Herbert George Wells

NOUVELLES

Volume I

L’ÉTOILE[1]

Le premier jour de l’année nouvelle, trois observatoires signalèrent, presque simultanément, le désordre survenu dans les mouvements de Neptune, la plus éloignée des planètes qui gravitent autour du Soleil. En décembre déjà, Ogilvy avait alerté l’opinion sur un ralentissement suspect de sa vitesse. Une telle nouvelle était peu faite pour intéresser un monde ignorant majoritairement l’existence même de Neptune, si bien que, en dehors de la communauté des astronomes, la découverte ultérieure d’une faible et lointaine tache lumineuse dans la région troublée ne causa aucune agitation particulière. Les scientifiques, cependant, prirent la découverte en considération, avant même qu’on s’aperçoive que ce corps nouveau devenait rapidement plus grand et plus brillant, que ses mouvements étaient tout à fait différents de la révolution régulière des planètes et que la déviation de Neptune et de son satellite prenait maintenant des proportions sans précédent.

Sans formation scientifique, on peut difficilement se rendre exactement compte de l’incroyable isolement du système solaire. Le Soleil, avec ses grains de planètes, sa poussière de planétoïdes et ses impalpables comètes, nage dans un vide immense qui défie l’imagination. Au-delà de l’orbite de Neptune, c’est l’espace, vide autant que l’œil humain l’a percé, sans chaleur, lumière ou son, un néant incolore, sur trente millions de fois un million de kilomètres. C’est la moindre des évaluations de la distance à parcourir avant d’atteindre la plus proche des étoiles. Hormis quelques comètes moins consistantes qu’une flamme légère, rien jamais, à la connaissance humaine, n’avait franchi ce gouffre avant l’apparition, au tout début du XXe siècle, de cet étrange vagabond. C’était bien un corps énorme et pesant qui, de l’obscur mystère des cieux, se précipitait sans crier gare dans le rayonnement solaire. Le second jour, pour tout télescope qui se respecte, elle était clairement visible, un point d’un diamètre à peine sensible, dans la constellation du Lion, près de Régulus. En peu de temps, on put l’apercevoir avec de simples jumelles.

Le troisième jour de la nouvelle année, ceux qui, dans les deux hémisphères, lurent les journaux furent avertis pour la première fois de la réelle importance que pouvait avoir cette apparition céleste. Un journal de Londres titra Une collision de planètes et publia l’opinion de Duchaine selon laquelle l’étrange apparition heurterait probablement Neptune. Les éditorialistes développèrent le sujet ; si bien que le 3 janvier, dans la plupart des grandes capitales du monde, on s’attendit vaguement à un phénomène astronomique imminent. Et quand la nuit succéda au crépuscule, des milliers de gens levèrent les yeux vers le ciel pour découvrir… les vieilles étoiles familières, telles qu’elles avaient toujours été.

À Londres, l’astre apparut vers l’aurore, à l’heure où Pollux disparaît et les étoiles pâlissent : une aurore d’hiver, une infiltration de lumière malsaine qui s’accumule, et la lueur du gaz et des lampes qui brillait, jaune, aux fenêtres où les gens veillaient. Le policeman somnolent l’aperçut, les foules affairées dans les marchés restèrent bouche bée, les ouvriers se rendant à leur labeur matinal, les laitiers, les cochers des fourgons des postes, les noctambules qui rentraient éreintés et pâles, les vagabonds, les sentinelles à leur poste, et, dans la campagne, le laboureur cheminant à travers champs, les braconniers rentrant furtivement, par toute la contrée encore sombre qui s’éveillait – et sur la mer, les marins en vigie épiant le jour –, tous purent voir une grande étoile blanche surgir dans le ciel d’Occident.

Elle était plus brillante qu’aucune étoile de nos cieux ; plus encore que l’étoile du berger. Une heure après le lever du soleil, elle luisait plus encore, large et blanche, non plus une simple tache de lumière clignotante, mais un petit disque rond d’un éclat net et clair. Là où la science n’est pas allée, les hommes s’étonnent et prennent peur, se racontant les uns aux autres les guerres et les fléaux qu’annoncent les signes enflammés des cieux. Les Boers opiniâtres, les Hottentots au teint de cuivre, les nègres de la Côte de l’Or, les Français, les Espagnols, les Portugais épiaient dans l’ardeur du soleil levant l’installation de cette étrange étoile nouvelle.

Dans cent observatoires, ce fut une surexcitation contenue qui se transforma bientôt en exclamation lorsque les deux corps lointains se précipitèrent l’un sur l’autre. On rassembla les appareils photographiques, les spectroscopes, toutes sortes d’instruments pour enregistrer ce nouveau et surprenant phénomène : la destruction d’un monde. Car c’était un monde, une planète sœur de notre Terre, en vérité infiniment plus grande qu’elle, qui, si soudainement, s’élançait vers la mort flamboyante. Neptune avait été bel et bien frappée par l’astre étrange venu du fond de l’espace, et, sous la violence de la collision, les deux globes solides donnèrent naissance à une vaste masse incandescente. Ce jour-là, deux heures avant l’aube, la grande étoile blanche et pâle amorça son orbe dans le ciel et s’évanouit à l’ouest, quand le soleil apparut derrière elle. Partout les hommes s’émerveillaient ; mais nul autant que les marins, habituels contemplateurs des étoiles, qui, sur l’immensité des océans, ne savaient rien du nouvel astre, et le voyaient maintenant se lever comme une lune minuscule, monter au zénith, passer au-dessus de leur tête et s’enfoncer vers l’ouest avec les dernières ombres de la nuit.

Quand à nouveau l’étoile se leva sur l’Europe, partout s’étaient rassemblées des foules attentives : sur le versant des collines, sur les toits des maisons, dans les plaines, les yeux fixés vers l’est pour voir apparaître la grande étoile nouvelle. Elle surgit, précédée d’une luminescence blanche, comme l’éclat d’un grand feu pâle, et ceux qui l’avaient découverte la nuit précédente s’écrièrent en la voyant : « Elle est plus grande ! Elle est plus brillante ! » Et de fait, la lune à demi pleine, prête à disparaître à l’horizon, gardait une taille qui ne soutenait pas la comparaison, mais c’est à peine si elle avait autant d’éclat que maintenant le petit cercle de cette étrange étoile nouvelle.

« Elle est plus brillante ! » criaient les gens, s’attroupant dans les rues. Mais dans les observatoires obscurs, les témoins attentifs retenaient leur souffle et s’interrogeaient du regard : « Elle s’approche ! disaient-ils, elle est plus près ! »

Et chacun de répéter : « Elle s’approche ! » Le télégraphe, à petits coups, s’empara de ces mots ; ils tremblotèrent au long des fils du téléphone et, dans des milliers de villes, des employés aux mains noircies tapèrent sur le clavier : « Elle s’approche ! » Ceux qui écrivaient dans les bureaux, frappés d’une étrange inquiétude, posèrent leurs plumes ; d’autres qui causaient, en mille endroits, saisirent l’inimaginable signification de ces mots : « Elle s’approche ! » Ils coururent le long des rues qui s’éveillaient, dans les villages tranquilles sous la gelée blanche ; ceux qui avaient lu la nouvelle sur les bandes du télégraphe se tenaient sur le pas des portes dans les lueurs jaunâtres du matin et l’annonçaient aux passants : « Elle approche ! » Les jolies femmes, fraîches et rayonnantes, l’apprirent entre deux danses et feignirent un intérêt qu’elles ne ressentaient pas : « Plus près, vraiment ? Que c’est curieux ! Faut-il que ces astronomes soient ingénieux pour découvrir pareilles choses ! »

Les vagabonds solitaires cheminant par la nuit glaciale, en regardant au ciel, pour se réconforter, se murmuraient ces mots : « Elle fait bien de s’approcher, la nuit est aussi froide que la charité ! Tout de même, si elle approche, elle n’apporte guère de chaleur. »

« Que peut me faire une nouvelle étoile ! » s’écriait une femme en pleurs, agenouillée auprès d’un mort.

L’étudiant, levé de bonne heure pour préparer un examen, s’empara du problème, pendant que la grande étoile blanche étincelait, large et brillante, à travers les fleurs de gelée de sa fenêtre : « Centrifuge, centripète, disait-il, son menton dans la main, arrête une planète dans sa course, lui enlève sa force centrifuge, et puis après ? La force centripète s’en empare et elle vient tomber dans le Soleil ! Et alors !… Sommes-nous sur son chemin ? Je me le demande… »

Ce jour-là s’en fut comme les autres, et, avec les premières heures des ténèbres glaciales, s’éleva de nouveau l’astre étrange. Il était maintenant si brillant que la Lune croissante ne semblait plus être que son propre fantôme, pâle et jaune, énorme, flottant dans le crépuscule. Dans une ville sud-africaine, un grand homme s’était marié et les rues étaient éclaboussées de lumière comme pour saluer son retour avec son épouse : « Les cieux mêmes l’éclairent ! » dit un flatteur. Sous le Capricorne, deux amants nègres, affrontant par amour l’un de l’autre les bêtes sauvages et les esprits mauvais, s’étaient blottis dans un fourré de roseaux où voltigeaient les lucioles : « C’est notre étoile ! » murmurèrent-ils, et ils se sentirent étrangement réconfortés par sa douce clarté.

Le Grand Mathématicien s’assit à son bureau et repoussa quelques papiers. Il avait presque terminé ses calculs. Dans une petite fiole blanche restait encore un peu de la drogue qui l’avait tenu éveillé et actif quatre longues nuits. Chaque jour, serein, clair, avec sa patience usuelle, il avait donné un cours à ses élèves, puis était immédiatement revenu à son important travail. Son visage était grave, un peu tiré et fiévreux à cause de son activité artificiellement entretenue. Pendant un temps, il sembla perdu dans ses pensées. Soudain, il se leva, alla à la fenêtre et leva le rideau. Au milieu du ciel, par-dessus l’amas des toits, des cheminées et des clochers de la ville, planait l’étoile.

Il la considéra comme on fixe des yeux un ennemi courageux. « Tu peux me tuer, dit-il après un silence. Mais je te tiens fermement, toi et tout l’univers, dans ce petit cerveau. Je ne changerai pas. Même maintenant. »

Son regard rencontra la petite fiole. « Plus besoin de dormir, maintenant », dit-il.

Le jour suivant à midi, il entra, ponctuel, dans l’amphithéâtre où il faisait son cours, posa comme d’habitude son chapeau au bout de la table et choisit soigneusement un gros morceau de craie. Sujet de plaisanterie parmi ses élèves, il ne pouvait enseigner sans tenir ce morceau de craie entre les doigts, et un jour qu’ils avaient caché sa réserve, il fut frappé d’inhibition. Il s’avança et regarda, sous ses sourcils gris, les rangées de visages jeunes et frais qui s’inclinaient, puis il prit la parole, comme à l’accoutumée, en phrases choisies : « Des circonstances surviennent… circonstances hors de mon pouvoir… qui, reprit-il après une pause, m’empêcheront de poursuivre et d’achever ce cours… Il semblerait, messieurs… pour dire la chose clairement et brièvement… que l’homme ait vécu en vain. »

Les étudiants se regardèrent. Avaient-ils bien entendu ? Un accès de folie ? Les sourcils se levèrent et des sourires naquirent, mais un ou deux visages restèrent absorbés par la calme figure bordée de gris. « Il serait intéressant de consacrer un moment à l’exposé, si tant est que je puisse le faire clairement, des calculs qui m’ont conduit à cette conclusion. Supposons que… »

Il se tourna vers le tableau, étudiant un diagramme de sa façon habituelle. « Que veut-il dire par vivre en vain ? » murmura un étudiant à son voisin. « Écoute », répondit l’autre avec un signe de tête vers le professeur.

Alors ils commencèrent à comprendre…

Cette nuit-là, l’étoile se leva plus tard, car son mouvement vers l’est l’avait quelque peu entraînée du Lion vers la Vierge, et son éclat était si intense que le ciel prit une teinte d’un bleu lumineux à mesure qu’elle se levait, et les planètes s’effacèrent tour à tour, sauf Jupiter près du zénith, Capella, Aldébaran, Sirius et les Chiens de l’Ourse. Elle était très blanche et belle. En maints endroits du monde, on vit, cette nuit-là, un halo pâle qui l’encerclait. Elle devenait sensiblement plus grande ; dans le ciel clair et réfringent des tropiques, sa taille paraissait près du quart de celle de la Lune. Il gelait encore en Angleterre, mais le monde était aussi brillamment illuminé que par un clair de lune d’été. On y voyait assez, avec cette froide et claire lumière, pour lire sans effort, et dans les villes, les lampes brûlaient, jaunes et blêmes.

Par tout le monde, on veilla cette nuit-là, par toute la chrétienté, un triste murmure s’éleva dans l’air vif des campagnes, comme le bourdonnement des abeilles dans la bruyère, et ce tumultueux bruissement croissait en clameur dans les cités. C’était le son des cloches d’un million de beffrois, de tours et de clochers, demandant aux peuples de ne plus dormir, de ne plus pécher, mais de se rassembler dans les églises et de prier. Et dans le ciel, plus grande et plus lumineuse à mesure que la nuit finissait et que la Terre poursuivait sa route, montait l’étoile éblouissante.

Dans toutes les villes, les rues et les maisons étaient éclairées, les docks ruisselaient de clarté, et, la nuit durant, toutes les routes menant vers les hauteurs furent illuminées et encombrées de gens. Sur toutes les mers qui entourent les contrées civilisées, les paquebots aux machines haletantes, les vaisseaux aux voiles gonflées, surchargés d’hommes et de créatures vivantes, gagnaient le large, vers le nord. Car déjà l’avertissement du Grand Mathématicien avait été télégraphié dans le monde entier et traduit en cent langues. La planète nouvelle et Neptune, enlacées en une étreinte de flammes, tournoyaient vertigineusement, d’une allure sans cesse plus rapide, vers le Soleil. Déjà, à chaque seconde, cette flamboyante masse franchissait des centaines de lieues et, à chaque seconde, sa terrifiante vélocité s’accroissait. D’après la direction de sa course actuelle, à vrai dire, elle devait passer à une centaine de millions de lieues de la Terre, et l’influencer à peine ; mais dans son sillage, jusqu’à présent fort peu troublé, se trouvaient l’énorme planète Jupiter et ses satellites, tournant autour du Soleil. À chaque instant désormais croissait l’attraction entre l’étoile flamboyante et la plus grande des planètes. Avec quelle conséquence ? Inévitablement, Jupiter dévierait de son orbite en une course elliptique, et l’étoile ardente, déviée de sa course vers le Soleil, « décrirait une courbe », heurterait peut-être notre Terre, et à coup sûr passerait fort près d’elle. « Tremblements de terre, éruptions volcaniques, cyclones, raz de marée, inondations et une hausse constante et régulière de la température jusqu’à je ne sais quelle limite », avait prophétisé le Grand Mathématicien.

Au-dessus des têtes, pour confirmer ses paroles, solitaire, froide et livide, étincelait l’étoile de la destruction prochaine.

Pour beaucoup de ceux qui, jusqu’à avoir mal, la fixèrent cette nuit-là, il sembla qu’elle approchait à vue d’œil. Et cette nuit-là aussi, le temps changea ; le froid qui régnait sur toute l’Europe centrale, la France et l’Angleterre s’adoucit vers le dégel.

Mais il ne faut pas croire, parce qu’il a été parlé de gens priant toute la nuit, se réfugiant sur les navires ou s’enfuyant vers les montagnes, que le monde entier fût déjà plongé dans la terreur à cause de l’étoile. En réalité, les habitudes et la coutume dirigeaient encore le monde, et en dehors des conversations, à des moments de loisir, sur la splendeur de la nuit, neuf personnes sur dix s’affairaient à leurs occupations usuelles. Dans les villes, hormis quelques-uns çà et là, les magasins ouvraient et fermaient aux heures habituelles, les médecins et les pompes funèbres poursuivaient leur commerce, les ouvriers allaient aux usines, les soldats s’entraînaient, les écoliers étudiaient, les amants se rencontraient, les voleurs faisaient le guet et s’enfuyaient, les politiciens préparaient leurs projets. Les imprimeries des journaux ronflaient toutes les nuits, et plus d’un prêtre de telle ou telle église refusa d’ouvrir son saint édifice pour favoriser ce qu’il considérait comme une panique absurde.

Les journaux insistaient sur la leçon de l’an mil, car alors les peuples avaient aussi prévu la fin. L’étoile n’en était pas une – un simple gaz, une comète ; et s’il s’agissait d’une étoile, elle pouvait ne pas heurter la Terre. Il n’y avait aucun précédent. Le bon sens était partout vivace, ironique, facétieux, peu enclin à se laisser tourmenter par des peurs obstinées. Ce soir-là, à sept heures et quart, heure de Greenwich, l’étoile serait à son plus proche de Jupiter. Alors le monde saurait quelle tournure les choses prendraient. Les avertissements du Grand Mathématicien étaient, par beaucoup, considérés comme une publicité sophistiquée pour lui-même. Le bon sens enfin, un peu échauffé par la discussion, signifia ses inaltérables convictions en allant se coucher. De même aussi, barbarie et sauvagerie, déjà lassées de la nouveauté, s’en furent à leurs occupations nocturnes, et à part çà et là quelques chiens hurlant, le monde des bêtes ne prêta aucune attention à l’étoile.

Et quand enfin les Européens attentifs virent l’étoile se lever, une heure plus tard il est vrai, mais pas plus grande que la nuit précédente, il y eut encore assez de gens éveillés pour se moquer du Grand Mathématicien, pour considérer le danger comme révolu.

Mais tout aussitôt les railleries cessèrent. L’étoile croissait, d’heure en heure elle grandissait avec une persistance terrible, un peu plus grosse à chaque heure, un peu plus près du zénith de minuit, de plus en plus brillante, jusqu’à faire de la nuit un deuxième jour. Si elle venait droit sur la Terre sans décrire de courbe, si elle ne subissait aucun ralentissement aux environs de Jupiter, elle pouvait franchir l’espace intermédiaire en une journée. Mais, de fait, il lui en fallut cinq pour arriver à proximité de notre planète. La nuit suivante, elle atteignit le tiers de la taille de la Lune aux yeux des Anglais, et le dégel commença. Puis elle sembla aussi grande qu’elle quand elle apparut au-dessus de l’Amérique, d’une blancheur aveuglante – et brûlante. Un vent chaud se mit à souffler à mesure que progressait l’étoile, de plus en plus fortement. En Virginie, au Brésil et dans la vallée du Saint-Laurent, elle brillait par intermittence à travers une course fantastique de nuages orageux, secoués d’éclairs violets, tandis que s’abattait une grêle d’une violence inouïe. Dans le Manitoba, il y eut un dégel subit et des inondations dévastatrices. Sur toutes les montagnes de la Terre, cette nuit-là, la neige et la glace se mirent à fondre, et toutes les rivières dévalèrent des hauteurs, épaissies et troubles, et bientôt, dans les terres basses, charrièrent des troncs d’arbres tournoyants et des cadavres d’hommes et d’animaux. Sous la clarté funèbre, les eaux montaient constamment, sans répit, et se déversaient par-dessus les rives, poursuivant dans les vallées les populations qui s’enfuyaient.

Le long des côtes d’Argentine jusqu’à l’Atlantique Sud, les marées furent plus hautes que jamais de mémoire humaine, et la tempête projeta les eaux à des lieues à l’intérieur des terres, noyant des villes entières. Si grande fut la chaleur cette nuit-là que le lever du soleil fut comme l’annonce d’un peu d’ombre. Les tremblements de terre débutèrent et gagnèrent en intensité. Bientôt, dans toute l’Amérique, du cercle arctique jusqu’au cap Horn, les flancs des montagnes se mirent à chanceler et à glisser, des gouffres s’ouvrirent, les murs et les maisons s’écroulèrent. Tout un versant du Cotopaxi s’effondra en une vaste convulsion, et un torrent de lave jaillit si haut, si large, si rapide et si fluide qu’en une journée il atteignit la mer.

Ainsi, l’étoile, la Lune hâve dans son sillage, survola le Pacifique, traînant derrière elle l’ouragan, comme les pans d’une robe, et le raz de marée qui enflait à mesure qu’il avançait lourdement, écumant et impatient, et se précipitait sur les îles, les unes après les autres, balayant toute trace humaine. Puis la vague parvint, rapide et terrible, dans un éclat aveuglant et le souffle d’une fournaise, mur d’eau haut de quinze mètres, avec un rugissement d’affamé, sur les longues côtes de l’Asie, et se précipita à travers les plaines de la Chine. Pendant un moment, l’étoile, maintenant plus ardente, plus grande et plus brillante que le Soleil à son zénith, répandit son impitoyable clarté sur l’immense et populeuse contrée : les villes et les villages, leurs pagodes et leurs arbres, les routes, les vastes cultures, des millions d’êtres éveillés, contemplant avec une impuissante terreur le ciel incandescent ; puis on entendit, rumeur qui gonflait, le grondement des flots. Cette nuit-là, elle apparut à des millions d’individus – en fuite vers nulle part, les membres alourdis par la chaleur, la respiration courte et haletante, et, derrière eux, la vague comme un mur furieux et livide. Enfin, la mort.

La Chine étincelait de clarté blanche, mais, au-dessus du Japon, de Java et de toutes les îles de l’Asie orientale, la grande étoile passa comme un globe de feu rendu rouge et terne par la vapeur, la fumée et la poussière que les volcans crachaient, comme pour saluer sa venue. À la surface, il y avait la lave, les gaz brûlants, les cendres, les flots bouillonnaient et la Terre entière était secouée et tourmentée par des secousses et des tremblements terribles. Bientôt, les immémoriales neiges du Tibet et de l’Himalaya se mirent à fondre et se précipitèrent par dix millions de canaux qui, se creusant sans cesse, convergeaient vers les plaines de la Birmanie et de l’Hindoustan. Les crêtes inextricables des jungles hindoues s’enflammèrent en mille endroits, et sous les eaux rapides, parmi les souches et les troncs, de sombres choses s’agitaient faiblement et reflétaient les langues rouge sang des flammes. Dans une inexprimable confusion, une multitude d’hommes et de femmes s’enfuyaient le long des grandes rivières, vers le dernier espoir des hommes : le large.

L’étoile croissait encore, en taille, en chaleur et en éclat, avec maintenant une rapidité terrifiante. L’océan tropical avait perdu sa phosphorescence, et des vapeurs tournoyantes s’élevaient en volutes fantastiques des vagues sombres qui plongeaient incessamment autour des vaisseaux que secouait la tempête.

Alors, il se fit un prodige. Il sembla à ceux qui, en Europe, attendaient le lever de l’étoile que la Terre avait cessé de tourner. En mille endroits des plaines et des montagnes, les gens qui avaient fui les inondations, l’écroulement des maisons, l’affaissement des collines, attendirent en vain le lever de l’astre. En une incertitude terrible, les heures suivirent les heures, et il ne parut pas. Une fois encore, les hommes contemplèrent les vieilles constellations qu’ils avaient crues perdues pour toujours. En Angleterre, le ciel était ardent et clair, encore que le sol frémît perpétuellement, mais, sous les tropiques, Sirius, Capella et Aldébaran brillaient à travers un épais voile de vapeur. Quand enfin la grande étoile se leva, environ dix heures plus tard, le Soleil monta presque immédiatement derrière elle, et au centre de son foyer blanc était un disque sombre.

C’était durant son passage au-dessus de l’Asie que l’étoile s’était mise à dériver dans le ciel, et tout à coup, comme elle passait au-dessus de l’Inde, son éclat s’était voilé. Toute la plaine de l’Hindoustan, depuis l’Indus jusqu’aux bouches du Gange, était cette nuit-là une immense étendue d’eau, d’où émergeaient les temples et les palais, les montagnes et les collines noirs de monde. Chaque minaret était une masse confuse de gens qui tombaient, un par un, dans les eaux troubles, à mesure que la chaleur et la panique les terrassaient. Toute la contrée semblait gémir et se lamenter, et brutalement une ombre passa sur cette fournaise de désespoir ; un souffle de vent frais et un amas de nuages s’élevèrent dans l’air adouci. Les gens qui, presque aveuglés, regardaient l’étoile virent un disque noir se glisser au sein de son rayonnement. C’était la Lune, passant entre l’étoile et la Terre. Déjà les hommes rendaient grâce à Dieu pour ce répit, et avec une étrange et inexplicable rapidité, de l’est apparut le Soleil. Alors, avec une affolante vélocité, étoile, Soleil et Lune se précipitèrent ensemble dans les cieux.

Ce fut ainsi que, bientôt, se levèrent pour les Européens anxieux l’étoile et le Soleil, l’un derrière l’autre ; ils se poursuivirent impétueusement pendant un moment, puis ralentirent leur course, et enfin s’arrêtèrent, confondus en un seul rayonnement de flammes au zénith. La Lune n’éclipsait plus l’étoile et se trouvait hors de vue dans l’éclat du ciel. Bien que ceux qui étaient encore en vie regardassent pour la plupart ce spectacle avec le même abrutissement que la faim, la fatigue, la chaleur et le désespoir engendrent, il y en eut quelques-uns pour saisir la signification de ces signes. L’étoile et la Terre avaient été à leur plus grande proximité, avaient subi leurs communes perturbations, et l’étoile était passée. Déjà elle s’éloignait, de plus en plus rapidement, dans la dernière phase de sa chute vertigineuse vers le Soleil.

Alors les nuages se rassemblèrent, masquant le ciel, le tonnerre et les éclairs agitèrent leur parure autour du monde ; par toute la Terre, ce fut un déluge de pluie, tel que les hommes n’en avaient jamais vu, et là où les volcans avaient craché leurs flammes contre la voûte nuageuse dévalèrent des torrents de boue. Partout, les eaux se déversaient hors des terres, laissant des ruines envasées et le sol jonché, comme un rivage après la tempête, de tout ce qui avait flotté, les cadavres des hommes et des bêtes, leurs enfants. Pendant des jours, les eaux s’écoulèrent, emportant sur leur passage les décombres, les arbres et les maisons, empilant d’immenses digues et creusant de titanesques ravins dans le sol. Ce furent des temps de tristesse qui suivirent l’étoile et la fournaise. Pendant ces jours et pendant bien des semaines et des mois, les tremblements de terre continuèrent.

Mais l’étoile était passée. Et les hommes, poussés par la faim et reprenant lentement courage, purent regagner leurs cités en ruine, leurs greniers incendiés et leurs champs détrempés. Les quelques vaisseaux qui avaient échappé aux tempêtes arrivèrent déroutés et délabrés, sondant leur route avec précaution parmi les récents hauts-fonds et les nouvelles lignes d’eau des ports autrefois familiers. Quand les tempêtes se calmèrent, les hommes s’aperçurent qu’en tous lieux les journées étaient plus chaudes que jadis, que le Soleil était plus grand et que la Lune, diminuée des deux tiers de ses anciennes dimensions, développait ses phases en quatre-vingts jours.

Mais de la nouvelle fraternité qui se développa parmi les hommes, de la préservation des lois, des livres et des machines, de l’étrange changement qui se produisit en Islande, au Groenland et sur les rives de la mer de Baffin, à tel point que les marins qui y parvinrent alors trouvèrent ces contrées verdoyantes et accueillantes et qu’ils purent à peine en croire leurs yeux, cette histoire ne raconte rien. Non plus que de l’activité humaine maintenant que la Terre était plus chaude, au nord et au sud, vers les pôles. Elle ne traite que de la venue et de la disparition de l’étoile.

Les astronomes de Mars – car il y a des astronomes sur la planète Mars, encore qu’ils soient fort différents des hommes – furent, comme on le pense, profondément intéressés par ces phénomènes. Sans doute virent-ils les choses de leur propre point de vue. « Considérant la masse et la température du projectile lancé à travers notre système solaire jusqu’au Soleil, écrivit l’un d’eux, on est surpris du peu de dommages que la Terre, qu’il a manquée de si près, a supportés. Toutes les anciennes démarcations des continents et les masses des mers sont restées intactes, et, à vrai dire, la seule différence semble être une diminution de la décoloration blanche (qu’on suppose être de l’eau congelée) autour de chacun des pôles. » Ce qui montre simplement combien la plus vaste des catastrophes humaines peut paraître peu de chose à une distance de quelques millions de kilomètres.

DANS L’ABÎME[2]

Le lieutenant se tenait debout devant la sphère d’acier et mordillait un éclat de bois.

– Que pensez-vous de ça, Steevens ? demanda-t-il.

– C’est une idée comme une autre, dit Steevens, du ton de quelqu’un qui veut se faire une opinion sincère.

– Je crois que ça s’écrasera à plat, continua le lieutenant.

– Il semble avoir calculé son affaire soigneusement, dit Steevens encore impartial.

– Mais pensez à la pression, insista le lieutenant. À la surface de l’eau, elle est de quatorze livres par pouce ; trente pieds plus bas, elle est double ; soixante, triple ; quatre-vingt-dix, quadruple ; neuf cents, quarante fois plus grande ; cinq mille pieds, trois cents fois… c’est-à-dire qu’à un mille de profondeur la pression est de deux cent quarante fois quatorze livres ; c’est-à-dire… attendez… un quintal… une tonne et demie, Steevens, une tonne et demie par pouce carré. Et l’Océan a ici cinq milles de profondeur. Il subira une pression de sept tonnes et demie…

– Un joli sondage ! dit Steevens. Mais il est protégé aussi par une jolie épaisseur d’acier.

Le lieutenant ne répondit pas et se remit à mâchonner son bout de bois. L’objet de leur conversation était une immense boule d’acier, d’un diamètre extérieur d’environ neuf pieds, et qui semblait être le projectile de quelque titanique pièce d’artillerie ; elle était fort laborieusement nichée dans un échafaudage monstrueux, élevé dans la charpente du vaisseau, et les espars gigantesques qui allaient bientôt la faire glisser par-dessus bord donnaient à l’arrière du navire un aspect qui avait excité la curiosité de tout honnête marin, depuis le pool de Londres jusqu’au tropique du Capricorne. En deux endroits, l’un au-dessus de l’autre, l’acier faisait place à une couple de fenêtres circulaires, fermées d’une paroi de verre d’une épaisseur énorme, et l’une d’elles, enchâssée dans un cadre d’acier d’une grande solidité, se trouvait pour l’instant en partie dévissée.

Le matin même, les deux hommes avaient vu, pour la première fois, l’intérieur de ce globe. Il était soigneusement matelassé de coussins à air, garnis de petits boutons fixés entre les saillies, et qui constituaient le simple mécanisme de la chose. Tous les objets étaient, de même, soigneusement capitonnés, même l’appareil Myers, qui devait absorber l’acide carbonique et remplacer l’oxygène inspiré par l’habitant du globe, quand, s’y étant introduit l’ouverture vitrée aurait été vissée.

Tout était si parfaitement capitonné qu’un être humain aurait pu supporter, en toute sécurité, d’être lancé avec la sphère par un canon. Et il fallait qu’il en fût ainsi, car bientôt un homme allait s’insinuer par l’ouverture ; il serait enfermé solidement à l’intérieur et lancé par-dessus bord pour s’enfoncer dans l’Océan jusqu’à une profondeur de cinq milles, comme le lieutenant l’avait dit. L’imagination de ce dernier était exclusivement occupée de cet objet c’était devenu pour lui une obsession, même aux repas, et Steevens, le nouveau venu, était un compagnon inattendu auquel il allait pouvoir à son aise causer de sa préoccupation.

– J’ai idée, dit le lieutenant, que ces hublots de verre fléchiront simplement, crèveront et s’écraseront sous une pression pareille. Daubrée a liquéfié des rochers sous des pressions énormes… et, remarquez bien ceci…

– Si le verre casse, fit Steevens, qu’arrivera-t-il ?

– L’eau entrera comme un jet de fer. Avez-vous jamais reçu, bien droit, un jet à haute pression ? Ça frappe comme un boulet. Il serait simplement écrasé et aplati. L’eau entrerait dans sa gorge, dans ses poumons, pénétrerait dans ses oreilles…

– Quelle imagination détaillée ! s’écria Steevens, qui se représentait vivement les choses.

– C’est le simple exposé d’une chose inévitable, dit le lieutenant.

– Et le globe ?

– Il laisserait s’échapper quelques petites bulles et s’installerait confortablement, jusqu’au jour du jugement, parmi la vase et le limon du fond… avec le pauvre Elstead étalé sur ses coussins aplatis, comme du beurre sur du pain.

Il répéta cette image, comme si elle eût plu beaucoup :

– Comme du beurre sur du pain.

– Un coup d’œil au tape-cul, fit une voix.

Et Elstead parut derrière eux, vêtu d’un complet blanc, une cigarette aux lèvres et les yeux souriants sous les amples bords de son chapeau.

– Qu’est-ce que vous dites, à propos de pain et de beurre, Weybridge ? Vous grommelez, comme d’habitude, sur la paye insuffisante des officiers de marine ?… Il n’y a plus qu’un jour à attendre avant que je parte maintenant. Les élingues vont être prêtes aujourd’hui. Ce beau ciel et cette houle tranquille sont justes ce qu’il faut pour lancer par-dessus bord une douzaine de tonnes de plomb et de fer, n’est-ce pas ?

– Vous ne vous apercevrez pas beaucoup de la houle, dit Weybridge.

– Non. À soixante ou quatre-vingts pieds de profondeur… et j’y serai dans dix à douze secondes… pas une molécule ne bougera, quand le vent hurlerait et que l’eau s’élèverait jusqu’aux nuages. Non. Là, au fond…

Il s’avança jusqu’au bastingage, et les deux autres le suivirent. Tous trois se penchèrent sur leurs coudes et contemplèrent l’eau, d’un vert jaunâtre.

– … La paix, dit Elstead, en achevant tout haut sa pensée.

– Êtes-vous absolument certain que le mouvement d’horlogerie marchera ? demanda tout à coup Weybridge.

– Il a marché trente-cinq fois, dit Elstead. Il est tenu de marcher.

– Mais s’il ne fonctionne pas ?

– Pourquoi ne fonctionnerait-il pas ?

– Je ne voudrais pas, pour vingt mille livres, descendre dans cette maudite machine, dit Weybridge.

– Vous êtes tout à fait encourageant, remarqua Elstead.

– Je ne comprends pas encore de quelle façon vous pourrez faire fonctionner la chose, dit Steevens.

– Eh bien, d’abord, j’entre dans la sphère, et l’on visse l’ouverture, commença Elstead. Et quand, trois fois de suite, j’ai allumé et éteint la lumière électrique pour montrer que tout va bien, je suis lancé par-dessus le bastingage par cette grue, avec tous ces gros fonceurs de plomb suspendus au-dessous de moi. Le gros poids de plomb, qui est fixé sur le dessus, est muni d’un cylindre sur lequel s’enroulent cent toises de solide cordage, et c’est tout ce qui lie les fonceurs à la sphère, sauf les élingues qui seront coupées quand la sphère tombera. Je me sers de cordes plutôt que de câbles de fer, parce que c’est plus facile à couper et plus flottant – conditions nécessaires, comme vous allez voir. Vous remarquez que tous ces fonceurs de plomb sont percés d’un trou ; une tringle de fer y sera adaptée, qui dépassera de six pieds sur la face inférieure. Dès que cette tringle sera en contact avec le fond, elle frappera sur un levier qui déclenchera le mouvement d’horlogerie placé sur le côté du cylindre sur lequel les cordes s’enroulent… Vous suivez ? On descend gentiment dans l’eau tout le système. La sphère flotte… avec l’air qu’elle renferme, elle est plus légère que l’eau… mais les poids de plomb continuent à s’enfoncer, et la corde se déroule jusqu’au bout. Quand la corde est entièrement filée, la sphère s’enfonce aussi.

– Mais à quoi sert la corde ? demanda Steevens. Pourquoi ne pas fixer directement les poids à la sphère ?

– Mais à cause du choc probable au fond. La sphère et ses poids vont s’enfoncer rapidement, atteindre peu à peu une vitesse vertigineuse. Elle serait mise en pièces en touchant le fond, si ce n’était de cette corde. Mais, dès que les poids reposeront sur le fond, la légèreté de la sphère entrera en jeu. Elle continuera à s’enfoncer de plus en plus lentement, s’arrêtera enfin, puis se mettra à remonter. C’est là que le mouvement d’horlogerie intervient.

» Aussitôt que les fonceurs s’aplatiront sur le fond de la mer, la tringle sera heurtée et déclenchera le mouvement et la corde s’enroulera de nouveau sur le cylindre. Je serai ainsi amené jusqu’au fond. Là, je resterai une demi-heure, la lumière électrique allumée, examinant ce que j’aurai autour de moi. Puis le mouvement d’horlogerie mettra en jeu un couteau à ressort, la corde sera coupée, et je remonterai à la surface, comme une bulle dans un siphon. La corde elle-même aidera la flottaison.

– Et si, par hasard, vous remontiez sous un navire ? demanda Weybridge.

– J’arriverais avec une telle vitesse que je passerais simplement au travers comme un boulet de canon, dit Elstead. Vous n’avez pas besoin de vous tourmenter à ce sujet.

– Supposez que quelque actif petit crustacé s’insinue dans votre mouvement d’horlogerie…

– Ce serait pour moi une espèce d’invitation un peu pressante à rester en leur compagnie, dit Elstead en tournant le dos à la mer et contemplant la sphère.

On avait jeté Elstead par-dessus bord à onze heures. C’était une journée calme et brillamment sereine, et l’horizon se perdait dans la brume. L’éclat des lampes électriques avait joyeusement, par trois fois, apparu dans le petit compartiment supérieur. Alors on l’avait descendu lentement jusqu’à la surface de l’eau, et un matelot se tenait près des sabords d’arrière prêt à couper le palan qui retenait l’ensemble des fonceurs et de la sphère. La sphère, qui sur le pont avait paru si énorme, semblait maintenant un inimaginable petit objet sous l’arrière du navire. Elle se balança un peu, et ses deux hublots sombres au-dessus de la ligne de flottaison semblaient des yeux ahuris contemplant l’équipage qui se pressait contre le bord. Une voix s’éleva, demanda ce qu’Elstead devait penser de ce balancement.

– Êtes-vous prêts ? fit le commandant.

– Oui, capitaine.

– Lâchez tout.

Le câble du palan se raidit contre la lame et fut coupé. Un remous tourbillonna sur la sphère d’une façon grotesquement impuissante.

Quelqu’un agita un mouchoir ; un autre tenta une acclamation vaine ; un quartier-maître compta lentement… huit, neuf, dix. Il y eut un autre remous, puis, avec un bruyant clapotis et un large éclaboussement, la sphère reprit son aplomb.

Elle sembla rester stationnaire un instant, puis devenir rapidement plus petite ; enfin l’eau la recouvrit, et elle resta visible au-dessous de la surface, imprécise et agrandie par la réfraction. Avant qu’on ait pu compter jusqu’à trois, elle avait disparu. Il y eut, dans les profondeurs de l’eau, un tremblement de lumière blanche qui diminua jusqu’à n’être plus qu’un point et s’évanouit. Puis, il n’y eut plus rien que l’abîme des eaux ténébreuses dans lequel un requin nageait.

Soudain l’hélice du croiseur se mit en mouvement ; l’eau bouillonna ; le requin disparut dans la confusion des vagues, et un torrent d’écume s’étendit sur la cristalline limpidité qui avait englouti Elstead.

– Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? dit un matelot à un autre.

– On va s’éloigner d’une couple de milles pour ne pas nous trouver sur son chemin quand il remontera, répondit son camarade.

Le navire gagna lentement sa nouvelle position. À bord, tous ceux qui n’étaient pas occupés restaient à surveiller l’endroit houleux où la sphère s’était enfoncée. Pendant la demi-heure qui suivit, il est douteux qu’un seul mot ait été prononcé qui n’eût pas rapport à Elstead. Le soleil de décembre était maintenant haut dans le ciel, et la chaleur était fort grande.

– Je crois qu’il n’aura pas trop chaud, là-dessous, dit Weybridge. On prétend que, passé une certaine profondeur, l’eau de la mer est presque toujours à une température glaciale.

– À quel endroit va-t-il ressortir ? demanda Steevens.

– C’est là-bas, dit le commandant, qui s’enorgueillissait de son omniscience. (Il indiqua d’un doigt précis le sud-est.) Et, ajouta-t-il, il ne va pas tarder maintenant. Il y a déjà trente-cinq minutes.

– Combien de temps faut-il pour atteindre le fond de l’Océan ? interrogea Steevens.

– Pour une profondeur de cinq milles, en tenant compte, comme nous l’avons fait, d’une accélération de deux pieds par seconde, à la fois à l’aller et au retour, il lui faut environ trois quarts de minute.

– Alors, il est en retard, fit Weybridge.

– Mais… presque, dit le commandant. Je suppose qu’il faut quelques minutes pour que sa corde s’enroule.

– J’avais oublié cela, dit Weybridge, évidemment soulagé.

Alors commença l’attente. Lentement, une minute s’écoula, et aucune sphère ne sortit des flots. Une autre minute suivit, et rien ne vint rompre la houle huileuse. Les matelots s’expliquaient les uns aux autres l’importance de l’enroulement de la corde. Les agrès étaient pleins de figures attentives.

– Montez, Elstead, montez ! cria impatiemment un matelot à la poitrine velue, et les autres reprirent et crièrent comme s’ils réclamaient la levée du rideau au théâtre.

Le commandant leur lança un regard irrité.

– Naturellement, si l’accélération est moindre que deux, dit-il, il sera plus long. Nous ne sommes pas absolument certains que ce soit là une donnée exacte. Je ne crois pas aveuglément aux calculs.

Steevens donna brièvement son assentiment. Personne sur le gaillard d’arrière ne parla pendant une couple de minutes. Alors l’étui de la montre de Steevens cliqua.

Lorsque, vingt et une minutes plus tard, le soleil atteignit le zénith, ils attendaient encore l’apparition de la sphère, et pas un homme à bord n’avait osé murmurer que tout espoir était perdu. Ce fut Weybridge qui, le premier, exprima cette certitude.

– Je n’ai jamais eu confiance dans ses hublots, dit-il tout à coup à Steevens.

– Grand Dieu ! s’écria Steevens, vous ne croyez pas que…

– Ma foi… fit Weybridge, et il laissa le reste à son imagination.

– Je n’ai pas grande foi dans les calculs de ce genre, déclara le commandant sur un ton de doute, de sorte que je n’ai pas encore perdu tout espoir.

À minuit, le croiseur évoluait lentement autour de l’endroit où la sphère s’était enfoncée. Le rayon blanc du foyer électrique se promenait et s’arrêtait de temps à autre sur l’étendue des eaux phosphorescentes, tandis que scintillaient de minuscules étoiles.

– Si sa fenêtre n’a pas cédé et qu’il ne soit pas écrasé, dit Weybridge, sa maudite situation est pire encore, car alors ce serait son mouvement d’horlogerie qui n’aurait pas fonctionné, et il serait maintenant vivant à cinq milles sous nos pieds, là-dessous, dans le froid et les ténèbres, à l’ancre dans sa petite boule d’acier, là où jamais un rayon de lumière n’a brillé, ni un être humain vécu depuis que les eaux se sont rassemblées. Il est là sans nourriture, souffrant de la faim et de la soif, épouvanté et se demandant s’il mourra de faim ou d’étouffement. Laquelle de ces deux morts sera-ce ? L’appareil Myers doit s’épuiser, je suppose. Combien de temps peut-il durer ?

» Tonnerre ! s’exclama-t-il, quelles petites choses nous sommes ! Quels audacieux petits diables ! Dans l’abîme ! Des milles et des milles de liquide… rien que de l’eau au-dessous de nous et autour de nous, et ce ciel ! Des gouffres !

Il leva les bras, et au même moment une petite traînée blanche monta sans bruit dans le ciel, ralentit peu à peu sa course, s’arrêta, devint un petit point immobile, comme si une nouvelle étoile avait pris place dans le ciel. Puis cela se mit à dégringoler et se perdît bientôt dans les réflexions des étoiles et dans la pâle et brumeuse phosphorescence de la mer.

À cette vue, il resta stupéfait, le bras tendu et la bouche ouverte. Puis il ferma sa bouche, l’ouvrit de nouveau, et agita ses bras avec des gestes désordonnés. Enfin il se tourna et cria : « Elstead, ohé ! » à la première vigie, et courut jusqu’à Lindley, puis au foyer électrique.

– Je l’ai vu, criait-il, à tribord, là-bas ! Ses lampes sont allumées. Et il vient juste de sortir. Cherchez de ce côté avec le rayon. Nous allons bien le voir flotter quand il réapparaîtra à la surface.

Mais ils ne le trouvèrent pas avant l’aurore. Même alors ils manquèrent de le couler bas. La grue fut préparée, et avec une chaloupe on agrafa les chaînes à la sphère. Quand ils l’eurent remontée à bord, ils en dévissèrent l’ouverture et explorèrent des yeux l’obscurité de l’intérieur, car la chambre du foyer électrique était arrangée de façon à illuminer l’eau seulement autour de la sphère et était interceptée de la cavité générale.

L’atmosphère intérieure était très surchauffée, et la gutta-percha qui garnissait les bords de l’ouverture était molle. Leurs questions impatientes restèrent sans réponse et aucun bruit ne leur parvint. Elstead était inanimé, replié sur lui-même au fond de sa cabine. Le médecin du bord s’y introduisit et le passa à ceux de l’extérieur. Pendant un certain temps, ils ne purent se rendre compte si Elstead était vivant ou mort. Sa figure, à la lueur jaunâtre des lampes, était toute brillante de transpiration. On le descendit dans sa cabine.

Il n’était pas mort, comme ils purent bientôt s’en apercevoir, mais dans un état d’affaissement nerveux absolu et, de plus, cruellement contusionné. Il lui fallut, pendant plusieurs jours, rester couché et parfaitement tranquille. Une semaine se passa avant qu’il pût raconter ses expériences.

Dès les premiers mots, il déclara qu’il allait recommencer. La sphère avait besoin d’être perfectionnée, dit-il, afin de lui permettre de se débarrasser de la corde, s’il le fallait, et c’était tout. Ç’avait été la plus merveilleuse aventure.

– Vous pensiez, dit-il, que je ne trouverais rien que de la vase. Vous vous moquiez de mes explorations, et j’ai découvert un nouveau monde.

Il raconta son histoire par fragments sans suite, et presque toujours en commençant par la fin, de sorte qu’il est impossible de la répéter dans ses propres termes. Mais ce qui suit en est l’exacte narration.

« Son voyage commença atrocement. Avant que la corde fût entièrement filée, la sphère ne cessa de ballotter. Il eut la sensation d’être une grenouille enfermée dans un ballon sur lequel on s’acharne à coups de pied. Il ne pouvait voir que la grue et le ciel au-dessus de sa tête, avec un coup d’œil occasionnel sur les gens qui garnissaient le bastingage, et il était incapable de prévoir de quel côté allait se balancer la sphère. Tantôt il levait le pied pour marcher et il était culbuté en tous sens contre les coussins. Toute autre forme eût été plus confortable, mais aucune n’aurait pu supporter l’immense pression de l’abîme. Soudain le balancement cessa ; la sphère se mit en équilibre, et, quand il fut relevé, il aperçut tout autour de lui le bleu verdâtre des flots avec la lumière du jour atténuée filtrant de la surface et une multitude de petites choses flottantes qui passaient vertigineusement contre les vitres, montant, lui semblait-il, vers la lumière. Puis, à mesure qu’il regardait, l’obscurité s’accrut jusqu’à ce que l’eau fût, au-dessus de sa tête, aussi sombre que le ciel de minuit, bien que d’une teinte plus verte, et, au-dessous de lui, absolument noire. De temps en temps, de petites choses transparentes avec un scintillement lumineux faisaient au long des hublots de légères traînées verdâtres.

« Et la sensation de chute ! Elle rappelait le départ soudain d’un ascenseur, avec cette différence qu’elle durait plus longtemps. Il faut réfléchir un instant pour réaliser ce que ce doit être. Ce fut alors et seulement qu’Elstead se repentit d’avoir tenté cette aventure. Il vit sous un aspect entièrement nouveau les chances qui se dressaient contre lui. Il pensa aux énormes poissons à scie qui existent dans les profondeurs moyennes, à ces spécimens terribles qu’on trouve parfois à demi digérés dans l’estomac des grands cétacés ou flottant morts, décomposés et à demi dévorés.

« Il s’imagina l’un d’entre eux s’attaquant à la sphère et ne voulant plus la lâcher. Et le mouvement d’horlogerie, l’avait-il suffisamment éprouvé ? Mais qu’il voulût maintenant descendre ou remonter, c’était absolument la même chose.

« Au bout de cinquante secondes, tout, à l’extérieur, fut aussi noir que la nuit, sauf ce que le rayon de son foyer électrique éclairait et dans quoi apparaissaient de temps à autre des poissons et passaient quelques fragments d’objets qui s’enfonçaient. Tout cela disparaissait trop vite pour qu’il lui fût possible de distinguer ce que c’était. Une fois, il crut voir un requin. À ce moment, la sphère commença à s’échauffer par le frottement. Il lui parut que cette donnée n’avait pas été suffisamment évaluée. La première chose qu’il put remarquer fut qu’il transpirait ; puis il perçut sous ses pieds une sorte de sifflement qui s’accrut, et il vit une foule de petites bulles, de très petites bulles qui montaient en éventail vers la surface. De la vapeur !

« Il tâta le hublot : la vitre était brûlante. Immédiatement, il alluma la lampe électrique qui éclairait sa cabine, regarda la montre encastrée dans le capitonnage, et il vit que son voyage durait déjà depuis deux minutes. Il lui vint à l’esprit que le hublot pouvait craquer dans le conflit des températures, car il savait que les eaux dans les grandes profondeurs sont glaciales. Puis, tout à coup, la paroi de la sphère sembla presser le dessous de ses pieds ; au-dehors la course des huiles se ralentit et le sifflement diminua. La sphère se balança légèrement. Le hublot n’avait pas craqué, rien n’avait cédé, et il savait que, dans tous les cas, le danger de couler bas était passé.

« Encore une minute et il reposerait sur le fond de l’abîme. Il songea, dit-il, à Steevens, à Weybridge et aux autres qui étaient à cinq milles au-dessus de sa tête, plus haut pour lui que ne le furent jamais au-dessus de nous les plus élevés des nuages qui flottent dans le ciel, à eux tous naviguant lentement, cherchant à pénétrer la profondeur des eaux et se demandant ce qui pouvait lui être arrivé.

« Il se mit à regarder par le hublot. Il n’y avait plus de bulles maintenant, et le sifflement avait cessé. Au-dehors, c’étaient de profondes ténèbres d’un noir épais comme un velours, sauf là où le rayon électrique pénétrait l’eau et en montrait la couleur : un gris jaunâtre. Alors, trois choses, comme des formes de feu, nagèrent en vue, se suivant. Il ne pouvait distinguer si elles étaient petites ou énormes et éloignées.

« Chacune d’elles se dessinait avec des contours bleuâtres, presque aussi brillants que les feux d’une barque de pêche, des feux qui semblaient répandre beaucoup de fumée, et elles avaient, de chaque côté, des taches de cette lumière, comme des sabords de navire. Leur phosphorescence sembla s’éteindre quand elles entrèrent dans le rayonnement lumineux de sa lampe, et il vit alors que c’étaient de petits poissons de quelque étrange espèce, avec des yeux énormes, et dont les corps et les queues se terminaient brusquement. Leurs yeux étaient tournés vers lui, et il jugea qu’ils suivaient sa descente, les supposant attirés par sa clarté.

« D’autres du même genre se joignirent bientôt à eux. À mesure qu’il descendait, il remarquait que l’eau prenait une teinte pallide et que de petites taches de lumière scintillaient dans son rayonnement comme des atomes dans un rai de soleil. Cela était probablement dû aux nuages de vase et de boue que la chute de ses fonceurs de plomb avait produits.

« Pendant tout le temps qu’il fut entraîné vers le fond par ses poids de plomb, il se trouva dans une sorte de brouillard blanc si dense que son projecteur électrique ne réussissait pas entièrement à le percer au-delà de quelques pieds. Et il se passa quelques minutes avant que les couches de sédiment en suspension fussent retombées au fond. Alors, à la lueur de ses lampes électriques et à la passagère phosphorescence d’un banc éloigné de poissons, il lui fut possible de voir, sous l’immense obscurité des eaux supérieures, une surface ondulante de vase d’un blanc grisâtre, rompue çà et là par des fourrés enchevêtrés de lis de mer agitant leurs tentacules affamés.

« Plus loin se trouvaient les gracieux et transparents contours d’un groupe d’éponges gigantesques. Sur ce sol étaient dispersées un grand nombre de touffes hérissées et plates d’une riche couleur pourpre et noire qu’il décida devoir être quelque espèce d’oursin, et de petites choses avec des yeux très larges ou aveugles ayant une curieuse ressemblance, les unes avec les cloportes, les autres avec les homards, rampaient paresseusement dans la traînée de lumière et disparaissaient de nouveau dans l’obscurité en laissant derrière elles des sillons dans la vase.

« Soudain la multitude voltigeante des petits poissons vira et s’avança vers lui comme une volée d’étourneaux pourraient le faire. Ils passèrent au-dessus de lui comme une neige phosphorescente, et il vit alors, derrière eux, une créature de dimensions plus grandes qui s’avançait vers la sphère.

« D’abord, il ne put la distinguer que vaguement, figure aux mouvements indécis et suggérant de loin un homme en marche ; puis elle entra dans le rayonnement lumineux que projetait la lampe. Au moment où la lumière la frappa, elle ferma les yeux, éblouie. Elstead la contempla avec stupéfaction.

