Stefan Zweig
LA PEUR
1935
Lorsque Irène quitta l’appartement de son amant et descendit l’escalier, cette peur irraisonnée s’empara d’elle à nouveau, tout à coup. Une forme noire se mit soudain à tourbillonner devant ses yeux comme une toupie, une affreuse raideur paralysa ses genoux, et elle fut obligée de se retenir très vite à la rampe pour ne pas tomber brutalement en avant. Ce n’était pas la première fois qu’elle osait prendre le risque de venir ici, et cette terreur soudaine ne lui était pas du tout inconnue ; elle avait beau lutter de tout son être, chaque fois qu’elle repartait elle succombait à ces accès de peur absurdes et ridicules. Aller au rendez-vous était beaucoup plus aisé. Elle faisait arrêter la voiture au coin de la rue et, sans lever les yeux, franchissait très vite les quelques mètres qui la séparaient de la porte cochère ; puis elle montait à la hâte les marches de l’escalier, sachant qu’il l’attendait déjà derrière la porte, prêt à ouvrir. Cette première angoisse, à laquelle se mêlait cependant une brûlante impatience, se dissipait dans l’étreinte passionnée des retrouvailles. Mais ensuite, quand elle s’apprêtait à rentrer chez elle, c’était un frisson différent, une mystérieuse terreur, confusément liée cette fois à l’horreur de la faute commise et à cette illusion absurde que, dans la rue, chaque regard étranger pouvait, en la regardant, deviner d’où elle venait, et adresser un sourire insolent à son désarroi. Les dernières minutes passées auprès de lui étaient déjà empoisonnées par l’inquiétude croissante causée par son appréhension ; au moment de partir, elle était si pressée et si nerveuse que ses mains tremblaient, elle percevait ce qu’il disait d’une oreille distraite et repoussait d’un geste impatient les derniers élans de sa passion. Partir, c’était alors la seule chose qu’elle désirait, de tout son être, quitter cet appartement, cet immeuble, fuir l’aventure, retrouver la tranquillité de son univers bourgeois. [C’est à peine si elle osait se regarder dans le miroir, redoutant la suspicion dans son propre regard, mais il lui fallait pourtant vérifier si aucun désordre dans ses vêtements ne trahissait ces moments de passion.] Venaient ensuite ces ultimes paroles qui se voulaient rassurantes et que dans son énervement elle entendait à peine, puis le moment d’écouter, à l’abri derrière la porte, si personne ne montait ou descendait l’escalier. Mais dehors, impatiente de se saisir d’elle, la peur l’attendait déjà, lui étreignait si impérieusement le cœur qu’elle était toujours à bout de souffle avant même d’avoir descendu les quelques marches [et qu’elle sentait toutes ses forces, rassemblées au prix d’une extrême tension de ses nerfs, l’abandonner].
Elle resta une minute ainsi, les yeux fermés, respirant avec avidité la fraîcheur dans l’obscurité de l’escalier. Alors une porte se referma à l’un des étages supérieurs : effrayée, elle se ressaisit et se dépêcha de descendre, en ajustant sur son visage, d’un geste machinal, son épaisse voilette. Maintenant se rapprochait ce moment ultime, le plus effrayant : la panique de gagner la rue en sortant d’une maison qui n’était pas la sienne [, et de se heurter peut-être à une personne connue passant par là, qui insisterait pour savoir d’où elle venait, la plongeant dans le trouble et le péril d’un mensonge]. Elle baissa la tête, comme un athlète qui prendrait son élan pour sauter, puis, soudain résolue, se précipita vers la porte cochère entrouverte.
Elle se cogna alors brutalement à une femme qui avait tout l’air de vouloir entrer. – Pardon – fit-elle toute confuse en essayant de se faufiler. Mais la femme lui barrait le passage et la dévisageait avec colère, avec un mépris non dissimulé, aussi. « Ah, j’vous y prends cette fois ! » cria-t-elle d’une voix vulgaire sans se gêner le moins du monde. « Et bien sûr, une dame comme il faut, enfin soi-disant ! Ça se contente pas d’avoir un mari, beaucoup d’argent et tout le reste, il faut encore que ça vienne chiper l’amant d’une pauvre fille…
– Pour l’amour du ciel, qu’avez-vous… ? Vous vous trompez !… » bredouilla Irène en tentant maladroitement de s’esquiver ; mais la bonne femme lui boucha le passage de toute la largeur de son corps massif, et l’invectiva d’une voix perçante : « Non, je ne me trompe pas… j’vous connais…, vous venez de chez Édouard, mon ami… Maintenant que j’vous tiens enfin, j’comprends pourquoi il s’intéressait si peu à moi ces derniers temps… C’est donc à cause de vous… espèce de… !
– Pour l’amour du ciel », l’interrompit Irène d’une voix défaillante, « mais ne criez pas comme cela ! » et elle recula instinctivement sous le porche de l’immeuble. La femme la regarda d’un air moqueur : la voir ainsi trembler de peur, en plein désarroi, semblait d’une certaine façon la remplir d’aise, car elle se mit à examiner sa victime avec arrogance, avec un sourire sarcastique et suffisant. Une satisfaction vulgaire enflait sa voix en lui donnant une sorte d’ampleur ostentatoire.
– Voilà donc à quoi elles ressemblent, ces dames mariées, ces grandes dames distinguées, quand elles viennent nous voler nos hommes. Avec une voilette, bien sûr, une voilette, pour pouvoir ensuite jouer partout les honnêtes femmes…
– Mais… Mais que me voulez-vous donc ?… Je ne vous connais pas… Il faut que je parte.
– Partir, c’est ça bien sûr… pour retrouver Monsieur votre époux… dans votre appartement douillet, pour jouer les grandes dames avec des domestiques qui les aident à se déshabiller. Mais notre sort à nous autres, qu’on crève la faim ou non, vous la grande dame, vous vous en fichez, hein ?… Ces honnêtes femmes, ça vous dépouille de tout ce que vous avez… »
Irène fit un effort sur elle-même et, obéissant à une vague inspiration, saisit son porte-monnaie et prit les billets qui lui tombaient sous la main. « Tenez… voilà… mais laissez-moi maintenant… je ne viendrai plus jamais ici… je vous le jure. »
Avec un regard mauvais, la femme prit l’argent en grommelant : « Garce ! » À ce mot Irène tressaillit, mais elle vit que l’autre s’écartait de la porte, et elle se précipita dehors, hébétée et haletante, comme un désespéré du haut d’une tour. Tandis qu’elle courait, elle avait l’impression que les visages défilaient sur son passage comme des masques grimaçants ; déjà tout devenait noir devant ses yeux, et elle eut beaucoup de peine à parvenir jusqu’à une automobile arrêtée au coin de la rue. Elle se laissa tomber comme une masse sur la banquette, puis tout en elle devint inerte et pétrifié ; lorsque le chauffeur étonné finit par demander à cette singulière cliente où il fallait aller, elle le fixa un instant, le regard vide, jusqu’à ce que son cerveau engourdi eût enfin saisi ses paroles. « À la Gare du Sud » s’empressa-t-elle de répondre ; et pensant tout à coup que cette femme pourrait la suivre, elle ajouta : « Vite, vite, dépêchez-vous ! »
C’est seulement pendant le trajet qu’elle se rendit compte que cette rencontre l’avait bouleversée au plus profond d’elle-même. Elle sentit ses mains rigides et glacées qui pendaient le long de son corps, comme sans vie, et fut prise soudain de frissons si violents qu’elle en était toute secouée. Un goût amer lui monta à la gorge et elle eut envie de vomir, tandis qu’une fureur aveugle et insensée lui donnait comme des convulsions dans la poitrine. Elle aurait voulu crier ou donner des coups de poing pour se délivrer de l’horreur de ce souvenir, fiché dans son cerveau comme un hameçon, oublier la laideur de ce visage, son rire sardonique, la vulgarité qui émanait de l’haleine fétide de cette prolétaire, cette bouche horrible qui lui avait craché en pleine figure des paroles si haineuses et si infâmes, et ce poing rouge qu’elle avait levé pour la menacer. Cette sensation de nausée augmentait et lui montait de plus en plus à la gorge, d’autant plus que la voiture, qui roulait à vive allure, la projetait d’un côté à l’autre. Elle allait signifier au chauffeur de ralentir, lorsqu’elle pensa, juste à temps, qu’elle n’aurait peut-être plus assez d’argent sur elle pour le payer, puisqu’elle avait donné tous ses billets à cette extorqueuse. Elle lui fit aussitôt signe de s’arrêter et descendit brusquement, ce qui étonna de nouveau le chauffeur. Par bonheur il lui restait assez d’argent. Mais elle se retrouva dans un quartier tout à fait inconnu, perdue dans une foule de gens affairés, dont le moindre mot, le moindre regard lui causaient une souffrance physique. De plus, ses jambes étaient comme amollies par la peur et refusaient presque de la porter plus loin ; il fallait pourtant qu’elle rentrât. Rassemblant toute son énergie, elle avança péniblement d’une rue à l’autre, au prix d’un effort surhumain, comme si elle traversait un marais ou s’enfonçait dans la neige jusqu’aux genoux. Elle arriva enfin devant son immeuble et s’élança dans l’escalier, avec une précipitation qu’elle refréna aussitôt, pour ne rien laisser paraître de son trouble.
À présent que la bonne lui enlevait son manteau, qu’elle entendait dans la pièce voisine son petit garçon jouer avec sa sœur cadette, et que son regard apaisé rencontrait partout des choses familières, bien à elle et rassurantes, elle retrouva une apparence de calme, tandis que les vagues souterraines de l’émotion agitaient encore douloureusement sa poitrine oppressée. Elle ôta sa voilette et s’efforça de détendre ses traits, bien décidée à paraître naturelle ; puis elle entra dans la salle à manger, où son mari lisait le journal devant la table mise pour le dîner.
« Il est bien tard ma chère Irène », fit-il sur un ton d’aimable reproche. Il se leva et l’embrassa sur la joue ; elle en éprouva malgré elle un pénible sentiment de honte. Ils se mirent à table et, se détournant à peine de son journal, il demanda d’un air indifférent : « Où étais-tu pendant tout ce temps ?
– J’étais… chez… chez Amélie… elle avait encore une course à faire… et je l’ai accompagnée », ajouta-t-elle, aussitôt furieuse contre elle-même d’avoir répondu sans réfléchir, en mentant aussi mal. D’ordinaire elle fourbissait toujours à l’avance un mensonge ingénieux, capable de résister à toutes les vérifications éventuelles, mais aujourd’hui la peur le lui avait fait oublier, la contraignant à une improvisation aussi maladroite. Et, songea-t-elle soudain, si son mari téléphonait pour se renseigner, comme dans la pièce de théâtre qu’ils avaient vue récemment…
« Qu’as-tu donc ?… tu parais bien nerveuse… et pourquoi n’enlèves-tu donc pas ton chapeau ? » demanda-t-il. Elle tressaillit en s’apercevant que son trouble venait à nouveau de la trahir, se leva précipitamment et alla dans sa chambre pour enlever son chapeau : là, elle s’observa dans le miroir jusqu’à ce que son regard inquiet lui parût avoir retrouvé toute son assurance. Puis elle retourna dans la salle à manger.
La bonne servit le dîner, et ce fut une soirée comme toutes les autres, peut-être un peu plus silencieuse et moins cordiale que d’habitude, une soirée où la conversation fut morne, sans entrain, souvent hésitante. Les pensées d’Irène refaisaient sans cesse le chemin, et chaque fois qu’elle revivait l’horrible moment où elle était tombée sur cette extorqueuse, elle était saisie d’épouvante. Elle levait alors les yeux pour se rassurer, son regard caressait les uns après les autres les objets autour d’elle qui tous avaient une âme : chacun se trouvait là, chargé de souvenir et de signification ; elle retrouvait alors un certain calme. Et la pendule, dont le lent rythme d’acier arpentait le silence, redonnait imperceptiblement à son cœur un peu de son insouciante et imperturbable régularité.
Le lendemain, quand son mari fut parti à son cabinet, ses enfants en promenade, et qu’elle se retrouva enfin seule, cette affreuse rencontre, lorsqu’elle y repensa, perdit dans la lumière de ce début de journée beaucoup de son caractère angoissant. Irène se rappela d’abord que sa voilette était très épaisse, et que cette femme n’avait donc pas pu distinguer ses traits avec précision et ne pourrait pas la reconnaître. Alors elle envisagea calmement toutes les précautions à prendre. En aucun cas elle ne retournerait dans l’appartement de son amant – ce qui supprimait sans doute le risque le plus grand d’une telle agression. Il ne restait donc plus que le danger de rencontrer cette femme par hasard, mais cela aussi était improbable, car l’autre ne pouvait l’avoir suivie puisqu’elle s’était enfuie en voiture. La femme ne connaissait ni son nom ni son adresse, et il n’y avait en outre pas à craindre qu’elle la reconnût de façon certaine, vu l’image imprécise qu’elle avait de son visage. Mais même si par malheur cela se produisait, Irène était parée. N’étant plus tenaillée par la peur, elle décida aussitôt qu’il suffirait alors de garder une attitude sereine : elle nierait tout et prétendrait froidement qu’il s’agissait d’une erreur. Comme il serait impossible de prouver qu’elle se rendait dans cette maison si on ne l’y surprenait pas, elle pourrait accuser cette femme de chantage. Ce n’était pas pour rien qu’Irène était l’épouse d’un des avocats les plus renommés de la capitale, elle l’avait suffisamment entendu discuter avec ses confrères pour savoir que le chantage doit être désamorcé aussitôt et avec le plus grand sang-froid, car la moindre hésitation de la victime, le moindre signe d’inquiétude, ne font que renforcer la supériorité de son adversaire.
Sa première riposte fut d’envoyer à son amant une lettre brève, l’informant qu’elle ne pourrait venir à l’heure convenue, ni le lendemain ni les jours suivants. [En le relisant, le ton de ce billet, dans lequel elle contrefaisait pour la première fois son écriture, lui sembla un peu froid, et elle s’apprêtait à remplacer les termes désobligeants par d’autres, plus tendres, quand elle se souvint tout à coup de la rencontre de la veille et comprit que la dureté de ces lignes lui avait été inconsciemment dictée par un vif ressentiment grondant en elle.] Il était pénible et profondément blessant pour son amour-propre de découvrir qu’elle avait succédé dans les bras de son amant à une femme aussi abjecte et aussi ignoble : sa rage n’en fut que plus forte et, en examinant ce qu’elle avait écrit, elle remarqua avec une joie vengeresse la manière glaciale dont elle laissait entendre que sa venue dépendait de son bon plaisir.
Elle avait fait la connaissance de ce jeune homme au cours d’une soirée : c’était un pianiste réputé, mais dans un milieu encore restreint ; peu de temps après, sans le vouloir vraiment ni comprendre au juste pourquoi, elle était devenue sa maîtresse. En fait, elle n’avait éprouvé aucune attirance physique pour lui, son attachement n’avait rien de sensuel et pour ainsi dire rien d’intellectuel ; elle s’était donnée à lui sans besoin réel et même sans véritable désir, par une sorte de paresse à résister à ses avances et par une espèce de curiosité inquiète. Le bonheur conjugal comblait les désirs de sa chair, elle n’éprouvait pas non plus ce sentiment, si fréquent chez les femmes, de voir s’étioler son intérêt pour les choses de l’esprit, et elle n’avait en rien besoin d’un amant. Elle était tout à fait heureuse aux côtés d’un époux fortuné, qui lui était supérieur sur le plan intellectuel, et de ses deux enfants : elle jouissait avec indolence de son existence sereine et confortable de grande bourgeoise. Mais il y a des atmosphères languides qui rendent aussi sensuel que l’orage ou la tempête, des bonheurs bien tempérés qui sont plus exaspérants que le malheur [, et pour nombre de femmes, leur absence de désir est aussi funeste qu’une insatisfaction perpétuelle liée à l’absence d’espoir]. La satiété ne tourmente pas moins que la faim, et cette existence protégée, dépourvue de risques, lui donnait des envies d’aventure. [Rien dans sa vie ne lui opposait de résistance. Autour d’elle, tout était douceur, elle rencontrait partout prévenance et tendresse ; on l’aimait bien, et elle était respectée dans sa maison. Sans se douter que cette tiédeur de l’existence ne dépend jamais des choses extérieures, mais qu’elle est toujours le reflet d’une profonde indifférence au monde, Irène avait en quelque sorte le sentiment d’être abusée par ce bien-être et dépossédée de la vraie vie.
Ses rêves confus d’adolescente qui aspirait au grand amour et à l’exaltation des sentiments, avaient été mis en sommeil par la douceur rassurante des premières années de mariage et par les joies divertissantes d’une maternité précoce ; ils refaisaient surface maintenant qu’elle approchait de la trentaine. Et comme toute femme, elle se sentait au fond d’elle-même encore capable d’une grande passion, mais elle n’associait pas au désir d’en vivre une le courage d’accepter le danger, qui est le véritable prix de l’aventure.] Elle vivait ainsi dans un état de contentement qu’elle ne parvenait pas à rendre plus intense, quand ce jeune pianiste s’approcha d’elle [, en proie à un désir violent et non dissimulé, auréolé de tout le romantisme de son art] : il entra dans son univers bourgeois, où les hommes rendaient d’ordinaire respectueusement hommage à la « belle dame » qu’elle était en se contentant de plaisanteries anodines et de menues galanteries sans jamais désirer vraiment la femme en elle, et pour la première fois depuis son adolescence, elle se sentit vibrer à nouveau au plus profond de son être : ce qui l’avait attirée n’était peut-être rien d’autre chez lui que cette ombre de tristesse sur un visage qu’il cherchait un peu trop à rendre intéressant [; elle ne se rendait pas compte que tout cela était en réalité aussi étudié que sa technique de pianiste ou que cet air songeur, assombri de mélancolie, pour faire surgir un impromptu (travaillé en fait depuis longtemps)]. Elle qui ne se sentait entourée que de bourgeois repus, avait cru entrevoir dans cette tristesse cet univers supérieur [qu’elle voyait chatoyer dans les livres et s’animer, au théâtre, d’une vie romantique] ; et elle avait franchi malgré elle les limites habituelles de ses sentiments pour le contempler. Un compliment, lancé dans un instant d’enthousiasme et sans doute avec un peu plus d’ardeur qu’il n’eût été convenable, incita le pianiste à lever les yeux vers cette femme, et ce premier regard s’empara d’elle. Elle en fut effrayée et sentit en même temps ce que toute peur a de voluptueux : une conversation, qui lui sembla comme illuminée et embrasée par un feu souterrain, entretint sa curiosité déjà vive et l’aiguisa au point qu’elle ne chercha pas à éviter une nouvelle rencontre lors d’un concert public. Par la suite ils se virent plus souvent, et ce ne fut bientôt plus par hasard. Elle [qui avait accordé jusqu’ici peu de valeur à son jugement musical et qui n’avait, à juste titre, pas attaché d’importance à sa sensibilité artistique,] éprouvait de l’orgueil à jouer un rôle important pour ce véritable artiste qui l’assurait sans cesse qu’elle savait le comprendre et le conseiller. Aussi lui fit-elle confiance de façon un peu inconsidérée lorsqu’il lui proposa, quelques semaines plus tard, de venir chez lui écouter sa dernière œuvre, qu’il voulait jouer pour elle, et pour elle seule – cette promesse, peut-être à demi sincère dans son esprit, se perdit dans des baisers qui entraînèrent Irène, surprise, à se donner à lui. Elle éprouva d’abord de l’effroi devant cette irruption inattendue de la sensualité, le halo de mystère qui enveloppait leur relation s’était brutalement déchiré ; son sentiment de culpabilité face à cet adultère qu’elle n’avait pas voulu, fut alors en partie atténué par la délicieuse vanité d’avoir renié pour la première fois, et par une décision qu’elle croyait sienne, le monde bourgeois dans lequel elle vivait. Et sa vanité transforma en un très vif orgueil l’effroi que sa propre indignité lui avait inspiré les premiers jours. Toutefois, même ces émotions mystérieuses ne furent vraiment intenses que les premiers temps. D’instinct, elle se rebellait au fond d’elle-même contre cet homme, et surtout contre ce qu’il y avait en lui de nouveau, de différent, alors que sa curiosité s’en était trouvée excitée. [L’extravagance de ses vêtements, le côté bohème de son intérieur, sa vie matérielle désordonnée qui oscillait perpétuellement entre le gaspillage et les embarras d’argent, tout cela choquait sa sensibilité bourgeoise. Comme pour la plupart des femmes, un artiste devait être à ses yeux très romantique de loin, mais avoir de bonnes manières en privé : un fauve magnifique, maintenu derrière les barreaux du savoir-vivre.] Sa passion, qui enivrait Irène quand il jouait, devenait inquiétante dans l’intimité ; à la vérité, elle n’aimait pas ces pressantes et brutales étreintes, et elle comparait malgré elle sa rudesse tyrannique à l’ardeur de son mari, encore pleine de retenue et de respect après des années. Mais une fois la première infidélité commise, elle continua à revenir régulièrement chez son amant, sans être ni comblée ni déçue, cédant à une sorte de sentiment du devoir et à la force de l’habitude. [Comme il n’est pas rare, même parmi les libertines et les courtisanes, elle était de ces femmes si profondément bourgeoises qu’elles mettent de l’ordre jusque dans l’adultère, introduisent une sorte de confort domestique dans l’inconduite, et s’efforcent patiemment, mine de rien, d’entremêler les sentiments même les plus singuliers et la banalité quotidienne.] Au bout de quelques semaines, elle avait assigné à ce jeune homme, son amant, une place bien définie dans sa vie, et lui accordait un jour par semaine, comme à ses beaux-parents ; mais cette nouvelle relation ne l’avait fait renoncer en rien à son ancien mode de vie, elle n’y ajoutait à vrai dire qu’un élément de plus. Cet amant ne modifia bientôt plus rien au fonctionnement tranquille de son existence, il venait en quelque sorte accroître son bonheur tempéré comme un troisième enfant ou une automobile, et cette aventure ne tarda pas à lui paraître aussi banale que les plaisirs légitimes.
Maintenant que, pour la première fois, elle était confrontée au danger et qu’elle allait devoir payer le véritable prix de l’aventure, elle se mit à en calculer mesquinement la valeur. Gâtée par le sort, choyée par sa famille, presque sans désirs du fait de sa fortune, il lui sembla que ce premier désagrément était excessif pour sa nature délicate. D’emblée, elle se refusait à renoncer aussi peu que ce fût à sa tranquillité d’esprit, et en fait elle était prête à sacrifier sans hésitation son amant à son confort personnel.
La réponse du jeune homme, écrite dans la panique, avec nervosité, dans un style haché, lui avait été apportée l’après-midi même par un coursier ; cette lettre, où il l’implorait d’un ton bouleversé, où il se plaignait, l’accusait, ébranla à nouveau sa décision de mettre fin à cette aventure : cette violence flattait sa vanité et ce désespoir exacerbé la ravissait. Son amant la suppliait dans les termes les plus pressants de lui accorder au moins une brève entrevue, pour qu’il puisse au moins se justifier, au cas où il l’aurait blessée d’une façon ou d’une autre sans le savoir. Alors ce jeu nouveau la tenta : elle continuerait à bouder et se refuserait sans motif pour se rendre encore plus désirable. [Elle avait l’impression d’être au cœur d’une grande agitation, et comme tous les gens un peu froids de nature, elle trouvait plaisant d’être entourée des flammes de la passion sans pourtant brûler elle-même.] Elle lui proposa donc de le rencontrer dans un salon de thé où, comme elle s’en souvint tout à coup, elle avait eu un rendez-vous avec un acteur lorsqu’elle était jeune fille ; il est vrai que cette rencontre candide et pure de naguère lui semblait à présent puérile. Elle sourit intérieurement en pensant qu’il était étrange de voir le romantisme refleurir maintenant dans sa vie, alors qu’il s’était fané au cours de toutes ces années de mariage. En son for intérieur, elle se réjouissait presque de s’être trouvée nez à nez, la veille, avec cette mégère, car elle avait éprouvé pour la première fois depuis longtemps une émotion véritable, si intense et excitante qu’elle en était encore toute secouée au fond d’elle-même, elle qui d’ordinaire était rarement nerveuse.
Elle mit cette fois une robe sombre et discrète, et changea de chapeau pour semer la confusion dans les souvenirs de cette femme, au cas où elle la rencontrerait. Elle s’apprêtait déjà à mettre une voilette, pour ne pas être reconnue, mais elle la repoussa, dans un brusque mouvement de défi. Lui fallait-il appréhender de sortir dans la rue, elle, une femme estimée, respectée, devait-elle redouter quelqu’un qu’elle ne connaissait pas du tout ? [Et, se mêlant à la crainte du danger, elle ressentait une étrange fascination, une envie de se battre terriblement exaltante, comme lorsqu’on passe les doigts sur la lame froide d’un poignard ou qu’on regarde dans la gueule d’un revolver, dans cet étui noir où se tapit la mort. Ce frisson d’aventure était un élément inhabituel dans son existence protégée, et par jeu elle avait envie de l’éprouver à nouveau ; c’était une sensation merveilleuse, qui mettait ses nerfs sous tension en électrisant toute sa chair.]
Une angoisse passagère la saisit, juste une seconde, au moment où elle sortit dans la rue, un frisson nerveux dont elle fut toute transie, comme lorsqu’on trempe le bout du pied dans l’eau, pour voir, avant de se lancer dans les vagues. Mais ce froid ne la parcourut qu’une seconde, une étrange joie de vivre l’envahit d’un seul coup, l’envie de marcher d’un pas vif, léger et souple, avec une vigueur et une noblesse qu’elle ne se connaissait pas. Elle regrettait presque que le salon de thé fût si proche, car une volonté inconnue la poussait à conserver cette allure, sous le charme magnétique et mystérieux de l’aventure. Mais elle n’avait qu’une heure à consacrer à cette entrevue, et elle eut instinctivement l’agréable certitude que son amant l’attendait déjà. Lorsqu’elle entra, il était assis dans un coin et se leva d’un bond, avec une précipitation qu’elle trouva agréable et gênante à la fois. Elle dut lui demander de baisser la voix, tant il était emporté par le bouillonnant tumulte de ses émotions et la submergeait d’un flot de questions et de reproches. Sans évoquer du tout pour quelle véritable raison elle n’était plus revenue, elle se contenta d’allusions dont l’imprécision enflamma encore davantage le jeune homme. Elle demeura cette fois inaccessible à ses demandes et fut même avare de promesses, car elle sentait combien ce retrait, ce refus mystérieux et soudain aiguisait son désir… Et lorsqu’au bout d’une demi-heure de conversation passionnée elle le quitta, sans lui avoir accordé ni même promis la moindre tendresse, elle sentit en elle un feu très étrange, comme elle n’en avait connu que jeune fille. Il lui semblait qu’une petite flamme pétillante rougeoyait au plus profond d’elle-même, n’attendant que le vent qui viendrait fouetter ce feu pour l’embraser des pieds à la tête. Elle saisissait au passage chacun des regards que lui décochait la rue, et le succès inattendu qu’elle avait auprès des hommes la rendit si curieuse de voir son visage qu’elle s’arrêta soudain devant le miroir à la vitrine d’un fleuriste pour admirer sa propre beauté, dans un cadre de roses rouges et de violettes scintillantes de rosée. [Rayonnante, elle se contempla, jeune et gracieuse ; des lèvres entrouvertes et sensuelles, là-bas, lui renvoyaient un sourire satisfait, et lorsqu’elle repartit, elle eut l’impression d’avoir des ailes. Un désir de libération physique, de danser ou de s’enivrer, faisait perdre à sa démarche sa régularité habituelle. Passant vivement devant la Michaeler Kirche, elle fut contrariée d’entendre sonner l’heure qui la rappelait chez elle, dans son univers étroit et bien ordonné.] Depuis son adolescence, elle ne s’était jamais sentie aussi légère, aussi réceptive à toutes les sensations ; ni les premiers jours de sa vie conjugale, ni les étreintes de son amant n’avaient électrisé son corps de la sorte, et l’idée qu’elle allait maintenant gaspiller dans une vie trop réglée cette extraordinaire légèreté, cette suave griserie de ses sens, lui fut insupportable. Sans entrain, elle continua son chemin. Arrivée devant chez elle, elle s’arrêta une nouvelle fois, hésitante, pour respirer encore à pleins poumons cette atmosphère ardente, cette heure troublante, pour sentir refluer jusqu’au fond de son cœur la dernière vague de l’aventure.
Alors quelqu’un lui toucha l’épaule. Elle se retourna. « Mais… mais que voulez-vous donc encore ? » bredouilla-t-elle, horrifiée, en apercevant brusquement le visage détesté. Et sa frayeur redoubla de s’entendre prononcer ces funestes paroles. Elle s’était pourtant promis de ne pas reconnaître cette femme si elle venait un jour à la rencontrer à nouveau, de tout nier, de tenir tête à cette extorqueuse… Maintenant, il était trop tard.
« Je vous attends ici depuis une demi-heure déjà, madame Wagner ! »
Irène tressaillit en entendant son nom. L’autre savait comment elle s’appelait, où elle habitait. Maintenant tout était perdu, il n’y avait plus de salut, elle était à sa merci. [Des paroles se pressaient sur ses lèvres, ces paroles soigneusement pesées et calculées, mais sa langue était paralysée et n’avait pas la force d’émettre le moindre son.]
« Il y a déjà une demi-heure que j’attends, madame Wagner ! »
Sur un ton de reproche et de menace, la femme répéta ses paroles.
« Que voulez-vous… Que voulez-vous donc de moi ?
– Vous le savez bien, madame Wagner – Irène frémit à nouveau en entendant son nom – « Vous savez parfaitement pourquoi je suis là.
– Je ne l’ai plus jamais revu… maintenant laissez-moi… je ne le verrai plus… plus jamais… »
La femme attendit tranquillement que l’émotion empêchât Irène de continuer. Puis elle lui dit sèchement, comme à un subalterne :
« Ne mentez pas ! J’vous ai suivie jusqu’au salon de thé », et lorsqu’elle vit qu’Irène avait un mouvement de recul, elle ajouta, railleuse : « C’est que j’n’ai rien à faire… m’ont renvoyée du magasin ! Parce qu’il n’y a plus de travail, comme ils disent, et puis qu’les temps sont durs. Alors ma foi, on en profite, voilà, et on va aussi s’balader un peu… tout comme les honnêtes femmes ! »
Elle dit cela avec une froide méchanceté qui frappa Irène au cœur. Elle se sentait désarmée devant la sauvage brutalité de cette impudence, et l’idée angoissante que l’autre pût à nouveau élever la voix ou que son mari vînt à passer, la saisit comme un vertige : alors tout serait perdu. Vite, elle fouilla dans son manchon, ouvrit sa bourse en argent et en sortit tout ce que ses doigts purent attraper. [Avec dégoût, elle le fourra dans cette main qui s’avançait déjà sans se presser, attendant son butin avec une patience et une assurance insolentes.]
Mais cette fois, la main effrontée ne retomba pas humblement comme le premier jour, quand elle sentit l’argent ; elle resta là, immobile en l’air, ouverte comme une griffe.
« Donnez-moi donc aussi la bourse pour que j’perde pas l’argent ! » ajouta-t-elle avec une moue railleuse et un petit rire gloussant.
Irène la regarda dans les yeux, mais juste une seconde. Cette impudence éhontée, vulgaire, était insupportable. Elle sentit un profond dégoût envahir tout son corps, comme une brûlante douleur. S’en aller, rien que s’en aller, ne plus voir ce visage, surtout ! Détournant la tête, elle lui tendit très vite la précieuse bourse, puis poussée par la terreur, elle monta l’escalier en courant.
Comme son mari n’était pas encore rentré, elle put se jeter sur le sofa. Elle y resta étendue, inerte, comme assommée [; seuls ses doigts étaient parcourus de violents tremblements qui lui secouaient les bras jusqu’aux épaules, et tout son corps cédait à l’assaut violent de cette terreur panique]. C’est seulement en entendant au-dehors la voix de son mari qu’au prix d’un effort extrême elle se ressaisit et se traîna jusqu’à l’autre pièce, l’esprit absent, avec des gestes d’automate.
Maintenant la terreur hantait sa maison et ne quittait plus les lieux. Durant toutes ces heures vides, qui ramenaient sans cesse par vagues à sa mémoire les images de cette effroyable rencontre, elle prenait très clairement conscience que sa situation était sans espoir. Cette femme connaissait son nom et son adresse – sans qu’Irène parvînt à comprendre comment – et maintenant que ses premières tentatives avaient si bien réussi, elle ne reculerait sans doute devant aucun moyen pour tirer parti de ce qu’elle savait et exercer un chantage permanent. Pendant des années et des années, elle serait comme un cauchemar qui pèserait sur sa vie et dont rien, pas même l’effort le plus désespéré, ne la délivrerait ; car Irène avait beau être fortunée et mariée à un homme riche, il lui était impossible, sans en informer son époux, de réunir une somme aussi importante pour se débarrasser une fois pour toutes de cette femme. D’autre part, elle avait appris, au hasard des propos de son mari et à travers ses procès, que les engagements et les promesses de gens aussi roués et aussi infâmes, n’ont pas la moindre valeur. Elle estimait pouvoir encore écarter la catastrophe pendant un mois ou deux peut-être, puis l’édifice artificiel de son bonheur familial s’effondrerait inéluctablement ; et la certitude qu’elle avait d’entraîner alors l’extorqueuse dans sa chute, était une piètre satisfaction. [En effet, que pouvaient bien représenter six mois de prison pour cette femme sûrement dépravée qui avait déjà dû être condamnée, en comparaison de cette existence qu’elle-même perdrait et qui était, elle s’en rendait compte avec effroi, la seule qui lui fût possible. Refaire sa vie, désormais flétrie et déshonorée, lui paraissait inconcevable, à elle qui s’était toujours contentée jusqu’alors de se laisser choyer par l’existence, sans jamais contribuer le moins du monde à forger elle-même sa destinée ; et puis il y avait ses enfants, son mari, son foyer, toutes ces choses dont elle ne sentait que maintenant, au moment de les perdre, combien elles étaient partie intégrante de sa vie et d’elle-même. Elle avait soudain le sentiment que tout ce qu’elle n’avait fait qu’effleurer de ses robes, en passant, lui était atrocement nécessaire ; et il lui paraissait parfois inconcevable et aussi irréel qu’un rêve d’imaginer qu’une obscure aventurière, à l’affût quelque part dans la rue, pût être en mesure de détruire d’un seul mot cette chaude intimité.]
Le malheur était inéluctable, elle en avait maintenant l’effroyable certitude, il était impossible d’y échapper. Mais alors… qu’allait-il arriver ? Du matin au soir elle ressassait cette question. Un jour une lettre arriverait pour son mari : elle le voyait déjà entrer, blême, le regard sombre, la prendre par le bras, la questionner… Mais ensuite… que se passerait-il ensuite ? Que ferait-il ? Là, les images s’évanouissaient soudain dans les ténèbres d’une sourde et cruelle angoisse. Elle ne distinguait rien au-delà, et ses conjectures se perdaient dans des abîmes vertigineux. Mais au cours de ces sombres réflexions, il lui vint une pensée qui la pétrifia : en vérité, elle connaissait très mal son mari et se trouvait presque incapable de prévoir ses décisions. Elle l’avait épousé à l’instigation de ses parents, mais sans réticence, et en éprouvant pour lui une tendre sympathie qui n’avait pas été déçue au fil des années ; elle vivait depuis huit ans déjà à ses côtés, au rythme tranquille d’un bonheur agréable ; il lui avait donné des enfants, un foyer, et bien des moments d’intimité physique ; mais maintenant qu’elle se demandait comment il allait se comporter, elle s’apercevait à quel point il lui était resté étranger et mal connu. [Passant fébrilement en revue ces dernières années, comme si elle les fouillait avec des projecteurs à la lumière spectrale, elle découvrit qu’elle n’avait jamais cherché à connaître sa véritable personnalité, et qu’au bout de tout ce temps elle ne savait même pas s’il était intransigeant ou conciliant, sévère ou tendre. Avec un sentiment de culpabilité que cette terrible et mortelle angoisse avait fait surgir en elle, trop tard hélas ! elle dut s’avouer qu’elle n’avait jamais connu qu’un aspect superficiel de son mari : son être social, mais pas sa nature profonde d’où la décision devrait sortir en ces heures tragiques. Elle se mit malgré elle à chercher de petits faits et des indices pour se rappeler quel avis il avait exprimé sur des questions de ce genre, lors, de conversations ; et elle fut désagréablement surprise de s’apercevoir qu’il ne lui avait presque jamais parlé de ses convictions personnelles ; il est vrai que par ailleurs elle n’avait jamais abordé avec lui des sujets aussi intimes.] Elle commença alors à examiner la vie de son mari dans les moindres détails susceptibles de la renseigner sur son caractère. La peur frappait maintenant comme un heurtoir hésitant contre chaque petit souvenir, pour trouver l’entrée des chambres secrètes de son cœur.
[Elle était désormais à l’affût de ses moindres paroles et attendait son retour avec une impatience fébrile. Il la saluait en la regardant à peine ; mais dans ses gestes, lorsqu’il lui baisait la main ou lui caressait les cheveux du bout des doigts, elle, qui par pudeur redoutait les élans impétueux, percevait pourtant une tendresse qui traduisait sans doute une très profonde affection. Il lui parlait toujours d’une façon posée, sans jamais manifester d’impatience ou d’irritation, et toute son attitude respirait le calme et la gentillesse ; mais dans son inquiétude, elle en venait à supposer que ce n’était guère différent de ce qu’il témoignait aux domestiques, et c’était à l’évidence moins profond que ce qu’il manifestait à ses enfants, avec une ardeur toujours vive, tour à tour enjouée et passionnée. Ce jour-là aussi, il s’enquit longuement des problèmes domestiques, comme pour donner à son épouse l’occasion de lui faire part de ses préoccupations personnelles, alors qu’il lui dissimulait les siennes. En l’observant, elle se rendit compte pour la première fois combien il avait d’égards pour elle, et avec quel tact il s’efforçait de montrer de l’intérêt pour ses propos les plus quotidiens, dont elle découvrit tout à coup la naïveté et la banalité effrayantes. Il ne lui confia rien de ce qui le concernait et elle ne put assouvir ni sa curiosité, ni son désir d’être rassurée.]
Comme rien ne filtrait dans ses paroles, elle interrogea sa figure tandis qu’il lisait assis dans son fauteuil sous la lumière crue de l’éclairage électrique. Elle la regardait comme s’il se fut agi du visage d’un étranger, cherchant à deviner sous ces traits familiers, redevenus tout à coup étrangers, la personnalité que son indifférence lui avait dissimulée pendant huit ans de vie commune. Le front, noble et intelligent, était comme modelé par une tension intellectuelle intense, mais la bouche était sévère et intransigeante. Dans ces traits extrêmement virils, tout exprimait la fermeté, la force et l’énergie ; étonnée d’y trouver de la beauté, elle contemplait avec une certaine admiration cette gravité retenue, cette évidente austérité d’un tempérament [que jusqu’ici, par une espèce de sottise, elle avait trouvé peu plaisant, et qu’elle eût volontiers échangé contre une affabilité chaleureuse]. Mais les yeux, qui devaient renfermer le véritable secret, étaient baissés sur le livre, échappant ainsi à ses investigations. Elle en était donc réduite à braquer ses regards interrogateurs sur le profil [, comme si était inscrite dans les contours de cette ligne la formule qui prononcerait sa grâce ou sa condamnation, ce profil étranger] dont la dureté l’effrayait, mais dont la détermination lui parut pour la première fois d’une singulière beauté. Elle sentit soudain, avec plaisir et fierté, qu’elle aimait à le regarder. [Au moment où s’éveillait en elle cette sensation, elle eut une sorte de douloureux tiraillement dans la poitrine, un sentiment confus, le regret d’avoir laissé échapper quelque chose, une émotion presque sensuelle, si forte qu’elle ne pouvait se souvenir que ce corps lui en eût jamais fait éprouver de semblable.] À cet instant il leva la tête. Elle s’empressa de reculer dans l’ombre, pour que la brûlante insistance des regards qu’elle lui jetait n’éveillât point ses soupçons.
Cela faisait maintenant trois jours qu’elle n’avait plus quitté la maison. Et, non sans malaise, elle remarquait que sa présence, soudain si constante, avait déjà éveillé l’attention des autres, car d’habitude il était rare qu’elle restât dans ses appartements plusieurs heures, à plus forte raison plusieurs jours. [Comme elle n’avait guère la fibre domestique, que son aisance matérielle la dispensait des petits soucis du ménage, qu’elle ne savait pas comment s’occuper, son appartement n’était guère pour elle qu’un lieu où elle se réfugiait quelques instants, et la rue, le théâtre, les réunions mondaines, propices aux rencontres de toute sorte, avec leur flot incessant de petites nouveautés, étaient son univers préféré, car jouir de ces plaisirs ne demandait aucun effort personnel : les sens s’y trouvent constamment sollicités, mais les sentiments restent en sommeil. Toute sa façon de penser rattachait Irène à cette société élégante de la bourgeoisie viennoise dont l’emploi du temps quotidien semble tenir à une convention secrète, tous les membres de cette ligue invisible se retrouvant toujours aux mêmes heures à s’intéresser aux mêmes choses, et cette habitude de se rencontrer, de s’observer, de se comparer, s’érige peu à peu en raison de vivre. Quand on se retrouve isolé et livré à soi-même, après avoir été habitué à une vie sociale aussi insouciante, on perd pied ; sans leur dose habituelle de sensations parfaitement futiles, mais néanmoins indispensables, les sens se rebellent et la solitude dégénère vite en une agressivité nerveuse contre soi-même. Elle sentait sur elle le poids infini du temps, et sans leur destination habituelle, les heures n’avaient plus le moindre sens. Désœuvrée, irritée, elle faisait les cent pas dans ses appartements, comme entre les murs d’un cachot ; la rue, le monde, qui étaient sa véritable vie, lui étaient interdits : tel l’ange à l’épée de feu, l’extorqueuse s’y tenait, menaçante.]
Les premiers à s’apercevoir de ce changement furent ses enfants, surtout son fils aîné qui exprima avec une candeur et une franchise embarrassantes, son étonnement de voir maman rester autant à la maison ; les domestiques, quant à eux, se contentaient de chuchoter et d’échanger leurs hypothèses avec la gouvernante. En vain Irène s’efforçait-elle de justifier sa surprenante présence en prétextant les obligations les plus diverses, avec beaucoup d’ingéniosité quelquefois [, mais le caractère artificiel de ses explications lui révélait justement à quel point elle était devenue inutile dans sa propre sphère, pour s’être montrée indifférente pendant des années. Dès qu’elle essayait de faire quelque chose, elle se heurtait à la résistance des autres qui rejetaient ses efforts soudains, les considérant comme une scandaleuse atteinte à leurs prérogatives habituelles. Partout la place était prise ; elle-même, n’y ayant plus aucune habitude, était devenue un corps étranger au sein de sa propre maison. C’est pourquoi elle ne savait ni comment s’occuper, ni que faire de son temps ; elle ne réussissait même pas à se rapprocher de ses enfants, qui soupçonnaient dans ce vif et soudain intérêt un nouveau moyen de les contrôler ; et un jour où elle s’avisait ainsi de les surveiller, elle se sentit rougir de confusion quand le petit garçon de sept ans eut l’effronterie de lui demander pourquoi donc elle n’allait plus se promener]. Dès qu’elle voulait se rendre utile, elle dérangeait un ordre établi, et si elle témoignait de la sympathie, cela semblait suspect. En outre, elle n’avait pas l’habileté de rendre sa présence constante moins visible en gardant une sage réserve et en restant tranquillement dans une pièce avec un livre ou un ouvrage ; comme chaque fois qu’elle éprouvait un sentiment d’une certaine violence, son angoisse s’exprimait par une nervosité qui la chassait sans cesse d’une pièce à l’autre. À chaque fois qu’elle entendait le timbre du téléphone ou un coup de sonnette à la porte, elle sursautait, et elle [se surprenait sans arrêt à épier la rue derrière les rideaux, avide de rencontrer des gens ou du moins de les apercevoir, affamée de liberté, mais terrifiée à l’idée de voir tout à coup, parmi les passants, se braquer sur elle le visage qui la poursuivait jusque dans ses rêves. Elle] sentait sa tranquille existence se désagréger et lui échapper soudain, et cette impuissance lui laissait déjà pressentir la ruine de toute une vie. Ces trois journées passées dans le cachot de ses appartements lui parurent plus longues que les huit années de son mariage.
Mais pour le troisième soir elle avait accepté depuis des semaines une invitation avec son mari, qu’il lui était maintenant impossible de refuser, au dernier moment, sans raison valable. De plus, il fallait bien finir par briser les barreaux invisibles de la terreur qui emprisonnaient sa vie, si elle ne voulait pas succomber. Elle avait besoin de voir du monde, d’échapper pour quelques heures à elle-même, à cette solitude suicidaire de la peur. Et puis, où serait-elle plus en sécurité que dans une autre maison, chez des amis ? Où pouvait-elle être davantage à l’abri de cette invisible persécution qui la cernait, où qu’elle aille ? Elle tressaillit juste une seconde, à la seconde précise où elle sortit de chez elle : c’était la première fois qu’elle se retrouvait dans la rue depuis sa rencontre avec cette femme, qui pouvait être là, quelque part, à la guetter. Elle prit instinctivement le bras de son mari, ferma les yeux, et se hâta de parcourir les quelques mètres jusqu’à l’automobile qui attendait au bord du trottoir ; mais tandis que la voiture roulait à vive allure par les rues noires et désertes, elle se sentit à l’abri aux côtés de son mari, et le poids qui l’oppressait, disparut : en montant les marches de l’autre maison, elle se sentit en sécurité. Maintenant, pour quelques heures, elle allait pouvoir être comme durant toutes ces années, insouciante, joyeuse, mais avec la joie plus consciente et plus intense encore de celui qui remonte de son cachot vers le soleil. Ici s’élevait un rempart contre toute persécution, ici la haine ne pouvait pas entrer ; il n’y avait ici que des gens qui l’aimaient, la respectaient et l’estimaient, des gens élégants, sans arrière-pensée, parmi les mille feux rougeoyants de la frivolité, dans une ronde du plaisir qui finit par l’entraîner de nouveau, elle aussi. Au moment où elle entra, elle sentit aux regards des autres qu’elle était belle ; et cette certitude dont elle avait longtemps été privée, augmenta encore sa beauté. [Comme c’était bon, après toutes ces journées de silence où son cerveau n’avait été traversé que par une unique et stérile pensée, tranchante comme le soc d’une charrue, qui l’avait meurtrie tout entière ! Comme c’était bon d’entendre à nouveau des paroles flatteuses, stimulantes, qui l’électrisaient, lui donnaient des picotements sous la peau et lui fouettaient le sang ! Elle était là, ébahie ; quelque chose d’inquiet frémissait dans sa poitrine, cherchant à s’échapper. Et, elle comprit tout à coup que c’était le rire emprisonné qui cherchait à se libérer. Il explosa comme le bouchon d’une bouteille de champagne, se transforma en petites vocalises perlées : elle riait, riait… Par moments elle avait honte de son exubérance de bacchante, mais elle se remettait aussitôt à rire. Ses nerfs débridés vibraient, comme électrisés ; tous ses sens en émoi retrouvaient force et vigueur ; pour la première fois depuis plusieurs jours elle mangea avec un réel appétit et but comme une assoiffée.
Son âme altérée, avide de compagnie, humait partout la vie et le plaisir.] Dans la pièce voisine une musique l’attirait, s’infiltrant profondément sous sa peau brûlante. On commençait à danser et, sans savoir comment, elle se retrouva au milieu de la cohue. Elle dansa comme elle n’avait jamais dansé de sa vie. Ce tourbillon virevoltant la délivrait de toute pesanteur, le rythme gagnait ses membres et traversait son corps d’un mouvement qui l’embrasait. Quand la musique s’arrêtait, le silence lui était douloureux, une inquiétude s’insinuait comme un serpent le long de ses membres frissonnants, et comme dans l’eau d’un bain où l’on se laisse porter, rafraîchir, apaiser, elle se jetait à nouveau dans le tourbillon. Elle n’avait jamais été jusque-là qu’une danseuse médiocre, trop réservée, trop réfléchie, trop raide et prudente dans ses mouvements ; mais l’ivresse de cette joie éclatante délivrait son corps de toute retenue. Le rigoureux carcan de la pudeur et de la raison, qui enserrait d’ordinaire ses passions les plus folles, s’était à présent rompu, et libérée de toute entrave, elle se sentait fondre de bonheur. Elle percevait autour d’elle des bras, des mains, des approches et des reculs, des bouffées de paroles et des rires excitants, la musique qui palpitait dans ses veines ; son corps tout entier était tendu, tellement tendu que ses vêtements lui brûlaient la peau et qu’inconsciemment elle avait envie d’arracher tous ces voiles pour sentir, une fois nue, cette ivresse entrer plus profondément en elle.
« Irène, qu’as-tu ? » – elle se retourna, titubante, un rire dans les yeux, toute brûlante encore de l’étreinte de son cavalier. Le regard dur et froid de son mari, qui la fixait avec stupeur, lui porta un coup au cœur. Elle en fut effrayée. S’était-elle montrée trop passionnée ? Sa frénésie l’avait-elle trahie ?
« Mais… que veux-tu dire, Fritz ? » balbutia-t-elle, surprise par la soudaine brutalité de son regard qui semblait plonger en elle de plus en plus profond et qu’elle sentait déjà dans son être le plus intime, presque en plein cœur. Elle eût voulu crier sous ces yeux qui s’obstinaient à la fouiller.
« C’est tout de même étrange », murmura-t-il enfin. Il y avait dans sa voix un vague étonnement. Elle n’osa pas lui demander ce qu’il entendait par là, mais un frisson parcourut ses membres lorsqu’il s’éloigna sans un mot et qu’elle vit ses épaules larges, solides, imposantes, surmontées d’une encolure aux muscles d’acier. On dirait un assassin… cela lui traversa le cerveau : pensée folle aussitôt chassée. Comme si elle le voyait maintenant pour la première fois, lui, son mari, elle se sentit remplie d’effroi qu’il fût fort et redoutable.
La musique reprit. Un monsieur s’avança vers elle ; elle prit machinalement son bras. Mais à présent, tout lui était devenu pesant, et cette mélodie enjouée ne parvenait plus à entraîner ses membres engourdis. Le poids qui accablait son cœur alourdissait ses jambes ; chaque pas lui faisait mal. Elle dut prier son cavalier de l’excuser. En s’éloignant, elle regarda instinctivement si son mari n’était pas dans les alentours. Et sursauta. Il était juste derrière elle, comme s’il l’attendait, et son regard étincelant heurta à nouveau celui d’Irène. Que voulait-il ? Que savait-il déjà ? D’un geste instinctif elle ramena sa robe sur elle, comme s’il lui fallait devant lui protéger sa gorge nue. Le silence de son mari était aussi insistant que son regard.
« Est-ce que nous partons ? » demanda-t-elle inquiète.
« Oui. » Sa voix était dure et hostile. Il passa devant elle. De nouveau elle vit cette encolure large, menaçante. On l’enveloppa dans sa fourrure, mais elle était transie. Assis côte à côte, ils restèrent silencieux pendant tout le trajet. Elle n’osait pas dire un mot. Elle sentait confusément un nouveau danger. Maintenant, elle était traquée des deux côtés.
