses belles épaules ; ah ! cette agrafe d’or qui resserre sa chevelure, et ce carquois de Lycie et ce myrte pastoral armé d’un fer de lance !
Quand Turnus, de la citadelle des Laurentes, eut arboré l’étendard de la guerre et que le chant rauque des clairons eut retenti, quand il eut fouetté ses chevaux fringants et heurté ses armes, les esprits furent aussitôt bouleversés ; tout le Latium dans un branle-bas tumultueux se lève en masse ; et la jeunesse est déchaînée, furieuse. Les principaux chefs, Messape, Ufens, Mézence, le contempteur des dieux, rassemblent de toutes parts des forces de secours et dépeuplent les vastes campagnes de ceux qui les cultivaient. Vénulus est envoyé à la ville du grand Diomède pour lui demander son aide et pour lui annoncer que les Troyens sont campés au Latium, qu’Énée, arrivé avec sa flotte, y a débarqué ses Pénates vaincus et prétend que les destins l’appellent à y régner : beaucoup de nations se joignent à l’homme dardanien, et son nom se propage au loin dans le Latium. L’idée que cache cette entreprise, et, si la Fortune le favorise, l’usage qu’il entend faire de sa victoire apparaîtront plus clairement à Diomède qu’au roi Turnus ou au roi Latinus.
Voilà pour le Latium. Le héros Troyen, à qui rien n’échappe, flotte sur des remous de soucis ; les projets se succèdent rapidement dans son esprit partagé ; une résolution l’attire, puis une autre ; et il s’agite en tous sens : ainsi, lorsque, dans un vase d’airain, la surface éclairée de l’eau réfléchit en tremblant le soleil ou l’image de la lune rayonnante, sa lumière vole au loin sur tout ce qui l’entoure, s’élève dans les airs et frappe les hauts lambris du plafond. C’était la nuit ; par toute la terre un profond sommeil possédait les êtres las, la race des oiseaux et celle des bêtes : le vénérable Énée s’étendit sur la rive, sous la froide voûte du ciel, le cœur troublé par cette triste guerre, et abandonna ses membres à un tardif repos. Le dieu de l’endroit en personne, le Tibre au beau fleuve, vieillard dont la tête se levait entre les feuilles des peupliers, lui apparut. Le lin très fin d’une tunique glauque l’enveloppait ; et une couronne de roseaux ombrageait sa chevelure. Il prit la parole et dissipa ainsi les soucis d’Énée : « Ô fils des dieux, qui nous ramènes la ville de Troie sauvée de ses ennemis et qui nous conserves l’éternelle Pergame, toi qui étais attendu sur le sol des Laurentes et dans les champs latins, c’est bien ici ta demeure fixe, ne t’éloigne plus ; ce sont tes fixes Pénates. Ne te laisse pas effrayer par les menaces de la guerre. Toute la haine et la colère des dieux sont tombées. Pour que tu ne te croies pas le jouet d’un vain songe, sous les chênes de la rive, tu trouveras étendue une énorme truie avec trente nouveau-nés, toute blanche, couchée sur le sol, et ses petits tout blancs autour de ses mamelles : [là sera l’emplacement de la ville ; là le terme certain de tes épreuves] c’est le signe qu’au bout de trente années Ascagne fondera Albe au nom clair. Ce que je te prédis est sûr. Maintenant comment sortiras-tu vainqueur des dangers qui te menacent ? Écoute-moi ; je te l’apprendrai en peu de mots. Sur ces bords, des Arcadiens, race issue de Pallas, qui ont accompagné le roi Évandre et suivi ses enseignes, ont élu domicile et bâti sur des collines une ville que, du nom de Pallas leur ancêtre, ils ont nommée Pallantée. Ils sont continuellement en guerre avec la nation latine. Prends-les pour alliés de guerre et conclus un pacte. Je te conduirai moi-même entre mes rives, en ligne droite, afin que, porté sur mes eaux, tes rames t’en fassent remonter le cours. Lève-toi donc, fils d’une déesse ; le coucher des astres commence ; offre selon le rite tes prières à Junon, et que tes vœux de suppliant désarment sa colère et ses menaces. Quand tu seras vainqueur, tu me rendras l’hommage que tu me dois. C’est moi que tu vois couler à pleins bords, rasant mes rives et coupant de grasses cultures, moi le Tibre azuré, le fleuve le plus agréable au ciel. C’est ici que j’ai ma grande résidence ; là où sort ma source, s’élèvent de hautes cités. »
Il a dit et le dieu fluvial s’est plongé dans ses grandes eaux dont il gagne les profondeurs. La nuit et le sommeil ont quitté Énée. Il se lève, contemple la lumière naissante du soleil dans l’éther. Selon le rite, il puise de l’eau du fleuve dans le creux de sa main et élève ces paroles vers le ciel : « Nymphes, Nymphes des Laurentes, qui donnez naissance aux fleuves, et toi, ô Tibre, leur père, toi et ton fleuve sacré, recevez Énée, écartez enfin de lui les périls. Quelle que soit la source d’où vienne la nappe d’eau où tu résides pitoyable à nos misères, quelle que soit la terre d’où tu jaillis dans toute ta beauté, je t’honorerai toujours, je te comblerai toujours de mes présents, fleuve aux cornes puissantes, toi qui règnes en maître sur toutes les eaux de l’Hespérie. Sois-moi seulement propice ; et confirme-moi tes volontés d’une manière plus sensible. » Il dit, choisit dans sa flotte deux birèmes. Il les fait garnir de rames et distribue en même temps des armes à ses compagnons.
Et, – prodige subit et merveilleux à voir, – voici qu’à travers la forêt il aperçoit une laie toute blanche avec sa portée blanche comme elle, qui s’est couchée sur la verte rive. C’est à toi, puissante Junon, à toi que le pieux Énée en fait le sacrifice et qu’il les immole, elle et ses petits, devant ton autel. Pendant toute la durée de la nuit, le Tibre a calmé ses flots irrités ; et, dans un silencieux reflux de son cours, il s’est arrêté de façon que sa surface aplanie ressemblât à un étang paisible ou à un tranquille marais et que les rames n’eussent pas à lutter. Aussi les Troyens poursuivent-ils leur route en l’accélérant dans une rumeur de joie. Le sapin enduit de poix glisse sur le fleuve ; les eaux s’étonnent, le bois inaccoutumé s’étonne de ces hommes dont les boucliers resplendissent au loin et du passage des carènes peintes. Ils ont ramé nuit et jour ; ils franchissent les longs détours sous des arbres de toute essence qui les ombragent, et ils coupent sur les paisibles eaux le reflet des forêts vertes. Le soleil de feu avait atteint le milieu du ciel quand ils virent au loin les murs, la citadelle, quelques toits épars, que la puissance romaine égale maintenant au ciel : c’était alors le pauvre royaume d’Évandre. Ils tournent rapidement les proues et s’approchent de la ville.
Il se trouvait ce jour-là que le roi arcadien offrait un sacrifice solennel au grand fils d’Amphitryon et aux dieux devant la ville, dans un bois sacré. Son fils Pallas avec lui, toute l’élite de la jeunesse et son pauvre sénat faisaient brûler l’encens ; et un sang tiède fumait aux autels. Quand ils virent les hautes nefs glisser entre les rameaux ombreux des bois et des hommes silencieux courbés sur les rames, épouvantés par ce spectacle subit, ils se levèrent tous, abandonnant les tables. Avec décision Pallas leur défend d’interrompre le sacrifice et, ayant saisi un javelot, il vole seul au-devant des étrangers et de loin, du haut d’un tertre : « Jeunes gens, crie-t-il, quelle raison vous a poussés à tenter des routes inconnues ? Où vous dirigez-vous ? Quelle est votre race ? De quelle patrie venez-vous ? Nous apportez-vous la paix ou le bruit des armes ? » Alors le héros Énée, de sa haute poupe, lui tendit de sa main un pacifique rameau d’olivier et lui dit : « Ce sont des Troyens que tu vois et des armes hostiles aux Latins, des exilés qu’ils ont repoussés dans une guerre impie. Nous venons trouver Évandre. Portez-lui ces paroles ; dites-lui que les principaux seigneurs dardaniens sont venus lui demander une alliance guerrière. » Un si grand nom frappa Pallas d’étonnement. « Descends, qui que tu sois, dit-il ; viens parler à mon père et entre dans nos pénates comme un hôte. » Il lui tendit la main et serra la sienne longuement. Et tous deux s’avançant pénètrent sous le bois sacré et quittent le fleuve.
Alors Énée adresse au roi ces paroles amicales : « Ô le meilleur des Grecs, toi à qui la Fortune a voulu que je fisse une prière et que j’offrisse des rameaux noués de bandelettes, je n’ai pas redouté en toi le chef grec, ou l’Arcadien, ou l’homme uni par le sang aux deux Atrides. Mais la conscience de ce que je suis, les saints oracles des dieux, la parenté de nos ancêtres, ta renommée répandue par toute la terre, nous créaient des liens et m’ont fait vouloir ce que voulaient les destins. Dardanus, le père et le fondateur de la ville d’Ilion, né, comme le racontent les Grecs, de l’Atlantide Électre, aborda chez les Troyens : Électre était la fille du puissant Atlas qui soutient sur ses épaules les globes éthérés. Votre père à vous est Mercure, que la brillante Maïa conçut et mit au jour sur le froid sommet du Cyllène ; mais Maia, si nous en croyons la tradition, est la fille d’Atlas, du même Atlas qui supporte les constellations. Ainsi le même sang se partage en nos deux familles. Confiant dans ce passé, je n’ai eu recours ni aux ambassades ni aux artifices pour éprouver tes dispositions. C’est moi, c’est moi-même, c’est ma personne que je te présente ; et je suis venu à ton seuil en suppliant. La même nation Daunienne qui te poursuit nous fait une guerre cruelle. Si les Rutules nous chassent, ils se flattent de soumettre, sans aucune peine, à leur joug toute l’Hespérie jusqu’en ses profondeurs, et de tenir les mers qui la baignent en haut et en bas. Reçois ma foi et donne-moi la tienne. Nous avons des hommes de guerre solides, de grands courages, une jeunesse qui a fait ses preuves. »
Énée avait dit ; pendant qu’il parlait, Évandre regardait son visage, ses yeux, parcourait tout son corps. Il lui répondit en peu de mots : « Quel bonheur de te recevoir, ô le plus courageux des Troyens ! Comme je reconnais avec joie et retrouve en toi la parole, la voix, le visage de ton père, le grand Anchise ! Je me rappelle en effet le voyage à Salamine du fils de Laomédon, Priam, lorsqu’il vint visiter le royaume de sa sœur Hésione : il voulut voir de là notre froide Arcadie. La jeunesse couvrait alors mes joues de sa première fleur ; j’admirais les seigneurs troyens ; j’admirais le fils de Laomédon lui-même ; mais Anchise s’avançait le plus grand de tous. Mon enthousiasme juvénile brûlait de parler à ce héros, de lui serrer la main : je l’approchai et je m’empressai de le conduire sous les remparts de Phénée. En partant il me donna un carquois splendide, des flèches lyciennes, une chlamyde aux entrelacs d’or, et deux freins d’or que possède encore mon Pallas. Aussi, l’alliance que vous demandez est chose faite : aussitôt que la lumière de demain sera rendue à la terre, vous me quitterez heureux de mon secours et je vous aiderai de mes ressources. En attendant, puisque vous êtes venus ici en amis, célébrez d’un cœur favorable avec nous ce sacrifice annuel qu’il serait impie de différer ; et dès maintenant asseyez-vous aux tables de vos alliés. » Cela dit, il ordonne qu’on rapporte les plats et les coupes qui avaient été enlevés ; il place lui-même ses hôtes sur des sièges de gazon ; il prend Énée et, l’honorant d’un siège particulier recouvert de la peau velue d’un lion, il l’invite à s’asseoir sur un trône d’érable. Alors des jeunes gens choisis et le prêtre de l’autel s’empressent d’apporter les chairs rôties des taureaux et les corbeilles chargées des dons travaillés de Cérès ; et ils versent celui de Bacchus. Énée et la jeunesse troyenne mangent le dos d’un bœuf entier et les entrailles lustrales.
Lorsqu’ils eurent satisfait leur faim et que leur appétit fut rassasié, le roi Évandre prit la parole : « Cette solennité, ce banquet traditionnel, cet autel élevé à une divinité considérable, ne nous ont pas été imposés par une vaine superstition et l’ignorance des anciens dieux. Nous avons été sauvés d’un affreux péril, mon hôte troyen, et rendant hommage à notre libérateur, nous instituons un nouveau culte. Regarde d’abord cette roche suspendue à des rocs ; tu vois cette dispersion des masses de pierre, cette maison debout et abandonnée au flanc de la montagne, et l’immense débâcle de ces rocs entraînés. Ce fut la caverne, au profond et vaste enfoncement, d’un monstre à demi homme, de l’infernal Cacus. Il la gardait inaccessible, sous son toit, aux rayons du soleil. Le sol en était toujours tiède de nouveaux meurtres, et, clouées à sa porte insolente, de pâles têtes d’hommes, au hideux sang noir, pendaient. Vulcain était le père de ce monstre. Cacus en vomissait les sombres feux, et passait, masse énorme. À nous aussi, le temps enfin apporta le secours qu’imploraient nos vœux ; un dieu vint. Le très puissant justicier, fier d’avoir tué et dépouillé le Géryon aux trois corps, Alcide, était ici. Ce vainqueur conduisait par nos champs ses immenses taureaux ; et son troupeau s’était répandu dans la vallée et aux bords du fleuve. Mais Cacus dans ses accès de folie ne voulait pas qu’il y eût un crime, une ruse, que son audace n’eût pas tentés : il détourne de leurs pâturages quatre magnifiques taureaux et autant de superbes génisses et, pour qu’on ne puisse suivre leurs empreintes directes, il les traîne par la queue vers sa caverne ; ayant ainsi tourné en sens inverse leurs traces, il tenait ses prises cachées dans l’ombre de son rocher. On pouvait les chercher : aucun indice ne menait à la caverne.
« Cependant, comme le fils d’Amphitryon rassemblait son troupeau rassasié et se préparait au départ, les bœufs en s’éloignant mugirent, remplirent tout le bois de leurs tristes meuglements et se plaignaient de quitter ces collines. Une génisse leur répondit, se mit à beugler dans l’antre vaste et trompa l’espoir de son geôlier Cacus. Le cœur d’Alcide s’était enflammé d’un furieux courroux et d’une amère douleur ; il saisit ses armes, sa massue lourde de nœuds, prend sa course et gagne les âpres sommets de la montagne. Alors, pour la première fois, les nôtres virent Cacus épouvanté, les yeux hagards ; aussitôt il fuit plus vite que l’Eurus et gagne son antre ; la terreur lui donne des ailes. Quand il s’y fut enfermé, quand, les chaînes rompues, il eut fait retomber le roc monstrueux qu’un ouvrage paternel en fer forgé tenait suspendu, et eut ainsi solidement obstrué l’entrée de sa caverne, voici que, la fureur dans l’âme, le Tirynthien était déjà là et cherchait partout un passage, portant çà et là ses regards et grinçant des dents. Trois fois, bouillant de colère, il parcourt le mont Aventin ; trois fois il s’évertue vainement à forcer la porte de pierre ; trois fois, tombant de fatigue, il s’assied dans la vallée. Debout, surgissant au dos de la caverne, se dressait, très haute à voir, une roche aiguë entourée de rocs à pic, séjour et nid commodes aux oiseaux de proie. Comme, inclinée à gauche, elle penchait vers le fleuve, Hercule, de toutes ses forces, l’ébranle du côté opposé, à droite, et finit par l’arracher de ses racines ; puis il la pousse et, sous cette poussée, le ciel immense retentit comme d’un coup de tonnerre. Les berges tremblent ; le fleuve terrifié reflue. Alors, sans son toit, apparut la caverne, l’immense palais de Cacus, et on en découvrit les ténébreuses profondeurs. Ce fut comme si une violente secousse fendait profondément la terre, ouvrait les séjours infernaux, exposait à l’air les pâles royaumes haïs des dieux, et comme si on voyait d’en haut le monstrueux gouffre et sous ce jet de lumière courir ça et là les mânes.
« Surpris par la clarté inattendue, enfermé au creux de son rocher, Cacus poussait d’étranges rugissements. D’en haut Alcide l’accable de projectiles ; tout devient une arme sous sa main ; il lui lance des troncs d’arbres et de grosses pierres. Cacus, voyant qu’il ne lui reste aucun moyen de fuir le péril, vomit par la bouche, ô merveille ! une immense fumée, enveloppe son repaire d’une obscurité aveuglante qui l’arrache aux regards ; il amasse sous son antre une nuit fumeuse où se mêlent des feux et des ténèbres. Alcide, dans sa rage, ne le supporta pas. D’un bond, la tête la première, il s’est jeté lui-même à travers le feu, là où la fumée roulait ses flots les plus épais et où l’immense caverne n’était qu’un bouillonnement de noires vapeurs. Cacus a beau vomir son incendie dans les ténèbres, Hercule le saisit, noue ses bras autour de lui, lui fait en le serrant saillir les yeux hors de la tête ; et sa gorge se dessèche de sang. Aussitôt la porte de la noire demeure est arrachée ; on l’ouvre ; les génisses soustraites, les rapines niées, se montrent au ciel ; et le hideux cadavre est traîné dehors par les pieds. On se remplit la vue insatiablement de ces terribles yeux, de ce visage, de cette poitrine velue, hérissée, d’une demi-bête, de cette gorge aux feux éteints.
« De ce jour date une fête en l’honneur du dieu Joyeux, les descendants en ont conservé l’anniversaire. Ce fut d’abord le fondateur Potitius, puis la famille des Pinarii, gardienne du sacrifice à Hercule. Le dieu avait dans ce bois sacré élevé cet autel que nous nommerons toujours « Le plus grand autel » et qui le restera toujours. Et maintenant, jeunesse, pour le sacrifice en l’honneur d’une telle prouesse, ceignez vos cheveux de feuillage, levez vos coupes, invoquez le dieu qui est maintenant le vôtre comme le nôtre et répandez les libations de bon cœur. » Il dit ; le peuplier aux deux couleurs a voilé sa chevelure d’une ombre herculéenne en laissant pendre son feuillage ; et la coupe sacrée remplit sa main. Tous aussitôt allègrement font des libations sur la table et prient les dieux.
Pendant ce temps, Vesper s’approche dans l’Olympe incliné. Déjà les prêtres et, le premier, Potitius s’avancent ceints de peaux, selon l’usage, des flambeaux à la main. On recommence à manger ; le second service apporte des mets agréables ; et les autels se couvrent de bassins chargés d’offrandes. Alors les Saliens se rangent pour chanter autour des autels illuminés, les tempes couronnées de peuplier. D’un côté le chœur des jeunes gens, de l’autre celui des vieillards entonnent l’éloge d’Hercule et ses hauts faits : comment il étouffa de sa main ses premiers monstres, les deux serpents de sa marâtre ; comment le même héros renversa les villes guerrières de Troie et d’Œchalie ; comment il endura mille rudes épreuves sous le roi Eurysthée, par la volonté de l’injuste Junon : « Ô invaincu, tu immoles de ta main les fils de la Nue, à la fois hommes et chevaux, Hylée et Pholus, et le monstre de Crète, et le vaste lion de la roche Némée. C’est toi qui as fait trembler les marais du Styx, le portier de l’Orcus couché sur des os à demi rongés dans son antre sanglant ; et aucune race de monstre ne t’a effrayé, pas même Typhée qui brandit ses armes du haut de sa grande taille. Ta raison n’a pas failli quand l’Hydre de Lerne t’a entouré de son armée de têtes. Salut, vrai rejeton de Jupiter, une gloire de plus parmi les dieux. Sois-nous propice et, d’un pied favorable, viens à ce sacrifice en ton honneur ! » Ils célèbrent Hercule en chantant ainsi ; ils redisent surtout la caverne de Cacus et Cacus respirant du feu. Tout le bois en résonne et l’écho s’en répercute dans les collines.
Ensuite, la cérémonie achevée, tous retournent à la ville. Le roi, alourdi par l’âge, s’appuyait en marchant sur Énée et sur son fils ; et la variété de son entretien rendait la route légère. Énée promenait sur tout le paysage des regards complaisants ; il en admirait la beauté captivante ; il demandait et entendait avec joie l’histoire de ce qui restait du passé. Et le roi Évandre, fondateur de la citadelle romaine, lui disait : « Ces bois, les Faunes et les Nymphes indigènes les occupaient et une race humaine née du tronc dur des chênes : elle n’avait ni règles morales ni culture ; elle ne savait ni mettre sous le joug les taureaux, ni amasser des provisions, ni ménager les biens acquis. Mais ils se nourrissaient du fruit des arbres et d’une pénible chasse. Le premier, Saturne vint de l’Olympe éthéré, fuyant la victoire de Jupiter, exilé privé de son royaume. Il rassembla ces hommes indociles et dispersés sur les hautes montagnes, leur donna des lois et choisit le nom de Latium pour le pays où il s’était caché (latuisset) en sûreté. On appelle âge d’or les siècles durant lesquels il fut roi : il gouvernait ainsi les peuples dans la tranquillité et la paix. Mais peu à peu à cet âge en succéda un autre, terne et de métal moins pur, avec la rage de la guerre et la fureur de posséder. Alors une troupe d’Ausonie, des peuples de Sicile survinrent ; et la terre de Saturne changea plusieurs fois de nom. Elle eut des rois et l’âpre Thybris à l’énorme corps, en mémoire de qui, plus tard, Italiens, nous avons appelé le fleuve Tibre : la vieille Albula perdit son vrai nom. Chassé de ma patrie, parcourant les mers lointaines, la toute-puissante Fortune et l’inéluctable destinée m’ont fixé ici où me poussaient les ordres redoutables de ma mère, la Nymphe Carmentis et le dieu qui l’inspirait, Apollon. »
Il dit ; puis, en avançant, il montre l’autel et la porte que les Romains, en souvenir, ont nommée Carmentale, antique honneur rendu à la nymphe Carmentis, la prophétesse dont les prédictions annoncèrent, les premières, l’avenir des grands Énéades et la gloire de Pallantée ; puis il montre le vaste bois sacré que l’impétueux Romulus appela Asyle, et sous la roche glacée le Lupercal ainsi nommé de Pan Lycéen, selon la mode arcadienne. Il leur montre encore le bois sacré d’Argilète, prend le lieu à témoin et raconte la mort (letum) de son hôte, Argus. Puis il les conduit à la roche Tarpéienne et au Capitole, aujourd’hui étincelant d’or, jadis hérissé de ronces et de broussailles. Déjà les pâtres craintifs y éprouvaient une terreur superstitieuse ; déjà cette forêt et cette roche les faisaient trembler. « Ce bois, dit-il, cette colline à la verte crête sont habités par un dieu. Lequel ? On ne sait. Les Arcadiens croient y avoir vu Jupiter en personne, souvent, secouant de sa droite la noire égide et assemblant les nuages. Tu vois maintenant les ruines dispersées de ces deux fortifications : ce sont les restes de monuments d’autrefois. Celle-ci fut élevée par le divin Janus, celle-là par Saturne. La première s’appelait Janicule ; la seconde, Saturnie. »
En parlant ainsi ils s’approchaient de la demeure du pauvre Évandre ; et ça et là, ils voyaient de grands troupeaux mugir sur le forum romain et dans le riche quartier des Carènes. Lorsqu’ils arrivèrent à la maison : « Alcide, après sa victoire, dit-il, a franchi ce seuil ; ce palais l’a reçu. Prends sur toi, mon hôte, de mépriser les richesses ; toi aussi montre-toi digne d’un dieu ; entre et sois indulgent à notre pauvreté. » Il dit, et dans son étroite demeure il introduisit le grand Énée et lui offrit pour se coucher un lit de feuillage et la peau d’une ourse de Libye.
La nuit tombe et embrasse la terre de ses sombres ailes. Cependant Vénus, dont l’âme maternelle, justement effrayée, redoute les menaces des Laurentes, émue par l’âpre tumulte de la guerre, s’adresse à Vulcain et, sur la couche d’or de son mari, répand dans ses paroles un divin amour. « Aussi longtemps que les rois argiens ravageaient Pergame condamnée par les destins et des citadelles qui devaient s’écrouler dans les flammes ennemies, je ne t’ai demandé pour les malheureux Troyens ni secours ni armes, rien de toi, mon époux bien-aimé ; je n’ai pas voulu te harceler ni te faire travailler en vain, bien que les fils de Priam eussent droit à ma reconnaissance et que les dures épreuves d’Énée m’eussent souvent tiré des larmes. Maintenant, mon fils s’est arrêté sur l’ordre de Jupiter au pays des Rutules ; et cette fois en suppliante, je viens demander à ta volonté divine qui m’est sacrée des armes ; mère, je t’implore pour mon fils. La fille de Nérée, la femme de Tithon, ont pu te fléchir par leurs larmes. Vois les peuples qui se liguent, les cités qui ont fermé leurs portes et aiguisent le fer contre moi, pour la perte des miens. »
Elle dit, et comme il hésite, elle lui jette autour du cou ses bras de neige et l’enveloppe de sa tiède et molle étreinte. Il se sent tout à coup envahi de la flamme accoutumée ; un feu qu’il connaît bien a pénétré ses moelles et couru par ses membres pleins de langueur. Ainsi parfois, quand le tonnerre éclate, le sillon enflammé de l’éclair parcourt les nuages de son étincelante lumière. L’épouse s’en est bien aperçue, heureuse de son adresse, consciente de sa beauté. Alors le dieu, enchaîné par l’éternel amour, lui dit : « Pourquoi chercher si loin des raisons ? Ai-je perdu ta confiance, déesse ? Si jadis tu avais eu le même souci, il m’eût été permis, même alors, d’armer les Troyens. Ni le Père tout puissant ni les destins ne défendaient que Troie résistât et que Priam survécût encore dix ans. Maintenant si tu prépares la guerre, si c’est là ton intention, tout ce que je puis promettre de travail dans mon art, tout ce que peut donner la fonte du fer et de l’électre, tout ce que mes forges et mes soufflets sont capables de produire, tu l’auras. Cesse de me prier : tu n’as pas à douter de ta force. » Ces mots prononcés, il lui donna les embrassements qu’elle désirait ; et, couché sur le sein de son épouse, il fut gagné par un tranquille sommeil qui se répandit dans tout son corps.
Mais déjà la nuit s’en allait, ayant accompli la moitié de sa course, et, pour ceux qui reposaient, avait chassé le sommeil. C’était l’heure où la femme, qui n’a pour vivre que son fuseau et de maigres travaux minerviens, ranime la cendre et la braise assoupie, et, ajoutant la nuit aux besognes du jour, active à la lumière ses servantes avec leurs longs écheveaux de laine, afin de conserver chaste le lit du mari et d’élever ses petits enfants : aussi vite qu’elle le dieu du feu, l’Ignipotent, se lève d’une couche voluptueuse pour aller à ses œuvres de forgeron.
Une île se dresse entre le rivage de Sicile et l’Éolienne Lipari, abrupte, aux rocs fumants. Sous ces rocs, un antre et des cavernes que les foyers des Cyclopes ont rongées, toutes pareilles à celles de l’Etna, font un bruit de tonnerre ; on entend des coups rudes et le gémissement des enclumes, l’éclat strident et souterrain des masses de fer des Chalybes, le halètement du feu dans les fournaises : c’est la demeure de Vulcain, et la terre se nomme la Vulcanie. C’est là que l’Ignipotent descend alors des hauteurs du ciel. Dans un antre immense, les Cyclopes, Brontès et Stéropès et Pyracmon tout nu, travaillaient le fer. Ils avaient façonné et poli en partie un de ces foudres que le Père des dieux lance si souvent de tous les points du ciel sur la terre ; l’autre partie restait inachevée. Ils y avaient ajouté trois rayons de grêle, trois de pluie, trois de feu rutilant et trois de rapide Auster ; maintenant ils mêlaient à leur ouvrage les éclairs terrifiants, le fracas, l’épouvante et la colère aux flammes dévorantes. D’un autre côté, on se hâtait de forger pour Mars le char et les roues ailées dont le bruit réveille et excite les hommes et les villes. On s’empressait aussi de polir une horrifique égide, l’arme de Pallas en fureur, les écailles d’or des serpents, les reptiles entrelacés et, sur la poitrine de la déesse, la Gorgone elle-même tournant encore les yeux dans sa tête tranchée. « Enlevez tout, dit Vulcain ; emportez ces ouvrages commencés, Cyclopes de l’Etna, et écoutez-moi bien. Il faut faire des armes pour un fier guerrier. Maintenant on a besoin de vos forces, et de vos mains rapides, et de toute votre maîtrise : pas de retard. » Il ne leur en dit pas plus ; tous rapidement, ils se courbèrent sur les enclumes, chacun avec sa part égale de travail. L’airain et l’or ruissellent ; l’acier meurtrier se liquéfie dans une vaste fournaise. Ils façonnent un énorme bouclier qui, à lui seul, protégerait de tous les traits des Latins. Ils y appliquent en les emboîtant sept lames circulaires. Les uns reçoivent et renvoient l’air avec des soufflets qui font le bruit des vents ; les autres trempent dans un bassin l’airain qui siffle. L’antre gémit sous le poids des enclumes. Les bras soulevés d’un puissant effort retombent en cadence et retournent la masse avec de mordantes tenailles.
Pendant que le dieu de Lemnos hâte son ouvrage aux bords éoliens, la bonne lumière du jour et le chant matinal des oiseaux sous le toit de chaume appellent Évandre hors de son humble demeure. Le vieillard se lève, revêt sa tunique, entoure ses pieds des courroies tyrrhéniennes. Puis il suspend à son épaule et à son côté l’épée d’Arcadie, ramenant en arrière la peau de panthère qui tombait sur son bras gauche. Deux chiens de garde sortent les premiers du haut seuil et accompagnent les pas de leur maître. Il se dirigeait vers le logement isolé de son hôte troyen, car le héros n’oubliait pas leurs entretiens et le secours qu’il lui avait promis. Énée, aussi matinal, s’avançait vers lui. L’un venait avec son fils Pallas, l’autre avec Achate. Ils s’abordent, se serrent les mains et, assis dans la cour intérieure de la maison royale, ils goûtent enfin le plaisir de s’entretenir librement. Le roi prend la parole : « Grand chef des Troyens, –jamais, toi vivant, je ne reconnaîtrai que Troie et son royaume ont été vaincus, – nos forces sont bien modestes pour le secours que tu attends de nous dans la guerre et pour un nom tel que le tien : d’un côté le fleuve toscan nous enferme ; de l’autre, le Rutule nous presse et entoure nos murs d’un bruit d’armes. Mais je me prépare à te rallier des peuples considérables et les camps d’un opulent royaume : un hasard inespéré t’offre le salut. C’est bien ici que te voulaient les destins. Non loin de nous, fondée sur un antique roc, est assise la ville d’Agylla où jadis la nation lydienne, illustre à la guerre, s’établit parmi les collines étrusques. Florissant durant de longues années, le roi Mézence la tint ensuite sous son insolente domination et sous ses armes cruelles. Te raconterai-je ses monstrueuses tueries ? Ses actes sauvages de tyran ? Que les dieux les fassent retomber sur lui et sur sa race ! Il allait jusqu’à lier des vivants à des corps morts, mains contre mains, bouche contre bouche, et ces suppliciés d’un nouveau genre, ruisselant de sanie et de sang corrompu, dans ce misérable accouplement, mouraient lentement. Mais enfin, excédés de ces furieuses démences, les citoyens s’arment, l’assiègent lui et sa maison, massacrent ses compagnons, jettent l’incendie sur son toit. Lui, il échappe au carnage, se réfugie sur le territoire des Rutules ; et Turnus défend son hôte par les armes. Dans sa juste fureur l’Étrurie s’est dressée tout entière. Ses peuples, impatients d’être en guerre, réclament le roi et son supplice. C’est à ces milliers d’hommes, Énée, que je vais te donner comme chef. Leur flotte pressée tout le long du rivage frémit et exige le signal du départ. Un vieil aruspice les retient par cet oracle. « Ô élite de la jeunesse méonienne, fleur et vertu des hommes d’autrefois, qu’un juste ressentiment emporte contre l’ennemi et dont Mézence mérite la haine enflammée, il n’est permis à aucun Italien de tenir sous ses ordres une aussi grande nation que la vôtre. Élisez des chefs étrangers. » Alors l’armée étrusque s’est arrêtée dans cette plaine, effrayée par les avertissements des dieux. Tarchon lui-même m’a envoyé des ambassadeurs et la couronne avec le sceptre ; il me fait remettre les insignes royaux, me demandant de venir au camp et de prendre le commandement du peuple tyrrhénien. Mais engourdie par les glaces de l’âge, fatiguée par les années, ma vieillesse me refuse cette charge ; et les hauts faits défient mes forces. J’y encouragerais mon fils, si d’un sang mêlé, né d’une mère sabellienne, par là il ne tenait à la patrie italienne. Toi, dont l’âge et la race répondent à la volonté des destins, toi que les puissances divines appellent, va donc, chef vaillant des Troyens et des Italiens. Je t’adjoindrai un compagnon, mon espoir et ma consolation, Pallas. Qu’il s’accoutume sous tes ordres au dur métier des armes et aux lourds travaux de Mars : qu’il voie tes exploits et que dès ses jeunes années il t’admire. Je lui donnerai deux cents cavaliers arcadiens, toute la force et l’élite de notre jeunesse, et il t’en amènera autant en son nom. »
Il avait ainsi parlé ; Énée, fils d’Anchise, et le fidèle Achate tenaient leurs yeux baissés, pensant dans leur cœur triste à beaucoup de choses dures ; mais Cythérée leur fit un signe dans le ciel découvert. Un éclair jaillit à l’improviste de l’éther avec un grand bruit ; soudain, tout parut s’écrouler ; une éclatante sonnerie de la trompette tyrrhénienne mugit dans les airs. Ils lèvent la tête : à deux reprises un énorme fracas d’armes retentit. Ils voient entre les nuages, dans une région sereine du ciel et dans un clair azur, des armes resplendir et s’entrechoquer comme un tonnerre. Évandre et Pallas étaient frappés de stupeur ; mais le héros troyen reconnut le bruit et les promesses de sa mère divine, et dit : « Ne cherche pas, mon hôte, de quel événement ce prodige porte l’annonce : sûrement, c’est moi que l’Olympe réclame. Ma divine mère m’a prédit qu’elle m’enverrait ce signal si la guerre commençait et qu’elle m’apporterait à travers les airs le secours d’armes forgées par Vulcain. Hélas, que de carnages attendent les malheureux Laurentes ! Quel châtiment tu recevras de ma main, Turnus ! Que de boucliers et de casques et de robustes corps tu rouleras dans tes eaux, ô Tibre, ô Père ! Qu’ils demandent des armées rangées en bataille et qu’ils rompent les traités ! »
Cela dit, il descend de son trône élevé et commence par réveiller sur les autels assoupis les feux d’Hercule, et joyeux il aborde le dieu Lare et les humbles Pénates de la veille. Et tous immolent des brebis choisies selon l’usage, aussi bien Évandre que la jeunesse troyenne. Puis de là Énée retourne à ses navires, revoit ses compagnons et choisit parmi eux, pour le suivre à la guerre, les plus remarquables par leur courage. Les autres, portés par l’eau qui court, descendent sans ramer le cours du fleuve, chargés d’annoncer à Ascagne les nouvelles des événements et de son père. Les Troyens qui vont gagner le pays tyrrhénien reçoivent des chevaux ; on en amène un à Énée, qui n’a pas été tiré au sort et que caparaçonne entièrement une fauve peau de lion brillante, aux ongles d’or.