« C’était un étrange animal vertébré. Sa tête d’un pourpre sombre rappelait vaguement celle d’un caméléon, mais le front était si élevé et la boîte crânienne si développée qu’aucun reptile n’en possédait encore de semblables. L’équilibre vertical de sa face lui donnait la plus extraordinaire ressemblance avec celle d’un être humain. Deux yeux larges et saillants se projetaient des orbites à la façon d’un caméléon et sous ses petites narines s’ouvrait une large bouche reptilienne aux lèvres cornées. À l’endroit des oreilles étaient deux énormes ouïes hors desquelles flottaient des filaments nombreux d’un rouge de corail, rappelant les ouïes que possèdent les très jeunes raies et les requins.

« Mais ce que sa face avait d’humain n’était pas le trait le plus extraordinaire qu’offrait cette créature. Elle était bipède ; son corps, presque sphérique, était en équilibre sur une sorte de trépied composé de deux jambes comme celles des grenouilles et d’une longue queue épaisse, et ses membres supérieurs, qui caricaturaient grotesquement les bras humains, beaucoup à la manière des grenouilles, portaient un long dard osseux garni de cuivre. La couleur de cette créature était variée : sa tête, ses mains et ses jambes étaient pourpres, mais sa peau, qui pendait flottante autour de son corps comme des vêtements le feraient, était d’un gris phosphorescent. Elle restait là, aveuglée par la lumière.

« À la fin, cet habitant inconnu de l’abîme cligna des paupières et les écarquilla ; puis, portant sa main libre au-dessus de ses yeux, il ouvrit la bouche et articula à la façon humaine un cri qui pénétra même l’enveloppe d’acier et le capitonnage intérieur de la sphère. Comment un cri peut être poussé sans poumons, Elstead ne se préoccupa pas de l’expliquer. La créature sortit alors du rayonnement, rentra dans le mystère ténébreux qui le bordait de chaque côté, et Elstead la sentit plutôt qu’il ne la vit venir vers lui. Certain que la lumière l’avait attirée, il interrompit le courant. Un moment après, des coups sourds résonnèrent contre l’acier, et la sphère se balança.

« Alors le cri fut répété. Et il sembla à Elstead qu’un écho lointain y répondait. Les coups sourds reprirent et la sphère se balança de nouveau et grinça contre le pivot sur lequel la corde était enroulée. Il demeura dans les ténèbres, cherchant à pénétrer du regard l’éternelle nuit de l’abîme. Et bientôt il vit, très faibles et lointaines, d’autres formes phosphorescentes et quasi humaines se hâter vers lui.

« Sachant à peine ce qu’il faisait, il tâta contre les parois de sa prison instable pour trouver le bouton du projecteur électrique extérieur et pressa accidentellement celui de la petite lampe qui éclairait sa cabine capitonnée. La sphère roula et il fut renversé. Il entendit comme des cris de surprise, et quand il fut relevé, il vit deux yeux attentifs qui regardaient par le hublot inférieur et qui en réfléchissaient la clarté.

« Au même instant, des mains heurtaient vigoureusement l’enveloppe d’acier et il entendit – impression suffisamment horrible dans sa position – des heurts réitérés sur l’enveloppe de métal qui protégeait le mouvement d’horlogerie. À ce bruit, vraiment, l’angoisse l’étrangla ; car, si ces étranges créatures parvenaient à arrêter le mouvement, sa délivrance était impossible. À peine avait-il pensé cela, qu’il sentit la sphère se balancer et la paroi sembla peser lourdement contre ses pieds.

« Il éteignit la petite lampe intérieure et rétablit le courant du réflecteur extérieur. Le fond vaseux et les créatures quasi humaines avaient disparu, et une couple de poissons se poursuivant passèrent soudain contre le hublot.

« Il pensa aussitôt que ces étranges habitants avaient rompu la corde et qu’il avait échappé. Il remontait de plus en plus vite, puis il s’arrêta avec une secousse qui l’envoya heurter la paroi capitonnée de sa prison. Pendant une demi-minute, peut-être, il fut trop étonné pour réfléchir.

« Alors il sentit que la sphère tournait lentement sur elle-même avec une sorte de balancement, et il lui sembla aussi qu’il avançait horizontalement dans l’eau. En se blottissant tout contre le hublot, il parvint à rétablir de son poids l’équilibre et à ramener vers le fond cette partie de la sphère ; mais il ne put rien voir que le pâle rayonnement de son réflecteur frappant inutilement les ténèbres. Il lui vint à l’idée qu’il pourrait mieux voir s’il éteignait la lampe.

« En ceci, il fut sage. Au bout de quelques minutes les ténèbres veloutées devinrent une sorte d’obscurité translucide, et alors, dans le lointain, et aussi imprécises que la lumière zodiacale d’un soir d’été, il vit des formes se mouvoir au-dessous de lui. Il jugea que ces créatures avaient détaché son câble et le remorquaient au long du fond de la mer.

« Alors, par-delà les ondulations de la plaine sous-marine, vague et lointaine, il vit un immense horizon d’une luminosité pâle qui s’étendait de chaque côté aussi loin que sa petite fenêtre lui permettait d’apercevoir. Vers cet horizon, il était remorqué comme un ballon qu’on ramènerait de la plaine vers la ville. Il en approchait très lentement, et très lentement la vague irradiation se précisait en des formes plus définies.

« Il était presque cinq heures lorsqu’il atteignit cette aire lumineuse ; et, vers ce moment, il put distinguer une sorte d’arrangement qui suggérait des rues et des maisons groupées à l’entour d’un vaste édifice sans toit, qui rappelait grotesquement une abbaye en ruine. Tout cela s’étendait au-dessous de lui comme une carte. Les maisons étaient toutes des enclos de murs sans toits, et leur substance, étant, comme il le vit plus tard, d’os phosphorescents, donnait à cet endroit l’apparence d’être bâti avec du clair de lune noyé.

« Parmi les cavités inférieures, des végétations crinoïdes étendaient leurs tentacules, et de grandes, sveltes et fragiles éponges surgissaient comme des minarets brillants et comme des lis de lumière membraneuse hors de la clarté générale de la cité. Dans les espaces ouverts, il pouvait voir une agitation comme de foules de gens, mais il se trouvait trop élevé pour distinguer les personnages qui composaient ces foules. Alors, lentement, il se sentit tiré vers le fond, et, à mesure, les détails des lieux apparurent plus clairement à sa vue. Il distingua que les rangées de bâtiments nuageux étaient délimitées par des lignes pointillées d’objets ronds, et il s’aperçut qu’en plusieurs endroits au-dessous de lui, en de larges espaces ouverts, étaient des formes semblables à des carcasses pétrifiées de navires.

« Lentement et sûrement il descendait, et les formes au-dessous de lui devenaient plus brillantes, plus claires et plus distinctes. On le dirigeait vers le large édifice qui occupait le centre de la ville, et de temps en temps il pouvait apercevoir la multitude de formes qui tiraient sur sa corde. Il fut étonné de voir que le gréement de l’un des vaisseaux qui formaient un des principaux traits de la place était couvert d’une quantité d’êtres gesticulants qui le regardaient, puis les murs du grand édifice montèrent silencieusement autour de lui et lui cachèrent la vue de la cité.

« Les murs étaient de bois durci par l’eau, de câbles de fer tressés, d’espars de cuivre et de fer, d’os et de crânes de naufragés. Les crânes couraient au long des murs de l’édifice en zigzag, en spirales et en courbes fantastiques. Dans leurs orbites vides, et sur toute la surface des murs jouaient et se cachaient une multitude de petits poissons argentés. Soudain ses oreilles s’emplirent d’un bourdonnement sourd, d’un bruit comme le son violent des cors, auquel succédèrent bientôt de fantastiques clameurs. La sphère s’enfonçait toujours, passant devant d’immenses fenêtres en pointe, à travers lesquelles il apercevait vaguement, le regardant, un grand nombre de ces étranges et fantomatiques créatures. Et il vint enfin se poser, lui sembla-t-il, sur une sorte d’autel au centre de la place.

« Maintenant il se trouvait à un niveau qui lui permettait de voir distinctement ces étranges habitants de l’abîme. À son grand étonnement, il s’aperçut qu’ils se prosternaient devant lui, tous, sauf un, vêtu, semblait-il, d’une robe d’écailles superposées et couronné d’un diadème lumineux, et qui se tenait debout, ouvrant et fermant alternativement sa bouche de reptile, comme s’il dirigeait les cantiques des adorateurs.

« Une curieuse impulsion fit allumer à Elstead sa lampe intérieure, de sorte qu’il devint visible à ces habitants de l’abîme et que cette clarté les fit immédiatement disparaître dans l’obscurité. À cette soudaine transformation, les cantiques firent place à un tumulte d’acclamations exultantes, et Elstead, préférant les observer, interrompit le courant et s’évanouit à leurs yeux. Mais, pendant un moment, il fut trop aveuglé pour percevoir ce qu’ils faisaient et quand enfin il put les distinguer, ils étaient de nouveau agenouillés. Ils continuèrent à l’adorer ainsi sans répit ni relâche pendant trois heures.

« Elstead fit un récit des plus circonstanciés de cette cité surprenante et de ces gens qui n’ont jamais vu ni soleil, ni lune, ni étoile, aucune végétation verte, ni aucune créature respirante, qui ne savent rien du feu, et ne connaissent d’autre lumière que la clarté phosphorescente d’organismes vivants.

« Si saisissante que soit son histoire, il est encore plus saisissant de trouver que des hommes de science aussi éminents que Adam et Jenkins n’y découvrent rien d’incroyable. Ils m’ont dit qu’ils ne voyaient aucune raison pour que des créatures vertébrées, intelligentes et respirant l’eau, accoutumées à une température très basse, à une pression énorme, et d’une structure si pesante que, vivante ou mortes, elles ne peuvent flotter, que de tels êtres ne pussent vivre au sein de la mer profonde, inconnus de nous, et, comme nous, descendants du grand Thériomorphe de l’Âge de la Terre Rouge.

« Ils doivent nous connaître cependant comme des créatures étranges et météoriques, accoutumées à dégringoler, accidentellement mortes, à travers les mystérieuses ténèbres de leur ciel liquide, et non seulement nous-mêmes, mais nos vaisseaux, nos métaux, nos appareils qui pleuvent incessamment dans leur nuit. Quelquefois des objets dans leur chute doivent les atteindre, les écraser comme par le jugement de quelque invisible pouvoir supérieur et parfois il doit leur en venir d’une rareté ou d’une utilité inappréciables, ou de formes suggestives et inspiratrices. On peut comprendre, jusqu’à un certain point, leur conduite à l’arrivée d’un homme vivant, si l’on pense à ce qu’un peuple barbare ferait à une créature brillante et auréolée qui descendrait soudain dans notre ciel.

« Elstead dut probablement compléter une fois ou l’autre aux officiers du Ptarmigan chaque détail de son étrange séjour de douze-heures dans l’abîme. Il est certain aussi qu’il eut l’intention d’en rédiger le récit, mais qu’il ne le fit jamais. Et il nous faut donc malheureusement rassembler les fragments disjoints de son histoire d’après les souvenirs et les réminiscences du commandant Simmons, de Weybridge, de Steevens, de Lindley et des autres. Nous pouvons nous représenter vaguement, par images fragmentaires, l’immense et lugubre édifice, les gens agenouillés et chantants, avec leur sombre tête de caméléon, leur espèce de vêtement faiblement lumineux, et Elstead, ayant de nouveau allumé sa lampe intérieure, essayant vainement de leur faire comprendre qu’il fallait détacher la corde qui retenait la sphère. Une à une, les minutes passaient, et Elstead, regardant sa montre, découvrit avec terreur qu’il ne lui restait d’oxygène que pour quatre heures encore. Mais les cantiques en son honneur continuaient, aussi impitoyables que s’ils avaient été l’hymne funèbre de sa mort prochaine.

« Il ne comprit jamais de quelle façon il fut délivré, mais à en juger par l’extrémité de la corde qui restait attachée à la sphère, elle avait dû être coupée par le constant frottement contre le rebord de l’autel. Tout à coup la sphère roula, et il bondit hors de leur monde, comme une créature éthérée, enveloppée de vide, traverserait notre atmosphère pour retourner à son éther natal. Il dut disparaître à leurs yeux comme une bulle d’hydrogène monte dans l’air. Et ce dut leur paraître une étrange ascension.

« La sphère montait avec une vélocité plus grande encore que celle de la descente, quand elle était alourdie par les fonceurs de plomb. Elle devint excessivement chaude. Elle montait, les hublots en l’air, et il se rappelle le torrent de bulles qui écumait contre la vitre. À chaque instant, il s’attendait à la voir voler en éclats. Tout à coup, quelque chose comme une immense roue sembla se mettre à tourbillonner dans sa tête, le compartiment capitonné commença à tourner autour de lui, et il s’évanouit. Puis ses souvenirs cessent jusqu’au moment où il se retrouva dans la cabine et entendit la voix du docteur. »

Telle est la substance de l’extraordinaire histoire qu’Elstead narra par fragments aux officiers du Ptarmigan. Il promit de la fixer par écrit plus tard, mais son esprit était surtout préoccupé par les améliorations de son appareil, améliorations qui furent exécutées à Rio.

Il nous reste simplement à dire que, le 2 février 1896, il opéra sa seconde descente dans l’abîme de l’Océan, avec les perfectionnements que sa première expérience lui avait suggérés. On ne saura probablement jamais ce qui est arrivé. Il n’est pas revenu. Le Ptarmigan louvoya autour du point de sa submersion, le cherchant en vain, pendant treize jours. Puis il revint à Rio, et la nouvelle fut télégraphiée à ses amis. L’affaire en reste là pour le présent. Mais il est peu probable qu’aucune nouvelle tentative soit faite pour vérifier cette étrange histoire des cités jusqu’ici insoupçonnées de l’abîme des mers.

L’ŒUF DE CRISTAL[3]

L’année dernière encore, il y avait, non loin des Sept Cadrans, une petite boutique, d’aspect rébarbatif, sur laquelle était peinte, en lettres jaunes et demi effacées, l’enseigne : G. Cave, naturaliste et marchand d’antiquités. Le contenu des vitrines était curieusement varié. Elles renfermaient des défenses d’éléphant, un jeu d’échecs incomplet, des verroteries, des armes, une boîte d’yeux, deux crânes de tigre, un crâne humain, plusieurs singes – l’un d’eux tenant une lampe – empaillés et mangés des vers, de vieux meubles démodés, un œuf d’autruche piqué des mouches, des engins de pêche, un aquarium de verre extraordinairement sale et vide. Il y avait aussi, au moment où cette histoire commence, une masse de cristal façonné en forme d’œuf et merveilleusement polie. Cet œuf, deux personnes arrêtées devant la vitrine l’examinaient : l’une, un clergyman grand et maigre ; l’autre, un jeune homme à la barbe très noire, au teint basané et de mise discrète. Le jeune homme basané parlait en gesticulant avec vivacité et semblait fort désireux de décider son compagnon à acheter l’article.

Pendant ce temps, M. Cave sortit de son arrière-boutique, mâchonnant encore un reste du pain beurré de son thé. Quand il aperçut les deux hommes et l’objet de leur attention, il perdit contenance. Lançant un regard furtif par-dessus son épaule, il alla doucement fermer la porte. M. Cave était un petit vieillard à la figure pâle avec de singuliers yeux d’un bleu aqueux ; ses cheveux étaient d’un gris sale et il portait une redingote bleue râpée, un vieux chapeau de soie, et des pantoufles en tapisserie, fort éculées. Il se mit à épier les deux hommes. Le clergyman fouilla tout au fond de la poche de son pantalon, examina une poignée de monnaie et un agréable sourire découvrit ses dents. M. Cave parut encore plus décontenancé quand il les vit entrer dans la boutique.

Le clergyman, sans autre cérémonie, demanda le prix de l’œuf de cristal. M. Cave jeta un coup d’œil inquiet du côté de l’arrière-boutique et répondit : « Cinq guinées. » Le clergyman, s’adressant à son compagnon aussi bien qu’à M. Cave, protesta que le prix était trop élevé, et il essaya de marchander. – C’était en vérité beaucoup plus que M. Cave ne se proposait d’en demander quand d’abord il l’avait mis en devanture. – M. Cave s’avança jusqu’à la porte de la boutique et l’ouvrit :

– Cinq guinées, c’est mon dernier prix, dit-il, comme pour s’épargner l’ennui d’une discussion inutile.

À ce moment, le haut d’une figure de femme parut au-dessus du rideau qui cachait la partie inférieure du panneau vitré de la porte de l’arrière-boutique, et de petits yeux regardèrent curieusement les deux clients.

– Cinq guinées, c’est mon dernier prix, répéta M. Cave avec un tremblement dans la voix.

Le jeune homme au teint sombre était jusqu’ici resté simple spectateur, son regard perçant examinant M. Cave. Tout à coup, il parla.

– Donnez-lui cinq guinées.

Le clergyman se tourna de son côté pour voir s’il parlait sérieusement, et quand ses regards revinrent à M. Cave, il remarqua que le visage de ce dernier était tout pâle.

– C’est une bien grosse somme, dit le clergyman, et, fouillant dans sa poche, il commença à compter ses ressources. Il n’avait guère plus de trente shillings, et il dut demander le reste à son compagnon avec qui il paraissait être sur le pied d’une grande intimité.

Ceci donna à M. Cave le temps de rassembler ses idées, et il commença à expliquer d’une façon fort troublée que, en réalité, l’œuf de cristal n’était pas exactement en vente. Ses deux clients en montrèrent naturellement quelque surprise et lui demandèrent pour quelle raison il ne l’avait pas dit tout de suite. M. Cave devint fort confus, et s’empêtra dans une histoire invraisemblable, prétendant qu’il ne pouvait pas vendre le cristal cet après-midi-là, qu’un acheteur probable l’avait déjà retenu. Les deux clients, croyant de sa part à une tentative pour élever encore le prix, firent semblant de s’en aller. Mais à ce moment la porte de l’arrière-boutique s’ouvrit et la propriétaire des deux petits yeux entra.

C’était une femme corpulente, aux traits vulgaires, plus jeune et beaucoup plus grosse que M. Cave : elle marchait pesamment et sa figure était rubiconde.

– Le cristal est à vendre, affirma-t-elle, et cinq guinées, c’est un prix bien suffisant. Je me demande ce qui vous prend, monsieur Cave, de ne pas accepter les offres de ces messieurs.

M. Cave, grandement troublé par cette irruption, jeta à sa femme, par-dessus ses lunettes, un regard de colère, et, sans excessive assurance, affirma son droit de conduire ses affaires comme il l’entendait. Une altercation s’ensuivit. Les deux clients observèrent la scène avec intérêt et amusement, secourant à l’occasion Mme Cave par des questions et des suggestions. M. Cave, fort malmené, persista dans son impossible et confuse histoire d’un client venu dans la matinée, et son agitation devint pénible. Mais il s’entêta malgré tout avec une extraordinaire obstination. Ce fut le jeune Oriental qui mit fin à cette curieuse controverse. Il proposa de revenir dans deux jours – afin de donner au prétendu client la chance de quelque délai pour se décider.

– Et alors, dit le clergyman, nous insisterons… Cinq guinées !

Mme Cave prit sur elle d’excuser son mari, expliquant qu’il était parfois un peu bizarre, et les deux clients laissèrent le couple continuer la dispute.

Aussitôt qu’ils furent seuls, Mme Cave interpella son mari avec une singulière autorité. Le pauvre petit homme, tremblant d’émotion, barbota dans ses histoires, affirmant d’un côté qu’il avait un autre acheteur en vue, et, de l’autre, assurant que l’œuf de cristal valait certainement quinze guinées.

– Alors, pourquoi n’en avez-vous demandé que cinq ?

– Ah ! çà, voulez-vous me laisser faire mes affaires comme je l’entends, à la fin ! conclut M. Cave.

M. Cave avait un beau-fils et une belle-fille qui vivaient avec lui, et le soir, au dîner, la transaction manquée fut remise en discussion. Aucun d’eux n’avait une haute opinion des méthodes commerciales de M. Cave et ce fait leur parut le comble de la folie.

– Je suis sûr qu’il en a souvent refusé la vente, dit le beau-fils, lourdaud de dix-huit ans à l’allure veule.

– Mais cinq guinées ! renchérit la belle-fille, jeune personne raisonnable de vingt-six ans.

Les réponses de M. Cave furent pitoyables : il ne fit que marmotter de timides assertions, balbutiant qu’il savait ce qu’il avait à faire. Son dîner à peine achevé, ils l’entraînèrent, les oreilles brûlantes et des larmes de vexation derrière ses lunettes, fermer la boutique pour la nuit.

– Pourquoi diable, se disait-il, ai-je laissé l’œuf de cristal si longtemps dans la vitrine ? Quelle folie !…

C’est cela qui l’ennuyait le plus. Longtemps il chercha, sans pouvoir le trouver, un moyen d’éviter la vente.

Après souper, sa belle-fille et son beau-fils se firent beaux et sortirent seuls ; sa femme se retira à l’étage au-dessus pour réfléchir aux qualités commerciales du cristal, en même temps qu’elle appréciait, réunies dans un verre d’eau tiède, les qualités diverses du sucre, d’un peu de citron et… d’autre chose. M. Cave resta fort tard dans la boutique, sous l’ostensible prétexte de faire de petites roches ornementales dans de vieux aquariums, mais réellement dans un but inavoué qui s’expliqua de lui-même plus tard. Le lendemain, en effet, Mme Cave s’aperçut que l’œuf de cristal avait été retiré de la vitrine et se trouvait maintenant derrière une pile de vieux bouquins traitant de la pêche à la ligne. Elle le replaça bien en évidence. Mais elle ne disputa pas autrement à ce propos, parce qu’une violente névralgie l’en détourna. La journée se passa désagréablement M. Cave était, pour ne parler que de cela, plus distrait que de coutume et, de plus, extrêmement irritable. Dans l’après-midi, pendant que sa femme faisait sa sieste quotidienne, il retira encore l’œuf de cristal de la vitrine.

Le lendemain, M. Cave eut à livrer pour les dissections d’une clinique d’hôpital une commande de chiens de mer. Pendant son absence, l’esprit de Mme Cave en revint au cristal et aux meilleurs moyens de dépenser l’argent d’une telle aubaine. Elle en avait déjà imaginé de très agréables, parmi lesquels une robe de soie verte pour elle et, pour tous, une excursion à Richmond, quand le bruit discordant du timbre de la porte d’entrée l’appela dans la boutique. Le client était un maître répétiteur qui venait se plaindre qu’on n’avait pas encore livré des grenouilles commandées la veille. Mme Cave désapprouvait vivement cette branche particulière du commerce de M. Cave, aussi le pauvre homme, qui avait fait sa réclamation sur un ton quelque peu agressif, se retira, après un bref échange de paroles, d’une façon extrêmement civile, pour ce qui l’intéressait personnellement. Alors les regards de Mme Cave allèrent naturellement vers la vitrine : car la vue de l’œuf de cristal était pour elle l’assurance des cinq guinées et la réalité de ses rêves. Quelle fut sa surprise quand elle ne le vit plus à sa place ! Elle alla regarder derrière les casiers où elle l’avait trouvé la veille. Il n’y était pas ; elle se mit immédiatement à le chercher par toute la boutique, fiévreusement.

Quand M. Cave revint de livrer ses chiens de mer, vers deux heures moins le quart, dans l’après-midi, il trouva la boutique quelque peu en désordre, et sa femme, accroupie derrière le comptoir, bouleversant ses matériaux taxidermiques, dans un état d’esprit absolument exaspéré. Sa face apparut toute rouge et coléreuse quand le bruit du timbre eut annoncé le retour de son mari : elle l’accusa sur-le-champ de l’avoir caché.

– Caché quoi ? demanda M. Cave.

– L’œuf de cristal !

Sur ce, M. Cave, en apparence grandement surpris, se précipita vers la vitrine.

– Il n’est plus là ? Grand Dieu ! qu’est-ce qu’il est devenu ?

Au même moment, le beau-fils de M. Cave, qui était rentré un instant auparavant, sortit de l’arrière-boutique – blasphémant généreusement : apprenti chez un ébéniste au bas de la même rue et prenant ses repas à la maison, il était naturellement furieux de ne pas trouver le dîner prêt.

Mais quand il apprit la perte de l’œuf de cristal, il oublia son repas, et sa colère se tourna sur son beau-père. Leur première idée fut, nécessairement, qu’il l’avait caché, mais M. Cave certifia énergiquement n’avoir aucune connaissance de son sort – offrant gratuitement sa pataugeante affirmation – et fit si bien qu’il arriva à accuser d’abord sa femme, puis son beau-fils de l’avoir pris pour le vendre à leur propre profit. Ainsi commença une discussion extrêmement acrimonieuse et éprouvante, qui se termina pour Mme Cave en une espèce d’accès nerveux, quelque chose entre l’épilepsie et la folie furieuse, ce qui mit le beau-fils en retard d’une demi-heure à son atelier. M. Cave se réfugia dans sa boutique, loin des émotions conjugales.

Le soir, le sujet fut remis en question, avec moins de passion et à un point de vue pratique, sous la présidence de la belle-fille. Le dîner fut malheureux et finalement la discussion se changea en une pénible scène. M. Cave se laissa aller à une exaspération apparemment extrême et il sortit en faisant violemment claquer la porte. Le reste de la famille, l’ayant dénigré et malmené avec une liberté que son absence garantissait, se mit à chercher de la cave au grenier, dans l’espoir de découvrir la cachette du cristal.

Le jour suivant, les deux clients revinrent. Ils furent reçus par Mme Cave presque en larmes. Elle insinua que personne ne pouvait imaginer tout ce qu’elle avait eu à supporter de la part de M. Cave aux divers moments de son pèlerinage matrimonial… Elle fit aussi un récit fantaisiste de la disparition de l’œuf de cristal. Le clergyman et l’Oriental se regardèrent et déclarèrent que c’était vraiment extraordinaire ; mais comme Mme Cave semblait disposée à leur narrer l’histoire détaillée de sa vie, ils firent mine de s’en aller. Là-dessus, se cramponnant encore à quelque espoir, Mme Cave demanda l’adresse du clergyman, afin que, si elle pouvait tirer quelque chose de M. Cave, elle pût le leur communiquer. L’adresse fut effectivement donnée, mais probablement aussitôt égarée : Mme Cave n’ayant pu, par la suite, se souvenir de rien à ce sujet.

Le soir de ce même jour, la famille parut être, enfin, au bout de ses émotions, et M. Cave, après avoir été absent l’après-midi, soupa en un morne isolement qui lui fut un contraste agréable avec les violentes controverses des jours précédents. Pendant quelque temps, les relations furent assez tendues entre les membres de la famille Cave. Mais ni l’œuf de cristal ni le prétendu client ne revinrent.

Maintenant, sans plus de circonlocutions, il nous faut admettre que M. Cave était un menteur. Il savait parfaitement bien où se trouvait l’œuf de cristal, l’ayant confié à la garde de M. Jacoby Wace, aide-préparateur à St-Catherine’s Hospital, Westbourne Street. Il était placé sur une étagère, en partie recouvert par un morceau de velours noir, à côté d’un flacon de whisky américain. C’est, à vrai dire, de M. Wace que viennent les détails sur lesquels est basé ce récit. M. Cave avait emporté l’œuf à l’hôpital, caché dans le sac qui contenait les chiens de mer, et il avait insisté auprès du jeune savant pour qu’il le gardât. M. Wace éprouva d’abord quelque perplexité. Ses relations avec M. Cave étaient particulières. Une certaine inclination pour les gens bizarres lui avait fait plus d’une fois inviter le vieillard à venir fumer et boire chez lui, et à développer ses idées plutôt amusantes sur la vie en général et sur la femme en particulier. M. Wace avait, lui aussi, rencontré Mme Cave, lorsqu’il passait faire quelque commande et que M. Cave se trouvait absent. Il savait quels perpétuels tourments le pauvre homme devait endurer ; et, ayant pesé les conséquences, il se décida à donner asile à l’œuf. M. Cave promit d’expliquer plus complètement une autre fois les raisons de sa remarquable affection pour l’œuf de cristal, et il parla clairement de visions qu’il y apercevait. Il revint chez M. Wace le même soir.

Il raconta une histoire compliquée. L’œuf de cristal, dit-il, était venu en sa possession avec d’autres objets achetés à la vente après décès d’un confrère, et, ignorant quelle pouvait être son exacte valeur, il l’avait étiqueté dix shillings. Il le garda ainsi plusieurs mois et il pensait à en abaisser le prix, lorsqu’il fit une singulière découverte.

À cette époque, sa santé était très mauvaise – il faut bien avoir présent à l’esprit que, pendant toute cette affaire, son état physique fut fort précaire – et il éprouvait une extrême désolation des négligences et même positivement des mauvais traitements de sa femme et des enfants de celle-ci à son égard. Sa femme était vaniteuse, extravagante, dure ; elle avait un goût croissant pour des absorptions particulières de boisson. Sa belle-fille était mesquine et prétentieuse et son beau-fils avait conçu pour lui une violente aversion qu’il ne perdait pas une occasion de témoigner. Les exigences de son commerce retombaient toutes sur lui, et M. Wace ne croit pas qu’il ait été absolument exempt d’occasionnelle intempérance. Il avait débuté avec une situation aisée, après avoir reçu une certaine éducation, et il souffrait pendant des semaines de suite d’hypocondrie et d’insomnies. Craignant de déranger sa famille, lorsque ses pensées devenaient intolérables, il se glissait hors du lit sans réveiller sa femme, et il errait par la maison ; un matin, aux environs de trois heures, vers la fin d’août, le hasard l’amena dans la boutique.

Encombrée, poussiéreuse et sale, la pièce était impénétrablement sombre, sauf en un endroit où il aperçut une clarté insolite. En approchant, il découvrit que c’était l’œuf de cristal, dans le coin du comptoir, près de la vitrine. Un mince rayon pénétrait par une fente des volets, frappait l’objet, et semblait, pour ainsi dire, en emplir entièrement l’intérieur.

M. Cave pensa que cela n’était pas d’accord avec les lois de l’optique telles qu’il se les rappelait. Il pouvait comprendre des rayons réfractés par le cristal jusqu’à un foyer intérieur, mais cette diffusion dérangeait ses conceptions des phénomènes physiques. Il approcha très près de l’œuf de cristal, l’examinant en tous sens avec un soudain réveil de cette curiosité scientifique qui, dans sa jeunesse, avait déterminé le choix de sa profession. Il fut surpris de trouver que la lumière n’était pas constante, mais se mêlait à la substance intérieure de l’œuf, comme si l’objet eût été une sphère creuse emplie de quelque vapeur lumineuse. En tournant autour pour la voir sous tous ses aspects, il s’aperçut tout à coup qu’il se trouvait entre le rayon et l’œuf, et que le cristal, néanmoins, demeurait lumineux. Grandement étonné, il le prit et l’emporta dans le coin le plus sombre de la boutique. Il resta brillant pendant quatre ou cinq minutes, puis il ternit lentement et s’éteignit. Il le replaça sous le mince trait de lumière où il reprit presque immédiatement toute sa clarté.

Jusqu’ici, tout au moins, M. Wace put par la suite vérifier la remarquable histoire de M. Cave. Il a lui-même, à diverses reprises, tenu le cristal sous un rayon de lumière (qui devait être d’un diamètre moindre qu’un millimètre), et dans l’obscurité parfaite, telle qu’elle pouvait être produite par une enveloppe de velours, le cristal paraissait sans aucun doute très faiblement phosphorescent. Il pouvait sembler, cependant, que cette clarté fût de quelque exceptionnelle sorte et pas également visible pour tous les yeux, car M. Harbinger – dont le nom est familier à tout lecteur scientifique – fut absolument incapable d’y voir la moindre lumière. Et la propre capacité de vision de M. Wace était hors de comparaison inférieure à celle de M. Cave. Même pour M. Cave, ce pouvoir variait considérablement : sa vision étant la plus vive dans ses moments d’extrême faiblesse et de grande fatigue.

Or, dès le début, cette lumière dans l’œuf de cristal exerça sur M. Cave une curieuse fascination. Ce fait qu’il ne fit part à aucun être humain de ses curieuses observations en dit plus sur l’isolement de son âme que tout un volume de phrases pathétiques ne pourrait le faire. Il semble qu’il ait vécu dans une telle atmosphère de méchanceté mesquine qu’admettre l’existence d’un plaisir eût été le risque de sa perte. Il fit aussi cette remarque qu’à mesure que l’aube avançait et que la somme de lumière diffuse augmentait, l’œuf de cristal devenait, de toute apparence, non lumineux. Pendant quelque temps il fut incapable de rien voir dans l’intérieur, excepté le soir, dans les coins obscurs de la boutique.

Mais l’emploi d’un vieux morceau de velours noir, sur lequel il étalait une collection de minéraux, lui vint à l’idée, et en le doublant et le mettant par-dessus sa tête et ses mains, il pouvait apercevoir le mouvement lumineux à l’intérieur de l’œuf de cristal, même dans la journée. Il agissait avec beaucoup de prudence de peur d’être découvert par sa femme, et il ne se livrait à cette occupation que pendant l’après-midi et avec circonspection, sous le comptoir, pendant que sa femme faisait sa sieste. Un jour, en tournant le cristal dans ses mains, il vit quelque chose. Cela passa comme un éclair, mais il eut l’impression que l’objet lui avait, pour un moment, révélé l’existence d’une vaste, immense et étrange contrée ; et le retournant encore, au moment où la clarté s’éteignait, il eut de nouveau la même vision.

Il serait maintenant ennuyeux et inutile d’exposer toutes les phases de la découverte de M. Cave depuis ce moment. Qu’il suffise de noter que l’effet était celui-ci : quand on le regardait sous un angle d’environ 137 degrés de la direction du rayon lumineux, l’œuf de cristal donnait la claire et consistante peinture d’une vaste et singulière contrée. Ce n’était nullement une vision chimérique ; cela donnait l’impression définie de la réalité, et plus la lumière était grande, plus réelle et solide la contrée paraissait. C’était un tableau mouvant : c’est-à-dire que certains objets s’y mouvaient, mais lentement et d’une façon ordonnée, comme des choses réelles, et, suivant la direction dans laquelle on l’éclairait ou on l’observait, le tableau changeait aussi. À vrai dire, ce devait produire le même effet que de regarder quelque spectacle à travers un verre ovale en le tournant dans tous les sens pour obtenir des aspects différents.

M. Wace m’a assuré que les descriptions de M. Cave étaient pleines de détails extrêmement précis, et absolument exemptes de cette espèce d’émotion particulière aux hallucinations. Mais il faut se rappeler que tous les efforts de M. Wace pour voir les mêmes choses avec une clarté similaire dans la faible opalescence du cristal furent entièrement vains, de quelque façon qu’il s’y prît. Mais les différences d’intensité des impressions reçues par les deux hommes étaient très grandes, et il est tout à fait concevable que ce qui était pour M. Cave une vision claire ne fût qu’une simple nébulosité pour M. Wace.

La description que faisait M. Cave était invariablement celle d’une plaine étendue, qu’il lui semblait toujours regarder d’une hauteur considérable, comme d’une tour ou d’un mât. À l’est et à l’ouest, à une distance fort lointaine, la plaine était bornée par de vastes rochers rougeâtres, qui lui rappelaient des rochers qu’il avait vus dans quelque tableau ; mais quel était ce tableau, M. Wace ne put le déterminer. Ces rochers passaient vers le nord et vers le sud – M. Cave reconnaissait les points cardinaux aux étoiles visibles dans la nuit –, fuyant en une perspective presque illimitée et s’effaçant dans les brumes du lointain avant de se rencontrer. Lors de sa première vision, il était plus près de la chaîne orientale de rochers, sur laquelle se levait le soleil ; et sombres contre le jour, et pâles contre l’ombre, apparurent, prenant leur vol, une multitude de formes que M. Cave considéra comme étant des oiseaux. Une vaste rangée d’édifices s’étendait sous ces êtres ; il lui paraissait toujours les regarder d’une fort grande hauteur, et à mesure qu’ils approchaient des bords réfractés et confus du tableau, ils devenaient indistincts. Il y avait aussi des arbres curieux de forme et de couleur ; un épais vert mousseux et un gris exquis au bord d’un large et scintillant canal. Un grand objet brillamment coloré traversa soudain le paysage. Mais la première fois que M. Cave vit ces choses, ce fut seulement par éclairs soudains ; ses mains tremblaient, sa tête branlait, la vision était intermittente, puis devenait embrouillée et indistincte, et il eut d’abord une très grande difficulté à retrouver la vision, une fois la direction perdue.

Sa seconde vision claire, qui se produisit environ une semaine après la première, l’intervalle n’ayant accordé que des aperçus tentateurs et quelques utiles expériences, lui permit de voir la vallée dans toute sa longueur. La vue était différente, mais il avait la curieuse persuasion – que ses subséquentes observations confirmèrent abondamment – qu’il voyait ce monde étrange étant, lui, demeuré au même endroit, quoiqu’il regardât dans une direction différente. La longue façade du grand édifice, dont il avait vu d’abord le toit, reculait maintenant dans la perspective. Il reconnaissait le toit. Sur le devant de la façade était une terrasse de proportions massives et d’une extraordinaire longueur, et vers le milieu de la terrasse, par intervalles, se trouvaient des mâts immenses, mais très gracieux, qui supportaient de petits objets brillants dans lesquels se reflétait le soleil couchant. L’importance de ces petits objets ne vint à l’idée de M. Cave que quelque temps après, alors qu’il décrivait ce qu’il voyait à M. Wace. La terrasse surplombait un fourré de la plus agréable et luxuriante végétation, au-delà duquel se trouvait une large pelouse verdoyante sur laquelle reposaient certaines grandes créatures, en forme de scarabées, mais énormément plus grosses. Au-delà de cette pelouse était une chaussée de pierre rosâtre richement décorée, et au-delà encore, bordée d’épais roseaux rouges et remontant la vallée exactement parallèle avec les lointains rochers, s’étalait une vaste et miroitante étendue d’eau. L’air semblait plein de bataillons de grands oiseaux manœuvrant en courbes majestueuses et, sur l’autre bord de la rivière, s’élevait une multitude d’édifices, richement colorés et étincelants de réseaux et de facettes métalliques, au milieu d’une forêt d’arbres moussus et couverts de lichens. Tout à coup, quelque chose sembla fouetter à coups répétés au travers de la vision, comme le battement d’une aile ou d’un éventail couvert de joyaux, et une figure, ou plutôt la partie supérieure d’une figure avec de larges yeux, s’approcha pour ainsi dire contre la sienne, comme si elle se fût trouvée de l’autre côté de l’œuf de cristal. M. Cave fut si effrayé et si frappé de l’absolue réalité de ces yeux, qu’il fit un brusque mouvement de la tête pour regarder derrière le cristal. Il s’était tellement absorbé dans sa contemplation qu’il fut très surpris de se retrouver dans la fraîche obscurité de sa petite boutique avec son odeur familière de méthol, de moisi et de renfermé. Et pendant qu’il clignotait des yeux, la clarté du cristal s’affaiblit et s’éteignit.

Telles furent les premières impressions générales de M. Cave. L’histoire en est curieusement positive et circonstanciée. Dès le début, lorsque la vallée apparut d’abord momentanément à ses sens, son imagination fut étrangement frappée, et, quand il commença à apprécier les détails de la scène qu’il voyait, son émerveillement devint une curiosité passionnée. Il vaquait à ses affaires insouciant et distrait, ne pensant qu’au moment où il pourrait retourner à sa contemplation. C’est alors que, quelques semaines après sa première vision, vinrent les deux clients, le tourment et l’émotion que causa leur offre, la façon dont l’œuf de cristal l’avait échappé belle, et tous les événements déjà racontés.

Tant que la chose fut le secret de M. Cave, l’œuf de cristal resta simplement un prodige, qu’on va voir et admirer clandestinement à la façon dont un enfant explore un jardin défendu. Mais M. Wace possède, en sa qualité de jeune savant investigateur, des habitudes d’esprit particulièrement lucides et logiques. Aussitôt que l’œuf de cristal et son histoire lui parvinrent, et qu’il fut certain, après avoir vu de ses propres yeux la phosphorescence du cristal, qu’il existait réellement des preuves à l’appui des dires de M. Cave, il se mit en devoir de développer systématiquement le problème. M. Cave n’était que trop impatient de réjouir ses yeux à la vue de cette contrée féerique, et il venait tous les soirs, de huit heures et demie jusqu’à dix heures et demie, et quelquefois en l’absence de M. Wace dans la journée même. Les dimanches après-midi il venait aussi. Au début, M. Wace prit de nombreuses notes, et c’est à sa méthode scientifique qu’est due la relation entre la direction d’après laquelle le rayon initiateur entrait dans l’œuf de cristal et l’orientation de la vision. En enfermant l’œuf dans une boîte où il avait seulement perforé une petite ouverture pour le rayon lumineux, et en substituant une épaisse toile noire aux rideaux chamois de sa fenêtre, il améliora grandement les conditions de l’observation ; si bien qu’en peu de temps ils purent examiner la vallée dans telle direction qu’ils désiraient.

Ayant ainsi dégagé les voies, nous pouvons donner une brève description de ce monde visionnaire que renfermait l’œuf de cristal. Dans tous les cas, ce fut M. Cave qui fit les expériences que nous allons relater et sa méthode fut invariablement d’observer le cristal et de raconter ce qu’il voyait, tandis que M. Wace (qui, comme tout homme de science, savait écrire dans l’obscurité) notait brièvement ses paroles. Quand le cristal redevenait terne, on le replaçait dans sa boîte suivant la position convenable et on réallumait les lampes électriques. M. Wace posait des questions et suggérait des observations pour éclaircir certains points difficiles. Rien, à vrai dire, ne pouvait être moins visionnaire et plus exactement positif.

L’attention de M. Cave avait été rapidement attirée par les créatures ailées qu’il avait aperçues en si grand nombre dans chacune de ses précédentes visions. Sa première impression fut bientôt modifiée, et il estima pendant quelque temps qu’elles pouvaient représenter une espèce diurne de chauves-souris. Puis il pensa, assez grotesquement, que ce pouvaient être des chérubins. Leurs têtes étaient rondes et curieusement humaines, et c’étaient les yeux de l’un d’eux qui l’avaient sans doute si fort effrayé lors de sa seconde observation. Ils avaient de grandes ailes argentées, sans plumes mais scintillantes comme des écailles de poisson et ayant les mêmes subtils reflets ; ces ailes n’étaient pas construites sur le plan habituel des ailes d’oiseau ni de chauve-souris, mais supportées par une membrane courbe qui rayonnait du corps – une sorte d’aile de papillon à côtes courbées semble exprimer plus exactement leur apparence. Le corps était petit, mais pourvu immédiatement au-dessous de deux faisceaux d’organes préhensiles semblables à de longs tentacules. Si incroyable que cela parût tout d’abord à M. Wace, la persuasion à la fin devint irrésistible que les grands édifices quasi humains et les magnifiques jardins, qui rendaient si splendide la grande vallée, appartenaient à ces créatures. M. Cave s’aperçut, entre autres particularités, que ces édifices n’avaient pas de portes, mais que les grandes fenêtres circulaires qui s’ouvraient librement servaient d’issue et d’entrée à ces créatures ailées. Elles se posaient sur leurs tentacules, enroulaient leurs ailes jusqu’à la dimension d’un roseau, et sautaient dans l’intérieur. Parmi elles, se trouvait une multitude d’autres créatures aux ailes plus petites, semblables à de grandes libellules ou à des phalènes ou des scarabées ailés, et au milieu des gazons, de gigantesques scarabées sans ailes, aux nuances brillantes, se traînaient paresseusement. De plus, sur les chaussées et les terrasses, des créatures à grosse tête, semblables à celles aux grandes ailes, mais dépourvues de ces appendices, sautillaient d’un air affairé sur leur faisceau de tentacules.

Il a déjà été fait allusion aux objets brillants suspendus aux mâts plantés sur les terrasses de l’édifice le plus rapproché. Il vint à l’idée de M. Cave, après avoir, un jour particulièrement clair, examine fixement l’un de ces mâts, que l’objet brillant qu’il supportait était un œuf de cristal exactement semblable à celui dans lequel il regardait ; un examen plus attentif le convainquit que chacun des mâts – et il en avait une vingtaine en perspective – portait un objet similaire.

Quelquefois, une des grandes créatures volantes s’élevait jusqu’à l’un d’eux, puis, pliant ses ailes et enroulant plusieurs de ses tentacules autour du mât, regardait fixement dans le cristal pendant un espace de temps qui durait parfois quinze minutes. Une série d’observations, suggérées par M. Wace, convainquirent les deux observateurs qu’en ce qui concernait ce monde visionnaire, le cristal dans lequel ils regardaient se trouvait réellement au sommet du dernier mât de la terrasse, et qu’en une occasion au moins l’un des habitants de cet autre avait examiné la figure de M. Cave pendant que celui-ci faisait ses observations.

Il nous faut maintenant admettre l’une des deux hypothèses suivantes : l’œuf de cristal de M. Cave se trouvait à la fois dans deux mondes, et, tandis qu’on le transportait de place en place dans l’un, il demeurait stationnaire dans l’autre, ce qui semble tout à fait absurde ; ou bien il avait quelque particulière relation de sympathie avec un autre œuf de cristal exactement semblable dans cet autre monde, de sorte que ce qu’on voyait dans l’intérieur de l’un, en ce monde, était visible, dans certaines conditions, pour un observateur, dans le cristal correspondant de l’autre monde, et vice versa. Actuellement, à vrai dire, nous ne savons rien de la façon dont deux ovoïdes de cristal peuvent ainsi se trouver en rapport, mais on en sait assez de nos jours pour comprendre que ce n’est pas absolument impossible. Cette hypothèse de deux ovoïdes de cristal en rapport fut la supposition que fit M. Wace, et elle semble, à moi du moins, extrêmement plausible.

Où se trouvait cet autre monde ? Sur cette question aussi, l’intelligence alerte de M. Wace parvint à jeter quelque lumière. Après le coucher du soleil, le ciel s’obscurcissait rapidement – il y avait de fait un très court intervalle de crépuscule – et les étoiles apparaissaient. Elles étaient les mêmes que celles que nous voyons, disposées suivant les mêmes constellations. M. Cave reconnut l’Ourse, les Pléiades, Aldébaran et Sirius : de sorte que l’autre monde devait se trouver quelque part dans le système solaire, et au plus à quelques centaines de millions de milles du nôtre. Suivant cette indication, M. Wace apprit que le ciel nocturne était d’un bleu plus sombre même que notre ciel d’hiver, que le soleil paraissait un peu plus petit, et qu’il y avait deux lunes, semblables à la nôtre, mais plus petites et différemment marquées ; une d’elles se mouvait si rapidement que son mouvement était clairement visible quand on l’observait. Ces lunes n’étaient jamais hautes dans le ciel, mais disparaissaient aussitôt que levées, c’est-à-dire qu’à chacune de leurs révolutions elles se trouvaient éclipsées à cause de la proximité de leur planète. Et tout ceci répond absolument – bien que M. Cave n’en ait rien su – à ce que doivent être les conditions d’existence dans Mars.

À dire vrai, ce semble une conclusion extrêmement plausible que, regardant dans cet œuf de cristal, M. Cave ait vu réellement la planète Mars et ses habitants. Et si c’est le cas, alors, l’étoile du soir qui brillait avec tant d’éclat dans le ciel de cette vision lointaine n’était ni plus ni moins que notre familière Terre.

Pendant un certain temps, les Martiens – si c’étaient des Martiens – ne semblèrent pas avoir remarqué les inspections de M. Cave. À diverses reprises l’un d’eux s’approcha, mais s’en alla presque aussitôt comme s’il n’avait pas trouvé la vision satisfaisante. M. Cave put donc observer les manières d’agir de ces êtres ailés sans être troublé par leur attention, et encore que ses descriptions fussent nécessairement vagues et fragmentaires, elles demeurent néanmoins des plus suggestives. Imaginez l’impression que recevrait de l’humanité un observateur martien qui, après une série de préparations difficiles et avec une fatigue considérable pour les yeux, arriverait à examiner Londres du haut du clocher de l’église Saint-Martin, pendant des périodes de quatre minutes au plus à la fois. M. Cave ne sut affirmer si les Martiens ailés étaient les mêmes que les Martiens qui sautillaient sur les chaussées et les terrasses, et si ces derniers pouvaient à volonté revêtir des ailes. Plusieurs fois, il vit un certain nombre de bipèdes gauches et maladroits, rappelant vaguement les singes, le corps blanc en partie transparent, paissant parmi les lichens. Une fois quelques-uns s’enfuirent devant un des Martiens sautillants et à tête ronde ; celui-ci attrapa l’un de ces êtres dans ses tentacules, mais à ce moment, le spectacle s’évanouit soudain, laissant M. Cave dans l’obscurité et tourmenté du désir d’en savoir plus long. Une autre fois, une chose énorme, que M. Cave prit d’abord pour quelque gigantesque insecte, apparut s’avançant avec une extraordinaire rapidité au long de la chaussée du canal. Quand elle s’approcha, M. Cave reconnut que c’était un mécanisme de métal étincelant, d’une extraordinaire complexité. Puis, quand il voulut l’examiner de nouveau, il était hors de vue.

Bientôt M. Wace ambitionna d’attirer l’attention des Martiens, et la première fois que les étranges yeux de l’un d’eux apparurent contre l’œuf de cristal, M. Cave se mit à pousser des cris, fit un bond en arrière, et, ayant immédiatement éclairé la chambre, ils commencèrent à gesticuler de façon à suggérer l’idée de signaux. Mais quand M. Cave retourna examiner le cristal, le Martien n’était plus là.

Ces observations s’étaient poursuivies pendant la première moitié de novembre, et M. Cave, à cette époque, supposant que les soupçons de sa famille quant à l’œuf de cristal étaient calmés, s’aventura à l’emporter et le rapporter avec lui afin de pouvoir, quand l’occasion s’en présenterait, dans la journée ou le soir, se réconforter avec ce qui était devenu rapidement la chose la plus réelle de son existence. En décembre, les travaux de M. Wace, par suite d’un examen prochain, devinrent plus absorbants ; les séances furent à contrecœur suspendues pour une semaine, et pendant dix ou onze jours – il ne peut mieux préciser – M. Wace ne vit pas M. Cave. Il fut alors pris d’inquiétude, et l’importance de ses travaux ayant diminué, il se mit en route pour les Sept Cadrans. Au coin de la rue, il remarqua des volets à la devanture d’un oiselier, puis à l’échoppe d’un savetier. La boutique de M. Cave était fermée.

Il frappa et la porte fut ouverte par le beau-fils en noir ; celui-ci immédiatement appela Mme Cave, qui était – M. Wace ne pouvait faire autrement que de le voir – enveloppée d’amples voiles de veuve du modèle le plus imposant et le meilleur marché. Sans grande surprise, M. Wace apprit que M. Cave était mort et déjà enterré. La veuve était en pleurs et sa voix un peu épaisse. Elle revenait à l’instant même de Highgate. Son esprit était absorbé par ses projets d’avenir et les détails honorables des obsèques, mais M. Wace put cependant apprendre les circonstances de la mort de M. Cave. On l’avait trouvé dans sa boutique de très bonne heure, le matin du jour qui suivit sa dernière visite à M. Wace, mort avec l’œuf de cristal serré fortement dans ses mains froides et crispées. Sa figure était souriante, ajouta Mme Cave, et un morceau de velours noir était à ses pieds sur le parquet. Il était mort depuis au moins cinq ou six heures quand on le trouva.

Cette nouvelle fut grandement pénible pour M. Wace, et il s’adressa d’amers reproches pour avoir négligé les symptômes évidents de la maladie du vieillard. Mais sa principale inquiétude fut l’œuf de cristal. Il y fit quelques délicates allusions, car il connaissait les manies de Mme Cave, et il resta stupéfait d’apprendre qu’il était vendu.

Le premier mouvement de Mme Cave, aussitôt qu’on eut remonté dans sa chambre le corps de son mari, avait été d’écrire à ce toqué de clergyman qui avait offert une si forte somme pour le cristal, afin de l’informer qu’elle l’avait retrouvé. Mais après d’impétueuses recherches, auxquelles prit part sa fille, elle dut se convaincre de la perte de son adresse. Comme elle n’avait pas les moyens nécessaires pour pleurer et enterrer Cave avec tout l’appareil que requiert la dignité d’un vieil habitant des Sept Cadrans, elle avait fait appel à un autre naturaliste de leur connaissance. Il avait bien voulu se charger, après estimation, d’une partie des marchandises. L’estimation fut faite par lui, et l’œuf de cristal fut compris dans un des lots. M. Wace, après quelques convenables condoléances, un peu promptement expédiées peut-être, se rendit en toute hâte chez le naturaliste. Mais là, il apprit que l’œuf de cristal avait déjà été vendu à un grand monsieur brun vêtu de gris.

Ici se terminent brusquement les faits matériels de cette curieuse et, du moins pour moi, très suggestive histoire. Le naturaliste ne savait pas qui était ce grand monsieur brun et il ne l’avait pas observé avec assez d’attention pour le décrire minutieusement. Il ne sut même pas dire de quel côté s’était dirigé son client en quittant la boutique. Pendant un certain temps, M. Wace resta là, exerçant la patience du marchand avec des questions désespérées, et donnant libre cours à sa propre exaspération. Enfin, se décidant tout d’un coup à convenir que la chose entière lui avait glissé des mains, s’était évanouie comme une vision dans l’ombre, il rentra chez lui, quelque peu étonné de trouver les notes qu’il avait prises encore tangibles et visibles sur sa table encombrée.