Cette nuit-là, elle fit un rêve oppressant. Une musique inconnue résonnait, il y avait une salle haute et claire, elle entrait, une foule de gens et de couleurs se mêlaient dans un même mouvement, un jeune homme qu’il lui semblait connaître, sans qu’elle pût toutefois l’identifier, se dirigea alors vers elle, la prit par le bras, et elle dansa avec lui. Un doux bien-être l’envahit, une grande vague de musique la souleva, au point qu’elle ne sentait plus le sol, et en dansant ils traversèrent de nombreuses salles où des lustres dorés faisaient scintiller tout en haut de petites flammes, comme des étoiles ; et les miroirs qui couvraient les murs lui renvoyaient son propre sourire, pour l’emporter ensuite en le reflétant à l’infini. La danse devenait de plus en plus effrénée, la musique de plus en plus ardente. Elle sentit le jeune homme l’enlacer plus étroitement, il pressait si fort sa main contre son bras nu qu’elle en gémit de douleur et de volupté ; et en plongeant alors ses yeux dans les siens, elle crut le reconnaître. Il lui semblait que c’était un acteur qu’elle avait éperdument aimé petite fille, de loin ; transportée de bonheur, elle s’apprêtait à prononcer son nom, mais il étouffa son faible cri sous un baiser brûlant. Et ainsi, bouche contre bouche, leurs corps embrasés ne faisant qu’un, ils tourbillonnaient d’une salle à l’autre, comme portés par un vent délicieux. Les murs s’enfuyaient, elle ne sentait plus ni le plafond disparaissant dans les airs, ni le temps, indiciblement légère, tous ses membres flottant. Alors quelqu’un lui toucha soudain l’épaule. Elle s’arrêta, et avec elle la musique ; les lumières s’éteignirent, les murs se rapprochèrent, noirs ; et son cavalier avait disparu. « Rends-le-moi, espèce de voleuse ! » hurla l’horrible bonne femme – car c’était elle – au point que les murs en retentissaient et elle referma ses doigts glacés sur le poignet d’Irène. Elle se débattit et s’entendit pousser un cri perçant, un hurlement d’épouvante insensé ; elles luttèrent toutes deux, mais l’autre était plus forte, elle lui arracha son collier de perles et la moitié de sa robe, dénudant ainsi ses bras et ses seins auxquels pendaient des lambeaux d’étoffe. Et voici que des gens étaient à nouveau là, ils accouraient de toutes les salles dans un brouhaha croissant, et les fixaient de leurs regards railleurs, l’une à demi nue et l’autre qui vociférait : « Elle me l’a volé, cette espèce d’adultère, cette putain ! » Irène ne savait où se cacher, où tourner ses regards, car les gens s’approchaient de plus en plus ; des faces grimaçantes, hostiles, curieuses s’emparaient de sa nudité ; alors, comme ses yeux hagards cherchaient désespérément du secours, elle aperçut soudain son mari debout, immobile dans l’encadrement sombre de la porte, et il dissimulait sa main droite derrière son dos. Elle poussa un cri et s’enfuit en courant loin de lui. Elle courut à travers les différentes salles, une foule avide déferlant à ses trousses ; elle sentait sa robe glisser de plus en plus, à peine pouvait-elle encore la retenir. Alors devant elle une porte s’ouvrit, elle se précipita éperdument dans l’escalier pour se sauver, mais en bas, l’ignoble femme en jupe de laine était encore là à l’attendre, avec ses mains griffues. Elle sauta de côté et se remit à courir comme une folle, droit devant elle, mais l’autre se lança à sa poursuite ; et elles couraient toutes les deux dans la nuit, à travers les longues rues silencieuses, et les lampadaires grimaçants se penchaient vers elles. Irène entendait sans cesse claquer derrière elle les galoches de la femme, mais chaque fois qu’elle arrivait au coin d’une rue, l’autre surgissait de nouveau, et encore au suivant, derrière chaque maison, à droite comme à gauche, l’autre la guettait. Elle arrivait toujours la première, se multipliant horriblement, impossible à dépasser, toujours elle surgissait, essayait d’attraper Irène qui sentait déjà ses genoux se dérober. Pourtant, à la fin, elle se retrouvait devant son immeuble, se précipitait vers la porte, mais au moment où elle l’ouvrait, son mari était là, un couteau à la main, qui la fixait d’un regard perçant. « Où as-tu été ? » demanda-t-il d’une voix sourde. « Nulle part » s’entendit-elle répondre, et déjà un rire strident retentissait à ses côtés. « J’ai tout vu, j’ai tout vu ! » hurlait en ricanant la femme, qui soudain était à nouveau tout près d’elle et riait comme une démente. Son mari brandissait alors le couteau. « Au secours ! – criait Irène, « Au secours ! »…
Elle ouvrit les yeux et son regard effrayé rencontra celui de son mari. Mais… que se passait-il ? Elle était dans sa chambre, le lustre faisait une lumière blafarde, elle était chez elle, dans son lit ; elle avait seulement rêvé. Mais pourquoi son mari était-il assis au bord de son lit et la regardait-il comme une malade ? Qui avait allumé la lumière ? Pourquoi restait-il là, l’air si grave, sans bouger ? Un frisson d’effroi secoua tout son corps. Elle regarda instinctivement la main de son mari : non, il n’y avait pas de couteau dedans. La torpeur du sommeil se dissipa lentement, ainsi que les images qui l’avaient traversé par éclairs. Elle avait dû rêver, crier dans son rêve, et le réveiller. Mais pourquoi la considérait-il de cet air grave, d’un regard si pénétrant, si impitoyable ?
Elle s’efforça de sourire. « Mais… que se passe-t-il ? Pourquoi me regardes-tu ainsi ? Je crois que j’ai fait un mauvais rêve.
– Oui, tu as crié fort. Je l’ai entendu depuis l’autre pièce. »
Qu’ai-je crié, que lui ai-je dévoilé, pensa-t-elle en frémissant, que sait-il maintenant ? Elle osait à peine relever la tête pour le regarder. Mais il la contemplait toujours d’un air grave, avec un calme singulier.
« Mais qu’as-tu, Irène ? Il t’arrive quelque chose. Tu es complètement transformée depuis quelques jours, on dirait que tu as la fièvre ; tu es nerveuse, désorientée, et tu appelles au secours dans ton sommeil… »
Elle s’efforça encore de sourire. « Non », insista-t-il. « Tu ne dois rien me cacher. As-tu des soucis, est-ce que quelque chose te tourmente ? Tout le monde dans la maison a déjà remarqué à quel point tu es transformée. Il faut que tu aies confiance en moi, Irène. »
Il s’approcha d’elle doucement, elle sentit sur son bras nu le contact de ses doigts qui la caressaient, et il avait une étrange lueur dans les yeux. Un désir l’envahit de se jeter maintenant contre ce corps vigoureux, de se cramponner, de tout avouer et de ne pas le laisser partir avant qu’il n’eût pardonné, maintenant, en cet instant où il l’avait vue souffrir.
Mais le lustre faisait une lumière blafarde, éclairant son visage, et elle eut honte. Elle avait peur des mots.
« Ne t’inquiète pas, Fritz », dit-elle en essayant de sourire, tandis que son corps frissonnait jusqu’au bout de ses pieds nus. « Je suis juste un peu nerveuse. Cela va bientôt passer. »
La main qui l’enlaçait déjà se retira brusquement. Elle frémit alors en le voyant, livide sous cette lumière froide, et le front surmonté par les ombres pesantes de sinistres pensées. Lentement il se redressa.
« Je ne sais pas, mais j’ai eu l’impression tous ces jours-ci que tu avais quelque chose à me dire. Une chose qui ne regarde que toi et moi. Nous sommes seuls à présent, Irène. »
Elle restait là étendue, sans bouger, comme hypnotisée par ce regard grave et voilé. Dire que tout pourrait s’arranger maintenant, pensait-elle ; il lui suffisait de prononcer un mot, juste un mot : pardon, et il ne lui demanderait pas de quoi. Mais pourquoi la lumière brûlait-elle, si forte, insistante, indiscrète ? Elle aurait réussi à parler dans l’obscurité, elle le sentait. Mais cette lumière brisait ses forces.
« Alors tu n’as vraiment rien à me dire, rien du tout ? »
Quelle terrible tentation, et que sa voix était douce ! Elle ne l’avait jamais entendu parler ainsi. Mais cette lumière, ce lustre, cette lumière jaune, envahissante !
Elle fit un effort sur elle-même : « Que vas-tu imaginer ? » fit-elle en riant, effrayée d’entendre combien sa propre voix sonnait faux. « Parce que je ne dors pas bien, j’aurais des secrets. Et pourquoi pas une aventure ! »
Elle frémissait intérieurement, tant ses paroles sentaient le mensonge et la dissimulation ; elle se faisait horreur au plus profond d’elle-même, et ne put s’empêcher de détourner les yeux.
« Alors, dors bien. » Il dit cela vite, très cinglant. D’une tout autre voix, comme une menace ou une moquerie méchante et redoutable.
Puis il éteignit la lumière. Elle vit son ombre blanche disparaître vers la porte, sans bruit, pâle, un fantôme de la nuit, et quand la porte retomba, elle eut l’impression qu’un cercueil se fermait. Le monde entier lui paraissait mort et vide ; dans son corps raidi, seul son cœur cognait à tout rompre contre sa poitrine, et chaque battement lui faisait mal. Mal.
Le lendemain, alors qu’ils étaient tous à table pour le déjeuner – les enfants venaient de se disputer et on avait eu beaucoup de peine à les calmer –, la femme de chambre apporta une lettre. C’était pour Madame, on attendait la réponse. Étonnée, Irène vit une écriture inconnue, décacheta l’enveloppe à la hâte, et devint toute pâle dès la première ligne. Elle se leva d’un bond, et fut encore plus effrayée quand elle se rendit compte, en voyant l’étonnement de tout le monde, que sa réaction impulsive et irréfléchie la trahissait.
La lettre était brève. Trois lignes : « Remettez s’il vous plaît immédiatement cent couronnes au porteur de ceci. » Ni signature ni date, une écriture de toute évidence déguisée, rien que cet ordre horriblement impérieux. Irène courut dans sa chambre pour aller chercher l’argent, mais elle avait égaré la clef de son coffret ; elle ouvrit tous ses tiroirs, avec une nervosité fébrile, jusqu’à ce qu’elle l’eût enfin trouvée. Tremblante, elle plia le billet de banque et le glissa dans une enveloppe qu’elle remit elle-même au commissionnaire qui attendait à la porte. Elle fit tout cela sans réfléchir, comme hypnotisée, et sans même imaginer qu’elle pourrait tergiverser. Puis, s’étant absentée à peine deux minutes, elle revint dans la salle à manger.
Tout était silencieux. Intimidée et mal à l’aise, elle se rassit et s’apprêtait à chercher en hâte une excuse, lorsque – et sa main trembla si fort qu’elle dut vite reposer le verre qu’elle venait de prendre – elle s’aperçut, glacée d’épouvante, que foudroyée par l’émotion, elle avait laissé la lettre ouverte à côté de son assiette. [D’un simple geste, son mari aurait pu s’en emparer, un regard lui avait peut-être suffi pour déchiffrer cette grande écriture maladroite. Elle fut incapable de parler.] D’un mouvement furtif, elle chiffonna le billet, mais au moment où elle le fit disparaître, elle leva les yeux et rencontra le regard ferme de son mari, un regard pénétrant, sévère et douloureux qu’elle ne lui avait jamais connu auparavant. Depuis peu, quelques jours, il lui faisait sentir du regard ces soudains accès de méfiance qui l’ébranlaient au plus profond d’elle-même et contre lesquels elle ne savait pas se défendre. C’était avec ce regard-là qu’il s’était emparé d’elle lorsqu’elle dansait l’autre fois, c’était ce regard qui, la nuit dernière, étincelait au-dessus d’elle dans son sommeil comme un couteau.
[Était-ce une certitude ou une envie de savoir qui rendait son regard si aigu, si froid, si métallique, si douloureux ?] Et tandis qu’elle cherchait désespérément quoi dire, un souvenir depuis longtemps oublié lui revint à l’esprit : son mari lui avait un jour raconté qu’il avait eu affaire en tant qu’avocat à un juge d’instruction dont l’art, au cours de l’interrogatoire, était d’examiner le dossier en simulant la myopie, pour ensuite, au moment où il posait la question vraiment décisive, lever les yeux en un éclair et les plonger comme un poignard dans ceux de l’accusé, soudain effrayé ; déconcerté par l’attention soutenue de ce regard foudroyant, celui-ci perdait alors contenance et n’avait plus la force de persévérer dans le mensonge qu’il s’appliquait à soutenir. Son mari allait-il maintenant s’essayer lui-même à un art aussi dangereux, et serait-elle la victime ? Elle frémit d’autant plus qu’elle connaissait la grande passion de son mari pour la psychologie, passion qui l’attachait à son métier bien au-delà de ce qu’exigeait sa qualité de juriste. Découvrir la piste dans une affaire criminelle, la suivre et extorquer des aveux pouvait l’occuper comme d’autres les jeux de hasard ou les galanteries, et par ces jours de chasse à l’indice psychologique, il semblait habité par un feu dévorant. Pris d’une nervosité fébrile, il ressortait souvent en pleine nuit des sentences oubliées, et se montrait d’une froideur impénétrable, mangeait et buvait peu, mais n’arrêtait pas de fumer, et semblait économiser ses mots pour le moment de l’audience. Une fois, elle avait vu plaider son mari, mais ce fut la seule, tant elle avait été effrayée par la passion farouche, l’ardeur presque méchante de son discours, et par la sombre dureté de son visage, qu’elle croyait soudain retrouver maintenant dans ce regard fixe, sous ces sourcils menaçants.
Tous ces souvenirs perdus affluaient à cet instant, bloquant les paroles qui se pressaient sur ses lèvres. Elle demeurait muette, et son trouble grandissait au fur et à mesure qu’elle sentait combien ce silence était dangereux [et qu’elle était en train de laisser passer sa dernière chance de donner une explication plausible. Elle n’osait plus lever les yeux, mais en baissant ainsi la tête, elle fut encore plus effrayée de voir ses mains à lui, d’ordinaire si calme et si posé, s’agiter sur la table comme de petites bêtes furieuses]. Heureusement le déjeuner fut bientôt terminé, les enfants se levèrent d’un bond pour se précipiter dans la pièce voisine, en poussant des cris de joie avec une exubérance que la gouvernante s’efforça en vain de modérer. Son mari se leva lui aussi et se rendit d’un pas pesant dans l’autre pièce, sans se retourner.
Sitôt seule, elle ressortit la lettre fatidique, parcourut à nouveau les quelques lignes : « Remettez s’il vous plaît immédiatement cent couronnes au porteur de ceci. » Puis de fureur, elle la déchira et allait jeter cette boule de papier dans la corbeille, quand elle se ravisa, s’arrêta net, se pencha sur le foyer et la lança dans le feu qui crépitait. L’avidité dévorante avec laquelle la flamme blanche fit disparaître cette menace, la tranquillisa.
À cet instant elle entendit à la porte le pas de son mari qui revenait. Vite, elle se redressa, le visage rougi par la chaleur des flammes et craignant d’être surprise. La porte du poêle, encore ouverte, la trahissait, et elle essaya maladroitement de la masquer en se mettant devant. Il s’approcha de la table, frotta une allumette pour son cigare, et quand la flamme fut tout près de son visage, elle crut voir trembler légèrement ses narines, ce qui était toujours chez lui un signe de colère. Il la regarda alors avec calme et lui dit : « Je veux seulement te faire remarquer que tu n’es pas obligée de me montrer tes lettres. Si tu souhaites avoir des secrets vis-à-vis de moi, tu es tout à fait libre. » Elle resta silencieuse sans oser le regarder. Il attendit un instant, puis souffla avec force la fumée de son cigare, comme s’il l’exhalait du plus profond de sa poitrine, et quitta la pièce d’un pas lourd.
À présent, elle ne voulait plus penser à rien, mais seulement vivre, s’étourdir, s’appliquer à des occupations futiles et insignifiantes. Elle ne supportait plus sa maison ; elle sentait qu’il lui fallait aller dans la rue, parmi les gens, pour ne pas devenir folle de terreur. Elle espérait qu’avec ces cent couronnes, c’était au moins quelques brèves journées de liberté qu’elle avait achetées à l’extorqueuse, et elle décida de se risquer à sortir de nouveau, d’autant plus qu’elle avait beaucoup de courses à faire et que surtout elle devait dissimuler à son entourage ce que son changement d’attitude avait de surprenant. Elle avait maintenant une manière particulière de prendre la fuite. Le portail franchi, comme on saute d’un plongeoir les yeux fermés, elle se précipitait dans le flot de la rue. Une fois le dur pavé sous ses pieds, dans le flot tiède de la foule, elle se propulsait droit devant elle, d’un pas rapide et nerveux, aussi vite que pouvait se le permettre une dame sans attirer l’attention, les yeux rivés au sol, dans la crainte bien compréhensible de rencontrer à nouveau ce redoutable regard. Si on la guettait, elle voulait au moins n’en rien savoir. Elle sentait pourtant qu’elle ne pensait à rien d’autre, et elle tressaillait chaque fois que, par hasard, quelqu’un la frôlait. Le moindre bruit, le moindre pas derrière elle, chaque ombre qui passait, mettait ses nerfs à rude épreuve ; elle ne pouvait vraiment respirer qu’en voiture ou chez des amis.
Un monsieur la salua. Levant les yeux, elle reconnut un ancien ami de sa famille, un barbu grisonnant, aimable et bavard, que d’ordinaire elle préférait éviter parce qu’il avait coutume d’importuner les gens pendant des heures avec ses petits problèmes de santé, sans doute imaginaires. Mais elle regrettait maintenant de s’être bornée à répondre à son salut sans avoir cherché sa compagnie, car être avec une connaissance l’eût protégée, empêchant l’extorqueuse de l’aborder soudain. Elle hésita, puis voulut retourner sur ses pas, quand elle eut l’impression que quelqu’un derrière elle cherchait à la rattraper à grands pas, et d’instinct, sans réfléchir, elle repartit de plus belle. Mais avec son intuition cruellement aiguisée par la peur, elle avait comme le sentiment que dans son dos, l’autre se rapprochait en accélérant l’allure, et elle courut de plus en plus vite, tout en sachant qu’elle ne pourrait finalement pas échapper à cette poursuite. Ses épaules se mirent à trembler à la pensée que, dans un instant – elle sentait les pas se rapprocher de plus en plus –, une main se poserait sur elle, et plus elle voulait accélérer sa course, plus ses jambes s’alourdissaient. Elle sentait maintenant le poursuivant tout près ; « Irène ! » appela alors, par-derrière, doucement mais avec insistance, une voix qu’elle ne reconnut pas tout de suite, mais qui n’était pas la voix redoutée, celle de l’odieuse messagère du malheur. Elle se retourna, avec un soupir de soulagement : c’était son amant, qui faillit tomber tant elle s’était arrêtée brusquement. Il avait le visage blême, décomposé, donnant tous les signes de l’émotion, et bientôt de la honte, à présent qu’elle le regardait stupéfaite. D’un geste hésitant, il leva la main pour la saluer, mais voyant qu’elle n’avançait pas la sienne, il la laissa retomber. Une ou deux secondes, elle resta là à le dévisager, s’attendant si peu à le rencontrer. Lui justement, qu’elle avait oublié durant tous ces jours d’angoisse. Mais maintenant, face à ce visage blême et interrogateur, en voyant de près cette expression vide que le désarroi met toujours dans le regard, elle sentit soudain son sang bouillir de colère. Ses lèvres tremblaient, s’efforçaient de parler, et l’émotion était si visible sur ses traits qu’effrayé, il ne fit que balbutier son nom : « Irène, qu’as-tu ? » Et lorsqu’il vit son mouvement d’impatience, il ajouta sur un ton immédiatement soumis : « Mais que t’ai-je donc fait ? »
Elle le regarda, parvenant mal à dominer sa colère. « Ce que vous m’avez fait ? » s’exclama-t-elle en ricanant. « Rien ! Rien du tout ! Que du bien ! Que des choses agréables… »
Il avait un regard ahuri et il restait bouche bée, ce qui lui donnait un air encore plus stupide et ridicule. « Mais Irène… Irène !
– Ne faites pas de scandale ! – lui ordonna-t-elle sèchement. – Et ne me jouez pas la comédie ! Elle est sûrement encore tout près d’ici à me guetter, votre belle amie, prête à m’agresser une nouvelle fois…
– Qui… mais qui ? »
Elle avait une forte envie de lui donner un coup de poing dans la figure, cette figure figée dans une niaiserie qui la rendait méconnaissable. Elle sentait déjà sa main se crisper sur son parapluie. Elle n’avait jamais tant méprisé, tant haï quelqu’un.
« Mais Irène… Irène », balbutiait-il, de plus en plus bouleversé. « Que t’ai-je donc fait ?… Tout d’un coup tu ne viens plus… Je t’attends jour et nuit… Aujourd’hui je suis resté toute la journée devant chez toi à attendre de pouvoir te parler une minute.
– Tu attends… tiens… toi aussi. » La colère la rendait folle, elle le sentait. Ah, le frapper à la figure, comme cela ferait du bien ! Mais elle se retint, le regarda encore une fois avec un violent dégoût, semblant se demander si elle n’allait pas l’insulter, lui cracher au visage toute sa rage accumulée ; brusquement, elle tourna les talons et s’enfonça dans la foule sans plus le regarder. Il resta planté là, avec la main qui implorait encore, désemparé et frissonnant, puis il fut pris dans le mouvement de la rue qui l’entraîna comme le courant une feuille tombée, qui vacille, résiste et tourbillonne, mais finit par se laisser emporter à la dérive.
[Que cet homme ait pu être un jour son amant lui sembla soudain parfaitement irréel et absurde. Elle ne se souvenait de rien, ni de là couleur de ses yeux, ni de la forme de son visage. Son corps avait complètement oublié ses caresses, et, des paroles qu’il avait prononcées, seul résonnait encore en elle ce « Mais, Irène ! », cette plainte de mauviette servile bredouillant son désespoir. Bien qu’il fût la cause de son malheur, elle n’avait pas pensé à lui une seule fois tous ces derniers jours, pas même dans ses rêves. Il n’était rien dans sa vie, pas une tentation, et à peine un souvenir. Elle n’arrivait plus à concevoir comment il avait pu poser ses lèvres sur sa bouche, et elle se sentait la force de jurer qu’elle ne lui avait jamais appartenu. Qu’est-ce qui l’avait poussée dans ses bras ? Quelle épouvantable folie l’avait précipitée dans une aventure que son propre cœur ne comprenait plus, et ses sens à peine ? Elle n’en savait plus rien : tout ce qui s’était passé lui semblait étranger, et elle se voyait elle-même comme une étrangère.
Mais tout le reste n’avait-il pas changé aussi pendant ces six jours, pendant cette semaine d’épouvante ? Tel un acide, la peur qui la rongeait avait décomposé sa vie en ses différents éléments. Tout à coup les choses avaient un autre poids, les valeurs n’étaient plus les mêmes et les rapports s’embrouillaient. Il lui semblait n’avoir jusqu’ici avancé dans sa vie qu’à tâtons, dans un état quasi-crépusculaire, les yeux mi-clos. Et voilà que soudain tout s’éclairait de l’intérieur et devenait lumineux, d’une clarté terriblement belle. Tout près d’elle, à portée de la main, se trouvaient des choses auxquelles elle ne s’était jamais intéressée et dont elle comprenait brusquement qu’elles représentaient sa véritable vie ; et à l’inverse, ce qui lui avait semblé important s’évanouissait en fumée. Jusqu’ici, elle avait eu une vie sociale intense, au milieu du bruit et des bavardages des gens qui ont de la fortune, et de fait, n’avait vécu que pour cela ; mais maintenant qu’elle était restée enfermée pendant une semaine dans sa propre maison comme dans un cachot, cela ne lui manquait en rien, et elle n’éprouvait au contraire que dégoût pour tous ceux qui n’ont rien à faire et qui s’agitent dans le vide. Malgré elle, ce premier sentiment fort qu’elle éprouvait, lui permit de découvrir combien ses goûts jusqu’ici avaient été futiles, et qu’elle avait commis l’immense erreur de ne pas exprimer son amour par des actes. Considérant son passé, elle vit un abîme. En huit ans de mariage, dans l’illusion d’un bonheur trop modéré, elle ne s’était jamais rapprochée de son mari, restant étrangère à ce qu’il était vraiment, autant qu’à ses propres enfants. Entre elle et eux, il y avait des gens à gages. Des gouvernantes et des domestiques pour la libérer de tous ces menus soucis qui – maintenant qu’elle avait vu de plus près comment vivaient ses enfants – commençaient à lui apparaître plus attirants que les brûlants regards des hommes et plus enivrants qu’une étreinte. Sa vie en fut peu à peu transformée et prit un sens nouveau : des rapports s’établirent entre toutes choses, tout prit soudain pour elle un visage à la fois grave et profond. Depuis qu’elle connaissait le danger et avait éprouvé grâce à lui un véritable sentiment, elle commençait à se sentir des affinités avec tout, et même avec ce qui lui était le plus étranger. Elle se retrouvait en toute chose, et le monde, jadis transparent comme le verre, devint tout à coup un miroir à l’endroit obscur où elle faisait une ombre. Où que se portât son regard, son attention, c’était soudain réel.
Elle était assise près de ses enfants. Mademoiselle leur lisait un conte parlant d’une princesse qui avait le droit de visiter toutes les pièces de son palais, sauf une, celle que l’on avait fermée avec une clef d’argent ; mais elle l’ouvrait quand même, et c’était sa perte. N’était-ce pas là son propre destin ? N’avait-elle pas été, elle aussi, fascinée seulement par l’interdit et précipitée dans le malheur ? Ce petit conte qu’elle aurait trouvé simplet et ridicule il y a encore une semaine, lui semblait renfermer une profonde sagesse. Elle lut dans le journal l’histoire d’un officier qui, victime d’un chantage, était devenu un traître. Elle eut un frisson et comprit. Ne ferait-elle pas l’impossible, elle aussi, pour se procurer de l’argent, acheter quelques jours de tranquillité, un semblant de bonheur ? La moindre ligne qui parlât de suicide, de crime, de désespoir devenait pour elle du vécu. Tout lui parlait d’elle-même, l’être fatigué de la vie, le désespéré, la servante séduite ou l’enfant abandonné, tout lui était comme son propre sort. Soudain elle sentit toute la richesse de la vie, elle sut qu’il n’y aurait plus dans le cours de sa destinée une seule minute qui n’eût son prix ; et c’est seulement maintenant où tout déclinait qu’elle entrevoyait un commencement. Et cette intimité merveilleuse avec le vaste monde, était-ce cette bonne femme dépravée qui aurait le pouvoir, à elle seule, de la détruire de ses mains brutales ? Était-ce à cause de cette seule faute que toutes les choses grandes et belles dont elle se sentait capable pour la première fois allaient être réduites à néant ?
Et pourquoi – elle luttait aveuglément contre une fatalité que, sans se le dire, elle considérait comme justifiée –, pourquoi fallait-il que ce soit elle qui subisse un châtiment aussi épouvantable pour une faute aussi minime ? Elle connaissait tant de femmes coquettes, effrontées et libertines qui allaient jusqu’à entretenir des amants et se rire dans leurs bras de leur propre mari, des femmes qui vivaient dans le mensonge comme dans leur milieu naturel, et que la dissimulation rendait plus belles, la persécution plus fortes, le danger plus astucieuses, tandis qu’elle s’effondrait sans force à la première angoisse, à la première faute.
Mais était-elle vraiment coupable ? En son for intérieur, elle sentait que cet homme, cet amant, lui était étranger, et qu’elle ne lui avait jamais rien sacrifié de sa véritable vie. Elle n’avait rien reçu de lui, et ne lui avait rien donné d’elle. Toutes ces choses passées et oubliées, ce n’était pas son crime à elle mais celui d’une autre femme qu’elle ne comprenait pas et dont elle ne parvenait même plus à se souvenir. Avait-on le droit de punir un crime que le temps avait déjà permis d’expier ?
Soudain, elle eut peur. Elle sentit que cette pensée n’était plus du tout la sienne. Mais qui avait dit cela ? Quelqu’un de son entourage, récemment, juste quelques jours auparavant. Elle réfléchit, et son effroi ne fut pas moindre quand elle s’avisa que c’était son propre mari qui avait fait naître cette idée en elle. Il était rentré d’un procès, pâle et nerveux, et il avait dit brusquement, lui si peu loquace d’habitude, s’adressant à elle et à quelques amis qui se trouvaient là : « Aujourd’hui, on a condamné un innocent. » Pressé de questions par tous, il avait raconté, encore bouleversé, que l’on venait de punir un voleur pour une escroquerie qu’il avait commise trois ans auparavant ; c’était à son avis une injustice, car au bout de trois ans ce crime n’était plus le sien. On punissait un autre homme, et en plus on le punissait deux fois parce qu’il avait déjà passé trois ans dans le cachot de sa propre peur, dans l’inquiétude permanente que sa culpabilité ne fût prouvée.
Horrifiée, elle se souvint de l’avoir alors contredit. Elle qui connaissait si peu la vie, elle avait toujours perçu un malfaiteur comme un être qui menaçait le confort bourgeois et qu’il fallait à tout prix éliminer. À présent seulement, elle sentait à quel point ses arguments avaient été lamentables, alors que ceux de son mari étaient justes et généreux. Mais serait-il également capable de comprendre que dans son cas ce n’était pas un homme qu’elle avait aimé mais l’aventure ? Qu’il était coupable lui aussi parce qu’il avait été trop bon et qu’il l’avait fait vivre dans un confort lénifiant ? Pourrait-il aussi être juste s’il avait à juger sa propre cause ?]
Mais il était écrit qu’elle ne devait pas s’abandonner à de si doux espoirs. Dès le lendemain arriva un nouveau billet qui, comme un coup de fouet, réveilla sa peur assoupie. Cette fois on exigeait deux cents couronnes qu’elle donna sans résistance. Elle était épouvantée par cette brutale escalade du chantage, sentant qu’elle n’était pas de taille, même sur le plan matériel, car, bien qu’issue d’une famille fortunée, elle n’était pas en mesure de se procurer d’assez grosses sommes sans attirer l’attention. Et puis à quoi bon ? Elle savait que demain ce serait quatre cents couronnes, et bientôt mille ; plus elle donnerait, plus on lui en demanderait, et pour finir, dès que ses ressources seraient épuisées, la lettre anonyme, la catastrophe. Ce qu’elle achetait, ce n’était que du temps, une pause pour souffler, deux ou trois jours de repos, une semaine peut-être, mais du temps affreusement dévalorisé, plein de tourment et d’inquiétude. [Depuis des semaines, elle dormait très mal, à cause des rêves plus éprouvants que l’insomnie ; elle étouffait, manquait d’aisance dans ses mouvements, n’arrivait pas à se reposer ni à s’occuper.] Elle n’était plus capable de lire ou d’entreprendre quoi que ce fût, traquée par le démon de sa peur. Elle se sentait malade. Elle devait parfois s’asseoir subitement, tant son cœur était pris de palpitations violentes ; le poids de l’inquiétude répandait dans tous ses membres le suc visqueux d’une fatigue presque douloureuse, qui refusait pourtant de céder au sommeil. [Toute son existence était minée par cette peur dévorante, son corps en était empoisonné, et au tréfonds d’elle-même, elle désirait que cet état morbide finît par se manifester sous la forme d’une souffrance visible, d’un mal clinique réellement observable et visible, qui susciterait la pitié et la compassion des autres. Dans ces heures de tourments secrets, elle enviait les malades. Comme il devrait être agréable de se trouver dans un sanatorium, couchée dans un lit blanc, entre des murs blancs, entourée de fleurs et de commisération ; des gens viendraient, tous seraient bons pour elle, et au loin, derrière les brumes de la souffrance, brillerait déjà le grand, le bon soleil de la guérison. Si on souffrait, on avait au moins le droit de crier ; mais elle, elle devait jouer en permanence une comédie tragique, faire semblant d’être gaie et en bonne santé, alors que chaque jour et presque chaque heure la confrontait à une situation nouvelle et terrible.] Les nerfs crispés, il lui fallait sourire et paraître joyeuse, sans que personne ne devinât ni son effort démesuré pour feindre la gaieté ni l’énergie héroïque gaspillée dans cette violence quotidienne, et pourtant inutile, qu’elle se faisait à elle-même.
Un seul être dans tout son entourage, semblait deviner, d’après ce qu’elle percevait, par quelles affres elle passait, et cela uniquement parce qu’il la guettait. Elle sentait avec une certitude qui la forçait à redoubler de prudence, qu’il ne cessait de se préoccuper d’elle, tout comme elle de lui. Nuit et jour ils se tournaient autour, comme décrivant des cercles, chacun essayant de surprendre le secret de l’autre, tout en gardant le sien bien caché derrière son dos. Son mari, lui aussi, avait changé ces derniers temps. La sévérité menaçante qu’il avait montrée pendant l’inquisition des premiers jours avait fait place à cette singulière bonté pleine d’attentions, qui lui rappelait malgré elle l’époque de ses fiançailles. Il la traitait comme une malade, avec une prévenance qui la troublait [parce qu’elle se sentait honteuse de mériter si peu cet amour, mais qu’elle redoutait d’autre part parce qu’elle pouvait être aussi une ruse destinée à lui arracher son secret à un moment inattendu, en profitant de sa faiblesse. Depuis cette nuit où il l’avait entendu parler en dormant, du jour où il avait aperçu la lettre dans ses mains, sa défiance semblait s’être transformée en pitié ; il s’efforçait de gagner sa confiance avec une délicatesse qui la rassurait parfois et brisait presque sa résistance – mais la seconde suivante elle s’abandonnait de nouveau aux soupçons. N’était-ce qu’une ruse, la séduction du juge d’instruction à l’endroit de l’accusé, un traquenard pour capter sa confiance, l’amener à avouer et qui, soudain déclenché, la livrerait sans défense à son bon vouloir ? Ou bien avait-il déjà le sentiment que cette situation exacerbée de guet et d’affût était insupportable, et son affection était-elle si grande qu’il compatissait en secret à ses souffrances chaque jour plus visibles ?]. Elle était prise parfois d’un étrange frisson en voyant qu’il lui soufflait quasiment les mots libérateurs et qu’il la tentait en lui rendant l’aveu plus facile ; elle comprenait son intention, et sa bonté la transportait de reconnaissance. Mais en même temps que son affection devenait plus vive, elle sentait aussi grandir sa honte envers lui, et c’était cela qui l’empêchait de parler, plus encore que sa méfiance initiale.
Pendant ces journées, il lui parla une fois sans ambages, les yeux dans les yeux. Elle venait de rentrer et, du vestibule, avait entendu des éclats de voix : son mari avait un ton énergique et tranchant, la gouvernante se répandait en remontrances, et tout ce bruit était entrecoupé de pleurs et de sanglots. Elle en fut d’abord effrayée. Chaque fois qu’elle entendait des éclats de voix ou de l’agitation dans la maison, elle tressaillait. La peur était sa réaction à tout ce qui était inhabituel : la peur brûlante que la lettre ne fût déjà arrivée, et le secret découvert. Chaque fois qu’elle ouvrait la porte, son premier regard scrutait aussitôt les visages autour d’elle pour savoir si rien ne s’était passé en son absence, si la catastrophe n’avait pas éclaté pendant qu’elle était partie. Ce jour-là, comme elle s’en rendit vite compte avec soulagement, il ne s’agissait que d’une querelle d’enfants, et on avait mis en scène une petite séance de tribunal. Quelques jours auparavant, une tante avait apporté un jouet au garçon, un petit cheval de couleurs vives ; sa sœur cadette, ayant reçu de moins beaux présents, en ressentit une amère jalousie. Elle avait cherché en vain à faire valoir ses droits, et avec tant d’âpreté que le garçonnet refusa même de la laisser toucher à son jouet ; cela causa d’abord chez elle une colère bruyante, puis un silence abattu, morne, obstiné. Mais le lendemain matin, plus la moindre trace du petit cheval, et toutes les recherches du garçon restaient vaines quand, par hasard, on finit par découvrir dans le poêle les débris du jouet perdu : les parties en bois étaient cassées, la peau arrachée et l’intérieur éventré. Les soupçons se portèrent naturellement sur la petite fille ; le gamin avait couru en larmes voir son père [pour accuser la méchante qui fut obligée de s’expliquer], et l’interrogatoire venait juste de commencer.
[Irène eut un accès de jalousie. Pourquoi les enfants allaient-ils chaque fois raconter leurs malheurs à leur père et jamais à elle ? Depuis toujours, c’était à son mari qu’ils confiaient leurs disputes et leurs doléances ; jusqu’ici, elle avait apprécié d’être libérée de ces tracasseries, mais soudain elle voulut ardemment en avoir sa part, car elle y reconnut de l’amour et de la confiance.]
Le petit tribunal prononça vite son arrêt. L’enfant commença par nier, mais les yeux craintivement baissés, et avec un tremblement dans la voix qui la trahissait. La gouvernante témoigna contre elle : elle avait entendu la fillette en colère menacer de jeter le petit cheval par la fenêtre, ce que l’enfant essaya en vain de démentir. Des sanglots désespérés firent un peu de tumulte. Irène regardait son mari ; elle avait l’impression que ce n’était pas pour l’enfant qu’il présidait ce tribunal, mais déjà pour sa propre destinée : car elle allait peut-être se retrouver devant lui dès le lendemain, avec le même tremblement et la même fêlure dans la voix. Son mari conserva un regard sévère tant que l’enfant persista dans son mensonge ; puis il réduisit pied à pied sa résistance, sans jamais se mettre en colère quand elle s’entêtait. Mais ensuite, lorsque les dénégations firent place à un silence buté, il lui parla avec douceur, lui démontra même la nécessité interne de cet acte, l’excusa d’une certaine façon d’avoir fait quelque chose d’aussi abominable dans le premier mouvement d’une colère irréfléchie, sans se représenter qu’elle allait en fait causer beaucoup de chagrin à son frère. Il expliquait avec tant de chaleur et d’insistance à l’enfant, de moins en moins sûre d’elle, pourquoi son acte était certes compréhensible mais cependant condamnable, qu’elle finit par éclater en sanglots et pleurer violemment. Et bientôt, inondée de larmes, elle bredouilla le mot de l’aveu.
Irène se précipita pour prendre dans ses bras la fillette en pleurs, mais la petite la repoussa avec colère. Son mari s’insurgea et réprouva, lui aussi, cette trop prompte compassion, car, malgré tout, il ne voulait pas laisser le méfait impuni, et il prit contre l’enfant une sanction qui, si modérée qu’elle fût, n’était pas sans la toucher : la fillette n’aurait pas le droit de se rendre le lendemain à une fête dont elle se faisait une joie depuis des semaines. L’enfant écouta son verdict en sanglotant ; le garçon se mit à triompher bruyamment. Mais ces vilaines railleries intempestives lui valurent d’être aussitôt englobé dans la même sanction : pour s’être réjoui méchamment, on lui retira à lui aussi la permission d’aller à cette fête. Désolés, n’ayant pour consolation que la communauté de leur châtiment, les deux enfants finirent par se retirer, et Irène se retrouva seule avec son mari.
Elle sentit soudain qu’elle avait là enfin une occasion : au lieu d’allusions, elle pouvait, sous le couvert d’une conversation roulant sur la faute et l’aveu de l’enfant, parler de son propre cas [ ; elle éprouva une sorte de soulagement à l’idée de pouvoir, sous une forme détournée au moins, se confesser et demander miséricorde]. Car si son mari accueillait maintenant avec bienveillance son plaidoyer en faveur de l’enfant, ce serait pour elle un signe, et elle savait qu’elle oserait alors peut-être plaider sa propre cause.
« Dis-moi, Fritz, commença-t-elle, as-tu vraiment l’intention de retenir les enfants demain ? Ils seront très malheureux, surtout la petite. Ce n’était quand même pas si grave ce qu’elle a fait. Pourquoi veux-tu la punir si sévèrement ? Elle ne te fait pas pitié du tout, cette petite ? »
Il la regarda. [Puis il s’assit en prenant son temps. Il semblait manifestement disposé à examiner la question de plus près, et elle eut le pressentiment, à la fois agréable et angoissant, que chacune de ses paroles s’appliquerait à elle. Tout son être attendait que prît fin cette pause : mais il la prolongeait, peut-être à dessein, ou parce qu’il s’appliquait à réfléchir.]
« Tu me demandes si elle ne me fait pas pitié ? Je te répondrai : non, plus aujourd’hui. Elle est soulagée depuis qu’elle est punie, même si cela lui paraît amer. Malheureuse, elle l’était hier, quand les débris du pauvre petit cheval gisaient dans le poêle, que toute la maisonnée le cherchait, et qu’elle redoutait à tout moment qu’on ne le découvrît, comme c’était inévitable. La peur est pire que le châtiment, parce qu’il est toujours déterminé, quelle que soit sa gravité, et préférable à l’affreuse attente indéterminée qui se prolonge à l’infini, horriblement. Dès qu’elle a connu son châtiment, elle s’est sentie soulagée. Que ses larmes ne te trompent pas : c’est seulement maintenant qu’elles jaillissent, mais avant elles s’accumulaient à l’intérieur. Et dedans elles font plus de mal que dehors. [Si elle n’était pas une enfant ou si l’on pouvait par un moyen quelconque la scruter jusqu’au tréfonds, je crois que l’on découvrirait qu’elle est contente en fait, malgré la punition et les larmes, et certainement plus contente qu’hier, quand elle se promenait l’air insouciant et que personne ne la soupçonnait. »]
Irène leva les yeux. Elle avait l’impression que chaque mot la visait. Mais il ne semblait pas faire attention à elle [, et interprétant peut-être mal son mouvement, il poursuivit sur un ton plus résolu] :
« Il en est vraiment ainsi, tu peux me croire. Je connais cela par le tribunal et par les instructions. Dissimuler, risquer d’être découvert, subir l’horrible contrainte d’avoir à défendre un mensonge contre mille petites attaques déguisées, c’est ce qui fait le plus souffrir les accusés. [Il est effrayant de voir que dans certains cas le juge a déjà tout en main : le délit, la preuve, et peut-être même déjà le verdict ; il ne lui manque plus que l’aveu qui est bloqué à l’intérieur de l’accusé et ne veut pas sortir, en dépit de toutes les manœuvres.] C’est affreux de voir un accusé se contorsionner dans tous les sens parce que, pour lui arracher son « oui », il faut littéralement retourner le fer dans sa chair rebelle. Parfois, l’aveu est déjà au fond de sa gorge, une force irrésistible veut le faire remonter, il étouffe presque le coupable, il est sur le point de se transformer en paroles : c’est alors que les accusés sont assaillis par cette puissance maléfique, ce sentiment incompréhensible fait d’obstination et de peur, et ils le ravalent. Et la lutte recommence de plus belle. Les juges en souffrent parfois plus que les victimes. Pourtant, les accusés considèrent toujours comme leur ennemi celui qui en vérité est leur seul soutien. Moi qui suis leur avocat, leur défenseur, je devrais en fait conseiller à mes clients de ne pas avouer, je devrais renforcer et soutenir leurs mensonges, mais souvent je n’en ai pas le cœur car ils souffrent plus de ne pas avouer que de le faire et d’être châtiés. À vrai dire, je n’arrive toujours pas à comprendre que l’on puisse commettre un acte en étant conscient du danger, et que l’on n’ait pas ensuite le courage de l’avouer. Cette peur mesquine de parler, je la trouve plus lamentable que n’importe quel crime.
– Crois-tu… que ce soit toujours… uniquement la peur… qui arrête les gens ? Ne serait-ce pas, ne pourrait-ce pas être la honte… la honte d’ouvrir son cœur… de se mettre à nu devant tout le monde ? »
Étonné, il leva les yeux. Il n’était pas habitué à ce qu’elle intervienne. Mais le mot le fascinait.
« La honte, dis-tu… mais… ce n’est rien d’autre qu’une forme de peur… plus louable cependant… mais pas celle du châtiment, mais… oui, je comprends… »
Il s’était levé, en proie à une étrange agitation, et marchait de long en large. Cette idée semblait l’avoir touché et remuer en lui quelque chose qui réagissait avec violence. Soudain, il s’arrêta.
« Je veux bien… la honte devant les autres, devant les étrangers… devant la populace qui se délecte dans les journaux des histoires des autres… Mais c’est justement pour cela qu’on pourrait au moins se confier à ceux qui vous sont proches… [Tu te souviens de cet incendiaire que j’ai défendu l’an passé… qui s’était pris d’une étrange sympathie pour moi… il me racontait tout, des anecdotes de son enfance… et même des choses plus intimes… Tu sais, il était certainement coupable, d’ailleurs il a été condamné… mais même à moi, il n’a pas avoué… en fait, c’était la peur que je le trahisse… pas la honte, car il me faisait confiance, c’est évident… je crois que j’étais le seul pour qui il ait éprouvé dans sa vie comme de la sympathie… ce n’était donc pas la honte devant les étrangers… Qu’est-ce que c’était donc, alors qu’il pouvait avoir confiance ?]
– Peut-être » – elle dut se détourner parce qu’il la regardait intensément et elle sentit sa voix trembler – « peut-être… a-t-on surtout honte… devant les gens dont… on se sent le plus proche. »
Il s’arrêta soudain, comme sous l’empire d’une force intérieure.
« Alors tu penses… tu penses… » – et d’un seul coup sa voix changea, devint toute douce et voilée… « tu penses… qu’Hélène… aurait plus facilement avoué sa faute à quelqu’un d’autre… à la gouvernante peut-être… qu’elle…
– J’en suis persuadée… Si elle t’a opposé à toi une telle résistance… c’est parce que… parce que ton jugement lui importe plus que tout autre… parce que… parce que… c’est… toi qu’elle aime le plus… »
Il s’immobilisa à nouveau.
« Tu… tu as peut-être raison… oui, sûrement même… c’est quand même bizarre… voilà une chose à laquelle je n’ai jamais pensé… [c’est pourtant si simple… j’ai peut-être été trop sévère, tu me connais… je ne suis pas vraiment comme ça. Mais je vais tout de suite aller la voir… bien sûr qu’elle pourra aller à cette fête… je voulais seulement la punir à cause de son obstination, de sa résistance et de… son manque de confiance à mon égard…] Mais tu as raison, je ne veux pas que tu me croies incapable de pardonner… ça, je ne le voudrais pas… je ne le voudrais pas, surtout venant de toi, Irène… »
Il la regardait, et elle se sentit rougir sous son regard. Y avait-il une intention derrière ses paroles, ou n’était-ce qu’un hasard, un hasard sournois et dangereux ? Elle sentait toujours en elle cette effroyable indécision.
« Le jugement est cassé » – il semblait maintenant pris d’une sorte de gaieté – « Hélène est acquittée, et je vais moi-même le lui annoncer. Es-tu contente de moi, à présent ? Ou désires-tu autre chose ?… Tu… tu vois… tu vois que je suis aujourd’hui d’humeur généreuse… Peut-être parce que je suis heureux de m’être rendu compte à temps d’une injustice. C’est toujours un soulagement, Irène, toujours… »
Elle crut comprendre ce que signifiait cette insistance. Sans le vouloir, elle se rapprocha de lui ; déjà elle sentait le mot sourdre en elle ; lui aussi avança, comme s’il voulait vite lui prendre des mains ce qui à l’évidence lui pesait tant. Alors elle rencontra son regard où se lisait un désir avide, qu’elle avoue, qu’elle se livre un peu… une brûlante impatience, et soudain tout en elle s’effondra. Sa main retomba avec lassitude et elle se détourna. C’était inutile, elle le sentait, jamais elle n’arriverait à prononcer le mot libérateur qui la consumait intérieurement et rongeait sa tranquillité. Tel un tonnerre tout proche, l’avertissement grondait, mais elle savait qu’elle ne pouvait pas fuir. Et au plus secret de son désir, elle appelait ce qu’elle avait redouté jusqu’alors, la foudre rédemptrice : la révélation.
Le désir d’Irène parut vouloir se réaliser plus vite qu’elle ne le croyait. Elle luttait maintenant depuis deux semaines et se sentait à bout de forces. Cela faisait déjà quatre jours que la femme ne s’était pas montrée ; et la peur s’était déjà si bien infiltrée dans son corps et mêlée à son sang qu’elle bondissait chaque fois que l’on sonnait à la porte pour intercepter à temps la lettre de chantage. Il y avait dans ce désir avide une impatience, presque une aspiration, car par chacun de ces versements elle s’achetait de la tranquillité pour une soirée, pour quelques heures paisibles en compagnie de ses enfants, pour une promenade. [Elle pouvait alors respirer, l’espace d’une soirée, d’une journée, se promener dans la rue et aller voir des amis. Mais le sommeil était dans le vrai : il conservait la certitude que le danger était tout près, en permanence ; il ne se laissait pas abuser par un réconfort aussi mince, et la nuit, il répandait en elle d’atroces cauchemars.
Au coup de sonnette, elle s’était précipitée encore une fois pour ouvrir la porte, bien qu’elle fût consciente que cette hâte inquiète à devancer les domestiques devait éveiller les soupçons et entraîner aussitôt des suppositions malveillantes. Mais ces faibles résistances que lui inspirait la raison étaient quasiment annihilées quand elle entendait le téléphone, des pas derrière elle dans la rue, ou la sonnette de l’entrée, tout son corps sursautant alors comme sous un coup de fouet.] La sonnette à nouveau l’avait fait bondir hors de la pièce jusqu’à la porte ; elle ouvrit et fut tout d’abord étonnée de voir une dame inconnue ; mais elle recula ensuite d’un air épouvanté en reconnaissant dans ce nouvel appareil et sous un élégant chapeau le visage détesté de l’extorqueuse.
« Ah ! C’est vous, madame Wagner ! J’en suis bien aise. J’ai quelque chose d’important à vous dire. » Et sans attendre la réponse d’Irène qui, effarée, s’appuyait d’une main tremblante à la poignée de la porte, elle entra et déposa son ombrelle : une ombrelle d’un rouge très vif, manifestement une de ses premières acquisitions avec l’argent extorqué. Elle se déplaçait avec une assurance inouïe, comme si elle était dans sa propre demeure, et, tout en contemplant avec satisfaction et une sorte de soulagement la richesse de l’ameublement, elle continua sans y être invitée, vers la porte du salon qui était entrouverte. « C’est par ici, n’est-ce pas ? » fit-elle avec une raillerie contenue. Et quand Irène, effrayée, encore incapable de parler, tenta de lui barrer le chemin, elle ajouta pour la tranquilliser : « Nous pourrons régler ça très vite, si ça vous est désagréable. »
Irène la suivit sans répliquer. La présence de l’extorqueuse dans sa propre demeure la frappait de stupeur : cette audace dépassait ce qu’elle avait pu envisager de plus effroyable. Elle avait l’impression que tout cela était un rêve.
« C’est beau chez vous, très beau », fit la bonne femme admirative et visiblement satisfaite, en prenant place. « Ah ! Qu’on est bien assis ! Et tous ces tableaux ! C’est là qu’on s’rend compte de sa propre misère. C’est très beau chez vous, très beau, madame Wagner. »
Alors Irène, au supplice de voir cette criminelle confortablement installée dans son salon, laissa enfin éclater sa fureur. « Mais que me voulez-vous, espèce d’extorqueuse ! Vous me poursuivez jusque dans mon appartement. Mais je ne me laisserai pas tourmenter à mort par vous. Je vais… !
– Ne parlez donc pas si fort », l’interrompit l’autre avec une familiarité offensante. « Voyons, la porte est ouverte, et les domestiques pourraient vous entendre. D’ailleurs, peu m’importe. Mon Dieu, je n’ai pas l’intention de nier ; et tout compte fait, en prison, ça ne peut pas être pire que maintenant, avec ma chienne de vie. Mais vous, madame Wagner, vous devriez être un peu plus prudente. J’vais commencer par fermer la porte, puisque vous jugez utile de vous emballer. Mais j’vous préviens : des insultes, ça m’impressionne pas. »
L’énergie d’Irène, raffermie un instant par la colère, s’effondra devant la détermination de cette bonne femme. Comme un enfant qui attend qu’on lui dise ce qu’il doit faire, elle restait debout, anxieuse et presque soumise.
« Alors, madame Wagner, j’vais pas tourner autour du pot. J’ai bien des ennuis, vous l’savez. J’vous l’ai déjà dit. Aujourd’hui j’ai besoin d’argent pour payer mon terme. Y a d’ailleurs beau temps que j’le dois, et c’est pas tout ! J’ai envie d’mettre enfin un peu d’ordre là-dedans. Alors j’suis venue vous voir pour que vous m’tiriez d’embarras en m’donnant… disons quatre cents couronnes.
– Je ne peux pas », bredouilla Irène, effarée par la somme qu’elle n’avait effectivement plus en liquide. « Je vous assure que je n’en dispose pas. Je vous ai déjà donné trois cents couronnes ce mois-ci. Où voulez-vous que je les prenne ?
– Bah, vous allez bien vous débrouiller, vous n’avez qu’à réfléchir ! Une femme aussi riche que vous peut avoir d’l’argent autant qu’elle veut. Mais faut qu’elle le veuille ! Allez, réfléchissez un p’tit peu, madame Wagner, vous allez bien vous débrouiller.
– Mais je ne les ai pas, je vous assure. Je voudrais bien vous les donner, mais je ne dispose pas d’autant d’argent. Je pourrais vous donner quelque chose comme… cent couronnes peut-être…
– C’est quatre cents couronnes qu’il me faut, j’vous l’ai dit. » Elle lança ces mots brutalement, comme offensée par cette proposition.
« Mais je ne les ai pas ! », s’écria Irène, désespérée, tout en pensant que son mari allait rentrer et qu’il pouvait arriver d’un moment à l’autre. « Je vous le jure, je ne les ai pas…
– Alors, tâchez de vous les procurer…
– Je ne peux pas. »
La bonne femme la dévisagea des pieds à la tête, comme pour l’évaluer.
– Tenez… cette bague-là par exemple… Si on la mettait en gage, ça f’rait l’affaire. C’est vrai que je ne m’y connais pas tellement en bijoux… vu que j’n’en ai jamais eu… mais j’crois qu’on en tirerait bien quatre cents couronnes…
– Cette bague ! » s’écria Irène. C’était sa bague de fiançailles, la seule qu’elle n’enlevait jamais ; elle était ornée d’une très belle pierre précieuse qui lui conférait une grande valeur.
« Ben pourquoi pas ? J’vous enverrai la reconnaissance, comme ça vous pourrez la dégager quand vous voudrez. Vous la récupérerez bien ! Je n’vais pas la garder. Qu’est-ce qu’une pauvre femme comme moi irait faire d’une bague aussi chic ?
– Pourquoi me persécutez-vous ? Pourquoi me torturez-vous ? Je ne peux pas… Je ne peux pas. Il faut que vous compreniez… Vous voyez bien que j’ai fait ce que je pouvais. Il faut que vous compreniez. Ayez pitié de moi !
– Mais personne n’a eu pitié d’moi non plus. On m’a quasiment laissé crever de faim. Pourquoi est-ce que moi j’devrais avoir pitié d’une femme aussi riche ? »
Irène s’apprêtait à répliquer violemment, quand soudain – et son sang se figea – elle entendit une porte claquer dehors. C’était sûrement son mari qui rentrait de son bureau. Sans réfléchir, elle arracha la bague de son doigt et la tendit à l’autre qui ne bougeait pas, et qui la fit disparaître prestement.
« N’ayez pas peur. J’m’en vais tout d’suite », dit-elle en voyant une angoisse sans nom sur le visage d’Irène et l’attention extrême qu’elle prêtait aux pas d’un homme que l’on entendait distinctement dans le vestibule. La femme ouvrit la porte, salua l’époux d’Irène qui entrait et qui la regarda un instant sans paraître la remarquer particulièrement, puis elle disparut.
« C’était une dame qui voulait un renseignement », expliqua Irène à bout de forces, dès que la porte se fut refermée derrière la bonne femme. L’instant le plus terrible était passé. Son mari ne répondit rien et entra tranquillement dans la salle à manger où la table était déjà mise pour le déjeuner.
