Théophile Gautier
MADEMOISELLE DE MAUPIN
Publication en 1835
Table
des matières
Préface
Une
des choses les plus burlesques...
Une des choses les plus burlesques de la
glorieuse époque où nous avons le bonheur de vivre est
incontestablement la réhabilitation de la vertu entreprise par tous les
journaux, de quelque couleur qu’ils soient, rouges, verts ou
tricolores.
La vertu est assurément quelque chose de fort
respectable, et nous n’avons pas envie de lui manquer, Dieu nous en
préserve ! La bonne et digne femme ! – Nous trouvons que
ses yeux ont assez de brillant à travers leurs bésicles, que son
bas n’est pas trop mal tiré, qu’elle prend son tabac dans sa
boîte d’or avec toute la grâce imaginable, que son petit chien
fait la révérence comme un maître à danser. –
Nous trouvons tout cela. – Nous conviendrons même que pour son
âge elle n’est pas trop mal en point, et qu’elle porte ses
années on ne peut mieux. – C’est une grand-mère
très agréable, mais c’est une grand-mère... –
Il me semble naturel de lui préférer, surtout quand on a vingt
ans, quelque petite immoralité bien pimpante, bien coquette, bien bonne
fille, les cheveux un peu défrisés, la jupe plutôt courte
que longue, le pied et l’œil agaçants, la joue
légèrement allumée, le rire à la bouche et le
cœur sur la main. – Les journalistes les plus monstrueusement
vertueux ne sauraient être d’un avis différent ; et,
s’ils disent le contraire, il est très probable qu’ils ne le
pensent pas. Penser une chose, en écrire une autre, cela arrive tous les
jours, surtout aux gens vertueux.
Je me souviens des quolibets lancés
avant la révolution (c’est de celle de juillet que je parle) contre
ce malheureux et virginal vicomte Sosthène de La Rochefoucauld qui
allongea les robes des danseuses de l’Opéra, et appliqua de ses
mains patriciennes un pudique emplâtre sur le milieu de toutes les
statues. – M. le vicomte Sosthène de La Rochefoucauld est
dépassé de bien loin. – La pudeur a été
très perfectionnée depuis ce temps, et l’on entre en des
raffinements qu’il n’aurait pas imaginés.
Moi qui n’ai pas l’habitude de regarder les
statues à de certains endroits, je trouvais, comme les autres, la feuille
de vigne, découpée par les ciseaux de M. le chargé des
beaux-arts, la chose la plus ridicule du monde. Il parait que j’avais
tort, et que la feuille de vigne est une institution des plus
méritoires.
On m’a dit, j’ai refusé d’y ajouter
foi, tant cela me semblait singulier, qu’il existait des gens qui, devant
la fresque du Jugement dernier de
Michel-Ange, n’y avaient rien vu autre chose que l’épisode
des prélats libertins, et s’étaient voilé la face en
criant à l’abomination de la désolation !
Ces gens-là ne savent aussi de la romance de Rodrigue
que le couplet de la couleuvre. – S’il y a quelque nudité
dans un tableau ou dans un livre, ils y vont droit comme le porc à la
fange, et ne s’inquiètent pas des fleurs épanouies ni des
beaux fruits dorés qui pendent de toutes parts.
J’avoue que je ne suis pas assez
vertueux pour cela. Dorine, la soubrette effrontée, peut très bien
étaler devant moi sa gorge rebondie, certainement je ne tirerai pas mon
mouchoir de ma poche pour couvrir ce sein que l’on ne saurait voir.
– Je regarderai sa gorge comme sa figure, et, si elle l’a blanche et
bien formée, j’y prendrai plaisir. – Mais je ne tâterai
pas si la robe d’Elmire est moelleuse, et je ne la pousserai pas
saintement sur le bord de la table, comme faisait ce pauvre homme de
Tartuffe.
Cette grande affectation de morale qui règne
maintenant serait fort risible, si elle n’était fort ennuyeuse.
– Chaque feuilleton devient une chaire ; chaque journaliste, un
prédicateur ; il n’y manque que la tonsure et le petit collet.
Le temps est à la pluie et à l’homélie ; on se
défend de l’une et de l’autre en ne sortant qu’en
voiture et en relisant Pantagruel entre sa bouteille et sa pipe.
Mon doux Jésus ! quel
déchaînement ! quelle furie !
– Qui vous a mordu ? qui vous a
piqué ? que diable avez-vous donc pour crier si haut, et que vous a
fait ce pauvre vice pour lui en tant vouloir, lui qui est si bon homme, si
facile à vivre, et qui ne demande qu’à s’amuser
lui-même et à ne pas ennuyer les autres, si faire se peut ?
– Agissez avec le vice comme Serre avec le gendarme : embrassez-vous,
et que tout cela finisse. – Croyez-m’en, vous vous en trouverez
bien. – Eh ! mon Dieu ! messieurs les prédicateurs, que
feriez-vous donc sans le vice ? – Vous seriez réduits,
dès demain, à la mendicité, si l’on devenait vertueux
aujourd’hui.
Les théâtres seraient
fermés ce soir. – Sur quoi feriez-vous votre feuilleton ?
– Plus de bals de l’Opéra pour remplir vos colonnes, –
plus de romans à disséquer ; car bals, romans,
comédies, sont les vraies pompes de Satan, si l’on en croit notre
sainte Mère l’Église. – L’actrice renverrait son
entreteneur, et ne pourrait plus vous payer son éloge. – On ne
s’abonnerait plus à vos journaux ; on lirait saint Augustin,
on irait à l’église, on dirait son rosaire. Cela serait
peut-être très bien ; mais, à coup sûr, vous
n’y gagneriez pas. – Si l’on était vertueux, où
placeriez-vous vos articles sur l’immoralité du
siècle ? Vous voyez bien que le vice est bon à quelque
chose.
Mais c’est la mode maintenant d’être
vertueux et chrétien, c’est une tournure qu’on se
donne ; on se pose en saint Jérôme, comme autrefois en don
Juan ; l’on est pâle et macéré, l’on porte
les cheveux à l’apôtre, l’on marche les mains jointes
et les yeux fichés en terre ; on prend un petit air confit en
perfection ; on a une Bible ouverte sur sa cheminée, un crucifix et
du buis bénit à son lit ; l’on ne jure plus, l’on
fume peu, et l’on chique à peine. – Alors on est
chrétien, l’on parle de la sainteté de l’art, de la
haute mission de l’artiste, de la poésie du catholicisme, de
M. de Lamennais, des peintres de l’école
angélique, du concile de Trente, de l’humanité progressive
et de mille autres belles choses. – Quelques-uns font infuser dans leur
religion un peu de républicanisme ; ce ne sont pas les moins
curieux. Ils accouplent Robespierre et Jésus-Christ de la façon la
plus joviale, et amalgament avec un sérieux digne d’éloges
les Actes des Apôtres et les décrets de la
sainte convention,
c’est l’épithète sacramentelle ; d’autres y
ajoutent, pour dernier ingrédient, quelques idées
saint-simoniennes. – Ceux-là sont complets et carrés par la
base ; après eux, il faut tirer l’échelle. Il
n’est pas donné au ridicule humain d’aller plus loin, –
has ultra metas..., etc. Ce sont les
colonnes d’Hercule du burlesque.
Le christianisme est tellement en vogue par la tartuferie
qui court que le néo-christianisme lui-même jouit d’une
certaine faveur. On dit qu’il compte jusqu’à un adepte, y
compris M. Drouineau.
Une variété extrêmement curieuse du
journaliste proprement dit moral, c’est le journaliste à famille
féminine.
Celui-là pousse la susceptibilité pudique
jusqu’à l’anthropophagie, ou peu s’en faut.
Sa manière de procéder, pour être simple
et facile au premier coup d’œil, n’en est pas moins bouffonne
et superlativement récréative, et je crois qu’elle vaut
qu’on la conserve à la postérité, – à
nos derniers neveux, comme disaient les perruques du prétendu grand
siècle.
D’abord pour se poser en journaliste
de cette espèce, il faut quelques petits ustensiles préparatoires,
– tels que deux ou trois femmes légitimes, quelques mères,
le plus de sœurs possible, un assortiment de filles complet et des cousines
innombrablement. – Ensuite il faut une pièce de
théâtre ou un roman quelconque, une plume, de l’encre, du
papier et un imprimeur. Il faudrait peut-être bien une idée et
plusieurs abonnés ; mais on s’en passe avec beaucoup de
philosophie et l’argent des actionnaires.
Quand on a tout cela, l’on peut s’établir
journaliste moral. Les deux recettes suivantes, convenablement variées,
suffisent à la rédaction.
Modèles
d’articles vertueux
sur une
première représentation.
« Après la littérature de sang, la
littérature de fange ; après la Morgue et le bagne,
l’alcôve et le lupanar ; après les guenilles
tachées par le meurtre, les guenilles tachées par la
débauche ; après, etc. (selon le besoin et l’espace, on
peut continuer sur ce ton depuis six lignes jusqu’à cinquante et
au-delà), – c’est justice. – Voilà où
mènent l’oubli des saines doctrines et le dévergondage
romantique : le théâtre est devenu une école de
prostitution où l’on n’ose se hasarder qu’en tremblant
avec une femme qu’on respecte. Vous venez sur la foi d’un nom
illustre, et vous êtes obligé de vous retirer au troisième
acte avec votre jeune fille toute troublée et toute
décontenancée. Votre femme cache sa rougeur derrière son
éventail ; votre sœur, votre cousine, etc. » (On peut
diversifier les titres de parenté ; il suffit que ce soient des
femelles.)
Nota. – Il y en a un qui a
poussé la moralité jusqu’à dire : Je
n’irai pas voir ce drame avec ma maîtresse. – Celui-là,
je l’admire et je l’aime ; je le porte dans mon cœur,
comme Louis XVIII portait toute la France dans le sien ; car il a eu
l’idée la plus triomphante, la plus pyramidale, la plus
ébouriffée, la plus luxorienne qui soit tombée dans une
cervelle d’homme, en ce benoît dix-neuvième siècle
où il en est tombé tant et de si drôles.
La méthode pour rendre compte d’un livre est
très expéditive et à la portée de toutes les
intelligences :
« Si vous voulez lire ce livre, enfermez-vous
soigneusement chez vous ; ne le laissez pas traîner sur la table. Si
votre femme et votre fille venaient à l’ouvrir, elles seraient
perdues. – Ce livre est dangereux, ce livre conseille le vice. Il aurait
peut-être eu un grand succès, au temps de Crébillon, dans
les petites maisons, aux soupers fins des duchesses ; mais maintenant que
les mœurs se sont épurées, maintenant que la main du peuple a
fait crouler l’édifice vermoulu de l’aristocratie, etc.,
etc., que... que... que... – il faut, dans toute œuvre, une
idée, une idée... là, une idée morale et religieuse
qui... une vue haute et profonde répondant aux besoins de
l’humanité ; car il est déplorable que de jeunes
écrivains sacrifient au succès les choses les plus saintes, et
usent un talent, estimable d’ailleurs, à des peintures lubriques
qui feraient rougir des capitaines de dragons (la virginité du capitaine
de dragons est, après la découverte de l’Amérique, la
plus belle découverte que l’on ait faite depuis longtemps). –
Le roman dont nous faisons la critique rappelle Thérèse
philosophe, Félicia, le Compère Mathieu, les Contes de
Grécourt. » – Le journaliste vertueux est d’une
érudition immense en fait de romans orduriers ; – je serais
curieux de savoir pourquoi.
Il est effrayant de songer qu’il y
a, de par les journaux, beaucoup d’honnêtes industriels qui
n’ont que ces deux recettes pour subsister, eux et la nombreuse famille
qu’ils emploient.
Apparemment que je suis le personnage le plus
énormément immoral qu’il se puisse trouver en Europe et
ailleurs ; car je ne vois rien de plus licencieux dans les romans et les
comédies de maintenant que dans les romans et les comédies
d’autrefois, et je ne comprends guère pourquoi les oreilles de
messieurs des journaux sont devenues tout à coup si janséniquement
chatouilleuses.
Je ne pense pas que le journaliste le plus innocent ose dire
que Pigault-Lebrun, Crébillon fils, Louvet, Voisenon, Marmontel et tous
autres faiseurs de romans et de nouvelles ne dépassent en
immoralité, puisque immoralité il y a, les productions les plus
échevelées et les plus dévergondées de MM. tels
et tels, que je ne nomme pas, par égard pour leur pudeur.
Il faudrait la plus insigne mauvaise foi
pour n’en pas convenir.
Qu’on ne m’objecte pas que j’ai
allégué ici des noms peu ou mal connus. Si je n’ai pas
touché aux noms éclatants et monumentaux, ce n’est pas
qu’ils ne puissent appuyer mon assertion de leur grande
autorité.
Les Romans et les Contes de Voltaire ne sont
assurément pas, à la différence de mérite
près, beaucoup plus susceptibles d’être donnés en prix
aux petites tartines des pensionnats que les Contes immoraux de notre ami le
lycanthrope, ou même que les Contes moraux du doucereux Marmontel.
Que voit-on dans les comédies du grand
Molière ? La sainte institution du mariage (style de
catéchisme et de journaliste) bafouée et tournée en
ridicule à chaque scène.
Le mari est vieux et laid et cacochyme ; il met sa
perruque de travers ; son habit n’est plus à la mode ; il
a une canne à bec-de-corbin, le nez barbouillé de tabac, les
jambes courtes, l’abdomen gros comme un budget. – Il bredouille, et
ne dit que des sottises ; il en fait autant qu’il en dit ; il ne
voit rien, il n’entend rien ; on embrasse sa femme à sa
barbe ; il ne sait pas de quoi il est question : cela dure ainsi
jusqu’à ce qu’il soit bien et dûment constaté
cocu à ses yeux et aux yeux de toute la salle on ne peut plus
édifiée, et qui applaudit à tout rompre.
Ceux qui applaudissent le plus sont ceux
qui sont le plus mariés.
Le mariage s’appelle, chez Molière, George
Dandin ou Sganarelle.
L’adultère, Damis ou Clitandre ; il
n’y a pas de nom assez doucereux et charmant pour lui.
L’adultère est toujours jeune, beau, bien fait
et marqués pour le moins. Il entre en chantonnant à la cantonade
la courante la plus nouvelle ; il fait un ou deux pas en scène de
l’air le plus délibéré et le plus triomphant du
monde ; il se gratte l’oreille avec l’ongle rose de son petit
doigt coquettement écarquillé ; il peigne avec son peigne
d’écaille sa belle chevelure blondine, et rajuste ses canons qui
sont du grand volume. Son pourpoint et son haut-de-chausses disparaissent sous
les aiguillettes et les nœuds de ruban, son rabat est de la bonne
faiseuse ; ses gants flairent mieux que benjoin et civette ; ses
plumes ont coûté un louis le brin.
Comme son œil est en feu et sa joue en fleur ! que
sa bouche est souriante ! que ses dents sont blanches ! comme sa main
est douce et bien lavée.
Il parle, ce ne sont que madrigaux, galanteries
parfumées en beau style précieux et du meilleur air ; il a lu
les romans et sait la poésie, il est vaillant et prompt à
dégainer, il sème l’or à pleines mains. – Aussi
Angélique, Agnès, Isabelle se peuvent à peine tenir de lui
sauter au cou, si bien élevées et si grandes dames qu’elles
soient ; aussi le mari est-il régulièrement trompé au
cinquième acte, bien heureux quand ce n’est pas dès le
premier.
Voilà comme le mariage est
traité par Molière, l’un des plus hauts et des plus graves
génies qui jamais aient été. – Croit-on qu’il y
ait rien de plus fort dans les réquisitoires
d’
Indiana et de
Valentine ?
La paternité est encore moins respectée,
s’il est possible. Voyez Orgon, voyez Géronte, voyez-les
tous.
Comme ils sont volés par leurs fils, battus par leurs
valets ! Comme on met à nu, sans pitié pour leur âge,
et leur avarice, et leur entêtement, et leur
imbécillité ! – Quelles plaisanteries ! quelles
mystifications !
Comme on les pousse par les épaules hors de la vie,
ces pauvres vieux qui sont longs à mourir, et qui ne veulent point donner
leur argent ! comme on parle de l’éternité des
parents ! quels plaidoyers contre l’hérédité, et
comme cela est plus convaincant que toutes les déclamations
saint-simoniennes !
Un père, c’est un ogre, c’est un Argus,
c’est un geôlier, un tyran, quelque chose qui n’est bon tout
au plus qu’à retarder un mariage pendant trois jusqu’à
la reconnaissance finale. – Un père est le mari ridicule au grand
complet. – Jamais un fils n’est ridicule dans Molière ;
car Molière, comme tous les auteurs de tous les temps possibles, faisait
sa cour à la jeune génération aux dépens de
l’ancienne.
Et les Scapins, avec leur cape
rayée à la napolitaine, et leur bonnet sur l’oreille, et
leur plume balayant les bandes d’air, ne sont-ils pas des gens bien pieux,
bien chastes et bien dignes d’être canonisés ? –
Les bagnes sont pleins d’honnêtes gens qui n’ont pas fait le
quart de ce qu’ils font. Les roueries de Trialph sont de pauvres roueries
en comparaison des leurs. Et les Lisettes et les Martons, quelles gaillardes,
tudieu ! – Les courtisanes des rues sont loin d’être
aussi délurées, aussi promptes à la riposte grivoise. Comme
elles s’entendent à remettre un billet ! comme elles font bien
la garde pendant les rendez-vous ! – Ce sont, sur ma parole, de
précieuses filles, serviables et de bon conseil.
C’est une charmante société qui
s’agite et se promène à travers ces comédies et ces
imbroglios. – Tuteurs dupés, maris cocus, suivantes libertines,
valets aigrefins, demoiselles folles d’amour, fils
débauchés, femmes adultères ; cela ne vaut-il pas bien
les jeunes beaux mélancoliques et les pauvres faibles femmes
opprimées et passionnées des drames et des romans de nos faiseurs
en vogue ?
Et tout cela, moins le coup de dague final, moins la tasse
de poison obligée : les dénouements sont aussi heureux que
les dénouements des contes de fées, et tout le monde,
jusqu’au mari, est on ne peut plus satisfait. Dans Molière, la
vertu est toujours honnie et rossée ; c’est elle qui porte les
cornes, et tend le dos à Mascarille ; à peine si la
moralité apparaît une fois à la fin de la pièce sous
la personnification un peu bourgeoise de l’exempt Loyal.
Tout ce que nous venons de dire ici
n’est pas pour écorner le piédestal de Molière ;
nous ne sommes pas assez fou pour aller secouer ce colosse de bronze avec nos
petits bras ; nous voulions simplement démontrer aux pieux
feuilletonistes, qu’effarouchent les ouvrages nouveaux et romantiques, que
les classiques anciens, dont ils recommandent chaque jour la lecture et
l’imitation, les surpassent de beaucoup en gaillardise et en
immoralité.
À Molière nous pourrions aisément
joindre et Marivaux et La Fontaine, ces deux expressions si opposées de
l’esprit français, et Régnier, et Rabelais, et Marot, et
bien d’autres. Mais notre intention n’est pas de faire ici, à
propos de morale, un cours de littérature à l’usage des
vierges du feuilleton.
Il me semble que l’on ne devrait pas faire tant de
tapage à propos de si peu. Nous ne sommes heureusement plus au temps
d’Ève la blonde, et nous ne pouvons, en bonne conscience,
être aussi primitifs et aussi patriarcaux que l’on était dans
l’arche. Nous ne sommes pas des petites filles se préparant
à leur première communion ; et, quand nous jouons au
corbillon, nous ne répondons pas tarte
à la crème. Notre naïveté est assez
passablement savante, et il y a longtemps que notre virginité court la
ville ; ce sont là de ces choses que l’on n’a pas deux
fois ; et, quoi que nous fassions, nous ne pouvons les rattraper, car il
n’y a rien au monde qui coure plus vite qu’une virginité qui
s’en va et qu’une illusion qui s’envole.
Après tout, il n’y a
peut-être pas grand mal, et la science de toutes choses est-elle
préférable à l’ignorance de toutes choses.
C’est une question que je laisse à débattre à de plus
savants que moi. Toujours est-il que le monde a passé l’âge
où l’on peut jouer la modestie et la pudeur, et je le crois trop
vieux barbon pour faire l’enfantin et le virginal sans se rendre
ridicule.
Depuis son hymen avec la civilisation, la
société a perdu le droit d’être ingénue et
pudibonde. Il est de certaines rougeurs qui sont encore de mise au coucher de la
mariée, et qui ne peuvent plus servir le lendemain ; car la jeune
femme ne se souvient peut-être plus de la jeune fille, ou, si elle
s’en souvient, c’est une chose très indécente, et qui
compromet gravement la réputation du mari.
Quand je lis par hasard un de ces beaux sermons qui ont
remplacé dans les feuilles publiques la critique littéraire, il me
prend quelquefois de grands remords et de grandes appréhensions, à
moi qui ai sur la conscience quelques menues gaudrioles un peu trop fortement
épicées, comme un jeune homme qui a du feu et de l’entrain
peut en avoir à se reprocher.
À côté de ces
Bossuets du Café de Paris, de ces Bourdaloues du balcon de
l’Opéra, de ces Catons à tant la ligne qui gourmandent le
siècle d’une si belle façon, je me trouve en effet le plus
épouvantable scélérat qui ait jamais souillé la face
de la terre ; et pourtant, Dieu le sait, la nomenclature de mes
péchés, tant capitaux que véniels, avec les blancs et
interlignes de rigueur, pourrait à peine, entre les mains du plus habile
libraire, former un ou deux volumes in-8 par jour, ce qui est peu de chose pour
quelqu’un qui n’a pas la prétention d’aller en paradis
dans l’autre monde, et de gagner le prix Montyon ou d’être
rosière en celui-ci.
Puis quand je pense que j’ai rencontré sous la
table, et même ailleurs, un assez grand nombre de ces dragons de vertu, je
reviens à une meilleure opinion de moi-même, et j’estime
qu’avec tous les défauts que je puisse avoir ils en ont un autre
qui est bien, à mes yeux, le plus grand et le pire de tous : –
c’est l’hypocrisie que je veux dire.
En cherchant bien, on trouverait peut-être un autre
petit vice à ajouter ; mais celui-ci est tellement hideux
qu’en vérité je n’ose presque pas le nommer.
Approchez-vous, et je m’en vais vous couler son nom dans
l’oreille : – c’est l’envie.
L’envie, et pas autre chose.
C’est elle qui s’en va rampant et serpentant
à travers toutes ces paternes homélies : quelque soin
qu’elle prenne de se cacher, on voit briller de temps en temps, au-dessus
des métaphores et des figures de rhétorique, sa petite tête
plate de vipère ; on la surprend à lécher de sa langue
fourchue ses lèvres toutes bleues de venin, on l’entend siffloter
tout doucettement à l’ombre d’une épithète
insidieuse.
Je sais bien que c’est une
insupportable fatuité de prétendre qu’on vous envie, et que
cela est presque aussi nauséabond qu’un merveilleux qui se vante
d’une bonne fortune. – Je n’ai pas la forfanterie de me croire
des ennemis et des envieux ; c’est un bonheur qui n’est pas
donné à tout le monde, et je ne l’aurai probablement pas de
longtemps : aussi je parlerai librement et sans
arrière-pensée, comme quelqu’un de très
désintéressé dans cette question.
Une chose certaine et facile à démontrer
à ceux qui pourraient en douter, c’est l’antipathie naturelle
du critique contre le poète, – de celui qui ne fait rien contre
celui qui fait, – du frelon contre l’abeille – du cheval
hongre contre l’étalon.
Vous ne vous faites critique qu’après
qu’il est bien constaté à vos propres yeux que vous ne
pouvez être poète. Avant de vous réduire au triste
rôle de garder les manteaux et de noter les coups comme un garçon
de billard ou un valet de jeu de paume, vous avez longtemps courtisé la
Muse, vous avez essayé de la dévirginer ; mais vous
n’avez pas assez de vigueur pour cela ; l’haleine vous a
manqué, et vous êtes retombé pâle et efflanqué
au pied de la sainte montagne.
Je conçois cette haine. Il est
douloureux de voir un autre s’asseoir au banquet où l’on
n’est pas invité, et coucher avec la femme qui n’a pas voulu
de vous. Je plains de tout mon cœur le pauvre eunuque obligé
d’assister aux ébats du Grand Seigneur.
Il est admis dans les profondeurs les plus secrètes
de l’Oda ; il mène les sultanes au bain ; il voit luire
sous l’eau d’argent des grands réservoirs ces beaux corps
tout ruisselants de perles et plus polis que des agates ; les
beautés les plus cachées lui apparaissent sans voiles. On ne se
gêne pas devant lui. – C’est un eunuque. – Le sultan
caresse sa favorite en sa présence, et la baise sur sa bouche de grenade.
– En vérité, c’est une bien fausse situation que la
sienne, et il doit être bien embarrassé de sa contenance.
Il en est de même pour le critique qui voit le
poète se promener dans le jardin de poésie avec ses neuf belles
odalisques, et s’ébattre paresseusement à l’ombre de
grands lauriers verts. Il est bien difficile qu’il ne ramasse pas les
pierres du grand chemin pour les lui jeter et le blesser derrière son
mur, s’il est assez adroit pour cela.
Le critique qui n’a rien produit est un
lâche ; c’est comme un abbé qui courtise la femme
d’un laïque : celui-ci ne peut lui rendre la pareille ni se
battre avec lui.
Je crois que ce serait une histoire au
moins aussi curieuse que celle de Teglath-Phalasar ou de Gemmagog qui inventa
les souliers à poulaine, que l’histoire des différentes
manières de déprécier un ouvrage quelconque depuis un mois
jusqu’à nos jours.
Il y a assez de matières pour quinze ou seize volumes
in-folio ; mais nous aurons pitié du lecteurs, et nous nous
bornerons à quelques lignes, – bienfait pour lequel nous demandons
une reconnaissance plus qu’éternelle. – À une
époque très reculée, qui se perd dans la nuit des
âges, il y a bien tantôt trois semaines de cela, le roman moyen
âge florissait principalement à Paris et dans la banlieue. La cotte
armoriée était en grand honneur ; on ne méprisait pas
les coiffures à la hennin, on estimait fort le pantalon mi-parti ;
la dague était hors de prix ; le soulier à poulaine
était adoré comme un fétiche. – Ce
n’étaient qu’ogives, tourelles, colonnettes, verrières
coloriées, cathédrales et châteaux forts ; – ce
n’étaient que demoiselles et damoiseaux, pages et valets, truands
et soudards, galants chevaliers et châtelains féroces ;
– toutes choses certainement plus innocentes que les jeux innocents, et
qui ne faisaient de mal à personne.
Le critique n’avait pas attendu au second roman pour
commencer son œuvre de dépréciation ; dès le
premier qui avait paru, il s’était enveloppé de son cilice
de poil de chameau, et s’était répandu un boisseau de cendre
sur la tête : puis, prenant sa grande voix dolente, il
s’était mis à crier :
– Encore du moyen âge,
toujours du moyen âge ! qui me délivrera du moyen âge,
de ce moyen âge qui n’est pas le moyen âge ? –
Moyen âge de carton et de terre cuite qui n’a du moyen âge que
le nom. – Oh ! les barons de fer, dans leur armure de fer, avec leur
cœur de fer, dans leur poitrine de fer ! – Oh ! les
cathédrales avec leurs rosaces toujours épanouies et leurs
verrières en fleurs, avec leurs dentelles de granit, avec leurs
trèfles découpés à jour, leurs pignons
tailladés en scie, avec leur chasuble de pierre brodée comme un
voile de mariée, avec leurs cierges, avec leurs chants, avec leurs
prêtres étincelants, avec leur peuple à genoux, avec leur
orgue qui bourdonne et leurs anges planant et battant de l’aile sous les
voûtes ! – comme ils m’ont gâté mon moyen
âge, mon moyen âge si fin et si coloré ! comme ils
l’ont fait disparaître sous une couche de grossier badigeon !
quelles criardes enluminures ! – Ah ! barbouilleurs ignorants,
qui croyez avoir fait de la couleur pour avoir plaqué rouge sur bleu,
blanc sur noir et vert sur jaune, vous n’avez vu du moyen âge que
l’écorce, vous n’avez pas deviné l’âme du
moyen âge, le sang ne circule pas dans la peau dont vous revêtez vos
fantômes, il n’y a pas de cœur dans vos corselets
d’acier, il n’y a pas de jambes dans vos pantalons de tricot, pas de
ventre ni de gorge derrière vos jupes armoriées : ce sont des
habits qui ont la forme d’hommes, et voilà tout. – Donc,
à bas le moyen âge tel que nous l’ont fait les faiseurs (le
grand mot est lâché ! les faiseurs) ! Le moyen âge
ne répond à rien maintenant, nous voulons autre chose.
Et le public, voyant que les
feuilletonistes aboyaient au moyen âge, se prit d’une belle passion
pour ce pauvre moyen âge, qu’ils prétendaient avoir
tué du coup. Le moyen âge envahit tout, aidé par
l’empêchement des journaux : – drames, mélodrames,
romances, nouvelles, poésies, il y eut jusqu’à des
vaudevilles moyen âge, et Momus répéta des flonflons
féodaux.
À côté du roman moyen âge
verdissait le roman charogne, genre de roman très agréable, et
dont les petites-maîtresses nerveuses et les cuisinières
blasées faisaient une très grande consommation.
Les feuilletonistes sont bien vite arrivés à
l’odeur comme des corbeaux à la curée, et ils ont
dépecé du bec de leurs plumes et méchamment mis à
mort ce pauvre genre de roman qui ne demandait qu’à
prospérer et à se putréfier paisiblement sur les rayons
graisseux des cabinets de lecture. Que n’ont-ils pas dit ? que
n’ont-ils pas écrit ? – Littérature de morgue ou
de bagne, cauchemar de bourreau, hallucination de boucher ivre et
d’argousin qui a la fièvre chaude ! Ils donnaient
bénignement à entendre que les auteurs étaient des
assassins et des vampires, qu’ils avaient contracté la vicieuse
habitude de tuer leur père et leur mère, qu’ils buvaient du
sang dans des crânes, qu’ils se servaient de tibias pour fourchette
et coupaient leur pain avec une guillotine.
Et pourtant ils savaient mieux que
personne, pour avoir souvent déjeuné avec eux, que les auteurs de
ces charmantes tueries étaient de braves fils de famille, très
débonnaires et de bonne société, gantés de blanc,
fashionablement myopes, – se
nourrissant plus volontiers de beefsteaks que de côtelettes d’homme,
et buvant plus habituellement du vin de Bordeaux que du sang de jeune fille ou
d’enfant nouveau-né. – Pour avoir vu et touché leurs
manuscrits, ils savaient parfaitement qu’ils étaient écrits
avec de l’encre de la grande vertu, sur du papier anglais, et non avec
sang de guillotine sur peau de chrétien écorché vif.
Mais, quoi qu’ils dissent ou qu’ils fissent, le
siècle était à la charogne, et le charnier lui plaisait
mieux que le boudoir ; le lecteur ne se prenait qu’à un
hameçon amorcé d’un petit cadavre déjà
bleuissant. – Chose très concevable ; mettez une rose au bout
de votre ligne, les araignées auront le temps de faire leur toile dans le
pli de votre coude, vous ne prendrez pas le moindre petit fretin ;
accrochez-y un ver ou un morceau de Deux fromage, carpes, barbillons, perches,
anguilles sauteront à trois pieds hors de l’eau pour le happer.
– Les hommes ne sont pas aussi différents des poissons qu’on
a l’air de le croire généralement.
On aurait dit que les journalistes
étaient devenus quakers, brahmes, ou pythagoriciens, ou taureaux, tant il
leur avait pris une subite horreur du rouge et du sang. – Jamais on ne les
avait vus si fondants, si émollients ; – c’était
de la crème et du petit lait. – Ils n’admettaient que deux
couleurs, le bleu de ciel ou le vert pomme. Le rose n’était que
souffert, et, si le public les eût laissés faire, ils
l’eussent mené paître des épinards sur les rives du
Lignon, côte à côte avec les moutons d’Amaryllis. Ils
avaient changé leur frac noir contre la veste tourterelle de
Céladon ou de Silvandre, et entouré leurs plumes d’oie de
roses pompons et de faveurs en manière de houlette pastorale. Ils
laissaient flotter leurs cheveux à l’enfant, et
s’étaient fait des virginités d’après la
recette de Marion Delorme, à quoi ils avaient aussi bien réussi
qu’elle.
Ils appliquaient à la littérature
l’article du Décalogue :
Homicide point ne seras.
On ne pouvait plus se permettre le plus petit meurtre
dramatique, et le cinquième acte était devenu impossible.
Ils trouvaient le poignard exorbitant, le poison monstrueux,
la hache inqualifiable. Ils auraient voulu que les héros dramatiques
vécussent jusqu’à l’âge de
Melchisédech ; et cependant il est reconnu, depuis un temps
immémorial, que le but de toute tragédie est de faire assommer
à la dernière scène un pauvre diable de grand homme qui
n’en peut mais, comme le but de toute comédie est de conjoindre
matrimonialement deux imbéciles de jeunes premiers d’environ
soixante ans chacun.
C’est vers ce temps que j’ai
jeté au feu (après en avoir tiré un double, ainsi que cela
se fait toujours) deux superbes et magnifiques drames moyen âge,
l’un en vers et l’autre en prose, dont les héros
étaient écartelés et bouillis en plein
théâtre, ce qui eût été très jovial et
assez inédit.
Pour me conformer à leurs idées, j’ai
composé depuis une tragédie antique en cinq actes, nommée
Héliogabale, dont le
héros se jette dans les latrines, situation extrêmement neuve et
qui a l’avantage d’amener une décoration non encore vue au
théâtre. – J’ai fait aussi un drame moderne
extrêmement supérieur à
Antony, Arthur ou l’Homme fatal,
où l’idée providentielle
arrive sous la forme d’un pâté de foie gras de Strasbourg,
que le héros mange jusqu’à la dernière miette
après avoir consommé plusieurs viols, ce qui, joint à ses
remords, lui donne une abominable indigestion dont il meurt. – Fin morale
s’il en fut, qui prouve que Dieu est juste et que le vice est toujours
puni et la vertu récompensée.
Quant au genre monstre,
vous savez comme ils l’ont traité, comme ils ont arrangé Han
d’Islande, ce mangeur d’hommes, Habibrah l’obi, Quasimodo le
sonneur, et Triboulet, qui n’est que bossu, – toute cette famille si
étrangement fourmillante, – toutes ces crapauderies gigantesques
que mon cher voisin fait grouiller et sauteler à travers les forêts
vierges et les cathédrales de ses romans. Ni les grands traits à
la Michel-Ange, ni les curiosités dignes de Callot, ni les effets
d’Ombre et de Pair à la façon de Goya, rien n’a pu
trouver grâce devant eux ; ils l’ont renvoyé à
ses odes, quand il a fait des romans ; à ses romans, quand il a fait
des drames : tactique ordinaire des journalistes qui aiment toujours mieux
ce qu’on a fait que ce qu’on fait. Heureux homme, toutefois, que
celui qui est reconnu supérieur même par les feuilletonistes dans
tous ses ouvrages, excepté, bien entendu, celui dont ils rendent compte,
et qui n’aurait qu’à écrire un traité de
théologie ou un manuel de cuisine pour faire trouver son
théâtre admirable !
Pour le
roman de cœur, le roman ardent et passionné, qui a pour père
Werther l’Allemand, et pour mère Manon Lescaut la Française,
nous avons touché, au commencement de cette préface, quelques mots
de la teigne morale qui s’y est désespérément
attachée sous prétexte de religion et de bonnes mœurs. Les
poux critiques sont comme les poux de corps qui abandonnent les cadavres pour
aller aux vivants. Du cadavre du roman moyen âge les critiques sont
passés au corps de celui-ci, qui a la peau dure et vivace et leur
pourrait bien ébrécher les dents.
Nous
pensons, malgré tout le respect que nous avons pour les modernes
apôtres, que les auteurs de ces romans appelés immoraux, sans
être aussi mariés que les journalistes vertueux, ont assez
généralement une mère, et que plusieurs d’entre eux
ont des sœurs et sont pourvus d’une abondante famille
féminine ; mais leurs mères et leurs sœurs ne lisent pas
de romans, même de romans immoraux ; elles cousent, brodent et
s’occupent des choses de la maison. – Leurs bas, comme dirait
M. Planard, sont d’une entière blancheur : vous les
pouvez regarder aux jambes, – elles ne sont pas bleues, et le bonhomme
Chrysale, lui qui haïssait tant les femmes savantes, les proposerait pour
exemple à la docte Philaminte.
Quant aux épouses
de ces messieurs, puisqu’ils en ont tant, si virginaux que soient leurs
maris, il me semble, à moi, qu’il est de certaines choses
qu’elles doivent savoir. – Au fait, il se peut bien qu’ils ne
leur aient rien montré. Alors je comprends qu’ils tiennent à
les maintenir dans cette précieuse et benoîte ignorance. Dieu est
grand et Mahomet est son prophète ! – Les femmes sont
curieuses ; fassent le ciel et la morale qu’elles contentent leur
curiosité d’une manière plus légitime
qu’Ève, leur grand-mère, et n’aillent pas faire des
questions au serpent !
Pour leurs filles, si
elles ont été en pension, je ne vois pas ce que les livres
pourraient leur apprendre.
Il est
aussi absurde de dire qu’un homme est un ivrogne parce qu’il
décrit une orgie, un débauché parce qu’il raconte une
débauche que de prétendre qu’un homme est vertueux parce
qu’il a fait un livre de morale ; tous les jours on voit le
contraire. – C’est le personnage qui parle et non
l’auteur ; son héros est athée, cela ne veut pas dire
qu’il soit athée ; il fait agir et parler les brigands en
brigands, il n’est pas pour cela un brigand. À ce compte, il
faudrait guillotiner Shakespeare, Corneille et tous les tragiques ; ils ont
plus commis de meurtres que Mandrin et Cartouche ; on ne l’a pas fait
cependant, et je ne crois même pas qu’on le fasse de longtemps, si
vertueuse et si morale que puisse devenir la critique. C’est une des
manies de ces petits grimauds à cervelle étroite que de substituer
toujours l’auteur à l’ouvrage et de recourir à la
personnalité pour donner quelque pauvre intérêt de scandale
à leurs misérables rapsodies, qu’ils savent bien que
personne ne lirait si elles ne contenaient que leur opinion
individuelle.
Nous ne concevons
guère à quoi tendent toutes ces criailleries, à quoi bon
toutes ces colères et tous ces abois, – et qui pousse messieurs les
Geoffroy au petit pied à se faire les don Quichotte de la morale, et,
vrais sergents de ville littéraires, à empoigner et à
bâtonner, au nom de la vertu, toute idée qui se promène dans
un livre la cornette posée de travers ou la jupe troussée un peu
trop haut. – C’est fort singulier.
L’époque,
quoi qu’ils en disent, est immorale (si ce mot-là signifie quelque
chose, ce dont nous doutons fort), et nous n’en voulons pas d’autre
preuve que la quantité de livres immoraux qu’elle produit et le
succès qu’ils ont. – Les livres suivent les mœurs et les
mœurs ne suivent pas les livres. – La Régence a fait
Crébillon, ce n’est pas Crébillon qui a fait la
Régence. Les petites bergères de Boucher étaient
fardées et débraillées, parce que les petites marquises
étaient fardées et débraillées. – Les tableaux
se font d’après les modèles et non les modèles
d’après les tableaux. Je ne sais qui a dit je ne sais où que
la littérature et les arts influaient sur les mœurs. Qui que ce
soit, c’est indubitablement un grand sot. – C’est comme si
l’on disait : Les petits pois font pousser le printemps ; les
petits pois poussent au contraire parce que c’est le printemps, et les
cerises parce que c’est l’été. Les arbres portent les
fruits, et ce ne sont pas les fruits qui portent les arbres assurément,
loi éternelle et invariable dans sa variété ; les
siècles se succèdent, et chacun porte son fruit qui n’est
pas celui du siècle précédent ; les livres sont les
fruits des mœurs.
À côté
des journalistes moraux, sous cette pluie d’homélies comme sous une
pluie d’été dans quelque parc, il a surgi, entre les
planches du tréteau saint-simonien, une théorie de petits
champignons d’une nouvelle espèce assez curieuse, dont nous allons
faire l’histoire naturelle.
Ce sont
les critiques utilitaires. Pauvres gens qui avaient le nez court à ne le
pouvoir chausser de lunettes, et cependant n’y voyaient pas aussi loin que
leur nez.
Quand un auteur jetait sur
leur bureau un volume quelconque, roman ou poésie, – ces messieurs
se renversaient nonchalamment sur leur fauteuil, le mettaient en
équilibre sur ses pieds de derrière, et, se balançant
d’un air capable, ils se rengorgeaient et disaient :
–
À quoi sert
ce livre ? Comment peut-on l’appliquer à la moralisation et au
bien-être de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ?
Quoi ! pas un mot des besoins de la société, rien de
civilisant et de progressif ! Comment, au lieu de faire la grande
synthèse de l’humanité, et de suivre, à travers les
événements de l’histoire, les phases de l’idée
régénératrice et providentielle, peut-on faire des
poésies et des romans qui ne mènent à rien, et qui ne font
pas avancer la génération dans le chemin de l’avenir ?
Comment peut-on s’occuper de la forme, du style, de la rime en
présence de si graves intérêts ? – Que nous font,
à nous, et le style et la rime, et la forme ? c’est bien de
cela qu’il s’agit (pauvres renards, ils sont trop verts) !
– La société soufre, elle est en proie à un grand
déchirement intérieur (traduisez : personne ne veut
s’abonner aux journaux utiles). C’est au poète à
chercher la cause de ce
malaise et à
le guérir. Le moyen, il le trouvera en sympathisant de cœur et
d’âme avec l’humanité (des poètes
philanthropes ! ce serait quelque chose de rare et de charmant). Ce
poète, nous l’attendons, nous l’appelons de tous nos
vœux. Quand il paraîtra, à lui les acclamations de la foule,
à lui les palmes, à lui les couronnes, à lui le
Prytanée...
À la bonne
heure ; mais, comme nous souhaitons que notre lecteur se tienne
éveillé jusqu’à la fin de cette bienheureuse
Préface, nous ne continuerons pas cette imitation très
fidèle du style utilitaire, qui, de sa nature, est passablement
soporifique, et pourrait remplacer, avec avantage, le laudanum et les discours
d’académie.
Préface
Non,
imbéciles, non, crétins et goitreux ...
Non, imbéciles, non, crétins et goitreux que
vous êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la
gélatine ; – un roman n’est pas une paire de bottes sans
couture ; un sonnet, une seringue à jet continu ; un drame
n’est pas un chemin de fer, toutes choses essentiellement civilisantes, et
faisant marcher l’humanité dans la voie du progrès.
De par les boyaux de tous les papes passés,
présents et futurs, non et deux cent mille fois non.
On ne se fait pas un bonnet de coton d’une
métonymie, on ne chausse pas une comparaison en guise de pantoufle ;
on ne se peut servir d’une antithèse pour parapluie ;
malheureusement, on ne saurait se plaquer sur le ventre quelques rimes
bariolées en manière de gilet. J’ai la conviction intime
qu’une ode est un vêtement trop léger pour l’hiver, et
qu’on ne serait pas mieux habillé avec la strophe,
l’antistrophe et l’épode que cette femme du cynique qui se
contentait de sa seule vertu pour chemise, et allait nue comme la main, à
ce que raconte l’histoire.
Cependant le célèbre
M. de La Calprenède eut une fois un habit, et, comme on lui
demandait quelle étoffe c’était, il répondit :
Du Silvandre. –
Silvandre
était une pièce qu’il venait de faire
représenter avec succès.
De pareils raisonnements font hausser les épaules
par-dessus la tête, et plus haut que le duc de Glocester.
Des gens qui ont la prétention d’être des
économistes, et qui veulent rebâtir la société de
fond en comble, avancent sérieusement de semblables
billevesées.
Un roman a deux utilités : – l’une
matérielle, l’autre spirituelle, si l’on peut se servir
d’une pareille expression à l’endroit d’un roman.
– L’utilité matérielle, ce sont d’abord les
quelques mille francs qui entrent dans la poche de l’auteur, et le lestent
de façon que le diable ou le vent ne l’emportent ; pour le
libraire, c’est un beau cheval de race qui piaffe et saute avec son
cabriolet d’ébène et d’acier, comme dit Figaro ;
pour le marchand de papier, une usine de plus sur un ruisseau quelconque, et
souvent le moyen de gâter un beau site ; pour les imprimeurs,
quelques tonnes de bois de campêche pour se mettre hebdomadairement le
gosier en couleur ; pour le cabinet de lecture, des tas de gros sous
très prolétairement vert-de-grisés, et une quantité
de graisse, qui, si elle était convenablement recueillie et
utilisée, rendrait superflue la pêche de la baleine. –
L’utilité spirituelle est que, pendant qu’on lit des romans,
on dort, et on ne lit pas de journaux utiles, vertueux et progressifs, ou telles
autres drogues indigestes et abrutissantes.
Qu’on dise après cela que
les romans ne contribuent pas à la civilisation. – Je ne parlerai
pas des débitants de tabac, des épiciers et des marchands de
pommes de terre frites, qui ont un intérêt très grand dans
cette branche de littérature, le papier qu’elle emploie
étant, en général, de qualité supérieure
à celui des journaux.
En vérité, il y a de quoi rire d’un pied
en carré, en entendant disserter messieurs les utilitaires
républicains ou saint-simoniens. – Je voudrais bien savoir
d’abord ce que veut dire précisément ce grand flandrin de
substantif dont ils truffent quotidiennement le vide de leurs colonnes, et qui
leur sert de schibroleth et de terme sacramentel. – Utilité :
quel est ce mot, et à quoi s’applique-t-il ?
Il y a deux sortes d’utilité, et le sens de ce
vocable n’est jamais que relatif. Ce qui est utile pour l’un ne
l’est pas pour l’autre. Vous êtes savetier, je suis
poète. – Il est utile pour moi que mon premier vers rime avec mon
second. – Un dictionnaire de rimes m’est d’une grande
utilité ; vous n’en avez que faire pour carreler une vieille
paire de bottes, et il est juste de dire qu’un tranchet ne me servirait
pas à grand-chose pour faire une ode. – Après cela, vous
objecterez qu’un savetier est bien au-dessus d’un poète, et
que l’on se passe mieux de l’un que de l’autre. Sans
prétendre rabaisser l’illustre profession de savetier, que
j’honore à l’égal de la profession de monarque
constitutionnel, j’avouerai humblement que j’aimerais mieux avoir
mon soulier décousu que mon vers mal rimé, et que je me passerais
plus volontiers de bottes que de poèmes. Ne sortant presque jamais et
marchant plus habilement par la tête que par les pieds, j’use moins
de chaussures qu’un républicain vertueux qui ne fait que courir
d’un ministère à l’autre pour se faire jeter quelque
place.
Je sais qu’il y en a qui
préfèrent les moulins aux églises, et le pain du corps
à celui de l’âme. À ceux-là, je n’ai rien
à leur dire. Ils méritent d’être économistes
dans ce monde, et aussi dans l’autre.
Y a-t-il quelque chose d’absolument utile sur cette
terre et dans cette vie où nous sommes ? D’abord, il est
très peu utile que nous soyons sur terre et que nous vivions. Je
défie le plus savant de la bande de dire à quoi nous servons, si
ce n’est à ne pas nous abonner au
Constitutionnel ni
à aucune espèce de journal quelconque.
Ensuite, l’utilité de notre existence admise
a priori, quelles sont les choses
réellement utiles pour la soutenir ? De la soupe et un morceau de
viande deux fois par jour, c’est tout ce qu’il faut pour se remplir
le ventre, dans la stricte acception du mot. L’homme, à qui un
cercueil de deux pieds de large sur six de long suffit et au-delà
après sa mort, n’a pas besoin dans sa vie de beaucoup plus de
place. Un cube creux de sept à huit pieds dans tous les sens, avec un
trou pour respirer, une seule alvéole de la ruche, il n’en faut pas
plus pour le loger et empêcher qu’il ne lui pleuve sur le dos. Une
couverture, roulée convenablement autour du corps, le détendra
aussi bien et mieux contre le froid que le frac de Staub le plus
élégant et le mieux coupé.
Avec cela, il pourra subsister à la lettre. On dit
bien qu’on peut vivre avec 25 sous par jour ; mais
s’empêcher de mourir, ce n’est pas vivre ; et je ne vois
pas en quoi une ville organisée utilitairement serait plus
agréable à habiter que le Père-la-Chaise.
Rien de ce qui est beau n’est indispensable à
la vie. – On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas
matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y
eût plus de fleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre
qu’aux roses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire
au monde capable d’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter des
choux.
À quoi sert la beauté des
femmes ? Pourvu qu’une femme soit médicalement bien
conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez
bonne pour des économistes.
À quoi bon la musique ? à quoi bon la
peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à
M. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde
blanche ?
Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir
à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est
l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et
dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. –
L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines.
Moi, n’en déplaise à ces messieurs, je
suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire, – et
j’aime mieux les choses et les gens en raison inverse des services
qu’ils me rendent. Je préfère à certain vase qui me
sert un vase chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas
du tout, et celui de mes talents que j’estime le plus est de ne pas
deviner les logogriphes et les charades. Je renoncerais très joyeusement
à mes droits de Français et de citoyen pour voir un tableau
authentique de Raphaël, ou une belle femme nue : – la princesse
Borghèse, par exemple, quand elle a posé pour Canova, ou la Julia
Grisi quand elle entre au bain. Je consentirais très volontiers, pour ma
part, au retour de cet anthropophage de Charles X, s’il me rapportait, de
son château de Bohême, un panier de Tokay ou de Johannisberg, et je
trouverais les lois électorales assez larges, si quelques rues
l’étaient plus, et d’autres choses moins. Quoique je ne sois
pas un dilettante, j’aime mieux le bruit des crincrins et des tambours de
basque que celui de la sonnette de M. le président. Je vendrais ma
culotte pour avoir une bague, et mon pain pour avoir des confitures. –
L’occupation la plus séante à un homme policé me
paraît de ne rien faire, ou de fumer analytiquement sa pipe ou son cigare.
J’estime aussi beaucoup ceux qui jouent aux quilles, et aussi ceux qui
font bien les vers. Vous voyez que les principes utilitaires sont bien loin
d’être les miens, et que je ne serai jamais rédacteur dans un
journal vertueux, à moins que je ne me convertisse, ce qui serait assez
drolatique.
Au lieu de faire un prix Montyon pour la
récompense de la vertu, j’aimerais mieux donner, comme Sardanapale,
ce grand philosophe que l’on a si mal compris, une forte prime à
celui qui inventerait un nouveau plaisir ; car la jouissance me
paraît le but de la vie, et la seule chose utile au monde. Dieu l’a
voulu ainsi, lui qui a fait les femmes, les parfums, la lumière, les
belles fleurs, les bons vins, les chevaux fringants, les levrettes et les chats
angoras ; lui qui n’a pas dit à ses anges : Ayez de la
vertu, mais : Ayez de l’amour, et qui nous a donné une bouche
plus sensible que le reste de la peau pour embrasser les femmes, des yeux
levés en haut pour voir la lumière, un odorat subtil pour respirer
l’âme des fleurs, des cuisses nerveuses pour serrer les flancs des
étalons, et voler aussi vite que la pensée sans chemin de fer ni
chaudière à vapeur, des mains délicates pour les passer sur
la tête longue des levrettes, sur le dos velouté des chats, et sur
l’épaule polie des créatures peu vertueuses, et qui, enfin,
n’a accordé qu’à nous seuls ce triple et glorieux
privilège de boire sans avoir soif, de battre le briquet, et de faire
l’amour en toutes saisons, ce qui nous distingue de la brute beaucoup plus
que l’usage de lire des journaux et de fabriquer des chartes.
Mon Dieu ! que c’est une sotte
chose que cette prétendue perfectibilité du genre humain dont on
nous rebat les oreilles ! On dirait en vérité que
l’homme est une machine susceptible d’améliorations, et
qu’un rouage mieux engrené, un contrepoids plus convenablement
placé peuvent faire fonctionner d’une manière plus commode
et plus facile. Quand on sera parvenu à donner un estomac double à
l’homme, de façon à ce qu’il puisse ruminer comme un
bœuf, des yeux de l’autre côté de la tête, afin
qu’il puisse voir, comme Janus, ceux qui lui tirent la langue
par-derrière, et contempler son
indignité dans une position
moins gênante que celle de la Vénus Callipyge
d’Athènes, à lui planter des ailes sur les omoplates afin
qu’il ne soit pas obligé de payer six sous pour aller en
omnibus ; quand on lui aura créé un nouvel organe, à
la bonne heure : le mot
perfectibilité
commencera à signifier quelque chose. Depuis
tous ces beaux perfectionnements, qu’a-t-on fait qu’on ne fît
aussi bien et mieux avant le déluge ?
Est-on parvenu à boire plus qu’on ne buvait au
temps de l’ignorance et de la barbarie (vieux style) ? Alexandre,
l’équivoque ami du bel Ephestion, ne buvait pas trop mal
quoiqu’il n’y eût pas de son temps de
Journal des Connaissances utiles, et je
ne sais pas quel utilitaire serait capable de tarir, sans devenir oïnopique
et plus enflé que Lepeintre jeune ou qu’un hippopotame, la grande
coupe qu’il appelait la tasse d’Hercule. Le maréchal de
Bassompierre, qui vida sa grande batte à entonnoir à la
santé des treize cantons, me paraît singulièrement estimable
dans son genre et très difficile à perfectionner.
Quel économiste nous élargira l’estomac
de manière à contenir autant de beefsteaks que feu Milon le
Crotoniate qui mangeait un bœuf ? La carte du Café Anglais, de
Véfour, ou de telle autre célébrité culinaire que
vous voudrez, me paraît bien maigre et bien œcuménique,
comparée à la carte du dîner de Trimalcion. – À
quelle table sert-on maintenant une truie et ses douze marcassins dans un seul
plat ? Qui a mangé des murènes et des lamproies
engraissées avec de l’homme ? Croyez-vous en
vérité que Brillat-Savarin ait perfectionné Apicius ?
– Est-ce chez Chevet que le gros tripier de Vitellius trouverait à
remplir son fameux bouclier de Minerve de cervelles de faisans et de paons, de
langues de phénicoptères et de foies de scarrus ? – Vos
huîtres du Rocher de Cancale sent vraiment quelque chose de bien
recherché à côté des huîtres de Lucrin,
à qui l’on avait fait une mer tout exprès. – Les
petites maisons dans les faubourgs des marquis de la Régence sont de
misérables vide-bouteilles, si on les compare aux villas des patriciens
romains, à Baïes, à Caprée et à Tibur. Les
magnificences cyclopéennes de ces grands voluptueux lui bâtissaient
des monuments éternels pour des plaisirs d’un jour ne
devraient-elles pas nous faire tomber à plat ventre devant le
génie antique, et rayer à tout jamais de nos dictionnaires le mot
perfectibilité ?
A-t-on inventé un seul péché capital de
plus ? Il n’y en a malheureusement que sept comme devant, le nombre
de chutes du juste pour un jour, ce qui est bien médiocre. – Je ne
pense même pas qu’après un siège de progrès, au
train dont nous y allons, aucun amoureux soit capable de renouveler le
treizième travail d’Hercule. – Peut-on être
agréable une seule fois de plus à sa divinité qu’au
temps de Salomon ? Beaucoup de savants très illustres et de dames
très respectables soutiennent l’opinion tout à fait
contraire, et prétendent que l’amabilité va
décroissant. Eh bien ! alors, que nous parlez-vous de
progrès ? – Je sais bien que vous me direz que l’on a
une chambre haute et une chambre basse, qu’on espère que
bientôt tout le monde sera électeur, et le nombre des
représentants doublé ou triplé. Est-ce que vous trouvez
qu’il ne se commet pas assez de fautes de français comme cela
à la tribune nationale, et qu’ils ne sont pas assez pour la
méchante besogne qu’ils ont à brasser ? Je ne comprends
guère l’utilité qu’il y a de parquer deux ou trois
cents provinciaux dans une baraque de bois, avec un plafond peint par
M. Fragonard, pour leur faire tripoter et gâcher je ne sais combien
de petites lois absurdes ou atroces. – Qu’importe que ce soit un
sabre, un goupillon ou un parapluie qui vous gouverne ! – C’est
toujours un bâton, et je m’étonne que des hommes de
progrès en soient à disputer sur le choix du gourdin qui leur doit
chatouiller l’épaule, tandis qu’il serait beaucoup plus
progressif et moins dispendieux de le casser et d’en jeter les morceaux
à tous les diables.
Le seul de vous qui ait le sens commun,
c’est un fou, un grand génie, un imbécile, un divin
poète bien au-dessus de Lamartine, de Hugo et de Byron ; c’est
Charles Fourier le phalanstérien qui est à lui seul tout
cela : lui seul a eu de la logique, et a l’audace de pousser ses
conséquences jusqu’au bout. – Il affirme, sans
hésiter, que les hommes ne tarderaient pas à avoir une queue de
quinze pieds de long avec un œil au bout ; ce qui, assurément,
est un progrès, et permet de faire mille belles choses qu’on ne
pouvait faire auparavant, telles que d’assommer les
éléphants sans coup férir, de se balancer aux arbres sans
escarpolettes, aussi commodément que le macaque le mieux
conditionné, de se passer de parapluie ou d’ombrelle, en
déployant la queue par-dessus sa tête en guise de panache, comme
font les écureuils qui se privent de riflards très
agréablement, et autres prérogatives qu’il serait trop long
d’énumérer. Plusieurs phalanstériens
prétendent même qu’ils en ont déjà une petite
qui ne demande qu’à devenir plus grande, pour peu que Dieu leur
prête vie.
Charles Fourier a inventé autant
d’espèces d’animaux que Georges Cuvier, le grand naturaliste.
Il a inventé des chevaux qui seront trois fois gros comme des
éléphants, des chiens grands comme des tigres, des poissons
capables de rassasier plus de monde que les trois poissons de
Jésus-Christ que les incrédules voltairiens pensent être des
poissons d’avril, et moi une magnifique parabole. Il a bâti des
villes auprès de qui Rome, Babylone et Tyr ne sont que des
taupinières ; il a entassé des Babels l’une sur
l’autre, et fait monter dans les rifles des spirales plus infinies que
celles de toutes les gravures de John Martinn ; il a imaginé je ne
sais combien d’ordres d’architecture et de nouveaux
assaisonnements ; il a fait un projet de théâtre qui
paraîtrait grandiose même à des Romains de l’empire, et
dressé un menu de dîner que Lucius ou Nomentanus eussent
peut-être trouvé suffisant pour un dîner d’amis ;
il promet de créer des plaisirs nouveaux, et de développer les
organes et les sens ; il doit rendre les femmes plus belles et plus
voluptueuses, les hommes plus robustes et plus vigoureux ; il vous garantit
des enfants, et se propose de réduire le nombre des habitants du monde de
façon que chacun y soit à son aise ; ce qui est plus
raisonnable que de pousser les prolétaires à en faire
d’autres, sauf à les canonner ensuite dans les rues quand ils
pullulent trop, et à leur envoyer des boulets au lieu de pain.
Le progrès est possible de cette
façon seulement. – Tout le reste est une dérision
amère, une pantalonnade sans esprit, qui n’est pas même bonne
à duper des gobe-mouches idiots.
Le phalanstère est vraiment un progrès sur
l’abbaye de Thélème, et relègue définitivement
le paradis terrestre au nombre des choses tout à fait surannées et
perruques. Les Mille et une Nuits et les Contes de madame d’Aulnay peuvent
seuls lutter avantageusement avec le phalanstère. Quelle
fécondité ! quelle invention ! Il y a là de quoi
défrayer de merveilleux trois mille charretées de poèmes
romantiques ou classiques ; et nos versificateurs, académiciens ou
non, sont de bien piètres trouveurs, si on les compare à
M. Charles Fourier, l’inventeur des attractions passionnées.
– Cette idée de se servir de mouvements que l’on a
jusqu’ici cherché à réprimer est très
assurément une haute et puissante idée.
Ah ! vous dites que nous sommes en
progrès ! – Si, demain, un volcan ouvrait sa gueule à
Montmartre, et faisait à Paris un linceul de cendre et un tombeau de
lave, comme fit autrefois le Vésuve à Stabia, à
Pompéi et à Herculanum, et que, dans quelque mille ans, les
antiquaires de ce temps-là fissent des fouilles et exhumassent le cadavre
de la ville morte, dites quel monument serait resté debout pour
témoigner de la splendeur de la grande enterrée, Notre-Dame la
gothique ? – On aurait vraiment une belle idée de nos arts en
déblayant les Tuileries retouchées par M. Fontaine ! Les
statues du pont Louis XV feraient un bel effet, transportées dans les
musées d’alors ! Et, n’étaient les tableaux des
anciennes écoles et les statues de l’antiquité ou de la
Renaissance entassés dans la galerie du Louvre, ce long boyau
informe ; n’était le plafond d’Ingres, qui
empêcherait de croire que Paris ne fût qu’un campement de
Barbares, un village de Welches ou de Topinamboux, ce qu’on retirerait des
fouilles serait quelque chose de bien curieux. – Des briquets de gardes
nationaux et des casques de sapeurs pompiers, des écus frappés
d’un coin informe, voilà ce qu’on trouverait au lieu de ces
belles armes, si curieusement ciselées, que le moyen âge laisse au
fond de ses tours et de ses tombeaux en ruine, de ces médailles qui
remplissent les vases étrusques et pavent les fondements de toutes les
constructions romaines. Quant à nos misérables meubles de bois
plaqué, à tous ces pauvres coffres si nus, si laids, si mesquins
que l’on appelle commodes ou secrétaires, tous ces ustensiles
informes et fragiles, j’espère que le temps en aurait assez
pitié pour en détruire jusqu’au moindre vestige.
Une belle fois cette
fantaisie nous a pris de faire un monument grandiose et magnifique. Nous avons
d’abord été obligés d’en emprunter le plan aux
vieux Romains ; et, avant même d’être achevé,
notre Panthéon a fléchi sur ses jambes comme un enfant rachitique,
et a titubé comme un invalide ivre-mort, si bien qu’il nous a fallu
lui mettre des béquilles de pierre, sans quoi il serait chu piteusement
tout de son long, devant tout le monde, et aurait apprêté aux
nations à rire pour plus de cent ans. – Nous avons voulu planter un
obélisque sur une de nos places ; il nous fallut l’aller
filouter à Luxor, et nous avons été deux ans à
l’amener chez nous. La vieille Égypte bordait ses routes
d’obélisques, comme nous les nôtres de peupliers ; elle
en portait des bottes sous ses bras, comme un maraîcher porte ses bottes
d’asperges, et taillait un monolithe dans les flancs de ses montagnes de
granit plus facilement que nous un cure-dents ou un cure-oreilles. Il y a
quelques siècles, on avait Raphaël, on avait Michel-Ange ;
maintenant l’on a M. Paul Delaroche, le tout parce que l’on est
en progrès. – Vous vantez votre Opéra ; dix
Opéras comme les vôtres danseraient la sarabande dans un cirque
romain. M. Martin lui-même avec son tigre apprivoisé et son
pauvre lion goutteux et endormi comme un abonné de la
Gazette, est quelque chose de bien
misérable à côté d’un gladiateur de
l’antiquité. Vos représentations à
bénéfice qui durent
jusqu’à deux
heures du matin, qu’est-ce que cela quand on pense à ces jeux qui
duraient cent jours, à ces représentations où de
véritables vaisseaux se battaient véritablement dans une
véritable mer ; où des milliers d’hommes se taillaient
consciencieusement en pièces ; – pâlis, Ô
héroïque Franconi ! – où, la mer retirée,
le désert arrivait avec ses tigres et ses lions rugissants, terribles
comparses qui ne servaient qu’une fois, où le premier rôle
était rempli par quelque robuste athlète Dace ou Pannonien que
l’on eût été bien souvent embarrassé de faire
revenir à la fin de la pièce, dont l’amoureuse était
quelque belle et friande lionne de Numidie à jeun depuis trois
jours ? – L’éléphant funambule ne vous parait-il
pas supérieur à mademoiselle George ? Croyez-vous que
mademoiselle Taglioni danse mieux qu’Arbuscula, et Perrot mieux que
Bathylle ? Je suis persuadé que Roscins eût rendu des points
à Bocage, tout excellent qu’il soit. – Galéria
Coppiola remplit un rôle d’ingénue à cent ans
passés. Il est juste de dire que la plus vieille de nos jeunes
premières n’a guère plus de soixante ans, et que
mademoiselle Mars n’est pas même en progrès de ce
côté-là : ils avaient trois ou quatre mille dieux
auxquels ils croyaient, et nous n’en avons qu’un auquel nous ne
croyons guère ; c’est progresser d’une étrange
sorte. – Jupiter n’est-il pas plus fort que Don Juan, et un bien
autre séducteur ? En vérité, je ne sais ce que nous
avons inventé ou seulement perfectionné.
Après les journalistes
progressifs, et comme pour leur servir d’antithèse, il y a les
journalistes blasés, qui ont habituellement vingt ou vingt-deux ans, qui
ne sont jamais sortis de leur quartier et n’ont encore couché
qu’avec leur femme de ménage. Ceux-là, tout les ennuie, tout
les excède, tout les assomme ; ils sont rassasiés,
blasés, usés, inaccessibles. Ils connaissent d’avance ce que
vous allez leur dire ; ils ont vu, senti, éprouvé, entendu
tout ce qu’il est possible de voir, de sentir, d’éprouver et
d’entendre ; le cœur humain n’a pas de recoin si inconnu
qu’ils n’y aient porté la lanterne. Ils vous disent avec un
aplomb merveilleux : Le cœur humain n’est pas comme cela ;
les femmes ne sont pas faites ainsi ; ce caractère est faux ;
– ou bien : – Eh quoi ! toujours des amours ou des
haines ! toujours des hommes et des femmes ! Ne peut-on nous parler
d’autre chose ? Mais l’homme est usé
jusqu’à la corde, et la femme encore plus, depuis que
M. de Balzac s’en mêle.
Qui nous délivrera des hommes et des
femmes ?
– Vous croyez, monsieur, que votre fable est
neuve ? elle est neuve à la façon du Pont-Neuf : rien au
monde n’est plus commun ; j’ai lu cela je ne sais où,
quand j’étais en nourrice ou ailleurs ; on m’en rebat
les oreilles depuis dix ans. – Au reste, apprenez, monsieur, qu’il
n’y a rien que je ne sache, que tout est usé pour moi, et que votre
idée, fût-elle vierge comme la vierge Marie, je n’affirmerais
pas moins l’avoir vue se prostituer sur les bornes aux moindres grimauds
et aux plus minces cuistres.
Ces journalistes ont été
cause de Jocko, du Monstre Vert, des Lions de Mysore et de mille autres belles
inventions.
Ceux-là se plaignent continuellement
d’être obligés de lire des livres et de voir des
pièces de théâtre. À propos d’un méchant
vaudeville, ils vous parlent des amandiers en fleurs, de tilleuls qui embaument,
de la brise du printemps, de l’odeur du jeune feuillage ; ils se font
amants de la nature à la façon du jeune Werther, et cependant
n’ont jamais mis le pied hors de Paris, et ne distingueraient pas un chou
d’avec une betterave. – Si c’est l’hiver, ils vous
diront les agréments du foyer domestique, et le feu qui pétille et
les chenets, et les pantoufles, et la rêverie, et le demi-sommeil ;
ils ne manqueront pas de citer le fameux vers de Tibulle :
Quam
juvat immites ventos audire cubantem
moyennant quoi ils se donneront une petite tournure à
la fois désillusionnée et naïve la plus charmante du monde.
Ils se poseront en hommes sur qui l’œuvre des hommes ne peut plus
rien, que les émotions dramatiques laissent aussi froids et aussi secs
que le canif dont ils taillent leur plume, et qui crient cependant, comme J.-J.
Rousseau : Voilà la pervenche ! Ceux-là professent une
antipathie féroce pour les colonels du Gymnase, les oncles
d’Amérique, les cousins, les cousines, les vieux grognards
sensibles, les veuves romanesques, et tâchent de nous guérir du
vaudeville en prouvant chaque jour, par leurs feuilletons, que tous les
Français ne sont pas nés malins – En vérité,
nous ne trouvons pas grand mal à cela ; bien au contraire, et nous
nous plaisons à reconnaître que l’extinction du vaudeville ou
de l’opéra-comique en France (genre national) serait un des plus
grands bienfaits du ciel. – Mais je voudrais bien savoir quelle
espèce de littérature ces messieurs laisseraient
s’établir à la place de celle-là. Il est vrai que ce
ne pourrait être pis.
D’autres prêchent contre le
faux goût et traduisent Sénèque le tragique.
Dernièrement, et pour clore la marche, il s’est formé un
nouveau bataillon de critiques d’une espèce non encore vue.
Leur formule d’appréciation est la plus
commode, la plus extensible, la plus malléable, la plus
péremptoire, la plus superlative et la plus triomphante qu’un
critique ait jamais pu imaginer. Zoïle n’y eût certainement pas
perdu.
Jusqu’ici, lorsqu’on avait voulu
déprécier un ouvrage quelconque, ou le déconsidérer
aux yeux de l’abonné patriarcal et naïf, on avait fait des
citations fausses ou perfidement isolées ; on avait tronqué
des phrases et mutilé des vers, de façon que l’auteur
lui-même se fût trouvé le plus ridicule du monde ; on
lui avait intenté des plagiats imaginaires ; on rapprochait des
passages de son livre avec des passages d’auteurs anciens ou modernes, qui
n’y avaient pas le moindre rapport ; on l’accusait, en style de
cuisinière, et avec force solécismes, de ne pas savoir sa langue,
et de dénaturer le français de Racine et de Voltaire ; on
assurait sérieusement que son ouvrage poussait à
l’anthropophagie, et que les lecteurs devenaient immanquablement
cannibales ou hydrophobes dans le courant de la semaine ; mais tout cela
était pauvre, retardataire, faux toupet et fossile au possible À
force d’avoir traîné le long des feuilletons et des articles
Variétés,
l’accusation d’immoralité devenait insuffisante, et
tellement hors de service qu’il n’y avait plus guère que
le Constitutionnel, journal pudique et
progressif, comme on sait, qui eût ce désespéré
courage de l’employer encore.
L’on a donc inventé la critique d’avenir,
la critique prospective. Concevez-vous, du premier coup, comme cela est charmant
et provient d’une belle imagination ? La recette est simple, et
l’on peut vous la dire – Le livre qui sera beau et qu’on
louera est le livre qui n’a pas encore paru. Celui qui paraît est
infailliblement détestable. Celui de demain sera superbe ; mais
c’est toujours aujourd’hui.
Il en est de cette critique comme de ce barbier qui avait
pour enseigne ces mots écrits en gros caractères :
ICI
L’ON RASERA GRATIS DEMAIN.
Tous les pauvres diables qui lisaient la pancarte se
promettaient pour le lendemain cette douceur ineffable et souveraine
d’être barbifiés une fois en leur vie sans bourse
délier : et le poil en poussait d’aise d’un demi-pied au
menton pendant la nuitée qui précédait ce bien heureux
jour ; mais, quand ils avaient la serviette au cou, le frater leur
demandait s’ils avaient de l’argent, et qu’ils se
préparassent à cracher au bassin, sinon qu’il les
accommoderait en abatteurs de noix ou en cueilleurs de pommes du Perche ;
et il jurait son grand sacredieu qu’il leur trancherait la gorge avec son
rasoir, à moins qu’ils ne le payassent, et les pauvres claquedents,
tout marmiteux et piteux, d’alléguer la pancarte et la sacro-sainte
inscription. – Hé ! hé ! mes petits bedons !
faisait le barbier, vous n’êtes pas grands clercs, et auriez bon
besoin de retourner aux écoles ! La pancarte dit : Demain. Je
ne suis pas si niais et fantastique d’humeur que de raser gratis
aujourd’hui ; mes confrères diraient que je perds le
métier. – Revenez l’autre fois ou la semaine des trois
jeudis, vous vous en trouverez on ne peut mieux. Que je devienne ladre vert ou
mézeau, si je ne vous le fais gratis, foi d’honnête
barbier.
Les auteurs qui lisent un article
prospectif, où l’on daube un ouvrage actuel, se flattent que le
livre qu’ils font sera le livre de l’avenir. Ils tâchent de
s’accommoder, autant que faire se peut, aux idées du critique, et
se font sociaux, progressifs, moralisants, palingénésiques,
mythiques, panthéistes, buchézistes, croyant par là
échapper au formidable anathème ; mais il leur arrive ce qui
arrivait aux pratiques du barbier : – aujourd’hui n’est
pas la veille de demain. Le demain tant promis ne luira jamais sur le
monde ; car cette formule est trop commode pour qu’on
l’abandonne de sitôt. Tout en décriant ce livre dont on est
jaloux, et qu’on voudrait anéantir, on se donne les gants de la
plus généreuse impartialité. On a l’air de ne pas
demander mieux que de trouver bien à louer, et cependant on ne le fait
jamais. Cette recette est bien supérieure à celle que l’on
pouvait appeler rétrospective et qui consiste à ne vanter que des
ouvrages anciens, qu’on ne lit plus et qui ne gênent personne, aux
dépens des livres modernes, dont on s’occupe et qui blessent plus
directement les amours-propres.
Nous avons dit, avant de commencer cette
revue de messieurs les critiques, que la matière pourrait fournir quinze
ou seize mille volumes in-folio, mais que nous nous contenterions de quelques
lignes ; je commence à craindre que ces quelques lignes ne soient
des lignes de deux ou trois mille toises de longueur chacune et ne ressemblent
à ces grosses brochures épaisses à ne les pouvoir pas
trouer d’un trou de canon, et qui portent perfidement pour titre : Un
mot sur la révolution, un mot sur ceci ou cela. L’histoire des
faits et gestes, des amours multiples de la diva Madeleine de Maupin courrait
grand risque d’être éconduite, et on concevra que ce
n’est pas trop d’un volume tout entier pour chanter dignement les
aventures de cette belle Bradamante. – C’est pourquoi, quelque envie
que nous ayons de continuer le blason des illustres Aristarques de
l’époque, nous nous contenterons du crayon commencé que nous
venons d’en tirer, en y ajoutant quelques réflexions sur la
bonhomie de nos débonnaires confrères en Apollon, qui, aussi
stupides que le Cassandre des pantomimes, restent là à recevoir
les coups de batte d’Arlequin et les coups de pied au cul de Paillasse,
sans bouger non plus que des idoles.
Ils ressemblent à un maître
d’armes qui, dans un assaut, croiserait ses bras derrière son dos,
et recevrait dans sa poitrine découverte toutes les bottes de son
adversaire, sans essayer une seule parade.
C’est comme un plaidoyer où le procureur du roi
aurait seul la parole, ou comme un débat où la réplique ne
serait pas permise.
Le critique avance ceci et cela. Il tranche du grand et
taille en plein drap. Absurde, détestable, monstrueux : cela ne
ressemble à rien, cela ressemble à tout. On donne un drame, le
critique le va voir ; il se trouve qu’il ne répond en rien au
drame qu’il avait forgé dans sa tête sur le titre ;
alors, dans son feuilleton, il substitue son drame à lui au drame de
l’auteur. Il fait de grandes tartines d’érudition ; il
se débarrasse de toute la science qu’il a été se
faire la veille dans quelque bibliothèque et traite de Turc à More
des gens chez qui il devrait aller à l’école, et dont le
moindre en remontrerait à de plus forts que lui.
Les auteurs endurent cela avec une
magnanimité, une longanimité qui me paraît vraiment
inconcevable. Quels sont donc, au bout du compte, ces critiques au ton si
tranchant, à la parole si brève que l’on croirait les vrais
fils des dieux ? ce sont tout bonnement des hommes avec qui nous avons
été au collège, et à qui évidemment leurs
études ont moins profité qu’à nous, puisqu’ils
n’ont produit aucun ouvrage et ne peuvent faire autre chose que conchier
et gâter ceux des autres comme de véritables stryges
stymphalides.
Ne serait-ce pas quelque chose à faire que la
critique des critiques ? car ces grands dégoûtés, qui
font tant les superbes et les difficiles, sont loin d’avoir
l’infaillibilité de notre saint père. Il y aurait de quoi
remplir un journal quotidien et du plus grand format. Leurs bévues
historiques ou autres, leurs citations controuvées, leurs fautes de
français, leurs plagiats, leur radotage, leurs plaisanteries rebattues et
de mauvais goût, leur pauvreté d’idées, leur manque
d’intelligence et de tact, leur ignorance des choses les plus simples qui
leur fait volontiers prendre le Pirée pour un homme et M. Delaroche
pour un peintre fourniraient amplement aux auteurs de quoi prendre leur
revanche, sans autre travail que de souligner les passages au crayon et de les
reproduire textuellement ; car on ne reçoit pas avec le brevet de
critique le brevet de grand écrivain, et il ne suffit pas de reprocher
aux autres des fautes de langage ou de goût pour n’en point faire
soi-même ; nos critiques le prouvent tous les jours. – Que si
Chateaubriand, Lamartine et d’autres gens comme cela faisaient de la
critique, je comprendrais qu’on se mît à genoux et
qu’on adorât ; mais que MM. Z. K. Y. V. Q. X., ou telle
autre lettre de l’alphabet entre A et W, fassent les petits Quintiliens et
vous gourmandent au nom de la morale et de la belle littérature,
c’est ce qui me révolte toujours et me fait entrer en des fureurs
nonpareilles. Je voudrais qu’on fît une ordonnance de police qui
défendît à certains noms de se heurter à certains
autres. Il est vrai qu’un chien peut regarder un évêque, et
que Saint-Pierre de Rome, tout géant qu’il soit, ne peut
empêcher que ces Transtévérins ne le salissent par en bas
d’une étrange sorte ; mais je n’en crois pas moins
qu’il serait fou d’écrire au long de certaines
réputations monumentales :
DEFENSE
DE DEPOSER DES ORDURES ICI.
Charles X avait seul bien compris la question. En ordonnant
la suppression des journaux, il rendait un grand service aux arts et à la
civilisation. Les journaux sont des espèces de courtiers ou de maquignons
qui s’interposent entre les artistes et le public, entre le roi et le
peuple. On sait les belles choses qui en sont résultées. Ces
aboiements perpétuels assourdissent l’inspiration, et jettent une
telle méfiance dans les cœurs et dans les esprits que l’on
n’ose se fier ni à un poète, ni à un
gouvernement ; ce qui fait que la royauté et la poésie, ces
deux plus grandes choses du monde, deviennent impossibles, au grand malheur des
peuples, qui sacrifient leur bien-être au pauvre plaisir de lire, tous les
matins, quelques mauvaises feuilles de mauvais papier, barbouillées de
mauvaise encre et de mauvais style. Il n’y avait point de critique
d’art sous Jules II, et je ne connais pas de feuilleton sur Daniel de
Volterre, Sébastien del Piombo, Michel-Ange, Raphaël, ni sur
Ghiberti delle Porte, ni sur Benvenuto Cellini ; et cependant je pense que,
pour des gens qui n’avaient point de journaux, qui ne connaissaient ni le
mot
art ni le mot
artistique, ils avaient assez de talent
comme cela, et ne s’acquittaient point trop mal de leur métier. La
lecture des journaux empêche qu’il n’y ait de vrais savants et
de vrais artistes ; c’est comme un excès quotidien qui vous
fait arriver énervé et sans force sur la couche des Muses, ces
filles dures et difficiles qui veulent des amants vigoureux et tout neufs. Le
journal tue le livre, comme le livre a tué l’architecture, comme
l’artillerie a tué le courage et la force musculaire. On ne se
doute pas des plaisirs que nous enlèvent les journaux. Ils nous
ôtent la virginité de tout ; ils font qu’on n’a
rien en propre, et qu’on ne peut posséder un livre à soi
seul ; ils vous ôtent la surprise du théâtre, et vous
apprennent d’avance tous les dénouements ; ils vous privent du
plaisir de papoter, de cancaner, de commérer et de médire, de
faire une nouvelle ou d’en colporter une vraie pendant huit jours dans
tous les salons du monde. Ils nous entonnent, malgré nous, des jugements
tout faits, et nous préviennent contre des choses que nous
aimerions ; ils font que les marchands de briquets phosphoriques, pour peu
qu’ils aient de la mémoire, déraisonnent aussi
impertinemment littérature que des académiciens de province ;
ils font que, toute la journée, nous entendons, à la place
d’idées naïves ou d’âneries individuelles, des
lambeaux de journal mal digérés qui ressemblent à des
omelettes crues d’un côté et brûlées de
l’autre, et qu’on nous rassasie impitoyablement de nouvelles meules
de trois ou quatre heures, et que les enfants à la mamelle savent
déjà ; ils nous émoussent le goût, et nous
rendent pareils à ces buveurs d’eau-de-vie poivrée, à
ces avaleurs de limes et de râpes qui ne trouvent plus aucune saveur aux
vins les plus généreux et n’en peuvent saisir le bouquet
fleuri et parfumé. Si Louis-Philippe, une bonne fois pour toutes,
supprimait tous les journaux littéraires et politiques je lui en saurais
un gré infini, et je lui rimerais sur-le-champ un beau dithyrambe
échevelé en vers libres et à rimes croisées ;
signé : votre très humble et très fidèle sujet
etc. Que l’on ne s’imagine pas que l’on ne s’occuperait
plus de littérature ; au temps où il n’y avait pas de
journaux, un quatrain occupait tout Paris huit jours et une première
représentation six mois.
Il est vrai que
l’on perdrait à cela les annonces et les éloges à
trente sous la ligne, et la notoriété serait moins prompte et
moins foudroyante. Mais j’ai imaginé un moyen très
ingénieux de remplacer les annonces Si d’ici à la mise en
vente de ce glorieux roman, mon gracieux monarque a supprimé les
journaux, je m’en servirai très assurément, et je m’en
promets monts et merveilles. Le grand jour arrivé, vingt-quatre crieurs
à cheval, aux livrées de l’éditeur, avec son adresse
sur le dos et sur la poitrine, portant en main une bannière où
serait brodé des deux côtés le titre du roman,
précédés chacun d’un tambourineur et d’un
timbalier, parcourront la ville, et, s’arrêtant aux places et aux
carrefours, crieront à haute et intelligible voix :
C’est aujourd’hui et non hier ou demain que
l’on met en vente l’admirable, l’inimitable, le divin et plus
que divin roman du très célèbre Théophile Gautier,
Mademoiselle de Maupin, que
l’Europe et même les autres parties du monde et la Polynésie
attendent si impatiemment depuis un an et plus. Il s’en vend cinq cents
à la minute, et les éditions se succèdent de demi-heure en
demi-heure ; on est déjà à la dix-neuvième. Un
piquet de gardes municipaux est à la porte du magasin, contient la foule
et prévient tous les désordres. – Certes, cela vaudrait bien
une annonce de trois lignes dans les
Débats et le
Courrier français, entre les
ceintures élastiques, les cols en crinoline, les biberons en
tétine incorruptible, la pâte de Regnault et les recettes contre le
mal de dents.
Chapitre 1
Tu te plains, mon cher ami, de la
rareté de mes lettres. – Que veux-tu que je t’écrive,
sinon que je me porte bien et que j’ai toujours la même affection
pour toi ? – Ce sont choses que tu sais parfaitement, et qui sont si
naturelles à l’âge que j’ai et avec les belles
qualités qu’on te voit, qu’il y a presque du ridicule
à faire parcourir cent lieues à une misérable feuille de
papier pour ne rien dire de plus. – J’ai beau chercher, je
n’ai rien qui vaille la peine d’être rapporté ;
– ma vie est la plus unie du monde, et rien n’en vient couper la
monotonie. Aujourd’hui amène demain comme hier avait amené
aujourd’hui ; et, sans avoir la fatuité d’être
prophète, je puis prédire hardiment le matin ce qui
m’arrivera le soir.
Voici la disposition de ma journée : – je
me lève, cela va sans dire, et c’est le commencement de toute
journée ; je déjeune, je fais des armes, je sors, je rentre,
je dîne, fais quelques visites ou m’occupe de quelque lecture :
puis je me couche précisément comme j’avais fait la
veille ; je m’endors, et mon imagination, n’étant pas
excitée par des objets nouveaux, ne me fournit que des songes usés
et rebattus, aussi monotones que ma vie réelle : cela n’est
pas fort récréatif, comme tu vois. Cependant je m’accommode
mieux de cette existence que je n’aurais fait il y a six mois. – Je
m’ennuie, il est vrai, mais d’une manière tranquille et
résignée, qui ne manque pas d’une certaine douceur que je
comparerais assez volontiers à ces jours d’automne pâles et
tièdes auxquels on trouve un charme secret après les ardeurs
excessives de l’été.
Cette existence-là, quoique je
l’aie acceptée en apparence, n’est guère faite pour
moi cependant, ou du moins elle ressemble fort peu à celle que je me
rêve et à laquelle je me crois propre. – Peut-être me
trompé-je, et ne suis-je fait effectivement que pour ce genre de
vie ; mais j’ai peine à le croire, car, si
c’était ma vraie destinée, je m’y serais plus
aisément emboîté, et je n’aurais pas été
meurtri par ses angles à tant d’endroits et si
douloureusement.
Tu sais comme les aventures étranges ont un attrait
tout-puissant sur moi, comme j’adore tout ce qui est singulier, excessif
et périlleux, et avec quelle avidité je dévore les romans
et les histoires de voyages ; il n’y a peut-être pas sur la
terre de fantaisie plus folle et plus vagabonde que la mienne : eh bien, je
ne sais par quelle fatalité cela s’arrange, je n’ai jamais eu
une aventure, je n’ai jamais fait un voyage. Pour moi, le tour du monde
est le tour de la ville où je suis ; je touche mon horizon de tous
les côtés ; je me coudoie avec le réel. Ma vie est
celle du coquillage sur le banc de sable, du lierre autour de l’arbre, du
grillon dans la cheminée. – En vérité, je suis
étonné que mes pieds n’aient pas encore pris racine.
On peint l’Amour avec un bandeau sur les yeux ;
c’est le Destin qu’on devrait peindre ainsi.
J’ai pour valet une espèce
de manant assez lourd et assez stupide, qui a autant couru que le vent de bise,
qui a été au diable, je ne sais où, qui a vu de ses yeux
tout ce dont je me forme de si belles idées et s’en soucie comme
d’un verre d’eau ; il s’est trouvé dans les
situations les plus bizarres ; il a eu les plus étonnantes aventures
qu’on puisse avoir. Je le fais parler quelquefois, et j’enrage en
pensant que toutes ces belles choses sont arrivées à un butor qui
n’est capable ni de sentiment ni de réflexion, et qui n’est
bon qu’à faire ce qu’il fait, c’est-à-dire
à battre des habits et à décrotter des bottes.
Il est évident que la vie de ce maraud devait
être la mienne. – Pour lui, il me trouve fort heureux et entre en de
grands étonnements de me voir triste comme je suis.
Tout cela n’est pas fort intéressant, mon
pauvre ami, et ne vaut guère la peine d’être écrit,
n’est-ce pas ? Mais, puisque tu veux absolument que je
t’écrive, il faut bien que je te raconte ce que je pense et ce que
je sens, et que je te fasse l’histoire de mes idées, à
défaut d’événements et d’actions. – Il
n’y aura peut-être pas grand ordre ni grande nouveauté dans
ce que j’aurai à te dire ; mais il ne faudra t’en
prendre qu’à toi. Tu l’auras voulu.
Tu es mon ami d’enfance, j’ai été
élevé avec toi ; notre vie a été commune bien
longtemps, et nous sommes accoutumés à échanger nos plus
intimes pensées. Je puis donc te conter, sans rougir, toutes les
niaiseries qui traversent ma cervelle inoccupée ; je
n’ajouterai pas un mot, je ne retrancherai pas un mot, je n’ai pas
d’amour-propre avec toi. Aussi je serai exactement vrai, –
même dans les choses petites et honteuses ; ce n’est pas devant
toi, à coup sûr, que je me draperai.
Sous ce linceul d’ennui nonchalant
et affaissé dont je t’ai parlé tout à l’heure
remue parfois une pensée plutôt engourdie que morte, et je
n’ai pas toujours le calme doux et triste que donne la mélancolie.
– J’ai des rechutes et je retombe dans mes anciennes agitations.
Rien n’est fatigant au monde comme ces tourbillons sans motif et ces
élans sans but. – Ces jours-là, quoique je n’aie rien
à faire non plus que les autres, je me lève de très grand
matin, avant le soleil, tant il me semble que je suis pressé et que je
n’aurai jamais le temps qu’il faut ; je m’habille en
toute hâte, comme si le feu était à la maison, mettant mes
vêtements au hasard et me lamentant pour une minute perdue. –
Quelqu’un qui me verrait croirait que je vais à un rendez-vous
d’amour ou chercher de l’argent. – Point du tout. – Je
ne sais pas seulement où j’irai ; mais il faut que
j’aille, et je croirais mon salut compromis si je restais. – Il me
semble que l’on m’appelle du dehors, que mon destin passe à
cet instant-là dans la rue, et que la question de ma vie va se
décider.
Je descends, l’air effaré et surpris, les
habits en désordre, les cheveux mal peignés ; les gens se
retournent et rient à ma rencontre, et pensent que c’est un jeune
débauché qui a passé la nuit à la taverne ou
ailleurs. Je suis ivre en effet, quoique je n’aie pas bu, et j’ai
d’un ivrogne jusqu’à la démarche incertaine,
tantôt lente, tantôt rapide. Je vais de rue en rue comme un chien
qui a perdu son maître, cherchant à tout hasard, très
inquiet, très en éveil, me retournant au moindre bruit, me
glissant dans chaque groupe sans prendre souci des rebuffades des gens que je
heurte, et regardant partout avec une netteté de vision que je n’ai
pas dans d’autres moments. – Puis il m’est
démontré tout d’un coup que je me trompe, que ce n’est
pas là assurément, qu’il faut aller plus loin, à
l’autre bout de la ville, que sais-je ? Et je prends ma course comme
si diable m’emportait. – Je ne touche le sol que du bout des pieds,
et ne pèse pas une once. – Je dois en vérité avoir
l’air singulier avec ma mine affairée et furieuse, mes bras
gesticulants et les cris inarticulés que je pousse. – Quand
j’y songe de sang-froid, je me ris au nez à moi-même de tout
mon cœur, ce qui ne m’empêche pas, je te prie de le croire, de
recommencer à la prochaine occasion.
Si l’on me demandait pourquoi je
cours amas, je serais certainement fort embarrassé de répondre. Je
n’ai pas de hâte d’arriver, puisque je ne vais nulle part. Je
ne crains pas d’être en retard, puisque je n’ai pas
d’heure. – Personne ne m’attend, – et je n’ai
aucune raison de me presser ici.
Est-ce une occasion d’aimer, une
aventure, une femme, une idée ou une fortune, quelque chose qui manque
à ma vie et que je cherche sans m’en rendre compte, et
poussé par un instinct confus ? est-ce mon existence qui se veut
compléter ? est-ce l’envie de sortir de chez moi et de
moi-même, l’ennui de ma situation et le désir d’une
autre ? C’est quelque chose de cela, et peut-être tout cela
ensemble. – Toujours est-il que c’est un état fort
déplaisant, une irritation fébrile à laquelle
succède ordinairement la plus plate atonie.
Souvent j’ai cette idée que, si
j’étais parti une heure plus tôt, ou si j’avais
doublé le pas, je serais arrivé à temps ; que, pendant
que je passais par cette rue, ce que je cherche passait par l’autre, et
qu’il a suffi d’un embarras de voitures pour me faire manquer ce que
je poursuis à tout hasard depuis si longtemps. – Tu ne peux
t’imaginer les grandes tristesses et les profonds désespoirs
où je tombe quand je vois que tout cela n’aboutit à rien, et
que ma jeunesse se passe et qu’aucune perspective ne s’ouvre devant
moi ; alors toutes mes passions inoccupées grondent sourdement dans
mon cœur, et se dévorent entre elles faute d’autre aliment,
comme les bêtes d’une ménagerie auxquelles le gardien a
oublié de donner leur nourriture. Malgré les
désappointements étouffés et souterrains de tous les jours,
il y a quelque chose en moi qui résiste et ne veut pas mourir. Je
n’ai pas d’espérance, car, pour espérer, il faut un
désir, une certaine propension à souhaiter que les choses tournent
d’une manière plutôt que d’une autre. Je ne
désire rien, car je désire tout. Je n’espère pas, ou
plutôt je n’espère plus ; – cela est trop niais,
– et il m’est profondément égal qu’une chose
soit ou ne soit pas. – J’attends, – quoi ? Je ne sais,
mais j’attends.
C’est une attente
frémissante, pleine d’impatience coupée de soubresauts et de
mouvements nerveux comme doit l’être celle d’un amant qui
attend sa maîtresse. – Rien ne vient ; – j’entre en
furie ou me mets à pleurer. – J’attends que le ciel
s’ouvre et qu’il en descende un ange qui me fasse une
révélation qu’une révolution éclate et
qu’on me donne un trône qu’une vierge de Raphaël se
détache de sa toile, et me vienne embrasser, que des parents que je
n’ai pas meurent et me laissent de quoi faire voguer ma fantaisie sur un
fleuve d’or, qu’un hippogriffe me prenne et m’emporte dans des
régions inconnues. – Mais quoi que j’attende, ce n’est
à coup sûr rien d’ordinaire et de médiocre.
Cela est poussé au point que, lorsque je rentre chez
moi, je ne manque jamais à dire : – Il n’est venu
personne ? Il n’y a pas de lettre pour moi ? rien de
nouveau ? – Je sais parfaitement qu’il n’y a rien
qu’il ne peut rien y avoir. C’est égal ; je suis
toujours fort surpris et fort désappointé quand on me fait la
réponse habituelle : – Non, monsieur, – absolument
rien.
Quelquefois, – cependant cela est
rare, – l’idée se précise davantage. – Ce sera
quelque belle femme que je ne connais pas et qui ne me connaît pas, avec
qui je me serai rencontré au théâtre ou à
l’église et qui n’aura pas pris garde à moi le moins
du monde. – Je parcours toute la maison, et jusqu’à ce que
j’aie ouvert la porte de la dernière chambre, j’ose à
peine le dire, tant cela est fou, j’espère qu’elle est venue
et qu’elle est là. – Ce n’est pas fatuité de ma
part. – Je suis si peu fat que plusieurs femmes se sont
préoccupées fort doucement de moi, à ce que d’autres
personnes m’ont dit que je croyais très indifférentes
à mon égard, et n’avoir jamais rien pensé de
particulier sur mon propos. – Cela vient d’autre part.
Quand je ne suis pas hébété par
l’ennui et le découragement, mon âme se réveille et
reprend toute son ancienne vigueur.
J’espère, j’aime, je désire, et
mes désirs sont tellement violents que je m’imagine qu’ils
feront tout venir à eux comme un aimant doué d’une grande
puissance attire à lui les parcelles de fer, encore qu’elles en
soient fort éloignées. – C’est pourquoi
j’attends les choses que je souhaite, au lieu d’aller à
elles, et je néglige assez souvent les facilités qui
s’ouvrent le plus favorablement devant mes espérances. – Un
autre écrirait un billet le plus amoureux du monde à la
divinité de son cœur, ou chercherait l’occasion de s’en
rapprocher. – Moi, je demande au messager la réponse à une
lettre que je n’ai pas écrite, et passe mon temps à
bâtir dans ma tête les situations les plus merveilleuses pour me
faire voir à celle que j’aime sous le jour le plus inattendu et le
plus favorable. – On ferait un livre plus gros et plus ingénieux
que les Stratagèmes de Polybe de tous les stratagèmes que
j’imagine pour m’introduire auprès d’elle et lui
découvrir ma passion. Il suffirait le plus souvent de dire à un de
mes amis : – Présentez-moi chez madame une telle, – et
d’un compliment mythologique convenablement ponctué de
soupirs.
À entendre tout cela, on me
croirait propre à mettre aux Petites-Maisons ; je suis cependant
assez raisonnable garçon, et je n’ai pas mis beaucoup de folles en
action. Tout cela se passe dans les caves de mon âme, et toutes ces
idées saugrenues sont ensevelies très soigneusement au fond de
moi ; du dehors on ne voit rien, et j’ai la réputation
d’un jeune homme tranquille et froid, peu sensible aux femmes et
indifférent aux choses de son âge ; ce qui est aussi loin de
la vérité que le sont habituellement les jugements du monde.
Cependant, malgré toutes les choses qui m’ont
rebuté, quelques-uns de mes désirs se sont réalisés
et, par le peu de joie que leur accomplissement m’a causé,
j’en suis venu à craindre l’accomplissement des autres. Tu te
souviens de l’ardeur enfantine avec laquelle je désirais avoir un
cheval à moi ; ma mère m’en a donné un tout
dernièrement ; il est noir d’ébène, une petite
étoile blanche au front, à tous crins, le poil luisant, la jambe
fine, précisément comme je le voulais. Quand on me l’a
amené, cela m’a fait un tel saisissement que je suis resté
un grand quart d’heure tout pâle, sans me pouvoir remettre ;
puis j’ai monté dessus, et, sans dire un seul mot, je suis parti au
grand galop, et j’ai couru plus d’une heure devant moi à
travers champs dans un ravissement difficile à concevoir :
j’en ai fait tous les jours autant pendant plus d’une semaine, et je
ne sais pas, en vérité, comment je ne l’ai pas fait crever
ou rendu tout au moins poussif. – Peu à peu toute cette grande
ardeur s’est apaisée. J’ai mis mon cheval au trot, puis au
pas, puis j’en suis venu à le monter si nonchalamment que souvent
il s’arrête et que je ne m’en aperçois pas le plaisir
s’est tourné en habitude beaucoup plus promptement que je ne
l’aurais cru. – Quant à Ferragus, c’est ainsi que je
l’ai nommé, c’est bien la plus charmante bête que
l’on puisse voir. Il a des barbes aux pieds comme du duvet
d’aigle ; il est vif comme une chèvre et doux comme un agneau.
Tu auras le plus grand plaisir à galoper dessus quand tu viendras
ici ; et quoique ma fureur d’équitation soit bien
tombée, je l’aime toujours beaucoup, car il a un très
estimable caractère de cheval, et je le préfère
sincèrement à beaucoup de personnes. Si tu entendais comme il
hennit joyeusement quand je vais le voir à son écurie, et avec
quels yeux intelligents il me regarde ! J’avoue que je suis
touché de ces témoignages d’affection, que je lui prends le
cou et que je l’embrasse aussi tendrement, ma foi, que si
c’était une belle fille.
J’avais aussi un
autre désir, plus vif, plus ardent, plus perpétuellement
éveillé, plus chèrement caressé, et auquel
j’avais bâti dans mon âme un ravissant château de
cartes, un palais de chimères, détruit bien souvent et
relevé avec une constance désespérée –
c’était d’avoir une maîtresse, – une
maîtresse tout à fait à moi, – comme le cheval.
– Je ne sais pas si la réalisation de ce rêve m’aurait
aussi promptement trouvé froid que la réalisation de
l’autre ; – j’en doute. Mais peut-être ai-je tort,
et en serai-je aussi vite lassé. – Par une disposition
spéciale, je désire si frénétiquement ce que je
désire, sans toutefois rien faire pour me le procurer, que si par hasard,
ou autrement, j’arrive à l’objet de mon vœu, j’ai
une courbature morale si forte et suis tellement harassé, qu’il me
prend des défaillances et que je n’ai plus assez de vigueur pour en
jouir : aussi des choses qui me viennent sans que je les aie
souhaitées me font-elles ordinairement plus de plaisir que celles que
j’ai le plus ardemment convoitées.