Sa contrariété et son désappointement étaient naturellement fort grands. Il fit une seconde visite, également sans effet, chez le marchand, puis il eut recours à des annonces dans les périodiques qui devaient vraisemblablement tomber entre les mains des collectionneurs de bric-à-brac. Il écrivit aussi des lettres à la Daily Chronicle et à Nature, mais ces deux feuilles, suspectant quelque mystification, lui demandèrent, avant de les insérer, de bien réfléchir à ce qu’il faisait, et on lui fit même entendre qu’une histoire aussi étrange pourrait porter préjudice à sa réputation scientifique. D’ailleurs, les exigences de ses propres travaux devinrent plus urgentes ; si bien qu’au bout de quelques semaines, à part d’occasionnels mémentos à certains marchands, il dut, malgré lui, abandonner sa recherche de l’œuf de cristal, et depuis ce jour l’ovoïde reste introuvable. Quelquefois, cependant, il me raconte, et je le crois sans difficulté, qu’il a des accès de véritable frénésie qui lui font abandonner ses occupations les plus urgentes et reprendre ses recherches.

Qu’il reste ou non perdu pour toujours, sa matière et son origine sont choses également spéculatives au moment présent. S’il avait été acquis par un collectionneur, on aurait pu s’attendre à ce que les investigations de M. Wace vinssent à la connaissance de l’acquéreur par l’intermédiaire des marchands. M. Wace a pu néanmoins découvrir le clergyman et l’Oriental de M. Cave – qui ne sont autres que le révérend James Parker et le prince Bosso Kuni, de Java. Je leur suis redevable de certains détails de cette histoire. Le prince n’avait eu d’autre objet qu’une simple curiosité – et son extravagance. Il n’avait été si désireux d’acheter le cristal que parce que M. Cave se montrait si récalcitrant à le vendre. Il est tout aussi probable que le second acheteur n’ait tout bonnement été qu’un amateur occasionnel et nullement un collectionneur, et l’œuf de cristal, autant qu’il est permis de le supposer, se trouve peut-être à présent à quelques centaines de mètres de l’endroit où je me trouve, décorant quelque salon, ou servant de presse-papiers, et il se peut que ses remarquables propriétés soient inconnues de son possesseur actuel. À vrai dire, c’est en partie avec l’idée d’une telle possibilité que j’ai narré cette histoire sous une forme qui la fera lire comme une chose toute naturelle par l’ordinaire lecteur.

Mes idées personnelles sur ce sujet sont pratiquement celles de M. Wace. Je crois que l’ovoïde de cristal sur le mât dans Mars et celui de M. Cave sont en un rapport physique quelconque, mais à présent absolument inexplicable ; de plus, nous croyons tous deux que le cristal terrestre doit avoir été – peut-être à quelque date fort éloignée – envoyé de cette planète ici-bas, afin de permettre aux Martiens d’avoir un aperçu de nos affaires. Il se peut aussi que les correspondants des ovoïdes de cristal des autres mâts soient épars sur notre globe. En tous les cas, aucune hypothèse d’hallucination ne peut expliquer ces faits.

LE NOUVEL ACCÉLÉRATEUR[4]

À coup sûr, si jamais un homme trouva une guinée lorsqu’il cherchait une épingle, ce fut mon excellent ami le professeur Gibberne. J’avais entendu parler déjà d’investigations dépassant le but, mais jamais à ce point. Cette fois, en tout cas, et sans aucune exagération, Gibberne a réellement fait une découverte qui révolutionnera la vie humaine : et cela quand il cherchait simplement un stimulant nerveux, d’effet général, pour redonner aux personnes languissantes la force de vivre, à notre époque d’énergie et de luttes. J’ai déjà goûté plusieurs fois à la drogue et je ne puis mieux faire que de décrire l’effet qu’elle produisit sur moi. Qu’il y ait là des expériences étonnantes en réserve pour tous ceux qui sont à l’affût de sensations nouvelles, voilà une certitude qui deviendra bien vite apparente.

Le professeur Gibberne, comme beaucoup de gens le savent, est mon voisin à Folkestone. Si ma mémoire ne me trompe pas, son portrait à divers âges a paru dans le Strand Magazine, vers la fin de l’année 1899 ; je ne puis m’en assurer, car précisément j’ai prêté le fascicule à quelqu’un qui ne me l’a jamais rendu. Le lecteur se rappellera peut-être le front élevé et les sourcils noirs singulièrement longs qui donnent un air si méphistophélique à son visage. Il occupe l’une de ces agréables petites villas isolées, bâties dans ce style composite qui rend si intéressante l’extrémité ouest de la route de Sandgate. Sa maison est celle qui a des pignons flamands et un portique mauresque, et c’est dans la petite pièce à la fenêtre en saillie et à meneaux qu’il travaille lorsqu’il séjourne ici : c’est là que le soir nous avons si souvent fumé et bavardé. Il est très fort sur les bons mots, mais, en outre, il aime à m’entretenir de ses travaux. Gibberne est un de ces hommes qui trouvent une aide et un stimulant dans la conversation, et c’est ainsi qu’il m’a été donné de suivre la conception du Nouvel Accélérateur depuis son origine. Il va de soi que la partie la plus importante de ses recherches expérimentales ne se fait pas à Folkestone, mais à Londres, dans le magnifique laboratoire de Gower Street, contigu à l’hôpital, et dont il a été le premier à se servir.

Comme chacun le sait, ou du moins comme le savent tous les gens intelligents, le domaine spécial dans lequel Gibberne s’est acquis une réputation si universelle et si méritée parmi les physiologistes concerne l’action des drogues sur le système nerveux. Sans rivaux, m’a-t-on dit, sur la question des soporifiques, des sédatifs et des anesthésiques, il est en même temps un chimiste d’éminence considérable, et je suppose que, dans la jungle subtile et compliquée des énigmes qui rayonnent autour de la cellule ganglionnaire et des fibres vertébrales, il a taillé de petites clairières, projeté des clartés qui, jusqu’à ce qu’il juge bon de publier ses résultats, resteront inaccessibles au reste de ses semblables. Dans ces dernières années, il s’est particulièrement adonné à la question des stimulants nerveux et déjà, avant la découverte du Nouvel Accélérateur, il avait obtenu de notables succès. La science médicale lui doit pour le moins trois fortifiants distincts et absolument efficaces, qui sont, pour le praticien, d’une utilité sans rivale. Dans les cas d’épuisement, la préparation connue sous le nom de Sirop B de Gibberne a sauvé à l’heure actuelle plus d’existences qu’aucun canot de sauvetage sur la côte.

– Mais pas une de ces petites choses ne me satisfait encore, me dit-il, il y a bientôt un an. Ou bien elles accroissent l’énergie centrait sans affecter les nerfs, ou bien elles augmentent l’énergie disponible en abaissant la conductivité nerveuse, et toutes sont locales ci inégales dans leur effet. L’une réveille le cœur et les viscères mais stupéfie le cerveau, l’autre agit sur le cerveau à la manière du champagne et ne fait rien de bon pour le plexus solaire. Or, ce qu’il me faut, ce que je veux obtenir, si c’est humainement possible, c’est un stimulant qui stimulera tout, qui vous secouera pendant un certain temps depuis la tête jusqu’à l’extrémité du gros orteil, qui vous placera, au point de vue de l’activité vitale, dans la proportion de deux contre un chez le commun des mortels. Hein ! voilà la chose que je cherche !

– Cette suractivité sera éreintante, opinai-je.

– Sans aucun doute. Et vous mangerez deux ou trois fois autant… et le reste à l’avenant. Mais songez donc à ce que cela signifie. Imaginez que vous possédiez une fiole comme ceci – il souleva un petit flacon verdâtre avec lequel il se mit à souligner ses phrases – et dans cette précieuse fiole le pouvoir de penser deux fois aussi vite, de vous mouvoir avec deux fois plus de rapidité, de faire dans un temps donné deux fois autant d’ouvrage que vous n’en pourriez faire autrement…

– Mais cela est-il possible ?

– Je le crois. Si ça ne l’est pas, je perds mon temps depuis un an. Ces diverses préparations d’hypophosphites, par exemple, semble ni démontrer quelque chose de ce genre… Même si ce n’était que moitié plus vite, cela suffirait.

– Certainement, cela suffirait, approuvai-je.

– Si vous étiez, par exemple, un homme d’État cerné par les difficultés, comptant les minutes, alors qu’une décision urgente doit être prise, hein ?

– Une dose au secrétaire particulier, en ce cas !

– Vous gagneriez… deux fois le même temps… Et supposez, par exemple, que vous vouliez, vous, terminer un livre.

– Habituellement, répondis-je, je souhaite plutôt n’avoir jamais commencé.

– Ou un médecin harassé qui veut faire appel à toute sa science et à toutes ses facultés devant un cas mortel… ou un avocat… ou un candidat passant un examen.

– Ça vaudrait une guinée la goutte, et davantage, pour ceux-là…

– Et dans un duel, reprit Gibberne, où tout dépend de la rapidité avec laquelle vous appuyez sur la détente.

– Ou à l’épée, ajoutai-je.

– Vous voyez, dit Gibberne, si j’obtiens une drogue dont l’action soit générale, elle ne vous causera aucun préjudice, sinon peut-être qu’à un degré infinitésimal elle vous fera vieillir plus vite… Vous aurez vécu deux fois contre les autres une fois…

– Je me demande, méditai-je, si dans un duel ce serait loyal.

– C’est une question que les témoins auraient à résoudre.

– Et vous croyez réellement que cela est possible ? répétai-je pour en revenir aux questions précises.

– Tout aussi possible… commença Gibberne lançant un coup d’œil à un engin assourdissant qui passait devant la fenêtre, tout aussi possible qu’un omnibus automobile. À vrai dire…

Il s’interrompit, me sourit d’un air entendu, et tapota lentement le bord de son bureau avec le flacon verdâtre.

– Je crois que je tiens la drogue, fit-il. Déjà j’ai obtenu des résultats qui promettent…

Son sourire nerveux trahissait la gravité de sa révélation. Il parlait rarement de ses expériences en cours, à moins qu’il ne fût très près du but.

– Et il se peut… Il se peut… je ne serais pas surpris que l’accélération fût plus que doublée.

– Ce sera une grande découverte, hasardai-je.

– Ce sera en effet, je crois, une grande découverte, répéta-t-il.

Mais je ne pense pas, malgré tout, qu’il ait exactement su quelle grande chose ce devait être.

Je me souviens que nous eûmes encore plusieurs autres conversations au sujet de la drogue. Il l’appelait « le Nouvel Accélérateur », et son ton, chaque fois, devenait plus confiant. Parfois, il énumérait nerveusement les résultats physiologiques inattendus qu’amènerait l’emploi de son stimulant, et alors il éprouvait une certaine inquiétude. D’autres fois, il était franchement mercantile, et nous discutâmes longuement et anxieusement de quelle façon on pourrait utiliser commercialement la préparation.

– Ce sera certainement une bonne affaire, disait Gibberne, une affaire étonnante. Je sais que je vais doter le monde d’une importante découverte, et il est bien raisonnable, je pense, de vouloir que le monde y mette le prix. La dignité de la science est une fort belle chose, mais il faudrait pourtant, je crois, me réserver le monopole de mon produit pendant… dix ans, par exemple. Je ne vois pas pourquoi tous les plaisirs de la vie seraient réservés aux marchands de cochons !

L’intérêt que je prenais à la drogue attendue ne diminua en aucune façon avec le temps. Une bizarre tournure d’esprit m’entraîne vers la métaphysique ; toujours je fus attiré par les paradoxes concernant le temps et l’espace, et il me semblait que Gibberne ne préparait rien moins que l’accélération absolue de la vie. Supposez un homme absorbant des doses répétées d’une semblable préparation : il vivrait, à coup sûr, une vie active et unique, mais il serait adulte à onze ans, d’âge mûr à vingt-cinq, et vers trente il prendrait le chemin de la décrépitude sénile. Jusqu’ici, je m’imaginais que Gibberne allait rendre possible, pour ceux qui useraient de sa drogue, ce que la nature fait pour les Juifs et les Orientaux qui, hommes à quinze ans et vieillards à cinquante, sont d’une façon constante plus prompts que nous de pensée et d’acte. Les drogues mystérieuses m’ont toujours émerveillé : elles affolent un homme, le calment, le rendent incroyablement fort et alerte, font de lui une loque impuissante, activent telle passion et modèrent telle autre ; et voilà qu’un nouveau miracle allait être ajouté à l’arsenal de philtres dont les médecins disposent déjà. Mais Gibberne était beaucoup trop absorbé par les détails techniques pour adopter avec ardeur mon point de vue.

Ce fut le 7 ou le 8 août qu’il m’annonça que la distillation qui déciderait de son échec ou de son succès était en cours pendant que nous causions, et ce fut le 10 qu’il me confia que l’opération était terminée et que le Nouvel Accélérateur était devenu une réalité tangible. J’aperçus Gibberne comme je montais la côte de Sandgate, me dirigeant vers Folkestone – j’allais, je crois, me faire couper les cheveux ; il accourait à grands pas à ma rencontre et il serait allé jusque chez moi pour me faire part de son succès. Je me rappelle que ses yeux brillaient extraordinairement et je remarquai même son allure joyeusement précipitée.

– C’est fait ! cria-t-il en me saisissant la main et parlant avec volubilité. C’est plus que fait ! Venez chez moi et vous verrez.

– Vraiment ?

– Vraiment ! C’est incroyable ! Venez voir !

– Et l’effet produit… doublé ?

– Bien plus… Bien plus que cela ! Ça me renverse. Venez voir l’élixir ! Venez l’essayer ! Le goûter ! C’est la drogue la plus étonnante !…

Il m’empoigna par le bras et se mit à marcher à une allure telle que j’étais obligé de trotter. Il escalada ainsi la colline en clamant des phrases incohérentes. Tout un char à bancs d’excursionnistes nous contempla à l’unisson, avec des yeux ébahis, comme font d’ordinaire les gens que transportent ces véhicules. C’était une de ces journées claires et chaudes, comme on en voit tant à Folkestone, toutes les couleurs incroyablement nettes et les contours durement découpés. Une petite brise soufflait, naturellement, mais pas assez pour me rafraîchir dans de telles conditions. Je haletais, criant miséricorde.

– Je ne marche pas trop vite, n’est-ce pas ? s’enquit Gibberne, et il ralentit sa course qui resta néanmoins fort rapide.

– Vous avez déjà goûté à l’élixir ? articulai-je à grand-peine.

– Non ! Tout au plus une goutte d’eau qui restait dans un gobelet que j’avais rincé pour enlever toute trace de la drogue… J’en ai pris hier soir, cependant. Mais c’est de l’histoire ancienne, à cette heure-ci.

– Et l’effet est double ? demandai-je, en approchant du seuil, dans un état de transpiration lamentable.

– L’effet ?… L’activité vitale est accélérée un millier de fois, plusieurs milliers de fois ! cria Gibberne avec un geste dramatique, ouvrant violemment sa porte en vieux chêne sculpté.

– Hé ! Hé ! fis-je en le suivant.

– Je ne sais même pas combien de fois, disait l’inventeur, son passe-partout à la main.

– Et vous allez risquer ?

– Cela projette toutes sortes de lueurs sur la physiologie nerveuse… cela donne une forme entièrement nouvelle à la théorie de la vision… Dieu sait combien de milliers de fois la vie est accélérée… Nous chercherons tout cela après… L’important pour le moment est d’essayer la drogue…

– Essayer la drogue ? m’écriai-je en suivant le corridor.

– Certes oui ! affirma Gibberne en se tournant vers moi, dans son laboratoire. La voilà dans cette petite fiole verte ! À moins que vous n’ayez peur…

Je suis un homme prudent par nature, et aventureux en théorie seulement.

– Ma foi ! bredouillai-je. Vous dites que vous l’avez essayée !

– Je l’ai essayée, assura-t-il, et ça n’a pas l’air de m’avoir endommagé, n’est-ce pas ? Au contraire, je me sens…

– Donnez-moi la dose, décidai-je en m’asseyant. Si ça tourne mal, cela m’évitera l’ennui de me faire couper les cheveux, ce qui est, à mon avis, l’un des plus haïssables devoirs de l’homme civilisé. Comment prenez-vous cet élixir ?

– Avec de l’eau, répondit Gibberne, posant brusquement une carafe sur la table.

Il restait debout devant son bureau, me contemplant, tandis que j’étais allongé dans son fauteuil.

– C’est une drôle de mixture, vous savez, ajouta-t-il.

Je fis un geste rassurant. Il continua :

– Je dois vous avertir d’abord qu’aussitôt que vous l’aurez avalée, il faudra fermer les yeux et ne les rouvrir qu’avec beaucoup de précaution, au bout d’une minute ou deux. On continue à voir… Le sens de la vue dépend de la durée des vibrations et non d’une multitude de chocs ; mais il y a comme une sorte de heurt sur la rétine, une confusion, un éblouissement désagréable, si, au moment où l’on boit, les yeux sont ouverts. Donc, fermez-les bien.

– Parfait, je les fermerai.

– Et la seconde chose importante est de ne pas bouger. Ne vous mettez pas à aller et venir tout de suite, vous risqueriez d’en porter les marques. Souvenez-vous que vous irez plusieurs milliers de fois plus vite que vous ne l’avez jamais fait ; le cœur, les poumons, les muscles, le cerveau, tout agira dans cette proportion, et vous cognerez dur sans vous en douter. Vous n’en saurez rien, pensez-y. Vous vous sentirez exactement dans le même état qu’en ce moment. Seulement, il vous semblera que tout va des milliers de fois plus lentement qu’auparavant. C’est cela qui rend la chose si extraordinairement bizarre.

– Seigneur ! m’écriai-je. Et vous voulez… ?

– Vous verrez ! dit-il, en prenant un compte-gouttes.

Il jeta un coup d’œil sur son bureau.

– Les verres, l’eau, tout est là, fit-il. Il ne faut pas en prendre trop pour la première fois.

Le compte-gouttes aspira le précieux contenu de la petite fiole.

– N’oubliez pas mes recommandations, insista Gibberne, laissant tomber goutte à goutte la liqueur mystérieuse. Restez assis dans une immobilité absolue et les yeux fermés, pendant deux minutes. Après quoi, je vous dirai ce que vous aurez à faire.

Il ajouta, dans chaque récipient, une petite quantité d’eau.

– À propos, reprit-il, ne cherchez pas à replacer votre verre. Gardez-le dans votre main que vous reposerez sur votre genou. Oui, c’est cela ! Et maintenant…

Il leva la coupe enchantée.

– Au Nouvel Accélérateur ! dis-je.

– Au Nouvel Accélérateur ! répondit-il.

Nous trinquâmes et bûmes. Au même instant, je fermai les yeux. Pendant un laps de temps indéfini, ce fut pour moi une sorte de non-existence. Puis, j’entendis Gibberne qui me disait de m’éveiller. Je me secouai et ouvris les yeux. Debout à la même place, il tenait toujours son verre à la main, mais ce verre était vide et c’était la seule différence.

– Eh bien ? fis-je.

– Rien de dérangé ?

– Rien. Un léger sentiment d’exhilaration, peut-être… pas autre chose.

– Les bruits ?

– Tout est tranquille, assurai-je. Sapristi, oui, tout est tranquille… excepté cette espèce de faible clapotement, pit-pat, pit-pat, comme de la pluie qui tombe sur des objets différents. Qu’est-ce ?

– Des bruits analysés, dut-il me répondre, mais je n’en suis pas bien sûr.

Il jeta un coup d’œil vers la baie vitrée.

– Avez-vous jamais vu un rideau de fenêtre fixé de cette façon ? J’avais suivi la direction de son regard : l’extrémité du rideau restait suspendue et roide, comme empesée, et on eût dit qu’elle s’était subitement arrêtée de claquer au vent.

– Non, dis-je, en effet, c’est bizarre.

– Et cela ? fit-il.

Il ouvrit brusquement la main qui tenait le verre. Naturellement, je clignai de l’œil, m’attendant à voir le verre s’écraser à terre. Mais, bien loin de se briser, il ne sembla pas même bouger, il se maintenait en l’air, immobile.

– Dans nos latitudes, et pour parler d’une façon générale : commença le professeur Gibberne, un objet qui tombe franchit seize pieds dans la première seconde de sa chute. Ce verre tombe en ce moment à la vitesse de seize pieds à la seconde, seulement, voyez-vous, il n’est pas tombé encore pendant un centième de seconde. Cela vous donne une idée de la rapidité de mon Accélérateur.

Et il passa sa main autour, au-dessus et au-dessous du verre qui tombait lentement. À la fin, il le prit par le fond, l’attira à lui et le plaça avec d’infinies précautions sur la table.

– Hein ? fit-il en riant.

– Cela me semble parfait, dis-je, et, avec circonspection, je me mis en devoir de me lever de mon fauteuil.

Je me sentais en excellent état, très léger, absolument à l’aise, si plein de confiance en moi-même. Tout mon être fonctionnait à grande vitesse. Mon cœur, par exemple, battait mille fois par seconde, sans que cela me causât le moindre malaise. Je regardai par la fenêtre : un cycliste immuable, la tête baissée, et avec un nuage de poussière inerte contre sa roue de derrière, paraissait vouloir rattraper un char à bancs lancé à toute bride et qui ne bougeait pas. Je restai bouche bée devant cet incroyable spectacle.

– Gibberne, m’écriai-je, combien de temps va durer l’effet de cette maudite drogue ?

– Au diable si je le sais ! répondit-il. La dernière fois que j’en ai pris, je me suis mis au lit et cela disparut en dormant. Je vous l’avoue, j’avais peur. L’accélération dura probablement quelques minutes… qui me semblèrent des heures. Mais, au bout de peu de temps, l’effet ralentit d’une façon assez soudaine, je crois.

Je fus très fier de constater que je ne me sentais nullement effrayé – parce que nous étions deux, je suppose.

– Pourquoi ne sortirions-nous pas ? demandai-je.

– Pourquoi pas ?

– Les gens s’apercevront… ?

– Pas du tout ! Dieu merci, non ! Pensez donc, nous irons mille fois plus vite que le tour de passe-passe le plus rapide qui ait jamais été accompli. Venez ! Par où sortons-nous ? La fenêtre ou la porte ?

Nous sortîmes par la fenêtre.

Assurément, de toutes les expériences étranges que je tentai jamais, que j’imaginai ou que je lus, la petite équipée que, sous l’influence du Nouvel Accélérateur, je fis en compagnie de Gibberne sur la promenade de Folkestone, fut la plus étrange et la plus folle. Par la porte du jardin, nous gagnâmes la route, et là nous examinâmes minutieusement les attitudes pétrifiées des gens et des véhicules qui passaient. Les sommets des roues, certaines jambes des chevaux du char à bancs, la mèche du fouet et la mâchoire du cocher qui se mit à bâiller étaient perceptiblement en mouvement, mais le reste du pesant véhicule paraissait immobile et absolument silencieux, à part un faible accès de toux qui secouait un des voyageurs. Et cet édifice pétrifié était orné du cocher, du conducteur et de onze personnes. L’effet de cette inertie, tandis que nous cheminions, commença par nous sembler follement bizarre et finit par être désagréable. Tous ces personnages, semblables à nous-mêmes et cependant différents, étaient là figés en des poses indolentes, surpris au milieu d’un geste. Un couple amoureux échangeait un sourire, un sourire de travers qui menaçait de durer à jamais ; une femme, coiffée d’une ample capeline, reposait son bras sur la balustrade de la voiture et contemplait la maison de Gibberne avec l’immuable regard de l’éternité ; un homme, telle une figure de cire, caressait sa moustache, et un autre étendait une main lente et raide vers son chapeau que le vent soulevait. Nous les observions, nous nous moquions d’eux, nous leur faisions des grimaces ; puis une sorte de dégoût de ces pantins nous prit ; nous fîmes demi-tour, et, traversant la route devant le cycliste, nous nous dirigeâmes vers la Promenade.

– Sapristi ! s’écria tout à coup Gibberne. Voyez donc !

Au bout de son doigt tendu, une abeille se laissait glisser avec ses ailes battant lentement et à la vitesse d’un escargot exceptionnellement languissant.

Nous arrivâmes sur la Promenade. Là, le phénomène parut plus affolant encore. Dans un kiosque, un orchestre jouait, et le vacarme qu’il faisait n’était pour nous qu’une sorte de grincement de crécelle, un soupir prolongé qui se transformait parfois en un bruit semblable au tic-tac prolongé et assourdi de quelque horloge monstrueuse. Des gens pétrifiés se tenaient debout, d’étranges et silencieux fantoches demeuraient sur le gazon en des poses instables, la jambe levée. Je passai tout près d’un petit caniche suspendu dans l’air, en train de sauter, et j’observai le lent mouvement qu’il faisait avec ses pattes pour reprendre contact avec le sol.

– Hé ! là, voyez ! cria Gibberne.

Nous nous arrêtâmes un instant devant un personnage magnifique, vêtu d’un complet de flanelle blanche à fines rayures, portant des souliers blancs et un panama, et qui se retournait pour lancer des œillades à deux dames en robes claires. Une œillade étudiée avec tout le loisir dont nous disposions est fort peu attrayante, elle perd tout son caractère d’alerte gaieté : on remarque que l’œil qui cligne ne se ferme pas complètement et, sous la paupière, apparaît le bas de l’iris avec une mince ligne de blanc.

– Que le ciel m’accorde de la mémoire, me promis-je, et je ne lancerai plus d’œillades.

– Ni de sourire ! ajoutait Gibberne qui épiait les lèvres entrouvertes et les dents des dames.

– Il fait infernalement chaud, ne trouvez-vous pas ? dis-je. N’allons pas si vite.

– Bah ! venez donc ! répondit Gibberne.

Nous évoluâmes parmi les fauteuils, dans les allées. La plupart des oisifs assis là paraissaient naturels dans leurs poses passives, mais les costumes écarlates des musiciens n’étaient guère un spectacle reposant. Un petit homme à face cramoisie restait figé dans sa lutte violente pour replier un journal malgré le vent. Nous avions maintes preuves que tous ces individus, dans leurs attitudes apathiques, étaient exposés à une brise très sensible, mais cette brise n’avait aucune existence en ce qui concernait nos sensations. Nous nous éloignâmes quelque peu de la foule, et nous nous retournâmes pour la contempler. Voir cette multitude transformée en un tableau, avec la fixité et la rigidité d’autant de mannequins de cire, était inconvenablement surprenant. C’était absurde, sans doute, mais cela me remplissait d’exaltation, me donnait le sentiment irrationnel d’un avantage immense. Songez à cette merveille ! Tout ce que j’avais dit, pensé et fait, depuis que la drogue avait commencé à agir sur mon organisme, s’était passé en un clin d’œil.

– Le Nouvel Accélérateur… commençai-je, mais Gibberne m’interrompit.

– Voilà cette infernale vieille femme, fit-il.

– Quelle vieille femme ?

– Ma voisine… elle a un petit chien bichon, qui jappe du matin au soir. Ciel ! La tentation est trop forte.

Gibberne a parfois des impulsions enfantines. Avant que j’eusse pu émettre la moindre objection, il partait comme une flèche, saisissait l’infortunée bestiole et fuyait à toutes jambes dans la direction de la falaise. C’était fort extraordinaire. Le malheureux animal n’aboya pas, ne se débattit pas, ne manifesta pas le moindre signe de vitalité. Il demeura tout roide en une attitude de repos somnolent, tandis que Gibberne le transportait par la peau du cou. On eût dit que l’homme courait en tenant un chien de bois.

– Gibberne ! m’écriai-je, posez-le !

Et je déblatérai diverses injonctions courroucées.

– Si vous courez comme cela, Gibberne, continuai-je, vos vêtements vont prendre feu. Déjà votre pantalon de toile commence à roussir.

Il abattit sa main sur sa cuisse et hésita au bord de la falaise.

– Gibberne, ordonnai-je en le rejoignant. Posez ce chien. Cette chaleur est excessive, parce que nous courons trop fort. Quatre ou cinq kilomètres à la seconde… Le frottement de l’air…

– Quoi ? fit-il, en jetant un coup d’œil au chien.

– Le frottement de l’air ! hurlai-je. Le frottement de l’air ! Nous allons trop vite ! Comme des bolides… Trop chaud !… Gibberne ! Gibberne ! Ça me démange partout et je transpire ! On voit les gens qui remuent légèrement. Je crois que l’effet de la drogue se ralentit ! Posez ce chien à terre.

– Hein ?

– L’effet se ralentit ! répétai-je. Nous avons trop chaud et l’effet se ralentit ! Je suis trempé.

Il me regarda avec des yeux écarquillés, puis se tourna vers l’orchestre dont le bruit de crécelle commençait à s’accélérer. Enfin, son bras décrivit un large cercle et le chien partit en tournoyant, toujours inanimé, pour aller achever sa course au-dessus des ombrelles rapprochées d’un groupe de dames en grande conversation. Gibberne m’avait saisi le coude.

– Sapristi ! Je crois que ça se ralentit ! Une sorte de brûlure qui démange et… oui… cet homme remue son mouchoir… d’une façon perceptible. Il faut filer d’ici et promptement.

Mais nous ne pûmes filer assez promptement. Et heureusement pour nous ! Car si nous avions couru, je crois que nous aurions pris feu. Presque à coup sûr, nos vêtements se seraient enflammés. Ni l’un ni l’autre, nous n’avions songé à cela, vous comprenez. Mais, avant même que nous nous fussions mis à courir, l’effet de la drogue avait cessé. Ce fut l’affaire d’une fraction infime de seconde… L’effet du Nouvel Accélérateur cessa comme un rideau qu’on tire… il s’évanouit en un geste de la main. J’entendis la voix de Gibberne terriblement alarmée.

– Asseyez-vous ! commanda-t-il.

Brusquement je m’assis sur l’herbe, au bord de la falaise, éprouvant encore cette sensation de brûlure. Et, à l’endroit où je me suis assis, l’herbe est encore grillée. Au même instant, la stagnation ambiante parut se réveiller. Les vibrations désarticulées de l’orchestre se rassemblèrent en une rafale de musique ; des promeneurs abaissèrent leur pied et marchèrent, les drapeaux et les papiers se mirent à claquer au vent, des sourires se transformèrent en paroles, le beau personnage acheva son œillade et continua complaisamment son chemin, et tous les gens assis remuèrent et jacassèrent.

Le monde entier s’était remis à vivre, à aller aussi vite que nous, ou plutôt c’est nous qui n’allions pas plus vite que le reste du monde. On eût dit le ralentissement d’un train qui entre en gare. Pendant une seconde ou deux, tout sembla tourbillonner, je ressentis une très passagère nausée, et ce fut tout.

Le petit chien, qui avait paru rester suspendu dans son vol, tomba avec une subite accélération à travers l’ombrelle d’une dame ! C’est ce qui nous sauva ! Un vieillard corpulent, étendu dans son fauteuil, tressaillit à notre vue ; il nous regarda ensuite par intervalles avec un œil soupçonneux et finit, je crois, par s’entretenir à notre sujet avec sa garde-malade – mais, à part lui, je doute qu’une seule personne ait remarqué notre soudaine apparition. Plop ! Nous dûmes être visibles brusquement. Presque aussitôt nous cessâmes de roussir, encore que l’herbe sous moi fût désagréablement chaude. L’attention de chacun y compris l’orchestre – qui, seule et unique fois dans ses annales, joua faux –, l’attention de chacun était accaparée par un fait stupéfiant et par un tumulte et des aboiements plus stupéfiants encore : un bichon respectable et trop gras dormant tranquillement sur le côté est du kiosque, était tombé soudain sur le côté ouest, à travers l’ombrelle d’une dame, avec des poils légèrement grillés à cause de l’extrême vélocité de sa course dans l’air. Et cela, en ces temps absurdes où tout le monde veut être aussi « psychique », aussi naïf et aussi superstitieux que possible.

Les gens se levèrent, se bousculèrent, se renversèrent. Des fauteuils furent culbutés, et le gardien de la promenade accourut ! Comment l’affaire s’arrangea, je l’ignore ! Nous étions bien trop anxieux de nous en tirer et d’échapper aux regards inquisiteurs du vieillard pour nous attarder à des questions. Dès que nous fûmes suffisamment refroidis et remis de notre vertige, de nos nausées et de notre confusion d’esprit, nous nous levâmes, et, contournant la foule, nous allâmes passer derrière le gigantesque hôtel Métropole pour regagner la maison de Gibberne. Mais, au milieu du tumulte, j’entendis très distinctement le monsieur qui était assis à côté de la dame à l’ombrelle crevée employer des termes et des menaces injustifiables envers l’un des surveillants des chaises.

– Si ce n’est pas vous qui avez lancé ce chien, qui est-ce alors ?

Le retour du mouvement et du bruit familier, et notre compréhensible inquiétude à propos de nous-mêmes (nos habits étaient encore brûlants et le devant des jambes du pantalon blanc de Gibberne était tout roussi) m’empêchèrent de recueillir, comme je l’aurais voulu, des observations minutieuses. À vrai dire, je ne fis sur ce retour aucune observation ayant une valeur scientifique quelconque. L’abeille, naturellement, n’était plus là. Je cherchai des yeux le cycliste, mais il était déjà hors de vue quand nous débouchâmes sut la route de Sandgate, ou bien les voitures nous le cachaient. Le chat à bancs, toutefois, avec tous ses excursionnistes vivants et remuants, dégringolait à vive allure au long du parvis de la prochaine église.

Nous remarquâmes, en rentrant, des traces de brûlures sur l’appui de la fenêtre que nous avions enjambé pour sortir, et les marques de nos pas sur le gravier étaient plus profondes qu’à l’ordinaire.

C’est ainsi que j’expérimentai pour la première fois le Nouvel Accélérateur. En réalité, nous avions été de-ci de-là, disant et faisant toutes ces choses dans l’espace d’une seconde ou deux. Nous avions vécu une demi-heure pendant que l’orchestre jouait peut-être deux mesures. Mais l’effet produit sur nous fut que le monde entier s’était arrêté pour se laisser plus commodément observer. À tout prendre et en considérant surtout combien il était téméraire de nous aventurer hors de la maison, l’expérience aurait certainement pu être plus désagréable qu’elle ne le fut. Elle démontra, sans doute, que Gibberne avait encore beaucoup à apprendre avant de nous donner une préparation aisément maniable, mais la possibilité d’obtenir cet élixir fut prouvée au-delà de tout argument.

Depuis cette aventure, il s’est constamment efforcé de trouver un mode d’emploi facilement contrôlable et, à diverses reprises et sans le moindre résultat fâcheux, j’ai pris, sous sa direction, des doses mesurées ; toutefois, j’avoue que je ne me suis pas encore risqué au-dehors pendant que la drogue agit. Je puis mentionner, par exemple, que ce récit a été écrit sous son influence, en une seule fois et sans autre interruption que quelques secondes pour grignoter un peu de chocolat. J’ai commencé à six heures vingt-cinq, et ma montre indique en ce moment une minute après la demie. La possibilité de s’assurer une longue traite de labeur sans arrêt, pendant une journée pleine de rendez-vous et d’occupations extérieures, est une commodité qu’on ne saurait trop apprécier. Gibberne travaille maintenant au dosage quantitatif de la préparation, avec proportions graduées selon ses effets particuliers sur des types différents de constitution. Il espère découvrir un Retardateur avec lequel il diluera le pouvoir actuel, plutôt excessif, de sa drogue. Le Retardateur aura nécessairement l’effet contraire de l’Accélérateur. Employé seul, il permettra au patient d’étendre quelques secondes sur plusieurs heures du temps ordinaire et de conserver ainsi une inaction apathique, une quasi-immobilité, dans une ambiance très animée et irritante.

Ces deux découvertes provoqueront nécessairement une révolution complète dans la vie civilisée. Ainsi approche notre délivrance de ce Vêtement du Temps, dont parle Carlyle. Cet Accélérateur nous permettra de nous concentrer avec une puissance considérable sur chaque instant, sur chaque occasion qui exige toute notre vigueur et toutes nos facultés, tandis que le Retardateur nous mettra à même de passer dans une tranquillité passive les pires heures de difficultés et d’ennui. Peut-être suis-je un peu optimiste au sujet de ce Retardateur qui n’est pas encore découvert, mais aucun doute n’est possible concernant l’Accélérateur. Son apparition sous une forme commode, contrôlable et assimilable, n’est plus qu’une affaire de quelques mois. On pourra se le procurer chez tous les droguistes et les pharmaciens, en petites fioles vertes, à un prix très élevé mais en aucune façon excessif si l’on considère ses merveilleuses qualités.

Il s’appellera Accélérateur Nerveux de Gibberne, et l’inventeur espère être à même de le fournir de trois forces différentes : à deux cents, à neuf cents et à deux mille degrés, variétés qui se distingueront respectivement par des étiquettes jaunes, roses et blanches.

Nul doute que son emploi ne rende possible un grand nombre d’actes extraordinaires, car sans doute on pourra, en se faufilant pour ainsi dire, à travers les interstices du temps, effectuer avec impunité les exploits les plus remarquables et les plus criminel même.

Comme les préparations puissantes, l’Accélérateur sera susceptible d’abus. Nous avons toutefois discuté très à fond cet aspect de la question et décidé que c’est là purement une matière de jurisprudence médicale, entièrement en dehors de nos attributions. Nous fabriquerons et vendrons l’Accélérateur, et, quant aux conséquences… nous verrons !

L’HISTOIRE DE PLATTNER[5]

L’histoire de Plattner est-elle digne de foi, ou non ? voilà une jolie question pour un esprit critique. D’une part, nous avons sept témoins, ou, pour être tout à fait exact, nous en avons six et demi, plus un fait incontestable ; d’autre part, nous avons le préjugé, le bon sens, les résistances de l’opinion ; mais qu’est-ce que tout cela ? Jamais il n’y eut sept témoins paraissant plus honorables ; jamais il n’y eut un fait plus incontestable que l’inversion de la structure anatomique de Gottfried Plattner ; et jamais non plus il n’y eut d’histoire plus absurde que celle qui va vous être contée.

La partie la plus absurde de l’histoire est la contribution du digne Gottfried, car je le compte au nombre des sept témoins. Que le ciel me garde de donner, par amour de l’impartialité, des encouragements à la superstition et d’en venir ainsi à partager le sort des patrons d’Eusapia ! Sincèrement, il y a quelque chose qui n’est pas clair dans le cas de Gottfried Plattner ; mais de quelle nature est cet élément inexpliqué, j’en conviendrai tout aussi franchement, je n’en sais rien. J’ai été surpris du crédit accordé à cette histoire par les personnalités les plus sérieuses et les plus graves. Mais le plus simple, c’est que j’en fasse l’exposé au lecteur sans plus de commentaires.

Gottfried Plattner, est, en dépit de son nom, un Anglais authentique. Son père était un Alsacien, venu en Angleterre vers 1860, marié à une honorable jeune fille anglaise sans hérédité physiologique, et mort en 1887 après une vie unie et paisible, consacrée, je crois, principalement à la pose des parquets. Gottfried est âgé de vingt-sept ans. Grâce aux trois langues qu’il doit à ses parents de connaître, il est professeur de langues vivantes dans une petite école privée du sud de l’Angleterre. Aux yeux du premier venu, il ressemble étrangement à tout autre professeur de langues vivantes dans toute autre petite école privée. Son costume n’est ni somptueux ni à la mode, mais il n’est pas non plus d’un bon marché ou d’un aspect minable à le faire remarquer ; son teint, sa taille, son allure n’ont rien de particulier. Vous observeriez peut-être que, comme chez la plupart des gens, sa figure n’est pas absolument symétrique ; l’œil droit est un peu plus grand que le gauche, et la joue est une idée plus lourde à droite. Si, observateur superficiel, comme tout le monde, vous mettiez à nu sa poitrine et vous écoutiez battre son cœur, vous trouveriez probablement que ce cœur bat comme le vôtre et le mien. Mais, ici, vous et un observateur attentif, vous ne seriez plus d’accord. Si vous, vous trouviez ce cœur semblable à tous les autres, l’observateur expérimenté le trouverait tout à fait différent. Et, une fois prévenu, vous aussi vous percevriez assez facilement une particularité : le cœur de Gottfried bat du côté droit de la poitrine.

D’ailleurs, ce n’est pas la seule anomalie de la conformation physique de Gottfried, quoique ce soit la seule sensible au vulgaire. Une auscultation attentive des organes internes de Gottfried, pratiquée par un chirurgien bien connu, paraît avoir établi que toutes les autres parties non symétriques de son corps sont également mal placées. Le lobe droit du foie est à gauche, le gauche est à droite ; les poumons sont de même intervertis. Ce qui est encore plus singulier, à moins que Gottfried ne soit un comédien accompli, nous sommes obligés de croire que sa main droite est tout récemment devenue sa main gauche. Depuis les occasions que nous avons eues de l’observer (avec toute l’impartialité possible), il éprouve la plus grande difficulté à écrire, excepté en allant de droite à gauche sur le papier et en se servant de la main gauche. Il ne peut pas lancer quelque chose de la main droite ; il est embarrassé, au moment du repas, entre sa fourchette et son couteau ; ses idées sur la police des routes (il est cycliste) témoignent aussi d’une confusion dangereuse. Et nous n’avons pas la moindre raison de croire que, avant son aventure, Gottfried ait été gaucher.

Il y a pourtant autre chose d’étonnant dans cette histoire insensée. Gottfried montre trois photographies de lui-même. Vous l’avez à l’âge de cinq ou six ans, fronçant le sourcil et vous exhibant de grosses jambes sous une robe écossaise. Sur cette photographie, l’œil gauche est un peu plus grand que le droit, et la joue est une idée plus lourde à gauche. C’est précisément le contraire de ce que l’on constate aujourd’hui.

La photographie de Gottfried à quatorze ans semble contredire ces faits ; mais cela tient à ce que c’est une de ces photographies bijoux, à bon marché, alors en vogue, qui étaient prises directement sur métal et qui, par suite, renversent les objets comme le ferait un miroir. La troisième photographie le représente à vingt et un ans et confirme le témoignage des autres. On croit saisir ici sur le fait la confirmation la plus probante de cette supposition que, pour Gottfried, la gauche et la droite sont interverties. Pourtant, comment un être humain peut-il devenir un pareil monstre ? À moins d’un miracle inouï, il est extrêmement difficile de s’en faire une idée.

Sans doute les faits pourraient s’expliquer, à la rigueur, si l’on supposait que Plattner a entrepris une laborieuse mystification, en profitant de la position anormale de son cœur. Des photographies peuvent être truquées ; on peut faire semblant d’être gaucher ; mais le caractère de notre homme ne se prête pas à cette interprétation. Il est paisible, pratique, modeste et paraîtrait parfaitement sain aux yeux de Max Nordau. Gottfried aime la bière, il fume modérément, il se promène tous les jours et il a, comme il convient, une haute opinion de la valeur de son enseignement. Il possède, sans l’avoir jamais exercée, une jolie voix de ténor, il prend plaisir à chanter des chansonnettes populaires. Il aime, mais sans excès, à lire – surtout les œuvres d’imagination pénétrées d’un optimisme vaguement pieux –, il dort bien, il rêve rarement. Il est, en fait, la dernière personne à qui l’on puisse prêter une aventure fantastique. Bien loin, en vérité, d’imposer cette histoire au monde, il a eu, sur la question, des réticences singulières. Il reçoit les curieux avec une certaine timidité engageante (c’est bien le mot) qui désarme les plus défiants. Il semble ingénument honteux que quelque chose d’aussi extraordinaire ait pu lui advenir.

Il est à regretter que l’aversion de Plattner pour l’idée d’une autopsie après décès ajourne, à jamais peut-être, la preuve positive de l’interversion dans tous ses organes de la droite et de la gauche. Seule l’autopsie établirait la vérité de notre histoire. Il n’y a pas moyen de prendre un homme, de l’agiter dans l’espace – au sens ordinaire de ce mot –, et de modifier ainsi la position normale de ses organes. Quoi que vous fassiez, sa droite est toujours sa droite, sa gauche est toujours sa gauche. Il en serait autrement avec un objet mince et plat : si vous découpiez une figure dans du papier, une figure ayant un côté droit et un côté gauche, vous pourriez changer ce côté en soulevant simplement la figure et en la retournant. Mais, avec un solide, c’est différent. Les théoriciens vous enseignent que la seule manière de changer la droite et la gauche d’un corps solide, c’est de soustraire ce corps à l’espace tel que nous le connaissons, c’est-à-dire de le faire sortir de l’existence ordinaire et de le situer quelque part en dehors de l’espace. Ce raisonnement est un peu abstrait, sans doute ; mais quelqu’un qui aura la moindre connaissance des mathématiques pourra en certifier l’exactitude au lecteur. Pour exprimer la chose en langage technique, la curieuse interversion de la droite et de la gauche chez Plattner est la preuve qu’il a voyagé en dehors de notre atmosphère, dans ce qu’on appelle la Quatrième Dimension, et qu’il est ensuite revenu dans notre monde. À moins que nous ne préférions nous considérer comme les victimes d’une supercherie laborieuse et sans motif, nous sommes presque obligés d’admettre qu’il en a été ainsi.

Voilà pour les faits tangibles. Nous arrivons maintenant au récit des phénomènes qui accompagnèrent sa disparition provisoire de notre monde. On sait que, dans l’École privée de Sussexville, Plattner n’avait pas seulement la charge des langues vivantes ; il enseignait aussi la chimie, la géographie commerciale, la tenue des livres, la sténographie, et encore toute autre science que pouvait souhaiter la fantaisie changeante des familles. Il savait peu ou point de ces sciences variées ; mais dans les établissements libres, le savoir chez le professeur est, en toute franchise, beaucoup moins nécessaire qu’une moralité irréprochable et que des manières de bon ton. En chimie, Plattner était particulièrement d’une extrême faiblesse ; il ne savait rien, disait-il, en dehors des trois gaz (peu vous importe ce que sont ces trois gaz). Cependant, comme ses élèves débutaient ne sachant rien et tenaient de lui toute leur instruction, son ignorance n’eut pendant assez longtemps pour lui, ou pour les autres, que peu d’inconvénients. Or, il advint qu’un petit garçon du nom de Whibble entra à l’école ; il avait été dressé, semblait-il, par quelque parent malavisé à des habitudes de curiosité. Cet élève suivait le cours de Plattner avec un intérêt manifeste et soutenu, et, afin de montrer son zèle, à diverses reprises il apporta des substances, pour les faire analyser par le maître. Plattner, flatté par ce témoignage évident de l’intérêt qu’il savait éveiller, confiant d’ailleurs dans l’ignorance du bonhomme, analysa ces corps et même débita sur leur composition des généralités. Oui, il était si bien stimulé par son élève qu’il s’était procuré un ouvrage sur la chimie analytique et qu’il l’étudiait pendant la surveillance de l’étude du soir. Il fut surpris de découvrir dans la chimie une science très intéressante.

Jusqu’à présent l’histoire est banale ; mais voici qu’apparaît la poudre verte. L’origine de cette poudre verte semble malheureusement perdue. Whibble raconte une histoire embrouillée ; il l’a trouvée, dit-il, telle quelle dans un paquet, dans un four à chaux, non loin des Dunes. Il eût été bien heureux pour Plattner, et peut-être aussi pour la famille du jeune Whibble, qu’une allumette fut approchée de cette poudre dès qu’on la découvrit. L’élève ne l’apporta sûrement pas à l’école dans un paquet, mais dans un flacon commun de pharmacie, de huit onces, bouché avec du papier mâché. Il le remit à Plattner, à l’issue du cours de l’après-midi. Quatre élèves avaient été retenus, après les prières qui clôturent la classe, pour compléter des devoirs négligés ; Plattner avait à les surveiller dans la petite classe de chimie. Le matériel pour l’enseignement pratique, dans l’école privée de Sussexville, comme dans la plupart des petites écoles du pays, a pour caractère principal une simplicité sévère. Il est serré dans une petite armoire reléguée dans un coin et occupant à peu près autant de place qu’une malle ordinaire de voyage. Plattner, ennuyé de sa surveillance fastidieuse, sembla avoir accueilli comme une agréable diversion Whibble et sa poudre verte ; ouvrant l’armoire, il procéda sur-le-champ à ses expériences d’analyse. Whibble, heureusement pour lui, s’assit à bonne distance pour regarder. Les quatre mauvais élèves, simulant une application sérieuse à leur travail, observaient le maître à la dérobée avec le plus vif intérêt ; car, même dans le domaine des trois gaz, Plattner était en chimie, je crois bien, un praticien téméraire.

Les cinq témoins sont unanimes dans leur compte rendu des procédés de Plattner. Il mit un peu de la poudre verte dans une éprouvette, et essaya la substance successivement avec de l’eau, avec de l’acide chlorhydrique, de l’acide nitrique, de l’acide sulfurique. N’obtenant pas de résultat, il versa une petite quantité – environ la moitié de la bouteille – sur une ardoise et il approcha une allumette. Il tenait le flacon de la main gauche. La substance commença par fumer, par répandre une odeur, puis fit explosion avec une violence assourdissante, et avec un éclair à vous aveugler.

Les cinq enfants, qui étaient préparés à une catastrophe, en voyant la flamme, plongèrent derrière leurs pupitres ; aucun ne fut sérieusement atteint. Mais la fenêtre fut jetée dehors dans la cour de récréation, et le tableau noir sur son chevalet fut renversé. L’ardoise était réduite en poussière. Du plâtre se détacha du plafond. Ce fut tout le dégât que subirent la maison et le matériel ; et les enfants, tout d’abord, ne voyant plus Plattner, s’imaginèrent qu’il avait été assommé et qu’il gisait hors de leur vue, de l’autre côté des pupitres. Ils s’élancèrent de leurs bancs pour aller à son secours et furent tout surpris de trouver place nette. Encore étourdis par la violence soudaine de la détonation, ils se précipitèrent vers la porte ouverte, avec l’idée que, blessé, il s’était précipité dehors. Mais Carson, qui se trouvait en tête, se heurta presque, dans l’ouverture de la porte, avec le directeur, M. Lidgett.

M. Lidgett est un homme corpulent, irritable, qui n’a qu’un œil.

Les enfants le représentent trébuchant dans la salle et criant quelques-unes de ces aménités que les maîtres d’école grincheux ont coutume d’employer à l’occasion pour rétablir l’ordre.

– Fichu maladroit !… où est M. Plattner ? dit-il.

Les enfants sont d’accord sur les expressions. (« Emplâtre », « morveux », « empoté ! » Voilà les termes courants dont se servait M. Lidgett.)

Où est M. Plattner ? c’est une question que l’on répéta bien des fois pendant les quelques jours qui suivirent. Il semblait vraiment que cette hyperbole insensée « réduit en poussière » se fût, pour une fois, réalisée. Il n’y avait pas la moindre trace de Plattner ; pas une goutte de sang, pas un lambeau de vêtement. Évidemment il avait été anéanti par l’explosion et il n’avait pas laissé derrière lui le moindre débris ; pas de quoi couvrir une pièce de dix sous, pour employer la locution proverbiale. Sa disparition complète, à la suite de l’explosion, est un fait certain.

Il n’est pas nécessaire de s’étendre ici sur l’émotion causée dans l’école privée de Sussexville, et dans Sussexville, et ailleurs, par l’événement. Il se peut certes que quelques-uns de nos lecteurs se rappellent avoir recueilli, pendant les vacances du dernier été, quelque version indirecte et vague de cette agitation. Il semble que Lidgett ait fait tout ce qui dépendait de lui pour étouffer l’histoire, pour en réduire les proportions. Il institua une peine de 25 lignes à copier pour toute mention qui serait faite, entre élèves, du nom de Plattner ; et il déclara en pleine classe qu’il savait parfaitement où se trouvait son adjoint. Il avait peur – explique-t-il – que la possibilité d’une explosion, en dépit des méticuleuses précautions qu’il prenait pour simplifier l’enseignement pratique de la chimie, ne fît du tort à la réputation de sa maison, comme aurait pu lui en faire la disparition de Plattner au milieu de circonstances surnaturelles.

Vraiment il tenta les plus grands efforts pour rendre cet accident aussi banal que possible. Notamment il interrogea les cinq témoins oculaires de l’accident d’une manière si pressante qu’ils en vinrent à douter du témoignage sincère de leurs sens. Mais, en dépit de ces efforts, l’histoire, exagérée, dénaturée, fit pendant neuf jours sensation dans le pays et plusieurs familles reprirent leurs enfants sous divers prétextes. Ce qui n’est pas le moins amusant de l’affaire, c’est qu’un grand nombre de personnes dans le voisinage rêvèrent de Gottfried Plattner pendant la période d’inquiétude qui précéda son retour, et que ces rêves avaient une curieuse uniformité. Dans presque tous, Plattner apparaissait, soit seul, soit accompagné, errant au milieu de vapeurs irisées. Toujours sa figure était pâle et défaite ; et quelquefois il faisait des gestes dans la direction du dormeur. Deux ou trois enfants, sous l’influence évidente d’un cauchemar, crurent voir Plattner s’approcher d’eux avec une légèreté invraisemblable et les regarder de tout près dans les yeux. D’autres fuyaient avec Plattner devant des créatures vagues et extraordinaires en forme de boules. Mais toutes ces imaginations furent oubliées, et l’on passait aux enquêtes et aux raisonnements, lorsque, le mercredi de la semaine qui suivit le lundi de l’explosion, Plattner reparut.