Il semblait à Irène que l’air lui brûlait le doigt à l’endroit protégé d’ordinaire par la fraîcheur de l’anneau, et elle avait l’impression que tout le monde voyait sur son doigt nu comme la trace d’une brûlure. Au cours du repas, elle essaya sans cesse de cacher sa main, mais ses sens surexcités se jouaient d’elle, la persuadant que son mari ne quittait pas cette main des yeux et suivait le moindre de ses déplacements. Elle fit tous ses efforts pour détourner son attention et posa mille questions pour lancer la conversation. Elle n’arrêtait pas de lui parler, s’adressait aux enfants, à la gouvernante, les interrogeant sans relâche pour ranimer la conversation, mais toujours le souffle lui manquait, et l’intérêt retombait chaque fois, comme un feu qui s’étouffe. Elle essayait de paraître joyeuse et d’entraîner les autres dans cette gaieté, elle taquinait les enfants en les excitant l’un contre l’autre, mais elle ne parvint ni à provoquer une dispute ni à les faire rire : elle sentait que dans son enjouement quelque chose devait sonner faux et gênait tout le monde inconsciemment. Plus elle se donnait de mal, moins elle réussissait. Elle finit par se lasser, et se tut.
Les autres aussi gardaient le silence ; elle n’entendait que le léger tintement des assiettes, et grossir en elle les rumeurs de l’angoisse. Tout à coup, son mari demanda : « Où est donc ta bague, aujourd’hui ? »
Elle sursauta. Quelque chose cria en elle : fini ! Mais son instinct luttait encore. Rassembler toutes mes forces, maintenant, se disait-elle. Juste le temps d’une phrase, d’un mot. Trouver juste encore un mensonge, un dernier mensonge.
« Je… je l’ai donnée à nettoyer. »
Et comme fortifiée par cette fourberie, elle ajouta d’un ton résolu : « Après-demain j’irai la chercher. » Après-demain. Désormais, elle était liée ; si elle échouait, son mensonge s’effondrerait nécessairement, et elle avec. Elle s’était fixé elle-même l’échéance, et cette peur trouble se trouvait soudain pénétrée d’un sentiment nouveau, comme un bonheur de savoir le dénouement si proche. Après-demain : elle connaissait maintenant l’échéance et sentait que cette certitude inondait son angoisse d’un étrange apaisement. Quelque chose grandissait en elle, une force nouvelle, la force de vivre et la force de mourir.
La certitude enfin acquise que le dénouement était proche commença à répandre en elle une sérénité inattendue. Comme par miracle, la nervosité laissa la place à une sage réflexion, la peur à un sentiment inconnu d’elle, une paix cristalline qui lui fit voir soudain les choses de sa vie en transparence et avec leur véritable valeur. Elle évalua sa vie et s’aperçut qu’elle pesait encore son poids ; s’il lui était permis de la conserver et de l’enrichir de la signification nouvelle et plus noble que lui avaient révélée ces journées d’angoisse, si elle pouvait recommencer une vie sans tache, paisible, exempte de mensonge, alors elle se sentait prête. Mais pour traîner une vie de femme divorcée, adultère, salie par le scandale, elle était trop lasse ; trop lasse aussi pour continuer ce jeu dangereux consistant à s’acheter de la tranquillité et à se la voir accorder pour peu de temps. La résistance, elle le sentait, n’était plus envisageable, la fin approchait, elle risquait d’être trahie par son mari, ses enfants, par tout ce qui l’entourait, et aussi par elle-même. La fuite était impossible devant un adversaire qui semblait être partout à la fois. Et l’aveu, ce recours assuré, lui était inaccessible, elle le savait maintenant. Une seule voie restait libre, mais celle-là sans retour.
[La vie était encore pleine d’attraits. C’était une de ces journées de pur printemps, comme il en éclate parfois au plein cœur de l’hiver : une journée avec un ciel bleuissant à l’infini, dont l’ample élévation donnait l’impression que l’on pouvait enfin respirer après toutes les journées enténébrées de l’hiver.
Les enfants accoururent, portant pour la première fois de l’année des vêtements de couleur claire, et elle dut faire un effort pour ne pas répondre à leur joyeuse exubérance par des larmes. Dès que se fut dissipé en elle l’écho douloureux de ces rires d’enfants, elle entreprit d’exécuter résolument ses projets. Elle avait d’abord l’intention de récupérer sa bague, car, quel que fût le sort qui l’attendait, aucun soupçon ne devait entacher sa mémoire, ni personne avoir aucune preuve patente de sa culpabilité. Personne, surtout pas les enfants, ne devait jamais soupçonner le terrible secret qui l’avait arrachée à eux ; cela devrait apparaître comme un hasard, sans que personne en fût responsable.
Elle se rendit d’abord au mont-de-piété afin d’y engager un bijou de famille qu’elle ne portait presque jamais et de se procurer ainsi une somme suffisante pour pouvoir éventuellement racheter à cette femme la bague qui la trahissait. Elle se sentit plus assurée dès qu’elle eut cet argent en poche et poursuivit son chemin au hasard, espérant en son for intérieur ce qu’elle redoutait le plus, la veille encore : rencontrer l’extorqueuse.
L’air était doux, avec une touche de soleil au-dessus des maisons. La force impétueuse du vent qui pourchassait les nuages blancs dans le ciel semblait s’être communiquée quelque peu à l’allure des gens, qui marchaient avec plus d’allant et de légèreté que pendant toutes les journées lugubres et crépusculaires de l’hiver. Elle avait l’impression d’en ressentir elle-même quelque chose. La pensée de la mort, qu’elle avait saisie la veille, comme au vol, et qu’elle avait conservée dans sa main tremblante, prit soudain des proportions monstrueuses, échappant à son entendement. Était-il donc possible qu’un mot d’une horrible mégère détruisît tout cela : ces maisons aux façades étincelantes, ces voitures filant à toute allure, ces gens qui riaient et ce bourdonnement du sang dans ses veines ? Un mot aurait-il le pouvoir d’éteindre la flamme infinie que le monde entier faisait jaillir dans son cœur palpitant ?
Elle n’arrêtait pas de marcher, mais cette fois sans baisser les yeux : tous les sens en éveil, et comme remplie du désir avide de découvrir enfin celle que depuis longtemps elle cherchait. C’était maintenant le gibier qui pistait le chasseur ; et comme un animal traqué, en position de faiblesse, sentant qu’il ne peut plus échapper, fait brusquement demi-tour avec l’énergie du désespoir pour attaquer le poursuivant de front, son souhait le plus ardent maintenant était de se retrouver face à face avec sa persécutrice et de se battre avec cette force suprême que l’instinct de vie donne aux désespérés.
Elle restait sciemment à proximité de chez elle, car c’était là que l’extorqueuse la guettait d’habitude ; à un moment, elle traversa même la rue en toute hâte parce que les habits d’une passante lui rappelaient celle qu’elle cherchait. Il y avait longtemps qu’elle ne luttait plus pour la bague, qui de toute façon ne permettait qu’un sursis et non une délivrance ; ce qu’elle appelait au contraire de tous ses vœux, c’était cette rencontre, comme un signe du destin renvoyant à une instance supérieure qui décidait de la vie et de la mort, alors que recouvrer la bague lui semblait relever de sa propre décision. Mais nulle part la femme n’était visible. Elle avait disparu dans le dédale inextricable de l’immense cité, comme un rat dans son trou. Déçue, mais n’ayant pas encore perdu espoir, elle rentra chez elle à midi et reprit aussitôt après le déjeuner ses vaines recherches. Elle se remit à parcourir les rues, et comme elle ne la trouvait nulle part, la terreur qu’elle avait presque oubliée, resurgit en elle. Ce n’était plus ni cette femme ni la bague qui l’inquiétait, mais le terrifiant mystère de toutes ces rencontres et que la raison ne pouvait plus entièrement comprendre. Comme par magie, cette femme avait découvert son nom et son adresse, connaissait toutes ses habitudes et son train de maison ; elle était toujours arrivée au moment le plus effrayant et le plus risqué, et maintenant qu’elle était si attendue, elle avait d’un seul coup disparu. Elle devait être quelque part dans cette énorme agitation, tout près quand elle le voulait, et au contraire inaccessible dès qu’on désirait la voir ; cette menace aux contours imprécis, cette présence fuyante de l’extorqueuse qui assiégeait sa vie sans se laisser saisir, épuisaient les dernières forces d’Irène et la livraient sans ressource à une angoisse de plus en plus mystique. On aurait dit que des puissances maléfiques s’étaient conjurées pour la perdre tant cette accumulation insensée de hasards hostiles semblait se rire de sa faiblesse. Et, nerveuse, d’un pas fiévreux, elle parcourait toujours la même rue. Comme une fille ! se dit-elle. Mais l’autre restait invisible. Seule l’obscurité vint étendre son ombre menaçante ; en cette brève soirée de printemps, la couleur claire du ciel devint sale et sinistre, et la nuit tomba rapidement. Des lumières s’allumèrent dans les rues, la marée des passants reflua encore plus rapidement dans les maisons, et toute vie parut s’abolir, entraînée par ce courant sombre. Irène continua quelque temps à faire les cent pas, épia encore une fois toute la rue dans un ultime espoir, puis s’en retourna vers sa maison. Elle avait froid.
Lasse, elle monta l’escalier. Elle entendit qu’on mettait les enfants au lit dans la pièce voisine, mais elle évita d’aller leur dire bonsoir, de les quitter pour une nuit avec la pensée de la nuit éternelle. Et d’ailleurs, à quoi bon les voir maintenant ? Pour goûter un bonheur parfait dans leurs baisers impétueux et l’amour dans leurs visages lumineux ? À quoi bon se torturer avec une joie qui n’était déjà plus pour elle ? Elle serra les dents : non, elle ne voulait plus rien goûter de la vie, rien de ses côtés agréables et riants qui la retenaient par tant de souvenirs, car c’étaient autant de liens qu’il lui faudrait demain rompre d’un seul coup. Elle ne voulait penser qu’à ses aspects écœurants, ignobles, vulgaires, à son malheur, à l’extorqueuse, au scandale, à tout ce qui la chassait, la poussait vers l’abîme.
Le retour de son mari interrompit cette méditation sombre et solitaire. Avec gentillesse, pour engager une conversation chaleureuse, il essaya de se rapprocher d’elle en parlant et lui posa beaucoup de questions. Elle crut déceler une certaine nervosité dans cette sollicitude soudain si vive, mais le souvenir de leurs paroles de la veille la rendait rétive à toute conversation. Une espèce de peur l’empêchait de se laisser lier par l’amour ou retenir par la sympathie. Vaguement inquiet, il semblait sentir sa résistance. Elle, de son côté, craignait que dans son inquiétude il ne cherchât encore à se rapprocher d’elle, et elle lui souhaita très tôt le bonsoir. « À demain », répondit-il. Puis elle quitta la pièce.
Demain : comme c’était proche, et infiniment loin ! Cette nuit sans sommeil lui paraissait horriblement obscure et démesurée. Peu à peu, les bruits de la rue se firent plus rares ; d’après les reflets dans la chambre, elle comprit que dehors les lumières s’éteignaient. Parfois, elle avait l’impression de percevoir tout près des respirations venant des autres chambres, la vie de ses enfants, de son mari, de l’univers tout entier, proche et pourtant si lointain, presque évanoui déjà ; et en même temps, un silence incroyable qui ne semblait pas venir de la nature, du monde alentour, mais d’elle-même, d’une source qui bruissait mystérieusement. Elle se sentait comme enfermée dans un cercueil, à l’infini dans le silence, avec l’obscurité de ciels invisibles sur sa poitrine. Parfois, dans cette obscurité, l’horloge comptait tout haut les heures, puis la nuit devenait noire et sans vie ; mais pour la première fois elle crut comprendre le sens de cette obscurité insondable et vide. Maintenant, elle ne pensait plus à la séparation ni à la mort ; elle réfléchissait seulement à la manière d’y trouver refuge le plus discrètement possible afin de s’épargner à elle-même et à ses enfants la honte du scandale. Elle réfléchit à tous les moyens dont elle savait qu’ils conduisaient à la mort, passa en revue toutes les possibilités de se supprimer jusqu’au moment où, avec un mélange de frayeur et de joie, elle se rappela soudain que lors d’une douloureuse maladie provoquant des insomnies, le médecin lui avait prescrit de la morphine ; à chaque fois, elle avait pris quelques gouttes de ce poison doux-amer, dans le petit flacon dont le contenu, comme on le lui avait dit, était suffisant pour que l’on s’éteignît doucement. Oh, ne plus être traquée, pouvoir reposer, reposer jusqu’à la fin des temps, ne plus sentir la peur marteler son cœur ! Dans son insomnie, l’idée de s’éteindre peu à peu la séduisait infiniment ; déjà il lui semblait avoir ce goût de fiel sur les lèvres, et elle se sentait sombrer dans un doux délire. Elle se redressa d’un bond et alluma la lumière. Le flacon qu’elle ne tarda pas à trouver n’était plus qu’à moitié plein, et elle craignit que cela ne suffît pas. Elle fouilla fébrilement dans tous ses tiroirs avant de tomber sur l’ordonnance qui lui permettait d’en faire préparer une plus grande quantité. Elle la plia en souriant, comme un précieux billet de banque : elle tenait désormais sa mort dans la main. Prise d’un frisson glacé, mais rassurée, elle allait se recoucher quand, passant devant le miroir éclairé, elle se vit soudain dans ce cadre sombre surgir en face d’elle-même, fantomatique, blême, les yeux creusés, et enveloppée dans sa chemise de nuit blanche comme dans un linceul. L’horreur la saisit, elle éteignit la lumière, se réfugia en grelottant dans le lit qu’elle avait abandonné, et resta éveillée jusqu’au lever du jour.]
Dans la matinée, elle brûla ses lettres, mit en ordre toutes sortes de petites choses, mais elle évita autant que possible de voir ses enfants, comme du reste tout ce qui lui était cher. Désormais, son seul désir était d’empêcher la vie, avec ses joies et ses séductions, de s’agripper à elle, et de lui rendre encore plus difficile, en la faisant hésiter inutilement, la décision qu’elle avait prise. Puis elle sortit dans la rue encore une fois, une dernière fois, pour tenter le destin et rencontrer l’extorqueuse. De nouveau, elle parcourut inlassablement les rues, mais sans la même exaltation. Déjà quelque chose en elle s’était relâché, et elle doutait de pouvoir lutter plus longtemps. Elle n’arrêta pas de marcher, deux heures durant, comme par sentiment du devoir. La femme n’était visible nulle part. Mais cela ne lui faisait plus mal. Elle ne souhaitait presque plus cette rencontre, tellement elle se sentait à bout de forces. Elle scrutait les visages des gens, et tous lui semblaient étrangers, morts, et d’une certaine façon sans vie. Tout cela était d’une certaine façon déjà loin, perdu, et ne lui appartenant plus.
Mais à un moment, elle sursauta. En jetant un coup d’œil autour d’elle, elle crut avoir senti soudain de l’autre côté de la rue, au milieu de la cohue, le regard de son mari, ce regard étrange, dur, pénétrant qu’elle ne lui connaissait que depuis peu. Irritée, elle fixa l’endroit, mais la silhouette avait vite disparu derrière une voiture qui passait, et elle se rassura en pensant qu’à cette heure son mari était toujours occupé au tribunal. À guetter sans relâche, elle perdit la notion de l’heure, et elle arriva en retard pour le déjeuner. Son mari n’était pas encore rentré lui non plus, contrairement à son habitude ; il arriva deux minutes plus tard et lui parut quelque peu nerveux.
À présent, elle comptait les heures qui la séparaient du soir, et elle fut effrayée qu’il y en eût encore tellement, trouvant bizarre aussi qu’il fallût si peu de temps pour dire adieu, et si peu intéressants les objets quand on savait qu’on ne pouvait pas les emporter. Une sorte de torpeur s’empara d’elle. Machinalement, elle descendit de nouveau la rue, allant au hasard, sans penser ni rien voir. À un croisement, un cocher retint ses chevaux au dernier moment, et elle vit le timon à deux doigts de la heurter en plein. Le cocher lança un gros juron, elle se retourna à peine : cela aurait pu la sauver ou retarder l’échéance. Un hasard lui aurait évité de prendre une décision. Lasse, elle poursuivit son chemin : c’était agréable de ne penser absolument rien, de n’éprouver en soi que cette sensation vague et obscure de la fin, une sorte de brouillard qui descendait doucement et enveloppait tout.
Quand elle leva les yeux par hasard pour voir le nom de la rue, elle tressaillit : le hasard de ses errances l’avait conduite tout près de la maison de son ancien amant. Était-ce un signe ? Il pouvait encore l’aider peut-être, il devait connaître l’adresse de cette femme. Elle en tremblait presque de joie. Comment avait-elle pu ne pas songer à cela, la chose la plus simple ? D’un seul coup, elle sentit ses membres se ranimer, l’espoir gonfla ses pensées engourdies qui commencèrent à s’agiter confusément. Il faudrait qu’il l’accompagne chez cette femme pour en terminer une fois pour toutes. Il faudrait qu’il la menace afin qu’elle arrête ces extorsions ; peut-être même que de l’argent suffirait à l’éloigner de la ville. Elle regretta soudain d’avoir tant malmené le pauvre garçon dernièrement, mais il l’aiderait, elle en était sûre. Comme il était étrange que cette solution n’apparût que maintenant, juste à la dernière minute !
Elle monta l’escalier à la hâte et sonna. Personne n’ouvrit. Elle écouta : il lui semblait entendre des pas furtifs derrière la porte. Elle sonna encore une fois. De nouveau un silence. Et de nouveau un léger bruit à l’intérieur. Alors elle perdit patience : elle sonna sans discontinuer ; sa vie était en jeu, après tout.
Enfin quelque chose bougea derrière la porte ; la serrure cliqueta, et on entrouvrit légèrement. « C’est moi », souffla-t-elle.
Comme pris d’une frayeur, il ouvrit alors la porte.
« C’est toi… c’est vous… chère Madame », balbutia-t-il, l’air gêné. « Je… ne… pardonnez-moi… je ne… m’attendais pas… à votre visite… excusez ma tenue. » Il désigna ses manches ; sa chemise était à moitié déboutonnée, et il ne portait pas de col.
« Je dois vous parler d’urgence… Il faut que vous m’aidiez », fit-elle, agacée qu’il la laissât debout dans le couloir comme une mendiante. « N’allez-vous pas me laisser entrer et m’écouter une minute ? » ajoutât-elle d’un ton irrité.
« Volontiers », murmura-t-il embarrassé, en jetant un coup d’œil de côté, « mais en ce moment… je ne puis…
– Il faut que vous m’écoutiez. C’est de votre faute, après tout. Vous avez le devoir de m’aider… Il faut que vous me procuriez cette bague, il faut… Ou alors donnez-moi l’adresse, au moins… Elle ne cesse de me poursuivre, et maintenant elle a disparu… Il le faut, vous m’entendez, il le faut. »
Il la regardait, ahuri. Alors seulement elle se rendit compte qu’elle prononçait des paroles entrecoupées, complètement incohérentes.
« Ah ! c’est vrai… vous ne savez pas… eh bien ! votre maîtresse, l’ancienne, cette bonne femme m’a vue sortir de chez vous l’autre fois, et depuis elle me poursuit, elle m’extorque de l’argent… elle me pressure à mort… Maintenant elle m’a pris ma bague, et il me la faut absolument. D’ici ce soir, il faut que je l’aie, je l’ai dit, d’ici ce soir… Alors est-ce que vous voulez m’aider ?
– Mais… mais je…
– Vous voulez, oui ou non ?
– Mais je ne connais pas de bonne femme. Je ne sais pas de qui vous parlez. Je n’ai jamais eu de liaison avec des extorqueuses. » Il était presque grossier.
« Ah bon… Vous ne la connaissez pas. Elle a donc inventé tout ça ! Pourtant elle connaît votre nom et mon adresse. Et ce n’est pas vrai peut-être qu’elle fait du chantage ! C’est seulement que je rêve, peut-être ! »
Elle eut un rire strident. Cela le mit mal à l’aise. L’idée lui traversa l’esprit, une seconde, qu’elle pouvait être folle, tant ses yeux brillaient. Son comportement était bizarre, ses paroles absurdes. Apeuré, il regarda autour de lui.
« Allons, je vous en prie, chère Madame… calmez-vous… je vous assure que vous faites erreur. C’est tout à fait impossible, ça doit… non, je n’y comprends rien, moi ! Je ne connais pas de femme de cette espèce. Je suis ici depuis peu de temps, vous le savez bien, et les deux liaisons que j’ai eues ne sont pas aussi… je ne veux pas donner de nom, mais… mais c’est vraiment ridicule… je vous assure que cela doit être une erreur…
– Vous ne voulez donc pas m’aider ?
– Mais certainement… si je le puis.
– Alors… venez ! Allons ensemble chez elle…
– Chez qui donc… chez qui ? » Quand elle le prit par le bras, il eut de nouveau horriblement peur qu’elle ne fût folle.
« Chez elle… Vous voulez, ou vous ne voulez pas ?
– Mais certainement… certainement » – l’insistance avec laquelle elle le harcelait ne faisait que renforcer ses soupçons – « certainement… certainement…
– Alors venez… pour moi, c’est une question de vie ou de mort ! »
Il se retint pour ne pas sourire. Puis tout à coup, il devint froid.
« Excusez-moi, chère Madame… mais ce n’est pas possible pour le moment… j’ai une leçon de piano… je ne puis interrompre…
– Ah… c’est comme ça… » – elle lui éclata de rire au nez – « c’est comme ça que vous donnez des leçons de piano… en bras de chemise… Espèce de menteur ! » Et brusquement, sous l’impulsion d’une idée, elle se rua dans l’appartement. Il essaya de la retenir. « Elle est donc ici, chez vous, cette extorqueuse ! En fin de compte, vous avez partie liée. Et peut-être vous partagez-vous ce que vous m’avez extorqué. Mais je l’aurai ! Je n’ai plus peur de rien, maintenant ! » Elle hurlait. Il la retint, mais elle se débattit, se dégagea et se précipita vers la porte de la chambre à coucher.
Une silhouette, quelqu’un qui de toute évidence avait écouté à la porte, recula vivement : Irène, hébétée, contempla une dame inconnue, la toilette un peu en désordre, qui détourna aussitôt le visage. Son amant s’était élancé derrière Irène pour la retenir, la croyant folle, et pour éviter un malheur ; mais déjà elle ressortait de la chambre. « Excusez-moi », murmura-t-elle. Elle était complètement désorientée. Elle ne comprenait plus rien, elle n’éprouvait que du dégoût, un dégoût infini, et de la fatigue.
« Excusez-moi », répéta-t-elle en voyant comme il la suivait des yeux, l’air inquiet. « Demain… demain vous comprendrez tout… vous savez, je… je n’y comprends plus rien moi-même. » Elle lui parlait comme à un étranger. Rien ne lui rappelait qu’elle avait appartenu un jour à cet homme, et c’est à peine si elle sentait son propre corps. Tout était maintenant encore beaucoup plus confus qu’avant ; la seule chose qu’elle savait, c’était que quelqu’un mentait. Mais elle était trop fatiguée pour penser encore, trop fatiguée pour rien voir. Elle descendit l’escalier les yeux fermés, comme un condamné marche à l’échafaud.
La rue était sombre quand elle sortit. Une pensée lui traversa l’esprit : peut-être m’attend-elle là-bas, peut-être vais-je être sauvée au dernier moment. Il lui sembla qu’elle devrait joindre les mains et prier Dieu, ce Dieu oublié. Oh, pouvoir acheter encore juste quelques mois de répit, ces quelques mois jusqu’à l’été, et vivre alors là-bas, en paix, hors d’atteinte pour l’extorqueuse, au milieu des prairies et des champs, juste un été [, mais si intense, si plein, qu’il compterait plus que toute une existence] ! Elle scruta avidement la rue déjà sombre. De l’autre côté, sous une porte cochère, elle pensa voir une silhouette à l’affût, mais comme elle approchait, celle-ci disparut en s’enfonçant sous le porche. Un instant, elle crut constater une ressemblance avec son mari. Pour la deuxième fois ce jour-là, elle éprouva cette peur de sentir soudain dans la rue sa présence et son regard. Elle ralentit pour en avoir le cœur net. Mais la silhouette avait disparu dans l’ombre. Elle continua, inquiète, avec une curieuse sensation de raideur dans la nuque, comme si derrière elle un regard la brûlait. Elle se retourna encore une fois, mais il n’y avait personne.
La pharmacie n’était pas loin. Elle y entra avec un léger frisson. L’apothicaire prit l’ordonnance et commença la préparation. Durant cette minute, Irène vit tout : la balance étincelante, les poids minuscules, les petites étiquettes, et en haut des armoires l’alignement des essences avec leurs noms étranges, en latin, que ses regards déchiffraient machinalement. Elle entendait le tic-tac de la pendule, sentait ce parfum particulier, l’odeur grasse et douceâtre des médicaments, et elle se rappela soudain que dans son enfance, elle demandait toujours à sa mère, comme une faveur, de la charger des commissions à la pharmacie parce qu’elle aimait cette odeur et le spectacle étrange de tous ces pots qui brillaient. Horrifiée, elle se souvint alors qu’elle avait négligé de faire ses adieux à sa mère, et elle eut terriblement pitié de la pauvre femme. Comme elle allait s’affoler, pensa-t-elle horrifiée ; mais déjà l’apothicaire comptait les gouttes claires qu’il transvasait d’un bocal ventru dans une fiole bleue. Le regard fixe, elle voyait la mort passer d’un récipient dans l’autre ; bientôt elle coulerait dans ses veines, et une sensation de froid s’infiltra dans tous ses membres. Hébétée, comme hypnotisée, elle fixait des yeux ces doigts qui enfonçaient à présent le bouchon dans le flacon plein et collaient une bande de papier autour du dangereux renflement. Tous ses sens étaient fascinés et paralysés par l’atroce pensée.
« Deux couronnes, s’il vous plaît », dit l’apothicaire. Elle sortit de son hébétement et jeta autour d’elle un regard absent. Puis elle fouilla machinalement dans son sac pour prendre l’argent. Elle était encore comme dans un rêve : elle regarda les pièces sans les reconnaître tout de suite, et cela lui prit du temps de les compter.
À cet instant, elle sentit que son bras était vivement repoussé sur le côté, et elle entendit des pièces tinter dans la coupelle de verre. Une main s’avança à côté d’elle et s’empara de la fiole.
Machinalement, elle se retourna. Et son regard se figea. C’était son mari qui était là, crispé, les lèvres serrées. Son visage était livide et sur son front luisaient des gouttes de sueur.
Elle faillit s’évanouir et dut se cramponner au comptoir. D’un seul coup elle comprit que c’était lui qu’elle avait vu dans la rue et qui l’avait guettée l’instant d’avant, sous la porte cochère ; quelque chose lui avait déjà fait pressentir là-bas que c’était lui, et le lui rappela confusément en cette seconde.
« Viens », dit-il d’une voix sourde et étranglée. Elle le regarda fixement, et en son for intérieur, dans une sphère très obscure et profonde de sa conscience, elle s’étonna de lui obéir. Et elle lui emboîta le pas sans même s’en rendre compte.
Ils traversèrent la rue côte à côte. Ils ne se regardaient pas. Il tenait toujours la fiole dans sa main. À un moment, il s’arrêta et essuya son front moite. Machinalement elle freina l’allure elle aussi, sans le vouloir, sans le savoir. Mais elle n’osait pas le regarder. Ni l’un ni l’autre ne soufflait mot ; le tumulte de la rue déferlait entre eux.
Dans l’escalier, il la fit passer devant lui. Et dès qu’il ne fut plus à ses côtés, ses jambes flageolèrent. Elle s’arrêta et chercha un appui. Alors il lui soutint le bras. À ce contact, elle tressaillit, et elle monta plus rapidement les dernières marches.
Elle entra dans la chambre. Il la suivit. Les murs avaient un éclat sombre, on pouvait à peine distinguer les objets. Ils ne disaient toujours rien. Il déchira le papier d’emballage, déboucha le flacon, en vida le contenu. Puis il le lança violemment dans un coin. Elle sursauta en entendant le bruit du verre.
Ils gardaient toujours le silence. Elle devinait combien il se contraignait, elle le devinait sans regarder. Enfin il vint vers elle. Plus près, puis tout près. Elle sentait qu’il respirait avec difficulté, et son regard fixe, comme embrumé, distinguait l’éclat de ses yeux, étincelant dans l’obscurité de la pièce. Elle s’attendait à entendre exploser sa colère, et frissonnait sur place à la pensée d’être agrippée par sa main de fer. Le cœur d’Irène s’arrêta de battre, seuls ses nerfs vibraient comme des cordes tendues à l’extrême ; tout en elle attendait le châtiment, et elle désirait presque sa colère. Mais il continuait à se taire, et avec une surprise infinie, elle sentit beaucoup de douceur dans sa façon de se rapprocher. « Irène, dit-il, et sa voix était étrangement veloutée. Pendant combien de temps encore allons-nous nous faire souffrir ? »
Alors éclatèrent soudain, convulsivement, avec une violence inouïe, comme un seul cri insensé et sauvage, alors jaillirent enfin les sanglots qu’elle avait contenus et maîtrisés durant toutes ces semaines. Une main furieuse semblait avoir empoigné ses entrailles et la secouer à toute force ; elle chancelait, comme ivre, et elle serait tombée à la renverse si son mari ne l’avait retenue.
« Irène », fit-il pour l’apaiser, « Irène, Irène », avec une voix de plus en plus douce, de plus en plus lénifiante, en donnant à son nom des inflexions de plus en plus tendres, comme s’il pouvait calmer la révolte désespérée de ses nerfs crispés. Mais seuls des sanglots lui répondaient, en rafales sauvages, comme des vagues de douleur qui lui parcouraient tout le corps. Il dirigea, il porta ce corps saisi de spasmes jusqu’au sofa et l’y étendit. Mais les sanglots ne se calmaient pas, la crise de larmes secouait les membres comme des décharges électriques, des ondes de frissons glacés semblaient envahir cette chair torturée. Soumis depuis des semaines à une intolérable tension, les nerfs avaient maintenant cédé, et la douleur se déchaînait avec furie dans cette chair devenant insensible.
En proie à une intense émotion, il maintenait son corps frissonnant : il prit ses mains glacées, il l’embrassa d’abord doucement, sur sa robe, dans son cou, puis avec une angoisse passionnée ; mais elle était toujours recroquevillée sur elle-même, comme déchirée par les spasmes, et le flot de ses larmes enfin libérées se déversait sans retenue. Il lui toucha la figure, qui était froide et baignée de larmes, et il sentit sur les tempes les pulsations du sang. Une peur indicible s’empara de lui. Il s’agenouilla pour parler plus près de son visage.
« Irène », il n’arrêtait pas de la caresser, « pourquoi pleures-tu ?… Maintenant… maintenant que tout est fini… Pourquoi te tourmentes-tu encore… Tu n’as plus besoin d’avoir peur… Elle ne reviendra plus, plus jamais… »
Irène eut un nouveau soubresaut, et il la retint de ses deux mains. En sentant le désespoir qui déchirait ce corps torturé, une angoisse terrible l’étreignit, et il eut l’impression d’être son assassin. Il ne cessait de l’embrasser et balbutiait des excuses d’une voix entrecoupée.
« Non… plus jamais… je te le jure… je ne pouvais vraiment pas deviner que tu serais effrayée à ce point… je ne voulais que te lancer un appel… te rappeler à ton devoir… pour que tu le quittes… pour toujours… et que tu nous reviennes… je n’avais vraiment pas le choix quand j’ai appris la chose par hasard… mais je ne pouvais pas te le dire moi-même… j’ai pensé… j’ai toujours pensé que tu reviendrais… c’est pourquoi j’ai envoyé cette pauvre femme, pour t’inciter à le faire… c’est une pauvre fille, une actrice au chômage… et elle n’a accepté qu’à contrecœur, c’est moi qui ai voulu… je vois que j’ai eu tort… mais je voulais tant que tu reviennes… et je t’ai toujours montré que j’étais prêt à… que je ne désirais rien d’autre que pardonner, mais tu ne m’as pas compris… non… je ne voulais pas te pousser à une telle extrémité… en fait, j’ai davantage souffert de voir tout ce qui se passait… j’ai surveillé chacun de tes pas… c’est uniquement à cause des enfants, tu sais, à cause des enfants que je devais te forcer… mais maintenant tout est terminé… maintenant tout va s’arranger… »
Elle entendait vaguement, à une distance infinie, des paroles qui semblaient proches mais qu’elle ne comprenait pas. Une rumeur s’enflait en elle, qui couvrait tout, un tumulte des sens où chaque sentiment s’évanouissait. Elle sentait des effleurements sur sa peau, des baisers et des caresses, avec ses propres larmes déjà refroidies ; mais au-dessous, le sang était rempli d’une sonorité sourde, grondante, finissant par éclater, comme des cloches en folie. Puis tout se brouilla pour elle. Émergeant de son évanouissement, elle sentit confusément qu’on la déshabillait, et elle vit comme à travers des brumes le visage de son mari, doux et inquiet. Puis elle plongea dans les ténèbres, dans ce sommeil noir et sans rêve dont elle avait été longtemps privée.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, le lendemain matin, il faisait déjà clair dans la chambre. Et la clarté, elle le sentit, était aussi en elle, sans plus de brumes, et tout son sang était purifié comme après un orage. Elle essaya de se rappeler ce qui lui était arrivé, mais tout lui apparaissait encore comme un rêve. Cette pulsation qu’elle sentait lui semblait irréelle, légère et libérée, comme dans ces vols où l’on plane à travers les airs dans son sommeil, et pour se convaincre qu’elle ne dormait pas, elle tâta ses mains.
Soudain elle sursauta : la bague brillait à son doigt. Aussitôt elle fut complètement réveillée. Les paroles confuses qu’à demi évanouie elle avait entendues sans les entendre, et l’obscur pressentiment qu’elle avait eu auparavant sans jamais oser le transformer en pensée ou en soupçon, les deux s’enchaînaient et devenaient parfaitement cohérents. Elle comprit tout d’un seul coup, les questions de son mari, l’étonnement de son amant, toutes les mailles se défirent une à une, et elle vit dans quel affreux filet elle s’était empêtrée. L’amertume et la honte l’envahirent, ses nerfs se remirent à trembler, et elle regretta presque de s’être réveillée de ce sommeil sans rêve et sans peur.
À ce moment-là, des rires retentirent à côté. Les enfants étaient debout et s’ébattaient comme des oiseaux saluant le jour qui se lève. Elle distinguait nettement la voix du petit garçon, et elle se rendit compte pour la première fois, avec étonnement, à quel point elle ressemblait celle de son père. Un léger sourire effleura ses lèvres et s’y attarda. Elle resta allongée, les yeux fermés, pour goûter plus profondément tout ce qui était sa vie et désormais aussi son bonheur. Elle avait encore un peu mal, au-dedans, mais c’était une souffrance pleine de promesses, cuisante et plaisante à la fois, comme des blessures qui brûlent avant de se cicatriser pour toujours.
(Vienne, 1910)
Il était délicieux l’air de cette singulière matinée d’avril 1931, encore tout chargé de pluie et déjà tout ensoleillé. Il avait la saveur d’un fondant, doux, frais, humide et brillant : un pur printemps, un ozone sans mélange. En plein boulevard de Strasbourg, on s’étonnait de respirer une bonne odeur de prés en fleur et d’océan. Ce ravissant miracle était l’œuvre d’une averse, une de ces capricieuses ondées d’avril dont use volontiers le printemps pour s’annoncer de la façon la plus cavalière. Pendant le voyage déjà, notre train poursuivait un sombre horizon suspendu comme une menace noire au-dessus des champs ; mais c’est seulement à Meaux, quand les maisons de banlieue commençaient à s’éparpiller dans le paysage comme des dés à jouer, quand les premiers panneaux publicitaires hurlaient dans la verdure révoltée, qu’en face de moi dans le compartiment la vieille Anglaise rassemblait ses quatorze sacs, flacons et nécessaire de voyage, qu’enfin creva ce nuage spongieux, gorgé d’eau, couleur de plomb et sinistre qui depuis Épernay faisait la course avec notre locomotive. Un petit éclair blanc donna le signal ; aussitôt, dans un roulement de tambour, et tombant en trombes, la pluie mitrailla notre train. Gravement atteintes, les vitres pleurèrent sous le crépitement brutal de la grêle ; en signe de capitulation, la locomotive inclina vers le sol son panache de fumée grise. On ne voyait plus rien, on n’entendait plus que le grondement irrité de l’averse sur le verre et sur l’acier, et comme une bête pourchassée, la locomotive filait sur les rails étincelants pour échapper à l’orage. Mais nous voilà arrivés à bon port ; nous attendons encore nos porteurs sous la verrière de la gare de l’Est que, déjà, derrière la résille grise de la pluie, la perspective du boulevard s’illumine ; un rayon de soleil éclatant perce de son trident la troupe fugitive des nuages ; immédiatement, les façades des maisons étincellent comme du laiton poli et le ciel prend un éclat bleu marin. Fraîche comme Aphrodite Anadyomène au sortir de l’onde, telle apparaît la ville dans sa nudité dorée après avoir laissé glisser son manteau de pluie : spectacle divin ! En un clin d’œil, un flot humain se déverse d’une centaine de refuges et d’abris et se disperse de tous côtés, les gens s’ébrouent en riant et continuent leur chemin ; l’embouteillage a cessé ; au milieu de ronflements, de pétarades, de vrombissements, des centaines de véhicules reprennent leur course dans tous les sens ; tout respire, tout se réjouit du retour de la lumière. Jusqu’aux arbres chlorotiques du boulevard, prisonniers de l’asphalte dur, encore tout dégouttants de pluie, qui tendent vers ce ciel nouveau si profondément bleu leurs doigts de bourgeons pointus et qui essayent d’embaumer l’air ! Autre miracle : on sent même nettement pendant quelques minutes le souffle faible et timide des marronniers en fleur, au cœur de Paris, en plein sur le boulevard de Strasbourg.
Autre délice de cette matinée bénie : tout juste débarqué, je n’avais pas de rendez-vous avant une heure avancée de l’après-midi. Parmi les quatre millions et demi de Parisiens, personne ne connaissait mon arrivée ni ne m’attendait. J’étais donc souverainement libre de faire ce que je voulais. Je pouvais à ma fantaisie flâner ou lire le journal, m’asseoir dans un café, manger, visiter un musée, regarder les vitrines ou bouquiner sur les quais ; je pouvais téléphoner à des amis ou me contenter de humer l’air doux et tiède ; libre comme je l’étais, tout cela m’était permis et mille autres choses encore. Par bonheur, un sage instinct me poussa à ce qu’il y avait de plus raisonnable : c’est-à-dire à ne rien faire. Je ne me traçai pas de plan, je me donnai carte blanche, j’écartai de moi tout objectif, tout désir et j’abandonnai mon itinéraire à la roue de la fortune, je me laissai emporter par le courant de la rue, indolent quand il suit la rive brillante des boutiques, et impétueux dans les rapides qui franchissent la chaussée. Pour finir, la vague me poussa sur les grands boulevards et, agréablement fatigué, j’abordai à la terrasse d’un café situé à l’angle du boulevard Haussmann et de la rue Drouot.
Nonchalamment assis dans un confortable fauteuil d’osier, je me disais en allumant un cigare : eh bien te voilà, Paris ! Bientôt deux ans que nous ne nous sommes pas vus, mon vieil ami, regardons-nous bien dans les yeux. Allons, en avant, Paris, vas-y, montre-moi ce que tu as appris depuis ce temps, va, projette devant moi ton incomparable film sonore : les boulevards, ce chef-d’œuvre de lumière, de couleur et de mouvement avec ses mille et un figurants bénévoles ! Fais retentir à mon oreille l’inimitable musique de ta rue, vibrante, vrombissante, mugissante. N’épargne rien, vas-y de tout cœur, montre ce que tu peux, montre qui tu es, fais jouer à ton grand orgue de Barbarie ta musique de rue atonale et panatonale. Fais rouler tes autos, brailler tes camelots, claquer tes affiches, rugir tes klaxons, courir tes passants, étinceler tes boutiques ; me voici mieux disposé que jamais, désœuvré, avide de te regarder, de t’écouter jusqu’à ce que ma vue se trouble et que mon cœur défaille. Allons, en avant, ne te retiens pas, vas-y carrément, toujours plus vite, toujours plus fort ; d’autres cris, d’autres appels, de nouveaux hurlements, de nouveaux sons éclatants, cela ne me fatigue pas car tous mes sens sont tendus vers toi ; petit moucheron venu de l’étranger, je m’apprête à me gorger du sang de ton corps gigantesque. Allons, en avant, livre-toi à moi comme je suis prêt à me livrer à toi, ville insaisissable aux enchantements toujours nouveaux !
Je me rendais déjà compte en effet – et c’était le troisième délice de cette extraordinaire matinée –, à un certain picotement nerveux, que j’étais dans mon jour de curiosité, comme il m’arrive souvent après un voyage ou une nuit blanche. Ces jours-là, je me sens comme double, et même multiple : les limites de ma propre vie ne me suffisent plus, quelque chose en moi m’incite, me force à me glisser hors de ma peau comme une chrysalide hors de son cocon. Chaque pore se dilate, chaque nerf devient un petit harpon brûlant, mon œil et mon oreille acquièrent une sensibilité féroce, une lucidité presque inquiétante aiguise ma rétine et mon tympan. Ces jours-là, un courant électrique me relie à toutes les choses de la terre, et une curiosité presque maladive oblige mon âme à s’unir aux êtres qui me sont étrangers. Tout ce qui tombe sous mon regard prend un aspect mystérieux. Je ne me lasserais pas de regarder un paveur défoncer l’asphalte de son marteau-piqueur ; l’impression que me procure ce seul spectacle est si violente que mon épaule ressent chacune des secousses qui ébranlent la sienne. Je resterais des heures entières devant une maison inconnue, cependant que mon imagination me représenterait la destinée de ses habitants ou de ceux qui pourraient y demeurer ; j’observerais, je suivrais un passant durant des heures, subissant inconsciemment l’attraction magnétique de la curiosité, et cela tout en ayant pleinement conscience que mes gestes paraîtraient incompréhensibles et insensés à un observateur éventuel. Et pourtant, cette imagination et ce jeu ont pour moi plus d’attraits qu’une pièce de théâtre déjà construite ou que l’aventure dans un livre. Il est possible que cette surexcitation et cette clairvoyance nerveuse ne soient que la conséquence très naturelle d’un brusque changement de lieu et d’une variation de la pression atmosphérique qui modifierait inéluctablement la composition chimique du sang ; je n’ai jamais essayé de m’expliquer cette nervosité mystérieuse. Mais, lorsque je l’éprouve, ma vie quotidienne ne m’apparaît que comme une morne somnolence et mes jours ordinaires me semblent vides et fades. Il n’y a qu’à ces moments-là que je me sente vraiment vivre et que je me rende bien compte de la fantastique diversité de la vie.
Ainsi donc, le nez au vent, aux aguets, aspirant à ce jeu, j’étais assis en ce jour béni d’avril dans mon léger fauteuil au bord du fleuve humain, attendant je ne sais quoi. J’attendais pourtant avec ce petit frisson de froid du pêcheur guettant certaine secousse ; un instinct me disait que forcément j’allais rencontrer quelque chose, quelqu’un, tant j’étais avide de changement, d’ivresse, pour donner un petit jouet à mon désir curieux. Mais tout d’abord la rue ne m’apporta rien, et au bout d’une demi-heure d’attente ce tourbillonnement de la foule me fatigua la vue, au point que je ne percevais plus nettement aucun détail. Je commençais à ne plus voir les visages dans ce flot humain que le boulevard chassait devant moi ; ce n’était plus qu’une masse ondoyante et confuse de casquettes, de chapeaux et de képis jaunes, bruns, noirs et gris, d’ovales vides et mal fardés aux regards inquiets, hâtifs ou engageants, ennuyeuses rinçures d’un fleuve qui coulait toujours plus terne et plus gris, au fur et à mesure que se lassait mon regard. Je fus bientôt épuisé, comme on l’est après la projection d’une mauvaise copie de film aux images sautillantes, et j’allais me lever pour repartir. C’est alors, alors seulement que je le découvris.
Ce personnage singulier s’imposa d’abord à mon attention par le simple fait qu’il revenait constamment dans mon champ visuel. Ces mille, ces dix mille autres passants que j’avais vus défiler pendant cette demi-heure disparaissaient tous comme tirés par d’invisibles fils : ils me montraient rapidement une silhouette, un profil, une ombre, et déjà le courant les avait emportés à tout jamais. Cet homme, au contraire, ne cessait de revenir et toujours au même endroit ; c’est pourquoi je le remarquai. De même que la vague, avec une obstination que l’on ne saisit pas, dépose parfois sur la grève une algue boueuse et vient aussitôt la happer d’un coup de sa langue humide, pour la ramener ensuite et la reprendre encore, de même un remous me renvoyait sans cesse, à un moment déterminé et toujours à la même place, ce personnage au regard baissé et étrangement fuyant. Par ailleurs, ce polichinelle n’avait rien de bien remarquable : un corps famélique et décharné, mal enveloppé dans un mince pardessus d’été jaune serin qui sûrement n’avait pas été coupé à sa mesure, car ses mains disparaissaient entièrement sous des manches trop longues ; il était ridiculement grand et large, ce pardessus jaune serin d’une mode désuète, nullement fait pour ce rat au nez pointu et aux lèvres pâles, presque livides, au-dessus desquelles tremblotait une petite brosse de poils blonds. Les épaules de travers, l’air craintif, ce pauvre diable s’avançait sur de maigres jambes de clown et s’évadait de la cohue tantôt à gauche, tantôt à droite, avec une mine soucieuse ; puis il s’arrêtait, comme en panne, jetait autour de lui des regards inquiets, ainsi qu’un lièvre à l’orée d’un champ d’avoine, reniflait, s’effaçait et redisparaissait dans la foule. De plus, et c’était la seconde chose à m’étonner, ce bonhomme étique qui me rappelait vaguement un fonctionnaire dans une nouvelle de Gogol, semblait très myope ou particulièrement maladroit : en effet, je remarquai deux, trois, quatre fois que des passants extrêmement pressés ou préoccupés bousculaient et renversaient presque ce petit échantillon de misère des rues. Mais il ne paraissait pas s’en inquiéter outre mesure, s’effaçait humblement, baissait la tête, se coulait de nouveau dans la foule, pour revenir encore et toujours, un peu plus tard. C’était peut-être maintenant la dixième ou la douzième fois que je le voyais réapparaître pendant cette courte demi-heure.
Voilà qui m’intriguait. Ou plutôt je fus tout d’abord furieux, furieux contre moi-même de ne pouvoir deviner à l’instant, curieux comme je l’étais ce jour-là, ce que faisait ici cet homme. Et plus je cherchais en vain, plus ma curiosité s’exaspérait. Que diable fais-tu ici, mon gaillard ? Que veux-tu ? Qui attends-tu ? Tu n’es pas un mendiant, un mendiant ne va pas se fourrer aussi stupidement au plus fort de la cohue, là où personne n’a le temps de mettre la main à la poche. Tu n’es pas un ouvrier non plus, un ouvrier n’a pas le loisir de baguenauder ainsi à onze heures du matin. Et tu n’attends certes pas une femme, mon cher, la plus vieille ni la plus laide ne voudrait d’un pauvre hère de ta sorte. Enfin, que cherches-tu donc ? Peut-être es-tu un de ces guides clandestins qui vous attirent dans un coin, font sortir de leurs manches des photographies obscènes et, contre un backchich, promettent au provincial toutes les voluptés de Sodome et de Gomorrhe ? Non, pas cela non plus, car tu n’abordes personne, au contraire, tu évites tout le monde craintivement et ton regard est singulièrement timide et fuyant. Qui es-tu donc, par tous les diables, faux-jeton ? À quelles manigances te livres-tu sur mon territoire ? Je le scrutais avec une attention toujours plus grande, et en cinq minutes j’étais pris, passionnément, à ce jeu de deviner ce que faisait ici, sur le boulevard, ce polichinelle jaune. Et soudain, je compris : c’était un détective.
Oui, un détective, un policier en civil ; je m’en rendis compte instinctivement, à un détail imperceptible, à ce regard oblique et rapide dont il inspectait chaque passant, à ce coup d’œil inquisiteur et rapide comme une lame glissant le long d’une couture, que tout policier doit acquérir dès les premières années de son apprentissage. Ce coup d’œil n’est pas facile à posséder, car dans cet éclair d’une seconde il doit parcourir un individu des pieds à la tête et enregistrer sa physionomie, en même temps qu’il la compare mentalement avec le signalement d’un malfaiteur connu et recherché. D’autre part, et ceci est peut-être encore plus difficile, il ne faut pas que ce regard scrutateur éveille l’attention, car l’espion ne doit pas se trahir aux yeux de celui qu’il épie. Mais mon bonhomme avait fait de brillantes études ; il se coulait dans la foule avec un air indifférent et rêveur, et se laissait pousser, bousculer sans réagir ; pourtant de temps à autre ses lourdes paupières se soulevaient avec la rapidité d’un obturateur et il lançait un regard aussi incisif qu’un coup de harpon. Personne autour de lui ne semblait l’observer dans l’exercice de ses fonctions, et je ne l’aurais pas remarqué moi-même si ce jour béni d’avril n’eût pas été par chance mon jour de curiosité et si je n’eusse pas fait le guet si longtemps et avec autant d’obstination.
Du reste, ce policier clandestin devait être un grand maître dans son art : avec quel raffinement d’illusionniste il avait su copier les manières, la démarche et les vêtements, ou plutôt les haillons d’un authentique vagabond pour mieux dissimuler son travail d’oiseleur ! Le plus souvent, les agents en civil se reconnaissent infailliblement à cent pas, car, quel que soit leur travestissement, ces messieurs ne peuvent se décider à renoncer complètement à leur dignité de fonctionnaire. Leur échine reste toujours raide, ils n’arrivent jamais à faire illusion en prenant l’attitude craintive et humiliée des gens dont les épaules ploient d’elles-mêmes depuis longtemps sous le poids de la misère. Mais celui-là, à la bonne heure ! il avait fidèlement rendu la pouillerie du clochard jusqu’en son odeur et avait travaillé jusqu’en ses moindres détails le masque du vagabond. Quelle psychologie, quelle vérité dans ce pardessus jaune serin et ce chapeau marron posé légèrement de travers dans un dernier sursaut d’élégance, tandis que le pantalon effiloché sous la veste bon marché laissait deviner la plus grande détresse ; en habile chasseur, l’homme savait que la misère, ce rat vorace, ronge les vêtements en commençant par les bords. Et comme une aussi lamentable garde-robe allait bien avec cette mine affamée, cette maigre moustache, probablement collée avec art, cette barbe mal rasée, ces cheveux mis exprès en broussaille ! Tout cela aurait fait jurer à une personne non prévenue que ce pauvre diable avait passé la nuit sur un banc ou sur le bat-flanc d’un commissariat. Ajoutez à cela une petite toux maladive que sa main essayait de comprimer, un geste frileux pour se pelotonner dans son pardessus d’été, un pas traînant comme s’il avait du plomb dans les membres ; par Zeus ! ce tableau clinique achevé de la tuberculose au dernier degré était l’œuvre d’un grand illusionniste.