J’ai vingt-deux ans ; je ne suis pas vierge.
– Hélas ! on ne l’est plus à cet
âge-là, maintenant, ni de corps, – ni de cœur, –
ce qui est bien pis. – Outre celles qui font plaisir aux gens pour la
somme et qui ne doivent pas plus compter qu’un rêve lascif,
j’ai bien eu par-ci par-là, dans quelque coin obscur, quelques
femmes honnêtes ou à peu près, ni belles ni laides, ni
jeunes ni vieilles, comme il s’en offre aux jeunes gens qui n’ont
point d’affaire réglée, et dont le cœur est dans le
désœuvrement. – Avec un peu de bonne volonté et une
assez forte dose d’illusions romanesques, on appelle cela une
maîtresse, si l’on veut. – Quant à moi, ce m’est
une chose impossible, et l’en aurais mille de cette espèce que je
n’en croirais pas moins mon désir aussi inaccompli que
jamais.
Je n’ai donc pas encore eu de
maîtresse, et tout mon désir est d’en avoir une. –
C’est une idée qui me tracasse singulièrement ; ce
n’est pas effervescence de tempérament, bouillon du sang, premier
épanouissement de puberté. Ce n’est pas la femme que je
veux, c’est une femme, une maîtresse ; je la veux, je
l’aurai, et d’ici à peu ; si je ne réussissais
pas, je t’avoue que je ne me relèverais pas de là, et que
j’en garderais devant moi-même une timidité
intérieure, un découragement sourd qui influerait gravement sur le
reste de ma vie. – Je me croirais manqué sous de certains rapports,
inharmonique ou dépareillé, – contrefait d’esprit ou
de cœur ; car enfin ce que je demande est juste, et la nature le doit
à tout homme. Tant que je ne serai pas parvenu à mon but, je ne me
regarderai moi-même que comme un enfant, et je n’aurai pas en moi la
confiance que j’y dois avoir. – Une maîtresse pour moi,
c’est la robe virile pour un jeune Romain.
Je vois tant d’hommes, ignobles
sous tous les rapports, avoir de belles femmes dont ils sont à peine
dignes d’être les laquais que la rougeur m’en monte au front
pour elles – et pour moi. – Cela me fait prendre une pitoyable
opinion des femmes de les voir s’enticher de tels goujats qui les
méprisent et les trompent, plutôt que de se donner à quelque
jeune homme loyal et sincère qui s’estimerait fort heureux, et les
adorerait à genoux ; à moi, par exemple. Il est vrai que ces
espèces encombrent les salons, font la roue devant tous les soleils et
sont toujours couchées au dos de quelque fauteuil, tandis que moi je
reste à la maison, le front appuyé contre la vitre, à
regarder fumer la rivière et monter le brouillard, tout en élevant
silencieusement dans mon cœur le sanctuaire parfumé, le temple
merveilleux où je dois loger l’idole future de mon âme.
– Chaste et poétique occupation, dont les femmes vous savent aussi
peu gré que possible.
Les femmes ont fort peu de goût pour les
contemplateurs et prisent singulièrement ceux qui mettent leurs
idées en action. Après tout, elles n’ont pas tort.
Obligées par leur éducation et leur position sociale à se
taire et à attendre, elles préfèrent naturellement ceux qui
viennent à elles et parlent, ils les tirent d’une situation fausse
et ennuyeuse : je sens tout cela ; mais jamais de ma vie je ne pourrai
prendre sur moi, comme j’en vois beaucoup qui le font, de me lever de ma
place, de traverser un salon, et d’aller dire inopinément à
une femme : – Votre robe vous va comme un ange, ou : –
Vous avez ce soir les yeux d’un lumineux particulier.
Tout cela n’empêche pas
qu’il ne me faille absolument une maîtresse. Je ne sais pas qui ce
sera, mais je ne vois personne dans les femmes que je connais qui puisse
convenablement remplir cette importante dignité. Je ne leur trouve que
très peu des qualités qu’il me faut. Celles qui auraient
assez de jeunesse n’ont pas assez de beauté ou
d’agréments dans l’esprit ; celles qui sont belles et
jeunes sont d’une vertu ignoble et rebutante, ou manquent de la
liberté nécessaire ; et puis il y a toujours par là
quelque mari, quelque frère, quelque mère ou quelque tante, je ne
sais quoi, qui a de gros yeux et de grandes oreilles, et qu’il faut
amadouer ou jeter par la fenêtre. – Toute rose a son puceron, toute
femme a des tas de parents dont il faut l’écheniller soigneusement,
si l’on veut cueillir un jour le fruit de sa beauté. Il n’y a
pas jusqu’aux arrières-petits-cousins de la province, et
qu’on n’a jamais vus, qui ne veuillent maintenir dans toute sa
blancheur la pureté immaculée de la chère cousine. Cela est
nauséabond, et je n’aurai jamais la patience qu’il faut pour
arracher toutes les mauvaises herbes et élaguer toutes les ronces qui
obstruent fatalement les avenues d’une jolie femme.
Je n’aime pas beaucoup les mamans,
et j’aime encore moins les petites filles. Je dois avouer aussi que les
femmes mariées n’ont qu’un très médiocre
attrait pour moi. – Il y a là-dedans une confusion et un
mélange qui me révoltent ; je ne puis souffrir cette
idée de partage. La femme qui a un mari et un amant est une
prostituée pour l’un des deux et souvent pour tous deux, et puis je
ne saurais consentir à céder la place à un autre. Ma
fierté naturelle ne saurait se plier à un tel abaissement. Jamais
je ne m’en irai parce qu’un autre homme arrive. Dût la femme
être compromise et perdue, dussions-nous nous battre à coups de
couteau, chacun un pied sur son corps, – je resterai. – Les
escaliers dérobés, les armoires, les cabinets et toutes les
machines de l’adultère seraient de pauvre ressource avec moi.
Je suis peu épris de ce qu’on appelle candeur
virginale, innocence du bel âge, pureté de cœur, et autres
charmantes choses qui sont du plus bel effet en vers ; j’appelle tout
bonnement cela niaiserie, ignorance, imbécillité ou hypocrisie.
– Cette candeur virginale, qui consiste à s’asseoir tout au
bord du fauteuil, les bras serrés contre le corps, l’œil sur
la pointe du corset, et à ne parler que sur un permis des grands-parents,
cette innocence qui a le monopole des cheveux sans frisure et des robes
blanches, cette pureté de cœur qui porte des corsages
colletés, parce qu’elle n’a pas encore de gorge ni
d’épaules, ne me paraissent pas, en vérité, un fort
merveilleux ragoût.
Je me soucie assez peu de faire
épeler l’alphabet d’amour à de petites niaises.
– Je ne suis ni assez vieux ni assez corrompu pour prendre grand plaisir
à cela : j’y réussirais mal d’ailleurs, car je
n’ai jamais rien su montrer à personne, même ce que je savais
le mieux. Je préfère les femmes qui lisent couramment, on est plus
tôt arrivé à la fin du chapitre ; et en toutes choses,
et surtout en amour, ce qu’il faut considérer, c’est la fin.
Je ressemble assez, de ce côté-là, à ces gens qui
prennent le roman par la queue, et en lisent tout d’abord le
dénouement, sauf à rétrograder ensuite jusqu’à
la première page.
Cette manière de lire et d’aimer a son charme.
On savoure mieux les détails quand on est tranquille sur la fin, et le
renversement amène l’imprévu.
Voilà donc les petites filles et les femmes
mariées exclues de la catégorie. – Ce sera donc parmi les
veuves que nous choisirons notre divinité. – Hélas !
j’ai bien peur, quoiqu’il ne reste plus que cela, que nous n’y
trouvions pas encore ce que nous voulons.
Si je venais à aimer un de ces pâles narcisses
tout baignés d’une tiède rosée de pleurs, et se
penchant avec une grâce mélancolique sur le tombeau de marbre neuf
de quelque mari heureusement et fraîchement décédé,
je serais certainement, et au bout de peu de temps, aussi malheureux que
l’époux défunt en son vivant. Les veuves, si jeunes et si
charmantes qu’elles soient, ont un terrible inconvénient que
n’ont pas les autres femmes : pour peu que l’on ne soit pas au
mieux avec elles et qu’il passe un nuage dans le ciel d’amour, elles
vous disent tout de suite avec un petit air superlatif et
méprisant : – Ah ! comme vous êtes
aujourd’hui ! C’est absolument comme monsieur : –
quand nous nous querellions, il n’avait pas autre chose à me
dire ; c’est singulier, vous avez le même son de voix et le
même regard ; quand vous prenez de l’humeur, vous ne sauriez
vous imaginer combien vous ressemblez à mon mari ; –
c’est à faire peur. – Cela est agréable de
s’entendre dire de ces choses-là en face et à bout
portant ! Il y en a même qui poussent l’impudence
jusqu’à louer le défunt comme une épitaphe et
à exalter son cœur et sa jambe aux dépens de votre jambe et
de votre cœur. – Au moins, avec les femmes qui n’ont
qu’un ou plusieurs amants, on a cet ineffable avantage de ne
s’entendre jamais parler de son prédécesseur, ce qui
n’est pas une considération d’un médiocre
intérêt. Les femmes ont un trop grand amour du convenable et du
légitime pour ne pas se taire soigneusement en pareille occurrence, et
toutes ces choses sont mises le plus tôt possible au rang des olim.
– Il est bien entendu qu’on est toujours le premier amant
d’une femme.
Je ne pense pas qu’il y ait quelque
chose de sérieux à répondre à une aversion aussi
bien fondée. Ce n’est pas que je trouve les veuves tout à
fait sans agrément, quand elles sont jeunes et jolies et n’ont
point encore quitté le deuil. Ce sont de petits airs languissants, de
petites façons de laisser tomber les bras, de ployer le cou et de se
rengorger comme une tourterelle dépareillée ; un tas de
charmantes minauderies doucement voilées sous la transparence du
crêpe, une coquetterie de désespoir si bien entendue, des soupirs
si adroitement ménagés, des larmes qui tombent si à propos
et donnent aux yeux tant de brillant ! – Certes, après le vin,
si ce n’est avant, la liqueur que j’aime le mieux à boire est
une belle larme bien limpide et bien claire qui tremble au bout d’un cil
brun ou blonde. – Le moyen qu’on résiste à cela !
– On n’y résiste pas ; – et puis le noir va si
bien aux femmes ! – La peau blanche, poésie à part,
tourne à l’ivoire, à la neige, au lait, à
l’albâtre, à tout ce qu’il y a de candide au monde
à l’usage des faiseurs de madrigaux : la peau bise n’a
plus qu’une pointe de brun pleine de vivacité et de feu. – Un
deuil est une bonne fortune pour une femme, et la raison pourquoi je ne me
marierai jamais, c’est de peur que ma femme ne se défasse de moi
pour porter mon deuil. – Il y a cependant des femmes qui ne savent point
tirer parti de leur douleur et pleurent de façon à se rendre le
nez rouge et à se décomposer la figure comme les mascarons
qu’on voit aux fontaines : c’est un grand écueil. Il
faut beaucoup de charmes et d’art pour pleurer agréablement ;
faute de cela, l’on court risque de n’être pas consolée
de longtemps. – Si grand néanmoins que soit le plaisir de rendre
quelque Artémise infidèle à l’ombre de son Mausole,
je ne veux pas décidément choisir, parmi cet essaim
gémissant, celle à qui je demanderai son cœur en
échange du mien.
Je t’entends
dire d’ici : – Qui prendras-tu donc ? – Tu ne veux
ni des jeunes personnes, ni des femmes mariées, ni des veuves. – Tu
n’aimes pas les mamans ; je ne présume pas que tu aimes mieux
les grand-mères. – Que diable aimes-tu donc ? C’est le
mot de la charade, et si je le savais, je ne me tourmenterais pas tant.
Jusqu’ici, je n’ai aimé aucune femme, mais j’ai
aimé et j’aime
l’amour.
Quoique je n’aie pas eu de maîtresses et que les femmes que
j’ai eues ne m’aient inspiré que du désir, j’ai
éprouvé et je connais l’amour même : je
n’aimais pas celle-ci ou celle-là, l’une plutôt que
l’autre, mais quelqu’une que je n’ai jamais vue et qui doit
exister quelque part, et que je trouverai, s’il plaît à Dieu.
Je sais bien comme elle est, et, quand je la rencontrerai, je la
reconnaîtrai.
Je me suis figuré bien souvent l’endroit
qu’elle habite, le costume qu’elle porte, les yeux et les cheveux
qu’elle a. – J’entends sa voix ; je reconnaîtrais
son pas entre mille autres, et si, par hasard, quelqu’un prononçait
son nom, je me retournerais ; il est impossible qu’elle n’ait
pas un des cinq ou six noms que je lui ai assignés dans ma
tête.
– Elle a vingt-six ans, pas plus, ni moins non plus.
– Elle n’est plus ignorante, et n’est pas encore
blasée. C’est un âge charmant pour faire l’amour comme
il faut, sans puérilité et sans libertinage. – Elle est
d’une taille moyenne. Je n’aime pas une géante ni une naine.
Je veux pouvoir porter tout seul ma déité du sofa au lit ;
mais il me déplairait de l’y chercher. Il faut que, se haussant un
peu sur la pointe du pied, sa bouche soit à la hauteur de mon baiser.
C’est la bonne taille. Quant à son embonpoint, elle est
plutôt grasse que maigre. Je suis un peu Turc sur ce point, et il ne me
plairait guère de rencontrer une arête où je cherche un
contour ; il faut que la peau d’une femme soit bien remplie, sa chair
dure et ferme comme la pulpe d’une pêche un peu verte :
c’est exactement ainsi qu’est faite la maîtresse que
j’aurai. Elle est blonde avec des yeux noirs, blanche comme une blonde,
colorée comme une brune, quelque chose de rouge et de scintillant dans le
sourire. La lèvre inférieure un peu large, la prunelle nageant
dans un flot d’humide radical, la gorge ronde et petite, et en
arrêt, les poignets minces, les mains longues et potelées, la
démarche onduleuse comme une couleuvre debout sur sa queue, les hanches
étoffées et mouvantes, l’épaule large, le
derrière du cou couvert de duvet : – un caractère de
beauté fin et ferme à la fois, élégant et vivace,
poétique et réel ; un motif de Giorgione
exécuté par Rubens.
Voici son costume : elle porte une
robe de velours écarlate ou noir avec des crevés de satin blanc ou
de toile d’argent, un corsage ouvert, une grande fraise à la
Médicis, un chapeau de feutre capricieusement rompu comme celui
d’Héléna Systerman, et de longues plumes blanches
frisées et crespelées, une chaîne d’or ou une
rivière de diamants au cou, et quantité de grosses bagues de
différents émaux à tous les doigts des mains.
Je ne lui ferais pas grâce
d’un anneau ou d’un bracelet. Il faut que la robe soit
littéralement en velours ou en brocart ; c’est tout au plus si
je lui permettrais de descendre jusqu’au satin. J’aime mieux
chiffonner une jupe de soie qu’une jupe de toile, et faire tomber
d’une tête des perles ou des plumes que des fleurs naturelles ou un
simple nœud : je sais que la doublure de la jupe de toile est souvent
aussi appétissante au moins que la doublure de la jupe de soie ;
mais je préfère la jupe de soie. – Aussi, dans mes
rêveries, je me suis donné pour maîtresse bien des reines,
bien des impératrices, bien des princesses, bien des sultanes, bien des
courtisanes célèbres, mais jamais des bourgeoises ou des
bergères ; et dans mes désirs les plus vagabonds, je
n’ai abusé de personne sur un tapis de gazon ou dans un lit de
serge d’Aumale. Je trouve que la beauté est un diamant qui doit
être monté et enchâssé dans l’or. Je ne
conçois pas une belle femme qui n’ait pas voiture, chevaux, laquais
et tout ce qu’on a avec cent mille francs de rente : il y a une
harmonie entre la beauté et la richesse. L’une demande
l’autre : un joli pied appelle un joli soulier ? un joli soulier
appelle des tapis et une voiture, et ce qui s’ensuit. Une belle femme avec
de pauvres habits dans une vilaine maison est, selon moi, le spectacle le plus
pénible qu’on puisse voir, et je ne saurais avoir d’amour
pour elle. Il n’y a que les beaux et les riches qui puissent être
amoureux sans être ridicules ou à plaindre. – À ce
compte, peu de gens auraient le droit d’être amoureux :
moi-même, tout le premier, je serais exclu ; cependant c’est
là mon opinion.
Ce sera le soir que nous nous
rencontrerons pour la première fois, – par un beau coucher de
soleil ; – le ciel aura de ces tons orangés jaune clair et
vert pâle que l’on voit dans quelques tableaux des grands
maîtres d’autrefois : il y aura une grande allée de
châtaigniers en fleurs et d’ormes séculaires tout couverts de
ramiers, – de beaux arbres d’un vert frais et sombre, des ombrages
pleins de mystères et de moiteur ; çà et là
quelques statues, quelques vases de marbre se détachant sur le fond de
verdure avec leur blancheur de neige, une pièce d’eau où se
joue le cygne familier, – et tout au fond un château de briques et
de pierres comme du temps de Henri IV, toit d’ardoises pointu, hautes
cheminées, girouettes à tous les pignons, fenêtres
étroites et longues. – À une de ces fenêtres,
mélancoliquement appuyée sur le balcon, la reine de mon âme
dans l’équipage que je t’ai décrit tout à
l’heure ; – derrière elle un petit nègre tenant
son éventail et sa perruche. – Tu vois qu’il n’y manque
rien, et que tout cela est parfaitement absurde. – La belle laisse tomber
son gant ; – je le ramasse, le baise et le rapporte. La conversation
s’engage ; je montre tout l’esprit que je n’ai pas ;
je dis des choses charmantes ; on m’en répond, je
réplique, c’est un feu d’artifice, une pluie lumineuse de
mots éblouissants. – Bref, je suis adorable – et
adoré. – Vient l’heure du souper, on me convie ; –
j’accepte. – Quel souper, mon cher ami, et quelle cuisinière
que mon imagination ! – Le vin rit dans le cristal, le faisan
doré et blond fume dans un plat armorié : le festin se
prolonge bien avant dans la nuit, et tu penses bien que ce n’est pas chez
moi que je la termine. – Ne voilà-t-il pas quelque chose de bien
imaginé ? – Rien au monde n’est plus simple, et, en
vérité, il est bien étonnant que cela ne soit pas
arrivé plutôt dix fois qu’une.
Quelquefois c’est dans une grande
forêt. – Voilà la chasse qui passe ; le cor sonne, la
meute aboie et traverse le chemin avec la rapidité de
l’éclair ; la belle en amazone monte un cheval turc, blanc
comme le lait, fringant et vif au possible. Bien qu’elle soit excellente
écuyère, il piaffe, il caracole, il se cabre, et elle a toutes les
peines du monde à le contenir ; il prend le mors aux dents et la
mène droit à un précipice. Je tombe là du ciel tout
exprès, je retiens le cheval, je prends dans mes bras la princesse
évanouie, je la fais revenir à elle et la reconduis à son
château. Quelle est la femme bien née qui refuserait son cœur
à un homme qui a exposé sa vie pour elle ? –
aucune ; – et la reconnaissance est un chemin de traverse qui
mène bien vite à l’amour.
– Tu conviendras au moins que,
lorsque je donne dans le romanesque, ce n’est pas à demi, et que je
suis aussi fou qu’il est possible de l’être. C’est
toujours cela, car rien au monde n’est plus maussade qu’une folie
raisonnable. Tu conviendras aussi que, lorsque j’écris des lettres,
ce sont plutôt des volumes que de simples billets. En tout j’aime ce
qui dépasse les bornes ordinaires. – C’est pourquoi je
t’aime. Ne te moque pas trop de toutes les niaiseries que je t’ai
griffonnées : je quitte la plume pour les mettre en action ;
car j’en reviens toujours à mon refrain : – je veux
avoir une maîtresse. J’ignore si ce sera la dame du parc, la
beauté du balcon, mais je te dis adieu pour me mettre en quête. Ma
résolution est prise. Dût celle que je cherche se cacher au fond du
royaume de Cathay ou de Samarcande, je la saurai bien dénicher. Je te
ferai savoir le succès de mon entreprise ou sa non-réussite.
J’espère que ce sera le succès : fais des vœux
pour moi, mon cher ami. Quant à moi, je m’habille de mon plus bel
habit, et sors de la maison bien décidé à n’y rentrer
qu’avec une maîtresse selon mes idées. – J’ai
assez rêvé ; à l’action maintenant.
Chapitre 2
Eh bien ! mon ami, je suis
rentré à la maison, je n’ai pas été au Cathay,
à Cachemire ni à Samarcande ; – mais il est juste de
dire que je n’ai pas plus de maîtresse que jamais. – Je
m’étais pourtant pris la main à moi-même, et
juré mon grand jurement que j’irais au bout du monde : je
n’ai pas été seulement au bout de la ville. Je ne sais
comment je m’y prends, je n’ai jamais pu tenir parole à
personne, pas même à moi : il faut que le diable s’en
mêle. Si je dis : J’irai là demain, il est sûr que
je resterai ; si je me propose d’aller au cabaret, je vais à
l’église ; si je veux aller à l’église,
les chemins s’embrouillent sous mes pieds comme des écheveaux de
fil, et je me trouve dans un endroit tout différent. Je jeûne quand
j’ai décidé de faire une orgie, et ainsi de suite. Aussi je
crois que ce qui m’empêche d’avoir une maîtresse,
c’est que j’ai résolu d’en avoir une.
Il faut que je te raconte mon expédition de point en
point : cela vaut bien les honneurs de la narration. J’avais
passé ce jour-là deux grandes heures au moins à ma
toilette. J’avais fait peigner et friser mes cheveux, retrousser et cirer
le peu que j’ai de moustaches, et, l’émotion du désir
animant un peu la pâleur ordinaire de ma figure, je n’étais
réellement pas trop mal. Enfin, après m’être
attentivement regardé au miroir sous des jours différents pour
voir si j’étais assez beau et si j’avais la mine assez
galante, je suis sorti résolument de la maison le front haut, le menton
relevé, le regard direct, une main sur la hanche, faisant sonner les
talons de mes bottes comme un anspessade, coudoyant les bourgeois et ayant
l’air parfaitement vainqueur et triomphal.
J’étais comme un autre Jason
allant à la conquête de la toison d’or. – Mais,
hélas ! Jason a été plus heureux que moi : outre
la conquête de la toison, il a fait en même temps la conquête
d’une belle princesse, et moi, je n’ai ni princesse ni toison.
Je m’en allais donc par les rues, avisant toutes les
femmes, et courant à elles et les regardant au plus près quand
elles me semblaient valoir la peine d’être examinées. –
Les unes prenaient leur grand air vertueux et passaient sans lever
l’œil. – Les autres s’étonnaient d’abord, et
puis souriaient quand elles avaient les dents belles. – Quelques-unes se
retournaient au bout de quelque temps pour me voir lorsqu’elles croyaient
que je ne les regardais plus, et rougissaient comme des cerises en se trouvant
nez à nez avec moi. – Le temps était beau ; il y avait
foule à la promenade. – Et cependant, je dois l’avouer,
malgré tout le respect que je porte à cette intéressante
moitié du genre humain, ce qu’on est convenu d’appeler le
beau sexe est diablement laid : sur cent femmes il y en avait à
peine une de passable. Celle-ci avait de la moustache ; celle-là
avait le nez bleu ; d’autres avaient des taches rouges en place de
sourcils ; une n’était pas mal faite, mais elle avait le
visage couperosé. La tête d’une seconde était
charmante, mais elle pouvait se gratter l’oreille avec
l’épaule ; la troisième eût fait honte à
Praxitèle pour la rondeur et le moelleux de certains contours, mais elle
patinait sur des pieds pareils à des étriers turcs. Une autre
faisait montre des plus magnifiques épaules qu’on pût
voir ; en revanche, ses mains ressemblaient, pour la forme et la dimension,
à ces énormes gants écarlates qui servent d’enseigne
aux mercières. – En général, que de fatigue sur ces
figures ! comme elles sont flétries, étiolées,
usées ignoblement par de petites passions et de petits vices !
Quelle expression d’envie, de curiosité méchante,
d’avidité, de coquetterie effrontée ! et qu’une
femme qui n’est pas belle est plus laide qu’un homme qui n’est
pas beau !
Je n’ai rien vu de bien, –
excepté quelques grisettes ; – mais il y a là plus de
toile à chiffonner que de soie, et ce n’est pas mon affaire.
– En vérité, je crois que l’homme, et par
l’homme j’entends aussi la femme, est le plus vilain animal qui soit
sur la terre. Ce quadrupède qui marche sur ses pieds de derrière
me paraît singulièrement présomptueux de se donner de son
plein droit le premier rang dans la création. Un lion, un tigre sont plus
beaux que les hommes, et dans leur espèce beaucoup d’individus
atteignent à toute la beauté qui leur est propre. Cela est
extrêmement rare chez l’homme. – Que d’avortons pour un
Antinoüs ! que de Gothons pour une Philis.
J’ai bien peur, mon cher ami, de ne
pouvoir jamais embrasser mon idéal, et cependant il n’a rien
d’extravagant et de hors nature. – Ce n’est pas
l’idéal d’un écolier de troisième. Je ne
demande ni des globes d’ivoire, ni des colonnes d’albâtre, ni
des réseaux d’azur ; je n’ai employé dans sa
composition ni lis, ni neige, ni rose, ni jais, ni ébène, ni
corail, ni ambroisie, ni perles, ni diamants ; j’ai laissé les
étoiles du ciel en repos, et je n’ai pas décroché le
soleil hors de saison. C’est un idéal presque bourgeois, tant il
est simple, et il me semble qu’avec un sac ou deux de piastres je le
trouverais tout fait et tout réalisé dans le premier bazar venu de
Constantinople ou de Smyrne ; il me coûterait probablement moins
qu’un cheval ou qu’un chien de race : et dire que je
n’arriverai pas à cela, car je sens que je n’y arriverai
pas ! il y a de quoi en enrager, et j’entre contre le sort dans les
plus belles colères du monde.
Toi, – tu n’es pas aussi fou que moi, tu es
heureux, toi ; – tu t’es laissé aller tout bonnement
à ta vie sans te tourmenter à la faire, et tu as pris les choses
comme elles se présentaient. Tu n’as pas cherché le bonheur,
et il est venu te chercher ; tu es aimé, et tu aimes. – Je ne
t’envie pas ; – ne va pas croire cela au moins : mais je
me trouve moins joyeux en pensant à ta félicité que je ne
devrais l’être, et je me dis, en soupirant, que je voudrais bien
jouir d’une félicité pareille.
Peut-être mon bonheur a-t-il
passé à côté de moi, et je ne l’aurai pas vu,
aveugle que j’étais ; peut-être la voix a-t-elle
parlé, et le bruit de mes tempêtes m’aura
empêché de l’entendre.
Peut-être ai-je été aimé
obscurément par un humble cœur que j’aurai méconnu ou
brisé ; peut-être ai-je été moi-même
l’idéal d’un autre, le pôle d’une âme en
souffrance, – le rêve d’une nuit et la pensée
d’un jour. – Si j’avais regardé à mes pieds,
peut-être y aurais-je vu quelque belle Madeleine avec son urne de parfums
et sa chevelure éplorée. J’allais levant les bras au ciel,
désireux de cueillir les étoiles qui me fuyaient, et
dédaignant de ramasser la petite pâquerette qui m’ouvrait son
cœur d’or dans la rosée et le gazon. J’ai commis une
grande faute : j’ai demandé à l’amour autre chose
que l’amour et ce qu’il ne pouvait pas donner. J’ai
oublié que l’amour était nu, je n’ai pas compris le
sens de ce magnifique symbole. – Je lui ai demandé des robes de
brocart, des plumes, des diamants, un esprit sublime, la science, la
poésie, la beauté, la jeunesse, la puissance suprême,
– tout ce qui n’est pas lui ; – l’amour ne peut
offrir que lui-même, et qui en veut tirer autre chose n’est pas
digne d’être aimé.
Je me suis sans doute trop hâté : mon
heure n’est pas venue ; Dieu qui m’a prêté la vie
ne me la reprendra pas sans que j’aie vécu. À quoi bon
donner au poète une lyre sans cordes, à l’homme une vie sans
amour ? Dieu ne peut pas commettre une pareille inconséquence ;
et sans doute, au moment voulu, il mettra sur mon chemin celle que je dois aimer
et dont je dois être aimé. – Mais pourquoi l’amour
m’est-il venu avant la maîtresse ! pourquoi ai-je soif sans
avoir de fontaine où m’étancher ? ou pourquoi ne
sais-je pas voler, comme ces oiseaux du désert, à l’endroit
où est l’eau ? Le monde est pour moi un Sahara sans puits et
sans dattiers. Je n’ai pas dans ma vie un seul coin d’ombre
où m’abriter du soleil : je souffre toutes les ardeurs de la
passion sans en avoir les extases et les délices ineffables ;
j’en connais les tourments, et n’en ai pas les plaisirs. Je suis
jaloux de ce qui n’existe pas ; je m’inquiète pour
l’ombre d’une ombre ; je pousse des soupirs qui n’ont
point de but ; j’ai des insomnies que ne vient pas embellir un
fantôme adoré ; je verse des larmes qui coulent
jusqu’à terre sans être essuyées ; je donne au
vent des baisers qui ne me sont point rendus ; j’use mes yeux
à vouloir saisir dans le lointain une forme incertaine et
trompeuse ; j’attends ce qui ne doit point venir, et je compte les
heures avec anxiété, comme si j’avais un rendez-vous.
Qui que tu sois, ange ou démon,
vierge ou courtisane, bergère ou princesse, que tu viennes du nord ou du
midi, toi que je ne connais pas et que j’aime ! oh ! ne te fais
pas attendre plus longtemps, ou la flamme brûlera l’autel, et tu ne
trouveras plus à la place de mon cœur qu’un morceau de cendre
froide. Descends de la sphère où tu es ; quitte le ciel de
cristal, esprit consolateur, et viens jeter sur mon âme l’ombre de
tes grandes ailes. Toi, femme que j’aimerai, viens, que je ferme sur toi
mes bras ouverts depuis si longtemps. Portes d’or du palais qu’elle
habite, roulez-vous sur vos gonds ; humble loquet de sa cabane,
lève-toi ; rameaux des bois, ronces des chemins,
décroisez-vous ; enchantements de la tourelle, charmes des
magiciens, soyez rompus ; ouvrez-vous, rangs de la foule, et la laissez
passer.
Si tu viens trop tard, ô mon
idéal ! je n’aurai plus la force de t’aimer :
– mon âme est comme un colombier tout plein de colombes. À
toute heure du jour, il s’en envole quelque désir. Les colombes
reviennent au colombier, mais les désirs ne reviennent point au
cœur. – L’azur du ciel blanchit sous leurs innombrables
essaims ; ils s’en vont, à travers l’espace, de monde en
monde, de ciel en ciel, chercher quelque amour pour s’y poser et y passer
la nuit : presse le pas, ô mon rêve ! ou tu ne trouveras
plus dans le nid vide que les coquilles des oiseaux envolés.
Mon ami, mon compagnon d’enfance, tu es le seul
à qui je puisse conter de pareilles choses. Écris-moi que tu me
plains, et que tu ne me trouves pas hypocondriaque ; console-moi, je
n’en ai jamais eu plus besoin : que ceux qui ont une passion
qu’ils peuvent satisfaire sont dignes d’envie ! L’ivrogne
ne rencontre de cruauté dans aucune bouteille ; il tombe du cabaret
au ruisseau, et se trouve plus heureux sur son tas d’ordures qu’un
roi sur son trône. Le sensuel va chez les courtisanes chercher de faciles
amours, ou des raffinements impudiques : une joue fardée, une jupe
courte, une gorge débraillée, un propos libertin, il est
heureux ; son œil blanchit, sa lèvre se trempe ; il
atteint au dernier degré de son bonheur, il a l’extase de sa
grossière volupté. Le joueur n’a besoin que d’un tapis
vert et d’un jeu de cartes gras et usé pour se procurer les
angoisses poignantes, les spasmes nerveux et les diaboliques jouissances de son
horrible passion. Ces gens-là peuvent s’assouvir ou se
distraire ; – moi, cela m’est impossible ; Cette
idée s’est tellement emparée de moi que je n’aime
presque plus les arts, et que la poésie n’a plus pour moi aucun
charme ; ce qui me ravissait autrefois ne me fait pas la moindre
impression.
Je commence à le croire, –
je suis dans mon tort, je demande à la nature et à la
société plus qu’elles ne peuvent donner Ce que je cherche
n’existe point, et je ne dois pas me plaindre de ne pas le trouver.
Cependant, si la femme que nous rêvons n’est pas dans les conditions
de la nature humaine, qui fait donc que nous n’aimons que celle-là
et point les autres, puisque nous sommes des hommes, et que notre instinct
devrait nous y porter d’une invincible manière ? Qui nous a
donné l’idée de cette femme imaginaire ? de quelle
argile avons-nous pétri cette statue invisible ? où
avons-nous pris les plumes que nous avons attachées au dos de cette
chimère ? quel oiseau mystique a déposé dans un coin
obscur de notre âme l’œuf inaperçu dont notre rêve
est éclos ? quelle est donc cette beauté abstraite que nous
sentons, et que nous ne pouvons définir ? pourquoi, devant une femme
souvent charmante, disons-nous quelquefois qu’elle est belle, –
tandis que nous la trouvons fort laide ? Où est donc le
modèle, le type, le patron intérieur qui nous sert de point de
comparaison ? car la beauté n’est pas une idée absolue,
et ne peut s’apprécier que par le contraste. – Est-ce au ciel
que nous l’avons vue, – dans une étoile, – au bal,
à l’ombre d’une mère, frais bouton d’une rose
effeuillée ? – est-ce en Italie ou en Espagne ? est-ce
ici ou là-bas, hier ou il y a longtemps ? était-ce la
courtisane adorée, la cantatrice en vogue, la fille du prince ? une
tête fière et noble ployant sous un lourd diadème de perles
et de rubis ? un visage jeune et enfantin se penchant entre les capucines
et les volubilis de la fenêtre ? – À quelle école
appartenait le tableau où cette beauté ressortait blanche et
rayonnante au milieu des noires ombres ? Est-ce Raphaël qui a
caressé le contour qui vous plaît ? est-ce
Cléomène qui a poli le marbre que vous adorez ? –
êtes-vous amoureux d’une madone ou d’une Diane ? –
votre idéal est-il un ange, une sylphide ou une femme ?
Hélas ! c’est un peu de tout cela, et ce n’est pas
cela.
Cette transparence de
ton, cette fraîcheur charmante et pleine d’éclat, ces chairs
où courent tant de sang et tant de vie, ces belles chevelures blondes se
déroulant comme des manteaux d’or, ces rires étincelants,
ces fossettes amoureuses, ces formes ondoyantes comme des flammes, cette force,
cette souplesse, ces luisants de satin, ces lignes si bien nourries, ces bras
potelés, ces dos charnus et polis, toute cette belle santé
appartient à Rubens. – Raphaël lui seul a pu remplir de cette
couleur d’ambre pâle un aussi chaste linéament. Quel autre
que lui a courbé ces longs sourcils si fins et si noirs, et effilé
les franges de ces paupières si modestement baissées ?
– Croyez-vous qu’Allegri ne soit pour rien dans votre
idéal ? C’est à lui que la dame de vos pensées a
volé cette blancheur mate et chaude qui vous ravit. Elle s’est
arrêtée bien longtemps devant ses toiles pour surprendre le secret
de cet angélique sourire toujours épanoui ; elle a
modelé l’ovale de son visage sur l’ovale d’une nymphe
ou d’une sainte. Cette ligne de la hanche qui serpente si voluptueusement
est de l’Antiope endormie. – Ces mains grasses et fines peuvent
être réclamées par Danaé ou Madeleine. La poudreuse
antiquité elle-même a fourni bien des matériaux pour la
composition de votre jeune chimère ; ces reins souples et forts que
vous enlacez de vos bras avec tant de passion ont été
sculptés par Praxitèle. Cette divinité a laissé tout
exprès passer le petit bout de son pied charmant hors des cendres
d’Herculanum pour que votre idole ne fût pas boiteuse. La nature a
aussi contribué pour sa part. Vous avez vu au prisme du désir,
çà et là, un bel œil sous une jalousie, un front
d’ivoire appuyé contre une vitre, une bouche souriant
derrière un éventail. – Vous avez deviné un bras
d’après la main, un genou d’après une cheville. Ce que
vous voyiez était parfait : – vous supposiez le reste comme ce
que vous voyiez, et vous l’acheviez avec les morceaux d’autres
beautés enlevés ailleurs. – La beauté idéale,
réalisée par les peintres, ne vous a pas même suffi, et vous
êtes allé demander aux poètes des contours encore plus
arrondis, des formes plus éthérées, des grâces plus
divines, des recherches plus exquises ; vous les aviez priés de
donner le souffle et la parole à votre fantôme, tout leur amour,
toute leur rêverie, toute leur joie et leur tristesse, leur
mélancolie et leur morbidesse, tous leurs souvenirs et toutes leurs
espérances, leur science et leur passion, leur esprit et leur
cœur ; vous leur avez pris tout cela, et vous avez ajouté, pour
mettre le comble à l’impossible, votre passion à vous, votre
esprit à vous, votre rêve et votre pensée.
L’étoile a prêté son rayon, la fleur son parfum, la
palette sa couleur, le poète son harmonie, le marbre sa forme, vous votre
désir. – Le moyen qu’une femme réelle, mangeant et
buvant, se levant le matin et se couchant le soir, si adorable et si
pétrie de grâces qu’elle soit d’ailleurs, puisse
soutenir la comparaison avec une pareille créature ! on ne peut
raisonnablement l’espérer, et cependant on l’espère,
on cherche. – Quel singulier aveuglement ! cela est sublime ou
absurde. Que je plains et que j’admire ceux qui poursuivent à
travers toute la réalité de leur rêve, et qui meurent
contents, pourvu qu’ils aient baisé une fois leur chimère
à la bouche ! Mais quel sort affreux que celui des Colombs qui
n’ont pas trouvé leur monde, et des amants qui n’ont pas
trouvé leur maîtresse !
Ah ! si
j’étais poète, c’est à ceux dont
l’existence est manquée ; dont les flèches n’ont
pas été au but, qui sont morts avec le mot qu’ils avaient
à dire et sans presser la main qui leur était
destinée ; c’est à tout ce qui a avorté et
à tout ce qui a passé sans être aperçu, au feu
étouffé, au génie sans issue, à la perle inconnue au
fond des mers, à tout ce qui a aimé sans être aimé,
à tout ce qui a souffert et que l’on n’a pas plaint que je
consacrerais mes chants ; – ce serait une noble tâche.
Que Platon avait raison de vouloir vous bannir de sa
république, et quel mal vous nous avez fait, ô poètes !
Que votre ambroisie nous a rendu notre absinthe encore plus amère ;
et comme nous avons trouvé notre vie encore plus aride et plus
dévastée après avoir plongé nos yeux dans les
perspectives que vous nous ouvrez sur l’infini ! que vos rêves
ont amené une lutte terrible contre nos réalités ! et
comme, durant le combat, notre cœur a été
piétiné et foulé par ces rudes athlètes !
Nous nous sommes assis comme Adam au pied
des murs du paradis terrestre, sur les marches de l’escalier qui
mène au monde que vous avez créé, voyant étinceler
à travers les fentes de la porte une lumière plus vive que le
soleil, entendant confusément quelques notes éparses d’une
harmonie séraphique. Toutes les fois qu’un élu entre ou sort
au milieu d’un flot de splendeur, nous tendons le cou pour tâcher de
voir quelque chose par le battant ouvert. C’est une architecture
féerique qui n’a son égale que dans les contes arabes. Des
entassements de colonnes, des arcades superposées, des piliers tordus en
spirale, des feuillages merveilleusement découpés, des
trèfles évidés, du porphyre, du jaspe, du lapis-lazuli, que
sais-je, moi ! des transparences et des reflets éblouissants, des
profusions de pierreries étranges, des sardoines, du chrysobéryl,
des aigues-marines, des opales irisées, de l’azerodrach, des jets
de cristal, des flambeaux à faire pâlir les étoiles, une
vapeur splendide pleine de bruit et de vertige, – luxe tout
assyrien !
Le battant retombe ; vous ne voyez plus rien, –
et vos yeux se baissent, pleins de larmes corrosives, sur cette pauvre terre
décharnée et pâle, sur ces masures en ruine, sur ce peuple
en haillons, sur votre âme, rocher aride où rien ne germe, sur
toutes les misères et toutes les infortunes de la réalité
Ah ! du moins, si nous pouvions voler jusque-là, si les
degrés de cet escalier de feu ne nous brûlaient pas les
pieds ; mais, hélas ! l’échelle de Jacob ne peut
être montée que par les anges !
Quel sort que celui du pauvre à la
porte du riche ! quelle ironie sanglante qu’un palais en face
d’une cabane, que l’idéal en face du réel, que la
poésie en face de la prose ! quelle haine enracinée doit
tordre les nœuds au fond du cœur des misérables ! quels
grincements de dents doivent retentir la nuit sur leur grabat, tandis que le
vent apporte jusqu’à leur oreille les soupirs des téorbes et
des violes d’amour ! Poètes, peintres, sculpteurs, musiciens,
pourquoi nous avez-vous menti ? Poètes, pourquoi nous avez-vous
raconté vos rêves ? Peintres, pourquoi avez-vous fixé
sur la toile ce fantôme insaisissable qui montait et descendait de votre
cœur à votre tête avec les bouillons de votre sang, et nous
avez-vous dit : Ceci est une femme ? Sculpteurs, pourquoi avez-vous
tiré le marbre des profondeurs de Carrare pour lui faire exprimer
éternellement, et aux yeux de tous, votre plus secret et plus fugitif
désir ? Musiciens, pourquoi avez-vous écouté, pendant
la nuit, le chant des étoiles et des fleurs, et l’avez-vous
noté ? Pourquoi avez-vous fait de si belles chansons que la voix la
plus douce qui nous dit : – Je t’aime ! – nous
parait rauque comme le grincement d’une scie ou le croassement d’un
corbeau ? – Soyez maudits, imposteurs !... et puisse le feu du
ciel brûler et détruire tous les tableaux, tous les poèmes,
toutes les statues et toutes les partitions... Ouf ! voilà une
tirade d’une longueur interminable, et qui sort un peu du style
épistolaire. – Quelle tartine !
Je me suis joliment laissé aller
au lyrisme, mon très cher ami, et voilà déjà bien du
temps que je pindarise assez ridiculement. Tout ceci est fort loin de notre
sujet, qui est, si je m’en souviens bien, l’histoire glorieuse et
triomphante du chevalier d’Albert au pourchas de Daraïde, la plus
belle princesse du monde, comme disent les vieux romans.
Mais en vérité, l’histoire est si pauvre
que je suis forcé d’avoir recours aux digressions et aux
réflexions.
J’espère qu’il n’en sera pas
toujours ainsi, et qu’avant peu le roman de ma vie sera plus
entortillé et plus compliqué qu’un imbroglio espagnol.
Après avoir erré de rue en rue, je me
décidai à aller trouver un de mes amis qui devait me
présenter dans une maison, où, à ce qu’il m’a
dit, on voyait un monde de jolies femmes, – une collection
d’idéalités réelles, – de quoi satisfaire une
vingtaine de poètes. – Il y en a pour tous les goûts :
– des beautés aristocratiques avec des regards d’aigle, des
yeux vert de mer, des nez droits, des mentons orgueilleusement relevés,
des mains royales et des démarches de déesse ; des lis
d’argent montés sur des tiges d’or ; – de simples
violettes aux pâles couleurs, au doux parfum, œil humide et
baissé, cou frêle, chair diaphane ; – des beautés
vives et piquantes ; des beautés précieuses, des
beautés de tous les genres ; – car c’est un vrai
sérail que cette maison-là, moins les eunuques et le
kislar aga. –
Mon ami me dit qu’il y a déjà fait cinq ou six passions,
– tout autant ; – cela me paraît extrêmement
prodigieux, et j’ai bien peur de ne pas avoir un pareil
succès ; de C*** prétend que si, et que je réussirai
bientôt plus que je ne le voudrai. Je n’ai, suivant lui, qu’un
défaut dont je me corrigerai avec l’âge et en prenant du
monde, c’est de faire trop de cas de la femme, et pas assez des femmes.
– Il pourrait bien y avoir quelque chose de vrai là-dedans. –
Il dit que je serai parfaitement aimable quand je me serai défait de ce
petit travers. Dieu le veuille ! Il faut que les femmes sentent que je les
méprise ; car un compliment, qu’elles trouveraient adorable et
du dernier charmant dans la bouche d’un autre, les met en colère et
leur déplaît dans la mienne, autant que l’épigramme la
plus sanglante. Cela tient probablement à ce que de C*** me
reproche.
Le cœur me battait un peu en montant l’escalier,
et j’étais à peine remis de mon émotion que de C***,
me poussant par le coude, me mit face à face avec une femme d’une
trentaine d’années environ, – assez belle, –
parée avec un luxe sourd et une prétention extrême de
simplicité enfantine, – ce qui ne l’empêchait pas
d’être plaquée de rouge comme une roue de carrosse :
– c’était la dame du lieu.
De C***, prenant cette voix grêle
et moqueuse si différente de sa voix habituelle, et dont il se sert dans
le monde quand il veut faire le charmant, lui dit avec force
démonstrations de respect ironique, où perçait visiblement
le plus profond mépris, moitié bas, moitié
haut :
– C’est ce jeune homme dont je vous ai
parlé l’autre jour, – un homme d’un mérite
très distingué ; – il est on ne peut mieux né,
et je pense qu’il ne pourra que vous être agréable de le
recevoir ; c’est pourquoi j’ai pris la liberté de vous
le présenter.
– Assurément, monsieur, vous avez très
bien fait, répliqua la dame en minaudant de la manière la plus
outrée. Puis elle se retourna vers moi, et, après m’avoir
détaillé du coin de l’œil en connaisseuse habile, et
d’une façon qui me fit rougir par-dessus les oreilles :
– Vous pouvez vous regarder comme invité une fois pour toutes, et
venir aussi souvent que vous aurez une soirée à perdre.
Je m’inclinai assez gauchement et balbutiai quelques
mots sans suite qui ne durent pas lui donner une haute idée de mes
moyens ; d’autres personnes entrèrent, ce qui me
délivra des ennuis inséparables de la présentation. De C***
me tira dans un coin de fenêtre, et se mit à me sermonner
d’importance.
– Que diable ! tu vas me compromettre ; je
t’ai annoncé comme un phénix d’esprit, un homme
à imagination effrénée, un poète lyrique, tout ce
qu’il y a de plus transcendant et de plus passionné, et tu restes
là comme une souche, sans sonner mot ! Quelle pauvre
imaginative ! Je te croyais la veine plus féconde ; allons
donc, lâche la bride à ta langue, babille à tort et à
travers ; tu n’as pas besoin de dire des choses sensées et
judicieuses, au contraire, cela pourrait t’être nuisible ;
parle, voilà l’essentiel ; parle beaucoup, parle
longtemps ; attire l’attention sur toi ; jette-moi de
côté toute crainte et toute modestie ; mets-toi bien dans la
tête que tous ceux qui sont ici sont des sots, ou à peu
près, et n’oublie pas qu’un orateur qui veut réussir
ne peut mépriser assez son auditoire. – Que te semble de la
maîtresse de la maison ?
– Elle me déplaît
déjà considérablement ; et, quoique je lui aie
parlé à peine trois minutes, je m’ennuyais autant que si
j’eusse été son mari.
– Ah ! voilà ce que tu en
penses ?
– Mais oui.
– Ta répugnance pour elle est donc tout
à fait insurmontable ? – Tant pis ; il aurait
été décent pour toi de l’avoir, ne fût-ce
qu’un mois, cela est du bon air, et un jeune homme un peu bien ne peut
être mis dans le monde que par elle.
– Eh bien ! je l’aurai, fis-je d’un
air assez piteux, puisqu’il le faut ; mais cela est-il aussi
nécessaire que tu as l’air de le croire ?
– Hélas, oui ! cela
est du dernier indispensable, et je m’en vais t’en expliquer les
raisons. Mme de Thémines est à la mode maintenant ;
elle a tous les ridicules du jour d’une manière supérieure,
quelquefois ceux de demain, mais jamais ceux d’hier : elle est
parfaitement au courant. On portera ce qu’elle porte, et elle ne porte pas
ce qu’on a porté. Elle est riche d’ailleurs, et ses
équipages sont du meilleur goût. – Elle n’a pas
d’esprit, mais beaucoup de jargon ; elle a des goûts fort vifs
et peu de passion. On lui plaît, mais on ne la touche pas ;
c’est un cœur froid et une tête libertine. Quant à son
âme, si elle en a une, ce qui est douteux, elle est des plus noires, et il
n’y a pas de méchancetés et de bassesses dont elle ne soit
capable ; mais elle est extrêmement adroite et conserve les dehors,
juste ce qu’il est nécessaire pour qu’on ne puisse rien
prouver contre elle. Ainsi, elle couchera très bien avec un homme et ne
lui écrira pas le billet le plus simple. Aussi ses ennemis les plus
intimes ne trouvent rien à dire sur elle, sinon qu’elle met son
rouge trop haut, et que certaines portions de sa personne n’ont pas, en
vérité, toute la rondeur qu’elles paraissent avoir, –
ce qui est faux.
– Comment le sais-tu ?
– La question est bonne ! – comme on sait
ces sortes de choses, en m’en assurant par moi-même.
– Tu as donc eu aussi
Mme de Thémines !
– Certainement ! Pourquoi donc ne
l’aurais-je pas eue ? Il eût été de la
dernière inconvenance que je ne l’eusse pas. – Elle m’a
rendu de grands services, et je lui en suis fort reconnaissant.
– Je ne comprends pas le genre de services
qu’elle peut t’avoir rendus...
– Serais-tu réellement un sot ? me dit
alors de C*** en me regardant avec la mine la plus comique du monde.
– Ma foi, j’en ai bien peur ; – et
faut-il donc tout te dire ? Mme de Thémines passe, et
à juste titre, pour avoir des lumières spéciales à
de certains endroits, et un jeune homme qu’elle a pris et gardé
pendant quelque temps peut hardiment se présenter partout, et être
sûr qu’il ne restera pas longtemps sans avoir une affaire, et deux
plutôt qu’une. – Outre cet ineffable avantage, il y en a un
autre qui n’est pas moindre, c’est que, dès que les femmes de
cette société te verront l’amant en titre de
Mme de Thémines, n’eussent-elles pas le plus léger
goût pour toi, elles se feront un plaisir et un devoir de t’enlever
à une femme à la mode comme est celle-ci ; et, au lieu des
avances et des démarches que tu aurais à faire, tu n’auras
que l’embarras du choix, et tu deviendras nécessairement le point
de mire de toutes les agaceries et de toutes les minauderies possibles.
Cependant si elle t’inspire une
répugnance trop forte, ne la prends pas. Tu n’y es pas
précisément obligé, quoique cela eût
été dans la politesse et les convenances. Mais fais vite un choix
et attaque-toi à celle qui te plaira le mieux ou qui semblera offrir le
plus de facilités, car tu perdrais, en différant, le
bénéfice de la nouveauté et l’avantage qu’elle
te donne pendant quelques jours sur tous les cavaliers qui sont ici. Toutes ces
dames ne conçoivent rien à ces passions qui naissent dans
l’intimité et se développent lentement dans le respect et
dans le silence : elles sont pour les coups de foudre et les sympathies
occultes ; – chose merveilleusement bien imaginée pour
épargner les ennuis de la résistance et toutes ces longueurs et
ces redites que le sentiment entremêle au roman de l’amour, et qui
ne font qu’en différer inutilement la conclusion. – Ces dames
sont très économes de leur temps, et il leur paraît
tellement précieux qu’elles seraient au désespoir d’en
laisser une seule minute inemployée. – Elles ont une envie
d’obliger le genre humain qu’on ne saurait trop louer, et elles
aiment leur prochain comme elles-mêmes, – ce qui est parfaitement
évangélique et méritoire ; ce sont de très
charitables créatures, qui ne voudraient, pour rien au monde, faire
mourir un homme de désespoir.
Il doit déjà y en avoir trois ou quatre de
frappées en ta faveur, et je te
conseillerais amicalement de pousser ta pointe avec vivacité de ce
côté-là, au lieu de t’amuser à bavarder avec
moi dans l’embrasure d’une fenêtre, ce qui ne t’avancera
pas à grand-chose.
– Mais, mon cher C***, je suis
tout à fait neuf sur ces matières-là. Je n’ai point
ce qu’il faut du monde pour distinguer au premier coup d’œil
une femme frappée d’avec une qui ne l’est point ; et je
pourrais commettre d’étranges bévues, si tu ne
m’aidais de ton expérience.
– En vérité, tu es d’un primitif
qui n’a pas de nom, et je ne croyais pas qu’il fût possible
d’être aussi pastoral et aussi bucolique que cela dans le
bienheureux siècle où nous sommes ! – Que diable
fais-tu donc de cette grande paire d’yeux noirs que tu as là, et
qui serait de l’effet le plus vainqueur, si tu savais t’en
servir ? – Regarde-moi là-bas un peu, dans ce coin
auprès de la cheminée, cette petite femme en rose qui joue avec
son éventail : elle te lorgne depuis un quart d’heure avec une
assiduité et une fixité tout à fait significatives :
il n’y a qu’elle au monde pour être indécente
d’une manière aussi supérieure, et déployer une aussi
noble effronterie. Elle déplaît beaucoup aux femmes, qui
désespèrent de parvenir jamais à cette hauteur
d’impudence, mais, en revanche, elle plaît beaucoup aux hommes, qui
lui trouvent tout le piquant d’une courtisane. – Il est vrai
qu’elle est d’une dépravation charmante, pleine
d’esprit, de verve et de caprice – C’est une excellente
maîtresse pour un jeune homme qui a des préjugés. – En
huit jours elle vous débarrasse une conscience de tout scrupule, et vous
corrompt le cœur de manière à ce que vous ne soyez jamais
ridicule ni élégiaque. Elle a sur toutes choses des idées
d’un positif inexprimable ; elle va au fond de tout avec une
rapidité et une sûreté qui étonnent. C’est
l’algèbre incarnée que cette petite femme-là ;
c’est précisément ce qu’il faut à un
rêveur et à un enthousiaste. Elle t’aura bientôt
corrigé de ton vaporeux idéalisme : c’est un grand
service qu’elle te rendra. Elle le fera du reste avec le plus grand
plaisir, car son instinct est de désenchanter des poètes.
Ma curiosité étant
éveillée par la description de C***, je sortis de ma retraite, et,
me glissant entre les groupes, je m’approchai de la dame et je la regardai
fort attentivement : – elle pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-six
ans. Sa taille était petite, mais assez bien prise, quoique un peu
chargée d’embonpoint ; elle avait le bras blanc et
potelé, la main assez noble, le pied joli et même trop mignon,
– les épaules grasses et lustrées, peu de gorge, mais ce
qu’il y en avait fort satisfaisant et ne donnant pas mauvaise idée
du reste ; pour les cheveux, ils étaient extrêmement brillants
et d’un noir bleu comme des ailes de geai ; – le coin de
l’œil troussé assez haut vers la tempe, le nez mince et les
narines fort ouvertes, la bouche humide et sensuelle, une petite raie à
la lèvre inférieure, et un duvet presque imperceptible aux
commissures. Et dans tout cela une vie, une animation, une santé, une
force, et je ne sais quelle expression de luxe adroitement
tempérée par la coquetterie et le manège, qui en faisaient
en somme une très désirable créature et justifiaient et
au-delà les goûts très vifs qu’elle avait
inspirés et qu’elle inspirait tous les jours.
Je la désirai ; – mais
je compris néanmoins que ce ne serait pas cette femme, tout
agréable qu’elle fût, qui réaliserait mon vœu et
me ferait dire : – Enfin j’ai une maîtresse !
Je revins à de C***, et je lui dis : – La
dame me plaît assez, et je m’arrangerai peut-être avec elle.
Mais, avant de rien dire de précis et qui m’engage, je voudrais
bien que tu eusses la bonté de me faire voir celles des indulgentes
beautés qui ont eu l’obligeance de se frapper pour moi, afin que je
puisse choisir. – Tu me ferais plaisir aussi, puisque tu me sers ici de
démonstrateur, d’y ajouter une petite notice et la nomenclature de
leurs défauts et qualités ; la manière dont il faut
les attaquer et le ton qu’on doit employer avec elles pour que je
n’aie pas trop l’air d’un provincial ou d’un
littérateur.
– Je veux bien, dit de C***. – Vois-tu ce beau
cygne mélancolique qui déploie son cou si harmonieusement et fait
remuer ses manches comme des ailes ; c’est la modestie même,
tout ce qu’il y a de plus chaste et de plus virginal au monde ;
c’est un front de neige, un cœur de glace, des regards de madone, un
sourire d’Agnès, elle a une robe blanche et l’âme
pareille ; elle ne met dans ses cheveux que des fleurs d’oranger ou
des feuilles de nénuphar, et ne tient à la terre que par un fil.
Elle n’a jamais eu une mauvaise pensée et ignore
profondément en quoi un homme diffère d’une femme. La sainte
Vierge est une bacchante à côté d’elle, ce qui
d’ailleurs ne l’empêche pas d’avoir eu plus
d’amants qu’aucune femme que je connaisse, et assurément ce
n’est pas peu dire. Examine-moi un peu la gorge de cette discrète
personne ; – c’est un petit chef-d’œuvre, et
réellement il est difficile de montrer autant en cachant davantage ;
dis-moi si, avec toutes ses restrictions et toute sa pruderie, elle n’est
pas dix fois plus indécente que cette bonne dame qui est à sa
gauche et qui étale bravement deux hémisphères qui,
s’ils étaient réunis, formeraient une mappemonde d’une
grandeur naturelle, ou que cette autre qui est à sa droite,
décolletée jusqu’au ventre et qui fait parade de son
néant avec une intrépidité charmante ? – Cette
virginale créature, ou je me trompe fort, a déjà
supputé dans sa tête ce que les promesses de ta pâleur et de
tes yeux noirs pouvaient tenir d’amour et de passion ; et ce qui me
fait dire cela, c’est qu’elle n’a pas regardé une seule
fois de ton côté, du moins en apparence ; car elle sait faire
jouer sa prunelle avec tant d’art et la faire couler si adroitement dans
le coin de ses yeux que rien ne lui échappe ; on croirait
qu’elle y voit par le derrière de la tête, car elle sait
parfaitement ce qui se passe derrière elle. – C’est un Janus
féminin. – Si tu veux réussir auprès d’elle, il
faut laisser là les manières débraillées et
victorieuses. Il faut lui parler sans la regarder, sans faire de mouvement, dans
une attitude contrite, et d’un ton de voix étouffé et
respectueux ; de cette façon, tu pourras lui dire tout ce que tu
voudras, pourvu que cela soit convenablement gazé, et elle te permettra
les choses les plus libres en paroles d’abord, et ensuite en action. Aie
soin seulement de rouler tendrement les yeux quand elle aura les siens
baissés, et parle-lui des douceurs de l’amour platonique et du
commerce des âmes, tout en employant avec elle la pantomime la moins
platonique et la moins idéale du monde ! Elle est fort sensuelle et
très susceptible ; embrasse-la tant que tu voudras ; mais, dans
l’abandon le plus intime, n’oublie pas de l’appeler
madame
au moins trois fois par phrase : elle s’est brouillée
avec moi, parce qu’étant couché dans son lit je lui ai dit
je ne sais plus quoi en la tutoyant. Que diable ! on n’est pas
honnête femme pour rien.
– Je n’ai pas grande envie, d’après
ce que tu me dis, de risquer l’aventure : une Messaline prude !
l’alliance est monstrueuse et nouvelle.
– Vieille comme le monde, mon cher ! cela se voit
tous les jours, et rien n’est plus commun. – Tu as tort de ne pas te
fixer à celle-là : – Elle a un grand agrément,
c’est qu’avec elle on a toujours l’air de commettre un
péché mortel, et le moindre baiser paraît tout à fait
damnable ; tandis qu’avec les autres on croit à peine faire un
péché véniel, et souvent même on ne croit rien faire
du tout. – C’est la raison pourquoi je l’ai gardée plus
longtemps qu’aucune maîtresse. – Je l’aurais encore, si
elle ne m’avait pas quitté elle-même ; c’est la
seule femme qui m’ait devancé, et je lui porte un certain respect
à cause de cela. – Elle a de petits raffinements de volupté
on ne peut plus délicats, et ce grand art de paraître se faire
extorquer ce qu’elle accorde très librement : ce qui donne
à chacune de ses faveurs le charme d’un viol. Tu trouveras dans le
monde dix de ses amants qui te jureront sur leur honneur que c’est la plus
vertueuse créature qui soit. – Elle est précisément
le contraire. – C’est une curieuse étude que
d’anatomiser cette vertu-là sur un oreiller. – Étant
prévenu, tu ne cours aucun risque, et tu n’auras pas la maladresse
d’en devenir sincèrement amoureux.
– Quel âge a donc cette
adorable personne ? demandai-je à de C***, car il
m’était impossible de le déterminer en l’examinant
avec l’attention la plus scrupuleuse.
– Ah ! voilà, quel âge
a-t-elle ? c’est le mystère, et Dieu seul le sait. Pour moi,
qui me pique d’assigner leur âge aux femmes à une minute
près, je n’ai jamais pu trouver le sien. Seulement, d’une
manière approximative, j’estime qu’elle peut avoir de
dix-huit à trente-six ans. – Je l’ai vue en grande toilette,
en déshabillé, sous le linge, et je ne puis rien t’apprendre
à cet égard : ma science est en défaut ;
l’âge qu’elle semble le plus avoir, c’est dix-huit ans,
et cependant ce ne peut être son âge. – C’est un corps
de vierge et une âme de fille de joie, et, pour se corrompre aussi
profondément et aussi spacieusement, il faut beaucoup de temps ou de
génie ; il faut un cœur de bronze dans une poitrine
d’acier : elle n’a ni l’un ni l’autre ; alors
je pense qu’elle a trente-six ans, mais au fond je ne sais rien.
– Est-ce qu’elle n’a
pas d’amie intime qui te pourrait donner des lumières à ce
sujet ?
– Non ; elle est arrivée dans cette ville
il y a deux ans. Elle venait de la province ou de l’étranger, je ne
sais plus lequel – c’est une admirable position pour une femme qui
sait en profiter. Avec une figure comme elle en a une, elle peut se donner
l’âge qu’elle veut et ne dater que du jour où elle est
arrivée ici.
– Voilà qui est on ne peut plus
agréable, surtout quand quelque ride impertinente ne vient pas vous
démentir, et que le temps, ce grand destructeur, a la bonté de se
prêter à cette falsification de l’extrait de
baptême.
Il m’en fit voir encore quelques-unes qui, selon lui,
recevraient favorablement toutes les requêtes qu’il me plairait de
leur adresser et me traiteraient avec une philanthropie toute
particulière. Mais la femme en rose du coin de la cheminée et la
modeste colombe qui lui servait d’antithèse étaient
incomparablement mieux que toutes les autres ; et, si elles n’avaient
pas toutes les qualités que je demande, elles en avaient quelques-unes,
du moins en apparence.
Je parlai toute la soirée avec
elles, surtout avec la dernière, et j’eus soin de jeter mes
idées dans le moule le plus respectueux ; – quoiqu’elle
me regardât à peine, je crus voir quelquefois luire ses prunelles
sous leur rideau de cils, et à quelques galanteries assez vives, mais
habillées de la gaze la plus pudique que je hasardai, passer à
deux ou trois lignes sous sa chair une petite rougeur contenue et
étouffée, assez pareille à celle que produit une liqueur
rose versée dans une tasse à moitié opaque. – Ses
réponses, en général, étaient sobres,
mesurées, mais pourtant aiguës et pleines de trait, et donnaient
à penser beaucoup plus qu’elles n’exprimaient. Tout cela
était entremêlé de réticences, de demi-mots,
d’allusions détournées, chaque syllabe avait son intention,
chaque silence sa portée ; rien au monde n’était plus
diplomatique et plus charmant. – Et pourtant, quelque plaisir que
j’y aie pris momentanément, je ne pourrais supporter longtemps une
pareille conversation. Il faut être perpétuellement en éveil
et sur ses gardes, et ce que j’aime le mieux dans une causerie,
c’est l’abandon et la familiarité. – Nous avons
parlé d’abord de musique, ce qui nous a conduits tout naturellement
à parler de l’opéra, et ensuite des femmes, puis de
l’amour, sujet dans lequel il est plus facile que dans tout autre de
trouver des transitions pour passer de la généralité
à la spécialité. – Nous avons fait du
beau cœur
à qui mieux mieux ; – tu aurais ri de m’entendre.
– En vérité, Amadis sur la Roche pauvre n’était
qu’un cuistre sans flamme auprès de moi. C’étaient des
générosités, des abnégations, des dévouements
à faire rougir de honte feu le Romain Curtius. – Je ne me croyais
sincèrement pas capable d’un galimatias et d’un pathos aussi
transcendants. – Moi, faisant du platonisme le plus quintessencié,
cela ne te parait-il pas une des choses les plus bouffonnes, la meilleure
scène de comédie qu’il se puisse voir ? Et puis cet air
confit en perfection, ces petites façons papelardes et chattemites que je
vous avais ! tubleu ! – Je n’avais pas la mine d’y
toucher, et toute mère qui m’aurait entendu raisonner
n’aurait pas hésité à me laisser coucher avec sa
fille, tout mari m’aurait confié sa femme. C’est la
soirée de ma vie où j’ai eu le plus l’air vertueux et
où je l’ai été le moins. – Je pensais
qu’il fût plus difficile que cela d’être hypocrite et de
dire des choses que l’on ne croyait point. – Il faut que ce soit
assez aisé ou que j’aie de fort belles dispositions pour avoir
aussi agréablement réussi du premier coup. – J’ai en
vérité de fort beaux moments.
Quant à la dame, elle a dit beaucoup de choses
très finement détaillées, et qui, malgré l’air
de candeur qu’elle y mettait, prouvent une expérience des plus
consommées ; on ne peut se faire une idée de la
subtilité de ses distinctions. Cette femme-là scierait un cheveu
en trois dans sa longueur, et elle ferait quinauds tous les docteurs
angéliques et séraphiques. Au reste, à la manière
dont elle parle, il est impossible de croire qu’elle ait même
l’ombre d’un corps. – C’est d’un
immatériel, d’un vaporeux, d’un idéal à vous
casser les bras ; et, si de C*** ne m’avait prévenu des
allures de la bête, j’aurais assurément
désespéré du succès de mes affaires, et je me serais
tenu piteusement à l’écart. Comment diable aussi,
lorsqu’une femme vous dit pendant deux heures, de l’air le plus
détaché du monde, que l’amour ne vit que de privations et de
sacrifices et autres belles choses de ce genre, peut-on décemment
espérer de lui persuader un jour de se mettre entre deux draps avec vous,
pour vous fomenter la complexion et voir si vous êtes faits l’un
comme l’autre ?
Bref, nous nous sommes
séparés très amis, et nous félicitant
réciproquement de l’élévation, de la pureté de
nos sentiments.
La conversation avec l’autre a été,
comme tu l’imagines, d’un genre tout à fait opposé.
Nous avons ri autant que parlé. Nous nous sommes moqués, et fort
spirituellement, de toutes les femmes qui étaient là ;
– quand je dis : Nous nous sommes moqués et fort
spirituellement, je me trompe ; je devrais dire : Elle s’est
moquée ; un homme ne se moque jamais bien d’une femme. Moi,
j’écoutais et j’approuvais, car il est impossible de
crayonner un trait plus vif et de le colorer plus ardemment ; c’est
la plus curieuse galerie de caricatures que j’aie jamais vue.
Malgré l’exagération, on sentait la vérité
là-dessous ; de C*** avait bien raison : la mission de cette
femme est de désenchanter des poètes. Il y a autour d’elle
une atmosphère de prose dans laquelle une idée poétique ne
peut vivre. Elle est charmante et pétillante d’esprit, et
cependant, à côté d’elle, on ne pense
qu’à des choses ignobles et vulgaires ; tout en lui parlant,
je me sentais une foule d’envies incongrues et impraticables dans le lieu
où je me trouvais, comme de me faire apporter du vin et de me
soûler, de la camper sur un de mes genoux et de lui baiser la gorge,
– de relever le bord de sa jupe et de voir si sa jarretière
était au-dessus ou au-dessous du genou, de chanter à
tue-tête un refrain ordurier, de fumer une pipe ou de casser les
carreaux : que sais-je ? – Toute la partie animale, toute la
brute se soulevait en moi ; j’aurais très volontiers
craché sur
l’Iliade
d’Homère et je me serais mis à genoux devant un
jambon. – Je comprends parfaitement aujourd’hui
l’allégorie des compagnons d’Ulysse changés en
pourceaux par Circé. Circé était probablement quelque
égrillarde comme ma petite femme en rose.
Chose honteuse à dire, j’éprouvais un
grand délice à me sentir gagné par
l’abrutissement ; je ne m’y opposais pas, j’y aidais de
toutes mes forces, tant la corruption est naturelle à l’homme, et
tant il y a de boue dans l’argile dont il est pétri.
Cependant j’eus une minute peur de
cette gangrène qui me gagnait, et je voulus quitter la corruptrice ;
mais le parquet semblait avoir monté jusqu’à mes genoux, et
j’étais comme enchâssé à ma place.
À la fin je pris sur moi de la quitter, et, la
soirée étant fort avancée, je m’en retournai chez moi
très perplexe, très troublé et ne sachant trop ce que je
devais faire. – J’hésitais entre la prude et la galante,
– Je trouvais de la volupté dans l’une et du piquant dans
l’autre ; et, après un examen de conscience très
détaillé et très approfondi, je m’aperçus non
que je les aimais toutes les deux, mais que je les désirais toutes les
deux, l’une autant que l’autre, avec assez de vivacité pour
en prendre de la rêverie et de la préoccupation.
Selon toute apparence, ô mon ami ! j’aurai
une de ces deux femmes, je les aurai peut-être toutes les deux, et
pourtant je t’avoue que leur possession ne me satisfait qu’à
moitié : ce n’est pas qu’elles ne soient fort jolies,
mais à leur vue rien n’a crié dans moi, rien n’a
palpité, rien n’a dit. – C’est elles ; je ne les
ai pas reconnues. – Cependant je ne crois pas que je rencontrerai beaucoup
mieux du côté de la naissance et de la beauté, et de C*** me
conseille de m’en tenir là. Assurément je le ferai, et
l’une ou l’autre sera ma maîtresse, ou le diable
m’emportera avant qu’il soit bien longtemps ; mais au fond de
mon cœur, une secrète voix me reproche de mentir à mon amour,
et de m’arrêter ainsi au premier sourire d’une femme que je
n’aime point, au lieu de chercher infatigablement à travers le
monde, dans les cloîtres et dans les mauvais lieux, dans les palais et
dans les auberges, celle qui a été faite pour moi et que Dieu me
destine, princesse ou servante, religieuse ou femme galante.
Puis je me dis que je me fais des
chimères, qu’il est bien égal après tout que je
couche avec cette femme ou avec une autre ; que la terre n’en
déviera pas d’une ligne dans sa marche, et que les quatre saisons
n’intervertiront pas leur ordre pour cela ; que rien au monde
n’est plus indifférent, et que je suis bien bon de me tourmenter de
pareilles billevesées : voilà ce que je me dis. – Mais
j’ai beau dire, je n’en suis ni plus tranquille ni plus
résolu.
Cela tient peut-être à ce que je vis beaucoup
avec moi-même, et que les plus petits détails dans une vie aussi
monotone que la mienne prennent une trop grande importance. Je
m’écoute trop vivre et penser : j’entends le battement
de mes artères, les pulsations de mon cœur ; je dégage,
à force d’attention, mes idées les plus insaisissables de la
vapeur trouble où elles flottaient et je leur donne un corps. – Si
j’agissais davantage, je n’apercevrais pas toutes ces petites
choses, et je n’aurais pas le temps de regarder mon âme au
microscope, comme je le fais toute la journée. Le bruit de l’action
ferait envoler cet essaim de pensées oisives qui voltigent dans ma
tête et m’étourdissent du bourdonnement de leurs ailes :
au lieu de poursuivre des fantômes, je me colletterais avec des
réalités ; je ne demanderais aux femmes que ce qu’elles
peuvent donner : – du plaisir, – et je ne chercherais pas
à embrasser je ne sais quelle fantastique idéalité
parée de nuageuses perfections. – Cette tension acharnée de
l’œil de mon âme vers un objet invisible m’a
faussé la vue. Je ne sais pas voir ce qui est, à force
d’avoir regardé ce qui n’est pas, et mon œil si subtil
pour l’idéal est tout à fait myope dans la
réalité ; – ainsi, j’ai connu des femmes que tout
le monde assure être ravissantes, et qui ne me paraissent rien moins que
cela. – J’ai beaucoup admiré des peintures
généralement jugées mauvaises, et des vers bizarres ou
inintelligibles m’ont fait plus de plaisir que les plus galantes
productions. – Je ne serais pas étonné qu’après
avoir tant adressé de soupirs à la lune et regardé les
étoiles entre les deux yeux, après avoir tant fait
d’élégies et d’apostrophes sentimentales, je ne
devienne amoureux de quelque fille de joie bien ignoble ou de quelque femme
laide et vieille ; – ce serait une belle chute. – La
réalité se vengera peut-être ainsi du peu de soin que
j’ai mis à lui faire la cour : – cela ne serait-il pas
bien fait, si j’allais m’éprendre d’une belle passion
romanesque pour quelque maritorne ou quelque abominable gaupe ? Me vois-tu
jouant de la guitare sous la fenêtre d’une cuisine et
supplanté par un marmiton portant le roquet d’une vieille
douairière crachant sa dernière dent ? –
Peut-être aussi que, ne trouvant rien en ce monde qui soit digne de mon
amour, je finirai par m’y adorer moi-même, comme feu Narcisse
d’égoïste mémoire. – Pour me garantir d’un
aussi grand malheur, je me regarde dans tous les miroirs et dans tous les
ruisseaux que je rencontre. Au vrai, à force de rêveries et
d’aberrations, j’ai une peur énorme de tomber dans le
monstrueux et le hors nature. Cela est sérieux, et il y faut prendre
garde. – Adieu, mon ami ; – je vais de ce pas chez la dame
rose, de peur de me laisser aller à mes contemplations habituelles.
– Je ne pense pas que nous nous occupions beaucoup de
l’entéléchie, et je crois que, si nous faisons quelque
chose, ce ne sera pas à coup sûr du spiritualisme, bien que la
créature soit fort spirituelle : je roule soigneusement et serre
dans un tiroir le patron de ma maîtresse idéale pour ne pas
l’essayer sur celle-ci. Je veux jouir tranquillement des beautés et
des mérites qu’elle a. Je veux la laisser habillée
d’une robe à sa taille, sans tâcher de lui adapter le
vêtement que j’ai taillé d’avance et à tout
événement pour la dame de mes pensées. – Ce sont de
fort sages résolutions, je ne sais pas si je les tiendrai – Encore
une fois, adieu.
Chapitre
3
Je suis l’amant en pied de la dame
en rose ; c’est presque un état, une charge, et cela donne de
la consistance dans le monde. Je n’ai plus l’air d’un
écolier qui cherche une bonne fortune parmi les aïeules et qui
n’ose débiter un madrigal à une femme, à moins
qu’elle ne soit centenaire : je m’aperçois, depuis mon
installation, que l’on me considère beaucoup plus, que toutes les
femmes me parlent avec une coquetterie jalouse et font de grands frais pour moi.
– Les hommes, au contraire, y mettent plus de froideur, et, dans le peu de
mots que nous échangeons, il y a quelque chose d’hostile et de
contraint ; ils sentent qu’ils ont en moi un rival déjà
redoutable et qui peut le devenir davantage. – Il m’est revenu que
beaucoup d’entre eux avaient amèrement critiqué ma
façon de me mettre, et avaient dit que je m’habillais d’une
manière trop efféminée : que mes cheveux
étaient bouclés et lustrés avec plus de soin qu’il ne
convenait ; que cela, joint à ma figure imberbe, me donnait un air
damoiseau on ne peut plus ridicule ; que j’affectais pour mes
vêtements des étoffes riches et brillantes qui sentaient leur
théâtre, et que je ressemblais plus à un comédien
qu’à un homme : – toutes les banalités
qu’on dit pour se donner le droit d’être sale et de porter des
habits pauvres et mal coupés. Mais tout cela ne fait que blanchir, et
toutes les dames trouvent que mes cheveux sont les plus beaux du monde, que mes
recherches sont du meilleur goût, et semblent fort disposées
à me dédommager des frais que je fais pour elles, car elles ne
sont point assez sottes pour croire que toute cette élégance
n’ait pour but que mon embellissement particulier.
La dame du logis a d’abord paru un
peu piquée de mon choix, qu’elle croyait devoir
nécessairement tomber sur elle, et pendant quelques jours elle en a
gardé une certaine aigreur (envers sa rivale seulement ; car, moi,
elle m’a toujours parlé de même), qui se manifestait par
quelques petits : – Ma chère, – dits avec cette
manière sèche et découpée que les femmes ont seules,
et par quelques avis désobligeants sur sa toilette donnés à
aussi haute voix que possible, comme : – Vous êtes
coiffée beaucoup trop haut et pas du tout à l’air de votre
visage ; ou : – Votre corsage poche sous les bras ; qui
vous a donc fait cette robe ? Ou : – Vous avez les yeux bien
battus ; je vous trouve toute changée ; et mille autres menues
observations à quoi l’autre ne manquait pas de riposter avec toute
la méchanceté désirable quand l’occasion s’en
présentait ; et, si l’occasion tardait trop, elle s’en
faisait elle-même une pour son usage, et rendait, et au-delà, ce
qu’on lui avait donné. Mais bientôt, un autre objet ayant
détourné l’attention de l’infante
dédaignée, cette petite guerre de mots cessa et tout rentra dans
l’ordre habituel.
Je t’ai dit sommairement que j’étais
l’amant en pied de la dame rose ; cela ne suffit pas pour un homme
aussi ponctuel que tu l’es. Tu me demanderas sans doute comment elle
s’appelle : quant à son nom, je ne te le dirai pas ; mais
si tu veux, pour la facilité du récit, et en mémoire de la
couleur de la robe avec laquelle je l’ai vue pour la première fois,
– nous l’appellerons Rosette ; c’est un joli nom :
ma petite chienne s’appelait comme cela.
Tu voudras savoir de point en point, car
tu aimes la précision dans ces sortes de choses, l’histoire de nos
amours avec cette belle Bradamante, et par quelles gradations successives
j’ai passé du général au particulier, et de
l’état de simple spectateur à celui d’acteur ;
comment, de public que j’étais, je suis devenu amant. Je
contenterai ton envie avec le plus grand plaisir. Il n’y a rien de
sinistre dans notre roman ; il est couleur de rose, et l’on n’y
verse d’autres larmes que celles du plaisir ; on n’y rencontre
ni longueurs ni redites, et tout y marche vers la fin avec cette hâte et
cette rapidité si recommandées par Horace ; –
c’est un véritable roman français. – Toutefois ne va
pas t’imaginer que j’ai emporté la place au premier assaut.
– La princesse, quoique fort humaine pour ses sujets, n’est pas
aussi prodigue de ses faveurs qu’on pourrait le croire
d’abord ; elle en connaît trop le prix pour ne pas vous les
faire acheter ; elle sait trop bien aussi ce qu’un juste retard donne
de vivacité au désir, et le ragoût qu’une
demi-résistance ajoute au plaisir, pour se livrer à vous tout
d’abord, si vif que soit le goût que vous lui ayez
inspiré.
Pour te conter la chose tout au long, il
faut remonter un peu plus haut. Je t’ai fait un récit assez
circonstancié de notre première entrevue. J’en ai eu encore
une ou deux autres dans la même maison ou même trois, puis elle
m’a invité à aller chez elle ; je ne me suis pas fait
prier, comme tu peux le croire ; j’y suis allé avec
discrétion d’abord, puis un peu plus souvent, puis encore plus
souvent, puis enfin toutes les fois que l’envie m’en prenait, et je
dois avouer qu’elle m’en prenait au moins trois ou quatre fois par
jour.
– La dame, après quelques heures
d’absence, me recevait toujours comme si je fusse revenu des Indes
orientales ; ce à quoi j’étais on ne peut plus
sensible, et ce qui m’obligeait à montrer ma reconnaissance
d’une manière marquée par les choses les plus galantes et
les plus tendres du monde, auxquelles elle répondait de son mieux.
Rosette, puisque nous sommes convenus de l’appeler
ainsi, est une femme d’un grand esprit et qui comprend l’homme de la
manière la plus aimable ; quoiqu’elle ait retardé
quelques temps la conclusion du chapitre, je n’ai pas pris une seule fois
de l’humeur contre elle : ce qui est vraiment merveilleux ; car
tu sais les belles fureurs où j’entre lorsque je n’ai pas
sur-le-champ ce que je désire, et qu’une femme dépasse le
temps que je lui ai assigné dans ma tête pour se rendre. – Je
ne sais pas comment elle a fait ; dès la première entrevue
elle m’a fait comprendre que je l’aurais, et j’en étais
plus sûr que si j’en eusse tenu la promesse écrite et
signée de sa main. On dira peut-être que la hardiesse et la
facilité de ses manières laissaient le champ libre à la
témérité des espérances. Je ne pense pas que ce soit
là le véritable motif : j’ai vu quelques femmes dont la
prodigieuse liberté excluait, en quelque sorte, jusqu’à
l’ombre d’un doute, qui ne m’ont pas produit cet effet, et
auprès desquelles j’avais des timidités et des
inquiétudes pour le moins déplacées.
Ce qui fait qu’en
général je suis bien moins aimable avec les femmes que je veux
avoir qu’avec celles qui me sont indifférentes, c’est
l’attente passionnée de l’occasion et l’incertitude
où je suis de la réussite de mon projet : cela me donne du
sombre et me jette dans une rêverie qui m’ôte beaucoup de mes
moyens et de ma présence d’esprit. Quand je vois
s’échapper une à une les heures que j’avais
destinées à un autre emploi, la colère me gagne
malgré moi, et je ne puis m’empêcher de dire des choses fort
sèches et fort aigres, qui vont quelquefois jusqu’à la
brutalité et qui reculent mes affaires à cent lieues. Avec
Rosette, je n’ai rien senti de tout cela ; jamais, même au
moment où elle me résistait le plus, je n’ai eu cette
idée qu’elle voulût échapper à mon amour. Je
lui ai laissé déployer tranquillement toutes ses petites
coquetteries, et j’ai pris en patience les délais assez longs
qu’il lui a plu d’apporter à mon ardeur : sa rigueur
avait quelque chose de souriant qui vous en consolait autant que possible, et
dans ses cruautés les plus hyrcaniennes on entrevoyait un fond
d’humanité qui ne vous permettait guère d’avoir une
peur bien sérieuse. – Les honnêtes femmes, même
lorsqu’elles le sont moins, ont une façon rechignée et
dédaigneuse qui m’est parfaitement insupportable. Elles vous ont
l’air toujours prêtes à sonner et à vous faire jeter
à la porte par leurs laquais ; – et il me semble, en
vérité, qu’un homme qui prend la peine de faire la cour
à une femme (ce qui n’est pas déjà aussi
agréable qu’on veut le croire) ne mérite pas
d’être regardé de cette manière-là. La
chère Rosette n’a pas de ces regards-là, elle ; –
et je t’assure qu’elle y trouve son profit ; –
c’est la seule femme avec qui j’aie été moi, et
j’ai la fatuité de dire que je n’ai jamais été
aussi bien. – Mon esprit s’est déployé
librement ; et, par l’adresse et le feu de ses répliques, elle
m’en a fait trouver plus que je ne m’en croyais et plus que je
n’en ai peut-être réellement. – Il est vrai que
j’ai été assez peu lyrique, – cela n’est
guère possible avec elle ; – ce n’est pas cependant
qu’elle n’ait son côté poétique, malgré
ce que de C*** en a dit ; mais elle est si pleine de vie et de force et de
mouvement, elle a l’air d’être si bien dans le milieu
où elle est qu’on n’a pas envie d’en sortir pour monter
dans les nuages. Elle remplit la vie réelle si agréablement et en
fait une chose si amusante pour elle et pour les autres que la rêverie
n’a rien à vous offrir de mieux.
Chose
miraculeuse ! voilà près de deux mois que je la connais, et
depuis ce temps je ne me suis ennuyé que lorsque je n’étais
pas avec elle. Tu conviendras que cela n’est pas d’une femme
médiocre de produire un pareil effet, car habituellement les femmes
produisent sur moi l’effet précisément inverse, et me
plaisent beaucoup plus de loin que de près.
Rosette a le meilleur caractère du monde, avec les
hommes s’entend, car avec les femmes elle est méchante comme un
diable ; elle est gaie, vive, alerte, prête à tout,
très originale dans sa manière de parler, et a toujours à
vous dire quelques charmantes drôleries auxquelles on ne s’attend
pas : – c’est un délicieux compagnon, un joli camarade
avec lequel on couche, plutôt qu’une maîtresse ; et, si
j’avais quelques années de plus et quelques idées
romanesques de moins, cela me serait parfaitement égal, et même je
m’estimerais le plus fortuné mortel qui soit. Mais... mais...
– voilà une particule qui n’annonce rien de bon, et ce diable
de petit mot restrictif est malheureusement celui de toutes les langues humaines
qui est le plus employé ; – mais je suis un imbécile,
un idiot, un véritable oison, qui ne sais me contenter de rien et qui
vais toujours chercher midi à quatorze heures ; et, au lieu
d’être tout à fait heureux, je ne le suis qu’à
moitié ; – à moitié, c’est
déjà beaucoup pour ce monde-ci, et cependant je trouve que ce
n’est pas assez.
Aux yeux de tout le monde, j’ai
une maîtresse que plusieurs désirent et m’envient, et que
personne ne dédaignerait. Mon désir est donc rempli en apparence,
et je n’ai plus le droit de chercher des querelles au sort. Cependant il
ne me semble pas avoir une maîtresse ; je le comprends par
raisonnement, mais je ne le sens pas ; et, si quelqu’un me demandait
inopinément si j’en ai une, je crois que je répondrais que
non. – Pourtant la possession d’une femme qui a de la beauté,
de la jeunesse et de l’esprit constitue ce que, dans tous les temps et
dans tous les pays, on a appelé et appelle avoir une maîtresse, et
je ne pense pas qu’il y ait une autre manière. Cela
n’empêche pas que je n’aie les plus étranges doutes
à cet égard, et cela est poussé au point que, si plusieurs
personnes s’entendaient pour me soutenir que je ne suis pas l’amant
favorisé de Rosette, malgré l’évidence palpable de la
chose, je finirais par les croire.
Ne va pas imaginer, d’après ce que je te dis,
que je ne l’aime pas, ou qu’elle me déplaise en quelque
chose : je l’aime au contraire beaucoup et je la trouve ce que tout
le monde la trouvera : une jolie et piquante créature. Simplement je
ne me sens pas l’avoir, voilà tout. Et pourtant aucune femme ne
m’a donné autant de plaisir, et si jamais j’ai compris la
volupté, c’est dans ses bras. – Un seul de ses baisers, la
plus chaste de ses caresses me fait frissonner jusqu’à la plante
des pieds et fait refluer tout mon sang au cœur. Arrangez tout cela. La
chose est pourtant comme je te la conte. Mais le cœur de l’homme est
plein de ces absurdités-là ; et, s’il fallait concilier
toutes les contradictions qu’il renferme, on aurait fort à
faire.
D’où cela peut-il
venir ? En vérité, je ne sais.
Je la vois toute la journée, et même toute la
nuit, si je veux. Je lui fais toutes les caresses qu’il me plaît de
lui faire ; je l’ai nue ou habillée, à la ville ou
à la campagne. Elle est d’une complaisance inépuisable, et
entre parfaitement dans tous mes caprices, si bizarres qu’ils
soient : un soir, il m’a pris cette fantaisie de la posséder
au milieu du salon, le lustre et les bougies allumées, le feu dans la
cheminée, les fauteuils rangés en cercle comme pour une grande
soirée de réception, elle en toilette de bal avec son bouquet et
son éventail, tous ses diamants aux doigts et au cou, des plumes sur la
tête, le costume le plus splendide possible, et moi habillé en
ours ; elle y a consenti. – Quand tout fut prêt, les
domestiques furent très surpris de recevoir l’ordre de fermer les
portes et de ne laisser monter personne ; ils n’avaient pas
l’air de comprendre le moins du monde, et s’en allèrent avec
une mine hébétée qui nous fit bien rire. À coup
sûr, ils pensèrent que leur maîtresse était
décidément folle ; mais ce qu’ils pensaient ou ne
pensaient pas ne nous importait guère.
Cette soirée est la plus
bouffonne de ma vie. Te figures-tu l’air que je devais avoir avec mon
chapeau à plumes sous la patte, des bagues à toutes les griffes,
une petite épée à garde d’argent et un ruban bleu de
ciel à la poignée ? Je me suis approché de la
belle ; et, après lui avoir fait la plus gracieuse
révérence, je m’assis à côté
d’elle et je l’assiégeai dans toutes les formes. Les
madrigaux musqués, les galanteries exagérées que je lui
adressais, tout le jargon de la circonstance prenait un relief singulier en
passant par mon mufle d’ours ; car j’avais une superbe
tête en carton peint que je fus bientôt obligé de jeter sous
la table tellement ma déité était adorable ce
soir-là et tant j’avais envie de lui baiser la main et mieux que la
main. La peau suivit la tête à peu de distance ; car,
n’ayant pas l’habitude d’être ours j’y
étouffais très bien et plus qu’il n’était
nécessaire. Alors la toilette de bal eut beau jeu, comme tu peux le
croire ; les plumes tombaient comme une neige autour de ma beauté,
les épaules sortirent bientôt des manches, les seins du corset, les
pieds des souliers, et les jambes des bas : les colliers
défilés roulèrent sur le plancher, et je crois que jamais
robe plus fraîche n’a été plus impitoyablement
fripée et chiffonnée ; la robe était de gaze
d’argent, et la doublure de satin blanc. Rosette a déployé
dans cette occasion un héroïsme tout à fait au-dessus de son
sexe, et qui m’a donné d’elle la plus haute opinion. –
Elle a assisté au sac de sa toilette comme un témoin
désintéressé, et n’a pas montré un seul
instant le moindre regret pour sa robe et ses dentelles ; elle était
au contraire de la gaieté la plus folle, et aidait elle-même
à déchirer et à rompre ce qui ne se dénouait pas ou
ne se dégrafait pas assez vite à mon gré et au sien.
– Ne trouves-tu pas cela d’un beau à consigner dans
l’histoire à côté des plus éclatantes actions
des héros de l’antiquité ? C’est la plus grande
preuve d’amour qu’une femme puisse donner à son amant que de
ne pas lui dire : Prenez garde de me chiffonner ou de me faire des taches,
surtout si sa robe est neuve. – Une robe neuve est un plus grand motif de
sécurité pour un mari qu’on ne le croit communément.
– Il faut que Rosette m’adore, ou qu’elle ait une philosophie
supérieure à celle d’Épictète.
Toujours est-il que je crois bien avoir
payé à Rosette la valeur de sa robe et au-delà en une
monnaie qui, pour n’avoir pas cours chez les marchands, n’en est pas
moins estimée et prisée. – Tant d’héroïsme
méritait bien une pareille récompense. Au reste, en femme
généreuse, elle m’a bien rendu ce que je lui ai
donné. – J’ai eu un plaisir fou, presque convulsif et comme
je ne me croyais pas capable d’en éprouver. Ces baisers sonores
mêlés de rires éclatants, ces caresses frémissantes
et pleines d’impatience, toutes ces voluptés âcres et
irritantes, ce plaisir goûté incomplètement à cause
du costume et de la situation, mais plus vif cent fois que s’il eût
été sans entraves, me donnèrent tellement sur les nerfs
qu’il me prit des spasmes dont j’eus quelque peine à me
remettre. – Tu ne saurais t’imaginer l’air tendre et fier dont
Rosette me regardait tout en cherchant à me faire revenir, et la
manière pleine de joie et d’inquiétude dont elle
s’empressait autour de moi : sa figure rayonnait encore du plaisir
qu’elle ressentait de produire sur moi un effet semblable en même
temps que ses yeux, tout trempés de douces larmes, témoignaient de
la peur qu’elle avait de me voir malade et de l’intérêt
qu’elle prenait à ma santé. – Jamais elle ne m’a
paru aussi belle qu’à ce moment-là. Il y avait quelque chose
de si maternel et de si chaste dans son regard que j’oubliai totalement la
scène plus qu’anacréontique qui venait de se passer, et me
mis à genoux devant elle en lui demandant la permission de baiser sa
main ; ce qu’elle m’accorda avec une gravité et une
dignité singulières.
Assurément, cette femme-là
n’est pas aussi dépravée que de C*** le prétend, et
qu’elle me l’a paru bien souvent à moi-même ; sa
corruption est dans son esprit et non pas dans son cœur.
Je t’ai cité cette scène entre vingt
autres : il me semble qu’après cela on peut, sans
fatuité excessive, se croire l’amant d’une femme. – Eh
bien ! c’est ce que je ne fais pas. – J’étais
à peine de retour chez moi que cette pensée me reprit et se mit
à me travailler comme d’habitude. – Je me souvenais
parfaitement de tout ce que j’avais fait et vu faire. – Les moindres
gestes, les moindres poses, tous les plus petits détails se dessinaient
très nettement dans ma mémoire ; je me rappelais tout,
jusqu’aux plus légères inflexions de voix, jusqu’aux
plus insaisissables nuances de la volupté : seulement il ne me
paraissait ; pas que ce fût à moi plutôt
qu’à un autre que toutes ces choses fussent arrivées. Je
n’étais pas sûr que ce ne fût une illusion, une
fantasmagorie, un rêve, ou que je n’eusse lu cela quelque part, ou
même que ce ne fût une histoire composée par moi, comme je
m’en suis fait bien souvent. Je craignais d’être la dupe de ma
crédulité et le jouet de quelque mystification ; et,
malgré le témoignage de ma lassitude et les preuves
matérielles que j’avais couché dehors, j’aurais cru
volontiers que je m’étais mis dans mes couvertures à mon
heure ordinaire, et que j’avais dormi jusqu’au matin.
Je suis très malheureux de ne
pouvoir acquérir la certitude morale d’une chose dont j’ai la
certitude physique. – C’est ordinairement l’inverse qui a lieu
et c’est le fait qui prouve l’idée. Je voudrais me prouver le
fait par l’idée ; je ne le puis ; quoique la chose soit
assez singulière, elle est. Il dépend de moi, jusqu’à
un certain point, d’avoir une maîtresse ; mais je ne puis me
forcer à croire que j’en aie une tout en l’ayant. Si je
n’ai pas en moi la foi nécessaire, même pour une chose aussi
évidente, il m’est aussi impossible de croire à un fait
aussi simple qu’à un autre de croire à la Trinité. La
foi ne s’acquiert pas, et c’est un pur don, une grâce
spéciale du ciel.
Jamais personne autant que moi n’a
désiré vivre de la vie des autres, et s’assimiler une autre
nature ; – jamais personne n’y a moins réussi. –
Quoi que je fasse, les autres hommes ne sont guère pour moi que des
fantômes, et je ne sens pas leur existence ; ce n’est pourtant
pas le désir de reconnaître leur vie et d’y participer qui me
manque. – C’est la puissance ou le défaut de sympathie
réelle pour quoi que ce soit. L’existence ou la non-existence
d’une chose ou d’une personne ne m’intéresse pas assez
pour que j’en sois affecté d’une manière sensible et
convaincante. – La vue d’une femme ou d’un homme qui
m’apparaît dans la réalité ne laisse pas sur mon
âme des traces plus fortes que la vision fantastique du rêve :
– il s’agite autour de moi un pâle monde d’ombres et de
semblants faux ou vrais qui bourdonnent sourdement, au milieu duquel je me
trouve aussi parfaitement seul que possible, car aucun n’agit sur moi en
bien ou en mal, et ils me paraissent d’une nature tout à fait
différente. – Si je leur parle et qu’ils me répondent
quelque chose qui ait à peu près le sens commun, je suis aussi
surpris que si mon chien ou mon chat prenait tout à coup la parole et se
mêlait à la conversation : – le son de leur voix
m’étonne toujours, et je croirais très volontiers
qu’ils ne sont que de fugitives apparences dont je suis le miroir
objectif. Inférieur ou supérieur, à coup sûr je ne
suis pas de leur espèce. Il y a des moments où je ne reconnais que
Dieu au-dessus de moi, et d’autres où je me juge à peine
l’égal du cloporte sous sa pierre ou du mollusque sur son banc de
sable ; mais dans quelque situation d’esprit que je me trouve, haut
ou bas, je n’ai jamais pu me persuader que les hommes étaient
vraiment mes semblables. Quand on m’appelle monsieur, ou qu’en
parlant de moi on dit : – Cet homme, – cela me paraît
fort singulier. Mon nom même me semble un nom en l’air et qui
n’est pas mon véritable nom ; cependant, si bas qu’il
soit prononcé au milieu du bruit le plus fort, je me retourne subitement
avec une vivacité convulsive et fébrile dont je n’ai jamais
bien pu me rendre compte. – Est-ce la crainte de trouver dans cet homme
qui sait mon nom et pour qui le ne suis plus la foule un antagoniste ou un
ennemi ?
C’est surtout lorsque j’ai
vécu avec une femme que j’ai le mieux senti combien ma nature
repoussait invinciblement toute alliance et toute miction. Je suis comme une
goutte d’huile dans un verre d’eau. Vous aurez beau tourner et
remuer, jamais l’huile ne se pourra lier avec elle ; elle se divisera
en cent mille petits globules qui se réuniront et remonteront à la
surface, au premier moment de calme : la goutte d’huile et le verre
d’eau, voilà mon histoire. La volupté même, cette
chaîne de diamant qui lie tous les êtres, ce feu dévorant qui
fond les rochers et les métaux de l’âme et les fait retomber
en pleurs, comme le feu matériel fait fondre le fer et le granit, toute
puissante qu’elle est, n’a jamais pu me dompter ou
m’attendrir. Cependant j’ai les sens très vifs ; mais
mon âme est pour mon corps une sœur ennemie, et le malheureux couple,
comme tout couple possible, légal ou illégal, vit dans un
état de guerre perpétuel. – Les bras d’une femme, ce
qui lie le mieux sur la terre, à ce qu’on dit, sont pour moi de
bien faibles attaches, et je n’ai jamais été plus loin de ma
maîtresse que lorsqu’elle me serrait sur son cœur. –
J’étouffais, voilà tout.
Que de fois je me suis coloré
contre moi-même ! que d’efforts j’ai faits pour ne pas
être ainsi ! Comme je me suis exhorté à être
tendre, amoureux, passionné ! que souvent j’ai pris mon
âme par les cheveux et l’ai traînée sur mes
lèvres au beau milieu d’un baiser !
Quoi que j’aie fait, elle s’est toujours
reculée en s’essuyant, aussitôt que je l’ai
lâchée. Quel supplice pour cette pauvre âme d’assister
aux débauches de mon corps et de s’asseoir perpétuellement
à des festins où elle n’a rien à manger !