Les circonstances de son retour ne furent pas moins singulières que celles de son départ. Dans la mesure où nous pouvons nous faire une idée du masque irrité de M. Lidgett d’après les souvenirs hésitants de Plattner, voilà ce qui se passa. Le mercredi soir, vers l’heure du coucher du soleil, le maître de pension, ayant terminé sa tâche du jour, se promenait dans son jardin, cueillait et mangeait des fraises, dont il était extrêmement friand. C’est un grand jardin à l’ancienne mode, heureusement préservé contre l’indiscrétion des voisins par un haut mur de brique rouge couvert de lierre. Juste au moment où il était penché sur un plant particulièrement vigoureux, il y eut dans l’air une lueur soudaine, une détonation sourde, et, avant qu’il ait eu le temps de regarder autour de lui, un corps pesant le frappa violemment par-derrière. Il fut projeté en avant, de façon à écraser les fraises qu’il tenait à la main, et cela si brutalement que son chapeau de soie (M. Lidgett est resté fidèle aux idées anciennes sur la question du costume des régents) s’enfonça sur son front et sur son œil unique. Le lourd projectile qui avait rasé son corps, sur le côté, pour choir au milieu des plants de fraisiers, se trouva être notre Gottfried Plattner, depuis longtemps perdu et maintenant dans un état lamentable. Il n’avait plus ni col ni chapeau ; son linge était sale, il avait du sang sur les mains. M. Lidgett fut si indigné et si stupéfait qu’il resta à quatre pattes, avec son chapeau enfoncé sur l’œil, tandis qu’il interpellait vivement Plattner sur sa conduite aussi irrespectueuse qu’incompréhensible.

Cette scène peu idyllique complète ce que je peux appeler les faits extérieurs de l’histoire de Plattner – la version ésotérique. Il est bien inutile d’entrer ici dans le détail du renvoi signifié par M. Lidgett. Ces détails, avec les noms, les dates, les références, on les trouvera dans le rapport considérable qui fut produit à cette occasion devant la Société pour l’étude des phénomènes surnaturels. La singulière interversion chez Plattner du côté droit et du côté gauche fut à peine remarquée pendant les premiers jours ; on ne l’observa d’abord qu’en le voyant écrire au tableau noir de droite à gauche. Bien loin de s’en vanter, il cachait plutôt cette particularité bizarre parce qu’il pensait qu’elle lui ferait du tort pour trouver une autre situation. Le déplacement du cœur ne fut découvert que quelques mois plus tard, lorsqu’il se fit insensibiliser pour l’extraction d’une dent. On eut licence alors, bien contre son gré, de faire de lui une étude médicale rapide en vue d’un article sommaire dans le journal d’Anatomie.

Ceci épuise le compte rendu des faits matériels ; nous pouvons maintenant passer au récit de Plattner lui-même. Mais d’abord établissons une distinction bien nette entre tout ce qui précède et ce qui va suivre. Tout ce que j’ai raconté jusqu’à présent est établi avec une certitude absolue, capable de satisfaire même un juge d’instruction. Tous les témoins sont encore vivants ; le lecteur, s’il en a le loisir, peut retrouver demain les élèves de l’école, et même affronter le courroux superstitieux du redoutable M. Lidgett et se payer le plaisir de multiples interrogatoires. Gottfried Plattner lui même, et son cœur capricieux, et ses trois photographies, on peut les voir. On peut tenir pour prouvé que, à la suite d’une explosion, il disparut pendant neuf jours ; qu’il revint d’une manière presque aussi brusque, dans des circonstances – quelles qu’elles soient ennuyeuses pour M. Lidgett ; et qu’il revint avec les organes intervertis, à la façon dont nous voyons renversée l’image donnée par un miroir. Du dernier fait, comme je l’ai déjà établi, il suit presque inévitablement que Plattner, pendant ces neuf jours, doit avoir vécu d’une existence extérieure aux limites de l’espace. Les preuves de ces affirmations sont en somme beaucoup plus probantes que celles qui font pendre la plupart des criminels. Mais quant à sa propre description de l’endroit où il est allé, dont il parle en termes confus, avec des détails qui se contredisent, ou peu s’en faut, nous n’avons que la parole de M. Gottfried Plattner. Je ne désire pas la discréditer ; mais, contrairement à ce que font tant de gens qui écrivent sur d’obscurs phénomènes psychiques, je dois noter que nous passons ici de ce qui est notoirement incontestable à un ordre de considérations que tout homme doué de raison a le droit d’admettre ou de rejeter, comme il lui semble bon. Ce qui précède les rend plausibles ; mais, d’autre part, elles sont tellement en désaccord avec le sens commun qu’elles touchent à l’inconcevable. Je voudrais, sans prétendre exercer la moindre influence sur l’esprit du lecteur, raconter simplement l’histoire telle que Plattner me l’a contée.

Il me fit son récit, je pourrais l’établir, chez moi à Chislehurst, et, dès qu’il m’eut quitté, le soir même, j’allai dans mon cabinet coucher sur le papier tout ce qu’il m’avait dit comme je me le rappelais. Ultérieurement, il eut l’obligeance de relire mon texte recopié à la machine : l’exactitude matérielle n’en est donc pas niable.

Plattner raconte que, au moment de l’explosion, il pensa parfaitement être tué. Il se sentit soulevé de terre et entraîné de force en arrière. C’est une observation curieuse pour les psychologues : il avait encore conscience des choses dans cette reculade involontaire et il s’inquiétait de savoir s’il heurterait soit l’armoire aux appareils de chimie, soit le chevalet du tableau noir. Ses talons frappèrent le sol, il chancela, puis il tomba lourdement, assis sur quelque chose de moelleux et de solide à la fois. La commotion le laissa étourdi pendant un instant. Bientôt il perçut une forte odeur de cheveux roussis et il crut entendre la voix de Lidgett l’appeler. Vous comprenez que son esprit ait pu être profondément troublé.

D’abord il eut distinctement l’impression qu’il était toujours dans la classe. Il vit très nettement la surprise des élèves et l’entrée de M. Lidgett : il est très affirmatif sur ce point. Sans doute il n’entendit pas leurs exclamations ; mais cela, il l’attribua à l’effet assourdissant de l’expérience. Tout, autour de lui, lui paraissait sombre et incolore ; mais son esprit se contentait de cette explication – qui tombait sous le sens, quoique fausse – que l’explosion avait dû produire un énorme volume d’épaisse fumée. À travers l’obscurité, les formes de Lidgett et des enfants s’agitaient, pâles et silencieuses, comme des ombres. La figure lui cuisait encore de la chaleur de l’éclair. Il était, dit-il, « tout hébété ». Sa première pensée claire semblait avoir été la constatation qu’il était en vie. Il se disait qu’il était peut-être aveugle et sourd ; inquiet, il se tâtait bras et jambes. Puis ses sensations devinrent plus claires, et il fut étonné de ne plus avoir autour de lui les vieilles tables familières et tout le matériel de la classe. Au lieu de tout cela, des formes obscures, incertaines, grises. Puis arriva une chose qui lui fit pousser un cri aigu et réveilla ses facultés étourdies : deux des enfants, en faisant de grands gestes, lui passèrent à travers le corps ! Ni l’un ni l’autre n’eut l’air de s’apercevoir de l’obstacle qu’il traversait. Il est difficile d’imaginer l’impression qu’il en éprouva. Ils le heurtèrent, dit-il, aussi doucement qu’un nuage de vapeur.

Plattner eut ensuite l’idée qu’il était mort. Cependant, élevé comme il l’avait été dans des idées tout à fait saines à cet égard, il était un peu surpris de trouver son corps toujours intact. Sa seconde conclusion fut qu’il n’était point mort, mais que les autres l’étaient : l’explosion sans doute avait détruit l’école privée de Sussexville et tout le monde dans l’école, lui excepté. Mais cela non plus ne le satisfit pas. Il se reprit à observer et vit des choses qui l’étonnèrent.

Tout, autour de lui, était extraordinairement sombre : d’abord il semblait que tout fût d’un noir d’ébène. Au-dessus de sa tête, le firmament lui-même était noir. La seule note lumineuse du tableau, c’était, d’un côté, à l’horizon, une faible lueur verdâtre, qui faisait ressortir une ligne de collines sombres et ondulées. Telle fut, je le répète, sa première impression. Puis, son œil s’accoutumant à l’obscurité, il commença à distinguer dans la nuit ambiante une sorte de demi-teinte verdâtre. Sur ce fond les meubles et les personnes de la classe semblaient se détacher comme des spectres phosphorescents, pâles et impalpables. Ayant étendu le bras, il passa la main sans difficulté à travers le mur de la classe, auprès de la cheminée.

Il raconte qu’il fit un effort violent pour attirer l’attention. À grands cris il appela Lidgett ; il essaya de saisir les enfants qui allaient et venaient. Il n’interrompit ses tentatives qu’au moment où Mme Lidgett (que, en qualité d’adjoint, il n’aimait pas, naturellement) entra dans la pièce. Il dit que cette sensation d’être dans le monde sans cependant en faire partie était prodigieusement désagréable. Il comparait ses impressions, non sans justesse, à celles d’un chat qui guetterait une souris à travers un carreau. Toutes les fois qu’il faisait un mouvement pour communiquer avec le monde familier qui l’entourait, il rencontrait pour l’arrêter une barrière invisible et inexplicable.

Alors il tourna son attention vers les objets qui l’environnaient. Il s’aperçut qu’il avait encore dans la main la fiole toujours intacte, et contenant le reste de la poudre grise ; il la mit dans sa poche et commença à tâtonner. Selon toute apparence il était assis sur un rocher recouvert de mousse veloutée. Le pays d’alentour, il ne pouvait pas le voir, la silhouette embrumée de l’école l’en empêchant ; mais il avait le sentiment (dû peut-être à un vent froid) qu’il était près de la crête d’une montagne et qu’une vallée profonde s’enfonçait à ses pieds. La lueur verte qui bordait le ciel semblait croître en étendue et en intensité. Il se leva en se frottant les yeux.

Il semblerait qu’il fit quelques pas, descendant la côte rapide ; puis il trébucha, manqua de tomber, et s’assit de nouveau sur des rochers pointus pour guetter l’aurore. Il s’aperçut que le monde autour de lui était absolument silencieux ; il était aussi calme qu’obscur, et, quoique un vent froid soufflât sur la colline, le bruissement de l’herbe, le frémissement des branches qui auraient dû s’ensuivre étaient tout à fait imperceptibles. Plattner pouvait donc entendre, s’il ne le voyait point, que le versant de la colline était rocheux et désolé. Le vert s’éclaircissait de minute en minute, et, en même temps, une lueur pâle mêlée de rouge sang s’y mêlait, mais sans atténuer l’obscurité du zénith et la désolation des rochers dans le voisinage. En tenant compte de ce qui suit, je suis porté à penser que cette rougeur peut bien avoir été un effet d’optique dû au contraste. Quelque chose de noir voltigea un instant sur le fond livide, d’un jaune verdâtre, du ciel bas, et alors la voix grêle et pénétrante d’une cloche s’éleva de l’abîme noir qui était devant lui.

L’oppression causée par l’attente s’accrut à mesure que la lumière transparaissait davantage.

Pendant une heure sans doute, ou même plus, il demeura là, assis, tandis que l’étrange lumière verte devenait à toute minute plus vive et se répandait, en traînée flamboyante, jusqu’au haut du ciel. Dans cette aube, la vision spectrale de notre monde devenait pour Plattner de plus en plus pâle. C’était probablement exact en réalité, car ce devait être pour nous à peu près l’heure du coucher du soleil. À en juger d’après la connaissance qu’il conservait de notre monde, Plattner, en quelques pas sur la pente de la colline, avait passé à travers le plancher de la classe et se trouvait maintenant, semblait-il, assis en l’air, à l’étage inférieur dans la salle la plus grande de l’école. Il voyait les pensionnaires distinctement encore, mais moins distinctement qu’il n’avait vu Lidgett : ils étaient occupés à faire leurs devoirs du soir, et il prit plaisir à observer que plusieurs d’entre eux préparaient en fraude leurs problèmes de géométrie avec l’aide d’un corrigé, d’un recueil dont il n’avait jamais jusqu’alors soupçonné l’existence. Peu après, ils s’évanouirent d’une façon régulière, à mesure que croissait la lumière verte de l’aurore.

Regardant au-dessous de lui dans la vallée, Plattner vit que la lumière s’était répandue sur le versant rocheux jusqu’en bas et que la profonde obscurité de l’abîme était maintenant piquée d’une petite lueur verte, semblable à la lueur d’un ver luisant. Presque immédiatement, le limbe d’un énorme corps céleste, d’un vert éblouissant, s’éleva au-dessus des ondulations basaltiques des collines éloignées, et, autour de Plattner, les masses monstrueuses des collines se détachèrent, fantastiques et nues, éclairées en vert, sur l’ombre noire. Plattner s’aperçut qu’un nombre considérable d’objets, en forme de balles, voltigeaient comme des duvets de chardon au-dessus de la hauteur. Tous étaient très éloignés de lui. La cloche, dans le fond de la vallée, tintait de plus en plus vite, avec une sorte d’insistance impatiente, et plusieurs lumières s’agitaient çà et là. Les enfants, à l’ouvrage devant leurs pupitres, étaient devenus maintenant presque imperceptibles.

Cet effacement de notre monde, quand se leva le soleil vert de cet autre univers, est une curiosité sur laquelle insiste Plattner. Pendant la nuit de l’autre monde, il est malaisé de se mouvoir, en raison de l’éclat avec lequel les choses de ce monde-ci sont visibles. C’est un problème d’expliquer pourquoi ; si tel est le cas, nous, dans notre monde, nous ne recevons aucun reflet de l’autre. Cela est dû peut-être à l’illumination relativement éclatante de notre monde à nous.

Plattner dit que le milieu du jour de l’autre monde, dans tout son éclat, n’est pas plus éclairé que ne l’est notre monde à nous la nuit, en temps de pleine lune. Par suite, la somme de lumière, même dans une pièce sombre ordinaire, suffit pour rendre invisibles les choses de l’autre monde, d’après ce même principe qui fait que la pâle phosphorescence n’est visible que dans la plus profonde obscurité. J’ai essayé, depuis que Plattner m’a conté son histoire, d’apercevoir quelque chose de l’autre monde en m’asseyant pendant longtemps, le soir, dans la chambre noire d’un photographe. J’ai certainement vu indistinctement la silhouette de rochers et de pentes verdâtres, mais seulement, je dois le reconnaître, de façon très vague. Il peut se faire que le lecteur soit plus heureux que moi. Plattner me dit que, depuis son retour, il a, en rêve, vu et reconnu certains endroits dans l’autre monde, mais c’est probablement une suggestion due au souvenir qu’il a conservé de ces endroits. Il paraît tout à fait possible que des personnes ayant la vue exceptionnellement perçante puissent à l’occasion, autour de nous, voir un reflet de cet autre monde étrange.

Mais tout cela n’est qu’une digression. Comme le soleil vert s’élevait, une longue avenue bordée de bâtiments noirs devint perceptible, quoique obscurément et indistinctement, dans la gorge ; et, après quelques hésitations, Plattner commença de dégringoler la pente rapide qui y conduisait. La descente était longue et extrêmement pénible, non seulement par son escarpement extraordinaire, mais aussi par l’état branlant des cailloux dont toute la surface de la colline était semée. Le bruit de sa descente – de temps en temps ses talons faisaient jaillir du roc des étincelles – semblait être maintenant le seul bruit de l’univers ; car le tintement de la cloche avait cessé. En approchant, il s’aperçut que les divers édifices avaient une ressemblance singulière avec des tombeaux, des mausolées, si ce n’est qu’ils étaient tous uniformément noirs au lieu d’être blancs comme la plupart des sépulcres. Puis il vit, sortant en foule de l’édifice le plus vaste, comme on voit les fidèles sortir de l’église, un grand nombre de formes pâles, rondes, verdâtres. Celles-ci se dispersaient dans plusieurs directions le long de la large rue, les unes gagnant les rues adjacentes pour reparaître sur la pente escarpée de la colline, d’autres entrant dans quelques-unes des petites constructions noires qui bordaient le chemin.

À la vue de ces fantômes qui s’élevaient vers lui, Plattner s’arrêta, ébahi. Ils ne marchaient point, ils étaient sans membres, ils avaient l’apparence de têtes humaines, au-dessous desquelles flottait un corps de têtard. Il était trop surpris, en vérité, trop plein de cette fantastique vision, pour s’alarmer sérieusement. Ils se dirigeaient de son côté, poussés par le vent glacé qui soufflait d’en bas, tout à fait comme voltigent des bulles de savon. Et comme il regardait le plus voisin de ces fantômes qui approchaient, il vit que c’était véritablement une tête humaine, quoique avec des yeux plus grands et empreints d’une expression de détresse et d’angoisse telle qu’il n’en avait jamais vu sur la figure d’un mortel. Il fut étonné de voir qu’elle ne se retournait point pour le regarder, mais semblait observer et suivre quelque objet invisible qui marchait en avant. Pendant un instant, il fut stupéfait ; puis il comprit que cette créature observait de ses yeux énormes quelque chose qui se passait dans le monde que lui-même venait de quitter. La créature approchait de plus en plus, et Plattner était trop étonné pour pousser un cri. Elle produisit un léger bruit de frôlement quand elle passa auprès de lui. Elle lui frappa le visage d’une petite tape – le contact était très froid – et elle poursuivit sa route, montant toujours plus haut vers le sommet de la colline.

Une idée bizarre traversa le cerveau de Plattner, à savoir que cette tête avait une ressemblance étonnante avec celle de Lidgett. Alors il porta toute son attention sur les autres têtes qui maintenant repassaient en foule pour escalader le versant de la colline. Aucune ne témoignait par le moindre signe qu’elle le reconnût. Deux ou trois passèrent tout à fait à côté de lui et firent comme la première ; lui, se détourna nerveusement de leur route. Sur la plupart il remarqua, comme sur celle qui était en avant, une expression de regret impuissant, et de toutes, il entendit le même gémissement de misère. Deux ou trois versaient des pleurs ; l’une, qui glissait, rapide, en montant, avait une expression de rage diabolique. Les autres étaient impassibles ; plusieurs avaient dans les yeux un air de satisfaction ; une enfin paraissait presque dans l’extase. Plattner ne se rappelle pas avoir remarqué d’autres ressemblances sur les têtes qu’il vit alors.

Pendant plusieurs heures peut-être, il observa ces fantômes étranges se dispersant par-dessus les collines ; ce n’est que longtemps après qu’elles eurent cessé de sortir des noirs édifices groupés dans la gorge qu’il reprit sa marche difficile vers la vallée. L’obscurité autour de lui devenait si épaisse qu’il avait de la peine à assurer ses pas. Au-dessus de sa tête, le ciel était maintenant d’un vert pâle resplendissant. Il n’éprouvait ni faim ni soif. Plus tard, quand il fut altéré, il découvrit un ruisseau très frais qui descendait dans la gorge ; et la mousse rare des rochers, quand il en goûta faute de mieux, se trouva bonne à manger.

Il avança, à tâtons, au milieu des tombeaux rangés au fond de la gorge, cherchant vaguement quelque explication pour toutes ces choses inexplicables. Après un assez long temps, il arriva à l’entrée du vaste monument en forme de mausolée d’où les têtes étaient sorties. Il y trouva un groupe de lumières vertes brûlant sur une sorte d’autel en basalte ; au centre de l’édifice, pendait, au-dessus de sa tête à lui, la corde d’une cloche du beffroi. Autour de la muraille courait une inscription en lettres de feu d’aspect inconnu.

Tandis qu’il était encore à se demander le sens de tout cela, il entendit le bruit assourdi de pas pesants résonnant au loin dans la rue. Il sortit en courant dans les ténèbres, mais il ne put rien distinguer. Il eut l’idée de tirer la corde de la cloche ; finalement il prit le parti de suivre les pas qu’il avait entendus. Mais, quoique courant vite, il ne put les rejoindre et sa course ne lui fut d’aucun profit. La gorge semblait être d’une longueur interminable. D’un bout à l’autre, elle était aussi sombre que l’est la terre éclairée seulement par les étoiles, tandis que le jour d’un vert effrayant s’étendait sur la crête des escarpements. Il n’y avait plus maintenant, au-dessus de Plattner, aucune des têtes. Toutes étaient, semblait-il, occupées à gravir les pentes. Levant les yeux, il les vit grimper çà et là, les unes se balançant sur place, les autres voltigeant légères dans l’espace. Cela lui rappelait, dit-il, de gros flocons de neige, si ce n’est que ceux-ci étaient ou noirs ou d’un vert pâle.

À poursuivre les pas qu’il n’arrivait point à rejoindre et qui ne changeaient pas de direction, à tâtonner dans les nouvelles régions de ce défilé d’enfer, à monter ou à descendre les hauteurs impitoyables, à parcourir les sommets, à observer les fantômes en marche, Plattner assure qu’il passa la majeure partie de sept ou huit journées : il dit n’avoir pas compté. Quoique, une fois ou deux, il ait surpris des yeux qui le regardaient, il ne parla à âme qui vive. Il dormit au milieu des rochers, sur le penchant de la colline. Dans la gorge, les choses de la terre étaient invisibles parce que, du point de vue de la terre, il était loin des choses du monde, tandis que sur les hauteurs, dès que commençait le jour terrestre, le monde lui devenait visible. Il se trouva quelquefois trébuchant sur les rochers vert sombre, ou s’arrêtant au bord d’un précipice, tandis que tout autour de lui se balançaient les branches vertes des chemins de Sussexville ; ou bien il lui semblait se promener encore à travers les rues de la cité, observant – invisible lui-même – les détails d’intérieur de quelque ménage. Et c’est alors qu’il découvrit que à presque chaque être humain vivant dans notre monde appartenait quelqu’une des têtes de la montagne ; que chacun ici-bas est surveillé par moments par ces créatures privées de corps et sans pouvoir.

Ce que sont ces gardiens des vivants ? Plattner ne le sut jamais. Mais deux d’entre eux qui, l’ayant rencontré, le suivaient, lui rendaient le souvenir enfantin qu’il avait gardé de son père et de sa mère. De temps en temps, d’autres figures tournaient les yeux vers lui : des yeux ressemblant à ceux des morts qui, de leur vivant, l’avaient dirigé, ou qui lui avaient nui, ou qui l’avaient aidé pendant son enfance ou pendant son âge mûr. Chaque fois qu’elles le regardaient, Plattner se sentait envahi par un sentiment étrange de responsabilité. Il se hasarda à parler à sa mère ; elle ne répondit point. Elle le regarda dans les yeux avec mélancolie, avec fermeté, avec tendresse – avec une nuance de reproche aussi, à ce qu’il lui parut.

Il raconte simplement cette histoire ; il n’entreprend pas de l’expliquer. Nous sommes libres d’imaginer ce que peuvent bien être ces « gardiens des vivants », de nous demander s’ils sont vraiment les morts, pourquoi ils surveilleraient si étroitement et si passionnément un monde qu’ils ont quitté à tout jamais. Il se peut – selon moi, cela paraît exact – que, au terme de notre existence, lorsque nous n’avons plus à choisir entre le bien et le mal, nous ayons encore à être témoins des résultats, des conséquences de nos actes. Si les âmes humaines survivent après la mort, l’intérêt qu’elles portaient aux choses humaines se prolonge aussi. Mais ce n’est là qu’une conjecture à moi, sur la signification des choses vues. Plattner ne propose aucune interprétation, car aucune ne lui fut fournie. Il convient que le lecteur s’en rende bien compte. Jours après jours, la tête lui tournant, il erra à travers ce monde bizarrement éclairé en dehors de notre monde ; il était fatigué et, vers la fin, affaibli et affamé. Chaque jour – c’est-à-dire chaque jour terrestre –, la vision fantastique du vieux décor familier de Sussexville l’attristait et l’exaspérait. Il ne savait où mettre le pied : toujours avec un frôlement glacé l’une de ces âmes gardiennes surgissait devant lui. Puis, à la tombée de la nuit, la multitude de ces gardiens autour de lui, leur détresse profonde, troublaient son esprit plus qu’on ne peut dire.

Il était consumé d’un grand désir de revenir à la vie terrestre dont il était si près, et cependant si loin. Le caractère surnaturel des objets qui l’entouraient le jetait dans une détresse morale vraiment douloureuse. En particulier les deux fantômes qui s’étaient attachés à ses pas le gênaient étrangement. Il aurait voulu leur crier : « Cessez de me regarder ainsi », les réprimander, les fuir : il restait toujours muet, les yeux fixes. Il avait beau courir de toutes ses forces sur le terrain inégal : les fantômes le suivaient partout.

Le neuvième jour vers le soir, Plattner entendit là-bas des pas invisibles venir à lui, du fond de la gorge. Il errait à ce moment au sommet de la colline même sur laquelle il était tombé à son entrée dans ce mystérieux autre monde. Il fit demi-tour pour se précipiter au fond de la vallée, à tâtons, à pas pressés ; il fut arrêté par la vue de quelque chose qui se passait dans une chambre, au fond d’une ruelle voisine de l’école. Il connaissait de vue les deux personnes qui occupaient cette chambre. Les fenêtres étaient ouvertes, les stores levés, et le soleil y entrait à flots, de sorte qu’elle se détacha en pleine lumière dès l’abord, pièce oblongue, placée comme un verre de lanterne magique devant le paysage noir et l’aurore pâle et verte. Sur le lit gisait un homme émacié dont la figure, d’une blancheur cadavérique, reposait terrible sur les oreillers écroulés. Ses mains jointes étaient levées au-dessus de sa tête. Près du lit, une petite table portait quelques fioles à médicaments, une rôtie et de l’eau, à côté d’un verre vide. De temps à autre, les lèvres du malade s’ouvraient pour prononcer un mot qu’il n’articulait pas ; mais la femme ne voyait pas qu’il demandait quelque chose. Elle était occupée, dans l’angle opposé de la pièce, à tirer des papiers d’un vieux bureau. Tout d’abord ce tableau avait été fort bien éclairé ; mais, à mesure que l’aurore verte de l’arrière-plan prenait un éclat plus vif, il devenait plus vague et de plus en plus transparent. Les pas retentissants approchaient, ces pas qui font tant de bruit dans l’autre monde et en font si peu dans celui-ci ; Plattner aperçut autour de lui une grande multitude de figures confuses sortant à la fois des ténèbres pour épier les deux acteurs de la scène d’intérieur. Jamais jusqu’à présent Plattner n’avait vu un si grand nombre de ces gardiens des vivants. Beaucoup n’avaient d’yeux que pour le malade ; d’autres, aussi nombreux, pleins d’une angoisse infinie, épiaient la femme, tandis qu’elle, de ses yeux avides, cherchait quelque chose qu’elle ne trouvait point. Les fantômes se pressaient autour de Plattner ; ils se mettaient devant lui, lui frôlaient le visage ; il entendait bourdonner à ses oreilles leurs impuissants regrets. Il ne voyait que par intervalles ce qui se passait. À d’autres moments, le tableau tremblotait vaguement, obscurci par la nuée mouvante des fantômes. Dans la chambre, tout devait être parfaitement tranquille. Plattner dit même que la flamme de la bougie envoyait vers le plafond un filet vertical de fumée ; mais à ses oreilles le bruit de chaque pas et les échos qu’il éveillait faisaient comme un roulement de tonnerre. Et les têtes ! Deux tout particulièrement, à côté de la femme, attirèrent son attention : l’une, une femme aussi, aux traits pâles et nets, qui jadis avaient dû être froids et durs, mais qui pour le moment étaient adoucis par une sérénité surhumaine ; l’autre était sans doute le père de la femme. Tous deux étaient évidemment absorbés dans le spectacle d’une ignoble vilenie. Mais ils paraissaient impuissants à l’empêcher. Derrière eux, d’autres fantômes, des maîtres peut-être qui avaient donné de mauvaises leçons, des amis dont l’influence ne s’était pas prodiguée ; et, penchés au-dessus de l’homme, une foule de fantômes encore dont aucun ne semblait avoir été ni parent ni maître, des visages qui jadis avaient peut-être été durs et auxquels le chagrin n’avait laissé qu’un caractère énergique.

Au premier plan, un seul visage, celui d’une jeune fille, ne portait l’empreinte ni de la colère ni du remords ; il était simplement patient et las, et Plattner crut y lire l’espoir d’un secours prochain. Il renonce à décrire cette multitude de visages lugubres. Ils s’étaient rassemblés au premier coup de la cloche et il les vit tous réunis en une seconde. Il était, paraît-il, sous l’influence d’une surexcitation telle que, d’un mouvement tout involontaire, ses doigts agités prirent dans sa poche la fiole de poudre verte et la tinrent en avant : mais il n’a aucun souvenir de cela. Soudain le bruit de pas cessa ; il attendit, il y eut une pause ; puis tout à coup rompant le silence inattendu, comme aurait pu le faire une lame tranchante et mince, résonna le premier coup de la cloche. À cet instant, les têtes innombrables s’agitèrent et, tout autour de lui, les gémissements se firent plus bruyants. La femme n’entendait pas, elle brûlait quelque chose à la bougie. Au second coup de la cloche, tout se brouilla et un vent glacial passa à travers les rangs des fantômes : ils tourbillonnèrent autour de Plattner comme les feuilles sèches au printemps, et, au troisième coup, quelque chose traversa la foule pour aller jusqu’au lit. Vous avez entendu parler d’un rayon de lumière ; ceci, c’était un rayon d’obscurité. Et, en y regardant mieux, Plattner reconnut que c’étaient un bras et une main spectraux. Le soleil vert dominait l’horizon sombre et nu, et tout dans la chambre devenait indistinct. Plattner put voir cependant que la forme blanche étendue sur le lit se débattait convulsivement et que la femme, regardant derrière elle, tressaillait.

La nuée des Gardiens, soulevant une sorte de poussière verte qui voltigea au vent, s’enfuit rapide vers le temple du fond de la vallée. Alors Plattner comprit soudain ce qu’était ce bras spectral qui, tendu par-dessus son épaule, étreignait sa proie. Aussi n’osa-t-il pas tourner la tête pour apercevoir le spectre auquel appartenait le bras. D’un violent effort, et de sa main se couvrant les yeux, il se mit à courir, fit peut-être vingt pas, puis glissa sur un caillou et tomba. Il tomba en avant sur les mains, et la bouteille, au choc, fit explosion à l’instant même où il touchait le sol. L’instant d’après, il se trouvait, étourdi et ensanglanté, assis nez à nez avec Lidgett dans le vieux jardin, clos de murs, derrière l’école.

 

Ici finit la triste aventure de Plattner. Je crois avoir résisté, et avec succès, à la tentation qu’éprouve naturellement un romancier d’enjoliver des incidents de ce genre. Autant que possible, j’ai suivi en racontant l’histoire le même ordre que Plattner quand il me l’a dite. J’ai soigneusement évité tout essai de rhétorique, toute recherche de l’effet ou de la mise en scène. J’aurais aimé, par exemple, faire du tableau de la mort une sorte d’épisode dramatique où Plattner eût joué un rôle. Mais, à ne pas parler de ce qu’il y a de condamnable à modifier une histoire qui est strictement véridique, des procédés aussi banals gâteraient à mon avis l’effet particulier de ce monde obscur avec sa clarté d’un vert pâle et le grouillement des gardiens des vivants qui, bien qu’invisibles et intangibles, nous entourent cependant.

Il me reste à ajouter qu’un décès se produisit réellement dans le quartier de la Terrasse derrière l’école et, autant qu’on peut en être sûr, au moment précis du retour de Plattner. Le défunt était un percepteur, en même temps agent d’assurances. Sa veuve, beaucoup plus jeune que lui, vient d’épouser, le mois dernier, M. Whymper, vétérinaire d’Allbeeding. Comme la partie de cette histoire où il est question d’elle a été déformée en passant de bouche en bouche, cette dame a consenti à me laisser imprimer son nom, à la condition de déclarer qu’elle dément avec énergie tous les détails rapportés par Plattner sur les derniers moments de son pauvre mari.

LE CORPS VOLÉ[6]

M. Bessel était le principal intéressé de la raison sociale Bessel, Hart and Brown, de Saint Paul’s Churchyard ; et, depuis de longues années, il était connu, de ceux qu’intéressent les recherches psychiques, comme un investigateur consciencieux et d’esprit large. M. Bessel observait le célibat, et, au lieu de vivre dans quelque banlieue, comme le fait tout bon commerçant de la Cité, il occupait un appartement dans Albany, près de Piccadilly. Il se passionnait particulièrement pour les problèmes de la transmission de la pensée et d’apparitions des vivants ; et, en novembre 1896, il commença, conjointement avec M. Vincey, de Staple Inn, une série d’expériences sur la prétendue possibilité de provoquer, par la seule force de sa volonté, une apparition de soi-même dans l’espace.

Ils arrangèrent leurs expériences de la façon suivante : à une heure préalablement fixée, M. Bessel devait s’enfermer dans une des pièces de son appartement d’Albany, et M. Vincey dans son cabinet à Staple Inn ; et chacun d’eux alors fixerait, aussi résolument que possible, son esprit sur celui de l’autre. M. Bessel était passé maître en l’art de s’hypnotiser soi-même, et, autant qu’il le put, il essaya d’abord de s’hypnotiser et de se projeter ensuite, comme le « fantôme d’un être vivant », à travers l’intervalle de presque deux milles qui le séparait de M. Vincey. Plusieurs fois, leurs essais n’aboutirent à aucun résultat satisfaisant. Mais la cinquième ou sixième fois, M. Vincey vit effectivement, ou s’imagina qu’il voyait une apparition de M. Bessel dans la pièce. Il déclara que l’apparition, bien que très brève, fut très vive et réelle. Il remarqua que la figure de M. Bessel était pâle et son expression anxieuse, et, de plus, que sa chevelure était en désordre. Pendant un instant, M. Vincey, quoiqu’il attendît le phénomène, fut trop surpris pour parler ou remuer et presque aussitôt il lui sembla que la forme jetait un regard par-dessus son épaule et disparaissait incontinent.

Il avait été convenu qu’on essaierait de photographier toute apparence de fantôme ; mais M. Vincey n’eut pas l’immédiate présence d’esprit de saisir l’appareil préparé sur la table à côté de lui. Quand il le fit, il était trop tard. Cependant, grandement surexcité par ce succès, il nota l’heure exacte et prit tout de suite un cab pour aller à Albany informer M. Bessel de ce résultat.

En arrivant, il fut surpris de trouver la porte extérieure ouverte et l’intérieur de l’appartement éclairé et dans un désordre extraordinaire. Une bouteille de champagne était en morceaux sur le plancher ; le goulot s’était cassé probablement en heurtant l’encrier du bureau, près duquel il était resté. Une table octogonale, qui supportait habituellement une statuette de bronze et un certain nombre de livres de choix, avait été violemment renversée, et, sur le papier des murs, des doigts salis d’encre s’étaient promenés comme pour le simple plaisir de le souiller, semblait-il. L’un des délicats rideaux de perse avait été violemment arraché de ses anneaux et jeté sur le feu où il se consumait en empestant la chambre. C’était partout le plus étrange désordre. Pendant quelques minutes, M. Vincey, qui était venu avec la certitude de trouver M. Bessel l’attendant tranquillement dans un fauteuil, put à peine en croire ses yeux et demeura stupéfait, contemplant ce spectacle imprévu.

Alors, avec le vague pressentiment d’une calamité, il alla trouver le portier.

– Où est M. Bessel ? demanda-t-il. Tous les meubles sont brisés dans sa chambre.

Le concierge ne répondit rien ; mais il monta immédiatement à l’appartement de M. Bessel pour constater l’état des lieux.

– Je comprends, maintenant ! dit-il, en promenant ses regards sur toute cette confusion. Je ne savais pas ça. M. Bessel est sorti. Il est fou.

Il se mit alors à raconter qu’une demi-heure auparavant, c’est-à-dire au moment de l’apparition de M. Bessel dans le cabinet de M. Vincey, son locataire s’était précipité dans la rue sans chapeau, hérissé, et on l’avait perdu de vue au coin de Bond Street.

– … Et quand il passa près de moi, dit le concierge, il riait… une sorte de rire convulsif, la bouche ouverte et les yeux effarés… je vous affirme, monsieur, il me fit peur… tenez, comme ceci…

Et le portier grimaça une sorte de rire qui n’était rien moins que rassurant.

– … Il gesticulait, et il avait les doigts crispés et contractés… comme ceci. Et il disait d’une voix étranglée et sourde : la vie ! la vie !… rien que ce mot-là : la vie !

– Allons donc ! faisait M. Vincey, tut, tut, tut. Allons donc !

Il ne savait dire autre chose, étant naturellement fort surpris. Il se tournait de la chambre vers le portier et du portier vers la chambre, très gravement perplexe. Leur conversation n’alla pas au-delà de cette hypothèse, que probablement M. Bessel allait bientôt revenir et expliquer ce qui était arrivé.

– Ce n’était peut-être qu’un soudain mal de dents, dit le portier une rage violente qui le prit d’un seul coup et l’affola. Moi-même, dans des moments comme ceux-là, il m’est arrivé de casser des choses…

Il se mit à réfléchir.

– Si c’était cela, pourquoi, en passant près de moi, aurait-il crié : la vie !

M. Vincey, pas plus que lui, ne pouvait l’expliquer. M. Bessel ne revenait toujours pas ; et enfin, ayant une fois de plus contemplé le désordre, d’un œil navré, M. Vincey écrivit sur une feuille de papier quelques mots qu’il laissa bien en vue sur le bureau, et retourna, dans un état d’esprit fort tourmenté, à son propre logis de Staple Inn. Cette affaire lui causait une impression pénible ; il ne savait comment interpréter la conduite de M. Bessel. Il essaya de lire, sans y réussir ; puis il sortit, avec l’intention de faire une courte promenade, et il était si préoccupé qu’il faillit se faire écraser par un chariot au coin de Chancery Lane. Enfin, une grande heure plus tôt que d’habitude, il se mit au lit. Pendant un temps considérable, il ne put s’endormir, hanté par le souvenir de la muette confusion dans laquelle il avait trouvé l’appartement de M. Bessel. Et quand enfin un assoupissement agité l’eut envahi, il fut presque aussitôt troublé par un rêve très précis et inquiétant.

Il vit M. Bessel gesticulant furieusement, la figure pâle et grimaçante. Une peur intense, une supplication pressante, suggérée peut-être par ses gestes, se mêlait inexplicablement à son aspect. M. Vincey crut même entendre la voix de son compagnon d’expériences l’appelant d’un ton désolé, bien qu’il eût alors considéré la chose comme une illusion. Même éveillé, il conserva de ce songe une impression très vive. Il demeura frissonnant dans les ténèbres, en proie à cette vague et indéfinissable terreur de possibilités inconnues que les rêves donnent même aux hommes les plus braves. Pourtant, à la fin, il se secoua, se tourna et se rendormit, mais le rêve revint avec une précision plus grande.

Il s’éveilla de nouveau avec la conviction si arrêtée que M. Bessel le trouvait en grande détresse et réclamait du secours, que le sommeil ne lui fut plus possible. Il était persuadé que son ami courait vers quelque affreuse calamité. Pendant un moment, il essaya en vain de se débattre contre ce pressentiment, et finalement il s’y soumit. Contre toute raison, il se leva, alluma le gaz, s’habilla et sortit par les rues, désertes à cette heure – à part quelques policemen silencieux et les voitures des journaux du matin. Il fit route vers Vigo Street, pour aller s’enquérir si M. Bessel était revenu.

Il n’alla pas jusque-là. Comme il passait dans Long Acre, quelque impression inconsciente le fit se diriger vers Covent Garden qui s’éveillait à son activité nocturne. Il voyait des halles devant lui, bizarre tableau de lumière jaune et de foule noire et affairée. Il entendit tout à coup des cris : un individu tourna le coin près de l’hôtel et accourut rapidement vers lui. Il reconnut tout de suite M. Bessel, mais un M. Bessel transfiguré, nu-tête et échevelé, le col arraché, la bouche contorsionnée, et brandissant une canne qu’il serrait fortement par le bout. Il courait très vite, par bonds agiles, et en un instant ils se croisèrent.

– Bessel ! cria Vincey.

Le fugitif ne parut reconnaître ni son nom ni M. Vincey. Bien mieux, avec la canne, il frappa sauvagement son ami, l’atteignant en pleine figure, entre les deux yeux. M. Vincey, étourdi et surpris, chancela, perdit l’équilibre et s’affala lourdement sur le trottoir. Il lui sembla voir M. Bessel bondir par-dessus lui, comme il tombait. Quand il leva les yeux à nouveau, son assaillant avait disparu et un policeman, un certain nombre de maraîchers et de marchands accouraient, lancés à la poursuite du fou.

Assisté de quelques passants – car la rue fut bientôt pleine de gens –, M. Vincey se remit sur pied. Il devint immédiatement le centre d’un groupe avide de voir sa blessure. Une multitude de voix tâchaient de le rassurer sur son état et lui contaient les méfaits du fou, ainsi qu’ils désignaient M. Bessel. Il était survenu soudain au milieu du marché, hurlant : la vie ! la vie ! frappant de gauche et de droite avec sa canne ensanglantée, dansant et éclatant de rire à chaque nouveau horion. Un jeune homme et deux femmes avaient la tête fendue ; il avait cassé le poignet d’un marchand à la criée, et abattu un petit enfant d’un seul coup : pendant un certain temps il avait fait fuir tout le monde, si furieuse et si résolue était son attitude. Puis il avait chargé contre l’échoppe d’une vendeuse de café, s’était emparé de sa lampe à pétrole qu’il avait lancée à travers les vitres d’un bureau de poste, et s’était enfui en riant, après avoir assommé l’un des policemen qui avaient eu l’audace de lui tenir tête.

Le premier mouvement de M. Vincey fut, naturellement, de se mettre, lui aussi, à la poursuite de son ami, afin de le soustraire, si possible, aux violences de la foule exaspérée. Mais il se sentait alourdi ; le coup l’avait à moitié assommé, et pendant qu’il hésitait, la nouvelle se répandit que M. Bessel avait échappé à ceux qui le poursuivaient. D’abord, M. Vincey ne voulut pas y croire ; mais l’unanimité de ceux qui rapportaient la chose et bientôt le retour solennel de deux policemen, les mains vides, le convainquirent. Après quelques questions incohérentes, il reprit le chemin de Staple Inn, tamponnant avec un mouchoir son nez endolori.

Il était indigné, ahuri et perplexe. Il lui paraissait indiscutable que M. Bessel était devenu subitement fou furieux pendant son expérience de transmission de pensée, mais son apparition avec une figure pâle et triste était un insoluble problème. Il se torturait l’esprit vainement pour trouver une explication. Enfin, il en vint à cette conclusion que non seulement M. Bessel mais l’ordre des choses avait perdu son équilibre. Il ne voyait rien à y faire. Il s’enferma soigneusement dans sa chambre, alluma sa cheminée à gaz, et, redoutant de nouveaux cauchemars s’il se couchait, resta, jusqu’à l’aurore, à mettre des compresses sur sa figure blessée ou à tenir des livres devant ses yeux, s’efforçant inutilement de lire. Pendant toute cette veille, il eut la curieuse persuasion que M. Bessel essayait sans cesse de lui parler, mais il ne voulut pas s’abandonner à une telle obsession. À l’aube, sa fatigue physique l’emporta ; il se coucha et s’endormit enfin malgré les rêves. Il se leva tard, mal reposé, anxieux, et souffrant considérablement de sa blessure. Les journaux du matin ne contenaient rien au sujet de l’aberration de M. Bessel : le fait s’était produit trop tard dans la nuit. Les perplexités de M. Vincey, auxquelles la fièvre de sa contusion ajoutait une irritation nouvelle, devinrent bientôt intolérables et, après une visite inutile à Albany, il alla à Saint Paul’s Churchyard voir M. Hart, l’associé de M. Bessel et, autant que M. Vincey le savait, son plus intime ami.

Il fut surpris d’apprendre que M. Hart, bien qu’il ne sût rien de l’affaire, avait aussi été bouleversé par une visite identique à celle qui l’avait troublé lui-même – un M. Bessel, pâle et échevelé, réclamant ardemment du secours par ses gestes. Tel était du moins le sens que M. Hart croyait devoir attribuer à la mimique de M. Bessel.

– J’allais justement partir pour le voir, quand on vous a annoncé, dit M. Hart. J’étais bien sûr que quelque chose lui était arrivé.

Comme résultat de leur consultation, les deux gentlemen décidèrent d’aller à Scotland Yard chercher des nouvelles de leur ami disparu.

– Il finira par se calmer, conclut M. Hart. Il n’aura pas la force de courir longtemps à cette allure.

Mais la police n’avait pu prendre M. Bessel ni surexcité ni calmé. On confirma ce que M. Vincey savait déjà de la nuit précédente et on y ajouta de nouveaux détails, quelques-uns même d’un caractère beaucoup plus grave – toute une liste de devantures brisées au long de Tottenham Court Road, une agression contre un policeman dans Hampstead Road et un atroce attentat sur une femme. Tous ces outrages furent commis entre minuit et demi et deux heures moins le quart du matin, intervalle pendant lequel on suivait encore la trace de la course fantastique et violente du fou. À vrai dire, on la suivait depuis le moment même où M. Bessel avait quitté sa maison, à neuf heures et demie du soir. Pendant la dernière heure, depuis une heure du matin environ, il avait vagabondé follement à travers Londres, échappant avec une surprenante agilité à tout effort tenté pour l’arrêter ou le capturer.

Mais, après deux heures moins le quart, il disparaissait. Jusqu’à ce moment, les témoins de ses fureurs étaient innombrables. Des gens, par douzaines, l’avaient vu, s’étaient enfuis devant lui ou l’avaient poursuivi, et puis, tout à coup, on ne savait plus rien. À deux heures moins le quart, on l’avait vu descendre Euston Road et courir vers Baker Street, brandissant un bidon d’huile de colza en feu, et lançant des éclaboussures de flammes contre les fenêtres des maisons. Mais aucun des policemen de service dans Euston Road au-delà du Musée de Cire, ni aucun de ceux qui étaient postés dans les rues adjacentes par lesquelles il aurait dû passer, s’il avait quitté Euston Road, ne l’avait aperçu. Brusquement il s’était évanoui. Rien de ses faits et gestes subséquents ne fut découvert, malgré une enquête très minutieuse.

Cette perplexité imprévue s’ajoutait aux tourments de M. Vincey. Il avait été considérablement réconforté par la conviction exprimée par M. Hart que leur ami ne tarderait pas à se calmer ; et cette assurance avait suspendu toutes ses inquiétudes mentales.

Mais chaque fait nouveau semblait ajouter de nouvelles impossibilités à un ensemble qui dépassait déjà les limites de l’acceptable. Il en vint à se demander si sa mémoire ne lui jouait pas quelque tour ridicule et si le moindre de ces incidents avait vraiment pu se produire. Dans l’après-midi, il se mit à la recherche de M. Hart pour se décharger de l’intolérable fardeau qui pesait sur son esprit. Il le trouva en conciliabule avec un fameux détective particulier qui se faisait fort de retrouver le disparu.

Toute cette journée et toute la nuit suivante, M. Bessel échappa aux plus actives et incessantes recherches. De son côté, M. Vincey ne put se débarrasser de la conviction que son ami était derrière lui, anxieux d’attirer son attention. Toute la nuit, M. Bessel, le visage en larmes et angoissé, poursuivit M. Vincey pendant son sommeil. Et à chaque apparition, il y avait avec lui un certain nombre d’autres figures imprécises, mais malveillantes, qui semblaient le harceler.

Ce fut le lendemain, un dimanche, que M. Vincey pensa aux histoires étonnantes qu’on racontait de Mme Bullock, le médium qui, pour la première fois, attirait alors l’attention de tout Londres. Il se décida à aller le consulter. Elle habitait la maison du Dr Wilson Paget, le fameux expérimentateur, et M. Vincey, bien qu’il n’eût encore jamais rencontré ce gentleman, se rendit chez lui immédiatement, avec l’intention d’invoquer son aide. Mais à peine eut-il mentionné le nom de Bessel que le Dr Paget l’interrompit.

– Hier soir, tout à fait à la fin, dit-il, nous avons eu une communication.

Il quitta la pièce et revint avec une ardoise sur laquelle étaient tracés certains mots, d’une écriture tremblée, il est vrai, mais indubitablement l’écriture de M. Bessel.

– Comment avez-vous obtenu cela ? demanda M. Vincey. Est-ce que ?…

– Nous l’avons obtenu hier soir, répondit le Dr Paget.

Souvent interrompu par M. Vincey, il expliqua comment l’écriture se trouvait en sa possession. Dans ses séances, paraît-il, Mme Bullock passe à l’état cataleptique, les yeux étrangement révulsés sous les paupières et le corps rigide. Elle commence alors à parler rapidement, et d’habitude avec des voix autres que la sienne. Au même moment, une main, ou parfois les deux peuvent devenir actives, et, par le moyen d’ardoises et de crayons, elles écrivent simultanément des choses absolument indépendantes du flot de paroles qui ne cesse de passer ses lèvres. On la considère ordinairement comme un médium beaucoup plus remarquable que la célèbre Mme Piper. C’est l’un de ces messages, celui qu’avait écrit la main gauche du médium, que M. Vincey avait maintenant devant lui. Il se composait de huit mots sans suite : « George Bessel… expérience… excavation… Baker Street… secours… inanition. »

Fait assez curieux, ni le Dr Paget ni les deux autres expérimentateurs présents ne savaient rien de la disparition de M. Bessel – la nouvelle n’ayant paru que dans les journaux du samedi soir – et ils avaient classé ce message avec beaucoup d’autres, vagues et énigmatiques, que Mme Bullock rédigeait de temps en temps. Quand le Dr Paget eut entendu l’histoire que lui conta M. Vincey, il se mit immédiatement, avec la plus grande énergie, en quête d’indices qui pussent faire découvrir M. Bessel. Il serait inutile de décrire ici ses recherches et celles de M. Vincey. Qu’il suffise de dire que leur première indication était véridique et que M. Bessel fut effectivement découvert par ce moyen.

On le trouva au fond d’une tranchée écartée qu’on avait abandonnée au cours de travaux entrepris pour l’établissement d’un chemin de fer électrique, près de Baker Street Station. Il avait un bras, une jambe et deux côtes cassés. Le chantier était dissimulé derrière une clôture en planches haute de près de vingt pieds, que, si incroyable que cela paraisse, M. Bessel, homme d’un certain âge et corpulent, dut escalader avant de choir au milieu des décombres. Il était trempé d’huile de colza, et le bidon tout bossué gisait auprès de lui, mais heureusement la flamme s’était éteinte dans la chute. Sa folie l’avait complètement quitté, mais il était naturellement très affaibli et, à la vue de ses sauveurs, il fut pris d’un accès de larmes.

À cause de l’état déplorable de son appartement, il fut mené chez le Dr Hatton, dans Upper Baker Street. Là, on le soumit à un traite ment sédatif, et tout ce qui aurait pu rappeler la violente crise par laquelle il avait passé fut soigneusement écarté. Mais, le second jour, il en fit lui-même le récit.

Depuis lors, M. Bessel, à différentes reprises, a fait le même exposé à plusieurs personnes – à moi-même, entre autres –, variant les détails, comme le fait toujours le narrateur d’une aventure réelle mais ne se contredisant jamais, par aucun hasard ni dans aucune circonstance. Et voici, en substance, son récit.

Pour le comprendre clairement, il est nécessaire de revenir au début de l’expérience tentée avec M. Vincey.

Les premiers efforts que fit M. Bessel pour se projeter hors de lui même furent, on se le rappelle, infructueux. Mais, pendant ce temps, il concentrait toute sa force de volonté sur ce désir de quitter son corps – le voulant de tout son pouvoir, disait-il. Enfin, contre toute attente presque, il réussit. Ainsi donc M. Bessel affirme que, étant vivant, il sortit réellement de son corps par un simple effort de volonté, et passa dans quelque lieu ou état hors de ce monde.

– Cela se produisit, déclara-t-il, instantanément : j’étais assis, les mains sur les bras du fauteuil, les yeux absolument clos, faisant tout ce que je pouvais pour concentrer mon esprit sur Vincey, puis, tout à coup, je m’aperçus moi-même hors de mon corps… Je vis près de moi ma carcasse qui ne me contenait certainement plus, les bras tombants et la tête inclinée sur la poitrine.

Rien ne peut ébranler sa conviction quant à cette séparation. Il décrit d’une façon tranquille et banale la sensation nouvelle qu’il éprouva. Il sentit qu’il était devenu impalpable, ce à quoi il s’attendait, mais il n’aurait pas cru qu’il aurait pris des proportions aussi énormes. Néanmoins, c’est ce qui semble lui être advenu.

– J’étais un grand nuage, si je puis m’exprimer ainsi, ancré après mon corps. Il me parut d’abord que j’avais découvert un plus grand moi-même, dont l’être conscient de mon cerveau n’était qu’une petite part. Je vis Albany, Piccadilly et Regent Street et les maisons, très petites, très brillantes et distinctes, s’étendant au-dessous de moi comme une petite ville aperçue d’un ballon. De temps en temps, des formes, vagues comme des traînées de fumée, rendaient la vision quelque peu confuse, mais je n’y fis d’abord que peu d’attention. La chose qui m’étonna le plus, et qui m’étonne encore, c’est que je voyais nettement l’intérieur des maisons, les pièces, les appartements, aussi bien que les rues. Je voyais les gens dîner et converser chez eux, des hommes et des femmes qui mangeaient, qui jouaient au billard, qui buvaient, dans des restaurants, des hôtels et dans divers lieux de plaisir encombrés de monde. Il me semblait que j’observais l’intérieur d’une ruche en verre.

Ce sont les termes exacts que je notai quand M. Bessel me raconta l’histoire.