Le bruit court et se répand tout à coup parmi la petite ville : la cavalerie va rapidement partir vers les rivages du roi tyrrhénien. Les mères effrayées redoublent de prières ; leur crainte se rapproche du danger ; déjà l’image de Mars grandit à leurs yeux. Alors Évandre, saisissant la main de son fils qui s’en va, la presse et, sans pouvoir arrêter ses larmes, lui dit : « Oh ! si Jupiter me rendait mes années passées ! Si j’étais encore l’homme qui, sous Préneste même, pour la première fois, a taillé en pièces une armée, a brûlé, vainqueur, les amoncellements de boucliers et, de cette main, envoyé au Tartare le roi Érylus que sa mère Féronie avait à sa naissance gratifié de trois âmes (chose horrible) : il fallait culbuter trois armures, il fallait l’étendre mort trois fois ; et pourtant ce bras lui a arraché ses trois âmes et l’a dépouillé d’autant d’armures. Alors aucune violence ne m’enlèverait à tes doux embrassements, mon fils ; et jamais Mézence m’insultant, moi son voisin, n’eût fait avec son épée tant de cruelles funérailles et n’eût dépeuplé sa ville de tous ces citoyens. Mais vous, ô dieux, et toi, le grand maître des dieux, Jupiter, ayez pitié, je vous en prie, du roi des Arcadiens ; écoutez mes prières paternelles. Si votre volonté, si les destins doivent me rendre Pallas sain et sauf, si je dois le revoir, si nous devons nous retrouver réunis, accordez-moi de vivre ; j’accepte d’endurer n’importe quelle souffrance. Mais, ô Fortune, si tu me menaces de quelque accident indicible, maintenant – oui, maintenant – laisse se rompre une vie qui me serait trop cruelle, tandis que mes appréhensions hésitent, que l’attente de l’avenir est incertaine, que je te tiens dans mes bras, cher enfant, ma seule et tardive joie, avant qu’aucun message accablant ne vienne blesser mes oreilles. » Ce furent au départ les suprêmes adieux du père ; il s’évanouit, et ses serviteurs l’emportèrent chez lui.
Déjà, les portes ouvertes, la cavalerie était sortie ; Énée et le fidèle Achate s’avançaient au premier rang ; puis les autres seigneurs troyens. Pallas lui-même, au milieu de la colonne, se faisait remarquer par sa chlamyde et ses armes peintes. Ainsi, tout humide de l’Océan, Lucifer, que Vénus préfère à tous les autres feux du ciel, lève dans le firmament sa tête sacrée et dissipe les ténèbres. Debout, tremblantes, sur les murs les mères suivent des yeux le nuage de poussière et les scintillements des escadrons d’airain. Ils vont en armes par les raccourcis à travers les broussailles ; un cri part ; les rangs se forment ; les sabots des quadrupèdes martèlent le sol poudreux de la plaine.
Il y a près du fleuve dont les fraîches eaux baignent Céré un bois immense, sanctifié au loin par la religion de nos pères. De tous côtés les collines l’enferment comme un vallon et lui font une ceinture de noirs sapins. On dit que les vieux Pélasges, qui jadis furent les premiers occupants du territoire latin, l’avaient consacré avec un jour de fête à Silvain, dieu des champs et des troupeaux. Non loin de là Tarchon et les Tyrrhéniens avaient assis leur camp que la position fortifiait ; et de la haute colline on pouvait voir toute leur levée de troupes et leurs tentes dans la vaste plaine. Énée et la jeune élite guerrière entrent sous ce bois et, fatigués, se reposent, eux et leurs montures.
Vénus, cependant, qui avait traversé toute brillante les nuages éthérés, était là avec ses présents. Elle vit à l’écart, au fond de la vallée, son fils, séparé de ses compagnons, sur le frais rivage du fleuve et lui adressa ces mots en se montrant à lui : « Voici ce qu’a fait mon époux, l’œuvre d’un art que je t’avais promis ; n’hésite pas, mon fils, à défier bientôt au combat les superbes Laurentes et l’impétueux Turnus. » Ainsi parle la Cythérée et elle vient embrasser son fils et déposer en face de lui, sous un chêne, les armes flamboyantes.
Lui, heureux des présents de sa mère et d’une telle magnificence, n’en pouvait rassasier ses yeux ; il les parcourait l’un après l’autre ; il admirait et retournait dans ses mains, entre ses bras, la terrible aigrette et le casque aux flammes menaçantes ; l’épée chargée de mort ; l’épaisse cuirasse d’airain, d’un rouge de sang, énorme, pareille à la nuée d’azur embrasée d’un soleil dont elle projette au loin les rayons ; les cuissards polis, d’électre et d’or deux fois forgés ; et la lance et le bouclier à l’indescriptible contexture.
Sur ce bouclier l’Ignipotent, qui n’ignorait pas les prophéties et qui savait l’avenir, avait gravé l’histoire de l’Italie et les triomphes romains. On y voyait toute la race des futurs descendants d’Ascagne et leurs guerres successives. Dans l’antre verdoyant de Mars, la louve, qui venait de mettre bas, y était représentée ; les deux enfants jouaient pendus à ses mamelles et tétaient leur nourrice sans trembler. Elle, la tête mollement tournée vers eux, les caressait l’un après l’autre et façonnait leurs corps en les léchant. Non loin de là, c’était Rome et les Sabines indignement enlevées dans l’hémicycle, au milieu des Grands Jeux du Cirque ; puis la guerre tout à coup surgie entre les Romulides et le vieux Tatius, roi des austères Sabins de Cures ; puis, ayant mis fin à leurs luttes, les mêmes princes, debout en armes devant l’autel de Jupiter, tenaient une coupe et scellaient leur alliance dans le sang d’une truie. Tout près, de rapides quadriges en sens contraire écartelaient Mettus (que ne restais-tu fidèle à ta parole, Albain !) ; Tullus traînait les entrailles du perfide à travers la forêt, et les buissons arrosés dégouttaient de sang. Ailleurs Porsenna enjoignait aux Romains de recevoir Tarquin, qu’ils avaient chassé, et tenait la ville sous la pression d’une immense armée ; mais les descendants d’Énée se ruaient aux armes pour la liberté ; et vous auriez vu Porsenna pareil à celui qui s’indigne et qui menace, parce que Coclès osait rompre le pont et Clélie, brisant ses chaînes, traverser le fleuve à la nage.
Au sommet du bouclier, le gardien de la roche Tarpéienne, Manlius, debout devant le temple, occupait le haut du Capitole ; et la cabane royale de Romulus se hérissait d’un chaume qu’on venait de renouveler. Là, une oie d’argent, battant des ailes sous un portique d’or, annonçait la présence des Gaulois au seuil de la ville. Les Gaulois étaient là au milieu des broussailles et cherchaient à occuper la citadelle, protégés par les ténèbres à la faveur d’une nuit opaque. Leur chevelure était d’or et d’or leur vêtement ; leurs sayons, rayés de bandes luisantes. Leurs cous blancs comme du lait étaient cerclés d’or ; chacun d’eux fait miroiter à sa main deux javelots des Alpes ; et de longs boucliers protègent leur corps. Là encore, Vulcain avait figuré les danses bondissantes des Saliens, les Luperques nus et les aigrettes de laine et les anciles tombés du ciel ; les chastes matrones, dans leurs souples carrosses, conduisaient par la ville les images sacrées. Plus loin, c’est le séjour du Tartare, les profondeurs de Pluton, les châtiments des scélérats et toi, Catilina, que menace le rocher où tu es suspendu et que les Furies épouvantent. Les justes sont à part et Caton leur donne des lois.
Au centre, la mer se gonflait à perte de vue, sur fond d’or ; mais les vagues, d’un bleu sombre, dressaient leur crête blanchissante d’écume. De clairs dauphins d’argent, qui nageaient en rond, balayaient de leurs queues la surface des eaux et fendaient les remous. Au milieu on pouvait voir les flottes d’airain, la bataille d’Actium, tout Leucate bouillonner sous ces armements de guerre, et les flots resplendir des reflets de l’or. D’un côté César Auguste entraîne au combat l’Italie avec le Sénat et le peuple, les Pénates et les Grands Dieux. Il est debout sur une haute poupe ; ses tempes heureuses lancent une double flamme ; l’astre paternel se découvre sur sa tête. Non loin, Agrippa, que les vents et les dieux secondent, conduit de haut son armée ; il porte un superbe insigne de guerre, une couronne navale ornée de rostres d’or. De l’autre côté, avec ses forces barbares et sa confusion d’armes, Antoine, revenu vainqueur des peuples de l’Aurore et des rivages de la mer Rouge, traîne avec lui l’Égypte, les troupes de l’Orient, le fond de la Bactriane ; ô honte ! sa femme, l’Égyptienne, l’accompagne. Tous se ruent à la fois, et toute la mer déchirée écume sous l’effort des rames et sous les tridents des rostres. Ils gagnent le large ; on croirait que les Cyclades déracinées nagent sur les flots ou que des montagnes y heurtent de hautes montagnes, tant les poupes et leurs tours chargées d’hommes s’affrontent en lourdes masses. Les mains lancent l’étoupe enflammée ; les traits répandent le fer ailé ; les champs de Neptune rougissent sous ce nouveau carnage. La Reine, au milieu de sa flotte, appelle ses soldats aux sons du sistre égyptien et ne voit pas encore derrière elle les deux vipères. Les divinités monstrueuses du Nil et l’aboyeur Anubis combattent contre Neptune, Vénus, Minerve. La fureur de Mars au milieu de la mêlée est ciselée dans le fer, et les tristes Furies descendent du ciel. Joyeuse, la Discorde passe en robe déchirée, et Bellone la suit avec un fouet sanglant. D’en haut, Apollon d’Actium regarde et bande son arc. Saisis de terreur, tous, Égyptiens, Indiens, Arabes, Sabéens, tournaient le dos. On voyait la Reine elle-même invoquer les vents, déployer ses voiles, lâcher de plus en plus ses cordages. L’Ignipotent l’avait montrée, au milieu du massacre, emportée par les flots et l’Iapyx, toute pâle de sa mort prochaine. En face, douloureux, le Nil au grand corps, ouvrant les plis de sa robe déployée, appelait les vaincus dans son sein azuré et les retraites de ses eaux.
César cependant, ramené dans les murs de Rome par un triple triomphe, consacrait aux dieux italiens, hommage immortel, trois cents grands temples dans toute la ville. Les rues bruissaient de joie, de jeux, d’applaudissements. Tous les sanctuaires ont un chœur de matrones ; tous, leurs autels ; et devant ces autels les jeunes taureaux immolés jonchent la terre. Auguste, assis sur le seuil de neige éblouissant du temple d’Apollon, reconnaît les présents des peuples et les fait suspendre aux opulents portiques. Les nations vaincues s’avancent en longue file, aussi diverses par les vêtements et les armes que par le langage. Ici Vulcain avait sculpté les tribus des Nomades et les Africains à la robe flottante ; là, les Lélèges, les Carions et les Gelons porteurs de flèches ; l’Euphrate roulait des flots apaisés ; puis c’étaient les Morins de l’extrémité du monde, le Rhin aux deux cornes, les Scythes indomptés et l’Araxe que son pont indigne.
Voilà ce que sur le bouclier de Vulcain, don de sa mère, Énée admire. Il ne connaît pas ces choses ; mais les images l’en réjouissent, et il charge sur ses épaules les destins et la gloire de sa postérité.
Et pendant que ces choses se passaient dans une partie lointaine de l’Italie, la Saturnienne Junon envoya du ciel Iris à l’audacieux Turnus. Il se trouvait que Turnus se reposait alors dans un vallon sacré sous le bois de son ancêtre Pilumnus. La fille de Thaumas lui dit de ses lèvres de rose : « Turnus, ce qu’aucun des dieux n’eût osé promettre à tes vœux, le cours du temps te l’a de lui-même apporté. Énée a quitté sa ville, ses compagnons, sa flotte ; il a gagné le Palatin et la demeure du roi Évandre. Ce n’est pas tout : il a pénétré jusqu’aux villes de Gorythus les plus éloignées ; il réunit et il arme une poignée de Lydiens, des paysans. Qu’attends-tu ? Où sont tes coursiers ? Où est ton char ? Ne perds pas un instant ; bouleverse et enlève le camp Troyen. »
Elle dit ; les ailes toutes grandes, elle s’élève vers le ciel, et, dans sa rapide ascension, découpe sous les nues un arc immense. Le jeune homme l’a reconnue ; il a levé ses deux mains vers les constellations et poursuit la fugitive de ces paroles : « Iris, charme du ciel, qui t’a envoyée du haut des nues et fait descendre pour moi sur la terre ? D’où vient subitement cette clarté sereine ? Je vois le milieu du ciel s’ouvrir et les étoiles errer sous sa voûte. J’obéis à de si grands présages, qui que tu sois qui m’appelles aux armes. » Ayant ainsi parlé, il s’approcha du fleuve, puisa à la surface de l’eau profonde une libation en adressant aux dieux force prières et chargea l’air de ses vœux.
Déjà dans la plaine ouverte s’avançait toute l’armée, riche en chevaux, riche en vêtements brodés et en or ; Messape conduit les premiers rangs ; les derniers marchent sous les ordres des fils de Tyrrhus ; leur chef, Turnus, est au centre. [Il se présente les armes à la main et surpasse les autres de toute la tête.] Ainsi le profond Gange se gonfle silencieusement quand ses eaux sont grossies de sept paisibles rivières ; ainsi le Nil rappelle ses flots des campagnes qu’il engraisse et se renferme dans son lit. Alors soudain les Troyens aperçoivent un nuage de poussière noire qui s’amoncelle et des ténèbres qui s’étendent sur la plaine. Le premier, Caïcus, d’une tour qui fait face à l’ennemi, s’écrie : « Ô citoyens, quel est ce sombre, ce noir tourbillon qui roule vers nous ? Vite, des armes ! Des traits ! Montez aux remparts ! Voici l’ennemi, holà ! » Avec une immense clameur les Troyens rentrent par toutes les portes et garnissent les murs. Car, en partant, l’excellent homme de guerre, Énée, leur avait bien recommandé, quoi qu’il advînt en son absence, de ne pas risquer l’audace d’une bataille rangée, de ne pas s’aventurer dans la plaine, mais de rester au camp et de se borner à défendre leurs murs à l’abri de leurs retranchements. Aussi, bien que l’amour-propre et la colère les excitent à en venir aux mains, ils opposent leurs portes à l’envahisseur, font ce qui leur a été recommandé, et dans l’intérieur de leurs tours, en armes, ils attendent l’ennemi.
Turnus, qui avait précédé comme en volant son armée trop lente, accompagné de vingt cavaliers choisis, paraît à l’improviste au pied des murs. Il monte un cheval de Thrace moucheté de blanc et il a la tête couverte d’un casque d’or à l’aigrette rouge : « Jeunes gens, dit-il, quel est celui d’entre vous qui le premier avec moi lancera à l’ennemi… Tenez ! » Et, brandissant son javelot, il le fait voler dans les airs, signal du combat, et s’élance dans la plaine fièrement. Ses compagnons lui répondent par le cri de guerre et le suivent en frémissant avec un horrible bruit. Ils s’étonnent de l’inertie des Troyens ; des hommes ne pas se mesurer dans la plaine, ne pas marcher contre l’ennemi, mais garder le camp ! Hors de lui, Turnus à cheval parcourt les murs en tout sens, cherche un accès détourné. Lorsque le loup gronde aux portes d’une bergerie devant laquelle il est embusqué, battu des vents et de la pluie, la nuit étant plus qu’à sa moitié, les agneaux en sécurité sous leurs mères bêlent ; et lui, farouche, terrible, bouillonne de fureur contre sa proie absente, harcelé par la longue faim qui l’enrage et par son gosier altéré de sang ; ainsi la colère du Rutule s’exaspère devant ces murs et ce camp ; le dépit le brûle jusqu’à la moelle de ses os durs. Comment se frayer un passage ? Par où chasser les Troyens de leur enceinte et les répandre dans la plaine ? Leur flotte se cachait, adossée à un des côtés du camp et protégée de toutes parts ou par les retranchements ou par le fleuve. Turnus l’attaque ; il crie à ses compagnons triomphants d’y porter l’incendie ; et, bouillant d’ardeur, il saisit à pleine main un pin enflammé. Sa présence les aiguillonne ; ils s’empressent à l’ouvrage. Toute la jeunesse s’arme de noirs brandons ; les foyers d’alentour sont mis au pillage ; les torches fumeuses jettent une sombre lumière ; et les étincelles de Vulcain montent vers le ciel mêlées de cendre.
Quel dieu, ô Muses, détourna des Troyens un si cruel incendie ? Qui a chassé de leurs vaisseaux ces terribles flammes ? Dites-le : la tradition est ancienne, mais la renommée immortelle.
Au temps où Énée commençait à construire sur l’Ida phrygien la flotte avec laquelle il gagnerait la haute mer, la mère des dieux elle-même, la Bérécyntienne, adressa ces mots au puissant Jupiter : « Ô mon fils, exauce la prière que ta mère chérie te fait, à toi le dompteur de l’Olympe. J’avais une forêt de pins que j’aimais depuis de longues années. C’était un bois sacré au sommet du mont, où l’on m’offrait des sacrifices dans l’ombre des pins noirs et des érables touffus. Ces arbres, je les ai joyeusement donnés au jeune héros Dardanien, lorsqu’il eut besoin d’une flotte. Maintenant la crainte me tourmente, l’anxiété m’angoisse. Dissipe mes appréhensions ; souffre que les prières de ta mère aient ce pouvoir sur toi : qu’aucun voyage, aucune tempête ne brise ces vaisseaux et n’en triomphe ; qu’il ne leur soit pas inutile d’être nés sur nos montagnes. »
Son fils, qui fait tourner les constellations, lui répondit : « Ô mère, où veux-tu amener les destins ? Ou que demandes-tu pour ces arbres ? Tu voudrais que des carènes, faites d’une main mortelle, aient une condition immortelle, et qu’Énée affronte, certain de les vaincre, les dangereuses incertitudes de la mer ? Quel dieu eut jamais tant de puissance ? Non, mais plutôt, lorsque ces nefs se seront acquittées de leur tâche et occuperont les rivages et les ports ausoniens, à toutes celles qui auront échappé aux flots et qui auront porté le chef Dardanien aux champs des Laurentes, j’enlèverai la forme mortelle et je ferai d’elles des déesses de la vaste mer, comme les Néréides Doto et Galatée qui fendent de leur sein les flots écumeux. » Il dit et, prenant à témoin de sa promesse le fleuve de son frère Stygien, les rives du torrent de poix et ses noirs tourbillons, il fit un signe de tête, et l’Olympe tout entier en trembla.
Donc le jour de la promesse était arrivé ; les Parques avaient achevé de filer les temps prescrits, lorsque l’attentat de Turnus avertit la Mère de détourner les torches des vaisseaux sacrés. Alors une lumière nouvelle vint frapper les yeux pour la première fois, et l’on vit du côté de l’Aurore un nuage immense traverser les cieux, et les chœurs de l’Ida se firent entendre ; une voix formidable retentit dans l’air et sonna aux oreilles des Troyens et des Rutules : « Ne vous précipitez pas, Troyens, à la défense de mes navires ; n’armez point vos bras : Turnus incendierait plutôt les mers que ces pins sacrés. Et vous, rompez vos liens et allez, déesses de la mer ; votre Mère vous l’ordonne. » Toutes les poupes rompent leurs amarres et, comme des dauphins, elles plongent, les éperons en avant, et gagnent les eaux profondes. Et miraculeusement elles reparaissent jeunes filles portées par les flots, [aussi nombreuses que les proues d’airain qui avaient bordé le rivage].
Les Rutules sont interdits ; Messape lui-même épouvanté et ses chevaux en panique ; le fleuve du Tibre hésite, avec un bruit rauque, et remonte vers sa source. Mais la confiance de l’audacieux Turnus n’est pas abattue. Hardiment il relève le courage des siens et les gourmande hardiment. « Ces prodiges sont dirigés contre les Troyens. C’est Jupiter lui-même qui leur ravit leur ressource habituelle, sans attendre le feu ni le fer des Rutules. Les mers n’ont plus de route pour eux, et il ne leur reste aucun espoir de fuir : la moitié du monde leur est fermée ; quant à la terre, nous la possédons ; tant de milliers d’hommes se lèvent en armes chez les nations italiennes ! Toutes les fatales réponses des dieux, dont les Phrygiens se prévalent avec jactance, ne me causent nul effroi. C’est assez pour les destins et pour Vénus que les Troyens aient touché les champs de la fertile Ausonie. Moi aussi, j’ai mes oracles qui sont tout autres : c’est d’exterminer par le fer cette race scélérate qui m’arrache mon épouse. Les Atrides ne sont pas les seuls à ressentir un tel outrage ; et ce n’est pas seulement Mycènes qui a le droit de prendre les armes. – N’est-ce point assez, dira-t-on, qu’ils aient péri une fois ? – Il fallait donc qu’ils ne fussent qu’une fois coupables, et que maintenant au moins ils eussent toute la race des femmes en profonde horreur. Mais ils se confient à ces retranchements qui nous séparent, à ces fosses qui nous retardent : faible barrière contre la mort ! N’ont-ils pas vu les remparts de Troie, bâtis de la main de Neptune, s’effondrer dans les flammes ? Qui de vous, ô mes guerriers d’élite, est prêt à forcer ce retranchement avec le fer et à fondre comme moi sur ce camp qui tremble de peur ? Je n’ai besoin contre les Troyens ni d’armes de Vulcain ni de mille navires, dût l’Étrurie tout entière se joindre à eux. Ils n’auront à craindre ni les ténèbres ni le lâche enlèvement du Palladium et le massacre en masse des gardiens d’une citadelle. Ce n’est pas dans le ventre ténébreux d’un cheval que nous nous cacherons. Je veux en plein jour, aux yeux de tous, envelopper leurs murs de flammes. Je leur ferai bien voir qu’ils n’ont plus affaire à des Grecs, à une jeunesse pélasgienne dont Hector retarda dix ans la victoire. Mais maintenant que la meilleure partie du jour est passée, soyez heureux de ce premier succès ; employez ce qui en reste à réparer vos forces, et comptez sur moi pour préparer l’attaque. »
Cependant Messape est chargé de faire investir les portes par des postes de sentinelles et d’entourer les remparts de feux de bivouac. Empourprés d’aigrettes et resplendissant d’or, quatorze jeunes chefs sont choisis pour surveiller les murs avec des soldats rutules ; et chacun d’eux a derrière lui cent jeunes gens. Ils courent ça et là ; ils font leurs relèves ; puis, couchés parmi l’herbe, ils se délassent à boire et à vider les cratères d’airain. De tous côtés les feux brillent ; les hommes de garde passent en jouant la nuit sans dormir.
De leurs retranchements les Troyens observent et se tiennent en armes au haut des tours. L’effroi les agite : ils visitent les portes ; ils relient par des ponts les tours aux remparts ; et ils apportent des traits. Mnesthée et l’impétueux Séreste pressent les travaux ; ce sont eux que le fondateur Énée, en cas d’événement contraire, a désignés pour être les chefs de la jeunesse et les maîtres du camp. L’ensemble de l’armée, ayant tiré au sort les périls à courir, monte la garde le long des murs ; chacun veille à son tour au poste qu’il a reçu mission de garder.
Nisus était le gardien d’une porte, soldat intrépide, fils d’Hyrtacus, compagnon que la montagne des grandes chasses, l’Ida, avait envoyé à Énée, rapide à lancer le javelot et les flèches légères. Il avait près de lui son compagnon Euryale, le plus beau des Énéades qui ait revêtu l’armure troyenne ; ses joues encore vierges du fer portaient le duvet de la première jeunesse. Ils s’aimaient et ne faisaient qu’un ; ils couraient ensemble aux combats ; et maintenant encore ils montaient tous deux la garde à la même porte. « Euryale, dit Nisus, sont-ce les dieux qui me soufflent cette ardeur, ou chacun se fait-il un dieu de son violent désir ? Depuis longtemps j’agite en moi le rêve de combattre ou d’entreprendre quelque chose de grand : je ne me contente pas de ce paisible repos. Tu vois à quelle sécurité s’abandonnent les Rutules. À peine quelques lumières brillent encore ; ils se sont étendus, délivrés de tout soin par le sommeil et le vin ; le silence règne au loin. Écoute donc ce à quoi je songe, l’idée qui a surgi en moi : tout le monde, le peuple et les anciens, souhaite qu’on rappelle Énée, qu’on lui envoie des messagers qui lui apportent des nouvelles sûres. Si l’on me promet ce que je demanderai pour toi, – car pour moi la gloire me suffît, – je crois pouvoir trouver au pied de cette éminence un chemin vers les murs et les fortifications de Pallantée. »
Stupéfait, ébloui de ce noble amour de la gloire, Euryale répondit aussitôt à son ardent ami : « Quoi, moi, tu refuserais de m’associer à cette grande entreprise, Nisus ? Je te laisserais partir seul pour de tels périls ? Ce n’est pas de cette façon que mon père, le guerrier Opheltès, m’a élevé et instruit au milieu de la terreur des menaces grecques et des épreuves de Troie, ni que j’ai agi à tes côtés depuis que j’ai suivi le magnanime Énée et ses suprêmes destins. J’ai en moi, oui, j’ai un cœur qui méprise la lumière du jour, un cœur qui estime que l’honneur où tu cours ne serait pas payé trop cher de la vie. » Nisus lui répondit : « J’étais loin de mettre ton courage en doute : je n’en avais pas le droit, non. Aussi vrai que j’y crois, puisse le grand Jupiter ou le dieu, quel qu’il soit, qui regarde favorablement mon entreprise, me ramener vainqueur près de toi ! Mais, – tu sais tout ce qu’on risque en de pareilles aventures, – si un hasard ou un dieu fait mal tourner les choses, je désire que tu me survives : ton âge est plus digne de la vie. Qu’il y ait quelqu’un pour m’enlever du champ de bataille ou pour me racheter, et pour me confier à la terre, ou, si la fortune coutumière ne le permettait pas, pour apporter à mon ombre errante les offrandes funèbres et m’honorer d’un tombeau. Je ne veux pas être la cause d’une telle douleur à ta mère malheureuse qui, seule parmi tant de mères, a osé suivre son enfant et a dédaigné les remparts du grand Aceste. » Mais Euryale répartit : « C’est m’amuser inutilement de vains prétextes. Ma résolution est prise ; je n’en changerai pas. Dépêchons ! » Aussitôt il réveille les sentinelles, qui lui succèdent et prennent la garde, et, quittant son poste, accompagne Nisus ; tous deux vont se présenter au roi.
C’était l’heure où tout ce qui respire sur la terre cherchait dans le sommeil une détente aux soucis et l’oubli des peines. Les principaux chefs des Troyens et l’élite de la jeunesse délibéraient sur les graves intérêts de l’État : que faire ? enverrait-on un messager à Énée ? Debout, au milieu du camp et de la place d’armes, ils s’appuyaient sur leurs longues lances et tenaient leurs boucliers. À ce moment Nisus et avec lui Euryale demandent à être admis au Conseil et insistent : l’affaire est importante et vaut qu’on la discute. Iule est le premier à bien accueillir cet empressement et donne la parole à Nisus. Alors le fils d’Hyrtacus dit : « Écoutez-nous favorablement, compagnons d’Énée, et ne jugez pas de nos projets sur notre âge. Les Rutules, délivrés de tout soin par le vin et le sommeil, se sont tus. Nous avons observé un endroit propice, à une sortie clandestine, le carrefour de deux routes près de la porte la plus proche de la mer. Les feux y sont interrompus ; une noire fumée monte vers les astres. Si vous nous permettez d’user de l’occasion pour aller aux murs de Pallantée chercher Énée, vous le verrez bientôt ici chargé de trophées, après avoir fait un immense carnage. Nous ne nous égarerons pas. Dans nos chasses continuelles, nous avons vu du fond d’une obscure vallée les premières maisons de la ville, et nous avons reconnu tout le cours du fleuve. »
Alors, appesanti par l’âge, et de grande expérience, Alétès s’écria : « Dieux de la patrie, qui continuez de protéger Troie, vous ne vous préparez pas, malgré tous nos malheurs, à nous anéantir, puisque vous avez suscité dans notre jeunesse de si belles âmes, de si grands courages ! » Parlant ainsi, il les prenait par les épaules, leur pressait les mains, baignait leur visage de ses larmes : « Quelles récompenses, jeunes gens, pourraient payer dignement cet exploit ? Les dieux et votre vertu vous donneront d’abord les plus belles ; les autres, vous ne les attendrez pas longtemps du pieux Énée ; et le jeune Ascagne n’oubliera jamais un aussi grand service. » – « Non certes, reprit Ascagne ; je n’ai qu’un espoir de salut, le retour de mon père, et, Nisus, j’atteste les grands Pénates, les dieux Lares d’Assaracus, le sanctuaire de la blanche Vesta, tout ce que je puis avoir de chance et de confiance, je le mets dans votre sein. Ramenez-moi mon père ; rendez-moi sa présence. Lui revenu, tout s’éclaire. Je vous donnerai deux coupes d’argent, ornées de figures en relief, que mon père, vainqueur d’Arisba, apporta de cette ville, deux trépieds, deux grands talents d’or, un antique cratère que me donna la Sidonienne Didon. Si la victoire m’assure la possession de l’Italie, si je m’empare du sceptre et si je tire le butin au sort, tu as vu sur quel cheval et sous quelles armes Turnus s’avançait, tout en or : eh bien, ce cheval, ce bouclier, cette aigrette de pourpre, je les excepterai du partage ; dès maintenant, c’est ta récompense, Nisus. En plus, mon père te fera présent de douze belles esclaves et douze captifs, tous avec leurs armes. Ajoute les terres que possède personnellement le roi Latinus. Quant à toi, enfant que nous devons honorer, moi dont l’âge est plus près d’atteindre le tien, je t’ouvre tout mon cœur. Je te choisis pour être mon compagnon dans tous les hasards de la vie. Je ne chercherai pour mon compte aucune gloire sans toi. En paix comme en guerre, dans le conseil comme dans l’action, tu auras toute ma confiance. » Euryale lui répondit : « Le temps ne me révélera jamais inférieure à cette courageuse entreprise. Voilà ce que je puis affirmer, – que la fortune me soit propice ou contraire. Mais par-dessus toutes ces faveurs il en est une que j’implore : j’ai ma mère, de la vieille race de Priam ; elle a voulu me suivre et, pour son malheur, ni la terre d’Ilion ni les murs du roi Aceste ne l’ont retenue. Elle ignore les dangers que j’affronte, et je la quitte sans l’avoir saluée. J’en atteste la Nuit et ta droite : je ne pourrais soutenir la vue de ses larmes. Mais toi, je t’en prie, console la pauvre femme et secours-la dans son abandon. Permets-moi d’emporter cette espérance ; je marcherai plus résolument à tous les périls. » Les Dardaniens, bouleversés, pleuraient et avant tous le bel Iule, dont cette image de sa propre piété filiale étreint le cœur. Il dit alors : « Soie tranquille ; tout sera digne de tes grands desseins. Ta mère sera la mienne : il ne lui manquera que le nom de Créuse. Celle qui a donné le jour à un fils tel que toi a droit aux plus hautes faveurs. Quel que soit le succès de ton entreprise, j’en atteste cette tête par laquelle mon père a l’habitude de jurer, tout ce que je te promets à ton retour, si la chose réussit, je l’assure à ta mère et à tous ceux de ton sang. » Il dit en pleurant ; puis il détache de son épaule une épée à poignée d’or et la gaine d’ivoire à laquelle elle est ajustée, chef-d’œuvre du grand artiste gnossien Lycaon. Mnesthée donne à Nisus la peau et la dépouille hérissée d’un lion ; le fidèle Alétès échange avec lui son casque. Aussitôt, bien armés, les deux jeunes gens se mettent en route. Tous les chefs troyens, jeunes et vieux, les accompagnent de leurs vœux jusqu’aux portes ; et le bel Iule, qui n’attend pas les années pour montrer le courage et les soucis d’un homme, les charge de nombreux messages pour son père ; mais la brise les disperse tous et en fait un vain présent aux nuages.
Ils sont sortis ; ils ont franchi le fossé, et, dans l’ombre de la nuit, ils gagnent le camp qui leur sera fatal, mais pas avant qu’ils n’aient causé la perte de nombreux ennemis. Ça et là, dans l’herbe, ils voient des corps étendus qui ont succombé au sommeil ou à l’ivresse, sur le rivage des chars le timon en l’air, des hommes couchés entre les harnais et les roues, des armes et des vases à vin pêle-mêle sur le sol. Le premier, le fils d’Hyrtacus prit la parole : « Euryale, il faut oser ! L’occasion nous fait signe. Voici le chemin. Toi, pour qu’aucune patrouille ne nous surprenne dans le dos, veille et regarde au loin. Moi, je vais nettoyer le passage et te frayer une large route. » Il dit, puis se tait ; aussitôt, l’épée à la main, il s’attaque au superbe Rhamnès qui se trouvait élevé sur un haut amoncellement de tapis et ronflait à pleins poumons. Il était roi et en même temps l’augure le plus cher au roi Turnus ; mais sa science augurale ne put écarter la catastrophe. Tout à côté, Nisus égorge trois des serviteurs de Rémus couchés confusément parmi des armes, puis son écuyer et son cocher qui dormait aux pieds de ses chevaux et dont il coupe la tête pendante. Il la tranche aussi au maître lui-même et laisse le tronc se vider à gros bouillons. La terre et le lit fument de ce sang noir. C’est le tour de Lamyrus, de Lamus, du jeune Serranus : il avait joué la plus grande partie de la nuit ; il était d’une beauté remarquable, et vaincu par le dieu du vin, dont il avait abusé, il gisait : heureux s’il avait égalé la durée de son jeu à celle de la nuit et s’il l’avait prolongé jusqu’à l’aurore. Ainsi un lion à jeun, qui n’obéit qu’à sa faim sauvage, jette la confusion dans une bergerie pleine, déchire, dévore les faibles bêtes muettes d’épouvante et frémit, la gueule sanglante.
Euryale ne faisait pas moins de massacre. Lui aussi enflammé et emporté par la fureur, il abat au passage et au hasard une foule d’inconnus, Fadus, Herbésus, Rhétus, Abaris, frappés à leur insu, sauf Rhétus qui veillait et voyait tout ; mais, en proie à l’épouvante, il se cachait derrière un grand cratère. Comme il se levait, Euryale lui plongea son épée jusqu’à la garde dans la poitrine et l’en arracha avec la vie. Rhétus vomit une âme de pourpre et rend en expirant des flots mêlés de vin et de sang. Et le bouillant Euryale poursuit son carnage clandestin. Déjà il approchait du quartier de Messape. Là, il voyait les derniers feux s’éteindre et les chevaux, attachés selon l’usage, qui broutaient le gazon, lorsque Nisus lui dit rapidement (car il le sentait entraîné par la furieuse passion du massacre) : « Cessons ; le jour, qui nous serait funeste, approche. Nous nous sommes assez vengés. La route est frayée à travers les ennemis. » Ils abandonnent de nombreux objets en argent massif, pris sur les guerriers, et des armes et des cratères, et aussi de beaux tapis. Euryale voit les phalères de Rhamnès et son baudrier orné de bulles d’or, que jadis avait envoyé à Rémulus de Tibur le très riche Cédicus qui désirait se l’attacher, bien que loin de lui, par les liens de l’hospitalité. Lorsque Rémulus mourut, il le légua à son petit-fils ; mais, après sa mort, les Rutules s’en étaient saisis dans le butin de guerre. Euryale le prend vivement et le suspend pour peu de temps à ses fortes épaules. Puis il se coiffe du casque de Messape qui semble fait pour lui et qu’une aigrette décore. Tous deux sortent du camp et gagnent des lieux plus sûrs.