C’est avec Rosette que j’ai résolu, une
fois pour toutes, d’éprouver si je ne suis pas
décidément insociable, et si je puis prendre assez
d’intérêt dans l’existence d’une autre pour y
croire. J’ai poussé les expériences jusqu’à
l’épuisement, et je ne me suis pas beaucoup éclairci dans
mes doutes. Avec elle, le plaisir est si vif que l’âme se trouve
assez souvent, sinon touchée, au moins distraite, ce qui nuit un peu
à l’exactitude des observations. Après tout, j’ai
reconnu que cela ne passait pas la peau, et que je n’avais qu’une
jouissance d’épiderme à laquelle l’âme ne
participait que par curiosité. J’ai du plaisir, parce que je suis
jeune et ardent ; mais ce plaisir me vient de moi et non d’un autre.
La cause est dans moi-même plutôt que dans Rosette.
J’ai beau faire, je n’ai pu
sortir de moi une minute.
– Je suis toujours ce que j’étais,
c’est-à-dire quelque chose de très ennuyé et de
très ennuyeux, qui me déplaît fort. Je n’ai pu venir
à bout de faire entrer dans ma cervelle l’idée d’un
autre, dans mon âme le sentiment d’un autre, dans mon corps la
douleur ou la jouissance d’un autre. – Je suis prisonnier dans
moi-même, et toute évasion est impossible : le prisonnier veut
s’échapper, les murs ne demandent pas mieux que de crouler, les
portes que de s’ouvrir pour lui livrer passage ; je ne sais quelle
fatalité retient invinciblement chaque pierre à sa place, et
chaque verrou dans ses ferrures ; il m’est aussi impossible
d’admettre quelqu’un chez moi que d’aller moi-même chez
les autres ; je ne saurais ni faire ni recevoir de visites et je vis dans
le plus triste isolement au milieu de la foule : mon lit peut
n’être pas veuf, mais mon cœur l’est toujours.
Ah ! ne pouvoir s’augmenter
d’une seule parcelle, d’un seul atome ; ne pouvoir faire couler
le sang des autres dans ses veines ; voir toujours de ses yeux, ni plus
clair, ni plus loin, ni autrement ; entendre les sons avec les mêmes
oreilles et la même émotion ; toucher avec les mêmes
doigts ; percevoir des choses variées avec un organe
invariable ; être condamné au même timbre de voix, au
retour des mêmes tons, des mêmes phrases et des mêmes paroles,
et ne pouvoir s’en aller, se dérober à soi-même, se
réfugier dans quelque coin où l’on ne se suive pas ;
être forcé de se garder toujours, de dîner et de coucher avec
soi, – d’être le même homme pour vingt femmes
nouvelles ; traîner, au milieu des situations les plus
étranges du drame de notre vie, un personnage obligé et dont vous
savez le rôle par cœur ; penser les mêmes choses, avoir
les mêmes rêves : – quel supplice, quel
ennui !
J’ai désiré le cor des frères
Tangut, le chapeau de Fortunatus, le bâton d’Abaris, l’anneau
de Gygès ; j’aurais vendu mon âme pour arracher la
baguette magique de la main d’une fée, mais je n’ai jamais
rien tant souhaité que de rencontrer sur la montagne, comme
Tirésias le devin, ces serpents qui font changer de sexe ; et ce que
j’envie le plus aux dieux monstrueux et bizarres de l’Inde, ce sont
leurs perpétuels
avatars et leurs
transformations innombrables.
J’ai commencé par avoir envie
d’être un autre homme ; – puis, faisant réflexion
que je pouvais par l’analogie prévoir à peu près ce
que je sentirais, et alors ne pas éprouver la surprise et le changement
attendus, j’aurais préféré d’être
femme ; cette idée m’est toujours venue, lorsque j’avais
une maîtresse qui n’était pas laide ; car une femme
laide est un homme pour moi, et aux instants de plaisirs j’aurais
volontiers changé de rôle, car il est bien impatientant de ne pas
avoir la conscience de l’effet qu’on produit et de ne juger de la
jouissance des autres que par la sienne. Ces pensées et beaucoup
d’autres m’ont souvent donné, dans les moments où il
était le plus déplacé, un air méditatif et
rêveur qui m’a fait accuser bien à tort vraiment de froideur
et d’infidélité.
Rosette, qui ne sait pas tout cela, fort heureusement, me
croit l’homme le plus amoureux de la terre ; elle prend cette
impuissante fureur pour une fureur de
passion, et elle se prête de son mieux à tous les caprices
expérimentaux qui me passent par la tête.
J’ai fait tout ce que j’ai pu pour me convaincre
de sa possession : j’ai tâché de descendre dans son
cœur, mais je me suis toujours arrêté à la
première marche de l’escalier, à sa peau ou sur sa bouche.
Malgré l’intimité de nos relations corporelles, je sens bien
qu’il n’y a rien de commun entre nous. Jamais une idée
pareille aux miennes n’a ouvert ses ailes dans cette tête jeune et
souriante ; jamais ce cœur de vie et de feu, qui soulève
palpitant une gorge si ferme et si pure, n’a battu à
l’unisson de mon cœur. Mon âme ne s’est jamais unie avec
cette âme. Cupidon, le dieu aux ailes d’épervier, n’a
pas embrassé Psyché sur son beau front d’ivoire. Non !
– cette femme n’est pas ma maîtresse.
Si tu savais tout ce que j’ai fait
pour forcer mon âme à partager l’amour de mon corps !
avec quelle furie j’ai plongé ma bouche dans sa bouche,
trempé mes bras dans ses cheveux, et comme j’ai serré
étroitement sa taille ronde et souple. Comme l’antique Salmacis,
l’amoureuse du jeune Hermaphrodite, je tâchais de fondre son corps
avec le mien ; je buvais son haleine et les tièdes larmes que la
volupté faisait déborder du calice trop plein de ses yeux. Plus
nos corps s’enlaçaient et plus nos étreintes étaient
intimes, moins je l’aimais. Mon âme, assise tristement, regardait
d’un air de pitié ce déplorable hymen où elle
n’était pas invitée, ou se voilait le front de
dégoût et pleurait silencieusement sous le pan de son manteau.
– Tout cela tient peut-être à ce que réellement je
n’aime pas Rosette, toute digne d’être aimée
qu’elle soit, et quelque envie que j’en aie.
Pour me débarrasser de l’idée que
j’étais moi, je me suis composé des milieux très
étranges, où il était tout à fait improbable que je
me rencontrasse, et j’ai tâché, ne pouvant jeter mon
individualité aux orties, de la dépayser de façon
qu’elle ne se reconnût plus. J’y ai assez médiocrement
réussi, et ce diable de moi me suit obstinément ; il
n’y a pas moyen de s’en défaire ; – je n’ai
pas la ressource de lui faire dire, comme aux autres importuns, que je suis
sorti ou que je suis allé à la campagne.
J’ai eu ma maîtresse au
bain, et j’ai fait le Triton de mon mieux. – La mer était une
fort grande cuve de marbre. – Quant à la Néréide, ce
qu’elle faisait voir accusait l’eau, toute transparente
qu’elle fût, de ne pas l’être encore assez pour
l’exquise beauté des choses qu’elle cachait. – Je
l’aie eue la nuit, au clair de lune, dans une gondole avec de la
musique.
Cela serait fort commun à Venise, mais ici cela
l’est fort peu. – Dans sa voiture lancée au grand galop, au
milieu du bruit des roues, des sauts et des cahots, tantôt
illuminés par les lanternes, tantôt plongés dans la plus
profonde obscurité... – C’est une manière qui ne
manque pas d’un certain piquant, et je te conseille d’en user :
mais j’oubliais que tu es un vénérable patriarche, et que tu
ne donnes point dans de pareils raffinements. – Je suis entré chez
elle par la fenêtre, ayant la clef de la porte dans ma poche. – Je
l’ai fait venir chez moi en plein jour, et enfin je l’ai compromise
de telle façon que personne maintenant (excepté moi, bien entendu)
ne doute qu’elle ne soit ma maîtresse.
À cause de toutes ces inventions
qui, si je n’étais aussi jeune, auraient l’air des ressources
d’un libertin blasé, Rosette m’adore principalement et
par-dessus tous autres. Elle y voit l’ardeur d’un amour
pétulant que rien ne peut contenir, et qui est le même
malgré la diversité des temps et des lieux. Elle y voit
l’effet sans cesse renaissant de ses charmes et le triomphe de sa
beauté, et, en vérité, je voudrais qu’elle eût
raison, et ce n’est point ma faute ni la sienne non plus, il faut
être juste, si elle ne l’a pas.
Le seul tort que j’aie envers elle, c’est
d’être moi. Si je lui disais cela, l’enfant répondrait
bien vite que c’est précisément mon plus grand mérite
à ses yeux ; ce qui serait plus obligeant que sensé.
Une fois, – c’était dans les
commencements de notre liaison, – j’ai cru être arrivé
à mon but, une minute j’ai cru avoir aimé ; –
j’ai aimé. – Ô mon ami ! je n’ai vécu
que cette minute-là, et, si cette minute eût été une
heure, je fusse devenu un dieu – Nous étions sortis tous les deux
à cheval, moi sur mon cher Ferragus, elle sur une jument couleur de neige
qui a l’air d’une licorne, tant elle a les pieds
déliés et l’encolure svelte. Nous suivions une grande
allée d’ormes d’une hauteur prodigieuse ; le soleil
descendait sur nous, tiède et blond, tamisé par les
déchiquetures du feuillage, – des losanges d’outremer
scintillaient par places dans des nuages pommelés, de grandes lignes
d’un bleu pâle jonchaient les bords de l’horizon et se
changeaient en un vert pomme extrêmement tendre, lorsqu’elles se
rencontraient avec les tons orangés du couchant. – L’aspect
du ciel était charmant et singulier ; la brise nous apportait je ne
sais quelle odeur de fleurs sauvages on ne peut plus ravissante. – De
temps en temps un oiseau partait devant nous et traversait l’allée
en chantant. – La cloche d’un village que l’on ne voyait pas
sonnait doucement l’Angélus, et les sons argentins, qui ne nous
arrivaient qu’atténués par l’éloignement,
avaient une douceur infinie. Nos bêtes allaient le pas et marchaient
côte à côte d’une manière si égale que
l’une ne dépassait pas l’autre. – Mon cœur se
dilatait, et mon âme débordait sur mon corps. – Je
n’avais jamais été si heureux. Je ne disais rien, ni Rosette
non plus, et pourtant nous ne nous étions jamais aussi bien entendus.
– Nous étions si près l’un de l’autre que ma
jambe touchait le ventre du cheval de Rosette. Je me penchai vers elle et passai
mon bras autour de sa taille ; elle fit le même mouvement de son
côté, et renversa sa tête sur mon épaule. Nos bouches
se prirent ; ô quel chaste et délicieux baiser ! –
Nos chevaux marchaient toujours avec leur bride flottante sur le cou. – Je
sentais le bras de Rosette se relâcher et ses reins ployer de plus en
plus. – Moi-même je faiblissais et j’étais près
de m’évanouir. – Ah ! je t’assure que dans ce
moment-là je ne songeais guère si j’étais moi ou un
autre. Nous allâmes ainsi jusqu’au bout de l’allée,
où un bruit de pas nous fit reprendre brusquement notre position ;
c’étaient des gens de connaissance aussi à cheval qui
vinrent à nous et nous parlèrent. Si j’avais eu des
pistolets, je crois que j’aurais tiré sur eux.
Je les regardais
d’un air sombre et furieux, qui aura dû leur paraître bien
singulier. – Après tout, j’avais tort de me mettre si fort en
colère contre eux, car ils m’avaient rendu, sans le vouloir, le
service de couper mon plaisir à point, au moment où, par son
intensité même, il allait devenir une douleur ou s’affaisser
sous sa violence. – C’est une science que l’on ne regarde pas
avec tout le respect qu’on lui doit que celle de s’arrêter
à temps. – Quelquefois, en étant couché avec une
femme, on lui passe le bras sous la taille : c’est d’abord une
grande volupté de sentir la tiède chaleur de son corps, la chair
douce et veloutée de ses reins, l’ivoire poli de ses flancs et de
refermer sa main sur sa gorge qui se dresse et frissonne. – La belle
s’endort dans cette position amoureuse et charmante ; la cambrure de
ses reins devient moins prononcée ; sa gorge s’apaise ;
son flanc est soulevé par la respiration plus large et plus
régulière du sommeil ; ses muscles se dénouent, sa
tête roule dans ses cheveux. – Cependant votre bras est plus
pressé, vous commencez à vous apercevoir que c’est une femme
et non pas une sylphide : – mais vous n’ôteriez votre
bras pour rien au monde, il y a beaucoup de raisons pour cela : la
première, c’est qu’il est assez dangereux de réveiller
une femme avec qui l’on est couché ; il faut être en
état de substituer au rêve délicieux qu’elle fait sans
doute une réalité encore plus délicieuse ; la seconde,
c’est qu’en la priant de se soulever pour retirer votre bras vous
lui dites d’une manière indirecte qu’elle est lourde et
qu’elle vous gêne, ce qui n’est pas honnête, ou bien
vous lui faites entendre que vous êtes faible ou fatigué, chose
extrêmement humiliante pour vous et qui vous nuira infiniment dans son
esprit ; – la troisième est que, comme l’on a eu du
plaisir dans cette position, l’on croit qu’en la gardant on pourra
en éprouver encore, en quoi l’on se trompe. – Le pauvre bras
se trouve pris sous la masse qui l’opprime, le sang s’arrête,
les nerfs sont tiraillés, et l’engourdissement vous picote avec ses
millions d’aiguilles : vous êtes une manière de petit
Milon Crotoniate, et le matelas de votre lit et le dos de votre divinité
représentent assez exactement les deux parties de l’arbre qui se
sont rejointes. – Le jour vient enfin, qui vous délivre de ce
martyre, et vous sautez à bas de ce chevalet avec plus
d’empressement qu’aucun mari n’en met à descendre de
l’échafaud nuptial.
Ceci est
l’histoire de bien des passions.
– C’est celle de tous les plaisirs.
Quoi qu’il en soit, – malgré
l’interruption ou à cause de l’interruption, jamais
volupté pareille n’a passé sur ma tête : je me
sentais réellement un autre. L’âme de Rosette était
entrée tout entière dans mon corps. – Mon âme
m’avait quitté et remplissait son cœur comme son âme
à elle remplissait le mien. – Sans doute, elles
s’étaient rencontrées au passage dans ce long baiser
équestre, comme Rosette l’a appelé depuis (ce qui m’a
fâché par parenthèse), et s’étaient
traversées et confondues aussi intimement que le peuvent faire les
âmes de deux créatures mortelles sur un grain de boue
périssable.
Les anges doivent assurément s’embrasser ainsi,
et le vrai paradis n’est pas au ciel, mais sur la bouche d’une
personne aimée.
J’ai attendu vainement une minute pareille, et
j’en ai sans succès provoqué le retour. Nous avons
été bien souvent nous promener à cheval dans
l’allée du bois, par de beaux couchers de soleil ; les arbres
avaient la même verdure, les oiseaux chantaient la même chanson,
mais nous trouvions le soleil terne, le feuillage jauni : le chant des
oiseaux nous paraissait aigre et discordant, l’harmonie
n’était plus en nous. Nous avons mis nos chevaux au pas, et nous
avons essayé le même baiser. – Hélas ! nos
lèvres seules se joignaient, et ce n’était que le spectre de
l’ancien baiser. – Le beau, le sublime, le divin, le seul vrai
baiser que j’aie donné et reçu en ma vie était
envolé à tout jamais. – Depuis ce jour-là je suis
toujours revenu du bois avec un fond de tristesse inexprimable. – Rosette,
toute gaie et folâtre qu’elle soit habituellement, ne peut
échapper à cette impression, et sa rêverie se trahit par une
petite moue délicatement plissée qui vaut au moins son
sourire.
Il n’y a guère que la
fumée du vin et le grand éclat des bougies qui me puissent faire
revenir de ces mélancolies-là. Nous buvons tous les deux comme des
condamnés à mort, silencieusement et coup sur coup,
jusqu’à ce que nous ayons atteint la dose qu’il nous
faut ; alors nous commençons à rire et à nous moquer
du meilleur cœur de ce que nous appelons notre sentimentalité.
Nous rions, – parce que nous ne pouvons pleurer.
– Ah ! qui pourra faire germer une larme au fond de mon œil
tari ?
Pourquoi ai-je eu tant de plaisir ce soir-là ?
Il me serait bien difficile de le dire. J’étais pourtant le
même homme, Rosette la même femme. Ce n’était pas la
première fois que je me promenais à cheval, ni elle non plus. Nous
avions déjà vu se coucher le soleil, et ce spectacle ne nous a pas
autrement touchés que la vue d’un tableau que l’on admire,
selon que les couleurs en sont plus ou moins brillantes. Il y a plus d’une
allée d’ormes et de marronniers dans le monde, et celle-là
n’était pas la première que nous parcourions ; qui donc
nous y a fait trouver un charme si souverain, qui métamorphosait les
feuilles mortes en topazes, les feuilles vertes en émeraudes, qui avait
doré tous ces atomes voltigeants, et changé en perles toutes ces
gouttes d’eau égrenées sur la pelouse, qui donnait une
harmonie si douce aux sons d’une cloche habituellement discordante, et aux
piaillements de je ne sais quels oisillons ? – Il fallait qu’il
y eût dans l’air une poésie bien pénétrante
puisque nos chevaux mêmes paraissaient la sentir.
Rien au monde cependant
n’était plus pastoral et plus simple : quelques arbres,
quelques nuages, cinq ou six brins de serpolet, une femme et un rayon de soleil
brochant sur le tout comme un chevron d’or sur un blason. – Il
n’y avait d’ailleurs, dans ma sensation, ni surprise ni
étonnement. Je me reconnaissais bien. Je n’étais jamais venu
dans cet endroit, mais je me rappelais parfaitement et la forme des feuilles et
la position des nuées, cette colombe blanche qui traversait le ciel,
s’envolait dans la même direction ; cette petite cloche
argentine, que j’entendais pour la première fois, avait bien
souvent tinté à mon oreille, et sa voix me semblait une voix
d’amie ; j’avais, sans y être jamais passé,
parcouru cette allée bien des fois avec des princesses montées sur
des licornes ; les plus voluptueux de mes rêves s’y allaient
promener tous les soirs, et mes désirs s’y étaient
donné des baisers absolument pareils à celui échangé
par moi et Rosette. – Ce baiser n’avait rien de nouveau pour
moi ; mais il était tel que j’avais pensé qu’il
serait. C’est peut-être la seule fois de ma vie que je n’ai
pas été désappointé, et que la réalité
m’a paru aussi belle que l’idéal. – Si je pouvais
trouver une femme, un paysage, une architecture, quelque chose qui
répondit à mon désir intime aussi parfaitement que cette
minute-là a répondu à la minute que j’avais
rêvée, je n’aurais rien à envier aux dieux, et je
renoncerais très volontiers à ma stalle du paradis. – Mais,
en vérité, je ne crois pas qu’un homme de chair pût
résister une heure à des voluptés si
pénétrantes ; deux baisers comme cela pomperaient une
existence entière, et feraient vide complet dans une âme et dans un
corps. – Ce n’est pas cette considération-là qui
m’arrêterait ; car, ne pouvant prolonger ma vie
indéfiniment, il m’est égal de mourir, et j’aimerais
mieux mourir de plaisir que de vieillesse ou d’ennui. Mais cette femme
n’existe pas. – Si, elle existe ; – je n’en suis
peut-être séparé que par une cloison. – Je l’ai
peut-être coudoyée hier ou aujourd’hui.
Que manque-t-il à Rosette pour
être cette femme-là ? – Il lui manque que je le croie.
Quelle fatalité me fait donc avoir toujours pour maîtresses des
femmes que je n’aime pas. Son cou est assez poli pour y suspendre les
colliers les mieux ouvrés ; ses doigts sont assez effilés
pour faire honneur aux plus belles et aux plus riches bagues ; le rubis
rougirait de plaisir de briller au bout vermeil de son oreille
délicate ; sa taille pourrait ceindre le ceste de
Vénus ; mais c’est l’amour seul qui sait nouer
l’écharpe de sa mère.
Tout le mérite qu’a Rosette
est en elle, je ne lui ai rien prêté. Je n’ai pas jeté
sur sa beauté ce voile de perfection dont l’amour enveloppe la
personne aimée ; – le voile d’Isis est un voile
transparent à côté de celui-là. – Il n’y
a que la satiété qui en puisse lever le coin.
Je n’aime pas Rosette ; du moins l’amour
que j’ai pour elle, si j’en ai, ne ressemble pas à
l’idée que je me suis faite de l’amour. – Après
cela mon idée n’est peut-être pas juste. Je n’ose rien
décider. Toujours est-il qu’elle me rend tout à fait
insensible au mérite des autres femmes, et je n’ai
désiré personne avec un peu de suite depuis que je la
possède. – Si elle a à être jalouse, ce n’est
que de fantômes, ce dont elle s’inquiète assez peu, et
pourtant mon imagination est sa plus redoutable rivale ; c’est une
chose dont, avec toute sa finesse, elle ne s’apercevra probablement
jamais.
Si les femmes savaient cela ! – Que
d’infidélités l’amant le moins volage fait à la
maîtresse la plus adorée ! – Il est à
présumer que les femmes nous le rendent et au-delà ; mais
elles font comme nous, et n’en disent rien. – Une maîtresse
est un thème obligé qui disparaît ordinairement sous les
fioritures et les broderies. – Bien souvent les baisers qu’on lui
donne ne sont pas pour elle ; c’est l’idée d’une
autre femme que l’on embrasse dans sa personne, et elle profite plus
d’une fois (si cela peut s’appeler un profit) des désirs
inspirés par une autre. Ah ! que de fois, pauvre Rosette, tu as
servi de corps à mes rêves et donné une
réalité à tes rivales ; que
d’infidélités dont tu as été involontairement
la complice ! Si tu avais pu penser, aux moments où mes bras te
serraient avec tant de force, où ma bouche s’unissait le plus
étroitement à la tienne, que ta beauté et ton amour
n’y étaient pour rien, que ton idée était à
mille lieues de moi ; si l’on t’avait dit que ces yeux,
voilés d’amoureuses langueurs, ne s’abaissaient que pour ne
pas te voir et ne pas dissiper l’illusion que tu ne servais
qu’à compléter, et qu’au lieu d’être une
maîtresse tu n’étais qu’un instrument de
volupté, un moyen de tromper un désir impossible à
réaliser !
Ô célestes
créatures, belles vierges frêles et diaphanes qui penchez vos yeux
de pervenche et joignez vos mains de lis sur les tableaux à fond
d’or des vieux maîtres allemands, saintes des vitraux, martyres des
missels qui souriez si doucement au milieu des enroulements des arabesques, et
qui sortez si blondes et si fraîches de la cloche des fleurs !
– ô vous, belles courtisanes couchées toutes nues dans vos
cheveux sur des lits semés de roses, sous de larges rideaux pourpres,
avec vos bracelets et vos colliers de grosses perles, votre éventail et
vos miroirs où le couchant accroche dans l’ombre une flamboyante
paillette ! – brunes filles du Titien, qui nous étalez si
voluptueusement vos hanches ondoyantes, vos cuisses fermes et dures, vos ventres
polis et vos reins souples et musculeux ! – antiques déesses,
qui dressez votre blanc fantôme sous les ombrages du jardin ! –
vous faites partie de mon sérail ; je vous ai
possédées tour à tour. – Sainte Ursule, j’ai
baisé tes mains sur les belles mains de Rosette ; – j’ai
joué avec les noirs cheveux de la Muranèse, et jamais Rosette
n’a eu tant de peine à se recoiffer ; virginale Diane,
j’ai été avec toi plus qu’Actéon, et je
n’ai pas été changé en cerf : c’est moi
qui ai remplacé ton bel Endymion ! – Que de rivales dont on ne
se défie pas, et dont on ne peut se venger ! encore ne sont-elles
pas toujours peintes ou sculptées !
Femmes, quand vous voyez votre amant
devenir plus tendre que de coutume, vous étreindre dans ses bras avec une
émotion extraordinaire ; quand il plongera sa tête dans vos
genoux et la relèvera pour vous regarder avec des yeux humides et
errants ; quand la jouissance ne fera qu’augmenter son désir,
et qu’il éteindra votre voix sous ses baisers, comme s’il
craignait de l’entendre, soyez certaines qu’il ne sait seulement pas
si vous êtes là ; qu’il a, en ce moment, rendez-vous
avec une chimère que vous rendez palpable, et dont vous jouez le
rôle. – Bien des chambrières ont profité de
l’amour qu’inspiraient des reines. – Bien des femmes ont
profité de l’amour qu’inspiraient des déesses, et une
réalité assez vulgaire a souvent servi de socle à
l’idole idéale. C’est pourquoi les poètes prennent
habituellement d’assez sales guenipes pour maîtresses. – On
peut coucher dix ans avec une femme sans l’avoir jamais vue ; –
c’est l’histoire de beaucoup de grands génies et dont les
relations ignobles ou obscures ont fait l’étonnement du
monde.
Je n’ai fait à Rosette que
des infidélités de ce genre-là. Je ne l’ai trahie que
pour des tableaux et des statues, et elle a été de moitié
dans la trahison. Je n’ai pas sur la conscience le plus petit
péché matériel à me reprocher. Je suis, de ce
côté, aussi blanc que la neige Jung-Frau, et pourtant, sans
être amoureux de personne, je désirerais l’être de
quelqu’un. – Je ne cherche pas l’occasion, et je ne serais pas
fâché qu’elle vînt ; si elle venait, je ne
m’en servirais peut-être pas, car j’ai la conviction intime
qu’il en serait de même avec une autre, et j’aime mieux
qu’il en soit ainsi avec Rosette qu’avec toute autre ; car, la
femme ôtée, il me reste du moins un joli compagnon plein
d’esprit, et très agréablement
démoralisé ; et cette considération n’est pas
une des moindres qui me retiennent, car, en perdant la maîtresse, je
serais désolé de perdre l’amie.
Chapitre 4
Sais-tu que voilà tantôt
cinq mois, – oui, cinq mois, tout autant, cinq éternités que
je suis le Céladon en pied de madame Rosette ? Cela est du dernier
beau. Je ne me serais pas cru aussi constant, ni elle non plus, je gage. Nous
sommes en vérité un couple de pigeons plumés, car il
n’y a que des tourterelles pour avoir de ces tendresses-là.
Avons-nous roucoulé ! nous sommes-nous becquetés ! quels
enlacements de lierre ! quelle existence à deux ! Rien au monde
n’était plus touchant, et nos deux pauvres petits cœurs
auraient pu se mettre sur un cartel, enfilés par la même broche,
avec une flamme en coup de vent.
Cinq mois en tête à tête, pour ainsi
dire, car nous nous voyions tous les jours et presque toutes les nuits, –
la porte toujours fermée à tout le monde ; – n’y
a-t-il pas de quoi avoir la peau de poule rien que d’y songer ! Eh
bien ! c’est une chose qu’il faut dire à la gloire de
l’incomparable Rosette, je ne me suis pas trop ennuyé, et ce
temps-là sera sans doute le plus agréablement passé de ma
vie. Je ne crois pas qu’il soit possible d’occuper d’une
manière plus soutenue et plus amusante un homme qui n’a point de
passion, et Dieu sait quel terrible désœuvrement est celui qui
provient d’un cœur vide ! On ne peut se faire une idée
des ressources de cette femme. – Elle a commencé à les tirer
de son esprit, puis de son cœur, car elle m’aime à
l’adoration. – Avec quel art elle profite de la moindre
étincelle, et comme elle sait en faire un incendie ! comme elle
dirige habilement les petits mouvements de l’âme ! comme elle
fait tourner la langueur en rêverie tendre ! et par combien de
chemins détournés fait-elle revenir à elle l’esprit
qui s’en éloigne ! – C’est
merveilleux !
– Et je l’admire comme un
des plus hauts génies qui soient.
Je suis venu chez elle fort maussade, de fort mauvaise
humeur et cherchant une querelle. Je ne sais comment la sorcière faisait,
au bout de quelques minutes elle m’avait forcé à lui dire
des choses galantes, quoique je n’en eusse pas la moindre envie, à
lui baiser les mains et à rire de tout mon cœur, quoique je fusse
d’une colère épouvantable. A-t-on une idée
d’une tyrannie pareille ? – Cependant, si habile qu’elle
soit, le tête-à-tête ne peut se prolonger plus longtemps, et,
dans cette dernière quinzaine, il m’est arrivé assez
souvent, ce que je n’avais jamais fait jusque-là, d’ouvrir
les livres qui sont sur la table, et d’en lire quelques lignes dans les
interstices de la conversation. Rosette l’a remarqué et en a
conçu un effroi qu’elle a eu peine à dissimuler, et elle a
fait emporter tous les livres de son cabinet. J’avoue que je les regrette,
quoique je n’ose pas les redemander. – L’autre jour, –
symptôme effrayant ! – quelqu’un est venu pendant que
nous étions ensemble, et, au lieu d’enrager comme je faisais dans
les commencements, j’en ai éprouvé une espèce de
joie. J’ai presque été aimable : j’ai soutenu la
conversation que Rosette tâchait de laisser tomber afin que le monsieur
s’en allât, et, quand il fut parti, je me mis à dire
qu’il ne manquait pas d’esprit et que sa société
était assez agréable. Rosette me fit souvenir qu’il y avait
deux mois que je l’avais précisément trouvé stupide
et le plus sot fâcheux qui fût sur la terre, ce à quoi je
n’eus rien à répondre, car en vérité je
l’avais dit ; et j’avais cependant raison, malgré ma
contradiction apparente : car la première fois il dérangeait
un tête-à-tête charmant, et la seconde fois il venait au
secours d’une conversation épuisée et languissante
(d’un côté du moins), et m’évitait, pour ce
jour-là, une scène de tendresse assez fatigante à
jouer.
Voilà où nous en
sommes ; – la position est grave, – surtout quand il y en a un
des deux qui est encore épris et qui s’attache
désespérément aux restes de l’amour de l’autre.
Je suis dans une perplexité grande. – Quoique je ne sois pas
amoureux de Rosette, j’ai pour elle une très grande affection, et
je ne voudrais rien faire qui lui causât de la peine. – Je veux
qu’elle croie, aussi longtemps que possible, que je l’aime.
En reconnaissance de toutes ces heures qu’elle a
rendues ailées, en reconnaissance de l’amour qu’elle
m’a donné pour du plaisir, je le veux. – Je la
tromperai ; mais une tromperie agréable ne vaut-elle pas mieux
qu’une vérité affligeante ? – car jamais je
n’aurai le cœur de lui dire que je ne l’aime pas. – La
vaine ombre d’amour dont elle se repaît lui paraît si adorable
et si chère, elle embrasse ce pâle spectre avec tant
d’ivresse et d’effusion que je n’ose le faire
évanouir ; cependant j’ai peur qu’elle ne
s’aperçoive à la fin que ce n’est après tout
qu’un fantôme. Ce matin nous avons eu ensemble un entretien que je
vais rapporter sous sa forme dramatique pour plus de fidélité, et
qui me fait craindre de ne pouvoir prolonger notre liaison bien longtemps.
La scène représente le lit
de Rosette. Un rayon de soleil plonge à travers les rideaux : il est
dix heures. Rosette a un bras sous mon cou et ne remue pas, de peur de
m’éveiller. De temps en temps, elle se soulève un peu sur le
coude et penche sa figure sur la mienne en retenant son souffle. Je vois tout
cela à travers le grillage de mes cils, car il y a une heure que je ne
dors plus. La chemise de Rosette a un tour de gorge de malines toute
déchirée : la nuit a été orageuse ; ses
cheveux s’échappent confusément de son petit bonnet. Elle
est aussi jolie que peut l’être une femme que l’on
n’aime point et avec qui l’on est couché.
ROSETTE, voyant que je ne
dors plus. – Ô le vilain dormeur !
Moi, baillant.
– Haaa !
ROSETTE. – Ne bâillez donc pas comme cela, ou je
ne vous embrasserai pas de huit jours.
ROSETTE. – Il paraît, monsieur, que vous ne
tenez pas beaucoup à ce que je vous embrasse ?
Moi. – Si fait.
ROSETTE. – Comme vous dites cela d’une
manière dégagée ! – C’est bon ; vous
pouvez compter que, d’ici à huit jours, je ne vous toucherai du
bout des lèvres. – C’est aujourd’hui mardi : ainsi
à mardi prochain.
Moi. – Bah !
ROSETTE. – Comment Bah !
Moi. – Oui, bah ! tu m’embrasseras avant ce
soir, ou je meurs.
ROSETTE. – Vous mourrez ! Est-il fat ? Je
vous ai gâté, monsieur.
Moi. – Je vivrai. – Je ne suis pas fat et tu ne
m’as pas gâté, au contraire. – D’abord, le
demande la suppression du monsieur ;
je suis assez de tes connaissances pour que tu m’appelles par mon
nom et que tu me tutoies.
ROSETTE. – Je t’ai gâté,
d’Albert !
Moi. – Bien. – Maintenant approche ta
bouche.
ROSETTE. – Non, mardi prochain.
Moi. – Allons donc ! est-ce que nous ne nous
caresserons plus maintenant que le calendrier à la main ? nous
sommes un peu trop jeunes tous les deux pour cela. – Çà,
votre bouche, mon infante, ou je m’en vais attraper un torticolis.
Moi. – Ah ! vous voulez qu’on vous viole,
mignonne ; pardieu ! l’on vous violera. – La chose est
faisable, quoique peut-être elle n’ait pas encore été
faite.
ROSETTE. – Impertinent !
Moi. – Remarque, ma toute belle, que je t’ai
fait la galanterie d’un
peut-être ; c’est fort
honnête de ma part. – Mais nous nous éloignons du sujet.
Penche ta tête. Voyons : qu’est-ce que cela, ma sultane
favorite ? et quelle mine maussade nous avons ! Nous voulons baiser un
sourire et non pas une moue.
ROSETTE, se baissant pour
m’embrasser. – Comment veux-tu que je rie ? tu me dis
des choses si dures !
Moi. – Mon intention est de t’en dire de fort
tendres. – Pourquoi veux-tu que je te dise des choses dures ?
ROSETTE. – Je ne sais – ; mais vous
m’en dites.
Moi. – Tu prends pour des duretés des
plaisanteries sans conséquence.
ROSETTE. – Sans conséquence ! Vous appelez
cela sans conséquence ? tout en a en amour. – Tenez,
j’aimerais mieux que vous me battissiez que de rire comme vous
faites.
Moi – Tu voudrais donc me voir pleurer ?
ROSETTE. – Vous allez toujours d’une
extrémité à l’autre. On ne vous demande pas de
pleurer, mais de parler raisonnablement et de quitter ce petit ton persifleur
qui vous va fort mal.
Moi. – Il m’est impossible
de parler raisonnablement et de ne pas persifler ; alors je vais te battre,
puisque c’est dans tes goûts.
ROSETTE. – Faites.
Moi, lui
donnant quelques petites tapes sur les
épaules. – J’aimerais mieux me couper la tête
moi-même que de me gâter ton adorable corps et de marbrer de bleu la
blancheur de ce dos charmant. – Ma déesse, quel que soit le plaisir
qu’une femme ait à être battue, en vérité, vous
ne le serez point.
ROSETTE. – Vous ne m’aimez plus.
Moi. – Voici qui ne découle pas très
directement de ce qui précède ; cela est à peu
près aussi logique que de dire : – Il pleut, donc ne me donnez
pas mon parapluie ; ou : Il fait froid, ouvrez la fenêtre.
ROSETTE. – Vous ne m’aimez pas, vous ne
m’avez jamais aimée.
Moi. – Ah ! la chose se complique : vous ne
m’aimez plus et vous ne m’avez jamais aimée. Ceci est
passablement contradictoire : comment puis-je cesser de faire une chose que
je n’ai jamais commencée ? – Tu vois bien, petite reine,
que tu ne sais ce que tu dis et que tu es très parfaitement
absurde.
ROSETTE. – J’avais tant envie d’être
aimée de vous que j’ai aidé moi-même à me faire
illusion. On croit aisément ce que l’on désire ; mais
maintenant je vois bien que je me suis trompée. – Vous vous
êtes trompé vous-même ; vous avez pris un goût
pour de l’amour, et du désir pour de la passion. – La chose
arrive tous les jours. Je ne vous en veux pas : il n’a pas
dépendu de vous que vous ne soyez amoureux ; c’est à
mon peu de charmes que je dois m’en prendre. J’aurais dû
être plus belle, plus enjouée, plus coquette ; j’aurais
dû tâcher de monter jusqu’à toi, ô mon
poète ! au lieu de vouloir te faire descendre jusqu’à
moi : j’ai eu peur de te perdre dans les nuages, et j’ai craint
que ta tête ne me dérobât ton cœur. – Je
t’ai emprisonné dans mon amour, et j’ai cru, en me donnant
à toi tout entière, que tu en garderais quelque chose...
Moi. – Rosette, recule-toi un
peu ; ta cuisse me brûle, – tu es comme un charbon
ardent.
ROSETTE. – Si je vous gêne, je vais me lever.
– Ah ! cœur de rocher, les gouttes d’eau percent la
pierre, et mes larmes ne te peuvent pénétrer.
(Elle pleure.)
Moi. – Si vous pleurez comme cela, vous allez
assurément changer notre lit en baignoire. – Que dis-je, en
baignoire ? en océan. – Savez-vous nager, Rosette ?
ROSETTE. – Scélérat !
Moi. – Allons, voilà que je suis un
scélérat ! Vous me flattez, Rosette, je n’ai point cet
honneur : je suis un bourgeois débonnaire, hélas ! et je
n’ai pas commis le plus petit crime ; j’ai peut-être fait
une sottise, qui est de vous avoir aimée éperdument :
voilà tout. – Voulez-vous donc à toute force m’en
faire repentir ? – Je vous ai aimée, et je vous aime le plus
que je peux. Depuis que je suis votre amant, j’ai toujours marché
dans votre ombre : je vous ai donné tout mon temps, mes jours et mes
nuits. Je n’ai point fait de grandes phrases avec vous, parce que je ne
les aime qu’écrites ; mais je vous ai donné mille
preuves de ma tendresse. Je ne vous parlerai pas de la fidélité la
plus exacte, cela va sans dire ; enfin je suis maigri de sept quarterons
depuis que vous êtes ma maîtresse. Que voulez-vous de plus ? Me
voilà dans votre lit ; j’y étais hier, j’y serai
demain. Est-ce ainsi que l’on se conduit avec les gens que l’on
n’aime pas ? Je fais tout ce que tu veux ; tu dis : Allons,
je vais ; restons, je reste ; je suis le plus admirable amoureux du
monde, ce me semble.
ROSETTE. – C’est
précisément ce dont je me plains, – le plus parfait amoureux
du monde en effet.
Moi. – Qu’avez-vous à me
reprocher ?
ROSETTE. – Rien, et j’aimerais mieux avoir
à me plaindre de vous.
Moi. – Voici une étrange querelle.
ROSETTE. – C’est bien pis. – Vous ne
m’aimez pas. – Je n’y puis rien, ni vous non plus. – Que
voulez-vous qu’on fasse à cela ? Assurément, je
préférerais avoir quelque faute à vous pardonner. –
Je vous gronderais, vous vous excuseriez tant bien que mal, et nous nous
raccommoderions.
Moi. – Ce serait tout bénéfice pour toi.
Plus le crime serait grand, plus la réparation serait
éclatante.
ROSETTE. – Vous savez bien,
monsieur, que je ne suis pas encore réduite à employer cette
ressource et que si je voulais tout à l’heure, quoique vous ne
m’aimiez pas, et que nous nous querellions...
Moi. – Oui, je conviens que c’est un pur effet
de ta clémence... Veuille donc un peu ; cela vaudrait mieux que de
syllogiser à perte de vue comme nous faisons.
ROSETTE. – Vous voulez couper court à une
conversation qui vous embarrasse ; mais, s’il vous plaît, mon
bel ami, nous nous contenterons de parler.
Moi. – C’est un régal peu cher. –
Je t’assure que tu as tort ; car tu es jolie à ravir, et je
sens pour toi des choses...
ROSETTE. – Que vous m’exprimerez une autre
fois.
Moi. – Oh çà, – mon adorable, vous
êtes donc une petite tigresse d’Hyrcanie, vous êtes
aujourd’hui d’une cruauté non pareille ! – Est-ce
que cette démangeaison vous est venue, de vous faire vestale ?
– Le caprice serait original.
ROSETTE. – Pourquoi pas ? l’on en a vu de
plus bizarres ; mais, à coup sûr, je serai vestale pour vous.
– Apprenez, monsieur, que je ne me livre qu’aux gens qui
m’aiment ou dont je crois être aimée. – Vous
n’êtes dans aucun de ces deux cas. – Permettez que je me
lève.
Moi. – Si tu te lèves, je
me lèverai aussi. – Tu auras la peine de te recoucher :
voilà tout.
ROSETTE. – Laissez-moi !
Moi. – Pardieu non !
ROSETTE, se
débattant. – Oh ! vous me lâcherez !
Moi. – J’ose, madame, vous assurer le
contraire.
ROSETTE, voyant
qu’elle n’est pas la plus forte. – Eh bien ! je
reste ; vous me serrez le bras d’une force !... Que voulez-vous
de moi ?
Moi. – Je pense que vous le savez. – Je ne me
permettrais pas de dire ce que je me permets de faire ; je respecte trop la
décence.
ROSETTE,
déjà dans
l’impossibilité de se défendre. – À
condition que tu m’aimeras beaucoup... Je me rends.
Moi. – Il est un peu tard pour capituler, lorsque
l’ennemi est déjà dans la place.
ROSETTE, me jetant les
bras autour du cou, à moitié pâmée. –
Sans condition... Je m’en remets à ta
générosité.
Moi. – Tu fais bien.
Ici, mon cher ami, je pense qu’il ne serait pas hors
de propos de mettre une ligne de points, car le reste de ce dialogue ne se
pourrait guère traduire que par des onomatopées.
. . . . . . .
. . . . . . . . .
Le rayon de soleil, depuis le commencement de cette
scène, a eu le temps de faire le tour de la chambre. Une odeur de tilleul
arrive du jardin, suave et pénétrante. Le temps est le plus beau
qui se puisse voir ; le ciel est bleu comme la prunelle d’une
Anglaise. Nous nous levons, et, après avoir déjeuné de
grand appétit, nous allons faire une longue promenade champêtre. La
transparence de l’air, la splendeur de la campagne et l’aspect de
cette nature en joie m’ont jeté dans l’âme assez de
sentimentalité et de tendresse pour faire convenir Rosette qu’au
bout du compte j’avais une manière de cœur tout comme un
autre.
N’as-tu jamais remarqué
comme l’ombre des bois, le murmure des fontaines, le chant des oiseaux,
les riantes perspectives, l’odeur du feuillage et des fleurs, tout ce
bagage de l’églogue et de la description, dont nous sommes convenus
de nous moquer, n’en conserve pas moins sur nous, si
dépravés que nous soyons, une puissance occulte à laquelle
il est impossible de résister ? Je te confierai, sous le sceau du
plus grand secret, que je me suis surpris tout récemment encore dans
l’attendrissement le plus provincial à l’endroit du rossignol
qui chantait. – C’était dans le jardin de *** ; le ciel,
quoiqu’il fit tout à fait nuit, avait une clarté presque
égale à celle du plus beau jour ; il était si profond
et si transparent que le regard pénétrait aisément
jusqu’à Dieu. Il me semblait voir flotter les derniers plis de la
robe des anges sur les blanches sinuosités du chemin de saint Jacques. La
lune était levée, mais un grand arbre la cachait
entièrement ; elle criblait son noir feuillage d’un million de
petits trous lumineux, et y attachait plus de paillettes que n’en eut
jamais l’éventail d’une marquise. Un silence plein de bruits
et de soupirs étouffés se faisait entendre par tout le jardin
(ceci ressemble peut-être à du pathos, mais ce n’est pas ma
faute) ; quoique je ne visse rien que la lueur bleue de la lune, il me
semblait être entouré d’une population de fantômes
inconnus et adorés, et je ne me sentais pas seul, bien qu’il
n’y eût plus que moi sur la terrasse. – Je ne pensais pas, je
ne rêvais pas, j’étais confondu avec la nature qui
m’environnait, je me sentais frissonner avec le feuillage, miroiter avec
l’eau, reluire avec le rayon, m’épanouir avec la fleur ;
je n’étais pas plus moi que l’arbre, l’eau ou la
belle-de-nuit. J’étais tout cela, et je ne crois pas qu’il
soit possible d’être plus absent de soi-même que je
l’étais à cet instant-là. Tout à coup, comme
s’il allait arriver quelque chose d’extraordinaire, la feuille
s’arrêta au bout de la branche, la goutte d’eau de la fontaine
resta suspendue en l’air et n’acheva pas de tomber. Le filet
d’argent, parti du bord de la lune, demeura en chemin : mon cœur
seul battait avec une telle sonorité qu’il me semblait remplir de
bruit tout ce grand espace. – Mon cœur cessa de battre, et il se fit
un tel silence que l’on eût entendu pousser l’herbe et
prononcer un mot tout bas à deux cents lieues. Alors le rossignol, qui
probablement n’attendait que cet instant pour commencer à chanter,
fit jaillir de son petit gosier une note tellement aiguë et
éclatante que je l’entendis par la poitrine autant que par les
oreilles. Le son se répandit subitement dans ce ciel cristallin, vide de
bruits, et y fit une atmosphère harmonieuse, où les autres notes
qui le suivirent voltigeaient en battant des ailes. – Je comprenais
parfaitement ce qu’il disait, comme si j’eusse eu le secret du
langage des oiseaux. C’était l’histoire des amours que je
n’ai pas eues que chantait ce rossignol. Jamais histoire n’a
été plus exacte et plus vraie. Il n’omettait pas le plus
petit détail, la plus imperceptible nuance. Il me disait ce que je
n’avais pas pu me dire, il m’expliquait ce que je n’avais pu
comprendre ; il donnait une voix à ma rêverie, et faisait
répondre le fantôme jusqu’alors muet. Je savais que
j’étais aimé, et la roulade la plus langoureusement
filée m’apprenait que je serais heureux bientôt. Il me
semblait voir à travers les trilles de son chant et sous la pluie de
notes s’étendre vers moi, dans un rayon de lune, les bras blancs de
ma bien-aimée. Elle s’élevait lentement avec le parfum du
cœur d’une large rose à cent feuilles. – Je
n’essayerai pas de te décrire sa beauté. Il est des choses
auxquelles les mots se refusent. Comment dire l’indicible ? comment
peindre ce qui n’a ni forme ni couleur ? comment noter une voix sans
timbre et sans paroles ?
– Jamais je
n’ai eu tant d’amour dans le cœur ; j’aurais
pressé la nature sur mon sein, je serrais le vide entre mes bras comme si
je les eusse refermés sur une taille de vierge ; je donnais des
baisers à l’air qui passait sur mes lèvres ; je nageais
dans les effluves qui sortaient de mon corps rayonnant. Ah ! si Rosette se
fût trouvée là ! quel adorable galimatias je lui eusse
débité ! Mais les femmes ne savent jamais arriver à
propos. – Le rossignol cessa de chanter ; la lune, qui n’en
pouvait plus de sommeil, tira sur ses yeux son bonnet de nuages, et moi je
quittai le jardin ; car le froid de la nuit commençait à me
gagner.
Comme j’avais froid, je pensai
tout naturellement que j’aurais plus chaud dans le lit de Rosette que dans
le mien, et je fus couché avec elle. – J’entrai avec mon
passe-partout, car tout le monde dormait dans la maison. – Rosette
elle-même était endormie et j’eus la satisfaction de voir que
c’était sur un volume, non coupé, de mes dernières
poésies. Elle avait deux bras au-dessus de la tête, la bouche
souriante et entrouverte, une jambe étendue et l’autre un peu
repliée, dans une pose pleine de grâce et d’abandon ;
elle était si bien ainsi que je sentis un regret mortel de n’en pas
être plus amoureux.
En la regardant, je songeai à cela, que
j’étais aussi stupide qu’une autruche. J’avais ce que
je désirais depuis si longtemps, une maîtresse à moi comme
mon cheval et mon épée, jeune, jolie, amoureuse et
spirituelle ; – sans mère à grands principes, sans
père décoré, sans tante revêche, sans frère
spadassin, avec cet agrément ineffable d’un mari dûment
scellé et cloué dans un beau cercueil de chêne doublé
de plomb, le tout recouvert d’un gros quartier de pierre de taille, ce qui
n’est pas à dédaigner ; car, après tout,
c’est un mince divertissement que d’être
appréhendé au milieu d’un spasme voluptueux, et
d’aller compléter sa sensation sur le pavé après
avoir décrit un arc de 40 à 45 degrés, selon
l’étage où l’on se trouve ; – une
maîtresse libre comme l’air des montagnes, et assez riche pour
entrer dans les raffinements et les élégances les plus exquises,
n’ayant d’ailleurs aucune espèce d’idée morale,
ne vous parlant jamais de sa vertu tout en essayant une nouvelle posture, ni de
sa réputation non plus que si elle n’en avait jamais eu, ne voyant
intimement aucune femme, et les méprisant toutes presque autant que si
elle était un homme, faisant fort peu de cas du platonisme et ne
s’en cachant point, et toutefois mettant toujours le cœur de la
partie ; – une femme qui, si elle avait été
posée dans une autre sphère, serait indubitablement devenue la
plus admirable courtisane du monde, et aurait fait pâlir la gloire des
Aspasies et des Impérias !
Or, cette femme ainsi faite était
à moi. – J’en faisais ce que je voulais ; j’avais
la clef de sa chambre et de son tiroir ; je décachetais ses
lettres ; je lui avais ôté son nom et je lui en avais
donné un autre. C’était ma chose, ma
propriété. Sa jeunesse, sa beauté, son amour, tout cela
m’appartenait, j’en usais, j’en abusais. Je la faisais coucher
dans le jour et se lever la nuit, si la fantaisie m’en prenait, et elle
obéissait simplement et sans avoir l’air de me faire un sacrifice,
et sans prendre de petits airs de victime résignée. – Elle
était attentive, caressante, et, chose monstrueuse, exactement
fidèle ; – c’est-à-dire que si, il y a six mois,
au temps où je me dolentais de ne pas avoir de maîtresse, on
m’avait fait entrevoir, même lointainement, un pareil bonheur,
j’en serais devenu fou de joie, et j’eusse envoyé mon chapeau
cogner le ciel en signe de réjouissance. Eh bien ! maintenant que je
l’ai, ce bonheur me laisse froid ; je le sens à peine, je ne
le sens pas, et la situation où je suis prend si peu sur moi que je doute
souvent que j’en aie changé. – Je quitterais Rosette,
j’en ai la conviction intime, qu’au bout d’un mois,
peut-être de moins, je l’aurais si parfaitement et si soigneusement
oubliée que je ne saurais plus si je l’ai connue ou non ! En
fera-t-elle autant de son côté ? – Je crois que
non.
Je réfléchissais donc
à toutes ces choses, et, par une espèce de sentiment de repentir,
je déposai sur le front de la belle dormeuse le baiser le plus chaste et
le plus mélancolique que jamais jeune homme ait donné à une
jeune femme, sur le coup de minuit. – Elle fit un petit mouvement ;
le sourire de sa bouche se prononça un peu plus, mais elle ne se
réveilla pas. – Je me déshabillai lentement, et, me glissant
sous les couvertures, je m’étendis tout au long d’elle comme
une couleuvre. – La fraîcheur de mon corps la surprit ; elle
ouvrit ses yeux et, sans me parler, elle colla sa bouche à ma bouche, et
s’entortilla si bien autour de moi que je fus réchauffé en
moins de rien. Tout le lyrisme de la soirée se tourna en prose, mais en
prose poétique du moins. – Cette nuit est une des plus belles nuits
blanches que j’aie passées : je ne puis plus en espérer
de pareilles.
Nous avons encore des moments
agréables, mais il faut qu’ils aient été
amenés et préparés par quelque circonstance
extérieure comme celle-ci, et dans les commencements, je n’avais
pas besoin de m’être monté l’imagination en regardant
la lune et en écoutant chanter le rossignol pour avoir tout le plaisir
qu’on peut avoir quand on n’est pas réellement amoureux. Il
n’y a pas encore de fils cassés dans notre trame, mais il y a
çà et là des nœuds, et la chaîne n’est pas
à beaucoup près aussi unie.
Rosette, qui est encore amoureuse, fait ce qu’elle
peut pour parer à tous ces inconvénients. Malheureusement il y a
deux choses au monde qui ne se peuvent commander : l’amour et
l’ennui. – Je fais de mon côté des efforts surhumains
pour vaincre cette somnolence qui me gagne malgré moi, et, comme ces
provinciaux qui s’endorment à dix heures dans les salons des
villes, je tiens mes yeux le plus écarquillés possible, et je
relève mes paupières avec mes doigts ! – rien n’y
fait, et je prends un laisser-aller conjugal on ne peut plus
déplaisant.
La chère enfant, qui s’est
bien trouvée l’autre jour du système champêtre,
m’a emmené hier à la campagne.
Il ne serait peut-être pas hors de propos que je te
fisse une petite description de la susdite campagne, qui est assez jolie ;
cela égayerait un peu toute cette métaphysique, et
d’ailleurs il faut bien un fond pour les personnages, et les figures ne
peuvent pas se détacher sur le vide ou sur cette teinte brune et vague
dont les peintres remplissent le champ de leur toile.
Les abords en sont très pittoresques. – On
arrive, par une grande route bordée de vieux arbres, à une
étoile dont le milieu est marqué par un obélisque de pierre
surmonté d’une boule de cuivre doré : cinq chemins font
les pointes ; – puis le terrain se creuse tout à coup. –
La route plonge dans une vallée assez étroite, dont le fond est
occupé par une petite rivière qu’elle enjambe par un pont
d’une seule arche, puis remonte à grands pas par le revers
opposé, où est assis le village dont on voit poindre le clocher
d’ardoises entre les toits de chaume et les têtes rondes des
pommiers. – L’horizon n’est pas très vaste, car il est
borné, des deux côtés, par la crête du coteau, mais il
est riant, et repose l’œil. – À côté du
pont, il y a un moulin et une fabrique en pierres rouges en forme de tour ;
des aboiements presque perpétuels, quelques braques et quelques jeunes
bassets à jambes torses qui se chauffent au soleil devant la porte vous
apprendraient que c’est là que demeure le garde-chasse, si les
buses et les fouines, clouées aux volets, pouvaient vous laisser un
moment dans l’incertitude. – À cet endroit commence une
avenue de sorbiers dont les fruits écarlates attirent des nuées
d’oiseaux ; comme on n’y passe pas fort souvent, il n’y a
au milieu qu’une bande de couleur blanche ; tout le reste est
recouvert d’une mousse courte et fine, et, dans la double ornière
tracée par les roues des voitures, bourdonnent et sautillent de petites
grenouilles vertes comme des chrysoprases. – Après avoir
cheminé quelque temps, on se trouve devant une grille en fer qui a
été dorée et peinte, et dont les côtés sont
garnis d’artichauts et de chevaux de frise. Puis le chemin se dirige vers
le château, que l’on ne voit pas encore, car il est enfoui dans la
verdure comme un nid d’oiseau, sans trop se presser toutefois et se
détournant assez souvent pour aller visiter un ruisseau et une fontaine,
un kiosque élégant ou un beau point de vue, passant et repassant
la rivière sur des ponts chinois ou rustiques. –
L’inégalité du terrain et les batardeaux
élevés pour le service du moulin font qu’en plusieurs
endroits la rivière a des chutes de quatre à cinq pieds de
hauteur, et rien n’est plus agréable que d’entendre
gazouiller toutes ces cascatelles à côté de soi, le plus
souvent sans les voir, car les osiers et les sureaux qui bordent le rivage y
forment un rideau presque impénétrable ; mais toute cette
portion du parc n’est en quelque sorte que l’antichambre de
l’autre partie : une grande route qui passe au travers de cette
propriété la coupe malheureusement en deux, inconvénient
auquel on a remédié d’une manière fort
ingénieuse. Deux grands murs crénelés, remplis de
barbacanes et de meurtrières imitant une forteresse ruinée, se
dressent de chaque côté de la route ; une tour où
s’accrochent des lierres gigantesques, et qui est du côté du
château, laisse tomber sur le bastion opposé un véritable
pont-levis avec des chaînes de fer qu’on baisse tous les matins.
– On passe par une belle arcade ogive dans l’intérieur du
donjon, et de là dans la seconde enceinte, où les arbres, qui
n’ont pas été coupés depuis plus d’un
siècle, sont d’une hauteur extraordinaire, avec des troncs noueux
emmaillotés de plantes parasites, et les plus beaux et les plus
singuliers que j’aie jamais vus. Quelques-uns n’ont de feuilles
qu’au sommet, et se terminent en larges ombrelles ; d’autres
s’effilent en panaches : – d’autres, au contraire, ont
près de leur tige une large touffe, d’où le tronc
dépouillé s’élance vers le ciel comme un second arbre
planté dans le premier ; on dirait des plans de devant d’un
paysage composé ou des coulisses d’une décoration de
théâtre, tellement ils sont d’une difformité
curieuse ; – des lierres, qui vont de l’un à
l’autre et les embrassent à les étouffer, mêlent leurs
cœurs noirs aux feuilles vertes, et semblent en être l’ombre.
– Rien au monde n’est plus pittoresque. – La rivière
s’élargit, à cet endroit, de manière à former
un petit lac, et le peu de profondeur permet de distinguer, sous la transparence
de l’eau, les belles plantes aquatiques qui en tapissent le lit. Ce sont
des nymphéas et des lotus qui nagent nonchalamment dans le plus pur
cristal avec les reflets des nuées et des saules pleureurs qui se
penchent sur la rive : le château est de l’autre
côté, et ce petit batelet peint de vert pomme et de rouge vif vous
évitera de faire un assez long détour pour aller chercher le pont.
– C’est un assemblage de bâtiments construits à
différentes époques, avec des pignons inégaux et une foule
de petits clochetons. Ce pavillon est en brique avec des coins de pierre ;
ce corps de logis est d’un ordre rustique, plein de bossages et de
vermiculages. Cet autre pavillon est tout moderne ; il a un toit plat
à l’italienne avec des vases et une balustrade de tuiles et un
vestibule de coutil en forme de tente : les fenêtres sont toutes de
grandeurs différentes, et ne se correspondent pas ; il y en a de
toutes les façons : on y trouve jusqu’au trèfle et
à l’ogive, car la chapelle est gothique. Certaines portions sont
treillissées, comme les maisons chinoises, de treillis peints de
différentes couleurs, où grimpent des chèvrefeuilles, des
jasmins, des capucines et de la vigne vierge dont les brindilles entrent
familièrement dans les chambres, et semblent vous tendre la main en vous
disant bonjour.
Malgré
ce manque de régularité, ou plutôt à cause de ce
manque de régularité, l’aspect de l’édifice est
charmant : au moins, l’on n’a pas tout vu d’un seul
coup ; il y a de quoi choisir, et l’on s’avise toujours de
quelque chose dont on ne s’était pas aperçu. Cette
habitation que je ne connaissais pas, car elle est à une vingtaine de
lieues, me plut tout d’abord, et je sus à Rosette le plus grand
gré d’avoir eu cette idée triomphante de choisir un pareil
nid à nos amours.
Nous y arrivâmes à la tombée du
jour ; et, comme nous étions las, après avoir soupé de
grand appétit, nous n’eûmes rien de plus pressé que de
nous aller coucher (séparément bien entendu), car nous avions
l’intention de dormir sérieusement.
Je faisais je ne sais quel rêve couleur de rose, plein
de fleurs, de parfums et d’oiseaux, quand je sentis une tiède
haleine effleurer mon front, et un baiser y descendre en palpitant des ailes. Un
mignard clappement de lèvres et une douce moiteur à la place
effleurée me firent juger que je ne rêvais pas :
j’ouvris les yeux, et la première chose que j’aperçus,
ce fut le cou frais et blanc de Rosette qui se penchait sur le lit pour
m’embrasser. – Je lui jetai les bras autour de la taille, et lui
rendis son baiser plus amoureusement que je ne l’avais fait depuis
longtemps.
Elle s’en fut tirer le rideau et ouvrir la
fenêtre, puis revint s’asseoir sur le bord de mon lit, tenant ma
main entre les deux siennes et jouant avec mes bagues. – Son habillement
était de la simplicité la plus coquette. – Elle était
sans corset, sans jupon, et n’avait absolument sur elle qu’un grand
peignoir de batiste blanc comme le lait, fort ample et largement
plissé ; ses cheveux étaient relevés sur le haut de sa
tête avec une petite rose blanche de l’espèce de celles qui
n’ont que trois ou quatre feuilles ; ses pieds d’ivoire
louaient dans des pantoufles de tapisserie de couleurs éclatantes et
bigarrées, mignonnes au possible, quoiqu’elles fussent encore trop
grandes, et sans quartier comme celles des jeunes Romaines. – Je
regrettai, en la voyant ainsi, d’être son amant et de n’avoir
pas à le devenir.
Le rêve que je faisais au moment
où elle est venue m’éveiller d’une aussi
agréable manière n’était pas fort
éloigné de la réalité. – Ma chambre donnait
sur le petit lac que j’ai décrit tout à l’heure.
– Un jasmin encadrait la fenêtre, et secouait ses étoiles en
pluie d’argent sur mon parquet : de larges fleurs
étrangères balançaient leurs urnes sous mon balcon comme
pour m’encenser ; une odeur suave et indécise, formée
de mille parfums différents, pénétrait jusqu’à
mon lit, d’où je voyais l’eau miroiter et
s’écailler en millions de paillettes ; les oiseaux
jargonnaient, gazouillaient, pépiaient et sifflaient : –
c’était un bruit harmonieux et confus comme le bourdonnement
d’une fête. – En face, sur un coteau éclairé par
le soleil, se déployait une pelouse d’un vert doré,
où paissaient, sous la conduite d’un petit garçon, quelques
grands bœufs dispersés çà et là. – Tout
en haut et plus dans le lointain, on apercevait d’immenses carrés
de bois d’un vert plus noir, d’où montait, en se contournant
en spirales, la bleuâtre fumée des charbonnières.
Tout, dans ce tableau, était
calme, frais et souriant, et, où que je portasse les yeux, je ne voyais
rien que de beau et de jeune. Ma chambre était tendue de Perse avec des
nattes sur le parquet, des pots bleus du Japon aux ventres arrondis et aux cols
effilés, tout pleins de fleurs singulières, artistement
arrangés sur les étagères et sur la cheminée de
marbre turquin aussi remplie de fleurs ; des dessus de portes,
représentant des scènes de nature champêtre ou pastorale
d’une couleur gaie et d’un dessin mignard, des sofas et des divans
à toutes les encoignures ; – puis une belle et jeune femme
tout en blanc, dont la chair rasait délicatement la robe transparente aux
endroits où elle la touchait : on ne pouvait rien imaginer de mieux
entendu pour le plaisir de l’âme, ainsi que pour celui des
yeux.
Aussi mon regard satisfait et nonchalant allait, avec un
plaisir égal, d’un magnifique pot tout semé de dragons et de
mandarins à la pantoufle de Rosette, et de là au coin de son
épaule qui luisait sous la batiste ; il se suspendait aux
tremblantes étoiles du jasmin et aux blonds cheveux des saules du rivage,
passait l’eau et se promenait sur la colline, et puis revenait dans la
chambre se fixer aux nœuds couleur de rose du long corset de quelque
bergère.
À travers les
déchiquetures du feuillage, le ciel ouvrait des milliers d’yeux
bleus ; l’eau gazouillait tout doucement, et moi, je me laissais
faire à toute cette joie, plongé dans une extase tranquille, ne
parlant pas, et ma main toujours entre les deux petites mains de Rosette.
On a beau faire : le bonheur est blanc et rose ;
on ne peut guère le représenter autrement. Les couleurs tendres
lui reviennent de droit. – Il n’a sur sa palette que du vert
d’eau, du bleu de ciel et du jaune paille : ses tableaux sont tout
dans le clair comme ceux des peintres chinois. – Des fleurs, de la
lumière, des parfums, une peau soyeuse et douce qui touche la
vôtre, une harmonie voilée et qui vient on ne sait
d’où, on est parfaitement heureux avec cela ; il n’y a
pas moyen d’être heureux différemment. Moi-même, qui ai
le commun en horreur, qui ne rêve qu’aventures étranges,
passions fortes, extases délirantes, situations bizarres et difficiles,
il faut que je sois tout bêtement heureux de cette
manière-là, et, quoi que j’aie fait, je n’ai pu en
trouver d’autre.
Je te prie de croire que je ne faisais aucune de ces
réflexions ; c’est après coup et en
t’écrivant qu’elles me sont venues ; à cet
instant-là, je n’étais occupé qu’à
jouir, – la seule occupation d’un homme raisonnable.
Je ne te décrirai pas la vie que
nous menons ici, elle est facile à imaginer. Ce sont des promenades dans
les grands bois, des violettes et des fraises, des baisers et de petites fleurs
bleues, des goûters sur l’herbe, des lectures et des livres
oubliés sous les arbres ; – des parties sur l’eau avec
un bout d’écharpe ou une main blanche qui trempe au courant, de
longues chansons et de longs rires redits par l’écho de la
rive ; – la vie la plus arcadique qu’il se puisse
imaginer !
Rosette me comble de caresses et de
prévenances ; elle, plus roucoulante qu’une colombe au mois de
mai, elle se roule autour de moi et m’entoure de ses replis ; elle
tâche que je n’aie d’autre atmosphère que son souffle
et d’autre horizon que ses yeux ; elle fait mon blocus très
exactement et ne laisse rien entrer ni sortir sans permission ; elle
s’est bâti un petit corps de garde à côté de mon
cœur, d’où elle le surveille nuit et jour. – Elle me dit
des choses ravissantes ; elle me fait des madrigaux fort galants ;
elle s’assoit à mes genoux et se conduit tout à fait devant
moi comme une humble esclave devant son seigneur et maître : ce qui
me convient assez, car j’aime ces petites façons soumises et
j’ai de la pente au despotisme oriental. – Elle ne fait pas la plus
petite chose sans prendre mon avis, et semble avoir fait abnégation
complète de sa fantaisie et de sa volonté ; elle cherche
à deviner ma pensée et à la prévenir ; –
elle est assommante d’esprit, de tendresse et de complaisance ; elle
est d’une perfection à jeter par les fenêtres. –
Comment diable pourrai-je quitter une femme aussi adorable sans avoir
l’air d’un monstre ? – Il y a de quoi
décréditer mon cœur à tout jamais.
Oh ! que je souhaiterais la prendre
en faute, lui trouver un tort ! comme j’attends avec impatience une
occasion de dispute ! mais il n’y a pas de danger que la
scélérate me la fournisse ! Quand, pour amener une
altercation, je lui parle brusquement et d’un ton dur, elle me
répond des choses si douces, avec une voix si argentine, des yeux si
trempés, d’un air si triste et si amoureux que je me fais à
moi-même l’effet d’un plus que tigre ou tout au moins
d’un crocodile, et que, tout en enrageant, je suis forcé de lui
demander pardon.
À la lettre, elle m’assassine
d’amour ; elle me donne la question, et chaque jour elle resserre
d’un cran les ais entre lesquels je suis pris. – Elle veut
probablement m’amener à lui dire que je la déteste,
qu’elle m’ennuie à la mort, et que, si elle ne me laisse en
repos, je lui couperai la figure à coups de cravache. –
Pardieu ! elle y arrivera, et, si elle continue à être aussi
aimable, ce sera avant peu, ou le diable m’emportera.
Malgré toutes ces belles apparences, Rosette est
soûle de moi comme je suis soûl d’elle ; mais, comme elle
a fait d’éclatantes folies pour moi, elle ne veut pas se donner aux
yeux de l’honnête corporation des femmes sensibles le tort
d’une rupture. – Toute grande passion a la prétention
d’être éternelle, et il est fort commode de se donner les
bénéfices de cette éternité sans en supporter les
inconvénients. – Rosette raisonne ainsi : Voici un jeune homme
qui n’a plus qu’un reste de goût pour moi, et, comme il est
assez naïf et débonnaire, il n’ose pas le témoigner
ouvertement, et ne sait de quel bois faire flèche ; il est
évident que je l’ennuie, mais il crèvera plutôt
à la peine que de prendre sur lui de me quitter. Comme c’est une
manière de poète, il a la tête pleine de belles phrases sur
l’amour et la passion, il se croit obligé, en conscience,
d’être un Tristan ou un Amadis. – Or, comme rien au monde
n’est plus insupportable que les caresses d’une personne que
l’on commence à n’aimer plus (et n’aimer plus une
femme, c’est la haïr violemment), je m’en vais les lui
prodiguer de manière à l’indigestionner, et, de toutes les
façons, il faudra qu’il m’envoie à tous les diables ou
qu’il se remette à m’aimer comme au premier jour, ce
qu’il se gardera soigneusement de faire.
Rien n’est mieux imaginé.
– N’est-il pas charmant de faire l’Ariane
délaissée ? – L’on vous plaint, l’on vous
admire, l’on n’a pas assez d’imprécations pour
l’infâme qui a eu la monstruosité d’abandonner une
créature aussi adorable ; on prend des airs résignés
et douloureux, on se met la main sous le menton et le coude sur le genou, de
façon à faire ressortir les jolies veines bleues de son poignet.
On porte des cheveux plus éplorés, et l’on met, pendant
quelque temps, des robes d’une couleur plus sombre. On évite de
prononcer le nom de l’ingrat, mais on y fait des allusions
détournées, tout en poussant de petits soupirs admirablement
modulés.
Une femme si bonne, si belle, si
passionnée, qui a fait de si grands sacrifices, à qui l’on
n’a pas à reprocher la moindre chose, un vase
d’élection, une perle d’amour, un miroir sans taches, une
goutte de lait, une rose blanche, une essence idéale à parfumer
une vie ; – une femme qu’on aurait dû adorer à
genoux, et qu’il faudra couper en petits morceaux, après sa mort,
afin d’en faire des reliques : la laisser là iniquement,
frauduleusement, scélératement ! Mais un corsaire ne ferait
pas pis ! Lui donner le coup de la mort ! – car elle en mourra
assurément. – Il faut avoir un pavé dans le ventre, au lieu
du cœur, pour se conduire de la sorte.
Ô hommes ! hommes !
Je me dis cela ; mais peut-être n’est-ce
pas vrai.
Si grandes comédiennes que soient naturellement les
femmes, j’ai peine à croire qu’elles le soient à ce
point-là ; et, au bout du compte, toutes les démonstrations
de Rosette ne sont-elles que l’expression exacte de ses sentiments pour
moi ? – Quoi qu’il en soit, la continuation du
tête-à-tête n’est plus possible, et la belle
châtelaine vient d’envoyer enfin des invitations à ses
connaissances du voisinage. Nous sommes occupés à faire des
préparatifs pour recevoir ces dignes provinciaux et provinciales. –
Adieu, cher.
Chapitre
5
Je m’étais trompé.
– Mon mauvais cœur, incapable d’amour, s’était
donné cette raison pour se délivrer du poids d’une
reconnaissance qu’il ne veut pas supporter ; j’avais saisi avec
joie cette idée pour m’excuser devant moi-même ; je
m’y étais attaché, mais rien au monde n’est plus faux.
Rosette ne jouait pas de rôle, et si jamais femme fut vraie, c’est
elle. – Eh bien ! je lui en veux presque de la
sincérité de sa passion qui est un lien de plus et qui rend une
rupture plus difficile ou moins excusable ; je la préférerais
fausse et volage. – Quelle singulière position que
celle-là ! – On voudrait s’en aller, et l’on
reste ; on voudrait dire : Je te hais, et l’on dit : Je
t’aime ; – votre passé vous pousse en avant et vous
empêche de vous retourner ou de vous arrêter. – L’on est
fidèle avec des regrets de l’être. Je ne sais quelle
espèce de honte vous empêche de vous livrer tout à fait
à d’autres connaissances et vous fait entrer en composition avec
vous-même. On donne à l’un tout ce que l’on peut
dérober à l’autre en sauvant les apparences ; le temps
et les occasions de se voir qui se présentaient autrefois si
naturellement ne se trouvent plus aujourd’hui que difficilement. –
L’on commence à se souvenir que l’on a des affaires qui sont
d’importance. – Cette situation pleine de tiraillements est des plus
pénibles, mais elle ne l’est pas encore autant que celle où
je me trouve. – Quand c’est une nouvelle amitié qui vous
enlève à l’ancienne, il est plus facile de se
dégager. – L’espérance vous sourit doucement du seuil
de la maison qui renferme vos jeunes amours. – Une illusion plus blonde et
plus rosée voltige avec ses blanches ailes sur le tombeau, à peine
fermé, de sa sœur qui vient de mourir ; une autre fleur plus
épanouie et plus embaumée, où tremble une larme
céleste, a poussé subitement du milieu des calices flétris
du vieux bouquet ; de belles perspectives azurées s’ouvrent
devant vous ; des allées de charmilles discrètes et humides
se prolongent jusqu’à l’horizon ; ce sont des jardins
avec quelques pâles statues ou quelque banc adossé à un mur
tapissé de lierre, des pelouses étoilées de marguerites,
des balcons étroits où l’on va s’accouder et regarder
la lune, des ombrages coupés de lueurs furtives, – des salons avec
des jours étouffés sous d’amples rideaux ; toutes ces
obscurités et cet isolement que recherche l’amour qui n’ose
se produire. C’est comme une nouvelle jeunesse qui vous vient. L’on
a en outre le changement de lieux, d’habitudes et de personnes ;
l’on sent bien une espèce de remords ; mais le désir
qui voltige et bourdonne autour de votre tête, comme une abeille du
printemps, vous empêche d’en entendre la voix ; le vide de
votre cœur est comblé, et vos souvenirs s’effacent sous les
impressions. Mais ici ce n’est pas la même chose : je
n’aime personne, et ce n’est que par lassitude et par ennui
plutôt de moi que d’elle que je voudrais pouvoir rompre avec
Rosette.
Mes anciennes
idées, qui s’étaient un peu assoupies, se réveillent
plus folles que jamais. – Je suis, comme autrefois, tourmenté du
désir d’avoir une maîtresse, et, comme autrefois, dans les
bras mêmes de Rosette, je doute si j’en ai jamais eu. – Je
revois la belle dame à sa fenêtre, dans son parc du temps de Louis
XIII, et la chasseresse, sur son cheval blanc, traverse au galop l’avenue
de la forêt. – Ma beauté idéale me sourit du haut de
son hamac de nuages, je crois reconnaître sa voix dans le chant des
oiseaux, dans le murmure des feuillages ; il me semble qu’on
m’appelle de tous les côtés, et que les filles de l’air
m’effleurent le visage avec la frange de leurs écharpes invisibles.
Comme au temps de mes agitations, je me figure que, si je partais en poste
sur-le-champ et que j’allasse quelque part, très loin et
très vite, j’arriverais dans quelque endroit où il se fait
des choses qui me regardent et où mes destinées se
décident. – Je me sens impatiemment attendu dans un coin de la
terre, je ne sais lequel. Une âme souffrante m’appelle ardemment et
me rêve qui ne peut venir à moi ; c’est la raison de mes
inquiétudes et ce qui m’empêche de pouvoir rester en
place ; je suis attiré violemment hors de mon centre. – Ma
nature n’est pas une de celles où les autres aboutissent, une de
ces étoiles fixes autour desquelles gravitent les autres lueurs ; il
faut que j’erre à travers les champs du ciel, comme un
météore déréglé, jusqu’à ce que
j’aie fait la rencontre de la planète dont je dois être le
satellite, le Saturne à qui je dois mettre mon anneau. Oh ! quand
donc se fera cet hymen ? Jusque-là je ne peux pas espérer de
repos ni d’assiette, et je serai comme l’aiguille éperdue et
vacillante d’une boussole qui cherche son pôle.
Je me suis laissé prendre
l’aile à cette glu perfide, espérant n’y laisser
qu’une plume et croyant pouvoir m’envoler quand bon me
semblerait : rien n’est plus difficile ; je me trouve couvert
d’un filet imperceptible, plus malaisé à rompre que celui
forgé par Vulcain, et le tissu des mailles est si fin et si serré
qu’il n’y a point jour à se pouvoir échapper. Le
filet, du reste, est large, et l’on peut se remuer dedans avec une
apparence de liberté ; il ne se fait guère sentir que
lorsqu’on essaye à le rompre ; mais alors il résiste et
se fait solide comme une muraille d’airain.
Que de temps j’ai perdu, ô mon
idéal ! sans faire le moindre effort pour te réaliser !
Comme je me suis laissé aller lâchement à cette
volupté d’une nuit ! et combien je mérite peu de te
rencontrer !
Quelquefois je songe à former une autre
liaison ; mais je n’ai personne en vue : – plus souvent je
me propose, si je parviens à rompre, de ne me jamais rengager en de tels
liens, et pourtant rien ne justifie cette résolution : car cette
affaire a été en apparence fort heureuse, et je n’ai pas le
moins du monde à me plaindre de Rosette. – Elle a toujours
été bonne pour moi, et s’est conduite on ne peut
mieux ; elle m’a été d’une fidélité
exemplaire, et n’a pas même donné jour au
soupçon : la jalousie la plus éveillée et la plus
inquiète n’aurait rien trouvé à dire sur son compte,
et aurait été obligée de s’endormir. – Un
jaloux n’aurait pu l’être que des choses passées ;
il est vrai qu’alors il aurait eu de quoi l’être largement.
Mais c’est une délicatesse heureusement assez rare qu’une
jalousie de cette sorte, et il a bien assez du présent sans aller
fouiller en arrière sous les décombres des vieilles passions pour
en extraire des fioles de poison et des calices de fiel. – Quelles femmes
pourrait-on aimer, si l’on pensait à tout cela ? – On
sait bien confusément qu’une femme a eu plusieurs amants avant
vous ; mais on se dit, tant l’orgueil de l’homme a de retours
et de replis tortueux ! que l’on est le premier qu’elle ait
véritablement aimé, et que c’est par un concours de
circonstances fatales qu’elle s’est trouvée liée
à des gens indignes d’elle, ou bien que c’était un
vague désir d’un cœur qui cherchait à se satisfaire, et
qui changeait parce qu’il n’avait pas rencontré.
Peut-être ne peut-on aimer
réellement qu’une vierge, – vierge de corps et
d’esprit, – un frêle bouton qui n’ait encore
été caressé d’aucun zéphyr et dont le sein
fermé n’ait reçu ni la goutte de pluie ni la perle de
rosée, une chaste fleur qui ne déploie sa blanche robe que pour
vous seul, un beau lis à l’urne d’argent où ne se soit
abreuvé aucun désir, et qui n’ait été
doré que par votre soleil, balancé que par votre souffle,
arrosé que par votre main. – Le rayonnement du midi ne vaut pas les
divines pâleurs de l’aube, et toute l’ardeur d’une
âme éprouvée et qui sait la vie le cède aux
célestes ignorances d’un jeune cœur qui s’éveille
à l’amour. – Ah ! quelle pensée amère et
honteuse que celle qu’on essuie les baisers d’un autre, qu’il
n’y a peut-être pas une seule place sur ce front, sur ces
lèvres, sur cette gorge, sur ces épaules, sur tout ce corps qui
est à vous maintenant, qui n’ait été rougie et
marquée par des lèvres étrangères ; que ces
murmures divins qui viennent au secours de la langue qui n’a plus de mots
ont déjà été entendus ; que ces sens si
émus n’ont pas appris de vous leur extase et leur délire, et
que tout là-bas, bien loin, bien à l’écart dans un de
ces recoins de l’âme où l’on ne va jamais, veille un
souvenir inexorable qui compare les plaisirs d’autrefois aux plaisirs
d’aujourd’hui !
Quoique ma nonchalance naturelle me
porte à préférer les grands chemins aux sentiers non
frayés et l’abreuvoir public à la source de la montagne, il
faudra absolument que je tâche d’aimer quelque virginale
créature aussi candide que la neige, aussi tremblante que la sensitive,
qui ne sache que rougir et baisser les yeux : peut-être, sous ce flot
limpide où nul plongeur n’est encore descendu, pêcherai-je
une perle de la plus belle eau et digne de faire le pendant de celle de
Cléopâtre ; mais, pour cela, il faudrait dénouer le
lien qui m’attache à Rosette, car ce n’est pas probablement
avec elle que je réaliserai cette envie, et en vérité je ne
m’en sens pas la force.
Et puis, s’il faut l’avouer,
il y a au fond de moi un motif sourd et honteux qui n’ose se produire au
grand jour, et qu’il faut pourtant bien que je te dise, puisque je
t’ai promis de ne rien cacher, et que, pour qu’une confession soit
méritoire, il faut qu’elle soit complète ; – ce
motif est pour beaucoup dans toutes ces incertitudes. – Si je romps avec
Rosette, il se passera nécessairement quelque temps avant qu’elle
ne soit remplacée, si facile que soit le genre de femme où je lui
chercherai un successeur, et j’ai pris avec elle une habitude de plaisir
qu’il me sera pénible de suspendre. Il est vrai que l’on a la
ressource des courtisanes ; – je les aimais assez autrefois, et je ne
m’en faisais point faute en pareille occurrence ; – mais
aujourd’hui elles me dégoûtent horriblement, et me donnent la
nausée. – Ainsi, il n’y faut pas penser, je suis tellement
amolli par la volupté, le poison s’est insinué si
profondément dans mes os que je ne puis supporter l’idée
d’être un ou deux mois sans femme. – Voilà de
l’égoïsme, et du plus sale ; mais je crois que,
s’ils voulaient être francs, les plus vertueux pourraient confesser
des choses assez analogues.
C’est par là que je suis le plus fortement
englué, et, n’était cette raison, il y aurait longtemps que
Rosette et moi nous serions brouillés sans retour. Et puis, en
vérité, c’est une chose si mortellement ennuyeuse que de
faire la cour à une femme que je ne m’en sens pas le cœur.
Recommencer à dire toutes les sottises charmantes que j’ai
déjà dites tant de fois, refaire l’adorable, écrire
des billets et y répondre ; reconduire des beautés, le soir,
à deux lieues de chez soi ; attraper du froid aux pieds et des
rhumes devant la fenêtre en épiant une ombre chérie ;
calculer sur un sofa combien de tissus superposés vous séparent de
votre déesse ; porter des bouquets et courir les bals pour arriver
où j’en suis, c’est bien la peine ! – Autant vaut
rester dans son ornière. En sortir pour retomber dans une autre
exactement pareille, après s’être beaucoup agité et
donné bien du mal, – à quoi bon ? Si
j’étais amoureux, la chose irait d’elle-même, et tout
cela me paraîtrait ravissant ; mais je ne le suis point, quoique
j’aie la plus forte envie de l’être ; car, après
tout, il n’y a que l’amour au monde ; et, si le plaisir qui
n’en est que l’ombre a tant d’amorces pour nous, que doit donc
être la réalité ? Dans quel flot d’ineffables
extases, dans quels lacs de pures délices doivent nager ceux qu’il
a atteints au cœur d’une de ses flèches à pointe
d’or, et qui brûlent des aimables ardeurs d’une flamme
mutuelle !
J’éprouve à
côté de Rosette ce calme plat et cette espèce de
bien-être paresseux qui résulte de la satisfaction des sens, mais
rien de plus ; et ce n’est pas assez. Souvent cet engourdissement
voluptueux tourne en torpeur, et cette tranquillité en ennui ; je
tombe alors en des distractions sans objet et en je ne sais quelles fades
rêvasseries qui me fatiguent et m’excèdent, –
c’est un état dont il faut que je sorte à tout prix.
Oh ! si je pouvais être comme
certains de mes amis qui baisent un vieux gant avec ivresses qui se trouvent
tout heureux d’un serrement de main, qui ne changeraient pas contre
l’écrin d’une sultane quelques méchantes fleurs
à demi séchées par la sueur du bal, qui couvrent de larmes
et cousent dans leur chemise, à l’endroit de leur cœur, un
billet écrit en pauvre style, et stupide à le croire copié
du
Parfait Secrétaire, qui
adorent des femmes avec de gros pieds, et qui s’en excusent sur ce
qu’elles ont l’âme belle ! Si je pouvais suivre, en
frémissant, les derniers plis d’une robe, attendre qu’une
porte s’ouvrît pour voir passer dans un flot de lumière une
chère et blanche apparition ; si un mot dit tout bas me faisait
changer de couleur ; si j’avais cette vertu de ne pas dîner
pour arriver plus tôt à un rendez-vous ; si
j’étais capable de poignarder un rival ou de me battre en duel avec
un mari ; si, par une grâce particulière du ciel, il
m’était donné de trouver spirituelles les femmes qui sont
laides, et bonnes celles qui sont laides et bêtes ; si je pouvais me
résoudre à danser le menuet et à écouter les sonates
que jouent les jeunes personnes sur le clavecin ou sur la
harpe ; si ma capacité se haussait jusqu’à apprendre
l’hombre et le reversi ; enfin, si j’étais un homme et
non pas un poète, – je serais certainement beaucoup plus heureux
que je ne suis ; – je m’ennuierais moins et serais moins
ennuyeux.
Je n’ai jamais demandé aux femmes qu’une
seule chose, – c’est la beauté ; je me passe très
volontiers d’esprit et d’âme. – Pour moi, une femme qui
est belle a toujours de l’esprit ; – elle a l’esprit
d’être belle, et je ne sais pas lequel vaut celui-là. Il faut
bien des phrases brillantes et des traits scintillants pour valoir les
éclairs d’un bel œil. Je préfère une jolie
bouche à un joli mot, et une épaule bien modelée à
une vertu, même théologale ; je donnerais cinquante âmes
pour un pied mignon, et toute la poésie et tous les poètes pour la
main de Jeanne d’Aragon ou le front de la vierge de Foligno –
J’adore sur toutes choses la beauté de la forme ; – la
beauté pour moi, c’est la Divinité visible, c’est le
bonheur palpable, c’est le ciel descendu sur la terre. – Il y a
certaines ondulations de contours, certaines finesses de lèvres,
certaines coupes de paupières, certaines inclinaisons de tête,
certains allongements d’ovales qui me ravissent au-delà de toute
expression et m’attachent pendant des heures entières.
La beauté, seule chose qu’on ne puisse
acquérir, inaccessible à tout jamais à ceux qui ne
l’ont pas d’abord ; fleur éphémère et
fragile qui croit sans être semée, pur don du ciel ! –
ô beauté ! le plus radieux diadème dont le hasard
puisse couronner un front, – tu es admirable et précieuse comme
tout ce qui est hors de la portée de l’homme, comme l’azur du
firmament, comme l’or de l’étoile, comme le parfum du lis
séraphique ! – On peut échanger son escabeau pour un
trône ; on peut conquérir le monde, beaucoup l’ont
fait ; mais qui pourrait ne pas s’agenouiller devant toi, pure
personnification de la pensée de Dieu ?
Je ne demande que la beauté, il
est vrai ; mais il me la faut si parfaite que je ne la rencontrerai
probablement jamais. J’ai bien vu çà et là, dans
quelques femmes, des portions admirables médiocrement
accompagnées, et je les ai aimées pour ce qu’elles avaient
de choisi, en faisant abstraction du reste ; c’est toutefois un
travail assez pénible et une opération douloureuse que de
supprimer ainsi la moitié de sa maîtresse, et de faire
l’amputation mentale de ce qu’elle a de laid ou de commun, en
circonscrivant ses yeux sur ce qu’elle peut avoir de bien. – La
beauté ? c’est l’harmonie, et une personne
également laide partout est souvent moins désagréable
à regarder qu’une femme inégalement belle. Rien ne me fait
peine à voir comme un chef-d’œuvre inachevé et comme
une beauté à qui il manque quelque chose ; – une tache
d’huile choque moins sur une bure grossière que sur une riche
étoffe.
Rosette n’est point mal ;
elle peut passer pour belle, mais elle est loin de réaliser ce que je
rêve ; c’est une statue dont plusieurs morceaux sont
amenés à point. Les autres ne sont pas si nettement
dégagés du bloc ; il y a des endroits accusés avec
beaucoup de finesse et de charme, et quelques-uns d’une manière
plus lâche et plus négligée. – Aux yeux vulgaires, la
statue parait entièrement finie et d’une beauté
complète ; mais un observateur plus attentif y découvre
bientôt des places où le travail n’est pas assez
serré, et des contours qui, pour atteindre à la pureté qui
leur est propre, ont besoin que l’ongle de l’ouvrier y passe et y
repasse encore bien des fois ; – c’est à l’amour
à polir ce marbre et à l’achever, c’est dire assez que
ce ne sera pas moi qui le finirai.
Au reste, je ne circonscris point la beauté dans
telle ou telle sinuosité de lignes. – L’air, le geste, la
démarche, le souffle, la couleur, le son, le parfum, tout ce qui est la
vie entre pour moi dans la composition de la beauté ; tout ce qui
embaume, chante ou rayonne y revient de droit. – J’aime les riches
brocarts, les splendides étoffes avec leurs plis amples et
puissants ; j’aime les larges fleurs et les cassolettes, la
transparence des eaux vives et l’éclat miroitant des belles armes,
les chevaux de race et ces grands chiens blancs comme on en voit dans les
tableaux de Paul Véronèse. – Je suis un vrai païen de
ce côté, et je n’adore point les dieux qui sont mal
faits : quoiqu’au fond je ne sois pas précisément ce
qu’on appelle irréligieux, personne n’est de fait plus
mauvais chrétien que moi. – Je ne comprends pas cette mortification
de la matière qui fait l’essence du christianisme, je trouve que
c’est une action sacrilège que de frapper sur l’œuvre de
Dieu, et je ne puis croire que la chair soit mauvaise, puisqu’il l’a
pétrie lui-même de ses doigts et à son image. –
J’approuve peu les longs sarraus de couleur sombre d’où il ne
sort qu’une tête et deux mains, et ces toiles où tout est
noyé d’ombre, excepté quelque front qui rayonne. – Je
veux que le soleil entre partout, qu’il y ait le plus de lumière et
le moins d’ombre possible, que la couleur étincelle, que la ligne
serpente, que la nudité s’étale fièrement, et que la
matière ne se cache point d’être, puisque, aussi bien que
l’esprit, elle est un hymne éternel à la louange de
Dieu.
Je conçois parfaitement le fol
enthousiasme des Grecs pour la beauté ; et, pour mon compte, je ne
trouve rien d’absurde à cette loi qui obligeait les juges à
n’entendre plaider les avocats que dans un lieu obscur, de peur que leur
bonne mine, la grâce de leurs gestes et de leurs attitudes ne les
prévinssent favorablement et ne fissent pencher la balance.
Je n’achèterais rien d’une marchande qui
serait laide ; je donne plus volontiers aux mendiants dont les haillons et
la maigreur sont pittoresques. – Il y a un petit Italien fiévreux,
vert comme un citron, avec de grands yeux noirs et blancs qui lui tiennent la
moitié de la figure ; – on dirait un Murillo ou un Espagnolet
sans cadre qu’un brocanteur aurait exposé contre la borne :
– celui-là a toujours deux sous de plus que les autres. – Je
ne battrais jamais un beau cheval ou un beau chien, et je ne voudrais pas
d’un ami ou d’un domestique qui ne serait point d’un
extérieur agréable. – C’est un véritable
supplice pour moi que de voir de vilaines choses ou de vilaines personnes.
– Une architecture de mauvais goût, un meuble d’une mauvaise
forme m’empêchent de me plaire dans une maison, si confortable et
attrayante qu’elle soit d’ailleurs. Le meilleur vin me paraît
presque de la piquette dans un verre mal tourné, et j’avoue que je
préférerais le brouet le plus lacédémonien sur un
émail de Bernard de Palissy au plus fin gibier sur une assiette de terre.
– L’extérieur m’a toujours pris violemment, et
c’est pourquoi j’évite la compagnie des vieillards ;
cela me contriste et m’affecte désagréablement, parce
qu’ils sont ridés et déformés, quoique cependant
quelques-uns aient une beauté spéciale ; et, dans la
pitié que j’ai d’eux, il y a beaucoup de
dégoût : – de toutes les ruines du monde, la ruine de
l’homme est assurément la plus triste à contempler.
Si j’étais peintre (et
j’ai toujours regretté de ne pas l’être), je ne
voudrais peupler mes toiles que de déesses, de nymphes, de madones, de
chérubins et d’amours. – Consacrer ses pinceaux à
faire des portraits, à moins que ce ne soit de belles personnes, me
paraît un crime de lèse-peinture ; et, loin de vouloir doubler
ces figures laides ou ignobles, ces têtes insignifiantes ou vulgaires, je
pencherais plutôt à les faire couper sur l’original. –
La férocité de Caligula, détournée en ce sens, me
semblerait presque louable.
La seule chose au monde que j’ai
enviée avec quelque suite, c’est d’être beau. –
Par beau j’entends aussi beau que Paris ou Apollon. N’être
point difforme, avoir des traits à peu près réguliers,
c’est-à-dire avoir le nez au milieu de la figure, ni camard, ni
crochu, des yeux qui ne soient ni rouges ni éraillés, une bouche
convenablement fendue, cela n’est pas être beau : à ce
compte, je le serais, et je me trouve aussi éloigné de
l’idée que je me forme de la beauté virile que si
j’étais un de ces jaquemarts qui frappent l’heure sur les
clochers ; j’aurais une montagne sur chaque épaule, les jambes
torses d’un basset, le nez et le museau d’un singe que j’y
ressemblerais autant. – Bien des fois je me regarde, des heures
entières, dans le miroir avec une fixité et une attention
inimaginables, pour voir s’il n’est pas survenu quelque
amélioration dans ma figure ; j’attends que les lignes fassent
un mouvement et se redressent ou s’arrondissent avec plus de finesse et de
pureté, que mon œil s’illumine et nage dans un fluide plus
vivace, que la sinuosité qui sépare mon front de mon nez se
comble, et que mon profil prenne ainsi le calme et la simplicité du
profil grec, et je suis toujours très surpris que cela n’arrive
pas. J’espère toujours qu’un printemps ou l’autre je me
dépouillerai de cette forme que j’ai, comme un serpent qui laisse
sa vieille peau. – Dire qu’il faudrait si peu de chose pour que je
sois beau, et que je ne le serai jamais ! Quoi donc ! une demi-ligne,
un centième, un millième de ligne de plus ou de moins dans un
endroit ou dans un autre, un peu moins de chair sur cet os, un peu plus sur
celui-ci, – un peintre, un statuaire auraient rajusté cela en une
demi-heure. Qu’est-ce que cela faisait aux atomes qui me composent de se
cristalliser de telle ou telle façon ? En quoi importait-il à
ce contour de sortir ici et de rentrer là, et où était la
nécessité que je fusse ainsi et pas autrement ? – En
vérité, si je tenais le hasard à la gorge, je crois que je
l’étranglerais. – Parce qu’il a plu à une
misérable parcelle de je ne sais quoi de tomber je ne sais où et
de se coaguler bêtement en la gauche figure qu’on me voit, je serai
éternellement malheureux ! N’est-ce pas la plus sotte et la
plus misérable chose du monde ? Comment se fait-il que mon
âme, avec l’ardent désir qu’elle en a, ne puisse
laisser tomber à plat la pauvre charogne qu’elle fait tenir debout,
et aller animer une de ces statues dont l’exquise beauté
l’attriste et la ravit ? Il y a deux ou trois personnes que
j’assassinerais avec délices, en ayant soin toutefois de ne pas les
meurtrir ni les gâter, si je possédais le mot qui fait transmigrer
les âmes d’un corps à l’autre. – Il m’a
toujours semblé que, pour faire ce que je veux (et je ne sais pas ce que
je veux), j’avais besoin d’une très grande et très
parfaite beauté, et je m’imagine que, si je l’avais, ma vie,
qui est si enchevêtrée et si tiraillée, aurait
été d’elle-même.
On voit tant de
belles figures dans les tableaux ! – pourquoi aucune de
celles-là n’est-elle la mienne ? – tant de têtes
charmantes qui disparaissent sous la poussière et la fumée du
temps au fond des vieilles galeries ! Ne vaudrait-il pas mieux
qu’elles quittassent leurs cadres et vinssent s’épanouir sur
mes épaules ? La réputation de Raphaël souffrirait-elle
beaucoup si un de ces anges qu’il fait voler par essaims dans
l’outremer de ses toiles m’abandonnait son masque pour trente
ans ? Il y a tant d’endroits et des plus beaux de ses fresques qui se
sont écaillés et sont tombés de
vétusté ! On n’y prendrait pas garde. Que font autour
de ces murs ces beautés silencieuses que le vulgaire des hommes regarde
à peine d’un regard distrait ? et pourquoi Dieu ou le hasard
n’a-t-il pas l’esprit de faire ce dont un homme vient à bout
avec quelques poils emmanchés d’un bâton et quelques
pâtes de différentes couleurs délayées sur une
planche ?
Ma première sensation devant une de ces têtes
merveilleuses dont le regard peint semble vous traverser et se prolonger
à l’infini est le saisissement et une admiration qui n’est
pas sans quelque terreur : mes yeux se trempent, mon cœur bat ;
puis, quand je suis un peu familiarisé avec elle, et que je suis
entré plus avant dans le secret de sa beauté, je fais une
comparaison tacite d’elle à moi ; la jalousie se tord au fond
de mon âme en nœuds plus entortillés qu’une
vipère, et j’ai toutes les peines du monde à ne pas me jeter
sur la toile et à ne pas la déchirer en morceaux.
Être beau,
c’est-à-dire avoir en soi un charme qui fait que tout vous sourit
et vous accueille ; qu’avant que vous ayez parlé tout le monde
est déjà prévenu en votre faveur et disposé à
être de votre avis ; que vous n’avez qu’à passer
par une rue, ou vous montrer à un balcon pour vous créer, dans la
foule, des amis ou des maîtresses. N’avoir pas besoin
d’être aimable pour être aimé, être
dispensé de tous ces frais d’esprit et de complaisance auxquels la
laideur vous oblige, et de ces mille qualités morales qu’il faut
avoir pour suppléer la beauté du corps ; quel don splendide
et magnifique !
Et celui qui joindrait à la beauté
suprême la force suprême, qui, sous la peau d’Antinoüs,
aurait les muscles d’Hercule, que pourrait-il désirer de
plus ? Je suis sûr qu’avec ces deux choses et l’âme
que j’ai, avant trois ans, je serais empereur du monde ! – Une
autre chose que j’ai désirée presque autant que la
beauté et que la force, c’est le don de me transporter aussi vite
que la pensée d’un endroit à un autre. – La
beauté de l’ange, la force du tigre et les ailes de l’aigle,
et je commencerais à trouver que le monde n’est pas aussi mal
organisé que je le croyais d’abord. – Un beau masque pour
séduire et fasciner sa proie, des ailes pour fondre dessus et
l’enlever, des ongles pour la déchirer ; – tant que je
n’aurai pas cela, je serai malheureux.
Toutes les passions et tous les
goûts que j’ai eus n’ont été que des
déguisements de ces trois désirs. J’ai aimé les
armes, les chevaux et les femmes : – les armes, pour remplacer les
nerfs que je n’avais pas ; les chevaux, pour me servir
d’ailes ; les femmes, pour posséder au moins dans
quelqu’une la beauté qui me manquait à moi-même.