Je l’avoue sans honte : j’étais enthousiasmé par cette superbe occasion d’observer ici, en amateur, un observateur professionnel de la police ; toutefois, au fond de moi-même je trouvais révoltant qu’un fonctionnaire déguisé, assuré de toucher une retraite, pût épingler un pauvre hère sous ce ciel d’azur, par cette radieuse journée d’avril – véritable cadeau du Bon Dieu ! –, qu’il pût l’arracher à cette lumière scintillante du printemps pour le jeter au cabanon. Quoi qu’il en fût, c’était un spectacle excitant, je suivais ses gestes avec une attention toujours plus soutenue et la découverte d’un nouveau détail me causait chaque fois une joie nouvelle. Mais soudain ma joie fondit aussi vite que neige au soleil. Car il y avait quelque chose qui ne cadrait pas avec mon diagnostic, qui ne me donnait pas satisfaction. Je fus en proie au doute. Était-ce vraiment un détective ? Plus je scrutais cet étrange personnage avec attention, plus je soupçonnais que cet étalage de misère était trop naturel, trop vrai d’un degré pour n’être qu’un piège de policier. Il y avait d’abord ce col de chemise, cause de mes premiers soupçons ; eh bien ! non, on ne va pas ramasser une telle ordure dans la poubelle pour se l’attacher à main nue autour du cou ; une pareille saleté ne pouvait se porter, à la rigueur, que dans un cas de réelle et d’extrême détresse. Puis, second point invraisemblable, ces chaussures, s’il était encore permis de nommer ainsi de piteux lambeaux de cuir tout disjoints. Au lieu de lacets noirs, le soulier droit était noué avec de la grosse ficelle, tandis que la semelle décousue du gauche bâillait à chaque pas comme une gueule de grenouille. Non, on n’irait pas inventer ni confectionner un semblable chef-d’œuvre de cordonnerie à la seule fin de se déguiser. Il n’y avait plus de doute, il était tout à fait impossible que ce minable épouvantail ambulant fût un policier, et ma supposition était fausse. Mais si ce n’était pas un détective, qu’était-ce alors ? Que signifiaient ces allées et venues continuelles, ces regards furtifs et scrutateurs qu’il jetait si vite autour de lui ? Une sorte de colère me prit de ne pouvoir percer ce mystère ; pour un peu j’aurais empoigné l’homme par les épaules : « Que fais-tu là, mon gaillard, et qu’est-ce que tu cherches ? »
Mais soudain une étincelle parcourut tous mes nerfs et je tressaillis, tant une certitude me tomba dessus brutalement ; d’un seul coup je le sus, et cette fois avec une conviction absolue, irréfutable et définitive. Non – comment avais-je donc été assez sot pour me laisser berner ainsi ? – ce n’était pas un détective ! C’était, si je puis dire, tout le contraire d’un policier : c’était un pickpocket, un authentique, un véritable pickpocket, un professionnel averti qui là, sur le boulevard, allait à la pêche aux portefeuilles, aux montres, aux sacs à main et autre butin. Je me rendis compte du genre de profession qu’il exerçait en remarquant tout d’abord qu’il se faufilait toujours au plus fort de la cohue ; je compris alors la raison de son apparente maladresse et des bousculades dont il gratifiait certains passants. La situation m’apparaissait de plus en plus nette, de plus en plus précise ; s’il avait choisi pour champ d’opération les abords de ce café, à proximité d’un carrefour, c’était parce qu’un commerçant avait imaginé pour sa vitrine une publicité originale. Les marchandises de ce magasin n’avaient en soi rien de bien extraordinaire ; elles consistaient en noix de coco, en sucreries orientales et en caramels de toutes sortes, objets peu attirants par eux-mêmes. Mais le propriétaire avait eu l’idée ingénieuse de décorer sa vitrine de palmiers artificiels, de vues des régions tropicales et de laisser évoluer au milieu de ces reflets d’Orient et des mers du Sud trois petits singes bien vivants ; ceux-ci se livraient derrière la vitre aux acrobaties les plus burlesques, grinçaient des dents, s’épuçaient, grimaçaient, faisaient un vacarme affreux et se conduisaient en vrais singes, c’est-à-dire fort indécemment. Le calcul de ce commerçant avisé était juste, des groupes compacts de badauds s’écrasaient contre la vitrine ; les femmes, surtout, à en croire leurs cris et leurs exclamations, semblaient prendre un plaisir immodéré aux évolutions de ces quadrumanes dans lesquelles elles voient toujours une sorte de caricature, de parodie de la virilité de leurs seigneurs et maîtres. Chaque fois qu’un groupe assez dense de curieux se pressait devant la vitre, vite mon personnage se glissait sur les lieux en tapinois. Il se faufilait alors doucement au milieu des gens avec une feinte timidité ; toutes mes connaissances du vol à la tire, art encore peu approfondi et mal décrit à mon avis, se bornaient alors à savoir que la multitude est aussi indispensable au succès du pickpocket qu’aux harengs au moment du frai, car seules la cohue et la bousculade empêcheront la victime de sentir la main perfide qui lui chaparde son portefeuille ou sa montre. Mais de plus, je l’apprenais à l’instant, la réussite d’un coup exige apparemment qu’une diversion, jouant le rôle d’un narcotique, vienne endormir la vigilance inconsciente de chaque homme pour ce qui lui appartient. En l’occurrence, ces trois singes aux attitudes grotesques et vraiment désopilantes provoquaient une diversion de premier ordre ; et ces petits hommes nus, ricanants et grimaçants étaient sans cesse les complices involontaires mais actifs de mon nouvel ami, le pickpocket.
Qu’on me le pardonne, j’étais absolument enthousiasmé par ma découverte, car de ma vie je n’avais encore jamais vu de pickpocket. Ou plutôt, pour dire la vérité, au temps de mes études à Londres, lorsque j’assistais aux débats judiciaires pour améliorer mon anglais en m’accoutumant à la prononciation, je vis un jour comparaître devant le juge entre deux policemen un jeune rouquin au visage boutonneux, inculpé de vol à la tire. Un porte-monnaie, le corpus delicti, se trouvait sur la table : deux témoins prêtèrent serment et déposèrent, puis le juge marmonna une espèce de litanie en anglais et le jeune rouquin disparut pour six mois, si je compris bien. C’était le premier pickpocket que je voyais, mais avec cette différence que je n’avais pu constater qu’il l’était réellement ; des témoins étaient bien venus faire le récit du délit, j’avais même assisté à la reconstitution juridique du fait, mais pas à l’acte lui-même. Je n’avais vu qu’un inculpé, qu’un condamné et non pas un voleur. Car un voleur ne l’est qu’au moment précis de son vol, et non un ou deux mois plus tard quand il répond devant les juges de son méfait ; de même le poète n’est essentiellement poète qu’à l’instant où il crée et non quand il récite ses œuvres devant le microphone, quelques années plus tard. L’artiste n’est artiste que pendant la création, le coupable n’est vraiment coupable qu’à l’instant du délit. Ce moment rare et mystérieux allait sans doute m’être révélé ; j’allais voir un pickpocket à son moment le plus caractéristique, celui du vol, à l’instant le plus vrai de sa vie, pendant une brève seconde, aussi difficile à saisir que celle de la procréation ou de la naissance. Et la seule pensée d’une telle éventualité m’excitait.
Bien entendu, j’étais résolu à ne pas laisser échapper une occasion aussi sublime, à ne pas perdre un détail des préparatifs et de l’acte lui-même. Je quittai aussitôt mon fauteuil, mon champ visuel étant trop limité. J’avais besoin d’un bon poste d’observation, mobile pour tout dire, d’où je pourrais commodément épier ce nouvel artiste ; au bout de quelques essais, je choisis un de ces kiosques où sont placardées les affiches colorées des théâtres parisiens. Là, je pouvais sans attirer l’attention avoir l’air de lire soigneusement les affiches tandis qu’en réalité, protégé par l’arrondi de ma colonne, je suivais ses faits et gestes dans leurs moindres détails. Et c’est avec une opiniâtreté que je m’explique difficilement aujourd’hui que je regardais ce pauvre diable se livrer à sa dangereuse et difficile profession. Il ne me souvient pas d’avoir jamais autant dévoré des yeux un artiste dans un film ou une pièce de théâtre. C’est que la réalité au moment le plus intense surpasse toute forme d’art. Vive la réalité !
Cette heure entière de la matinée que je passai en plein boulevard, entre onze heures et midi, à épier mon gaillard s’écoula vraiment pour moi comme un court instant, en dépit ou plutôt en raison de l’attention soutenue dont elle fut remplie, des multiples petites décisions qu’il fallut prendre et de mille incidents émouvants. En effet, je pourrais la décrire pendant des heures, cette heure-là ! Tant elle était chargée d’énergie nerveuse, tant ce jeu dangereux était excitant. Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais soupçonné, fût-ce de loin, la difficulté inouïe de ce métier presque impossible à apprendre. Quelle tension d’esprit effrayante exige sa pratique en pleine rue et au grand jour ! Jusqu’ici l’image d’un pickpocket n’éveillait en moi qu’une vague idée de grande hardiesse et d’habileté manuelle ; je faisais de son métier une affaire de doigts, comme la jonglerie ou la prestidigitation. Dickens nous a dépeint dans Oliver Twist un maître pickpocket en train d’apprendre à de jeunes enfants l’art de dérober d’une manière tout à fait imperceptible un mouchoir qui se trouve dans une veste. Une sonnette était fixée au col, et si elle tintait quand l’apprenti tirait le mouchoir hors de la poche, c’est que le geste avait été maladroitement exécuté. Mais Dickens, je m’en apercevais à présent, n’avait considéré que la technique grossière du métier, l’habileté des doigts ; il est probable qu’il n’avait jamais vu opérer sur un sujet vivant, il n’avait certainement pas eu l’occasion de constater, comme un hasard providentiel me le permettait ce jour-là, qu’un pickpocket a besoin pour son travail au grand jour non seulement de toute son adresse manuelle, mais encore d’une grande préparation de l’esprit, d’une maîtrise de soi, d’un sens psychologique très exercé, à la fois calme et rapide, et avant tout d’un courage forcené, insensé. Car il faut au pickpocket, je le compris déjà au bout de vingt minutes d’observation, la rapidité du chirurgien qui fait une suture au cœur – la perte d’une seconde décisive est fatale ; et pourtant, avant une telle opération, le patient a été soigneusement chloroformé ; il ne peut ni bouger, ni se défendre. Au contraire, la main prompte et légère du voleur à la tire doit frôler un corps aux sens en éveil ; et les hommes sont particulièrement chatouilleux à l’endroit de leur portefeuille. Pendant qu’il accomplit son vol, alors que rapide comme l’éclair il allonge la main, en cet instant pathétique entre tous il lui faut aussi garder le contrôle de ses nerfs et des muscles de son visage ; il lui faut prendre un air indifférent, presque ennuyé. Il ne peut pas trahir son émotion ; ce n’est pas comme l’assassin dont les yeux reflètent la férocité tandis que son couteau s’abat. Le pickpocket, lui, au moment où il avance la main, doit poser sur sa victime un regard calme, bienveillant, et, après l’avoir bousculée, lui adresser humblement un « Pardon, monsieur » de sa voix la plus naturelle. Mais il ne suffit pas qu’il soit attentif, avisé, adroit, au moment même où il opère – il doit déjà auparavant prouver son intelligence, son expérience des hommes : c’est un psychologue, un physiologue qui classe ses victimes comme bonnes ou mauvaises. Seuls, en effet, les distraits, les naïfs sont dignes d’intérêt, et encore parmi ceux-ci ne sont à retenir que ceux dont la veste est déboutonnée, ceux qui ne marchent pas trop vite et dont il est par conséquent facile de s’approcher sans éveiller l’attention. Sur cent, sur cinq cents passants, je l’ai vérifié pendant cette heure, deux ou trois personnes tout au plus font de bonnes cibles. Un pickpocket judicieux ne s’attaquera qu’à un nombre très restreint de personnes et encore, la plupart du temps, sa tentative échouera-t-elle à la dernière seconde en raison de la multiplicité des hasards inévitables. Je puis en témoigner : ce métier exige une somme énorme d’expérience humaine, de vigilance, de sang-froid ; songez que dans son travail ce voleur, tous les sens en éveil, doit choisir ses victimes, se glisser auprès d’elles et veiller en même temps, avec un autre sens très aiguisé, à ce que personne ne l’observe lui-même à son tour en train d’œuvrer. N’y a-t-il pas à loucher vers lui au coin de la rue un agent, un détective ou même n’importe qui, dans cette foule de répugnants curieux qui ne cessent d’encombrer le trottoir ? Il doit prendre constamment garde à tout cela, et aussi à ce que le reflet de sa main dans une vitrine qu’il n’aurait pas tout d’abord remarquée ne vienne le trahir. Et puis personne ne surveille-t-il son manège de l’intérieur d’une boutique ou du haut d’une fenêtre ? Il se donne un mal fou, et ce n’est pour ainsi dire rien à côté du danger qu’il court : un faux mouvement, une erreur peut lui interdire le boulevard parisien pendant trois ou quatre ans, une petite défaillance des doigts ou un geste trop vif, trop nerveux, lui coûtera la liberté. Le vol à la tire, au grand jour, en plein boulevard, je le sais à présent, est un travail de Titan, un acte de courage de premier ordre, et depuis ce temps je trouve vraiment inique que les journaux traitent cette catégorie de voleurs comme des délinquants sans importance et ne leur consacrent que trois lignes dans une petite rubrique. Ils amoindrissent ainsi injustement ou plutôt par défaut d’imagination cette manifestation d’énergie ; car l’escamotage d’une montre ou d’un porte-monnaie au milieu du boulevard n’exige pas moins d’efforts, pas moins d’attention que le lancement d’un ballon stratosphérique qui, lui, excite la curiosité générale ; pas moins de courage personnel que n’en réclame une entreprise militaire ou politique. Et si le public ne jugeait pas les actes d’après leurs fins, leurs résultats, mais d’après la somme réelle d’énergie dépensée, il ne traiterait pas (dans sa juste colère) avec autant de mépris inconsidéré ces francs-tireurs de la rue. Car parmi tous les métiers légaux et illégaux de notre société, celui-ci est l’un des plus difficiles et des plus périlleux ; une profession qui, pratiquée dans toute sa perfection, pourrait presque prétendre au nom d’art. Il m’est permis de le dire, je puis le certifier, car en ce jour d’avril je l’ai vu, je l’ai vécu avec lui.
Je n’exagère pas en disant « vécu avec lui » : en effet, ce n’est qu’au début, au cours des premières minutes que je pus observer froidement le travail de cet homme ; mais un spectacle passionnant provoque irrésistiblement en nous une émotion, et l’émotion crée des liens : c’est ainsi que je commençai peu à peu, inconsciemment et involontairement, à m’identifier avec ce voleur, à entrer dans sa peau en quelque sorte, à me servir de ses mains ; de simple spectateur, j’étais devenu son complice spirituel. Le premier effet de ce retournement fut qu’au bout d’un quart d’heure d’observation et à ma propre surprise, je classais déjà tous les passants selon le plus ou moins de facilité qu’il y aurait à les voler. Selon que leur veste était ouverte ou boutonnée, qu’ils avaient l’air distraits ou éveillés, que leur portefeuille promettait d’être bien garni, bref, selon qu’ils justifiaient ou non le travail de mon nouvel ami. Je dus même bientôt m’avouer que depuis longtemps je n’étais plus neutre dans ce combat, mais qu’intérieurement je désirais très fort qu’il réussisse un coup ; je dus même refréner avec énergie mon envie de l’aider dans son travail. En effet, comme celui qui assiste à une partie de cartes est violemment tenté d’indiquer au joueur la bonne carte par un léger coup de coude, de même j’étais dévoré du désir de faire un clin d’œil à mon ami lorsqu’il laissait passer une occasion favorable : celui-là, vas-y ! le gros, là-bas, qui porte un grand bouquet de fleurs sous le bras !
Une fois, alors que mon ami avait replongé dans la foule, un agent se pointa à l’improviste au coin de la rue et il me sembla de mon devoir de l’avertir ; la peur me fit vaciller sur mes jambes, comme si c’était moi qu’on eût pu arrêter ; je sentais déjà la lourde patte de l’agent s’abattre sur son épaule. Sur mon épaule. Mais – soulagement ! avec un naturel souverain, mon maigriot s’était glissé le plus innocemment du monde hors de la cohue, à la barbe du redoutable fonctionnaire. Tout cela était captivant, mais ce n’était pas encore assez pour moi, car plus je m’identifiais avec cet homme, mieux je comprenais à présent sa manœuvre qui avait consisté jusqu’ici en une vingtaine d’inutiles travaux d’approche, et plus je m’impatientais de ce qu’il ne fît qu’essayer et que palper au lieu de prendre. Ses hésitations maladroites et ses abandons successifs commençaient à m’irriter vraiment. Bon sang, vas-y donc carrément, poltron ! Un peu plus de courage ! Essaye donc avec celui-là ! Mais décide-toi enfin !
Heureusement, mon ami qui ne se doutait pas de ma collaboration indésirable, ne se laissa en aucune façon induire en erreur par mon impatience. Et voilà bien l’éternelle différence entre le véritable artiste chevronné et le novice, l’amateur, le dilettante : c’est que l’artiste connaît par expérience la nécessité de l’insuccès qui précède fatalement toute réussite digne de ce nom. Il s’est entraîné à attendre patiemment l’ultime et décisive occasion ! De même qu’un poète passe indifférent à côté de mille idées séduisantes et fécondes en apparence – il n’y a que l’amateur dont la main téméraire ne connaisse pas l’hésitation – avant de s’arrêter à l’image définitive, de même ce gringalet laissait échapper des centaines d’occasions que moi, le dilettante, l’amateur dans ce métier, j’aurais jugées favorables. Il faisait des essais, se rapprochait des passants, palpait, tâtait, et avait sûrement déjà glissé sa main cent fois au moins dans des sacs et des manteaux. Mais il ne prenait pas ; avec une patience inlassable, toujours avec le même naturel habilement feint, il faisait et refaisait les cent pas qui le séparaient de la boutique, tout en évaluant les chances qui s’offraient à lui d’un coup d’œil oblique mais rapide, et en les comparant sans doute aux dangers à courir, imperceptibles au débutant que j’étais. Il y avait quelque chose dans cette calme et tranquille persévérance qui, tout en m’impatientant, m’enthousiasmait et qui me garantissait un succès final, car précisément son entêtement énergique annonçait qu’il n’abandonnerait pas la partie sans avoir réussi son coup. J’étais donc plus que jamais décidé à ne pas m’en aller avant d’avoir vu sa victoire, dussé-je attendre jusqu’à minuit.
Or midi était ainsi arrivé, l’heure de la grande crue où soudain rues et ruelles, escaliers et cours déversent dans le grand lit du boulevard une multitude de petits torrents humains. Ouvriers, couturières et vendeurs de ces innombrables studios, ateliers, offices, agences et bureaux exigus situés au deuxième, au troisième, au quatrième étage, quittent leurs occupations et se précipitent tous à la fois dehors ; comme une fumée épaisse qui se dissipe peu à peu, cette foule surgit et s’égaille dans la rue : hommes en blouse blanche ou en veste de travail, midinettes bavardes enlacées par deux ou par trois, un bouquet de violettes au corsage, petits employés en jaquette impeccable portant sous le bras l’inévitable serviette de cuir, porteurs et soldats en bleu horizon, tous les personnages aux formes multiples et indéfinies du travail invisible et caché des capitales. Tout ce monde est resté longtemps, bien trop longtemps assis dans une atmosphère confinée, et maintenant il se dégourdit les jambes ; il court, se heurte, bourdonne, hume l’air avec avidité, le rejette avec la fumée des cigarettes, entre, sort ; grâce à eux, la rue reçoit pendant une heure une bonne dose de joyeuse animation. Mais une heure seulement, car tous ces gens devront retourner ensuite derrière leurs fenêtres fermées, à leurs tours, à leurs machines à coudre et à écrire, à leurs presses, à leurs additions, à leurs magasins, à leurs échoppes ; c’est pourquoi leurs muscles qui le savent bien se tendent avec force et ardeur ; c’est pourquoi leur esprit qui le sait bien jouit si pleinement de cette petite heure de liberté, recherche si avidement la lumière et la gaieté, accueille avec empressement un bon mot, un bref plaisir. Rien d’étonnant à ce que la boutique aux singes fût la première à profiter de ce besoin d’amusement gratuit. Des groupes compacts se formèrent devant la vitrine pleine de promesses ; au premier rang les midinettes, dont les gazouillements aigus et piquants semblaient s’échapper d’une volière en dispute ; derrière elles se pressaient ouvriers et flâneurs, qui les lutinaient en lançant des plaisanteries salées ; et plus le groupe de spectateurs devenait une masse compacte et dense, plus mon petit poisson d’or en pardessus jaune serin nageait et plongeait dans la foule, tantôt ici, tantôt là, avec un courage et une rapidité toujours croissant. Impossible à présent de rester plus longtemps immobile à mon poste d’observation ; il me fallait voir ses doigts de près afin d’apprendre le chic du métier. Mais la chose était difficile, car cette fine mouche avait un art tout particulier de se glisser comme une anguille, à travers les moindres interstices de la foule ; c’est ainsi qu’à un certain moment il disparut comme par magie, alors qu’à la seconde d’avant, il se tenait encore à l’affût, à mes côtés ; au même instant, je le revis en avant, tout contre la vitrine. D’un seul élan il avait dû gagner trois ou quatre rangs.
Bien entendu je fis tous mes efforts pour le suivre, car je craignais qu’avant d’avoir atteint moi-même la devanture il n’eût déjà disparu de nouveau, à droite ou à gauche, avec son adresse de plongeur si caractéristique. Mais non, il attendait là immobile, étrangement immobile. Attention ! me dis-je aussitôt, cela doit avoir une signification. Et je me mis à examiner ses voisins. Il y avait à côté de lui une femme de corpulence anormale, personne de pauvre apparence. À sa droite, elle tenait tendrement par la main une pâle fillette d’à peu près onze ans ; à son bras gauche pendait un sac à provisions ouvert, de cuir bon marché, d’où sortaient en toute liberté deux longues baguettes de pain ; évidemment elle y avait entassé le déjeuner du mari. Cette brave femme du peuple – nu-tête, un fichu de couleur criarde, une robe à carreaux de grosse cotonnade et de sa confection – éprouvait un enthousiasme quasi indescriptible à la vue des singes ; tout son vaste corps un peu bouffi était si secoué par le rire que les deux baguettes de pain se balançaient dans son sac ; en même temps, elle poussait de tels cris de joie, elle lançait de tels gloussements qu’elle ne tarda pas à devenir un sujet de divertissement aussi comique que les singes eux-mêmes. Elle jouissait de ce rare spectacle avec la joie débordante et naïve d’une nature primitive, avec cette admirable reconnaissance des gens à qui la vie a peu accordé de plaisirs ; ah ! il n’y a que les pauvres qui puissent être aussi sincèrement reconnaissants, eux seuls, pour qui le comble de la jouissance est un plaisir gratuit, offert en quelque sorte par le ciel. De temps en temps, la brave femme se penchait vers son enfant pour lui demander si elle voyait bien et si elle ne perdait aucune des grimaces des singes. Elle ne cessait d’encourager d’un « Rrregarrrde doonc, Maarrguerite », pimenté d’un fort accent méridional, la pâle fillette trop intimidée pour manifester sa joie devant tant d’inconnus. Elle était magnifique à voir cette femme, cette mère, vraie fille de Gaia, la terre originelle, fruit sain et plein de sève du peuple français ; on aurait aimé l’embrasser, l’excellente créature, pour sa bruyante et insouciante gaieté. Mais soudain je fus pris d’un sentiment d’inquiétude. Je remarquai en effet qu’une manche de pardessus jaune se rapprochait de plus en plus du sac à provisions qui béait innocemment (seuls les pauvres sont sans méfiance).
Pour l’amour du ciel ! Tu ne vas tout de même pas chiper dans son sac à provision la maigre bourse de cette brave ménagère, de cette femme si gaie et si sympathique ? Je sentis soudain une révolte gronder en moi. Jusqu’à présent, j’avais observé ce pickpocket en sportsman, j’avais agi avec son corps, pensé avec sa tête, partagé ses sentiments ; j’avais espéré, souhaité même qu’il réussît, ne fût-ce qu’une fois en récompense d’un tel déploiement d’énergie et de courage en face d’un si grand danger. Mais maintenant que je voyais non seulement la tentative de vol, mais encore, en chair et en os, la personne qu’on allait voler, cette femme d’une naïveté touchante, d’une confiance heureuse, qui, pour gagner quelques sous, devait fourbir escaliers et parquets pendant des heures, la colère me prit. Va-t’en mon bonhomme, aurais-je aimé lui crier, cherche quelqu’un d’autre que cette pauvre femme ! Déjà j’avais fait de violents efforts pour rejoindre la femme et protéger le sac en péril, déjà j’étais en train d’effectuer ma percée, quand justement mon gaillard se retourne et passe en se serrant tout contre moi. « Pardon monsieur », dit-il d’une voix grêle et timide. Le petit homme jaune s’était glissé hors de la foule. Aussitôt, je ne sais pourquoi, j’eus l’intuition qu’il venait de faire son coup. Il s’agissait maintenant de ne plus le quitter des yeux ! Brutalement – un monsieur derrière moi à qui j’avais écrasé le pied lâcha un juron –, je me frayai un passage en jouant des coudes et j’arrivai juste à temps pour voir s’agiter le pardessus serin à l’angle du boulevard et d’une rue adjacente. Suivons-le ! Suivons-le ! Ne le lâchons pas d’une semelle ! Mais il me fallut accélérer le pas, car – je n’en crus d’abord pas mes yeux – le bonhomme que je venais de surveiller pendant une heure entière s’était soudain transformé. Tout à l’heure, il semblait n’avancer que d’un pas timide et presque chancelant ; à présent, il filait comme une belette, en rasant les murs ; il marchait du pas affairé d’un fonctionnaire qui a manqué l’autobus et qui se hâte pour arriver à l’heure à son bureau. Il n’y avait aucun doute pour moi ; c’était là son allure après l’action, l’allure numéro deux du pickpocket qui veut fuir le plus vite possible le lieu du crime, sans attirer l’attention. Et la chose était sûre, le coquin avait chipé le porte-monnaie de cette pauvre femme !
Dans mon premier mouvement de colère, je faillis donner l’alarme et crier : « Au voleur ! » Mais le courage me manqua. D’ailleurs je n’avais pas vu le vol lui-même, je n’avais pas le droit d’accuser à la légère. Et puis il faut une certaine audace pour arrêter un homme et jouer au justicier à la place de Dieu ; je n’ai jamais eu le courage d’accuser ni de dénoncer personne, car je sais trop bien que toute justice est fragile et qu’il est présomptueux de vouloir édifier le droit, dans un monde aussi confus que le nôtre, sur la base (problématique) d’un cas isolé. Mais comme je me hâtais derrière lui tout en réfléchissant à ce que je devais faire, une nouvelle surprise m’attendait : deux rues plus loin à peine, cet étonnant personnage adopta tout d’un coup une troisième allure. Il ralentit soudain sa marche, cessa de se contracter, releva la tête et se mit à marcher posément, à se promener tranquillement, comme un simple particulier. Visiblement, il se savait hors de la zone dangereuse ; personne ne le poursuivait, personne ne pouvait donc plus le livrer. Je compris qu’il allait respirer à son aise, se reposer de cette effrayante tension ; il était devenu en quelque sorte un pickpocket retraité, retiré des affaires, un des millions de Parisiens qui sans se presser usent le pavé, la cigarette aux lèvres ; notre gringalet montait maintenant la rue de la Chaussée-d’Antin avec un air de candeur inébranlable, d’un pas tout à fait tranquille, paresseux et nonchalant, et pour la première fois j’eus même l’impression qu’il prêtait attention à la beauté des femmes et des jeunes filles, ou à leur humeur peu farouche.
Où vas-tu, à présent, homme aux mille surprises ? Tiens ! au square de la Trinité, enclos de buissons en bourgeons ? Pourquoi ? Ah ! je comprends, tu veux te reposer quelques minutes sur un banc, c’est tout naturel. Ces marches et contre-marches continuelles ont dû t’épuiser. Eh bien ! pas du tout, l’homme aux mille surprises n’alla pas s’asseoir sur un banc, mais il se dirigea résolument – je vous en demande pardon ! – vers certain petit chalet, réservé à des usages tout particuliers, dont il referma soigneusement la large porte derrière lui.
Tout d’abord, je fus pris d’un fou rire : le génie d’un artiste finit-il dans cet endroit par trop humain ? Ou bien est-ce la peur qui t’aurait remué à ce point les entrailles ? Mais encore une fois, je voyais que la réalité, toujours bouffonne, s’entend à dessiner les arabesques les plus amusantes et sait se montrer plus audacieuse qu’un écrivain même ingénieux. Elle mêle hardiment le grotesque au merveilleux et juxtapose avec malice l’humain sempiternel et le prodigieux. Pendant que j’attendais assis sur un banc qu’il ressorte du petit chalet vert – sinon, que faire ? – je compris : ce maître éminent, cet homme expert dans son métier n’agissait qu’en parfait accord avec la logique professionnelle : il s’entourait de quatre murs protecteurs pour compter son gain. Et puis il y avait aussi (je n’y avais pas songé auparavant) cette difficulté, insoupçonnable pour nous autres profanes, à laquelle doit savoir faire face tout pickpocket digne de ce nom : il faut qu’il se défasse à temps, sans en laisser aucune trace, des preuves palpables de son vol. Rien de plus malaisé, dans une ville qui jamais ne dort, où des millions d’yeux vous épient, que de trouver la protection de quatre murs derrière lesquels on soit complètement caché ; un lecteur peu assidu des débats judiciaires serait surpris du nombre des témoins qui, à la moindre affaire, accourent à la barre, armés d’une mémoire d’une précision diabolique. Déchirez une lettre dans la rue et jetez-la au ruisseau, une douzaine de personnes vous ont vu faire, sans que vous vous en doutiez, et cinq minutes plus tard, quelque jeune flâneur s’amusera peut-être à en rassembler les morceaux. Supposons que la nouvelle du vol d’un portefeuille se répande dans la ville, un jour où vous aurez fait l’inspection du vôtre sous quelque porte cochère ; le lendemain, une femme que vous n’avez jamais vue courra chez le commissaire et lui donnera de votre personne un signalement aussi minutieux que du Balzac. Descendez dans un hôtel ; le garçon, à qui vous n’avez pas fait attention, aura remarqué vos vêtements, vos chaussures, votre chapeau, la couleur de vos cheveux et la forme pointue ou arrondie de vos ongles. Il y a derrière chaque fenêtre, chaque vitrine, chaque rideau, chaque pot de fleurs, deux yeux qui vous épient ; tout à votre bonheur, vous flânez par les rues, solitaire et sans vous croire surveillé, et vous êtes environné d’espions bénévoles. La curiosité tend tout autour de notre existence un réseau aux mille mailles fines et sans cesse renouvelé. Elle était donc excellente, ô artiste consommé, ton idée d’acquérir pour quelques minutes, moyennant cinq sous, l’inviolabilité de ces quatre murs. Personne ne peut l’espionner pendant que tu fais disparaître l’objet accusateur ; et moi-même, ton compagnon, ton double, qui attends ici, content et déçu tout à la fois, je ne pourrai pas vérifier le montant de ton larcin.
Du moins je le pensais, mais il en advint tout autrement. Car à peine eut-il poussé la porte de ses doigts maigres, que je connus sa malchance aussi bien que si j’eusse examiné le contenu de la bourse : quel pitoyable butin ! La façon dont il traînait les pieds, son air désabusé, son extrême fatigue, son regard baissé, filtrant sous ses lourdes et molles paupières, m’apprenaient que le déveinard avait déambulé inutilement toute la matinée. La bourse volée ne contenait rien de fameux (j’aurais pu te le prédire) : une boîte à poudre peut-être, la clé du logis, une glace cassée, un mouchoir, un crayon et à l’extrême rigueur deux ou trois coupures de dix francs chiffonnées. Beaucoup trop peu, en comparaison de ce déploiement d’activité professionnelle, des terribles dangers courus ; et beaucoup trop, hélas ! pour l’infortunée ménagère qui, à cette heure, sans doute rentrée chez elle à Belleville, raconte en larmes aux voisines, pour la septième fois, sa mésaventure, vocifère contre ces vermines de pickpockets et, dans son désespoir, ne cesse d’exhiber d’une main tremblante le sac à provisions dévalisé. Mais pour ce voleur, pauvre lui aussi, c’était un mauvais coup et, comme je le vis au premier coup d’œil, ma supposition fut confirmée. En effet, ce petit bout d’homme misérable – à quoi l’avait réduit son épuisement physique et moral – s’arrêta devant la vitrine d’une modeste cordonnerie et resta un long moment à contempler les chaussures les moins chères qui y étaient exposées. Des chaussures, des chaussures neuves ! il en avait vraiment besoin pour remplacer les lambeaux de cuir qui entouraient ses pieds, il en avait un besoin plus pressant que les cent mille flâneurs qui foulaient aujourd’hui le pavé de Paris avec de bonnes semelles entières, de cuir ou de crêpe silencieux. Car il lui en fallait pour exercer son métier interlope. Mais son regard à la fois avide et désespéré était significatif : son coup ne lui permettait pas l’achat de cette paire de souliers brillants marquée cinquante-quatre francs ; le dos voûté, il se détourna de la vitrine miroitante et continua son chemin.
Où se dirigeait-il ? Allait-il recommencer sa chasse périlleuse ? Risquer encore une fois sa liberté pour un butin insuffisant, dérisoire ? Non, n’en fais rien, malheureux, repose-toi au moins un instant. Et vraiment, comme si un fluide magnétique lui avait transmis mon désir, il tourna à l’angle d’une rue étroite et s’arrêta finalement devant un restaurant bon marché. Il me parut naturel de le suivre, car j’étais décidé à tout savoir de cet homme qui venait de me faire vivre près de deux heures de fièvre et d’impatience angoissée. J’achetai un journal pour pouvoir, le cas échéant, me retrancher derrière, puis, ayant rabattu mon chapeau sur les yeux, j’entrai dans la salle et me plaçai à une table non loin de la sienne. Mais – précaution inutile : le pauvre type n’avait plus la force d’être curieux. Épuisé, vidé, il fixait la vaisselle blanche d’un regard éteint, et c’est seulement lorsque le garçon lui apporta du pain que ses mains maigres et osseuses s’agitèrent et s’en emparèrent avec avidité. À la précipitation avec laquelle il commença à mâcher je compris, tout bouleversé : le pauvre diable avait faim et c’était là une faim vraie et sincère ; il avait faim depuis l’aurore, depuis la veille peut-être, et la commisération qu’il m’inspirait soudain devint encore plus vive lorsque le garçon lui apporta la boisson qu’il avait commandée : une bouteille de lait. Un voleur qui boit du lait ! Il y a toujours de petits détails qui éclairent les profondeurs de l’âme comme le ferait la flamme d’une allumette qu’on craque ; au moment précis où je vis le pickpocket boire ce lait blanc et doux, la plus innocente, la plus enfantine des boissons, il cessa aussitôt d’être un voleur à mes yeux. Il n’était plus qu’un de ces êtres malades, traqués, pitoyables, dont fourmille notre société mal faite ; je sentis tout à coup qu’un lien, à un niveau beaucoup plus profond que celui de la curiosité, m’attachait à lui. Dans toutes les manifestations de notre nature terrestre, dans la nudité, le froid, le sommeil, la fatigue, dans chaque misère de la chair douloureuse, les barrières qui séparent les hommes s’effondrent ; ces catégories artificielles qui partagent l’humanité en êtres justes et injustes, en honnêtes gens et en criminels disparaissent ; il ne reste plus que l’éternel animal, la pauvre créature terrestre, qui doit manger, boire, dormir comme vous et moi, comme tout le monde. Interdit, je le regardais avaler ce lait épais à petites gorgées mesurées mais avides, puis ramasser ses miettes de pain ; mais j’eus honte en même temps de l’observer ainsi, d’avoir laissé courir sur sa sombre route, pour ma seule curiosité, ce malheureux être pourchassé – comme j’aurais regardé courir un cheval de course – sans essayer de l’arrêter ni de lui venir en aide. Je fus pris d’une envie folle d’aller à lui, de lui parler, de lui offrir quelque chose. Mais comment m’y prendre ? Comment l’aborder ? Je cherchai, je me creusai la tête pour trouver un prétexte, une raison, mais je ne trouvai rien. Nous sommes ainsi faits : réservés jusqu’à la lâcheté quand il faudrait prendre une décision ; hardis en intention, mais ridiculement timorés dès qu’il s’agit de franchir le mince espace qui nous sépare de notre prochain, même quand on le sait dans le besoin. Mais, personne ne l’ignore, quoi de plus difficile que d’aider un homme avant qu’il n’appelle au secours ? Il met dans son obstination à ne rien demander son bien suprême, sa fierté, qu’il ne nous appartient pas de blesser en étant importun. Seuls les mendiants facilitent notre tâche et nous devrions les remercier de ne pas nous empêcher de leur venir en aide. Mais celui-ci était un de ces fiers caractères qui préfèrent risquer dangereusement leur liberté personnelle plutôt que de mendier. Ne serait-il pas saisi, épouvanté si j’allais l’accoster maladroitement sous un prétexte quelconque ? Et puis il était affalé sur son siège avec un tel air d’épuisement qu’il eût été cruel de le déranger. Il avait poussé sa chaise tout contre le mur, ce qui lui permettait de s’appuyer de tout son long, en reposant ainsi sa tête, et ses lourdes paupières venaient de se fermer. Je comprenais, je sentais qu’il eût aimé dormir, ne fût-ce que dix, ne fût-ce que cinq minutes. Sa fatigue et son épuisement gagnaient mon propre corps. La couleur livide de son visage n’était-elle pas le reflet d’une cellule blanchie à la chaux ? Et ce trou, dans sa manche, visible à chacun de ses mouvements, ne proclamait-il pas l’absence de toute sollicitude, de toute tendresse féminine dans sa destinée ? J’essayai de me représenter son existence : un septième mansardé, un lit de fer malpropre dans une chambre sans chauffage, une cuvette de toilette ébréchée ; pour tout bien une petite valise et pour compagne dans cette chambre étroite la peur d’entendre gémir l’escalier sous les pas pesants des policiers ; cette vision dura deux ou trois minutes, juste le temps pour lui d’appuyer, harassé, son corps maigre, osseux et sa tête légèrement grisonnante contre le mur. Mais déjà le garçon mécontent ramassait son couvert : il n’aimait pas ce genre de clients retardataires et traînards. Je payai le premier et sortis rapidement pour éviter son regard ; quand il fut dans la rue quelques minutes plus tard, je le suivis ; à aucun prix, je ne voulais abandonner ce pauvre homme à lui-même.
Car à présent, ce n’était plus comme ce matin une curiosité fébrile qui m’attachait à lui, par jeu ; ce n’était plus l’envie de me divertir en faisant l’apprentissage d’un métier que j’ignorais ; une peur sourde m’étreignait maintenant la gorge, je me sentais terriblement oppressé, et cette oppression devint plus pénible encore lorsque je m’aperçus qu’il reprenait le chemin des grands boulevards. Pour l’amour du ciel, tu ne vas pas retourner devant la boutique aux singes ? Ne fais pas de bêtises, réfléchis, voyons ! Il y a longtemps que cette femme doit avoir averti la police ; on t’attend sûrement déjà, là-bas, pour t’empoigner par le col de ton mince pardessus. Et puis, tiens, quitte ton travail pour aujourd’hui ! Ne tente rien de nouveau, tu n’es pas en forme. Il n’y a plus de force, plus d’élan en toi, tu es las et tout ce qu’entreprend un artiste fatigué est mal fait. Repose-toi plutôt, mets-toi au lit, pauvre hère ! Aujourd’hui arrête-toi là, surtout arrête-toi ! Il est impossible d’expliquer comme j’eus le pressentiment, l’hallucinante conviction qu’il allait forcément se faire pincer aujourd’hui à sa première tentative. Mon inquiétude grandit à mesure que nous nous approchions du boulevard ; on entendait déjà le grondement de son éternelle cataracte. Non, ne retourne à aucun prix devant cette boutique, je ne le souffrirai pas, triple sot ! Déjà j’étais derrière lui, prêt à lui saisir le bras et à l’empêcher d’aller plus loin. Mais comme s’il avait deviné une fois de plus ma muette injonction, mon gaillard fit un crochet à l’improviste. Dans la rue Drouot, il traversa la chaussée, une rue avant le boulevard, et se dirigea vers un des immeubles de l’autre trottoir avec autant d’assurance que s’il y eût demeuré. Je reconnus aussitôt le bâtiment : c’était l’Hôtel Drouot, la célèbre Salle des Ventes de Paris !
Voilà que cet homme étonnant continuait à me déconcerter encore, pour la nième fois ; car, tandis que je m’efforçais de percer le mystère de sa vie, une force en lui devait l’obliger à prévenir mes désirs les plus secrets. Paris, cette ville inconnue, compte bien cent mille maisons, et c’était justement à celle-ci que, ce matin, j’avais eu l’idée de me rendre parce que sa visite est toujours pour moi instructive, captivante et extrêmement amusante. Sans rien de remarquable dans la façade, mais plus vivant qu’un musée et souvent aussi riche en trésors, toujours changeant, toujours différent, toujours le même, je l’aime, cet Hôtel Drouot, comme l’une des plus pittoresques curiosités de Paris dont il nous offre un surprenant résumé de la vie matérielle. Ce qui d’ordinaire forme entre les quatre murs d’un logement un tout organique se retrouve là, dispersé et réduit en d’innombrables pièces détachées, comme le corps dépecé d’un énorme animal dans une boucherie. Les objets les plus étranges et les plus disparates, les plus sacrés et les plus usuels sont liés ici par la plus vulgaire des promiscuités ; tout ce qui est exposé là va devenir de l’argent : lits et crucifix, chapeaux et tapis, pendules et cuvettes, marbres de Houdon et couverts en tombac, miniatures perses et étuis à cigarettes argentés, vieux vélos voisinant avec les premières éditions de Paul Valéry, phonos à côté de madones gothiques, tableaux de Van Dyck côte à côte avec des croûtes crasseuses, sonates de Beethoven tout près de fourneaux brisés, les choses les plus nécessaires et les plus futiles, celles du goût le plus affreux et du plus grand raffinement artistique, petites et grandes, vraies et fausses, vieilles et neuves – tout cela va faire de l’argent ; toutes les créations issues de la main et de l’esprit des hommes, les plus nobles et les plus stupides, se déversent dans cette cornue des ventes aux enchères, qui absorbe et rejette avec une féroce indifférence les richesses de la ville gigantesque. C’est dans cet entrepôt où l’on dénombre et monnaye impitoyablement tout ce qui a de la valeur, c’est dans cette immense foire aux vanités et aux nécessités humaines, dans ce lieu fantastique que l’on sent mieux que partout ailleurs la diversité confuse de notre monde matériel. Là l’indigent peut tout vendre, le riche tout acheter ; de plus, on n’acquiert pas ici que des objets, mais aussi des idées et des connaissances, car il suffit de voir et d’écouter pour s’y perfectionner dans l’histoire de l’art, l’archéologie, la bibliophilie, l’expertise des timbres-poste, la science numismatique et surtout en psychologie. Aussi divers que ces objets qui se reposent un court moment des fatigues de la servitude et que des mains étrangères vont emporter loin de là, des hommes de toutes les races, de toutes les classes, dont les yeux inquiets reflètent la passion des affaires ou le feu mystérieux du collectionneur enragé, se pressent autour de la table des enchères, curieux et avides. De gros commerçants en pelisse et au melon soigneusement brossé sont assis à côté de petits antiquaires crasseux et de marchands de bric-à-brac malpropres de la Rive gauche, désireux de remplir leur boutique à peu de frais ; çà et là, quelques compères et petits intermédiaires bavardent et chuchotent ; des mandataires, des gens chargés de pousser aux enchères, des « racailleurs », hyènes inévitables de ce champ de bataille, s’empressent de repêcher un objet avant qu’il ne soit trop tard, ou bien, quand ils voient un collectionneur sérieusement accroché mordre à une pièce de prix, surenchérissent en échangeant des œillades complices. Des bibliothécaires à binocles, passés eux-mêmes à l’état de parchemin, viennent rôder par là comme des tapirs somnolents ; puis arrivent en gazouillant, oiseaux de paradis multicolores, des dames très élégantes, couvertes de perles, qui ont dépêché des domestiques pour leur retenir une place au premier rang devant la table des enchères ; dans un coin, immobiles tels des hérons, lançant des regards circonspects, se tiennent les vrais connaisseurs, la franc-maçonnerie des collectionneurs. Il y a aussi à chaque fois, derrière tous ces gens amenés là par intérêt, curiosité ou amour de l’art, un nombre indéfinissable de simples badauds qui veulent juste profiter du chauffage gratuit ou qui s’amusent de la cascade miroitante des chiffres qui fusent. Mais chacun de ceux qui viennent ici est poussé par un désir : que ce soit collectionner, jouer, gagner de l’argent, posséder davantage – ou seulement se réchauffer, participer à l’excitation générale. Et ce chaos compact d’individus se répartit et s’ordonne en une multiplicité tout à fait invraisemblable de physionomies. La seule espèce humaine que je n’y avais jamais vue, dont je n’avais jamais soupçonné la présence en ces lieux, c’était la guilde des pickpockets. Mais maintenant que je voyais mon ami s’y faufiler avec son sûr instinct, je compris aussitôt qu’un pareil endroit devait être le champ d’action idéal, voire le plus favorable de Paris à l’exercice de son talent. Car les éléments nécessaires y sont tous merveilleusement réunis : une cohue effrayante à peine supportable, la diversion absolument indispensable du spectacle, de la fièvre des enchères, de la minute de l’adjudication. Et troisièmement, une salle des ventes est, avec le champ de courses, un des derniers endroits du monde moderne où tout doit être payé comptant, ce qui permet de supposer qu’un portefeuille bien garni bombe mollement la poche de chaque veston. C’est là et nulle part ailleurs qu’une main experte trouve les meilleures occasions, et certainement, je ne m’en rendais compte qu’à présent, le petit essai de ce matin n’avait été pour mon ami qu’un exercice des doigts, tandis qu’ici, il s’apprêtait pour un véritable coup de maître.
Et pourtant, alors qu’il montait d’un pas traînant l’escalier qui conduit au premier, je l’aurais volontiers retenu par la manche. Bon Dieu ! Ne vois-tu pas cet écriteau rédigé en trois langues : « Beware of pickpockets » – « Attention aux pickpockets » – « Achtung vor Taschendieb ! » – Ne le vois-tu pas, étourneau ? On se méfie de tes semblables, ici ; et certainement des dizaines d’inspecteurs se glissent dans la cohue ; et encore une fois, crois-moi : tu n’es pas en forme, aujourd’hui. Mais en véritable connaisseur de la situation, il gravissait tranquillement les marches, tout en jetant un regard indifférent à la pancarte qui paraissait lui être familière. Sa décision était d’un habile tacticien, il fallait le reconnaître ; on ne vend dans les salles du bas que de grossiers ustensiles, des salles à manger, des buffets et des armoires, autour desquels se presse et tourbillonne la troupe ingrate et peu aimable des brocanteurs, qui rangent peut-être encore leur argent dans leur escarcelle selon la vieille mode et à qui il ne serait ni prudent ni profitable de se frotter. Au contraire, les objets les plus raffinés, bijoux, tableaux, livres, autographes, parures se vendent dans les salles du premier étage ; c’est là, à coup sûr, que se trouvent les poches les mieux remplies et les acheteurs les plus insouciants.
J’avais de la peine à suivre mon ami, car il naviguait en tous sens, avançant puis reculant de l’entrée principale à chacune des différentes salles, voulant sans doute évaluer les chances respectives qu’elles lui offraient. Patient et obstiné comme un gourmet devant un menu de choix, il lisait de temps en temps les affiches. Il se décida finalement pour la salle 7 où se vendait la célèbre collection de porcelaine chinoise et japonaise de Mme la comtesse Yves de G… Certainement il y avait là aujourd’hui des objets d’une cote sensationnelle, car les gens étaient tellement nombreux que, depuis l’entrée, il était impossible d’apercevoir la table des enchères, derrière les manteaux et les chapeaux. Un solide mur humain masquait la longue table verte, et de notre place nous apercevions tout juste les gestes amusants de l’huissier-priseur qui, du haut de son estrade, son marteau blanc à la main, dirigeait tout le jeu des enchères à la manière d’un chef d’orchestre au rythme régulier d’un prestissimo entrecoupé de longues pauses inquiétantes. Sans doute, comme beaucoup d’autres modestes employés, habitait-il un deux-pièces à Ménilmontant ou dans quelque banlieue, avec pour toute richesse un réchaud à gaz, un gramophone et quelques géraniums devant la fenêtre. Dans son élégante jaquette, la raie de ses cheveux pommadée avec soin, et manifestement ravi, il savourait la joie inouïe de pouvoir ainsi, chaque jour, trois heures durant et devant un public choisi, adjuger pour de l’argent, d’un coup de son petit marteau, les objets les plus précieux de Paris. Avec l’affabilité étudiée d’un bateleur, il saisissait gracieusement au passage, à droite ou à gauche, à la table ou au fond, les offres diverses comme une balle multicolore : « Six cents, six cent cinq, six cent dix » et relançait ces mêmes chiffres tout auréolés de gloire, pour ainsi dire, en traînant sur les voyelles, en détachant les consonnes. De temps en temps, il jouait les entraîneuses, lorsqu’une enchère restait en plan et que la valse des chiffres s’arrêtait, il exhortait la foule avec un sourire engageant : « Personne à gauche ? Personne à droite ? » ; tantôt, le front barré d’un petit pli dramatique, il menaçait l’assistance d’un : « J’adjuge ! » en levant dans sa main droite et d’un air décidé son marteau d’ivoire ; ou bien il disait en souriant : « Voyons, Messieurs, ce n’est pas du tout cher ! » Entre-temps, il saluait par-ci par-là une connaissance d’un air entendu, encourageait d’une œillade malicieuse quelques amateurs. C’est d’une voix brève qu’il commençait l’inévitable exposé qui précède la vente d’un nouvel objet, « le numéro trente-trois » mais à mesure que le prix s’élevait, sa voix de ténor montait toujours plus consciemment, dans un registre dramatique. Il prenait un indicible plaisir à voir durant trois heures ces trois ou quatre cents personnes retenir leur souffle, suspendues à ses lèvres ou hypnotisées par son magique petit marteau. Cette illusion trompeuse qu’il avait de diriger les enchères, alors qu’il n’était que l’instrument des offres éventuelles, l’enivrait ; il avait des effets de voix qui me rappelaient le paon qui fait la roue ; toutefois, cela ne m’empêchait nullement de remarquer en mon for intérieur que toutes ses gesticulations outrancières rendaient à mon ami le même service que les grimaces des trois singes de la matinée, en provoquant l’indispensable diversion.
Mais pour le moment mon vaillant camarade ne pouvait encore tirer aucun parti de cette complicité volontaire : nous étions toujours au dernier rang, impuissants, et toute tentative pour percer jusqu’à la table des enchères cette foule compacte et tendue me paraissait parfaitement inutile. Mais j’eus une nouvelle occasion de constater combien j’étais encore un novice d’un jour dans cette intéressante profession. Mon camarade, ce maître, ce technicien éprouvé, savait déjà depuis longtemps qu’à chaque fois que le marteau s’abattait pour clore une enchère – « 7260 francs », lançait à cet instant la joyeuse voix de ténor – le mur se désagrégeait pendant un court moment de détente. Les têtes dressées s’inclinaient, les marchands notaient les prix dans le catalogue, çà et là un curieux s’en allait, pendant une minute un peu d’air pénétrait dans cette foule compacte. Avec une rapidité tenant du génie, il profita de cet instant pour foncer en avant, tête baissée, comme une torpille. D’une seule poussée, il avait forcé quatre ou cinq rangs, et moi qui m’étais juré de ne pas abandonner l’imprudent à lui-même, je me trouvai tout à coup seul, loin de lui. Je tentai une percée à mon tour, mais déjà la vente reprenait, le mur se refermait et je restai impuissant, coincé au plus épais de la foule, comme un char embourbé. Cette presse était terrible, étouffante, visqueuse ; devant, derrière, à droite, à gauche, des vêtements et des corps si serrés que la moindre toux d’un de mes voisins me résonnait dans la poitrine. En outre, l’atmosphère était irrespirable, cela sentait la poussière, le renfermé et l’aigre, et par-dessus tout la sueur, comme partout où il est question d’argent. Suffoquant de chaleur, j’essayai d’ouvrir mon veston pour tirer mon mouchoir. Ce fut en vain, j’étais bloqué ; cependant, je ne relâchai pas mes efforts patients et obstinés pour percer la foule rang par rang ; mais il était trop tard ! Le petit pardessus jaune serin avait disparu. Il s’était caché quelque part dans cette foule où personne ne soupçonnait sa dangereuse présence, sauf moi, que secouait un tremblement nerveux causé par l’appréhension mystérieuse d’une infaillible catastrophe aujourd’hui pour ce pauvre diable. À tout moment, je m’attendais à une querelle, à une rixe, à entendre crier « au voleur ! », puis à le voir traîné au-dehors par les manches de son manteau. Je ne puis expliquer comment j’eus l’affreuse certitude qu’il allait manquer son coup ce jour-là, justement ce jour-là.
Pourtant rien ne se produisait ; pas un cri, pas un mot ; au contraire, piétinements, conversations, murmures cessèrent brusquement. Tout devint silencieux comme par enchantement ; comme si elles s’étaient donné le mot, ces deux ou trois cents personnes retenaient leur souffle et regardaient avec une attention redoublée l’huissier qui recula d’un pas sous le lustre, de sorte que son front se mit à briller d’un éclat particulièrement solennel. Car c’était le tour de l’objet principal de la vente, un immense vase, cadeau personnel que l’empereur de Chine avait fait remettre en son nom très personnel au roi de France, trois siècles plus tôt, par une ambassade, et qui, comme une foule d’autres objets, avait disparu mystérieusement de Versailles pendant la Révolution. Quatre hommes en uniforme hissèrent sur la table, avec des gestes prudents et étudiés, l’objet précieux, sphère d’un blanc laiteux veiné de bleu ; le commissaire s’étant éclairci la voix avec dignité, annonça la mise à prix : « cent trente mille francs ! Cent trente mille ! » Un silence respectueux salua ce chiffre sanctifié par quatre zéros. Personne n’osa commencer sur-le-champ à enchérir, personne n’osait parler ni seulement bouger, le respect avait transformé en un bloc immobile et homogène cette multitude de corps brûlants, étroitement coincés l’un contre l’autre. Cependant, à l’extrémité gauche de la table, un petit homme aux cheveux blancs finit par lever la tête et lança un chiffre, très vite, à voix basse, presque avec embarras : « Cent trente-cinq mille », à quoi le commissaire-priseur répondit avec autorité : « Cent quarante mille ».
Alors, un jeu palpitant commença : le représentant d’une importante salle des ventes américaine se contentait chaque fois de lever le doigt et, à la manière d’une pendule électrique, les enchères faisaient un saut de cinq mille ; à l’autre bout de la table, le secrétaire privé d’un grand collectionneur (on chuchotait son nom) faisait énergiquement paroli ; peu à peu, l’enchère devint un dialogue entre les deux amateurs qui placés vis-à-vis l’un de l’autre évitaient obstinément de se regarder ; tous deux adressaient leurs offres au seul commissaire-priseur, qui les recevait avec une satisfaction visible. Enfin, à deux cent soixante mille, l’Américain cessa de lever le doigt ; le chiffre proclamé resta en suspens, comme une note tenue. L’émotion grandit, le commissaire-priseur répéta quatre fois : « deux cent soixante mille… deux cent soixante mille… ». Il cria le chiffre bien haut dans la salle comme on lance un faucon sur sa proie. Puis il attendit, jeta à droite et à gauche des regards attentifs et quelque peu déçus (il aurait bien volontiers poussé le jeu plus loin, hélas !). « Il n’y a plus d’amateurs ? » Silence persistant. « Il n’y a plus d’amateurs ? » Sa voix avait presque un accent désespéré. Telle une corde tendue, le silence commençait à vibrer. Le marteau s’éleva lentement. Trois cents cœurs s’arrêtèrent de battre… « Deux cent soixante mille francs, une fois… deux fois… trois… »
Le silence pesait comme un seul bloc sur l’assistance muette ; tout le monde retenait sa respiration. Avec une solennité quasi religieuse, le commissaire-priseur tenait au-dessus de la foule recueillie son marteau d’ivoire. Il nous menaça encore une fois d’un « J’adjuge ». Rien. Pas de réponse. « Trois fois ! » Le marteau s’abattit d’un coup sec et irrité. Fini ! Deux cent soixante mille francs. Sous ce petit coup sec, le mur vivant vacilla et s’écroula ; il redevint une multitude de visages humains, l’animation reprit, on soupira, on cria, on respira, on toussa. Une sorte de vague, une poussée prolongée souleva cette foule qui remuait et se détendait comme si elle n’eût été qu’un seul corps.