Cependant une avant-garde de cavaliers partie de la ville latine, tandis que le reste de l’armée en ordre de bataille s’attarde dans la plaine, s’avançait et apportait des messages au roi Turnus. Ils étaient trois cents armés de boucliers aux ordres de Volcens. Déjà ils approchaient du camp et atteignaient les murs lorsqu’ils voient de loin les deux jeunes gens qui obliquaient par un sentier à gauche. Dans l’ombre à peine éclairée de la nuit, le casque de l’oublieux Euryale le trahit et réfléchit les rayons de la lune. Ce ne fut pas sans conséquence. Du milieu de sa troupe Volcens crie : « Arrêtez, là-bas. Pourquoi prenez-vous cette route ? Qui êtes-vous sous ces armes ? Où allez-vous ? » Ils ne répondent rien, accélèrent leur fuite dans la forêt et se fient à la nuit. Les cavaliers se portent aux débouchés des chemins connus et ainsi, de tous côtés, ferment les issues.
La forêt s’étendait très loin, hérissée de buissons et d’yeuses noires, remplie par des fourrés de ronces. Quelques rares pistes luisaient dans les pâquis obscurs. Les ténèbres des branches, le poids de son butin entravent Euryale, et la crainte le désoriente. Nisus fuit ; déjà, sans rien savoir, il avait échappé aux ennemis et aux lieux qui, depuis, du nom d’Albe, furent appelés Albains, – le roi Latinus y avait alors de hautes bergeries, – quand il s’arrêta, et regarda vainement en arrière : son ami avait disparu. « Malheureux Euryale, où t’ai-je laissé ? Comment te retrouver en refaisant de nouveau tout ce chemin compliqué dans cette forêt traîtresse ? » Il revient sur ses pas, observe et suit ses traces, erre au milieu des buissons silencieux.
Il entend les chevaux ; il entend le bruit et les appels de la poursuite. Peu après, une clameur arrive à ses oreilles ; il aperçoit Euryale, qui, trahi par le terrain et la nuit, affolé par une attaque tumultueuse et soudaine, se débat vainement contre tout un détachement qui l’a surpris et qui l’entraîne. Que faire ? Avec quelles forces, quelles armes délivrer son ami ? Se jettera-t-il au milieu des ennemis pour mourir et hâtera-t-il par ses blessures une mort glorieuse ? Le bras ramené en arrière, il brandit son javelot et, les yeux levés vers la Lune au haut du ciel, il lui adresse cette prière : « Ô déesse, sois-moi favorable, seconde mon entreprise, honneur des astres, gardienne des bois, fille de Latone. Si jamais mon père Hyrtacus a porté pour moi des offrandes à tes autels, si j’y ai moi-même ajouté celles de mes chasses, les suspendant à la voûte de ton temple ou les clouant à son fronton sacré, accorde-moi de jeter la panique dans ce peloton d’hommes et dirige mes traits à travers les airs. »
Il dit, et de tout son effort il lance le fer. Le javelot vole, fend les ombres de la nuit et vient, en face, se fixer dans le bouclier de Sulmon ; là, il se brise, et, le bois s’étant fendu, il traverse le cœur. L’homme roule, vomissant un ruisseau de sang tiède, et, déjà froid, de longs râles secouent ses flancs. On regarde de tous les côtés. Et voici que, rendu plus audacieux, Nisus brandissait un autre trait à la hauteur de l’oreille. Pendant que les cavaliers s’agitent, le javelot part, siffle et transperce les deux tempes de Tagus et s’arrête, tiède de sang, au milieu du cerveau. Volcens enrage atrocement : il ne voit nulle part ni le bras qui a lancé ces traits ni sur qui déverser sa fureur. « Mais toi du moins, tu paieras de ton sang tout chaud la mort de ces deux hommes ! » dit-il ; et, l’épée à la main, il marchait sur Euryale. Alors terrifié, hors de lui, Nisus pousse un cri : il ne peut se cacher plus longtemps dans l’ombre ni résister à sa grande douleur : « Moi ! Moi ! C’est moi qui ai tout fait ! Tournez vos armes contre moi, Rutules ! C’est moi le coupable. Il n’a rien osé, rien pu faire. J’en atteste le ciel et les astres qui savent. Il a seulement trop aimé son malheureux ami. »
Il parlait ainsi, mais l’épée, poussée avec force, a traversé les côtes du jeune homme et rompt sa blanche poitrine. Euryale roule dans la mort ; ses beaux membres sont baignés de sang, et sa tête défaillante retombe sur ses épaules. Ainsi une fleur éclatante, coupée par la charrue, languit et meurt ou, la tige lasse, les pavots courbent la tête sous la pluie lourde. Mais Nisus se rue au milieu des Rutules ; il ne cherche que le seul Volcens ; il ne s’attache qu’au seul Volcens. Les ennemis, serrés tout autour de lui et de près, cherchent à l’écarter ; il n’en menace pas moins l’homme et fait tournoyer l’éclair de son épée jusqu’à ce qu’il la lui ait plongée, bien en face, dans sa bouche criante ; il aura en mourant arraché la vie à son ennemi. Percé de coups, il se jette sur le corps sans vie d’Euryale, et c’est alors seulement qu’il trouve le repos et la tranquillité de la mort.
Couple heureux, si mes chants ont quelque pouvoir, jamais le temps ne vous effacera de la mémoire des âges, tant que la maison d’Énée occupera le roc immobile du Capitole et que le sénat romain aura l’empire du monde.
Les Rutules, en pleurs, que leur victoire a chargés de dépouilles et de butin, portent dans leur camp le cadavre de Volcens. Au camp, la désolation n’était pas moins grande : on a trouvé Rhamnès sans vie et d’autres chefs enveloppés dans le même massacre, Serranus et Numa. La foule s’attroupe autour de ces cadavres, de ces mourants, dans cet endroit où vient de se commettre un carnage encore chaud et où coulent à pleins bords des ruisseaux de sang qui écument. On se montre et on reconnaît parmi les dépouilles des deux Troyens le brillant casque de Messape et ses phalères recouvrées avec tant de peine.
Déjà l’Aurore, quittant la couche empourprée de Tithon, commençait à baigner la terre de lumière nouvelle ; déjà le soleil brillait et les choses avaient repris leurs couleurs, quand Turnus, ceint lui-même de ses armes, appelle aux armes les guerriers ; chacun des chefs range ses bataillons d’airain en ordre de bataille et, par tous les bruits qui courent, exaspère leur fureur. Bien plus, ils dressent sur des piques les têtes d’Euryale et de Nisus, pitoyable trophée, et les promènent en poussant de grands cris. Les durs compagnons d’Énée ont rangé leurs troupes sur les remparts à gauche (car la droite du camp est défendue par le fleuve). Ils commandent leurs énormes fossés et se tiennent au haut des tours, très inquiets, et en même temps très émus de voir les deux têtes qu’ils connaissaient trop bien, les malheureux ! ruisseler d’un sang noir.
Cependant la Renommée, messagère aux ailes rapides, court à travers la cité épouvantée et touche les oreilles de la mère d’Euryale. Subitement la chaleur a quitté les os de la malheureuse ; ses fuseaux lui sont tombés des mains, sa laine s’est déroulée. Elle s’élance, l’infortunée et, avec des hurlements de femme, s’arrachant les cheveux, démente, elle court d’abord aux remparts et au premier rang. Guerriers, dangers, projectiles, rien n’existe pour elle ; mais elle remplit le ciel de ses plaintes : « Est-ce ainsi que je te revois, Euryale ? Toi, ce tardif appui de ma vieillesse, tu as pu me laisser seule ? Cruel ! Il n’a même pas été donné à ta misérable mère de te dire adieu quand tu es allé à de si grands périls. Hélas, tu gis sur une terre inconnue, proie des chiens et des oiseaux du Latium ; et moi, ta mère, je n’ai ni mené tes funérailles, ni fermé tes yeux, ni lavé tes blessures, ni couvert ton corps de ce tissu auquel, nuit et jour, je me hâtais de travailler pour toi et qui consolait mes soucis de vieille femme. Où te chercher ! Quel coin de terre possède maintenant ton corps, tes membres arrachés, les lambeaux de ton cadavre ? Ce que j’ai là devant les yeux, c’est donc tout ce que tu me rapportes de toi ? Est-ce pour cela que j’ai traversé terres et mers ? Percez-moi, si vous avez quelque pitié, Rutules ; lancez sur moi tous vos traits : commencez par moi : que votre fer m’anéantisse ! Ou toi, puissant père des dieux, prends-moi dans ta miséricorde ; d’un éclat de ta foudre précipite au Tartare mon odieuse tête, puisque je ne puis rompre autrement une vie qui m’est à charge. » Ces sanglots ébranlaient les cœurs ; la tristesse et les gémissements se communiquaient à tous les rangs ; ils abattaient les courages, ils affaiblissaient les guerriers. Idæus et Actor, sur l’ordre d’Ilionée et d’Iule qui pleurait beaucoup, prennent la malheureuse, dont les lamentations enflammaient la douleur de tous, et la portent dans sa demeure.
Mais le clairon d’airain a fait retentir au loin son chant terrible. Une clameur lui répond et le ciel en mugit. Les Volsques, d’un même mouvement, ont formé la tortue et se hâtent ; ils se préparent à combler les fossés, à arracher les palissades. Les uns cherchent un accès et des endroits où poser les échelles et escalader les murs, là où la ligne des troupes est moins dense et où les rangs ont le plus d’éclaircies. Les Troyens, de leur côté, font pleuvoir sur eux toute espèce de projectiles et les repoussent à grands coups d’épieux, en gens qu’une longue guerre accoutuma à défendre des remparts. Ils roulaient des rochers écrasants pour rompre à la première occasion cette voûte d’acier, cependant que les Latins n’en sont pas moins ardents à braver tous les chocs sous l’épaisse carapace de leur tortue. Mais ils ne peuvent plus tenir. Les Troyens, là où l’ennemi se ramasse et les menace, roulent et lâchent une masse monstrueuse qui écrase les Rutules, sur une large étendue, et brise leur toit de boucliers. Malgré leur audace, les Rutules en ont assez d’une lutte où l’on ne voit pas l’ennemi ; et c’est avec des armes de jet qu’ils s’efforcent de chasser les Troyens de leurs retranchements. D’autre part Mézence, d’un horrible aspect, brandissait dans sa main étrusque un pin enflammé et lançait des flammes fumeuses. Messape, lui, dompteur de chevaux, fils de Neptune, détruit les palissades et demande des échelles pour les murs.
Ô vous, Muses, et toi, Calliope, je vous en prie, inspirez mes chants ; dites-moi quels carnages, quelles funérailles fit alors Turnus ; quels guerriers chaque combattant a envoyés à Orcus, et déroulez avec moi le rouleau de cette énorme guerre. [Il vous en souvient, déesses ; et vous pouvez nous le rappeler].
Il y avait une tour dont le regard mesurait difficilement la hauteur, munie de ponts très hauts, dans une admirable situation. Les Italiens unissaient toutes leurs forces pour l’emporter d’assaut et déployaient toutes leurs ressources pour la renverser. Les Troyens, eux, la défendaient à coups de pierres et, par ses larges meurtrières, répandaient une grêle de traits. Le premier, Turnus y lança une torche ardente et lui attacha l’incendie au flanc. La flamme, qu’attisait le vent, s’empare de la charpente, se fixe aux montants qu’elle dévore. Les assiégés en désordre, perdant la tête, veulent fuir le fléau ; en vain. Pendant qu’ils se pressent et se portent tous ensemble du côté où le feu n’a pas pris, la tour, sous leur poids, s’est soudain écroulée avec un fracas de tonnerre dont le ciel se remplit. À demi morts, entraînés par l’épouvantable masse, ils tombent à terre percés de leurs propres traits, et les éclats de bois leur défonçant la poitrine. À peine Hélénor et Lycus, seuls, ont échappé à la catastrophe. Hélénor, dans la fleur de l’âge, était le fils du roi de Méonie et d’une esclave, Licymnie, qui l’avait élevé secrètement et l’avait envoyé comme guerrier à Troie malgré la défense. Humble soldat, il était armé à la légère d’une simple épée et d’un bouclier sans emblème. Lorsqu’il se vit au milieu des milliers d’hommes de Turnus et de tous côtés enveloppé de troupes latines, comme une bête sauvage dans un cercle serré de chasseurs, – furieuse contre les traits, elle sait qu’elle va mourir, s’élance et d’un bond saute par-dessus les épieux, – ainsi le jeune homme se rue à la mort au milieu des ennemis et court là où il voit la grêle des traits plus épaisse.
Mais Lycus, bien plus léger à la course, à travers les ennemis, à travers les armes, fuit, atteint le rempart, s’efforce d’en saisir le créneau et de prendre la main de ses compagnons. Turnus, aussi rapide que lui et qui le presse de son javelot, l’interpelle d’un accent de triomphe : « Fou, as-tu espéré que tu pourrais nous échapper ? » Il saisit son corps suspendu et l’arrache avec un large pan de mur. Tel, l’oiseau de Jupiter, porteur de foudre, enlève jusqu’au plus haut du ciel, dans ses serres recourbées, un lièvre ou un cygne au corps blanc ; ou tel le loup de Mars arrache de l’étable un agneau que redemandent les longs bêlements de sa mère. De toutes parts une clameur s’élève ; on s’avance, on comble les fossés avec de la terre rapportée ; et d’autres lancent des torches enflammées au faîte des tours.
Ilionée d’un énorme rocher, un fragment de montagne, écrase Lucétius qui s’approchait d’une porte, la flamme au poing ; Liger terrasse Émathion ; Asilas, Gorynée, l’un adroit à lancer le javelot, l’autre habile à décocher de loin la flèche qui surprend ; Cénée tue Ortygius ; Turnus tue le vainqueur Cénée ; et Turnus tue Itys, Clonius, Dioxippe, Promolus, Sagaris et Idas debout sur le devant d’une haute tour. Capys tue Privernus ; la lance légère de Thémilla l’avait d’abord effleuré ; l’imprudent rejette son bouclier et porte la main à sa blessure. Alors une flèche ailée arrive ; sa main est clouée à son flanc gauche ; et le trait a secrètement rompu ses poumons d’une blessure mortelle.
Sous des armes magnifiques, le fils d’Arcens, revêtu d’une chlamyde brodée à l’aiguille et teinte de la sombre pourpre ibérienne, était d’une beauté remarquable. Son père, qui l’avait envoyé à la guerre, l’avait élevé dans le bois sacré de Mars, sur les bords du Symèthe où l’autel secourable de Palicus est arrosé du sang des victimes. Mézence dépose ses javelots, saisit sa fronde stridente, en fait tournoyer trois fois autour de sa tête la lanière tendue et, d’un plomb qui a fondu en traversant l’air, il fend au milieu le front du jeune homme et l’étend mort sur le sable dont il recouvre une large place.
Ce fut alors, dit-on, qu’Ascagne, habitué jusqu’ici à n’effrayer que les bêtes fuyantes, lança une flèche rapide, sa première flèche de guerre et, de sa main, terrassa le fort Numanus, surnommé Rémulus, qui avait récemment épousé la sœur cadette de Turnus. Ce guerrier allait devant les lignes vociférant la louange et l’injure, et, le cœur enflé de sa nouvelle et royale alliance, s’avançait énorme en criant : « N’avez-vous pas honte de recommencer à vous faire assiéger dans vos retranchements, Phrygiens deux fois captifs, et à opposer des remparts à la mort ? Les voilà ceux qui, les armes à la main, viennent épouser nos femmes ! Quel dieu, quelle démence vous a poussés en Italie ? Point d’Atrides ici ; point d’Ulysse beau parleur ! Nous sommes une race de souche dure ; nos enfants à peine nés, nous les plongeons dans les fleuves où la cruelle glace des eaux les endurcit. Jeunes, ils passent les nuits à la chasse et sans cesse battent les forêts. Leurs jeux, c’est de dompter les chevaux, de tendre l’arc et de lancer la flèche. Notre jeunesse endurante, accoutumée à vivre de peu, dompte la terre sous son hoyau ou ébranle les places fortes à la guerre. Nous passons toute notre vie à manier le fer, et du revers de nos lances nous fatiguons le dos des jeunes taureaux. La lente vieillesse ne débilite pas nos forces et n’entame pas la vigueur de notre âme. Le casque presse encore nos cheveux blancs ; nous aimons toujours à rapporter de nouvelles dépouilles et à vivre de butin. À vous les vêtements brodés de safran et de pourpre éclatante, et la fainéantise et le goût des danses, et les tuniques à longues manches et les mitres à nœuds de ruban ! Ô véritables Phrygiennes, car vous n’êtes pas des Phrygiens, allez sur les hauteurs du Dindyme où vous êtes habitués à entendre la flûte au double son. Les tambourins de la Mère Idéenne et les flûtes du Bérécynthe vous appellent : laissez les armes aux hommes et renoncez au fer. »
Ces jactances et ces cruelles bravades, Ascagne ne put les supporter ; tourné vers cet insulteur, il ajuste sa flèche sur la corde de son arc faite de crins de cheval, puis, écartant ses bras pour le tendre, il s’arrête et suppliant adresse cette prière à Jupiter : « Tout-puissant Jupiter, sois favorable à mon audacieuse entreprise. À mon tour j’apporterai dans ton temple de solennelles offrandes ; j’immolerai au pied de ton autel un jeune taureau aux cornes dorées, tout blanc, qui portera la tête aussi haut que sa mère, menacera déjà de son front, et sous ses pieds éparpillera l’arène. » Le Père l’entendit ; dans une partie du ciel sereine, le tonnerre gronda à gauche, et en même temps résonna l’arc qui porte la mort. La flèche, ramenée en arrière, fuit avec un horrible sifflement ; elle atteint la tête de Rémulus et de son fer lui traverse les tempes. « Va, insulte à la valeur par d’insolents discours ! Voici la réponse aux Rutules des Phrygiens deux fois captifs ! » Ascagne n’en dit pas plus ; les Troyens y applaudissent par une grande clameur ; ils frémissent d’allégresse et leur courage s’élève jusqu’aux astres.
Apollon à la belle chevelure se trouvait alors, dans le ciel, assis sur un nuage et regardait au-dessous de lui les armées de l’Ausonie et le camp assiégé ; il adresse ces mots au jeune vainqueur, Iule : « Honneur à toi, enfant ! Déploie ta valeur toute neuve ; c’est ainsi qu’on monte aux astres, fils de dieux et qui seras père de dieux. À juste titre le destin veut la fin de toutes les guerres sous la race d’Assaracus. Troie ne te suffit plus. » En disant ces mots le dieu descend des hauteurs de l’éther, écarte les haleines des vents et va droit vers Ascagne. Il change son visage en celui du vieux Butès, autrefois l’écuyer du Dardanien Anchise et le fidèle gardien de son seuil. Le père d’Ascagne l’avait donné comme compagnon à son fils. Apollon s’avançait pareil en tout au vieillard ; même voix, même teint ; mêmes cheveux blancs ; mêmes armes aux sons terribles. Et il adresse ces paroles à l’ardent Iule : « Fils d’Énée, qu’il te suffise d’avoir impunément fait tomber Numanus sous tes traits. Le grand Apollon te consent cette première gloire et n’est pas jaloux de tes armes égales aux siennes. Pour le reste, enfant, cesse de te battre. » Apollon n’a pas encore achevé ces paroles qu’il échappe aux regards humains et s’évanouit loin des yeux en légère vapeur. Les chefs troyens ont reconnu le dieu et ses flèches divines ; et dans sa fuite ils entendirent résonner son carquois. Ils s’appuient sur les paroles et l’autorité de Phébus pour retenir Ascagne avide de combattre. Eux-mêmes, ils retournent aux combats et engagent leur vie dans tous les dangers à ciel ouvert. Un cri s’élève et court sur la ligne des remparts. Les arcs puissants sont tendus ; les lanières des javelots tournoient ; tout le sol est jonché de traits ; alors les boucliers et les casques creux s’entrechoquent et retentissent ; l’âpre mêlée surgit. Ainsi, venue du couchant, au temps des pluvieux Chevreaux, l’averse fouette la terre ; ainsi les nuages chargés de grêle se précipitent sur la mer, quand Jupiter hérissé d’autans fait tourbillonner les trombes d’eau et déchire au ciel les nuées creuses.
Pandarus et Bitias, fils de l’Idéen Alcanor, que la silvestre Iéra a élevés dans un bois consacré à Jupiter, jeunes gens dont la taille atteint les sapins et les montagnes de leur patrie, confiants dans leurs armes, ouvrent la porte que le commandement de leur chef leur a confiée et ne craignent pas de défier l’ennemi d’entrer dans leurs murs. Eux-mêmes à l’intérieur des remparts, à droite et à gauche, ils sont postés devant les tours, le fer à la main, l’aigrette étincelant sur leur tête altière. Tels, aux bords des eaux limpides, sur les rives du Pô ou du riant Adige, se dressent deux chênes aériens, dont la tête, que n’a jamais entamée le fer, s’élève au ciel et se balance très haut. Dès qu’ils voient le passage ouvert, les Rutules font irruption. Bientôt Quercens, Aquiculus aux belles armes, l’impétueux Tmarus, le belliqueux Hémon avec toutes leurs troupes ont tourné le dos ou ont laissé leur vie sur le seuil même de cette porte. Alors la rage des combattants grandit ; les Troyens se portent déjà en masse du même côté ; ils osent en venir aux mains et pousser l’attaque hors des remparts.
Le chef Turnus, sur un point opposé, faisait fureur et jetait le désordre parmi les assiégés quand on lui apporte la nouvelle que l’ennemi s’acharne à un nouveau carnage et laisse les portes ouvertes. Il abandonne son entreprise et, transporté d’une monstrueuse colère, il court à la porte dardanienne et sur les deux frères arrogants. Et d’abord Antiphatès se présente le premier, fils naturel d’une femme Thébéenne et du haut Sarpédon ; Turnus l’étend à terre d’un coup de javelot. Le cornouiller italien vole à travers les airs où rien ne lui résiste, traverse l’œsophage et descend au fond de la poitrine ; la caverne de la noire blessure rend un flot écumant ; et le fer s’échauffe dans le poumon transpercé. Puis Turnus abat de son épée Mérops, Érymas, Aphidnus. Mais contre Bitias dont les yeux brûlent et dont le cœur frémit, ce n’est pas un javelot qu’il lance, car sa vie était à l’épreuve d’un javelot ; c’est une phalarique puissamment brandie, qui part terriblement stridente et arrive comme la foudre ; ni le double cuir de taureau du bouclier ni la fidèle cuirasse aux doubles mailles d’or ne peuvent en soutenir le choc ; le colosse chancelle et tombe. La terre en gémit ; et l’énorme boucher y fait un bruit de tonnerre. Ainsi parfois, sur le rivage eubéen de Baïes, tombe un môle de pierre construit avec de vastes quartiers de roc et jeté dans la mer ; il s’abat et, dans sa chute, va heurter les profondeurs de l’abîme ; la mer est bouleversée ; des sables noirs montent à la surface ; à ce fracas, tremble la haute Prochyta, et le dur lit de rocs d’Inarimé qui, par l’ordre de Jupiter, pèse sur le corps de Typhée.
Alors Mars, le dieu puissant des armes, ranime le courage des Latins, renouvelle leurs forces et retourne dans leur cœur de vifs aiguillons tandis qu’aux Troyens il envoie la Fuite et la sombre Terreur. Ils accourent de toutes parts, maintenant que l’occasion de se battre leur est donnée et que le dieu de la guerre a passé dans leurs âmes. Pandarus, à la vue de son frère étendu dans la poussière, comprenant que la fortune a changé et que l’issue du combat est devenue incertaine, appuie contre la porte ses larges épaules, la fait d’un vigoureux effort tourner sur ses gonds et laisse un grand nombre des siens hors des murs, engagés dans une dure mêlée ; mais en même temps il reçoit et enferme avec lui ceux qui se sont rués. L’insensé ! Il n’a pas vu le roi Rutule qui au milieu de la foule a forcé le passage, et, de lui-même, il l’a enfermé dans le camp, tigre monstrueux dans un faible troupeau. Une flamme nouvelle a jailli des yeux de Turnus ; ses armes rendent un son horrible ; son sanglant panache tremble sur son cimier ; son bouclier lance des feux et des éclairs. Les compagnons d’Énée, en désordre, ont soudain reconnu l’odieux visage, les membres énormes. Alors l’immense Pandarus s’élance, et, bouillonnant de fureur, dit au meurtrier de son frère : « Ce n’est pas ici le palais d’Amata, la dot de ta femme ; ce ne sont point ici les murs de ta ville natale Ardée qui t’enferment, Turnus. Tu as sous les yeux un camp d’ennemis, et je te défie d’en sortir. » Turnus sourit et lui répond tranquillement : « Commence, si tu as du courage, et viens te mesurer à moi. Tu raconteras à Priam qu’ici tu as trouvé un nouvel Achille. » Il dit. Pandarus, de toutes ses forces tendues, lance une javeline chargée de ses nœuds et de son écorce brute. Les airs seuls en sont blessés. La Saturnienne Junon a détourné le coup qui venait, et la javeline s’est enfoncée dans la porte. « À ton tour, dit Turnus ; mais tu n’échapperas pas au trait que ma main brandit avec force ; car le trait et la blessure qui partent de cette main ne sont pas de ceux qu’on évite. » À ces mots, il se dresse de toute sa hauteur, lève son épée et pesant de tout son poids sur la lame, fend en deux le front de Pandarus entre les deux tempes et d’une monstrueuse blessure sépare ses joues imberbes. L’air retentit ; la terre est ébranlée par l’énorme masse. Son cadavre allonge sur le sol ses membres inertes et ses armes que sa cervelle ensanglante ; et les deux moitiés de sa tête retombent également sur ses deux épaules.
Épouvantés, les Troyens en déroute prennent la fuite, se dispersent, et si, dans ce moment, l’idée était venue au vainqueur de rompre lui-même les barrières et d’ouvrir les portes à ses guerriers, c’eût été le dernier jour de la guerre et de la nation troyenne. Mais la fureur qui le brûle et la passion démente du carnage l’ont jeté au milieu des rangs ennemis. Il s’attaque d’abord à Phaléris et à Gygès dont il coupe le jarret ; il saisit leurs javelots et les fait pleuvoir sur le dos des fuyards. Junon lui prête forces et courage. Il ajoute comme compagnons à ses victimes Halys, Phégée dont il perce le bouclier ; Alcandre, Halius, Noëmon, Prytanis qui ne savaient rien et qui continuaient de combattre sur les remparts. Lyncée marchait contre lui et appelait ses compagnons ; Turnus le prévient, l’épée haute, l’attaque à droite au moment où il descend du talus et, d’un seul coup d’épée, fait rouler au loin sa tête et son casque. Puis il immole Amycus, le destructeur des bêtes sauvages, le chasseur le plus habile à tremper les traits et à armer le fer de sucs empoisonnés ; Clytius fils d’Éole, Créthée chéri des Muses, Créthée leur compagnon, qui aimait tant les chants et la cithare et les rythmes sur les cordes bien tendues ; il chantait toujours les chevaux, les armes des guerriers et les batailles.
Enfin les chefs troyens, Mnesthée et l’impétueux Séreste, ont appris le massacre des leurs ; ils voient leurs soldats dispersés, l’ennemi dans les murs ; et Mnesthée s’écrie : « Où voulez-vous fuir ? Où courez-vous ? Avez-vous d’autres murs, d’autres fortifications ? Un seul homme, citoyens, et encore entouré de tous côtés par vos retranchements, aura donc fait impunément un tel carnage dans cette ville et aura précipité chez Orcus l’élite de notre jeunesse ? Lâches que vous êtes, vous n’avez donc ni honte ni pitié de votre malheureuse patrie, de vos anciens dieux, du grand Énée ? » Ces paroles sont du feu pour les Troyens ; ils reprennent de l’assurance, et font face à l’ennemi, les rangs serrés. Turnus peu à peu se retire de la mêlée, se rapproche du fleuve et de la partie du camp baignée par ses eaux. Les Troyens ne l’en pressent qu’avec plus d’ardeur en poussant de grands cris, et leur nombre grossit. Lorsqu’une troupe de chasseurs accable un lion féroce et lui présente ses épieux menaçants, l’animal terrifié mais terrible, les yeux farouches, recule ; sa fureur et sa vaillance lui défendent de tourner le dos ; et, malgré son désir, il ne saurait s’élancer contre les hommes à travers leurs traits ; ainsi Turnus incertain lâche pied lentement, et son âme bout de colère. Deux fois même il fonce sur le gros des ennemis et deux fois il les met en déroute le long des remparts ; mais bientôt toutes les troupes de toutes les parties du camp se sont réunies contre lui, et la Saturnienne Junon n’ose plus soutenir ses forces ; car, du ciel, Jupiter a envoyé à sa sœur l’aérienne Iris porteuse d’ordres fermes, si Turnus ne s’éloigne pas des hauts remparts troyens. Ainsi abandonné, le jeune homme ne peut plus résister ni de l’épée ni du bouclier ; il est enseveli sous la grêle des traits qu’on lui lance de toutes parts. Les projectiles crépitent sur son casque sonore autour des tempes ; son armure d’airain d’une seule pièce se fend sous le choc des pierres ; son panache est arraché, éparpillé ; son bouclier ne suffit plus à repousser les coups. Les Troyens avec leurs lances, Mnesthée lui-même pareil à la foudre, redoublent leurs assauts. La sueur ruisselle sur tout son corps et, mêlée à la poussière, l’inonde d’un flot noirâtre. Il peut à peine respirer ; un halètement pénible secoue ses membres las. Enfin, d’un bond, la tête en avant, il s’est précipité dans le fleuve avec toutes ses armes. Le fleuve l’a reçu dans son gouffre et l’a soulevé mollement sur ses eaux blondes, puis, lavé du carnage, l’a rendu joyeux à ses compagnons.
Cependant le tout-puissant Olympe ouvre ses portes ; le père des dieux et le souverain des hommes convoque l’assemblée des immortels dans la résidence étoilée d’où son regard plonge sur toutes les terres, sur le camp des descendants de Dardanus et sur les peuples latins. Les dieux prennent place dans le palais ouvert à deux battants ; et Jupiter prend la parole.
« Augustes habitants du ciel, pourquoi ce changement de résolution et ces hostilités entre vous et cet acharnement ? Je n’avais pas permis que l’Italie entrât en guerre avec les Troyens. Que signifie cette discorde qui enfreint mes commandements ? Quelle crainte a persuadé ou à ceux-ci ou à ceux-là de s’armer et d’attaquer ? Le temps viendra marqué pour les combats ; il est inutile de le hâter ; il viendra quand la farouche Carthage s’ouvrira les Alpes et lancera contre les collines romaines un immense désastre. Les haines auront alors licence de s’affronter et de se livrer au pillage. Maintenant, tenez-vous en repos, et entendez-vous de bon cœur, selon mon désir. »
Jupiter n’en dit pas davantage. Vénus, belle comme l’or, lui répondit plus longuement : « Ô père, ô puissance éternelle qui règne sur les hommes et sur le monde, car, si ce n’est toi, qui pourrions-nous implorer ? Tu vois les insultes des Rutules, et au milieu d’eux Turnus emporté par ses chevaux sans pareils, et l’orgueilleuse ruée de ce favori de Mars ? Leurs remparts n’enferment plus les Troyens, ne les protègent plus. C’est dans leur enceinte, jusqu’au milieu de leurs retranchements, que les combats se livrent ; et leur sang inonde les fossés. Énée absent n’en sait rien. Ne permettras-tu jamais qu’ils soient délivrés d’un siège ? De nouveau, l’ennemi menace les murs d’une Troie renaissante ; une nouvelle armée l’enveloppe ; de nouveau le fils de Tydée se lèvera de l’Étolienne Arpi contre les Troyens. En vérité, je le crois, il ne me reste qu’à recevoir encore une blessure. Moi, ta fille, je n’ai plus qu’à attendre le coup de lance d’un homme. Si c’est sans ton congé et malgré toi que les Troyens ont abordé en Italie, qu’ils expient leur faute ; et refuse-leur ton secours. Mais si, en y venant, ils ont obéi à tant d’oracles des dieux et des Mânes, pourquoi peut-on aujourd’hui renverser tes ordres et fonder de nouveaux destins ? Faut-il te rappeler les navires incendiés sur le rivage du mont Éryx ? le roi des tempêtes et la fureur des vents déchaînés de l’antre d’Éole ? la mission d’Iris envoyée du haut des nues ? Jusqu’ici l’empire de Pluton était resté en dehors de ces violences ; mais aujourd’hui Junon soulève les Mânes, et Allecto, lâchée soudain parmi les hommes, fait la bacchante à travers les villes italiennes. Les promesses d’un empire n’éveillent plus rien en notre cœur. Nous y avons cru, tant que la fortune fut avec nous. Qu’ils soient vainqueurs, ceux dont tu veux la victoire. S’il n’y a point de région que ta dure épouse veuille donner aux Troyens, je t’en supplie, ô mon père, par les ruines de Troie et ses débris fumants, accorde-moi de retirer Ascagne sain et sauf des périls de la guerre, laisse-moi garder un petit-fils. Qu’Énée soit ballotté, j’y consens, sur des flots inconnus et qu’il suive la route, quelle qu’elle soit, que lui ouvrira la Fortune ; mais que mon pouvoir aille jusqu’à protéger cet enfant et à le soustraire aux cruautés de la bataille. Amathonte est à moi et la haute Paphos et Cythère et mon palais d’Idalie ; fais que, ses armes déposées, il y passe obscurément sa vie. Ordonne que toute la domination de Carthage s’appesantisse sur l’Ausonie ; et le Tyrien n’aura rien à redouter d’ici. Que sert d’avoir échappé au fléau de la guerre, de s’être ouvert un passage à travers les feux grecs et d’avoir épuisé tant de dangers sur les mers et sur la vaste terre, quand les Troyens cherchaient le Latium et une seconde Pergame ? N’eût-il pas mieux valu pour eux fouler les dernières cendres de leur patrie et la terre où fut Troie ? Rends le Xanthe et le Simoïs, je t’en prie, à ces malheureux ; accorde, père, aux Troyens de revivre les épreuves d’Ilion. »
Alors la royale Junon, sous l’action d’une violente colère : « Pourquoi me forces-tu de rompre un profond silence et de divulguer en paroles une douleur jalousement cachée ? Un homme, un dieu a-t-il obligé Énée de toujours guerroyer et de se porter comme ennemi contre le roi Latinus ? Il est venu en Italie sur la foi des destins, soit ! poussé par les fureurs prophétiques de Cassandre. L’avons-nous encouragé à quitter son camp et à confier sa vie aux vents ? Est-ce sur notre conseil qu’il s’en est remis à un enfant de la conduite de la guerre et de la défense des murs, ou qu’il a recherché l’alliance tyrrhénienne et jeté le trouble dans des nations paisibles ? Est-ce un dieu, est-ce la dure puissance qu’on nous attribue, qui lui a tendu un guet-apens ? Où voit-on là Junon et Iris envoyée du haut des nues ? Il est indigne que les Italiens enveloppent de flammes Troie qui renaît, et que Turnus soit chez lui sur la terre de ses ancêtres, sur la terre de son aïeul Pilumnus et de sa mère la divine Vénilia ! Est-il donc plus digne que les Troyens, la sombre torche à la main, fassent violence aux Latins, oppriment sous leur joug des territoires étrangers et les dépouillent ? Est-il plus digne qu’ils s’imposent comme gendres ? qu’ils arrachent du sein de leur famille des jeunes filles promises à d’autres ? qu’ils demandent la paix en agitant des branches d’olivier et qu’ils arment la poupe de leurs vaisseaux ? Tu peux, toi, dérober Énée aux mains des Grecs et dissimuler ton héros dans un nuage ou une légère vapeur. Tu peux convertir ses navires en autant de Nymphes. Et nous, ce serait violer les ordres du Destin, si nous prêtions le moindre secours aux Rutules ? Énée absent ne sait rien. Qu’il ne sache rien et reste absent ! Tu as Paphos, Idalie, la haute Cythère. Pourquoi t’attaquer à une ville toujours grosse de la guerre et à d’âpres cœurs ? Est-ce nous qui nous évertuons à renverser de fond en comble ce qui reste encore de l’empire phrygien ? Est-ce nous ou celui qui a jeté au-devant des Grecs tes malheureux Troyens ? Qui a fait courir aux armes l’Europe et l’Asie ? Quel est l’auteur du rapt qui rompit les traités ? Ai-je conduit l’adultère dardanien à l’assaut de Sparte ? Est-ce moi qui lui ai donné des armes et qui ai par l’Amour fomenté la guerre ? Il te convenait alors de trembler pour les tiens. Maintenant il est trop tard pour te dresser en plaignante. Tes plaintes sont injustes, tes querelles inutiles. »
Ainsi parlait Junon. Tous les habitants du ciel frémissaient de mouvements divers. Les souffles des vents enfermés dans les forêts ont tout d’abord ces mêmes frémissements ; et le roulement de ces sourds murmures annonce aux marins l’approche de la tempête.