– Je recherchais de préférence les armes les plus
ingénieusement meurtrières, et celles dont les blessures
étaient inguérissables. Je n’ai jamais eu l’occasion
de me servir d’aucun de ces kriss ou de ces yatagans :
néanmoins j’aime à les avoir autour de moi ; je les
tire du fourreau avec un sentiment de sécurité et de force
inexprimable, je m’en escrime à tort et à travers
très énergiquement, et, si par hasard je viens à voir la
réflexion de ma figure dans une glace, je suis étonné de
son expression féroce. – Quant aux chevaux, je les surmène
tellement qu’il faut qu’ils crèvent ou qu’ils disent
pourquoi. – Si je n’avais pas renoncé à monter
Ferragus, il y a longtemps qu’il serait mort, et ce serait dommage, car
c’est un brave animal. Quel cheval arabe pourrait avoir les jambes aussi
promptes et aussi déliées que mon désir ? – Dans
les femmes je n’ai cherché que l’extérieur, et, comme
jusqu’à présent celles que j’ai vues sont loin de
répondre à l’idée que je me suis faite de la
beauté, je me suis rejeté sur les tableaux et les statues ;
– ce qui, après tout, est une assez pitoyable ressource quand on a
des sens aussi allumés que les miens. – Cependant il y a quelque
chose de grand et de beau à aimer une statue, c’est que
l’amour est parfaitement désintéressé, qu’on
n’a à craindre ni la satiété ni le
dégoût de la victoire, et qu’on ne peut espérer
raisonnablement un second prodige pareil à l’histoire de Pygmalion.
– L’impossible m’a toujours plu.
N’est-il pas singulier que moi,
qui suis encore aux mois les plus blonds de l’adolescence, qui, loin
d’avoir abusé de tout, n’ai pas même usé des
choses les plus simples, j’en sois venu à ce degré de
blasement de n’être plus chatouillé que par le bizarre ou le
difficile ?
La satiété suit le plaisir, c’est une
loi naturelle et qui se conçoit. – Qu’un homme qui a
mangé à un festin de tous les plats et en grande quantité
n’ait plus faim et cherche à réveiller son palais endormi
par les mille flèches des épices ou des vins irritants, rien
n’est plus facile à expliquer ; mais qu’un homme qui ne
fait que s’asseoir à table, et qui à peine a
goûté des premiers mets soit pris déjà de ce
dégoût superbe, ne puisse toucher sans vomir qu’aux plats
d’une saveur extrême et n’aime que les viandes
faisandées, les fromages jaspés de bleu, les truffes et les vins
qui sentent la pierre à fusil, c’est un phénomène qui
ne peut résulter que d’une organisation particulière ;
c’est comme un enfant de six mois qui trouverait le lait de sa nourrice
fade et qui ne voudrait téter que de l’eau-de-vie. – Je suis
aussi las que si j’avais exécuté toutes les
prodigiosités de Sardanapale, et cependant ma vie a été
fort chaste et tranquille en apparence : c’est une erreur de croire
que la possession soit la seule route qui mène à la
satiété. On y arrive aussi par le désir, et
l’abstinence use plus que l’excès. – Un désir
tel que le mien est quelque chose d’autrement fatigant que la possession.
Son regard parcourt et pénètre l’objet qu’il veut
avoir et qui rayonne au-dessus de lui plus promptement et plus
profondément que s’il y touchait : qu’est-ce que
l’usage lui apprendrait de plus ? quelle expérience peut
équivaloir à cette contemplation constante et
passionnée ?
J’ai traversé tant de
choses, quoique j’aie fait le tour de bien peu, qu’il n’y a
plus que les sommets les plus escarpés qui me tentent. – Je suis
attaqué de cette maladie qui prend aux peuples et aux hommes puissants
dans leur vieillesse : – l’impossible. – Tout ce que je
peux faire n’a pas le moindre attrait pour moi. – Tibère,
Caligula, Néron, grands Romains de l’empire, ô vous que
l’on a si mal compris, et que la meute des rhéteurs poursuit de ses
aboiements, je souffre de votre mal et je vous plains de tout ce qui me reste de
pitié ! Moi aussi je voudrais bâtir un pont sur la mer et
paver les flots ; j’ai rêvé de brûler des villes
pour illuminer mes fêtes ; j’ai souhaité
d’être femme pour connaître de nouvelles voluptés.
– Ta maison dorée, ô Néron ! n’est
qu’une étable fangeuse à côté du palais que je
me suis élevé ; ma garde-robe est mieux montée que la
tienne, Héliogabale, et bien autrement splendide. – Mes cirques
sont plus rugissants et plus sanglants que les vôtres, mes parfums plus
âcres et plus pénétrants, mes esclaves plus nombreux et
mieux faits ; j’ai aussi attelé à mon char des
courtisanes nues, j’ai marché sur les hommes d’un talon aussi
dédaigneux que vous. – Colosses du monde antique, il bat sous mes
faibles côtés un cœur aussi grand que le vôtre, et,
à votre place, ce que vous avez fait je l’aurais fait et
peut-être davantage. Que de Babels j’ai entassées les unes
sur les autres pour atteindre le ciel, souffleter les étoiles et cracher
de là sur la création ! Pourquoi donc ne suis-je pas Dieu,
– puisque je ne puis être homme ?
Oh ! je crois qu’il faudra
cent mille siècles de néant pour me reposer de la fatigue de ces
vingt années de vie -Dieu du ciel, quelle pierre roulerez-vous sur
moi ? dans quelle ombre me plongerez-vous ? à quel
Léthé me ferez-vous boire ? sous quelle montagne
enterrerez-vous le Titan ? Suis-je destiné à souffler un
volcan par ma bouche et à faire des tremblements de terre en me changeant
de côté ?
Quand je pense à cela, que je
suis né d’une mère si douce, si résignée, de
goûts et de mœurs si simples, je suis tout surpris de ne pas avoir
fait éclater son ventre quand elle me portait. Comment se fait-il
qu’aucune de ses pensées, calmes et pures, n’ait passé
dans mon corps avec le sang qu’elle m’a transmis ? et pourquoi
faut-il que je ne sois fils que de sa chair et non de son esprit ? La
colombe a fait un tigre qui voudrait pour proie à ses griffes la
création tout entière.
J’ai vécu dans le milieu le plus calme et le
plus chaste. Il est difficile de rêver une existence
enchâssée aussi purement que la mienne. Mes années se sont
écoulées, à l’ombre du fauteuil maternel, avec les
petites sœurs et le chien de la maison. Je n’ai vu autour de moi que
de bonnes têtes douces et tranquilles de vieux domestiques blanchis
à notre service et en quelque sorte héréditaires, de
parents ou d’amis graves et sentencieux, vêtus de noir, qui posaient
leurs gants l’un après l’autre sur le bord de leur
chapeau ; quelques tantes d’un certain âge, grassouillettes,
proprettes, discrètes, avec du linge éblouissant, des jupes
grises, des mitaines de filet, et les mains sur la ceinture comme des personnes
qui sont de religion ; des meubles sévères
jusqu’à la tristesse, des boiseries de chêne nu, des tentures
de cuir, tout un intérieur d’une couleur sobre et
étouffée, comme en ont fait certains maîtres flamands.
– Le jardin était humide et sombre ; le buis qui en dessinait
les compartiments, le lierre qui recouvrait les murs et quelques sapins aux bras
pelés étaient chargés d’y représenter de la
verdure et y réussissaient assez mal ; la maison de briques, avec un
toit très haut, quoique spacieuse et en bon état, avait quelque
chose de morne et d’assoupi. – Certes, rien n’était
propre à une vie séparée, austère et
mélancolique, comme une pareille habitation. Il semblait impossible que
tous les enfants élevés dans une telle maison ne finissent pas par
se faire prêtres ou religieuses : eh bien ! dans cette
atmosphère de pureté et de repos, sous cette ombre et ce
recueillement, je me pourrissais petit à petit, et sans qu’il en
parût rien, comme une nèfle sur la paille. Au sein de cette famille
honnête, pieuse, sainte, j’étais parvenu à un
degré de dépravation horrible. – Ce n’était pas
le contact du monde, puisque je ne l’avais pas vu ; ni le feu des
passions, puisque je transissais sous la sueur glacée qui suintait de ces
braves murailles. – Le ver ne s’était pas traîné
du cœur d’un autre fruit à mon cœur. Il était
éclos de lui-même au plus plein de ma pulpe qu’il avait
rongée et sillonnée en tous sens : en dehors rien ne
paraissait et ne m’avertissait que je fusse gâté. Je
n’avais ni tache ni piqûre ; mais j’étais tout
creux par dedans, et il ne me restait qu’une mince pellicule, brillamment
colorée, que le moindre choc eût crevée. –
N’est-ce pas là une chose inexplicable qu’un enfant né
de parents vertueux, élevé avec soin et discrétion, tenu
loin de toute chose mauvaise, se pervertisse tout seul à un tel point, et
arrive où j’en suis arrivé ? Je suis sûr
qu’en remontant jusqu’à là sixième
génération, on ne retrouverait pas parmi mes ancêtres un
seul atome pareil à ceux dont je suis formé. Je ne suis pas de ma
famille ; je ne suis pas une branche de ce noble tronc, mais un champignon
vénéneux poussé par quelque lourde nuit d’orage entre
ses racines moussues ; et pourtant personne n’a eu plus
d’aspirations et d’élans vers le beau que moi, personne
n’a essayé plus opiniâtrement de déployer ses
ailes ; mais chaque tentative a rendu ma chute plus profonde, et ce qui
devait me sauver m’a perdu.
La solitude
m’est plus mauvaise que le monde, quoique je désire plus la
première que le second. – Tout ce qui m’enlève
à moi-même m’est salutaire : la société
m’ennuie, mais m’arrache forcément à cette
rêverie creuse dont je monte et je descends la spirale, le front
penché et les bras en croix. – Aussi, depuis que le
tête-à-tête est rompu, et qu’il y a du monde ici avec
lequel je suis forcé de me contraindre un peu, je suis moins sujet
à me laisser aller à mes humeurs noires, et je suis moins
travaillé de ces désirs démesurés qui me fondent sur
le cœur comme une nuée de vautours dès que je reste un moment
inoccupé. Il y a quelques femmes assez jolies et un ou deux jeunes gens
assez aimables et fort gais ; mais, dans tout cet essaim provincial, ce qui
me charme le plus est un jeune cavalier qui est arrivé depuis deux ou
trois jours ; – il m’a plu tout d’abord, et je l’ai
pris en affection, rien qu’à le voir descendre de son cheval. Il
est impossible d’avoir meilleure grâce ; il n’est pas
très grand, mais il est svelte et bien pris dans sa taille ; il a
quelque chose de moelleux et d’onduleux dans la démarche et dans
les gestes, qui est on ne peut plus agréable ; bien des femmes lui
envieraient sa main et son pied. Le seul défaut qu’il ait,
c’est d’être trop beau et d’avoir des traits trop
délicats pour un homme. Il est muni d’une paire d’yeux les
plus beaux et les plus noirs du monde, qui ont une expression
indéfinissable et dont il est difficile de soutenir le regard ;
mais, comme il est fort jeune et n’a pas d’apparence de barbe, la
mollesse et la perfection du bas de sa figure tempèrent un peu la
vivacité de ses prunelles d’aigle ; ses cheveux bruns et
lustrés flottent sur son cou en grosses boucles, et donnent à sa
tête un caractère particulier. – Voilà donc enfin un
des types de beauté que je rêvais réalisé et marchant
devant moi ! Quel dommage que ce soit un homme, ou quel dommage que je ne
sois pas une femme ! – Cet Adonis, qui, à sa belle figure,
joint un esprit très vif et très étendu, jouit encore de ce
privilège d’avoir à mettre au service de ses bons mots et de
ses plaisanteries une voix d’un timbre argentin et mordant qu’il est
difficile d’entendre sans être ému. – Il est vraiment
parfait. – Il parait qu’il partage mes goûts pour les belles
choses, car ses habits sont très riches et très recherchés,
son cheval très fringant et de race ; et, pour que tout fût
complet et assorti, il avait derrière lui, monté sur un petit
cheval, un page de quatorze à quinze ans, blond, rose, joli comme un
séraphin, qui dormait à moitié, et était si
fatigué de la course qu’il venait de faire que son maître a
été obligé de l’enlever de sa selle et de
l’emporter dans ses bras jusqu’à sa chambre. Rosette lui a
fait beaucoup d’accueil, et je pense qu’elle a formé le
dessein de s’en servir pour éveiller ma jalousie et faire sortir
ainsi le peu de flamme qui dort sous les cendres de ma passion éteinte.
– Tout redoutable cependant que soit un pareil rival, je suis peu
disposé à en être jaloux, et je me sens tellement
entraîné vers lui que je me désisterais assez volontiers de
mon amour pour avoir son amitié.
Chapitre
6
En cet endroit, si le débonnaire
lecteur veut bien nous le permettre, nous allons pour quelque temps abandonner
à ses rêveries le digne personnage qui, jusqu’ici, a
occupé la scène à lui tout seul et parlé pour son
propre compte, et rentrer dans la forme ordinaire du roman, sans toutefois nous
interdire de prendre par la suite la forme dramatique, s’il en est besoin,
et en nous réservant le droit de puiser encore dans cette espèce
de confession épistolaire que le susdit jeune homme adressait à
son ami, persuadé que, si pénétrant et si plein de
sagacité que nous soyons, nous devons assurément en savoir
là-dessus moins long que lui-même.
...Le petit page était tellement harassé
qu’il dormait sur les bras de son maître et que sa petite tête
toute déchevelée allait et venait comme s’il eût
été mort. Il y avait assez loin du perron à la chambre que
l’on avait désignée pour être celle du nouvel
arrivant, et le domestique qui le précédait s’offrit
à porter l’enfant à son tour ; mais le jeune cavalier,
pour qui, du reste, ce fardeau semblait n’être qu’une plume,
le remercia et ne voulut pas s’en dessaisir : il le déposa sur
le canapé tout doucement et en prenant mille précautions pour ne
pas le réveiller ; une mère n’eût pas mieux fait.
Quand le domestique se fut retiré et que la porte fut fermée, il
se mit à genoux devant lui et essaya de lui tirer ses bottines ;
mais ses petits pieds gonflés et endoloris rendaient cette
opération assez difficile, et le joli dormeur poussait de temps en temps
quelques soupirs vagues et inarticulés, comme une personne qui va se
réveiller ; alors le jeune cavalier s’arrêtait et
attendait que le sommeil l’eût repris. Les bottines
cédèrent enfin, c’était le plus important ; les
bas firent peu de résistance. – Cette opération
achevée, le maître prit les deux pieds de l’enfant, et les
posa l’un à côté de l’autre sur le velours du
sofa ; c’étaient bien les deux plus adorables pieds du monde,
pas plus grands que cela, blancs comme de l’ivoire neuf et un peu
rosés par la pression de la chaussure où ils étaient en
prison depuis dix-sept heures, des pieds trop petits pour une femme, et qui
semblaient n’avoir jamais marché ; ce qu’on voyait de la
jambe était rond, potelé, poli, transparent et veiné, et de
la plus exquise délicatesse ; – une jambe digne du pied.
Le jeune homme, toujours à
genoux, contemplait ces deux petits pieds avec une attention amoureusement
admirative ; il se pencha, prit le gauche et le baisa, et puis le droit et
le baisa aussi ; et puis, de baisers en baisers, il remonta le long de la
jambe jusqu’à l’endroit où l’étoffe
commençait. – Le page souleva un peu sa longue paupière, et
laissa tomber sur son maître un regard bienveillant et assoupi, où
ne perçait aucune surprise. – Ma ceinture me gêne, dit-il en
passant son doigt sous le ruban, et il se rendormit. – Le maître
déboucla la ceinture, releva la tête du page avec un coussin ?
et touchant ses pieds qui étaient devenus un peu froids, de
brûlants qu’ils étaient, il les enveloppa soigneusement dans
son manteau, prit un fauteuil, et s’assit au plus près du sofa.
Deux heures se passèrent ainsi, le jeune homme regardant dormir
l’enfant et suivant sur son front les ombres de ses rêves. Le seul
bruit qu’on entendit par la chambre était sa respiration
régulière et le tic-tac de la pendule.
C’était un tableau
assurément fort gracieux. – Il y avait dans l’opposition de
ces deux genres de beauté un moyen d’effet dont un peintre habile
eût tiré bon parti. – Le maître était beau comme
une femme, – le page beau comme une jeune fille. – Cette tête
ronde et rose, ainsi posée dans ses cheveux, avait l’air
d’une pêche sous ses feuilles ; elle en avait la
fraîcheur et le velouté, quoique la fatigue de la route lui
eût enlevé quelque peu de son éclat habituel ; la
bouche mi-ouverte laissait apercevoir de petites dents d’un blanc laiteux,
et sous ses tempes pleines et luisantes s’entre-croisait un réseau
de veines azurées ; les cils de ses yeux, pareils à ces fils
d’or qui s’épanouissent dans les missels autour de la
tête des vierges, lui venaient presque au milieu des joues ; ses
cheveux longs et soyeux tenaient à la fois de l’or et de
l’argent, – or dans l’ombre, argent dans la
lumière ; son cou était en même temps gras et
frêle, et n’avait rien du sexe indiqué par ses habits ;
deux ou trois boutons du justaucorps, défauts pour faciliter la
respiration, permettaient d’entrevoir, par l’hiatus d’une
chemise de fine toile de Hollande, un losange de chair potelée et
rebondie d’une admirable blancheur, et le commencement d’une
certaine ligne ronde difficile à expliquer sur la poitrine d’un
jeune garçon ; en y regardant bien, on eût peut-être
trouvé aussi que ses hanches étaient un peu trop
développées. – Le lecteur en pensera ce qu’il
voudra ; ce sont de simples conjectures que nous lui proposons : nous
n’en savons pas là-dessus plus que lui, mais nous espérons
en apprendre davantage dans quelque temps, et nous lui promettons de le tenir
fidèlement au courant de nos découvertes. – Que le lecteur,
s’il a la vue moins basse que nous, enfonce son regard sous la dentelle de
cette chemise et décide en conscience si ce contour est trop ou trop peu
saillant ; mais nous l’avertissons que les rideaux sont tirés,
et qu’il règne dans la chambre un demi-jour peu favorable à
ces sortes d’investigations.
Le cavalier était pâle,
mais d’une pâleur dorée, pleine de force et de vie ; ses
prunelles nageaient sur un cristallin humide et bleu ; son nez droit et
mince donnait à son profil une fierté et une vigueur
merveilleuses, et la chair en était si fine que, sur le bord du contour,
elle laissait transpercer la lumière ; sa bouche avait le sourire le
plus doux à de certains moments, mais d’ordinaire elle était
arquée à ses coins, comme quelques-unes de ces têtes
qu’on voit dans les tableaux des vieux maîtres italiens,
plutôt en dedans qu’en dehors ; ce qui lui donnait quelque
chose d’adorablement dédaigneux, une
smorfia on ne peut
plus piquante, un air de bouderie enfantine et de mauvaise humeur très
singulier et très charmant.
Quels étaient les liens qui unissaient le
maître au page et le page au maître ? Assurément il y
avait entre eux plus que l’affection qui peut exister entre le
maître et le domestique. Étaient-ce deux amis ou deux
frères ? – Alors, pourquoi ce travestissement ? –
Il eût été cependant difficile de croire à quiconque
eût vu la scène que nous venons de décrire que ces deux
personnages n’étaient en vérité que ce qu’ils
paraissaient être.
– Ce cher ange, comme il dort ! dit à voix
basse le jeune homme ; je crois qu’il n’avait jamais tant fait
de chemin de sa vie. Vingt lieues à cheval, lui qui est si
délicat ! j’ai peur qu’il ne soit malade de fatigue.
Mais non, cela ne sera rien ; demain il n’y paraîtra
plus ; il aura repris ses belles couleurs, et sera plus frais qu’une
rose après la pluie. – Est-il beau comme cela ! Si je ne
craignais de l’éveiller, je le mangerais de caresses. Quelle
adorable fossette il a au menton ! quelle finesse et quelle blancheur de
peau ! – Dors bien, cher trésor. – Ah ! je suis
vraiment jaloux de ta mère et je voudrais t’avoir fait. – Il
n’est pas malade ? Non ; – sa respiration est
réglée, et il ne bouge pas. – Mais je crois qu’on a
frappé...
En effet, on avait frappé deux
petits coups aussi doucement que possible sur le panneau de la porte.
Le jeune homme se leva, et, craignant de s’être
trompé, attendit, pour ouvrir, que l’on heurtât de nouveau.
– Deux autres coups, un peu plus accentués, se firent entendre de
nouveau, et une douce voix de femme dit sur un ton très bas :
– C’est moi, Théodore.
Théodore ouvrit, mais avec moins de vivacité
qu’un jeune homme n’en met à ouvrir à une femme dont
la voix est douce, et qui est venue gratter mystérieusement à
votre huis vers la tombée du jour. – Le battant
entrebâillé donna passage, devinez à qui ? à la
maîtresse du perplexe d’Albert, à la princesse Rosette en
personne, plus rose que son nom, et les seins aussi émus que les eut
jamais femme qui soit entrée le soir dans la chambre d’un beau
cavalier.
– Théodore ! dit Rosette.
Théodore leva le doigt et le posa sur sa lèvre
de manière à figurer la statue du silence, et, lui montrant
l’enfant qui dormait, il la fit passer dans la pièce voisine.
– Théodore, reprit Rosette qui semblait trouver
des douceurs singulières à répéter ce nom, et
chercher en même temps à rallier ses idées, –
Théodore, continua-t-elle sans quitter la main que le jeune homme lui
avait présentée pour la conduire à son fauteuil, –
vous nous êtes donc enfin revenu ? Qu’avez-vous fait tout ce
temps ? où êtes-vous allé ? – Savez-vous
qu’il y a six mois que je ne vous ai vu ? Ah ! Théodore,
cela n’est pas bien ; on doit aux gens qui nous aiment, même
quand on ne les aime pas, quelques égards et quelque pitié.
THEODORE. – Ce que j’ai
fait ? – Je ne sais. – J’ai été et je suis
venu, j’ai dormi et j’ai veillé, j’ai chanté et
j’ai pleuré, j’ai eu faim et soif, j’ai eu trop chaud
et trop froid, je me suis ennuyé, j’ai de l’argent de moins
et six mois de plus, j’ai vécu, voilà tout. – Et vous,
qu’avez-vous fait ?
ROSETTE. – Je vous ai aimé.
THEODORE. – Vous n’avez fait que
cela ?
ROSETTE. – Oui, absolument. J’ai mal
employé mon temps, n’est-ce pas ?
THEODORE. – Vous auriez pu l’employer mieux, ma
pauvre Rosette ; par exemple, à aimer quelqu’un qui pût
vous rendre votre amour.
ROSETTE. – Je suis désintéressée
en amour comme en tout. – Je ne prête pas de l’amour à
usure ; c’est un pur don que je fais.
THEODORE. – Vous avez là une vertu bien rare,
et qui ne peut naître que dans une âme choisie. J’ai
désiré bien souvent pouvoir vous aimer, du moins comme vous le
voudriez ; mais il y a entre nous un obstacle insurmontable, et que je ne
puis vous dire – Avez-vous eu un autre amant depuis que je vous ai
quittée ?
ROSETTE. – J’en ai eu un que
j’ai encore.
THEODORE. – Quelle espèce d’homme
est-ce ?
ROSETTE. – Un poète.
THEODORE. – Diable ! quel est ce poète, et
qu’a-t-il fait ?
ROSETTE. – Je ne sais trop, une manière de
volume que personne ne connaît, et que j’ai essayé de lire un
soir.
THEODORE. – Ainsi donc vous avez pour amant un
poète inédit. – Cela doit être curieux. – A-t-il
des trous au coude, du linge sale et des bas en vis de pressoir ?
ROSETTE. – Non ; il se met assez bien, se lave
les mains, et n’a pas de tache d’encre au bout du nez. C’est
un ami de C*** ; je l’ai rencontré chez madame de
Thémines, vous savez, une grande femme qui fait l’enfant et se
donne de petits airs d’innocence.
THEODORE. – Et peut-on savoir le nom de ce glorieux
personnage ?
ROSETTE. – Oh ! mon Dieu, oui ! il se nomme
le chevalier d’Albert !
THEODORE. – Le chevalier d’Albert ! il me
semble que c’est un jeune homme qui était sur le balcon quand je
suis descendu de cheval.
ROSETTE. – Précisément.
THEODORE. – Et qui m’a regardé avec tant
d’attention.
ROSETTE. – Lui-même.
THEODORE. – Il est assez bien. – Et il ne
m’a pas fait oublier ?
ROSETTE. – Non. Vous
n’êtes pas malheureusement de ceux qu’on oublie.
THEODORE. – Il vous aime fort sans doute ?
ROSETTE. – Je ne sais trop. – Il y a des moments
où l’on croirait qu’il m’aime beaucoup ; mais au
fond il ne m’aime pas, et il n’est pas loin de me haïr, car il
m’en veut de ce qu’il ne peut m’aimer. – Il a fait comme
plusieurs autres plus expérimentés que lui ; il a pris un
goût vif pour de la passion, et s’est trouvé tout surpris et
tout désappointé quand son désir a été
assouvi. – C’est une erreur que, parce que l’on a
couché ensemble, on se doit réciproquement adorer.
THEODORE. – Et que comptez-vous faire de ce susdit
amoureux qui ne l’est pas ?
ROSETTE. – Ce qu’on fait des anciens quartiers
de lune ou des modes de l’an passé. – Il n’est pas
assez fort pour me quitter le premier, et, quoiqu’il ne m’aime pas
dans le sens véritable du mot, il tient à moi par une habitude de
plaisir, et ce sont celles-là qui sont les plus difficiles à
rompre. – Si je ne l’aide pas, il est capable de s’ennuyer
consciencieusement avec moi jusqu’au jour du jugement dernier, et
même au-delà ; car il a en lui le germe de toutes les nobles
qualités ; et les fleurs de son âme ne demandent
qu’à s’épanouir au soleil de l’éternel
amour. – Réellement, je suis fâchée de n’avoir
pas été le rayon pour lui. – De tous mes amants que je
n’ai pas aimés, c’est celui que j’aime le plus ;
– et, si je n’étais aussi bonne que je le suis, je ne lui
rendrais pas sa liberté, et je le garderais encore. – C’est
ce que je ne ferai pas ; – j’achève en ce moment-ci de
l’user.
THEODORE. – Combien cela
durera-t-il ?
ROSETTE. – Quinze jours, trois semaines, mais à
coup sûr moins que cela n’eût duré si vous
n’étiez pas venu. – Je sais que je ne serai jamais votre
maîtresse. – Il y a, dites-vous, pour cela une raison inconnue
à laquelle je me rendrais s’il vous était permis de me la
révéler. Ainsi donc toute espérance de ce côté
me doit être interdite, et cependant je ne puis me résoudre
à être la maîtresse d’un autre quand vous êtes
là : il me semble que c’est une profanation, et que je
n’ai plus le droit de vous aimer.
THEODORE. – Gardez celui-ci pour l’amour de
moi.
ROSETTE – Si cela vous fait plaisir, je le ferai.
– Ah ! si vous avez pu être à moi, combien ma vie
eût été différente de ce qu’elle a
été ! – Le monde a une bien fausse idée de moi,
et j’aurai passé sans que nul se soit douté de ce que
j’étais, – excepté vous, Théodore, le seul qui
m’ayez comprise, et qui m’ayez été cruel. – Je
n’ai jamais désiré que vous pour amant, et je ne vous ai pas
eu. – Si vous m’aviez aimée, ô Théodore !
j’aurais été vertueuse et chaste, j’aurais
été digne de vous : au lieu de cela, je laisserai (si
quelqu’un se souvient de moi) la réputation d’une femme
galante, d’une espèce de courtisane qui n’avait de
différent de celle du ruisseau que le rang et la fortune. –
J’étais née avec les plus hautes inclinations ; mais
rien ne déprave comme de ne pas être aimée. – Beaucoup
me méprisent qui ne savent pas ce qu’il m’a fallu souffrir
pour arriver où j’en suis. – Étant sûre de ne
jamais appartenir à celui que je préférais entre tous, je
me suis laissée aller au courant, je n’ai pas pris la peine de
défendre un corps qui ne pouvait être à vous. – Pour
mon cœur, personne ne l’a eu et ne l’aura jamais. – Il
est à vous, quoique vous l’ayez brisé ; – et,
différente de la plupart des femmes qui se croient honnêtes, pourvu
qu’elles n’aient pas passé d’un lit dans un autre,
quoique j’aie prostitué ma chair, j’ai toujours
été fidèle d’âme et de cœur à votre
pensée. – Au moins, j’aurai fait quelques heureux,
j’aurai envoyé danser autour de quelques chevets de blanches
illusions. J’ai trompé innocemment plus d’un noble
cœur ; j’ai été si misérable
d’être rebutée par vous que j’ai toujours
été épouvantée à l’idée de faire
subir un pareil supplice à quelqu’un. – C’est le seul
motif de bien des aventures qu’on a attribuées à un pur
esprit de libertinage ! – Moi ! du libertinage ! Ô
monde ! – Si vous saviez, Théodore, combien il est
profondément douloureux de sentir qu’on a manqué sa vie, que
l’on a passé à côté de son bonheur, de voir que
tout le monde se méprend sur votre compte et qu’il est impossible
de faire changer l’opinion qu’on a de vous, que vos plus belles
qualités sont tournées en défaut, vos plus pures essences
en noirs poisons, qu’il n’a transpiré de vous que ce que vous
aviez de mauvais ; d’avoir trouvé les portes toujours ouvertes
pour vos vices et toujours fermées pour vos vertus, et de n’avoir
pu amener à bien, parmi tant de ciguës et d’aconits, un seul
lis ou une seule rose ! vous ne savez pas cela, Théodore.
THEODORE. –
Hélas ! hélas ! ce que vous dites là, Rosette,
est l’histoire de tout le monde ; la meilleure partie de nous est
celle qui reste en nous, et que nous ne pouvons produire. – Les
poètes sont ainsi. – Leur plus beau poème est celui
qu’ils n’ont pas écrit ; ils emportent plus de
poèmes dans la bière qu’ils n’en laissent dans leur
bibliothèque.
ROSETTE. – J’emporterai mon poème avec
moi.
THEODORE. – Et moi, le mien. – Qui n’en a
fait un dans sa vie ? qui est assez heureux ou assez malheureux pour
n’avoir pas composé le sien dans sa tête ou dans son
cœur ? – Des bourreaux en ont peut-être fait qui sont tout
humides des pleurs de la plus douce sensibilité ; des poètes
en ont peut-être fait aussi qui eussent convenu à des bourreaux,
tant ils sont rouges et monstrueux.
ROSETTE. – Oui. – On pourrait mettre des roses
blanches sur ma tombe. – J’ai eu dix amants, – mais je suis
vierge, et mourrai vierge. Bien des vierges, sur les fosses desquelles il neige
à perpétuité du jasmin et des fleurs d’oranger,
étaient de véritables Messalines.
THEODORE. – Je sais ce que vous
valez, Rosette.
ROSETTE. – Vous seul au monde avez vu ce que je
suis ; car vous m’avez vue sous le coup d’un amour bien vrai et
bien profond, puisqu’il est sans espoir ; et qui n’a pas vu une
femme amoureuse ne peut pas dire ce qu’elle est ; c’est ce qui
me console dans mes amertumes.
THEODORE. – Et que pense de vous ce jeune homme qui,
aux yeux du monde, est aujourd’hui votre amant ?
ROSETTE. – La pensée d’un amant est un
gouffre plus profond que la baie de Portugal, et il est bien difficile de dire
ce qu’il y a au fond d’un homme ; la sonde serait
attachée à une corde de cent mille toises de longueur, et on la
déviderait jusqu’au bout, qu’elle filerait toujours sans rien
rencontrer qui l’arrêtât. Cependant j’ai touché
quelquefois le fond de celui-ci en quelques endroits, et le plomb a
rapporté tantôt de la boue, tantôt de beaux coquillages, mais
le plus souvent de la boue et des débris de coraux mêlés
ensemble. – Quant à son opinion sur moi, elle a beaucoup
varié ; il a commencé d’abord par où les autres
finissent, il m’a méprisée ; les jeunes gens qui ont
l’imagination vive sont sujets à cela. – Il y a toujours une
chute énorme dans le premier pas qu’ils font, et le passage de leur
chimère à la réalité ne peut se faire sans secousse.
– Il me méprisait, et je l’amusais ; maintenant il
m’estime, et je l’ennuie. – Aux premiers jours de notre
liaison, il n’a vu dans moi que le côté banal, et je pense
que la certitude de ne pas éprouver de résistance était
pour beaucoup dans sa détermination. Il paraissait extrêmement
empressé d’avoir une affaire, et je crus d’abord que
c’était une de ces plénitudes de cœur qui ne cherchent
qu’à déborder, un de ces amours vagues que l’on a dans
le mois de mai de la jeunesse, et qui font qu’à défaut de
femmes on entourerait les troncs d’arbres avec ses bras, et qu’on
embrasserait les fleurs et le gazon des prairies. – Mais ce
n’était pas cela ; – il ne passait à travers moi
que pour arriver à autre chose. J’étais un chemin pour lui,
et non un but. – Sous les fraîches apparences de ses vingt ans, sous
le premier duvet de l’adolescence, il cachait une corruption profonde. Il
était piqué au cœur ; – c’était un
fruit qui ne renfermait que de la cendre. Dans ce corps jeune et vigoureux
s’agitait une âme aussi vieille que Saturne, – une âme
aussi incurablement malheureuse qu’il en fut jamais. – Je vous
avoue, Théodore, que je fus effrayé et que le vertige faillit me
prendre en me penchant sur les noires profondeurs de cette existence. –
Vos douleurs et les miennes ne sont rien, comparées à
celles-là. – Si je l’avais plus aimé, je
l’aurais tué. – Quelque chose l’attire et
l’appelle invinciblement qui n’est pas de ce monde ni en ce monde,
et il ne peut avoir de repos ni jour ni nuit ; et, comme
l’héliotrope dans une cave, il se tord pour se tourner vers le
soleil qu’il ne voit pas. – C’est un de ces hommes dont
l’âme n’a pas été trempée assez
complètement dans les eaux du Léthé avant
d’être liée à son corps, et qui garde du ciel dont
elle vient des réminiscences d’éternelle beauté qui
la travaillent et la tourmentent, qui se souvient qu’elle a eu des ailes,
et qui n’a plus que des pieds. – Si j’étais Dieu, je
priverais de poésie pendant deux éternités l’ange
coupable d’une pareille négligence. – Au lieu d’avoir
à bâtir un château de cartes brillamment coloriées
pour abriter pendant un printemps une blonde et jeune fantaisie, il fallait
élever une tour plus haute que les huit temples superposés de
Bélus. – Je n’étais pas de force, je fis semblant de
ne pas l’avoir compris, et je le laissai ramper sur ses ailes et chercher
un sommet d’où il pût s’élancer dans
l’espace immense. – Il croit que je n’ai rien aperçu de
tout cela, parce que je me suis prêtée à tous ses caprices
sans avoir l’air d’en soupçonner le but. – J’ai
voulu, ne pouvant le guérir, et j’espère qu’il
m’en sera un jour tenu compte devant Dieu, lui donner au moins ce bonheur
de croire qu’il avait été passionnément aimé.
Il m’inspirait assez de pitié et d’intérêt pour
aisément pouvoir prendre avec lui un ton et des manières assez
tendres pour lui faire illusion. J’ai joué mon rôle en
comédienne consommée ; j’ai été
enjouée et mélancolique, sensible et voluptueuse ; j’ai
feint des inquiétudes et des jalousies ; j’ai versé de
fausses larmes, et j’ai appelé sur mes lèvres des essaims de
sourires composés. – J’ai paré ce mannequin
d’amour des plus brillantes étoffes ; je l’ai fait
promener dans les allées de mes parcs ; j’ai invité
tous mes oiseaux à chanter sur son passage, et toutes mes fleurs dahlias
et daturas à le saluer en inclinant la tête ; je lui ai fait
traverser mon lac sur le dos argenté de mon cygne chéri ; je
me suis cachée dedans, et je lui ai prêté ma voix, mon
esprit, ma beauté, ma jeunesse, et je lui ai donné une apparence
si séduisante que la réalité ne valait pas mon mensonge.
Quand le temps sera venu de briser en éclats cette creuse statue, je le
ferai de manière à ce qu’il croie que tout le tort est de
mon côté et à lui en épargner le remords. –
C’est moi qui donnerai le coup d’épinglé par où
doit s’échapper le vent dont ce ballon est plein. –
N’est-ce pas là une sainte prostitution et une honorable
tromperie ? J’ai dans une urne de cristal quelques larmes que
j’ai recueillies au moment où elles allaient tomber. –
Voilà mon écrin et mes diamants, et je les présenterai
à l’ange qui me viendra prendre pour m’emmener à
Dieu.
THEODORE.
– Ce sont les plus beaux qui puissent briller au cou d’une femme.
Les parures d’une reine ne valent pas celles-là. – Pour moi,
je pense que la liqueur que Madeleine versa sur les pieds du Christ était
faite des anciens pleurs de ceux qu’elle avait consolés, et je
pense aussi que c’est de pareilles larmes qu’est semé le
chemin de saint Jacques, et non, comme on l’a prétendu, des gouttes
de lait de Junon. – Qui fera donc pour vous ce que vous avez fait pour
lui ?
ROSETTE. – Personne,
hélas ! puisque vous ne le pouvez.
THEODORE. – Ô chère âme ! que
ne le puis-je ! – Mais ne perdez pas l’espoir. – Vous
êtes belle et bien jeune encore. – Vous avez bien des allées
de tilleuls et d’acacias en fleurs à parcourir avant
d’arriver à cette route humide, bordée de buis et
d’arbres sans feuilles, qui conduit du tombeau de porphyre où
l’on enterrera vos belles années mortes au tombeau de pierre brute
et couverte de mousse où l’on se hâtera de pousser le reste
de ce qui fut vous et les spectres ridés et branlants des jours de votre
vieillesse. Il vous reste beaucoup à gravir de la montagne de la vie, et
de longtemps vous ne parviendrez à la zone où se trouve la neige.
Vous n’en êtes qu’à la région des plantes
aromatiques, des cascades limpides où l’iris suspend ses arches
tricolores, des beaux chênes verts et des mélèzes
parfumés. Montez encore quelque peu, et de là, dans
l’horizon plus large qui se déploiera à vos pieds, vous
verrez peut-être s’élever la fumée bleuâtre du
toit où dort celui qui vous aimera. Il ne faut pas, dès
l’abord, désespérer de sa vie, il s’ouvre, comme cela,
dans notre destinée, des perspectives à quoi nous ne nous
attendions plus. – L’homme, dans la vie, m’a souvent fait
penser à un pèlerin qui suit l’escalier en colimaçon
d’une tour gothique. Le long serpent de granit tord dans
l’obscurité ses anneaux dont chaque écaille est une marche.
Après quelques circonvolutions, le peu de jour qui venait de la porte
s’est éteint. L’ombre des maisons qu’on n’a pas
encore dépassées ne permet pas aux soupiraux de laisser entrer le
soleil : les murs sont noirs, suintants ; on a plutôt
l’air de descendre dans un cachot d’où l’on ne doit
jamais sortir que de monter à cette tourelle qui, d’en bas, vous
paraissait si svelte et si élancée, et couverte de dentelles et de
broderies, comme si elle allait partir pour le bal. – On hésite si
l’on doit aller plus haut, tant ces moites ténèbres
pèsent lourdement sur votre front. – L’escalier tourne encore
quelquefois, et des lucarnes plus fréquentes découpent leurs
trèfles d’or sur le mur opposé. On commence à voir
les pignons dentelés des maisons, les sculptures des entablements, les
formes bizarres des cheminées ; quelques pas de plus, et
l’œil plane sur la ville entière ; c’est une
forêt d’aiguilles, de flèches et de tours qui se
hérissent de toutes parts, dentelées, tailladées,
évidées, frappées à l’emporte-pièce et
laissant transparaître le jour par leurs mille découpures. –
Les dômes et les coupoles s’arrondissent comme les mamelles de
quelque géante ou des crânes de Titans. Les îlots de maisons
et de palais se détachent par tranches ombrées ou lumineuses.
Quelques marches encore, et vous serez sur la plate-forme ; et alors vous
verrez, au-delà de l’enceinte de la ville, verdoyer les cultures,
bleuir les collines et blanchir les voiles sur le ruban moiré du fleuve.
Un jour éblouissant vous inonde, et les hirondelles passent et repassent
auprès de vous en poussant de petits cris joyeux. Le son lointain de la
cité vous arrive comme un murmure amical ou le bourdonnement d’une
ruche d’abeilles ; tous les clochers égrènent dans les
airs leurs colliers de perles sonores ; les vents vous apportent les
senteurs de la forêt voisine et des fleurs de la montagne : ce
n’est que lumière, harmonie et parfum. Si vos pieds
s’étaient lassés, ou que le découragement vous
eût prise et que vous fussiez restée assise sur une marche
inférieure, ou que vous fussiez tout à fait redescendue, ce
spectacle eût été perdu pour vous. – Quelquefois
cependant la tour n’a qu’une seule ouverture au milieu ou en haut.
– La tour de votre vie est ainsi construite ; – alors il faut
un courage plus obstiné, une persévérance armée
d’ongles plus crochus pour s’accrocher, dans l’ombre, aux
saillies des pierres, et parvenir au trèfle resplendissant par où
la vue s’échappe sur la campagne ; ou bien les
meurtrières ont été remplies, ou l’on a oublié
d’en percer, et alors il faut aller jusqu’au faîte ; mais
plus on s’est élevé sans voir, plus l’horizon semble
immense, plus le plaisir et la surprise sont grands.
ROSETTE –
Ô Théodore, Dieu veuille que je parvienne bientôt à
l’endroit où est la fenêtre ! Voilà bien assez
longtemps que je suis la spirale à travers la nuit la plus
profonde ; mais j’ai peur que l’ouverture n’ait
été maçonnée et qu’il ne faille gravir
jusqu’au sommet ; et si cet escalier aux marches innombrables
n’aboutissait qu’à une porte murée ou à une
voûte de pierres de taille ?
THEODORE. – Ne dites pas cela,
Rosette ; ne le pensez pas. – Quel architecte construirait un
escalier qui n’aboutirait à rien ? Pourquoi supposer le
paisible architecte du monde plus stupide et plus imprévoyant qu’un
architecte ordinaire ? – Dieu ne se trompe pas, et n’oublie
rien. On ne peut pas croire qu’il se soit amusé, pour vous faire
pièce, à vous enfermer dans un long tube de pierre sans issue et
sans ouverture. Pourquoi voulez-vous qu’il dispute à de pauvres
fourmis comme nous sommes leur misérable bonheur d’une minute, et
l’imperceptible grain de mil qui leur revient dans cette large
création ? – Il faudrait pour cela qu’il eût la
férocité d’un tigre ou d’un juge ; et, si nous
lui déplaisions tant, il n’aurait qu’à dire à
une comète de se détourner un peu de sa course et à nous
étrangler tous avec un crin de sa queue. – Comment diable
voulez-vous que Dieu se divertisse à nous enfiler un à un dans une
épingle d’or, comme faisait des mouches l’empereur
Domitien ? – Dieu n’est pas une portière ni un
marguillier, et, quoiqu’il soit vieux, il n’est pas encore
tombé en enfance. – Toutes ces petites méchancetés
sont au-dessous de lui, et il n’est pas assez niais pour faire de
l’esprit avec nous et nous jouer des tours. – Courage, Rosette,
courage ! Si vous êtes essoufflée, arrêtez-vous un peu
et reprenez haleine, et puis continuez votre ascension : vous n’avez
peut-être plus qu’une vingtaine de marches à gravir pour
arriver à l’embrasure d’où vous verrez votre
bonheur.
ROSETTE. – Jamais ! oh !
jamais ! et si je parviens au sommet de la tour, ce ne sera que pour
m’en précipiter.
THEODORE. – Chasse, ma pauvre affligée, ces
idées sinistres qui voltigent autour de toi comme des chauves-souris, et
jettent sur ton beau front l’ombre opaque de leurs ailes. Si tu veux que
je t’aime, sois heureuse, et ne pleure pas.
(Il l’attire doucement contre lui et
l’embrasse sur les yeux.)
ROSETTE. – Quel malheur pour moi de vous avoir
connu ! et pourtant, si la chose était à refaire, je voudrais
encore vous avoir connu. – Vos rigueurs m’ont été plus
douces que la passion des autres ; et, quoique vous m’ayez beaucoup
fait souffrir, tout ce que j’ai eu de plaisir m’est venu de
vous ; par vous, j’ai entrevu ce que j’aurais pu être.
Vous avez été un éclair de ma nuit, et vous avez
illuminé bien des endroits sombres de mon âme ; vous avez
ouvert dans ma vie des perspectives toutes nouvelles. – Je vous dois de
connaître l’amour, l’amour il est vrai ; mais il y a
à aimer sans être aimé un charme mélancolique et
profond, et il est beau de se ressouvenir de ceux qui nous oublient. –
C’est déjà un bonheur que de pouvoir aimer même quand
on est seul à aimer, et beaucoup meurent sans l’avoir eu, et
souvent les plus à plaindre ne sont pas ceux qui aiment.
THEODORE. – Ceux-là
souffrent et sentent leurs plaies, mais du moins ils vivent. Ils tiennent
à quelque chose ; ils ont un astre autour duquel ils gravitent, un
pôle auquel ils tendent ardemment. Ils ont quelque chose à
souhaiter ; ils se peuvent dire : Si je parviens là, si
j’ai cela, je serai heureux. Ils ont d’effroyables agonies, mais en
mourant ils peuvent au moins se dire : – Je meurs pour lui. –
Mourir ainsi, c’est renaître. – Les vrais, les seuls
irréparablement malheureux sont ceux dont la folle étreinte
embrasse l’univers entier, ceux qui veulent tout et ne veulent rien, et
que l’ange ou la fée qui descendrait et leur dirait
subitement : – Souhaitez une chose, et vous l’aurez, –
trouverait embarrassés et muets.
ROSETTE. – Si la fée venait, je sais bien ce
que je lui demanderais.
THEODORE. – Vous le savez, Rosette, et voilà en
quoi vous êtes plus heureuse que moi, car je ne le sais pas. Il
s’agite en moi beaucoup de désirs vagues qui se confondent
ensemble, et en enfantent d’autres qui les dévorent ensuite. Mes
désirs sont une nuée d’oiseaux qui tourbillonnent et
voltigent sans but ; le vôtre est un aigle qui a les yeux sur le
soleil, et que le manque d’air empêche de se soulever sur ses ailes
déployées. – Ah ! si je pouvais savoir ce que je
veux ; si l’idée qui me poursuit se dégageait nette et
précise du brouillard qui l’entoure ; si l’étoile
favorable ou fatale apparaissait au fond de mon ciel ; si la lueur que je
dois suivre venait à rayonner dans la nuit, feu follet perfide ou phare
hospitalier ; si ma colonne de feu marchait devant moi, fût-ce
à travers un désert sans manne et sans fontaines ; si je
savais où je vais, dussé-je n’aboutir qu’à un
précipice ! – j’aimerais mieux ces courses
insensées de chasseurs maudits, par les fondrières et les
halliers, que ce piétinement absurde et monotone. Vivre ainsi,
c’est faire un métier pareil à celui de ces chevaux qui, les
yeux bandés, tournent la roue de quelque puits, et font des milliers de
lieues sans rien voir et sans changer de place. – Il y a assez longtemps
que je tourne, et le seau devrait bien être remonté.
ROSETTE. – Vous avez avec
d’Albert beaucoup de points de ressemblance, et, quand vous parlez, il me
semble quelquefois que ce soit lui qui parle. – Je ne doute pas que,
lorsque vous le connaîtrez plus, vous ne vous attachiez beaucoup à
lui ; vous ne pouvez manquer de vous convenir. – Il est
travaillé, comme vous, de ces élans sans but ; il aime
immensément sans savoir quoi, il voudrait monter au ciel, car la terre
lui paraît un escabeau bon à peine pour un de ses pieds, et il a
plus d’orgueil que Lucifer avant sa chute.
THEODORE. – J’avais d’abord eu peur que ce
ne fût un de ces poètes comme il y en a tant, et qui ont
chassé la poésie de la terre, un de ces enfileurs de perles
fausses qui ne voient au monde que la dernière syllabe des mots, et qui,
lorsqu’ils ont fait rimer
ombre avec
sombre, flamme avec
âme, et
Dieu avec
lieu, se croisent consciencieusement
les bras et les jambes, et permettent aux sphères d’accomplir leur
révolution.
ROSETTE. – Il n’est point de ceux-là. Ses
vers sont au-dessous de lui, et ne le contiennent pas. On prendrait,
d’après ce qu’il a fait, une idée très fausse
de sa personne ; son véritable poème, c’est lui, et je
ne sais pas s’il en fera jamais d’autre. – Il a au fond de son
âme un sérail de belles idées qu’il entoure d’un
triple mur, et dont il est plus jaloux que jamais sultan ne le fut de ses
odalisques. – Il ne met dans ses vers que celles dont il ne se soucie pas
ou dont il est rebuté ; c’est la porte par où il les
chasse, et le monde n’a que ce dont il ne veut plus.
THEODORE. – Je conçois cette jalousie et cette
pudeur. – De même bien des gens ne conviennent de l’amour
qu’ils ont eu que lorsqu’ils ne l’ont plus, et de leurs
maîtresses que lorsqu’elles sont mortes.
ROSETTE. – L’on a tant de peine à
posséder quelque chose en propre dans ce monde ! tout flambeau
attire tant de papillons, tout trésor attire tant de voleurs !
– J’aime ces silencieux qui emportent leur idée dans leur
tombe et ne la veulent point livrer aux sales baisers et aux impudiques
attouchements de la foule. Ces amoureux me plaisent qui n’écrivent
le nom de leur maîtresse sur aucune écorce, qui ne le confient
à aucun écho, et qui, en dormant, sont poursuivis de cette crainte
qu’un rêve ne le leur fasse prononcer. Je suis de ce nombre ;
je n’ai pas dit ma pensée, et nul ne saura mon amour... Mais voici
qu’il est bientôt onze heures, mon cher Théodore, et je vous
empêche de prendre un repos dont vous devez avoir besoin. Quand il faut
que je vous quitte, j’éprouve toujours un serrement de cœur,
et il me semble que c’est la dernière fois que je vous verrai. Je
retarde le plus que je peux ; mais il faut bien s’en aller à
la fin. Allons, adieu, car j’ai peur que d’Albert ne me
cherche ; adieu, ami.
Théodore lui mit le bras autour
de la taille, et la conduisit ainsi jusqu’à la porte :
là il s’arrêta, et la suivit longtemps de
l’œil ; le corridor était percé de loin en loin de
petites fenêtres à carreaux étroits, éclairées
par la lune, et qui faisaient une alternative d’ombre et de lumière
très fantastique. À chaque fenêtre, la forme blanche et pure
de Rosette étincelait comme un fantôme d’argent ; puis
elle s’éteignait pour reparaître plus brillante un peu plus
loin ; enfin elle disparut entièrement.
Théodore, comme abîmé dans de profondes
réflexions, resta quelques minutes immobile et les bras croisés,
puis il passa sa main sur son front, et rejeta ses cheveux en arrière par
un mouvement de tête, rentra dans la chambre, et fut se coucher
après avoir embrassé au front le page, qui dormait toujours.
Chapitre 7
Dès qu’il fit jour chez
Rosette, d’Albert se fit annoncer avec un empressement qui ne lui
était pas habituel.
– Vous voilà, fit Rosette, je dirais de bien
bonne heure, si vous pouviez jamais arriver de bonne heure. – Aussi, pour
vous récompenser de votre galanterie, je vous octroie ma main à
baiser.
Et elle tira de dessous le drap de toile de Flandre garni de
dentelles la plus jolie petite main que l’on ait jamais vue au bout
d’un bras rond et potelé.
D’Albert la baisa avec componction : – Et
l’autre, la petite sœur, est-ce que nous ne la baiserons pas
aussi ?
Mon Dieu si ! rien n’est plus faisable. Je suis
aujourd’hui dans mon humeur des dimanches ; tenez. – Et elle
sortit du lit son autre main dont elle lui frappa légèrement la
bouche. – Est-ce que je ne suis pas la femme la plus accommodante du
monde ?
– Vous êtes la grâce même, et
l’on vous devrait élever des temples de marbre blanc dans des
bosquets de myrtes. – En vérité, j’ai bien peur
qu’il ne vous arrive ce qui est arrivé à Psyché, et
que Vénus ne devienne jalouse de vous, dit d’Albert en joignant les
deux mains de la belle et en les portant ensemble à ses
lèvres.
– Comme vous débitez tout cela d’une
haleine ! on dirait que c’est une phrase apprise par cœur, dit
Rosette avec une délicieuse petite moue.
– Point : vous valez bien que la phrase soit
tournée exprès pour vous, et vous êtes faite à
cueillir des virginités de madrigaux, répliqua
d’Albert.
– Oh çà !
décidément, qui vous a piqué aujourd’hui ?
est-ce que vous êtes malade que vous êtes si galant ? Je crains
que vous ne mouriez. Savez-vous que, lorsque quelqu’un change tout
à coup de caractère, et sans raison apparente, cela est de mauvais
augure ? Or, il est constaté, aux yeux de toutes les femmes qui ont
pris la peine de vous aimer, que vous êtes habituellement on ne peut plus
maussade, et il est non moins sûr que vous êtes on ne peut plus
charmant en ce moment-ci et d’une amabilité tout à fait
inexplicable. – Là, vraiment, je vous trouve pâle, mon pauvre
d’Albert : donnez-moi le bras, que je vous tâte le pouls ;
et elle lui releva la manche, et compta les pulsations avec une gravité
comique. – Non... Vous êtes au mieux, et vous n’avez pas le
plus léger symptôme de fièvre. Alors il faut que je sois
furieusement jolie ce matin ! Allez donc me chercher mon miroir, que je
voie jusqu’à quel point votre galanterie a tort ou raison.
D’Albert fut prendre un petit miroir qui était
sur la toilette, et le posa sur le lit.
– Au fait, dit Rosette, vous n’avez pas tout
à fait tort. Pourquoi ne faites-vous pas un sonnet sur mes yeux, monsieur
le poète ? – Vous n’avez aucune raison pour n’en
pas faire. – Voyez donc, que je suis malheureuse ! avoir des yeux
comme cela et un poète comme ceci, et manquer de sonnets, comme si
l’on était borgne et que l’on eût un porteur
d’eau pour amant ! Vous ne m’aimez pas, monsieur ; vous ne
m’avez pas même fait un sonnet acrostiche. – Et ma bouche,
comment la trouvez-vous ! Je vous ai pourtant embrassé avec cette
bouche-là, et je vous embrasserai peut-être encore, mon beau
ténébreux ; et en vérité c’est une faveur
dont vous n’êtes guère digne (ce que je dis n’est pas
pour aujourd’hui, car vous êtes digne de tout) ; mais, pour ne
pas parler toujours de moi, vous êtes, ce matin, d’une beauté
et d’une fraîcheur nonpareilles, vous avez l’air d’un
frère de l’Aurore ; et, quoiqu’il fasse à peine
jour, vous êtes déjà paré et godronné comme
pour un bal. D’aventure, est-ce que vous avez des desseins à mon
endroit ? et auriez-vous monté un coup de Jarnac à ma
vertu ? voudriez-vous faire ma conquête ? Mais j’oubliais
que c’était déjà fait et de l’histoire
ancienne.
– Rosette, ne plaisantez pas comme
cela ; vous savez bien que je vous aime.
– Mais c’est selon. Je ne le sais pas
bien ; et vous ?
– Très parfaitement, et à telles
enseignes que si vous aviez la bonté de faire défendre votre
porte, j’essayerais de vous le démontrer, et j’ose m’en
flatter, d’une manière victorieuse.
– Pour cela, non : quelque envie que j’aie
d’être convaincue, ma porte restera ouverte ; je suis trop
jolie pour l’être à huis clos ; le soleil luit pour tout
le monde, et ma beauté fera aujourd’hui comme le soleil, si vous le
trouvez bon.
– D’honneur, je le trouve
fort mauvais ; mais faites comme si je le trouvais excellent. Je suis votre
très humble esclave, et je dépose mes volontés à vos
pieds.
– Voilà qui est on ne peut mieux ; restez
en de pareils sentiments, et laissez, ce soir, la clef à la porte de
votre chambre.
– M. le chevalier Théodore de
Sérannes, dit une grosse tête de nègre souriante et joufflue
qui se fit voir entre les deux battants de la porte, demande à vous
rendre ses hommages et vous supplie que vous daigniez le recevoir.
– Faites entrer M. le chevalier, dit Rosette en
remontant le drap jusqu’à son menton.
Théodore fut tout d’abord au lit de Rosette,
à laquelle il fit le salut le plus profond et le plus gracieux,
qu’elle lui rendit d’un signe de tête amical, et ensuite il se
tourna vers d’Albert, qu’il salua d’un air libre et
courtois.
– Où en étiez-vous ? dit
Théodore. J’ai peut-être interrompu une conversation
intéressante : continuez, de grâce, et mettez-moi au fait en
quelques mots.
– Oh non ! répondit Rosette avec un
sourire malicieux ; nous parlions d’affaires.
Théodore s’assit au pied du lit de Rosette, car
d’Albert avait pris place du côté du chevet, par droit de
premier arrivé ; la conversation flotta quelque temps de sujet en
sujet, très spirituelle, très gaie et très vive, et
c’est pourquoi nous n’en rendrons pas compte ; nous craindrions
qu’elle ne perdît trop à être transcrite. L’air,
le ton, le feu des paroles et des gestes, les mille manières de prononcer
un mot, tout cet esprit, semblable à de la mousse de vin de Champagne qui
pétille et s’évapore sur-le-champ, sont des choses
qu’il est impossible de fixer et de reproduire. C’est une lacune que
nous laissons à remplir au lecteur, et dont il s’acquittera
assurément mieux que nous ; qu’il imagine à cette place
cinq ou six pages remplies de tout ce qu’il y a de plus fin, de plus
capricieux, de plus curieusement fantasque, de plus élégant et de
plus pailleté.
Nous savons bien que nous usons ici
d’un artifice qui rappelle un peu celui de Timanthe, qui,
désespérant de pouvoir bien rendre la figure d’Agamemnon,
lui jeta une draperie sur la tête ; mais nous aimons mieux être
timide qu’imprudent.
Il ne serait peut-être pas hors de propos de chercher
les motifs pour lesquels d’Albert s’était levé si
matin, et quel aiguillon l’avait poussé à venir chez Rosette
d’aussi bonne heure que s’il en eût encore été
amoureux, – il y a apparence que c’était un petit mouvement
de jalousie sourde et inavouée. Assurément il ne tenait pas
beaucoup à Rosette, et il eût même été fort
aise d’en être débarrassé, – mais au moins il
voulait la quitter lui-même et ne pas en être quitté, chose
qui blesse toujours profondément l’orgueil d’un homme, si
bien éteinte d’ailleurs que soit sa première flamme. –
Théodore était si beau cavalier qu’il était difficile
de le voir survenir dans une liaison sans appréhender ce qui en effet
était déjà arrivé bien des fois,
c’est-à-dire que tous les yeux ne se tournassent de son
côté et que les cœurs ne suivissent les yeux ; et chose
singulière, quoiqu’il eût enlevé bien des femmes,
aucun amant n’avait gardé ce long ressentiment que l’on a
d’ordinaire pour les personnes qui vous ont supplanté. Il y avait
dans toutes ses façons un charme si vainqueur, une grâce si
naturelle, quelque chose de si doux et de si fier que les hommes mêmes y
étaient sensibles. D’Albert, qui était venu chez Rosette
avec l’envie de parler fort sèchement à Théodore,
s’il l’y rencontrait, fut tout surpris de ne pas se sentir en sa
présence le moindre mouvement de colère, et de se laisser aller
avec autant de facilité aux avances qu’il lui fit. – Au bout
d’une demi-heure, vous eussiez dit deux amis d’enfance, et pourtant
d’Albert était intimement convaincu que, si jamais Rosette devait
aimer, ce serait cet homme, et il avait tout lieu d’être jaloux,
pour l’avenir du moins, car pour le présent il ne supposait rien
encore ; qu’eût-ce été, s’il avait vu la
belle en peignoir blanc se glisser comme un papillon de nuit sur un rayon de
lune dans la chambre du beau jeune homme, et n’en sortir que trois ou
quatre heures après avec des précautions
mystérieuses ? Il eût pu, en vérité, se croire
plus malheureux qu’il ne l’était, car ce sont de ces choses
que l’on ne voit guère, qu’une jolie femme amoureuse qui sort
de la chambre d’un cavalier non moins joli exactement comme elle y
était entrée.
Rosette
écoutait Théodore avec beaucoup d’attention et comme on
écoute quelqu’un qu’on aime ; mais ce qu’il disait
était si amusant et si varié que cette attention n’avait
rien que de naturel et s’expliquait facilement. – Aussi
d’Albert n’en prit-il pas autrement d’ombrage. Le ton de
Théodore envers Rosette était poli, amical, mais rien de
plus.
– Que ferons-nous aujourd’hui,
Théodore ? dit Rosette : – si nous allions nous promener
en bateau ? que vous en semble ? ou si nous allions à la
chasse ?
– Allons à la chasse, cela est moins
mélancolique que de glisser sur l’eau côte à
côte avec quelque cygne ennuyé et de plier les feuilles de
nénuphar à droite et à gauche, – n’est-ce pas
votre avis, d’Albert ?
– J’aimerais peut-être autant me laisser
couler dans le batelet au fil de la rivière que de galoper
éperdument à la poursuite d’une pauvre bête ;
mais où que vous alliez, j’irai ; il ne s’agit
maintenant que de laisser madame Rosette se lever, et d’aller prendre un
costume convenable. – Rosette fit un signe d’assentiment, et sonna
pour qu’on la vînt lever. Les deux jeunes gens s’en
allèrent bras dessus bras dessous, et il était facile de
conjecturer, à les voir si bien ensemble, que l’un était
l’amant en pied et l’autre l’amant aimé de la
même personne.
Tout le monde fut bientôt
prêt. D’Albert et Théodore étaient déjà
à cheval dans la première cour, quand Rosette, en habit
d’amazone, parut sur les premières marches du perron. Elle avait
sous ce costume un petit air allègre et délibéré qui
lui allait on ne peut pas mieux : elle sauta sur la selle avec sa prestesse
ordinaire, et donna un coup de houssine à son cheval qui parut comme un
trait. D’Albert piqua des deux et l’eut bientôt rejointe.
– Théodore les laissa prendre quelque avance, étant
sûr de les rattraper dès qu’il le voudrait. – Il
semblait attendre quelque chose, et se retournait souvent du côté
du château.
– Théodore ! Théodore !
arrivez donc ! est-ce que vous êtes monté sur un cheval de
bois ? lui cria Rosette.
Théodore fit prendre un temps de galop à sa
bête et diminua la distance qui le séparait de Rosette, sans
toutefois la faire disparaître.
Il regarda encore du côté du château,
qu’on commençait à perdre de vue ; un petit tourbillon
de poussière, dans lequel s’agitait très vivement quelque
chose qu’on ne pouvait encore discerner, parut au bout du chemin. –
En quelques instants le tourbillon fut à côté de
Théodore, et laissa voir, en s’entrouvrant comme les nuées
classiques de
l’Iliade, la
figure rose et fraîche du page mystérieux.
– Théodore, allons donc ! cria une seconde
fois Rosette, donnez donc de l’éperon à votre tortue et
venez à côté de nous.
Théodore lâcha la bride à son cheval qui
piaffait et se cabrait d’impatience, et en quelques secondes il eut
dépassé de plusieurs têtes d’Albert et Rosette.
– Qui m’aime me suive, dit Théodore en
sautant une barrière de quatre pieds de haut. Eh bien ! monsieur le
poète, dit-il quand il fut de l’autre côté, –
vous ne sautez pas ? votre monture est pourtant ailée, à ce
qu’on dit.
– Ma foi, j’aime mieux faire le tour ; je
n’ai qu’une tête à casser, après tout ; si
j’en avais plusieurs, j’essayerais, répondit d’Albert
en souriant.
– Personne ne m’aime donc, puisque personne ne
me suit, dit Théodore en faisant descendre encore plus que de coutume les
coins arqués de sa bouche. Le petit page leva sur lui ses grands yeux
bleus d’un air de reproche, et rapprocha les deux talons du ventre de son
cheval.
Le cheval fit un bon prodigieux.
– Si ! quelqu’un, la barrière.
Rosette jeta sur l’enfant un regard singulier et
rougit jusqu’aux yeux ; puis, appliquant un furieux coup de cravache
sur le cou de sa jument, elle franchit la traverse de bois vert pomme qui
barrait l’allée.
– Et moi, Théodore, croyez-vous que je ne vous
aime pas ?
L’enfant lui lança une
œillade oblique et en dessous et s’approcha de Théodore.
D’Albert était déjà au milieu de
l’allée, vit rien de tout cela ; car, depuis un temps
immémorial, les pères, les maris et les amants sont en possession
du privilège de ne rien voir.
– Isnabel, dit Théodore, vous êtes un
fou, et vous, Rosette, une folle ! Isnabel, vous n’avez pas pris
assez de champ pour sauter, et vous, Rosette, vous avez manqué
d’accrocher votre robe dans les poteaux. – Vous auriez pu vous
tuer.
– Qu’importe ? répliqua Rosette avec
un son de voix si triste et si mélancolique qu’Isnabel lui pardonna
d’avoir aussi sauté la barrière.
On chemina encore quelque temps, et l’on arriva au
rond-point où se devaient trouver la meute et les piqueurs. Six arches,
coupées à travers l’épaisseur de la foret,
aboutissaient à une petite tour de pierre à six pans sur chacun
desquels était gravé le nom de la route qui venait s’y
terminer. Les arbres s’élevaient si haut qu’ils semblaient
vouloir carder les nuages laineux et floconneux qu’une brise assez vive
faisait flotter sur leurs cimes, une herbe haute et drue, des buissons
impénétrables offraient des retraites et des forts au gibier, et
la chasse promettait d’être heureuse. C’était une vraie
forêt d’autrefois, avec de vieux chênes plus que
séculaires et comme on n’en voit plus maintenant que l’on ne
plante plus d’arbres, et qu’on n’a pas la patience
d’attendre que ceux qui le sont soient poussés ; une
forêt héréditaire, plantée par les
arrière-grands-pères pour les pères, par les pères
pour les petits-fils, avec des allées d’une largeur prodigieuse,
l’obélisque surmonté d’une boule, la fontaine de
rocaille, la mare de rigueur, et les gardes poudrés à blanc, en
culotte de peau jaune et en habit bleu de ciel ; – une de ces
forêts touffues et sombres où se détachent admirablement les
croupes satinées et blanches des gros chevaux de Wouvermans et les larges
pavillons de ces trompes à la Dampierre, que le Parrocel aime à
faire rayonner au dos des piqueurs. – Une multitude de queues de chiens
pareilles à des croissants ou à des serpes s’arrondissaient
en frétillant dans un nuage poussiéreux. – On donna le
signal, on découpla les chiens qui tendaient leur corde à
s’étrangler, et la chasse commença. – Nous ne
décrirons pas très exactement les détours et les crochets
du cerf à travers la forêt ; nous ne savons même pas
très au juste si c’était un cerf dix cors, et, quelques
recherches que nous ayons faites, nous n’avons pu nous en assurer, –
ce qui est véritablement affligeant. – Néanmoins, nous
pensons que dans une telle forêt, si antique, si ombreuse, si
seigneuriale, il ne devait se trouver que des cerfs dix cors, et nous ne voyons
pas pourquoi celui après lequel galopaient, sur des chevaux de
différentes couleurs et non
passibus
œquis, les quatre principaux personnages de cet illustre roman
n’en eût pas été un.
Le cerf courait comme un vrai cerf qu’il était,
et une cinquantaine de chiens qu’il avait aux trousses
n’étaient pas un médiocre éperon à sa
vélocité naturelle. – La course était si rapide
qu’on n’entendait que quelques rares abois.
Théodore, comme le mieux monté et le meilleur
écuyer, talonnait la meute avec une ardeur incroyable. D’Albert le
suivait de près. Rosette et le petit page Isnabel suivaient,
séparés par un intervalle qui s’augmentait de minute en
minute.
L’intervalle fut bientôt assez grand pour ne
pouvoir plus espérer de rétablir l’équilibre.
– Si nous nous arrêtions un peu, dit Rosette,
pour laisser souffler les chevaux ? – La chasse va du
côté de l’étang, et je sais un chemin de traverse par
lequel nous pourrons arriver en même temps qu’eux.
Isnabel tira la bride de son petit cheval des montagnes, qui
baissa la tête en secouant sur ses yeux les mèches pendantes de sa
crinière, et se mit à creuser le sable avec ses ongles.
Ce petit cheval formait avec celui de Rosette le contraste
le plus parfait ; il était noir comme la nuit, l’autre
d’un blanc de satin : il était tout hérissé et
tout échevelé ; l’autre avait la crinière
nattée de bleu, la queue peignée et frisée. Le second avait
l’air d’une licorne et le premier d’un barbet.
La même différence
antithétique se faisait remarquer dans les maîtres et dans les
montures. – Rosette avait les cheveux aussi noirs qu’Isnabel les
avait blonds ; ses sourcils étaient dessinés très
nettement et d’une manière très apparente ; ceux du
page n’avaient guère plus de vigueur que sa peau et ressemblaient
au duvet de la pêche. – La couleur de l’une était
éclatante et solide comme la lumière du midi ; le teint de
l’autre avait les transparences et les rougeurs de l’aube
naissante.
– Si nous tâchions maintenant de rattraper la
chasse ? dit Isnabel à Rosette ; les chevaux ont eu le temps de
reprendre haleine.
– Allons ! répondit la jolie amazone, et
ils se lancèrent au galop dans une allée transversale assez
étroite qui conduisait à la mare ; les deux bêtes
couraient de front et en occupaient presque toute la largeur.
Du côté d’Isnabel, un arbre
entortillé et noueux avançait une grosse branche comme un bras et
semblait montrer le poing aux chevaucheurs. – L’enfant ne la vit
pas.
– Prenez garde, cria Rosette, couchez-vous sur la
selle ! vous allez être désarçonné.
L’avis était donné trop tard ; la
branche frappa Isnabel au milieu du corps. La violence du coup lui fit perdre
les étriers, et, son cheval continuant son galop et la branche
étant trop forte pour ployer, il se trouva enlevé de la selle et
tomba rudement en arrière.
L’enfant resta évanoui sur
le coup. – Rosette, fort effrayée, se jeta à bas de sa
bête et fut au page, qui ne donnait pas signe de vie.
Sa toque s’était détachée, et ses
beaux cheveux blonds ruisselaient de toutes parts éparpillés sur
le sable. – Ses petites mains ouvertes avaient l’air de mains de
cire, tant elles étaient pâles : Rosette s’agenouilla
auprès de lui et tâcha de le faire revenir. – Elle
n’avait sur elle ni sels, ni flacon, et son embarras était grand.
– Enfin elle avisa une ornière assez profonde où l’eau
de pluie s’était amassée et clarifiée ; elle y
trempa ses doigts, au grand effroi d’une petite grenouille qui
était la naïade de cette onde, et elle en secoua quelques gouttes
sur les tempes bleuâtres du jeune page. – Il ne parut pas les
sentir, et les perles d’eau roulaient au long de ses joues blanches comme
les larmes d’une sylphide au long d’une feuille de lis. Rosette,
pensant que ses habits le pouvaient gêner, déboucla sa ceinture,
défit les boutons de son justaucorps et ouvrit sa chemise pour que sa
poitrine pût jouer plus librement. – Rosette vit alors quelque chose
qui aurait été pour un homme la plus agréable des surprises
du monde, mais qui ne parut pas à beaucoup près lui faire plaisir,
– car ses sourcils se rapprochèrent, et sa lèvre
supérieure trembla légèrement, –
c’est-à-dire une gorge très blanche, encore peu
formée, mais qui fusait les plus admirables promesses, et tenait
déjà beaucoup ; une gorge ronde, polie, ivoirine, pour parler
comme les ronsardisants, délicieuse à voir, plus délicieuse
à baisser.
– Une femme ! dit-elle, une
femme ! ah ! Théodore ! Isnabel, car nous lui conservons
ce nom, quoique ce ne soit pas le sien, commença à respirer un
peu, et souleva languissamment ses longues paupières ; il
n’était blessé en aucune sorte, mais seulement
étourdi. – Il se mit bientôt sur son séant, et, avec
l’aide de Rosette, il put se dresser sur ses pieds et remonter sur son
cheval qui s’était arrêté dès qu’il
n’avait plus senti son cavalier.
Ils s’en furent à petits pas
jusqu’à la mare, où en effet ils, ou plutôt elles,
retrouvèrent le reste de la chasse. Rosette raconta en peu de mots
à Théodore ce qui venait de se passer. – Celui-ci changea
plusieurs fois de couleur pendant le récit de Rosette, et tout le reste
de la route tint son cheval à côté de celui
d’Isnabel.
On rentra au château de très bonne heure !
cette journée, commencée si joyeusement, se termina d’une
manière assez triste.
Rosette était rêveuse, et d’Albert
semblait aussi plongé dans de profondes réflexions. – Le
lecteur saura bientôt ce qui y avait donné lieu.
Chapitre 8
Non, mon cher Silvio, non, je ne
t’ai pas oublié ; je ne suis pas de ceux qui marchent dans la
vie sans jamais jeter un regard en arrière ; mon passé me
suit et empiète sur mon présent, et presque sur mon avenir ;
ton amitié est une des places frappées du soleil qui se
détachent le plus nettement à l’horizon déjà
tout bleu de mes dernières années ; – souvent, du
faîte où je suis, je me retourne pour la contempler avec un
sentiment d’ineffable mélancolie.
Oh ! quel beau temps c’était – que
nous étions angéliquement purs ! – Nos pieds touchaient
à peine la terre ; nous avions comme des ailes aux épaules,
nos désirs nous enlevaient, et la brise du printemps faisait trembler
autour de nos fronts la blonde auréole de l’adolescence.
Te souviens-tu de cette petite île plantée de
peupliers à cet endroit où la rivière forme un bras ?
– Il fallut pour y aller passer sur une planche assez longue, très
étroite et qui ployait étrangement par le milieu ; un vrai
pont pour des chèvres, et qui en effet ne servait guère
qu’à elles : c’était délicieux. – Un
gazon court et fourni, où le
souviens-toi de moi ouvrait en
clignotant ses jolies petites prunelles bleues, un sentier jaune comme du nankin
qui faisait une ceinture à la robe verte de l’île et lui
serrait la taille, une ombre toujours émue de trembles et de peupliers
n’étaient pas les moindres agréments de ce paradis :
– il y avait de grandes pièces de toile que les femmes vendent
étendre pour les blanchir à la rosée ; on eût
dit des carrés de neige ; – et cette petite fille, toute brune
et toute hâlée, dont les grands yeux sauvages brillaient d’un
éclat si vif sous les longues mèches de ses cheveux, et qui
courait après les chèvres en les menaçant et en agitant sa
baguette d’osier, quand elles faisaient mine de vouloir marcher sur les
toiles dont elle avait la garde, – te la rappelles-tu ? – Et
les papillons couleur de soufre, au vol inégal et tremblotant, et le
martin-pêcheur que nous avons tant de fois essayé d’attraper
et qui avait son nid dans ce fourré d’aunes ? et ces descentes
à la rivière avec leurs marches grossièrement
taillées, leurs poteaux et leurs pieux tout verdis par le bas et presque
toujours fermées par une claire-voie de plantes et de branchages ?
Que cette eau était limpide et miroitante ! comme elle laissait voir
un fond de gravier doré ! et quel plaisir c’était,
assis sur la rive, d’y laisser pendre le bout de ses pieds ! Les
nénuphars à fleurs d’or, qui s’y déroulaient
gracieusement, avaient l’air de verts cheveux flottant sur le dos
d’agate de quelque nymphe au bain. – Le ciel se regardait à
ce miroir avec des sourires azurés et des transparences d’un gris
de perle on ne peut plus ravissant, et, à toutes les heures de la
journée, c’étaient des turquoises, des paillettes, des
ouates et des moires d’une variété inépuisable.
– Que j’aimais ces escadres de petits canards à cous
d’émeraude, qui naviguaient incessamment d’un bord à
l’autre et formaient quelques rides sur cette pure glace !
Que nous
étions bien faits pour être les figures de ce paysage !
– comme nous allions à cette nature si douce et si reposée,
et comme nous nous harmonisions facilement avec elle ! Printemps au-dehors,
jeunesse au-dedans, soleil sur le gazon, sourire sur les lèvres, neige de
fleurs à tous les buissons, blanches illusions épanouies dans nos
âmes, pudique rougeur sur nos joues et sur l’églantine,
poésie chantant dans notre cœur, oiseaux cachés gazouillant
dans les arbres, lumière, roucoulements, parfums, mille rumeurs confuses,
le cœur qui bat, l’eau qui remue un caillou, un brin d’herbe ou
une pensée qui pousse, une goutte d’eau qui roule au long
d’un calice, une larme qui déborde au long d’une
paupière, un soupir d’amour, un bruissement de feuille... –
quelles soirées nous avons passées là a nous promener
à pas lents, si près du bord que souvent nous marchions un pied
dans l’eau et l’autre sur la terre.
Hélas ! – cela a peu duré, chez moi
du moins, – car toi, en acquérant la science de l’homme, tu
as su garder la candeur de l’enfant. – Le germe de corruption qui
était en moi s’est développé bien vite, et la
gangrène a dévoré impitoyablement tout ce que j’avais
de pur et de sain. – Il ne m’est resté de bon que mon
amitié pour toi.
J’ai l’habitude de ne te rien cacher, – ni
actions ni pensées. – J’ai mis à nu devant toi les
plus secrètes fibres de mon cœur ; si bizarres, si ridicules,
si excentriques que soient les mouvements de mon âme, il faut que je te
les décrive ; mais, en vérité, ce que
j’éprouve depuis quelque temps est d’une telle
étrangeté que j’ose à peine en convenir devant
moi-même. Je t’ai dit quelque part que j’avais peur, à
force de chercher le beau et de m’agiter pour y parvenir, de tomber
à la fin dans l’impossible ou dans le monstrueux. –
J’en suis presque arrivé là ; quand donc sortirai-je de
tous ces courants qui se contrarient et m’entraînent à gauche
et à droite ? quand le pont de mon vaisseau cessera-t-il de trembler
sous mes pieds et d’être balayé par les vagues de toutes ces
tempêtes ? où trouverai-je un port où je puisse jeter
l’ancre et un rocher inébranlable et hors de la portée des
flots où je puisse me sécher et tordre l’écume de mes
cheveux ?
Tu sais avec quelle ardeur j’ai
recherché la beauté physique, quelle importance j’attache
à la forme extérieure, et de quel amour je me suis pris pour le
monde visible : – cela doit être, je suis trop corrompu et trop
blasé pour croire à la beauté morale, et la poursuivre avec
quelque suite. – J’ai perdu complètement la science du bien
et du mal, et, à force de dépravation, je suis presque revenu
à l’ignorance du sauvage et de l’enfant. En
vérité, rien ne me paraît louable ou blâmable, et les
plus étranges actions ne m’étonnent que peu. – Ma
conscience est une sourde et muette. L’adultère me paraît la
chose la plus innocente du monde ; je trouve tout simple qu’une jeune
fille se prostitue ; il me semble que je trahirais mes amis sans le moindre
remords, et je ne me ferais pas le plus léger scrupule de pousser du pied
dans un précipice les gens qui me gênent, si je marchais sur le
bord avec eux. – Je verrais de sang-froid les scènes les plus
atroces, et il y a dans les souffrances et dans les malheurs de
l’humanité quelque chose qui ne me déplaît pas.
– J’éprouve à voir quelque calamité tomber sur
le monde le même sentiment de volupté âcre et amère
que l’on éprouve quand on se venge enfin d’une vieille
insulte.
Ô monde, que m’as-tu fait
pour que je te haïsse ainsi ? Qui m’a donc enfiellé de la
sorte contre toi ? qu’attendais-je donc de toi pour te conserver tant
de rancœur de m’avoir trompé ? à quelle haute
espérance as-tu menti ? quelles ailes d’aiglon as-tu
coupées ? – Quelles portes devais-tu ouvrir qui sont
restées fermées, et lequel de nous deux a manqué à
l’autre ?
Rien ne me touche, rien ne m’émeut ;
– je ne sens plus, à entendre le récit des actions
héroïques, ces sublimes frémissements qui me couraient
autrefois de la tête aux pieds. – Tout cela me paraît
même quelque peu niais. – Aucun accent n’est assez profond
pour mordre les fibres détendues de mon cœur et les faire
vibrer : – je vois couler les larmes de mes semblables du même
œil que la pluie, à moins qu’elles ne soient d’une belle
eau, et que la lumière ne s’y reflète d’une
manière pittoresque et qu’elles ne coulent sur une belle joue.
– Il n’y a guère plus que les animaux pour qui j’aie un
faible reste de pitié. Je laisserais bien rouer de coups un paysan ou un
domestique, et je ne supporterais pas patiemment qu’on en fit autant
d’un cheval ou d’un chien en ma présence ; et pourtant
je ne suis pas méchant, je n’ai jamais fait de mal à qui que
ce soit au monde, et n’en ferai probablement jamais ; mais cela tient
plutôt à ma nonchalance et au mépris souverain que
j’ai pour toutes les personnes qui me déplaisent, et qui ne me
permet pas de m’en occuper, même pour leur nuire. –
J’abhorre tout le monde en masse, et, parmi tout ce tas, j’en juge
à peine un ou deux dignes d’être haïs
spécialement. – Haïr quelqu’un, c’est s’en
inquiéter autant que si on l’aimait ; – c’est le
distinguer, l’isoler de la foule ; c’est être dans un
état violent à cause de lui ; c’est y penser le jour et
y rêver la nuit ; c’est mordre son oreiller et grincer des
dents en songeant qu’il existe ; que fait-on de plus pour
quelqu’un qu’on aime ? Les peines et les mouvements qu’on
se donne pour perdre un ennemi, se les donnerait-on pour plaire à une
maîtresse ? – J’en doute – pour haïr bien
quelqu’un, il faut en aimer un autre. Toute grande haine sert de
contrepoids à un grand amour : et qui pourrais-je haïr, moi qui
n’aime rien ?
Ma haine est comme
mon amour un sentiment confus et général qui cherche à se
prendre à quelque chose et qui ne le peut ; j’ai en moi un
trésor de haine et d’amour dont je ne sais que faire et qui me
pèse horriblement. Si je ne trouve à les répandre
l’un ou l’autre ou tous les deux, je crèverai, et je me
romprai comme ces sacs trop bourrés d’argent qui
s’éventrent et se décousent. – Oh ! si je pouvais
abhorrer quelqu’un, si l’un de ces hommes stupides avec qui je vis
pouvait m’insulter de façon à faire bouillonner dans mes
veines glacées mon vieux sang de vipère, et me faire sortir de
cette morne somnolence où je croupis ; si tu me mordais à la
joue avec tes dents de rat et que tu me communiquasses ton venin et ta rage,
vieille sorcière au chef branlant ; si la mort de quelqu’un
pouvait être ma vie ; – si le dernier battement du cœur
d’un ennemi se tordant sous mon pied pouvait faire passer dans ma
chevelure des frissons délicieux, et si l’odeur de son sang
devenait plus douce à mes narines altérées que
l’arôme des fleurs, oh ! que volontiers je renoncerais à
l’amour, et que je m’estimerais heureux !
Étreintes mortelles, morsures de tigre, enlacements
de boa, pieds d’éléphant posés sur une poitrine qui
craque et s’aplatit, queue acérée du scorpion, jus laiteux
de l’euphorbe, kriss ondulés du Javan, lames qui brillez la nuit,
et vous éteignez dans le sang, c’est vous qui remplacerez pour moi
les roses effeuillées, les baisers humides et les enlacements de
l’amour !
Je n’aime rien, ai-je dit,
hélas ! j’ai peur maintenant d’aimer quelque chose.
– Il vaudrait cent mille fois mieux haïr que d’aimer comme
cela ! – Le type de beauté que je rêvais depuis si
longtemps, je l’ai rencontré. – J’ai trouvé le
corps de mon fantôme ; je l’ai vu, il m’a parlé,
je lui ai touché la main, il existe ; ce n’est pas une
chimère. Je savais bien que je ne pouvais me tromper, et que mes
pressentiments ne mentaient jamais. – Oui, Silvio, je suis à
côté du rêve de ma vie ; – ma chambre est ici, la
sienne est là ; je vois trembler d’ici le rideau de sa
fenêtre et la lumière de sa lampe. Son ombre vient de passer sur le
rideau : dans une heure nous allons souper ensemble.
Ces belles paupières turques, ce regard limpide et
profond, cette chaude couleur d’ambre pâle, ces longs cheveux noirs
lustrés, ce nez d’une coupe fine et fière, ces emmanchements
et ces extrémités délices et sveltes à la
manière du Parmeginiano, ces délicates sinuosités, cette
pureté d’ovale qui donnent tant d’élégance et
d’aristocratie à une tête, tout ce que je voulais, ce que
j’aurais été heureux de trouver disséminé dans
cinq ou six personnes, j’ai tout cela réuni dans une seule
personne !
Ce que j’adore le plus entre toutes les choses du
monde, – c’est une belle main. – Si tu voyais la sienne !
quelle perfection ! comme elle est d’une blancheur vivace !
quelle mollesse de peau ! quelle pénétrante moiteur !
comme le bout de ses doigts est admirablement effilé ! comme
l’œil de ses ongles se dessine nettement ! quel poli et quel
éclat ! on dirait des feuilles intérieures d’une rose,
– les mains d’Anne d’Autriche, si vantées, si
célébrées, ne sont, à celles-là, que des
mains de gardeuse de dindons ou de laveuse de vaisselle. – Et puis quelle
grâce, quel art dans les moindres mouvements de cette main ! comme ce
petit doigt se replie gracieusement et se tient un peu écarté de
ses grands frères ! – La pensée de cette main me rend
fou, et fait frémir et brûler mes lèvres. – Je ferme
les yeux pour ne plus la voir ; mais du bout de ses doigts délicats
elle me prend les cils et m’ouvre les paupières, fait passer devant
moi mille visions d’ivoire et de neige.
Ah ! sans doute, c’est la
griffe de Satan qui s’est gantée de cette peau de satin ;
– c’est quelque démon railleur qui se joue de moi ;
– il y a ici du sortilège. – C’est trop monstrueusement
impossible.
Cette main... Je m’en vais partir en Italie voir les
tableaux des grands maîtres, étudier, comparer, dessiner, devenir
un peintre enfin, pour la pouvoir rendre comme elle est, comme je la vois, comme
je la sens ; ce sera peut-être un moyen de me débarrasser de
cette espèce d’obsession.
J’ai désiré la beauté ; je
ne savais pas ce que je demandais. – C’est vouloir regarder le
soleil sans paupières, c’est vouloir toucher la flamme. – Je
souffre horriblement. – Ne pouvoir s’assimiler cette perfection, ne
pouvoir passer dans elle et la faire passer en soi, n’avoir aucun moyen de
la rendre et de la faire sentir ! – Quand je vois quelque chose de
beau, je voudrais le toucher de tout moi-même, partout et en même
temps. Je voudrais le chanter et le peindre, le sculpter et
l’écrire, en être aimé comme je l’aime ; je
voudrais ce qui ne se peut pas et ce qui ne se pourra jamais.
Ta lettre m’a fait mal, –
bien mal, moi ce que je te dis là. – Tout ce bonheur calme et pur
dont tu jouis, ces promenades dans les bois rougissants, – ces longues
causeries, si tendres et si intimes, qui se terminent par un chaste baiser sur
le front ; cette vie séparée et sereine ; ces jours, si
vite passés que la nuit vous semble avancer, me font encore trouver plus
tempétueuses les agitations intérieures où je vis. –
Ainsi donc vous devez vous marier dans deux mois ; tous les obstacles sont
levés, vous êtes sûrs maintenant de vous appartenir à
tout jamais. Votre félicité présente s’augmente de
toute votre félicité future. Vous êtes heureux, et vous avez
la certitude d’être plus heureux bientôt. – Quel sort
que le vôtre ! – Ton amie est belle, mais ce que tu as
aimé en elle, ce n’est pas la beauté morte et palpable, la
beauté matérielle, c’est la beauté invisible et
éternelle, la beauté qui ne vieillit point, la beauté de
l’âme. – Elle est pleine de grâce et de candeur ;
elle t’aime comme savent aimer ces âmes-là. – Tu
n’as pas cherché si l’or de ses cheveux se rapprochait pour
le ton des chevelures de Rubens et du Giorgione ; mais ils t’ont plu,
parce que c’étaient ses cheveux. Je parie bien, heureux amant que
tu es, que tu ne sais pas seulement si le type de ta maîtresse est grec ou
asiatique, anglais ou italien. – Ô Silvio ! combien sont rares
les cœurs qui se contentent de l’amour pur et simple et qui ne
souhaitent ni ermitage dans les forêts, ni jardin dans une île du
lac Majeur.
Si j’avais le courage de
m’arracher d’ici, j’irais passer un mois avec vous ;
peut-être me purifierais-je à l’air que vous respirez,
peut-être l’ombre de vos allées jetterait-elle un peu de
fraîcheur à mon front brûlant ; mais non, c’est un
paradis où je ne dois pas mettre le pied. – À peine doit-il
m’être permis de regarder de loin, et par-dessus le mur, les deux
beaux anges qui s’y promènent la main dans la main, les yeux sur
les yeux. Le démon ne peut entrer dans l’Eden que sous la forme
d’un serpent, et, cher Adam, pour tout le bonheur du ciel, je ne voudrais
pas être le serpent de ton Ève.
Quel effroyable travail s’est-il donc fait dans mon
âme depuis ces derniers temps ? qui a donc fait tourner mon sang et
l’a changé en venin ? Monstrueuse pensée, qui
déploie tes rameaux d’un vert pâle et tes ombelles de
ciguë dans l’ombre glaciale de mon cœur, quel vent
empoisonné y a déposé le germe dont tu es
éclose ! C’était donc là ce qui
m’était réservé, voilà donc où devaient
aboutir tous ces chemins si désespérément
tentés ! – Ô sort, comme tu te joues de nous !
– Tous ces élans d’aigle vers le soleil, ces pures flammes
aspirantes du ciel, cette divine mélancolie, cet amour profond et
contenu, cette religion de la beauté, cette fantaisie si curieuse et si
élégante, ce flot intarissable et toujours montant de la fontaine
intérieure, cette extase aux ailes toujours ouvertes, cette rêverie
plus en fleur que l’aubépine de mai ? toute cette
poésie de ma jeunesse, tous ces dons si beaux et si rares ne me devaient
servir qu’à me mettre au-dessous du dernier des hommes !
Je voulais aimer. – J’allais
comme un forcené appelant et invoquant l’amour ; – je me
tordais de rage sous le sentiment de mon impuissance ; j’allumais mon
sang, je traînais mon corps aux bourbiers des plaisirs ; j’ai
serré à l’étouffer contre mon cœur aride une
femme et belle et jeune et qui m’aimait ; – j’ai couru
après la passion qui me fuyait. Je me suis prostitué, et
j’ai fait comme une vierge qui s’en irait dans un mauvais lieu
espérant trouver un amant parmi ceux que la débauche y pousse, au
lieu d’attendre patiemment, dans une ombre discrète et silencieuse,
que l’ange que Dieu me réserve m’apparût dans une
pénombre rayonnante, une fleur du ciel à la main. Toutes ces
années que j’ai perdues à m’agiter puérilement,
à courir çà et là, à vouloir forcer la nature
et le temps, j’aurais dû les passer dans la solitude et la
méditation, à tâcher de me rendre digne d’être
aimé ; – c’eût été sagement
fait ; – mais l’avais des écailles sur les yeux et je
marchais droit au précipice. J’ai déjà un pied
suspendu sur le vide, et le crois que je m’en vais bientôt lever
l’autre. J’ai beau résister, je le sens, il faut que je roule
jusqu’au fond de ce nouveau gouffre qui vient de s’ouvrir en
moi.
Oui, c’est bien ainsi que je
m’étais figuré l’amour. Je sens maintenant ce que
j’avais rêvé. – Oui, voilà bien les insomnies
charmantes et terribles où les roses sont des chardons et où les
chardons sont des roses ; voilà bien la douce peine et le bonheur
misérable, ce trouble ineffable qui vous entoure d’un nuage
doré et fait trembler devant vous la forme des objets ainsi que fait
l’ivresse, ces bourdonnements d’oreille où tinte toujours la
dernière syllabe du nom bien aimé, ces pâleurs, ces
rougeurs, ces frémissements subits, cette sueur brûlante et
glacée : c’est bien cela ; les poètes ne mentent
pas.
Quand je suis au moment d’entrer au salon où
nous avons l’habitude de nous trouver, mon cœur bat avec une telle
violence qu’on le pourrait voir à travers mes habits, et je suis
obligé de le comprimer avec mes deux mains, de peur qu’il ne
s’échappe. – Si je l’aperçois au bout
d’une allée, dans le parc, la distance s’efface sur-le-champ,
et je ne sais pas où le chemin passe : il faut que le diable
l’emporte ou que j’aie des ailes. – Rien ne peut m’en
distraire : je lis, son image s’interpose entre le livre et mes
yeux ; – je monte à cheval, je cours au grand galop, et je
crois toujours sentir dans le tourbillon ses longs cheveux qui se mêlent
aux miens, et entendre sa respiration précipitée et son souffle
tiède qui m’effleure la joue. Cette image m’obsède et
me suit partout, et je ne la vois jamais plus que lorsque je ne la vois
pas.
Tu m’as plaint de ne pas aimer,
– plains-moi maintenant d’aimer, et surtout d’aimer qui
j’aime. Quel malheur, quel coup de hache sur ma vie déjà si
tronçonnée ! – quelle passion insensée, coupable
et odieuse s’est emparée de moi ! – C’est une
honte dont la rougeur ne s’éteindra jamais sur mon front. –
C’est la plus déplorable de toutes mes aberrations, je n’y
conçois rien, je n’y comprends rien, tout en moi est
brouillé et renversé ; je ne sais plus qui je suis ni ce que
sont les autres, je doute si je suis un homme ou une femme, j’ai horreur
de moi-même, j’éprouve des mouvements singuliers et
inexplicables, et il y a des moments où il me semble que ma raison
s’en va, et où le sentiment de mon existence m’abandonne tout
à fait. Longtemps je n’ai pu croire à ce qui
était ; je me suis écouté et observé
attentivement. J’ai tâché de démêler cet
écheveau confus qui s’enchevêtrait dans mon âme. Enfin,
à travers tous les voiles dont elle s’enveloppait, j’ai
découvert l’affreuse vérité... Silvio,
j’aime... Oh ! non, je ne pourrai jamais te le dire... l’aime
un homme !
Chapitre 9
Cela est ainsi. – J’aime un
homme, Silvio. – J’ai cherché longtemps à me faire
illusion ; j’ai donné un nom différent au sentiment que
j’éprouvais, je l’ai vêtu de l’habit d’une
amitié pure et désintéressée ; j’ai cru
que cela n’était que l’admiration que j’ai pour toutes
les belles personnes et les belles choses ; je me suis promené
plusieurs jours dans les sentiers perfides et riants qui errent autour de toute
passion naissante ; mais je reconnais maintenant dans quelle profonde et
terrible voie je me suis engagé. Il n’y a pas à se le
cacher : je me suis bien examiné, j’ai pesé froidement
toutes les circonstances ; je me suis rendu raison du plus mince
détail ; j’ai fouillé mon âme dans tous les sens
avec cette sûreté que donne l’habitude d’étudier
sur soi-même ; je rougis d’y penser et de
l’écrire ; mais la chose, hélas ! n’est que
trop certaine, j’aime ce jeune homme, non d’amitié, mais
d’amour ; – oui, d’amour.
Toi que j’ai tant aimé, ô Silvio, mon
bon, mon seul camarade, tu ne m’as jamais rien fait éprouver de
semblable, et cependant, s’il y eut jamais sous le ciel amitié
étroite et vive, si jamais deux âmes, quoique différentes,
se sont parfaitement comprises, ce fut notre amitié et ce sont nos deux
âmes. Quelles heures ailées nous avons passées
ensemble ! quelles causeries sans fin et toujours trop tôt
terminées ! que de choses nous nous sommes dites, que l’on ne
s’est jamais dites ! – Nous avions au cœur l’un pour
l’autre cette fenêtre que Momus aurait voulu ouvrir au flanc de
l’homme. – Que j’étais fier d’être ton ami,
moi, plus jeune que toi, moi si fou, toi si raisonnable !
Ce que je sens pour ce jeune homme est
vraiment incroyable : jamais aucune femme ne m’a troublé aussi
singulièrement. Le son de sa voix si argentin et si clair me donne sur
les nerfs et m’agite d’une manière étrange ; mon
âme se suspend à ses lèvres, comme une abeille à une
fleur, pour y boire le miel de ses paroles. – Je ne puis l’effleurer
en passant sans frissonner de la tête aux pieds, et le soir, quand au
moment de nous quitter il me tend son adorable main si douce et si
satinée, toute ma vie se porte à la place qu’il a
touchée, et une heure après je sens encore la pression de ses
doigts.
Ce matin, je l’ai regardé très longtemps
sans qu’il me vît. – J’étais caché
derrière mon rideau. – Lui était à sa fenêtre,
qui est précisément en face de la mienne. – Cette partie du
château a été bâtie, à la fin du règne
de Henri IV ; elle est moitié briques, moitié moellons, selon
l’usage du temps ; la fenêtre est longue, étroite, avec
un linteau et un balcon de pierre, – Théodore, – car tu as
déjà sans doute deviné que c’est lui dont il
s’agit, – était accoudé mélancoliquement sur la
rampe et paraissait rêver profondément. – Une draperie de
damas rouge à grandes fleurs, à demi relevée, tombait
à larges plis derrière lui et lui servait de fond. –
Qu’il était beau, et que sa tête brune et pâle
ressortait merveilleusement sur cette teinte pourpre ! Deux grosses touffes
de cheveux, noires, lustrées, pareilles aux grappes de raisin de
l’Érigone antique, lui pendaient gracieusement le long des joues et
encadraient d’une manière charmante l’ovale fin et correct de
sa belle figure. Son cou rond et potelé était entièrement
nu, et il avait une espèce de robe de chambre à larges manches qui
ressemblait assez à une robe de femme. – Il tenait en main une
tulipe jaune qu’il déchiquetait impitoyablement dans sa
rêverie, et dont il jetait les morceaux au vent.
Un des angles lumineux que le soleil
dessinait sur le mur se vint projeter contre la fenêtre, et le tableau se
dora d’un ton chaud et transparent à faire envie à la toile
la plus chatoyante du Giorgione.
Avec ces longs cheveux que la brise remuait doucement, ce
cou de marbre ainsi découvert, cette grande robe serrée autour de
la taille, ces belles mains sortant de leurs manchettes comme les pistils
d’une fleur du milieu de leurs pétales, – il avait
l’air non du plus beau des hommes, mais de la plus belle des femmes,
– et je me disais dans mon cœur : – C’est une femme,
oh ! c’est une femme ! – Puis je me souvins tout à
coup d’une folie que je t’ai écrite il y a longtemps, –
tu sais, – à l’endroit de mon idéal et de la
manière dont je le devais assurément rencontrer : la belle
dame du parc de Louis XIII, le château rouge et blanc, la grande terrasse,
les allées de vieux marronniers et l’entrevue à la
fenêtre ; je t’ai fait autrefois tout ce détail. –
C’était bien cela, – ce que je voyais était la
réalisation précise de mon rêve. –
C’était bien le style d’architecture, l’effet de
lumière, le genre de beauté, la couleur et le caractère que
j’avais souhaités ; – il n’y manquait rien,
seulement la dame était un homme ; – mais je t’avoue
qu’en ce moment-là je l’avais entièrement
oublié.