Ne pensant plus à M. Vincey, il resta un moment à observer ces choses. Poussé par la curiosité, dit-il, il s’inclina et, avec l’espèce de bras vaporeux dont il était pourvu, il essaya de toucher un homme qui passait dans Vigo Street. Mais il ne put y réussir, bien que son doigt parût traverser l’homme. Quelque chose empêchait le contact ; mais il lui est difficile de décrire exactement ce que c’était. Il compara l’obstacle à une feuille de verre.

– J’eus la sensation, dit-il, qu’aurait un petit chat qui veut toucher son image dans un miroir.

À maintes reprises, chaque fois que j’entendis M. Bessel relater cette aventure, il se servit de cette comparaison de la feuille de verre. Cependant, ce n’était pas une comparaison tout à fait précise, parce que, comme le lecteur le verra bientôt, il y eut des interruptions dans cette résistance, généralement impénétrable, des moyens de franchir à nouveau la barrière du monde matériel. Mais, bien entendu, il est très difficile d’exprimer, dans le langage de l’expérience journalière, ces impressions sans précédent.

Une chose qui le frappa immédiatement, et qui l’accabla pendant toute cette phase, fut le calme au milieu duquel il se démenait : il était dans un monde silencieux.

D’abord, l’état mental de M. Bessel fut un étonnement sans émotion, sa pensée étant surtout occupée de savoir en quel endroit il pouvait se trouver. Il était hors de son corps – hors de son corps matériel en tout cas – mais ce n’était pas tout. Il croit, et je suis disposé à le croire aussi, qu’il se trouvait quelque part hors de l’espace tel que nous l’entendons. Par un violent effort de volonté, il était passé dans un monde au-delà de ce monde-ci, un monde inimaginable, et cependant si près et si étrangement situé quant à l’autre, que toutes les choses de cette terre sont, extérieurement et intérieurement, visibles avec clarté pour cet autre monde qui nous entoure. Longtemps, lui sembla-t-il, cette idée occupa son esprit, à l’exclusion de toute autre. Puis il se rappela ce qui était convenu avec M. Vincey, engagement dont cette étonnante expérience n’était après tout que le prélude.

Il tourna son esprit vers le moyen de locomotion que pouvait posséder son nouveau corps. D’abord il fut incapable de se détacher complètement de sa carcasse terrestre ; ce corps nuageux, bizarre et nouveau, se balança, se contracta, s’épandit, se replia, se tordit dans ses efforts pour se libérer, puis tout à coup le lien qui le retenait se rompit net. Un instant, tout fut caché par ce qui semblait être un tourbillonnement sphérique de vapeurs sombres ; puis, par une déchirure momentanée, il vit son corps inerte s’affaisser, sa tête vide se balancer de côté et d’autre, et il s’aperçut qu’il avançait rapidement, comme un immense nuage, dans une région fantastique, faite de brume obscure, qui avait la lumineuse complication de Londres, s’étendant, ainsi qu’un plan, au-dessous de lui.

Bientôt il remarqua que les vapeurs flottantes qui l’entouraient étaient quelque chose d’autre ; et la surexcitation téméraire qu’il éprouvait de ce premier essai se changea en crainte, car il vit, indistinctement d’abord, puis bientôt très clairement, qu’il était entouré de faces humaines, que chaque enroulement et chaque repli de ces apparents nuages était une figure, et quelle figure ! Faces diaphanes, faces d’une ténuité gazeuse, faces semblables à celles qui regardent, avec une étrange et intolérable fixité, le dormeur pendant des heures mauvaises de ses rêves. Des yeux méchants et avides, pleins de curiosité et de convoitise, des visages aux sourcils froncés et aux lèvres grimaçantes… De vagues mains saisissaient M. Bessel quand il passait, et le reste de ces corps n’était qu’une illusoire traînée de ténèbres flottantes. Pas une parole, pas un son ne sortait des bouches qui semblaient crier. Ces fantômes se pressaient autour de lui, dans le silence affolant ; ils traversaient librement la brume obscure qu’était son corps et s’assemblaient de plus en plus nombreux autour de lui. Et le vaporeux M. Bessel, maintenant rempli de terreur, avançait à travers la multitude active et silencieuse des mains et des yeux curieux.

Si inhumaines étaient leurs figures, si malveillants leurs yeux scrutateurs et leurs gestes imprécis et griffeurs, que l’idée ne vint pas à M. Bessel d’entrer en relations avec ces formes flottantes. C’était, semblait-il, des fantômes idiots, des êtres de désir vain, avortés, et privés de la joie de vivre, dont les expressions de visage et les gestes seuls disaient quelle ardente convoitise ils avaient de la vie, convoitise qui restait l’unique lien qui les rattachât à l’existence.

Il faut rendre justice à M. Bessel : parmi le fourmillement de ces mauvais esprits, il eut encore la force de penser à M. Vincey. Il fit un violent effort de volonté et se trouva, il ne sait comment, penché sur Staple Inn, où il aperçut son ami assis, attentif et vigilant, dans un fauteuil, près du feu.

Groupée aussi autour de M. Vincey, comme autour de tout ce qui vit et respire, il discerna une autre multitude de ces ombres vaines et sans voix, convoitant, désirant, cherchant quelque moyen de pénétrer dans la vie.

Pendant un moment, M. Bessel essaya sans résultat d’attirer l’attention de son ami. Il vint se placer devant ses yeux, fit mouvoir des objets dans la pièce, voulut le toucher. Mais M. Vincey demeurait immobile, persistait à ignorer cette présence si proche. L’étrange barrière que M. Bessel compara à une feuille de verre les séparait obstinément.

Enfin M. Bessel fit une tentative désespérée. On sait de quelle étrange façon il pouvait voir non seulement l’extérieur d’un homme, comme nous le voyons, mais aussi l’intérieur. Il étendit sa main vaporeuse et passa, lui sembla-t-il, ses vagues doigts noirs à travers l’inattentif cerveau.

Alors, soudain, M. Vincey tressaillit, comme un homme qui rappelle son attention errante, et M. Bessel crut voir un petit corps d’un rouge sombre se gonfler et briller au même moment. Depuis cette expérience, on lui a montré des planches anatomiques du cerveau ; et il sait maintenant que le petit corps est cet objet inutile, prétendent les médecins, qu’on appelle œil pinéal. Car, si étrange que cela paraisse à beaucoup, nous avons, tout au fond de notre cerveau, où aucune lumière terrestre ne lui parvient, un œil. Ceci, et le reste de l’anatomie interne du cerveau, lui était, à cette époque, tout à fait inconnu. En voyant néanmoins changer l’aspect de cette parcelle, il étendit son doigt, et, non sans appréhender les conséquences possibles, il la toucha. Instantanément, M. Vincey tressaillit, et M. Bessel sut qu’il était vu.

Au même moment, M. Bessel sentit que quelque malheur était arrivé à son corps. La perception fut si forte qu’il oublia M. Vincey et le quitta immédiatement. Un grand vent passa à travers ce monde des ombres et l’agita ; toutes les innombrables faces suivaient M. Bessel comme des feuilles dans une rafale. Mais il revint trop tard. Son corps, qu’il avait laissé inerte et affaissé, comme un cadavre à vrai dire, s’était levé en vertu d’une force et d’une volonté autres que les siennes, à lui, Bessel, et il se dressait avec des yeux égarés, agitant ses membres d’une façon désordonnée. Pendant un moment M. Bessel le considéra avec épouvante et il se pencha vers lui ; mais le miroir de verre s’était maintenant interposé, et M. Bessel était dehors. Il se heurta passionnément contre l’obstacle, et les esprits mauvais grimaçaient, se moquaient de lui et le raillaient. Semblable à un oiseau qui aurait pénétré étourdiment dans une chambre et se cognerait aux vitres qui le séparent de la liberté, il entra dans une colère furieuse.

Tout à coup, le petit corps qui avait été le sien se mit à danser joyeusement. M. Bessel vit qu’il criait, bien qu’il ne pût entendre les sons, et il vit s’accroître la violence de ses mouvements. Il le contempla, renversant son cher mobilier, dans la folle joie d’exister, déchirant les livres, brisant les bouteilles, buvant imprudemment dans les morceaux ébréchés, bondissant, et bouleversant tout dans sa passion de vivre. Il considérait tous ces actes avec une impuissante consternation. Alors, une fois encore, il se précipita contre l’infranchissable barrière, puis, suivi de la foule des esprits railleurs, il retourna, en une horrible confusion, raconter à Vincey l’outrage qu’on lui faisait.

Mais le cerveau de Vincey était maintenant fermé aux apparitions ; et M. Bessel, privé de corps, le poursuivit en vain, tandis qu’il courait dans Holborn à la recherche d’un cab. Égaré et terrifié, M. Bessel partit et trouva son corps profané parcourant Burlington Arcade avec des cris et des gestes frénétiques.

Le lecteur attentif peut maintenant comprendre l’interprétation que M. Bessel donna de la première partie de cette étrange histoire. L’être dont la course fantastique à travers Londres avait causé tant de dommages et de désastres habitait bien, en réalité, le corps de M. Bessel, mais ce n’était pas M. Bessel. C’était un esprit mauvais appartenant à cet étrange monde de l’au-delà, dans lequel M. Bessel avait si inconsidérément fait une incursion. Le démon resta pendant vingt heures en possession de ce corps, et pendant ces mêmes vingt heures, le corps astral dépossédé de M. Bessel erra de-ci de-là dans cette extraordinaire contrée des ombres, cherchant en vain du secours.

M. Bessel passa des heures entières à heurter les cerveaux de M. Vincey et de son ami M. Hart. Comme nous le savons, ses efforts parvinrent à les inquiéter. Mais il ignorait le langage par lequel il aurait pu informer ses amis de sa situation de l’autre côté du gouffre ; ses faibles doigts tâtonnaient vainement et inutilement contre leur cerveau. Une fois cependant, comme on l’a déjà dit, il réussit à détourner M. Vincey de sa route pour le diriger sur le passage du corps volé, mais il ne put lui faire comprendre ce qui était arrivé : il n’obtint aucun secours de cette rencontre.

Au cours de ces longues heures, cette conviction accabla l’esprit de M. Bessel, que son corps serait bientôt mis à mort par l’intrus furibond, et qu’il lui faudrait rester pour toujours parmi les ombres, de sorte que ce laps de temps fut pour lui une croissante agonie. Tandis qu’il allait de l’un à l’autre, dans son impuissante activité, d’innombrables esprits de ce monde nouveau se pressaient autour de lui et le remplissaient de confusion. Sans cesse, la multitude envieuse des lémures suivait, en l’applaudissant, l’heureux compagnon qui parcourait sa glorieuse carrière.

Telle doit être, semble-t-il, la vie de ces êtres sans corps, dans ce monde qui est l’ombre du nôtre. Ils sont continuellement à l’affût de quelque moyen d’entrer dans un corps mortel, qu’ils embrassent alors de furies et de frénésies, de passions violentes, d’impulsions insensées et étranges, car M. Bessel n’était pas la seule âme humaine qui se trouvât là. Témoin le fait qu’il rencontra une, et ensuite plusieurs ombres d’hommes, qui avaient perdu leur corps, probablement comme il avait perdu le sien, et qui erraient désespérément dans ce monde intermédiaire qui n’est ni la vie ni la mort. Elles ne pouvaient divulguer leur secret, parce que ce monde est muet et silencieux, et cependant il les reconnaissait pour des hommes, à cause de leur vague forme humaine et de la tristesse de leur visage.

M. Bessel ignore comment ils étaient venus dans ce monde, et où se trouvaient les corps qu’ils avaient perdus, s’ils extravaguaient parmi les vivants ou s’ils étaient pour toujours enfermés dans la mort. Qu’ils fussent les mânes des défunts, ni lui ni moi ne le croyons. Mais le Dr Wilson Paget pense que ce sont les âmes raisonnables de ceux dont la folie s’est emparée sur terre.

À la fin, M. Bessel rencontra par hasard un petit groupe de ces larves silencieuses et, s’introduisant parmi elles, il aperçut au-dessous de lui, dans une salle brillamment illuminée, quatre ou cinq gentlemen immobiles et une femme assez corpulente, vêtue d’une robe de soie et assise bizarrement sur une chaise, la tête renversée en arrière. Il la reconnut, d’après ses portraits, comme étant Mme Bullock, le médium. Il distingua, dans le cerveau du sujet endormi, des points et des espaces qui brillaient et bougeaient, comme l’avait fait l’œil pinéal du cerveau de M. Vincey. La clarté en était très irrégulière ; parfois c’était une large luminosité, d’autres fois simplement un faible petit point crépusculaire, qui changeait de place. Sans cesse elle parlait, et ses mains écrivaient. M. Bessel vit que les ombres d’esprits du monde l’entouraient, et une grande multitude d’esprits du monde intermédiaire, s’efforçant tous de toucher la région lumineuse de son cerveau. Suivant qu’un d’entre eux s’emparait de son cerveau et qu’un autre était repoussé, sa voix et son écriture changeaient, de sorte que ce qu’elle disait était en grande partie incohérent et confus : tantôt un fragment de message d’une âme et tantôt un fragment d’une autre ; d’autres fois elle débitait les délirantes fantaisies des esprits aux désirs stériles. Alors M. Bessel comprit qu’elle interprétait les pensées de qui la touchait, et il se mit à lutter furieusement pour l’approcher. Mais il était au dernier rang de la foule, et il ne put l’atteindre cette fois ; et, à la fin, plein d’angoisse, il s’en alla pour savoir ce qui arrivait pendant ce temps à son corps.

Longtemps il erra en tous sens, le cherchant en vain et craignant qu’il n’eût été tué ; enfin il le retrouva au fond de la tranchée de Baker Street, se tordant furieusement et blasphémant de douleur. Dans sa chute, le démon avait cassé une jambe, un bras et deux côtes du corps de M. Bessel. De plus, il était furieux de ce que son temps de vie eût été si court et, à cause des douleurs qu’il ressentait, il faisait de violents mouvements et se roulait en tous sens.

C’est alors que M. Bessel se dirigea, avec une ardeur décuplée, vers la salle où les spirites étaient rassemblés et, aussitôt qu’il y fut parvenu, il vit un des hommes qui entouraient le médium regarder sa montre, comme si la séance touchait à son terme. Sur ce, beaucoup d’ombres, dont les efforts restaient infructueux, partirent avec des gestes de désespoir. Mais la pensée que la réunion allait prendre fin ne fit que rendre M. Bessel plus ardent, et sa volonté lutta si vigoureusement contre les autres qu’il réussit à s’emparer du cerveau du médium. Le hasard voulut que, juste à ce moment, sa clarté fût très brillante, et c’est alors qu’elle décrivit le message que le Dr Wilson Paget conserva. Les autres ombres et la nuée de lémures qui l’entouraient repoussèrent M. Bessel, et il ne put reprendre possession du médium avant la fin de la transe.

Il retourna surveiller, pendant de longues heures, le fond de la tranchée où l’odieux démon gisait avec le corps volé qu’il avait maintenant estropié, se tordant et jurant, pleurant et gémissant, faisant connaissance avec la douleur. Vers l’aube, ce qu’il attendait arriva : le cerveau étincela brillamment, l’esprit mauvais en sortit, et M. Bessel réintégra le corps qu’il avait craint de ne plus jamais habiter. Au même moment le silence prit fin ; il entendit le tumulte du trafic de la rue et les voix des gens au-dessus de lui : cet étrange monde qui est l’ombre du nôtre – les sombres et silencieuses ombres de désir impuissant et les ombres des hommes perdus –, s’évanouit complètement.

Il demeura là pendant l’espace d’environ trois heures avant qu’on le trouvât. Et, malgré les souffrances de ses blessures, malgré l’obscur et humide endroit où il gisait, en dépit des larmes que lui arrachait sa détresse physique, son cœur était plein de joie de savoir qu’il était néanmoins revenu une fois de plus dans le monde familier des hommes.

SOUS LE BISTOURI[7]

Qu’arriverait-il si j’y passais ?

Cette pensée m’obsédait en revenant de chez le docteur Haddon.

C’était une question d’ordre purement personnel ; je n’avais pas à compter avec les graves préoccupations d’un homme marié, et je savais que la plupart de mes amis n’éprouveraient d’autre ennui de ma mort que le déplaisir des indispensables manifestations de regrets. À vrai dire, cette réflexion ne laissa pas de me surprendre et peut-être de m’humilier un peu, à considérer le petit nombre de ceux qui outrepasseraient le chagrin conventionnel.

Toutes choses m’apparaissaient dépouillées d’ornements, sous un jour précis et cru.

Il y avait les amis d’enfance : je m’apercevais maintenant que notre affection n’était plus qu’une tradition que nous nous efforcions, assez laborieusement d’ailleurs, de conserver.

Il y avait les rivaux et les personnes généreuses qui m’ont facilité les débuts de la carrière. Je me reprochais de m’être montré froid ou réservé – l’un implique l’autre sans doute.

Il se peut que l’amitié même soit une question de tempérament. Il fut un temps, dans ma vie, où je me désolais assez amèrement de la perte d’un ami ; mais, en regagnant mon logis, cet après-midi-là, la fibre émotive de mon imagination sommeillait. Je ne parvenais pas à m’apitoyer sur mon propre sort, non plus qu’à m’affliger pour mes amis, ou à me les figurer capables de s’affliger pour moi.

Je m’intéressais à cette torpeur de ma sentimentalité – conséquence sans doute de mon état physiologique –, et mes pensées suivirent cette direction.

Une fois déjà, dans ma jeunesse, j’avais été à deux doigts de la mort, à la suite d’une forte hémorragie. Je me rappelai qu’alors mes affections, tout ce à quoi je tenais par le cœur et par l’esprit, avaient entièrement accaparé mes ressources de compassion, ne me laissant guère qu’une résignation tranquille. Il avait fallu des semaines pour que les anciennes ambitions, les tendresses et le jeu complexe des facultés eussent repris possession de mon être. Il me parut que cette torpeur était due à une dislocation graduelle du mécanisme qui règle, dans l’homme physique, le fonctionnement des sensations de plaisir ou de peine.

Il a été démontré, je crois – autant que peut l’être quelque chose en ce monde –, que les sentiments les plus élevés, les convictions morales, jusqu’aux subtiles tendresses de l’amour, dérivent des désirs et des craintes élémentaires du fond animal ; c’est le harnais que revêt notre liberté intellectuelle. Et il se peut que, quand la mort nous couvre de son ombre, quand notre capacité d’agir diminue, il se peut que disparaisse en même temps l’ensemble complexe d’impulsions, de propensions ou d’aversions, dont l’influence réciproque inspire nos actes… Et alors que nous reste-t-il ?

Une menace de collision avec la corbeille d’un garçon boucher me ramena brusquement à la réalité. Je m’aperçus que je traversais le canal de Regent’s Park, qui court parallèlement à celui du Jardin Zoologique. Le garçon regardait un chaland noir qui s’avançait, mollement tiré par un squelette de cheval blanc.

Dans le jardin, une bonne se dirigeait vers le pont en conduisant trois petits enfants à la mine réjouie. Les feuilles des arbres brillaient d’un vert vif que ne ternissaient pas encore les poussières de l’été. Vu dans l’eau, le ciel pur se reflétait comme ridé par de longues ondulations et zébré de bandes opaques par le remous de la péniche. Le vent soufflait assez vif, mais, symptôme bizarre, j’étais insensible à la brise printanière.

Devais-je voir un signe précurseur dans cet assoupissement de mes sensations ? Chose curieuse, je pouvais encore raisonner et suivre clairement le réseau de mes pensées, du moins à ce qu’il me semblait. C’était de la quiétude plutôt que de l’assoupissement. Fallait-il de cela conclure à un pressentiment funèbre ? Un homme sur le point de mourir se désintéresse-t-il instinctivement des manifestations extérieures, avant même que la mort ne le touche de sa main glacée ?

Je me sentais étrangement seul, détaché de la vie environnante et de moi-même ; mais c’était une solitude sans regret. Les enfants joyeux s’ébattaient au soleil, amassant des forces et de l’expérience pour la lutte de l’existence ; le gardien du parc faisait la causette avec une bonne d’enfants ; une mère allaitait son bébé. Un jeune couple me dépassa, trop absorbé pour s’occuper de moi ; les arbres déployaient des feuilles toutes neuves, les branches s’agitaient. J’avais été quelque chose dans tout cela, mais maintenant je prévoyais que mon rôle arrivait à sa fin.

Parvenu au milieu de l’allée centrale, je me sentis fatigué, les pieds lourds. Il faisait très chaud cet après-midi-là.

Je m’arrêtai et me laissai tomber sur l’un des sièges verts qui bordent l’avenue ; je ne tardai pas à m’endormir. Mes pensées suivirent leur cours en rêve et provoquèrent une vision de la résurrection. J’étais toujours assis sur ma chaise, mais je me contemplais mort, déguenillé, desséché, avec un œil (je le voyais !) dévoré par les oiseaux.

– Réveillez-vous ! criait une voix.

Et aussitôt la poussière du chemin tourbillonna et la terre tressaillit sous l’herbe.

Je n’avais jamais eu l’idée que Regent’s Park pût être un cimetière ; mais à présent, aussi loin que ma vue s’étendait à travers les arbres, c’était un soulèvement et un bouleversement de pierres tombales et de mausolées. Cela n’allait pas tout seul ! Les morts semblaient étouffer en se redressant ; ils se blessaient dans leurs efforts, et des lambeaux de chair rouge se détachaient des os blancs.

– Réveillez-vous ! criait la voix.

Mais j’étais bien résolu à ne pas ressusciter, devant de telles horreurs.

– Réveillez-vous !

On ne me laisserait donc pas tranquille !

– Ben, quoi ! Pas fini de roupiller ? fit une voix irritée, avec un accent vulgaire.

Un ange qui parle argot !

C’était l’homme aux chaises qui me secouait, réclamant son penny.

Je payai et empochai le ticket ; je m’étirai les jambes en bâillant, puis, me sentant plus alerte, je me levai et me dirigeai vers Langham Place.

Je retombai bientôt dans le dédale mouvant de mes méditations sur la mort.

En traversant le carrefour de Marylebone Road, je heurtai le brancard d’un cab, et je continuai mon chemin, le cœur palpitant et l’épaule meurtrie. Il eût été curieux – j’en fus frappé – que mes méditations sur mon décès du lendemain eussent précisément entraîné cette contingence immédiate !

Mais je ne vous importunerai pas davantage du récit de mes impressions ce jour-là et le suivant. J’étais de plus en plus certain de mourir pendant l’opération ; et je crois bien que parfois je me représentais ma fin avec une certaine complaisance.

Les docteurs devaient venir à onze heures. Je ne me levai pas ; était-ce la peine de m’infliger encore l’ennui de la toilette ? Je lus les journaux et les lettres arrivés par le premier courrier, mais je n’y pris pas grand intérêt. L’une de ces lettres était d’Addison, mon vieux camarade d’école ; il appelait mon attention sur deux contradictions et une faute d’impression qu’il avait relevées dans mon dernier ouvrage. Il y en avait une autre de Langridge, qui déblatérait sur Minton. Le reste n’était que lettres d’affaires.

Je déjeunai au lit. La souffrance lancinante que je ressentais au côté devenait plus sourde. Je savais que c’était une douleur, et cependant – si vous pouvez comprendre –, je ne trouvais pas que ce fût douloureux. Harcelé par l’insomnie et la fièvre, ce n’est qu’aux premières heures du jour que j’avais pu reposer. Toute la nuit, mes pensées avaient erré dans le passé, et le matin je rêvassais sur le problème de l’immortalité.

Haddon arriva le premier, toujours ponctuel, portant sa trousse enfermée discrètement dans un sac noir. Mowbray ne tarda pas à le suivre.

Leur présence m’émut un peu ; je commençai à attacher un intérêt plus direct à ce qui se passait.

Haddon attira près du lit une petite table octogonale, puis, son vaste dos noir tourné vers moi, il se mit à étaler ses instruments. J’entendais le léger cliquetis de l’acier contre l’acier, et je constatai que mon imagination n’était pas tout à fait paralysée.

– Me ferez-vous mal ? demandai-je d’un ton détaché.

– Pas du tout ! répondit Haddon par-dessus son épaule. Nous allons vous chloroformer. Vous avez le cœur solide ?

Tandis qu’il parlait, il me vint une bouffée de l’âcre douceur de l’anesthésique.

On m’étendit sur le lit, le flanc bien exposé, et, avant même que j’eusse pu m’en rendre compte, on m’administra le chloroforme. Cela pique les narines et l’on éprouve tout d’abord une suffocation.

Je savais que je devais mourir ; c’étaient donc mes derniers moments de connaissance. Et tout à coup je m’aperçus que je n’étais pas prêt ; j’eus l’impression que j’avais négligé de remplir un devoir – je ne savais pas au juste lequel. Je ne pus trouver ce que j’aurais à faire, ce que je pourrais désirer si je continuais à vivre ; et, pourtant, j’avais la plus étrange répugnance pour la mort : la sensation physique m’en était des plus douloureuses.

Les docteurs, à coup sûr, ignoraient qu’ils allaient me tuer. Il est possible que je me sois débattu ; puis je demeurai immobile, et un grand silence, un silence monstrueux, dans une obscurité impénétrable, se fit autour de moi.

Je dois être resté sans aucune conscience de moi-même l’intervalle de quelques secondes ou de quelques minutes, au bout desquelles j’eus l’intuition nette, glaciale, que je vivais toujours. Je n’avais pas quitté mon corps ; mais les multiples sensations qui me parvenaient auparavant, et qui formaient comme la trame de mon être, avaient disparu, me libérant entièrement. Non ! Pas entièrement, car un lien me retenait encore à ces pauvres membres raidis qui gisaient sur le lit – me retenait, mais pas si étroitement que je ne me sentisse très en dehors d’eux, très indépendant d’eux, avec un effort pour m’en affranchir complètement.

Avais-je conservé la vue ? Je ne crois pas. L’ouïe ? Je ne crois pas non plus ; mais pourtant je percevais tout ce qui se passait.

Haddon était penché sur moi. Mowbray se tenait derrière ma tête ; l’instrument – un grand bistouri – me taillait la chair au-dessous des côtes flottantes. J’éprouvais un vif intérêt à me voir découpé comme du fromage, sans la moindre souffrance, sans même un malaise – le même intérêt que l’on prendrait à suivre une partie d’échecs engagée entre deux inconnus.

Haddon avait une figure grave et la main ferme ; mais je fus assez surpris de m’apercevoir (comment ? je ne sais) qu’il doutait de sa propre capacité à mener sagement l’opération.

Je lisais aussi dans la pensée de Mowbray. Il trouvait qu’Haddon opérait trop en spécialiste. D’autres idées lui vinrent, comme des bulles, dans le flux écumant de la méditation, qui éclatèrent dans le petit réceptacle lumineux de son crâne. Il ne pouvait s’empêcher d’admirer la dextérité d’Haddon, malgré même ses propres dispositions à la lui envier et à la dénigrer.

Je vis mon foie découvert. J’étais perplexe sur mon état. Je ne me figurais pas que je fusse mort, et cependant je me concevais différent de mon moi vivant. La sombre dépression qui m’avait envahi depuis un an ou davantage, et qui déteignait sur mes facultés, avait disparu. Je sentais et je raisonnais sans la moindre teinte d’émotion. Je me demandais si, sous l’action du chloroforme, le patient percevait ainsi des choses qu’il oubliait dès que l’anesthésie cessait. Il serait inconvenant de lire de cette façon dans l’esprit des gens et de conserver ensuite le souvenir de ses découvertes.

Si je ne croyais pas être mort encore, du moins avais-je l’intime conviction que j’allais mourir bientôt ; cette considération me ramena à Haddon. Je fouillai son cerveau, et j’y vis qu’il craignait de couper une ramification de la veine-porte. Mon attention fut distraite par les curieux changements qui s’opéraient dans ses lobes cérébraux. Sa volonté était comme le mince et fébrile rayon transmis par le miroir d’un galvanomètre ; ses pensées dansaient au-dessous, comme emportées par un courant, et les unes traversaient le foyer lumineux et net, tandis que les autres se tenaient vers le bord, noyées d’ombre. Justement le petit rayon s’immobilisait ; mais le moindre geste de Mowbray, le moindre son venu de l’extérieur, et même le moindre tressaillement de la chair vivante qu’il coupait faisaient frissonner ou virevolter la petite lueur. Soudain une poussée se fit dans l’agitation de son esprit : une nouvelle idée se présenta, et le petit rayon se précipita sur elle, plus vif qu’un poisson effrayé.

C’était stupéfiant de se dire que les multiples mouvements de l’homme ne dépendent que de ce rayon perpétuellement mouvant, et que, par conséquent, pendant les cinq minutes qui suivirent, ma vie fut suspendue à ses oscillations.

Entre-temps, Haddon devenait de plus en plus nerveux. On eût dit que l’image minuscule d’une veine coupée, image à chaque instant plus intense, allait déloger de son cerveau une autre image figurant une incision trop courte. Il eut peur ; sa crainte de couper trop peu se débattait contre sa frayeur de couper trop loin.

Puis, tout à coup, tel le flot s’échappant d’une écluse, une formidable ruée d’horrible certitude culbuta toutes ses transes ; et, au même moment, je sentis que la veine était tranchée.

Haddon se jeta en arrière avec une exclamation rauque ; je vis perler une goutte de sang rouge-brun, puis ce fut un ruissellement. Il était horrifié ! Il jeta le bistouri tout rouge sur la petite table, et aussitôt il se précipita sur moi, faisant avec son collègue des efforts fébriles et mal inspirés pour remédier au désastre.

– De la glace ! souffla Mowbray.

Je savais que c’en était fait, bien que mon corps se cramponnât encore à moi.

Je ne décrirai pas leurs tardifs essais de sauvetage ; j’en suivais cependant tous les détails, car mes perceptions étaient plus nettes et plus vives que de mon vivant. Les pensées parcouraient mon esprit avec une vélocité incroyable, sans subir la moindre déformation. Je ne puis mieux comparer cet état qu’à l’effet produit par une dose raisonnable d’opium.

Dans un moment tout serait fini et je serais libre.

Je me savais immortel, mais que se passerait-il ? Est-ce que j’allais m’envoler tout à l’heure, chassé comme la fumée d’un fusil, dans quelque enveloppe à demi matérielle, sorte d’atténuation de mon être physique ? Est-ce que je me trouverais soudainement transporté parmi la multitude des morts et connaîtrais-je le monde sous l’aspect de la fantasmagorie qu’il m’avait toujours paru être ? Ou bien tomberais-je au milieu de quelque séance de spiritisme pour m’y livrer à de sottes et incompréhensibles manœuvres afin d’influencer un médium aveugle ?

C’était une curiosité très calme, une attente très neutre.

Alors j’éprouvai une sorte de tension, comme si un énorme aimant m’attirait hors de mon enveloppe matérielle. La tension grandissait sans cesse. J’étais un atome pour lequel luttaient des forces monstrueuses. Un instant, un terrible instant, la connaissance me revint. Cette impression de chute, la tête la première, fréquente dans les cauchemars, cette même impression, mille fois plus intense ici, jointe à l’horrible obscurité, éclipsa toutes mes facultés. Les deux docteurs, mon corps le flanc ouvert, la petite chambre, tout cela disparut au-dessous de moi, comme un brin d’écume au bord d’un tourbillon.

Je voguais dans les airs, au-dessus de Londres. Très loin, en bas, le West End fuyait rapidement ; car je m’imaginais voler à tire-d’aile au-dessus du panorama que je découvrais à travers un léger brouillard fumeux ; c’étaient d’innombrables toits hérissés de cheminées, coupés de petites rues étroites encombrées de monde et de véhicules ; les squares m’apparaissaient comme de petites taches vertes, et les clochers des églises comme des épines dépassant la surface. Tout cela se déroulait, entraîné par la rotation du globe autour de son axe et, en quelques secondes, à ce qu’il me sembla, je me trouvai au-dessus d’une agglomération de toits qui pouvait être Ealing. Au sud, la Tamise naissante serpentait en mince ruban bleu, encadrée par les chaînes lointaines et embrumées des Chiltern Hills et des North Downs, tels les rebords d’un vaste bassin.

Je montais toujours.

Tout d’abord je ne me rendis aucun compte de ce que pouvait signifier cette ascension.

À chaque minute le champ que ma vue embrassait se faisait plus spacieux, et les détails des villes, des campagnes, des monts et des vallées me semblaient de plus en plus brumeux, pâles et indistincts. Un gris lumineux confondait peu à peu le saphir des montagnes et les verts pâturages ; un lambeau de nuage, errant très bas et très loin vers l’ouest, devenait d’un blanc éblouissant. Au-dessus de moi, la couche d’atmosphère se raréfiant, le ciel, que j’avais laissé bleu pâle, de ce bleu de printemps, prenait un ton plus profond, plus intense. La nuit venait rapidement : le ciel était maintenant aussi sombre qu’à minuit, bientôt aussi noir qu’une nuit sans lune, puis enfin d’un noir inconnu jusqu’à présent à mes yeux.

Alors une étoile brilla : beaucoup d’autres parurent, puis des milliers, des millions, des myriades, en multitudes infiniment plus considérables que jamais humain n’en a observé. Car l’azur du ciel est de la lumière de soleil et d’étoiles, tamisée et propagée à l’infini…

Or je vis des choses surprenantes. Comment ? Je l’ignore.

Assurément pas avec mes yeux de mortel. Le soleil me parut étrange, merveilleux incroyablement. Le corps en était un disque d’un blanc aveuglant – et non pas jaunâtre comme le croient ceux qui vivent sur notre planète –, tout rayé de traînées écarlates, et orné d’une frange mouvante de langues de feu rouge. Et, s’élançant dans le ciel, de part et d’autre du disque, étaient deux ailes blanc argent, plus brillantes que la Voie Lactée, le faisant ressembler à ces globes ailés créés par l’art égyptien, plus qu’à tout ce que je me rappelle avoir jamais vu. Je reconnus la couronne solaire, bien que, durant mon existence terrestre, je n’en eusse jamais eu sous les yeux qu’un dessin.

Quand mon attention se reporta sur la Terre, je m’aperçus que j’en étais très loin. Je n’en distinguais plus depuis longtemps les campagnes et les villes : tous les paysages s’étaient fondus en un gris lumineux que bordait vers l’ouest le blanc étincelant des nuées floconneuses. À présent je discernais les contours du nord de la France, et l’Irlande, et la Grande-Bretagne tout entière, sauf la partie de l’Écosse qui disparaissait au-delà de l’horizon au nord, ou celles qui se trouvaient masquées ou oblitérées par les nuages. La mer avait un aspect gris terne, plus foncé que la terre ferme ; et lentement ce vaste panorama se déplaçait vers l’est.

Tout cela s’était passé si rapidement que, jusqu’à ce que je fusse à plus d’un millier de milles de la Terre, je n’eus pas le temps de penser à moi. Maintenant je m’apercevais que je n’avais ni mains, ni pieds, ni aucun organe, et je n’en éprouvais ni trouble ni douleur.

Le vide m’entourait de toutes parts, car j’avais déjà laissé derrière moi les couches respirables ; ce vide était froid au-delà de toute imagination, mais je ne m’en sentais nullement incommodé. Les rayons solaires traversaient l’espace immense sans rien éclairer ou réchauffer, jusqu’à ce qu’ils rencontrassent un obstacle dans leur course.

Je regardais avec un parfait oubli de mon être, comme si j’eusse été Dieu lui-même. Et là-bas, au-dessous, s’enfonçant à un nombre infini de milles par seconde, dans ce minuscule point sombre qui désignait Londres, deux docteurs s’efforçaient de ranimer la pauvre carcasse usée et déchiquetée que j’avais abandonnée. À cette vue je goûtai une sérénité et un soulagement tels que je ne les puis comparer à aucune joie humaine.

Alors je compris ce que signifiait mon ascension. L’aventure était si simple, si naturelle, que je m’étonnai de ne l’avoir jamais prévue.

J’avais été subitement délivré de la matière ; tout mon être physique gisait là, sur la Terre, tourbillonnant avec elle à travers l’espace, rivé à elle par la gravitation, participant à son inertie, entraîné dans sa course épicycloïdale autour du soleil – et, avec le soleil et les planètes, dans leur marche grandiose à travers l’infini.

Mais l’être immatériel, lui, ne connaît pas l’inertie, ne ressent rien de l’attraction de la matière vers la matière ; là où il abandonne son enveloppe charnelle, là il reste, immuable dans l’espace – autant que l’espace l’intéresse encore.

Je ne quittais pas la Terre ; c’était elle qui me quittait, et avec elle le système solaire tout entier. Il devait y avoir dans l’espace ambiant, invisibles pour moi, une multitude innombrable d’âmes, surveillant la marche du globe terrestre, dépouillées, elles aussi, de leur enveloppe matérielle ; comme moi, ces âmes avaient fui les passions humaines et les généreux sentiments de la brute sociable –, et, libres esprits, atomes de pensée neuve, elles s’émerveillaient de leur délivrance soudaine.

À mesure que je m’éloignais de l’étrange soleil blanc dans le firmament noir, et de la surface brillante de la Terre sur laquelle avait débuté mon existence, il me sembla que je m’élargissais dans des proportions incroyables ; je grandissais par rapport au monde que j’avais laissé, par rapport aux moments et aux périodes d’une destinée mortelle.

Bientôt je pus embrasser toute la sphère du globe, qui m’apparut vaguement convexe, comme l’astre des nuits dans son plein, mais plus grande. La forme argentée de l’Amérique se dessinait maintenant dans la partie baignée de lumière où j’avais cru reconnaître la petite Angleterre quelques minutes auparavant. De vaste qu’elle était, emplissant de son éclat une grande partie du ciel, la Terre diminuait et s’éloignait d’instant en instant. En se retirant, elle démasqua la Lune, dont le dernier quartier s’offrit à mes regards.

Je cherchai les constellations. Seuls, la partie d’Ariès qui se trouve derrière le soleil, et le Lion que la Terre couvrait m’étaient cachés. Je reconnus la bande sinueuse et découpée de la Voie Lactée, avec Véga très brillante entre le Soleil et la Terre. À l’opposé, Sirius et Orion étincelaient dans les ténèbres insondables. L’Étoile Polaire scintillait au-dessus de moi, et la Grande Ourse atteignait le bord du globe terrestre. Au-delà, tout autour de la couronne resplendissante du Soleil, je découvrais de curieuses constellations que je n’avais jamais contemplées de ma vie – notamment un groupe en forme de dague, que je savais être la Croix du Sud.

Toutes ces étoiles avaient le même aspect que lorsqu’on les aperçoit de la Terre ; mais toutes les petites, que l’on ne distingue qu’à peine, brillaient maintenant sur le fond obscur du firmament, comme des étoiles de première grandeur, tandis que les astres les plus importants prenaient un éclat et une coloration impossibles à décrire.

Aldébaran était une tache de feu rouge sang ; Sirius condensait en un point l’éblouissement d’un monde de saphirs ; aucune scintillation n’agitait la tranquille splendeur de leur rayonnement.

Mes impressions possédaient une netteté et une fixité imperturbables : il n’y avait plus d’atmosphère pour les adoucir et les atténuer, plus rien que l’infini obscur, constellé de ces myriades de point lumineux.

À présent la Terre ne paraissait pas plus grosse que le Soleil ; elle diminuait et tournait à vue d’œil. L’espace d’une seconde, me sembla-t-il, elle fut réduite de moitié, puis elle continua à décroître avec rapidité.

Très loin, dans la direction opposée, la planète Mars luisait d’un éclat continu, comme une petite tête d’épingle rose.

Et je voguais, immobile dans le vide, regardant disparaître au dessous de moi, sans une trace de terreur ni d’étonnement, la tache de poussière cosmique que nous appelons le monde !

Soudain je commençai à croire que ma notion du temps s’était modifiée ; que je me mouvais, non plus rapidement, mais avec une lenteur infinie ; qu’une période de jours sans nombre s’écoulait entre chacune de mes impressions distinctes. Pendant que je faisais cette constatation, la Lune accomplit une révolution autour de la Terre, et je pus suivre nettement le mouvement de Mars dans son orbite. Et même il me parut que les époques se succédaient de plus en plus vite entre chacune de mes pensées, au point qu’un millier d’années ne représentait plus qu’une perception momentanée.

D’abord l’éclat des constellations avait été fixe sur l’arrière-plan ténébreux de l’espace infini ; mais bientôt je crus remarquer que le groupe des étoiles d’Hercule et du Scorpion se resserrait, tandis qu’Orion, Aldébaran et leurs voisines se dispersaient.

Tout à coup, du fond de l’obscurité, jaillit une multitude de fragments de roche, scintillants comme des grains de poussière dans un rayon de soleil et entourés d’un léger nuage lumineux ; ils se ruèrent autour de moi, puis en un clin d’œil s’évanouirent au loin.

Je vis alors grandir très rapidement un point, qui brillait faiblement à mes côtés ; c’était la planète Saturne, qui se précipitait vers moi. Elle grossissait de minute en minute, semblant dévorer le ciel sur son passage et cachant à chaque instant un plus grand nombre d’étoiles. Je distinguai sa masse aplatie et tournoyante, sa ceinture en forme de disque et sept de ses petits satellites.

Elle s’amplifia démesurément jusqu’à me dominer de son énormité ; puis je me trouvai pris dans une trombe de pierres cliquetantes, de poussières dansantes et de gaz tourbillonnants. Un moment j’observai au-dessus de moi la triple ceinture formidable, comme trois arches concentriques de lumière lunaire, dont l’ombre noire se dessinait sur la masse tumultueuse qui bouillonnait au-dessous.

Tout cela passa vertigineusement ; la planète poursuivit sa course comme la foudre ; pendant quelques secondes elle effaça le Soleil et peu à peu se réduisit à une tache noire ailée décroissant rapidement sur le fond irradiant de l’astre.

Quant à la Terre, atome initial de mon être, je ne la découvrais plus.

Tout le système solaire disparaissait ainsi avec une majestueuse impétuosité, dans le plus profond silence ; le Soleil lui-même ne fut plus qu’une étoile dans l’océan des étoiles, avec son cortège de planètes perdu dans la lueur confuse de l’éloignement.

J’étais entré dans l’univers extérieur, et il me sembla que j’embrassais l’immensité de la matière.

Toujours plus vite, les étoiles s’éteignaient dans l’abîme où s’étaient fondues Antar et Véga ; bientôt tout ce coin du ciel ne fut plus que la masse fuyante d’une nébuleuse, tandis que devant moi béait l’étendue noire, où les astres étaient de plus en plus rares.

Je paraissais me diriger vers un point situé entre la ceinture et le glaive d’Orion ; de ce côté le vide s’accusait davantage à chaque seconde, comme un monstrueux gouffre où je tombais. Toujours plus vite, les mondes se précipitaient, tourbillon d’atomes silencieux, dans le néant. Des étoiles jetaient à ma rencontre des feux éblouissants dont la lueur colorait des planètes, comme des fantômes en révolution autour d’elles ; puis elles dépérissaient pour s’évanouir de nouveau.

De jeunes comètes, des bouquets de météores, des grains clignotants de matière en ignition, des couronnes tournoyantes, passaient en sifflant. Les uns à peut-être cent millions de milles de moi, d’autres, moins nombreux, plus près ; tous voyageaient avec une rapidité inimaginable au travers des constellations, traînées d’aurore fuyant dans la nuit épaisse et incommensurable. Plus que jamais on eût dit un remous de poussière dans un rayon de soleil.

Le béant Au-delà où j’étais attiré se faisait toujours plus étendu, plus immense, plus profond. Maintenant un quart du ciel était noir et vide, et, dans sa course tournoyante, l’univers stellaire disparaissait derrière moi, comme rassemblé en un voile de clarté qui s’éloignait, telle une énorme chandelle romaine, au gré du vent.

J’étais parvenu dans le désert de l’espace. Même les ténèbres se firent plus intenses, tandis que les bataillons d’étoiles ne semblaient plus qu’un essaim lumineux dans un lointain inconcevable et que l’obscurité et le néant m’entouraient de toutes parts.

Bientôt le système solaire, cette petite cage de points où j’avais pris naissance, se réduisit à un disque de lumière brumeuse ; dans une minute ce ne serait plus qu’une étincelle qui, à son tour, s’éteindrait complètement.

Tout à coup une sensation me revint, sous la forme d’une terreur accablante, comme un effroi de cette immensité noire, qu’aucun mot ne saurait rendre, comme une ardente résurrection du besoin de société et de sympathie.

D’autres âmes existaient-elles dans cette obscurité, invisibles pour moi, comme moi pour elles ? Ou bien étais-je vraiment seul ? Étais-je passé, de l’existence, dans un état qui ne serait ni l’être ni le non-être ?

Dépouillé de l’enveloppe de mon corps, de mon enveloppe matérielle, la sécurité illusoire qu’inspire la présence d’autres créatures m’avait fui.

Tout était nuit et silence.

J’avais cessé d’être.

J’étais du néant.

Tout était du néant, à l’exception de cet atome infinitésimal de lumière qui sombrait dans l’abîme.

J’essayai d’écouter et de voir, mais pendant un instant il n’y eut que l’infini silence, les ténèbres intolérables, l’horreur et le désespoir.

Alors je vis, autour du halo où s’était condensé le monde entier de la matière, s’élever une faible lueur. Une bande s’étendait de part et d’autre, où le noir n’était pas absolu. Je la considérai pendant des siècles, me sembla-t-il, et, au cours de cette longue période, la tache s’affirma imperceptiblement ; puis, auprès de la bande, surgit un nuage aux contours indécis et teinté d’un brun très pâle.

Je me sentis dévoré d’impatience ; mais les formes s’accusaient si lentement qu’elles paraissaient changer à peine. Que pouvaient-elles contenir ? Que signifiait cette tache roussâtre dans l’éternelle nuit de l’immensité ?

Les contours du nuage paraissaient grotesques : agrippé sur sa base par quatre projections de sa masse, il se terminait au-dessus par une ligne droite. Que signifiait ce fantôme ? Certainement j’avais déjà vu cela quelque part ; mais je ne pus me rappeler ce que c’était, où je l’avais vu ni quand. La réalité se fit jour tout à coup.

C’était un poing fermé.

Je me trouvais seul dans l’espace, seul avec ce poing énorme et sombre, sur lequel, comme un insignifiant amas de poussière, l’Univers matériel reposait tout entier.

Je l’examinai pendant un temps interminable. À l’index brillait un anneau ; et l’univers d’où j’étais sorti n’était qu’une tache de lumière sur la courbe de l’anneau. Et l’objet que serrait la main avait l’apparence d’un sceptre noir.

Toute une longue éternité, je restai à contempler cette main, cet anneau et ce sceptre, dans la crainte et l’attente désespérées de ce qui allait se passer. Je crus qu’il ne se passerait rien, que je regarderais éternellement, sans voir autre chose que la main et ce qu’elle tenait, et sans y rien comprendre.

L’univers n’était-il qu’un reflet de quelque Être plus grand ? Nos mondes n’étaient-ils que les atomes d’un autre univers, et ceux-ci d’un autre, et ainsi de suite dans une progression sans fin ?

Et qu’étais-je moi-même ? Étais-je vraiment immatériel ? Dans cet état de perplexité, une sensation me surprit d’un corps qui se reconstituait autour de moi.

À l’entour de la main, le gouffre de ténèbres s’emplit de mouvements impalpables où se discernaient des formes incertaines.

Puis soudain un bruit me parvint, un son de cloches, frêle comme s’il arrivait d’infiniment loin ; étouffé comme s’il passait à travers d’épaisses couches d’obscurité ; vibrant d’une résonance assourdie, avec de vastes intervalles de silence entre chaque battement.

La main sembla serrer plus fortement le sceptre. Au-dessus, vers le zénith des ténèbres, je vis un cercle phosphorescent, comme une sphère spectrale d’où paraissaient sortir les sons ; au dernier battement, la main disparut : l’heure était venue sans doute. J’entendis un tumulte d’eaux ruisselantes. Mais le sceptre noir restait, rayant le ciel d’une grande bande brillante.

Et alors, semblant monter des profondeurs les plus reculées de l’espace, une voix parla :

– Il n’y aura plus de douleur !

À ces mots, une joie radieuse, presque pénible dans son intensité, m’envahit. Je vis luire le cercle phosphorescent et briller le sceptre noir… je vis encore bien d’autres choses très nettement…

Le cercle était le cadran de la pendule ; le sceptre était la barre du lit. Haddon, debout au pied et appuyé à la barre, tenait à ses doigts une petite paire de ciseaux. Par-dessus son épaule, je distinguai les deux aiguilles de la pendule sur le chiffre XII.

Mowbay lavait un instrument dans une cuvette, sur la table octogonale ; et, à mon côté, j’éprouvais une sorte d’engourdissement dont on ne pouvait dire que ce fût une douleur.

L’opération ne m’avait pas tué.

Bien au contraire, j’étais délivré de la sombre mélancolie qui me hantait depuis près de six mois.

UN RÊVE D’ARMAGEDDON[8]

L’homme au visage blême entra dans le compartiment à Rugby ; il avançait lentement, en dépit des instances du porteur de bagages, et, dès son apparition sur le quai, j’avais remarqué combien il avait l’air malade. Avec un soupir, il se laissa tomber dans un coin vis-à-vis de moi, fit une tentative incomplète pour arranger sa couverture de voyage et resta absolument immobile, les yeux fixes et vides. Bientôt, conscient d’être observé, il me lança un regard indolent, étendit une main lasse vers son journal et de nouveau lorgna de mon côté.

Je fis semblant de lire, craignant de l’avoir involontairement embarrassé, mais au même instant je fus fort surpris de l’entendre parler.

– Plaît-il ?

– Ce livre, répéta-t-il, indiquant le volume avec son doigt maigre, ce livre traite des rêves ?

– Mais oui, répondis-je, car c’était Les États du Rêve, de Fortnum Roscoe, et le titre s’étalait en gros caractères sur la couverture.

Il demeura un instant silencieux, comme s’il eût cherché ses mots.

– Oui, fit-il enfin, mais cela ne vous apprend rien.

Au premier moment je ne compris pas bien ce qu’il voulait dire.

– Ils ne savent pas, ajouta-t-il.

J’observai un peu plus attentivement son visage.

– Il y a rêves et rêves, reprit-il.

C’est là une sorte de proposition que je ne relève jamais.

– Je suppose… commença-t-il, hésitant. Rêvez-vous quelquefois ? Je veux dire très vivement ?

– Je rêve fort peu, déclarai-je. Je ne pense pas avoir trois rêves très vifs par an.

– Ah ! fit-il, et il parut quelque temps rassembler ses pensées.

» Vos rêves ne se mêlent pas à vos souvenirs ? demanda-t-il brusquement. Vous ne vous trouvez jamais dans le doute, au point de vous poser cette question : ceci est-il, oui ou non, arrivé ?

– Presque jamais. Sauf parfois une hésitation passagère. Je suppose que peu de personnes ont de ces doutes.

– Est-ce qu’il en parle ? s’informa-t-il en indiquant le livre.

– L’auteur dit que de tels cas se présentent parfois, et il en donne l’explication habituelle : intensité d’impression et autres théories, pour conclure qu’en règle générale cela ne se produit pas. Peut-être connaissez-vous ces théories… ?

– Très peu… mais elles sont erronées.

Sa main émaciée joua un instant avec le cordon du rideau. Je me disposai à reprendre ma lecture, ce qui sembla précipiter sa remarque suivante. Il se pencha en avant comme s’il eût voulu me toucher.

– N’y a-t-il pas ce qu’on appelle : rêve consécutif, qui se continue nuit après nuit ?

– Je crois que oui. On en cite des cas dans la plupart des ouvrages concernant les troubles cérébraux.

– Troubles cérébraux ? Oui. Je le suppose volontiers. C’est le bon endroit où les classer. Mais ce que je veux dire… ajouta-t-il en contemplant ses phalanges maigres,… est-ce que cette sorte de chose est toujours du rêve ? Est-ce du rêve ? Ou est-ce quelque chose d’autre ? Ne se pourrait-il pas que ce fût autre chose ?

J’aurais opposé le silence à ses persistantes questions, n’eût été l’anxiété de ses traits tirés. Je me souviens encore du regard de ses yeux éteints, entre ses paupières rougies ; – peut-être avez-vous vu de ces regards.

– Je ne discute pas seulement sur un point d’opinion, dit-il, la chose me tue.

– Les rêves ?

– Si vous appelez cela des rêves… Nuit après nuit… Vifs, nets, oh ! si nets… Ceci et il indiqua le paysage qui fuyait au long des vitres, ceci semble irréel en comparaison ! C’est à peine si je puis me rappeler qui je suis, quelle occupation me… – Il se tut. – Tenez, en ce moment…

– Votre rêve est toujours le même, voulez-vous dire ? insistai-je.

– Il est fini.

– Comment ?

– J’en suis mort.

– Mort !

– Écrasé et tué, et tout ce que ce rêve prenait de mon individu est mort maintenant. Mort à jamais. Je rêvais que j’étais un autre homme, vous comprenez, habitant une autre contrée, vivant à une autre époque. Je rêvais cela nuit après nuit. Nuit après nuit, je me réveillais dans cette autre vie. Des scènes nouvelles et des événements nouveaux… jusqu’à la dernière…

– Où vous êtes mort ?

– Où je suis mort.

– Et depuis lors ?

– Plus rien ! fit-il. Dieu merci ! Ce fut la fin du rêve.

Il était clair que j’allais subir le récit de son hallucination. Après tout, j’avais une heure devant moi, la nuit tombait rapidement, et Fortnum Roscoe n’est rien moins que divertissant.

– Vivre à une autre époque ? m’enquis-je. Vous voulez bien dire à une autre époque que la nôtre ?

– Oui.

– Passée ?

– Non, à venir… à venir.

– En l’an trois mille, par exemple ?