Alors le Père tout-puissant, le souverain maître des choses, élève la voix : à sa parole la haute demeure des dieux devient silencieuse. En bas la terre tremble ; en haut l’éther se tait. Les zéphirs se sont arrêtés ; l’océan apaise et contient ses flots : « Écoutez, et retenez ce que je vais vous dire. Puisqu’il n’a pas été permis aux Ausoniens de s’allier aux Troyens et que vos discordes ne finissent pas, quelle que soit aujourd’hui la fortune de chaque peuple, quelque espoir qu’il puisse se ménager, Troyen ou Rutule, je n’aurai aucune préférence, que les destins des Italiens favorisent le siège du camp ou que les Troyens soient victimes d’oracles mal interprétés et d’avertissements funestes. Et je n’excepte pas les Rutules de cet arrêt. Je veux qu’à chacun ses actes seuls rapportent infortune ou succès ; le roi Jupiter sera le même pour tous. Les destins trouveront un moyen de s’accomplir. » Il le jure par le fleuve de son frère Stygien, par les rives du torrent de poix et ses noirs tourbillons ; et son mouvement de tête fit trembler l’Olympe. Les dieux n’en dirent pas davantage. Jupiter se lève de son trône d’or, et les habitants du ciel l’entourent et lui font cortège jusqu’au seuil.
Cependant les Rutules, assiégeant toutes les portes, ne cessent d’abattre des hommes et d’incendier les murs. De son côté la légion des Énéades, enfermée dans ses retranchements, ne voit aucune chance de fuite. Les malheureux se tiennent debout sur leurs hautes tours sans rien pouvoir ; les remparts ne sont plus gardés que par un faible cercle de défenseurs. Asius fils d’Imbrasus, le fils d’Hicétaon Thymétès, les deux Assaracus, Castor et le vieux Thymbris sont au premier rang ; ils ont pris avec eux les deux frères de Sarpédon, Clarus et Thémon, venus des montagnes de Lycie. Acmon de Lyrnesse, digne de son père Clytius et de son frère Ménesthée, apporte, de tout l’effort de ses muscles, une énorme roche, le lourd fragment d’un mont. C’est à qui repoussera l’assaillant, l’un avec des traits, l’autre avec des pierres ; ceux-ci lancent des brandons ; ceux-là tendent leurs arcs. Lui-même, au milieu d’eux, l’enfant dardanien, le plus juste souci de Vénus, sa tête charmante découverte, brille comme une pierre précieuse qui, sertie d’or fauve, orne un front ou un cou ; il resplendit comme l’ivoire artistement enchâssé dans le buis ou le térébinthe d’Oricos. Ses cheveux se répandent sur sa nuque d’une blancheur de lait, et un cercle d’or flexible les attache par-dessous. Et toi aussi, Ismare, les peuples magnanimes t’ont vu lancer des blessures, armer tes flèches de poison, ô noble fils d’une famille de cette Méonie où les hommes cultivent des terres grasses que le Pactole baigne de son or. Et Ménesthée était là, que sa gloire récente d’avoir chassé Turnus des remparts élève jusqu’au ciel, et Capys à qui une ville de la Campanie doit son nom.
Assiégés et assiégeants s’étaient ainsi livré de durs combats. Énée cependant fendait les flots au milieu de la nuit. De chez Évandre il est allé au camp des Étrusques trouver leur roi, lui a dit son nom et sa race, ce qu’il demande, ce qu’il apporte, quels peuples Mézence arme pour sa cause, et l’exaspération de Turnus ; il lui a rappelé le peu de confiance qu’il convient d’avoir dans les choses humaines, et a joint la prière au discours : sans retard, Tarchon a consenti à l’union de leurs forces, conclu une alliance, et, désormais en règle avec le destin, la nation lydienne s’est embarquée, aux ordres des dieux, se confiant à un chef étranger. Le navire d’Énée s’avance le premier. Il est comme attelé des lions phrygiens qui ornent sa proue, et dominé à l’arrière par le mont Ida, si cher au cœur des Troyens fugitifs. C’est là que le grand Énée est assis. Il songe en lui-même aux péripéties de la guerre. Pallas, à sa gauche, lui demande tantôt le nom des étoiles qui marquent leur route dans la nuit sombre, tantôt le récit de ce qu’il eut à souffrir sur la terre et sur les eaux.
Ouvrez-moi maintenant l’Hélicon, ô déesses ; inspirez mes chants ; dites quels peuples, pendant cette traversée, accompagnent Énée des rivages étrusques, ont armé leurs vaisseaux et sont portés par la mer.
Massicus le premier fend les flots de la proue d’airain du Tigre. Sous ses ordres une troupe de mille jeunes gens a quitté les murs de Clusium et la ville de Cosa. Leurs armes sont des flèches ; ils portent un léger carquois sur l’épaule et la mort dans leur arc. Le farouche Abas navigue de conserve : toute sa troupe a des armes brillantes et à sa poupe resplendit un Apollon d’or. Sa ville, Populonie, lui avait donné six cents jeunes gens entraînés à la guerre et, de son côté, l’Île d’Ilva, généreuse en mines de fer inépuisables, trois cents. Le troisième, le fameux interprète des hommes et des dieux, Asilas, qui déchiffre les fibres des bêtes, les étoiles du ciel, le langage des oiseaux, les présages de la foudre, entraîne mille soldats, bataillon compact hérissé de lances. Pise, Alphéienne par son origine, Étrusque par sa terre, les a rangés sous le commandement d’Asilas. Il est suivi du magnifique Astyr, Astyr le bon cavalier aux armes diaprées. Trois cents hommes, qui n’ont qu’une pensée : marcher derrière lui, sont venus de leur ville de Céré, des champs du Minio, de l’ancienne Pyrges et de Gravisca la malsaine.
Et je ne saurais t’oublier, Cupavo, chef des Ligures, si courageux dans les combats, avec Cinyra et ta petite troupe : des plumes de cygne surmontent ton casque, souvenir de votre crime, ô Amour, et de la métamorphose paternelle. On raconte en effet que Cycnus en deuil de son bien-aimé Phaéton, pendant que, parmi le feuillage et l’ombre de ses sœurs changées en peupliers, il cherchait à consoler son désespoir en chantant son amour, vit sa vieillesse chenue se couvrir d’un souple plumage : il quitta la terre et monta en chantant vers les cieux. Son fils, accompagné d’une troupe d’hommes de son âge, dirige à la rame l’énorme Centaure. Le monstre se dresse penché sur l’eau qu’il menace, un horrible rocher dans les mains, et de sa longue carène laboure les mers profondes.
Et voici une troupe qu’amène des rives de sa patrie Ocnus, fils de la prophétesse Manto et du fleuve Toscan. C’est lui, ô Mantoue, qui t’a donné tes murs et le nom de sa mère, Mantoue riche en aïeux, mais qui n’ont pas tous une commune origine ; elle est la capitale de trois races dont chacune forme quatre peuples ; et elle tire sa force du sang toscan. De là sortent cinq cents guerriers que la haine arme contre Mézence. La figure du Mincio, fils du Benacus, voilée de roseaux glauques, conduisait sur les îlots leur nef menaçante. Aulestès s’avance lourdement ; cent rames se lèvent et frappent les eaux marmoréennes qui se retournent écumantes. Le monstrueux Triton le porte, épouvantant de sa conque les vagues azurées ; de la tête à la ceinture son corps velu est d’un homme qui nage ; son ventre se termine en baleine ; l’onde écume et gronde sous sa poitrine à demi bestiale.
Ainsi toute cette élite de chefs, sur trente navires, allait au secours de Troie et fendait de leur airain les plaines salées.
Le jour avait déjà quitté le ciel et la bonne Phœbé frappait du sabot de ses chevaux nocturnes le milieu de l’Olympe. Énée, à qui les soucis ne laissaient aucun repos, assis à la barre, la dirigeait et manœuvrait les voiles. Et voici qu’à mi-route vient à sa rencontre le chœur de ses compagnes, les nymphes que la maternelle Cybèle avait, de navires qu’elles étaient, transformées en divinités marines ; elles nageaient de front et fendaient les flots aussi nombreuses que jadis les proues d’airain qui s’alignaient sur le rivage. De loin elles reconnaissent leur roi et font des rondes autour de lui. Celle qui sait le mieux parler, Cymodocée, le suit, la main droite sur la poupe, le buste au-dessus de la mer, ramant de la main gauche dans l’eau silencieuse. Puis elle lui dit à lui qui ignore tout : « Fils des dieux, Énée, veilles-tu ? Veille et lâche les cordages aux voiles. Nous sommes les pins du sommet sacré de l’Ida, aujourd’hui nymphes de l’océan, hier tes vaisseaux. Comme le perfide Rutule nous pressait du fer et de la flamme pour nous abîmer, nous avons, bien malgré nous, rompu les liens dont tu nous avais enchaînées ; et nous te cherchons à travers les flots. La Mère eut pitié et nous a donné cette forme nouvelle ; elle a fait de nous des déesses qui passeront leur vie sous les eaux. Cependant le jeune Ascagne est assiégé derrière son mur et ses fossés, au milieu des traits qui volent et des Latins hérissés d’armes. Déjà la cavalerie arcadienne mêlée aux courageux Étrusques occupe les postes qui lui ont été fixés. Turnus a l’idée très arrêtée de leur opposer ses escadrons pour empêcher qu’ils ne se joignent au camp troyen. Debout, et dès l’aurore, sois le premier à appeler tes alliés aux armes et prends l’invincible bouclier que t’a donné lui-même le Forgeron puissant et qu’il a entouré d’or. Demain, si mes paroles ne te semblent pas vaines, le soleil contemplera des monceaux énormes de Rutules massacrés. »
Elle dit et s’éloigne. Sa main droite a su donner une heureuse impulsion à la haute poupe qui fuit à travers les flots aussi rapide qu’un javelot ou qu’une flèche, l’égale du vent. Les autres navires accélèrent leur marche. Stupéfait, le Troyen, fils d’Anchise, ne comprend pas ; mais ce présage le rend plus résolu ; et brièvement, les yeux levés vers la voûte céleste, il fait cette prière : « Mère des dieux, bienfaisante Idéenne, qui chéris le mont Dindyme, les villes couronnées de tours et les lions attelés sous les rênes, sois maintenant pour moi le guide dans les combats ; hâte, comme tu le peux, l’accomplissement de l’augure, et, d’un pied favorable, viens seconder les Phrygiens, ô déesse ! » Il ne dit que ces mots. Pendant ce temps le jour revenu accourait avec sa pleine lumière et avait chassé la nuit. Énée commence par ordonner à ses compagnons de se grouper autour des enseignes, d’apprêter leurs armes et leur courage et de se disposer au combat.
Il a déjà sous les yeux les Troyens et son camp ; debout sur la haute poupe, de sa main gauche il a levé dans l’air son bouclier radieux ; du rempart dardanien monte une clameur vers le ciel ; l’espoir s’ajoute à la fureur et l’exalte ; les traits partent des mains : ainsi, sous de sombres nuages, les grues du Strymon annoncent la tempête, traversent l’air en nageant à grand bruit et fuient le Notus en criant leur joie.
Cependant le roi Rutule et les chefs ausoniens s’étonnent de l’attitude des assiégés jusqu’au moment où, regardant en arrière, ils aperçoivent les poupes tournées vers le rivage et toute la mer qui déferle avec la flotte. L’aigrette de son casque étincelle sur la tête d’Énée ; la flamme s’échappe de son cimier ; et son bouclier d’or vomit des torrents de feu. Ainsi parfois, dans la nuit limpide, lugubrement, des comètes rougissent d’une couleur de sang, ou l’ardent Sirius, qui apporte aux malheureux mortels la soif et les maladies se lève et attriste le ciel de sa lumière sinistre.
Mais l’audacieux Turnus n’en garde pas moins l’espoir de se rendre maître du rivage le premier et d’en écarter les nouveaux arrivants. [Hardiment il relève le courage des siens et les gourmande hardiment] : « Tout ce que vous avez souhaité est là : l’écrasement de l’ennemi, le corps à corps. Les braves ont Mars dans leurs mains. C’est le moment pour chacun de vous de penser à sa femme et à son foyer, c’est le moment de vous rappeler les hauts faits et la gloire de vos pères. Courons sans hésiter au rivage pendant qu’à la hâte et le pied mal assuré ils descendent à terre. La fortune sourit à l’audace. [Le lâche se fait obstacle à lui-même]. » Il dit et se demande quels sont ceux qu’il mènera combattre et à quels hommes il confiera le siège du camp troyen.
Cependant Énée fait débarquer ses compagnons par des passerelles jetées des hautes poupes ; un grand nombre observent le reflux de la vague mourante et d’un bond se confient aux bas-fonds ; d’autres se laissent glisser le long des rames. Tarchon a vu un endroit du rivage où les bas-fonds ne bouillonnent pas, où la vague ne se brise ni ne se retire en clapotant, mais où le flux ne rencontre aucun obstacle et glisse sur le sable. Il y tourne soudain sa proue et adresse cet encouragement à ses compagnons : « Maintenant, ô guerriers d’élite, couchez-vous sur vos fortes rames ; soulevez, enlevez vos vaisseaux ; fendez de vos rostres cette terre méchante ; que votre carène même y creuse un sillon. J’accepte que mon navire se brise en cet endroit pourvu seulement que j’y prenne terre. » Tarchon a parlé ; ses compagnons se dressent sur leurs rames et font entrer leurs navires écumants dans les champs latins jusqu’à ce que leurs éperons mordent la terre sèche et que toutes les carènes y soient calées, intactes ; mais non ta poupe, ô Tarchon ! Elle a heurté le dos saillant d’un bas-fond ; suspendue, elle oscille, tient bon un temps, fatigue l’assaut des vagues, puis s’ouvre et verse dans la mer ses hommes que les débris des rames et les bancs flottants des rameurs embarrassent, pendant que le flot qui se retire les repousse du rivage.
Turnus de son côté ne reste pas inactif. Il entraîne vivement toute l’armée dont il dispose contre les Troyens et s’établit en face d’eux sur la côte. Les clairons sonnent. Énée, le premier, s’est jeté à la rencontre de ces bandes paysannes : heureux présage ! Il a terrassé les Latins en tuant Théron, le guerrier le plus grand de tous, qui avait osé prendre l’offensive et l’attaquer. À travers sa cotte de mailles et sa tunique toute rugueuse d’or, l’épée d’Énée lui a ouvert le flanc. De là il frappe Lichas, qui fut détaché du sein de sa mère morte déjà et qui te fut consacré, Phébus : à quoi lui servit d’échapper en naissant aux atteintes du fer ? Un instant après, il a précipité dans la mort le dur Cissée et le monstrueux Gyas dont les massues abattaient des bataillons entiers : rien ne les a secourus, ni l’arme d’Hercule, ni la force de leurs bras, ni leur père Mélampus, compagnon d’Alcide tant que la terre lui proposa de rudes travaux. Voici Pharon et ses vaines jactances ; Énée brandit son javelot et le lui plante dans sa bouche béante.
Toi aussi, malheureux Cydon, tandis que tu poursuis ta nouvelle passion, Clytius, dont les joues blondissent de leur premier duvet, terrassé par la main dardanienne, indifférent désormais aux amours, toi qui n’aimais que les jeunes gens, tu serais couché là, objet de pitié, si une troupe serrée de frères, descendants de Phorcus, n’avait marché contre Énée, sept frères qui lancent sept traits : les uns rebondissent sur le casque et sur le bouclier du héros, sans effet ; les autres, détournés par la maternelle Vénus, ne font qu’effleurer son corps. Il dit au fidèle Achate : « Passe-moi mes traits : ma main n’en lancera pas un seul qui ne soit fatal aux Rutules comme ils l’ont été aux Grecs en se fixant dans leurs corps aux champs d’Ilion. » Il saisit alors une grande javeline et la lance. Elle vole, perce l’airain du bouclier de Méon et fait éclater à la fois sa cuirasse et sa poitrine. Il s’écroule ; son frère Alcanor accourt et le soutient de sa main fraternelle, mais un second trait lui traverse le bras, fuit sans s’arrêter et poursuit sa route, tout sanglant ; son bras mourant reste suspendu à son épaule par des nerfs. Alors Numitor a arraché la javeline du corps de son frère et l’a lancée contre Énée ; mais il ne lui a pas été permis de le blesser ; le trait a seulement frôlé la cuisse du grand Achate.
À ce moment Clausus venu de Cures, plein de confiance dans sa jeune force, arrive et atteint profondément Dryops d’un javelot raide, qu’il lui enfonce fortement sous le menton et qui, traversant sa gorge, lui arrache et la parole et la vie. Dryops frappe du front la terre et sa bouche vomit un sang épais. Clausus varie ses coups ; il abat trois Thraces issus de la très antique race de Borée et les trois fils qu’ont envoyés leur père Idas et leur patrie Ismare. Halésus accourt avec sa troupe d’Auronces ; et derrière eux le fils de Neptune, Messape aux beaux coursiers. Chaque parti, tour à tour, s’efforce de repousser l’autre, et le combat se livre au seuil même de l’Ausonie. Quand, dans l’air immense, les vents contraires engagent la bataille avec une ardeur et des forces égales, ni les flots ni les nuages ni eux-mêmes ne cèdent ; le combat est longtemps douteux ; tous les éléments en lutte tiennent bon. Ainsi l’armée troyenne et l’armée latine s’entrechoquent. Le pied presse le pied ; dans la mêlée compacte, l’homme presse l’homme.
D’un autre côté, là où un torrent avait roulé au loin des rocs et des arbres arrachés aux rives, quand Pallas vit ses Arcadiens, qui n’avaient point accoutumé de combattre à pied, – l’âpre nature du lieu leur avait conseillé d’abandonner leurs chevaux, – tourner le dos aux Latins les poursuivant, il fit la seule chose qui lui restait à faire en cette extrémité. Ses prières, ses amers reproches rallument leur courage : « Où fuyez-vous, compagnons ? Par vous-mêmes, par vos hauts faits, par le nom de votre chef Évandre, par ses guerres menées jusqu’à la victoire, par mon espoir d’égaler aujourd’hui la gloire de mon père, ne vous fiez pas à vos jambes ! C’est le fer au poing qu’il faut vous tailler une route à travers les ennemis. Là où les bataillons sont le plus serrés, c’est par là que notre noble patrie vous réclame et votre chef Pallas. Aucun dieu ne nous opprime ; ce sont des hommes mortels qui nous pressent, nous mortels. Chacun d’eux n’a qu’une âme et deux bras comme nous. D’un côté l’immensité marine nous barre le passage et nous enferme ; de l’autre, la terre désormais manque à notre fuite. Nous jetterons-nous à la mer ou gagnerons-nous le camp troyen ? » Il dit et fond sur les rangs épais des ennemis.
Le premier qu’une injuste destinée pousse devant lui, c’est Lagus ; il était en train d’arracher du sol une lourde pierre ; le trait brandi par Pallas le perce à l’endroit où l’épine dorsale sépare les côtes, et il se fixe dans les os ; Pallas l’en retire. Hisbon croit le surprendre penché sur le corps : vain espoir. Pallas prévient l’assaut furieux de ce guerrier aveuglé par la mort cruelle de son ami, et lui enfonce son épée dans un poumon gonflé de rage. Puis il attaque Sthénius, et ensuite Anchémolus, de la vieille famille de Rhétus, qui osa souiller d’un inceste la couche de sa belle-mère. Vous aussi, vous êtes tombés dans les champs rutules, fils jumeaux de Daucus, Laride et Thymber, si pareils l’un à l’autre que vous étiez pour vos parents une aimable cause de confusion et d’erreur. Mais maintenant Pallas met entre vous une rude différence : Thymber, l’épée d’Évandre t’a coupé la tête ; Laride, ta main coupée cherche son maître ; tes doigts à demi morts s’agitent et voudraient ressaisir le fer.
Les Arcadiens, enflammés par les paroles de Pallas et par la vue de ses hauts faits, obéissent au dépit et à la honte qui les ramènent contre l’ennemi. Alors Pallas transperce Rhétée, qui en fuyant sur son char passait devant lui. Ce ne fut qu’un léger retard, le retard d’un instant, pour Ilus ; car c’était contre Ilus que de loin était dirigée la forte javeline, mais Rhétée l’intercepta en voulant vous échapper, vaillant Teuthras, à toi et à ton frère Tyrès ; il roula de son char et en mourant frappa de ses talons la terre des Rutules. Quand les vents d’été se lèvent, le berger, qui les désirait, met ça et là l’incendie dans son pâturage silvestre : la flamme saisit soudainement les espaces intermédiaires, et l’armée de Vulcain aux pointes enflammées se déroule d’un coup dans la vaste plaine ; de son siège, le berger vainqueur regarde au-dessous de lui le triomphe du feu. Ainsi toutes les forces de tes compagnons n’en forment plus qu’une et font ta joie, Pallas. Mais Halésus, ardent au combat, pousse contre eux, ramassé sous son armure. Alors il immole Ladon, Phérès, Démodocus ; de son épée qui jette des éclairs il tranche la main de Strymonius, qui menaçait sa gorge ; d’une pierre il frappe le visage de Thoas dont il disperse les os mêlés à sa cervelle sanglante. Son père, qui prédisait l’avenir, l’avait caché dans les forêts. Quand la mort eut fermé les yeux décolorés du vieillard, les Parques jetèrent la main sur son fils et le dévouèrent aux traits d’Évandre. Pallas l’attaque après cette prière : « Ô Tibre, ô père, donne au fer que je brandis une heureuse fortune et une route à travers le cœur du dur Halésus. Ses armes et ses dépouilles, je les suspendrai à ton chêne. » Le dieu l’a entendu ; et comme Halésus couvrait de son bouclier Imaon, le malheureux offre sa poitrine désarmée au trait arcadien.
Mais Lausus, qui tient un si grand rôle dans la guerre, ne veut pas que la mort d’un tel guerrier épouvante les troupes. Il commence par tuer Abas qui se présente, nœud du combat, obstacle de la victoire. Les fils d’Arcadie sont terrassés ; terrassés, les Étrusques, et vous, Troyens, qui aviez échappé aux Grecs. Chefs égaux, forces égales, les troupes s’entrechoquent. Les derniers rangs pressent les premiers et la mêlée est si dense qu’on ne peut mouvoir les mains ni les armes. D’un côté Pallas menace et presse les ennemis ; de l’autre Lausus ; tous deux à peu près du même âge ; tous deux très beaux ; mais la fortune avait décidé qu’ils ne reverraient pas leur patrie. Celui qui règne sur le vaste Olympe ne leur a pourtant pas permis de s’affronter au combat ; la destinée de chacun d’eux le réservait bientôt aux coups d’un plus puissant ennemi.
Cependant la sœur divine de Turnus l’avertit de venir prendre la place de Lausus : le héros, sur son char qui vole, fend la mêlée. À la vue de ses alliés : « Il est temps, s’écria-t-il, d’arrêter la bataille. Je marcherai, moi seul, contre Pallas ; c’est à moi seul que Pallas est dû et je voudrais que son père fût témoin du spectacle. » À ces mots et à cet ordre, ses compagnons lui quittèrent la place sur le champ de bataille.
La retraite des Rutules, ce commandement impérieux avaient étonné le jeune Pallas ; il considère, stupéfait, Turnus, promène les yeux sur ce corps énorme, le parcourt de loin tout entier d’un regard farouche et répond à ses paroles superbes : « Ou les dépouilles opimes que je te ravirai ou une mort insigne feront ma gloire. Mon père aime autant l’un que l’autre. Assez de menaces ! » Il dit et s’avance au milieu de la plaine. Le sang glacé se retire au cœur des Arcadiens.
Turnus a sauté de son char ; il veut combattre à pied et de près. Lorsque, de son haut repaire, un lion a vu debout au loin dans la plaine un taureau qui s’exerçait aux combats, il s’élance : c’est l’image de Turnus accourant. Pallas le croyait à une portée de javelot ; il le devance, espérant que la Fortune secondera son audace en cette lutte inégale ; et il adresse ces mots au ciel immense : « Par l’hospitalité de mon père, par les tables où, étranger, tu as pris place, je t’en supplie, Alcide, sois favorable à ce que j’entreprends d’énorme. Que Turnus me voie en mourant lui ravir ses armes sanglantes et que ses yeux, avant de s’éteindre, reflètent leur vainqueur ! » Alcide a entendu le jeune homme ; il étouffe dans son cœur un profond gémissement et verse des larmes vaines. Son Père lui dit ces paroles amicales : « L’heure est marquée pour chaque homme ; pour tous le temps de la vie est irréparable et bref. Mais étendre sa renommée par ses actes, c’est l’œuvre de la vertu. Sous les hauts murs de Troie que de fils des dieux tombèrent ! Sarpédon, mon propre fils, n’a-t-il pas péri ? Sa destinée appelle aussi Turnus ; il touche aux dernières limites du temps qui lui est accordé. » Jupiter a ainsi parlé et détourne ses yeux des champs rutules.
Cependant Pallas lance un javelot de toute sa force et tire du fourreau son épée qui jette des éclairs. Le javelot vole, tombe à l’endroit où le haut du bouclier couvre l’épaule, et, s’ouvrant un chemin à travers ses bords, finit par effleurer à peine le grand corps de Turnus. Alors Turnus brandit longtemps contre Pallas un javelot de bois dur que termine un fer acéré, et dit : « Vois si notre trait ne pénètre pas mieux. » À peine avait-il parlé, malgré tant de lames de fer, tant de lames d’airain, tant de couches d’une peau de taureau, dont il est couvert et entouré, la pointe vibrante frappe et perce le milieu du bouclier, traverse l’obstacle de la cuirasse et s’enfonce dans la vaste poitrine de Pallas. Le jeune homme arrache en vain de sa blessure le trait brûlant : son sang et sa vie s’échappent en même temps, par la même voie. Il tombe sur sa blessure ; au-dessus de lui ses armes résonnent ; mourant, il mord la terre hostile d’une bouche sanglante. Turnus debout près du cadavre s’écria : « Arcadiens, souvenez-vous de mes paroles et rapportez-les à Évandre. Je lui rends son fils tel que son fils l’a mérité. Honneurs du tombeau, consolation de la sépulture, je lui en fais la largesse. Il lui en coûtera cher d’avoir été l’hôte d’Énée. » Cela dit, il a pressé du pied gauche le corps sans vie et arrache l’énorme poids du baudrier où est empreint le crime des Danaïdes : ces jeunes gens égorgés dans leur même nuit nuptiale et les lits de noces sanglants ; Clonus, fils d’Euryte, les avait ciselés dans l’épaisseur de l’or. Maintenant Turnus, qui s’en est emparé, triomphe et se réjouit. L’esprit de l’homme ignore le destin et l’avenir ; dès que les faveurs de la fortune l’exaltent, il ne connaît plus la mesure. Un temps viendra où Turnus paierait très cher la vie de Pallas, où il détestera le baudrier et le souvenir de ce jour. Cependant un long cortège des compagnons du jeune homme, en gémissant et en pleurant, l’emporte couché sur son bouclier. Ô retour douloureux et si glorieux pour ton père ! Ton premier jour de guerre a été le dernier de ta vie. Et pourtant tu laisses derrière toi un entassement de cadavres rutules !
Ce n’est pas la renommée, c’est un messager plus certain qui court annoncer ce malheur à Énée. Ses troupes, lui dit-on, sont en grand danger de périr ; il est temps de secourir les Troyens en déroute. L’épée à la main, Énée moissonne tout sur son passage et s’ouvre ardemment avec le fer un large sentier à travers l’armée : c’est toi qu’il cherche, Turnus, toi que ton nouveau meurtre remplit d’orgueil. Pallas, Évandre, toutes ces images sont présentes à ses yeux, et la table où, étranger, il avait été reçu à son arrivée, et leur serrement de mains en signe d’alliance. Il saisit vivants quatre jeunes gens fils de Sulmon et quatre autres qu’Ufens a élevés, afin de les immoler, offrandes funéraires, à l’ombre de Pallas et d’arroser de ce sang captif les flammes du bûcher. Puis, de loin, il avait lancé un furieux javelot à Magus. Celui-ci se baisse adroitement, et le trait, frémissant, passe au-dessus de sa tête. Alors il embrasse les genoux d’Énée et lui dit en suppliant : « Par les mânes de ton père, par Iule qui grandit, ton espoir, je t’en prie, conserve ma vie pour mon fils, pour mon père. J’ai une haute demeure ; des talents d’argent ciselé y sont profondément cachés sous la terre ; je possède des monceaux d’or travaillé ou brut. Ma mort ne donnera pas la victoire aux Troyens ; la vie d’un seul homme ne change pas ainsi les événements. » Il dit ; Énée lui répond : « Tous ces talents d’argent et d’or dont tu parles, réserve-les à tes fils. Turnus a le premier aboli ces marchandages en tuant Pallas. C’est ce que pensent les mânes de mon père Anchise et mon fils Iule. » À ces mots il saisit de la main gauche le casque de Magus lui renverse malgré ses prières la tête en arrière et lui plonge dans la gorge son épée jusqu’à la garde. Non loin de là Hémonide, prêtre de Phébus et de Trivia, les tempes ceintes d’un bandeau que retenaient des bandelettes sacrées, resplendissait des pieds à la tête dans ses blancs insignes sacerdotaux. Énée, l’épée au poing, le poursuit dans la plaine, et comme l’autre glisse et tombe, il met le pied sur lui, l’immole et le couvre de sa grande ombre. Serestus rassemble les armes du mort et rapporte sur ses épaules ce trophée pour toi, ô dieu Mars !
Céculus, sorti de la souche de Vulcain, et Umbro, venu de la montagne des Marses, rallient les Rutules. La fureur précipite Énée contre eux. D’un coup de son épée il avait abattu la main gauche d’Anxur et tout l’orbe de son bouclier. Anxur avait prononcé une formule magique ; il avait cru à la vertu de cette parole ; il élevait ses espérances jusqu’au ciel ; et il s’était promis une vieillesse chenue et de longues années. Le fils que la Nymphe Driopé avait donné au silvestre Faunus, Tarquitus, fier de ses armes étincelantes, s’est présenté à la rencontre du héros en furie. Énée, d’un coup de sa javeline d’abord ramenée en arrière, cloue à la fois la cuirasse et le bouclier au poids énorme. Puis il fait tomber à terre cette tête qui le priait en vain et qui s’apprêtait à dire tant de choses ! Le tronc encore chaud roule sous son pied et il s’écrie dans sa colère : « Gis maintenant ici, guerrier redoutable ! Une mère excellente ne t’ensevelira pas et ne fera pas peser sur ton corps le sépulcre de tes pères. Tu seras abandonné aux oiseaux rapaces ou plongé dans le gouffre de la mer. L’eau t’emportera, et les poissons affamés lécheront tes blessures. »
Sans s’arrêter il poursuit Antée et Lucas aux premiers rangs de l’armée de Turnus, le courageux Numa, le fauve Camers, fils du magnanime Volcens, qui possédait les plus riches domaines de l’Ausonie, et qui régna sur la silencieuse Amyclée. On dit qu’Égéon aux cent bras, aux cent mains, vomissait la flamme par cinquante bouches et cinquante poitrines, quand il tenait tête à la foudre de Jupiter en entrechoquant cinquante boucliers et en dégainant cinquante épées : ainsi, son glaive une fois échauffé par le carnage, Énée sévit dans toute la plaine victorieusement. Le voici même qui marche contre le quadrige et la poitrine de Niphée. À peine ont-ils vu le héros s’avancer à grands pas tout frémissant de rage, les chevaux se retournent d’épouvante et, se ruant en arrière, renversent leur conducteur et entraînent le char vers le rivage.
Cependant Lucagus et son frère Liger entrent dans la mêlée sur un char attelé de deux chevaux blancs ; Liger tient les rênes et conduit l’attelage ; l’impétueux Lucagus fait tournoyer son épée nue. Énée n’a pu supporter le spectacle de tant d’ardeur et d’audace. Il fond sur eux et leur apparaît formidable, la lance en arrêt. Liger lui dit : « Ce ne sont pas les chevaux de Diomède, ce n’est pas le char d’Achille que tu vois ni la plaine de Phrygie : tu vas trouver aujourd’hui sur cette terre la fin de la guerre et de ta vie. » Telles sont les bravades qui s’envolent au loin des lèvres de ce fou. Le héros troyen ne lui répond pas ; il lance une javeline à son ennemi. Pendant que Lucagus, le corps en avant pour fouetter son attelage, l’excite du fer de son épée, et qu’avançant le pied gauche il se dispose à combattre, la javeline traverse le bord inférieur du bouclier étincelant et lui perce l’aine gauche. Renversé de son char, il roule moribond dans la poussière. Le pieux Énée lui adresse ces mots amers : « Ce n’est pas la fuite trop lente de tes chevaux qui a trahi ton char ni de vaines ombres venues de l’ennemi qui les ont mis en déroute. C’est toi-même qui sautes de ton char et qui les abandonnes. » Il dit et saisit l’attelage. Son frère tendait ses mains désarmées, le malheureux, tombé du même char. « Par toi, par les parents qui ont mis au monde un héros comme toi, ô Troyen, laisse-moi la vie, prends pitié de celui qui t’implore. » Il en eût dit davantage ; Énée l’arrête : « Tu ne parlais pas ainsi tout à l’heure ! Meurs : que le frère ne quitte pas son frère ! » Il lui enfonce son épée dans la poitrine jusqu’au plus secret asile de la vie. Ainsi le chef troyen répandait les funérailles à travers la plaine, non moins furieux qu’un torrent ou qu’un noir tourbillon. Enfin le jeune Ascagne et la jeunesse troyenne, vainement assiégés, font une brusque sortie et abandonnent le camp.