Il faut que Théodore soit une
femme déguisée ; la chose est impossible autrement. –
Cette beauté excessive, même pour une femme, n’est pas la
beauté d’un homme, fût-il Antinoüs, l’ami
d’Adrien ; fut-il Alexis, l’ami de Virgile. – C’est
une femme, parbleu, et je suis bien fou de m’être ainsi
tourmenté. De la sorte tout s’explique le plus naturellement du
monde, et je ne suis pas aussi monstre que je le croyais.
Est-ce que Dieu mettrait ainsi des franges de soie si
longues et si brunes à de sales paupières d’homme ?
Est-ce qu’il teindrait de ce carmin si vif et si tendre nos vilaines
bouches lippues et hérissées de poils ? Nos os taillés
à coups de serpe et grossièrement emmanchés ne valent point
qu’on les emmaillote d’une chair aussi blanche et aussi
délicate ; nos crânes bossués ne sont point faits pour
être baignés des flots d’une si admirable chevelure.
– Ô beauté ! nous ne sommes
créés que pour t’aimer et t’adorer à genoux si
nous t’avons trouvée, pour te chercher éternellement
à travers le monde si ce bonheur ne nous a pas été
donné ; mais te posséder, mais être nous-mêmes
toi, cela n’est possible qu’aux anges et aux femmes. Amants,
poètes, peintres et sculpteurs, nous cherchons tous à
t’élever un autel, l’amant dans sa maîtresse, le
poète dans son chant, le peintre dans sa toile, le sculpteur dans son
marbre ; mais l’éternel désespoir, c’est de ne
pouvoir faire palpable la beauté que l’on sent et
d’être enveloppé d’un corps qui ne réalise point
l’idée du corps que vous comprenez être le vôtre.
J’ai vu autrefois un jeune homme
qui m’avait volé la forme que j’aurais dû avoir. Ce
scélérat était juste comme j’aurais voulu être.
Il avait la beauté de ma laideur, et à côté de lui
j’avais l’air de son ébauche. Il était de ma taille,
mais plus svelte et plus fort ; sa tournure ressemblait à la mienne,
mais avec une élégance et une noblesse que je n’ai pas. Ses
yeux n’étaient pas d’une couleur autre que mes propres yeux,
mais ils avaient un regard et un éclat que les miens n’auront
jamais. Son nez avait été jeté au même moule que le
mien, seulement il semblait avoir été retouché par le
ciseau d’un statuaire habile ; les narines en étaient plus
ouvertes et plus passionnées, les méplats plus nettement
accusés, et il avait quelque chose d’héroïque dont
cette respectable partie de mon individu est totalement
dénuée : on eût dit que la nature se fût
essayée en ma personne à faire ce moi-même
perfectionné. – J’avais l’air d’être le
brouillon raturé et informe de la pensée dont il était la
copie en belle écriture moulée. Quand je le voyais marcher,
s’arrêter, saluer les dames, s’asseoir et se coucher avec
cette grâce parfaite qui résulte de la beauté des
proportions, il me prenait des tristesses et des jalousies affreuses, et telles
qu’en doit ressentir le modèle de terre glaise qui se sèche
et se fendille obscurément dans un coin de l’atelier, tandis que
l’orgueilleuse statue de marbre, qui sans lui n’existerait pas, se
dresse fièrement sur son socle sculpté et attire l’attention
et les éloges des visiteurs. Car enfin ce drôle, ce n’est que
moi un peu mieux réussi et coulé avec un bronze moins rebelle et
qui s’est insinué plus exactement dans les creux du moule. Je le
trouve bien hardi de se pavaner ainsi avec ma forme et de faire l’insolent
comme s’il était un type original : il n’est, au bout du
compte, que mon plagiaire, car je suis né avant lui, et sans moi la
nature n’eût point eu l’idée de le faire ainsi. –
Quand les femmes louaient ses bonnes façons et les agréments de sa
personne, j’avais toutes les envies du monde de me lever et de leur
dire : Sottes que vous êtes, louez-moi donc directement, car ce
monsieur est moi, et c’est un détour inutile que de lui envoyer ce
qui me revient. D’autres fois j’avais d’horribles
démangeaisons de l’étrangler et de mettre son âme
à la porte de ce corps qui m’appartenait, et je rôdais autour
de lui les lèvres serrées, les poings crispés comme un
seigneur qui rôde autour de son palais où une famille de gueux
s’est établie en son absence et qui ne sait comment les jeter
dehors. – Ce jeune homme, au reste, est stupide, et il réussit
d’autant plus. – Et quelquefois j’envie sa stupidité
plus que sa beauté. – Le mot de l’Évangile sur les
pauvres d’esprit n’est pas complet : ils auront le royaume du
ciel ; je n’en sais rien, et cela m’est bien égal ;
mais à coup sûr ils ont le royaume de la terre, – ils ont
l’argent et les belles femmes, c’est-à-dire les deux seules
choses désirables qui soient au monde. – Connais-tu un homme
d’esprit qui soit riche, et un garçon de cœur et de quelque
mérite qui ait une maîtresse passable ? – Quoique
Théodore soit très beau, je n’ai cependant pas
désiré sa beauté, et j’aime mieux qu’il
l’ait que moi.
– Ces amours
étranges dont sont pleines les élégies des poètes
anciens, qui nous surprenaient tant et que nous ne pouvions concevoir, sont donc
vraisemblables et possibles. Dans les traductions que nous en faisions, nous
mettions des noms de femmes à la place de ceux qui y étaient.
Juventius se terminait en Juventia, Alexis se changeait en Ianthé. Les
beaux garçons devenaient de belles filles, nous recomposions ainsi le
sérail monstrueux de Catulle, de Tibulle, de Martial et du doux Virgile.
C’était une fort galante occupation qui prouvait seulement combien
peu nous avions compris le génie antique.
Je suis un homme des temps
homériques ; – le monde où je vis n’est pas le
mien, et je ne comprends rien à la société qui
m’entoure. Le Christ n’est pas venu pour moi ; je suis aussi
païen qu’Alcibiade et Phidias. – Je niai jamais
été cueillir sur le Golgotha les fleurs de la passion, et le
fleuve profond qui coule du flanc du crucifié et fait une ceinture rouge
au monde ne m’a pas baigné de ses flots : – mon corps
rebelle ne veut point reconnaître la suprématie de
l’âme, et ma chair n’entend point qu’on la mortifie.
– Je trouve la terre aussi belle que le ciel, et je pense que la
correction de la forme est la vertu. La spiritualité n’est pas mon
fait, j’aime mieux une statue qu’un fantôme, et le plein midi
que le crépuscule. Trois choses me plaisent : l’or, le marbre
et la pourpre, éclat, solidité, couleur. Mes rêves sont
faits de cela, et tous les palais que je bâtis à mes
chimères sont construits de ces matériaux.
Quelquefois j’ai d’autres songes, – ce
sont de longues cavalcades de chevaux tout blancs, sans harnais et sans bride,
montés par de beaux jeunes gens nus qui défilent sur une bande de
couleur bleu foncé comme sur les frises du Parthénon, ou des
théories de jeunes filles couronnées de bandelettes avec des
tuniques à plis droits et des sistres d’ivoire qui semblent tourner
autour d’un vase immense. – Jamais ni brouillard ni vapeur, jamais
rien d’incertain et de flottant. Mon ciel n’a pas de nuage, ou,
s’il en a, ce sont des nuages solides et taillés au ciseau, faits
avec les éclats de marbre tombés de la statue de Jupiter. Des
montagnes aux arêtes vives et tranchées le dentellent brusquement
par les bords, et le soleil accoudé sur une des plus hautes cimes ouvre
tout grand son œil jaune de lion aux paupières dorées.
– La cigale crie et chante, l’épi craque ; l’ombre
vaincue et n’en pouvant plus de chaleur se pelotonne et se ramasse au pied
des arbres : tout rayonne, tout reluit, tout resplendit. Le moindre
détail prend de la fermeté et s’accentue hardiment ;
chaque objet revêt une forme et une couleur robustes. Il n’y a pas
là de place pour la mollesse et la rêvasserie de l’art
chrétien. – Ce monde-là est le mien. – Les ruisseaux
de mes paysages tombent à flots sculptés d’une urne
sculptée ; entre ces grands roseaux verts et sonores comme ceux de
l’Eurotas, on voit luire la hanche ronde et argentée de quelque
naïade aux cheveux glauques. Dans cette sombre forêt de chênes,
voici Diana qui passe la trousse au dos avec son écharpe volante et ses
brodequins aux bandes entrelacées. Elle est suivie de sa meute et de ses
nymphes aux noms harmonieux. – Mes tableaux sont peints avec quatre tons,
comme les tableaux des peintres primitifs, et souvent ce ne sont que des
bas-reliefs coloriés ; car j’aime à toucher du doigt ce
que j’ai vu et à poursuivre la rondeur des contours jusque dans ses
replis les plus fuyants ; je considère chaque chose sous tous les
profils et je tourne à l’entour une lumière à la
main. – J’ai regardé l’amour à la lumière
antique et comme un morceau de sculpture plus ou moins parfait. Comment est le
bras ? Assez bien. – Les mains ne manquent pas de délicatesse.
– Que pensez-vous de ce pied ? Je pense que la cheville n’a pas
de noblesse, et que le talon est commun. Mais la gorge est bien placée et
d’une bonne forme, la ligne serpentine est assez ondoyante, les
épaules sont grasses et d’un beau caractère. – Cette
femme serait un modèle passable, et l’on en pourrait mouler
plusieurs portions. – Aimons-la.
T’a ; ans
té ainsi. J’ai pour les femmes le regard d’un sculpteur et
non celui d’un amant. Je me suis toute ma vie inquiété de la
forme du flacon, jamais de la qualité du contenu. J’aurais eu la
boîte de Pandore entre les mains, je crois que je ne l’eusse pas
ouverte. Tout à l’heure je disais que le Christ
n’était pas venu pour moi ; Marie, l’étoile du
Ciel moderne, la douce mère du glorieux bambin, n’est pas venue non
plus.
Bien longtemps et bien souvent je me suis
arrêté sous le feuillage de pierre des cathédrales, aux
tremblantes clartés des vitraux, à l’heure où
l’orgue gémissait de lui-même, quand un doigt invisible se
posait sur les touches et que le vent soufflait dans les tuyaux, – et
j’ai plongé profondément mes yeux dans l’azur
pâle des longs yeux de la Madone. J’ai suivi avec
piété l’ovale amaigri de sa figure, l’arc à
peine indiqué de ses sourcils, j’ai admiré son front uni et
lumineux, ses tempes chastement transparentes, les pommettes de ses joues
nuancées d’une couleur sobre et virginale, plus tendre que la fleur
du pêcher ; j’ai compté un à un les beaux cils
dorés qui y jettent leur ombre palpitante ; j’ai
démêlé, dans la demi-teinte qui la baigne, les lignes
fuyantes de son cou frêle et modestement penché ; j’ai
même, d’une main téméraire, soulevé les plis de
sa tunique et contemplé sans voile ce sein vierge et gonflé de
lait qui n’a jamais été pressé que par les
lèvres divines ; j’en ai poursuivi les minces veines bleues
jusque dans leurs plus imperceptibles ramifications, j’y ai posé le
doigt pour faire jaillir en blancs filets le breuvage céleste ;
j’ai effleuré de ma bouche le bouton de la rose mystique.
– Eh bien ! je l’avoue,
toute cette beauté immatérielle, si ailée, et si vaporeuse
qu’on sent bien qu’elle va prendre son vol, ne m’a
touché que médiocrement. – J’aime mieux la
Vénus Anadyomène, mille fois mieux. – Ces yeux antiques
retroussés par les coins, cette lèvre si pure et si fermement
coupée, si amoureuse et qui convie si bien au baiser, ce front bas et
plein, ces cheveux ondulés comme la mer et noués
négligemment derrière la tête, ces épaules fermes et
lustrées, ce dos aux mille sinuosités charmantes, cette gorge
petite et peu détachée, toutes ces formes rondes et tendues, cette
largeur de hanche, cette force délicate, ce caractère de vigueur
surhumaine dans un corps aussi adorablement féminin me ravissent et
m’enchantent à un point dont tu ne peux te faire une idée,
toi le chrétien et le sage.
Marie, malgré l’air humble
qu’elle affecte, est beaucoup trop fière pour moi ;
c’est à peine si le bout de son pied, entouré de blanches
bandelettes, effleure le globe déjà bleuissant où se tord
l’antique dragon. – Ses yeux sont les plus beaux du monde, mais ils
sont toujours tournés vers le ciel, ou baissés ; jamais ils
ne regardent en face, – jamais ils n’ont servi de miroir à
une forme humaine. – Et puis, je n’aime pas ces nimbes de
chérubins souriants, qui s’arrondissent autour de sa tête
dans une blonde vapeur. Je suis jaloux de ces grands anges éphèbes
avec des chevelures et des robes flottantes qui s’empressent si
amoureusement dans ses assomptions ; ces mains qui s’enlacent pour la
soutenir, ces ailes qui s’agitent pour l’éventer me
déplaisent et me contrarient. Ces petits-maîtres du ciel, si
coquets et si triomphants, en tunique de lumière, en perruque de fils
d’or, avec leurs belles plumes bleues et vertes, me semblent beaucoup trop
galants, et, si j’étais Dieu, je me garderais de donner de tels
pages à ma maîtresse.
La Vénus sort de la mer pour aborder au monde,
– comme il convient à une divinité qui aime les hommes,
– toute nue et toute seule. – Elle préfère la terre
à l’Olympe et a pour amants plus d’hommes que de dieux :
elle ne s’enveloppe pas des voiles langoureux de la
mysticité ; elle se tient debout, son dauphin derrière elle,
le pied sur sa conque de nacre ; le soleil frappe sur son ventre poli, et
de sa blanche main elle soutient en l’air les flots de ses beaux cheveux
où le vieux père Océan a semé ses perles les plus
parfaites. – On la peut voir : elle ne cache rien, car la pudeur
n’est faite que pour les laides, et c’est une invention moderne,
fille du mépris chrétien de la forme et de la
matière.
Ô vieux monde ! tout ce que
tu as révéré est donc méprisé ; tes
idoles sont donc renversées dans la poussière ; de maigres
anachorètes vêtus de lambeaux troués, des martyrs tout
sanglants et les épaules lacérées par les tigres de tes
cirques se sont juchés sur les piédestaux de tes dieux si beaux et
si charmants : – le Christ a enveloppé le monde dans son
linceul. Il faut que la beauté rougisse d’elle-même et prenne
un suaire. – Beaux jeunes gens aux membres frottés d’huile
qui luttez dans le lycée ou le gymnase, sous le ciel éclatant, au
plein soleil de l’Attique, devant la foule
émerveillée ; jeunes filles de Sparte qui dansez la bibase,
et qui courez nues jusqu’au sommet du Taygète, reprenez vos
tuniques et vos chlamydes : – votre règne est passé. Et
vous, pétrisseurs de marbre, Prométhées du bronze, brisez
vos ciseaux : – il n’y aura plus de sculpteurs. – Le
monde palpable est mort. Une pensée ténébreuse et lugubre
remplit seule l’immensité du vide. – Cléomène
va voir chez les tisserands quels plis fait le drap ou la toile.
Virginité, plante amère,
née sur un sol trempé de sang, et dont la fleur
étiolée et maladive s’ouvre péniblement à
l’ombre humide des cloîtres, sous une froide pluie lustrale ;
– rose sans parfum et toute hérissée d’épines,
tu as remplacé pour nous les belles et joyeuses roses baignées de
nard et de falerne des danseuses de Sybaris !
Le monde antique ne te connaissait pas, fleur
inféconde ; jamais tu n’es entrée dans ses couronnes
aux odeurs enivrantes ; – dans cette société vigoureuse
et bien portante, on t’eût dédaigneusement foulée aux
pieds. – Virginité, mysticisme, mélancolie, – trois
mots inconnus, – trois maladies nouvelles apportées par le Christ.
– Pâles spectres qui inondez notre monde de vos larmes
glacées, et qui, le coude sur un nuage, la main dans la postent, dites
pour toute parole : Ô mort ! ô mort ! vous
n’auriez pu mettre le pied sur cette terre si bien peuplée de dieux
indulgents et folâtres !
Je considère la femme, à la manière
antique, comme une belle esclave destinée à nos plaisirs. –
Le christianisme ne l’a pas réhabilitée à mes yeux.
C’est toujours pour moi quelque chose de dissemblable et
d’inférieur que l’on adore et dont on joue, un hochet plus
intelligent que s’il était d’ivoire ou d’or, et qui se
relève lui-même si on le laisse tomber à terre. – On
m’a dit, à cause de cela, que je pensais mal des femmes ; je
trouve, au contraire, que c’est en penser fort bien.
Je ne sais pas, en vérité,
pourquoi les femmes tiennent tant à être regardées comme des
hommes. – Je conçois que l’on ait envie d’être
serpent boa, lion ou éléphant ; mais que l’on ait envie
d’être homme, c’est ce qui me passe tout à fait. Si
j’avais été au concile de Trente quand s’y agita cette
importante question, à savoir si la femme est un homme, j’aurais
assurément opiné pour la négative.
J’ai fait en ma vie quelques vers amoureux ou du moins
qui avaient la prétention de passer pour tels. – Je viens
d’en relire une partie. Le sentiment de l’amour moderne y manque
totalement. – Si cela était écrit en distiques latins au
lieu d’être en rimes françaises, on le pourrait prendre pour
l’œuvre d’un mauvais poète du temps d’Auguste. Et
je m’étonne que les femmes, pour qui ils étaient faits, au
lieu d’en être fort charmées, ne s’en soient pas
fâchées sérieusement. – Il est vrai que les femmes ne
s’entendent pas plus en poésie que les choux et les roses, ce qui
est très naturel et très simple, étant elles-mêmes la
poésie ou tout au moins les meilleurs instruments de poésie :
la flûte n’entend ni ne comprend l’air que l’on joue sur
elle.
Dans ces vers, il n’est parlé que de l’or
ou de l’ébène des cheveux, de la finesse miraculeuse de la
peau, de la rondeur du bras, de la petitesse des pieds et de la forme
délicate de la main, et le tout se termine par une humble supplique
à la divinité d’octroyer au plus vite la jouissance de
toutes ces belles choses. – Aux endroits triomphants, ce ne sont que
guirlandes suspendues au seuil, pluies de fleurs, parfums brûlés,
addition de baisers catullienne, nuits blanches et charmantes, querelles
à l’Aurore, avec injonctions à la susdite Aurore de
retourner se cacher derrière les rideaux de safran du vieux Tithon ;
– c’est un éclat sans chaleur, une sonorité sans
vibration. – Cela est exact, poli, fait avec une égale
curiosité ; mais, à travers tous les raffinements et les
voiles de l’expression, on devine la voix brève et dure du
maître qui tâche de s’adoucir en parlant à
l’esclave. – Ce n’est point, comme dans les poésies
érotiques faites depuis l’ère chrétienne, une
âme qui demande à une autre âme de l’aimer, parce
qu’elle l’aime ; ce n’est point un lac azuré et
souriant qui invite un ruisseau à se fondre dans son sein pour
refléter ensemble les étoiles du ciel ; – ce
n’est point un couple de colombes ouvrant les ailes en même temps
pour voler au même nid. Cinthia, vous êtes belle ;
hâtez-vous. Qui sait si vous vivrez demain ? – Votre chevelure
est plus noire que la peau lustrée d’une vierge éthiopienne.
Hâtez-vous ; dans quelques années d’ici, de minces fils
d’argent se glisseront dans ces touffes épaisses ; – ces
roses sentent bon aujourd’hui, demain elles auront l’odeur de la
mort et ne seront plus que des cadavres de roses. – Respirons tes roses
tant qu’elles ressemblent à tes joues ; embrassons tes joues
tant qu’elles ressemblent à tes roses. – Lorsque vous serez
vieille, Cinthia, personne ne voudra plus de vous, pas même les valets du
licteur quand vous les payeriez, et vous courrez après mot que vous
rebutez maintenant. Attendez que Saturne ait rayé de son ongle ce front
pur et luisant, et vous verrez comme votre seuil si assiégé, si
supplié, si tiède de larmes et si fleuri sera évité,
maudit, couvert d’herbes et de ronces. – Hâtez-vous,
Cinthia ; la plus petite ride peut servir de fosse au plus grand
amour.
C’est dans
cette formule brutale et impérieuse que se résume toute
l’élégie antique : elle en revient toujours
là ; c’est sa plus grande raison, c’est le plus fort,
c’est l’Achille de ses arguments. Après cela elle n’a
plus grand-chose à dire, et, quand elle a promis une robe de byssus teint
deux fois et une union de perles d’égale grosseur, elle est au bout
de son rouleau. – C’est aussi à peu près tout ce que
je trouve de plus concluant en pareille occurrence. – Je ne m’en
tiens cependant pas toujours à ce programme assez exigu, et je brode mon
maigre canevas avec quelques fils de soie de différentes couleurs
arrachés çà et là. Mais ces brins sont courts ou
renoués vingt fois et tiennent mal au fond de la trame. Je parle assez
élégamment d’amour, parce que j’ai lu beaucoup de
belles choses là-dessus. Il ne faut pour cela que le talent d’un
acteur. Avec beaucoup de femmes, cette apparence suffit ; l’habitude
d’écrire et d’imaginer fait que je ne reste pas à
court sur ces matières, et tout esprit un peu exercé, en
s’appliquant, parviendra aisément à ce
résultat ; mais je ne sens pas un mot de ce que je dis, et je
répète tout bas comme le poète antique : –
Cinthia, hâtez-vous.
On m’a accusé souvent
d’être fourbe et dissimulé. – Personne au monde
n’aimerait autant que moi à parler franchement et à vider
son cœur ! – mais, comme je n’ai pas une idée et un
sentiment pareils à ceux des gens qui m’entourent, – comme,
au premier mot vrai que je lâcherais, ce serait un hurrah et un
tollé général, j’ai préféré
garder le silence, ou, si je parle, ne dégorger que des sottises
reçues et ayant droit de bourgeoisie. – Je serais bienvenu, si je
disais aux dames ce que je viens de t’écrire ! je ne pense pas
qu’elles goûteraient beaucoup ma manière de voir et mes
façons d’envisager l’amour. – Pour les hommes, je ne
peux pas non plus leur dire en face qu’ils ont tort de ne pas aller
à quatre pattes ; et, en vérité, c’est ce que je
pense de plus favorable à leur égard. – Je n’ai pas
envie de me faire une querelle à chaque mot. – Qu’importe, au
bout du compte, ce que je pense ou ce que je ne pense pas ; que je sois
triste lorsque je semble gai, joyeux quand j’ai l’air
mélancolique ? On ne trouve pas à redire à ce que je
n’aille pas nu : ne puis-je habiller ma figure comme mon corps ?
Pourquoi un masque serait-il plus répréhensible qu’une
culotte, et un mensonge qu’un corset ?
Hélas ! la terre tourne
autour du soleil, rôtie d’un côté et gelée de
l’autre. Il y a une bataille où six cent mille hommes se
déchiquettent ; il fait le plus beau temps du monde ; les
fleurs sont d’une coquetterie sans pareille, et elles ouvrent
effrontément leur gorge luxuriante jusque sous le pied des chevaux.
Aujourd’hui il s’est commis un nombre fabuleux de bonnes
actions ; il pleut à verse, neige et tonnerre, éclairs et
grêles ; on dirait que le monde va finir. Les bienfaiteurs de
l’humanité ont de la boue jusqu’au ventre et sont
crottés comme des chiens, à moins qu’ils n’aient
voiture. La création se moque impitoyablement de la créature et
lui décoche à toute minute des sarcasmes sanglants. Tout est
indifférent à tout, et chaque chose vit ou végète
par sa propre loi. Que je fasse ceci ou cela, que je vive ou que je meure, que
je souffre ou que je jouisse, que je dissimule ou que je sois franc,
qu’est-ce que cela fait au soleil et aux betteraves et même aux
hommes ? Un fétu de paille est tombé sur une fourmi et lui a
cassé la troisième patte à la deuxième
articulation ; un rocher est tombé sur un village et l’a
écrasé : je ne crois pas que l’un de ces malheurs
arrache plus de larmes que l’autre aux yeux d’or des étoiles.
Tu es mon meilleur ami, si ce mot-là n’est pas aussi creux
qu’un grelot ; je mourrais, il est bien évident, si
éploré que tu sois, que tu ne te passeras pas de dîner
seulement deux jours, et que, malgré cette épouvantable
catastrophe, tu n’en continueras pas moins de jouer fort
agréablement au trictrac. – Quel est celui de mes amis, quelle est
celle de mes maîtresses qui saura mes nom et prénoms dans vingt ans
d’ici, et qui me reconnaîtrait dans la rue, si je venais à y
passer avec un habit percé au coude ? – Oubli et néant,
c’est tout l’homme.
Je me sens aussi parfaitement seul que
possible, et tous les fils qui allaient de moi aux choses et des choses à
moi se sont rompus un à un. Il y a peu d’exemples d’un homme
qui, ayant conservé l’intelligence des mouvements qui se font en
lui, soit parvenu à un degré d’abrutissement pareil. Je
ressemble à ces flacons de liqueurs qu’on a laissés
débouchés et dont l’esprit s’est évaporé
complètement. Le breuvage a la même apparence et la même
couleur ; goûtez-le, vous n’y trouverez que
l’insipidité de l’eau.
Quand j’y songe, je suis effrayé de la
rapidité de cette décomposition ; si cela continue, il faudra
que je me sale, ou je pourrirai inévitablement, et les vers se mettront
après moi, puisque je n’ai plus d’âme, et que cela seul
fait la différence du corps au cadavre. – Il y a un an, pas plus,
j’avais encore quelque chose d’humain ; – je
m’agitais, je cherchais. J’avais une pensée caressée
entre toutes, une espèce de but, un idéal ; je voulais
être aimé, je faisais les rêves que l’on fait à
cet âge, – moins vaporeux, moins chastes, il est vrai, que ceux des
jeunes gens ordinaires, mais contenus cependant en de justes bornes. Peu
à peu ce qu’il y avait d’incorporel s’est
dégagé et s’est dissipé, et il n’est
resté au fond de moi qu’une épaisse couche de grossier
limon. Le rêve est devenu un cauchemar, et la chimère un
succube ; – le monde de l’âme a fermé ses portes
d’ivoire devant moi : je ne comprends plus que ce que je touche avec
les mains ; j’ai des songes de pierre ; tout se condense et se
durcit autour de moi, rien ne flotte, rien ne vacille, il n’y a pas
d’air ni de souffle ; la matière me presse, m’envahit et
m’écrase ; je suis comme un pèlerin qui se serait
endormi un jour d’été les pieds dans l’eau et qui se
réveillerait en hiver les jambes prises et emboîtées dans la
glace. Je ne souhaite plus ni l’amour ni l’amitié de
personne ; la gloire même, cette auréole éclatante que
j’avais tant désirée pour mon front, ne me fait plus la
moindre envie. Il n’y a plus, hélas ! qu’une chose qui
palpite en moi, c’est l’horrible désir qui me porte vers
Théodore. – Voilà où se réduisent toutes mes
notions morales. Ce qui est beau physiquement est bien, tout ce qui est laid est
mal. – Je verrais une belle femme, que je saurais avoir l’âme
la plus scélérate du monde, qui serait adultère et
empoisonneuse, j’avoue que cela me serait parfaitement égal et ne
m’empêcherait nullement de m’y complaire, si je trouvais la
forme de son nez convenable.
Voici comme je me
représente le bonheur suprême : – c’est un grand
bâtiment carré sans fenêtre au dehors : une grande cour
entourée d’une colonnade de marbre blanc, au milieu une fontaine de
cristal avec un jet de vif-argent à la manière arabe, des caisses
d’orangers et de grenadiers posées alternativement ; par
là-dessus un ciel très bleu et un soleil très jaune ;
– de grands lévriers au museau de brochet dormiraient
çà et là ; de temps en temps des nègres pieds
nus avec des cercles d’or aux jambes, de belles servantes blanches et
sveltes, habillées de vêtements riches et capricieux, passeraient
entre les arcades évidées, quelque corbeille au bras, ou quelque
amphore sur la tête. Moi, je serais là, immobile, silencieux, sous
un dais magnifique, entouré de piles de carreaux, un grand lion
privé sous mon coude, la gorge nue d’une jeune esclave sous mon
pied en manière d’escabeau, et fumant de l’opium dans une
grande pipe de jade.
Je ne me figure pas le paradis autrement ; et, si Dieu
veut bien que j’y aille après ma mort, il me fera bâtir dans
le coin de quelque étoile un petit kiosque sur ce plan-là. –
Le paradis tel qu’on le dit être me parait beaucoup trop musical, et
je confesse en toute humilité que je suis parfaitement incapable de
supporter une sonate qui durerait seulement dix mille ans.
– Tu vois quel est mon Eldorado, ma Terre
promise : c’est un rêve comme un autre ; mais il a cela de
spécial, que je n’y introduis jamais aucune figure connue ;
que pas un de mes amis n’a franchi le seuil de ce palais imaginaire ;
qu’aucune des femmes que j’ai eues ne s’est assise à
côté de moi sur le velours des coussins : j’y suis seul
au milieu d’apparences. Toutes ces figures de femmes, toutes ces ombres
gracieuses de jeunes filles dont je le peuple, je n’ai jamais eu
l’idée de les aimer ; je n’en ai jamais supposé
une amoureuse de moi. – Dans ce sérail fantastique, je ne me suis
pas créé de sultane favorite. Il y a des négresses, des
mulâtresses, des juives à peau bleue et à cheveux rouges,
des Grecques et des Circassiennes, des Espagnoles et des Anglaises ; mais
ce ne sont pour moi que des symboles de couleur et de linéament, et je
les ai comme l’on a toute sorte de vins dans sa cave, et toutes les
espèces de colibris dans sa collection. Ce sont des machines à
plaisir, des tableaux qui n’ont pas besoin de cadre, des statues qui
viennent à vous quand on les appelle et que l’envie vous prend de
les considérer de près. Une femme a sur une statue cet
incontestable avantage qu’elle se tourne toute seule du côté
où l’on veut, et qu’il faut faire soi-même le tour de
la statue et se placer au point de vue ; – ce qui est fatigant.
Tu vois bien qu’avec des
idées semblables je ne puis rester ni dans ce temps ni dans ce
monde-ci ; car on ne peut subsister ainsi à côté du
temps et de l’espace. Il faut que je trouve autre chose.
En pensant ainsi, il est simple et
logique que l’on aboutisse à une pareille conclusion. – Comme
on ne cherche que la satisfaction de l’œil, le poli de la forme et la
pureté du linéament, on les accepte partout où on les
rencontre. C’est ce qui explique les singulières aberrations de
l’amour antique.
Depuis le Christ on n’a plus fait une seule statue
d’homme où la beauté adolescente fût
idéalisée et rendue avec ce soin qui caractérise les
anciens sculpteurs. – La femme est devenue le symbole de la beauté
morale et physique : l’homme est réellement déchu du
jour où le petit enfant est né à Bethléem. La femme
est la reine de la création ; les étoiles se joignent en
couronne sur sa tête, le croissant de la lune se fait une gloire de
s’arrondir sous son pied, le soleil cède son or le plus pur pour
lui en faire des joyaux, les peintres qui veulent flatter les anges leur donnent
des figures de femmes, et certes ce n’est pas moi qui les en
blâmerai. – Avant le doux et galant conteur de paraboles,
c’était tout le contraire ; on ne féminisait pas les
dieux ou les héros que l’on voulait faire séduisants ;
ils avaient leur type, vigoureux et délicat en même temps, mais
toujours mâle, si amoureux que fussent leurs contours, si polis et si
dénués de muscles et de veines que l’ouvrier eût fait
leurs jambes et leurs bras divins. On faisait plus volontiers revenir à
ce caractère la beauté spéciale de la femme. On
élargissait les épaules, on atténuait les hanches, on
donnait peu de saillie à la gorge, on accentuait plus robustement les
attaches des bras et des cuisses. – Il n’y a presque pas de
différence entre Paris et Hélène. Aussi
l’hermaphrodite est-il une des chimères les plus ardemment
caressées de l’antiquité idolâtre.
C’est en effet une des plus suaves
créations du génie païen que ce fils d’Hermès et
d’Aphrodite. Il ne se peut rien imaginer de plus ravissant au monde que
ces deux corps tous deux parfaits, harmonieusement fondus ensemble, que ces deux
beautés si égales et si différentes qui n’en forment
plus qu’une supérieure à toutes deux, parce qu’elles
se tempèrent et se font valoir réciproquement : pour un
adorateur exclusif de la forme, y a-t-il une incertitude plus aimable que celle
où vous jette la vue de ce dos, de ces reins douteux, et de ces jambes si
fines et si fortes que l’on ne sait si l’on doit les attribuer
à Mercure prêt à s’envoler ou à Diane sortant
du bain ? Le torse est un composé des monstruosités les plus
charmantes : sur la poitrine potelée et pleine de
l’éphèbe s’arrondit avec une grâce
étrange la gorge d’une jeune vierge. Sous les flancs bien
enveloppés et d’une mollesse toute féminine, on devine les
dentelés et les côtes, comme aux flancs d’un jeune
garçon ; le ventre est un peu plat pour une femme, un peu rond pour
un homme, et toute l’habitude du corps a quelque chose de nuageux et
d’indécis qu’il est impossible de rendre, et dont
l’attrait est tout particulier. – Théodore serait à
coup sûr un excellent modèle de ce genre de beauté ;
cependant je trouve que la portion féminine l’emporte chez lui, et
qu’il lui est plus resté de Salmacis qu’à
l’Hermaphrodite des Métamorphoses.
Ce qu’il y a de singulier,
c’est que je ne pense presque plus à son sexe et que je
l’aime avec une sécurité parfaite. Quelquefois je cherche
à me persuader que cet amour est abominable, et je me le dis à
moi-même le plus sévèrement possible ; mais cela ne
vient que des lèvres, c’est un raisonnement que je me fais et que
je ne sens pas : il me semble réellement que c’est la chose la
plus simple du monde et que tout autre à ma place en ferait autant.
Je le vois, je l’écoute parler ou chanter, car
il chante admirablement, et j’y prends un indicible plaisir. – Il me
fait tellement l’effet d’une femme qu’un jour, dans la chaleur
de la conversation, il m’est échappé de l’appeler
madame, ce qui l’a fait rire d’un rire assez forcé, à
ce qu’il m’a paru.
Si c’était une femme cependant, quels seraient
ses motifs pour se travestir ainsi ? Je ne puis me les expliquer
d’aucune manière. Qu’un cavalier très jeune,
très beau et parfaitement imberbe se déguise en femme, cela se
conçoit ; il s’ouvre ainsi mille portes qui lui seraient
restées obstinément fermées, et le quiproquo peut le jeter
dans une complication d’aventures tout à fait dédalienne et
réjouissante. On peut arriver de cette façon jusqu’à
une femme étroitement gardée, ou brusquer quelque bonne fortune
à la faveur de la surprise. Mais je ne sais trop les avantages
qu’il y a pour une belle et jeune femme à courir le pays en habits
d’homme : elle ne peut qu’y perdre. Une femme ne doit pas
renoncer ainsi au plaisir d’être courtisée,
madrigalisée et adorée ; elle renoncerait plutôt
à la vie, et elle aurait raison, car qu’est-ce que la vie
d’une femme sans tout cela ? – Rien, – ou quelque chose
de pis que la mort. Et je m’étonne toujours que les femmes qui ont
trente ans ou la petite vérole ne se jettent pas du haut d’un
clocher en bas.
Malgré tout cela, quelque chose
de plus fort que tous les raisonnements me crie que c’est une femme, et
que c’est elle que j’ai rêvée, elle que je dois aimer
uniquement, et qui m’aimera uniquement : – oui, c’est
elle, la déesse aux regards d’aigle, aux belles mains royales, qui
me souriait avec condescendance du haut de son trône de nuées. Elle
s’est présentée à moi sous ce déguisement pour
m’éprouver, pour voir si je la reconnaîtrais, si mon regard
amoureux pénétrerait les voiles dont elle s’était
enveloppée, comme dans ces contes merveilleux où les fées
apparaissent d’abord sous des figures de mendiantes, puis se
relèvent tout à coup resplendissantes d’or et de
pierreries.
Je t’ai reconnue, ô mon amour ! À
ton aspect, mon cœur a sauté dans ma poitrine comme saint Jean dans
le ventre de sainte Anne, lorsqu’elle fut visitée par la
Vierge ; une lueur flamboyante s’est répandue dans
l’air ; j’ai senti comme une odeur de divine ambroisie ;
j’ai vu à tes pieds la traînée de feu, et j’ai
compris sur le champ que tu n’étais pas une simple mortelle.
Les sons mélodieux de la viole de
sainte Cécile, que les anges écoutent avec ravissement, sont
rauques et discordants en comparaison des cadences perlées qui
s’envolent de ta bouche de rubis : les Grâces jeunes et
souriantes dansent autour de toi une ronde perpétuelle ; les
oiseaux, lorsque tu passes dans les bois, inclinent en gazouillant leur petite
tête panachée pour te mieux voir, et te sifflent leurs plus jolis
refrains ; la lune amoureuse se lève de meilleure heure pour te
baiser de ses pâles lèvres d’argent, car elle a
abandonné son berger pour toi ; le vent se garde d’effacer sur
le sable la délicate empreinte de ton adorable pied ; la fontaine,
quand tu l’y penches, se fait plus unie que le cristal, de peur de rider
et de déformer la réflexion de ton visage céleste ;
les pudiques violettes elles-mêmes t’ouvrent leur petit cœur et
font mille coquetteries devant toi ; la fraise jalouse se pique
d’émulation et tâche d’égaler le divin incarnat
de ta bouche ; l’imperceptible moucheron bourdonne joyeusement et
t’applaudit en battant des ailes : – toute la nature
t’aime et t’admire, ô toi, sa plus belle
œuvre !
Ah ! je vis maintenant ; –
jusqu’à présent je n’avais été
qu’un mort : me voilà débarrassé du linceul, et
je tends hors de la fosse mes deux maigres mains vers le soleil ; ma
couleur bleue de spectre m’a quitté. Mon sang circule rapidement
dans mes veines. L’effrayant silence qui régnait autour de moi est
rompu à la fin. La voûte opaque et noire qui me pesait sur le front
s’est illuminée. Mille voix mystérieuses me chuchotent
à l’oreille ; de charmantes étoiles scintillent
au-dessus de moi, et sablent de leurs paillettes d’or les
sinuosités de mon chemin ; les marguerites me rient doucement, et
les clochettes murmurent mon nom avec leur petite langue tortillée :
je comprends une multitude de choses que je ne comprenais pas, je
découvre des affinités et des sympathies merveilleuses,
j’entends la langue des roses et des rossignols, et je lis couramment le
livre que je ne pouvais pas même épeler. J’ai reconnu que
j’avais un ami dans ce vieux chêne respectable tout couvert de gui
et de plantes parasites, et que cette pervenche si langoureuse et si
frêle, dont le grand œil bleu déborde toujours de larmes,
nourrissait depuis longtemps pour moi une passion discrète et
contenue : c’est l’amour, c’est l’amour qui
m’a dessillé les yeux et donné le mot de
l’énigme. – L’amour est descendu au fond du caveau
où transissait mon âme accroupie et somnolente ; il l’a
prise par le bout de la main et lui a fait monter l’escalier raide et
étroit qui menait au dehors. Toutes les portes de la prison
étaient crochetées, et pour la première fois cette pauvre
Psyché est sortie du moi où elle était
enfermée.
Une autre vie est
devenue la mienne. Je respire par la poitrine d’un autre, et le coup qui
le blesserait me tuerait. – Avant cet heureux jour, j’étais
semblable à ces mornes idoles japonaises qui se regardent
perpétuellement le ventre. J’étais le spectateur de
moi-même, le parterre de la comédie que je jouais ; je me
regardais vivre, et j’écoutais les oscillations de mon cœur
comme le battement d’une pendule. Voilà tout. Les images se
peignaient dans mes yeux distraits ; les sons frappaient mon oreille
inattentive, mais rien du monde extérieur n’arrivait
jusqu’à mon âme. L’existence de qui que ce soit ne
m’était nécessaire ; je doutais même de toute
autre existence que de la mienne, dont encore je n’étais
guère sûr. Il me semble que j’étais seul au milieu de
l’univers, et que tout le reste n’était que fumées,
images, vaines illusions, apparences fugitives destinées à peupler
ce néant. – Quelle différence !
Et pourtant, si mon pressentiment me trompait, si
Théodore était réellement un homme, ainsi que tout le monde
le croit ! On a vu quelquefois de ces merveilleuses beautés ;
– la grande jeunesse prête à cette illusion. –
C’est une chose à laquelle je ne veux pas penser et qui me rendrait
fou ; cette graine tombée d’hier dans le rocher stérile
de mon cœur l’a déjà pénétré en
tout sens de ses mille filaments ; elle s’y est cramponnée
robustement, et il serait impossible de l’arracher. C’est
déjà un arbre qui fleurit et verdoie, et tord ses racines
musculeuses. – Si je venais à savoir avec certitude que
Théodore n’est pas une femme, hélas ! je ne sais point
si je ne l’aimerais pas encore.
Chapitre
10
Ma belle amie, tu avais bien raison de
me détourner du projet que j’avais conçu de voir les hommes,
– et de les étudier à fond, avant de donner mon cœur
à aucun d’eux. – J’ai à tout jamais
éteint en moi l’amour et jusqu’à la possibilité
de l’amour.
Pauvres jeunes filles que nous sommes ;
élevées avec tant de soin, si virginalement entourées
d’un triple mur de précautions et de réticences, –
nous, à qui on ne laisse rien entendre, rien soupçonner, et dont
la principale science est de ne rien savoir, dans quelles étranges
erreurs nous vivons, et quelles perfides chimères nous bercent entre
leurs bras !
Ah ! Graciosa, trois fois maudite soit la minute
où m’est venue l’idée de ce travestissement ; que
d’horreurs, que d’infamies et que de grossièretés dont
j’ai été forcée d’être témoin ou
auditeur ! quel trésor de chaste et précieuse ignorance
j’ai dissipé en peu de temps !
C’était par un beau clair de lune, t’en
souviens-tu ? nous nous promenions ensemble tout au fond du jardin, dans
cette allée triste et peu fréquentée, terminée,
d’un côté par une statue de Faune jouant de la flûte,
qui n’a plus de nez et dont tout le corps est couvert d’une
lèpre épaisse de mousse noirâtre, et de l’autre
côté par une perspective feinte, dessinée sur le mur et
à moitié effacée par la pluie. – À travers le
feuillage encore rare de la charmille, on voyait par places les étoiles
étinceler et s’arrondir la serpe d’argent. Une odeur de
jeunes pousses et de plantes nouvelles nous arrivait du parterre avec les
souffles languissants d’une petite brise ; un oiseau caché
sifflait un air langoureux et bizarre ; nous, comme de vraies jeunes
filles, nous causions d’amour, de galants, de mariage, du beau cavalier
que nous avions vu à la messe ; nous mettions en commun le peu de
notions du monde et des choses que nous pouvions avoir ; nous retournions
de cent manières une phrase que nous avions entendue par hasard et dont
la signification nous semblait obscure et singulière ; nous nous
faisions mille de ces questions saugrenues que la plus parfaite innocence peut
seule imaginer. – Que de poésie primitive, que d’adorables
sottises dans ces furtifs entretiens de deux petites niaises sorties la veille
de pension !
Toi, tu voulais pour amant un jeune
homme hardi et fier, avec des moustaches et des cheveux noirs, de grands
éperons, de grandes plumes, une grande épée, une
espèce de matamore amoureux, et tu donnais en plein dans
l’héroïque et le triomphant : tu ne rêvais que
duels et escalades, dévouement miraculeux, et tu aurais volontiers
jeté ton gant dans la fosse aux lions pour que ton Esplandian l’y
allât chercher : cela était fort comique de voir une petite
fille comme tu l’étais alors, toute blonde, toute rougissante,
ployant au moindre souffle, vous débiter ces généreuses
tirades d’une seule haleine et de l’air le plus martial du
monde.
Moi quoique je n’eusse que six
mois de plus que toi, j’étais de six ans moins romanesque :
une chose m’inquiétait principalement, c’était de
savoir ce que les hommes se disaient entre eux et ce qu’ils faisaient
lorsqu’ils étaient sortis des salons et des
théâtres : je pressentais dans leur vie beaucoup de
côtés défectueux et obscurs, soigneusement voilés
à nos regards, et qu’il nous importait beaucoup de
connaître ; quelquefois, cachée derrière un rideau,
j’épiais de loin les cavaliers qui venaient à la maison, et
il me semblait alors démêler dans leur allure quelque chose
d’ignoble et de cynique, une insouciance grossière ou une
préoccupation farouche que je ne leur retrouvais plus dès
qu’ils étaient entrés, et qu’ils semblaient
dépouiller comme par enchantement sur le seuil de la chambre. Tous, les
jeunes comme les vieux, me paraissaient avoir adopté uniformément
un masque de convention, des sentiments de convention et un parler de convention
lorsqu’ils étaient devant les femmes. – De l’angle du
salon où je me tenais droite comme
une
poupée et sans appuyer le dos a mon fauteuil, tout en roulant mon bouquet
entre mes doigts, j’écoutais, je regardais ; mes yeux
étaient baissés cependant, et je voyais tout à droite,
à gauche, devant et derrière moi : – comme les yeux
fabuleux du lynx, mes yeux perçaient les murailles, et j’aurais dit
ce qui se passait dans la pièce à côté.
Je m’étais aussi
aperçue d’une notable différence dans la manière dont
on parlait aux femmes mariées ; ce n’étaient plus les
phrases discrètes et polies, enjolivées puérilement comme
on en adressait à moi ou à mes compagnes, c’était un
enjouement plus libre, des façons moins sobres et plus
dégagées, les claires réticences et les détours
aboutissant vite d’une corruption qui sait qu’elle a devant elle une
corruption semblable : je sentais bien qu’il y avait entre eux un
élément commun qui n’existait pas entre nous, et
j’aurais tout donné pour savoir quel était cet
élément.
Avec quelle anxiété et quelle furie curieuse
je suivais de l’œil et de l’oreille les groupes bourdonnants et
rieurs de jeunes gens qui, après s’être abattus sur quelques
points du cercle, reprenaient leur promenade tout en causant et en jetant au
passage des œillades ambiguës. Sur leurs bouches
dédaigneusement bouffies voltigeaient des ricanements
incrédules ; ils avaient l’air de se moquer de ce qu’ils
venaient de dire, et de rétracter les compliments et les adorations dont
ils nous avaient comblées. Je n’entendais pas leurs paroles ;
mais je comprenais, au mouvement de leurs lèvres, qu’ils
prononçaient des mots d’une langue qui m’était
inconnue et dont personne ne s’était servi devant moi. Ceux
mêmes qui avaient l’air le plus humble et le plus soumis
redressaient la tête avec une nuance très sensible de
révolte et d’ennui ; – un soupir d’essoufflement,
pareil au soupir d’un acteur qui est arrivé au bout d’un long
couplet, s’échappait malgré eux de leur poitrine, et ils
faisaient en nous quittant un demi-tour sur les talons d’une
manière vive et pressée qui dénonçait une
espèce de satisfaction intérieure d’être
délivrés de la rude corvée d’être
honnêtes et galants.
J’aurais donné un an de ma
vie pour entendre, sans être vue, une heure de leur conversation. Souvent
je comprenais, à de certaines attitudes, à quelques gestes
détournés, à des coups d’œil lancés
obliquement, qu’il était question de moi et que l’on parlait
ou de mon âge ou de ma figure. Alors j’étais sur des charbons
ardents ; les quelques mots étouffés, les demi-lambeaux de
phrase qui m’arrivaient par intervalles irritaient au plus haut point ma
curiosité sans pouvoir la satisfaire, et j’entrais dans des doutes
et des perplexités étranges.
Le plus souvent ce qu’on disait avait une apparence
favorable, et ce n’était pas ce qui
m’inquiétait : je me souciais assez peu que l’on me
trouvât belle ; mais les menues observations coulées dans le
tuyau de l’oreille et presque toujours suivies de longs ricanements et de
singuliers clignements d’yeux, – voilà ce que j’aurais
voulu savoir ; et, pour une de ces phrases dites tout bas derrière
un rideau ou dans l’encoignure d’une porte, j’aurais
quitté sans regret l’entretien le plus fleuri et le plus
parfumé du monde.
Si j’avais eu un amant,
j’aurais beaucoup aimé connaître la manière dont il
eût parlé de moi à un autre homme, et en quels termes il se
serait vanté de sa bonne fortune à ses camarades d’orgie
avec un peu de vin dans la tête et les deux coudes sur la nappe.
Je le sais maintenant, et en vérité je suis
fâchée de le savoir. – C’est toujours ainsi.
Mon idée était folle, mais ce qui est fait est
fait, et l’on ne peut désapprendre ce qu’on a appris. Je ne
t’ai pas écoutée, ma chère Graciosa, je m’en
repens ; mais on n’écoute pas toujours la raison, surtout
quand elle sort d’une aussi jolie bouche que la tienne, car je ne sais
pourquoi on ne se peut figurer qu’un conseil soit sage, à moins
qu’il ne soit donné par quelque vieille tête toute chenue et
toute grise, comme si avoir été bête soixante ans pouvait
vous rendre spirituel.
Mais tout cela me tourmentait trop, et je n’y pouvais
tenir, je grillais dans ma petite peau comme une châtaigne sur la
poêle. La pomme fatale s’arrondissait dans le feuillage au-dessus de
ma tête, et il fallait bien finir par y donner un coup de dent, sauf
à la jeter après, si la saveur m’en paraissait
amère.
J’ai fait comme Ève la blonde, ma très
chère grand-mère, – j’ai mordu.
La mort de mon oncle, le seul parent qui me restât, me
laissant libre de mes actions, j’exécutai ce que je rêvais
depuis si longtemps. – Mes précautions étaient prises avec
le plus grand soin pour que nul ne se doutât de mon sexe :
j’avais appris à tirer l’épée et le
pistolet ; je montais parfaitement à cheval et avec une hardiesse
dont peu d’écuyers eussent été capables ;
j’étudiai bien la manière de porter le manteau et de faire
siffler la cravache, et, en quelques mois, je parvins à faire d’une
fille qu’on trouvait assez jolie un cavalier beaucoup plus joli, et
à qui il ne manquait guère que la moustache. – Je
réalisai ce que j’avais de bien, et je sortis de la ville,
décidée à n’y revenir qu’avec
l’expérience la plus complète.
C’était le seul moyen
d’éclaircir mes doutes : avoir des amants ne m’aurait
rien appris, ou du moins cela ne m’eût donné que des lueurs
incomplètes, et je voulais étudier l’homme à fond,
l’anatomiser fibre par fibre avec un scalpel inexorable et le tenir tout
vif et tout palpitant sur ma table de dissection ; pour cela il fallait le
voir seul à seul chez lui, en déshabillé, le suivre
à la promenade, à la taverne et ailleurs. – Avec mon
déguisement, je pouvais aller partout sans être
remarquée ; on ne se cachait pas devant moi, on jetait de
côté toute réserve et toute contrainte, je recevais des
confidences et j’en faisais de fausses pour en provoquer de vraies.
Hélas ! les femmes n’ont lu que le roman de l’homme et
jamais son histoire.
C’est une chose effrayante
à penser et à laquelle on ne pense pas, combien nous ignorons
profondément la vie et la conduite de ceux qui paraissent nous aimer et
que nous épouserons. Leur existence réelle nous est aussi
parfaitement inconnue que s’ils étaient des habitants de Saturne ou
de quelque autre planète à cent millions de lieues de notre boule
sublunaire : on dirait qu’ils sont d’une autre espèce,
et il n’y a pas le moindre lien intellectuel entre les deux sexes ;
– les vertus de l’un font les vices de l’autre, et ce qui fait
admirer l’homme fait honnir la femme.
Nous autres, notre vie est claire et se peut
pénétrer d’un regard. – Il est facile de nous suivre
de la maison au pensionnat, du pensionnat à la maison ; – ce
que nous faisons n’est un mystère pour personne ; chacun peut
voir nos mauvais dessins à l’estompe, nos bouquets à
l’aquarelle composés d’une pensée et d’une rose
grosse comme un chou, et galamment noués par la queue avec un ruban de
couleur tendre : les pantoufles que nous brodons pour la fête de nos
pères ou de nos grands-pères n’ont rien en soi de bien
occulte et de bien inquiétant. – Nos sonates et nos romances sont
exécutées avec la plus désirable froideur. Nous sommes bien
et dûment cousues à la jupe de nos mères, et, à neuf
ou dix heures au plus, nous rentrons dans nos petits lits tout blancs, au fond
de nos cellules proprettes et discrètes, où nous sommes
vertueusement verrouillées et cadenassées jusqu’au lendemain
matin. La susceptibilité la plus éveillée et la plus
jalouse ne trouverait rien à cela.
Le cristal le plus limpide n’a pas
la transparence d’une pareille vie.
Celui qui nous prend sait ce que nous avons fait à
partir de la minute où nous avons été sevrées et
même avant, s’il veut pousser ses recherches jusque-là.
– Notre vie n’est pas une vie, c’est une espèce de
végétation comme celle de la mousse et des fleurs ;
l’ombre glaciale de la tige maternelle flotte autour de nous, pauvres
boutons de rose étouffés qui n’osons pas nous ouvrir. Notre
affaire principale, c’est de nous tenir bien droites, bien corsées,
bien busquées, l’œil convenablement baissé, et de
surpasser en immobilité et en raideur les mannequins et les
poupées à ressorts.
Il nous est défendu de prendre la parole, de nous
mêler à la conversation autrement que pour répondre oui et
non, si l’on nous interroge. Aussitôt que l’on veut dire
quelque chose d’intéressant, l’on nous renvoie étudier
notre harpe ou notre clavecin, et nos maîtres de musique ont tous soixante
ans pour le moins et prennent horriblement de tabac. Les modèles
suspendus dans nos chambres sont d’une anatomie très vague et
très esquivée. Les dieux de la Grèce, pour se
présenter dans un pensionnat de demoiselles, ont soin
préalablement d’acheter à la friperie de très amples
carricks et de se faire graver au pointillé, ce qui leur donne
l’air de portiers ou de cochers de fiacre, et les rend peu propres
à nous enflammer l’imagination.
À force de vouloir nous
empêcher d’être romanesques, l’on nous rend idiotes. Le
temps de notre éducation se passe non pas à nous apprendre quelque
chose, mais à nous empêcher d’apprendre quelque chose.
Nous sommes réellement prisonnières de corps
et d’esprit ; mais un jeune homme, libre de ses actions, qui sort le
matin pour ne rentrer que le matin, qui a de l’argent, qui peut en gagner
et en disposer comme il lui plaît, comment pourrait-il justifier
l’emploi de son temps ? – quel est l’homme qui voudrait
dire à la personne aimée ce qu’il a fait pendant sa
journée et pendant sa nuit ? – Aucun, même de ceux qui
sont réputés les plus purs.
J’avais envoyé mon cheval et mes
vêtements à une petite métairie que j’ai à
quelque distance de la ville. Je m’habillai, je montai en selle et je
partis, non sans un singulier serrement de cœur. – Je ne regrettai
rien, je ne laissai rien en arrière, ni parents, ni amis, pas un chien,
pas un chat, et cependant j’étais triste, j’avais presque les
larmes aux yeux ; cette ferme où je n’avais été
que cinq ou six fois n’avait pour moi rien de particulier et de cher, et
ce n’était pas la complaisance que l’on prend à de
certains endroits et qui vous attendrit lorsqu’il les faut quitter, mais
je me retournai deux ou trois fois pour voir encore de loin monter entre les
arbres sa vrille de fumée bleuâtre.
C’était là
où, avec mes robes et mes jupes, j’avais laissé mon titre de
femme ; dans la chambre où j’avais fait ma toilette
étaient serrées vingt années de ma vie qui ne devaient plus
compter et qui ne me regardaient plus. Sur la porte on eût pu
écrire : Ci-gît Madeleine de Maupin ; car en effet je
n’étais plus Madeleine de Maupin, mais bien Théodore de
Sérannes, – et personne ne devait plus m’appeler de ce doux
nom de Madeleine.
Le tiroir où étaient renfermées mes
robes, désormais inutiles, me parut comme le cercueil de mes blanches
illusions ; – j’étais un homme, ou du moins j’en
avais l’apparence : la jeune fille était morte.
Quand j’eus totalement perdu de vue la cime des
châtaigniers qui entourent la métairie, il me sembla que je
n’étais plus moi, mais un autre, et je me souvenais de mes actions
anciennes comme des actions d’une personne étrangère
auxquelles j’aurais assisté, ou comme du début d’un
roman dont je n’aurais pas achevé la lecture.
Je me rappelais complaisamment mille petits détails
dont l’enfantine naïveté me faisait venir sur les
lèvres un sourire d’indulgence un peu moqueuse quelquefois, comme
celui d’un jeune libertin qui écouterait les confidences arcadiques
et pastorales d’un écolier de troisième ; et, au moment
où je m’en détachais pour toujours, toutes mes
puérilités de petite fille et de jeune fille accouraient sur le
bord du chemin en me faisant mille signes d’amitié et
m’envoyant des baisers du bout de leurs doigts blancs et
effilés.
Je piquai mon cheval pour me
dérober à ces énervantes émotions ; les arbres
filaient rapidement à droite et à gauche ; mais
l’essaim folâtre, plus bourdonnant qu’une ruche
d’abeilles, se mit à courir dans les allées latérales
et à m’appeler : – Madeleine !
Madeleine !
Je donnai sur le cou de ma bête un grand coup de
cravache qui la fit redoubler de vitesse. Mes cheveux se tenaient presque droits
derrière ma tête, mon manteau était horizontal, comme si des
plis eussent été sculptés dans la pierre, tant ma course
était rapide ; je regardai une fois en arrière, et je vis,
comme un petit nuage blanc bien loin à l’horizon, la
poussière que les pieds de mon cheval avaient soulevée.
Je m’arrêtai un peu.
Dans un buisson d’églantier, sur le bord de la
route, je vis remuer quelque chose de blanc, et une petite voix claire et douce
comme l’argent me vint frapper l’oreille : – Madeleine,
Madeleine, où allez-vous si loin, Madeleine ? Je suis votre
virginité, ma chère enfant ; c’est pourquoi j’ai
une robe blanche, une couronne blanche et une peau blanche. Mais vous, pourquoi
avez-vous des bottes, Madeleine ? Il me semblait que vous aviez le pied
fort joli. Des bottes et un haut-de-chausses, et un grand chapeau à plume
comme un cavalier qui va à la guerre ! Pourquoi donc cette longue
épée qui bat et meurtrit votre cuisse ? Vous avez un
singulier équipage, Madeleine, et je ne sais trop si je dois vous
accompagner.
– Si tu as peur, ma chère,
retourne à la maison, va arroser mes fleurs et soigner mes colombes. Mais
en vérité tu as tort, tu serais plus en sûreté sous
ces vêtements de bon drap que sous ta gaze et ton lin. Mes bottes
empêchent qu’on ne voie si j’ai un joli pied ; cette
épée, c’est pour me défendre, et la plume qui
s’agite à mon chapeau est pour effaroucher tous les rossignols qui
me viendraient chanter à l’oreille de fausses chansons
d’amour.
Je continuai ma route : dans les soupirs du vent je
crus reconnaître la dernière phrase de la sonate que j’avais
apprise pour la fête de mon oncle, et, dans une large rose qui levait sa
tête épanouie au-dessus d’un petit mur, le modèle de
la grosse rose d’après quoi j’avais fait tant
d’aquarelles ; en passant devant une maison, je vis flotter à
une fenêtre le fantôme de mes rideaux. Tout mon passé
semblait se cramponner après moi pour m’empêcher
d’aller en avant et d’arriver à un nouvel avenir.
J’hésitai deux ou trois fois, et je tournai la
tête de mon cheval de l’autre côté.
Mais la petite couleuvre bleue de la curiosité me
sifflait tout doucement des paroles insidieuses, et me disait : –
Marche, marche, Théodore ; l’occasion est bonne pour
t’instruire ; si tu n’apprends pas aujourd’hui, tu ne
sauras jamais. – Et ton noble cœur, tu le donneras donc au hasard,
à la première apparence honnête et passionnée ?
– Les hommes nous cachent des secrets bien extraordinaires,
Théodore !
Le haut-de-chausses était bien sur mon corps et non
dans mon esprit ; j’éprouvai un certain malaise et comme un
frisson de peur, pour nommer la chose par son nom, à un endroit sombre de
la forêt ; un coup de fusil tiré par un braconnier manqua me
faire évanouir. Si c’eût été un voleur, les
pistolets placés dans mes fontes et ma formidable épée ne
m’eussent pas été à coup sûr d’un grand
secours. Mais peu à peu je m’aguerris, et je n’y fis plus
attention.
Le soleil descendait lentement sous l’horizon comme le
lustre d’un théâtre qu’on abaisse quand la
représentation est finie. Des lapins et des faisans traversaient la route
de temps à autre ; les ombres s’allongeaient, et tous les
lointains se nuançaient de rougeurs. Certaines portions du ciel
étaient d’un lilas très doux et très fondu,
d’autres tenaient du citron et de l’orange ; les oiseaux de
nuit commençaient à chanter, et il se dégageait du bois une
foule de bruits singuliers : le peu de lumière qu’il y avait
encore s’éteignit, et l’obscurité devint
complète, augmentée qu’elle était par l’ombre
portée des arbres. Moi, qui n’étais jamais sortie seule de
nuit, me trouver à huit heures du soir dans une grande forêt !
Conçois-tu cela, ma Graciosa, moi qui me mourais déjà de
peur au bout du jardin ? L’effroi me reprit de plus belle, et le
cœur me battit terriblement ; ce fut, je t’avoue, avec une
grande satisfaction que je vis poindre et scintiller au revers d’un coteau
les lumières de la ville où j’allais. Dès que je vis
ces points brillants semblables à de petites étoiles terrestres,
ma frayeur se passa complètement. Il me semblait que ces lueurs
indifférentes étaient les yeux ouverts d’autant d’amis
qui veillaient pour moi.
Mon cheval n’était pas
moins content que moi, et humant un doux parfum d’écurie plus
agréable pour lui que toutes les odeurs des marguerites et des fraises
des bois, il courut tout droit à l’hôtel du Lion-Rouge.
Une blonde lueur rayonnait à travers le vitrage de
plomb de l’auberge, dont l’enseigne de fer-blanc se balançait
à droite et à gauche, et geignait comme une vieille femme, car la
bise commençait à fraîchir. – Je remis mon cheval aux
mains d’un palefrenier, et j’entrai dans la cuisine.
Une énorme cheminée, ouvrant au fond sa gueule
rouge et noire, avalait un fagot à chaque bouchée, et de chaque
côté des chenets, deux chiens, assis sur leur derrière et
presque aussi grands que des hommes, se faisaient cuire avec le plus grand
flegme du monde, se contentant de lever un peu leurs pattes et de pousser une
espèce de soupir quand la chaleur devenait plus intense ; mais,
à coup sûr, ils eussent mieux aime être réduits en
charbon que de reculer d’un pas.
Mon arrivée ne parut pas leur
faire plaisir, et ce fut en vain que, pour faire connaissance avec eux, je leur
passai, à plusieurs reprises, la main sur la tête ; ils me
jetaient des regards en dessous qui ne signifiaient rien de bon. – Cela
m’étonna, car les animaux viennent a moi volontiers.
L’hôtelier s’approcha pour me demander ce
que je voulais à souper.
C’était un homme pansu, avec un nez rouge, des
yeux vairons et un sourire qui lui faisait le tour de la tête. À
chaque mot qu’il disait, il montrait une double rangée de dents
pointues et séparées comme celles des ogres. Le grand couteau de
cuisine qui pendait à son côté avait un air douteux et
semblait pouvoir servir à plusieurs usages. Quand je lui eus dit ce que
je désirais, il alla à un des chiens, et lui donna un coup de pied
quelque part. Le chien se leva, et se dirigea vers une espèce de roue
où il entra avec un air piteux et rechigné, et en me
lançant un regard de reproche. Enfin, voyant qu’il n’y avait
pas de grâce à espérer, il se mit à faire tourner sa
roue, et par contre-coup la broche où était enfilé le
poulet dont je devais souper. Je me promis de lui en jeter les reliefs pour le
payer de sa peine, et je me mis à considérer la cuisine en
attendant qu’il fût prêt.
De larges solives de chêne
rayaient le plafond, toutes bistrées et noircies par la fumée du
foyer et des chandelles. Sur les dressoirs brillaient dans l’ombre des
plats d’étain plus clairs que l’argent et des poteries de
faïence blanche à bouquets bleus. – Au long des murs, de
nombreuses files de casseroles bien récurées ne ressemblaient pas
mal aux boucliers antiques que l’on voit suspendus en rang au long des
trirèmes grecques ou romaines (pardonne-moi, Graciosa, la magnificence
épique de cette comparaison). Une ou deux grosses servantes
s’agitaient autour d’une grande table, et remuaient de la vaisselle
et des fourchettes, plus agréable musique que toute autre quand on a
faim, car l’ouïe du ventre devient alors plus fine que celle de
l’oreille. Somme toute, en dépit de la bouche de tirelire et des
dents de scie de l’hôtelier, l’auberge avait une mine assez
honnête et réjouissante ; et le sourire de
l’hôtelier eût-il eu une toise de plus, et ses dents
eussent-elles été trois fois plus longues et plus blanches, la
pluie commençait à tinter sur les carreaux, et le vent à
hurler de façon à vous ôter l’envie de vous en aller,
car je ne sais rien qui soit plus lugubre que ces gémissements par une
nuit obscure et pluvieuse.
Une idée me vint qui me fit sourire, c’est que
personne au monde ne serait venu me chercher où j’étais.
– En effet, qui eût pensé que la petite Madeleine, au lieu
d’être couchée dans son lit bien chaud, avec sa veilleuse
d’albâtre à côté d’elle, un roman sous son
oreiller, sa femme de chambre dans le cabinet voisin, prête à
accourir à la moindre terreur nocturne, se balançait sur une
chaise de paille, dans une auberge de campagne, à vingt lieues de sa
maison, ses pieds bottés posés sur les chenets, et ses petites
mains crânement enfoncées dans ses goussets ?
Oui, Madelinette n’est pas
restée, comme ses compagnes, le coude paresseusement appuyé au
bord du balcon, entre le volubilis et les jasmins de la fenêtre, à
suivre, au bout de la plaine, les franges violettes de l’horizon, ou
quelque petit nuage couleur de rose, arrondi par la brise de mai. Elle n’a
pas tapissé, avec la feuille des lis, des palais de nacre de perle pour y
loger ses chimères ; elle n’a pas, comme vous, les belles
rêveuses, habillé quelque fantôme creux de toutes les
perfections imaginables : elle a voulu connaître les hommes avant de
se donner à un homme ; elle a tout quitté, ses belles robes
de velours et de soie aux couleurs éclatantes, ses colliers, ses
bracelets, ses oiseaux et ses fleurs ; elle a renoncé volontairement
aux adorations, aux galanteries prosternées, aux bouquets et aux
madrigaux, au plaisir d’être trouvée plus belle et mieux
parée que vous, à son doux nom de femme, à tout ce qui fut
elle, et elle s’en est allée, la courageuse fille, toute seule,
apprendre à travers le monde la grande science de la vie.
Si l’on savait cela, l’on
dirait que Madeleine est folle. – Tu l’as dit toi-même, ma
chère Graciosa ; – mais les véritables folles sont
celles qui jettent leur âme au vent, et sèment leur amour au hasard
sur la pierre et le rocher, sans savoir si un seul épi germera.
Ô Graciosa ! c’est une pensée que je
n’ai jamais eue sans terreur : avoir aimé quelqu’un qui
n’en était pas digne ! avoir montré son âme toute
nue à des yeux impurs, et laissé pénétrer un profane
dans le sanctuaire de son cœur ! avoir roulé quelque temps ses
flots limpides avec une onde bourbeuse ! – Si parfaitement que
l’on se soit séparé, il reste toujours quelque chose de ce
limon, et le ruisseau ne peut reprendre sa transparence première.
Penser qu’un homme vous a embrassée et
touchée ; qu’il a vu votre corps ; qu’il peut
dire : Elle est comme ceci ou comme cela ; elle a tel signe à
tel endroit ; elle a telle nuance dans l’âme ; elle rit
pour cette chose ? et pleure pour celle-ci ; son rêve est ainsi
fait ; voici dans mon portefeuille une plume des ailes de sa
chimère ; cette bague est tressée avec ses cheveux ; un
morceau de son cœur est plié dans cette lettre ; elle me
caressait de cette façon, et voici son mot de tendresse
habituel !
Ah ! Cléopâtre, je comprends maintenant
pourquoi tu faisais tuer, le matin, l’amant avec qui tu avais passé
la nuit. – Sublime cruauté, pour qui, autrefois, je n’avais
pas assez d’imprécations ! – Grande voluptueuse, comme
tu connaissais la nature humaine, et qu’il y a de profondeur dans cette
barbarie ! Tu ne voulais pas que nul vivant pût divulguer les
mystères de ta couche ; ces mots d’amour, envolés de
tes lèvres ne devaient pas être répétés.
– Tu gardais ainsi ta pure illusion. L’expérience ne venait
pas dépouiller pièce à pièce ce fantôme
charmant que tu avais bercé entre tes bras. Tu aimais mieux être
séparée de lui par un brusque coup de hache que par un lent
dégoût. – Quel supplice, en effet, de voir l’homme que
l’on avait choisi mentir à chaque minute à
l’idée qu’on s’était faite de lui ; de
découvrir dans son caractère mille petitesses qu’on
n’y soupçonnait pas ; de s’apercevoir que ce qui vous
avait paru si beau à travers le prisme de l’amour est
réellement fort laid, et que ce qu’on avait pris pour un vrai
héros de roman n’est au bout du compte, qu’un bourgeois
prosaïque qui met des pantoufles et une robe de chambre !
Je n’ai pas le pouvoir de
Cléopâtre, et, si je le possédais, je n’aurais pas
assurément la force de m’en servir. Aussi, ne pouvant ni ne voulant
faire couper la tête à mes amants au sortir de mon lit, et
n’étant pas non plus d’humeur à supporter ce que les
autres femmes supportent, il faut que j’y regarde à deux fois avant
d’en prendre un ; c’est ce que je ferai plutôt trois fois
que deux, si l’envie m’en prend, ce dont je doute fort, après
ce que j’ai vu et entendu ; à moins cependant que je ne
rencontre dans quelque bienheureuse contrée inconnue un cœur pareil
au mien, comme disent les romans, – un cœur vierge et pur qui
n’eût jamais aimé et qui en fût capable, dans le vrai
sens du mot ce qui n’est pas, à beaucoup près, une chose
facile.
Plusieurs cavaliers entrèrent
dans l’auberge ; l’orage et la nuit les avaient
empêchés de continuer leur route – Ils étaient tous
jeunes, et le plus âgé n’avait assurément pas plus de
trente ans : leurs vêtements annonçaient qu’ils
appartenaient à la classe supérieure, et, à défaut
de leurs vêtements, la facilité insolente de leurs manières
l’eût fait assez comprendre. Il y en avait un ou deux qui avaient
des figures intéressantes ; les autres avaient tous, à un
degré plus ou moins fort, cette espèce de jovialité brutale
et d’insouciante bonhomie que les hommes ont entre eux, et dont ils se
dépouillent complètement lorsqu’ils sont en notre
présence.
S’ils avaient pu se douter que ce jeune homme
frêle et à moitié endormi sur sa chaise, à
l’angle de la cheminée, n’était rien moins que ce
qu’il paraissait être, mais bien une jeune fille, un morceau de roi,
comme ils disent, certes ils eussent bien vite changé de ton, vous les
auriez vus aussitôt se rengorger et faire la roue. Ils se seraient
approchés avec force révérences, les jambes
cambrées, les coudes en dehors, le sourire dans les yeux, dans la bouche,
dans le nez, dans les cheveux, dans toute l’habitude de leur corps ;
ils auraient désossé les mots dont ils se seraient servis, et
n’auraient parlé qu’avec des phrases de velours et de
satin ; au moindre de mes mouvements, ils auraient eu l’air de
s’étendre sur le plancher en manière de tapis, de peur que
la délicatesse de mes pieds ne fût offensée par ses
inégalités ; toutes les mains se fussent avancées pour
me soutenir ; le siège le plus moelleux eût été
disposé à la meilleure place ; mais j’avais l’air
d’un joli garçon, et non d’une jolie fille.
J’avoue que je fus presque sur le
point de regretter mes jupes, en voyant le peu d’attention qu’ils
faisaient à moi. – J’en fus une minute toute
mortifiée ; car, de temps en temps, il m’arrivait de ne plus
songer que j’avais des habits d’homme, et j’eus besoin
d’y penser pour ne pas prendre de mauvaise humeur.
J’étais là, ne disant mot, les bras
croisés et regardant avec un air en apparence fort attentif le poulet qui
se nuançait de teintes de plus en plus vermeilles et le malheureux chien
que j’avais si malencontreusement dérangé, et qui se
démenait dans sa roue comme plusieurs diables dans le même
bénitier.
Le plus jeune de la troupe me vint frapper sur
l’épaule un coup qui, ma foi, me fit beaucoup de mal, et
m’arracha un petit cri involontaire, et il me demanda si je
n’aimerais pas mieux souper avec eux que tout seul, attendu qu’on
buvait mieux étant plusieurs. – Je lui répondis que
c’était un plaisir que je n’aurais pas osé
espérer, et que je le ferais très volontiers. On mit notre couvert
ensemble, et nous prîmes place à la table.
Le chien, tout haletant, après
avoir happé en trois tours de langue une énorme
écuellée d’eau, reprit son poste vis-à-vis de
l’autre chien, qui n’avait pas bougé non plus que s’il
eût été de porcelaine, les nouveaux venus n’ayant pas
demandé de poulet par une grâce du ciel toute
spéciale.
J’appris, par quelques phrases qui leur
échappèrent, qu’ils se rendaient à la cour, qui
était alors à ***, et où ils devaient rejoindre
d’autres de leurs amis. Je leur dis que j’étais un jeune fils
de famille qui sortait de l’université, et qui se rendait chez des
parents qu’il avait en province par le vrai chemin des écoliers,
c’est-à-dire par le plus long qu’il pût trouver. Cela
les fit rire, et, après quelques propos sur mon air innocent et candide,
ils me demandèrent si j’avais une maîtresse. Je leur
répondis que je n’en savais rien, et eux de rire encore plus. Les
flacons se succédaient avec rapidité ; quoique j’eusse
soin de laisser mon verre presque toujours plein, j’avais la tête un
peu échauffée, et, ne perdant pas de vue mon idée, je fis
en sorte que la conversation tournât sur les femmes. Cela ne fut pas
difficile ; car c’est, après la théologie et
l’esthétique, la chose dont les hommes parlent le plus volontiers
quand ils sont ivres.
Les compagnons n’étaient
pas précisément ivres, ils portaient trop bien leur vin pour
cela ; mais ils commençaient à entrer dans des discussions
morales à perte de vue et à mettre sans façon leurs coudes
sur la table. – L’un d’eux même avait passé son
bras autour de la taille épaisse d’une des servantes, et dodelinait
sa tête fort amoureusement : un autre jura qu’il
crèverait sur l’heure comme un crapaud à qui l’on fait
prendre du tabac, si Jeannette ne lui laissait pas prendre un baiser sur chacune
des grosses pommes rouges qui lui servaient de joues. Et Jeannette, ne voulant
pas qu’il crevât comme un crapaud, les lui octroya de très
bonne grâce, et n’arrêta pas même une main qui
s’insinuait audacieusement entre les plis de son fichu, dans la moite
vallée de sa gorge très mal gardée par une petite croix
d’or, et ce ne fut qu’après un court pourparler à voix
basse qu’il la laissa libre d’enlever le plat.
C’étaient pourtant des gens de la cour et de
mœurs élégantes, et assurément, à moins de
l’avoir vu, je n’aurais jamais pensé à les accuser de
pareilles familiarités avec des servantes d’auberge. – Il est
probable qu’ils venaient de quitter des maîtresses charmantes,
à qui ils avaient fait les plus beaux serments du monde : en
vérité, je n’aurais jamais songé à recommander
à mon amant de ne pas salir, au long des joues de Maritorne, des
lèvres où j’aurais posé les miennes.
Le drôle parut prendre un grand
plaisir à ce baiser ni plus ni moins que s’il eût
embrassé Philis ou Oriane : c’était un gros baiser
solidement et franchement appliqué, qui laissa deux petites marques
blanches sur la joue en feu de la donzelle, et dont elle essuya la trace avec le
revers de sa main qui venait de laver la vaisselle. – Je ne crois pas
qu’il en eût jamais donné d’aussi naturellement tendre
à la pure déité de son cœur. – Ce fut
apparemment sa pensée, car il dit à demi-voix et avec un mouvement
de coude tout à fait dédaigneux :
– Au diable les femmes maigres et les grands
sentiments !
Cette morale parut du goût de
l’assemblée, – et tous hochèrent la tête en
signe d’assentiment.
– Ma foi, dit l’autre en continuant son
idée, j’ai du malheur en tout. Messieurs, il faut que je vous
confie sous le sceau du plus grand secret que moi qui vous parle j’ai en
ce moment-ci une passion.
– Oh ! oh ! firent les autres. Une
passion ! cela est du dernier lugubre. Et que fais-tu d’une
passion ?
– C’est une femme honnête,
messieurs ; il ne faut pas rire, messieurs ; car enfin pourquoi
n’aurais-je pas une femme honnête ? Est-ce que j’ai dit
quelque chose de ridicule ?... Tiens, toi là-bas, je vais te jeter
la maison à la tête, si tu ne finis pas.
– Eh bien ! après ?
– Elle est folle de moi : – c’est
bien la plus belle âme du monde ; en fait d’âmes, je
m’y connais, je m’y connais aussi bien qu’en chevaux pour le
moins, et je vous garantis que celle-là est une âme première
qualité. Ce sont des élévations, des extases, des
dévouements, des sacrifices, des raffinements de tendresse, tout ce que
l’on peut imaginer de plus transcendant ; mais elle n’a presque
pas de gorge, elle n’en a même pas du tout, comme une petite fille
de quinze ans au plus. – Elle est assez jolie du reste ; sa main est
fine, et son pied petit ; elle a trop d’esprit, et pas assez de
chair, et il me prend des envies de la planter là. Que diable on ne
couche pas avec les esprits. Je suis bien malheureux ; plaignez-moi, mes
chers amis. Et, attendri par le vin qu’il avait bu, il se mit à
pleurer à chaudes larmes.
– Jeannette te consolera du
malheur de coucher avec des sylphides, lui dit son voisin en lui versant une
rasade ; son âme est tellement épaisse qu’on en pourrait
bien faire des corps pour les autres, et elle a assez de chair pour habiller la
carcasse de trois éléphants.
Ô pure et noble femme ! si tu savais ce que dit
de toi, dans un cabaret, à tout hasard, devant des personnes qu’il
ne connaît pas, l’homme que tu aimes le mieux au monde, et à
qui tu as tout sacrifié ! comme il te déshabille sans pudeur,
et te livre effrontément toute nue aux regards avinés de ses
camarades, pendant que tu es là, triste, le menton dans la main,
l’œil tourné vers le chemin par où il doit
revenir !
Si quelqu’un était venu te
dire que ton amant, vingt-quatre heures peut-être après
t’avoir quittée, courtisait une ignoble servante et qu’il
s’était arrangé pour passer la nuit avec elle, tu aurais
soutenu que cela n’était pas possible, et tu n’aurais pas
voulu le croire ; à peine aurais-tu ajouté foi à tes
yeux et à tes oreilles : cela était pourtant.
La conversation dura encore quelque temps, la plus folle et
la plus dévergondée du monde ; mais, à travers toutes
les exagérations bouffonnes, les plaisanteries souvent ordurières,
perçait un sentiment vrai et profond de parfait mépris pour la
femme, et j’en appris plus dans cette soirée qu’en lisant
vingt charretées de moralistes.
Les choses énormes et inouïes que
j’entendais donnaient à ma figure une teinte de tristesse et de
sévérité dont le reste des convives s’aperçut
et dont on me fit obligeamment la guerre ; mais ma gaieté ne put
revenir. – J’avais bien soupçonné que les hommes
n’étaient pas tels qu’ils apparaissaient devant nous, mais je
ne les croyais pas encore aussi différents de leurs masques, et ma
surprise égalait mon dégoût.
Je ne voudrais, pour corriger à tout jamais une jeune
fille romanesque, qu’une demi-heure d’une pareille
conversation ; – cela lui vaudrait mieux que toutes les remontrances
maternelles.
Les uns se vantaient d’avoir
autant de femmes qu’il leur plaisait, et que pour cela ils n’avaient
qu’un mot à dire ; les autres se communiquaient des recettes
pour se procurer des maîtresses ou dissertaient sur la tactique à
suivre dans le siège d’une vertu ; quelques-uns tournaient en
ridicule les femmes dont ils étaient les amants, et se proclamaient les
plus francs imbéciles de la terre de s’être ainsi
acoquinés auprès de semblables guenipes. – Tous faisaient
très bon marché de l’amour.
Voilà donc la pensée qu’ils nous cachent
sous tant de beaux semblants ! Qui le dirait jamais à les voir si
humbles, si rampants, si prêts à tout ? – Ah !
qu’après la victoire ils relèvent la tête hardiment et
mettent insolemment le talon de leurs bottes sur le front qu’ils adoraient
de loin et à genoux ! comme ils se vengent de leur abaissement
passager ! comme ils font chèrement payer leurs politesses ! et
par combien d’injures ils se reposent des madrigaux qu’ils ont
faits ! Quelle brutalité forcenée de langage et de
pensée ! quelle inélégance de manières et de
tenue ! – C’est un changement complet et qui n’est certes
pas à leur avantage. Si loin qu’eussent été mes
prévisions, elles étaient bien au-dessous de la
réalité.
Idéal, fleur bleue au cœur d’or, qui
t’épanouis tout emperlée de rosée sous le ciel du
printemps, au souffle parfumé des molles rêveries, et dont les
racines fibreuses, mille fois plus déliées que les tresses de soie
des fées, plongent au profond de notre âme avec leurs mille
têtes chevelues pour en boire la plus pure substance ; fleur si douce
et si amère, on ne te peut arracher sans faire saigner le cœur
à tous ses recoins, et de la tige brisée suintent des gouttes
rouges, qui, tombant une à une dans le lac de nos larmes, nous servent
à mesurer les heures boiteuses de notre veille mortuaire près du
lit de l’Amour agonisant.
Ah ! fleur maudite, comme tu avais
poussé dans mon âme ! tes rameaux s’y étaient
plus multipliés que les orties dans une ruine. Les jeunes rossignols
venaient boire à ton calice et chanter sous ton ombre ; des
papillons de diamant, avec des ailes d’émeraude et des yeux de
rubis, voltigeaient et dansaient autour de tes frêles pistils couverts de
poudre d’or ; des essaims de blondes abeilles suçaient sans
défiance ton miel empoisonné ; les chimères
reployaient leurs ailes de cygne et croisaient leurs griffes de lion sous leur
belle gorge, pour se reposer auprès de toi. L’arbre des
Hespérides n’était pas mieux gardé ; les
sylphides recueillaient les larmes des étoiles dans les urnes des lis, et
t’arrosaient chaque nuit avec leurs magiques arrosoirs. – Plante de
l’idéal, plus venimeuse que le mancenillier ou l’arbre upas,
qu’il m’en coûte, malgré les fleurs trompeuses et le
poison que l’on respire avec ton parfum, pour te déraciner de mon
âme ! Ni le cèdre du Liban, ni le baobab gigantesque, ni le
palmier haut de cent coudées n’y pourraient remplir ensemble la
place que tu y occupais toute seule, petite fleur bleue au cœur
d’or.
Le souper se termina enfin, et il fut
question de s’aller coucher ; mais, comme le nombre des coucheurs
était double de celui des lits, il s’ensuivit naturellement
qu’il fallait se coucher les uns après les autres ou coucher deux
ensemble. La chose était fort simple pour le reste de la compagnie, mais
elle ne l’était pas à beaucoup près autant pour moi,
– eu égard à certaines protubérances que la
soubreveste et le pourpoint dissimulaient assez convenablement, mais
qu’une simple chemise eût laissé voir dans toute leur
damnable rondeur ; et certes je n’étais guère
disposée à trahir mon incognito en faveur d’aucun de ces
messieurs, qui en ce moment-là me paraissaient de vrais et naïfs
monstres, et que depuis j’ai reconnus pour de fort bons diables, et valant
au moins autant que tous ceux de leur espèce.
Celui dont je devais partager le lit était
raisonnablement ivre. Il se jeta sur les matelas une jambe et un bras pendants
à terre, et s’endormit sur-le-champ, non pas du sommeil des justes,
mais d’un sommeil si profond que l’ange du jugement dernier
s’en fût venu lui souffler à l’oreille avec son clairon
qu’il ne se serait pas éveillé pour cela. – Ce sommeil
simplifiait de beaucoup la difficulté ; je n’ôtai que
mon pourpoint et mes bottes, j’enjambai le corps du dormeur, et je
m’étendis sur les draps du côté de la ruelle.
J’étais donc couchée
avec un homme ! Cela n’était pas mal débuter !
– J’avoue que, malgré toute mon assurance,
j’étais singulièrement émue et troublée. La
situation était si étrange, si nouvelle que je pouvais à
peine admettre que ce ne fût pas un rêve. – L’autre
dormait de son mieux, moi, je ne pus fermer l’œil de la nuit.
C’était un jeune homme de vingt-quatre ans
à peu près, d’une assez belle figure, les cils noirs et la
moustache presque blonde ; ses longs cheveux roulaient autour de sa
tête comme des flots de l’urne renversée d’un fleuve,
une légère rougeur passait sous ses joues pâles comme un
nuage sous l’eau, ses lèvres étaient à demi
entrouvertes et souriaient d’un sourire vague et languissant.
Je me soulevai sur mon coude, et je restai longtemps
à le regarder à la vacillante lueur d’une chandelle dont
presque tout le suif avait coulé par larges nappes, et dont la
mèche était toute chargée de noirs champignons.
Un intervalle assez grand nous séparait. Il occupait
un bord extrême du lit ; moi, je m’étais jetée,
par surcroît de précaution, tout à fait à
l’autre bord.
Assurément ce que j’avais entendu
n’était pas de nature à me prédisposer à la
tendresse et à la volupté : – j’avais les hommes
en horreur. – Cependant j’étais plus inquiète et plus
agitée que je n’aurais dû l’être : mon corps
ne partageait pas la répugnance de mon esprit autant qu’il
l’aurait fallu. – Mon cœur battait fort, j’avais chaud,
et, de quelque côté que je me tournasse, je ne pouvais trouver le
repos.
Le silence le plus profond
régnait dans l’auberge ; on entendait seulement de loin en
loin le bruit sourd que faisait le pied de quelque cheval en frappant le
pavé de l’écurie, ou le son d’une goutte d’eau
qui tombait sur la cendre par le tuyau de la cheminée. La chandelle,
arrivée au bout de la mèche, s’éteignit en
fumant.
Les ténèbres les plus épaisses
s’abaissèrent entre nous deux comme des rideaux. – Tu ne peux
t’imaginer l’effet que fit sur moi la disparition subite de la
lumière. – Il me sembla que tout était fini, et que je ne
devais plus y voir clair de ma vie. – J’eus envie un instant de me
lever ; mais qu’aurais-je fait ? Il n’était que
deux heures du matin, toutes les lumières étaient éteintes,
et je ne pouvais errer comme un fantôme dans une maison inconnue. Force me
fut de rester en place et d’attendre le jour.
J’étais là, sur le dos, les deux mains
croisées, tâchant de penser à quelque chose et retombant
toujours sur ceci, à savoir : que j’étais
couchée avec un homme. J’allais jusqu’à désirer
qu’il s’éveillât et s’aperçût que
j’étais une femme. – Sans doute, le vin que j’avais bu,
quoique en petite quantité, était pour quelque chose dans cette
idée extravagante, mais je ne pouvais m’empêcher d’y
revenir. – Je fus sur le point d’allonger la main de son
côté, de l’éveiller et de lui dire ce que
j’étais. – Un pli de la couverture qui m’arrêta
le bras fut la cause qui m’empêcha de pousser la chose
jusqu’au bout : cela me donna le temps de la réflexion ;
et, pendant que je dégageais mon bras, le sens que j’avais
totalement perdu me revint, sinon entièrement, du moins assez pour me
contenir.
N’eût-il pas
été fort curieux qu’une belle dédaigneuse comme je
l’étais, que moi, qui aurais voulu connaître dix ans de la
vie d’un homme avant de lui donner ma main à baiser, je me fusse
livrée, dans une auberge, sur un grabat, au premier venu ! et, ma
foi, cela n’a pas tenu à grand-chose.
Une effervescence subite, un bouillon de sang peut-il
à ce point mater les résolutions les plus superbes ? et la
voix du corps parle-t-elle plus haut que la voix de l’esprit ?
– Toutes les fois que mon orgueil envoie trop de bouffées vers le
ciel, pour le ramener à terre, je lui mets le souvenir de cette nuit
devant les yeux. – Je commence à être de l’avis des
hommes : quelle pauvre chose que la vertu des femmes ! et de quoi
dépend-elle, mon Dieu !
Ah ! c’est en vain que l’on veut
déployer des ailes, trop de limon les charge ; le corps est une
ancre qui retient l’âme à la terre : elle a beau ouvrir
ses voiles au vent des plus hautes idées, le vaisseau reste immobile,
comme si tous les rémoras de l’Océan se fussent suspendus
à sa quille. La nature se plaît à nous faire de ces
sarcasmes-là. Quand elle voit une pensée debout sur son orgueil
comme sur une haute colonne toucher presque le ciel de la tête, elle dit
tout bas à la liqueur rouge de hâter le pas et de se presser
à la porte des artères ; elle commande aux tempes de siffler,
aux oreilles de tinter, et voilà que le vertige prend à
l’idée altière : toutes les images se confondent et se
brouillent, la terre semble onduler comme le pont d’une barque dans la
tempête, le ciel tourne en rond et les étoiles dansent la
sarabande ; ces lèvres, qui ne débitaient que maximes
austères, se plissent et s’avancent comme pour des baisers ;
ces bras, si fermes à repousser, s’amollissent et se font plus
souples et plus enlaçants que des écharpes. Ajoutez à cela
le contact d’un épiderme, le souffle d’une haleine à
travers vos cheveux, et tout est perdu. – Souvent même il ne faut
pas tant : – une odeur de feuillage qui vous arrive des champs par
votre fenêtre entrouverte, la vue de deux oiseaux qui se becquettent, une
marguerite qui s’épanouit, une ancienne chanson d’amour qui
vous revient malgré vous et que vous répétez sans en
comprendre le sens, un vent tiède qui vous trouble et vous enivre, la
mollesse de votre lit ou de votre divan, il suffit d’une de ces
circonstances ; la solitude même de votre chambre vous fait penser
que l’on y serait bien deux et que l’on ne saurait trouver un nid
plus charmant pour une couvée de plaisirs. Ces rideaux tirés, ce
demi-jour, ce silence, tout vous ramène à l’idée
fatale qui vous effleure de ses perfides ailes de colombe, et qui roucoule tout
doucement autour de vous. Les tissus qui vous touchent semblent vous caresser et
collent amoureusement leurs plis au long de votre corps. – Alors la jeune
fille ouvre ses bras au premier laquais avec qui elle se trouve seule ; le
philosophe laisse sa page inachevée, et, la tête dans son manteau,
court en toute hâte chez la plus voisine courtisane.
Je n’aimais
certainement pas l’homme qui me causait des agitations si étranges.
– Il n’avait d’autre charme que de ne pas être une
femme, et, dans l’état où je me trouvais,
c’était assez ! Un homme ! cette chose si
mystérieuse qu’on nous dérobe avec tant de soin, cet animal
étrange dont nous savons si peu l’histoire, ce démon ou ce
dieu qui peut seul réaliser tous les rêves de volupté
indécise dont le printemps berce notre sommeil, la seule pensée
que l’on ait depuis l’âge de quinze ans !
Un homme ! – L’idée confuse du
plaisir flottait dans ma tête alourdie. Le peu que j’en savais
allumait encore mon désir. Une ardente curiosité me poussait
d’éclaircir une bonne fois les doutes qui m’embarrassaient et
se représentaient sans cesse à mon esprit. La solution du
problème était derrière la page : il n’y avait
qu’à la tourner, le livre était à côté
de moi. – Un chevalier assez beau, un lit assez étroit, une nuit
assez noire ! – une jeune fille avec quelques verres de vin de
Champagne dans le cerveau ! – quel assemblage suspect ! –
Eh bien ! de tout cela il n’est résulté qu’un
très honnête néant.
Sur le mur où je tenais les yeux
fixés, à la faveur d’une obscurité moins
épaisse, je commençais à distinguer la place de la
croisée ; les carreaux devenaient moins opaques, et la lueur grise
du matin, qui glissait derrière, leur rendait la transparence ; le
ciel s’éclaira peu à peu : il était jour.
– Tu ne peux t’imaginer quel plaisir me fit ce pâle rayon sur
la teinture verte de serge d’Aumale qui entourait le glorieux champ de
bataille ou ma vertu avait triomphé de mes désirs ! Il me
sembla que c’était ma couronne de victoire.
Quant au compagnon, il était tout à fait
tombé par terre.
Je me levai, je me rajustai au plus vite et je courus
à la fenêtre ; je l’ouvris, la brise matinale me fit du
bien.
Pour me peigner je me mis devant le miroir, et je fus
étonnée de la pâleur de ma figure que je croyais
pourpre.
Les autres entrèrent pour voir si nous étions
encore endormis, et poussèrent du pied leur ami qui ne parut pas
très surpris de se trouver où il était.
On sella les chevaux, et nous nous remîmes en route.
– Mais en voici assez pour aujourd’hui ma plume ne marque plus, et
je n’ai pas envie de la tailler je te dirai une autre fois le reste de mes
aventures en attendant, aime-moi comme je t’aime, Graciosa la bien
nommée, et, d’après ce que je viens de te conter, ne va pas
avoir une trop mauvaise opinion de ma vertu.
Chapitre
11
Beaucoup de
choses sont ennuyeuses...
Beaucoup de choses sont
ennuyeuses : il est ennuyeux de rendre l’argent qu’on avait
emprunté, et qu’on s’était accoutumé à
regarder comme à soi ; il est ennuyeux de caresser aujourd’hui
la femme qu’on aimait hier ; il est ennuyeux d’aller dans une
maison à l’heure du dîner, et de trouver que les
maîtres sont partis pour la campagne depuis un mois ; il est ennuyeux
de faire un roman, et plus ennuyeux de le lire ; il est ennuyeux
d’avoir un bouton sur le nez et les lèvres gercées le jour
où l’on va rendre visite à l’idole de son
cœur ; il est ennuyeux d’être chaussé de bottes
facétieuses, souriant au pavé par toutes leurs coutures, et
surtout de loger le vide derrière les toiles d’araignée de
son gousset ; il est ennuyeux d’être portier ; il est
ennuyeux d’être empereur ; il est ennuyeux d’être
soi, et même d’être un autre ; il est ennuyeux
d’aller à pied parce que l’on se fait mal à ses cors,
à cheval parce que l’on s’écorche
l’antithèse du devant, en voiture parce qu’un gros homme se
fait immanquablement un oreiller de votre épaule, sur le paquebot parce
que l’on a le mal de mer et qu’on se vomit tout entier ;
– il est ennuyeux d’être en hiver parce que l’on
grelotte, et en été parce qu’on sue ; mais ce
qu’il y a de plus ennuyeux sur terre, en enfer et au ciel, c’est
assurément une tragédie, à moins que ce ne soit un drame ou
une comédie.
Cela me fait réellement mal au cœur. –
Qu’y a-t-il de plus niais et de plus stupide ? Ces gros tyrans
à voix de taureau, qui arpentent le théâtre d’une
coulisse à l’autre, en faisant aller comme des ailes de moulin
leurs bras velus, emprisonnés dans des bas de couleur de chair, ne
sont-ils pas de piètres contrefaçons de Barbe-Bleue ou de
Croquemitaine ? Leurs rodomontades feraient pouffer de rire quiconque se
pourrait tenir éveillé.
Les amantes infortunées ne sont
pas moins ridicules. – C’est quelque chose de divertissant que de
les voir s’avancer, vêtues de noir ou de blanc, avec des cheveux qui
pleurent sur leurs épaules, des manches qui pleurent sur leurs mains, et
le corps prêt à saillir de leur corset comme un noyau qu’on
presse entre les doigts ; ayant l’air de traîner le plancher
à la semelle de leurs souliers de satin, et, dans les grands mouvements
de passion, repoussant leur queue en arrière avec un petit coup de talon.
– Le dialogue, exclusivement composé de oh ! et de ah !
qu’elles gloussent en faisant la roue, est vraiment une agréable
pâture et de facile digestion. – Leurs princes sont aussi fort
charmants ; ils sont seulement un peu ténébreux et
mélancoliques, ce qui ne les empêche pas d’être les
meilleurs compagnons qui soient au monde et ailleurs.
Quant à la comédie qui doit corriger les
mœurs, et qui s’acquitte heureusement assez mal de son devoir, je
trouve que les sermons des pères et les rabâcheries des oncles sont
aussi assommants sur le théâtre que dans la réalité.
– Je ne suis pas d’avis que l’on double le nombre des sots en
les représentant ; il y en a déjà bien assez comme
cela, Dieu merci, et la race n’est pas près de finir. –
Où est la nécessité que l’on fasse le portrait de
quelqu’un qui a un groin de porc ou un mufle de bœuf, et qu’on
recueille les billevesées d’un manant que l’on jetterait par
la fenêtre s’il venait chez vous ? L’image d’un
cuistre est aussi peu intéressante que ce cuistre lui-même, et pour
être vu au miroir, ce n’en est pas moins un cuistre. – Un
acteur qui parviendrait à imiter parfaitement les poses et les
manières des savetiers ne m’amuserait pas beaucoup plus qu’un
savetier réel.
Mais il est un théâtre que
j’aime, c’est le théâtre fantastique, extravagant,
impossible, où l’honnête public sifflerait impitoyablement
dès la première scène, faute d’y comprendre un
mot.
C’est un singulier théâtre que
celui-là. – Des vers luisants y tiennent lieu de quinquets ;
un scarabée battant la mesure avec ses antennes est placé au
pupitre. Le grillon y fait sa partie ; le rossignol est première
flûte ; de petits sylphes, sortis de la fleur des pois, tiennent des
basses d’écorce de citron entre leurs jolies jambes plus blanches
que l’ivoire, et font aller à grand renfort de bras des archets
faits avec un cil de Titania sur des cordes de fil
d’araignée ; la petite perruque à trois marteaux dont
est coiffé le scarabée chef d’orchestre frissonne de
plaisir, et répand autour d’elle une poussière lumineuse,
tant l’harmonie est douce et l’ouverture bien
exécuter !