La poussée arriva jusqu’à moi sous la forme d’un coup de coude que je reçus en pleine poitrine. En même temps, on me murmurait une excuse : « Pardon, monsieur ! » Je tressaillis. Cette voix ! Ô bienfaisant miracle ! c’était lui, lui que je cherchais depuis si longtemps, lui qui me manquait tant ! Quel hasard providentiel ! La vague déferlante l’avait justement amené dans mon voisinage. Dieu merci, il était tout près de moi ! Je pouvais enfin veiller sur lui avec attention et enfin le protéger. Naturellement j’évitai de le regarder en face, je guignai non pas son visage mais ses mains, ses instruments de travail ; or elles avaient disparu comme par enchantement ; je remarquai bientôt qu’il serrait étroitement contre son corps le bas des deux manches de son petit pardessus et que, comme quelqu’un qui a froid, il avait rentré ses doigts dessous pour les mettre à l’abri et les cacher. À présent, s’il voulait palper une victime, elle ne pourrait rien sentir d’autre que le frôlement involontaire d’une étoffe molle et inoffensive ; mais la main du voleur se tenait prête, comme la griffe du chat qui fait patte de velours. Voilà qui est habilement conçu ! pensai-je. Mais contre qui se préparait cette attaque ? Je risquai un regard vers son voisin de droite : c’était un monsieur très maigre, à la veste soigneusement boutonnée ; devant mon ami s’étalait le dos puissant d’un second personnage, forteresse imprenable ; je ne voyais donc pas quelle chance de succès pourrait lui offrir un de ces deux individus. Mais tandis qu’on me frôlait légèrement le genou, une idée qui me fit frissonner me traversa l’esprit ; au bout du compte, si ces préparatifs m’étaient destinés ? Imbécile ! Vas-tu donc t’attaquer au seul homme de cette salle qui te connaisse ? Et dois-je maintenant, dans une ultime et déconcertante leçon, servir moi-même de champ d’expérience à ton industrie ? En vérité, c’était bien moi qu’il semblait avoir visé. Tout juste ! C’était moi qu’il avait choisi, cet éternel malchanceux, c’était moi, l’ami de ses pensées, le seul qui le connût jusque dans le secret de son métier !
Il n’y avait plus de doute, c’était bien à moi qu’il en voulait, je ne devais pas m’abuser plus longtemps ! Déjà je sentais nettement le frôlement de son coude le long de mes côtes, je sentais s’avancer petit à petit la manche qui recouvrait sa main, cette main qui, au premier remous agitant la foule, plongerait d’un geste vif entre ma veste et mon gilet. En ce moment, j’aurais encore pu me protéger : il m’eût suffi, par un petit geste contraire, de me détourner ou de boutonner mon veston ; mais, fait étrange, je n’en avais plus la force, car tout mon corps était hypnotisé par l’émotion et par l’appréhension. Mes muscles et mes nerfs se contractaient comme sous l’action du froid ; tandis que j’attendais terriblement anxieux, j’évaluai avec rapidité ce que contenait mon portefeuille, et tout en l’imaginant, je sentais (car la moindre partie du corps devient sensible dès qu’on y pense, nerf, dent ou orteil) contre ma poitrine sa tiède et rassurante présence. Pour le moment, il était donc encore à sa place et sur des positions préparées à l’avance, je pouvais attendre l’assaut sans crainte. Mais, chose curieuse, il m’était absolument impossible de savoir si je le désirais ou non, cet assaut. Mes sentiments à cet égard étaient des plus confus et pour ainsi dire contradictoires. D’une part, je souhaitais, dans l’intérêt même de ce sot personnage ; qu’il s’éloignât de moi ; d’autre part, j’attendais son chef-d’œuvre, son coup décisif, avec la contraction terrible du patient qui voit la roulette du dentiste s’approcher de sa dent malade. Mais comme s’il eût voulu me punir de ma curiosité, il ne se pressait pas d’attaquer. Sa main s’arrêtait à chaque instant et cependant je sentais sa chaleur tout près. Elle s’avançait avec prudence, centimètre par centimètre, et bien que mon esprit tout entier fût absorbé par ce contact incessant, je suivais attentivement l’ascension des enchères, comme si ma pensée se fût dédoublée : « Trois mille sept cent cinquante… plus d’amateurs ?… trois mille sept cent soixante… trois mille sept cent soixante-dix… trois mille sept cent quatre-vingts… il n’y a plus d’amateurs ? Plus d’amateurs ? » Le marteau s’abattit. Une fois de plus, l’adjudication terminée, le léger remous causé par la détente générale parcourut la foule, et j’en sentis au même instant l’onde parvenir jusqu’à moi. Ce ne fut pas le frôlement d’une main, mais quelque chose comme le glissement rapide d’un serpent, comme le passage d’un souffle, si léger et si prompt que je ne l’aurais jamais senti, si toute mon attention n’eût été concentrée sur ce point, sur cette position menacée ; un pli rida seulement mon manteau comme l’aurait fait un coup de vent, je sentis comme la douce caresse d’une aile d’oiseau et…
Et il advint tout à coup quelque chose que je n’avais pas prévu. Ma main s’était soudain levée et avait happé sous ma veste la main étrangère. Ce plan de défense brutale ne m’était pas venu à l’esprit. C’était un mouvement réflexe de mes muscles, qui m’avait surpris moi-même, ma main s’était levée automatiquement, par un pur instinct de défense physique. Et voilà qu’à présent – horreur ! – à mon propre étonnement, à ma propre frayeur, j’enserrais le poignet d’une main étrangère, une main froide et tremblante. Non, je n’avais pas voulu cela !
Je ne saurais décrire cet instant. La peur me glaçait à l’idée que je retenais de force un morceau de la chair vivante d’un autre homme. Comme moi, la frayeur le paralysait. Et de même que mon manque de volonté et de sang-froid m’empêchait de le lâcher, de même, il n’avait ni le courage ni la présence d’esprit de se libérer : « Quatre cent cinquante… quatre cent soixante… quatre cent soixante-dix… » déclamait là-bas le commissaire-priseur d’un ton pathétique, cependant que je tenais toujours la main glacée du voleur. « Quatre cent quatre-vingts… quatre cent quatre-vingt-dix. » Personne n’avait remarqué ce qui se passait entre nous, personne ne soupçonnait le drame angoissant qui se jouait là entre deux hommes ; cette bataille sans nom n’opposait que nous deux, que nos nerfs hypertendus. « Cinq cents… cinq cent dix… cinq cent vingt… » Les chiffres fusaient de plus en plus vite, « Cinq cent trente… cinq cent quarante… cinq cent cinquante… » Finalement – toute l’affaire avait à peine duré dix secondes – je repris mon souffle. Je lâchai la main. Elle se retira et disparut dans la manche du manteau jaune.
« Cinq cent soixante… cinq cent soixante-dix… cinq cent quatre-vingts… six cents… six cent dix… » Là-haut les chiffres cliquetaient de plus belle, et nous étions toujours côte à côte, complices d’une action mystérieuse, paralysés tous deux par la même aventure. Je sentais encore la chaleur de son corps serré contre le mien. Et lorsque, délivrés de leur crispation, mes genoux raidis commencèrent à trembler, il me sembla que ce léger frisson gagnait les siens. « Six cent vingt… trente… quarante… cinquante-soixante… soixante-dix… » Les chiffres montaient de plus en plus vite et l’anneau glacé de l’effroi nous tenait toujours enchaînés l’un à l’autre. Je trouvai enfin le courage de tourner la tête de son côté. Au même instant, il regarda vers moi. Je plongeai mon regard dans le sien. « Grâce ! Grâce ! Ne me dénoncez pas ! » semblaient implorer ses petits yeux humides ; toute la peur qui l’empêchait de respirer, la peur primitive de toute créature, semblait s’échapper par ces deux petites prunelles rondes ; sa petite moustache tremblait aussi dans la tempête de son affolement. Je n’apercevais distinctement que ses yeux grands ouverts ; son visage avait disparu derrière une expression de terreur que je n’avais jamais vue et que je ne revis plus chez aucun homme. J’eus honte à l’idée qu’un être humain m’implorait comme un esclave, comme un chien sur qui j’aurais eu droit de vie et de mort. Cette peur m’humiliait et je détournai les yeux à nouveau, embarrassé.
Mais il avait compris. Il savait maintenant que jamais je ne le dénoncerais. Cette certitude lui redonna des forces. D’une petite secousse, il écarta son corps ; je sentis qu’il voulait me quitter pour toujours. La pression de son genou se relâcha doucement, je sentis diminuer peu à peu la tiède pression de son bras : redevenu maître accompli en son art, d’une légère poussée il s’éloigna de moi et se glissa sur le côté dans un mouvement plein d’habileté. Une poussée encore et il était hors de la foule.
Mais tandis que la chaleur qu’il m’avait communiquée m’abandonnait, un remords assaillit ma conscience : je n’avais pas le droit de le laisser partir ainsi. J’avais le devoir de dédommager cet inconnu de la terreur que je lui avais causée ; je lui devais un salaire pour m’avoir appris, à son insu, un métier que j’ignorais ; j’étais son débiteur. En toute hâte, je fendis la presse et gagnai la porte de sortie. Mais le pauvre diable m’avait vu, et malheureusement il se méprit sur mes intentions. Il crut, le déveinard, qu’en fin de compte j’allais peut-être le dénoncer, et il se réfugia dans le sombre désordre du couloir. J’arrivai trop tard pour pouvoir l’appeler ; je ne vis plus qu’une petite tache jaune, son manteau, qui flottait en bas de l’escalier. Il disparut ; la leçon se terminait comme elle avait commencé : d’une manière inattendue.
De son nom de baptême elle s’appelait Crescentia Anna Aloisia Finkenhuber. Elle avait trente-neuf ans, était de naissance illégitime et originaire d’un petit village du Zillertal. Sous la rubrique « signes particuliers » de son livret de service figurait un trait horizontal, négatif, mais si les employés avaient été tenus de donner un signalement caractérologique, un coup d’œil, même rapide, n’eût pas manqué de leur faire noter qu’elle ressemblait à un cheval de montagne osseux, fourbu et efflanqué. Car il y avait, à ne pas s’y méprendre, quelque chose de chevalin dans l’expression de sa lippe pendante, dans l’ovale à la fois allongé et dur de sa figure hâlée, dans ses yeux mornes, dépourvus de cils, et surtout dans ses cheveux épais et feutrés, collés sur le front en mèches grasses. Sa démarche également accusait l’hésitation méfiante, l’entêtement buté des bidets de montagne qui, par les cols des Alpes, sur les chemins muletiers pierreux, portent maussades, hiver comme été, à la montée comme à la descente, les mêmes charges de bois du même pas cahotant. Délivrée du licou du travail, Crescenz, les coudes en biais, les mains plus ou moins jointes, restait à regarder vaguement devant elle, d’un air hébété, pareille au bétail à l’étable. Tout en elle était dur, disgracieux et lourd. Penser lui était pénible et sa compréhension était lente ; toute idée nouvelle gouttait sourdement dans les profondeurs de son esprit comme à travers un tamis épais ; mais quand il lui arrivait d’avoir enfin saisi et fait sienne une idée nouvelle, elle y tenait obstinément et ne la lâchait plus. Elle ne lisait rien, ni journaux ni livres de prières, écrire était pour elle une corvée et les lettres gauches de son carnet de cuisine ressemblaient étrangement à son propre corps anguleux et mal taillé, dénué visiblement de tous les caractères extérieurs de la féminité. Tout comme ses os, ses hanches, ses mains et son crâne, sa voix était dure ; malgré les sons épais et gutturaux, propres à la langue du Tyrol, elle grinçait comme une porte rouillée, ce qui du reste n’avait rien d’étonnant car Crescenz n’adressait jamais à personne un mot inutile. Et nul non plus ne l’avait jamais vue rire ; en cela aussi elle avait tout de l’animal, car il est une chose peut-être plus cruelle que l’absence du langage, c’est celle du rire, ce jaillissement spontané du sentiment, qui a été refusé par Dieu aux créatures inconscientes.
Enfant illégitime élevée aux frais de la commune, déjà en service à l’âge de douze ans, puis récureuse de casseroles dans une gargote, son acharnement au travail, son activité frénétique la firent remarquer, si bien qu’au sortir de cette auberge de charretiers elle entra comme cuisinière dans un bon hôtel de touristes. Là, jour après jour, Crescenz se levait à cinq heures du matin, balayait, nettoyait, astiquait, brossait, rangeait, chauffait, cuisinait, pétrissait, lavait, rinçait, essorait, trimait jusqu’à une heure avancée de la nuit. Jamais elle ne prenait de congé ; jamais, excepté pour aller à l’église, elle ne mettait les pieds dehors : le disque ardent de son fourneau lui tenait lieu de soleil, les mille et mille bûches qu’elle fendait le long de l’année étaient sa forêt.
Les hommes ne l’importunaient pas, soit parce que ce quart de siècle de travail acharné l’avait dépouillée de ce qu’elle pouvait avoir de féminin, soit parce que, revêche et taciturne, elle eût coupé court à toute approche. Son seul plaisir, elle le trouvait dans l’argent sonnant et trébuchant qu’elle amassait comme un hamster avec l’instinct avide des paysans et des simples, pour ne pas être forcée dans sa vieillesse d’avaler une seconde fois, à l’asile des pauvres, le pain amer de la commune.
C’était uniquement poussée par l’amour de l’argent que cette créature bornée avait quitté pour la première fois, à trente-sept ans, sa patrie tyrolienne. Une placeuse, qui durant sa villégiature l’avait vue se démener au travail du matin au soir dans la salle et dans la cuisine, l’attira à Vienne en lui promettant le double de ses gages. Pendant le voyage en train, Crescenz n’avait parlé à personne ; elle tenait horizontalement sur ses genoux douloureux la lourde malle d’osier qui contenait tout son avoir, malgré l’offre aimable de ses compagnons de voyage de la lui caser dans le filet, car le vol et l’escroquerie étaient la seule représentation qui dans son cerveau obtus de paysanne s’accrochait à la grande ville. À Vienne il avait fallu, pendant les premiers jours, l’accompagner au marché, parce qu’elle craignait les voitures comme une vache craint les autos. Mais dès qu’elle eut connu les quatre rues qui y menaient, elle n’eut plus besoin de personne ; son panier au bras elle trottait, sans lever les yeux, de la maison à l’étalage des marchands et revenait de même ; elle balayait, chauffait et rangeait dans sa nouvelle cuisine, comme elle avait fait dans l’ancienne, sans s’apercevoir d’aucun changement. À neuf heures, comme au village, elle allait se coucher et dormait comme une bête, la bouche ouverte, jusqu’à l’instant où le réveille-matin l’arrachait brusquement à son lit. Personne ne savait si elle était contente, elle-même peut-être pas davantage, car elle ne s’ouvrait à personne et ne répondait aux ordres qu’elle recevait que par un vague « ouais, ouais », ou, si elle était d’un autre avis, par un haussement buté des épaules. Elle ne prenait garde ni aux voisins, ni aux autres domestiques de la maison : les regards gouailleurs de ses compagnes moins farouches glissaient comme de l’eau sur le cuir épais de son indifférence, sauf un jour où une des soubrettes ayant commencé à imiter son patois tyrolien et à se moquer d’elle avec insistance, elle avait sans rien dire tiré subitement de son fourneau une bûche enflammée et s’était précipitée sur la fille affolée qui s’était mise à hurler. À partir de ce jour, tout le monde évita la furieuse créature et plus personne ne se hasarda à la railler.
Cependant tous les dimanches matin, Crescenz, vêtue de son ample robe plissée et coiffée de son bonnet plat de paysanne, se rendait à l’église. Une seule fois, à l’occasion de son premier jour de congé à Vienne, elle risqua une promenade. Mais comme elle n’avait pas voulu prendre le tram et que, tout au long de sa prudente expédition par les rues mouvementées et vibrantes, elle ne vit qu’une succession de murs de pierre, elle n’alla pas plus loin que le canal du Danube ; là, fixement, elle regarda l’eau qui coulait comme on regarde une chose connue ; puis elle s’en retourna par le même chemin, toujours le long des maisons, évitant craintivement la chaussée. Cet unique voyage d’exploration l’avait certainement déçue, car dès lors elle ne quitta jamais la maison, préférant le dimanche s’asseoir à la fenêtre, soit avec un travail de couture, soit les mains vides. La grande ville n’avait donc apporté dans la moulinette de ses journées, depuis si longtemps laborieuses, d’autre changement que celui de faire tomber, à la fin de chaque mois, quatre billets bleus au lieu de deux dans ses mains déformées et usées par la cuisine et la lessive. Ces billets de banque, elle les examinait chaque fois longuement et avec méfiance ; elle les dépliait minutieusement et les lissait presque avec tendresse avant de les ranger à côté des autres, dans le coffret en bois sculpté qu’elle avait apporté de son village. Cette grossière et informe cassette était tout son secret, son unique raison de vivre. Le soir elle en posait la clef sous son oreiller. Personne de la maison ne sut jamais où elle la mettait le jour.
Telle était cette bizarre créature humaine, si l’on peut dire, puisque l’humain, justement, n’apparaissait dans ses attitudes que d’une façon tout à fait vague et rudimentaire ; mais peut-être fallait-il un être à ce point obtus et borné pour rester au service du ménage non moins bizarre du jeune baron de F… Car, d’une manière générale, les domestiques ne supportaient pas l’atmosphère de discorde qui y régnait au-delà du délai légal de préavis qui suivait leur engagement. Les criailleries irritées, frisant l’hystérie, que l’on y entendait, venaient de la maîtresse de maison. Fille d’un très riche industriel d’Essen, elle n’était plus de la première jeunesse quand, dans une ville d’eaux, elle avait fait la connaissance du baron, nettement plus jeune qu’elle (de médiocre noblesse et dans une situation pécuniaire plus médiocre encore) et elle avait épousé sans tarder ce joli godelureau au charme aristocratique. Mais la lune de miel à peine passée, la nouvelle mariée fut bien obligée de reconnaître que ses parents n’avaient pas eu tort de s’opposer à cette union rapide en réclamant des qualités plus solides chez un mari. Car il apparut bientôt que non seulement il avait passé sous silence de nombreuses dettes, mais que les fredaines de célibataire intéressaient bien plus cet époux, devenu rapidement négligent, que ses devoirs conjugaux ; de plus, s’il ne manquait pas d’affabilité et possédait même plutôt ce fond de jovialité propre aux caractères légers, ce trop joli galant homme ne pouvait concevoir l’existence que d’une façon paresseuse, sans obligation, et considérait avec mépris toute capitalisation, tout calcul d’intérêt comme trahissant un caractère borné et pingre, d’origine plébéienne. Il aimait la vie facile ; elle au contraire, désirait un intérieur rangé et sévère, dans le style des bourgeois de Rhénanie, ce qui le mettait hors de lui. Et lorsque, malgré la richesse de sa femme, il s’était vu obligé de marchander la moindre somme quelque peu importante et que l’épouse calculatrice était allée jusqu’à s’opposer à son désir le plus cher, une écurie de courses, il n’avait plus jugé à propos de continuer à s’occuper de cette grosse Allemande du Nord aux larges épaules et dont la voix forte et autoritaire lui faisait mal aux oreilles. Il l’avait donc « laissé choir », comme on dit, doucement et sans fracas, mais non moins radicalement pour cela. Quand, dans sa déception, elle lui faisait des reproches, il l’écoutait poliment et avec une attention apparente, mais sitôt le sermon fini il chassait loin de lui ces véhémentes exhortations avec la fumée de sa cigarette et, sans se gêner, faisait ce que bon lui semblait. Cette amabilité facile, presque professionnelle, exaspérait l’épouse déçue plus que ne l’aurait fait n’importe quelle opposition. Et parce qu’elle était complètement impuissante devant cette politesse d’homme du monde toujours impeccable, devant cette politesse insistante même, sa colère accumulée se donnait libre cours ailleurs : elle s’en prenait aux domestiques et déversait sans retenue sur des innocents une fureur justifiée dans le fond, mais déplacée ici. Le résultat ne s’était pas fait attendre : en l’espace de deux ans elle n’avait pas dû changer de servante moins de seize fois, un jour même elle s’était livrée à des voies de fait sur l’une d’elles et avait été obligée, pour arranger l’affaire, de lui verser une indemnité assez élevée.
Dans cette atmosphère orageuse, seule Crescenz tenait bon, inébranlable comme un cheval de fiacre sous la pluie. Elle ne prenait le parti de personne, ne s’occupait pas des changements qui se produisaient, ne semblait pas s’apercevoir que les inconnues qui lui étaient adjointes et avec lesquelles elle partageait sa chambre changeaient constamment de nom, de couleur de cheveux, d’odeur corporelle et de manière d’être, car elle ne parlait à aucune d’elles, ne s’inquiétait ni des portes claquées, ni des déjeuners interrompus, ni des crises de nerfs et des évanouissements. Active et indifférente, elle allait de sa cuisine au marché et du marché à sa cuisine : ce qui se passait au-delà de cet horizon borné ne l’intéressait pas. Elle travaillait comme un fléau dont le battoir retombe durement et machinalement, brisant les jours les uns après les autres ; deux années de grande ville passèrent à côté d’elle, inaperçues, sans provoquer aucun élargissement de son monde intérieur, sauf que les billets bleus amassés dans sa cassette atteignaient maintenant l’épaisseur d’un pouce, et qu’à la fin de l’année, quand d’un doigt humide elle les comptait un par un, elle se rapprochait du chiffre magique de mille.
Mais le hasard dispose de pointes de diamant et le destin, redoutablement audacieux, sait se frayer inopinément un chemin conduisant aux âmes et bouleverser les natures les plus pétrifiées. Chez Crescenz la cause extérieure des événements prit une apparence presque aussi banale qu’elle : après un intervalle de dix ans, l’État avait jugé utile de procéder à un nouveau recensement de la population, et des questionnaires extrêmement compliqués avaient été envoyés dans toutes les maisons pour connaître exactement l’état civil des habitants. Se méfiant de l’orthographe fantaisiste et purement phonétique du personnel, le baron avait préféré remplir lui-même ces formulaires et, à cette fin, il avait fait venir Crescenz, comme les autres, dans son bureau. Or, en la questionnant sur ses nom, date et lieu de naissance, le baron, qui était un chasseur passionné et l’ami du grand propriétaire terrien de l’endroit en question, découvrit qu’il lui était arrivé à plusieurs reprises de chasser le chamois justement dans ce coin des Alpes, qu’une fois même un guide originaire de son village natal l’avait accompagné pendant deux semaines. Et comme, chose curieuse, ce guide se trouvait précisément être l’oncle de Crescenz et que, par surcroît, le baron ce jour-là était d’humeur particulièrement joviale, ce fut l’occasion d’une conversation prolongée ; nouvelle surprise, il avait naguère dégusté un excellent rôti de chevreuil dans l’auberge même où elle était cuisinière ! Vétilles que tout cela, mais hasards étranges tout de même et qui, aux yeux de Crescenz, qui voyait ici pour la première fois quelqu’un connaissant son pays, avaient quelque chose de surnaturel. Elle était là devant lui, toute rouge, très concentrée, et se tortillait gauchement, l’air flatté, lorsque passant à la plaisanterie, le baron imita son patois tyrolien, lui demanda si elle savait jodler et lui dit des gaudrioles. Pour finir, s’amusant lui-même à ce jeu, il lui donna familièrement du plat de la main, à la manière paysanne, une tape sur le derrière et lui dit en riant : « Maintenant, va-t’en brave Cenzi, mais avant de partir voici deux couronnes, parce que tu es du Zillertal. »
Certes, l’incident n’avait en soi rien de pathétique ni d’important. Cependant cette causerie de cinq minutes remua profondément l’âme glauque et figée de la morne créature, telle une pierre dans une mare : tout d’abord se forment peu à peu des cercles mouvants, qui lentement se propagent ensuite en vagues pesantes jusqu’au bord de la conscience. Non seulement cette fille obstinément taciturne n’avait plus eu de conversation avec personne depuis des années, mais le fait que l’homme qui lui avait adressé la parole dans ce dédale de pierres était justement un familier de ses montagnes, qu’il avait mangé un filet de chevreuil préparé par elle, cela lui parut tenir du miracle. À quoi s’ajoutait cette tape sans-gêne sur le derrière qui, dans le langage paysan, est un appel laconique, une avance faite à la femme. Et si Crescenz n’avait pas l’audace de croire que ce monsieur élégant et distingué la désirait réellement, cette familiarité physique n’en avait pas moins secoué ses sens engourdis.
Sous l’effet de cette impulsion fortuite, les couches profondes de son être s’ébranlèrent l’une après l’autre, jusqu’à ce qu’il s’en détachât, informe tout d’abord, puis de plus en plus net, un sentiment nouveau, pareil à celui qui guide le chien lorsqu’un beau jour il discerne subitement, parmi tous les bipèdes qui l’entourent, son maître à lui : à partir de ce moment-là il le suit, accueille par des frétillements ou des aboiements celui à qui le destin le soumet, lui obéit de plein gré et l’accompagne partout avec docilité. C’est ainsi que dans la vie bornée de Crescenz, où il n’était question jusque-là que de cinq ou six choses – argent, marché, fourneau, église et lit –, un nouvel élément s’était introduit en écartant violemment tout ce qui l’avait précédé. Et avec cette âpreté du paysan qui ne veut plus lâcher ce dont ses dures mains se sont emparées un jour, elle aspira cet élément en elle jusque dans le monde trouble de ses instincts. Certes, il se passa du temps avant que cette transformation ne fût visible ; les premiers signes en furent même absolument insignifiants : par exemple, elle brossait les habits et les chaussures du baron avec un soin particulièrement fanatique, tandis qu’elle continuait à abandonner aux soins de la femme de chambre les vêtements et les souliers de la baronne. Ou bien elle se montrait plus souvent dans le corridor et dans les chambres et, à peine entendait-elle grincer la serrure de la porte d’entrée, qu’elle se précipitait à la rencontre de son maître pour le débarrasser de sa canne et de son manteau. Elle redoublait d’attentions pour la cuisine et avait même fait l’effort de repérer le chemin des halles, tout spécialement pour y acheter un filet de chevreuil. Et sa tenue portait aussi la marque de soins plus attentifs.
Il avait fallu une ou deux semaines pour que les premières pousses de ce sentiment nouveau surgissent de son monde intérieur. Mais il fallut encore des semaines et des semaines avant que vînt éclore sur ces pousses un deuxième sentiment et que celui-ci prît peu à peu forme et devînt réalité. Ce deuxième sentiment n’était autre que le complémentaire du premier : une haine sourde, d’abord, puis peu à peu ouverte et manifeste à l’égard de l’épouse du baron, la femme à qui il était permis de parler, d’habiter, de coucher avec lui, et qui pourtant n’avait pas pour lui l’adoration dévote que Crescenz, elle, lui vouait. À présent plus attentive, sans l’avoir décidé, à ce qui se passait autour d’elle – soit qu’elle eût assisté à une de ces scènes gênantes où le maître adoré était humilié de la façon la plus révoltante par son épouse acariâtre, soit que la familiarité joviale du mari lui eût fait sentir plus vivement la réserve hautaine de cette Allemande du Nord inhibée –, Crescenz manifesta tout à coup à l’égard de celle-ci, qui ne se doutait de rien, un certain entêtement, une animosité épineuse qui blessait par mille petites pointes et méchancetés. C’est ainsi que la baronne était toujours obligée de sonner au moins deux fois pour que Crescenz, avec une lenteur voulue et une mauvaise volonté évidente, daignât répondre à son appel, et lorsqu’elle s’avançait, la tête rentrée dans les épaules, on voyait toujours qu’elle était prête d’avance à faire front contre toute remarque. Elle écoutait d’un air maussade, sans répondre, les ordres qu’on lui donnait, de sorte – que la baronne ne savait jamais si elle était bien comprise ; mais si, par prudence, elle lui répétait l’ordre, elle n’obtenait qu’un hochement de tête renfrogné ou sur un ton dédaigneux : « J’avions bien entendu. » Ou encore, juste à l’heure d’aller au théâtre, au moment même où sa maîtresse déjà tout énervée arpentait les pièces, une clef importante avait disparu, qu’on retrouvait une demi-heure plus tard dans un coin où jamais on ne l’aurait cherchée. Elle se plaisait à oublier les messages et appels téléphoniques pour la baronne, et, interrogée, elle se contentait de lui lancer sèchement, sans marquer le moindre regret : « Ben, j’avions oublié ! » Jamais elle ne la regardait dans les yeux, sans doute par crainte de ne pouvoir cacher sa haine.
Pendant ce temps les désaccords domestiques donnaient lieu à des scènes de plus en plus désagréables entre les époux : peut-être aussi l’inconsciente et irritante mauvaise humeur de Crescenz était-elle cause, dans une certaine mesure, de l’énervement de l’épouse dont l’irritation grandissait de semaine en semaine. Les nerfs éprouvés par son célibat prolongé, aigrie encore par l’indifférence de son mari et l’animosité effrontée des domestiques, cette femme tourmentée perdait de plus en plus son équilibre. En vain recourait-on au bromure et au véronal pour essayer de calmer sa nervosité ; les crises d’hystérie succédaient aux crises de larmes sans que personne pût y apporter le moindre soulagement. À la fin le médecin recommanda un séjour de deux mois dans un sanatorium, recommandation qui fut approuvée par le mari, d’ordinaire si indifférent, avec un tel empressement prévenant que sa femme, méfiante, commença par se cabrer. Mais en fin de compte, le voyage fut quand même décidé, la femme de chambre accompagnerait Madame et Crescenz resterait seule dans le spacieux appartement au service de Monsieur.
Cette nouvelle qu’elle serait seule à veiller sur Monsieur mit tout d’un coup en émoi les sens engourdis de Crescenz. Du fond de son être, telle une bouteille magique violemment secouée, remonta un dépôt de passion cachée qui donna à ses gestes une tout autre allure. Ce qu’il y avait en elle de lourd et d’emprunté se volatilisa soudain, ses membres ankylosés se délièrent, on eût dit que cette nouvelle électrisante les avait rendus légers, tant sa démarche était rapide et vive. À peine avait-il été question des préparatifs du voyage, qu’elle courait d’une pièce à l’autre, montait et descendait les escaliers, faisait les malles avant d’en avoir reçu l’ordre et les portait elle-même dans la voiture. Et lorsque tard dans la soirée, le baron revenant de la gare tendit à la servante empressée sa canne et son manteau en disant avec un soupir de soulagement : « La voilà expédiée ! » il se passa une chose étrange. Car soudain les lèvres serrées de Crescenz qui, comme les animaux, ne riait jamais, se contractèrent tout à coup avec violence. La bouche grimaça, s’élargit et brusquement, au milieu de cette face d’idiote illuminée, jaillit un ricanement si bestial et si sans-gêne que le baron, désagréablement surpris par ce spectacle, eut honte de sa familiarité déplacée et gagna sa chambre sans mot dire.
Mais ce rapide instant de malaise se dissipa vite ; déjà les jours suivants, le délicieux silence et la liberté bienfaisante qu’ils goûtaient, créaient une sorte de lien entre le maître et la servante. Le départ de l’épouse avait, si l’on peut dire, débarrassé l’atmosphère des lourds nuages qui planaient. Heureusement délivré de l’incessante obligation de rendre compte de tous ses actes, l’époux libéré rentra très tard dès le premier soir et put jouir de l’agréable contraste que lui offrait l’empressement silencieux de Crescenz avec les réceptions trop éloquentes de sa femme. Replongée avec frénésie dans son travail quotidien, la servante se levait plus tôt que jamais, faisait tout reluire, astiquait loquets et cuivres comme une possédée, composait des menus particulièrement raffinés. Au premier déjeuner servi, le baron remarqua avec surprise que l’on avait choisi pour lui seul le précieux service qui d’habitude ne quittait l’argentier qu’aux grandes occasions. Quoique d’un naturel distrait, il était impossible qu’il ne remarquât pas les soins attentifs, presque tendres de cette étrange créature ; et comme au fond il avait bon cœur, il ne lésina pas sur les signes de satisfaction. Il loua sa cuisine, lui adressa de temps en temps quelques paroles aimables, et lorsque le lendemain, qui était le jour de sa fête, il vit sur la table un superbe gâteau avec ses initiales et son écusson artistement saupoudrés de sucre, il dit à Crescenz en riant fort et avec une certaine nonchalance : « Tu vas me gâter, Cenzi ! Et que vais-je devenir quand, Dieu m’en préserve, ma femme reviendra ? » Une telle familiarité d’un maître avec son domestique, à ce point dénuée de tact, d’un sans-gêne frisant le cynisme et qui en d’autres pays étonnerait peut-être, n’était d’ailleurs pas chose extraordinaire dans l’aristocratie de la vieille Autriche : ce genre de laisser-aller provenait aussi bien de l’allure désinvolte que ces gentilshommes montraient en toute circonstance que de l’immense mépris qu’ils professaient pour le bas peuple. De même que parfois des archiducs, en garnison dans une petite ville de Galicie, se faisaient amener d’un bordel, le soir, par un sous-officier, la première fille venue, l’abandonnaient ensuite à demi nue à celui qui avait été la chercher et se moquaient profondément de tout ce que les mauvaises langues de la racaille bourgeoise de la ville pourraient raconter le lendemain sur cette anecdote croustillante, de même la haute noblesse préférait, à la chasse, la compagnie de son cocher ou de son palefrenier à celle d’un professeur ou d’un gros commerçant. Mais cette familiarité, démocratique en apparence, facilement consentie et reprise de même, était tout le contraire de ce qu’elle paraissait : elle n’était jamais qu’unilatérale et cessait à la minute où le maître se levait de table. La petite noblesse s’étant toujours efforcée de singer les gestes des féodaux, le baron n’éprouvait donc aucune espèce de scrupule à parler avec dédain de sa femme devant une lourdaude paysanne tyrolienne – sûr qu’il était de sa discrétion, mais ne se doutant certes pas de l’âpre joie et de la passion avec lesquelles la servante taciturne savourait ces paroles méprisantes.
Il s’imposa toutefois, pendant un ou deux jours encore, quelque contrainte avant d’abandonner toute retenue. Mais alors, archi-certain, à la suite de divers indices, du silence de la bonne, il commença à se conduire en vrai célibataire et à prendre ses aises dans son appartement. Le quatrième jour de son « célibat », il appela Crescenz, et sans autre explication, de la voix la plus naturelle, il lui ordonna de préparer le soir un souper froid pour deux personnes et d’aller ensuite se coucher ; il se chargerait lui-même du reste. Crescenz reçut l’ordre sans mot dire. Ni son regard, ni le moindre battement de cils ne laissèrent voir si le sens réel de ces paroles avait pénétré derrière son front bas. Mais le maître ne tarda pas à s’apercevoir, avec un amusement mêlé de surprise, à quel point elle avait bien saisi ses véritables intentions ; lorsqu’il rentra après le théâtre en compagnie d’une jeune élève de l’Opéra, non seulement il trouva la table garnie de fleurs et mise avec raffinement, mais dans la chambre à coucher le lit voisin du sien était découvert d’une façon provocante, cependant que le peignoir de soie et les pantoufles de sa femme étaient là bien en évidence, prêts à être enfilés. Le mari émancipé ne put s’empêcher de rire de la sollicitude sans borne de cette créature. Et la dernière barrière tomba d’elle-même devant cette complicité zélée. Dès le matin il sonna Crescenz pour qu’elle aide la galante intruse à s’habiller : le pacte tacite était définitivement scellé entre eux deux.
C’est alors que Crescenz reçut son nouveau nom. Cette gentille élève de l’Opéra, qui justement travaillait à ce moment-là le rôle d’Elvire et qui, par plaisanterie, se plaisait à élever son tendre ami au rôle de don Juan, lui avait dit en riant : « Appelle donc ta Leporella ! » Ce nom l’avait amusé parce qu’il parodiait d’une façon grotesque la sèche Tyrolienne ; aussi, à partir de ce jour-là, ne la nomma-t-il jamais plus autrement que Leporella. Crescenz, d’abord ahurie, puis séduite par la belle sonorité d’un nom incompréhensible pour elle fut enchantée d’être rebaptisée, se sentant pour ainsi dire anoblie par ce changement : chaque fois que le joyeux baron l’appelait ainsi, ses lèvres minces s’écartaient, découvrant largement ses dents brunes et chevalines et, humble comme un chien dont la queue frétille, elle s’approchait pour recevoir les ordres du maître vénéré.
Ce nom avait été donné en parodie ; mais avec une intuition très sûre, la future diva avait trouvé là une appellation qui, merveille !, allait comme un gant à l’étrange créature, car tout comme le complice complaisant chez Da Ponte, cette vieille fille desséchée, ignorante de l’amour, prenait une joie singulière, mêlée d’orgueil, aux aventures de son maître. N’était-ce que la satisfaction de trouver tous les matins le lit de la femme tant détestée, bouleversé et profané tantôt par une jeunesse, tantôt par une autre, ou bien ses sens s’électrisaient-ils secrètement à l’idée de ces plaisirs que dispensait généreusement la virilité de son maître ? Toujours est-il que la bigote et austère vieille fille servait avec un zèle passionné les prouesses du baron. Son propre corps, usé, privé de sexe par les longues années de travail, n’était plus pour elle depuis longtemps une cause de trouble, et après quelques jours déjà elle sembla éprouver un véritable contentement d’entremetteuse et eut un regard entendu en voyant une deuxième, puis une troisième femme qui pénétrait dans la chambre à coucher de l’absente : cette complicité, mêlée à l’odeur excitante de l’atmosphère amoureuse, se mit à agir comme un acide sur ses sens endormis. Crescenz devint réellement Leporella, vive, alerte et dégourdie comme ce joyeux drille. Sous la chaude impulsion de cette sympathie brûlante, d’étranges qualités s’éveillèrent en elle, toutes sortes de petites ruses, des finauderies et des finasseries, un côté espion, curieux, aux aguets, alerte et fureteur. Elle écoutait aux portes, regardait par le trou des serrures, fouillait les chambres et les lits et, à peine avait-elle flairé un butin nouveau que, poussée par une excitation bizarre, elle se mettait à courir dans les escaliers, si bien que cette vigilance fouineuse, voyeuse, finit par faire sortir de cette bûche qu’elle était auparavant une manière d’être humain. Au grand étonnement des voisins, Crescenz devint tout à coup sociable, elle parlait à d’autres servantes, plaisantait lourdement avec le facteur, participait au caquetage des marchandes ; et même un soir, les lumières étant éteintes dans la cour, les bonnes d’en face entendirent un bourdonnement bizarre venant de sa fenêtre ordinairement muette : Crescenz fredonnait, d’une voix maladroite et grinçante, un de ces chants alpins que les vachères entonnent le soir dans la montagne. De ses lèvres inexpertes, la mélodie s’échappait péniblement, déformée, heurtée, avec un son fêlé ; et pourtant elle avait quelque chose d’exotique et d’étrangement touchant. Pour la première fois depuis son enfance, Crescenz essayait de chanter, et c’était émouvant d’entendre ces sons trébuchants qui, du fond obscur des années ensevelies, remontaient avec difficulté vers la lumière.
Le baron, cause involontaire de l’extraordinaire transformation de cette femme tombée sous son emprise, était celui qui s’en apercevait le moins, car qui se retourne jamais pour voir son ombre ? On la sent qui vous suit, fidèle et muette, ou qui vous devance parfois, comme un désir non encore conscient, mais il est bien rare qu’on s’arrête à ses contours grotesques et qu’on reconnaisse son moi dans cette caricature ! Le baron voyait seulement que Crescenz était toujours prête à le servir, que sa discrétion était entière et qu’il pouvait compter sur elle jusqu’au sacrifice. Et c’était son mutisme et la distance qu’elle savait garder dans toutes les situations délicates qu’il appréciait tout particulièrement ; parfois, il lui adressait distraitement quelques paroles aimables, comme on caresse un chien, plaisantait avec elle de temps en temps, lui pinçait le bout de l’oreille ; ou encore il lui donnait un billet de banque ou un billet de théâtre qu’il tirait négligemment de la poche de son gilet, choses insignifiantes pour lui mais qui pour elle devenaient des reliques qu’elle conservait religieusement dans sa cassette. À la longue il prit l’habitude de penser tout haut devant elle et même de la charger de missions compliquées ; et plus il lui marquait sa confiance, plus elle s’efforçait, toute reconnaissante, d’être à la hauteur de sa tâche. Un instinct singulier se fit peu à peu jour en elle, de chien de chasse qui flaire, cherche et même devance, devine les désirs de son maître ; toute sa vie, ses désirs, ses besoins semblaient être passés de son propre corps dans celui de son maître, elle voyait tout avec ses yeux à lui, elle écoutait avec lui ; toutes les joies du baron, toutes ses conquêtes, elle en jouissait avec un enthousiasme presque vicieux. Elle rayonnait quand une nouvelle femme franchissait le seuil de la maison et paraissait déçue, et comme froissée dans son attente, quand il ne rentrait pas le soir en galante compagnie ; ses pensées jadis si engourdies déployaient une activité frénétique que jusque-là seuls ses bras avaient connue, cependant que dans ses yeux étincelait et brillait une lueur nouvelle, vigilante. Une créature humaine s’était éveillée dans la bête de somme fourbue d’autrefois – une créature têtue, fermée, rusée, inquiète, réfléchie et active, sournoise et dangereuse.
Et un jour que le baron rentrait plus tôt que d’habitude, il s’arrêta dans le couloir, étonné : n’était-ce pas, derrière la porte de la cuisine, l’éclat d’un rire gloussé par celle qui d’ordinaire était toujours muette ? Mais déjà Leporella se faufilait par la porte entrebâillée, s’essuyant les mains à son tablier, avec un air gêné et effronté à la fois : « Monsieur nous excuserons, dit-elle, laissant traîner son regard par terre, mais la fille du confiseur est là… une jolie p’tite… elle aimerait tant faire la connaissance de Monsieur. » Le baron la regarda, surpris, sans savoir s’il devait s’indigner de son audacieuse familiarité ou s’amuser de sa complaisance d’entremetteuse. Finalement la curiosité masculine l’emporta : « Fais-la voir un peu. »
La fille, une blonde et appétissante gamine de seize ans que Leporella avait attirée peu à peu à elle par des paroles flatteuses, sortit de la cuisine, les joues empourprées et avec un petit rire embarrassé, poussée et encouragée par la servante ; elle se tourna gauchement devant l’élégant monsieur qu’elle avait en effet souvent observé du magasin d’en face avec une admiration quasi enfantine. Le baron la trouva jolie et lui proposa de prendre le thé avec lui dans sa chambre. Ne sachant trop ce qu’elle devait faire, la petite se tourna vers Crescenz. Mais celle-ci, avec un empressement marqué, était déjà rentrée dans la cuisine. Il ne restait plus à la jeune fille attirée dans cette aventure qu’à accepter, rougissante, excitée et curieuse, la dangereuse invitation.
Mais la nature ne brûle pas les étapes. Si sous l’emprise d’une passion obscure et perverse un certain déclenchement de l’intelligence s’était produit chez cet être lourd et obtus, cette pensée toute neuve, mais limitée, ne dépassait pas chez Crescenz l’occasion du moment, restant par là apparentée à l’instinct borné des animaux. Complètement obsédée par le désir de servir en esclave le maître aimé, Crescenz avait tout à fait oublié la maîtresse absente. Le réveil fut d’autant plus terrible : ce fut pour elle une catastrophe inattendue lorsqu’un matin le baron, une lettre à la main, contrarié et de mauvaise humeur, lui annonça qu’elle devait tout mettre en ordre dans la maison et que sa femme rentrait du sanatorium le lendemain. Crescenz resta immobile, devint blême, la bouche ouverte d’effroi : la nouvelle s’était enfoncée en elle comme un poignard. Sans faire un mouvement, elle regardait droit devant elle comme si elle n’avait pas compris. Ses traits étaient à tel point décomposés que le baron se crut obligé de la calmer par une parole légère : « Je crois que cela ne te fait pas plaisir non plus, Cenzi, pourtant que veux-tu, il n’y a rien à faire ! »
Mais déjà dans le visage pétrifié de Crescenz un mouvement s’ébauchait. Un spasme violent, comme venu des entrailles, rendait peu à peu cramoisies ses joues livides encore l’instant d’avant. Quelque chose montait lentement, aspiré par de puissants battements de cœur : sa gorge tremblait sous le terrible effort. Enfin ce fut là… sur ses lèvres, et, les dents serrées, elle siffla sourdement : – Y’au… Y’aurait bien… quéqu’chose à faire. »
C’était parti avec la violence d’un coup mortel. Et sa figure se crispa si méchamment après cette décharge brutale, avec une si sombre énergie que le baron, étonné et effrayé, eut malgré lui un mouvement de recul. Mais déjà Crescenz s’était détournée et astiquait un mortier de cuivre avec une telle frénésie qu’on eût dit qu’elle allait s’y briser les doigts.
Avec le retour de l’épouse, la tempête recommença à souffler dans la maison, fit claquer les portes de plus belle, hurla de nouveau à travers toutes les pièces, balayant comme un courant d’air la chaude et confortable atmosphère des jours précédents. Soit que la malheureuse eût été renseignée par des racontars de voisins ou par des lettres anonymes sur l’inconduite éhontée de son mari, soit que celui-ci, n’ayant pu dissimuler son mécontentement de la voir rentrer, l’eût mal reçue et qu’elle en fût dépitée, toujours est-il que les deux mois de sanatorium semblaient avoir été sans effet sur ses nerfs tendus à se déchirer et que les crises de larmes alternaient avec les menaces et les scènes d’hystérie. Leurs relations devenaient de jour en jour plus insupportables. Quelques semaines encore, le baron affronta crânement l’assaut des reproches de sa femme grâce à sa courtoisie bien aguerrie, et lorsqu’elle le menaçait d’écrire chez elle et de le quitter, il évitait de lui répondre ou faisait tout ce qu’il pouvait pour la calmer. Mais cette indifférence froide et contrôlée ne faisait que porter à son comble l’énervement de cette femme qui se savait sans amis et sentait autour d’elle une animosité secrète.
Quant à Crescenz, elle s’était complètement murée dans son silence d’autrefois. Mais ce silence était devenu agressif et dangereux. Tout d’abord elle s’était obstinée à ne pas vouloir sortir de la cuisine à l’arrivée de sa maîtresse, puis quand enfin on l’appela, elle s’était refusée à la saluer. Les épaules en avant, semblant prête à foncer, elle était restée immobile, répondant sur un ton si hargneux à toutes les questions posées que la baronne, impatientée, s’était détournée ; au même instant, sans qu’elle s’en doutât, Crescenz lui plongeait dans le dos toute sa haine accumulée, dans un seul regard. Possessive comme elle l’était, Crescenz se sentait injustement frustrée par ce retour ; après avoir goûté aux joies d’une soumission fanatique et sans bornes dans laquelle elle avait mis toute sa passion et toute son âme, elle se voyait de nouveau reléguée à la cuisine et aux fourneaux, et privée de son gentil nom de Leporella ! Car devant sa femme, le baron se gardait prudemment de témoigner à Crescenz la moindre sympathie. Mais parfois, épuisé par les scènes violentes, il avait besoin de réconfort et d’épanchement, et il se glissait dans la cuisine, s’asseyait à côté d’elle sur un tabouret et soupirait : « Je n’en peux plus ! »
Ces instants où le maître adoré, sous le poids d’une tension trop forte, venait se réfugier chez elle étaient pour Leporella les plus heureux. Jamais elle ne se permettait une réponse ou un mot de consolation ; silencieuse et repliée sur elle-même, elle se contentait de lever parfois un regard attentif, compatissant et tourmenté vers son maître déchu à qui cette sympathie muette faisait du bien. Mais quand il avait quitté la cuisine, la crispation de fureur réapparaissait sur son front et ses lourdes mains s’abattaient sur la viande qui n’en pouvait mais, ou bien elle passait sa colère sur les couverts et les casseroles en les récurant avec vigueur.
Dans l’atmosphère lourde et contenue de ce retour, l’orage finit par éclater. Au cours d’une scène particulièrement violente, le baron perdit patience et quitta soudain son rôle de petit garçon indifférent et soumis. « J’en ai assez », s’écria-t-il rageusement en faisant claquer derrière lui la porte du salon avec une force telle que les vitres de toutes les pièces en tremblèrent. Et bouillant de colère, le visage congestionné, il s’élança dans la cuisine où Crescenz vibrait comme un arc tendu : « Prépare-moi immédiatement ma valise et mon fusil ! Je pars à la chasse pour huit jours. Le diable même n’y tiendrait plus dans cet enfer : il faut y mettre fin. »
Crescenz le regarda, ravie : il était redevenu le maître ! Et en même temps qu’un rire rude s’échappait de sa gorge, elle prononça : « Môsieur a bien raison, il faut y mettre fin. » Frémissante de zèle, elle courut aussitôt d’une pièce à l’autre, rassemblant tout dans les armoires et sur les tables, et les nerfs de cette créature grossière vibraient et tremblaient d’impatience. Puis elle porta elle-même dans la voiture la valise et le fusil. Mais lorsque le baron s’apprêta à la remercier, son regard se replia, épouvanté, car sur les lèvres pincées de la servante rampait ce sourire sournois qui, chaque fois, l’effrayait. Quand il la voyait ainsi à l’affût, il ne pouvait s’empêcher de penser à la contraction de la bête qui se prépare à bondir. Mais déjà elle redevenait toute humilité, et avec une familiarité presque blessante murmurait d’une voix rauque : « Môsieur n’a qu’à faire bon voyage, surtout, j’m’en vas faire ce qu’y faut. »
Trois jours plus tard le baron fut rappelé de la chasse par un télégramme pressant. Son cousin l’attendait à la gare. Inquiet, il vit du premier coup d’œil qu’il avait dû se passer quelque chose de désagréable, car le cousin paraissait nerveux et agité. Après les lénifiantes circonlocutions d’usage, il apprit que sa femme avait été trouvée le matin, morte dans sa chambre envahie par le gaz de ville. Il fallait, hélas ! exclure tout accident, car on était au mois de mai et il y avait longtemps qu’on ne se servait plus du calorifère à gaz ; le fait que la malheureuse avait pris du véronal la veille prouvait d’ailleurs l’intention du suicide. Il y avait en outre le témoignage de Crescenz, la cuisinière, qui ce soir-là était la seule à n’être pas de sortie et qui avait entendu l’infortunée marcher la nuit dans l’antichambre, selon toute apparence pour ouvrir le compteur soigneusement fermé. En foi de quoi, le médecin légiste appelé sur les lieux avait déclaré lui aussi que l’accident n’était pas possible et dressé un procès-verbal concluant au suicide.
Le baron se mit à trembler. Aussitôt que son cousin eut fait mention du témoignage de Crescenz, il sentit soudain ses mains se refroidir : une pensée pénible, affreuse, s’empara de lui comme un malaise. Mais il repoussa cette sensation de désagréable fermentation et se laissa conduire à son domicile sans volonté. Le corps avait déjà été mis en bière, la famille l’attendait au salon, avec des mines sombres et hostiles : leurs condoléances furent froides comme la lame d’un poignard. Ils se crurent obligés d’appuyer, avec quelques sous-entendus accusateurs, sur le fait qu’il n’y avait malheureusement pas eu moyen d’étouffer le « scandale », parce que le matin la bonne s’était précipitée dans l’escalier en criant d’une voix aiguë : « Madame s’est suicidée. » Aussi avaient-ils commandé un enterrement très simple, car hélas ! – la lame aiguisée se tourna de nouveau vers lui – la curiosité du public avait déjà été désagréablement éveillée par divers racontars. Le baron, abattu, écoutait confusément ; malgré lui, à un moment donné, il leva les yeux vers la porte fermée de la chambre à coucher, mais lâchement, il les baissa aussitôt. Il essayait d’aller jusqu’au bout d’une pensée vague qui l’obsédait et le torturait, mais ces discours vides et haineux le troublaient. Pendant une demi-heure encore, la famille toute en noir tourna autour de lui en jacassant, puis ils prirent congé l’un après l’autre. Il resta seul dans la pièce vide et à demi obscure, tremblant comme sous l’effet d’un choc, le front douloureux et les articulations brisées.