Jupiter cependant se tourne vers Junon et lui dit : « Ô ma sœur, toi qui es aussi ma très chère épouse, tu avais raison : c’est Vénus, c’est bien elle, – ton sentiment ne te trompait pas, – qui soutient les forces troyennes ; les hommes n’ont ni vigueur dans les bras ni courage au cœur ni intrépidité devant le péril. » Junon, baissant la tête, lui répondit : « Pourquoi, ô le plus beau des époux, tourmenter une épouse affligée et qui redoute tes ordres sévères ? Si ton amour pour moi était aussi fort qu’il l’était jadis et qu’il devrait l’être, certes tu ne me refuserais pas, ô tout-puissant, la faveur de soustraire Turnus au combat et de le rendre vivant à son père Daunus. Mais non : qu’il périsse et que, malgré sa piété, les Troyens assouvissent leur vengeance dans son sang ! Il est pourtant de notre race. Pilumnus est son trisaïeul, et sa main libérale a souvent chargé tes seuils de nombreuses offrandes. » Le roi de l’Olympe aérien lui répond brièvement : « S’il ne faut, pour te contenter, que retarder l’heure de la mort de ce jeune homme qui doit succomber, et si tu comprends que je l’entends bien ainsi, enlève Turnus, dérobe-le par la fuite au sort qui le menace : je puis jusque-là te complaire. Mais que sous tes prières se cache une plus haute ambition, que tu espères bouleverser l’ordre de la guerre et en changer le cours, ce serait nourrir des illusions. » – « Ah, dit Junon en pleurant, si tu m’accordais dans ton esprit ce que ta bouche a du mal à prononcer, et si la vie était assurée à Turnus ! Mais non : rien ne lui est assuré, malgré son innocence, qu’une fin cruelle, ou je me trompe fort. Ah ! plutôt, puissé-je être abusée d’une fausse terreur et puisses-tu, toi de qui tout dépend, adoucir la rigueur de tes décrets ! »
Elle dit et s’élance aussitôt des hauteurs du ciel, poussant la tempête à travers les airs, enveloppée d’un nuage ; et elle gagne l’armée d’Ilion et le camp laurentin. Alors de cette vapeur creuse la déesse forme une ombre légère, sans force, à l’image d’Énée (admirable prodige !) ; elle la pare d’armes troyennes ; elle imite le bouclier du héros, l’aigrette de sa tête divine ; elle lui prête une voix irréelle ; elle lui donne des sons sans idée et la démarche du Troyen : on nous peint ainsi les ombres qui ont traversé la mort et les songes qui se jouent de nos sens pendant le sommeil. Le fantôme bondit avec joie aux premiers rangs, irrite Turnus de ses traits, le harcèle de sa voix. Turnus le poursuit, lui lance de loin un javelot strident. L’apparition tourne le dos et fuit. Turnus croit qu’Énée se dérobe et cède la place, et il se repaît et bouillonne d’un chimérique espoir : « Où fuis-tu, Énée ? s’écrie-t-il. Ne déserte pas l’hymen qui t’est promis : ce bras va te donner la terre que tu es venu chercher à travers les flots. » Il se jette sur ses traces en vociférant, brandissant son épée nue ; et il ne voit pas que les vents emportent sa joie. Par hasard, un vaisseau amarré aux saillies d’un roc abrupt se dressait avec son échelle posée sur le rivage et son pont abattu : c’était celui qui avait amené le roi Osinius des rives de Clusium. Là se réfugie et se cache le fantôme tremblant d’Énée en fuite. Turnus n’est pas moins prompt à l’y poursuivre, saute par-dessus les obstacles, escalade les hauts ponts. À peine avait-il atteint la proue, la fille de Saturne rompt le câble et le reflux entraîne le vaisseau arraché du rivage. De son côté, Énée appelle au combat Turnus qui n’est plus là ; et il envoie à la mort tout ce qu’il rencontre de guerriers sur sa route. Alors le léger fantôme ne cherche plus à se cacher ; mais il s’envole très haut et se perd dans la noirceur d’un nuage, pendant qu’un tourbillon emportait Turnus en pleine mer. Turnus regarde en arrière, ne comprend pas ce qui s’est passé, maudit son salut, et tend ses deux mains vers le Ciel : « Père tout-puissant, dit-il, quelle faute ai-je donc pu commettre à tes yeux pour qu’il t’ait plu de m’infliger un tel châtiment ? Où suis-je emporté ! D’où suis-je venu ? Comment fuir d’ici ? et quelle honte, ce retour ! Reverrai-je les murs et le camp des Laurentes ? Et ces hommes qui ont suivi ma personne et mes armes ? Ne les ai-je pas abandonnés, – ô crime ! – à une indicible mort ? Maintenant je les vois en déroute ; j’entends le gémissement de ceux qui tombent. Que faire ? Quelle terre m’ouvrira d’assez grandes profondeurs ? Ou plutôt soyez-moi favorables, ô vents ! Contre les roches, contre les récifs, Turnus vous le demande en suppliant, entraînez ce navire, jetez-le sur les bancs d’une syrte sauvage où ne pourront me suivre ni les Rutules ni la renommée instruite de ma honte. » En parlant ainsi, il oscillait d’une pensée à l’autre. Désespéré d’un tel déshonneur, se percera-t-il de son épée, enfoncera-t-il sa lame nue entre ses côtes ? Sautera-t-il au milieu des flots, gagnera-t-il la terre à la nage, retournera-t-il au combat contre les Troyens ? Trois fois il tenta l’un ou l’autre de ces moyens ; trois fois la puissante Junon arrêta et, le cœur plein de pitié, contint le jeune homme. Il glisse et fend la mer profonde et, au gré des flots qui le portent, il aborde à l’antique ville de son père Daunus.
Cependant, sous l’inspiration de Jupiter, l’ardent Mézence entre dans la bataille et fond sur les Troyens triomphants. Les troupes tyrrhéniennes accourent ; tous s’acharnent contre lui, contre lui seul, objet de leur haine, cible de leurs traits pressés. Mézence, comme un récif qui s’avance dans le vaste océan, exposé à la furie des vents et des flots, et qui supporte les menaces et les assauts du ciel et de la mer, demeurant lui-même inébranlable, Mézence terrasse le fils de Dolichaon, Hébrus, et avec lui Latagus et le fuyard Palmus ; mais quant à Latagus qui lui faisait face, il l’a prévenu d’une pierre, d’un énorme éclat de montagne dont il lui meurtrit la tête et le visage ; pour le lâche Palmus, il lui coupe les jarrets, le laisse rouler à terre et donne ses armes à Lausus pour en orner ses épaules et surmonter son casque d’une aigrette. Puis il immole le Phrygien Évanthe et le compagnon de Paris, Mimas, du même âge que lui ; sa mère Théano, femme d’Amycus, l’avait mis au monde la nuit où la reine fille de Cissée, enceinte d’une torche, accoucha de Paris ; Paris repose dans sa terre maternelle, la terre des Laurentes garde Mimas inconnu. Lorsque, chassé des hautes montagnes par la morsure des chiens, le sanglier, qu’ont protégé pendant des années les pins du Vésulus ou le marais laurentin qui l’a nourri de roseaux, est tombé dans des rets, il s’arrête, il frémit de fureur, il hérisse ses épaules ; et personne n’a le cœur de passer de la colère aux actes et de l’approcher ; mais les chasseurs le menacent de loin avec leurs traits et leurs clameurs, à l’abri du danger. Ainsi, de ceux qu’une juste haine anime contre Mézence, aucun n’est assez courageux pour courir sur lui l’épée haute : c’est de loin qu’ils le harcèlent de leurs dards et de leurs cris. Lui, impavide, prêt à s’élancer de tout côté, il grince des dents et repousse, en les secouant, les traits qui tombent sur son dos.
Acron était venu du territoire antique de Corythe, Grec d’origine, obligé par l’exil de laisser son hymen en suspens. Mézence le voit qui porte le désordre au loin, parmi ses bataillons, sous le panache éclatant et l’écharpe de pourpre, présent de sa fiancée. Comme un lion à jeun qui parcourt les forêts profondes, poussé par une faim furieuse, s’il aperçoit par hasard une chevrette fugitive ou un cerf à la haute ramure, ouvre avec joie sa gueule monstrueuse et, la crinière hérissée, s’étend sur sa proie et s’attache à ses entrailles ; sa gueule cruelle est affreusement baignée de sang : ainsi Mézence se rue allègrement au plus épais des ennemis. Le malheureux Acron est abattu, de ses talons il frappe le sol noir en expirant et ensanglante le trait brisé dans son corps. Le même Mézence n’a pas daigné abattre Orodès qui fuyait ni lui lancer avec son javelot une obscure blessure. Il court, le dépasse, lui fait face, homme contre homme, et veut le vaincre non par la ruse, mais par la force des armes. Alors sur l’homme terrassé appuyant son pied et sa lance : « Le voici qui gît à terre le haut Orodès, un des grands rôles de la guerre. » Ses compagnons qui le suivent entonnent un joyeux péan. Mais le moribond dit : « Qui que tu sois, mon vainqueur, je ne mourrai pas sans vengeance et tu ne te réjouiras pas longtemps. Un destin pareil au mien t’attend et tu seras bientôt, comme moi, couché sur cette terre. » Mézence lui répond avec un sourire de colère : « En attendant, meurs. Pour moi, le père des dieux et le roi des hommes verra ce qu’il doit faire. » Cela dit, il a retiré le trait du corps de son ennemi. Un dur repos, un sommeil de fer appesantit les yeux du vaincu qui se ferment pour la nuit éternelle. Cœdicus tue Alcathous, Sacrator Hydaspe, Rapo Parthénius et le robuste Orsès ; Messape, Clonius et le Lycaonien Érichsetès : l’un jeté à terre par la chute de son cheval sans frein ; l’autre, combattant à pied. À pied aussi le Lycien Agis s’était porté en avant : Valérus, qui n’a pas dégénéré de la valeur de ses ancêtres, l’abat. Thronius est tué par Salius, Salius par Néalcès, l’un et l’autre victimes de la ruse, celui-ci d’un javelot lancé de loin, celui-là d’une flèche imprévue.
Déjà le terrible Mars égalisait entre les deux camps le deuil et les funérailles. Tour à tour vainqueurs et vaincus, ils massacraient et tombaient également, et, pas plus les uns que les autres, ne songeaient à fuir. Dans le palais de Jupiter les dieux prennent en pitié la vaine fureur des deux partis et le sort des mortels condamnés à de telles souffrances. Ici Vénus, là Junon la Saturnienne regardent la mêlée. La pâle Tisiphone fait rage parmi ces milliers de combattants.
Et voici que Mézence, brandissant une énorme lance, bouillant de rage, s’avance dans la plaine. Comme le gigantesque Orion, lorsqu’il franchit à pied les gouffres de Nérée où il s’ouvre un chemin au milieu des eaux qu’il surpasse de l’épaule, ou encore lorsque, rapportant du sommet des montagnes un orne chargé d’années, il marche sur la terre, la tête cachée par les nuages : ainsi Mézence s’avance sous ses vastes armes. Énée, qui le cherchait des yeux dans la longue file des ennemis, se prépare à l’attaquer. Mézence attend sans se troubler ce magnanime adversaire ; et sa masse fait de lui un bloc. Dès qu’il a mesuré dans l’espace la portée d’une javeline : « Que ce bras qui est mon dieu, dit-il, et ce trait que je brandis me soient favorables ! Je fais vœu, ô Lausus, de te revêtir des dépouilles de ce bandit : tu seras le trophée de ma victoire sur Énée. » Il dit : de loin la javeline siffle et vole. Rejetée par le bouclier d’Énée, elle s’enfonce plus loin entre le flanc et le bas-ventre du noble Antorès, Antorès le compagnon d’Hercule, qui, parti d’Argos, s’était attaché à Évandre et avait fixé sa demeure dans une ville italienne. L’infortuné est couché par terre sous ce trait destiné à un autre ; il lève les yeux vers le ciel et se souvient en mourant de la douce Argos. Alors le pieux Énée lance sa javeline. À travers l’orbe creux au triple airain, à travers le tissu des trois couches de toile et des trois peaux de taureau, elle s’est arrêtée dans l’aine de Mézence, au plus bas, et n’a pas eu la force de pénétrer plus avant. Aussitôt Énée, joyeux de voir le sang du Tyrrhénien, dégaine et presse furieusement son ennemi qui se trouble. Lausus pousse un profond gémissement devant le danger que court son père bien-aimé ; et des larmes roulent sur ses joues.
Je ne tairai point ici ton nom ni ta mort prématurée ni ton admirable dévouement, si toutefois la lointaine postérité peut croire à une aussi belle action, ô jeune homme dont on doit conserver la mémoire.
Lâchant pied, impuissant, ses mouvements entravés, Mézence reculait et traînait à son bouclier la javeline ennemie. Le jeune homme s’est élancé, s’est mêlé aux combattants, et, lorsque, le bras levé, Énée allait porter le coup, il s’est jeté devant l’épée troyenne qu’il arrête en la retardant. Ses compagnons applaudissent à grands cris pendant que, sous la protection du bouclier filial, le père se retirait ; puis ils lancent leurs traits et, de loin, s’efforcent de mettre l’ennemi en déroute à coups de projectiles. Énée furieux se ramasse sous ses armes. Lorsque les nuages se précipitent en torrents de grêle, tous les laboureurs, tous les paysans de la plaine s’enfuient ; le voyageur cherche pour s’y cacher un sûr refuge sous la rive d’un fleuve ou sous la voûte d’un haut rocher ; tant que la pluie tombe, ils attendent le retour du soleil, afin d’accomplir le travail de la journée : ainsi, accablé des traits qui partent de tous les côtés, Énée soutient cette rafale guerrière et attend qu’elle s’apaise. C’est Lausus qu’il apostrophe, Lausus qu’il menace. « Où cours-tu à la mort ? Pourquoi oser plus que tes forces ? Tu te laisses égarer imprudemment par ta piété filiale. » Lausus ne s’en livre pas moins à l’emportement de sa témérité. La colère du chef troyen grandit, devient plus farouche ; et les Parques rassemblent les derniers fils de la vie de Lausus. Énée lui enfonce sa solide épée au milieu du corps et l’y plonge entièrement. La pointe a traversé le bouclier rond, faible armure pour tant de provocation, et la tunique que sa mère avait tissée d’or souple ; sa poitrine se remplit de sang ; son âme quitte son corps, s’exhale dans les airs et tristement s’en va chez les Mânes. Mais lorsque le fils d’Anchise a vu le visage du mourant et son extraordinaire pâleur, il a poussé un profond gémissement de pitié et lui a tendu la main : l’image de la tendresse filiale lui serre le cœur. « Ô pitoyable jeune homme, que peut faire le pieux Énée pour ta gloire ? Que te donner qui soit digne d’une si belle âme ? Garde les armes qui faisaient ta joie. Je te rends aux Mânes et à la cendre de tes pères, si tu peux encore en être touché. Du moins, dans ton malheur, console-toi de ta déplorable mort en songeant que tu es tombé de la main du grand Énée. » Il est le premier à gourmander les compagnons du jeune homme qui hésitent, et il soulève lui-même le corps dont les cheveux, tressés à la mode étrusque, étaient tout souillés de sang.
Cependant, près des flots du Tibre, le père étanchait d’eau courante sa blessure et se délassait, appuyé sur un tronc d’arbre. À quelques pas de lui, son casque d’airain était suspendu à une branche, et ses lourdes armes étaient couchées sur l’herbe. Debout, l’élite de ses hommes l’entourait. Lui-même affaibli, haletant, il laissait tomber sa tête, et sa barbe épaisse se répandait sur sa poitrine. Sans cesse il demandait où en était Lausus ; il lui avait dépêché messager sur messager pour le rappeler et lui porter ses ordres de père inquiet. Et voici que ses compagnons apportaient, en pleurant, sans vie, étendu sur ses armes, le grand Lausus victime d’une grande blessure. De loin, le cœur de Mézence, qui pressentait le malheur, a compris leur gémissement. Il souille de poussière ses cheveux blancs ; il tend ses deux mains vers le ciel ; il s’attache au cadavre : « Étais-je donc assez possédé du désir de vivre, ô mon enfant, s’écrie-t-il, pour souffrir que le fils engendré par moi prît ma place sous les coups de l’ennemi ? Moi, ton père, devrai-je donc mon salut à tes blessures ? Vivrai-je de ta mort ? Hélas, c’est maintenant que je sens la misère de l’exil. C’est maintenant que la blessure est profonde. Et moi, mon fils, toujours moi, j’ai imprimé une flétrissure sur ton nom, chassé par la haine du trône et du sceptre paternels. J’aurais dû payer ma dette à ma patrie et au ressentiment des miens. Que n’ai-je, par mille morts, offert volontairement en expiation une vie coupable ! Et je vis encore. Je n’ai pas encore quitté les hommes et la lumière. Mais je les quitterai. » À peine a-t-il parlé, il se soulève sur sa cuisse blessée ; malgré la profondeur de sa blessure qui ralentit ses mouvements, il n’est pas abattu et ordonne qu’on lui amène son cheval : c’était sa joie, sa consolation ; avec lui il était sorti vainqueur de tous les combats. La bête était triste ; il lui parle ainsi : « Rhèbe, nous avons vécu longtemps ensemble, si les mortels peuvent jamais parler de longue durée. Aujourd’hui, vainqueur, tu rapporteras les dépouilles et la tête du sanguinaire Énée et tu vengeras avec moi la perte de Lausus, ou, si nous ne parvenons pas à nous ouvrir un chemin, avec moi tu succomberas, car je ne pense pas, ô valeureux animal, que tu acceptes de subir les ordres d’un étranger et d’avoir pour maîtres des Troyens. » Il dit et se place sur la croupe du cheval qui sent son poids accoutumé ; il a chargé ses mains de javelots acérés. Sa tête, toute brillante d’airain, se hérisse d’une aigrette de crins. Il se précipite ainsi au milieu des bataillons. Dans un seul cœur bouillonnent une honte immense, de la folie mêlée à de la douleur, [un furieux amour paternel et la conscience de sa valeur].
Alors il appelle trois fois Énée de sa grande voix. Énée l’a certainement reconnu et joyeux il s’écrie sur le ton de la prière : « Fasse le père des dieux, fasse le puissant Apollon que tu veuilles te mesurer avec moi ! » Il ne prononce que ces mots, et, la lance en arrêt, s’avance à sa rencontre. Et Mézence s’écrie : « Tu essaies de m’effrayer, cruel, après m’avoir ravi mon fils ! Tu n’avais pas d’autre moyen de me faire périr. La mort ne nous inspire aucune horreur ; il n’y a pas un dieu que nous ne bravions. Cesse. Je viens en homme qui va mourir ; mais d’abord, reçois ces dons de ma main ! » Il dit et lance à l’ennemi un javelot, puis un autre, encore un autre et décrit un vaste cercle autour de lui. Le bouclier d’or résiste. Trois fois autour du Troyen debout Mézence fait tourner son cheval sur sa gauche, jetant des traits. Trois fois le héros Troyen tourne sur lui-même en présentant son bouclier d’airain où s’enfonce une monstrueuse forêt de javelots. Puis dégoûté de tous ces retardements, de tous ces traits qu’il faut arracher, de cette lutte inégale et épuisante, il réfléchit, s’élance et le cheval de guerre reçoit sa javeline entre ses tempes creuses. Le quadrupède se cabre tout droit, frappe l’air de ses sabots, désarçonne son cavalier et, tombant sur lui la tête en avant, l’embarrasse et, l’épaule démise, l’accable de son poids. Troyens et Latins enflamment le ciel de leurs clameurs. Énée accourt et, tirant son épée du fourreau, dit penché sur lui : « Où est maintenant le terrible Mézence et sa sauvage violence ? » Le Tyrrhénien lève les yeux en l’air, retrouve le ciel et reprend ses esprits : « Ennemi amer, pourquoi ces injures et ces menaces de mort ? Tu peux m’égorger sans crime. Ce n’est pas avec la pensée d’être épargné que je suis venu te combattre, et mon cher Lausus n’a point conclu avec toi de pacte semblable. Je ne t’adresse qu’une prière, si toutefois des ennemis vaincus ont droit à quelque faveur : souffre que la terre recouvre mon corps. Je sais que les miens m’entourent d’une haine acharnée : je t’en prie, défends-moi de leur fureur et accorde-moi d’être réuni à mon fils dans le même tombeau. » Ayant ainsi parlé il reçoit dans la gorge l’épée attendue et rend l’âme avec un flot de sang qui baigne ses armes.
Cependant l’Aurore qui surgit a quitté l’Océan. Énée, bien que le souci d’ensevelir ses compagnons le pressât et bien que son âme fût bouleversée par toutes ces morts, s’empressait, dès le point du jour, d’accomplir dans sa victoire les vœux qu’il avait faits aux dieux. Il dresse sur un tertre un énorme chêne qu’il a ébranché de tous ses rameaux et il le revêt d’armes resplendissantes, les dépouilles du chef Mézence, un trophée pour toi, dieu puissant de la guerre. Il y fixe l’aigrette du guerrier avec sa rosée de sang, et les javelots brisés, et la cuirasse atteinte et percée en douze endroits. Il attache au bras gauche du simulacre le bouclier d’airain et il suspend à son cou l’épée au fourreau d’ivoire. Alors environné de toute la troupe des chefs qui se serrait autour de lui, il exhorte en ces termes ses compagnons triomphants :
« Guerriers, le plus fort de notre tâche est fait ; ne craignez rien pour ce qui nous reste à faire. Les voici, les dépouilles, les prémices de la victoire, enlevées sur un roi superbe ; et voici Mézence tel qu’il est sorti de mes mains. Maintenant nous n’avons qu’à marcher vers le roi et les murs des Latins. Préparez vos cœurs au combat et soyez tout à la pensée et à l’attente de la bataille de façon qu’aucun obstacle ne vous surprenne et ne vous arrête, qu’aucune crainte, aucune incertitude ne vous ralentisse, dès que les dieux d’en haut nous permettront d’arracher les enseignes et de faire sortir notre jeunesse des retranchements. En attendant, confions à la terre les corps de nos compagnons sans sépulture : c’est le seul honneur dans les profondeurs de l’Achéron. Allez, dit-il, rendez ces devoirs suprêmes à ces âmes d’élite dont le sang nous a conquis cette patrie. Avant tout envoyons à la ville en larmes d’Évandre le corps de Pallas : ce n’est pas la valeur qui lui a manqué ; mais un jour d’horreur nous l’a ravi et l’a plongé bien avant l’heure dans la nuit de la mort. »
Ainsi parle Énée en pleurant et il retourne à sa demeure, où le cadavre de Pallas est exposé sous la garde du vieil Acétès, qui avait été l’écuyer de l’Arcadien Évandre, mais qui, sous de moins heureux auspices, avait été donné comme compagnon à son cher élève. Autour du mort se pressait toute la troupe de ses serviteurs, et les Troyens, et les femmes d’Ilion, les cheveux dénoués selon l’usage funèbre. Aussitôt qu’Énée se montra sous la haute porte, elles se frappèrent la poitrine et poussèrent vers le ciel de profonds gémissements ; la demeure royale retentit de leurs cris lugubres. À la vue de la tête appuyée et du visage de Pallas blanc comme la neige, devant la blessure ouverte dans sa poitrine d’adolescent par la javeline ausonienne, Énée ne put retenir ses larmes : « Fallait-il donc, dit-il, ô jeune homme digne de pitié, qu’à l’heure où la Fortune me souriait, elle m’enviât un ami tel que toi, et ne te permît point de voir mon royaume et de retourner vainqueur au foyer paternel ? Ce n’est pas, au moment du départ, ce que j’avais promis de toi à ton père Évandre lorsqu’on m’embrassant il m’envoyait à la conquête d’un grand empire et m’avertissait que nos ennemis étaient vaillants et que j’allais combattre une rude nation. En ce moment même, séduit par une vaine espérance, peut-être forme-t-il des vœux, charge-t-il les autels de ses offrandes ; et nous, en deuil, nous accompagnons de vains honneurs ce jeune homme sans vie qui ne doit plus rien aux dieux du ciel. Infortuné, tu verras les cruelles funérailles de ton fils ! Voilà donc ce retour que nous espérions, ce triomphe que tu attendais, cette promesse solennelle que je t’avais faite ! Du moins, Évandre, tu n’auras pas sous les yeux des blessures dont tu puisses rougir, reçues en fuyant, et tu n’auras pas à souhaiter, toi, le père, pour un fils qui aurait sauvé sa vie, que la mort ensevelisse son déshonneur. Hélas ! quel soutien perd l’Ausonie, et que ne perds-tu pas, Iule ! »
Cette plainte exhalée, il ordonne la levée de ce corps si pitoyable et charge mille guerriers choisis dans toute son armée de l’escorter par un suprême honneur et de mêler leurs larmes à celles du père, petite consolation pour un si grand deuil, mais due à la douleur paternelle. On s’empresse aussitôt de tresser les claies d’un brancard flexible avec des branches d’arbousier et de chêne ; et on dresse un lit funèbre ombragé de verdure. On y dépose sur une haute couche d’herbes le jeune homme : telle, cueillie par une main virginale, la fleur de la tendre violette ou de la languissante hyacinthe ; elle n’a encore perdu ni son éclat ni sa beauté, mais la terre maternelle ne la nourrit plus et n’entretient plus sa vigueur. Alors Énée fit apporter deux vêtements de pourpre, tout raides d’or : la Sidonienne Didon, heureuse de travailler pour lui, les avait faits elle-même, de ses mains, et en avait nuancé la trame de fils d’or. Il revêt tristement le jeune homme d’une de ces deux robes, dernier honneur ; et de l’autre il couvre comme d’un voile ses cheveux promis aux flammes. Puis il fait entasser de nombreuses dépouilles des Laurentes vaincus, butin que portera une longue file d’hommes. Il y ajoute des chevaux et des armes conquis sur l’ennemi. Enchaînées, les mains derrière le dos, des victimes offertes aux mânes arroseront de leur sang les feux du bûcher funèbre. Il donne l’ordre aux chefs de se charger eux-mêmes des trophées revêtus d’armes ennemies où seront inscrits les noms des vaincus. On amène le malheureux Acétès accablé par l’âge, meurtrissant tantôt sa poitrine de ses poings, tantôt son visage de ses ongles ; et il se jette à terre et s’y étend de tout son corps. On amène aussi les chars arrosés du sang rutule. Derrière eux, sans ornement, le cheval de guerre de Pallas, Æthon, s’avance : il pleure et de grosses larmes mouillent sa face. D’autres guerriers tiennent dans leurs mains la lance et le casque du jeune homme ; car, pour le reste, c’est le vainqueur Turnus qui le possède. À la suite viennent, lugubre phalange, tous, Troyens, Tyrrhéniens, Arcadiens, leurs armes renversées. Lorsque ce cortège se fut déployé dans toute sa longueur, Énée s’arrêta et dit encore avec un profond soupir : « La même affreuse destinée de la guerre nous appelle maintenant à verser d’autres larmes. Adieu pour toujours, ô grand Pallas ; pour toujours adieu ! » Et, sans rien ajouter, il reprenait le chemin vers les hautes murailles et regagnait le camp.
Les députés de la ville latine y étaient déjà, les mains voilées de rameaux d’olivier et sollicitant une grâce : celle d’enlever les corps qui, fauchés par le fer, gisaient dans la plaine et de les ensevelir dans la terre. « On ne combat plus, disaient-ils, contre des vaincus privés de la lumière du jour ; Énée doit épargner ceux qu’il nommait naguère hôtes et beaux-pères. » Énée reçoit avec bonté une prière aussi juste et il ajoute ces paroles à la grâce qu’il leur accorde : « Quelle indigne fortune vous a engagés, Latins, dans une telle guerre et vous a fait rejeter notre amitié ? Vous demandez la paix pour les morts, pour ceux qui ont péri dans le hasard des combats ? Ah ! comme je voudrais aussi la donner aux vivants ! Je ne serais pas venu si les destins ne m’avaient assigné ce lieu et ce séjour. Je ne fais point la guerre à une nation. Votre roi a quitté notre alliance, et il s’est fié de préférence aux armes de Turnus. Il eût été plus juste que Turnus affrontât ici la mort. S’il voulait terminer la guerre en brave, s’il voulait chasser les Troyens, c’était les armes à la main qu’il aurait dû se mesurer avec moi : alors aurait vécu celui des deux à qui son bras ou la Divinité eût assuré la vie. Maintenant allez, et allumez les bûchers funèbres de vos malheureux concitoyens. » Énée avait ainsi parlé. Frappés d’étonnement, silencieux, ils se regardaient les uns les autres. Alors le vieux Drancès, dont la haine et les griefs harcèlent continuellement le jeune Turnus, prend la parole et répond : « Héros troyen, si grand par la renommée, plus grand par tes exploits, de quelles louanges t’égalerai-je au ciel ? Qu’admirerai-je d’abord, ta justice ou ta valeur guerrière ? C’est avec reconnaissance que nous rapporterons tes paroles à notre patrie ; et, si la Fortune nous en offre le moyen, nous t’unirons à notre roi Latinus. Que Turnus se cherche ailleurs des alliances. Bien plus ; il nous plaira d’élever ces hauts remparts que te promettent les destins et de porter sur nos épaules les pierres de la nouvelle Troie. »
Il dit, et tous approuvaient d’un frémissement unanime. Ils conclurent une trêve de douze jours ; et grâce à cette suspension d’armes, Troyens et Latins, impunément mêlés, se répandirent sur les collines à travers les forêts. Le frêne altier sonne sous les coups du fer à deux tranchants ; ils abattent des pins qui s’élevaient jusqu’au ciel ; ils fendent sans relâche avec des coins les rouvres et le cèdre parfumé ; et ils transportent des ornes sur des chars gémissants.
Déjà la Renommée, messagère ailée d’un si grand deuil, en remplit Évandre, la ville et le palais d’Évandre, elle qui venait de publier dans le Latium la victoire de Pallas. Les Arcadiens courent aux portes ; selon l’antique usage, ils se sont saisis de torches funéraires. Une longue file de flambeaux éclairent la route dont la clarté tranche au loin sur le reste de la campagne. De son côté la troupe des Phrygiens s’approche et rejoint la troupe gémissante. À peine l’ont-elles aperçue qui pénétrait dans les murs, les mères incendient de leurs clameurs la ville désolée. Mais aucune force ne peut retenir Évandre ; il s’avance au milieu de tous, fait arrêter le brancard, se jette sur Pallas, s’attache à lui, pleure et gémit. Enfin, dès que la douleur a rendu le passage à sa voix : « Ô Pallas, dit-il, ce n’était pas là ce que tu avais promis à ton père, toi qui voulais ne t’exposer qu’avec prudence aux fureurs de Mars ! Mais je n’ignorais pas ce que peuvent sur un jeune homme la gloire toute neuve de l’homme d’armes et la grande douceur de vaincre dans un premier combat. Infortunées prémices d’un jeune guerrier ! Cruel apprentissage d’une guerre à nos portes ! Aucun dieu n’a entendu mes vœux et mes prières. Et toi, ma sainte femme, sois heureuse d’être morte et de ne pas avoir été réservée à une aussi grande douleur. Mais moi, en vivant plus que je ne devais vivre, ce n’a été que pour survivre à mon fils. Que n’ai-je suivi nos alliés en armes, les Troyens, et que les Rutules ne m’ont-ils accablé de leurs traits ! J’aurais donné ma vie, moi-même ; et cette pompe lugubre m’aurait ramené dans ma demeure, moi, et non Pallas ! Je n’accuserai, Troyens, ni votre alliance ni l’hospitalité qui nous a unis. Ce sort était dû à ma vieillesse. Si une mort prématurée attendait mon fils, du moins j’aime à penser qu’il n’a péri qu’après avoir massacré des milliers de Volsques et en conduisant les Troyens au Latium. Bien plus, je ne saurais te faire de plus dignes funérailles, Pallas, que celles qui te sont faites par le pieux Énée, les héros phrygiens, les chefs tyrrhéniens, toute l’armée tyrrhénienne. Ils portent les grands trophées de ceux que ton bras a livrés à la mort. Toi-même, Turnus, tu ne serais plus qu’un monstrueux tronc d’arbre, debout, couvert de tes armes, si Pallas avait eu ton âge et ta force, celle que donnent les années. Mais malheureux que je suis, pourquoi retenir les Troyens loin des combats ? Allez et rapportez fidèlement mes paroles à votre roi : « Si, Pallas disparu, je prolonge une vie odieuse, ton bras en est la cause : il doit Turnus au fils et au père. C’est le seul bien que je puisse attendre d’Énée et de la Fortune. Ce n’est pas de la joie que je cherche : il n’en est plus pour moi ; mais je veux en apporter à mon fils dans le profond séjour des Mânes. »
Cependant l’Aurore avait rendu aux malheureux mortels la bienfaisante lumière et leur avait ramené les travaux et les fatigues. Déjà le vénérable Énée, déjà Tarchon avaient fait dresser des bûchers dans la courbe du rivage. Chacun, selon les rites des ancêtres, y porte les corps des siens ; les feux lugubres s’allument ; une fumée ténébreuse couvre les hauteurs du ciel. Trois fois les guerriers, ceints de leurs armes étincelantes, ont fait le tour des bûchers embrasés ; trois fois les cavaliers ont défilé devant ces tristes feux des funérailles et ont poussé les cris funèbres. La terre est baignée de larmes ; leurs armures en sont baignées. La clameur des hommes, l’éclat des trompettes montent vers le ciel. On jette dans les flammes, les uns, les dépouilles enlevées aux Latins qu’ils ont tués, des casques, des épées travaillées, des freins, des roues que jadis leur rapidité enflammait ; les autres, des présents bien connus : les boucliers des morts eux-mêmes et les traits qui n’ont pu les défendre. Tout autour on sacrifie à la Mort une multitude de bœufs ; des porcs aux soies rudes et des moutons dont on a dépeuplé les campagnes sont égorgés au-dessus des flammes. Alors, rangés sur tout le rivage, les hommes regardent brûler leurs compagnons, surveillent les bûchers à demi consumés et ne peuvent s’arracher à ce spectacle avant que la nuit humide fasse tourner le ciel semé d’étoiles ardentes.
De leur côté, les malheureux Latins ont aussi dressé d’innombrables bûchers. Ils enterrent un grand nombre de morts ; d’autres sont transportés dans des campagnes voisines ou renvoyés à la ville des Laurentes ; le reste, un amas de cadavres énorme et confus, est brûlé sans être compté et sans honneur : de toute part, tant de feux resplendissants éclairaient à l’envi les vastes campagnes. La troisième aurore avait chassé du ciel les froides ombres : une foule en deuil fouillait ces monceaux de cendre, en retirait les ossements confondus dans le brasier et les recouvrait d’une couche de terre encore chaude. Mais c’est dans les demeures, dans la ville du riche Latinus que le deuil et les longues douleurs ont leur plus violent éclat. Là les mères et les malheureuses épouses, là les sœurs désolées, qui étaient chères à leurs frères, et les enfants orphelins, maudissent l’exécrable guerre et l’hymen de Turnus : ils voudraient que seul il s’armât, que seul il décidât sa querelle, puisqu’il aspire au trône de l’Italie et aux suprêmes honneurs. Drancès acharné aggrave ces propos : il affirme qu’on n’en veut qu’à Turnus, qu’on défie le seul Turnus au combat. Dans la diversité des opinions beaucoup de voix en même temps prennent la défense de Turnus ; il est couvert du grand nom de la reine, soutenu par sa réputation et par le nombre de ses justes trophées.