– Je ne sais pas en quelle année. Je le savais quand je rêvais, mais pas maintenant, plus maintenant que je suis éveillé. Il y a une foule de choses que j’ai oubliées depuis que je me suis éveillé de ces rêves, des choses que je possédais parfaitement lorsque je… lorsque, comme je le suppose, je rêvais. L’année s’appelait d’un nom différent de celui qu’elle porte de nos jours… Comment l’appelait-on ? gémit-il, en portant péniblement la main à son front. Je ne sais plus… j’ai oublié.

Il se prit à sourire tristement. Je redoutai pendant quelques secondes qu’il eût renoncé à me narrer son histoire. En règle générale, j’abhorre les gens qui racontent leurs rêves, mais cette fois j’éprouvais un sentiment différent. J’offris même mon secours.

– Cela commençait ?… invitai-je.

– Ce fut très clair, dès le début. Il me sembla que je m’éveillais en sursaut au milieu de tout cela. Et il est curieux que, dans ces rêves dont je parle, je ne me sois jamais souvenu de mon existence réelle, celle que je vis à présent. On eût cru que cette vie de songe était suffisante pendant qu’elle durait. Peut-être… Mais je vous dirai comment j’ai eu conscience de moi-même quand j’aurai fait de mon mieux pour tout me remémorer. Je ne me rappelle rien jusqu’au moment où je me vois assis dans une sorte de loggia donnant sur la mer… J’avais sommeillé et je me réveillai soudain… net et clair… pas du tout comme en rêve… parce que la jeune femme avait cessé de m’éventer…

– La jeune femme ?

– Oui, la jeune femme. Il ne faut pas m’interrompre ou vous allez me faire perdre le fil du récit. – Il se tut brusquement. – Vous n’allez pas croire que je suis fou ? interrogea-t-il.

– Non, répliquai-je. Vous avez rêvé, racontez-moi votre rêve.

– Je me réveillai, dis-je, parce que la jeune femme avait cessé de m’éventer. Je ne fus en aucune façon surpris, vous comprenez. Je l’avais nullement la sensation de tomber là comme des nues. Je pris tout simplement la chose au point où je la trouvais. Tout ce que je pouvais avoir de souvenirs de cette vie-ci, de cette vie du vingtième siècle, s’évanouit à l’instant où je m’éveillai, s’effaça comme un rêve. Je connaissais tout mon nouveau passé, que mon nom n’était plus Cooper mais Hedon ; je n’ignorais rien de ma position dans le monde. J’ai oublié une foule de détails… Il y a un manque de suite, mais c’était alors tout à fait clair et banalement réel.

De nouveau il hésita, et, me regardant d’un air suppliant :

– Tout cela vous paraît du radotage.

– Non, non ! me récriai-je. Continuez. Dites-moi comment était cette loggia.

– Ce n’était pas vraiment une loggia et je ne sais par quel terme la désigner. Elle était exposée au midi, petite et tout ombragée, excepté le demi-cercle au-dessus du balcon, par où l’on voyait le ciel, la mer et le coin où j’aperçus la jeune femme. J’étais allongé sur une couche, une couche de métal avec des coussins légers et rayés de longues bandes… et la jeune femme se tenait accoudée au balcon, le dos tourné. Son joli cou blanc, avec les frissons qui s’y nichaient, et son épaule de neige étaient éclairés par le soleil : le reste de son corps gracieux baignait dans la fraîcheur de l’ombre. Son vêtement… comment le décrirai-je ?… ample et flottant. Je la contemplai là, toute, et je pensai combien elle était belle et désirable, comme si jamais encore je ne l’avais vue. Et quand enfin je soupirai et me soulevai sur mon coude, elle fit un mouvement et montra son visage…

Il s’interrompit.

– J’ai vécu cinquante-trois ans en ce monde. J’ai eu mère, sœurs, amies, épouse et filles ; leurs visages à toutes, leurs jeux de physionomie, je les connais. Mais le visage de cette femme est beaucoup plus réel pour moi. Je puis l’évoquer à ma mémoire au point de le voir encore. Je pourrais le dessiner ou le peindre. Et après tout…

De nouveau il s’arrêta, mais je ne soufflai mot.

– Un visage de rêve… un visage de rêve… Elle était belle. Non de cette beauté terrible, froide, statuesque, comme la beauté d’une sainte, non de cette beauté qui surexcite les passions, mais une sorte d’irradiation, des lèvres suaves qui s’adoucissaient en sourires, et de graves yeux gris. Ses attitudes et ses gestes étaient d’une grâce parfaite… Elle semblait inhérente à toutes les choses agréables et attrayantes…

Une fois encore, il se tut, et il avait la tête baissée, de sorte que je ne pouvais voir ses traits. Mais tout à coup, il me regarda et poursuivit, renonçant à tout effort pour déguiser sa foi absolue en la réalité de son histoire.

– Vous comprenez, j’avais renoncé à mes projets et à mes ambitions, renoncé pour elle à tout ce que j’avais désiré, tout ce que j’avais travaillé à acquérir. Là-bas, dans le Nord, j’avais été un homme puissant, avec de l’influence, des richesses, une grande réputation, mais rien ne m’avait paru désirable à côté d’elle. J’étais venu là avec elle, dans cette cité ensoleillée du plaisir, et j’avais laissé tous mes biens à l’abandon et à la ruine, pour sauver au moins le reste de ma vie. Dès que je l’aimai, avant de savoir si elle se souciait de moi, avant de savoir si elle oserait m’aimer, dès que je l’aimai, tout me parut vain et vide, poussière et cendres… toute mon existence n’était que poussière et cendres. Nuit après nuit, et pendant de longs jours, où j’avais langui de désir, mon âme s’était heurtée contre le fruit défendu ! Mais il est impossible de raconter toutes ces choses, c’est de l’émotion, de la nuance, une lueur qui vacille. Seulement, tant que cette émotion dure, tout change, tout est transformé. Le fait est que je les quittai, indifférent à la crise imminente, dont ils se tireraient comme ils pourraient.

– Mais qui avez-vous quitté ? demandai-je, intrigué.

– Les gens du Nord, là-bas. Dans ce rêve tout au moins, j’étais un personnage très important, cette espèce de personnage à qui les hommes se fient, autour de qui ils se groupent. Des millions d’êtres qui ne m’avaient jamais vu étaient prêts, à cause de leur confiance en moi, à risquer, à accomplir de grandes choses. Il y avait des années que je jouais ce jeu, ce jeu énorme et laborieux, ce jeu vague et monstrueux de la politique, au milieu des intrigues et des traîtrises, des discours et de l’agitation. C’était un vaste monde bouillonnant, et à la fin je fus investi d’une sorte de dictature contre la Clique… amalgame de projets canailles, de basses ambitions, de stupidité pathétique et d’attrape-nigauds… la Clique qui entretenait depuis des années, dans le monde, la confusion, le tumulte, l’aveuglement, et qui ne cessait de s’acheminer vers un désastre infini. Mais je ne pense pas que vous compreniez les complications et les difficultés de l’an… je ne sais plus combien, mais fort en avant de nous. Dans mon rêve, j’étais au courant même des plus petits détails… Sans doute avais-je rêvé de tout cela avant de m’éveiller, et les contours indécis de quelque développement étrange et nouveau que j’avais imaginé s’attardaient encore dans mon esprit, tandis que je me frottais les yeux. Le confus souvenir de cette réalité sordide me faisait remercier le ciel pour la splendeur du soleil qui brillait là. Je me soulevai sur le coude et demeurai ainsi, contemplant la jeune femme et me réjouissant de m’être échappé de ces folies, de ce tumulte, de ces violences, avant qu’il fût trop tard. Après tout, me disais-je, c’est ceci qui est vivre : l’amour et la beauté, le désir et la joie ne valent-ils pas toutes ces sinistres luttes pour des fins gigantesques et vagues ? Et je me blâmais d’avoir jamais cherché la dictature, quand j’aurais pu donner ma vie à l’amour. Oui, mais, m’objectai-je, si je n’avais pas vécu, dans mon jeune temps, d’une vie austère et dure, j’aurais pu me gâter avec des femmes vaines et indignes, et, à cette pensée, tout mon être fut soulevé d’amour et de tendresse pour l’amante si chère qui était venue enfin et m’avait forcé… m’avait contraint, par son charme invincible, à mener cette existence à l’écart.

» – Vous valez plus que tout cela, dis-je, sans penser qu’elle pouvait entendre. Vous valez plus que tout au monde, ma toute chère ; vous êtes plus précieuse que l’orgueil et la louange et toutes ces vanités. Mon amour ! vous avez remplacé pour moi tout ce que la vie peut offrir.

» – Venez voir ! s’écria-t-elle, et j’entends encore sa voix ! Venez voir les teintes du soleil levant sur le Monte Solaro !

» Je me souviens que je fus debout d’un bond et que je la rejoignis au balcon. Elle posa sa main blanche sur mon épaule et m’indiqua les masses de rochers mauves et roses. Je regardai, mais j’aperçus d’abord les reflets de l’aurore caressant ses joues et son cou. Comment vous dépeindre la scène qui s’étendait devant nous ? Nous étions à Capri…

– J’y suis allé, dis-je. J’ai fait l’ascension du Monte Solaro, et au sommet j’ai bu du Vero Capri…

– Ah ! reprit l’homme au visage blême. Alors, vous pourrez peut-être me renseigner… vous saurez si c’était vraiment Capri. Car, dans cette existence-ci, je n’y suis jamais allé. Laissez-moi vous en faire la description. Nous étions dans une petite salle au centre d’une multitude d’autres petites salles, très fraîches et ensoleillées, creusées dans une sorte de promontoire très haut au-dessus de la mer. L’île entière formait un énorme hôtel, complexe au-delà de tout dire, et, de l’autre côté, on apercevait des kilomètres d’hôtels flottants et d’immenses plates-formes flottantes où les machines volantes abordaient. C’était ce qu’on appelait une Cité de Plaisir Naturellement il n’y avait rien de pareil dans votre temps… ou plutôt il n’y a rien de pareil de notre temps, devrais-je dire… de notre temps, c’est évident.

» Or, cette pièce où nous nous trouvions était à l’extrémité du cap, de sorte que la vue s’étendait à l’est et à l’ouest. Vers l’est se dressait une vaste falaise, de mille pieds de haut peut-être, d’un gris froid, à part une brillante bordure d’or ; au-delà, l’île des Sirènes, et la côte qui allait se perdre en s’abaissant dans la splendeur du soleil levant. Et quand on se tournait vers l’ouest, distincte et proche, une petite baie s’abritait sous la falaise, avec une plage minuscule encore dans l’ombre. Hors de l’ombre, le Monte Solaro apparaissait droit en haut, empanaché d’or et de mauve, comme un monarque sur son trône, et la lune blanche s’effaçait derrière, dans le ciel occidental. Devant nous, de l’est à l’ouest, d’innombrables voiles parsemaient la mer aux nuances infinies. À l’est, des barques grises, avec des profils nets et clairs ; mais à l’ouest, on eût dit des barques d’or, d’or étincelant, presque comme de petites flammes. Et, juste au-dessous de nous, se levait, hors des flots, une roche énorme percée d’une brèche. Tout autour, les flots bleus venaient se briser en écume blanche et verdâtre, et une barque avec des rameurs déboucha sous l’arche.

– Je connais cette roche, dis-je. J’ai failli me noyer sous la brèche. Avec la roche qui l’accompagne, on les appelle les Faraglioni.

– I Faraglioni ? Oui, c’est le nom qu’elle leur donnait, répondit l’homme à la face blême. Il y a même une histoire que… mais… – Il porta de nouveau la main à son front. – Non, dit-il, j’ai oublié l’histoire.

» Voilà donc la première chose que je me rappelle, le premier rêve que j’eus, cette petite chambre ombragée, l’atmosphère et le ciel si purs, et ma chère compagne, avec ses bras neigeux et sa robe gracieuse ; oui, je me souviens que nous revînmes nous asseoir et que nous causâmes à mi-voix… Nous causions à mi-voix, non par crainte, mais parce qu’il y avait encore entre nous une telle fraîcheur d’esprit que nos pensées étaient, je crois, un peu effrayées de se trouver formulées par des mots… et c’est pour cela que nous les échangions tout bas.

» Bientôt, sentant la faim, nous quittâmes notre appartement, et, par un étrange passage au plancher roulant, nous parvînmes dans une vaste salle à manger, où gazouillait une fontaine et où l’on entendait de la musique. C’était un endroit plaisant et gai, avec l’éclaboussement de la lumière et des jets d’eau et le murmure des instruments à cordes. Nous nous assîmes et nous mangeâmes en ne cessant de nous sourire, et instinctivement j’évitai de regarder un homme qui, à une table voisine, m’observait avec insistance.

» Puis nous nous rendîmes à la salle de danse ; mais je ne saurais la décrire. C’était une salle immense, plus vaste qu’aucun édifice que vous ayez jamais vu, et, en un endroit, on voyait encore la vieille porte de Capri encastrée dans le mur d’une haute galerie. De légères poutrelles, des torsades et des filets d’or s’échappaient des piliers, comme des cascades, et s’entrelaçaient sous le plafond. Tout autour du grand cercle réservé aux danseurs, de belles statues, d’étranges dragons et des figures grotesques, compliquées et merveilleuses, portaient des lampadaires. La salle était inondée d’une lumière artificielle qui faisait honte au soleil levant. Tandis que nous avancions dans la foule, les gens se retournaient pour nous regarder, car, d’un bout à l’autre du monde, mon nom et mes traits étaient connus, et l’on savait que j’avais soudain renoncé à tout orgueil et à toute lutte pour venir en ce lieu. Et l’on regardait surtout ma compagne, encore qu’on ignorât ou qu’on racontât mal l’histoire de notre amour, et la façon dont enfin elle avait consenti à me suivre. Il n’y avait guère de gens là qui ne me jugeassent un homme heureux, en dépit de la honte et du déshonneur qui s’attachaient maintenant à mon nom.

» L’air était plein de musique, plein de parfums délicieux, plein du rythme des mouvements harmonieux. Des milliers de splendides humains fourmillaient dans la salle, se pressaient dans les galeries s’allongeaient sur les sofas qui garnissaient les embrasures et les retraits. Ils étaient vêtus d’étoffes aux couleurs magnifiques, et couronnés de fleurs. Dans le grand cercle, sous les blanches images des dieux anciens, des couples innombrables dansaient, et de glorieux cortèges de jeunes gens et de jeunes femmes allaient et venaient. Nous aussi nous dansâmes, non pas les banales monotonies de votre temps, de cette époque-ci, veux-je dire, mais des danses belles et enivrantes. Et maintenant encore, je revois ma compagne qui dansait… qui dansait joyeusement. Voyez-vous, elle dansait avec un visage sérieux, elle dansait avec une dignité grave et cependant elle me souriait et me caressait… me souriait et me caressait avec ses regards… La musique était très différente, murmura-t-il, elle… mais je ne saurais en donner une idée… infiniment plus riche et plus variée qu’aucune musique que j’aie jamais entendue étant éveillé.

» Alors, après que nous eûmes dansé, un homme s’avança vers moi pour me parler. Il était grand, maigre, résolu, très sobrement vêtu pour l’endroit, et déjà j’avais remarqué son visage lorsqu’il m’observait dans la salle à manger, et plus tard, comme nous suivions le passage, j’avais évité son regard. Mais à présent qu’assis dans une petite alcôve, nous souriions au plaisir des autres danseurs glissant sur le plancher brillant, il vint à moi, me toucha l’épaule et me parla de telle façon que je fus obligé de l’écouter. Il sollicitait un instant d’entretien particulier.

» – Non, dis-je, je n’ai pas de secret pour ma compagne. Que voulez-vous m’apprendre ?

» Il répondit qu’il avait à causer avec moi de choses triviales ou tout au moins dénuées d’intérêt pour une dame.

» – Ou dénuées d’intérêt pour moi, répliquai-je.

» Il lança un coup d’œil du côté de ma compagne, comme s’il eût voulu en appeler à elle. Puis, brusquement, il me demanda si je connaissais la belliqueuse déclaration qu’Evesham avait faite. Cet Evesham, mon second dans la dictature du grand parti du Nord, était un homme impétueux, dur, imprudent, et moi seul avais été capable de le contenir et de le diriger. Mes partisans demeuraient déconcertés de ma soudaine retraite, non pas tant à cause de mon absence que parce que Evesham restait seul à la tête du parti. De sorte que cette question à propos de ses agissements réveillait un moment mon intérêt pour cette vie à laquelle j’avais renoncé.

» – Je n’ai accordé la moindre attention à aucune nouvelle depuis bien des jours, dis-je. Qu’est-ce qu’Evesham a déclaré ?

» Aussitôt l’homme entama son récit, et j’avoue que je fus frappé de la téméraire folie d’Evesham qui employait des mots aussi peu mesurés et aussi menaçants. Et ce messager qu’ils m’avaient envoyé non seulement me résuma le discours d’Evesham, mais il me demanda conseil et m’expliqua jusqu’à quel point ma présence était nécessaire. Pendant qu’il parlait, ma compagne, assise un peu en avant, dévisageait les traits de mon interlocuteur et les miens.

» Mes anciennes habitudes de tactique et mes facultés d’organisation reprirent le dessus : je me voyais déjà de retour subitement dans le Nord et je me rendais compte de l’effet dramatique que produirait ma réapparition. Tout ce que cet homme me raconta témoignait du désordre dans lequel se trouvait mon parti, mais non de sa défaite. Je reviendrais plus fort qu’à mon départ… Alors, je pensai à ma compagne… Vous comprenez ?… Comment m’expliquer mieux ? Nos relations avaient certaines particularités qui rendaient impossible sa présence à mes côtés. Il me faudrait la laisser là, à vrai dire, il me faudrait renoncer à elle clairement et ouvertement, si je voulais mener à bonne fin l’œuvre qui s’offrait à moi dans le Nord. Et l’homme le savait, pendant qu’il nous parlait, à elle et à moi ; il savait aussi bien qu’elle que mes premiers pas vers mon devoir seraient d’abord la séparation, puis l’abandon. Au contact de cette pensée, mon rêve de retour s’écroula. Je me tournai brusquement vers le messager au moment où il s’imaginait que son éloquence commençait à me convaincre.

» – Qu’ai-je à faire avec toutes ces histoires, à présent ? m’écriai-je. J’en ai fini, de tout cela. Croyez-vous que c’est pour me rendre indispensable que je suis venu ici ?

» – Non, dit-il, mais…

» – Pourquoi ne me laissez-vous pas en paix ? Tout cela est fini. J’ai cessé complètement de jouer un rôle public, je ne suis plus qu’un simple particulier.

» – Oui, répondit-il. Mais avez-vous réfléchi ? Ces rumeurs de guerre, ces défis téméraires, ces imprudentes agressions…

» Je me levai :

» – Non ! Je ne veux pas vous entendre. J’ai établi le compte de toutes ces choses, je les ai pesées… et je suis parti.

» Il parut hésiter sur l’utilité de continuer, et porta ses regards vers ma compagne.

» – La guerre ! murmura-t-il, comme s’il se parlait à lui-même.

» Puis il fit lentement demi-tour et s’éloigna.

» Je restai là, plongé dans le tourbillon de pensées que son appel avait déterminé. Tout à coup, j’entendis la voix de ma compagne :

» – Aimé, murmurait-elle, s’ils ont vraiment besoin de toi…

» Elle ne termina pas sa phrase, n’osant conclure. Je me tournai vers son doux visage, et l’équilibre de mon esprit fut ébranlé.

» – Ils n’ont besoin de moi que pour accomplir ce qu’ils n’osent pas risquer d’eux-mêmes, expliquai-je. S’ils n’ont pas confiance dans Evesham, qu’ils s’arrangent avec lui comme ils voudront.

» Elle me regardait d’un air indécis.

» – Mais la guerre… reprit-elle.

» Je vis sur sa face un doute que j’y avais déjà remarqué, un doute d’elle-même et de moi, la première ombre de la révélation qui, envisagée vaillamment et complètement, aurait dû nous séparer à jamais. Mais mon esprit plus mûr pouvait incliner le sien à mon gré vers telle ou telle conviction.

» – Ma toute chère, dis-je, tes tourments seraient vains. Il n’y aura pas de guerre… à coup sûr il n’y en aura pas. L’âge des guerres est passé. Fie-t’en à moi, je connais la justice de cette cause. Ils n’ont aucun pouvoir sur moi, ma très chère, et nul n’a de droits sur moi. J’étais libre de choisir ma vie et j’ai choisi celle-ci.

» – Mais la guerre… répéta-t-elle.

» J’allai m’asseoir près d’elle et, un bras à sa taille, je lui pris la main. Alors je m’efforçai de chasser son doute… je m’efforçai de lui emplir à nouveau l’esprit de pensées agréables. Je lui mentis, et, en lui mentant, je me mentais aussi à moi-même. Elle n’était que trop disposée à me croire, que trop disposée à oublier…

» Bientôt toute ombre eut disparu, et nous nous hâtâmes de gagner la Grotta del Bovo Marino, où nous avions coutume de nous baigner chaque jour. Nous nageâmes en jouant et en nous éclaboussant, et, dans la vague vivifiante, il me semblait que je devenais plus léger et plus fort qu’un mortel. Enfin, nous sortîmes de l’eau, ruisselants, et nous nous poursuivîmes sur les rochers. Puis, revêtus de vêtements secs, nous nous étendîmes au soleil. Bientôt j’appuyai ma tête sur ses genoux, elle posa sa main sur mes cheveux et, sous ses douces caresses, je m’endormis. Et tout à coup, aussi brusquement qu’une corde de violon se casse, je m’éveillai, et j’étais sur mon lit, à Liverpool, dans cette vie d’aujourd’hui. Pendant un instant je ne pus croire que tous ces moments si vivants n’eussent été que la substance d’un rêve.

» Malgré la réalité vivante des choses que je voyais autour de moi, je ne pouvais admettre que c’eût été un rêve. Je fis ma toilette et m’habillai par habitude, pour ainsi dire, et, tout en me rasant, je me demandais pourquoi, moi entre tous, j’abandonnerais la femme que j’aimais, pour retourner à de fantastiques politiques dans le Nord inclément et affairé. Si Evesham contraignait le monde à en revenir à la guerre, que m’importait ? J’étais un homme, avec un cœur d’homme, et pourquoi m’infligerais-je les responsabilités d’une divinité concernant la façon dont se comportait l’univers ?

» Ce n’est pas là, vous savez, la façon dont je considère les affaires, les véritables affaires… car je suis solicitor… La vision était si réelle, vous entendez, si absolument différente des rêves, que perpétuellement je me remémorais de petits détails sans importance. Les ornements de la couverture d’un livre posé sur la machine à coudre de ma femme me rappelaient, avec une précision extrême, la ligne dorée qui contournait l’armature du sofa, dans l’alcôve où je m’étais entretenu avec le messager de mon parti déserté. Avez-vous jamais entendu parler d’un rêve qui eût un caractère semblable à celui-là ?… dont, par la suite, on se rappelle de menus détails oubliés ?

Je réfléchis. Je n’avais jamais encore remarqué rien de semblable, il avait raison.

– Non, dis-je, je ne connais pas de rêve pareil. Rarement les rêves présentent ce caractère.

– Eh bien, reprit-il, il en est pourtant ainsi du mien. Comme je vous l’ai dit, je suis solicitor à Liverpool, et je ne pouvais m’empêcher de me demander ce que penseraient les clients et les gens d’affaires avec qui je causais dans mon bureau, si je leur révélais tout à coup que j’étais amoureux d’une jeune femme qui naîtrait deux ou trois cents ans plus tard, et préoccupé de la politique des arrière-petits-enfants de mes petits-enfants. Ce jour-là j’avais à négocier un bail de construction pour quatre-vingt-dix-neuf ans. Il s’agissait d’un entrepreneur fort pressé, et nous désirions le lier par tous les moyens possibles. J’eus une entrevue avec lui, au cours de laquelle il alla jusqu’à s’emporter, de sorte que je me mis au lit dans un état de mauvaise humeur obstinée… Je n’eus pas de rêve, non plus que la nuit suivante : du moins, je ne m’en souviens pas. Ma conviction de l’intense réalité des faits commença à s’ébranler, la certitude s’imposait que c’était un rêve. Mais alors ce rêve revint…

» Ce fut quatre jours plus tard, et tout était différent. Je suis sûr que quatre jours aussi s’étaient écoulés dans le rêve. Bien des événements étaient survenus dans le Nord, et leur ombre à nouveau s’étendait entre nous, pour n’être plus cette fois si aisément dissipée. Je faisais des réflexions maussades. Pourquoi, en dépit de tout, retournerais-je passer le reste de mes jours dans les labeurs et les difficultés, dans les insultes et le mécontentement perpétuel, tout simplement pour épargner à des centaines de millions de gens que je n’aimais pas, que trop souvent je ne pouvais m’empêcher de mépriser, les malheurs et les angoisses de la guerre et de la tyrannie ? En somme, je pouvais échouer. Tous, ils poursuivaient leur but étroit, égoïste. Pourquoi moi aussi ne vivrais-je pas comme un homme ? C’est de telles pensées que le son de sa voix me tira, et je levai les yeux.

» J’étais éveillé et je marchais. Nous étions montés plus haut que la Cité du Plaisir, presque au sommet du Monte Solaro, et nous regardions du côté du golfe. L’après-midi, déjà avancé, était très clair. Au loin, sur la gauche, Ischia paraissait suspendue dans une brume d’or entre le ciel et la mer. Naples étalait ses blancheurs crues sur les collines, et devant nous se dressait le Vésuve surmonté d’un haut et frêle panache qui s’inclinait vers le sud ; à ses pieds, les ruines de Torre dell’Annunziata et de Castellamare scintillaient toutes proches.

– Vous avez été à Capri, naturellement ? interrompis-je soudain.

– Seulement dans ce rêve, répondit-il, seulement dans ce rêve. À travers le golfe, au-delà de Sorrente, les palais flottants de la Cité du Plaisir étaient enchaînés à leurs ancres, et, vers le nord, de vastes plates-formes également flottantes recevaient les aéroplanes… Chaque après-midi, les aéroplanes descendaient du ciel, apportant chacun ses milliers de chercheurs de plaisir, venus, des parties les plus lointaines de la terre, vers Capri et ses délices. Et tout cela s’étendait sous nos yeux. Mais nous ne remarquions qu’incidemment ces détails, à cause d’un spectacle peu commun que nous offrait cette fin de journée. Cinq aéronefs de guerre, qui étaient restés longtemps relégués dans les arsenaux des Bouches-du-Rhin, manœuvraient maintenant dans les hauteurs, à l’est. Evesham avait provoqué un étonnement universel en sortant tout à coup ces engins et en les envoyant planer ici et là. C’était la menace matérielle jetée dans le grand jeu du bluff auquel il s’adonnait, et moi-même j’étais frappé de surprise. Evesham était un de ces hommes envoyés par le ciel pour créer des désastres. Son énergie, dès l’abord, ressemblait si merveilleusement à du génie ! Mais il n’avait aucune imagination, aucune invention, uniquement une force de volonté entraînante, vaste, inepte, et, pour le soutenir, une confiance folle dans sa chance idiote. Je me rappelle que nous étions debout sur le promontoire, contemplant l’escadre aérienne qui décrivait ses cercles dans le lointain, et je pesais la pleine signification de ce spectacle, prévoyant clairement le tour que prendraient les événements… Et, même alors, il n’était pas trop tard. J’aurais pu, je le savais, retourner là-bas et sauver le monde. Le peuple du Nord me suivrait, j’en étais convaincu, pourvu seulement que, sur un point, je consentisse à respecter ses exigences morales. L’Est et le Sud se fieraient à moi mieux qu’à aucun autre Septentrional. J’étais certain que je n’avais qu’à le lui exposer et qu’elle me laisserait partir… Non qu’elle ne m’aimât pas !… Mais je ne voulais pas partir… Ma volonté était toute dirigée dans l’autre sens. Il y avait si peu de temps encore que j’avais rejeté le fardeau des responsabilités ! J’étais un si récent renégat du devoir, que l’aveuglante évidence de ce qu’il fallait que je fisse n’avait aucun pouvoir pour ébranler ma volonté. Ma volonté, c’était de vivre, de goûter des plaisirs, de voir heureuse ma chère compagne. Mais, bien que la conscience de si vastes devoirs négligés ne pût m’arracher de là, c’en était assez pour me rendre silencieux et préoccupé, pour dérober aux heureux jours que je vivais la moitié de leur charme et me plonger dans de sombres méditations pendant le silence de la nuit. Tandis que j’observais le vol des aéroplanes d’Evesham, ces oiseaux de mauvais présage, elle était à mes côtés, m’épiait, soupçonnant mes tourments, d’une façon imprécise sans doute ; ses yeux questionnaient ma physionomie, et leur expression révélait sa perplexité. Les dernières lueurs du couchant, qui s’effaçaient du ciel, ombraient de gris son visage. Ce n’était pas sa faute si elle me retenait : elle me permettait de la quitter, et même, le soir précédent, elle m’avait, avec des larmes, supplié de partir. Enfin, ce fut le sentiment de sa présence qui me secoua de ma torpeur : je me tournai brusquement vers elle et lui proposai de descendre au galop les pentes de la montagne, la mettant au défi de me dépasser.

» – Non, répondit-elle, comme si mes paroles eussent détonné en l’occurrence ; mais j’étais résolu à dissiper sa gravité et à l’obliger de courir, car personne ne peut être morne et triste après une course qui vous met hors d’haleine…

Elle trébucha, et je m’élançai en la soutenant par la taille. Nous évitâmes deux hommes qui se retournèrent, fort étonnés de ma conduite… ils avaient dû me reconnaître. Nous étions à mi-chemin de la pente, lorsqu’un tumulte éclata dans l’air, et nous nous arrêtâmes. Bientôt, par-dessus la crête du mont, les engins de guerre apparurent, volant en file.

À ce point de son récit, l’homme hésita, comme s’il eût voulu entreprendre la description des machines.

– À quoi ressemblaient-elles ? demandai-je.

– Jamais encore elles n’avaient combattu, continua l’homme, tout comme nos cuirassés d’aujourd’hui. Nul ne savait ce qu’elles étaient capables de faire, avec leur équipage surexcité. Peu de gens même se souciaient de l’imaginer. C’étaient de grandes machines automotrices, ayant la forme d’une tête de lance sans hampe, celle-ci remplacée par un propulseur.

– En acier ?

– Non, pas en acier.

– En aluminium ?

– Non, non, rien de ce genre. Un alliage qui était fort commun, aussi commun que le laiton, par exemple. On l’appelait… attendez… – D’une main il se frotta le front. – J’oublie tout, dit-il.

– Elles portaient de l’artillerie ?

– Des espèces de petits canons, qui lançaient des projectiles d’une force explosive énorme. On tirait ces canons par l’arrière, par la base, pour ainsi dire, et on éperonnait du bec. Cela, c’était la théorie, vous comprenez, mais ces engins n’avaient encore pris part à aucun combat. Personne n’aurait su dire exactement quels effets ils pourraient produire. Entre-temps, je suppose qu’il était fort agréable de tourbillonner dans l’air, comme un vol de jeunes hirondelles, rapides et vives, et que les capitaines s’efforçaient de ne pas trop penser à ce que serait une vraie bataille. Et ces machines volantes n’étaient qu’une partie des engins inventés et restés sans emploi pendant la longue paix. Il y en avait de toutes sortes, que des gens dérouillaient et fourbissaient : machines infernales, idiotes, qui n’avaient jamais été essayées, engins énormes, explosifs terribles, canons gigantesques. Vous connaissez la manie absurde de ces hommes ingénieux qui inventent de telles choses : ils les fabriquent à la façon dont les castors construisent une digue, sans se préoccuper des rivières qu’ils détournent et des pays qu’ils vont inonder.

» Pendant que nous descendions vers notre hôtel par le long escalier sinueux, je prévis tout : je compris clairement qu’avec le violent et stupide Evesham, la guerre était inévitable et imminente, et je m’imaginai ce qu’elle serait dans ces conditions nouvelles. Et, même alors, sachant pourtant que c’était là ma dernière chance, je ne pus trouver la force de partir.

Il soupira.

– C’était ma dernière chance… Nous attendîmes, pour rentrer dans la Cité, que le ciel fût plein d’étoiles… Nous nous promenâmes sur la haute terrasse et ma compagne me conseillait de partir.

» – Mon très cher, disait-elle, et son doux visage était levé vers moi, ici c’est la Mort. Cette vie que tu mènes est la mort. Retourne vers eux, retourne vers ton devoir…

» Elle se mit à pleurer et, suspendue à mon bras, elle répétait, entre ses sanglots :

» – Retourne… retourne…

» Puis soudain elle se tut. Abaissant mes regards sur ses beaux traits, j’y lus incontinent ce qu’elle venait de penser. C’était un de ces moments où l’on voit.

» – Non ! m’écriai-je.

» – Non ? demanda-t-elle, surprise et, je suppose, effrayée de ma réponse à sa pensée.

» – Rien, décidai-je, ne me fera partir. Rien ! J’ai fait mon choix, j’ai choisir l’amour… Que le monde disparaisse ! Quoi qu’il arrive, je veux vivre cette vie-ci… je veux vivre pour toi ! Rien ne m’en détournera, rien, ma très chère… Même si tu mourais… même si tu mourais…

» – Si je mourais ? murmura-t-elle.

» – Je mourrais aussi.

» Et, avant qu’elle eût pu prononcer un mot, j’entamai un monologue éloquent, une improvisation passionnée… comme je savais en faire dans cette vie-là… pour exalter l’amour, pour couronner de gloire et d’héroïsme la vie que nous menions et pour présenter l’existence que je désertais comme dure, mauvaise, ignoble à tel point qu’il y avait un grand mérite à la rejeter. Je dépensai toutes les ressources de mes facultés pour projeter des ombres odieuses sur cette existence, cherchant à convaincre ma compagne, à me convertir moi aussi. Nous parlions, et elle se penchait à mon bras, balancée, elle aussi, entre tout ce qu’elle jugeait noble et tout ce qu’elle savait être doux. Enfin, je pris l’essor dans le sublime, faisant du colossal désastre universel le cadre glorieux de notre amour sans pareil, et, pauvres petites âmes insensées, drapées dans cette splendide illusion, ivres de cette décevante gloire, nous nous pavanions sous les étoiles indifférentes. C’est ainsi que je laissai passer ma dernière chance… et c’était bien la dernière. Tandis que nous nous promenions là-haut, les chefs du Sud et de l’Est combinaient leur résolution, et la verte réplique qui culbuta à jamais le bluff d’Evesham prenait forme et attendait. Dans toute l’Asie, sur les Océans, dans le Sud, l’atmosphère retentissait d’avertissements : Préparez-vous ! Préparez-vous ! Aucun être vivant ne savait ce qu’était la guerre. Personne ne s’imaginait quelles horreurs elle apporterait avec toutes ces inventions. Je crois qu’on se figurait encore que ce serait un spectacle grandiose, avec des uniformes, des charges, des acclamations, des triomphes, des drapeaux, des étendards, des musiques, à une époque où la moitié du monde tirait ses ressources alimentaires de régions éloignées de dizaines de milliers de kilomètres…

L’homme au visage blême s’arrêta. Je l’épiai du coin de l’œil ; il examinait attentivement le plancher du wagon. Une petite station, une file de wagons de marchandises, un poste de signaux, l’arrière d’un cottage, apparurent par la portière ; un pont passa avec un tintamarre soudain, renvoyant le tumulte du train.

– Après cela, reprit-il, j’ai rêvé souvent. Pendant trois semaines, chaque nuit, ce rêve fut ma vie. Et, torture véritable, il y eut des nuits où je ne pouvais pas rêver, où je restais à me tourner et à me retourner sur mon lit, dans cette maudite vie d’ici. Et là-bas, quelque part, hors d’atteinte pour moi, des choses se passaient, des événements aux conséquences incalculables et terribles… Je vivais la nuit… Mes jours, mes jours de veille, cette existence que je vis à présent, voilà ce qui devint pour moi un rêve effacé, lointain, la couverture d’un livre…

Il réfléchit.

– Je pourrais tout vous raconter, les plus infimes détails de mon rêve… Mais ce que je faisais pendant le jour… Non ! Je ne puis rien vous en dire… Je ne m’en souviens plus… Ma mémoire… Ma mémoire s’en va. Les occupations de la vie m’échappent.

Il se pencha en avant et pressa ses mains sur ses yeux. Longtemps, il garda le silence.

– Et alors ? questionnai-je.

– La guerre éclata comme un ouragan.

On eût dit qu’il contemplait devant lui des spectacles indicibles.

– Et alors ? insistai-je.

– Un rien d’irréalité, et j’aurais cru à des cauchemars, reprit-il, du ton d’un homme qui parle pour lui-même. Mais ce n’étaient pas des cauchemars, non !… ce n’étaient pas des cauchemars, non !

De nouveau, il resta muet si longtemps que je craignis de perdre le reste de l’histoire. Mais il se remit à parler du même ton interrogateur.

– Qu’y avait-il à faire, sinon fuir ? Je n’avais pas prévu que les hostilités atteindraient Capri. Je voyais Capri comme en dehors de tout cela, comme un contraste à tout cela. Mais, deux soirs après, toute l’île hurlait et braillait ; les femmes et presque tous les hommes portaient un insigne, l’insigne d’Evesham ; plus de musique, mais partout une ritournelle d’hymne guerrier ; partout aussi des hommes s’enrôlaient, et, dans les salles de danse, on faisait l’exercice. Des rumeurs de nouvelles s’entrecroisaient et se contredisaient, on répétait que des combats avaient été livrés… Je ne m’y étais pas attendu. J’avais si peu d’expérience de cette vie de plaisir que je n’avais pu conjecturer autant de violence chez des amateurs. Quant à moi, je restais en dehors de tout : j’étais comme un homme qui aurait pu empêcher de faire sauter une poudrière. Le temps avait passé. Je n’étais personne : le plus fol adolescent avec une cocarde comptait pour beaucoup plus que moi. La foule nous bousculait en vociférant à nos oreilles cet hymne maudit qui nous assourdissait ; une femme invectiva ma compagne parce qu’elle n’avait pas de cocarde, et nous retournâmes ensemble à notre logis, malmenés, insultés, ma compagne pâle et muette, moi tremblant de rage. Si furieux étais-je, que je l’aurais querellée si j’avais découvert dans ses yeux un soupçon d’accusation. Toute ma belle assurance m’avait abandonné. J’arpentais notre cellule dans le rocher ; au-dehors, la mer s’assombrissait, et une lueur vers le sud apparaissait, disparaissait, pour reparaître encore.

» – Il faut nous éloigner d’ici, répétais-je. J’ai fait mon choix et je ne veux aucunement tremper dans ces troubles. Je ne veux rien savoir de cette guerre. Nous avons placé nos existences en dehors de tout cela. Il n’y a pour nous aucun refuge ici. Partons.

» Et le lendemain nous fuyions la guerre qui déjà envahissait le monde… Tout le reste fut la fuite… tout le reste fut la fuite…

Il médita d’un air sombre.

– Combien de temps cela dura-t-il ? demandai-je.

Il ne desserra pas les dents.

– Combien de jours ?

Sa figure était blême, ses traits tirés, ses mains crispées. Il ne fit aucune attention à ma curiosité. Je multipliai mes questions pour qu’il reprît le fil de son histoire.

– En quel endroit allâtes-vous ?

– Quand ?

– Après avoir quitté Capri.

– Vers le sud-ouest, répondit-il ne me lançant un rapide coup d’œil. Nous partîmes dans une barque.

– J’aurais pensé à un aéroplane.

– Ils avaient tous été réquisitionnés.

Je cessai de l’interroger. Bientôt il fit mine de continuer sa monotone discussion :

– Mais pourquoi est-ce possible ? Si, en vérité, ces combats, ces massacres, ces épouvantes sont la vie, pourquoi ressentons-nous ce désir de la joie et de la beauté ? S’il n’y a aucun sûr refuge, s’il n’y a aucun lieu de paix, et si tous nos rêves de repos et de calme ne sont que folie et embûches, pourquoi les avons-nous ? À coup sûr ils n’étaient pas des appétits ignobles, des intentions basses, qui nous avaient réduits à l’impuissance, c’est l’amour qui nous avait isolés. L’amour était venu avec ses yeux, à elle, et vêtu de sa beauté, plu glorieux que tout, avec la forme et la couleur mêmes de la vie, et m’avait contraint à la suivre. J’avais fait taire toutes les voix, j’avais réfuté tous les arguments, j’étais allé à elle. Et tout à coup, il ne restait plus que la Guerre et la Mort !

J’eus une inspiration.

– Après tout, ce n’était, ce ne pouvait être qu’un rêve, insinuai-je.

– Un rêve ! s’écria-t-il, s’emportant presque. Un rêve ! Quand, en ce moment même…

Pour la première fois, il s’animait. Une rougeur légère apparut à ses joues ; il leva sa main ouverte, la ferma et la laissa retomber sur son genou. Il parla, détournant dès lors ses regards de moi.

– Nous ne sommes que fantômes, dit-il, et fantômes de fantômes, désirs semblables à des ombres de nuages et à des brins de paille qui tourbillonnent dans le vent ! Les jours passent, l’habitude et l’usage nous emportent, comme un train emporte la trace passagère que ses lumières projettent sur l’ombre… Soit ! Mais il est une chose réelle, certaine, une chose autre qu’un songe, une chose éternelle et durable : elle est le centre de ma vie, et toutes les autres qui l’entourent y sont subordonnées ou entièrement vaines. Je l’aimais, cette femme de mon rêve. Et elle et moi sommes morts ensemble.

» Un rêve ! Comment pourrait-ce être un rêve, quand une vie vivante en est saturée de douleur inapaisable, quand tout ce pour quoi j’ai vécu, tout ce à quoi je tenais en a perdu toute valeur et toute signification ? Jusqu’à l’instant même où elle fut tuée, je crus que nous aurions la chance d’échapper. Pendant toute la nuit et la matinée que nous prit la traversée de Capri à Salerne, nous parlâmes de salut. Nous étions pleins d’espoir, d’un espoir qui ne nous abandonna pas un instant, l’espoir de cette vie que nous vivrions ensemble, hors de toutes ces hontes, hors du conflit et des batailles, loin des passions déchaînées, des permissions et des interdictions arbitraires du monde. Nous étions soulevés d’enthousiasme, comme si notre amour l’un pour l’autre eût été une mission sacrée… Quand, de notre barque, nous contemplions ce bel et grand rocher de Capri, déjà couturé de cicatrices et de plaies, pour ainsi dire, par les emplacements où l’on disposait des pièces d’artillerie, par les abris et les travaux qui le transformaient en forteresse, nous ne parvenions pas à nous figurer le massacre imminent, encore que la furie des préparatifs se manifestât en cent endroits divers par des bouffées de fumée et des nuages de poussière. J’avoue que je pris ce spectacle comme texte pour en discourir. Le rocher se dressait derrière nous, superbe encore malgré ses balafres, avec ses fenêtres, ses arches, ses allées innombrables, s’étageant sur une hauteur de plus de mille pieds, immense édifice taillé et sculpté dans la pierre grise, interrompu par des terrasses plantées de vignes, des bosquets d’orangers et de citronniers, des buissons d’agaves et de cactiers à raquettes, des touffes d’amandiers en fleur. Par l’arcade construite au-dessus de la Piccola Marina, d’autres barques sortaient, et, comme nous doublions le cap et arrivions en vue de la côte, tout un chapelet d’embarcations apparut, fuyant sous le vent vers le sud-ouest. En un instant, il y en eut une multitude, les plus lointaines ayant l’air de petites taches d’outremer dans l’ombre que projetait la falaise de l’est.

» – C’est l’amour et la raison, dis-je, fuyant cette folie de la guerre.

» Bientôt nous aperçûmes une escadre d’aéroplanes traversant le ciel dans le sud, mais nous n’y fîmes pas attention. C’était une ligne de petits points noirs qui se multiplièrent en tachetant tout l’horizon. D’abord, on ne vit qu’une infinité de pointillements bleus, qui, tout à coup, donnant de la bande, heurtèrent, sembla-t-il, les rayons du soleil et ne furent plus qu’un éclaboussement de lumière. Ils avançaient, s’élevant et plongeant, plus gros à chaque instant, comme un immense vol de mouettes, de corbeaux et de gros oiseaux migrateurs, évoluant avec une merveilleuse uniformité, et couvrant une étendue de ciel plus vaste à mesure qu’ils approchaient. L’aile du sud se forma tout à coup en fer de lance, pointée dans le soleil, puis, par une soudaine conversion, elle prit la direction de l’est, chaque engin devenant de plus en plus petit et de plus en plus net, jusqu’à ce qu’ils fussent hors de vue. Ensuite, nous observâmes très haut, dans le nord, les machines de combats d’Evesham planant au-dessus de Naples comme un vol nocturne de chauves-souris. Tout cela ne semblait pas plus nous concerner qu’une bande d’oiseaux. Même, le grondement des canons au loin, vers le sud-est, était pour nous sans importance. Chaque jour, chaque rêve après cela, nous cherchâmes, dans le même état d’exaltation, le refuge où nous pourrions vivre et nous aimer. La fatigue et maintes souffrances nous accablaient. Nous étions couverts de poussière et de souillures, à demi morts de faim, et horrifiés par le spectacle des cadavres et par la fuite des paysans, car une rafale guerrière avait balayé la péninsule. Et, malgré toutes ces atrocités qui nous hantaient l’esprit, notre volonté d’échapper s’affermissait.

» Oh ! qu’elle fut vaillante et patiente ! Elle qui n’avait jamais connu les fatigues et les privations, elle eut du courage pour elle et pour moi. Nous errions de-ci de-là dans une contrée dépouillée et ravagée par les armées qui se rassemblaient. Nous n’avions d’autre ressource que d’aller à pied. D’abord, nous vîmes d’autres fugitifs ; mais nous ne nous joignîmes pas à eux. Les uns s’échappaient, les autres étaient entraînés dans le torrent de population agricole qui parcourait les grandes routes ; certains se remettaient entre les mains de la soldatesque qui les expédiait vers le nord, et la plupart des hommes étaient obligés de s’enrôler. Mais nous nous tînmes à l’écart : nous n’avions pris aucun argent pour payer notre passage, et je craignais que ma compagne ne tombât entre les mains de ces hordes mal disciplinées. Après avoir débarqué à Salerne et avoir été repoussés à Cava, nous avions essayé de gagner Tarente par un défilé du Mont Alburno ; mais le manque de nourriture nous avait ramenés sur nos pas, et nous étions redescendus vers les marais de Paestum, dans la solitude desquels se dressent les grands temples antiques. J’avais une vague idée qu’aux environs il serait possible de trouver une embarcation quelconque et de reprendre la mer. Et ce fut là que la bataille nous surprit. Une sorte d’aveuglement me possédait. J’aurais dû voir nettement que nous étions cernés, que les vastes filets de cette guerre gigantesque nous tenaient dans leurs replis. À maintes reprises, nous avions vu les recrues amenées du Nord, qui manœuvraient ici et là : de la montagne nous les avions aperçues au loin, transportant les munitions et préparant les batteries. Une fois même, nous crûmes qu’on avait tiré sur nous, nous prenant pour des espions… En tout cas, une balle avait sifflé au-dessus de nos têtes. Plusieurs fois aussi nous nous étions cachés dans les bois pour échapper aux aéroplanes. Mais ces nuits de fuite et de souffrances n’importent plus guère maintenant… Nous nous trouvâmes enfin dans un espace désert, auprès d’un de ces grands temples de Paestum, en un endroit rocailleux, désolé, couvert de buissons épineux, une terrasse si plate qu’on apercevait, dans le lointain, jusqu’à leur base, un bouquet d’eucalyptus. Comme je revois clairement tout cela ! Ma compagne était assise près d’un buisson et prenait un peu de repos, car elle était très affaiblie et très lasse ; je restais debout, cherchant à supputer à quelle distance se livrait la bataille. Les deux partis combattaient avec ces nouvelles et terribles armes dont jamais on n’avait fait usage : des canons qui portaient plus loin que la vue, des aéroplanes qui… Ah ! leur portée à ceux-là dépasse toute prévision !… Je savais que nous étions entre les deux armées et qu’elles se rapprochaient. Je savais que nous étions en danger et que nous ne pouvions pas nous arrêter là et nous reposer. Et, bien que j’eusse toutes ces pensées très nettes dans l’esprit, je m’efforçais de les reléguer au second plan. C’étaient là des choses qui ne nous concernaient pas… Par-dessus tout, je songeais à ma compagne. Une détresse douloureuse m’envahissait. Pour la première fois elle s’était avouée vaincue et avait pleuré… Je l’entendais sangloter derrière moi, mais je ne voulais pas me retourner, parce que je savais qu’elle avait besoin de pleurer et que trop longtemps elle avait contenu ses larmes pour moi. Il était bon, me disais-je, qu’elle pleurât et prît du repos avant de nous remettre en marche, car je n’avais aucun soupçon de ce qui nous menaçait. Je la vois encore, assise, sa belle chevelure sur ses épaules, je revois ses joues creusées profondément…

» – Si nous nous étions séparés, si je t’avais laissé partir ! gémit-elle.

» – Non, répondis-je, même maintenant, je ne me repens de rien, je ne veux rien regretter ; j’ai fait mon choix et j’irai jusqu’au bout !

» Et alors… Au-dessus de nos têtes, dans le ciel quelque chose glissa et éclata, et, tout autour de nous, j’entendis des projectiles qui tombaient comme une grêle de pois. Ils écornaient les pierres, faisaient voler des fragments de briques…

Il porta sa main à sa gorge et passa sa langue sur ses lèvres pour les humecter.

– … Au bruit, je m’étais retourné… Elle se levait… Elle se leva… et elle fit un pas… comme si elle voulait accourir vers moi… Une balle lui traversa le cœur.

L’homme s’arrêta et me regarda avec de grands yeux fixes. Je ressentais la gêne stupide qu’éprouvent mes compatriotes en de pareilles circonstances. Un instant je soutins son regard, puis je me détournai vers la portière. Tout un long moment, nous gardâmes le silence. Quand, enfin, je reportai mes yeux sur lui, il était appuyé au dossier du compartiment, dans son coin, les bras croisés, une main à sa bouche et se rongeant les jointures. Soudain, il se mordit un ongle et l’examina.

– Je la pris dans mes bras et l’emportai vers les temples… je ne sais pas pourquoi… ils me semblaient une sorte de sanctuaire, sans doute parce qu’ils avaient duré si longtemps… Elle avait dû mourir instantanément… Néanmoins, je lui parlai… pendant tout le chemin…

Il s’interrompit.

– Oui, j’ai vu ces temples, dis-je brusquement, et en réalité ses paroles avaient nettement évoqué à mes yeux les arcades paisibles et ensoleillées de Paestum.

– J’allai vers le plus sombre… le grand temple sombre… je m’assis sur un pilier renversé et la tins sur mes genoux… sans plus rien dire, après que le premier flot de paroles fut tari… Au bout d’un instant, les lézards sortirent et coururent de-ci de-là, comme si rien d’insolite ne se passait, comme si rien n’était changé… Il régnait là une paix immense, le soleil était très haut et les ombres immobiles, même les ombres des grandes herbes sur les entablements ne bougeaient pas, malgré les détonations et le fracas qui emplissaient le ciel. Je me rappelle que les aéroplanes montèrent du sud et que la bataille s’éloigna vers l’ouest. Un aéroplane fut atteint, culbuta et tomba… Je m’en souviens, bien que je n’y prisse aucun intérêt. Cela me paraissait dépourvu de signification… On aurait dit une mouette blessée qui battait de l’aile à la surface des flots. Je l’apercevais à l’une des extrémités du temple… grande forme noire dans l’eau bleue miroitante. Trois ou quatre fois des projectiles éclatèrent sur la grève. Chaque fois, les lézards se faufilaient dans les interstices et se cachaient un moment. C’est tout le dégât qui fut causé, sauf, une fois, une balle égarée qui érafla la pierre non loin de moi, laissant une trace brillante… Puis, à mesure que les ombres s’allongèrent, le silence s’accrut… Chose curieuse, expliqua-t-il, du ton d’un homme qui énonce une observation triviale, je ne pensais pas, je n’avais pas une pensée. Je restais assis, avec ma bien-aimée dans mes bras, au milieu des ruines, dans une sorte de léthargie, de stagnation… Et je ne me rappelle pas m’être réveillé. Je ne me rappelle pas m’être habillé ce jour-là… Je sais que je me retrouvai dans mon bureau, toutes mes lettres ouvertes devant moi, et je fus frappé de ce qu’il y avait d’absurde à me voir là, puisqu’en réalité j’étais assis, étourdi, hébété, atterré dans ce temple de Paestum, avec une morte dans mes bras. Je lus machinalement mes lettres… j’ai oublié ce qu’elles contenaient.

Il s’arrêta, et un long silence suivit. Soudain, je remarquai que nous descendions la pente entre la station de Chalk Farm et la gare d’Euston. Je tressaillis en constatant avec quelle rapidité le temps avait passé ; brusquement je me tournai vers lui et lui posai tout net cette question :

– Avez-vous encore rêvé après cela ?

– Oui.

Il sembla se contraindre pour finir. Sa voix était presque éteinte.