On frappa à la porte. Il tressaillit : « Entrez. » Aussitôt il entendit derrière lui un pas hésitant, un pas dur et glissant à la fois, qu’il connaissait bien. Il fut pris d’une subite terreur : il lui semblait que sa nuque était vissée et en même temps des frissons le parcouraient des tempes aux genoux. Il voulait se retourner, mais ses muscles s’y refusaient. Il était là, debout au milieu de la pièce, muet et tremblant, les bras pendants et raides, ayant parfaitement conscience de l’impression de lâcheté qui se dégageait de cette attitude de coupable. Mais tous ses efforts étaient vains : ses muscles ne lui obéissaient pas. C’est alors qu’il entendit derrière lui une voix tout à fait neutre, sèche et indifférente, prononcer : – Je voulais seulement demander à Monsieur s’il mangeait ici ou en ville. » Le baron tremblait de plus en plus. Sa poitrine se glaçait. Il lui fallut s’y reprendre à trois fois avant de pouvoir balbutier : – Je ne veux rien pour l’instant. » Alors le pas traînant sortit : il n’avait toujours pas le courage de se retourner. Et soudain cette rigidité se rompit : il se sentit secoué des pieds à la tête, spasme ou dégoût. D’un bond il s’élança vers la porte, tourna la clef en frémissant afin que ce pas détesté qui le poursuivait tel un spectre, ne revînt plus l’importuner. Alors il se jeta dans un fauteuil pour étouffer une pensée qu’il voulait écarter et qui pourtant ne cessait de monter en lui, froide et gluante comme une limace. Et cette pensée obsédante qu’il lui répugnait de considérer, cette pensée visqueuse et repoussante envahissait tout son être, sans qu’il pût s’en débarrasser ; elle ne le quitta point de toute sa nuit d’insomnie, ni les heures qui suivirent : elle resta même avec lui pendant l’enterrement, alors qu’il se tenait vêtu de noir et silencieux près du cercueil.
Le lendemain des obsèques le baron s’empressa de quitter la ville. Il ne pouvait plus supporter la vue de tous ces visages : dans leur sympathie ils avaient (ou du moins se l’imaginait-il) un regard singulièrement observateur, inquisiteur, qui le tourmentait. Et même les objets inanimés lui parlaient méchamment et semblaient l’accuser : tous les meubles de l’appartement, mais surtout ceux de la chambre à coucher où l’odeur douceâtre du gaz semblait encore flotter sur toutes choses, le repoussaient quand, malgré lui, il ne faisait qu’entrouvrir une porte. Mais son cauchemar le plus terrible, qu’il dormît ou fût éveillé, c’était l’insouciante et froide indifférence de son ex-confidente, qui vaquait dans la maison vide comme s’il ne s’était absolument rien passé. Depuis l’instant où, à la gare, son cousin avait prononcé son nom, il tremblait rien qu’à l’idée de la rencontrer. À peine entendait-il son pas, qu’il était pris d’une inquiétude nerveuse qui le portait à fuir : il ne pouvait plus voir, plus supporter sa démarche traînante, sa froideur et son impassibilité muette. Il était pris de dégoût rien qu’en pensant à elle, à sa voix grinçante, à ses cheveux gras, à son insensibilité sourde, animale, impitoyable, et dans sa colère il s’en voulait à lui-même de manquer de force pour briser d’un coup sec, comme une corde, ce lien qui l’étranglait. Il ne voyait donc qu’une issue : la fuite. Il fit ses malles en cachette, sans lui dire un mot, ne lui laissant qu’un court billet disant qu’il se rendait chez des amis en Carinthie.
Le baron resta absent tout l’été ; lorsqu’il fut rappelé d’urgence à Vienne pour régler la succession, il préféra s’y rendre secrètement et descendre à l’hôtel, sans aviser l’oiseau funèbre qui l’attendait dans l’appartement. Crescenz qui ne causait avec personne n’entendit pas parler de son passage. Figée sur sa chaise et sombre comme une chouette, elle passait ses journées dans la cuisine ; elle allait maintenant à l’église deux fois par semaine au lieu d’une, et pour l’entretien de la maison et le règlement des dépenses courantes, elle avait affaire à l’avocat du baron, car elle ne recevait jamais de ses nouvelles directement : il ne lui écrivait pas, et ne lui faisait rien dire. Son visage se racornissait, se durcissait de plus en plus, elle reprit son allure de bûche, et ne cessant d’attendre, elle resta des semaines entières dans un mystérieux état de léthargie.
Cependant à l’automne, des affaires urgentes empêchèrent le baron de prolonger plus longtemps ses vacances et il fut obligé de regagner son appartement. Sur le seuil de la maison, il s’arrêta, hésitant. Deux mois passés au milieu de bons amis lui avaient fait pour ainsi dire oublier bien des choses, mais maintenant qu’il allait revoir face à face celle qui était son cauchemar, sa complice peut-être, il était repris par les mêmes crampes oppressantes et les nausées de naguère. À chaque marche qu’il gravissait, en ralentissant toujours, une main invisible lui étreignait la gorge de plus en plus fort. Il lui fallut toute sa volonté pour forcer ses doigts ankylosés à tourner la clef dans la serrure.
À peine eut-elle entendu grincer la clef que Crescenz, surprise, bondit hors de la cuisine. Lorsqu’elle le vit, elle pâlit un instant, puis, comme pour baisser la tête, elle empoigna la valise qu’il avait déposée à ses pieds. Mais elle oublia de lui présenter ses salutations. Lui non plus n’ouvrit pas la bouche. Muette, elle porta la valise dans sa chambre ; muet il la suivit. Muet, il attendit en regardant par la fenêtre qu’elle eût quitté la pièce. Puis il s’empressa de fermer la porte à double tour.
Voilà comment elle fut saluée après des mois d’absence.
Crescenz attendait. Et le baron également attendait pour voir si cette affreuse crispation d’horreur qu’il ressentait à sa vue allait disparaître. Mais il n’en fut rien. Avant même de la voir, rien qu’à entendre son pas lent dans le couloir, le malaise s’emparait de lui. Il ne touchait pas au petit déjeuner, s’échappait en hâte tous les matins sans lui adresser la parole et restait absent jusqu’à une heure avancée de la nuit, rien que pour éviter sa présence. Pour les deux ou trois instructions qu’il fut obligé de lui donner, il le fit en détournant le visage. Rien qu’à respirer l’air de la même pièce que ce fantôme, il se sentait la gorge serrée.
Crescenz pendant ce temps passait sa journée sur son tabouret, dans un mutisme complet. Elle ne faisait plus de cuisine pour elle, tous les plats lui répugnaient et elle évitait tout le monde. Elle était là, l’œil craintif, attendant le premier coup de sifflet de son maître, tel un chien battu qui sait qu’il a commis une faute. Son esprit obtus ne saisissait pas exactement ce qui s’était passé ; mais que son seigneur et maître l’évitât et ne voulût plus de ses services, cela seul la touchait, et profondément.
Trois jours après le retour du baron, on sonna. Un homme aux cheveux gris, la figure soigneusement rasée, une valise à la main, attendait calmement devant la porte. Crescenz voulut l’éconduire. Mais l’homme insista, disant qu’il était le nouveau valet de chambre, que Monsieur lui avait dit de venir à dix heures et qu’elle devait l’annoncer. Crescenz devint livide, un instant elle resta là comme figée, la main en l’air, les doigts raides et écartés. Puis sa main retomba comme un oiseau sous une décharge de plomb : « Annoncez-vous, vous-même », dit-elle d’un ton bourru à l’homme étonné, puis elle s’enferma dans la cuisine en claquant la porte derrière elle.
Le domestique entra en fonctions. À partir de ce jour, le maître n’eut plus du tout besoin d’adresser la parole à Crescenz, tous les ordres qui lui étaient destinés passaient par le vieux et calme valet de chambre. Elle n’était pas informée de ce qui se produisait dans la maison, tout lui échappait, comme l’onde insaisissable et froide sur la pierre.
Cette situation oppressante dura quinze jours ; Crescenz en faisait une maladie. Sa figure était devenue tout à fait anguleuse et pointue, ses cheveux avaient subitement blanchi près des tempes. Ses mouvements s’appesantirent, se figèrent tout à fait. Elle continuait à se tenir assise comme une bûche sur son tabouret, le regard vide fixé sur la fenêtre vide ; mais quand elle travaillait, c’était dans un accès de rage et de fureur, comme pour faire violence.
Au bout de ces deux semaines, le valet de chambre vint un jour trouver son maître dans son bureau ; à sa façon modeste d’attendre, le baron devina qu’il avait quelque chose de spécial à lui communiquer. Une fois déjà, le domestique s’était plaint des manières revêches de la « maritorne tyrolienne », comme il l’appelait avec mépris, et il avait proposé de la renvoyer. Mais comme désagréablement impressionné, le baron avait alors paru ne pas entendre sa suggestion. Tandis que le domestique s’était aussitôt éloigné en s’inclinant, cette fois-ci il persista dans son idée, et avec une grimace singulière, presque gênée, il finit par marmotter que Monsieur ne devait pas le trouver ridicule, mais que… il était bien forcé… oui, il ne pouvait pas faire autrement que d’avouer… qu’il avait peur d’elle. Cette fille taciturne et méchante était insupportable, et Monsieur ne savait certainement pas quelle personne dangereuse il avait dans sa maison.
Devant cette mise en garde, le baron ne put s’empêcher de tressaillir. Il demanda au domestique ce qu’il entendait par là et ce qu’il voulait dire. Celui-ci alors chercha à atténuer son affirmation ; il ne pouvait rien avancer de précis, déclara-t-il, mais il avait le sentiment que cette personne était une bête furieuse, qui pourrait facilement faire du mal à quelqu’un. La veille, lorsqu’il s’était tourné vers elle pour lui donner des instructions, il avait surpris un regard – on ne pouvait, il est vrai, rien affirmer sur la foi d’un regard – qui lui avait donné l’impression qu’elle voulait lui sauter à la gorge. Et depuis lors il la craignait, au point qu’il avait peur de toucher aux plats qu’elle préparait. « Monsieur le Baron ne sait pas, dit-il en terminant son rapport, combien cette personne est dangereuse. Elle ne parle pas, elle ne dit rien, mais je la crois capable de commettre un crime. » Le baron effrayé jeta un brusque regard sur l’accusateur. Avait-il entendu parler d’une chose précise ? Lui avait-on exprimé quelque soupçon ? Ses doigts se mirent à trembler et, vivement, il posa son cigare pour que les zigzags de la fumée ne trahissent pas la nervosité de ses mains. Mais sur la figure du vieil homme ne se lisait aucune arrière-pensée… Non, il ne pouvait rien savoir. Le baron hésita. Puis, tout à coup, s’armant de son propre désir, il dit : « Patiente encore. Mais si elle recommence à être désagréable avec toi, donne-lui ses huit jours de ma part. »
Le domestique s’inclina et le baron soulagé quitta la pièce. Chaque fois qu’il pensait à cette créature mystérieuse et redoutable, sa journée était gâchée. Le mieux serait, pensa-t-il, que cela eût lieu en son absence, pendant les fêtes de Noël par exemple – rien que l’idée de la délivrance entrevue lui faisait déjà du bien. Oui, pendant les fêtes de Noël ce sera le mieux, quand je serai parti, se répéta-t-il, comme pour s’approuver.
Mais le lendemain, à peine s’était-il retiré dans son bureau après le repas, que l’on frappait à la porte. Détachant machinalement les yeux de son journal, il grogna : « Entrez. – Aussitôt, le pas détesté, ce pas dur et traînant qui hantait ses rêves, heurta son oreille. Il fut effrayé : sur la maigre et noire silhouette branlait un visage osseux, desséché et livide, comme une tête de mort. Pourtant un peu de pitié se mêla vite à son effroi, lorsqu’il vit la misérable créature repliée sur elle-même s’arrêter humblement au bord du tapis. Pour cacher son embarras, il voulut prendre un air candide : « Eh bien ! qu’y a-t-il, Crescenz ? » fit-il. Mais il ne réussit pas à donner à ses paroles le ton affable et cordial qu’il aurait voulu ; malgré lui, la question semblait dure et malveillante.
Crescenz ne bougeait pas. Son regard s’enfonçait dans le tapis. Enfin elle bredouilla brusquement, comme on repousserait violemment quelque chose du pied : « Le valet de chambre m’avons donné mes huit jours. A dit que c’est sur les ordres de Môsieur. »
Le baron se leva, très gêné. Il n’avait pas pensé que cela irait si vite. Aussi se mit-il à lui répondre d’une façon vague et embarrassée, lui conseillant de ne pas prendre cela au tragique, de tâcher de s’entendre avec les autres domestiques, lui disant en somme tout ce qui lui passait par la tête.
Mais Crescenz restait immobile, les yeux collés au tapis, la tête rentrée dans les épaules, la nuque obstinément baissée. Elle entendait, sans les écouter, tous ces discours, n’attendant qu’une parole qui ne venait pas. Et lorsque, enfin, il se tut, lassé et un peu écœuré d’être obligé de faire ainsi le bonimenteur devant une servante, elle resta muette, butée. Puis elle fit, péniblement : – Je voulais seulement savoir si c’était bien Monsieur le Baron lui-même qu’ont chargé Anton de me renvoyer.
Elle avait dit cela durement, violemment, avec colère. Le baron en avait ressenti comme une secousse, tant ses nerfs étaient déjà irrités. Était-ce une menace ? Le provoquait-elle ? Subitement toute lâcheté, toute pitié s’évanouirent en lui. La haine, le dégoût accumulés depuis plusieurs semaines ne firent plus qu’un avec le désir d’en finir. Changeant complètement de ton il confirma d’un air indifférent, avec cette froideur administrative apprise naguère au ministère, qu’il avait en effet laissé au valet de chambre entière latitude de prendre toute disposition concernant son intérieur. Lui, personnellement, ne désirait que son bien à elle, et il était prêt à essayer de reconsidérer cette décision. Si cependant elle persistait à se montrer désagréable envers le valet de chambre, il se verrait obligé de renoncer à ses services.
Et sur ces derniers mots, ramassant toute son énergie, fermement décidé à ne se laisser influencer par aucune familiarité ou allusion secrète, il regarda fixement, résolument celle qui, croyait-il, le menaçait.
Mais le regard qu’à ce moment Crescenz leva timidement vers lui n’était que celui d’une bête blessée, qui juste devant elle, voit surgir la meute du fourré. – Merci… fit-elle d’une voix très faible, je m’en vais… je ne veux plus encombrer Monsieur…
Et lentement, sans se retourner, les épaules tombantes, elle sortit d’un pas raide et lourd, en traînant les pieds.
Le soir, lorsque le baron revint de l’Opéra et qu’il voulut prendre son courrier sur son bureau, il distingua un objet inconnu, de forme rectangulaire. Ayant allumé, il vit que c’était un coffret en bois sculpté à la manière paysanne. Il n’était pas fermé ; à côté de la liasse rectangulaire des billets de banque, se trouvaient bien rangées les menues choses que Crescenz tenait de lui : quelques cartes qu’il avait envoyées de la chasse, deux billets de théâtre, une bague en argent ; en outre, un instantané de Crescenz pris au Tyrol vingt ans plus tôt et où ses yeux, évidemment effrayés par l’éclair, avaient la même expression d’animal traqué qu’elle avait eue quelques heures plus tôt, en le quittant.
Quelque peu embarrassé, le baron mit le coffret de côté et sortit pour demander au domestique pourquoi les affaires de Crescenz se trouvaient sur son bureau. Le valet de chambre se mit aussitôt à la recherche de son ennemie pour qu’elle lui fournît des explications. Mais Crescenz n’était ni à la cuisine ni dans une autre pièce. Et ce ne fut que le lendemain, lorsque l’on sut par la police qu’une quadragénaire s’était suicidée en se jetant dans le canal du Danube, que ni l’un ni l’autre n’eut plus à se demander où s’était enfuie Leporella.
Ce fut en cet été torride et sans pluie, où la sécheresse fut si néfaste pour la récolte du pays que la population en garda, des années durant, un souvenir terrible. Déjà en juin et juillet, il n’était descendu sur les champs altérés que quelques rares et rapides ondées, mais le mois d’août venu, il ne tomba plus une seule goutte d’eau. Même ici dans cette haute vallée du Tyrol où, comme tant d’autres, j’avais espéré trouver la fraîcheur, l’air brûlant, devenu couleur de safran, n’était que feu et poussière. Dès l’aube le soleil, jaune et morne comme l’œil d’un fiévreux, regardait fixement du fond du ciel vide le paysage éteint, puis au fil des heures, une vapeur blanchâtre accablante s’élevait peu à peu comme d’un immense chaudron en pleine ébullition et envahissait la vallée. Certes les Dolomites se dressaient, majestueuses, là-bas, dans le lointain et brillaient d’une neige claire et pure, mais seul l’œil évoquait et sentait la fraîcheur de leur éclat. Il était pénible de les regarder, de penser que peut-être au même moment le vent les survolait en mugissant, tandis que dans cette cuve, nuit et jour, une chaleur vorace s’insinuait partout et de ses mille suçoirs nous ravissait toute humidité. Dans ce monde déclinant où se fanaient les fleurs, où dépérissait le feuillage et où tarissaient les rivières, toute vie intérieure finissait par mourir et les heures coulaient oisives et paresseuses. Comme tout le monde, je passais ces interminables journées presque entièrement dans ma chambre, à moitié dévêtu, les fenêtres closes, sans volonté, dans l’attente d’un changement, d’un fraîchissement, rêvant confusément dans mon impuissance, de pluie et d’orage. Bientôt ce désir aussi se fana, se mua en une méditation obscure, sans volonté, semblable à celle des herbes mourant de soif et au rêve morne de la forêt immobile et vaporeuse.
Mais la chaleur augmentait de jour en jour et la pluie ne voulait toujours pas venir. Du matin au soir le soleil dardait ses rayons brûlants, et son œil jaune et angoissant prenait quelque chose de la fixité du regard d’un fou. On eût dit que la vie entière voulait cesser ; tout s’arrêtait, les animaux étaient silencieux, nul bruit ne venait des plaines blanches, sauf la vague et sourde mélodie des vibrations de la chaleur et le murmure d’un monde en fusion. J’aurais voulu sortir et aller m’étendre dans la forêt, où des ombres bleues tremblaient entre les arbres, rien que pour échapper à ce regard jaune et fixe du soleil, mais ces quelques pas étaient déjà trop pour moi. Je restai donc assis dans un fauteuil de rotin devant l’entrée de l’hôtel pendant une heure ou deux, recroquevillé dans l’ombre étroite que le rebord du toit profilait sur le gravier. À un moment je dus reculer, le petit rectangle d’ombre s’était rétréci et le soleil déjà rampait jusqu’à mes mains ; puis, renversé de nouveau dans mon fauteuil, je retombai dans une méditation morne, dans cette lumière morne, sans désir, sans volonté, sans notion du temps. Dans cette moiteur épouvantable, les heures avaient cuit, s’étaient dissoutes en une rêverie torride et insensée. Je ne sentais à l’extérieur que la chaude haleine de l’air, et à l’intérieur que la pression fiévreuse de mon sang qui battait.
Tout à coup, il me sembla qu’un souffle léger, très léger, passait sur la nature, comme si un soupir ardent et nostalgique fût sorti de quelque part. Je me levai : n’était-ce pas le vent ? J’avais oublié jusqu’à son souvenir, depuis si longtemps que mes poumons desséchés avaient bu sa fraîcheur. Toujours recroquevillé dans mon coin d’ombre, je ne sentais pas encore son approche, mais les arbres, là-bas, sur le versant d’en face, semblaient avoir deviné une présence étrangère, car soudain ils se mirent à osciller très légèrement, comme s’ils se penchaient l’un vers l’autre pour se parler. Les ombres qui les séparaient, devenues vivantes, commencèrent à remuer et à s’agiter ; tout à coup s’éleva dans le lointain une rumeur profonde et vibrante. C’était bien le vent, qui soufflait sur le monde, un murmure, un souffle, un élan, et maintenant un coup plus fort, plus violent. Comme poussés par une peur subite, d’épais nuages de poussière se mirent à courir sur les routes, tous dans la même direction ; les oiseaux, jusque-là nichés quelque part dans l’ombre, sifflèrent brusquement dans les airs comme des flèches noires, les chevaux reniflèrent l’écume de leurs naseaux et au loin, dans la vallée, le bétail se mit à beugler. Une force mystérieuse s’était éveillée, qui devait être proche, la terre le savait déjà ainsi que la forêt et les animaux, et le ciel à présent se couvrait d’un léger voile gris.
Je tremblais d’émotion. Mon sang était irrité par les fins aiguillons de la chaleur, mes nerfs tendus crépitaient, et jamais comme à ce moment, je n’avais soupçonné la volupté du vent, la griserie bienheureuse de l’orage. Il s’annonçait, s’enflait, approchait, arrivait. Lentement le vent poussait devant lui des écheveaux souples de nuages, et derrière les montagnes on percevait un halètement poussif, comme si quelqu’un là-bas roulait une lourde charge. Parfois ce halètement cessait comme sous l’effet de la fatigue. Le tremblement des sapins alors diminuait peu à peu, comme s’ils voulaient écouter, et mon cœur palpitait doucement avec eux. Partout où se portaient mes regards, l’attente égalait la mienne. La terre avait élargi ses crevasses, béantes comme de petites gueules assoiffées, et mon corps aussi se préparait, ouvrant et dilatant tous ses pores, à aspirer la fraîcheur, la froide et frissonnante volupté de la pluie. Machinalement mes doigts se crispaient comme s’ils pouvaient saisir les nuages et les amener plus rapidement jusqu’à cette terre altérée.
Mais ils arrivaient déjà, paresseusement, poussés par une main invisible, ressemblant à de gros sacs boursouflés. Ils étaient lourds et noirs de pluie, et se heurtaient en grondant comme des objets durs et pesants. Parfois une rapide lueur, tel le pétillement d’une allumette, éclairait leur surface noire. Puis ils flambaient, bleus et menaçants, tout en approchant de plus en plus, toujours plus sombres au fur et à mesure qu’ils s’amoncelaient. Tel le rideau de fer au théâtre, le ciel couleur de plomb s’abaissait graduellement. Déjà l’espace entier était tendu de noir, l’air chaud, accumulé, devenait plus dense, puis il y eut dans cette attente une ultime pause, muette et terrifiante. Tout paraissait étranglé par ce poids noir qui pesait sur l’abîme, les oiseaux ne pépiaient plus, les arbres avaient perdu leur frémissement et les petites herbes même n’osaient plus trembler. Le ciel semblait enserrer dans un cercueil de métal le monde brûlant où tout s’était figé dans l’attente du premier éclair. J’étais là, retenant ma respiration, les mains jointes et crispées, replié dans une angoisse délicieusement douce qui me paralysait. J’entendais autour de moi les gens s’affairer, les uns venaient de la forêt, d’autres sortaient par la porte de l’hôtel, fuyaient en tous sens, les bonnes fermaient précipitamment les fenêtres et baissaient les volets avec fracas. Pris d’une activité subite, tout le monde remuait, s’agitait, se bousculait. Moi seul restais immobile, muet et fiévreux : tout en moi se tendait, se préparait au cri que déjà je sentais dans ma gorge, le cri de volupté prêt à partir au premier éclair.
Je perçus alors, juste derrière moi, un violent soupir qui sortait d’une poitrine oppressée et auquel se mêlaient ces paroles ardentes et nostalgiques : « Si seulement il pouvait pleuvoir ! » La voix était si farouche, si impulsif ce soupir d’une âme torturée, qu’il semblait venir de la terre elle-même, de cette terre assoiffée aux lèvres entrouvertes, de ce paysage tourmenté, anéanti sous un ciel de plomb. Je me retournai. Une jeune fille se tenait là : c’était elle, évidemment, qui avait parlé, car ses lèvres, pâles et finement dessinées, n’étaient pas refermées et haletaient encore, tandis que son bras appuyé sur la porte tremblait doucement. Ce n’était pas à moi qu’elle s’était adressée, ni à personne. Elle était penchée sur le paysage comme sur un abîme et son regard terne fixait l’obscurité suspendue au-dessus des sapins. Il était noir et vide ce regard tourné vers la profondeur céleste, et fixe comme un gouffre sans fond. Accroché au ciel, il fouillait la masse des nuages où devait éclater l’orage et ne m’effleurait même pas. Je pus ainsi observer l’inconnue à mon aise et je vis sa poitrine se soulever, comme pour expulser quelque chose, sa gorge délicate palpiter dans l’échancrure de son corsage ; puis ses lèvres altérées frémirent et s’entrouvrirent pour répéter : « Si seulement il pouvait pleuvoir ! » Ce soupir m’apparut de nouveau comme celui de toute la terre accablée. L’air pétrifié de la jeune fille, son regard absent tenaient du rêve et du somnambulisme. Et à la voir ainsi, blanche dans sa robe claire, se détachant sur le ciel couleur de plomb, elle représentait vraiment pour moi la soif, l’attente de toute la nature languissante.
J’entendis un léger sifflement dans l’herbe près de moi, un picotement sec sur la croisée, un fin crissement dans le gravier brûlant. Tout à coup ce bruit, ce murmure fut partout. Je sentis, je compris que c’était de lourdes gouttes d’eau qui tombaient, les premières gouttes fumantes, les heureuses messagères de la grande pluie rafraîchissante et bruissante. Ah ! Elle commençait, elle avait commencé. L’oubli, une heureuse ivresse m’envahirent. Jamais je n’avais été aussi éveillé. Je fis un bond et attrapai une goutte dans la main. Lourde et fraîche elle claqua contre mes doigts. J’enlevai mon chapeau pour bien sentir sur mes cheveux et sur mon front cette humide volupté, je tremblais déjà dans l’impatience de me jeter complètement sous la pluie, de la sentir sur moi, sur ma peau chaude, crépitante, jusqu’au plus profond de mon sang agité. Les gouttes ne s’écrasaient encore que parcimonieusement sur le sol, mais déjà je pressentais leur ample ruissellement, déjà je les entendais jaillir et déferler, vannes grandes ouvertes, et je pressentais déjà le délicieux écroulement du ciel sur la forêt, sur la chaleur accablante du monde embrasé.
Cependant, chose étrange, les gouttes ne tombèrent pas plus vite. On pouvait les compter. Elles arrivaient une à une, sifflant, claquant, crépitant à droite et à gauche, mais tous ces bruits isolés ne parvenaient pas à s’accorder en vue de la grande et bruissante symphonie de la pluie. Elles tombaient timidement, et leur cadence, au lieu de s’accélérer, ralentissait de plus en plus ; brusquement toute pluie cessa. Ce fut comme l’arrêt subit du tic-tac d’une montre qui entraîne avec lui l’arrêt du temps. Mon cœur, qui brûlait déjà d’impatience, se refroidit tout à coup. J’attendis, j’attendis, mais il ne se passa rien. Le ciel, au front assombri, inclinait vers la terre son regard fixe et noir, un mortel silence plana pendant un moment, puis ce fut comme si sur sa face passait une lueur légère et moqueuse. Les hautes régions de l’atmosphère s’éclaircirent vers l’ouest, la cloison des nuages peu à peu se disloqua, et ils s’éloignèrent avec de légers grondements. Leur masse noire s’amincit, cependant que sous l’horizon de plus en plus clair le paysage aux écoutes étendait sa désillusion impuissante et frustrée. Un dernier tremblement de rage sembla agiter les arbres, ils se penchèrent et se recourbèrent, puis leurs feuilles qui déjà s’étaient tendues passionnément, telles des mains, retombèrent mollement, comme mortes. Le voile des nuages devenait de plus en plus transparent, une mauvaise et menaçante clarté se répandait sur le monde sans défense. Il ne s’était rien passé. L’orage s’était dissipé.
Je tremblais de tout mon être. Une véritable fureur s’empara de moi, révolte insensée de l’impuissance, de la déception, de la trahison. J’aurais pu crier ou me déchaîner, l’envie me prit de casser quelque chose, envie diabolique et dangereuse, un besoin fou de vengeance. Je sentais en moi la souffrance de toute la nature trahie, la langueur des brins d’herbe, la canicule des routes, la fumée des forêts, la brûlure des calcaires, la soif de toute la terre trempée. Mes nerfs étaient de véritables fils électriques : leur tension était si grande que je les sentais vibrer au loin dans l’atmosphère chargée ; ils flambaient sous ma peau comme de multiples flammèches. Tout me faisait mal, les bruits étaient hérissés d’aiguillons, tout semblait léché par de petites flammes et mon regard se brûlait à ce qu’il touchait. L’irritation avait gagné le plus intime de mon être, au plus profond de mon cerveau s’éveillaient des sens multiples, habituellement muets et sans vie, qui s’ouvraient comme autant de petites narines, par lesquelles je sentais le souffle du brasier. Je ne distinguais plus ma tension de celle de la nature, la mince membrane de perception qui me séparait d’elle était déchirée, il y avait la même nervosité crispée ; et tandis que mon regard fiévreux plongeait dans la vallée, qui peu à peu se remplissait de lumières, je sentais chacune d’elles flamber en moi, les étoiles même brûlaient mon sang. C’était la même fièvre démesurée au-dedans comme au-dehors, et sous l’effet d’un douloureux sortilège, il me semblait que tout ce qui autour de moi s’enflait, pénétrait en moi pour y grandir et y brûler. C’était comme si dans les profondeurs de mon être brûlait le mystérieux noyau de vie inclus dans la moindre parcelle de chaque chose ; je sentais tout dans un magique éveil de mes sens, je sentais la colère de chaque feuille, le regard sombre du chien qui, la queue tombante, se glissait près des portes, et tout, tout me faisait mal. Ce brasier devenait peu à peu en moi presque physique, et au moment où je posai mes doigts sur le bois de la porte, il crépita légèrement comme de l’amadou sec, avec une odeur de brûlé.
Le gong annonça l’heure du dîner. Le son du cuivre résonna loin en moi, douloureusement lui aussi. Je me retournai. Où étaient-ils, les gens anxieux et agités qui tout à l’heure avaient passé là en courant ? Où était-elle, celle qui s’était tenue là, pareille au monde altéré, et que j’avais complètement oubliée dans le désarroi de la déception ? Tous avaient disparu. J’étais seul dans la nature silencieuse. Mon regard embrassa encore une fois l’horizon. Le ciel était tout à fait vide à présent, mais il n’était pas pur. Un voile verdâtre couvrait les étoiles, et la lune montante brillait de l’éclat sinistre d’un œil de chat. Là-haut tout était blafard, ironique et menaçant, tandis qu’en bas, bien au-dessous de cette sphère incertaine, la nuit, avec le souffle tourmenté et voluptueux d’une femme déçue, tombait sombre, phosphorescente comme une mer tropicale. Une dernière clarté, vive et moqueuse, brillait au firmament ; en bas l’obscurité s’étendait, lourde et inquiétante : une hostilité silencieuse séparait les deux régions, une lutte sourde et dangereuse se déroulait entre le ciel et la terre. Je respirai profondément, ne rencontrai que de la fébrilité. Je plongeai ma main dans l’herbe. Sèche comme du bois, elle crépita entre mes doigts.
Le gong retentit une deuxième fois. Ce son mort m’était odieux. Je n’avais ni faim, ni envie de voir du monde, mais cette atmosphère lourde et déserte ici dehors était par trop horrible. Tout le lourd ciel muet pesait sur ma poitrine, et je me rendais compte que je ne pourrais pas supporter plus longtemps son poids de plomb. J’entrai dans la salle à manger. Les gens étaient déjà assis à leurs petites tables. Ils parlaient à voix basse, mais pour moi c’était encore trop haut. Tout ce qui touchait mes nerfs irrités me causait une souffrance : le léger murmure des lèvres, le cliquetis des couverts, le bruit des assiettes, chaque geste, chaque souffle, chaque regard, tout se répercutait en moi et me faisait mal. Je dus me maîtriser pour ne pas faire une stupidité quelconque, mon pouls m’indiquait que tous mes sens avaient la fièvre. Je ne pus cependant m’empêcher de regarder l’une après l’autre les personnes présentes et je les détestai toutes, à les voir assises là si paisiblement, si à leur aise, si voraces, tandis que je me consumais. Une espèce de jalousie s’empara de moi en les voyant béats, tranquilles et satisfaits, indifférents à la souffrance d’un monde, insensibles à la rage contenue qui s’agitait dans le sein de la terre mourante de soif. Je les dévisageai afin de savoir s’il ne se trouvait point parmi eux quelqu’un qui partageât cette émotion, mais tous semblaient bornés et sans souci. Il n’y avait là que des êtres placides, à l’aise, la respiration calme, des êtres insensibles, lucides, sains et j’étais le seul malade, le seul qui connût la fièvre de l’univers. Le garçon me passa les plats. J’eus beau essayer d’avaler une bouchée, je n’y parvins pas. Tout contact me dégoûtait. J’étais trop imprégné de la moiteur, de la vapeur, de la nature souffrante, malade, suppliciée.
Une chaise à côté de moi bougea. Je sursautai. Chaque bruit à présent me faisait l’effet d’un fer rouge frôlant mon corps. Je regardai. Des gens s’étaient installés, de nouveaux voisins que je ne connaissais pas encore. Un monsieur d’un certain âge et sa femme, des bourgeois calmes aux yeux ronds et froids, aux joues qui mastiquaient. Mais en face d’eux, me tournant le dos à demi, une jeune fille, leur fille sans doute. Je ne voyais que sa nuque blanche et fine, surmontée d’une épaisse chevelure noire, presque bleue, comme un casque d’acier. Elle était assise là sans bouger. À son attitude figée, je reconnus celle que j’avais vue sur la terrasse, languissante, ouverte à la pluie comme une blanche fleur assoiffée. Ses petits doigts, d’une minceur maladive, jouaient nerveusement avec son couvert, sans pourtant faire de bruit ; et ce silence autour d’elle me fit du bien. Elle non plus ne touchait à aucun plat. Je la vis juste une fois saisir avidement son verre avec précipitation. Ah ! elle aussi connaissait la fièvre de l’univers ; je le sentis avec bonheur à son geste d’assoiffée, et mon regard enveloppa mollement sa nuque d’une amicale sympathie. J’avais à côté de moi, je m’en rendais compte à présent, un être qui n’était pas séparé de la nature comme les autres, qui brûlait de la même ardeur que le monde embrasé, et j’aurais voulu qu’elle reconnût notre fraternité. J’aurais aimé lui crier : « Sens donc ma présence ! Sens-moi donc ! Moi aussi je suis éveillé comme toi, moi aussi je souffre ! Sens-le donc ! Sens-le ! » L’ardent magnétisme de mon désir l’entourait. Je regardais fixement son dos, mon regard la pénétrait, caressait ses cheveux comme de loin, je l’appelais des lèvres, je la pressais contre moi, je la fixais sans arrêt, je projetais hors de moi toute ma fièvre afin qu’elle la sentît fraternellement. Mais elle ne le sentait pas. Elle resta immobile, froide et lointaine comme une statue. Personne ne venait à mon aide. Elle non plus n’éprouvait pas ma souffrance, ne communiait pas avec l’univers. Moi seul brûlais.
Oh ! cette étouffante chaleur en moi et autour de moi. Impossible de la supporter plus longtemps. L’odeur grasse et écœurante de la cuisine me tourmentait ; chaque bruit, telle une vrille, perçait mes nerfs. Je sentais mon sang s’agiter de plus en plus et que dans un brouillard rouge j’allais m’évanouir. Tout en moi était avide de fraîcheur et d’isolement, cette proximité grossière des hommes m’écrasait. Il y avait une fenêtre à ma portée. Je l’ouvris d’un coup toute grande. Et merveille : là-bas, tout était de nouveau mystérieux, cette violente inquiétude de mon sang, mais elle se fondait dans l’immensité du ciel nocturne. La lune jaunâtre vacillait là-haut comme un œil enflammé dans un halo de vapeur rouge, et de chaudes exhalaisons blafardes glissaient pareilles à des fantômes sur la campagne. Les grillons chantaient fiévreusement ; l’air paraissait tendu de cordes métalliques aux vibrations aiguës et stridentes. De temps en temps on entendait le coassement léger et stupide d’un crapaud, des chiens aboyaient plaintivement et très fort ; quelque part dans le lointain des bêtes mugissaient, et je me souvins qu’en des nuits semblables la fièvre empoisonnait le lait des vaches. La nature était malade, il y avait là-bas aussi cette violente amertume muette et il me semblait par la fenêtre retrouver mes sentiments comme dans un miroir. Tout mon être se penchait dehors, ma fièvre et celle du paysage se confondaient en une muette et moite étreinte.
De nouveau les chaises remuèrent à côté de moi et de nouveau je tressaillis. Le dîner était terminé et les gens se levaient bruyamment : mes voisins passèrent devant moi. Le père d’abord, placide et rassasié, le regard aimable et souriant, ensuite la mère, puis la fille, dont maintenant seulement j’apercevais le visage. Il était pâle, légèrement jaune, de la même couleur terne et maladive que la lune dehors, ses lèvres étaient toujours entrouvertes comme sur la terrasse ; elle marchait sans bruit, mais sans légèreté. Il y avait en elle une indolence et une lassitude qui me rappelaient étrangement mon propre état. Je la sentis s’approcher, et fus ému. Quelque chose en moi souhaitait son contact : être frôlé au passage par sa robe blanche ou pouvoir respirer le parfum de ses cheveux. À ce moment-là ses yeux se dirigèrent de mon côté. Son regard fixe et noir me pénétra, s’incrusta en moi si profondément que lui seul exista, que son visage clair en fut éclipsé et que je ne vis plus que cette obscurité triste, dans laquelle je me précipitai comme dans un abîme. Elle fit un pas en avant, mais ses yeux ne me lâchèrent pas, ils restaient enfoncés en moi comme une lance noire, que je sentais s’enfoncer de plus en plus. Puis sa pointe atteignit mon cœur, et il s’arrêta. Une seconde ou deux elle retint ainsi son regard, et moi mon souffle, et durant ces secondes, je me sentis emporté, sans volonté, par le noir aimant de cette pupille. Puis elle s’éloigna. Mon sang instantanément jaillit, comme d’une plaie, activant sa course à travers mon corps.
Quoi, que m’arrivait-il ? Il me semblait sortir des bras de la mort. Ma fièvre me troublait-elle à ce point que je me perdais soudain complètement dans le regard fugitif d’une passante ? Mais j’avais cru y lire cette même frénésie silencieuse, cette langueur désespérée, cette soif avide et insensée, qui maintenant m’apparaissait partout, dans le regard de la lune rouge, dans les lèvres altérées de la terre, dans le cri tourmenté des bêtes, la même qui s’agitait et brûlait en moi. Oh ! comme tout s’enchevêtrait dans cette étouffante et fantastique nuit, où tout s’était dissous en un sentiment unique d’attente et d’impatience. Était-ce ma folie, était-ce celle de l’univers ? J’étais agité, et il me fallait une réponse ; je la suivis dans le hall. Elle s’était assise près de ses parents, plongée silencieusement dans un fauteuil. Son redoutable regard était invisible sous ses paupières baissées. Elle tenait un livre, mais je ne croyais pas qu’elle pût lire. J’étais certain que si elle sentait comme moi, si elle souffrait de la souffrance insensée du monde accablé, elle ne pouvait pas se replier dans une muette contemplation, que ce n’était là qu’une attitude pour se cacher, pour se dérober à la curiosité des autres. Je m’assis en face d’elle et la dévisageai ; j’attendais fiévreusement afin de savoir si le regard qui m’avait ensorcelé n’allait pas réapparaître et me livrer son secret. Mais elle ne bougeait pas. Sa main tournait les pages l’une après l’autre, avec indifférence, et ses yeux restaient baissés. J’attendais en face d’elle, avec une ardeur qui ne faisait que croître ; une puissance mystérieuse tendait ma volonté, forte comme un muscle, toute physique, pour briser cette feinte. Au milieu de tous ces gens qui s’entretenaient tranquillement, fumaient ou jouaient aux cartes, une lutte muette s’engageait. Je savais qu’elle ne voulait pas lever les yeux, qu’elle s’y refusait, mais plus elle résistait, plus je m’obstinais ; et j’étais fort, car il y avait en moi l’espoir de toute la terre altérée et l’ardeur inassouvie du monde déçu ; avec la même insistance que la chaleur moite de la nuit sur ma peau, ma volonté affrontait la sienne, et j’étais sûr que bientôt elle serait obligée de me livrer son regard, qu’elle ne pourrait faire autrement. Au fond de la salle quelqu’un se mit à jouer du piano. Les sons s’égrenaient doucement depuis là-bas, montaient et descendaient en arpèges rapides, à l’autre bout un groupe riait bruyamment de quelque plaisanterie stupide ; j’entendais tout, je devinais tout ce qui se passait, sans cependant me relâcher un instant. Je comptais maintenant les secondes à haute voix, pendant que je tirais et aspirais ses paupières, et que loin d’hypnotiser sa volonté j’essayais de lui faire relever sa tête obstinément baissée. Les minutes passaient les unes après les autres, entrecoupées toujours par les sons du piano, là-bas – et déjà je sentais ma force diminuer, lorsque tout à coup elle se leva d’un seul élan et me regarda droit dans les yeux. C’était ce même regard qui n’en finissait pas, un néant noir, terrible, fascinant, une soif qui m’aspira, sans résistance. Je plongeai dans ces pupilles noires comme l’objectif d’un appareil photographique et j’eus l’impression que mon visage y était englouti, avalé dans un être étranger, que j’étais précipité hors de moi-même ; le sol se dérobait sous mes pieds, et je ressentais pleinement la douceur de cette chute vertigineuse. Bien au-dessus de moi j’entendais encore le roulement sonore des arpèges, mais déjà je ne savais plus où tout cela m’arrivait. Mon sang s’était retiré, ma respiration s’arrêtait. Je me sentais étranglé par cette minute ou cette heure ou cette éternité, lorsque ses paupières se refermèrent. J’émergeai comme un naufragé qui sort de l’eau, frissonnant, secoué par la fièvre et le danger.
Je regardai autour de moi. En face, au milieu d’autres personnes, je ne vis qu’une jeune fille assise, penchée sur un livre, une jeune fille élancée, immobile, comme un tableau. Sous sa robe légère son genou tremblait un peu. Mes mains aussi tremblaient. Je savais que ce jeu voluptueux de l’attente et de la résistance allait recommencer, que durant plusieurs minutes mon exigence devrait se tendre, avant que d’un regard je sois à nouveau plongé dans des flammes noires. Mes tempes étaient moites, mon sang bouillonnait. Je n’en pouvais plus. Je me levai sans me retourner et je sortis.
La nuit s’étendait à l’infini devant la maison rutilante. La vallée semblait engloutie, et le ciel brillait, noir et mouillé comme une mousse humide. Là non plus aucun changement, aucune fraîcheur, mais partout se retrouvait cette union dangereuse de la soif et de l’ivresse, que j’éprouvais dans mon propre sang. Quelque chose de malsain, d’humide, comme la sudation d’un fiévreux, traînait sur la campagne qui exhalait une vapeur laiteuse ; des lueurs lointaines apparaissaient et disparaissaient brusquement dans la lourde atmosphère, un anneau jaune encerclait la lune et rendait son regard mauvais. Je me sentais infiniment las. Un fauteuil canné qu’on avait oublié de rentrer se trouvait là : je m’y jetai. Mes membres pendaient inertes, je m’étendis et restai immobile. Et voici que, appuyé mollement contre le jonc souple, cette chaleur lourde me parut tout à coup merveilleuse. Elle ne me tourmentait plus, elle ne faisait que se presser contre moi, tendrement et voluptueusement, et je ne me défendais pas. Je fermai les yeux pour ne rien voir, pour sentir plus fort la nature, la chose vivante qui m’étreignait. Comme un poulpe vous enveloppant de ses tentacules, la nuit, molle et lisse, se pressait maintenant contre moi, me touchait de ses mille lèvres. J’étais étendu et je me sentais céder, m’abandonnant à quelque chose qui me saisissait, me serrait, m’enlaçait, qui buvait mon sang, et pour la première fois, dans cette chaude et lourde étreinte, mes sens étaient comme ceux d’une femme anéantie dans la douce extase de l’abandon. J’éprouvais une horreur délicieuse d’être ainsi soudain sans résistance, de livrer mon corps entier à la seule nature ; cette puissance invisible était merveilleuse, elle me caressait la peau, la pénétrait peu à peu, me détendait les articulations, et je ne me défendais pas contre cet alanguissement de mes sens. Je m’abandonnais à ces sensations nouvelles, et confusément, comme dans un rêve, je n’avais qu’une impression : la nuit et ce regard de tout à l’heure, la femme et le paysage n’étaient qu’une seule et même chose, dans laquelle il était doux de se perdre. Il me semblait par instants que cette obscurité n’était qu’elle, que cette chaleur qui baignait mes membres était celle de son corps, dissous dans la nuit comme le mien et, la trouvant jusque dans mon rêve, je m’abolissais dans cette vague noire et chaude d’abandon voluptueux.
Un bruit me fit sursauter. De tous mes sens j’explorai autour de moi, sans savoir où j’étais. Puis je vis, je compris que je m’étais renversé en arrière en fermant les yeux, et que j’avais sombré dans le sommeil. J’avais sans doute dormi une heure, plusieurs heures peut-être, car déjà il n’y avait plus de lumières dans le hall de l’hôtel et tout le monde était allé se coucher depuis longtemps. Mes cheveux collaient à mes tempes moites : on eût dit qu’une chaude rosée était tombée sur moi pendant mon sommeil étrange et sans rêve. Je me levai pour regagner ma chambre, les idées confuses. Tout en moi était trouble, mais autour de moi également. On entendait des grondements dans le lointain, et parfois des lueurs passaient dans le ciel comme des menaces. L’air sentait le soufre et le feu, de perfides éclairs brillaient derrière les montagnes, et en moi le souvenir et le pressentiment étaient phosphorescents. Je serais volontiers resté là pour reprendre mes esprits et laisser cet état mystérieux se dissoudre en jouissance : mais il se faisait tard et je rentrai.
Le hall était vide. Les sièges se trouvaient encore là en désordre, comme le hasard les avait groupés, sous la pâle clarté d’une unique lumière. Vides et inanimés ils paraissaient fantomatiques, et malgré moi j’évoquai dans l’un d’eux la tendre silhouette de l’étrange créature dont le regard m’avait tant troublé. Il était encore vivant au plus profond de mon être. Il bougeait et je le sentais briller vers moi dans l’obscurité ; un mystérieux pressentiment me faisait deviner qu’il était encore éveillé, quelque part dans ces murs, et sa promesse dansait dans mon sang comme un feu follet. Et il faisait toujours aussi lourd ! À peine fermais-je les yeux que je sentais des étincelles rouges sous mes paupières. Le jour chauffé à blanc continuait à luire en moi, cependant que m’enfiévrait cette nuit vibrante, humide, étincelante, fantastique.
Mais je ne pouvais pas rester dans ce passage où tout était sombre et désert. Je montai donc l’escalier, sans pourtant le vouloir. Il y avait en moi une résistance que je ne parvenais pas à maîtriser. J’étais fatigué, et pourtant, je ne me sentais pas encore prêt à dormir. Une étrange et lucide divination m’annonçait une autre aventure et mes sens étaient tendus vers quelque chose de chaud et de vivant. Comme avec de fines et flexibles antennes, j’explorais l’escalier, frappais à toutes les portes ; ma sensibilité, précédemment ouverte aux vibrations de la nature, se concentrait sur toute la maison. J’y percevais le sommeil, la tranquille respiration de tous les dormeurs, la marche lourde et sans rêves de leur sang noir et épais, leur calme béat, mais aussi l’attirance magnétique d’une force invisible. Je soupçonnais quelque chose d’y être éveillé comme moi. Était-ce le regard, était-ce le paysage qui avait mis en mon être ce subtil délire rouge ? Il me semblait palper quelque matière douce à travers l’épaisseur des murs, une petite flamme d’inquiétude tremblait en moi, troublait mes sens et ne voulait pas s’éteindre. Je montai l’escalier malgré moi, m’arrêtant cependant à chaque marche pour écouter en moi-même, pas avec l’ouïe seulement, mais avec tous mes sens. Rien ne pouvait m’étonner, tout en moi guettait l’étrange, l’inouï, car je savais que la nuit ne pouvait pas finir sans un miracle, ni la lourde chaleur prendre fin sans un éclair. Tandis que j’étais là, debout sur le palier à écouter, de nouveau je faisais corps avec le monde extérieur qui dans son impuissance appelait l’orage du plus profond de lui-même. Mais rien ne bougeait. Seul un souffle léger traversait la calme demeure. Fatigué et déçu, je gravis les dernières marches, et j’eus peur de ma chambre solitaire comme d’un cercueil.
La poignée, humide et chaude au toucher, luisait vaguement dans l’obscurité. J’ouvris la porte. Au fond, la fenêtre ouverte découpait un carré noir de nuit où se détachaient les cimes serrées des sapins de la forêt d’en face et un bout de ciel nuageux. Tout était sombre au-dehors comme au-dedans, le monde, la chambre, seule – fait bizarre et inexplicable – dans l’embrasure de la fenêtre brillait une chose mince, droite, comme un rayon de lune égaré. Étonné, je fis quelques pas, pour voir ce qui pouvait luire en cette nuit où la lune était voilée. Je m’approchai, et cela se mit à bouger. Je fus surpris, mais non effrayé, car cette nuit-là, quelque chose en moi était étrangement préparé au fantastique, tout était déjà pensé, pressenti comme en rêve. Aucune rencontre ne m’aurait semblé étrange, et celle-ci moins que toute autre, car vraiment c’était elle qui était là, la femme à laquelle inconsciemment j’avais pensé à chaque marche que je montais, à chaque pas que je faisais dans la maison endormie, celle dont mes sens survoltés avaient senti à travers les murs la présence éveillée. Son visage n’était qu’une lueur, cependant que sa chemise de nuit, blanche, l’enveloppait comme d’une vapeur. Telle qu’elle était là, appuyée à la fenêtre, penchée sur le paysage et comme attirée mystérieusement vers son destin par le miroir luisant des profondeurs, elle paraissait féerique : Ophélie au-dessus de l’étang.
J’approchai, à la fois craintif et ému. Elle avait dû m’entendre, car elle se retourna. Son visage était dans l’ombre. Je ne savais pas si elle me voyait réellement, si elle m’entendait, car il n’y avait rien de brusque dans son geste, aucune frayeur, aucune résistance. Tout était silencieux autour de nous. Rien que le tic-tac d’une petite horloge sur le mur. Le silence se prolongea, puis elle dit soudain d’une voix douce ces mots inattendus : « Que j’ai peur. »
À qui parlait-elle ? M’avait-elle reconnu ? Était-ce à moi qu’elle s’adressait ? Parlait-elle dans le sommeil ? C’était la même voix, le même son tremblant qui, l’après-midi, avait frémi devant les nuages proches, avant même que son regard m’eût remarqué. Bien que ce fût étrange, je n’étais pourtant ni étonné ni troublé. J’allai vers elle pour la tranquilliser et je pris sa main. Elle était brûlante et sèche comme de l’amadou, l’étreinte de ses doigts se défit doucement sous les miens. Sans mot dire elle me laissa sa main. Tout en elle était comme mort, sans ressort ni défense. Et seules ses lèvres murmurèrent, comme de très loin : « Que j’ai peur, que j’ai peur ! » Puis dans un soupir mourant, comme si elle étouffait : « Ah, qu’il fait lourd ! » La voix n’était qu’un murmure très bas, comme un secret entre nous deux. Mais je le sentais pourtant : ce n’était pas à moi qu’elle s’adressait.
Je saisis son bras. Elle tremblait légèrement, comme les arbres l’après-midi, avant l’orage, mais elle ne se défendait pas. Je la serrai davantage, elle s’abandonna. Faibles, sans résistance, ses épaules retombèrent sur moi comme une vague chaude qui déferle. Je la tenais tout contre moi, à présent, et je pouvais respirer la chaleur de sa peau et l’odeur moite de ses cheveux. Je ne fis aucun mouvement, elle resta silencieuse. Tout cela était étrange, et ma curiosité se mit à flamber. Mon impatience devint de plus en plus grande. J’effleurai ses cheveux de mes lèvres, elle ne s’y opposa point. Puis je pris ses lèvres. Elles étaient sèches et brûlantes, et sous mon baiser elles s’ouvrirent brusquement pour boire aux miennes, non avec passion, mais avec la calme exigence de l’enfant au sein. Elle me faisait l’impression d’un être mourant de soif, et de même que ses lèvres, son corps svelte dont je sentais la chaude respiration à travers le mince vêtement, se pressait contre moi – tout comme avait fait la nuit tout à l’heure –, sans violence, mais avec une calme avidité grisée. Et voilà qu’en la tenant – mes sens confondus restaient survoltés – je sentais sur moi, chaude et moite, telle qu’elle était dans la journée, la terre altérée dans l’attente de l’ondée bienfaisante. Ce paysage chaud, impuissant, ardent, je l’embrassai, je l’embrassai, et je croyais goûter sur elle le vaste monde moite et rempli d’attente, comme si la chaleur qui brûlait ses joues était la vapeur brûlante des champs, comme si la campagne frémissante respirait dans sa chaude et souple poitrine.
Mais alors que mes lèvres errantes voulurent remonter jusqu’à ses paupières, jusqu’à ces yeux dont les flammes noires m’avaient fait si fort frissonner, au moment où je me redressai, pour voir son visage et en jouir davantage en le contemplant, je m’aperçus, étonné, que ses paupières étaient bien closes. Comme un masque grec taillé dans la pierre elle était là sans yeux, sans vie – Ophélie morte, à présent, flottant sur les eaux, le visage inerte et pâle, émergeant des flots sombres. J’eus peur. Pour la première fois, la réalité m’apparut dans cette aventure fantastique. Je m’aperçus avec horreur que je tenais dans mes bras une égarée, une inconsciente, une malade, une somnambule que seule la chaleur accablante de la nuit, telle une lune rouge et maléfique, avait poussée dans ma chambre, un être qui ne savait pas ce qu’il faisait, qui peut-être ne voulait pas de moi. J’eus peur et je trouvai qu’elle était lourde.