Au milieu de ces mouvements et de ce tumulte passionné, voici que, pour surcroît de malheur, consternés, les ambassadeurs reviennent de la puissante ville de Diomède avec cette réponse : tant de dépenses et d’efforts n’ont rien obtenu ; ni les présents ni l’or ni les supplications n’ont eu de pouvoir ; les Latins doivent chercher d’autres alliés ou demander la paix au roi troyen. Latinus lui-même demeure accablé de douleur. Énée est bien l’homme du destin, conduit manifestement par la divinité : la colère des dieux et les tombes fraîches qu’il a sous les yeux l’en avertissent suffisamment. Il réunit donc à l’intérieur de son haut palais le grand conseil et les premiers de ses sujets mandés sur son ordre. Ils accourent ; leur flot remplit les rues et se dirige vers la demeure royale. Assis au milieu d’eux, le plus imposant par l’âge et par le sceptre, le visage empreint de tristesse, Latinus prie alors les ambassadeurs revenus de la ville étolienne de dire ce qu’ils en rapportent et leur demande l’exposé précis des réponses qu’on leur a faites. Tous se taisent ; et Vénulus, obéissant au roi, commence ainsi :
« Nous avons vu, citoyens, Diomède et le camp argien. Après avoir surmonté tous les hasards d’une longue route, nous avons touché la main sous laquelle Ilion tomba. Après sa victoire il fondait une ville, Argyripe, du nom de sa patrie, dans les campagnes du Gargan d’Iapygie. Lorsque nous fûmes entrés et qu’on nous eut permis de parler devant lui, nous lui offrîmes nos présents et nous lui fîmes connaître notre nom, notre pays, les peuples qui nous font la guerre, la cause qui nous avait amenés à Arpi. Il nous écouta et tranquillement nous répondit en ces termes : « Heureuses nations, royaume de Saturne, antiques Ausoniens, quelle mauvaise fortune trouble votre quiétude et vous persuade de provoquer une guerre aveuglément ? Tous tant que nous sommes qui avons profané par le fer le territoire d’Ilion, – je ne parle pas des maux soufferts au pied des hauts remparts ni des guerriers dont le Simoïs recouvre les corps, – nous subissons, par le monde entier, d’indicibles supplices et les châtiments de nos crimes, poignée d’hommes dont même Priam aurait pitié. La triste constellation de Minerve le sait, et les rochers d’Eubée, et le promontoire vengeur de Capharée. Au retour de cette expédition, poussés sur des rivages opposés, l’Atride Ménélas s’est vu exilé jusqu’aux colonnes de Prêtée, et Ulysse a connu les Cyclopes de l’Etna. Le Mycénien lui-même, chef des grands Argiens, a péri au seuil de son palais sous la main de son exécrable femme : l’adultère prit au piège le vainqueur de l’Asie. Parlerai-je du règne de Néoptolème, des Pénates renversés d’Idoménée, des Locriens établis sur la côte libyenne ? Dirai-je que les dieux m’ont envié mon retour aux foyers paternels et la joie de revoir mon épouse et ma belle ville de Calydon ? Maintenant encore d’horribles prodiges poursuivent mes regards. J’ai perdu mes compagnons : ils se sont enfuis dans l’éther, revêtus de plumes ; ce ne sont plus que des oiseaux qui errent sur les fleuves et remplissent les rochers de leur voix plaintive, – quel cruel supplice pour les miens, hélas ! C’est bien à cela que je devais m’attendre, du jour où, insensé, j’attaquai de mon épée des corps divins et violai d’une blessure la main de Vénus. Non, non, ne m’engagez pas dans de pareils combats. Pergame détruite, je ne veux plus de guerre avec les Troyens ; des maux que je leur fis je n’ai ni souvenir ni joie. Ces présents que vous m’apportez des bords de votre patrie, offrez-les plutôt à Énée. Je me suis dressé contre ses rudes armes ; nous nous sommes mesurés corps à corps. Croyez-en l’expérience d’un homme qui a vu de quelle hauteur il se dresse en levant son bouclier et avec quelle force il brandit et lance son javelot : si la terre de l’Ida avait porté deux héros tels que lui, les descendants de Dardanus seraient venus à leur tour attaquer les villes d’Inachus, et le renversement des destins ferait pleurer la Grèce. Pendant tout le temps que les remparts de la dure Troie nous ont arrêtés, c’est le bras d’Hector, c’est le bras d’Énée qui ont tenu en suspens la victoire des Grecs et l’ont reculée jusqu’à la dixième année. Tous deux étaient grands par le courage, grands par les exploits ; Énée l’emportait par sa piété. Que vos mains s’unissent pour une alliance, aux conditions qui lui plairont ; mais prenez garde que vos armes ne heurtent ses armes. » Tu as entendu, ô notre excellent roi, et la réponse du roi Diomède et sa pensée en face de cette terrible guerre. »
À peine l’ambassadeur avait-il fini, le frémissement qui court parmi les Ausoniens témoigne leur trouble et la diversité de leurs sentiments : ainsi, lorsque des rocs retardent les rapides cours d’eau, il se fait un grondement dans leur profondeur close, et les rives voisines retentissent du clapotis des flots. Dès que les esprits furent plus calmes et les bouches tumultueuses apaisées, le roi invoqua les dieux et parla ainsi du haut de son trône « C’est avant d’avoir pris les armes que, pour mon compte, Latins, j’aurais voulu délibérer sur les intérêts de l’État ; et cela eût mieux valu que de rassembler un conseil dans les circonstances présentes, lorsque l’ennemi assiège nos murs. Nous faisons une guerre absurde, citoyens, à des fils de dieux, à des hommes invaincus qu’aucun combat ne rebute et à qui la défaite n’arracherait pas leurs armes. Renoncez, si vous l’avez eu, à l’espoir que les guerriers Étoliens répondront à votre appel. N’espérons qu’en nous-mêmes ; et vous voyez à quoi se réduit alors notre espérance. Quant au reste, tout est par terre ; et l’étendue du désastre, vous l’avez sous les yeux et sous la main. Je n’accuse personne. La valeur a fait tout ce qu’elle pouvait faire. Toutes les ressources du royaume ont été mises en jeu dans la lutte. Je vous exposerai donc la pensée de mon esprit irrésolu ; prêtez-moi votre attention : je serai bref. Je possède un antique domaine tout près du fleuve toscan, qui se prolonge au couchant par delà les frontières des Sicanes ; Auronces et Rutules l’ensemencent ; leur charrue travaille ces durs coteaux, et leurs troupeaux en paissent les plus âpres. Que toute cette région, avec sa haute montagne et sa forêt de pins, soit le prix de l’amitié des Troyens. Proposons-leur un traité dont les conditions soient équitables et associons-les à notre royaume. Qu’ils s’établissent là, s’ils en ont un désir aussi passionné, et qu’ils élèvent des remparts. Ont-ils l’intention de gagner un autre territoire, une autre nation, leur est-il permis de se retirer de notre terre ? Faisons-leur, en rouvre d’Italie, vingt vaisseaux et même davantage, s’ils sont capables de les remplir. Tous les matériaux sont là, au bord du fleuve. Ils n’ont qu’à nous donner le nombre et la forme des carènes, nous fournirons l’airain, la main-d’œuvre, les agrès. Enfin, pour porter ces propositions et pour conclure un solide traité, je suis d’avis que cent députés des premières familles du Latium aillent vers les Troyens, les rameaux de la paix dans les mains, avec des présents, des talents d’or et d’ivoire, une chaise curule et la trabée, insignes de notre royauté. Consultez-vous dans l’intérêt général et portez secours à notre accablement. »
Alors le même Drancès, toujours acharné contre Turnus, dont la gloire le tourmente d’une jalousie sournoise et d’amers aiguillons, le riche Drancès, plus beau parleur qu’ardent guerrier, conseiller dont les avis avaient du poids dans les assemblées, séditieux puissant, noble et de haute lignée par sa mère, mais de père inconnu, Drancès se lève, et ses paroles ajoutent encore aux colères accumulées contre Turnus :
« Excellent roi, tu mets en délibération une affaire qui n’est obscure pour personne et qui n’a aucun besoin de ma voix. Tous reconnaissent qu’ils savent ce qu’exige le salut du peuple ; mais ils hésitent à le dire. Qu’il nous donne la liberté de la parole et qu’il rabatte son orgueil, celui dont les auspices malheureux et le funeste caractère, – oui, je le dirai, bien qu’il me menace de son épée et de la mort, – ont causé la perte de tant d’illustres chefs et l’abattement de toute une ville en deuil, pendant que, comptant sur la fuite, il attaquait le camp troyen et terrifiait le ciel par le fracas de ses armes. À ces très nombreux présents que tu fais envoyer aux descendants de Dardanus, et à tes promesses, ajoute encore ceci, ô le meilleur des rois : qu’aucune fureur ne t’intimide et ne t’empêche de donner ta fille, toi son père, à un gendre de choix et à un hymen digne d’elle, et de conclure la paix par une éternelle alliance. Si cependant la terreur possède tellement les esprits et les cœurs, conjurons cet homme lui-même et prions-le de nous accorder cette grâce : qu’il sacrifie au roi et à la patrie un droit qui est devenu le sien. Pourquoi, tant de fois, jeter si ouvertement dans les périls tes infortunés concitoyens, toi, source et cause des désastres du Latium ? Il n’y a point de salut dans la guerre ; nous te demandons tous là paix, à toi, Turnus, en même temps que le seul gage qui puisse la rendre inviolable. Moi le premier, que tu regardes comme ton ennemi, – et je ne m’en défends pas, – voici que je viens en suppliant ; prends pitié des tiens ; dépose ton orgueil, et, vaincu, va-t’en. Nous avons vu, dans notre défaite, assez de funérailles ; nous avons assez désolé nos immenses campagnes. Ou, si l’honneur te touche, si tu peux concevoir dans ta poitrine un tel courage, si ton cœur est tellement épris d’une dot royale, fie-toi à ta force, ose marcher contre l’ennemi qui t’attend. Eh ! quoi, faut-il, pour que Turnus soit le mari de la fille d’un roi, que nous autres, âmes viles, foule qu’on n’enterre ni ne pleure, nous jonchions la plaine de nos corps ? Mais si tu as quelque force d’âme, s’il te reste de tes pères quelque valeur martiale, regarde en face l’homme qui te défie. »
À de tels propos la violence de Turnus s’est enflammée ; il pousse un gémissement et, du fond de sa poitrine, éclatent ces paroles : « Certes, l’abondance de la parole ne t’a jamais manqué, Drancès, alors que la guerre veut des bras ; aux séances du conseil personne n’arrive avant toi. Mais il ne s’agit pas de remplir la curie du bruit de ces grands mots que tu fais voler quand tu es à l’abri, tant que nos retranchements et nos remparts tiennent l’ennemi à distance et que nos fossés ne sont pas inondés de sang. Tonne donc avec toute ta faconde, tu en as l’habitude ; dénonce ma lâcheté, toi, Drancès, dont le bras a entassé des massacres de Troyens et dont les trophées décorent ça et là nos campagnes. Tu peux sur l’heure faire l’épreuve de ton ardent courage : nous n’irons pas chercher les ennemis bien loin, nos murs en sont environnés. Marchons-nous au-devant d’eux ? Pourquoi différer ? Mars ne sera-t-il jamais pour toi que sur ta langue pleine de vent et dans tes pieds fuyards ? [Ce n’est pas cela, ce sont des armes qu’il faut pour effrayer l’ennemi.]
« Vaincu, moi ? Être ignoble, qui aura le droit de m’accuser d’avoir été vaincu en voyant les flots du Tibre grossis du sang d’Ilion, toute la maison d’Évandre ruinée dans son dernier rejeton et les Arcadiens dépouillés de leurs armes ? Ce n’est pas ainsi que m’ont éprouvé Bitias et l’énorme Pandarus et ces mille guerriers que, vainqueur, en un jour j’ai envoyés au Tartare, tout entouré que j’étais des murs de l’ennemi et enfermé dans son enceinte. Point de salut dans la guerre, dis-tu ? Va chanter cela au Dardanien et à ton parti. Eh bien, continue de jeter partout le trouble et l’effroi, d’exalter les forces d’une nation deux fois vaincue et de rabaisser les armes de Latinus. Maintenant donc les chefs des Myrmidons tremblent devant les armes phrygiennes. Maintenant le fils de Tydée et Achille de Larissa en ont peur, et le fleuve Aufide recule et fuit devant les flots de l’Adriatique. Voyez encore : l’artificieux scélérat feint de redouter mes menaces et par cette épouvante envenime ses accusations. Rassure-toi : tu ne rendras jamais ta belle âme sous mes coups : elle est bien à sa place chez toi ; qu’elle y reste.
« Maintenant, ô père, je reviens à toi et à l’objet de nos délibérations. Si tu ne vois plus aucun espoir à garder dans nos armes, si nous sommes abandonnés à ce point, si une seule défaite nous a perdus de fond en comble, si la Fortune nous a quittés sans retour, demandons la paix et tendons nos mains désarmées. Cependant, ah, s’il nous restait encore quelque chose de notre ancienne valeur ! Pour moi, celui-là est heureux avant tous dans son malheur et supérieur par son courage, qui, plutôt que de voir un tel spectacle, est tombé mourant et a du même coup mordu la poussière. Mais s’il nous reste des ressources, une jeunesse encore intacte, le secours de villes et de peuples italiens, si d’autre part la gloire des Troyens leur a coûté des flots de sang, s’ils ont leurs morts comme nous, si l’ouragan a été égal pour tous, quelle raison aurions-nous de fléchir lâchement dès les premiers pas et de trembler dans nos membres avant d’entendre la trompette ? Le temps et les vicissitudes des jours changeant ont souvent ramené le bonheur ; souvent la Fortune, qui alterne ses visites, s’est jouée des hommes et après les avoir renversés les a remis debout. Nous n’aurons pas le secours de l’Étolien ni d’Arpi ; mais Messape sera avec nous, et l’heureux Tolumnius et les chefs que nous ont envoyés tant de peuples ; non, ce n’est pas une faible gloire qui attend l’élite du Latium et du territoire des Laurentes. Nous avons aussi pour nous Camille, du noble sang des Volsques : elle conduit sa troupe de cavaliers et des escadrons tout florissants d’airain. Et si je suis le seul que les Troyens appellent au combat, si cela vous plaît, si vous voyez en moi un si grand obstacle à l’intérêt commun, la Victoire ne m’a pas détesté et ne m’a pas fui au point que je refuse de tenter n’importe quoi pour une si belle espérance. Je marcherai de tout mon cœur contre l’ennemi, fût-il même supérieur au grand Achille, revêtu comme lui d’armes sorties des mains de Vulcain. Je vous ai voué ma vie, à vous et à mon beau-père Latinus, moi Turnus qui ne le cède en valeur à aucun des anciens héros ! C’est moi seul qu’Énée défie ? Qu’il me défie : je le lui demande. Ce n’est pas à Drancès, si la colère des dieux est contre nous, de les satisfaire par sa mort ; s’il s’agit d’honneur et de gloire, ce n’est pas à lui de les recueillir. »
Ainsi les Latins se disputaient entre eux sur les périls publics. Cependant Énée quittait le camp et mettait son armée en marche. Voici qu’un messager se précipite dans le palais du roi, y déchaîne le tumulte et remplit la ville de grandes alarmes : les Troyens en ordre de bataille et l’armée tyrrhénienne sont descendus du Tibre et couvrent toute la plaine. Aussitôt le trouble s’empare des esprits ; l’âme populaire est bouleversée ; d’âpres aiguillons redressent les colères. On court, on veut s’armer, la jeunesse réclame en frémissant des armes, les vieillards consternés pleurent et se taisent ; une grande clameur, faite de cris discordants, monte de toutes parts dans les airs. Tel, le bruit d’une troupe d’oiseaux qui s’est abattue sur un bois profond ; tel encore le chant rauque des cygnes le long du courant poissonneux de la Paduse, parmi les bruyants marais. « Allons, dit Turnus, qui saisit l’occasion, réunissez le conseil et bien assis sur vos sièges faites l’éloge de la paix, citoyens ! Les ennemis en armes se ruent sur le royaume. » Sans rien ajouter, il s’est élancé et rapide il est sorti du haut palais. « Toi, Volusus, dit-il, ordonne aux manipules des Volsques de s’armer ; fais marcher aussi les Rutules ; Messape et toi, Coras, avec ton frère, déployez la cavalerie en armes dans la vaste plaine. Qu’une partie des troupes fortifie les abords de la ville et garnisse les tours, et que le reste se porte en armes avec moi où je l’ordonnerai. »
En un moment de tous les points de la ville on vole aux remparts. Le roi Latinus lui-même abandonne le conseil et ses grands desseins et, bouleversé par ces tristes événements, les ajourne. Il s’adresse mille reproches pour n’avoir pas accueilli spontanément le Dardanien Énée et ne pas l’avoir associé à la ville en faisant de lui son gendre. Les uns creusent des fossés devant les portes ; d’autres transportent des pierres et des pieux. Le rauque buccin donne le signal sanglant de la guerre. Les murs sont couronnés d’une foule confuse de femmes et d’enfants. Tous répondent à l’appel du danger suprême. Vers le temple et la haute citadelle de Pallas la reine monte dans un char, escortée d’un grand cortège de mères. Elle porte des présents ; près d’elle, la jeune Lavinia, cause de tant de maux, tient ses beaux yeux baissés. Les femmes entrent au temple, y font des nuages d’encens et du seuil élevé prononcent ces paroles de deuil : « Guerrière, arbitre des combats, vierge Tritonienne, brise de ta main les armes du bandit phrygien ; étends-le lui-même sur le sol et couche-le sous nos hautes portes. »
Furieux, Turnus se ceint à la hâte pour le combat. Déjà, revêtu d’une cuirasse rutilante, il était hérissé d’écaillés d’airain et ses jambes étaient emprisonnées dans l’or des cuissards ; le front encore nu, il avait suspendu son épée à son côté ; il descendait à grands pas de la haute citadelle, resplendissant d’or ; son cœur exulte ; il se croit déjà en présence de l’ennemi. Ainsi, lorsque, ses liens rompus, le cheval enfin libre s’échappe de l’écurie et s’empare de la plaine ouverte ; il court, tantôt vers les pâturages et les troupes de cavales, tantôt vers les eaux familières où il aime à se baigner ; il bondit, frémissant, la tête dressée haut, dans sa force fougueuse ; et sa crinière joue sur son cou et sur ses épaules. Au-devant de lui, suivie de la cavalerie des Volsques, Camille s’avance ; elle a sauté de cheval aux portes mêmes ; et tous ses cavaliers imitant leur reine se laissent glisser à terre de leurs montures. Alors elle dit : « Turnus, si le courage a le droit de compter sur lui-même, j’oserai, je te le promets, marcher contre l’escadron des Énéades, et seule j’affronterai les cavaliers tyrrhéniens. Accorde-moi de tenter les premiers périls de la guerre ; pour toi, reste auprès des murs avec l’infanterie et veille sur les remparts. » Turnus, les yeux fixés sur la vierge avec un frisson sacré, répond : « Honneur de l’Italie, ô vierge, comment te rendre grâces et reconnaître tes services ? Mais, puisque ton âme est au-dessus de tout, partage pour l’instant les travaux avec moi. Énée, si j’en crois le bruit qui court et les rapports des éclaireurs, acharné contre nous, a détaché en avant sa cavalerie légère qui doit battre la plaine. Lui-même, par les âpres solitudes de la montagne, dont il franchit la cime, s’approche de la ville. Je lui prépare une embuscade dans un chemin creux de la forêt : des soldats armés occuperont le défilé à la croisée de deux chemins. Toi, reçois le choc de la cavalerie tyrrhénienne en bataille rangée. Tu auras à tes côtés l’impétueux Messape, les escadrons latins, les troupes de Tiburtus : toi aussi, charge-toi des soucis du commandement. » Il dit ; et il exhorte par de pareils discours Messape et les chefs alliés et il marche à l’ennemi.
Une vallée aux tortueux détours se prêtait aux surprises et aux pièges de la guerre ; des deux côtés les sombres flancs la pressent d’une épaisse forêt : un mince sentier y conduit par une gorge étroite et d’un méchant abord. Au-dessus de cette vallée, sur les sommets et tout au haut de la montagne, s’étend un invisible plateau, poste sûr d’où l’on peut à droite ou à gauche fondre sur l’ennemi, à moins qu’on ne préfère, sans quitter les hauteurs, faire rouler sur lui d’énormes rocs. Le jeune homme s’y porte par des routes dont il sait où elles le mènent. Il s’est emparé de cette position et s’est embusqué dans cette forêt traîtresse.
Cependant, au séjour des dieux du ciel, la fille de Latone appelait la rapide Opis, une des vierges de sa compagnie et de sa troupe sacrée, et lui adressait ces tristes paroles : « Ô vierge, Camille marche à des combats cruels, et elle s’est vainement ceinte de nos armes, Camille, qui m’est chère entre toutes. Et ce n’est pas d’hier que je l’aime, ce n’est pas un subit attrait qui a touché le cœur de Diane. Lorsque Métabus, chassé de son royaume par la haine qu’excitaient son arrogance et sa tyrannie, sortait de la ville antique de Priverne et fuyait à travers les sanglantes mêlées, il emportait, compagne de son exil, sa fille encore toute petite que, du nom de sa mère Casmille, par un léger changement, il nomma Camille. La pressant lui-même contre sa poitrine, il gagnait les longues pentes des bois solitaires. De toutes parts des traits furieux le pressaient, et la cavalerie volsque répandue voltigeait autour de lui. Tout à coup, au milieu de sa fuite, il rencontra l’Amasénus grossi qui roulait à pleins bords ses flots écumants : tant la pluie orageuse s’était précipitée des nuages. Sur le point de s’élancer à la nage, son amour paternel le retient ; il tremble pour son cher fardeau. Il agite tous les projets en lui, et soudain, à peine assez tôt, il prend ce parti : au formidable javelot qu’il tenait par hasard dans sa main vigoureuse, à ce rouvre chargé de nœuds et durci à la flamme, le guerrier lie sa fille encerclée d’écorce et de liège sauvage. Il l’attache en équilibre au milieu du trait, et le balançant de son énorme main, il dit en regardant le ciel : « Fille de Latone, vierge divine, habitante des bois, moi, Métabus, son père, je voue cette enfant à ton service. Pour la première fois, elle tient tes armes et fuit l’ennemi à travers les airs, suppliante. Reçois, je t’en prie, ô déesse, cette enfant qui est tienne et que je confie aujourd’hui aux souffles incertains. » Il dit et, le bras ramené en arrière, il lance le javelot. Les flots mugissent ; par-dessus le courant du fleuve, avec le trait strident, fuit la malheureuse Camille. Métabus, qu’une nombreuse troupe d’ennemis serre de plus près, se jette à l’eau et, d’une main victorieuse, arrache du gazon la javeline et l’enfant qu’il consacre à Diane. Aucune ville ne le reçut sous ses toits ni dans ses murs. Il était lui-même trop farouche pour s’avouer vaincu. Il mena la vie des pâtres, et sur des monts solitaires. Là dans les fourrés et parmi les retraites hérissées des bêtes sauvages, il nourrissait sa fille du lait d’une cavale en liberté, dont il pressait la mamelle sur les tendres lèvres de l’enfant. Dès qu’elle eut imprimé sur le sol la trace de ses pas, il lui chargea les mains d’un javelot aigu et suspendit à sa petite épaule un arc et des flèches. Elle n’eut point d’or dans les cheveux ni de longues robes pour la couvrir : la dépouille d’un tigre pendait de sa tête le long de son dos. Déjà sa main délicate savait brandir des traits d’enfant ; déjà la courroie lisse faisait tourner la fronde autour de sa tête et abattait la grue du Strymon ou le cygne blanc. Beaucoup de mères, dans les villes tyrrhéniennes, ont vainement souhaité de l’avoir pour bru. Elle se contente de Diane seule ; elle a chastement voué un culte éternel à l’amour des armes et à la virginité. Je voudrais qu’elle n’eût pas été prise dans cette guerre ni armée contre les Troyens, elle qui m’est chère, et qu’elle fût maintenant une de mes compagnes. Mais enfin, puisque de cruels destins la pressent, ô nymphe, laisse-toi glisser du ciel, visite les champs du Latium où, sous un sinistre présage, se livre un triste combat. Prends mon arc et mon carquois, tire une flèche vengeresse : et que cette flèche me fasse payer de son sang celui qui, Troyen ou Italien, aura violé d’une blessure ce corps qui m’était consacré. Puis, moi-même, au creux d’un nuage, j’emporterai le corps de la malheureuse avec ses armes dont elle ne sera pas dépouillée et je l’ensevelirai dans la terre de sa patrie. » Elle dit ; Opis descend et traverse les airs légers du ciel avec un bruit d’armes, le corps enveloppé d’un noir tourbillon.
Pendant ce temps, la troupe troyenne approche des murs, ainsi que les chefs Étrusques et toute la cavalerie partagée en escadrons égaux. Dans toute la plaine, les chevaux bondissant frappent le sol de leur corne, frémissent et luttent contre les rênes serrées, se rejetant d’un côté et de l’autre. Au loin, des champs de fer se hérissent de lances, et, sous les armes qui se dressent dans l’air, la campagne paraît en feu. De l’autre côté, Messape et les rapides Latins, Coras avec son frère, l’escadron de la vierge Camille, apparaissent, le bras ramené en arrière, la lance en arrêt, et brandissant leurs traits. Le bruit des guerriers qui arrivent, le frémissement des chevaux, tout s’enflamme. Déjà les deux armées se sont avancées à une portée de trait ; tout à coup une clameur jaillit ; les chevaux deviennent furieux à la voix des cavaliers ; de tous côtés en même temps les traits pleuvent aussi pressés que des flocons de neige et le ciel se couvre d’ombre. D’abord Tyrrhénus et l’impétueux Acontée fondent l’un sur l’autre, la lance en avant, et, les premiers, s’entreheurtent et s’écroulent avec un énorme bruit sous le choc de leurs montures qui, poitrails contre poitrails, se fracassent. Désarçonné, Acontée, comme frappé de la foudre ou du projectile d’une machine de guerre, est précipité au loin et répand sa vie dans les airs. Soudain le trouble se met dans les rangs ; les Latins en déroute rejettent leurs boucliers sur leur dos et tournent leurs chevaux vers les murs. Les Troyens les poursuivent ; Asilas à leur tête conduit leurs escadrons. Déjà ils approchaient des portes ; de nouveau les Latins poussent des cris et retournent leurs chevaux à la souple encolure. Les Troyens en fuite se replient à toutes brides. Ainsi l’Océan qui tour à tour s’avance et recule avec sa profonde masse de flots : tantôt il se rue vers la terre, jette par-dessus les rochers son onde écumante et, au bout de sa course, arrose le sable de sa vague ondulée ; tantôt il se retire rapidement, bouillonne, engloutit de nouveau les pierres qu’il a roulées, fuit et n’est plus qu’une mince nappe d’eau qui déserte le rivage. Deux fois les Toscans repoussèrent jusqu’à leurs remparts les Rutules en déroute ; deux fois rejetés et regardant en arrière, ils se sauvent en se couvrant le dos de leurs armes. Mais, pour la troisième rencontre, on se charge ; tous les rangs sont engagés dans la bataille ; c’est le corps à corps. Alors les mourants gémissent ; les armes, les corps, les chevaux à moitié morts, mêlés au carnage des hommes, roulent dans des flots de sang : le combat est d’une âpreté terrible.
Orsiloque, qui redoutait de se mesurer à Rémulus, a lancé une javeline contre son cheval ; et le fer est resté sous l’oreille de la bête. Ce coup la met en fureur ; elle se dresse et, impatiente de sa blessure, le poitrail en l’air, elle se cabre, et envoie son cavalier rouler à terre. Catillus abat Iollas et Herminius, très grand par le courage, très grand par la taille et les armes. Une chevelure fauve tombe de sa tête nue sur ses épaules nues ; les blessures ne l’effraient pas, tant il offre de surface aux coups. Le javelot de Catillus s’enfonce en vibrant entre ses larges épaules et le plie en deux sous la douleur qui le transperce. Partout un sang noir ruisselle ; on prodigue à l’envi les funérailles ; on cherche à travers les blessures une belle mort.
Mais, au milieu du carnage, bondit, comme une Amazone, un sein nu pour la bataille, le carquois sur l’épaule, Camille. Tantôt elle répand de sa main une grêle de traits flexibles ; tantôt, infatigable, elle saisit une forte hache à deux tranchants. Sur son épaule résonnent l’arc d’or et les armes de Diane. Parfois, lorsqu’elle est repoussée et obligée de se retirer en arrière, elle se retourne dans sa fuite pour décocher les flèches de son arc. Autour d’elle sont ses compagnes d’élite : la vierge Larina et Tulla et Tarpeia qui brandit une hache d’airain, toutes trois italiennes, choisies par Camille elle-même comme garde d’honneur et pour la servir aussi bien dans la paix que dans la guerre. Ainsi les Amazones de Thrace, lorsqu’elles frappent du pied de leurs chevaux les glaces du Thermodon et combattent avec des armes peintes soit autour de leur reine Hippolyte, soit derrière le char de Penthésilée, fille de Mars, et que, dans un grand tumulte, ces troupes de femmes hurlent, bondissent et agitent leurs boucliers en forme de croissants.
Quel est le premier, quel est le dernier, terrible vierge, que tu as jeté à bas de son cheval ? De combien de morts as-tu jonché la terre ? Le premier est Eunée, fils de Clytius ; elle traverse d’un long javelot cette poitrine découverte qui s’avançait vers elle. Il tombe vomissant des flots de sang, mord l’arène sanglante et se roule en mourant sur sa blessure. C’est le tour de Liris et de Pagasus : l’un, pendant qu’il rassemble ses rênes, renversé de son cheval qui a trébuché ; l’autre, pendant qu’il s’approchait et tendait à Liris une main désarmée pour l’empêcher de glisser : tous deux tombent et s’écroulent du même coup. Elle leur joint Amastrus, fils d’Hippotès ; elle poursuit, les menaçant de loin avec sa lance Térée, Harpalycus, Démophoon, Chromis : autant de traits lancés par sa main virginale, autant de guerriers phrygiens couchés à terre. Le chasseur Ornytus s’avance au loin avec des armes étranges sur un cheval d’Iapygie. La peau d’un taureau sauvage couvre ses larges épaules ; l’énorme gueule béante d’un loup et ses mâchoires aux dents blanches lui tiennent lieu de casque, l’épieu d’un pâtre arme sa main ; il s’agite au milieu des escadrons qu’il dépasse de toute la tête. Camille le saisit sans peine, dans la débandade de sa troupe ; elle le transperce et ajoute à son coup de lance ces paroles haineuses : « Pensais-tu donc, Tyrrhénien, que tu étais venu chasser la bête sauvage dans ces forêts ? Le jour est arrivé qui devait voir des armes de femme répondre à vos forfanteries. Cependant ce n’est pas sans quelque gloire et tu le rapporteras aux Mânes de tes pères, que tu es tombé sous les coups de Camille. » Sans s’arrêter, elle abat Orsiloque et Butès, deux Troyens d’une taille colossale. Butès se détournait : elle l’a percé du fer de sa lance, au défaut du casque et de la cuirasse, là où luit le cou du cavalier et où la courroie suspend le bouclier au bras gauche. Quant à Orsiloque, elle le fuit d’abord en décrivant un grand circuit, puis l’évite, rentre à l’intérieur du cercle et poursuit celui qui la poursuivait. Alors, dressée de toute sa hauteur, sans écouter ses prières et ses supplications elle lui décharge des coups de hache sur son armure et sur son crâne : la blessure éclabousse son visage de sa cervelle chaude.
Le guerrier fils d’Aunus, habitant de l’Apennin, se trouve soudain devant elle et s’est arrêté terrifié de la voir. Il n’était point le dernier des Ligures tant que les destins lui permettaient de tromper. Quand il se voit incapable d’échapper par la fuite au combat et de forcer la reine qui le presse à se détourner, sa fourberie et sa finesse imaginent un stratagème ; il dit à Camille : « Qu y a-t-il de remarquable, toute femme que tu sois, à te fier à la rapidité de ton cheval ? Abandonne l’idée de fuir ; mesure-toi de près à moi sur un sol égal et prépare-toi à combattre à pied. Tu sauras bientôt à qui de nous deux va nuire une gloire faite de vent. » Il dit ; mais Camille furieuse, brûlée d’un acre dépit, remet son cheval à une de ses compagnes et attend son adversaire avec des armes égales, à pied, l’épée nue, le bouclier pur d’emblème, sans crainte. Le jeune homme croit au succès de sa ruse et aussitôt s’envole. Le fuyard a tourné bride et est emporté par le rapide quadrupède qu’il harcèle de son éperon. « Ah, trompeur Ligure, c’est en vain que tu as fait parade de ta superbe ; c’est inutilement, perfide, que tu as eu recours aux ruses de ta patrie. Tes artifices ne te rendront pas sain et sauf au menteur Aunus. » Ainsi parle la jeune fille, et aussi rapide que la flamme, sur ses pieds ailés, elle dépasse le cheval à la course, lui fait front, le saisit par le frein et se venge dans un sang qui lui est odieux : l’oiseau sacré, l’épervier, ne fond pas plus facilement de la pointe d’un rocher sur la colombe qui monte dans les airs, la saisit, la tient et la déchire entre ses serres acérées : alors, de l’éther tombent du sang et des plumes arrachées.
Mais le créateur des hommes et des dieux ne suit pas ce spectacle d’un œil indifférent, assis au plus haut de l’Olympe. Le dieu excite aux cruels combats le Tyrrhénien Tarchon et sous de forts aiguillons stimule sa colère. Au milieu du carnage et des troupes qui commencent à plier, Tarchon s’élance donc sur son cheval ; il prodigue tous les encouragements possibles aux escadrons, appelant chacun par son nom ; il ramène les fuyards au combat. « Quelle peur, ô Tyrrhéniens sur qui la honte ne pourra jamais rien, ô lâches, quelle abominable faiblesse s’est emparée de vos cœurs ? Une femme vous met en déroute et fait tourner le dos à vos escadrons ? Pourquoi portons-nous ce fer dans nos mains et à quoi bon ces vains projectiles ? Mais vous avez moins d’indolence pour les combats nocturnes de Vénus ou quand la flûte courbe donne le signal des chœurs de Bacchus ; attendez donc les mets et les coupes d’une table remplie, – c’est là votre amour, c’est là votre passion, – attendez que l’aruspice annonce un heureux sacrifice et qu’une grasse victime vous appelle dans la profondeur des bois sacrés. » Ayant ainsi parlé, il pousse son cheval dans la mêlée, prêt à mourir lui-même, et, agité par la fureur, il s’élance sur Vénulus, il l’arrache de sa monture, l’étreint, et dans ses bras puissants l’emporte rapidement contre sa poitrine. Un cri s’élève jusqu’au ciel et tous les Latins ont tourné les yeux. Comme un éclair Tarchon vole dans la plaine, portant l’homme et ses armes : puis il lui brise le fer de sa lance et cherche le défaut de son armure où enfoncer la mort. Vénulus qui se débat essaie d’écarter cette main de sa gorge et d’éluder la force par la force. Ainsi lorsqu’un aigle fauve, qui vole haut, emporte un serpent qu’il a saisi, engagé dans ses serres, accroché de ses griffes : le serpent blessé roule ses anneaux tortueux, se dresse en hérissant ses écailles et en sifflant, la tête altière et menaçante ; mais en vain ; bien qu’il résiste, l’oiseau le déchire de son bec recourbé, et en même temps frappe l’air de ses ailes. De même Tarchon triomphant emporte la proie qu’il a ravie à l’armée des Tiburtins. À l’exemple de leur chef, animés par son succès, les descendants des Méoniens fondent sur l’ennemi. Alors, marqué pour les destins, Arruns, supérieur en ruse, tourne avec son javelot autour de la rapide Camille et cherche le moyen le plus facile de l’atteindre. Partout, au milieu de la mêlée, où s’élance la furieuse jeune fille, Arruns la suit et silencieux foule ses traces. Quand elle s’en éloigne et revient victorieuse, le jeune homme détourne furtivement sa vive monture. Il essaie de l’aborder tantôt ici, tantôt là ; il la cerne de toutes parts et, acharné à sa poursuite, brandit un sûr javelot.