– Oui, une fois encore… et pendant quelques instants seulement. Je crus sortir soudain d’une grande apathie… J’étais assis dans une autre position et le corps de la morte reposait sur la pierre à côté, un corps décharné, défiguré… pas elle, vous savez… si tôt… ce n’était pas elle… Il se peut que j’aie entendu des voix… je ne sais plus… Seulement je compris clairement que des étrangers allaient profaner cette solitude, et que c’était là un suprême outrage. Je me levai et traversai le temple… Alors j’aperçus un homme, d’abord, avec une face jaune, vêtu d’un uniforme blanc sale bordé de bleu, puis plusieurs autres, escaladant la crête du vieux mur de la cité écroulée, et ils restaient là, l’arme à la main, scrutant l’étendue devant eux. Plus loin, j’en vis d’autres, et d’autres encore déployés en tirailleurs. Bientôt l’homme que j’avais vu le premier se dressa et jeta un commandement ; les soldats dégringolèrent du mur et se dirigèrent vers le temple parmi les hautes herbes ; il descendit avec eux et s’avança à leur tête. Il venait droit sur moi, mais quand il me vit, il s’arrêta. D’abord, j’avais observé ce spectacle par simple curiosité, mais lorsque je compris qu’ils se disposaient à pénétrer dans le temple, ma première impulsion fut de le leur interdire.

» – N’entrez pas en ce lieu ! criai-je à l’officier. J’y suis, mais je suis ici avec ma morte.

» Il me regarda étonné et me lança une question dans une langue inconnue. Je réitérai mon injonction. Il répondit de nouveau par sa phrase. Je croisai les bras et restai debout immobile. Il adressa un ordre à ses hommes et se remit en marche ; il portait une épée nue à la main. Je lui fis signe de ne pas poursuivre, mais il continua d’approcher. Je lui répétai patiemment et clairement : « N’entrez pas en ce lieu. Ce sont ici de vieux temples, et je veux être seul avec ma morte. » Bientôt, il fut assez près pour que je pusse distinguer ses traits. Il avait une figure étroite, des yeux gris terne et une moustache noire. Une balafre coupait sa lèvre supérieure ; une barbe de plusieurs jours s’ajoutait à la poussière et à la sueur qui lui souillaient la face. Il ne cessait de me crier des choses inintelligibles, des questions, peut-être. Je sais maintenant qu’il avait peur de moi, mais alors je ne m’en rendis pas compte. Comme j’essayais de lui donner des explications, il m’interrompit sur un ton impérieux, m’enjoignant, je suppose, de lui faire place. Il fit mine de passer malgré moi, et je le saisis par les bras. Sous mon étreinte, je vis ses traits changer.

» – Insensé ! hurlai-je, ne comprenez-vous pas ? Elle est morte !

» Il se rejeta en arrière, m’épiant avec des yeux cruels, dans lesquels je vis soudain une sorte de résolution passionnée, puis, avec une expression de haine, il recula son épée et tendit le bras…

 

L’homme s’interrompit tout à coup. Je constatai un changement dans le rythme du train. Les freins élevèrent la voix, et le wagon oscilla avec quelques secousses. Le monde actuel affirmait, et bruyamment, sa réalité. Je distinguai, à travers la vitre embuée, d’énormes globes électriques épandant leur clarté, du haut de leurs mâts, sur un épais brouillard ; des convois de wagons vides nous croisèrent, puis ce fut un poste à signaux agitant ses constellations rouges et vertes, dans le ténébreux crépuscule de Londres. Je reportai mes regards sur les traits tirés de l’homme.

 

– … Il me passa son arme à travers le cœur, reprit-il. Ce fut avec une sorte d’étonnement… sans crainte, sans souffrance… une simple surprise seulement, que je me sentis transpercé, que je sentis l’épée pénétrer dans mon corps. Cela ne me fit pas mal, vous savez, aucun mal…

 

Les lumières jaunes des quais parurent aux portières, passant rapidement d’abord, puis lentement et s’arrêtant enfin avec une secousse. De vagues formes humaines s’agitaient au-dehors.

– Euston ! cria une voix.

– Voulez-vous dire… ? insistai-je.

– Je ne ressentis ni douleur, ni piqûre, ni déchirement. De la surprise, puis des ténèbres qui recouvrirent tout. La figure brutale et haineuse de l’homme qui m’avait tué parut reculer… Elle s’évanouit tout à fait.

– Euston ! braillaient des voix sur le quai. Euston !

La porte du wagon s’ouvrit, laissant entrer un vacarme assourdissant, et un porteur parut. Le bruit des portières qu’on refermait violemment, le claquement des sabots des chevaux sur le pavé, et, au fond de tout cela, la confuse et lointaine rumeur des rues londoniennes, m’emplirent les oreilles. Un chariot chargé de lampes allumées promena ses clartés au long du quai.

– … Des ténèbres, un déluge de ténèbres qui s’ouvrit, se répandit, submergea toutes choses…

– Pas de bagages, messieurs ? demanda le porteur.

– Et ce fut la fin ? questionnai-je.

Mon compagnon parut hésiter. Puis, d’une voix à peine perceptible, il répondit :

– Non.

– Comment ?

– Je ne pus aller jusqu’à elle ! Elle était là-bas de l’autre côté du temple… Et alors…

– Alors ? insistai-je. Alors ?

– Cauchemars ! cria-t-il. Cauchemars, certes ! Mon Dieu ! De grands oiseaux qui se battaient et qui déchiraient…

UN ÉTRANGE PHÉNOMÈNE[9]

1

La passagère aberration mentale de Sidney Davidson, assez singulière en elle-même, devient encore plus remarquable si l’on accepte l’explication qu’en a donnée Wade. Elle fait songer aux plus étranges possibilités d’intercommunication avec l’Inconnu, dans l’avenir ; on rêve de vivre cinq minutes intercalaires de l’autre côté du monde, ou l’on s’imagine être observé dans ses plus secrètes actions par des yeux insoupçonnés. Il se trouve que je fus le témoin immédiat de l’accès que subit Davidson et c’est à moi qu’échoit naturellement la tâche de relater l’histoire.

Quand je dis avoir été le témoin immédiat de son accès, je veux dire que je fus le premier sur les lieux. La chose se produisit à l’École Pratique Industrielle de Harlow, qui se trouve juste après qu’on a passé Highgate Archway. Il était seul dans le grand laboratoire, et j’étais, moi, dans une pièce plus petite, la salle des balances, transcrivant diverses notes et fort incommodé dans mon travail par l’orage qui grondait. Ce fut exactement après l’un des plus violents éclats de tonnerre que je crus entendre un bruit de verres brisés dans le laboratoire. Je cessai d’écrire, l’oreille aux écoutes : pendant un instant, je n’entendis rien que la grêle qui faisait un vacarme du diable sur le toit de zinc gondolé. Puis il y eut un autre bruit, un fracas, sans que le doute fût possible, cette fois. Quelque chose de lourd avait été jeté à bas de la table. Me levant aussitôt, j’ouvris la porte qui donnait sur le grand laboratoire.

Je fus fort surpris d’entendre une sorte de rire étrange et de voir Davidson debout, chancelant au milieu de la pièce, avec les yeux comme éblouis. Ma première impression fut qu’il était ivre. Il ne semblait pas me voir et essayait de prendre quelque chose d’invisible devant lui. Lentement, et avec hésitation, il étendait la main et ne saisissait rien.

– Mais qu’est-ce qu’il y a ? fit-il.

Il rapprocha de ses yeux sa main ouverte, et jura. Puis il se mit à lever ses pieds l’un après l’autre et maladroitement, comme s’il s’était attendu à les trouver collés sur le plancher.

– Davidson ! m’écriai-je, qu’avez-vous ?

Il se retourna de mon côté et sembla me chercher des yeux. Il me regarda du haut en bas et de chaque côté sans paraître en aucune façon me voir.

– Des vagues, dit-il, et un schooner bien gréé… Mais j’aurais juré que c’était la voix de Bellows. Ohé ! cria-t-il de toutes ses forces.

Je crus qu’il s’amusait à quelque farce, mais j’aperçus à ses pieds les fragments épars du meilleur de nos électromètres.

– Dites donc, qu’est-ce que vous faites ? Vous avez cassé l’électromètre.

– Encore Bellows, fit-il ; si mes mains ne prennent plus, mes amis me restent. On parle d’électromètre. De quel côté êtes-vous, Bellows ?

Il s’avança soudain vers moi en chancelant.

– On coupe là-dedans comme dans du beurre, dit-il.

Il marcha droit vers la table contre laquelle il se heurta.

– Voilà qui n’est pas du beurre, constata-t-il en chancelant.

Je me sentis quelque peu effrayé.

– Davidson, fis-je, que diable vous arrive-t-il ?

Il regarda de tous côtés autour de lui.

– Je pourrais jurer que c’était Bellows… Pourquoi ne vous montrez-vous pas, Bellows ?

L’idée me vint qu’il était tout à coup devenu aveugle. Je fis le tour de la table et posai ma main sur son bras. Il bondit en arrière et prit une attitude défensive, la face convulsée de terreur.

– Bon Dieu, cria-t-il, qu’est-ce qu’il y a là ?

– Mais c’est moi, Bellows. Que le diable vous emporte !

Il sursauta en m’entendant lui répondre et ses yeux – comment puis-je exprimer cela ? – regardèrent à travers et au-delà de moi. Il se mit à parler en s’adressant à lui-même, et non pas à moi.

– Ici… au grand jour… sur une plage déserte… pas un endroit où se cacher…

Il regardait autour de lui farouchement.

– Ma foi ! Je me sauve !

Faisant soudain demi-tour, il se précipita tête baissée contre le grand électro-aimant, si violemment, comme nous pûmes le constater plus tard, qu’il se meurtrit cruellement l’épaule et la mâchoire. Il fit un pas en arrière et s’écria presque pleurant :

– Mais, au nom du ciel, qu’est-ce qui m’arrive ?

Il restait debout, pâle de terreur et frissonnant de tous ses membres, sa main droite appuyée fortement sur son bras gauche, à l’endroit où il avait heurté l’électro-aimant.

Cette fois, j’étais vivement ému et passablement effrayé.

– Davidson, fis-je, n’ayez pas peur, calmez-vous.

Il tressaillit à ma voix, mais pas autant que la première fois.

Je répétai mes derniers mots aussi clairement et fermement qu’il me fut possible de le faire.

– Bellows, répondit-il, est-ce vous ?

– Ne voyez-vous donc pas que c’est moi ?

– Je ne peux même pas me voir moi-même, fit-il en riant. Où diable sommes-nous ?

– Ici, répondis-je, dans le laboratoire.

– Le laboratoire ! répéta-t-il d’un ton fort surpris et en portant la main à son front. Oui, j’étais dans le laboratoire, jusqu’au moment où éclata ce coup de tonnerre, mais je veux bien être pendu si l’on m’y trouve encore. Quel est ce navire ?

– Il n’y a pas de navire, dis-je, soyez raisonnable, mon vieux.

– Pas de navire, reprit-il, sans prendre garde à mon immédiat démenti. Je suppose, continua-t-il lentement, que nous sommes morts tous deux. Mais le drôle de la chose c’est que je sens absolument comme si j’avais encore un corps. C’est un reste de vieille habitude, sans doute. Toute la boutique a été détruite par la foudre, probablement. Vite et propre, hein, Bellows ?

– Ne dites pas de bêtises. Vous êtes bien vivant et dans le laboratoire, en train de renverser tout. Vous venez de briser un électromètre et je ne voudrais pas être à votre place quand Boyce va arriver.

Il porta ses regards vers les diagrammes des cryohydrates.

– Je dois être sourd, fit-il. Ils ont tiré un coup de canon, car j’aperçois le nuage de fumée et je n’ai pas entendu de détonation.

De nouveau, je posai la main sur son bras, et, cette fois, il en fut beaucoup moins alarmé.

– Il me semble que nous avons des espèces de corps invisibles, dit-il. Tiens, voilà un autre navire qui contourne le cap. Ça ressemble pas mal à l’ancienne vie, après tout… sous un climat différent.

Je le secouai par le bras, en lui criant :

– Davidson ! réveillez-vous.

2

À ce moment même, Boyce entra. Dès qu’il eut parlé, Davidson s’écria :

– Ce vieux Boyce ! Mort aussi ! Quelle farce !

Je me hâtai d’expliquer que Davidson était dans une sorte de transe somnambulique, ce qui éveilla immédiatement l’intérêt de Boyce. Nous fîmes tous deux ce qu’il fallait pour faire sortir notre collègue de cet état extraordinaire. Il répondit à nos questions, nous en posa quelques-unes, mais toute son attention semblait accaparée par cette hallucination, du rivage et du navire. Il intercalait sans cesse des observations concernant un bateau, son étrave et ses voiles gonflées de vent. On éprouvait une indéfinissable sensation à l’entendre dire toutes ces choses, dans le laboratoire obscur.

Il était aveugle et incapable de se guider. Nous dûmes le conduire par le bras au long des corridors jusqu’à la chambre de Boyce, et, tandis que ce dernier lui causait en le plaisantant sur cette idée d’un bateau, j’allai trouver le vieux Wade pour lui demander de venir l’examiner. La voix du doyen le calma quelque peu, sans toutefois améliorer beaucoup son état. Il demandait où étaient ses mains et pourquoi il lui fallait marcher enterré jusqu’à mi-corps. Wade réfléchit longuement, avec ce froncement de sourcils qui lui est particulier, puis, lui prenant les mains, il lui fit toucher le canapé.

– Ceci est un canapé, dit le vieux Wade. Le canapé recouvert de crin, qui se trouve dans la chambre du professeur Boyce.

Davidson tâta, chercha à comprendre et répondit bientôt qu’en effet il le sentait parfaitement, mais qu’il ne pouvait le voir.

– Que voyez-vous, alors ? demanda Wade.

Davidson répondit qu’il ne voyait qu’une étendue de sable et de coquillages écrasés. Wade lui présenta d’autres objets à toucher en les lui nommant et en l’observant attentivement.

– Le navire est presque hors de vue, dit tout à coup Davidson, à propos de rien.

– Laissez ce bateau tranquille, répliqua Wade, et écoutez-moi, Davidson : vous savez ce que c’est qu’une hallucination.

– Plutôt, dit Davidson.

– Eh bien ! tout ce que vous voyez est hallucination.

– Du Berkeley, interrompit Davidson.

– Suivez-moi bien, continua Wade. Vous êtes vivant et vous vous trouvez dans la chambre de Boyce. Mais il est arrivé quelque chose qui a atteint votre vue. Vous ne pouvez voir ; vous pouvez sentir et entendre, mais vous ne voyez pas. Comprenez-vous bien ?

– Mais il me semble, au contraire, que je vois beaucoup trop, dit Davidson, en s’enfonçant les jointures de ses doigts dans les yeux. Et alors ?

– C’est tout ! Ne vous tourmentez pas. Bellows et moi, nous allons vous ramener chez vous en voiture.

– Un instant, dit Davidson pensif. Aidez-moi à m’asseoir… et maintenant… je suis fâché de vous ennuyer… répétez-moi tout cela encore une fois.

Wade s’exécuta patiemment. Davidson ferma les yeux et passa son front dans ses mains.

– Oui, fit-il, c’est bien vrai. Maintenant que mes yeux sont fermés, je sais que vous avez raison. C’est vous, Bellows, qui êtes assis près de moi, sur le sofa. Je me retrouve bien en Angleterre et nous sommes dans l’obscurité.

Il rouvrit les yeux.

– Et maintenant, dit-il, voilà le soleil qui se lève, voici les vergues du voilier, la mer agitée et deux oiseaux qui volent. Je n’ai jamais rien vu d’aussi réel, et je suis enfoncé jusqu’au cou dans un banc de sable.

Il se pencha en avant et se couvrit la figure de ses mains. Puis il ouvrit de nouveau les yeux.

– Une mer sombre et le soleil qui se lève ! Et pourtant je suis assis sur un sofa dans la chambre de mon camarade Boyce !… Que le Seigneur me soit en aide !

3

Ce n’était que le commencement. Pendant trois semaines, Davidson resta atteint de cette étrange affection sans que son état s’améliorât. C’était pour lui bien pire que d’être aveugle. Il était absolument impuissant et incapable. Il fallait lui donner la becquée comme à un oiseau qui vient d’éclore, il fallait l’habiller, le conduire et le guider sans cesse. S’il essayait d’aller seul, il culbutait sur les meubles ou se heurtait aux murs et aux portes. Au bout d’un jour ou deux, il fut habitué à nous entendre parler sans nous voir ; il admit qu’il était bien chez lui et que Wade ne s’était pas trompé à son sujet. Ma sœur, à laquelle il était fiancé, voulu à toute force venir le voir, et elle s’installait chaque jour pendant des heures auprès de lui, à l’écouter parler de ce rivage qu’il voyait, et il semblait éprouver un grand soulagement à lui tenir la main. Il raconta qu’en quittant le collège, lorsque nous le ramenâmes en voiture – il habitait à Hampstead –, il lui sembla que nous passions à travers une énorme dune – étant dans l’obscurité jusqu’à ce qu’elle fût franchie –, que nous traversions des roches, des troncs d’arbres et toutes sortes d’obstacles solides, et que, lorsqu’on le mena à sa chambre, il eut le vertige et une crainte folle de tomber, parce qu’en montant les escaliers il lui semblait s’élever à trente ou quarante pieds au-dessus des rochers de son île imaginaire. Il ne cessait de répéter qu’il allait écraser tous les œufs. Finalement, il fallut le redescendre dans le cabinet de consultation de son père et l’étendre sur un canapé qui s’y trouvait.

Il faisait de son île la description suivante : une sorte d’endroit assez morne, avec fort peu de végétation à part quelques touffes de joncs de marécage et des masses de rocs dénudés. Des multitudes de pingouins tachaient de blanc les rochers et les rendaient désagréables à voir. La mer était souvent mauvaise ; il y eut une fois un orage, et, sur son canapé, il poussait des exclamations à chaque éclair silencieux. Une fois ou deux, des phoques s’étaient avancés sur le rivage, mais seulement pendant les deux ou trois premiers jours. Il disait combien c’était drôle de voir les pingouins passer en se dandinant à travers lui, et comment il pouvait se coucher au milieu d’eux sans les effaroucher.

Je me rappelle un incident bizarre, quand il éprouva très vivement le désir de fumer. Nous lui mîmes une pipe dans les mains – il manqua, d’ailleurs, de se crever l’œil avec le tuyau – et nous la lui allumâmes. Mais il prétendit ne rien sentir. Depuis, j’ai observé la même chose pour mon propre compte – je ne sais si le fait est général –, en tout cas, je ne peux apprécier le goût du tabac que si j’en vois la fumée.

Mais sa vision se révéla plus étrange encore quand Wade eut recommandé de le sortir pour le changer d’air. Les Davidson louèrent un fauteuil roulant qu’ils firent pousser par un cousin à eux, pauvre homme sourd et entêté, nommé Oster, et qu’ils avaient recueilli par charité. Oster avait des idées tout à fait particulières sur les promenades de santé. Une fois, ma sœur, en revenant de l’hôpital des chiens, les rencontra dans Camden Town, près de King’s Cross. Oster trottait bien tranquille, tandis que Davidson, évidemment fort alarmé, essayait avec ses gestes indécis d’aveugle d’attirer l’attention de son conducteur.

Quand il entendit la voix de ma sœur, il se mit positivement à pleurer.

– Oh ! sortez-moi de ces horribles ténèbres. Tirez-moi d’ici, ou j’en mourrai, implora-t-il en cherchant à lui prendre la main.

Il était absolument hors d’état d’expliquer ce qu’il avait, mais ma sœur décida qu’il fallait le rentrer, et bientôt, à mesure qu’ils remontaient vers Hampstead, l’horreur qu’il éprouvait le quitta peu à peu. Il était bon, disait-il, de revoir les étoiles, bien qu’on fût alors en plein midi et au grand soleil.

– Il me semblait, me raconta-t-il plus tard, que j’étais irrésistiblement emporté vers les flots. Cela ne m’effraya guère, tout d’abord… Naturellement, il faisait nuit… et une nuit délicieuse…

– Pourquoi naturellement ? demandai-je, car cela me semblait étrange.

– Sans doute, fit-il, il fait toujours nuit là, quand c’est grand jour ici… Enfin, nous allions droit dans l’eau, qui était calme et scintillait au clair de lune… une lame immense qui devenait plus large et plus unie à mesure que je m’y enfonçais. La surface brillait comme une peau… et l’on aurait pu croire qu’elle recouvrait un espace vide. Très lentement, car la pente était fort douce, l’eau monta jusqu’à mes yeux, et, comme je descendais encore, l’immense peau sembla se déchirer à la hauteur de mes yeux et se refermer de nouveau. La lune fit un bond dans le ciel et devint verdâtre et blafarde et des poissons, brillant faiblement, filaient rapides autour de moi, ainsi que des choses qui semblaient faites de verre lumineux. Puis je passai à travers un enchevêtrement d’algues aux reflets huileux. Je m’enfonçais ainsi dans la mer, et les étoiles s’éteignaient une à une et la lune devenait de plus en plus verte et sombre et les plantes marines prenaient des nuances phosphorescentes, rouges et pourpres. Tout cela était très vague et mystérieux et toutes choses semblaient agitées d’un léger frisson. Pendant tout ce temps, j’entendais le bruit des roues de mon fauteuil, les pas des gens qui passaient près de moi, et les cris éloignés d’un camelot qui vendait une édition spéciale de la Pall Mall Gazette.

» Je continuais à enfoncer toujours plus profondément dans l’eau. Tout fut bientôt noir comme de l’encre autour de moi ; pas un rayon d’en haut pour éclairer ces ténèbres, et toutes les choses phosphorescentes qui m’environnaient devenaient de plus en plus brillantes. Les lames sinueuses des algues profondes s’agitaient comme les flammes de lampes à esprit. Les poissons s’avançaient les yeux fixes et la bouche béante, passant et repassant à travers moi. Jamais encore je n’avais pu m’en imaginer de semblables. Au long de leurs formes couraient des lignes de feu comme si quelque rayon lumineux eût délimité leurs contours. Une chose hideuse avec une quantité de bras entrelacés passa, nageant à reculons, puis je vis venir très lentement vers moi du fond de l’ombre une masse confuse de lumière qui, en s’approchant, finit par se résoudre en une infinité de petits poissons qui se pressaient et s’acharnaient autour de quelque chose qui flottait. J’étais poussé droit vers cette chose et bientôt je pus distinguer, au milieu de cette confusion et à la lueur des poissons phosphorescents, un bout d’espar brisé qui se tendait au-dessus de moi et la coque sombre d’un navire ballotté de-ci de-là avec des formes phosphorescentes secouées et tordues sous les morsures innombrables des poissons. Ce fut alors que j’essayai d’attirer l’attention d’Oster, tant l’horreur que j’éprouvais était violente. Si votre sœur n’était pas survenue, j’allais passer juste à travers ces choses à demi dévorées. Figurez-vous, Bellows, de grands trous dans leur corps et… Mais n’en parlons plus, c’était horrible.

4

Pendant trois semaines, Davidson resta dans ce singulier état, voyant des choses que nous nous imaginions appartenir à un monde absolument fantasmagorique, et entièrement aveugle pour le monde qui l’entourait. Puis, un mardi, en arrivant, je rencontrai le vieux père Davidson dans le vestibule.

– Il peut voir son pouce ! me cria-t-il avec un véritable transport de joie et tout en endossant avec mille efforts son pardessus. Il peut voir son pouce ! répétait-il avec des larmes plein les yeux. Hein, Bellows, mon garçon va guérir bientôt, hein ?

Je me précipitai dans la chambre de Davidson. Il tenait devant ses yeux un petit livre qu’il regardait en riant d’un faible rire silencieux.

– C’est surprenant ! On dirait qu’il y a une tache qui s’interpose ici, dit-il, en indiquant un point vague avec son doigt. Je suis sur les rocs, comme d’habitude, et les pingouins se dandinent et s’ébattent comme à l’ordinaire ; une baleine est apparue de temps en temps à la surface… maintenant il fait trop sombre pour l’apercevoir nettement. Mais placez quelque chose là, et je le vois, je le vois très bien ! Par endroits, c’est effacé et vague, mais je le vois tout de même, comme une ombre indistincte. Je me suis aperçu de cela ce matin, pendant qu’on m’habillait. C’est comme un trou dans cet infernal monde de spectres. Mettez votre main tout contre la mienne. Non… pas là… Ah ! oui… je la vois ! le bas de votre pouce et un morceau de manchette. On dirait un bout du fantôme de votre main qui se projette contre le ciel obscur. Tout auprès, il y a un groupe d’étoiles en croix qui apparaît…

De ce jour, l’état de Davidson commença à s’améliorer. La relation qu’il faisait des changements survenus, comme les descriptions de ses visions, était singulièrement convaincante. Par taches, dans son champ visuel, le monde fantasmagorique devint plus vague, transparent pour ainsi dire, et à travers ces brèches limpides il commença à revoir distinctement le monde réel autour de lui. Ces taches augmentèrent en nombre et en étendue, se rejoignirent et s’étendirent jusqu’à ce qu’il n’y eût plus dans son champ visuel que quelques rares coins encore voilés. Il put se lever et se diriger seul, prendre lui-même sa nourriture, lire, fumer et de nouveau se conduire, en somme, comme un ordinaire citoyen. D’abord, ce fut pour lui très déconcertant d’avoir ces deux visions qui se superposaient comme les vues changeantes d’une lanterne magique ; mais au bout de peu de temps il réussit à discerner clairement le réel de l’illusoire.

Tout d’abord, il se laissa aller sans feinte à sa joie, et fut seulement désireux de compléter sa guérison par un régime d’exercice et de fortifiants. Mais à mesure que s’évanouissait à ses yeux son île mystérieuse, il éprouvait pour elle un étrange intérêt. Il souhaitait tout particulièrement retourner au fond de la mer, et il passait la moitié de son temps à errer dans les bas quartiers de Londres, essayant de retrouver l’épave engloutie qu’il avait vue s’enfoncer.

L’éclat du grand jour impressionna bientôt sa vue d’une façon si vive que toute image de son monde visionnaire finit par disparaître, et pourtant, la nuit, dans une chambre obscure, il pouvait encore voir les roches de l’île, tachées de blanc, et les pingouins balourds qui se dandinaient de-ci et de-là. Mais ces visions mêmes finirent par s’effacer peu à peu, et, quelque temps après son mariage avec ma sœur, il les vit pour la dernière fois.

5

Maintenant, voici le plus étrange de cette histoire. Environ deux ans après cette guérison, je dînais chez les Davidson, et, après le dîner, un ami, nommé Atkins, vint leur faire visite : il est lieutenant de marine et c’est un homme de relations agréables et excellent causeur. Lié d’intime amitié avec mon beau-frère, il fut bientôt en d’excellents termes avec moi. J’appris qu’il devait épouser la cousine de Davidson, et, incidemment, il tira de sa poche une sorte de petit album de photographies pour nous montrer un récent portrait de sa fiancée.

– … Et puis, voilà aussi le vieux Fulmar.

Davidson jeta sur la photographie un regard indifférent, et soudain son visage s’anima.

– Par exemple ! s’écria-t-il, je pourrais presque jurer que…

– Quoi ? demanda Atkins.

– … Que j’ai déjà vu ce bateau quelque part.

– Je ne vois guère comment ce serait possible. Il n’a pas quitté les mers du Sud depuis six ans, et avant cela…

– … Mais, interrompit Davidson, mais… oui… c’est le navire que j’ai vu en rêve… Je suis sûr que c’est bien celui-là. Il était au large d’une île qui fourmillait de pingouins et il tira le canon.

– Mais, Seigneur ! Comment diable pouvez-vous avoir rêvé cela ? s’écria Atkins, qui avait entendu parler de l’accès de Davidson.

Alors fragment par fragment, nous apprîmes que, le jour même où Davidson fut frappé, le navire Fulmar, de la marine royale, s’était en effet tenu au large d’un îlot rocheux au sud des antipodes. Une embarcation avait abordé de nuit pour recueillir des œufs de pingouin, et, comme un orage menaçait, l’équipage qui montait la chaloupe avait attendu jusqu’au matin avant de rejoindre le navire. Atkins était du nombre, et il corrobora mot pour mot les descriptions que Davidson nous avait faites de l’île et du navire. Il ne reste le moindre doute dans l’esprit d’aucun de nous que Davidson ait réellement vu l’endroit. De quelque façon inexplicable, tandis qu’il errait ici et là dans Londres, sa vue se mouvait d’une manière correspondante dans cette île lointaine : comment ? c’est là encore un mystère impénétrable.

Avec ceci, se termine la remarquable histoire des visions de Davidson. C’est, peut-être, le cas le plus authentique que nous ayons d’une vision réelle à distance.

D’explication, il n’en est pas de probable, sinon celle qu’a émise le professeur Wade. Mais elle implique une quatrième dimension et une théorie aventurée sur les diverses sortes d’espaces. Dire qu’il y a eu un nœud dans l’espace me semble parfaitement absurde, mais peut-être est-ce parce que je ne suis pas mathématicien. Quand j’objectai que rien ne changerait ce fait, que les deux endroits sont séparés l’un de l’autre par une distance de plus de 10 000 kilomètres, il me répondit que deux points peuvent être distants d’un mètre sur une feuille de papier et cependant qu’on peut les rapprocher en pliant simplement le papier. Que le lecteur essaie de saisir cet argument, pour moi je ne le puis pas. Son idée semble être que Davidson, penché entre les deux pôles du gros électro-aimant, subit, dans ses éléments visuels, une secousse violente provoquée par la soudaine augmentation de force électrique due à la foudre.

Comme conséquence de son explication, Wade croit qu’il est possible de vivre visuellement dans une partie du monde, tandis qu’on vit corporellement dans une autre. Pour confirmer sa thèse, il a même tenté quelques expériences. Mais, jusqu’ici, il n’a réussi qu’à aveugler quelques chiens. J’ai la conviction que ce sera là le seul résultat appréciable de ses recherches, bien que je ne l’aie pas vu depuis quelques semaines ; dernièrement, j’ai été si absorbé par mes travaux et ma nouvelle installation à Saint-Pancras que je n’ai pu trouver le temps d’aller le voir ; mais, néanmoins, l’ensemble de sa théorie m’apparaît comme fantaisiste. Les faits concernant Davidson sont d’une condition absolument différente, et je puis personnellement certifier l’exactitude de chaque détail que j’ai relaté.

LA PORTE DANS LE MUR[10]

Il y a environ trois mois, par un soir de confidences, Lionel Wallace me raconta l’histoire de la porte dans le mur, et je pensai alors que l’aventure était vraie, en ce qui le concernait tout au moins.

Il y mit une simplicité si convaincante que je ne pus faire autrement que de le croire. Mais, le lendemain, je m’éveillai dans une atmosphère différente, et, paressant au lit, je me remémorai ses paroles, dépouillées à présent du charme de sa voix lente et grave. Il y manquait l’atmosphère indécise qui nous enveloppait, la lumière tamisée que l’abat-jour renvoyait sur les objets luxueux qui couvraient la table, sur l’argenterie, les cristaux et le linge blanc, sur les reliefs du dessert, toutes choses qui formaient un petit monde baigné de clarté et comme retranché de la réalité quotidienne. Son histoire, à présent, m’apparaissait franchement incroyable.

– Il a voulu me mystifier, me dis-je. Comme il s’y est pris habilement !… Je ne me serais pas attendu à cela, de lui surtout !

Plus tard, assis dans mon lit, et buvant, à petits coups, ma tasse de thé matinale, j’essayai de m’expliquer cette impression de réalité qui me rendait si perplexe au souvenir de ses inadmissibles confidences. Je conclus qu’on devait supposer, soupçonner, deviner – je ne sais quel terme employer –, des aventures qu’il lui était autrement impossible d’avouer.

Comment recourir à cette explication, maintenant ? J’ai surmonté tous mes doutes. Je crois aujourd’hui, comme je le crus en l’écoutant ce fameux soir, que Wallace me dévoila son secret en toute vérité. Mais je ne saurais décider s’il avait vu de ses yeux, ou s’imaginait seulement avoir vu, s’il était doué d’un privilège surnaturel ou la victime d’une illusion fantasque. Les circonstances mêmes qui entourèrent sa mort et dissipèrent mes doutes ne jettent aucune clarté sur ce point. Le lecteur en pourra juger lui-même.

Je ne sais plus à présent quelle critique ou quel commentaire incita cet homme si réticent à se confier à moi. Il se défendait, toutefois, contre mes reproches. La négligence et la mollesse dont il avait fait preuve lors d’un grand mouvement d’opinion m’avaient déçu, et c’est pour se disculper qu’il se lança tout à coup :

– J’ai… J’ai une préoccupation, avoua-t-il ; puis, après un silence qu’il avait consacré à l’étude de la cendre de son cigare, il reprit : Oui, j’ai été négligent, sans doute… Il est vrai que… Non, ce n’est pas une banale histoire de revenants ou d’apparitions, mais… pourtant… c’est un secret bizarre à confesser… Eh bien ! Redmond, je suis hanté !… Une hantise me possède, qui enlève à la vie sa lumière, qui m’emplit de désirs jamais apaisés.

Il se tut, gêné par cette timidité qui s’empare si souvent de l’Anglais, au moment où il est sur le point de parler de choses émouvantes, graves et belles.

– Toi aussi, tu as fait tes études au collège de Saint-Œthelstan, n’est-ce pas ?

Cette question me parut n’avoir aucun rapport avec notre conversation.

– Eh bien ! dit-il, pour s’interrompre aussitôt.

Néanmoins, par phrases entrecoupées, qui coulèrent bientôt plus facilement, il me révéla le mystère que recelait son cœur, le souvenir tenace d’une beauté et d’un bonheur qui remplissaient sa vie d’aspirations insatiables, et devant lesquels le spectacle du monde et ses joies lui paraissaient mornes, ennuyeux et vains.

Maintenant que j’en ai la solution, je me rends compte que le mot de l’énigme était écrit visiblement sur les traits de Wallace. Je garde une photographie qui reproduit en l’exagérant cet air de détachement, et je me rappelle ce que disait une femme qui l’a beaucoup aimé :

– Brusquement, tout effort d’attention disparaît chez lui… Il vous oublie, il ne prend plus le moindre intérêt à ce qui se passe sous ses yeux…

Cependant il n’en était pas toujours ainsi, et, lorsqu’il attachait son esprit à un problème compliqué, Wallace en venait à bout avec la plus grande facilité. Du reste, sa carrière fut une suite de succès. Il n’avait pas tardé à me laisser loin derrière lui, et il parvint à faire figure dans le monde beaucoup mieux que je n’ai jamais pu y prétendre, assurément. Il approchait de quarante ans quand il est mort, et l’on affirme que, s’il avait vécu, il aurait obtenu un portefeuille dans le nouveau ministère. Au collège, il l’emportait toujours sur moi sans effort, comme par nature, et nous nous sommes suivis de classe en classe jusqu’à la fin de nos études. Au début, nous étions de même force, mais il passa ses derniers examens dans un rang très supérieur au mien, avec toutes les mentions et tous les prix. Pourtant, je m’étais maintenu dans une bonne moyenne.

C’est au collège que je l’entendis parler pour la première fois de « la porte dans le mur », dont il devait m’entretenir une seconde et dernière fois, un mois à peine avant sa mort.

Pour lui, cette porte dans le mur était une porte véritable, menant, à travers un mur véritable, vers les réalités immortelles.

Elle apparut dans sa vie de très bonne heure, quand il n’était qu’un bambin de cinq ou six ans. Je me rappelle de quel ton lent et grave il me précisa la date.

– Une vigne vierge cramoisie la recouvrait, décrivait-il, une seule belle teinte cramoisie, sur une tache ambrée de clair soleil, contre un mur blanc. Ces détails se confondaient dans l’impression d’ensemble, sans que je m’en fusse rendu compte, et, devant la porte verte, le trottoir était parsemé de feuilles de marronnier, tachetées de jaune, ni rousses ni sales, mais fraîchement tombées… ce qui indique que c’était en octobre… J’observe tous les ans les marronniers, et je ne me trompe pas… Autant que je puis en être sûr, je devais avoir cinq ans et quatre mois.

Enfant assez précoce, ajouta-t-il – il sut parler bien avant l’âge habituel –, il se montrait si sage, si « raisonnable », comme on dit, qu’on lui accordait plus de liberté qu’on n’en laisse généralement aux enfants de quelques années plus âgés. Il n’avait guère que deux ans lorsque sa mère mourut, et il resta sous l’autorité moins vigilante d’une gouvernante. Son père, homme de loi austère et toujours préoccupé, lui accordait peu d’attention, tout en fondant de grands espoirs sur lui. Et l’enfant, malgré son entrain, trouvait, je pense, l’existence un peu monotone, si bien qu’un jour il partit droit devant lui…

Il ignorait par suite de quelle négligence de ses surveillants il réussit à s’esquiver, et il ne se souvenait plus du trajet qu’il parcourut à travers le quartier de West Kensington. Tous ces détails s’étaient effacés dans le désordre irrémédiable de sa mémoire, mais sur cet arrière-fond confus se détachaient nettement la porte verte et le mur blanc.

À peine ses yeux d’enfant les eurent-ils vus qu’il ressentit une émotion particulière, une attraction, un désir de passer de l’autre côté. En même temps, il avait cette conviction très claire qu’il était imprudent – ou coupable – de céder à cette tentation. Chose curieuse, insistait-il, en poursuivant son récit, il ne douta pas un instant que la porte ne fût pas fermée et qu’il ne pût l’ouvrir s’il le voulait. Et je me l’imagine, arrêté là, perplexe, attiré et repoussé tour à tour. Il était persuadé aussi, sans savoir pourquoi, que son père serait fort courroucé s’il entrait.

Wallace me décrivit avec la plus extrême minutie ces moments d’hésitation.

Il passa droit devant la porte ; puis, les mains dans ses poches, et s’efforçant de siffloter, il continua jusqu’à l’extrémité du mur. À cet endroit commençait une rangée de boutiques sordides, entre lesquelles se distinguait celle d’un plombier, avec ses vitrines pleines d’un poussiéreux amas de tubes et de conduites en poterie, de feuilles de plomb, de robinets et de pots de vernis. Il s’arrêta en feignant de prendre grand intérêt à ce désordre, mais guettant d’un désir passionné la porte verte.

Alors, une rafale d’émotion l’emporta. De peur d’être agrippé à nouveau par l’hésitation, il se lança à toutes jambes, poussa de ses deux mains ouvertes la porte convoitée, et la laissa se refermer d’elle-même derrière lui. C’est ainsi qu’en un clin d’œil il pénétra dans le jardin dont le souvenir devait le hanter toute sa vie.

Wallace éprouva une extrême difficulté à me décrire cet enclos aussi exactement qu’il se le rappelait.

Il y avait, dans l’air même qu’on y respirait, quelque chose d’exhilarant qui vous imprégnait d’une sensation de légèreté et de bien-être ; tout y revêtait un aspect riant, immaculé et subtilement lumineux. À l’instant même où l’on entrait, on ressentait un contentement exquis, comparable seulement à ces rares minutes où, alors qu’on est jeune et joyeux, on connaît le bonheur en ce monde. Toutes choses étaient belles en ce jardin…

Wallace s’abandonna un moment à sa rêverie ; puis, avec l’inflexion hésitante de ceux qui relatent des incidents incroyables, il reprit :

– Imagine-toi qu’il y avait là deux grandes panthères… oui, deux panthères tachetées… Et je n’avais pas peur… Ces fauves au pelage velouté jouaient avec une balle, dans une allée spacieuse, entre deux longues plates-bandes fleuries à bordure de marbre. L’une des bêtes leva la tête et vint à moi, curieuse. Elle s’approcha, frotta son oreille ronde et douce contre la petite main que je tendis, et ronronna… C’était un jardin enchanté… Oui, certes !… Ses dimensions ? Il s’étendait très loin de tous côtés. Je crois même qu’on apercevait des collines dans la distance… Comment diable étaient-elles venues à West Kensington ?… Je n’en sais rien, mais je me trouvais là comme à un retour chez soi, après une longue absence…

» À l’instant même où la porte se referma derrière moi, j’oubliai la rue et les feuilles de marronnier, les cabs et les voitures de livraison ; j’oubliai l’attraction machinale qui aurait dû me ramener à l’obéissance et à la discipline familiale ; j’oubliai les hésitations et les craintes, les conseils de la prudence et les réalités intimes de l’existence. Sur-le-champ, je fus un bambin joyeux et heureux, dans un monde surprenant. Tout, en ce lieu étrange, était différent : il y régnait une lumière plus chaude, plus pénétrante, plus moelleuse, on y respirait une atmosphère de gaieté claire, et des bouffées de nuages parsemaient le bleu du ciel.

» Devant moi, la longue allée m’invitait, avec ses plates-bandes sans mauvaises herbes, ses massifs riches de fleurs qui poussaient sans culture. Sans appréhension, je posai mes petites mains sur la fourrure souple des panthères, je leur caressai les coins sensibles sous les oreilles ; je jouai avec elles, et l’on eût dit qu’elles accueillaient un ami. L’impression était ancrée dans mon esprit d’un retour au foyer ; aussi, lorsque bientôt une belle jeune fille, grande et svelte, apparut, je n’éprouvai aucune surprise. Elle s’avança vers moi, souriante, me souleva dans ses bras, me baisa au front ; puis elle me prit par la main et m’emmena. J’avais conscience que tout cela était délicieusement innocent et me remémorait des choses heureuses qui, par suite de quelque sortilège, avaient jusqu’ici été négligées. Par un large perron aux marches rouges, que j’entrevis entre les hautes touffes de pieds-d’alouette, nous accédâmes à une vaste avenue ombragée par de très vieux arbres. Tout au long, entre les troncs aux écorces gercées de roux, des bancs et des statues de marbre étaient disposés, autour desquels voltigeaient des colombes apprivoisées.

» Ma belle amie m’emmenait par cette avenue, et je me souviens de ses traits gracieux, de son menton finement modelé, de la douceur radieuse de son visage… Elle me questionnait d’une voix caressante et me narrait des fables, des fables ravissantes, je le sais, bien que je n’aie jamais pu m’en rappeler aucune… Soudain un petit singe capucin, très propre, avec un pelage brun-roux, et de bons yeux noisette, descendit d’un arbre et se mit à gambader auprès de moi ; il me regardait en grimaçant, et bientôt sauta sur mon épaule. Et nous poursuivions notre chemin, dans un parfait bonheur…

Il s’interrompit.

– Continue, dis-je.

– Je me souviens de menus détails. Nous croisâmes un vieillard qui se promenait parmi les lauriers. Nous traversâmes un carrefour qu’égayait le caquetage de perroquets multicolores, et, par une large colonnade ombragée, nous arrivâmes à un palais spacieux, rafraîchi par de nombreuses fontaines, plein d’objets magnifiques et offrant tout ce que le cœur peut désirer. Il y avait là beaucoup de gens que je revois clairement pour la plupart, tandis que le souvenir des autres demeure vague ; mais tous étaient beaux, avec une expression d’infinie bonté. Sans savoir comment, je compris qu’une bienveillance extrême les animait à mon égard, qu’ils étaient heureux de m’avoir parmi eux ; leurs gestes, le contact de leurs mains, leurs regards de bienvenue et d’amour me remplissaient de joie… oui, de joie…

Il se tut encore un moment.

– Je rencontrai là des compagnons de jeu, ce qui me fut précieux, car j’étais un petit garçon solitaire. Ils s’ébattaient agréablement sur une pelouse, qu’ornait un massif de fleurs au milieu duquel se dressait un cadran solaire… On jouait et l’on s’aimait… C’est bizarre, il existe ici un trou dans ma mémoire. Je ne me rappelle plus à quel jeu nous jouions. Je ne me le suis jamais rappelé… Plus tard, je passai de longues heures, parfois avec des crises de larmes, à essayer de retrouver cette forme de bonheur. Je voulais, tout seul, jouer de nouveau à ces jeux…

» En vain !… Je ne me souviens que du bonheur que j’éprouvais et de deux compagnons qui ne me quittèrent pas… Bientôt, parut une femme brune, avec une face pâle et grave, des yeux rêveurs, vêtue d’une longue robe souple de pourpre claire ; elle portait un livre, et, me faisant signe, elle m’emmena dans une galerie, au-dessus d’un vestibule… Mes camarades étaient désolés de me voir partir ; ils cessèrent leurs ébats et me regardèrent m’éloigner. « Reviens, reviens bientôt ! » criaient-ils. Je levai les yeux vers le visage de la femme brune, mais elle ne semblait pas entendre. Avec la même expression douce et grave, elle alla s’asseoir sur un banc de la galerie, et je me tins près d’elle, curieux de savoir ce que contenait le livre qu’elle avait ouvert sur ses genoux. Elle posa le doigt sur une page et je fus émerveillé, car je me vis dans ce livre. J’étais le héros de l’histoire, et il y avait là toute ma vie, depuis ma naissance… Ce qui m’émerveillait davantage, c’est que je voyais sur les pages de ce livre non des images, mais des réalités.

Wallace s’interrompit encore, et il me regarda d’un air perplexe.

– Continue… Je comprends, dis-je.

– C’étaient des réalités, oui, indiscutablement. Les personnages s’y mouvaient vraiment… Ils apparaissaient et disparaissaient : ma mère, que j’avais presque oubliée ; mon père, sévère et austère ; les domestiques, la nursery, toutes les personnes et toutes les choses qui m’étaient familières à la maison, et les rues animées par le va-et-vient des passants et des voitures. Stupéfait, je levai des yeux interrogateurs vers le visage de la femme ; anxieux d’en savoir davantage, je feuilletai hâtivement le livre, et à la fin je me vis, hésitant, indécis, devant la porte verte dans le grand mur blanc, et j’éprouvai à nouveau les mêmes craintes et le même conflit. « Que vient-il ensuite ? » m’écriai-je, et je voulus tourner la page, mais la main froide de la femme aux traits graves me retint. « Ensuite ? » insistai-je, m’efforçant d’écarter sa main, tirant sur ses doigts avec toute mon énergie enfantine. Elle céda, la page tourna, et la femme se pencha vers moi comme une ombre et m’embrassa au front…

» Mais, sur la page, il n’y avait pas le jardin enchanté, ni les panthères, ni la belle jeune fille blonde qui me conduisit par la main, ni les compagnons de jeu qui regrettaient tant de me voir partir… Je ne vis qu’une longue rue grise de West Kensington, à cette heure glaciale qui précède le moment où l’on allume les réverbères, et j’étais là, sur le trottoir, petite forme misérable, sanglotant à haute voix, malgré tous mes efforts pour me contenir… Je pleurais, parce que je ne pouvais pas retourner auprès de mes petits compagnons qui m’avaient crié : « Reviens, reviens bientôt ! » Je me retrouvais seul, et ce n’était pas une page du livre, mais la cruelle réalité : l’endroit enchanté et la femme grave, aux genoux de laquelle je m’étais tenu, avaient disparu… Où les trouverais-je ?

Il se tut et demeura un long moment, les yeux fixés sur le feu.

– Oh ! la tristesse de ce retour ! murmura-t-il.

– Et alors ? dis-je, un instant après.

– Comme je me sentais misérable ! Ramené malgré moi dans ce monde lamentable ! À mesure que je comprenais mieux ce qui venait de se passer, un chagrin irrésistible m’envahissait. La honte et l’humiliation de mes sanglots en pleine rue et ma rentrée piteuse à la maison sont des souvenirs d’hier. Je revois le vieux monsieur bienveillant qui se pencha sur moi, avec ses lunettes d’or, et me parla : « Tu es perdu, mon pauvre enfant ? » dit-il. Il me remit à un jeune policeman plein d’attentions ; la foule se rassemblait, et c’est ainsi escorté que je repris le chemin de la demeure paternelle.

» Voilà, aussi exactement que je me la rappelle, ma vision du jardin enchanté, vision qui me hante encore à l’heure actuelle. Certes, il m’est impossible d’exprimer ce caractère d’irréalité translucide, cette différence d’avec les choses de tous les jours, qui transformait ce lieu… Pourtant, c’est bien là ce qui m’arriva. Si ce fut un rêve, je suis sûr que ce fut un rêve éveillé et absolument extraordinaire… Hem ! Il s’ensuivit naturellement un redoutable interrogatoire, par ma tante, par mon père, par ma gouvernante, par tous… J’essayai de leur raconter ce que j’avais vu, mais mon père m’administra ma première correction pour m’apprendre à dire des mensonges. Quand, ensuite, je voulus répéter mon histoire à ma tante, elle me punit aussi pour tant d’obstination dans ma faute. Et l’on défendit de m’écouter, de prêter l’oreille à un seul mot de mon récit. On m’enleva même mes volumes de contes de fées, pour ce motif que j’avais « trop d’imagination ». Quoi ?… Oui, ils firent cela… Mon père était de la vieille école… Mon histoire resta confinée en moi-même. Je la confiai à mon oreiller que mes larmes d’enfant trempèrent souvent… Et j’ajoutais toujours à mes prières régulières cette fervente requête : « Plaise à Dieu que je rêve du jardin. Seigneur, ramène-moi à mon jardin, ramène-moi à mon jardin… » J’en rêvai souvent, et il se peut que je l’aie embelli, que je l’aie transformé, je ne sais… Tout ceci, tu comprends, est un effort pour reconstruire, d’après des images fragmentaires, une aventure de mon jeune âge. Ce souvenir-là est séparé par un gouffre des autres souvenirs de mon enfance. Et il vint un temps où il me parut impossible de faire la moindre allusion en paroles à cet événement magique…

Je formulai une question qui s’imposait.

– Non, répondit-il, je ne me souviens pas d’avoir, dans les années qui suivirent, essayé de retrouver mon chemin jusqu’au jardin. Cela me semble bizarre, à présent, mais je suppose qu’on surveilla de plus près mes mouvements, après cette mésaventure. Non, je ne tentai de chercher la porte verte qu’après que nous nous connûmes tous deux. Si invraisemblable que cela paraisse, je crois qu’il y eut une période pendant laquelle j’oubliai complètement le jardin… vers l’âge de sept ou huit ans. Tes souvenirs sont précis, de nos années d’études à Saint-Œthelstan ?

– Très précis !

– Aucun signe, je pense, ne révélait que j’avais un rêve secret ?

Il leva soudain la tête en souriant.

– As-tu jamais joué au « passage du nord-ouest » avec moi ?… Non, puisque nous venions au collège par des directions différentes…

» C’était une sorte de jeu, reprit-il, que des enfants doués d’un peu d’imagination peuvent jouer n’importe quand. Il s’agissait de découvrir un itinéraire nouveau pour se rendre au collège. Le chemin ordinaire était fort direct, et le jeu consistait à trouver un trajet qui ne le fût pas. On partait dix minutes plus tôt que d’habitude, dans une direction invraisemblable, et il fallait parvenir au but après un parcours insolite. Un jour, je m’égarai dans des rues sordides, de l’autre côté de Campden Hill, et je commençais à croire que, pour cette fois, j’avais perdu la partie et que j’arriverais en retard au collège. En désespoir de cause, je m’engageai dans une ruelle qui paraissait être un cul-de-sac, mais à l’extrémité je trouvai une issue. Je hâtai le pas avec un renouveau d’espoir : « Je réussirai », me disais-je, et je passai alors devant une rangée de pauvres boutiques qui me semblèrent inexplicablement familières, et là même j’aperçus le long mur blanc et la porte verte qui menait au jardin enchanté. La chose me sautait aux yeux brusquement ! Donc, après tout, ce jardin, ce merveilleux jardin n’était pas un rêve !…

Il se tut.

– Cette seconde rencontre de la porte verte marque, je suppose, toute la différence entre la vie laborieuse de l’écolier et l’infini loisir de l’enfant. En tout cas, cette seconde fois, je ne songeai pas un instant à m’écarter de mon chemin. Tu comprends… d’abord mon esprit était absorbé par l’idée d’arriver à temps au collège et de ne pas compromettre ma réputation d’exemplaire ponctualité… Je dus éprouver sûrement quelque petit désir d’entrouvrir au moins la porte, oui, je dus éprouver ce désir… Mais cette attirance ne m’apparut sans doute que comme un nouvel obstacle à ma détermination toute-puissante d’arriver à l’heure. Certes, ma découverte m’intéressait énormément ; je poursuivis ma route avec la tête pleine de ce fait… mais il n’en est pas moins vrai que je poursuivis ma route. Rien ne m’arrêta. Je passai devant l’entrée magique en courant ; tirant ma montre du gousset, je constatai que j’avais encore dix minutes à moi, et je me trouvai bientôt dans un quartier plus familier. J’arrivai au collège, hors d’haleine, ruisselant de transpiration, mais à l’heure !… C’est bizarre, hein ?

Il me regarda méditativement.

– Naturellement, j’ignorais alors que je ne retrouverais pas toujours la fameuse porte. Les collégiens ont des imaginations limitées. Je dus penser que c’était une excellente affaire de savoir que le mur et la porte existaient et de connaître le chemin pour y retourner… mais la nécessité d’être ponctuel l’emporta. Au cours de cette matinée-là, je me montrai singulièrement distrait et inattentif, évoquant tous mes souvenirs des beaux et étranges personnages que j’allais bientôt revoir. Chose curieuse, je n’avais pas le moindre doute qu’ils ne dussent être heureux aussi de me revoir… Oui, ce matin-là, je dus penser au jardin comme à un lieu de récréation auquel on pourrait se rendre dans les intervalles d’une carrière scolastique laborieuse.

»… Mais je n’y retournai pas ce jour-là, me réservant peut-être pour le lendemain, qui était une demi-vacance… En outre, mes distractions durent me valoir des punitions qui rognèrent la marge de temps nécessaire pour le détour… Je ne sais plus exactement… Ce que je sais mieux, c’est qu’entre-temps le jardin enchanté accapara à tel point mes pensées que je ne pus garder mon secret pour moi seul… J’en parlai à… Comment s’appelait-il ?… Il avait une sorte de museau pointu, et nous l’avions surnommé la Fouine…

– Hopkins, précisai-je.