Doucement je m’efforçai de laisser glisser sur une chaise, sur le lit, cette femme privée de volonté, afin de ne pas abuser de son délire, de ne pas accomplir une chose que peut-être elle n’eût point voulue, mais que désirait seulement ce démon en elle, qui régnait sur son sang. Mais à peine me sentit-elle délier l’étreinte, qu’elle se mit à geindre doucement en implorant : « Ne me laisse pas ! Ne me laisse pas ! » Et ses lèvres devenaient plus avides, son corps se serrait davantage contre le mien. Son visage aux yeux clos était tendu douloureusement ; je m’aperçus, en frissonnant, qu’elle voulait s’éveiller et ne le pouvait pas, que ses sens égarés cherchaient de toutes leurs forces à s’évader de cette prison de ténèbres, à retrouver leur lucidité. Et le fait que, sous le masque de plomb du sommeil, quelque chose luttait pour se dégager de l’enchantement, suscitait en moi la dangereuse envie de la réveiller. Mes nerfs brûlaient du désir de la voir non plus en état de somnambulisme, mais éveillée et parlant comme un être réel ; et ce corps aux jouissances sourdes, je voulais à tout prix le ramener à l’état conscient. Je l’attirai violemment à moi, je la secouai, j’enfonçai mes dents dans ses lèvres et mes doigts dans ses bras, afin qu’elle ouvrît enfin les yeux et fît consciemment ce que jusqu’alors seul un vague instinct l’avait poussée à faire. Mais elle se contracta seulement, gémissant sous la douloureuse étreinte. « Encore… Encore… » murmura-t-elle, avec une chaleur insensée qui m’excitait et me faisait perdre la raison à moi aussi. Je sentais en elle que l’éveil était proche, qu’il allait percer sous les paupières closes qui déjà tremblaient d’une manière inquiète. Je la serrai de plus en plus fort, je me pressais plus étroitement contre elle ; soudain une larme roula le long de sa joue et je bus la goutte salée. La terrible agitation de son sein augmentait sous mon étreinte, elle gémissait, ses membres se crispaient comme s’ils eussent voulu briser quelque chose de terrible, le cercle de sommeil qui l’emprisonnait ; et soudain – ce fut comme un éclair à travers le monde orageux – quelque chose en elle se rompit. Elle fut de nouveau un poids lourd et inerte dans mes bras, ses lèvres se détachèrent, ses mains retombèrent, et lorsque je la reposai sur le lit, elle resta couchée comme morte. J’eus peur. Involontairement, je la touchai, tâtai ses bras et ses joues, tout était froid, glacé, pétrifié. À ses tempes, là-haut, le sang palpitait faiblement. Elle gisait là comme un marbre, les joues humides de larmes ; une respiration légère caressait ses narines dilatées. De temps en temps un faible tressaillement la parcourait encore, vague descendante de son sang agité, mais les spasmes peu à peu s’apaisaient. De plus en plus elle ressemblait à une statue. Ses traits se détendaient et s’humanisaient, devenaient plus juvéniles, plus limpides. La crispation avait disparu. Elle s’était assoupie. Elle dormait.
Je restai assis sur le bord du lit, penché sur elle et tout tremblant. Enfant paisible, elle reposait là, les yeux fermés, un léger sourire au coin de la bouche, animée d’un rêve intérieur. M’inclinant davantage vers elle, je distinguais chaque trait de son visage, je sentais sur ma joue le souffle de son haleine, et plus je la voyais de près, plus elle me paraissait mystérieuse et lointaine. Où étaient à présent les pensées de celle qui gisait là inerte comme une pierre, de cette femme inconnue qu’avait poussée vers moi le souffle brûlant d’une lourde nuit et qui maintenant ressemblait à une morte rejetée sur le rivage ? Qui était celle qui se trouvait là à portée de ma main, d’où venait-elle, et quelles étaient ses origines ? Je ne connaissais rien d’elle, je savais seulement qu’aucun lien ne nous unissait. Je la regardais – minutes silencieuses où l’on n’entendait que le tic-tac rapide de l’horloge là-haut, sur le mur – et j’essayais de lire dans son visage muet, mais rien d’elle ne m’était familier. J’avais envie de l’arracher à ce sommeil bizarre, tout près de moi, dans ma chambre, tout près de ma vie, et j’avais peur, en même temps, de son réveil, de son premier regard de lucidité. C’est ainsi que je restai là, muet, une heure ou deux peut-être, à veiller sur le sommeil de cet être inconnu, et peu à peu j’eus l’impression que ce n’était pas une femme, un être humain qu’une étrange aventure avait conduit près de moi, mais la nuit elle-même et que c’était le secret de la nature tourmentée et mourante de soif qui se révélait à moi. Il me semblait que la terre brûlante, les sens enfin apaisés, reposait là sous ma main, comme si la terre s’était cabrée dans son tourment et l’avait envoyée, dans cette nuit étrange et fantastique, en messagère.
Quelque chose tinta derrière moi. Je sursautai comme un coupable. La fenêtre tinta encore une fois, comme ébranlée par un poing gigantesque. Je me redressai brusquement. Devant moi, le mystère : une nuit transformée, nouvelle et dangereuse, d’un noir étincelant et remplie d’une sauvage activité. Un sifflement y passait, une terrible rumeur, une tour noire s’élevait dans le ciel, et déjà du fond des ténèbres une chose froide et humide se jetait sur moi avec violence : le vent. Il surgissait de l’obscurité avec une force prodigieuse, ses poings secouaient les fenêtres, martelaient la maison. Comme un gouffre béant et horrible, l’obscurité s’ouvrait, des nuages s’avançaient qui bâtissaient avec une hâte frénétique de noires murailles, et quelque chose se déchaînait avec violence entre ciel et terre. La lourde et persistante chaleur était emportée par ce courant sauvage, tout s’agitait, se mouvait, se déployait, c’était comme une fuite rapide d’un bout à l’autre du ciel, et les arbres, solidement enracinés dans la terre, geignaient sous le fouet cinglant, déchaîné et invisible de la tempête. Soudain l’horizon fut divisé en deux par un trait blanc : un éclair fendit le ciel jusqu’à la terre. Puis le tonnerre éclata, comme si toutes les nues s’écroulaient dans l’abîme. On remua derrière moi. Elle avait sursauté. L’éclair lui avait fait ouvrir les yeux. Troublée elle promena autour d’elle un regard effaré. « Qu’y a-t-il ? », dit-elle. « Où suis-je ? » Et sa voix n’était plus du tout la même qu’avant. Elle tremblait encore de peur, mais le timbre en était clair, tranchant et pur comme de l’air régénéré. De nouveau un éclair déchira le cadre du paysage ; je vis, l’espace d’un instant, le contour éclairé des sapins secoués par la tempête, les nuages qui couraient dans le ciel comme des bêtes furieuses, la chambre baignée d’une blanche lumière, et plus blanche encore que son visage blanc. Elle se leva d’un bond. Ses mouvements avaient tout d’un coup une liberté que je ne leur avais jamais connue. Elle me regarda fixement dans l’obscurité. Je sentis son regard plus noir que la nuit. « Qui êtes-vous, où suis-je ? » balbutia-t-elle, terrifiée, en ramenant sur sa poitrine sa chemise entrouverte. Je m’approchai d’elle pour la calmer, mais elle recula. « Que voulez-vous de moi ? » cria-t-elle de toutes ses forces, quand je fus tout près. Je cherchai un mot pour la tranquilliser, pour lui parler, mais à ce moment seulement, je me rendis compte que j’ignorais son nom. Un nouvel éclair illumina la chambre ; les murs paraissaient enduits de phosphore et éblouissaient par leur blancheur ; elle était devant moi, blanche, me repoussant de ses deux bras tendus en avant dans sa frayeur, et dans son regard, à présent éveillé, perçait une haine sans bornes. Dans l’obscurité qui s’abattit sur nous en même temps que le tonnerre, je cherchai vainement à l’apaiser, à m’expliquer, à la retenir, mais elle se dégagea, ouvrit violemment la porte que lui révéla un nouvel éclair et se précipita dehors. Un coup de tonnerre formidable se fit entendre en même temps que se refermait la porte, comme si les cieux tout entiers s’abattaient sur la terre.
Puis ce fut le déluge : des torrents se jetaient d’une hauteur infinie, pareils à des cascades et la tempête les brandillait avec fracas comme elle eût fait de cordages mouillés. Parfois elle lançait des paquets d’eau glacée et des bouffées d’air parfumé et épicé, dans l’embrasure de la fenêtre où je restai en contemplation jusqu’à ce que mes cheveux fussent mouillés et mon corps trempé agité de frissons. Mais j’étais heureux de sentir la pureté des éléments, il me semblait que les éclairs me délivraient moi aussi de mon accablement, et j’aurais voulu crier de plaisir. J’oubliais tout dans le ravissement de pouvoir enfin respirer et sentir cette fraîcheur que j’aspirais comme la terre, comme la campagne : j’éprouvais le même frisson de bonheur que les arbres secoués qui oscillaient en sifflant sous les verges mouillées de la pluie. La lutte voluptueuse entre le ciel et la terre était d’une beauté démoniaque, c’était une gigantesque nuit de noces dont je ressentais le plaisir. Les éclairs empoignaient la terre frémissante, le tonnerre s’abattait sur elle et c’était dans cette obscurité gémissante une étreinte passionnée du haut avec le bas, comme d’un sexe avec l’autre. Les arbres soupiraient voluptueusement, et au milieu des éclairs de plus en plus violents, l’horizon tissait ses mailles, les veines brûlantes du ciel étaient ouvertes, elles se mêlaient en coulant aux rigoles des chemins. Tout se disloquait, s’effondrait, la nuit et le monde, et un souffle nouveau, merveilleux, dans lequel l’odeur des champs se mêlait à l’haleine embrasée du ciel, me pénétrait de sa fraîcheur. Trois semaines d’ardeur contenue s’assouvissaient dans cette lutte, dont j’éprouvais les bienfaits en moi. Il me semblait que la pluie entrait dans mes pores, que le vent purificateur passait par mes bronches, je ne m’éprouvais plus comme un individu avec son âme, je n’étais que monde, pluie, ouragan, pure existence et nuit, dans ce débordement de la nature. Une fois que peu à peu tout se fut rasséréné, que les éclairs, devenus bleus et inoffensifs, ne firent plus qu’errer dans le ciel, que le grondement du tonnerre se fut réduit à une paternelle exhortation et que le vent s’étant fatigué, une pluie régulière se fut mise à tomber, lassitude et fatigue me gagnèrent moi aussi. Mes nerfs vibraient comme une musique, cependant que mes membres se détendaient délicieusement. Ah ! Dormir maintenant avec la nature et se réveiller avec elle ! Je me dévêtis en hâte et je me jetai dans mon lit. Il avait conservé l’empreinte de douces formes étrangères. Je les sentais vaguement, la singulière aventure tentait de renaître dans mon esprit, mais je ne la comprenais plus. La pluie tombait toujours et balayait mes pensées. Tout ne m’apparaissait plus que comme un rêve. Sans cesse j’essayais de me souvenir de ce qui m’était arrivé, mais la pluie bruissait, bruissait et bruissait. La nuit douce et chantante était un merveilleux berceau, et j’y sombrai, m’endormant dans son sommeil.
Le lendemain matin, en m’approchant de la fenêtre, je vis un monde transformé. La campagne, claire et sereine, étendait ses contours fermes sous les rayons d’un soleil stable, et bien au-dessus d’elle, lumineux miroir de cette sérénité, le firmament déployait sa vaste voûte bleue. La limite était nettement tracée ; le ciel, qui, la veille, avait profondément pénétré les champs et les avait fécondés, était infiniment loin. Il était très loin à présent, à des mondes de distance, et détaché de tous liens, il ne touchait plus nulle part la terre odorante, son épouse qui respirait apaisée. Un abîme bleu et frais brillait entre la terre et lui, et sans désirs comme des étrangers, le ciel et le paysage se regardaient.
Je descendis à la salle à manger. Les gens étaient déjà réunis. Ils étaient tout autres qu’en ces semaines de chaleur épouvantable. Tout s’activait, s’agitait. Leur rire était clair, leurs voix mélodieuses, métalliques ; l’apathie qui les entravait avait complètement disparu, le lien pesant qui les enserrait s’était rompu. Je m’assis au milieu d’eux sans aucune hostilité et ma curiosité se mit à chercher celle dont le sommeil m’avait presque arraché l’image. Et de fait, elle était assise à la table voisine, entre son père et sa mère. Elle était gaie, ses épaules légères et je l’entendis rire, d’un rire clair et insouciant. Perplexe, mon regard l’enlaça. Elle ne m’aperçut pas. Elle racontait une histoire quelconque qui l’amusait, et entre les mots perlait un rire enfantin. Elle finit par regarder de mon côté, par hasard, et à ce rapide coup d’œil son rire involontairement se tut. Elle me regarda plus attentivement. Elle paraissait intriguée, ses sourcils se froncèrent, son œil sévère m’interrogeait, et peu à peu son visage se tendit, parut tourmenté, comme si elle voulait se rappeler quelque chose sans y parvenir. J’attendais, les yeux dans ses yeux, pour voir si aucun signe d’agitation ou de gêne ne s’y lirait. Mais déjà elle avait détourné la tête. Au bout d’une minute, son regard revint sur moi pour vérifier. Encore une fois il examina mon visage. Une seconde seulement, une longue seconde de tension, je le sentis dur, acéré, métallique, pénétrer profondément en moi, mais ensuite il se détacha, tranquillisé ; et je vis à la clarté ingénue de ses yeux, à l’air presque content avec lequel elle tourna légèrement la tête, qu’éveillée elle ne savait plus rien de moi et que notre commune aventure s’était engloutie dans les ténèbres magiques. Nous étions redevenus des étrangers, aussi éloignés l’un de l’autre que le ciel et la terre. Elle parlait avec ses parents, balançait insouciante ses sveltes épaules de jeune fille, ses dents étincelaient gaiement dans le sourire des lèvres minces où j’avais, il y a quelques heures à peine, bu la soif et l’étouffante chaleur de tout un monde.
Un épisode de la Vienne d’avant et d’après la Première Guerre mondiale
De retour à Vienne, après une visite dans la banlieue, je fus surpris par une averse. Fouettés par la pluie, les passants s’enfuyaient sous les porches et les marquises, et moi aussi, je cherchai un abri. Heureusement, à Vienne, un café vous attend à chaque coin de rue. C’est ainsi que je me réfugiai dans celui d’en face, le chapeau déjà ruisselant et les épaules trempées. À l’intérieur il s’avéra que c’était un de ces cabarets de faubourg, typiques de la tradition viennoise. Là, pas de clinquant moderne comme dans les cabarets du centre, où l’on singe l’Allemagne ; à la mode de la bonne vieille ville de Vienne, il regorgeait de petites gens qui faisaient une plus grande consommation de journaux que de pâtisseries. À cette heure de la soirée, y régnait un air épais, tout marbré de volutes de fumée bleue. Malgré cela, ce café avait un air propret, avec ses banquettes en velours et sa caisse brillante, en aluminium. Dans ma hâte, je n’avais même pas pris la peine de lire l’enseigne avant d’entrer. À quoi bon d’ailleurs ? – J’étais assis au chaud. Je regardais impatiemment à travers les vitres couvertes de buée, attendant que cette fâcheuse averse voulût bien s’éloigner de quelques kilomètres.
Dans mon oisiveté, je commençais déjà à m’abandonner à la molle passivité qui émane subrepticement de tout véritable café viennois. Dans cet état incertain, je dévisageais un par un les gens dont les yeux, dans cet air enfumé et sous cette lumière artificielle, se cernaient d’un halo gris maladif. J’observais la demoiselle de la caisse, qui distribuait mécaniquement aux garçons le sucre et les cuillères pour chaque tasse de café. Somnolent, à demi conscient, je lisais les réclames ineptes qui couvraient les murs, et cette sorte d’engourdissement me procurait un certain bien-être. Mais soudain, je fus arraché à mes rêveries de la manière la plus étrange. Une vague émotion, une sorte d’inquiétude m’envahit, comme une petite douleur dentaire qui commence, sans qu’on sache au juste si elle vient de la joue droite ou de la gauche, d’en haut ou bien d’en bas. J’éprouvais seulement une sourde tension, une préoccupation, car je me rendais compte, sans deviner pourquoi, que j’étais déjà venu ici une fois, des années auparavant, et qu’une obscure réminiscence me liait à ces murs, à ces chaises, à ces tables et à cette salle enfumée.
Mais plus je m’efforçais de saisir ce vague souvenir, plus il se dérobait et glissait avec malignité, luisant vaguement comme une méduse au plus profond de ma conscience, et pourtant impossible à atteindre ou à saisir. En vain, j’essayais de fixer du regard tous les objets qui m’entouraient. Certes, je n’avais jamais vu cette caisse qui tintait à chaque paiement, ni cette boiserie brune en faux palissandre, car tout cela avait dû être installé plus tard. Mais pourtant, j’étais déjà venu là, il y a vingt ans ou davantage. Ici demeurait, cachée et invisible comme une pointe dans le bois, une bribe de mon âme d’autrefois recouverte depuis longtemps. Mes sens fouillèrent avec force autour de moi et en moi-même. Et pourtant – bon sang ! impossible de l’atteindre, ce souvenir disparu, englouti au fond de moi.
J’étais irrité, comme nous le sommes toujours quand un quelconque « raté » nous fait constater, une fois de plus, l’insuffisance et l’imperfection de nos capacités mentales. Mais je ne renonçais pas à l’espoir de reconquérir ce souvenir, malgré tout. Je le savais bien, il suffisait que j’aie un minuscule hameçon, car ma mémoire est si étrange, bonne et mauvaise à la fois, capricieuse et mutine, incroyablement fidèle, pourtant. Souvent elle engloutit dans ses profondeurs les événements ou les visages, les lectures ou les moments vécus, et elle ne restitue jamais rien sans y être contrainte, sur une seule injonction de ma volonté. Mais il suffit du moindre point de repère, d’une carte postale illustrée, de quelques mots écrits sur une enveloppe ou d’une page de journal jaunie, pour qu’aussitôt la chose oubliée frétille comme un poisson au bout d’une ligne sous la mystérieuse surface et resurgisse, toute charnue, bien concrète. Je retrouve alors chaque particularité d’une personne, la bouche, la dent qui manque à gauche quand elle sourit, le son chevrotant de son rire et aussi le frémissement de la moustache dans le visage nouveau qui surgit dans ce sourire. Tout cela, je l’aperçois dans une vision instantanée parfaite, et des années après, je me souviens de chaque mot que cette personne m’a dit. Mais toujours il me faut, pour saisir et voir le passé, une excitation des sens, un minuscule fait concret. Je fermai les yeux pour mieux réfléchir, pour former et retrouver cet hameçon magique. Mais rien ! Oublié, englouti ! Je m’exaspérais tellement contre cet appareil défectueux de ma mémoire capricieuse, logé entre mes deux tempes, que j’aurais voulu me frapper le front, comme on secoue brutalement un distributeur automatique déglingué qui ne vous livre pas l’objet auquel on a droit. Impossible de rester assis tranquillement plus longtemps, tant cette défaillance interne me contrariait, et par pur agacement je me levai pour me donner un peu de mouvement. Chose étrange ! À peine avais-je fait quelques pas dans le café que déjà en moi commença de papilloter et de scintiller une première phosphorescence crépusculaire. À droite de la caisse – je m’en souvenais maintenant – une porte devait conduire dans une pièce sans fenêtres, éclairée à la lumière artificielle. Et en effet c’était le cas : elle était là, cette pièce séparée, cette salle de jeu. Tapissée autrement que jadis, mais avec les mêmes proportions ; une arrière-salle rectangulaire, aux contours flous. Instinctivement je cherchai les différents meubles. Mes nerfs vibraient joyeusement, je sentais que j’allais tout savoir. Deux billards étalaient leurs tapis verts comme des mares stagnantes et muettes. Dans les coins étaient disposées des tables de jeu, et à l’une d’entre elles, deux fonctionnaires, ou des professeurs, jouaient aux échecs. Dans un angle, tout près du calorifère, à l’entrée de la cabine téléphonique, se trouvait une petite table carrée. Alors, ce fut comme un éclair qui me traversa de part en part. Je sus aussitôt, sur-le-champ, dans un seul frémissement brûlant, qui me bouleversa de bonheur : mon Dieu ! Mais c’était la place de Mendel, du bouquiniste Jakob Mendel ! Après vingt ans j’étais entré, sans m’en douter, dans son quartier général, le café Gluck, dans le haut de l’Alserstrasse. Jakob Mendel ! Comment avais-je pu l’oublier tout ce temps, cet homme extraordinaire, ce phénomène, ce prodige insensé, cet homme légendaire, célèbre à l’Université et parmi un petit cercle de gens qui le respectaient fort, ce magicien, ce prestigieux bouquiniste qui, assis là sans désemparer tous les jours, du matin au soir, avait fait la gloire et la renommée du café Gluck !
Il me suffit de fermer les yeux une seule seconde pour regarder en moi-même, et aussitôt il apparut, éclairé nettement sur l’écran rose de mes paupières. Il m’apparut sur-le-champ en chair et en os, à sa petite table carrée au plateau de marbre gris sale, où les livres et les paperasses croulaient. Il trônait là, immuable, ses yeux cerclés de lunettes fixés hypnotiquement sur un livre. Tout en lisant, il grommelait et balançait de temps en temps son buste et son crâne chauve graisseux et mal rasé, habitude qu’il avait prise au cheder, l’école des petits enfants juifs, dans l’Est. C’est à cette table, et ici seulement, qu’il lisait ses catalogues et ses livres, comme on lui avait appris à le faire à l’école talmudique, en chantonnant doucement et en se balançant tel un berceau noir qui oscille. Car les pieux Israélites savent que grâce au doux balancement du corps oisif, leur esprit, comme l’enfant qui s’endort et qui échappe au monde, entre mieux par ce mouvement rythmé et hypnotisant, dans la grâce de l’extase. Et en effet, ce Jakob Mendel ne voyait et n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui. On jouait au billard : les marqueurs allaient et venaient, le téléphone sonnait, quelqu’un récurait le plancher ou remplissait le fourneau. Tout cela passait inaperçu. Un jour, un charbon ardent, tombé du calorifère, avait mis le feu au plancher, tout près de lui, et déjà cela fumait ! Un client fut alerté par l’odeur suffocante et accourut pour éteindre le brasier naissant. Mais lui, Jakob Mendel, à deux pas de là et tout entouré de fumée, n’avait rien remarqué. Car il lisait comme d’autres prient, comme des joueurs se passionnent pour leur partie, ou comme des ivrognes suivent une idée fixe ; je l’avais vu lire avec un recueillement si parfait, que la manière dont lisent les autres gens m’a toujours semblé, depuis lors, une chose profane. Sans aucun doute, le pauvre bouquiniste de Galicie Jakob Mendel avait révélé pour la première fois au jeune étudiant que j’étais le grand secret de la concentration parfaite, propre à l’artiste et au savant, au véritable sage comme au fou intégral, ce bonheur ou ce malheur tragique qui fait de l’homme un véritable possédé.
J’avais été introduit auprès de lui par un camarade un peu plus âgé que moi. À cette époque, je faisais des recherches sur Mesmer, médecin et magnétiseur alors encore peu reconnu de l’école de Paracelse. J’avais beaucoup de mal à me documenter. Les ouvrages des spécialistes étaient tout à fait insuffisants. Le bibliothécaire à qui je m’étais adressé avec une naïve confiance m’avait répondu d’un ton bourru que ce n’était pas son affaire de m’indiquer les sources bibliographiques. Alors, le camarade en question me cita, pour la première fois, le nom de Mendel : « J’irai avec toi chez lui, me promit-il. Il sait tout et vous procure tout. Il te dénichera le livre le plus introuvable, caché dans la boutique du plus obscur antiquaire allemand. C’est dans ce domaine l’homme le mieux renseigné de tout Vienne. Et de plus, un original, le dernier représentant de la race antédiluvienne des bouquinistes. »
Nous nous rendîmes ensemble au café Gluck. Et c’est là qu’était assis ce Mendel, vêtu de noir, le nez armé de lunettes, le visage embroussaillé, et il se balançait en lisant, comme un buisson sous le vent. Nous nous approchâmes. Il ne nous remarqua pas. Il restait assis, il lisait, son buste oscillait comme celui d’un bonze. Et au-dessus de la table, derrière lui, son manteau noir très fatigué était accroché à une patère branlante, les poches bourrées de fiches et de revues. Mon ami toussa très fort pour annoncer notre présence. Mais Mendel, ses grosses lunettes tout contre le livre, ne remarqua rien. Enfin, mon ami frappa sur la table, avec la même énergie qu’on frappe à une porte. Alors Mendel se redressa et releva machinalement sur son front ses lourdes lunettes d’acier. Sous des sourcils touffus et grisonnants, deux yeux étranges nous fixèrent, deux petits yeux vifs, noirs et alertes, mobiles et pointus comme une langue de serpent. Mon ami me présenta et j’expliquai le but de ma visite, non sans avoir d’abord, avec une colère feinte – ruse que mon ami m’avait expressément recommandée –, pesté contre le bibliothécaire qui n’avait pas voulu me renseigner. Mendel s’appuya contre le dossier de sa chaise et, posément, il cracha. Puis il eut un petit rire et me répondit avec l’accent et dans son jargon de l’Est, très marqué : « Pas voulu ? Allons donc ! Dites plutôt qu’il n’a pas pu. C’est une mule, un âne de la belle espèce, avec ses cheveux gris ! Je le connais, parbleu, depuis plus de vingt ans. Mais, pendant tout ce temps, il n’a rien appris. La seule chose qu’ils sachent faire, c’est d’empocher leur traitement ! Ils feraient mieux de pousser une brouette, ces Messieurs les Docteurs, que de s’occuper de livres ! »
Grâce à cette sortie vigoureuse, la glace était rompue, et il m’invita pour la première fois à cette table de marbre carrée, toute barbouillée de petites notes, à cet autel mystérieux des révélations bibliographiques, qui m’était encore inconnu. Vite, je lui exposai mes désirs : je cherchais des livres anciens sur le magnétisme, ainsi que des ouvrages récents et des pamphlets pour et contre Mesmer. Dès que j’eus fini, Mendel cligna l’œil gauche une seconde, tout comme un tireur qui met en joue. Et cette attitude d’attention concentrée ne dura vraiment qu’une seconde. Aussitôt, comme s’il lisait un catalogue invisible, il cita à toute allure deux ou trois douzaines d’ouvrages, avec pour chacun le lieu et la date de l’édition, ainsi que leur prix approximatif. J’étais ébahi. Bien qu’averti, je ne m’attendais pas à pareille chose. Mais mon ébahissement eut l’air de lui plaire. Car aussitôt, il se mit à jouer sur le clavier de sa mémoire les variations bibliographiques les plus étonnantes, sur le thème que je lui avais proposé. Il me demanda si je désirais aussi être renseigné sur les somnambulistes, les débuts de l’hypnose, Gassner, l’exorcisme, la Christian Science et Mme Blavatsky. De nouveau, les noms, les titres et les descriptions crépitèrent. Maintenant seulement, je comprenais devant quel phénomène prodigieux de mémoire je me trouvais : ce Jakob Mendel était une véritable encyclopédie, un catalogue universel ambulant. J’admirais, tout abasourdi, cette merveille bibliographique logée dans la personne insignifiante et même un peu crasseuse d’un petit bouquiniste de Galicie. Après m’avoir cité, en un feu roulant, environ quatre-vingts titres, sans avoir l’air de rien mais content d’avoir montré ce qu’il savait, il nettoyait maintenant tranquillement ses lunettes avec son mouchoir qui, un jour peut-être, avait été blanc. Pour lui cacher un peu mon étonnement, je lui demandai timidement quels étaient ceux de ces ouvrages qu’il pourrait éventuellement me procurer. – « Hum ! on verra ce qu’on peut faire, grommela-t-il. Revenez demain : Mendel vous trouvera bien queuque chose. Et ce qui n’est pas sur place, on le dénichera ailleurs. Quand on a du flair, on a aussi de la chance. » Je le remerciai très poliment, et je commis aussitôt, et par obligeance, une grosse maladresse en proposant de lui noter sur un bout de papier les ouvrages que je désirais. Mon ami me poussa du coude. Trop tard ! Déjà Mendel m’avait lancé un regard – et quel regard ! – à la fois triomphant, offensé, railleur et plein de supériorité, un regard véritablement royal, celui que le Macbeth de Shakespeare dut lancer à Macduff qui invitait ce héros invincible à se rendre sans combat. Puis il eut de nouveau un petit rire, sa grosse pomme d’Adam s’agita bizarrement comme s’il venait d’avaler un gros mot. Il aurait eu le droit de me lancer à la tête la pire grossièreté, ce bon, ce brave bouquiniste Mendel. Seul un étranger (un « amhorez », comme il disait), un homme qui ne le connaissait pas, pouvait lui suggérer de façon aussi vexante, à lui Jakob Mendel, – pouvait suggérer à Jakob Mendel, – de noter le titre d’un livre à la manière des apprentis libraires ou des employés de bibliothèques, comme si ce cerveau incomparable, limpide comme un diamant, avait jamais eu recours à des moyens aussi grossiers ! Plus tard seulement, je compris à quel point j’avais dû offenser ce rare génie de la mémoire. En effet, ce petit juif de Galicie, rabougri, contrefait et hirsute, était un titan de la mémoire. Derrière ce front crayeux, sale, que l’on eût dit recouvert d’une mousse grise, était gravé comme dans l’airain, par la main fantomatique et invisible de la mémoire, le moindre nom, le moindre titre jamais imprimé sur la première page d’un livre. De chaque ouvrage, paru hier ou il y a deux cents ans, il pouvait citer, sans hésitation, le nom de l’auteur, le lieu de publication, le prix neuf ou d’occasion ; pour chaque livre il se rappelait avec une netteté étonnante la reliure, les illustrations et les fac-similés donnés en annexe. De tous les livres, qu’il les ait eus en main ou qu’il ne les ait qu’entrevus de loin dans une devanture ou dans une bibliothèque, il avait une vision nette, comme celle de l’artiste qui contemple en son esprit l’œuvre encore invisible pour le monde, et qu’il va créer. Quand par exemple un ouvrage était offert pour six marks dans le catalogue d’un marchand de Ratisbonne, il se rappelait aussitôt qu’un autre exemplaire de ce même ouvrage avait été vendu aux enchères à Vienne, deux ans auparavant, pour quatre couronnes, et il savait le nom de l’acheteur. En vérité, Jacob Mendel n’oubliait jamais un titre ou une date. Il connaissait chaque étoile, chaque plante, chaque infusoire dans l’univers toujours mouvant et changeant de la bibliographie. Dans chaque domaine, il en savait plus long que tous les spécialistes. Mieux que les bibliothécaires, il connaissait leurs bibliothèques ; mieux que les collectionneurs munis de répertoires et de fichiers, il connaissait par cœur les stocks des grands marchands. Et pourtant, il ne disposait de rien d’autre que de la magie incomparable du souvenir, de cette mémoire dont on ne pouvait se faire une idée véritable qu’après cent exemples différents. Évidemment, cette mémoire prodigieuse n’avait pu se former et devenir aussi diaboliquement infaillible que grâce au secret éternel de toute perfection : la concentration. En dehors des livres, cet homme étrange ignorait tout du monde. Car les manifestations de la vie ne devenaient concrètes pour lui qu’à partir du moment où elles s’étaient muées en caractères imprimés, et qu’elles étaient rassemblées et comme mises en conserve dans les feuillets d’un livre. Mais ces livres en eux-mêmes, il ne les lisait pas pour leur sens ou pour leur contenu, intellectuel ou anecdotique. Seuls le titre, le nom de l’auteur, celui de l’éditeur, le prix, parlaient à sa passion. La mémoire qui, chez Jakob Mendel, s’était focalisée sur les livres anciens, était parfaitement improductive et passive, elle n’était qu’un répertoire comportant des milliers d’entrées, des titres et des noms, imprimé dans le cortex d’un mammifère au lieu de l’être, comme à l’ordinaire, sur les pages d’un catalogue. Mais, dans sa perfection unique, elle égalait celle de Napoléon pour les physionomies, de Mezzofanti pour les langues, de Lasker pour le jeu d’échecs, de Busoni pour la musique. Intervenant dans un séminaire ou dans un cours public, ce cerveau aurait renseigné et surpris des milliers, des centaines de milliers d’étudiants et de savants, il aurait fécondé la science et, placé dans un de ces trésors publics appelés bibliothèques, il eût rendu des services inappréciables. Mais ce monde supérieur était inaccessible à un pauvre bouquiniste de Galicie, inculte, qui avait tout au plus fréquenté l’école talmudique. Ainsi ces dons fantastiques ne se révélaient qu’en secret devant la table de marbre du café Gluck. Et si un jour un grand psychologue (car cette œuvre manque encore à nos connaissances) essaie de distinguer et de classer – aussi patiemment et obstinément que Buffon le fit pour les animaux – les différentes formes, espèces et nuances de la mémoire, il faudra qu’il pense à Jakob Mendel, ce maître de la puissance magique que nous appelons la mémoire, ce génie des prix et des titres, ce prince inconnu de la bibliographie.
De par son métier et aux yeux de ceux qui n’étaient pas des initiés, Jakob Mendel n’était qu’un petit raccailleur de livres. Chaque dimanche, dans la Neue Freie Presse et dans le Neues Wiener Tagblatt paraissait cette annonce stéréotypée : « Achète vieux livres. Bons prix. Enlèvement immédiat à domicile. Mendel, Obere Alserstrasse. » Suivait un numéro de téléphone qui était en réalité celui du café Gluck. Mendel fouillait dans tous les stocks de livres. Chaque semaine, aidé d’un vieux portefaix à la barbe impériale, il rapportait son butin à son quartier général. Puis, il s’en débarrassait, car il n’avait pas de patente. C’est pourquoi il était resté un petit brocanteur, faisant de maigres bénéfices. Les étudiants lui vendaient leurs manuels. Par son entremise, ces livres passaient dans les mains de la promotion suivante ; Mendel se chargeait en outre de leur procurer d’occasion n’importe quel ouvrage, moyennant une modique commission. Auprès de lui on pouvait se renseigner à bon compte. L’argent ne jouait aucun rôle dans sa vie. De fait, on le voyait toujours avec la même veste râpée ; buvant le matin, l’après-midi et le soir une tasse de lait accompagnée de deux petits pains, mangeant à midi une bricole que l’on allait lui chercher au restaurant d’en face. Il ne fumait pas, ne jouait pas ; on peut même dire qu’il ne vivait pas. Seuls ses deux yeux vivaient derrière leurs verres ovales et nourrissaient continuellement de mots, de titres et de noms sa mystérieuse et fertile substance cérébrale. Et cette masse molle et féconde absorbait avidement cette abondante nourriture, comme une prairie aspire des millions de gouttes de pluie. Les hommes ne l’intéressaient pas, et de toutes les passions humaines, la seule qui lui fût peut-être connue – la plus humaine il est vrai – était la vanité. Quand quelqu’un venait lui demander un renseignement, déjà cherché vainement en cent endroits divers et que du premier coup il pouvait le lui donner, cela lui procurait une profonde satisfaction, comme une grande bouffée d’air ; peut-être aussi était-il fier du fait qu’à Vienne et ailleurs, quelques douzaines de personnes estimaient son savoir et y faisaient appel. Dans chacun de ces grossiers conglomérats de millions d’hommes, que nous appelons villes, il y a toujours, insérées en quelques places, de petites facettes qui reflètent tout un monde sur des surfaces minuscules, invisibles à la plupart, et précieuses pour les seuls connaisseurs, leurs frères de passion. Ainsi les amateurs de livres connaissaient-ils tous Jakob Mendel. De même, pour obtenir un avis sur une partition musicale, on allait voir Eusébius Mandyczewski, à la Gesellschaft der Musikfreunde : assis gentiment, sa petite barrette grise sur la tête et plongé dans ses documents ou dans ses partitions, il résolvait en souriant les problèmes les plus complexes dès qu’il levait les yeux vers vous. Et aujourd’hui encore, quand on veut s’informer sur le théâtre et la culture de la tradition viennoise, on ne manque pas de s’adresser au vieux Glossy qui connaît tout. C’était de façon aussi évidente et avec autant de confiance que les quelques très orthodoxes bibliophiles viennois venaient en pèlerinage au café Gluck trouver Jakob Mendel, lorsqu’un problème leur donnait par trop de fil à retordre. Assister à de pareilles consultations était alors pour moi, étudiant jeune et curieux, une véritable volupté.
Quand on présentait à Mendel un livre de médiocre importance, il le fermait avec bruit en grommelant sur un ton de mépris : « Deux couronnes. » En revanche, devant un exemplaire unique ou rare, il reculait respectueusement et le posait avec précaution sur une feuille blanche. Il avait visiblement honte de ses doigts sales aux ongles noirs, tachés d’encre. Puis il feuilletait avec délicatesse et prudence le précieux volume, page par page, rempli d’une véritable dévotion. Personne ne pouvait le déranger en cet instant, pas plus qu’on ne dérange un vrai croyant plongé dans la prière ; et en effet cette manière de contempler, de toucher, de sentir et de soupeser l’objet ressemblait par tous ses gestes aux rites sacrés et immuables d’une cérémonie religieuse. Son dos voûté se balançait tandis qu’il émettait un grognement sourd, se grattait la tête et poussait d’étranges cris archaïques, tantôt un ah ! prolongé presque effrayé, tantôt un oh ! d’admiration passionnée, tantôt un oi ! ou un oiweh ! rapide et apeuré, quand une page manquait ou qu’il découvrait une feuille rongée par les vers. Finalement, il soupesait avec vénération sa reliure de cuir, il la reniflait, les yeux mi-clos, et respirait l’odeur du vieil in-quarto, heureux comme une jeune fille sentimentale admirant une tubéreuse. Pendant cette procédure un peu lente et compliquée, le propriétaire devait évidemment prendre patience. Mais après cet examen, Mendel donnait tous les renseignements avec la meilleure grâce, voire avec enthousiasme ; il ne manquait pas d’y joindre de piquantes anecdotes et des récits hauts en couleur à propos de la cote atteinte par des exemplaires analogues. À ces moments-là, il semblait rajeuni, ragaillardi. Une seule chose pouvait le mettre dans tous ses états : le bon mouvement de quelque novice lui offrant une récompense pour son expertise. Il reculait alors, froissé, comme un conservateur de musée à qui un Américain de passage essaie de glisser un pourboire. Car feuilleter un ouvrage rare signifiait autant pour Mendel que pour d’autres une rencontre galante. Ces instants étaient ses nuits d’amour platonique. Seuls les livres avaient un empire sur lui, jamais l’argent. En vain de grands collectionneurs, et parmi eux le fondateur de l’Université de Princeton, essayèrent-ils de se l’adjoindre comme conseiller ou acquéreur, Jakob Mendel refusa toujours. On ne pouvait l’imaginer nulle part ailleurs qu’au café Gluck. Petit, chétif, un léger duvet au menton, les cheveux en tire-bouchon sur le front, il avait quitté sa province de l’Est voici trente-trois ans pour venir étudier à Vienne en vue de devenir rabbin. Mais, bien vite, il s’était détourné de Jéhovah, le terrible Dieu unique, pour se vouer au polythéisme séduisant des livres. Il s’était installé alors au café Gluck qui devint, petit à petit, son bureau de poste, son quartier général, son univers. Comme l’astronome solitaire contemple dans son observatoire, par le minuscule orifice du télescope, des myriades d’étoiles, étudie chaque nuit leurs déplacements mystérieux, les variations de leurs positions respectives, leur éclat tantôt croissant, tantôt pâlissant, ainsi Jakob Mendel assis à sa table carrée du café Gluck scrutait à l’aide de ses lunettes un autre univers mouvant et changeant, un monde supérieur au nôtre, le monde des livres.
Il jouissait bien sûr d’une grande estime au café Gluck, dont la réputation tenait beaucoup plus à la chaire invisible du petit bouquiniste qu’au fait de porter le nom du génial compositeur Christoph Willibald Gluck, créateur d’Alceste et d’Iphigénie. Mendel faisait partie des meubles au même titre que le vieux comptoir en merisier, les deux billards très rapiécés et le percolateur en cuivre. Et sa table était surveillée comme un sanctuaire. En effet, ses nombreux clients et ses agents de liaison étaient chaque fois aimablement invités par le personnel à prendre une consommation, de sorte que le principal bénéfice de son travail passait en réalité dans la large bourse en cuir du garçon-chef Deubler. En échange, le bouquiniste Mendel jouissait de nombreux privilèges. Il disposait gratuitement du téléphone, on lui gardait son courrier et on se chargeait de faire ses commissions ; la brave vieille des lavabos brossait son manteau, recousait ses boutons et portait chaque semaine son petit paquet de linge à la blanchisseuse. Il était le seul à avoir le droit de faire venir son repas de midi du restaurant voisin ; et chaque semaine, M. Standhartner, le propriétaire, venait en personne à sa table lui souhaiter le bonjour. (Il est vrai que Mendel, plongé dans ses livres, ne répondait que rarement.) À sept heures et demie précises, il entrait le matin au café et ne le quittait que le soir, quand on éteignait les lumières. Jamais il ne parlait aux autres clients ; il ne lisait aucun journal, ne remarquait aucune transformation autour de lui ; et lorsqu’un jour, M. Standhartner lui demanda poliment s’il ne lisait pas mieux, maintenant que des lampes électriques avaient remplacé les becs Auer aux lueurs vacillantes, il leva la tête tout surpris vers les ampoules : malgré le vacarme et les coups de marteau d’une installation qui avait duré plusieurs jours, il ne s’était aperçu de rien. C’est seulement par les deux cercles de ses lunettes, à travers ces lentilles luisantes et absorbantes, que les milliards d’infusoires noirs des caractères d’imprimerie s’infiltraient dans son cerveau ; tout le reste ne faisait que passer à côté de lui, comme un vacarme contingent. De fait il avait vécu plus de trente ans ici, à cette table, uniquement à lire, à comparer, à calculer sans trêve, comme dans un rêve toujours recommencé et sans autre interruption que le sommeil.
C’est pourquoi je sentis une sorte d’effroi me parcourir quand je vis luire dans la pénombre, et nue comme une pierre tombale, la table en marbre d’où Jakob Mendel dispensait ses oracles. Maintenant seulement, étant plus âgé, je compris ce que signifiait la disparition d’un tel homme. D’abord parce que les phénomènes de ce genre se font de jour en jour plus rares dans notre monde irrémédiablement de plus en plus standardisé. Ensuite parce que, tout jeune homme, je m’étais avec une intuition profonde pris d’une grande affection pour ce Jakob Mendel. Grâce à lui, je m’étais approché pour la première fois d’un grand mystère : dans la vie, toutes nos créations originales et puissantes sont le fruit d’une concentration, d’une monomanie sublime qu’un lien sacré rattache à la folie. Mieux que nos poètes contemporains, ce petit bouquiniste tout à fait inconnu avait prouvé par son exemple au jeune homme que j’étais, qu’une pure vie spirituelle, le culte d’une seule idée, une contemplation aussi profonde que celle d’un yogi hindou ou d’un moine du Moyen Âge dans sa cellule, pouvaient encore se réaliser de nos jours, même à côté d’une cabine téléphonique et sous les lampes électriques d’un café. Et pourtant, cet homme, j’avais pu l’oublier ! Il est vrai que la guerre était venue et que je m’étais consacré à mes propres œuvres avec une ardeur semblable à la sienne. Mais j’éprouvais devant cette table vide une sorte de honte à son égard, doublée d’une vive curiosité.
Qu’était-il devenu, en effet ? Où pouvait-il se trouver ? J’appelai le garçon et l’interrogeai. Non, il regrettait, il ne connaissait pas de M. Mendel, personne de ce nom ne fréquentait le café. Mais peut-être le garçon-chef le saurait-il. Avançant le ventre et faisant l’important, celui-ci hésita, réfléchit : non, lui non plus ne connaissait pas de M. Mendel, mais est-ce que je ne voulais pas parler, par hasard, de M. Mandel, celui qui tenait une mercerie dans la Florianigasse ? Un goût amer me vint sur les lèvres, le goût de la vanité des choses humaines. À quoi bon vivre, si le vent emporte derrière nos talons la dernière trace de notre passage ? Pendant plus de trente ans, quarante peut-être, un homme avait respiré, lu, pensé, parlé dans ces quelques mètres carrés, puis il avait suffi de trois ou quatre ans, que vienne un nouveau pharaon, pour qu’on ne se souvînt plus de Joseph. On ignorait au café Gluck jusqu’au nom de Jakob Mendel, du bouquiniste Mendel ! Presque en colère, je demandai au garçon-chef si je pouvais parler à M. Standhartner, ou s’il y avait encore quelqu’un de l’ancien personnel dans la maison. Oh ! M. Standhartner… Mon Dieu… il avait vendu le café depuis longtemps, et il était mort. Quant à l’ancien garçon-chef, il s’était retiré dans une petite propriété près de Krems. Non, il n’y avait plus personne à qui je pusse m’adresser ! Pourtant, si… Mme Sporschil était encore là, la femme des lavabos… Mme Chocolat comme on disait vulgairement. Mais elle ne se souvenait certainement pas de tous les anciens clients. Je me dis aussitôt qu’on n’oublie pas un Jakob Mendel, et je la fis venir.
Les cheveux blancs ébouriffés, frottant encore ses mains rouges et humides dans un chiffon, Mme Sporschil manifestement hydropique sortit avec difficulté de son appartement souterrain. Sans doute venait-elle de lessiver son antre sombre ou de nettoyer les fenêtres. À son air peu assuré, je vis aussitôt qu’elle se sentait mal à l’aise d’avoir été convoquée dans la partie noble du café. Les gens du peuple à Vienne pensent tout de suite à la police secrète, dès que quelqu’un veut les interroger. Aussi me regarda-t-elle d’abord avec méfiance de bas en haut, d’un œil prudent et sournois. Elle ne s’attendait à rien de bon. Mais à peine m’étais-je informé de Jakob Mendel, qu’elle se redressa d’un coup brusque et me jeta un regard illuminé, pour ainsi dire rayonnant. « Mon Dieu ! le pauvre M. Mendel ! Dire que quelqu’un pense encore à lui ! Oui, ce pauvre M. Mendel ! » Elle pleurait presque d’émotion, à la manière des vieilles personnes, quand on leur rappelle leur jeunesse et tout le bon temps qu’elles ont eu. Je lui demandai s’il était encore en vie. « Mon Dieu, le pauvre M. Mendel ! Ça doit bien faire cinq ou six ans qu’il est mort, ou plutôt sept ! Et une si bonne pâte ! Quand je pense que je l’ai connu pendant si longtemps – plus de vingt-cinq ans – il était déjà là quand je suis entrée dans la maison. C’est une honte comme on l’a laissé mourir. » Elle s’animait toujours plus et me demanda si j’étais un de ses parents. Car personne ne s’était jamais inquiété de lui, personne n’avait jamais rien demandé – d’ailleurs, est-ce que je ne savais pas ce qui lui était arrivé ?
– Non, je ne savais rien ; je le lui assurai et la priai de bien tout me raconter. La bonne femme, timide et gênée, continuait à essuyer ses mains humides de temps en temps. Je compris qu’il lui était pénible de rester là, debout au milieu du café, avec son tablier sale et ses cheveux ébouriffés ; d’ailleurs elle se retournait de temps en temps à droite ou à gauche, l’air inquiet, pour voir si l’un des garçons ne l’écoutait pas. Je lui proposai donc d’aller avec elle dans la salle de jeu, à la place qu’occupait autrefois Mendel. Elle me raconterait tout là-bas. Elle accepta, reconnaissante, touchée de ma compréhension, et me précéda ; je suivis cette vieille femme, au pas déjà un peu chancelant. Les deux garçons surpris, devinant entre nous quelque complicité, nous suivirent du regard, quelques clients s’étonnèrent aussi à la vue d’un couple aussi mal assorti. Et lorsque nous fûmes assis à la table, elle me raconta (et plus tard d’autres renseignements vinrent compléter son récit) la triste fin de Jakob Mendel, le bouquiniste :
« Eh bien voilà, me dit-elle, au début de la guerre, et même par la suite, il venait encore tous les jours, à sept heures et demie du matin, il prenait place exactement ici, à cette table, et se plongeait comme d’habitude dans ses études pendant toute la journée. Et on avait tous l’impression, on se le disait souvent entre nous d’ailleurs, qu’il ne s’était absolument pas rendu compte que c’était la guerre. Je le savais bien, n’est-ce pas, que jamais il ne consultait un journal, et qu’il ne parlait à personne. Et même quand les vendeurs faisaient un boucan terrible en criant leurs éditions spéciales et que tous les autres se précipitaient, lui ne se levait pas, il n’y faisait pas attention. Il n’avait pas remarqué non plus que Franz, le marqueur, n’était plus là (il était tombé près de Gorlice), il ne savait pas que le fils de M. Standhartner avait été fait prisonnier à Przemysl. Jamais il ne fit la moindre réclamation quand le pain était devenu de plus en plus mauvais et qu’on avait dû lui servir un affreux breuvage de figues au lieu de son lait. Une seule fois, il avait exprimé son étonnement de voir venir si peu d’étudiants ; c’était tout. Mon Dieu ! le pauvre homme, rien d’autre ne lui faisait plaisir ou ne le souciait que ses livres.
– Mais voilà qu’un jour le malheur était arrivé. À onze heures du matin, en plein jour, un gendarme et un agent de la Secrète qui avait montré l’insigne à son revers, entrèrent et demandèrent si un certain Jakob Mendel fréquentait ici. On les avait conduits à la table du bouquiniste ; et lui avait cru naïvement qu’ils voulaient lui vendre des livres ou lui demander un renseignement. Mais ils l’avaient aussitôt sommé de se lever et de les suivre. Ç’avait été une honte pour le café : tous les clients avaient fait cercle autour du pauvre M. Mendel. Debout là, entre les deux types, ses lunettes sur le front, il avait regardé tantôt l’un, tantôt l’autre, sans bien savoir ce qu’on lui voulait. Quant à elle, elle avait illico dit au gendarme qu’il se trompait certainement, qu’un brave homme comme M. Mendel ne pouvait rien avoir fait de mal, même à une mouche. Mais l’agent de la Secrète lui avait tout de suite crié qu’elle n’avait pas à se mêler des affaires administratives. Puis, ils l’avaient emmené. Et pendant longtemps il n’était pas revenu, environ deux ans. Encore à l’heure qu’il était, elle ne savait pas, au fond, ce qu’on avait eu à lui reprocher.
– Mais je le jure, dit la bonne vieille qui s’échauffait, M. Mendel ne peut avoir rien fait de mal. Les agents se sont trompés, j’en mettrais la main au feu. Ils ont commis un crime en arrêtant un innocent, un crime ! »
Elle avait raison, la brave femme Sporschil. Notre ami Jakob Mendel, en vérité, n’avait commis aucun crime, mais seulement (je n’en sus le détail que plus tard) une bêtise inconcevable, touchante, invraisemblable, à cette époque délirante, une bêtise qui ne s’expliquait que par sa façon inouïe de vivre sur une autre planète, en ignorant tout le reste. Voici ce qui lui était arrivé : au bureau militaire de la censure, chargé de surveiller la correspondance avec les pays neutres, on avait intercepté un jour une carte postale écrite, signée et convenablement affranchie pour l’étranger, par un certain Jakob Mendel. Mais, chose incroyable, elle était adressée en pays ennemi, à Jean Labourdaire, libraire à Paris, quai de Grenelle. Le Jakob Mendel en question s’y plaignait de ne pas avoir reçu les huit derniers numéros mensuels du Bulletin bibliographique de France, bien qu’il eût payé l’abonnement d’avance pour une année. L’agent subalterne de la censure, un professeur de lycée dont la spécialité était les études romanes et qu’on avait affublé de l’uniforme bleu des réservistes, n’en crut pas ses yeux en parcourant ce document. C’est une bonne plaisanterie, se dit-il. Toutes les semaines, il lisait environ deux mille lettres pour y dépister quelque communication louche ou quelque trace d’espionnage ; mais jamais un fait aussi absurde ne lui était tombé entre les mains : une personne envoyait tout bonnement un mot d’Autriche en France, jetait tranquillement dans la boîte aux lettres une carte postale à destination d’un pays ennemi, comme si les frontières depuis 1914 n’étaient pas toutes cousues de fils de fer barbelés et comme si chaque jour, la France, l’Allemagne, l’Autriche et la Russie ne se supprimaient pas mutuellement quelques milliers d’hommes ! C’est pourquoi il mit d’abord cette carte dans un tiroir, comme une curiosité, sans en faire aucune mention. Mais quelques semaines plus tard, une nouvelle carte arriva, adressée cette fois au bookseller John Aldridge, London, Holborn Square, et de nouveau écrite par ce même étrange individu du nom de Jakob Mendel, qui l’avait signée en toutes lettres et qui demandait qu’on lui envoyât les derniers numéros de l’Antiquarian. Le professeur commençait à se sentir un peu à l’étroit dans son uniforme : y aurait-il là en fin de compte un message chiffré, derrière cette plaisanterie grossière ? Il se leva, claqua des talons devant son commandant et mit les deux cartes devant lui sur le bureau. Celui-ci rentra la tête dans les épaules et murmura : curieux, très curieux ! Il ordonna d’abord à la police de faire des recherches pour établir si ce Jakob Mendel existait réellement. Une heure après, Mendel était arrêté et amené titubant de surprise devant le commandant. L’officier lui montra les mystérieuses cartes et lui demanda s’il reconnaissait les avoir expédiées. Irrité par ce ton sévère, et surtout fâché d’avoir été dérangé pendant qu’il lisait un important catalogue, Mendel répondit sur un ton presque grossier que bien sûr il avait écrit ces cartes… on avait quand même le droit de réclamer un abonnement qu’on avait payé. Le commandant se tourna vers le sous-lieutenant assis à la table voisine. Ils échangèrent un regard entendu : cet individu était piqué ! Le commandant se demanda un instant s’il allait tout simplement admonester et renvoyer ce pauvre type, ou s’il devait prendre le cas au sérieux. Quand un fonctionnaire ne sait quelle décision prendre, il dresse presque toujours d’abord un procès-verbal. Un rapport est toujours une bonne chose. S’il ne sert à rien, il ne cause en tout cas aucun tort ; c’est un chiffon de papier couvert de mots, qui vient s’ajouter à des millions d’autres.