Il se trouvait que Chlorée consacré à Cybèle, et jadis son prêtre, se faisait remarquer et resplendissait au loin sous ses armes phrygiennes et pressait un cheval écumant caparaçonné d’une peau de bête, aux entrelacs d’or, où des écailles d’airain imitaient un plumage. Lui-même, brillant d’une pourpre étrangère et sombre, lançait d’un arc lycien des flèches de Gortyne. Un carquois d’or pendait à son épaule ; il avait le casque d’or des prêtres devins ; sa chlamyde jaune aux plis de lin bruissants était nouée d’une agrafe d’or ; sa tunique et les braies qui recouvraient ses jambes à la mode barbare avaient été brodées à l’aiguille. La jeune fille, soit pour suspendre dans un temple des armes troyennes, soit pour se montrer parée de cet or conquis, suit comme à la chasse dans toute la mêlée le seul Chlorée, aveuglement imprudente, possédée d’une passion de femme pour cette proie et ces dépouilles. De son poste d’embuscade, Arruns saisit l’occasion et lance enfin son trait en adressant cette prière aux dieux d’en haut : « Le plus grand parmi les dieux, gardien du Soracte sacré, Apollon, toi que nous adorons plus que les autres peuples, toi pour qui nous entretenons la flamme des pins amoncelés et pour qui, confiants dans notre piété, nous tes adorateurs nous posons nos pieds nus sur des charbons ardents au milieu de vastes brasiers, donne-nous, père tout-puissant, d’abolir le déshonneur de nos armes. Je ne demande ni dépouilles ni trophée ni aucun butin de la vierge que je frapperai : c’est d’autres prouesses que j’attends la gloire ; que ce sinistre fléau tombe sous mon trait et je consens à retourner inglorieux dans ma ville natale. » Phébus l’entendit ; il lui accorda dans son esprit la moitié de son vœu, et laissa les airs légers en disperser l’autre. Il exauça son désir d’étendre à terre Camille surprise par le bouleversement subit de la mort ; mais que sa haute patrie le vît de retour, il ne l’admit pas ; et la tempête emporta ses dernières paroles dans les vents.
Donc, lorsque le javelot parti de la main d’Arruns eut sifflé par les airs, tous les Volsques attentifs tournèrent leurs yeux vers la reine. Camille n’a conscience de rien, ni du sifflement dans l’air, ni du trait qui vient à travers l’espace, et déjà le javelot atteint son but et s’enfonce dans son sein découvert, y pénètre profondément, boit son sang virginal. Ses compagnes éperdues accourent et soutiennent leur maîtresse qui tombe. Arruns épouvanté est le premier à fuir, avec un mélange de joie et de terreur : il n’ose plus se fier à sa lance et affronter les traits de la jeune fille. Ainsi le loup, avant que les traits ennemis le poursuivent, court aussitôt, par des chemins écartés, se cacher dans les hautes montagnes : il a tué un berger ou un grand taureau ; il sait ce qu’il a eu l’audace de faire, et, repliant sous son ventre sa queue tremblante, il gagne les forêts. De même Arruns bouleversé s’est éloigné de tous les regards, et, satisfait d’avoir fui, s’est mêlé à la foule des combattants.
Camille mourante essaie d’arracher le trait avec sa main ; mais la pointe de fer demeure entre les os, enfoncée jusqu’aux côtes dans une profonde blessure ; elle s’affaisse privée de sang ; la mort glace ses yeux défaillants ; son visage si brillant naguère se décolore. Elle adresse alors ses dernières paroles à l’une de ses compagnes, Acca, qui lui était la plus fidèle, et avec qui elle avait coutume de partager ses soucis. « Jusqu’ici, Acca, ma sœur, lui dit-elle, les forces ne m’ont pas trahie ; maintenant une cruelle blessure m’accable, et tout, autour de moi, s’assombrit et s’enténèbre. Fuis et porte à Turnus mes suprêmes recommandations : qu’il vienne combattre à son tour et qu’il écarte les Troyens de la ville. Adieu. » À ces mots elle abandonna les rênes et, malgré elle, glissa jusqu’à terre. Déjà froide elle se détache peu à peu de tout son corps ; son cou flexible s’est penché ; la mort a saisi sa tête ; ses armes lui échappent et son âme irritée s’enfuit en gémissant chez les ombres. Alors s’élève une immense clameur qui frappe les astres d’or, et, Camille abattue, le combat redouble. Les forces troyennes, les chefs des Tyrrhéniens, les escadrons arcadiens d’Évandre se précipitent en rangs serrés.
Mais la sentinelle de Diane, Opis, depuis longtemps assise sur la haute crête des montagnes, regarde sans trouble les combats. Dès qu’elle vit de loin, au milieu de la clameur des combattants furieux, Camille frappée d’une triste mort, elle gémit et prononça du fond de sa poitrine : « Hélas, vierge, tu as payé d’un supplice cruel, trop cruel, l’audace d’avoir attaqué les Troyens ! Les honneurs que, solitaire, tu as rendus à Diane sous nos halliers, le carquois que tu as porté comme nous sur ton épaule ne t’ont servi de rien. Cependant ta reine ne t’a pas abandonnée sans honneur dans l’extrémité de la mort ; la gloire de ton trépas sera connue des nations, et on ne dira pas que tu n’as pas été vengée. Celui qui a violé ton corps d’une blessure paiera ce crime de sa vie, comme il est juste. » Au pied d’une haute montagne s’élevait le tombeau d’un antique Laurente, le roi Dercennus, un énorme amas de terre ombragé d’une épaisse yeuse. C’est là que tout d’abord, d’un élan rapide, se pose la belle déesse. Du haut du tertre elle épie Arruns. Dès qu’elle le vit resplendissant sous ses armes et enflé d’orgueil et de vanité : « Pourquoi, lui dit-elle, t’en vas-tu d’un autre côté ? Tourne ici tes pas ; viens ici chercher la mort ; viens recevoir le digne prix du meurtre de Camille. Faut-il qu’un homme comme toi périsse sous les traits de Diane ! » La Thrace parla ainsi et, tirant de son carquois d’or une flèche ailée, banda son arc avec colère. Elle le fait ployer jusqu’à ce que les deux extrémités se rejoignent et que ses deux mains, dans un égal effort, touchent l’une la pointe du fer, et l’autre la corde ramenée contre son sein. Aussitôt, et en même temps, Arruns entendit le sifflement du trait, la résonance de l’air, et le fer s’enfonça dans son corps. Pendant qu’il expire et pousse un dernier gémissement, ses compagnons insouciants l’abandonnent dans la poussière anonyme de la plaine. Opis remonte à tire-d’aile vers l’Olympe aérien.
Sa reine perdue, la cavalerie légère de Camille est la première à fuir ; les Rutules fuient en désordre ; et l’impétueux Atinas s’enfuit. Les chefs dispersés, les bataillons sans chefs, cherchent à se mettre en sûreté et, tournant bride, galopent vers les remparts. Personne n’a le pouvoir de soutenir le choc des Troyens ardents à la poursuite et porteurs de la mort, ni de les attendre de pied ferme. Tous se replient, leurs arcs détendus sur leurs épaules lasses ; et le sabot de leurs montures, en un rapide galop, frappe la plaine poudreuse. Un tourbillon de poussière, comme un nuage noir, roule vers les murs, et du haut des tours les mères, se frappant la poitrine, poussent vers les astres du ciel leurs cris de femmes. Ceux qui, les premiers, dans leur course ont fait irruption par les portes ouvertes se trouvent écrasés sous une foule d’ennemis survenus et mêlés à leur débandade. Les malheureux n’échappent pas à la mort ; mais aux portes de la ville, dans l’intérieur des remparts, jusque dans l’abri de leurs demeures, percés de coups ils rendent l’âme. Quelques-uns ferment les portes : ils n’osent ni ouvrir un passage à leurs compagnons ni les recevoir dans les murs malgré leurs prières. C’est l’occasion du plus misérable carnage, les uns défendant l’entrée les armes à la main, les autres se jetant sur ces armes. Devant la porte close, aux yeux de leurs parents en larmes, ceux-ci roulent dans les fossés à pic sous la poussée torrentielle de la foule ; ceux-là, à bride abattue, se heurtent aveuglément, à la façon d’un bélier, contre les portes et la solide barrière de leurs montants. Du haut des murs les femmes à leur tour, prises d’une extrême émulation, – c’est le véritable amour de la patrie qui les inspire, – à la vue du corps de Camille, affolées, lancent une grêle de traits et, au lieu de fer, s’armant de bâtons en rouvre dur et d’épieux durcis à la flamme, elles accourent et brûlent de mourir les premières pour le salut des remparts.
Cependant l’atroce nouvelle vient absorber Turnus dans la forêt ; Acca jette le jeune homme dans un grand désordre d’esprit : l’armée des Volsques a été détruite ; Camille a été tuée ; les ennemis menaçants, secondés par Mars, gagnent du terrain, sont maîtres de tout ; la terreur est déjà aux remparts. Fou de rage, Turnus – c’est la volonté impitoyable de Jupiter – quitte les collines qu’il occupait ; il abandonne l’âpreté des bois. À peine était-il hors de vue et tenait-il la plaine, que le chef Énée, entrant dans le défilé vide d’ennemis, franchit le col et sortit de la forêt sombre. Ainsi tous deux marchent vers la ville promptement et avec toutes leurs forces, à peu de distance l’un de l’autre. Énée a vu de loin la fumée de la poussière sur la plaine que foulent les troupes des Laurentes ; et en même temps Turnus a reconnu le terrible Énée sous ses armes et il a entendu le piétinement des hommes et le souffle des chevaux. Ils en viendraient aux mains aussitôt et tenteraient le sort des combats, si le rose Phébus ne baignait pas ses chevaux las dans les flots profonds d’Ibérie, et, le jour déclinant, ne ramenait la nuit. Ils s’établissent devant la ville et se retranchent dans leurs camps.
Turnus, voyant que les Latins, dont les revers ont brisé les efforts, commencent à lâcher prise, qu’on le somme de tenir ses promesses et qu’il est le point de mire de tous les yeux, n’en est que plus ardent, plus implacable ; et son cœur s’en exalte davantage. Dans la plaine carthaginoise le lion, lorsque les chasseurs ont atteint sa poitrine d’une rude blessure, alors seulement met en jeu toutes ses armes, se plaît à secouer sa crinière sur son cou musculeux, rompt sans effroi le trait dont l’homme embusqué l’a percé et rugit d’une gueule sanglante : ainsi la violence grandit dans l’âme enflammée de Turnus. Il s’adresse au roi et commence bouillonnant de colère : « Turnus n’hésite pas ; les lâches compagnons d’Énée n’ont aucune raison de se rétracter et de se refuser à tenir leur engagement. Je cours au combat ; prépare le sacrifice, père, et prononce la formule du traité. Ou cette main fera descendre au Tartare le Dardanien, ce déserteur de l’Asie, – que les Latins restent assis et regardent ! – et seul, à la force de l’épée, je nous laverai de notre commune honte ; ou alors que cet homme nous ait en son pouvoir, et que Lavinia soit son épouse. »
Latinus lui répondit d’un cœur apaisé ; « Magnanime jeune homme, plus tu l’emportes par ton fier courage, plus il est juste que je réfléchisse et que, dans la crainte que j’éprouve, je pèse tous les hasards. Tu as un royaume, celui de ton père Daunus ; tu as de nombreuses places fortes, tes conquêtes. Latinus est riche, et il est libéral. Il y a dans le Latium et dans le pays des Laurentes d’autres jeunes filles à marier dont la naissance n’est point indigne de toi. Laisse-moi t’exposer sans réticence des choses pénibles à dire et retiens mes paroles. Il m’était interdit de marier ma fille à aucun de ses anciens prétendants : c’était l’ordre des dieux et des devins. Je cédai à l’affection que j’avais pour toi ; je cédai à la communauté du sang, aux larmes et à la douleur de ma femme ; j’ai rompu tous les liens ; j’ai repris ma fille à mon gendre malgré ma promesse ; je me suis armé contre la volonté des dieux. De ce jour, que de malheurs, que de guerres me poursuivent, tu le vois, Turnus, et quelles épreuves ! Tu es le premier à les subir. Vaincus deux fois dans une grande bataille, c’est à peine si cette ville peut abriter les espoirs de l’Italie. Les flots du Tibre fument encore de notre sang, et nos ossements blanchissent l’immensité de la plaine. Pourquoi revenir si souvent sur mes pas ? Quelle folie bouleverse ma raison ? La mort de Turnus doit m’amener à conclure une alliance avec les Troyens : pourquoi ne pas arrêter les combats pendant qu’il est encore vivant ? Que diront les Rutules, nos frères par le sang ? Que dira le reste de l’Italie si je te livre à la mort – puisse le sort démentir ces paroles ! – au moment où tu recherchais ma fille en mariage ? Songe aux hasards de la guerre ; prends pitié de ton père chargé d’années, que maintenant sa patrie, Ardée, retient loin de nous et qui s’afflige. » Ces paroles ne fléchissent pas la violence de Turnus ; elles ne font que l’exaspérer et, loin de la calmer, irritent sa blessure. Dès qu’il peut s’exprimer, il répond : « Quitte, je t’en prie, ô le meilleur des rois, quitte ce souci que tu prends de moi, et laisse-moi acheter la gloire au prix de ma mort. Nous aussi, mon père, nous lançons des traits, et le fer dans nos mains n’est point débile : le sang coule des blessures que nous faisons. Sa mère, la déesse, ne sera pas toujours là pour couvrir sa fuite d’un nuage bien féminin et pour se cacher elle-même dans une ombre vaine. »
Mais la reine, épouvantée des nouvelles conditions de la bataille, versait des larmes et, toute prête à mourir, essayait de modérer l’ardeur de son gendre : « Turnus, je t’en supplie par ces pleurs, par tes égards envers Amata, si tu en as pour elle, – tu es le seul espoir, l’unique appui, de ma misérable vieillesse ; tu as entre les mains l’honneur et le pouvoir de Latinus, et notre maison chancelante repose sur toi, – je ne t’adresse qu’une prière : renonce à te battre contre les Troyens. Quelque sort que te réserve ce combat, il me le réserve aussi. En même temps que toi je quitterai cette odieuse lumière, et je ne verrai pas, captive, Énée mon gendre. » Les paroles de sa mère inondèrent de larmes les joues brûlantes de Lavinia. Une vive rougeur enflamma son visage et y fit courir une bouffée de chaleur. L’ivoire indien s’altère au contact d’une pourpre sanglante ; les lis blancs mêlés à un bouquet de roses se teignent de leurs chaudes couleurs : ainsi se colorait le visage de la jeune fille. Troublé d’amour, Turnus attache ses yeux sur elle ; son ardeur guerrière croît encore, et il répond brièvement à Amata : « Je t’en prie, épargne-moi ces larmes et ces mauvais présages à l’instant où je cours aux dures batailles de Mars, ô ma mère. Il n’appartient pas à Turnus de retarder sa mort. Sois mon messager, Idmon ; porte au tyran phrygien ces paroles qui ne seront pas de son goût : demain, lorsque traînée dans son char de pourpre l’Aurore rougira le ciel, qu’il ne pousse pas ses Troyens contre les Rutules ; que les armes des Rutules et des Troyens se reposent ; à nous de terminer la guerre dans notre propre sang ; que, sur ce champ de bataille, le vainqueur gagne la main de Lavinia. »
Quand il eut prononcé ces mots, il rentra rapidement dans sa demeure. Il demande ses chevaux et se réjouit de voir frémir sous ses yeux ces bêtes qu’Orithye avait données comme une marque d’honneur à Pilumnus, ces bêtes merveilleuses qui passaient la neige en blancheur, les vents en vitesse. Les cochers s’empressent autour d’elles ; du creux de leurs mains, ils flattent les poitrails et peignent les crinières. Puis Turnus endosse lui-même sa cuirasse hérissée d’or et de pâle orichalque. En même temps, il ajuste habilement son épée, son bouclier et son casque aux rouges aigrettes. Cette épée, le dieu maître du feu l’avait faite pour Daunus son père et l’avait trempée incandescente dans les eaux du Styx. Ensuite il saisit vigoureusement une forte lance appuyée, au milieu du palais, contre une énorme colonne. Il en avait dépouillé l’Auronce Actor et il la brandit frémissante en s’écriant : « Le temps est venu, ô lance que je n’ai jamais appelée en vain ! Le temps est venu : le puissant Actor t’a portée ; c’est maintenant le tour de Turnus. Accorde-moi d’abattre le corps de cet eunuque phrygien. Fais que mon robuste bras arrache et mette en pièces sa cuirasse et que je souille de poussière ses cheveux frisés au fer chaud et parfumés de myrrhe ! » Ainsi les furies l’agitent ; tout son ardent visage jette des étincelles ; le feu brille dans ses yeux durs. Ainsi un taureau, lorsque, pour la première fois, il va combattre, pousse d’effroyables mugissements, s’exaspère, éprouve ses cornes contre le tronc d’un arbre, fatigue l’air de ses coups et prélude au combat en éparpillant l’arène.
Non moins farouche cependant sous les armes maternelles, Énée sent Mars s’éveiller en lui et sa fureur grandir ; il est heureux qu’on lui propose ce combat singulier pour terminer la guerre. Il rassure ses compagnons ; il calme les craintes d’Iule ; il leur rappelle les oracles. Ses envoyés, des guerriers, portent à Latinus sa réponse décisive et lui font connaître les conditions de la paix.
À peine le jour du lendemain répandait-il sa lumière sur la cime des montagnes, à l’heure où les chevaux du Soleil s’élancent des profondeurs de la mer et soufflent de la lumière par leurs naseaux levés, Rutules et Troyens, au pied des murs de la grande ville, préparaient déjà et mesuraient le terrain du combat. Au milieu ils dressaient les foyers sacrés et les autels de gazon pour les dieux qu’ils prendraient également à témoin. D’autres apportaient l’eau de source et le feu, vêtus de la jupe à bordure de pourpre et les tempes ceintes de verveine. La légion des Ausoniens s’avance ; les portes grandes ouvertes déversent ces régiments armés de leurs javelots. De l’autre côté, toute l’armée troyenne et tyrrhénienne se précipite avec la diversité de ses armes, hérissée de fer comme si Mars l’appelait à ses rudes batailles. Parmi ces milliers d’hommes voltigent les chefs superbement ornés de pourpre et d’or : le fils d’Assaracus, Mnesthée, le brave Asilas, et Messape, dompteur de chevaux, Messape fils de Neptune. Quand au signal donné chacun se fut retiré dans ses limites, ils plantent leurs lances en terre et déposent leurs boucliers. Alors, entraînés par leur curiosité, les femmes, le peuple sans armes, les vieillards débiles ont occupé les tours et les toits des maisons ; les autres se rangent sur le haut des portes.
Cependant Junon, regardant de la cime qu’on nomme aujourd’hui le Mont Albain, mais qui alors n’avait pas de nom, pas d’honneur, pas de gloire, considérait la plaine, les deux armées des Laurentes et des Troyens et la ville de Latinus. Tout à coup, elle s’est adressée, déesse à une déesse, à la sœur de Turnus qui préside aux marais dormants et aux rivières sonores : le très haut roi du ciel, Jupiter, lui avait accordé cet honneur sacré pour prix de sa virginité qu’il avait prise. « Nymphe, l’honneur des fleuves, toi qui es si chère à notre cœur, tu sais comment, parmi toutes les femmes latines qui ont partagé, sans avoir à s’en louer, la couche du magnanime Jupiter, j’ai fait une exception en ta faveur et comment à toi seule j’ai bien voulu donner une place au ciel ; apprends ta douloureuse infortune, Juturne, et ne m’en accuse pas. Dans la mesure où la Fortune semblait l’admettre et où les Parques autorisaient le succès du Latium, j’ai protégé Turnus et tes remparts. Maintenant je vois que ce jeune homme affronte un destin supérieur au sien et qu’une force ennemie et le jour des Parques approchent. Je ne puis être témoin de ce combat ni de cette alliance. Si tu oses tenter quelque chose de plus efficace pour ton frère, hâte-toi, cela te convient. Peut-être notre misère en éprouvera-t-elle un adoucissement. » À peine eut-elle parlé, Juturne éclata en larmes et trois et quatre fois de sa main frappa sa belle poitrine. « Le moment n’est pas aux pleurs, dit la Saturnienne Junon ; dépêche-toi et, si c’est possible, arrache ton frère à la mort. Ou encore fais de nouveau se rallumer la guerre et déchire le traité conclu. Je prends tes audaces à mon compte. » Ces exhortations laissaient Juturne hésitante, l’âme blessée et désemparée par sa triste blessure.
Cependant voici les rois : Latinus à la taille puissante, traîné dans un quadrige, le front ceint de douze rayons d’or brillant, symbole du Soleil, son ancêtre ; Turnus sur un char attelé de deux chevaux blancs, brandissant de sa main deux lances au large fer ; de son côté, Énée, le père et le fondateur de la race romaine, sous son bouclier qui a l’éclat d’un astre et sous ses armes divines, et près de lui Ascagne, seconde espoir de la puissante Rome, s’avancent hors du camp ; dans sa robe blanche, un prêtre a conduit un porcelet et une brebis dont la toison est vierge du fer et les a approchés des autels embrasés. Les rois, les yeux tournés vers le soleil levant, offrent de leurs mains les galettes salées, puis marquent avec le fer le sommet du front des bêtes et répandent des libations sur l’autel. Alors le pieux Énée, l’épée haute, fait cette prière : « Que le soleil me soit témoin et témoin cette terre que j’invoque et pour laquelle j’ai pu supporter de si grandes épreuves : ô Père tout-puissant et toi, Saturnienne, son épouse, que je supplie de nous être maintenant, oui maintenant, plus favorable ; et toi, illustre Mars, ô père dont la volonté tient le gouvernail de toutes les guerres, je vous implore, Fontaines et Fleuves et tout ce que nous adorons dans les hauteurs du ciel et toutes les divinités de la mer céruléenne. Si le sort donne la victoire à l’Ausonien Turnus, il est convenu que les Troyens se retireront vers la ville d’Évandre ; Iule abandonnera ce territoire et désormais mes compagnons, qui ne seront pas des rebelles, ne reprendront pas les armes et ne tourneront plus le fer contre ce royaume. Mais si la Victoire consent à ce que Mars soit pour nous, – comme je le crois plutôt, et plaise aux dieux de confirmer cet espoir, – je n’ordonnerai pas aux Italiens d’obéir aux Troyens ; je ne revendiquerai pas la royauté pour moi : que les deux nations invaincues entrent sous des lois égales dans une alliance éternelle ; je leur donnerai mes rites sacrés et mes dieux. Mon beau-père Latinus conservera le pouvoir militaire ; mon beau-père gardera le pouvoir traditionnel ; les Troyens me bâtiront à moi une ville et Lavinia lui donnera son nom. »
Ce fut ainsi qu’Énée parla d’abord. Après lui, Latinus, les regards et les mains tournés vers le ciel : « J’en atteste, Énée, ces mêmes divinités, la Terre, la Mer, les Astres, la double descendance de Latone, Janus aux deux visages, la force des dieux infernaux et le séjour sacré du farouche Pluton. Qu’il m’entende aussi, le Père qui de sa foudre sanctionne les traités. La main sur l’autel, j’atteste les feux placés entre nous et les divinités : quelles que soient les circonstances, jamais le jour ne se lèvera qui verrait les Italiens rompre cette paix et cette alliance. Aucune force ne brisera ma volonté, dût-elle précipiter la terre dans le déluge des flots et abîmer le ciel dans le Tartare, non, aussi vrai que ce sceptre – et son sceptre se trouvait dans sa droite – n’étendra plus de branches au léger feuillage ni d’ombre, depuis que, coupé dans la forêt de sa souche profonde, il n’a plus de mère et que, sous le fer, il a perdu sa chevelure et ses bras : arbre jadis, aujourd’hui enfermé par l’artiste dans un beau cercle d’airain, insigne royal aux mains des chefs du Latium. »
Ils scellaient ainsi leur alliance sous les regards des capitaines de l’armée. Puis, selon le rite, ils égorgent au-dessus des flammes les bêtes consacrées ; ils en arrachent les entrailles encore palpitantes et chargent les autels des bassins qui en sont remplis.
Mais, depuis longtemps déjà, le combat paraissait inégal aux Rutules, et des mouvements divers leur agitaient le cœur. Leur émotion s’accroît à mesure que l’inégalité des deux rivaux leur devient plus visible. L’attitude de Turnus confirme leur crainte, la démarche silencieuse du jeune homme qui, devant l’autel, les yeux baissés, s’incline comme un suppliant, le duvet de l’adolescence sur les joues et, malgré sa jeunesse, tout pâle. Dès que sa sœur Juturne sent le murmure grandir et voit les cœurs incertains chanceler, elle descend au milieu des troupes rangées : elle a emprunté la forme de Camers, guerrier de noble race, dont le père avait illustré son nom par son courage et qui était lui-même terrible à la bataille. Elle descend donc au milieu des troupes, sachant bien ce qu’elle veut et répand ainsi les bruits les plus divers : « N’avez-vous pas honte, ô Rutules, d’exposer une seule vie pour les braves que nous sommes tous ? N’avons-nous pas l’égalité du nombre et de la force ? Les voici tous, Troyens et Arcadiens, avec la troupe levée par le destin, avec l’Étrurie hostile à Turnus. Chacun de nous trouverait à peine un adversaire si nous ne combattions qu’un sur deux. Les dieux, aux autels de qui Turnus se dévoue, élèveront sa renommée jusqu’à eux et mettront sa gloire sur toutes les lèvres ; mais nous autres qui aurons perdu notre patrie, nous serons forcés d’obéir à ces maîtres superbes, pour être maintenant restés les bras croisés dans nos champs ! » Ces paroles enflamment de plus en plus l’esprit de la jeunesse et une rumeur court par toute l’armée. Les Laurentes eux-mêmes, les Latins eux-mêmes sont changés. Ils espéraient tout à l’heure la cessation des combats, le salut par la paix ; maintenant ce sont des armes qu’ils demandent et la rupture du traité, et ils prennent en pitié le sort immérité de Turnus.
Juturne joint à ses paroles un stratagème encore plus puissant. Des hauteurs du ciel elle envoie aux Italiens un tel prodige qu’il n’y en eut jamais de plus propre à troubler leur esprit et à les tromper. Le fauve oiseau de Jupiter poursuivait sous le ciel empourpré les oiseaux du rivage et leur troupe ailée et bruissante, lorsque soudain il fondit sur les eaux, et le cruel saisit de ses serres crochues un cygne magnifique. L’attention des Italiens se fixe sur ce spectacle. Ô merveille ! Tous les oiseaux à grands cris font volte-face. Leurs ailes obscurcissaient le ciel ; ce nuage vient, à travers les airs, accabler l’ennemi tant qu’enfin, vaincu par la force et par son fardeau, il succombe, ouvre ses serres, laisse tomber sa proie dans le fleuve et s’enfuit au plus profond des nues. Alors les Rutules saluent d’une clameur et de leurs mains levées ce présage ; et, le premier, l’augure Tolumnius s’écrie : « Voici, voici le signe que dans mes vœux j’ai si souvent demandé ; je l’accepte et je reconnais la volonté des dieux. Suivez-moi ; saisissez vos armes, malheureux qu’un misérable étranger attaque et épouvante comme de faibles oiseaux, lui dont la violence désole vos rivages. Mais il prendra la fuite ; il déploiera ses voiles au loin sur la haute mer. Pour vous, tous tant que vous êtes, serrez vos rangs, allez vous battre et défendre votre roi qu’on veut vous ravir. » Il dit, court à la rencontre des ennemis et lance un javelot. Le trait, lancé d’une main sûre, rend un son strident et fend les airs. En même temps s’élève une immense clameur ; le désordre se met dans tous les rangs, un ardent tumulte dans tous les cœurs. Le trait volant arrive par hasard sur neuf beaux jeunes gens, neuf frères qu’une même Tyrrhénienne, son épouse fidèle, avait donnés à l’Arcadien Gylippe ; l’un d’eux est atteint au milieu du corps, là où le baudrier cousu presse la poitrine et où l’agrafe en mord les deux extrémités ; l’admirable jeune homme aux armes étincelantes a les côtes transpercées et tombe sur la fauve arène. De ses frères, phalange impétueuse et brûlante de douleur, les uns dégainent leur épée, les autres saisissent leurs javelots, et ils se ruent en aveugles. Contre eux accourent les bataillons des Laurentes, et voici que les Troyens débordent en rangs serrés et les Agyllins et les Arcadiens aux armes peintes. La même passion guerrière les possède tous. Ils ont pillé les autels ; l’air n’est plus qu’une tempête tourbillonnante de traits et une grêle de fer ; on enlève les cratères et les feux sacrés. Latinus lui-même s’enfuit emportant ses dieux outragés par la rupture du traité. Les autres attellent leurs chars ou, d’un bond, sautent sur leurs chevaux et sont là l’épée nue.
Le Tyrrhénien Auleste était roi et portait les insignes de roi. Messape, qui avait tant désiré que le traité fût rompu, pousse contre lui son cheval et l’effraie ; Auleste recule, tombe, et roule à la renverse, le malheureux, de la tête et des épaules, sur les autels. Alors l’ardent Messape vole avec sa lance, et, malgré les prières du vaincu, du haut de son cheval il le frappe rudement de son arme énorme et s’écrie : « Il a son compte ! Voici une victime qui sera plus agréable aux grands dieux ! » Les Italiens s’élancent et dépouillent le cadavre encore chaud. Corynée arrache de l’autel un tison ardent, et comme Élysus s’avançait pour lui porter un coup, il le devance et lui jette le feu au visage. La grande barbe d’Élysus flambe et répand une acre odeur ; Corynée poursuit son ennemi épouvanté, saisit de la main gauche sa chevelure, le couche à terre sous l’effort de son genou et, dans cette position, lui perce le flanc de sa roide épée. Podalirius poursuit le pâtre Alsus qui, à travers les traits, s’était élancé au premier rang ; il le presse, l’épée nue sur lui ; mais Alsus se retourne et d’un coup de hache lui fend la tête du front jusqu’au menton ; le sang coule et arrose largement les armes du guerrier. Un lourd repos et un sommeil de fer tombent sur ses paupières ; ses yeux se ferment pour une nuit éternelle.
De son côté, le pieux Énée tendait ses mains désarmées, la tête nue, et de ses cris rappelait les siens : « Où courez-vous ? D’où vous vient cette soudaine discorde ? Réprimez votre fureur. Le traité est conclu ; toutes les questions réglées. Moi seul, j’ai le droit de combattre ; laissez-moi et bannissez toute crainte. La valeur de mon bras affermira ce traité. Turnus est à moi ; ces sacrifices me le donnent. » Au moment où il élevait la voix et prononçait ces sages paroles, une flèche aux ailes stridentes le frappe. Quelle main l’a lancée ? Quelle force l’a dirigée ? On l’ignore. Qui a permis que les Rutules eussent une telle gloire, le hasard ou un dieu ? Le silence s’est épaissi sur l’honneur de ce haut fait. Personne ne s’est vanté d’avoir blessé Énée.
Quand Turnus voit Énée se retirer du combat et ses capitaines bouleversés, une subite espérance réenflamme son ardeur. Il demande à la fois ses chevaux et ses armes ; d’un bond, il s’élance superbe sur son char et saisit les rênes. Il vole, et de robustes hommes descendent en grand nombre aux Enfers. Il en renverse beaucoup qui sont à demi morts ; il écrase des bataillons sous les roues de son char et accable les fuyards de javelots lancés à la hâte. Lorsque, rapide sur les bords de l’Hèbre glacé, le sanglant Mars fait retentir son bouclier et, déchaînant la guerre, lâche la bride à ses chevaux furieux, ceux-ci dans la plaine ouverte dépassent en volant le Notus et le Zéphyr ; les profondeurs de la Thrace gémissent sous leur sabot ; autour d’eux se presse le cortège du dieu, l’Épouvante au noir visage, la Colère et les Embûches : de même, l’impétueux Turnus pousse dans la mêlée ses chevaux fumant de sueur, qui bondissent impitoyablement sur les cadavres ennemis ; leurs rapides sabots éparpillent une rosée sanglante, et le sable qu’ils foulent est trempé de sang. Il a déjà donné à la Mort Sthénélus, Thamyrus et Pholus, ces deux derniers en les attaquant de près ; l’autre, de loin. Et c’est de loin qu’il a tué les deux fils d’Imbrasus, Glaucus et Ladès, que leur père, en Lycie, avait également instruits et armés pour combattre corps à corps ou pour devancer à cheval la rapidité des vents.
Eumède, sur un autre point, se précipite au milieu du combat : c’est le fils, illustre à la guerre, de l’antique Dolon ; s’il porte le nom de son aïeul, son courage et sa force rappellent son père, le guerrier qui jadis, pour aller espionner au camp des Danaens, osa demander comme récompense le char du fils de Pelée ; mais cette audace reçut un autre prix du fils de Tydée, et il n’ambitionna plus la possession des chevaux d’Achille. Lorsque Turnus aperçut au loin cet Eumède dans la plaine découverte, il lui lança d’abord, à travers l’étendue vide, un léger javelot ; puis il arrête ses deux chevaux, saute à bas de son char, se jette sur l’homme tombé et presque inanimé, lui met le pied sur le cou, lui arrache son épée et la lui plonge étincelante au plus profond de la gorge, en ajoutant ces mots : « Te voici à même, Troyen, de mesurer avec ton corps les champs de cette Hespérie que tu es venu conquérir. C’est le prix que je réserve à ceux qui osent me défier les armes à la main ; c’est ainsi qu’ils fondent leurs remparts. » D’un coup de son javelot il lui donne comme compagnons dans la mort Asbytès, Chlorée, Sybaris, Darès, Thersiloque, Thymétès enfin, tombé du cou de son cheval rétif. Lorsque le souffle du Borée de Thrace retentit au large de la mer Égée, les flots courent après lui jusqu’au rivage et, sous la poussée des vents, les nuages fuient dans le ciel : ainsi partout où Turnus se taille un chemin, les bataillons reculent, les troupes alignées tournent le dos et fuient précipitamment. Son élan l’emporte lui-même et sur son char, qui vole contre le vent, l’air agite son panache. Phégée ne put supporter tant d’acharnement et de rage : il se jette au-devant du char ; il saisit de sa main par leurs freins écumeux les chevaux emportés et tâche de les détourner. Ils l’entraînent suspendu au joug et, comme il se découvre, la large lance l’atteint, se fixe dans la cuirasse, en rompt les doubles mailles et effleure son corps d’une légère blessure. Phégée cependant se retourne, se couvre de son bouclier et marche sur son ennemi l’épée nue, appelant à l’aide ; mais les roues du char en plein élan le heurtent et le renversent à terre. Turnus fond sur lui, le frappe entre le bas du casque et le haut de la cuirasse, lui tranche la tête et laisse le tronc sur le sable.
Pendant que Turnus vainqueur répand ainsi la mort dans la plaine, Mnesthée et le fidèle Achate avec Ascagne reconduisaient au camp Énée couvert de sang qui, un pas sur deux, s’appuyait à une longue javeline. Il est furieux ; il s’efforce d’arracher le trait dont le bois s’est brisé et réclame le secours le plus prompt : qu’on ouvre sa blessure avec une large épée, qu’on fouille profondément la chair où le dard se cache, et qu’on le renvoie au combat. Iapyx, fils d’Iasus, était déjà là, le mortel le plus cher à Phébus : le dieu l’avait aimé d’un ardent amour et lui avait offert avec joie ses arts, ses dons, la science des augures, la cithare, ses rapides flèches. Mais, pour prolonger les jours de son père dont l’état était désespéré, il choisit la connaissance des simples, l’art de guérir, et préféra exercer sans gloire un obscur métier. Énée se tenait debout, frémissant d’une âpre impatience, appuyé sur une énorme lance, entouré d’une foule de jeunes gens et d’Iule qui s’affligeait, mais lui-même insensible aux larmes. Le vieillard, la robe relevée, vêtu à la manière de Péon, faisait vainement appel aux herbes puissantes de Phébus et à toute l’habileté de sa main. Vainement il ébranle le trait et essaie de le saisir avec sa pince tenace. La Fortune ne lui indique aucun moyen ; et son maître Apollon ne lui est d’aucun secours. Cependant la sauvage horreur grandit de plus en plus dans la plaine ; le fléau se rapproche. On voit dans le ciel une masse compacte de poussière ; la cavalerie s’avance, et les traits pleuvent dru au milieu du camp. On entend monter vers le ciel la triste clameur des jeunes gens qui combattent et qui tombent sous les coups de Mars.