– En effet, Hopkins… Il me déplaisait de lui en parler ; j’avais l’impression d’enfreindre une règle, mais cela ne me retint pas. Nous faisions tous les jours une partie du chemin ensemble. Il était bavard, et si nous n’avions pas parlé du jardin enchanté, nous aurions parlé de toute autre chose, mais je ne pouvais supporter que ce sujet de conversation… Et j’y allai de ma confidence…

» Il ne fut pas discret. Le lendemain, à l’heure de la récréation, je me vis entouré par une demi-douzaine de grands élèves, qui me taquinèrent et me questionnèrent sur le jardin enchanté… Il y avait parmi eux le grand Fawcett, tu te le rappelles ? Et Carnaby et Morley Reynolds. Tu n’en étais pas, toi, par hasard ? Non, je ne l’aurais pas oublié…

» À cet âge-là, nous sommes des créatures aux sentiments complexes. En dépit de mes appréhensions secrètes, j’étais, je le crois fermement, quelque peu flatté de mériter l’attention de ces grands camarades. Je me rappelle particulièrement le plaisir que me causa un éloge de Crashaw… tu te souviens de Crashaw l’aîné, le fils du compositeur ?… Il déclara que c’était le meilleur mensonge qu’il eût jamais entendu. Mais en même temps, je ressentais, au fond, une honte pénible à raconter ce que je savais être un secret inviolable. Cette brute de Fawcett risqua une plaisanterie déplacée au sujet de la belle jeune fille blonde…

Wallace baissa la voix au souvenir de l’incident.

– Je feignis de ne pas entendre, dit-il. Tout à coup, Carnaby me traita de menteur, et la dispute s’envenima quand j’affirmai que la chose était vraie. J’assurai que je savais où retrouver la porte verte, et que je les y mènerais en dix minutes. Carnaby prit un air outrageusement vertueux, déclarant qu’il me faudrait donner la preuve de ce que j’avançais ou qu’il m’en cuirait… Est-ce que Carnaby t’a jamais tordu le bras ? Eh bien, alors, tu comprendras ce que j’éprouvai. Je jurai que mon histoire était vraie…

» Il n’y avait pas un élève alors qui pût arracher une victime à Carnaby… Crashaw essaya bien de placer un mot en ma faveur, mais pour Carnaby l’occasion était trop belle, et il ne lâcha pas sa proie. Rouge jusqu’aux oreilles et quelque peu effrayé, je laissai s’accroître ma surexcitation, et j’agis finalement comme un sot. Le résultat fut qu’au lieu de partir seul pour mon jardin enchanté, j’y allai, les joues cramoisies, les oreilles brûlantes, les yeux cuisants et l’âme torturée de misère et de honte, à la tête d’une troupe de condisciples curieux, railleurs et menaçants…

» Nous n’avons jamais trouvé le mur blanc et la porte verte…

– Tu veux dire que tu ne les y conduisis pas ?

– Je veux dire que je ne pus pas retrouver le jardin, et je l’aurais retrouvé alors si c’eût été possible… Et plus tard, quand j’y pus retourner seul, je ne le retrouvai pas davantage… je ne le retrouvai jamais. Il me semble maintenant que, tout au long de mes années de collège, je ne cessai pas de chercher, sans jamais le découvrir.

– Et les camarades ? Comment prirent-ils la chose ?

– Fort mal… Carnaby institua un conseil de guerre devant lequel je comparus sous l’accusation de mensonge injustifiable… Je me souviens que je rentrai furtivement à la maison et me réfugiai dans ma chambre pour y cacher mes pleurnicheries. Mais quand, à bout de larmes, je m’endormis, ce n’étaient pas les brutalités de Carnaby qui me désolaient, mais le regret du beau jardin, du bel après-midi que j’avais tant espéré, de mes belles et douces amies, des compagnons qui m’attendaient, des jeux que j’apprendrais à nouveau…

» Je suis persuadé que si je ne m’étais confié à personne… Je passai des moments affreux, après cela… des crises de sanglots, la nuit… des rêvasseries pendant le jour. Mes études en souffrirent et, ces deux trimestres-là, j’eus de mauvaises notes. T’en souviens-tu ? Naturellement, puisque c’est lorsque tu me battis en mathématiques que je me remis à la tâche.

Pendant un certain temps, mon ami contempla silencieusement les charbons ardents. Puis, sans aucune invite, il reprit :

– Je n’entraperçus de nouveau ma vision qu’à l’âge de dix-sept ans. Pour la troisième fois elle me sauta aux yeux, un jour que je me rendais en voiture à la gare de Paddington, en route pour Oxford, où j’allais concourir pour une bourse. Ce fut à peine un coup d’œil. Penché sur le tablier du cab et fumant une cigarette, je me considérais désormais comme un homme du monde accompli et indépendant… et tout à coup, sous mes yeux, la porte et le mur surgirent, avec la chère certitude des choses inoubliables qui reviennent à la portée de la main.

» La voiture roulait toujours ; pris à l’improviste, je ne songeai à faire arrêter le cab que lorsque nous eûmes tourné le prochain coin. Et même alors ce fut une minute bizarre, où j’eus une volonté double et divergente. Je heurtai de ma canne la petite lucarne, dans le toit du cab, et tirai ma montre : « Voilà, monsieur ? » s’enquérait déjà le cocher. « Heu, bien… ce n’est rien, répliquai-je, une erreur de ma part… nous n’avons pas le temps, continuez. » Et le cheval reprit le trot… J’obtins ma bourse, et, le soir où j’en eus la nouvelle, je restai assis auprès de mon feu, dans ma petite chambre de la maison paternelle, avec, encore, dans les oreilles, les compliments de mon père, ses rares compliments ; je fumais ma pipe favorite, la pipe à fourneau formidable que préfèrent les adolescents, et mes pensées revenaient à cette porte dans le grand mur blanc. « Si je m’étais arrêté, je n’aurais pas obtenu la bourse, me disais-je, je ne jouirais pas du bénéfice des études universitaires, j’aurais compromis la belle carrière qui s’ouvre devant moi… Je commence à envisager les choses plus sainement. » Je m’enfonçai davantage dans ma méditation, et je ne doutai pas une minute que la réalisation de ma carrière méritât de tels sacrifices… Les belles amies et la claire atmosphère du jardin m’apparaissaient très douces, très tentantes, mais si lointaines ! Je marchais à présent à la conquête du monde… Je voyais une autre porte s’ouvrir… la porte de ma carrière.

Il contempla de nouveau les charbons, dont les flammes rouges firent danser un instant sur son visage une expression de force obstinée, qui s’évanouit presque aussitôt.

– Eh bien, continua-t-il, après un soupir, j’ai rempli ma carrière, j’ai accompli beaucoup de choses, travaillé avec acharnement. Mais le jardin enchanté m’a valu mille rêves, et j’ai quatre fois, depuis lors, revu sa porte, ou du moins je l’ai entrevue l’espace d’un clin d’œil… oui, quatre fois… Pendant un certain temps, le monde me parut si intéressant et si séduisant, si plein de sens et de promesses, que le charme du jardin était, par comparaison, à demi effacé et perdu dans un lointain vague. Qui donc désirerait caresser des panthères, alors qu’il est en route pour dîner avec de jolies femmes et des hommes distingués ?… Je quittai Oxford, et l’on fonda sur moi de grandes espérances ; j’ai fait de mon mieux pour ne pas les décevoir… de mon mieux, et il y eut cependant bien des désappointements…

» J’eus deux liaisons, sur lesquelles je n’insisterai pas ; mais, une fois, alors que je me rendais chez une dame qui, je le savais, m’avait mis au défi de venir, je pris au hasard un raccourci par une rue peu fréquentée, voisine d’Earl’s Court, et je débouchai ainsi sur un mur blanc et une porte verte qui m’étaient familiers. « Bizarre, pensai-je, je croyais que cela se trouvait du côté de Campden Hill, et c’est bien l’endroit que je n’ai jamais pu retrouver, l’endroit où se situe mon étrange rêve. »

» Et je passai mon chemin, tout entier à l’idée du but vers lequel j’allais. La porte verte n’avait aucune séduction pour moi, cet après-midi-là. À peine éprouvai-je l’impulsion de me rendre compte si l’huis était ouvert… Un écart de trois pas aurait suffi… Au fond de mon cœur je savais qu’il s’ouvrirait pour moi, mais je songeai que je me retarderais alors et je manquerais ce rendez-vous, auquel je me faisais un point d’honneur d’être exact. Par la suite, je me reprochai ma ponctualité… « J’aurais dû, au moins, entrebâiller la porte et jeter un coup d’œil rapide, et faire un signe de la main aux panthères », me disais-je ; mais l’expérience m’avait appris que le lieu enchanté était de ceux qui ne se retrouvent pas en les cherchant… Oui, j’en éprouvai un pénible regret.

» Des années de travail constant suivirent, et je n’entrevis plus le mur blanc que tout dernièrement. Depuis qu’il m’est réapparu, on dirait qu’une sorte d’ombre a terni le monde ambiant. Auparavant, j’estimais que c’était un châtiment douloureux et cruel de ne plus jamais revoir cette porte… Était-ce le résultat du surmenage ? Était-ce aussi le vague à l’âme qui vous guette vers la quarantaine ?… Je l’ignore… Mais, indubitablement, le chatoiement des choses, qui rend l’effort facile, disparaissait à mes yeux, et cela juste au moment où, à cause des mouvements politiques nouveaux, il m’aurait fallu être à l’œuvre. Bizarre, n’est-ce pas ? Mais je commence à trouver la vie fatigante et les récompenses qu’elle offre, à mesure que j’en approche, me semblent piètres. Depuis quelque temps, j’étais tourmenté du désir de revoir le jardin… oui, et trois fois j’ai revu…

– Le jardin ?

– Non, la porte !… Et je ne suis pas entré !

Il s’accouda sur la table, avec un accent poignant de douleur dans la voix, quand il parla :

– Trois fois l’occasion s’est offerte, trois fois ! « Si jamais cette porte se présente de nouveau à ma vue, avais-je juré, j’entrerai, secouant, sur le seuil, la poussière et l’accablement de cette vie, renonçant au vain mirage de nos vanités, à toutes nos épuisantes futilités. J’entrerai pour n’en plus sortir… Cette fois-là, j’y resterai… » Je me l’étais juré, et, quand l’heure fut venue, je n’entrai pas… Oui, à trois reprises, dans la même année, j’ai passé devant cette porte sans entrer, trois fois au cours de l’année écoulée… La première fois, ce fut le soir du vote de la fameuse loi agricole, où le ministère ne fut sauvé que par une majorité de trois voix… Tu t’en souviens ? Personne de notre côté, et fort peu de députés du côté de l’opposition, s’attendaient à la clôture du débat à cette séance-là… Mais la discussion s’était soudain effondrée, comme des coquilles d’œufs qu’on écrase. Je dînais avec Hotchkiss chez son cousin de Brentford ; on nous prévint par téléphone, et nous partîmes immédiatement dans l’automobile du cousin. Nous arrivâmes juste au moment du vote, et, en route, nous passâmes devant le mur, livide sous le clair de lune, que l’éclat de nos lanternes colora en jaune vif, et il n’y avait pas à s’y tromper…

» – Seigneur ! m’écriai-je.

» – Quoi donc ? demanda Hotchkiss.

» – Oh ! rien, répondis-je, et l’occasion était évanouie.

» – J’ai fait un gros sacrifice en venant, dis-je, au président de mon groupe, quand j’arrivai.

» – Tout le monde en fait autant, ce soir, me répliqua-t-il en riant, et il s’éloigna rapidement.

» Je ne vois pas comment j’aurais pu agir autrement en la circonstance…

» La fois suivante il en fut de même. Je me rendais en hâte au lit de mort de mon père, pour dire à ce sévère vieillard un dernier adieu. En cette circonstance encore, les exigences de la vie étaient impératives. Mais la troisième fois, il y a huit jours, ce fut différent.

Le remords me ronge quand j’y pense. J’étais en compagnie de Gurker et de Ralphs… ce n’est plus un secret maintenant, et je puis avouer cette entrevue avec Gurker. Nous avions dîné ensemble chez Frobisher, et la conversation avait pris un ton d’intimité. La question de mon portefeuille dans le ministère reconstitué restait en dehors de la discussion… Oui, oui… tout cela est arrangé. Il vaut mieux ne pas le rendre public, mais je n’ai pas de raison de te le cacher, à toi… Oui… merci, merci… Laisse-moi poursuivre mon histoire.

» Ce soir-là, il y avait beaucoup de rumeurs dans l’air. Ma position était fort délicate. Je désirais obtenir une déclaration définitive de Gurker, mais la présence de Ralphs me gênait. J’employais toutes mes facultés à maintenir dans la conversation un ton d’insouciance et de légèreté, et à ne pas la diriger trop ouvertement sur le point qui me concernait. Il le fallait bien. La conduite de Ralphs depuis lors a amplement justifié mes précautions… Je savais que Ralphs nous quitterait à l’extrémité de la grande rue de Kensington, et que je pourrais alors surprendre Gurker par un soudain accès de franchise. On est obligé parfois de recourir à ces petits expédients… Et c’est à cette minute qu’en marge de mon champ visuel j’aperçus une fois encore le mur blanc et la porte verte… Nous passâmes devant en causant. Oui, je passai devant… Je revois la silhouette que projetait le profil saillant de Gurker, son chapeau haut de forme ramené en avant sur son nez proéminent, et les plis de son cache-col.

» Je passai à moins de deux pas de cette porte… « Si je leur dis bonsoir maintenant, et si j’entre, me demandai-je, qu’arrivera-t-il ? » Mais il me fallait à tout prix cet entretien seul à seul avec Gurker. Dans l’enchevêtrement des problèmes qui me préoccupaient, je ne savais quelle réponse faire à la question que je me posais. « Ils vont croire que je suis fou », pensai-je. Et si j’allais disparaître après cela ? Je voyais déjà les manchettes des journaux : Extraordinaire disparition d’un personnage politique. Cette considération avait son poids. Dans cette crise, mille autres inconvenables mesquineries pesèrent sur ma décision…

Wallace se tourna vers moi avec un sourire triste.

– Et me voilà, articula-t-il lentement. Et me voilà, répéta-t-il. Et j’avais encore perdu cette occasion. Trois fois en une même année la porte s’était offerte, la porte qui menait à la paix, au bonheur, à la beauté qui dépasse tous les rêves, à la bonté que nul ne connaît sur terre… Et j’ai rejeté ces occasions, Redmond, et la porte a disparu…

– Comment le sais-tu ?

– J’en suis sûr, j’en suis sûr. Il ne me reste plus maintenant qu’à me confiner aux tâches qui m’accaparent et m’ont fait négliger ces précieuses occasions. Tu dis que j’ai obtenu tous les succès !… Le succès ! Cette chose vulgaire, fastidieuse, et si enviée… Oui, je l’ai, le succès ! – Il faisait rouler une noix dans sa main. – Tiens, voilà le cas que j’en fais, de mon succès, dit-il en écrasant la noix entre ses doigts puissants. – Et il me tendit les débris sur sa main ouverte. – Laisse-moi t’avouer une chose, Redmond : cette déception me ronge. Depuis deux mois, depuis presque dix semaines, je n’ai rien fait, sinon vaquer aux besognes les plus urgentes. Mon âme déborde de regrets que je n’arrive pas à apaiser. Tard le soir, quand je risque le moins d’être reconnu, je sors, j’erre par les rues… Oui, je me demande ce que les gens penseraient de cela, s’ils le savaient ! Un ministre, le chef responsable d’un des grands organismes de la nation, qui erre, seul, à la recherche d’une porte, d’un jardin, le cœur plein de tristesse, et parfois se lamentant presque à haute voix…

 

Je vois encore son visage pâle et l’étrange lueur sombre qui dansait dans ses yeux. Je le revois très nettement ce soir, et je me rappelle chacun de ses mots, chacune de ses intonations… et le numéro d’hier de la Westminster Gazette, qui contient la nouvelle de sa mort, est resté déplié sur mon divan. Aujourd’hui, au club, tout le monde cherchait à résoudre l’énigme du destin de Wallace.

Hier, de grand matin, on a trouvé son cadavre dans une profonde tranchée, près de la gare d’East Kensington. On avait creusé là deux puits pour les travaux de raccordement des lignes souterraines, une haute palissade de planches en défendait l’accès au public ; mais une petite porte y avait été ménagée pour livrer passage aux ouvriers. Cette porte, par suite de la négligence d’un chef d’équipe, n’avait pas été fermée, et c’est ainsi que Wallace pénétra dans le chantier…

Des questions sans réponse s’embrouillent dans mon esprit.

Il semble qu’avant-hier soir à l’issue de la séance du Parlement, il avait voulu rentrer chez lui à pied, ce qui lui arriva fréquemment pendant la récente session… je m’imagine sa silhouette sombre déambulant parmi les rues vides. La pâle clarté des globes électriques, près de la gare, revêtit-elle la palissade d’une lueur blanchâtre ? La porte fatale laissée ouverte réveilla-t-elle en lui quelque souvenir ?

Après tout, exista-t-il jamais en réalité une porte verte dans un mur blanc ? Je l’ignore. J’ai relaté son histoire telle qu’il me la conta. À certains moments je suis convaincu que Wallace fut simplement la victime d’un genre d’hallucination rare, mais dont on a des exemples, et d’une coïncidence entre une de ses crises et une porte qui lui fut un piège fatal. Mais ce n’est pas là ma conviction la plus intime. Vous me jugerez superstitieux, si vous voulez, ou même absurde, mais je ne suis pas loin de croire qu’il était doué d’une faculté anormale, d’un sens, d’un je-ne-sais-quoi, qui, sous l’image d’une porte et d’un mur, lui offrait sans cesse une issue, un passage secret dans un autre monde infiniment plus beau que le nôtre. En tout cas, direz-vous, c’est de cette faculté merveilleuse qu’il fut finalement la victime. Mais en fut-il vraiment la victime ? Nous touchons là au caractère le plus mystérieux de ces rêveurs, de ces êtres de vision et d’imagination… Le monde pour nous a des couleurs banales, nous voyons la palissade et la tranchée comme des choses ordinaires. Selon le jugement vulgaire, il passa de la sécurité dans les ténèbres, le péril et la mort. Mais vit-il les circonstances sous ce jour-là ?

Mr SKELMERSDALE AU PAYS DES FÉES[11]

– Dans cette boutique-là, dit le docteur, il y a un homme qui est allé au Pays des Fées.

– Quelle plaisanterie ! fis-je en lançant un regard vers la boutique.

C’était l’ordinaire magasin de village, avec son guichet postal, ses fils télégraphiques sur la façade, des seaux de zinc et des balais à la porte et des boîtes de conserves dans la vitrine.

– Racontez-moi cela, insistai-je après un moment de silence.

– Je ne sais pas de détails, répondit le docteur. Lui, c’est un rustaud quelconque et qui se nomme Skelmersdale. Mais tout le monde ici croit son histoire comme parole d’évangile.

Un moment après je ramenais la conversation sur ce sujet.

– Je ne connais pas la fable en détail, répéta le docteur, et je ne tiens certes pas à la connaître. Je l’ai soigné pour un doigt cassé, et c’est là que j’ai eu vent de la faribole. C’est tout. Mais ça vous montre, en tout cas, le genre d’humanité à qui on a affaire. Hein ? C’est commode, d’inculquer des principes d’hygiène à des buses pareilles !

– Assurément non, répondis-je sur un ton de véritable apitoiement.

Il se remit à me narrer par le menu toute l’affaire des conduites d’eau de Bonham, et j’eus ainsi un aperçu des habituelles préoccupations d’esprit d’un Inspecteur Sanitaire. Je manifestai alors toute la sympathie dont j’étais capable ; quand il traita d’ânes l’ensemble de la population, je renchéris en assurant que c’étaient tous des « ânes bâtés », mais il n’en fut pas apaisé.

Plus tard, vers la fin de l’été, un urgent désir de m’isoler pour terminer mon ouvrage sur la Pathologie Spirituelle, ouvrage d’une rédaction plus laborieuse encore que sa lecture, m’amena à Bignor. Je me logeai à la ferme, et bientôt je me trouvai de nouveau, en quête de tabac, devant ce magasin universel. À la vue de la devanture, un nom me revint à la mémoire, Skelmersdale, et, tout en le prononçant à voix basse, j’entrai.

Je fus servi par un jeune homme de courte taille mais non difforme, avec un teint blond duveteux, des dents petites et blanches, des yeux bleus et un air languissant. Je le dévisageai curieusement. À part un soupçon de mélancolie dans l’expression de ses traits, il n’avait rien que de très ordinaire. Selon la mode de sa profession, il était en manches de chemise, en tablier, avec son crayon perché sur son oreille candide. Une chaîne d’or, avec une guinée ancienne pour breloque, barrait son gilet de drap noir.

– C’est tout ce qu’il vous faut pour aujourd’hui, monsieur ? s’informa-t-il, tout en se penchant sur la facture qu’il préparait.

– Vous êtes bien Mr Skelmersdale ? questionnai-je.

– En personne, monsieur.

– Est-ce vrai que vous avez été au Pays des Fées ?

Il m’examina un instant, les sourcils froncés, avec une expression chagrine et exaspérée.

– Oh ! En voilà encore un qui se croit malin ! fit-il.

Puis, après cette escarmouche, il se remit à additionner la note de mes emplettes.

– Un et trois, quatre, et deux, six, compta-t-il, et presque aussitôt : Merci monsieur.

C’est sous d’aussi fâcheux auspices que je fis la connaissance de Mr Skelmersdale.

De ce début malheureux, j’en vins à gagner sa confiance par une suite de laborieux efforts. Je le retrouvai au café du village où, un soir après dîner, j’étais allé jouer au billard et mitiger quelque peu la réclusion volontaire qui, dans le jour, était si propice à mon ouvrage. Je m’arrangeai pour faire une partie avec lui et entamer une conversation. Le Pays des Fées, comme je m’en aperçus, était l’unique sujet qu’il valait mieux éviter. On lui en avait tellement rebattu les oreilles que ces trois mots le mettaient hors de lui. Sur tout le reste, il était abordable et banalement aimable. Une seule fois il m’arriva d’entendre faire dans la salle et en sa présence une allusion à son aventure, et ce fut par un garçon de ferme grincheux qui perdait la partie. Skelmersdale se livrait à une série respectable de carambolages ; il avait dépassé la douzaine, ce qui, pour les joueurs de Bignor, était un exploit peu commun.

– Ce n’est pas une queue que vous tenez, lui dit son adversaire, c’est une baguette de fée.

Skelmersdale le regarda fixement, puis, lançant sa queue dans un coin de la salle, il sortit.

– Vous ne pouvez donc pas le laisser tranquille ? fit un vieux qui s’intéressait à la partie, et, sous la réprobation unanime, le jeune laboureur réprima la grimace de satisfaction que lui inspirait son propre trait d’esprit.

Je flairai là une occasion exceptionnelle.

– Quelle est donc cette plaisanterie au sujet des Fées ? demandai-je.

– Ça n’est pas une plaisanterie, du moins pour le petit Skelmersdale, me répliqua le vieux en lampant une gorgée de bière.

Un petit bonhomme aux joues roses se montra plus communicatif.

– Les gens d’ici, monsieur, affirment qu’elles l’ont emporté sous la Butte d’Aldington, et qu’elles l’y ont gardé environ trois semaines.

Ainsi amorcée, l’assistance ne se fit plus prier. Dès qu’un mouton eut donné le branle, tous les autres suivirent et, en très peu de temps, j’eus un aperçu, extérieur au moins, de l’affaire Skelmersdale. Autrefois, avant de venir à Bignor, il était employé à Aldington Corner, dans une boutique absolument similaire, et c’est là que se déroula le mystère. Certains points de l’histoire paraissaient très clairs : il s’était un soir attardé sur la Butte, avait disparu pendant trois semaines aux yeux des hommes, après quoi il avait reparu avec ses manchettes aussi propres qu’au départ et les poches pleines de poussière et de cendres. L’état de tristesse revêche dans lequel il était revenu ne se dissipa que très lentement, et bien des jours se passèrent avant qu’il consentît à expliquer son absence. La jeune fille de Clapton Hill à laquelle il était fiancé essaya de lui arracher des confidences, et elle rompit avec lui, en partie parce qu’il refusa de parler, et en partie parce que, disait-elle, « elle se sentait toute chose en le voyant si morose ». Lorsqu’un peu plus tard, il lâcha tout de go, devant des indifférents, qu’il avait été au Pays des Fées et qu’il voulait y retourner, quand cette nouvelle se répandit et que la jovialité paysanne en eut fait matière à quolibets, il quitta brusquement son emploi et vint s’embaucher à Bignor pour échapper aux brocards.

Mais aucune des personnes réunies ce soir-là autour du billard ne savait exactement ce qui s’était passé au Pays des Fées. Sur ce point, l’assistance partit dans toutes les directions comme une meute en défaut. L’un soutenait ceci, l’autre affirmait cela.

Chacun, en traitant ce sujet, prenait un air ostensiblement sceptique et critique, mais je percevais très bien une part de crédulité dans les prudentes réticences. J’adoptai une attitude intelligemment intéressée, et mitigée par un doute raisonnable concernant l’ensemble de l’histoire.

– Si le Pays des Fées, insinuai-je, se trouve sous la Butte d’Aldington, pourquoi ne la creusez-vous pas ?

– C’est bien c’que j’leur dis ! s’écria le jeune laboureur.

– Y en a plus d’un qui a essayé de creuser la Butte, proféra d’un ton solennel le vieux, oui, y en a plus d’un, une fois ou l’autre. Mais il n’en reste guère aujourd’hui pour nous dire ce qu’ils en ont tiré.

Cette crédulité vague mais unanime était assez impressionnante. Je me rendais compte qu’il devait sûrement y avoir quelque chose à l’origine d’une conviction pareille, ce qui ne fit qu’aiguiser la curiosité déjà vive que j’éprouvais concernant les faits réels de l’histoire – et ces faits réels, je ne pouvais les obtenir que de Skelmersdale lui-même. Je m’appliquai, en conséquence, encore plus assidûment, à dissiper la mauvaise impression que j’avais si malencontreusement produite et à amener mon homme à une confiance suffisante pour le faire parler de lui-même. Dans cette entreprise, j’avais un avantage social. Étant une personne affable, sans occupation apparente, commodément vêtue d’une vareuse, d’une culotte courte et de molletières, je fus naturellement classé à Bignor comme un artiste ; or, dans le remarquable code de préséance sociale en vigueur à Bignor, un artiste occupe un rang considérablement plus élevé qu’un garçon épicier. Skelmersdale, comme la plupart de ceux de sa classe, est relativement snob. Il ne m’avait manifesté d’hostilité qu’en réponse à une provocation maladroite et inexcusable, mais, j’en suis certain, il s’en était repenti bien vite. Je savais qu’il se montrait extrêmement fier qu’on le vît se promener dans le village en ma compagnie. Le moment venu, il accepta volontiers l’offre de venir chez moi fumer une pipe et siroter un peu de whisky. Une fois là, flairant, par un heureux instinct, qu’il y avait au fond de tout cela des peines de cœur, et sachant que les confidences engendrent les confidences, je l’accablai de détails intéressants et suggestifs concernant mon passé ou réel ou fictif. Et, si mes souvenirs sont exacts, ce fut après le troisième whisky, à sa troisième visite, à propos d’une amourette ingénue qui m’avait grandement passionné vers mes dix-huit ans, qu’il rompit la glace, librement et de son propre mouvement.

– La même chose m’est arrivée, à moi, là-bas à Aldington, dit-il. C’est justement cela qui est drôle. D’abord, moi, je n’éprouvais rien pour elle, et c’est elle qui était entichée de moi, et après, quand il fut trop tard, c’est moi qui m’entichai d’elle.

Je m’abstins de relever l’allusion. Aussi bientôt en lança-t-il une autre, et en peu de temps il insinuait, aussi clair que le jour, que la seule chose dont il voulait parler à présent était cette aventure au Pays des Fées, au sujet de laquelle il avait jusqu’alors été si mystérieux. Le tour était joué et, de ma position d’étranger mi-incrédule et mi-facétieux, j’étais devenu, grâce à ma prodigalité éhontée de confidences, le confident nécessaire. Le désir l’avait mordu de montrer que, lui aussi, il avait vécu et souffert – et maintenant la fièvre le tenait.

Au début, certainement, il procéda par allusions singulièrement énigmatiques, et mon impatience de mettre quelque clarté dans son récit par des questions précises n’était contrebalancée que par ma crainte d’intervenir trop tôt. Mais, après deux autres soirées, les bases de sa confiance furent solidement établies, et je crois que j’ai obtenu, du premier au dernier, les détails de l’histoire – à vrai dire, j’ai entendu un grand nombre de fois tout ce que Mr Skelmersdale, avec ses facultés narratives limitées, sera jamais capable de raconter. Je puis ainsi, en rassemblant ces pièces et ces morceaux, établir l’exacte relation de son aventure.

Que l’événement se soit produit, qu’il l’ait imaginé ou rêvé, ou que l’idée lui en soit venue au cours de quelque étrange hallucination, je ne prétends pas en décider. Mais qu’il l’ait inventé, voilà une hypothèse que je n’envisagerai pas une seule minute. Mon homme croit simplement et honnêtement que la chose s’est passée comme il le dit. Il est manifestement incapable d’un mensonge, d’une supercherie aussi laborieuse et aussi compliquée. Et je trouve une puissante confirmation de sa sincérité dans la conviction des esprits rustiques mais souvent singulièrement pénétrants qui l’entourent. Il croit – et personne ne peut produire un fait qui détruise sa conviction. Quant à moi, bornant à cela mon adhésion, je transmets simplement son histoire – à mon âge, on n’a besoin ni de s’expliquer ni de se justifier.

Il raconte donc qu’un soir, sur les dix heures, il s’endormit sur la Butte d’Aldington ; il se peut que ce soit le soir de la Saint-Jean d’été, bien qu’il n’y ait pas fait spécialement attention et ne donne de date qu’à une semaine près. La soirée était claire, sans un souffle de vent, et, dans l’est, la lune se levait. Depuis que la suite des incidents se précisait, grâce à mes invites continuelles, j’avais pris la peine de visiter trois fois la Butte. Une fois même, j’y allai à la nuit tombante, comme la lune se levait, à une date identique à celle de son aventure. Jupiter scintillait splendidement au-dessus de la lune ; au nord et au nord-ouest, le ciel restait d’un vert clair et lumineux après le coucher du soleil. La Butte se dresse morne et dénudée sous le ciel, mais entourée à sa base par des fourrés épais ; et, tandis que je montais, il y avait partout un bruissement incessant de lapins fantomatiques ou tout à fait invisibles qui prenaient la fuite. Au sommet, et là seulement, des nuées de moucherons bourdonnaient. La Butte est, je crois, un monticule artificiel, le tumulus probablement de quelque grand chef préhistorique, et à coup sûr aucun homme n’a jamais choisi pour sépulture une perspective aussi vaste. Vers l’est, le regard suit les collines jusqu’à Hythe, et de là, franchissant le détroit, il aperçoit les grands feux blancs du Gris-Nez et de Boulogne, qui clignotent, s’éteignent et disparaissent. Vers l’ouest, s’étend la vallée bouleversée de la Weald, visible jusqu’à Hindhead et à Leith Hill, tandis que la vallée de la Stour, disjoignant les Downs au nord, gagne, par-delà Wye, les interminables collines. Toute la plaine de Romney s’étale au sud avec ses villages ; à mi-distance, Hastings et sa colline s’interposent, et une ligne de hauteurs se multiplie vaguement, très loin, au-delà d’Eastbourne qui se prolonge jusqu’à Beachy Head.

Dominant tout ce paysage, Skelmersdale se promenait, tout absorbé par ses premiers chagrins d’amour, et, comme il le dit lui-même, « allant au hasard où ses pas le portaient ». Finalement il s’assit pour mieux réfléchir, et c’est dans cette position, maussade et désolé, que le sommeil le surprit et qu’il tomba au pouvoir des fées.

La querelle qui le tourmentait avait eu pour cause un dissentiment insignifiant entre lui et la jeune personne de Clapton Hill à laquelle il était fiancé. C’était la fille d’un fermier, me dit Skelmersdale, une demoiselle « tout à fait convenable », et sans doute un excellent parti pour lui. Mais tous deux étaient fort jeunes et capables encore de cette jalousie mutuelle, de cette intolérance éveillée, de ce désir irrationnel d’une perfection idéale, que bientôt, et fort miséricordieusement, la vie et l’expérience émoussent. Je n’ai pas la moindre donnée sur le sujet précis de leur querelle. Peut-être avait-elle dit qu’elle aimait les hommes qui portent des guêtres, alors qu’il n’avait pas mis les siennes ; ou bien est-ce lui qui déclara qu’il la préférait avec un autre chapeau. Mais, quel que soit le début, le conflit en vint, par une série de phases malencontreuses, jusqu’à l’aigreur et jusqu’aux larmes. Il est probable qu’à la fin de la promenade, elle était en pleurs et toute barbouillée, et lui tout poussiéreux et l’oreille basse. Elle le quitta après d’irritantes comparaisons, doutant gravement qu’elle eût jamais éprouvé pour lui un véritable sentiment tendre, et parfaitement certaine qu’elle n’en éprouverait plus désormais.

C’est avec cette sorte de tourment dans l’esprit que Mr Skelmersdale grimpa sur la Butte et, d’une façon inexplicable, après un assez long temps sans doute, il s’y endormit.

Au réveil, il se trouva couché sur un gazon d’une douceur extrême, à l’ombre d’arbres fort sombres qui cachaient complètement le ciel. D’ailleurs, il semble que le ciel soit perpétuellement caché au Pays des Fées : à part une nuit où les fées dansèrent, Mr Skelmersdale, pendant tout son séjour chez elles, ne vit pas une étoile. Pour cette nuit unique, je me demande s’il était réellement au Pays des Fées, ou s’il n’était pas plutôt au-dehors, au milieu des roseaux, dans les prairies basses qui bordent la ligne du chemin de fer.

Mais, malgré cela, il faisait clair sous ces arbres ; dans les feuilles et sur le gazon brillaient des multitudes de vers luisants. La première impression de Mr Skelmersdale fut qu’il était tout petit, et la seconde, qu’une infinité d’êtres plus petits encore l’entouraient. Sans qu’il s’explique pourquoi, il n’éprouva ni surprise ni frayeur ; il se mit posément sur son séant et se frotta les yeux à deux mains. Tout autour de lui souriaient les petits elfes qui l’avaient capturé pendant son sommeil.

Je n’ai pu parvenir à me faire une idée exacte de l’aspect de ces elfes, si indifférent aux menus détails paraît avoir été Mr Skelmersdale, si vague et imparfait est son vocabulaire. Ils portaient des vêtements d’une étoffe très légère et très belle, qui n’était ni laine, ni soie, ni feuilles, ni pétales de fleurs. Tout ce petit monde le regardait s’éveiller, et aussitôt, du haut de la clairière, par une avenue resplendissant de vers luisants, et avec une étoile pour diadème, descendit vers lui la fée qui est le principal personnage de son récit et de ses souvenirs.

J’ai réussi à obtenir sur elle de plus amples renseignements. Elle était vêtue d’une étoffe verte transparente, et sa taille minuscule était entourée d’une large ceinture d’argent. Sa chevelure flottait sur ses épaules, de chaque côté de sa figure, avec des boucles pas trop indociles et cependant capricieuses. Son front était couronné d’une petite tiare sertie d’une étoile. Ses manches ouvertes par endroits laissaient voir ses bras frêles ; elle était décolletée sans doute, car il parle de la beauté de son cou, d’un superbe collier de corail qui ornait sa gorge et d’où pendait, entre ses seins, une fleur coralline. Les lignes de son visage et de son buste étaient celles d’une enfant. Ses yeux doux, francs et caressants sous leurs arcades égales, étaient d’une nuance fauve très vif. Par ces détails, vous pouvez juger de l’importance qu’avait dans le tableau la féerique infante. Il essaya, sans en venir à bout, de me dépeindre certains autres aspects : « la façon dont elle marchait », répéta-t-il plusieurs fois, et je m’imagine une sorte de rayonnement souriant et heureux.

Ce fut dans la compagnie de cette délicieuse personne, comme son hôte et son compagnon choisi, que Mr Skelmersdale fut initié aux intimités du Pays des Fées. Elle l’accueillit avec joie je soupçonne qu’elle lui prit une main qu’elle serra dans les siennes en tournant vers lui un visage radieux. Après tout, il y a dix ans, le petit Skelmersdale devait avoir une mine avenante. Tantôt elle s’appuyait à son bras et tantôt le conduisait par la main à travers la clairière où brillaient les vers luisants.

La description entrecoupée, disloquée et morcelée de Mr Skelmersdale ne permet guère de faire un historique rigoureux de la façon dont s’écoula son séjour. Il donne des aperçus tronqués et insuffisants de coins étranges, de faits et gestes bizarres, d’endroits où les fées étaient réunies en grand nombre, de « champignons qui étincelaient d’un éclat rose », d’aliments féeriques dont le seul compliment qu’il fasse est : « je ne vous dis que ça », d’harmonies ravissantes qu’on aurait cru provenir d’une « petite boîte à musique ». Il y avait de vastes espaces où les fées chevauchaient et organisaient des courses ; mais il ne m’est pas possible de préciser ce que Mr Skelmersdale entendait quand il parlait de « ces espèces de choses sur lesquelles les fées galopaient » : des larves, peut-être, ou des sauterelles, ou de ces petits coléoptères qui nous fuient en se cachant dans les profondeurs du sol. En un autre endroit, un ruisseau dégringolait en cascade, et tout autour poussaient de gigantesques boutons-d’or. C’est là qu’aux heures chaudes les fées se baignaient toutes ensemble. Parmi les bosquets ombragés et moussus, les fées et les elfes jouaient et dansaient en muguetant et se contant fleurette. Enfin, sans qu’on puisse émettre à ce sujet le moindre doute, la jolie fée fit sa cour à Mr Skelmersdale, et, sans le moindre doute encore, le jeune homme s’obstina à lui résister. En un lieu écarté et tranquille, au bord d’une source fraîche, elle venait s’asseoir auprès de lui, dans le parfum des violettes, et lui chuchotait des propos d’amour.

– Quand elle baissait la voix, me conta Mr Skelmersdale, qu’elle parlait tout bas, qu’elle posait sa main sur la mienne, vous savez, et qu’elle s’approchait tout contre moi d’une façon amicale, confiante et réchauffante, j’avais toutes les peines du monde à ne pas perdre la tête.

Il poussa, semble-t-il, l’empire sur soi-même jusqu’à un degré fâcheusement peu clairvoyant. Il vit, dit-il, de quel côté le vent soufflait. Et c’est ainsi que, mollement couché sur un lit embaumé de violettes, frôlé par le corps menu de la délicieuse dame, Mr Skelmersdale lui fit avec ménagement l’aveu qu’il était fiancé.

Elle venait de lui confier qu’elle l’aimait tendrement, qu’il était un adorable humain, que tout ce qu’il lui demanderait elle le lui accorderait.

Mr Skelmersdale faisait tout ce qu’il pouvait pour ne pas regarder ces petites lèvres qui s’ouvraient et se fermaient si joliment. Enfin, il en arriva à l’aveu intime et dangereux, en déclarant qu’il désirait avoir un capital suffisant pour fonder un petit commerce ; il lui serait agréable, dit-il, de se sentir assez d’argent pour risquer l’entreprise. J’imagine la surprise qui dut se peindre dans les beaux yeux bruns, mais la fée ne s’en montra pas moins fort sympathique, et elle lui posa toutes sortes de questions sur le petit commerce, sans cesser un instant de rire joyeusement. Il finit ainsi par révéler toute sa situation de fiancé et la renseigner exactement sur la jeune Millie.

– Exactement ? insistai-je.

– Exactement, certifia Mr Skelmersdale, je racontai qui elle était, où elle vivait, et tout ce qui la concernait, je sentais tout le temps que je ne pouvais pas faire autrement.

« – Tout ce que vous désirez, vous l’aurez, promit la féerique amoureuse. C’est accordé ou tout comme. Vous sentirez que vous possédez tout l’argent qu’il vous faut… Et à présent, vous allez me donner un baiser. »

Mr Skelmersdale feignit de ne pas entendre ces derniers mots et répondit à la dame qu’elle était vraiment trop bonne, que réellement il ne méritait pas cette faveur, et…

Tout à coup, la fée approcha des lèvres du jeune homme sa joue veloutée et murmura :

« – Un baiser… »

– Et, ajoute Mr Skelmersdale, comme un imbécile, je l’embrassai.

Il y a baiser et baiser, m’a-t-on dit, et celui-ci dut être fort différent des sonores manifestations d’amitié que lui accordait Millie. Il avait quelque chose de magique, ce baiser. Assurément, il marquait un changement de situation. En tout cas, c’est un incident qu’il jugea suffisamment important pour le décrire longuement. J’ai essayé de le rapporter avec précision, moi aussi ; j’ai essayé de le dégager des demi-mots, des sous-entendus, des gestes avec lesquels il me fut relaté ; mais je suis convaincu que ce baiser fut tout autre chose que ce que je raconte, quelque chose de plus beau et de plus doux, dans la lumière mollement filtrée et les silences subtils et murmurants des bosquets féeriques. La dame verte le questionna longtemps sur Millie : était-elle jolie, aimable, et ainsi de suite ? Concernant la joliesse de Millie, j’entends le jeune homme attester qu’elle n’est « pas mal ». Ce dut être alors que la féerique personne lui conta qu’elle était tombée amoureuse de lui tandis qu’il dormait au clair de lune, qu’elle l’avait fait transporter au Pays des Fées, et qu’elle s’était figuré, ignorant l’existence de Millie, que peut-être il s’embraserait d’amour pour elle.

« – Mais cela ne vous est pas possible, conclut-elle. Aussi, vous me tiendrez compagnie pendant un peu de temps encore, puis vous irez retrouver Millie. »

Telles furent ses paroles. Et notez bien qu’à ce moment Skelmersdale était déjà épris d’elle, mais qu’il persistait, par pure inertie d’esprit, dans la ligne de conduite qu’il avait adoptée tout d’abord. Je me le représente assis, en proie à une sorte de béate stupéfaction, au milieu de toutes ces belles choses scintillantes, répondant aux questions relatives à Millie, parlant de la petite boutique qu’il projetait d’ouvrir, de la nécessité d’un cheval et d’une voiture…

Et cette stupide situation dut se prolonger pendant de nombreux jours.

Je vois aussi la même dame verte papillonnant autour de lui, essayant de l’amuser, trop délicate et fragile pour comprendre sa complexité et trop amoureuse encore pour le laisser partir. Et lui, hypnotisé, pour ainsi dire, par le souci de sa position terrestre, suivait l’ensorceleuse de-ci de-là, aveugle à tout le Pays des Fées, excepté à cette merveilleuse intimité à laquelle on l’admettait. Il est difficile, il est impossible de rendre avec des mots la radieuse suavité de la fée, rayonnant sur le fatras niais et fruste du pauvre Skelmersdale. Pour moi, du moins, elle rayonne, dans la confusion du récit, comme un ver luisant dans un enchevêtrement d’herbes.

Pendant tout ce temps, une foule d’événements et d’incidents dut s’accomplir. Une fois, ai-je dit, ils allèrent au clair de lune dans les roseaux des prairies basses. Mais il fallut bien que ce beau rêve eût une fin. La fée conduisit un jour Mr Skelmersdale dans une profonde caverne, éclairée par une sorte de grosse veilleuse rouge ; là, il y avait des coffres entassés les uns sur les autres, des cassettes et des coupes d’or, et un grand tas jaunâtre qui parut être à Mr Skelmersdale de l’or monnayé. Parmi toute cette richesse, de petits gnomes allaient et venaient et ils la saluèrent quand elle entra, et lui firent place. Tout à coup, elle se tourna vers le jeune homme et ses yeux brillaient étrangement.

« – Vous avez été gentil, dit-elle, de rester avec moi si longtemps, et je dois maintenant vous laisser partir. Il faut que vous retourniez auprès de votre Millie… auprès de votre Millie… et, ainsi que je vous l’ai promis, on va vous donner ici beaucoup d’or. »

– On aurait cru qu’elle suffoquait, raconta Mr Skelmersdale. À la voir comme cela, ajouta-t-il en portant la main à sa poitrine, il me sembla que quelque chose se brisait là. Je me sentis tout pâle, vous savez, et frissonnant, et même alors je ne trouvai rien à dire.

Il se tut.

– Oui, oui, fis-je d’un ton encourageant.

La scène avait été trop pathétique pour qu’il pût la décrire, mais il se souvient qu’elle l’embrassa à la dernière minute des adieux.

– Et vous n’avez rien dit ?

– Rien du tout, avoua le malheureux. Je restai là comme un veau empaillé. Elle se retourna une seule fois, d’un air de rire et de pleurer à la fois… Je voyais les larmes briller dans ses yeux… Puis elle disparut… Les petits gnomes se précipitèrent sur moi, remplissant d’or mes mains et mes poches, m’en fourrant dans le cou, partout, partout.

Ce fut alors, quand la fée eut disparu, que Mr Skelmersdale comprit et sut. Il se mit soudain à rejeter l’or dont on l’accablait et à crier aux gnomes qu’il n’en voulait plus.

– Je n’en veux plus, de votre or ! Je n’ai pas fini, je ne m’en vais pas. Je veux parler à la dame encore… Je leur criais tout cela et je fis mine de courir après la dame, mais ils me retinrent. Oui, ils m’agrippèrent par la taille avec leurs petites mains et me ramenèrent en arrière. Ils continuèrent à me fourrer de l’or partout, jusqu’à ce qu’il en dégringolât par mes manches et mes jambes de pantalon… je n’en veux pas, de votre or ! leur hurlais-je. Je veux seulement parler à la dame.

– Et vous lui avez parlé, finalement ?

– La chose tourna en bataille.

– Avant que vous la revoyiez ?

– Je ne l’ai pas revue. Quand je me fus débarrassé d’eux, je ne l’aperçus plus nulle part.

Haletant, il la rechercha, hors de la caverne, dans une longue grotte, et de là il déboucha sur un grand espace désolé où voltigeait un essaim de feux follets. Tout autour de lui, des elfes dansaient en le raillant, et les petits gnomes qui s’étaient mis à sa poursuite apparurent, tenant à pleines mains des pièces d’or qu’ils lui lançaient en criant :

« – L’amour des fées et l’or des fées ! L’amour des fées et l’or des fées ! »

En entendant ces mots, il fut saisi d’une grande crainte, il eut peur que tout fût fini et à tue-tête il appela la dame par son nom. Soudain, il s’élança à toutes jambes, descendant la pente à travers une lande couverte de bruyères et d’épines, adjurant la fée sans cesse et à grands cris. Les elfes l’accompagnaient en dansant, le pinçant, l’égratignant, les feux follets l’entouraient et lui sautaient au visage, et les gnomes le poursuivaient en vociférant et en le lapidant avec des pièces d’or. Il courait au milieu de cette étrange et effrayante escorte, et soudain il enfonça jusqu’au genou dans un marécage, son pied se prit dans de grosses racines enchevêtrées, il trébucha et perdit l’équilibre…

Il culbuta et au même instant il se retrouva allongé sur la Butte d’Aldington, tout seul sous les étoiles.

Il se releva vivement, dit-il, et constata qu’il était ankylosé et gelé, et que ses vêtements étaient trempés de rosée. Les premières pâleurs de l’aube et un vent glacial parurent ensemble. Il aurait cru que toute cette histoire n’était qu’un rêve étrangement précis et net si, en fouillant dans la poche de son veston, il ne l’avait trouvée emplie de cendres. Alors, il tint pour certain que c’était l’or des fées, dont les gnomes avaient bourré ses poches. Il sentait encore tous leurs pinçons et leurs égratignures sans qu’il y en eût trace sur lui. De cette façon quelque peu brutale, Mr Skelmersdale revint du Pays des Fées reprendre sa place dans le monde des hommes. Il supposait qu’il s’agissait d’une absence d’une nuit. Mais quand il retourna, le matin, à la boutique d’Aldington Corner, il découvrit, au milieu de l’étonnement de tous ceux qui le revoyaient, qu’il avait été absent trois semaines.

– Seigneur, j’en ai eu du tracas ! ajouta le pauvre homme.

– Comment cela ?

– À donner des explications. Je présume que vous n’avez jamais rien eu de semblable à expliquer.

– Jamais, concédai-je.

Il se mit à disserter sur la conduite à son égard de telle ou telle personne, mais en évitant toute mention d’un certain nom.

– Et Millie ? fis-je à la fin.

– Je n’éprouvais pas la moindre envie de la revoir, avoua-t-il.

– Je suppose qu’elle vous parut changée.

– Tout le monde était changé pour de bon. Tout le monde me semblait énorme, vous savez, et grossier. Et les voix étaient si fortes. Bah ! le soleil, quand il se leva le matin, me fit presque mal aux yeux !

– Et Millie ?

– Je ne tenais plus à la rencontrer.

– Mais quand vous l’avez rencontrée ?

– C’était le dimanche, en sortant de l’église, je me suis trouvé nez à nez avec elle. « D’où sortez-vous ? » me demanda-t-elle, et je compris qu’il y avait de l’orage dans l’air. Je m’en moquais, d’ailleurs. Je ne pensais pas à elle, même pendant qu’elle me disputait là. Elle n’était rien pour moi. Je ne m’expliquais pas ce que j’avais pu voir d’attrayant en elle, et quel charme elle avait jamais possédé. Quelquefois, plus tard, quand elle n’était pas là, j’y remordais un peu, mais jamais quand elle était là, parce que c’est l’autre que je voyais devant mes yeux et qui l’effaçait… En tout cas, ça ne lui a pas brisé le cœur.

– Mariée ? demandai-je laconiquement.

– Avec son cousin, répondit Mr Skelmersdale, en contemplant pensivement le dessin de la nappe.

Quand il reprit la conversation, il devint clair que son ancienne fiancée était complètement bannie de son esprit, et il retourna à sa dame féerique, souveraine triomphante de son cœur. Il parla d’elle, bientôt il laissa échapper des confidences bizarres, de bizarres secrets d’amour qu’il serait déloyal de répéter. De toute l’affaire, la chose la plus étrange fut d’entendre ce petit épicier propret, un verre de whisky à côté de lui et un cigare aux doigts, témoignant avec douleur encore, mais une douleur quelque peu émoussée par le temps, de la faim et de la soif d’amour qui lui torturèrent le cœur à son retour.

– Je ne pouvais ni manger ni dormir, disait-il. Je commettais toutes sortes d’erreurs en prenant les commandes et en rendant la monnaie. Nuit et jour, c’est elle que je voyais, elle qui m’attirait, qui me fascinait… Oh ! comme je la voulais ! Seigneur, comme je la voulais ! Je montais là-haut, presque tous les soirs, je montais sur la Butte, et je tournais autour dans tous les sens, l’appelant, la suppliant de me laisser rentrer. Et je criais, et des fois, je sanglotais, c’était plus fort que moi. J’étais fou, ma parole ! Et malheureux ! Je ne cessais de me répéter que tout cela n’était qu’une illusion. Et tous les dimanches après-midi, par la pluie et le beau temps, je montais à la Butte, sachant bien pourtant que c’était inutile le jour. Et j’ai essayé de m’endormir là-haut.

Il s’arrêta court pour boire quelques gorgées de whisky.

– J’ai essayé de m’endormir là-haut, répéta-t-il, les lèvres tremblantes. Souvent, souvent, j’ai essayé de m’endormir. Et savez-vous, monsieur, je n’ai jamais pu, jamais. Je me figurais que si je parvenais à m’endormir, il arriverait quelque chose… Mais j’ai essayé, assis, allongé, dans toutes les positions, et je n’ai pas pu… tant j’y pensais et tant je le désirais… J’ai essayé…

Il soupira, avala convulsivement le reste de son whisky, se dressa brusquement, boutonna sa veste tout en fixant les chromos de pacotille accrochées à droite et à gauche de la cheminée. Le petit carnet noir sur lequel il inscrivait ses commandes sortait à moitié du gousset de son vêtement. Quand il se fut boutonné du haut en bas, il se tapota la poitrine et se tourna vivement de mon côté :

– Allons, dit-il, il faut que je m’en aille.

Je lisais dans ses yeux et dans son attitude quelque chose de trop complexe pour qu’il l’exprimât en paroles.

– On se laisse aller à bavarder, fit-il, la main au loquet.

Il eut un sourire contraint, et il tira la porte derrière lui.

Tel est le récit du voyage de Mr Skelmersdale au Pays des Fées, relaté comme il me l’a conté.

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Septembre 2014

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[1] The Star, 1897. Traduction de Henry D. Davray.

[2] In the Abyss, 1896. Traduction de Henry D. Davray.

[3] The Cristal Egg, 1897. Traduction de Henry D. Davray.

[4] The New Accelerator, 1901. Traduction de Henry D. Davray et B. Kozakiewicz.

[5] The Plattner Story, 1896. Traduction de Achille Laurent.

[6] The Stolen Body, 1898. Traduction de Henry D. Davray et B. Kozakiewicz.

[7] Under the Knife, 1896. Traduction de Henry D. Davray et B. Kozakiewicz.

[8] A Dream of Armageddon, 1901. Traduction de Henry D. Davray et B. Kozakiewicz.

[9] The Remarkable Case of Davidson’s Eyes, 1895. Traduction de Henry D. Davray.

[10] The Door in the Wall, 1906. Traduction de Heny D. Davray et B. Kozakiewicz.

[11] Mr Skelmersdale in Fairyland, 1901. Traduction de Henry D. Davray et B. Kozakiewicz.