Un rideau d’ailes de papillon,
plus mince que la pellicule intérieure d’un œuf, se
lève lentement après les trois coups de rigueur. La salle est
pleine d’âmes de poètes assises dans des stalles de nacre de
perle, et qui regardent le spectacle à travers des gouttes de
rosée montées sur le pistil d’or des lis. – Ce sont
leurs lorgnettes.
Les décorations ne ressemblent à aucune
décoration connue ; le pays qu’elles représentent est
plus ignoré que l’Amérique avant sa découverte.
– La palette du peintre le plus riche n’a pas la moitié des
tons dont elles sont diaprées : tout y est peint de couleurs
bizarres et singulières : la cendre verte, la cendre bleue,
l’outremer, les laques jaunes et rouges y sont prodigués.
Le ciel, d’un bleu verdissant, est zébré
de larges bandes blondes et fauves ; de petits arbres fluets et
grêles balancent sur le second plan leur feuillage clairsemé,
couleur de rose sèche ; les lointains, au lieu de se noyer dans leur
vapeur azurée, sont du plus beau vert pomme, et il s’en
échappe çà et là des spirales de fumée
dorée. – Un rayon égaré se suspend au fronton
d’un temple ruiné ou à la flèche d’une tour.
– Des villes pleines de clochetons, de pyramides, de dômes,
d’arcades et de rampes sont assises sur les collines et se
réfléchissent dans des lacs de cristal ; de grands arbres aux
larges feuilles, profondément découpées par les ciseaux des
fées, enlacent inextricablement leurs troncs et leurs branches pour faire
les coulisses. Les nuages du ciel s’amassent sur leurs têtes comme
des flocons de neige, et l’on voit scintiller dans leurs interstices les
yeux des nains et des gnomes, leurs racines tortueuses se plongent dans le sol
comme le doigt d’une main de géant. Le pivert les frappe en mesure
avec son bec de corne, et des lézards d’émeraude se
chauffent au soleil sur la mousse de leurs pieds.
Le champignon regarde la comédie
son chapeau sur la tête, comme un insolent qu’il est, la violette
mignonne se dresse sur la pointe de ses petits pieds entre deux brins
d’herbe, et ouvre toutes grandes ses prunelles bleues, afin de voir passer
le héros.
Le bouvreuil et la linotte se penchent au bout des rameaux
pour souffler les rôles aux acteurs.
À travers les grandes herbes, les hauts chardons
pourprés et les bardanes aux feuilles de velours, serpentent, comme des
couleuvres d’argent, des ruisseaux faits avec les larmes des cerfs aux
abois : de loin en loin, on voit briller sur le gazon les anémones
pareilles à des gouttes de sang, et se rengorger les marguerites la
tête chargée d’une couronne de perles, comme de
véritables duchesses.
Les personnages ne sont d’aucun
temps ni d’aucun pays ; ils vont et viennent sans que l’on
sache pourquoi ni comment ; ils ne mangent ni ne boivent, ils ne demeurent
nulle part et n’ont aucun métier ; ils ne possèdent ni
terres, ni rentes, ni maisons ; quelquefois seulement ils portent sous le
bras une petite caisse pleine de diamants gros comme des œufs de
pigeon ; en marchant, ils ne font pas tomber une seule goutte de pluie de
la pointe des fleurs et ne soulèvent pas un seul grain de la
poussière des chemins.
Leurs habits sont les plus extravagants et les plus
fantasques du monde. Des chapeaux pointus comme des clochers avec des bords
aussi larges qu’un parasol chinois et des plumes démesurées
arrachées à la queue de l’oiseau de paradis et du
phénix ; des capes rayées de couleurs éclatantes, des
pourpoints de velours et de brocart, laissant voir leur doublure de satin ou de
toile d’argent par leurs crevés galonnés d’or ;
des hauts-de-chausses bouffants et gonflés comme des ballons ; des
bas écarlates à coins brodés, des souliers à talons
hauts et à larges rosettes ; de petites épées
fluettes, la pointe en l’air, la poignée en bas, toutes pleines de
ganses et de rubans ; – voilà pour les hommes. Les femmes ne
sont pas moins curieusement accoutrées.
– Les dessins de Della Bella et de Romain de Hooge
peuvent servir à se représenter le caractère de leur
ajustement : ce sont des robes étoffées, ondoyantes, avec de
grands plis qui chatoient comme des gorges de tourterelles et reflètent
toutes les teintes changeantes de l’iris, de grandes manches
d’où sortent d’autres manches des fraises de dentelles
déchiquetées à jour, qui montent plus haut que la
tête à laquelle elles servent de cadre, des corsets chargés
de nœuds et de broderies, des aiguillettes, des joyaux bizarres, des
aigrettes de plumes de héron, des colliers de grosses perles, des
éventails de queue de paon avec des miroirs au milieu, de petites mules
et des patins, des guirlandes de fleurs artificielles, des paillettes, des gazes
lamées, du fard, des mouches, et tout ce qui peut ajouter du ragoût
et du piquant à une toilette de théâtre.
C’est un goût qui
n’est précisément ni anglais, ni allemand, ni
français, ni turc, ni espagnol, ni tartare, quoiqu’il tienne un peu
de tout cela, et qu’il ait pris à chaque pays ce qu’il avait
de plus gracieux et de plus caractéristique. – Des acteurs ainsi
habillés peuvent dire tout ce qu’ils veulent sans choquer la
vraisemblance. La fantaisie peut courir de tous côtés, le style
dérouler à son aise ses anneaux diaprés, comme une
couleuvre qui se chauffe au soleil ; les concetti les plus exotiques
épanouir sans crainte leurs calices singuliers et répandre autour
d’eux leur parfum d’ambre et de musc. – Rien ne s’y
oppose, ni les lieux, ni les noms, ni le costume.
Comme ce qu’ils débitent est amusant et
charmant ! Ce ne sont pas eux, les beaux acteurs, qui iraient, comme ces
hurleurs de drame, se tordre la bouche et se sortir les yeux de la tête
pour dépêcher la tirade à effet ; – au moins ils
n’ont pas l’air d’ouvriers à la tâche, de
bœufs attelés à l’action et pressés d’en
finir ; ils ne sont pas plâtrés de craie et de rouge
d’un demi-pouce d’épaisseur ; ils ne portent pas des
poignards de fer-blanc, et ils ne tiennent pas en réserve sous leur
casaque une vessie de porc remplie de sang de poulet ; ils ne
traînent pas le même lambeau taché d’huile pendant des
actes entiers.
Il parlent sans se presser, sans crier,
comme des gens de bonne compagnie qui n’attachent pas grande importance
à ce qu’ils font : l’amoureux fait à
l’amoureuse sa déclaration de l’air le plus
détaché du monde ; tout en causant, il frappe sa cuisse du
bout de son gant blanc, ou rajuste ses canons. La dame secoue nonchalamment la
rosée de son bouquet, et fait des pointes avec sa suivante ;
l’amoureux se soucie très peu d’attendrir sa cruelle :
sa principale affaire est de laisser tomber de sa bouche des grappes de perles,
des touffes de roses, et de semer en vrai prodigue les pierres précieuses
poétiques ; – souvent même il s’efface tout
à fait, et laisse l’auteur courtiser sa maîtresse pour lui.
La jalousie n’est pas son défaut, et son humeur est des plus
accommodantes. Les yeux levés vers les bandes d’air et les frises
du théâtre, il attend complaisamment que le poète ait
achevé de dire ce qui lui passait par la fantaisie pour reprendre son
rôle et se remettre à genoux.
Tout se noue et se dénoue avec
une insouciance admirable : les effets n’ont point de cause, et les
causes n’ont point d’effet ; le personnage le plus spirituel
est celui qui dit le plus de sottises ; le plus sot dit les choses les plus
spirituelles ; les jeunes filles tiennent des discours qui feraient rougir
des courtisanes ; les courtisanes débitent des maximes de morale.
Les aventures les plus inouïes se succèdent coup sur coup sans
qu’elles soient expliquées ; le père noble arrive tout
exprès de la Chine dans une jonque de bambou pour reconnaître une
petite fille enlevée ; les dieux et les fées ne font que
monter et descendre dans leurs machines. L’action plonge dans la mer sous
le dôme de topaze des flots, et se promène au fond de
l’Océan, à travers les forêts de coraux et de
madrépores, ou elle s’élève au ciel sur les ailes de
l’alouette et du griffon. – Le dialogue est très
universel ; le lion y contribue par un oh ! oh ! vigoureusement
poussé ; la muraille parle par ses crevasses, et, pourvu qu’il
ait une pointe, un rébus ou un calembour à y jeter, chacun est
libre d’interrompre la scène la plus intéressante : la
tête d’âne de Bottom est aussi bien venue que la tête
blonde d’Ariel ; – l’esprit de l’auteur s’y
fait voir sous toutes les formes ; et toutes ces contradictions sont comme
autant de facettes qui en réfléchissent les différents
aspects, en y ajoutant les couleurs du prisme.
Ce pêle-mêle et ce
désordre apparents se trouvent, au bout du compte, rendre plus exactement
la vie réelle sous ses allures fantasques que le drame de mœurs le
plus minutieusement étudié. – Tout homme renferme en soi
l’humanité entière, et en écrivant ce qui lui vient
à la tête il réussit mieux qu’en copiant à la
loupe les objets placés en dehors de lui.
Ô la belle famille ! – jeunes amoureux
romanesques, demoiselles vagabondes, serviables suivantes, bouffons caustiques,
valets et paysans naïfs, rois débonnaires, dont le nom est
ignoré de l’historien, et le royaume du géographe ;
graciosos bariolés, clowns aux
reparties aiguës et aux miraculeuses cabrioles ; ô vous qui
laissez parler le libère caprice par votre bouche souriante, je vous aime
et je vous adore entre tous et sur tous : – Perdita, Rosalinde,
Célie, Pandarus, Parolles, Silvio, Léandre et les autres, tous ces
types charmants, si faux et si vrais, qui, sur les ailes bigarrées de la
folie, s’élèvent au-dessus de la grossière
réalité, et dans qui le poète personnifie sa joie, sa
mélancolie, son amour et son rêve le plus intime sous les
apparences les plus frivoles et les plus dégagées.
Dans ce théâtre, écrit pour les
fées, et qui doit être joué au clair de lune, il est une
pièce qui me ravit principalement ; – c’est une
pièce si errante, si vagabonde, dont l’intrigue est si vaporeuse et
les caractères si singuliers que l’auteur lui-même, ne
sachant quel titre lui donner, l’a appelée
Comme il vous plaira,
nom élastique, et qui répond à tout.
En lisant cette pièce étrange, on se sent
transporté dans un monde inconnu, dont on a pourtant quelque vague
réminiscence : on ne sait plus si l’on est mort ou vivant, si
l’on rêve ou si l’on veille ; de gracieuses figures vous
sourient doucement, et vous jettent, en passant, un bonjour amical ; vous
vous sentez ému et troublé à leur vue, comme si, au
détour d’un chemin, vous rencontriez tout à coup votre
idéal, ou que le fantôme oublié de votre première
maîtresse se dressât subitement devant vous. Des sources coulent en
murmurant des plaintes à demi étouffées ; le vent
remue les vieux arbres de l’antique forêt sur la tête du vieux
duc exilé, avec des soupirs compatissants ; et, lorsque James le
mélancolique laisse aller au fil de l’eau, avec les feuilles du
saule, ses philosophiques doléances, il vous semble que c’est
vous-même qui parlez, et que la pensée la plus secrète et la
plus obscure de votre cœur se révèle et
s’illumine.
Ô jeune fils du brave chevalier Rowland des Bois, tant
maltraité du sort ! je ne puis m’empêcher
d’être jaloux de toi ; tu as encore un serviteur fidèle,
le bon Adam, dont la vieillesse est si verte sous la neige de ses cheveux.
– Tu es banni, mais au moins tu l’es après avoir lutté
et triomphé ; ton méchant frère t’enlève
tout ton bien, mais Rosalinde te donne la chaîne de son cou ; tu es
pauvre, mais tu es aimé ; tu quittes ta patrie, mais la fille de ton
persécuteur te suit au-delà des mers.
Les noires Ardennes ouvrent, pour te
recevoir et te cacher, leurs grands bras de feuillage ; la bonne
forêt, pour te coucher, amasse au fond de ses grottes sa mousse la plus
soyeuse ; elle incline ses arceaux sur ton front afin de te garantir de la
pluie et du soleil ; elle te plaint avec les larmes de ses sources et les
soupirs de ses faons et de ses daims qui brament ; elle fait de ses rochers
de complaisants pupitres pour tes épîtres amoureuses ; elle te
prête les épines de ses buissons pour les suspendre, et ordonne
à l’écorce de satin de ses trembles de céder à
la pointe de ton stylet quand tu veux y graver le chiffre de Rosalinde.
Si l’on pouvait, jeune Orlando, avoir comme toi une
grande forêt ombreuse pour se retirer et s’isoler dans sa peine, et
si, au détour d’une allée, on rencontrait celle que
l’on cherche, reconnaissable, quoique déguisée !
– Mais, hélas ! le monde de l’âme n’a pas
d’Ardennes verdoyantes, et ce n’est que dans le parterre de
poésie que s’épanouissent ces petites fleurs capricieuses et
sauvages dont le parfum fait tout oublier. Nous avons beau verser des larmes,
elles ne forment pas de ces belles cascades argentines ; nous avons beau
soupirer, aucun écho complaisant ne se donne la peine de nous renvoyer
nos plaintes ornées d’assonances et de concetti. –
C’est en vain que nous accrochons des sonnets aux piquants de toutes les
ronces, jamais Rosalinde ne les ramasse, et c’est gratuitement que nous
entaillons l’écorce des arbres de chiffres amoureux.
Oiseaux du ciel, prêtez-moi chacun
une plume, l’hirondelle comme l’aigle, le colibri comme
l’oiseau roc, afin que je m’en fasse une paire d’ailes pour
voler haut et vite par des régions inconnues, où je ne retrouve
rien qui rappelle à mon souvenir la cité des vivants, où je
puisse oublier que je suis moi, et vivre d’une vie étrange et
nouvelle, plus loin que l’Amérique, plus loin que l’Afrique,
plus loin que l’Asie, plus loin que la dernière île du monde,
par l’océan de glace, au-delà du pôle où
tremble l’aurore boréale, dans l’impalpable royaume où
s’envolent les divines créations des poètes et les types de
la suprême beauté.
Comment supporter les conversations ordinaires dans les
cercles et les salons, quand on t’a entendu parler, étincelant
Mercutio, dont chaque phrase éclate en pluie d’or et
d’argent, comme une bombe d’artifices sous un ciel semé
d’étoiles ? Pâle Desdémona, quel plaisir veux-tu
que l’on prenne, après la romance du Saule, à aucune musique
terrestre ? Quelles femmes ne semblent pas laides à
côté de vos Vénus, sculpteurs antiques, poètes aux
strophes de marbre ?
Ah ! malgré l’étreinte furieuse
dont j’ai voulu enlacer le monde matériel au défaut de
l’autre, je sens que je suis mal né, que la vie n’est pas
faite pour moi, et qu’elle me repousse ; je ne puis me mêler
à rien : quelque chemin que je suive, je me fourvoie ;
l’allée unie, le sentier rocailleux me conduisent également
à l’abîme. Si je veux prendre mon essor, l’air se
condense autour de moi, et je reste pris, les ailes étendues sans les
pouvoir refermer. – Je ne puis ni marcher ni voler ; le ciel
m’attire quand je suis sur terre, la terre quand je suis au ciel ; en
haut, l’aquilon m’arrache les plumes ; en bas, les cailloux
m’offensent les pieds. J’ai les plantes trop tendres pour cheminer
sur les tessons de verre de la réalité : l’envergure
trop étroite pour planer au-dessus des choses, et m’élever,
de cercle en cercle, dans l’azur profond du mysticisme, jusqu’aux
sommets inaccessibles de l’éternel amour ; je suis le plus
malheureux hippogriffe, le plus misérable ramassis de morceaux
hétérogènes qui ait jamais existé depuis que
l’Océan aime la lune, et que les femmes trompent les hommes :
la monstrueuse Chimère, mise à mort par Bellérophon, avec
sa tête de vierge, ses pattes de lion, son corps de chèvre et sa
queue de dragon, était un animal d’une composition simple
auprès de moi.
Dans ma frêle poitrine habitent
ensemble les rêveries semées de violettes de la jeune fille pudique
et les ardeurs insensées des courtisanes en orgie : mes
désirs vont, comme les lions, aiguisant leurs griffes dans l’ombre
et cherchant quelque chose à dévorer ; mes pensées,
plus fiévreuses et plus inquiètes que les chèvres, se
suspendent aux crêtes les plus menaçantes ; ma haine, toute
bouffie de poison, entortille en nœuds inextricables ses replis
écaillés, et se traîne longuement dans les ornières
et les ravins.
C’est un étrange pays que
mon âme, un pays florissant et splendide en apparence, mais plus
saturé de miasmes putrides et délétères que le pays
de Batavia : le moindre rayon de soleil sur la vase y fait éclore
les reptiles et pulluler les moustiques ; – les larges tulipes
jaunes, les nagassaris et les fleurs d’angsoka y voilent pompeusement
d’immondes charognes. La rose amoureuse ouvre ses lèvres
écarlates, et fait voir en souriant ses petites dents de rosée aux
galants rossignols qui lui récitent des madrigaux et des sonnets :
rien n’est plus charmant ; mais il y a cent à parier contre un
que, dans l’herbe, au bas du buisson, un crapaud hydropique rampe sur des
pattes boiteuses et argenté son chemin avec sa bave.
Voilà des sources plus claires et plus limpides que
le diamant le plus pur ; mais il vaudrait mieux pour vous puiser
l’eau stagnante du marais sous son manteau de joncs pourris et de chiens
noyés que de tremper votre coupe à cette onde. – Un serpent
est caché au fond, et tourne sur lui-même avec une effrayante
rapidité en dégorgeant son venin.
Vous avez planté du blé ; il pousse de
l’asphodèle, de la jusquiame, de l’ivraie et de pâles
ciguës aux rameaux vert-de-grisés. Au lieu de la racine que vous
aviez enfouie, vous êtes tout surpris de voir sortir de terre les jambes
velues et tortillées de la noire mandragore.
Si vous y laissez un souvenir, et que
vous veniez le reprendre quelque temps après, vous le retrouverez plus
verdi de mousse et plus fourmillant de cloportes et d’insectes
dégoûtants qu’une pierre posée sur le terrain humide
d’une cave.
N’essayez pas d’en franchir les
ténébreuses forêts ; elles sont plus impraticables que
les forêts vierges d’Amérique et que les jungles de
Java : des lianes fortes comme des câbles courent d’un arbre
à l’autre ; des plantes, hérissées et pointues
comme des fers de lance, obstruent tous les passages ; le gazon
lui-même est couvert d’un duvet brûlant comme celui de
l’ortie. Aux arceaux du feuillage se suspendent par les ongles de
gigantesques chauves-souris du genre vampire ; des scarabées
d’une grosseur énorme agitent leurs cornes menaçantes, et
fouettent l’air de leurs quadruples ailes ; des animaux monstrueux et
fantastiques, comme ceux que l’on voit passer dans les cauchemars,
s’avancent péniblement en cassant les roseaux devant eux. Ce sont
des troupeaux d’éléphants qui écrasent les mouches
entre les rides de leur peau desséchée ou qui se frottent les
flancs au long des pierres et des arbres, des rhinocéros à la
carapace rugueuse, des hippopotames au mufle bouffi et hérissé de
poils, qui vont pétrissant la boue et le détritus de la
forêt avec leurs larges pieds.
Dans les clairières, là
où le soleil enfonce comme un coin d’or un rayon lumineux, à
travers la moite humidité, à l’endroit où vous auriez
voulu vous asseoir, vous trouverez toujours quelque famille de tigres
nonchalamment couchés, humant l’air par les naseaux, clignant leurs
yeux vert-de-mer et lustrant leurs fourrures de velours avec leur langue
rouge-de-sang et couverte de papilles ; ou bien c’est quelque
nœud de serpents boas à moitié endormis et digérant le
dernier taureau avalé.
Redoutez tout : l’herbe, le fruit, l’eau,
l’air, l’ombre, le soleil, tout est mortel.
Fermez l’oreille au babil des petites perruches au bec
d’or et au cou d’émeraude qui descendent des arbres et
viennent se poser sur vos doigts en palpitant des ailes ; car, avec leur
joli bec d’or, les petites perruches au cou d’émeraude
finiront par vous crever gentiment les yeux au moment où vous vous
abaisserez pour les embrasser. – C’est ainsi !
Le monde ne veut pas de moi ; il me repousse comme un
spectre échappé des tombeaux ; j’en ai presque la
pâleur : mon sang se refuse à croire que je vis, et ne veut
pas colorer ma peau ; il se traîne lentement dans mes veines, comme
une eau croupie dans des canaux engorgés. – Mon cœur ne bat
pour rien de ce qui fait battre le cœur de l’homme. – Mes
douleurs et mes joies ne sont pas celles de mes semblables. J’ai
violemment désiré ce que personne ne désire ;
j’ai dédaigné des choses que l’on souhaite
éperdument. – J’ai aimé des femmes quand elles ne
m’aimaient pas, et j’ai été aimé quand
j’aurais voulu être haï : toujours trop tôt ou trop
tard, plus ou moins, en deçà ou au-delà ; jamais ce
qu’il aurait fallu ; ou je ne suis pas arrivé, ou j’ai
été trop loin. – J’ai jeté ma vie par les
fenêtres, ou je l’ai concentrée à l’excès
sur un seul point, et de l’activité inquiète de
l’ardélion j’en suis venu à la morne somnolence du
tériaki et du stylite sur sa colonne.
Ce que je fais a toujours
l’apparence d’un rêve ; mes actions semblent plutôt
le résultat du somnambulisme que celui d’une libre
volonté ; quelque chose est en moi, que je sens obscurément
à une grande profondeur, qui me fait agir sans ma participation et
toujours en dehors des lois communes ; le côté simple et
naturel des choses ne se révèle à moi qu’après
tous les autres, et je saisirai tout d’abord l’excentrique et le
bizarre : pour peu que la ligne biaise, j’en ferai bientôt une
spirale plus entortillée qu’un serpent ; les contours,
s’ils ne sont pas arrêtés de la manière la plus
précise, se troublent et se déforment. Les figures prennent un air
surnaturel et vous regardent avec des yeux effrayants.
Aussi, par une espèce de réaction instinctive,
je me suis toujours désespérément cramponné à
la matière, à la silhouette extérieure des choses, et
j’ai donné dans l’art une très grande place à
la plastique. – Je comprends parfaitement une statue, je ne comprends pas
un homme ; où la vie commence, je m’arrête et recule
effrayé comme si j’avais vu la tête de Méduse. Le
phénomène de la vie me cause un étonnement dont je ne puis
revenir. – Je ferai sans doute un excellent mort, car je suis un assez
pauvre vivant, et le sens de mon existence m’échappe
complètement. Le son de ma voix me surprend à un point
inimaginable, et je serais tenté quelquefois de la prendre pour la voix
d’un autre. Lorsque je veux étendre mon bras et que mon bras
m’obéit, cela me paraît tout à fait prodigieux, et je
tombe dans la plus profonde stupéfaction.
En revanche, Silvio, je comprends
parfaitement l’inintelligible ; les données les plus
extravagantes me semblent fort naturelles, et j’y entre avec une
facilité singulière. Je trouve aisément la suite du
cauchemar le plus capricieux et le plus échevelé. –
C’est la raison pourquoi le genre de pièces dont je te parlais tout
à l’heure me plaît par-dessus tous les autres.
Nous avons avec Théodore et Rosette de grandes
discussions à ce sujet : Rosette goûte peu mon système,
elle est pour la vérité
vraie ; Théodore donne au
poète plus de latitude, et admet une vérité de convention
et d’optique. – Moi, je soutiens qu’il faut laisser le champ
tout à fait libre à l’auteur et que la fantaisie doit
régner en souveraine.
Beaucoup de personnes de la compagnie se
fondaient principalement sur ce que ces pièces étaient en
général hors des conditions théâtrales et ne
pouvaient pas se jouer ; je leur ai répondu que cela était
vrai dans un sens et faux dans l’autre, à peu près comme
tout ce que l’on dit, et que les idées que l’on avait sur les
possibilités et les impossibilités de la scène me
paraissaient manquer de justesse et tenir à des préjugés
plutôt qu’à des raisons, et je dis, entre autres choses, que
la pièce
Comme il vous plaira
était assurément très exécutable, surtout
pour des gens du monde qui n’auraient pas l’habitude d’autres
rôles.
Cela fit venir l’idée de la jouer. La saison
s’avance, et l’on a épuisé tous les genres
d’amusements ; l’on est las de la chasse, des parties à
cheval et sur l’eau ; les chances du boston, toutes variées
qu’elles soient, n’ont pas assez de piquant pour occuper la
soirée, et la proposition fut reçue avec un enthousiasme
universel.
Un jeune homme qui savait peindre s’offrit pour faire
les décorations ; il y travaille maintenant avec beaucoup
d’ardeur, et dans quelques jours elles seront achevées. – Le
théâtre est dressé dans l’orangerie, qui est la plus
grande salle du château, et je pense que tout ira bien. C’est moi
qui fais Orlando ; Rosette devait jouer Rosalinde, cela était de
toute justice : comme ma maîtresse et comme maîtresse de la
maison, le rôle lui revenait de droit ; mais elle n’a pas voulu
se travestir en homme par un caprice assez singulier pour elle, dont
assurément la pruderie n’est pas le défaut. Si je
n’avais pas été sûr du contraire, j’aurais cru
qu’elle avait les jambes mal faites. Actuellement aucune des dames de la
société n’a voulu se montrer moins scrupuleuse que Rosette,
et cela a failli faire manquer la pièce ; mais Théodore qui
avait pris le rôle de James le mélancolique, s’est offert
pour la remplacer, attendu que Rosalinde est presque toujours en cavalier,
excepté au premier acte, où elle est en femme, et qu’avec du
fard, un corset et une robe il pourra faire suffisamment illusion, n’ayant
point encore de barbe et étant fort mince de taille.
Nous sommes en train d’apprendre
nos rôles, et c’est quelque chose de curieux que de nous voir.
– Dans tous les recoins solitaires du parc, vous êtes sûr de
trouver quelqu’un avec un papier à la main, marmottant des phrases
tout bas, levant les yeux au ciel, les baissant tout à coup, et refaisant
sept à huit fois le même geste. Si l’on ne savait pas que
nous devons jouer la comédie, assurément l’on nous prendrait
pour une maisonnée de fous ou de poètes (ce qui est presque un
pléonasme).
Je pense que nous saurons bientôt assez pour faire une
répétition. – Je m’attends à quelque chose de
très singulier. Peut-être ai-je tort. – J’ai eu peur un
instant qu’au lieu de jouer d’inspiration nos acteurs ne
s’attachassent à reproduire les poses et les inflexions de voix de
quelque comédien en vogue ; mais ils n’ont heureusement pas
suivi le théâtre avec assez d’exactitude pour tomber dans cet
inconvénient, et il est à croire qu’ils auront, à
travers la gaucherie de gens qui n’ont jamais monté sur les
planches, de précieux éclairs de naturel et de ces charmantes
naïvetés que le talent le plus consommé ne saurait
reproduire.
Notre jeune peintre a vraiment fait des
merveilles : – il est impossible de donner une tournure plus
étrange aux vieux troncs d’arbres et aux lierres qui les
enlacent ; il a pris modèle sur ceux du parc en les accentuant et
les exagérant, ainsi que cela doit être pour une décoration.
Tout est touché avec une fierté et un caprice admirables ;
les pierres, les rochers, les nuages sont d’une forme
mystérieusement grimaçante ; des reflets miroitants jouent
sur les eaux tremblantes et plus émues que le vif-argent, et la froideur
ordinaire des feuillages est merveilleusement relevée par des teintes de
safran qu’y jette le pinceau de l’automne ; la forêt
varie depuis le vert de l’émeraude jusqu’à la pourpre
de la cornaline ; les tons les plus chauds et les plus frais se heurtent
harmonieusement, et le ciel lui-même passe du bleu le plus tendre aux
couleurs les plus ardentes.
Il a dessiné tous les costumes sur mes
indications ; ils sont du plus beau caractère. On a d’abord
crié qu’ils ne pourraient pas se traduire en soie et en velours, ni
en aucune étoffe connue, et j’ai presque vu le moment où le
costume troubadour allait être généralement adopté.
Les dames disaient que ces couleurs tranchantes éteindraient leurs yeux.
À quoi nous avons répondu que leurs yeux étaient des astres
très parfaitement inextinguibles, et que c’étaient, au
contraire, leurs yeux qui éteindraient les couleurs, et même les
quinquets, le lustre et le soleil, s’il y avait lieu. – Elles
n’eurent rien à répondre à cela ; mais
c’étaient d’autres objections qui repoussaient en foule et se
hérissaient, pareilles à l’hydre de Lerne ; on
n’avait pas plutôt coupé la tête à l’une
que l’autre se dressait plus entêtée et plus stupide.
– Comment voulez-vous que cela
tienne ? Tout va sur le papier, mais c’est autre chose sur le
dos ; je n’entrerai jamais là-dedans ! – Mon jupon
est trop court au moins de quatre doigts ; je n’oserai jamais me
présenter ainsi ! – Cette fraise est trop haute ;
j’ai l’air d’être bossue et de n’avoir pas de
cou.
– Cette coiffure me vieillit
intolérablement.
– Avec de l’empois, des épingles et de la
bonne volonté, tout tient. – Vous voulez rire ! une taille
comme la vôtre, plus frêle qu’une taille de guêpe, et
qui passerait dans la bague de mon petit doigt ! je gage vingt-cinq louis
contre un baiser qu’il faudra rétrécir ce corsage. –
Votre jupe est bien loin d’être trop courte, et, si vous pouviez
voir quelle adorable jambe vous avez, vous seriez assurément de mon avis.
– Au contraire votre cou se détache et se dessine admirablement
bien dans son auréole de dentelles. – Cette coiffure ne vous
vieillit point du tout, et, quand même vous paraîtriez quelques
années de plus, vous êtes d’une si excessive Jeunesse que
cela doit être on ne peut plus indifférent ; en
vérité, vous nous donneriez d’étranges
soupçons, si nous ne savions pas où sont les morceaux de votre
dernière poupée...
et
cœtera.
Tu ne te figures pas la prodigieuse quantité de
madrigaux que nous avons été obligés de dépenser
pour contraindre nos dames à mettre des costumes charmants, et qui leur
allaient le mieux du monde.
Nous avons eu aussi beaucoup de peine à leur faire
poser congrûment leurs assassines.
Quel diable de goût ont les femmes ! et de quel titanique
entêtement est possédée une petite-maîtresse vaporeuse
qui croit que le jaune paille glacé lui va mieux que le jonquille ou le
rose vif. Je suis sûr que, si j’avais appliqué aux affaires
publiques la moitié des ruses et des intrigues que j’ai
employées pour faire mettre une plume rouge à gauche et non
à droite, je serais ministre d’État ou empereur pour le
moins.
Quel pandémonium ! quelle cohue énorme et
inextricable doit être un théâtre
véritable !
Depuis que l’on a parlé de jouer la
comédie, tout est ici dans le désordre le plus complet. Tous les
tiroirs sont ouverts, toutes les armoires vidées ; c’est un
vrai pillage. Les tables, les fauteuils, les consoles, tout est encombré,
on ne sait où poser le pied : il traîne par la maison des
quantités prodigieuses de robes, de mantelets, de voiles, de jupes, de
capes, de toques, de chapeaux ; et, quand on pense que cela doit tenir sur
le corps de sept ou huit personnes, on se rappelle involontairement ces
bateleurs de la foire qui ont huit à dix habits les uns sur les
autres : et l’on ne peut se figurer que, de tout cet amas, Il ne
sortira qu’un costume pour chacun.
Les domestiques ne font qu’aller
et venir ; – il y en a toujours deux ou trois sur le chemin du
château à la ville, et, si cela continue, tous les chevaux
deviendront poussifs.
Un directeur de théâtre n’a pas le temps
d’être mélancolique, et je ne l’ai guère
été depuis quelque temps. Je suis tellement assourdi et
assommé que je commence à ne plus rien comprendre à la
pièce. Comme c’est moi qui remplis le rôle de
l’imprésario outre mon rôle d’Orlando, ma besogne est
double. Quand il se présente quelque difficulté, c’est
à moi qu’on a recours, et mes décisions n’étant
pas toujours écoutées comme des oracles, cela
dégénère en des discussions interminables.
Si ce qu’on appelle vivre est d’être
toujours sur ses jambes, de répondre à vingt personnes, de monter
et de descendre des escaliers, de ne pas penser une minute dans une
journée, je n’ai jamais tant vécu que cette semaine ;
je ne prends pourtant pas autant de part à ce mouvement que l’on
pourrait le croire. – L’agitation est très peu profonde, et
à quelques brasses on retrouverait l’eau morte et sans
courant ; la vie ne me pénètre pas si facilement que
cela ; et c’est même alors que le vis le moins, quoique
j’aie l’air d’agir et de me mêler à ce qui se
fait ; l’action m’hébète et me fatigue à
un point dont on ne peut se faire une idée ; – quand je
n’agis pas, je pense ou au moins je rêve, et c’est une
façon d’existence ; – je ne l’ai plus dès
que je sors de mon repos d’idole de porcelaine.
Jusqu’à présent, je
n’ai rien fait, et j’ignore si je ferai jamais rien. Je ne sais pas
arrêter mon cerveau, ce qui est toute la différence de
l’homme de talent à l’homme de génie ;
c’est un bouillonnement sans fin, le flot pousse le flot ; je ne puis
maîtriser cette espèce de jet intérieur qui monte de mon
cœur à ma tête, et qui noie toutes mes pensées faute
d’issues. – Je ne puis rien produire, non par
stérilité, mais par surabondance ; mes idées poussent
si drues et si serrées qu’elles s’étouffent et ne
peuvent mûrir. – Jamais l’exécution, si rapide et si
fougueuse qu’elle soit, n’atteindra à une pareille
vélocité : – quand j’écris une phrase, la
pensée qu’elle rend est déjà aussi loin de moi que si
un siècle se fût écoulé au lieu d’une seconde,
et souvent il m’arrive d’y mêler, malgré moi, quelque
chose de la pensée qui l’a remplacée dans ma
tête.
Voilà pourquoi je ne saurais
vivre, – ni comme poète ni comme amant. – Je ne puis rendre
que les idées que je n’ai plus ; – je n’ai les
femmes que lorsque je les ai oubliées et que j’en aime
d’autres ; – homme, comment pourrais-je produire ma
volonté au jour, puisque, si fort que je me hâte, je n’ai
plus le sentiment de ce que je fais, et que je n’agis que
d’après une faible réminiscence ?
Prendre une pensée dans un filon de son cerveau,
l’en sortir brute d’abord comme un bloc de marbre qu’on
extrait de la carrière, la poser devant soi, et du matin au soir, un
ciseau d’une main, un marteau de l’autre, cogner, tailler, gratter,
et emporter à la nuit une pincée de poudre pour jeter sur son
écriture ; voilà ce que je ne pourrai jamais faire.
Je dégage bien en idée la svelte figure du
bloc grossier, et j’en ai la vision très nette ; mais il y a
tant d’angles à abattre, tant d’éclats à faire
sauter, tant de coups de râpe et de marteau à donner pour approcher
de la forme et saisir la juste sinuosité du contour que les ampoules me
viennent aux mains, et que je laisse tomber le ciseau par terre.
Si je persiste, la fatigue prend un degré
d’intensité tel que ma vue intime s’obscurcit totalement, et
que je ne saisis plus à travers le nuage du marbre la blanche
divinité cachée dans son épaisseur. Alors je la poursuis au
hasard et comme à tâtons ; je mords trop dans un endroit, je
ne vais pas assez avant dans l’autre ; j’enlève ce qui
devait être la jambe ou le bras, et je laisse une masse compacte où
devait se trouver un vide ; au lieu d’une déesse, je fais un
magot, quelquefois moins qu’un magot, et le magnifique bloc tiré
à si grands frais et avec tant de labeur des entrailles de la terre,
martelé, tailladé, fouillé en tous les sens, a plutôt
l’air d’avoir été rongé et percé
à jour par les polypes pour en faire une ruche que façonné
par un statuaire d’après un plan donné.
Comment fais-tu, Michel-Ange, pour
couper le marbre par tranches, ainsi qu’un enfant qui sculpte un
marron ? de quel acier étaient faits tes ciseaux invaincus ? et
quels robustes flancs vous ont portés, vous tous, artistes féconds
et travailleurs, à qui nulle matière ne résiste, et qui
faites couler votre rêve tout entier dans la couleur et dans le
bronze ?
C’est une vanité innocente et permise, en
quelque sorte, après ce que je viens de dire de cruel sur mon compte, et
ce n’est pas toi qui m’en blâmeras, ô Silvio !
– mais quoique l’univers ne doive jamais en rien savoir, et que mon
nom soit d’avance voué à l’oubli, je suis un
poète et un peintre ! – J’ai eu d’aussi belles
idées que nul poète du monde ; j’ai créé
des types aussi purs, aussi divins que ce que l’on admire le plus dans les
maîtres. – Je les vois là, devant moi, aussi nets, aussi
distincts que s’ils étaient peints réellement, et, si je
pouvais ouvrir un trou dans ma tête et y mettre un verre pour qu’on
y regardât, ce serait la plus merveilleuse galerie de tableaux que
l’on eût jamais vue. Aucun roi de la terre ne peut se vanter
d’en posséder une pareille. – Il y a des Rubens aussi
flamboyants, aussi allumés que les plus purs qui soient à
Anvers ; mes Raphaëls sont de la plus belle conservation, et ses
madones n’ont pas de plus gracieux sourires ; Buonarotti ne tord pas
un muscle d’une façon plus fière et plus terrible ; le
soleil de Venise brille sur cette toile comme si elle était signée
Paulus Cagliari ;
les ténèbres de Rembrandt lui-même s’entassent
au fond de ce cadre où tremble dans le lointain une pâle
étoile de lumière ; les tableaux qui sont dans la
manière qui m’est propre ne seraient assurément
dédaignés de qui que ce soit.
Je sais bien que j’ai l’air étrange
à dire cela, et que je paraîtrai entêté de
l’ivresse grossière du plus sot orgueil ; – mais cela
est ainsi, et rien n’ébranlera ma conviction là-dessus.
Personne sans doute ne la partagera ; qu’y faire ? Chacun
naît marqué d’un sceau noir ou blanc. Apparemment le mien est
noir.
J’ai même quelquefois peine à voiler
suffisamment ma pensée à cet endroit ; il m’est
arrivé souvent de parler trop familièrement de ces hauts
génies dont on doit adorer la trace et contempler la statue de loin et
à genoux. Une fois, je me suis oublié jusqu’à
dire : Nous autres. – Heureusement c’était devant une
personne qui n’y prit pas garde, sans quoi j’eusse infailliblement
passé pour le plus énorme fat qui fut jamais.
– N’est-ce pas, Silvio, que
je suis un poète et un peintre ?
C’est une erreur de croire que tous les gens qui ont
passé pour avoir du génie étaient réellement de plus
grands hommes que d’autres. On ne sait pas combien les
élèves et les peintres obscurs que Raphaël employait dans ses
ouvrages ont contribué à sa réputation ; il a
donné sa signature à l’esprit et aux talents de plusieurs,
– voilà tout.
Un grand peintre, un grand écrivain occupent et
remplissent à eux seuls tout un siècle : ils n’ont rien
de plus pressé que d’entamer à la fois tous les genres, afin
que, s’il leur survient quelques rivaux, ils puissent les accuser tout
d’abord de plagiat et les arrêter dès leur premier pas dans
la carrière ; c’est une tactique connue et qui, pour ne pas
être nouvelle, n’en réussit pas moins tous les jours.
Il se peut qu’un homme déjà
célèbre ait précisément le même genre de
talent que vous auriez eu ; sous peine de passer pour son imitateur, vous
êtes obligé de détourner votre inspiration naturelle et de
la faire couler ailleurs. Vous étiez né pour souffler à
pleine bouche dans le clairon héroïque, ou pour évoquer les
pâles fantômes des temps qui ne sont plus ; il faut que vous
promeniez vos doigts sur la flûte à sept trous, ou que vous fassiez
des nœuds sur un sofa dans le fond de quelque boudoir, le tout parce que
monsieur votre père ne s’est pas donné la peine de vous
jeter en moule huit ou dix ans plus tôt, et que le monde ne conçoit
pas que deux hommes cultivent le même champ.
C’est ainsi que beaucoup de nobles
intelligences sont forcées de prendre sciemment une route qui n’est
pas la leur, et de côtoyer continuellement leur propre domaine dont elles
sont bannies, heureuses encore de jeter un coup d’œil à la
dérobée par-dessus la haie, et de voir de l’autre
côté s’épanouir au soleil les belles fleurs
diaprées qu’elles possèdent en graines et ne peuvent semer
faute de terrain.
Pour ce qui est de moi, à part le plus ou moins
d’opportunité des circonstances, le plus ou moins d’air et de
soleil, une porte qui est restée fermée et qui aurait dû
être ouverte, une rencontre manquée, quelqu’un que
j’aurais dû connaître et que je n’ai pas connu, je ne
sais pas si je serais jamais parvenu à quelque chose.
Je n’ai pas le degré de stupidité
nécessaire pour devenir ce que l’on appelle absolument un
génie, ni
l’entêtement énorme que l’on divinise ensuite sous le
beau nom de volonté, quand le grand homme est arrivé au sommet
rayonnant de la montagne, et qui est indispensable pour y atteindre ;
– je sais trop bien comme toutes choses sont creuses et ne contiennent que
pourriture, pour m’attacher pendant bien longtemps à aucune et la
poursuivre à travers tout ardemment et uniquement.
Chapitre
11
Les hommes de
génie sont très bornés...
Les hommes de génie sont très bornés,
et c’est pour cela qu’ils sont hommes de génie. Le manque
d’intelligence les empêche d’apercevoir les obstacles qui les
séparent de l’objet auquel ils veulent arriver ; ils vont, et,
en deux ou trois enjambées, ils dévorent les espaces
intermédiaires. – Comme leur esprit reste obstinément
fermé à certains courants, et qu’ils ne perçoivent
que les choses qui sont les plus immédiates à leurs projets, ils
font une bien moindre dépense de pensée et d’action :
rien ne les distrait, rien ne les détourne, ils agissent plutôt par
instinct qu’autrement, et plusieurs, tirés de leur sphère
spéciale, sont d’une nullité que l’on a peine à
comprendre.
Assurément, c’est un don rare et charmant que
de bien faire les vers ; peu de gens se plaisent plus que moi aux choses de
la poésie ; – mais cependant je ne veux pas borner et
circonscrire ma vie dans les douze pieds d’un alexandrin ; il y a
mille choses qui m’inquiètent autant qu’un
hémistiche : – ce n’est pas l’état de la
société et les réformes qu’il faudrait faire ;
je me soucie assez peu que les paysans sachent lire ou non, et que les hommes
mangent du pain ou broutent de l’herbe ; mais il me passe par la
tête, en une heure, plus de cent mille visions qui n’ont pas le
moindre rapport avec la césure ou la rime, et c’est ce qui fait que
j’exécute si peu, tout en ayant plus d’idées que
certains poètes que l’on pourrait brûler avec leurs propres
œuvres.
J’adore la beauté et je la
sens ; je puis la dire aussi bien que peuvent la comprendre les plus
amoureux statuaires, – et je ne fais cependant pas de sculptures. La
laideur et l’imperfection de l’ébauche me
révoltent ; je ne puis attendre que l’œuvre vienne
à bien à force de la polir et de la repolir ; si je pouvais
me résoudre à laisser certaines choses dans ce que je fais, soit
en vers, soit en peinture, je finirais peut-être par faire un poème
ou un tableau qui me rendrait célèbre, et ceux qui m’aiment
(s’il y a quelqu’un au monde qui se donne cette peine) ne seraient
pas forcés de me croire sur parole, et auraient une réponse
victorieuse aux ricanements sardoniques des détracteurs de ce grand
génie ignoré qui est moi.
J’en vois beaucoup qui prennent une palette, des
pinceaux et couvrent leur toile, sans se soucier autrement de ce que le caprice
fait naître au bout de leur brosse, et d’autres qui écrivent
cent vers de suite sans faire une rature et sans lever une seule fois les yeux
au plafond. – Je les admire toujours eux-mêmes si quelquefois je
n’admire pas leurs productions ; j’envie de tout mon cœur
cette charmante intrépidité et cet heureux aveuglement qui les
empêchent de voir leurs défauts, même les plus palpables.
Aussitôt que j’ai dessiné quelque chose de travers, je le
vois sur-le-champ et je m’en préoccupe outre mesure ; et,
comme je suis beaucoup plus savant en théorie qu’en pratique, il
arrive très souvent que je ne puis corriger une faute dont j’ai la
conscience ; alors je tourne la toile le nez contre le mur, et je n’y
reviens jamais.
J’ai si présente
l’idée de la perfection que le dégoût de mon
œuvre me prend tout d’abord et m’empêche de
continuer.
Ah ! lorsque je compare aux doux sourires de ma
pensée la laide moue qu’elle fait sur la toile ou le papier,
lorsque je vois passer une affreuse chauve-souris à la place du beau
rêve qui ouvrait au sein de mes nuits ses longues ailes de lumière,
un chardon pousser sur l’idée d’une rose, et que
j’entends braire un âne où j’attendais les plus suaves
mélodies du rossignol, je suis si horriblement désappointé,
si en colère moi-même, si furieux de mon impuissance qu’il me
prend des résolutions de ne plus écrire ni dire un seul mot de ma
vie plutôt que de commettre ainsi des crimes de haute trahison contre mes
pensées.
Je ne puis même pas parvenir à écrire
une lettre comme je le voudrais : je dis souvent tout autre chose ;
certaines portions prennent un développement démesuré,
d’autres se rapetissent à devenir imperceptibles, et très
souvent l’idée que j’avais à rendre ne s’y
trouve pas ou n’y est qu’en post-scriptum.
En commençant à t’écrire, je
n’avais certainement pas l’intention de te dire la moitié de
ce que j’ai dit. – Je voulais simplement te faire savoir que nous
allions jouer la comédie ; mais un mot amène une
phrase ; les parenthèses sont grosses d’autres petites
parenthèses qui, elles-mêmes, en ont d’autres dans le ventre
toutes prêtes à accoucher. Il n’y a pas de raison pour que
cela finisse et n’aille jusqu’à deux cents volumes in-folio,
– ce qui serait trop assurément.
Dès que je prends la plume, il se
fait dans mon cerveau un bourdonnement et un bruissement d’ailes, comme si
l’on y lâchait des multitudes de hannetons. Cela se cogne aux parois
de mon crâne, et tourne, et descend, et monte avec un tapage
horrible ; ce sont mes pensées qui veulent s’envoler et qui
cherchent une issue ; – toutes s’efforcent de sortir à
la fois ; plus d’une s’y casse les pattes et y déchire
le crêpe de son aile : quelquefois la porte est tellement
obstruée que pas une ne peut en franchir le seuil et arriver jusque sur
le papier.
Voilà comme je suis fait : ce n’est pas
être bien fait sans doute, mais que voulez-vous ? la faute en est aux
dieux, et non à moi, pauvre diable qui n’en peux mais. Je
n’ai pas besoin de réclamer ton indulgence, mon cher Silvio ;
elle m’est acquise d’avance, et tu as la bonté de lire
jusqu’au bout mes indéchiffrables barbouillages, mes
rêvasseries sans queue ni tête : si décousues et si
absurdes qu’elles soient, elles t’offrent toujours de
l’intérêt, parce qu’elles viennent de moi, et ce qui
est moi, quand même cela est mauvais, n’est pas sans quelque prix
pour toi.
Je puis te laisser voir ce qui
révolte le plus le commun des hommes : – un orgueil
sincère. – Mais faisons un peu trêve à toutes ces
belles choses, et, puisque je t’écris à propos de la
pièce que nous devons jouer, revenons-y et parlons-en un peu.
La répétition a eu lieu
aujourd’hui ; – jamais de ma vie je n’ai
été aussi bouleversé, – non pas à cause de
l’embarras qu’il y a toujours à réciter quelque chose
devant beaucoup de personnes, mais pour un autre motif. Nous étions en
costume, et prêts à commencer ; Théodore seul
n’était pas encore arrivé : on envoya à sa
chambre voir ce qui le retardait ; il fit dire qu’il avait
tantôt fini et qu’il allait descendre.
Il vint en effet ; j’entendis son pas dans le
corridor bien avant qu’il parût, et cependant personne au monde
n’a la démarche plus légère que
Théodore ; mais la sympathie que j’éprouve pour lui est
si forte que je devine en quelque sorte ses mouvements à travers les
murailles, et, quand je compris qu’il allait poser la main sur le bouton
de la porte, il me prit comme un tremblement, et le cœur me battit
d’une force horrible. Il me sembla que quelque chose d’important
dans ma vie allait se décider, et que j’étais arrivé
à un moment solennel et attendu depuis longtemps.
Le battant s’ouvrit lentement et retomba de
même.
Ce fut un cri général
d’admiration. – Les hommes applaudirent, les femmes devinrent
écarlates. Rosette seule pâlit extrêmement et s’appuya
au mur, comme si une révélation soudaine lui traversait le cerveau
elle fit en sens inverse le même mouvement que moi. – Je l’ai
toujours soupçonnée d’aimer Théodore.
Sans doute, en ce moment-là, elle crut comme moi que
la feinte Rosalinde n’était effectivement rien moins qu’une
jeune et belle femme, et le frêle château de cartes de son espoir
s’affaissa tout d’un coup, tandis que le mien se relevait sur ses
ruines ; du moins voilà ce que j’ai pensé : je me
trompe peut-être, car je n’étais guère en état
de faire des observations exactes.
Il y avait là, sans compter Rosette, trois ou quatre
jolies femmes ; elles parurent d’une laideur révoltante.
– À côté de ce soleil, l’étoile de leur
beauté s’était éclipsée subitement, et chacun
se demandait comment on avait pu les trouver seulement passables. Des gens qui,
avant cela, se fussent estimés tout heureux de les avoir pour
maîtresses en eussent à peine voulu pour servantes.
L’image qui jusqu’alors ne s’était
dessiner que faiblement et avec des contours vagues, le fantôme
adoré et vainement poursuivi était là, devant mes yeux,
vivant, palpable, non plus dans le demi-jour et la vapeur, mais inondé
des flots d’une blanche lumière ; non pas sous un vain
déguisement, mais sous son costume réel ; non plus avec la
forme dérisoire d’un jeune homme, mais avec les traits de la plus
charmante femme.
J’éprouvais une sensation
de bien-être énorme, comme si l’on m’eût
ôté une montagne ou deux de dessus la poitrine. – Je sentis
s’évanouir l’horreur que j’avais de moi-même, et
je fus délivré de l’ennui de me regarder comme un monstre.
Je revins à concevoir de moi une opinion tout à fait pastorale, et
toutes les violettes du printemps refleurirent dans mon cœur.
Il, ou plutôt elle (car je ne veux plus me souvenir
que j’ai eu cette stupidité de la prendre pour un homme), resta une
minute immobile sur le seuil de la porte, comme pour donner le temps à
l’assemblée de jeter sa première exclamation. Un vif rayon
l’éclairait de la tête aux pieds, et, sur le fond sombre du
corridor qui s’allégeait au loin par-derrière, le chambranle
sculpté lui servant de cadre, elle étincelait comme si la
lumière fût émanée d’elle au lieu
d’être simplement réfléchie, et on l’eût
plutôt prise pour une production merveilleuse du pinceau que pour une
créature humaine faite de chair et d’os.
Ses grands cheveux bruns, entremêlés de cordons
de grosses perles, tombaient en boucles naturelles au long de ses belles
joues ! ses épaules et sa poitrine étaient
découvertes, et jamais je n’ai rien vu de si beau au monde ;
le marbre le plus élevé n’approche pas de cette exquise
perfection. – Comme on voit la vie courir sous cette transparence
d’ombre ! comme cette chair est blanche et colorée à la
fois ! et que ces teintes harmonieusement blondissantes ménagent
avec bonheur la transition de la peau aux cheveux ! quels ravissants
poèmes dans les moelleuses ondulations de ces contours plus souples et
plus veloutés que le cou des cygnes ! – S’il y avait des
mots pour rendre ce que je sens, je te ferais une description de cinquante
pages ; mais les langues ont été faites par je ne sais quels
goujats qui n’avaient jamais regardé avec attention le dos ou le
sein d’une femme, et l’on n’a pas la moitié des termes
les plus indispensables.
Je crois décidément
qu’il faut que je me fasse sculpteur ; car avoir vu une telle
beauté et ne pouvoir la rendre d’une manière ou de
l’autre, il y a de quoi devenir fou et enragé. J’ai fait
vingt sonnets sur ces épaules-là, mais ce n’est point
assez : je voudrais quelque chose que je pusse toucher du doigt et qui
fût exactement pareil ; les vers ne rendent que le fantôme de
la beauté et non la beauté elle-même. Le peintre arrive
à une apparence plus exacte, mais ce n’est qu’une apparence.
La sculpture a toute la réalité que peut avoir une chose
complètement fausse ; elle a l’aspect multiple, porte ombre,
et se laisse toucher. Votre maîtresse sculptée ne diffère de
la véritable qu’en ce qu’elle est un peu plus dure et ne
parle pas, deux défauts très légers !
Sa robe était faite d’une étoffe de
couleur changeante, azur dans la lumière, or dans l’ombre ; un
brodequin très juste et très serré chaussait un pied qui
n’avait pas besoin de cela pour être trop petit, et des bas de soie
écarlate se collaient amoureusement autour de la jambe la mieux
tournée et la plus agaçante ; ses bras étaient nus
jusqu’aux coudes, et ils sortaient d’une touffe de dentelles ronds,
potelés et blancs, splendides comme de l’argent poli et d’une
délicatesse de linéaments inimaginable ; ses mains,
chargées de bagues et d’anneaux, balançaient mollement un
grand éventail de plumes bigarrées de teintes singulières
et qui semblait comme un petit arc-en-ciel de poche.
Elle s’avança dans la
chambre, la joue légèrement allumée d’un rouge qui
n’était pas du fard, et chacun de s’extasier, et de se
récrier, et de se demander s’il était bien possible que ce
fût lui, Théodore de Sérannes, le hardi écuyer, le
damné duelliste, le chasseur déterminé, et s’il
était parfaitement sûr qu’il ne fût pas sa sœur
jumelle.
Mais on dirait qu’il n’a jamais porté
d’autre costume de sa vie ! il n’est pas gêné le
moins du monde dans ses mouvements, il marche très bien et ne
s’embarrasse pas dans sa queue ; il joue de la prunelle et de
l’éventail à ravir ; et comme il a la taille
fine ! – on le tiendrait entre les doigts ! – C’est
prodigieux ! c’est inconcevable ! – L’illusion est
aussi complète que possible : on dirait presque qu’il a de la
gorge, tant sa poitrine est grasse et bien remplie, et puis pas un seul poil de
barbe, mais pas un ; et sa voix qui est douce ! Oh ! la belle
Rosalinde ! et qui ne voudrait être son Orlando ?
Oui, – qui ne voudrait être
l’Orlando de cette Rosalinde, même au prix des tourments que
j’ai soufferts ? – Aimer comme j’aimais d’un amour
monstrueux, inavouable, et que pourtant l’on ne peut déraciner de
son cœur ; être condamné à garder le silence le
plus profond, et n’oser se permettre ce que l’amant le plus discret
et le plus respectueux dirait sans crainte à la femme la plus prude et la
plus sévère ; se sentir dévoré d’ardeurs
insensées et sans excuses, même aux yeux des plus damnés
libertins ; que sont les passions ordinaires à côté de
celle-là, une passion honteuse d’elle-même, sans
espérance, et dont le succès improbable serait un crime et vous
ferait mourir de honte ? Être réduit à souhaiter de ne
pas réussir, à craindre les chances et les occasions favorables et
à les éviter comme un autre les chercherait, voilà quel
était mon sort.
Le découragement le plus profond s’était
emparé de moi ; je me regardais avec une horreur
mélangée de surprise et de curiosité. Ce qui me
révoltait le plus, c’était de penser que je n’avais
jamais aimé auparavant, et que c’était chez moi la
première effervescence de jeunesse, la première pâquerette
de mon printemps d’amour.
Cette monstruosité remplaçait pour moi les
fraîches et pudiques illusions du bel âge ; mes rêves de
tendresse si doucement caressés, le soir, à la lisière des
bois, par les petits sentiers rougissants, ou le long des blanches terrasses de
marbre, près de la pièce d’eau du parc, devaient donc se
métamorphoser en ce sphinx perfide, au sourire douteux, à la voix
ambiguë, et devant lequel je me tenais debout sans oser entreprendre
d’expliquer l’énigme ! L’interpréter
à faux eût causé ma mort ; car, hélas !
c’est le seul lien qui me rattache au monde ; quand il sera
brisé, tout sera dit. Ôtez-moi cette étincelle, je serai
plus morne et plus inanimé que la momie emprisonnée de bandelettes
du plus antique pharaon.
Aux moments où je me sentais
entraîné avec le plus de violence vers Théodore, je me
rejetais avec effroi dans les bras de Rosette, quoiqu’elle me
déplût infiniment ; je tâchais de l’interposer
entre lui et moi comme une barrière et un bouclier, – et
j’éprouvais une secrète satisfaction, lorsque
j’étais couché auprès d’elle, à penser
qu’au moins c’était une femme bien avérée, et
que, si je ne l’aimais plus, j’en étais encore assez
aimé pour que cette liaison ne dégénérât pas
en intrigue et en débauche.
Cependant je sentais au fond de moi, à travers tout
cela, une espèce de regret d’être ainsi infidèle
à l’idée de ma passion impossible ; je m’en
voulais comme d’une trahison, et, quoique je susse bien que je ne
posséderais jamais l’objet de mon amour, j’étais
mécontent de moi, et je reprenais avec Rosette ma froideur.
La répétition a
été beaucoup mieux que je ne l’espérais ;
Théodore surtout s’est montré admirable ; on a aussi
trouvé que je jouais supérieurement bien. – Ce n’est
pas cependant que j’aie les qualités qu’il faut pour
être bon acteur, et l’on se tromperait fort en me croyant capable de
remplir d’autres rôles de la même manière ; mais
par un hasard assez singulier, les paroles que j’avais à prononcer
répondaient si bien à ma situation qu’elles me semblaient
plutôt inventées par moi qu’apprises par cœur dans un
livre. – La mémoire m’aurait manqué dans certains
endroits qu’à coup sûr je n’eusse pas
hésité une minute pour remplir le vide avec une phrase
improvisée. Orlando était moi au moins autant que
j’étais Orlando, et il est impossible de rencontrer une plus
merveilleuse coïncidence.
À la scène du lutteur, lorsque Théodore
détacha la chaîne de son cou et m’en fit présent,
ainsi que cela est dans le rôle, il me jeta un regard si doucement
langoureux, si rempli de promesses, et il prononça avec tant de
grâce et de noblesse la phrase : « Brave cavalier, portez
ceci en souvenir de moi, d’une jeune fille qui vous donnerait plus si elle
avait plus à vous offrir », que j’en fus
réellement troublé, et que ce fut à peine si je pus
continuer : « Quelle passion appesantit donc ma langue et lui
donne ainsi des fers ? je ne puis lui parler, et cependant elle
désirerait m’entretenir. Ô pauvre
Orlando ! »
Au troisième acte, Rosalinde,
habillée en homme et sous le nom de Ganymède, réparait avec
sa cousine Célie, qui a changé son nom pour celui
d’Aliéna.
Cela me fit une impression désagréable :
– je m’étais si bien accoutumé déjà
à ce costume de femme qui permettait à mes désirs quelques
espérances, et qui m’entretenait dans une erreur perfide, mais
séduisante ! On s’habitue bien vite à regarder ses
souhaits comme des réalités sur la foi des plus fugitives
apparences, et je devins tout sombre quand Théodore reparut sous son
costume d’homme, plus sombre que je ne l’étais
auparavant ; car la joie ne sert qu’à mieux faire sentir la
douleur, le soleil ne brille que pour mieux faire comprendre l’horreur des
ténèbres, et la gaieté du blanc n’a pour but que de
faire ressortir toute la tristesse du noir.
Son habit était le plus galant et le plus coquet du
monde, d’une coupe élégante et capricieuse, tout orné
de passe-quilles et de rubans, à peu près dans le goût des
raffinés de la cour de Louis XIII ; un chapeau de feutre pointu,
avec une longue plume frisée, ombrageait les boucles de ses beaux
cheveux, et une épée damasquinée relevait le bas de son
manteau de voyage.
Cependant il était ajusté de manière
à faire pressentir que ces habits virils avaient une doublure
féminine ; quelque chose de plus large dans les hanches et de plus
rempli à la poitrine, je ne sais quoi d’ondoyant que les
étoffes ne présentent pas sur le corps d’un homme ne
laissaient que de faibles doutes sur le sexe du personnage.
Il avait une tournure moitié
délibérée, moitié timide, on ne peut plus
divertissante, et, avec un art infini, il se donnait l’air aussi
gêné dans un costume qui lui était ordinaire qu’il
avait eu l’air à son aise dans des vêtements qui
n’étaient pas les siens.
La sérénité me revint un peu, et je me
persuadai de nouveau que c’était bien effectivement une femme.
– Je repris assez de sang-froid pour remplir convenablement mon
rôle.
Connais-tu cette pièce ? peut-être que
non. Depuis quinze jours que je ne fais que la lire et la déclamer, je la
sais entièrement par cœur, et je ne puis m’imaginer que tout
le monde ne soit pas aussi au courant que moi du nœud de
l’intrigue ; c’est une erreur où je tombe assez
communément, de croire que, lorsque je suis ivre, toute la
création est soûle et bat les murailles, et, si je savais
l’hébreu, il est sûr que je demanderais en hébreu ma
robe de chambre et mes pantoufles à mon domestique, et que je serais fort
étonné qu’il ne me comprît pas. – Tu la liras si
tu veux ; je fais comme si tu l’avais lue, et je ne touche
qu’aux endroits qui se rapportent à ma situation.
Rosalinde, en se promenant dans la forêt avec sa
cousine, est très étonnée que les buissons portent, au lieu
de mûres et de prunelles, des madrigaux à sa louange : fruits
singuliers qui heureusement ne sont pas habitués à pousser sur des
ronces ; car il vaut mieux, quand on a soif, trouver de bonnes mûres
sur les branches que de méchants sonnets. Elle s’inquiète
fort pour savoir qui a ainsi gâté l’écorce des jeunes
arbres en y taillant son chiffre. – Célie, qui a déjà
rencontré Orlando, lui dit, après s’être fait
longtemps prier, que ce rimeur n’est autre que le jeune homme qui a vaincu
à la lutte Charles, l’athlète du duc.
Bientôt paraît Orlando
lui-même, et Rosalinde engage la conversation en lui demandant
l’heure. – Certes, voilà un début de la plus
extrême simplicité ; – il ne se peut rien voir au monde
de plus bourgeois. – Mais n’ayez pas peur : de cette phrase
banale et vulgaire vous allez voir lever sur-le-champ une moisson de concetti
inattendus, toute pleine de fleurs et de comparaisons bizarres comme de la terre
la plus forte et la mieux fumée.
Après quelques lignes d’un dialogue
étincelant, où chaque mot, en tombant sur la phrase, fait sauter
à droite et à gauche des millions de folles paillettes, comme un
marteau d’une barre de fer rouge, Rosalinde demande à Orlando si
d’aventure il connaîtrait cet homme qui suspend des odes sur
l’aubépine et des élégies sur les ronces, et qui
paraît attaqué du mal d’amour quotidien, mal qu’elle
sait parfaitement guérir. Orlando lui avoue que c’est lui qui est
cet homme si tourmenté par l’amour, et que, puisqu’il
s’est vanté d’avoir plusieurs recettes infaillibles pour
guérir cette maladie, il lui fasse la grâce de lui en indiquer une.
– Vous, amoureux ? réplique Rosalinde ; vous n’avez
aucun des symptômes auxquels on reconnaît un amoureux ; vous
n’avez ni les joues maigres ni les yeux cernés ; vos bas ne
traînent pas sur vos talons, vos manches ne sont pas
déboutonnées, et la rosette de vos souliers est nouée avec
beaucoup de grâce ; si vous êtes amoureux de quelqu’un,
c’est assurément de votre propre personne, et vous n’avez que
faire de mes remèdes.
Ce ne fut pas sans une véritable
émotion que je lui donnai la réplique dont voici les mots
textuels :
« Beau jeune homme, je voudrais pouvoir te faire
croire que je t’aime. »
Cette réponse si imprévue, si étrange,
qui n’est amenée par rien, et qui semblait écrite
exprès pour moi comme par une espèce de prévision du
poète, me fit beaucoup d’effet quand je la prononçai devant
Théodore, dont les lèvres divines étaient encore
légèrement gonflées par l’expression ironique de la
phrase qu’il venait de dire, tandis que ses yeux souriaient avec une
inexprimable douceur, et qu’un clair rayon de bienveillance dorait tout le
haut de sa jeune et belle figure.
« Moi le croire ? il vous est aussi
aisé de le persuader à celle qui vous aime, et cependant elle ne
conviendra pas aisément qu’elle vous aime, et c’est une des
choses sur lesquelles les femmes donnent toujours un démenti à
leur conscience ; – mais, bien sincèrement, est-ce vous qui
accrochez aux arbres tous ces beaux éloges de Rosalinde, et auriez-vous
en effet besoin de remède pour votre folie ? »
Quand elle est bien assurée que
c’est lui, Orlando, et non pas un autre, qui a rimé ces admirables
vers qui marchent sur tant de pieds, la belle Rosalinde consent à lui
dire quelle est sa recette. Voici en quoi elle consiste : elle a fait
semblant d’être la bien-aimée du malade d’amour, qui
était obligé de lui faire la cour comme à sa
maîtresse véritable, et, pour le dégoûter de sa
passion, elle donnait dans les caprices les plus extravagants ;
tantôt elle pleurait, tantôt elle riait ; un jour elle
l’accueillait bien, l’autre mal ; elle
l’égratignait, elle lui crachait au visage ; elle
n’était pas une seule minute pareille à
elle-même ; minaudière, volage, prude, langoureuse, elle
était cela tour à tour, et tout ce que l’ennui, les vapeurs
et les diables bleus peuvent faire naître de fantaisies
désordonnées dans la tête creuse d’une
petite-maîtresse, il fallait que le pauvre diable le supportât ou
l’exécutât. – Un lutin, un singe et un procureur
réunis n’eussent pas inventé plus de malices. – Ce
traitement miraculeux n’avait pas manqué de produire son
effet ; – le malade, d’un accès d’amour,
était tombé dans un accès de folie, qui lui avait fait
prendre tout le monde en horreur, et il avait été finir ses jours
dans un réduit vraiment monastique ; résultat on ne peut plus
satisfaisant, et auquel, du reste, il n’était pas difficile de
s’attendre.
Orlando, comme on peut bien le croire,
ne se soucie guère de revenir à la santé par un pareil
moyen ; mais Rosalinde insiste et veut entreprendre cette cure. – Et
elle prononça cette phrase : « Je vous guérirais si
vous vouliez seulement consentir à m’appeler Rosalinde et à
venir tous les jours me rendre vos soins dans ma cabane », avec une
intention si marquée et si visible, et en me jetant un regard si
étrange, qu’il me fut impossible de ne pas y attacher un sens plus
étendu que celui des mots, et de n’y pas voir comme un
avertissement indirect de déclarer mes véritables sentiments.
– Et quand Orlando lui répondit : « Bien volontiers,
aimable jeune homme », elle prononça d’une manière
encore plus significative, et comme avec une espèce de dépit de ne
pas se faire comprendre, la réplique : « Non, non, il faut
que vous m’appeliez Rosalinde. »
Peut-être me suis-je trompé, et ai-je cru voir
ce qui n’existait point en effet, mais il m’a semblé que
Théodore s’était aperçu de mon amour, quoique
assurément je ne lui eusse jamais dit un seul mot, et qu’à
travers le voile de ces expressions empruntées, sous ce masque de
théâtre, avec ses paroles hermaphrodites, il faisait allusion
à son sexe réel et à notre situation réciproque. Il
est bien impossible qu’une femme aussi spirituelle qu’elle
l’est, et qui a autant de monde qu’elle en a, n’ait pas,
dès les commencements, démêlé ce qui se passait dans
mon âme : – à défaut de ma langue, mes yeux et
mon trouble parlaient suffisamment, et le voile d’ardente amitié
que j’avais jeté sur mon amour n’était pas
impénétrable à ce point qu’un observateur attentif et
intéressé ne le pût facilement traverser – La fille la
plus innocente et la moins usagée ne s’y fût pas
arrêtée une minute.
Quelque raison importante, et que je ne
puis savoir, force sans doute la belle à ce déguisement maudit,
qui a été la cause de tous mes tourments, et qui a failli faire de
moi un étrange amoureux : sans cela tout aurait été
uniquement, facilement, comme une voiture dont les roues sont bien
graissées sur une route bien plane et sablée avec du sable
fin ; j’aurais pu me laisser aller avec une douce
sécurité aux rêveries les plus amoureusement vagabondes, et
prendre entre mes mains la petite main blanche et soyeuse de ma divinité,
sans frissons d’horreur, et sans reculer à vingt pas, comme si
j’eusse touché un fer rouge, ou senti les griffes de
Belzébuth en personne.
Au lieu de me désespérer et de m’agiter
comme un vrai maniaque, de me battre les flancs pour avoir des remords, et de me
dolenter de n’en pas avoir, tous les matins, en étendant les bras,
je me serais dit avec un sentiment de devoir rempli et de conscience
satisfaite : – Je suis amoureux – phrase aussi agréable
à se dire le matin, la tête sur un oreiller bien doux, sous une
couverture bien chaude, que toute autre phrase de trois mots que l’on
pourrait imaginer, – excepté toutefois celle-ci : –
J’ai de l’argent.
Après m’être
levé, j’aurais été me planter devant ma glace, et
là, me regardant avec une sorte de respect, je me serais attendri, tout
en peignant mes cheveux, sur ma poétique pâleur, en me promettant
bien d’en tirer bon parti, et de la faire convenablement valoir, car rien
n’est ignoble comme de faire l’amour avec une trogne
écarlate ; et, quand on a le malheur d’être rouge et
amoureux, choses qui peuvent se rencontrer, je suis d’avis qu’il se
faut quotidiennement enfariner la physionomie, ou renoncer à être
du bel air et s’en tenir aux Margots et aux Toinons.
Puis j’eusse déjeuné avec componction et
gravité pour nourrir ce cher corps, cette précieuse boite de
passion, lui composer du suc des viandes et du gibier de bon chyle amoureux, de
bon sang vif et chaud, et le maintenir dans un état à faire
plaisir aux âmes charitables.
Le déjeuner fini, tout en me curant les dents,
j’eusse entrelacé quelques rimes hétéroclites en
manière de sonnet, le tout en l’honneur de ma princesse ;
j’aurais trouvé mille petites comparaisons plus médites les
unes que les autres, et infiniment galantes : dans le premier quatrain, il
y aurait eu une danse de soleils, et, dans le second, un menuet de vertus
théologales, les deux tercets n’eussent pas été
d’un goût inférieur ; Hélène y eût
été traitée de servante d’auberge, et Paris
d’idiot ; l’Orient n’eût rien eu à envier
pour la magnificence des métaphores ; le dernier vers surtout
eût été particulièrement admirable et eût
renfermé deux concetti au moins par syllabe ; car le venin du
scorpion est dans sa queue, et le mérite du sonnet dans son dernier vers.
– Le sonnet parachevé et bien et dûment transcrit sur papier
glacé et parfumé, je serais sorti de chez moi haut de cent
coudées et baissant la tête de peur de me cogner au ciel et
d’accrocher les nuages (sage précaution), et j’aurais
été débiter ma nouvelle production à tous mes amis
et à tous mes ennemis, puis aux enfants à la mamelle et à
leurs nourrices, puis aux chevaux et aux ânes, puis aux murailles et aux
arbres, pour savoir un peu l’avis de la création sur ce dernier
produit de ma veine.
Dans les cercles, j’aurais
parlé avec les femmes d’un air doctoral, et soutenu des
thèses de sentiment d’un ton de voix grave et mesuré, comme
un homme qui en sait beaucoup plus qu’il n’en veut dire sur la
matière qu’il traite, et qui n’a pas appris ce qu’il
sait dans les livres ; – ce qui ne manque pas de produire un effet on
ne peut plus prodigieux, et de faire pâmer comme des carpes sur le sable
toutes les femmes de l’assemblée qui ne disent plus leur âge,
et les quelques petites filles que l’on n’a pas invitées
à danser.
J’aurais pu mener la plus heureuse vie du monde
marcher sur la queue du carlin sans trop faire crier sa maîtresse,
renverser les guéridons chargés de porcelaine, manger à
table le meilleur morceau sans en laisser pour le reste de la compagnie :
tout cela eût été excusé en faveur de la distraction
bien connue des amoureux ; et, en me voyant ainsi tout avaler avec une mine
effarée, tout le monde eût dit en joignant les mains : –
Pauvre garçon !
Et puis cet air rêveur et dolent,
ces cheveux en pleurs, ces bas mal tirés, cette cravate lâche, ces
grands bras pendants que je vous aurais eus ! comme j’aurais parcouru
les allées du parc, tantôt à grands pas, tantôt
à petits pas, à la façon d’un homme dont la raison
est complètement égarée ! Comme j’aurais
regardé la lune entre les deux yeux, et fait des ronds dans l’eau
avec une profonde tranquillité !
Mais les dieux en ont ordonné autrement.
Je me suis épris d’une beauté en
pourpoint et en bottes, d’une fière Bradamante qui dédaigne
les habits de son sexe, et qui vous laisse par moments flotter dans les plus
inquiétantes perplexités ; – ses traits et son corps
sont bien des traits et un corps de femme, mais son esprit est incontestablement
celui d’un homme.
Ma maîtresse est de première force à
l’épée, et en remontrerait au prévôt de salles
le plus expérimenté ; elle a eu je ne sais combien de duels,
et tué ou blessé trois ou quatre personnes ; elle franchit
à cheval des fossés de dix pieds de large, et chasse comme un
vieux gentillâtre de province : – singulières
qualités pour une maîtresse ! il n’y a qu’à
moi que ces choses-là arrivent.
Je ris, mais certainement il n’y a
pas de quoi, car je n’ai jamais tant souffert, et ces deux derniers mois
m’ont semblé deux années ou plutôt deux
siècles. C’était dans ma tête un flux et reflux
d’incertitudes à hébéter le plus fort cerveau ;
j’étais si violemment agité et tiraillé en tous sens,
j’avais des élans si furieux, de si plates atonies, des espoirs si
extravagants et des désespoirs si profonds que je ne sais
réellement pas comment je ne suis pas mort à la peine. Cette
idée m’occupait et me remplissait tellement que je
m’étonnais qu’on ne la vît pas clairement à
travers mon corps comme une bougie dans une lanterne, et j’étais
dans des transes mortelles que quelqu’un ne vînt à
découvrir quel était l’objet de cet amour insensé.
– Du reste, Rosette, étant la personne du monde qui avait le plus
d’intérêt à surveiller les mouvements de mon
cœur, n’a point paru s’apercevoir de rien ; je crois
qu’elle était elle-même trop occupée à aimer
Théodore, pour faire attention à mon refroidissement pour
elle ; ou bien il faut que je sois passé maître en fait de
dissimulation, et je n’ai pas cette fatuité. –
Théodore lui-même n’a point montré
jusqu’à ce jour qu’il eût le plus léger
soupçon de l’état de mon âme, et il m’a toujours
parlé familièrement et amicalement, comme un jeune homme bien
élevé parle à un jeune homme de son âge, mais rien de
plus. – Sa conversation avec moi roulait indifféremment sur toute
sorte de sujets, sur les arts, sur la poésie et autres matières
pareilles ; mais rien d’intime et de précis qui eût
trait à lui ou à moi.
Peut-être les motifs qui
l’obligeaient à ce travestissement n’existent-ils plus, et
va-t-il bientôt reprendre le vêtement qui lui convient :
c’est ce que j’ignore ; toujours est-il que la Rosalinde a
prononcé certains mots avec des inflexions particulières, et
qu’elle a appuyé d’une manière très
marquée sur tous les passages du rôle qui avaient une signification
ambiguë et qui se pouvaient détourner dans ce sens-là.
Dans la scène du rendez-vous, depuis l’instant
où elle reproche à Orlando de n’être pas arrivé
deux heures avant, comme il sied à un véritable amoureux, mais
bien deux heures après, jusqu’au douloureux soupir
qu’effrayée de l’étendue de sa passion elle pousse en
se jetant dans les bras d’Aliéna : « Ô
cousine ! cousine ! ma jolie petite cousine ! si tu savais
à quelle profondeur je suis enfoncée dans l’abîme de
l’amour ! », elle a déployé un talent
miraculeux. C’était un mélange de tendresse, de
mélancolie et d’amour irrésistible ; sa voix avait
quelque chose de tremblant et d’ému, et derrière le rire on
sentait l’amour le plus violent prêt à faire explosion ;
ajoutez à cela tout le piquant et la singularité de la
transposition et ce qu’il y a de nouveau à voir un jeune homme
faire la cour à sa maîtresse qu’il prend pour un homme et qui
en a toutes les apparences.
Des expressions qui eussent paru
ordinaires et communes dans d’autres situations prenaient dans celle-ci un
relief particulier, et toute cette menue monnaie de comparaisons et de
protestations amoureuses, qui a cours sur le théâtre, semblait
refrappée avec un coin tout neuf ; d’ailleurs les
pensées, au lieu d’être rares et charmantes comme elles le
sont, eussent-elles été plus usées que la soutane
d’un juge ou la croupière d’un âne de louage, la
façon dont elles étaient débitées les eût fait
trouver de la plus merveilleuse finesse et du meilleur goût du
monde.
J’ai oublié de te dire que Rosette,
après avoir refusé le rôle de Rosalinde,
s’était complaisamment chargée du rôle secondaire de
Phoebé ; Phoebé est une bergère de la forêt des
Ardennes, éperdument aimée du berger Sylvius, qu’elle ne
peut souffrir et qu’elle accable des plus constantes rigueurs.
Phoebé est froide comme la lune dont elle porte le nom ; elle a un
cœur de neige qui ne fond point au feu des plus ardents soupirs, mais dont
la croûte glacée s’épaissit de plus en plus et devient
dure comme le diamant ; mais à peine a-t-elle vu Rosalinde sous les
habits du beau page Ganymède, que toute cette glace se résout en
pleurs et que le diamant devient plus mou que de la cire. L’orgueilleuse
Phoebé, qui se riait de l’amour, est amoureuse
elle-même ; elle souffre maintenant les tourments qu’elle
faisait endurer aux autres. Sa fierté s’abat jusqu’à
faire toutes les avances, et elle fait porter à Rosalinde, par le pauvre
Sylvius, une lettre brûlante qui contient l’aveu de sa passion dans
les termes les plus humbles et les plus suppliants. Rosalinde, touchée de
pitié pour Sylvius, et ayant d’ailleurs les plus excellentes
raisons du monde pour ne pas répondre à l’amour de
Phoebé, lui fait essuyer les traitements les plus durs et se moque
d’elle avec une cruauté et un acharnement sans pareils.
Phoebé préfère cependant ces injures aux plus
délicats et plus passionnés madrigaux de son malheureux
berger ; elle suit partout le bel inconnu, et à force
d’importunités, ce qu’elle en peut tirer de plus doux est
cette promesse que, si jamais il épouse une femme, à coup
sûr ce sera elle ; en attendant, il l’engage à bien
traiter Sylvius et à ne pas se bercer d’une trop flatteuse
espérance.
Rosette s’est acquittée de
son rôle avec une grâce triste et caressante, un ton douloureux et
résigné qui allait au cœur ; – et lorsque
Rosalinde lui dit : « Je vous aimerais, si je
pouvais », les larmes furent au moment de déborder de ses yeux,
et elle eut peine à les contenir, car l’histoire de Phoebé
est la sienne, comme celle d’Orlando est la mienne, à cette
différence près que tout se dénoue heureusement pour
Orlando, et que Phoebé, trompée dans son amour, au lieu du
charmant idéal qu’elle voulait embrasser, en est réduite
à épouser Sylvius. La vie est ainsi disposée : ce qui
fait le bonheur de l’un fait nécessairement le malheur de
l’autre. Il est très heureux pour moi que Théodore soit une
femme ; il est très malheureux pour Rosette que ce ne soit pas un
homme, et elle se trouve jetée maintenant dans les impossibilités
amoureuses où j’étais naguère
égaré.
À la fin de la pièce,
Rosalinde quitte pour des vêtements de son sexe le pourpoint du page
Ganymède, et se fait reconnaître par le duc pour sa fille, par
Orlando pour sa maîtresse ; le dieu Hymenaeus arrive avec sa
livrée de safran et ses torches légitimes. – Trois mariages
ont lieu. – Orlando épouse Rosalinde, Phoebé Sylvius, et le
bouffon Touchstone la naïve Audrey. – Puis l’épilogue
vient faire sa salutation, et le rideau tombe...
Tout cela nous a extrêmement intéressés
et occupés : c’était en quelque sorte une autre
pièce dans la pièce, un drame invisible et inconnu aux autres
spectateurs que nous jouions pour nous seuls, et qui, sous des paroles
symboliques, résumait notre vie complète et exprimait nos plus
cachés désirs. – Sans la singulière recette de
Rosalinde, je serais plus malade que jamais n’ayant pas même un
espoir de lointaine guérison, et j’aurais continué à
errer tristement dans les sentiers obliques de l’obscure
forêt.
Cependant je n’ai qu’une certitude morale ;
les preuves me manquent, et je ne puis rester plus longtemps dans cet
état d’incertitude ; il faut absolument que je parle à
Théodore d’une manière plus précise. Je me suis
approché vingt fois de lui avec une phrase préparée, sans
pouvoir venir à bout de la dire, – je n’ose pas ;
j’ai bien des occasions de lui parler seul ou dans le parc, ou dans ma
chambre, ou dans la sienne, car il vient me voir et je vais le voir, mais je les
laisse passer sans m’en servir, bien que l’instant
d’après j’en éprouve un regret mortel, et que
j’entre contre moi-même en des colères horribles.
J’ouvre la bouche, et malgré moi d’autres mots se substituent
aux mots que je voudrais dire ; au lieu de déclarer mon amour, je
disserte sur la pluie et le beau temps ou telle autre stupidité pareille.
Cependant la saison va finir, et bientôt l’on retournera à la
ville ; les facilités qui s’ouvrent ici favorablement devant
mes désirs ne se retrouveront nulle part : – nous nous
perdrons peut-être de vue, et un courant opposé nous emportera sans
doute.
La liberté de la campagne est une
chose si charmante et si commode ! – les arbres même un peu
effeuillés de l’automne offrent de si délicieux ombrages aux
rêveries du naissant amour ! il est difficile de résister au
milieu de la belle nature ! les oiseaux ont des chansons si langoureuses,
les fleurs des parfums si enivrants, le revers des collines des gazons si
dorés et si soyeux ! La solitude vous inspire mille voluptueuses
pensées, que le tourbillon du monde eût dispersées ou fait
envoler çà et là, et le mouvement instinctif de deux
êtres qui entendent battre leur cœur dans le silence d’une
campagne déserte est d’enlacer leurs bras plus étroitement
et de se replier l’un sur l’autre, comme si effectivement il
n’y avait plus qu’eux de vivants au monde.
J’ai été me promener
ce matin ; le temps était doux et humide, le ciel ne laissait pas
entrevoir le moindre losange d’azur ; cependant il
n’était ni sombre ni menaçant. Deux ou trois tons de gris de
perle, harmonieusement fondus, le noyaient d’un bout à
l’autre, et sur ce fond vaporeux passaient lentement des nuages cotonneux
semblables à de grands morceaux d’ouate ; ils étaient
poussés par le souffle mourant d’une petite brise à peine
assez forte pour agiter les sommités des trembles les plus
inquiets : des flocons de brouillards montaient entre les grands
marronniers et indiquaient de loin le cours de la rivière. Quand la brise
reprenait haleine, quelques feuilles rougies et grillées
s’éparpillaient tout émues, et couraient devant moi le long
du sentier comme des essaims de moineaux peureux ; puis, le souffle
cessant, elles s’abattaient quelques pas plus loin : vraie image de
ces esprits qu’on prend pour des oiseaux volant librement avec leurs
ailes, et qui ne sont, au bout du compte, que des feuilles
desséchées par la gelée du matin, et dont le moindre vent
qui passe fait son jouet et sa risée.
Les lointains étaient tellement estompés de
vapeurs, et les franges de l’horizon tellement effilées sur le bord
qu’il n’était guère possible de savoir le point
précis où commençait le ciel et où finissait la
terre : un gris un peu plus opaque, une brume un peu plus épaisse
indiquaient d’une manière vague l’éloignement et la
différence des plans. À travers ce rideau, les saules, avec leurs
têtes cendrées, avaient plutôt l’air de spectres
d’arbres que d’arbres véritables ; les sinuosités
des collines ressemblaient plutôt aux ondulations d’un entassement
de nuées qu’au gisement d’un terrain solide. Les contours des
objets tremblaient à l’œil, et une espèce de trame
grise d’une finesse inexprimable, pareille à une toile
d’araignée, s’étendait entre les devants du paysage et
les fuyantes profondeurs ; aux endroits ombrés, les hachures se
dessinaient en clair beaucoup plus nettement, et laissaient voir les mailles du
réseau ; aux places plus éclairées, ce filet de brume
était insensible, et se confondait dans une lueur diffuse. Il y avait
dans l’air quelque chose d’assoupi, d’humidement tiède
et de doucement terne qui prédisposait singulièrement à la
mélancolie.
Tout en allant, je pensais que
l’automne était venu aussi pour moi, et que
l’été rayonnant était passé sans retour ;
l’arbre de mon âme était peut-être encore plus
effeuillé que les arbres des forêts ; à peine
restait-il à la plus haute branche une seule petite feuille verte qui se
balançait en frissonnant, toute triste de voir ses sœurs la quitter
une à une.
Reste sur l’arbre, ô petite feuille couleur
d’espérance, retiens-toi à la branche de toute la force de
tes nervures et de tes fibres ; ne te laisse pas effrayer par les
sifflements du vent, ô bonne petite feuille ! car, lorsque tu
m’auras quitté, qui pourra distinguer si je suis un arbre mort ou
vivant, et qui empêchera le bûcheron de m’entailler le pied
à coups de hache et de faire des fagots avec mes branches ? –
Il n’est pas encore le temps où les arbres n’ont plus de
feuilles, et le soleil peut encore se débarrasser des langes de
brouillard qui l’environnent.
Ce spectacle de la saison mourante me
fit beaucoup d’impression. Je pensais que le temps fuyait vite, et que je
pourrais mourir sans avoir serré mon idéal sur mon
cœur.
En rentrant chez moi, j’ai pris une résolution.
– Puisque je ne pouvais me décider à parler, j’ai
écrit toute ma destinée sur un carré de papier. – Il
est peut-être ridicule d’écrire à quelqu’un qui
demeure dans la même maison que vous, que l’on peut voir tous les
jours, à toute heure ; mais je n’en suis plus à
regarder ce qui est ridicule ou non.
J’ai cacheté ma lettre non sans trembler et
sans changer de couleur ; puis, choisissant le moment où
Théodore était sorti, je l’ai posée sur le milieu de
la table, et je me suis enfui aussi troublé que si j’avais commis
la plus abominable action du monde.
Chapitre
12
Je t’ai
promis la suite de mes aventures...
Je t’ai promis la suite de mes
aventures ; mais en vérité je suis si paresseuse à
écrire qu’il faut que je t’aime comme la prunelle de mon
œil, et que je te sache plus curieuse qu’Ève ou Psyché,
pour me mettre devant une table avec une grande feuille de papier toute blanche
qu’il faut rendre toute noire, et un encrier plus profond que la mer, dont
chaque goutte se doit tourner en pensées, ou du moins en quelque chose
qui y ressemble, sans prendre la résolution subite de monter à
cheval et de faire, à bride abattue, les quatre-vingts énormes
lieues qui nous séparent, pour t’aller conter de vive voix ce que
je vais t’aligner en pieds de mouche imperceptibles, afin de ne pas
être effrayée moi-même du volume prodigieux de mon
odyssée picaresque.
Quatre-vingts lieues ! songer qu’il y a tout cet
espace entre moi et la personne que j’aime le mieux au monde !
– J’ai bien envie de déchirer ma lettre et de faire seller
mon cheval. – Mais je n’y pensais plus, – avec l’habit
que je porte, je ne pourrais approcher de toi, et reprendre la vie
familière que nous menions ensemble lorsque nous étions petites
filles bien naïves et bien innocentes : si jamais je reprends des
jupes, ce sera assurément pour ce motif.
Je t’ai laissée, je crois, au départ de
l’auberge où j’ai passé une si drôle de nuit et
où ma vertu a pensé faire naufrage en sortant du port. –
Nous partîmes tous ensemble, allant du même côté.
– Mes compagnons s’extasièrent beaucoup sur la beauté
de mon cheval, qui effectivement est de race et l’un des meilleurs
coureurs qui soient ; – cela me grandit d’une
demi-coudée au moins dans leur estime, et ils ajoutèrent à
mon propre mérite tout le mérite de ma monture.
Cependant ils parurent craindre
qu’elle ne fût trop fringante et trop fougueuse pour moi. – Je
leur dis qu’ils eussent à calmer leur crainte, et, pour leur
montrer qu’il n’y avait point de danger, je lui fis faire plusieurs
courbettes, – puis je franchis une barrière assez
élevée, et je pris le galop.
La troupe essaya vainement de me suivre ; je tournai
bride quand je fus assez loin, et je revins à leur rencontre ventre
à terre ; quand je fus près d’eux, je retins mon cheval
lancé sur ses quatre pieds et je l’arrêtai court : ce
qui est, comme tu le sais ou comme tu ne le sais pas, un vrai tour de
force.
De l’estime ils passèrent sans transition au
plus profond respect. Ils ne se doutaient pas qu’un jeune écolier,
tout récemment sorti de l’université, était aussi bon
écuyer que cela. Cette découverte qu’ils firent me servit
plus que s’ils avaient reconnu en moi toutes les vertus théologales
et cardinales ; – au lieu de me traiter en petit jeune homme, ils me
parlèrent sur un ton de familiarité obséquieuse qui me fit
plaisir.
En quittant mes habits, je n’avais
pas quitté mon orgueil : – n’étant plus femme, je
voulais être homme tout à fait et ne pas me contenter d’en
avoir seulement l’extérieur. – J’étais
décidée à avoir comme cavalier les succès auxquels
je ne pouvais plus prétendre en qualité de femme. Ce qui
m’inquiétait le plus, c’était de savoir comment je
m’y prendrais pour avoir du courage ; car le courage et
l’adresse aux exercices du corps sont les moyens par lesquels un homme
fonde le plus aisément sa réputation. Ce n’est pas que je
sois timide pour une femme, et je n’ai pas ces pusillanimités
imbéciles que l’on voit à plusieurs ; mais de là
à cette brutalité insouciante et féroce qui fait la gloire
des hommes il y a loin encore, et mon intention était de devenir un petit
fier-à-bras, un tranche-montagne comme messieurs du bel air, afin de me
mettre sur un bon pied dans le monde et de jouir de tous les avantages de ma
métamorphose.
Mais je vis par la suite que rien n’était plus
facile et que la recette en était fort simple.
Je ne te conterai pas, selon l’usage des voyageurs,
que j’ai fait tant de lieues tel jour, que j’ai été de
cet endroit à cet autre, que le rôti que j’ai mangé
dans l’auberge du Cheval-Blanc ou de la Croix-de-Fer était cru ou
brûlé ; que le vin était aigre et que le lit où
j’ai couché avait des rideaux à personnages ou à
fleurs : ce sont des détails très importants et qu’il
est bon de conserver à la postérité ; mais il faudra
que la postérité s’en passe pour cette fois et que tu te
résignes à ne pas savoir de combien de plats mon dîner
était composé, et si j’ai bien ou mal dormi pendant le cours
de mes voyages. Je ne te donnerai pas non plus une description exacte des
différents paysages, des champs de blés et forêts, des
cultures variées et des collines chargées de hameaux qui ont
successivement passé devant mes yeux : cela est facile à
supposer ; prends un peu de terre, plantes-y quelques arbres et quelques
brins d’herbe, barbouille derrière cela un petit bout de ciel ou
grisâtre ou bleu pâle, et tu auras une idée très
suffisante du fond mouvant sur lequel se détachait notre petite caravane.
– Si, dans ma première lettre, je suis entrée en quelques
détails de ce genre, veuille bien m’excuser, je n’y
retomberai plus : comme je n’étais jamais sortie, la moindre
chose me semblait d’une importance énorme.
Un des cavaliers, mon compagnon de lit,
celui que j’avais été près de tirer par la manche
dans la mémorable nuit dont je t’ai décrit tout au long les
angoisses, se prit d’une belle passion pour moi et tint tout le temps son
cheval à côté du mien.
À cette exception près, que je n’eusse
pas voulu le prendre pour amant quand il m’eût apporté la
plus belle couronne du monde, il ne me déplaisait pas autrement ; il
était instruit, et ne manquait ni d’esprit ni de bonne
humeur : seulement, quand il parlait des femmes, c’était avec
un ton de mépris et d’ironie pour lequel je lui eusse très
volontiers arraché les deux yeux de la tête, d’autant plus
que, sous l’exagération, il y avait dans ce qu’il disait
beaucoup de choses d’une vérité cruelle et dont mon habit
d’homme me forçait de reconnaître la justice.
Il m’invita d’une
manière si pressante et à tant de reprises à venir voir
avec lui une de ses sœurs sur la fin de son veuvage, et qui habitait en ce
moment-là un vieux château avec une de ses tantes, que je ne pus le
lui refuser. – Je fis quelques objections pour la forme, car au fond il
m’était aussi égal d’aller là qu’autre
part, et je pouvais tout aussi bien atteindre à mon but de cette
façon que d’une autre ; et, comme il me dit que je le
désobligerais assurément beaucoup si je ne lui accordais au moins
quinze jours, je lui répondis que je voulais bien et que
c’était une chose convenue.
À un embranchement du chemin, – le compagnon,
en montrant le jambage droit de cet Y
naturel, me dit :
– C’est par là. Les autres nous
donnèrent une poignée de main et s’en furent de
l’autre côté.
Après quelques heures de marche, nous arrivâmes
au lieu de notre destination.
Un fossé assez large, mais qui, au lieu d’eau,
était rempli d’une végétation abondante et touffue,
séparait le parc du grand chemin ; le revêtement était
en pierre de taille ; et, dans les angles, se hérissaient de
gigantesques artichauts et des chardons de fer qui semblaient avoir
poussé comme des plantes naturelles entre les blocs disjoints de la
muraille : un petit pont d’une arche traversait ce canal à sec
et permettait d’arriver à la grille.
Une haute allée d’ormes,
arrondie en berceau et taillée à la vieille mode, se
présentait d’abord à vous ; et, après
l’avoir suivie quelque temps, on débouchait dans une espèce
de rond-point.
Ces arbres avaient plutôt l’air surannés
que vieux ; ils paraissaient avoir des perruques et être
poudrés à blanc ; on ne leur avait réservé
qu’une petite houppe de feuillage au sommet de la tête ; tout
le reste était soigneusement émondé, en sorte qu’on
les eût pris pour des plumets démesurés plantés en
terre de distance en distance.
Après avoir traversé le rond-point, couvert
d’une herbe fine soigneusement foulée au rouleau, il fallait encore
passer sous une curieuse architecture de feuillage ornée de
pots-à-feu, de pyramides et de colonnes d’ordre rustique, le tout
pratiqué à grand renfort de ciseaux et de serpes dans un
énorme massif de buis. – Par différentes
échappées on apercevait, à droite et à gauche,
tantôt un château de rocaille à demi ruiné,
tantôt l’escalier rongé de mousse d’une cascade tarie,
ou bien un vase ou une statue de nymphe et de berger le nez et les doigts
cassés, avec quelques pigeons perchés sur les épaules et
sur la tête.
Un grand parterre, dessiné
à la française, s’étendait devant le
château ; tous les compartiments étaient tracés avec du
buis et du houx dans la plus rigoureuse symétrie ; cela avait bien
autant l’air d’un tapis que d’un jardin : de grandes
fleurs en parure de bal, le port majestueux et la mine sereine, comme des
duchesses qui s’apprêtent à danser le menuet, vous faisaient
au passage une légère inclination de tête. D’autres,
moins polies apparemment, se tenaient raides et immobiles, pareilles à
des douairières qui font tapisserie. Des arbustes de toutes les formes
possibles, si l’on en excepte toutefois leur forme naturelle, ronds,
carrés, pointus, triangulaires, avec des caisses vertes et grises,
semblaient marcher professionnellement au long de la grande allée, et
vous conduire par la main jusqu’aux premières marches du
perron.
Quelques tourelles, à demi engagées dans des
constructions plus récentes, dépassaient la ligne de
l’édifice de toute la hauteur de leur éteignoir
d’ardoises, et leurs girouettes de tôle taillées en queue
d’aronde témoignaient d’une assez honorable antiquité.
Les fenêtres du pavillon du milieu donnaient toutes sur un balcon commun
orné d’une balustrade de fer extrêmement travaillée et
d’une grande richesse, et les autres étaient entourées de
cadres de pierre avec des chiffres et des nœuds sculptés.
Quatre à cinq grands chiens accoururent en aboyant
à pleine gueule et en faisant des cabrioles prodigieuses. Ils gambadaient
autour des chevaux et leur sautaient au nez : ils firent surtout fête
au cheval de mon camarade, à qui probablement ils allaient souvent rendre
visite dans l’écurie, ou qu’ils accompagnaient à la
promenade.
À tout ce tapage, arriva enfin
une espèce de valet, l’air moitié laboureur, moitié
palefrenier, qui prit nos bêtes par la bride et les emmena. – Je
n’avais pas encore vu âme qui vive, si ce n’est une petite
paysanne effarée et sauvage comme un daim, qui s’était
sauvée à notre aspect et tapie dans un sillon, derrière du
chanvre, quoique nous l’eussions appelée à plusieurs
reprises, et que nous eussions fait notre possible pour la rassurer.
Personne ne paraissait aux fenêtres ; on
eût dit que le château était inhabité, ou du moins ne
l’était que par des esprits ; car le moindre bruit ne
transpirait pas au-dehors.
Nous commencions à monter les premières
marches du perron, en faisant sonner nos éperons, car nous avions les
jambes un peu alourdies, lorsque nous entendîmes à
l’intérieur comme un bruit de portes ouvertes et fermées,
comme si quelqu’un se hâtait à notre rencontre.
En effet, une jeune femme parut sur le haut de la rampe,
franchit en un bond l’espace qui la séparait de mon compagnon, et
se jeta à son cou. Celui-ci l’embrassa très affectueusement,
et, lui mettant le bras autour de la taille, il l’enleva presque et la
porta ainsi jusqu’au palier.
– Savez-vous que vous êtes
bien aimable et bien galant pour un frère, mon cher Alcibiade ?
– N’est-ce pas, monsieur, qu’il n’est pas tout à
fait inutile que je vous avertisse que c’est mon frère, car en
vérité il n’en a pas trop les façons ? dit la
jeune belle en se retournant de mon côté.