Alors Vénus, frappée des cruelles douleurs de son fils, va maternellement cueillir sur l’Ida de Crète le dictame dont la tige s’enveloppe d’un jeune feuillage et se couronne d’une fleur éclatante. Les chèvres sauvages connaissent bien cette herbe lorsque les flèches ailées se sont attachées à leur dos. Entourée d’un nuage obscur, Vénus l’apporte, en imprègne l’eau vive contenue dans un bassin brillant et y répand, pour lui donner une mystérieuse vertu, les sucs salutaires de l’ambroisie et une odorante panacée. Le vieil Iapyx baigne la blessure avec cette eau dont il ignore le pouvoir ; et soudain, comme il est naturel, toute douleur quitte le corps d’Énée ; son sang s’arrête au fond de sa blessure ; la flèche d’elle-même, sans effort, suit la main et tombe ; et le héros sent rentrer en lui sa première vigueur : « Apportez-lui vite des armes. Que faites-vous là sans bouger ? » s’écrie Iapyx, qui est le premier à l’enflammer contre l’ennemi. « Cette guérison ne vient pas de ressources humaines ; ce n’est pas mon art, Énée, ce n’est pas ma main qui t’a guéri. Reconnais l’action d’un dieu plus puissant qui t’appelle à des tâches plus hautes. » Énée, avide de combats, avait déjà passé ses deux cuissards d’or ; il maudit tout ce qui le retarde et brandit sa lance. Lorsque son bouclier est ajusté à son flanc et sa cuirasse à son dos, il presse Ascagne dans ses bras, et, sous son casque, effleure d’un baiser le front de son fils : « Mon enfant, apprends de moi la vertu et l’effort qui mérite la vraie gloire ; d’autres t’enseigneront le bonheur. Aujourd’hui mon bras te défendra dans les combats et te conduira où t’attendent de grandes récompenses. Fais en sorte, lorsque l’âge t’aura mûri, de te souvenir ; garde les exemples de ta race ; et n’oublie pas, pour soutenir ton courage, que tu es le fils d’Énée et le neveu d’Hector. »
Il dit et s’avança hors des portes, immense, brandissant un énorme javelot. Anthée et Mnesthée se précipitent avec un bataillon serré, et toute la foule des combattants sort comme un fleuve du camp déserté. Alors la plaine n’est plus qu’une poussière aveuglante ; et la terre tremble sous le piétinement qui la frappe. Turnus les a vus venir du retranchement ennemi ; les Ausoniens les ont vus et un frisson glacé a couru jusqu’à la moelle de leurs os. La première, avant tous les Latins, Juturne les a entendus, elle a reconnu leur bruit et s’est enfuie épouvantée. Énée vole et dans la plaine ouverte entraîne avec lui ses sombres bataillons. Tel, l’orage déchire la nue et par toute l’étendue de la mer court vers la côte, – hélas ! les infortunés laboureurs l’ont pressenti de loin, pleins d’horreur ; pour eux l’orage ce sera l’arrachement des arbres, les moissons saccagées tout abattu ; – les vents le précèdent et font retentir le rivage de leur fracas. Tel, le chef troyen pousse ses troupes contre l’ennemi qui lui fait face ; tous les hommes se sont groupés en colonnes serrées. Thymbrée frappe de son épée le puissant Osiris ; Mnesthée massacre Arcétius ; Achate égorge Épulon ; Gyas, Ufens ; l’augure Tolumnius tombe, ce Tolumnius qui avait lancé le premier trait contre les Troyens en face de lui. Un cri monte vers le ciel ; les Rutules à leur tour font volte-face et se sauvent à travers champs, le dos couvert de poussière. Énée, lui, ne daigne pas étendre morts ceux qui fuient ; il ne s’attaque ni à ceux qui l’attendent de pied ferme ni à ceux qui lui lancent des traits. Dans ce nuage épais de poussière, il ne cherche des yeux que le seul Turnus ; il n’appelle que le seul Turnus au combat.
À cette vue qui l’ébranle de terreur, la virile Juturne pousse le cocher de Turnus, Métiscus, qui tenait les rênes, et le laisse loin derrière elle, tombé du timon ; elle prend sa place et saisit les brides flottantes : elle a tout de Métiscus, la voix, la figure, les armes. Lorsque la noire hirondelle vole dans la grande demeure d’un maître opulent et qu’elle rase de ses ailes les hauts atriums en quête de petits butins, d’un peu de pâture pour sa nichée babillarde, elle crie tantôt sous les portiques déserts, tantôt autour des fraîches pièces d’eau : ainsi Juturne, que ses chevaux emportent au milieu des ennemis, parcourt toute l’étendue sur son char aussi rapide qu’un vol. Elle montre ça et là son frère triomphant ; mais elle ne lui permet pas d’en venir aux mains avec Énée ; de détour en détour elle fuit au loin. Impatient de rencontrer Turnus, Énée le pourchasse dans tous ces circuits, s’attache à ses traces, l’appelle à grands cris parmi les bataillons en déroute. Chaque fois que ses yeux tombent sur son ennemi et qu’il essaie d’atteindre à la course la fuite des chevaux aux pieds ailés, chaque fois brusquement Juturne détourne le char. Hélas, que faire ? C’est en vain qu’il flotte d’un sentiment à l’autre et que divers projets se partagent son esprit. Messape qui, dans sa course rapide, avait la main gauche armée de deux souples javelots à la pointe de fer, en brandit un et le lance d’un coup sûr. Énée s’est arrêté ; il s’est ramassé sous ses armes, le genou ployé. Cependant le javelot lancé emporte le sommet de son casque, arrache la haute aigrette de son cimier. Alors sa colère grandit ; cette attaque insidieuse l’a exaspéré. Quand il voit le char et les chevaux de Turnus emportés loin de lui, il prend Jupiter et les autels à témoin du traité violé ; il charge l’armée ennemie enfin, et avec l’aide de Mars, terrible, il fait sans distinction un effroyable carnage et lâche toutes les rênes à sa fureur.
Quel dieu maintenant pourrait retracer tant d’horreurs ? Comment chanter tant de massacres sur tant de points divers et la mort des chefs succombant, par toute la plaine, tantôt sous les coups de Turnus, tantôt sous ceux du héros troyen ? Il t’a donc plu, Jupiter, de voir s’entrechoquer ardemment des nations qui devaient vivre un jour dans une paix éternelle !
Énée attaque le Rutule Sucron ; et ce premier choc arrête la ruée des Troyens. Sucron, blessé au flanc, ne le retient pas longtemps, et, là où la mort est le plus rapide, de son épée terrible il lui traverse les côtes, ce rempart de la poitrine. Turnus combat à pied Amycus désarçonné et son frère Diorès ; il frappe l’un de sa longue javeline au moment où celui-ci venait sur lui, et l’autre de son épée. Il tranche les deux têtes, les suspend à son char et les emporte avec leur pluie de sang. Énée livre à la mort Talos, Tanaïs et le fort Céthégus, tous les trois dans la même rencontre ; il immole le mélancolique Onitès, fils d’Échion et de Péridia. Turnus met à mort les deux frères venus de la Lycie et des champs d’Apollon et le jeune Ménétès que ne sauva point sa haine de la guerre : il était Arcadien, de son métier pêcheur sur les bords du marais poissonneux de Lerne ; il ignorait, dans sa pauvre demeure, les honneurs des grands ; et son père n’était que le fermier des champs qu’il cultivait. Comme des incendies qui s’allument sur plusieurs points d’une aride forêt et dans des bois crépitants de lauriers, ou comme des torrents écumeux qui dévalent du haut des montagnes et roulent avec fracas dans la plaine des eaux dont la violence a tout ravagé sur leur route, tels, et non moins violemment, Énée et Turnus, tous les deux, se ruent au milieu des combats. Maintenant, maintenant, la fureur bouillonne en eux ; leur cœur indomptable éclate ; ils courent de toutes leurs forces verser du sang.
Murranus faisait sonner bien haut ses ancêtres et les noms de ses antiques aïeux et toute sa lignée de rois latins : il est renversé, précipité de son char sous le poids d’un énorme quartier de roche qui a tournoyé aux mains d’Énée. Étendu sur le sol, les roues le font rouler sous les rênes et sous le joug, et il est à tout instant foulé par les sabots rapides de ses chevaux qui ne reconnaissent plus leur maître. Turnus se porte à la rencontre d’Hyllus qui se jette sur lui le cœur frémissant d’une colère sauvage. Il lui lance un trait qui frappe sa tempe, couverte d’or, traverse son casque et s’arrête dans son crâne. Et toi, Créthée, le plus courageux des Grecs, ton bras ne peut t’arracher aux coups de Turnus. Les dieux, dont il était le prêtre, n’ont pas plus protégé Cupencus de l’approche d’Énée : il a présenté sa poitrine au fer, et l’obstacle de son bouclier d’airain ne fut d’aucun secours au malheureux. Toi aussi, Éole, les champs des Laurentes t’ont vu mourir et couvrir de ton corps un large morceau de terre. Ni les phalanges argiennes ni Achille, destructeur du royaume de Priam, n’avaient pu t’abattre : c’était ici le terme marqué pour ta mort. Tu possédais une haute demeure au pied de l’Ida, une haute demeure à Lyrnesse ; ta tombe est sur le sol des Laurentes. Les deux armées sont entièrement retournées l’une contre l’autre, tous les Latins, tous les Dardaniens, Mnesthée et l’âpre Séreste, Messape le dompteur de chevaux et le courageux Asilas, la phalange des Toscans et les escadrons de l’Arcadien Évandre : tous, et chacun pour soi, mettent en jeu la somme de leurs forces. Ni trêve ni repos. Ce n’est plus qu’une vaste mêlée.
Alors la reine de beauté, mère d’Énée, inspira à son fils l’intention de marcher sur la ville, de tourner au plus vite ses troupes contre les murs et de jeter chez les Latins le trouble d’une calamité soudaine. Comme il cherchait Turnus à travers les bataillons épars et qu’il promenait ses yeux de tous côtés, il aperçut la ville exempte de cette affreuse guerre, impunément tranquille. Aussitôt l’idée d’une plus grande bataille l’enflamme. Il appelle les chefs, Mnesthée, Sergeste et le fort Séreste ; il monte sur un tertre où accourt tout ce qui reste de la légion troyenne. Ils forment des rangs compacts sans déposer lances et boucliers. Énée, debout sur la hauteur au milieu d’eux, leur parle en ces termes : « Accomplissez mes ordres sans retard : Jupiter est pour nous ; que la soudaineté de l’entreprise ne trouve chez vous aucune lenteur. Si l’ennemi refuse de subir le joug et, vaincu, de nous obéir, je détruirai aujourd’hui cette ville, cause de la guerre, le royaume même de Latinus, et je mettrai ses toits fumants au ras du sol. Faut-il donc attendre qu’il plaise à Turnus d’affronter le combat avec nous et d’accepter encore la lutte après sa défaite ? Non ; c’est là, citoyens, le nœud de cette guerre sacrilège ; c’est là qu’elle finira. Apportez vite des torches et, la flamme au poing, réclamez l’exécution du traité. »
Il dit et tous, possédés du même désir, forment le coin et se portent en masse serrée vers les murs de la ville. En un instant, à l’improviste, des échelles sont dressées, et le feu apparaît. Les uns courent aux portes en désordre et massacrent les premiers qu’ils rencontrent ; les autres lancent le fer et obscurcissent le ciel. Lui-même au premier rang, Énée, les mains tendues vers les remparts, accuse à haute voix Latinus et prend les dieux à témoin qu’on le force à combattre, que deux fois les Italiens l’ont attaqué, que deux fois ils ont rompu les traités. La discorde s’ajoute aux angoisses des habitants ; les uns veulent qu’on livre la ville aux Dardaniens, qu’on laisse les portes ouvertes, et ils entraînent avec eux le roi sur les murs ; les autres prennent les armes et courent à la défense de la ville. Ainsi, lorsqu’un pâtre a découvert un essaim au creux d’un roc, qu’il remplit d’une acre fumée, les abeilles s’agitent désordonnées dans leur camp de cire ; elles volent en tout sens et aiguisent leur colère bruissante ; une sombre odeur se répand dans la ruche ; un obscur murmure gronde à l’intérieur, aux flancs du roc, et la fumée monte dans le vide de l’air.
Et voici qu’une nouvelle infortune tombe sur les Latins épuisés : toute la ville accablée d’affliction en est ébranlée jusque dans ses fondements. La reine, de sa haute terrasse, a vu l’ennemi s’approcher, les remparts investis, les torches voler sur les toits ; et pas d’armée rutule pour les défendre, pas de soldats de Turnus en marche. La malheureuse croit que le jeune homme a péri sur le champ de bataille. Soudain, l’âme bouleversée de douleur, elle s’écrie qu’elle est l’origine et la cause de ces maux, qu’elle en a toute la responsabilité ; elle pousse des cris furieux dans son désespoir et, résolue à mourir, de sa main elle met en pièces ses vêtements de pourpre ; enfin elle suspend à une poutre du palais la corde d’une mort hideuse. Lorsque les femmes latines apprennent la fin de l’infortunée, sa fille Lavinia, la première, arrache ses beaux cheveux et déchire ses joues roses ; autour d’elle la foule s’abandonne aux mêmes transports, le palais résonne au loin de lamentations. La sinistre nouvelle se répand par toute la ville. Les esprits se découragent ; Latinus s’avance, les vêtements en lambeaux, foudroyé par la mort de sa femme et la ruine de sa cité ; et ses cheveux blancs sont souillés d’une ignoble poussière. [Il s’adresse mille reproches pour n’avoir pas accueilli d’abord le Dardanien Énée et ne se l’être pas associé spontanément comme gendre.]
Pendant ce temps, le guerrier Turnus poursuit à l’extrémité de la plaine quelques fuyards ; mais son ardeur se ralentit et l’agilité de son attelage le satisfait de moins en moins. Là le vent lui apporte une confuse clameur faite de cris d’effroi dont il ignore la cause. Il dresse l’oreille ; il est frappé du bruit et de la lugubre rumeur de la ville désemparée : « Malheur sur moi ! Quelle est donc cette désolation qui bouleverse la ville ? Quelle est l’immense clameur qui s’élance de là-bas ? » Il parle ainsi et s’arrête éperdu en tirant les rênes à lui ; mais sa sœur, qui sous la forme du cocher Métiscus conduisait le char et les chevaux et qui tenait les guides, lui dit : « Par ici, Turnus, poursuivons les Troyens sur cette route que notre victoire nous a d’abord frayée ; d’autres sont capables de défendre les maisons. Énée s’est attaqué aux Italiens et déchaîne les combats ; pour nous, promenons la sauvage mort dans les rangs des Troyens. Tu feras autant de victimes et tu remporteras autant d’honneur. » Turnus lui répondit : « Ma sœur, voici longtemps que je t’ai reconnue, dès l’instant où tes manœuvres ont rompu le traité et où tu t’es jetée tout entière dans la bataille. Maintenant encore c’est en vain que tu me caches ta divinité. Mais qui a voulu que, descendue de l’Olympe, tu subisses de si rudes épreuves ? Est-ce pour que tu voies la mort cruelle de ton malheureux frère ? Que faire ? Quel salut puis-je attendre de la Fortune ? J’ai vu, de mes yeux vu, le plus cher de mes amis, Murranus, tomber en m’appelant à son secours, grand vaincu terrassé par une grande blessure. Le malheureux Ufens est mort pour ne pas être témoin de notre déshonneur ; son corps et ses armes sont aux mains des Troyens. Laisserai-je détruire nos maisons ? Cela seul nous manquait encore ! Mon bras ne démentira-t-il pas les paroles de Drancès ? Tournerai-je le dos, et cette terre verra-t-elle Turnus en fuite ? Est-ce donc un si grand malheur de mourir ? Ô Mânes, soyez-moi propices, puisque j’ai contre moi la volonté des dieux d’En-Haut. Âme pure, innocente d’une telle faute, je descendrai vers vous toujours digne de mes grands aïeux. »
À peine avait-il parlé, voici Sacès qui accourt à travers les ennemis sur un cheval écumant ; une flèche l’a atteint et blessé au visage ; il se précipite vers Turnus et l’implore : « Notre suprême salut est en toi, Turnus ; aie pitié des tiens. Énée nous foudroie de ses armes ; il menace de jeter à bas les hautes tours des Italiens et de raser la ville. Déjà les brandons volent sur les toits. Tous les visages, tous les yeux des Latins se tournent vers toi. Le roi Latinus n’ose dire quel gendre il choisira, vers quelle alliance il penche. Enfin la reine, ta fidèle amie, s’est tuée de sa propre main. D’épouvante elle a fui la lumière du jour. Seuls, aux portes de la cité, Messape et l’impétueux Atinas maintiennent leurs troupes ; les épaisses phalanges de l’ennemi les encerclent d’un hérissement d’épées nues, comme une moisson de fer. Cependant tu fais courir ton char dans la plaine déserte. »
Accablé par tout ce que ces nouvelles lui représentent confusément, Turnus demeurait immobile, silencieux, le regard fixe. Dans ce cœur bouillonnent à la fois une immense honte, une douleur mêlée de démence, un amour agité de fureur, et la conscience de son courage. L’ombre dissipée, la lumière rendue à son esprit, il tourna ses prunelles ardentes vers les remparts, en proie à la colère, et du haut de son char regarda la grande cité. Voici qu’un tourbillon de flammes, qui se déroulait d’étage en étage, montait et ondoyait vers le ciel, et enveloppait la tour que Turnus avait lui-même formée de poutres solidement assemblées, fixée sur des roues et munie de hauts ponts. « Maintenant, ma sœur, maintenant les événements l’emportent, cesse de me retenir. Allons où la divinité et la dure Fortune nous appellent. Mon parti en est pris : je combattrai Énée ; je subirai tout ce qu’il y a de cruel dans la mort. Ô ma sœur, tu ne me verras pas plus longtemps déshonoré. Laisse-moi, avant de mourir, je t’en prie, m’abandonner en furieux à cette folie. » Il dit ; il n’a fait qu’un bond de son char dans les champs ; il se rue au milieu des ennemis et des traits, loin de sa sœur désolée ; et sa course rapide fait une trouée à travers les bataillons. Lorsque du haut d’une montagne un roc tombe à pic arraché par le vent, soit que les pluies orageuses l’aient déjà détaché ou que la vieillesse l’ait miné sous l’effort des ans, ce morceau de montagne est emporté par son élan sur la pente abrupte et rebondit sur le sol, entraînant avec lui les arbres, les troupeaux, les hommes : ainsi, à travers les bataillons en désordre Turnus s’élance vers les remparts de la ville, là où la terre est le plus humide du sang versé, où les airs bruissent du vol des projectiles. Il fait un signe de la main et d’une voix forte s’écrie : « Arrêtez, Rutules ! Et vous, Latins, ne lancez plus de traits ! Quelle que soit la Fortune, elle m’appartient. Il est juste que j’expie, moi seul, pour vous, le mauvais traité et que mon épée en décide. » Tous aussitôt s’écartèrent et laissèrent entre eux une place libre.
Mais le héros Énée, ayant entendu le nom de Turnus, abandonne les murs, abandonne les hautes tours, renverse tous les obstacles, interrompt toutes les manœuvres, le cœur exultant ; et ses armes font un horrible bruit de tonnerre. Il est aussi grand que l’Athos, aussi grand que l’Éryx, aussi grand que le Père Apennin lorsqu’il bruit de ses bois d’yeuses frémissantes et lorsqu’il lève au ciel un front orgueilleux de sa neige. Déjà parmi les Rutules, les Troyens, tous les Italiens et ceux qui occupaient le sommet des remparts et ceux qui battaient du bélier le bas des murs, c’est à qui regardera et laissera tomber ses armes de ses épaules. Latinus voit avec stupeur ces deux héros immenses, venus des deux extrémités du monde, se rencontrer le fer à la main.
Pour eux, dès qu’un espace se fut ouvert dans la plaine évacuée, ils se lancent de loin leurs javelots et d’un rapide élan ils entament le combat en choquant leurs boucliers sonores. La terre gémit ; alors, avec leurs épées ils se portent des coups et les redoublent. L’adresse et le hasard se confondent. Lorsque, dans l’immense bois de Sila ou au sommet du Taburne, deux taureaux, les cornes en avant, courent l’un sur l’autre pour se battre, les bergers épouvantés se retirent, tout le troupeau reste là, muet de terreur, et les génisses se demandent quel sera le roi des pâturages, quel chef le troupeau tout entier suivra ; eux cependant de toutes leurs forces ils échangent des blessures et de tout leur poids s’enfoncent leurs cornes dans la chair ; leurs cous et leurs épaules ruissellent de sang ; toute la forêt retentit de leurs beuglements. Ainsi le Troyen Énée et le héros Daunien couraient l’un sur l’autre avec leurs boucliers ; et le ciel se remplissait d’un énorme fracas.
Jupiter lui-même tient en équilibre les deux plateaux de sa balance et dépose sur chacun d’eux la destinée d’un des deux combattants : quel est celui que l’épreuve condamne ? sous quel poids penchera la mort ? Turnus alors s’élance, impunément, pense-t-il. De tout son corps il se dresse, l’épée haute, et frappe. Tremblants, Troyens et Latins poussent une clameur, et les deux armées restent en suspens. Mais la perfide épée se brise et abandonne le héros au milieu même de son ardent effort : la fuite est sa seule ressource. Plus rapide que l’Eurus, il fuit en voyant dans sa main désarmée une poignée qu’il ne connaît plus. On dit que, dans sa précipitation à monter sur son char et à courir aux premiers combats, il avait oublié le glaive paternel et saisi impatiemment l’épée de son cocher Métiscus. Elle lui suffit tant que les Troyens ne lui montraient que des dos de fuyards ; mais lorsqu’il trouva devant lui les armes divines de Vulcain, cette épée, faite de main d’homme, se rompit sur le coup comme du cristal : les morceaux en resplendissent sur le sol fauve. Donc Turnus, hors de lui, fuit de tous cotés dans la plaine, court ça et là, fait mille détours sans voir une issue. C’est partout le cercle compact des Troyens ou un vaste marais ou les remparts de la ville.
Énée, malgré la blessure de la flèche qui alourdit ses genoux et ralentit sa course, n’en poursuit pas moins Turnus et, dans son ardeur, presse du pied le pied du fuyard. Ainsi le chien de chasse, quand il surprend un cerf arrêté par un fleuve ou enfermé dans un épouvantail de plumes rouges, le harcèle de ses élans et de ses aboiements : le cerf, lui, qu’épouvante le piège ou la haute berge, passe et repasse dans sa fuite par mille chemins ; mais le fier limier d’Ombrie s’attache à lui, la gueule béante, le tient déjà ou croit le tenir ; et l’on entend claquer ses mâchoires déçues qui se sont refermées à vide : alors un cri s’élève auquel répondent les rives et les lacs d’alentour, et tout le ciel retentit de ce tumulte. Turnus en fuyant éclate en reproches contre les Rutules, les appelle chacun par son nom, réclame l’épée qu’on lui connaissait bien. Mais Énée menace de tuer sur-le-champ, d’exterminer quiconque approcherait. Il les maintient dans la terreur qu’il ne détruise leur ville et, en dépit de sa blessure, il serre de près son ennemi. Cinq fois dans leur course les deux combattants font le tour du champ de bataille et autant de fois ils reviennent sur leurs pas : il ne s’agit pas d’un prix futile comme dans les jeux publics ; il s’agit de la vie et du sang de Turnus.
Le hasard avait en ce lieu laissé pousser un olivier aux feuilles amères consacré à Faunus. Jadis les matelots vénéraient cet arbre et, sauvés des flots, avaient coutume d’y attacher leurs présents au dieu des Laurentes et, selon leurs vœux, d’y suspendre leurs vêtements. Mais les Troyens, sans faire de différence avec les autres, avaient abattu cet arbre sacré afin que les adversaires eussent le champ libre. À cette place se dressait la javeline d’Énée : c’était là que, vigoureusement lancée, elle s’était fixée et restait attachée à une racine tenace. Le Dardanien se pencha, la prit par le fer et voulut l’arracher et poursuivre avec cette arme l’homme qu’il ne pouvait atteindre à la course. Alors Turnus, fou de terreur : « Faunus, s’écria-t-il, je t’en supplie, aie pitié de moi, et toi, bonne terre, retiens ce fer, si j’ai toujours honoré votre culte que les compagnons d’Énée ont profané par leurs armes. » Il dit et n’invoqua pas en vain le secours de la divinité : Énée a beau lutter longtemps et s’acharner sur cette souche tenace, ses forces n’arrivent pas à faire lâcher prise à la morsure du bois. Pendant qu’il s’obstine et redouble d’efforts, la divine Daunienne, Juturne, reprend la figure du cocher Métiscus, accourt et rend à Turnus son épée. Vénus, indignée que cette audace fût permise à une nymphe, s’approche et arrache elle-même le trait de la profonde racine. Les deux combattants, la tête haute, retrouvent toute leur énergie avec leurs armes : celui-là se fiant à sa lame, celui-ci âpre et tenant haut sa lance, ils se dressent face à face pour la lutte essoufflante de Mars.
Cependant le roi tout-puissant de l’Olympe s’adresse à Junon qui, du haut d’un nuage fauve, regardait le combat. « Ô femme, quand ces batailles auront-elles une fin ? Que peux-tu faire encore ? Tu sais, – et tu avoues le savoir, – qu’Énée est promis au ciel parmi les dieux Indigètes et que ses destins l’élèvent jusqu’aux astres. Que machines-tu ? Quelle espérance te retient sur ces froides nuées ? Convenait-il qu’un dieu reçût une blessure de la main d’un mortel ? Pourquoi rendre à Turnus – car sans toi qu’aurait pu Juturne ? – l’épée que le destin lui avait arrachée et accroître ainsi la force des vaincus ? Cesse enfin et laisse-toi fléchir par mes prières. Ne permets plus à ce dur ressentiment de ronger ton âme silencieuse ; fais que de ta bouche si chère je n’entende pas si souvent des plaintes qui m’affligent. L’heure suprême est venue. Tu as pu harceler les Troyens sur terre et sur mer, allumer une guerre abominable, jeter la honte dans une maison royale et mêler le deuil à l’hyménée : je te défends d’entreprendre rien de plus. » Ainsi parla Jupiter. Le visage baissé la Saturnienne répondit : « C’est parce que cette volonté, la tienne, m’était connue, grand Jupiter, que malgré moi j’ai abandonné Turnus et la terre. Sinon, tu ne me verrais pas assise solitaire sur ce nuage aérien, subissant le meilleur et le pire ; mais, armée de flammes, je me tiendrais debout au plus fort de la mêlée et je traînerais les Troyens à des combats acharnés. C’est moi, je l’avoue, qui ai conseillé à Juturne de secourir son malheureux frère et je l’ai approuvée d’être encore plus audacieuse pour le sauver, sans aller jusqu’à lui permettre de lancer des traits ni de tendre un arc : j’en jure par la source implacable du Styx, le seul objet de crainte qui existe pour les dieux d’en haut. Maintenant je cède et je quitte ces combats que je déteste. Ce que les lois du destin ne défendent pas, je te le demande pour le Latium et pour la majesté de tes descendants : lorsque les deux peuples établiront la paix par un heureux mariage, – j’y consens, – lorsqu’ils fixeront d’accord les conditions de leur alliance, ne force pas les Latins indigènes à changer de nom, à devenir des Troyens, à être appelés les descendants de Teucer ; que ces hommes gardent leur langue et leur costume ; qu’il y ait un Latium ; qu’il y ait à travers les siècles des rois albains ; qu’il y ait une race romaine que les vertus italiennes rendront puissante. Troie est tombée ; permets qu’elle ait péri avec son nom. »
Le créateur des hommes et des choses lui répondit en souriant : « Tu es bien la sœur de Jupiter, le second enfant de Saturne, pour rouler dans ton cœur un tel flot de colère. Allons, réprime cette fureur si vainement conçue. Je t’accorde ce que tu veux et vaincu je me rends de bon cœur. Les Ausoniens garderont leur langue maternelle et leurs usages ; leur nom restera ce qu’il est. Les Troyens ne se fondront que de corps avec eux ; je fixerai le culte et les rites sacrés, et tous, devenus Latins, n’auront qu’une seule langue. La race qui en surgira, mêlée de sang ausonien, tu la verras s’élever par sa vertu au-dessus des hommes, au-dessus des dieux ; et nulle autre nation ne rendra à tes autels d’aussi grands hommages. » Junon consentit et la joie lui changea le cœur. Cependant elle quitte le ciel et abandonne son nuage.
Cela fait, le Père agite en lui-même un autre dessein : il décide d’écarter Juturne du combat de son frère. La sombre Nuit accoucha de deux pestes, nommées Furies, en même temps que de la Tartaréenne Mégère ; elle les ceignit des mêmes anneaux de serpents et leur ajouta les ailes du vent. Elles se tiennent devant le trône et au seuil de Jupiter, ministres de ses colères ; elles aiguisent la crainte dans le cœur des pauvres mortels, quand le roi des dieux machine contre eux des maladies ou l’horrible mort, ou quand il terrifie par la guerre les cités coupables. Jupiter dépêcha du haut de l’éther un de ces deux monstres et lui ordonna de se présenter aux yeux de Juturne comme un présage. La Furie s’envole ; un rapide tourbillon la porte en un instant sur la terre. La flèche, décochée dans le brouillard, lorsque le Parthe l’a trempée du fiel d’un atroce venin, le Parthe ou le Crétois, et l’a lancée, blessure inguérissable, traverse, stridente et anonyme, les ombres légères : ainsi la fille de la Nuit a filé et a touché la terre. Lorsqu’elle voit les armées troyennes et les troupes de Turnus, elle se ramasse aussitôt sous la forme de ce petit oiseau qui parfois sur les tombeaux ou sur les toits déserts, perché la nuit, prolonge son chant lugubre au milieu des ténèbres. Sous cette apparence, la peste passe et repasse avec bruit devant les yeux de Turnus et frappe le bouclier de ses ailes. Une torpeur inconnue glace les membres du jeune homme ; ses cheveux se sont dressés d’horreur ; sa voix s’est arrêtée dans sa gorge.
Pour la malheureuse Juturne, dès qu’elle eut reconnu de loin les ailes de la Furie, elle arracha, dans son amour fraternel, ses cheveux dénoués, se meurtrit le visage de ses ongles, la poitrine de ses poings. « Turnus, de quel secours désormais ta sœur peut-elle être pour toi ! Que me reste-t-il à faire, cruelle que je suis ? Comment prolonger ta vie ? Puis-je m’opposer à un tel monstre ? C’est fini, j’abandonne le combat. Ne redoublez plus mon effroi, oiseaux de malheur. Je reconnais les battements de vos ailes, votre bruit de mort ; je ne m’y trompe pas, ce sont les ordres superbes du magnanime Jupiter. Voilà donc le prix de ma virginité ! Pour quoi m’a-t-il donné une immortelle vie ? Pourquoi m’a-t-il arrachée à ma condition de mortelle ? Au moins je pourrais aujourd’hui voir la fin de mes grandes douleurs et accompagner mon malheureux frère dans l’empire des ombres. Moi immortelle ? Quelle douceur ces privilèges auront-ils pour moi, sans toi, mon frère ? Oh, quelle terre s’ouvrirait assez profonde pour m’engloutir, moi déesse dans le gouffre des Mânes ! » Ayant ainsi parlé, la déesse s’enveloppe la tête d’un voile glauque et, gémissante, disparut dans la profondeur du fleuve.
Énée presse Turnus, le menace, agite et fait miroiter un trait énorme comme un arbre, et l’interpelle farouchement : « Que tardes-tu maintenant ? Pourquoi reculer encore, Turnus ? Ce n’est pas à la course, c’est de près qu’il faut lutter et avec des armes qui ne pardonnent pas. Prends toutes les formes que tu voudras ; rassemble tout ce que tu peux de courage et d’artifice. Il ne te reste plus qu’à atteindre d’un coup d’aile les astres inaccessibles ou à te cacher aux entrailles de la terre ! » Turnus, secouant la tête, lui répondit : « Ton bouillonnement d’injures ne m’épouvante pas, cruel ; ce sont les dieux qui m’épouvantent et Jupiter ennemi. » Il n’en dit pas plus. En regardant autour de lui ses yeux tombent sur un énorme roc, un roc antique, énorme, qui gisait dans la plaine, borne dressée entre des champs pour en écarter les procès. Douze hommes choisis, tels que la terre en produit aujourd’hui, pourraient à peine le soulever sur leur cou ; mais lui, ce héros, le saisit de sa main frémissante et, le brandissant de toute sa hauteur, court sur son adversaire. Mais qu’il coure ou qu’il marche, qu’il soulève dans ses mains ou fasse mouvoir ce roc monstrueux, il ne se reconnaît pas lui-même, ses genoux fléchissent, son sang s’est glacé et se fige. La pierre, projetée par lui et roulant dans le vide, n’a pu franchir tout l’espace ni porter le coup. La nuit, dans nos rêves, lorsque la langueur du sommeil a pressé nos paupières, il nous semble que nous voulons prolonger avidement notre course, et impuissants dans nos efforts nous succombons ; notre langue est paralysée ; notre corps ne retrouve plus les forces qu’il se connaissait ; la voix et la parole ne nous obéissent plus : ainsi Turnus, de quelque côté que son courage essaie de vaincre, se heurte au refus de la sinistre déesse. Alors mille pensées tournoient dans son cœur ; il regarde les Rutules et la ville ; l’effroi le rend hésitant ; il tremble devant la menace du trait. Il n’a plus d’issue pour échapper ni de force pour assaillir son ennemi. Il ne voit plus son char ni sa sœur qui tenait les rênes.
Pendant qu’il hésite, Énée brandit le trait fatal, guettant le moment et la place favorables et, de loin, avec toute la force de son corps il le lance. Jamais machine de guerre ne jeta de pierre plus bruyante ; jamais la foudre ne fit en éclatant un pareil fracas. Le javelot vole comme un noir tourbillon, chargé d’une terrible mort : il perce le bord du bouclier formé de sept lames, l’extrémité de la cuirasse et traverse en sifflant le milieu de la cuisse. Frappé, Turnus ploie le jarret et tombe à terre, énorme. Les Rutules se dressent en poussant un gémissement ; toute la montagne environnante y répond et au loin les bois profonds le renvoient. Turnus à terre lève les yeux et suppliant tend sa main dans un geste d’imploration : « Oui, je l’ai mérité ; je ne demande pas grâce, use de ta chance, dit-il. Je t’en conjure, si quelque souci d’un père misérable peut te toucher, – songe à ce que fut pour toi ton père Anchise, – prends pitié de la vieillesse de Daunus. Rends-moi aux miens, ou, si tu le préfères, rends-leur mon corps dépouillé de la vie. Tu as été vainqueur, et les Ausoniens ont vu le vaincu te tendre les mains. Lavinie est ton épouse. Que ta haine n’aille pas plus loin. » Debout, frémissant sous ses armes, Énée, le regard incertain, retint son bras. Il hésitait de plus en plus ; les paroles de Turnus avaient commencé à le fléchir lorsqu’il aperçut et reconnut sur lui, au sommet de l’épaule, le funeste baudrier et les lanières aux clous étincelants du jeune Pallas, de celui que Turnus avait vaincu, blessé, terrassé et dont il portait sur les épaules l’insigne ennemi. La vue de ce trophée, de ce monument d’une douleur cruelle, l’enflamma de fureur, et terrible de colère : « Quoi, tu m’échapperais recouvert de la dépouille des miens ? C’est Pallas qui par ma main, c’est Pallas qui t’immole et se venge dans ton sang de ta scélératesse. » En disant ces mots, il lui plonge son épée dans la poitrine avec emportement. Le froid de la mort glace les membres de Turnus, et son âme indignée s’enfuit en gémissant chez les ombres.
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Mai 2008
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