Cependant, en l’occurrence, cela causa du tort à un pauvre diable, car dès la troisième question, un élément fatidique se découvrit. On lui demanda d’abord son nom : Jakob, plus exactement Jainkeff, Mendel ; sa profession : colporteur. (Il ne possédait pas de patente de libraire, mais seulement un permis de colportage.) La troisième question amena la catastrophe : lieu de naissance ? Jakob Mendel indiqua une petite localité près de Petrikau. Le commandant fronça le sourcil. Petrikau… n’était-ce pas en Pologne russe, tout près de la frontière ? Louche, très louche ! Aussi, l’enquête se fit-elle dès lors plus sévère : Quand avait-il obtenu la nationalité autrichienne ? Mendel le regardait fixement, derrière ses lunettes, d’un air sombre et étonné ; il ne comprenait pas bien. Avait-il des papiers, des certificats, et où, bon sang !… Il n’en possédait pas d’autre que son permis de colporteur. La mine du commandant se plissait de plus en plus : qu’il dise enfin de quelle nationalité il était. Son père était-il autrichien ou russe ? Et Mendel répondit avec la plus grande sérénité : – Russe, bien entendu. – Et lui-même ?… Lui, il avait passé la frontière clandestinement il y a trente-trois ans pour se soustraire au service militaire. Depuis lors, il vivait à Vienne. Le commandant était de plus en plus perplexe : – Et quand avait-il obtenu la nationalité autrichienne ? – À quoi bon ? Il ne s’était jamais occupé de ces choses, répondit Mendel. – Alors, il était encore ressortissant russe ?… Et Mendel, que ce fastidieux interrogatoire ennuyait depuis longtemps, répondit avec indifférence : – En fait, oui. »
Le commandant se renversa si brusquement dans son fauteuil que celui-ci en craqua. C’était donc possible ! En 1915, après Tarnow, après la grande offensive, un Russe se promenait en pleine guerre à Vienne, dans la capitale de l’Autriche, de plus il écrivait des lettres en France et en Angleterre, et la police ne s’occupait pas de lui ! Et il y a des imbéciles pour s’étonner dans les journaux que Conrad von Hötzendorf n’ait pas pu progresser d’un coup jusqu’à Varsovie ! Et notre état-major est surpris que chaque mouvement de troupe soit aussitôt annoncé aux Russes par des espions ! Le sous-lieutenant s’était levé lui aussi, il se posta devant le bureau et l’entretien devint un interrogatoire serré : – Pourquoi ne s’était-il pas tout de suite déclaré comme étranger ? Mendel qui ne se doutait toujours de rien, répondit dans son jargon juif un peu chantant : « Pourquoi me serais-je déclaré tout à coup ? » Dans cette question en retour, le commandant vit une provocation, et il lui demanda d’une voix menaçante s’il n’avait pas lu les avis officiels ? Non ? Et il ne lisait pas non plus les journaux ? – Non. »
Les deux fonctionnaires restèrent interdits, comme si un extra-terrestre avait atterri dans leur bureau, et Jakob Mendel, perdant contenance, commençait à transpirer. Alors le téléphone sonna, les machines à écrire cliquetèrent, des plantons accoururent, et Jakob Mendel fut conduit à la prison de la garnison pour être transféré, par le prochain convoi, dans un camp de concentration. Quand on lui signifia de suivre les deux soldats, il les considéra d’un air ébahi. Il ne comprenait pas ce qu’on lui voulait, mais il n’était pas vraiment inquiet. Finalement, pourquoi cet homme au col doré, à la voix si dure, aurait-il eu de méchantes intentions à son égard ? Dans son monde supérieur, celui des livres où Mendel vivait, il n’y avait pas de malentendu, pas de guerre, mais un seul désir perpétuellement, celui de connaître, de savoir toujours plus de mots, de dates, de titres et de noms. Il descendit donc l’escalier tout tranquillement, flanqué de deux soldats. Au poste de police on lui sortit tous les livres de ses poches, et on lui confisqua son calepin qui contenait des centaines de fiches et d’adresses importantes. C’est seulement alors qu’il se débattit furieusement. Il fallut le maîtriser. Ses lunettes, ce télescope magique qui le reliait au monde intellectuel, tombèrent hélas ! et volèrent en éclats. Deux jours plus tard, on l’expédia, vêtu de son léger manteau d’été, au camp de concentration pour les civils russes près de Komorn.
Aucun témoignage n’est parvenu sur les souffrances morales que Mendel supporta dans ce camp pendant deux ans. Sans ses livres, ses chers livres, sans argent, entouré dans cette fourrière d’hommes par une foule indifférente et grossière d’analphabètes, il était comme un aigle arraché à l’éther, à qui on aurait coupé les ailes. Mais peu à peu, le monde revenu de sa folie se rend compte que de tous les actes criminels et cruels de la grande guerre, aucun n’a été plus insensé, plus inutile et, partant, plus immoral que le fait de réunir et d’entasser, derrière des fils de fer barbelés, des civils étrangers ayant dépassé depuis longtemps l’âge valide, et qui, confiants en l’hospitalité, sacrée même chez les Toungouses et les Araucans, avaient négligé de fuir à temps. Ce crime contre la civilisation a été commis, hélas, avec la même absurdité en France, en Allemagne, en Angleterre, sur chaque coin de terre de notre pauvre Europe frappée de démence. Comme beaucoup d’autres innocents dans ce parc humain, Jakob Mendel serait sans doute devenu la proie de la folie, ou aurait péri misérablement, emporté par la dysenterie, l’épuisement ou le désespoir, si un hasard bien autrichien ne l’avait inopinément rendu à son milieu naturel. Plusieurs fois depuis sa disparition, des lettres de hauts personnages étaient en effet arrivées à son adresse. Le comte Schoenberg, ancien gouverneur de Styrie, collectionneur acharné d’ouvrages héraldiques ; l’ancien doyen Siegenfeld de la Faculté de théologie, qui travaillait à un commentaire de saint Augustin ; le chevalier de Pisek, amiral en retraite, âgé de quatre-vingts ans et qui n’en finissait pas de peaufiner ses Mémoires – tous, ses fidèles clients, avaient écrit maintes fois à Jakob Mendel au café Gluck ; et quelques-unes de ces lettres avaient été réexpédiées au disparu dans son camp de concentration. Là, elles tombèrent sous les yeux d’un capitaine animé par hasard de bons sentiments, qui fut étonné des relations très distinguées qu’avait ce petit juif sale et à moitié aveugle, qui depuis qu’on lui avait fracassé ses lunettes (et n’ayant pas d’argent pour s’en procurer d’autres) restait accroupi dans un coin, muet et gris comme une taupe. L’homme qui était en rapport avec de telles personnalités ne devait pas être le premier venu. Le capitaine permit donc à Mendel de répondre à ces lettres et de demander à ces personnages d’intercéder en sa faveur. Ils n’y manquèrent pas. Avec la solidarité passionnée de tous les collectionneurs, l’Excellence et le Doyen firent jouer à fond toutes leurs relations et, grâce à leurs cautions réunies, le bouquiniste Mendel put, après une captivité de deux ans, retourner à Vienne en 1917, à la condition de se présenter chaque jour à la police. Quoi qu’il en fût, il pouvait de nouveau se mouvoir librement, habiter sa petite mansarde exiguë et vétuste, passer devant les étalages de livres et surtout se réinstaller au café Gluck.
La brave Mme Sporschil avait assisté au retour de Mendel dans le café, après cet enfer. Et elle put me le raconter fidèlement : « Un jour, Jésus-Marie ! je n’en crus pas mes yeux, la porte s’ouvrit très peu, vous savez bien comme il a toujours fait : juste pour le laisser passer. Et le voilà qui entre tout chancelant, le pauvre M. Mendel. Il porte un vieux manteau militaire tout reprisé, et sur la tête quelque chose qui avait peut-être été autrefois un chapeau, et qu’on avait jeté. Pas de col ni de cravate et une mine de déterré, le teint gris, les cheveux tout gris aussi, et si maigre que c’était pitié de le voir. Mais il entre comme si rien ne s’était passé, il ne dit rien, ne demande rien, se dirige vers sa table qui est là, et ôte son manteau – non pas comme jadis, vite et avec aisance, mais à grand-peine et en soufflant beaucoup. Et il n’a pas, comme d’habitude, les poches bourrées de livres ; il s’assied seulement et regarde droit devant lui, les yeux tout vides et cernés. Petit à petit, pourtant, quand nous lui avons apporté toute une liasse de papiers venus pour lui d’Allemagne, il s’est remis à lire. Mais il n’était plus le même.
Non, il n’était vraiment plus le même. Il avait cessé d’être cette merveille du monde, ce répertoire prodigieux de tous les livres. Tous ceux qui le virent à cette époque me l’ont dit avec nostalgie. Quelque chose semblait détraqué à jamais dans son regard, autrefois si calme et si sûr ; quelque chose était brisé. L’horrible comète sanglante avait sans doute buté, dans sa course folle, contre l’étoile alcyonienne paisible et solitaire de son univers livresque. Ses yeux habitués depuis des dizaines d’années aux pattes de mouches minuscules des caractères d’imprimerie avaient sans doute vu des choses terrifiantes dans le parc humain entouré de fils de fer barbelés. Car les paupières pesaient lourdement sur ses pupilles jadis si mobiles et ironiques ; les yeux autrefois si vifs sommeillaient, cernés de rouge, derrière des lunettes rafistolées avec du fil. Et, plus affreux encore : dans l’édifice fantastique de sa mémoire un pilier avait dû céder et toute la construction s’était affaissée. Notre cerveau est en effet si sensible, ces rouages, cet appareil de précision sont faits d’une substance si délicate qu’une minuscule veine bouchée, un nerf ébranlé, une cellule surmenée, une molécule déplacée suffisent à réduire au silence l’harmonie universelle de l’esprit le plus souverain. Dans la mémoire de Mendel, les touches de ce clavier sans pareil du savoir ne fonctionnaient plus. Quand, de temps en temps, une personne venait lui demander conseil, il la regardait fixement d’un air égaré ; il ne saisissait plus très bien et oubliait rapidement ce qu’on lui disait. Mendel n’était plus Mendel, comme le monde n’était plus le monde. Il ne se berçait plus, quand il lisait, dans une concentration profonde. Il restait assis immobile, ses lunettes braquées machinalement sur son livre. On ne savait au juste s’il lisait ou somnolait. Souvent – à ce que racontait Mme Sporschil –, sa tête s’inclinait lourdement sur le livre et il s’endormait en plein jour. Parfois, il fixait pendant des heures le bec malodorant de la lampe à acétylène qu’on avait mise sur sa table, à cette époque où l’on manquait de charbon. Non, Mendel n’était plus Mendel. Il n’était plus une merveille du monde, mais une misérable loque, barbe et vêtements, respirant péniblement, affalée sur son siège autrefois pythique. Il ne faisait plus la gloire du café Gluck. Il n’était plus qu’un scandale, un type crasseux, puant et dégoûtant d’aspect, un parasite encombrant.
C’était aussi l’opinion du nouveau propriétaire, un certain Florian Gurtner, de Retz, qui s’était enrichi pendant la famine de l’année 1919 en spéculant sur le beurre et la farine, puis avait convaincu le bon M. Standhartner de lui céder le café Gluck moyennant quatre-vingt mille couronnes-papier, dont la valeur avait vite fondu. En paysan énergique il se mit à l’ouvrage et eut bientôt transformé le bon vieux café en un établissement chic. Il acheta au meilleur moment, contre de mauvais billets, des fauteuils tout neufs, fit faire une entrée en marbre et négociait déjà pour installer dans le local contigu une boîte de nuit. Étant donné ce rapide embellissement des lieux, il était gêné bien sûr par ce parasite de Galicie qui occupait une table du matin au soir en ne consommant que deux bols de café et cinq petits pains. Il est vrai que Standhartner lui avait tout particulièrement recommandé son vieux client en essayant de lui expliquer quel personnage important et singulier était ce Jakob Mendel : il le lui avait quasiment remis avec l’inventaire, comme une servitude attachée à l’établissement. Mais avec les meubles neufs et la caisse brillante en aluminium, Florian Gurtner avait fait sienne la mentalité grossière des faiseurs de gains, et il n’attendait qu’un prétexte pour nettoyer de son café désormais sélect, cette trace ultime et importune de la pauvreté des faubourgs. L’occasion ne tarda pas à se présenter, car Jakob Mendel était dans une très mauvaise situation : ses derniers billets de banque avaient été pulvérisés dans le moulin à papier de l’inflation, ses clients s’étaient dispersés. Il n’avait plus assez de forces pour monter les étages comme un petit bouquiniste et acheter des livres au porte à porte. Il était à bout de ressources, ce qui se remarquait à mille petits indices. Il se faisait rarement apporter quelque chose du restaurant d’en face, il tardait de plus en plus à régler son café et son pain et, une fois, cela avait même duré trois semaines. Le garçon-chef avait déjà voulu le mettre alors à la porte, mais la brave Mme Sporschil, prise de pitié, avait répondu pour lui.
Mais le mois suivant, le malheur arriva. Plusieurs fois déjà, le nouveau garçon-chef avait remarqué que ses comptes de boulangerie n’étaient pas justes. De plus en plus de petits pains, commandés et payés par lui, disparaissaient. Il porta bien entendu aussitôt ses soupçons sur Mendel, car le vieux commissionnaire branlant était déjà venu à plusieurs reprises se plaindre que Mendel ne l’avait pas payé depuis six mois et qu’il n’arrivait pas à en tirer un sou. Le garçon-chef redoubla d’attention, et deux jours plus tard il le prit sur le fait. Caché derrière le calorifère, il vit Mendel se lever discrètement, aller dans la salle voisine, prendre très vite deux petits pains dans la corbeille et les avaler gloutonnement. Quand on voulut les lui faire payer, il prétendit n’en avoir mangé aucun. Le mystère était maintenant éclairci. Le garçon rapporta aussitôt le fait à M. Gurtner. Celui-ci, ravi de tenir enfin son prétexte, injuria Mendel devant tout le monde, le traita de voleur et, tout en faisant valoir avec ostentation qu’il n’appelait pas encore la police, il lui intima l’ordre de déguerpir tout de suite et pour toujours. Jakob Mendel, tout tremblant, ne répondit rien, se leva avec difficulté et partit.
« C’était une pitié, me dit Mme Sporschil en évoquant ce départ. Jamais je ne l’oublierai. Les lunettes sur le front, il se leva, pâle comme un linge ; il ne prit même pas le temps de mettre son manteau, et nous étions en plein mois de janvier, vous vous souvenez, cette année de grand froid. Dans sa frayeur, il oublia son livre sur la table ; je m’en aperçus après coup et je voulus courir derrière lui pour le lui donner ; mais il était déjà dehors et je n’aurais pas osé le suivre sur le trottoir, car monsieur Gurtner l’injuriait et les gens s’attroupaient. Oui, c’était un scandale ! J’avais honte jusqu’au fond de mon âme. Jamais, du temps du vieux M. Standhartner, une chose pareille n’aurait pu arriver, jamais on n’aurait chassé quelqu’un juste pour avoir dérobé quelques petits pains. De son temps, Mendel aurait pu en manger gratis jusqu’à la fin de ses jours. Mais voilà, les gens n’ont plus de cœur aujourd’hui. Chasser un client qui est venu fidèlement ici pendant plus de trente ans ! C’était un vrai scandale ! Je ne voudrais pas avoir à en répondre devant le Bon Dieu – ça, non !
Elle était tout agitée, la brave femme, et avec la volubilité passionnée des vieilles gens, elle ne cessait de parler de ce scandale, et de dire que chez M. Standhartner, cela n’aurait pas pu arriver. Je finis par lui demander ce qu’il était alors advenu de notre Mendel et si elle l’avait ensuite revu. Alors, de plus en plus émue, elle poursuivit d’un seul trait : « Chaque jour, quand je passais près de sa table, vous pouvez me croire, ça me fendait le cœur. Je me demandais toujours malgré moi où il était maintenant, le pauvre M. Mendel. Si j’avais su où il habitait, je lui aurais apporté quelque chose de chaud. Car il n’avait certainement pas de quoi se chauffer et se nourrir, et à ma connaissance, il n’avait aucune famille, personne sur terre. Finalement, comme j’étais toujours sans nouvelles, j’ai pensé que je ne le reverrais jamais plus, qu’il devait être mort. Déjà, je me demandais si je ne devais pas faire dire une messe pour lui, car il était si bon, et nous nous étions quand même connus pendant plus de vingt-cinq ans.
« Mais un matin, de bonne heure, à sept heures et demie, au mois de février – j’étais en train de faire briller la poignée des fenêtres –, v’là-t-il pas que la porte s’ouvre et que Mendel entre ! (J’ai cru que j’allais tomber raide !) Vous savez bien, il entrait toujours d’un pas furtif, l’air embarrassé. Mais cette fois, c’était un peu différent. Tout de suite, je devine qu’il n’a pas toute sa tête. Il a les yeux tout brillants. Mon Dieu, quel air misérable ! Plus que la peau et les os ! Tout de suite, ça me paraît clocher. Puis je comprends : le pauvre homme ne se rend plus compte de rien, il se promène en plein jour comme un somnambule, il a tout oublié, l’histoire des petits pains et le scandale quand on l’a mis à la porte. Heureusement, M. Gurtner n’était pas arrivé et le garçon-chef prenait son café. J’accours ; je lui explique qu’il ne doit pas rester là, sans quoi, le grossier personnage va encore une fois le faire jeter à la porte. » (En disant cela, Mme Sporschil se retourna l’air inquiet et se reprit vite), « Je veux dire M. Gurtner. J’appelle donc : « Monsieur Mendel ! » Il lève les yeux vers moi. Alors, mon Dieu, à cet instant, ce fut horrible, tout a dû lui revenir à l’esprit. Il sursaute et commence à trembler et pas seulement des mains, c’est de tout son corps qu’il grelottait, on le voyait à ses épaules. Puis il gagne la porte en titubant et là il tombe sans connaissance. On téléphone aussitôt à Police-Secours qui arrive sans tarder et l’emporte, tout fiévreux. Le soir même, il mourait ; une fluxion de poitrine du dernier degré, nous a dit le docteur, et aussi qu’il ne savait déjà plus très bien ce qu’il faisait en revenant encore une fois au café. Quelque chose l’avait juste poussé comme un somnambule. Ma foi, quand on a été assis chaque jour trente-six ans à la même table, on y revient comme au bercail. »
Nous avons encore longuement parlé de lui, nous, les deux derniers qui avions connu cet homme extraordinaire : moi, le jeune homme à qui il avait révélé pour la première fois, malgré sa minable existence de petit microbe, la plénitude d’une vie spirituelle ; elle, la brave femme des lavabos qui n’avait jamais vu un livre, et dont la seule relation avec ce camarade du pauvre monde était de lui avoir brossé son manteau et cousu ses boutons pendant vingt-cinq ans. Et pourtant nous nous comprenions fort bien devant sa vieille table abandonnée, en communion avec son ombre que nous évoquions ensemble, car le souvenir unit toujours, surtout le souvenir affectueux. Tout à coup, tandis qu’elle parlait, il lui vint une idée. « Doux Jésus ! que je suis oublieuse ! j’ai encore le livre, celui qu’il a laissé autrefois sur la table. Comment le lui aurais-je rendu ? Et plus tard, comme personne ne le réclamait, j’ai pensé que je pouvais le garder comme souvenir. Je n’ai pas mal agi, n’est-ce pas ? » Vite, elle alla le chercher dans son réduit. Et j’eus du mal à réprimer un petit sourire : car le destin, toujours farceur, et parfois ironique, mêle souvent malicieusement le comique aux événements les plus poignants. C’était le second volume de la Bibliotheca Germanorum erotica et curiosa de Hayn, ce recueil de la littérature galante bien connu de tous les bibliophiles. Il avait fallu que ce soit précisément ce catalogue scabreux – habent sua fata libelli – qui tombât entre ces mains ridées, rougies et gercées, et ces mains ignorantes qui n’avaient jamais rien tenu d’autre que des livres de prière ! J’avais grand-peine à réprimer le sourire qui me venait aux lèvres, et cette hésitation troubla la femme qui me demanda si c’était un ouvrage précieux ou bien si, à mon avis, elle pouvait le conserver.
Je lui serrai affectueusement la main. « Ne vous en faites pas, gardez-le ! Notre vieil ami Mendel serait très heureux qu’au moins une parmi les milliers de personnes à qui il a procuré un livre se souvienne encore de lui. » Puis je partis, un peu honteux devant cette brave vieille qui était restée fidèle à ce mort, d’une façon si simple et pourtant si humaine. Car elle qui n’avait pas fait d’études, elle avait conservé au moins un livre pour mieux se souvenir de lui. Tandis que moi, j’avais oublié Mendel pendant des années, moi qui devrais pourtant savoir que l’on ne fait des livres que pour rester lié aux hommes par-delà la mort et pour nous défendre ainsi contre l’ennemi le plus implacable de toute vie, le temps qui passe et l’oubli.
Un épisode de l’inflation en Allemagne
À la seconde station après Dresde, un homme d’un certain âge entra dans notre compartiment, salua poliment ; puis il s’assit, leva les yeux vers moi et me fit un signe de la tête comme à une vieille connaissance. Tout d’abord je fus incapable de me rappeler qui il était, mais à peine m’eut-il dit son nom avec un sourire enjoué que je me souvins aussitôt : c’était un des antiquaires les plus connus de Berlin. En temps de paix, j’avais assez souvent été chez lui et lui avais acheté des livres et des autographes. Nous échangeâmes d’abord quelques paroles banales. Soudain, il me dit :
– Il faut tout de même que je vous raconte d’où je viens. Car cet incident est vraiment la chose la plus extraordinaire qui me soit arrivée pendant mon activité de plus de trente-sept années, à moi qui suis un vieil antiquaire. Vous savez sans doute vous-même comment se vendent aujourd’hui les objets d’art, depuis que la valeur de l’argent s’est littéralement évaporée. Les nouveaux riches se sont découvert tout à coup un faible pour les madones gothiques, les incunables, les vieilles estampes et les tableaux. Ils nous en demandent plus que nous ne pouvons leur en procurer. Nous devons même être sur nos gardes afin de les empêcher de nous dévaliser de la cave au grenier. Si nous les laissions faire, ils nous enlèveraient les boutons de nos manchettes et la lampe de notre secrétaire. Aussi est-ce un vrai casse-tête que de leur trouver toujours de nouvelles marchandises. Excusez-moi d’employer ce terme brutal de « marchandise » pour des objets que nous autres, d’ordinaire, nous vénérons. Mais cette engeance a fini par nous habituer à considérer un magnifique incunable vénitien comme l’équivalent de tant et tant de dollars, et un dessin de Guercino comme la somme de quelques billets de banque. Inutile de vouloir résister à l’importunité de ces soudains acheteurs enragés. C’est ainsi qu’une fois de plus, je me retrouvai du jour au lendemain complètement dévalisé par eux, et il ne me restait plus qu’à baisser les rideaux de ma devanture. Dans notre vieux magasin que mon père déjà hérita de mon grand-père, j’avais honte de ne voir traîner que quelques rossignols, qu’aucun camelot jadis, dans le Nord, n’aurait osé charger sur sa carriole.
Dans cet embarras, j’eus l’idée de parcourir dans nos livres de comptes la liste de nos anciens clients, pour tâcher d’en découvrir un auquel je pourrais réussir à soutirer quelques pièces qu’ils auraient en double. Ces listes sont toujours une sorte de cimetière, surtout par les temps qui courent. En effet, je n’y trouvai pas grand’chose : la plupart de nos anciens acheteurs étaient morts ou avaient été obligés depuis longtemps de vendre aux enchères leurs collections. Les rares survivants ne pouvaient sans doute plus rien m’offrir. Mais voici que tout à coup, je mis la main sur toute une liasse de lettres qui provenaient de notre client sans doute le plus ancien, mais à qui je ne songeais plus, peut-être parce que depuis le début de la guerre, en 1914, il ne m’avait plus ni posé de question ni passé de commande. Sa correspondance – je n’exagère rien – remontait à une soixantaine d’années. Il avait déjà traité avec mon père et mon grand-père. Pourtant, je ne me souviens pas qu’il soit jamais entré dans notre magasin depuis trente-sept ans que je le dirige. Tout cela laissait supposer que ce devait être un homme bizarre, un peu ridicule, avec les mœurs du bon vieux temps ; un de ces Allemands qu’ont peints Menzel et Spitzweg, comme il en existait encore quelques rares spécimens de conservés ici et là, dans nos petites villes de province, jusqu’à il y a peu. Ses lettres étaient soigneusement calligraphiées, les sommes soulignées à la règle et à l’encre rouge. Pour éviter toute erreur, il avait toujours écrit chaque chiffre deux fois. À ceci s’ajoutait l’utilisation exclusive de feuilles blanches et d’enveloppes récupérées, ce qui révélait la mesquinerie et la parcimonie fanatiques d’un provincial irrécupérable. Ces étranges documents portaient, outre sa signature, toute une série de titres : conseiller forestier honoraire, lieutenant de réserve honoraire, titulaire de la croix de fer de première classe. En sa qualité de vétéran de l’année soixante-dix, il devait donc avoir quatre-vingts ans bien sonnés, si toutefois il était encore en vie. Mais ce petit bourgeois ridiculement économe possédait des qualités peu communes de collectionneur. Il s’y connaissait fort bien en estampes et avait fait preuve d’un goût raffiné. Lorsque j’examinai en détail ses commandes, qui remontaient à une soixantaine d’années et dont les premières étaient encore libellées en groschen d’argent, je m’aperçus qu’à une époque où pour un thaler on pouvait acquérir les plus belles gravures, ce petit provincial s’était constitué, sans que personne s’en doutât, tout un carton des plus beaux bois-gravés allemands, soit un ensemble de planches qui pouvait fort bien rivaliser avec les plus tapageuses collections des nouveaux riches. En effet, rien que les pièces qu’il avait achetées chez nous au cours d’un demi-siècle pour de modestes sommes en marks et en pfennigs représenteraient aujourd’hui une valeur considérable. D’ailleurs, tout faisait prévoir qu’il avait sans doute opéré avec le même succès chez d’autres marchands et qu’il avait profité tout autant des ventes aux enchères. À vrai dire, nous n’avions plus reçu aucune commande de lui depuis 1914. Mais pour ma part, j’étais trop au courant des transactions sur le marché de l’art, pour qu’une vente publique aux enchères ou une négociation particulière d’un ensemble d’une telle importance m’eût échappé. J’en conclus donc que cet homme étrange devait encore être en vie, ou que sa collection était entre les mains de ses héritiers.
Fort intrigué, je partis le lendemain, c’est-à-dire hier soir, pour une des villes les plus impossibles qu’il y ait en Saxe. Et lorsque, quittant la petite gare, je parcourus nonchalamment la rue principale, il me sembla inconcevable qu’une de ces banales bicoques avec leur bric-à-brac petit-bourgeois fût habitée par un homme qui possédait les plus splendides eaux-fortes de Rembrandt, et des gravures de Durer et de Mantegna, constituant un ensemble impeccable et dans un parfait état de conservation. Mais à mon grand étonnement, en m’informant au bureau de poste si un conseiller forestier de ce nom demeurait ici, j’appris qu’effectivement le vieux monsieur vivait encore. Ce n’est pas sans émotion, je l’avoue, que je décidai de me rendre chez lui le matin même.
Je n’eus aucune peine à trouver son logis. Il habitait au deuxième étage d’une de ces méchantes bâtisses de province qu’un entrepreneur en maçonnerie avait sans doute hâtivement construite sur de vagues fondations, vers 1860, à des fins de spéculation. Le premier étage était habité par un respectable tailleur. Au second brillait sur la porte de gauche la plaque d’un employé des postes ; puis enfin, à droite, une petite plaque de porcelaine au nom du conseiller forestier. Je sonnai timidement. Aussitôt, une très vieille dame aux cheveux blancs couverts d’une coiffe noire très soignée m’ouvrit. Je lui remis ma carte de visite et demandai si monsieur le Conseiller pouvait me recevoir. Elle me regarda moi, puis la carte, étonnée et un peu méfiante. Dans cette petite ville de province perdue et dans cette modeste maison, une visite devait être un événement extraordinaire. Pourtant elle me pria poliment d’attendre un instant. Elle prit ma carte et disparut dans la pièce voisine. Je l’entendis chuchoter. Soudain, une voix d’homme s’exclama : – Ah ! monsieur R…, de Berlin, le célèbre antiquaire… qu’il entre, qu’il entre donc ! Ça me fera plaisir ! » La bonne vieille revint à petits pas et me pria d’entrer au salon.
Je me débarrassai et la suivis. Au milieu de la pièce, un vieillard robuste, la moustache embroussaillée, sanglé dans sa robe de chambre comme un soldat dans son uniforme, se tenait debout et me tendait cordialement les mains. Ce geste spontané de franche et cordiale bienvenue contrastait étrangement avec son attitude raide et immobile. Il n’avança pas à ma rencontre. Un peu surpris, je m’approchai pour lui prendre la main. Pourtant quand je voulus les saisir, je remarquai que ces mains immobiles à l’horizontale ne cherchaient pas la mienne, mais l’attendaient. Instantanément, je devinai tout : cet homme était aveugle.
Dès mon enfance, j’ai toujours éprouvé une certaine gêne à me trouver en face d’un aveugle. Je n’ai jamais pu réprimer une espèce d’embarras honteux à la pensée qu’un homme pouvait être vivant et ne pas me voir aussi bien que je l’apercevais moi-même. Aussi eus-je de la peine à me dominer en voyant ces yeux éteints qui fixaient le vide sous leurs sourcils blancs et touffus. L’aveugle me mit très vite à l’aise, car à peine avais-je effleuré sa main qu’il serra la mienne avec vigueur et me souhaita de nouveau la bienvenue, avec une jovialité bruyante et sympathique.
– Quelle visite inattendue, dit-il avec un bon rire. Comment croire qu’un de ces grands messieurs de Berlin s’aventure dans notre trou… Oh ! Oh ! On dit qu’il faut prendre garde ! Quand l’un de ces messieurs les marchands part en tournée, chez nous, on dit toujours : « Fermez vos portes et gare à vos poches quand viennent les bohémiens. »… Eh oui ! je devine bien pourquoi vous venez me voir… Les affaires vont mal dans notre pauvre Allemagne déchue. Plus d’acheteurs ! Alors, ces grands messieurs se rappellent leurs anciens clients et les recherchent comme des brebis perdues… Mais chez moi, je crains que vous n’ayez aucune chance. Nous autres, pauvres retraités, nous sommes si contents quand nous avons un morceau de pain sur la table. Nous ne pouvons plus rien acheter à cause des prix fous que vous faites maintenant… Les gens comme nous sont définitivement hors du circuit.
Je lui répondis aussitôt qu’il se méprenait. Je n’étais pas venu lui vendre quoi que ce fût. Étant de passage dans la contrée, je n’avais pas voulu manquer l’occasion de présenter mes hommages à un de nos plus anciens clients, et à un des plus grands collectionneurs de l’Allemagne. À peine avais-je prononcé ces mots qu’une étrange métamorphose transforma le visage du vieillard. Il était toujours debout, immobile au milieu de la pièce, mais une expression d’illumination soudaine et de profonde fierté passa dans son attitude. Il se tourna du côté où il supposait que sa femme se trouvait, comme pour dire : « Tu entends ! » Et quittant le ton bourru et militaire qu’il avait pris tout d’abord, il me dit d’une voix joyeuse et attendrie :
– Vraiment, c’est un beau geste de votre part… D’ailleurs, vous ne vous serez pas dérangé pour rien. Vous allez admirer des choses qu’on ne voit pas tous les jours, pas même dans votre opulente ville de Berlin… quelques planches dont on ne trouverait pas d’exemplaire plus beau ni à l’Albertina, ni dans ce maudit Paris. C’est que, quand on collectionne pendant soixante ans, on finit par amasser des objets qu’on ne rencontre pas au coin des rues. Louise, passe-moi la clef de l’armoire.
À cet instant, une chose inattendue se produisit. La petite vieille, qui était debout derrière lui et qui avait assisté poliment avec un sourire discret à notre conversation, leva soudain les mains vers moi d’un geste suppliant. En même temps, elle fit avec la tête un violent signe de dénégation. Je ne compris rien tout d’abord à ce langage muet. Alors seulement elle s’approcha de son époux, posa gentiment les mains sur son épaule et lui dit sur un ton de doux reproche : – Mais Hermann, tu ne demandes pas à Monsieur s’il a le temps de voir maintenant ta collection. Midi va sonner. Après le déjeuner, tu dois te reposer une heure ; le médecin l’exige formellement. Ne vaudrait-il pas mieux que tu montres tout cela à Monsieur après le repas ? Nous boirons ensemble une tasse de café. Anne-Marie sera présente, elle s’y connaît mieux que moi et pourra t’aider.
Dès qu’elle eut dit cela, elle renouvela vivement son geste suppliant par-dessus les épaules de son mari, sans qu’il se doutât de rien. Alors, je compris ce qu’elle désirait. Il me fallait refuser de voir la collection tout de suite, et j’alléguai aussitôt un rendez-vous pour le déjeuner. C’eût été un plaisir et un honneur pour moi de rester, mais je n’étais pas libre avant trois heures ; alors je reviendrais avec plaisir.
Le vieillard se détourna, contrarié comme un enfant à qui on a pris son jouet préféré. – Naturellement, grommela-t-il, ces messieurs de Berlin n’ont jamais le temps de rien. Mais cette fois, il faudra bien que vous trouviez le temps. Il ne s’agit pas de voir trois ou quatre estampes, mais vingt-sept porte-feuilles, réservés chacun à un maître différent, et tous bien remplis… Allons ! c’est entendu pour trois heures. Mais soyez précis, sans cela nous n’arriverons pas au bout.
De nouveau il tendit la main au jugé vers moi, et me dit : – Je vous préviens que vous serez content – ou plutôt non, vous allez souffrir. Et plus vous souffrirez – plus je me réjouirai, moi. Car nous autres collectionneurs, nous sommes comme ça : tout pour nous et rien pour les autres ! » Il me secoua de nouveau cordialement la main.
La petite vieille m’accompagna jusqu’à la porte. Pendant tout ce temps j’avais déjà remarqué chez elle une certaine gêne, un embarras, une angoisse dissimulée. Au moment où j’allais la quitter, elle balbutia d’une voix étouffée : – Est-ce que… est-ce que… ma fille Anne-Marie pourrait vous prendre à l’hôtel et vous amener chez nous ?… Cela vaudrait mieux… pour différentes raisons. Vous déjeunez bien à votre hôtel, n’est-ce pas ?
– Mais comment donc, avec plaisir, lui répondis-je.
Une heure plus tard effectivement – je venais d’achever mon repas dans un petit hôtel de la place du Marché –, une demoiselle déjà âgée, vêtue très simplement, entra dans la salle à manger, l’air de chercher quelqu’un. Je me présentai et me déclarai prêt à l’accompagner aussitôt pour voir la collection. Mais en rougissant soudain et, avec le même embarras que j’avais remarqué chez sa mère, elle me demanda de lui accorder d’abord un entretien. Je vis tout de suite qu’elle avait beaucoup de peine à me dire ce qui la tourmentait. Chaque fois qu’elle prenait son élan et qu’elle essayait de parler, son visage inquiet s’empourprait jusqu’aux oreilles. Ses mains se crispaient sur les plis de sa robe. Enfin elle commença, hésitante et se troublant sans cesse :
– Ma mère m’a envoyée auprès de vous… elle m’a tout raconté, et… nous aimerions vous prier… c’est-à-dire vous informer, avant que vous veniez chez mon père… Il voudra naturellement vous montrer sa collection… Et cette collection… n’est plus vraiment complète… il y manque une série de pièces… hélas même un grand nombre…
Elle respira profondément. Puis, me regardant en face, elle me dit d’une voix haletante :
– Il faut que je vous parle très franchement… Vous connaissez la dureté des temps, vous comprendrez tout… Peu après le début de la guerre, Père a perdu complètement la vue… Auparavant déjà, il souffrait souvent des yeux mais avec la contrariété, il est devenu totalement aveugle. Malgré ses soixante-seize ans, il aurait encore voulu partir pour la France. En apprenant que l’armée n’avançait pas aussi vite qu’en 1870, il fut pris d’une grande agitation, et sa vue déclina d’une façon effroyable. Cela mis à part, il est resté en parfaite santé. Dernièrement encore, il pouvait aller chasser des heures durant, comme il aime tant le faire. Mais maintenant, c’en est fini de ses promenades. Il ne lui reste plus qu’une joie, sa collection. Jour après jour, il la regarde… à vrai dire, il ne la voit pas, puisqu’il ne voit plus rien. Néanmoins, chaque après-midi, il sort tous les porte-feuilles de l’armoire, pour au moins palper ses estampes l’une après l’autre, dans l’ordre même où il les a classées et qu’il sait par cœur depuis des années… Il ne s’intéresse plus à rien d’autre, aujourd’hui. Je dois lui lire dans les journaux les avis de ventes aux enchères. Plus les prix montent, plus il est heureux… Car – et c’est ce qu’il y a de terrible – Père ne comprend rien aux prix actuels ni à notre époque… Il ignore que nous avons tout perdu, qu’avec sa pension, nous ne pourrions pas vivre plus de deux jours sur un mois… Et en plus, ce n’est pas tout, hélas ! Le mari de ma sœur est mort sur le front et elle est restée avec quatre enfants en bas âge… Pourtant, Père ne sait rien de nos difficultés matérielles. D’abord, nous avons restreint nos dépenses, restreint encore plus qu’auparavant. Ce fut peine perdue. Puis, nous avons commencé à vendre – sans toucher bien sûr à sa chère collection… nous avons vendu les quelques bijoux que nous avions conservés. Mon Dieu ! Ce n’était pas grand-chose, puisque Père, depuis soixante ans, avait dépensé jusqu’au dernier pfennig de nos économies, rien que pour acheter des estampes. Un beau jour, nous n’eûmes plus rien… Nous ne savions plus que faire… Et alors… alors… Mère et moi, nous avons vendu une pièce de la collection. Jamais Père ne l’aurait permis car il ne sait pas comme les temps sont durs, il ne soupçonne pas comme c’est difficile de se procurer un peu de nourriture. Il ignore aussi que nous avons perdu la guerre et que nous avons perdu l’Alsace et la Lorraine. Nous ne lui lisons plus ces nouvelles-là dans les journaux, pour ne pas le contrarier.
« C’était une œuvre très précieuse que nous avons vendue, une eau-forte de Rembrandt. Le marchand nous en offrit des milliers de marks. Nous espérions être à l’abri de soucis pendant des années. Mais vous savez comme l’argent fond… Nous l’avions déposé à la banque, mais deux mois après, il n’en restait déjà plus rien. Nous avons dû vendre une deuxième estampe, puis encore une. Et le marchand envoyait toujours l’argent si tard qu’il avait déjà perdu une partie de sa valeur. Puis nous avons essayé les ventes aux enchères. Mais là également, on nous a trompées, malgré les grosses sommes offertes. Quand les millions arrivaient, ce n’était plus que des chiffons de papier. C’est ainsi que toutes les planches, sauf une ou deux, ont été dispersées, uniquement pour nous permettre de subvenir à nos besoins les plus pressants. Et mon pauvre père ne soupçonne rien.
» C’est pour cela que Mère a eu si peur aujourd’hui quand vous êtes venu… Lorsqu’il vous ouvrira ses porte-feuilles, tout se découvrira… Nous avons glissé dans les vieux passe-partout qu’il reconnaît parfaitement au toucher des reproductions ou des feuilles comparables à celles qui ont été vendues, de sorte qu’il ne se doute de rien quand il les tâte. Il se souvient exactement de l’ordre dans lequel il les a classées. Il éprouve alors la même joie qu’autrefois à les contempler, pourvu qu’il puisse les palper et les compter. D’ailleurs, dans cette petite ville, il n’y a personne que notre père ait jamais jugé digne d’admirer ses trésors… Il aime avec une passion si frénétique chacune de ses gravures qu’il mourrait de chagrin s’il soupçonnait que ce qu’il sent sous ses doigts a été dispersé depuis longtemps. Vous êtes le premier à qui il croit faire les honneurs de sa collection depuis des années, depuis que l’ancien conservateur du cabinet d’estampes de Dresde est mort. C’est pourquoi je vous supplie… »
Et soudain cette demoiselle d’un certain âge leva vers moi ses bras et me regarda, les yeux mouillés de larmes.
« … Nous vous en supplions… Ne le rendez pas malheureux, ne nous rendez pas malheureuses… Ne lui détruisez pas cette dernière illusion. Aidez-nous à lui faire croire que toutes ses estampes, qu’il va vous décrire, sont encore là… Je suis sûre que s’il avait le moindre doute, il n’y survivrait pas. Il se peut que nous ayons mal agi envers lui, mais nous n’avons pas pu faire autrement : il fallait vivre… et la vie humaine, celle de quatre petits orphelins, les enfants de ma sœur, importe plus que des feuilles imprimées… Jusqu’à cette heure, nous ne l’avons privé d’aucune de ses joies ; il est heureux de pouvoir, chaque après-midi, feuilleter pendant trois heures ses porte-feuilles, et s’entretenir avec chacune de ses estampes comme avec un ami. Et aujourd’hui… ce pourrait être son jour le plus heureux, puisqu’il attend depuis des années l’occasion de montrer ses trésors à un connaisseur. Aussi, je vous en supplie, les mains jointes… ne détruisez pas son dernier bonheur ! »
Tout cela fut dit d’une voix si émouvante qu’il m’est difficile de vous le traduire exactement. Hélas, j’ai rencontré bien des pauvres gens honteusement dépouillés et ignoblement trompés par l’inflation, des gens à qui on avait ravi, pour un morceau de pain, les biens les plus précieux, héritage de leurs ancêtres ; mais cette fois, le destin offrait un cas unique qui me remua particulièrement. Il va de soi que je promis de garder le secret et de faire de mon mieux.
Nous nous rendîmes ensemble à son domicile. En route j’appris avec écœurement de quelle monnaie de singe on avait payé et abusé ces pauvres femmes ignorantes, et cela affermit encore ma résolution de faire le maximum pour elles. Nous montâmes l’escalier. Sur le seuil de la porte, nous entendîmes la voix joyeuse et bruyante du vieillard qui nous criait : Entrez ! Entrez ! Son ouïe fine d’aveugle avait sans doute perçu nos pas dans l’escalier.
– Hermann n’a pas pu dormir aujourd’hui. Il était si impatient de vous montrer ses trésors, dit la petite vieille en souriant. D’un seul regard, sa fille lui avait fait deviner mon consentement. La table était couverte de porte-feuilles empilés. À peine l’aveugle eut-il senti ma main, qu’il prit mon bras sans autre cérémonie et me fit asseoir.
– Ça y est ! Commençons tout de suite ! Il y en a tellement… Et ces messieurs de Berlin n’ont jamais le temps. Ce premier carton, c’est maître Durer presque au complet, comme vous allez vous en convaincre, regardez un peu… Des exemplaires tous plus beaux les uns que les autres. Jugez-en vous-même ! Il découvrit la première feuille : « le Grand Cheval » !
Avec une précaution infinie, comme s’il touchait un objet fragile, il tira du carton un passe-partout qui encadrait une feuille de papier jaunie, sans rien ; et prudemment, du bout des doigts, il arrêta devant ses yeux éteints le papier sans valeur. Il le contempla plusieurs minutes avec enthousiasme ; bien qu’il ne vît rien en tenant à bout de bras devant ses yeux la feuille vide, tout son visage exprimait l’extase magique de l’admiration. Tout à coup, était-ce le reflet du papier ou une lumière intérieure, ses pupilles figées et mortes s’éclairèrent d’une lueur divinatrice.
– Eh bien ! dit-il avec fierté, avez-vous jamais vu un plus beau tirage ? Comme c’est net, comme le plus petit détail se dessine clairement. J’ai comparé cette feuille avec l’exemplaire de Dresde : eh bien, il avait l’air estompé et flou. Et la provenance ! Voyez ici… » Il retourna la feuille et m’indiqua de l’ongle certains endroits si précis au verso que malgré moi, je regardai si les marques n’y étaient pas encore. – Ici vous avez le timbre de la collection Nagler, là celui de Rémy et Esdaile. Ils n’ont pas pensé, mes illustres prédécesseurs, que leur estampe viendrait un jour dans un petit appartement comme celui-ci.
J’eus un frisson dans le dos quand je l’entendis faire sans s’en douter le panégyrique d’une feuille entièrement blanche. Et lorsqu’il me montra, du bout des doigts et au millimètre près, des marques de collectionneurs qui, toutes, n’existaient plus que dans son imagination, j’eus l’impression tout à coup d’assister à une scène de sorcellerie. La gorge horriblement serrée, je ne savais que répondre. Mais quand dans mon effarement, je levai les yeux vers les deux femmes, j’aperçus de nouveau leurs mains levées, tremblantes et bouleversées, qui me suppliaient. Alors je me ressaisis et j’entrai dans mon rôle.
– Inouï ! balbutiai-je enfin, quel merveilleux exemplaire !
Aussitôt son visage s’illumina de fierté : – Mais ce n’est encore rien du tout, dit-il triomphant ; il faut que je vous montre la Mélancolie et la Passion, un exemplaire enluminé et à peu près unique dans cette qualité. Tenez, voyez-vous cette fraîcheur, ce ton chaud et ce grain ? » De nouveau, ses doigts suivaient des contours imaginaires : – Il y a de quoi faire tomber à la renverse tous ces messieurs les marchands de tableaux et directeurs de musées !
Et ce discours de triomphe exubérant continua ainsi, pendant deux bonnes heures. Non, je ne puis vous dépeindre l’effet fantasmagorique de cette parade de cent ou deux cents feuilles – papiers sans rien ou reproductions minables – mais qui, dans le souvenir de cet homme tragique qui ne se doutait de rien, étaient si incroyablement réelles qu’il les décrivait et les célébrait l’une après l’autre sans se tromper et dans leurs plus petits détails. La collection invisible, depuis longtemps disséminée aux quatre coins du monde, existait encore, intacte pour cet aveugle, pour cet homme trompé par charité. Et sa passion visionnaire avait quelque chose de si impressionnant que je commençais moi-même presque à y croire. Une seule fois, un réveil terrible menaça l’assurance somnambulique de son enthousiasme halluciné : il venait de vanter la finesse de l’impression de son Antiope par Rembrandt (sans doute cet exemplaire avait-il eu, en effet, une valeur inestimable), et ses doigts sensibles avaient suivi avec amour les lignes de la gravure, sans que ses nerfs affinés eussent perçu leur empreinte sur ce papier de rencontre. Alors son front s’assombrit, et un peu gêné il murmura : – C’est pourtant bien l’Antiope ? » Aussitôt, fidèle à mon rôle, je saisis le papier encadré et je me mis à décrire avec enthousiasme et dans ses moindres détails l’eau-forte dont j’avais gardé moi-même un souvenir très précis. Alors il y eut une détente sur le visage contracté de l’aveugle. Plus je la célébrais, plus les traits rudes et fanés de cet homme exprimaient de cordialité joviale et de joie profonde. – Enfin quelqu’un qui s’y connaît, dit-il avec un accent de jubilation triomphante, en se tournant vers les deux femmes. Enfin quelqu’un qui vous confirme à son tour la valeur inestimable de mes feuilles que voilà. Vous m’avez toujours grondé avec méfiance parce que j’ai placé tout mon argent dans cette collection. Et c’est vrai : pendant soixante ans, pas de bière, pas de vin, ni de tabac, jamais de voyage, jamais de théâtre, pas un livre – rien que des économies, toujours des économies pour ces feuilles ! Mais un jour vous verrez : quand je n’y serai plus, vous serez riches, plus riches que tout le monde dans notre ville, aussi riches que les plus fortunés à Dresde. Alors vous bénirez ma folie. En attendant, tant que je vivrai, pas une feuille ne quittera la maison. On m’emportera moi d’abord et ma collection ensuite.
En disant cela, sa lourde main caressait délicatement, comme des êtres vivants, les porte-feuilles depuis longtemps dégarnis. Spectacle effarant et touchant pour moi, car pendant toutes ces années de guerre, je n’avais jamais vu un visage allemand s’éclairer d’une félicité si pure et si parfaite. Les deux femmes se tenaient à ses côtés, mystérieuses comme ces figures féminines sur cette gravure du Maître allemand, qui, venues voir le Tombeau du Sauveur, restent là debout devant la voûte brisée et vide, avec une expression mêlée de profond effroi et d’extase mystique, joyeuses du miracle. Comme dans cette estampe les Saintes Femmes sont illuminées par l’intuition céleste du Sauveur, ces deux pauvres petites bourgeoises vieillissantes et bien éprouvées l’étaient par la félicité presque enfantine de ce vieillard qui riait et pleurait tout à la fois – ce fut le spectacle le plus émouvant que j’eusse jamais vu. Mais le vieil homme ne pouvait se rassasier de mes louanges. Il ne cessait de prendre les feuilles, de les retourner, buvant avidement chacune de mes paroles. Je poussai un soupir de soulagement quand on enleva enfin les portefeuilles trompeurs et qu’il dut, à contrecœur, libérer la table pour le café. Mais qu’importait ce soulagement plein de mauvaise conscience en face de cette joie débordante et impétueuse, face à l’exubérance de cet homme comme rajeuni de trente ans ! Il me conta mille anecdotes au sujet de ses achats et de ses belles prises. Ivre de bonheur, il se levait à chaque instant, en tâtonnant et en refusant toute aide, pour aller sortir encore une feuille : déchaîné et enivré comme sous l’effet du vin. Lorsque, enfin, je lui dis que je devais prendre congé, il s’effraya, fit grise mine comme un enfant têtu, et de dépit, frappa du pied en disant que c’était impossible, que je n’en avais vu que la moitié à peine. Les deux femmes eurent toutes les peines à vaincre son entêtement et à lui faire comprendre qu’il ne pouvait me retenir plus longtemps sans me faire manquer mon train.
Quand, après une résistance désespérée, il se fut enfin résigné à me laisser partir, il me parla d’une voix tout attendrie. Il me prit les mains, les caressa tout du long avec la sensibilité d’un aveugle, comme si ses doigts voulaient davantage me connaître et me témoigner plus d’amour que ne le pouvaient des paroles. – Votre visite m’a procuré une grande, une très grande joie, commença-t-il avec une émotion très profonde que je n’oublierai jamais. Quel réconfort pour moi d’avoir pu enfin, enfin, enfin passer encore une fois en revue mes chères estampes avec un connaisseur ! Mais vous verrez que vous n’êtes pas venu en vain chez un vieil aveugle. Je vous le promets. Je prends ma femme à témoin que je ferai ajouter à mon testament une clause par laquelle je chargerai votre respectable maison de la vente aux enchères de ma collection. C’est vous qui aurez l’honneur de gérer ces trésors inconnus, – et ce disant il posa la main affectueusement sur ses porte-feuilles désertés – jusqu’au jour où ils seront dispersés à tous les vents. Promettez-moi seulement de faire un beau catalogue. Il sera ma pierre tombale, je n’en aurai pas de meilleure.
Je regardai sa femme et sa fille. Elles se pressaient l’une contre l’autre. Parfois un frisson les parcourait comme si elles ne formaient qu’un seul corps qui frémissait d’une émotion unanime. Quant à moi, je ressentis quelque chose de solennel en entendant cet homme pathétique qui ne se doutait de rien, me charger, comme d’une mission de confiance, d’administrer sa collection invisible et depuis longtemps envolée. Ému, je lui promis ce que je ne pourrais jamais tenir. De nouveau, ses yeux éteints s’illuminèrent. Je sentais que son espérance cherchait à se communiquer à moi, je le sentais à la tendresse et à la caressante pression de ses doigts qui tenaient les miens, en gage de remerciement et de promesse.
Les femmes m’accompagnèrent jusqu’à la porte. Elles n’osaient me parler, car son oreille exercée aurait perçu le moindre chuchotement. Mais comme leurs yeux humides de larmes rayonnaient de reconnaissance envers moi ! Je descendis l’escalier en titubant. Au fond, j’avais honte. J’étais arrivé comme l’ange d’un conte de fées dans la demeure de pauvres gens. J’avais rendu pendant deux heures la vue à un aveugle, rien qu’en mentant sciemment et en prêtant mon concours à une pieuse supercherie. Moi qui en réalité étais venu comme un minable boutiquier pour acquérir par ruse quelques pièces précieuses, j’emportais bien davantage : il m’avait été donné, encore une fois, de sentir vibrer un enthousiasme pur, une sorte d’extase illuminée par l’esprit et entièrement vouée à l’art, comme nos contemporains semblent ne plus en connaître depuis longtemps. Et – je ne puis le dire autrement – une vénération profonde emplissait mon cœur, même si je me sentais encore honteux, sans savoir au fond pourquoi.
Arrivé dans la rue, j’entendis une fenêtre s’ouvrir violemment et quelqu’un crier mon nom. Le vieil homme n’avait pu s’empêcher de regarder dans ma direction avec ses yeux éteints. Il se penchait tellement au-dehors que les deux femmes devaient le soutenir. Il agitait son mouchoir et me cria : « Bon voyage ! » d’une voix claire et revigorée de jeune garçon. Jamais je n’oublierai ce spectacle : le visage joyeux de ce vieillard chenu, là-haut à sa fenêtre, planant très haut au-dessus des passants affairés, inquiets et grognons – bien protégé de notre monde réel et de ses turpitudes par le nuage vaporeux de son illusion bienfaisante. Alors je me rappelai cette parole ancienne et si vraie – de Gœthe, je crois : « Les collectionneurs sont des gens heureux. »
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Septembre 2012
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