À quoi je répondis qu’on s’y
pouvait méprendre, et que c’était en quelque sorte un
malheur que d’être son frère et de se trouver ainsi exclu de
la catégorie de ses adorateurs ; que pour moi, si je
l’étais, je deviendrais à la fois le plus malheureux et le
plus heureux cavalier de la terre. – Ce qui la fit doucement
sourire.
Tout en causant ainsi, nous entrâmes dans une salle
basse dont les murs étaient décorés d’une tapisserie
de haute lisse de Flandre. – De grands arbres à feuilles
aiguës y soutenaient des essaims d’oiseaux fantastiques ; les
couleurs altérées par le temps produisaient de bizarres
transpositions de nuances ; le ciel était vert, les arbres bleu de
roi avec des lumières jaunes et dans les draperies des personnages
l’ombre était souvent d’une couleur opposée au fond de
l’étoffe ; – les chairs ressemblaient à du bois,
et les nymphes qui se promenaient sous les ombrages déteints de la
forêt avaient l’air de momies démaillotées ; leur
bouche seule, dont la pourpre avait conservé sa teinte primitive,
souriait avec une apparence de vie. Sur le devant, se hérissaient de
hautes plantes d’un vert singulier avec de larges fleurs panachées
dont les pistils ressemblaient à des aigrettes de paon. Des hérons
à la mine sérieuse et pensive, la tête enfoncée dans
les épaules, leur long bec reposant sur leur jabot rebondi, se tenaient
philosophiquement debout sur une de leurs maigres pattes, dans une eau dormante
et noire, rayée de fils d’argent ternis ; par les
échappées du feuillage, on voyait dans le lointain de petits
châteaux avec des tourelles pareilles à des poivrières et
des balcons chargés de belles dames en grands atours qui regardaient
passer des cortèges ou des chasses.
Des rocailles capricieusement
dentelées, d’où tombaient des torrents de laine blanche, se
confondaient au bord de l’horizon avec des nuages pommelés.
Une des choses qui me frappèrent le plus, ce fut une
chasseresse qui tirait un oiseau. – Ses doigts ouverts venaient de
lâcher la corde, et la flèche était partie, mais, comme cet
endroit de la tapisserie se trouvait à une encoignure, la flèche
était de l’autre côté de la muraille et avait
décrit un grand crochet ; pour l’oiseau, il s’envolait
sur ses ailes immobiles et semblait vouloir gagner une branche voisine.
Cette flèche empennée et armée
d’une pointe d’or, toujours en l’air et n’arrivant
jamais au but, faisait l’effet le plus singulier, était comme un
triste et douloureux symbole de la destinée humaine, et plus je la
regardais, plus j’y découvrais de sens mystérieux et
sinistres. – La chasseresse était là, debout, le pied tendu
en avant, le jarret plié, son œil aux paupières de soie tout
grand ouvert et ne pouvant plus voir sa flèche déviée de
son chemin : et semblait chercher avec anxiété le
phénicoptère aux plumes bigarrées qu’elle voulait
abattre et qu’elle s’attendait à voir tomber devant elle
percé de part en part. – Je ne sais si c’est une erreur de
mon imagination, mais je trouvais à cette figure une expression aussi
morne et aussi désespérée que celle d’un poète
qui meurt sans avoir écrit l’ouvrage sur lequel il comptait pour
fonder sa réputation, et que le râle impitoyable saisit au moment
où il essaye de le dicter.
Je te parle longuement de cette
tapisserie, plus longuement à coup sûr que cela n’en vaut la
peine ; – mais c’est une chose qui m’a toujours
étrangement préoccupée, que ce monde fantastique
créé par les ouvriers de haute lisse.
J’aime passionnément cette
végétation imaginaire, ces fleurs et ces plantes qui
n’existent pas dans la réalité, ces forêts
d’arbres inconnus où errent des licornes, des caprimules et des
cerfs couleur de neige, avec un crucifix d’or entre leurs rameaux,
habituellement poursuivis par des chasseurs à barbe rouge et en habits de
Sarrasins.
Lorsque j’étais petite, je n’entrais
guère dans une chambre tapissée sans éprouver une
espèce de frisson, et j’osais à peine m’y
remuer.
Toutes ces figures debout contre la
muraille, et auxquelles l’ondulation de l’étoffe et le jeu de
la lumière prêtent une espèce de vie fantastique, me
semblaient autant d’espions occupés à surveiller mes actions
pour en rendre compte en temps et lieu, et je n’eusse pas mangé une
pomme ou un gâteau volé en leur présence. Que de choses ces
graves personnages auraient à dire, s’ils pouvaient ouvrir leurs
lèvres de fil rouge, et si les sons pouvaient pénétrer dans
la conque de leur oreille brodée. De combien de meurtres, de trahisons,
d’adultères infâmes et de monstruosités de toutes
sortes ne sont-ils pas les silencieux et impassibles
témoins !...
Mais laissons la tapisserie et revenons à notre
histoire.
– Alcibiade, je vais faire avertir ma tante de votre
arrivée.
– Oh ! cela n’est pas fort pressé,
ma sœur ; asseyons-nous d’abord et causons un peu. Je vous
présente un cavalier qui a nom Théodore de Sérannes et qui
passera quelque temps ici. Je n’ai pas besoin de vous recommander de lui
faire bon accueil ; – il se recommande assez lui-même. (Je dis
ce qu’il a dit ; ne va pas intempestivement m’accuser de
fatuité.)
La belle fit un petit mouvement de tête, comme pour
donner son assentiment, et l’on parla d’autre chose.
Tout en faisant la conversation, je la regardais en
détail et je l’examinais plus attentivement que je n’avais pu
le faire jusqu’alors.
Elle pouvait avoir vingt-trois ou
vingt-quatre ans, et son deuil lui allait on ne peut mieux ; à vrai
dire, elle n’avait pas l’air fort lugubre ni fort
désolée, et je doute qu’elle eût mangé dans sa
soupe les cendres de son Mausole en manière de rhubarbe. – Je ne
sais si elle avait pleuré abondamment son époux
défunt ; si elle l’avait fait, en tout cas, il n’y
paraissait guère, et le joli mouchoir de batiste qu’elle tenait
à sa main était aussi parfaitement sec que possible.
Ses yeux n’étaient pas rouges, mais au
contraire les plus clairs et les plus brillants du monde, et l’on
eût en vain cherché sur ses joues le sillon par où avaient
passé les larmes ; il n’y avait en vérité que
deux petites fossettes creusées par l’habitude de sourire, et, pour
une veuve, il est juste de dire qu’on lui voyait très
fréquemment les dents : ce qui n’était certainement pas
un spectacle désagréable, car elle les avait petites et bien
rangées. Je l’estimai tout d’abord de ne s’être
pas crue obligée, parce qu’il lui était mort quelque mari,
de se pocher les yeux et de se rendre le nez violet : je lui sus bon
gré aussi de ne prendre aucune petite mine dolente et de parler
naturellement avec sa voix sonore et argentine, sans traîner les mots et
entrecouper ses phrases de vertueux soupirs.
Cela me parut de fort bon goût ; je la jugeai
tout d’abord une femme d’esprit, ce qu’elle est en
effet.
Elle était bien faite, le pied et
la main très convenables ; son costume noir était
arrangé avec toute la coquetterie possible et si gaiement que le lugubre
de la couleur disparaissait complètement, et qu’elle eût pu
aller au bal ainsi habillée, sans que personne le trouvât
étrange. Si jamais je me marie et que je devienne veuve, je lui
demanderai un patron de sa robe, car elle lui va comme un ange.
Après quelques propos, nous montâmes chez la
vieille tante.
Nous la trouvâmes assise dans un grand fauteuil
à dos renversé, avec un petit tabouret sous son pied, et à
côté d’elle un vieux chien tout chassieux et tout
renfrogné, qui leva son museau noir à notre arrivée, et
nous accueillit par un grognement très peu amical.
Je n’ai jamais envisagé une vieille femme
qu’avec horreur. Ma mère est morte toute jeune ; sans doute,
si je l’avais vue lentement vieillir et que j’eusse vu ses traits se
déformer dans une progression imperceptible, je m’y fusse
paisiblement habituée. – Dans mon enfance, je n’ai
été entourée que de figures jeunes et riantes, en sorte que
j’ai gardé une antipathie insurmontable pour les vieilles gens.
Aussi je frissonnai quand la belle veuve toucha de ses lèvres pures et
vermeilles le front jaune de la douairière. – C’est une chose
que je ne saurais prendre sur moi. Je sais que lorsque j’aurai soixante
ans, je serai ainsi ; – c’est égal, je n’y puis
rien faire, et je prie Dieu qu’il me fasse mourir jeune comme ma
mère.
Cependant cette vieille avait
conservé de son ancienne beauté quelques linéaments simples
et majestueux qui l’empêchaient de tomber dans cette laideur de
pomme cuite qui est le partage des femmes qui n’ont été que
jolies ou simplement fraîches ; ses yeux, quoique terminés
à leurs angles par une patte de plis et recouverts d’une
paupière large et molle, avaient encore quelques étincelles de
leur feu primitif, et l’on voyait qu’ils avaient dû, sous le
règne de l’autre roi, lancer des éclairs de passion à
éblouir. Son nez mince et maigre, un peu recourbé en bec
d’oiseau de proie, donnait à son profil une sorte de grandeur
sérieuse que tempérait le sourire indulgent de sa lèvre
autrichienne peinte de carmin, selon la mode du siècle
passé.
Son costume était antique sans être ridicule,
et s’harmonisait parfaitement avec sa figure ; elle avait pour
coiffure une simple cornette blanche avec une petite dentelle ; ses mains,
longues et amaigries, qu’on devinait avoir été fort belles,
flottaient dans des mitaines sans pouce et sans doigts, une robe feuille-morte,
brochée de ramages d’une couleur plus foncée, une mante
noire et un tablier de pou-de-soie gorge-de-pigeon complétaient son
ajustement.
Les vieilles femmes devraient toujours
s’habiller ainsi et respecter assez leur mort prochaine pour ne point se
harnacher de plumes, de guirlandes de fleurs de rubans de couleurs tendres et de
mille affiquets qui ne vont qu’à l’extrême jeunesse.
Elles ont beau faire des avances à la vie, la vie n’en veut
plus ; – elles en sont pour leurs frais, comme ces courtisanes
surannées qui se plâtrent de rouge et de blanc, et que les
muletiers ivres repoussent sur la borne avec des injures et des coups de
pied.
La vieille dame nous reçut avec cette aisance et
cette politesse exquise qui est le partage des gens qui ont suivi
l’ancienne cour, et dont le secret semble se perdre de jour en jour, comme
tant d’autres beaux secrets, et d’une voix qui, bien que
cassée et chevrotante, avait encore une grande douceur.
Je parus lui plaire beaucoup, et elle me regarda très
longtemps et très attentivement avec un air fort touché. –
Une larme se forma dans le coin de son œil et descendit lentement dans une
de ses grandes rides, où elle se perdit et se sécha. Elle me pria
de l’excuser et me dit que je ressemblais fort à un fils
qu’elle avait autrefois et qui avait été tué à
l’armée.
Tout le temps que je demeurai au château, je fus,
à cause de cette ressemblance, réelle ou imaginaire,
traitée par la bonne dame avec une bienveillance extraordinaire et toute
maternelle. J’y trouvais plus de charmes que je ne l’aurais cru
d’abord, car le plus grand plaisir que les personnes qui sont
d’âge me puissent faire, c’est de ne me parler jamais et de
s’en aller quand j’arrive.
Je ne te conterai pas en détail
et jour par jour ce que j’ai fait à R***. Si je me suis un peu
étendue sur tout ce commencement, et si je t’ai esquissé
avec quelque soin ces deux ou trois physionomies, soit de personnes, soit de
lieux, c’est qu’il m’arriva là des choses très
singulières et pourtant fort naturelles, et que j’aurais dû
prévoir en prenant des habits d’homme.
Ma légèreté naturelle me fit faire une
imprudence dont je me repens cruellement, car elle a porté dans une bonne
et belle âme un trouble que je ne puis apaiser sans découvrir ce
que je suis et me compromettre gravement.
Pour avoir parfaitement l’air d’un homme et me
divertir un peu, je ne trouvai rien de mieux que de faire la cour à la
sœur de mon ami. – Cela me paraissait très drôle de me
précipiter à quatre pattes lorsqu’elle laissait tomber son
gant et de le lui rendre en faisant des révérences
prosternées, de me pencher au dos de son fauteuil avec un petit air
adorablement langoureux, et de lui couler dans le tuyau de l’oreille mille
et un madrigaux on ne saurait plus charmants. Dès qu’elle voulait
passer d’une chambre à une autre, je lui présentais
gracieusement la main ; si elle montait à cheval, je lui tenais
l’étrier, et, à la promenade, je marchais toujours à
côté d’elle ; le soir, je lui faisais la lecture et je
chantais avec elle ; – bref, je m’acquittais avec une
scrupuleuse exactitude de tous les devoirs d’un cavalier servant.
Je faisais toutes les mines que
j’avais vu faire aux amoureux, ce qui m’amusait et me faisait rire
comme une vraie folle que je suis, lorsque je me trouvais seule dans ma chambre
et que je réfléchissais à toutes les impertinences que je
venais de débiter du ton le plus sérieux du monde.
Alcibiade et la vieille marquise paraissaient voir cette
intimité avec plaisir et nous laissaient fort souvent tête à
tête. Je regrettais quelquefois de n’être pas
véritablement un homme pour en mieux profiter ; si je l’avais
été, il n’aurait tenu qu’à moi, car notre
charmante veuve semblait avoir parfaitement oublié le défunt, ou,
si elle s’en souvenait, elle eût été volontiers
infidèle à sa mémoire.
Ayant commencé sur ce ton, je ne pouvais guère
honnêtement reculer, et il était fort difficile de faire une
retraite avec armes et bagages ; je ne pouvais cependant pas non plus
dépasser une certaine limite et je ne savais guère être
aimable qu’en paroles : – j’espérais attraper
ainsi la fin du mois que je devais passer à R*** et me retirer avec
promesse de revenir, sauf à n’en rien faire. – Je croyais
qu’à mon départ la belle se consolerait, et en ne me voyant
plus, m’aurait bientôt oubliée.
Mais, en me jouant, j’avais
éveillé une passion sérieuse et les choses
tournèrent autrement : – ce qui vous retrace une
vérité très connue depuis longtemps, à savoir
qu’il ne faut jamais jouer ni avec le feu ni avec l’amour.
Avant de m’avoir vue, Rosette ne connaissait pas
encore l’amour. Mariée fort jeune à un homme beaucoup plus
vieux qu’elle, elle n’avait pu sentir pour lui qu’une
espèce d’amitié filiale ; – sans doute, elle
avait été courtisée, mais elle n’avait pas eu
d’amant, tout extraordinaire que la chose puisse paraître : ou
les galants qui lui avaient rendu des soins étaient de minces
séducteurs, ou, ce qui est plus probable, son heure n’était
pas encore sonnée. – Les hobereaux et les gentillâtres de
province, parlant toujours de fumées et de laisses, de ragots et
d’andouillers, d’hallali et de cerfs dix cors, et entremêlant
le tout de charades d’almanach et de madrigaux moisis de
vétusté, n’étaient assurément guère
faits pour lui convenir, et sa vertu n’avait pas eu beaucoup à se
débattre pour ne leur point céder. – D’ailleurs, la
gaieté et l’enjouement naturel de son caractère la
défendaient suffisamment contre l’amour, cette molle passion qui a
tant de prise sur les rêveurs et les mélancoliques ;
l’idée que son vieux Tithon avait pu lui donner de la
volupté devait être assez médiocre pour ne la point jeter en
de grandes tentations d’en essayer encore, et elle jouissait doucement du
plaisir d’être veuve de si bonne heure et d’avoir encore tant
d’années à être jolie.
Mais, à mon arrivée, tout
cela changea bien. – Je crus d’abord que, si je me fusse tenue avec
elle entre les bornes étroites d’une froide et exacte politesse,
elle n’aurait pas fait autrement attention à moi ; mais, en
vérité, je fus obligée de reconnaître par la suite
qu’il n’en eût été ni plus ni moins, et que
cette supposition, quoique fort modeste, était purement gratuite.
Hélas ! rien ne peut détourner
l’ascendant fatal, et nul ne saurait éviter l’influence
bienfaisante ou maligne de son étoile.
La destinée de Rosette était de n’aimer
qu’une fois dans sa vie et d’un amour impossible ; il faut
qu’elle la remplisse, et elle la remplira.
J’ai été aimée, ô
Graciosa ! et c’est une douce chose, quoique je ne l’aie
été que par une femme, et que, dans un amour ainsi
détourné, il y eût quelque chose de pénible qui ne se
doit pas trouver dans l’autre ; – oh ! une bien douce
chose ! – Quand on s’éveille la nuit et qu’on se
relève sur son coude, se dire : – Quelqu’un pense ou
rêve à moi ; on s’occupe de ma vie ; un mouvement
de mes yeux ou de ma bouche fait la joie ou la tristesse d’une autre
créature ; une parole que j’ai laissée tomber au hasard
est recueillie avec soin, commentée et retournée des heures
entières ; je suis le pôle où se dirige un aimant
inquiet ; ma prunelle est un ciel, ma bouche est un paradis plus
souhaité que le véritable ; je mourrais, une pluie
tiède de larmes réchaufferait ma cendre, mon tombeau serait plus
fleuri qu’une corbeille de noce ; si j’étais en danger,
quelqu’un se jetterait entre la pointe de l’épée et ma
poitrine ; on se sacrifierait pour moi ! – c’est
beau ; et je ne sais pas ce que l’on peut souhaiter de plus au
monde.
Cette pensée me faisait un
plaisir que je me reprochais, car pour tout cela je n’avais rien à
donner, et j’étais dans la position d’une personne pauvre qui
accepte des présents d’un ami riche et généreux, sans
espoir de pouvoir jamais lui en faire à son tour. Cela me charmait
d’être adorée ainsi, et par instants je me laissais faire
avec une singulière complaisance. À force d’entendre tout le
monde m’appeler monsieur, et de me voir traiter comme si
j’étais un homme, j’oubliais insensiblement que
j’étais femme ; – mon déguisement me semblait mon
habit naturel, et il ne me souvenait pas d’en avoir jamais porté
d’autre ; je ne songeais plus que je n’étais au bout du
compte qu’une petite évaporée qui s’était fait
une épée de son aiguille, et une paire de culottes en coupant une
de ses jupes.
Beaucoup d’hommes sont plus femmes que moi. – Je
n’ai guère d’une femme que la gorge, quelques lignes plus
rondes, et des mains plus délicates ; la jupe est sur mes hanches et
non dans mon esprit. Il arrive souvent que le sexe de l’âme ne soit
point pareil à celui du corps, et c’est une contradiction qui ne
peut manquer de produire beaucoup de désordre. – Moi, par exemple,
si je n’avais pas pris cette résolution, folle en apparence, mais
très sage au fond, de renoncer aux habits d’un sexe qui n’est
le mien que matériellement et par hasard, j’eusse été
fort malheureuse : j’aime les chevaux, l’escrime, tous les
exercices violents, je me plais à grimper et à courir
çà et là comme un jeune garçon ; il
m’ennuie de me tenir assise les deux pieds joints, les coudes
collés au flanc, de baisser modestement les yeux, de parler d’une
petite voix flûtée et mielleuse, et de faire passer dix millions de
fois un bout de laine dans les trous d’un canevas ; – je
n’aime pas à obéir le moins du monde, et le mot que je dis
le plus souvent est : – Je veux. – Sous mon front poli et mes
cheveux de soie remuent de fortes et viriles pensées ; toutes les
précieuses niaiseries qui séduisent principalement les femmes ne
m’ont jamais que médiocrement touchée, et, comme Achille
déguisé en jeune fille, je laisserais volontiers le miroir pour
une épée. – La seule chose qui me plaise des femmes,
c’est leur beauté ; – malgré les
inconvénients qui en résultent, je ne renoncerais pas volontiers
à ma forme, quoique mal assortie à l’esprit qu’elle
enveloppe.
C’était quelque chose de
neuf et de piquant qu’une pareille intrigue, et je m’en serais fort
amusée, si elle n’avait pas été prise au
sérieux par la pauvre Rosette. Elle se mit à m’aimer avec
une naïveté et une conscience admirables, de toute la force de sa
belle et bonne âme, – de cet amour que les hommes ne comprennent pas
et dont ils ne sauraient se faire même une lointaine idée,
délicatement et ardemment, comme je souhaiterais d’être
aimée, et comme j’aimerais, si je rencontrais la
réalité de mon rêve. Quel beau trésor perdu, quelles
perles blanches et transparentes comme jamais les plongeurs n’en
trouveront dans l’écrin de la mer ! quelles suaves haleines,
quels doux soupirs dispersés dans les airs, et qui auraient pu être
recueillis par des lèvres amoureuses et pures !
Cette passion aurait pu rendre un jeune
homme si heureux ! tant d’infortunés, beaux, charmants, bien
doués, pleins de cœur et d’esprit, ont vainement
supplié à genoux d’insensibles et mornes idoles ! tant
d’âmes tendres et bonnes se sont jetées de désespoir
dans les bras des courtisanes, ou se sont éteintes silencieusement comme
des lampes dans des tombeaux, et qui auraient été sauvées
de la débauche et de la mort par un sincère amour !
Quelle bizarrerie dans la destinée humaine ! et
que le hasard est un grand railleur !
Ce que tant d’autres avaient désiré
ardemment me venait, à moi qui n’en voulais pas et ne pouvais pas
en vouloir. Il prend fantaisie à une jeune fille capricieuse de courir le
pays en habits d’homme pour savoir un peu à quoi s’en tenir
sur le compte de ses amants futurs ; elle couche dans une auberge avec un
digne frère qui l’amène par le bout du doigt devant sa
sœur, qui n’a rien de plus pressé que d’en devenir
amoureuse comme une chatte, comme une colombe, comme tout ce qu’il y a
d’amoureux et de langoureux au monde. – Il est bien évident
que, si j’eusse été un jeune homme et que cela eût pu
me servir à quelque chose, il en eût été tout
autrement, et que la dame m’eût prise en horreur. – La fortune
aime assez à donner des pantoufles à ceux qui ont des jambes de
bols, et des gants à ceux qui n’ont pas de mains ; –
l’héritage qui aurait pu vous faire vivre à votre aise vous
vient ordinairement le jour de votre mort.
J’allais quelquefois, non pas
aussi souvent qu’elle aurait voulu, voir Rosette dans sa ruelle ;
quoique habituellement elle ne reçût que debout, cependant, en ma
faveur, on passait par là-dessus. – On eût passé
par-dessus bien d’autres choses, si j’eusse voulu ; –
mais, comme on dit, la plus belle fille ne peut donner que ce qu’elle a,
et ce que j’avais n’eût pas été d’une
grande utilité à Rosette.
Elle me tendait sa petite main à baiser ;
– j’avoue que je ne la baisais pas sans quelque plaisir, car elle
est fort douce, très blanche, exquisément parfumée, et
moelleusement attendrie par une naissante moiteur ; je la sentais
frissonner et se contracter sous mes lèvres, dont je prolongeais
malicieusement la pression. – Alors Rosette, tout émue et
d’un air suppliant, tournait vers moi ses longs yeux chargés de
volupté et inondés d’une lueur humide et transparente, puis
elle laissait retomber sur son oreiller sa jolie tête, qu’elle avait
un peu soulevée pour me mieux recevoir. – Je voyais sous le drap
onder sa gorge inquiète et tout son corps s’agiter brusquement.
– Certes, quelqu’un qui eût été en état
d’oser eût pu oser beaucoup, et à coup sûr l’on
eût été reconnaissant de ses témérités,
et on lui eût su gré d’avoir sauté quelques chapitres
du roman.
Je restais là une heure ou deux
avec elle, ne quittant pas sa main que j’avais reposée sur la
couverture ; nous faisions des causeries interminables et charmantes ;
car, bien que Rosette fût très préoccupée de son
amour, elle se croyait trop sûre du succès pour ne pas garder
presque toute sa liberté et son enjouement d’esprit. – De
temps à autre seulement, sa passion jetait sur sa gaieté un voile
transparent de douce mélancolie, qui la rendait encore plus
piquante.
En effet, il eût été inouï
qu’un jeune débutant, comme j’en avais les apparences, ne se
trouvât pas fort heureux d’une telle bonne fortune et n’en
profitât pas de son mieux. Rosette, effectivement, n’était
point faite de façon à rencontrer de grandes cruautés,
– et, n’en sachant pas davantage à mon endroit, elle comptait
sur ses charmes et sur ma jeunesse à défaut de mon amour.
Cependant, comme cette situation commençait à
se prolonger un peu au-delà des bornes naturelles, elle en prit de
l’inquiétude, et c’était à peine si un
redoublement de phrases flatteuses et de belles protestations lui pouvait
redonner sa première sécurité. Deux choses
l’étonnaient en moi, et elle remarquait dans ma conduite des
contradictions qu’elle ne pouvait concilier : –
c’était ma chaleur de paroles et ma froideur d’action.
Tu le sais mieux que personne, ma
chère Graciosa, mon amitié a tous les caractères
d’une passion ; elle est subite, ardente, vive exclusive, elle a de
l’amour jusqu’à la jalousie, et j’avais pour Rosette
une amitié presque pareille à celle que j’ai pour toi.
– On pouvait se tromper à moins. – Rosette s’y trompa
d’autant plus complètement que l’habit que je portais ne lui
permettait guère d’avoir une autre idée.
Comme je n’ai encore aimé aucun homme,
l’excès de ma tendresse s’est en quelque sorte
épanché dans mes amitiés avec les jeunes filles et les
jeunes femmes ; j’y ai mis le même emportement et la même
exaltation que je mets à tout ce que je fais, car il m’est
impossible d’être modérée en quelque chose, et surtout
dans ce qui regarde le cœur. Il n’y a à mes yeux que deux
classes de gens, les gens que j’adore et ceux que
j’exècre ; les autres sont pour moi comme s’ils
n’étaient pas, et je pousserais mon cheval sur eux comme sur le
grand chemin : ils ne diffèrent pas dans mon esprit des pavés
et des bornes.
Je suis naturellement expansive, et j’ai des
manières très caressantes. – Quelquefois, oubliant la
portée qu’avaient de telles démonstrations, tout en me
promenant avec Rosette, je lui passais le bras autour du corps, comme je le
faisais lorsque nous nous promenions ensemble dans l’allée
solitaire au bout du jardin de mon oncle ; ou bien, penchée au dos
de son fauteuil pendant qu’elle brodait, je roulais sur mes doigts les
petits poils follets qui blondissaient sur sa nuque ronde et potelée, ou
je polissais du revers de la main ses beaux cheveux tendus par le peigne, et je
leur redonnais du lustre, – ou bien c’était quelque autre de
ces mignardises que tu sais m’être habituelles avec mes
chères amies.
Elle se donnait bien de garde
d’attribuer ces caresses à une simple amitié.
L’amitié, comme on la conçoit ordinairement, ne va pas
jusque-là ; mais voyant que je n’allais pas plus loin, elle
s’étonnait intérieurement et ne savait trop que
penser ; elle s’arrêta à ceci : que
c’était une trop grande timidité de ma part, provenant de
mon extrême jeunesse et du manque d’habitude dans les commerces
amoureux, et qu’il me fallait encourager par toutes sortes d’avances
et de bontés.
En conséquence, elle avait soin de me ménager
une foule d’occasions de tête-à-tête dans des endroits
propres à m’enhardir par leur solitude et leur éloignement
de tout bruit et de tout importun ; elle me fit faire plusieurs promenades
dans les grands bois, pour essayer si la rêverie voluptueuse et les
désirs amoureux qu’inspire aux âmes tendres l’ombre
touffue et propice des forêts ne pourraient pas se détourner
à son profit.
Un jour, après m’avoir fait
errer longtemps à travers un parc très pittoresque qui
s’étendait au loin derrière le château, et dont je ne
connaissais que les parties qui avoisinaient les bâtiments, elle
m’amena, par un petit sentier capricieusement contourné et
bordé de sureaux et de noisetiers, jusqu’à une cabane
rustique, une espèce de charbonnière, bâtie en rondins
posés transversalement, avec un toit de roseaux, et une porte
grossièrement faite de cinq ou six pièces de bois à peine
rabotées, dont les interstices étaient étoupes de mousses
et de plantes sauvages ; tout à côté, entre les racines
verdies de grands frênes à l’écorce d’argent,
tachetés çà et là de plaques noires, jaillissait une
forte source, qui, à quelques pas plus loin, tombait par deux gradins de
marbre dans un bassin tout rempli de cresson plus vert que
l’émeraude. – Aux endroits où il n’y avait pas
de cresson, on apercevait un sable fin et blanc comme la neige ; cette eau
était d’une transparence de cristal et d’une froideur de
glace ; sortant de terre tout à coup, et n’étant jamais
effleurée par le plus faible rayon de soleil, sous ces ombrages
impénétrables, elle n’avait pas le temps de
s’attiédir ni de se troubler. – Malgré leur
crudité, j’aime ces eaux de source, et, voyant celle-là si
limpide, je ne pus résister au désir d’en boire ; je me
penchai et j’en puisai à plusieurs reprises dans le creux de la
main, n’ayant pas d’autre vase à ma disposition.
Chapitre
12
Rosette
témoigna, pour apaiser sa soif...
Rosette témoigna, pour apaiser sa soif, le
désir de boire aussi de cette eau, et me pria de lui en apporter quelques
gouttes, n’osant pas, disait-elle, se pencher autant qu’il le
fallait pour y atteindre. – Je plongeai mes deux mains aussi exactement
jointes que possible dans la claire fontaine, ensuite je les haussai comme une
coupe jusqu’aux lèvres de Rosette, et je les tins ainsi
jusqu’à ce qu’elle eût tari l’eau qu’elles
renfermaient, ce qui ne fut pas long, car il y en avait fort peu, et ce peu
dégouttait à travers mes doigts, si serrés que je les
tinsse ; cela faisait un fort joli groupe, et il eût
été à désirer qu’un sculpteur se fût
trouvé là pour en tirer le crayon.
Quand elle eut presque achevé, ayant ma main
près de ses lèvres, elle ne put s’empêcher de la
baiser, de manière cependant à ce que je pusse croire que
c’était une aspiration pour épuiser la dernière perle
d’eau amassée dans ma paume ; mais je ne m’y trompai
pas, et la charmante rougeur qui lui couvrit subitement le visage la
dénonçait assez.
Elle reprit mon bras, et nous nous dirigeâmes du
côté de la cabane. La belle marchait aussi près de moi que
possible, et se penchait en me parlant de façon à ce que sa gorge
portât entièrement sur ma manche ; position extrêmement
savante, et capable de troubler tout autre que moi ; j’en sentais
parfaitement le contour ferme et pur et la douce chaleur ; de plus,
j’y pouvais remarquer une ondulation précipitée qui,
fût-elle affectée ou vraie, n’en était pas moins
flatteuse et engageante.
Nous arrivâmes ainsi à la
porte de la cabane, que j’ouvris d’un coup de pied ; je ne
m’attendais assurément pas au spectacle qui s’offrit à
mes yeux. – Je croyais que la hutte était tapissée de joncs
avec une natte par terre et quelques escabeaux pour se reposer : –
point du tout.
C’était un boudoir meublé avec toute
l’élégance imaginable. – Les dessus de portes et de
glaces représentaient les scènes les plus galantes des
Métamorphoses
d’Ovide : Salmacis et Hermaphrodite, Vénus et Adonis,
Apollon et Daphné, et autres amours mythologiques en camaïeu lilas
clair ; – les trumeaux étaient faits de roses pompons,
sculptés fort mignonnement, et de petites marguerites dont, par un
raffinement de luxe, les cœurs seulement étaient dorés et les
feuilles argentées. Une ganse d’argent bordait tous les meubles et
relevait une tenture du bleu le plus doux qui se puisse trouver, et
merveilleusement propre à faire ressortir la blancheur et
l’éclat de la peau ; mille charmantes curiosités
chargeaient la cheminée, les consoles et les étagères, et
il y avait un luxe de duchesses, de chaises longues et de sofas, qui montrait
suffisamment que ce réduit n’était pas destiné
à des occupations bien austères, et qu’assurément
l’on ne s’y macérait pas.
Une belle pendule rocaille, posée
sur un piédouche richement incrusté, faisait face à un
grand miroir de Venise et s’y répétait avec des brillants et
des reflets singuliers. Du reste, elle était arrêtée, comme
si c’eût été une chose superflue que de marquer les
heures dans un lieu destiné à les oublier.
Je dis à Rosette que ce raffinement de luxe me
plaisait, que je trouvais qu’il était de fort bon goût de
cacher la plus grande recherche sous une apparence de simplicité, et que
j’approuvais fort qu’une femme eût des jupons brodés et
des chemises garnies de matines avec un pardessus de simple toile ;
c’était une attention délicate pour l’amant
qu’elle avait ou qu’elle pouvait avoir, dont on ne saurait
être assez reconnaissant, et qu’à coup sûr il valait
mieux mettre un diamant dans une noix qu’une noix dans une boîte
d’or.
Rosette, pour me prouver qu’elle était de mon
avis, releva un peu sa robe, et me fit voir le bord d’un jupon très
richement brodé de grandes fleurs et de feuillages ; il
n’aurait tenu qu’à moi d’être admise au secret de
plus grandes magnificences intérieures ; mais je ne demandai pas
à voir si la splendeur de la chemise répondait à celle de
la jupe : il est probable que le luxe n’en était pas moindre.
– Rosette laissa retomber le pli de sa robe, fâchée de
n’avoir pas montré davantage. – Cependant cette exhibition
lui avait servi à faire voir le commencement d’un mollet
parfaitement tourné et donnant les meilleures idées
ascensionnelles. – Cette jambe, qu’elle tendait en avant pour mieux
étaler sa jupe, était vraiment d’une finesse et d’une
grâce miraculeuses dans son bas de soie gris de perle bien juste et bien
tiré, et la petite mule à talon ornée d’une touffe de
rubans qui la terminait ressemblait à la pantoufle de verre
chaussée par Cendrillon. Je lui en fis de très sincères
compliments, et je lui dis que je ne connaissais guère de plus jolie
jambe et de plus petit pied, et que je ne pensais pas qu’il fût
possible de les avoir mieux faits. – À quoi elle répondit
avec une franchise et une ingénuité toute charmante et toute
spirituelle :
Puis elle fut à un panneau pratique dans le mur, elle
en tira un ou deux flacons de liqueurs et quelques assiettes de confitures et de
gâteaux, posa le tout sur un petit guéridon, et se vint asseoir
près de moi dans une dormeuse assez étroite, de sorte que je fus
obligée, pour n’être point trop gênée, de lui
passer le bras derrière la taille. Comme elle avait les deux mains
libres, et que je n’avais précisément que la gauche dont je
me pusse servir, elle me versait elle-même à boire, et mettait des
fruits et des sucreries sur mon assiette ; bientôt même, voyant
que je m’y prenais assez maladroitement, elle me dit : –
Allons, laissez cela ; je m’en vais vous donner la becquée,
petit enfant, puisque vous ne savez pas manger tout seul. Et elle me portait
elle-même les morceaux à la bouche, et me forçait à
les avaler plus vite que je ne le voulais, en les poussant avec ses jolis
doigts, absolument comme on fait aux oiseaux que l’on empâte, ce qui
la faisait beaucoup rire. – Je ne pus guère me dispenser de rendre
à ses doigts le baiser qu’elle avait donné tout à
l’heure à la paume de mes mains, et comme pour m’en
empêcher, mais au fond pour me fournir l’occasion de mieux appuyer
mon baiser, elle me frappa la bouche à deux ou trois reprises avec le
revers de sa main.
Elle avait bu deux ou trois doigts de
crème des Barbades avec un verre de vin des Canaries, et moi à peu
près autant. Ce n’était pas beaucoup
assurément ; mais il y en avait assez pour égayer deux femmes
habituées à ne boire que de l’eau à peine
trempée – Rosette se laissait aller en arrière et se
renversait sur mon bras très amoureusement. – Elle avait
jeté son mantelet, et l’on voyait le commencement de sa gorge
tendue et mise en arrêt par cette position cambrée ; –
le ton en était d’une délicatesse et d’une
transparence ravissantes ; la forme, d’une finesse et en même
temps d’une solidité merveilleuses. Je la contemplai quelque temps
avec une émotion et un plaisir indéfinissables, et cette
réflexion me vint que les hommes étaient plus favorisés que
nous dans leurs amours, que nous leur donnions à posséder les plus
charmants trésors, et qu’ils n’avaient rien de pareil
à nous offrir. – Quel plaisir ce doit être de parcourir de
ses lèvres cette peau si fine et si polie, et ces contours si bien
arrondis, qui semblent aller au-devant du baiser et le provoquer ! ces
chairs satinées, ces lignes ondoyantes et qui s’enveloppent les
unes dans les autres, cette chevelure soyeuse et si douce à
toucher ; quels motifs inépuisables de délicates
voluptés que nous n’avons pas avec les hommes ! – Nos
caresses, à nous, ne peuvent guère être que passives, et
cependant il y a plus de plaisir à donner qu’à
recevoir.
Voilà des remarques que je
n’eusse assurément pas faites l’année passée,
et j’aurais bien pu voir toutes les gorges et toutes les épaules du
monde, sans m’inquiéter si elles étaient d’une bonne
ou mauvaise forme ; mais, depuis que j’ai quitté les habits de
mon sexe et que je vis avec les jeunes gens, il s’est
développé en moi un sentiment qui m’était
inconnu : – le sentiment de la beauté. Les femmes en sont
habituellement privées, je ne sais trop pourquoi car elles sembleraient
d’abord plus à même d’en juger que les hommes ;
– mais, comme ce sont elles qui la possèdent, et que la
connaissance de soi-même est la plus difficile de toutes, il n’est
pas étonnant qu’elles n’y entendent rien. –
Ordinairement, si une femme trouve une autre femme jolie, on peut être
sûr que cette dernière est fort laide, et que pas un homme
n’y fera attention. – En revanche, toutes les femmes dont les hommes
vantent la beauté et la grâce sont trouvées unanimement
abominables et minaudières par tout le troupeau enjuponné ;
ce sont des cris et des clameurs à n’en plus finir. Si
j’étais ce que je parais être, je ne prendrais pas
d’autre guide dans mes choix, et la désapprobation des femmes me
serait un certificat de beauté suffisant.
Maintenant j’aime et je connais la
beauté ; les habits que je porte me séparent de mon sexe, et
m’ôtent toute espèce de rivalité ; je suis
à même d’en juger mieux qu’un autre. – Je ne suis
plus une femme, mais je ne suis pas encore un homme, et le désir ne
m’aveuglera pas jusqu’à prendre des mannequins pour des
idoles ; je vois froidement et sans prévention ni pour ni contre, et
ma position est aussi parfaitement désintéressée que
possible.
La longueur et la finesse des cils, la transparence des
tempes, la limpidité du cristallin, les enroulements de l’oreille,
le ton et la qualité des cheveux, l’aristocratie des pieds et des
mains, l’emmanchement plus ou moins délié des jambes et des
poignets, mille choses à quoi je ne prenais pas garde qui constituent la
réelle beauté et prouvent la pureté de race me guident dans
mes appréciations, et ne me permettent guère de me tromper.
– Je crois qu’on pourrait accepter les yeux fermés une femme
dont j’aurais dit : – En vérité, elle n’est
pas mal.
Par une conséquence toute naturelle, je me connais
beaucoup mieux en tableaux qu’auparavant, et, quoique je n’aie des
maîtres qu’une teinture fort superficielle, il serait difficile de
me faire passer un mauvais ouvrage pour bon ; je trouve à cette
étude un charme singulier et profond ; car, comme toute chose au
monde, la beauté morale ou physique veut être
étudiée, et ne se laisse pas pénétrer tout
d’abord. Mais revenons à Rosette ; de ce sujet à elle,
la transition n’est pas difficile, et ce sont deux idées qui
s’appellent l’une l’autre.
Comme je l’ai dit, la belle
était renversée sur mon bras, et sa tête portait contre mon
épaule ; l’émotion nuançait ses belles joues
d’une tendre couleur rose, que rehaussait admirablement le noir
foncé d’une petite mouche très coquettement
posée ; ses dents luisaient à travers son sourire comme des
gouttes de pluie au fond d’un pavot, et ses cils, abaissés à
demi, augmentaient encore l’éclat humide de ses grands yeux ;
– un rayon de jour faisait jouer mille brillants métalliques sur sa
chevelure soyeuse et moirée, dont quelques boucles s’étaient
échappées et roulaient, en forme de repentirs, au long de son cou
rond et potelé, dont elles faisaient valoir la chaude blancheur ;
quelques petits cheveux follets, plus mutins que les autres, se
détachaient de la masse, et se contournaient en spirales capricieuses,
dorées de reflets singuliers, et qui, traversées par la
lumière, prenaient toutes les nuances du prisme : – on
eût dit de ces fils d’or qui entourent la tête des vierges
dans les anciens tableaux. – Nous gardions toutes les deux le silence, et
je m’amusais à suivre, sous la transparence nacrée de ses
tempes, ses petites veines bleu d’azur et la molle et insensible
dégradation du duvet à l’extrémité de ses
sourcils.
La belle semblait se recueillir en
elle-même et se bercer dans des rêves de volupté
infinie ; ses bras pendaient au long de son corps aussi ondoyants et aussi
moelleux que des écharpes dénouées ; sa tête
s’inclinait de plus en plus en arrière, comme si les muscles qui la
soutenaient eussent été coupés ou trop faibles pour la
soutenir. Elle avait ramené ses deux petits pieds sous son jupon, et
était parvenue à se blottir entièrement dans l’angle
de la causeuse que j’occupais, en sorte que, bien que ce meuble fût
trop étroit, il y avait un grand espace vide de l’autre
côté.
Son corps, facile et souple, se modelait sur le mien comme
de la cire, et en prenait tout le contour extérieur aussi exactement que
possible : – l’eau ne se fût pas insinuée plus
précisément dans toutes les sinuosités de la ligne. –
Ainsi appliquée à mon flanc, elle avait l’air de ce double
trait que les peintres ajoutent à leur dessin du côté de
l’ombre, afin de le rendre plus gras et plus nourri. – Il n’y
a qu’une femme amoureuse pour avoir de ces ondulations et de ces
enlacements. – Les lierres et les saules sont bien loin de
là.
La douce chaleur de son corps me pénétrait
à travers ses habits et les miens ; mille ruisseaux
magnétiques rayonnaient autour d’elle ; sa vie tout
entière semblait avoir passé en moi et l’avoir
abandonnée complètement. De minute en minute, elle languissait et
mourait et ployait de plus en plus : une légère sueur perlait
sur son front lustré : ses yeux se trempaient, et deux ou trois fois
elle fit le mouvement de lever ses mains comme pour les cacher ; mais,
à moitié chemin, ses bras lassés retombèrent sur ses
genoux, et elle ne put y parvenir ; – une grosse larme déborda
de sa paupière et roula sur sa joue brûlante, où elle fut
bientôt séchée.
Ma situation devenait fort embarrassante
et passablement ridicule ; – je sentais que je devais avoir
l’air énormément stupide, et cela me contrariait au dernier
point, quoiqu’il ne fût pas en mon pouvoir de prendre un autre air
que celui-là. – Les façons entreprenantes
m’étaient interdites, et c’étaient les seules qui
eussent été convenables. J’étais trop sûre de
ne pas éprouver de résistance pour m’y risquer, et, en
vérité, je ne savais pas de quel bois faire flèche. Dire
des galanteries et débiter des madrigaux, cela eût
été bon dans le commencement, mais rien n’eût paru
plus fade au point où nous en étions arrivées ;
– me lever et sortir eût été de la dernière
grossièreté ; et d’ailleurs, je ne réponds pas
que Rosette n’eût pas fait la Putiphar et ne m’eût
retenue par le coin de mon manteau. – Je n’aurais eu aucun motif
vertueux à lui donner de ma résistance ; et puis, je
l’avouerai à ma honte, cette scène, tout équivoque
que le caractère en fût pour moi, ne manquait pas d’un
certain charme qui me retenait plus qu’il n’eût fallu ;
cet ardent désir m’échauffait de sa flamme, et
j’étais réellement fâchée de ne le pouvoir
satisfaire : je souhaitai même d’être un homme, comme
effectivement je le paraissais, afin de couronner cet amour, et je regrettai
fort que Rosette se trompât. Ma respiration se précipitait, je
sentais des rougeurs me monter à la figure, et je n’étais
guère moins troublée que ma pauvre amoureuse. –
L’idée de la similitude de sexe s’effaçait peu
à peu pour ne laisser subsister qu’une vague idée de
plaisir ; mes regards se voilaient, mes lèvres tremblaient, et, si
Rosette eût été un cavalier au lieu d’être ce
qu’elle était, elle aurait eu, à coup sûr, très
bon marché de moi.
À la fin, n’y pouvant
tenir, elle se leva brusquement en faisant une espèce de mouvement
spasmodique, et se mit à marcher dans la chambre avec une grande
activité ; puis elle s’arrêta devant le miroir, et
rajusta quelques mèches de ses cheveux, qui avaient perdu leur pli.
Pendant cette promenade, je faisais une pauvre figure, et je ne savais
guère quelle contenance tenir.
Elle s’arrêta devant moi et parut
réfléchir.
Elle pensa qu’une timidité enragée me
retenait seule, que j’étais plus écolier qu’elle ne
l’avait cru d’abord. – Hors d’elle-même et
montée au plus haut degré d’exaspération amoureuse,
elle voulut tenter un suprême effort et jouer le tout pour le tout, au
risque de perdre la partie.
Elle vint à moi, s’assit
sur mes genoux plus prompte que l’éclair, me passa les bras autour
du cou, croisa ses mains derrière ma tête, et sa bouche se prit
à la mienne avec une étreinte furieuse ; je sentais sa gorge,
demi-nue et révoltée, bondir contre ma poitrine, et ses doigts
enlacés se crisper dans mes cheveux. – Un frisson me courut tout le
long du corps, et les pointes de mes seins se dressèrent.
Rosette ne quittait pas ma bouche ; ses lèvres
enveloppaient mes lèvres, ses dents choquaient mes dents, nos souffles se
mêlaient. – Je me reculai un instant, et je tournai deux ou trois
fois la tête pour éviter ce baiser ; mais un attrait
invincible me fit revenir en avant, et je le lui rendis presque aussi ardent
qu’elle me l’avait donné. Je ne sais pas trop ce que tout
cela fût devenu, si de grands abois ne se fussent fait entendre au-dehors
de la porte avec un bruit comme de pieds qui grattaient. La porte céda,
et un beau lévrier blanc entra dans la cabane en jappant et en
gambadant.
Rosette se releva subitement, et d’un bond elle
s’élança à l’extrémité de la
chambre : le beau lévrier blanc sautait autour d’elle
allègrement et joyeusement, et tâchait d’atteindre ses mains
pour les lécher ; elle était si troublée qu’elle
eut bien de la peine à rajuster son mantelet sur ses
épaules.
Ce lévrier était le chien
favori de son frère Alcibiade : il ne le quittait jamais, et, quand
on le voyait arriver, l’on pouvait être sûr que le
maître n’était pas loin ; – c’est ce qui
avait si fort effrayé la pauvre Rosette.
Effectivement, Alcibiade lui-même entra une minute
après tout botté et tout éperonné, avec son fouet
à la main : – Ah ! vous voilà, dit-il ; je
vous cherche depuis une heure, et je ne vous eusse assurément pas
trouvés, si mon brave lévrier Snug ne vous eût
déterrés dans votre cachette. Et il jeta sur sa sœur un
regard moitié sérieux, moitié enjoué, qui la fit
rougir jusqu’au blanc des yeux. – Vous aviez apparemment des sujets
bien épineux à traiter que vous vous étiez retirés
dans une aussi profonde solitude ? – vous parliez sans doute de
théologie et de la double nature de l’âme ?
– Oh ! mon Dieu, non : – nos
occupations n’étaient pas, à beaucoup près, si
sublimes ; nous mangions des gâteaux, et nous parlions de
modes ; – voilà tout.
– Je n’en crois rien ; vous m’aviez
l’air profondément enfoncés dans quelque dissertation
sentimentale ; – mais, pour vous distraire de vos conversations
vaporeuses, je crois qu’il ne serait pas mauvais que vous vinssiez faire
un tour à cheval avec moi. – J’ai une nouvelle jument que je
veux essayer. – Vous la monterez aussi, Théodore, et nous verrons
ce qu’on en peut faire. – Nous sortîmes tous les trois
ensemble, lui me donnant le bras, moi le donnant à Rosette : les
expressions de nos figures étaient singulièrement variées.
– Alcibiade avait l’air pensif, moi tout à fait à
l’aise, Rosette excessivement contrariée.
Alcibiade était arrivé
fort à propos pour moi, fort mal à propos pour Rosette, qui perdit
ainsi ou crut perdre tout le fruit de ses savantes attaques et de son
ingénieuse tactique. – C’était à
recommencer ; – un quart d’heure plus tard, le diable
m’emporte si je sais le dénouement qu’aurait pu avoir cette
aventure, – je n’y en vois pas de possible. – Peut-être
eût-il mieux valu qu’Alcibiade n’intervînt pas
précisément au moment scabreux, comme un dieu dans sa
machine : – il aurait bien fallu que cela finît d’une
manière ou de l’autre. – Pendant cette scène, je fus
deux ou trois fois sur le point d’avouer qui j’étais à
Rosette ; mais la crainte de passer pour une aventurière et de voir
mon secret divulgué retint sur mes lèvres les paroles prêtes
à s’envoler.
Un pareil état de choses ne pouvait durer. –
Mon départ était le seul moyen de couper court à cette
intrigue sans issue ; aussi, au dîner, j’annonçai
officiellement que je partirais le lendemain même. – Rosette qui
était assise à côté de moi, faillit presque se
trouver mal en entendant cette nouvelle, et laissa tomber son verre. Une
pâleur subite couvrit sa belle figure : elle me jeta un regard
douloureux et plein de reproches, qui m’émut et me troubla presque
autant qu’elle.
La tante leva ses vieilles mains
ridées avec un mouvement de surprise pénible, et, de sa voix
grêle et tremblante qui chevrotait encore plus qu’à
l’ordinaire, elle me dit : « Ah ! mon cher monsieur
Théodore, vous nous quittez comme cela ? Ce n’est pas
bien ; hier, vous n’aviez pas le moins du monde l’air
disposé à partir. – Le courrier n’est pas venu :
ainsi vous n’avez pas reçu de lettres et vous n’avez aucun
motif. Vous nous aviez accordé encore quinze jours, et vous nous les
reprenez ; vous n’en avez vraiment pas le droit : chose
donnée ne peut se reprendre. – Vous voyez quelle mine Rosette vous
fait, et comme elle vous en veut ; je vous avertis que je vous en voudrai
au moins autant qu’elle, et que je vous ferai une mine aussi terrible, et
une mine de soixante-huit ans est un peu plus effroyable qu’une mine de
vingt-trois. Voyez à quoi vous vous exposez volontairement :
à la colère de la tante et à celle de la nièce, et
tout cela pour je ne sais quel caprice qui vous a pris subitement entre la poire
et le fromage. »
Alcibiade jura, en frappant un grand coup de poing sur la
table, qu’il barricaderait les portes du château et couperait les
jarrets à mon cheval plutôt que de me laisser partir.
Rosette me lança un autre regard, si triste et si
suppliant, qu’il eût fallu toute la férocité
d’un tigre à jeun depuis huit jours pour n’en pas être
touché.
– Je n’y résistai pas, et, quoique cela
me contrariât singulièrement, je fis la promesse solennelle de
rester.
– La chère Rosette
m’eût volontiers sauté au cou et embrassé sur la
bouche pour cette complaisance ; Alcibiade m’enferma la main dans sa
grande main, et me secoua le bras si violemment qu’il faillit
m’arracher l’épaule, rendit mes bagues ovales de rondes
qu’elles étaient, et me coupa trois doigts assez
profondément.
La vieille, en réjouissance, huma une immense prise
de tabac.
Cependant Rosette ne reprit pas complètement sa
gaieté ; – l’idée que je pouvais m’en aller
et que j’en avais le désir, idée qui ne s’était
pas encore présentée nettement à son esprit, la jeta dans
une profonde rêverie. Les couleurs que l’annonce de mon
départ avait chassées de ses joues n’y revinrent pas aussi
vives qu’auparavant ; – il lui resta de la pâleur sur la
joue et de l’inquiétude au fond de l’âme. – Ma
conduite à son égard la surprenait de plus en plus. –
Après les avances marquées qu’elle m’avait faites,
elle ne comprenait pas les motifs qui me faisaient mettre tant de retenue dans
mes rapports avec elle : ce qu’elle voulait c’était de
m’amener avant mon départ à un engagement tout à fait
décisif, ne doutant pas qu’après cela il ne lui fût
extrêmement facile de me retenir aussi longtemps qu’elle le
voudrait.
En cela elle avait raison, et, si je n’eusse pas
été une femme, son calcul se fût trouvé juste ;
car, quoi que l’on ait dit de la satiété du plaisir et du
dégoût qui suit ordinairement la possession, tout homme qui a
l’âme un peu bien située, et qui n’est pas blasé
misérablement et sans ressource, sent son amour s’augmenter de son
bonheur, et très souvent le meilleur moyen de retenir un amant prêt
à s’éloigner, c’est de se livrer à lui avec un
entier abandon.
Rosette avait le dessein de
m’amener à quelque chose de décisif avant mon départ.
Sachant combien il est difficile de reprendre plus tard une liaison au point
où on l’avait laissée, et, d’ailleurs,
n’étant nullement sûre de me pouvoir retrouver jamais dans
des circonstances aussi favorables, elle ne négligeait aucune des
occasions qui se pouvaient présenter de me mettre dans une position
à me prononcer nettement et à quitter ces manières
évasives derrière lesquelles je me retranchais. Comme
j’avais, de mon côté, l’intention excessivement
formelle d’éviter toute espèce de rencontre pareille
à celle du pavillon rustique, et que je ne pouvais cependant pas, sans
afficher un ridicule, affecter trop de froideur pour Rosette et mettre dans nos
rapports une pruderie de petite fille, je ne savais trop quelle contenance
faire, et je tâchais qu’il y eût toujours une personne tierce
avec nous. – Rosette, au contraire, faisait tout son possible pour se
trouver seule avec moi, et elle y réussissait assez souvent, le
château étant éloigné de la ville et peu
fréquenté de la noblesse des environs. – Cette
résistance sourde l’attristait et la surprenait ; – par
instants il lui survenait des doutes et des hésitations sur le pouvoir de
ses charmes, et, se voyant si peu aimée, elle n’était
quelquefois pas loin de croire qu’elle était laide. – Alors
elle redoublait de soins et de coquetterie, et quoique son deuil ne lui
permît pas d’employer toutes les ressources de la toilette, elle
savait cependant l’orner et le varier de manière à
être chaque jour deux ou trois fois plus charmante, – ce qui
n’est pas peu dire. – Elle essaya de tout : elle fut
enjouée, mélancolique, tendre, passionnée,
prévenante, coquette, minaudière même ; elle mit, les
uns après les autres, tous ces adorables masques qui vont si bien aux
femmes, qu’on ne sait plus si ce sont de véritables masques ou
leurs figures réelles ; – elle revêtit successivement
huit ou dix individualités contrastées entre elles, pour voir
laquelle me plairait et s’y fixer. À elle seule, elle me fit un
sérail complet où je n’avais qu’à jeter le
mouchoir ; mais rien ne lui réussit, bien entendu.
Le peu de succès de tous ces
stratagèmes la fit tomber dans une stupeur profonde. – En effet,
elle aurait fait tourner la cervelle de Nestor et fait fondre la glace du chaste
Hippolyte lui-même, – et je ne paraissais rien moins que Nestor et
Hippolyte : je suis jeune, et j’avais la mine hautaine et
décidée, le propos hardi, et, partout ailleurs qu’en
tête à tête, la contenance fort
délibérée.
Elle dut croire que toutes les
sorcières de la Thrace et de la Thessalie m’avaient jeté
leurs charmes sur le corps, ou que, tout au moins, j’avais
l’aiguillette nouée, et prendre une fort détestable opinion
de ma virilité, qui est effectivement assez mince. – Cependant il
paraît que cette idée ne lui vint point, et qu’elle
n’attribuait qu’à mon défaut d’amour pour elle
cette singulière réserve.
Les jours s’écoulaient, et ses affaires
n’avançaient pas : – elle en était visiblement
affectée : une expression de tristesse inquiète avait
remplacé le sourire toujours frais épanoui de ses
lèvres ; les coins de sa bouche, si joyeusement arqués,
s’étaient abaissés sensiblement, et formaient une ligne
ferme et sérieuse ; quelques petites veines se dessinaient
d’une manière plus marquée à ses paupières
attendries ; ses joues, naguère si semblables à la
pêche, n’en avaient conservé que l’imperceptible
velouté. Souvent, de ma fenêtre, je la voyais traverser le parterre
en peignoir du matin ; elle marchait, levant à peine les pieds,
comme si elle eût glissé, les deux bras mollement croisés
sur la poitrine, la tête inclinée, plus ployée qu’une
branche de saule qui trempe dans l’eau, avec quelque chose
d’onduleux et d’affaissé, comme une draperie trop longue dont
le bout touche à terre. – En ces instants-là, elle avait
l’air d’une de ces amoureuses antiques en proie au courroux de
Vénus, et sur qui l’impitoyable déesse s’acharne tout
entière : – c’est ainsi que je me figure que
Psyché devait être quand elle eut perdu Cupidon.
Les jours où elle ne
s’efforçait pas pour vaincre ma froideur et mes hésitations,
son amour avait une allure simple et primitive qui m’eût
charmé ; c’était un abandon silencieux et confiant, une
chaste facilité de caresses, une abondance et une plénitude de
cœur inépuisables, tous les trésors d’une belle nature
répandus sans réserve. Elle n’avait point de ces petitesses
et de ces mesquineries que l’on voit à presque toutes les femmes,
même les mieux douées ; elle ne cherchait pas de
déguisement, et me laissait voir tranquillement toute
l’étendue de sa passion. Son amour-propre ne se révolta pas
un instant de ce que je ne répondais pas à tant d’avances,
car l’orgueil sort du cœur le jour où l’amour y
entre ; et si jamais quelqu’un a été
véritablement aimé, c’est moi par Rosette. – Elle
souffrait, mais sans plainte et sans aigreur, et elle n’attribuait
qu’à elle le peu de succès de ses tentatives. –
Cependant sa pâleur augmentait chaque jour, et les lis avaient
livré aux roses, sur le champ de bataille de ses joues, un grand combat
où ces dernières avaient été définitivement
mises en déroute ; cela me désolait, mais, en bonne
conscience, j’y pouvais moins que personne. – Plus je lui parlais
avec douceur et affection, plus j’avais avec elle des manières
caressantes, plus j’enfonçais dans son cœur la flèche
barbelée de l’amour impossible. – Pour la consoler
aujourd’hui, je lui préparais un désespoir futur bien plus
grand ; mes remèdes empoisonnaient sa plaie tout en paraissant
l’assoupir. – Je me repentais en quelque sorte de toutes les choses
agréables que j’avais pu lui dire, et j’aurais voulu,
à cause de l’extrême amitié que j’avais pour
elle, trouver les moyens de m’en faire haïr. On ne peut porter le
désintéressement plus loin, car j’en eusse été
à coup sûr très fâchée ; – mais cela
eût mieux valu.
J’ai essayé à deux
ou trois reprises de lui dire quelques duretés, je me suis bien vite
remise au madrigal, car je crains moins encore son sourire que ses larmes.
– En ces occasions-là, quoique la loyauté de
l’intention m’absolve pleinement dans ma conscience, je suis plus
touchée qu’il ne le faudrait, et j’éprouve quelque
chose qui n’est pas loin d’être un remords. – Une larme
ne peut guère être séchée que par un baiser, et
l’on ne peut laisser décemment cet office à un mouchoir,
fût-il de la plus fine batiste du monde ; – je défais ce
que j’ai fait, la larme est bien vite oubliée, plus vite que le
baiser, et il s’ensuit toujours pour moi quelque redoublement
d’embarras.
Rosette, qui voit que je vais lui échapper, se
rattache obstinément et misérablement aux restes de son
espérance, et ma position se complique de plus en plus. – La
sensation étrange que j’avais éprouvée dans le petit
ermitage, et le désordre inconcevable où m’avait
jetée l’ardeur des caresses de ma belle amoureuse se sont
renouvelés plusieurs fois pour moi, quoique moins violents ; et
souvent, assise auprès de Rosette, sa main dans ma main,
l’entendant me parler avec son doux roucoulement, je m’imagine que
je suis un homme, comme elle le croit, et que, si je ne réponds pas
à son amour, c’est pure cruauté de ma part.
Un soir je ne sais par quel hasard, je
me trouvai seule dans la chambre verte avec la vieille dame ; – elle
avait en main quelque ouvrage de tapisserie, car, malgré ses
soixante-huit ans, elle ne restait jamais oisive, voulant, comme elle le disait,
achever, avant de mourir, un meuble qu’elle avait commencé et
auquel elle travaillait depuis déjà fort longtemps. Se sentant un
peu fatiguée, elle posa son ouvrage et se renversa dans son grand
fauteuil : elle me regardait très attentivement, et ses yeux gris
pétillaient à travers ses lunettes avec une vivacité
étrange ; elle passa deux ou trois fois sa main sèche sur son
front ridé, et parut profondément réfléchir. –
Le souvenir des temps qui n’étaient plus et qu’elle
regrettait donnait à sa figure une mélancolique expression
d’attendrissement. – Je me taisais, de peur de la troubler dans ses
pensées, et le silence dura quelques minutes : elle le rompit
enfin.
– Ce sont les vrais yeux de Henri, – de mon cher
Henri, le même regard humide et brillant, le même port de
tête, la même physionomie douce et fière ; – on
dirait que c’est lui. – Vous ne pouvez vous imaginer à quel
point va cette ressemblance, monsieur Théodore ; – quand je
vous vois, je ne puis plus croire que Henri est mort ; je pense qu’il
a été seulement faire un long voyage dont le voici enfin revenu.
– Vous m’avez fait bien du plaisir et bien de la peine,
Théodore : – plaisir, en me rappelant mon pauvre Henri ;
peine, en me montrant combien grande est la perte que j’ai faite ;
quelquefois je vous ai pris pour son fantôme. – Je ne puis me faire
à cette idée que vous nous allez quitter ; il me semble que
je perds mon Henri encore une fois.
Je lui dis que, s’il
m’était réellement possible de rester plus longtemps, je le
ferais avec plaisir, mais que mon séjour s’était
déjà prolongé bien au-delà des bornes qu’il
aurait dû avoir ; que, du reste, je me proposais bien de revenir, et
que le château me laissait de trop agréables souvenirs pour
l’oublier aussi vite.
– Si fâchée que je sois de votre
départ, monsieur Théodore, reprit-elle poursuivant son
idée, il y a ici quelqu’un qui le sera plus que moi. – Vous
comprenez bien de qui je veux parler sans que je le dise. Je ne sais pas ce que
nous ferons de Rosette quand vous serez parti ; mais ce vieux château
est bien triste. Alcibiade est toujours à la chasse, et, pour une jeune
femme comme elle, la société d’une pauvre impotente comme
moi n’est pas très récréative.
– Si quelqu’un doit avoir des regrets, ce
n’est ni vous, madame, ni Rosette, mais bien moi ; vous perdez peu,
moi beaucoup ; vous retrouverez aisément une société
plus charmante que la mienne, et il est plus que douteux que je puisse jamais
remplacer celle de Rosette et la vôtre.
– Je ne veux pas me faire une
querelle avec votre modestie, mon cher monsieur, mais je sais ce que je sais, et
je dis ce qui est : il est probable que de longtemps nous ne reverrons
madame Rosette de bonne humeur, car c’est vous maintenant qui faites la
pluie et le beau temps sur ses joues. Son deuil va finir, et il serait vraiment
fâcheux qu’elle déposât sa gaieté avec sa
dernière robe noire ; cela serait de fort mauvais exemple et tout
à fait contraire aux lois ordinaires. C’est une chose que vous
pouvez empêcher sans vous donner beaucoup de peine, et que vous
empêcherez sans doute, dit la vieille en appuyant beaucoup sur les
derniers mots.
– Assurément, je ferai tout mon possible pour
que votre chère nièce conserve sa belle gaieté, puisque
vous me supposez une telle influence sur elle. Cependant je ne vois guère
comment je m’y pourrai prendre.
– Oh ! vraiment vous ne voyez guère !
À quoi vous servent vos beaux yeux ? – Je ne savais pas que
vous eussiez la vue si courte. Rosette est libre ; elle a quatre-vingt
mille livres de rente où personne n’a rien à voir, et
l’on trouve fort jolies des femmes deux fois plus laides qu’elle.
Vous êtes jeune, bien fait, et, à ce que je pense, non
marié ; la chose me paraît la plus simple du monde, à
moins que vous n’ayez pour Rosette une insurmontable horreur ce qui est
difficile à croire...
– Ce qui n’est pas et ne
peut pas être ; car son âme vaut son corps, et elle est de
celles qui pourraient être laides sans qu’on s’en
aperçût ou qu’on les désirât autrement...
– Elle pourrait être laide impunément, et
elle est charmante. – C’est avoir doublement raison ; je ne
doute pas de ce que vous dites, mais elle a pris le plus sage parti. –
Pour ce qui est d’elle, je répondrais volontiers qu’il y a
mille personnes qu’elle hait plus que vous, et que, si on le lui demandait
plusieurs fois, elle finirait peut-être par avouer que vous ne lui
déplaisez pas précisément. Vous avez au doigt une bague qui
lui irait parfaitement, car vous avez la main aussi petite qu’elle, et je
suis presque sûre qu’elle l’accepterait avec plaisir.
La bonne dame s’arrêta quelques instants pour
voir l’effet que ses paroles produiraient sur moi, et je ne sais si elle
dut être satisfaite de l’expression de ma figure. –
J’étais cruellement embarrassée et je ne savais que
répondre. Dès le commencement de cet entretien, j’avais vu
où tendaient toutes ses insinuations ; et, quoique je
m’attendisse presque à ce qu’elle venait de dire, j’en
restais toute surprise et interdite ; je ne pouvais que refuser ; mais
quels motifs valables donner d’un pareil refus ? Je n’en avais
aucun, si ce n’est que j’étais femme :
c’était, il est vrai, un excellent motif, mais
précisément le seul que je ne voulusse pas alléguer.
Je ne pouvais guère me rejeter
sur des parents féroces et ridicules ; tous les parents du monde
eussent accepté une pareille union avec ivresse. Rosette
n’eût-elle pas été ce qu’elle était,
bonne et belle, et de naissance, les quatre-vingt mille livres de rente eussent
levé toute difficulté. – Dire que je ne l’aimais pas,
ce n’eût été ni vrai ni honnête, car je
l’aimais réellement beaucoup, et plus qu’une femme
n’aime une femme. – J’étais trop jeune pour
prétendre être engagée ailleurs : ce que je trouvais de
mieux à faire, c’était de donner à entendre
qu’étant cadet de famille les intérêts de la maison
exigeaient que j’entrasse dans l’ordre de Malte, et ne me
permettaient pas de songer au mariage : ce qui me faisait le plus grand
chagrin du monde depuis que j’avais vu Rosette.
Cette réponse ne valait pas le diable, et je le
sentais parfaitement. La vieille dame n’en fut pas dupe et ne la regarda
point comme définitive ; elle pensa que j’avais parlé
ainsi pour me donner le temps de réfléchir et de consulter mes
parents. – En effet, une pareille union était tellement avantageuse
et inespérée pour moi qu’il n’était pas
possible que je la refusasse, même quand je n’eusse que peu ou point
aimé Rosette ; – c’était une bonne fortune
à ne point négliger.
Je ne sais pas si la tante me fit cette ouverture à
l’instigation de la nièce, cependant je penche à croire que
Rosette n’y était pour rien : elle m’aimait trop
simplement et trop ardemment pour penser à autre chose que ma possession
immédiate, et le mariage eût été assurément le
dernier des moyens qu’elle eût employés. – La
douairière, qui n’avait pas été sans remarquer notre
intimité, qu’elle croyait sans doute beaucoup plus grande
qu’elle ne l’était, avait arrangé tout ce plan dans sa
tête pour me faire rester auprès d’elle, et remplacer, autant
que possible, son cher fils Henri, tué à l’armée,
avec lequel elle me trouvait une si frappante ressemblance. Elle
s’était complu dans cette idée et avait profité de ce
moment de solitude pour s’expliquer avec moi. Je vis à son air
qu’elle ne se regardait pas comme battue, et qu’elle se proposait de
revenir bientôt à la charge, ce qui me contraria au dernier
point.
Rosette, de son côté, fit,
la nuit du même jour, une dernière tentative qui eut des
résultats si graves qu’il faut que je t’en fasse un
récit à part, et que je ne puis te la raconter dans cette lettre
déjà démesurément enflée. – Tu verras
à quelles singulières aventures j’étais
prédestinée, et comme le ciel m’avait taillée
d’avance pour être une héroïne de roman ; je ne
sais pas trop, par exemple, quelle moralité on pourra tirer de tout cela,
– mais les existences ne sont pas comme les fables, chaque chapitre
n’a pas à la queue une sentence rimée. – Bien souvent
le sens de la vie est que ce n’est pas la mort. Voilà tout. Adieu,
ma chère, je t’embrasse sur tes beaux yeux. Tu recevras
incessamment la suite de ma triomphante biographie.
Chapitre
13
Théodore, – Rosalinde,
– car je ne sais de quel nom vous appeler, – je viens de vous voir
tout à l’heure, et je vous écris. – Que je voudrais
savoir votre nom de femme ! il doit être doux comme le miel et
voltiger sur les lèvres plus suave et plus harmonieux que de la
poésie ! Jamais je n’eusse osé vous dire cela, et
cependant je serais mort de ne pas le dire. – Ce que j’ai souffert,
nul ne le sait, nul ne peut le savoir, moi-même je ne pourrais en donner
qu’une faible idée ; les mots ne rendent pas de telles
angoisses ; je paraîtrais avoir contourné ma phrase à
plaisir, m’être battu les flancs pour dire des choses neuves et
singulières, et donner dans les plus extravagantes exagérations,
quand je ne peindrais que ce que j’ai éprouvé avec des
images à peine suffisantes.
Ô Rosalinde ! je vous aime, je vous adore ;
que n’est-il un mot plus fort que celui-là ! Je n’ai
jamais aimé, je n’ai jamais adoré personne que vous ;
– je me prosterne, je m’anéantis devant vous, et je voudrais
forcer toute la création à plier le genou devant mon idole ;
vous êtes pour moi plus que toute la nature, plus que moi, plus que
Dieu ; – il me semble étrange que Dieu ne descende pas du ciel
pour se faire votre esclave. Où vous n’êtes pas tout est
désert, tout est mort, tout est noir ; vous seule peuplez le monde
pour moi ; vous êtes la vie, le soleil ; – vous êtes
tout. – Votre sourire fait le jour, votre tristesse fait la nuit ;
les sphères suivent les mouvements de votre corps, et les célestes
harmonies se règlent sur vous, ô ma reine chérie !
ô mon beau rêve réel ! Vous êtes vêtue de
splendeur, et vous nagez sans cesse dans des effluves rayonnants.
Il n’y a guère que trois
mois que je vous connais, mais je vous aime depuis bien longtemps. – Avant
de vous avoir vue, je languissais déjà d’amour pour
vous ; je vous appelais, je vous cherchais, et je me
désespérais de ne point vous rencontrer dans mon chemin, car je
savais que je ne pourrais jamais aimer une autre femme. – Que de fois vous
m’êtes apparue, – à la fenêtre du château
mystérieux, accoudée mélancoliquement au balcon, et jetant
au vent des pétales de quelque fleur, ou bien, pétulante amazone,
sur votre cheval turc, plus blanc que neige, traversant au galop les sombres
allées de la forêt ! – C’étaient bien vos
yeux fiers et doux, vos mains diaphanes, vos beaux cheveux ondoyants et votre
demi-sourire, si adorablement dédaigneux. – Seulement vous
étiez moins belle, car l’imagination la plus ardente et la plus
effrénée, l’imagination d’un peintre et d’un
poète, ne peut atteindre à cette poésie sublime de la
réalité. Il y a en vous une source inépuisable de
grâces, une fontaine toujours jaillissante de séductions
irrésistibles : vous êtes un écrin toujours ouvert des
perles les plus précieuses, et, dans vos moindres mouvements, dans vos
gestes les plus oublieux, dans vos poses les plus abandonnées, vous jetez
à chaque instant, avec une profusion royale, d’inestimables
trésors de beauté. Si les molles ondulations de contour, si les
lignes fugitives d’une attitude pouvaient se fixer et se conserver dans un
miroir, les glaces devant lesquelles vous auriez passé feraient
mépriser et regarder comme des enseignes de cabarets les plus divines
toiles de Raphaël.
Chaque geste, chaque air de tête,
chaque aspect différent de votre beauté se gravent sur le miroir
de mon âme avec une pointe de diamant, et rien au monde n’en
pourrait effacer la profonde empreinte ; je sais à quelle place
était l’ombre, à quelle place était la
lumière, le méplat que lustrait le rayon du jour, et
l’endroit où le reflet errant se fondait avec les teintes plus
assouplies du cou et de la joue. – Je vous dessinerais absente ;
votre idée pose toujours devant moi.
Tout enfant, je restais des heures entières debout
devant les vieux tableaux des maîtres, et j’en fouillais avidement
les noires profondeurs. – Je regardais ces belles figures de saintes et de
déesses dont les chairs d’une blancheur d’ivoire ou de cire
se détachent si merveilleusement des fonds obscurs, carbonisés par
la décomposition des couleurs ; j’admirais la
simplicité et la magnificence de leur tournure, la grâce
étrange de leurs mains et de leurs pieds, la fierté et le beau
caractère de leurs traits, à la fois si fins et si fermes, le
grandiose des draperies qui voltigeaient autour de leurs formes divines, et dont
les plis purpurins semblaient s’allonger comme des lèvres pour
embrasser ces beaux corps. – À force de plonger opiniâtrement
mes yeux sous le voile de fumée, épaissi par les siècles,
ma vue se troublait, les contours des objets perdaient leur précision, et
une espèce de vie immobile et morte animait tous ces pâles
fantômes des beautés évanouies ; je finissais par
trouver que ces figures avaient une vague ressemblance avec la belle inconnue
que j’adorais au fond de mon cœur ; je soupirais en pensant que
celle que je devais aimer était peut-être une de celles-là,
et qu’elle était morte depuis trois cents ans. Cette idée
m’affectait souvent au point de me faire verser des larmes, et
j’entrais contre moi en de grandes colères de n’être
pas né au seizième siècle, où toutes ces belles
avaient vécu. – Je trouvais que c’étaient de ma part
une maladresse et une gaucherie impardonnables.
Lorsque j’avançai en
âge, le doux fantôme m’obséda encore plus
étroitement. Je le voyais toujours entre moi et les femmes que
j’avais pour maîtresses, souriant d’un air ironique et
raillant leur beauté humaine de toute la perfection de sa beauté
divine. Il me faisait trouver laides des femmes réellement charmantes et
faites pour rendre heureux quiconque n’aurait pas été
épris de cette ombre adorable dont je ne croyais pas que le corps
existât et qui n’était que le pressentiment de votre propre
beauté. Ô Rosalinde ! que j’ai été
malheureux à cause de vous, avant de vous connaître ! ô
Théodore ! que j’ai été malheureux à
cause de vous, après vous avoir connu ! -Si vous voulez, vous pouvez
m’ouvrir le paradis de mes rêves. Vous êtes debout sur le
seuil, comme un ange gardien enveloppé dans ses ailes, et vous en tenez
la clef d’or entre vos belles mains. – Dites, Rosalinde, dites, le
voulez-vous ?
Je n’attends qu’un mot de
vous pour vivre ou pour mourir : – le prononcerez-vous ?
Êtes-vous Apollon chassé du ciel, ou la blanche Aphrodite sortant
du sein de la mer ? où avez-vous laissé votre char de
pierreries attelé de quatre chevaux de flamme ? Qu’avez-vous
fait de votre conque de nacre et de vos dauphins à la queue
azurée ? – quelle nymphe amoureuse a fondu son corps dans le
vôtre au milieu d’un baiser, ô beau jeune homme, plus charmant
que Cyparisse et qu’Adonis, plus adorable que toutes les
femmes !
Mais vous êtes une femme, nous ne sommes plus au temps
des métamorphoses ; – Adonis et Hermaphrodite sont morts,
– et ce n’est plus par un homme qu’un pareil degré de
beauté pourrait être atteint ; car, depuis que les
héros et les dieux ne sont plus, vous seules conservez dans vos corps de
marbre, comme dans un temple grec, le précieux don de la forme
anathématisée par Christ, et faites voir que la terre n’a
rien à envier au ciel ; vous représentez dignement la
première divinité du monde, la plus pure symbolisation de
l’essence éternelle, – la beauté.
Dès que je vous ai vue, quelque chose s’est
déchiré en moi, un voile est tombé, une porte s’est
ouverte, je me suis senti intérieurement inondé par des vagues de
lumière ; j’ai compris que ma vie était devant moi, et
que j’étais enfin arrivé au carrefour décisif.
– Les parties obscures et perdues de la figure à moitié
rayonnante que je cherchais à démêler dans l’ombre se
sont illuminées subitement ; les teintes rembrunies qui noyaient le
fond du tableau se sont doucement éclairées ; une tendre
lueur rosée a glissé sur l’outremer un peu verdi des
lointains ; les arbres qui ne formaient que des silhouettes confuses ont
commencé à se découper d’une manière plus
nette ; les fleurs chargées de rosée ont piqué de
points brillants la sourde verdure du gazon. J’ai vu le bouvreuil avec sa
poitrine écarlate au bout d’une branche de sureau, le petit lapin
blanc aux yeux roses et aux oreilles droites, qui sort sa tête entre deux
brins de serpolet et passe sa patte sur son museau, et le cerf craintif qui
vient boire à la source et mirer sa ramure dans l’eau. – Du
matin où le soleil de l’amour s’est levé sur ma vie,
tout a changé ; là où vacillaient dans l’ombre
des formes à peine indiquées que leur incertitude rendait
terribles ou monstrueuses se dessinent avec élégance des groupes
d’arbres en fleurs, des collines s’arrondissent en gracieux
amphithéâtres, des palais d’argent avec leurs terrasses
chargées de vases et de statues baignent leurs pieds dans les lacs
d’azur et semblent nager entre deux
ciels ; ce que
je prenais dans l’obscurité pour un dragon gigantesque aux ailes
armées d’ongles et rampant sur la nuit avec ses pattes
écaillées n’est qu’une felouque à la voile de
soie, aux avirons peints et dorés, pleine de femmes et de musiciens, et
cet effroyable crabe que je croyais voir agiter au-dessus de ma tête ses
crochets et ses pinces n’est qu’un palmier à éventail
dont la brise nocturne remuait les feuilles étroites et longues. –
Mes chimères et mes erreurs se sont évanouies : –
j’aime.
Désespérant de vous
trouver jamais, j’accusais mon rêve de mensonge et je faisais des
querelles furieuses au sort : – je me disais que j’étais
bien fou de chercher un pareil type, ou que la nature était bien
inféconde et le Créateur bien inhabile de ne pouvoir
réaliser la simple pensée de mon cœur. –
Prométhée avait eu ce noble orgueil de vouloir faire un homme et
de rivaliser avec Dieu ; moi, j’avais créé une femme,
et je croyais qu’en punition de mon audace un désir toujours
inassouvi me rongerait le foie comme un autre vautour ; je
m’attendais à être enchaîné avec des fers de
diamant sur une roche chenue au bord du sauvage Océan, – mais les
belles nymphes marines aux longs cheveux verts, élevant au-dessus des
flots leur gorge blanche et pointue, et montrant au soleil leur corps de nacre
de perle tout ruisselant des pleurs de la mer, ne seraient point venues
s’accouder sur le rivage pour me faire la conversation et me consoler dans
ma peine comme dans la pièce du vieil Eschyle. Il n’en a point
été ainsi.
Vous êtes venue, et j’ai
dû reprocher son impuissance à mon imagination. – Mon
tourment n’a pas été celui que je craignais,
d’être perpétuellement en proie à une idée sur
une roche stérile : mais je n’en ai pas moins souffert.
J’avais vu qu’en effet vous existiez, que mes pressentiments ne
m’avaient point menti sur ce point ; mais vous vous êtes
présentée à moi avec la beauté ambiguë et
terrible du sphinx. Comme Isis, la mystérieuse déesse, vous
étiez enveloppée d’un voile que je n’osais soulever de
peur de tomber mort.
Si vous saviez, sous mes apparences distraites, avec quelle
attention haletante et inquiète je vous observais et vous suivais jusque
dans vos moindres mouvements ! Rien ne m’échappait ;
comme je regardais ardemment le peu qui paraissait de votre chair au cou ou aux
poignets pour tâcher de constater votre sexe ! Vos mains ont
été pour moi le sujet d’études profondes, et je puis
dire que j’en connais les moindres sinuosités, les plus
imperceptibles veines, la plus légère fossette ; vous seriez
cachée des pieds à la tête sous le plus
impénétrable domino que je vous reconnaîtrais à voir
seulement un de vos doigts. J’analysais les ondulations de votre marche,
la manière dont vous posiez les pieds, dont vous releviez vos
cheveux ; je cherchais à surprendre votre secret dans
l’habitude de votre corps. – Je vous épiais surtout à
ces heures de mollesse où les os semblent retirés du corps et
où les membres s’affaissent et ploient comme s’ils
étaient dénoués, pour voir si la ligne féminine se
prononcerait plus hardiment dans cet oubli et cette nonchalance. Jamais personne
n’a été couvé du regard aussi ardemment que
vous.
Je m’oubliais dans cette
contemplation pendant des heures entières. Retiré dans quelque
coin du salon, ayant en main un livre que je ne lisais point, ou tapi
derrière le rideau de ma chambre, lorsque vous étiez dans la
vôtre et que les jalousies de votre fenêtre étaient
levées, alors, bien pénétré de la beauté
merveilleuse qui se répand autour de vous et vous fait comme une
atmosphère lumineuse, je me disais : Assurément c’est
une femme ; – puis tout à coup un mouvement brusque et hardi,
un accent viril ou quelque façon cavalière détruisait dans
une minute mon frêle édifice de probabilités, et me rejetait
dans mes irrésolutions premières.
Je voguais à pleines voiles sur l’océan
sans bornes de la rêverie amoureuse, et vous veniez me chercher pour faire
des armes ou jouer à la paume avec vous ; la jeune fille,
transformée en jeune cavalier, me donnait de terribles coups de
bâton et me faisait sauter le fleuret des mains aussi prestement et aussi
lestement que le spadassin le mieux rompu à l’escrime ;
à chaque instant de la journée, c’était quelque
désappointement pareil.
J’allais m’approcher de vous pour vous
dire : – Ma chère belle, c’est vous que j’adore,
et je vous voyais vous pencher tendrement à l’oreille d’une
dame et lui souffler à travers ses cheveux des bouffées de
madrigaux et de compliments. – Jugez de ma situation. – Ou bien
quelque femme, que, dans ma jalousie étrange, j’eusse
écorchée vive avec la plus grande volupté du monde, se
penchait à votre bras, vous tirait à part pour vous confier je ne
sais quels puérils secrets, et vous tenait des heures entières
dans une embrasure de la croisée.
J’enrageais de voir les femmes
vous parler, car cela me faisait croire que vous étiez un homme, et,
l’eussiez-vous été, je ne l’aurais souffert
qu’avec une peine extrême. – Quand les hommes approchaient
librement et familièrement, j’étais encore plus jaloux,
parce que je songeais cela, que vous étiez une femme et qu’ils en
avaient peut-être le soupçon comme moi ; j’étais
en proie aux passions les plus contraires, et je ne savais à quoi me
fixer.
Je me colérais contre moi-même, je
m’adressais les plus durs reproches d’être ainsi
tourmenté par un semblable amour, et de n’avoir pas la force
d’arracher de mon cœur cette plante vénéneuse qui y
était poussée en une nuit comme un champignon
empoisonné ; je vous maudissais, je vous appelais mon mauvais
génie ; j’ai cru même un instant que vous étiez
Belzébuth en personne, car je ne pouvais m’expliquer la sensation
que j’éprouvais devant vous.
Quand j’étais bien persuadé que vous
n’étiez en effet rien autre chose qu’une femme
déguisée, l’invraisemblance des motifs dont je cherchais
à justifier un pareil caprice me replongeait dans mon incertitude, et je
me remettais de nouveau à déplorer que la forme que j’avais
rêvée pour l’amour de mon âme se trouvât
appartenir à quelqu’un du même sexe que moi ; –
j’accusais le hasard qui avait habillé un homme d’apparences
si charmantes, et, pour mon malheur éternel, me l’avait fait
rencontrer au moment où je n’espérais plus voir se
réaliser l’idée absolue de pure beauté que je
caressais depuis si longtemps dans mon cœur.
Maintenant, Rosalinde, j’ai la
certitude profonde que vous êtes la plus belle des femmes ; je vous
ai vue dans le costume de votre sexe, j’ai vu vos épaules et vos
bras si purs et si correctement arrondis. Le commencement de votre poitrine que
votre gorgerette laissait entrevoir ne peut appartenir qu’à une
jeune fille : ni Méléagre le beau chasseur, ni Bacchus
l’efféminé, avec leurs formes douteuses, n’ont jamais
eu une pareille suavité de lignes ni une si grande finesse de peau,
quoiqu’ils soient tous les deux de marbre de Paros et polis par les
baisers amoureux de vingt siècles. – Je ne suis plus
tourmenté de ce côté-là. – Mais ce n’est
pas tout : vous êtes femme, et mon amour n’est plus
répréhensible, je puis m’y livrer sans remords et
m’abandonner au flot qui m’emporte vers vous ; si grande, si
effrénée que soit la passion que j’éprouve, elle est
permise et je la puis avouer ; mais vous, Rosalinde, pour qui je
brûlais en silence et qui ignoriez l’immensité de mon amour,
vous que cette révélation tardive ne fera peut-être que
surprendre, ne me haïssez-vous pas, m’aimez-vous, pourrez-vous
m’aimer ? Je ne sais, – et je tremble, et je suis plus
malheureux encore qu’auparavant.
– Par instants, il me semble que
vous ne me haïssez pas ; – quand nous avons joué
Comme il vous plaira, vous avez
donné à certaines parties de votre rôle un accent
particulier qui en augmentait le sens, et m’engageait, en quelque sorte
à me déclarer. – J’ai cru voir dans vos yeux et dans
votre sourire de gracieuses promesses d’indulgence et sentir votre main
répondre à la pression de la mienne. – Si je
m’étais trompé, ô Dieu ! c’est une chose
à quoi je n’ose pas réfléchir. –
Encouragé par tout cela et poussé par mon amour, je vous ai
écrit, car l’habit que vous portez se prête mal à de
tels aveux, et mille fois la parole s’est arrêtée sur mes
lèvres ; bien que j’eusse l’idée et la ferme
conviction que je parlais à une femme, ce costume viril effarouchait
toutes mes tendres pensées amoureuses, et les empêchait de prendre
leur vol vers vous.
Je vous en supplie, Rosalinde, si vous ne m’aimez pas
encore, tâchez de m’aimer, moi qui vous ai aimée
malgré tout, sous le voile dont vous vous enveloppez, par pitié
pour nous sans doute ; ne vouez pas le reste de ma vie au plus affreux
désespoir et au plus morne découragement ; songez que je vous
adore depuis que le premier rayon de la pensée a lui dans ma tête,
que vous m’étiez révélée d’avance, et
que, lorsque j’étais tout petit, vous m’apparaissiez en songe
avec une couronne de gouttes de rosée, deux ailes prismatiques et la
petite fleur bleue à la main ; que vous êtes le but, le moyen
et le sens de ma vie ; que, sans vous, je ne suis rien qu’une vaine
apparence, et que, si vous soufflez sur cette flamme que vous avez
allumée, il ne restera au fond de moi qu’une pincée de
poussière plus fine et plus impalpable que celle qui saupoudre les
propres ailes de la mort. – Rosalinde, vous qui avez tant de recettes pour
guérir le mal d’amour, guérissez-moi, car je suis bien
malade ; jouez votre rôle jusqu’au bout, jetez les habits du
beau Ganymède, et tendez votre blanche main au plus jeune fils du brave
chevalier Rowland des Bois.
Chapitre
14
J’étais à ma
fenêtre occupée à regarder les étoiles qui
s’épanouissaient joyeusement aux parterres du ciel, et à
respirer le parfum des belles-de-nuit que m’apportait une brise mourante.
– Le vent de la croisée ouverte avait éteint ma lampe, la
dernière qui restât allumée dans le château. Ma
pensée dégénérait en vague rêverie, et une
espèce de somnolence commençait à me prendre ;
cependant je restais toujours accouder sur la balustrade de pierre, soit que je
fusse fascinée par le charme de la nuit, soit par nonchalance et par
oubli. – Rosette, ne voyant plus briller ma lampe et ne pouvant me
distinguer à cause d’un grand angle d’ombre qui tombait
précisément sur la fenêtre, avait cru sans doute que
j’étais couchée, et c’était ce qu’elle
attendait pour risquer une dernière et désespérée
tentative. – Elle poussa si doucement la porte que je ne l’entendis
pas entrer, et qu’elle était à deux pas de moi avant que je
m’en fusse aperçue. Elle fut très étonnée de
me voir encore levée ; mais, se remettant bientôt de sa
surprise, elle vint à moi et me prit le bras en m’appelant deux
fois par mon nom : – Théodore, Théodore !
– Quoi ! vous, Rosette, ici, à cette
heure, toute seule, sans lumière, dans un déshabillé aussi
complet !
Il faut te dire que la belle n’avait sur elle
qu’une mante de nuit en batiste excessivement fine, et la triomphante
chemise bordée de dentelles que je n’avais pas voulu voir le jour
de la fameuse scène dans le petit kiosque du parc. Ses bras, polis et
froids comme le marbre, étaient entièrement nus, et la toile qui
couvrait son corps était si souple et si diaphane qu’elle laissait
voir les boutons des seins, comme à ces statues des baigneuses couvertes
d’une draperie mouillée.
– Est-ce un reproche,
Théodore, que vous me faites là ? ou n’est-ce
qu’une simple phrase purement exclamative ? Oui, moi, Rosette, la
belle dame ici, dans votre chambre à vous, non dans la mienne où
je devrais être, à onze heures du soir et peut-être minuit,
sans duègne, ni chaperon, ni soubrette, presque nue, en simple peignoir
de nuit ; – cela est bien étonnant, n’est-ce pas ?
– J’en suis aussi surprise que vous, et je ne sais trop quelle
explication vous en donner.
En disant cela, elle me passa un de ses bras autour du
corps, et se laissa tomber sur le pied de mon lit de façon à
m’entraîner avec elle.
– Rosette, lui dis-je en m’efforçant de
me dégager, je m’en vais tâcher de rallumer la
lumière ; rien n’est triste comme l’obscurité
dans une chambre ; et puis, c’est vraiment un meurtre de ne pas y
voir clair quand vous êtes là et de se priver du spectacle de vos
beautés. – Permettez qu’au moyen d’un morceau
d’amadou et d’une allumette, je me fasse un petit soleil portatif
qui mette en relief tout ce que la nuit jalouse efface sous ses ombres.
– Ce n’est pas la peine ; j’aime
autant que vous ne voyiez pas ma rougeur ; je me sens les joues toutes
brûlantes, car c’est à mourir de honte. Elle se jeta la
figure contre ma poitrine ; elle resta quelques minutes ainsi, comme
suffoquée par son émotion.
Moi, pendant ce temps-là, je
passais machinalement mes doigts dans les longues boucles de ses cheveux
déroulés ; je cherchais dans ma cervelle quelque
honnête échappatoire pour me tirer d’embarras, et je
n’en trouvais point, car j’étais acculée dans mes
derniers retranchements, et Rosette paraissait parfaitement
décidée à ne pas sortir de la chambre comme elle y
était entrée. – Son habillement avait une
désinvolture formidable, et qui ne promettait rien de bon. Je
n’avais moi-même qu’une robe de chambre ouverte et qui
eût fort mal défendu mon incognito, en sorte que
j’étais on ne peut plus inquiète de l’issue de la
bataille.
– Théodore, écoutez-moi, dit Rosette en
se relevant et en rejetant ses cheveux des deux côtés de sa figure,
autant que je pus le discerner à la faible lueur que les étoiles
et un croissant de lune très mince, qui commençait à se
lever, jetaient dans la chambre dont la croisée était
restée ouverte ; – la démarche que je fais est
étrange ; – tout le monde me blâmerait de l’avoir
faite. – Mais vous allez partir bientôt, et je vous aime ! Je
ne puis vous laisser ainsi sans m’être expliquée avec vous.
– Peut-être ne reviendrez-vous jamais ; peut-être est-ce
la première et la dernière fois que je dois vous voir. – Qui
sait où vous irez ? Mais où que vous alliez, vous emporterez
mon âme et ma vie avec vous. – Si vous étiez resté, je
n’en serais pas venue à cette extrémité. Le bonheur
de vous contempler, de vous entendre, de vivre à côté de
vous m’eût suffi : je n’eusse rien demandé de
plus. J’aurais renfermé mon amour dans mon cœur ; vous
auriez cru n’avoir en moi qu’une bonne et sincère amie ;
– mais cela ne peut pas être. Vous dites qu’il faut absolument
que vous partiez. – Cela vous ennuie, Théodore, de me voir ainsi
attachée à vos pas comme une ombre amoureuse qui ne peut que vous
suivre et qui voudrait se fondre à votre corps ; il doit vous
déplaire de retrouver toujours derrière vous des yeux suppliants
et des mains tendues pour saisir le bord de votre manteau.
Je le sais, mais je ne puis
m’empêcher de le faire.
Au reste, vous ne pouvez pas vous en plaindre ;
c’est votre faute. – J’étais calme, tranquille, presque
heureuse avant de vous connaître. – Vous arrivez beau, jeune,
souriant, pareil à Phoebus le dieu charmant. – Vous avez pour moi
les soins les plus empressés, les plus délicates attentions ;
jamais cavalier ne fut plus spirituel et plus galant. Vos lèvres chaque
minute laissaient tomber des roses et des rubis ; – tout devenait
pour vous une occasion de madrigal, et vous savez détourner les phrases
les plus insignifiantes pour en faire d’adorables compliments. – Une
femme qui vous aurait d’abord mortellement haï aurait fini par vous
aimer, et moi, je vous aimais dès l’instant où je vous avais
vu. – Pourquoi paraissiez-vous donc surpris, ayant été si
aimable, d’être tant aimé ? N’est-ce pas une
conséquence toute naturelle ? Je ne suis ni une folle, ni une
évaporée, ni une petite fille romanesque qui s’éprend
de la première épée qu’elle voit. J’ai du
monde, et je sais ce que c’est que la vie. Ce que je fais, toute femme,
même la plus vertueuse ou la plus prude, en eût fait autant. –
Quelle idée et quelle intention aviez-vous ? celle de me plaire,
j’imagine, car je n’en puis supposer d’autre. Comment se
fait-il donc que vous avez ; en quelque sorte, l’air
fâché d’y avoir si bien réussi ? Ai-je fait, sans
le vouloir, quelque chose qui vous ait déplu ? – Je vous en
demande pardon. Est-ce que vous ne me trouvez plus belle, ou avez-vous
découvert en moi quelque défaut qui vous rebute ? –
Vous avez le droit d’être difficile en beauté, mais ou vous
avez menti étrangement, ou je suis belle aussi, moi ! – Je
suis jeune comme vous, et je vous aime ; pourquoi maintenant me
dédaignez-vous ? Vous vous empressiez tant autour de moi, vous
souteniez mon bras avec une sollicitude si constante, vous pressiez si
tendrement la main que je vous abandonnais, vous leviez vers moi des
paupières si langoureuses : si vous ne m’aimiez pas, à
quoi bon tout ce manège ? Auriez-vous eu par hasard cette
cruauté d’allumer l’amour dans un cœur pour vous en
faire ensuite un sujet de risée ? Ah ! ce serait une horrible
raillerie, une impiété et un sacrilège ! ce ne
pourrait être que l’amusement d’une âme affreuse, et je
ne puis croire cela de vous, tout inexplicable que soit votre conduite envers
moi. Quelle est donc la cause de ce revirement subit ? Quant à moi,
je n’y en vois point. – Quel mystère cache une pareille
froideur ? – Je ne puis croire que vous ayez de la répugnance
pour moi ; ce que vous avez fait prouve que non, car on ne courtise pas
aussi vivement une femme pour qui l’on a du dégoût,
fût-on le plus grand fourbe de la terre. Ô Théodore,
qu’avez-vous contre moi ? qui vous a changé ainsi ? que
vous ai-je fait ? – Si l’amour que vous paraissiez avoir pour
moi s’est envolé, le mien, hélas ! est resté, et
je ne puis l’arracher de mon cœur. – Ayez pitié de moi,
Théodore, car je suis bien malheureuse. – Faites du moins semblant
de m’aimer un peu, et dites-moi quelques douces paroles ; cela ne
vous coûtera pas beaucoup, à moins que vous n’ayez pour moi
une insurmontable horreur...
En cet endroit
pathétique de son discours, ses sanglots étouffèrent
complètement sa voix ; elle croisa ses deux mains sur mon
épaule et s’y appuya le front dans une attitude tout à fait
désespérée. Tout ce qu’elle disait était on ne
peut plus juste, et je n’avais rien de bon à répondre.
– Je ne pouvais prendre la chose sur le ton du persiflage. Cela
n’eût pas été convenable. – Rosette
n’était pas de ces créatures que l’on pût
traiter aussi légèrement ; – j’étais
d’ailleurs trop touchée pour le pouvoir faire. – Je me
sentais coupable de m’être jouée ainsi du cœur
d’une femme charmante, et j’en éprouvais le plus vif et le
plus sincère remords du monde.
Voyant que je ne répondais rien,
la chère enfant poussa un long soupir et fit un mouvement comme pour se
lever, mais elle retomba affaissée sous son émotion ; –
puis elle m’entoura de ses bras dont la fraîcheur
pénétrait mon pourpoint, posa sa figure sur la mienne et se mit
à pleurer silencieusement.
Cela me fit un effet singulier de sentir ainsi ruisseler sur
ma joue cet intarissable courant de larmes qui ne partait pas de mes yeux.
– Je ne tardai pas à y mêler les miennes, et ce fut une
véritable pluie amère à causer un nouveau déluge, si
elle eût duré seulement quarante jours.
La lune en cet instant-là vint donner
précisément sur la fenêtre ; un pâle rayon
plongea dans la chambre et éclaira d’une lueur bleuâtre notre
groupe taciturne.
Avec son peignoir blanc, ses bras nus, sa poitrine et sa
gorge découvertes, presque de la même couleur que son linge, ses
cheveux épars et son air douloureux, Rosette avait l’air
d’une figure d’albâtre de la Mélancolie assise sur un
tombeau. Quant à moi, je ne sais trop quelle figure je pouvais avoir,
attendu que je ne me voyais pas et qu’il n’y avait point de glace
qui pût réfléchir mon image, mais je pense que
j’aurais très bien pu poser pour une statue de l’Incertitude
personnifiée.
J’étais émue, et je
fis à Rosette quelques caresses plus tendres qu’à
l’ordinaire ; de ses cheveux ma main était descendue à
son cou velouté, et de là à son épaule ronde et
polie que je flattais doucement et dont je suivais la ligne frémissante.
L’enfant vibrait sous mon toucher comme un clavier sous les doigts
d’un musicien ; sa chair tressaillait et sautait brusquement, et
d’amoureux frissons couraient le long de son corps.
Moi-même j’éprouvais une espèce de
désir vague et confus dont je ne pouvais démêler le but, et
je sentais une grande volupté à parcourir ces formes pures et
délicates. – Je quittai son épaule, et, profitant de
l’hiatus d’un pli, j’enfermai subitement dans ma main sa
petite gorge effarée, qui palpitait éperdument comme une
tourterelle surprise au nid ; – de l’extrême contour de
sa joue, que j’effleurais d’un baiser à peine sensible,
j’arrivai à sa bouche mi-ouverte : nous restâmes ainsi
quelque temps. – Je ne sais pas, par exemple, si ce fut deux minutes, ou
un quart d’heure, ou une heure ; car j’avais totalement perdu
la notion du temps, et je ne savais pas si j’étais au ciel ou sur
la terre, ici ou ailleurs, morte ou vivante. Le vin capiteux de la
volupté m’avait tellement enivrée à la
première gorgée que j’avais bue que tout ce que
j’avais de raison s’en était allé. – Rosette me
nouait de plus en plus avec ses bras et m’enveloppait de son corps ;
– elle se penchait sur moi convulsivement et me pressait sur sa poitrine
nue et haletante ; à chaque baiser, sa vie semblait accourir tout
entière à la place touchée, et abandonner le reste de sa
personne. – Des idées singulières me passaient par la
tête ; j’aurais, si je n’avais craint de trahir mon
incognito, laissé un champ libre aux élans passionnés de
Rosette, et peut-être aurais-je fait quelque vaine et folle tentative pour
donner un semblant de réalité à cette ombre de plaisir que
ma belle amoureuse embrassait avec tant d’ardeur ; je n’avais
pas encore eu d’amant ; et ces vives attaques, ces caresses
réitérées, le contact de ce beau corps, ces doux noms
perdus dans des baisers me troublaient au dernier point, –
quoiqu’ils fussent d’une femme ; – et puis cette visite
nocturne, cette passion romanesque, ce clair de lune, tout cela avait pour moi
une fraîcheur et un charme de nouveauté qui me faisaient oublier
qu’au bout du compte je n’étais pas un homme.
Pourtant, faisant un grand effort sur
moi-même, je dis à Rosette qu’elle se compromettait
horriblement en venant dans ma chambre à une pareille heure et y restant
aussi longtemps, que ses femmes pourraient s’apercevoir de son absence et
voir qu’elle n’avait pas passé la nuit dans son
appartement.
Je dis cela si mollement que Rosette, pour toute
réponse, laissa tomber sa mante de batiste et ses pantoufles, et se
glissa dans mon lit comme une couleuvre dans une jatte de lait ; car elle
imaginait que mes habits m’empêchaient seuls d’en venir
à des démonstrations plus précises, et que
c’était l’unique obstacle qui me retenait. Elle croyait, la
pauvre enfant que l’heure du berger, si laborieusement amenée
allait enfin sonner pour elle ; mais il ne sonna que deux heures du matin.
– Ma situation était on ne peut plus critique, lorsque la porte
tourna sur ses gonds et donna passage au même chevalier Alcibiade en
personne ; il tenait un bougeoir d’une main et son épée
de l’autre.
Il alla droit au lit, dont il rejeta la
couverture, et, mettant la lumière sous le nez de Rosette confondue, il
lui dit d’un ton goguenard : – Bonjour, ma sœur. –
La petite Rosette n’eut pas la force de trouver une parole pour
répondre.
– Il paraît donc, ma très chère et
très vertueuse sœur, qu’ayant jugé dans votre sagesse
que le lit du seigneur Théodore était plus douillet que le
vôtre vous êtes venue vous y coucher ? ou peut-être
revient-il des esprits dans votre chambre, et avez-vous pensé que vous
seriez plus en sûreté dans celle-ci, sous la garde du susdit
seigneur ? – C’est fort bien vu. – Ah ! monsieur le
chevalier de Sérannes, vous avez fait les doux yeux à madame notre
sœur, et vous croyez qu’il n’en sera que cela. –
J’estime qu’il ne serait pas malsain de nous couper un peu la gorge,
et, si vous aviez cette complaisance, je vous serais infiniment obligé.
– Théodore, vous avez abusé de l’amitié que
j’avais pour vous, et vous me faites repentir de la bonne opinion que
j’avais tout d’abord formée sur la loyauté de votre
caractère : c’est mal, très mal.
Je ne pouvais me défendre
d’une manière valable : les apparences étaient contre
moi. Qui m’aurait crue, si j’avais dit, comme cela était en
effet, que Rosette n’était venue dans ma chambre que malgré
moi, et que, loin de chercher à lui plaire, je faisais tout mon possible
pour la détourner de moi ? – Je n’avais qu’une
chose à dire, je la dis. – Seigneur Alcibiade, nous nous couperons
tout ce que vous voudrez.
Pendant ce colloque, Rosette n’avait pas manqué
de s’évanouir selon les plus saines règles du
pathétique ; – j’allai à une coupe de cristal
pleine d’eau où plongeait la queue d’une grosse rose blanche
à moitié effeuillée, et je lui jetai quelques gouttes
à la figure, ce qui la fit revenir à elle promptement.
Ne sachant trop quelle contenance tenir, elle se blottit
dans la ruelle et fourra sa jolie tête sous la couverture, comme un oiseau
qui s’arrange pour dormir. – Elle avait tellement ramassé les
draps et les coussins autour d’elle qu’il eût
été fort difficile de discerner ce qu’il y avait sous ce
monceau ; – quelques petits soupirs flûtés, qui en
sortaient de temps à autre, pouvaient seuls faire deviner que
c’était une jeune pécheresse repentante, ou du moins
excessivement fâchée de n’être pécheresse que
d’intention et non de fait : ce qui était le cas de
l’infortunée Rosette.
Monsieur le frère, n’ayant
plus d’inquiétude sur sa saur, reprit le dialogue, et me dit
d’un ton un peu plus doux : – Il n’est pas absolument
indispensable de nous couper la gorge sur-le-champ, c’est un moyen
extrême qu’on est toujours à temps d’employer. –
Écoutez : – la partie n’est pas égale entre nous.
Vous êtes de la première jeunesse et beaucoup moins vigoureux que
moi, si nous nous battions, je vous tuerais ou je vous estropierais
assurément, – et je ne voudrais ni vous tuer ni vous
défigurer, – ce serait dommage ; Rosette, qui est
là-bas sous la couverture et qui ne dit mot, m’en voudrait toute sa
vie ; car elle est rancunière et mauvaise comme une tigresse quand
elle s’y met, cette chère petite colombe. Vous ne savez pas cela,
vous qui êtes son prince Galaor, et qui n’en recevez que de
charmantes douceurs ; mais il n’y fait pas bon. Rosette est libre,
vous aussi ; il paraît que vous n’êtes pas
irréconciliablement ennemis ; son veuvage va finir, et la chose se
trouve le mieux du monde. Épousez-la ; elle n’aura pas besoin
de retourner coucher chez elle, et moi, de cette façon-là, je
serai dispensé de vous prendre pour fourreau de mon épée,
ce qui ne serait agréable ni pour vous ni pour moi ; – que
vous en semble ?
Je dus faire une horrible grimace, car ce qu’il me
proposait était de toutes les choses du monde la plus inexécutable
pour moi : j’aurais plutôt marché à quatre pattes
contre le plafond comme les mouches, et décroché le soleil sans
prendre de marchepied pour me hausser, que de faire ce qu’il me demandait,
et cependant la dernière proposition était plus agréable
incontestablement que la première.
Il parut surpris que je
n’acceptasse pas avec transport – et il répéta ce
qu’il avait dit comme pour me donner le temps de répliquer.
– Votre alliance est on ne peut plus honorable pour
moi, et je n’eusse jamais osé y prétendre : je sais que
c’est une fortune inouïe pour un jeune homme qui n’a point
encore de rang ni de consistance dans le monde, et que les plus illustres
s’en estimeraient tout heureux ; – mais cependant je ne puis
que persister dans mon refus, et, puisque j’ai la liberté du choix
entre le duel et le mariage, je préfère le duel. –
C’est un goût singulier, – et que peu de gens auraient,
– mais c’est le mien.
Ici Rosette souffla le plus douloureux sanglot du monde,
sortit sa tête de dessous l’oreiller, et l’y rentra
aussitôt comme un limaçon dont on frappe les cornes, en voyant ma
contenance impassible et délibérée.
– Ce n’est pas que je n’aime point madame
Rosette, je l’aime infiniment ; mais j’ai des raisons de ne
point me marier, que vous-même trouveriez excellentes, s’il
m’était possible de vous les dire. – Au reste, les choses
n’ont pas été aussi loin que l’on pourrait le croire
d’après les apparences ; hors quelques baisers qu’une
amitié un peu vive suffit à expliquer et à justifier, il
n’y a rien entre nous dont on ne puisse convenir, et la vertu de votre
sœur est assurément la plus intacte et la plus nette du monde.
– Je lui devais ce témoignage. – Maintenant, à quelle
heure nous battons-nous, monsieur Alcibiade, et à quel
endroit ?
– Ici, sur-le-champ, cria
Alcibiade ivre de fureur.
– Y pensez-vous ? devant Rosette !
– Dégaine, misérable, ou je
t’assassine, continua-t-il en brandissant son épée et en
l’agitant autour de sa tête.
– Sortons au moins de la chambre.
– Si tu ne te mets pas en garde, je vais te clouer
contre le mur comme une chauve-souris, mon beau Céladon, et tu auras beau
battre de l’aile, tu ne te décrocheras pas, je t’en avertis.
– Et il fondit sur moi l’épée haute.
Je tirai ma rapière, car il l’aurait fait comme
il le disait, et je me contentai d’abord de parer les bottes qu’il
me portait.
Rosette fit un effort surhumain pour venir se jeter entre
nos épées, car les deux combattants lui étaient
également chers ; mais ses forces la trahirent, et elle roula sans
connaissance sur le pied du lit.
Nos fers étincelaient et faisaient le bruit
d’une enclume, car le peu d’espace que nous avions nous
forçait à engager nos épées de très
près.
Alcibiade manqua deux ou trois fois de
m’atteindre, et, si je n’eusse pas eu un excellent maître en
fait d’armes, ma vie aurait couru le plus grand danger ; car il
était d’une adresse étonnante et d’une force
prodigieuse. Il épuisa toutes les ruses et les feintes de l’escrime
pour me toucher. Enragé de ne pouvoir y parvenir, il se découvrit
deux ou trois fois ; je n’en voulus pas profiter ; mais il
revenait à la charge avec un emportement si acharné et si sauvage
que je fus forcée de saisir les jours qu’il me laissait ; et
puis ce bruit et ces éclairs tourbillonnants de l’acier
m’enivraient et m’éblouissaient. Je ne pensais pas à
la mort, je n’avais pas la moindre peur ; cette pointe aiguë et
mortelle qui me venait devant les yeux à chaque seconde ne me faisait pas
plus d’effet que si je me fusse battue avec des fleurets
boutonnés ; seulement j’étais indignée de la
brutalité d’Alcibiade, et le sentiment de mon innocence parfaite
augmentait encore cette indignation. Je voulais seulement lui piquer le bras ou
l’épaule pour lui faire tomber son épée des mains,
car j’avais essayé vainement de la lui faire sauter. – Il
avait un poignet de fer, et le diable ne le lui eût pas fait bouger.
Enfin il me porta une botte si vive et si à fond que
je ne pus la parer qu’à demi ; ma manche fut traversée,
et je sentis le froid du fer sur mon bras ; mais je ne fus pas
blessée. À cette vue, la colère me prit, et, au lieu de me
défendre, j’attaquai à mon tour ; – je ne songeai
plus que c’était le frère de Rosette, et je fondis sur lui
comme si c’eût été mon ennemi mortel. Profitant
d’une fausse position de son épée, je lui poussai une
flanconade si bien liée que je l’atteignis au
côté : il fit ho ! et tomba en arrière.
Je le crus mort, mais il
n’était réellement que blessé, et sa chute provenait
d’un faux pas qu’il avait fait en essayant de rompre. – Je ne
puis t’exprimer, Graciosa, la sensation que j’éprouvai ;
certes, ce n’est pas une réflexion difficile à faire
qu’en frappant de la chair avec une pointe fine et tranchante on y percera
un trou, et qu’il en jaillira du sang. Cependant je tombai dans une
stupeur profonde en voyant ruisseler des filets rouges sur le pourpoint
d’Alcibiade. – Je n’imaginais pas sans doute qu’il en
sortirait du son, comme du ventre crevé d’un poupard ; mais je
sais que jamais de ma vie je n’éprouvai une aussi grande surprise,
et il me sembla qu’il venait de m’arriver quelque chose
d’inouï.
Ce qui était inouï, ce n’était pas,
ainsi qu’il me paraissait, que du sang coulât d’une blessure,
mais c’était que cette blessure eût été ouverte
par moi, et qu’une jeune fille de mon âge (j’allais
écrire un jeune homme, tant je suis bien entrée dans
l’esprit de mon rôle) eût jeté sur le carreau un
capitaine vigoureux, rompu à l’escrime comme l’était
le seigneur Alcibiade : – le tout pour crime de séduction et
refus de mariage avec une femme fort riche et fort charmante, qui plus
est !
J’étais
véritablement dans un embarras cruel avec la sœur évanouie,
le frère que je croyais mort, et moi-même qui n’étais
pas très loin d’être évanouie ou morte, comme
l’un ou comme l’autre. – Je me pendis au cordon de la
sonnette, et je carillonnai à réveiller des morts, tant que le
ruban me resta à la main ; et, laissant à Rosette
pâmée et à Alcibiade éventré le soin
d’expliquer les choses aux domestiques et à la vieille tante,
j’allai droit à l’écurie. – L’air me remit
sur-le-champ ; je fis sortir mon cheval, je le sellai et je le bridai
moi-même ; je m’assurai si la croupière tenait bien, si
la gourmette était en bon état ; je mis les étriers de
la même longueur, je resserrai la sangle d’un cran : bref, je
le harnachai complètement avec une attention au moins singulière
dans un moment pareil, et un calme tout à fait inconcevable après
un combat ainsi terminé.
Je montai sur ma bête, et je traversai le parc par un
sentier que je connaissais. Les branches d’arbres, toutes chargées
de rosée, me fouettaient et me mouillaient la figure : on eût
dit que les vieux arbres étendaient les bras pour me retenir et me garder
à l’amour de leur châtelaine. – Si j’avais
été dans une autre disposition d’esprit, ou quelque peu
superstitieuse, il n’aurait tenu qu’à moi de croire que
c’étaient autant de fantômes qui voulaient me saisir et qui
me montraient le poing.
Mais réellement je n’avais
aucune idée, ni celle-là ni une autre ; une stupeur de plomb,
si forte que j’en avais à peine la conscience, me pesait sur la
cervelle, comme un casque trop étroit ; seulement il me semblait
bien que j’avais tué quelqu’un par là et que
c’était pour cela que je m’en allais. – J’avais,
au reste, horriblement envie de dormir, soit à cause de l’heure
avancée, soit que la violence des émotions de cette soirée
eût une réaction physique et m’eût fatiguée
corporellement.
J’arrivai à une petite poterne qui
s’ouvrait sur les champs par un secret que Rosette m’avait
montré dans nos promenades. Je descendis de cheval, je touchai le bouton
et je poussai la porte : je me remis en selle après avoir fait
passer mon cheval, et je lui fis prendre le galop jusqu’à ce que
j’eusse rejoint la grand-route de C***, où j’arrivai à
la petite pointe du jour.
Ceci est l’histoire très fidèle et
très circonstanciée de ma première bonne fortune et de mon
premier duel.
Chapitre 15
Il était cinq heures du matin
lorsque j’entrai dans la ville. – Les maisons commençaient
à mettre le nez aux fenêtres ; les braves indigènes
montraient derrière leur carreau leur bénigne figure,
surmontée d’un pyramidal bonnet de nuit. – Au pas de mon
cheval, dont les fers sonnaient sur le pavé inégal et caillouteux,
sortaient de chaque lucarne la grosse figure curieusement rouge et la gorge
matinalement débraillée des Vénus de l’endroit, qui
s’épuisaient en conjectures sur cette apparition insolite
d’un voyageur dans C***, à une pareille heure et en pareil
équipage, car j’étais très succinctement
habillée et dans une tenue au moins suspecte. Je me fis indiquer une
auberge par un petit polisson qui avait des cheveux jusque sur les yeux, et qui
éleva en l’air son museau de barbet pour me considérer plus
à son aise ; je lui donnai quelques sous pour sa peine, et un
consciencieux coup de cravache, qui le fit fuir en glapissant comme un geai
plumé tout vif. Je me jetai sur un lit et je m’endormis
profondément. Quand je me réveillai, il était trois heures
après midi : ce qui suffit à peine pour me reposer
complètement. En effet, ce n’était pas trop pour une nuit
blanche, une bonne fortune, un duel, et une fuite très rapide, quoique
très victorieuse.
J’étais fort inquiète de la blessure
d’Alcibiade ; mais, quelques jours après, je fus
complètement rassurée, car j’appris qu’elle
n’avait pas eu de suites dangereuses, et qu’il était en
pleine convalescence. Cela me soulagea d’un poids singulier, car cette
idée d’avoir tué un homme me tourmentait étrangement,
quoique ce fût en légitime défense et contre ma propre
volonté. Je n’étais pas encore arrivée à cette
sublime indifférence pour la vie des hommes où je suis parvenue
depuis.
Je retrouvai à C*** plusieurs des
jeunes gens avec qui nous avions fait route : – cela me fit
plaisir ; je me liai avec eux plus intimement, et ils me donnèrent
accès dans plusieurs maisons agréables –
J’étais parfaitement habituée à mes habits, et la vie
plus rude et plus active que j’avais menée, les exercices violents
auxquels je m’étais livrée m’avaient rendue deux fois
plus robuste que je n’étais. Je suivais partout ces jeunes
écervelés : je montais à cheval, je chassais, je
faisais des orgies avec eux, car, petit à petit, je m’étais
formée à boire ; sans atteindre à la capacité
tout allemande de certains d’entre eux, je vidais bien deux ou trois
bouteilles pour ma part, et je n’étais pas trop grise,
progrès fort satisfaisant Je rimais en Dieu avec une excessive richesse,
et j’embrassais assez délibérément les filles
d’auberge. – Bref, j’étais un jeune cavalier accompli
et tout à fait conforme au dernier patron de la mode. – Je me
défis de certaines idées provinciales que j’avais sur la
vertu et autres fadaises semblables ; en revanche, je devins d’une si
prodigieuse délicatesse sur le point d’honneur que je me battais en
duel presque tous les jours : cela même était devenu une
nécessité pour moi, une espèce d’exercice
indispensable et sans lequel je me serais mal portée toute la
journée. Aussi, quand personne ne m’avait regardée ou
marché sur le pied, que je n’avais aucun motif pour me battre,
plutôt que de rester oisive et ne point mener des mains, je servais de
second à mes camarades ou même à des gens que je ne
connaissais que de nom.
J’eus bientôt une colossale
renommée de bravoure, et il ne fallait rien moins que cela pour
arrêter les plaisanteries qu’eussent immanquablement fait
naître ma figure imberbe et mon air efféminé. Mais trois ou
quatre boutonnières de surplus que j’ouvris à des
pourpoints, quelques aiguillettes que je levai fort délicatement sur
quelques peaux récalcitrantes me firent trouver l’air plus viril
qu’à Mars en personne, ou à Priape lui-même, et vous
eussiez rencontre des gens qui eussent juré avoir tenu de mes
bâtards sur les fonts de baptême.
À travers toute cette dissipation apparente, dans
cette vie gaspillée et jetée par les fenêtres, je ne
laissais pas de suivre mon idée primitive, c’est-à-dire
cette consciencieuse étude de l’homme et la solution du grand
problème d’un amoureux parfait, problème un peu plus
difficile à résoudre que celui de la pierre philosophale.
Il en est de certaines idées comme de l’horizon
qui existe bien certainement, puisqu’on le voit en face de soi de quelque
côté que l’on se tourne, mais qui fuit obstinément
devant vous et qui, soit que vous alliez au pas, soit que vous couriez au galop,
se tient toujours à la même distance ; car il ne peut se
manifester qu’avec une condition d’éloignement
déterminée ; il se détruit à mesure que
l’on avance, pour se former plus loin avec son azur fuyard et
insaisissable, et c’est en vain que l’on essaye de
l’arrêter par le bord de son manteau flottant.
Plus j’avançais dans la
connaissance de l’animal, plus je voyais à quel point la
réalisation de mon désir était impossible, et combien ce
que je demandais pour aimer heureusement était hors des conditions de sa
nature. – Je me convainquis que l’homme qui serait le plus
sincèrement amoureux de moi trouverait le moyen, avec la meilleure
volonté du monde, de me rendre la plus misérable des femmes, et
pourtant j’avais déjà abandonné beaucoup de mes
exigences de jeune fille. – J’étais descendue des sublimes
nuages, non pas tout à fait dans la rue et dans le ruisseau, mais sur une
colline de moyenne hauteur, accessible, quoiqu’un peu
escarpée.
La montée, il est vrai, était assez
rude ; mais j’avais l’orgueil de croire que je valais bien la
peine que l’on fît cet effort, et que je serais un
dédommagement suffisant de la peine qu’on aurait prise. – Je
n’aurais jamais pu me résoudre à faire un pas
au-devant : j’attendais, patiemment perchée sur mon
sommet.
Voici quel était mon plan :
– sous mes habits virils j’aurais fait connaissance avec quelque
jeune homme dont l’extérieur m’aurait plu ;
j’aurais vécu familièrement avec lui ; par des
questions adroites et des fausses confidences qui en auraient provoqué de
vraies, je serais parvenue bientôt à une connaissance
complète de ses sentiments et de ses pensées ; et, si je
l’avais trouvé tel que je le souhaitais, j’aurais
prétexté quelque voyage, je me serais tenue éloignée
de lui trois ou quatre mois pour lui donner un peu le temps d’oublier mes
traits ; puis je serais revenue avec mon costume de femme, j’aurais
arrangé dans un faubourg retiré une voluptueuse petite maison,
enfouie dans les arbres et les fleurs ; puis j’aurais disposé
les choses de manière à ce qu’il me rencontrât et me
fît la cour ; et, s’il avait montré un amour vrai et
fidèle, je me serais donnée à lui sans restriction et sans
précaution : – le titre de sa maîtresse
m’eût paru honorable, et je ne lui en aurais pas demandé
d’autre.
Mais assurément ce plan-là ne sera pas mis
à exécution, car c’est le propre des plans que l’on a
de n’être point exécutés, et c’est là que
paraissent principalement la fragilité de la volonté et le pur
néant de l’homme. Le proverbe – ce que femme veut, Dieu le
veut – n’est pas plus vrai que tout autre proverbe, ce qui veut dire
qu’il ne l’est guère.
Tant que je ne les avais vus que de loin et à travers
mon désir, les hommes m’avaient paru beaux, et l’optique
m’avait fait illusion. – Maintenant je les trouve du dernier
effroyable, et je ne comprends pas comment une femme peut admettre cela dans son
lit. Quant à moi, le cœur me lèverait, et je ne pourrais
m’y résoudre.
Comme leurs traits sont grossiers,
ignobles, sans finesse, sans élégance ! quelles lignes
heurtées et disgracieuses ! quelle peau dure, noire et
sillonnée ! – Les uns sont hâlés comme des pendus
de six mois, hâves, osseux, poilus, avec des cordes à violon sur
les mains, de grands pieds à pont-levis, une sale moustache toujours
pleine de victuaille et retroussée en croc sur les oreilles, les cheveux
rudes comme des crins de balai, un menton terminé en hure de sanglier,
des lèvres gercées et cuites par les liqueurs fortes, des yeux
entourés de quatre ou cinq orbes noirs, un cou plein de veines tordues,
de gros muscles et de cartilages saillants. – Les autres sont
matelassés de viande rouge, et poussent devant eux un ventre
cerclé à grand-peine par leur ceinturon ; ils ouvrent en
clignotant leur petit œil vert de mer enflammé de luxure, et
ressemblent plutôt à des hippopotames en culotte qu’à
des créatures humaines. Cela sent toujours le vin, ou l’eau-de-vie,
ou le tabac, ou son odeur naturelle, qui est bien la pire de toutes. –
Quant à ceux dont la forme est un peu moins dégoûtante, ils
ressemblent à des femmes mal réussies. – Voilà
tout.
Je n’avais pas remarqué
tout cela. J’étais dans la vie comme dans un nuage, et mes pieds
touchaient à peine la terre. – L’odeur des roses et des lilas
du printemps me portait à la tête comme un parfum trop fort. Je ne
rêvais que héros accomplis, amants fidèles et respectueux,
flammes dignes de l’autel, dévouements et sacrifices merveilleux,
et j’aurais cru trouver tout cela dans le premier gredin qui
m’aurait dit bonjour. – Cependant ce premier et grossier enivrement
ne dura guère ; d’étranges soupçons me prirent,
et je n’eus pas de repos que je ne les eusse éclaircis.
Dans les premiers temps, l’horreur que j’avais
pour les hommes était poussée au dernier degré
d’exagération, et je les regardais comme
d’épouvantables monstruosités. Leurs façons de
penser, leurs allures, et leur langage négligemment cynique, leurs
brutalités et leur dédain des femmes me choquaient et me
révoltaient au dernier point, tant l’idée que je m’en
étais faite répondait peu à la réalité.
– Ce ne sont pas des monstres, si l’on veut, mais bien pis que cela,
ma foi ! ce sont d’excellents garçons de très joviale
humeur, qui boivent et mangent bien, qui vous rendront toutes sortes de
services, spirituels et braves, bons peintres et bons musiciens, qui sont
propres à mille choses, excepté cependant à une seule pour
laquelle ils ont été créés, qui est de servir de
mâle à l’animal appelé femme, avec qui ils n’ont
pas le plus léger rapport, ni physique ni moral.
J’avais peine d’abord
à déguiser le mépris qu’ils m’inspiraient, mais
peu à peu je m’accoutumai à leur manière de vivre. Je
ne me sentais pas plus piquée des railleries qu’ils
décochaient sur les femmes que si j’eusse moi-même
été de leur sexe. – J’en faisais au contraire de fort
bonnes et dont le succès flattait étrangement mon orgueil ;
assurément aucun de mes camarades n’allait aussi loin que moi en
fait de sarcasmes et de plaisanteries sur cet objet. La parfaite connaissance du
terrain me donnait un grand avantage, et, outre le tour piquant qu’elles
pouvaient avoir, mes épigrammes brillaient par un mérite
d’exactitude qui manquait souvent aux leurs. – Car, bien que tout le
mal que l’on dit des femmes soit toujours fondé par quelque point,
il est néanmoins difficile aux hommes de garder le sang-froid
nécessaire pour les bien railler, et il y a souvent bien de l’amour
dans leurs invectives.
J’ai remarqué que ce sont les plus tendres et
ceux qui avaient le plus le sentiment de la femme qui les traitaient plus mal
que tous les autres et qui revenaient à ce sujet avec un acharnement tout
particulier, comme s’ils leur eussent gardé une mortelle rancune de
n’être point telles qu’ils les souhaitaient, en faisant mentir
la bonne opinion qu’ils en avaient conçue d’abord.
Ce que je demandais avant tout, ce n’était pas
la beauté physique, c’était la beauté de
l’âme, c’était de l’amour ; mais
l’amour comme je le sens n’est peut-être pas dans les
possibilités humaines. – Et pourtant il me semble que
j’aimerais ainsi et que je donnerais plus que je n’exige.
Quelle magnifique folie ! quelle
prodigalité sublime !
Se livrer tout entier sans rien garder de soi, renoncer
à sa possession et à son libre arbitre, remettre sa volonté
entre les bras d’un autre, ne plus voir par ses yeux, ne plus entendre
avec ses oreilles, n’être qu’un en deux corps, fondre et
mêler ses âmes de façon à ne plus savoir si vous
êtes vous ou l’autre, absorber et rayonner continuellement,
être tantôt la lune et tantôt le soleil, voir tout le monde et
toute la création dans un seul être, déplacer le centre de
vie, être prêt, à toute heure, aux plus grands sacrifices et
à l’abnégation la plus absolue ; souffrir à la
poitrine de la personne aimée, comme si c’était la
vôtre ; ô prodige ! se doubler en se donnant :
– voilà l’amour tel que je le conçois.
Fidélité de lierre, enlacements de jeune
vigne, roucoulements de tourterelle, cela va sans dire, et ce sont les
premières et les plus simples conditions.
Si j’étais restée chez moi, sous les
habits de mon sexe, à tourner mélancoliquement mon rouet ou
à faire de la tapisserie derrière un carreau, dans
l’embrasure d’une fenêtre, ce que j’ai cherché
à travers le monde serait peut-être venu me trouver tout seul.
L’amour est comme la fortune, il n’aime pas que l’on coure
après lui. Il visite de préférence ceux qui dorment au bord
des puits. et souvent les baisers
les reines et des
dieux descendent sur des yeux fermés.
C’est une chose qui vous leurre et vous trompe que de
penser que toutes les aventures et tous les bonheurs n’existent
qu’aux endroits où vous n’êtes pas, et c’est un
mauvais calcul que de faire seller son cheval et de prendre la poste pour aller
à la quête de son idéal. Beaucoup de gens font cette faute,
bien d’autres encore la feront. – L’horizon est toujours du
plus charmant azur, quoique, lorsque l’on y est arrivé, les
collines qui le composent ne soient ordinairement que des glaises
décharnées et fendues, ou des ocres lavées par la
pluie.
Je me figurais que le monde était plein de jeunes
gens adorables, et que sur les chemins on rencontrait des populations
d’Esplandian, d’Amadis et de Lancelot du Lac au Fourchas de leur
Dulcinée, et je fus fort étonnée que le monde
s’occupât très peu de cette sublime recherche et se
contentât de coucher avec la première catin venue. Je suis
très punie de ma curiosité et de ma défiance. Je me suis
blasée de la plus horrible manière possible, sans avoir joui. Chez
moi, la connaissance a devancé l’usage ; il n’est rien
de plus que ces expériences hâtives, qui ne sont point le fruit de
l’action. – L’ignorance la plus complète vaudrait cent
mille fois mieux, elle vous ferait au moins commettre beaucoup de sottises qui
serviraient à vous instruire et à rectifier vos
idées ; car, sous ce dégoût dont je parlais tout
à l’heure il y a toujours un élément vivace et
rebelle qui produit les plus étranges désordres :
l’esprit est convaincu, le corps ne l’est pas, et ne veut point
souscrire à ce dédain superbe. Le corps jeune et robuste
s’agite et rue sous l’esprit comme un étalon vigoureux
monté par un vieillard débile et que cependant il ne peut
désarçonner, car le caveçon lui maintient la tête et
le mors lui déchire la bouche.
Depuis que je vis avec les hommes,
j’ai vu tant de femmes indignement trahies, tant de liaisons
secrètes imprudemment divulguées, les plus pures amours
traînées avec insouciance dans la boue, des jeunes gens courant
chez d’affreuses courtisanes en sortant des bras des plus charmantes
maîtresses, les intrigues les mieux établies rompues subitement et
sans motif plausible qu’il ne m’est plus possible de me
décider à prendre un amant. – Ce serait se jeter en plein
jour les yeux ouverts dans un abîme sans fond. – Cependant le
vœu secret de mon cœur est toujours d’en avoir un. La voix de la
nature étouffe la voix de la raison. – Je sens bien que je ne serai
jamais heureuse si je n’aime pas et si je ne suis pas aimée :
– mais le malheur est que l’on ne peut avoir qu’un homme pour
amant, et les hommes, s’ils ne sont pas des diables tout à fait,
sont bien loin d’être des anges. Ils auraient beau se coller des
plumes à l’omoplate et se mettre sur la tête une gloire de
papier doré, je les connais trop pour m’y laisser tromper. –
Tous les beaux discours qu’ils me pourraient débiter n’y
feraient rien. Je sais d’avance ce qu’ils vont dire, et
j’achèverais toute seule. Je les ai vus étudier leurs
rôles et les repasser avant d’entrer en scène ; je
connais leurs principales tirades à effet et les endroits sur lesquels
ils comptent. – Ni la pâleur de la figure ni
l’altération des traits ne me convaincraient. Je sais que cela ne
prouve rien. – Une nuit d’orgie, quelques bouteilles de vin et deux
ou trois filles suffisent pour se grimer très convenablement. J’ai
vu pratiquer cette belle rubrique à un jeune marquis, très rose et
très frais de sa nature, qui s’en est trouvé on ne peut
mieux, et qui n’a dû qu’à cette touchante pâleur,
si bien gagnée, de voir couronner sa flamme. – Je sais aussi
comment les plus langoureux Céladons se consolent des rigueurs de leurs
Astrées, et trouvent le moyen de patienter, en attendant l’heure du
berger. – J’ai vu les souillons qui servaient de doublures aux
pudibondes Arianes.
En vérité, après
cela, l’homme ne me tente pas beaucoup ; car il n’a pas la
beauté comme la femme, la beauté, ce vêtement splendide qui
dissimule si bien les imperfections de l’âme, cette divine draperie
jetée par Dieu sur la nudité du monde, et qui fait qu’on est
en quelque sorte excusable d’aimer la plus vile courtisane du ruisseau, si
elle possède ce don magnifique et royal.
À défaut des vertus de
l’âme, je voudrais au moins la perfection exquise de la forme, le
satiné des chairs, la rondeur des contours, la suavité de lignes,
la finesse de peau, tout ce qui fait le charme des femmes. – Puisque je ne
puis avoir l’amour, je voudrais la volupté, remplacer tant bien que
mal le frère par la sœur. – Mais tous les hommes que
j’ai vus me semblent affreusement laids. Mon cheval est cent fois plus
beau, et j’aurais moins de répugnance à l’embrasser
que certains merveilleux qui se croient fort charmants. – Certes, ce ne
serait pas pour moi un brillant thème à broder des variations de
plaisir qu’un petit-maître comme j’en connais. – Un
homme d’épée ne me conviendrait non plus guère ;
les militaires ont quelque chose de mécanique dans la démarche et
de bestial dans la face qui fait que je les considère à peine
comme des créatures humaines ; les hommes de robe ne me ravissent
pas davantage, ils sont sales, huileux, hérissés,
râpés, l’œil glauque et la bouche sans
lèvres : ils sentent exorbitamment le rance et le moisi, et je
n’aurais nullement envie de poser ma figure contre leur mufle de
loup-cervier ou de blaireau. Quant aux poètes, ils ne considèrent
dans le monde que la fin des mots, et ne remontent pas plus loin que la
pénultième, et il est vrai de dire qu’ils sont difficiles
à utiliser convenablement ; ils sont plus ennuyeux que les autres,
mais ils sont aussi laids et n’ont pas la moindre distinction ni la
moindre élégance dans leur tournure et leurs habits, ce qui est
vraiment singulier : – des gens qui s’occupent toute la
journée de forme et de beauté ne s’aperçoivent pas
que leurs bottes sont mal faites et leur chapeau ridicule ! Ils ont
l’air d’apothicaires de province ou de répétiteurs de
chiens savants sans ouvrage, et vous dégoûteraient de poésie
et de vers pour plusieurs éternités.
Pour les peintres, ils sont aussi
d’une assez énorme stupidité ; ils ne voient rien hors
des sept couleurs. – L’un deux, avec qui j’avais passé
quelques jours à R*** et à qui l’on demandait ce qu’il
pensait de moi, fit cette ingénieuse réponse : –
« Il est d’un ton assez chaud, et dans les ombres il faudrait
employer, au lieu de blanc, du jaune de Naples pur avec un peu de terre de
Cassel et de brun rouge. » – C’était son opinion,
et, de plus, il avait le nez de travers et les yeux comme le nez ; ce qui
ne rendait pas son affaire meilleure. – Qui prendrai-je ? un
militaire à jabot bombé, un robin aux épaules convexes, un
poète ou un peintre à la mine effarée, un petit freluquet
efflanqué et sans consistance ? Quelle cage choisirai-je dans cette
ménagerie ? Je l’ignore complètement, et je ne me sens
pas plus de penchant d’un côté que de l’autre, car ils
sont aussi parfaitement égaux que possible en bêtise et en
laideur.
Après cela, il me resterait encore quelque chose
à faire, ce serait de prendre quelqu’un que j’aimasse,
fût-ce un portefaix ou un maquignon ; mais je n’aime même
pas un portefaix. Ô malheureuse héroïne que je suis !
tourterelle dépariée et condamnée à pousser
éternellement des roucoulements élégiaques !
Oh ! que de fois j’ai
souhaité être véritablement un homme comme je le
paraissais ! Que de femmes avec qui je me serais entendue, et dont le
cœur aurait compris mon cœur ! – comme ces
délicatesses d’amour, ces nobles élans de pure passion
auxquels j’aurais pu répondre m’eussent rendue parfaitement
heureuse ! Quelle suavité, quelles délices ! comme
toutes les sensitives de mon âme se seraient librement épanouies
sans être obligées de se contracter et de se refermer à
toute minute sous des attouchements grossiers ! Quelle charmante floraison
d’invisibles fleurs qui ne s’ouvriront jamais, et dont le
mystérieux parfum eût doucement embaumé l’âme
fraternelle ! Il me semble que c’eût été une vie
enchanteresse, une extase infinie aux ailes toujours ouvertes ; des
promenades, les mains enlacées sans se quitter jamais sous des
allées de sable d’or, à travers des bosquets de roses
éternellement souriantes, dans des parcs pleins de viviers où
glissent des cygnes, avec des vases d’albâtre se détachant
sur le feuillage.
Si j’avais été un jeune homme, comme
j’eusse aimé Rosette ! quelle adoration c’eût
été ! Nos âmes étaient vraiment faites
l’une pour l’autre, deux perles destinées à se fondre
ensemble et n’en plus faire qu’une seule ! Comme j’eusse
parfaitement réalisé les idées qu’elle
s’était faites de l’amour ! Son caractère me
convenait on ne peut plus, et son genre de beauté me plaisait. Il est
dommage que notre amour fût totalement condamné à un
platonisme indispensable !
Il m’est arrivé
dernièrement une aventure.
J’allais dans une maison où se trouvait une
charmante petite fille de quinze ans tout au plus : je n’ai jamais vu
de plus adorable miniature. – Elle était blonde, mais d’un
blond si délicat et si transparent que les blondes ordinaires eussent
paru auprès d’elle excessivement brunes et noires comme des
taupes ; on eût dit qu’elle avait des cheveux d’or
poudrés d’argent ; ses sourcils étaient d’une
teinte si douce et si fondue qu’ils se dessinaient à peine
visiblement ; ses yeux, d’un bleu pâle, avaient le regard le
plus velouté et les paupières les plus soyeuses qu’il soit
possible d’imaginer ; sa bouche, petite à n’y pas
fourrer le bout du doigt, ajoutait encore au caractère enfantin et
mignard de sa beauté, et les molles rondeurs et les fossettes de ses
joues avaient un charme d’ingénuité inexprimable. –
Toute sa chère petite personne me ravissait au-delà de toute
expression ; j’aimais ses petites mains blanches et frêles qui
se laissaient traverser par le jour, son pied d’oiseau qui se posait
à peine par terre, sa taille qu’un souffle eût brisée,
et ses épaules de nacre, encore peu formées, que son
écharpe mise de travers, trahissait heureusement – Son babil,
où la naïveté donnait un nouveau piquant à
l’esprit qu’elle a naturellement, me retenait des heures
entières, et je me plaisais singulièrement à la faire
causer ; elle disait mille délicieuses drôleries, tantôt
avec une finesse d’intention extraordinaire, tantôt sans avoir
l’air d’en comprendre la portée le moins du monde, ce qui en
faisait quelque chose de mille fois plus attrayant. Je lui donnais des bonbons
et des pastilles que je réservais exprès pour elle dans une
boîte d’écaille blonde, ce qui lui plaisait beaucoup, car
elle était friande comme une vraie chatte qu’elle est. –
Aussitôt que j’arrivais, elle courait à moi et tâtait
mes poches pour voir si la bienheureuse bonbonnière s’y trouvait,
je la faisais courir d’une main à l’autre, et cela faisait
une petite bataille où elle finissait nécessairement par avoir le
dessus et me dévaliser complètement.
Un jour cependant elle se contenta de me
saluer d’un air très grave et ne vint pas, comme à son
ordinaire, voir si la fontaine de sucreries coulait toujours dans ma
poche ; elle restait fièrement sur sa chaise toute droite et les
coudes en arrière.
– Eh bien ! Ninon, lui dis-je, est-ce que vous
aimez le sel maintenant, ou avez-vous peur que les bonbons ne vous fassent
tomber les dents ? – Et, en disant cela, je frappai contre la
boîte, qui rendait, sous ma veste, le son le plus mielleux et le plus
sucré du monde.
Elle avança à demi sa
petite langue sur le bord de sa bouche, comme pour savourer la douceur
idéale du bonbon absent, mais elle ne bougea pas.
Alors je tirai la boîte de ma poche, je l’ouvris
et je me mis à avaler religieusement les pralines, qu’elle aimait
par-dessus tout : l’instinct de la gourmandise fut un instant plus
fort que sa résolution ; elle avança la main pour en prendre
et la retira aussitôt en disant : – Je suis trop grande pour
manger des bonbons ! Et elle fit un soupir.
– Je ne m’étais pas aperçu que
vous fussiez beaucoup grandie depuis la semaine passée ; vous
êtes donc comme les champignons qui poussent en une nuit ? Venez que
je vous mesure.
– Riez tant que vous voudrez, reprit-elle avec une
charmante moue ; je ne suis plus une petite fille ; et je veux devenir
très grande.
– Voilà d’excellentes résolutions
dans lesquelles il faut persévérer ; – et pourrait-on,
ma chère demoiselle, savoir à propos de quoi ces triomphantes
idées vous sont tombées dans la tête ? Car, il y a huit
jours, vous paraissiez vous trouver fort bien d’être petite, et vous
croquiez les pralines sans vous soucier autrement de compromettre votre
dignité.
La petite personne me regarda avec un air singulier, promena
ses yeux autour d’elle, et, quand elle se fut bien assurée que
l’on ne pouvait nous entendre, se pencha vers moi d’une façon
mystérieuse, et me dit :
– Diable ! je ne m’étonne plus si
vous ne voulez plus de pastilles ; vous avez cependant eu tort de
n’en pas prendre, vous auriez joué à la dînette avec
lui, ou vous les auriez troquées contre un volant.
L’enfant fit un dédaigneux mouvement
d’épaules et eut l’air de me prendre en parfaite
pitié. – Comme elle gardait toujours son attitude de reine
offensée, je continuai :
– Quel est le nom de ce glorieux personnage ?
Arthur, je suppose, ou bien Henri. – C’étaient deux petits
garçons avec lesquels elle avait l’habitude de jouer, et
qu’elle appelait ses maris.
– Non, ni Arthur, ni Henri, dit-elle en fixant sur moi
son œil clair et transparent, – un monsieur. – Elle leva sa
main au-dessus de sa tête pour me donner une idée de hauteur.
– Aussi haut que cela ? Mais ceci devient grave.
– Quel est donc cet amoureux si grand ?
– Monsieur Théodore, je veux bien vous le dire,
mais il ne faudra en parler à personne, ni à maman, ni à
Polly (sa gouvernante), ni à vos amis qui trouvent que je suis une enfant
et qui se moqueraient de moi.
Je lui promis le plus inviolable secret, car
j’étais fort curieuse de savoir quel était ce galant
personnage, et la petite, voyant que je tournais la chose en plaisanterie,
hésitait à me faire la confidence entière.
Rassurée par la parole
d’honneur que je lui donnai de m’en taire soigneusement, elle quitta
son fauteuil, vint se pencher au dos du mien, et me souffla très bas
à l’oreille le nom du prince chéri.
Je restai confondue : c’était le chevalier
de G***, – un animal fangeux et indécrottable, avec un moral de
maître d’école et un physique de tambour-major, l’homme
le plus crapuleusement débauché qu’il fût possible de
voir, – un vrai satyre, moins les pieds de bouc et les oreilles pointues.
Cela m’inspira des craintes sérieuses pour la chère Ninon,
et je me promis d’y mettre bon ordre. Des personnes entrèrent, et
la conversation en resta là.
Je me retirai dans un coin, et je cherchai dans ma
tête les moyens d’empêcher que les choses n’allassent
plus loin, car c’eût été un véritable meurtre
qu’une aussi délicieuse créature échut à un
drôle aussi fieffé.
La mère de la petite était une espèce
de femme galante qui donnait à jouer et tenait un bureau d’esprit.
On lisait chez elle de mauvais vers et l’on y perdait de bons
écus ; ce qui était une compensation. – Elle aimait peu
sa fille, qui était pour elle une manière d’extrait de
baptême vivant qui la gênait dans la falsification de sa
chronologie. – D’ailleurs, elle se faisait grandelette, et ses
charmes naissants donnaient lieu à des comparaisons qui
n’étaient pas à l’avantage du prototype
déjà rendu un peu fruste par le frottement des années et
des hommes. L’enfant était donc assez négligée et
laissée sans défense aux entreprises des gredins familiers de la
maison. – Si sa mère se fût occupée d’elle, ce
n’eût été probablement que pour tirer bon parti de sa
jeunesse et se faire une ferme de sa beauté et de son innocence. –
D’une façon ou de l’autre, le sort qui l’attendait
n’était pas douteux. – Cela me faisait de la peine, car
c’était une charmante petite créature qui méritait
assurément mieux, une perle de la plus belle eau perdue dans ce bourbier
infect ; cette idée me toucha au point que je résolus de la
tirer à tout prix de cette affreuse maison.
La première chose à faire,
c’était d’empêcher le chevalier de poursuivre sa
pointe. – Ce que je trouvai de mieux et de plus simple, ce fut de lui
chercher querelle et de le faire battre avec moi, et j’eus toutes les
peines du monde, car il est poltron au possible et craint les coups plus que qui
que ce soit au monde.
Enfin je lui en dis tant et de si piquantes qu’il
fallut bien qu’il se décidât à venir sur le
pré, quoique fort à contre-cœur. – Je le menaçai
même de le faire rosser de coups de bâton par mon laquais,
s’il ne faisait meilleure contenance. – Il savait pourtant assez
bien tirer l’épée, mais la peur le troublait tellement
qu’à peine les fers croisés je trouvai le moyen de lui
administrer un joli petit coup de pointe qui le mit pour quinze jours au lit.
– Cela me suffisait ; je n’avais pas envie de le tuer, et
j’aimais autant le laisser vivre pour qu’il fût pendu plus
tard ; soin touchant dont il aurait dû me savoir plus de
gré ! – Mon drôle étendu entre deux draps et
dûment ficelé de bandelettes, il n’y avait plus
qu’à décider la petite à quitter la maison, ce qui
n’était pas excessivement difficile.
Je lui fis un conte sur la disparition
de son amoureux, dont elle s’inquiétait extraordinairement. Je lui
dis qu’il s’en était allé avec une comédienne
de la troupe qui était alors à C*** : ce qui l’indigna,
comme tu peux croire. – Mais je la consolai en lui disant toute sorte de
mal du chevalier, qui était laid, ivrogne et déjà vieux, et
je finis par lui demander si elle n’aimerait pas mieux que je fusse son
galant. – Elle répondit qu’elle le voulait bien, parce que
j’étais plus beau, et que mes habits étaient neufs. –
Cette naïveté, dite avec un sérieux énorme, me fit
rire jusqu’aux larmes. – Je montai la tête de la petite, et
fis si bien que je la décidai à quitter la maison. –
Quelques bouquets, à peu près autant de baisers, et un collier de
perles que je lui donnai la charmèrent à un point difficile
à décrire, et elle prenait devant ses petites amies un air
important on ne peut plus risible.
Je fis faire un costume de page très
élégant et très riche à peu près à sa
taille, car je ne pouvais l’emmener dans ses habits de fille, à
moins de me remettre moi-même en femme, ce que je ne voulais pas
faire.
J’achetai un petit cheval doux et
facile à monter, et pourtant assez bon coureur pour suivre mon barbe
quand il me plaisait d’aller vite. Puis je dis à la belle de
tâcher de descendre à la brume sur la porte, et que je l’y
prendrais : ce qu’elle exécuta très ponctuellement.
– Je la trouvai qui se tenait en faction derrière le battant
entrebâillé. – Je passai fort près de la maison ;
elle sortit, je lui tendis la main, elle appuya son pied sur la pointe du mien,
et sauta fort lestement en croupe, car elle était d’une
agilité merveilleuse. Je piquai mon cheval, et, par sept ou huit ruelles
détournées et désertes, je trouvai moyen de revenir chez
moi sans que personne nous vît.
Je lui fis quitter ses habits pour mettre son
travestissement, et je lui servis moi-même de femme de chambre ; elle
fit d’abord quelques façons, et voulait s’habiller toute
seule ; mais je lui fis comprendre que cela perdrait beaucoup de temps, et
que, d’ailleurs, étant ma maîtresse, il n’y avait pas
le moindre inconvénient, et que cela se pratiquait ainsi entre amants.
– Il n’en fallait pas tant pour la convaincre, et elle se
prêta à la circonstance de la meilleure grâce du monde.
Son corps était une petite merveille de
délicatesse – Ses bras, un peu maigres comme ceux de toute jeune
fille, étaient d’une suavité de linéaments
inexprimable, et sa gorge naissante faisait de si charmantes promesses
qu’aucune gorge plus formée n’eût pu soutenir la
comparaison. – Elle avait encore toutes les grâces de l’enfant
et déjà tout le charme de la femme ; elle était dans
cette nuance adorable de transition de la petite fille à la jeune
fille : nuance fugitive, insaisissable, époque délicieuse
où la beauté est pleine d’espérance, et où
chaque jour, au lieu d’enlever quelque chose à vos amours, y ajoute
de nouvelles perfections.
Son costume lui allait on ne peut mieux.
Il lui donnait un petit air mutin très curieux et très
récréatif, et qui la fit rire aux éclats quand je lui
présentai le miroir pour qu’elle jugeât de l’effet de
sa toilette. Je lui fis ensuite manger quelques biscuits trempés dans du
vin d’Espagne, afin de lui donner du courage et de lui faire mieux
supporter la fatigue de la route.
Les chevaux nous attendaient tout sellés dans la
cour ; – elle monta assez délibérément sur le
sien, j’enfourchai l’autre, et nous partîmes. – La nuit
était complètement tombée, et de rares lumières, qui
s’éteignaient d’instant en instant, faisaient voir que
l’honnête ville de C*** était occupée vertueusement
comme doit le faire toute ville de province au coup de neuf heures.
Nous ne pouvions pas aller très vite, car Ninon
n’était pas meilleure écuyère qu’il ne le
fallait, et, quand son cheval prenait le trot, elle se cramponnait de toutes ses
forces après la crinière. – Cependant, le lendemain matin,
nous étions assez loin pour que l’on ne pût nous rattraper,
à moins de faire une diligence extrême ; mais l’on ne
nous poursuivit pas, ou du moins, si on le fit, ce fut dans une direction
opposée à celle que nous avions suivie.
Je m’attachai
singulièrement à la petite belle. – Je ne t’avais plus
avec moi, ma chère Graciosa, et j’éprouvais un besoin
immense d’aimer quelqu’un ou quelque chose, d’avoir avec moi
soit un chien, soit un enfant à caresser familièrement. –
Ninon était cela pour moi ; – elle couchait dans mon lit, et
passait pour dormir ses petits bras autour de mon corps ; – elle se
croyait très sérieusement ma maîtresse, et ne doutait pas
que je ne fusse un homme ; sa grande jeunesse et son extrême
innocence l’entretenaient dans cette erreur que j’avais gardé
de dissiper. – Les baisers que je lui donnais complétaient
parfaitement son illusion, car son idée n’allait pas encore
au-delà, et ses désirs ne parlaient pas assez haut pour lui faire
soupçonner autre chose. Au reste, elle ne se trompait qu’à
demi.
Et, réellement, il y avait entre elle et moi la
même différence qu’il y a entre moi et les hommes. –
Elle était si diaphane, si svelte, si légère, d’une
nature si délicate et si choisie qu’elle est une femme même
pour moi qui suis femme, et qui ai l’air d’un Hercule à
côté d’elle. Je suis grande et brune, elle est petite et
blonde ; ses traits sont tellement doux qu’ils font paraître
les miens presque durs et austères, et sa voix est un gazouillement si
mélodieux que ma voix semble dure près de la sienne. Un homme qui
l’aurait la briserait en morceaux, et j’ai toujours peur que le vent
ne l’emporte quelque beau matin. – Je la voudrais enfermer dans une
boîte de coton et la porter suspendue à mon cou. – Tu ne te
figures pas, ma bonne amie, combien elle a de grâce et d’esprit, de
chatteries délicieuses, de mignardises enfantines, de petites
façons et de gentilles manières. C’est bien la plus adorable
créature qui soit, et il eût été vraiment dommage
qu’elle fût restée avec son indigne mère. Je mettais
une joie maligne à dérober ainsi ce trésor à la
rapacité des hommes. J’étais le griffon qui empêchait
d’en approcher, et, si je n’en jouissais pas moi-même, au
moins personne n’en jouissait : idée toujours consolante, quoi
qu’en puissent dire tous les sots détracteurs de
l’égoïsme.
Je me proposais de la conserver aussi
longtemps que possible dans l’ignorance où elle était, et de
la garder auprès de moi jusqu’à ce qu’elle ne
voulût plus y rester ou que j’eusse trouvé à lui
assurer un sort.
Sous son costume de petit garçon, je l’emmenais
dans tous mes voyages, à droite et à gauche ; ce genre de vie
lui plaisait singulièrement, et l’agrément qu’elle y
prenait l’aidait à en supporter les fatigues. – Partout on me
complimentait sur l’exquise beauté de mon page, et je ne doute pas
qu’il n’ait fait naître à beaucoup de monde
l’idée précisément inverse de ce qui était.
Plusieurs même cherchèrent à s’en
éclaircir ; mais je ne laissais la petite parler à personne,
et les curieux furent tout à fait désappointés.
Tous les jours je découvrais dans
cette aimable enfant quelque nouvelle qualité qui me la faisait
chérir davantage et m’applaudir de la résolution que
j’avais prise. – Assurément les hommes n’étaient
pas dignes de la posséder, et il eût été
déplorable que tant de charmes du corps et de l’âme eussent
été livrés à leurs appétits brutaux et
à leur cynique dépravation.
Une femme seule pouvait l’aimer assez
délicatement et assez tendrement. – Un côté de mon
caractère, qui n’eût pu se développer dans une autre
liaison et qui se mit tout à fait au jour dans celle-ci, c’est le
besoin et l’envie de protéger, ce qui est habituellement
l’affaire des hommes. Il m’eût extrêmement déplu,
si j’eusse pris un amant, qu’il se donnât des airs de me
détendre, par la raison que c’est un soin que j’aime à
prendre avec les gens qui me plaisent, et que mon orgueil se trouve beaucoup
mieux du premier rôle que du second, quoique le second soit plus
agréable. – Aussi je me sentais contente de rendre à ma
chère petite tous les soins que j’eusse dû aimer à
recevoir, comme de l’aider dans les chemins difficiles, de lui tenir la
bride et l’étrier, de la servir à table, de la
déshabiller et de la mettre au lit, de la défendre si
quelqu’un l’insultait, enfin de faire pour elle tout ce que
l’amant le plus passionné et le plus attentif fait pour une
maîtresse adorée.
Je perdais insensiblement
l’idée de mon sexe, et je me souvenais à peine, de loin en
loin, que j’étais femme ; dans les commencements, il
m’échappait souvent de dire, sans y songer, quelque chose comme
cela qui n’était pas congruent avec l’habit que je portais.
Maintenant cela ne m’arrive plus, et même, lorsque je
t’écris, à toi qui es dans la confidence de mon secret, je
garde quelquefois dans les adjectifs une virilité inutile. S’il me
reprend jamais fantaisie d’aller chercher mes jupes dans le tiroir
où je les ai laissées, ce dont je doute fort, à moins que
je ne devienne amoureuse de quelque jeune beau, j’aurai de la peine
à perdre cette habitude, et, au lieu d’une femme
déguisée en homme, j’aurai l’air d’un homme
déguisé en femme. En vérité, ni l’un ni
l’autre de ces deux sexes n’est le mien ; je n’ai ni la
soumission imbécile, ni la timidité, ni les petitesses de la
femme ; je n’ai pas les vices des hommes, leur
dégoûtante crapule et leurs penchants brutaux : – je
suis d’un troisième sexe à part qui n’a pas encore de
nom : au-dessus ou au-dessous, plus défectueux ou
supérieur : j’ai le corps et l’âme d’une
femme, l’esprit et la force d’un homme, et j’ai trop ou pas
assez de l’un et de l’autre pour me pouvoir accoupler avec
l’un d’eux.
Ô Graciosa ! je ne pourrai
jamais aimer complètement personne ni homme ni femme ; quelque chose
d’inassouvi gronde toujours en moi, et l’amant ou l’amie ne
répond qu’à une seule face de mon caractère. Si
j’avais un amant, ce qu’il y a de féminin en moi dominerait
sans doute pour quelque temps ce qu’il y a de viril, mais cela durerait
peu ? et je sens que je ne serais contentée qu’à
demi ; si l’ai une amie, l’idée de la volupté
corporelle m’empêche de goûter entièrement la pure
volupté de l’âme ; en sorte que je ne sais où
m’arrêter, et que je flotte perpétuellement de l’un
à l’autre.
Ma chimère serait d’avoir tour à tour
les deux sexes pour satisfaire à cette double nature : – homme
aujourd’hui, femme demain, je réserverais pour mes amants mes
tendresses langoureuses, mes façons soumises et dévouées,
mes plus molles caresses, mes petits soupirs mélancoliquement
filés, tout ce qui tient dans mon caractère du chat et de la
femme ; puis, avec mes maîtresses, je serais entreprenant, hardi,
passionné, avec les manières triomphantes, le chapeau sur
l’oreille, une tournure de capitan et d’aventurier. Ma nature se
produirait ainsi tout entière au jour, et je serais parfaitement
heureuse, car le vrai bonheur est de se pouvoir développer librement en
tous sens et d’être tout ce qu’on peut être.
Mais ce sont là des choses
impossibles, et il n’y faut pas songer.
J’avais enlevé la petite dans
l’idée de donner le change à mes penchants et de
détourner sur quelqu’un toute cette vague tendresse qui flotte dans
mon âme et l’inonde ; je l’avais prise comme une
espèce d’échappement à mes facultés
aimantes ; mais je reconnus bientôt, malgré toute
l’affection que je lui portais, quel vide immense, quel abîme sans
fond elle laissait dans mon cœur, combien ses plus tendres caresses me
satisfaisaient peu !... – Je résolus d’essayer
d’un amant, mais il se passa longtemps sans que je rencontrasse
quelqu’un qui ne me déplût pas. J’ai oublié de
te dire que Rosette, ayant découvert où j’étais
allée, m’avait écrit la lettre la plus suppliante pour que
je l’allasse voir ; je ne pus le lui refuser, et j’allai la
rejoindre à la campagne où elle était. – J’y
suis retournée plusieurs fois depuis et même tout
dernièrement. – Rosette, désespérée de ne pas
m’avoir eue pour amant, s’était jetée dans le
tourbillon du monde et dans la dissipation, comme toutes les âmes tendres
qui ne sont pas religieuses et qui ont été froissées dans
leur premier amour ; – elle avait eu beaucoup d’aventures en
peu de temps, et la liste de ses conquêtes était déjà
fort nombreuse, car tout le monde n’avait pas pour lui résister les
mêmes raisons que moi.
Elle avait avec elle un jeune homme nommé
d’Albert, qui était pour lors son galant en pied. – Je parus
lui faire une impression toute particulière, et il se prit tout
d’abord pour moi d’une amitié fort vive. –
Quoiqu’il la traitât avec beaucoup d’égards, et
qu’il eût avec elle des manières assez tendres, au fond il
n’aimait pas Rosette, – non par satiété ni par
dégoût, mais plutôt parce qu’elle ne répondait
pas à certaines idées, vraies ou fausses, qu’il
s’était faites de l’amour et de la beauté. Un nuage
idéal s’interposait entre elle et lui, et l’empêchait
d’être heureux comme il aurait dû l’être sans
cela. – Évidemment son rêve n’était pas
accompli, et il soupirait après autre chose. – Mais il ne cherchait
pas et restait fidèle à des liens qui lui pesaient ; car il a
dans l’âme un peu plus de délicatesse et d’honneur que
n’en ont la plupart des hommes, et son cœur est bien loin
d’être aussi corrompu que son esprit. – Ne sachant pas que
Rosette n’avait jamais été amoureuse que de moi, et
l’était encore, à travers toutes ses intrigues et ses
folies, il craignait de l’affliger en lui laissant voir qu’il ne
l’aimait pas : cette considération le retenait, et il se
sacrifiait le plus généreusement du monde.
Le caractère de mes traits lui
plut extraordinairement, car il attache une importance extrême à la
forme extérieure, tant et si bien qu’il devint amoureux de moi,
malgré mes habits d’homme et la formidable rapière que je
porte au côté. – J’avoue que je lui sus bon gré
de la finesse de son instinct, et que j’eus pour lui quelque estime de
m’avoir distinguée sous ces trompeuses apparences. – Dans le
commencement, il se crut pourvu d’un goût beaucoup plus
dépravé qu’il ne l’était en effet, et je riais
intérieurement de le voir se tourmenter ainsi. – Il avait
quelquefois, en m’abordant, des mines effarouchées qui me
divertissaient on ne peut plus, et le penchant bien naturel qui
l’entraînait vers moi lui paraissait une impulsion diabolique
à laquelle on n’eût trop su résister.
En ces occasions, il se rejetait sur
Rosette avec furie, et s’efforçait de reprendre des habitudes
d’amour plus orthodoxes ; puis il revenait à moi comme de
raison plus enflammé qu’auparavant. Puis cette lumineuse
idée que je pouvais bien être une femme se glissa dans son esprit.
Pour s’en convaincre, il se mit à m’observer et à
m’étudier avec l’attention la plus minutieuse ; il doit
connaître particulièrement chacun de mes cheveux et savoir au juste
combien j’ai de cils aux paupières ; mes pieds, mes mains, mon
cou, mes joues, le moindre duvet au coin de ma lèvre, il a tout
examiné, tout comparé, tout analysé, et de cette
investigation où l’artiste aidait l’amant il est ressorti,
clair comme le jour (quand il est clair), que j’étais bien et
dûment une femme, et de plus son idéal, le type de sa
beauté, la réalité de son rêve ;
– merveilleuse découverte !
Il ne restait plus qu’à m’attendrir et
à se faire octroyer le don d’amoureuse merci, – pour
constater tout à fait de mon sexe. – Une comédie que nous
jouâmes et dans laquelle je parus en femme le décida
complètement. Je lui fis quelques œillades équivoques, et je
me servis de quelques passages de mon rôle, analogues à notre
situation, pour l’enhardir et le pousser à se déclarer
– Car, si je ne l’aimais pas avec passion, il me plaisait assez pour
ne point le laisser sécher d’amour sur pied ; et comme depuis
ma transformation il avait le premier soupçonné que
j’étais femme, il était bien juste que je
l’éclairasse sur ce point important, et j’étais
résolue à ne pas lui laisser l’ombre du doute.
Il vint plusieurs fois dans ma chambre
avec sa déclaration sur les lèvres, mais il n’osa pas la
débiter ; – car, effectivement, il est difficile de parler
d’amour à quelqu’un qui a les mêmes habits que vous et
qui essaye des bottes à l’écuyère. Enfin, ne pouvant
prendre cela sur lui, il m’écrivit une longue lettre, très
pindarique, où il m’expliquait fort au long ce que je savais mieux
que lui.
Je ne sais trop ce que je dois faire. – Admettre sa
requête ou la rejeter, – ce serait immodérément
vertueux ; – d’ailleurs, il aurait un trop grand chagrin de se
voir refuser : si nous rendons malheureux les gens qui nous aiment, que
ferons-nous donc à ceux qui nous haïssent ? –
Peut-être serait-il plus strictement convenable de faire la cruelle
quelque temps et d’attendre au moins un mois avant de dégrafer la
peau de tigresse pour se mettre humainement en chemise. – Mais, puisque je
suis résolue à lui céder, autant vaut tout de suite que
plus tard ; – je ne conçois pas trop ces belles
résistances mathématiquement graduées qui abandonnent une
main aujourd’hui, demain l’autre, puis le pied, puis la jambe et le
genou jusqu’à la jarretière exclusivement, et ces vertus
intraitables toujours prêtes à se pendre à la sonnette, si
l’on dépasse d’une ligne le terrain qu’elles ont
résolu de laisser prendre ce jour-là, – cela me fait rire de
voir ces Lucrèces méthodiques qui marchent à reculons avec
les signes du plus virginal effroi, et jettent de temps en temps un regard
furtif par-dessus leur épaule pour s’assurer si le sofa où
elles doivent tomber est bien directement derrière elles. –
C’est un soin que je ne saurais prendre.
Je n’aime pas d’Albert, du
moins dans le sens que je donne à ce mot, mais j’ai certainement du
goût et du penchant pour lui ; – son esprit me plaît et
sa personne ne me rebute pas : il n’est pas beaucoup de gens dont je
puisse en dire autant. Il n’a pas tout, mais il a quelque chose ;
– ce qui me plaît en lui, c’est qu’il ne cherche pas
à s’assouvir brutalement comme les autres hommes ; il a une
perpétuelle aspiration et un souffle toujours soutenu vers le beau,
– vers le beau matériel seulement, il est vrai, mais c’est
encore un noble penchant, et qui suffit à le maintenir dans les pures
régions. – Sa conduite avec Rosette prouve de
l’honnêteté de cœur, honnêteté plus rare
que l’autre, s’il est possible.
Et puis, s’il faut que je te le
dise, je suis possédée des plus violents désirs, – je
languis et je meurs de volupté ; – car l’habit que je
porte, en m’engageant dans toute sorte d’aventures avec les femmes,
me protège trop parfaitement contre les entreprises des hommes ; une
idée de plaisir qui ne se réalise jamais flotte vaguement dans ma
tête, et ce rêve plat et sans couleur me fatigue et m’ennuie.
– Tant de femmes posées dans le plus chaste milieu mènent
une vie de prostituées ! et moi, par un contraste assez bouffon, je
reste chaste et vierge comme la froide Diane elle-même, au sein de la
dissipation la plus éparpillée et entourée des plus grands
débauchés du siècle. – Cette ignorance du corps que
n’accompagne pas l’ignorance de l’esprit est la plus
misérable chose qui soit. Pour que ma chair n’ait pas à
faire la fière devant mon âme, je veux la souiller
également, si toutefois c’est une souillure plus que de boire et de
manger, – ce dont je doute. – En un mot, je veux savoir ce que
c’est qu’un homme, et le plaisir qu’il donne. Puisque
d’Albert m’a reconnue sous mon travestissement, il est bien juste
qu’il soit récompensé de sa pénétration ;
il est le premier qui ait deviné que j’étais une femme, et
je lui prouverai de mon mieux que ses soupçons étaient
fondés. – Il serait peu charitable de lui laisser croire
qu’il n’a eu qu’un goût monstrueux.
C’est donc d’Albert qui
résoudra mes doutes et me donnera ma première leçon
d’amour : il ne s’agit plus maintenant que d’amener la
chose d’une façon toute poétique. J’ai envie de ne pas
répondre à sa lettre et de lui faire froide mine pendant quelques
jours. Quand je le verrai bien triste et bien désespéré,
invectivant les dieux, montrant le poing à la création, et
regardant les puits pour voir s’ils ne sont pas trop profonds pour
s’y jeter, – je me retirerai comme Peau d’Âne au fond du
corridor, et je mettrai ma robe couleur du temps, –
c’est-à-dire mon costume de Rosalinde ; car ma garde-robe
féminine est très restreinte. Puis j’irai chez lui, radieuse
comme un paon qui fait la roue, montrant avec ostentation ce que je dissimule
ordinairement avec le plus grand soin, et n’ayant qu’un petit tour
de gorge en dentelles très bas et très dégagé, et je
lui dirai du ton le plus pathétique que je pourrai prendre :
« Ô très élégiaque et
très perspicace jeune homme ! je suis bien véritablement une
jeune et pudique beauté, qui vous adore par-dessus le marché, et
qui ne demande qu’à vous faire plaisir et à elle aussi.
– Voyez si cela vous convient, et, s’il vous reste encore quelque
scrupule, touchez ceci, allez en paix, et péchez le plus que vous
pourrez. »
Ce beau discours achevé, je me laisserai tomber
à demi pâmée dans ses bras, et, tout en poussant de
mélancoliques soupirs, je ferai sauter adroitement l’agrafe de ma
robe de façon à me trouver dans le costume de rigueur,
c’est-à-dire à moitié nue. – D’Albert
fera le reste, et j’espère que, le lendemain matin, je saurai
à quoi m’en tenir sur toutes ces belles choses qui me troublent la
cervelle depuis si longtemps. – En contentant ma curiosité,
j’aurai de plus le plaisir d’avoir fait un heureux.
Je me propose aussi d’aller rendre
à Rosette une visite dans le même costume, et de lui faire voir
que, si je n’ai pas répondu à son amour, ce
n’était ni par froideur ni par dégoût. – Je ne
veux pas qu’elle garde de moi cette mauvaise opinion, et elle
mérite, aussi bien que d’Albert, que je trahisse mon incognito en
sa faveur. – Quelle mine fera-t-elle à cette
révélation ? – Son orgueil en sera consolé, mais
son amour en gémira.
Adieu, toute belle et toute bonne ; prie le bon Dieu
que le plaisir ne me paraisse pas aussi peu de chose que ceux qui le dispensent.
J’ai plaisanté tout le long de cette lettre, et cependant ce que je
vais essayer est une chose grave et dont le reste de ma vie se peut
ressentir.
Chapitre 16
Il y avait déjà plus de
quinze jours que d’Albert avait déposé son
épître amoureuse sur la table de Théodore, – et
cependant rien ne semblait changé dans les manières de celui-ci.
– D’Albert ne savait à quoi attribuer ce silence ;
– on eût dit que Théodore n’avait pas eu connaissance
de la lettre ; le déplorable d’Albert pensa qu’elle
avait été détournée ou perdue ; cependant la
chose était difficile à expliquer, car Théodore
était rentré un instant après dans la chambre, et il
eût été bien extraordinaire qu’il
n’aperçût pas un grand papier posé tout seul au milieu
d’une table, de façon à attirer les regards les plus
distraits.
Ou bien est-ce que Théodore était
réellement un homme et non point une femme, comme d’Albert se
l’était imaginé ? – ou, dans le cas qu’elle
fût femme, avait-elle pour lui un sentiment d’aversion si
prononcé, un mépris tel qu’elle ne daignât pas
même prendre la peine de lui faire une réponse ? – Le
pauvre jeune homme, qui n’avait pas eu, comme nous, l’avantage de
fouiller dans le portefeuille de Graciosa, la confidente de la belle Maupin,
n’était en état de décider affirmativement ou
négativement aucune de ces importantes questions, et il flottait
tristement dans les plus misérables irrésolutions.
Un soir, il était dans sa chambre, le front
mélancoliquement appuyé contre la vitre, et il regardait, sans les
voir, les marronniers du parc déjà tout effeuillés et tout
rougis. Une vapeur épaisse noyait les lointains, la nuit descendait
plutôt grise que noire, et posait avec précaution ses pieds de
velours sur la cime des arbres : – un grand cygne plongeait et
replongeait amoureusement son cou et ses épaules dans l’eau fumante
de la rivière, et sa blancheur le faisait paraître dans
l’ombre comme une large étoile de neige. –
C’était le seul être vivant qui animât un peu ce morne
paysage.
D’Albert songeait aussi tristement
que peut songer à cinq heures du soir, en automne, par un temps de brume,
un homme désappointé ayant pour musique une bise assez aigre et
pour perspective le squelette d’une forêt sans perruque.
Il songeait à se jeter dans la rivière, mais
l’eau lui semblait bien noire et bien froide, et l’exemple du cygne
ne le persuadait qu’à demi ; à se brûler la
cervelle, mais il n’avait ni pistolet ni poudre, et il eût
été fâché d’en avoir ; à prendre
une nouvelle maîtresse et même à en prendre deux,
résolution sinistre ! mais il ne connaissait personne qui lui
convînt ou même qui ne lui convînt pas. – Il poussa le
désespoir jusqu’à vouloir renouer avec des femmes qui lui
étaient parfaitement insupportables et qu’il avait fait mettre,
à coups de cravache, hors de chez lui par son laquais. Il finit par
s’arrêter à quelque chose de beaucoup plus affreux...
à écrire une seconde lettre.
Ô sextuple butor !
Il en était là de sa
méditation, lorsqu’il sentit se poser sur son épaule –
une main – pareille à une petite colombe qui descend sur un
palmier. – La comparaison cloche un peu en ce que l’épaule
d’Albert ressemble assez légèrement à un
palmier : c’est égal, nous la conservons par pur
orientalisme.
La main était emmanchée au bout d’un
bras qui répondait à une épaule faisant partie d’un
corps, lequel n’était autre chose que Théodore-Rosalinde,
mademoiselle d’Aubiguy, ou Madeleine de Maupin, pour l’appeler de
son véritable nom.
Qui fut étonné ? – Ce n’est
ni moi ni vous, car vous et moi nous étions préparés de
longue main à cette visite ; ce fut d’Albert qui ne s’y
attendait pas le moins du monde. – Il fit un petit cri de surprise tenant
le milieu entre oh ! et ah ! Cependant j’ai les meilleures
raisons de croire qu’il tenait plus de ah ! que de oh !
C’était bien Rosalinde, si belle et si radieuse
qu’elle éclairait toute la chambre, – avec ses cordons de
perles dans les cheveux, sa robe prismatique, ses grands jabots de dentelle, ses
souliers à talons rouges, son bel éventail de plumes de paon,
telle enfin qu’elle était le jour de la représentation.
Seulement, différence importante et décisive, elle n’avait
ni gorgerette, ni guimpe, ni fraise, ni quoi que ce soit qui
dérobât aux yeux ces deux charmants frères ennemis, –
qui, hélas ! ne tendent trop souvent qu’à se
réconcilier.
Une gorge entièrement nue,
blanche, transparente, comme un marbre antique, de la coupe la plus pure et la
plus exquise, saillait hardiment hors d’un corsage très
échancré, et semblait porter des défis aux baisers. –
C’était une vue fort rassurante ; aussi d’Albert se
rassura-t-il bien vite, et se laissa-t-il aller en toute confiance à ses
émotions les plus échevelées.
– Eh bien ! Orlando, est-ce que vous ne
reconnaissez pas votre Rosalinde ? dit la belle avec le plus charmant
sourire ; ou bien avez-vous laissé votre amour accroché avec
vos sonnets à quelques buissons de la forêt des Ardennes ?
Seriez-vous réellement guéri du mal pour lequel vous me demandiez
un remède avec tant d’instance ? J’en ai bien
peur.
– Oh non ! Rosalinde, je suis plus malade que
jamais. – J’agonise, je suis mort, ou peu s’en
faut !
– Vous n’avez point trop mauvaise façon
pour un mort, et beaucoup de vivants n’ont pas si bonne mine.
– Quelle semaine j’ai passée !
– Vous ne pouvez vous le figurer, Rosalinde. J’espère
qu’elle me vaudra mille ans de purgatoire de moins dans l’autre
monde. – Mais, si j’osais vous le demander, pourquoi ne
m’avez-vous pas répondu plus tôt ?
– Pourquoi ? – Je ne sais pas trop,
à moins que ce ne soit parce que. – Si ce motif cependant ne vous
paraît pas valable, en voici trois autres beaucoup moins bons ; vous
choisirez : d’abord parce que, entraîné par votre
passion, vous avez oublié d’écrire lisiblement, et
qu’il m’a fallu plus de huit jours pour deviner de quoi il
était question dans votre lettre ; – ensuite parce que ma
pudeur ne pouvait se faire en moins de temps à une idée aussi
saugrenue que celle de prendre un poète dithyrambique pour amant ;
et puis parce que je n’étais pas fâchée de voir si
vous vous brûleriez la cervelle ou si vous vous empoisonneriez avec de
l’opium, ou si vous vous pendriez à votre jarretière.
– Voilà.
– La méchante
persifleuse ! que vous avez bien fait de venir aujourd’hui, vous ne
m’auriez peut-être pas trouvé demain.
– Vraiment ! pauvre garçon ! –
Ne prenez pas un air aussi éploré, car je m’attendrirais
aussi, et cela me rendrait plus bête à moi seule que tous les
animaux qui étaient dans l’arche avec feu Noé. – Si je
lâche une fois la bande à ma sensibilité, vous serez
submergé, je vous en avertis. – Tout à l’heure je vous
ai donné trois mauvaises raisons, je vous offre maintenant trois bons
baisers ; acceptez-vous, à cette condition que vous oublierez les
raisons pour les baisers ? – Je vous dois bien cela et plus.
En disant ces mots, la belle infante s’avança
vers le dolent amoureux, et lui jeta ses beaux bras autour du cou. –
D’Albert l’embrassa avec effusion sur les deux joues et sur la
bouche. – Ce dernier baiser dura plus longtemps que les autres, et aurait
pu compter pour quatre. – Rosalinde vit que tout ce qu’elle avait
fait jusqu’alors n’était que pur enfantillage. – Sa
dette acquittée, elle s’assit sur les genoux de d’Albert
encore tout émue, et, passant ses doigts dans ses cheveux, elle lui
dit :
– Toutes mes cruautés sont
épuisées, mon doux ami ; j’avais pris ces quinze jours
pour satisfaire à ma férocité naturelle ; je vous
avouerai que je les ai trouvés longs. N’allez pas devenir fat parce
que je suis franche, mais cela est vrai. – Je me remets entre vos mains,
vengez-vous de mes rigueurs passées. – Si vous étiez un sot,
je ne vous dirais pas cela, et même je ne vous dirais pas autre chose, car
je n’aime pas les sots. – Il m’aurait été bien
facile de vous faire croire que j’étais prodigieusement
choquée de votre hardiesse, et que vous n’auriez pas assez de tous
vos platoniques soupirs et de votre plus quintessencié galimatias pour
vous faire pardonner une chose dont j’étais fort aise ;
j’aurais pu, comme une autre, vous marchander longtemps et vous donner en
détail ce que je vous accorde librement et en une fois ; mais je ne
pense pas que vous m’en eussiez aimée l’épaisseur
d’un seul cheveu de plus. – Je ne vous demande ni serment
d’amour éternel, ni protestation exagérée. –
Aimez-moi tant que le bon Dieu voudra. – J’en ferai autant de mon
côté. – Je ne vous appellerai pas perfide et
misérable, quand vous ne m’aimerez plus. – Vous aurez aussi
la bonté de m’épargner les titres odieux correspondants,
s’il m’arrive de vous quitter. – Je ne serai qu’une
femme qui aura cessé de vous aimer, – rien de plus. – Il
n’est pas nécessaire de se haïr toute la vie, à cause
que l’on a couché une nuit ou deux ensemble. – Quoi
qu’il arrive, et où que la destinée me pousse, je vous jure,
et ceci est une promesse que l’on peut tenir, de garder toujours un
charmant souvenir de vous, et, si je ne suis plus votre maîtresse,
d’être votre amie comme j’ai été votre camarade.
– J’ai quitté pour vous cette nuit mes habits
d’homme ; – je les reprendrai demain matin pour tous. –
Songez que je ne suis Rosalinde que la nuit, et que tout le jour je ne suis et
ne peux être que Théodore de Sérannes...
La phrase qu’elle allait prononcer
s’éteignit dans un baiser auquel en succédèrent
beaucoup d’autres, que l’on ne comptait plus et dont nous ne ferons
pas le catalogue exact, parce que cela serait assurément un peu long et
peut-être fort immoral – pour certaines gens, – car pour nous,
nous ne trouvons rien de plus moral et de plus sacré sous le ciel que les
caresses de l’homme et de la femme, quand tous deux sont beaux et
jeunes.
Comme les instances de d’Albert devenaient plus
tendres et plus vives, au lieu de s’épanouir et de rayonner, la
belle figure de Théodore prit l’expression de fière
mélancolie qui donna quelque inquiétude à son amant.
– Pourquoi, ma chère souveraine, avez-vous
l’air chaste et sérieux d’une Diane antique, là
où il faudrait plutôt les lèvres souriantes de Vénus
sortant de la mer ?
– Voyez-vous, d’Albert,
c’est que je ressemble plus à Diane chasseresse qu’à
toute autre chose. – J’ai pris fort jeune cet habit d’homme
pour des raisons qu’il serait long et inutile de vous dire. – Vous
avez seul deviné mon sexe, – et, si j’ai fait des
conquêtes, ce n’a été que de femmes, conquêtes
fort superflues et dont j’ai été plus d’une fois
embarrassée. – En un mot, quoique ce soit une chose incroyable et
ridicule, je suis vierge, – vierge comme la neige de l’Himalaya,
comme la Lune avant qu’elle n’eût couché avec Endymion,
comme Marie avant d’avoir fait connaissance avec le pigeon divin, et je
suis grave ainsi que toute personne qui va faire une chose sur laquelle on ne
peut revenir. – C’est une métamorphose, une transformation
que je vais subir. – Changer le nom de fille en nom de femme,
n’avoir plus à donner demain ce que j’avais hier ;
quelque chose que je ne savais pas et que je vais apprendre, une page importante
tournée au livre de la vie. – Voilà pourquoi j’ai
l’air triste, mon ami, et non pour rien qui soit de votre faute. En disant
cela, elle sépara de ses deux belles mains les longs cheveux du jeune
homme, et posa sur son front pâle ses lèvres mollement
plissées.
D’Albert, singulièrement ému par le ton
doux et solennel dont elle débita toute cette tirade, lui prit les mains
et en baisa tous les doigts, les uns après les autres, – puis
rompit fort délicatement le lacet de sa robe, en sorte que le corsage
s’ouvrit et que les deux blancs trésors apparurent dans toute leur
splendeur : sur cette gorge étincelante et claire comme
l’argent s’épanouissaient les deux belles roses du paradis.
Il en serra légèrement les pointes vermeilles dans sa bouche, et
en parcourut ainsi tout le contour. Rosalinde se laissait faire avec une
complaisance inépuisable, et tâchait de lui rendre ses caresses
aussi exactement que possible.
– Vous devez me trouver bien
gauche et bien froide, mon pauvre d’Albert ; mais je ne sais
guère comment l’on s’y prend ; – vous aurez
beaucoup à faire pour m’instruire, et réellement je vous
charge là d’une occupation très pénible.
D’Albert fit la réponse la plus simple, il ne
répondit pas, – et, l’étreignant dans ses bras avec
une nouvelle passion, il couvrit de baisers ses épaules et sa poitrine
nues. Les cheveux de l’infante à demi pâmée se
dénouèrent, et sa robe tomba sur ses pieds comme par enchantement.
Elle demeura tout debout comme une blanche apparition avec une simple chemise de
la toile la plus transparente. Le bienheureux amant s’agenouilla, et eut
bientôt jeté dans un coin opposé de l’appartement les
deux jolis petits souliers à talons rouges ; – les bas
à coins brodés les suivirent de près.
La chemise, douée d’un heureux esprit
d’imitation, ne resta pas en arrière de la robe : elle glissa
d’abord des épaules sans qu’on songeât à la
retenir ; puis, profitant d’un moment où les bras
étaient perpendiculaires, elle en sortit avec beaucoup d’adresse et
roula jusqu’aux hanches dont le contour ondoyant l’arrêta
à demi. – Rosalinde s’aperçut alors de la perfidie de
son dernier vêtement, et leva son genou pour l’empêcher de
tomber tout à fait. – Ainsi posée, elle ressemblait
parfaitement à ces statues de marbre des déesses, dont la draperie
intelligente, fâchée de recouvrir tant de charmes, enveloppe
à regret les belles cuisses, et par une heureuse trahison
s’arrête précisément au-dessous de l’endroit
qu’elle est destinée à cacher. – Mais, comme la
chemise n’était pas de marbre et que ses plis ne la soutenaient
pas, elle continua sa triomphale descente, s’affaissa tout à fait
sur la robe, et se coucha en rond autour des pieds de sa maîtresse comme
un grand lévrier blanc.
Il y avait assurément un moyen
fort simple d’empêcher tout ce désordre, celui de retenir la
fuyarde avec la main : cette idée, toute naturelle qu’elle
fût, ne vint pas à notre pudique héroïne.
Elle resta donc sans aucun voile, ses vêtements
tombés lui faisant une espèce de socle, dans tout
l’éclat diaphane de sa belle nudité, aux douces lueurs
d’une lampe d’albâtre que d’Albert avait
allumée.
D’Albert, ébloui, la contemplait avec
ravissement.
– J’ai froid, dit-elle en croisant ses deux
mains sur ses épaules.
– Oh ! de grâce !
une minute encore !
Rosalinde décroisa ses mains, appuya le bout de son
doigt sur le dos d’un fauteuil et se tint immobile ; elle hanchait
légèrement de manière à faire ressortir toute la
richesse de la ligne ondoyante ; – elle ne paraissait nullement
embarrassée, et l’imperceptible rose de ses joues n’avait pas
une nuance de plus : seulement le battement un peu précipité
de son cœur faisait trembler le contour de son sein gauche.
Le jeune enthousiaste de la beauté ne pouvait
rassasier ses yeux d’un pareil spectacle : nous devons dire, à
la louange immense de Rosalinde, que cette fois la réalité fut
au-dessus de son rêve, et qu’il n’éprouva pas la plus
légère déception.
Tout était réuni dans le beau corps qui posait
devant lui : – délicatesse et force, forme et couleur, les
lignes d’une statue grecque du meilleur temps et le ton d’un Titien.
– Il voyait là, palpable et cristallisée, la nuageuse
chimère qu’il avait tant de fois vainement essayé
d’arrêter dans son vol : – il n’était pas
forcé, comme il s’en plaignait si amèrement à son ami
Silvio, de circonscrire ses regards sur une certaine portion assez bien faite,
et de ne la point dépasser, sous peine de voir quelque chose
d’effroyable, et son œil amoureux descendait de la tête aux
pieds et remontait des pieds à la tête, toujours doucement
caressé par une forme harmonieuse et correcte.
Les genoux étaient admirablement
purs, les chevilles élégantes et fines, les jambes et les cuisses
d’un tour fier et superbe, le ventre lustré comme une agate, les
hanches souples et puissantes, la gorge à faire descendre les dieux du
ciel pour la baiser, les bras et les épaules du plus magnifique
caractère ; – un torrent de beaux cheveux bruns
légèrement crêpelés, comme on en voit aux têtes
des anciens maîtres, descendait à petites vagues au long d’un
dos d’ivoire dont il rehaussait merveilleusement la blancheur.
Le peintre satisfait, l’amant reprit le dessus ;
car, quelque amour de l’art qu’on ait, il est des choses qu’on
ne peut pas longtemps se contenter de regarder.
Il enleva la belle dans ses bras et la porta au lit ;
en un tour de main il fut déshabillé lui-même et
s’élança à côté d’elle.
L’enfant se serra contre lui et l’enlaça
étroitement, car ses deux seins étaient aussi froids que la neige
dont ils avaient la couleur. Cette fraîcheur de peau faisait brûler
d’Albert encore davantage et l’excitait au plus haut degré.
– Bientôt la belle eut aussi chaud que lui. – Il lui faisait
les plus folles et les plus ardentes caresses. – C’étaient la
gorge, les épaules, le cou, la bouche, les bras, les pieds ; il
eût voulu couvrir d’un seul baiser tout ce beau corps, qui se
fondait presque au sien, tant leur étreinte était intime. –
Dans cette profusion de charmants trésors, il ne savait auquel
atteindre.
Ils ne séparaient plus leurs
baisers, et les lèvres parfumées de la Rosalinde ne faisaient plus
qu’une seule bouche avec celle de d’Albert ; – leurs
poitrines se gonflaient, leurs yeux se fermaient à demi ; –
leurs bras, morts de volupté, n’avaient plus la force de serrer
leurs corps. – Le divin moment approchait : – un dernier
obstacle fut surmonté, un spasme suprême agita convulsivement les
deux amants, – et la curieuse Rosalinde fut aussi éclairée
que possible sur ce point obscur qui l’inquiétait si fort.
Cependant, comme une seule leçon, si intelligent
qu’on soit, ne peut pas suffire, d’Albert lui en donna une seconde,
puis une troisième... Par égard pour le lecteur, que nous ne
voulons pas humilier et désespérer, nous ne porterons pas notre
relation plus loin...
Notre belle lectrice bouderait à coup sûr son
amant si nous lui révélions le chiffre formidable où monta
l’amour de d’Albert, aidé de la curiosité de
Rosalinde. Qu’elle se souvienne de la mieux remplie et de la plus
charmante de ses nuits, de cette nuit où... de cette nuit de laquelle
l’on se souviendrait pendant plus de cent mille jours, si l’on
n’était mort depuis longtemps ; qu’elle pose le livre
à côté d’elle, et suppute sur le bout de ses jolis
doigts blancs combien de fois l’a aimée celui qui l’a le plus
aimée, et comble ainsi la lacune que nous laissons dans cette glorieuse
histoire.
Rosalinde avait de prodigieuses
dispositions, et fit en cette nuit seule des progrès énormes.
– Cette naïveté de corps qui s’étonnait de tout
et cette rouerie d’esprit qui ne s’étonnait de rien formaient
le plus piquant et le plus adorable contraste. – D’Albert
était ravi, éperdu, transporté, et aurait voulu que cette
nuit durât quarante-huit heures, comme celle où fut conçu
Hercule. – Cependant, vers le matin, malgré une infinité de
baisers, de caresses, de mignardises les plus amoureuses du monde et bien faites
pour tenir éveillé, après un effort surhumain, il fut
obligé de prendre un peu de repos. Un doux et voluptueux sommeil lui
toucha les yeux du bout de l’aile, sa tête s’affaissa, et il
s’endormit entre les deux seins de sa belle maîtresse. –
Celle-ci le considéra quelque temps avec un air de mélancolique et
profonde réflexion ; puis, comme l’aube jetait ses rayons
blanchâtres à travers les rideaux, elle le souleva doucement, le
reposa à côté d’elle, se dressa, et passa
légèrement sur son corps.
Elle fut à ses habits et se rajusta à la
hâte, puis revint au lit, se pencha sur d’Albert, qui dormait
encore, et baisa ses deux yeux sur leurs cils soyeux et longs. – Cela
fait, elle se retira à reculons en le regardant toujours.
Au lieu de retourner dans sa chambre, elle entra chez
Rosette. – Ce qu’elle y dit, ce qu’elle y fit, je n’ai
jamais pu le savoir, quoique j’aie fait les plus consciencieuses
recherches. – Je n’ai trouvé ni dans les papiers de Graciosa,
ni dans ceux de d’Albert ou de Silvio, rien qui eût rapport à
cette visite. Seulement une femme de chambre de Rosette m’apprit cette
circonstance singulière : bien que sa maîtresse
n’eût pas couché cette nuit-là avec son amant, le lit
était rompu et défait, et portait l’empreinte de deux corps.
– De plus, elle me montra deux perles, parfaitement semblables à
celles que Théodore portait dans ses cheveux en jouant le rôle de
Rosalinde. Elle les avait trouvées dans le lit en le faisant. Je livre
cette remarque à la sagacité du lecteur, et je le laisse libre
d’en tirer toutes les inductions qu’il voudra ; quant à
moi, j’ai fait là-dessus mille conjectures, toutes plus
déraisonnables les unes que les autres, et si saugrenues que je
n’ose véritablement les écrire, même dans le style le
plus honnêtement périphrase.
Il était bien midi lorsque
Théodore sortit de la chambre de Rosette. – Il ne parut pas au
dîner ni au souper. – D’Albert et Rosette n’en
semblèrent point surpris. – Il se coucha de fort bonne heure, et le
lendemain matin, dès qu’il fit jour, sans prévenir personne,
il sella son cheval et celui de son page, et sortit du château en disant
à un laquais qu’on ne l’attendit pas au dîner, et
qu’il ne reviendrait peut-être point de quelques jours.
D’Albert et Rosette étaient on ne peut plus
étonnés, et ne savaient à quoi attribuer cette
étrange disparition, d’Albert surtout qui, par les prouesses de sa
première nuit, croyait bien en avoir mérité une seconde.
Sur la fin de la semaine, le malheureux amant désappointé
reçut une lettre de Théodore, que nous allons transcrire.
J’ai bien peur qu’elle ne satisfasse ni mes lecteurs ni mes
lectrices ; mais, en vérité, la lettre était ainsi et
pas autrement, et ce glorieux roman n’aura pas d’autre
conclusion.
Chapitre
17
« Vous êtes sans doute
très surpris, mon cher d’Albert, de ce que je viens de faire
après ce que j’ai fait. – Je vous le permets, il y a de quoi.
– Parions que vous m’avez déjà donné au moins
vingt de ces épithètes que nous étions convenus de rayer de
votre vocabulaire : – perfide, inconstante, scélérate,
– n’est-ce pas ? – Au moins, vous ne m’appellerez
pas cruelle ou vertueuse, c’est toujours cela de gagné. –
Vous me maudissez, et vous avez tort. – Vous aviez envie de moi, vous
m’aimiez, j’étais votre idéal ; – fort
bien. Je vous ai accordé sur-le-champ ce que vous demandiez ; il
n’a tenu qu’à vous de l’avoir plus tôt.
J’ai servi de corps à votre rêve le plus complaisamment du
monde. – Je vous ai donné ce que je ne donnerai assurément
plus à personne, surprise sur laquelle vous ne comptiez guère et
dont vous devriez me savoir plus de gré. – Maintenant que je vous
ai satisfait, il me plaît de m’en aller.
« Qu’y a-t-il de si monstrueux ?
« Vous m’avez eue entièrement et sans
réserve toute une nuit ; – que voulez-vous de plus ? Une
autre nuit, et puis encore une autre ; vous vous accommoderiez même
des jours au besoin. – Vous continueriez ainsi jusqu’à ce que
vous fussiez dégoûté de moi. – Je vous entends
d’ici vous écrier très galamment que je ne suis pas de
celles dont on se dégoûte. Mon Dieu ! de moi comme des
autres.
« Cela durerait six mois, deux
ans, dix ans même, si vous voulez, mais il faut toujours que tout finisse.
– Vous me garderiez par une espèce de sentiment de convenance, ou
parce que vous n’auriez pas le courage de me signifier mon congé.
À quoi bon attendre d’en venir là ?
« Et puis, ce serait peut-être moi qui
cesserais de vous aimer. Je vous ai trouvé charmant ;
peut-être, à force de vous voir, vous eussé-je trouvé
détestable. – Pardonnez-moi cette supposition. – En vivant
avec vous dans une grande intimité, j’aurais sans doute eu
l’occasion de vous voir en bonnet de coton ou dans quelque situation
domestique ridicule et bouffonne. – Vous auriez nécessairement
perdu ce côté romanesque et mystérieux qui me séduit
sur toutes choses, et votre caractère, mieux compris, ne
m’eût plus paru si étrange. Je me serais moins occupée
de vous en vous ayant auprès de moi, à peu près comme on
fait de ces livres qu’on n’ouvre jamais parce qu’on les a dans
sa bibliothèque. – Votre nez ou votre esprit ne m’aurait plus
semblé à beaucoup près aussi bien tourné ; je
me serais aperçue que votre habit vous allait mal et que vos bas
étaient mal tirés ; j’aurais eu mille déceptions
de ce genre qui m’auraient singulièrement fait souffrir, et
à la fin je me serais arrêtée à ceci : –
que décidément vous n’aviez ni cœur ni âme, et
que j’étais destinée à n’être pas
comprise en amour.
« Vous m’adorez et je vous le rends. Vous
n’avez pas le plus léger reproche à me faire, et je
n’ai pas le moins du monde à me plaindre de vous. Je vous ai
été parfaitement fidèle tout le temps de nos amours. Je ne
vous ai trompé en rien. – Je n’avais ni fausse gorge ni
fausse vertu ; vous avez eu cette extrême bonté de dire que
j’étais encore plus belle que vous ne l’imaginiez. –
Pour la beauté que je vous donnais, vous m’avez rendu beaucoup de
plaisir ; nous sommes quittes : – je vais de mon
côté et vous du vôtre, et peut-être que nous nous
retrouverons aux antipodes.
« Vous croyez peut-être que je ne vous aime
pas parce que je vous quitte. Vous reconnaîtrez plus tard la
vérité de ceci. – Si j’avais moins fait de cas de
vous, je serais restée, et je vous aurais versé le fade breuvage
jusqu’à la lie. Votre amour eût été
bientôt mort d’ennui ; – au bout de quelque temps, vous
m’auriez parfaitement oubliée, et, en relisant mon nom sur la liste
de vos conquêtes, vous vous seriez demandé : Qui diable
était donc celle-ci ? – J’ai au moins cette satisfaction
de penser que vous vous souviendrez de moi plutôt que d’une autre.
Votre désir inassouvi ouvrira encore ses ailes pour voler à
moi ; je serai toujours pour vous quelque chose de désirable
où votre fantaisie aimera à revenir, et j’espère que,
dans le lit des maîtresses que vous pourrez avoir, vous songerez
quelquefois à cette nuit unique que vous avez passée avec
moi.
« Jamais vous ne serez plus
aimable que vous l’avez été dans cette soirée
bienheureuse, et, quand même vous le seriez autant, ce serait
déjà l’être moins ; car, en amour comme en
poésie, rester au même point, c’est reculer. Tenez-vous-en
à cette impression, – vous ferez bien.
« Vous avez rendu difficile la tâche des
amants que j’aurai (si j’ai d’autres amants), et personne ne
pourra effacer votre souvenir ; – ce seront les héritiers
d’Alexandre.
« Si cela vous désole trop de me perdre,
brûlez cette lettre, qui est la seule preuve que vous m’ayez eue, et
vous croirez avoir fait un beau rêve. Qui vous en empêche ? La
vision s’est évanouie avant le jour, à l’heure
où les songes rentrent chez eux par la porte de corne ou d’ivoire.
– Combien sont morts qui, moins heureux que vous, n’ont pas
même donné un seul baiser à leur chimère !
« Je ne suis ni capricieuse, ni folle, ni
bégueule. – Ce que je fais est le résultat d’une
conviction profonde. – Ce n’est point pour vous enflammer davantage
et par un calcul de coquetterie que je me suis éloignée de
C*** ; n’essayez pas de me suivre ou de me retrouver : vous
n’y réussirez pas. Mes précautions pour vous dérober
mes traces sont trop bien prises ; vous serez toujours pour moi
l’homme qui m’a ouvert un monde de sensations nouvelles. Ce sont
là de ces choses qu’une femme n’oublie pas facilement.
Quoique absente, je penserai souvent a vous, plus souvent que si vous
étiez avec moi.
« Consolez au mieux que vous
pourrez la pauvre Rosette, qui doit être au moins aussi
fâchée que vous de mon départ. Aimez-vous tous deux en
souvenir de moi, que vous avez aimée l’un et l’autre, et
dites-vous quelquefois mon nom dans un baiser. »